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LA RETRAITE ET LE SACERDOCE

CHEZ GRÉGOIRE DE NAZIANZE


BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME
114

BREPOLS
LA RETRAITE ET LE SACERDOCE
CHEZ GRÉGOIRE DE NAZIANZE

par

FRANCIS GAUTIER

@
BREPOLS
La Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses
La collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences Religieuses,
fondée en 1889 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseigne-
ments et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses
de l 'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans l'esprit de la section
qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on
retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étu-
diées que la pluralité des disciplines pratiquées: philologie, archéologie, histoire, droit,
philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d'éru-
dition qui caractérisent les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de
!'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions
anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'origi-
nalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes
- judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en
Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes,
dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des
marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de
sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et
étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E.,
anciens élèves de l'École, chercheurs invités, ... ).

© 2002 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.


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the prior permission of the publisher.

D/2002/0095/88
ISBN 2-503-51354-9

Printed in the E.U. on acid-free paper


Avant-propos

Cet ouvrage est une version abrégée et remaniée de la thèse de doctorat soutenue
par l'auteur à la Section des Sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes
Études, le 15 janvier 2000, sous l'intitulé «Grégoire de Nazianze, la retraite et le
retour au monde». Il n'aurait pas vu le jour sans les encouragements des membres du
jury : Mme Marie-Louise Reiniche et MM. Philippe Hoffmann, Alain Le Boulluec,
Pierre Maraval et Claudio Moreschini. Je tiens à les en remercier, ainsi que de leurs
critiques et suggestions éclairées dont, autant que possible mais encore insuffisam-
ment, j'ai tenu compte pour parfaire mon travail.

À propos des traductions, et des abréviations :

Sauf exception, les traductions françaises des Discours de Grégoire de Nazianze


présentées dans cet ouvrage sont empruntées à la collection "Sources Chrétiennes".
Les notes n'en indiquent pas la pagination, aisée à retrouver dans ces éditions. La
traduction des Lettres de Grégoire est celle de P. Gallay. En l'absence d'indication
contraire, la traduction des poèmes est due à l'auteur, non sans l'appui de celles
existant en italien, français, anglais ou allemand. Les citations des auteurs stoïciens,
enfin, sont tirées des traductions françaises données par É. Bréhier dans Les stoïciens,
aux pages duquel les notes renvoient directement.

Les abréviations utilisées pour les références sont expliquées et indiquées dans la
bibliographie.
INTRODUCTION

Aux côtés de ses amis Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, saint Grégoire de
Nazianze (330-390) occupe certainement une place à part dans le trio des Pères
Cappadociens. D'abord, pour une contribution dogmatique majeure sur l'autorité de
laquelle le concile de Chalcédoine (451) s'appuiera pour trancher définitivement les
querelles trinitaire et christologique et qui lui vaudra dès lors de partager avec le seul
saint Jean l'épithète méritée de Théologien. Ensuite, pour l'importance, dans la
littérature grecque de !'Antiquité tardive, d'une œuvre dont le caractère souvent
autobiographique fait notre source principale sur sa personne et sa carrière de "moine-
évêque". Enfin, pour le profil singulier de cette carrière, qu'il présente comme un va-
et-vient incessant entre retraites désirées et activités ecclésiastiques forcées, expliquant
ses fuites et démissions successives du ministère par sa vocation contemplative et ses
promotions par la tyrannie d'autrui
Se fiant à ces déclarations et à l'intellectualisme platonisant de sa doctrine, les
historiens ont cru pouvoir expliquer cette singularité par la personnalité de Grégoire :
intellectuel fait pour une vie monastique dont seuls sa faiblesse de caractère, son sens
du devoir ou son amour de l'éloquence l'auraient détourné, il aurait été vite rebuté par
la vie active ; ainsi, notre "moine-évêque" aurait été évêque malgré soi. Pourtant, la
dimension apologétique, voire hagiographique, des propos autobiographiques qui ont
accrédité cette idée aurait du inciter à plus de méfiance, comme, en un temps où action
publique et art oratoire ne font qu'un, tandis que la politique ecclésiastique est
dominée par les questions théologiques, la vocation de rhéteur et l'engagement
théologique du Nazianzène. Si, dans le propos final de La mort et l'au-delà chez
Grégoire de Nazianze, des impressions psychologiques contraires conduisaient déjà
Justin Mossay1 à remettre en cause cette idée reçue et à suggérer de nouvelles
recherches sur la question, notre travail entend réviser ce point de vue traditionnel
pour des raisons plus objectives, qui conduisent à revisiter également la place de la
retraite dans sa doctrine ascétique.
En effet, cette vision du Nazianzène prend pour acquise l'alternative entre un
monachisme identifié à une vie contemplative séparée du monde et la vie séculière, au
point de faire de sa profession de "moine-évêque" un oxymore hautement
problématique, alors même qu'il en fut, avec les deux autres Pères Cappadociens, l'un
des principaux promoteurs. Or, outre que le monachisme était encore mal défini à
l'époque, c'est là ignorer l'ascétisme ecclésiastique et, surtout, la tradition ecclésiale
d'une Syrie-Mésopotamie toute proche de la Cappadoce: celle de "solitaires"
monotropes vivant au sein des communautés dont ils constituent la hiérarchie
spirituelle et parmi lesquels se recrute le clergé.
Par ailleurs, ce point de vue traditionnel va de pair avec une lecture faussée des
fondements économiques de son enseignement ascétique. Fuir, pour mener à l'écart
une vie consacrée à l'ascèse contemplative, un siècle corrompu et corrupteur dont son
calame traque les vices jusqu'au sein de l'Église, telle est bien l'aspiration qu'il

1
Mossay [La mort], p. 302-305.

3
Introduction

exprime de façon récurrente dans son œuvre. Mais la fuite du monde qui est le mot
d'ordre du monachisme chrétien dès son apparition ne prend tout son sens qu'inscrite
dans l'économie du salut, susceptible d'interprétations variées. Or, trop sensible au
pessimisme quant à ce monde qui s'exprime dans ses prédications morales et ses
diatribes, on n'a pas assez remarqué tout ce qui éloigne Grégoire aussi bien du
manichéisme et de !'encratisme que du messalianisme. Non seulement le corps et les
passions - sous la forme du zèle contemplatif-, loin d'être mauvais, font partie pour
lui de la condition adamique, mais cela est vrai aussi de la royauté de l'homme sur la
terre, de la socialité et, même, de la sexualité. Le N azianzène intègre également, de
façon subordonnée, l'ordre socioculturel profane dans l'économie post-adamique. Sa
christologie insiste, autant que sur sa pleine divinité, sur la condescendance avec
laquelle le Verbe a assumé pleinement notre humanité, et érige le Christ Pédagogue,
paradigme du parfait chrétien, en modèle de vie mixte, affrontant face à face le Mal à
l' œuvre dans le siècle. Sa défense de la divinité de l'Esprit Saint garantit la légitimation
d'hommes sanctifiés et divinisés par Lui pour assumer l'autorité ecclésiastique, et tout
particulièrement théologique, c'est-à-dire épiscopale. Pour Grégoire, enfin, fermement
définie comme instrument de salut collectif qui ne saurait logiquement réserver la vraie
foi, gage de salut, aux seuls ascètes, l'Église exige d'eux qu'ils la respectent et la
servent.

Jean Mossay ajoutait : «Il est toujours délicat de deviner les mobiles d'un
homme.» Si l'ambition de cet ouvrage n'est pas purement psychologique, notre travail
n'en fut pas moins aiguillonné par le mystère qui entoure le rapport de l'individu
Grégoire à la retraite. C'est en partie pour tâcher de comprendre l'homme qu'il nous a
fallu traverser le fossé culturel qui le sépare de nous, et les conventions littéraires à
travers lesquelles il nous parle et nous parle de soi. Aussi, quoique consacrée à la
pensée et au vécu d'un individu, et du fait même qu'elle les restitue dans leur milieu
aussi bien idéel que concret, cette étude n'en relève pas moins de l'anthropologie
sociale et culturelle des religions. Son auteur, d'ailleurs, espère y montrer le bien fondé
du jugement de B. Otis 1 selon lequel « Nazianzus can take us, if we let him, tot the
very heart of the fourth century ».
Nous verrons ainsi d'abord, en relation à sa vision de l'économie du salut, quelle
place le Nazianzène accorde à l'anachorèse dans la philosophie chrétienne. Une
deuxième partie traitera de sa vocation "littéraire" parce qu'art oratoire et écriture
s'opposent comme activité publique et profession solitaire, avant de se pencher sur la
fonction de l'autobiographie dans son œuvre pour préparer la dernière partie,
biographique. Quant à celle-ci, elle ne se penche pas seulement sur l'histoire
événementielle et la psychologie pour leur intérêt propre : cet élément biographique,
en effet, donne bien souvent la clef de tel ou tel propos de circonstance et, d'autre
part, les idéaux que nous aurons dégagés chez Grégoire se trouveront confirmés par le
fait qu'ils éclairent la complexité de son vécu de façon vraisemblable et cohérente.

1
Otis [The Throne], p. 146.

4
PREMIÈRE PARTIE

LA PIDLOSOPIDE CHRÉTIENNNE SELON GRÉGOIRE


INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Grégoire de Nazianze use du substantif «philosophe» pour désigner, dans la


société chrétienne, ceux qui mènent une vie vertueuse tout entière consacrée à Dieu et
à son service, « philosophie » signifiant le plus souvent le genre de vie ou la profession
correspondants. 1 La "philosophie" ainsi compri~e est chez lui le propre du monotrope :
celui qui vit exclusivement tourné vers Dieu et à son service, ce qui suppose le célibat.
On serait dès lors tenté d'identifier chez lui le philosophe chrétien au moine, si ce
terme ne désignait pas dans la langue française, par opposition au séculier, celui qui
2
vit, à l'écart de La société, une vie essentiellement contemplative • Or, cela rendrait la
profession de "moine-évêque", que le Nazianzène partagea entre autres avec Basile,
contradictoire, et irait contre sa doctrine, qui, comme le montrera cette partie, fait du
sacerdoce ascétique l'accomplissement actif de la perfection philosophique chrétienne.
Il serait encore moins adéquat de parler du solitaire, dans la mesure où le terme
évoque l'érémitisme, dont nous verrons que Grégoire le considère comme une forme
de philosophie pour le moins imparfaite. Toutes les fois qu'ils signifient la monotropie
et non spécifiquement la vie hors du siècle, nous emploierons donc entre guillemets le
terme de solitaire et celui de moine avec ses dérivés, et préférerons généralement
parler du philosophe chrétien dont nous allons voir que, chez le Nazianzène, la solitude
est d'ordre tout intérieur.

Cette solitude est un aspect, relatif aux attachements et intérêts sociaux, de cette
disposition intérieure qu'il exprime dans le registre de la /;EwtEla (de !'"étrangeté").
Or, toutes tendances confondues, la philosophie chrétienne, dont l'avers est la
monotropie vers Dieu, a pour condition le renoncement et fait du philosophe un parfait
étranger au monde. Aussi nous a-t-il semblé judicieux d'ouvrir cette partie sur une
étude historique préliminaire de cette valeur - essentielle au christianisme - qui est au
cœur de la tradition ascétique et monastique: la /;EwtEla. Il s'agira justement de
distinguer ses deux aspects : extérieur et concret - l'expatriation, l'itinérance,
l'anachorèse -, d'une part; intérieur et général - !"'étrangeté au monde" -, d'autre
part. Cela nous permettra de mieux comprendre quelle relation Grégoire instaure entre
cette "étrangeté" et la retraite, d'un côté, le sacerdoce de l'autre. Ce chapitre passera
en revue les relations qu'entretiennent les traditions philosophiques, tant païennes que

1
Malingrey [Philosophia], dans le chapitre (VII) consacré aux Pères cappadociens, nous semble trop
pointilliste et vague sur la question, mais fait néanmoins quelque pas dans cette direction en parlant
de« méthode de perfection», d'ascèse (p. 227-230), de« spiritualité caractéristique» et de« relation
d'intimité avec la religion chrétienne» (p. 242-245).
2
Maraval [Le monachisme oriental], p. 719, écrit ainsi: «L'élément fondamental qui définit le
monachisme, c'est le choix d'une vie à l'écart, d'une séparation physique d'avec le monde.»

7
La philosophie chrétienne selon Grégoire

chrétiennes, à l'égard de la solitude et de la vie sociopolitique, pour pouvoir ensuite


situer plus aisément la position doctrinale du Nazianzène dans son contexte culturel -
une situation d'autant plus impérative que cet homme de grande culture était lui-même
conscient des traditions et débats théoriques afférents à cette question.

8
CHAPITREI

LE CONTEXTE PHILOSOPH IQUE


SENITEIA ET EENITEIA TOY KOl:MOY

La sEVt."tELCl au sens propre

SEVL'tëla signifie d'abord, au sens propre et concret, le séjour à l'étranger, la


condition d'expatrié avec ses implications sociales et psychologiques: perte de statut,
au moins local, isolement, déracinement social et culturel, dépaysement et perte des
repères du milieu d'origine. Le terme désigne spécialement le service qu'un soldat ou
un fonctionnaire impérial accomplit hors de son pays, expatriation qui fait partie de la
sudor de leur carrière. Elle concerne également l'étudiant qui a quitté famille et pays
natal pour une école parfois fort lointaine, mais aussi celui qui a été condamné à l'exil1
ou le fugitif. C'est enfin la condition du voyageur - le latin l'a traduit par peregrinatio
-, celle du commerçant ou du pèlerin par exemple.
Le statut d'étranger est un statut juridique inférieur et il peut encore résulter d'une
déchéance sanctionnant l'indignité du citoyen. Aristote, qui définit l'homme comme
s0ov JtOÀ.L'ttKOv, note cependant l'ambivalence de l'être sans cité: «L'homme est,
par nature, un animal politique. L'être sans cité est, par nature et non par hasard, soit
2
mauvais soit supérieur à l'homme. » Mais cyniques et stoidens ont conçu un
cosmopolitisme qui correspond au second membre de l'alternative du Stagirite : le
sage, dont la conscience embrasse l'ordre du cosmos et qui se conçoit lui-même
3
comme« citoyen du monde», est ipso facto détaché de toute cité particulière • Cette
l;EVL'Œla fait partie de ces "indifférents" parmi les aléas de la fortune qui sont pour le
4
philosophe l'occasion de manifester sa vertu et de s'y exercer : un dogme à mettre en
relation avec la civilisation commerçante du foyer géographique de ces écoles, l'Asie
Mineure et les îles avoisinantes, «comme une transposition morale de l'indifférence 5
d'un commerçant cosmopolite pour qui la patrie est l'endroit où il fait des affaires » •
Assimilant la vie humaine à un service de Dieu comparable au service militaire ou civil6
de l'empire, le stoicisme tardif fait ainsi de l'acceptation de l'exil une forme de piété.
Marque de motivation et premier effort de l'apprenti philosophe lorsqu'il part se
former auprès d'un mai"tre, l'expatriation lui est recommandée afin de rompre plus

1
La Septante désigne également par l;EvLi:Eta l'exode, la traversée du désert par les Hébreux.
2
Aristote, Politique, I, II, 9, 1253 a, 2-29.
3
Brottier [Le refus de la cité], p. 75-78.
4
Épictète, Entretiens, 1, IV, 21-22 et 24; II, IV, 22 et XIX, 24; III, XXIV, 113; III, XXI et XXIV,
57, 68, 93; cf. Cicéron, Tusculanes, V, XXXVII.
5
P.-M. Schuhl, in Bréhier, Les Stofciens, p. LXI.
6
Épictète, Entretiens, II, XVI, 4 -42; III, XXIV, 36; 100-102

9
La philosophie chrétienne selon Grégoire

aisément avec ses anciennes habitudes et relations "profanes". 1 Ayant la terre entière
pour patrie et l'humanité entière pour famille 2, le sage exercera son magistère moral et
dogmatique où qu'il se trouve. Sa mission philanthropique lui interdisant tout devoir
matériel, parce qu'elle est morale et spirituelle, ainsi que tout attachement, puisqu'elle
est universelle3 , c'est un homme« sans cité, sans maison, sans patrie, mendiant errant
à la recherche de son pain quotidien», selon l'autoportrait de Diogène; un homme qui
ne prend racine nulle part4 , mais qui, équipé de la besace et du bâton de pèlerin5,
parcourt le monde, à l'instar d'Héraclès, afin de le purger de l'injustice6 et d'enseigner
la sagesse7 . La doctrine cynico-stoïcienne de la !;evL·tda n'a donc rien d'asocial: si
cette philosophie juge bon de s'isoler à l'occasion pour méditer, en particulier sur soi-
même et sa conduite8 , elle a pour axe central la vocation sociale de l'humanité9.
D'ailleurs, loin de fuir les hommes, cyniques et stoïciens recherchent les villes et les
foules auprès desquelles exercer leur magistère 10• Dès lors, pour le philosophe
suffisamment avancé pour la choisir, la !;evL'tELa désigne la condition itinérante
qu'implique son ministère universel.
Les affinités de la doctrine cynico-stoicienne avec le premier christianisme est bien
attestée 11 et Paul ou les évangélistes vivent leur mission divine à la façon du cynique
parfait d'Épictète. Au 1v• siècle, c'est avec la même valeur d'ascèse et de charité
spirituelle qu'est pensée la !;evL-œi.a que peut requérir la carrière ecclésiastique: prise
de fonction hors de sa patrie, voyages de l'évêque à l'intérieur de son diocèse,
missions "politiques", conciles, ou, exil forcé lors de persécutions. 12 Il existe par
ailleurs en Orient des évêques itinérants, sans siège fixe, pratique qui perdure jusqu'à
la fin du IV• siècle, comme - en dépit du quinzième canon de Nicée - celle du transfert

1
Épictète, Entretiens, III, XVI, 11 ; III, XXN, 53 ; Manuel, XXII.
2
Épictète, Entretiens, III, XXII, 81.
3
Ibid., III, XXII, 67-76.
4
Cité par [Bréhier], p. 244; cf. Épictète, Entetiens, III, XXII, 45-50; III, XXN, 35.
5
Épictète, Entretiens, III, XXII, 9-11 et 50 - où il raille une philosophie d'apparence, extérieure.
6
Épictète, Entretiens, II, XVI, 44 et 50.
7
Cf. Goulet-Cazé [L'ascèse cynique], p. 60, définissant la figure du cynique comme« un homme de
voyage, une sorte de missionnaire qui, chez-lui partout, n'a d'attaches nulle part. »
8
Épictète, Entretiens, III, XIII, 6-8; XN, 1-2; XV, 7-16; Sénèque, Tranquillité, XVII, 3-8.
9
Cf. encore Cicéron, Des biens, III, XIX, 64 ; III, XX, 65 ; Marc Aurèle, VII, 22 ; XI, 18.
10
P.-M. Schuhl, in Bréhier, Les Stoïciens, p. LXI-LXIL
11
Spanneut [Le stoïcisme des Pères]; Goulet-Cazé [Le cynisme]; Dorival, [L'image des Cyniques] et
[Cyniques et Chrétiens]. Sur Pérégrinos, cynique et chrétien, voir également Dodds, [Païens et
chrétiens], p. 76-79. Les parallèles entre Épictète et saint Paul sont assez évidents (Bréhier, p. 437-
439). II faut justement remarquer qu'Épictète lui-même a pu être influencé par le judéo-christianisme,
dont les Entretiens, II, IX, 21, montrent qu'il avait connaissance. Enfin, l'hypothèse de Downing
[Jesus and the Threat ofFreedom] et [Christ and the Cynics] selon laquelle le Christ lui-même et les
Apôtres auraient pu être influencés par les Cyniques est plus contestable: comme l'a établi Tuckkett
[A Cynic Q], les similitudes n'impliquent pas influence, alors même que les traits du christianisme
concernés s'inscrivent bien dans une tradition judaïque. Downing [Cynics and Christian] n'en montre
pas moins que les similtudes entre philosophes chrétiens et cyniques étaient reconnues par tous et en
fait un inventaire complet et circonstancié chez les auteurs chrétiens des premiers siècles, entre autres
(chap. X) pour les Cappadociens.
12
Guillaumont [Aux origines], p. 93, citant la lettre LXIII d'Ambroise qui range parmi les mérites
d'Eusèbe de Verceil son expatriation depuis sa Sardaigne natale afin d'entrer dans le clergé romain.

10
Le contexte philosophique. Eevtrda et l;evtrda roiJ K6aµov

des évêques 1. La !;Evttda concrète est encore la condition du pèlerin qui se rend en
Terre Sainte: expatriation et voyage ont alors valeur d'œuvre de piété, comme en
témoigne, à l'époque de Grégoire, la vogue de ces pèlerinages dans les milieux
ascétiques romains. C'est l'occasion, pour le séculier, de participer à la vie des moines,
voire de s'établir parmi eux. 2 Mais c'est dans l'ascétisme oriental que, tout
naturellement, cette tradition se perpétue3 • Comme les cyniques ou les "élus"
manichéens - issus des mêmes peuples commerçants de Syrie-Mésopotamie -, les
moines orientaux pratiquent un service itinérant de Dieu, se consacrant « à la prière et
à l'enseignement de la doctrine »4 • Ils font ainsi œuvre de charité spirituelle et
recherchent pour cela la société des profanes sédentaires, menant « une vie en
symbiose constante avec les villages avoisinants», «moins antithétique à la vie
villageoise que marginal(e) par rapport à elle», qui «recherche les foules ». 5 Bien
souvent, leur pauvreté et leur itinérance les conduit d'ailleurs, comme le cynique, à
attendre des villageois ou citadins, en retour de leur service spirituel, la charité
matérielle qui assurera leur subsistance. Cet échange hiérarchisé, que connaît aussi le
bouddhisme, est pour eux la condition de leur insouciance quant à ce monde et de leur
monotropie. 6 Comme le cynique encore, ils œuvrent pour la justice et la paix sociale au
nom de Dieu7 • Tout cela les oppose à l'anachorétisme farouche qui poussa les
premiers ascètes égyptiens à s'enfoncer toujours plus dans le désert et qui reste
l'ambition des plus avancés d'entre eux dans les établissements semi-anachorétiques de
Scété, Nitrie ou des Kellia8 .
Là où l'ascétisme égyptien insiste sur la stabilité et la garde de la cellule,
l'anachorète s'établissant le plus souvent non loin de son village natal même si à
l'occasion il lui est conseillé de s'en éloigner, les ascètes d'Orient font de l'expatriation
une exigence capitale : ils ne l'exigent pas seulement du débutant pour sa conversion à
la vie monastique, mais veulent qu'elle soit réitérée voire prônent un véritable
vagabondage spirituel. 9 Mais ce n'est pas en fait la valeur ascétique de la !;Evt'ttLa
concrète qui les distingue, c'est sa définition pratique: expatriation et itinérance
orientales ont les mêmes fonctions que l' anachorèse pour les Égyptiens. Comme le dit
A Guillaumont, elles « sont seulement des moyens différents de réaliser le
détachement qu'exige le renoncement» (a:n:atarrî/0 , l'insouciance (à.µEptµvta) 11 et

1
Escolan [Monachisme et Église], p. 491, 497. On se souviendra aussi que saint Jérôme, ordonné par
Paulin d'Antioche après une vie d'ascète assez brève au désert de Chalcis, « ne s'est jamais considéré
comme attaché à une église particulière» (Marrou [L'Église], p. 93).
2
Guillaumont [Aux origines], p. 94-95 ; Elm [Virgins], p. 272-275.
3
Spanneut [Le stoïcisme des Pères]; [Bréhier], p. 438-439. Saint Nil aurait adapté à peu de frais le
Manuel d'Epictète (PG, 79, 1285-1312).
4
Guillaumont [Aux origines], p. 92; sur ce "vagabondage spirituel", ibid, p. 104-108 et 117.
5
Brown [La société], p. 63-65.
6
Guillaumont [Aux origines], p. 116 et 117-119.
7
Brown [La société], p. 69, 111.
8
Guillaumont [Aux origines], p. 84 et 150-153.
9
Ibid., resp. p. 92 et p. 103-107; Elm [Virgins], p. 33, 191, 206, 219, 275. Cette opposition est bien
sûr à prendre en tant que simplification utile d'une réalité plus complexe, comme on le verra plus loin
avec l'ascétisme "ecclésial" syro-mésopotamien, nécessairement plus stable, et comme le montrent,
côté égyptien, Rousseau [Asœtcis], p. 43-49 et Elm [Virgins], p. 275-281.
10
Guillaumont [Aux origines], p. 235, cf. p. 52-53
11
Ibid. et p. 92 sur !'expatriation, p. 54, 83, 223 sur !' anachorèse.

11
La philosophie chrétienne selon Grégoire

la tranquillité (t'icruxia) 1, conditions de la monotropie, cette divergence s'expliquant


« par des raisons sociologiques » : là où les Orientaux mettaient l'itinérance, commune
chez les populations commerçantes dont ils étaient issus, « au service d'un idéal
spirituel», pour les Égyptiens, issus d'un peuple sédentaire de cultivateurs, «la
démarche essentielle qui marque leur séparation du monde est l'anachorèse »2 • Quant à
P. Brown3 , il explique cette différence par celle des climats et des paysages: là où, en
Égypte, l'opposition entre l'aridité des terres désertiques et la fertilité des zones
alluvionnaires habitées suffit à marquer l'arrachement au monde, le "désert" syrien est
constitué de steppes et de montagnes fréquentées par les bergers et les chasseurs.
L'ascète égyptien ne peut subvenir à ses besoins que par le travail manuel, tandis que
l'ascète syrien, sauf sécheresse, peut vivre de cueillette et de chasse. Enfin, le premier
jouit d'une solitude suffisante aux franges du désert, à une distance raisonnable de ses
frères et des villageois, tandis que le second doit migrer vers d'autres lieux habités
pour préserver sa tranquillité, son absence d'attachements et l'humilité de sa condition.

EEVL'tELa intérieure et ;EVL'tELa 't01J Kooµ01J

Le moine égyptien n'ignore pas pour autant la nécessité de s'affranchir des liens
sociaux et affectifs profanes, contraires à sa monotropie. Mais ce qu'il nomme alors
!;Evt·tûa est une disposition tout intérieure à laquelle, sauf faiblesse, l'expatriation
concrète n'est pas nécessaire: il s'agit, surtout pour le novice, de résister au regret de
sa famille et de ses anciennes relations en les oubliant, en les renonçant. 4 Mais même
pour les ascètes qui en font le plus grand cas, comme saint Jérôme ou Évagre,
l'expatriation doit être intériorisée, car cet oubli, outre qu'il préserve d'un retour à la
vie profane, conditionne la tranquillité intérieure et la monotropie. 5 Cette conception
de la vertu, comparable à celle des stoïciens, en diverge pourtant en ce que ceux-ci
font de la vie sociale normale une tendance naturelle et donc un "préférable"
(Jtporiyµêvov), un devoir même. L'amitié, les devoirs à l'égard des parents, le mariage
et le service de la patrie sont des "convenables" (Ka8rtK6vta, officia)6 ; il faut
seulement ne pas y sacrifier sa vertu et son apathie lorsque les circonstances, le destin
1
Guillaumont [Aux origines], p. 91et225 sur l'expatriation, p. 83-85 et 224 sur l'anachorèse.
2
Ibid., p. 108.
3
Brown [La société], p. 63-65. Notons déjà que les conditions géographiques naturelles et humaines
de Cappadoce ressemblent à celles de la proche Syrie : steppes semi-désertiques et hauts plateaux
fréquentés de chasseurs (Gain [L'Église de Cappadoce], p. 1-12).
4
Guillaumont, ibid., p. 110-111 : «conception plus spirituelle» de la ~EVL'tEta. Ainsi abba Apollon,
établi près de son village, répond-il à son frère qui lui demande del' aider à désembourber son bœuf et
lui apprend la mort de leur cadet : « Ignores-tu que moi aussi je suis mort au monde depuis vingt ans,
et que du tombeau de cette cellule je ne puis t'être d'aucun secours, au moins pour ce qui est de cette
vie présente ? » (Abba Isaïe, Logos 4, Jérusalem, p. 18, cité in Guillaumont, ibid., p. 99).
5 Saint Jérôme, Lettres, XXII, 1; Cassien, Conférences, Ill, 6-7, p. 145-150; Traité à Euloge, 2, PG

79, 1096 BD - cités in Guillaumont, ibid., p. 93, 94 et 99.


6
[Bréhier], p. 289-291 et 374. Ainsi :lénon (Diogène Laërce, VII, 108) considère comme un devoir
d'honorer parents, frères et patrie; Musonius Rufus enjoint à un aspirant philosophe d'obéir à ses
parents qui s'opposent à ce choix de vie.

12
Le contexte philosophique. Eevnda et Çevtreta 1:0iJ KOaµov

et donc Dieu en exigent l'abandon. 1 Néanmoins, ces fonctions définissent une« morale
secondaire, une morale des imparfaits qui s'adresse à tous » 2 tandis que le sage obéit à
des impératifs supérieurs. C'est pourquoi, si, par exemple, un Musonius Rufus, fidèle à
l'ancien stoicisme, veut le philosophe marié3, si un Cicéron prône le mariage, et la
4
participation aux charges publiques sauf exception , l'influence cynique pousse plus
loin la relativisation de ces devoirs ordinaires. Exclusif, l'office spirituel universel du
philosophe suppose un renoncement intérieur à ces devoirs qui rend accessoire
l'éloignement concret de la famille et de la patrie, seulement conseillé au débutant.
Aussi peut-on considérer que l'ascétisme chrétien s'inscrit dans la continuité de la
philosophie cynico-stoicienne en ce qui concerne ce renoncement aux liens familiaux,
affectifs et sociaux lorsqu'il en déduit l'exigence de l'avertissement du Christ: «Qui
5
aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. »
Cependant, le détachement à l'égard des liens sociaux et de la cité que traduisent
anachorèse ou itinérance monastiques s'ancre dans une tout autre conception de la
citoyenneté du sage que celle des cyniques et des stoiciens. En effet, comme le montre
l'excellente étude de L. Brottier, ce n'est plus« une extension, mais un transfert de la
cité, la vraie cité n'étant plus sur terre mais dans les cieux » qui trouve sa première
formulation dans le judaïsme avec Philon: «Tous ceux que Moïse appelle sages sont
décrits comme des étrangers résidents. Leurs funes ne constituent jamais une colonie
établie hors du ciel; mais( ... ) estiment que leur patrie, c'est l'espace céleste, où elles
jouissent de tous leurs droits ». 6 L'itinérance volontaire des moines orientaux, des
pèlerins ou des ecclésiastiques comme l'exil encouru pour la défense de la foi, s'ils
peuvent s'exprimer dans les termes du cosmopolitisme stoicien, manifestent une piété
conforme à la parole de Paul: «Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux>/. La
migration d'Abraham est ainsi le type, non seulement de la ;EvL-reta concrète, mais
aussi, selon une lecture allégorique platonisante qui remonte également à Philon, de
cette ;EvL-reta intérieure et générale à l'égard des réalités d'ici-bas par laquelle le sage
anticipe l'ÈKô11µta de l'fune vers sa demeure céleste. 8 Mais il en résulte que l'aspirant
chrétien à la sagesse pourrait être tenté par une mort au monde excluant toute

1
Par exemple deuil, exil, risque d'injustice en faveur des proches. Sur le deuil des parents: Cicéron,
Tusc., III, XXVI-XXVII; sur le dernier point: ibid., V, 72; Épictète, Errtr., III, III, 5-7. Clément
d'Alexandrie, Stromate VII, 63, 2-64, 2 et 70, 4-8, applique cette conception stoïcienne classique au
gnostique.
2
[Bréhier], p. 291.
3
Stobée, Florilège, 67, 20; cf. ibid., 70, 13 et 73, 25, Antipater faisant du mariage un devoir
religieux.
4
C'est l'attitude générale du stoïcisme classique: Diogène Laërce, VII, 121 ; Cicéron, Des biens, III,
XX, 68 et Sénèque, Tranquillité, III et IV - tous deux avec une casuistique des circonstances
cependant.
5
Mt. 10, 37.
6
Brottier [Le refus de la cité], p. 78, citaut Philon, De conf. ling., 77-78 (cf. De agric. 65; Leg.
Alleg. III, 244 ; De congr. 20, 22, 23). Chez les Pères, p. ex : Clément d'Alexandrie, Strom., IV, XII,
77, 3, GCS 52 (15), p. 321 ; Eusèbe de Césarée, ln Ps. XN, 1, PG 58, 548; Basile de Césarée, In. Ps.
XN, 1, 1, PG 29, 252-253 ; Roldanus [Références patristiques], p. 27-52.
7
Phil. 3, 20 (cf. Heb. 13, 14).
8
Philon, De migratione Abrahami, 9; Cassien, Conférences, III, 6-7, t. 1, p. 145-150; Grégoire de
Nysse, Contra Eunomium, II, 84-96; Jérôme, Lettres, XXII, t. 1, p. 110-11 et LVIII, 3, t. III, p. 76;
Guillaumont [Aux origines], p. 92-94.

13
La philosophie chrétienne selon Grégoire

socialité, au risque d'être identifié à l'homme mauvais, misanthrope et inhumain, de


l'alternative aristotélicienne. 1
Ainsi, dans la doctrine ascétique chrétienne, cette !;10vt1:ci.a intérieure équivaut à
l'absence de familiarité - :nnpp11oia 2 - avec quiconque, y compris les autres moines,
et les novices doivent apprendre à se rendre étrangers les uns aux autres 3 :
contradiction flagrante avec les stoiCiens et surtout les cyniques, pour lesquels la
4
:n:appf1oia universelle est une qualité essentielle du vrai philosophe • Cela tient en fait
pour une bonne part à l'ambivalence du terme: il désigne d'abord, en tant qu'attitude
concrète, aussi bien l'impudence et le manque de retenue que la franchise alliée au
courage et à la maûrise de soi ; la familiarité des relations profanes et les "familiarités"
qui s'y rattachent que la liberté de manières et de parole du sage qui évite de se
montrer hautain5 • La divergence apparente tient donc d'abord au fait qu'on ne parle
pas de la même chose6 • Ainsi, dans les apophtegmes égyptiens, c'est souvent le
manque de réserve et d'humilité, en particulier les familiarités de langage, qui sont
visés, et la :n:apPfJoia s'oppose à la garde de la langue. 7 Cependant, à un niveau plus
profond, surtout là où les tendances anachorétiques des ascètes chrétiens sont les plus
marquées, il y a bien une différence d'accent. La familiarité comme attitude intérieure,
le fait de se sentir partout chez soi, est caractéristique du cosmopolitisme cynique, qui
estime au plus au point la parole, lien de la société du genre humain8 , et l'éloquence,
que le sage doit cultiver pour diffuser la sagesse ou servir la justice9 . À l'inverse, le
moine chrétien se veut étranger partout parce que la patrie à laquelle il aspire est le
royaume céleste. 10 Sa priorité n'est donc pas de jouer un rôle ici-bas auprès des autres,
mais de s'en arracher pour contempler les réalités célestes et vivre seul à seul avec ce

1
Pour Philon, De Cherubim 120-121 et De virtutibus, 190, être sans cité peut résulter d'une punition
de Dieu envers le méchant (Brottier [Le refus de la cité], p. 80). Lors de sa conversion monastique,
Paulin, Carmina IO et 11, s'inquiète d'être accusé de misanthropie.
2
Sur les divers sens de ce terme chez les Pères, voir l'article du [Lampe].
3
Jean Climaque, PG 88, 664 BC; Apophtegmata Patrum, Agathon 1, PG 65, 108 D- 109 A;
Chénoute d' Atripe, Lettre XXXlll, H. Wiesmant trad., CSCO. 96, p. 57 ; Guillaumont [Aux origines],
p. 111-112.
4
Diogène Laërce, VII, 118, p. 53-54; 22-24 et Il, XIII, 14-18 (Zénon); Épictète, Entetiens, I, XXN,
8, p. 861 (Diogène) ; II, II, 15-20 (Socrate lors de son procès).
5
Ainsi Épictète Entetiens, III, XXI, 10, p. 1003, dénonce-t-il celui qui envisage la vie du Cynique en
ces termes : « Je prendrai une besace, un bâton et, tout en cheminant, je commencerai à interpeller les
passants et à les insulter ; si je vois quelque épilé, je le réprimanderai ... » ; II, VIII, 24-26, p. 900 :
«Pourquoi ces sourcils froncés et ce regard sévère?( ... ) Le Zeus d'Olympie fronce-t-il les sourcils?»
(cf. ibid., I, XXI et Manuel, XXID ; Manuel, XXIII, p. 118 : «Contente toi donc, en toute
circonstance d'être philosophe. Si tu veux, en plus, le paraître, parais le à toi-même, c'est bien
suffisant»; ibid., I, XXIX, 64 (indulgence pour le vulgaire).
6
Du moins en dehors d'un certain cynisme athée, hédoniste et sans gêne - sur les deux cynismes et
les deux Diogène, voir L. François, Essai sur Dion Chrysostome, 1922, p. 119-140.
7
Guillaumont [Aux origines], p. 112.
8
Cicéron, Des devoirs, I, XVI, 50.
9
Épictète, Entretiens., II, XXIII; Cicéron, Des devoirs, I, 155-158; II, 48-51et66-67.
10
Guillaumont [Aux origines], p. 111, citant l'Abba Pistos, Apophtegma Patrum, PG 65, 573 B (cf.
Macaire, PG 34, 236): «Tais-toi et dis, en quelqu'endroit que tu ailles: Je n'ai rien à faire ici; voilà
ce qu'est la !;Evti:Ela »et Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèse, 4, éd. Krivochine et Paramelle,
SC 96, p. 362-363: le moine doit« se rendre, quant aux dispositions de son âme, étranger à tout ce
qui est dans le monastère aussi bien que dans le monde».

14
Le contexte philosophique. E&vt1:cia et gevtnda roiJ K6aµov

Dieu ')aloux" inconnu des paiens1 . Aussi, à l'extrême, l'ascète égyptien peut ignorer
les frères parmi lesquels il vit2 et rester étranger à sa cellule même3 ; il fuira, a fortiori,
toute charge d'âmes afin de préserver sa tranquillité, sa monotropie et son humilité,
attitude apparemment contraire à l'exigence de charité. De même, la communauté des
"saints", c'est à dire des ascètes, est souvent conçue comme purement spirituelle et
non concrète. Faisant ainsi écho au mot du Stoicien Diadoumène : « Si un sage,
n'importe où, tend le doigt avec sagesse, tous les sages de la terre en tirent profit » 4 ,
Origène déclare que « Les saints sont par la contemplation unis à Dieu et les uns aux
autres. »5 C'est d'abord en ce sens que la littérature du 1v• siècle développe à l'envi le
thème de la cité du désert, anticipation de la cité céleste6 , et désigne les moines comme
«citoyens du désert >>7.
Ces expressions se réfèrent pourtant à une véritable colonisation du désert égyptien
et la citoyenneté monastique ne se réduit pas à cette dimension mystique. Ainsi,
lorsque Athanase écrit - « le désert devint comme une cité de moines qui avaient
quitté leurs biens et reproduisaient la vie de la cité céleste » 8 , cette société n'est pas
sans réalité concrète. L'amour qui n'est pas de ce monde tend à réaliser une socialité
idéale, une communauté de spirituels, à l'écart de la société profane, et ce dès
Antoine. 9 En outre, en dehors même du cénobitisme pachômien, l'installation des
communautés semi-anachorétiques de Basse Égypte vers 325-330 veille à garantir la
possibilité de visites entre solitaires et, surtout, la participation de tous à la synaxe
hebdomadaire. 10 P. Brown définit ainsi le désert des moines égyptiens comme « a
counter world, a place where an alternative city could grow ». 11 C'est même, selon lui,
le désir d'échapper aux travers sociaux de la vie villageoise égyptienne qui aurait

1
Par ex. Origène, Comm. in. Cant., Hom II, 8: «Lorsqu'il s'agit d'aimer Dieu, il n'y a nulle
mesure, nulle méthode, sinon de lui donner tout ce qu' cm a ».
2
Guillaumont [Aux origines], p. 111-112: Arsène de Scété à ses frères étonnés qu'il les fuie:« Dieu
sait que je vous aime, mais je ne puis à la fois être avec Dieu et avec les hommes » ; Isaac de Ninive :
« il faut que tu te gardes étranger à tout frère habitant le cœnobion » ; Agathon à un novice :
«Comme au premier jour où tu es arrivé auprès [des frères], ainsi garde la sEVL1:ELU tous les jours de
ta vie, en sorte de ne pas vivre familièrement (:n:applJma1;Eo0m) avec eux. »
3
Guillaumont, ibid., p. 112-113.
4
Plutarque, Des notions, XXII, p. 152.
5
Origène, In Prov ., XVI, PG 17, 196 D. Dorothée de Gaza, Instructions, VI, 78 (Œuvres
spirituelles, p. 285-286), livre une démonstration géométrique intéressante de cette union en Dieu en
termes de ccmvergence.
6
Brottier [Le refus de la cité], p. 100-101 ; Bartelink [Les oxymores].
7
Jean Chrysostome, De statuis XVII, 2, PG 49, 174 ; In Matth. 1, V, 6, PG 58, 548 : «les citoyens du
désert, ou plutôt les citoyens des cieux» ; Basile de Césarée, Lettres, 42, 5.
8
Athanase, Vie d'antoine, 14, 7, p. 174-175. Cf. ibid., 44, 3, p. 254-255; Jérôme, Lettres, II, t. I,
p. 9 et III, t. 1, p. 13 ;
9
Athanase, Vie d'antoine, 44; Rousseau [Ascetics], p. 33-35 et [Antony as Teacher], p. 92-94; Elm
[Virgins], p. 257. Notons encore que les moines s'adressent les uns aux autres par leurs noms
spirituels: Antoine, Lettres, III, 1, p. 57 ; IV, 8, p. 76; V, 1,2, p. 85 ; VI, 1, p. 98 ; VII, p. 106. Voir
aussi les formules d'adresse des Lettres d' Arumonas aux frères. En outre, avant même toute
institutionnalisation de son autorité sur une communauté réglée, la directicm spirituelle de !' abba
s'adresse à l'ensemble des disciples comme confrérie dcmt elle assure l'unité - les «fils d'Israël»
chez Antoine, Lettres, III, 1, p. 57 ; IV, 1, p. 63 ; IV, 8, p. 76; V, 1, p. 84 ; V bis, p. 92.
10
Guillaumont [Aux origines], p. 151-161 : les ascètes y prenaient un repas commun le samedi soir
avant de célébrer la liturgie et passaient une partie du dimanche en entretiens avant de regagner leur
cellule avec des provisions et les fournitures nécessaires à leur travail.
11
Brown [Body and Society], p. 217 =[Le rencmcement], p. 269.

15
La philosophie chrétienne selon Grégoire

d'abord motivé la démarche anachorétique, tendue avant tout vers la perfection du


cœur. 1 De fait, la doctrine ascétique d'Antoine insiste sur la mai"trise des passions «qui
ne viennent pas du corps( ... ) les pensées d'orgueil( ... ), la jactance, la jalousie, l'envie,
la haine, la colère, le mépris» ; c'est-à-dire celles «qui viennent de la volonté
propre», de l'ego. 2 On se souviendra, de même, de cet apophtegme d'abba Matoes:
«Ce n'est pas par vertu que je vis dans la solitude mais par faiblesse; ce sont ceux qui
vivent [saintement] au milieu des hommes qui sont forts ». 3 Aussi le rejet de la
:n:appriola, dans un tel contexte, vise-t-il d'abord l'usage de la langue au service de
ces passions ou de propos de ce monde4 , sans contredire à une convivialité spirituelle
que l'on peut rapprocher des rapports d'amitié véritable unissant les sages selon les
Stoïciens5 • Antoine en témoigne là encore: «Sachant aussi que l'amour du prochain
est semblable à celui de Dieu, les ennemis de la sainteté jettent dans notre cœur une
semence de division, et souhaitent que s'élèvent entre nous des sentiments de profonde
haine qui ne nous permettent plus d'adresser la parole au prochain, pas même à
distance. »6

Sous sa forme intériorisée surtout, cette absence de familiarité témoigne d'une


wu Kooµ.ou 7. Le
t;i::vL"ŒLa plus générale qui défuùt l'idéal monastique: la t;i::vL"ŒLa
moine chrétien est en effet, dans sa perfection du moins, « l'étranger par excellence »8 ,
"étranger" à ce monde éphémère et marqué par le péché. Certes, cette "étrangeté au
monde" enseignée par les Écritures9 entre dans la conscience du chrétien ordinaire10 ,

1
Brown [The Making], p. 4 et 82-86; [Le renoncement], p. 279-282. Cf. Rousseau [Ascetics], p. 26-
32.
2
Antoine, Lettres, I, 4, p. 49; également N, 5, p. 68-69 et, avec des accents stoïciens, 7, p. 73-74:
« Qui pèche envers le prochain pèche envers soi-même ; qui lui fait du tort, se le fait à soi-même ; et
qui fait du bien à son prochain, se le tà.it à lui-même», «Qui sait s'aimer soi-même, aime aussi les
autres.» Cf. Ammonas, Lettres, I, 1 ([Lettres des Pères], p 15-16); Apohtegma Patrum, Epiphanos,
2. Cp. Épictète, Entretiens, II, X, 24 s. et III, N, 7.
3
Apophtegma Patrum, Matoes, 13, 293 C.
4
Ce sont les moines qui « suivent leur volonté, et ( ...) parlent des choses de ce monde »
qu' Ammonas, Lettres, N, 2 ([Lettres des Pères], p. 24), conseille d'éviter, tandis que Pacôme,
Préceptes, 7, 93-97 (in Brown [Le renoncement], p. 302-303), vise les amitiés et les familiarités
chamelles en réprimant « les rires et les jeux familiers avec les garçons » et prescrivant une certaine
distance physique entre les jeunes moines.
5
Diogène Laërce, VII, 33 : pour Zénon « seuls les sages sont citoyens, amis, proches, libres » ; VII,
124 ; Cicéron, Des biens, III, XXI ; Épictète, Entretiens, II, XXII ; III, XXII, 62-66.
6
Antoine, Lettres, N, 11, p. 80-81.
7
Guillaumont [Aux origines], p. 114-115: Jean Climaque, PG 88, 664 CD, définit la SEVL1:Ela
comme« séparation d'avec tout» et le moine comme ô Kooµou SEVL"tEumv, Syméon le Nouveau
Théologien, Chapitres théologiques ... , 3, 15, SC 51, p. 84, comme sÉvoç 1:0ii Kooµou.
8
Brown [La société], p. 75. :E:EVL"tElaJl;Évoç désignent la condition monastique/le moine dans son
"étrangeté au monde" sous ses divers aspects : « sÉvoç YEVÉo6aL ôta 1:0v 6EOV » associé au célibat
par I' Abba Isaïe, Logos 4, Jérusalem, p. 18 ; « SEVL"tEUELv ôta nè>v 6Eéiv à labandon des richesses
chez Paul l'Evergète, I, 32, 2, Vol. I, p. 277 ; à la SEVL1:Ela au sens étroit chez Jean Climaque, PG 88,
o
664 B C, où le moine, simplement désigné« sÉvoç »est invité à fuir même les« étrangers», c'est
à dire les autres moines; Jean Chrysostome, ln Matth. LXIX, 4, PG 58, 654, (cf. LV, 6, 548) désigne
les moines comme« étrangers de passage ici-bas(. .. ) citoyens du ciel».
9
La perspective eschatologique amène les chrétiens à se concevoir ici-bas comme « résidents de
passage» (Gen. 23, 4; Ps. 38139 et 119/120, 5 ; 1 Pierre, 2, 321), «étrangers de passage» (Heb. 11,
13) ou« étrangers résidents» (Ep. 2, 19).
10
P. 2, 1, 30, v. 14: «Saches que tu es un étranger : et honore donc les étrangers [les "moines" ?]. »

16
Le contexte philosophique. Eevt7:ëÎa et gevt7:efct roiJ Kooµov

mais subie comme effet de la proscription du paradis: il reste soumis aux lois d'une
condition post-adarnique marquée par le péché à laquelle il ne peut espérer échapper
qu'après sa mort par l'efficace mystérieuse et incalculable de la Rédemption. Le
monachisme par contre, quelles qu'en soient les modalités, réalise dès ici-bas, par son
mode de vie spécifique, une dissociation d'avec l'humanité déchue et sa condition
terrestre qui fait du moine un pur spiritueI1 : non seulement par sa l;evL·tüa au sens
étroit, mais aussi et d'abord par son célibat, sa pauvreté, l'humilité de sa condition et
l'ascèse plus ou moins sévère à laquelle il se soumet. La dynamique de cette
l;evL·tüa i:oi3 Kooµou est celle de la conversion vers notre nature spirituelle et son
archétype divin ; inverse de la chute de l'âme, elle est pensée comme libération de la
chair et des passions et se réalise dans une familiarité essentiellement contemplative
2
avec Dieu et les réalités divines. Elle s'exprime aussi bien comme mort au monde que
comme renaissance spirituelle, avec toute une rhétorique du mort-vivant: mort à ce
monde vivant d'une vie spirituelle selon une stricte inversion de la condition du
pécheur. Le moine anticipe ainsi, partiellement, la restauration complète de l'image
3 4 5
que lui promet l'eschatologie - il est hypercosmique, céleste , mène la vie des anges ,
6
autres équivalents de la l;evLi:eta i:oi3 Kooµou.

1
Par ex. Évagre, Bases, 2, PG 40, 1253 B (trad. Guillaumont [Aux origines], p. 190): «le moine,
abandonnant toute la matière de ce monde, et courant vers les magnifiques et splendides trophées de
l'hésychia ». L'usage des anciens moines de recevoir un autre nom au début de leur vie monastique
traduit à la fois la conversion à leur nature spirituelle et leur dissociation de la société terrestre : cf.
Antoine, Lettres, III, 1, p. 57; VI, 1, p. 98-99; Ammonas, Lettres, XI, 1 ([Lettres des Pères], p. 36).
Dissociation marquée chez les saints hommes d'Orient par la mortification, toutes sortes de
dispositifs symboliques (chaînes, colonne du stylite...) et le «désengagement social», et chez ceux
d'Égypte par l' anachorèse et le jeûne par opposition avec la commensalité des repas : Brown, rsp. [La
Société], p. 78-80, 130-132, et [The Making], p. 86 et 94.
2
Par ex. Cassien, Conférences, III, 6-7, t. I, p. 145-150: «morts avec le Christ aux éléments de ce
monde»; Antoine, Lettres, N, 7, 6-7: «livrons nous à la mort pour le salut de notre âme», où il est
question d'une mort à soi, à l'ego, le thème de la mort au monde rejoignant ainsi le renoncement à la
volonté propre, si important dans sa doctrine ascétique et celle de son successeur Ammonas (Brown
[La société], p. 15).
3
Cassien, Conférences, X, 6-7, t. II, p. 80-82: «posséder dans un corps mortel une image de la
félicité éternelle»; III, 6-7, p. 146; Antoine, Lettres, I, N, p. 48; II, 4, p. 55; III, 3, p. 61 ; N, 8,
p. 76; Ammonas, Lettres, I, ([Lettres des Pères], p. 15).
4
Par ex. Saint Jérôme, Lettre XIV, t. I, p. 44: «Je jouis d'avoir rejeté le fardeau de la chair et de
m'envoler vers le ciel brillant et pur»; Ammonas, Lettre XII, 8 (Lettres des Pères, p. 44) comparant
l'âme victorieuse de l'ascète à une aigle «car l'aigle vole plus haut que tous les autres oiseaux»;
Jean Chrysostome, In Matth LV, 6, PG 58, 548, «les citoyens du désert ou plutôt les citoyens des
cieux».
5
Le vierge lod.yyEÀOÇ d'après Le 20, 36 ; Mt. 22, 30 ; Mc 12, 25 : associé au célibat, d'après la parole
du Christ « Ils ne prendront pas de femmes, mais vivront comme des anges », Justin, Dial., LXXXI,
3-4; Méthode, Conv., IX, I; Nil, Ep. I, PG 79, 152 C; avec une connotation contemplative, le« pain
des anges » désignant la connaissance, Origène, In Num., XVII, 4 et Évagre, Kephalaïa Gnostica I,
23 ; avec allusion aux chœurs de louange des moines, du "parfait'', Origène, De Or. 43, 62, PG 36,
576 Cet Évagre, De Or., 113; pour désigner la vie monastique en général, Arsène, Lettre, 1, p. 107
et Jean Chrysostome, In mart. Aeg. 2, PG 50, 696 : « ceux qui d'hommes étaient devenus des
anges» ; Aubineau [SC 119], p. 442, n. 2.
6
Ainsi Sérapion de Thmuis, Lettres, I, ([Lettres des Pères], p. 133): «vous avez attaché des ailes à
votre propre esprit pour voler vers les demeures éternelles elles-mêmes, afin que par votre pratique
assidue et fructueuse ici-bas des exercices divins, vous deveniez semblables aux anges dont la gloire
vous accueille et dont la béatitude vous attend. »

17
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Constamment rappelée dans les écrits sur la virginité1, la relation entre celle-ci et
"l'étrangeté au monde" est fondamentale. C'est d'abord au célibat ascétique que
renvoient le terme µovax.oç et son équivalent syriaque îhîdâyâ, avant d'être associé à
la solitude anachorétique ; dans les Démonstrations d' Aphraate le Persan et le Livre
des degrés, ouvrages syriaques du JV• siècle, le terme désigne des ascètes célibataires
- ou séparés de leur femme - qui ont abandonné toute possession terrestre pour se
consacrer, au sein même de la communauté des fidèles, à la prière et la prédication. 2
Jouent ici, issues du judaiSme et de la Bible, des exigences de pureté rituelle requises
pour le service de Dieu dont l'importance n'est pas à négliger. 3 Origène, par exemple,
s'en fait l'écho en écrivant: <<le corps( ... ) a été fait pour être un temple du Seigneur;
pour que l'âme, étant sainte et bénie, puisse agir en lui comme si elle était un prêtre
servant devant l'Esprit Saint qui habite en vous. C'est de cette façon qu'Adam avait un
corps dans le Paradis; mais dans le Paradis il ne "connaissait" pas Ève. »4 Mais ce
célibat est également nécessaire à la simplicité de cœur (dn:À.61:r]ç par opposition à la
ÔL$JX.La) du moine comme µov&tpon:oç, en tant qu'il se soucie exclusivement de
Dieu, conformément à l'enseignement de saint Paul en 1 Co., 7. 5 En connexion avec le
récit de la Genèse, enfin, célibat et abstention sexuelle visent au rétablissement de la
condition adamique par opposition avec la loi de la reproduction successive au péché,
comme l'expriment Origène, Méthode d'Olympe ou encore Grégoire de Nysse, pour
qui le mariage fait du corps «un instrument de succession relatif à la mort »6 ; ils
assimilent à la condition des anges 7 et anticipent celle du royaume céleste. 8 La
virginité, en tout cas, rapproche de Dieu, comme l'exprime l'étymologie fantaisiste que
Méthode d'Olympe attribue au mot :n;ap8Évta, dérivé selon lui de n:apà i:o 8E'Lov. 9
L'abandon des richesses, tant en Égypte qu'en milieu syrien, est également
essentielle à la !;Evti:Eta i:ou Kooµou. En obéissant à Matthieu 19, 21 : «Si tu veux
être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne le aux pauvres», le µovax.oç
démontre son renoncement aux biens de ce monde en même temps qu'il s'affranchit du
souci de leur gestion. C'est à l'écoute de ces paroles qu' Athanase attribue la
conversion monastique d'Antoine et telles sont les deux raisons qu'il donne à la
distribution de son héritage aux pauvres. 10 Basile de Césarée les exprime ainsi :
1
Ps. Clément, Ad virg., 1, 3, 6; 4, 1; Méthode, Symp., VII, 20; LV,7; LXXXIII, 4; Eusèbe
d'Émèse, De virg., 14; Grégoire de Nysse, Virginité, IV, 4; Ps. Basile, De virg. VII, 82-88.
2
Guillaumont [Aux origines], p. 43-44, 47-50, 218-220; Escolan [Monachisme et Église], p. 24-25.
3
Guillaumont, ibid., p. 219-220.
4
Origène, Fragments sur 1 Cor., 39, cité dans Brown [Le renoncement], p. 223.
5
Guillaumont [Aux origines], p. 51-52, 220-221.
6
Grégoire de Nysse, Virginité, XIV, 1, 14. Cf. Méthode, Symp., III, 6, 63-64; Ps. Clément, Ad virg.,
1, 3, 6; I, 4, 2; 1, 9, 1 ; Origène, ln Cor., 42; Brown [Le renoncement], p. 215-219, 236-238, 358-
367, montrant que, chez ces auteurs, la virginité tend à rétablir l"'indîfférence" sexuelle qui aurait
marqué les relations de parité spirituelle d'Adam et Ève avant la chute et dont l'eschatologie promet
la restauration. Si Chadwick [Early Christian Thought], p. 67 et Cox [Biography], p. 88-90, y voient
une légende, le récit d'Eusèbe de Césarée, H.e. VI, 8, 2-3, selon qui Origène aurait anticipé cette
restauration par la castration - solution déjà envisagée par l'encratite de Justin, Apol. 1, 29, 2-3 -, et
Patlagean [L'histoire de la femme déguisée en moine], p. 605-607, 615-617, témoignent de cet idéal.
7
D'après Mt. 22, 30, Mc 12, 25, le 20, 35: Tertullien, Ad ux., 1, 4, 4; Cyprien, Hab. Virg. 22;
Clément d'Alexandrie, Paed., II, 10, 100, 3.
8
La vierge habitante du ciel: Ps. Clément, ad virg., 1, 1 ; 1, 2, 1 ; Méthode, Symp. VII, 13; XXV,
19; LI, 17; Athanase, De virg. 21.
9
Méthode, Symp., VIII, 1, 171 ; Brown [Le renoncement], p. 200.
10
Athanase, Vie d'antoine, 2. Cf. infra, p. 54.

18
Le contexte philosophique. Eevtrefn et ;evtreia roiJ KÔaµov

«Ayant lu l'Évangile et y ayant observé qu'un moyen très efficace d'atteindre à la


perfection était de vendre ses biens, d'en partager le profit avec ses frères pauvres,
d'être complètement affranchi des soucis de cette vie et de ne permettre à aucune
1
complaisance de tourner nos âmes vers les choses d'ici-bas. » Le Livre des degrés ne
justifie pas autrement la condition des "parfaits" et le devoir d'aumône des "justes",
simples fidèles, à leur égard; il interprète d'ailleurs le péché originel comme désir
d'appropriation des riches terres du Paradis et c'est là aussi à la condition possédante
et laborieuse qui en est résultée en même temps qu'à ce péché que les "parfaits"
2
prétendent échapper par leur choix de vie. Cette exégèse traduit bien 1' opposition
complète de la tradition ascétique orientale à celle des moines égyptiens, qui fait du
3
travail manuel un devoir et un labeur ascétique à part entière : divergence qui prend sa
source dans 1' opposition entre anachorèse, séparation de la société profane qui exige
l'autarcie, et service de Dieu à l'intérieur des communautés ecclésiales où se réalise la
4
complémentarité du service matériel et du service spirituel. Mais la lettre de Basile
qu'on vient de citer témoigne d'une autre divergence, relative au sens concret à
donner à 1' abandon des richesses : là où Antoine et ses disciples laissaient
effectivement leurs richesses derrière eux en quittant le monde, Basile entend par le
partage « avec des frères pauvres » 1' abandon de toute propriété personnelle à la
communauté qu'intègre le moine; il n'en va pas autrement dans les autres institutions
5
cénobitiques de ce siècle, monastères de saint Pacôme ou d'Augustin par exemple. En
outre, la pauvreté de Basile, comme d'autres moines-évêques de l'époque,« ne semble
pas avoir entraîné un dépouillement total de toute propriété (... ) [mais] consistait à
vivre personnellement de façon dépouillée», tout en pratiquant un «évergétisme
chrétien » 6 •
Le corps émacié de 1' ascète témoigne également de cette "étrangeté au monde"
comme marque de ses austérités physiques. De sa maîtrise du ventre, d'abord, si
importante chez les ascètes d'Égypte, pays où les aléas naturels la rendent précieuse,
quand l'intempérance alimentaire fait de l'individu une plaie pour les autres en cas de
disette. L'insouciance recherchée par les ascètes itinérants de Syrie-Mésopotamie fait
également de cette frugalité une nécessité et une vertu, d'autant plus importante que,
lorsqu'ils ne peuvent se suffire des racines et des fruits sauvages, ils vivent de la
charité des profanes ; leurs raids sur les villages ou les villes à 1' assaut desquels les
pousse la faim sont d'ailleurs redoutés. Sa maigreur témoigne aussi des veilles et
autres épreuves auxquelles 1' ascète peut, avec plus ou moins de modération, soumettre
son corps. En outre, elle est vue en elle-même comme allégement de la chair du péché,
spiritualisation qui signifie la restauration partielle de la nature Adamique, ou anticipe
7
la résurrection des corps . Ainsi, pour Antoine, l'Esprit de conversion commence par
apprendre au moine à purifier son corps « par des jeûnes et des veilles prolongées » et

1
Basile, Lettres, 223, 2, t. III, p. 10; Guillaumont [Aux origines], p. 231.
2
Liber Graàuum, Ed Kmosko, PS L vol. 3, 15, 2 et 6, p. 339-340 et 347-348 ; cf. 21, 2, p. 585-590.
3
Guillaumont [Aux origines], p. 122-123
4
Ibid., p. 120-121.
5
Basile, Grandes Règles 9; Petites Règles 93; Règles de Saint Pacôme, II, 19; de Saint Augustin=
Lettre 221, 5.
6
Gribomont [Saint Basile], p. 38 et Brown [Le renoncement], p. 353-355, dont on s'étonne seulement
qu'ils ignorent l'importance de cette attitude peu révolutionnaire: en conservant le droit de propriété
et, fût-il chrétien, d'usage, Basile conserve la potestas du patronicium.
7
Jérôme, Lettres, XCII, 2.

19
La philosophie chrétienne selon Grégoire

«ramène les membres du corps à leur rectitude première( ... ) qui fut celle du temps où
l'esprit de Satan n'avait aucune part en eux( ... ) purifie le cœur de la nourriture, de la
boisson, du sommeil et (... ) de toute motion et même de toute activité ou imagination
sexuelle » 1. Cette insistance de l'ascétisme chrétien sur l'ascèse physique, qui n'est pas
circonscrite au monachisme, le rapproche particulièrement du cynisme. 2
À ces divers aspects de cette "étrangeté au monde" du moine, il faut enfin ajouter
sa réputation d'inculte (t.ôwST11ç) 6wôi.ôaicwç, dont la culture et la sagesse ne
doivent rien à ce monde, c'est-à-dire à une culture aux attaches païennes, mais lui
viennent de Dieu seul: ce qui garantit sa pureté d'esprit et, par conséquent, son
charisme. 3 De façon plus extrême, la dissociation de la civilisation, sans doute à leurs
yeux radicalement liée au péché, conduisait certains ascètes syriens à une véritable
régression animale dans l'espace sauvage du désert. 4

EEvLi:Ela i:oü Kooµou et sacerdoce

Dans un tel contexte, celui de milieux ascétiques savants pénétrés de culture


grecque, l'incompatibilité de l'anachorèse et du sacerdoce retrouve la problématique
ancienne du choix entre vie contemplative et vie active disputée par les philosophes
païens: pour le moine, la prêtrise peut apparaître comme un obstacle à son loisir, son
insouciance et son humilité, bref à sa monotropie. Cependant, au 1v• siècle,
cénobitisme ou semi-anachorétisme impliquent, pour la célébration des offices
communs, l'existence de prêtres, au rôle d'ailleurs éminent, au sein des communautés
ascétiques. 5 Pour le moine, c'est donc surtout l'exercice du sacerdoce dans un monde
profane auquel il a renoncé qui est problématique.
Est-ce à dire qu'il est sans rapport avec et sans utilité pour le siècle? Certains,
comme Évagre, verront dans la prière un moyen de charité spirituelle universelle
suffisant, ce qui lui fait définir le moine comme « celui qui est séparé de tous et uni à
tous >>6, tout en prônant une séparation scrupuleuse de la société mondaine: le moine
doit fuir les hommes "matériels" et même les frères qui ont gardé l'esprit du monde, se
méfier des faux prétextes de la charité matérielle ou de l'hospitalité, et ce n'est qu'à la
fin du siècle que les Kellia disposèrent d'une hôtellerie et d'un hôpital7 • Le Pontique

1
Antoine, Lettres, I, 2, p. 42-43.
2
Goulet-Cazé [Le Cynisme], passim, spécialement p. 2788-2800.
3
Athanase, Vie d'Antoine, 1, 66, 73 et 93; Fox [Literacy], p. 126-148; Cracco Ruggini [Imperatori],
p. 67 et n. 11, p. 67, n. 112, p. 68-69; Rubenson [The Letters], p. 141-142, 187 et [Philosophy],
p. 110-113, 115-119. Ajoutons au dossier la légende d'abba Ôr, relevée en faveur de l'illetrisme des
moines ( !) par Festugière [Les moines], p. 24: illettré lorsqu'il s'enfonce au désert, c'est de Dieu
qu'il reçut le don de savoir ses lettres. Sur cette question, voir également infra, p. 167 et sa n. 3.
4
Sozomène, H.e., VI, 33 (nudité et alimentation de ruminant); Théodoret, Histoire des moines, 1, 2,
11-14, t. II, p. 162 (renoncement emblématique au feu); Festugière [Les moines d'Orient], 1, p. 42-
43 ; Brown [Le renoncement], p. 401.
5
Guillaumont [Aux origines], p. 160-162; Rousseau [Ascetics], p. 62-64.
6
Évagre, De Or., 124.
7
Guillaumont [Aux origines], p. 190-191 ; p. 162-163.

20
Le contexte philosophique. EevtT:eia et ;evtwia wiJ 1Côaµov

n'en admet pas moins par ailleurs le devoir d'enseignement du "gnostique", c'est-à-
1
dire du moine qui a atteint l'impassibilité et la contemplation.
Par ailleurs, celui que l'on perçoit comme homme de Dieu, médiateur entre le ciel et
la terre, se voit attribuer de ce fait par la société profane toutes sortes de pouvoirs qui,
pour être d'origine et d'essence supramondaines, ne s'exercent pas moins dans et sur
2
ce monde. Il passe pour familier de Dieu, :n:apprJOMx transcendante qui en fait
3
l'intercesseur des hommes auprès de Lui, lui vaut des révélations , l'investit de
4
charismes surnaturels comme ô-Uvaµtç divine et de missions divines auprès de la
société profane. C'est à ce titre, et plus directement en sa qualité d"'étranger" en
position d'impartialité, qu'il sera requis comme arbitre des conflits locaux et
protecteur de la communauté villageoise ou urbaine, faisant ainsi fonction de patron
idéal5 ; il pourra également intervenir comme thaumaturge - exorciste, guérisseur,
faiseur de pluie6 ••• Enfin, fort de son prestige contemplatif, il interviendra si besoin
dans les affaires ecclésiastiques comme un outsider de poids, en particulier sur les
questions doctrinales. 7
8
Ce sont ces diverses fonctions qui permettent, comme le fait H.-1. Marrou , de
parler d'une «fonction proprement ecclésiale» des moines. Ce qu'ils fuient, s'ils le
fuient, c'est en fait le sacerdoce: du fait de ses soucis permanents, mais aussi parce
qu'il les impliquerait trop évidemment dans le siècle tout en les investissant d'une
autorité de fonction à laquelle ils préfèrent celle, purement charismatique, qu'ils
tiennent directement de Dieu en récompense de leur ascèse. La fuite du sacerdoce est
aussi, comme l'évitement des évêques, une revendication d'indépendance et une
9
manifestation de la concurrence des ascètes à l'égard de l'autorité ecclésiastique. Ce,
d'autant que l'enseignement et la prédication chrétiens ne sont pas complètement

1
Évagre [Le Gnostique], 13, 22, 33, 34 et 44.
2
Sur la base d'une interprétation chrétienne de la fuite« seul vers le Seul» de Plotin (Enn., IV, fin):
Saint Jérôme, Lettre XN, « 0 heremus farniliari Deo gaudens » ; Arnmonas, Lettre XIII, 8 ([Lettres
des Pères, p. 44), «Quand l'âme s'élève vers les hauteurs, l'Esprit Saint vient à elle et il lui apprend
( ... ) à être proche de Dieu» ; saint Sérapion, Lettre aux mnines, XIV ([Lettres des Pères], p. 143),
« amitié avec Dieu » ; Libanius, Pro templis VIII, 48, p. 37 définissant les moines comme des
hommes qui «prétendent s'entretenir sur les montagnes avec le créateur de toutes choses»; Brown
[La société], p. 79.
3
Brown [La société], p. 77 et 88 ; Cracco Ruggini [lmperatori], p. 22-23 et n. 102, p. 63, n. 105,
p. 64.
4
Brown [La société], p. 67, 69-70, 92, 113 ; [The Making], p. 94; [Le renoncement], p. 275 et 279 ;
Cracco Ruggini [lmperatori], p. 24, 28-29 et n. 108, p. 65-57, n. 129, p. 81-82. Par ex. Athanase, Vie
d'Antoine, 14; Arnmonas, Lettres, II ; VII, 2 ; XII, 2; XIII.
5
Brown [La société], p. 69-76 et 110-111 ; Cracco Ruggini [lmperatori], p. 24-29 et n. 108, p. 65-67,
n. 129, p. 81-82. En témoigne l'expression bien connue d'Eunapius, Vie des sophistes VI (Aedesius),
11, parlant de la wpairLKTt l!;ouoîa des moines.
6
Cracco Ruggini [lmperatori], p. 27 s., ["Vir sanctus"], p. 12 et [Prêtre et fonctionnaire], n. 23 et
p. 174. Par ex. saint Sérapion, Lettre aux mnines, III, XI et XIII.
7
Antoine (Athanase, Vie d' antoine, 46 et 69) quitte ainsi sa retraite pour Alexandrie à deux reprises :
pour soutenir l'ardeur des confesseurs durant les persécutions de Dioclétien et pour mettre son
prestige ascétique au service de l'épiscopat nicéen contre les ariens, dont Macaire, quant à lui
(Cassien, Conférences, XV, 3) aurait accepté de contrer l'influence par une démonstration de
thaumaturgie.
8
Marron [L'Église], 1, p. 59-60.
9
Brown [The Making], p. 80; Cracco Ruggini [Imperatori], p. 28 et n. 129, p. 90-81 ; Lizzi, [Il
potere], p. 26 et n. 39 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 5-6, 272, 274-275, 295.

21
La philosophie chrétienne selon Grégoire

cléricalisés au rv• siècle 1 et que les ascètes, non seulement syriens, mais aussi
égyptiens, continuent de prêcher les foules. 2 D'ailleurs, le saint homme syrien qui
refuse l'ordination des mains d'un évêque cherche ainsi non seulement à éviter de lui
être subordonné, mais aussi à se retrouver rattaché à une paroisse particulière. 3

Mais il faut remarquer que, en dehors de l'anachorétisme extrême, la !;Evt-rda


-roil Kooµou autorise justement, pour les plus avancés dans sa voie, un rôle actif à
l'égard des hommes restés dans le monde. 4 Dès lors que, les tendances messaliennes
surmontées5, l'Église universelle est reconnue comme institution légitime et
dispensatrice du salut, l'état monastique s'articule plus aisément à la carrière
ecclésiastique, y compris en Égypte6 • Même des ascètes égyptiens, forts du
détachement intérieur acquis loin des hommes, y voient le couronnement de leur
perfection spirituelle et la réponse aux exigences de la charité. Ainsi Ammonas,
successeur d'Antoine, puis évêque si la tradition est juste : «Ne croyez pas que c'est
parce qu'ils [Élie le Thesbite, Jean Baptiste et les autres Pères] vivaient au milieu des
hommes qu'ils étaient justes, du fait qu'ils se sont trouvés pratiquant la justice, mais ils
ont d'abord vécu dans une grande solitude et ils ont obtenu ainsi la force de Dieu pour
qu'elle demeure en eux. Alors Dieu les a envoyés au milieu des hommes, en possession
de toutes les vertus, pour qu'ils édifient les hommes et guérissent leurs maladies, car
ils furent médecins des âines. » 7
Ce phénomène est d'autant plus marqué en Syrie-Mésopotamie qu'il y perpétue une
tradition fort ancienne récemment mise en lumière par Ph. Escolan8 : dans la continuité
du christianisme évangélisateur des origines, associant itinérance des prédicateurs et
des évêques et thaumaturgie9 , celle d'un clergé ascétique10 dont l'autorité est avant
tout charismatique et qui redistribue l'Esprit Saint reçu par son ascèse11 • L'évêque,
plus précisément, selon les plus vieilles traditions syriennes, est «élu par !'Esprit»,
dont la volonté se manifeste par le choix populaire et qui l'investit de ses charismes en
raison même de son ascèse, de sa !;Evt'tfl.a -roil Kooµou 12 • Ainsi, jusqu'à la fin du
rv• siècle, en Syrie-Mésopotamie araméophone, «la hiérarchie ecclésiale est
composée d'ascètes( ... ) il n'y a pas d'opposition entre moines et clercs, mais la ligne

1
Eusèbe de Césarée, H.e. VI, 8, 4 et 19, 16-17, rapporte ainsi que Théoctiste de Césarée laissa
Origène prêcher durant la liturgie alors qu'il n'était pas encore ordonné, avant de devoir le consacrer
pour couper court aux critiques. C'est seulement en juin 388 que le Code Théodosien (16 - 4-2, éd.
Mommsen, p. 853-854) interdit de discuter de religion en public sans être mandaté.
2
Voobus [History of asceticism], III, p. 227-228; Maraval [Le monachisme oriental], p. 732; Lizzi
[Ascetismo e predic.azione] et [Il potere], p. 19 ; Elm [Virgins], p. 247-249 ; Escolan [Monachisme et
Église], p. 242-265.
3
Brown [La société], p. 77 et note 153, p. 100.
4
Brown [La société], p. 84-88 et [Le renoncement], p. 279-281.
5
Sur le messalianisme et son rejet del' Église, voir Escolan [Monachisme et Église], p. 91-123.
6
Rousseau [Ascetics], p. 217, 56-67 (sur le monachisme égyptien), 212-220, 125-132 (sur Jérôme) et
212-220 (sur Cassien) ; Elm [Virgins], p. 365 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 268-311 .
7
Ammonas, Lettres, XII, 2 ([Lettres des Pères], p. 39). Si aucune allusion précise à l'épiscopat n'est
faite, c'est bien la vie active qui est ici articulée à la vie contemplative comme son couronnement.
8
Escolan [Monachisme et Église].
9
Ibid., p. 20 et 313-315.
lû Ibid., p. 45, 23-27, 34-35.
11
Ibid., p. 20, 64, 104.
12
Ibid., p. 316 citant l'Octateuque de Clément.

22
Le contexte philosophique. Eevt1:da et !]evt1:da wiJ K6aµov

de partage se situe entre ce groupe, "clérical" et ascétique, et le reste des fidèles ( ... )
[selon] une structure duale très marquée», si bien que «n'existait pas encore de
1
monachisme au sens où nous l'entendons » • Cette conception duale de la
communauté ecclésiale déborde d'ailleurs l'espace culturel araméophone et oriental,
comme Eusèbe de Césarée en témoigne au début de ce siècle : « Deux chemins de vie
ont été ainsi donnés par le Seigneur à son Église. Le premier est au-dessus de la nature
et au-delà de la vie humaine commune; il n'admet ni mariage, ni enfantement,
propriété ou possession de biens (... ) Comme des êtres célestes, ceux-là contemplent
d'en haut la vie humaine, accomplissant le devoir de prêtrise du Dieu tout puissant
pour toute la race ( ... ) Et le chemin plus humble, plus humain pousse les hommes à
s'unir dans des noces pures, et à produire des enfants, à assurer le gouvernement, à
commander aux soldats combattant pour le droit; il leur assigne de s'occuper de
2
cultiver, de commerce et des autres intérêts séculiers aussi bien que de religion. » De
fait, le monachisme proprement dit n'apparaiî qu'au cours de la seconde moitié du III°
siècle avec l'anachorèse égyptienne, et il est encore en voie d'extension au 1v• siècle,
concurrencé et influencé par cette tradition orientale qui en rejette l' asocialité. Le
terme de µovax6ç désigne encore l'ascète célibataire, qu'il vive en ermite, en
3
communauté ou mêlé au monde. Quant aux KavovtKa1, ces "vierges" consacrées qui
représentent la forme la plus répandue de l'ascétisme féminin au IV• siècle, veuves ou
célibataires, elles vivent retirées dans leurs appartements privés sans pour autant se
couper de leur environnement social, et jouent un rôle très valorisé lors des offices
4
dans les chœurs liturgiques et par la simple présence de leur pureté. D'ailleurs,
lorsque, à la fin de ce siècle, le monachisme proprement dit est attesté en Syrie, il « se
pratique au sein des communautés( ... ), maintient l'ancienne structure ecclésiale, où les
5
ascètes constituaient le noyau central de la communauté chrétienne. » Le groupe des
ascètes y est encore le principal vivier où se recrutent les évêques, dont il est dans tous
6
les cas attendu qu'ils adoptent certaines valeurs ascétiques.

Le fait paraît se généraliser dans l'Église du 1v• siècle, où la vie monastique tend à
7
devenir un passage obligé pour l'élite de la chrétienté , qui en retire précisément ce
prestige d'"étranger au monde" et d'homme de dieu ou divin qui faisait des grands

1
Escolan [Monachisme et Église], p. 4 et 26-27. Également, à propos d'Ephrem, Brock [L'œil de
lumière], p. 155-169; à propos d' Aphraate, Pierre [Aphraate. Les Exposés], p. 103-111.
2
Eusèbe, Demonstratio Evangelica, 1, 8, PG 22 , 76, cité par Brown [Le renoncement], p. 258.
3
Rappelons à ce propos lexistence de "monastères" domestiques ou familiaux tel que celui de la
mère de Basile et, semble-t-il, de la sœur de Grégoire ; pour l'Égypte, Rémondon [L'Église dans la
société égyptienne à l'époque byzantine], p. 260. En suivant la piste suggérée par Brown [Le
renoncement], p. 304-305, on pourrait ainsi expliquer ce passage d'Évagre, À Euloge, 2 (Guillaumont
[Aux origines], p. 90): «l'auteur du mal( ... ) suggère [au moine] que la pratique des vertus n'est pas
liée à un lieu, mais à un comportement et que, ayant chez elle la consolation que procure la famille,
elle pourrait là-bas conserver sans fatigue le prix du renoncement : là-bas, le service des malades (... )
l'hospitalité ... »
4
Brown [Le renoncement], p. 322-332; Elm [Virgins], p. 34-47, 143-148, 231-233, 239-241 ; Biarne
[Moines], p. 748-749.
5
Escolan [Monachisme et Église], p. 27.
6
Ibid., p. 24, 316 et 333.
7
Misch [Geschichte der Autobiographie], p. 616, remarque justement à propos de notre Grégoire:
« Zwar war die Verbindung von kirchlichen Aktivitiit und monchisches Welt-Entsagung nichts
Ungewohnliches in dieser Zeit, sondern eher typisch für sie. »

23
La philosophie chrétienne selon Grégoire

ascètes de redoutables concurrents pour des évêques par trop installés dans ce monde 1.
Les positions qui, par réaction contre !'encratisme, invitaient à la méfiance à l'égard
des prêtres célibataires2 ou qui, par exemple chez Clément d' Alexandrie3, ne voyaient
pas dans le mariage un empêchement à la perfection gnostique, mais plutôt un titre de
supériorité, sont renversées, les moines devenant des recrues de choix pour le
sacerdoce4 . C'est pourquoi, comme le souligne H. 1. Marrou, tous les Pères de l'Église
du temps ont été moines et ont pratiqué l'ascèse, mais avant de devenir évêques - seul
5
Évagre, d'abord prêtre puis moine à Scété, refusera l'épiscopat.
L'Église de ce siècle est ainsi comme affectée d'un tropisme oriental qui se
manifeste également par diverses tentatives de régulation et d'intégration des
6
mouvements ascétiques, dont la fondation de monastères épiscopaux • On doit voir
essentiellement dans cette évolution, de la part de ses principaux promoteurs, les
évêques, en même temps que le souci de relégitimer l'institution ecclésiale, celui
d'assurer leu mainmise sur un milieu ascétique par trop indépendant et turbulent, mais
7
dont la popularité était incontournable.

Le mouvement renonçant en Cappadoce : Eustathe et les siens8

Ce qui a été désigné comme implantation du monachisme en Cappadoce et les


résistances de l'Église à son égard doivent enfin retenir notre attention, puisque c'est
sur le fond de cette réalité locale que s'inscrivent d'abord la doctrine et la pratique

1
Cracco Ruggini [Prêtre et fonctionnaire], p. 179 et ["Vir sanctus"].
2
Les Canons des Apôtres, compilation syrienne de documents plus anciens réalisée au IV" siècle
prévoient de chasser de l'Église laïcs et prêtres évitant le mariage, le vin ou la viande comme impurs :
Périer [Les 127 Canons des Apôtres], p. 557 ; Funk [Didascalia], p. 581, Canon 51.
3
Clément d'Alexandrie, Strom., VII, XII, 70, 7-8, p. 223 : « [Le gnostique] ne se montre pas
véritablement homme par l'adoption du mode de vie solitaire, mais celui-là emporte le prix sur les
[autres] hommes qui s'est exercé dans le mariage, la procréation et la providence domestique sans
céder au plaisir ni au mécontentement ; au milieu des soins de la maison il est resté inséparable de
l'amour de Dieu, et il triomphe de toute tentation venue de ses enfants, de sa femme, de ses serviteurs
et de ses possessions. Celui qui n'a pas de famille se trouve dans l'ensemble à l'abri de ces tentations.
N'ayant à se soucier que de lui-même, il est dépassé par l'autre; car si celui-ci est dans une situation
inférieure pour son propre salut, il l'emporte par la gestion des besoins vitaux de sa famille, en offrant
une petite image de la Providence véritable. » Sur les origines stoïciennes et la signification de cette
doctrine chez Clément, voir Brown [Le renoncement], p. 34-45 et 174-180.
4
Comme on le voit, à la fin du siècle, avec les décrétales du pape Sirice ou chez Ambroise de Milan
et Jérôme (Brown [Le renoncement], p. 429-432 et 451-452; Lizzi [I vescovi], p. 92 et n. 29, p. 94).
5
Marron [L'Église], p. 92-93.
6
Marron [L'Église], p. 65-66; Biarne [Moines], p. 754-755; Escolan [Monachisme et Église], p.
283 ; Lizzi [I vescovi], p. 93. On retiendra en particulier le cas pionnier de !' asceticon de Diodore de
Tarse, qui a pour vocation de former les clecrs, et les monastères épiscopaux d'Eusèbe de Verceil et
d'Augustin, qui regroupent les membres de leur clergé en une communauté ascétique.
7
Stewart ['Working the Earth], p. 1 ; Rousseau [Ascetics], p. 66-67 ; Elm [Virgins], p. 182-183, 207,
211-220, 362-371, 375-376; Lizzi [Il potere episcopale], p. 16-32 et [I vescovi], p. 91-92 ; Forlin
Patrucco [Monachesimo]; Escolan [MonaclJisme et Église], p. 283-284 .
8
Nous nous appuyons ici pour l'essentiel sur Gribomont [Saint Basile]; Rousseau [Basil], chap. III,
p. 61 s. ; Brown [Le renoncement], p. 319-370; Elm [Virgins], p. 60-223.

24
Le contexte philosophique. SevtT:da et !;evt7:eÎa roiJ K6aµov

ascétique du Nazianzène. Il s'agit en fait d'un mouvement de réforme ascétique de


l'Église initié en Asie mineure à la fin de la première moitié du 1v• siècle par Eustathe
de Sébaste : un mouvement condamné vers 340 par le concile Paphlagonien de
1
Gangres, dont les actes constituent notre source essentielle.

