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L'interrogation philosophique
Collection dirif!.ée
par 1\lfichel Meyer
Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Qu'est-ce que
l'Histoire ?
Progrès ou déclin ?
MICHEL MEYER
PRESSES UNIVERSITAIRES
DE FRANCE
Du même auteur
ISBN 97H-2-13-05949H-7
ISSN 1159-6120
Dépôt légal- 1" édition : 2013, Avril
© Presses universitaires de France, 2013
6, avenue Reille, 75014 Paris
Table des matières
Présentation, 7
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
Index, 105
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Présentation
Plus que jamais, notre monde est marqué par une Histoire qui s'accélère.
Elle pose de plus en plus question, sans doute parce qu'elle est plus complexe
que jamais, par-delà les nombreux méandres de nos histoires nationales. D'autres
civilisations, comme l'Inde ou la Chine, s'imposent désormais à l'attention pour
révéler des évolutions paifois très dijJérentes de celle de l'Europe. Peut-on encore
parler de l'Histoire avec une majuscule, avec des lois communes pour toute
l'humanité ?
Réfléchir sur l'Histoire est donc devenu essentiel. Mais ceux qui l'ont pen-
sée de manière tant soit peu globale depuis deux siècles, comme Voltaire, Kant,
Hegel ou Marx, nous ont laissé l'idée, fallacieuse, que l'Histoire avance avec une
fin sous-jacente, dont chaque moment important serait le sij!Jle. Certains n'ont
pas hésité à proclamer qu'on se dir(çzeait vers un mieux ou un progrès pour tous.
Or, à relire les grands historiens, cette vision optimiste n'est pas forcément majo-
ritaire. D~jà, à l'époque des Lumières, on pouvait entendre la voix discordante
de Gibbon, probablement le plus grand historien européen, à qui l'on doit une
fresque monumentale sur le déclin de l'Empire romain. Mais bien avant encore,
Thucydide avait montré que les guerres fratricides de la Grèce antique avaient
scellé dljinitivement son destin, exactement comme Spengler et Toynbee, à l'issue
de la Première Guerre mondiale, ont vu en elle l'annonce d'une fm prochaine de
la civilisation européenne. Que dire alors après la boucherie de la Seconde Guerre
mondiale ? La courte période de reconstruction dite des << Trente Glorieuses >> a
fait paravent. Une fois cette époque révolue, l'Europe s'est retrouvée confrontée
à un 1fondrement de l'emploi, à des crises financières et énergétiques, à des
dljicits colossaux, publics et privés, à l'émergence de nouvelles puissances. Ne
parlons même pas du ralentissement de l'ascenseur social et de l'impossibilité de
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Chapitre 1
La philosophie de l'Histoire
est-elle encore possible ?
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
D'aucuns s'accordent pour dire que la réflexion sur l'Histoire est née
à Jérusalem, quand il s'est agi d'expliquer comment s'était construite
une unité improbable de tribus, écrasées entre des empires en lutte
constante, qui les ont d'ailleurs tour à tour asservies, déportées, voire
occupées. Avec les Grecs, le point de vue change. Les dieux semblent
se retirer peu à peu de l'Histoire. Celle-ci devient plus explicative, plus
rationnelle, comn1e toujours chez les Grecs. L'historia, telle que nous
l'entendons aujourd'hui, voit ainsi le jour, avec Hérodote et Thucydide.
Elle se définit comme une enquête (ce que veut dire, en grec, le mot his-
toria) sur des événements collectifs, importants à raconter, afin d'y mettre
du sens et de la cohérence. L'Histoire doit présenter une signification.
Raconter les faits ne peut se faire qu'en les questionnant pour les relier
dans un récit de type plus ou moins causal. L'Histoire, comme tissu évé-
nenlentiel, est en elle-mên1e opaque, et comme les dieux l'ont désertée,
il faut chercher ailleurs que dans les mythes le pourquoi de ce qui arrive.
Il en va d'ailleurs de l'Histoire collective comme de l'histoire person-
nelle : l'unité de la personne ne peut émerger que du récit qu'elle en
fait. Le Moi est-il plutôt substance ou récit? L'importance que prennent
les histoires familiales, le fait de les raconter, la présentation toujours
orientée, qu'on livre aux autres comme à soi-même, semblent aller dans
cette direction du Moi-construction, du Moi-récit. Quoi qu'il en soit,
plus tard, avec saint Augustin, la philosophie de l'Histoire va retrouver
le mélange du divin et de l'humain, l'élément judaïque et l'élément
grec, en pensant déceler un destin prévisible de l'humanité au fond des
turpitudes qui engloutissent Rome.
Depuis saint Augustin, qui annonçait ainsi la fin de l'Empire romain et
sa résurrection chrétienne (la Cité de Dieu), la philosophie de l'Histoire
n'a cessé de vouloir conclure à de telles prédictions. L'Histoire aurait
une fin, ici voulue par Dieu, là inscrite dans un jeu de forces prévisibles,
comme la lutte des classes chez Marx. L'issue serait de toute façon iné-
luctable, que ce soit le règne du christianisme ou celui du communisme.
La fin, plus ou moins proche, devait rallier les plus lucides, voire les
plus justes. Bref, l'Histoire aurait un sens, et l'avenir serait entièrement
déterminé par le passé. Il n'y aurait d'autre liberté que celle de s'en
rendre compte. Du coup, on ne peut plus agir rationnellement qu'en
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La philosophie de l'Histoire est-elle encore possible ?
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Qu'est-ce que l'Histoire?
qu'elle est orientée dans une direction bien précise (comme l'unité de
l'Europe par exemple, la globalisation, ou encore la« Fin de l'Histoire»
comme avènement de la dén1ocratie universelle).
Il n'empêche. L'Histoire, sans être prévisible ou orientée vers un
but, a néanmoins un sens. On entend sin1plen1ent par là qu'elle est
intelligible, qu'elle a une grammaire et qu'elle est peut-être identique
pour tous. Même les civilisations qui ont disparu ont connu des règles
qui expliquent leur devenir. Nombre de sociétés ont évolué ou cédé la
place à d'autres, mais elles ne nous sont pas inaccessibles pour autant.
Les lectures qui sont faites de ces événements reposent sur des concepts
qui, certes, peuvent rendre de telles lectures contestables, donc pro-
blématiques, mais disons-nous bien que le problématique fait partie
intégrante de la compréhension historique comme de l'évolution des
sociétés elle-même. À chaque moment, des débats sont ouverts sur les
interprétations à donner comme sur les décisions à prendre. Plus on fait
porter son regard sur de grandes périodes plutôt que sur des faits pris
ponctuellement, plus on quitte le domaine de la narration pour celui de
la problématisation interprétative. Cela rend les réponses sans doute plus
discutables, mais aussi plus intéressantes. Les comparaisons deviennent
possibles. Si on parle de Moyen Âge par exemple, avec ses caractéristiques
propres, on doit pouvoir les retrouver dans d'autres civilisations comme
la Chine, et si ce n'est pas le cas, il est intéressant d'expliquer pourquoi.
