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Qu'est-ce que l'Histoire ?

L'interrogation philosophique
Collection dirif!.ée
par 1\lfichel Meyer
Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Qu'est-ce que
l'Histoire ?
Progrès ou déclin ?

MICHEL MEYER

PRESSES UNIVERSITAIRES
DE FRANCE
Du même auteur

)ii>- Déwuverte et just!fication en science, Klincksieck, 1979.


)ii>- Logique, langage et argumentation, Hachette, 1982 (2" éd., 1985).
)ii>- Science et métaphysique chez Kant, Puf, 1988, 2e éd., Puf, Quadrige, 1995.
)ii>- Le philosophe et les passions. Esquisse d'une histoire de la nature humaine, Le
Livre de Poche, Biblio-Essais, Hachette, 1991, 2e éd., Puf, Quadrige, 2007.
)ii>- Langage et Littérature, Puf, 1992, 2e éd. Quadrige, 2001.
)ii>- Questions de rhétorique, Hachette, Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1993.
)ii>- Rhetoric, Language and Reason, Pennsylvania State Press, 1994.
)ii>- De l'insolence : essai sur la morale et le politique, Grasset ; 1995 ; 2e éd. Le Livre
de Poche, 1998.
)ii>- Qu'est-ce que la philosophie ? Hachette, Biblio-Essais, 1997.
)ii>- Les passions ne sont plus ce qu'elles étaient, Bruxelles, Labor, 1998.
> Histoire de la Rhétorique des Grecs à nos jours (et al.), Le Livre de Poche,
Biblio-Essais, 1999.
> Pour une histoire de l'ontologie, Puf, Quadrige, 1999.
> Petite métaphysique de la différence, Hachette, Le Livre de Poche, Biblio-Essais,
2000, 2e éd., Puf, Quadrige, 2008.
> Questionnement et Historicité, Puf, 2000.
> Le comique et le tragique. Penser le théâtre et son histoire, Puf, 2003.
> La rhétorique, « Que Sais-je ? », Puf, 2004.
)ii>- Éric-Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées, Albin Michel, 2004.
> Qu'est-ce que l'mgumentation ? Librairie Philosophique Vrin, 2005.
)ii>- Comment penser la réalité ?, inédit, Puf, Quadrige, 2005.
> Rome et la naissance de l'art européen, Arlea, 2007.
)ii>- De la problématologie (1986), Puf, Quadrige, 2008.
)ii>- Principia Rhetorica, Fayard, 2008, Puf, Quadrige, 2010.
)ii>- La Problématologie, «Que Sais-je?», Puf, 2010.
)ii>- Qu'est-ce que le rifoulement ?, L'Herne, 2012.
> Principia Moralia, Fayard, 2013.

ISBN 97H-2-13-05949H-7
ISSN 1159-6120
Dépôt légal- 1" édition : 2013, Avril
© Presses universitaires de France, 2013
6, avenue Reille, 75014 Paris
Table des matières

Présentation, 7

Chapitre I 1 La philosophie de l'Histoire est-elle encore


possible ?, 9

Chapitre II 1 Les problèmes de l'Histoire, 15


LES QUESTIONS QUI SE POSENT, 15

Chapitre III 1 Y a-t-il une grammaire de l'Histoire ?, 23


LA MÉTAPHORISATION ET LA DIFFÉRENCE, 23
MÉTAPHORISATION ET QUESTIONNEMENT, 24

Chapitre IV 1 Temps et histoire ou histoire et temps ?, 29

Chapitre V 1 Comment concevoir l'Histoire ? Progrès


ou déclin?, 33
Y A-T-IL UNE FIN DE L'HISTOIRE ?, 36

Chapitre VI 1 La culture et l'Histoire : religion, art


et éthique, 47

5
Qu'est-ce que l'Histoire ?

Chapitre VII 1 L'Empire romain ou le modèle spécifique


de l'Histoire Européenne, 55
ROME ET LES AUTRES : LES CIVILISATIONS DE L'ETHOS, DU PAJHOS
ET DU LOGOS, 55
DE LA PHILOSOPHIE À LA RELIGION, 65
SOCIÉTÉS PRIMITIVES OU SOCIÉTÉS ANHISTORIQUES ?, 70
DÉCLIN ET CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN, 77
Y A-T-IL SEULEMENT UN MODÈLE ROMAIN QUI PUISSE EXPLIQUER
LA DYNAMIQUE DE L'HISTOIRE ?, 80
CONCLUSION. QU'EST-CE QUI A CARACTÉRISÉ L'EUROPE PAR RAPPORT
AUX AUTRES CONTINENTS ?, 85

Chapitre VIII 1 De l'hégémonie au déclin de l'Europe, 87


COMMENT COMPRENDRE L'HISTOIRE APRÈS LA CHUTE
DE ROME?, 87
POURQUOI CONNAISSONS-NOUS UN DÉCLIN DE L'EUROPE DEPUIS
LA FIN DU XXe SIÈCLE ?, 89
LA FORME LA PLUS IMMÉDIATE DU DÉCLIN : DÉPEUPLEMENT,
IMMIGRATION ET PROLÉTARISATION, 93
LA FAILLITE DU SYSTÈME ÉDUCATIF, DE LA CRISE ÉCONOMIQUE
AU BRADAGE CULTUREL, 96
LES IMPASSES DE L'ÉCONOMIE, 101

Index, 105

6
Présentation

Plus que jamais, notre monde est marqué par une Histoire qui s'accélère.
Elle pose de plus en plus question, sans doute parce qu'elle est plus complexe
que jamais, par-delà les nombreux méandres de nos histoires nationales. D'autres
civilisations, comme l'Inde ou la Chine, s'imposent désormais à l'attention pour
révéler des évolutions paifois très dijJérentes de celle de l'Europe. Peut-on encore
parler de l'Histoire avec une majuscule, avec des lois communes pour toute
l'humanité ?
Réfléchir sur l'Histoire est donc devenu essentiel. Mais ceux qui l'ont pen-
sée de manière tant soit peu globale depuis deux siècles, comme Voltaire, Kant,
Hegel ou Marx, nous ont laissé l'idée, fallacieuse, que l'Histoire avance avec une
fin sous-jacente, dont chaque moment important serait le sij!Jle. Certains n'ont
pas hésité à proclamer qu'on se dir(çzeait vers un mieux ou un progrès pour tous.
Or, à relire les grands historiens, cette vision optimiste n'est pas forcément majo-
ritaire. D~jà, à l'époque des Lumières, on pouvait entendre la voix discordante
de Gibbon, probablement le plus grand historien européen, à qui l'on doit une
fresque monumentale sur le déclin de l'Empire romain. Mais bien avant encore,
Thucydide avait montré que les guerres fratricides de la Grèce antique avaient
scellé dljinitivement son destin, exactement comme Spengler et Toynbee, à l'issue
de la Première Guerre mondiale, ont vu en elle l'annonce d'une fm prochaine de
la civilisation européenne. Que dire alors après la boucherie de la Seconde Guerre
mondiale ? La courte période de reconstruction dite des << Trente Glorieuses >> a
fait paravent. Une fois cette époque révolue, l'Europe s'est retrouvée confrontée
à un 1fondrement de l'emploi, à des crises financières et énergétiques, à des
dljicits colossaux, publics et privés, à l'émergence de nouvelles puissances. Ne
parlons même pas du ralentissement de l'ascenseur social et de l'impossibilité de

7
Qu'est-ce que l'Histoire ?

transmettre la culture par un enseignement jugé trop inégalitaire et élitiste, qu'on


a déconstruit depuis 1968 par des riformes pédagogiques plus inadéquates l'une
que l'autre, malgré la volonté de soi-disant faire plus simple et plus intéressant.
Même s'ils ne croient plus vraiment à un progrès cumulatif de génération en
génération, les individus n'aiment guère qu'on leur parle de déclin. Pourtant, le
diji est clair : il importe de penser l'Histoire telle qu'elle est et non telle qu'on
la voudrait.
Nous avons ainsi tenté l'aventure d'une lecture de l'Histoire bien diffé-
rente de la plupart des rijlexions en vogue. Nous l'avons fait avec l'esprit du
philosophe. Le propre de la philosophie, depuis sa fondation, avec Socrate, est
de s'attacher davantage aux questions qu'aux réponses. Ce n'est pas que le
philosophe ne réponde pas, mais ses réponses ont pour mission d'articuler et de
systématiser les questions abordées, afin de leur donner du sens, plutôt que de
s'imaginer encore pouvoir les dépasser par des réponses qui se voudraient défini-
tives ou scientifiques.

8
Chapitre 1

La philosophie de l'Histoire
est-elle encore possible ?

La philosophie de l'Histoire a mauvaise presse. Certains y voient de


l'idéologie cachée, d'autres, des projections anachroniques sur un passé à
jamais évanoui et impalpable dans ce qui a pu être ressenti quand il a eu
lieu. Mais l'historicité de notre présent ne nous est-elle pas également
voilée ? D'autres encore estiment que le philosophe s'attribue des pou-
voirs de voyance et de prédiction qui n'ont rien à faire avec l'exercice
de la saine raison. Aucune certitude n'est possible dans ce domaine,
aucun ancrage rationnel. Que l'Histoire soit la marche du progrès vers
une plus grande liberté pour le plus grand nombre (Hegel), qu'elle soit
l'avènement d'une égalité dén1ocratique généralisée (Tocqueville) ou
alors, qu'elle apparaisse conune le déclin inexorable de civilisations aux
jours limités (Spengler), les lectures de l'Histoire sont multiples. Elles ont
toutes leur part de vérité et de cohérence, nuis elles ne se contredisent
pas moins sur le sens qu'il convient d'attribuer à l'évolution historique,
qu'elle soit linéaire ou cyclique. Pourtant, les homn1es se sont toujours
passionnés pour leur passé, leur civilisation, leur religion, et ils n'ont pas
nunqué d'en écrire les « annales >> et de se comparer (favorablement)
aux autres sociétés. Le constat est clair : le passé passionne, qu'il soit vu
à travers le prisme de la religion, de l'organisation sociale, de la culture,
ou encore du pouvoir quand il cherche à se justifier en s'appuyant sur
de fidèles scribes.

9
Qu'est-ce que l'Histoire ?

D'aucuns s'accordent pour dire que la réflexion sur l'Histoire est née
à Jérusalem, quand il s'est agi d'expliquer comment s'était construite
une unité improbable de tribus, écrasées entre des empires en lutte
constante, qui les ont d'ailleurs tour à tour asservies, déportées, voire
occupées. Avec les Grecs, le point de vue change. Les dieux semblent
se retirer peu à peu de l'Histoire. Celle-ci devient plus explicative, plus
rationnelle, comn1e toujours chez les Grecs. L'historia, telle que nous
l'entendons aujourd'hui, voit ainsi le jour, avec Hérodote et Thucydide.
Elle se définit comme une enquête (ce que veut dire, en grec, le mot his-
toria) sur des événements collectifs, importants à raconter, afin d'y mettre
du sens et de la cohérence. L'Histoire doit présenter une signification.
Raconter les faits ne peut se faire qu'en les questionnant pour les relier
dans un récit de type plus ou moins causal. L'Histoire, comme tissu évé-
nenlentiel, est en elle-mên1e opaque, et comme les dieux l'ont désertée,
il faut chercher ailleurs que dans les mythes le pourquoi de ce qui arrive.
Il en va d'ailleurs de l'Histoire collective comme de l'histoire person-
nelle : l'unité de la personne ne peut émerger que du récit qu'elle en
fait. Le Moi est-il plutôt substance ou récit? L'importance que prennent
les histoires familiales, le fait de les raconter, la présentation toujours
orientée, qu'on livre aux autres comme à soi-même, semblent aller dans
cette direction du Moi-construction, du Moi-récit. Quoi qu'il en soit,
plus tard, avec saint Augustin, la philosophie de l'Histoire va retrouver
le mélange du divin et de l'humain, l'élément judaïque et l'élément
grec, en pensant déceler un destin prévisible de l'humanité au fond des
turpitudes qui engloutissent Rome.
Depuis saint Augustin, qui annonçait ainsi la fin de l'Empire romain et
sa résurrection chrétienne (la Cité de Dieu), la philosophie de l'Histoire
n'a cessé de vouloir conclure à de telles prédictions. L'Histoire aurait
une fin, ici voulue par Dieu, là inscrite dans un jeu de forces prévisibles,
comme la lutte des classes chez Marx. L'issue serait de toute façon iné-
luctable, que ce soit le règne du christianisme ou celui du communisme.
La fin, plus ou moins proche, devait rallier les plus lucides, voire les
plus justes. Bref, l'Histoire aurait un sens, et l'avenir serait entièrement
déterminé par le passé. Il n'y aurait d'autre liberté que celle de s'en
rendre compte. Du coup, on ne peut plus agir rationnellement qu'en

10
La philosophie de l'Histoire est-elle encore possible ?

rejoignant l'Église ou le parti, qui vont ainsi devoir s'organiser en vue


de la victoire attendue. Or, pas plus que l'Histoire ne s'inscrit néces-
sairement dans telles ou telles forces en présence dans le passé, elle
n'est totalement orientée et finalisée par lui. Le passé offre souvent plus
d'indétermination qu'on ne croit. Même ceux qui viennent après dis-
posent souvent de plusieurs grilles de lecture diverses ou opposées, qui
laissent entrevoir des rapports de force incertains, des jeux multiples
de facteurs qui parfois s'inversent, glissent, sans qu'on sache vraiment
lequel va finir par l'emporter. D'ailleurs, dès que les hommes pensent
qu'un événement va se produire, ils se n1obilisent pour modifier le cours
des choses, et ce qui apparaissait déterminé cesse aussitôt de s'imposer.
Certes, parfois, il y a des rapports de force qu'on ne peut modifier, alors
même - et c'est la pire des situations - que l'on sait pertinen1ment que
l'issue est fatale pour tout le Inonde. Le déclin relève de cette catégorie.
Certains pensent que le déclin serait l'expression d'un brevet de conser-
vatisme (« c'était mieux avant »), une traduction de la nostalgie pour un
passé qui ne reviendra plus et un présent qui semble inférieur. À côté de
cette conception-là du déclin, effectivement conservatrice et tournée
vers un passé idéalisé comme âge d'or, une autre conception du déclin
s'impose, qui n'a rien de conservateur, ni de progressiste non plus,
d'ailleurs : il y a déclin quand, confrontés au choix A ou non-A, aucune
solution n'est bonne, que les conséquences, A con1me non-A, sont
négatives quoi qu'il arrive. Quand, dans une telle société, on a un
accroissen1ent d'alternatives de ce genre, alors on peut parler de déclin.
Cette catégorie de déclin fait partie, avec d'autres, de toute réflexion
sur l'Histoire. Cette catégorie fait partie des paran1ètres qui tnéritent
attention, quand on se penche sur les grandes périodes de l'Histoire.
La religion, la culture, la lutte des classes, la liberté, l'égalité, le rôle des
intellectuels, l'empire, le centre et la périphérie, le progrès, le déclin,
la force de l'économie, sont autant de concepts-clés qui pern1ettent de
déchiffrer la nature des civilisations, ce qui fait qu'elles résistent au temps
ou non, et comment, c'est-à-dire à quel prix. Ces catégories sont donc
de précieux instruments d'analyse, et rien ne permet d'en déduire que
l'Histoire a une finalité unique vers laquelle on tendrait inexorabletnent
ou providentiellement (comme l'égalité ou le bien-être), ni mên1e

11
Qu'est-ce que l'Histoire?

qu'elle est orientée dans une direction bien précise (comme l'unité de
l'Europe par exemple, la globalisation, ou encore la« Fin de l'Histoire»
comme avènement de la dén1ocratie universelle).
Il n'empêche. L'Histoire, sans être prévisible ou orientée vers un
but, a néanmoins un sens. On entend sin1plen1ent par là qu'elle est
intelligible, qu'elle a une grammaire et qu'elle est peut-être identique
pour tous. Même les civilisations qui ont disparu ont connu des règles
qui expliquent leur devenir. Nombre de sociétés ont évolué ou cédé la
place à d'autres, mais elles ne nous sont pas inaccessibles pour autant.
Les lectures qui sont faites de ces événements reposent sur des concepts
qui, certes, peuvent rendre de telles lectures contestables, donc pro-
blématiques, mais disons-nous bien que le problématique fait partie
intégrante de la compréhension historique comme de l'évolution des
sociétés elle-même. À chaque moment, des débats sont ouverts sur les
interprétations à donner comme sur les décisions à prendre. Plus on fait
porter son regard sur de grandes périodes plutôt que sur des faits pris
ponctuellement, plus on quitte le domaine de la narration pour celui de
la problématisation interprétative. Cela rend les réponses sans doute plus
discutables, mais aussi plus intéressantes. Les comparaisons deviennent
possibles. Si on parle de Moyen Âge par exemple, avec ses caractéristiques
propres, on doit pouvoir les retrouver dans d'autres civilisations comme
la Chine, et si ce n'est pas le cas, il est intéressant d'expliquer pourquoi.
Le discours produit relève davantage d'une argumentation serrée que
d'une vérité déjà là qu'on expliciterait factuellement, comme prétend
y arriver l'historien. Une vue d'ensemble prête davantage le flanc à
questionnement, parce que pour la mettre en avant, il faut interroger
des faits qui ne s'imposent qu'en tant que problèmes ou comme signifi-
catifs d'un problème. Il faut ensuite les articuler de façon cohérente, et
les acteurs de l'époque n'ont souvent pas conscience de la signification
de ce qui leur arrive au moment n1ême. On se souvient de Arondisant
que « les hommes font leur propre histoire, mais ne savent pas l'his-
toire qu'ils font>>. Qui aurait pu prédire la venue de Napoléon après la
Révolution française ? Sûrement pas ceux qui l'ont faite et qui croyaient
à l'avènement définitif de la liberté. Et pourtant, il y a rarement eu de
révolution dans l'Histoire sans que cela ne se termine par l'apparition

12
La philosophie de l'Histoire est-elle encore possible ?

d'un homme fort, qui vient y mettre un terme de façon souvent bru-
tale. Pas de révolution à Rome sans César, à Moscou sans Staline, à
Berlin sans Hitler, à Londres sans Cron1well, à Paris sans Napoléon. On
ne peut croire qu'il s'agisse là d'un fruit du hasard, et comme on doit
bien constater que le phénomène est général, il faut en appeler à une
certaine logique de l'Histoire. Pourtant, dira-t-on, l'Histoire n'est pas
seulement un objet de lecture toujours problématique, par les catégories
opposables qu'on lui applique, nuis elle est problématique par nature,
parce que les hommes qui la vivent sont eux-n1ên1es problénutiques
les uns pour les autres, con1me leur monde l'est, pour eux cmnme
pour nous. Comment se résolvent ces situations problématiques à un
moment donné de l'Histoire ? La réponse est rarement évidente. Les
hon1n1es semblent se déterminer libren1ent, au sein de rapports de force
contradictoires et apparemment indécidables a priori, mais est-ce si sûr ?
L'Histoire semble, en tout cas, plus chaotique et incertaine quand elle
s'accélère. Paradoxalement, le sens de l'action est plus que jamais celui
que chaque individu lui attribue, comme si son rôle, pourtant marginal
dans les sociétés de masse, était absolun1ent déterminant, ce qui accroît
le sentin1ent d'avoir à se raconter de belles histoires pour croire qu'on
joue un rôle significatif. Néamnoins, la problématicité de l'Histoire est
ce qui la caractérise en propre. Quand on observe les hmnmes autour
de nous, ils sont tout sauf in1prévisibles, conune si la liberté dont ils se
réclament devait au fond les rassurer sur eux-mêrnes. Seules, peut-être,
des situations hors norme comme la guerre ou l'occupation peuvent
causer de réelles surprises individuelles, mais non le quotidien, tou-
jours soumis à des intérêts personnels bien perceptibles, con1me le sont
d'ailleurs les normes auxquelles chacun se plie de fait, itnplicitement ou
non.
En conclusion, l'Histoire possède une intelligibilité d'autant plus
problématique que les périodes envisagées sont longues et mouvantes,
et surtout, que les faits, pour rendre con1pte de ce qui se passe dans une
société ou à une époque, sont n1ultiples et contradictoires. Cmnparer
ces périodes à ce qui se passe ailleurs, dans d'autres sociétés et à d'autres
moments, est d'autant plus difficile que les concepts utilisés sen1blent
émaner d'un aujourd'hui qui peut susciter la critique de voir les choses

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Qu'est-ce que l'Histoire ?

de manière anachronique. Certes, du point de vue méthodologique, cela


peut sembler une juste critique, mais il faut composer avec la probléma-
ticité de l'Histoire pour la comprendre, et surtout ne pas y voir une faille
et une incomplétude dans notre façon de raisonner. On ne peut vivre
sans Histoire, elle nous marque et souvent nous détermine. Sans clés de
lecture pour l'appréhender, nous risquons d'évoluer à l'aveuglette au
milieu des conflits qui éclatent et des déclins qui nous frappent.

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Chapitre II

Les problèmes de l'Histoire

1. LES QUESTIONS QUI SE POSENT

Comment savoir quelles sont les questions pertinentes à poser


quand on décide de comprendre l'Histoire, ou une certaine période,
voire seulement certains événen1ents ? Pourquoi la notion de ques-
tion est-elle à ce point essentielle ? C'est le grand philosophe anglais
R. G. Collingwood qui, le premier, a parlé des événements historiques
comme des réponses que l'historien doit reconstruire, lequel cherche
à découvrir les problèmes sous-jacents qui s'enchaînent à la base 1 •
L'Histoire interroge, parce qu'on interroge l'Histoire. Dans l'Histoire, et
du fait de l'Histoire, des problèmes surgissent aux hommes et, les réponses
une fois apportées, d'autres problèmes surgissent, et ainsi de suite. Les
événements successifs sont les réponses apportées. Les problèmes sont
dans les choses, dans les situations à dénouer, et les questions, dans l'esprit
de ceux qui cherchent à les cornprendre. Les problèmes marquent les
décisions à prendre, économiquement et politiquement, et les résultantes
de toutes ces forces, de tous ces facteurs, sont bien des réponses. Celui
qui vient après coup pour déchiffrer celles-ci n'a que la réponse finale

1. R. G. Collingwood, An Autobio,Rraphy, 1938 (Oxford), où il offre une synthèse


de sa philosophie. Mais on se reportera plus spécifiquement à son ouvrage Idea t?{History,
réimpr. 1994 (Oxford).

15
Qu'est-ce que l'Histoire?

à sa disposition, mais il doit pourtant découvrir à quoi elle a répondu,


c'est-à-dire pour quelle raison elle s'est imposée à un moment donné
con1n1e réponse. Ce dialogue du présent et du passé se noue, par-delà les
siècles, en une interrogation où archives et témoignages se répondent,
maintenant le questionnement d'autant plus ouvert que les faits retenus
donnent lieu à interprétation. L'Histoire est problénutique, précisément
parce que les réponses auxquelles on est confronté ne livrent pas de
réponse absolue. Et même si elles le faisaient, les problèmes sous-jacents
qui se sont posés à un certain moment devraient eux-mêmes être consi-
dérés comme des réponses à des problèmes plus premiers, et ainsi de
suite. Où s'arrêter et comment choisir alors les « bonnes » questions à
poser, si on n'est pas sûr qu'au bout du compte, elles sont celles que les
acteurs eux-mêmes ont soulevées au moment même? L'Histoire est une
succession de problèmes et de réponses, dans laquelle notre propre ques-
tionnenlent vient lui-mên1e s'inscrire comme une alternative, comme
une possibilité, mais aussi comme un effet parmi d'autres.
Les questions que nous adressons au passé sont celles que le présent
trouve pertinentes, mais c'est le passé aussi qui les suscite à un moment
donné. Ce n'est donc pas par hasard qu'on les soulève. Cette actualité
des questions exprimées renvoie à la sélection des faits qu'on interroge.
L'historien cherche dans le passé ce qui va y répondre. Difficile de lire
aujourd'hui Platon ou Aristote à la lumière de la théologie comme on
le faisait au Moyen Âge, car ce sont des problèmes qui n'intéressent
plus guère les philosophes. Tel Popper, on préfère interroger les auteurs
anciens sur ce qu'ils ont dit sur la politique, la liberté, la justice, car ces
questions concernent bien davantage l'homme actuel. C'est d'ailleurs
ce pluralisme interrogatif qui fait que chaque époque renouvelle son
approche des grands écrivains et des grands philosophes, mais aussi des
artistes, des monuments et des civilisations.
On est donc en droit de penser que les questions que pose l'historien
ne résultent pas d'un arbitraire de lecture, mais qu'elles sont guidées par
la structure causale de l'Histoire elle-même. C'est celle-ci qui amène,
par la prééminence de certains facteurs qui ont évolué et se sont imposés
dans le temps présent, plus ou moins récent, les questions qu'on relève à
chaque époque. Si on s'est penché sur le rôle de la bourgeoisie au temps

16
Les problèmes de l'Histoire

de Marx, c'est parce qu'on a pris conscience de son importance évi-


dente dans la société de la fin du XIXe siècle, et qu'il fallait comprendre
comment, de petite rivière, la bourgeoisie est devenue le fleuve qui a
emporté l'Ancien Régime. De là à faire de ce bout de passé la source
d'un schème général pour expliquer l'Histoire, y compris le futur, il n'y
avait qu'un pas que Marx a franchi. Dans le Manifeste du Parti communiste
(1848), il pense avoir trouvé la clé de l'Histoire dans une succession,
régulière depuis l'Antiquité, des classes opprin1ées qui prennent le pou-
voir sur leur oppresseur, con1me la bourgeoisie l'a fait en se débar-
rassant de la féodalité et de l'aristocratie au travers de la mise à plat de
l'Ancien Régime. Mais cette généralisation est-elle correcte ? Dans le
monde antique, les patriciens ont été emportés avec les plébéiens, et il
n'est pas sûr que les ouvriers ne disparaissent pas avant le capitalisme,
qui évolue de plus en plus vers un modèle financier et tertiarisé. Ceci
vérifie le fait que les questions que pose l'historien sont elles-mêmes le
produit de l'Histoire qu'il vit. Ces questions en font partie, etc' est pour
cela qu'elles se renouvellent. D'où la tentation, pour 1'historien, de se
percevoir comme un interprète des grands changements en étudiant
comment ils le sont devenus, avant peut-être d'en conclure qu'ils étaient
inéluctables. Le mécanisme d'évolution des facteurs qui au départ se
mêlent, puis émergent au point qu'on se retourne sur leur évolution
historique depuis le départ, où on ne les avait guère singularisés, est un
processus qu'on peut appeler dérivation. En effet, il n'est pas sans rappeler
la différenciation telle qu'on l'étudie en mathématiques. Par extension, la
dérivation se définit, en histoire, con1me le processus par lequel des fac-
teurs multiples et souvent adverses, peu significatifs au départ, prennent
de l'importance avec le temps, pour se renforcer et finalen1ent, s'auto-
nomiser et prendre le pas sur les autres. Reportons-nous encore une fois
à l'analyse historique de la bourgeoisie que fait Marx : les commerçants
jouent un rôle relativement faible dans les sociétés agricoles, avant de les
dominer par leur richesse et de les changer irrémédiablement en prenant
le pouvoir et en imposant de nouvelles formes de gouvernement qui
traduisent l'activité compétitive et sélective (élective, pourrait-on ajou-
ter) qui en est leur origine. Ces facteurs de l'Histoire qui évoluent au
point qu'ils se démarquent et s'imposent à l'attention, se traduisent