Fils de l'évêque Eulale de Sébaste en Arménie et né au début du siècle, Eustathe fut


ordonné avant 325, sans doute par son père, qui l'aurait censuré pour sa tenue - le
2
tribôn des philosophes - qu'il jugeait peu conforme à la dignité ecclésiastique • Ce
n'était là qu'un des éléments du choix de vie ascétique par lequel Eustathe scandalisa
un clergé dont il mettait en cause la trop grande mondanité. En fait, tout porte à croire
qu'il aspirait à une réforme ascétique de l'Église sur le modèle dual de la Syrie-
Mésopotarnie voisine, réservant le sacerdoce et les autres fonctions liturgiques à ceux
qui embrasseraient la perfection évangélique, une "sainteté" consistant dans la
3
continence et l'abandon de tout travail lucratif au profit de la prière et de l'apostolat.
Un tel mouvement conduisait à une contestation de la hiérarchie ecclésiale en place et
de ses prérogatives institutionnelles au profit de "parfaits" que leur pureté habilitait
seuls à opérer les sacrements ; son prosélytisme entraînait à faire fi des devoirs
conjugaux, parentaux, filiaux, de ceux des esclaves et des débiteurs, l'habit et la
tonsure effaçant toute distinction de genre et de classe tandis que l'insistance sur
4
l'exigence de pauvreté menaçait le statut des riches. Au-delà des motifs politiques qui
5
ont pu inspirer Eusèbe de Nicomédie dans la convocation du concile paphlagonien , il
y avait là de quoi alarmer une Église en parfait accord avec l'ordre social traditionnel,
6
mais qui ne pouvait méconnaître la légitimité évangélique de l'ascétisme , non plus que
le succès du courant eustathien en Arménie, terre qui échappait à la juridiction du
synode. C'est pourquoi la lettre synodale ne vise pas nommément Eustathe, mais ceux
de son parti qui troublaient l'ordre social, s'enorgueillissaient de leur profession et
adoptaient une attitude schismatique.
Une bonne part des faits incriminés étant indissociable de l'essence même du
mouvement, il n'y en a pas moins là une certaine ambiguïté. En effet, le projet
d'introduire dans l'Église une structure hiérarchique duale où les "parfaits", renonçants
doués de charismes spirituels, exerceraient ces derniers au profit des 'justes" chargés
de l'économie de ce monde, ne pouvait s'accomplir sans remettre en cause l'ordre

1
[Concile de Gangres], 85-99: reproduit dans Gribomont [Saint Basile], p. 21-25.
2
Socrate, H.e. 2, 43 (PG 67, 352-353); Gribomont [Saint Basile], p. 95 et 105; Elm [Virgins],
p. 106-107 et 110.
3
Gribomont [Saint Basile], p. 8-10, 104; Rousseau [Basil], p. 74-75.
4
Si le concile de Gangres dénonce le port COOIIllun du pallium, la tonsure des nonnes - libérées de la
longue chevelure par laquelle Dieu aurait voulu leur rappeler leur sujétion - et le renoncement à la
propriété individuelle au profit de la communauté des "saints" (« Council of Grangae, Letter and
Canons», in Percival [The seven Ecumenical Councils]: 3, 10 et 13, p. 90, 93, 97; 17, p. 99; 7,
p. 95), c'est qu'il y voit une négation subversive de l'institution de l'esclavage, de la propriété privée,
des différences sociales, de sexe comme de statut. Cf. Elm [Virgins], p. 108-11et124-125.
5
Gribomont [Saint Basile], p. 46-47.
6
Elm [Virgins], p. 130. La reconnaissance de l'ordre social n'est pas remise en cause par un
monachisme qui représente une institution moins contestataire de la société prof.me que marginale et
complémentaire, par sa fonction spirituelle, à l'égard de celle-ci. Des arrangements seront d'ailleurs
trouvés à l'égard des hommes du monde, pour lesquels la consécration d'une fille, souvent confinée
dans les appartements privés de I'oikos, ou l'abandon d'un esclave au couvent ou au service de
l'Église, représentent un mérite spirituel.

25
La philosophie chrétienne selon Grégoire

établi. La prohibition des viandes, la pratique arbitraire du jeûne, le refus de participer


aux prières ou aux eucharisties chez les gens mariés et surtout l'exclusion encratite des
gens du monde des espérances eschatologiques 1 n'avaient rien d'impératif à cet égard.
Mais il n'en va pas de même des autres points condamnés à Gangres. Ainsi, que les
renonçants, quel que soit leur sexe et leur statut social antérieur, adoptent
indistinctement le tribôn et la tonsure, anticipant l' isangélie égalitaire de la promesse2 ,
était impliqué dans leur renoncement à l'ordre de ce monde. Qu'ils aient rejeté
l'autorité et les sacrements des prêtres et évêques mariés et fui leurs églises pour se
doter de leur propre clergé, pratiquer leurs propres synaxes et disputer les prémices au
clergé en place3 n'avait rien de messalien, mais traduisait simplement la concurrence de
fait entre ce dernier et la nouvelle Église qu'ils entendaient instituer. Quant à la
condamnation des synaxes des martyrs4 , elle tenait sans doute aux réjouissances peu
spirituelles dont celles-ci étaient l'occasion, ainsi qu'à leur instrumentation par l'Église
en place. Le synode avait donc beau jeu de déclarer, après ses vingt anathèmes, dans
son épilogue aux évêques arméniens: «Nous écrivons tout cela pour retrancher non
ceux qui désirent, dans l'Église de Dieu, pratiquer l'ascèse selon les Écritures, mais
ceux qui prennent prétexte de l'ascèse pour s'enorgueillir, s'élèvent aux dépens de
ceux qui mènent une vie plus simple, et ceux qui introduisent des nouveautés
contraires aux Écritures et aux canons ecclésiastiques. » 5 L'humilité qu'il réclame des
vierges, des continents, de ceux qui abandonnent leurs richesses aux pauvres6 n'est
autre que la soumission à l'Église en place et à l'ordre établi, dont la sujétion des
femmes et des esclaves. Il n'autorisait en fait la pratique ascétique que dans un cadre
domestique respectueux des devoirs familiaux et sociaux, et permettait facilement de
taxer d'encratisme exclusif toute prétention à représenter la perfection évangélique.
Il semble que les évêques d'Arménie n'aient pas donné suite à cette lettre synodale
et qu'Eustathe ait accepté les décisions de Gangres 7 - sans doute en les considérant
comme visant des tendances extrêmes, encratiques et messaliennes, qu'il ne partageait
pas. Il sera élevé au siège métropolitain de Sébaste en 357, ce qui indique assez la
popularité locale de son entreprise et la modération, fut-elle tardive, de son esprit de
réforme8 • D'ailleurs, une fois évêque, il fonde un hospice, ce qui impliquait des soucis
et des possessions peu conformes à l'idéal syrien des "parfaits" qui confient la charité
matérielle aux ')ustes". Dès lors, il est renié par les radicaux de son mouvement,
menés par Aère : celui-ci lui reproche de s'enorgueillir de sa dignité et rejette la charge
de l'hospice qu'Eustathe lui avait confié après l'avoir ordonné pour mener dans la
montagne une troupe de disciples, hommes et femmes mêlés en une communauté de
saints prétendant réaliser la véritable Église, égalitaire et charismatique9 • On reconnaît

1
« Council of Grangae, Letter and Canons », in Percival [The seven Ecumenical Councils], canons 2,
p. 23 ; 18, 19, p. 25 et lettre, p. 22 ; 4, p. 23 ; 1, p. 23, 9, 10, p. 24 et lettre, p. 22, fin.
2
Ibid., canons 3, p. 23, 12, 13, p. 24, 17, p. 25 et lettre, p. 22.
3
Ibid., canons 4, 5, 6, p. 23, 7, 8, p. 24 et lettre p. 22.
4
Ibid., canon 20, p. 25 et lettre, p. 22.
5
Ibid., p . 25.
6
Ibid.
7
Sozomène, H.e., 3, 14 et 4, 24 ; Athanase, Ep. ad Aeg. Lib. 7 (PG 25, 553); Elm [Virgins], p. 130-
131 et n. 60, p. 212 et n. 85.
8
Guillaumont [Aux origines], p 46-47 et p. 96.
9
Ibid., p. 29-30, 48-49, 53, 103-104 ; Épiphane, Panarion Haer. 75, éd. J. Holl, Leipzig 1933,
p. 333-340.

26
Le contexte philosophique. Seviuia et !;eviuia rov Kôaµov

là, au-delà de l'insubordination du «monachisme oriental» à l'égard de l'Église


institutionnelle que G. Dagron1, ignorant l'intégration ecclésiale de l'ascétisme syrien,
a trop vite généralisée, un véritable "messalianisme" encratite tel celui des
Marcionites2 • Mais il est clair que ces attitudes ne correspondaient pas à la doctrine
d'Eustathe: comme l'écrit J. Gribomont, «les juges de Gangres ont pu durcir,
caricaturer, généraliser, les pratiques auxquelles ils se heurtaient» en reflétant les
3
tendances les plus extrêmes d'un mouvement assez hétérogène .

Cela n'implique pas que de telles tendances ne se soient pas retrouvées dans la
sphère d'influence d'Eustathe, à laquelle il faut rattacher le Pont où, dans les années
330, il fit partie du clergé de Césarée, fut excommunié par un concile contemporain de
4
Gangres et où il est généralement admis qu'il introduisit le monachisme. En tout cas,
les formes d'ascétisme qu'Eustathe a pu inspirer en Cappadoce sont assez diverses,
comme en témoigne l'exemple de la famille de Basile, sur laquelle il exerçait un fort
ascendant5 • Après la mort de son père, sa mère et sa sœur se retirèrent dans leur villa
de campagne pour y pratiquer une ascèse domestique tournée vers la prière et la
charité matérielle, sans abandonner leurs biens ni leurs serviteurs, qu'elles traitaient en
égaux. De son côté, son jeune frère Naucratios abandonna une carrière publique
prometteuse pour mener non loin d'elles une vie sauvage en compagnie d'un serviteur
et de deux vieillards qu'il prit en charge, pourvoyant aux besoins du petit groupe par la
chasse et la pêche. Quant à Basile, entré en contact avec un Eustathe désormais
évêque et soucieux de donner un cadre au mouvement ascétique pour l'intégrer plus
étroitement à la vie de l'Église et ménager l'ordre social, il réalise ce projet à sa
manière dans sa province. Après avoir poursuivi en vain Eustathe dans ses voyages
d'étude auprès des ascètes syriens et égyptiens, il s'établit avec quelques compagnons
sur le domaine familial d' Anèsi, où il conjugue avec une vie austère consacrée à la
prière et au travail manuel des recherches exégétiques et particulièrement
théologiques. S'il est un point commun entre ces expériences ascétiques, c'est le rejet
de l'asocialité érémitique: ainsi Gangres évoque « l'anachorèse des choses de ce
monde » - de la famille, du travail servile, des églises mêmes -, non la solitude.
D'autre part, les apotactites (renonçants) eustathiens, y compris les gyrovagues
d' Aère, vivent en groupes plus ou moins nombreux. Basile, enfin, emploie le terme
µova~ffiv des ascètes d'obédience syrienne plutôt que le µovaxoç de la Vita Antonii,
qui prend chez lui un sens péjoratif, celui d'un caractère solitaire et farouche contraire
à la vocation sociale de l'homme au nom de laquelle il condamne l'anachorétisme
égyptien6 • Pour autant, l'ascétisme eustathien ne semble pas non plus obéir à un
modèle cénobitique organisé, doté de règles et d'une hiérarchie institutionnelle; dans
un contexte charismatique, seule joue l'autorité personnelle des leaders.

1
Dagron [Les moines et la ville], p. 261.
2
Nous voulons parler d'un "messalianisme" avant la lettre qui s'était répandu en Asie Mineure avant
son attestation nominale par les synodes qui l'y condamnèrent et déjà visé par les canons de Gangres :
Stewart ['Working the Earth], p. 12-13, 36-39, 23 et n. 2; Elm [Virgins], p. 131-133.
3
Gribœnont [Saint Basile], p. 50.
4
Sozomène, H.e., 3, 14; Elm [Virgins], p. 107, 188-193 (le cas de Glycérius atteste de telles
tendances en Cappadoce en 374).
5
Voir Elm [Virgins], p. 60-105, 125 et 205-233.
6
Basile, Grandes Règles, 3 et 7; Lettres, 199, 19; Homélie IX sur l'Hexaéméron; Gribœnont [Saint
Basile], p. 373-375 ; Pouchet [Basile le Grand], p. 76 s. ; Elm [Virgins], p. 76.

27
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Ayant gagné la confiance d'Eustathe, Basile s'érige en maître spirituel et législateur


des ascètes que la mouvance eustathienne avait déjà fait fleurir dans la région, évitant
autant que possible de tomber sous le coup des anathèmes de Gangres. Ainsi, il
requiert le consentement du conjoint pour entrer dans les communautés, tout en
conseillant de lui faire sentir la volonté de Dieu jusqu'à ce qu'il s'y plie1 , et se montre
discret sur le chapitre de la virginité2. Il reconnaiî le droit du maiîre sur l'esclave, mais
prescrit d'accueillir le fugitif victime d'abus ou contraint au péché. 3 Il ne condamne
pas les riches, mais l'usage luxueux et égoïste qu'ils font de richesses confiées par
Dieu4 . Dans le même esprit, il préconise l'administration des biens des moines au profit
de la communauté et du service des nécessiteux plutôt que leur abandon pur et simple ;
cette règle, jointe à une discipline laborieuse, assure aussi l'autarcie des moines. 5 S'il
leur prescrit le nécessaire en matière de vêtement et de nourriture, il veut que leur
régime tienne compte des besoins de chacun et des opportunités, ne rejetant aucun
aliment comme impur. 6 Bref, tout en cherchant à faire pénétrer les valeurs ascétiques
dans l'Église et l'éthique chrétienne dans la société, il évite !'encratisme ainsi que tout
ce qui conduirait au rejet de l'Église et de ceux du monde. 7 D'ailleurs, il ne permet aux
frères de faire l'offrande chez un particulier qu'en cas de nécessité, rappelle que c'est
en principe le privilège des prêtres, et respecte les synaxes des martyrs tout en
préconisant de se tenir à l'écart des affaires et plaisirs profanes que la foule y associe. 8
Enfin, quoiqu'il rejette les excentricités arbitraires du guru-pattern égyptien, il
introduit une hiérarchie au sein des fraternités et érige l'obéissance au supérieur en
impératif, fondé doctrinalement sur l'exigence du renoncement à la volonté propre. 9

1
Grandes Règles, 12; Elm [Virgins], p. 70 et 71-72.
2
Gribœnont [Saint Basile], p. 52 et note 21-53.
3
Grandes Règles, 11 ; Gribœnont, ibid., p. 53 ; Elm [Virgins], p. 71.
4
Gribomont, ibid., p. 32 et 74-75.
5
Sur la propriété: Grandes Règles, 9; Petites Règles, 93; sur le travail: GR, 37-42; PR, 141-156;
Gribœnont [Saint Basile], p. 38, 51 ; Elm [Virgins], p. 70-71.
6
Du vêtement: Grandes Règles, 22; de la nourriture: ibid., 18 et 19, 2; Gribœnont, ibid, p. 53, 51.
7
Voir également Brown [Le renoncement], p. 350-355, qui, proche en cela de la thèse d'un Basile
révolutionnaire de Gribœnont, tend à exagérer les attentes ascétiques de Basile à l'égard des fidèles.
8
Resp.: Petites Règles, 310 et 265; Grandes Règles, 40. Cf. Gribomont [Saint Basile], p. 32-33).
9
Basile, Lettres, 22, 1, 50 s.; De renunt. Saec. 2, PG 31, 632 B; Amand [L'ascèse de Saint Basile],
p. 324-335; Gribomont, ibid, p. 270-293; Elm [Virgins], p. 69-71. Cette discipline ne vient pas du
modèle pachômien, mais résulte des exigences de la vie communautaire dont l'humilité et la charité
commandent le service, y compris pour le supérieur, qui peut être soumis à la critique fraternelle.

28
CHAPITRE II

LE MONACHISME COMME MONOTROPIE

Lorsque Grégoire évoque la « philosophie » chrétienne par oppos1t10n au


paganisme, le mot prend exactement le sens courant actuel: il s'agit simplement de la
doctrine et de la vision du monde communes aux Chrétiens. Il en va ainsi également
lorsqu'il vante la« philosophie» de son frère Césaire, à ceci près que, dans ce cas, le
terme désigne en même temps les mœurs qui traduisent sa foi. Cet emploi est
conforme à la conception antique de la philosophie, qui ne sépare pas les convictions
et valeurs des attitudes qu'elles infèrent, et ne considère pas comme philosophie une
connaissance purement académique et théorique. Cependant, la "philosophie" de
Césaire, si elle consiste à vivre selon une éthique chrétienne, ne fait pas de lui à
proprement parler un philosophe, c'est-à-dire un homme qui se consacrerait
1
exclusivement à la recherche de la sagesse : loin s'en faut, puisqu'il ne contractera les
engagements baptismaux que sur le tard, lorsqu'il aura manqué périr lors d'un
tremblement de terre ; et ce, après une longue carrière à la cour où il resta en fonction
même auprès de Julien l'apostat. C'est alors que Grégoire le presse d'embrasser la
philosophie, cette fois prise au sens fort, c'est-à-dire la vie du parfait chrétien, dans des
2
termes qui font bien voir qu'il s'agit là d'une véritable conversion et réforme. De plus,
Grégoire considère la profession de philosophe comme une question d'aptitudes
particulières. 3 Aussi emploierons-nous désormais, sauf exception, les substantifs de
philosophe et de philosophie selon l'usage courant de ces termes dans l' Antiquité, où
ils désignent un état, un genre de vie et une profession spécifiques. Chez le
Nazianzène, comme chez les autres Pères Cappadociens, il s'agit de la profession
"monastique" et d'une vie tout entière consacrée au service de Dieu.
L'engagement dans la vie philosophique, le cas de Césaire le montre, non seulement
suppose le baptême, mais semble se décider de préférence dès sa réception, comme ce
4
fut le cas pour Basile et sans doute pour Grégoire lui-même. Nous savons en effet
qu'il n'était pas baptisé lorsqu'il embarqua pour Athènes et il ne signale pas non plus y
avoir reçu ce sacrement; d'ailleurs, s'il dit y avoir suivi l'enseignement des
prédicateurs, il ne parle pas de participation à l'eucharistie. Nous disposons enfin du
témoignage d'un autre Grégoire, prêtre à Nazianze, qui atteste que le Nazianzène se fit

1
Malingrey [Philosophia], p. 256. La "philosophie" de Césaire n'est autre que la piété et la vertu de
l'honnête homme chrétien, qui vit la vie du monde éphémère en étant toujours conscient de sa vanité.
2
Voir infra, p. 321-323.
3
Lettres, CL.XXVII, 1-8, t. Il, p. 66-68. Cf. P. 1, 2, 17, v. 33, PG 37, 784.
4
Gribomont [Saint Basile], p. 69-70.

29
La philosophie chrétienne selon Grégoire

baptiser à son retour au pays 1, soit peu avant d'embrasser la «vie plus parfaite »2 qu'il
avait promise. Le choix de vie philosophique, sur la forme idéale de laquelle il nous dit
s'être interrogé après avoir abandonné la carrière rhétorique3 , est cependant pour lui
tout personnel et non une obligation impliquée par le baptême. Si les Discours 40 et
444 donnent la vie ascétique pour modèle aux futurs baptisés et pour seule alternative à
une vie dissolue, c'est d'abord comme idéal régulateur et non, comme l'a cru
J. Bemardi à propos du second5 , pour inviter tous les fidèles à embrasser la vie
parfaite. Certes, de même qu'après lui Chrysostome, il espère également ainsi susciter
des vocations "monastiques"6 , mais il n'est pas question pour lui de promouvoir une
Église de "purs", ce qui contredirait à l'organicisme hiérarchique de son ecclésiologie7
autant qu'à la complémentarité hiérarchique qu'il admet entre le mariage,« fournisseur
de vierges», et la virginité 8 • Que le baptême soit ainsi l'occasion d'un choix de vie
dont les deux options de base sont la perfection évangélique du "moine", d'une part,
et, d'autre part, avec un statut spirituel inférieur, l'observance des commandements de
ceux qui se partagent encore entre le monde et Dieu, correspond très exactement à la
tradition de l'Église syrienne. Selon l'historiographie la plus récente 9 , en effet, c'est
lors du baptême que se décide l'entrée dans le groupe des "Fils du pacte" ou
"solitaires" (ihidaye) dont nous parlent le Livre des degrés ou les Démonstrations
d' Aphraate, une tradition qui persiste au rv• siècle, comme le montrent les Carmina
10
nisibena d'Ephrem • On aurait déjà là un indice de l'influence de cette tradition sur le
Nazianzène.

Les bases de la vie ''monastique" : renoncement et ascèse physique

Après la chute, la perte de l'hégémonie de la raison sur les passions a fait se


développer l'envie, la cupidité et la haine qui introduisent comme leur juste châtiment
désordre et inégalité dans la société humaine : de là la distinction entre riches et
pauvres, hommes libres et esclaves, ainsi que la guerre. 11 Néanmoins, le monde

1
Georges le Prêtre, Vita S. Patris Nostris Gregorii, 74, PG 35, 258 B ; Gallay [La vie], p. 67.
2
D. 43, 24, 4. Cf. P. 2, 1, 11, v. 261.
3
Cf. P. 2, 1, 11, V. 263-276.
4
D. 40, 30-31 ; D. 44,
5
Bemardi [La prédication], p. 252-259 et [Saint Grégoire], p. 234.
6
Lettres, LXI, 1, t. 1, p. 78 : « il est juste d'offrir à Dieu les prémices ( ... ) des enfants », c'est-à-dire
consacrer l'ainé au monachisme. Cf. P. 2, 2, 1, v. 127 s. (trad. It. In Crimi [Poesie/2], p. 225-226)
7
D. 32, 10-12; D. 2, 3-4; D. 4, 99. Les ''moines" ne sont d'ailleurs jamais présentés comme les seuls
vrais fidèles, mais comme une catégorie spéciale parmi les fidèles (D. 2, 29; D. 6, 2-3; D. 43, 34, 9;
62) tandis que D. 32, 23 insiste sur le fait que les dons communs de la foi, par opposition à la gnose,
suffisent au salut.
8
D. 37, 10; P. 1, 2, 1, v. 232-236.
9
Escolan [Monachisme et Église], p. 36-38.
10
Brock [L'œil de lumière], p. 160-164; Bou Mansour [La pensée symbolique de St Ephrem], p. 347-
348.
11
D. 14, 25 et D. 20, 14. Ces désordres, comme ceux de la nature, font partie de la première
pédagogie divine, extérieure et corrective: D. 38, 13, 1-8 et P. 1, 2, 1, v. 131-133.

30
Le monachisme comme monotropie

sensible actuel, tant naturel que culturel, mallifeste encore le bel et bon ordre
(i;ma;l.a) conforme au Verbe (Aoyoç), selon la conception stoïcienne; et c'est au
sein même de l'humanité déchue que se trouve encore, ici-bas, «ce qu'il y a de plus
grand [en matière d'ordre] et de plus propre à nous»:
«c'est l'ordre qui compose l'hrnnme, animal raisonnable, d'après un mélange de raisonnable
et de non raisonnable; d'une manière secrète et inexprimable, il joint la poussière à
l'intelligence et l'intelligence à l'esprit. Et, pour accomplir une merveille plus grande (. .. ) il
produit dans l'être mortel l'immortalité par l'intermédiaire de la dissolution. De plus, l'ordre
nous distingue des animaux sans raison : il fonde les villes, il établit les lois, il honore la
vertu, il châtie le vice, il invente les métiers, il organise le mariage, il adoucit la vie grâce à
l'affection des enfants et il inculque l'amour de Dieu - quelque chose de plus grand que
1
l'amour qui est d'ici-bas et du domaine de la chair. »
L'influence stoidenne, évidente dans cette conception de l'ordre culturel, illustre
parfaitement le propos d'Emst Troeltsch à propos de la Loi de Nature chez les
premiers Pères: «L'idée directrice est l'idée de Dieu comme Loi de Nature
universelle, spirituelle - et physique-, qui règne uniformément sur toutes choses et,
comme loi universelle du monde, ordonne la nature, produit les différentes positions de
l'individu dans la nature et dans la société, et devient dans l'homme la loi de la raison,
2
laquelle reconnaû Dieu et est ainsi une avec lui. » Citons encore en ce sens et plus
précisément Louis Dumont: «Le monde est relativisé comme il doit l'être, et
cependant des valeurs, des valeurs relatives, peuvent lui être attachées. ( ... ) À ces
deux niveaux de la Loi correspondent deux images de l'humanité, à l'état idéal et à
l'état réel. La première est l'état de nature - comme la cosmopolis idéale de '.Zénon ou
plus tard dans l'utopie de Jamblus - que les chrétiens identifièrent avec l'état de
3
l'homme avant la chute. » Et remarquons justement que, dans notre citation, Grégoire
rapporte directement - sans passer par la chute d'Adam et donc en omettant d'en
relativiser la valeur - l'ordre actuel de l'humanité, raisonnable et cultureL à la sagesse
bienveillante de l'économie divine. On voit en tout cela que l'opposition, souvent
avancée, d'un pessimisme quant à ce monde et d'un optimisme eschatologique chez le
Nazianzène, ne correspond pas à la réalité. Ce sont des textes consacrés à la
prédication morale, à l'ascèse ou au récit de ses tribulations qui donnent cette fausse
impression, et il faut plutôt les comprendre selon le conseil de Louis Dumont : « Il
semblerait que la fin ultime soit dans une relation ambivalente avec la vie dans le
monde, car le monde dans lequel le chrétien pérégrine en cette vie est à la fois un
obstacle et une condition pour le salut. Le mieux est de prendre tout cela
hiérarchiquement, car la vie dans le monde n'est pas directement refusée ou niée, elle
est seulement relativisée par rapport à l'union avec Dieu et à la béatitude dans l'au-
delà à quoi l'homme est destiné. L'orientation idéale vers la fin transcendante, comme
un aimant, produit un champ hiérarchique dans lequel il faut nous attendre à trouver
4
chaque chose mondaine située. »
Mais la conviction de cette relativité de valeur des biens terrestres, du caractère
provisoire de la vie sur terre et l'aspiration au salut ne sont pour Grégoire que le B, A
- BA de la foi; même lorsqu'elle pénètre profondément la conscience de l'individu qui
1
D. 32, 9, 12-16, p. 105. Ces divers aspects de l'économie divine en ce monde sont élégamment
résumés en D. 8, 14-16.
2
Troeltsch [Die Soziallehren], cité en français par Dumont [L'individualisme], p. 47. Sur la relation
à la Stoa, Troeltsch [Das Stoisch-Christliche Naturrecht], p. 173-174.
3
Dumont [L'individualisme), 1, p. 49.
4
Dumont [L'individualisme], 1, p. 50.

31
La philosophie chrétienne selon Grégoire

mène la vie du monde, elle ne fait pas pour autant de lui un philosophe, mais
simplement un honnête homme, nourri de philosophie chrétienne. En témoignent les
éloges funèbres de son frère et de sa sœur 1, qui ont vécu la vie du siècle tout en
aspirant à l'établissement (Ka-totKla) dans la cité céleste et ont attendu le dernier
moment pour recevoir le baptême et se convertir à une vie moins mondaine, et où il
fait du couple de Grégoire l'Ancien et Nonna une réplique de celui d'Abraham et
Sarah2 : dans ces cas, la thématique de la résidence à l'étranger est d'abord un lieu
commun de l'éloge et de la consolation funèbres chrétiennes. 3 Nous allons montrer
qu'elle a tout de même une justification plus essentielle et concrète, mais la profession
du philosophe, du parfait, ne s'en distingue pas moins, à l'intérieur de cette chrétienté
à plusieurs niveaux, de l'ascétisme dans le siècle : elle implique que celui-ci renonce
totalement à la vie du monde, réalise concrètement cette "étrangeté" au monde, pour
ne pas être partagé entre celui-ci et Dieu. S'agissant des biens de ce monde, le
Nazianzène traduit généralement cette idée, par l'image du fardeau dont on se
débarrasse : une image qui renvoie bien évidemment à la pesanteur de la chair née du
péché. Ainsi, le renoncement philosophique est une reconversion à la condition de vie
adamique, une libération de tout ce dont le poids, dans la condition actuelle, entraîne
l'âme vers en bas et l'empêche de se tourner vers Dieu et les choses célestes. C'est
pourquoi il ironisera en ces termes sur ses collègues :
«Voici maintenant de quels autres avantages tu fais montre chez toi: une maison, une
feIDIIle bien en chair, le désir d'avoir des enfants, des richesses, un intendant, un collecteur
d'impôts, des cris, des procès, tout cela rempli de soucis et de disputes. »4
Inversement, il exprime ainsi sa vocation philosophique :
« Jeter dans les abîmes ce qui appartient à la chair depuis longtemps
était décidé ... »5 ; « Je voulais en toutes choses mourir à la vie, vivre une vie cachée dans le
Christ ( ... ) échanger ce qui s'écoule et ce qui passe contre ce qui demeure et appartient au
ciel. »6
De même dira-t-il de Basile :
«c'est sans ambition (à.<plÀÜ'uµoç) qu'il était pauvre et inculte (à.vr')pm:oç); et après avoir
consenti à l'abandon de tout ce qu'il possédait jadis, il traversait d'un cœur léger l'océan de
la vie. ,,7
D'autres passages offrent une version plus détaillée des biens renoncés: la richesse
et le luxe8 , associés aux plaisirs 9 , le pouvoir, la gloire et les honneurs 10 , renoncements
explicitement présentés comme condition de l'envol contemplatif de l'âme :
« Moi qui m'élevais au-dessus des choses visibles
et mêlais mon esprit aux seules réalités intelligibles,
ayant jeté réputation, richesses, ambitions, art oratoire,
faisant mes délices d'être sans délices et d'une mince galette
adoucissant ma vie ... »11

1
Resp. : D. 7, 9 et 15; D. 8, 6 et 19-21.
2
D. 8, 4-5 ; cf. D. 7, 4.
3
D. 7, 17s.; D. 8, 19 s.; D. 18, 3, PG 35, 988 D.
4
P. 2, 1, 12, v. 6I0-613.
5
P. 2, 1, Il, V. 292-293.
6
D. 19, PG 35, 1045 A.
7
D. 43, 60, 26 s.
8
Par ex. D. 25, 4; D. 26, Il, 22 S. ; P. 2, 1, l, v. 65-83.
9
Par ex. P. 2, 1, l, v. 65-75; D. 26, 12, 1-11 (frugalité); D. 38, 6, 14-15.
10
Par ex. D. IO, 1, 12-13; D. 25, 4; Lettres, VIII, 2, t. 1, P. Il ; CLXXXVIII, IO, t. II, p. 68.
11
P. 2, 1, 12, V. 71-75.

32
Le !rWnachisme comme !rWnotropie

Avec le péché, Adam a perdu l'innocence dans laquelle il était, en particulier dans
son rapport au corps :
«il était nu à cause de sa simplicité (tjï WtÂ.Ô1:'rjn) et de sa vie exempte d'artifice, éloignée
de la dissimulation et du déguisement », et « il connaît en premier lieu sa propre honte et se
cache de Dieu » 1 .
Or, Grégoire donne ici une interprétation originale de la nudité d'Adam et de sa prise
de conscience : dans son innocence naturelle, Adam ignorait toute duplicité, toute
feinte, et, esprit tout entier tourné vers Dieu, il n'avait pas conscience de cette
extériorité physique. Par ailleurs, son absence de pudeur signifiait qu'il n'avait pas
2
honte du corps que Dieu lui avait donné, y compris dans ses attributs sexuels •
Contrairement au Grégoire de Nysse de La création de l'homme, qui voyait dans la
sexualité une seconde création, une atteinte à l'image et un substitut de la
parthénogenèse angélique voulue par Dieu en prévision du péché, le Nazianzène, plus
fidèle au texte de la Genèse, fait de la différence et de l'union des sexes un élément
3
primitif et positif de la providence divine. Non seulement il insiste sur le fait que c'est
également « par la main de Dieu » que la femme fut créée, mais il écrit aussi que c'est
4
Lui qui« mêlant en leur cœur l'attrait,/ leur accorda de se porter l'un vers l'autre. »
Ce n'est même pas immédiatement après la chute qu'il voit l'attrait charnel tourner au
vice. D'ailleurs, s'il répète constamment que la virginité est supérieure au mariage,
5
c'est, plutôt qu'à Adam, en la référant aux anges et surtout à la Conception virginale,
qui appartient au moment bien plus avancé et éminent de l'économie qu'est
l'Incarnation6 . Pour être légitimée dans le plan de l'économie divine, la différence
sexuelle entre l'homme et la femme n'en est pas moins indifférente au regard de leur
7
identité intérieure comme êtres spirituels. Or, au contraire, avec le péché, Adam et
Ève s'éprennent de leur corps, se laissant du même coup fasciner par leur différence
extérieure: d'où un amour honteux (:oopvEi.a) qui se manifeste dans la honte des
8
attributs sexuels distinctifs. D'autre part, loin de rejeter le mariage, le Nazianzène y
voit un élément de l'économie divine qui prévoit de compenser la mortalité individuelle
par la reproduction de l'espèce. S'il le subordonne au célibat et à la virginité, il en
reconnaît la valeur et les mérites, pour peu qu'il soit respectueux de la morale et de la
piété. C'est le Christ en personne, relativisant le jugement humain qui accorde la
couronne de la victoire à la virginité, qui clôt la Dispute de préséance entre le mariage
et la virginité en justifiant la vierge et l'épouse selon un point de vue hiérarchique qui
9
autorise la première à s'asseoir à sa droite sans condamner la seconde. On ne saurait
mieux exprimer le rejet de l'encratisme qui inspire encore les mouvements messaliens

1
D. 38, 12., 5-7 et26-27 (cf. Gen. 3, 7-11).
2
Cf. Gen. 2, 25: «Or, tous deux étaient nus, l'homme et la femme, et ils n'avaient pas honte l'un
devant 1' autre ».
3
Richard [Cosmologie], p. 200-202.
4
P. 1, 2, 1, v. 108-109; cf. D. 37, 12, 16. Cf. Gen. 2, 22-24.
5
D. 43, 62, 1-2 (cité infra, p. 34; P. 1, 2, 1, V. 232 S. et 350-351.
6
D. 38, 13, 22-25: par elle, le Christ honore la génération, plus encore la virginité; D. 24, 11, 1-3;
D. 43, 62, 2-6 (cité infra, p. 34; P. 1, 1, 9 (= 1, 1, 8, chez Sykes), v. 39-43 et 65-71.
7
On remarquera que, nonobstant le rôle particulier d'Ève dans le péché originel, Grégoire, D. 37, 6,
19-7, 9, la considère comme l'égale spirituelle d'Adam. Cette égalité survit à la chute comme égale
vocation à la philosophie: D. 8, 14, 15-17; D. 24, 9-13; Szymuziak [Éléments], p. 43.
8
P. 1, 1, 8, v. 114 s; P. 2, 1, 45, v. 53 s. ; D. 19, 14; Beatrice [Le tuniche], p. 433-484.
9
P. 1, 2, 1 b (= V. 215-732), V. 728-732. Cf. D. 8, 8, 3-9; D. 40, 18; P. 1, 2, 17, V. 10-11;
Sündermann [Der Rangstreit], p. 234-237.

33
La philosophie chrétienne selon Grégoire

dans la Syrie orientale de la fin du IV' siècle, rejet que Grégoire partage avec les
grands auteurs ecclésiastiques de la virginité des III' - IV' siècles', sur la base de 1 Co.
28 : «Si (cependant) tu te maries, tu ne pèches pas ; et si la jeune fille se marie, elle ne
pèche pas. Mais ceux-là connaîtront des épreuves en leur chair, et moi, je voudrais
vous les épargner». Son sermon sur le baptême, à l'adresse de ceux qui craignent que
le mariage n'en compromette l'efficace, paraphrase Paul, tout en faisant appel à
l'autorité du Christ2. Il ne requiert pas l'abstinence totale des baptisés, mais seulement,
et sous forme d'un conseil plutôt que d'un impératif, une réserve qui comprend des
temps d'abstinence rituelle 3 .
Si le Nazianzène rejette tout encratisme, il partage cependant la définition qui,
toutes traditions confondues, fait du célibat la pierre fondatrice du renoncement
"monastique" : renoncement à une postérité charnelle, il démontre que le philosophe
n'envisage d'autre avenir qu'eschatologique et le libère du souci d'une femme et
d'enfants pour appartenir entièrement au Christ. 4 L'avantage de la vierge, c'est son
amour exclusif pour le Christ et son seul souci de porter des fruits spirituels, quand la
femme mariée est partagée entre ceux-ci et les soucis domestiques, son mari, le fruit de
sa chair. 5 À ce titre, si du moins elle respecte son engagement, la vierge habite d'ores
et déjà, par anticipation, loin de la chair, dans le royaume ou la cité céleste6 et mène la
vie angélique 7 : elle réalise la /;EVL'tELa wii KÔoµou. Un passage de l' Éloge de
Basile va dans le même sens :
« C'est une grande chose que la virginité et le célibat , de prendre rang avec les anges et la
nature simple (Tijç µovaôucijç cpûmwç), je n'ose dire avec le Christ qui, ayant dû être
enfanté pour nous, les enfantés, naît d'une vierge, et donne force de loi à la virginité, pour ce
qu'elle rompt avec le monde, ou plutôt qu'elle néglige un monde pour un monde, le présent
pour celui à venir. »8
Ce qui est traduit ici par « nature simple » évoque évidemment la nature purement
spirituelle et donc asexuée des anges, mais les termes grecs renvoient également à la
condition "monastique", et à la monotropie du "solitaire" au sens de l'ascète
célibataire, ce que le Sur ses épreuves permet de comprendre :
«À la chasteté qu'il aime il m'attacha, il lia ma chair, il m'inspira un ardent amour de la
sagesse divine et de la vie de moine (Kat µova:x;où fluhmo ), - prémices de la vie à venir-,
gui n'a pas besoin d'une côte amoureuse de son corps, dont les paroles mènent à une

1
Athanase, De virg. II, 1039, 18 s.; ep. Ad virg. 62, 36-63, 6; 68, 17-19; Clément d'Alexandrie,
Strom III, 12, 84, 2; Ambroise, De virg. I, 6, 24; Inst. Virg. l, 2; Grégoire de Nysse, Virginité, VII;
Chrysostome, De virg., 7, 2; 8-10. Mais il est loin, contrairement à certains adversaires de
l' encratisme des Il'-Ill' siècles, de faire du mariage un état plus parfait que le célibat et nécessaire au
sacerdoce.
2
D. 40, 18, 10-15 : «Tu es pur aussi après le mariage, c'est moi qui en réponds, c'est moi qui scelle
l'union et qui te présente l'épouse. Ce n'est pas parce que la virginité est plus honorable que le
mariage est sans honneur. J'imiterai le Christ, lui qui conduit l'épouse en toute pureté et qui est
l'époux, lui qui accomplit un miracle à des noces et qui honore le mariage par sa présence. » De
même D. 37, 5, 13-16 (cf. Mt. 19, 4): «[Les pharisiens] lui posent de nouveau une question, cette
fois au sujet du mariage, lui sur qui la tentation n'a pas prise, lui qui a créé l'état conjugal( ... ). Et lui
en réponse leur dit : n'avez vous pas lu que le créateur les créa mâle et femelle ? » 2
3
D. 40, 15-20.
4
P. 2, 1, 12, V. 610-613.
5
P. 1, 2, 1, v. 518-559 ; Sundermann [Der Rangstreit], p. 158.
6
lbid., v. 531-532: €v amn ... oùpavLtjï. Cf. v. 375.
7
Ibid., v. 232-233 (référence au célibat des natures célestes), 377-379 (image de la vierge ailée), et
720-723.
8
D. 43, 62, 1-6. Traduction démarquée de Bemardi [SC 384], p. 259.

34
Le monachisme comme monotropie

jouissance amère ; mais gui dirige à Dieu un désir pur, sans partager entre une femme et
2
Christ1 celui qui, tout entier, est né de Dieu ; vie qui me conduisait, par un sentier resserré,
difficile, en compagnie meilleure, vers une porte étroite. non ouverte au grand nombre,
3
menant à Dieu un dieu venu de la terre » •
4
On retrouve ici l'idée origénienne selon laquelle, la sexualité conjugale étant liée à la
chute, la chasteté du célibataire rétablit l'individu dans la condition adamique et le
divinise. Mais il faut remarquer surtout que Grégoire est très proche de la tradition
syrienne, pour laquelle 1'engagement "monastique" consistait, fondamentalement, à
choisir entre le mariage terrestre et le mariage céleste avec le Christ, distinguant ainsi
5
parmi les baptisés ceux qui étaient affectés au service de Dieu : la « porte étroite » de
Matthieu ne peut signifier ici, vu le rejet de l'encratisme par le Nazianzène, que seuls
les célibataires ont accès au salut, mais que le choix de vie "monastique" offre seul
toute garantie en la matière. Il vise plutôt à souligner la distinction de son état et de
son statut spirituel au sein d'un dualisme ecclésial de type syrien où les "solitaires"
forment l'élite de l'Église. Grégoire porte d'ailleurs au crédit de ses parents et de sa
sœur qu'après avoir honoré le mariage et procréé tout en menant une vie pieuse et
ascétique, ils ont réformé leur vie de couple en embrassant la chasteté. C'est là le bien-
fondé de l'éloge de leur !;EVL'tEMI 'tou Kooµou, comme on le voit pour sa sœur
Gorgonie quand il dit :
« Elle fut chaste sans orgueil, car elle mêla au mariage la beauté du célibat et prouva
qu'aucun des deux états ne lie complètement soit à Dieu soit au monde, mais qu'aucun en
revanche n'en sépare(... ) Après avoir un peu servi le monde et la nature dans la mesure où le
voulait la loi de la chair, ou plutôt celui qui a donné ces lois à la chair, elle s'est entièrement
6
consacrée à Dieu. »
Or, cette précision n'est pas sans évoquer également le cas syrien où, malgré le
dualisme ecclésial apparent entre Fils du pacte, ou "solitaires", et gens du siècle,
mariés, on distingue un continuum de degrés de pureté et de monotropie : à
commencer par la distinction, parmi les Fils du pacte eux-mêmes, des "vierges", qui
sont restés célibataires, et des "saints" (Aphraate) ou des ')ustes" (Ephrem), veufs ou
ayant renoncé à la conjugalité et jusqu'à la continence pratiquée occasionnellement ou
7
embrassée définitivement après la procréation par les mariés •
Ce mariage mystique avec le Christ du vœu "monastique" de célibat n'est
évidemment pas affaire d'état civil; il exige encore la garde du cœur pour une fidélité
réelle de l'âme à l'égard de l'époux mystique, comme il le rappelle aux vierges:
«Ne tombe pas jusqu'à la chair, ne te ravale pas jusqu'à la matière, de peur que tu ne te
maries avec la matière tout en étant par ailleurs hors du mariage. Un œil de prostituée ne te
protège pas la virginité, une langue de prostituée a commerce avec le malin ; des pieds dont
1
Cf. 1 Co. 7, 33.
2
Cf. 1 ln. 4, 4.
3
P. 2, 1, 1, v. 454-463 (Gen. 2, 21 et Matth. 7, 13). Trad. Bénin, p. 403. C'est d'ailleurs par la
mention de son célibat que le Nazianzène ouvre, dans ce poème, la liste des renoncements qui font de
lui un "moine": «Le mariage ne m'a pas entravé, ce courant de vie, la plus forte des chaînes que la
matière ait aux humains imposée, principe d'affliction.» (Ibid. v. 63-64: trad. Bénin, p. 363).
4
Cf. supra, p. 18 et Brown [Le renoncement], p. 217-218.
5
Abouzayd, [Ihidayutha]; Escolan [Monachisme et Église], p. 37-40. Le fait est évident chez
Aphraate, comme le fait bien ressortir Pierre [Aphraate, Les Exposés], t. I, p. 103-110.
6
D. 8, 8, 9-22.
7
Sur le premier point: Aphraate, Les exposés, 6, 4 et 18, 4; Pierre [Aphraate, Les exposés], p. 103.
Sur le second: F. Graffin, Hymnes inédits d'Ephrem sur la virginité, "L'Orient Syrien" VI, 1961,
p. 235 (VI), cité par Escolan [Monachisme et Église], p. 137: « ... il y en a qui dans le mariage ont
mérité la couronne de justice, non grâce à leur mariage, mais c'est leur vie vertueuse... ».

35
La philosophie chrétienne selon Grégoire

la démarche est désordonnée accusent une maladie ou un risque pour lesprit. Que la pensée
aussi soit vierge, qu'elle ne porte pas en elle des images des choses mauvaises, car l'image
est une partie de la débauche. »1
On songe ici aux tentations libidineuses de saint Antoine2 , bien sûr, mais surtout à une
fidélité plus générale au Christ, qui n'est autre que la monotropie et qui donne toute sa
valeur à la virginitë :
« Que celle qui est sous le joug du mariage soit en partie au Christ, et que la vierge soit
entièrement au Christ; que la première n'appartienne pas totalement au monde, que la
seconde ne tienne absolument pas du monde. » 4
Que la virginité aille nécessairement de pair avec les exigences spécifiques de la vie
"monastique" apparaît encore mieux dans la Dispute de préséance à propos de la
vierge5 • Tout en leur accordant un statut spirituel supérieur s'ils les respectent,
Grégoire rappelle ainsi à l'humilité, par ces exigences supérieures, ceux ou celles qui
seraient tentés de se contenter de leur état de vierges et de "s'élever" du fait de ce
statut, comme Gangres le reprochait aux eustathiens. Notons pour finir que, dans le
cas du Nazianzène - il se plaît à y revenir6 - , la consécration au célibat est antérieure
au baptême et même à sa naissance. C'est sa mère qui l'a promis à Dieu in utero, une
pratique dont la littérature hagiographique ne fournit pas, à notre connaissance,
d'exemple antérieur. 7 De ce fait, son statut de "moine" est sous cet aspect, non
seulement plus parfait que celui d'un veuf ou d'un homme qui aurait renoncé sa
femme, mais encore entouré d'une aura d'élection exceptionnellement précoce. Cette
particularité renforce la distinction de l'élu au sein de la continuité des degrés de
perfections "encratiques" ; elle contribue aussi à distinguer Grégoire à l'intérieur même
de la catégorie des "vierges", comme jouissant d'un statut supérieur.

Grégoire, comme Basile, s'inscrit dans la tradition d'un Tertullien ou d'un Clément
d'Alexandrie, qui admettent la légitimité de la propriété privée et l'inégalité des
conditions8 • C'est d'ailleurs pourquoi il relativise l'inégalité de richesse, en
développant le topos philosophique classique d'une justice naturelle indifférente aux
conditions instituées par les hommes. 9 Ce qu'il préconise aux hommes du monde, sans
contester la valeur relative de leur genre de vie, c'est d'adopter à l'égard des biens
terrestres l'attitude détachée et généreuse dont il crédite son frère Césaire 10• Mais se

1
D. 37, 10.
2
Athanase [Vie d'Antoine], 5.
3
Cf. Grégoire de Nysse, Virginité, V et XV-XVill, 1.
4
D. 37, 10. Cf. D. 40, 18, 1-6.
5
P. 1, 2, 1 : v. 289, elle est sans foyer; v. 343-4, habillée pauvrement et nu-pieds; v. 288 et 344,
amaigrie et affaiblie par l'ascèse (cf. ibid., v. 343 et 2, 2, 1, v. 239) ; v. 346-7 et 361-4, réservée et
silencieuse, refusant la dispute (c'est la garde de la langue); v. 356-8, elle se purifie par les larmes et
le labeur, réserve ses nuits à la prière et aux chants de louange (cf. P. 1, 2, 2, v. 68-70); v. 368-73,
elle méprise tous les biens de ce monde. Cf. également D. 40, 18, 1-4.
6
D. 2, 77, 6-9; P. 2, 1, 1, v. 424-450; P. 2, 1, 11, v. 68-92 et 194-197; P. 2, 1, 12, v. 805; P. 2, 1,
94, v.4-5.
7
Voir infra, p. 261 et sa n. 4.
8
Daniélou [L'Église], p. 189. Pour Clément d'Alexandrie, voir infra, p. 39.
9
D. 32, 22, 10 s. Cette argumentation, commune aux épicuriens et aux stoïciens, est également un
topos cynique. Grégoire létend à légalité de notre condition de pécheurs et aux dons spirituels
communs: ibid., 23. Cf. D. 33, 9, où il résume ces derniers, «la raison, la loi, les prophètes, les
souffrances mêmes du Christ par lesquelles nous avons été remodelés» ; D. 39, 18 (cité infra, p. 86).
10
D. 7, 9, 7-11, 1.

36
Le monachisme comme monotropie

faire "moine", c'est également renoncer aux richesses, renouer avec l'insouciance
1
d'Adam à l'égard des choses matérielles qui était le revers de sa monotropie • C'est en
même temps se rendre étranger aux inégalités économiques qui ont résulté de la chute
et masquent l'égalité de condition essentielle des hommes en tant que créatures
spirituelles, deux idées résumées par ces mots sur l'état paradisiaque :
«Liberté et richesse n'étaient que l'observance du commandement, mais la richesse et
2
l'esclavage sa violation. »
Aussi Grégoire décrit-il la pauvreté volontaire comme condition d'une insouciance
philosophique qui allège la marche vers la perfection et le salut :
« Celui-ci est pauvre, et pourtant il était cousu d'or ;
mais il vogue maintenant d'une allure légère, ayant préféré jeter par-dessus bord sa
cargaison,
3
abandonnée aux pauvres, non aux abîmes. »
On songe ici à la conversion monastique d'Antoine d'après les mots de Matthieu 19.
De fait, Grégoire définit la vie supérieure du "moine" par le fait qu'il ne se contente
pas de faire aumône du superflu, ni de donner la plus grande part de ses richesses, mais
4
regarde Dieu comme sa seule richesse et Lui abandonne tout • Ainsi écrit-il:
« Heureux celui qui acquiert le Christ au prix de toutes les richesses :
son seul bien est la croix, et il la lève bien haut » ;
«D'autres c'est l'or, ou l'argent, ou la table
qu'ils honorent avec ténacité, ces jouets d'ici-bas.
D'autres encore ce sont de belles étoffes de soie et d'autres des arpents
producteurs de blé, d'autres des troupeaux de quadrupèdes.
Mais c'est le Christ qui est ma grande richesse, dans !'espoir de (le) voir
d'un esprit nu dans la pureté... » 5
Son mépris des richesses est donc associé à la perspective du salut et, aussi bien, à la
pureté nécessaire au contemplatif. Il exprime ailleurs son propre renoncement aux
richesses comme un aspect de sa ~EVL'tELa 'tOU Kooµou :
«Quant à moi, si je me lamente, ce n'est pas à cause de la dispersion de mes biens que
j'aurais désiré posséder en commun avec les pauvres, comme étant, moi aussi. étranger,
6
vovageur ici-bas, et regardant la main de Dieu comme dispensatrice de tous biens. »
Mais qu'on ne s'y trompe pas: ce qui s'exprime, dans nos premières citations,
comme un abandon pur et simple des richesses se traduit ici plus justement comme
7
détachement intérieur et règle d'usage. Le Nazianzène conçoit les richesses, à la
manière stoïcienne, comme dépourvues de valeur intrinsèque, mais cependant
préférables comme instruments de vertu et de piété :
« Ainsi, pauvreté et richesse, réputation et obscurité, humilité de condition et splendeur, ainsi
que tous les biens que leur nature a fait neutres, (qui) n'inclinent pas dans un sens plus que
dans l'autre et deviennent bons ou mauvais selon l'usage et l'intention de leurs détenteurs» ;
« Heureux celui qui, gouvernant ses propres richesses légitimes,
tend la main de Dieu aux indigents. » 8

1
Cf. Althaus [Die Heilslehre], p. 66 s; Beuckmann, [Gegen die Habsucht], p. 13.
2
D. 14, 25. Cf. Grégoire de Nysse, ln ecclesiasten, 6, PG 44, col. 708 ; Jean Chrysostome, ln
Epistulam lad Tim. 12, 4 (PG 62, col. 562-564) 708 - trad. dans Spanneut [Les Pères], t. 2, p. 104.
3
P. 2, 1, 12, V. 595-597.
4
P. 1, 2, 33, V. 113-120.
5
P. 1, 2, 17, v. 5-6; P. 2, 1, 82. Énumération plus ample des faux biens dans P. 2, 1, 1, v. 63 s.
6
P. 2, 1, 1, V. 221 S.
7
Cf. Paulin, Ep. 242 et 169, CSEL 29, p. 209 et 122-128.
8
D. 2, 22, 6-10; P. 2, l, 17, v. 7-8 ..

37
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Le fait que les richesses, comme tous les biens d'ici-bas, soient éphémères et soumises
aux aléas de la fortune, appartient à la pédagogie divine, qui nous montre ainsi que
c'est au soin de son âme et aux biens stables de l'au-delà seuls qu'il faut s'attacher1 :
une idée qui a son origine dans la doctrine cynico-stoicienne de la vertu comme seul
bien permanent autant que dans le thème biblique de la richesse comme vanité de ce
monde2 • Cependant, la foi dans la providence implique que Dieu distribue les richesses
à bon escient, afin d'éprouver les hommes: que ce soit en rendant le méchant prospère
pour le conduire à sa perte et en dépouillant le vertueux pour voir s'il surmonte cette
infortune3 , ou, au contraire, en ruinant le mauvais pour le punir4 et en favorisant
l'homme pieux pour l'édification d'autrui5 • Chacun doit donc accueillir son lot avec
gratitude, comme occasion de vertu. Ainsi, toujours conformément au stoicisme6 , les
richesses, comme les autres biens terrestres, sont un don et un dépôt de Dieu, qui doit
en être regardé comme le véritable propriétaire. 7 Elles nous sont confiées pour le bien8 ,
afin que nous méritions, du fait de notre charité, les véritables richesses de l'autre
monde9 • En définitive, comme son ami Basile, Grégoire, fortuné de naissance, ne
s'applique pas d'autre principe que le conseil évangélique de Paul:« Aux riches de ce
monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des
richesses précaires, mais en Dieu (... ) Qu'ils fassent le bien, s'enrichissent de bonnes
œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager; de cette manière, ils s'amassent pour
l'avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable. » 10 La
pauvreté "monastique" dont il se prévaut consiste à mener une vie dépouillée et
frugale rejetant le luxe et le train fastueux que sa fortune autoriserait. Par conséquent,
comme J. Gribomont11 le dit pour les règles monastiques de Basile, le renoncement
aux richesses n'est en rien une renonciation juridique : le "pauvre" de profession
conserve en fait les droits d'usage associés à la propriété, usant seulement de ses biens
comme s'ils n'étaient pas à lui, au profit des pauvres. Le testament de Grégoire montre
d'ailleurs que ce fut précisément son cas. 12
Par là, le philosophe chrétien participe de l'économie divine par une sage gestion
des richesses que celle-ci lui a confiées au titre d'administrateur ou de gestionnaire
(olKov61.1-oç) 13 , comme l'indique le jeu de mot implicite de ce passage:
«Est-il riche? Sa philosophie consistera à se défaire de la richesse; il partagera ce qu'il a
avec l'indigent, comme gestionnaire (olimvoµoç) des biens d'autrui afin que l'autre se
trouve bien du partage et lui-même uni à Dieu. »14

1
D. 7, 19; D. 14, 20; P. 1, 2, 28, V. 131-168; P. 2, 1, 45, V. 37-40.
2
Par ex. : Ps. 49 (48) ; Prov. 22 ; I.e. 12, 17-21 ; Je. 1, 10.
3
D. 14, 30-33.
4
D. 16, 18 ; P. 1, 2, 28, v. 270-277.
5
D. 14, 19.
6
Par ex., Sénèque, Tranquillité, XI, 1-3; Lettre 74 à Lucillius; Épictète, Entr. II, V.
7
D. 14, 22 ; 24; P. 1, 2, 33, V. 114.
8
P. 1, 2, 25, V. 357 S.
9
D. 8, 5 et 12; D. 14, 5 et D. 19, 7; P. 1, 2, 28, v. 317-319 et 332-345; Lettres, LXI, 5-6.
10
Tim. 6, 17.
11
Gribomont [Saint Basile], p. 38.
12
Beaucamp [Le testament], p. 48-49.
13
D. 14, 24.
14
D. 26, 11, 22-25. Nous avons revu la traduction de Mossay [SC 284], p. 253-255 afin de rétablir
cette idée de bonne économie.

38
Le monachisme comme monotropie
1
Grégoire partage encore cette doctrine avec Basile , pour qui l'homme a pour devoir
une bonne administration des biens que lui confie la providence divine, selon le motif :
«j'ai reçu de Dieu, je suis responsable de mes frères. » Elle a ses origines chez
Aristote, pour qui l'avare est précisément « celui qui a la passion de l'argent, mais
pour qui l'argent est objet de possession (ou d'acquisition: K'tllOEwç) plutôt que
d'usage selon les circonstances» et le vrai libéral, juste-milieu entre l'avare et le
2
prodigue, prendra soin de sa fortune et sera un bienfaiteur avisé. Elle répond aussi à la
3
doctrine stoïcienne des préférables que Clément d'Alexandrie a été le premier à
4
appliquer à l'interprétation de Marc 10, 17-31. De fait, ce sont les soucis incessants
5
de celui qui court après une richesse toujours incertaine qu'il s'agit d'éviter; tandis
que gérer ce dépôt de Dieu dans l'intérêt de la justice et des pauvres, tout en s'en
remettant tranquillement à Lui du succès, si cela empiète sur le loisir contemplatif,
apparaît en définitive comme un sacrifice louable. Cela appartient surtout au parfait,
qui peut porter ces soucis, et constitue un juste milieu entre les mauvais soucis de
6
l'avare et la mauvaise insouciance qui serait dommageable à une charité parfaite. Bien
7
éloignée du renoncement radical du cynisme, de la « spontanéité évangélique » du
monachisme primitif ou du "communisme" chrétien que prêchera saint Jean
Chrysostome8 , cette doctrine sophistiquée admet, non seulement la conservation du

1
Gribomont [Saint Basile], p. 74-75 ; Basile, Hom In Ps. 14. Les principes de "planning familial"
donnés aux indigents y laissent transparaître comme motif socio-culturel de ces conceptions une
certaine méfiance envers leur propension à la dilapidation et au surendettement. Les "pauvres" de
profession eux-mêmes n'échappaient pas à ce soupçoo d'incapacité gestionnaire de la part de leurs
évêques, comme en témoigne (Vie de sainte Mélanie, 20 ; Giardina [Carità], p. 133) la réaction
d'Augustin et de ses collègues épiscopaux africains à la distribution en espèces de leur fortune par
Mélanie la Jeune et sou époux.
2
Aristote, resp. : Éthique à Eudème III, 4, 1232 A et Éthique à Nicomaque IV, I-II. La première idée
est reprise par Évagre, Le gnostique, 30, p. 143: «Avare est, non celui qui possède de l'argent, mais
celui qui en désire. Car l'économe, dit-on, est une bourse raisonnable.» Dans sou commentaire aux
v. 19 s., 64 s. et 172 s., Beuckmann [Gegen die Habsucht], p. 44, 80 et 82, note d'ailleurs l'influence
d'Aristote sur le 1mi:à :n:À.wvEl;laç (P. 1, 2, 28).
3
On y trouve en effet exactement cette combinaison entre l'idée d'une distribution providentielle des
richesses - sauf mal acquises, bien sûr -, la nécessité d'adopter un train de vie modeste, que
l'influence cynique pousse vers plus d'austérité, et le devoir de bien gérer ses libéralités: Cie. Des
devoirs I, XIV, 42-45 et surtout Sénèque, Vie heureuse, 20-26.
4
Clément d'Alexandrie, Quis dives salvetur, 13, 5-15, 6. Dans ce passage de l'Évangile de Marc (cf.
Mt. 19, 16-22), Jésus dit au riche qui a observé tous les commandements : «Une seule chose te
manque : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel ; puis viens, suis-
moi ». Il est donc bien question d'un abandon total de la propriété. Mais d'autre part, il est dit que
Jésus aima ce riche pour sa piété. Ses paroles suivantes - « Comme il sera difficile à ceux qui ont des
richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!», visent l'attachement à ses richesses qu'a manifesté le
riche en s'assombrissant et s'en allant.» Clément applique d'aileurs (cf. supra, p. 24, n. 3) cette
doctrine à l' olicovoµta au sens premier, c'est-à-dire à l'économie domestique, pour justifier le
mariage du gnostique, seul capable d'imiter en sa maison la Providence divine. Également Stromate
VII, XII, 69, 2, p. 217: «s'il donne à tous les nécessiteux, il ne le fait pas indistinctement, mais avec
justice et selon les mérites ».
5
P. 1, 2, 28, v. 110-130; la cupidité est d'ailleurs illimitée et conduit au crime: ibid., v. 169-183.
6
Sur la bonne et la mauvaise insouciance dans le N. T. et la tradition monastique, voir Miquel
[Lexique du désert], p. 51-65.
7
Hadot [Exercices], «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne »,p. 11 ; cf. ibid., p. 14.
8
Jean Chrysostome, In ActaApostolorum, 11(PG60, col. 97-98); Dagron [Naissance], p. 510.

39
La philosophie chrétienne selon Grégoire

statut social juridico-économique, mais également une implication dans les affaires et
les relations sociales temporelles qui interdit toute anachorèse radicale et définitive.

Grégoire, loin de les condamner, considère l'affection qui lie parents et enfants
comme partie intégrante de l'économie post-adarnique. 1 La !;i::vt-œl,a monastique
implique donc, non le rejet de l'affection filiale, mais plutôt sa subordination -
intégration à la monotropie, suivant l'avertissement du Christ : « Qui aime son père et
sa mère plus que moi n'est pas digne de moi » 2 , et dans la mesure où devoir et
affection filiaux relèvent d'une loi de la chair dont le "moine" doit se libérer. Aussi le
Nazianzène invoque+il le devoir et l'obéissance filiaux pour se justifier d'avoir
accepté des soucis temporels profanes, la prêtrise, puis l'épiscopat par peur de la
malédiction patemelle3 • Le De vita sua, quant à lui, parmi les motifs de son choix
d'une vie philosophique mixte, avance ce principe:
« ... en effet, c'est ce qu'il y a de plus pieux,
que, après Dieu, d'honorer ses parents,
auxquels on doit de connaître Dieu »4 •
Cette piété filiale s'intègre ainsi dans la piété parfaite, à un niveau subordonné, légitimé
par le sixième commandement du Décalogue auquel se réfère évidemment ce passage:
«Ton père et ta mère tu honoreras. » 5 On se trouve là au plus près de la doctrine
stoidenne, et non cynique, d'autant que la précision finale semble indiquer que ce
devoir n'est compatible avec la vie pieuse que si, comme c'est le cas pour Grégoire, on
honore des parents eux-mêmes chrétiens et pieux. 6 Remarquons justement que,
lorsqu'il adopte, à ses débuts de philosophe, une vie partagée entre le soin de ses
parents et la solitude contemplative sur leurs terres d'Arianze, ce mode de vie n'est
pas radicalement différent de ceux dont on voit l'exemple dans la famille de Basile : ce
dernier, s'il vit à l'écart des siens, n'est pas coupé d'eux et la piété filiale de Grégoire
peut se présenter sous le même jour que l'entretien charitable de deux vieillards par le
jeune frère de Basile dans sa retraite. Enfin, ses séjours auprès de ses parents
participent de !'encratisme familial que la mère de Basile, une fois veuve, pratique avec
deux de ses enfants, et Grégoire peut ainsi se recommander de la règle basilienne qui
autorise à fréquenter comme des parents selon !'Esprit ceux des non-moines qui
mènent la vie évangélique. Sans doute est-ce cette pratique qui relativise chez lui la
nécessité de la rupture extérieure avec les siens : une façon assez juste, somme toute,
d'entendre la parole du Christ à ses disciples, qui, sur le plan intérieur, s'exprime en
termes relatifs plutôt qu'exclusifs. En effet, le Sur ses épreuves insiste également sur la
piété exceptionnelle de ses parents et ce qui désigne très certainement leur conversion

1
D. 28, 22, 16-18; D. 32, 9, 15.
2
Mt. IO, 37 ; Le., 14, 26.
3
Voir resp., infra, p. 329-330 ; 292-293 ; 347-348.
4
P. 2, 1, 11, v. 314-316. Cf. P. 1, 2, 32, v. 15: «Crains avant tout Dieu et honore tes géniteurs».
5
Ex. 20, 12. Cf. Lv. 19, 3; Ep. 6, 1-4. Parmi les« lois particulières» du décalogue, c'est celle que
Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, l, 48, choisit de mentionner.
6
Quant à l'embarras du Sur ses épreuves sur ce point, on le verra (infra, p. 323, 329-330), il
s'explique par le contexte. Grégoire doit alors se justifier d'avoir assisté ses parents dans la gestion
des intérêts familiaux, et surtout d'avoir agi en justice pour eux lors de la succession de son frère
Césaire, ce qui contredit à la vocation ''monastique". C'est pourquoi il évoque bien d'abord cet amour
filial comme un« poids [le] tirant vers la terre», mais en prenant soin d'attribuer son choix à la pitié
plutôt qu'à un attachement charnel.

40
Le monachisme comme monotropie

à la continence - une continence qu'à vrai dire le grand âge de Grégoire l'Ancien
rendait peu méritoire:
« Car vraiment, plus que tous, ils t'honorent, ils se soucient de la piété, et, fuyant les écueils
1
d'une pénible vie, ils ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillures. »
On trouve là une configuration de la socialité parentale fort similaire à ce qu'elle devait
être dans l'Église syrienne, fondée sur le continuum des degrés de pureté dont nous
venons de parler à propos de la virginité.
Quant à l'amitié, le Nazianzène s'inscrit dans la tradition hellène, qui exalte la
q>tÀ.ta comme lien social privilégié: chose d'autant plus remarquable que d'autres
auteurs chrétiens de l'époque l'écartent ou - c'est le cas de Basile - l'abordent avec
2
réserve comme contraire à la monotropie et à l'universalité de la charité. Sans doute
est-ce parce qu'il a conscience de ce caractère problématique de l'amitié sur plan de la
spiritualité chrétienne qu'il écrira: 3
« Chacun a ses faiblesses : moi je l'ai pour l'amitié et les amis » •

Mais l'élément rhétorique probable dans cet aveu de faiblesse permet d'y voir
également une revendication.
Certes, à propos de sa retraite de Séleucie, il parlera de sa décision de « fuir les
4
amis et les affaires » , ce qui dit assez que l'anachorèse fuit comme également
mondains les amitiés et les soucis ecclésiastiques. L'abandon des amis est en effet un
des renoncements constitutifs de la discipline monastique, on le voit par exemple dans
une lettre de Basile définissant à Grégoire son projet de vie monastique5. Mais, au
même moment, Basile invite son ami... à venir partager avec lui cette vie
philosophique ! Dans le De vita sua, relatant sa fuite du sacerdoce et du monde après
son ordination, le Nazianzène nous offre la même contradiction :
« ... avec tout à la fois
amis, géniteurs, patrie, peuple, je rompis,
(... )je partis dans le Pont, pour remède à mes maux
choisissant de mes amis celui qui était rempli de Dieu.
En effet, il pratiquait là-bas la compagnie de Dieu,
caché par un nuage comme les sages de jadis :
6
c'était Basile... »
De même, si, sur la fin de sa vie, Grégoire se vante, sous forme de lamentation, d'être
sans ami, ce n'est pas non plus pour rejeter la valeur de la q>tÀ.'ta, lien social privilégié
pour toute l' Antiquité. Ce dont il se vante, c'est d'avoir sacrifié ses amitiés à Dieu, à
savoir à la cause théologique de l'Esprit7 ; et, au même moment, il peut déclarer de
ceux qui lui sont restés fidèles, à lui et à sa cause: «J'ai Dieu, et des amis remplis de
Dieu » 8• Il obéit ainsi à l'idée aristotélicienne, reprise par la tradition cynico-

1
P. 2, 1, 1, V. 113-115.
2
Tren [q:il.À.ta], p. 427; Ruether [Gregory], p. 127; Malunowicz [Le problème de l'amitié] ; Van
Dam [Emperor], p. 70-73; Konstan [How to Praise], p. 160-161 et 176-177. Sur l'amitié chrétienne
au IV" siècle, voir encore White [Christian Friendship].
3
Lettres, XCIV, t. Il, p. 2.
4
P. 2, 1, 11, V. 544.
5
Basile, Lettres, 2, 2.
6
P. 2, 1, 11, V. 348-355.
7
lbid., V. 1891 ; P. 2, 1, 19, V. 12-13; P. 2, 1, 42, 23.
8
P. 2, 1, 11, V. 1921.

41
La philosophie chrétienne selon Grégoire

stoicienne 1, selon laquelle il n'y a d'amitié vraie qu'entre les sages; que la seule
véritable amitié, consistant dans le fait de posséder et cultiver en commun le bien, est
philosophique :
« lorsque je dis : mes amis, j'entends les hommes de bien et qui nous sont unis sous le
rapport de la vertu. » 2
Cet idéal est d'autant plus aisément revendiqué qu'il peut se recommander de
l'Ancien Testament, en particulier de L' Ecclésiastique, où le Siracide recommande de
réserver ses bienfaits à l'homme pieux et humble, de bien choisir ses amis et confidents
3
et de les choisir parmi ses égaux ; il fait cet éloge de l'amitié des pieux, seule véritable
et fiable:
« Un ami fidèle est un puissant soutien ;
qui l'a trouvé a trouvé un trésor.
Un tel ami n'a pas de prix, on ne saurait en estimer la valeur.
Un ami fidèle est un baume de vie,
le trouveront ceux qui craignent le Seigneur.
Qui craint le Seigneur se fait de vrais amis,
car tel on est, tel est !'ami qu'on a. »4
Grégoire cite à l'occasion ces textes sur l'ami fidèle 5 , inscrivant ainsi la valeur de
l'amitié dans une légitimité scripturaire. Et, de fait, lorsque, à propos des débuts de
son amitié avec Basile, il évoque le fameux couple d'Achille et Patrocle, c'est pour
signifier, non seulement le caractère sublimement platonique, mais surtout la
supériorité que leur amitié tenait de sa spécificité chrétienne : le milieu universitaire
athénien l'admirait et ne trouvait «rien de semblable chez les Orestes et les Pylades,
6
non plus que chez les Molionides » • De cette amitié intense, il fait l'union parfaite,
7
sous les auspices de la Providence , de deux êtres devenus comme une seule âme
portant deux corps. Mais surtout, selon ce qu'on a pu qualifier de «conception
théocentrique »8 une telle amitié doit céder à« la loi del' Amour qui est au-dessus de
nous »9 ; à Dieu, dont le philosophe véritable est, sinon l'ami, du moins le serviteur
aimant et aimé1°. Ce théocentrisme, là intervient la christianisation, devient le garant
d'une éthique de l'amitié philosophique, dont la piété à la fois constitue l'axe d'union
entre amis et marque la limite hiérarchique. Ainsi, lorsque Grégoire se laissera
convaincre par Basile d'accepter la chaire épiscopale de Sasirnes 11 , dont il ne voulait

1
Aristote, Eth. Nic., VIII, III-IV; Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes, VII, 124;
Plutarque, Des notions communes, XXII; Cie. Des biens et des maux, III, 69-71 ; Sénèque,
Tranquillité, VII ; Épictète, Entr. II, XXII.
2
Lettres, XXXIX, 1, t. 1, p. 48.
3
Sir., 6, 6-7 et 6, 12 ; 6,13.
4
Sir., 6, 14-17.
5
D. 11, 1 (Sir. 6, 15 et 14, Prov. 18, 19 ; Ps. 18, 11 et Cant. 4, 12).
6
D. 43, 22, 13-14. Cf. P. 2, 6, 11.
7
D. 43, 15, 1-4; P. 2, 1, 11, v. 221-223 (cité infra, p. 272).
8
Malunowicz [Le problème de l'amitié], p. 413.
9
D. 43, 19, 13-14. Cela vaut, a fortiori, pour les amitiés ordinaires, comme le dit la prédication
baptismale de Grégoire à Constantinople (D. 40, 14, 6-7): «Qu'il y ait pour toi un moment( ... ) pour
!'amitié et un pour la rupture, si elle est nécessaire. »
10
P. 2, 1, 1, v. 323 : le "moine", "ami" de Dieu, aimant Dieu; P. 2, 1, 1, v. 24: les moines, «ceux
qui aiment Dieu»; D. 38, 7, 20-21 : le gnostique intime de Dieu; D. 32, 18, 5-7, le disciple« le plus
aimé» qui repose sur la poitrine de Jésus (ln. 13, 25) ; également, P. 2, 1, 1, v. 453, le Christ
« ouvertement en relation » avec lui-même enfant.
11
Pour le contexte des citations suivantes, voir infra, p. 332-338 et 343-348.

42
Le monachisme comme monotropie

pas, il déclarera pour justifier cette tyrannie peu conforme à l'amitié dont il s'est plaint
dans son Discours précédent :
1
«Tu n'as pas supporté que !'Esprit passe après l'amitié » •

Et inversement, lorsque Basile voulut le contraindre, pour des raisons peu spirituelles,
à défendre son domaine des attaques d'un évêque voisin, il lui écrira qu'il refuse de se
battre« pour des cochons de lait et des poulets(... ) comme s'il s'agissait d'âmes et de
règles canoniques » 2 et, avec une ironie mordante:
« Agis donc virilement, sois fort, attire tout à ta propre gloire(. .. ) et, sans préférer une amitié
et une intimité qui procèdent de la vertu et de la piété, sans t'inquiéter de l'impression que tu
feras en agissant de la sorte, sois au seul Esprit. Pour nous, nous retirerons de cette amitié ce
3
seul avantage : ne pas se fier aux amis et ne rien préférer à Dieu ! »
Après avoir déserté Sasimes, transférant à la piété renonçante la conception stoiCienne
4
de la relation du philosophe à l'égard de l'amitié et des engagements , il adressera
encore ces mots au frère de Basile:
«je suis prêt à rendre compte, à toi et à tous ceux qui le voudraient par amitié. soit de ma
désobéissance, comme d'aucuns veulent l'appeler, soit de ce que je crois être ma prévoyance
et ma sécurité, afin que tu ne croies pas avoir comme ami un homme complètement insensé
et ignorant, mais un homme capable de juger de certaines choses mieux que la plupart, d'oser
ce qu'il est digne d'oser, de craindre ce qu'il y a à craindre et que les hommes sensés doivent
5
craindre le plus de ne pas craindre. »
C'est dans les limites de l'amitié philosophique qu'il cite alors, en ouverture de son
propos, et non sans ironie, puisqu'il s'estime trahi par Basile et son frère, les louanges
vétérotestamentaires de l'ami fidèle.
Cet épisode fait encore ressortir une caractéristique essentielle de l'amitié
authentique selon Grégoire, son caractère paritaire. Quoiqu'elle en reprenne le
vocabulaire érotique, elle se distingue ainsi de la relation hiérarchique maître-disciple
commune au platonisme et au monachisme chrétien, qui implique une différence d'âge,
6
au moins spirituel, héritage de la relation éraste/éromène : une autre spécificité que
souligne l'opposition du couple formé par Basile et Grégoire aux couples d'amis
mythiques de la Grèce ancienne. Elle est fondée sur un respect mutuel
7
(i:o i;fjç q:>Ll:1.aç ôµ&nµov) qui fait fi des inégalités de position en matière de
pouvoir institutionnel et exclut l'instrumentation de l'ami dont Grégoire se plaindra
8
d'avoir été victime dans l'affaire Sasimes et qui était le non-dit de la pratique de la
9
q:>LÀia à son époque, comme l'illustre justement la politique de Basile.

1
D. 10, 3, 2-3.
2
Lettres, XLVIII, 8, t. I, p. 63.
3
Ibid., 9-10.
4
Par ex. Cicéron, Des biens et des maux, III, 71 (XXI), p. 288 : « il est contraire à la conduite du
sage(. .. ) de se joindre à ses amis où à ses obligés pour tramer ensemble une injustice.»; Traité des
devoirs III, 95 (XXV), p. 619 : « Accomplir ses promesses, tenir ses engagements ( ...), voilà des actes
qu'il n'est pas honnête de faire lorsqu'ils sont devenus nuisibles.»
5
D. 11, 3, 26 s.
6
B!Mllless [Eros transfonned]; Calvet-sébasti [l'évocation], p. 493. Sur l'autorité du maître en milieu
monastique, voir Rousseau [Ascetics], p. 49-51 ; Brown [Le renoncement], p. 282; Elm [Virgins],
p. 256.
7
Lettres, I, t. I, p. 1. Voir infra, p. 285-286. Même notion, D. 43, 9, à l'égard des parents de Basile.
8
D. 43, 59, 3 (voir infra, p. 344) ; Lettres, XLVIII, 5-6, t. I, p. 62 ; Calvet-Sébasti, ibid., p. 489.
9
Van Dam [Emperor], p. 68-73; Konstan [How to Praise], p. 175-176; B!Mllless [Eros transfonned].
C'est la subordination de l'amitié au service de Dieu et non, comme semblent le dire ces auteurs, la
nécessité (d'esprit aristotélicien) pour celle-ci d'une égalité de statut, qui induit chez Grégoire
d'apparentes contradiction, quant à l'affaire Sasimes, avec son "étrangeté" toute spirituelle aux

43
La philosophie chrétienne selon Grégoire

C'est donc ici encore sur un plan intérieur que le Nazianzène place la
l;EvLul.a. -ro'Û Kooµou, réintroduisant ainsi les valeurs temporelles, de façon
conditionnelle et subordonnée : les liens sociaux privilégiés que sont la filiation et
l'amitié, s'ils sont subordonnés au lien du "moine" avec Dieu, ne sont pas totalement
exclus par la monotropie. Ils s'inscrivent au contraire dans la piété et la philosophie,
dès lors que spiritualisés. On voit à quel point Grégoire s'écarte de l'anachorétisme
farouche des ermites.

Le renoncement des choses de ce monde semble devoir inclure un renoncement à


ces biens de valeurs que sont les livres, y compris les livres saints. Par opposition à une
sagesse inspirée venue directement de Dieu, certains moines, peut-être parce qu'ils ne
la possédaient pas, se méfiaient par ailleurs de la culture savante comme relevant de la
sagesse de ce monde ; ils rejetaient, a fortiori, une éloquence qui appartenait à leurs
yeux aux habiletés et aux pouvoirs mondains et prétendaient retrouver la simplicité
adamique ou celle des évangélistes. La philosophie chrétienne semblait exiger en tout
cas le rejet d'une culture profane que ses attaches paiennes faisaient apparaiîre comme
pernicieuse. 1 Alors que Grégoire dépasse juste la trentaine, l'épisode de Julien
l' Apostat aura sans doute revivifié la méfiance envers l'héritage hellène et il lui arrive
d'associer à son engagement "monastique" un rejet virulent de celui-ci.
2
Mais pour Grégoire, comme pour Clément d'Alexandrie ou Irénée , Adam, s'il
mène originellement une vie tout entière tournée vers Dieu, n'a pas la perfection que
lui prêtent Athanase ou Basile, il y est seulement promis. Sa simplicité est ambivalente,
puisqu'elle ne désigne pas seulement l'unité de son être tendu vers Dieu seul et,
partant, innocent et ignorant des biens terrestres de la civilisation, mais également son
3
immaturité, son infantilisme et la nai\reté qui le fera tomber dans le piège du malin • En
effet, sa connaissance de Dieu était élémentaire, et il n'était pas prêt, dans son
4
inculture, à s'unir à lui par la contemplation et à abolir ainsi sa différence intérieure -
en tant qu'âme image de Dieu - d'avec son modèle; en raison de quoi Dieu lui avait
sagement interdit de manger du fruit de l'arbre de la connaissance, qui « n'est pas bon
pour ceux qui sont encore trop simples et trop avides dans leur désir » 5. Soulignant
que les Pères grecs, dans la lignée du mythe d'Épiméthée et Prométhée, ont interprété
la nudité d'Adam (Gen. 2, 27) comme dénuement de l'humanité primitive, sans
recours technique à sa faiblesse constitutive, M. Hari6 a montré l'ambivalence du récit

inégalités en la matière. Si, dans l'affaire, il est vrai que Grégoire instrumentalise lui-même son
amitié avec Basile en invoquant ces deux aspects potentiellement conflictuels selon l'intérêt du
moment, il défend aussi par là farouchement son statut et son autonomie de philosophe, d'homme de
Dieu - à !'égal de Basile. Sur la "rhétorique" et la réalité sociale de l'amitié dans l' Antiquité tardive,
voir Brown [Pouvoir et persuasion], p. 70-73.
1
Cf. infra, p. 165-168.
2
Clément d'Alexandrie, Protr. 111, 1 ; Stromates, VI, 96, 1 ; Irénée, Adv. haer., 4, 62; Dem. 14.
3
P. 1, 1, 8 (= Sykes [Poemata Arcana] 1, 1, 7), v. 107-111; P. 2, 1, 63; P. 2, 1, 88, v. 168-169;
D. 38, 12, 5-7 et 18-20; Althaus [Die Heilslehre], p. 64-70. Sur l'état adamique et le péché originel,
voir Gautier [La retraite et le retour], p. 14-29, qui recourt aux analyses de Deleuze [Différence],
p. 164-167 et [Logique], p. 295-297, à propos de la doctrine platonicienne de la participation.
4
Szymusiak [Grégoire et le péché], p. 297, commente le passage du P. 1, 1, 8, v. 100-104: «Dieu
voulait voir de quel côté [Adam] allait pencher», en enchaînant: «L'expérience fut concluante:
l'homme n'était pas mûr pour une liberté totale.»
5
D. 38, 12, 4-17. Cf. D. 2, 25; D. 19, 14; P. 1, 1, 8, v. 106-116; P. 2, 2, l, v. 345 s.
6
Hari [Le déchiffrement du sens], p. 291-300.

44
Le monachisme comme monotropie

de la Genèse quant à la prise de conscience de cette nudité. Soit on y voit la perte du


loisir insouciant qui caractérisait une vie jusque-là obnubilée par la contemplation, au
profit d'activités inférieures au service du corps, déchéance de la monotropie
paradisiaque; soit, au contraire, elle devient pour l'homme le moyen d'éveiller son
intelligence, qui le conduira à Dieu. Or, le Nazianzène, avec cet esprit de juste milieu
qui le caractérise, paraît concilier les deux points de vue : passer ses jours à louer Dieu
et à cultiver les plantes de la contemplation était - et demeure - certes une occupation
plus haute que la culture des champs ou toute autre activité terrestre. Mais, dans sa
prévoyance, Dieu a donné à l'humanité les facultés civilisatrices qui lui permettront
d'adoucir la dureté de son sort, et, surtout, de recevoir et communiquer la parole de
Dieu. S'il y faut l'Incarnation et la grâce pour dépasser la Loi, il n'est donc pas
étonnant que Grégoire ne conçoive pas la perfection chrétienne comme un retour à
1
l'état sauvage, et fasse au contraire du "moine" un savant. On verra qu'il conçoit la
formation philosophique comme méditation des Écritures et la contemplation comme
exégèse par laquelle on se pénètre de l'Esprit qui les a inspirées, ce qui condamne une
philosophie sans livres. Mais aussi que le détachement de la culture profane se voit
chez lui relativisé ; qu'il met la paideia traditionnelle au service de la contemplation, et
de la prédication comme charité spirituelle. Ainsi, en subordonnant l'intérêt pour et de
ces biens culturels du monde à la monotropie, il déplace également cet aspect de
!'"étrangeté au monde" vers l'intériorité.

La monotropie exige encore le renoncement à une carrière profane au profit d'un


loisir consacré exclusivement à la piété et au service de Dieu. Ainsi, Grégoire fait
comcider son renoncement à la carrière de rhéteur et sa conversion philosophique :
«J'avais résolu, comme premier élément d'une vie philosophique
de tout laisser tomber pour Dieu, y compris les labeurs consacrés à r éloquence,
comme ceux qui laissent leur ter!es en pâturage
2
ou les trésors qu'ils ont amassés aux profondeurs de la mer. »
L'anachorèse des choses de ce monde veut en principe qu'on fuie même les dignités
ecclésiastiques. D'abord parce qu'on n'aspire à aucun des avantages qu'elles
apportent, et en particulier par humilité, cette fuite signifiant le mépris des honneurs de
celui qui n'aspire qu'au salut et son absence de prétentions spirituelles. Ainsi dira-t-il
de sa retraite de Séleucie :
«Nous ne nous cachons pas pour qu'on nous cherche ou qu'on nous croie digne d'un plus
grand honneur (... ) au contraire, nous voulons montrer par là que nous fuyons les premières
3
places et que nous ne voulons pas avoir part à de plus grands honneurs. »
Ensuite, dans la mesure où elles sont un fardeau qui entrave l'effort de
perfectionnement du philosophe chrétien: «fuir le fardeau», dit-il ainsi à propos des
4
charges ecclésiastiques, «c'est ce que je recherche plus que quiconque » Mais on
5
observe encore, comme nous le montrerons plus loin , le même mouvement théorique
d'intériorisation de la ;Evt-œl.a 1uû Kooµou à ce propos dans sa doctrine d'un
sacerdoce renonçant que justifie la charité.

1
Infra, p. 170-172
2
P. 2, 1, 11, V. 269-272. Cf. ibid., V. 249-261.
3
D. 36, 3 (Cf. Mt. 23, 5-12; Mc. 12, 39/Lc. 11, 43 et 14, 7-11). Cf. infra, p. 382.
4
D. 43, 39, 9-10, où il revient sur la charge épiscopale de Sasimes que lui imposa Basile.
5
Voir infra, p. 140-151.