Le discours produit relève davantage d'une argumentation serrée que
d'une vérité déjà là qu'on expliciterait factuellement, comme prétend
y arriver l'historien. Une vue d'ensemble prête davantage le flanc à
questionnement, parce que pour la mettre en avant, il faut interroger
des faits qui ne s'imposent qu'en tant que problèmes ou comme signifi-
catifs d'un problème. Il faut ensuite les articuler de façon cohérente, et
les acteurs de l'époque n'ont souvent pas conscience de la signification
de ce qui leur arrive au moment n1ême. On se souvient de Arondisant
que « les hommes font leur propre histoire, mais ne savent pas l'his-
toire qu'ils font>>. Qui aurait pu prédire la venue de Napoléon après la
Révolution française ? Sûrement pas ceux qui l'ont faite et qui croyaient
à l'avènement définitif de la liberté. Et pourtant, il y a rarement eu de
révolution dans l'Histoire sans que cela ne se termine par l'apparition
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La philosophie de l'Histoire est-elle encore possible ?
d'un homme fort, qui vient y mettre un terme de façon souvent bru-
tale. Pas de révolution à Rome sans César, à Moscou sans Staline, à
Berlin sans Hitler, à Londres sans Cron1well, à Paris sans Napoléon. On
ne peut croire qu'il s'agisse là d'un fruit du hasard, et comme on doit
bien constater que le phénomène est général, il faut en appeler à une
certaine logique de l'Histoire. Pourtant, dira-t-on, l'Histoire n'est pas
seulement un objet de lecture toujours problématique, par les catégories
opposables qu'on lui applique, nuis elle est problématique par nature,
parce que les hommes qui la vivent sont eux-n1ên1es problénutiques
les uns pour les autres, con1me leur monde l'est, pour eux cmnme
pour nous. Comment se résolvent ces situations problématiques à un
moment donné de l'Histoire ? La réponse est rarement évidente. Les
hon1n1es semblent se déterminer libren1ent, au sein de rapports de force
contradictoires et apparemment indécidables a priori, mais est-ce si sûr ?
L'Histoire semble, en tout cas, plus chaotique et incertaine quand elle
s'accélère. Paradoxalement, le sens de l'action est plus que jamais celui
que chaque individu lui attribue, comme si son rôle, pourtant marginal
dans les sociétés de masse, était absolun1ent déterminant, ce qui accroît
le sentin1ent d'avoir à se raconter de belles histoires pour croire qu'on
joue un rôle significatif. Néamnoins, la problématicité de l'Histoire est
ce qui la caractérise en propre. Quand on observe les hmnmes autour
de nous, ils sont tout sauf in1prévisibles, conune si la liberté dont ils se
réclament devait au fond les rassurer sur eux-mêrnes. Seules, peut-être,
des situations hors norme comme la guerre ou l'occupation peuvent
causer de réelles surprises individuelles, mais non le quotidien, tou-
jours soumis à des intérêts personnels bien perceptibles, con1me le sont
d'ailleurs les normes auxquelles chacun se plie de fait, itnplicitement ou
non.
En conclusion, l'Histoire possède une intelligibilité d'autant plus
problématique que les périodes envisagées sont longues et mouvantes,
et surtout, que les faits, pour rendre con1pte de ce qui se passe dans une
société ou à une époque, sont n1ultiples et contradictoires. Cmnparer
ces périodes à ce qui se passe ailleurs, dans d'autres sociétés et à d'autres
moments, est d'autant plus difficile que les concepts utilisés sen1blent
émaner d'un aujourd'hui qui peut susciter la critique de voir les choses
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Chapitre II
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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Les problèmes de l'Histoire
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
dans des raisonnements qui ont une forn1e très précise : « plus ... , plus
... ». Cette forme exprime l'historicité et la variation des facteurs, tout
con1n1e elle les relie entre eux. Les « différentielles de l'Histoire » se
logent dans ces variations corrélées, qui peuvent parfois être inverses,
<<plus... , moins ... >>. Ainsi, plus l'État est centralisé, plus la hiérarchisation
est forte, plus la mobilité sociale se raréfie et ne trouve d'exutoires, pour
les classes dépossédées, que dans des poussées coloniales, voire impé-
rialistes. Un tel constat permet d'expliquer con1ment la colonisation
européenne a été liée à la formation des États centraux monarchiques
et fortement centralisés. L'Espagne n'a évidemment pas « découvert»
l'Amérique par hasard. Cela est dû au processus de construction de la
monarchie espagnole en pouvoir centralisateur et absolu, mais qui au
départ devait beaucoup à ses féodaux et à sa noblesse pour la reconquête
du territoire occupé par les musulmans. Les souverains espagnols ont
dû chercher des richesses en dehors des nobles pour ne pas en être les
otages financiers et les voir réclamer plus de pouvoirs encore. L'or des
Amériques le leur a permis. En Angleterre, en revanche, la monarchie
est centralisée depuis bien plus longtemps, mais s'est vue affaiblie au
fil des siècles. La reine d'Angleterre, Elizabeth 1, s'est retrouvée dans
une situation semblable par rapport à son aristocratie. Au XIXe siècle,
mais c'était déjà vrai de la Hollande et de la France au xvne siècle, les
États, en se refermant sur eux-mêmes en tant que nations, n'ont pas
échappé au souci de s'étendre hors d'Europe, en se trouvant des terres
et des débouchés à l'extérieur de leurs propres territoires, donc en se
dotant des empires coloniaux. Seule l'Allemagne, plus faible et désunie
jusqu'en 1866, n'y est pas parvenue. Aussi, quand elle devient la pre-
mière puissance industrielle à la toute fin du XIXe siècle, elle cherche
à l'intérieur de l'Europe les débouchés de richesse et d'ascension que
les autres nations avaient trouvés en dehors. Cela a donné naissance
à l'idéologie de l'espace vital (Lebensraum) cher à Hitler : l'Allemagne
« devait » dépeupler l'Europe orientale pour y mettre ses colons. On sait
ce que cela a signifié en termes de massacres et d'assassinats collectifs,
perpétrés au nom de la soi-disant supériorité du peuple allemand sur
les « indigènes » et autres « races inférieures >>. Quant aux États-Unis, ils
avaient leur« frontière » à l'intérieur de leur territoire, d'où la conquête
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Les problèmes de l'Histoire
1. Sur ce qui suit, voir Ralph Davis, The Rise o_fAtlantic Economies, Cornell University
Press, 1973, p. 176 sq.; Jonathan Hart, Empires and Colonies, Londres, Polity, 2008.
2. J. Burbank et F. Cooper, Empires, Princeton University Press, 2010, p. 122.
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Qu est-ce que l'Histoire ?
J
les seules lois de l'Histoire qui tiennent sont celles qui intègrent cette
historicité différentialisée dans leur formulation. Une causalité calquée
sur le mécanisme des sciences de la nature effacerait la spécificité du
champ historique.
Il y a aussi un travail de 1'historien qui consiste à rassembler des faits
à l'aide de documents ou de témoignages, comme on le fait dans une
enquête policière. Ce genre de pratique a donné naissance au positi-
visme historique : « des faits, rien que des faits ». On perd parfois de
vue que les faits qu'on collecte ne le sont jamais qu'en réponse à certaines
questions qu'on se pose, comme c'est le cas dans toute enquête. Le posi-
tivisme fait oublier la question, mais on ne s'intéresse jamais qu'à quelque
chose qui fait question, encore que ce dont il est question ne saurait
entièrement abolir la question qui en a suscité l'émergence ou la mise en
évidence. Pour cette raison, cette vision positiviste du travail historique,
pour rassurante qu'elle soit, se révèle contraire au vrai travail de l'histo-
rien, même quand il n'est pas à la recherche de lois générales.