17
Qu'est-ce que l'Histoire ?

dans des raisonnements qui ont une forn1e très précise : « plus ... , plus
... ». Cette forme exprime l'historicité et la variation des facteurs, tout
con1n1e elle les relie entre eux. Les « différentielles de l'Histoire » se
logent dans ces variations corrélées, qui peuvent parfois être inverses,
<<plus... , moins ... >>. Ainsi, plus l'État est centralisé, plus la hiérarchisation
est forte, plus la mobilité sociale se raréfie et ne trouve d'exutoires, pour
les classes dépossédées, que dans des poussées coloniales, voire impé-
rialistes. Un tel constat permet d'expliquer con1ment la colonisation
européenne a été liée à la formation des États centraux monarchiques
et fortement centralisés. L'Espagne n'a évidemment pas « découvert»
l'Amérique par hasard. Cela est dû au processus de construction de la
monarchie espagnole en pouvoir centralisateur et absolu, mais qui au
départ devait beaucoup à ses féodaux et à sa noblesse pour la reconquête
du territoire occupé par les musulmans. Les souverains espagnols ont
dû chercher des richesses en dehors des nobles pour ne pas en être les
otages financiers et les voir réclamer plus de pouvoirs encore. L'or des
Amériques le leur a permis. En Angleterre, en revanche, la monarchie
est centralisée depuis bien plus longtemps, mais s'est vue affaiblie au
fil des siècles. La reine d'Angleterre, Elizabeth 1, s'est retrouvée dans
une situation semblable par rapport à son aristocratie. Au XIXe siècle,
mais c'était déjà vrai de la Hollande et de la France au xvne siècle, les
États, en se refermant sur eux-mêmes en tant que nations, n'ont pas
échappé au souci de s'étendre hors d'Europe, en se trouvant des terres
et des débouchés à l'extérieur de leurs propres territoires, donc en se
dotant des empires coloniaux. Seule l'Allemagne, plus faible et désunie
jusqu'en 1866, n'y est pas parvenue. Aussi, quand elle devient la pre-
mière puissance industrielle à la toute fin du XIXe siècle, elle cherche
à l'intérieur de l'Europe les débouchés de richesse et d'ascension que
les autres nations avaient trouvés en dehors. Cela a donné naissance
à l'idéologie de l'espace vital (Lebensraum) cher à Hitler : l'Allemagne
« devait » dépeupler l'Europe orientale pour y mettre ses colons. On sait
ce que cela a signifié en termes de massacres et d'assassinats collectifs,
perpétrés au nom de la soi-disant supériorité du peuple allemand sur
les « indigènes » et autres « races inférieures >>. Quant aux États-Unis, ils
avaient leur« frontière » à l'intérieur de leur territoire, d'où la conquête

18
Les problèmes de l'Histoire

de l'Ouest. En cela, ils se sont révélés semblables à la Chine, qui s'est


constamment efforcée de se réunifier contre les Mongols qui envahis-
saient régulièrement son territoire, pour le coloniser, parfois pendant
plusieurs siècles, jusqu'en 1911. Plus l'expansion se généralise à la péri-
phérie, plus les rendements sont décroissants, et plus il faut continuer
à se déplacer. Un cas intéressant en Europe est celui de la Hollande 1 •
Elle constituait une périphérie pour l'empire des Habsbourg, parce que
centrée sur le commerce. À son indépendance, et vu le territoire exigu
qui lui a été réservé, elle s'est engagée plus que jamais dans le commerce
maritime, sans que l'on puisse parler d'empire et de colonialistne avant
le XIXe siècle, qui est le siècle des États-nations. Ceux-ci, contenus dans
leurs frontières naturelles, ont eu à se trouver des colonies pour garantir
leur expansion. La Hollande a joué un rôle essentiel dans cet en1pire des
Habsbourg, qui s'appuyait sur ses élites con1merciales pour ne pas avoir à
renforcer directen1ent celles du centre. On comprend que le protestan-
tisme comme arme de l'indépendance ait rendu cette tâche de sujétion
de la périphérie plus difficile 2 •
À première vue pourtant, certains phénomènes de causalité reli-
gieuse semblent échapper à la célèbre formulation de Weber sur la spé-
cificité de l'Occident : la rationalisation économique et bureaucratique
serait le fruit de l'ascétisme protestant, qui fait de la richesse et du calcul
économique le signe tant recherché de l'élection divine. Là où il y a
victoire du protestantistne, comme en Allemagne, en Hollande, en
Angleterre, et bien sûr en Amérique, le capitalisme s'est installé et a
créé une richesse indiscutable. Les contre-exemples de l'Italie et de la
Flandre sont bien connus. Ils illustrent le fait que l'idéologie, religieuse
en l'occurrence, est elle-mên1e une variable endogène. Les princes
n'ont pas besoin d'être protestants, quand le pouvoir central est faible et
que la souveraineté est multiple. Roi de France ou saint en1pereur ger-
nunique, lequel était le suzerain des villes du Nord et des villes du Sud ?
En attendant, Flandre et Italie profitent du flou de leur tutelle pour se

1. Sur ce qui suit, voir Ralph Davis, The Rise o_fAtlantic Economies, Cornell University
Press, 1973, p. 176 sq.; Jonathan Hart, Empires and Colonies, Londres, Polity, 2008.
2. J. Burbank et F. Cooper, Empires, Princeton University Press, 2010, p. 122.

19
Qu est-ce que l'Histoire ?
J

développer, amenant dans le train de leur prospérité ce qu'on a appelé


la Renaissance. Ces villes, plus ou moins autonomes, n'ont pas eu à
développer une idéologie alternative au catholicisn1e pour ce faire. Leur
liberté, ils l'avaient, en tout cas ils l'ont eue assez longtemps pour faire
basculer l'Histoire dans la modernité. Le protestantisme est l'idéologie
des féodaux et des bourgeois en révolte contre un pouvoir central trop
fort qui les brin1e. Rien de tel en Flandre et en Italie à cette époque, qui
sont comme à la marge d'empires, trop faibles au début pour les réduire,
avant que ceux-ci ne se délitent en nations multiples et adverses. On
peut donc moduler la loi de Weber en affirmant que plus le pouvoir
catholique central est fort, plus le protestantisme va servir à le contester,
et plus la liberté d'agir et de penser est forte, plus le souci d'entre-
prendre et de s'enrichir en dehors des hiérarchies existantes va pouvoir
s'affirmer. Des évolutions multiples, à des rythmes différents, centrées
ou encadrées (entre autres par des corporations), vont s'inscrire dans ces
différentielles, exprimées en << plus . .. plus ... ». Au sens strict du terme,
J

les seules lois de l'Histoire qui tiennent sont celles qui intègrent cette
historicité différentialisée dans leur formulation. Une causalité calquée
sur le mécanisme des sciences de la nature effacerait la spécificité du
champ historique.
Il y a aussi un travail de 1'historien qui consiste à rassembler des faits
à l'aide de documents ou de témoignages, comme on le fait dans une
enquête policière. Ce genre de pratique a donné naissance au positi-
visme historique : « des faits, rien que des faits ». On perd parfois de
vue que les faits qu'on collecte ne le sont jamais qu'en réponse à certaines
questions qu'on se pose, comme c'est le cas dans toute enquête. Le posi-
tivisme fait oublier la question, mais on ne s'intéresse jamais qu'à quelque
chose qui fait question, encore que ce dont il est question ne saurait
entièrement abolir la question qui en a suscité l'émergence ou la mise en
évidence. Pour cette raison, cette vision positiviste du travail historique,
pour rassurante qu'elle soit, se révèle contraire au vrai travail de l'histo-
rien, même quand il n'est pas à la recherche de lois générales.
La lecture de l'Histoire que j'ai appelée problématologique s'enracine
dans le fait que les sociétés rencontrent des problèmes à chaque moment,
des problèn1es immédiats ou à plus longue durée, comme les désordres

20
Les problèmes de l'Histoire

climatiques. Y faire face, tâcher de les résoudre, ou même y succomber,


renvoient à la problématicité de l'histoire humaine. Elle exige que
les hommes et les sociétés pensent ces problèmes et qu'ils examinent les
forces en présence : économie, compétition avec les voisins, approvi-
sionnement en matières prenüères, possibilité de guerre, réalité à n1ener
la guerre, mise en œuvre de plans et de stratégies à long et à court terme,
luttes sociales, aspirations religieuses et politiques, etc. sont autant de
défis, de challenges con1n1e dit Toynbee. L'unité de questionnement
choisie est parfois la culture, la classe sociale, le progrès et le déclin, la
nation, l'empire et ce qui s'y passe, et c'est par et dans le choix de ces
unités que l'historien va structurer ses découpes, décollant parfois du
vécu des individus concernés, qui n'accordaient guère d'importance à
de telles problématiques avant qu'elles n'éclatent comme problèmes. C'est
précisén1ent ces phénomènes d'apparition et de présence historique que
vise à capturer le concept de dérivation. Ces problèmes, comn1e la reli-
gion ou la culture par exen1ple, évoluent, se développent, se n1anifestent
finalement en une masse critique que les individus et les sociétés d'une
époque ne peuvent plus ignorer, mais que l'historien repère a poste-
riori. Ce sont donc les paramètres de son analyse, et ils opèrent dans la
réalité avant même qu'ils ne soient problén1atisés par ceux qui auront à
en vivre les effets. Leur importance ne s'impose à cette société que
plus tard, quand c'est un véritable « problèn1e ». L'historien dérive, de
ce « plus tard » manifeste, la présence de facteurs qui étaient occultés par
le passé, quand ils ne jouaient qu'un rôle assez faible, mais qui vont
dominer peu à peu la scène politique et sociale, alors même que les
contemporains ne les voyaient pas comme problèn1es au mon1ent
n1ê1ne. Pensons au rôle de la religion, et à l'islatnisme en particulier, au
XXIe siècle. Pour beaucoup, la lutte entre deux visions du politique et
du monde, l'une laïcisée et l'autre qui se règle sur la prééminence de la
religion, a été con1me un coup de tonnerre après l'effondrement du n1ur
de Berlin en 1989. On croyait à un règne nouveau de la liberté partout
et pour tous. Il a fallu que l'historien et le politologue nous ramènent à
la raison, pour voir que le facteur religieux, de rampant, allait prendre
toute son ampleur ici ou là, jusqu'à exprimer une haine de l'Occident
plus ou moins passive dans bien des pays, y compris occidentaux. Le

21
Qu'est-ce que l'Histoire?

facteur religieux se laisse dériver de jeux de force antérieurs que l'on


repère après coup comme déterminants, des forces qui vont finalement
le faire émerger en propre. Cette question, ce problème, comme tous les
autres d'ailleurs, nécessite une lecture problématologique de l'Histoire,
celle que nous proposons ici. Pourquoi le facteur religieux revient-
il à l'avant-plan, pourquoi éclipse-t-il les autres, et est-ce même vrai
partout ? Autant de questions qui replongent l'historien dans des pro-
blématiques peut-être nouvelles, en tout cas renouvelées, concernant
la mobilité sociale, la pauvreté, le décalage historique des sociétés, les
phénomènes migratoires, la culture et la civilisation, la communauté,
etc., alors que l'historien ronronnait en continuant à nous parler exclu-
sivement de lutte de classes, sans voir que le facteur dynamique des
sociétés ne se réduit pas à la volonté de créer du capital pour investir et
faire du profit. L'Histoire a d'autres ressorts, et même celui-là se situe au
cœur d'un contexte culturel (Weber) qui fait sens ou non, et quand il
fait sens, ce n'est pas de la même façon ici ou là. C'est par cette subtilité
de lecture, centrée sur les problèmes divers et de leur articulation, que se
singularise la conception problématologique de l'Histoire.

22
Chapitre III

Y a-t-il une grammaire de l'Histoire ?

1. LA MÉTAPHORISATION ET LA DIFFÉRENCE

S'il n'y a pas de but avéré à l'Histoire\ il faut malgré tout une clé de
base pour pouvoir la déchiffrer. C'est le sens de ce que nous avons appelé
la grammaire de l'Histoire: une grammaire sert à comprendre ce que chacun
peut dire, non à inférer ce qu'il va dire, et qui demeure imprévisible dans le
détail. Ainsi, lorsque quelqu'un parle en français, il va forcément utiliser les
règles de la langue française, ce qui va permettre de saisir les mots qu'il a pro-
férés. En Histoire, on doit pouvoir procéder de façon semblable et dégager
ainsi un axiome minimal sur lequel tout le monde puisse s'accorder, quelle
que soit sa vision de ce qui est historique. Or, qu'est-ce que l'Histoire,
sinon un processus au cours duquel ce qui est n'est plus tout à fait le même
que ce qu'il était ? Cela peut être partiel, ou comme dans les révolutions,
plus global. La différence est la clé de l'Histoire, donc aussi, de sa lecture.
Plus l'Histoire va vite et s'accélère, et plus les différences creusent les
identités qui ne deviennent plus que les métaphores d'elles-mêmes. La
métaphorisation rend l'Histoire plus énigmatique au fur et à mesure que
les identités cessent littéralement d'être des identités. À la fin, ce sont

1. Rappelons que le terme «Histoire» s'écrit avec majuscule, quand il se rapporte


aux événements et aux productions historiques, tandis qu'il s'écrit avec minuscule,
quand il se réfère au discours sur l'Histoire tenu par l'historien.

23
Qu'est-ce que l'Histoire?

de véritables énigmes, des métaphores purement fictives, qui soulèvent la


question de ce qu'elles peuvent encore vouloir signifier. Problématiques,
ces métaphores appellent alors de nouvelles réponses, et ainsi de suite.
L'Histoire, si on la voit comn1e processus, répond ainsi à une métaphorisa-
tion et donc à une problématisation, croissante, avec des paliers variables.
Bref, les différences se creusent. Les identités se métaphorisent,
occultant la différence en identité figurative. Plus l'accélération de
l'Histoire augmente, moins on prend cette identité au pied de la lettre.
La différence éclate alors pour ce qu'elle est, des termes éclatés qui vont
apparaître distincts, c'est-à-dire comme tels.

2. MÉTAPHORISATION ET QUESTIONNEMENT

Quel est au fond le lien entre le processus de métaphorisation et le ques-


tionnement? L'accélération de l'Histoire rend les valeurs affectées de plus en
plus problématiques, à un rythme qui communique d'ailleurs cette problé-
maticité à de plus en plus de choses : les objets se démodent et sont remplacés
plus rapidement, les valeurs les plus stables se voient remises en question en
succession rapide, comme l'armée, la religion, la famille, le couple, l'individu
comme fondement, comme sujet de droits (droits qu'on va limiter ou igno-
rer). On peut se demander si, à terme, cette concomitance du problématique
et de l'historique n'entraîne pas la fin d'une société ou si ce n'est que l'étape
vers une plus grande mutation, dont les clés seraient ailleurs et dont la survie
s'opérerait sur d'autres bases. Progrès, déclin ou redéfinition du monde dans
lequel on vit, afin d'annuler et d'ignorer le changement, les trois semblent
possibles. On a une rhétorique spécifique pour ces différentes thèses, et il est
à craindre qu'on ne soit davantage ici dans le cadre de la croyance que dans
celui des faits établis. Mais qu'il y ait une rhétorique de la continuité, du
changement ou du déclin, il n'y a aucun doute, comme on peut le voir tous
les jours dans les commentaires politiques.
Quoi qu'il en soit, le propre de l'Histoire est de susciter à chaque
réponse une multitude de questions nouvelles. Certaines vont être

24
Y a-t-il une grammaire de l'Histoire ?

ignorées, d'autres relevées comme telles et vont poser en retour de nou-


veaux problèn1es. L'Histoire est bien la succession de problèmes et de
réponses décrite précédemment. Le rythme est parfois lent, comme dans
les sociétés relativement anhistoriques, qu'on appelait jadis « primitives »,
ou plus soutenu, mais tout ne devient pas problématique en même ten1ps,
sans quoi l'ensemble social ou politique s'effondrerait en une fois.
Le lien question-réponse est essentiel à la continuité des choses, et
quand la distinction au sein de ce couple tend à s'estomper, la confusion
s'installe. Les individus sont désorientés et ne savent plus trop distinguer
une réponse problématique d'une réponse qui ne l'est pas. Or, cette dis-
tinction est essentielle à toute action rationnelle où l'on répond en fonc-
tion des questions qui se posent. Être rationnel signifie d'ailleurs pouvoir
adapter ses réponses aux problèmes à résoudre. A contrario, l'irrationalisme
résulte de l'indifférenciation des questions et des réponses. Sur quoi repose
alors leur différence ? Si l'on y regarde de près, les questions s'engendrent
les unes les autres selon une logique de proximité, de ressemblance, d'être
faible, c'est-à-dire d'identité où parfois un seul élément commun suffit
pour qualifier de semblables des êtres qui, par ailleurs, n'ont rien en com-
mun. Comment se forment les hypothèses, en science comme ailleurs, si
ce n'est en associant des éléments qui ont l'air pertinents, en formant des
raisonnements analogiques qui sont moins des solutions que l'expression
du problème ? De telles associations ne sont réponses que dans les rêves
ou dans des sociétés où règne la pensée analogique. Pour nous, une telle
identité serait par trop ténue pour valoir comme réponse, mais les sociétés
anhistoriques procèdent à de tels amalgames, rendant forte une identité
qui, pour nous aujourd'hui, est considérée comme faible. Le Bororo, dit-
on, se prend pour un arara, un perroquet. On peut se demander pour-
quoi il le fait et à quoi cette identification répond. N'est-ce pas absurde
pour lui aussi ? En fait, il s'empare des attributs, des propriétés physiques
de l'objet, parce qu'il croit que les âmes des deux ne font plus qu'un 1 •
Le niveau qu'on appellera problématologique, parce qu'il recouvre

1. Sur cette logique, on ne peut que renvoyer au livre magistral de P. Descola, Par-
delà nature et culture, Gallimard, 2005, où il explique dans le détail le processus animiste
(p. 176 sq.).

25
Qu'est-ce que l'Histoire?

l'enchaînement et l'inférence des questions les unes par rapport aux


autres, est régi par l'être faible, ce qui ne veut pas dire que l'on doive, à
l'instar des peuplades anhistoriques, réfléchir ce niveau par des réponses
qui seraient des identités fortes, où l'on prendrait au pied de la lettre ce
qui n'est qu'une manière de voir les choses. Cette fixation sur l'être fort
n'existe que dans les sociétés qui, comme on l'a dit, n'évoluent guère.
Tout y est stable, donc l'identité qui exprime cette stabilité se présente
comn1e forte et intangible : l'identité n'y étant pas faible, les questions
ne peuvent s'immiscer dans l'ordre des réponses. Pour expliquer les
différences, visibles et sensibles, c'est-à-dire les distributions des êtres
dans la nature, on a recours à des divinités multiples qui fondent cette
pluralité et qui agissent comme autant de forces distinctes, sous-jacentes
à la différenciation du réel. Le réel suppose donc à la fois l'identification
stricte et singulière des choses et des êtres, tout comme leur équivalence
à d'autres niveaux. Quant à l'ordre des réponses, il est toujours distinct
de l'ordre des questions, car ce dernier est écrit en être faible. On par-
lera alors de rifoulement problématologique fort. En revanche, si l'Histoire
s'accélère, ce refoulement tend à diminuer, le problématique peut de
plus en plus se dire et finir par se fondre dans l'ordre des réponses. Par
ailleurs, les différences se creusent, ce qui est n'est plus tout à fait tel,
si ce n'est métaphoriquement. L'identité faible gagne les réponses, et
comme les questions aussi sont écrites en être faible, leur indifféren-
ciation guette. Le risque grandit de voir des réponses problématiques
confondues avec des réponses qui ne le sont pas. L'être s'affaiblit, l'iden-
tité aussi par conséquent. La métaphore est la figure qui capture la diffé-
rence par une forme identitaire. L'Histoire, pour le philosophe, c'est
bien le refoulement problématologique qui diminue, et la différence
question-réponse qui s'amenuise.
Ce qui se passe dans ces cas-là n'est en rien déterminé à l'avance. La
liberté de répondre à la métaphorisation qui s'accroît est plurielle, du
moins dans un premier temps.
Première réponse possible à ce refoulement problématologique qui
diminue : on fait comme si rien n'avait changé, et on considère les diffé-
rences comme des identités, car l'écart est faible. On ne renonce à aucune
des réponses, on les réélabore pour les préserver. Peu à peu l'affrontement

26
Y a-t-il une ~rammaire de l'Histoire ?

avec ceux qui s'y refusent va devenir inévitable. Il faut voir là la source
de la querelle des Anciens et des Modernes, qui est celle, finalement, de
la droite et de la gauche, des conservateurs et des progressistes. Telle est
l'origine de cette double vision politique, du politique, y compris dans
les lettres et les sciences. Mais à terme, si le rythme du changement se
poursuit, il est inévitable que les réponses métaphorisées finissent par
éclater pour ce qu'elles sont, à savoir, des métaphores, ce qui est la forme
apocritique de l' énigmaticité. Elles implosent, elles ne tiennent plus
comme réponses, elles ne valent plus telles. Et quand cette problématicité
s'impose, on recherche alors de nouvelles réponses pour les ren1placer,
et une nouvelle littéralité s'impose. C'est ce que nous pouvons appeler
le rifoulement apocritique (apokrisis, en grec, signifie, la solution). Quand
le refoulement problématologique s'affaiblit, le problématique risque de
passer dans les réponses, parce que l'être des unes tend à s'indifférencier
avec l'être de l'autre. Le réel en mouvement voit son identité s'affaiblir
comme s'il était tissé de questions. La seule façon de répondre à l'être qui
s'affaiblit et tend à indifférencier questions et réponses, c'est de définir
une réponse par l'être fort et de rejeter hors du répondre l'être faible.
D'où la mathématisation de la nature aux époques où l'analogie et la
ressemblance règnent de plus en plus. Le refoulement apocritique qui se
renforce est une réponse au refoulement problématologique qui s' affai-
blit. La science moderne en est directement issue. À la Renaissance, la
discursivité est fondée sur l'analogie et la ressemblance, source des cor-
respondances les plus osées, mais on observe aussi avec Kepler, Copernic
et Galilée la mathématisation de la nature. Au refoulement problémato-
logique qui diminue correspond ainsi un refoulement apocritique qui
augmente, et la différence problématologique est assurée du même coup.
On avait déjà remarqué une amorce de mathématisation chez les Grecs,
avec la naissance de la géométrie (être fort), mais celle-ci n'a pas été uti-
lisée pour mathématiser la nature, alors que cela aurait théoriquement été
possible, mais non historiquement. Le refoulement problématologique n'est
pas aussi faible dans la Grèce antique qu'à la Renaissance, où l'Histoire
connaît une nouvelle accélération très forte.
Quand le refoulement problématologique diminue fortement, des
réponses qui ne valent plus comme réponses vont se mêler aux autres.

27
Qu'est-ce que l'Histoire ?

Les Grecs, les premiers, ont connu cela. Le seul moyen de trancher sera,
dit Aristote, de n'accepter comme réponse que les propos qui seront jus-
tifiés. C'est de là que vient la distinction entre la rhétorique, qui peut faire
passer pour réponse ce qui ne l'est pas, et l'argumentation, qui n'accepte
pour réponse que ce qui est justifié comme vrai. Pour Descartes, une
telle démarche ne suffira pas, il y a mélange de réponses et de non-
réponses au sein de l'ordre affaibli des réponses, il faut donc redéfinir cet
ordre pour se prémunir de toute confusion possible. Il faut recourir à
l'être fort des identités mathématiques, pour se préserver de tout amal-
game éventuel au sein même des réponses et en être même assuré. De
l'argumentation, on est passé à l'analyse.
À la Renaissance, la mathématisation émerge ainsi peu à peu comme
norme du répondre vrai, voire du vrai répondre. C'est l'avènement de la
science moderne. Mais comme on le sait, les équations du mouvement,
qui tissent la physique du changement, ne s'occupent pas de la qua-
lité substantielle de ce qui change : on parle simplen1ent de corps en
mouvement, ce sont les mêmes lois pour tous les corps, quelles que
soient leurs différences qualitatives. C'est cette indifférence à la nature
des objets, aux types de substances, qui sera la source de la chimie (êtres
inanimés) et de la biologie (être animés ou vivants) qui elles, tiennent
compte de la nature de ce qui change. Mais elles évolueront elles aussi,
à leur tour, puisque scientifiques, vers une recherche d'identités fortes
(Lavoisier, Dalton), avec la mise en place de classifications qui défi-
niront les champs de validité de l'identique ainsi redéfini (Cuvier ou
Mendeleïev), pour finalement s'historiciser lorsqu'il apparaîtra que le
temps historique est déterminant, comme en géologie ou dans les théo-
ries de l'évolution.
Le refoulement problématologique qui s'affaiblit n'a pas pour unique
réponse le refoulement apocritique qui se renforce en science mathéma-
tisée. Les questions s'expriment à côté des réponses, se mêlent à elles,
engendrant parfois confusions tragiques et quiproquos comiques, comme
dans le théâtre. L'art en général, et la littérature en particulier, traduisent
l'affaiblissement du refoulement problématologique, exprimant par des
langages divers l' énigmaticité croissante du dire et du dit.

28
Chapitre IV

Temps et histoire
ou histoire et temps ?

La plupart des philosophes, con1me Hegel ou Heidegger, enracinent


l'historicité de nos perceptions et de nos conceptions dans la façon dont
nous vivons la temporalité. Présent, passé et futur seraient les maîtres
mots permettant de penser l'Histoire, et l'historicité de celle-ci serait
comme dérivée de notre façon de voir et de vivre cette temporalité.
Du temps découlerait l'Histoire comme dimension de l'existence, et
en rendrait même compte, par addition des vécus temporels de chacun
en un tout qui évolue, certes à des rythmes différents pour chacun, mais
formant néanmoins un tout qui globaliserait les ten1poralités individuelles.
L'Histoire ne serait plus que ce qui dépasse les individus et les plonge,
voire les prolonge, dans le destin des autres. Ce serait la rationalité sous-
jacente à leurs agitations multiples et parfois dérisoires, dont ils seraient
les victimes et parfois les acteurs. Ne dit-on pas qu'elle est tragique pour
ceux qui la vivent et comique pour ceux qui la regardent ?
Ce qui pose problème est le passage du ten1ps personnel, ou même
objectivé, à l'Histoire, qui serait comme construite sur le temps. Pour
élucider cette question, penchons-nous un instant sur la notion d'histo-
ricité. Que recouvre-t-elle au juste ?
Tout questionnement, comme celui que l'homme s'adresse à lui-
même, est inaugural et originaire. Pas de réponse qui ne s'enracine dans
une question. Mais cette dimension de commencement est de l'ordre

29
Qu'est-ce que l'Histoire ?

du philosophique et non de l'historique, car toute question est déjà une


réponse à un problème qui a nécessité qu'on la pose. Le questionnement
qu'on interroge crée cette dichotomie du philosophique qu'il inaugure
et de l'historique qu'il prolonge et auquel il répond. On a ainsi une
scission question-réponse qui tombe à l'intérieur du questionnement, et
qui fait du couple << questionnement et historicité » la charnière fondamen-
tale du philosophique même 1 • Quand on questionne, on refoule cette
chaîne de questions et de réponses qui se sont succédé antérieurement
à ce questionnement. On part de la question qui se pose à un moment
donné, c'est ce que l'on qualifie de présent, et on ne remonte pas jusqu'à
la nuit des temps ou à Dieu pour tout expliquer. On sait simplement que,
par rapport à cette question, il y a l'avant, le passé, et l'après de ce ques-
tionnement, le futur, dont le pivot est la question que l'on pose, et qui
est perçue comme un présent, comme un donné. L'historicité est pourtant
bien réelle. Elle est le refoulement des questions antérieures dont le
problème présent est issu, et sans ce refoulement, on aurait davantage
une réponse à ce qui précède qu'une véritable question originaire.
Le refoulement consiste à maintenir les questions hors de l'ordre des
réponses, pour éviter toute confusion et pouvoir toujours les différen-
cier, ce qui est un processus dont la forme varie avec l'Histoire. Préserver
cette différence problématologique entre les questions et les réponses
n'est possible que si ce refoulement constant, qui pourrait diminuer
avec la remise en question opérée par l'Histoire, est lui-même refoulé
de façon variable pour assurer cette constance. On peut dire que le
refoulement du questionnement est constant, alors que le rifoulement
de ce rifoulement ne l'est pas. L'historicité est ce rapport du constant et
du variable, qui pern1et au questionnement de s'exprimer sans se dire,
et de finir, comme aujourd'hui, à pouvoir être exprimé comme tel.
Différence problématologique oblige. Du coup, l'historicité, qui est ce
dire de la différence problématologique, est elle-même refoulée dans
l' qfectivité des questionnements quotidiens, qui n'ont généralement pas
pour objet de se dire mais d'obtenir des réponses. L'historicité apparaît

1. Voir à ce sujet M. Meyer, Questionnement et Historicité, Puf, coll. << Quadrige »,


2000 ; Puf, 2011.