45
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Adam est pour le Nazianzène l'achèvement et la clef de voûte ontologique de la


création parce qu'en lui, Dieu a réalisé l'union des deux mondes qu'il a créés: celui de
1
la matière, dont la nature Lui est totalement étrangère , et celui des natures spirituelles,
les anges. Adam est ainsi « image de Dieu » en tant que « âme spirituelle » prise en
Lui-même par Dieu, et institué comme intermédiaire entre le ciel et la terre dont est
3
tiré son corps. 2 Cette condition implique à la fois sa royauté terrestre et une vassalité
4
qui s'exprime dans son office angélique: chanter la gloire de Dieu et lui rendre grâce .
5
Adam est d'ailleurs doté, en tant qu'il en est l'image, d'un penchant naturel vers Dieu
selon l'orientation finaliste duquel sa constitution s'unifie hiérarchiquement par
l'hégémonie de l'âme spirituelle sur le corps, ou, plutôt, de l'esprit sur l'âme et de
l'âme sur le corps. Car - l'adjectif dans l'expression« âme spirituelle» l'implique - le
dualisme anthropologique du Nazianzène recouvre en fait une trichotomie dérivée
intelligence/esprit/corps ou intelligence/âme/corps, où le second terme correspond
alors à l'élément inférieur de l'âme, siège des passions, tandis que son élément
6
supérieur, le vouç, est souffle ou image de Dieu. Si c'est par sa participation à la
nature spirituelle de Dieu que l'homme est image, Grégoire évite tout point de vue
gnostique ou manichéen sur la dualité de l'homme : constitutive de la perfection
propre de l'homme, elle fait de lui« la merveille du Verbe>/, tandis que la dignité du
corps comme :n:Moµa est soulignée par «l'honneur d'être formé par la main de
Dieu »8 • De plus, il a une fonction pédagogique capitale: rappeler à l'homme sa
9
différence essentielle et sa subordination à l'égard de Dieu. Le prévenant de l'orgueil
10
qu'il y aurait à vouloir s'égaler immédiatement à Dieu , il le ramène ainsi à son office
de louange et l'empêche de mépriser un effort de contemplation grâce auquel il mérite
11
sa divinisation en dominant la matière ; mieux, le corps lui-même est promis, ce
faisant, à la divinisation qui accomplirait l'unification de la création, la conversion -

1
D. 38, 10, 10-11 ; P. 1, 2, 10, v. 98-108.
2
D. 38, 11. Cf. D. 2, 75; P. 1, 1, 8, v. 57-77; P. 1, 2, 1, v. 81-91; P. 1, 2, 10, v. 98-116. Également:
P. 1, 1, 4, V. 90-92; P. 1, 1, 8, V. 1-2.
3
D. 38, 11, 16; D. 44, 4; P. 1, 1, 4, v. 99. Cf. Gen. 1, 31-2, 4.
4
D. 38, 11, 12 ; D. 39, 13 ; P. 1, 2, 1, v. 89-91.
5
D. 2, 17, 11 ; 38, 11, 24. P. 1, 2, 2, v. 33, il va jusqu'à écrire:« devenir Dieu est une chose naturelle
à l'homme» (trad. Szymusiak [Grégoire et le péché], p. 291).
6
D. 7, 19; D. 44, 7; P. 2, 1, 47, v. 13-23; Althaus [Die Heilslehre], p. 27-30: dérivée, en ce que la
1)n'Jx11 ou btt6uµ116limv, élément inférieur de l'âme et siège des passions, se rattache au corps, tandis
que!' élément supérieur, le vo'Üç, est souflle ou image de Dieu.
7
P. 1, 2, 1, v. 103. Ce point est bien montré par Richard [Cosmologie], p. 194-203 (également:
p. 177 et 190), qui remarque que c'est même parfois (P. 1, 1, 8, v. 74-75; P. 1, 2, 12, v. 5-8; P. 2, 1,
46, v. 13-18) le composé - il est vrai en tant que dominé par!' esprit - qui est dit « image ».
8
D. 39, 13; D. 43, 70; D. 44, 4; P. 1, 2, 14, v. 87; P. 2, 1, 45, v. 9-10. Grégoire suit ici Clément
d'Alexandrie, Le Pédagogue, I, III, 7, 1 - d'après Ps. 118, 73 et Job 10, 8 qui font explicitement
intervenir la main de Dieu évoqué par le modelage d' Adan! en Gen. 2, 7. Sur le respect dû au corps :
Richard [Cosmologie], p. 198-199.
9
Nous pensons ici aux implications platoniciennes de la doctrine de !"'image" chez les Pères
dégagées par Deleuze, Différence, p. 164-166: en dehors même de la différence extérieure, le corps,
!'Adan! originel - comme les anges, créatures spirituelles (cf. D. 28, 3) - ne jouit en tant qu'âme
spirituelle que d'une similitude dérivée par rapport au modèle divin dont elle participe seulement
comme copie.
10
D. 14, 7; D. 16, 15; D. 28, 12; D. 38, 11 ; P. 1, 1, 4, v. 84-88; Richard [Cosmologie], p. 204.
11
D. 21, 2; D. 28, 12; Richard [Cosmologie], p. 204; Althaus [Die Heilslehre], p. 87-88.

46
Le monachisme comme monotropie

subsomption de la matière à son créateur'. Quant aux passions, Dieu les a données à
Adam comme instrument de son zèle spirituel ce qu'elle resteront sous le contrôle de
l'intelligence. 2 Ce n'est donc qu'en tant que «tuniques de peau», chair «épaissie et
rebelle» par suite du péché3, que le corps fait obstacle à la contemplation et donc à
l'union avec Dieu; encore demeure-t-il «l'auxiliaire de la divinisation», lui-même
4
promis à la résurrection par son assimilation à l'esprit, la spiritualisation de la matière .
Le philosophe chrétien qui entend s'élever vers Dieu par la contemplation et
anticiper ici-bas les perspectives eschatologiques doit donc libérer son âme du poids de
cette chair déchue par des pratiques ascétiques, première étape de la purification :
«rencontrer Dieu et s'unir à la lumière absolument sans mélange (. .. ) peut s'obtenir en
menant une vie véritablement philosophique, et en arrivant à dépasser !'antagonisme propre
à la nature matérielle grâce à !'unification. »5
Elle permet d'abord de ressentir la fonction pédagogique du corps présente dès Adam
puisqu'elle permet d'obtenir:
«la miséricorde de Dieu par la foi et l'humilité (trotctvoootroç), car on n'honore Dieu par
aucun autre moyen autant que par la mortification (KaKmta8tla), et la bonté divine envers
les humains est la contrepartie des larmes versées. » 6
Elle a aussi une valeur pénitentielle, qui prolonge la purification baptismale et qu'il
présente comme un autre baptême avant d'en énumérer les exercices:
« larmes, gémissements, invocations, couchers sur la dure, veilles, macérations de !'âme et
du corps,/.
De même, un de ses poèmes autobiographiques présente cette ascèse comme pénitence
et remède aux passions :
« À moi ! jaillis ! ô source purifiante des larmes ;
À moi, les veilles sans repos du corps et de l'esprit !
Je veux refroidir la flamme dont je brûle, et laver
L'abcès purulent des terribles passions.
Mon ventre, renonce à te rassasier ; que sur le sol
Mes genoux se raidissent, que la cendre soit ma nourriture,
Qu'un cilice hérissé recouvre mes membres fragiles:
Ce sera un secours aux tourments de mon âme.

1
D. 2, 17; D. 7, 21; D. 14, 6; D. 16, 15; D. 28, 14-17; D. 38, 10; P. 1, 2, 10, v. 134-143; P. 1, 2,
14, v. 59-62; P. 2, 1, 1, v. 465-466; Althaus [Die Heilslehre], p. 59-60; Richard [Cosmologie],
p. 204-205.
2
Althaus [Die Heilslehre], p. 34-36. C'est dans le registre affectif de !'lproç ou du mSeoç que
Grégoire, s'inspirant de Platon et du Cantique des cantiques, exprime l'amour de Dieu - en
particulier celui, exclusif, des vierges - et de l'ascèse: par ex. D. 2, 6, 9 et 15; 77, 1et10; D. 6, 12,
16; D. 12, 4, 5; D. 28, 12, 5-11 ; D. 37, 11-12; P. 1, 2, 1, v. 518-559; P. l, 2, 2, v. 658-677; P. 1,
2, 3, v. 1-4 et 97-100; P. 2, 1, 11, v. 226, 232, 327, 1822.
3
D. 38, 12, 25-27: après le péché, «Adam revêtit les tuniques de peau (Gen. 3, 2), c'est à dire la
chair épaissie, mortelle et rebelle.» Contrairement à ce qu'en dit Mossay [La mort], p. 81-82, à
propos de la mortalité, le châtiment du péché est donc bien pour Grégoire une modification de la
nature physique de l'homme. Cf. P. 1, 1, 8, v. 115-116; P. 1, 2, 1, v. 119-123; P. 2, 1, 45, v. 98 s.;
P. 2, 2, 1, v. 345 s. L'homme est d'ailleurs alors écarté de« l'arbre de la vie éternelle» (P. 2, 1, 88,
v. 170-171). S'il lui arrive de la négliger, Grégoire insiste sur la distinction entre le corps créé et la
chair soumise aux passions et à la mort par suite du péché : Szymusiak, [Grégoire et Je péché] ;
Richard [Cosmologie], p. 199 et 202-203.
4
D. 7, 21 ; P. 2, 1, 98, v. 1-4; D. 40, 45; Mossay [La mort], p. 164 et 176; Richard [Cosmologie], p.
207-208. Cf. 1 Cor. 15, 35-53 ; Origène, Traité des principes, Il, 3, 2 et 3, 7.
5
D. 21, 2.
6
D. 24, 11.
7
D. 40, 9. Cf., D. 39, 17, 17 s., le« cinquième baptême» des larmes, c'est à dire de la pénitence.

47
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Viens à moi, morne angoisse qui dompte le limon


En lui montrant sans cesse les châtiments futurs.
1
Ce sont là des remèdes contre ma folie ... »
C'est une rigueur extrême dans 1' ascèse physique qui est ici évoquée, celle dont
P. Brown2 souligne qu'elle caractérise les moines syriens en tant que moyen de
dissociation du monde et des hommes ordinaires, charnels. Mais cette présentation du
philosophe en pénitent est surtout à rapprocher de l'assimilation des membres du Pacte
3
aux pénitents qu'on voit chez Aphraate • Or, si ces pratiques sont, pour les baptisés
restés dans le monde, un moyen de cicatriser les péchés où ils retombent
inévitablement, elles prennent chez le philosophe une signification plus radicale,
d'autant qu'il y recourt intensément. Reprenant les mots de Platon, le Nazianzène fait
4
de cette ascèse physique un« exercice de la mort » , un aspect essentiel de la mort au
monde qui caractérise le philosophe chrétien. Aussi le poème ci-dessus associe-t-il la
méditation de la mort à l'exercice de la mortification. Mais il ne s'agit pas seulement
de méditer la mort à travers l'épreuve concrète de la fragilité du corps; il s'agit aussi
de partager la Passion du Christ, la "folie de la croix'', comme l'exprime ce passage
d'une prédication sur la purification du théologien:
« lorsque je verrai Jésus, bien que je sois petit comme le célèbre Z.achée par la stature
spirituelle, et que je grimperai moi aussi dans le sycomore (au1mµopatav) en mortifiant
(vEKpwoaç) mes membres terrestres et en passant la camisole par son exténuation
(µwpâ.vaç), au corps de ma bassesse ; alors moi aussi je recevrai Jésus chez moi, je
l'entendrai dire : Aujourd'hui, c'est le salut pour cette maison, j'obtiendrai le salut et je
pratiquerai la philosophie d'une manière plus parfaite en dépensant pour le bien ce que j'ai
amassé pour le mal »5 .
Se croisent ici la référence à Zachée montant dans un sycomore pour voir Jésus (Le.
19, 24) et la référence sous-jacente au bois de la croix - sur le plan extérieur de
l'ascèse physique, Grégoire jouant sur le registre de la folie de la croix à travers les
jeux de mots sur ouKoµopal.a (figuier fou), et µopatvw (émousser, rendre fou)6.
7
L'imitation de la Passion par l'ascèse physique apparaû ainsi comme moyen de
l'ascension spirituelle et de la vision mystique du Christ, mais aussi de son inhabitation
dans le corps purifié, qui fait de ce dernier « le temple saint et vivant du Dieu vivant »
8
(Rom. 12, 1) évoqué un peu plus haut . Même si cela n'est encore pas la perfection
philosophique, c'en est un élément fondamental.
Un corps exténué par l'ascèse est ainsi un signe distinctif du philosophe chrétien,
qui porte les stigmates de la croix, le sceau du Christ, signalant extérieurement sa
monotropie et sa purification :
« [il] porte le sceau honorifique dans sa chair consumée par la prière et de nombreux labeurs
(ceux qui ont accompagné en moi aux premiers temps le goût du fruit, me courbant vers la

1 P. 2, 1, 46 (Km:à oapKÔç), v. 27-37. Trad. Millet, p. 51.


2
Brown [La société], p. 63, 113.
3
Aphraate, Les exposés, 3, 1 ; 7, 25; 23, 62-63. Par ailleurs, elle n'est pas sans rapport avec
l'ambivalence de la µE"tâ.vma, qui (P. Aubin [Le problème de la conversion], p. 74-75) signifie tout à
la fois conversion et repentance.
4
Platon, Phédon 81 a: D. 27, 7 ; D. 43, XXXIX ; P. 2, 1, 1, v. 576-595.
5 D. 20, 4, 18 s. Trad. d'après Mossay [SC 270), p. 65; nous avons remplacé« réduisant à rien» par

« passant la camisole par son exténuation » pour rendre toutes les connotations du verbe. D. 39, 9, 18
s. reprendra ce développement.
6
Mossay [SC 270), n. 1 et 2, p. 64. On songe aussi à la parabole du figuier stérile évoquée D. 40, 9.
7
P. 2, 1, 1, v. 242-245: les "moines"« brûlant de soulever sur leurs épaules le fardeau de la croix».
8 D. 20, 4, 3-4 = D. 39, 9, 18 S. Cf. D. 1, 6, 5-9; D. 2, 97, 1-4; P. 1, 2, 9, V. 135 S.

48
Le 1TUJnachisme comme ITWnotropie

terre, mère nourricière) et c'est à travers le froid, la faim, et en misérables haillons, désireux
d'obtenir le vêtement d'immortalité ... »1
C'est ce "corps d'airain" du philosophe chrétien qu'avec les pratiques ascétiques, il
compte parmi les avantages qui le rendent lui-même supérieur à des hommes chamels. 2
Comme le suggère la première citation de ce paragraphe, l'effet de ces mortification
s'exprime aussi comme "nécrose" de la chair, qui renvoie à la vivification spirituelle
dont elle est le revers. D'où toute une rhétorique du mort-vivant, qui a sa source dans
Platon autant que dans l' Épître aux Colossiens. Citons par exemple ces vers :

« je suis mort pour le monde comme le monde est mort pour moi, et je suis un cadavre qui
respire encore, et ma force est pareille à la force des songes ; et la vie pour moi est
ailleurs »3 ;
«Mon discours arrive à son terme: me voici, cadavre vivant4 .
Vaincu et - ô merveille ! - ceint de la couronne de la victoire »5•
Ce genre de déclarations eût profondément choqué les païens, dont on sait que le culte
des reliques était ce qui leur répugnait le plus dans les mœurs chrétiennes du fait de
l'impureté des cadavres et parce qu'il abolissait la frontière entre morts et vivants en
introduisant les morts dans la cité6. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit encore pour
l'ascète, en se "cadavérisant"; ou plutôt, de son point de vue, il s'agit de brouiller la
frontière entre ce bas monde des apparences et la Cité céleste, et de s'installer dans un
entre-deux, non plus en loup-garou, mais en homme angélique. 7
Cette ascèse physique vise d'abord au rétablissement de la corporéité maîtrisée
d'Adam, à la purification du péché, la restauration de l'image :
« Ne soumettons-nous pas la partie inférieure à la partie supérieure, je veux dire la poussière
à l'esprit, comme ceux qui portent une juste appréciation sur cet être composite(...) ne nous
établissons-nous pas maîtres de nos passions, en nous souvenant de la noblesse qui nous vient
d'en haut? »8
On est là dans une conception platonisante. Seulement, comme l'a remarqué
J. Plagnieux9 , contrairement aux néoplatoniciens, le corps n'est pas seulement obstacle
à vaincre ni instrument, mais également objet de la purification ascétique : selon un
point de vue spécifiquement chrétien, cette ascèse vise à alléger le poids du péché, à
anticiper la spiritualisation du corps promise par l'eschatologie. Grégoire dit ainsi de
la vie monastique par laquelle il se divinise :
« tirant avec l'image du Dieu puissant le corps aussi, son auxiliaire, comme la pierre
magnétique tire le fer étincelant. »10

1
P. 2, 1, 12, V. 586-591.
2
lbid., v. 110 et 570-594. Cf. par ex. D. 42, 20; P. 2, 1, 11, v. 697-702; P. 2, 1, 1, v. 305, sur une
vieillesse prématurée et v. 279-285, sur ses pratiques ascétiques.
3
P. 2, 1, 1, v. 202-204.
4
Cf. Sophocle, Antigone, v. 1167.
5
P. 2, 1, 11, v. 1919-1920. Trad. Lukinovich [Le dit], p. 261. Cf. ibid. v. 702 («déjà recouvert par la
terre»); P. 2, 1, 1, v. 549 («même si des hommes hostiles m'appellent cadavre vivant»); ibid.,
v. 1337-1338 (cité infra, n. 5, p. 211); P. 2, 1, 42 (« ... Vers la terre/ j'exhale un faible souille( ... )/
Délivre moi de l'existence, je suis mort,/ Je t'appartiens ... ») ; Lettres, CLXXXII, 4, t. II, p. 71.
6
Brown [La société], p. 127, citant Eunape de Sarde, Vies des sophistes, 472.
7
Mc. Lynn [A Self Made Holy Man], p. 464: « Gregory's defiantly paradoxical self-presentation as a
breathing corpse who will yet take bis stand with the angels, lays daim to the same sort of achieved
status, independent of social or ecclesiastical rank, as Brown' s heroes » - les ermites syriens.
8
D. 21, 10.
9
Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 90-92.
10
P. 2, 1, 1, v. 465-466. Trad. Bénin, p. 403.

49
La philosophie chrétienne selon Grégoire

De même, c'est aux« tuniques de peau» qu'il oppose implicitement chez Basile «la
belle peau qui lui vint d'en haut, l'absence de chair »1 : ce qui signifie qu'il a déjà reçu
ici-bas, par son ascèse, le corps glorieux promis dans l'au-delà. On notera le parallèle
avec les Lettres d'Antoine, pour qui «Le corps tout entier est ainsi transformé,
renouvelé, remis au pouvoir de l'Esprit. Ce corps-là a déjà reçu, à mon avis, une part
du corps spirituel que nous devrions recevoir lors de la résurrection des justes. »2 Il
s'agit également d'une thèse origénienne, liée précisément à la contemplation. 3 Cette
perspective d'une anticipation des fins dernières par l'ascèse corporelle obéit chez
Grégoire à une double logique. Il y a là d'abord un sacrifice négatif, une exténuation
de la chair. C'est en ce sens, par exemple, que le Nazianzène vante «le caractère
quasiment incorporel et immatériel» des jeûnes d' Athanase4 , le corps« sans chair» de
Basile5 , et situe le philosophe au troisième rang après Dieu et les anges en tant
« qu'immatériel dans la matière, infini dans un corps, céleste sur terre, impassible au
milieu des passions » 6 • Mais cette oblation de la réalité corporelle débouche sur une
autre dimension, sublimante celle-là, de l'holocauste spirituel, qui vaut aussi pour le
désir dont elle vise le rétablissement sous sa forme primitive, adamique :
« Purifions chaque membre, frères, sanctifions chaque sens... » ; « et que nos reins subissent
la noble transformation en transférant entièrement sur Dieu leur capacité de désir
(ÈmfruµT)i:ucov) ( ... )que nous devenions un homme de désir des désirs de l'Esprit. »7
Grégoire nous montre ainsi, sur le modèle de l'éros platonicien8 , la flamme des désirs
charnels de Cyprien se dépasser dans la foi9 et définit l'illumination comme
«rassasiement du désir »10• De même, après avoir cité aux vierges le Cantique des
cantiques, il leur fait cette leçon qui préfigure la théorie freudienne de la relation
répression / sublimation :
«Voyez les eaux courantes enfermées dans des tuyaux de plomb: subissant une forte
pression et dirigées vers un seul point, souvent elles dérogent si bien à la nature de l'eau
qu'elles jaillissent en l'air sous l'effet de la poussée constante qu'elles subissent. De même, si
tu resserres ton désir, si tu es tout entière unie à Dieu, si tu t'élèves vers le haut, tu ne
retomberas pas vers en bas, tu ne te dissiperas pas, tu resteras tout entière au Christ. » 11
Ainsi, la répression du désir ne débouche pas sur l'extinction de son énergie, mais sur
sa reconversion spirituelle, idée qu'on retrouve chez Grégoire de Nysse, Ambroise et,
plus tard, saint Jean Climaque 12 • Elle ne fait pas de l'ascète un apathique, mais un
homme plein de zèle et d'allant spirituel Au milieu des charnels, dont l'énergie se
disperse et s'écoule en perte vers la terre, il représente la source charismatique d'une

1
D. 43, 74, 6 .
2
Antoine, Lettres, 1, 4, p. 48 ; III, 2, 1.
3
Par ex. Origène, De Princip. 3, 1, 23.
4
D. 27, 13.
5
D. 43, 61, 2-3: «Qui était autant que lui étranger à la nourriture( ... ) et dépouillé de chair?». Cf.
ibid., 49, 15; 57, 4.
6
D. 26, 13, 10-14. Cf. D. 40, 5.
7
D. 40, 38, 1-2; 40, 7-11.
8
Cf. Platon, Banquet, 202 s. ; Phèdre, 244 s.
9
D. 24, Il.
10
D. 39, 8.
11
D. 37, 12, 1-7.
12
Brown [Le renoncement], resp., p. 364, 436-437 et 294-296. Pour Grégoire de Nysse : Hom. In
Cant. Cant., 4, PG 44, 497 c ; Virginité, VI, 2.

50
Le monachisme comme monotropie

pure énergie divine, qui répand autour d'elle la sanctification: un point qui n'est pas
1
non plus sans évoquer la tradition syrienne •
On peut finalement se demander si l'accent mis ainsi sur l'instrumentation du corps
comme moyen de salut et de divinisation n'ouvre pas pour le philosophe d'autres
perspectives que la vie hors du monde. En effet, si la privation doit être jointe à la
2
solitude pour que celle-ci puisse affiner l' esprit , les mortifications physiques, dont le
"bénéfice" pourrait se conserver, peuvent s'accommoder d'une vie dans le monde.

Nous y reviendrons3 , Grégoire vante à plusieurs reprises sur les vertus du silence et
pratiqua au moins une fois dans sa vie, à l'occasion du carême, l'ascèse mutique. Or, le
silence, comme le disent ces vers du De vita sua, réalise une sorte d'anachorèse:
« nous devons prendre garde à nos paroles,
dire une chose et en écouter une autre avec sagesse ;
mais nous devons parfois nous retirer (ÈK:x;wpoüvi:aç) également de ces deux choses
et nous laisser conduire par la juste lisière de la crainte.
Car l'oreille offre moins de danger que la langue,
4
et fuir la vie publique encore moins qu'écouter. »
En outre, la monotropie ascétique s'exprime chez lui, dans ce registre de la
communication, comme un dialogue exclusif avec soi-même et avec Dieu :
«Rien ne me paraissait aussi beau que( ... ) de sortir de la chair et du monde, de se ramasser
sur soi-même, de n'avoir aucun contact avec les choses humaines en dehors d'une absolue
nécessité, de s'entretenir avec soi-même et avec Dieu ... »; «Quant à moi, je vais me
ramasser en Dieu, Lui pour qui je vis et respire et vers qui seul je regarde ( ... ); à Lui
i' offrirais en sacrifice les motions pures de mon esprit. conversant seul avec le Seul, autant
qu'il est possible»; «Jusque-là, ( ... ) je ne dispensais même pas mes paroles à mes frères
5
bien aimés( ... ), pour m'entretenir avec moi-même et avec l'Esprit. »
Cependant, il s'agit d'un mutisme occasionnel, le silence signifiant surtout l'abstention
d'un art oratoire source de prestige et vecteur de pouvoir, ambitions terrestres
auxquelles le moine a renoncé: c'est sous cet angle qu'il présentera son carême de
silence. Ou bien il s'agit d'une garde de la langue qui en réserve l'usage aux questions
relevant de la piété et manifeste la monotropie : silence conditionnel et relatif, de
l'ordre d'une taciturnité tout à fait compatible avec des fonctions ecclésiastiques,
6
comme on le voit dans la tradition patristique.
C'est le même genre de silence qu'il vante chez les moines, qui consiste à savoir se
taire, mais n'exclut pas une parole mûrie et spirituellement utile:
« la parole guidée par la raison, le silence plus précieux que la parole, la louange assaisonnée
de sel, non pas pour flatter, mais pour guider vers un bien supérieur, la réprimande plus
désirée que la louange ,,7.
D'ailleurs, s'il vante encore ensuite:
« meilleur que la parole, le silence qui enveloppe dans les profondeurs de l'oubli la blessure
8
que nous avons reçue » ,

1
Sur celle-ci, voir Escolan [Monachisme et Église], p. 64-65.
2
P. 1, 2, 10, v. 589, cité par Szymusiak [Éléments de théologie], p. 47.
3
Infra, p. 195-208.
4
P. 2, 1, 11, v. 1250-1255. Cf. D. 32, 14. Voir encore infra, p. 198.
5
Resp. : D. 7, 1-4; P. 2, 1, 12, V. 803-812; D. 10, 1, 4-9.
6
Cf. infra, resp., p. 195-197 et 163-164.
7
D. 6, 2, 21-24: Col. 4, 6.
8
Ibid., 4, 4-5.

51
La philosophie chrétienne selon Grégoire

on voit bien que c'est en tant que discipline sociale et moyen du pardon. Mais il le fait
par la parole, au moment où il a fait la paix avec les frères qui s'étaient fâchés avec
lui:
«J'accorde à la paix ce Discours, moi qui n'ai fait jusqu'à présent aucune concession.»
Il s'agit donc surtout de s'entraîner à la maiîrise de cet instrument du péché que peut
être la bouche, susceptible de nourrir la discorde par des paroles médisantes,
envieuses, coléreuses ou orgueilleuses :
« Résistons à la colère comme à une bête sauvage, à la langue comme à une épée
tranchante »1 ; «il aimait( ... ) la maîtrise de la langue et des yeux, et le frein que l'on met à
la folie de la colère. »
À l'orée de son sacerdoce, il fait ainsi du silence le préalable d'une parole sereine,
comme préparation à la prédication :
«J'ai gardé le silence, mais je ne le garderai pas toujours.2 Je me suis écarté un peu, juste
assez pour m'examiner et pour donner à mon chagrin une consolation, mais maintenant j'ai
accepté de l'exalter dans l'assemblée du peuple et de le louer dans la chaire des anciens. » 3
D'autre part, si le silence aide à atteindre la maîtrise des passions et à convertir son
esprit vers Dieu, on verra que travailler son discours est pour lui une véritable ascèse,
qui ouvre sur une offrande de la parole. Mieux, c'est dans le sacerdoce, ministère de la
parole, que s'accomplit la monotropie de qui vit pour le Verbe: ce n'est qu'à la fin de
sa vie, lorsqu'il embrassera la profession d'écrivain de Dieu, que le silence ne sera plus
pour lui une préparation à la prédication. 4

En fin de compte, le célibat ascétique constitue chez Grégoire l'élément


fondamental de la profession philosophique ou "monastique" ; les "solitaires" sont
d'abord pour lui des vierges pratiquant l'ascèse physique, ce qui n'est pas
spécifiquement lié à la vie hors du monde. Ainsi, leur célibat et leurs mortifications
assurent leur dissociation du monde et leur distinction des baptisés menant la vie du
monde que, contrairement à la vision encratite, le Nazianzène ne conçoit pas comme
foncièrement impurs et exclus du salut. Tant qu'ils ne vivent pas selon "l'esprit du
monde" et même s'ils sont partagés entre les soucis du monde et Dieu, le baptême et
l'obéissance aux commandements leur ouvrent également les portes du ciel, et rien ne
semble devoir interdire leur fréquentation. Au contraire, inscrite à même son
individualité physique dans la pureté virginale et la spiritualisation ascétique visible de
son corps, la sainteté5 du monotrope, temple vivant du Christ et réceptacle de l'énergie
des charismes de l'Esprit, peut rayonner au profit de toute la communauté ecclésiale. 6
On le voit en particulier dans l'assimilation des Jtap6Évm - vierges consacrées - à des

1
D. 11, 5, 1-2; P. 2, 1, 1, V. 284-285.
2
Cf. ls. 42, 14, que Grégoire citera, Lettres, CXVIII, t. II, p. 11, lors de son carême de silence de 382.
On ne peut cependant affirmer avec certitude que sa retraite auprès de Basile fut tout à fait
silencieuse: il peut s'agir tout simplement ici de l'abstention de la chaire.
3
D. 2, 115, 10-14. Dans le même esprit, D. 26, 7, 9-13: si Jésus a donné l'exemple de la solitude
érémitique, c'est pour rappeler «la règle suivante: qu'un peu de tranquillité est indispensable pour
s'adresser à Dieu calmement et détacher un peu son esprit de tout ce qui est en dehors du droit
chemin.»
4
Sur ces points, voir infra, p. 189 et 192-213.
5
C'est le même groupe de mots : àyvoç, àyvEla, qui exprime en grec la pureté et la sainteté. Cp.
Basile, Lettres, 199, 44, 729.
6
Comme on le voit chez Origène ou Ambroise: Brown [Le renoncement], p. 223-226 et 436-437.

52
Le monachisme comme monotropie

sacra dont la profanation est plus grave que le meurtre même' ; au fait que l'office des
chœurs durant la liturgie, préfiguration de ceux des anges, leur appartient ; ou encore
lorsque Grégoire raconte comment les foules s'empressent pour toucher le saint
2
homme, vivant ou mort •
D'autre part, le Nazianzène conçoit la ~EvL·tüa i:oii Kooµou comme
essentiellement intérieure. Sa conception du renoncement comme détachement
intérieur va de pair avec l'idée que les liens et les biens sociaux et culturels peuvent et
doivent être conservés comme éléments de l'économie divine dans la mesure où ils ont
une utilité spirituelle. On doit ainsi les considérer, à la manière stoiCienne, comme des
"préférables" tout en les regardant comme indifférents relativement à Dieu au service
duquel on doit en user. Le renoncement absolu du moine au monde et à ses biens -
richesses, honneurs et pouvoirs, culture - a pour logique un acte unique d'échange du
temporel contre le spirituel qui en suppose l'étrangeté radicale. Cet échange se réalise
en outre uniquement à l'intérieur d'une économie individuelle, pour le salut du seul
renonçant. Or, dans la logique même de son anthropologie et de son économie,
Grégoire privilégie quant à lui l'union des contraires et l'absorption subsomptive de
l'inférieur par le supérieur. Cette union hiérarchique des deux niveaux de valeur, plus
précisément, apparaiî pour lui sous la forme d'une instrumentation - conversion,
opération qui s'accomplit cette fois par une dépense au profit d'autrui:
«j'obtiendrai le salut et pratiquerai la philosophie d'une manière plus parfaite en dépensant
3
pour le bien ce que j'ai amassé pour le mal, tant ma fortune que ma science. »
Enfin, le silence permet de converser en esprit avec Dieu seul mais aussi de s'isoler
au sein même du monde. Moyen d'acquérir la maûrise de la langue, il est en définitive
une préparation au bon usage de la parole, non un rejet définitif de la société humaine.

Tout cela devrait, logiquement, minorer l'exigence anachorétique de la solitude: à


la fois parce que certains liens sociaux sont de nature spirituelle, parce que
l'instrumentation des "préférables" se fait au profit d'autrui et parce que le philosophe
peut vivre parmi ceux du monde qui partagent sa piété. Cela pourrait même conduire
au rejet de la solitude, dans la mesure où elle s'apparente à un mépris de ces dons de
Dieu que sont les biens et liens sociaux et à une désertion de la participation qu'il
attend de nous pour collaborer à la sagesse de son économie.

1
Par ex. D. 4, 87 ; D. 5, 29, 23-24 ; D. 24, 9 ; D. 25, 12; D. 33, 3, 23 s. Eusèbe d'Émèse, Basile et
Jérôme qualifient de même les veuves et les vierges d' « autels vivants » et de « vases sacrés » (Clark
[Reading Renunciation], p. 213 ; Brown [Le renoncement], p. 319).
2
D. 21, 27 et 29; D. 43, 80, 1-24. Tout cela va bien sûr de pair avec le culte des reliques (Cf. D. 24,
17).
3
D. 20, 4.

53
La philosophie chrétienne selon Grégoire

La solitude et les formes de vie "monastique" : un problème de


définitions

La légende de saint Antoine, le "père des moines", nous rapporte qu'ayant entendu
durant l'office le commandement du Christ au riche de l'Évangile selon Matthieu :
«Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et viens,
suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel »1 , le jeune Antoine distribua ses biens,
abandonna ce qui lui restait de famille et son village, pour mener une vie ascétique
solitaire - s'enfonçant même toujours plus dans le désert pour préserver cette
solitude2 • Un peu plus d'un siècle plus tard, la vocation monastique d'Arsène telle que
la rapportent les Apophtegmes des Pères3 , obéit au même motif. Vers 394, il vivait à la
cour de Théodose lorsqu'il entendit une voix lui dire: «Arsène, fuis les hommes et tu
seras sauvé»; il s'embarque alors pour l'Égypte et s'établit parmi les moines de Scété.
Ces deux exemples illustrent le mot d'ordre du monachisme: la fuite du monde. Le
monachisme chrétien primitif obéit tout d'abord au souci du salut personnel et,
lorsqu'il désigne la retraite comme fuite du monde, il semble qu'elle soit pour lui la
seule garantie, en rompant les attaches avec un monde mauvais, de réaliser tout à fait
le renoncement baptismal à Satan et à ses œuvres et de restaurer en soi la nature
adamique. À l'époque de Grégoire, en témoigne la tendance à s'engager dans une vie
ascétique plus ou moins coupée du monde dès lors qu'on a reçu le baptême - un
baptême que l'on diffère généralement, justement, de peur de compromettre la
4
purification qu'il a opérée • Dès lors, la vie dans le monde, y compris celle du
sacerdote, pourrait être condamnée absolument, comme c'est le cas dans !'encratisme
et le messalianisme. Mais l'on a vu que le Nazianzène est au plus loin de ces positions,
et l'on peut donc s'attendre à ce que le monachisme ne se définisse pas chez lui par la
fuite des hommes, d'autant qu'il inscrit la vocation sociale de l'humanité dans les plans
divins5 , et ce dès la création d'Adam et Ève6 •
Certes, il lui arrive d'assimiler purement et simplement la philosophie chrétienne à
la vie contemplative hors du monde7 , de désigner la contemplation solitaire comme
une occupation plus haute que la vie active8 , ou de se vanter de venir du désert9 •
1
Athanase, Vie d'Antoine, 2 : Mt. 19, 21.
2
Ibid., 2-3 : Il confie sa sœur, dont, orphelin, il avait la charge, à des vierges et s'établit aux abords
du village ; 8 : puis dans un sépulcre loin du village ; 11 : il se retire au désert "extérieur" ; 49 : enfin,
pour préserver sa solitude, il gagne le désert "intérieur" de la Thébaïde.
3
Apohtegmes des Pères (série alphabétique), Arsène 1, in Guillaumont [Aux origines], p. 96.
4
C'est le thème principal de la prédication baptismale de Grégoire à Constantinople: D. 40, 16-25.
5
D. 25, 5, 9-10.
6
P. 1, 1, 4, v. 80-82 (cf. Gen. l, 28): Dieu a voulu doter Adam d'une compagne, pour qu'ils
«règnent sur davantage d'êtres célestes» et soient «pour davantage d'entre eux une lumière
répandant le bonheur».
7
Par ex. D. 2, 7, 14 et 103; D. 3, 1, 9; D. 10, 1, 4-10; D. 43, 59. Il adopte alors un usage du mot
répandu en son temps, comme !'a montré Bardy [Philosophe et philosophie], p. 97-108. Mais on verra
que, pour lui, la philosophie chrétienne ne se réduit pas, loin de là, au monachisme.
8
D. 26, 15-16: des solitudes du Christ; D. 43, 29, 9-10: Élie et Jean Baptiste, fameux ou parfaits
(mivu) philosophes; Lettres, XLIX, t. 1, p. 63: «pour moi, la plus grande action, c'est
l'inaction ... » ; CXXXI, 2, t. Il, p. 20.
9
Cf. infra, p. 67.

54
Le rrwnachisme comme rrwnotropie

Pourtant, il applique également les termes « philosophe » et « philosophie » au


1
déploiement des vertus actives. D'autre part, si la profession philosophique
chrétienne, on· 1e verra, coïncide pour lui avec celle des "solitaires", il reste à voir en
quel sens il entend cette "solitude", exprimée par divers termes de la famille de µôvoç.
En effet, ce registre lexical pourrait renvoyer aussi bien au célibat et à la monotropie
qu'à la solitude ou l'isolement, favorable à la contemplation, mais qui, du moins sous
sa forme extrême, exclut la vie pratique. C'est sur cette base que Grégoire reprend la
distinction traditionnelle entre philosophie contemplative et philosophie active et la
vieille question de savoir laquelle est préférable. Au registre lexical d'Epriµoç /
Èp11µia - le désert, les solitudes, la solitude-, il oppose alors celui de la communauté,
la KOLvwvia, avec tous les termes de même racine, et celui du "mélange", représenté
par le substantif µLyciç et l'adjectif ÈniµLK'tOÇ. Mais les relations entre ces différents
registres dans le corpus nazianzène ne sont pas évidentes, et traducteurs et
lexicographes adoptent des solutions fluctuantes, pas toujours claires, et divergentes.
Ainsi, tandis que F. Boulenger traduit prudemment l'opposition du Discours 43
i:ou ÈPllµLKou f3iou Kat wu µLyciôoç par « la vie des solitaires et celle des
migades » et J. Benardi par «la vie érémitique et celle de ceux qui se mêlent aux
3
autres » , l'article µLyciç du Lampe plaque sur cette opposition celle, moderne, des
2

séculiers aux moines, intégrant l'isolement du monde dans la définition de la vie


philosophique ou "monastique". Dans un esprit approchant, pour un passage du
Discours 21 définissant l'érémitisme par opposition au cénobitisme, J. Mossay traduit
i:àv ncivi:ri µovaÔLKÔv ( ... ) [3LÔV par «la vie parfaitement monastique» et, dans le
Discours 25, i:à KOLVlllVLKàv Kat ÈniµLKi:ov [f3iov], comme une redondance, par
4
«la vie en groupe et en communauté » , traduction qui n'indique pas s'il s'agit de
cénobitisme ou de vie dans le monde. S'agissant du De vita sua, le couple d'opposés
Èp11µLKWv Kat µtyciôwv est enfin rendu, selon les traductions, par « solitude and
involvment », « Einsiedlern und Geselligen », « [la situation] des solitaires et celle de
5
ceux qui sont mêlés au monde » ou « la vie érémitique et la vie active » .
La question - à laquelle la réponse pourrait bien varier selon les textes - serait
d'abord de savoir si les deux registres de la "communauté" et du "mélange" sont
strictement équivalents; il s'agira aussi de déterminer qui sont ces migades que le
Nazianzène oppose aux moines du désert. Elle est ensuite de voir si le registre de
l'êpriµia correspond à l'érémitisme qui en dérive étymologiquement et si, du fait de
son asocialité, il s'opposerait à la fois au cénobitisme et à la vie dans le monde; ou
bien si, compris comme renvoyant au désert ou aux solitudes monastiques par
opposition à cette dernière, il recouvre en fait érémitisme et cénobitisme comme
simples variantes d'une vie coupée du siècle. Dans ce cas, enfin, on serait tenté, selon
l'option du Lampe, d'assimiler la distinction à celle des moines aux séculiers et donc
de faire de l' anachorèse la condition naturelle du "solitaire" ou du philosophe : une

1
D. 2, 78, l (cité p. 313); D. 20, 4, 24; D. 21, 9, 31; D. 25, 2 s. (voir infra, p. 62-65); D. 26, 9 s.
(citation, p. 369); Lettres, XIX, 4, t. 1, p. 27; XLVII, 2, t. 1, p. 60; XXIV, 4 et 6, t. 1, p. 32-33. Voir
aussi, infra, p. 121, n. 7.
2
Boulenger [Discours funèbres], p. 187 ; Bernardi [SC 384], p. 261.
3
[Lampe], p. 870, col. 2. [Lidell & Scott], quant à lui, donne pour ce terme «the mingling of two
opposites, for example the ascetic lite and the world ».
4
Mossay [SC 270], p. 149 151et [SC 284], p. 167.
5
Resp. : White [Autobiographical poems], p. 33 ; Jungck [De vita sua], p. 69 ; Millet [L'univers
imaginaire], p. 19; Lukinovich [Le dit de sa vie], p. 73.

55
La philosophie chrétienne selon Grégoire

solution qui contredit au fait que le Nazianzène - à commencer par lui-même - crédite
du titre de philosophes des hommes engagés dans le monde 1 ou fait du sacerdoce
véritable une philosophie dans le siècle. Pour tâcher de résoudre ces épineux
problèmes, nous avons donc préféré analyser à nouveaux frais les textes sur la base
d'une traduction littérale qui préserve une certaine neutralité.

Le De vita sua nous montre Grégoire, à l'orée de sa conversion philosophique,


hésitant entre deux «voies divines» pour savoir quelle est la meilleure2 • Les deux
genres de vie évoqués dans ce texte sont des options également philosophiques,
correspondant à la voie contemplative et la voie active, selon les termes traditionnels
d'un débat où le néoplatonisme penchait pour la première solution et le stoiCisme
privilégiait la seconde : d'un côté le désert ou la solitude concrète (ÈPfJµoç / ÈPfJµl.a.),
la tranquillité <Ticruxl.a.) extérieure et celle de l'esprit qui regarde uniquement vers
Dieu, tout cela pour la seule utilité de l'individu3 ; de l'autre, la vie pratique ou active
(:n;paK"tLKoç j3loç), publique (Èv µwq>), où l'âme est exposée aux distractions et à
être troublée par les méchants, mais qui est utile aux autres4 • Le premier genre de
philosophie est finalement résumé sous le terme ÈPfJµLKWV, associé à la méditation, le
second par celui de µtyafü.ùv, associé au dévouement (i;à KPfJcnov) 5. Comme l'a
montré S. Elm6 et comme le confirmeront nos autres témoins, les migades sont ainsi
explicitement définis : ces "moines" se mêlent aux profanes et au monde - d'où leur
nom-, où la charité les appelle à exercer leur philosophie active.
Regardons maintenant les références bibliques du premier genre de vie :
« J'avais à l'esprit Élie le Thesbite
et le grand Carmel ou (Ji) la nourriture étrange ~il'Vllv),
le domaine du Précurseur, le désert (ÈplJµLav),
et la vie dépouillée (dm:1mov) des fils de Ionadab. -,,7
Élie le Thesbite8 , le Carmel9 et Jean Baptiste10 évoquent l'érémitisme, tandis que la
mention des fils de lonadab11 concerne leur vie « dépouillée », celle de nomades du
désert, plus qu'elle ne fait référence à l'aspect collectif: si bien qu'il paraît s'agir de la
vie érémitique. Néanmoins, rien n'indique ici que ce genre de vie, défini par le désert
ou les solitudes, exclue forcément une communauté monastique : l'opposition se situe

1
Les évêques Athanase d'Alexandrie, Basile de Césarée, Cyprien de Carthage, le "chien" Maxime.
2
P. 2, 1, 11, V. 284.
3
Ibid., V. 294-298 et 307-308.
4
Ibid., V. 302-306.
S Ibid., V. 310.
6
Elm [Virgins], p. 207-210 et 354, dont l'idée (p. 210-21) que leur nom puisse connoter la mixité des
sexes nous paraît douteuse. Gain [L'Église de Cappadoce], p. 122-160, Fedwick [The Church and
Charisma], p. 163 s., et Clarke [St Basil], p. 109-113, les définissent, moins complètement, comme
des ascètes vivant dans le monde.
7
P. 2, 1, 11, V. 292-295.
8
1 Rois, 17, 2-6: sur l'ordre de Yahvé, Élie s'établit en ermite au torrent de Kérit. É. Poirot [Les
prophètes Élie et Élisée], p. 369-372, 396-398, 421-422, 424-428 (concernant Grégoire de Nazianze)
montre qu'Élie est, pour le christianisme ancien, le prototype de la vie ascétique et érémitique. Le
Nazianzène lui a consacré deux poèmes (PG 3034, 1, 16-17) dont la traduction française par Bemardi
figure dans l'ouvrage collectif Le saint Prophète Élie d'après les Pères de l'Église, SO 1991.
9
J Rois, 20 s. : Élie monte au Carmel, resté «seul comme prophète de Yahvé», pour affronter les
prophètes de Baal par un sacrifice parfait.
°
1
Cf. Mt 3, 1-4, Le 1, 80 et Mc. l, 1-6, citant ls. 40, 3.
11
Cf. Jér. 35, 6-11.

56
Le rrwnachisme comme rrwnotropie

d'abord entre la vie dans le monde et la vie à l'écart des terres habitées, des
communautés villageoises ou citadines, dont les ermites de l'Ancien testament sont les
archétypes. D'ailleurs, cette vie du désert est caractérisée par son caractère sauvage,
sa rupture avec la civilisation. D'abord, sur le plan alimentaire, comme le dit la
mention de la « nourriture étrange » : lors de sa période érémitique, Élie fut nourri de
pain et de viande par les corbeaux, puis, une fois le torrent près duquel il s'était établi
asséché, abreuvé et nourri par une pauvre femme dont la cruche d'huile et la jarre de
1
farine se révélèrent miraculeusement inépuisables. Par association, on pense aussi à
Jean Baptiste au désert, dont Mt. 3, 4 nous dit qu'il se nourrissait de sauterelles et de
miel sauvage, ainsi qu'à la tradition orientale qui assimile parfois, en particulier par son
mode d'alimentation, l'anachorétisme à une régression vers la bestialité2. À cela
s'associe, dans l'esprit des contemporains de Grégoire, une vie déculturée, de
cueillette et de chasse - par opposition à l'agriculture -, la vie primitive d'Adam.
Adopter ce genre de vie, c'était retourner à la condition adamique, retrouver cette
insouciance qui s'en remet à Dieu seul pour la vie matérielle et ne songe qu'à le louer
- idéal typique des Messaliens, chez lesquels on trouve aussi, lorsque les ressources
naturelles viennent à manquer, le recours à la mendicité, mais qui s'associe chez eux à
l'itinérance. Enfin, l'adjectif qui qualifie la vie des Fils de Ionadab, aOKE'lJOV, signifie
littéralement : "sans équipement" (meubles, outils ... ) et renvoie à leur fidélité à la vie
des nomades, sans terres à cultiver ni maisons, ce qui nous rapproche cette fois des
gyrovagues. Tels sont d'ailleurs les éléments, l'errance mise à part, qu'on retrouve à
propos des grands-parents de Basile, réfugiés dans une forêt des montagnes du Pont
3
lors des dernières persécutions , dans ce qu'on sait de la vie érémitique de Naucratios,
le cadet de Basile, et dans la correspondance entre Grégoire et Basile à propos de
l'ermitage de ce dernier à Anèsi. À l'époque en question dans ces vers, Grégoire lui-
4
même s'est essayé à cette vie dépouillée en s'installant dans une grotte. Le désert
n'est donc pas seulement un lieu inhabité, c'est un espace sauvage, vierge de
civilisation, que Grégoire, du fait de la géographie humaine de la Cappadoce, mais
aussi conformément à l'usage de son temps - •o opoç étant synonyme de Epllµoç
5 6
dans la littérature ascétique -, désigne également du terme de montagne.
Grégoire précise un peu plus loin :
7
«Je pensais aussi qu'il faut estimer les actifs (:rtpaKnKouç)
qui ont reçu de Dieu une place d'honneur
et conduisent les peuples dans les célébrations divines.
Mais un amour plus grand de la vie "solitaire" (tcûv µmvacnLKCÛv) me possédait
quoique je paraisse intégré au plus grand nombre :
la solitude en effet est affaire de disposition intérieure, non de situation physique
8
(tpô=v yàp dvm -div µovrîv, où omµ<h:mv) •
Quant à la chaire, je la vénérais, mais j'en restais

1
2. Rois, 6-16.
2
Festugière [Les moines d'Orient], p. 42-46.
3
D. 43, 6-8.
4
Sur ces points, voir, resp., supra, p. 27, infra, p. 284 et 285-290.
5
Cadell [Sens et emploi] ; Canivet [SC 234], p. 499, n. 14.
6
D. 12, 4, 6; P. 2, 1, 1, V. 261 ; P. 2, 1, 3, V. 2; P. 2, 1, Il, V. 490-491.
7
De façon surprenante, Jungck [De vita sua], p. 167, prétend que prêtres et évêques ne sont pas
compris sous ce terme !
8
Cf. Basile, Lettres, 2, 2, t. I, p. 6: il ne suffit pas de« sortir corporellement du monde» (ce qu'il
vient de faire en s'installant à Anèsi), il faut s'en détacher.

57
La philosophie chrétienne selon Grégoire

éloigné, comme de la lumière du soleil


les yeux malades. » 1
La traduction de 1:'l']v µovrîv par Ch. Jungck aboutit à un texte quelque peu obscur :
« Auf der inneren Haltung beruht ja das Einsiedlertum » (Car la condition érémitique
tient à l'attitude intérieure) que son commentaire ne clarifie en rien. 2 Il suffit pourtant
de rapprocher ce terme du mot i:po:n;mv pour voir que le Nazianzène évoque ici le
composé µovoi:ponoç 3 dont use la Septante pour rendre l'hébreux yahîd / yehîdîm -
solitaire(s), isolé(s) - là où la Bible de Symmaque a préféré µovaxoç. Or, si, dans
Symmaque, ce dernier mot renvoie d'abord au célibat, comme on le voit au fait que,
en Gen. 2, 18, il y qualifie Adam avant la création d'Ève, il évoque tout autant
l'isolement, ce qui fonde, avec la tradition ascétique proprement monastique, le sens
que lui a conféré la Vita antonii. Suivant Eusèbe de Césarée et Clément d'Alexandrie,
mais aussi la tradition syrienne, Grégoire choisit donc ici de définir le "moine" comme
µovmpo:n;oç, un mot qui désigne également le célibataire, pour substituer la
monotropie dont ce célibat est la condition à la solitude extérieure. Il donne ainsi une
définition élargie de la vie "monastique", à laquelle le fait d'être concrètement séparé
du monde et de ceux qui y vivent est indifférent. 4 En outre, cette indication, on y
viendra, n'a pas seulement pour objet d'attester d'une vocation exclusivement
contemplative de l'auteur contre l'apparence tenant au fait qu'il n'ait pas quitté le
monde pour s'isoler dans la seule compagnie de Dieu - la seule façon acceptable de
comprendre l'interprétation de Ch. Jungck. Il s'agit plutôt, là où l'identification du
philosophe chrétien, le "moine", à l'anachorète l'excluait, d'intégrer la voie active, par
définition socialisée, dans le domaine général de la philosophie chrétienne.
Si, d'autre part, Grégoire tient à souligner son respect des prêtres et de l'autel et le
fait qu'il ne contredit pas son amour de la vie "solitaire", c'est très probablement pour
se distinguer des eusthatiens radicaux qui, à l'époque à quoi il se réfère, sévissaient
dans la région. Il veut surtout témoigner par là qu'il récuse leurs tendances encratiques
et messaliennes, qui leur font condamner la vie dans le monde et ceux qui y vivent en
même temps que l'institution ecclésiale: ces conceptions, qui font de la vocation
monastique une rupture avec l'ecclésialité sont ainsi rejetées. Tout cela se traduit dans
le fait que Grégoire use du registre µovoç pour le célibat et la monotropie qui
défmissent à ses yeux la vie philosophique ou "monastique"en général, tandis qu'il
réserve celui de l'ÈpllµLa à une forme particulière de celle-ci: la vie anachorétique,
loin des terres habitées et cultivées par les gens du monde, mais aussi des prêtres et
des églises. La profession du philosophe ou "solitaire" ne tient donc pas au fait qu'il ait
fui la société des profanes, encore moins qu'il se soit coupé de la communauté
1
P. 2, 1, 11, V. 327-329.
2
Jungck [De vita sua], trad., p. 71 et son commentaire ad locum, p. 167.
3
C'est par ce terme que P. 1, 2, 31, v. 37, PG 37, 913, désigne le moine. De µÉvw, demeurer, µovr\
signifie le lieu de résidence : on pourrait donc traduire par « la résidence en effet ... » Il désigne certes
en particulier - sans référence spécifique à !'érémitisme - la cellule ou le monastère, mais si Grégoire
se réîere ainsi à la définition du monachisme par l'anachorèse qui s'impose de son temps, c'est pour
la récuser en opposant à sa résidence parmi les séculiers la "cellule" et donc la solitude intérieures qui
selon lui caractérisent le moine.
4
Pour l'ensemble de la question terminologique et les références, voir Guillaumont [Aux origines],
p. 41-45 et 47-52. Sur l'ihidaya syriaque comme célibataire monotrope, Aphraate, Exposés 6, 4 et 18,
IO ; Ephrem Cru. 8, 2 (la volonté d'Adam monotrope avant le péché) ; E. Beck [Ein Beitrag] et
[Ascétisme]. Sur le dernier point, cf. Basile, Const. Mon. V, PG 31, 1360 B et Grandes Règles, 3, 1,
PG 31, 917 A, cités infra, resp., p. 135 et 66, n. 3.

58
Le monachisme comme monotropie

ecclésiale à laquelle il appartient lui aussi. Dans ce contexte, l'opposition entre le


ministère ecclésiastique et la vie "solitaire" peut surprendre, vu que cette dernière peut
suivre une voie sociale active dont le sacerdoce serait une forme éminente. Mais c'est
à l'humilité de la vie "monastique" que Grégoire, comme la suite l'indique, fait d'abord
ici allusion : respectant le clergé et assistant aux offices, il n'ambitionnait pas une
chaire dont il avait l'humilité spirituelle de se juger indigne. Par ailleurs, on le verra1,
Grégoire tient alors à disposer du loisir nécessaire à la contemplation dont la charge
sacerdotale le priverait. La ligne de partage entre les "moines" et les autres se situerait
ici pour lui entre la participation aux honneurs et aux affaires du monde, y compris
ecclésiastiques, et un renoncement contemplatif qui requiert le loisir et l'absence de
souci Encore faut-il tenir compte de la fonction apologétique du De vita sua, dont
l'objectif essentiel est de clamer l'absence d'ambitions carriéristes de l'auteur en
rappelant à tout bout de champ qu'il s'est vu imposer les charges ecclésiastiques
2
contre des aspirations personnelles contemplatives. Néanmoins, en légitimant la
pratique de la philosophie active séculière pour les "solitaires", le Nazianzène leur
ouvre la possibilité d'exercer le ministère, vie active et utile aux autres s'il en est, à ce
titre susceptible de se réclamer du "migadisme".

Le second Discours, opposant aux mariés les célibataires, distingue parmi ceux-ci:
3
i:ciiv TI]c; èpriµlac; et wuc; KmvmvLKoùc; Ka'L µLyaôaç. Le second membre de
l'opposition est ici dédoublé, non sans ambiguïté. On peut en effet tenir les deux
termes qui le composent pour redondants et voir l'expression composée comme
renvoyant à une vie ascétique dans la communauté ecclésiale et donc "mêlée" aux
profanes: l'opposition opérerait alors entre la vie du désert, qu'elle soit érémitique ou
cénobitique, et la vie ascétique dans le monde. Mais on peut aussi les distinguer
comme désignant, d'une part, le cénobitisme et, d'autre part, le célibat dans le monde,
ou bien une unique catégorie, celle de cénobites vivant dans le monde : ce serait alors
la socialité qui les distinguerait des ermites, qui l'ignorent. Quoiqu'il en soit, le célibat,
4
on l'a vu , apparaît chez Grégoire comme la pierre de fondation de l'état
"monastique". Si bien que cette distinction opère en tout cas à l'intérieur de la
catégorie des célibataires, ceux qui ont choisi une monotropie qu'il leur reste à réaliser
selon deux directions différentes : la solitude contemplative et une vocation plus
sociale. La chose est confirmée par l' Éloge de Basile, dont le développement sur la
question s'intègre dans un éloge de sa sollicitude pour les vierges. Plus précisément, il
est introduit à partir d'une évocation du célibat et de la virginité comme participation à
la condition "monastique" ('t'iïç µovafürijç qrUOEWÇ), ce qui suffit à indiquer qu'il
traite ici du "monachisme" au sens large, défini par la monotropie et donc,
fondamentalement, par le choix du célibat ascétique. L'article µtydç de Lampe -
mixed, hence in the world, opp. monastic -, qui se réfère à la première ligne de notre
texte, est donc trompeur. Il ne s'agit évidemment pas d'opposer séculiers et moines:
c'est à l'intérieur du champ des "moines" au sens large, des célibataires monotropes,

1
Cf. infra, p. 185-186, 283-284, 291.
2
Cf. infra, p. 235-238.
3
D. 2, 29, 1-3.
4
Cf. supra, p. 34-35, où nous citons également en ce sens le passage du P. 2, 1, 1 relatif à la vocation
monastique de Grégoire, dans lequel µovaxou ~Lmow (v. 456) signifie clairement la virginité et le
célibat.

59
La philosophie chrétienne selon Grégoire

que le Nazianzène oppose la vie "mêlée" à celle... des solitaires ! Voici maintenant le
texte:
«Alors que la vie du désert (€p11µumù ~lou) et la vie mêlée (1ml i:ou µtyciôoç) se
combattent l'une l'autre le plus souvent et se séparent, et qu'aucune des deux ne va sans
mélange de bon et de mauvais - l'une étant plus tranquille, plus stable, et unissant à Dieu
mais n'allant pas sans orgueil, parce que la vertu y échappe à l'épreuve et à la comparaison,
et l'autre plus active et plus utile, mais sans échapper à l'agitation -, il sut très bien les
réconcilier et les mélanger l'une avec l'autre : il fit bâtir des habitations pour ascètes et pour
solitaires (<l(JJ(TJTIÎPL« 1ml µovaadipLa), mais non loin de ceux qui vivent en commun et
"mêlés" ('t<ov KotvcovLKwv Kal µLyaôcov), sans les séparer non plus comme par un mur
mitoyen ni les écarter les unes des autres, mais les rapprochant dans un même voisinage tout
en les faisant disjointes, afin qu'il n'y eût point de philosophie sans vie commune
(d.KmvOOVlJ'tov) ni de vie active sans philosophie, et que ces deux formes de vie pussent,
comme la terre et la mer, se livrer à des échanges mutuels pour concourir à la seule gloire de
Dieu. »1
La seconde distinction de ce passage, puisqu'il s'agit de la résolution de leur
antagonisme, correspond nécessairement à celle des formes de vie mentionnées au
début du texte: d'un côté, les ermites, purs contemplatifs dont Basile rapproche les
cellules pour qu'ils ne soient pas isolés les uns des autres 2 • De l'autre les migades,
"moines" qui mènent une vie plus active et sociale, dont il veille à ce que les ermites ne
soient pas trop distants afin que ces derniers puissent leur communiquer leur
"philosophie'', c'est à dire leurs lumières contemplatives - la contemplation étant ici
prise comme la philosophie par excellence.
L'usage des registres lexicaux oppose d'une part celui de l'Èpriµta, désignant ici
l'érémitisme et, d'autre part, le double registre du mélange et de la socialité. Mais
comment interpréter le fait que le terme µtyaôoç ([3tou) se voie substituer
l'expression composée i:wv KotvwvtKwv Ka't. µtyàôwv? les deux mots seraient-ils
redondants? Le caractère communautaire des migades, autrement dit (et puisque le fil
du texte montre qu'il va de soi), tient-il au fait qu'ils vivent par définition au sein de la
communauté ecclésiale, ou bien forment-ils par ailleurs, de fait, des
communautés ascétiques ? La réponse pourrait être fournie par le paragraphe suivant,
un développement sur l'hospice bâti par Basile aux portes de la ville, où nous dit
Grégoire:
«la maladie est matière à philosophie(. .. ) et la miséricorde mise à l'épreuve».
C'est très probablement à ce type de cénobitisme caritatif d'inspiration eusthatienne
que Grégoire songe lorsqu'il distingue de l'érémitisme un "monachisme" plus actif et
plus utile, impliqué dans la vie sociale séculière et pratiqué dans des communautés
ascétiques. 3 Il n'y a néanmoins pas redondance, car si KotvwvtKoç signifie la socialité,
il dit aussi le caractère "social", au sens ou on parle du christianisme social ou des
services sociaux - substantivé, il désignerait donc ici les moines hospitaliers. Il faut
enfin remarquer que, même si, dans le paragraphe étudié, la philosophie paraissait
assimilée à la contemplation, le suivant présente également l'action charitable comme
une sorte de philosophie : une philosophie pratique. Plus précisément, notre texte
présente la philosophie contemplative et la philosophie active ou pratique comme
1
D. 43, 62, 17 s. Comme annoncé, nous donnons des passages des Discours étudiés dans cette sous
partie une traduction aussi neutre que possible.
2
Qu'il s'agisse bien d'ermites est indiqué par le fait qu'ils ne peuvent comparer leur vertu. Ici,
µovaadipLa n'a donc pas le sens de "monastères" qui s'applique ailleurs (Lettres, N, 3, t. 1, p. 3.
Cf. infra, p. 286 et 288), mais est synonyme d' <l(JJ(TJTIÎPL«.
3
Elm [Virgins], p. 209-210 et 211-212.

60
Le monachisme comme monotropie

complémentrures et donc comme devant être associées dans un même espace


d'échange, ouvert sur le monde du côté des hospitaliers ; ce qui se traduit, dans
l'espace physique, par la proximité des ermitages par rapport aux monastères et de
ceux-ci par rapport à la ville. Le contact des solitrures avec les migades les intègre,
quoiqu'ils évitent le siècle et en quelque sorte transitivement, dans cet espace qui est
celui de la communauté ecclésiale tout entière: c'est probablement cela, plus que les
rapports sociaux entre moines, qui importe à Grégoire (et à Basile). L'intervention
réconcilatrice de l'évêque de Césarée entre les deux formes de vie philosophique
s'inscrit aussi, au moins symboliquement, dans son entreprise de mainmise sur tous les
1
moines, migades potentiellement turbulents et outsiders des déserts .

L'Éioge d'Athanase offre l'avantage qu'on y discerne clairement les formes de


philosophies en question et qu'il s'agit des moines égyptiens, dont l'histoire et
l'organisation sont bien connues. Le Nazianzène y relate en effet le séjour d'Athanase
auprès des moines du désert égyptiens :
«Il se rend dans les phrontistères (q>povnm:tptmç) saints et vénérables de ceux d'Égypte;
ceux là se retirant du monde (KÜOµou xoopl!;ovtEç) et embrassant la solitude (-djv lpl)µov)
vivent pour Dieu plus qu'aucun de ceux qui sont dans un corps ; les uns pratiquent la vie tout
à fait solitaire et non mêlée (tüv :n:civtl) µovaÔLKov •t Kat dµtnov fllov), ne parlant
qu'à eux-mêmes et à Dieu (Éaumî:ç µOvmç :n:pooÂ.aÀ.OUvtEÇ Kal. •ci> 6ttj)) et le seul
monde qu'ils verront, c'est celui qu'ils connaissent dans la solitude (Èv tjJ Èpl)µt~); les
autres s'attachent aux devoirs de la charité dans la communauté (tjJ Kmvoovta), solitaires et
mêlés à la fois (ÈplJµLKot 'tE Kal. µtyciôtç), étant morts aux autres hommes et affaires
(i;oî:ç µÈv <ill.mç n6vl)KÜ'ttç civ6pommç Kat :n:payµaow), ces affaires qui circulent
dans le public en tourbillonnant et nous égarent en nous faisant tourbillonner, se jouant de
nous par leurs retournements subits, mais ils se tiennent lieu de monde les uns pour les autres
(<ill.1'Â.Otç ÔÈ Kooµoç ovttç) et se proposent les uns aux autres des exemples de vertu.
Leur ayant parlé, le grand Athanase fut, comme en toutes choses, médiateur et conciliateur
(... ) Il concilie ainsi la vie solitaire (i;ÜV Èpl)µtKov flîov) et la vie en communauté
(KotvoovLKtj)), montrant qu'il y a un sacerdoce {i.tpOlO"l'rvr]) qui est une sorte de philosophie
et une sorte de philosophie qui a besoin aussi de la mystagogie (µ1JQ1;ayooyiaç).
Il harmonisa de cette manière les deux genres de vie et les associa, activité tranquille et
tranquillité active (Kat :n:pêi!;tv Î!mJxLOV Kat t'i01l'.JClav dl:n:paKLov), de façon à
convaincre tout le monde que pratiquer la "solitude"(•<'> µOva!;ttv) consiste dans la fidélité
à une disposition intérieure (i;oÜ i;pO:n:ou) plutôt que dans l'anachorèse physique
(tjJ 'tOÜ oroµai;oç civaxoop1'otL), suivant le principe qui faisait du grand David un homme
très actif (:n:paKLLKol'tai;oç) en même temps que très solitaire (µovol'tai;oç) en admettant
comme la plus sûre confirmation de mon propos ce verset : Moi, je suis solitaire
( Km:aµ6vai:;) et je le serais toujours.
Ainsi, des hommes qui l'emportaient sur les autres en vertu étaient vaincus par son
intelligence plus qu'ils ne l'emportaient eux-mêmes sur les autres; et contribuant un peu à la
perfection du sacerdoce, ils obtenaient en échange un plus grand accomplissement de leur
philosophie; et son avis était pour eux une loi; et ils s'interdisaient ce qu'il désapprouvait;
ses décisions étaient pour eux les Tables mosaïques et leur vénération pour lui dépassait celle
que les hommes doivent aux saints. »2
Grégoire distingue ici l'érémitisme et le cénobitisme. Les ermites sont caractérisés
comme totalement solitrures et donc a fortiori «non-mêlés » au monde, les cénobites
par la vie communautrure, ce qui se comprend bien. Quant à la définition des cénobites
comme « solitrures et mêlés à la fois», elle renvoie au fait qu'ils vivent au désert,

1
Sur celle-ci, voir les analyses de Elm [Virgins], p. 206-223.
2
D. 21, 19, 6-20, 7 (Ps. 140, 10 b).

61
La philosophie chrétienne selon Grégoire

coupés du monde et de ses affaires tout en menant une vie communautaire qui leur
permet la pratique de la charité et l'émulation dans la vertu: le cénobitisme fait ainsi
figure de juste-milieu entre l'isolement total de l'ermite, a priori préférable pour la
contemplation, et la vie dans le monde dont il conserve la sociabilité avec ses
avantages spirituels. Le registre lexical du "mélange" (µtyaôEç) désigne cette fois la
socialité en général - ici celle des cénobites au sein de leur communauté - et non la vie
dans le monde. 1 Quant à l'usage du registre lexical de l'Èptlµta, il signifie l'isolement,
mais d'abord celui, absolu, qui caractérise les ermites ; et ensuite celui, relatif, des
cénobites à l'égard du monde extérieur. Enfin, comme dans le texte précédent, et
malgré l'ambiguïté de l'emploi de µovaÔLKoç, le Nazianzène distingue de cette
solitude physique, secondaire à ses yeux, la monotropie qui caractérise la vie de moine
(i:o µovaî;ELV) et dont la fin du texte affirme la pleine compatibilité avec la vie active.
Mais comment comprendre l'intervention attribuée à Athanase et le rapport assez
obscur de tout cela avec le sacerdoce ? Il nous paraît très probable que la conciliation
entre érémitisme et cénobitisme recouvre une institution typique du monachisme de
Basse Égypte que nous avons déjà évoquée2 : celle de synaxes hebdomadaires à
l'occasion desquelles les ermites quittaient leur solitude pour se joindre à la
communauté cénobitique, partager leurs expériences contemplatives et participer à
l'office. Dans ce contexte, le lien communautaire consiste très précisément dans cette
socialité ecclésiale que la participation commune aux offices réalise. Autant que
l'impasse sur la charité, c'est la rupture de ce lien par les anachorètes les plus zélés
que, pour Grégoire, Athanase eut le mérite d'empêcher. D'où la relation au sacerdoce,
dont sont évoquées ici les deux fonctions : sacramentelle (WprocrUV11) et doctorale
(µuoi:aymyî.a). Or, cela supposait l'ordination de certains moines à quoi le dernier
paragraphe fait allusion, alors même que les plus dignes d'entre eux, dans la hiérarchie
spirituelle en vigueur dans ce milieu, étaient justement les ermites, viscéralement
attachés à leur solitude. Il fallait dès lors faire valoir que la monotropie ne se mesurait
pas au degré d'isolement et que la dignité sacerdotale ne contredisait pas
fondamentalement l'humilité du philosophe chrétien. Mais aussi que le sacerdoce, par
définition contraire à l'absence d'affaires (ÙJtpayµücrUVll) nécessaire à la
contemplation, avait sa propre dignité philosophique, celle de la philosophie active et
de la charité spirituelle. Pour cela, Grégoire avance ici la conception essentiellement
intérieure de la "solitude" comme monotropiè présente dans le De vita sua.

1
Elm [Virgins], p. 209, traduit i:ov :n:a.vtlJ µova.ôucov i:E 1ml dµua:ov fllov par « utterly
monastic and solitary life » comme si, aux yeux de Grégoire, l'érémitisme, par son isolement,
représentait le monachisme ou la vie philosophique par excellence : ce que le second paragraphe
dément expressément ; et ÉplJµuml 'tE Kal µLyciôEç par « at once solitaries and cenobites » :
traduction qui confond les registres du désert et de la solitude et qui conviendrait exclusivement pour
un semi-anachorétisme dont, selon nous, Grégoire voudrait qu'il n'ait été institué qu'avec
l'intervention d' Athanase. Par ailleurs, si elle semble admettre ainsi comme nous que les ascètes de la
seconde catégories sont dits "mêlés" du seul fuit de leur cénobitisme, on ne peut sans précisions, ainsi
qu'elle le fait plus loin (ibid., p. 354 : il s'agit, il est vrai, d'introduire une étude sur Athanase et le
monachisme), rendre notre dernière expression par l'idée de combinaison entre la vie solitaire et celle
du monde, et, en établissant un parallèle avec le texte du D. 443, par « in community with others but
[nous soulignons] involved in a lite of praxis». Nous n'avons pas affaire à des migades à proprement
parler, puisque nous sommes au désert, que nos cénobites sont morts aux hommes et aux affaires du
monde extérieur et se tiennent lieu de monde, leur charité, spirituelle, s'exerçant entre eux.
2
Cf. supra, p. 20.

62
Le rrwnachisme comme rrwnotropie

Mais, là où ce texte présupposait l'existence de deux philosophies, contemplative et


active, et considérait comme indifférent le fait de vivre isolé ou en société dès lors
qu'on vivait tourné vers Dieu seul, il y a ici une contestation directe de l'assimilation
de la philosophie à la seule voie contemplative. Il faut en effet comprendre les
dernières lignes de notre second paragraphe ainsi: la pratique charitable, qu'il s'agisse
des cénobites en général ou, plus spécifiquement, du ministère du prêtre dans la
communauté, est elle aussi monotropie et, partant, philosophie. Le dernier paragraphe,
comme l'exemple de David, prêtre royal 1, indique même que le sacerdoce, rehaussé
par la profession philosophique des moines ordonnés par Athanase, doit être considéré
comme l'accomplissement de la philosophie. Remarquons enfin qu'en mettant en
exergue le fait que, par les enseignements et les réformes qu'il leur apportait, Athanase
ait joué un rôle de mystagogue auprès des moines, Grégoire ne souligne pas seulement
un mérite individuel. À une période où, dans sa communauté constantinopolitaine, il a
affaire à l'esprit d'indépendance des milieux monastiques, c'est du sacerdoce véritable,
ascétique, qu'il affirme ainsi en général l'autorité doctrinale et législatrice sur les
moines - ce qui vaudrait autant pour le prêtre officiant dans une communauté
monastique que pour l'évêque par rapport aux moines de son diocèse.

Dans !'Éloge de Maxime, Grégoire nous dit d'abord de «parfait philosophe» -


c'est à ce titre, en réalité usurpé, qu'il l'avait agrégé à son clergé de Constantinople:
«Le premier objet de sa philosophie est celui-ci: reconnaître, parmi les voies qui s'offrent à
nous, celle qui est préférable pour lui-même ainsi que pour tous les chrétiens. Car il estimait
qu'associer partout l'intérêt personnel à son bien propre était la marque d'une âme très
parfaite et très philosophe. (. .. )
Il voyait que la vie du désert et dans l'isolement (i:ov f.priµucov j3tov Kat lfüâ\;,ovi:a),
étrangère et hostile à la foule (i:oov itoM.oov EKcpuÀov Kat à/,.A.ôtpwv), est grande, élevée
et au-dessus des choses humaines, mais tant qu'elle s'arrête à ceux qui la pratiquent
correctement, et que c'est en niant le caractère social et philanthrope de la charité
(i:o ri)ç àyciitriç KmvwvtKov Kat cptf..âvepwxov) (... ); de plus, elle est sans garantie, du
fait qu'elle échappe à l'exercice pratique et à la comparaison avec d'autres. Quant à la vie en
commun et mêlée (KmvwvLKÛv Kat f.xtµtnov), outre qu'elle pa~se au crible la vertu, elle
présente encore l'avantage d'atteindre les foules (i:oùç xoM.oùç) et de se rapprocher d'un
plan selon lequel Dieu fit et cimenta dans l'amour l'univers tout entier, et, à la suite de son
union avec nous et de sa présence parmi nous, il réhabilita notre race tombée en dehors du
bien à cause de la malice qui était en elle. »2
Nous reviendrons sur les critiques formulées ici à l'encontre de la première forme de
vie et les avantages reconnus à la seconde: il s'agit pour l'instant de savoir à quoi
correspondent les deux voies philosophiques comparées. La seconde semblerait devoir
s'identifier à la pratique d'une philosophie active dans le siècle, de ce magistère public
dont la suite du Discours loue Maxime. Cette apologie de la philosophie mixte que
Grégoire croyait partager avec Maxime constitue avec le Discours 26 la contribution
de Grégoire au débat d'actualité sur le rôle du philosophe qui opposait alors Libanius
et Thémistius 3 . Il y prend, en le christianisant autour de la charité, le parti du second,
dont les Discours ont pour thème central, selon les mots de G. Dagron, « une
invitation maintes fois répétée à rapprocher la philosophie de la foule, à la faire
1
Cf. 2 S., 6, 13-18: le roi David sacrifie, danse une danse sacrée en vêtement sacerdotal, puis bénit.
Il faut tout de même noter que Samuel (1 S. 19, 18-19; 22, 1; 24, 1-2; 25, 1) fait plusieurs fois
l'expérience de la fuite au désert.
2
D. 25, 4, 25-5, 13. Sur Maxime et les démêlées de Grégoire avec lui, voir infra, p. 363 s.
3
Mossay [Discours 24-26], p. 106-107, à propos du D. 26.

63
La philosophie chrétienne selon Grégoire

descendre des hauteurs de la théorie pour participer à la vie pratique. » 1 C'est en effet
à la communauté chrétienne dans son ensemble que cette philosophie veut être utile, ce
que l'allusion probable à l'institution de l'Église par le Christ confirme à la fin de notre
citation. Dans ce contexte, l'adjectif substantivé 'tO KoLvwvLKov ne renvoie donc pas
à la vie cénobitique, mais à la communauté ecclésiale: ce qui justifie que, dans sa
seconde occurrence, il soit associé à l'adjectif hti,µLK'tov. Il n'est donc pas certain,
malgré l'ajout du participe tôLcH;,ovm à l'adjectif Èp'llµLKÜv, que la première forme de
vie mentionnée soit nécessairement érémitique. Si l'on admet, avec J. Mossay2, que
l'absence de comparaison avec d'autres vise la philosophie paienne, on pourrait
considérer que le premier membre de l'alternative viserait la vie du désert en général,
cénobitique ou érémitique. Mais si l'on comprend qu'il est question de l'impossibilité
de la comparaison avec d'autres "moines", cette critique confirmerait qu'il s'agit de
l'érémitisme. Or, le parallèle avec tous nos autres textes, dans lesquels, tandis que
l'émulation est mise au crédit du cénobitisme, l'érémitisme se voit reprocher de
l'ignorer, fait finalement pencher la balance de ce côté. Si Grégoire passe ici sous
silence l'option cénobitique, qui, comme le dit l'Éloge d'Athanase, est à la fois isolée
du monde et sociale, c'est sans doute pour les besoins d'une argumentation qui vise à
établir la précellence de la vie active ; mais également parce que, à l'intérieur du
domaine de la vie "monastique", la distinction pertinente relève de la socialité, que la
communauté cénobitique partage avec la vie des migades.
Un autre passage de cet éloge éclaire la conception que se fait Grégoire de la
philosophie dans le monde et confirme ce que nous venons de dire de l'opposition
entre solitude et vie "mêlée" :
«il démontre que la piété ne se borne pas à de petites choses ni la philosophie à avoir l'air
sombre; mais qu'elles consistent dans la fermeté d'âme, la pureté d'esprit, l'élan sincère vers
le bien, quel que soit notre costume, quels que soient ceux que nous fréquentons, soit que
seuls en nous-mêmes nous replions (m'no'i'.ç ~ crucrtÉllov1:Eç) notre esprit loin des
sens, soit qu'au sein de la vie publique (ÈV i:tjl Kmvtjl) nous pratiquions la solitude parmi la
foule de nos semblables (i:oî:ç :n:oUoî:ç i:E Ka\. oµoqn'JÀ.mç lôLci1;ovuç) 3 et que nous
pratiquions la philosophie au milieu de ceux qui ne la pratiquent pas - à l'image de la
fameuse arche de Noé plus légère que le déluge au milieu du déluge ou du buisson ardent,
celui de la grande vision de Moïse, que ne consumait pas le feu qui !'embrasait, nous aussi,
nous ne subissons pas de dommage de la foule, pas plus que le diamant de ceux qui le
frappent4, alors que nous nous efforçons d'améliorer les autres autant qu'il se peut. » 5
On retrouve ici la distinction des deux philosophies : contemplative et solitaire d'un
côté, active et publique de l'autre. Il faut noter que, sil est question pour cette dernière
d'une communauté (Èv 'tql Kmvtj)), il ne s'agit pas de celle des moines, mais de la
communauté ecclésiale, voire, plus largement, de la société en général. En effet, le rôle
philosophique de Maxime est ensuite décrit comme un magistère public à la mode des
cyniques auxquels il n'emprunte « l'habit et le décor » que pour mieux les
1
Dagron [Thémistios], p. 43.
2
Mossay [SC 284], n. 1, p. 166, qui justifie cette interprétation par la cooiparaison filée entre la
philosophie chrétienne que représente Maxime avec la philosophie païenne, en particulier cynique.
3
Mossay [SC 284], p. 169 traduit: «que nous nous isolions dans la foule de nos semblables au sein
de notre cooimunauté ».L'expression ÈV i:tjl Kmvtjl, se rapporte à la vie et au bien public, donc à la
communauté ecclésiale, non à une cooimunauté particulière, celle des moines, comme le possessif
tendrait à l'indiquer, !'oxymore suivant se référant à une solitude intérieure, à la monotropie.
4
Cette comparaison du sage au diamant se trouve chez Sénèque, De la constance du sage, 3, de
même que celle du rocher battu par les flots que Grégoire présente un peu plus loin.
5
D. 25, 6, 10-21 (Cf. Gen. 6, 7-20; Ex. 3, 3).

64
Le monachisme comme monotropie

concurrencer1 . S'il est appelé« chien hostile aux chiens proprement dits» - c'est-à-
dire les cyniques-, nous croyons que c'est en référence à Juges 7, 2-7: après avoir
écarté ceux qui avaient peur de l'ennemi, Gédéon, inspiré par Yahvé, fait boire à la
rivière ceux qui restent et choisit pour combattre ceux qui lapent l'eau à la manière des
chiens. Or, la tradition syrienne, jouant sur l'image du chien de garde, fidèle et dévoué,
aboyant nuit et jour au service de son maître, a fait de ce récit un modèle typologique
du recrutement des "solitaires" parmi les baptisés2 , une exégèse que le N azianzène
n'ignore probablement pas lorsqu'il se réfère ailleurs à ce texte scripturaire3 • On songe
d'autant plus à cette tradition que les "solitaires" y fournissent les cadres
ecclésiastiques que Grégoire désigne parfois par l'image du chien de berger4.
Remarquons encore que la référence à l'arche de Noé, si l'on se réfère à une
tradition d'origine juive assez répandue5, pourrait bien comporter une allusion à la
continence "monastique" et donc, à travers celle-ci, à la monotropie qui y est associée.
C'est en tout cas de la possibilité de cette monotropie au sein du monde qu'il est ici
avant tout question. Le fait que cette possibilité, à travers les comparaisons, apparaisse
comme Oauµâi:a souligne qu'il s'agit d'une véritable prouesse philosophique valant
au moins celles des ermites, contemplatifs dont la solitude rend la monotropie moins
méritoire, comme on peut le comprendre dans ce poème de béatitudes :
« Heureux celui qui mène une vie solitaire, séparé de ceux qui vivent sur la terre, et élève à
dieu son esprit, l'unissant à Lui.
Heureux qui, quoique mêlé à la foule, n'a pas de familiarité avec elle et tourne son cœur tout
entier vers Dieu. »6
La comparaison au buisson ardent de l'impassibilité et de la constance monotrope du
sage chrétien au milieu des foules incite à prendre en compte les deux valeurs de la
thématique de la lumière: la purification et l'illumination. L'image du buisson ardent
signifie d'abord que le "sacerdoce" public du philosophe actif, du migade, n'entache
pas sa pureté, est même une ascèse purificatrice. Elle suggère également son
assimilation à la lumière divine : flambeau incombustible, il en brille lui-même, pour
illuminer les autres. 7 Ainsi, cette image implique apparemment une certaine supériorité
de sa part sur le contemplatif.

1
D. 25, 5, 17-6, 10.
2
Aphraate, Exposés, 7, 21 (I / 349) et 20, 8 (I / 905), t. I, p. 109. On rapprochera cette tradition du
fait que Julien l' Apostat, Contre Héracléios le Cynique, 18, 224 a, affuble les prédicateurs itinérants
qui se disent Cyniques, mais qu'il considère comme de faux Cyniques, du nom « d'apotactites dont
les Galiléens impies appellent certains des leurs», et reproche ailleurs à l'un d'eux d'admirer les
moniales (Dorival [Cyniques et chrétiens], p. 69-70). Tout cela pourrait suggérer entre les apotactites
chrétiens d'Orient qui ont adopté le tribôn des Cyniques et la tradition cynique originaire de cette
région d'étroites connexions que Grégoire ne peut évidemment que minorer pour des raisons
apologétiques. Sur cet aspect du dossier Maxime, voir Dorival, ibid., p. 71-76.
3
D. 4, 19 et D. 42, 7, les deux textes insistant sur la distinction d'une élite.
4
Par ex. D. 26, 3; P. 2, 1, 1, v. 891-938 et 894.
5
Philon, Quaest. ln Gen. 2, 49 ; Origène, Selecta in Gen., PG 12, 105 AB ; Saint Hilaire, Traité des
Mystères, éd. Bresson, SC 19, p. 100-102; Didyme d'Alexandrie, Commentaire de 7.acharie, éd.
Doutreleau, SC 85, p. 942-945 ; Ephrem, Carmina Nisibena, 1, 9 et Comm. in Gen. 6, 12 ;
Guillaumont [Aux origines], p. 19-20.
6
P. 2, 1, 17, V. 1-4.
7
D. 39, 8, 13-9, 4 (cf. Ex. 34, 29-35 : le visage de Moïse rayonnant de la gloire divine après s'être
entretenu avec Dieu); 10, 15-22; 20, 7 s. (citant Phil. 2, 15); D. 40, 5, 14-17 (cf. Matth. 5, 14 et
Phil. 2, 15); 6, 5 s (cf. Ex. 34, 29-30; Ex. 3, 2).