La lecture de l'Histoire que j'ai appelée problématologique s'enracine
dans le fait que les sociétés rencontrent des problèmes à chaque moment,
des problèn1es immédiats ou à plus longue durée, comme les désordres
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Les problèmes de l'Histoire
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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Chapitre III
1. LA MÉTAPHORISATION ET LA DIFFÉRENCE
S'il n'y a pas de but avéré à l'Histoire\ il faut malgré tout une clé de
base pour pouvoir la déchiffrer. C'est le sens de ce que nous avons appelé
la grammaire de l'Histoire: une grammaire sert à comprendre ce que chacun
peut dire, non à inférer ce qu'il va dire, et qui demeure imprévisible dans le
détail. Ainsi, lorsque quelqu'un parle en français, il va forcément utiliser les
règles de la langue française, ce qui va permettre de saisir les mots qu'il a pro-
férés. En Histoire, on doit pouvoir procéder de façon semblable et dégager
ainsi un axiome minimal sur lequel tout le monde puisse s'accorder, quelle
que soit sa vision de ce qui est historique. Or, qu'est-ce que l'Histoire,
sinon un processus au cours duquel ce qui est n'est plus tout à fait le même
que ce qu'il était ? Cela peut être partiel, ou comme dans les révolutions,
plus global. La différence est la clé de l'Histoire, donc aussi, de sa lecture.
Plus l'Histoire va vite et s'accélère, et plus les différences creusent les
identités qui ne deviennent plus que les métaphores d'elles-mêmes. La
métaphorisation rend l'Histoire plus énigmatique au fur et à mesure que
les identités cessent littéralement d'être des identités. À la fin, ce sont
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Qu'est-ce que l'Histoire?
2. MÉTAPHORISATION ET QUESTIONNEMENT
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Y a-t-il une grammaire de l'Histoire ?
1. Sur cette logique, on ne peut que renvoyer au livre magistral de P. Descola, Par-
delà nature et culture, Gallimard, 2005, où il explique dans le détail le processus animiste
(p. 176 sq.).
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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Y a-t-il une ~rammaire de l'Histoire ?
avec ceux qui s'y refusent va devenir inévitable. Il faut voir là la source
de la querelle des Anciens et des Modernes, qui est celle, finalement, de
la droite et de la gauche, des conservateurs et des progressistes. Telle est
l'origine de cette double vision politique, du politique, y compris dans
les lettres et les sciences. Mais à terme, si le rythme du changement se
poursuit, il est inévitable que les réponses métaphorisées finissent par
éclater pour ce qu'elles sont, à savoir, des métaphores, ce qui est la forme
apocritique de l' énigmaticité. Elles implosent, elles ne tiennent plus
comme réponses, elles ne valent plus telles. Et quand cette problématicité
s'impose, on recherche alors de nouvelles réponses pour les ren1placer,
et une nouvelle littéralité s'impose. C'est ce que nous pouvons appeler
le rifoulement apocritique (apokrisis, en grec, signifie, la solution). Quand
le refoulement problématologique s'affaiblit, le problématique risque de
passer dans les réponses, parce que l'être des unes tend à s'indifférencier
avec l'être de l'autre. Le réel en mouvement voit son identité s'affaiblir
comme s'il était tissé de questions. La seule façon de répondre à l'être qui
s'affaiblit et tend à indifférencier questions et réponses, c'est de définir
une réponse par l'être fort et de rejeter hors du répondre l'être faible.
D'où la mathématisation de la nature aux époques où l'analogie et la
ressemblance règnent de plus en plus. Le refoulement apocritique qui se
renforce est une réponse au refoulement problématologique qui s' affai-
blit. La science moderne en est directement issue. À la Renaissance, la
discursivité est fondée sur l'analogie et la ressemblance, source des cor-
respondances les plus osées, mais on observe aussi avec Kepler, Copernic
et Galilée la mathématisation de la nature. Au refoulement problémato-
logique qui diminue correspond ainsi un refoulement apocritique qui
augmente, et la différence problématologique est assurée du même coup.
On avait déjà remarqué une amorce de mathématisation chez les Grecs,
avec la naissance de la géométrie (être fort), mais celle-ci n'a pas été uti-
lisée pour mathématiser la nature, alors que cela aurait théoriquement été
possible, mais non historiquement. Le refoulement problématologique n'est
pas aussi faible dans la Grèce antique qu'à la Renaissance, où l'Histoire
connaît une nouvelle accélération très forte.
Quand le refoulement problématologique diminue fortement, des
réponses qui ne valent plus comme réponses vont se mêler aux autres.
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
Les Grecs, les premiers, ont connu cela. Le seul moyen de trancher sera,
dit Aristote, de n'accepter comme réponse que les propos qui seront jus-
tifiés. C'est de là que vient la distinction entre la rhétorique, qui peut faire
passer pour réponse ce qui ne l'est pas, et l'argumentation, qui n'accepte
pour réponse que ce qui est justifié comme vrai. Pour Descartes, une
telle démarche ne suffira pas, il y a mélange de réponses et de non-
réponses au sein de l'ordre affaibli des réponses, il faut donc redéfinir cet
ordre pour se prémunir de toute confusion possible. Il faut recourir à
l'être fort des identités mathématiques, pour se préserver de tout amal-
game éventuel au sein même des réponses et en être même assuré. De
l'argumentation, on est passé à l'analyse.
À la Renaissance, la mathématisation émerge ainsi peu à peu comme
norme du répondre vrai, voire du vrai répondre. C'est l'avènement de la
science moderne. Mais comme on le sait, les équations du mouvement,
qui tissent la physique du changement, ne s'occupent pas de la qua-
lité substantielle de ce qui change : on parle simplen1ent de corps en
mouvement, ce sont les mêmes lois pour tous les corps, quelles que
soient leurs différences qualitatives. C'est cette indifférence à la nature
des objets, aux types de substances, qui sera la source de la chimie (êtres
inanimés) et de la biologie (être animés ou vivants) qui elles, tiennent
compte de la nature de ce qui change. Mais elles évolueront elles aussi,
à leur tour, puisque scientifiques, vers une recherche d'identités fortes
(Lavoisier, Dalton), avec la mise en place de classifications qui défi-
niront les champs de validité de l'identique ainsi redéfini (Cuvier ou
Mendeleïev), pour finalement s'historiciser lorsqu'il apparaîtra que le
temps historique est déterminant, comme en géologie ou dans les théo-
ries de l'évolution.
Le refoulement problématologique qui s'affaiblit n'a pas pour unique
réponse le refoulement apocritique qui se renforce en science mathéma-
tisée. Les questions s'expriment à côté des réponses, se mêlent à elles,
engendrant parfois confusions tragiques et quiproquos comiques, comme
dans le théâtre. L'art en général, et la littérature en particulier, traduisent
l'affaiblissement du refoulement problématologique, exprimant par des
langages divers l' énigmaticité croissante du dire et du dit.
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Chapitre IV
Temps et histoire
ou histoire et temps ?
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Temps et histoire ou histoire et temps ?
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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Chapitre V
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?
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Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?
chacun qui veut bien le relire, non avec les yeux du sociologue, mais
avec ceux du penseur de l'Histoire. Que dit Durkhein1 à cet égard ?