30
Temps et histoire ou histoire et temps ?

alors comme le refoulement de l'Histoire dans l' effectuation de nos


résolutions qui s'inscrivent dans un présent qui se présente comme
anhistorique, alors même que tout ce que nous faisons et voyons est
marqué par elle. Tout ce qui nous entoure et nous affecte est n1arqué
par l'Histoire, les ordinateurs et les montres, les stylos et les cahiers, les
lan1pes et les livres, etc. : tout cela n'existait pas, sous cette forme du
moins, il y a vingt, cinquante ou cent ans. Rien de ce qui nous entoure,
à con1n1encer par nous-mên1es, n'échappe à l'Histoire, et pourtant rien,
dans la manière de nous y rapporter pour vivre quotidiennement n'est
pensé historiquement pour y parvenir. Le temps et l'espace vont jouer
un rôle essentiel dans ce refoulement et dans l'apparaître interrogatif du
monde, en transformant le présent en présence, l'effectivité de la résolution
en prise de conscience de ce qui est effectif. Mais qu'entend-on au juste
par 1' espace et le temps ?
Tout processus de questionnement se déploie dans le temps au travers
d'une suite de questions et de sous-problèmes qui forment une séquence
temporelle. Celle-ci définit une durée si on la prend globalement, mais
elle est brisée en unités plus ou moins hétérogènes si on l'aborde comme
ensemble de questions ponctuelles. Le temps hétérogène est en général
de nature qualitative, et une question (ou un questionnement) qui ouvre
un processus et en délimite l'avant et l'après. Ce moment est plus ou
moins court, ponctuel même, ou long et étalé dans la durée. Le temps
est refoulé dans la mise en œuvre d'un questionnement et de ses sous-
questions si ce n'est pas leur objet. En revanche, ce qui est effectif dans
le déploiement de ces questions, c'est ce dont il est question chaque fois.
Le cela, la chose, apparaît dans ce refoulement de l'apparaître. L'espace
correspond à la multiplicité des objets en question, tandis que le ten1ps
correspond à celle des questions au sein de ce même processus de ques-
tionnement. Dans l'espace, on ne perçoit jamais que ce qui est pertinent
pour une question, et si on dit« Pierre n'est pas là», comn1e dans l'exem-
ple de Sartre au début de l'Être et le Néant, ce n'est pas pour constater
que le néant est, mais c'est pour énoncer la réponse à une question qui
s'est posée et qui transforme en fond indifférencié et indifférent les êtres
extérieurs à la problématique de l'homme entré dans le café.

31
Qu'est-ce que l'Histoire?

À l'inverse de ses prédécesseurs, Kant soutient que l'espace et le


temps ne sont pas des catégories, nuis des formes de l'intuition sen-
sible. Ces deux positions sont vraies. Où et Quand sont deux interro-
gatifs, comn1e pourquoi, comment, qui, quoi, qui servent à savoir ce que l'on
cherche dans le monde, quand on doit y résoudre des problèmes. Les
réponses déterminent forcément des qui, des quoi, c'est-à-dire des lieux,
des moments, des raisons, en même temps qu'elles nous confrontent à
des êtres qui sont ceci ou cela à tel moment, dans tel endroit, pour telle
raison, de telle manière, etc. Bref, ces interrogatifs sont des catégories des-
tinées à savoir ce que l'on cherche, mais aussi à répondre sur ce que l'on
cherche à dire en tant que ce cela fait l'objet de la résolution, qu'elle porte
sur lui. Le où et le quand n'échappent pas à la règle. Ils font connaître ce
qui est dans un déploiement spatio-temporel, mais ils constituent aussi,
mais comme dimension interrogative, la forme du déploiement iden-
tifiant par lequel le questionneur s'assure de façon unique de ce qui est.
Il n'empêche que les autres catégories, comme le pourquoi ou le comment,
assurent cette connaissance également. On sait ce qui est quand on peut
dire pourquoi ce l'est, ou comment des choses se produisent, et ce qu'elles
sont (le quoi). L'espace et le temps ne sont en tout cas plus à privilégier
pour caractériser la réalité, comme Kant le pensait quand il s'efforçait à
la fois d'intégrer l'apport de l'empirisme et de le dépasser.

32
Chapitre V

Comment concevoir l'Histoire ?


Progrès ou déclin ?

C'est l'Histoire qui, en évoluant, redirige la conceptualisation qu'on


en fait sur des concepts spécifiques, destinés à en saisir le mouvement.
L'idée de progrès comme celle de déclin fait partie de ces concepts-clés,
à partir desquels les révolutions, les grandes migrations, les guerres et les
empires prennent leur sens. Mais plus encore, c'est le rôle et le fonc-
tionnement de la mobilité sociale qui semblent sous-tendre la portée de
ces divers concepts en effets ou en formes de cette n1obilité.
Depuis le Siècle des Lumières, on a l'habitude de penser qu'il y a
un progrès dans l'Histoire, qu'un mieux se concrétise de génération en
génération. On a pu le croire entre 1815 et 1914. Mais les deux guerres
mondiales, qui ont décimé l'Europe au xxe siècle, ont atteint un tel
sommet dans la barbarie que la plupart des penseurs de l'Histoire ont
dû réviser leur jugement. Les analyses les plus célèbres sont celles de
Toynbee, A Study of History, commencée dans les années trente, et celle
de Spengler, avec Le Déclin de l'Occident (1918-1922).
Il n'en1pêche qu'après la Seconde Guerre mondiale, l'optinüsn1e de
la reconstruction en Europe fait oublier à nouveau la vision « décli-
niste )) de l'Histoire 1, un optimisme qui va conforter l'idée selon laquelle

1. En France, sa remise à l'honneur est associée aux thèses de N. Baverez,


notamment dans son livre La France qui tombe, Perrin, 2004.

33
Qu'est-ce que l'Histoire?

l'Histoire se laisse caractériser par le progrès constant de l'Humanité.


Ce thème ne fut pas seulement le fait d'historiens marxistes en attente
d'une révolution aussi inéluctable que rédemptrice, elle fut aussi le credo
d'historiens, dits libéraux, con1me Fukuyama, dans La Fin de l'Histoire
et le dernier homme (1972), qui ont cru à une généralisation inéluctable
de la démocratie comme régulateur anhistorique des conflits issus de
l'Histoire. Pourtant, à lire attentivement les grands historiens du passé,
que ce soit Thucydide, qui analyse la fin de la Grèce, ou Gibbon, qui se
penche sur le déclin et la chute de Rome, les historiens ont été loin de
privilégier la vision centrée sur le progrès par rapport à celle qui a plutôt
vu dans les soubresauts de l'Histoire l' an1orce de déclins à répétition.
Alors, progrès ou déclin ? En réalité, ces deux concepts renvoient l'un
à l'autre, indissociablement, car ils expriment bien souvent deux manières
inverses mais complémentaires d'appréhender la même réalité. Notre
concept de dérivation, où des facteurs à l'œuvre depuis longtemps finissent
par s'avérer déterminants, éclipsant les autres à un moment donné, explique
ce phénomène, qui s'apparente à un masque de Janus. Le rôle de labour-
geoisie, que l'on invoque pour expliquer la société moderne, fait apparaître
des débuts et une finalité différents de ceux qui vont émerger si on consi-
dère un autre facteur déterminant, comme l'égalisation des conditions,
la démocratisation ou la constitution de pouvoirs centralisés servant à la
garantir. Ainsi, selon Marx, la Révolution française signe l'avènement de
la bourgeoisie qui se développe petit à petit dans les villes dès le Moyen
Âge. Bridée par les privilèges d'une aristocratie de plus en plus « inu-
tile », la bourgeoisie ne peut se développer davantage sans se débar-
rasser de ces pouvoirs qui sclérosent et caractérisent l'Ancien Régime.
En revanche, si l'on suit Tocqueville, la Révolution n'a rien d'inaugural
mais prolonge davantage, par une étape certes décisive, la centralisation
de l'État, soucieuse d'égalité, qu'avait amorcée la monarchie, en faisant
monter les bourgeois, pour mieux entraver le pouvoir de la noblesse dont
le roi ne voulait pas être 1' otage. La question qui retient l'attention chez
Tocqueville est l'égalisation des conditions et la mobilité sociale, davan-
tage que la lutte des classes, chère à Marx, qui n'en est finalement qu'une
modalité. Bref, le début, le moteur, que l'historien choisit de privilégier va
aussi déterminer la fin, sa réalisation plus ou moins finale. Si on envisage

34
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

l'aspect économique des choses, le féodalisme va de la naissance des villes


à la Révolution française, tandis que si on s'attache à la montée de l'indi-
vidualisme, on peut en dériver l'approche dès l'Antiquité et lui trouver son
épanouissement, destructeur ou non, à l'époque contemporaine. Est-ce
un progrès ou un déclin ? N'est-ce pas plutôt les deux, un même phéno-
mène présentant toujours deux facettes, l'une positive, l'autre négative ?
Toute évolution historique prononcée soulève ainsi la question de savoir si
le verre est à moitié vide ou à moitié plein.
Un raisonnement semblable peut s'appliquer à la fin de l'Empire
romain :marque-t-elle la disparition d'un monde et le commencement
d'un autre, ou n'est-elle que la première et longue étape dans la nais-
sance d'un monde nouveau, appelé Moyen Âge, qui voit de nouvelles
monarchies s'imposer après une ère de chaos dont l'écroulement final
de Rome n'aura été qu'un moment et la possibilité? On peut encore
affiner l'approche. Pour Gibbon, dans les Causes du déclin et de la chute
de l'Empire romain (1776), la fin de l'En1pire est liée à son affaiblissement
n1oral dû à la généralisation du christianisme qui en a miné les fonde-
ments aristocratiques et conquérants. En revanche, pour Peter Brown,
dans Le Monde de l'Antiquité tardive (1989), l'avènement du christianisme
l'a prolongé, transformé même, et ainsi assuré la continuité de Rome
avec notre monde. Aucune de ces thèses n'est fausse à proprement par-
ler, c'est simplen1ent une perspective différente qui est adoptée, ce qui
donne une autre interprétation de ce qui est considéré comme la réponse
à ce qui est réellement problématique. Le concept même de Moyen
Âge, qu'aurait introduit Michelet, pose déjà question en lui-n1ême, car
il suggère l'idée d'une époque intermédiaire, sans relief propre, défini
avant tout en contrepoint de ce qui précède et de ce qui suit. Ce sont
d'ailleurs les humanistes de la Renaissance qui, les premiers, se consi-
dérant con1me des novateurs ou des rénovateurs, utilisèrent le tern1e
de « Moyen Âge », comme ce fut Jakob Burckhardt qui inventa celui
de « Renaissance )) au XIXe siècle. La découpe Antiquité, Moyen Âge,
Renaissance, Temps modernes, Époque contemporaine semble privilé-
gier une vision de l'Histoire marquée par le progrès, ou en tout cas des
progrès. Cette découpe ignore ou minimise les reculs, les déclins, les
fins, les retours en boucle, ce qui sous-entend une conception linéaire

35
Qu'est-ce que l'Histoire ?

de l'Histoire. Mais une telle conception ne permet pas de comprendre


l'histoire de la Chine par exemple, ou chez nous, le changement de
civilisation imposée par l'immigration barbare à la fin de l'Antiquité.
À la Renaissance, comme le nom l'indique, l'Histoire repart en boucle
sur un nouveau cycle, certes, mais en refaisant le chemin à partir de
zéro, avec la Grèce pour horizon inaugural.
Le modèle européen va se substituer peu à peu à ce genre de
découpe, et la continuité, l'emporter. De là, on va être amené à compa-
rer le développement de l'Europe à celui des autres continents, ce qui
amènera, avec F. Braudel et 1. Wallerstein, à développer l'idée d' éco-
nomies-monde. Par ce concept, on s'efforce de rendre intelligible le
développement des autres civilisations ou même des autres pays, situés
à la périphérie, en rapportant celle-ci à un pôle central. Ce serait leurs
rapports de force successifs et inversés qui permettraient de comparer les
sociétés disparates dans l'Histoire.
Et il est vrai qu'aujourd'hui, l'approche qu'il convient d'adopter, si
l'on veut intégrer l'histoire de la Chine par exemple, doit s'appuyer sur
les rapports entre centre et périphérie. De là découle la compréhension
des divers impérialismes et colonialismes, mais aussi la constitution des
États centralisés. À ce modèle, il convient d'intégrer, ce qu'on n'a pas fait
jusqu'ici, le rôle essentiel de la mobilité sociale, source de frustrations et
de révolutions ou, au contraire, de consolidation des ensembles sociaux
en groupes consensuels majoritaires (d'où la démocratie). La mobilité est
parfois un jeu à somme nulle pour un gâteau qui est fixe, et elle est par-
fois synonyme de déclin ou de progrès de certains ou de couches sociales
par rapport à d'autres, ce qui complexifie encore le modèle, mais donne
sens aux progrès et déclins qui s'alternent, partiels ou alors globaux.

Y A-T-IL UNE FIN DE L'HISTOIRE

C'est la thèse de Hegel. Elle vise à démontrer que l'Histoire pro-


gresse vers la prise de conscience réfléchie et agissante de la liberté

36
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

dans les sociétés. L'influence de la Révolution française est évidente.


Là où le point de vue de Hegel est spécifique, c'est dans l'étude de
ces progrès, étape par étape, vers cette liberté. Celle-ci, dit-iP, est
la « nature de l'esprit et la fin absolue de l'Histoire », et elle se réa-
lise progressivement en trois étapes. La première consacre la liberté
d'un seul, le souverain, la deuxième, celle d'un petit groupe, une
oligarchie ; et enfin, troisième moment, celui qui voit la liberté de
tous. À ces trois moments correspondent le monde oriental, le monde
antique et le monde germanique. On peut aussi - et Hegel le fait par-
fois - dédoubler le monde antique en ère grecque et en ère romaine,
ce qui fait du n1onde germanique un quatrième moment, la synthèse
finale des trois autres, leur complète réalisation, qui est aussi la prise
de conscience de tout le processus (fin de l'Histoire). L'individualité
y prend forme à travers la liberté de conscience qui s'achevant par
la liberté pour tous, voit dans le monde moderne l'avènement de la
liberté démocratique. Mais là encore, on trouve trois étapes 2 : la pre-
nüère commence avec l'apparition des nations germaniques dans un
monde romain décadent, ensuite, la liberté se concentre dans l'anti-
thèse de l'État et de l'Église, et enfin elle se généralise à la faveur de
la liberté de conscience, dont la science moderne sera l'expression la
plus visible. Hegel appelle cette évolution, respectivement, le règne
du Père, du Fils et de l'Esprit. Le monde germanique reprend ainsi
les étapes qui l'ont précédé, pour les dépasser. La première étape dans
l'évolution historique des sociétés hunuines est toujours confinée à
la liberté d'un seul, qui pour exister doit écraser les autres, avant que
de découvrir qu'il en a besoin. Ensuite vient le moment où l'homme
prend conscience de cette restriction, et un n1onde nouveau, différent
parce que lié au divin, voit le jour dans les esprits ; lesquels finissent
par se saisir en tant qu'esprit précisément, en n'étant plus que ter-
restres et mondains. D'où l'accusation d'athéisme à laquelle Hegel a
dû faire face.

1. Op. cit., p. 31.


2. Op. cit., p. 267.

37
Qu'est-ce que l'Histoire ?

Le moteur de cette évolution est la contradiction qui est vécue,


par Hegel, comme l'exercice de la passion. Rien de grand, écrit-il\ ne
s'est accompli dans le monde sans passion, c'est-à-dire sans que des indi-
vidus s'expriment con1me tels, affirmant leur liberté dans la volonté
de dépasser ce qui existe et les contraint. Par là, Hegel rejoint l'esprit
des Lumières de Kant, si ce n'est que l'un voit dans la liberté le dessein
de l'Histoire, l'expression humaine de la Providence, tandis que Kant
y cherche plutôt l'avènement de la morale, malgré le mal radical du
péché originel. Tocqueville, lui, estime que ce qui marque l'histoire
de nos sociétés, depuis la Révolution en tout cas, est la marche vers
l'égalité généralisée, ce qu'il appelle l'égalisation des conditions. Dans De
la démocratie en Amérique, Tocqueville oppose la France aux États-Unis,
précisément par un culte américain de l'égalité plus ouvert, qui favorise
une égale liberté pour chacun. Pourtant, la différence entre les deux
continents ne laisse pas de frapper. Tocqueville dit que « ce sont les rois
absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets »2 •
Mais y avait-il des rois dans cette Amérique plus égalitaire que tout autre
pays ? En réalité, il faut distinguer deux sens profonds de l'égalité. Il y a
l'égalité qui permet à chacun d'exprimer ses talents et donc, de monter
l'échelle sociale grâce à l'égalité des chances qui s'applique à tous, et il
y a l'égalité qui empêche cette ascension sociale, car il ne faut pas que
certains émergent et dépassent les autres. L'égalité, dans cet égalitarisme-
là, porte sur les différences qui sont considérées comme injustes, parce
que ce sont des différences sociales, et du même coup, c'est la mobi-
lité sociale, dans ses effets, qui se trouve mise en cause. Or, c'est bien
là cette distinction sur le sens de l'égalité qui prévaut entre l'Ancien
Continent et le Nouveau. Les vieilles hiérarchies ne sont pas forcément
plus infranchissables chez nous que là-bas, mais ce n'est pas forcément le
talent qui permet de monter socialement. Ce sont plutôt les relations
et les affiliations, familiales ou partisanes. La critique égalitariste porte
alors sur ceux qui sont au sommet, car les autres se disent « pourquoi
pas n1oi ? », puisque le talent n'est pas le seul critère, et qu'il est même

1. Op. cit., p. 71.


2. De la démocratie en Amérique, t. II, 2e partie, chap. 1, Gallimard, p. 104.

38
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

parfois accessoire, voire source de reproches plus ou moins déguisés.


L'envie donne corps à cet égalitarisme-là, et le plaisir de voir chuter les
puissants, comme les gens célèbres, vient renforcer celui de la frustration
à les voir réussir. Tocqueville a raison sur un point essentiel : l'égalité
rapproche formellement les individus qui, jadis, auraient été éloignés
les uns des autres par des barrières sociales infranchissables. Avec cette
distance symbolique qui din1inue, les passions augmentent forcément,
donc l'envie, la jalousie, et la comparaison permanente qui la rend pos-
sible. Il n'est pas sûr que l'égalitarisme rende les gens plus heureux. S'il
faut s'inspirer du Nouveau Monde, c'est pour se réorienter vers une
égalité qui pern1ette à chacun d'agir librement plutôt que de regretter
les effets de cette liberté. En général, il n'y a pas d'avenir pour des
sociétés qui restreignent ou encadrent la n1obilité sociale, en se privant
de la recherche des talents et de leur libre expression.
La passion gouverne les hommes et fait avancer l'Histoire, dit Hegel,
vers la liberté, vers l'égalité, vers la raison, ou même, fin de l'Histoire
oblige, vers le salut ou la richesse matérielle qui permet de se libérer du
poids du travail, pour se cultiver, paraît-il (Marx). Ce sont là de jolies
lectures de l'Histoire dont on aimerait qu'elles aient plus qu'une part de
vérité. Peut-être y a-t-il d'autres moteurs de l'Histoire que la lutte des
classes et la passion pour des succès matériels. En démocratie, souligne
Tocqueville, la réussite est synonyme de l'argent qu'on gagne, car c'est
le seul critère objectif pour mesurer cette réussite. Depuis Adam Smith,
et surtout Durkheim, le véritable principe de différenciation sociale, qui
sous-tend aussi bien les passions libertaires qu'égalitaires, mais aussi la
lutte des classes, c'est la division du travail. Deux auteurs, négligés en phi-
losophie de l'histoire, en ont fait leur thème d'analyse : Durkheim bien
sûr, et F. Tonnies, dans Communauté et Société 1 • Pourquoi la différenciation
sociale est-elle si essentielle, y compris pour faire le pont avec la démarche
économique, telle que Marx l'entendait quand il réinterprétait Hegel ?
On perd souvent de vue que le véritable << moteur éconon1ique »
en Histoire est la loi des rendements décroissants. Prenons un exen1ple

1. Réédité récemment (201 0) aux Puf.

39
Qu'est-ce que l'Histoire ?

simple : un restaurant vient d'ouvrir dans un quartier, et tout le monde


s'y précipite. Du coup, un autre vient s'ajouter juste à côté, espérant
attirer la clientèle qui va, ou ne peut aller, dans le premier restaurant. À
la limite, un troisième restaurateur décide aussi de s'installer pas loin de
là, avec la m_ême idée et le même projet. La conséquence est évidente :
chacun se divise un marché qui n'est pas indéfiniment extensible. Le
chiffre d'affaires global se partage alors en trois, voire les prix baissent,
et rien ne dit que les coûts de chacun d'entre eux seront couverts. La
faillite gagnera sinon les trois restaurants, du moins l'un d'entre eux.
Souvent, l'un rachète l'autre, et c'est ainsi que naissent les monopoles.
La« baisse tendancielle du taux de profit», définie comn1e loi historique
par Marx, est à la fois vraie et fausse : vraie, parce que la concurrence
abaisse le chiffre d'affaires de chacun si le marché n'augmente pas, et
faute de coûts d'échelle, chacun voit, pour un marché donné, son pro-
fit diminuer, au point de menacer sa survie. D'autre part, cette loi
est fausse, parce que les rendements décroissants pour un marché de
biens ou de services donnés font en sorte que les ressources vont se
désinvestir, pour se déplacer là où il y a une concurrence faible et un
marché à prendre. Le capital se réoriente, se diversifie, et tel paysan
devient ouvrier ou artisan, tel économiste devient informaticien, tel
vendeur de gants étend son commerce à la maroquinerie. Si on se place
sur un plan plus global, tel pays va étendre son empire, et si le colo-
nialisme n'est plus possible, il y aura mondialisation du marché, qui du
même coup s'agrandit et se différencie, comme c'est le cas aujourd'hui.
L'impérialisme a donc été une forme de division du travail, laquelle
est la seule manière de faire face à cette loi économique de base qu'est
la loi des renden1ents décroissants. Pour y faire face, il faut créer des
monopoles, en avalant les concurrents (on coule faute d'étendre le
marché ou d'avaler les autres), augmenter les marchés, diminuer les
coûts. C'est pour cette raison que la mondialisation actuelle conduit à
l'abaissement inexorable des salaires et du niveau de vie en général, tout
en fragilisant une offre multipolaire qui crée ainsi sa propre concur-
rence faute de concentration.
D'où la question : et si Durkheim avait raison ? La division du travail
social est un tout grand livre de philosophie de l'Histoire, pour tout un

40
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

chacun qui veut bien le relire, non avec les yeux du sociologue, mais
avec ceux du penseur de l'Histoire. Que dit Durkhein1 à cet égard ?
La division du travail, la différenciation des fonctions, crée de la dis-
tance. Le rapport à la collectivité n'est plus ressenti métaphoriquement,
sauf au travers de quelques symboles, comme le drapeau, mais qui est
quand même vécu comme une simple métaphore. Il ne reste alors
des relations entre les êtres que celles qui sont fondées sur la récipro-
cité contractuelle. Combler la distance entre les êtres relève alors de la
volonté, et vu que chacun est loin des autres socialetnent- cela s'appelle
l'individualisme -les volontés particulières ne vont pas forcétnent coïn-
cider entre elles et ne suffiront pas à former une seule volonté générale
sans chaos et luttes. Aller vers l'autre pour édifier une société morale
requiert que la volonté individuelle, libre, se donne pour fin la volonté
collective (Kant). Librement. Donc, qu'elle renonce à ce qu'elle est
devenue historiquement. Et c'est bien là tout le problètne, car Hegel,
en substituant à la moralité l'idéal de liberté comme telos historique,
nécessaire et providentiel, ne s'est pas rendu compte de ce que nous
fera saisir Durkheim. La liberté doit être plus amplement définie, et
en tout cas, elle est double. Isaiah Berlin oppose la liberté négative à la
liberté positive : la première définit ma liberté comme limitée par celle
d'autrui, la seconde renvoie à la possibilité d'agir com_me je veux. En
un sens, ces deux conceptions de la liberté traduisent l'opposition du
libéralisme et du socialisme. Dans le libéralisme, l'individu fait ce qu'il
souhaite pour autant qu'il ne fait pas de tort à autrui, tandis que dans la
vision « de gauche », on doit tout faire pour émanciper l'homn1e et lui
pern1ettre de réaliser son statut d'hon1me libre que la société capitaliste
bride par des contraintes économiques. Il n'est pas sûr que cette double
lecture de la liberté soit adéquate. On peut légitin1ement lui préférer
celle qui distingue la liberté constituée ou effective et la liberté constituante
ou projective. Je suis libre d'aller denuin en vacances, puisque c'est
possible. L'alternative n'est ni interdite ni inconcevable. Elle est sim-
plement peu praticable, vu les circonstances de la vie quotidienne et
les contraintes familiales comme professionnelles qui pèsent sur moi.
Malgré celles-ci, je dispose sans nul doute de libertés, mais limitées,
circonscrites, encore que bien réelles. Ces libertés sont constituées par

41
Qu'est-ce que l'Histoire ?

les contraintes de nu vie et se nichent au creux de celles-ci comme


de possibles ouvertures pour agir. À côté de la liberté constituée, qui,
il est vrai, limite ma liberté en une multitude de « petites >> libertés, il
y a la liberté constituante, qui est celle, indivisible, de l'honune en tant
qu'homme. C'est, certes, une liberté ontologique, propre à chacun en
tant qu'il fait partie du genre humain, mais c'est surtout la source même
de tout discours qui propose un idéal, et des individus qui clament
« ce devrait être comme ceci » ou « cela n'aurait pas dû être comme
cela ». La liberté projective est l'a priori de tout idéal, mais aussi du sto-
rytelling et des histoires que l'on aimerait s'être réalisées au nom d'alter-
natives qu'on imagine réalisables, parce que cela devrait être. La liberté
constituée, ou effective, est une liberté a posteriori. Le combat politique
vise à faire rejoindre les deux, sans que cela soit pour autant la fin
sous-jacente de l'Histoire depuis ses débuts, comme le pensait Hegel.
L'idéal serait de pouvoir rendre effective la liberté projective au niveau
des libertés constituées, de les faire coïncider, comme si, socialement,
chacun allait pouvoir transcender sa condition sociale, ou simplement,
vivre dans l'idéal qu'il trouve normal. On a souvent dit, depuis les
travaux de Karl Mannheim, que seul l'intellectuel pouvait, de par sa
profession, transcender ses origines et faire de la liberté universelle le
combat inhérent à l'exercice de sa propre liberté comme être social,
s'autonomisant par rapport à ses origines (Freischwebende Intelligenz) et
à ses enracinements initiaux. Cela ferait de l'intellectualité l'idéal, la
valeur suprême, du développement social : permettre à tous de réaliser
ce qu'il souhaite malgré les contraintes sociales qui, en général, l'en
empêchent ou ne lui donnent même pas l'idée d'avoir cet idéal. La
culture émancipe. Autant dire qu'on retombe ici sur l'idée de mobilité
sociale, qui offre une extraordinaire grille de lecture de l'Histoire, des
progrès et des déclins, lents ou violents comme le sont les révolutions.
La mobilité sociale concentre les rapports, dialectiques ou harmonieux,
de la liberté et de l'égalité, selon tous les sens qu'on a donnés à ces
termes, notamment à la faveur de la lecture de Tocqueville, ainsi que
nous l'avons fait plus haut.
Il reste l'idée de passion, si chère à Hegel, et que rejetait Kant malgré
leur vision commune selon laquelle l'Histoire aurait une fin assignable et