65
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Au plus près de la tradition syrienne, le Nazianzène définit donc la "solitude" qui


donne son nom au moine par la monotropie et par le célibat qui en est la condition,
non par la solitude ou l'isolement physique de l'anachorèse. C'est à l'intérieur de cette
catégorie générale des "solitaires" ou des philosophes chrétiens qu'il distingue ensuite
trois genres de vie dont la socialisation va croissant : celui des ermites, qui vivent
seuls, celui des cénobites, qui vivent dans une communauté monastique coupée du
monde, et celui des "migades", c'est à dire des "solitaires" qui vivent dans le monde,
se mêlent aux profanes. C'est alors seulement, à un niveau secondaire, que, pour
opérer cette distinction, il fait intervenir les registres opposés de l'isolement et du
désert - ÈPllµia I ÈPilµoç I Èpî]µLKOÇ - et de la communauté - KoLvcovia I
KOLVWVLKOÇ - ou du mélange - µtyciç I È:niµLKWÇ. Mais le cadre conceptuel qui
structure sa façon de caractériser les genres de vie philosophiques ne se rapporte
qu'indirectement à la solitude; c'est l'opposition traditionnelle entre philosophie
contemplative et philosophie active, à laquelle il fait correspondre deux modalités de la
monotropie: la conversion contemplative de l'esprit vers Dieu et l'exercice des vertus
charitables. On doit ici penser au fait que, comme on le voit chez Plutarque, le terme
µov&tponoç pouvait être pris en mauvaise part au sens du caractère "solitaire"
1
d'inspiration misanthrope , tandis que les mots Kmv6ç et, plus spécifiquement,
2
KOLVWVLKOÇ désignent au contraire une sociabilité liée à la philanthropie • Grégoire
vise donc à dégager le premier de sa connotation négative - celle qui correspondrait au
3
premier membre de l'alternative aristotélicienne sur l'homme dnoÀ.tç -, tandis qu'il
lui importe de prôner une sociabilité exigée par la charité.
Cela explique sans doute que, en dehors de l' Éloge d'Athanase, dont l'histoire
imposait sa mention, le cénobitisme n'apparaisse pas distinctement et ne fasse pas
l'objet d'un traitement doctrinal particulier. En effet, la vie contemplative, selon le
modèle néoplatonicien de la fuite solitaire vers le Seul, mais aussi du fait de ses
modèles bibliques, les prophètes Élie, Jean Baptiste ou Moïse au mont Sinaï, se
présente comme isolement dans la seule compagnie de Dieu. Elle suppose le fait de se
retirer au désert, non pas comme un milieu naturel nécessairement aride mais par
opposition aux zones de peuplement. À l'opposé, la vie active, dont les modèles paiens
sont ceux du cynisme et du stoïcisme et les référents chrétiens ceux des chefs spirituels
d'Israël, de Jésus et des évangélistes, est pensée comme office public auprès des
foules. Sa vocation conduit donc le philosophe actif, de préférence, dans les villes,
comme l'illustre le cas Maxime. Érémitisme et vie des migades correspondent donc à
des types purs, antithétiques l'un de l'autre, puisque le premier, dans son isolement, ne
saurait évidemment exercer la moindre pratique et que les soucis et l'environnement
perturbateur de la seconde excluent la contemplation. Le cénobitisme est par contre
hybride, puisque la vie communautaire y permet d'être utile aux frères, mais, menée à
l'écart des agglomérations et préservée des turbulences du monde, s'organise autour
de la contemplation. En outre, il est susceptible de prendre des formes concrètes plus
ou moins séparées du monde : vie conventuelle éventuellement séparée de l'extérieur
par un mur d'enceinte ou errance collective des gyrovagues, qui vont mendier et

1
Plutarque, Pel. 3, M. 479 c; Defrat. An., 479c. C'est un des sens du terme.
2
Plutarque, Phocion, 10, 7 ; An. Seni., 796 e.
3
Cf. supra, p. 13-14 et n. 1, p. 14; Basile, Grandes Règles 3, 1, PG 31, 917 A:« Qui ne sait pas que
l'homme est un être social (KmvwvLK6v) et non solitaire (µovam:LK6v) ».

66
Le monachisme comme monotropie

prêcher auprès des sédentaires menant la vie du siècle. À l'extrême, il s'associe, chez
les hospitaliers, avec un office charitable permanent auprès des non-moines.
Le désert désigne également un milieu sauvage, vierge de toute civilisation, par
opposition aux terres cultivées, aux villages et aux ensembles urbains. En Cappadoce,
il s'agira des montagnes que ne fréquentent que les chasseurs, hommes voués à la vie
sauvage. C'est ce genre de vie rude, soumise aux aléas naturels et donc à la seule
providence divine, qui est généralement associé à la vie érémitique, dont la dissociation
d'avec le monde post-adamique relève ainsi de la déculturation ou de
l'"ensauvagement". Il faut préciser à ce sujet que l'appréciation de ce qui relève du
"désert" et de la vie sauvage est tout de même relative : pour un citadin habitué à
l'agitation du forum et des rues, aux commodités de l'urbanisme et au luxe des
notables, la faible densité du milieu rural et le mode de vie rustique des villageois, plus
proches de la nature, tiennent déjà du désert. A fortiori pour les habitants des grandes
métropoles, Alexandrie ou Constantinople, centres de civilisation surpeuplés. Aux
yeux des Constantinopolitains, la province elle-même, et particulièrement une
Cappadoce réputée pour sa rusticité, cette terre de vastes pâturages où les chevaux,
spécialité du pays, gambadent en liberté, est déjà une sorte de désert. Grégoire en
jouera et n'hésitera pas, alors que sa retraite à Séleucie fut loin d'être sauvage, de se
1
présenter à eux comme venu du désert.
L'opposition binaire entre vie du désert et vie "mêlée" n'est pas seulement
commandée par l'opposition théorique de la vie active et de la vie contemplative
héritée de la tradition philosophique paienne. Elle correspond à une réalité propre à la
philosophie chrétienne, l'existence de deux modèles concurrents du "solitaire" dans la
société chrétienne de l'époque: d'une part, celui, récent et prestigieux, du
monachisme au sens étroit, essentiellement contemplatif et concrètement séparé du
monde, qui recherche Dieu en marge de l'Église institutionnelle; d'autre part, celui,
plus ancien, des ascètes syriens, insérés dans une communauté ecclésiale dont ils
assurent l'encadrement, en particulier liturgique. Or, nos analyses ont justement
dégagé cette ligne de force sous-jacente : dans l'esprit de Grégoire, comme chez son
ami Basile2, la communauté (Kmvwvta) de référence est ecclésiale. Cela n'a rien
d'étonnant puisqu'il n'y a pas, selon lui, de salut en dehors de l'Église, institution de
3
distribution du salut et préfiguration de la cité céleste. Mais cela correspond aussi à
4
une réalité sociopolitique , le terme ÈKKÀ.l)oia lui-même désignant d'abord, dans les
cités grecques, l'assemblée du peuple, le clergé pouvant être considéré comme une
sorte de boulè ou de curie. De plus, l'évêque est le chef d'une communauté locale que
la christianisation de l'Empire fait à peu près coihcider avec la cité ; il dispose de
pouvoirs reconnus par le droit et son Église remplit des fonctions d'aide sociale. Dès
lors, l'Église devenait un objet de philosophie politique, auquel il nous semble que
Grégoire applique, en l'adaptant, l'héritage aristotélicien. Pour Aristote, la société
politique, parce qu'elle vise l'intérêt de la vie tout entière, la possibilité du bien-vivre,
embrasse sous sa dépendance, en même temps que l'individu, toutes les associations

1
D. 33, 6 et 10 ; D. 38, 6; D. 36, 3 (voir infra, resp., p. 368, 380 et 382).
2
Pouchet [Basile le Grand], p. 78.
3
Comme le montrent divers passages sur le baptême, les« biens communs» de l'Église ou l'espace
qui y est réservé aux baptisés: D. 2, 116; D. 3, 7; D. 7, 15; D. 26, 16; D. 27, 2-3 et 8; D. 30, 21 ;
D. 32, 10 et 23 ; D. 40, 46; P. 2, 1, 13, v. 68-71. Cf. Gautier [La retraite et le retour], p. 78-89
4
Nous reprenons ici Carrié et Rousselle, L'Empire romain en mutation, p. 239.

67
La philosophie chrétienne selon Grégoire

particulières qui n'en sont que des fractions 1 . Grégoire transfère ces vues dans la
philosophie chrétienne en faisant de l'Église le corps commun du Christ auquel on doit
nécessairement appartenir pour vivre pieusement et atteindre le bonheur céleste. Il n'y
a donc pas de philosophie chrétienne possible en rupture avec la communauté
ecclésiale2 et les ermites comme les communautés monastiques doivent s'y inscrire, au
moins par la célébration des offices.
On ne saurait s'opposer plus nettement au messalianisme, un courant qu'on peut
aisément relier - comme extrême, puisqu'il rejette même le baptême - au fait que le
moine prétend faire son salut ou se sanctifier par ses propres efforts. S'inspirant du
modèle ascétique syrien, le N azianzène cherche au contraire à intégrer le monachisme
proprement dit, qui s'est constitué en marge d'elle et nourrit des tendances
schismatiques, dans une Église que celui-ci considère comme trop installée dans le
monde. Cela dit, il est bien obligé de prendre acte de l'existence du monachisme
comme institution spéciale et du prestige que lui confère sa séparation concrète du
siècle. La solution qu'il adopte n'est donc pas le retour pur et simple à une Église
ascétique où les "solitaires" vivraient concrètement mêlés à ceux du monde, comme
dans les premiers siècles de l'Église syrienne, mais plutôt celle qui s'impose à son
époque en Syrie-Mésopotamie et qu'Eustathe et Basile réalisent dans son proche
environnement3: l'aménagement d'une place de choix dans l'Église pour des moines
soumis à l'autorité d'un évêque ascétique, voire, comme Basile, passé par une phase
de solitude monastique, mais qui mène la vie des "migades". Dès lors, la valeur du
sacerdoce et surtout de l'épiscopat ascétiques, doit être reconnue à part entière, y
compris par les moines, purs contemplatifs. D'une certaine façon, le ministère actif
assure les conditions spirituelles de la vie du moine comme, chez Aristote, l'activité du
politique assure les conditions concrètes de la vie du contemplatif: en tant qu'un genre
de vie certes éminent, mais particulier, à l'intérieur de la société globale dont la
fonction sacerdotale assure l'unité mystique, mais aussi organique - nous voulons ici
parler de la fonction législatrice essentielle au politique chez Aristote qu'on voit
assumée par les évêques Athanase et Basile à l'égard des moines.
Mais peut-on poursuivre jusqu'au bout le parallèle entre la philosophie politique et
éthique du Stagirite et la doctrine du Nazianzène sur les formes de vie dans l'Église?
Si l'on considère, chez Aristote, l'aspect systématique de la doctrine, la relation entre
le politique et la vie théorétique est la suivante : le premier conditionne la seconde et
jouit, avec la vertu qui lui est propre, d'une primauté architectonique4 . Mais la
contemplation n'en est pas moins prévalente par rapport à la vie active, y compris
politique5 • Dans le finalisme axiologiquement déterminé caractéristique de
l'aristotélisme, cela se traduit par une subordination hiérarchique de la vertu politique
comme moyen à la vie contemplative comme fin6 : si la vertu politique, vertu active

1
Aristote, Politique, III, 5, 1280 b; Éthique à Nicomaque, VIII, IX, 4-6. Cf. D. Ross [Aristote],
p. 263-264, Bréhier, t. I, p. 221 ; Pellegrin, in Brunschwig [Le Savoir grec], p. 619.
2
Cf. également D. 6, 2, 28 - 32.
3
Cf. supra, p. 22-23 et 24-28.
4
C'est à dire comme prudence (science des moyens) législatrice: Éthique à Nicomaque, VI, VII-VIII.
5
Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, XIII; X, VII-VIII; en particulier pour la contemplation la plus
haute, théologique (cf. Métaph. E l), que l'Éthique à Eudème, 1249b, 20, désigne comme la vie
idéale. Cf. Bréhier, t. I, p. 198; Ross [Aristote], p. 326-328.
6
Aristote, Politique, VII, 12. Cf. Bréhier, t. I, p. 224-225 ; Ross [Aristote], p. 310 et 326.

68
Le monachisme comme monotropie
1
supérieure, sert le bien public en rendant possibles toutes sortes de vertus , c'est en
permettant la pratique de la plus élevée, la vertu contemplative, qu'elle atteint - au-
delà d'elle-même - sa fin ultime. Or, nous avons décelé des indices de ce que Grégoire
ne suit pas jusqu'au bout ces conceptions: sur la base d'une définition du "moine"
comme monotrope, il rejette en effet la précellence de la contemplation sur la vie
active au profit d'une certaine égalité dans la différence qui en fait deux voies
également philosophiques et complémentaires. On voit même se dessiner une tendance
à valoriser spécialement la philosophie qui se met au service de l'intérêt général, en
2
particulier dans la fonction sacerdotale. Il y a là probablement une réinterprétation
néoplatonicienne de la philosophie politique aristotélicienne que Grégoire a pu
connaû:re dans les écoles athéniennes.3 En tout cas, comme on l'a vu dans !'Éloge
d' Athanase, le sacerdoce, du moins lorsqu'il est exercé par un "solitaire", est reconnu
4
comme une sorte de philosophie et, même, comme l'achèvement de la philosophie.

Le philosophe chrétien, cet étranger


SEVL'tELa et ;evL'tELa i;O'Ü KOOµO'U chez Grégoire

Grégoire aime à jouer, d'une façon plus littéraire que technique, sur le registre de la
l;EvLi:El.a, en particulier à propos de sa propre personne. Cette dimension littéraire doit
être prise en compte pour deux raisons: d'abord, parce que la mention de la l;EVL'tELa
5
concrète recouvre souvent , chez lui, une allusion à la l;EVL'tELa i:oiï KOOfLO'U ;
ensuite, parce que, s'agissant de celle-ci, l'idée peut se passer du mot. On s'aperçoit
alors qu'elle est omniprésente, et résume pour lui, comme équivalent de la monotropie,
l'attitude fondamentale du philosophe chrétien.

1
Aristote, Politique, III, V, 1280; Éthique à Nicomaque, I, IX, 8.
2
Comme si le Nazianzène accentuait cette note d'ordre moins systématique qui apparaît chez Aristote
lui-même, et en vertu de laquelle, Éthique à Nicomaque, I, II, ce dernier reconnaissait même au
serviteur de l'État un caractère divin (Cf. R. Bodéüs [Figures du politique], p. 182-183).
3
Nous reprendrons ce dossier à partir des études de D. O'Meara : « Vie politique et divinisation dans
la philosophie néoplatonicienne », SOPHIES MAIETORES - "Chercheurs de Sagesse", Hommage à
Jean Pépin, Institut d'Études Augustiniennes, Paris 1992, p. 501-510; «Aspects of Political
Philosophy in Iamblichus », The Divine lamblichus, The London/Bristol Classical Press, p. 65-73;
« Évêques et philosophes-rois : philosophie politique néoplatonicienne chez le Pseudo-Denys »,
Denys l'Aéropagite et sa postérité en Orient et en Occident, Institut d'Études Augustiniennes, Paris
1997, p. 75-88.
4
Par ex. D. 2, 78, 1-3 : «C'est une philosophie qui dépasse nos force que de prendre sur soi la
direction et le patronage des âmes » (trad. personnelle, démarquée de Bernardi [SC 247), p. 193) ;
D. 26, 7 s. ; D. 43, 81, 6; Lettres, CCXVI, 3, t. II, p. 106.
5
Elle peut cependant correspondre au mauvais terme de l'alternative aristotélicienne sur l'homme
sans cité: on peut fuir parce qu'on a été chassé à cause d'un comportement indigne et la relégation
est une peine criminelle; on peut aussi errer pour courir la fortune d'ici-bas. Grégoire use aussi du
registre de la sEvLi:Ela en ce sens infamant, en particulier en ce qui concerne Maxime: P. 2, 1, 11,
v. 780-791 ; 999-1000 et 1008-1009; également D. 21, 16, à propos d' Arius. On notera enfin, D. 40,
3 s., la description de l'errance du Malin, sans foyer parce que chassé des âmes par le baptême, mais
toujours aux aguets pour en déloger le Christ.

69
La philosophie chrétienne selon Grégoire

C'est ce que montre l'apologie de son insouciance philosophique face aux critiques
de ceux qui veulent l'écarter du trône constantinopolitain :
«Me qualifieront-ils d'exilé (q:n.ryémmptv)? Quelle idée mesquine ils se font de nous, ces
personnages vraiment insolents et xénophobes! Car enfin, Messieurs, y a-t-il une patrie
limitée aux frontières d'un territoire, pour moi qui suis partout et nulle part dans mon pays.
Et toi, tu n'es pas un étranger résident (!;Évoç 1m\. :n:apE:n:lô11µoç) ? Si ce n'est pas le cas, je
ne te félicite pas, je ne loue pas ta résidence (Km:oudav) de peur qu'on ne t'exclue de la
véritable patrie (àJ...11füvi'jç :n:mptlôoç) dans laquelle il faut aller prendre domicile
(à:n:m:lewi:m i;o :n:o/...hcuµa). ,, 1
Ce passage sur l'expatriation, dont on retrouve quasi mot pour mot l'équivalent
ailleurs2 combine le cosmopolitisme cynico-stoïcien que Grégoire vante à propos de
Maxime3 et la thématique proprement chrétienne, qui l'englobe en le relativisant, en le
situant à un niveau axiologique subordonné parce que dérivé. D'où l'indifférence aux
lieux et donc à l'expatriation exprimée dès le Discours 6 :
«Avec Lui L1e Verbe], patrie et terre étrangère sont pour moi la même chose, et changer de
lieu, c'est pour ainsi dire quitter non pas ma demeure, mais celle d'autrui. »4
Cette indifférence tient à ce qu'il n'est au fond nulle part chez lui, c'est-à-dire à ce
point de vue spécifique du judéo-christianisme selon lequel la cité céleste est notre
vraie patrie. Dans notre premier texte, il fait d'ailleurs de cet aspect de la doctrine
chrétienne un usage polémique, suivant le raisonnement suivant : si ses adversaires le
qualifient d'exilé, c'est-à-dire, en fait, agitent contre lui le quinzième canon de Nicée
contre le transfert des évêques, c'est qu'ils s'arrêtent au point de vue terrestre et donc
manquent de piété. Grégoire joue ici sur le fait que le terme napmKta désigne
également, dans le langage ecclésiastique, la paroisse ou le diocèse5 ; ce qu'il reproche
en définitive à ses censeurs, c'est l'attachement à l'établissement (Ka-i:oLKta) terrestre
de leur épiscopat. C'est d'ailleurs un propos récurrent chez lui que la dénonciation des
intérêts terrestres du clergé6, dont il s'exonère ici en répétant n'avoir jamais
ambitionné le trône de Constantinople. C'est en ces termes qu'il demande au concile
qui a accepté sa démission de juger plutôt des fruits spirituels de ce déplacement que
de sa régularité :
« vous êtes venus à nous opportunément, non pour visiter une brebis égarée, mais pour visiter
un pasteur lui aussi déplacé. Que pensez-vous de ce déplacement qui nous affecte et quel en
est le fruit ? Ou plutôt, quel est le fruit de !'Esprit qui est en nous, qui toujours nous pousse et
qui nous a poussés maintenant encore, alors que nous désirons ne rien posséder en propre et
peut-être nous ne possédons rien? ,, 7

1
D. 26, 14, 13-18.
2
D. 43, 49, 12-13; D. 25, 14, 1-2.
3
D. 24, 3, 19-20 : « Par la sagesse, il est un citoyen de l'univers tout entier - car la nature des
"chiens" (K'UVLKTJ) ne supporte pas de se laisser circonscrire par des frontières étroites. » Nous
corrigeons Mossay [SC 284], p. 169, qui a traduit KUVLKTJ par «la (philosophie) cynique» alors que
Grégoire distingue le "chien de Dieu" chrétien qu'est Maxime des cyniques.
4
D. 6, 6, 8-10.
5
Constitutions Apostoliques, II, 1, 3, t. 1, p. 144-145 et 58, 1-2, p. 320-321; VIII, 14-15 et 47, 34,
t. III, p. 278-279 et 284-285 ; Eusèbe de Césarée, H.e. IV, XXIII, 6; Basile, Lettres, 99, 4; 204, 4. 7;
206; 237, 1 ; 243, 3; 244, 2; 248, 1 ; Jean Chrysostome, Lettre au Pape Innocent, 208, SC 342,
p. 90-91 ; Brottier [Le refus de la cité], p. 89-90, qui signale la critique des disputes au sujet des
diocèses dans les Lettres de Grégoire.
6
Par ex. D. 2, 8, 7 S.; D. 25, 16, 16 S.; D. 26, 16, 17 S.; P, 2, 1, 11, V. 460-463, 1556-1558, 1560-
1571, 1591-1599, 1847; P. 2, 1, 12, V. 434-439; Lettres XLVIII-L.
7
D. 42, 1, 3-9.

70
Le monachisme comme monotropie

Aussi, lorsqu'il aura quitté Constantinople, ses lamentations, sous le signe spirituel de
l'affection pastorale, recouvrent en fait la revendication de cette peine comme mérite :
« Maintenant, étranger, errant et solitaire,
Traînant ma sombre vie et ma faible vieillesse,
Sans trône et sans cité, loin des enfants que j'aime,
1
Je vis au jour le jour ; mes pas sont vagabonds. »
Durant sa prédication constantinopolitaine, et après sa démission, les qualificatifs de
« sans foyer », « vagabond » revendiquent ce modèle en jouant implicitement sur
l'opposition de ces termes à celui de n:apmKta, dont nous avons vu qu'il signifie tout
à la fois la paroisse ou le diocèse et l'établissement terrestre avec ses connotations
négatives. D'ailleurs, lorsqu'il se défend de l'accusation de transfert, c'est bien en
soulignant que, quoique revêtu de l'épiscopat, il n'a jamais été attaché à un diocèse
avant Constantinople et ne s'est occupé de celui de Nazianze que «comme un
étranger [;Évoç, évoquant un aspect de la ;i;wtûa wiî Kooµou] des biens
d'autrui » 2 • Il condamne même au passage le quinzième canon de Nicée comme
obsolète3 car, dans son esprit, la vanité des frontières terrestres concerne évidemment
aussi les circonscriptions ecclésiastiques, et, en revendiquant un statut d'apatride, c'est
à l'universalité du magistère du sage qu'il prétend. Ces propos reprennent les éléments
par lesquels Grégoire avait défini sa vocation épiscopale à partir du moment où, investi
comme évêque de Sasimes, il en a fui la charge et préféré assister son père à
Nazianze : un ministère essentiellement théologique, sans attaches territoriales car
participant de la liberté de !'Esprit, où l'on reconnaû la tradition des évêques
4
charismatiques itinérants de Syrie-Mésopotamie.
Le Nazianzène inscrit également son expatriation dans une thématique de la
;i;vti:Eta comme itinérance "monastique". Ainsi, durant son ministère
constantinopolitain, il se présente de façon récurrente comme sans foyer ou
vagabond5 , mendiant6 même. Liée à la dépossession du renonçant, cette itinérance vaut
d'abord chez lui comme un élément de l'ascèse, comme on le voit dans son
commentaire de l'Exode :
«les tribulations sont aussi un bon moyen de salut »7 .
Aussi se vante-t-il des siennes, lui qui, au moment de mettre un terme à son
malheureux séjour à Constantinople, se présente en soldat toujours prêt à lever le
camp sur les ordres du Verbe, trouvant la paix de l'âme dans cette obéissance:
« C'est en Toi qu'est la paix, ô Verbe,
Quand je reste au foyer ; le repos t'appartient.
Si je m'assois, si je me lève,
c'est pour Toi. C'est pour Toi que je vais en chemin.
Sur Ton ordre aujourd'hui je pars. »8

1
P. 2, 1, 43, v. 9-12. Trad. Millet, p. 44. Le poème Sur ses calamités (P. 2, 1, 19, v. 1-8) justifie ce
genre de lamentations filiales sur les épreuves pédagogiques infligées par Dieu à son serviteur.
2
P. 2, 1, 11, V. 536 S.
3
Ibid., V. 1810.
4
Cf. infra, p. 340-343.
5
àvÉmwç (sans foyer, d'où vagabond): D. 38, 6, 16; :n:À.avrrc11ç (errant, vagabond): P. 2, 1, 11,
v. 701. Également: È:n:r]À:6ç (immigré) : D. 22, 8, 14; qroyô:n:mptv (exilé) : D. 26, 14, 13.
6
D. 42, 10, 6-7.
7 D. 6, 17, 4. Cf. D. 33, 10, 14-15, se réclamant de l'émigration/errance (µE'tavâO'tl]ç) d'Abraham.
8
P. 2, 1, 3, V. 1-5. Trad. Millet, p. 32.

71
La philosophie chrétienne selon Grégoire

C'est de cette manière, en même temps que comme expression de l'indifférence


philosoplùque aux lieux et situations qu'il faut entendre ces vers rétrospectifs de sa
vieillesse :
« Terre. mon amie. mer ; patrie. sol étranger ;
(... ) ; cités. montagnes
Où je me réfugiais, lieux que j'ai parcourus
Pour m'approcher du Christ, de sa divinité,
Pourquoi seul j'ai erré sur un âpre chemin.
Suivant tous les détours d'une vie de souffrances
Sans avoir jamais pu nulle part sur la terre
M'arrêter ni fixer sur le sol mon empreinte ?
Pourquoi de peine en peine suis-je malmené? » 1
On remarquera ici que les cités, où il a exercé son ministère, sont mises sur le même
plan que les montagnes, qui désignent les lieux de ses retraites contemplatives2 : les
unes et les autres s'intègrent dans un unique parcours à la recherche de l'intimité avec
le Christ. Il s'agit même de se diviniser en imitant le modèle d'une vie partagée entre la
contemplation solitaire au désert et la vie active proposé par le Christ. 3 C'est dire que
Grégoire considère comme une alternative intégrée dans un même ensemble ces deux
formes de philosoplùe :
«Nous avons abondamment nourri ('Jm·t-cox;oi:poqnioaµEv) [les âmes], nous avons pratiqué
l'amour fraternel, nous avons fait nos délices du chant des psaumes, tant que cela nous a été
possible. On ne nous le permet plus; pratiquons la philosophie d'une autre façon: la grâce
n'est pas chiche. Isolons-nous (tfüal;;ooµEv), livrons-nous à la contemplation, purifions notre
esprit par les manifestations divines, ce qui est sans doute (ou: «peut-être» - i:a:x,a ?) plus
élevé que ce qui précède. » 4
Cette dualité de l'itinérance, ce va-et-vient entre retraites et ministère, apparaû dès son
entrée en fonction comme évêque associé à son père, cette fois sous la direction de
l'Esprit aux ordres duquel il se place:
«je donne tout ce qui m'appartient, ainsi que moi-même, à l'Esprit, action et parole, inaction
et silence. Qu'il me possède, et conduise ma main, ma pensée, ma langue, seulement là où je
dois aller et où il veut que j'aille, et qu'il m'éloigne au contraire d'où je dois m'éloigner et
d'où il vaut mieux que je m'éloigne. » 5
C'est à Sa volonté que Grégoire s'en remet alors déjà pour déterminer où et quand il
doit pratiquer la vie contemplative et retirée ou, au contraire, la philosoplùe active des

1
P. 2, 1, 42 (écrit après 383), v. 1-9. Trad. Millet, p. 43.
2
Sur l'équivalence «désert»/« montagne», cf. supra, p. 57 et sa n. 6. Autant qu'à une réalité
géographique, ces montagnes se réfèrent à celle de la théophanie souvent évoquée par Grégoire
(Références à Ex. 19 : D. 2, 92, 5 ; D. 28, 2, 1 et 3, 3 ; D. 32, 16, 23 ; P. 1, 1, 1, v. 13 ; P. 2, 1, 13,
v. 124-à/s. 40, 9: D. 31, 3, 23; àMatth. 17, 1-13: D. 32, 18, 7-12)àproposdu théologien et de sa
prédication (qui entraîne l'auditoire dans son ascension: D. 38, 2, 15 s.). L'exercice de l'autorité
théologique, privilège de l'évêque, s'inscrit ainsi dans la continuité des contemplations solitaires
comme leur accomplissement.
3
D. 26, 7, 9-16.
4
Lettres, CCXVI, 3, t. II, p. 106. Trad. démarquée de Gallay, entre autres là où il rapporte l'action de
nourrir à la charité matérielle(« nous avons nourri les pauvres»). Grégoire (voir infra, p. 118 et 183-
184) use de l'image de la nourriture spirituelle pour la prédication ; le verbe traduit, construit sur
i:ptqxo, dont un des sens est« instruire», s'y prête d'ailleurs ici fort bien. La valeur du i;a:x,a ne nous
paraît pas sûre : si l'on retient le sens strict du « sans doute » par lequel le rend Gallay, on opte pour
une subordination hiérarchique de la vie active à la contemplation.
5
D. 12, 1, 1-6.

72
Le monachisme comme monotropie

fonctions épiscopales. Dans les derniers temps de sa vie, obligé, du fait d'un voisinage
douteux1, de quitter sa retraite de Carbala, près d' Arianze, il écrira encore :
« De toute façon, quoique cette situation soit dure et difficile, nous la supportons cependant
comme il sied à une vie telle que la nôtre, et elle n'est pas encore plus pénible2 que de passer
de ville en ville (cf. Matth. 10, 23), épreuve que nous avons ordre d'accepter. »
Être toujours prêt à changer de résidence fait bien partie, là encore, des exigences de la
vie "monastique". Mais cette indifférence aux lieux est rapprochée des exigences de la
mission apostolique, à travers l'allusion à Matthieu 10, où le Christ conseille à ses
disciples de ne se faire héberger que chez les gens honorables et les promet à errer de
ville en ville, le plus souvent chassés par les impies. C'est donc aussi à un ministère
3
itinérant que le Nazianzène fait ici référence, comme, plus explicitement, ailleurs .
Grégoire met donc son expatriation et son itinérance aux ordres et au service de
Dieu à la manière des moines errants orientaux. En fait, malgré la rhétorique de
l'homme sans foyer, il n'a pas partagé leur vagabondage systématique, mais a
simplement effectué, de loin en loin, quelques voyages et déplacements: d'abord tout
un périple pour ses études, puis, de retour chez lui, quelques retraites dans sa région ;
ensuite, après l'intérim de Nazianze, durant lequel ses fonctions ne l'ont pas conduit
bien loin, une retraite à Séleucie d'lsaurie; enfin, la montée au front de
Constantinople, dont il rentre pour finir ses jours au pays. D'autre part, c'est dans le
cadre d'un ministère épiscopal itinérant à la mode syrienne qu'il inscrit plutôt sa
mobilité. Ce qui distingue cependant son itinérance de celle que le service de l'Église
pouvait requérir des évêques, et même du cas des "solitaires" charismatiques dont on
vient de parler, c'est qu'elle intègre explicitement ses retraites contemplatives. La
!;Evt-rel.a concrète de sa vie monotrope, l'itinérance, relie sa philosophie active et sa
philosophie contemplative dans un même mouvement, mimétique du Christ et impulsé
par l'Esprit qu'il fréquente dans ses retraites et redistribue par sa prédication. En
outre, cette intégration vaut en elle-même subordination d'une ascèse de l'anachorèse
dans laquelle de nouveaux attachements - au monastère, à sa cellule, à sa solitude elle-
même - sont possibles, à une ascèse du déracinement continuel qui manifeste une
!;Evt-rel.a •ou KÜOµou plus parfaite : un idéal derrière lequel on devine ce lieu
commun du stoïcisme selon lequel l'attachement au loisir et à la retraite est tout aussi
4
condamnable que l'attachement inverse aux charges et aux affaires publiques •

Comme on le voit déjà à propos des chaires et des biens ecclésiastiques, la !;Evt-rel.a
que revendique Grégoire ne concerne pas que les lieux, mais témoigne d'une
"étrangeté" au monde plus générale. Ainsi, lorsque, à propos de ses activités
5
épiscopales de Constantinople, il se désigne à plusieurs reprises comme étranger , il ne
souligne pas seulement le mérite de son expatriation au service de la Trinité, mais met
aussi en avant son "étrangeté" "monastique" au monde. Citons par exemple ces vers
ironiques censés traduire les pensées mondaines de ses ennemis à Constantinople :
«Ils ne supportaient pas qu'un homme si pauvre,
rabougri, voûté et mal habillé,

1
Cf. infra, p. 138-139.
2
Lettres, CCIII, 7, t. II, p. 94.
3
D. 33, 11 revendique ainsi l'exemple des Apôtres.
4
Sénèque, Lettres à Lucilius, 74; Épictète, Entretiens, IV, IV; Marc Aurèle, IV, 3.
5
D. 26, 14, 13-18; D. 38, 6, 10-16; D. 42, 1; P. 2, 1, 11, v. 701; P. 2, 1, 12, v. 90; également
lorsqu'il parle de sa voix qui vient de l'étranger (voir infra, p. 191).

73
La philosophie chrétienne selon Grégoire

par les restrictions du ventre et les larmes ravagé,


et la peur de l'avenir aussi bien que les méchancetés d'autrui,
unhommesansbelaspect,
un étranger, un vagabond, déjà couvert par l'ombre de la terre
soit préféré à des hommes bien portants et beaux. » 1
Dans la liste des "avantages" par laquelle le Discours 6 définit la vie des moines
cappadociens, on trouve en effet 'ri Év :rcapotKLa Ka-t<i<JXEmç 2 : expression que
M.-A. Calvet-Sébasti a habilement traduite par la« possession du déracinement »3 et
qu'on traduirait plus littéralement par «la jouissance de la résidence [à l'étranger]».
Se référant au De vita sua4 , on pourrait songer d'abord à la l;Evti:tLa concrète: à la
«richesse du Précurseur, le désert», et au déracinement des Fils de Ionadab, rejetant
les possessions des sédentaires pour camper provisoirement sur un sol étranger. De ce
point de vue, la première occurrence de l'idée dans l' œuvre de Grégoire est fort
significative: reprochant aux fidèles de la paroisse qui venait de lui être confiée d'avoir
manqué l'office de Pâque à l'occasion duquel il inaugurait son sacerdoce, il formule
son grief en termes de manquement au devoir d'hospitalité: «Nous étions étranger,
et vous ne nous avez pas accueilli. »Or, il est clair que Grégoire, fils de l'évêque local
n'était pas un étranger pour ses paroissiens : il ne l'était devenu qu'en vertu du séjour
dans l'ermitage de Basile, dont il revenait.
Mais ce qualificatif vise déjà plus essentiellement sa profession d'étranger à ce
monde, dont l'anachorèse n'est qu'un moyen. C'est que le philosophe chrétien, le
"moine" est celui qui a acquis et mis en pratique le point de vue chrétien selon lequel la
terre n'est qu'un séjour provisoire6 : Abraham, David, Pierre, se désignent comme
«résidents de passage», une expression reprise par les Pères7 , tandis que Chrysostome
parlera des mortels comme « étrangers de passage », selon les termes de l'Épître aux
Hébreux8 • Grégoire utilise de préférence, comme ici. celle de l'Épître aux Éphésiens :
«étrangers résidents» (~Évm Ka't :mlpotKOL)9. Le mot :rtapotKl.a lui-même, qui
désigne à l'origine le séjour à l'étranger, et, dans le langage administratif grec, la
domiciliation ou le droit de résidence de l'étranger, sert, dans le langage des Pères, à
désigner la vie présente et la condition terrestre ainsi dévaluée, selon la plainte du
Psalmiste: «Hélas, le temps de ma résidence a trop duré »10• Grégoire suit l'usage et

1
P. 2, 1, 11, v. 696-702.
2
D. 6, 2, 33. Au moment de sa conversion monastique, Basile, Lettres, 2, 2, t. 1, p. 7, fait figurer
rotoÀ.l.ç (sans cité) et àvfonoç (sans foyer) dans la liste des 9 qualificatifs à préfixe privatif par
lesquels il définit les renoncements auxquels il veut s'engager.
3
Calvet-Sébasti [SC 405], p. 127.
4
P. 2, 1, 11, v. 292-295.
5
D. 3, 2, 1.
6
Sur ce qui suit, voir Brottier [Le refus de la cité], p. 88-95, à qui nous empruntons les références aux
Pères.
7
Resp. : Gen. 23, 4; Ps. 38 (39) ; 1 Pierre, 2, 321 ; Athanase, ln Ps. XIV, PG 21, 100 B ; Clément
d'Alexandrie, Stromates, N, XXVI, 165, 2-4; Eusèbe de Césarée, In Ps. XIV, 1, PG 23, 149 A;
LXXXID, 7, PG 23, 1012 A; cm, 26, PG 23, 1284 c.
8
Heb. 11, 13. Par ex. Chrysostome, Catéchèse baptismale VIll, 9, SC 50 bis, p. 253 ; ln Ep. Ad Heb.
XXN, 2, PG 63, 167 ; In Ep. Ad Tim. N, PG 62, 624; In Ep. Ad Col. VII, 2, PG 62, 346; in Matth.
LV, 6, PG 58, 548.
9
Eph. 2, 19: D. 8, 23, 18; D. 22, 2,; D. 33, 12, 13; D. 44, 7; D. 42, 7.
10
Ps. 119 (120), 5. Par ex: Origène, Adnotationes in Deut. XX, PG 17, 28, D; Selecta in Gen. 34,
PG 12, 112 B; Athanase, In Ps. CXVII/, 54, PG 27, 489 C; Eusèbe de Césarée, In Ps. XXXVID, 13-
14, PG 23, 352 A-B; Basile, Lettres, 138, 2, t. II, p. 56; 198, 2, p. 154; 267, t. ID, p. 136-137; De

74
Le monachisme comme monotropie

loue la sagesse du Psalmiste 1, montrant qu'il s'est pénétré de la foi chrétienne et de ses
espérances eschatologiques, celles de la demeure stable (Ka-totKl.a) du Ciel, la patrie,
la cité ou la Jérusalem céleste2 • Par rapport à celle-ci, la vie terrestre devient désert et
lieu d'errance pour l'âme qui aspire au départ et craint de s'égarer sur la voie du salut,
idée que le poème suivant réfère à une exégèse spirituelle du livre de l'Exode:
« Lumière des mortels, Christ, colonne de feu
pour mou âme en errance au désert de la vie,
retiens le fourbe pharaon, les chefs odieux,
Délivre-moi de cette boue, fais moi sortir de la pesante Égvote.
Frappe mes ennemis des coups qui les outragent,
La route, aplanis-la : si l'ennemi m'atteint,
Ouvre-moi la Mer Rouge. et que i' y marche à sec.
Je cours vers l'héritage et le pays promis, vers la Terre divine.
3
( ... )Si j'atteins le Pays, je te célébrerai par des hymnes sans fin. »
Le poème de prière qu'il écrivit au moment de quitter Constantinople est en quelque
sorte un doublon de celui-ci :
« Sur ton ordre aujourd'hui je pars.
Envoie-moi donc un ange, un guide protecteur !
Avec sa colonne de feu
et de nuée il m'ouvrira la mer (... )
Au signe de la croix, je veux voir l'ennemi
perdre courage et reculer
(... ) de même, et comme je l'espère,
j'arriverai encore heureusement au but.
Aplanis-moi la route, elle est rude, escarpée,
et fais passer ton serviteur !
Souvent déjà Ta main m'a protégé, soustrait
aux périls, sur terre et sur mer,
( ... ) La joie répondra à la joie
quand je retrouverai mes amis, mes parents,
quand je reverrai ma maison
et que je serais au bout de mes peines.
Seigneur, c'est mon dernier voyage!
4
Je t'en prie, rends ma route facile et sereine ! »
L'auteur y demande protection pour son voyage de retour. Mais, comme l'a noté
O. Millet5 , cette route est en fait «l'image du voyage entrepris par l'âme chrétienne
vers sa véritable patrie qui est au ciel », à quoi le conduira le « dernier voyage »
7
évoqué à la fin6 • La chose est d'autant plus claire que ses proches sont morts. C'est

gratiarum actione 3, PG 31, 225 A; Grégoire de Nysse, De beatidudinis Ill, PG 44, 1229 C;
Virginité, IV, 4, p. 314-315.
1
Lettres, CLXXXII, 1, t. II, p. 71 ; D. 7, 22 ; P. 2, 1, 33, PG 37, 1305 A (trad. ital. Crimi [Poesie/2],
p. 141-142).
2
Par ex. D. 8, 6, 7 s; D. 24, 15, 14 (la Jérusalem intelligible, patrie unique opposée aux patries
«séparées entre elles par des frontières»); D. 26, 16, 1 (la cité d'en haut); D. 33, 10 et 12; D. 43,
49. La mort de l'homme pieux, puisqu'elle l'y conduit, est une bonne émigration (ÈKÔîJµta): par ex.
D. 7, 21, 28; D. 8, 19, 21 ; D. 25, 19, 1.
3
P. 2, l, 22, V. 1-12.
4
P. 2, 1, 3, v. 5 s. Trad. Millet, p. 32.
5
Millet, p. 32.
6
P. 2, 1, 3, v. 20 s. Sa famille proche et Basile étant décédés, il ne peut les retrouver qu'au ciel.
1
D'ailleurs le rappel de la protection que Dieu lui avait accordé lors de ses précédents voyages, «sur
terre et sur mer », évoque cette tempête vers Athènes dont le récit indique le recouvrement

75
La philosophie chrétienne selon Grégoire

sur cette perspective eschatologique qu'il conclut également les autres poèmes sur son
errance que nous avons déjà cités :
« Christ, tu es ma patrie, ma force et ma richesse :
En Toi je trouve tout ; qu'en Toi je me repose
Lorsque j'aurai quitté la vie et ses chagrins
( ... ) Vers les chœurs angéliques je vais, pèlerin :
Fais-moi entrer au ciel... »1
De même dans ces vers d'un poème contemporain qui s'ouvre sur l'aspiration à
l' anachorèse :
« Enflés, gonflés en vain, nous sommes morts-vivants !
(... ) Jusqu'à quand sur la terre irez-vous en errant ?
Examine ton cœur, parcours-en les replis
Comme moi qui de Dieu ai reçu connaissance
Et du bien et du mal; partout mon esprit plane... »2
Suit une énumération des vanités éphémères de ce monde qui trouvent leur fin
égalisatrice dans la mort. 3 On comprend donc que Grégoire présente ici son "étrangeté
au monde" comme accomplie intérieurement par la méditation de la sagesse chrétienne
et la vigilance intérieure: c'est l'anticipation de l'ÈKôriµta de l'âme traduite ici dans
les termes stoiciens du "survol de l'âme'..i, comme le confirme la suite :
« Quittons ce monde-ci, lerrance universelle,
Rejetons les faux biens du Prince de la terre,
Ce rapace pillard, ce ruineux criminel :
argent, gloire honneur, noblesse, biens incertains.
Fuyons en hâte vers le Ciel, vers la demeure (Krn:ouüa)
Où reluit la splendeur d'innombrables beautés.
Laissons les autres : comme des dés qu'on agite,
Ils tombent ça et là, et leur chute leur plaît.
Leurs yeux sont recouverts par d'épaisses ténèbres,
Ils tâtonnent aux murs et se heurtent entre eux. » 5
Un passage du premier poème autobiographique du Nazianzène, écrit vers 371,
évoque d'ailleurs également l'ÈKÔfJµLa platonicienne de l'âme:
«Car du premier moment que j'ai retranché (<htm:µl]!;aç) mon âme du monde (fll.Ûl:ow)
6
pour me mêler aux radieuses idées célestes et que mon esprit m'a emporté dans son
7
élévation, me déposant loin au-dessus de la chair, me relevant d'ici pour me cacher au plus
profond de la tente céleste", depuis que la lumière de la Triade a ébloui nos yeux( ... ) je suis
mort pour le monde comme le monde est mort pour moï9. ( ... )Oui, j'aspire, une fois libéré de

hiérarchique explicite entre voyage et saluts concrets, secondaires, et route spirituelle vers le port du
salut : cf. infra, p. 270-272.
l P. 2, 1, 42, V. 28-33. Trad. Millet, p. 43-44.
2
P. 2, 1, 32, v. 11-17. Trad. Millet, p. 33.
3
Ibid., V. 17-37. Trad. Milet, ibid.
4
P. Hadol [Exercices], «Exercices spirituels», p. 55-57; Marc Aurèle, IX, 30 et XII, 24; Épictète,
Entr., N, VII, 21 27.
5
P. 2, 1, 32, v. 51-60. Trad. Millet, p. 34. On trouve un équivalent en prose de ce poème dans les
Lettres, CLXXVIII, 9-11, t. II, p. 68.
6
Cf. Platon, Phédon, 81 b.
7
Cf. Ep. 5, 14.
8
Cf. Sept., Ps. 14, 1 («Yahvé, qui entrera sous ta tente, I habitera sur ta montagne sainte? I Celui
qui marche en parfait...») ; Ps. 60 («Prière d'un exilé»), 5; Le. 16, 9 («faites-vous des amis avec le
malhonnête argent, afin qu'au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous reçoivent dans les tentes
éternelles. »).
9
Cf. Col. 2, 20 et 3, 5.

76
Le monachisme comme monotropie

cette vie 1 et de sa vision obscurcie2 et de ceux qui cheminent en collant à la terre, égarants et
égarés3 , à regarder ce qui est établi dans une pureté supérieure4 , ce qui n'est plus, comme
avant, pétri de simula<-Tes obscurs5 ( .•• ) ; à contempler, enfin, la vérité elle-même d'un esprit
purifié. ,,7
Ces vers introduisent explicitement, avec le verbe d:rto-tâow, le renoncement
(d:n:o-taytj/d:n:crml;ta) monastique comme condition d'une libération de l'âme de ce
monde charnel, de son essor mystique et, finalement, d'une contemplation
théologique8 anticipant la vision eschatologique des sauvés. Enfin, logiquement, cet
état, dont le renoncement au monde terrestre est le revers et l'anticipation de la vie
éternelle l'avers, s'exprime comme mort du monde au renonçant et mort au monde du
"moine", né à la pure vie spirituelle9 - autre équivalent classique, nous l'avons indiqué,
de la l;Evt'tfia 'toii Kooµou. Mais ce qu'il faut remarquer surtout, c'est que le
Nazianzène situe celle-ci sur un plan tout intérieur en présentant le renoncement ou
détachement du monde par lequel il y est parvenu comme conversion de l'âme.

Ainsi, puisque, chez le Nazianzène, c'est une "étrangeté au monde" intérieure bien
plus que la l;Evti:Eia concrète qui caractérise le "moine", sa meilleure traduction est
dans son caractère (i:p6:n:ov) étrange. C'est pourquoi Grégoire ne se présente pas
seulement en "étranger au monde'', mais aussi comme un homme étrange, et même,
comble d'étrangeté philosophique, un fou, un aliéné - aux yeux du monde, s'entend.
C'est cette idée qui transparaît dans la comparaison du philosophe à cet animal
fantastique et sauvage qu'est la licome10, être du désert auquel Grégoire ajoute les
ailes de Pégase : image qui combine ainsi la l;Evti:Eia concrète au thème de l'ÈKÔ'Y)µLa
anticipée qu'est la l;Evti:Eia intérieure du contemplatif. C'est elle qui commande la
rhétorique du mort-vivant que nous avons évoquée à propos de cette rigueur ascétique
visant à rien de moins qu'à la "cadavérisation", véritable folie aux yeux du bon sens.
C'est, enfin, la même thématique de l'étrangeté qui inspire à Grégoire tous les
autoportraits "en miroir d'encre" où il étale ses "désavantages" terrestres, en réalité
des "avantages" philosophiques: par exemple lorsqu'il dit sa reconnaissance aux périls
qu'il a encourus, à la maladie 11 ou revendique la "simplicité" qui a fait de lui la dupe de

1
Cf. Platon, Phédon, 66 b-67 b.
2
Cf. Ibid., 65 b.
3
Cf. 2 Tim. 3, 13.
4
Platon, Phédon, 65 e.
5
Cf. Platon, Phèdre, 250 b et Phédon 66 b.
6
Cf. Platon, République, 475 e et 518 d.
7
P. 2, 1, 1, v. 194-211.
8
P. 1, 1, 3 v. 90-93 : «Telle est la splendeur que la Trinité a dévoilé en m'apparaissant/ à travers les
ailes des chérubins et à !'intérieur des voiles du temple, I sous lesquels est cachée la nature souveraine
de Dieu. S'il y a plus à voir, I c'est pour les cbœurs angéliques; ce qui est au delà encore, laisse-le à
la Trinité. »
9
Par ex. P. 1, 1, 9, v. 88 s., du baptême, comparé aux marques de sang sur les portes des Juifs en
Égypte, avant leur exode vers la Terre Promise (Ex. 12 s.): « ... le sceau parfait, I coulant d'une
source divine, celle du Christ qui donne la lumière, afin qu'à nouveau fuyant/ l'aftliction profonde et
libérant quelque peu ma nuque du furdeau I je marche de nouveau vers la vie. Car je suis un voyageur
I qui reprend son souffle après ses peines, et se remet sur pieds. »
10
D. 26, 13, 1-9, cité et commenté infra, p. 136-137.
11
P. 2, 1, 11, v. 1745-1748 (cités infra, p. 396), où il se loue qu'elle l'éloigne du concile et le
rapproche de la délivrance. Il met par ailleurs très souvent en avant sa mauvaise condition physique.

77
La philosophie chrétienne selon Grégoire

l'intrigant Maxime 1, simplicité de celui qui ne pense qu'à Dieu et jamais à mal
correspondant à l'idéal intérieur du "moine" dérivé de celui du "cœur entier" ou du
"cœur unique" du judaïsme2 • Il y a là revendication d'un renversement des valeurs
mondaines au profit des transcendantes qui, dans la tradition antique, distingue le
philosophe du cpaiil.oç (l'homme vil, le vilain), Platon soulignant déjà
l'incompréhension et le mépris de la foule envers le philosophe qui dédaigne les biens
terrestres.3 C'est de ce point de vue qu'il faut comprendre cet étalage. Grégoire
approuve par exemple l'idée stoiè:ienne de la maladie comme occasion de vertu et de
philosophie, tout en la reliant à l'exercice de la mort platonicien, et il sait que Platon
voyait dans la faiblesse de constitution physique une condition favorable à la
profession philosophique4 . Il fait de la crainte qu'inspirent les périls de mort un rappel
des fins dernières qui rapproche de Dieu. 5 Dans un de ses poèmes, enfin, il oppose la
réussite mondaine d'évêques bon vivants, signe de sagesse et de vertu aux yeux de la
foule, à sa propre ascèse et au fait qu'il ait dû abandonner le trône de Constantinople -
revers auquel il se dit bien sûr indifférent, mais qui sert au contraire à le discréditer. 6
Les portraits de sages antiques vont parfois jusqu'à revendiquer comme sceau
honorifique de la profession philosophique les bizarreries dont se gaussent les
cpauÀ.Ot: que l'on songe à l'histoire de Thalès et de la servante Thrace7 , aux
excentricités d'un Diogène, à la réplique que Platon8 donne aux Nuées d' Aristophane
ou à l'amplification oratoire de cette réplique qui clôt le traité De la vie heureuse de
Sénèque9 • Christianisant ce thème, le Nazianzène revendique sa folie aux yeux du
monde. D'abord durant ses débuts à Constantinople, après qu'il ait été victime d'une
tentative de lapidation par les ariens, dans un passage où il joue sur le registre
ambivalent de l'étranger :
« ma tragédie est un sujet de comédie pour mes adversaires. ( ... ) et cela dans une ville ainsi
faite qu'elle cherche à se divertir avec les choses sacrées comme avec tout le reste(. .. ) Aussi,
moi qui vous le dit, serais-je surpris qu'on ne rît pas de moi aussi aujourd'hui, moi, le héraut
immigré lE3t!JÂ:uv) de la piété et qui enseigne à ne pas rire de tout... » 10

1
P. 2, 1, 11, v. 799-806 et 954-967.
2
Hari [À propos des logia de Jésus], p. 469; Guillaumont [Aux origines], p. 62-66.
3
Par ex. Platon, République, 489 a-500 c.
4
Resp.: Lettres, XXXI-XXXVI, t. 1, p. 39-46 et CLXXVII, 5, t. II, p. 67.
5
Lettres, XX (à son frère Césaire), t. 1, p. 28.
6
P. 2, 1, 12, V. 54-70.
7
Platon, Thééthète, 172 c-176 a, opposant les habiles de ce monde et les sages.
8
Platon, Apologie, 18 b-24 c. Cf. Criton, 44 d.
9
Sénèque, De la vie heureuse, 26-27, p. 749-751: «Socrate, ou tel autre qui a même autorité et
même pouvoir que lui à l'égard des événements humains, vous le dira: Il n'est rien à quoi je sois
plus déterminé qu'à ne pas changer ma manière de vivre pour l'adapter à vos opinions. Mettez
ensemble tous vos propos habituels: je ne penserai pas que vous m'insultez, mais que vous vagissez
comme des nouveau-nés très malheureux. (... )Voici ce que proclame Socrate de cette prison qu'il a
purifiée en y entrant et qu'il rendit plus respectable qu'un sénat: Que signifie cette frénésie, cet
instinct lwstile aux dieux et aux lwmmes ? Vous décriez les vertus et par de malveillants propos vous
outragez les clwses saintes ? (.. .) Personnellement, j'ai été jadis un sujet de plaisanterie pour
Aristophane ; toute la troupe des poètes comiques a déversé sur moi le poison de ses bons mots ; ma
vertu a été rehaussée grâce à ces attaques même, car il est avantageux pour elle d'être mise en scène
et soumise à l'épreuve, et nul ne comprend mieux sa grandeur que ceux qui en la harcelant ont
éprouvé ses forces : la dureté de la pierre n'apparaît à personne mieux qu'à ceux qui la frappent. »
10
D. 22, 8, 7-15 ( brr)J..uç, «qui s'ajoute», d'où« immigré»); cf. Philon, De Cherubim 120-121.
Peut s'entendre ici comme relatif au fait que Grégoire, non seulement vient de sa province, mais
surtout des hauteurs célestes de la contemplation qu'il y cultivait.

78
Le monachisme comme monotropie

Ensuite, peu après sa démission :


«j'éprouve une réaction qui est à peu près celle-ci: dans la plupart des cas, je ne m'acrorde
pas avec la majorité etje ne supporte pas de suivre le même chemin qu'elle. C'est peut-être
sauvagerie et ignorance de ma part, mais c'est ainsi que je suis. Je m'afflige de ce qui fait
plaisir aux autres et ce qui leur est désagréable me fait plaisir. Par conséquent, je ne serais
1
pas surpris si on venait à m' enchaîner comme un individu dérangeant et si on considérait
généralement que j'ai perdu l'esprit. Peut-être aussi me croira+on rempli de vin doux
2
comme il est arrivé(. .. ) aux disciples du Christ du fait qu'ils parlaient en langues , car on ne
s'était pas rendu compte qu'il y avait là puissance de !'Esprit et non pas effet d'un
dérèglement mental. 3 »4
L'arrière plan scripturaire essentiel est évidemment le paradoxe paulinien: «Ce qui
est folie (µwp6v) de Dieu est plus sage (oocpompov) que les hommes»; «Si
quelqu'un parmi vous se croit un sage (oO<JJÜV) au jugement de ce monde, qu'il se
fasse fou (µwp6v) pour devenir sage (ornpoç); car la sagesse du monde
(ooqiLa. wu Kooµou) est folie devant Dieu (µwpLa. napà i:qi 0Ei.qi) »; «Nous
5
sommes fous, nous, à cause du Christ (µwpol. füà xptoi:6v). » C'est un paradoxe
étroitement lié chez Paul à la "folie" de la croix : « nous prêchons, nous, un Dieu
6
crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les paiens. » La tentative de lapidation
contre Grégoire durant son ministère constantinopolitain porte à voir là d'abord une
7
assimilation au Christ accusé d'être un possédé et menacé de ce même sort. Mais, par
la référence précise au récit de la Pentecôte et au "parler en langues", Grégoire associe
en outre cette folie à l'ivresse ou l'enthousiasme spirituels qu'induit la possession par
l'Esprit, en fait une manifestation du charisme. Ainsi se présente-t-il, littéralement,
comme aliéné: un élément qui s'inscrit évidemment dans la tradition platonicienne du
8
ôai.µwv de Socrate et de l'enthousiasme dans son sens premier, source de vraie
9 10
sagesse et de prophétie qui passe aux yeux de la foule pour dérangement mental • On
11
songe là encore à la fin du traité De la vie heureuse , où Sénèque fait du sage un
prêtre et un oracle véritablement inspiré qu'on doit respecter avec vénération. En effet
Grégoire fait ici surtout allusion à l'inspiration de ses positions théologiques
pneumatophiles durant sa présidence du concile et au mauvais accueil qu'elles reçurent
parce que trop peu consensuelles pour être politiquement sages.
Sa posture préfigure ainsi d'une certaine façon celle des oaÀot, les "fous en Christ"
12
dont V. Déroches a montré l'enracinement dans la spiritualité syrienne. Il écrit en
1
Cf. D. 33, 9.
2
Act. 2, 13.
3
Cf. 1. Co. 14, 23-25.
4
D. 42, 22, 21 s. Cf. P. 2, 1, 12, v. 829-830.
5
Resp.: 1Co.,1, 25; 3, 18-19; 4, 10.
6
1. Co. 1, 1-25: cité dans D. 19, 21, 6-14.
7
Jn. 8, 48-59, auquel se rétère justement le D. 26 (auto-apologétique de Constantinople), 12: «S'il
s'entend( ... ) accusé d'être un possédé (cf. ln. 8, 48-49), il acceptera cela avec Dieu».
8
Platon, Apologie, 27 ; Eutyphron, 3 be; Alcibiade, 103-105 e; Xénophon, Mémorables, I, 1, 24.
9
Platon, Ménon, 99c-100 b; Phèdre, 249 b s.; Plutarque, Vie de Solon, 12.
10
Phèdre, 249 b.
11
Sénèque, De la vie heureuse, 26-27.
12
Déroches [Etudes sur Léontios], p. 115 s. et 162-166. Il montre en particulier que, contrairement à
la folie simulée par les anachorètes égyptiens, dont on voit dans les Apophtegmes qu'elle vise à les
protéger des contacts avec le siècle, celle des "fous en Christ" orientaux obéit à une motivation
apostolique. Elle leur permet de tourner en dérision la sagesse de ce monde dont ils affrontent !'Esprit
mauvais au cœur de son royaume : les cités, tout en se protégeant des honneurs et de la vaine gloire.
Sur l'aspect provocateur et subversif par rapport au jeu social mondain, Benz [Die heilige Narrheit].

79
La philosophie chrétienne selon Grégoire

effet ces mots alors qu'il prétend n'avoir jamais désiré la chaire épiscopale de
Constantinople, au contraire, mais avoir seulement voulu servir l'orthodoxie au temps
de la domination arienne sur la ville en attendant qu'un autre lui succède; et donc, là
est sa dernière folie aux yeux du monde, accueillir avec joie les suites favorables
données à son offre de démission. Pourtant, son accession au trône de la ville lui a valu
bien des épreuves : des pierres, une comparution en justice, des trahisons, une
tentative d'assassinat, et, finalement, son éviction. 1 Si bien qu'il est d'autant plus fou
de se laisser priver du juste salaire de ses peines, comme Socrate a accepté de subir
l'injustice et le Christ de subir la Passion: attitude qui est d'ailleurs la plus grande et la
plus méritoire démonstration de philosophie et de participation à l'impassibilité divine,
comme on le voit encore chez Sénèque2 . C'est en ce sens qu'il faut selon nous
comprendre ces vers de la Complainte sur ses malheurs :
« Que d'autres se préoccupent de justice.
La mise en jugement de ma vie ne m'a apporté aucun bénéfice. » 3
Les débats conciliaires n'ont pas montré ses confrères sous un jour très glorieux et il
s'en prendra à leur mondanité et leurs vices avec la plus grande virulence, la diatribe
contre la mauvaise folie des prélats mondains s'associant alors à l'autoportrait "en
miroir d'encre". On peut donc appliquer à la posture qu'il adopte ici les mots de
J. Leclercq à propos des "fous en Christ" : « Ils participaient, mais à un degré intense,
à cette fonction prophétique du monachisme qui consiste à protester contre toute
mondanisation de l'Église, menacée d'oublier son caractère eschatologique à cause de
son établissement et des faveurs que lui accorde le pouvoir politique. » 4 Sauf que, la
différence est capitale, il a œuvré en ce sens de l'intérieur même de l'institution, et que
son combat fut également voire principalement théologique.
Cette thématique de l'aliénation est en tout cas cohérente avec l'idée selon laquelle
le véritable sacerdoce est aliénation de la volonté à l'Esprit. Elle apparaît déjà avec
cette déclaration de jeunesse, relative à son ministère de la parole :
«Je suis un instrument de Dieu, un instrument du Verbe, un instrument qu'accorde et dont
joue, en bon artisan, l'Esprit. ,, 5
Et il nous semble même qu'elle transparait également dans sa première prédication,
lorsqu'il dit de sa réaction après sa consécration, c'est à dire la réception du charisme
sacerdotal :
«Aux yeux de l'opinion publique, je n'étais plus moi-même, je n'étais plus celui que l'on
connaissait; j'étais devenu un autre, je résistais au-delà des convenances »6 •
Cette possession par l'Esprit est, enfin, particulièrement liée au charisme théologique
grâce auquel Il se révèle lui-même et fait des véritables pneumatophores ses prophètes.
On le voit bien dans le poème introductif des poèmes théologiques que sont les

mauvais au cœur de son royaume : les cités, tout en se protégeant des honneurs et de la vaine gloire.
Sur !'aspect provocateur et subversif par rapport au jeu social mondain, Benz [Die heilige Narrheit].
1
Sur ces points, voir infra, resp., p. 359, 365-366, 378-379.
2
Sénèque, De la constance du sage, 3-9, met cette épreuve au dessus de celle des insultes et affirme
«qu'un sage à qui l'injustice subie ne nuit pas est supérieur en nature à celui qui n'en subit pas.»
3
P. 2, 1, 19, V. 81-82.
4
Leclercq [L'idiot], p. 292.
5
D. 12, l.
6
D. 2, 6, 2-4. Bemardi [SC 247], n. 3, p. 21 et n. 3, p. 94, voit dans les derniers mots l'indication
qu'il était de bon ton de résister pour la forme. Mais l'attitude de Grégoire fut tout autre, puisqu'il
s'enfuit après son ordination, c'est à dire après la réception du charisme.

80
Le monachisme comme monotropie
1
Anôpprp;a / Arcana • Grégoire commence par évoquer les prophètes de l'Ancien
Testament et prier l'Esprit de faire de lui son instrument, sa« trompette de vérité». Il
prie ensuite ceux qui n'ont pas été choisis par !'Esprit de se tenir à l'écart de ses
révélations; et ce, en des termes, ceux de l'empreinte ou du sceau, qui désignent le
pneumatophore à la fois comme propriété de l'Esprit et comme transformé à son
image, par opposition à ceux qui n'obéissent qu'à leur bon sens:
«( ... )Allez-vous en, vous tous
2
que l'Esprit n'a pas marqué de son empreinte pour qu'ils révèlent sa divinité,
mais qui soit sont profondément mauvais soit ont la langue impure,
et ceux qui jalousement ne font que s'entrouvrir à la lumière, sans autre maître que leur bon
sens3
print~mps caché, lampe perdue dans un recoin obscur. »4

En se présentant comme un homme étrange ou aliéné, le Nazianzène signifie qu'il a


renversé la sagesse et les valeurs de ce monde, liées à la déchéance originelle, au profit
des vraies, spirituelles et transcendantes. L'attachement à la vie charnelle a fait place à
l'aspiration à la vie céleste, au goût de tout ce qui convertit et y conduit, ascèse
physique, maladie, périls; la sagesse vraie d'un cœur simple qui ne voit pas à mal à
celle des habiletés et calculs intéressés ; l'ambition et l'orgueil de l'ego terrestre à la
patience de qui reçoit injustices et injures comme sources de mérite. Bref, il se
5
présente en philosophe chrétien accompli, conforme aux critères des Béatitudes , et
intimement transfiguré selon les vœux de Paul : « ne vous modelez pas sur le monde
6
présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme » • Il se veut
encore divinisé, participant du Verbe par l'imitation de cette condescendance divine
elle aussi scandaleuse aux yeux du monde: l'abaissement de l'incarnation et la folie de
la croix. Enfin, en vertu de cette perfection, il prétend être un possédé de l'Esprit qui
inspire sa prédication et jouir de ce charisme théologique qui renvoie à la plus grande
intimité avec Dieu et constitue dans l'Église le principe de l'autorité supérieure. Il suit
en cela le fil qui relie cette folie comme sagesse mystérieuse de Dieu et l'insufflation de
cette dernière par l'Esprit à quelques élus dans 1. Co., 1 - 2: «c'est à nous que Dieu
l'a révélée par l'Esprit (... ) Et nous n'en parlons pas en un langage enseigné par
l'humaine sagesse, mais en un langage inspiré par l'Esprit, exprimant en termes
spirituels des réalités spirituelles. L'homme psychique n'accueille pas ce qui est de
l'Esprit de Dieu: c'est folie pour lui et il ne peut le connatîre, car c'est par l'Esprit
qu'on en juge. L'homme spirituel au contraire juge de tout et ne relève lui-même du
7
jugement de personne. »
Bien entendu, tout cela ne pourrait valoir pour le philosophe ordinaire, ni, a
fortiori, pour le débutant. Ce n'en est pas moins, en tant qu'idéal, un bon indicateur de

1
Sykes [Poemata Arcana], comm. des vers 16-24, p. 83.
2
Oùç µTi Ilvniµ' hlmcooEv, le verbe signifiant le fait de marquer d'une empreinte, d'où le sens
de sceller, marquer d'un sceau et celui de façonner d'après un modèle (n'moç).
3 Nm\µoVEÇ amoôtôalCTOL.
4
P. 1, 1, 1, V. 35 S.
5
Mt. 5, 3-12 = Le. 6, 20-23: les bienheureux auxquels appartient le royaume des cieux sont: les
pauvres en esprit, les doux, les miséricordieux, les cœurs purs, les persécutés pour la justice, ceux
qu'on insulte et calomnie, comme ce fut le cas des prophètes.
6
Rom. 12, 2. «Soyez transformés» fut le mot d'ordre d'une prédication d'Origène relevé par Brown
[Le renoncement], p. 208.
7
1. Co. 2, 10-15.

81
La philosophie chrétienne selon Grégoire

l'orientation générale de la philosophie selon Grégoire, définie par une "étrangeté au


monde" essentiellement intérieure, une évacuation des désirs terrestres qui fait place
nette pour l'union contemplative avec Dieu et la réception de l'Esprit, et une vocation
finale active, prophétique - en l'occurrence théologique - qui implique évidemment un
engagement dans la vie "politique" de l'Église. On peut d'ailleurs remarquer que la
folie du sage chrétien ne se fait valoir que par contraste, dans sa confrontation avec les
"vilains" et les habiles.

Conclusions

Le Nazianzène conteste l'identification de la philosophie chrétienne au monachisme


qui s'opère à son époque. Pour lui, le philosophe chrétien ne se définit pas par son
isolement concret du siècle, ni la vie du désert, mais par une "solitude" intérieure qui
n'est autre que la monotropie, le souci et le service exclusif de Dieu, et qui suppose le
célibat. On peut donc être un "moine", un "solitaire", tout en vivant en étranger dans
le siècle. Mort au monde, l'ascète qui le hante tel un ange en visite promène parmi les
hommes la sainteté d'un corps vierge et d'ores et déjà spiritualisé par ses
mortifications. Mieux, transposant l'anthropologie aristotélicienne, qui définit l'homme
comme être social, Grégoire fait du chrétien un être ecclésial, condamnant ainsi les
tendances encratites et messaliennes qui motivent trop souvent le monachisme et son
obsession anachorétique. Parallèlement, il récuse la restriction de la philosophie à la
seule vie contemplative, admettant, comme la philosophie païenne, la dignité
philosophique de la vie active. Il va même jusqu'à faire du sacerdoce, philosophie
active par excellence, la forme supérieure de la philosophie chrétienne : sa pratique
authentique suppose une illumination personnelle suffisante pour éclairer les autres.
Lorsqu'il veut manifester la perfection monotrope de sa philosophie chrétienne, le
Nazianzène l'exprime très souvent dans le registre de la !;EVL'tELa i:ou KooµmJ.
Logiquement, la !;EvLi:Eia qu'il revendique pour soi est une itinérance qui intègre ses
retraites comme étapes d'une vie qui sert également Dieu dans la carrière
ecclésiastique, et non une vie exclusivement anachorétique. Il nous montre cette
"étrangeté au monde" accomplie intérieurement dans l'intimité de son caractère
comme renversement des valeurs mondaines, et manifestée dans le monde par sa folie
aux yeux de ce dernier. Le philosophe parfait qu'il prétend être s'est ainsi aliéné à
l'Esprit, qui le possède littéralement. On conçoit dès lors qu'il puisse, sans dommage
pour sa perfection, s'engager sur la scène ecclésiastique, où il œuvre contre la
mondanisation de l'Église et pour l'orthodoxie théologique.
Pour autant, pour Grégoire, la perfection philosophique et les lumières théologiques
requises pour ce rôle requièrent une certaine pratique initiale de la retraite
contemplative, quoique la philosophie chrétienne, loin de coïncider avec l'érémitisme
se définit comme vie mixte : c'est ce que montrera le chapitre suivant.

82
CHAPITRE ID

LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE : UNE PHILOSOPHIE MIXTE

Retraite et conversion philosophique

On ne peut opposer la conversion chrétienne à la conversion philosophique des


païens de façon aussi tranchée que P. Aubin lorsqu'il écrit:« La conversion chrétienne
1
est vers le Seigneur, la conversion philosophique est vers soi-même. » Ainsi, la
conversion stoiCienne est non seulement vers la raison mais aussi vers le Logos comme
rationalité du gouvernement divin que notre raison appréhende. Cette idée se retrouve
chez le Nazianzène, pour qui la raison nous fait remonter de l'ordre d'ici-bas à la
2
reconnaissance du Verbe ordonnatcur ; mais s'y ajoute la révélation de l'économie du
salut, que l'âme, sous la conduite de notre raison, nous donne comme seule fin valable.
S'agissant de la conversion platonicienne et néoplatonicienne, elle est en définitive
conversion vers les réalités intelligibles et vers l'Un-Bien et pas seulement vers l'âme
qui aspire à s'y conformer. Or, de même, la conversion qu'envisage Grégoire est
conversion vers l'âme et vers son salut, c'est à dire l'union à Dieu, la divinisation.
Mais cette conversion passe par une (re)conversion vers l'image de Dieu en quoi
consiste notre essence, une restauration de la condition adamique et donc une
3
purification du péché. Que l'on ne trouve pas souvent, chez les Pères cappadociens,
et chez Grégoire en particulier, la formule explicite et typique se tourner vers soi-
même tient d'ailleurs plutôt aux habitudes stylistiques de la seconde rhétorique
4
d'écarter Je plus souvent le mot propre • Mais on trouve maintes expressions
équivalentes associées à la contemplation etfou la retraite: se ramasser, se concentrer
5
en soi, regarder à soi, converser avec soi . Cette conversion méditative vers soi, on en
trouvera quelques exemples dans la suite, revient à une conversion vers le Verbe ou la
6
Trinité et aboutit à la proximité de Dieu, un colloque avec Dieu, le Verbe ou l'Esprit ,

1
Aubin [Le problème de la conversion], p. 187-188.
2
D. 2, 95; D. 28, 13 et 16; Althaus [Heilslehre], p. 50-51 ; Richard [Cosmologie], p. 27-44.
3
Daniélou [Le platonisme], p. 41-49.
4
Habitude mentionnée par Bernardi [SC 247], p. 46.
5
Par ex. D. 2, 6; 74; D. 10, 1 ; D. 12, 1; D. 20, 1 ; D. 28, 12; 22 ; D. 43, 1 ; Lettres, LXXXVII ;
P. 2, 1, 34, v. 9 ; P. 2, 1, 11, v. 311. Gottwald [De Gregorio], p. 44, remarque justement 3 occurrences
de l'expression néoplatonicienne aum:pacpÉvm : D. 2, 7; D. 12, 4; D. 25, 6; D. 28, 3.
6
Par ex. D. 2, 5; 7; 71; 91; D. 12, 4; D. 18, 4; D. 20, 1; D. 26, 7; D. 32, 15; D. 33, 12; D. 38,
7; D. 43, 1.

83
La philosophie chrétienne selon Grégoire

débouche sur la contemplation de Dieu: mais à la condition d'une purification sur


laquelle nous allons nous pencher.

La nécessité de la purification (Ka6apmç) pour la contemplation et, en particulier,


pour la connaissance théologique, est un élément fondamental et bien connu de la
doctrine de Grégoire dont l'arrière-plan platonicien a été largement établi. 1 Cette idée,
comme chez Origène2 , a évidemment pour fondement scripturaire la Béatitude
«Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » 3 , sans oublier ces mots de Sagesse:
«Non, la Sagesse n'entre pas dans une âme perverse, elle n'habite pas un corps
tributaire du péché./ L'esprit saint qui nous éduque fuit la duplicité » 4 • Elle remonte
aussi au Phédon, dont le Nazianzène reprend à son compte le principe : « Il est interdit
à celui qui est impur de toucher ce qui est pur » 5 , principe qui obéit à l'idée plus
générale que le semblable ne peut être connu que par le semblable6 . Parmi les
nombreuses occurrences de cette idée, qu'il nous suffise d'en citer quelques unes:
«le Pur n'est pas saisissable par l'impur»; «il faut d'abord se purifier soi-même et n'avoir
contact qu'après cela avec la Pureté»; «il faut commencer par se purifier soi-même, ensuite
s'entretenir avec !'Être pur»; «toucher la Pureté sans être pur, cela n'offre, le cas échéant,
aucune sécurité, pas plus que les rayons du soleil pour les yeux malades. » 7
L'image de notre dernière citation, qui se retrouve ailleurs8 , s'appuie sur la parole
de la première Épûre de Jean: «Dieu est lumière >>9. Elle fait fond également sur la
tradition platonicienne issue de la fameuse comparaison de la République 10 qui
présente Dieu comme l'équivalent, dans le domaine intelligible, du soleil dans le monde
sensible. 11 Elle recouvre une thématique de l'illumination des purs, dont la lumière
s'assimile à la pure Lumière divine, c'est à dire une divinisation d'essence
contemplative12 :
«en purifiant elle [la divinité] rend aussi semblable à Dieu; ( ... ) Dieu s'unit à des dieux, il
en est connu, et peut-être autant qu'il connaît déjà ceux qui sont connus de lui». 13

1
Gottwald [De Gregorio], p. 40 s; Pinault [Le platonisme], p. 195 s. ; Plagnieux [Saint Grégoire
théologien], p. 81-108; Moreschini, [Filosofia], p. 28-35 et 69-79.
2
Origène, Fr. in Jo., 73 et 93.
3
Mt. 5, 8.
4
Sg. 1, 4-5.
5
Platon, Phédon 67 b.
6
Aristote, Métaphysique, B 4, 1000 b, 5. Ce principe, souvent invoqué par Clément d'Alexandrie, par
ex. Le Pédagogue, I, VI, 28, 2, est aussi à l'arrière plan de la conception de la théologie d'Origène
(Voir Hadot [Origène], p. 92-93 et n. 90).
7
Resp. P. 2, 2, 7, v. 221, PG 37, 1568 A (voir trad. Ital. Crirni [Poesie/2], p. 280); D. 39, 9, 1-2;
D. 20, 4, 8-9; D. 27, 3, 8-10. Cf. D. 2, 39, 71 et 74; D. 8, 23; D. 12, 4; D. 17, 7 et 12; D. 18, 3;
D. 20, 1 ; D. 23, 11 ; D. 30, 20; D. 32, 15-16; D. 38, 1-2; D. 38, 7 = D. 45, 3; P. 1, 1, 1, v. 8-14;
P. 1, 2, 10, V. 972 S.
8
D. 9, 2; D. 17, 7; D. 20, 10.
9
1 ln. l, 1-10. Cf. Dn. 2, 22.
10
Platon, République, VI, 508 e s.
11
D. 21, 1. Cf. D. 28, 30, 1-5; D. 40, 5 et 37; D. 44, 3; Gottwald [De Gregorio], p. 40-41 ; Pinault
[Le platonisme], p. 52-56; Moreschini [Letteratura] p. 71.
12
Sur cette assimilation mystique à Dieu (ôµotwmç 8Etj)), qu'on trouve par ex. également en D. 32,
15, 13, cf. Moreschini [Letteratura], p. 33-35 et 72-73.
13
D. 38, 7, 18-21. Cf. D. 21, 1; 28, 17; D. 38, 17; D. 40, 22, où sont distingués comme supérieurs
aux autres baptisés« ceux qui cultivent la grâce et qui se donnent, autant qu'il est possible, le poli de
la beauté.»

84
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

Or, si le baptême (qio:rnaµoç) est illumination parce que purification, celle-ci doit être
préservée, entretenue et approfondie pour s'élever à cette intimité contemplative avec
Dieu, béatitude d'une divinisation réservée à une élite philosophique:
« Heureux donc celui qui grâce à la raison et à la contemplation a pu se séparer de ce qui
relève de la matière et de la chair( ...), rencontrer Dieu et s'unir à la lnmière absolument sans
mélange, dans la mesure où celle-ci est accessible à la nature humaine! Heureux est-il de
s'élever au-dessus du monde et de se diviniser dans l'autre! grâce gui veut s'obtenir par une
1
pratique véritable de la philosophie et le dépassement de la dualité relative à la matière... »
«Ce n'est pas à n'importe qui ( ... ) qu'il appartient de disputer sur Dieu. Ce n'est pas une
aptitude qui s'acquiert à bas prix et ce n'est pas le fait de ceux qui se traînent à terre. (... )
Cela n'appartient pas à tous, car c'est le fait de ceux gui se sont exercés et sont avancés dans
2
la contemplation et, avant cela, gui ont purifié leur âme et leur corps » .
On trouve ici cette séquence progressive Ka8apmç, 8E<ùpla, 8EmÀ.Oyla dégagée par
3
J. Plagnieux : séquence dans laquelle la purification ascétique est condition de la
contemplation et cette dernière susceptible de degrés, relatifs à la pureté atteinte, dont
le plus élevé est la connaissance de Dieu. C'est ce qu'indique également la suite:
« la divinité veut, en tant qu'elle est saisissable, attirer à elle - car ce qui est parfaitement
insaisissable n'est pas objet d'espérance et on ne cherche pas à l'atteindre - ; mais aussi, en
tant qu'elle est insaisissable, elle veut provoquer l'admiration (8auµal;Trtm); étant admirée
4
(8auµa1;6µEvov), elle est plus désirée ; étant désirée, elle purifie; en purifiant, elle rend
aussi semblable à Dieu ; avec ceux gui en sont arrivés là, Dieu entretient des relations
5
d'intimité; et-, je parle ici avec une certaine audace - Dieu s'unit à des dieux ... »
Si le baptême en est la prémisse, si la foi et l'espérance poussent à l'ascèse et à la
contemplation, celles-ci et la divinisation qui leur est liée représentent une vie
supérieure à celle des simples fidèles : ils ne peuvent en effet prétendre à cette
divinisation que dans l'au-delà, alors qu'il en est question ici dès cette vie. De même,
Grégoire marque une progression de l'obéissance craintive des « esclaves » de Dieu,
qui se contentent de respecter les commandements, vers l'ascèse qui fait les
contemplatifs. 6 C'est sans doute parce qu'il appartient à une prédication baptismale
que ce texte insiste plutôt sur la continuité d'un progrès spirituel, mais aussi parce que
l'enseignement catéchétique et la réception de la formule de foi constituent le premier
accès à la contemplation. Le Nazianzène n'en indique pas moins la difficulté et,
surtout, le caractère progressif de la recherche de Dieu, une idée que l'on retrouve
ailleurs avec une distinction plus marquée des contemplatifs et de la masse des fidèles :
«lui [le Verbe] qui est lumière très pure et inaccessible à la foule, qui est dans cet univers et
7
qui lui est extérieur , qui est toute beauté et au-dessus de toute beauté, qui illumine
l'intelligence et qui échappe à la rapidité de l'intelligence et à sa portée, qui se dérobe

1
D. 21, 2, 1-7. Trad. légèrement revue par rapport à Mossay [SC 270], p. 113-115.
2
D. 27, 3, 1-7. De même, P. 1, l, 1, v. 630-631 : «et toi, Esprit,( ... )/ qui descend sur les purs et fait
de l'homme un Dieu.»
3
Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 110 (le thème de la purification étant traité p. 81-108 et
celui de la contemplation p. 108-113 et les rapports :n:pàl;tç/8toopta p. 141-159).
4
Cf. Aristote, Métaphysique A 2, qui donne pour source à la spéculation philosophique l'étonnement
ou admiration (8auµal;ELaL), et traite de la métaphysique, incluant la théologie, pour rejeter l'idée
que le Divin ait pu par jalousie l'interdire aux hommes. Cette inspiration se retrouve dans la citation
suivante du D. 40, ainsi qu'en D. 32, 15 et en D. 37, 7.
5
D. 38, 7, 14-21.
6
D. 40, 13.
7
Cf. ln, 1, 9-10: «Le verbe était la lnmière véritable, I qui éclaire tout homme; I il venait dans le
monde. I Il était dans le monde/ lui par qui fut le monde I et le monde ne l'a pas connu. »

85
La philosophie chrétienne selon Grégoire

toujours au fur et à mesure qu'on le saisit, et qui attire vers les hauteurs celui qui est épris de
lui, car il échappe et se dérobe comme si on mettait sur lui la main. »1
Or, cette évanescence de Dieu et le caractère infini de l'ascension contemplative,
qui ne trouve son terme que dans l'au-delà, distingue ceux qui se sont unis à lui -
autant que possible - comme une élite dans l'élite. Cette perfection est le propre du
théologien, de celui que Clément d'Alexandrie et, plus tard, Évagre le Pontique
nomment le "gnostique", l'homme «plein de Dieu», seul habilité à «disputer de
Dieu » et à enseigner2 •
Un dernier passage nous fournit enfin un résumé de ces distinctions:
« Là où il y a crainte, il y a observation des commandements ; là où il y a observation des
commandements, il y a purification de la chair, ce nuage qui fait écran devant l'âme et ne
laisse pas voir dans sa pureté le rayon divin ; là où il y a purification, il y a illumination ; et
!'illumination, c'est le rassasiement du désir chez ceux gui tendent vers les réalités les plus
grandes, ou la réalité la plus grande, ou celle gui suroasse toute grandeur. ,, 3
On distingue des simples fidèles baptisés, à qui suffit l'observance des
commandements, et les philosophes, qui mènent une vie ascétique ; mais aussi, parmi
ces derniers, les trois stades successifs dont nous avons parlé, le « rassasiement du
désir» correspondant à la perfection "gnostique". Sur ce dernier point, on discerne
clairement l'influence du néoplatonisme, qui admet une progression de la
contemplation jusqu'à l'union mystique avec le Principe. 4

La séquence purification-contemplation-théologie, n'est cependant encore qu'une


version simple de la doctrine ascétique du Nazianzène. Il faut en effet tenir compte des
relations hiérarchiques corps/âme ou corps/âme/esprit présentes dans son
anthropologie, et du fait que c'est le vo'Üç, partie supérieure de l'âme, qui dispose de
la faculté contemplative. La conversion contemplative, dont le terme est aperception
théologique, doit, logiquement, suivre le chemin inverse de la conversion décadente du
péché originel et cela vaut donc pour la purification.
Si l'on s'arrête à la dualité âme/corps, il s'agit d'abord de se dépouiller de la chair
du péché pour alléger l'âme: première étape de la purification ascétique, qui n'élimine
que les passions physiques quoiqu'elle contribue à nous rendre humbles en nous
rappelant notre condition physique et la mortalité qui lui est attachée depuis le péché
originel. L'ascète doit encore purger l'âme des passions qui lui sont propres, ces
passions psychiques qui, avec l'orgueil, ont fait chuter celle-ci. 5 Ces passions
mauvaises non seulement sont en soi une faute et contraires à l'idéal d'impassibilité du
sage, mais elles interdisent la tranquillité intérieure nécessaire à la contemplation6 . Une
première conversion, celle du cœur, est donc pour lui, comme pour Origène7 , le
préalable de la contemplation, et la vertu tient le rôle purificateur que Platon attribuait

1
D. 2, 76, 5 s.
2
Guillaumont [Le gnostique], p. 159-201.
3
D. 39, 8, 13 S.
4
Bréhier, t. I, p. 410; Plotin, Enn. I, 3, 8.
5
Moreschini [Letteratura e filosofia], p. 23, voit ainsi, derrière le dualisme âme-corps, le plus
fréquent chez Grégoire, !'écho de la distinction platonicienne entre la partie concupiscible et la partie
irascible de !'âme.
6 Par ex. P. 2, 1, 11, V. 492-496; P. 2, 1, 34, V. 155 S.
7
Aubin [Le problème de la conversion], p. 144-147; Hadot [Origène], p. 188-189. Chez Grégoire
comme chez Origène, cette idée s'associe à une conception de la contemplation comme accès au sens
spirituel des Écritures.