La division du travail, la différenciation des fonctions, crée de la dis-
tance. Le rapport à la collectivité n'est plus ressenti métaphoriquement,
sauf au travers de quelques symboles, comme le drapeau, mais qui est
quand même vécu comme une simple métaphore. Il ne reste alors
des relations entre les êtres que celles qui sont fondées sur la récipro-
cité contractuelle. Combler la distance entre les êtres relève alors de la
volonté, et vu que chacun est loin des autres socialetnent- cela s'appelle
l'individualisme -les volontés particulières ne vont pas forcétnent coïn-
cider entre elles et ne suffiront pas à former une seule volonté générale
sans chaos et luttes. Aller vers l'autre pour édifier une société morale
requiert que la volonté individuelle, libre, se donne pour fin la volonté
collective (Kant). Librement. Donc, qu'elle renonce à ce qu'elle est
devenue historiquement. Et c'est bien là tout le problètne, car Hegel,
en substituant à la moralité l'idéal de liberté comme telos historique,
nécessaire et providentiel, ne s'est pas rendu compte de ce que nous
fera saisir Durkheim. La liberté doit être plus amplement définie, et
en tout cas, elle est double. Isaiah Berlin oppose la liberté négative à la
liberté positive : la première définit ma liberté comme limitée par celle
d'autrui, la seconde renvoie à la possibilité d'agir com_me je veux. En
un sens, ces deux conceptions de la liberté traduisent l'opposition du
libéralisme et du socialisme. Dans le libéralisme, l'individu fait ce qu'il
souhaite pour autant qu'il ne fait pas de tort à autrui, tandis que dans la
vision « de gauche », on doit tout faire pour émanciper l'homn1e et lui
pern1ettre de réaliser son statut d'hon1me libre que la société capitaliste
bride par des contraintes économiques. Il n'est pas sûr que cette double
lecture de la liberté soit adéquate. On peut légitin1ement lui préférer
celle qui distingue la liberté constituée ou effective et la liberté constituante
ou projective. Je suis libre d'aller denuin en vacances, puisque c'est
possible. L'alternative n'est ni interdite ni inconcevable. Elle est sim-
plement peu praticable, vu les circonstances de la vie quotidienne et
les contraintes familiales comme professionnelles qui pèsent sur moi.
Malgré celles-ci, je dispose sans nul doute de libertés, mais limitées,
circonscrites, encore que bien réelles. Ces libertés sont constituées par
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Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?
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Comment concevoir l'Histoire ? Progrès ou déclin ?
1. É. Durkheim, La Division du travail social (1893), p. 71-72, Puf, 7" édition, 2007.
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Chapitre VI
La culture et l'Histoire
religion, art et éthique
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
autrui ou, pour parler grec, ethos, logos et pathos. C'est la définition de
la culture selon Hervé Juvin 1 : « Culture : le moyen du rapport avec soi,
les autres et le monde. Moyen de se dire ou de se fuir. » Pour la religion,
l'identité perdure dans ces trois dimensions quoi qu'il arrive, ce qui fait
de la religion une réponse bien connue aux défaites et aux déceptions
qu'impose l'Histoire. Mais notre plus grande défaite, personnelle cette
fois, est bien évidemment la mort. Pour la religion, la disparition qu'elle
représente ne concerne que le corps, puisque l'âme n'est pas concernée
par ce problème. L'esprit est ce qui assure l'immortalité aux êtres, et par
extension, loin de toute religion, cette fois on peut concevoir les œuvres
de l'esprit comme la seule immortalité possible pour les humains.
On en vient tout naturellement à l'art. L'art, c'est la culture qui rend
les questions visibles et sensibles. L'art traduit le questionnement que vit
une civilisation de façon concrète et matérielle. Son but ? Interpeler,
interroger, ébranler, proposer la synthèse - toute fictionnelle - de ce qui
demeure et de ce qui change et périt. L'art transforme la différence que
creuse l'Histoire, au plus profond des réponses établies, en identité, en
métaphore du devenu, du disparu et de l'éternel. L'empereur Auguste
restera toujours présent grâce à et dans la statue impériale qu'on connaît
de lui, comme s'il était encore parmi nous, alors que c'est seulement l'art
qui le rend présent. Cette identité dans la différence est ce qui ques-
tionne l'auditeur ou le spectateur. Qui ne s'interroge pas à la vue d'un
temple grec, à l'écoute d'un opéra ou d'une musique venue du fonds des
siècles ? Qui n'est pas ébranlé par de l'émotion devant une sculpture ou
une peinture, où tout peut sembler réel sauf, le point d'interrogation sus-
cité à un moment par l'agencement des êtres, comme dans le Déjeuner sur
l'herbe, où une femme nue voisine avec des hommes bien habillés qui tous
fixent du regard le spectateur, ou comme dans la Tempête, où une femme
donne le sein devant une ville atteinte par la foudre, nous regardant
pendant qu'un berger passe son chemin en la scrutant attentivement?
L'Histoire qui s'accélère va évidemment peser de tout son poids sur les
différences que recouvrent les métaphores, faisant éclater celles-ci pour
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La culture et l'Histoire : religion, art et éthique
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La culture et l'Histoire : relip,ion, art et éthique
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La culture et l'Histoire : religion, art et éthique
distance. Qu'est-ce que le Bien sinon ce avec quoi on veut diminuer cette
distance, et qu'est-ce que le Mal, sinon ce que l'on veut fuir ? Le désir
et l'aversion, la proximité et l'éloignement sont les deux mouvements
de l'âme qui sont les plus élémentaires. Que ces mouvements soient
réflexes, mécaniques, émotionnels, corporels même, comme lorsqu'un
danger est proche et imminent, ou qu'ils soient réfléchis, marqués par le
jugement et pas seulement l'émotion, quand la distance est plus grande,
personne n'en disconviendra. Maintenant, on peut répondre à la ques-
tion de savoir pourquoi on ne peut définir le Bien ou le Mal en général
alors qu'on fait souvent la différence dans des circonstances particulières.
Dans la vie de tous les jours, la distance avec autrui varie, et c'est cette
distance qui donne chaque fois un contenu précis, mais différent, au Bien
et au Mal, selon que cette distance est plus grande ou plus faible. Plus
on est proche de l'objet aimé ou redouté, plus le désir et l'aversion sont
de l'ordre du passionnel, voire du corporel et du physique. Le Bien et le
Mal s'identifient alors au plaisir et à la douleur (Épicure). En revanche,
plus la distance est grande, plus on est dans l'impersonnel, et plus
le Bien et le Mal seront décidés par jugements et par principe, comme
le veut Kant. Le plaisir devient de la joie, la douleur se psychologise
alors en tristesse, et les deux perdent leur simple connotation physique
ou corporelle. Et entre ces deux moments ou stades, on a la vertu ou les
Vertus, chères à Aristote. Point de relativisme là-dedans, puisque pour
une distance donnée, tout le monde pensera la même chose. Mais si
par exemple la distance augmente, le Mal deviendra autre chose, et le
Bien aussi, sans qu'on tombe dans le relativisme des réponses subjectives
et différentes. Celui-ci ne surgirait que si, pour une distance donnée,
plusieurs individus situés à l'identique répondaient différemment. Un
homtne aura plus d'indulgence pour son fils que pour son voisin, pour
son voisin que pour un citoyen plus éloigné, pour un compatriote que
pour un étranger. En principe, il défend pourtant les mêmes valeurs,
mais de fait, ce dont l'autre a besoin, ce qui lui faut, ce dont il faut tenir
compte, pour qu'il soit heureux ou satisfait, va varier avec cette dis-
tance, et le Bien va se moduler en conséquence. Le sens moral est donc
directement lié à cette distance, il lui est même immanent et ne relève ni
de l'émotion ni de la raison, sauf à définir l'une par une distance faible,
53
Qu'est-ce que l'Histoire ?
et l'autre par une distance forte. Il est plus difficile d'appliquer ses grands
principes universels quand on est confronté à ses enfants, à la femme ou
à l'homme qu'on aime, à ses arnis plutôt qu'à un être inconnu, pour
lequel on n'est jamais en manque de principes. C'est le rôle du juge et
de la loi d'appliquer ceux-ci, puisqu'on choisit le juge comme être de
distance, ce que le formalisme juridique et la loi garantissent.