42
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

lisible. Qu'est-ce au fond que la passion ? Faisons-en une lecture socio-


historique plutôt que psychologique. Celle-ci, pourtant, n'est pas inin-
téressante : c'est la réaction à des stimuli externes qu'une réponse plus
ou moins réflexe et mécanique, corporelle pour ainsi dire, induit sous
forme de jugement dans le cerveau humain, en fonction de la distance
et du problème qu'elle soulève pour les individus. Évitement (donc aver-
sion, rejet, dégoût, haine, tnépris, etc.) ou au contraire, rapprochement
(donc plaisir, joie, amour, désir, etc.) sont les deux types possibles de
«mouvements de l'âme », ce qui inclut bien évidemment de multiples
subdivisions et qualifications dont on fera ici l'économie. Quand la diffé-
renciation, la division du travail social, augmente, la segmentation a pour
effet d'accroître la distance entre les groupes et les individus. La quête
de l'égalité vise à cmnpenser ce processus, une égalité qui peut aller
de la simple légalisation de la réciprocité contractuelle à l'égalitarisme
le plus étatique. Or, qu'est-ce que la passion si ce n'est la mise en évi-
dence d'une question qui nous touche? La passion est alors le mouvement
(de réponse à cette question) d'éloignement ou de rapprochen1ent qui
est issu de ce processus de distanciation, et elle est d'autant plus forte
que la distance en jeu est faible. Voilà pourquoi - pour répéter Hegel -
l'Histoire est passion. Cela ne signifie pas que les peuples sans Histoire
ignorent les passions, loin de là, surtout celles qui distendent les liens et
créent indûment de la distance. On retrouve là l'analyse de Durkheim
sur l'importance du droit pénal dans les sociétés dites « mécaniques ».
La proximité rend les liens plus passionnels, donc éventuellement plus
forts mais aussi plus violents pour de moindres causes. En revanche, dans
nos sociétés historiques, la passionnalité s'inscrit au cœur d'une plus
grande distance sociale et doit plutôt être qualifiée d'émotion ou de
sentiment, le terme de passion à propren1ent parler étant réservé davan-
tage à l'affect intime, que lie ou oppose aux proches. La passion est plus
personnelle ou privée, et non pas l'expression du social. Le ron1antisn1e
a définitivement réorienté le concept de passion dans ce sens, ce qui
est normal vu les bouleversements forts de l'Histoire à cette époque,
qui ont mis au centre une subjectivité plus imprévisible, violente, et
selon les points de vue, nostalgique ou utopique, voire désespérée. La
passion moderne s'inscrit sur fond de distance plus grande, du fait de

43
Qu'est-ce que l'Histoire ?

l'Histoire, même si la différenciation crée des mouvements d'aversion


ou de diminution de la distance qui deviennent moins passionnels que
simplement subjectifs. D'où la question : est-ce le social qui a envahi
la subjectivité ou n'est-ce pas plutôt la subjectivité qui est rentrée dans la
statistique du social ? Sans doute est-ce les deux.
Une passion est d'autant plus forte que la proximité entre les êtres
concernés est faible, d'où la réglementation forte qui régit toute vio-
lation de la règle dans une société plus fermée (Durkheim). A contra-
rio, une société plus « divisée », plus différenciée, comme la nôtre l'est
aujourd'hui, laisse place à une plus grande indifférence entre les indi-
vidus, à charge même pour le politique de la garantir et d'en compenser
les effets négatifs. Les individus, en s' autonomisant, doivent ainsi forcer
leur volonté pour arriver à penser et à réaliser un but commun. La pas-
sion forte fait davantage place au couple plaisir/ déplaisir que ce n'est le
cas lorsque les relations sociales sont davantage marquées par la distance
et différenciées socialement. D'où l'idée de contrat social et de volonté
libre qui devrait rejoindre une volonté souveraine (Rousseau) ou une
conscience collective à la fois immanente et transcendante (Durkheim).
Les passions sont plus intellectualisées, le jugement de chacun est plus
prépondérant, mais aussi plus chargé du subjectivisme de l'émotion,
laquelle fait sûrement davantage place au sentiment. On ne peut donc
plus parler, dans le domaine du social, de passion vive, concept qui pour-
rait être vu d'ailleurs comme redondant. Si on a affaire à une société
où la distance est plus grande, comme c'est le cas dans nos sociétés
modernes, on pourrait penser que les passions s'émoussent, en tout cas
sur le plan social. Or, l'émotionnel y est vif(on est heurté, par exemple,
par des crimes d'enfants), car la télévision rapproche les êtres et leurs
souffrances, entre autres grâce à l'image. De plus, les individus qui se
rencontrent, par exemple dans des lieux publics (cafés, travail, etc.),
parlent en toute proximité de politique comme des problèmes divers
qui les touchent. Cela renforce la proximité, affaiblit la distance, et les

44
Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?

valeurs en question sont alors relayées et appuyées par des émotions


correspondantes fortes 1•
En conclusion, dans les societes anhistoriques, les passions sont
d'autant plus fortes, donc régulées, que leur modèle est familial et que
la collectivité en reproduit la structure. Chez nous, les passions sont plus
individuelles et c'est seulement par les questions qui nous touchent que
ces passions reprennent force. Mais ces questions, n'étant plus régulées,
sont plus nombreuses, et font vaciller les socles psychologiques des indi-
vidus qui se sentent mis en question par là mên1e.

1. É. Durkheim, La Division du travail social (1893), p. 71-72, Puf, 7" édition, 2007.

45
Chapitre VI

La culture et l'Histoire
religion, art et éthique

L'accélération de l'Histoire pose le problème de la différence. Le


changement n'en est qu'un cas particulier. Ce qui est n'est plus tout
à fait tel qu'il était, et l'identité entre les deux n'est plus qu'une méta-
phore, la réponse par excellence qui chapeaute la différence en un seul
jugement. L'identité s'effrite, l'Histoire bouleverse, inverse, traverse les
réponses existantes, les rendant problématiques, tout en leur conservant
la forme de réponse et de jugen1ent. Dès lors, l'historicité, qui s'exprime
par cette tnétaphorisation accrue, pose problème, et l'homme y répond
généralement de trois façons fondamentales : par la religion, par l'art et
par la morale.
La pren1ière réponse vise à maintenir l'identité coûte que coûte, car
la question posée par le temps qui passe est par trop déstabilisante. C'est
l'affaire de la religion que d'offrir une telle identité : identité person-
nelle d'abord, identité continue du monde, créé ou non créé, ensuite,
et finalement, identité communautaire (c'est le sens du mot ekklesia
ou église) au travers des rapports à autrui. On retrouve respectiven1ent
l'idée de la survie de l'ân1e, qui s'inscrit dans le dualisme de l'âme et du
corps, donc de la mort qui brise l'identité personnelle ; l'idée de créa-
tion du monde, ou d'être infini si, comme les Grecs, on n'adhère pas à
l'idée de création ; et enfin, on a l'idée qui veut que la religion coïncide
avec la morale par des con1mandements et des interdits. Soi, le monde,

47
Qu'est-ce que l'Histoire ?

autrui ou, pour parler grec, ethos, logos et pathos. C'est la définition de
la culture selon Hervé Juvin 1 : « Culture : le moyen du rapport avec soi,
les autres et le monde. Moyen de se dire ou de se fuir. » Pour la religion,
l'identité perdure dans ces trois dimensions quoi qu'il arrive, ce qui fait
de la religion une réponse bien connue aux défaites et aux déceptions
qu'impose l'Histoire. Mais notre plus grande défaite, personnelle cette
fois, est bien évidemment la mort. Pour la religion, la disparition qu'elle
représente ne concerne que le corps, puisque l'âme n'est pas concernée
par ce problème. L'esprit est ce qui assure l'immortalité aux êtres, et par
extension, loin de toute religion, cette fois on peut concevoir les œuvres
de l'esprit comme la seule immortalité possible pour les humains.
On en vient tout naturellement à l'art. L'art, c'est la culture qui rend
les questions visibles et sensibles. L'art traduit le questionnement que vit
une civilisation de façon concrète et matérielle. Son but ? Interpeler,
interroger, ébranler, proposer la synthèse - toute fictionnelle - de ce qui
demeure et de ce qui change et périt. L'art transforme la différence que
creuse l'Histoire, au plus profond des réponses établies, en identité, en
métaphore du devenu, du disparu et de l'éternel. L'empereur Auguste
restera toujours présent grâce à et dans la statue impériale qu'on connaît
de lui, comme s'il était encore parmi nous, alors que c'est seulement l'art
qui le rend présent. Cette identité dans la différence est ce qui ques-
tionne l'auditeur ou le spectateur. Qui ne s'interroge pas à la vue d'un
temple grec, à l'écoute d'un opéra ou d'une musique venue du fonds des
siècles ? Qui n'est pas ébranlé par de l'émotion devant une sculpture ou
une peinture, où tout peut sembler réel sauf, le point d'interrogation sus-
cité à un moment par l'agencement des êtres, comme dans le Déjeuner sur
l'herbe, où une femme nue voisine avec des hommes bien habillés qui tous
fixent du regard le spectateur, ou comme dans la Tempête, où une femme
donne le sein devant une ville atteinte par la foudre, nous regardant
pendant qu'un berger passe son chemin en la scrutant attentivement?
L'Histoire qui s'accélère va évidemment peser de tout son poids sur les
différences que recouvrent les métaphores, faisant éclater celles-ci pour

1. H. Juvin et G. Lipovetsky, L'Occident mondialisé. Controverse sur la culture plané-


taire, Biblio-Essais, 2011, p. 123.

48
La culture et l'Histoire : religion, art et éthique

ce qu'elles sont, mettant à nu les différences qu'elles occultaient. L'altérité


est devenue un fait incontournable auquel il faut faire face : le pathos, c'est
l'autre, dans sa différence, et même, si l'on suit Hegel et Marx, dans ce
qu'il a de contradictoire et dans ce qu'il est comme source d'opposition.
Pathos, donc ici, passion. La tragédie aime le pathos. Mais la morale, qu'on y
retrouve d'ailleurs, s'inscrit au creux de cette question de l'altérité.
La morale est bien le troisième moment de l'historicité, avec une
Histoire qui s'accélère. L'éthique est ce qui reste de la culture quand il
n'y a plus de culture. Le moment éthique est celui auquel il faut décider
con1ment vivre avec autrui, avec la différence qu'il incarne et qui nous
met en question dans notre identité. Il ne s'agit pas de savoir << Que
faire ? », comme le prétendait Kant, mais plutôt de savoir « Comment
faire ? », ce qui signifie « Quelles réponses apporter à la question qu'est
l'Autre, car j'en suis une pour lui con1me il en est une aussi pour moi».
D'où l'idée de la réciprocité juridique qui assoit la différence des êtres
dans l'identité des droits. Mais le droit, qui réglemente, s'identifie-t-il à
ce qu'il est moral de faire ?
La religion ou l'ethos, l'art ou le logos, la n1orale ou le pathos struc-
turent l'historicité, c'est-à-dire la réponse que nous entretenons à l'égard
de soi, du monde et d'autrui dans un monde historique, où l'on ne peut
qu'intégrer le flux et la fluidité du ten1ps qui passe. Il faut vivre ce ten1ps
con1n1e étant le nôtre et se l'approprier, faisant ainsi de l'Histoire nos
histoires, personnalisées et individuelles con1me autant de quêtes où la
grande Histoire, n'ayant rien à voir, du n1oins à pren1ière vue, est refou-
lée. C'est ce refouletnent plus ou n1oins fort qu'on appelle l'historicité.
Si on veut être complet, il faut se donner les tnoyens d'épuiser tous
les cas possibles où l' ethos, le pathos et le logos font problètne. Qu'est-ce
que cela donne-t-il ? Il y a davantage d'enjeux qui se jouent dans ce
tableau du culturel, analysons-le donc :
--

Ethos Logos Pathos


Historicité Religion Art Morale
Effectivité Croyances Sciences Politique
Altérité Valeurs Économie Droit

49
Qu'est-ce que l'Histoire ?

La première ligne se comprend aisément : la religion fixe l'identité


dans un monde dominé par l'Histoire, en assurant que les apparences de
démen1bren1ent seront dépassées grâce à l'esprit qui demeure. Le corps
est l'ennemi du soi qui change, et en ne réduisant pas celui-ci à celui-
là, toutes les civilisations ont voulu garantir l'identité du soi par-delà le
monde sensible, qui est le monde du corps. Mais la religion ne s'est pas
limitée à l' ethos, elle s'est aussi emparée tant du pathos, avec la morale,
que du logos, en pensant la création du n1onde par Dieu ainsi que sa
nature. Du même coup, la religion est entrée en conflit, sur le plan du
logos, avec l'art comme avec la culture, et sur celui du pathos, avec la
morale et la politique. Longtemps, le monde chrétien a assujetti l'art, et
dit Burckhardt, la culture en général, gérant ainsi les rapports entre les
hommes au nom de Dieu. Tant la morale que l'art se sont lentement
libérés de l'emprise du religieux avant d'arriver à s' autonomiser l'un et
l'autre par rapport à la religion.
L'historicité est le mouvement qui voit la différence probléma-
tologique s'effectuer constamment, alors même que les réponses
tendent de plus en plus vers la problématicité, et celle-ci, envahir
l'ordre des réponses, créant doutes et confusions. L' ejfectivité, elle,
est le mouvement d' effectuation de la différence problématologique
qui résout les questions en les évacuant une fois résolues, ne laissant
apparaître que les réponses. Celles-ci, ne « répondant » à rien de dit
ou de perceptible, ne se présentent pas comme réponses, et elles
expriment donc ce qui est dit : l'effectif, le réel, la présence du présent.
L'effectivité est la différence problématologique telle qu'elle se traduit
au quotidien, par des croyances pour le soi, par des chaînes d'effets
(et de causes) dans les choses et sur autrui, comme en politique.
D'où la deuxième ligne du tableau ci-dessus. Mais l'Histoire détache
les termes différents des métaphores qui les recouvrent un temps, et
l'autre est alors un soi, un autre lieu d'identité et de différence aussi
bien. Ce sont d'abord des valeurs communes (ou pas) qui les réu-
nissent. L'ordre des choses, quand il est vu dans le rapport à autrui,
est constitué par des choses qui sont des biens. On les échange ou
on les convoite, d'où les luttes qui visent à s'en assurer la maîtrise.
Enfin, quand l'autre rencontre l'autre, pour le meilleur comme pour

50
La culture et l'Histoire : relip,ion, art et éthique

le pire, pour faire respecter ses droits ou obtenir réparation de leur


violation, il y a le droit.
Ce tableau, on le voit bien, est d'une grande cohérence et d'une
logique implacable. Il articule les différents moments de la culture, sou-
lignant les glissements de nos sociétés vers des dénominateurs communs
plus élémentaires : c'est la religion dans ce qu'elle a de revendicatif, la
politique, dans ce qu'elle a de combatif, et le droit, dans ce qu'il a de
régulatif. C'est ce qui rend si difficile de redonner du sens à l'art, donc
aux lettres ou à la morale. Même les valeurs - comme )e concept de
valeur le suggère - se négocient par l' ethos dans son rapport à autrui,
après in1position de ses croyances sur le monde, voire au monde. L'art,
qui devait exprimer notre Histoire comme une question, n'est plus que
la forme historique que les hommes ont choisi d'adopter pour traiter
du monde qui change, un monde que la religion fixe, et à laquelle la
science finit par s'opposer au non1 de l'expérience et de l'observation.
L'ordre du n1onde est vu comme fait de biens plutôt que d'œuvres, et
celles-ci finissent par s'échanger comme biens, au cas où l'on aurait
oublié dans quel monde on opère.
Mais ce qui caractérise peut-être le plus ce que nous entendons
aujourd'hui par culture, c'est la morale. Avec elle, nous disposons d'un
ensemble de réponses plus ou moins implicites qui vont définir le vivre-
ensemble minimal, c'est-à-dire ce qui unit les membres d'une commu-
nauté et d'une société. Or, le problème de la morale, c'est qu'on en parle
depuis plus de deux siècles sans vraiment réussir à la caractériser avec
justesse. On la voit généralement comme un ensemble de prescriptions
et d'interdits qui seraient rationnels et que l'on devrait adopter pour
cette raison. Mais la morale n'est pas tant ce que l'on doit suivre que ce à
quoi les individus se plient ejjèctivement, sans se poser trop de questions la
plupart du temps. Ne parlons même pas de consulter le philosophe, pour
voir s'ils ont raison et entretiennent donc une juste conception du juste.
La vraie question est ainsi la suivante : pourquoi parle-t-on si mal de
la morale depuis si longtemps ? La réponse est simple : le point de départ
adopté voue la tentative d'une réflexion sur l'éthique à l'échec. La morale
n'est pas tant dans ce que l'on doit suivre que dans ce à quoi les individus
se plient if.fectivement, souvent sans se poser de questions philosophiques.

51
Qu'est-ce que l'Histoire ?

Comment << déduire » l'Autre ou comment savoir agir de façon désin-


téressée à son égard si les motivations pour agir partent du Moi, qui est
fait de désirs, d'intérêts et de passions forcément « égoïstes » ? Pourquoi
se sacrifier, s'oublier, renoncer à ce qui fait le sel de l'existence, ses désirs
et ses passions précisément, pour n'écouter que ceux et celles des autres,
comme s'ils valaient plus ou mieux que mes intérêts et mes désirs? Qui
est prêt aujourd'hui à renoncer ainsi à soi-même, à se raboter pour n'être
plus que l'Autre qu'il est en tant que sujet universel, incarnant la nature
humaine, comme si ses passions n'en faisaient pas partie et relevaient du
péché et du condamnable (saint Augustin) ? Plus personne, sans doute.
Mais toute la difficulté est là aussi : si c'est du Moi que doit partir la
morale, celle-ci est impossible ou peu réaliste, car du Moi on ne déduira
pas l'Autre, sauf à s'oublier comme moi en faisant croire qu'on est déjà
l'Autre (principe kantien d'universalité). Mais quand je dis Moi, je dis
Moi, et vivre ne signifie pas se mettre entre parenthèses, et laisser ainsi
de côté tout ce qui me singularise au profit d'une idée, qui voudrait que
pour être vraiment Moi, je cesse de l'être. Bref, avec le Moi, la morale
est impossible, et pourtant, les faits moraux existent bel et bien, indé-
niables et quotidiens. On pourra toujours objecter qu'il y a une morale
du bon sens, qu'on appelle l'utilitarisme, où l'on peut satisfaire ses inté-
rêts et ses désirs personnels, tout en rencontrant ceux des autres. L'utilité
de mes actes contribuerait à accroître l'utilité globale, légitimant ainsi
mes désirs et mes passions. L'homme utilitariste ne doit donc renoncer
à rien, puisque ses intérêts vont profiter à tous. Pourtant, sauf à culti-
ver une bonne conscience joyeuse, il est rare que notre bonheur coïn-
cide avec la vertu, et qu'il augmente le bonheur des autres comme par
enchantement. La morale a besoin d'un autre fondement que celui de
la morale antique, qui voulait que se comporter avec vertu fût la même
chose que d'arriver au bonheur. Elle requiert également une autre base
que le Moi qui, avec son égoïsme naturel, n'est pas forcément animé
par un quelconque sens moral. D'où vient alors, précisément, ce sens
moral, si on ne l'enracine ni dans le Moi ni dans l'équation qui veut que
la vertu rende heureux ?
En fait, c'est la distance entre les êtres qui est le vrai point de départ
de la morale, et l'objet de celle-ci, c'est de savoir comment gérer cette

52
La culture et l'Histoire : religion, art et éthique

distance. Qu'est-ce que le Bien sinon ce avec quoi on veut diminuer cette
distance, et qu'est-ce que le Mal, sinon ce que l'on veut fuir ? Le désir
et l'aversion, la proximité et l'éloignement sont les deux mouvements
de l'âme qui sont les plus élémentaires. Que ces mouvements soient
réflexes, mécaniques, émotionnels, corporels même, comme lorsqu'un
danger est proche et imminent, ou qu'ils soient réfléchis, marqués par le
jugement et pas seulement l'émotion, quand la distance est plus grande,
personne n'en disconviendra. Maintenant, on peut répondre à la ques-
tion de savoir pourquoi on ne peut définir le Bien ou le Mal en général
alors qu'on fait souvent la différence dans des circonstances particulières.
Dans la vie de tous les jours, la distance avec autrui varie, et c'est cette
distance qui donne chaque fois un contenu précis, mais différent, au Bien
et au Mal, selon que cette distance est plus grande ou plus faible. Plus
on est proche de l'objet aimé ou redouté, plus le désir et l'aversion sont
de l'ordre du passionnel, voire du corporel et du physique. Le Bien et le
Mal s'identifient alors au plaisir et à la douleur (Épicure). En revanche,
plus la distance est grande, plus on est dans l'impersonnel, et plus
le Bien et le Mal seront décidés par jugements et par principe, comme
le veut Kant. Le plaisir devient de la joie, la douleur se psychologise
alors en tristesse, et les deux perdent leur simple connotation physique
ou corporelle. Et entre ces deux moments ou stades, on a la vertu ou les
Vertus, chères à Aristote. Point de relativisme là-dedans, puisque pour
une distance donnée, tout le monde pensera la même chose. Mais si
par exemple la distance augmente, le Mal deviendra autre chose, et le
Bien aussi, sans qu'on tombe dans le relativisme des réponses subjectives
et différentes. Celui-ci ne surgirait que si, pour une distance donnée,
plusieurs individus situés à l'identique répondaient différemment. Un
homtne aura plus d'indulgence pour son fils que pour son voisin, pour
son voisin que pour un citoyen plus éloigné, pour un compatriote que
pour un étranger. En principe, il défend pourtant les mêmes valeurs,
mais de fait, ce dont l'autre a besoin, ce qui lui faut, ce dont il faut tenir
compte, pour qu'il soit heureux ou satisfait, va varier avec cette dis-
tance, et le Bien va se moduler en conséquence. Le sens moral est donc
directement lié à cette distance, il lui est même immanent et ne relève ni
de l'émotion ni de la raison, sauf à définir l'une par une distance faible,

53
Qu'est-ce que l'Histoire ?

et l'autre par une distance forte. Il est plus difficile d'appliquer ses grands
principes universels quand on est confronté à ses enfants, à la femme ou
à l'homme qu'on aime, à ses arnis plutôt qu'à un être inconnu, pour
lequel on n'est jamais en manque de principes. C'est le rôle du juge et
de la loi d'appliquer ceux-ci, puisqu'on choisit le juge comme être de
distance, ce que le formalisme juridique et la loi garantissent.
Qu'est-ce qui assure la distance par conséquent ? La société. Une
société juste permet aux individus de manifester leur distance les uns à
l'égard des autres (en protégeant la vie privée) et de vivre librement sans
crainte de l'Autre. La société juste est celle qui permet à l'individu de
vaquer à ses occupations sans avoir à se soucier des questions sociales et
politiques (Benjamin Constant).
Au fond, si la notion de distance avec autrui est si importante en
morale, c'est parce que l'Autre a toujours été vu comme une menace,
comme une mise en question de soi. La morale est l'ensemble des com-
portements et des règles qui annulent ou rendent inoffensive la mise
en question que représente Autrui, là où la politique démocratique la
régule. L'Autre, au départ, c'est le Mal, et la morale à proprement parler,
est ce qui a pour effet de dissocier l'Autre du Bien comme du Mal : on
peut alors aller vers lui (l'amour) ou lui être indifférent, sans que cela soit
ni mal, ni bien. Le Mal et le Bien vont être ailleurs, dans cette distance
avec autrui. En revanche, si cette distance est mal gérée, le Bien et le Mal
redeviendront vite identiques à un« autre)).
Doit-on dire plus ici ? On pourrait, mais ce n'est pas le lieu, car
il suffit de préciser ici que la morale est désormais la forme culturelle
minimale qui réunit les hommes dans un monde multipolaire et multi-
culturel. Pourtant, le droit ne sera jamais que la culture lorsqu'il y a ou
qu'il y a eu conflit.
Le problème aujourd'hui est que la culture qu'a fragmentée l'Histoire
a perdu son rôle d'unification dans la compréhension du monde. La
culture est perçue comme un luxe souvent inutile. À une époque où
tout doit aller de plus en plus vite, peu d'individus ont le temps de
l'approfondir. Mais sans culture globale, nourrie d'art et d'histoire, de
science et de philosophie, comment faire pour appréhender de manière
critique les tenants et les aboutissants de ce qui arrive ?

54
Chapitre VII

L'Empire Romain
ou le modèle spécifique
de l'Histoire Européenne

1. ROME ET LES AUTRES :


LES CIVILISATIONS DE L'ETHOS, DU PATHOS ET DU LOGOS

Depuis toujours, l'unité romaine a fait fantasn1er l'Europe en quête


d'unité, même si ce qui constituait la partie sud de l'Empire ne relève
plus de l'Europe à proprement parler, en raison de l'islanlisation du
Nord de l'Afrique. L'Europe d'aujourd'hui prétend s'étendre jusqu'à
l'Oural, ce qui n'a jamais été non plus dans les an1bitions de Rome.
Ce qui semble caractériser le modèle romain de façon ancestrale, c'est
l'adjonction du christianisn1e. Encore convient-il de nuancer le pro-
pos, car la perte de Byzance et d'une partie des Balkans, tout comme
l'existence de la Russie, va réduire cette vision de l'Europe à ce qui
en a été dominé par le christianisn1e catholique. Et si l'on inclut dans
cette vision de l'Europe la Réforme protestante, inscrite initialement
au cœur des pays germaniques, on devra alors plutôt parler d'Occident,
car l' An1érique en fait partie sans être « européenne » pour autant. Bref,
le modèle romain comme matrice de notre civilisation ne laisse donc
pas de surprendre. Peut-être convient-il de reconsidérer les choses avec

55
Qu'est-ce que l'Histoire ?

un autre regard? Toynbee parle d'un modèle romain, fait de culture,


de religion et d'État, où le particulier s'accomplirait dans l'universel.
J. Burckhardt avait déjà souligné à la fin du XIXe siècle le rôle de la
culture, de l'État et de la religion.
Rome serait le vecteur de l'hellénisation qui, elle, a effectivement
marqué toute notre histoire européenne, y compris jusque dans le chris-
tianisme, et ensuite, grâce à lui. La nostalgie européenne pour l'Empire
romain s'inscrit peut-être davantage dans l'idée d'une fédération de peu-
ples distincts au sein d'un grand ensemble, où divers cultes et religions
ont pu s'exprimer dans une grande tolérance. Chacun pouvait se déve-
lopper et même s'enrichir, bénéficiant de cette romani tas qui fut pendant
longtemps une culture commune, basée sur une langue commune, avant
que d'être, en 212, un droit de citoyenneté universellement accordé aux
sujets de l'Empire. La grandeur de Rome nous parle davantage que celle
de la Chine ou de l'Empire ottoman, sans doute parce que les nations
voyaient leur expansionnisme contenu et mettaient davantage l'accent,
du moins officiellement, sur une culture commune, relativement parta-
gée grâce aux œuvres d'art et à la littérature. Nous sommes, en Europe,
les héritiers de cette approche où le socle historique commun est défini
culturellement et moralement. Enfin, et ce n'est pas le moindre des
arguments, les civilisations sont marquées par des traits dominants qui
perdurent au fil des siècles. D'une manière générale, l'Antiquité, et pas
seulement celle que l'on appelle gréco-romaine, est soucieuse de l' ethos.
Qu'entend-on par là?
Toute société, toute communauté humaine, s'interroge sur soi, le
monde et autrui, l'identité, les choses, et l'Autre. Le<< Qui suis-je ? »,le
« Que puis-je connaître ? >> et le « Que puis-je faire ? » de Kant sont des
questions qui ont toujours agité les hommes depuis l'aube de l'huma-
nité. On retrouve ces questions dans la subdivision que fait Hume dans
son Traité de la nature humaine, où il parle de Of the Understanding, Of
the Passions et Of Morais, pour connaître le monde, faire l'expérience
de son Moi, le ressentir et l'éprouver, et enfin, se rapporter à autrui
en société. Dans l'Antiquité déjà, les philosophes grecs se sont posé
ces questions sous une forme ou une autre. Pour le soi ou l'identité,
ils parlaient de l' ethos. Ce mot évoque l'éthique. Originellement, il

56
L'Empire Romain

signifie le caractère, la personne, et au bout de l'analyse, ses vertus, à


la fois morales et intellectuelles. On parlerait aujourd'hui plutôt de sta-
tut, avec ce qu'il implique comme attentes, tant culturelles que mora-
les. Pour parler de l'Autre, les Grecs inventèrent le terme de pathos,
qui évoque ceux de passion et pathologie. L'Autre subit, et on subit
l'Autre, c'est le rapport au pouvoir, mais aussi- puisqu'il y a toujours
un plan psychologique qui se mêle au social - l'émotion, le senti, qui
altèrent le jugement, selon Aristote, voire façonnent ses opinions. Le
pathos est ce que l'Autre me fait savoir sur la relation que j'ai avec lui,
c'est le réflexif, dit ou n1ontré physiquement, d'une relation. C'est
la réponse au relationnel, comn1e c'est la réponse relationnelle elle-
même. Par la passion, on indique à autrui ce que l'on pense de lui et
de la relation qui nous lie à lui. La colère, l'amour, l'envie, etc. sont à
la fois des én1otions et des signaux. Ils expriment la façon dont on reçoit
et perçoit les rapports humains qui nous touchent. Reste le logos, qui fait
le pont entre l' ethos et le pathos, où le dire et le dit, le visible et l'audible
convergent en un ordre du n1onde qui s'exprime pleinement à tous.
C'est une connaissance de cet ordre autant que l'ordre lui-même qui
est capturé par le terme de logos. En littérature plus spécifiquement,
l' ethos, ou le soi, s'exprimera par la poésie et le lyrisme en général, où
c'est «je >> qui parle. Le pathos, ou le spectacle de l'Autre, conflictuel
ou sin1plen1ent édifiant, nous renvoie au théâtre et à la dramaturgie
en général. Quant au logos, il renvoie de façon spécifique à l'ordre
du monde, dans des épopées qui fondent le narratif des ensembles
humains. Mythes et religions commencent par le logos, même si toute
religion finit par s'accaparer l' ethos et la morale, le plus souvent au
travers d'un prophète ou d'un messie quelconque, porteur d'exigences
morales. Mais la religion va inclure aussi le pathos, car une religion qui
ne régit pas une communauté ne peut survivre.
Les civilisations antiques ont été avant tout au cœur des fleuves,
le Nil, l'Euphrate, le Tigre, l'Indus ou le Fleuve Jaune, et ont formé
des sociétés impériales, ou à tout le moins monarchiques. Beaucoup,
notamment en Mésopotamie, ont disparu sans réelle contestation
interne. Épuisés par la surexploitation d'un sol devenu trop salé par
les alluvions venues de la mer, ces États-Cités du Moyen-Orient ont

57
Qu'est-ce que l'Histoire ?

disparu, et en voulant s'étendre, ont fini par périr l'un après l'autre 1•
En revanche, les empires ou les royaumes qui se renforcent voient se
développer une expression de type religieux nouveau. Le premier
à l'avoir remarqué est le philosophe Karl Jaspers dans Origine et sens
de l'Histoiri- : il parle d'un âge axial, où Bouddha, Confucius et les
prophètes de l'Ancien Testament font leur apparition. Durant cette
période (800-200 av. J.-C.), « il se passe des choses extraordinaires, dit
Jaspers. En Chine, vivent Confucius et Lao-Tseu ; on voit naître toutes
les tendances de la philosophie chinoise. En Inde, c'est le temps des
Upanishads et du Bouddha ; toutes les possibilités philosophiques se
font jour, allant jusqu'au scepticisme et au matérialisme, ou, comme
en Chine, à la sophistique et au nihilisme. En Perse, Zarathoustra
répand son âpre vision d'un univers déchiré par le combat du bien et
du mal. En Palestine se lèvent les prophètes d'Élie, d'Isaïe, de Jérémie.
En Grèce, on trouve Homère, les philosophes, Parménide, Héraclite,
Platon, les tragiques, Thucydide et Archimède. Tout ce que ces noms
ne peuvent qu'évoquer s'est développé au cours de ces quelques siècles,
presque en même temps, en Chine, en Inde et en Occident, sans que
les hommes aient rien su les uns des autres >> 3 • Comment expliquer
cette concomitance ? L'intellectuel naît en s'autonomisant d'un clergé
officiel au pouvoir et qui souvent l'exclut. L'intellectuel va s'affirmer
comme tel et défendre les valeurs qui lui permettent d'exister comme
conscience critique, à la poursuite d'un idéal, souvent déritualisé, du
Bien et un rejet du Mal. Cela va supposer une conception nouvelle
de l'homme et du politique. Un ethos redéfini de la sorte, en éthique
précisément, va couvrir bien souvent un nouveau discours ou type de
discours, un logos, s'adressant à la communauté, afin d'exprimer ce qui
est mieux pour elle, pour chacun, donc pour autrui, à respecter comme
soi-même, puisque le pathos, c'est un autre soi-même.