86
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

à la q,ip6vrimç 1• Or, comme on l'a vu par exemple pour Antoine et comme on le voit
aussi chez Évagre2 , cette maiîrise des passions de l'âme, qui, contrairement à celle du
corps, ne perdent pas vigueur avec l'âge, est bien plus ardue: au point que Grégoire
3
considère comme impossible à l'homme une impassibilité totale et durable réservée à
Dieu. Celui qui en est arrivé, au moins temporairement, à cette impassibilité est alors
prêt pour la contemplation et, semble-t-il, pour voir Dieu. On se souviendra
4
qu'Évagre, disciple de Grégoire , caractérise d'ailleurs le gnostique, moine accompli,
5
par « l'impassibilité parfaite » •
6
Mais si l'on distingue maintenant l'esprit de l'âme ou dans l'âme , la nature de sa
purification paraît plus difficile à concevoir. En effet, il a péché, le premier, en ne
gardant pas le précepte qui lui avait été donné - en l'occurrence, l'interdiction du fruit
de la connaissance. C'est lui, nous dit Grégoire, qui a en conséquence « le plus besoin
de salut ». 7 De ce point de vue, la purification pourrait d'abord consister dans
l'observance des commandements, dont la pratique de la charité qui s'impose déjà au
chrétien ordinaire. On serait là sur une voie condamnant l'érémitisme, comme nous le
montrerons en effet bientôt. Mais d'autre part, s'il ne peut évidemment s'agir de fuir
l'arbre de la contemplation, la purification de l'esprit pourrait aussi signifier cette
préparation intellectuelle qui manquait à Adain. L'homme déchu dispose heureusement
des Écritures pour guider son ascension spirituelle, et leur lecture studieuse représente
8
alors cette purification de l' esprit qui mène les plus versés dans cette contemplation à
9
la théologie. De ce point de vue, comme Platon déjà et les néoplatoniciens , le
Nazianzène considère la contemplation ou les illuminations elles-mêmes comme
purification - par l'Esprit1°. Il y faut alors une purification préalable, qui rende l'esprit
disponible et réceptif pour l'Esprit. D'abord, la purification de l'esprit signifiera le rejet
de tout ce qui est impur - entendons : contraire au christianisme - dans la culture
11
profane, un point que nous aborderons ailleurs . Ensuite, ce que nous appellerions la
concentration intellectuelle, l'évacuation de tout ce qui pourrait distraire l'esprit,
même s'il n'est pas mauvais, parce que relevant du monde sensible (Grégoire parle
alors du visible et de la matière, non de la chair) et que la contemplation consiste à

1
Moreschini [Letteratura], p. 30-31 ; Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 95. Cf. Platon,
Phèdre 69 c ; Phédon 66 e.
2
Évagre, Traité pratique, 36 et 38; Le gnostique, 31 ; Lettre 25 (éd. Frankenberg, p. 582).
3
P. 2, 1, 12, v. 64 s.; P. 1, 2, 25, v. 26-30; P. 1, 2, 9, v. 43 s. Grégoire ( P. 1, 2, 9, v. 6 85 s.)
considère l'apathie complète comme quasiment impossible à l'homme déchu. L'essentiel est dans
!'effort et les résultats obtenus, fussent-ils incomplets : D. 4, 99 ; D. 32, 1.
4
Guillaumont [Aux origines], p. 186.
5
Traité pratique, p. 108-110; Le gnostique, 5, IO et 32. Cf. Guillaumont, [SC 356), p. 26-28;
Guillaumont [Aux origines], p. 198-199. La «petite impassibilité» ou «impassibilité imparfaite»
concerne les désirs physiques.
6
Comme dans P. 2, 1, 47, v. 6-7, où le Nazianzène reprend du Phèdre de Platon, 246 a et 253 cd, la
distinction Â.oyLKÔv, 6uµLKÔv, btL6uµT)·nKôv (Gottwald [De Gregorio], p. 32; Moreschini
[Letteratura], p. 24).
7
D. 20, 1, 19-20; D. 28, 19, 19-20; D. 32, 15, 9 S. ; P. 2, 1, 34, v. 156-157; Lettres théologiques,
101, 50. Voir supra, p. 44, sur le péché originel comme précipitation spirituelle.
8
D. 31, 21; P. 2, 1, 34, v. 157-159; également D. 2, 76, 5, si l'on admet que le Verbe désigne aussi
la Parole divine.
9
Platon, Phédon, 69 cet 82, d ; Cratyle, 396, b, 8-c, 3 ; Plotin, Enn., 1, 2, 4.
10
Lettres, CLXVI, 3, t. 1, p. 106.
11
Cf. infra, p. 173-174.

87
La philosophie chrétienne selon Grégoire

mêler son esprit aux réalités intelligibles1 ; un état de totale disponibilité que le
Nazianzène exprime comme pureté2, séparation ou isolation3 ou nudité de l'esprit:
« pour toute vérité et pour tout discours [théologique] il est difficile de trouver des preuves et
difficile de parvenir à la contemplation. Nous voulons, pour ainsi dire, exécuter un grand
travail avec un petit instrument quand nous faisons la chasse à la connaissance de la réalité
avec la sagesse humaine et quand nous abordons l'intelligible avec les sens. ou sans nous
passer des sens qui nous emportent et nous égarent. et ne réussissons pas à rencontrer d'un
esprit nu les réalités nues. et à marquer l'esprit de l'empreinte des choses perçues. »4
Le Nazianzène reprend ici la conception platonicienne d'une conversion de l'âme des
sens charnels vers l'œil de l'âme, l'esprit (voüç}5, naturellement «en communication
avec les sens», mais qui peut se recueillir en s'éloignant d'eux6 pour recevoir des
7
impressions intelligibles :
«Qui, encore entouré des ténèbres d'ici-bas et de l'épaisseur de la chair, contemplera sans
mélange toute l'intelligence avec son intelligence, et se mêlera à ce qui est stable et invisible.
en étant parmi ce qui est instable et visible »8 ;
« Rien ne me paraissait aussi beau que de fermer la porte des sens, de sortir de la chair et du
monde, de se ramasser sur soi-même, de n'avoir aucun contact avec les choses humaines en
dehors d'une absolue nécessité, de s'entretenir avec soi-même et avec Dieu, oour vivre au-
dessus des réalités visibles, pour garder sur soi les reflets divins sans aucune altération ni
mélange d'aucune des empreintes de ce qui s'égare ici-bM, en étant et en devenant
constamment vrai miroir immaculé de Dieu et des choses divines9 , en accompagnant les
anges dans leur ronde, en restant sur terre après avoir quitté la terre et avoir été élevé par
l' Esprit. » 10
Et, parlant de sa propre contemplation théologique, avant de reprendre quasi
textuellement le propos ci-dessus, il écrira :
«j'avais pénétré dans la nuée en me mettant intérieurement loin de la matière et des choses
matérielles et en me concentrant en moi-même autant qu'il est possible. » 11
On est donc conduit à distinguer trois étapes dans le processus de purification
ascétique qui conduit jusqu'à la contemplation théologique: l'ascèse physique,
l'ascèse psychique et l'ascèse contemplative proprement dite, une discipline de l'esprit
qui seule permet d'atteindre l'illumination. Seuls ceux qui en sont arrivés là et se sont
exercés dans cette discipline, avec ses exigences spécifiques de concentration mentale

1
P. 2, 1, 12, V. 71-72.
2
Par ex. D. 7, 17 ; D. 12, 1 ; P. 2, 1, 1, v. 264.
3
Par ex. D. 27, 3, D. 28, 12 et P. 2, 1, 11, v. 1940-1941 (du sensible); P. 1, 2, 5et1, 4, 14 (du corps).
4
D. 28, 21, 1-8. Nous modifions la ponctuation et la traduction de Gallay [SC 250], p. 143, qui rompt
la relation entre le recours aux sens et l'impossibilité d'approcher l'intelligible - faisant de cette
dernière une impossibilité absolue ! Même image de la nudité de l'esprit dans la contemplation
théologique en P. 2, 1, 82. Cette purification de l'âme se recueillant loin des sens pour entrer en
contact avec Dieu par l'esprit se trouve par ex. chez Philon, De Migr. Abr., 195 (II, 306, 25) et chez
Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moïse, II, 157.
5
Il lui arrive, par ex. D. 27, 3 et D. 28, 31-36, de faire le parallèle entre le sens de la vue et l'esprit,
œil de l'âme.
6
D. 28, 22, 10-11.
7
D. 28, 19, 26, de la vision d'Ézéchiel. Sur cette conversion, voir également Moreschini
[Letteratura], p. 28-31
8
D. 2, 74. Cf. également : D. 2, 7 ; 3, 1 ; D. 39, 21.
9
Cette image, reprise en D. 20, 1, se retrouve chez Ephrem, Nis. 16, 1-4 et Pub. 1-3 (cf. Brock, L'œil
de lumière, p. 43 et 87-88).
10
D. 2, 7, 1-11. Cf. D. 20, 1 et D. 28, 3, qui reprennent largement ce passage; également D. 27, 3, 9-
13 ; D. 28, 12, 31 s.
11
D. 28, 3, 3-5.

88
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

et de labeur studieux, seront de vrais contemplatifs dont les plus avancés pourront
prétendre à la théologie.

Or, la retraite est d'abord, pour Grégoire, le moyen de se détacher des réalités
terrestres afin d'aborder dans la pureté adamique retrouvée la contemplation de Dieu
et des choses divines. Elle apparaît ainsi d'abord, négativement, comme une fuite du
monde et de ses tentations traduisant concrètement l'arrachement à ses fausses
valeurs. C'est pourquoi elle suit la conversion baptismale, comme le meilleur moyen
d'en préserver l'engagemen t; car la «vie cachée» permet de se mettre à l'abri des
influences mondaines. C'est d'ailleurs chez lui un thème récurrent que le danger des
mauvaises fréquentations, suivant le mot proverbial de Ménandre repris par Paul.1« Ne
vous y trompez pas : Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs » :
«une chose aussi n'est pas d'une mince influence sur la vertu ou le vice, ce sont les
liaisons»; «on aurait plus tôt fait de contracter un vice peu développé qu'à petite dose une
2
vertu profondément enracinée » .
Il insiste ainsi sur ses bonnes fréquentations durant sa jeunesse, dit ne 3tenir pour amis
que des gens honorables et vertueux et évite ceux qui s'entourent mal. On pense ici à
Sénèque, conseillant à l'aspirant philosophe de choisir ses amis « autant que possible,
exempts de passions : car les vices rampent de proche en proche ; ils se passent au
4
voisin, et leur contact est nuisible. » On pense également à Épictète:« jusqu'à ce que
vos belles pensées se fortifient en vous, jusqu'à ce que vous acquériez assez de
pouvoir pour être sûrs de vous, je vous conseille de prendre des précautions dans vos
5
relations avec les profanes. » Mais il faut justement remarquer que ce danger vaut
surtout pour le débutant et on verra que le Nazianzène considère le vrai philosophe
comme incorruptible. D'autre part, l'anachorèse est une option maximaliste, puisqu'en
veillant à ses fréquentations et à sa conduite, on peut mener dans le monde une vie
sans danger. À tel point que Grégoire fait du séjour des philosophes en herbe, pas
même baptisés, que Basile et lui firent à Athènes - au milieu des désordres de la vie
estudiantine, dans une ville riche en théâtres et, surtout, foyer du paganisme -
l'occasion de mener avec d'autant plus de mérite« à l'écart une vie tranquille» et de
6
« (s') affermir dans la foi ».
Dans le Sur ses épreuves, Grégoire va certes jusqu'à jouer sur le registre d'un
dualisme encratique, opposant « une société corrompue » cultivant le péché et ceux
qui vivent à l'écart,
« ont suivi l'appel de Dieu, et, allégés par l'esprit, (. .. ) sont les initiés de la vie cachée de
notre Seigneur Christ, pour en briller plus tard, quand elle resplendira. >,7
Mais nous verrons que cela tient à un contexte particulier : affrontant en justice les
8

prétentions de créanciers sur la succession de son frère, c'est eux qu'il vise comme
mauvais et infréquentables. Il ne s'agit ici en rien du risque de tomber soi-même dans
leurs œuvres mauvaises : ce monde est corrupteur pour les cœurs purs dans la mesure

1
1 Cor., 3, 33.
2
D. 8, 6, 3; D. 2, 12, 6-8 (le thème de la contagion du mal occupe les paragraphes 11-12).
3
P. 2, 1, 11, v. 100 et 211-220; D. 43, XXII ; Lettres, XXXIX et LXXV, 1, t. I, p. 48 et 93.
4
Sénèque, De la tranquillité de l'âme, VII, 1 (Suit une comparaison avec la peste).
5
Épictète, Entretiens III, XVI, 9.
6
P. 2, 1, 11, v. 211-220 et D. 43, 20, 3 s., resp.
7
P. 2, 1, 1, v. 37-49. Trad. Bénin, p. 361.
8
Infra, p. 323-329.

89
La philosophie chrétienne selon Grégoire

où la malfaisance des hommes mondains les remplissent de haine et de colère. C'est


1
ainsi après avoir évoqué la haine qui« amoindrit la vertu » qu'il déclare plus loin:
«Mais celui-là est le meilleur, qui s'engage dans la voie droite sans se retourner vers la
cendre de Sodome, détruite, pour sa débauche, par un feu étranger (cf. Gen. 19, 24 - 26):
avec ardeur il fuit vers la montagne (cf. Gen. 19, 17) et oublie sa patrie, de peur d'être laissé
en arrière, sujet de fable (cf. Ps. 68, li ; Job. 30, 9), rocher de sel (cf. Gen. 19, 26). »2
C'est l'impassibilité psychique, et plus précisément la maîtrise de la colère, la passion
la plus résistante, maîtrise propre au parfait, qui est ici en cause, non la profession
philosophique elle-même. Or, ces passions étant par définitives sociales, cette maîtrise
ne peut s'exercer et se mettre à l'épreuve dans la solitude totale, tandis que la
confrontation avec les méchants est bien plus probante et méritoire que la
fréquentation des frères. Il ne s'agit donc pas d'une condamnation encratite de la vie
du monde que Grégoire récuse. Aussi est-ce en termes relatifs, comme une plus grande
sécurité spirituelle et moyen de perfectionnement3, qu'il conçoit d'abord l'anachorèse
du philosophe. On songe ici aux Grandes Règles de Basile, qui, si elles jugent
impossible d'arriver au Royaume céleste sans renoncer aux intérêts terrestres et
4
pratiquer la vigilance spirituelle , sont plus réservées sur la nécessité de se retirer du
monde : «la solitude [y] est utile ; car oublier ses habitudes relâchées et renoncer à ses
volontés tout en vivant dans un milieu indifférent, c'est très difficile, pour ne pas dire
impossible. » 5 Ce qui signifie que la retraite est utile avant tout au débutant, pour sa
conversion philosophique, comme le montre le cursus de Basile et comme nous allons
le confirmer dans la doctrine de Grégoire.

L' anachorèse apparaît aussi comme un principe de prudence maximale en ce qui


concerne les honneurs de ce monde, y compris ecclésiastiques, comme on le voit dans
la lettre qu'il écrira à Basile en réponse à la nouvelle de son ordination:
« Toi aussi, tu as été pris, comme nous avons été circonvenu nous-même quand on nous a
élevé de force au rang du sacerdoce. Et pourtant, nous ne le recherchions certes pas ! Car
nous pouvons l'un à l'autre, mieux que quiconque, nous rendre sincèrement témoignage que
6
nous chérissons la philosophie qui va à pied et qui reste tout en bas. »
Par opposition aux ambitieux qui se croient dignes d'exercer la philosophie plus
parfaite du sacerdoce, c'est à l'humilité de condition autant que spirituelle que
Grégoire dit son attachement. C'est en ce sens qu'il justifiera encore la résistance qu'il
opposa à Basile lorsque ce dernier voulut lui imposer l'évêché de campagne de
Sasimes:
« À d'autres, disais-je, les honneurs et les peines, à d'antres les combats et les victoires ! Pour
moi, qu'il me suffise de fuir les combats, d'être attentif à moi même( ... ) Ce projet, peut-être
des plus humble, était du moins des plus sûrs pour me tenir à égale distance de l'élévation et
de la chute. »7

1
P. 2, 1, li, v. 476.
2
P. 2, 1, l, v. 479-485. Trad. Bénin, p. 405 (nous supprimons seulement la virgule après« la voie
droite»).
3
Par ex. D. 3, 1 ; D. 10, l, cité page suivante.
4
Basile, Grandes Règles, 5 et 8.
5
Ibid., 6, 925 c. 9.
6
Lettres, VIII, 1-2, t. II, p. 11.
7
D. 10, 1. On songe ici, et a fortiori pour le P. 2, 1, 32, v. 57-60, aux mots de Maxime de Tyr, Dise.
XXVI, 5, à propos de Diogène: «Il se moquait( ... ) de tous les hommes qui s'adonnent à de telles
activités [celle de la vie active, en particulier politiques] comme nous nous moquons des petits enfants
quand nous les voyons occupés à jouer aux osselets, à se battre et à être battus, à dépouiller les autres

90
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

On voit également pointé le risque de s'enorgueillir de la dignité ecclésiastique une fois


revêtue et en particulier de l'épiscopat - ce qu'il reprochera justement, entre autres
choses, à Basile1 - idée développée dans son discours d'investiture épiscopale, où il
2
considère ce péché comme ruinant la grâce reçue •
Le Nazianzène s'emploie maintes fois à se justifier de ne pas avoir opéré clairement
la séparation du monde de l'anachorète, et insiste sur ses rares et brèves retraites.
Ainsi, dans l'Éloge de Basile, il se plaindra en ces termes de la séparation d'avec son
ami qui l'empêcha de s'associer à son expérience monastique:
« Je me demande si ce ne fut pas la cause de toutes les inégalités, de toutes les difficultés de
ma vie, des obstacles qui s'opposèrent à mes goûts pour la philosophie et m'empêchèrent d'y
3
répondre dans la mesure de mes désirs et de mes résolutions. »
4
Or, ces considérations a posteriori dont nous verrons qu'elle ne sont pas fondées en
fait, tiennent à ce que seule l' anachorèse permet de démontrer concrètement, et donc
de façon incontestable, le renoncement aux ambitions du siècle, y compris
ecclésiastiques. Grégoire l'avoue d'ailleurs à propos de son investiture comme évêque
de Sasimes :
«c'est de là que me sont venues toutes les inégalités, toutes les agitations de ma vie, et
l'impossibilité d'être philosophe ou d'en avoir la réputation, encore que ce second point n'ait
5
qu'une importance insignifiante » .
Il veut dire deux choses avec ce «ou». D'abord, ce dont on peut douter, qu'il est
6
assez philosophe pour être indifférent à sa réputation de philosophe , conformément à
la maxime d'Épictète : «Contente-toi en toute circonstance d'être philosophe. Si tu
7
veux, en plus, le paraître, parais-le à toi-même, c'est bien suffisant. » Ensuite, ce
«ou» vaut pour« ou plutôt», car, on l'a vu, la philosophie ne s'assimile pas pour lui
à l'anachorèse. Mais il n'en est pas moins jugé par d'autres sur la base d'une
identification de la philosophie à la seule voie contemplative et de la « solitude » à la
vie hors du monde. Ce point est d'ailleurs confirmé, paradoxalement, par le fait que
Grégoire doive préciser, à propos de sa retraite de Séleucie et de sa promotion comme
évêque de Constantinople, qu'il ne se cachait pas pour qu'on le croie digne de plus
8
grands honneurs. C'est pourquoi il tient à préciser de son choix de vie initial, partagé
entre retraites contemplatives et vie dans le siècle auprès de ses parents, et dont il vient
d'exprimer le respect pour les prêtres :
« Quant à la chaire ('to ~lj µa), je la vénérais, mais j'en restais
éloigné, comme de la lumière du soleil
les yeux malades. De tous les espoirs c'était le dernier

et à se dépouiller eux-mêmes.» Et aussi à Sénèque, Lettres à Lucilius, 74: «la fortune donne des
jeux, elle jette à la foule des mortels honneurs, richesses, crédit, et tous ces présents ou bien se brisent
entre les mains de ceux qui se les arrachent, ou bien se partagent entre des assod.és infidèles, ou bien
ne sont saisis qu'au plus grand dommage de ceux à qui ils sont échus ( ...). C'est pourquoi les plus
prudents quittent hâtivement le théâtre, dès qu'ils voient apporter ces minces cadeaux( ... ) C'est
autour du butin qu'existe la bagarre.»
1
Lettres, L, 1, t. I, p. 64; D. 9, 2 et 5; D. 11, 3 ; P. 2, 1, 11, v. 398-399. Voir infra, p. 336 et 345.
2
D. 9, 2. Basile, après la lettre qu'il avait reçu, ne pouvait que se sentir visé.
3
D. 43, 25, 14-17.
4
Infra, p. 332-348.
5
D. 43, 59, 16-20.
6
P. 2, 1, 11, V. 321-323.
7
Épictète, Manuel, 23, p. 1118. Cf. Épictète, Entretiens, I, XXI ; Marc Aurèle, III, 4 et VIII, 1.
8
D. 36, 10. Voir infra, p. 382.

91
La philosophie chrétienne selon Grégoire

que je m'attendais à recevoir parmi les vicissitudes nombreuses de la vie. » 1


De même, lors de sa consécration épiscopale comme chorévêque de Sasimes, il dira à
Basile: «tu amènes en public un homme qui se dérobe», ce qu'il lui reprochera
ensuite, après s'être soustrait à ses nouvelles obligations, dans les termes suivants :
«L'un des deux (il s'agit de Basile, un des deux frères dont il était l'ami), je ne sais par quel
sentiment ou sous quelle impulsion indigne de l'Esprit qui est en lui, nous a donné l'onction
et nous a amené en public. nous gui nous cachions. »2
Aussi, dès lors qu'il pourra, sur le tard, faire fond sur sa retraite à Séleucie - une
retraite à laquelle s'associe l'expatriation - il ne cessera de la mettre en avant, la
présentant d'ailleurs alors, avec quelque exagération, comme expérience érémitique. 3
Ce fait, en contradiction avec le jugement sévère qu'il porte le plus souvent, nous le
verrons, sur les ermites, montre bien que le prestige de l'anachorète tenait
essentiellement à sa dissociation concrète de la société et de la civilisation. Il tient aussi
au fait que les lumières contemplatives, nous y venons, sont affaire de loisir et de
tranquillité. Ainsi, une étape anachorétique, au moins sous sa forme cénobitique,
s'imposait dans la carrière de tout philosophe. On le voit chez les parens - par exemple
dans les Vies des sophistes d'Eunapius4 - , ou dans la lettre que Libanius écrivit à
Basile lorsque ce dernier se retira dans le Pont5 • Elle s'imposait, plus précisément,
comme adjuvant et preuve de sa conversion philosophique, au début de sa carrière,
raison pour laquelle Grégoire regrette ailleurs6 que sa séparation d'avec Basile l'ait
empêché de partager la vie retirée que celui-ci mena quelques temps avant d'entrer
dans une carrière ecclésiastique dont elle fut le tremplin.

La conception que se fait Grégoire du renoncement au monde et donc de la retraite


qui le favorise correspond ainsi plutôt à la définition "orthodoxe" que A Guillaumont
en donne : ils visent « ce qui est mauvais relativement, dans la mesure où ce peut être
un obstacle pour qui veut devenir parfait( ... ) toutes les activités des hommes vivant en
société, pour se consacrer à la contemplation >>7. Mais c'est uniquement par rapport à
une vie philosophique contemplative qu'elle se justifie. Ainsi, dans le Sur ses épreuves,
il déplore les soucis que lui réserve le choix d'assister ses parents - commander aux
esclaves, administrer le patrimoine - parce que celui-ci partage son esprit entre
contemplation et soucis de ce monde :
« Car des soucis, en vérité, incessants et pénibles, dévorent nuit et jour, et mon âme et mon
corps, me faisant retomber du ciel sur la terre, ma mère » ;
«Comme j'aurais dû me cacher avant ces malheurs, à l'abri des rochers, des montagnes, des
escarpements !
Certes, si j'avais fui toute cette vie d'ici, avec les soucis du monde et de la chair, c'est le
Christ tout entier que, sans cesse, je porterais dans mon cœur, habitant seul et loin des autres,
à Dieu seul élevant un esprit pur ». 8

1
P. 2, 1, 11, v. 331-334. Trad. inspirée de Jungck, p. 71 : comme lui, nous avons préféré ici parler de
la chaire, plutôt que du chœur (Lukinovich, p. 75) ou de l'autel (White [Autobiographical poems],
p. 35), ce qui pourrait faire croire que Grégoire se jugeait trop impur pour recevoir l'eucharistie.
2
D. 11, 3, 1-3.
3
Sur cette retraite, voir infra, p. 349-354.
4
Eunapius, Vies des sophistes, B 456 et B 465.
5
Libanius, Ep. 336: in Rousseau [Basil], p. 35 et chap. 2, n. 130 s. Libanius, y voit une étape de la
:n:mÔELa.
6
D. 43, 25, 3.
7
Guillaumont [Aux origines], p. 27.
8
P. 2, 1, 1, v. 140-143 et 261-266. Trad. Bénin, p. 371et383. Cf. ibid., v. 494-495.

92
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

Il se lamente, en particulier, de devoir prendre en charge le procès relatif à l'héritage


de son frère, par lesquels son âme a été « assujettie à une lourde servitude >/.
De même, si, au cours de sa carrière ecclésiastique, il met constamment en avant sa
vocation monastique pour attester de l'absence d'ambition de son engagement
sacerdotal, la retraite et le sacerdoce s'opposent alors comme la tranquillité et le loisir
du contemplatif aux soucis d'une vie active et au tumulte du monde. C'est l'autre
signification de l'opposition entre vie cachée et vie publique, qui apparaît dès le
moment où il accepte d'exercer le sacerdoce:
« se glissait en moi une sorte de désir amoureux pour les avantages de cette vie tranquille
(ljquxl.a) et de cette retraite (àvaxopfioi;w) pour laquelle j'ai éprouvé du désir dès l'origine
comme je ne sais si aucun autre de ceux gui se sont attachés à l'éloquence l'ajamais fait.( ... )
J'en avais tâté quelque peu, sans dépasser le vestibule et assez pour que l'expérience
accroisse le désir et l'enflamme. Aussi, je n'ai pas supporté d'être tyrannisé, d'être poussé au
2
milieu du bruit et d'être arraché par la violence à ce genre de vie comme à un saint refuge. »
Remarquons ici que, nous le développerons plus loin, la vie active de l'ecclésiastique a
partie liée avec l'éloquence publique, à laquelle l'anachorèse signifie qu'on renonce, un
aspect qu'on retrouve dans son discours d'investiture épiscopale de Sasimes:
« Jusque-là ( ... ) je ne dispensais même pas mes paroles à mes frères bien aimés (. .. ) afin de
rester loin des affaires et de pouvoir mener la vie tranquille du philosophe, laissant tout à
ceux qui le voudraient, pour m'entretenir avec !'Esprit. Je songeais au Carmel d'Élie et au
3
désert de Jean, à la vie au-dessus du monde menée par ces philosophes. »
Il redira bientôt de son désir qu'il lui
«propose des fuites, des montagnes, des déserts, la tranquillité de l'âme et du corps, il
propose que la pensée se retire en elle-même et se resserre loin des sens pour entrer sans
4
tâche en relation avec Dieu et briller entièrement des rayons de !'Esprit. »
Ce n'est pas que la compagnie d'autrui soit impure au sens du péché, mais qu'elle
distrait l'esprit du mono trope de son unique "objet", Dieu. L'exigence de solitude est
d'autant plus importante qu'on est moins avancé en contemplation, comme le dira
Évagre le Pontique, disciple de Grégoire: «Évite, avant d'être devenu parfait, de
rencontrer beaucoup de gens, et d'en fréquenter beaucoup, de peur que ton intellect ne
soit rempli d'imaginations. » 5 Néanmoins, les lettres que le Nazianzène, lassé et
dégoûté par ses déboires dans l'arène ecclésiastique, écrit après son retrait de
Constantinople, reprendront ce motif:
«La retraite (àva:x;<ÛplJOLÇ) a pour nous un avantage: l'absence d'affaires (cbtppâ.yµov) et
le calme (r\ou:x;lov) »; «Menons une vie retirée, livrons-nous à la contemplation, purifions
notre esprit par les divines illuminations. »6
C'est que l' anachorèse assure le loisir et la tranquillité nécessaires à la contemplation
et, par la rupture avec la vie sociale, la fréquentation exclusive de Dieu, du moins pour
celui qui est assez pur :
« Celui-ci, fuyant les villes et les applaudissements populaires
et la tempête qui agite toutes les affaires publiques,
a ajusté à Dieu la noblesse de son esprit,
7
prenant part seul aux choses divines et communiquant avec Lui seul. »

1
P. 2, 1, 1, v. 230 s. Trad. Bénin, p. 379.
2
D. 2, 6, 9 S.
3
D. 10, 1, 4-10.
4
D. 12, 1. Entre temps, il aura déserté son siège et préféré devenir l'assistant épiscopal de son père.
5
Évagre [Le Gnostique], 11, p. 105. Cf. id., Vierge 6; Bases de la vie monastique, 11.
6
Lettres, XCIII, 1, t. II, p. 113 et CCXVI, 3, t. II, p. 106. Cf., de la même époque (382), les Lettres
CXXII, t. II, p. 14; CXXX, 3, et CXXXI, t. II, p. 20; CXXXV, t. II, p. 23
7
P. 2, 1, 12, v. 598-601 ; il s'agit de l'ascète.

93
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Ainsi Grégoire dit-il de son ami Basile, retiré à Anèsi:


« Là-bas, il pratiquait la compagnie de Dieu,
1
caché par un nuage, comme l'un des anciens sages » ,
avec une allusion à la Nuée dans laquelle MoiSe vit Dieu qu'on retrouve à propos
d'une de ses propres retraites. 2 Il dit ailleurs qu'il s'est retiré pour avoir:
«le loisir (Tijv à'1:payµoc:rUvllv) de philosopher en paix <licruxta) ( ... )et de converser avec
moi-même et avec l'Esprit. ,, 3
C'est encore le propos de l'épilogue du De vita sua:
« J'aspire à habiter quelque solitude (Èpljµlav) loin des maux
4
recherchant le divin par mon seul intellect » .

En définitive, la retraite, telle que Grégoire la conçoit, répond à ces « motivations


psychologiques issues de la conscience religieuse » auxquelles A Guillaumont attribue
la «création spontanée» du monachisme: «l'exigence d'unité, l'exclusivisme qui
découlent de l'adhésion à un absolu qui, par sa nature même, relativise et tend à
exclure tout le reste »5 . Cette fuite du monde traduit la volonté d'y renoncer et en
facilite le détachement au profit de la monotropie. Elle favorise la conversion
philosophique, d'autant qu'elle rompt avec les habitudes et relations profanes, et se
recommande surtout pour le débutant. Elle garantit le loisir, la tranquillité extérieure et
l'absence de soucis nécessaires à la contemplation, et substitue à la fréquentation des
réalités terrestres et de la société humaine celle des réalités célestes et de Dieu. En
cela, l'anachorèse est une étape fondatrice de la profession "monastique" dans sa
dimension contemplative, et se révèle, plus prosaiquement, indispensable à qui veut en
acquérir le statut.
Pourtant, nous allons le montrer, malgré les passages où il la désigne comme la
philosophie par excellence, Grégoire ne tient pas la vie anachorétique pour le stade
supérieur de la philosophie, ni même, du moins comprise comme érémitisme, pour une
voie appropriée à la contemplation.

L'impasse de la solitude: 0Eropla et :n:péisLÇ

Si, avec J. Guillaumont6 , on peut voir dans le monachisme une création universelle
de la conscience religieuse, l'érémitisme en représente une forme particulière,
caractérisée par la solitude la plus extrême que Grégoire définit très bien ainsi :
«ceux-ci [les ermites] pratiquent la vie parfaitement solitaire (µovaôucov) et non mêlée au
monde (dµuci:ov) et, ne conversant qu'avec Dieu, ne voyant que cela pour tout monde, ils le
connaissent dans leur solitude (Èpljµla). ,,7

1
P. 2, 1, 11, v. 353-355 (Cf. Ex. 24).
2
P. 2, 1, 34, V. 7-9.
3
D. 10, 1, 6-9.
4
P. 2, 1, 11, V. 1940-1941.
5
Guillaumont [Aux origines], p. 66.
6
Ibid., p. 27.
7
D. 21, 19, 9-12.

94
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

Ce n'est que de celui-ci qu'on pourra rapprocher le renoncement hindou sous sa forme
primitive, celle du sannyasin, dont M. Biardeau remarque qu'il cherche «la solitude
par opposition à la vie de groupe, le non-agir par rapport aux rapports sociaux, le non-
désir en regard des multiples convoitises de l'homme social», et qu'il veut mener la
vie sauvage, à l'écart de la civilisation1 • Car, si le rejet des désirs est commun à toutes
les formes de monachisme, les autres points se heurtent nécessairement à une
anthropologie qui inscrirait au contraire la sociabilité et la culture dans la nature et la
finalité de l'homme, comme on l'a justement montré pour le Nazianzène. C'est ce
qu'implique pour les héritiers de l'hellénisme, nous l'avons vu, la définition
aristotélicienne de l'homme comme animal politique ; elle les conduit à soupçonner le
solitaire d'être, non pas supérieur, mais inférieur à l'homme, d'être incapable de
supporter autrui, et égoiSte. Ce soupçon, nous allons le voir, amène Grégoire, en dépit
de la citation ci-dessus2 , à critiquer l'érémitisme.

Faisant écho à Saint Jean l'Évangéliste, Grégoire écrit :


«Si l'on nous posait la question: Quel est l'objet de votre culte et de votre adoration ? nous
répondrions sans hésiter : La charité, car notre Dieu est la charité. (... ) à quoi se résument la
Loi et les Prophètes ? L'évangile ne nous permettra pas de répondre autre chose que cela. »3
La charité est ainsi un argument déterminant de son idéal philosophique, qui rejette
l'érémitisme, comme on le voit dans l'Éloge de Maxime:
«Le premier objet de sa philosophie est celui-ci: reconnaître, parmi les voies qui s'offrent à
nous, celle qui est préférable pour lui-même aussi bien que pour tous les chrétiens. Car il
estimait qu'associer partout le bien général à son intérêt particulier était la marque d'une âme
très parfaite et très philosophe. En effet, ce n'est pas chacun pour soi que nous sommes nés,
mais pour tous, nous qui partageons tous la même nature et avons la même origine et les
mêmes destinées.
Il voyait que la vie érémitique (... ) est grande, élevée et supérieure aux choses humaines, mais
( ... ) est en contradiction avec le caractère social et humanitaire de la charité, qui, il le savait,
est au premier rang des choses à recommander. »4
La charité est donc le mot d'ordre chrétien de cette conduite sociale que le
Nazianzène, à l'instar d'Origène, désigne ailleurs, de façon significative, sous le terme
de JtOÀ.L'tELa 5 : un mot aux connotations aristotéliciennes qui désigna d'abord le genre
de vie et les vertus sociales propres au citoyen6 • Elle est l'équivalent chrétien de la
philanthropie stoïcienne et cynique et on songe à ce précepte de Marc Aurèle : « N'aie
de joie et de repos qu'en une seule chose: progresser d'une action faite pour autrui à
une autre action faite pour autrui, accompagnée du souvenir de Dieu. »7 Mais c'est
plus sûrement un écho de Platon : « Car rechercher ce qui est le plus avantageux aussi

1
Biardeau [L'Indhouisme], p. 30. Cf. Dumont [World Renunciation], qui montre que cette
dissociation de la société et de la civilisation était source du "pouvoir" des renonçants.
2
Elle appartient à sa prédication de Constantinople, ville où les ermites des montagnes environnantes
jouissaient d'un grand prestige, et, plus précisément, à l'éloge d' Athanase, admirateur et hagiographe
d'Antoine. Grégoire se prévalait alors de sa retraite à Séleucie, à vrai dire non érémitique.
3
D. 22, 4, 1-6 (ln. 4, 1-3 et 16).
4
D. 25, 4, 25-5, 6.
5
D. 20, 12, 25, cité infra, p. 97. Cf. Origène, Fr. in Mat., 94; Fr. in I Co., 9.
6
Ross [Aristote], p. 335. Il évoque également la pratique de ce que Platon, Phédon 82 a 11- b 1,
nomme les "vertus politiques".
7
Marc Aurèle, VI, 7, p. 1179. Également Sénèque, De la vie heureuse, 24, p. 746: «La nature nous
ordonne d'être utiles aux hommes: qu'il soient esclaves ou hommes libres, de bonne naissance ou
affranchis (.... ) Partout où il y a un homme, il y a place pour des bienfaits. »

95
La philosophie chrétienne selon Grégoire

bien pour soi que pour la cité, quelles que soient les épreuves que l'on ait à supporter,
1
voilà qui n'a rien que de juste et de beau. » Or, la pratique de la charité est
évidemment impossible au solitaire, ce qui explique par exemple que Naucratios, le
cadet de Basile, ne se soit pas retiré seul dans la montagne, mais ait pris en charge
deux vieillards.
La particularité de cette philanthropie par rapport à celle des païens, c'est que
l'exemple en est donné, non par des sages qui ne sont dits "divins" que par métonymie,
2
mais par le Dieu fait homme . Le Verbe incarné n'a pas seulement transmis les
commandements d'un cœur charitable, il a fait la démonstration d'une obéissance
parfaite, jusqu'à l'abnégation la plus complète, à l'Amour exigeant du Père:
« Il honore l'obéissance par ses actes et il en fait l'expérience par ses souffrances : il ne lui
suffit pas de la disposition intérieure, pas plus qu'à nous si nous n'en venions pas aux actes,
3
car l'acte est la démonstration de la disposition intérieure. »
On doit ici rappeler quelles relations entretiennent primitivement, dans la pensée
grecque, les notions de :n:pa;Lç et de 8EC1>pLa. La première s'oppose comme activité
4
extérieure à la réceptivité passive et intérieure de la seconde, nommée et conçue sur le
modèle de la vue telle que les Anciens la conçoivent. Aristote écrit ainsi que l'âme
« est en quelque façon tous les êtres ; car les êtres sont ou bien sensibles ou bien
5
intelligibles; or, la science est en quelque manière le su, et la sensation, le sensible. » ,
ce qui traduit bien l'idée que la 8Empl,a consiste pour l'âme à recevoir la forme de ce
6
qu'elle regarde et, par là à s'y assimiler • De ce point de vue, la contemplation
(8Emp\,a) de Dieu est conformation à Dieu, et la pratique paraît plutôt devoir lui
succéder comme extériorisation de celle-ci. Ainsi, le baptême, première étape de cette
conformation comme le dit sa désignation comme « sceau » du Christ, doit se traduire
d'abord par des œuvres dont le Nazianzène fait surtout le moyen de conserver l'Esprit
7
reçu lors du baptême en installant le Christ dans la place forte de l'âme. Intervient ici,
nous semble-t-il, une autre notion aristotélicienne, qui appartient cette fois au champ
spécifique de l'éthique: la notion d'Ë;Lç, habitude ou disposition acquise, dont
8
relèvent le vice et la vertu, déjà introduite par Clément d' Alexandrie dans la doctrine
chrétienne. Elle intervient ailleurs, justement, avant ces propos sur la charité :
« toute qualité affermie par le temps et la raison constitue une seconde nature, de même que
la charité pour nous, elle grâce à laquelle nous rendons notre culte Q..cnpruoµEV) à la
Charité en soi [le Verbe], que nous chérissons et dont nous faisons le principe
(:n;poEm:tjoaµE6a) de toute notre vie. ,,9
On remarquera que l'exercice de la charité est assimilé ici à un service cultuel,
comme on verra que c'est le cas pour la contemplation, ce qui en fait clairement deux
aspects complémentaires d'un même culte de Dieu, d'une unique monotropie. La
pratiquer, c'est suivre la voie ouverte par le Christ. Aussi la :n:péi;tç, et donc un

1
Platon, ùttre VII, 334 d.
2
Ainsi, pour Aristote, Éth. à Nic., X, 8, les dieux ne peuvent exercer la vertu pratique (par opposition
à la vertu théorétique), par définition "politique", en particulier la justice : « Comment seraient-ils
justes ? Est-ce qu'on les voit sans rire faire entre eux des contrats et rendre des dépôts ? »
3
D. 30, 6, 12-15.
4
A distinguer de la :n;ollJmç, opération productrice d'objets ou d'ouvrages en tant que telle.
5
Aristote, De l'âme, 111, VITI.
6
lbid., 431 b, 28. Sur cette doctrine, voir Bréhier, t. I, p. 207.
1
D. 40, 31-32.
8
Stromate V, 83, 2-3 - à propos de la gnose.
9
D. 23, 1, 17-20. Traduction démarquée de Mossay [SC 270], p. 283.

96
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

rmrumum de relations sociales, est-elle le complément indispensable de la


contemplation : la vie du Christ, on l'a vu, en montre l'exemple. Le philosophe
chrétien se distinguera du simple fidèle par une vertu plus constante et une
surabondance de pratique, une assimilation plus poussée au paradigme de la vie
chrétienne, ce qui fait déjà de l'érémitisme une philosophie imparfaite. En toute
rigueur, et sauf à aménager les conditions d'un service spirituel auprès des autres qui
contredit nécessairement la solitude, il serait même inférieur à la vie dans le monde du
baptisé pratiquant les œuvres. C'est donc la prétention à s'exonérer du devoir
élémentaire de tout chrétien, la pratique de la charité sous une forme ou une autre, et à
"s'élever" ainsi de façon exorbitante en s'extrayant de la socialité, que le Nazianzène
reproche en premier lieu aux ermites.
Mais l'exercice de la charité, plus encore qu'un complément de la contemplation, en
est une condition nécessaire, puisque faire le bien c'est imiter Dieu et se rapprocher de
Lui, qui est Bonté (D. 38, 9, 1-4). 1 Sans cela, il n'y pas de perfection chrétienne, de
conformation complète au Christ ou d'inhabitation du Christ :
« Élève-toi par ta conduite (ÔLÙ :n:o/...ntlaç) ; acquiers la pureté par la purification. Tu veux
devenir un jour théologien? Garde les commandements, progresse par l'observance des
préceptes, car la pratique (:n:pii!;Lç) sert de marchepied à la contemplation » ; « Quand nous
aurons gardé notre âme avec toute vigilance( ... ) et semé en vue de la justice( ... ) allumons
en nous-même la lumière de la connaissance, et alors parlons d'une sagesse de Dieu
mystérieux, celle qui demeure cachée, et brillons devant les autres. Mais jusque-là, purifions-
nous et initions-nous préalablement au verbe( ... ) en nous rendant semblables à Dieu >>2.
On ne peut affirmer plus clairement la nécessité de la charité pour accéder à la
contemplation et, a fortiori, à la théologie : ce qui exclut une vie exclusivement
érémitique comme voie de la contemplation, Grégoire allant jusqu'à parler de
3
«l'étroitesse de cœur »des ermites.

La vie érémitique, tant du fait même de l'anachorèse que de l'"ensauvagement" de


la vie du désert, comporte encore - sur la base, superficielle, d'une conception
extérieure de la monotropie - un aspect ostentatoire suspect d"'élévation". C'est
4
pourquoi, après avoir évoqué le caractère «excentrique (1H;aÀ.À.ov) et fruste » de la
vie du désert, Grégoire justifie son choix initial d'une vie mixte avec cet argument :
« C'était un élément de mon éducation philosophique
que de ne pas faire montre des labeurs de la vie parfaite,
d'être plutôt que paraître l'ami de Dieu.
Je pensais qu'il là.ut aussi, à coup sûr, chérir les actifs (:n:panumuc),
tous ceux qui ont reçu de Dieu quelque autorité
et qui conduisent les communautés dans les rites divins. » 5

1
P. 1, 2, 30, v. 15-16; Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 107-108.
2
D. 20, 12, 1-7; D. 39, 10, 15-23 (Prov. 4, 23; Os. 10, 12; 1 Cor. 2, 7) - après avoir réservé la
perception du Verbe à ceux qui «à la fuite du vice(. .. ) ajoutent la pratique de la vertu ».
3
De ce point de vue, !'éloge des solitaires d'Égypte dans le Discours 21 s'explique dans la mesure où,
selon le modèle pachômien, ils ont d'abord mené une vie communautaire. Encore Grégoire loue-t-il
Athanase de les avoir mis dans l'obligation de servir au progrès spirituels de la communauté.
4
P. 2, 1, 11, v. 309. Le termel!;aÀ.À.oç, qui, dans l' A.T. peut signifier, positivement, l'extraordinaire
(2 Rois, 6, 14), a aussi un sens négatif, du côté de l'excès, en particulier dans l'orgueil contre
Dieu (Sg. 14, 23; Dan. 11, 36); en Esth. 3, 8, il désigne l'étrangeté radicale du peuple juif par
rapport aux autres, son caractère inassimilable, ce qui, dans notre contexte, signifierait que les
solitaires du déserts' écartent par trop de la vie normale.
5
P. 2, 1, 11, V. 321-326.

97
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Il rejoint ici l'esprit de Gangres, qui attachait à une anachorèse radicale des choses de
ce monde un soupçon d'élévation, en particulier à l'égard des prêtres - ce qui conduit
au messalianisme. C'est dans le souci d'éviter cette "élévation" que, à l'en croire, il
aurait pris le risque de paraûre appartenir au plus grand nombre en adoptant un mode
1
de vie plus normal et en acceptant de se mêler aux séculiers. Grégoire fait ici d'une
vie "normale" et sans rupture complète avec le siècle la véritable "vie cachée", par
opposition avec la monotropie trop apparente de la vie du désert, où, si l'on peut dire,
on montre qu'on se cache2 et dont il semble tenir l'"ensauvagement" pour une
exhibition sans nécessité3, un renversement sur lequel nous aurons à revenir. Il vise
aussi un équilibre entre des mœurs ascétiques qui tendent à la rudesse et l'humanité
des vertus sociales, équilibre difficile dont Théodoret louera Acace. 4
La vie érémitique, nous dit encore le Nazianzène, est :
« en outre, sans garantie, du fait qu'elle échappe et à l'exercice pratique
(toî:ç npciyµam yuµva~oµEvov) et à la comparaison avec d'autres. ,, 5
Le premier point, ici, ne saurait évoquer les œuvres en elles-mêmes, puisque Grégoire
vient déjà de faire à l'ermite le reproche d'ignorer la charité ; il s'agit donc bien
d'entrafuement à la vertu. Quant au second point, il ne s'agit pas ici, comme pourrait
le faire croire la note de J. Mossay6, d'une comparaison avec les paiens, mais bien avec
tout autre : de cette émulation pour la vertu que Grégoire dit avoir connu avec Basile
à Athènes, qu'ils ont voulu assurer par les règles qu'ils composèrent à Anèsi pour les
moines, et qu'il vante chez les cénobites d'Égypte, qui «se proposent les uns aux
autres des exemples de vertu ». 7 Faute d'avoir à qui se comparer, l'ermite ne saurait
donc progresser en vertu, fût-ce contemplative. Au contraire, la solitude mène à
l'orgueil «parce que la vertu y échappe à l'épreuve et à la comparaison » 8 . Or cet
orgueil ou cette "élévation" qui est la raison de la chute de Lucifer et la racine du
péché, est la fumure du péché propre au contemplatif, si valeureux qu'il soit dans la
maîtrise du corps. Il conduit à cette fausse illumination9 contre laquelle Grégoire met
ainsi en garde :
« Que dit en effet David ? La nuit était autour de moi, malheureux, et je ne le savais pas, car
je prenais mes délices pour l'illumination. Tels sont ces gens-là et tel est leur état. Mais
nous, au contraire, illuminons-nous nous-mêmes par la lumière de la connaissance ; et cela se
fait en semant en vue de la justice et en vendangeant les fruits de vie, car la pratique
(npiil;tç) introduit à la contemplation. »JO

J Ibid., v. 292-298 et 326-327. Sur le genre de vie qu'il pratiqua à l'époque, voir infra, p. 282-291.
2
On a déjà fait allusion, supra, p. 91, à l'anachorèse calculée comme moyen de se faire valoir pour les
trônes ecclésiastiques.
3
Cf. infra, p. 286-291, à propos des lettres à Basile où il raille le genre de vie rustique d' Anèsi.
4
Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, II, 9, p. 217.
5
D. 25, 5, 6-7.
6
Mossay [SC 284], n. 1, p. 166.
7
Cf. resp. : D. 43, 20, 3 et P. 2, 1, 11, v. 220; Lettres, VI, 4; D. 21, 19.
8
D. 43, LXII, 4. Cf. P. 1, 2, 18, v. 43-52 (trad. It. Moreschini [Poesie/1], p. 184).
9
Cf. Origène, In Matth. 1, 1, 2 : « Celui qui se glorifie lui-même et qui a confiance dans sa propre
perfection ne se tourne pas vers Dieu et ne cherche pas à recevoir de lui des biens ; il se met à part et
devient dépourvu de la grâce de Dieu. Celui qui a des pensées humbles, et qui pense ne rien avoir, se
tourne vers Dieu, et, en se tournant, il est uni à lui ; et, une fois uni, il en tire profit. » (cité dans
Aubin [Le problème de la conversion], p. 147.
Jo D.40, 37, 9-14: Sept., Ps 138, li; Os. 10, 12. Le contexte suggère l'activité vertueuse, les œuvres,

pour npill;tç.

98
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

Les derniers mots sont très probablement un écho de la formule de Porphyre qui, au
sein d'une philosophie néoplatonicienne pour laquelle la contemplation était
prééminente, introduisit l'idée que les vertus sociales sont l'avant garde des
purifications.' On en trouve déjà l'idée chez Philon lorsqu'il fait de la vie active dans la
jeunesse le préalable de la contemplation. 2

Ce n'est pas seulement l'orgueil spirituel ni la charité qui sont en cause, mais, plus
généralement, on le voit, "l'exercice pratique" de l'ascèse psychique. Or, comme on l'a
vu, cette purification est nécessaire pour redevenir comme Adam avant le péché :
3
image de Dieu tournée vers son principe et s'assimilant à l'Esprit. L'ascèse psychique,
quoique moins spectaculaire que l'ascèse physique et l' anachorèse contemplative, est
donc nécessaire à cette conversion intérieure. Or, ces passions psychiques sont
essentiellement sociales - orgueil, envie, colère, si bien que la solitude absolue est une
solution de facilité, une lâcheté qui ne produit que l'illusion de la perfection. On songe
ici au fait que Plotin lui-même, le philosophe de la fuite contemplative vers l'Unique,
accordait tout de même à l'exercice des vertus sociales une certaine valeur comme
moyen de mettre de l'ordre et de la mesure dans les passions. 4 Lorsque le Nazianzène
fait de la "pratique" (:itpéi!;tç) «le marchepied de la contemplation » 5 , c'est aussi en
tant que purification des passions sociales. Cette doctrine qui fait de la charité la vertu
dominatrice des passions et donc la condition de la contemplation a ses origines chez
Clément d'Alexandrie et Origène. Elle se retrouve chez Basile et Grégoire de Nysse,
mais aussi, en contexte monastique, dans la formule du grand disciple de Grégoire en
matière ascétique, Évagre, selon laquelle la charité est «la porte de la science » 6 •
Ainsi, la solitude érémitique, lorsque pratiquée exclusivement, se révèle une impasse à
l'égard même de cette contemplation dont elle se veut pourtant la voie royale.

Aussi Grégoire prône-t-il pour tous, "solitaires" ou non, une vie mixte, en insistant
sur l'humilité de la pratique :
«Toute philosophie cooiporte deux aspects: la contemplation et l'action. La première est
plus élevée, mais elle est d'un accès plus difficile ; la seconde est plus humble, mais plus
utile. Chez nous, toutes les deux tirent leur éclat l'une de l'autre: nous faisons de la

1
Joly [Le thème des genres de vie], p. 184.
2
Philon, Defuga, 36-38.
3
Cf. supra, p. 44-47. Ce point de vue explique qu' Ammonas, Lettre 1, 1 ([Lettres des Pères], p. 15-
16) puisse considérer que l'ascèse physique ne vaut rien sans la maîtrise des passions psychiques:
« Quoi donc? Nous avons jeûné et tu ne l'as pas vu (ls. 58, 1-3). Voici ce qu'il leur répond: Parce
qu'au jours de jeûne, on vous trouve faisant votre volonté, frappant ceux qui vous sont soumis et
maltraitant vos ennemis; vous jeûnez pour quereller et disputer. »
4
Plotin, Enn., I, II, 2.
5
D. 20, 12, 7. Cette phrase exprime un point de doctrine qu'on ne peut considérer isolément, ni
comme expression d'un sentiment personnel, pour conclure, comme Moreschini [Letteratura], p. 100,
qu'elle «résume, sinon la vie de !'écrivain, qui fut aussi un homme d'action ( ... ) en tout cas son
inspiration la plus intime, la plus secrète, qui fut d'être un contemplatif. »
6
Sur Origène (par ex. Contr. Cels., II, 8 et 44 ; VII, 6; In fer. Hom. IV, l et IV, 5) : Volker [Das
Vollkommenheitsideal], p. 145 s. et Hari [Origène], p. 261-263. Pour Grégoire de Nysse (p. ex. Sur la
vie de Moïse, 154-155 et 161) et Basile (par ex. Regulae fusius tractatae III, 2, PG 31, 918 c; De
Fide, 5, PG 31, 688 B C): Fellechner [Askese und Caritas]. Sur Clément d'Alexandrie et Évagre:
Guillaumont [SC 170], p. 52-55; Guillaumout [Aux origines], p. 199-200.

99
La philosophie chrétienne selon Grégoire

contemplation un moyen de s'élever vers les choses d'en haut, et de l'action le fondement de
la contemplation. Car on ne peut avoir part à la sagesse sans la vivre. »1
On remarquera que la relation entre pratique et contemplation n'est plus ici à sens
unique, mais, comme chez Origène2 , dialectique: une idée qu'on retrouve dans ce
passage de l' Éloge d'Athanase, admirateur des moines et hagiographe d'Antoine, mais
homme d'action:
« Il est riche en contemplation, mais aussi de lillustration de sa vie active, et il tresse
merveilleusement les deux pour en faire un véritable chaîne d'or d'une filçon qui n'est pas à
la portée du plus grand nombre : la vie pratique guidait sa contemplation et la contemplation
marquait sa vie pratique de son empreinte. »3
J. Plagnieux a noté le fait, sans en fournir d'explication claire et satisfaisante et à
propos de la purification en général plutôt que de la pratique qui correspond
spécifiquement à sa dimension psychique: «Grégoire, dit-il, n'ignore pas
qu'inversement un certain degré de contemplation est requis pour la purification. Mais
ce n'est pas cela qu'il accentue. Il juge, comme Saint Augustin, que c'est une erreur de
prétendre voir d'abord mieux pour se purifier, alors qu'il faut se purifier pour voir. » 4
À notre sens, tout cela ne peut se comprendre qu'à partir du moment où l'on admet
des degrés dans la vertu comme dans la contemplation. Ainsi, l'accès à la
contemplation est bien toujours conditionné par un certain degré de pureté psychique :
l'aspirant à la contemplation doit commencer par la pratique. Mais mieux on comprend
l'économie de la création, plus on est sage dans ses œuvres; et, une fois atteint le
stade théologique, plus on plus on a une vision claire de Dieu, et surtout de sa qualité
essentielle, l'amour allié à la sagesse, plus on s'en pénètre et devient parfait dans la
pratique. D'autre part, on discerne bien une progression de la contemplation des
natures créées, sensibles d'abord, puis intelligibles - les anges - à la vision de Dieu,
pour laquelle le théologien a besoin d'une pureté psychique supérieure. 5 Enfin, la
forme supérieure de la charité, spirituelle : la prédication, ne peut être exercée
légitimement que par le "pur" qui a accédé à la contemplation, surtout lorsqu'elle a
pour objet l'enseignement théologique, auquel cas elle suppose la vertu parfaite. C'est
ce que suggère encore l'Éloge de Basile:
« Qui s'est purifié davantage pour l'Esprit et s'est mieux préparé à se rendre digne d'exposer
les choses divines ? ( ... ) Scruter toutes choses, y compris les profondeurs de Dieu, c'est le
témoignage qui a été rendu à !'Esprit( ... ) Lui, il avait scruté toutes les choses de )'Esprit»;
« Quant à lui, la vertu était sa beauté, la théologie sa grandeur ; sa course, c'était le
mouvement incessant qui le portait jusqu'à dieu dans des élévations; sa force consistait à
semer la parole ». 6

1
D.4,113,6-12.
2
Moreschini [Letteratura], p. 100.
3
D. 21, 6, 9-12. Trad. personnelle, conservant de Mossay [SC 270), p. 121, la traduction avisée de
f}loç par « pratique » I « vie pratique ».
4
Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 111.
5
D. 28, 21 s. distingue de la théologie, dont l'objet est «la nature de Dieu», la connaissance
inférieure des« jugements de Dieu» (Rom. 11, 23) qui œnœrne l'économie de la création : la nature
humaine (22), le monde naturel (23-30), les créatures intelligibles= les anges. (31). D. 2, 36 et 95, 8
s. et D. 38, 8, 12-14 distinguent de même économie et théologie. Enfin, le D. 2 repose sur la
distinction éthique/théologie. Chez Évagre. (Gullaumont, [SC 356), p. 29-30), la division de la
"gnose" en "physique" (science des natures créées), éthique et théologie sera similaire.
6
D. 43, 65, 10-21; 66, 6-8. Cf. D. 39, 10, cité supra, p. 97.

100
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

La culture de nos facultés fait partie des préférables stoiciens. Ainsi, Épictète invite
à ne pas mépriser les sens et toutes nos facultés, mais à en user au mieux comme dons
de Dieu soumis à la volonté réfléchie: «L'important, c'est de laisser à chaque être la
faculté qu'il possède, mais (.. )de bien voir sa valeur, de bien comprendre quel est le
meilleur parmi les êtres, de le rechercher de toute manière, d'y donner tous ses soins,
de faire des autres des compléments de celui-ci, mais sans en négliger aucun autant
qu'il est possible. (... ) je ne rabaisse donc pas l'étude qu'on fait du langage et des
théories. »1 Cette culture, on le voit, concerne aussi bien nos facultés intellectuelles
que la parole. Surtout, les stoiciens et presque toute la tradition philosophique païenne
valorisent comme méthode philosophique la voie de la µd.611mç, d'exercices spirituels
fondés sur la méditation des dogmes, auxquels il faut conformer son discours
intérieur. 2 Grégoire se situe dans cette lignée philosophique savante et intellectualiste
qui est déjà celle d'Origène3 • Il est fort loin de partager l'idéal d'un monachisme qui
4
rejetterait la culture en tant que chose du monde et, comme le cynisme , prétendrait
atteindre la sagesse par la voie courte de l'ascèse concrète, moyen suffisant d'obtenir
de Dieu l'illumination. Pour lui, la valorisation de la foi ne fait pas de la simplicité de
l'homme pieux le sommet de l'avancement spirituel: «la foi sûre et sans doute» ne
vient qu'au troisième rang après le logos «de sagesse et de contemplation» et celui
«de science et de révélation »5 • Lorsque Grégoire parle de la "philosophie" de sa mère
Nonna, correspondant au second charisme, il la dit «versée en toute forme de
contemplation», parce qu'elle médite, respecte et répand autour d'elle la sagesse des
préceptes scripturaires. Or, si, déjà, l'avancement philosophique de Nonna suppose
une certaine pratique des Écritures, le docteur surpasse a fortiori le moine, dont la
simplicité serait en fait inculture, par une étude assidue et savante des Écritures. De
fait, l'inégalité des charismes, qui correspond chez Grégoire à différents degrés de la
philosophie, tient à celle des réceptacles humains de l'Esprit, non seulement en matière
d'entraînement (àrnoioEL), et d'âge, mais aussi d'instruction ou de culture
(:itm.ÔEUOEL) ; et il met l'hérésie de certains, péché capital puisque la proximité envers
Dieu est d'ordre "gnostique", sur le compte de «leur manque d'instruction et de la
témérité qui lui est liée »6 •
7
Ainsi, comme on le montrera dans la partie suivante , pour Grégoire, la formation
philosophique (:Jt<lLÔEta) chrétienne ne peut elle-même se réaliser sans l'étude assidue
8
des Écritures dont il s'agit de se pénétrer. Comme le dit J-M. Szymusiak en relation
au Discours 6, 6, l'étude du A6yoç, c'est-à-dire du Verbe présent dans les Écritures,
«freine les passions, met en veilleuse les envies démoralisantes, apaise les chagrins».
Et, au-delà de cette purification psychique, l'expérience de la contemplation, en
1
Épictète, Entretiens II, XXIII, 33-34, p. 950. Les «êtres» désignent ici les différentes
composantes/facultés hwnaines (L'idée est développée quant à la parole dans tout le chapitre XXIII).
2
Goulet Cazé [L'ascèse cynique], p. 159-169 et 178; Hadot [Exercices spirituels], p. 25 et [Études],
p. 210-224.
3
Aubin [Le problème de la conversion], p. 143-147.
4
Goulet-Cazé, ibid., p. 69-70 et art. «Cynisme», in Bruns.hwig [Le savoir Grec], p. 915-916.
Brébier, t. I, p. 241-242, beauooup plus nuancé sur la question: il y voit surtout une posture qui vise à
mettre l'accent sur la réforme de vie ascétique par opposition à une philosophie "académique" qui en
resterait aux discours - une préoccupation commune avec les stoïciens.
5
D. 32, 11, 7-8.
6
D. 2, 41, 5-6.
7
Infra, p. 171-175.
8
Szymusiak, [Éléments de théologie], p. 47.

101
La philosophie chrétienne selon Grégoire

particulier l'extase théologique, consiste dans une perception de l'Esprit latent dans les
textes sacrés qui passe par la science exégétique. Grégoire légitime même les emprunts
à ce qui, dans la philosophie païenne, n'est pas contraire au christianisme et permet
d'en approfondir le message, en particulier les méthodes exégétiques. Or, l'érémitisme,
sous sa forme extrême, la plus dépouillée, interdit la possession de livres et la
possibilité d'apprendre et de discuter, ce qui la rend incompatible avec l'étude. Comme
l'a vu Ch. Jungck 1, c'est ce qui explique la première raison que Grégoire donne à son
choix de vie philosophique initial, ni totalement solitaire, ni sauvage :
« J'avais à 1' esprit Élie le Thesbiste
et le grand Carmel ou la nourriture extraordinaire,
le lot précurseur, le désert,
et la vie dépouillée (drncruov) des enfants de Ionadab.
Puis l'amour des Saintes Écritures l'emportait de nouveau
avec la lumière de !'Esprit dans la contemplation du Verbe,
ce qu'on ne peut réaliser ni dans un désert (Èpl\µl]ç), ni dans la tranquillité (r'tcruxlaç) »2 •
Encore pourrait-on suspecter une certaine mauvaise foi dans ce propos, car la solitude
de l'ermite, en soi, n'empêche en rien de disposer d'une bibliothèque sommaire. 3 C'est
donc plutôt à une exigence de pauvreté sans concession, vu la valeur marchande des
livres, que l'on se heurterait. Mais cette exigence est également associée à
l'érémitisme, dans la mesure où il procède d'une volonté de rupture concrète radicale
avec le monde et les instruments de la civilisation tandis que l'anachorète du désert
prétend tirer sa sagesse directement de Dieu. En pointant cette difficulté du point de
vue d'une religion du Livre, Grégoire discrédite ainsi efficacement et à bon compte un
choix de vie dont il rejetait en fait cette option radicale. Il nous révèle en outre qu'il ne
conçoit pas l'exégèse, pour inspirée qu'il la donne, sans un recours à tout le corpus
exégétique déjà constitué, à commencer par celui d'Origène, dont il compilera avec
Basile un mémorandum: la Philocalie. 4 Le contemplatif idéal est pour lui un érudit,
toujours à l'affût de nouveaux commentaires, donc de nouveaux livres, qu'il
empruntera ou consultera en bibliothèque. À cette raison de ne pas s'isoler s'en ajoute
évidemment une autre, le souci d'enrichir et d'approfondir sa compréhension des
textes sacrés en discutant avec d'autres savants: si bien qu'il ne peut vivre dans
l'ticruxta, qui signifie à la fois le fait de ne pas être dérangé et le silence.

Le Nazianzène considère donc la vie érémitique comme impropre à la


contemplation, à laquelle on n'accède que grâce à la socialité et la culture.
L"'ensauvagement" qui la caractérise repose selon lui sur un ensemble de contresens
fondamentaux quant à l'économie divine. D'abord, la confusion entre les deux aspects

1
Jungck [De vita sua], comm. du vers 298, p. 166. Également Bemardi [Saint Grégoire], n. 31,
p. 120. Même ici, cependant, et contrairement au commentaire ad. locum de Jungck, cette
contemplation studieuse n'est pas tout à fait mise du côté de la vie pratique. L'opposition entre vie
contemplative et vie pratique n'est assimilée à celle entre vie érémitique et vie sociale que dans la
mesure où Grégoire reprend une représentation préexistante qu'il critique ailleurs.
2
P. 2, 1, 11, v. 292-299. La tranquillité dont il est question ici est évidemment extérieure.
3
P. 2, 1, 34, v. 1-10 et P. 2, 1, 36, Grégoire revendique justement à la fois pour lui même la solitude,
la tranquillité et !'étude des Écritures ou un labeur littéraire au service de Dieu. Le phrontistère de
Basile (voir infra, p. 288-289) illustre d'ailleurs cette possibilité. Athanase, Vie d'Antoine, 3, 7,
indique que son héros se consacrait à la lecture (Rousseau [Antony as Teacher], p. 91).
4
C'est du moins la tradition généralement admise, malgré les incertitudes dont fait état M. Hari, [SC
302], p. 21·24. Sur la question, voir infra, p. 288 et sa n. 5.

102
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

de la simplicité d'Adam, qui fait croire que l'on retrouvera sa monotropie en se privant
de tous les bienfaits de la civilisation. Il ne la négligeait que parce qu'il ne songeait
qu'à louer le créateur, et non l'inverse, tandis que la précipitation spirituelle du péché
originel tient à son impréparation, son inculture. En bénéficier sans s'y attacher, dans
la mesure où ils peuvent servir la piété est donc légitime et même préférable, puisqu'à
travers la raison, c'est Dieu qui nous les a donnés pour le bien. Cela vaut tout
particulièrement pour le Livre, de la Sagesse duquel l'amoureux de la sagesse doit se
pénétrer ; et, avec les livres qui la cultivent, pour tout ce qui, dans la sagesse humaine,
permet d'avancer dans la compréhension de la Révélation. L'ascèse contemplative
n'est donc pas affaire de rusticité, au contraire: c'est une ascèse studieuse et savante.
Grégoire récuse ensuite l'idée qu'Adam était plus parfait tant qu'il était seul avant la
création d'Ève, alors même que Dieu a tenu à lui donner une compagnie et, en tout
cas, l'ignorance de la charité comme valeur de référence, niant le fait que le Dieu
qu'on veut imiter soit Amour. Enfin - contre une exégèse naïve du péché originel
comme péché de gourmandise -, il dénonce l'impasse sur une ascèse psychique qui
s'impose du fait que c'est dans l'orgueil et l'envie que se trouvent les racines
premières du péché. Religion du cœur, de l'homme intérieur en tant qu'être
naturellement social, le christianisme débouche sur une réforme du cœur qui ne peut
s'exercer et se vérifier qu'en société. La "pratique", et donc la socialité, est
indispensable pour se purger des passions psychiques afin d'aborder le monde
intelligible et, par l'ascèse studieuse, conruu'"tre Dieu autant qu'il se peut ici-bas. Toutes
ces raisons expriment une même affirmation de la vocation sociale et civilisée de
l'homme qui pourrait s'exprimer dans ces mots de Tertullien: «Nous ne sommes pas
des brahmanes ou des gymnosophistes de l'Inde, habitants des forêts et exilés de la
vie! » 1 Seulement, il ne s'agit plus de proclamer l'intégration de chrétiens dans la
société païenne, mais celle des "moines", morts à la vie du monde, dans la société
ecclésiale.
Pourtant, comme l'a remarqué J-M. Szymusiak, Grégoire, qui reconnai"t une
certaine valeur à l'érémitisme des Égyptiens prendra à l'occasion la défense des
ascètes cappadociens qui :
«fuient les agglomérations et s'attachent à [se rendre] familière la paix de la sagesse céleste.
Certains se mortifient par des entraves de fer, exténuant la concupiscence par l'exténuation
de leur corps; d'autres s'enferment en d'étroites tanières comme des bêtes sauvages, et ne se
montrent jamais aux hommes. ,, 2
Il déclare même vouloir se contenter de « la fréquentation des bêtes, parmi les rochers,
loin des hommes » 3 • Faut-il alors, avec cet auteur4 , admettre que le jugement de
Grégoire à l'égard de la "vie sauvage" a connu une évolution positive ? Il nous semble
plutôt que, même s'il a pu se laisser impressionner par les pratiques ascétiques
flamboyantes de l'Orient lors de son séjour à Constantinople, il n'a jamais été tout à
1
Tertullien, Apologétique XLII, 1-3, trad. Walzing, CUF, 1929, p. 90.
2
Szymusiak, [Eléments de théologie], p. 48: P. 2, 2, 1, v. 57-61. Cf. P. 1, 2, 10, v. 641 s. Il s'agit-là
de ces formes radicales de « désolidarisation ou même d'inversion sociale» caractéristiques de
l'ascétisme syrien (Brown [La société], p. 130) dont ce texte montre qu'elles ont fait des émules à
Nazianze. Mais elles n'apparaissent que parmi d'autres, sur la base d'une commune monotropie
(ibid., v. 29-44) et ces exploits sont convoqués pour obtenir aux moines de Nazianze une exemption
fiscale. Enfin, cette supplique en vers n'est pas si tardive, puisqu'elle date de 372 (Costa in Crimi
[Poesie/2], p. 220, n. 1).
3
P. 2, 1, 45, v. 141 s. Trad. Spidlik [La theoria et la praxis], p. 359.
4
Szymusiak, ibid., p. 48, n. 99, p. 49.

103
La philosophie chrétienne selon Grégoire

fait insensible au prestige dont la vie du désert, la vie sauvage, jouissait à son époque ;
il s'y est d'ailleurs essayé peu après son baptême. 1 Il s'agirait donc plutôt d'une
ambivalence présente dès les débuts, mais aussi et surtout d'une valorisation relative:
pour le Nazianzène, ce genre de vie monastique a sa place dans la philosophie
chrétienne, mais une place inférieure, à la fois du fait qu'il n'est utile qu'au
perfectionnement de l'individu et parce que, même en ce domaine, il ne dépasse pas le
stade de l'ascèse physique.
La relation entre pratique et contemplation chez Grégoire pose également
problème: pour lui comme pour son ami Grégoire de Nysse2 , la perfection chrétienne
associe certes les deux, mais il lui arrive, on l'a signalé, de désigner la solitude
contemplative, tout bonnement, comme la philosophie, ou d'en parler comme de la
philosophie supérieure. C'est, on l'a vu, que pour Grégoire la pratique conditionnait
l'élévation contemplative comme fin. Cette relation finalisée correspond à une
hiérarchie de valeur où la contemplation, en particulier théologique, en tant que
proximité de Dieu et divinisation, vaut plus, en soi, que la pratique et surtout la vie
active, nécessairement tournée vers les réalités du siècle. Mais, cette relation n'est
absolue ou univoque que pour le débutant, le Nazianzène admettant également la
réciproque: dès qu'un premier degré de contemplation, elle-même purificatrice et
divinisatrice, a été atteint, le philosophe trouve en elle des lumières qui le guident vers
une pratique plus parfaite, plus pénétrée de l'Esprit du Christ. Par ce que L. Dumont
appelle une inversion de valeur, c'est alors dans la charité, en particulier celle,
spirituelle, de l'enseignement, que le contemplatif fait passer à l'acte et accomplit sa
conformité au divin. Joue ici un autre aspect de l'économie du salut, la
condescendance divine de l'incarnation, qui va jusqu'à la folie de la croix,
débordement d'amour et sagesse suprême. Comme le Verbe s'est dépouillé de sa
gloire et est sorti de sa retraite pour sauver l'humanité, le contemplatif qui s'y est
assimilé quitte les sphères célestes où il s'imprégnait de la Lumière de Dieu et sacrifie
sa tranquillité pour devenir le bienfaiteur et le pédagogue d'autrui.

La vie mixte, philosophie chrétienne véritable

Conformément à la complémentarité orientée de la pratique et de la contemplation


que nous venons de voir, le Nazianzène prône une philosophie qui les combine: de
façons diverses, comme on va maintenant le montrer. 3 Cette doctrine du juste milieu,

1
Voir infra, p. 282-284.
2
Grégoire de Nysse, In Cant. Cant., XII, 1057 b (cf. Id., Sur la vie de Morse, II, 192 et 200; In·
Psalm. II, 3), cité par Malingrey [Philosophia], p. 254 : « D'une part, la philosophie théorétique ne
suffit pas à l'âme si les actes qui donnent leur rectitude à la vie ne s'y joignent pas. D'autre part, la
philosophie pratique n'a pas en soi d'utilité si une véritable piété ne lui montre le chemin. »
3
Précisons tout de suite que le fameux poème l:Uyicptmç ffüov (P. 1, 2, 8) n'est en rien,
contrairement à un contresens tenace qu'on s'étonne de trouver chez un savant comme Moreschini
[Poesie/l], p. 30, une confrontation, au profit de la seconde, de la vie contemplative et de la vie active
ou pratique comme deux voies philosophiques. S'y affi"ontent plutôt la « vie spirituelle», le
"monachisme" défini par !' anachorèse des choses de ce monde et non la fuite des hommes, et la « vie

104
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

ce principe de la phllosophie mixte, est en fait depuis longtemps présent, même si sous
des formes et avec des accents très différents, dans la tradition phllosophique parenne,
1
et a triomphé à partir du stoiCisme moyen. Diogène Laërce en formule ainsi le motif:
«Il y a trois genres de vie, la contemplative, la pratique et la raisonnable ; c'est la vie
raisonnable qu'il faut choisir; car l'animal raisonnable est apte à la contemplation et à
la pratique. » 2 C'est une solution païenne à un problème depuis longtemps posé par les
Grecs sur le plan théorique de la prééminence surtout, que le Nazianz.ène importe dans
le christianisme pour y résoudre un véritable conflit culturel et social.

Comme on l'a vu, il veut que les "moines", quel que soit leur genre de vie et leur
orientation - contemplative ou active -, ne soient jamais totalement étrangers à l'une
ou à l'autre. Or, les cénobites d'Égypte, nous dit-il: «s'attachent aux devoirs de la
charité mutuelle » « sont morts » aux turbulences du siècle, « se tiennent lieu de
monde les uns pour les autres et s'encouragent mutuellement à la vertu par les
3
exemples qu'ils se donnent. » On doit donc se demander pourquoi Grégoire ne
privilégie pas la vie cénobitique comme phllosophie parfaite, ni ces fraternités
phllosophiques comme cadre de vie idéal pour la pratique de la phllosophie, ainsi que
l'avait voulu l'épicurisme ou, dans le judaïsme, le choix des Thérapeutes. Certes, il
tend à assimiler le cénobitisme à cet idéal d'une communauté régie par la charité et
l'émulation dans la vertu, et exprime parfois une certaine nostalgie envers son
4
expérience de la vie fraternelle parmi les moines. Mais il a aussi des mots durs pour
5
leur présomption et leurs tendances rebelles et querelleuses et rien n'indique dans sa
biographie qu'il ait beaucoup vécu parmi eux, préférant faire bande à part pour se
livrer à ses chères études et à l'écriture. Surtout, il se situe dans un tout autre lignage
6
phllosophique, celui d'Aristote et du stoïcisme. Aristote voyait dans l'amitié le ciment
idéal de la cité et voulait que la seule amitié fiable soit celle des sages, naturellement
attachés les uns aux autres par leur commune vertu. Pour autant, il n'imagina jamais
une communauté de phllosophe séparée de la cité. Les stoiCiens, tirant les conclusions
de ces prémisses, avaient conçu ainsi la communauté des sages comme une cité idéale :
7
entendons à la fois une utopie et, sur le plan du réeL une société sans autre existence
8
concrète que les écoles et qui, contrairement à l'idéal communautaire des Épicuriens ,
n'avait pas à être réalisée en marge des cités. Le phllosophe stoiCien est au contraire
invité à se rendre utile à la cité ou aux cités. Il n'en va pas autrement chez Grégoire,
dont on a montré le souci que les cénobites ne sortent pas de l'ecclésialité et l'on va

mondaine » de celui qui reste au contraire attaché par dessus-tout aux biens et plaisirs terrestres, vie
qui n'a rien de philosophique.
1
Joly [Le thème des genres de vie]: p. 58-72 (sophistes, Euripide, Socrate), 113-116 (Aristote), 143
s. (Chrysippe), 158-160 (Cicéron), 165-169 (Sénèque), 173 (Philon), 184 (néoplatoniciens); Grilli [Il
problema della vita contemplativa]: p. 98-109 et 162 (Chrysippe et Panétius), 195-222 et 269
(Sénèque et Cicéron), 286 (néoplatoniciens); Goulet-Cazé [L'ascèse cynique], p. 188 (Épictète).
2
Diogène Laërce, Vll, 130 (Stoïciens, p. 57). Cf. Stobée, Eclog. II, 60, 22; Sénèque, De actio, IV, 2
et V, 6; Cicéron, De Nat. Deor., Il, 14, 17.
3
D. 21, 19.
4
P. 2, 1, 1, v. 605; Lettres, VI, 4, t. I, p. 7.
5
Surtout en matière de théologie: D. 2, 82-87 ; D. 6, 3 ; P. 2, 1, 1, v. 606-615.
6
Aristote, Éth. Nic., VIII, I, 4 et II, 6-8.
7
On le voit très bien dans la République de '.Zénon. Cf. Hadot [Tradition stoïcienne] ; Hadot [Études),
p. 245.
8
Schofield [The Stoic Idea of the City], p. 28-47.

105
La philosophie chrétienne selon Grégoire

voir qu'il privilégie une autre mixité philosophique, où les moines restent en relation
avec l'Église locale et se rendent utiles aux séculiers. Comparé à ce qu'il dit des
cénobites, l'Éloge de Maxime, même s'il faut compter avec les conventions du genre,
présente d'ailleurs une apologie bien plus forte de la philosophie du "rnigade", mise
au-dessus de la vie au désert. On pourrait même considérer comme une pointe, non
seulement contre les utopies politiques des philosophes paiens - la République de
Platon ou celle de '.Zénon -, mais aussi contre leur équivalent chrétien, la conception
idéalisée de "cités du désert", ce passage de l' Éloge de Maxime :
«Le fruit de cette philosophie n'est pas d'imaginer des cités idéales - quelques skindapses
[mots vides de sens), comme on dit et tragélaphes [fictions fabuleuses) que l'on ne construit
qu'avec la langue ... ,,'
Irait en ce sens le fait que le paragraphe suivant montre Maxime en réformateur des
mœurs de la cité, non en révolutionnaire. Mais aussi le fait que Grégoire ignore cette
rhétorique idéalisante des "cités du désert" qui fait florès en son temps. 2
C'est l'Église, et non les monastères, qu'il présente comme anticipation de la cité
céleste. 3 Dans cette dernière la distinction des rangs spirituels se projette sur un plan
statutaire éternel ; et ce, de façon isométrique, puisque définie par les positions et
degrés d'éloignement relatifs des uns et des autres par rapport à Dieu. De ce point de
vue, l'idéal de Grégoire, c'est que la hiérarchie ecclésiale reflète de façon anticipée et
institutionnalisée cette hiérarchie spirituelle4 que le monachisme ne présente que de
façon trop floue, anarchique et informelle, en marge de l'Église. Le monachisme, en
effet, semble être né pour partie d'un mouvement laie d'inspiration égalitaire et
anticléricale5 , mais aussi nostalgique de l'Église primitive, communauté de saints
mùme et enthousiaste6 qui n'admettait d'autre autorité que celle du charisme
personnel Ces tendances persistent dans les mouvements ascétiques du temps de
Grégoire, comme l'illustrent bien les extrémistes eusthatiens et ce n'est que
progressivement que l'autorité s'y est institutionnalisée et que les moines se sont
intégrés, comme une élite parmi les fidèles, mais soumise à l'évêque7 , dans la
communauté ecclésiale.

Revenons au choix de vie philosophique initial de Grégoire :


« Voyant que ceux que charme la vie active
sont certes utiles aux autres qui vivent comme eux au milieu du monde
mais inutiles à eux-mêmes et pris dans un tourbillon de maux

1
D. 25, 6, 22-24. Si l'on pense à Zénon, il faut se souvenir que la république des sages n'a que faire
de temples, de lois, de hiérarchie ou d'autres institutions. Elle correspond ainsi à une sorte d'âge d'or
d'avant la civilisation doot l'équivalent chrétien serait une communauté revenue à l'état adamique.
2
Athanase, Vie d'antoine, 14, 7 ; Jérôme, Lettres, 2 et 3, 4; Jean Chrysostome, In. Matth. IV, 6 et In
man. Aeg., 2; Brottier [Le refus de la cité), p. 100-101 ; Guillaumont [Aux origines), p. 81-81 ;
Brown [Le renoncement), p. 269 ; Chitty [Et le désert) ; Bartelink [Les oxymores].
3
Cf. supra, p. 67-68.
• D. 27, 8. Cf. Gautier [La retraite et le retour], p. 81-82.
5
Escolan [Monachisme et Église], p. 81-83 (sur l'audianisme) et Marrou [L'Église), p. 34 (les
« troupes de choc » du donatisme évoquent des bandes de moines-errants).
6
Nostalgie récurrente du rrr au v· S.: Daniélou [L'Église), p. 161-163 (à propos d'Hyppolite) 209,
212 (à propos de Novatien) ; Escolan, [Monachisme et Église], p. 87 (Homélies de Chrysostome).
7
En fait d'autant plus qu'il pouvaient le reconnaître comme des leurs, comme leur maître spirituel:
c'est le cas pour Eustathe, pour Basile, comme pour Saint Martin de Tours, Eusèbe de Vercelli, et
Saint Augustin. Mais cela est vrai même lorsque cette condition n'était pas réalisée, par exemple pour
Ambroise de Milan ou l'arien Démophile à Constantinople.

106
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

qui déborde leur caractère serein,


tandis que les autres ont certes à l'écart un peu plus de stabilité,
et regardent vers Dieu d'un esprit tranquille,
mais ne sont utiles qu'à eux mêmes dans leur étroitesse de cœur
et mènent une vie hors norme et fruste,
je décidais d'un juste milieu entre la vie des ermites et celle des migades,
empruntant à l'une le recueillement et à l'autre la bienfuisance. » 1
On voit que c'est une solution de parfait équilibre, idéale de son point de vue, que lui-
même a adoptée après son baptême: une mixité qui doit d'abord se comprendre
comme alternance dans le temps. Nous verrons en effet qu'il a alors pratiqué des
retraites occasionnelles, d'une part de son côté, en ermite, d'autre part auprès de
Basile à Anèsi, tout en vivant la plupart du temps dans le monde auprès de ses parents.
La bienfaisance en question ici pourrait simplement se rapporter au soutien qu'il
apporta à ses vieux parents, mais nous penchons pour notre part en faveur d'un
exercice de la charité spirituelle sous l'espèce du lectorat2 , fonctions que Basile ne
considéra pas non plus comme dérogeant à son statut d"'étranger" au monde, alors
que son ordination fut pour lui un cas de conscience, ou du moins un engagement dont
l'articulation avec son statut de philosophe méritait quelques mises au point. 3 De
même, le Discours 6 loue chez les moines de Nazianze, dont il regrette qu'ils aient
déserté son église, donc coupé les contacts avec la communauté séculière4 , l'exercice
d'une charité spirituelle qui recouvre un certain magistère monastique:
« la juste mesure dans le fuit de se mêler à la communauté et de se retirer : ceci pour
l'instruction des autres, cela pour recevoir l'initiation de !'Esprit ; ceci pour préserver ce qui
n'est pas commun au sein de la communauté, cela pour préserver dans la vie non mêlée la
fraternité et la philanthropie »5 •
C'est encore la même alliance de la contemplation solitaire et de l'activité dans le
siècle, mais cette fois comme évêque associé à son père, qu'il mettra en avant après
avoir déserté son siège épiscopal de Sasimes. Se disant « tiraillé entre le désir et
l'Esprit »,l'appel de la retraite contemplative et le devoir de« produire des fruits pour
la communauté » - entre le versant anachorétique et contemplatif et le versant séculier
et actif de la philosophie -, il conclut :
«Il m'a paru plus fort et moins périlleux de garder une certaine mesure entre le désir et la
lâcheté, et de me donner, d'une part à mes aspirations, d'autre part à l'Esprit. Mais cela ne
pouvait se faire en échappant complètement au ministère au point de rtjeter la grâce ( ... ) ni
en prenant un fardeau trop lourd pour moi. »6
Or, puisqu'il dit chercher dans ses retraites la lumière de ce même Esprit qui veut qu'il
exerce la charité spirituelle du docteur, l'opposition est ici évidemment dépassée
d'emblée dans une complémentarité ordonnée où la contemplation précède et conduit
à l'activité doctorale. Dès le prologue, d'ailleurs, il présente cette unification sous les
ordres de l'Esprit :
«je donne tout ce qui m'appartient, ainsi que moi-même, à l'Esprit, action et parole, inaction
et silence... ,/

1
P. 2, 1, 11, V. 302-311.
2
Cf. infra, p. 284.
3
Rousseau [Basil], p. 82-89.
4
0. 6, 3.
5
Ibid., 2, 28-32. Trad. démarquée de Calvet-Sébasti [SC 405), p. 127, qui évoque plutôt la
communauté monastique.
6
D. 12, 4, 1-6.
7
Ibid., 1, 2-3.

107
La philosophie chrétienne selon Grégoire

On retrouvera ce principe d'alternance, moins embarrassé de rhétorique - une


rhétorique qui tient sans doute ici au souci de ne pas paraître avoir fui Sasimes par
ambition -, dans sa conception du sacerdoce idéal, avec l'idée que le pasteur a besoin
de se ressourcer de temps en temps par des retraites.