Qu'est-ce qui assure la distance par conséquent ? La société. Une
société juste permet aux individus de manifester leur distance les uns à
l'égard des autres (en protégeant la vie privée) et de vivre librement sans
crainte de l'Autre. La société juste est celle qui permet à l'individu de
vaquer à ses occupations sans avoir à se soucier des questions sociales et
politiques (Benjamin Constant).
Au fond, si la notion de distance avec autrui est si importante en
morale, c'est parce que l'Autre a toujours été vu comme une menace,
comme une mise en question de soi. La morale est l'ensemble des com-
portements et des règles qui annulent ou rendent inoffensive la mise
en question que représente Autrui, là où la politique démocratique la
régule. L'Autre, au départ, c'est le Mal, et la morale à proprement parler,
est ce qui a pour effet de dissocier l'Autre du Bien comme du Mal : on
peut alors aller vers lui (l'amour) ou lui être indifférent, sans que cela soit
ni mal, ni bien. Le Mal et le Bien vont être ailleurs, dans cette distance
avec autrui. En revanche, si cette distance est mal gérée, le Bien et le Mal
redeviendront vite identiques à un« autre)).
Doit-on dire plus ici ? On pourrait, mais ce n'est pas le lieu, car
il suffit de préciser ici que la morale est désormais la forme culturelle
minimale qui réunit les hommes dans un monde multipolaire et multi-
culturel. Pourtant, le droit ne sera jamais que la culture lorsqu'il y a ou
qu'il y a eu conflit.
Le problème aujourd'hui est que la culture qu'a fragmentée l'Histoire
a perdu son rôle d'unification dans la compréhension du monde. La
culture est perçue comme un luxe souvent inutile. À une époque où
tout doit aller de plus en plus vite, peu d'individus ont le temps de
l'approfondir. Mais sans culture globale, nourrie d'art et d'histoire, de
science et de philosophie, comment faire pour appréhender de manière
critique les tenants et les aboutissants de ce qui arrive ?
54
Chapitre VII
L'Empire Romain
ou le modèle spécifique
de l'Histoire Européenne
55
Qu'est-ce que l'Histoire ?
56
L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
disparu, et en voulant s'étendre, ont fini par périr l'un après l'autre 1•
En revanche, les empires ou les royaumes qui se renforcent voient se
développer une expression de type religieux nouveau. Le premier
à l'avoir remarqué est le philosophe Karl Jaspers dans Origine et sens
de l'Histoiri- : il parle d'un âge axial, où Bouddha, Confucius et les
prophètes de l'Ancien Testament font leur apparition. Durant cette
période (800-200 av. J.-C.), « il se passe des choses extraordinaires, dit
Jaspers. En Chine, vivent Confucius et Lao-Tseu ; on voit naître toutes
les tendances de la philosophie chinoise. En Inde, c'est le temps des
Upanishads et du Bouddha ; toutes les possibilités philosophiques se
font jour, allant jusqu'au scepticisme et au matérialisme, ou, comme
en Chine, à la sophistique et au nihilisme. En Perse, Zarathoustra
répand son âpre vision d'un univers déchiré par le combat du bien et
du mal. En Palestine se lèvent les prophètes d'Élie, d'Isaïe, de Jérémie.
En Grèce, on trouve Homère, les philosophes, Parménide, Héraclite,
Platon, les tragiques, Thucydide et Archimède. Tout ce que ces noms
ne peuvent qu'évoquer s'est développé au cours de ces quelques siècles,
presque en même temps, en Chine, en Inde et en Occident, sans que
les hommes aient rien su les uns des autres >> 3 • Comment expliquer
cette concomitance ? L'intellectuel naît en s'autonomisant d'un clergé
officiel au pouvoir et qui souvent l'exclut. L'intellectuel va s'affirmer
comme tel et défendre les valeurs qui lui permettent d'exister comme
conscience critique, à la poursuite d'un idéal, souvent déritualisé, du
Bien et un rejet du Mal. Cela va supposer une conception nouvelle
de l'homme et du politique. Un ethos redéfini de la sorte, en éthique
précisément, va couvrir bien souvent un nouveau discours ou type de
discours, un logos, s'adressant à la communauté, afin d'exprimer ce qui
est mieux pour elle, pour chacun, donc pour autrui, à respecter comme
soi-même, puisque le pathos, c'est un autre soi-même.
1. Sur ce sujet, le livre toujours à lire est celui de Jacques Pirenne, Les Civilisations
antiques, Albin Michel, 1958 ; Pour une analyse plus actuelle, M. Van de Mieroop, A
History of the Anâent Near East, Blackwell, 2006.
2. KarlJaspers, Origine et sens de l'Histoire (tr. fr. H. Naef), Plon, 1954.
3. Op. ât., p. 9.
58
L'Empire Romain
Pourtant, toutes les sociétés humaines n'ont pas fonctionné avec les
mêmes priorités. Ainsi, les civilisations antiques ont développé leur spé-
cificité en s'articulant autour d'une problématique principielle, nourrie
par l' ethos, par le pathos ou encore par le logos. Les religions ont complété
et articulé cette problématique en s'y adjoignant les deux autres dimen-
sions. Ainsi, l'Occident romain sera surtout centré sur l' ethos, l'identité,
le statut social, mais d'autres univers se sont focalisés davantage sur le
pathos, le communautaire, ou sur le logos, l'ordre du monde à redéfinir et
qu'engloberait l' ethos et le pathos. L'accomplissement d'une civilisation
se fait par une sorte de processus d'accomplissement qui vise à intégrer
dans sa culture les deux autres dimensions. Ainsi, l'Inde est d'entrée de
jeu centrée sur l' ethos : la pluralité des dieux personnels, leur représen-
tation par la sculpture, qui traduit cet ethos, font de l'Inde et de ses enva-
hisseurs multiples (et parfois rejetés) une société où l'identité est sans
cesse à préciser au travers de l'idée de survie con1me préservation du soi
ou con1me réincarnation. C'est la question nujeure de l'Inde, où l' ethos
est vécu différemment qu'à Rome. Autre encore est le cas de la Chine.