1. Sur ce sujet, le livre toujours à lire est celui de Jacques Pirenne, Les Civilisations
antiques, Albin Michel, 1958 ; Pour une analyse plus actuelle, M. Van de Mieroop, A
History of the Anâent Near East, Blackwell, 2006.
2. KarlJaspers, Origine et sens de l'Histoire (tr. fr. H. Naef), Plon, 1954.
3. Op. ât., p. 9.

58
L'Empire Romain

Pourtant, toutes les sociétés humaines n'ont pas fonctionné avec les
mêmes priorités. Ainsi, les civilisations antiques ont développé leur spé-
cificité en s'articulant autour d'une problématique principielle, nourrie
par l' ethos, par le pathos ou encore par le logos. Les religions ont complété
et articulé cette problématique en s'y adjoignant les deux autres dimen-
sions. Ainsi, l'Occident romain sera surtout centré sur l' ethos, l'identité,
le statut social, mais d'autres univers se sont focalisés davantage sur le
pathos, le communautaire, ou sur le logos, l'ordre du monde à redéfinir et
qu'engloberait l' ethos et le pathos. L'accomplissement d'une civilisation
se fait par une sorte de processus d'accomplissement qui vise à intégrer
dans sa culture les deux autres dimensions. Ainsi, l'Inde est d'entrée de
jeu centrée sur l' ethos : la pluralité des dieux personnels, leur représen-
tation par la sculpture, qui traduit cet ethos, font de l'Inde et de ses enva-
hisseurs multiples (et parfois rejetés) une société où l'identité est sans
cesse à préciser au travers de l'idée de survie con1me préservation du soi
ou con1me réincarnation. C'est la question nujeure de l'Inde, où l' ethos
est vécu différemment qu'à Rome. Autre encore est le cas de la Chine.
Son Histoire est d'ailleurs difficile à saisir avec nos catégories occi-
dentales habituelles : a-t-elle connu un Moyen Âge semblable au nôtre
ou, si l'on adopte la conceptualisation socio-économique, une féoda-
lité, suivie comme chez nous d'une révolution con1merciale et indus-
trielle ? Rien n'est moins sûr. Les catégories de la pensée historique
occidentale nous laissent dépourvus, quand il s'agit de comprendre les
changements qui se jouent en Chine depuis trois rnille ans. La vision
à adopter doit plutôt tourner autour du rôle du centre face à la péri-
phérie, aux périphéries, avec ses « barbares » et ses invasions, mongoles
par exen1ple. L'éclatement de l'En1pire du Milieu est sans cesse en jeu,
et celui-ci constan1ment renlis en question par des forces d'éclatement
en quête d'affirmation face à un centre terriblement pesant. Ce sont
bien là d'autres catégories que les nôtres, mais il convient peut-être de
changer aussi celles-ci pour être plus universels. La Chine s'est caracté-
risée depuis Confucius par le respect des Anciens, de la famille, avec
l'obéissance au Fils du Ciel qu'était l'empereur. C'est la famille qui est
responsable, fiscalement et juridiquen1ent, non l'individu comme en
Occident, ou la communauté villageoise avec ses corporations (castes)

59
Qu'est-ce que l'Histoire?

multiples comme en Inde. Le pathos, c'est l'Autre, et l'autre par excel-


lence, c'est la famille, avec le père comme centre. La première hiérar-
chie est celle que présente la famille, et c'est aussi la forme primordiale
de toute altérité. La morale de Confucius calque les devoirs de chacun à
l'égard de l'En1pereur et du pouvoir en général sur ceux qu'on remplit
à l'égard de sa famille.
À la même époque, l'Égypte dessine un autre ordre de préoc-
cupations, y compris et jusque dans son culte de l'éternité. L'ordre du
monde, qu'on étudie par exemple dans l'astronomie et qu'on révère
dans les rites solaires, est le fondement de cette civilisation. Le logos y
est donc central. Il est garanti par le Pharaon, dont la nature est divine.
C'est dans ce cadre bien précis que s'inscrivent de façon subordonnée,
ou plutôt, impliquée, l' ethos et le pathos tels que l'Égypte ancienne les
entend. Une peinture-écriture scénographique, colorée et imagée pour
dire l'Autre, un autre souvent majestueux, ou massif, telle scribe assis.
Les batailles seront à l'Égypte, pour le pathos, ce que la tragédie sera à
la Grèce. Enfin, l' ethos renvoie à l'attitude morale hiératique de ceux
que l'on met en scène, dont on raconte les exploits, et surtout, qui se
racontent dans leurs exploits. Le réalisme de cet ethos contraste avec le
symbolisme de l'architecture qui exprime le logos du monde dans sa
grandeur, sa vocation et ses structures. Ce logos demeurera immortalisé
par les pyramides. On peut résumer ce qui différencie les civilisations
dont on vient de parler par le tableau suivant :

Civilisation de l' ethos Civilisation du logos Civilisation du pathos

Inde Égypte Chine


art dominant : Art dominant : art dominant :
la sculpture l'architecture la peinture

La fusion de l' ethos, du pathos et du logos dont on a parlé pour


l'Égypte éclate avec les soubresauts qu'impose l'Histoire :la Grèce pri-
vilégiera le logos, désormais conçu comme Raison et lui subordonnera
l' ethos qui y correspondra, tout comme elle fera du pathos le lieu de

60
L'Empire Romain

la rencontre conflictuelle avec autrui, qui est inhérente à une société


qui bouge. Ce n'est pas le mêrne logos qu'en Égypte, car c'est un logos
cette fois enraciné dans la rationalité, certes influencé par l'Égypte
(Hérodote), mais dont il aurait expulsé les aspects n1ythologiques et
politiques, et démonté l'être faible. Le refoulement problématologique
diminuant, le mythos éclate pour ce qu'il est, du mythe, de la fiction, de
l'analogique avec le n1onde humain. On connaît le goût égyptien pour
les analogies avec le monde animal, les différences gommées. Mais le
Sphinx, mi-hon1n1e, mi-anin1al, sera vaincu par Œdipe. En Grèce, on
observe, avec cette perte de l'analogisme propre à une Histoire qui
s'accélère et qui va évoluer vers une démocratie, un recours à l'être fort
compensatoire, immortalisé dans la géon1étrie et la déduction logique
(appelée aussi syllogistique). L'ethos se libère de l'exigence d'avoir à dis-
tribuer les êtres selon leur statut, religieux notamment, au sein d'une
société rigide et hiérarchique, centrée sur le Pharaon. L ethos, c'est la
personne définie par son caractère et sa personne, ses aspirations, ses
vertus et ses vices, c'est à la fois le «je » du poète et la statue, votive
certes, des sculptures de personnages divins ou proches du divin,
comme les athlètes. Au début, la parenté est frappante entre les statues
votives grecques (les kot-trot) et les égyptiennes. Mais la grandeur se
démocratise. L' ethos se démultiplie. Il recouvre le soi en général, un
soi qui parle, qui devient le soi de la rhétorique et de la vertu dans
et par la parole. Quant au pathos, il va se centrer sur la description du
tragique, l'échec de la parole que la raison constate. C'est le conflictuel
comme rapport historique à l'Autre, précisén1ent en dehors du mytho-
logique. Il n'y a rien eu de tel en Égypte ancienne, ni poésie lyrique
proprement dite, ni théâtre 1 •
Les trois grandes civilisations dont on vient de parler se partagent au
fond les premiers moments-dés de l'Histoire de l'humanité. À elles trois,
elles couvrent l' ethos, le pathos et le logos, en donnant chaque fois à l'une
des trois la priorité sur les deux autres dimensions de l'humain. L'Inde
et la Chine continueront leur histoire dans une relative continuité, alors

1. Henri_ Frankfort, Ancient Egyptian Religion, p. 136 sq., Columbia University


Press, 1948., Ed. de Poche, Harper and Row, 1961.

61
Qu'est-ce que l'Histoire ?

que l'Occident va naître aux confins de l'effondrement de l'Égypte,


avec des religions qui sont néanmoins issues du monde moyen-oriental.
Prenons l'Égypte.

Egypte : logos

Rome Grèce Moyen Orient

ethos logos pathos

Que les dieux égyptiens aient donné lieu ou non aux dieux grecs,
comme le prétend Hérodote, ne change rien au fait que les Grecs aient
finalement renoncé au mythos au profit du logos, cherchant de nou-
velles explications, rationnelles en l'occurrence, à l'ordre des choses
et à celui du monde. L'âge axial dont parle Jaspers est précisément
celui qui voit l'être faible des mythes s'imposer pour ce qu'il est, suite
au refoulement problématologique qui diminue. Il correspond, ou
répond, à cette diminution, donc à une prise de conscience du pro-
blématique qui a gagné les mythes, les cosmogonies qui leur sont
attachées et les éthiques qui les nourrissent. Le propre de la civilisation
grecque est d'avoir, en tant que civilisation précisément, médité et
repensé l' ethos et le pathos à la suite de la refondation du monde en
tant que logos. On l'a dit, l'âge axial, avec ses divers penseurs, signe la
naissance des intellectuels, donc des philosophes, voire des prophètes.
Ce sera la prééminence du logos avec l'Égypte, de l' ethos avec l'Inde et

62
L'Empire Romain

du pathos, avec la Chine, obligeant, à terme, chacune de ces grandes


civilisations à s'interroger sur les deux autres dimensions de la pen-
sée qui ont pu être négligées dans un premier temps. L'Égypte les a
concentrées en une seule réalité. Les civilisations qui, à sa suite, ont
fait éclater l' ethos, le pathos et le logos, se sont développées en marge
de son empire multiséculaire, mais non sans subir son influence. C'est
l'accélération de l'Histoire qui a produit cette dissociation, et c'est
encore elle qui va obliger les Grecs, les Ronuins et les Juifs à repenser
entièrement ces trois problèmes essentiels du soi, du monde et d'autrui
sur de nouvelles bases.
Con1mençons par Rome. Rome a ceci de spécifique qu'elle va
être don1inée par l'eth os, le souci de l'identité, la différence sociale ou
de statut y jouant un rôle de premier plan. À l'inverse de la Grèce,
dont l'idéal démocratique reposait sur une égalité des hommes libres,
Rome est fondée sur les différences et la hiérarchie. C'est sans doute
pour cette raison qu'à l'inverse de la Grèce, elle a préféré l'an1phithéâtre
au théâtre ou, en tout cas, a inventé les jeux du cirque. Le théâtre
a toujours mis en scène, comme une source de confusion, les diffé-
rences fondamentales et fondatrices qui s'estompaient. Pas de danger
que cela arrive à Rome. La comédie est ainsi fondée sur le quiproquo,
nuis même la tragédie exploite les différences que l'on ne reconnaît
plus alors qu'elles devraient prévaloir : différence entre les dieux et les
homn1es, différence entre la vie et la mort, différence entre la loi natu-
relle et la loi civile (AnticRone) ou encore entre les parents et les enfants
(IphicRénie à Aulis ou Œdipe-Rot). La tragédie illustre les dangers à ne
plus voir de différence entre les bonnes et les mauvaises différences,
entre l'illégitime et le naturel. Dans une société qui se démocratise,
l'abolition des différences risque d'entraîner les bonnes avec les nuu-
vaises, d'où l'importance à montrer le spectacle et les conséquences
funestes de leur indifférenciation. Quand les valeurs en jeu ne sont
pas essentielles, on peut en rire, tnais quand elles le sont, cela devient
tragique. En revanche, dans une société fortement hiérarchisée, con1me
l'a toujours été Rome, avec ses révolutions, l'Empire, et ses révoltes de
palais, les différences sont sans cesse présentes, affirmées et réaffirmées,
confortées même par des effets rhétoriques où celui qui parle montre

63
Qu'est-ce que l'Histoire ?

et se montre, ce qui va primer sur ce qui doit être justifié et argumenté


en soi indépendamment de l'orateur. Les Grecs inventèrent l'argumen-
tation, où le raisonnement est premier dans l'analyse, et les Romains,
la rhétorique, où ce sont les effets de style qui ont la priorité. Des arcs
de triomphe aux temples sur le forum, tout, à Rome, respire la diffé-
rence, les différences entre les classes, les rôles sociaux, et la grandeur
qu'ils doivent traduire. Par la différence s'affiche le souci constant de
renforcer la valeur que représente une romanité partagée. Si la Grèce
nous a légué la raison et les sciences qui se sont substituées aux mythes,
les Romains, eux, nous ont donné le sens de l'unité et des valeurs
partagées par des peuples différents, par-delà les hiérarchies sociales
qui les ont parfois déchirées, jusqu'à Rome même. L'amphithéâtre se
voulait le lieu de son unité retrouvée, au travers du spectacle de la
violence, exercée sur des êtres classés comme vraiment différents, tels
les prisonniers et les esclaves. Ce que la démocratie athénienne a su
réaliser pacifiquement dans les jeux du stade, Rome n'a pu l'accomplir
que dans la violence des jeux du cirque. Mais là encore, c'est le spec-
tacle des différences et de l'exclusion qui était en jeu. Reste une ques-
tion essentielle : pourquoi Rome a-t-elle tenu si longtemps ? Voilà une
question que l'on ne pose pas souvent, préférant demander l'inverse,
à savoir pourquoi il y a eu déclin et chute. Mille ans environ, de la
République à la fin de l'Empire, ce n'est pourtant pas rien. Est-ce dû
à une religion forte monopolisée par un appareil d'État, comme en
Égypte ? Est-ce le fait d'une idéologie collective, dont tout le monde
participait, comme en Chine, avec Confucius ? Le mystère de la durée
de Rome est presque aussi grand que celui de sa chute. On chercherait
en vain l'effet d'une religion unique, l'Empire les tolérant toutes, ou
presque. On voudrait chercher la présence d'un clergé puissant, comme
au Moyen Âge, qu'on ne le trouverait pas davantage. Qu'est-ce qui a
donc pu tenir Rome et ses peuples ensemble si longtemps, et imposer
ses valeurs jusqu'à nous les transmettre ? La religion était avant tout
affaire de rites plus que de croyances, d'où le formalisme qu'on retrou-
vera jusque dans le droit romain, qui est encore la base du nôtre. On
peut risquer une réponse à la question de cette longévité de Rome. Ce
n'est pas seulement la culture grecque qu'elle nous transmet qui nous

64
L'Empire Romain

rend si redevables envers Rome. C'est le sens profond de la n1obilité


sociale, qui permettait aux élites de se renouveler. Rome, en s'étendant,
a su respecter les autres peuples et favoriser la circulation sociale, dont
elle a été elle-même un exemple. Rome a fini par accorder la citoyen-
neté romaine à tout l'Empire en 212. Celui-ci n'aurait pu tenir sans
une hiérarchie qui se renouvelle, même si elle fut parfois très dure et
combattue avec violence, con1me dans les guerres civiles à la fin de la
République. L'enrichissement et le goût des honneurs, donc du ser-
vice, n'étant pas rejetés, beaucoup eurent la chance de pouvoir gravir
l'échelle sociale. En revanche, ce qui caractérise la fin de l'En1pire, c'est
le blocage social, où les individus ont fini par ne plus pouvoir sortir de
la condition de leur père, empêchant ainsi toute mobilité sociale. Cela a
débouché sur un en1pire où on était de plus en plus taxé, engendrant un
appauvrissen1ent constant, avec des généraux qui, à défaut de pouvoir
s'affirmer dans l'Empire, ont fini par s'y substituer, se combattant les
uns les autres et créant une véritable anarchie, livrant plus d'une région
à une désolation sans précédent. Il a fallu s'adjoindre les services des
Barbares qui, faute de pouvoir désormais s'enrichir à l'ombre de Rome
et de s'y intégrer, se la sont appropriée. Ce prolétariat externe, pour
parler comme Toynbee, est devenu peu à peu un prolétariat interne,
mobilisable pour toutes les aventures et qui, bien que romanisé, a non
pas imposé une nouvelle culture n1ais une inculture, dont l'Europe ne
se relèvera que grâce à l'Église qui, après plusieurs siècles seulen1ent,
prendra le relais.

2. DE LA PHILOSOPHIE À LA RELIGION

Si la Grèce a été le modèle de notre culture par son sens de la démo-


cratie et les accomplissements de cette Raison nouvelle qui est encore
la nôtre, Rome a tenu lieu d'idéal pour un monde qui se fragmente en
nations et permet aux élites de se renouveler par une mobilité sociale
qui cimente les peuples dans une pax romana bien réelle jusqu'à la

65
Qu'est-ce que l'Histoire ?

fin du ne siècle. La Grèce est le berceau de notre culture, tandis que


Rome l'est de notre civilisation. Rome a répondu à la difficile ques-
tion de savoir comment vivre ensemble quand on est différents, et que
les différences sont constitutives de chaque peuple. « En se gagnant et
en assimilant les élites locales, et grâce à une administration non inter-
ventionniste et sans bureaucratie, les Romains se construisirent un
empire durable et assurèrent la transmission de leur culture aux époques
ultérieures. »1 Quand Rome a cessé d'assurer cette promotion par l'excel-
lence, les différences sont devenues insupportables, et le christianisme,
qui a affirmé pouvoir les ignorer au regard de Dieu, s'est alors répandu
au sein de l'Empire. Cela n'a pas empêché cet Empire de céder sous
la pression de ceux qui voulaient s'y affirmer et n'y réussissaient plus.
Rome a su se prolonger en se dédoublant. La constitution d'un empire
d'Orient, Byzance, à côté de l'empire d'Occident, a été déterminante
de l'histoire européenne qui a suivi. Rome, menacée par des invasions
venues de l'Est, s'est ainsi dotée d'un bloc de défense permettant de
prendre par revers les attaquants venus de Germanie. Entre Rome et
Constantinople, les envahisseurs étaient pris en tenaille. Mais le dispositif
supposait une Rome forte, étanche, prête à affronter ses envahisseurs en
face à face, tandis que le clapet se refermait sur leurs arrières à partir de
l'Empire romain d'Orient. Ce fut Rome qui céda, tandis que l'empire
d'Orient résista pendant encore mille ans après la chute de la ville<< éter-
nelle ». Les Barbares, invités, plus ou moins romanisés, accédèrent par la
force à ce que la stagnation de Rome ne leur permettait plus d'obtenir
librement. Face à cette situation, les valeurs romaines éclatèrent, et de la
vertu, l'Occident passa à la foi. Le christianisme a été avant tout le fait
d'élites déclassées ou appauvries, souvent taxées à outrance, avant que
de se répandre plus tard parmi les pauvres. Rome, en déclinant, nous a
alors livré le spectacle de ses déchirements. Si le christianisme a su gagner
les esprits avant les cœurs, cela tient sans doute au fait qu'il représentait
un universalisme que Rome incarnait, mais sans être encore à même de
l'accomplir.

1. P. Garnsey etC. Humfress, L'Évolution du monde de l'Antiquité tardive, p. 23 (tr. fr.


F. Regnat), La Découverte, 2004.

66
L'Empire Romain

Rome

ethos
~1 logos pathos

paganisme et christianisme judaïsme


vertus romaines

Ce qui est très frappant dans ce contexte d'éclatement, c'est le rôle


joué par les religions du moment. L'homme romain, païen, s'affirme par
son statut, son rôle social. Son ethos se vérifie par lui. Il s'assume dans la
Cité, et quand ille peut ou qu'ille croit, il est aussi courageux qu'Ulysse
ou qu'Hercule, aussi vertueux qu'Hector, tandis que son épouse, la
<<matrone», est aussi noble que Vénus. D'où la peinture romaine, qui
est la seule peinture non chrétienne en Occident, où l'on exalte les
héros mythologiques, dont les maîtres de maison prétendaient s'inspi-
rer. C'est comme si la représentation des vertus exemplaires au travers
de la mythologie se communiquait à ceux qui les avaient comman-
ditées. Cultiver ce qui était grec donnait ainsi aux élites nouvelles, au
travers de la culture, une touche d'ancienneté et de valeur héroïque
que les Romains des autres couches sociales n'avaient pas. C'était une
façon de n1ettre en avant des différences, au moment où les anciennes
semblaient s'obscurcir et qu'il fallait en accepter de nouvelles. À moins
qu'il ne se soit agi, plus sin1plement, d'affinner sa différence comme
élite. L' ethos romain reposant sur la différence, et quoi de plus efficace,
rhétoriquement parlant, que de se réclamer de la culture grecque, dont
l'ancienneté et la noblesse exprimaient par elles-n1êmes la distance par
l'esprit.
Le judaïsme, dans le contexte du polythéisme, semblait absurde.
Pourquoi n'avoir qu'un Dieu, soutenaient les Romains, quand c'est
plus intéressant d'en avoir plusieurs ? Il y en aura toujours bien un qui
semblera vous donner une réponse favorable ou appuyer vos projets, et
si cela ne marche pas avec tel ou tel dieu déjà invoqué, on s'adressera
à un autre jusqu'à ce que l'on obtienne la réponse attendue. Rome n'a

67
Qu'est-ce que l'Histoire ?

pas été antisémite, mais elle a refusé de céder aux révoltes qui secouaient
la Judée et menaçaient son autorité. Le judaïsme, malgré son universa-
lité proclamée, s'est vite révélé une morale comnmnautaire « réservée »,
avec des rites, notamment alimentaires, destinés à tnettre ses fidèles à
part des autres comn1unautés. Le christianisme a bien compris que tout
discours se prétendant universel devrait s'ouvrir à tous, tout en contre-
balançant sa « philosophie de la transcendance » par une incarnation
qui renforçait le sentiment de proximité, ce qu'exemplifiait le destin de
Jésus. En récusant le pathos juif, le christianisme allait pourtant devenir
intolérant sur ses deux autres ailes, c'est-à-dire à la fois à l'égard des Juifs
et à l'encontre des païens, dès que les questions de l' ethos et du pathos
tomberaient à l'intérieur du christianisme. Celui-ci a ainsi fait siens le
pathos et l' ethos au sein de son logos, non sans totalitarisme et surtout,
puisque le monde païen s'est finalement effondré, non sans intolérance
à l'égard des Juifs, que la défaite infligée par Rome avait dispersés sur
tout le pourtour méditerranéen. Mais revenons aux particularités des
idéologies qui vont accompagner la fin de Rome.
Comment le judaïsme s'est-il replié sur le pathos communautaire
après avoir inventé l'universalisme monothéiste ? Le judaïsme est né de
la quête, pour des exclus, des fuyards d'empires en lutte, de se créer
un espace propre. Il repose sur la proclamation d'une identité visant
à unir les différentes tribus, en abolissant leurs dieux individuels au
profit d'une seule divinité. Cela devait permettre de rassembler toutes
ces tribus en dépassant les croyances propres à chacune d'elles. L'idée
d'un Dieu transcendant, « transnational», dépassant les communautés
multiples qui composaient cet espace, est à la base de l'idée de Dieu
unique, situé en dehors, ou plutôt au-delà, de toute représentation qui
aurait été forcément « partisane », parce que particularisée 1 • De là est
née cette idée selon laquelle le Juif, par l'universalisme de sa concep-
tion de l'Histoire, est comme une mise en question du communau-
taire, quel que soit le principe fondateur qui fait d'une communauté
donnée une communauté, peuple ou nation. Cela explique pourquoi

1. M. Liverani, La Bible et l'invention de l'Histoire, Gallimard, 2010 (qui est une


traduction de la Storia antica di Israele).