L'autre motif que Grégoire donne de son choix initial d'un tel genre de vie,« ne pas
faire montre des labeurs d'une vie parfaite, I être plutôt que paraître l'ami de Dieu » 1,
répond à un autre soupçon, inverse : celui de cette "élévation" encratique que
Gangres attachait à l'anachorèse totale du siècle, à l'évitement des séculiers comme
s'ils étaient infréquentables. Il y a là un paradoxe, qui, par opposition avec la
monotropie et l'humilité trop évidentes de la vie anachorétique, fait de la philosophie
dans le monde la véritable "vie cachée". Le "moine'', bien sûr gardera une juste mesure
dans sa fréquentation des séculiers, dont, par exemple, il ne partagera pas les plaisirs
profanes, mais seulement les réjouissances spirituelles, conservant un mode de vie
propre. Mais, sous ces conditions, dès lors que le renoncement ou l"'étrangeté" au
monde est accompli comme "anachorèse intérieure", accepter de se mêler au séculiers
est une attitude plus discrète et plus humble, donc plus méritoire, que la préservation
farouche de l'isolement: le sacerdoce du "moine" - ce sera le propos du chapitre à
venir -, accepté par pure charité spirituelle, implique le risque de perdre le prestige
monastique et d'être malgré tout soupçonné d'ambitions mondaines. En effet, ce
passage d'une vie essentiellement - mais non exclusivement - contemplative au
ministère sacerdotal constitue chez Grégoire une troisième forme de l'articulation
entre la contemplation et la pratique: un schéma de vie que M. Hari2 considère l'idéal
commun des Pères cappadociens. À vrai dire, elle ne documente cette affirmation que
pour Basile et Grégoire de Nysse, chez lesquels elle transparaît à propos de la vie de
Moïse. Or, il nous semble que, chez le Nazianzène, ce serait plutôt l'idéal du scribe tel
qu'il apparaît dans le Siracide qui sert de référence:
« celui qui applique son âme
et sa méditation à la loi du Très Haut.
Il scrute la sagesse des anciens,
il consacre ses loisirs aux prophéties.
( ... )Il voyage dans les pays étrangers,
il a fait !'expérience du bien et du mal parmi les hommes.
Dès le matin de tout son cœur,
il se tourne vers le Seigneur ;
il élève son âme vers le Très Haut,
il ouvre la bouche pour la prière,
il supplie pour ses propres péchés.
Si telle est la volonté du Seigneur grand,
il sera rempli de !'esprit d'intelligence.
Lui-même répandra ses paroles de sagesse,
(... ) Il fera paraître l'instruction qu'il a re.çue. »3
On voit apparruîre en effet une conception essentiellement studieuse et savante de
l'ascèse tandis que l'expérience du désert en est absente, mais non la !;Evt-œî.u comme
1
P. 2, 1, 11, V. 322-323.
2
Hari [Le déchifrement du sens], p. 313-334; [Le Temps et les Moments], p. 224-225.
3
Sir., 39, 1-8. Nous n'ignorons évidemment pas les nombreuses mentions de la montagne de la
théognosie chez Grégoire (cf. supra, p. 72. n. 2), mais c'est l'ascensîon spirituelle, non l'anachorèse,
qu'y évoque la montagne. Au contraire, le passage de Moïse par le désert, aussi bien chez Basile que
chez Grégoire de Nysse, rentre dans le schéma de vie idéal.

108
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

expatriation et pérégrination, la pénitence et l'expérience pratique ; et c'est de cette


ascèse savante que vient le charisme d'enseignement qui conduit à la vie active.
Quoiqu'il en soit des références scripturaires de ce schéma, on ne peut en saisir le
sens hic et nunc sans revenir sur les rapports que la tradition philosophique antique
entretient à l'égard du politique. Lorsque la tradition paienne parle de la vie pratique
ou active du philosophe, ce n'est pas tant de la vie sociale ordinaire qu'il s'agit que
d'un rôle public dont la conception est variable. Si l'on se réfère au modèle
socratique 1, repris par les cyniques2 , on a affaire à un magistère intellectuel et moral
déconnecté de l'autorité politique institutionnelle, mais qui se pose en autorité
indépendante et supérieure par rapport à celle-ci - c'est la royauté transcendante du
cynique, la plus haute politique, la plus haute magistrature3 -, investi d'une mission
divine auprès de la ou des cités. Le philosophe, tournant le dos au pouvoir et aux
honneurs officiels, est une sorte d'outsider qui examine, censure, exhorte et conseille
les peuples et les particuliers, mais surtout les politiques - une de ses qualités
essentielles est justement la liberté de parole à leur égard. Au fond, nous avons affaire
à ce que le monde moderne appellera l'intellectuel engagé. Si les Épicuriens rejettent
toute implication dans la vie politique, le stoicisme, tout en partageant les idéaux du
cynisme4 , développe sur la base de la doctrine des préférables une attitude bien plus
favorable à la carrière politique du philosophe; il la prône lorsqu'elle peut rendre son
action plus efficace sans qu'il se compromette. Ainsi, en dehors de la chaire
professorale et de la rédaction d'ouvrages philosophiques, il sera l'ambassadeur et le
défenseur de la cité ou le conseiller du roi, ou occupera des charges politiques5 , ce qui
s'est surtout vérifié chez les Romains6 • Le néoplatonisme, enfin, courant philosophique
dominant au temps de Grégoire, n'a pas oublié l'idéal platonicien du philosophe-roi
qui met en œuvre, au service de la cité, sa vision du Bien. 7
Dans le contexte de l'Empire chrétien, la question de l'engagement politique du
philosophe se pose en d'autres termes sur le plan concret. Comme le cynique, le
philosophe chrétien peut fuir les honneurs et dignités ecclésiastiques, charges
publiques institutionnelles, et exercer une autorité morale fondée sur le seul charisme
personnel - c'est ainsi que Grégoire nous présente la philosophie de Maxime, qui s'est
cependant agrégé à son Église. Mais c'est justement que l'Église est en quelque sorte
une école - gratuite - de philosophie chrétienne8 , l'évêque le détenteur d'une chaire
philosophique. D'autre part, l'autorité ecclésiastique représente désormais un pouvoir
en principe distinct et indépendant du politique, porteur de valeurs transcendantes, au
service de dieu et du salut des hommes. La distinction entre pouvoir politique et
pouvoir des évêques est d'autant plus facile que le premier tend à être identifié au seul

1
Platon, Apologie de SocraJe, 21 a-23 d; 30 e-34 b.
1
Bréhier, t. I, p. 240 et 244.
3
Épictète, Entretiens, III, XXII, 79-85; IV, VIII, 30.
4
Bréhier, t. I, p. 257-259. La "royauté" du sage se retrouve par ex. chez :lénon (Diog. Laërœ, 122) ou
chez Épictète, Entretiens, III, 67-85 et 93-99.
5
M. Schofield [Le sage et la politique], p. 221-223; P.-M. Schuhl, in Bréhier, Les stoïciens,
p. XXXVII ; Cicéron, Des Devoirs, I, XX-XXI et XXV, 85-92 ; De re publica, I, 1 ; Sénèque,
Tranquillité, III-VI ; Épictète, Entretiens, IV, IV, 19-32.
6
Joly [Le thème des genres de vie], p. 158-169; Grilli [Il problema della vita contemplativa], p. 193-
222.
7
Platon, République, VII, 519 d; Plotin, Enn., VI, 9.
8
Clément d'Alexandrie, Le Pédagogue, III, 12, 98, 1 ; Augustin, Lettres, 138, 2, 10.

109
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Empereur et à son administration, l'évêque représentant un contre-pouvoir qui peut se


dresser contre l'impiété ou l'injustice du pouvoir civil. Les richesses importantes dont
les Églises disposent à partir de Constantin lui permettent en outre d'exercer une
philanthropie plus universelle que celle de l'évergétisme civique et impérial, dont
bénéficient les seuls citoyens, et qui, embrassant toute la communauté chrétienne,
s'exerce au contraire au profit des plus déshérités, des exclus de la cité. 1
De ce point de vue, l'épiscopat peut valoir comme un pouvoir philosophique
institutionnalisé, qui reprend les fonctions d'enseignement, de direction et de censure
morale du philosophe tant à l'égard de la société qu'à l'égard du politique. Il n'est
donc pas surprenant que le Nazianzène ait pu envisager le sacerdoce et surtout
l'épiscopat comme la forme naturelle et préférable de la philosophie active. Après
s'être qualifié en s'exerçant à la vertu et à la contemplation, il était naturel que le
philosophe chrétien se lance dans la vie active en assumant « ce pouvoir qui est fondé
sur la loi divine et qui conduit à Dieu » 2 . Aussi Grégoire invite-t-il les "moines" les
plus avancés à rejoindre les rangs du clergé. 3 Lui-même mit ainsi en avant comme
motivation essentielle de son engagement comme évêque associé à son père
l'argument suivant :
«il est meilleur et plus impoctant d'être l'Église entière formant un tout plutôt qu'un seul
homme réformant sa vie pour Dieu ; et il faut considérer non pas ce qui nous concerne
seulement, mais ce qui concerne les autres ,.
et imiter ainsi la condescendance du Verbe. 4 Avant cela, à l'orée du sacerdoce, il
justifiait son acceptation de l'ordination en écrivant :
«la plupart de ceux qui s'adonnent aux choses de Dieu ne trouvent rien d'étrange, non plus
que d'anormal, à ce que l'élévation au commandement succède à l'obéissance. Cela, non
plus, ne transgresse nullement les règles établies de la philosophie et n'entraîne aucun blâme.
Cette situation est celle du bon matelot qui devient officier de proue... ,.5
6
Où J. Bemardi comprend «que l'accession d'un moine au sacerdoce n'est pas
contradictoire avec la profession monastique. » On a vu également que l'Éloge
d' Athanase présentait le sacerdoce - en l'occurrence dans les monastères - comme
l'accomplissement de la philosophie des "moines'', tout en insistant sur la supériorité
en "intelligence" et en sainteté de l'évêque d'Alexandrie sur les ascètes du désert.
Enfin, Grégoire fait de la carrière de Basile, passé de la vie contemplative au service de
l'Église en gravissant un à un les échelons de la hiérarchie ecclésiastique, un modèle
parfait du cursus philosophique. 7

En définitive, le Nazianzène ne conçoit pas de philosophie chrétienne qui n'associe


contemplation et pratique, la seconde étant à la fois moyen et accomplissement de la
première. C'est un des arguments essentiels de son rejet de l'érémitisme. Pour autant,
si le cénobitisme trouve grâce à ses yeux, il privilégie un autre genre de philosophie

1
Cf. infra, p. 128-129.
2
D. 2, 10, 3-4.
3
Bernardi [SC 247], p. 31 ; [Saint Grégoire], p. 274 et 344.
4
D. 12, 4, 19-28.
5
D. 2, 5, 1-8.
6
Bernardi [SC 247], p. 92, n. 3, réfutant fermement l'interprétation de Malingrey [Philosophia],
p. 224, n. 82, selon laquelle ljll.ÀOOoqila désignerait ici « le bon sens commun à tous les hommes ».
Le texte dit plutôt que l'ordination d'un philosophe respecte les règles monastiques d'ascension
hiérarchique, ce qui tendrait à faire du sacerdoce un degré supérieur de la carrière "monastique".
7
D. 43, 25, 19-27, 10.

110
La philosophie chrétienne : une philosophie mixte

mixte, partagé entre retraites contemplatives et activité spirituelle charitable auprès des
chrétiens ordinaires. Cette solution conforme à la tradition syrienne a l'avantage de
maintenir l'unité de la communauté ecclésiale en y intégrant concrètement l'élite
"monastique". C'est dans le même esprit qu'il légitime le sacerdoce comme
philosophie active par excellence et considère comme schéma de vie idéal du
philosophe chrétien un cursus où, après une période plus tranquille consacrée à sa
formation philosophique, le "moine" accompli intégrerait les rangs du clergé.

Conclusions

Le Nazianzène rejette !'encratisme, qui considère les biens de ce monde et les


séculiers comme foncièrement impurs: l'attitude philosophique à l'égard des premiers
doit simplement être désintéressée et subordonnée à leur valeur d'usage au service de
l'économie divine. Quant aux seconds, même si leur piété ne les recommande pas, leur
fréquentation est occasion de vertu. Aussi récuse+il l'assimilation de la philosophie
chrétienne à la vie monastique, c'est-à-dire à une vie essentiellement contemplative
caractérisée par l'anachorèse. Pour lui, ce n'est pas la vie au désert, l'isolement
concret du siècle ou des hommes qui fait le "moine", le "solitaire", mais la disposition
intérieure de la monotropie. Le "moine" tel qu'il l'entend, au plus près de la tradition
syrienne, est fondamentalement un renonçant : un célibataire qui mène une vie
ascétique exclusivement consacrée à Dieu. Dès lors, l'anachorèse n'est qu'une option
qui correspond au choix de la philosophie contemplative, celui de la vie pratique dans
le siècle définissant une autre forme de philosophie chrétienne, celle des "migades", ces
"solitaires" qui obéissent à la charité. La première option, surtout sous sa forme
érémitique, qui vise exclusivement au perfectionnement individueL ayant quelque
chose d'égoïste, tandis que la seconde est peu favorable à la tranquillité contemplative,
Grégoire considère comme idéale une philosophie mixte, qui combinerait les deux. S'il
reconnruî l'utilité de l'anachorèse, c'est comme première étape du cursus
philosophique : elle facilite et démontre la conversion à la monotropie et l'accès aux
lumières contemplatives.
Il se livre cependant à une critique sans fard de l' "ensauvagement" - déculturation
et désocialisation - lié à l'érémitisme, qu'il dénonce comme une impasse à l'égard de
sa finalité théorique : la contemplation, a fortiori celle de Dieu. Pour lui, en effet,
l'exercice de la charité et de l'ascèse psychique conditionnent la purification de l'âme
et l'étude savante des Écritures celle de l'esprit, conditions irréalisables dans la vie du
désert. En conséquence, sans nier la nécessité d'un peu de calme et de loisir pour
l'ascèse contemplative, il veut qu'on y associe toujours la pratique, donc une certaine
socialité, et, ne concevant pas le salut en dehors de l'Église, il tient à ce que les moines
restent en relation avec la communauté ecclésiale, qui est chez lui l'équivalent de la
:ltÔÀ.LÇ dans l'anthropologie et l'éthique aristotéliciennes ou néoplatoniciennes. Aussi
n'est-ce pas le cénobitisme qu'il privilégie, mais une vie partagée entre la
contemplation et l'activité spirituelle charitable auprès de la communauté ecclésiale :

lll
La philosophie chrétienne selon Grégoire

une solution conforme au modèle ecclésial syrien, qui intègre les "solitaires", en tant
qu'élite laique, dans l'Église, et y recrute son clergé.
L'appel qu'il adresse dès lors aux moines répond à une raison sociologique que
P. Brown a bien mise en lumière: «The ascetic calling did, however, threaten in no
uncertain manner to sweep active males out of the city and out of the rank of a
1
christian clergy that had become fully identified with the needs of the city. » Grégoire
a également pris conscience du fait que l'attrait de la vie monastique menaçait de
laisser le champ libre aux arrivistes dans une Église que son installation et ses
privilèges dans l'Empire rendait au moins aussi attractive que les carrières civiles ; et,
dans le même temps, de la menace que le prestige personnel de ces moines plus ou
moins en marge de l'Église représentaient pour l'autorité de celle-ci. Cette intégration
du sacerdoce dans le cursus philosophique sert ainsi deux objectifs à la fois. D'abord,
une réforme ascétique de l'Église inspirée du modèle syrien, repris par Eusthate, qui
met le prestige des "moines" au service de l'autorité de l'institution. Ensuite, une
réforme du monachisme visant à le réconcilier avec la hiérarchie ecclésiastique et à l'y
soumettre. Encore fallait-il justifier et articuler l'une et l'autre réforme: montrer que
les qualifications requises du prêtre et, surtout, de l'évêque exigent une formation
philosophique poussée, que leurs fonctions sont compatibles avec les valeurs
"monastiques", et qu'elles représentent la forme éminente de la philosophie. C'est ce
que le chapitre suivant étudiera dans la doctrine sacerdotale de Grégoire de Nazianze.

1
Brown [Body and Society], p. 286 ([Le renoncement], p. 351, offre ici une version différente).

112
CHAPITRE IV

LE SACERDOCE, SACRIFICE SUPÉRIEUR DES FILS DE DIEU

La première partie de ce chapitre montrera comment Grégoire tend à réserver la


fonction sacerdotale aux meilleurs des "moine", que leur statut de "pur" étranger au
monde et familier de Dieu faisait déjà apparaître comme médiateur naturel entre Dieu
et les hommes. La seconde comment il préserve l'idéal monastique de tranquillité au
sein des soucis et tumultes publics du sacerdoce. La troisième partie étudiera la
doctrine de la vocation sacerdotale par laquelle il accorde renoncement et carrière
ecclésiastique sous le motif du renoncement à la volonté propre. On verra enfin
comment il assure la prééminence du sacerdoce philosophique sur l'ascèse ordinaire en
faisant du sacerdoce idéal l'ascèse supérieure des Fils de Dieu.

Le sacerdoce selon Grégoire:

une fonction charismatique réservée aux ascètes

Le sacerdoce se définit chez le Nazianzène comme médiation entre Dieu et les


2
hommes 1 et se trouve sous le signe de l'Esprit qui en confère les charismes • Ce rôle
médiateur se subdivise, plus précisément, en trois fonctions assez bien distinguées,
alors qu'il inaugure sa prêtrise, dans le second Discours, et rassemblées sous l'image
générale du pasteur3 : les fonctions sacramentelle, doctorale et patronale. Ce Discours
consacré tout entier au sacerdoce, nous servira de fù directeur pour montrer comment
la doctrine sacerdotale et la doctrine ascétique de Grégoire convergent pour faire du
sacerdoce le privilège du philosophe chrétien, le "moine".

1
D. 2, 91, 17 s. Cf. 1 Tim 2, 5; Constitutions apostoliques, 2, 25, 7. Cette définition, développée en
D. 2, 73, 14 s., Mgr. Houssiau [Le sacerdoce], p. 17-19 et 36-37 l'a remarqué, traduit une conception
de la prêtrise comme image et prolongement du sacerdoce du Christ.
2
Par ex.: D. 2, 35, 5-9; D. 3, 8, 10-11; D. D. 6, 1, 10-11; D. 9, 3; D. 10, 3, 12 s.; D. 12, 1; P. 2,
1, 12, V. 238-246.
3
Bemardi [SC 247], p. 45-48.

113
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Le sacerdoce, Grégoire y insiste, exige une conversion et toute une formation


philosophiques :
«Aussi, l'homme qui s'est discipliné (:n:môaywyrjoa) par un long effort philosophique et qui
a peu à peu arraché la partie noble et lumineuse de son âme à ce qu'il y a en celle-ci de bas et
de lié aux ténèbres, ou bien l'homme qui a trouvé grâce auprès de Dieu, ou encore celui qui
réunit l'une et l'autre condition et qui s'exerce le plus qu'il peut à regarder vers le ciel,
éprouverait-il encore de la difficulté à dominer cette matière qui tire vers le bas. Mais, avant
de l'avoir maitrisée autant que faire se peut et d'avoir suffisamment purifié sa pensée, avant
d'avoir largement dépassé les autres dans sa proximité avec Dieu, accepter d'exercer
J' autorité sur les âmes ou bien la médiation entre Dieu et les hommes, - ce en quoi consiste
probablement la fonction du prêtre-, ne me parait pas dépourvu de danger. » 1
Certes, Grégoire prend soin ici de ne pas faire de la philosophie une condition
strictement indispensable de la prêtrise en envisageant que la grâce divine puisse s'y
substituer. Il évite là encore de tomber dans une position de type encratique, mais cela
ressemble beaucoup à une concession à l'égard du clergé de Nazianze, à commencer
par son père. Plus fondamentalement, il obéit à un certain réalisme : le clergé
contemporain n'est pas composé de "moines" et une position plus radicale conduirait
sur une pente schismatique, voire messalienne. En diminuant l'importance de la
transmission rituelle des charismes sacerdotaux par l'Église, on risquerait de ruiner sa
légitimité et celle de sa hiérarchie. Prudemment, c'est comme une synergie entre
qualification personnelle et onction rituelle que le Nazianzène conçoit la réception et la
conservation des charismes sacerdotaux, en particulier théologique. D'abord, la
consécration ne sera efficace que si le récipiendaire en est digne, et le charisme reçu,
comme on l'a vu pour le baptême, ne sera conservé que s'il en reste digne. 2 Mais alors,
leur conjonction, qui est ici présentée comme configuration idéale, doit être en fait
tenue pour la seule valable. Il est clair, en particulier, que Grégoire refuse toute
autorité théologique aux évêques improvisés qui ne remplissent pas les conditions
philosophiques de l'illumination. D'autre part, même s'il est déjà ordonné lorsqu'il
effectue sa retraite auprès de Basile, c'est bien elle qu'il présente dans notre Discours
comme fréquentation de Dieu et élévation par !'Esprit. 3 La chose est encore plus claire
en ce qui concerne le charisme théologique, puisqu'il attribue sa consécration
épiscopale par Basile au fait que celui-ci le lui reconnaissait déjà, si bien que l'onction
qu'il reçut en fut plutôt une confirmation qu'autre chose:
« Tu n'as pas supporté que le talent soit caché et enfoui sous la terre, tu n'as pas supporté que
la lampe soit plus longtemps cachée sous le boisseau. »4
Il distingue alors la consécration de soi et l'onction rituelle :
« Mais s'il est digne de vous qui donnez l'onction et de Celui à cause duquel et pour lequel
l'onction est faite, c'est ce que sait le Père de Celui qui est réellement !'Oint véritable (... ).
C'est ce que sait notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ( ... ), ainsi que !'Esprit-Saint qui nous a
confié ce ministère ... » 5 ; « [l'Esprit] à qui nous nous sommes donné nous-même, et à qui
nous avons donné notre tête ointe de l'huile de la perfection dans le Père tout-puissant, dans
le Verbe fils unique et dans le Saint esprit qui est Dieu »6 •
On doit donc définir comme suit sa conception des choses : synergie de l'opération de
!'Esprit et de l'acte oblatif du récipiendaire, l'efficace de la grâce ne tient pas d'abord à

1
D. 2, 91, 10 s.
2
D. 9, 2 ; D. 10, 4.
3
D. 2, 7.
4
D. 10, 3, 16-18 (cf. Matth. 25, 18 et 5, 15). Cf., sans doute de Basile, D. 6, 9.
5
Ibid., 4, 11 S.
6
D. 12, 6, 4-7.

114
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

l'intervention rituelle du consécrateur, qui n'en est que la médiation terrestre et en


quelque sorte accidentelle, mais à la volonté du premier et aux mérites spirituels du
second. En somme, et quoique Grégoire évite de tomber dans le messalianisme, dont
la peur d'être accusé pourrait expliquer sa discrétion sur le sujet, c'est bien comme un
charisme personnel avant d'être institutionnel qu'il pense celui de l'évêque.
Grégoire réserve donc bien en fait le sacerdoce véritable et ses charismes aux seuls
"moines", ou plutôt aux plus avancés d'entre eux; il fait de la pratique de la
philosophie, ascèse qui permet la réception des charismes de l'Esprit, la première
étape, préliminaire, du cursus ecclésiastique.

En dehors du sacerdoce proprement dit, ministère ecclésial, on trouve chez


Grégoire quelques mentions d'un sacerdoce monastique, qui ne se situe pas dans
l'Église, n'est pas médiation entre la communauté et Dieu, mais entre le solitaire lui-
même et Dieu. Dans le Sur ses épreuves, le temple désigne ainsi la vie proprement
monastique regrettée, par opposition à la servitude de qui vit dans les soucis du
monde:
« Qu'il se hâte aux frcmtières de la terre sacrée, fuyant hors d'Assyrie le joug de servitude qui
1
!'accablait naguère et qu'il jette de ses mains les fondations du vaste temple ! »
Un de ses poèmes, une prière du matin, promet ainsi son ascèse psychique comme
sacrifice à Dieu :
« Tout ce jour je te !'offre en sacrifice,
Aux troubles de la passion je résiste. »2
Il offre ses poèmes théologiques, dont la teneur est issue de son ascèse noétique
3
solitaire, comme don à Dieu ; et il y écrit d'une pensée théologique vérace :
4
«En pensant cela, tu offriras un sacrifice intérieur pur. ,,
Citons enfin ces propos plus probants encore d'un de ses Discours
constantinopolitains :
«M'interdiront-ils l'accès des autels? Mais je connais aussi un autre autel dont ceux que
nous voyons maintenant sont des figures. (... ) Il est intégralement l'œuvre de l'esprit
(i:oü voü) et ses marches sont celles de la contemplation. Voilà l'autel auprès duquel je me
tiendrai. J'y ferai un sacrifice, une offrande et des holocaustes acceptables qui !'emportent sur
les offrandes présentées maintenant autant qu'une réalité l'emporte sur une ombre. C'est à ce
sujet, me semble-t-il, que le grand David dit avec "philosophie": "Et je m'avancerai vers
l'autel du Dieu qui réjouit ma jeunesse spirituelle." De cet autel-ci assurément, ne
5
m'écarteront pas ceux qui le voudront ! »
Certes, on peut penser que ce passage se rapporte uniquement aux fins dernières, mais
l'autel spirituel et ses marches évoquent la contemplation. De plus, le propos qui suit
immédiatement montre bien qu'on se situe au présent et dans cette vie:
«M'expulseront-ils de la Ville? Pas de celle qui se trouve en-haut cependant. Ceux qui nous
en veulent furent-ils en mesure de le faire ? Alors aussi, ils nous ont réellement fait la
guerre... »
Enfin, la référence au Psaume 43 situe l'autel de Dieu sur« la montagne sainte», où le
Psaltniste entend recevoir la lumière et la vérité de Yahvé, ce qui ne peut se référer

1
P. 2, 1, 1, v. 357-359. Trad. Bénin, p. 393. On se rappellera aussi qu'il y désigne les moines COilllile
« mystes de la vie cachée de notre Seigneur Jésus Christ », avec toutes les implications rituelles
associées au terme de myste.
2
P. 2, 1, 24, V. 3-4. Trad. Millet, p. 35.
3
P. 1, 1, 1, V. 6-7.
4
P. 1, 1, 3, V. 70.
5
D. 26, 16 (Ps. 43, 4 a).

115
La philosophie chrétienne selon Grégoire

qu'à la retraite contemplative; sans parler de la harpe sur laquelle il promet de louer
alors Dieu, harpe que Grégoire associera à son ascèse solitaire d'écrivain de Dieu
comme à une sorte de sacerdoce ou de sacrifice personnel'. Ce dont il est question,
c'est donc bien encore d'un culte ascétique et contemplatif personnel.
On peut certes exclure que Grégoire envisage qu'on l'excommunie et lui interdise la
réception de l'eucharistie: il évoque la possibilité qu'on lui interdise d'officier à
Constantinople et, en tout cas, il n'y a pas pour lui d'exclusivité entre le culte
liturgique collectif et le culte ascétique individuel. Mais on est tout de même sur le fil
du rasoir, puisque le sacrifice ascétique solitaire paraît pouvoir se substituer au rituel
eucharistique, au dessus duquel il est même élevé, une tendance qui transparaît déjà
dans le second Discours:
«je savais que nul n'est digne de celui qui est à la fois victime et grand prêtre du Dieu grand,
s'il ne s'est auparavant lui-même offert à Dieu en victime vivante, sainte, s'il n'a manifesté
le culte spirituel agréable à Dieu, s'il n'a présenté à Dieu ce sacrifice de louange et cet esprit
contrit qui constituent le seul sacrifice de celui gui a tout donné réclame de nous. Comment
allais-je donc oser lui présenter le sacrifice extérieur gui est la réplique des grands mystères ?
Comment allais-je revêtir l'habit et le nom du prêtre avant d'avoir consacré mes mains par
des œuvres saintes, avant d'avoir accoutumé mes yeux à diriger sur la création un regard sain
(. .. )avant d'avoir suffisamment ouvert mes oreilles à l'enseignement du Seigneur,( ... ) avant
que la bouche se soit ouverte et ait attiré !'Esprit ou qu'elle se soit dilatée et qu'elle ait été
remplie par !'Esprit de l'exposé des mystères et des dogmes( ... ) sans avoir visité Son temple,
ou plutôt sans être devenu le temple du Dieu vivant et vivante demeure du Christ dans
!'Esprit? ( ... ) Qui le fera si, par l'action et la contemplation, il n'a pas encore passé par
toutes les dénominations et les puissances du Christ ? »2
Ce texte vise à établir une autre relation entre le sacrifice ascétique et l'office sacrificiel
du prêtre: faire du premier une condition préalable du second, c'est à dire réserver le
ministère sacerdotal aux ascètes monotropes, ou, plus précisément, aux plus parfaits
d'entre eux. Mais ce n'est pas pour subordonner l'efficacité sacramentelle du prêtre à
un charisme personnel, à la pureté de l'officiant, ce qui tomberait dans l' encratisme. 3
C'est le risque d'un contact sacrilège avec la pureté alors qu'il est impur encouru
personnellement par l'officiant qui est en cause. 4 Apparaît néanmoins en filigrane
l'idée, différente - et messalienne 5 -, selon laquelle l'eucharistie n'est pas nécessaire à
cette élite digne d'y présider, qui imite par son ascèse le sacerdoce parfait du Verbe,
un sacerdoce où victime, autel, temple et grand-prêtre sacrificateur ne font qu'un.

La première fonction du prêtre6 , bien évidemment, consiste dans le rôle proprement


sacerdotal du iEpE'Ûç qui accomplit les mystères et administre les sacrements. C'est à
elle que Paul identifie la médiation sacerdotale lorsqu'il écrit : «Tout grand prêtre, en
effet, pris d'entre les hommes, est établi pour intervenir envers les hommes dans leurs

1
Cf. infra, p. 205-206; D. 26, 16.
2
D. 2, 95, 1-98, 2. Comme l'a noté Clark [Reading Renunciation], p. 212-215, et comme l'illustrent
leur emploi chez Grégoire, les expressions «temple de Dieu» (1 Co. 3, 16-17 et 6, 19-20) et
«sacrifice vivant» (Rom. 12, 1), qui désignaient chez Paul la vocation du chrétien en général, ont été
ensuite réservées aux ascètes.
3
On le voit clairement à propos du baptême, en D. 40, 26.
4
D. 2, 8 et 93.
5
Escolan [Monachisme et Église], p. 106 et 120; Stewart ['Working the Earth], p. 29, n. 36 et
p. 218-221.
6
D. 2, 8 et 95.

116
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu
1
relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés » • Rappelons que
les canons attribuent à l'évêque le privilège de l'ordination des prêtres et, bien sûr, des
consécrations épiscopales, et lui donnent un rôle symbolique dans la consécration
eucharistique, le siège qui lui est réservé dans chaque église devant rester vacant en
2
son absence pour que cette consécration soit valide. Si J. Bernardi remarque que,
dans le Discours 2, le Nazianzène emploie assez rarement le terme de LEpn'.lç, et
encore moins de façon spécifique, il signale à juste titre que cela tient aux habitudes
stylistiques du temps. De fait, la notion, à travers l'évocation du sacrifice, des
3
mystères, de l'autel et des sacra liturgiques , est loin d'être absente. Ajoutons que les
circonstances qui ont présidé à la rédaction de ce Discours contribuent à minorer cet
aspect du ministère au profit de la question de l'autorité et en particulier de l'autorité
théologique. 4
Néanmoins, si Grégoire en parle, c'est pour rappeler, l'exigence de pureté du
sacrificateur :
«J'ai rougi à cause des auttes, de tous ceux qui( ... ) s'inttoduisent auprès des réalités les plus
saintes avec les mains sales, comme on dit, et l'âme dénuée de toute initiation, et qui, avant
d'êtte devenus dignes de s'approcher des choses sacrées, prétendent siéger sur la ttibune. Ils
se poussent et s'écrasent autour de la sainte table. Ils ne pensent pas, semble-t-il, que le rang
où ils siègent fassent d'eux des exemples de vertu : ils croient y ttouver des moyens de
vivre. » 5
Cette pureté rituelle, on le voit, concerne à la fois le corps et l'âme, comme il le
rappelle ensuite en faisant l'exégèse des prescriptions judaiques de l'Ancien
Testament:
«Je n'ignore pas que les défauts physiques des prêttes ou des victimes n'étaient pas à l'abri
de l'examen : la loi voulait au conttaire, que des hommes parfaits offrent des victimes
parfaites, pour symboliser, je pense, l'intégrité de l'âme. Il n'était pas permis non plus à
n'importe qui de toucher la robe sacerdotale ou l'un des vases sacrés ( ... ) et celui dont le
corps ou l'âme n'était pas pur jusque dans le moindre détail ne pouvait pénétter dans le
sanctuaire. »6
Ces exigences font clairement d'une vie ascétique une condition du sacerdoce au sens
étroit, comme l'exprime plus clairement la suite, que nous allons analyser sous le titre
suivant et où apparatî encore la nécessité« d'avoir consacré ses mains par des œuvres
saintes»: c'est-à-dire par l'exercice de la charité. On ne peut cependant en conclure
formellement qu'il est ainsi réservé aux seuls "solitaires", ce qui serait du côté de
l' encratisme : une continence occasionnelle préalable à toute consécration et une vie
vertueuse pourraient suffire. Nulle part, d'ailleurs, dans sa critique des mauvais prêtres
et évêques, le Nazianzène ne formule une position aussi radicale: s'il pointe leur état
7
matrimonial, c'est en tant que défaut de monotropie • La tendance est cependant
présente, ne serait-ce que du fait du caractère hebdomadaire des célébrations, et il faut
au moins considérer que le sacerdoce de "moines" suffisamment avancés dans la
pratique et la contemplation représente une solution idéale. Vu le prestige de l'état
1
Héb. 5, 1.
2
Bernardi [SC 247], p. 46.
3
D. 2, 8; 61 ; 73 ; 93-95.
4
Sur les circonstances, voir infra, p. 292-317.
5
D. 2, 8, 3-10.
6
D. 2, 94, 1-9.
7
Par ex. P. 2, 1, 12, v. 610-613. La diattibe cynique sur les embarras du mariage s'y combine à l'idée
que le désir sensuel et celui d'une descendance charnelle indiquent un cœur partagé, attaché aux
choses de ce monde.

117
La philosophie chrétienne selon Grégoire

"monastique" et les tendances encratiques du temps, vu que Grégoire, comme la


plupart de ses contemporains, attache à la virginité une valeur sacrale, on peut même
le soupçonner de taire le fond de sa pensée en le laissant entendre.

La seconde fonction sacerdotale, doctorale, se subdivise en deux domaines :


l'enseignement moral et l'enseignement doctrinal, en particulier théologique. Si nous
parlons d'enseignement plutôt que de prédication, c'est parce que le magistère
ministériel, s'il se réalise de façon privilégiée en chaire comme un enseignement public
et collectif, se prolonge dans la direction spirituelle des individus. C'est à cette
direction spirituelle adaptée à chaque catégorie de chrétien et au caractère de chacun
que le Nazianzène réserve la métaphore médicale. 1 Le ministère de la parole
correspond à l'aspect doctrinal, dont le Nazianzène distingue encore la dispensation
collective en chaire et l'enseignement individuel. La difficulté est, dans le second cas,
d'offrir un enseignement adapté à l'avancement spirituel de chacun; dans le premier,
de tenir un discours qui puisse parler à tous sans risque de méprise - ce qui conduit
nous semble-t-il à l'usage ésotérique des références scripturaires pour délivrer aux
seuls savants certains messages délicats. 2 Ce ministère de la parole, dont le charisme
vient en tête des dons de l'Esprit3, est l'aspect essentiel de l'autorité épiscopale, une
charité spirituelle qui ne s'arrête pas aux portes de l'Église. Ainsi, à la nourriture
matérielle qu'il distribue aux affamés, Basile ajoute:
« la nourriture de la parole, une bienfaisance et une largesse plus parfaites, puisque la parole,
est le pain des anges, la nourriture et le breuvage des âines qui ont faim de Dieu et qui
cherchent une nourriture non pas fuyante et éphémère, mais qui demeure toujours. » 4
Rappelons enfin que, si l'enseignement ne lui est pas réservé, mais s'étend aux simples
prêtres et aux lecteurs qui l'assistent, la tradition qui désigne l'évêque comme "lampe"
de l'Église, lui réserve l'autorité doctrinale en matière de théologie. On a vu que
Grégoire insistait particulièrement sur cet aspect de la hiérarchie ecclésiastique ; si,
dans son second Discours, comme simple prêtre, il traite largement de cette fonction et
même de théologie, c'est d'abord parce que le prêtre est tout de même habilité à le
faire, et tout en insistant sur le fait qu'il n'est pas pressé d'accéder à l'épiscopat5 .
On retrouve la même exigence de pureté ascétique à propos de cette seconde
fonction. Cela vaut bien évidemment pour le contenu doctrinal de l'enseignement, en
particulier théologique, puisque la science suppose la contemplation, qui à son tour, on
l'a vu, suppose la purification :
«Entreprendre d'instruire les autres avant d'être soi-même suffisamment instruit, apprendre
l'art du potier en fabriquant un grand vase, comme on dît, s'exercer à la piété sur l'âine
d'autrui me paraissent être le propre de geus pleins de sottise et d'audace » 6 ;
« Il faut commencer par se purifier avant de purifier les autres ; il faut être instruit pour
pouvoir instruire; il faut devenir lumière pour éclairer, s'approcher de Dieu pour en

1
D. 2, 26-34; mais aussi ibid., 37, 1, où il est question de maladies théologiques.
2
À vrai dire moins souvent sur des questions doctrinales que pour critiquer des proches, comme on le
voit dans les Discours 2, 10 et 11.
3
D. 32, 11, 15 s.
4
D. 43, 36, 9-13.
5
D. 2, 5 et 73.
6
Ibid., 47, 9 s.; cf. D. 12, 4. Cf. Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moise, 55; Basile de Césarée, Hom.
In Psalm., PG 31, 300 A-B, 396 B.

118
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

approcher les autres, être sanctifié pour sanctifier, conduire par la main et conseiller avec
intelligence. » 1
Mais ce n'est pas seulement le savoir lui-même qui exige la sanctification ou le
charisme, et donc la purification, c'est également la compétence pédagogique et
oratoire:
«C'est une entreprise qui n'est pas banale et qui ne demande pas peu à l'inspiration de
!'Esprit que de donner à chacun en temps opportun sa ration de parole et de dispenser
(olirnvoµlitv) judicieusement la vérité de nos doctrines (. .. ) celles [aussi] qui semblent
s'accorder avec la raison comme celles qui paraissent s'écarter de la raison d'ici-bas, de la
2
raison humaine. »
Cela vaut en particulier pour la théologie, à propos de laquelle, après un bref,
magistral, mais ardu exposé trinitaire, Grégoire reprend :
«Comprendre cela et le présenter d'une manière suffisante en se haussant au niveau du sujet
réclame donc un exposé plus long que ne le comportent les circonstances actuelles et, me
semble+il, la durée même de la vie. Ou plutôt, il y faut maintenant et toujours. cet Esprit
grâce auquel seulement Dieu est compris, traduit et écouté, car seule la pureté peut aborder
celui qui est pur et qui est comme elle. Si nous avons maintenant traité en quelques mots ce
sujet, c'est pour montrer la difficulté qu'il y a à trouver le langage susceptible de former tout
le monde et de verser sur tous la lumière de la connaissance, surtout lorsque celui qui disserte
sur des sujets aussi graves le fait devant un public composé de gens de tous les âges et de tous
les tempéraments, pareil à un instrument de musique muni de cordes multiples dont chacune
3
doit être touchée d'une façon particulière. »
On remarquera que ces deux textes soumettent l'inspiration pédagogique et
oratoire à l'action de !'Esprit. Quant à la difficulté d'un enseignement qui s'adresse à
tous et à chacun, elle réclame « un tuteur qui soit simple dans sa rectitude générale et,
en même temps, aussi multiforme et changeant que possible, quand il s'agit de gagner
4 5
chaque personne » : il doit donc être capable de distinguer les âges spirituels. Il en va
de même pour l'enseignement moral, une médecine des âmes dont tout le soin et le
6
zèle va« à l'étude de l'homme qui est caché au fond du cœur. » On reconnaît ici le
charisme diaoratique qui, dans la tradition monastique, fait les maiîres spirituels. Pour
autant, il ne s'agit pas d'un trait spécifique de l'abba: la pénétration psychologique,
bien évidemment liée à sa fonction magistrale, est un des pouvoirs caractérisant le sage
7
divin de l' Antiquité tardive, qu'il soit paien ou chrétien. Ce charisme, d'ailleurs,
Grégoire prétendra l'avoir possédé avant même ses essais de vie monastique en
racontant comment, l'ayant rencontré à Athènes où ils faisaient tous deux leurs études,
il avait percé à jour Julien, futur empereur apostat, mais alors encore chrétien :
« Je l'ai vu, avant qu'il ait encore rien fait, tel que sa conduite l'a révélé depuis. Si j'avais
auprès de moi l'un ou l'autre de ceux qui m'entouraient alors et qui m'ont entendu, ils
rendraient sans difficulté leur témoignage. Dès que j'ai vu ce spectacle, je leur ai dit : Quel

1
D. 2, 72, 9 s. Cf. également ibid., 48-51 ; 98-99.
2
Ibid., 35, 5 s. Nous rectifions la traduction de Bernardi [SC 247], p. 135, qui porte « à l' ~sprit ».
3
lbid., 39, 1-11. Cf. Évagre, Le gnostique, 15.
4
Ibid., 44, 16-18.
5
lbid., 45.
6
Ibid., 21, 5-6 (cf. Rom. 2, 16, 1 Co. 14, 25 ; 1 Pierre, 3, 4).
7
Porphyre, Vita Pythagorae, 13 et Vita Plotinii, 10 et 11; Jamblique, Vita Pythagorica 17, 71 ;
Philostratus, Vita Apollonii, 1, 10 et 11 ; Cox [Biography], p. 23. Pour le monachisme: Ammonas,
Lettres, IV 1 ; Vertus de saint Macaire, 1 c. ; Rousseau [Ascetics], p. 30-31, 40; Brown [Le
renoncement], p. 282-283 et 289-290.

119
La philosophie chrétienne selon Grégoire

monstre nourrit l'empire romain ! et je les avais avertis solennellement en formulant le


souhait d'être mauvais devin. »1
De plus, l'adaptation du discours aux différentes personnalités, âges et conditions est
une des exigences les plus rebattues de la tradition philosophique, l'enseignement de la
philosophie étant conçu comme psychagogie. 2 Cet art, qui relève en soi de la
rhétorique ou, s'il s'adresse à l'individu, de la dialectique, s'apprend aussi bien auprès
3
des rhéteurs que dans les écoles philosophiques.
On retrouve d'ailleurs sa conception mixte et studieuse de la philosophie
4
contemplative dans cette formation ou ascèse préalable, les paragraphes 95 - 99
suivant grosso-modo la progression de la purification contemplative selon les trois
étapes que nous avons distinguées. Il est d'abord question, en même temps que de
recevoir une instruction biblique, de la conversion/purification du corps :
«Comment revêtir l'habit et le nom du prêtre ( ... ) avant d'avoir suffisamment ouvert mes
oreilles à l'enseignement du Seigneur (Cf. Is. 50, 5), avant d'avoir reçu une oreille incapable
de dureté (Cf. Is. 50, 4; 6, 10), mais montée sur le pendant d'or le sardoine de grand prix
qu'est la parole du sage dans une oreille attentive (Cf. Prov. 25, 12) ( ... )avant que la bouche
se soit ouverte et ait attiré !'Esprit (Cf. Ps. 118, 131) ou qu'elle se soit dilatée et qu'elle ait été
remplie par !'Esprit (Cf. Is. 80, 11) de l'exposé des mystères et des dogmes (Cf. 1 Cor. 14, 2),
avant que les lèvres aient été liées par les sentiments de Dieu, pour parler avec la Sagesse
(Cf. Prov. 15, 7), et ajouterais-je, avant qu'elles aient été déliées au moment opportun, avant
que la langue se soit remplie d'allégresse (Cf. Ps. 125, 2) et soit devenue le plectre de la
mélodie divine, éveillée par la gloire, réveillée avec !'aurore (Cf. Ps. 56, 9) et s'épuisant à la
peine jusqu'à coller au palais (Cf. Ps. 136, 6) ( ... )avant que chaque membre soit devenu une
arme de justice (Cf. Rom. 6, 13), qu'il se soit dépouillé de tout ce qui en lui était voué à une
mort que la vie a absorbée (Cf. 2 Cor. 5, 4) et qui a battu en retraite devant !'Esprit. »5
On remarquera ici l'allusion à deux aspects importants de la discipline ascétique : la
garde de la langue et la pratique de la prière, deux conditions de la purification d'un
organe vocal par lequel passe la prédication. Mais aussi l'idée d'une ascèse studieuse
nécessaire à l'exégèse. 6
Ensuite vient la purification psychique par la douceur ou charité, le futur prêtre
devant assimiler celle du Christ, figure du sacerdoce divin, par la contemplation, et s'y
conformer dans ses actes :
«Quel est l'homme qui se risquera [à exercer le sacerdoce] sans avoir contemplé comme elle
mérite d'être contemplée la douceur du Seigneur et sans avoir visité son temple, ou plutôt,
sans être devenu temple du Dieu vivant (Cf. 2 Cor. 6, 16) et vivante demeure du Christ dans
!'Esprit (Cf. Ep. 2, 22)? (. .. )Qui le fera, si, par l'action et la contemplation, il n'a pas encore
passé par toutes les dénominations et les puissances du Christ (. .. ) ? »7
Enfin - l'abondance des références scripturaires dans tout ce développement
l'illustre -, la purification proprement contemplative qui aboutit à la réception du
charisme "gnostique" consiste dans l'étude des Écritures, le travail de l'exégèse
spirituelle qui conduit de la lettre et la Loi (le judaïsme), à l'Esprit (le christianisme) :
«Quel est l'homme qui se risquera sans avoir eu encore le cœur brûlé par les paroles de
Dieu, pures et éprouvées au feu (Cf. Ps. 11, 7), pendant que les Écritures lui étaient

1
D. 5, 24, 1-7. Nous corrigeons la traduction de 'ljlrnl\ôµavnç par« mauvais prophète» que donne
Bernardi [SC 309], p. 339.
2
Hadot [Études], p. 210-212.
3
Hadot, ibid., p. 159-186. Par ex., pour la rhétorique: Platon, Phèdre, 271 b; Cicéron, Orator, 71.
4
Rappelons que le terme grec a0101mç signifie!' exercice ou !'entraînement.
5
D. 2, 95, 8 S.
6
Cf. supra, p. 108-109 et infra, p. 170.
7
D. 2, 97, 1-98, 2.

120
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

expliqué.es (Cf. Le. 24, 32), sans avoir trois fois inscrit ces paroles sur la table de son cœur
(Cf. Prov. 22, 20) de façon à avoir l'Esprit du Christ (Cf. 1 Cor. 2, 16), sans avoir pénétré les
trésors cachés à la foule et invisibles (Cf. Is. 45, 3), de façon à reconnaître la richesse qu'ils
contiennent et à pouvoir enrichir les autres en exprimant en termes spirituels des réalités
spirituelles (Cf. 1 Cor. 2, 13)? (. .. ) Qui le fera sans avoir appris à reconnaître la parenté des
figures et de la vérité ainsi que leur différence, en s'étant écarté des premières et attaché à
l'autre pour fuir la vétusté de la lettre et servir la nouveauté de l'Esprit (Cf. Rom. 7, 6) et
passer complètement du côté de la grâce en quittant une loi qui s'accomplit spirituellement
1
dans l'abolition du corps (Cf. Rom. 6, 6)? »
Le théologien, on l'a vu, étant le contemplatif accompli, l'autorité théologique qui
représente le privilège doctoral de l'évêque, sera donc réservé aux plus avancés des
"moines", ceux qui auront étudié la Bible jusqu'à en avoir atteint la compréhension
spirituelle. Aussi le manque d'instruction biblique est-il un des principaux reproches
2
que Grégoire adressera à ses confrères du concile. Mais il leur reprochera également
leur incapacité à enseigner, c'est-à-dire leur incompétence pédagogique et, tout en se
3
disant ouvert à une prédication rustique, leur manque total de capacité oratoire :
« c'est dans l'esprit qu'est notre salut,
mais seulement s'il est exprimé en paroles et manifesté.
Quelle est l'utilité d'une source bouchée?
celle du rayon de soleil que cache un nuage ?
Un esprit sage qui garde le silence est semblable
4
à la beauté d'une rose que cèle un bouton » •
L'image du rayon de soleil réfère à la sagesse du contemplatif et, en particulier, aux
lumières proprement théologiques qui fondent la vocation épiscopale, celle de "lampe
de l'Église", tandis que celle du nuage renvoie à la solitude contemplative, par
référence à la nuée dans laquelle MoiSe pénètre au Mont Sinai.-;. Cette paraphrase de
6
l'Ecclésiastique semble donc viser avant tout ces moines auxquels seul fait défaut l'art
du discours, d'un enseignement public. C'est au contraire son éloquence et son talent
littéraire au service de l'illumination des autres que le Nazianzène loue chez Basile,
7
évêque exemplaire.
Or, tout cela, même s'il en fait un charisme de l'Esprit, s'acquiert en fait dans les
écoles, en dehors de l'univers monastique et même dans un milieu encore dominé par
la culture paienne. Ces études profanes, nous le verrons, sont pour Grégoire une
propédeutique à l'ascèse savante de l'exégèse biblique, mais il en fait également une
condition d'accès aux fonctions doctorales du sacerdoce, parce que celui-ci est
8
ministère de la parole.

1
D. 2, 96-97.
2
D. 20, 1; P. 2, 1, 11, v. 136-138; P. 2, 1, 12, v. 230-265 et 543-565.
3
P. 2, 1, 12, V. 265-309.
4
Ibid., V. 272-280.
5
P. 2, 1, 11, V. 354 ; P. 2, 1, 34, V. 8.
6
Si., 20, 30 (= 41, 14 15) : «Sagesse cachée et trésor invisible, I à quoi servent-ils l'un et l'autre? I
Mieux vaut un homme qui cache sa folie I qu'un homme qui cache sa sagesse.» Cf. Mt. 5, 14-16:
« votre lumière doit briller aux yeux des hommes. »
7
D. 43, 12, 14-17; 13, 22 s. ; 65-66. De même, d'Athanase, D. 21, 11, 7-10. De sa propre
prédication à Constantinople, D. 36, 3 ; 4 (la puissance de sa parole substitut de la thaumaturgie) ;
D. 37, 4, 27 s. (héraut du Verbe) ; D. 38, 6; D. 42, 12; P. 2, 1, 11, v. 1188 s. Bernardi [Saint
Grégoire], p. 206, remarque que le D. 39 (1-2 et 10-11) fait de la prédication, illumination des autres,
la plus haute illumination.
8
Cf. infra, p. 172-184.

121
La philosophie chrétienne selon Grégoire

La troisième fonction sacerdotale n'est pas toujours clairement distinguée des


précédentes, vu qu'elle appanuî souvent dans le même registre de la pastorale et de la
prééminence qui les englobe et qu'elle relève de la même autorité spirituelle, mais
1
J. Bemardi en a bien relevé l'importance et les diverse expressions: c'est celle du
npocn:ch:r1ç, du patron, autorité suprême et protecteur de la communauté locale. En
insistant, dans le second Discours, sur cette fonction de patron local essentielle dans la
société de son temps, Grégoire songe certainement bien plus à l'évêque qu'il sera
bientôt et auquel elle incombe à l'époque2 qu'au simple prêtre qu'il est alors. Il s'agit
d'une fonction d'autorité "politique", qui comprend les pouvoirs disciplinaires de
l'évêque et sa capacité d'influence sur la communauté, capacité qui s'étend à toute la
sphère éthique et donc aux aspects profanes de la vie sociale. Cela se traduit par le
vocabulaire du commandement (à:PXJ1, Üp)(m, àp)(Euol ou t1yEµrovta 4 ), de la
mainmise (ù:rtO xiipa) 5 , de la sujétion6 traditionnellement attachés aux pouvoirs
politiques. Il défend un idéal de pouvoir "doux" qu'exprime le thème idyllique du bon
pasteur, thème que la Bible, qui y ajoute une dimension spirituelle, a en commun avec
une tradition politique grecque très ancienne 7 : un pouvoir charismatique au sens
courant du terme, dont les fondements ne sont pas mondains, mais éthiques et
spirituels. L'évêque-patron doit être désintéressé, dévoué, irréprochable, moralement
8
exemplaire ; il ne doit pas se montrer autoritaire, mais persuasif, ce qui suppose
souplesse, pénétration psychologique et usage expert du pouvoir de la parole9 •
Relativement à cette fonction, le versant pratique de la philosophie intervient très
directement, l'évêque idéal embrassant dans sa sollicitude et sa douceur charitable
l'ensemble de la communauté et étant pour tous une règle de vertu.

La parole du philosophe (Maxime) est en premier lieu celle d'un redresseur de torts
et des mœurs :
«Quel est le premier bien qu'il recherche? Défendre le droit devant les magistrats et parler
avec franchise devant les rois, à l'exemple du saint roi David, qui élevait la voix sans se
gêner en présence des rois; remédier à l'irréflexion des foules populaires qui s'agitent
comme des vagues houleuses ; au despotisme des autorités quand elles se laissent aller à
l'irritation, à l'état morbide des familles divisées, à la rusticité des gens sans éducation, à
l'insolence des gens instruits, à la fortune prétentieuse, à l'opulence insolente, à la pauvreté
qui agit avec perfidie, à la colère insensée qui dérange la raison, à l'abus du plaisir et à
l'indiscrétion du rire ... » 10

1
Bernardi [SC 247], p. 45-48 et 270. Avec dix-neuf occurrences, le lexique grec de la xpom:aoia
évoque la présidence et la protection apparaît de façon prédominante dans le second discours.
2
Sur le patronage dans le Bas-empire, voir Harmand [Le patronage] et [Libanius]; Sur le patronage
épiscopal: Patlagean [Pauvreté]; Dagron [Naissance], ch. XVI; Brown [Response] et [Pouvoir et
persuasion ], p. 103-163 et 202-210; Cracco Ruggini [La cità imperiale], p. 231-240 et [Prêtre et
fonctionnaire]; Lizzi [Il potere], p. 53-12; Rebillard [L'évêque dans la cité].
3
D. 2, 3 ; 5 ; 8 ; 9 ; 10; 15 ; 28 ; 56; 78 ; 113.
4
Ibid., 4 et 78; D. 3, 7.
5
D. 1, 6; D. 2, 13.
6
D. 2, 11 (imt1Koov).
7
Par ex. D. 1, 6; 7 ; D. 2, 63-68 (des mauvais pasteur) ; 116; D. 9, 4-6. Sur cette image idéale du
pouvoir dans la pensée grecque archaïque : Détienne [Les maîtres de vérité], p. 84-85.
8
D. 2, 8; 10-14; 53-54; 67-68.
9
Ibid., 15 ; 20-22 ; 28-33 ; 44; 54.
10
D. 25, 7, 1 s.

122
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

On voit bien ici que la parole n'est pas simplement enseignement doctrinal : elle
intervient au service d'un magistère moral qui implique engagement dans le monde. Ce
rôle requiert la vertu philosophique de la liberté de parole, tant à l'égard des foules au
service de l'ordre public 1 qu'à l'égard des pouvoirs civils au service de la justice et
contre le despotisme. Il exige aussi ce pouvoir de l'éloquence qui était pour les
2
Anciens le pouvoir par excellence, et l'instrument de l'action politique. C'est ainsi ce
même magistère philosophique actif que Grégoire attribue à la parole persuasive et
performative du chef spirituel, comme le montre ce passage del' Éloge de Basile :
« Il ajoutait à la parole le secours qui provient de l'action (:n:pannv) : en se rendant chez les
uns, en envoyant chez les autres, en faisant appel à d'autres ; en avertissant, reprenant,
censurant, menaçant, invectivant, prenant la défense des peuples, des villes, des
particuliers ... »3
Cette citation montre également Basile en patron local, dont Grégoire, avant de
s'attarder sur les secours qu'il organisa lors d'une disette, détaille les activités: 4
«Quant à la sollicitude et la protection (:n:pom:aol.aç) dont notre homme entourait l'Église ,
les marques en étaient nombreuses. C'était notamment l'indépendance de son langage envers
les magistrats (:n:app11ol.a :n:poç ap:x:ovmç), les plus puissants de la ville comme les autres ;
les solutions apportées aux différends qui étaient acceptées sans réserve et qui, une fois
scellées par sa bouche avaient force de loi ; le patronage de ceux qui étaient dans le besoin,
patronage généralement de nature spirituelle, mais également physique dans un nombre de
cas non négligeable - car cela porte souvent profit à l'âme quand on est captivé par la
bienveillance - ; les distributions de nourriture aux pauvres, l'accueil des étrangers,
l'entretien des vierges( ... ) tout ce qu'un homme de Dieu et qui a embrassé le parti de Dieu
5
est susceptible de faire pour être utile à un peuple. »
On retrouve ici les vertus du philosophe actif au service des fonctions sociales
traditionnelles du patronage : la liberté de parole (napprio'ta) à l'égard des
6
représentants de l'État et des puissants et l'esprit de justice font de Basile un
protecteur de la cité et des faibles et un pacificateur idéal. Il joue ainsi, en tant
qu'homme de Dieu qui tire de Lui son autorité morale, mais avec des moyens
supérieurs, le même rôle de patron que nous avons vu exercé par le saint moine.
7
Comme l'a noté J. Bemardi , il ne faut pas se laisser abuser sur ce point par les
déclarations où Grégoire s'emporte contre les attentes peu spirituelles du peuple à
l'égard de son clergé :
«ce ne sont pas des prêtres qu'ils cherchent, mais des orateurs; ce ne sont pas des intendants
des âmes, mais des caissiers ; ce ne sont pas des sacrificateurs exempts de souillures, mais de
8
solides protecteurs. »
En effet, ce propos se situe dans un contexte bien particulier : contraint à honorer son
offre de démission du trône de Constantinople, le Nazianzène s'est vu entre autres
reprocher de ne pas avoir suffisamment vérifié les comptes de l'Église

1
Ambroise, Lettres, 40, 6 désigne les évêques comme« surveillants de la foule».
2
Voir infra, p. 159-160.
3
D. 43, 43, 16 s.; ibid., 35, 11-12: «Par sa parole ainsi que par ses exhortations, il ouvre les
greniers des propriétaires». La parole est ici, comme en D. 25, 13, assimilée à l'actioo en tant qu'elle
est effectivement agissante, tant sur les esprits que sur les comportements.
4
Qui doits' entendre ici au sens de la communauté.
5
D. 43, 34, 1-12.
6
Cf., d' Athanase, D. 21, 10, 23-24. Grégoire, Lettres, CXL, 1, t. II, p. 29, dans ses mots élogieux au
gouverneur Olympios fait de l'esprit de justice une qualité qui vient de Dieu.
7
Bernardi [La prédication], p. 372.
8
D. 42, 24, 24 s. Cela correspoodait, on en a maint exemples, à une réalité sociale : Lepelley [Le
patronat épiscopal], p. 24-26; Martin [L'image de l'évêque], p. 61-62.

123
La philosophie chrétienne selon Grégoire

constantinopolitaine au moment où il la reprenait aux mains des Ariens. 1 Lorsqu'il


déplore qu'on cherche des gestionnaires, il y a donc là une visée auto-apologétique;
mais aussi l'expression d'un mépris bien philosophique pour les choses d'ici-bas,
mépris que renforçait, en ce qui concerne les comptes, celui de l'intellectuel qu'il était
pour ces questions d'intendance. D'autre part, il a écrit ce Discours après son retour à
Nazianze2 , alors que Théodose lui a donné pour successeur Nectaire, un laie pas même
bapti~é que rien ne recommandait pour cette fonction sinon sa qualité de préfet du
Prétoire. C'est en réaction à ces éléments que le Nazianzène pose en homme de
l'Esprit pour qui ce patronage mondain serait inessentiel. En réalité, il ne rejette pas le
rôle patronal de l'évêque, mais le réintroduit, à un niveau subordonné, comme devoir
du spirituel, chargé de veiller au règne de l'ordre et de la justice en ce monde
corrompu: c'est déjà ainsi qu'il motive sa propre intervention dans le procès intenté
aux siens à propos de l'héritage de son frère 3 • En fait, ces mots traduisent la
conscience aiguë qu'il avait des fondements profanes de la carrière et de l'autorité
ecclésiastique : après tout, comme les évêques, les moines eux-mêmes, on l'a vu,
tenaient une large part de leur emprise sur les populations du fait qu'ils remplissaient
ces fonctions d'utilité sociale, en soi profanes, mais exercées au nom de Dieu. Marquer
leur indignité relative du point de vue du spirituel, c'est à la fois marquer la
condescendance de ce service public de la part du philosophe, et les légitimer comme
affaires conduite selon l'Esprit de justice par un homme étranger aux intérêts et aux
pouvoirs mondains. C'est bien ainsi l'autorité de l'homme de Dieu que Basile est censé
exercer dans ses interventions d'arbitre et auprès des pouvoirs civils, un rôle que
Grégoire jouera à plusieurs reprises, avec succès, en faveur des Nazianzènes. Il
interviendra ainsi, par lettres et en chaire, auprès du répartiteur des impôts pour
obtenir l'exemption des clercs de Nazianze et des terres dont les revenus étaient
affectés aux "pauvres" de profession, légitimant même sa collaboration avec le
peraequator en invoquant la nai~sance du Sauveur à l'occasion d'un recensement
comme signifiant l'implication de Dieu dans les actes essentiels de l'administration. 4
Et, dans ses dernières années d'évêque intérimaire de Nazianze, il écrira au gouverneur
de la Cappadoce pour éviter à la ville un châtiment - la privation de son statut de
cité- décidé par suite d'une émeute. 5 Il interviendra également très souvent au profit
de particuliers, pour les recommander ou leur éviter des poursuites. 6 Il ira même
jusqu'à défendre la cause des femmes auprès de Théodose en réclamant une réforme
du droit de la famille. 7
Cependant, à la différence de celui des moines, le patronage du saint évêque n'est
pas tant, à l'époque, le fait d'un charisme personnel que celui d'une autorité
1
P. 2, 1, 11, v. 1475-1495.
2
Cf. infra, p. 233, n. 6.
3
Cf. infra, p. 326.
4
Lettres, LXVII-LXIX, t. 1, p. 87 s. et D. 19, 13; Bernardi [La prédication], p. 131-139 et [Saint
Grégoire], p. 147-149, dont nous ne partageons pas la conviction que Grégoire agissait à contrecœur:
!'envolée de D. 19, 16 sur les ascètes fait partie du plaidoyer en faveur de !'exemption des terres
affectées à leur entretien - ; Teja [Organisaci6n], p. 55-56; Ruggini [Prêtre et fonctionnaire], p. 177
et n. 11.
5
Lettres, CXL-CXLI, t. II, p. 28 set Gallay, n. 3, p. 154.
6
Par ex. Lettres, XXIV, t. 1, p. 32-33 ; CX:XVI-CX:XVII, t. II, p. 16-18; CCXI, t. II, p. 103 (il
sollicite une exemption fiscale pour des tenures monastiques); CCXXV, p. 118-119 (en faveur d'un
lecteur qui a déserté le service militaire). Cf. Bernardi [Saint Grégoire], p. 248-256.
7
Cf. infra, p. 383.

124
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

institutionnelle reconnue par l'Empire. Son autorité juridictionnelle elle-même, loin de


supposer un recours "sauvage" à son arbitrage, est prévue par la législation : depuis
Constantin, c'est très officiellement qu'il rend la justice, en matière civile lorsque les
deux parties ont préféré recourir à son tribunal - plus rapide et moins onéreux - plutôt
qu'à la justice impériale. 1 De même, il peut désormais prononcer l'affranchissement in
ecclesia, en principe avec !'accord du maître. 2 En outre, nous voyons Grégoire,
comme Basile, faire jouer des relations qui tenaient, outre leurs fonctions, à leurs
origines et à leur insertion sociale et culturelle dans la bonne société. 3 En définitive,
c'est justement parce que le pouvoir idéal du bon patron est celui, purement
charismatique et réputé divin, dont jouit le moine en tant qu'étranger au monde que,
pour l'y assimiler, le Nazianzène jette un voile sur les ressorts bien terrestres de
!'efficacité de l'évêque - patron.

Il préfère insister sur la douceur comme condition caractéristique de l'exercice


philosophique du pouvoir4 : une douceur qui, comme philanthropie, inspire déjà la
vocation active et recouvre aussi bien la sérénité que l'humilité, le respect et le souci
d'autrui; et qui se traduit extérieurement par la clémence, la componction et
l'affabilité. Elle est bien sûr liée chez lui à l'esprit de charité, plus propre au
christianisme, dont on a vu qu'il était la perfection du cœur de l'ascète qui a vaincu les
passions psychiques attachées à l'ego : orgueil, envie, colère. Mais l'étude savante de
J. de Romilly sur la question5 a montré que la douceur est, dans la civilisation grecque,
une vertu sociopolitique très ancienne qui définissait en particulier l'idéal du pouvoir
monarchique et que l'époque hellénistique a fait passer au premier plan. Sa montée en
puissance dans l'Empire romain précède la christianisation de celui-ci et s'exprime
dans les registres littéraires du bon père ou du bon pasteur, par opposition à la
tyrannie. 6 Le 1v• siècle marque l'apogée de cette valeur dans la civilisation antique, et
elle se banalise à tel point, comme attribut du (bon) pouvoir dans la chrétienté, que
Votre Clémence devient une appellation usuelle à l'égard des empereurs chrétiens,
Votre Mansuétude un titre officiel chez Symmaque et Ambroise, Votre Bonté, Votre
Charité ou Votre Douceur des formules de politesse à l'égard des évêques. 7
Ce bon pouvoir, conformément à l'enseignement de Platon8 , use de la persuasion,
et donc de l'éloquence, plutôt que de la contrainte et du châtiment, une attitude que

1
Code théodosien, I, 27, 2; Gaudemet [L'Église dans l'Empire], p. 230-232; Brown [Pouvoir et
persuasion], p. 141-142; Lepelley [Le patronat épiscopal], p. 17.
2
Code Justinien, I, 13, 1 (316) et Code Théodosien, IV, 7, 1 = Code Justinien, I, 1, 3, 2 (321). Cf.
Gaudemet [Institutions de l' Antiquité], p. 718-719. La Lettre LXXIX, t. 1, p. 99-102, montre que
Grégoire!' Ancien s'était passé de l'accord d'une certaine Simplicia pour ordonner, donc affranchir,
un de ses esclaves et que celle-ci envisage de porter plainte auprès des autorités civiles.
3
Bernardi [Saint Grégoire], p. 254, à propos de la correspondance de Grégoire: «À n'en pas douter,
notre moine-évêque se mouvait avec aisance dans les milieux dirigeants les plus proches de la majesté
impériale.»
4
D. 2, 15; 82; 85; D. 6, 3, 16-19; D. 25, 7, 23; P. 2, 1, 11, v. 1192-1208; D. 42, 13.
5
Romilly [La douceur]. Son épilogue, p. 309 s., aborde la christianisation de cet idéal.
6
Romilly, ibid., p. 257 s. Sur l'idéologie impériale du Bas-Empire, voir Petit [Le Bas-Empire],
p. 151. Sur le patronage du saint hoil1Ille en Syrie depuis la fin du rv• siècle : Brown [La société],
p. 113.
7
Romilly, ibid., p. 273.
8
Platon, Lois, 887 a s.

125
La philosophie chrétienne selon Grégoire

1
Grégoire justifie de sa part et loue chez Théodose dans sa lutte contre l' arianisme . Le
Nazianzène, dès le second Discours, est particulièrement insistant sur ce thème et
justifie cette douceur autant par une question de principe que pour des raisons
2
pédagogiques, c'est-à-dire, finalement, pragmatiques - de "bonne politique" • Le bon
3
pasteur recourt plus souvent à la syrinx qu'au bâton , à la persuasion qu'à la
contrainte, car :
«Là où règne la contrainte, il y a la tyrannie, et il n'est pas possible de donner son
approbation à cela, mais, par dessus le marché, la stabilité n'est même pas garantie.
D'habitude, en effet, ce qui subit violence reprend vite, une fois rendu à soi-même, son état
primitif, colllllle le fait une plante pliée à la force du poignet. Mais ce qui procède du libre-
arbitre est souverainement réglé et offre en même temps toute sécurité, car le lien de
l'inclination tient lieu de surveillance. De là vient que notre loi et notre Législateur
prescrivent tout particulièrement de faire paître le troupeau dans la liberté et non dans la
contrainte (1 Pierre 5, 2). »4
Toujours réaliste et homme du juste-milieu, et en accord avec la tradition
5
philosophique classique , le Nazianzène précise que cette douceur ne doit en aucun cas
être confondue avec une faiblesse coupable et démagogique, mais s'accompagner de
fermeté, comme le dit l'Éloge de Basile :
« Constatant, en effet, que la gentillesse entraîne relâchement et molesse, tandis que la
sévérité conduit à !'âpreté et à la présomption, il corrige !'un par !'autre ces deux
comportement~ »
6

L'usage du bâton n'est pas exclu pour autant, mais il faut préférer le recours à la
parole, au blâme et à l'éloge, comme on le voit par exemple à propos d' Athanase :
« ses paroles permettaient de ne pas faire fréquellllllent usage du bâton >/.
Le bâton semble devoir s'entendre au figuré, pour désigner des sanctions disciplinaires
mais non physiques, sans qu'on puisse pour autant exclure le sens propre: Grégoire
louera ainsi la clémence de son père qui, menaçant d'abord tel coupable du fouet ou de
8
la prison, se contentait de lui tirer les oreilles, d'une gifle ou de coups de poing.
Quant à la réprimande, il faut en user en tenant compte du caractère du fautif, car
l'indulgence, les louanges et les encouragements seront plus utiles à ceux qui ont de
9
bonnes dispositions. Dans tous les cas, le pasteur doit rester serein et mesuré :
« il [Athanase] réprimandait avec sérénité et félicitait pour corriger. Sans gâter !'une ou
!'autre de ces bonnes choses par aucun excès, il faisait de la réprimande un geste paternel et
de !'éloge un geste d'autorité. »10

l P. 2, 1, Il, V. 1290-1304.
2
Ainsi P. 2, 1, 11, v. 1290-1292, de la prudence politique de Théodose à l'égard de l'arianisme, par
opposition à la témérité. Ce caractère pragmatique, bien différent du principe de la charité chrétienne,
hérite de toute une tradition politique païenne (Romilly [La douceur], p. 145-195, 231-266 et 318).
3
D. 2, 9, 10-11; P. 2, 1, 19, V. 64-68.
4
D. 2, 15, 9 s. Cf. D. 2, 36; D. 6, 8; D. 12, 5; D. 20, 5; D. 21, 31 ; D. 22, 5; D. 23, 1 ; D. 31, 25.
P. 2, 1, Il, V. 1201-1207.
5
Par ex. Plutarque, Caton le jeune, 21, 10 et 28, 3 ; Sénèque, De clementia, I, 5 et II, 7, 2; Cicéron,
Ep. ad Quintum Fratrem, 20-23.
6
D. 43, 40, 6-11. Cf. D. 2, 54, 2, 4; D. 9, 5, 21; D. 21, 9, 29-31; D. 43, 64, 42-44.
7
D. 21, 9, 33. Cf. D. 2, 54, 14-15; D. 9, 6, 2-3.
8
D. 18, PG 35, 1016 A; Bernardi [Saint Grégoire], p. 107. Brown [Pouvoir et persuasion], p. 80,
signale, dans une lettre de Saint Augustin, le cas d'un holllllle soumis à la bastonnade par le clergé
local pour avoir séduit une nonne. L'évêque ascétique syrien Rabboula (t 435) aurait de même corrigé
ses clercs, ce qu'il justifia par l'exemple du Christ chassant les marchands du temple (Escolan
[Monachisme et Église], p. 333 et n. 1, p. 334).
9
D. 2, 30 - 32 et 54, 12.
10
D. 21, 9, 26-29.

126
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

Enfin, l'autorité idéale n'est pas seulement économe de la contrainte: elle l'est
également de paroles, la vénération inspirée par la sainteté du pasteur et l'amour
inspiré par sa bonté devant suffire à inciter chacun à suivre son exemple et à prévenir
ses volontés. Ainsi de Basile:
« recourant peu à la parole pour prodiguer ses soins, mais en parvenant le plus souvent à ses
fins par des actes( ... ) en captivant par sa bonté, en ne faisant pas appel aux actes d'autorité,
mais en attirant à soi parce qu'il en avait le pouvoir et se dispensait d'en user » 1 ;
et d' Athanase:
« Sa manière de vivre était une leçon suffisante pour lui permettre de se contenter d'un
minimum de parole »2 •
Bref, cette douceur a tout autant à voir avec la charité qu'avec l'assurance d'une
ôuvaµ.tç d'origine divine qui agit sans effort, animant magiquement les âmes et le
corps social à volonté: charisme qui émane d'une attitude d'autorité souveraine, cet
air de noblesse, «terrible et royal» du lion que le Nazianzène reconnaît à Basile tout
en ajoutant qu'il était d'une compagnie agréable dans le privé.3 Cette attitude publique
va de pair avec un hiératisme qui reflète la stabilité du monde céleste. 4 Ce n'est pas
pour autant qu'on doive toujours montrer l'impassibilité d'une statue, ce qui, tous les
pédagogues et les orateurs le savent bien, ôte toute efficacité aux reproches envers
ceux qui ne comprennent pas le langage de la raison. Comme les justes vaillants que
l' AT. compare au lion5 , le saint homme doit savoir rugir à l'occasion:
« il faut, évidemment, savoir aussi se mettre en colère contre certains sans être irrité, il faut
manifester du mépris sans en éprouver et montrer du découragement sans perdre courage, à
l'égard de ceux dont la nature requiert une telle attitude. »6
Grégoire suit ici la leçon de Cicéron : « À l'orateur surtout il convient de ne pas
s'irriter, mais il n'est pas déplacé de faire semblant. »7 Ce qui importe, au fond, c'est
de rester mat"tre de soi, et l'on imagine ces scènes d'autorité préméditées comme
obéissant à une théâtralité codifiée, manifestement différente du trouble spontané et
plus durable des passions, et conçues comme une condescendance pédagogique. 8
Toutes les manifestations de cette douceur relèvent d'ailleurs en fait de la
condescendance du parfait dont le sacerdoce imite celle de l'incarnation. C'est entre
autres le cas de la charité matérielle dans laquelle l'évêque embrasse tous les déshérités
et dont nous allons maintenant traiter.

1
D. 43, 40, 9-13
2
D. 21, 9, 31-32.
3
D. 43, 64, 31-35. Le lion symbolise l'énergie spirituelle, comme on le voit dans les Lettres, CLXV
(au prêtre Timothée), 5, t. II, p. 54 : « Quant à toi, je t'en prie, agis virilement et soit fort, et lutte
pour la Trinité de tout ton pouvoir. Que celui qui est doux devienne combatif, ainsi que tu nous a vu
faire, car je ne veux pas que les singes se mettent en avant et que les lions se tiennent tranquilles. »
On pourrait ici songer à Jg. 14, où Samson, ayant tiré du miel d'une ruche logée dans un cadavre de
lion, en fait la matière d'une énigme dont la réponse est: «Quoi de plus doux que le miel/ Quoi de
plus fort que le lion?» D. 39, 20, 10-12 attribue à l'ascète parfait une telle ôt'lvaµtç (de vie:
!;o:n:uo'!) parmi les autres hommes.
4
Cf. infra, p. 189-191.
5
Prov. 28, 1 ; 2 S. 1, 23 et 17, 10; Gn. 49, 9 ; Dt. 33, 22; Jr. 4, 7 ; 5, 6; 25, 8 ; 49, 19 ; Is. 31, 4. Le
lion est aussi l'instrument d'actions prophétiques: 1 Rois, 13, 24 et 28; 20, 36. Il symbolise enfin
Israël et ses rois : Ez. 19, 1-9.
6
D. 2, 32, 8-13.
7
Cicéron, Tusculanes, N, XXV, 55, p. 349.
8
Le modèle pourrait en être le Christ chassant du fouet les marchands du temple (ln. 2, 14-16)
mentionné en D. 21, 31, 1-4.

127
La philosophie chrétienne selon Grégoire
1
L'Éloge de Basile montre également que, pour être moins parfaite que la charité
spirituelle, qui passe par la parole, la charité matérielle n'en fait pas moins partie des
obligations du philosophe, et tout particulièrement de ce philosophe actif qu'est le
2 3
"moine-évêque". Pauvre , sans foyer et étranger de profession, il apparaît, P. Brown
l'a bien montré, comme le patron naturel des déshérités et des marginaux, et, ainsi,
4
comme le garant de la paix civile : car, si l'on entend bien Grégoire, le mépris et
5
l'égoïsme des puissants et des riches risque de se retourner contre eux, le peuple étant
par définition turbulent et les pauvres "naturellement" enclins à la perfidie6. Ainsi,
Basile, non seulement organise des secours exceptionnels lors d'une famine, mais,
comme son maître Eustathe, fonde également un hospice, aux portes de la ville :
« C'est une belle chose que l'amour des hommes, l'entretien des pauvres et l'aide apportée à
la faiblesse humaine. Sors un peu de la ville et regarde la ville nouvelle, l'intendance de la
piété, la réserve amassée en commun par les propriétaires, où va se déposer Je superflu de la
richesse, mais aussi désormais leur nécessaire sur les exhoratations d'un tel homme( ... ) où
la maladie est matière à philosophie, le malheur estimé bienheureux, et la miséricorde mise à
l'épreuve. ,,7
Il est question ici, non d'un évergétisme purement privé, mais d'un patronage
attaché aux fonctions publiques de l'évêque, qui incite les possédants à faire des dons à
8
l'Église pour les nécessiteux , les collecte et en gère ensuite l'usage. De cette façon, il
assure sa mainmise sur l'évergétisme des laïcs et c'est lui qui en distribue le mérite
9
spirituel tout en le captant au profit de son patronage. De son ministère à
Constantinople, Grégoire tiendra d'ailleurs à mentionner la supervision d'œuvres
charitables, symptomatiquement associée à celle des pauvres de profession, les moines.
Ainsi, dans le De vita sua, après avoir évoqué la maigreur de son troupeau, il
poursuit:
«Voilà ce qui nous préoccupait, sans parler
des mendiants, des moines, des vierges,
des malades, des étrangers, des immigrés, des prisonniers dont j'étais responsable,
ainsi que des chants des psaumes, des larmes et des veillées,
10
des hommes et des femmes qui s'exerçaient à la sainteté. »
Suivant les indications de P. Brownu, on serait bien sûr tenté de voir dans cette
sollicitude à l'égard des pauvres de profession et des déshérités - parmi lesquels il est

1
D. 43, 36, 2 et 72, 1.
2
D. 43, 60.
3
Brown [Pouvoir et persuasion], p. 103-163.
4
Brown, ibid., p. 123-126 et 137-139.
5
D. 43, 34, 14 s., dénonçant les spéculateurs de disette, les« accapareurs de blé». Sur l'arrogance et
l'égoïsme des riches, voir également D. 36, 12, 5 s. ; D. 44, PC 617 AB.
6
D. 25, 7, 7.
7
D. 43, 63, 1-8.
8
Cf. D. 21, JO, 29-30 (Athanase bienfaiteur de la pauvreté et administrateur de la fortune); Basile,
Homila 6 in divitiis, PC 31, 272 B ; Grégoire de Nysse, De pauperibus amandis, PC 46. La capacité
juridique de recevoir legs et donation donnée par Constantin à l'Église en a fait un acteur socio-
économique important.
9
Ce souci d'une mainmise épiscopale sur l'aumône, attesté par la Didascalie des Apôtres, 9 (Brown
[Pouvoir et persuasion], p. 134-135), explique sans doute les reproches d'Augustin envers les
aristocrates pieux distribuant leurs biens sans discernement : Augustin, De utilitate credendi XVII,
35 ; Ep., 125 et 126, CSEL 44, p. 3-7 et 7-18 (à Mélanie et Pinien - cf. Vie de Mélanie, 20-22) ; Ep.
262 (à Ecdicia), CSEL 57, p. 621-631.
10
P. 2, 1, 11, V. 500-505.
11
Brown, ibid., p. 129-136 et 142-145.

128
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

probable que les premiers, les moines, trouvaient un vivier naturel - le moyen pour lui
1
d'élargir justement les rangs de son Église ; mais aussi de se constituer une clientèle
qui le protégera dans un environnement hostile et portera sa candidature. Il
concurrençait là l'Église de Démophile, dont les œuvres sociales contribuaient à
2
assurer l'emprise sur la ville, et qui enverra d'ailleurs contre lui "ses" pauvres.
Dans l' Éloge de Basile, Grégoire met la fondation de l'hospice de Césarée au-
dessus des constructions publiques monumentales que l'orgueil inspirait au
paganisme. 3 Il souligne ainsi la spécificité chrétienne de l'évergétisme épiscopal, qui ne
4
s'adresse pas aux seuls citoyens, mais, au contraire, aux exclus de la cité . Cette
charité offre un autre trait distinctif par rapport à l'évergétisme et au clientélisme
traditionnels : l'humilité dans laquelle elle est accomplie, non pas par l'intermédiaire
d'autrui, mais des propres mains du patron, qui condescend ainsi, en imitation du
Christ, à partager la condition servile en servant les nécessiteux. C'est ce que fit
Basile, alors assistant d'Eusèbe, en participant à la distribution de la soupe populaire
qu'il avait organisée lors d'une disette :
«il imite la façon dont le Christ s'est fait serviteur, lui qui, un linge à la ceinture, ne
dédaignait pas de nettoyer les pieds de ses disciples, et, avec l'assistance de ses propres
serviteurs, ou plutôt de ses compagnons d'esclavage, il se mit à soigner les corps des
nécessiteux, à soigner aussi leurs âmes, en associant au nécessaire les marques de la
considération et en les soulageant de l'une et l'autre manière. » 5
Il s'agit évidemment d'un geste symbolique, comme, de nos jours, la pose de la
première pierre d'un monument par quelque officiel, et l'on voit que Basile dispose
toujours d'esclaves. Mais, tout en conservant son statut temporel de riche patron, il le
relativise par une attitude qui montre qu'il ne s'en enorgueillit pas. Résolvant ainsi le
6
conflit de valeur entre autorité et humilité mis en lumière par E. A Clark , il déplace
en même temps son patronage et sa supériorité sur un plan spirituel. puisque sa
7
générosité matérielle a pour fin d'ouvrir les âtnes à sa prédication •
De même, Grégoire vante son ami, non du seul fait qu'il a fondé un hospice qui
premit d'accueillir les lépreux, ces parias entre les exclus, mais surtout de ce qu'il n'a
8
pas répugné, pour donner l'exemple, à les embrasser :
«C'est bien lui, en tout cas, qui mieux que quiconque a convaincu des hommes de ne pas
mépriser d'autres hommes, et de ne pas refuser leur respect au Christ( ... ) en faisant preuve
d'inhumanité envers ces gens, mais de faire un bon placement de leurs biens sur les malheurs
d'autrui et de prêter à Dieu leur pitié puisqu'ils avaient besoin de pitié. Voilà pourquoi il ne
1
L'afflux probable de réfugiés devant l'avancée des Goths et suite à la déroute et la mort de Valens,
dans une ville qui attirait de toutes façons beaucoup de chômeurs, était propice à ce clientélisme.
D'autre part, outre le "trésor de guerre" qu'il avait sans doute emporté avec lui, le Nazianzène
pouvait compter sur les ressources financières et les relais dont devait disposer sa cousine Théodosie.
2
Lettres, LXXVII, 3, t. I, p. 95 ; Brown [Pouvoir et persuasion], p. 142.
3
D. 43, 63, 9-16.
4
Patlagean [Pauvreté], en particulier p. 25-35; Brown [Pouvoir et persuasion], p. 118-122 et 128-
140; Salamito [La christianisation], p. 684-693]; Lepelley [Le patronat épiscopal], p. 18-20 et 29-
32; Martin [L'image de l'évêque], p. 60.
5
D. 43, 35, 21 s. Comme le suggère le § 37, cet évergétisme favorisa l'élection épiscopale de Basile.
6
Clark [Authority and Humility].
7
D. 43, 36.
8
Ibid., 63, 17 s. décrit bien l'exclusion dontles lépreux étaient l'o~et. Ce geste de Basile est d'autant
plus remarquable que ses contemporains voyaient dans la lèpre un châtiment divin et une
manifestation des souillures de l'âme (Carrié [L'Empire romain en mutation], p. 500-502). Il suit au
contraire l'exemple de Marcion au 11• siècle (Tertullien, Contre Marcion, 4, 9, 3), qui, comme notre
texte, se référait au Christ touchant le lépreux pour le guérir (Matth. 8; Mc. 1, 40-45; Le. 5, 12-16).