Son Histoire est d'ailleurs difficile à saisir avec nos catégories occi-
dentales habituelles : a-t-elle connu un Moyen Âge semblable au nôtre
ou, si l'on adopte la conceptualisation socio-économique, une féoda-
lité, suivie comme chez nous d'une révolution con1merciale et indus-
trielle ? Rien n'est moins sûr. Les catégories de la pensée historique
occidentale nous laissent dépourvus, quand il s'agit de comprendre les
changements qui se jouent en Chine depuis trois rnille ans. La vision
à adopter doit plutôt tourner autour du rôle du centre face à la péri-
phérie, aux périphéries, avec ses « barbares » et ses invasions, mongoles
par exen1ple. L'éclatement de l'En1pire du Milieu est sans cesse en jeu,
et celui-ci constan1ment renlis en question par des forces d'éclatement
en quête d'affirmation face à un centre terriblement pesant. Ce sont
bien là d'autres catégories que les nôtres, mais il convient peut-être de
changer aussi celles-ci pour être plus universels. La Chine s'est caracté-
risée depuis Confucius par le respect des Anciens, de la famille, avec
l'obéissance au Fils du Ciel qu'était l'empereur. C'est la famille qui est
responsable, fiscalement et juridiquen1ent, non l'individu comme en
Occident, ou la communauté villageoise avec ses corporations (castes)
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
Egypte : logos
Que les dieux égyptiens aient donné lieu ou non aux dieux grecs,
comme le prétend Hérodote, ne change rien au fait que les Grecs aient
finalement renoncé au mythos au profit du logos, cherchant de nou-
velles explications, rationnelles en l'occurrence, à l'ordre des choses
et à celui du monde. L'âge axial dont parle Jaspers est précisément
celui qui voit l'être faible des mythes s'imposer pour ce qu'il est, suite
au refoulement problématologique qui diminue. Il correspond, ou
répond, à cette diminution, donc à une prise de conscience du pro-
blématique qui a gagné les mythes, les cosmogonies qui leur sont
attachées et les éthiques qui les nourrissent. Le propre de la civilisation
grecque est d'avoir, en tant que civilisation précisément, médité et
repensé l' ethos et le pathos à la suite de la refondation du monde en
tant que logos. On l'a dit, l'âge axial, avec ses divers penseurs, signe la
naissance des intellectuels, donc des philosophes, voire des prophètes.
Ce sera la prééminence du logos avec l'Égypte, de l' ethos avec l'Inde et
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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L'Empire Romain
2. DE LA PHILOSOPHIE À LA RELIGION
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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L'Empire Romain
Rome
ethos
~1 logos pathos
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
pas été antisémite, mais elle a refusé de céder aux révoltes qui secouaient
la Judée et menaçaient son autorité. Le judaïsme, malgré son universa-
lité proclamée, s'est vite révélé une morale comnmnautaire « réservée »,
avec des rites, notamment alimentaires, destinés à tnettre ses fidèles à
part des autres comn1unautés. Le christianisme a bien compris que tout
discours se prétendant universel devrait s'ouvrir à tous, tout en contre-
balançant sa « philosophie de la transcendance » par une incarnation
qui renforçait le sentiment de proximité, ce qu'exemplifiait le destin de
Jésus. En récusant le pathos juif, le christianisme allait pourtant devenir
intolérant sur ses deux autres ailes, c'est-à-dire à la fois à l'égard des Juifs
et à l'encontre des païens, dès que les questions de l' ethos et du pathos
tomberaient à l'intérieur du christianisme. Celui-ci a ainsi fait siens le
pathos et l' ethos au sein de son logos, non sans totalitarisme et surtout,
puisque le monde païen s'est finalement effondré, non sans intolérance
à l'égard des Juifs, que la défaite infligée par Rome avait dispersés sur
tout le pourtour méditerranéen. Mais revenons aux particularités des
idéologies qui vont accompagner la fin de Rome.
Comment le judaïsme s'est-il replié sur le pathos communautaire
après avoir inventé l'universalisme monothéiste ? Le judaïsme est né de
la quête, pour des exclus, des fuyards d'empires en lutte, de se créer
un espace propre. Il repose sur la proclamation d'une identité visant
à unir les différentes tribus, en abolissant leurs dieux individuels au
profit d'une seule divinité. Cela devait permettre de rassembler toutes
ces tribus en dépassant les croyances propres à chacune d'elles. L'idée
d'un Dieu transcendant, « transnational», dépassant les communautés
multiples qui composaient cet espace, est à la base de l'idée de Dieu
unique, situé en dehors, ou plutôt au-delà, de toute représentation qui
aurait été forcément « partisane », parce que particularisée 1 • De là est
née cette idée selon laquelle le Juif, par l'universalisme de sa concep-
tion de l'Histoire, est comme une mise en question du communau-
taire, quel que soit le principe fondateur qui fait d'une communauté
donnée une communauté, peuple ou nation. Cela explique pourquoi
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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L'Empire Romain
ou quasi divin comme les athlètes, était représenté nu, ce qui, dans la Cité,
aurait été évidemment considéré comme sacrilège. Avec Durkheim 1, il
convient de distinguer les rites négatifs ou d'évitement et les rites positifs
d'agencement ou d'appropriation. Ce sont, respectivement, les interdits
et les prescriptions (ou devoirs). Les premiers mettent à distance, avec un
Dieu transcendant qui sera la fin, le terme de cette distance, tandis que
les seconds créent de la proximité, ce sont les manifestations ritualisées
du divin dans le monde profane, via une identité des dieux ou des saints
dans le monde de tous les jours, pour y agir. C'est aussi là que l'on trouve
l'origine de la morale. Le bien est ce que l'on recherche, le mal, ce que
l'on évite. Grâce au culte bien conduit, on peut y arriver. Il y a là un
mouvement de dissociation et de repoussement de la différence, et un
mouvement inverse, animé par la quête d'identité. Ce sont les deux opé-
rations de base de toute pensée humaine. La différence est fondamen-
tale pour le groupe, car sans elle, il n'y aurait place pour aucune valeur
essentielle : la différence de la vie et de la mort, qui fait que l'on retrouve
partout le respect de l'une et l'abomination de l'autre, du christianisme
au bouddhisme, et en fait, dans toutes les sociétés humaines ; la diffé-
rence de l'homme et de la femme, elle aussi constitutive des liens naturels
qui permettent la genèse d'un monde social et la continuité de ce monde
changeant, entre autres dans le sens d'une division du travail nécessaire à
l'ordre social ; enfin, il y a une troisième grande différence pour qu'un
groupe humain se constitue comme tel, le respect des anciens, de la
famille, des enfants pour les parents. Pensons aux grandes tragédies : elles
traduisent toutes des conflits au niveau de ces grandes différences. La
loi naturelle s'oppose à la loi civile dans Antigone, la sœur se voit refuser
le droit d'enterrer son frère, rebelle, dans les murs de la Cité. Antigone
oppose à Créon la loi du cœur, la force des liens naturels inhérents à
toute société. Si l'on suit Créon, il a raison également : l'identité du
groupe repose sur la loi de la Cité et ne peut, par définition, qu'exiger
le rejet des différences qui s'opposent à cette identité. Le groupe, au
nom de son identité, va vouloir détruire, récuser, mettre à distance ce
1. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vic rel(~?ieusc (1912), pp. 427 sq., Puf,
coll. ((Quadrige)), se éd., 2007.