68
L'Empire Romain

l'antisémitisme naît toujours quand une communauté se sent mise en


question et se referme, entre autres du fait des déséquilibres dus à une
mobilité sociale ralentie. Le Juif incarne cette mobilité, accentuée par la
diaspora (ou dispersion) des Juifs après la destruction du Temple en 70
apr. J.-C. par les armées romaines. L'antisémitisme a ceci de particulier
qu'il est le révélateur d'une société qui se médiocrise. Qu'entend-on
au juste par la médiocrisation d'une société ? L'incompétence régnant
dans la distribution des postes, chacun se dit « Pourquoi pas n1oi ? »,
l'envie devient ainsi le maître-sentin1ent, et il faut bien trouver un
bouc énüssaire pour expliquer sa propre médiocrité pour ne pas avoir
à y faire face. C'est la constance de ce phénomène de miroir social
que traduit tout antisénütisme. Si on se reporte aux formes, aux argu-
ments, qui ont nourri l'antisémitisn1e depuis toujours, on observe fort
curieusement le refoulement de cette envie au travers de trois types
majeurs de discours : celui de la haine religieuse (« Ce sont les Juifs
qui ont assassiné le Christ>>), celui de la haine raciale, qui se veut
« scientifique » («les Juifs sont ethniquen1ent inférieurs »), et celui de
la haine communautaire, basée sur la différence (« les Juifs constituent
un corps étranger», qui est l'argument que l'on retrouve aussi bien
chez ceux qui sont animés par la jalousie économique, que chez ceux
qui voient dans le juif un Autre qui est perçu comme différent). Ce
sont là les trois grandes forn1es qu'a prises l'antisémitisme : l'une est
fondée sur l'ethos, l'autre sur le logos(« il est dans la nature du Juif»)
et la dernière, sur le pathos (« il est différent », il n'a pas les mêmes
croyances, habitudes, valeurs, etc.). La réalité de l'antisémitisme est
qu'il renvoie à une société qui va mal, parce qu'elle se bloque en rai-
son de la médiocrité des élites qui la gangrène. Elle voit alors dans le
Juif le reflet inversé de son propre destin, ou plus exacten1ent, de
son manque de destin. Quand les communautés se referment, que
le communautarisme s'affirme, l'Histoire est formelle en la matière,
la haine du Juif refait toujours surface. L'Holocauste, qui en a été un
des pires effets, n'a pas empêché la résurgence de l'antisémitisme en
période de crise, soixante ans après. La médiocrité est typique de
sociétés bloquées, où la compétence joue moins que les connections
familiales et partisanes, où les élites ne le sont plus que formellement

69
Qu'est-ce que l'Histoire ?

sur titre ou bureaucratiquement, où la culture se réduit à l'instruction


et le savoir, au diplôme.
Le pathos judaïque a remplacé l'Autre par un seul Dieu, créant une
communauté des hommes par opposition à des communautés d'hom-
mes. Mais il s'est replié sur lui-même. Le christianisme s'est alors efforcé
de le remplacer, en faisant la synthèse entre la communauté des hommes,
par l'incarnation christique (puisque Jésus est le fils de Dieu), et la trans-
cendance chère au judaïsme.

3. SOCIÉTÉS PRIMITIVES OU SOCIÉTÉS ANHISTORIQUES

Si l'on se penche ainsi sur l'histoire des religions, on observe un fait


assez général qui veut que toute civilisation ait besoin et de rites et de
transcendance. Quand la religion s'abandonne davantage à l'une plutôt.
qu'à l'autre de ses composantes, le résultat est toujours le même :il y a un
effet de balancier, parfois brutal, qui vient répondre à l'orientation privi-
légiée, comme pour compenser la perte ressentie du fait de la dimension
négligée. Le monothéisme- par nature, et c'est sa force- a su intégrer
cette double nécessité, mais ce n'est pas le cas des autres conceptions ou
pratiques religieuses. Pourquoi est-ce nécessaire d'avoir ces deux aspects
dans une religion pour qu'elle soit complète ? La raison est assez évi-
dente : le rituel sert à conforter les individus, à les rassurer quant au rôle
du divin dans leur vie. Le rite importe le divin dans le profane, qu'il
pénètre et affecte, donnant à ce monde de tous les jours un fondement
issu du divin qui permet aux fidèles de s'assurer qu'ils agissent «bien»,
c'est-à-dire conformément aux règles. Le divin dans le monde humain a
pern1is aux Grecs de représenter celui-là à l'aide de celui-ci, par exemple
au travers de la statuaire. La statuaire grecque est effectiven1ent l'une
des plus belles et des plus originales. La beauté est devenue ainsi (et par
beauté, il faut entendre la réalisation de proportions qu'aucun humain
ne possède) le signe distinctif du divin représenté par l'humain. La nudité
n'était acceptée que pour les dieux, ce qui fait que tout ce qui était divin,

70
L'Empire Romain

ou quasi divin comme les athlètes, était représenté nu, ce qui, dans la Cité,
aurait été évidemment considéré comme sacrilège. Avec Durkheim 1, il
convient de distinguer les rites négatifs ou d'évitement et les rites positifs
d'agencement ou d'appropriation. Ce sont, respectivement, les interdits
et les prescriptions (ou devoirs). Les premiers mettent à distance, avec un
Dieu transcendant qui sera la fin, le terme de cette distance, tandis que
les seconds créent de la proximité, ce sont les manifestations ritualisées
du divin dans le monde profane, via une identité des dieux ou des saints
dans le monde de tous les jours, pour y agir. C'est aussi là que l'on trouve
l'origine de la morale. Le bien est ce que l'on recherche, le mal, ce que
l'on évite. Grâce au culte bien conduit, on peut y arriver. Il y a là un
mouvement de dissociation et de repoussement de la différence, et un
mouvement inverse, animé par la quête d'identité. Ce sont les deux opé-
rations de base de toute pensée humaine. La différence est fondamen-
tale pour le groupe, car sans elle, il n'y aurait place pour aucune valeur
essentielle : la différence de la vie et de la mort, qui fait que l'on retrouve
partout le respect de l'une et l'abomination de l'autre, du christianisme
au bouddhisme, et en fait, dans toutes les sociétés humaines ; la diffé-
rence de l'homme et de la femme, elle aussi constitutive des liens naturels
qui permettent la genèse d'un monde social et la continuité de ce monde
changeant, entre autres dans le sens d'une division du travail nécessaire à
l'ordre social ; enfin, il y a une troisième grande différence pour qu'un
groupe humain se constitue comme tel, le respect des anciens, de la
famille, des enfants pour les parents. Pensons aux grandes tragédies : elles
traduisent toutes des conflits au niveau de ces grandes différences. La
loi naturelle s'oppose à la loi civile dans Antigone, la sœur se voit refuser
le droit d'enterrer son frère, rebelle, dans les murs de la Cité. Antigone
oppose à Créon la loi du cœur, la force des liens naturels inhérents à
toute société. Si l'on suit Créon, il a raison également : l'identité du
groupe repose sur la loi de la Cité et ne peut, par définition, qu'exiger
le rejet des différences qui s'opposent à cette identité. Le groupe, au
nom de son identité, va vouloir détruire, récuser, mettre à distance ce

1. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vic rel(~?ieusc (1912), pp. 427 sq., Puf,
coll. ((Quadrige)), se éd., 2007.

71
Qu'est-ce que l'Histoire ?

qui est différent et incarne cette opposition, alors même que s'y joue
aussi une valeur sans laquelle il ne peut y avoir d'identité possible de
ce groupe. Quant aux liens parents-enfants, s'ils ne sont pas respectés,
aucune Histoire n'est possible, aucune continuité ne l'est, ce qui fait que
la société implose sous le coup du non-respect pour cette différence.
L'exemple auquel on est en droit de penser est celui que nous offre la
pièce Iphigénie à Aulis d'Euripide. Agamemnon n'a pu faire sortir sa flotte
pour combattre Troie qu'en échange du sacrifice de sa fille aux dieux
(Artémis, une fille de Zeus). C'est un échange monstrueux, qui ne peut
que miner la société, et tout groupe en général. C'est pour cela qu'on
sacrifiait les êtres différents et extérieurs au groupe.
Les œuvres principales du théâtre tragique grec illustrent bien le
caractère fondateur de valeurs qui reposent sur des différences essen-
tielles, qui fondent son identité, même si elles le contredisent, puisque
ces valeurs exaltent des différences. Dans les tribus dites primitives, le Roi,
qui symbolisait le groupe, était différent, parce que roi. On le choisissait,
par exemple, parce qu'il était un benêt, ou qu'il était un prisonnier.
James Frazer a bien montré qu'on tuait le Roi au changen1ent de saison,
ce qui est paradoxal pour nous modernes, mais c'est à ce moment de
l'année que la différence se nourrit de la sève qui se régénère. Le Roi,
c'est la différence, différence nécessaire, certes, mais contraire, par défi-
nition à l'identité du groupe et à ses membres.
La distance sociale est née des différences que protègent les diffé-
rences essentielles dont on a parlé. Pour que cette protection soit assurée,
il faut que les différences qui constituent le groupe soient mises à dis-
tance par lui. Ainsi seront-elles véritablement protégées. Mais comment
faire ? En introduisant l'idée de sacré, donc de caractère intouchable
(tabou). Le sacré et le sacrifice sont liés, puisqu'on sacrifie le Roi pour
rétablir l'identité renouvelée du groupe quand le printemps arrive. Le
sacré, comme différence, implique le sacrifice (puis l'offrande, et ensuite
le renoncement, comme dans le christianisme). La religion, en fait, est
née du souci d'avoir à délimiter un univers à part, où règnent la diffé-
rence, le sacré, à préserver du souci de n'avoir que de l'identité, alors que
le groupe ne peut survivre sans certaines différences qui fondent sa sur-
vie. D'où les liens et les passages entre le sacré et le profane. Mettre des

72
L'Empire Romain

différences dans un monde identitaire sans les sacrifier, au nom de cette


identité, incombe à la religion qui, par ses rites, va mettre à distance les
différences constitutives, et les consacrer du même coup, avant que de
les importer dans l'univers profane par les rites magiques appropriés.
L'intégration du divin dans le monde qui ne l'est pas crée forcément un
respect qui rejaillit sur le magicien, d'où le rôle de la magie par ambi-
guïté et contact tnétaphorique. Dans ce genre d'identité, le rite consacre
la différence comn1e une puissance, une force à vénérer, mais que l'on
peut apprivoiser. Tout rapport à autrui, sexuel, familial, politique, ou qui
prend seulement en compte le respect qu'on doit aux autres dans leur
intégrité d'êtres vivants, sera ritualisé, parce qu'il porte sur une différence.
L'émotion naît à la fois du rejet de ce qui est mis à distance dans les rites
négatifs, et de l'amour pour le sacré qui affecte l'homme dans les rites
positifs. Ceux-ci créent de la communauté, ils la célèbrent, la consacrent,
la différencient à son tour de ce qui lui est extérieur, comme le sont par
exernple les autres communautés. Deux opérations religieuses donc :
séparation par l'interdit du tabou, inclusion par le rite qui communique
des propriétés favorables. Le Bororo sera un arara, il en aura, par le rite
identificatoire, les propriétés tant vénérées. La différence et l'identité
permettent de construire l'univers des sociétés les plus archaïques. Ces
sociétés ont ceci de particulier qu'elles opèrent avec des identités fortes
là où nous en voyons de faibles, comme celle énoncée précédemment :
les Bororos sont des araras. Cet exemple célèbre de Lévy-Bruhl souligne
bien qu'on a affaire à de l'identité forte, car pour nous, ce n'est qu'une
similitude, une association ponctuelle ou artificielle, opérée au nom
d'une ou de plusieurs propriétés en commun, ce qui conduit à identifier
leurs supports en effaçant rhétoriquement tous les autres attributs, qui
eux n'ont plus rien de commun. L'identité forte transforn1e en réponses
les énoncés écrits en être faible qui régissent la pensée de ces sociétés,
nous permettant par là de les percevoir comme non problématiques,
puisque pour nous, ce genre d'identité est clairement peu valide comme
réponse. L'identité forte de la pensée anhistorique tient justement au peu
de changements de ces sociétés, qui annulent l'historique dans la répé-
tition des rites qui domestiquent en circularités récurrentes, saison après
saison, les changements qui peuvent se produire, aussi importants soient-

73
Qu'est-ce que l'Histoire ?

ils, comme les catastrophes naturelles par exemple. Dans Totem et Tabou,
Freud voyait dans ces identités faibles, prises pour des identités fortes,
c'est-à-dire pour des identités littérales qui sont propres au langage des
réponses, le stade infantile et régressif de l'inconscient. Celui-ci se définit
par la littéralité qu'on attribue aux associations mentales les plus ténues.
Ces sociétés incarneraient, dans l'explicite de leurs discours, le stade
inconscient de la pensée moderne, historicisée. Freud ne perçoit pas le
phénomène du rifoulement problématologique qui, fort chez les peuplades
anhistoriques, est faible chez nous, ce qui interdit ce genre d'assimilation
entre pensée sauvage et inconscient moderne. Dans l'inconscient, l'être
faible qui caractérise les contenus qui sont associés les uns aux autres
par l'esprit sert à coder ces contenus, mais le but ici, est de les rendre
énigmatiques, et non plus littéraux comme dans la pensée primitive.
Celle-ci, en effet, prend les identités pour des identités littérales, puisque
la société se maintient dans une relative identité, sans métaphorisation,
alors que celle-ci caractérise les univers de pensée soumis à l'Histoire. En
revanche, les identités faibles qui affectent l'esprit apparaissent comme
telles dans le discours que l'inconscient adresse au conscient, et c'est bien
ce qui rend énigmatique le contenu du rêve. Le discours y est codé et
souvent absurde. La question qu'on peut alors se poser est celle de savoir
comment, si elle navigue dans l'identité généralisée, la <<pensée sauvage »
fait-elle pour capturer les différences, par exemple entre les êtres du réel
commun. La réponse est connue : en multipliant les forces, occultes ou
manifestes, qui vont permettre de différencier les phénomènes, et donc
les caractériser. Les principes actifs qui président à la diversité du perçu
sont démultipliés pour distinguer ce qui doit l'être. D'où le polythéisme.
Ainsi, la mer, les vagues, les lacs, etc. seront animés d'autant de moteurs
différents que de forces qui vont les caractériser en propre, là où nous
compensons les différences qui forment notre pensée historicisée par des
identités plus abstraites, telles qu'on les trouve en science par exemple.
Aux différences forgées par la religion se substitue une quête d'identités,
celles que fournit la science. C'est au sacré qu'incombe la nécessité de
traduire les différences, ou la différence en général, dans l'univers intel-
lectuel de la pensée anhistorique (ou «sauvage », pour parler comme
Lévi-Strauss).

74
L'Empire Romain

La différence entre société historique et société dite primitive, sau-


vage, ou plus simplement anhistorique, tient à la manière dont chacun
répond à la différence (ou, ce qui revient au même, à l'identité). Les
modes de perception dans une société que conforte le peu de chan-
gements historiques, lesquels sont davantage vécus comme récurrences
saisonnières, font que tout ce qui se modifie, toute différence donc, fait
l'objet de rites et de tabous. La rhétorique communautaire vise à ne
produire que des figures identitaires. Cela a permis, depuis Frazer, Tylor
et Lévy-Bruhl, d'assimiler cette pensée dite primitive à une grande
logique de la participation, de la similitude, de la contiguïté, qui sont
des métaphores et des métonymies. D'où les images par contagion et
par similitude que décrit Alfred Gell. 1 La proximité des membres du
groupe crée de l'affect, et de ce fait, tout écart est perçu, dit Durkheim,
comme devant être réprimé, car cela atteint chacun plus viscéralement
que dans nos sociétés, où les tabous sont moins grands et plus discutables.
La société anhistorique est plus rhétorique, plus symbolique, moins
argumentative (ce qui suppose la ou des différences entre les individus).
Elle veille ainsi à renforcer le sens de la communauté, à l'actualiser par
ses rites et à s'immerger dans l'affect. On y trouve donc des infractions
à l'identité plus sévèrement punies selon Durkheim, en plus des sacri-
fices humains (qui visent à rétablir l'équilibre de l'identité, puisqu'on y
sacrifie la différence), de la vendetta, de la cruauté (dont on sait, depuis
Nietzsche, qu'elle est l'expression de différences, de distances dont on
ne supporte pas qu'elles soient abolies). Solidarité mécanique versus
solidarité organique, pour reprendre encore les termes de Durkheim,
recouvrent, dans une continuité plus grande qu'on ne le pense, le pas-
sage de l' anhistorique à l'historique.
Les rites négatifs créent de la différence, de la distance, orientant
l'esprit vers la transcendance du divin. À l'inverse, les rites positifs
intègrent la différence dans le monde identitaire du groupe. Les reli-
gions qui se sont focalisées sur la seule transcendance et la foi ont vu se
développer en contrepoint des religions rituelles, au départ contre elles,

1. Alfred Gell, L'Art et ses agents (tr. fr. S. et O. Renaut), Les Presses du Réel, 2009,
p. 124.

75
Qu'est-ce que l'Histoire?

et souvent à côté d'elles. On a ainsi de véritables langages civilisationnels


qui ont vu le jour. Prenons le cas de l'Inde, avec l'hindouisme qui est
une religion très ritualisée, sacerdotale même. Le bouddhisme a surgi
en contrepoint comme croyance universelle, non rituelle en Inde, à
l'inverse de son destin en Chine. Là, c'est le confucianisme qui est peu
rituel, ce qui fait que lorsque la Chine adoptera le bouddhisme, celui-ci
se transformera en pratique, en culte, avec ses offrandes et ses moines. Et
de religion quasi philosophique sur le destin et la souffrance humaine,
le bouddhisme rejoindra le taoïsme comme pratique ritualisée, destinée,
par ses formules et ses rites, à attirer le bien sur soi et à se protéger du
mal. Le judaïsme, parce que monothéiste, va s'efforcer de combiner
les deux faces du religieux : d'une part, la croyance, en l'occurrence
en un Dieu non représentable, sans nom particulier pour l'identifier,
et d'autre part, les rites, qui jalonnent la journée et l'année des Juifs
religieux. C'est la communauté qui se retrouve ici, avec ses membres à
part des autres êtres humains, notamment du fait de l'observance de rites
alimentaires stricts. Le ritualisme rabbinique va prendre une place déter-
minante pour le peuple juif après la destruction du Temple de Jérusalem,
et la contrepartie sera une version light du point de vue ritualiste, le
christianisme. Ouvert à chacun qui est prêt à se convertir, le christia-
nisme met Dieu à la portée de tous. Mais au fil des siècles, le ritualisme
va reprendre le dessus quand le christianisme se réduira de plus ep. plus
à une Église. On adorera des saints, des reliques, des icônes, la mère
du Christ, Jésus étant dans l'esprit de beaucoup non le Fils de Dieu
mais Dieu lui-même, incarné sous un des aspects de la Trinité. C'est ce
«polythéisme » caché que lui reprochera le protestantisme, qui s'oppo-
sera au christianisme en le déritualisant au maximum. Si Dieu s'adresse à
tous par le biais de la conscience intérieure de chacun, l'Église n'est plus
un médiateur obligé entre Dieu et les hommes. D'où le conflit entre
les protestants et les catholiques, qui va marquer l'Europe pendant plus
d'un siècle. Quoi qu'on en pense, la Première Guerre n1ondiale n'éclate
pas en Europe en 1914, mais en 1618. Elle aussi durera trente ans et se
terminera en 1648 par la Paix de Westphalie, laissant l'Europe centrale
exsangue et dépeuplée. Pour attacher les paysans à la terre, le servage
refera surface. On oublie trop souvent l'effet désastreux qu'a eu la guerre

76
L'Empire Romain

de Trente Ans dans l'Histoire de l'Europe. Tous ces peuples qui ont dû
cohabiter dans un empire austro-hongrois tout en se détestant, avec
l'immigration juive venant combler les vides démographiques d'univers
chrétiens en repli national et en oppositions mutuelles, sont des réalités
qui ont alimenté les guerres et le racisme du xxe siècle. Aujourd'hui,
on en est encore à payer le désastre des deux guerres mondiales 1914-
1918 et 1940-1945, qui forment à elles seules une seule grande guerre,
comme celle de Trente Ans en son temps. La dépopulation, suite à la
disparition de plusieurs dizaines de millions de personnes sur trente ans,
n'a pas amené l'essor de puissances européennes, comn1e 1648 a vu
naître la domination de la France et de l'Angleterre, voire de la Russie,
mais a plutôt amené un déclin qui a gagné toute l'Europe, et qui est
celui qu'on vit aujourd'hui. Ce qu'a représenté après 1648 l'Angleterre
et la France se trouve désormais à l'extérieur de l'Europe : les nouvelles
puissances comme l'An1érique, la Chine ou l'Inde.

4. DÉCLIN ET CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

La fin de Rome fut un traumatisme bien au-delà du pourtour médi-


terranéen. C'est l'Occident entier qui semblait s'effondrer. Une culture
qui avait repris celle des Grecs, lui ajoutant le droit, la peinture murale
symbolique, l'invention de la voûte en architecture, les thermes et les
routes, l'administration centrale qui permet d'articuler les ensembles
dits régionaux, et, pourquoi ne pas le dire, une forn1e de liberté aris-
tocratique liée à la philosophie stoïcienne, ont pu voir le jour à Rome
de façon nouvelle, notamment si on compare Rome, devenue empire,
à l'étroitesse des États-Cités de la Grèce. Tout cela allait-il disparaître et
se retrouver englouti dans l'inculture de Barbares, au début mal intégrés
dans l'Empire ? Ceux-ci avaient su peu à peu opérer la jonction avec
leurs frères de l'extérieur, mettant finalement à plat un empire qui, de
déclinant, était devenu moribond. Si Rome ne fut pas bâtie en un jour,
elle ne disparut pas non plus en une nuit. Le mécanisme de décadence

77
Qu'est-ce que l'Histoire ?

et de dissolution fut long, avant que les Barbares ne se livrent au sac de


la Ville Éternelle, en 410, avec Alaric, pour réclamer leur dû en terres
qu'on leur refusait. Quand commencèrent les problèmes ? La question
est d'importance, car elle révèle une situation générale qui n'est pas sans
rappeler ce qui caractérise l'Europe actuelle.
La longue période de pax romana qui caractérise le ne siècle de
notre ère inaugure une période de globalisation, telle que nous l' enten-
dons aujourd'hui : spécialisation dans le travail et la production au sein
des régions de l'Empire, circulation accrue des biens, dépopulation et
raréfaction croissante d'une main-d'œuvre non qualifiée en demande
constante, entraînant une immigration accrue de Barbares qui vont
venir occuper la terre. La pax romana a eu paradoxalement 1 pour effet
pervers de raréfier la main-d' œuvre. Faute de conquêtes nouvelles,
le nombre d'esclaves nécessaires pour exploiter les terres n'augmente
plus 2 • Les guerres qui vont reprendre vont opposer des chefs d'armée
entre eux, ce qui va accélérer la dépopulation et renforcer l'immigra-
tion des Barbares. L'armée devint vite le seul moyen pour les humbles
de monter une échelle sociale qui se rigidifie par ailleurs. Le poids
de l'impôt augmente, l'appauvrissement également. Le christianisme
gagne les villes et surtout leurs notables qui, en charge de l'entretien des
monuments et du bon fonctionnement des jeux ou de la répartition des
denrées, vont davantage adopter l'idéal de partage et de communauté
que l'espérance théologique, pourtant tous deux propres au christia-
nisme. Les dépenses de l'État ne pouvant suivre ses recettes, les déficits
s'aggravent, la monnaie est dévaluée, et c'est l'inflation qui appauvrit
encore l'ensemble des municipalités et des paysans. L'inégalité aug-
mente, avec le rachat des terres que l'on ne peut plus exploiter, tandis
que la mobilité sociale, qui avait stabilisé l'Empire pendant des siècles,
se réduit considérablement. La barbarisation de la société gagne les
couches populaires bien plus que la christianisation. Un autre type de

1. A. Bernardi, << The Economie Problems of the Roman Empire at the Time of its
Decline », p. 32 sq., in C. Cipolla (ed.), The Economie Decline if Empires, Londres, 1970.
2. Sur ce point, voir M. Rostovtzeff, op. cit. ; F. Wallbank, The Decline if the Roman
Empire, p. 21-37, 67-69, New York, Henry Schuman, 1953.

78
L'Empire Romain

culture se répand dans l'Empire à travers ses frontières, pour gagner


l'intérieur, et le christianisme, qui va s'helléniser et supplanter de plus
en plus la philosophie, devient, à cette époque, le fait de l'élite romaine
avant tout. La culture grecque et romaine se perdra dans les invasions
successives et les vagues d'immigration qui verront pourtant les Francs,
les Goths et les autres se romaniser et se christianiser (Clovis). Il faudra
attendre bien longtemps pour que, grâce à l'Église, ce qui a pu être
préservé de la culture classique refasse surface dans les esprits, à la fin
du Moyen Âge et à la Renaissance. .
Le troisième siècle est donc celui de l'armée. « Ce que l'armée vou-
lait, dit Rostovtzeff, c'était une participation égale à l'administration
de l'En1pire. La bourgeoisie fut terrorisée et décimée ; les cités étant
proches de la ruine, les nouveaux dirigeants, empereurs et adnlinis-
trateurs, étaient désorn1ais pour la plupart d'extraction paysanne. »1 Ce
que l'En1pire assurait pacifiquement, un renouvellement des élites, ne
peut plus trouver son expression que par la violence et un État auto-
ritaire qui, à partir de Dioclétien (284) et de Constantin, va la canaliser.
« La haine et l'envie régnaient partout. Le prolétariat urbain détestait
la bourgeoisie urbaine, l'armée était haïe de tous. Les chrétiens étaient
abhorrés et persécutés par les païens, qui les considéraient comme des
m.alfaiteurs résolus à saper l'État. Le travail était désorganisé et la pro-
ductivité en déclin, le commerce était ruiné par l'insécurité de la mer et
des routes. Le chaos le plus épouvantable régnait ainsi dans tout l'Empire
ruiné. »2 Le renforcen1ent de l'État passa par celui de l'empereur, qui va
s'affirmer divin et s'entourer d'un nouveau cérén1onial digne de la cour
des satrapes asiatiques. Une Inain de fer, impériale, s'abat sur les nluni-
cipalités, et la campagne se refern1e sur elle-même, préparant ainsi un
monde désormais agricole, préféodaP. La bourgeoisie urbaine, ramenée
au rang de serviteur d'un État vexatoire mais de plus en plus ruiné par des
guerres nouvelles contre les invasions, s'amenuisa et s'appauvrit. Chacun

1. Op. cit., (tr. fr. O. Demange), p. 373, Laffont, 1988.


2. Op. rit., p. 373-374. A

3. F. Lot, La Fin du monde antique ct le début du Moyen Age, 1927 (ré-édité chez
Albin Michel en 1950).

79
Qu'est-ce que l'Histoire ?

voyait désormais son destin lié à celui de ses parents, sans possibilité
d'en sortir. Après Dioclétien et Constantin, même la plus élémentaire
des promotions sociales devenait impossible. Que conclut Rostovtzeff?
« Le déclin et la chute de l'Empire ron1ain, c'est-à-dire de la civilisation
antique dans son ensemble, présentent deux aspects : l'aspect social,
politique et économique d'une part, et l'aspect intellectuel et spirituel
de l'autre. Dans le domaine politique, nous assistons à une barbarisation
progressive de l'Empire, de l'intérieur, particulièrement en Occident. »1
La classe moyenne, urbaine, se rétrécit et l'on voit des élites incultes
côtoyer des masses sous-payées. La religion chrétienne s'implante par
les Barbares qui cherchent une preuve d'appartenance et d'assimilation
aux élites. Ce faisant, on a quitté la culture classique, fondée sur l' élo-
quence et le savoir. Tout ce qui était supérieur s'efface, et le christia-
nisme va exprimer de plus en plus le nivellement d'une culture réduite
à l'exemple et au rituel. << Les tentatives violentes d'égalisation n'ont
jamais aidé à élever les masses. Elles ont anéanti les classes supérieures et
n'ont fait qu'à accélérer le processus de barbarisation. »2

5. Y A-T-IL SEULEMENT UN MODÈLE ROMAIN


QUI PUISSE EXPLIQUER LA DYNAMIQUE DE L'HISTOIRE

On peut le penser pour le présent, mais est-ce une VISIOn qui


peut se généraliser à d'autres périodes de l'Histoire ? Arnold Toynbee
(1889-197 5), le grand historien anglais, le pensait. Dans son étude,
qu'on a traduite en français par le titre L'Histoirt?, il développe une
dynamique plus élaborée. Il complète le modèle romain, qu'il voit
comme une centralisation des cités grecques, puis des divers peuples
de la méditerranée, comme un processus possible de construction

1. Op. cit., p. 39.


2. M. Rostovtzeff, op. cit., p. 400.
3. Payot, 1996.

80
L'Empire Romain

d'ensembles humains, plus tournés vers la centralisation. Rome est


ainsi le modèle de l'empire. À côté de cela, il repère un modèle chinois
de centralisation, qui a ceci de spécifique qu'il est confronté, par le
jeu des alternances dynastiques, à une centralisation plus précoce, plus
forte, et qui serait comme l'équation de base de l'histoire chinoise.
La désagrégation a toujours menacé la Chine. On renforce l'armée,
l'administration, pour cela, on taxe davantage, et des peuples entiers
prennent alors la route pour aller plus au sud, plus à l'ouest, pour
coloniser et constituer ce qu'on appelle l'En1pire chinois, qui va se
perpétuer ainsi au fil des siècles con1me ensen1ble culturel. Parfois,
il y a des bandes de hors-la-loi, ou alors des arn1ées qui se soulèvent,
aidées de Barbares, Mongols, Manchous, Tibétains, qui vont assimiler
le mode de vie chinois pour mieux s'installer à leur tour en Chine, et
parfois y prendre le pouvoir en instaurant une dynastie nouvelle. C'est
là que Toynbee fait intervenir un troisième « modèle » pour expliquer
l'Histoire, c'est l' exen1ple du judaïsme ou la religion de peuples sans
territoire. La diaspora telle que la connaît le peuple juif depuis tou-
jours est de cet ordre. Modèle juif, modèle hellénico-romain, modèle
chinois épuiseraient à eux seuls le champ de l'historicité hmnaine :
ce serait le pathos d'une religion déterminante pour la communauté,
l' ethos d'un État qui se construit de la pluralité, le logos d'un centra-
lisnle qui craint la pluralité désagrégative.