129
La philosophie chrétienne selon Grégoire

dédaignait pas non plus d'honorer la maladie de ses lèvres, lui homme noble issu d'une noble
famille, et revêtu d'une gloire éclatante : il les embrassait au contraire comme des frères, non
pas, comme on pourrait le penser, par vaine gloire ( ... ), mais en donnant l'exemple de sa
propre philosophie, il formait à l'approche des corps pour les soigner, exhortation parlante
1
aussi bien que silencieuse. »
On peut douter que les soins médicaux apportés aux lépreux aient eu une grande
efficacité - on leur épargnait la mort par inanition que leur condition de parias leur
réservait sans doute - et la « philosophie » dont ils feraient 1' objet signifierait plutôt un
secours spirituel. Outre la démonstration d'humilité, ce qui importe avant tout dans le
geste de Basile, c'est la reconnaissance de leur dignité humaine à travers le maintien du
contact social entre eux et la communauté. Ce contact n'était d'ailleurs pas sans
danger, et Basile, sans prétendre à un pouvoir thaumaturgique, manifesta la confiance
qu'il avait d'être sous la protection spéciale de Dieu ou encore, si l'on veut, d'être
protégé par sa pureté ascétique de l'impureté contagieuse du mal charnel. Avec la
chance, l'épisode eut probablement un retentissement considérable, et fit beaucoup
pour sa réputation de sainteté, ce pourquoi il figure en bonne place dans son éloge.

Si l'humilité recommande de tenir sa vertu cachée, la charité spirituelle, au


contraire, veut que le parfait se donne en exemple à la foule, pour son édification. Le
thème de 1' enseignement par l'exemple, fonction essentielle du "migade", du prêtre et
surtout de l'évêque, est ainsi récurrent chez le Nazianzène. Il articule la thématique de
2
la restauration de l'image et de l'imitation de 1' Archétype à celle de l'image visible qui
en est la manifestation. Dans un passage assez obscur du second Discours sur la vertu
3
du prêtre dont J. Bemardi a bien dégagé le sens, il veut que le prêtre, modèle pour ses
ouailles, soit un peintre et une peinture fidèles de l' Archétype du Christ :
«n'allons pas nous montrer mauvais peintres d'une vertu merveilleuse, ou plutôt mauvais
4
modèles, non pour des peintres qui ne sont probablement pas mauvais, mais pour la foule. »
5
Aussi l'image plotinienne du sculpteur qui polit sa statue n'a-t-elle pas pour lui
6
qu'une dimension intérieure : Basile est «l'image visible de la philosophie » , selon
7
cette esthétique dont nous parlerons plus loin. Ce n'est donc pas un hasard, si,
donnant son ami en type de l'évêque idéal le Grégoire raconte, non sans humour, que,
un peu comme de nos jours une star chez ses fans, il suscita de nombreux imitateurs :
« Si grande était la vertu du personnage et si haut le degré atteint par sa réputation que de
beaucoup de ses aspects, et même de ses petits côtés, à commencer par ses défauts physiques,
d'autres ont tiré des idées pour se faire valoir( ... ) C'est ainsi qu'on peut voir bien des Basiles
8
de surface, statues du royaume des ombres » •
Si Grégoire, lorsqu'il parle de l'activité publique de l'évêque, vise en fait sa parole
d'autorité, il voit, réciproquement, dans l'action un pouvoir démonstratif et persuasif
qui en fait une sorte de discours : 9
« la parole persuade moins la foule que l'action, cette exhortation silencieuse » •

1
D. 43, 63, 26-36.
2
Cf. par ex. D. 2, 4; D. 24, 15 ; D. 33, 12.
3
Bernardi [SC 247], n. 2, p. 106-107.
4
D. 2, 13, 2, 4; cf. P. 2, 1, 12, v. 751-756. Cf. Constitutions apostoliques, Il, 6, 5 (de l'évêque).
5
Plotin, Enn. I, VI, 9. Cf. Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 87, n. 48.
6
D. 43, 75, 13.
7
Cf. infra, p. 189-192.
8
D. 43, 77, 1-11.
9
Lettres, LXXVII, 4, t. I, p. 95.

130
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

Aussi le devoir de parole du philosophe chrétien accompli, celui qui exerce dans le
monde un magistère public, doit-il combiner à l'enseignement en chaire l'enseignement
par l'exemple :
1
« l'action sans la parole est chose aussi incomplète que la parole sans l'action » •
L'action, y compris lorsqu'elle exerce une charité matérielle - Basile distribuant de ses
propres mains le brouet qu'il a fait préparer pour les pauvres ou embrassant les lépreux
-, rentre donc dans le champ de la charité spirituelle, proposant, à l'instar du Christ-
Pédagogue qui en est la référence ultime, un exemple édifiant de piété et de vertu à la
communauté. Ainsi par exemple Grégoire écrira-t-il:
« Je souffre de ma maladie et je suis heureux, non parce que je souffre, mais parce que
2
j'enseigne aux autres la patience » •
Cet office public d'exemplarité implique une véritable obsession du qu'en dira-t-on
et du regard des autres déjà bien ancrée dans cette société étroite que P. Brown
qualifie de« société du face à face». Dans la tradition chrétienne, aux antipodes de la
supposée "spontanéité évangélique" et des scandales bien réels et calculés du Christ,
cette obsession peut tout de même se recommander de ses paroles dans l'Évangile
selon Matthieu3 : ne pas scandaliser les "petits" signifiant pour nos philosophes
chrétiens ne pas causer de troubles publics en choquant la foi des simples, quand bien
même, plus éclairé qu'eux, on sait qu'elle a tort. Il y a là un élément de la pédagogie
équivalent à celui, constamment rappelé, de l'adaptation du discours aux capacités
spirituelles de l'auditoire. Ainsi est-ce l'argument fondamental du Nazianzène à l'égard
de Grégoire de Nysse lorsque ce dernier délaisse sa chaire de lecteur pour celle du
4
rhéteur. En réalité, on le verra à propos de cet exemple , le souci de la charité
spirituelle n'est qu'un pieux habillage du souci de leur propre réputation que devaient
avoir, plus que d'autres, ceux qui envisageaient une carrière publique en général et une
5
carrière ecclésiastique en particulier. De même, la prudence dont Basile évêque,
6
comme plus tard Grégoire lui-même à Constantinople , font preuve dans leur
prédication théologique, par opposition à leur attitude en privé ou lorsqu'ils écrivent à
des relations de confiance, relève autant du souci de leur carrière que de la pédagogie.
L'évêque doit bien sûr être exemplaire dans toutes les vertus, tant pratiques, c'est à
dire sociales, que contemplatives: c'est la condition pour qu'il serve de règle vivante
et de modèle à tous les âges et toutes les conditions qu'embrasse la communauté
chrétienne, une idée qu'on retrouve tant dans l'éloge d'Athanase que dans celui de
Basile7 . Cela vaut, en particulier, pour les "moines'', sur lesquels son autorité n'est
possible que s'il pratique autant et mieux qu'eux les vertus ascétiques qui leur sont

1
D. 43, 43, 15-16. Lorsque, D. 12, 1, 1-3, il dit vouloir donner tout,« la parole et l'action, l'inaction
et le silence», ce ne sont donc pas deux redondances, mais deux formes d'opposition entre la vie
sociale et la retraite.
2
Lettres, XXXVI, 1, t. I, p. 46.
3
Mt. 18, 5-10: «si quelqu'un doit scandaliser l'un de ces petits qui croient en moi, il serait
préférable pour lui de se voir suspendre au cou une de ces meules que tournent les ânes et de se voir
englouti en pleine mer ( ... )malheur à l'homme par qui le scandale arrive ... »
4
Cf. infra, p. 179-180.
5
Ambroise, Ep. 63, 71, PL 16, 1209 (l'évêque doit toujours se comporter « velut in quodam
theatro »); Jérôme, Lettres, 60, 14, à Éliodore («in te omnium oculi diriguntur, domus tua et
conversation quasi in specula constituta magistra est publicae disciplinae »); Veyne [La société
romaine], p. 57-87; Brown [The Making], p. 2-4; Lizzi [I vescovi], p. 89.
6
Cf. infra, p. 338 et sa n. 4.
7
Resp. D. 21, 10 (voir infra p. 383-384) et D. 43, 81. Également, de Cyprien, D. 24, 18.

131
La philosophie chrétienne selon Grégoire

propres. Cette raison d'unir la profession "monastique" au sacerdoce épiscopal n'est


certainement pas la moindre. Elle explique également l'apologie d'une philosophie
mixte qui, parce qu'il les réunit en lui. légitime l'autorité de l'évêque sur les solitaires
comme sur les rnigades : les interventions de Basile et d' Athanase pour réconcilier
leurs deux voies en sont la démonstration.

En définitive, le Nazianzène fait correspondre aux trois fonctions sacerdotales:


sacramentelle, doctorale et patronale, des exigences de pureté physique et morale et de
lumières contemplatives qui ne peuvent se réaliser que chez le "moine" dont la
formation philosophique est suffisamment avancée. Ces exigences correspondent très
exactement à la philosophie chrétienne telle qu'il la définit. Ainsi. la pureté psychique,
la douceur et la vertu exemplaire requises du prêtre supposent qu'il se soit exercé dans
la pratique, tandis que ses lumières doctorales sont présentées comme le fruit de
longues études exégétiques. L'idéal d'un pouvoir doux, dont l'autorité repose sur le
charisme personnel plutôt que sur le pouvoir institutionnel de sanctionner, de même
qu'une pédagogie pastorale fondée sur la pénétration psychologique et mise elle aussi
sous le signe de l'Esprit correspondent enfin très précisément à la conception de
1
l'autorité spirituelle qui a cours dans le monachisme. Ainsi, lorsque le second
Discours dit que la Providence veut que :
«soient pasteurs et maîtres pour la coordination de l'Église( ... ) ceux qui s'élèvent au-dessus
de la multitude par leur vertu et leur familiarité aveç Dieu, tenant le rôle de l'âme par rapport
2
au corps ou de l'esprit par rapport à l'âme » ,
Grégoire pense bien aux meilleurs des "moines". D'abord, leur virginité, leur pauvreté
et, s'ils pratiquent bien la charité comme le veut le Nazianzène, leurs vertus sociales,
les rendent certainement supérieurs aux simples chrétiens. Ensuite, leur familiarité avec
Dieu, associée à leurs colloques solitaires avec Lui en même temps qu'à leurs
ascensions célestes et leurs contemplations théologiques de sa gloire les élèvent
littéralement au-dessus du commun des fidèles. De plus, la traduction des fonctions
hiérarchiques en termes de fonctions organiques n'est, nous semble-t-il, pas seulement
commandée par l'image organiciste du holisme ecclésial. Elle correspond certes
sûrement à la distinction hiérarchique des prêtres et des évêques ; mais elle renvoie,
corrélativement, aux deux degrés supérieurs de pureté et d'avancement spirituels:
celui de la purification de l'âme, qui fait les contemplatifs, et celui. parmi eux, de ceux
qui sont suffisamment avancés pour avoir atteint par les sens spirituels l'illumination
théologique.
Ainsi, le Nazianzène illustre la montée en puissance du saint moine, étranger au
monde, dont l'élite chrétienne de son temps non seulement cherche à acquérir le
pouvoir de sainteté, mais aussi à faire pénétrer les valeurs dans l'Église : ce qui se
traduit en particulier par l'intégration d'une période de retraite contemplative dans la
formation sacerdotale. Que la chose soit ou non consciente, cela relève également
d'une stratégie d'accès au pouvoir ecclésiastique pertinente, qui donnait à ces hommes
issus des classes supérieures un atout face à ceux de leurs pairs qui menaient la vie
profane et leur permettait de se mettre à l'abri du contre-pouvoir monastique, voire
d'assurer leur autorité sur les moines en se faisant reconnaître comme des maîtres

1
Cp. par ex. la direction spirituelle des moines chez Basile : Humbertclaude [La doctrine ascétique de
Saint Basile], p. 156-163.
2
D. 2, 3, 3-13.

132
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

spirituels. D'ailleurs, si Grégoire voudrait que l'Église recrute sa hiérarchie parmi les
"moines", ce n'est pas sans exiger des compétences exégétiques et oratoires qui
supposent que ceux-ci, avant leur pratique de la philosophie chrétienne, soient passés
par les écoles profanes : ce qui réserve le clergé, ou du moins l'épiscopat, aux plus
aisés. Comme le pouvoir doux de l'éloquence, la maîtrise de soi et l'évitement du
scandale qu'il exige du prêtre recouvrent d'ailleurs des vertus sociales auxquelles les
jeunes gens de bonne famille s'exercent depuis longtemps dans les écoles de rhétorique
- plus efficacement, du moins pour affronter la vie publique, qu'on ne peut le faire
dans sa cellule et même au monastère. Qui plus est, la christianisation des vertus
requises du bon patron ecclésiastique et leurs affinités avec les valeurs et la discipline
monastiques cachent le souci du decorum, de la dignitas, de la bona fama et de la
gratia, valeurs traditionnelles et bien profanes.
D'autre part, tout en faisant jouer au charisme personnel un rôle essentiel, le
Nazianzène s'efforce de ménager la légitimation des prêtres et des évêques par la
consécration institutionnelle, que certains fidèles regardaient comme une sanctification.
Enfin, il est clair que l'autorité patronale de l'évêque repose largement sur le statut et
les prérogatives que le droit lui reconnaît, sur un réseau de relations et un pouvoir
d'influence qui tiendra tout autant à son appartenance aux classes supérieures qu'à son
charisme spirituel , et, bien entendu, sur la fortune personnelle qui lui assure le soutien
1

des pauvres. Mais Grégoire habille pudiquement le patronicium et l' imperium


profanes d'un vêtement philosophique chrétien qui permet d'en présenter l'efficace
comme puisée à même la ôuvaµLç divine : un pouvoir censé avoir été mérité par la
sudor ascétique et la fréquentation assidue de la cour céleste, dans laquelle le
contemplatif a su devenir un familier de Dieu. Ainsi, si l'on y regarde de près, l'image
royale et terrifiante du lion qu'il applique à Basile tout en soulignant sa douceur,
pourrait bien évoquer tout autre chose que la charité chrétienne : doté des capacités de
rétorsion du patronicium terrestre en même temps que redouté pour une ôuvaµLç
2
surnaturelle liée à son ascèse , l'évêque idéal qu'était Basile n'avait rien d'un tigre de
papier et sa clémence est bien avant tout, comme on l'a vu, de bonne politique. On
serait tenté dès lors de transposer à cette figure du pouvoir doux ce que J. de Romilly
dit de la clémence césarienne : « la clémence devenait naturellement le complément
indispensable du pouvoir absolu. Il la rendait possible ; elle le faisait accepter. Et la
clémence que l'on vantera désormais sera la qualité de celui qui pourrait tout faire ; ce
3
sera la clémence du lion. » À quoi nous ajouterions: comme il en va de celle d'un
4
Dieu que l' A T. présente parfois comme léonin , mais que le N. T. définit comme
Amour qui condescend à racheter une humanité fautive et rebelle.
Le Nazianzène est ainsi très représentatif de cette tendance par laquelle les élites
traditionnelles de l'empire chrétien ont cherché à préserver le socle socioculturel de
leur pouvoir à l'intérieur même de la hiérarchie ecclésiastique, de façon à s'en réserver
!'accès, ou du moins les trônes épiscopaux. En termes de stratégie de carrière, on peut
1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 67-69.
2
Qu'on songe au récit de !'Historia Religiosa de Théodoret (9, 7-8, PG 82, 1404 B-1405 A) relevé
par Brown [Pouvoir et persuasion], p. 149. Alors que les Antiochiens craignaient la colère de
Théodose après une émeute dans la ville, l'ermite Macédonius intervint pour leur défense auprès des
envoyés de l'empereur: ceux-ci« frémirent» car« le juste a l'assurance du lion» (Prov. 28, 1).
3
Romilly [La douceur], p. 262, où elle se réfère à Sauvage [L'idéologie impériale et le thème poétique
du leo clemens].
4
Js. 31, 4-9 et 38, 12-13 ; Am. 1, 2 et 3, 6-8; Os. 5, 14 et 13, 8.

133
La philosophie chrétienne selon Grégoire

résumer en disant que sa doctrine du sacerdoce lui permet, grâce à quelques


accommodements, de cumuler l'autorité de l'ascète étranger à ce monde et l'autorité
institutionnelle de l'évêque, tout en y intégrant les privilèges économiques, sociaux, et
culturels de son milieu d'origine. C'est, nous semble-t-il, ce qui lui fait considérer
comme cursus philosophique idéal ce « schéma idéal de la vie du moine-évêque » que
M. Harl1 a défini à propos des Pères cappadociens en se fondant plus particulièrement
sur les homélies de Basile. Ce schéma comprend une formation scolaire profane
poussée, qui réservait de fait l'épiscopat aux classes sociales supérieures, d'autant que
cela supposait d'importants moyens financiers; puis, après cette propédeutique, une
étape anachorétique largement consacrée à l'étude savante des Écritures qui
constituait - à condition de s'être aussi exercé dans la pratique - la formation
philosophique chrétienne; enfin, la contemplation théologique atteinte, l'exercice
charitable de l'autorité publique du docteur et patron sur le trône épiscopal,
accomplissement de la philosophie.

L'anachorèse dans le monde

Le Nazianzène ne pouvait cependant défendre l'alliance du "monachisme" et du


sacerdoce sans justifier la possibilité de conserver les dispositions vertueuses et la
monotropie au milieu du siècle, corrompu et corrupteur, et des soucis ecclésiastiques.
Dans le prolongement de cette conception essentiellement intérieure de la "solitude"
que nous avons dégagée, c'est en théorisant l'anachorèse intérieure du "moine" actif
qu'il répond à ce problème; mais aussi en lui ménageant des retraites sacerdotales et
en faisant paradoxalement de sa vie séculière la véritable vie cachée.

Clément d'Alexandrie disait déjà que le vrai chrétien : «tout en habitant la cité,
méprise ce qui dans la cité est objet de l'admiration des autres et il vit dans la cité
comme s'il était au désert » 2 , et Chrysostome dira de même: «Il est possible même
quand on habite en ville de cultiver avec zèle la philosophie des moines. (... )Car ceux
qui au commencement avaient reçu la catéchèse des apôtres habitaient dans les villes.
Or ils montraient la piété de ceux qui ont pris place au désert. » 3 Les Constitutions
monastiques de Basile, qui évoquent irrésistiblement le Socrate du Banquet, pratiquant
l'anachorèse intérieure dans les circonstances les plus insolites4, ne disent pas autre
chose : « le véritable philosophe ayant son corps comme lieu de méditation et comme
hôtellerie sûre pour son âme, qu'il se trouve sur l'agora ou dans une fête, dans la
montagne, dans un champ ou au milieu d'une foule immense, habite dans un monastère

1
Hari [Le déchiffrement du sens], p. 301-306. Spécialement, p. 303, en référence à Basile, Comm. sur
Isaïe (PG 30, 117-668) et Homilie sur l'Hexameron, (SC 26) et aux éloges de Grégoire de Nysse.
Pour le Nazianzène, elle se contente d'évoquer, sans référence précise, des« idées similaires».
2
Clément d'Alexandrie, Stromate VII, XII, 77, 3, p. 239. Cf. ibid., 78, 3, p. 55.
3
Jean Chrysostome, In Matth. LV, 6, PG 58, 548, in Brottier [Le refus de la cité], p. 94.
4
Platon, Banquet, 174 d-175b (dans le vestibule des voisins d'Agathon); 220 c-d (au milieu de
l'armée à Potidée).

134
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

naturel, rassemblant son esprit à l'intérieur et philosophant selon ses aspirations


profondes. » 1 Grégoire de Nysse, de son côté, affirme que «ni la vertu ni le vice ne
sont chaldéens et que ni de vivre en Égypte, ni d'habiter à Babylone n'exile quelqu'un
2
de la vie vertueuse. » C'est dans la même optique que Grégoire considère le "moine"
parfait capable de vivre dans le siècle sans se laisser corrompre ni distraire de son
orientation fondamentale vers Dieu: une capacité qu'il pense comme isolation au sens
physique du terme. Le philosophe chrétien tel qu'il le conçoit, en effet, a fait de son
âme, selon les mots de Marc Aurèle, une forteresse et un refuge imprenables, et de soi-
3
même «une sphère bien ronde, fière dans la joie de sa solitude ». Ainsi écrit-il de
Basile et lui-même qu'ils étaient suffisamment pieux et, déjà, philosophes, pour vivre
leurs années d'étudiants à Athènes sans se laisser toucher par le paganisme dont la ville
portait la marque ni par les plaisirs et distractions qu'elle offrait aux jeunes gens. Au
contraire, ils y menèrent une vie pure et soumise à Dieu et firent même des émules
parmi leurs camarades. On remarquera en particulier, dans le De vita sua, la
comparaison des jours qu'ils y ont coulé avec ces sources d'eau douce qui ne se
4
mêlent pas aux eaux salées des fonds marins où elles sourdent. L' Éloge de Maxime,
on l'a vu, théorise de même cette "isolation" de la foule et cette incorruptibilité du
5
philosophe actif qui pourtant se consacre à l'améliorer. Enfin, c'est en ce sens qu'il
invoque l'exemple du sacerdoce royal de David, «un homme d'action extrêmement
6
occupé en même temps qu'un parfait solitaire » . On peut donc vivre dans le monde et
rester étranger à ce qui est dissipateur ou corrupteur. De lui-même, alors qu'il vient de
monter sur la chaire épiscopale de Constantinople, il dira ainsi à ses ouailles :
« En second lieu, rien ne vous inspire autant le respect que de voir que nous ne sommes pas
effrontés ni violent, ni homme des théâtres et des festivités, mais ami de la retraite
(imO)(.coprrnKov) et modéré et comme isolé et solitaire dans la vie publique
(olov aKotvov Èv i:0 Kotv0 Kal µovmpo:n;ov), et, pour le dire plus brièvement encore,
philosophe. ,,7
Ce dernier passage associe cette idée de l'anachorèse intérieure au goût de la
retraite concrète, un élément que l'on retrouve ailleurs :
«Tout fléchira, plutôt qu'un philosophe. Dans le désert, dit Job, il y a un âne sauvage,
farouche et libre qui se rit des embarras urbains et ne prête pas l'oreille à la semonce de
celui qui perçoit des taxes: c'est la licorne, animal autonome. Est-ce qu'il voudra travailler
à ton service ? Est-ce que tu l'attacheras à une mangeoire ? est-ce qu'il se laissera amener
à accepter le joug ? Lorsqu'il a été exclu de toutes les choses terrestres, il a été pourvu
d'ailes semblables à celles de l'aigle et il retournera à la maison de celui qui est son maître:
8
il s'envolera vers Dieu. »
Les deux î;Evt-œta se combinent ici comme fondements de la liberté et de
l'incorruptibilité du philosophe dans le monde. Son élément propre est le "désert",

1
Basile, Const. Mon. V, PG 31, 1360 B, in Malingrey [Philosophia], p. 256.
2
Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moïse, 14.
Marc Aurèle, Vlll, 48 et XII, 3 - mots qu'il prête à Empédocle. Cf. Épictète, Entretiens, IV, V, 25
3

s.; Pensées, VII, 28. Sur ce thème stoïcien, voir Hadot [La citadelle intérieure], p. 139 et passim. On
notera également que Plotin, Enn., 1, 1, 12, 1. 18, entend le terme d'anacllorèse en un sens
essentiellement intérieur : séparation « de tout ce qui est attaché à l'âme ».
4
P. 2, 1, 11, v. 211-220; D. 43, 21, 28 S.
5
D. 25, 10 s. Cf. supra, p. 65.
6
D. 21, 20. Cf. supra, p. 61 (texte) et 63 (commentaire).
7
D. 36, 3, 13-17. Mossay [SC 318), p. 247, traduit le texte grec de notre seconde parenthèse: «et,
pour ainsi dire, loin de la foule dans la foule, solitaire dans le monde ».
8
D. 26, 13, 1-9 (Job, 39, 5-11).

135
La philosophie chrétienne selon Grégoire

c'est à dire la solitude monastique où son âme prend son envol contemplatif, mais son
"étrangeté" au monde, intériorisée, lui permet d'y intervenir comme un être insolite
qu'on ne peut acheter par les honneurs ou les richesses. Par ailleurs, ruant contre les
entraves de son activité 1, il s'y comporte "sauvagement", c'est-à-dire sans suivre les
mauvais usages du monde, et n'aspire qu'à retrouver la liberté des grands espaces
plutôt que de se compromettre. Si bien que son désir de l' anachorèse est sa meilleure
défense contre tout attachement à sa carrière et toute forme de pression s'y
rapportant. Il montre également qu'on peut conserver dans les affaires un minimum de
pratique contemplative en pratiquant la retraite intérieure. Reprenant une idée
stoïcienne, Grégoire nous dit en effet que, à tout instant, et au sein même de la vie
active, on peut pratiquer le souvenir de Dieu, et « selon l'expression de MoiSe, en
reposant sur sa couche, en se levant, en voyageant, en faisant n'importe quelle action
(o 'tL o'Ùv aÀÀo npanov-ra), se former à la pureté par ce souvenir. » 2 On songe ici
à Marc Aurèle - un homme extrêmement occupé lui aussi : « Ils se cherchent des
retraites, maisons de campagne, plages ou montagnes; et toi aussi ( ... ) Voilà qui est
absolument vulgaire puisqu'il t'est loisible de faire retraite en toi-même à l'heure que
tu voudras. Il n'est pas de retraite plus tranquille ni plus débarrassée d'affaires que sa
propre âme ( ... ) à condition d'y porter son attention ( ... ) Accorde-toi donc
continuellement cette retraite, renouvelle-toi avec des formules brèves, élémentaires,
qui ( .. ) suffiront à écarter tout chagrin et à te renvoyer aux affaires quand tu y
reviens. » 3 Ainsi, le recours à des exercices spirituels inspirés de l'ascèse stoïcienne
relativise la nécessité de la solitude pour trouver la tranquillité et le loisir de l'âme et
pratiquer la philosophie contemplative : du moins pour les plus avancés, qui ont acquis
la capacité de se détacher à volonté de leur environnement sensible et de faire
abstraction des soucis de leur charge.

La possibilité de la retraite intérieure ne suffit cependant pas pour concilier, comme


le veut l'idéal philosophique chrétien de vie mixte défendu par Grégoire, l'ascèse
contemplative avec la conduite des affaires ecclésiastiques, parce qu'il faut tout de
même disposer d'assez de temps libre et de calme. C'est pourquoi le Discours 26, 7
préconi~e tout de même de suivre le modèle de vie indiqué par le Christ-Pédagogue,
partageant son temps entre retraite contemplative et activité auprès des foules. Mais
aussi parce qu'il reste difficile de s'abstraire d'un environnement urbain agité et
d'échapper à l'usure d'une tension trop continuelle. Il suit encore en cela des
préconisations stoïciennes. Sénèque affirme ainsi : « Il faut souvent aussi se recueillir ;
la fréquentation de personnes très différentes de nous détruit notre calme, elle réveille
nos passions, elle exaspère tout ce qu'il y a dans notre âme de faible et de mal guéri
encore. Solitude et société doivent se composer et se succéder. La solitude nous
donnera le désir de fréquenter les hommes, la société, celui de nous fréquenter nous-
mêmes, et chacune sera l'antidote de l'autre, la solitude nous guérissant de l'horreur
de la foule, et la foule de l'ennui de la solitude. » 4 Le même chapitre recommande par

1
P. 2, 1, Il, v. 1818-1822, cités infra, p. 400.
2
D. 27, 4 (Deut. 6, 7).
3
Marc Aurèle, IV, 3, p. 1159. Sur la méditation des préceptes en toutes circonstances : ibid., VII, 54;
Épictète, Entretiens, IV, 4, 39 ; IV, 6, 34; IV, 12, 7-9 ; Épicure, Lettre à Ménécée, apud Diogène
Laërce, X, 135.
4
Sénèque, Tranquillité, XVII, 3, p. 689.

136
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu
1
ailleurs de s'accorder quelque relâche, qu'il distingue du relâchement. Épictète, tout
en affirmant que le sage doit obéir à la vocation sociale de l'humanité, précise :
« Néanmoins, il faut aussi avoir la force de se suffire à soi-même et de pouvoir être
seul avec soi-même. De même que Zeus, seul avec lui-même et dans le calme, réfléchit
à la manière dont il gouverne l'univers et vit dans les pensées qui conviennent à ce
qu'il est, de même nous devons pouvoir nous entretenir avec nous-mêmes, pouvoir
nous passer des autres sans manquer d'occupations, réfléchir au gouvernement des
dieux, à nos rapports avec le reste du monde, examiner ce qui était auparavant notre
attitude par rapports aux événements et ce qu'elle est maintenant, quelles sont les
choses qui nous accablent encore et le moyen d'y remédier; et si nous avons des
tâches à accomplir, il faut, en les accomplissant, se conformer à la règle qui leur est
propre » 2 (ce qui suppose le loisir solitaire d'une méditation préalable).
3
Pour le Nazianzène, nous y reviendrons , la retraite est également nécessaire au
pasteur pour rédiger ses prêches ou les ouvrages religieux qu'il publiera au service de
la foi, les uns comme les autres s'inscrivant dans un ministère ascétique et
charismatique. Par exemple, il explique avoir différé l'éloge funèbre de Basile pour
cette raison :
«j'hésitais à prendre la parole( ... ), comme le font ceux qui s'approchent des choses sacrées,
4
avant d'avoir purifié ma voix et ma pensée. »
Et de Basile lui-même qu'il rédigea le Contre Eunome :
5
«Après s'être recueilli autant qu'il était possible et s'être entermé avec !'Esprit » •

Il faut encore compter parmi les indications de la retraite le moment où, du fait du
grand âge et/ou surtout de l'empêchement de se rendre utile à l'Église dans les
fonctions ecclésiastiques, on doit se mettre à l'écart des affaires et préparer son salut.
6
Comme le Sénèque du De otio , Grégoire dessine ainsi une séquence où la retraite et
une vie essentiellement contemplative dans la jeunesse et la vieillesse, encadre une
période de vie active qui est celle de la maturité. Mais, même dans ces conditions,
fidèle au souci d'être utile en quelque façon à l'Église - comme les stoïciens l'étaient
7
en ce cas à l'égard de leurs concitoyens - , on verra Grégoire servir la foi chrétienne
par l'écriture et, quoique désertant les conciles, intervenir par lettres dans les affaires
8
ecclésiastiques.

On se souvient du soupçon d'orgueil que Grégoire attachait à l"'ensauvagement"


du désert et à l'anachorèse même, et qu'il tendait à renverser la définition de la "vie
cachée". C'est ainsi, à l'extrême, qu'il a pu présenter la vie de courtisan carriériste de
9
son frère comme« piété de l'homme caché » • Certes, l'homme caché est d'abord une
formule pour désigner le cœur, mais on n'en est pas moins dans une thématique de la
"vie cachée" : la piété profonde de Césaire, attestée par sa résistance ouverte et
courageuse à Julien l' Apostat comme par ses œuvres charitables fut finalement

1
Sénèque, Tranquillité, 5-8, p. 690.
2
Épictète, Entretiens III, XIII, 5-8, p. 987-988.
3
Cf. infra, p. 197.
4
D. 43, 2, 15-19.
5
D. 43, 43, 2.
6
Sénèque, De Otio, II, 1-2.
7
Cicéron, De senectute, 5 et 15-20.
8
Voir supra, p. 97-99 et infra, p. 407.
9
D. 7, 9. Sur ce point, voir infra, p. 321.

137
La philosophie chrétienne selon Grégoire

d'autant plus méritoire qu'elle restait cachée sous une apparente mondanité. Sans
mener une vie proprement philosophique, il vécut en effet cependant la vie du siècle
dans l'esprit de la philosophie chrétienne :
«ce n'est pas peu de chose, quand on s'est proposé la seconde vie, de participer à la vertu et
de faire plus de cas de Dieu et de son salut personnel que de son illustration d'ici-bas, de
considérer cette illustration comme une scène ou un masque de beaucoup de choses
éphémères pour jouer la tragédie de ce monde, et de vivre soi-même pour Dieu avec l'image
que l'on sait avoir reçue de lui »1.
D'autre part, on a affaire à un renversement rhétorique commandé par les nécessités
d'un éloge funèbre assez délicat; mais l'on ne doit pas perdre de vue le fait, justement
signalé par P. Hadot2 , que la rhétorique et la pensée sont pour les Anciens
indissociables. On n'hésitera pas à appliquer cette idée au grand lettré qu'était
Grégoire et à considérer ici que ce renversement relatif à la "vie cachée" n'est pas
qu'un trope rhétorique, mais également une tournure de pensée.
De ce point de vue, le paradoxe de la vie séculière comme vie cachée s'applique
également au philosophe proprement dit : dans un monde où le prestige de la vie du
désert était considérable, le Nazianzène y met un sérieux bémol en faisant de la vie
"mêlée", accompagnée d'une "anachorèse" des choses de ce monde accomplie
intérieurement, un genre de philosophie plus méritoire parce que plus humble. Cela
s'applique bien évidemment au contemplatif qui renonce à ce prestige et prend le
risque de paraître céder à l'attrait du siècle pour y exercer, en particulier dans le
sacerdoce, la charité spirituelle. Sachant que le Nazianzène pousse ailleurs le thème de
l'équité divine jusqu'à mettre en avant le cas de Rahab, la prostituée justifiée3 , on peut
même voir en Syméon le Fou un épigone extrémiste et extravagant de cette doctrine.
Moine du vie siècle, celui-ci, sorti de sa retraite pour profiter aux autres et « se jouer
du monde » «dans la force du Christ », mettant un point d'honneur à fréquenter les
prostituées : occasion, par un nouveau renversement dont on voit aussi le principe
général chez Grégoire, de démontrer avec éclat sa maîtrise du désir chamel. 4 Nous ne
voulons évidemment pas dire que le Nazianzène eût approuvé ce genre d'exploits ! Au
contraire, trop soucieux de sa réputation, lorsqu'un voisin installe, probablement pour
ses plaisirs, des jeunes femmes dans sa villa, près du domaine de Carbala où il s'était
lui-même retiré, il quitte sa retraite et lui fait un véritable scandale5.
On trouve tout de même dans ce renversement de la "vie cachée" un des motifs
supposés animer la démarche des "fous en Christ" dont nous avons vu que Grégoire
était à sa manière, savante et aux premiers rangs d'une Église dont il combat la
mondanisation de l'intérieur, un précurseur. Car l'envers indissociable de cet
engagement des "solitaires" au sein du monde et au premier rang de la vie active
comme membres du clergé, c'est le rejet de !'encratisme et du messalianisme. Le
premier correspond à une obsession de l'impureté du monde et de son contact qui tient
beaucoup, en dehors de possibles tabous, du risque d'être pénétré par l'esprit du
1
D. 7, 9, 31 S.
2
Hadot [Études], p. 22.
3
D. 40, 19, 29-31: elle est justifiée par son hospitalité comme le publicain par son humilité. Cf. P. 1,
2, 17, V. 37-40.
4
Léontios de Néapolis, Vie de Syméon le fou, X, 25, p. 129-130 et XXII, p. 143-145. On voit là à
quel point l'humilité spirituelle qui fonde en principe la démarche du oaJ...oç est finalement toute
théorique. Benz [Die heilige Narrheit], souligne d'ailleurs que sa folie même en fait une figure
éminemment publique.
5
Lettres, CCIII et CCVI, à Valentinianos, t. Il, p. 93-95 et 97-99.

138
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

monde et de perdre les charismes de l'Esprit. Le second reflète cette conviction


répandue chez les moines: celle d'êtres leurs propres éducateurs - avec l'aide de
Dieu, et en comptant le rôle des maîtres, des Pères (abba) spirituels - et leurs propres
1
consécrateurs • Les deux convergent dans l'obstination à fuir la société des profanes et
des séculiers, et l' encratisme tend au messalianisme, ou, du moins, à l'établissement
d'une société de "saints" schismatique: aussi bien de fait - puisque séparée d'une
Église séculière - que sur le fond - puisque obéissant à une autre doctrine du salut.
Il n'empêche qu'il fallait une certaine assurance de ne pas risquer sa sanctification
dans les inévitables contacts avec le vice, et que l'esprit de compromis requis par la
politique ecclésiastique ne vire pas à la compromission ou ne le paraisse pas. Car, bien
entendu, pour conserver le charisme de l'homme de Dieu, il faut d'abord rester
crédible dans son rôle d'étranger au monde: une autre difficulté, puisque la
dissociation anachorétique et la fuite des dignités et pouvoirs institutionnels formait le
socle de cette réputation. La définition de la profession monastique par la monotropie
plutôt que par l'isolement et l'idéal d'une philosophie mixte sont les premiers éléments
de réponse du Nazianzène aux réticences et aux objections du milieu monastique. Mais
cela serait resté insuffisant sans l'unification et la ligne de continuité qu'il trace entre
ascétisme et sacerdoce suivant une économie de l'Esprit dont la grâce sert à autoriser,
dans les deux sens du terme, le sacerdoce et surtout l'épiscopat du "solitaire". C'est,
pour l'essentiel, le sujet de ce qui suit.

L'appel de l'Esprit et le renoncement à la volonté propre

Comme le dit Mgr. Houssiau : « Le sacerdoce est défini comme un negotium, en


2
opposition avec le monachisme qui est l'otium, la recherche ou le loisir de la vérité » •
Dans les termes grecs, il relève de la npâ/;LÇ, plus précisément des npciyµm:a : un
terme qui désigne les affaires, en particulier les affaires, l'activité ou les charges
publiques dont il est question en l'occurrence. L'opposition avec la vie contemplative,
vouée à la 0Empl.a, est évidente. Elle tient, à l'absence du loisir et de la tranquillité
extérieure que préserve une certaine solitude, mais aussi aux soucis qu'impose cette
3
charge, par opposition à "l'insouciance" monastique . C'est ce que le Nazianzène, on
l'a vu, exprime dès son investiture sacerdotale et sur quoi il revient de façon récurrente
au cours de sa carrière. Ainsi dira-t-il son aversion des tracas et du tumulte de
Constantinople, son dégoût des intrigues et des vicissitudes du siècle; mais c'est pour
mettre en relief qu'il ne s'est arraché aux avantages de la retraite qu'il vient de faire
que par fidélité à la mission que l'Esprit Saint lui a confié et par amour pour ses
4
ouailles. Il présente ainsi l'abandon de l'ticruxl.a, de la tranquillité contemplative,
comme le sacrifice suprême du philosophe chrétien, ce qui suppose bien sûr qu'il l'ait
cultivée ou pour le moins y ait goûté. Il y a là un double sacrifice : spirituel, car la vie
purement contemplative offre plus de sécurité pour le perfectionnement individuel et

1
Maraval [Le monachisme oriental], p. 730 ; Escolan [Monachisme et Église], p. 391.
2
Houssiau [Le sacerdoce], p. 12.
3
Grégoire de Nysse, Sur la vie de Grégoire le Thaumaturge, PG 44, 909 AB, prête ainsi à
l'évangélisateur du Pont la crainte que les soucis du sacerdoce le détournent de la contemplation.
4
D. 26, 1-2.

139
La philosophie chrétienne selon Grégoire

une plus grande assurance de salut (ou du moins l'assurance d'occuper de plus hautes
demeures célestes) ; mais aussi "charnel", puisque le loisir contemplatif, on va le voir,
est beaucoup moins pénible que les charges ecclésiastiques.
Si le philosophe accepte cependant de retourner dans le monde, c'est pour répondre
à l'appel d'une charité spirituelle plus universelle que celle qui s'exerce, moins pénible,
seul ou parmi les frères. On songe à la compassion bouddhiste, qui anima le retour au
monde de Gautama, le bouddha historique, et à ses émules, les boddhisattvas, d'autant
plus que, dans les deux cas, il s'agit de différer le salut. 1 Ainsi, confronté à la
perspective du martyre, Paul déclare-t-il: «le Christ sera glorifié dans mon corps, soit
que je vive, soit que je meure. Pour moi, certes, la vie c'est le Christ et mourir
représente un gain. Cependant, si la vie dans cette chair doit me permettre encore un
fructueux travail, j'hésite à faire un choix (... ) Je me sens pris dans cette alternative :
d'une part j'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ; mais de l'autre, demeurer
dans la chair est plus urgent pour votre bien. Au fait, ceci me persuade : je sais que je
vais demeurer près de vous tous pour votre avancement et la joie de votre foi. » 2 Or,
on a vu que, pour le Nazianzène, l'ascèse est une sorte de mort au monde qui
rapproche, dès ici-bas, du Christ. C'est pourquoi il transfère à la vie contemplative de
l'ascète le renoncement altruiste de Paul au martyre: du moins est-ce ainsi, au-delà de
sa signification pascale générale, que nous comprenons la déclaration du prologue de
sa première prédication, prononcée au retour d'une retraite:
« I-lier j'étais <..Tucifié avec le Christ, aujourd'hui je suis glorifié avec lui; hier je mourais
avec lui, aujourd'hui je viens à la vie; hier j'étais enseveli avec lui, aujourd'hui je me lève
3
avec lui. »

Le christianisme a fait de la prédication, dès ses débuts, un devoir essentiel, une


mission qu'il a mise sous le signe de l'Esprit reçu par les Apôtres et que continuent les
ministres de l'Église. Ainsi Paul dit de son apostolat: «Prêcher l'Évangile (... ) n'est
pas pour moi un titre de gloire; c'est une nécessité (àvayKrl) qui m'incombe. Oui,
malheur à moi si je ne prêchais pas l'Évangile ! Si j'avais l'initiative de cette tâche,
j'aurais droit à une récompense; si je ne l'ai pas, c'est une tâche qui m'est confiée.
Quelle est donc ma récompense? C'est, dans ma prédication, d'offrir gratuitement
l'Évangile, en renonçant au droit que me confère l'Évangile. »4 Grégoire perpétue
cette tradition lorsqu'il dit que «prêcher est une nécessité (àvayKr1) à laquelle on ne
peut se soustraire» tout en précisant aussitôt que« la gloire qu'on en retire tient à son
caractère désintéressé » 5 • Il parle ici comme Clément d'Alexandrie, qui fait un devoir
au gnostique d'imiter« le maître véritable qui accepte pour seul salaire le salut de ceux
qui l'écoutent>/, et met le prédicateur, avec le même arrière-plan christologique, au
sommet de la perfection philosophique, de la hiérarchie spirituelle :
«Je sais qu'il y a trois sortes d'élus: les esclaves, les mercenaires et les fils. Si tu es esclave,
crains les coups ; si tu es mercenaire, regarde seulement le salaire ; mais si tu es fils, respecte

1
Abstraction fuite, il va de soi, de la différence dans les conceptions du salut entre bouddhisme et
christianisme.
2
1 Phil. 1, 20-25.
3
D. 1, 4, 1-3. Sur cette interprétation, voir infra, p. 316-317.
4
1 Cor. 2, 9.
5 D. 26, 6 : sans doute Tijç cl.vd.y101ç, traduit par « nécessité », a-t-il ici, comme chez Paul, la
connotation providentielle et impérative qu'on lui trouve chez les stoïciens, et Grégoire parle-t-il de la
gloire céleste.
6
Clément d'Alexandrie, Stromates, 1, 6, 1.

140
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

[Dieu] comme un père. Travaille à faire le bien, car il est bien d'obéir à son père, même si
cela ne doit rien te rapporter ; car cela même est un salaire de plaire à son père. Montrons
que nous ne méprisons pas ces sentiments. » 1
Certes, il s'agit là d'une prédication baptismale dont le propos est d'inviter les fidèles à
l'obéissance. Mais on a vu que Grégoire faisait du Fils le paradigme du sacerdoce, ce
qui suffit déjà à indiquer qu'il s'agit bien de ce dernier, tandis que la référence
paulinienne plaide évidemment en ce sens. En outre, lorsqu'on sait que Grégoire
traduit l'administration du baptême et la prédication, surtout théologiques, en termes
d'écriture sur l'âme des fidèles 2 , on songe à une réminiscence de ce mot d'Épictète,
qui correspond à un des enseignements les plus constants du stoïcisme : « Quand on
écrit le nom de Dieu, à quoi sert-il de l'écrire comme il faut? À l'écrire. Donc, sans
autre salaire. Mais toi, demandes-tu pour l'honnêteté un meilleur salaire que
l'accomplissement des actions belles et justes? » 3 C'est en tout cas dans le même
esprit que, humilié par la mise en cause canonique de son investiture sur le trône de
Constantinople et la facilité avec laquelle le concile entérina son offre de démission, il
s'efforcera d'accepter qu'on le prive de la juste récompense de ses labeurs comme un
décret divin :
«( ... )Que d'autres se préoccupent de justice.
Cela ne m'a apporté aucun profit que ma vie soit mise en jugement.
Maintenant, Christ, porte-moi où il te plaira. Je suis fourbu de souffrances.
Je suis un prophète enfoui dans le ventre d'une baleine. »4
Quitter la solitude, qu'elle soit érémitique ou non, mener la vie active du prêtre, a
fortiori de l'évêque, c'est prendre des risques pour son salut ou, en tout cas, risquer sa
perfection contemplative, et se priver de la compagnie de Dieu. Mais c'est justement
ce qui caractérise les Fils de Dieu, qui ont dépassé la crainte, atteint la sagesse et,
connaissant Dieu comme amour, imitent la condescendance et l'obéissance filiale,
délibérée et non contrainte, du Verbe :
«il est meilleur et plus important d'être l'Église entière formant un tout plutôt qu'un seul
homme réformant sa vie pour Dieu ; et il faut considérer non pas ce qui nous concerne
seulement, mais ce qui concerne aussi les autres. Car c'est ainsi que le Christ, qui avait la
possibilité de demeurer dans sa propre gloire et sa propre divinité, non seulement s'est
anéanti jusqu'à la forme d'esclave, mais a supporté la croix en méprisant la honte, pour
supprimer le péché par ses propres souffrances ... » 5
On notera dans le même sens que c'est après avoir vanté chez l'évêque Athanase une
illustration pratique qui portait l'empreinte de ses lumières contemplatives
exceptionnelles, que le Nazianzène offre ce commentaire :
« Le principe de la sagesse et comme son premier berceau est, en effet, la crainte du
Seigneur ; et la sagesse, quand elle a dépassé la crainte et qu'elle s'est élevée jusqu'à
!'amour, fait de nous les amis et les fils de Dieu au lieu des esclaves que nous étions. »6
L'imitatio Christi est enfin un leitmotiv de la prédication du théologien, que ce soit
sous la formule concise de l'imitation de l'archétype7 ou de façon plus détaillée,
1
D. 40, 13, 1-7.
2
Cf. infra, p. 184-185.
3
Épictète, Entretiens III, XXIV, 51, p. 1026.
4
P. 2, 1, 19, V. 81-84.
5
D. 12, 4, 21-27.
6
D. 21, 12 s.
7
D. 24, 15, 16-17; D. 33, 12, 6-9; D. 38, 16, ; D. 39, 2, 7-9; Szymusiak [Eléments de théologie],
p. 40. Cf. Clément d'Alexandrie, Le pédagogue 1, 4, 1-2) et, à propos du gnostique, Stromate VII, 13,
2; 16, 6-11 ; 28, 5 ; Athanase, Vie d'Antoine, 20; Antoine, Lettres, 2, 1. Pour Origène, voir Hadot
[Origène], p. 110, 117, 279-280, 288-289, 312-313.

141
La philosophie chrétienne selon Grégoire

comme dans le paragraphe du Discours 38 où Grégoire invite ses ouailles à passer par
l'imitation de toutes les étapes de sa vie. Or, le modèle de perfection proposé aux
hommes par le Christ n'est pas celui, essentiellement anachorétique, du Précurseur,
Jean-Baptiste. Il commence par l'ascèse, mais exerce ensuite auprès des foules et dans
le temple un magistère qui va de pair avec l'affrontement direct, jusque à la Passion,
des forces mauvaises de ce monde. 1 D'autre part, selon une ligne théologique qui a
son origine chez Origène et Ignace d'Antioche, Grégoire «rattache la fonction
sacerdotale du Christ à sa condition incarnée. Dans cette optique, les ministres de
l'Église prolongent sur terre la fonction sacerdotale du Christ qui est désormais au
ciel. » 2 Ainsi, la perfection chrétienne suppose d'imiter la condescendance de
l'incarnation du Verbe en quittant la vie céleste des solitudes contemplatives pour
exercer le sacerdoce.

Présenter ainsi le sacerdoce comme sacrifice de la vie contemplative fait ressortir un


point capital: l'on n'ambitionne pas le sacerdoce, encore moins l'épiscopat, pour ses
avantages terrestres - pouvoir, honneurs et, pis encore, des richesses ecclésiastiques.
À une époque où, contrairement aux temps des persécutions, l'Église est bien établie
dans la société et dans l'Empire, dispose de biens importants, et où les clercs,
appointés, bénéficient de privilèges et d'exemptions, la carrière ecclésiastique attire à
elle de nombreux arrivistes. 3 Il est donc capital d'échapper au soupçon d'y entrer et
d'y faire carrière avec les mêmes motivations, terrestres, qui animent le rhéteur ou les
officiers civils et militaires; d'autant que, dans la structure sociopolitique de l'Empire,
le statut des charges ecclésiastiques tend vers celui des chaires de rhétorique, un statut
public rattaché à la cité, et sans parler des interventions, décisives, du pouvoir
impérial4 • Cela implique qu'on ne brigue pas le sacerdoce, ce qui serait d'ailleurs faire
preuve d'orgueil spirituel, mais qu'on l'accepte en renonçant. Suivi par son ami
Grégoire de Nysse 5, le Nazianzène a, dès le second Discours, des mots très durs pour
les arrivistes de tout poil qui se poussent eux-mêmes dans la carrière ecclésiastique
même s'ils en sont indignes, et croient y trouver des moyens de vivre. 6 Il y présente la
fuite de son église comme le fait de l'humilité spirituelle et son retour comme
obéissance à Dieu, son attitude comme juste milieu entre témérité et lâcheté 7 • Ainsi
souligne-t-il de Basile, comme il le fait de soi-même:
«il glorifie le Seigneur, sans avoir poursuivi les honneurs, mais en se laissant poursuivre par
les honneurs ; sans avoir reçu de faveur humaine, mais une faveur venue de Dieu et vraiment
divine. » 8

1
D. 38, 18, 7 s.; D. 29, 12; D. 40, 29, 12-15; D. 26, 12, lls.
2
Houssiau [Le sacerdoce], p. 17-19, 36-37. Cf. D. 2, 5, 9 s. ; 26, 1 ; 54-56; 73, IO s. ; D. 12, 4, 22-
24 ; D. 38, 13, 14 s.
3
Origène, Comm. In Matt. XV, 26; Athanase, Historia Arianorum 78, 1, 3. Cracco Ruggini
[Simboli], p. 299 s., semble indiquer que la carrière ecclésiastique offrait alors des possibilités de
promotion sociale meilleures que celle des fonctionnaires.
4
Théodose décida ainsi l'investiture de Grégoire à Constantinople (P. 2, 1, 11, v. 305-312) et, sinon
son éviction, le choix de son remplaçant. Voir infra, p. 364, 366, 367, 373, 377, 385 et 396-399.
5
Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moïse, 279, p. 295 : «ils se poussent eux-mêmes vers le sacerdoce,
mêlant J' orgueil à J' économie divine par des intrigues humaines et des tentatives personnelles ... »
6
D. 2, 8.
7
D.2,lll.
8
D. 43, 27.

142
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

C'est pour ces raisons que le Nazianzène veut que le philosophe attende l'appel de
l'Esprit et théorise la vocation sacerdotale ou épiscopale comme renoncement du
contemplatif à sa volonté propre. Il suit là l'exemple d' Ammonas écrivant, par
opposition à ceux qui « sortent de leur propre volonté » : « Ceux qui sont envoyés par
Dieu ne veulent pas abandonner leur solitude, car ils savent que c'est par elle qu'ils ont
acquis la force divine. Mais, pour ne pas désobéir au Créateur, ils sortent pour édifier
les autres. »1 Ainsi, lorsque Grégoire accepte d'exercer ses responsabilités
2
sacerdotales, il invoque la peur du châtiment réservé à qui désobéit à Dieu et écrit :
3
«Les arrêts de Dieu ont été pour moi doux comme rayons de miel » ; «pour trouver conseil
4
j'ai recours aux volontés de Dieu auxquelles j'ai soumis ma vie tout entière. »
C'est une exigence déjà essentielle dans le cadre du monachisme lui-même - liée alors,
comme devoir d'obéissance au maître spirituel, au guru-pattern - que Grégoire, après
5
Ammonas, transfère ainsi à la vocation sacerdotale. Comme l'a remarqué P. Hadot ,
cet idéal du renoncement à la volonté propre et de l'acquiescement aux décrets divins
hérite du stoicisme: qu'on songe à Sénèque disant que «Être libre, c'est obéir à
Dieu », à Épictète, donnant comme principe de la sérénité de vouloir « que les
événements soient comme ils sont », ou encore à toute la thématique du devoir
6
d'obéissance du "soldat de Dieu". Pour un chrétien, elle se recommande des mots du
Christ: «Ce n'est pas en me disant: Seigneur, Seigneur, qu'on entrera dans le
royaume des Cieux, mais c'est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les
cieux »7 ; et de Paul: «que le renouvellement de votre jugement vous transforme et
vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaI"t, ce qui est
parfait. »8
Cette coihcidence parfaite de la volonté de l'individu avec celle de Dieu est le
sommet de la perfection spirituelle. Par exemple, Antoine, le maître du moine - évêque
égyptien qu'on vient de citer, situait les volontés venues de Dieu au sommet de la
perfection du cœur: au-dessus, bien sûr, des volontés« envoyées par l'Ennemi »chez
les baptisés ne pratiquant pas la garde du cœur permanente des moines ou ceux d'entre
ces derniers qui n'ont pas pleinement renoncé à Satan; mais aussi au-dessus de celles
des moines encore imparfaits, qui n'ont pas appris à se vider de leur volonté propre
9
pour entendre celles de Dieu, ou qui ne s'y plient pas. C'est à cette vacuité de désirs
propres et à cette perfection que le Nazianzène prétend lorsqu'il présente ses charges
ecclésiastiques successives comme imposées contre sa volonté. Et puisque, selon
l'usage, cet appel est sollicitation du clergé et/ou du peuple, il se plaint à chaque fois
qu'ils l'aient arraché à sa vocation contemplative ou à sa retraite, en usant des
registres très soutenus de la violence ((3ta/(3tcll;w) ou de la tyrannie. Citons par

1
Ammonas, Lettres, XII, 2-3 ([Lettres des Pères], p. 39-40). Ibid., XI, 2, 5 et 6 filit apparaître le lien
entre le renoncement à la volonté propre et l'obéissance à l' abba.
2
D. 2, 111.
3
Ibid., 77, 14 (cf. Ps. 119 (118), 102-103).
4
Ibid., 115, 4-6. Cf. D. 10, 2-3 sur sa soumission à l'Esprit en ce qui concerne Sasimes.
5
Hadot [Exercices], «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne », p. 12.
6
Resp.: Sénèque, Vie heureuse, 15, p. 737-738; Épictète, Manuel, VITI 37, p. 1114; Entr., II, XVI,
42-44, p. 1023-11024; III, XXIV, 31-37, p. 923-924.
7
Mt. 7, 21.
8
Rom.12, 2.
9
Antoine, Lettres, VI, 3, p. 103. Cf. Ammonas, Lettres, XI, 2-4. C'est un leitmotiv des Lettres
d'Antoine, dont l'enseignement ascétique repose sur l'opposition entre la volonté propre, attachées
aux faux biens, et la volonté du Père ou de l'Esprit (cf. SO 19, index, p. 121).

143
La philosophie chrétienne selon Grégoire

exemple, concernant son entrée dans le sacerdoce, ces mots de son second prêche à
ses ouailles :
«Vous étiez si prompts à user de tyrannie et à nous arracher à notre citadelle, cette solitude
1
que j'avais embrassée en la préférant à tout » ;
et ces mots à l'adresse de Basile qui vient de le faire chorévêque de Sasimes :
«j'ai encore un reproche à faire à lamitié. (... ) II y a eu de ta part quelque chose d'indicible,
et qu'on n'avait pas encore entendu à notre sujet. On ne nous a pas convaincu, on nous a
contraints (Èf\LUolhjf.lEV) ! »2
Citons enfin ces vers à propos de sa sollicitation pour monter à Constantinople prendre
la tête de la communauté "orthodoxe" :
« C'est ainsi que je m'en allai, non de ma propre volonté, mais par des hommes
3
violents (àvôparn.v ... f\Lalmç) emporté par surprise, en défenseur du Verbe. »
On verra que de telles déclarations sont peu sincères et que si Grégoire déserte, à
peine consacré, sa paroisse de Nazianze, puis son diocèse de campagne de Sasimes, et
s'il agite sa démission plusieurs fois à Constantinople, jusqu'à devoir la mettre à
exécution, c'est pour des raisons bien plus circonstantielles et "politiques" que l'amour
de la retraite mis en avant. La réalité de l'élection épiscopale de Basile fut également
bien éloignée de la version qu'en donne Grégoire dans son éloge, et lui-même ne
manqua pas de faire la leçon à son ami lorsque celui-ci se fit passer pour malade afin
de l'enrôler dans sa campagne pour le siège épiscopal de Césarée. Basile, qui obtint au
moins son soutien par écrit, n'emportera finalement cette élection que grâce à la voix
4
de Grégoire l'Ancien, venu in extremis malgré la faiblesse de son grand âge. Les
propos apologétiques du Nazianzène n'en présentent pas moins une doctrine de la
vocation ecclésiastique bien déterminée. De même que, chez Antoine comme chez
Basile, c'est par la soumission au père spirituel que s'acquiert le renoncement à la
volonté propre et qu'on se rend disponible à celle de Dieu, il semble que, pour
Grégoire, se soit, en principe, dans le respect de l'institution ecclésiastique, de la
souveraineté populaire, de sa hiérarchie, en tant que spirituelles ; mais aussi des étapes
du cursus ecclésiastique :
«la plupart de ceux qui s'adonnent aux choses de Dieu, dit-il à propos de son élévation au
sacerdoce, ne trouvent rien d'étrange, non plus que d'anormal, à ce que l'élévation au
commandement succède à lobéissance. Cela, non plus, ne transgresse nullement les règles
5
établies de la philosophie et n'appelle aucun blâme. »
Grégoire fait sans doute ici allusion à la discipline des communautés monastiques, qui
règle strictement les étapes de la vie des moines, du noviciat à la fonction d'ancien ou
bien d'abbé. Il l'érige en modèle pour l'Église et, peut-être, comme le veut
6
J. Bemardi , indique en même temps que l'état "monastique", qu'il veut soumis à
l'autorité ecclésiastique, n'interdit pas pour autant l'accession au sacerdoce.
Cependant, à travers le pouvoir institutionnel que le désir de la vie contemplative
fait désigner comme tyrannie, c'est en fait la volonté de l'Esprit dont ils ne sont que

1
D. 3, 1, 1-3. Cf. D. 1, 1, 6; D. 2, 6, 15 s. (L'idée y est aussi présente, au moins implicitement dans
la rhétorique de la défaite des paragraphes 1, 102-103 et 112); Lettres, VlII, 1.
2
D. 9, 5, 1-8. Cf. D. 11, 11, 12; D. 12, 4, 1; P. 2, 1, 11, v. 390-392; Lettres, LXIII, fin, t. 1, p. 83.
3
P. 2, 11, v. 607-608. Cf. P. 2, 1, 12, v. 71-92; D. 33, 13, 4-5. Mentionnons encore D. 26, 2, 13-14
( « le doux tyran » du regret de ses ouailles de I' Anastasie larrache à une retraite et à son désir de
quitter sa charge); D. 36, 2, 25 (tyrannie des fidèles qui l'ont poussé sur le trône épiscopal de
Constantinople).
4
Lettres, XLI-XLVI, t. 1, p. 51-60; Gallay [La vie], p. 92-98.
5
D. 2, 5, 1-4. Cf. D. 43, 33.
6
Bernardi [SC 247], n. 3, p. 92-93.

144
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

l'instrument qui se manifeste lorsque le peuple vous choisit ou que les évêques vous
confient une charge: du moins s'ils sont eux-mêmes inspirés par !'Esprit. Cette
condition est assez importante aux yeux de Grégoire pour qu'il mette en cause le fait
que l'élection de l'évêque par les fidèles ait cédé à une cooptation propice à toutes les
combines et à la promotion de candidats indignes, tandis que la faveur populaire serait
un meilleur indicateur du charisme personnel et de la volonté divine. 1 On a vu,
cependant, qu'il se plaint de ce que le peuple recherche avant tout des protecteurs
puissants. En effet, le rôle social de l'évêque induit naturellement une telle
ambivalence, des critères mondains pouvant se substituer aux critères spirituels qui
recommanderaient le philosophe accompli. Dès lors, l'efficacité de l'onction et
l'autorité pneumatique seraient compromises au profit d'une autorité terrestre sans
légitimité. Dans le cas contraire, c'est !'Esprit qui arrache, en définitive, le "moine" à
sa chère solitude et à son loisir contemplatif pour lui confier une Église dont il lui
inspirera la bonne direction pastorale. C'est à Lui qu'il doit s'en remettre, comme le
montre déjà ce propos à Basile sur leur ordination, présentée comme renoncement
forcé à une philosophie plus humble :
«D'ailleurs, peut-être eût-il mieux valu que cela n'arrivât point, - ou je ne sais que dire, tant
que je ne connaîtrai pas les desseins de I' Esprit. »2
De même, ce passage où, après avoir reproché à Basile de lui avoir imposé l'évêché de
campagne de Sasimes, Grégoire déclare :
«Tu n'as pas supporté que l'Esmit passe après l'amitié. (... ) Tu n'as pas supporté que le
talent soit caché et enfoui sous la terre, tu n'as pas supporté que la lampe soit plus longtemps
cachée sous le boisseau. » 3
Grégoire le répète dans le discours par lequel, ayant abandonné Sasimes, il inaugure
ses fonctions d'évêque associé à son père (notons que l'illumination par !'Esprit
acquise dans la solitude y précède et conditionne l'appel au sacerdoce):
«Nous avons été contraints (tETtl.lpaVVl)µE6a), mes amis et mes frères,( ... ) par la vieillesse
d'un père et, pour parler avec mesure, par la bonté d'un ami. Aussi, aidez-moi, si cela est
possible, et donnez la main à celui qui est tiraillé entre le désir et l'Esmit. L'un propose des
fuites, des montagnes, des déserts, la tranquillité de l'âme et du corps, il propose que la
pensée se retire en elle-même et se resserre loin des sens pour entrer sans tâche en relation
avec Dieu et briller entièrement des ravons de l'Esprit (... ) L'autre veut nous conduire en
public, produire des fruits oour la COlllIDunauté et en retirer l'avantage d'être utile aux autres.
proclamer l'illumination et présenter à Dieu un peuple élu, une nation sainte. un sacerdoce
!:ill'.fil. »4
Enfin, à propos de l'ambassade constantinopolitaine qui le tira de sa retraite à
Séleucie:
« je suis venu non pas de mon plein gré ni en me proposant moi-même, comme la plupart de
ceux qui maintenant se poussent au premier rang; au contraire, j'ai été appelé et contraint
(~tao6El.) et n'ai cédé qu'à la crainte et à I'Esprit. » 5 ; «C'est à eux [les nicéens de
Constantinople] que la grâce de l'Esprit nous envoya »6 •

1
D.21, 8.
2
Lettres, VIII, 3, t. 1, p. 11.
3
D. 10, 3, 2 s.
4
D. 12, 4, 1-17.
5
D. 33, 13, 2-5.
6
P. 2, 1, 11, v. 596. Cf., de cette mission: D. 42, 1; P. 2, 1, 34, v. 16-18 (en relation au Verbe).
Autre ex. : Lettres, LXXIX, 13, t. 1, p. 102, conseillant à une patricienne spoliée d'un esclave par
lordination de celui-ci de ne pas résister à I'Esprit ; CXX, 4, t. II, p. 12, demandant à être remplacé à
Nazianze par l'évêque« que désignera l'Esprit ».

145
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Dans le poème Sur ses calamités, au terme de sa carrière ecclésiastique, c'est celle-ci
tout entière que le Nazianzène présente comme une succession de missions
théologiques aux ordres de Dieu, qui l'a choisi pour affronter l'hérésie:
« Je n'ai pas rejeté le trône chéri de mon père, ce grand homme :
ce n'est ni possible ni juste de lutter contre les décrets de Dieu.
( ... )Mais depuis que le guide de ma vie a décidé
que je devais révéler à d'autres le Verbe et l 'Esprit,
à des terres étrangères, pierreuses et couvertes d'épines,
moi qui ne suis qu'une petite pluie, j'ai rétabli un peuple nombreux.
Et c'est pourquoi il décida ensuite de me renvoyer ici
(... ) Pour quelque temps je fus capable d'assister mes membres,
syrinx pastorale sonnant parfaitement
afin qu' averties mes brebis sans défense ne soient pas surprises
de l'extérieur pour servir de pâture à des ventres indignes. » 1

L'épreuve du monde, ascèse suprême

Dans ce poème de lamentations sur ses "calamités", tout en prenant soin de


souligner qu'il ne s'en enorgueillit pas et en se présentant comme renonçant, il fait des
souffrances que lui a valu sa carrière ecclésiastique la raison essentielle de sa
renommée:
« ... on vante
d'autres hommes les diverses richesses sans limites; d'autres les enfants
de bonne race; un autre est beau, celui-ci est courageux, celui-là bon orateur.
Quant à moi, c'est par mes souffrances que je suis célèbre : contre moi tous
les traits acérés de ta douce main tu as lancé.
Je suis un second Job ; mais pas pour la même raison :
tu ne m'envoies pas pour lutter, bienheureux, comme excellent
adversaire d'un athlète puissant, confiant dans ma force,
pour pouvoir remettre le prix et la gloire au vainqueur.
Car je ne vaut pas tant, et mes souffrances n'ont pas mérité la gloire.
2
C'est plutôt là la punition de mes péchés... »
Or, il ne faut pas prendre trop superficiellement l'explication que Grégoire donne de
ses tribulations comme punition. Il s'agit de la mission sacerdotale que le Christ lui a
imposée, et c'est de l'élévation qu'il aurait conçu de ses illuminations solitaires qu'il
3
aurait été puni , ce qui recouvre encore une fois le thème du sacrifice de la tranquillité
contemplative. Il s'agit donc de corriger simplement une imperfection spirituelle
relative subsistant chez un homme déjà plus proche de Dieu que la plupart. En outre,
derrière ce motif de la correction, si on l'entend bien, se cache en fait l'idée d'une
élection divine, d'autant que Grégoire se voit confier une mission théologique allant de

1
P. 2, 1, 19, v. 51-67. Les derniers vers, la suite l'indique, visent le danger apollinariste en
Cappadoce.
2
P. 2, 1, 19, V. 26-36. Cf. P. 2, 1, 12, V. 71-92.
3
lbid., V. 40-49.

146
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

pair avec l'épiscopat. En effet, c'est une idée commune à la Bible et au stoicisme que
Dieu corrige ceux qu'il aime le plus, comme un père le fait pour son fils ou un
pédagogue pour celui qui lui est confié. La correction est en fait une épreuve qui
permet à celui à qui elle est imposée de se perfectionner et de faire ses preuves : elle
implique donc un certain crédit. En l'occurrence, la distinction de la correction et de la
mission élective est donc évanescente, plus rhétorique que consistante, comme le
montre la suite de ce poème, qui présente les fonctions épiscopales successives de
Grégoire comme missions divines. On a vu que le De vita sua renversait de même les
malheurs de sa carrière ecclésiastique en mérites. Nous allons montrer maintenant les
fondements doctrinaux de cette conception qui fait du monde et particulièrement de
l'arène ecclésiastique la scène ascétique par excellence, celle réservée aux parfaits.

Un premier texte concerne l'équité divine :


« il tient toujours compte des situations, notre juge équitable et bon ; celui qui a obtenu un
petit résultat tout en étant engagé dans les affaires a souvent plus de valeur que celui qui,
libre de toute affaire, n'a pas obtenu tout le résultat; de même, à mon avis, il est plus
admirable d'avancer un peu avec des entraves que de courir sans fardeau; et traverser un
bourbier en ne recevant que de petites éclaboussures est plus surprenant que d'être propre en
1
passant par un chemin propre. »
Certes, l'exemple du publicain et surtout de la courtisane Rahab semblent rabaisser
2
aussitôt, comme le pense J. Bernardi , cette voie active et séculière. Mais,
contrairement à ce qu'en dit ce commentateur, le propos de n'est pas du tout
encratique: il s'agit d'illustrer par l'extrême la possibilité d'une justification dans le
monde. Cela concerne tous les détenteurs de charges publiques, et en premier lieu les
membres du clergé, dont il s'agit de défendre la sécularité contre les tendances
messaliennes, mais aussi par rapport aux prétentions de supériorité des moines. Dans
un poème sur l' anachorèse, Grégoire écrit ainsi :
« À marcher par le chemin le plus aisé
marcher par le chemin escarpé et ardu ne serait-il pas supérieur ?
( ... ) Il vaut mieux les deux (. .. )
Mais si cela ne se peut, j'embrasse les peines
3
Plutôt qu'une sécurité sans gloire et lâche. »
En effet, c'est de l'athlète de Dieu qu'il est question. Grégoire déplace l'arène de sa
4
lutte du désert, qui était pour les Égyptiens le royaume du Malin , vers le siècle, où
celui-ci, Esprit du monde, règne en maître. Préserver son renoncement hors de la
présence des choses du monde est en effet plus aisé que lorsqu'elles sont à portée de
main. Il est également plus facile de conserver sa sérénité et de préserver son cœur du
mépris, de la colère ou de la haine dans la solitude ou au contact des seuls frères, ce
qu'exprime cet apophtegme d'abba Matoes: «Ce n'est pas par vertu que je vis dans la
solitude, mais par faiblesse ; ce sont ceux qui vivent [saintement] au milieu des
5
hommes qui sont forts. » Pour Grégoire, de même, «la vie tranquille (tjpi;µtt;1) » est
6 7
«faiblesse ». Comme le montre déjà le Sur ses épreuves , pour Grégoire, le Malin qui

1
D. 40, 19, 21-29.
2
Bemardi [Prédication], p. 212 et 259. Voir infra, p. 383 et, à propos du D. 44, p. 405-406.
3
P. 2, 1, 23, v. 4-9. La suite traite du sacerdoce renonçant.
4
Rousseau [Ascetics], p. 47; Guillaumont [Aux origines], p. 70, 77-82.
5
Apophtegma Patrum, Matoes 13, PG 65, 293 C.
6
P. 1, 2, 16, V. 17-18.
7
Voir infra, p. 228 et 326.

147
La philosophie chrétienne selon Grégoire

règne dans le cœur des méchants s'en prend à travers eux aux hommes de Dieu. On
songe sur ce point à Sénèque : « je ne sais pas si la sagesse ne manifeste pas mieux la
puissance de sa tranquillité au milieu des attaques, comme le meilleur signe de la
puissance d'un général en armes et en troupes, c'est la sécurité qu'il garde même en
terre ennemie. » 1 La seule différence, c'est que, là où Sénèque met les attaques des
méchants contre le sage sur le compte des mouvements désordonnés de leurs âmes et
du hasard, Grégoire y voit l'empire du Malin et, à la fois, un élément de la divine
économie, ou, plus précisément, de la pédagogie du Verbe. Si le Christ suspend pour
ses ennemis - qui sont également ceux du saint homme -,
«l'effet de sa colère, et pour nous ceux de sa bonté, c'est sans doute qu'il veut donner aux
uns le temps du repentir et, quant à nous, éprouver notre désir, voir si nous ne perdons pas
2
courage parmi les épreuves et les combats à soutenir pour la piété. »
Il écrira encore, à propos des vicissitudes de sa carrière ecclésiastique :
« ô Sagesse, apprends moi d'où me vient ce fardeau,
Pourquoi les hommes pieux et pas ceux qui se damnent,
Sont la proie du malheur. Est-ce une punition ?
D'une vie purifiée. comme l'or au creuset.
Sont-ce là les scories ? Où le Malin furieux
Veut-il me provoquer comme Job à la lutte?
Oint d'huile et dénudé comme un athlète aux jeux
M'envoies-tu au combat en champion de ta cause,
pour me donner. plus tard. le prix d'honneur. la Gloire? » 3
Ces vers rappellent ce qu'Épictète dit du philosophe, témoin de Dieu:« Ce sont les
circonstances qui montrent les hommes. Lorsque la circonstance se présente, songe
que Dieu, comme un maître de gymnase, te fait combattre contre un rude adversaire. -
Pourquoi, dit-il? - Pour que tu sois le vainqueur de ces jeux olympiques ; et cela
n'arrive pas sans effort. » 4 On songe encore à Sénèque: «Dieu a envers l'homme de
bien l'âme d'un père; il les aime sans faiblesse: Qu'ils soient stimulés, dit-il, par le
travail, la douleur, les privations, afin d'acquérir une force véritable»;« L'or est
éprouvé par le feu, les hommes vaillants par le malheur ». 5 Mais ces conceptions
appartiennent tout autant à la sagesse biblique, comme on le voit dans les Proverbes :
«Yahvé corrige celui qu'il chérit
comme un père son Fils bien-aimé » ;
«Mon fils, si tu prétends servir le Seigneur, prépare-toi à l'épreuve.
Fais-toi un cœur droit, arme-toi de courage,
ne te laisse pas entraîner au temps de l'adversité.
Attache-toi à lui, ne t'éloigne pas,
afin d'être exaucé à ton dernier jour.
Tout ce qu'il advient, accepte-le
et, dans les vicissitudes de la pauvre condition, sois patient,
car l'or est éprouvé dans le feu.
et les élus dans la fournaise de l'humiliation. »6
Il s'agit là d'une théorie de la déréliction familière à la doctrine ascétique7 , mais que le
N azianzène transpose de la pure intériorité de l'ascèse monastique, surtout érémitique,

1
Sénèque, De la constance du sage, 5.
2
D. 21, 5.
3
P. 2, 1, 19, V. 10-18.
4
Épictète, Entretiens I, XXIV, 1-2, p. 860-861. Cf. ibid., XXIX, 33-49.
5
Sénèque, Providence, I, 10 et V, 6, p. 759 et 770. L'ouvrage n'est qu'un développement de la thèse.
6
Prov. 3, 12 et Si., 2, 1-5.
7
Par ex. Basile, Lettres, 140, 1 ; Hom. in. Ps. 33, 4, PG 31, 360 A; Hom. in Ps. 114, 1, PG 31484 C .

148
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

qui fait intervenir directement les démons, à la scène du monde ; et, plus précisément,
à celle où s'expose le philosophe chrétien accompli, ces affaires ecclésiastiques où
1
grouillent les intrigants habités par le mal. Car le contexte de toutes nos citations
renvoie à la carrière ecclésiastique ou, du moins, à la vie dans le monde. La vraie
philosophie, qui est une Ë~LS, une disposition stable, se démontre surtout à l'épreuve
du monde, bien plus instable et menaçant que l'environnement du moine. Et, non
seulement elle s'y démontre, mais elle s'y parfait. Le philosophe:
« acquiert son renom par ses souffrances qu'il supporte, fait des afflictions la matière de la
vertu et s'honore des contrariétés ( ... ) il reste toujours égal à lui-même dans des situations
changeantes, ou même sa valeur s'en accroît comme celle de l'or dans un four d'orfèvre»;
« Ce qui n'a pas été éprouvé ne vaut rien ; mais ce qui a subi !'épreuve des événements a une
plus grande valeur : c'est comme !'or au creuset » ;
« la souffrance rend le philosophe plus énergique ; comme un acier chauffé à blanc par le
2
froid, il acquiert de la trempe par les périls. »
Tel est l'enseignement de Paul, la référence de Grégoire en matière de sacerdoce :
«Nous nous glorifions encore de nos tribulations, sachant bien que la tribulation
produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée
3
l'espérance. » C'est dans la vie publique, en l'occurrence ecclésiastique, que la vertu,
la constance et l'impassibilité du sage sont mises à la plus rude épreuve, comme ce fut
le cas, éminemment, pour le Christ, qui nous enseigna la patience envers les
4
persécuteurs. La fuir alors que la piété est en cause, ce serait déserter le service de
Dieu. Voici par exemple ce que, pour justifier son propre choix de rester en fonction à
Constantinople après la trahison de Pierre et de Maxime, Grégoire dit des pseudo-
philosophes reculant devant les turbulences de la vie ecclésiastique :
«on pourrait comparer cela à quelqu'un qui se proclamerait champion d'athlétisme alors
qu'il ne descend même pas au stade, ou un pilote expérimenté( ... ) alors qu'il passe la barre à
5
d'autres par gros temps. »
Et de vanter son indifférence quant à son sort et son optimisme dans ces circonstances
difficiles, revendiquant ainsi la bonne insouciance (àµEptµvta) chère au monachisme
oriental6 : celle qui ne se soucie que des devoirs de la piété et, sans rien négliger pour
7
autant, se confie à Dieu pour le succès de ses entreprises.
Les réflexions de J. Mossay8 sur la martyrologie du Nazianzène apportent encore
un argument de poids en ce sens: «ce que le Théologien dit de la vie monastique ou
de la virginité (... ) ne permet pas de penser qu'il place les moines ou les vierges,
comme il place certains évêques, sur le même rang que les martyrs. » Et, en effet,
1
Par ex. P. 2, 1, 1, v. 19-24, 491, 540; P. 2, 1, 11, v. 1464-1471 (il exorcise l'homme venu
l'assasiner); P. 2, 1, 54-60; P. 2, 1, 61, v. 63-66 et 75; P. 2, 1, 62, v. 74. Mc. Lynn [A Self Made
Holy Man], p. 465, réduit à tort la chose à une rhétorique de la sanctification, mais il n'en a pas
moins raison de dire que «[bis] bulletins from the front convey vividly a sense of danger, the acute
vulnerability of a single individual before the powers of envy and evil. »
2
Resp.: D. 26, 10, Lettres, CCXIV, t. II, p. 105, D. 25, 15, 15-17. Cf. Sénèque, De la constance du
sage, 3, p. 629 : «Est invulnérable non pas l'être qui n'est pas frappé, mais celui qui ne subit pas de
dommage [car il n'y en a pour lui que spirituels] ; c'est ce caractère que je te montrerai chez le sage.
(... ) N'étant pas mise à l'épreuve, la vigueur reste douteuse; au contraire n'a-t-on point de raison
d'être sûr de la solidité d'un être qui repousse tous les choix [/engagements]».
3
2 Rom., 5, 3-4. Cf. 2 Co. 12, 9-10; Je. 1, 2-4 et 12.
4
D. 38, 11 s. ; D. 26, 12, 11 s. ; P. 2, 1, 12, v. 1-5 (cité infra, p. 201).
5
D. 26, 9.
6
Miquel [Lexique du désert], p. 49-66.
7
D. 26, 18. Cf. infra, p. 372-373.
8
Mossay [La mort], p. 267, n.5.

149
La philosophie chrétienne selon Grégoire

Basile, Athanase ou le philosophe dans le monde qu'il crut voir en Maxime sont
assimilés par contre aux martyrs. Si, selon certains historiens dont H. I. Marrou, la
paix de l'Église - encore incertaine du temps de Grégoire, ne serait-ce que sur un plan
interne - a substitué au martyre sanglant le "martyre blanc" du moine, « vie de
renoncement et de mortification», le témoignage public face à la persécution qui
définit le martyr (µâpLUç = le témoin) y fait défaut. Au contraire, les luttes et les
souffrances pour la vraie foi sur la scène politique et dans l'Église impliquent cette
dimension, et ce sont elles que le Nazianzène assimile au martyr. Il se situe là dans la
continuité du martyre gnostique selon Clément d'Alexandrie, le gnostique portant
témoignage par sa pureté de vie, son obéissance inconditionnelle au Seigneur et son
dévouement spirituel pour ceux qu'il enseigne; il est proche aussi en cela d'Ephrem. 1
D'ailleurs, les dangers de la politique ecclésiastique sont alors bien réels - Grégoire en
fera l'expérience à Constantinople, où il subira injures et trahison et fera l'objet d'une
tentative de lapidation, puis d'assassinat 2 - et ceux qu'il assimile aux martyrs ont au
moins risqué d'en partager le sort.

Un dernier élément est à prendre en compte: les responsabilités et donc les risques
spirituels que leurs fonctions imposent au prêtre, et encore plus à l'évêque. Au-delà de
leurs responsabilités comme maîtres de vertu et directeurs de conscience, c'est surtout
leur rôle de docteurs en théologie qui, en les rendant responsables de l'orthodoxie de
leurs fidèles, fait qu'ils devront rendre compte non seulement de leur propre foi, mais
aussi des âines dont ils ont la charge. L'idée de ce péril spirituel apparaît dès les
premiers Discours, à l'orée de son sacerdoce puis de son épiscopat3; le Nazianzène la
reprendra lors de sa prédication épiscopale de Constantinople :
« Vous ne savez pas quel don de Dieu est le silence, ainsi que le fait de ne pas être obligé de
dire une parole quelle qu'elle soit ( ... ) Toute parole est en effet, de par sa nature, faible et
facile à ébranler, et la parole qui la contredit ne lui laisse pas sa liberté; mais, quand il s'agit
de Dieu, cela est d'autant plus vrai que le sujet est plus grand, le zèle plus considérable et le
danger plus pressant. Sur quoi portera notre crainte ? sur quoi notre assurance ? sur notre
esprit, ou sur notre parole, ou sur notre auditoire ? Autour des trois règne le danger : réfléchir
[sur Dieu] est difficile; l'expliquer est impossible; et rencontrer des auditeurs aux oreilles
purifiées est une entreprise très laborieuse. »4
C'est la même idée, l'intérêt de l'Église, qui lui aurait fait répondre à un moine qui
critiquait la timidité de l'engagement pneumatophile de Basile, alors évêque de
Césarée:
«Moi qui vis à l'écart, inconnu de la foule et presque sans qu'on sache ce que je dis ou même
si je parle, je philosophe sans danger; mais lui, ses paroles ont plus d'importance; car il est
plus en vue, et par lui-même et par son Église. » 5
Quoique lui-même alors bien plus engagé dans la prédication de la divinité de l'Esprit,
il met ensuite en avant les risques que ferait courir une prédication pneumatophile trop

1
Clément d'Alexandrie, Stromates, N, 13-17, p. 77-87; Aubin [Le problème], p. 133: « [Le
gnostique selon Clément] répand sa foi, à la manière du sang, durant sa vie entière et au moment de
son départ... Cet homme est bienheureux parce qu'il réalise, non pas le martyre ordinaire, mais le
martyre gnostique, en se conduisant selon la règle de l'Évangile, par amour pour le Seigneur.» Pour
Ephrem, voir Brock [L' œil de lumière], p. 153, citant Fid. 20, 8.
2
Voir infra, p. 359-361, 365-366, 378-379, 381, 392.
3
D. 2, 10; D. 9, 1-2.
4
D. 32, 14, 11 s.
5
Lettres, LVIII, 9, t. I, p. 75.

150
Le sacerdoce, sacrifice supérieur des fils de Dieu

engagée à la position déjà fragile du métropolite de Césarée, et donc à la cause


trinitaire, pour justifier la prudence de son ami :
« Il vaut donc mieux protéger la vérité en cédant quelque peu aux circonstances comme à un
nuage, plutôt que de la compromettre par une prédication qui dévoile tout. Pour nous, il n'y a
aucun inconvénient à reconnaître que l'Esprit est Dieu par le moyen d'expressions qui
mènent à cette conclusion(... ); mais pour l'Église il y a grand dommage si à cause d'un seul
1
homme on chasse la vérité. »
Où l'on voit que les dangers spirituels sont inséparables de la politique ecclésiastique :
si, ailleurs, Grégoire estime que la timidité n'est pas de mise quand il s'agit de
théologie, le souci de la paix de l'Église et de la pédagogie légitiment à ses yeux une
certaine prudence. Bien entendu, ces principes spirituels contradictoires, nous aurons
l'occasion de l'illustrer à propos de sa propre carrière, servent en fait, selon les
circonstances et les rapports de force, ce qu'on pourrait qualifier de Realpolitik dans
ce qui est alors le domaine clef de la politique ecclésiastique.