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
qui est différent et incarne cette opposition, alors même que s'y joue
aussi une valeur sans laquelle il ne peut y avoir d'identité possible de
ce groupe. Quant aux liens parents-enfants, s'ils ne sont pas respectés,
aucune Histoire n'est possible, aucune continuité ne l'est, ce qui fait que
la société implose sous le coup du non-respect pour cette différence.
L'exemple auquel on est en droit de penser est celui que nous offre la
pièce Iphigénie à Aulis d'Euripide. Agamemnon n'a pu faire sortir sa flotte
pour combattre Troie qu'en échange du sacrifice de sa fille aux dieux
(Artémis, une fille de Zeus). C'est un échange monstrueux, qui ne peut
que miner la société, et tout groupe en général. C'est pour cela qu'on
sacrifiait les êtres différents et extérieurs au groupe.
Les œuvres principales du théâtre tragique grec illustrent bien le
caractère fondateur de valeurs qui reposent sur des différences essen-
tielles, qui fondent son identité, même si elles le contredisent, puisque
ces valeurs exaltent des différences. Dans les tribus dites primitives, le Roi,
qui symbolisait le groupe, était différent, parce que roi. On le choisissait,
par exemple, parce qu'il était un benêt, ou qu'il était un prisonnier.
James Frazer a bien montré qu'on tuait le Roi au changen1ent de saison,
ce qui est paradoxal pour nous modernes, mais c'est à ce moment de
l'année que la différence se nourrit de la sève qui se régénère. Le Roi,
c'est la différence, différence nécessaire, certes, mais contraire, par défi-
nition à l'identité du groupe et à ses membres.
La distance sociale est née des différences que protègent les diffé-
rences essentielles dont on a parlé. Pour que cette protection soit assurée,
il faut que les différences qui constituent le groupe soient mises à dis-
tance par lui. Ainsi seront-elles véritablement protégées. Mais comment
faire ? En introduisant l'idée de sacré, donc de caractère intouchable
(tabou). Le sacré et le sacrifice sont liés, puisqu'on sacrifie le Roi pour
rétablir l'identité renouvelée du groupe quand le printemps arrive. Le
sacré, comme différence, implique le sacrifice (puis l'offrande, et ensuite
le renoncement, comme dans le christianisme). La religion, en fait, est
née du souci d'avoir à délimiter un univers à part, où règnent la diffé-
rence, le sacré, à préserver du souci de n'avoir que de l'identité, alors que
le groupe ne peut survivre sans certaines différences qui fondent sa sur-
vie. D'où les liens et les passages entre le sacré et le profane. Mettre des
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
ils, comme les catastrophes naturelles par exemple. Dans Totem et Tabou,
Freud voyait dans ces identités faibles, prises pour des identités fortes,
c'est-à-dire pour des identités littérales qui sont propres au langage des
réponses, le stade infantile et régressif de l'inconscient. Celui-ci se définit
par la littéralité qu'on attribue aux associations mentales les plus ténues.
Ces sociétés incarneraient, dans l'explicite de leurs discours, le stade
inconscient de la pensée moderne, historicisée. Freud ne perçoit pas le
phénomène du rifoulement problématologique qui, fort chez les peuplades
anhistoriques, est faible chez nous, ce qui interdit ce genre d'assimilation
entre pensée sauvage et inconscient moderne. Dans l'inconscient, l'être
faible qui caractérise les contenus qui sont associés les uns aux autres
par l'esprit sert à coder ces contenus, mais le but ici, est de les rendre
énigmatiques, et non plus littéraux comme dans la pensée primitive.
Celle-ci, en effet, prend les identités pour des identités littérales, puisque
la société se maintient dans une relative identité, sans métaphorisation,
alors que celle-ci caractérise les univers de pensée soumis à l'Histoire. En
revanche, les identités faibles qui affectent l'esprit apparaissent comme
telles dans le discours que l'inconscient adresse au conscient, et c'est bien
ce qui rend énigmatique le contenu du rêve. Le discours y est codé et
souvent absurde. La question qu'on peut alors se poser est celle de savoir
comment, si elle navigue dans l'identité généralisée, la <<pensée sauvage »
fait-elle pour capturer les différences, par exemple entre les êtres du réel
commun. La réponse est connue : en multipliant les forces, occultes ou
manifestes, qui vont permettre de différencier les phénomènes, et donc
les caractériser. Les principes actifs qui président à la diversité du perçu
sont démultipliés pour distinguer ce qui doit l'être. D'où le polythéisme.
Ainsi, la mer, les vagues, les lacs, etc. seront animés d'autant de moteurs
différents que de forces qui vont les caractériser en propre, là où nous
compensons les différences qui forment notre pensée historicisée par des
identités plus abstraites, telles qu'on les trouve en science par exemple.
Aux différences forgées par la religion se substitue une quête d'identités,
celles que fournit la science. C'est au sacré qu'incombe la nécessité de
traduire les différences, ou la différence en général, dans l'univers intel-
lectuel de la pensée anhistorique (ou «sauvage », pour parler comme
Lévi-Strauss).
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L'Empire Romain
1. Alfred Gell, L'Art et ses agents (tr. fr. S. et O. Renaut), Les Presses du Réel, 2009,
p. 124.
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L'Empire Romain
de Trente Ans dans l'Histoire de l'Europe. Tous ces peuples qui ont dû
cohabiter dans un empire austro-hongrois tout en se détestant, avec
l'immigration juive venant combler les vides démographiques d'univers
chrétiens en repli national et en oppositions mutuelles, sont des réalités
qui ont alimenté les guerres et le racisme du xxe siècle. Aujourd'hui,
on en est encore à payer le désastre des deux guerres mondiales 1914-
1918 et 1940-1945, qui forment à elles seules une seule grande guerre,
comme celle de Trente Ans en son temps. La dépopulation, suite à la
disparition de plusieurs dizaines de millions de personnes sur trente ans,
n'a pas amené l'essor de puissances européennes, comn1e 1648 a vu
naître la domination de la France et de l'Angleterre, voire de la Russie,
mais a plutôt amené un déclin qui a gagné toute l'Europe, et qui est
celui qu'on vit aujourd'hui. Ce qu'a représenté après 1648 l'Angleterre
et la France se trouve désormais à l'extérieur de l'Europe : les nouvelles
puissances comme l'An1érique, la Chine ou l'Inde.
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
1. A. Bernardi, << The Economie Problems of the Roman Empire at the Time of its
Decline », p. 32 sq., in C. Cipolla (ed.), The Economie Decline if Empires, Londres, 1970.
2. Sur ce point, voir M. Rostovtzeff, op. cit. ; F. Wallbank, The Decline if the Roman
Empire, p. 21-37, 67-69, New York, Henry Schuman, 1953.
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3. F. Lot, La Fin du monde antique ct le début du Moyen Age, 1927 (ré-édité chez
Albin Michel en 1950).
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
voyait désormais son destin lié à celui de ses parents, sans possibilité
d'en sortir. Après Dioclétien et Constantin, même la plus élémentaire
des promotions sociales devenait impossible. Que conclut Rostovtzeff?