«Dans le modèle hellénique, nous voyons l'homme en cours de civilisation


chercher les possibilités de créativité que lui offre le régime d'une extrême
diversité locale et d'une grande indépendance, jusqu'à ce que la lutte qui est
le prix de ce régime atteigne un tel degré d'intensité que la société se voit
contrainte de rechercher la paix dans l'unité en se résignant à une ennuyeuse
uniformité. Le modèle juif nous montre l'homme, à la même époque de son
histoire, s'accrochant à une révélation, à une découverte, à une entreprise ou à
une manière de vivre dont il pressent la haute signification ou la haute valeur, et
par conséquent il s'efforce de sauvegarder son identité de "peuple élu" gardien
de cette perle de grand prix. [ ... ] Le modèle chinois nous montre un homme
soi-disant civilisé s'efforçant de sauvegarder cette unité œcuménique - une fois
celle-ci établie - et de la restaurer chaque fois qu'elle vient à se rompre. Il la
restaure parce qu'il ne peut supporter la lutte et le désordre qu'entraîne le
retour de la désorganisation. Chacune de ces tentatives vise à satisfaire l'une des

81
Qu'est-ce que l'Histoire ?

exigences fondamentales de l'homme. Mais l'histoire des civilisations jusqu'à


nos jours ne nous assure nullement que ces exigences fondamentales puissent
être satisfaites toutes à la fois. »1

Ce qui frappe dès l'abord dans une telle analyse est le caractère hété-
roclite de la combinaison : monde chinois, monde gréco-romain et
monde juif. Ce sont là des univers disparates et peu complémentaires.
Leur rencontre présente quelque chose d'arbitraire que renforce encore
le sentiment qu'elle n'épuise pas la forme de toute l'historicité humaine.
Y a-t-il malgré cela une certaine rationalité à trouver dans le juxtaposé
de ces trois modes d'historicité ? On voit bien que le modèle romain
concerne la création d'empires à partir d'entités plus petites, alors que le
modèle chinois représente l'inverse, en plus de la crainte de voir le centre
se fragmenter en entités plus petites, en féodalités qui s' entredétruisent.
Mais que vient faire le judaïsme dans tout cela ? C'est la religion d'un
peuple sans État, une transcendance et une pratique qui renvoient à une
communauté fermée, dont le paradoxe est que le renvoi à l'universel est
constant, comme dans le modèle chinois ou romain d'ailleurs. Toynbee
semble fasciné par les rapports de l'universel et du particularisme, dont
il assimile le passage, le glissement, à un déclin, et dans certains cas, à
la désintégration et à la décadence. Le particularisme pèche par excès
de politique, alors que l'idéal est l'universel : on peut douter que les
Grecs, les Chinois ou les Juifs furent plus ouverts sur les autres, leurs
«Barbares », que requis. L'universel était plus le nom d'une prétention
qu'une réalité sociale ou politique. Il n'empêche que l'on trouve bien
dans ces trois modèles d'historicité une relation à l'universalité qui inter-
pelle. En quoi consiste-t-elle ? Pour les Grecs, il s'agit d'une certaine
vision du logos et de la rationalité, pour les Chinois, de l'arrangement
social où l'État est le reflet des rapports familiaux indéfiniment répé-
tés et reproduits, tandis que pour les Juifs, c'est l'idée d'une morale
communautaire qui voudrait sortir du communautaire par des principes
moraux qui ne s'appliquent pas seulement à eux. Logos, ethos et pathos
se voient ainsi redéfinis au sein d'un modèle privilégié, divisé en trois

1. A. Toynbee, L'Histoire, p. 96, Payot, 1996.

82
L'Empire Romain

entités, où l'on retrouve la prééminence de l'État, de la culture et de la


religion. Chacune des sociétés citées a ramené à la dimension qu'elle
privilégiait les deux autres. Elle a dû donc les intégrer à sa façon. Ainsi,
l'universalisme hébreu s'est accompli dans la figure de l'intellectuel épris
d'universalité, sachant déborder les restrictions religieuses qui l'auraient
renfermé dans sa communauté. On pense tout naturellement à Spinoza,
à Freud, à Einstein, à Marx, à Durkheim ou à Proust, pour ne citer
qu'eux. Le monde grec a, lui aussi, généralisé son logos à l'éthique et à
ce qu'il entendait par communauté universelle, se réalisant pleinement,
dit Toynbee, dans l'État universel que fut l'Empire romain. Quant au
monde chinois, il a su penser l'éthique et la science avec un logos qui a
pendant longtemps innové davantage que la science européenne.
Malgré les faiblesses du schéma de Toynbee pour expliquer l'Histoire
dans toute sa diversité, il y a donc quelque chose d'important qui s'en
dégage. Le rapport à la religion, et à la culture en général, joue un rôle
moteur, qu'il convient sans doute de mieux préciser, mais qui revient
régulièrement à l'avant-plan dans l'Histoire de l'Europe, voire la définit.
Et aussi, sinon surtout, il y a le problème du centre et de la périphé-
rie, avec ses luttes de rivalité entre nations et à l'intérieur de celles-ci,
fruit de couches successives de désintégration et de recentralisations,
qui font aussi de l'Europe, comme héritière de l'Empire romain, un
lieu dialectique où centres et périphéries s'affrontent, tout con1me dans
l'Empire chinois. Y a-t-il aussi unité culturelle, comme c'est le cas de
la Chine ? Là-dessus, on peut être davantage sceptique, sans nier des
héritages communs, mais limités.
L'Histoire de l'Europe se laisse découper en grandes périodes qui vont
de l'Antiquité aux Temps modernes (et contemporains), mais derrière
cette lecture, une autre peut se laisser dégager tout aussi aisément, faite
de retours, de renaissances, de révolutions et aussi, à certains moments,
de progrès. Le plus important, pour comprendre l'Histoire de l'Europe,
n'est pas de la ramener à cette découpe, qui ne semble valoir que pour
elle. Quand on analyse l'évolution qui va de la fin de l'Empire romain
à nos jours, il est plus juste de dire qu'on observe une recentralisation
progressive des principautés du Moyen Âge aux dynasties familiales de
la Renaissance, de celles-ci aux royaumes qui s'étendent et s'affirment

83
Qu'est-ce que l'Histoire ?

comme monarchies absolues, avant que de céder la place aux nations


qui ne cessent de vouloir s'étendre. Ce qui différencie ici l'Europe de la
Chine est le fait que cette extension géographique du pouvoir s'est muée
en impérialisme externe pour les pays européens, alors que la Chine est
restée dans ses frontières, créant une unité culturelle et une continuité
historique supérieures à celles de l'Europe. Mais les déclins sont là, et
il ne s'agit pas de les occulter. Derrière le triptyque Chine-judaïsme-
romanité se cache plus subtilement qu'il ne le semble celui du logos, du
pathos et de l' ethos, qui vont devenir les paramètres du social, à travers
l'idée de statut (ethos), du rôle de l'argent (logos) et du pouvoir (pathos).
C'est par ce triptyque que Max Weber analysait d'ailleurs les différents
aspects du concept de classe chez Marx : la conscience de soi (ethos),
la place dans le processus de production ~agos) et l'opposition avec les
autres classes (pathos). Il est plus simple, selon Weber, de décomposer ces
trois sens du concept de classe, en leur donnant des noms distincts, afin
d'éviter toute ambiguïté. L'aspect universel de l'argent, comme « équi-
valent général », est ce qui a permis aux Juifs de survivre aux lisières du
monde régi par le mode d'exploitation agraire qui les rejetait. L'argent
est ce qui relie les hommes entre eux par-delà les classes sociales qui
fonctionnent comme des barrières. Il y a eu des Juifs de cour qui ont
su se rendre indispensables aux puissants, malgré l'antisémitisme régnant
(Arendt). Pourtant, Weber a vu plutôt dans le protestantisme le logos
justificateur de la création du capitalisme. Sans doute parce que le pro-
testantisme a servi de légitimation à la quête de décentralisation, donc
d'ascension sociale, au sein des grands ensembles qui ne la permettaient
pas ou peu, ce que le judaïsme n'a pu incarner, ni dans l'Empire romain
ni dans celui des Habsbourg. L'éthique du judaïsme n'en a pas moins
été celle d'un universalisme qui a été la source de tous les autres, et le
repli communautaire comme la nécessité de gagner de l'argent, dans un
monde où on ne laissait faire aux Juifs que cela, ne sont que des moda-
lités de survie qui supposent, plus qu'elles ne le nient, la force ruptrice
qu'il y a à considérer tous les hommes comme faisant partie de la même
humanité, alors que l'univers était structuré en ordres, voire en castes.
Reste enfin l'intuition plus générale de Toynbee : les Juifs ont été consi-
dérés comme un prolétariat d'immigration, seuls certains étant riches.

84
L'Empire Romain

Le modèle de l'immigré renvoie à une idéologie, à une religion, à un


lien communautaire sans patrie propre, et le rejet de cette religion est
le masque de celui, plus profond, de l'Autre, qui est étranger. Pauvre,
il doit pouvoir être encore vu comme extérieur à l'ensemble national,
pour rassurer les autres pauvres, et riche, il est considéré comme un
corps étranger qui prend d'assaut l'ensemble national pour y régner et
en modifier les principes de base.
Le modèle chinois assurait la mobilité sociale par la bureaucratisation
du système familial, tandis que le modèle romain s'est, lui, focalisé sur le
statut des membres de l'Empire pour décider de cette n1ême mobilité.
La guerre, donc l'armée, ont été les refuges ultimes de cette mobilité
menacée. Les révolutions naissent toujours de la frustration pour les
élites à ne pas se voir récompensées et valorisées. Que ce soit en Chine
ou en Russie, les intellectuels, déjà à l'œuvre en France en 1789 à travers
les hommes de loi et les philosophes, ont justifié un nouveau pouvoir
que la Révolution allait leur garantir, quand ils n'ont pas eux-mên1es
pris les choses en main 1 • La mobilité sociale est essentielle, car lorsqu'elle
se grippe, les élites finissent par se révolter avec l'appui des autres classes
qui souffrent encore plus de cette situation.

CONCLUSION.
QU'EST-CE QUI A CARACTÉRISÉ L'EUROPE
PAR RAPPORT AUX AUTRES CONTINENTS ?

Mais ce qui différenciera toujours l'Europe des autres puissances,


Chine, Inde ou États-Unis, c'est l'impérialistne ou le colonialisme,
peu in1porte comment on l'appellera. Quand les Chinois, poussés par
les invasions, la misère ou le besoin de puissance, quittent leur terre

1. Sur ce point capital, on peut toujours lire et relire G. Konrad et I. Szelenyi, La


Marche au pouvoir des intellectuels, et R. Brym, Intellectuals and Poli tics, Londres, Routledge,
1980. Sur les révolutions, C. Brinton, The Anatomy if Revolution, NY, Vintage, 1973.

85
Qu'est-ce que l'Histoire ?

d'origine, ils se retrouvent encore à l'intérieur d'un empire dont les


frontières naturelles sont établies depuis plusieurs millénaires. Quand
les An1éricains vont chercher ailleurs des terres, des pâturages, ou sim-
plement une vie meilleure, ils colonisent l'Ouest, mais ils sont encore
dans leur continent d'origine. On connaît cette aventure d'expansion
au travers des nombreux westerns qui ont enchanté notre enfance 1 • Les
Européens, eux, ont été ailleurs qu'en Europe, le plus souvent pour
échapper aux pesanteurs des hiérarchies lourdes et des blocages qui
s'approfondissent, trouvant en Amérique du Nord comme du Sud, en
Asie, en Inde ou en Afrique, de quoi concrétiser des rêves de puissance
impossibles à matérialiser dans leur terre d'origine. Le Japon, lui, s'est
longtemps refermé sur son île par un féodalisme strict, codifié, qui n'a
pas laissé grande place à la mobilité sociale.

1. W Bourton, Le Western, une histoire parallèle des États-Unis, Puf, 2008.

86
Chapitre VIII

De l'hégémonie au déclin de l'Europe

1. COMMENT COMPRENDRE L'HISTOIRE


APRÈS LA CHUTE DE ROME ?

L'imnligration des Barbares ne s'est pas faite en un jour, et leur prise


de pouvoir n'a pas non plus eu lieu en une fois ni sans résistance 1 • Ils
se sont intégrés au fil des siècles, assurant même la défense de l'empire
d'Occident contre les invasions nouvelles venues de l'Est. L'empire
d'Orient s'était érigé en ren1part, faisant clapet, comme au flipper, avec
l'empire d'Occident, le ventre mou étant ce que l'on appelle aujour-
d'hui l'Europe centrale et les Balkans. Pris en tenaille, les Germains
n'avaient donc aucune chance. Et pourtant, en contournant l'En1pire
romain d'Orient, en s'intégrant aux frontières molles de l'empire
d'Occident, pour y travailler dans les grands domaines et faire partie
de l'armée, ils allaient infiltrer un En1pire d'Occident de plus en plus
divisé, s'y installant avant que d'y prendre le pouvoir. Comme le signale
R. Davis, cette pénétration de toute la société s'est déroulée sur plu-
sieurs siècles, entraînant trois réactions avant l'effondrement final : la

1. Voir A. Barbero, Barbares : immigrés, rifugiés et déportés dans l'Empire romain,


Flammarioq, 2009. Mais surtout, le grand livre, probablement le meilleur sur l'histoire
du Moyen Age avec celui de Henri Pirenne, Histoire de l'Europe, c'est celui deR. Davis,
The History of Medieval Europe, 3e édition, 2005, Londres, Pearson/Longman.

87
Qu'est-ce que l'Histoire ?

première, souligne Davis, est le constat d'une fin irréversible du passé,


et de la culture (la culture n'est jamais que ce qui, du passé nourrit le
présent et lui donne sens). On voit cette réaction chez saint Augustin.
Un monde se termine, un autre va naître, avec son nouveau modèle, le
christianisme. La Cité de Dieu remplacera le monde païen, brutal et sans
compassion ni amour, un monde païen en déperdition. L'autre réponse
consiste non à se retirer du monde, mais à le défendre tel qu'il est,
en intégrant les immigrants germains et en leur inculquant les valeurs
romaines. Restaurer celles-ci va devenir l'obsession de Théodoric, chef
des Ostrogoths, soucieux de faire vivre en bonne intelligence Romains
et Goths. Les lois demeurent différentes, de même que la religion,
chrétienne pour l'Empire, « arianiste » pour les immigrants. Seuls les
Francs, avec Clovis, adoptèrent le christianisme. La troisième réponse
à l'égard de la prise du pouvoir par les nouveaux immigrés est celle
de la reconquête. Justinien, l'empereur romain d'Orient, se lance dans
cette bataille, afin de reconstituer l'Empire romain d'Occident de jadis,
qui est émietté. L'entreprise réussira un bref moment, ne durera pas et
laissera l'Empire byzantin exsangue, d'autant plus que Bélisaire, le grand
général byzantin, s'appuyait sur des troupes venues de différents peuples
barbares qu'il avait recrutées et payées pour assurer ses victoires.
L'Occident, de nouveau livré à lui-même et à de nouvelles invasions
après la fin de l'ère justinienne, se retrouve encore plus affaibli pour faire
face aux assauts d'un nouveau venu dans la conquête, l'Islam. L'Empire
byzantin se replie sur lui-même, accuse le coup, se transformant peu
à peu en forteresse assiégée, perdant de plus en plus de territoires.
L'Europe allait cependant revivre une (brève) période « romaine » avec
l'Empire franc, qui arrête l'expansion de l'Islam en 732 et voit le cou-
ronnement de Charlemagne en 800. À sa mort, les divisions entre ses
héritiers vont de nouveau précipiter l'Europe dans les divisions habituel-
les qui avaient précédé la brève reconstitution de l'Europe en empire. La
thèse de Pirenne, dans Mahomet et Charlemagne, reste valide 1, malgré les
critiques factuelles de détail : l'expansion prodigieuse de l'Islam déplace

1. « Sans Mahomet, Charlemagne n'aurait pas été possible. »

88
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

vers le nord la puissance nouvelle de l'Europe. Privés de l'accès à la


Méditerranée, les nouveaux royaumes francs développent une exploita-
tion féodale de la terre, se dotant d'une richesse agricole qui va préparer
l'essor des villes, puis des États et, à terme, la révolution industrielle,
qui va faire de l'Europe la première puissance au monde au XIXe siècle,
même si ce sera sur une base nationale. Il est intéressant de comparer ce
qui s'est produit en Europe avec ce qui a eu lieu en Inde avec l'Islam.
Face à un continent indien émietté, divisé en de multiples royaumes en
rivalité, les Moghols ont eu beau jeu de bâtir un empire islamique en
Inde. C'est la Compagnie des Indes qui réanin1era les pouvoirs locaux,
hindous, pour mieux mettre à terre le pouvoir n1oghol. Aujourd'hui
encore, les luttes entre hindous et musulmans ne cessent de faire chaque
année de nombreux morts, tant la coexistence de communautés définies
par la religion s'avère difficile.
Et c'est bien là tout le problème. Le nationalisme a fait de l' exten-
sion impériale la source de toutes ces guerres modernes qui ont consi-
dérablement affaibli l'Europe au xxe siècle, telles les « guerres du
Péloponnèse » dont parle Thucydide, qui ont plongé la Grèce dans un
déclin irréversible depuis l'Antiquité.
À la fin du XIXc siècle, le développement des grandes nations européennes
associe étroitement empire et industrialisation, sauf pour l'Allemagne qui,
après l'unification en un Reich, sous Bismarck, ne parvient pas à s'étendre
outre-mer, monopole anglais et en partie, français.

2. POURQUOI CONNAISSONS-NOUS
UN DÉCLIN DE L'EUROPE DEPUIS LA FIN DU XX" SIÈCLE

La raison est très simple : deux guerres mondiales en trente ans, tota-
lisant presque 100 millions de morts, ont anéanti la prééminence scien-
tifique, culturelle, économique et militaire de l'Europe. L'Allemagne,
depuis Bismarck, est devenue la première puissance industrielle, bien
avant les États-Unis et l'Angleterre, et n'a eu de cesse d'imposer sa

89
Qu'est-ce que l'Histoire ?

volonté à l'Europe. La responsabilité historique qu'a l'Allemagne dans


le déclin de l'Europe est un fait indéniable, tout comme la monstruo-
sité et la brutalité constantes dont elle a fait preuve à cet égard pour
donüner les uns et exterminer les autres, les deux coïncidant la plupart
du temps. On entend souvent dire qu'on devrait cette brutalité à Hitler.
Il suffit de vouloir se renseigner lucidement pour se rendre compte que
l'antisémitisme ne date pas du régime nazi, et que les pratiques barbares
qui le caractérisent sont bien antérieures. La différence est une question
d'échelle, liée aux possibilités de la guerre. On voit déjà les Allemands
avec des camps de concentration où règne l'horreur à l'œuvre en
Afrique, quand, à la fin du XIXe siècle et au début du xxe, ils cherchent à
s'y implanter 1• Hitler, loin d'être une aberration de l'histoire allemande,
en est au contraire le produit naturel.
Le confinement de l'Allemagne à l'intérieur de ses frontières, même
étendues grâce à Bismarck, engendra à l'intérieur, comme au Japon, un
renforcement du féodalisme, pour dégager à tout prix du capital, et à
l'extérieur, un impérialisme visant à desserrer l'étau représenté par les
autres puissances impériales européennes 2 • La guerre devenait inévi-
table. À cela s'est vite ajoutée une haine raciale des Allemands à l'égard
de ceux qui ne le sont pas. Les tensions créées par une société clivée
et hiérarchisée au plus haut point ont démultiplié ces haines en quête
d'exutoires aussi bien à l'intérieur de la société qu'à l'égard des non-
Allemands. L'antisémitisme n'était sans doute pas plus fort en Allemagne
qu'ailleurs, en France notamment, mais la Révolution française a quand
même légitimé l'idée selon laquelle tous les hommes sont égaux. En
Allemagne, rien de semblable. L'idée d'égalité entre les hommes est
combattue par un darwinisme social qui veut que le plus fort se sente
en droit d'afficher sa supériorité, voire d'écraser celui qui ne l'est pas.
Les Allemands, nazis ou pas, SS ou soldats de l'armée régulière, se sont

1. D. Olusoga et C. Erichsen, The Kaiser's Holocaust, Londres, 201 O. Une analyse


terrifiante de ce que les Allemands faisaient dans leurs colonies noires avec ceux qu'ils
considéraient comme des êtres inférieurs. L'esprit de Hitler n'est pas loin.
2. Un livre remarquable sur ce sujet : German Colonialism from Bismarck to Hitler,
Cambridge, Shelley Baranowski, 201 O.

90
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

comportés en véritables bouchers, torturant, fusillant, affamant et brûlant


tout sur leur passage. On pense à « l'espace vital » (Lebensraum) à l'Est,
que les Allemands voulaient vider à leur profit durant la Seconde Guerre
mondiale, pour le repeupler de bons Allemands. On oublie trop souvent
que l'idée comme la pratique datent de bien avant. Combien y a-t-il
eu de massacres horribles perpétrés par l'armée allemande durant la
guerre 14-18, en Belgique notamment, où l'on brûlait vif et fusillait à
tour de bras ? Les Allemands se sont toujours davantage réclamés de la
culture (allemande, bien sûr) que de la civilisation, qu'ils abandonnaient
bien volontiers aux Français, avec leur sensiblerie hun1aniste et leurs
Droits de l'hon1me, en plus issus de la Révolution française tant hon-
nie. La grande erreur à la fin de cette Première Guerre mondiale a sans
doute été de laisser l'Allemagne se remettre en selle, alors qu'il aurait
fallu l'occuper et la dén1anteler, comme l'exigeait Clemenceau contre
« l'humaniste » Wilson, soucieux de voir renaître les peuples dans toute
leur identité, après le terrible conflit mondial. Le Président américain n'a
en tête que de créer la Société des Nations, dont personne ne fera grand
cas, et d'assurer l'existence de nouvelles découpes européennes au nom
de l' autodétern1ination des peuples, peuples qui ne vont cesser de se haïr
et de contester leurs frontières, jusqu'à Hitler. La naïveté du Président
Wilson se voulait morale, comme en font souvent preuve les Américains
religieux, une naïveté qu'ils voient con1me un gage de désintéressement
de leur bonne volonté. Plutôt que de permettre à l'Allemagne vaincue
de runliner sa défaite avec une armée et une industrie quasi intactes,
bientôt l'une et l'autre plus vigoureuses que jamais, il aurait fallu faire ce
qu'on a fait après 1945. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, rnên1e
le pacifiste Einstein soutenait l'idée qu'il aurait fallu détruire l' Allen1agne
une fois pour toutes et ne plus faire preuve de tergiversations con1n1e
en 1918, si on ne voulait pas la voir chercher à nouveau à dominer
l'Europe. Une Allemagne préservée par une guerre froide, où elle allait
jouer le rôle de rempart, ne pouvait que renaître de ses cendres, plus forte
que jamais, et recréer une volonté hégémonique sur le reste de l'Europe,
comme on le voit aujourd'hui. Ainsi, ne nous étonnons pas qu'en 1945
la masse des coupables soit parvenue à s'échapper. Occuper le pays et le
dénazifier (en partie) ont-ils suffi ? Que nous dit l'Histoire ? Les petits

91
Qu'est-ce que l'Histoire ?

poissons et les gros poissons du nazisme ont sans doute été punis, les uns
immédiatement, les autres à Nuremberg, mais dès Adenauer, la grande
rnajorité des nazis a pu refaire peau neuve dans son sillage, se taillant une
respectabilité démocratique toute récente, en s'infiltrant dans tous les
postes clés de cette Allemagne nouvelle et dén1ocratique. Les autres ont
pu bénéficier de la compromission des Églises pour fuir en Amérique
du Sud avec de faux passeports du Vatican. En pardonnant les autres, ne
justifie-t-on pas son propre pardon ? Ils ont ainsi été protégés, comme on
sait, par les plus hautes autorités, politiques, judiciaires, et en particulier
par le ministère des Affaires étrangères, où chaque fois que nécessaire, ses
fonctionnaires n'ont cessé d'avertir et de protéger les nazis qui se voyaient
inquiétés 1• Comme le montrent bien le livre de S. Baranowski ou celui,
non moins remarquable, de Fabrice Bouthillon2 , le nazisme n'est pas
un accident dans l'histoire allemande, il en est le prolongement naturel,
bismarckien pourrait-on même ajouter. Car Hitler n'est jamais qu'un
Bismarck à l'antisémitisme radical. L'idée d'étendre les frontières par la
guerre, de chercher des matières premières à l'extérieur et de se livrer
à l'exploitation des populations colonisées, justifiant pour cela la liqui-
dation de ce qui, dans l'Empire, n'était pas allemand, authentiquement
allemand, n'a rien d'hitlérien ni de spécifiquement nazi. Seule la mise en
œuvre systén1atique l'est. Ce que Hitler a fait, c'est donc d'aller jusqu'au
bout de cette logique allemande de supériorité et de mépris antisémite,
en épurant les territoires austro-allemands de tous les peuples qui étaient
« mineurs » à ses yeux et qui, pour lui, polluaient l'espace germanique,
existant ou à construire. En revanche, ce que Hitler a effectivement
réussi du point de vue social, mais qu'on préfère généralement taire, c'est
une révolution bourgeoise forcée que n'avait pas réalisée l'Allemagne
en 1789 ou après, faute de Révolution, comme en France ou en Russie,
ce qu'a commencé Hitler en liquidant les vieux généraux prussiens
et autres aristocrates. Il a ainsi permis l'avènement de la société bour-
geoise de l'après-guerre, en créant, selon Schoenbaum3 , une véritable

1. Voir Le Monde du 20 janvier 2011, «l'Allemagne rattrapée par son passé nazi)).
2. E Bouthillon, Nazisme et Révolution, Fayard, 2011.
3. D. Schoenbaum, Hitler:ç Social Revolution, New York, 1967.

92
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

mobilité sociale où le dévouement au régin1e permettait de progresser


dans la société sans préjugé de naissance, notamment grâce à la SS. Après
la guerre, la nouvelle société bourgeoise installée au pouvoir a pu enfin
asseoir son hégén1onie sur des bases démocratiques. Cette ère de labour-
geoisie s'est consolidée avec la reconstruction de l'Allemagne, donnant
à ce pays l'essor qu'on lui connaît aujourd'hui. Que nous réserve-t-elle
dans cinquante ou cent ans ?