« Le déclin et la chute de l'Empire ron1ain, c'est-à-dire de la civilisation
antique dans son ensemble, présentent deux aspects : l'aspect social,
politique et économique d'une part, et l'aspect intellectuel et spirituel
de l'autre. Dans le domaine politique, nous assistons à une barbarisation
progressive de l'Empire, de l'intérieur, particulièrement en Occident. »1
La classe moyenne, urbaine, se rétrécit et l'on voit des élites incultes
côtoyer des masses sous-payées. La religion chrétienne s'implante par
les Barbares qui cherchent une preuve d'appartenance et d'assimilation
aux élites. Ce faisant, on a quitté la culture classique, fondée sur l' élo-
quence et le savoir. Tout ce qui était supérieur s'efface, et le christia-
nisme va exprimer de plus en plus le nivellement d'une culture réduite
à l'exemple et au rituel. << Les tentatives violentes d'égalisation n'ont
jamais aidé à élever les masses. Elles ont anéanti les classes supérieures et
n'ont fait qu'à accélérer le processus de barbarisation. »2
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
Ce qui frappe dès l'abord dans une telle analyse est le caractère hété-
roclite de la combinaison : monde chinois, monde gréco-romain et
monde juif. Ce sont là des univers disparates et peu complémentaires.
Leur rencontre présente quelque chose d'arbitraire que renforce encore
le sentiment qu'elle n'épuise pas la forme de toute l'historicité humaine.
Y a-t-il malgré cela une certaine rationalité à trouver dans le juxtaposé
de ces trois modes d'historicité ? On voit bien que le modèle romain
concerne la création d'empires à partir d'entités plus petites, alors que le
modèle chinois représente l'inverse, en plus de la crainte de voir le centre
se fragmenter en entités plus petites, en féodalités qui s' entredétruisent.
Mais que vient faire le judaïsme dans tout cela ? C'est la religion d'un
peuple sans État, une transcendance et une pratique qui renvoient à une
communauté fermée, dont le paradoxe est que le renvoi à l'universel est
constant, comme dans le modèle chinois ou romain d'ailleurs. Toynbee
semble fasciné par les rapports de l'universel et du particularisme, dont
il assimile le passage, le glissement, à un déclin, et dans certains cas, à
la désintégration et à la décadence. Le particularisme pèche par excès
de politique, alors que l'idéal est l'universel : on peut douter que les
Grecs, les Chinois ou les Juifs furent plus ouverts sur les autres, leurs
«Barbares », que requis. L'universel était plus le nom d'une prétention
qu'une réalité sociale ou politique. Il n'empêche que l'on trouve bien
dans ces trois modèles d'historicité une relation à l'universalité qui inter-
pelle. En quoi consiste-t-elle ? Pour les Grecs, il s'agit d'une certaine
vision du logos et de la rationalité, pour les Chinois, de l'arrangement
social où l'État est le reflet des rapports familiaux indéfiniment répé-
tés et reproduits, tandis que pour les Juifs, c'est l'idée d'une morale
communautaire qui voudrait sortir du communautaire par des principes
moraux qui ne s'appliquent pas seulement à eux. Logos, ethos et pathos
se voient ainsi redéfinis au sein d'un modèle privilégié, divisé en trois
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L'Empire Romain
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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L'Empire Romain
CONCLUSION.
QU'EST-CE QUI A CARACTÉRISÉ L'EUROPE
PAR RAPPORT AUX AUTRES CONTINENTS ?
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Chapitre VIII
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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De l'hégémonie au déclin de l'Europe
2. POURQUOI CONNAISSONS-NOUS
UN DÉCLIN DE L'EUROPE DEPUIS LA FIN DU XX" SIÈCLE
La raison est très simple : deux guerres mondiales en trente ans, tota-
lisant presque 100 millions de morts, ont anéanti la prééminence scien-
tifique, culturelle, économique et militaire de l'Europe. L'Allemagne,
depuis Bismarck, est devenue la première puissance industrielle, bien
avant les États-Unis et l'Angleterre, et n'a eu de cesse d'imposer sa
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De l'hégémonie au déclin de l'Europe
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
poissons et les gros poissons du nazisme ont sans doute été punis, les uns
immédiatement, les autres à Nuremberg, mais dès Adenauer, la grande
rnajorité des nazis a pu refaire peau neuve dans son sillage, se taillant une
respectabilité démocratique toute récente, en s'infiltrant dans tous les
postes clés de cette Allemagne nouvelle et dén1ocratique. Les autres ont
pu bénéficier de la compromission des Églises pour fuir en Amérique
du Sud avec de faux passeports du Vatican. En pardonnant les autres, ne
justifie-t-on pas son propre pardon ? Ils ont ainsi été protégés, comme on
sait, par les plus hautes autorités, politiques, judiciaires, et en particulier
par le ministère des Affaires étrangères, où chaque fois que nécessaire, ses
fonctionnaires n'ont cessé d'avertir et de protéger les nazis qui se voyaient
inquiétés 1• Comme le montrent bien le livre de S. Baranowski ou celui,
non moins remarquable, de Fabrice Bouthillon2 , le nazisme n'est pas
un accident dans l'histoire allemande, il en est le prolongement naturel,
bismarckien pourrait-on même ajouter. Car Hitler n'est jamais qu'un
Bismarck à l'antisémitisme radical. L'idée d'étendre les frontières par la
guerre, de chercher des matières premières à l'extérieur et de se livrer
à l'exploitation des populations colonisées, justifiant pour cela la liqui-
dation de ce qui, dans l'Empire, n'était pas allemand, authentiquement
allemand, n'a rien d'hitlérien ni de spécifiquement nazi. Seule la mise en
œuvre systén1atique l'est. Ce que Hitler a fait, c'est donc d'aller jusqu'au
bout de cette logique allemande de supériorité et de mépris antisémite,
en épurant les territoires austro-allemands de tous les peuples qui étaient
« mineurs » à ses yeux et qui, pour lui, polluaient l'espace germanique,
existant ou à construire. En revanche, ce que Hitler a effectivement
réussi du point de vue social, mais qu'on préfère généralement taire, c'est
une révolution bourgeoise forcée que n'avait pas réalisée l'Allemagne
en 1789 ou après, faute de Révolution, comme en France ou en Russie,
ce qu'a commencé Hitler en liquidant les vieux généraux prussiens
et autres aristocrates. Il a ainsi permis l'avènement de la société bour-
geoise de l'après-guerre, en créant, selon Schoenbaum3 , une véritable
1. Voir Le Monde du 20 janvier 2011, «l'Allemagne rattrapée par son passé nazi)).
2. E Bouthillon, Nazisme et Révolution, Fayard, 2011.
3. D. Schoenbaum, Hitler:ç Social Revolution, New York, 1967.
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De l'hégémonie au déclin de l'Europe
1. À lire pour un constat global : F. Bongiovanni, The Decline and Fall of Europe,
London, Palgrave, MacMillan, 2012.
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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De l'hégémonie au déclin de l'Europe
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Qu'est-ce que l'Histoire?
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De l'hégémonie au déclin de l'Europe
En 1973, l'Europe se réveille sous le coup d'un choc pétrolier qui l'a
plongée dans une « crise » dont elle ne s'est toujours pas sortie. Le capi-
talisme européen a vu ses coûts augmenter depuis et n'a cessé de vouloir
1. Roger Scruton, Modern Culture, p. 128 (Londres, Continuum, 1998; 3< éd. 2005).
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Index
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Qu'est-ce que l'Histoire ?
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Collection« L'interrogation philosophique »
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Mis en pages et imprimé en France
par JOUVE
1, rue du Docteur Sauvé, 53100 Mayenne
avri12013- No 2077341E