3. LA FORME LA PLUS IMMÉDIATE DU DÉCLIN


DÉPEUPLEMENT, IMMIGRATION ET PROLÉTARISATION 1

Difficile, après le 1nassacre des deux guerres mondiales en l'espace


d'une génération, de ne pas souffrir d'une crise de 1nain-d' œuvre.
L'Europe ne pouvait que faire appel à des migrants à bon marché après
les Trente Glorieuses qui ont vu les salaires grimper, l'Europe se réin-
dustrialiser, la croissance et la richesse se reconstituer au travers d'un État
providence. La fin de la Seconde Guerre mondiale a également abouti à
la décolonisation. La perte progressive des empires coloniaux a, certes,
alimenté la future imnügration dont l'Europe a eu besoin, mais elle a
aussi obligé celle-ci à devenir elle-n1ême son propre « empire », d'où la
construction européenne. En 1973, inversion du mouvement. Crise du
pétrole, multiplicité des pôles de production, État social de plus en plus
coûteux, l'Europe s'est retrouvée devant des accélérateurs de crise, avec
la douloureuse question de savoir si la succession des crises constituait
ou non des moments passagers dans la difficulté, ou au contraire, des
signes successifs d'un cercle vicieux qui, de crise en crise, font corps
avec ce qu'on appelle généralen1ent le déclin. La question qui est à
l'esprit de chacun aujourd'hui est bien la suivante : pourra-t-on nuin-
tenir le niveau de vie de l'Europe dans un monde globalisé ? Nombre

1. À lire pour un constat global : F. Bongiovanni, The Decline and Fall of Europe,
London, Palgrave, MacMillan, 2012.

93
Qu'est-ce que l'Histoire ?

de signes culturels, économiques et sociaux sont inquiétants et semblent


indiquer la fin d'un monde.
On entend souvent parler à longueur d'émission de télévision, de la
« richesse >> de l'immigration en Europe. Mais de tels discours cachent
mal ce qu'il y a derrière un tel phénomène : la volonté de disposer
d'une nuin-d' œuvre qui casse les salaires en période de croissance, et
qui forme une sorte « d'armée de réserve » (Marx) en période de crise,
pour laquelle tout le monde doit mettre la main au pot au travers de
l'assistance sociale quand cela va mal, pour éviter les pires désordres.
Le capitalisme a étatisé le maintien financier de son armée de réserve.
Qu'on ne vienne pas parler d'immigration choisie, comme au Canada
ou aux États-Unis, car, en Europe, ce n'est pas le but de l'immigration :
là-bas, on diversifie la provenance des migrants pour éviter la consti-
tution de groupes minoritaires qui pèseraient d'un trop grand poids
politique dans la population globale, en plus du souci explicite d'avoir
dans ces pays d'immigration des immigrés ayant une activité profes-
sionnelle et des diplômes qui puissent profiter au pays d'accueil. En
Europe, il s'agit souvent d'employer des travailleurs sans grande qua-
lification, issus pour la plupart de contrées musulmanes, ce qui pose
le problème supplémentaire de l'insertion d'une culture aux traditions
distinctes. L'intégration passe par l'éducation qui, seule, peut assurer
encore une réelle mobilité sociale. Celle-ci, en se ralentissant sans cesse
depuis des décennies, livre à l'abandon des populations entières à la
marginalisation. Quant à l'école, elle ne joue plus son rôle. Beaucoup la
quittent malgré la baisse des exigences de contenu. Face à la décadence
de l'Europe, le retour du religieux est apparu à beaucoup comme la
réponse, parce que la religion défend des valeurs« plus vraies »,comme
le respect des anciens et de la famille, valeurs qui se sont effritées dans
un monde déchristianisé. À côté d'un rejet de l'Occident, de ses valeurs
effectives ou de son absence de valeurs, il y a aussi la nécessité de sur-
vivre coûte que coûte, parfois par la violence quand il y a dérive, dans
un monde dont l'accès est relativement fermé. À la pauvreté peut
alors s'ajouter le ressentiment culturel à l'égard du monde occidental,
ressentiment qui s'exprime au sein d'une frange non négligeable de
cette population, même après plusieurs générations. Le cocktail final

94
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

est détonant et n'augure rien de bon. Mais peut-on le dire ? Rien


n'est moins sûr. Il y a désormais une « bien-pensance >> des élites pro-
tégées qui se traduit par ce qu'on a appelé le « politiquement correct ».
Après l'Holocauste, il est de bon ton, parmi ces élites en tout cas, de
ne plus souligner les différences culturelles, ethniques ou religieuses
comn1e facteurs d'opposition ou simplement de comportement. C'est
vu comme antirépublicain, voire raciste, bien que la question n'ait rien
à voir avec des races. Pourtant, le manque de lucidité, n1ên1e fondée
par une idéologie qui se veut a priori ouverte, n'est pas sans danger. Le
rejet grandissant à l'égard de ces populations se répand, et les élites ont
peine à le comprendre. Celles-ci préfèrent s'en indigner au nom de
la tolérance néo libérale qu'elles maquillent dans des langages dits « de
gauche ». Ce rejet, qu'on peut repérer jusque dans les classes populaires,
s'adresse en réalité non à une religion ou à des individus, mais à des
pratiques et à des valeurs qui, depuis la Révolution, sont étrangères
ou opposées à celles de la nation hôte. Quant aux élites européennes
traditionnelles, elles ne comprennent pas que tout ne se règle pas non
plus par la tolérance et l'humanisme mou. Avec celle-ci, on n'a jamais
décidé d'une politique positive : ne pas faire, ne pas dire n'ont jamais
permis de savoir précisément ce qu'il fallait faire ou dire. Cette « tolé-
rance » permet simplen1ent aux belles âmes des beaux quartiers de
ne pas se sentir coupables et de ne pas avoir nuuvaise conscience. La
vraie question est pourtant ailleurs : l'Europe n'a-t-elle à offrir d'autre
culture que celle issue de la religion, ou de son antidote, la tolérance,
qui prétend contenir la résurgence politique du religieux ? L'Europe ne
va-t-elle pas non plus perdre peu à peu son identité, en abandonnant ses
référents traditionnels de « la » culture, con1n1e Charlenugne, Auguste,
Cicéron, Platon, saint Augustin, Flaubert, Molière, Racine, Thomas
Mann, Ibsen, Proust ou Shakespeare, au profit d'une sorte de mélange,
où tout vaut tout et où l'on zappe sans cesse, pour retnplir le vide que
l'on crée par quête de nouveautés permanentes ? Ce qui est carac-
téristique de notre époque, plus que la variété des référents culturels
particuliers, c'est la généralisation d'une certaine inculture, qui fait de
l'universalité pauvre du droit un dénominateur commun, parce que les
droits, par définition, s'appliquent à tous, la culture comn1une n'étant

95
Qu'est-ce que l'Histoire?

plus alors qu'une somme de bagages techniques destinés à « fonc-


tionner» professionnellement 1 •

4. LA FAILLITE DU SYSTÈME ÉDUCATIF,


DE LA CRISE ÉCONOMIQUE AU BRADAGE CULTUREL

L'enseignement après 1968 va plus ou moins épouser la nouvelle réa-


lité sociale libertaire et tolérante, tandis que les conditions économiques
liées à la crise pétrolière d'abord, et générale ensuite, vont affecter
l'Europe depuis lors. Celle-ci a certes connu une première grande guerre
mondiale avant celle de 1914-1945, en 1618-1648. On a parlé des effets
désastreux qu'elle a eus, faisant monter au créneau de la puissance la
France et l'Angleterre, condamnant l'Allemagne dévastée à un impéria-
lisme sans empire, ce qui allait conduire à la dévastation que l'on a connue
au xxe siècle. On oublie trop souvent que la première grande crise, la
première grande « dépression » européenne date des années 1873 et ne
s'achèvera qu'en 1896, annonçant la guerre mondiale de 1914. Déjà, on
observe une crise des institutions de prêt, des rendements décroissants des
investissements dus à l'industrialisation qui se généralise à l'Allemagne,
l'Angleterre, la France, et les États-Unis, une industrialisation du rail qui,
de source de revenus croissants, a fait « bulle >> sur le reste de l'industrie
et de la finance. Le blé coûte moins cher à transporter, l'offre abonde, les
prix chutent, on change ses approvisionnements. L'activité économique,
qui s'était emballée, se ralentit, et c'est la crise sociale qui commence,
cumulant les effets pervers habituels. Le secteur sidérurgique, frappé de
plein fouet, crée des crises en cascade. La naissance du socialisme, ses

1. Sur l'effondrement culturel de l'Europe et sa perte d'identité, deux livres


remarquables que les « bien-pensants » voudront ignorer : le premier, c'est celui de
W Laqueur, le grand spécialiste de Weimar, The Last Days cif Europe. Epithaph for an
Old Continent, New York, 2006, et l'autre, de C. Caldwell, Rfjlections on the Revolution
in Europe, New York, 2009, traduit en français sous le titre Une Révolution sous nos yeux,
Paris, Editions du Toucan, 2011.

96
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

luttes, ses revendications datent de cette époque, créant la division sociale


dans toute l'Europe, avec des clivages violents gauche-droite. La mon-
dialisation d'aujourd'hui n'est pas sans rappeler les deux crises, celle de
la fin du XIXe siècle (d'où sortira la Première Guerre mondiale) et celle
de 1929 (Seconde Guerre mondiale).
Si on globalise, la « Seconde )) Guerre mondiale, fratricide pour
l'Europe, couvre la période 1914-1945, seconde car elle vient après
celle de Trente Ans, mais elle n'aura pas moins d'effets négatifs sur
notre destin global que celle du xvne siècle. L'Europe déchirée, divi-
sée, dépeuplée, a beau se reconstruire pendant les trente premières
années de l'après-guerre, elle ne récupérera pas sa créativité d'avant.
Pas un seul Picasso, Freud, Einstein, Heidegger, Weber, Mommsen,
Michelet, Beethoven, Proust, T. S. Eliot, Tennessee Williams ou
Pirandello, né après 1950. Quand on parcourt la liste des prix Nobel,
on observe qu'ils sont de moins en moins européens, même d'ori-
gine. Le vent de la création a tourné et il ne souffle plus guère sur
l'Europe. S'il fallait caractériser l'idéologie régnante qui in1prègne les
milieux de l'enseignement, on devrait parler d' antiélitisn1e, et par-
fois même de réelle médiocrisation dans l'enseignement supérieur,
avec l'éducation de masse. Du coup, l'envie règne en nuître entre
collègues, surtout à l'encontre de ceux qui se détachent du lot, ce
qui suffit à calmer anticipativetnent ceux qui voudraient émerger. Le
prix en serait leur carrière (future), et n1ên1e si certains réussissent à
sortir de la nusse des enseignants, qui font essentiellement de l' admi-
nistration, on les nurginalisera de toute façon. Dans le systètne uni-
versitaire, chacun observe et jalouse les autres, croyant dépasser le
voisin par son génie, estimant donc indu de ne pas voir le sien, tout
hypothétique, reconnu comn1e il se doit. Faute, pourtant, d'avoir
vraünent du génie, voire n1ême de talent, non1bre de protagonistes
du système universitaire l'ont transformé en un vaste système admi-
nistratif, où les micropouvoirs des gestionnaires se démultiplient afin
de permettre à chacun d'exister (ou de croire qu'il existe) dans des
sphères plus que limitées.
Mais l'université ne vient jamais que chapeauter un cursus devenu lui-
même empreint de facilité et de nivellement. Qu'apprend-on aux enfants

97
Qu'est-ce que l'Histoire ?

et comment? Que savent-ils encore ? D'ailleurs, dans le nouveau système


européen, pourquoi devraient-ils encore posséder un savoir technique ou
général, alors que la globalisation tire de toute façon la plupart des salaires
vers le bas et appauvrit une Europe soi-disant unifiée, une Europe en
train de manger son capital accumulé depuis deux siècles ?
La pression démographique, représentée par les enfants de la nouvelle
classe moyenne, s'est très vite traduite par le souci d'avoir un plus grand
nombre de diplômés. Pour y parvenir, il a fallu affaiblir les critères de réus-
site, donc de connaissance. On est passé peu à peu à un système où il faut
surtout promouvoir la libre expression de la « créativité » de l'enfant, qui
supporte mal la discipline ou simplement, la concentration. Rendre tout
plus ludique, laisser l'enfant s'exprimer plutôt que de lui faire apprendre,
augmenter les heures consacrées au sport et à la musique, pour divertir et
parfois même, pour diminuer le poids à mettre sur l'étude de la langue
ou du calcul, et plus tard, ne plus exiger une culture classique de base,
unique, que ne partagent pas les immigrés ou les défavorisés, diminuer le
rôle des livres, remplacés par des « fiches-outils », où chacun peut zapper
et bricoler de façon égalitaire, ont forcément affaibli la connaissance des
fondamentaux, comme celle de la langue maternelle, parlée et écrite. La
culture est devenue, aux yeux d'une élite socialiste, un concept élitiste.
La mémorisation « par cœur >> est perçue comme une injure à l'égalité
sociale que l'école devrait compenser dans l'État providence. Tout doit
être utile, alors oublions le latin et le grec, concentrons-nous sur les chro-
nologies de l'histoire à défaut de connaître encore celle-ci. Les règles et
les principes sont supposés se déduire de pratiques distrayantes, l'enfant
doit « apprendre » à les retrouver en s'attachant à des cas particuliers soi-
disant exemplaires. Il s'agit d'occuper les enfants pendant que les parents,
de surcroît souvent divorcés, travaillent, livrant leurs rejetons à une auto-
nomie plus grande, qu'ils pourront occuper, après les heures, par des jeux
vidéos si tout va bien, par le rassemblement en bandes, si cela va moins
bien. Les repères, l'autorité, les modèles sont alors davantage à chercher
dans les pairs que dans les pères.
Une fois le diplôme obtenu, de toute façon un nouveau problème
se pose : il n'y a pas beaucoup d'emplois en perspective pour les jeunes.
Pourtant, avec le sésame du diplôme, on a souvent répété aux intéressés

98
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

que les portes du marché du travail s'ouvriraient tout naturellement


pour eux. C'est là que les relations, les affiliations partisanes, l' opportu-
nisme vont être bien utiles, recréant une plus grande inégalité encore
que celle que l'obtention facilitée d'un diplôme était censée abolir. Car
trop de diplômes tuent le diplôme, et il faut bien chercher ailleurs ce qui
va motiver le choix d'engager tel diplômé plutôt que tel autre. Tant qu'il
y avait une croissance forte, on pouvait en absorber la grande majorité,
comme l'espérait la bourgeoisie dans les années soixante-dix, mais tel
n'est plus le cas aujourd'hui. Ce sont les mieux annés socialement, fanli-
lialement, politiquement, qui placeront le mieux leurs fils, leurs filles et
leurs amis, perpétuant, voire accentuant les inégalités de départ.
L'esprit qui règne aujourd'hui, issu d'un tel système, a aussi changé.
Il est ce que l'on pourrait qualifier d'esprit analytique. On sait un peu de
tout, mais de façon à peine systématique. C'est là l'essence du savoir
technique que de faire appel à ce type d'esprit. Si on parvient à exceller
dans un domaine, pour que cela soit effectif, celui-ci doit être bien
délimité. Formation après formation, on finira bien par s'y inscrire
comme« spécialiste». C'est le n1édecin qui connaît l'urologie mais pas
la néphrologie ou l'historien qui se spécialise dans le xvne siècle et ne
connaît pas grand-chose au XVIe ou au xvm'", parce que ce n'est pas « sa
période >>. C'est même le philosophe qui n'écrit que sur Kant, mais qui
ne saurait dire deux mots intelligents sur Descartes ou sur l'éthique, et
inversement. C'est le maçon qui fait des murs, mais qui ne saurait y
installer le chauffage, et ainsi de suite, ce qui, pour accomplir un travail
technique est sans doute nécessaire, mais ne peut servir de modèle du
savoir en général. Or, c'est pourtant ce qui se passe à l'heure actuelle.
La culture n'est plus ce savoir n1ininul sur les questions dont on
n'a pas besoin de connaître la réponse, c'est au contraire un savoir qui
doit servir, et hédonisme ambiant oblige, qui doit également plaire :je
n'aime pas Mozart, mais je prlfere Lady Gaga ; je n'aime pas Brecht, j'aime
bien l'animateur de télévision Laurent Ruquier ; je ne comprends rien
à Kant, et je préfère croire que je suis philosophe en écoutant les idées
simplistes de l'un ou l'autre penseur médiatique. À la lin1ite, la culture
ne consistera plus que dans le respect des valeurs de la communauté à
laquelle on appartient, et au diable Racine et Voltaire, Shakespeare et

99
Qu'est-ce que l'Histoire?

Einstein, bien trop compliqués. L'effort pour arriver à les comprendre


est de toute façon inutile. C'est destiné à une élite, qui n'est pas sans
rappeler celle qui existait avant l'époque de l'instruction obligatoire.
Le capitalisme moderne n'a d'ailleurs plus besoin de beaucoup de
gens instruits, il lui faut des individus formés, et même conformes, les
moins chers possible, et surtout interchangeables, donc remplaçables,
notamment par de plus jeunes. L'égalité lui sert bien, contrairement à ce
qu'on pense généralement.
Avec l'Europe décolonisée de l'après-guerre, plus d'empires exté-
rieurs à conquérir, elle est un empire à elle seule, constituant en quelque
sorte sa propre« colonie », avec ses exclus et ses marges. Régie par une
seule monnaie, se gavant d'une nourriture standardisée, l'Europe est
habitée par une culture qui l'est également, faite de films passe-partout et
de musique de grande consommation, les seuls dénominateurs communs
qui résistent à la diversité. Le règne du divertissement pénètre l'école,
et pas seulement pour occuper le temps libre : il faut apprendre en se
divertissant, pour ne pas trop exiger d'enfants peu concentrés. Pendant
ce temps-là, les trentenaires décompressent en jouant à la Wii, ou à
World cif Warcrqft, en se baladant sur Internet à la recherche d'aventures
sexuelles. L'ère du zapping humain, reflet de la pratique du consom-
mateur, a commencé.
Enfin, il y a le règne du «langage politiquement correct>>. On ne
peut plus rien dire sans susciter plaintes et protestations. L'envie? Non,
c'est le souci de l'égalité. La violence ? Vous ne voyez pas que c'est vous
qui êtes coupables de la provoquer, du fait de la pauvreté et de l'enfance
malheureuse. Bref, comme tout vaut tout, victimes et coupables se
retrouvent à égalité (démocratique). Tout le monde a des droits, et il n'y
a pas un seul fait social qui ne recèle un tel droit, ni un tort causé qui
ne cache un tort subi. Dire ou ne pas dire, telle est désormais la ques-
tion. Faiblesse de pensée, faiblesse d'action, on n'est pas loin du relati-
visme généralisé, à protéger juridiquement au nom de la tolérance, où
s'annonce néann1oins une fin de parcours qui sera sans pitié pour ceux
qui auront à la vivre. Finalement, on le voit bien, tout le monde en a
ras le bol de sa condition, même si cela ne change finalement rien de le
dire. Comment résumer les vieux rêves qui s'écroulent ?

100
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

« La société bourgeoise présentait des aspects qui devaient faire l'envie du


monde : la règle de droit qui, souveraine, devait même assujettir l'État ; des
droits et des libertés qui devaient être défendus par l'État envers et contre tous, y
compris lui-même ; le droit de propriété privée, qui permet aussi bien de fermer
la porte à mes ennemis comme de l'ouvrir à mes amis ; le mariage monogame et
le patrimoine familial qui en résultait, grâce à quoi un capital culturel et matériel
pouvait se transmettre de génération en génération ; un système d'enseignement
pour tous, avec pour principe la vision esthétique et scientifique des Lumières ;
et enfin, last but not !east, la prospérité et la sécurité garanties par la science et
1' économie de marché qui furent le fruit de la liberté individuelle. »1

Encore combien de temps s'écoulera-t-il avant que l'État provi-


dence, lézardé par ses déficits, ne puisse plus suppléer aux intérêts indi-
viduels, devenus d'ailleurs de moins en moins dynanüques et libres, car
de plus en plus recadrés dans des hiérarchies plus cadenassées que jamais
dans les groupes, professionnels ou religieux, qui se reconstituent à la
faveur de l'Histoire ?
Jamais l'État n'aura été aussi sollicité par une société dont les revenus
du travail s'affaissent. Mais pour survivre, cet État doit de plus en plus
ponctionner la majorité de ses membres, et pas seulement les plus riches,
qui sont en nombre insuffisant. Or, n'est-ce pas pour venir en aide à cette
majorité qu'il faut à l'État des rentrées supplémentaires ? Faut-il plus
d'État ou moins d'État ? Aucune des solutions ne semble satisfaisante, et
pourtant la gauche comme la droite croient chacune que l'une des deux
réponses est la solution, sans voir que les deux sont liées. Les citoyens,
eux, s'en rendent pourtant bien compte. Alors, que faire ?

5. LES IMPASSES DE L'ÉCONOMIE

En 1973, l'Europe se réveille sous le coup d'un choc pétrolier qui l'a
plongée dans une « crise » dont elle ne s'est toujours pas sortie. Le capi-
talisme européen a vu ses coûts augmenter depuis et n'a cessé de vouloir

1. Roger Scruton, Modern Culture, p. 128 (Londres, Continuum, 1998; 3< éd. 2005).

101
Qu'est-ce que l'Histoire ?

les diminuer à nouveau, notamment en s'attaquant au coût du travail,


c'est-à-dire aux salaires. Mais qu'a-t-on vu surtout? L'incompétence et
le manque de créativité ont gagné les sphères dites productives, créant
un chômage qui flirte régulièrement avec les dix pour cent. L'inventivité
des dirigeants n'a pas su créer de nouvelles offres, et entre concentration
capitalistique et faillites successives, le mouvement s'est accéléré. Si la
plupart gagne moins, qui peut encore acheter ce qui est produit en de
plus en plus grandes quantités ? Ce qui est intéressant pour un capita-
liste - réduire ses salaires, ses emplois, pour une même quantité pro-
duite - est suicidaire pour l'ensemble, car si tous font la même chose,
les ménages gagneront moins au total, achèteront moins, et avec le
chômage, la diminution de la demande va rapidement s'accélérer. La
domination du capitalisme financier est alors inévitable : les rendements
y sont plus importants et rapides que dans les entreprises, malgré les
coûts de l'argent (taux d'intérêt) qui diminuent et obligent le capita-
lisme financier à multiplier les risques, ce qui conduira à la crise bancaire
mondiale en 2008. L'Europe, avec sa monnaie unique, a généré, dès
son lancement, une inflation qui a permis aux coûts d'entreprises de
diminuer et aux prix d'augmenter par simple conversion automatique
des prix stipulés en monnaie nationale en euro. Mais c'est un coup
qu'on ne peut faire qu'une fois, et aujourd'hui, les nations endettées
sont bien obligées de faire face à une incompétence et à un manque de
gouvernance générales qui frappent les élites financières, économiques,
politiques comme les deux guerres mondiales ont scié les élites intellec-
tuelles (Tony Judt 1). Les nominations politiques ne sont pas toujours les
plus efficaces, et le copinage n'a cessé de régner, alors que la mobilité
sociale devrait voir les meilleurs accéder partout dans la société aux
meilleurs postes. On risque fort de voir bientôt l'État s'opposer au bien-
être de la société civile, con1me en Grèce ou en Espagne.
À côté de cela, reste l'opposition souvent caduque entre la gauche et
la droite qui se partagent le champ idéologique actuel, sans que les solu-
tions ni même les visions des uns l'emportent en justesse sur celles des

1. Postwar. A History cif Europe sinœ 1943, 2005, Penguin Books.

102
De l'hégémonie au déclin de l'Europe

autres. Le tout libéral, né de l'effondrement du mur de Berlin en 1989, a


gagné une Europe qui crève de son autoconcurrence, sous l'égide d'une
Allemagne réunifiée surpuissante. Mais l'alternative socialiste, avec son
culte des soi-disant victimes, sa haine des nantis, et le besoin de tout
socialiser, saufles banques, qui devraient pourtant l'être, font du laxisme
en bien des matières, une erreur qui va coûter de plus en plus cher, sur
bien des plans :juridique, économique, et même idéologique. Le social
coûte cher, tnais le libéral aussi. Est-on condamné à périr, en étant l'un
ou l'autre, l'un puis l'autre ? L'avenir le dira.

103
Index

Adenauer, 92 Confucius, 58, 64


Archimède, 58 Constant B., 54
Arendt H., 84 Constantin, 79
Aristote, 16, 28 Cooper F., 19
Copernic, 27
Baranowski S., 90, 92 Cromwell, 13
Barbero A., 87 Cuvier, 28
Baverez, 33
Berlin 1., 41 Dalton, 28
Berlin lsaiah, 13, 21 Davis R., 19, 87, 88
Bernardi A., 78 Demange 0., 79
Bismarck, 89, 90 Descartes, 28, 99
Bouddha, 58 Descola, 25
Bouthillon F., 92 Dioclétien, 79
Bouthillon Fabrice, 92 Durkheim, 39, 41, 43, 44, 71, 75, 83
Braudel, 36
Brinton C., 85 Einstein, 83, 91, 97, 100
Brown P., 35 Euripide, 72
Brym R., 85
Burbank J., 19 Flaubert, 95
Burckhardt, 50 Frankfort H., 61
Frazer J., 72
Caldwell C., 96 Freud, 83, 97
César, 13 Freud, 74
Charlemagne, 88, 95 Fukuyama, 34
Cicéron, 95
Clovis, 79, 88 Galilée, 27
Collingwood, 15 Garnsey P., oo

105
Qu'est-ce que l'Histoire ?

Gell A., 75 Michelet, 35, 97


Gell Alfred, 7 5
Gibbon, 34, 35 Napoléon, 12
Nietzsche, 75
Hart]., 19
Hegel, 7, 9, 29, 36, 38, 39, 41, 42, 49 Parménide, 58
Heidegger, 29, 97 Pirenne, 58, 87, 88
Héraclite, 58 Platon, 16, 58, 95
Hérodote, 10, 61, 62 Popper, 16
Hitler, 13, 18, 90, 92 Proust, 83, 97
Homère, 58
Hume, 56 Rostovtzeff M., 78, 79, 80
Rousseau, 44
Jakob Burckhardt, 35
Jaspers, 58, 62 Saint Augustin, 10, 88, 95
Jésus Christ, 68, 70, 76 Sartre, 31
Justinien, 88 Schoenbaum D., 92
Juvin H., 48 Scruton R., 101
Juvin Hervé, 48 Shakespeare, 95, 99
Smith A., 39
Kant, 4, 7, 31, 38, 41, 42, 49, 56, 99 Spengler, 7, 9, 33
Kepler, 27 Spinoza, 83
Konrad G., 85 Staline, 13
Szelenyi 1., 85
Lao-Tseu, 58
Laqueur W, 96 Thucydide, 10, 34, 58, 89
Lavoisier, 28 Thucydide, 7
Lévi-Strauss, 74 Tocqueville, 9, 34, 38, 39, 42
Lévy-Bruhl, 73, 75 Tonnies F., 39
Lipovetsky G., 48 Toynbee, 7,21, 33, 56, 65, 80, 82,83,84
Liverani M., 68 Tylor, 75
Lot F., 79
Van de Mieroop, 58
Mahomet, 88 Voltaire, 7, 99
Mann T., 95
Marx, 10, 12, 17, 34, 39, 40, 49, 83, 84, Wallbank F., 78
94 Wallerstein, 36
Mendeleïev, 28 Weber, 19, 22, 84, 97

106
Collection« L'interrogation philosophique »

Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale


Christian Atias, Questions et réponses en droit
Florence Balique, De la séduction littéraire
Jean Bessière, Principes de la théorie littéraire
Jean Bessière, Le Roman contemporain ou la Problématicité du monde
Jean Bessière, Questionner le roman
Bertrand Buffon, La Parole persuasive
Jean-Pierre Cometti, Ludwig Wittgenstein et la philosophie de la psychologie
John Dewey, Logique. La théorie de l'enquête (2e éd.)
Michel Fabre, Éduquer pour un monde problématique
Benoît Frydman et Michel Meyer (dir.), Chaïm Perlman (1912-2012)
De la nouvelle rhétorique à la logique Juridique
Joëlle Gardes Tamine, Pour une nouvelle théorie des figures
Augustin Giovannoni, Les Figures de 1'homme trompé
Jaakko Hintikka, Fondements d'une théorie du langage
Claude Javeau, Les Paradoxes de la postmodernité
Norbert Lenoir, La Démocratie et son histoire
Pierre Marie, La Croyance, le Désir et 1'Action
Michel Meyer, Questionnement et Historicité
Roger Pouivet, Le Réalisme esthétique
Roger Pouivet, Philosophie du rock. Une ontologie des artefacts et des
enregistrements
Jacques Reisse, La Longue Histoire de la matière
Richard Rorty, Objectivisme, Relativisme et Vérité
Constantin Salavastru, Argumentation et débats publics
Guillaume Vannier, Argumentation et Droit

107
Mis en pages et imprimé en France
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