1
Lettres, LVIII, 11, t. 1, p. 76.

151
CONCLUSIONS DE LA PREMIÈRE PARTIE

En somme, Grégoire applique à l'ÉKKÀ.flOUl chrétienne, anticipation de la cité céleste


et institution du salut, le point de vue de Platon1 selon lequel les cités ne peuvent
échapper au malheur que si le pouvoir est philosophe: point de vue qu'il rappelle au
2
païen Thémistios pour le gagner à la justice et qui signifie, pour l'Église, qu'elle doit
remettre l'autorité aux "moines". En réservant le sacerdoce, surtout épiscopal. aux
plus avancés, ceux qui ont reçu de !'Esprit les charismes nécessaires, il cherche à
réformer une Église en voie de corruption par les valeurs mondaines et à y faire
pénétrer celles de l'ascétisme renonçant. Cette solution obéit au "tropisme syrien" dont
nous avons vu qu'il était à l'œuvre chez la plupart des Pères de son temps, par la
tradition de la Syrie-Mésopotamie: celle d'une communauté ecclésiale à l'intérieur de
laquelle les "solitaires" ou "vierges" constituent une élite où se recrute le clergé.
Le Nazianzène cherche aussi à capter au profit de l'Église et de sa hiérarchie le
prestige des étrangers au monde, les moines, et à rétablir sur eux une autorité à
laquelle ils échappent quand ils ne la contestent pas. Affaire purement individuelle dont
le modèle de référence était, logiquement, l'anachorèse au sens le plus strict, le
monachisme devait être pour cela purgé de ses tendances asociales et rappelé au
principe d'ecclésialité. D'où la critique de l'érémitisme, présenté comme inapte à la
contemplation faute de pratique et de moyens culturels, disposant à l'orgueil et de
surcroû égoïste; ainsi qu'une définition du philosophe chrétien, le "moine'', par la
monotropie plutôt que par l'anachorèse. Cela joue en faveur des cénobites et, surtout,
des migades, "moines" actifs et intégrés à la communauté ecclésiale. Mais, en pointant
également le défaut de tranquillité, donc de lumières, des migades, Grégoire assure en
fait la prééminence du sacerdoce "monastique", philosophie parfaite parce que mixte,
sur tous les "moines", une stratégie dont usera aussi Synésios de Cyrène3 •
Cela lui permet d'invoquer la charité spirituelle qui fait un devoir au "parfait" de
servir le salut du monde dans les rangs du clergé en redistribuant !'Esprit dont il est
rempli. Mais aussi de justifier le patronage épiscopal comme celui d'un protecteur des
pauvres, y compris ces "pauvres" de profession parmi lesquels il se range dès lors qu'il
est "moine". Dans ce cadre, les vertus de l'homme d'action figurent comme le
couronnement de la philosophie chrétienne: l'ascète qui, s'engageant dans l'arène

1
Platon, République, IV (les Gardiens de la cité idéale = philosophes) ; Lettres II et VII (le
philosophe-roi, idéal qu'on retrouve chez Chrysippe, et Zénon).
2
Lettres, XXIV, 4, t. I, p. 32-33.
3
Synésios, Dion VII (éd. Terz, p. 250) et Lettres, 154, t. II, p. 301-303 (en dépit des critiques de
D. Roques dans Garzya, Synésios, Correspondance, n. 19-20, p. 245-246 et n. 7, p. 423-424, sur
l'identification des "manteaux blancs" aux solitaires et des "manteaux bruns" aux migades); Lizzi [Il
potere], p. 16-22 et 27-29.

152
Conclusions de la première partie

ecclésiastique, résiste à l'épreuve du monde qu'évite le moine, peut seul se prévaloir


de la perfection philosophique.
Le Nazianzène rencontre cependant un obstacle à l'adoption du modèle syrien sous
sa forme d'origine: le refus monastique du sacerdoce, justifié par la contradiction
apparente entre le renoncement et le pouvoir institutionnel ou les honneurs et, surtout,
entre monotropie et affaires ecclésiastiques. Mais aussi motivé par l'attachement au
charisme reçu directement de Dieu qui assure le pouvoir autonome du 6i;'ioç àvr1p/vir
Dei. C'est pourquoi il théorise la vocation sacerdotale comme renoncement à la
volonté propre et appel de l'Esprit: comme le Verbe, c'est par amour filial et
philanthropie que le vrai Fils de Dieu abandonne la jouissance contemplative de la
gloire céleste. C'est pourquoi aussi il adopte une position ambiguë relativement à la
réception des charismes sacerdotaux, privilégiant une solution mixte qui en fait la
résultante d'une synergie entre l'onction rituelle et la mérite ascétique - entre charisme
institutionnel et charisme personnel. Surtout, il intègre finalement l' anachorèse, en tant
que fabrique de l'"étrangeté au monde", mais sous ses formes socialisées et civilisées,
dans le cursus philosophique chrétien : comme étape nécessaire à la réception de
l'Esprit, préalable de l'illumination d'autrui et manifestation d'un pieux recul devant le
sacerdoce. Avec ce dernier point, comme l'a montré R. Lizzi, il transpose dans sa
doctrine du sacerdoce le topos, de matrice platonicienne, du "refus préalable" du
pouvoir qui avait déjà cours dans le monde politique comme geste philosophique
1
paradoxalement quali.fiant. Ce refus transitoire lui permet d'articuler vocation
contemplative et vocation active dans l'accès au sacerdoce. La retraite figure aussi
comme ressourcement du pasteur qui y conçoit à l'écoute de Dieu ses prêches, ses
répliques écrites ou ses plans de bataille contre les hérétiques. Mais encore comme
position de repli lorsque les conditions rendent son activité inefficace ou
compromettante. Ou, enfin, comme retraite finale d'une carrière ecclésiastique qu'il
quitte pour cet otium cum dignitas consacré à un sacerdoce littéraire. Cette doctrine
illustre ainsi, à propos de l'institution séculière qu'est l'Église, le processus décrit par
L. Dumont2, selon lequel: «la valeur suprême», l'individualisation-divinisation, vient
«exercer une pression sur l'élément mondain qu'elle enserre».
Mais, à l'intérieur de cette doctrine, la récusation des fondements mondains de
l'autorité ecclésiastique relève du trompe-1' œil. S'inspirant de la doctrine stoiCienne
des "préférables'', elle réintroduit dans l'Église, de façon conditionnelle, subordonnée
et souvent masquée, les critères électifs traditionnels de l'autorité publique auxquels
Grégoire sait devoir sa propre carrière : la fortune, la considération et la culture
profane, tant rhétorique que philosophique. On ne saurait les renoncer - s'en
détacher - sans les avoir possédés ou cultivés, et leur usage au service de la charité et
de l'institution de salut commun est légitime de la part des évêques. Lorsque Grégoire
parle de« dépenser pour le bien» les biens de ce monde, il vend ainsi la mèche d'une
réintroduction des inégalités sociales à l'intérieur de l'Église qui fait des privilèges de
naissance des conditions nécessaires à la perfection philosophique : une réalité que
l'éthique aristotélicienne admettait sans ambages en indiquant que « le bien vivre ne

1
Lizzi [Il potere], p. 33-56 (sur le Discours 2 de Grégoire: p. 34, 38, 41, 5-52) et [I vescovi], p. 90-
91. Pour la tradition politique: Platon, Rép., 6, 489 c; Dion Cassien, XXVI, 24, 5-6 et 27, 2; Pline,
0
Pan., 5, 5; Béranger [Le refus du pouvoir]; Roda [Fuga]. Pour la prégnance, aux IV -V' siècles, du
"refus préalable" dans les ordinations sacerdotales et épiscopales: Congar [Ordinations], p. 173 s.
2
Dumont [L'individualisme], p. 46.

153
La philosophie chrétienne selon Grégoire

saurait, de toute évidence, se passer de biens extérieurs (... ). En effet, il est impossible
ou tout au moins difficile de bien faire si l'on est dépourvu de ressources. Car bien des
actes exigent, comme moyens d'exécution, des amis; de l'argent, un certain pouvoir
politique. » 1 Mais, en contexte chrétien, même conditionnelle, cette indexation du
statut spirituel sur les inégalités temporelles concerne finalement la hiérarchie
eschatologique et, selon les vues de Grégoire, conditionne la hiérarchie de rang
ecclésiale. Ce n'est pas sans contredire scandaleusement la prééminence de principe
des valeurs spirituelles: par exemple, un moine d'origine modeste, quelles que soient
les rigueurs de son ascèse, n'accumulera jamais autant de mérite qu'un aristocrate. Il
sera exclu a priori d'un épiscopat dont les charismes théologiques et oratoires
requièrent en fait un haut degré de culture et dont le patronage mobilise d'importantes
ressources économiques et sociales.
Ainsi, les liens économiques et sociaux avec le siècle et la nécessité des études
profanes viennent relativiser l'importance de l'anachorèse. Elle ne figure finalement,
comme étape initiale, dans le cursus idéal du philosophe chrétien que comme fabrique
de son "étrangeté au monde" et démonstration de son absence d'ambition. Cette
retraite avant tout studieuse est par ailleurs en fait la valorisation chrétienne du
patrimoine culturel profane réservé aux jeunes gens de bonne famille. Quant aux
retraites occasionnelles du Nazianzène, on verra qu'elles jouent un rôle bien politique
au service de sa carrière: comme instrument de pression et de promotion, fuite d'un
évêché indigne de ses ambitions, mise en disponibilité, peut-être, pour pouvoir
conquérir le trône épiscopal de constantinople, et occasion d'organiser discrètement sa
contre-attaque contre ceux qui voulaient le lui ravir. 2

1
Aristote, Éthique à Nicomaque, I, VIII, 15.
2
Comme on le verra dans la troisième partie, resp. : chap. V, VII, VIII, p. 352-353 et IX, p. 369-370.

154
DEUXIÈME PARTIE

LA LITTÉRATURE COMME ASCÈSE ET SACERDOCE


INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE

1
Si elle a retenu l'attention de ses biographes et commentateurs , la vocation
littéraire de Grégoire n'a, à ce jour, fait l'objet d'aucune monographie. Tout au plus a-
t-elle donné lieu à quelques articles, dont le plus remarquable est celui de Th. Camelot,
«Amour des lettres et désir de Dieu chez saint Grégoire de Nazianze... », qui a inspiré
les analyses de J. Bemardi et qu'on peut se résumer ainsi: d'une part, Grégoire« fut,
sa vie durant, divisé voire déchiré entre le désir de la solitude et de la contemplation,
auxquelles l'appelait son âme la plus profonde, et les nécessités de l'action où il se
trouva engagé à son corps défendant( ... ) les remous d'une psychologie inquiète, voire
instable (... ) les aventures d'une carrière ecclésiastique agitée. » Mais, d'autre part
«pour Grégoire, l'amour des lettres et le désir de Dieu ne font qu'un: il veut
consacrer son verbe au Verbe», vocation qui constitue l'axe d'une« vie intellectuelle
2
et spirituelle plus unifiée ». Or, si, contrairement à J. Bemardi, nous n'acquiesçons
pas à la première assertion, c'est bien autour de cette vocation que s'articulent
effectivement sa vie et sa carrière : dès lors que, au lieu d'opposer chez lui, comme
3
R. Ruether , une vocation de philosophe réduite à tort à la vie contemplative et celle
de rhéteur, on réunit sous le qualificatif de "littéraires" une vocation oratoire qu'il
pouvait accomplir en chaire comme philosophie active et une vocation solitaire de
penseur et d'écrivain.

Après un premier chapitre consacré au contexte culturel, c'est cette position de


pivot de la profession littéraire de Grégoire, à la charnière de l'ascèse solitaire et de
l'activité publique, que nous allons d'abord essayer d'établir avec précision: en

1
Gallay [La vie], p. 3 5 ; Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 242-245 et 332; Bernardi [Saint
Grégoire], p. 112-115, 129, 241-243, 312-314, 335-337, 341-342, 347; [SC 247], p. 19 et 36; [SC
309], p. 56-57, 64-66. Les articles de Moreschini « Poesia e cultura in Gregorio Nazianzeno » et,
dans les dernières pages, « Struttura e funzioni delle Orazioni di Gregorio Nazianzeno » -
aujourd'hui dans [Filosofia], p. 215-229 et 243-247 - contiennent des indications précieuses dont
nous avons retrouvé l'idée par nos propres recherches.
2
Camelot [Amour des lettres], p. 23. Mentionnons avant lui l'article assez sommaire de Szymusiak,
[Notes sur l'amour des lettres] et, plus récent et substantiel, Costanza [Gregorio de Nazianzo e
l' attività letteraria].
3
Ruether [Gregory], p. 145, suivie par Otis [The Throne], p. 149 et Garzya [Il mandarino], p. 212-
213.

157
La littérature comme ascèse et sacerdoce

distinguant sa dimension oratoire et celle proprement littéraire - c'est-à-dire


d'écriture-, qui doivent toutes deux être mises en relation avec la thématique du
silence, récurrente chez lui Ce sera aussi l'occasion d'aborder le rapport du
Nazianzène avec l'hellénisme. La troisième section de cette partie sera consacrée à la
signification de l'élément autobiographique dont on a souvent souligné l'importance
extrême dans son œuvre. Il s'agira, à la lumière de l'histoire littéraire et à travers
l'examen des témoins, de réviser l'opinion de J. Bernardi, selon laquelle cette
importance serait le fait de l'égocentrisme d'une personnalité romantique avant la
lettre.

158
CHAPITRE!

UN CONTEXTE CULTUREL EN MUTATION

Entre oralité et écrit

La culture de l' Antiquité, on l'a souvent souligné, est avant tout une culture de
l'oral: parce que la société antique, selon l'expression de P. Brown, est une« société
du face à face » 1• Or, la parole, proférée par le corps individuel qui la souligne du
geste, est tout entière prise dans l'immanence de sa présence physique, là où l'écriture
n'est qu'un fantôme de présence. En cela, surtout lorsqu'elle est publique et met le
sujet au centre de l'attention collective, elle n'est pas sans risque pour sa réputation -
une parole ou, pire, un geste malheureux, par exemple sous l'empire de la colère, peut
le discréditer ou lui faire perdre la face, crainte obsédante pour les élites de l' Antiquité.
Elle seule, par conséquent, témoigne de la m:uêrise de soi, de ses passions et de son
corps, comme le montre en particulier la conception encratique de la performance
oratoire chez les rhéteurs de 1' Antiquité et les techniques ascétiques de leur
entraînement scolaire. 2 Par ailleurs, contrairement à l'écrit, la parole s'inscrit dans le
temps vécu des relations sociales, hic et nunc, par exemple dans le face à face du
maître et de ses disciples ou de l'orateur et de son public. Ce que Florence Dupont dit
de l'oratio dans la Rome républicaine peut d'ailleurs s'appliquer à la Grèce classique
et marque encore les pratiques sociales de l' Antiquité tardive : « la parole publique,
l'oratio, est pour l'homme politique, c'est à dire la figure idéale du citoyen, un moyen
d'agir et d'affirmer son identité dans la hiérarchie sociopolitique du populus (... ) La
pratique de l' oratio se situe donc dans une culture de l' oralité, car l'effet réflexif de
l'oratio sur l'orator, c'est à dire son efficacité sociale du point de vue du sujet, ne se
réalise que lors de l'énonciation. L'orateur a besoin du forum, ou de la curie, de la
présence d'autres citoyens pour l'écouter. L'orateur pour exister a besoin de cet

1
Brown [The Making], p. 4. Dupont [L'inventioo], décrit quant à elle la culture orale del' Antiquité -
elle n'étudie pas, notoos le, l' Antiquité tardive - comme une « culture vive » ou une « culture
chaude » (p. 21 et 284).
2
Sur ce qui précède, voir: Rousselle [Parole et inspiration]; Kaster [Guardians] et [Macrobius];
Kennedy [Greek Rhetoric], p. 66-73; Brown [Le renoncement], p. 32 et [Pouvoir et persuasioo],
p. 50-55, 66-68, 74-77 ; Lizzi [l vescovi], p. 89.

159
La littérature comme ascèse et sacerdoce

événement qu'est le discours prononcé, de cette relation unique et éphémère qui se


1
noue entre lui et son auditoire. » C'est pourquoi son discours est éclairé par les
circonstances et adapté à un public déjà défini, là où l'écrit peut être ambigu faute de
référents et parce qu'il exige de ses lecteurs des compétences prédéfinies - choisissant
son public 2 au risque de n'être pas apprécié ou compris d'autres lecteurs, difficulté
dont notre travail d'explication des textes de Grégoire témoigne. De là sans doute sa
dévaluation relative par rapport à la parole dans l' Antiquité, dévaluation dont on
3
trouve une expression forte chez Platon •
La parole est aussi et surtout, dans la société antique et depuis les temps les plus
4
anciens, l'instrument privilégié du pouvoir et la prise de parole publique en est
l'attribut, au point de se confondre avec la prise de pouvoir, qu'il s'agisse de
commander ou d'enseigner. Mais l'autorité, sa conquête comme sa conservation est,
réciproquement, son enjeu, si bien que l'art de la parole est finalement le pouvoir par
excellence : un pouvoir que les élites du temps, pour défendre leurs intérêts et assurer
leur carrière, cultivent dans les écoles de rhétorique. On y acquiert à la fois les
techniques et normes oratoires elles-mêmes et la culture propre à nourrir et orner le
discours. Car celui-ci doit attester aussi par son contenu de la bonne éducation dont
témoigne son poli oratoire ou la politesse de sa conversation, ce qui implique au moins
une certaine teinture de philosophie, sous la forme d'une sagesse traditionnelle assez
éclectique. C'est cette culture commune attachée à la parole qui forme encore, selon
P. Brown5, le signe distinctif et le ciment des élites dans !'Antiquité tardive. Elle n'était
pas pour autant étrangère au peuple qui, dans les grandes cités de tradition savante, en
avait au moins, comme on le dit pour les langues, une maîtrise passive - sans quoi
d'ailleurs, celui-ci ne saurait l'apprécier comme on sait qu'il le faisait. Néanmoins,
dans l'Empire tardif, moins homogène d'un point de vue culturel que ne le fut, par
exemple, l' Athènes classique, il semble que l'érudition de la seconde rhétorique, puisée
d'ailleurs aux sources livresques, ait accentué le fossé entre le discours des élites et la
culture du grand public; de là, nous semble+il, l'apparition d'un art oratoire conçu
pour offrir plusieurs niveaux d'appréhension qu'illustrent bien les discours du
Nazianzène.
De son temps, l'écrit continue de valoir essentiellement comme transcription d'une
performance oratoire ou, dans le cas de la correspondance, de la conversation. Il leur
emprunte leurs conventions de genre, de style et de relations: rhétorique d'inspiration
judiciaire ou doctorale qui joue et met en jeu l'autorité de l'auteur; art de la

1
Dupont [L'invention], p. 255.
2
Brown [Pouvoir et persuasion], p. 59-64.
3
Platon, Phèdre, 215 d. Cavallo et Cartier [Histoire de la lecture], p. 12. résument bien le contenu de
ce passage:« Le discours parlé, celui où Platon voit un "discours de vérité"», utile au processus de la
connaissance, choisit ses interlocuteurs, il peut en étudier les réactions, éclaircir les questions posées,
riposter aux attaques. Le discours écrit, au contraire, est comme une peinture : si cin lui pose une
question, il ne répond pas, il ne peut qu'étemellement se répéter. ( ...)ne sait pas où trouver celui qui
sera capable de l'interpréter, ni éviter celui qui en sera incapable. »
4
Cicéron, De oratore I, 30-74; Libanius, Discours, 11, 141(I,483-484) et48, 41(fil,448); Kaster,
p. 16-17; Brown [Pouvoir et persuasion], p. 65-70. Sur la magie de l'éloquence dans la Grèce
ancienne, voir Détienne [Les maîtres de vérité, p. 83-87, 98-106; Romilly [Magic and rhetoric],
p. 16-43 et 78-85. Par ex. Gorgias, Éloge d'hellène, 8: «Le logos est un grand dynastês qui
accomplit des actes divins ... » ; Isocrate, Antidosis, 256, en fait l'instrument de la concorde politique.
5
Libanius, Lettres, 285, 2; Kaster [Guardians], p. 16-17 et 206-207; Brown [Pouvoir et persuasion],
p. 60-72 et [Genèse], p. 27-28.

160
Un contexte culturel en mutation

conversation tantôt familière et tantôt cultivée telle que les élites la pratiquent, selon
un modèle de parité plus ou moins affectée qui se retrouve dans leurs échanges
épistolaires ; mètres et thèmes empruntés, enfin, à la tragédie ou au genre lyrique pour
des poèmes destinés à être déclamés et médités, mais aussi mémorisés et récités. Pour
autant, l'écriture, si elle continue de s'adresser comme la parole à un public
prédéterminé qui peut d'ailleurs excéder le destinataire désigné, tient lieu de parole
persuasive dès lors que la distance physique interdit l'expression orale : ce
qu'expriment souvent les lettres privées qui se présentent comme parole par défaut
mais qui vaut aussi pour celles destinées à circuler dans un réseau de relations de
confiance ou les missives en forme de discours public destinées à toute une
communauté. En outre, l'écriture ne sert plus seulement de substitut mimétique de la
parole : elle est le vecteur normal des ouvrages savants - historiques ou
philosophiques -, de la biographie, du roman et de la poésie. Enfin, si la rhétorique
estime au plus haut point l'improvisation, au plus près de l'auditoire, celle-ci n'est pas
en fait pratiquée par les orateurs: c'est un idéal régulateur qui traduit le souci d'un
naturel sans lequel la démonstration d'une parfaite maîtrise de soi coihcidant avec celle
de son expression serait sujette à caution.
Par ailleurs, l' Antiquité tardive voit une évolution du statut de l'écrit, déjà avancée
à l'époque de Grégoire, qui lui assure une certaine autonomie, au point que la culture
du 1v• siècle est déjà largement celle de l'écrit : dès l'époque hellénistique, « la
littérature dépend ( ... ) tout entière de l'écriture et du livre, instruments de la
composition de l' œuvre, de sa diffusion, de sa conservation. Mieux, la philologie
Alexandrine (... ) impose l'idée qu'il n'y a d'œuvre qu'écrite et qu'on peut se
l'approprier grâce au livre qui la conserve. » 1 Le codex, qui s'est substitué au rouleau,
en a facilité l'accès, et c'est d'ailleurs pourquoi les prosélytes chrétiens l'ont adopté
pour les Écritures 2• La lecture silencieuse marque quelques progrès et, si on lit encore
généralement à voix haute voire s'accompagnant du geste mais, de plus en plus, à mi-
voix, c'est de façon privée et solitaire3 , qu'il s'agisse de romans, de manuels
philosophiques ou d'ouvrages pieux. S'agissant des élites, leur privilège culturel
s'ancre dans l'accès aux livres, des biens alors rares et coûteux sur lesquels leurs
études, malgré l'importance de l'enseignement oral, sont de fait fondées: la tradition
des écoles, qui repose depuis longtemps sur le commentaire d'un corpus littéraire ou
philosophique, a conduit les élites à voir dans les textes étudiés, détachés de leur
contexte historique, un discours valant par soi-même, comme le concevait déjà
Aristote4 . On y puise, au prix d'interprétations fort libres, une sagesse dont la tradition
de l'école garantit en principe l'authenticité, mais en fait mise au goût du jour, et ce
commentaire lui-même est depuis longtemps passé à l'écrit. Ce n'est donc pas un
hasard si le mot ypaµµm;a (les "lettres") peut désigner les humanités, les études
supérieures d'ordre "littéraire".

1
Cavallo et Chartier [Histoire de la lecture], p.16-17.
2
Cavallo,« La lecture dans le monde romain», in ibid. p. 100-107.
3
Ibid., Introduction, p. 18 et Cavallo, «La lecture dans le monde romain »,p. 88-98.
4
Hadot [Études], p. 29-31 et, à propos d'Aristote, Dupont [L'invention], p.109-113.

161
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Dans le christianisme1, l'autorité des textes sacrés - !'Écriture, les Écritures, la Bible,
c'est à dire le Livre par excellence2 -, identifiés au Verbe, à la Parole divine3 , mais
aussi l'idée d'un Dieu épigraphiste n'ont pu que renforcer cette réévaluation du statut
de l'écrit.
Le caractère sacré des Écritures a même conduits certains exégètes, contrairement à
la tradition classique des écoles philosophiques païennes, à en tenir pour leur
interprétation littérale et à s'opposer à toute introduction de termes non scripturaires
dans leur commentaire4 . Ceux qui, comme Grégoire, défendent cette exégèse
spirituelle s'appuient sur le principe juridique de lectis non lecta componere5 •
L'importance croissante des études de droit romain dans la formation des cadres de
l'Empire et le développement d'une littérature administrative qui a accompagné celui
de sa centralisation ont d'ailleurs sans doute également joué un rôle moteur dans le
développement d'une culture de l'écrit. Notons à ce propos que l'opposition entre une
culture hellène essentiellement orale et une culture latine de l'écrit, en soi contestable,
est, du temps de Grégoire, relativisée par une certaine homogénéisation des mœurs et
des mentalités au sein de l'Empire, en tout cas pour ces élites dirigeantes qui se sont
adaptées à son cadre politico-administratif et aux usages qu'ils impliquent et partagent
un langage et des usages sociaux communs. Si, comme F. Desbordes6 l'a montré, les
traités des grammairiens et des rhéteurs oscillent entre deux conceptions antagonistes
de l'écriture: copie dégradante de la parole ou quintessence tangible du langage, la
seconde, prédominante chez les latins, a sans doute bénéficié de leur imperium.
Cette évolution a pour conséquence que, en dehors même des romans et des
œuvres historiques ou savantes, on n'écrit plus seulement pour préparer un discours
qui ne prendra vie qu'au travers de la performance de son énonciation oratoire ou qui,
au travers de sa recitatio7 auprès d'un cercle d'amis ou de relations, démontrera les
capacités de composition rhétorique de son auteur; ni, à défaut d'un entretien oral
momentanément impossible, pour suppléer à la conversation. L' œuvre écrite est, de
plus en plus, conçue comme livre, c'est à dire pour des lecteurs qui l'apprécieront pour
elle-même, dans une lecture privée, sans le support d'une voix et d'une gestuelle dont
l'acteur serait l'auteur du discours lui-même8 ; ce dernier se trouve ainsi réduit aux
données proprement littéraires de sa teneur, de sa composition et de son style. Quelle
que soit dans celles-ci la prégnance des conventions issues de l'art oratoire et de celui

1
Sur la culture chrétienne, l'écriture et la parole, voir Paul [Genèse], p. 679-747; Flamant [Une
culture si ancienne], p. 623-649.
2
Par ex., chez Grégoire: D. 2, 48, 3, D. 27, 7, 22 et D. 40, 29, 3, ii ypaqnj ; D. 31, 2, 11,
ri 0Eia rpmpi'ih:à ypaµµâ ; P. 2, 1, 11, V. 296 et. 790, 0eloov ~L~À.oov. Voir également ci-
dessous, note 3.
3
Par ex., chez Grégoire: D. 2, 95, i;o'Ü 0wu My(.mçhàç ypaqxiç ; D. 40, 36, 1-2,
i;ôlv 6Eloov M)yoov.
4
Par ex. D. 31, 3, où Grégoire répond à l'accusation« d'inscrire en fraude» !'Esprit Saint: ce qui se
réfère à la formule Kmà i;àç ypmpâç I secundum scripturas par laquelle les symboles homéens
soulignaient à propos !'origine et !'autorité scripturaires de leur formule quant au Fils, tandis qu'ils la
refusaient à celles faisant mention de !' ovol.a, terme non scripturaire - visant ainsi l' ôµoUrn.oç de
Nicée comme l'ôµowumoç. Cf. Brennecke [Geshichte der Homüer], p. 20-23, p. 243-247.
5
Sur ce principe exégétique emprunté à la ratiocinatio legalis, Hadot [Études], p. 13-25 et 36-37.
6
Desbordes [Idées romaines sur l'écriture], p. 100.
7
Sur la recitatio, voir Valette-Cagnac [La lecture à Rome], p. 443-503; Dupont [Une nouvelle
parole : la recitatio] et [L'invention], p. 254-264.
8
Valette-Cagnac, ibid.

162
Un contexte culturel en mutation

de la conversation, on assiste en effet à la naissance de la littérature, c'est à dire


d'écrits rédigés pour un public autre que le destinataire qu'ils désignent, qu'il soit ou
non fictif, et pour valoir en dehors des circonstances réelles ou imaginées auxquelles ils
répondent - ne serait-ce que comme témoignage de la sagesse et du talent littéraire de
l'auteur pour la postérité, dont il peut espérer qu'elle fera entrer ses ouvrages dans les
écoles 1 • La «fureur d'écrire » 2 qui s'est emparée de l'élite romaine à la fin de la
République prend dès lors une signification nouvelle.
Or, contrairement à l'idéal d'un pouvoir immédiat, absorbé dans l'immanence du
jeu social de son auteur-acteur au présent, l'écriture marque une prise de distance,
même lorsqu'elle est censée trouver son accomplissement, dans le cas du discours,
dans la performance orale qu'elle prépare. L'auteur acquiert ainsi son autonomie par
rapport à l'acteur social physique, devenant un esprit qui s'adresse à l'esprit plus
qu'aux sens et démontre par son écrit des qualités purement spirituelles, jusque dans
son art de l'expression. C'est peut-être une certaine réticence à l'égard de cette
scissure entre l'homme et l'auteur, cette impersonnalité de l'œuvre littéraire, qui
pousse les écrivains de l' Antiquité tardive à l'autobiographie ; comme si, pour eux, une
postérité purement littéraire, qui n'attacherait à leur nom qu'une œuvre écrite, était
une forme d'oubli, de condamnation à la mort éternelle. Aussi entendent-ils confier à
leurs écrits le soin de dresser un mémorial de leurs vertus en faisant valoir les mérites
et la sagesse de leur vie à travers le récit de ses épreuves et de ses succès.

On doit encore évoquer ici la tradition philosophique ancienne relative à la garde de


3
la langue et au silence, dont hérite l'ascétisme chrétien. On sait que le fameux
apophtegme d'Arsène - «Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, jamais de m'être
tu», remonte à Simonide (467 av. J. C.)4 ; et Pythagore, «considérant que c'est une
maîtrise plus difficile que les autres que de matî:riser sa langue », aurait prescrit à ses
5
disciples, comme dernière étape de leur ascèse, un silence de cinq ans • Si ce point
tient sans doute de la légende, la pratique du silence comme élément d'une expérience
mystique, contemplative, est attestée chez les néopythagoriciens, mais aussi chez les
néoplatoniciens, chez lesquels elle est étroitement liée à l'apophatisme. 6 Cete discipline
pouvait se recommander, pour les chrétiens, d'appréciations positives du silence dans
l'Ancien Testament : dans les livres sapientiaux, comme simple silence de prudence ;
7
dans les Psaumes et les lamentations comme attitude de respect devant Dieu • Mais
également de l'Épître de Jacques affirmant que« Si quelqu'un ne commet pas d'écart
de paroles, c'est un homme parfait »8 , et des silences du Christ dans son rôle de messie
souffrant. 9 Clément d' Alexandrie1 et surtout Ignace d' Antioche2 , deux auteurs du rr•

1
II s'agit dans le dernier cas des« livres studieux» dont parle Dupont, [L'invention], p. 264 et 114.
2
Ibid., p. 254.
3
Sur les généralités, voir Miquel, art. « Silence » du Dictionnaire de Spiritualité, col. 830-843.
4
Plutarque, IlEp{ at50AEO)({aç, 514 E-515.
5
Jamblique, Vita pythagorica, 226-228.
6
Par ex. Plotin, Enn. III, 8, 9. Cf. Casel [De philosophorum Graecorum], p. 111 s. Sur le silence
mystique chez les Grecs et les chrétiens : Mortley [From Word to silence, Il] ; Mensching [Das
heilige Schweigen].
7
Eccl. 3, 7 ; Ps. 37, 7 ; 38, 2 s. ; Ambroise, De officiis, l, 2-6.
8
Je., 3, 2.
9
Devant le grand prêtre (Mt. 26, 62-63 ; Mc. 14, 61), devant Hérode (Le. 39, 9) ; devant Pilate (Mt.
27, 14; Jn. 19, 9), au cours de sa Passion, où il se conforme à la prophétie du serviteur souffrant

163
La littérature comme ascèse et sacerdoce

siècle, font au silence une place significative dans leur christologie et invitent à imiter
le Christ en la matière. 3 La tradition alexandrine, clémentine et origénienne, met le
silence en rapport avec la prière du cœur, mais aussi avec l'extase contemplative, le
ravissement paulinien. 4 Cette discipline est enfin un élément important de la sEVL'tÜa
monastique, l'abba Tithoès5 allant jusqu'à dire: « Maiîriser sa bouche, voilà la
véritable sEVL'tELa. » Mais, on le voit très bien chez Antoine, cette garde de la langue
n'a rien d'un vœu de silence: elle tient d'abord au fait que cet organe est instrument
de péché, parce qu'il exprime les passions les plus redoutables, sociopsychiques, telles
que la colère ou l'envie. Il s'agit également - là est la dimension propre de la SEVL'tELa
- d'éviter les paroles qui traitent des choses de ce monde hors du strict nécessaire et
celles qui manifestent un attachement à celui-ci, voire tout rapport avec les hommes du
monde. C'est ainsi que les moines donnés en exemple pour leur attitude sur les
marchés d'Alexandrie s'y refusaient à tout marchandage ou que l'abbé Pambo refuse
d'adresser la parole à l'évêque Démophile d'Alexandrie6 • Le silence, rupture de la
communication, tient ainsi lieu d'anachorèse et d'expatriation, garantit la tranquillité et
l'absence de distraction du monotrope7 , dont l'interlocuteur privilégié est Dieu.
Privilégié, ce dialogue avec Dieu est rarement exclusif, à cause de la charité
spirituelle, si bien qu'il ne s'agit pas d'un vœu de silence, mais plutôt de réserver sa
conversation avec autrui aux choses de Dieu, non sans avoir médité son discours pour
ne rien dire qui ne soit sage : « Qui parle à cause de Dieu fait bien ; et qui se tait pour
Dieu, de même. »8 Néanmoins, des cas de silence absolu et définitif sont relatés par
Palladios et Théodoret. 9 Le cas de l' abba Agathon, qui aurait porté trois ans durant un
caillou dans sa bouche, à la manière de Démosthène, révèle en tout cas l'opposition de
cette discipline de la langue à celle de la tradition oratoire: il ne s'agit pas, comme
pour l'orateur attique, de s'entraîner à bien parler, vanité de ce monde, mais au
contraire d'apprendre à se taire. 10 De façon plus positive, l'ascèse de la langue passe
par sa consécration à la louange de Dieu; plus généralement, l'étrangeté au monde se
manifeste enfin par le fait que le µovaxoç passe le plus clair de son temps absorbé

d' Isaïe 53, 7 : « Maltraité, ( ...) il n'ouvrait pas la bouche. Comme !'Agneau qui se laisse mener à
l'abattoir, comme devant les tondeurs la brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche. »9
1
Mortley [The Theme of silence], p. 197-202.
2
Ignace d'Antioche, Lettres, aux Eph., VI, 1, p. 63: «Plus on voit l'évêque garder le silence
(myovca), plus il faut le révérer» ; ibid., XV, 1-2, p. 71 : «Celui qui possède la parole de Jésus, peut
entendre même son silence (rjcruxta), afin d'être parfait, afin d'agir par sa parole et se faire connaître
par son silence (myal:) » ; aux Magn. VIII, 2, p. 87: «il n'y a qu'un seul Dieu, manifesté par Jésus
Christ, son Fils, qui est son Verhe sorti du silence » .
3
Menschîng [Das heilige Schweigen], p. 107.
4
Sur le premier point : Clément d'Alexandrie, Stromate VII, 1, 23 ; 7, 40 ; Origène, Homélies sur les
Psaumes 38, II, 10, p. 410; De Oratione, I, 1 et Il, 3 (éd. Koetschau, Origenes Werke, Bd. Il, p. 297-
298 et 300-30); Homélie sur l'Exode, V, 4, p. 162-164; Sur le Cantique, I, 5, 10, p. 247. Pour le
second aspect: Clément d'Alexandrie, Stromates I, 1, 1 ; 11, 1 ; 12, 3 et Origène, Comm. In Rom.
VII, 14 (éd. Hammond-Bammel, Der Romerbriejkommentar, Bd. II, p. 619-620).
5
Apophtegma Patrum, Tithoès (=Sisoès) 2, PG 65, 428 B (trad. Guillaumont [Aux origines], p. 111).
6
[Les sentences des Pères], rsp., Agathon 16 et Théophile 2.
7
Ibid., Poemen 8 : « Si tu es un silencieux, en quelque lieu que tu sois tu trouveras le repos » ;
Tithoès 2 : c'est une « fuite des hommes » plus véritable que !'éloignement dans !'espace.
8
Ibid., Poemen 147.
9 Palladios, Histoire Lausiaque, 1, 69; 9, 50 et 85; Théodoret, Histoire des moines de Syrie,

Pilotheos Historia, XV et XIX (saint Acepsimas et Salamanes).


10
[Les sentences des Pères], Agathon 16.

164
Un contexte culturel en mutation

dans la méditation et la prière. Qu'il affronte les démons sous forme de pensées, de
suggestions mauvaises comme dans les récits du désert, qu'il pratique la prière
perpétuelle ou médite les Écritures, ces activités purement spirituelles attestent de son
élévation vers les réalités célestes. Nous avons vu l'importance de la prière pour les
ascètes orientaux ; rappelons simplement que l'appellation des moines Messaliens
(ElJxL1:aL en grec), florissants en Orient à la fin du IV siècle, signifie «ceux qui
0

prient »1• La prière continuelle n'est pas moins pratiquée des moines égyptiens, à cette
différence qu'ils ne la jugent pas incompatible avec le travail, mais, tout en travaillant
de leurs mains, récitent !'Écriture, tout spécialement les psaumes : par cœur et à mi-
2
voix, ce qu'on appelait la µûti;ri, la "méditation". Ils reprennent ainsi à leur compte,
comme le feront les Grandes Règles de Basile, ce précepte d'Epictète: «Ne faudrait-il
3
pas, en bêchant, en labourant ou en mangeant, chanter cet hymne à Dieu... ? » La
composition d'hymnes et de poèmes religieux - des hymnes d'Ephrem ou d'Ambroise
aux chansonnettes écrites par les Ariens pour vulgariser leur doctrine - est d'ailleurs
une manifestation importante de la spiritualité de ce temps. Or, comme l'exégèse et la
rédaction de livres religieux savants, elle requiert un loisir studieux traditionnellement
4
associé à la retraite et opposé à la vie active et, dans le contexte chrétien, renouant ici
avec la tradition de l'enthousiasme poétique, une inspiration divine qui requiert
purification. Il serait donc tout naturel d'assimiler l'activité littéraire à une pratique
contemplative.

Christianisme et n;a.LôEta.

Les termes :n;môd,a et :n:atôrnmç désignent ce que nous appelons la culture, c'est
à dire à la fois l'éducation et l'instruction, que le grec ne distingue ni ne sépare parce
qu'il considère que« l'objet des études joue le rôle de la forme par laquelle le sujet est
5
modelé » • Pour la même raison, il désigne la littérature et plus généralement, à
l'époque qui nous occupe, ce qu'on peut appeler le patrimoine culturel, qui comprend
également les "Arts libéraux", dont la rhétorique fait partie, ainsi que la philosophie.
Toute cette culture, même si elle fait l'objet d'un enseignement oral, n'en est pas
moins alors renfermée dans un corpus hérité des grands maitres dont il s'agit, par
l'exégèse et le commentaire, mais aussi par l'exercice pratique, de transmettre,
d'assimiler et de faire vivre les enseignements. Dans cet ensemble culturel et dans le
cursus des études, la philosophie est identifiée « à la Paideia à son niveau le plus
6
élevé», dont les arts libéraux constituent une propédeutique .

1
Stewart ['Working the Earth], p. 12-16 et 19.
2
Guillaumont [Aux origines], p. 125.
3
Basile, Grandes Règles, 37, PG 31, 1012 C; Épictète, Entr., 1, XVI, 16, p. 846-847.
4
Sénèque, Tranquillité, ID, 5-7; VI, 4 p. 672; Cicéron, Des devoirs, 1, 153, p. 548; ID, 4.
5
Jaeger [paideia], p. 91.
6 Ibid.

165
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Or, à l'époque de Grégoire, les didascalées chrétiens 1, voués à l'exégèse, ne


peuvent se substituer à l'enseignement traditionnel, tandis que le fond de
l'enseignement donné dans les écoles de rhétorique et de philosophie, comme la quasi-
totalité des maîtres, sont païens. Leur fréquentation, qui reste nécessaire, est donc
suspecte de la part d'un chrétien, comme l'est la lecture des auteurs paiens que, en
Orient, la Didascalie des Apôtres2 (circa 230) avait interdit formellement. Cela pose
évidemment aux élites chrétiennes, que l'éducation reçue dans ces écoles préparait à
leur leadership social, et à des relations civilisées avec leurs pairs paiens encore
nécessaires à son exercice, un problème redoutable. Le fameux rêve de Jérôme au
désert syrien, où il se voit devant un tribunal céleste, est la meilleure illustration de leur
dilemme:
«On me demande ma condition: "Je suis chrétien", ai-je répondu. Mais celui qui siégeait:
"Tu mens", dit-il; "C'est cicéronien que tu es, non pas chrétien"; "où est ton trésor, là est
ton cœur" ... Parmi les coups - car il avait ordonné qu'on me flagellât - ma conscience me
torturait davantage encore de sa brûlure... , aussi me suis-je mis à jurer, à prendre son nom à
témoin: "Seigneur, disais-je, si jamais je possède des ouvrages profanes, ou si j'en lis, c'est
comme si je te reniais !" Après que j'eus prononcé ce serment, on me relâcha. »3
Aux Ir-III° siècles, les Apologistes avaient par ailleurs joué sur deux registres
divergents dans leur affrontement avec le paganisme: d'un côté, ils avaient insisté sur
la supériorité de la foi et de la Révélation faite aux simples par rapport à la sagesse
humaine des savants4 , et sur le miracle d'un message religieux véhiculé «par des
pêcheurs, des publicains et par le fabricant de tentes» (1 Co., 1, 27) - les apôtres et
Paul - dont la persuasion ne reposait pas sur la paideia, mais sur l'inspiration de
l'Esprit Saint. 5 L'interrogation rhétorique de Tertullien6 : «Quoi de commun entre
Athènes et Jérusalem, entre l'Académie et l'Église ? » est emblématique de cette
tendance qui tendait à assimiler civilisation, hellénisme et paganisme et à leur opposer
le christianisme comme sagesse "barbare", plus proche d'un état naturel (adamique). 7
Mais, dans le même temps, ils avaient adopté un syncrétisme hiérarchique et fait de
cette même paideia humaine la propédeutique de celle du Christ Pédagogue (selon le
titre du manuel de conversion à la vie chrétienne de Clément d'Alexandrie). 8 Ce
double registre, offensif et populiste d'un côté, défensif et non sectaire de l'autre,
servait bien la cause de la liberté de culte des chrétiens et l'universalité socioculturelle
de l'évangélisation. Il permettait aussi aux notables chrétiens de préserver le socle

1
Sur ces "écoles" chrétiennes, voir Pouderon [Réflexions].
2
Didascalie des Apôtres, 1, 6. Tandis que la Tradition apostolique attribuée à Hyppolite interdit, en
16, 5, aux chrétiens les chaires des écoles.
3
Jérôme, uttres, XXII, 30, t. I, p. 145.
4
Mt., 11, 25 et 19, 13-14; Ep. 4, 20-24; Col. 3, 9-11 ; Tatien, Ad Graec., 30, 1 ; Clément
d'Alexandrie, u Pédagogue, V, 12 s.; VI, 32; Pouderon [Les premiers chrétiens], p. 841-843.
5
Rom. 1, 1-22; 1 Co. 1, 17 - 2, 16; Ac. 2, 1-21; 4, 1-31; 17, 16 - 18, 11 ; Irénée, Contre les
hérésies, 1, 10, 2; Tertullien, Sur l'âme, 7; Origène, Contre Celse, 7, 60 et 6, 2; Traité des
principes, II, 7, 1-2; Marrou [Histoire de l'éducation], p. 458-460 et n. 11, p. 617; Brown [Pouvoir
et persuasion] - aux analyses sociologiques duquel de chapitre introductif doit beaucoup -, p. 106;
Pouderon [Les premiers chrétiens], p. 817-838.
6
Tertullien, De praescr. Haer., 7, 9. Cf. Apol., 46, 18
7
Justin, Apol., I, 7, 3 ; Tatien, Ad Graec. 35, 2-3 et 42, 1 ; Clément, Stromates, VI, 5, 42, 2 ; Le
Boulluec [La rencontre] ; Pouderon [Les premiers chrétiens], p. 836-846.
8
Justin, Dia/., 61, 1 ; Apol., I, 44; Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 20, VI, 1, 2 et VII, 18, 111 ;
Origène, Ep. ad Gregor (SC 148, p. 149); Joly [Christianisme et philosophie]; Daniélou [Message
évangélique], p. 41-72; Rubenson [Philosophy], p. 11-12 et n. 5.

166
Un contexte culturel en mutation
1
culturel traditionnel de la vie civile et de leur propre distinction de classe. Dans cette
époque de conversion(s) et de persécutions, enfin, avoir et préserver une éducation
profane de source païenne utile n'avait rien d'infamant pour un chrétien, d'autant
qu'elle servait à la controverse contre l'adversaire.
Mais, à partir de Constantin, la contradiction potentielle de ce double discours est
mise à nu, et son équilibre menacé sous l'effet de divers facteurs politiques, sociaux et
culturels. D'abord - et abstraction faite de la tentative avortée de sa restauration par
0
Julien -, le christianisme, privilégié par les empereurs chrétiens du IV siècle, devient
progressivement la religion majoritaire, ce qui encourage un nouveau sectarisme
chrétien, persécuteur cette fois. Ensuite, pour l'épiscopat, issu pour l'essentiel des
2
classes supérieures , la controverse anti-pafonne, quoique toujours d'actualité, cède le
pas à la polémique contre d'autres chrétiens, dans laquelle le charisme spirituel des
simples peut être opposé à l'argumentation savante. Enfin, dans une société où les
inégalités sociales se sont aggravées, le formalisme des attitudes et de la rhétorique
aristocratiques qui fondaient le pouvoir des notables traditionnels pouvaient avoir à
affronter la parrhésia populaire - et, dans le cas des évêques, celle, en particulier,
d'ascètes enthousiastes. La promotion du moine comme héros (anti-)culturel du
christianisme résulte de ces évolutions. Il vint concurrencer la figure de l'évêque lettré
grâce à sa double réputation de pur spirituel en tant qu'étranger à la paideia et de
8EOôlôaK•oç. Le "best seller" de l'époque, la Vie d'Antoine d'Athanase, n'a fait
qu'amplifier la portée de ce phénomène en insistant sur l'ignorance des ypaµµa•a, le
rejet des livres et la supériorité de la simplicité inspirée de son héros sur les lumières
humaines des philosophes paiens. En réalité, contrairement à ce qu'on a longtemps
cru, les moines n'étaient certainement pas des illettrés, ni ennemis des livres, mais la
légende leur convenait, puisqu'elle contribuait à leur réputation de 8EÎ,OLÇ avÔpEç/vir
Dei: elle donnait ainsi à leur parole un poids considérable, lesté d'un pouvoir spirituel
dont les sources, comme les manifestations, n'étaient pas dans la culture, mais plutôt
3
antinomiques par rapport à celle-ci.
Mais d'un autre côté, les controverses dogmatiques, en particulier théologiques,
requièrent le dépassement du littéralisme et l'instrumentation du legs philosophique et
oratoire du paganisme, ainsi que des exégètes chrétiens du passé. Les évêques-patrons
devaient encore entretenir de bonnes relations avec une minorité paienne dont les élites
occupaient encore des charges publiques éminentes, ce qu'une paideia commune
permettait justement. On comprend alors l'embarras des lettrés chrétiens, surtout
ecclésiastiques, à l'égard de leur propre culture, même s'il faut distinguer la
conversion au christianisme - celle, par exemple, d'Augustin, dont les Confessions, en
retraçant sa longue errance spirituelle, mettent en valeur l'ample culture philosophique
profane - et la conversion monastique du chrétien. Jérôme n'a jamais renoncé à sa
chère bibliothèque comme promis à Dieu, et rivalisera avec la Vie d'Antoine en
choisissant pour héros de ses hagiographies des ascètes cultivés : Paul l'Ermite et
1
Brown [Pouvoir et persuasion], p. 171-172.
2
Gilliard [The Social Origins].
3
Sur la fiction et la réalité de l'inculture des moines, en particulier Antoine: Rubenson [The Letters],
p. 109-114, 118-121, 141-144; Clark [Reading renonciation], p. 45-69; Brakke [Athanasius],
p. 254-255; Rousseau [Antony as Teacher], p. 89-92, 96-98, 104-106. Également: Brown [Le
renoncement], p. 283-284. Sur les relations entre pouvoir spirituel et culture: Brown [La société],
p. 87-88 et [Pouvoir et persuasion], p. 91-112; Cracco Ruggini ["Vir sanctus"], p. 24-29 et n. 111,
112, 114, 116, p. 68-70 et [Prêtre et fonctionnaire], p. 178-179, avec bibliographie n. 23.

167
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Hilarion. 1 Mais, comme l'analyse B. Bitton-Ashkelony2, son rêve est le premier pas
vers une conversion culturelle qu'il était justement venu chercher au désert. Sans
exclure, comme le dit cet auteur, qu'il y ait eu un sentiment sincère de culpabilité dans
ce rêve, nous croyons qu'il faut y voir la dramatisation intentionnelle d'une rupture, à
vrai dire imposssible, avec la culture profane. Par là, dans la continuité de la rupture
anachorétique, les nEnmôrnµÉvrnflitterati prétendaient atteindre à la même pureté
culturelle que les moines "illetrés", mais aussi les surpasser par un renoncement que
ceux-ci n'avaient pas eu à effectuer. 3 Cela ne les empêchait pas de stigmatiser chez les
ascètes qui empiétaient sur leur sphère d'autorité - chose exclue pour les anachorètes
égyptiens, ce qui éclaire la glorification d'Antoine par Athanase - cette même rusticité
dont ils se prévalaient à l'occasion. 4

1
Britton-Ashkelony [Une transformation], p. 42; Rubenson [Philosophy], p. 134-135.
2
Britton-Ashkelony, ibid., p. 38-39.
3
Brown [Pouvoir et persuasion], p. 107-108.
4
Synésios De Providentia, 1, 18, se pare ainsi d'une« naïve rusticité», mais (Cracco Ruggini ["Vir
sanctus"] et Lizzi [Il potere], p. 18-19) critique, Lettres, 154, t. II, p. 301-303, l'inculture et
l'insuffisance oratoire des "manteaux blancs", des moines qui pratiquaient une prédication populaire.
Rousseau [Ascetics], p. 126-127, montre les mêmes hésitations chez Jérôme, ou plutôt une évolution
qui accompagne sou passage du monachisme à un sacerdoce ascétique.

168
CHAPITRE Il

PAROLE, ÉCRITURE ET SILENCE CHEZ GRÉGOIRE

«Grégoire a d'abord lu, ensuite il a parlé, enfin il a écrit»: c'est ams1 que
1
J. Bemardi résume le parcours littéraire de Grégoire. La première étape est
naturellement celle de sa formation "littéraire", la seconde, celle de sa carrière de
prédicateur, la troisième correspondant à l'activité d'écriture de ses vieux jours. Nous
verrons, en ce qui concerne les deux dernières étapes, que leur distinction
chronologique n'est pas évidente. Encore faut-il savoir ce qu'écrire veut dire, c'est à
dire distinguer l'écriture comme composition et conservation d'un discours oral qui
n'est véritablement actualisé que par l' oratio ou la recitatio et l'écriture proprement
littéraire. En grec ancien, cependant, éloquence et littérature sont deux modalités du
Myoç ("discours"), terme dont le sens a glissé vers l'écrit dans le contexte chrétien
2
d'Écritures conservant la "Parole" du Verbe. Ce qui nous intéressera ici, c'est la
façon dont Grégoire les conçoit toutes deux comme activité sacerdotale, mais aussi
comme pratique ascétique, puis la valeur hautement significative qu'il accorde au
silence dans sa relation à l'un et l'autre de ces modes du Myoç.

La paideia du Nazianzène

La vocation littéraire de Grégoire naiî avec la lecture, les lectures pieuses de ce fils
3
d'évêque. «Je me plaisais aux livres qui plaidaient la cause de Dieu » , nous dit-il de
son enfance. La mention est d'importance, car elle donne pour premier objet de son
instruction et, partant, pour premier éducateur, la paideia chrétienne, la littérature
chrétienne. Elle enracine en particulier son amour de la littérature dans la culture
chrétienne. Ces livres pouvaient bien comprendre, outre les livres saints, toute cette
littérature poétique ou romancée que le christianisme avait déjà produite. Mais
lorsqu'il nous raconte comment, à l'âge de raison, il fut consacré par sa mère au
4
service de Dieu, c'est-à-dire, nous le montrerons, au sacerdoce , il faut entendre par le
5
fait qu'elle «purifia [ses] mains par les Livres divins » , en même temps qu'une
1
Bernardi [Saint Grégoire], p. 337.
2
Paul [Genèse], p. 687-689.
3
P. 2, 1, Il, V. 99.
4
Mais un sacerdoce ascétique. Cf. infra, p. 260-265.
5
P. 2, 1, 1, V. 439.

169
La littérature comme ascèse et sacerdoce

purification rituelle, qu'elle les lui offrit à cette occasion. C'est donc à la source que,
dès l'enfance, Grégoire puisa la culture chrétienne, sa doctrine, son éthique; c'est là
qu'il trouva ses premiers héros, non pas Ulysse, Achille ou Hercule, mais les prophètes
de l'Ancien Testament et les apôtres; c'est là qu'il trouva son pédagogue, le Christ.
Celui-ci, va-t-il jusqu'à dire, était même «ouvertement en relation avec» lui - «son
serviteur »1. Le don des livres saints que lui fait sa mère a par ailleurs une signification
précise : sa consécration au sacerdoce était une consécration au service des Écritures,
qu'il aurait à lire et à commenter ; telles devaient être ses premières lectures. Sa
vocation "monastique" est également toujours liée chez lui à la lecture des Écritures,
sa contemplation inséparable de leur méditation, c'est même pour cela qu'il renonce à
l'érémitisme :
«Puis l'amour des Saintes Écritures me ressaisissait,
Et la nostalgie de la lumière de !'Esprit
dans la contemplation studieuse du Verbe » 2 •
Son idéal philosophique est ainsi celui du scribe tel que défini dans !'Ecclésiastique:
« celui qui applique son âme
et sa méditation à la loi du Très Haut.
Il scrute la sagesse des anciens,
il consacre ses loisirs aux prophéties.
( ... ) il pénètre les détours des paraboles.
Il cherche le sens caché des proverbes. » 3
Ce qui fit de lui un éminent bibliste, c'est à dire aussi un homme profondément pétri de
christianisme. Quoiqu'il n'ait publié qu'une homélie, toute son œuvre en témoigne,
nourrie d'emprunts et de références scripturaires, même lorsqu'elles ne font pas l'objet
d'une exégèse, mais d'un usage typologique. 4 C'est par exemple ainsi qu'il définira son
ambition poétique :
«Voyant tant de gens écrire à notre époque
des mots sans mesure qui coulent avec facilité,
et consacrer beaucoup de leur temps à cette tâche
sans autre profit qu'un vain bavardage
(... ) et réalisant que tout cela est plein de sottises,
du sable des océans ou des essaims de mouches égyptiennes,
cet unique principe, le meilleur de tous,
je leur donne : rejeter toute parole,
répandre seulement celles inspirées par Dieu,
comme ceux qui fuient la tempête à la recherche d'un havre. » 5
Il en va ainsi de son esprit et de toute sa vie : en dehors même de la garde de ses
commandements, c'est à travers les lunettes de la Bible, où il trouve des précédents,
qu'il voit chaque événement. Le souvenir permanent de Dieu, gage de perfection dont
P. Hadot6 a montré que l'idée traverse toute la philosophie antique et qui est associé,
dans la vigilance spirituelle (npooo:xrl), à la méditation des préceptes transmis dans les

1
P. 2, 1, 1, V. 453-465.
2
P. 2, 1, 11, V. 296-298. Cf. par ex : D. 2, 96-98.
3
Si. 39, 1-2.
4
Sur cette familiarité avec les Écritures et le témoignage laudatif de Jérôme qui fait du Nazianzène
son maître en exégèse: P. Gallay [La Bible dans l'œuvre de Grégoire], p. 314-316.
5
P. 2, 1, 39, V. 1-11.
6
Hadot [Exercices],« Philosophie chrétienne», p. 77-79, avec les citations suivantes: Marc Aurèle,
VI, 7; Porphyre, LRttre à Marcella, 12; Diadoque de Photicé, Képhalaia Gnostica, 27, 56, 59 et 97;
Basile, Regulae fusius tractatae. Sur l'intériorisation et la méditation des dogmes philosophiques, qui
fait le véritable sage, du même, [Études], p. 213-215.

170
Parole, écriture et silence chez Grégoire

ouvrages du maître, c'est chez lui cette présence vivante des Écritures, mémorisées à
force de lectures. 1 Il pratique lui-même cette recommandation qu'après les avoir
avertis de ne pas se mêler de théologie sans qualifications, il adresse à ses ouailles de
Constantinople :
«Et je ne dis point qu'il ne faut absolument pas se souvenir de Dieu; ( ...)Nous devons, en
effet, rappeler Dieu à notre pensée plus souvent que nous respirons ; et, si l'on peut dire, nous
ne devons rien faire d'autre que cela. Je suis de ceux qui approuvent la parole qui
recommande de s'y exercer jour et nuit, de le raconter soir et matin, de bénir le Seigneur à
tout moment, et, pour employer l'expression de Moïse, en se reposant sur sa couche, en se
2
levant, en voyageant, en faisant n'importe quelle autre chose. »
3
Ainsi, il exprime les mêmes conceptions que W. Jaeger a décrites chez son ami et
cadet Grégoire de Nysse en ce qui concerne la place de la Bible dans la paideia
chrétienne : « Comme la Paideia grecque consistait dans l'ensemble de la littérature
grecque, ainsi la Paideia chrétienne est la Bible. (... ) La formation de l'homme
chrétien, sa morphôsis, est le résultat de son incessante étude de la Bible. » Il illustre
par ailleurs et met en avant cette conformation de sa personne à cet idéal du parfait
nE:rtmôiouµÉvoç chrétien, l'assimilation, au sens le plus littéral, de la culture divine
contenue dans les Écritures : une assimilation qui, on va le voir, recouvre celle de
!'Esprit à sa personne, et contribue à sa divinisation, à sa sanctification.

L'on sait depuis Platon qu'une fois écrit, privé de son "père" «tout logos roule
dans toutes les directions, aussi bien vers ceux qui s'y connaissent que vers ceux dont
ce n'est pas l'affaire»; que, muet comme une peinture, il peut voir son sens trahi par
4
le lecteur • Il en va de même pour le Logos divin, en particulier des paroles de
révélation du Christ, mort en tant qu 'homme et remonté en sa propre gloire en tant
que Verbe. Il a besoin d'un interprète digne de Lui, de sa pureté divine, comme
Grégoire le dit en parlant de soi :
« qui (... ) se consacrait aux livres que !'Esprit a gravés, par la langue d'hommes exempts de
souillures 5, - à l'intérieur des caractères précieux brille la grâce de !'Esprit et se cache une
6
utilité qui ne se manifeste qu'aux humains purifiés. »
7
Ce passage nous dit encore autre chose: de même que Platon attribuait à l'inspiration
divine le talent du rhapsode compétent, bon interprète du divin Homère qui en ressaisit
l'esprit dans le texte, de même, Grégoire attribue à !'Esprit Saint celle du bon exégète.
Ainsi introduit-il ses poèmes théologiques par cette invocation:
« Que le ciel entende et que la terre reçoive mes paroles !
Esprit de Dieu, éveille (Èydpmç) 8 mon esprit et ma langue
pour en faire une sonore trompette de vérité, que tous ceux
1
Bernardi [La prédication], p. 408, dit ainsi des Pères cappadociens: « L'Écriture leur était assez
familière pour devenir la loi de leur pensée et de leur imagination. Lue et relue, apprise, méditée,
priée, la parole de Dieu est devenue la substance de leur propre parole. »
2
D. 27, 4, 1-10.
3
Jaeger [paideia], p. 92.
4
Phèdre, 275 d. Cf. Cavallo et Chartier [Histoire de la lecture], p. 12.
5
2 P. 20-21 et Tm. 3, 16; 2 S. 23, 2 et Sg. 1, 4-5.
6
P. 2, 1, 1, v. 276-278. Cf. P. 2, 1, 12, v. 608-609, où il dit du moine: «À celui-ci, !'Esprit a montré
les profondeurs des Écritures/ lui ayant révélé ce qui est scellé à l'esprit du commun»; P. 1, 1, 1,
v. 8-10 et 35 s., où il invite les impurs, ceux que !'Esprit n'a pas« marqués», à se tenir à l'écart de
ses révélations.
7
Platon, Ion, 356 d.
8
Le verbe grec ÈyElpw, s'emploie entre autre pour les instruments de musique: par ex. Pindare,
Néméennes, 10, 21.

171
La littérature comme ascèse et sacerdoce
1
qui sont mêlés à la pleine divinité se réjouissent en leur cœur. »
Avec cette différence qu'ici l'auteur est lui-même Dieu, en tant qu'Esprit, et que c'est
le "père" des Écritures en personne qui en inspire la bonne lecture. C'est l'Esprit saint
qui garantit la divinité des Évangiles, car il les a inspirés aux Apôtres, c'est encore lui
qui se révèle aujourd'hui à ceux qui, comme eux, sont assez purs pour le recevoir :
«qu'il soit connu et dévoilé aussi bien par les hommes d'autrefois que par ceux du passé,
c'est un point déjà démontré par beaucoup de ceux qui ont donné des explications à ce sujet,
eux qui ont pratiqué les divines Écritures sans être nonchalants ni superficiels, mais en
entrouvrant la lettre et en se penchant pour regarder à l'intérieur ; ils ont mérité de voir la
beauté qui y était cachée et ils ont été éclairés par la lumière de la science. »2
Le bon lecteur des Évangiles est donc celui qui partage la pureté de vie des
évangélistes. Mais il y a plus: l'exégèse est elle-même ascèse, «contemplation
studieuse du Verbe», comme on vient de le lire. Le Nazianzène s'inscrit ainsi dans la
tradition d'Origène, pour qui, comme le dit A Le Boulluec, «le travail acharné de
l'herméneute finit par assimiler sa compréhension à l'inspiration même des Écritures;
c'est pour lui la plus haute, et sans doute la seule, expérience mystique. »3 Il partage
avec son ami Grégoire de Nysse la conviction que « L'Écriture ( ... ) est dans son
ensemble inspirée par l'Esprit Saint. (... ) Celui-là seul est un vrai interprète du texte
sacré qui possède l'Esprit, c'est à dire que seul l'Esprit Saint est capable de se
comprendre lui-même. »4 Et cela ne concerne pas seulement la théologie, mais tout le
contenu de la Bible, et toute la philosophie chrétienne. On songe encore ici au scribe
del' Ecclésiastique, dont il est dit :
« Si telle est la volonté du Seigneur grand,
il sera remplit de !'Esprit d'intelligence
( ... )Il acquerra la droiture du jugement et de la connaissance,
il méditera ses mystères cachés. ,, 5

Cependant, si Grégoire concevait l'exégèse en ces termes d'inspiration divine, il


n'empruntait pas moins, comme Origène ou, par exemple, son contemporain Marius
Victorinus, ses méthodes exégétiques aux écoles profanes. Mais ce n'était jamais
qu'un emprunt parmi d'autres à l'hellénisme, à la paideia grecque, à laquelle il est le
plus ouvert des Pères cappadociens6 • Là où on pourrait s'attendre à ce qu'il masque
l'intérêt qu'il lui portait, en tant que culture paienne, il en revendique au contraire
hautement l'utilité, comme on le voit par exemple dans l'éloge de Basile:
«Je pense que tous les hommes de bon sens sont d'accord pour reconnaître que l'éducation
(:n:atlîrnmv) est le premier des biens qui sont à notre disposition. Il ne s'agit pas seulement
de cette éducation pleine de noblesse qui est la nôtre, et qui dédaigne élégance et recherche
de langage pour ne s'attacher qu'au salut et à la beauté des idées. Cela concerne aussi
l'éducation du dehors, que la majorité des chrétiens rejette avec dégoût, la jugeant insidieuse,
dangereuse, et propre à nous écarter de Dieu, ce qui constitue une erreur de jugement. ( ... )
Nous avons accepté tout ce qui dans ce domaine concerne !'analyse et la spéculation
(i:ô µÈv H;ctacrtLKOV i:c Ka\. lJH.OplJ1:LKÛv), mais nous avons rejeté avec dégoût tout ce
qui conduit aux démons, à l'erreur et au gouffre de perdition. ( ... ) c'est un profit religieux

1
P. 1, 1, 1, v. 21-24: Deut. 32, 1 et ls. 1. 2.
2
D. 31, 21, 3-8.
3
Le Boulluec [Hellénisme et christianisme], p. 940. Cf. Origène, Homélies sur le Cantique., 1, 7;
Hadot [Études], p. 32-33.
4
Jaeger [paideia], p. 93.
5
Si., 39, 6-7.
6
Puech [Littérature grecque chrétienne], p. 338-339; Pelikan [Christianity], p. 17-20; Konstan [How
to Praise], p. 167.

172
Parole, écriture et silence chez Grégoire

que nous avons retiré, en discernant le bien à partir du mal et en ayant transformé leur
faiblesses en force pour notre doctrine. Ainsi donc, on ne doit pas rejeter !'éducation pour le
motif que telle est l'idée de certains : on doit au contraire présumer que ce sont des gens
frustes et incultes que ceux qui professent une telle opinion, gens qui voudraient que tout le
monde fût comme eux( ... ) pour éviter à leur inculture d'être démasquée. »1
En effet, c'est la religion païenne seule qu'il rejette, représentatif en cela de cette
seconde étape de l'assimilation de la paideia grecque que W. Jaeger2 associe justement
aux Pères cappadociens: celle qui, du champ philosophique3 , s'étend à l'ensemble de
l'hellénisme pour donner naissance à une culture nouvelle, un hellénisme christianisé.
Comme le montre cet auteur, c'est en particulier dans le domaine littéraire que le
4
Nazianzène, agent majeur de cette synthèse culturelle , accomplira cette assimilation:
«Ses homélies sont remplies d'allusions classiques. Il possède pleinement Homère,
Hésiode, les poètes tragiques, Pindare, Aristophane, les orateurs attiques, les auteurs
alexandrins récents, mais aussi Plutarque, Lucien et les écrivains de la seconde
sophistique qui sont les modèles directs de son style. » 5 Quant aux philosophes paiens,
quoique les considérants comme inférieurs, il s'y réfère souvent avec éloges aussi bien
sur le plan éthique que dans le domaine théologique6 ; il s'en inspire plus souvent
encore sans le dire, notre travail en fournit maints exemples.
Certes, dans le cadre de la polémique anti-paienne des Invectives contre Julien, il
dénigre les philosophes grecs sans nuances et avec une mauvaise foi certaine ; mais
c'est le fait d'une menace qui s'est avérée sans lendemain sur un christianisme
triomphant. Pour autant, il faut remarquer que - même s'il n'est pas le plus prudent en
la matière - la plupart de ses emprunts à la culture paienne, en particulier dans la
prédication, sont inavoués. Cela montre bien avec quelle méfiance ces emprunts
pouvaient être reçus par bon nombre de chrétiens, surtout dans un Orient marqué par
la Didascalie des Apôtres, et après l'épisode de tentative de restauration politique du
paganisme par Julien. C'est pourquoi, il lui arrive même - comme on l'a vu pour
Jérôme, et comme on le verra pour Basile7 - de revendiquer le rejet pur et simple des
lettres paiennes :
«C'est avec la littérature divine que je façonnais mon esprit sans souillure (ayvov)
m'imprégnant de !'Esprit Saint qui y est inscrit,
après avoir recraché l'âcre saumure de ces livres-là,
dont la beauté brille du fard de couleurs mensongères. » 8

1
D. 43, li, 1-29. Boulenger [Discours funèbres], p. 81, traduit le grec de notre parenthèse: «nous
prenons là tout ce qui peut conduire à l'étude et à la contemplation ».
2
Jaeger [paideia], p. 77-83. Basile, dans Aux jeunes gens, II, 25 s., est très représentatif de cette
position. Mais elle s'entoure chez lui d'un luxe de précautions encore plus grand, mettant à l'index,
par omission, une large part de la littérature grecque dont il s'inspire pourtant, et condamnant chez la
plupart des poètes l'impiété et l'immoralité des mythes qu'ils véhiculent. Boulenger [Discours
funèbres] p. 28-29, signale par ex., que Basile ne mentionne pas Plutarque lorsqu'il s'en inspire.
3
Sur ce point précis, Hadot [Exercices], «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne»,
p. 3-5.
4
Kennedy [Greek Rhetoric], p. 215. Cf. Puech [Littérature grecque], p. 338-339; Pelikan
Christianity], p. 7-8.
5
Jaeger [paideia], p. 80.
6
Quelques exemples: D. 28, 4 (Platon, Tirnée 28 c.) et 16 (id., Lois, X); D. 4, 102 (Pythagore);
Lettres, XXXII, 7-8 (les Stoïciens, Épictète, Socrate).
7
Cf., resp.: supra, p. 166-168 et infra, p. 285, 288-289.
8
P. 2, 1, 34, V. 157-160. Cf. P. 2, 1, 39, V. 8-11.

173
La littérature comme ascèse et sacerdoce

On notera cependant que ce "rejet" en suppose déjà la connaissance, dont il tire profit,
et signifie qu'il se consacre maintenant à une littérature supérieure, non plus humaine,
mais divine. En défmitive, comme H.-1. Marrou 1 le dit des Pères, c'est «en tant
qu'idéal indépendant, rival de la révélation chrétienne» que la culture classique,
lorsqu'elle l'est, est condamnée par le Nazianzène. Mais nous ne suivrons pas
l'historien lorsqu'il affirme que, sur ce point, «même les plus cultivés parmi les Pères
de l'Église, les plus fidèles héritiers de la pensée et de l'art classiques (... ) s'accordent
avec la réaction des simples et des ignorants». Il nous semble au contraire qu'il y a un
fossé entre le rejet conditionnel relatif, et affecté, de la part des plus instruits, seuls à
même de - et intéressés à - faire la part des choses, et celui, radical, qu'exprimait la
Didascalie Apostolique, plus conforme à la vision populaire, ainsi qu'au "primat des
simples" associé au premier monachisme.2
Si l'on veut maintenant défmir précisément la place qu'il accorde à la paideia
profane dont ce patrimoine grec fournit la matière et surtout les modèles littéraires ou
philosophiques, il semble qu'elle soit pour lui, comme l'avait théorisé Clément
d' Alexandrie3 , une paideia humaine, étape préalable à la paideia chrétienne, la
véritable paideia, divine ; bref, une propédeutique incontournable de ce que ce dernier
appelait le parfait gnostique. Cela valait en particulier pour la philosophie, le Logos,
Pédagogue divin, ayant déjà été à l'œuvre chez les philosophes grecs, si bien que leur
étude est indiquée par l'économie de la révélation comme préparation à la vraie
philosophie, révélée par le Christ: philosophie dont Clément dit qu'elle «nous
enseigne à nous conduire de façon à ressembler à Dieu et à accepter le plan divin
comme principe directeur de toute notre éducation. »4 On a d'ailleurs remarqué que le
schéma de vie idéal des Pères cappadociens retient du modèle de Moïse son instruction
dans les sciences égyptiennes (et chaldéennes) - la civilisation égyptienne étant pour le
peuple juif l'équivalent de l'hellénisme pour les chrétiens - comme partie intégrante
d'une vie tout entière au service de Dieu. 5 C'est ce genre de conception qu'illustre
parfaitement la façon dont le Nazianzène annonce la fin du séjour que Basile et lui-
même avaient fait à Athènes, « patrie de l'éloquence » dont ils avaient fréquenté les
écoles rhétoriques et philosophiques, retour qui devait leur permettre de s'engager
dans la pratique de la philosophie chrétienne :
« la cargaison de savoir (n:mÔEÛoHùÇ) était complète, au moins dans la mesure qui est
accessible à la nature humaine( ... ) Ce qu'il nous fallait désormais c'était le retour, la vie plus
parfaite, la réalisation de nos espérances et des projets dont nous avions convenu. »6
De même dans les lettres versifiées qu'il rédigea pour son neveu Nicobule afin que son
père l'autorise à partir étudier la rhétorique, il fait de l'étude des sciences profanes le
préalable à celle des Écritures. 7

1
Marron [Histoire de l'éducation], t. II, p.134-138.
2
Sur cette question, voir supra, p. 165-167.
3
Clément d'Alexandrie, Stromates, l, 20. En particulier pour la philosophie, le Verbe ayant déjà été à
l' œuvre chez les philosophes grecs, si bien que leur étude est indiquée comme propédeutique. Mais
aussi pour les poètes inspirés Homère et Hésiode, dont il met les récits en parallèle avec la Bible.
4
Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 11, 52, 3, in Hadot [Exercices], «Exercices spirituels antiques
et philosophie chrétienne», p. 3-4. Sur la question, voir Daniélou [Message évangélique], p. 41-72.
5
Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, 360 A-B, p. 90-91 ; De vita Gregorii Thaumaturgi, 9 et 15-19;
Basile, Homélies sur l'Hexaéméron, 40 a, p. 89; Aux jeunes gens, II, 25 s.; Hari [Le déchiffrement
du sens], p. 301-306; Rubenson [Philosophy], p. 125-126.
6
D. 43, 24, 1-5.
7
P. 2, 2, 4 (trad. ital. I. Costa, in Crimi [Poesie/2], p. 253-254).

174
Parole. écriture et silence chez Grégoire

L'attitude du Nazianzène envers l'hellénisme est bien résumée par ce qu'il dit de
son père, ancien membre de la secte judéo-païenne des hypsistariens :
« il était autrefois un olivier sauvage, vivant sous les idoles ; mais greffé sur le tronc du bel
olivier, il puisa tant à sa noble racine qu'il finit par cacher des arbres et rassasier les foules de
son fruit miellé. » 1
L'image de la greffe, empruntée à Rom. 11, 16-24, qui invite les paiens convertis à ne
pas s'enorgueillir aux dépends des judéo-chrétiens - et utilisée déjà en ce sens par
Clément d'Alexandrie -, dit bien que Grégoire applique à l'hellénisme le schéma
synthétique d'intégration-subordination qui caractérise sa pensée: expurgé du
paganisme, il contribue à la fructuosité spirituelle du christianisme dont l'esprit, plus
fondamentalement, le nourrit. Pour autant, il importe de souligner, comme il le fait lui-
même2, que pour lui, de même que pour Basile ou Grégoire de Nysse, les études
profanes n'intervenaient qu'après une première éducation, celle de l'enfance, dans une
faruille chrétienne, et, pour ce qui le concerne, particulièrement illustre en piété. Un
père évêque, une mère chrétienne de seconde génération, une éducation d'emblée
tournée vers la lecture des livres saints et le service de Dieu, c'étaient là des titres
suffisants pour qu'il soit relativement à l'aise dans son admiration et sa revendication
de l'hellénisme. On est là dans une tout autre situation que celle de la conversion qui
vallut pour Grégoire l'Ancien.

Le don du Aoyoç : un sacerdoce littéraire

La vocation littéraire de Grégoire, si elle fut celle d'un orateur avant que d'être
celle d'un écrivain, n'en est pas moins motivée globalement par une même ambition:
une défense et illustration de la culture chrétienne destinée à faire pièce à la tradition
paienne dont le patrimoine reste encore la base de l'enseignement rhétorique et
constitue l'essentiel de la littérature du temps.
Elle prend d'abord la forme d'une vocation oratoire qui le conduit à se lancer dans
le cursus de la rhétorique avec l'intention d'en mettre la culture profane au service de
la Parole en concurrençant les rhéteurs païens sur leur propre terrain :
« Le duvet ne couvrait pas encore mes joues que déjà l'amour des discours
me brûlait. Des discours bâtards
j'aspirais à faire les serviteurs des légitimes,
afin qu'ils n'aient pas à se vanter, ceux qui n'ont rien appris
que belles paroles vaines et creuses,
faites de sonores effets de gorge,
et que je ne me laisse pas prendre aux lacets des sophismes. »3
Grégoire distingue ici l'aspect technique de la tradition oratoire de la culture paienne
qu'elle véhicule et à laquelle il entend substituer la foi chrétienne; c'est à dire qu'il
entend faire des Écritures et plus généralement de la littérature chrétienne le corpus de
référence et la substance de ses discours. Ce n'est pas dire qu'il rejette l'art de la
composition et du beau style, ni les méthodes de raisonnement qui lui permettront de
1
P. 2, 1, 1, v. 125-127. Trad. Bénin, p. 369. Cf. Clément d'Alexandrie, Stromates, VI, 1, 2, 1-4 et
VII, 18, 111, 1-2.
2
P. 2, 1, 11, V. 219-220.
3
Ibid., V. 112-120.

175
La littérature comme ascèse et sacerdoce

souterur la dispute avec les maîtres paiens dont il entend contester l'hégémonie alors
encore presque intacte dans les écoles - la dialectique, c'est à dire l'art de la
controverse, sous forme de joute oratoire ou de dialogue fictif, faisant partie intégrante
de la rhétorique. Grégoire passera ainsi huit années dans les écoles d'Athènes, une
durée supérieure à la norme qui le qualifiait pour occuper une chaire de rhétorique.
Telle semble être avoir été son ambition première et si, après avoir vu la promesse qui
lui avait été faite en ce sens à Athènes tourner court, il renonça et rentra au pays, ce
fut sur les instances de son père. À son retour, il enseigna d'ailleurs quelques temps la
rhétorique, avant d'abandonner définitivement cette carrière profane. 1
Certains passages semblent exprimer un abandon de cette vocation au profit de
l'ascèse comme sacrifice pour le Christ. Ainsi dans le Discours 2, où Grégoire justifie
sa fuite du sacerdoce :
"J'ai tout donné SllllS hésiter i\ celui qui m'avait reçu en pa.rta.ge et qui m'avait sauvé'. biens,
renommée, santé et jusqu'à œue parole dont je n'ai tiré qu'un seul avantage, celui de oouvoir
la mépriser et d'avoir quelque chose à faire passer après le Christ. Les arrêts de Dieu ont été
pour moi doux comme le miel, j'ai appelé l'intelligence et j'ai donné ma voix à la sagesse. »2
De même dans la liste de ses renoncements monastiques du Sur ses épreuves :
« Mon seul amour était la gloire des lettres, celles amassées
par l'Orient et J'Occident3, et par Athènes, honneur de !'Hellade.
Pour elles, je peinai et beaucoup et longtemps, mais même elles,
je les fis se prosterner à terre devaut le Christ,
et céder à la Parole du Dieu puissaut, elle gui recouvre certes
tout le discours flexible et divers de J' esprit humain. »4
Dans les Invectives contre Julien, où le grief majeur contre celui-ci est l'exclusion des
5
chrétiens de l'enseignement , le Nazianzène va jusqu'à dire:
«il a cru que nous ne nous rendions pas compte de ce qu'il faisait, lui qui avait l'intention de
nous priver d'un bien gui n'est pas primordial pour nous gui allons jusqu'au mépris Je plus
profond à l'égard de cette parole. » 6
Mais ce que Grégoire a méprisé et sacrifié n'est en fait que la carrière profane et ses
ambitions humaines et il s'agit d'un choix de vie tout personnel. Cela n'implique pas
de sa part, loin de là, condamnation du métier de rhéteur et, pour n'être pas
primordiale, l'éloquence n'en est pas moins utile au service de la foi - c'est un
"préférable" : il la fait passer après le Christ, il la fait se prosterner devant lui, mais
comme un esclave ou un vassal à son service. Ainsi, le sacrifice de la parole désigne
également l'office des µcip-rupaç, des témoins de Dieu qui mettent leur éloquence à
son service ; non plus un sacrifice au sens négatif du renoncement et de l'abstention,

1
Gallay [La vie], p. 35-67; Bemardi [Saint Grégoire], p. 110-119. Cf. infra, p. 281-282.
2
D. 2, 77, 10-15, p. 191-193.
3
Bemardi [Saint Grégoire], p. 252 et n. 33, conclut de cette mention de la littérature latine que Je
Naziauzène, contrairement à ce que pourrait faire croire la Lettre CLXXIII, n'ignorait pas le latin : il
voudrait dire seulement qu'il ne le maîtrisait pas parfaitement. Wyss [Gregor von Naziauz], p. 205-
210, montre ainsi que sa poésie s'inspire souvent d'Horace. Mais il pouvait s'appuyer sur des
traductions et ses échanges oraux ou épistolaires avec les Occidentaux pouvaient se faire en grec,
laugue que les élites romaines cultivaient. Il est cependaut fort probable qu'il comprenait et mauiait
passablement ce qui était la laugue oftïcielle de l'Empire. Il n'ignorait pas, semble-t-il, les raisons
linguistiques des malentendus théologiques entre Occidentaux et Orientaux (cf. D. 21, 35; voir infra
p. 385), et nous verrons (infra, p. 299-300) que sa position trinitaire du second discours fait fonds sur
le texte latin de Rimini.
4
P. 2, 1, 1, V. 96-101.
5
Par la loi scolaire du 17 juin 362 (Cod. Th. XIII, 3, 5).
6
D. 4, 5, 6-9, p. 93.

176
Parole, écriture et silence chez Grégoire

mais au contraire comme offrande et consécration. C'est pour avoir ignoré ce second
point que Julien a cru pouvoir compter sur la passivité des chrétiens face à son
initiative :
«[Julien] redoutait de voir confondre son impiété, comme si la force de la réfutation tenait à
!'élégance du style et n'était pas fondée sur la connaissance de la vérité et sur le
raisonnement, ce dont il n'est pas plus facile de nous priver que de nous empêcher de
confesser Dieu tant que nous avons une langue; car, entre autres biens dont nous faisons le
sacrifice !lwoupyouµEv ), nous faisons celui de la parole comme nous faisons celui de notre
vie chaque fois qu'il faut l'engager dans la lutte pour la vérité.( ... )
Ce n'était pas la conduite d'un homme confiant dans les droits de sa religion non plus que
dans sa parole même que de nous ôter la parole. Il a agi comme un homme qui croirait être le
plus fort des athlètes et qui prétendrait qu'on le proclamât vainqueur contre tous après avoir
interdit à tout homme vaillant de lutter contre lui et de descendre dans le stade, ou bien après
avoir amputé cet homme d'un de ses membres. Il y a là une preuve de lâcheté plus que de
force. » 1
J. Bemardi2 commente cette réaction virulente des Invectives contre Julien en des
termes que cette accusation de déloyauté accrédite particulièrement : « Réaction
personnelle d'homme qui se sent visé dans la mesure où il s'était préparé à enseigner,
où il avait même esquissé un début de carrière enseignante à son retour en Cappadoce
à la fin de ses études. La colère de Grégoire apparaît aussi, dans une certaine mesure,
comme l'expression d'un milieu: celui que constituaient étudiants ou anciens
étudiants, appelés, du fait même de leurs études, à diriger la société où les divers plans
civils et religieux étaient liés, sinon imbriqués. Par la plume de Grégoire, c'est
l'intelligentsia chrétienne qui proteste contre ce qu'elle considère comme une violation
de ses droits fondamentaux. Dans une société où la rhétorique paraît, à tort ou à
raison, comme la clé de tout, et où les chrétiens avaient commencé à s'en faire un
levier, les exclure de son enseignement, c'était les spolier injustement. Et Grégoire
protestera que jamais les chrétiens n'avaient, du temps de leur prospérité, nié les droits
3
des membres des classes dirigeantes quand ils étaient païens • » Et, en effet, Grégoire
s'inscrit ici dans une conception de l'imperium que partageaient les élites païennes :
celle d'un imperium nécessaire, mais qui doit être limité par la loi pour ne pas devenir
4
tyrannie et doit donc respecter les droits attachés au statut de citoyen, la libertas.
5
Dans le contexte de polémique anti-païenne de ces Invectives , Grégoire, qui
exprime ailleurs son admiration pour les lettres helléniques et fait montre ici même de
sophistication rhétorique, semble également réduire l'apport des écoles à une
recherche purement stylistique qui n'est qu'accessoire et à laquelle il oppose
implicitement la simplicité évangélique, comme si, ainsi qu'il l'a dit ailleurs, elles
n'enseignaient pas également l'art du raisonnement et de l'argumentation. Mais cette
incohérence n'est dans son esprit qu'une façon de souligner l'erreur de jugement de
Julien : que son espoir de vaincre le christianisme par de tels moyens était condamné
d'avance, alors même qu'il avait au fond de lui conscience de la faiblesse de
l'hellénisme traditionnel face à une culture chrétienne supérieure qu'il entendait
lâchement exclure de la compétition publique. S'il arrive à Grégoire d'admettre une

1
D. 4, 5, 9-6, 7. On se souviendra (Hari [Origène], p. 326-330) qu'Origène insistait sur le devoir de
prédication et de témoignage des chrétiens.
2
Bernardi [SC 309], p. 16-17.
3
D. 4, 98.
4
Grimal [L'Empire romain], p. 8-9.
5
Contre les philosophes de l'hellénisme: D. 4, 43-44.

177
La littérature comme ascèse et sacerdoce

prédication « à ras de terre et rustique »1, c'est pour souligner que c'est la
transmission du contenu doctrinal qui lui importe et se laver du reproche d'imiter les
sophistes. 2 Mais c'est aussi à défaut de mieux: pour lui, la simplicité oratoire du
prédicateur est cependant indigne de la parole divine lorsqu'elle signifie la grossièreté
"terre à terre" 3 du littéralisme et la lourdeur de l'expression. La simplicité qu'il appelle
de ses vœux chez le prédicateur signifie avant tout la subordination des moyens
argumentatifs et stylistiques à l'illumination recherchée chez l'auditoire, par opposition
à l'art pour l'art de qui chercherait à faire admirer sa virtuosité. 4 Lorsque, aux critiques
envers le caractère savant de sa prédication théologique de Constantinople, il répond :
«Aurais-je dû avoir l'audace de fuir les raisonnements et d'appeler foi le mutisme (dAoyla),
dont je me serais contenté, moi, en ma qualité de pêcheur, vous le savez bien car c'est pour
beaucoup une excuse facile de leur ignorance; mais cela, c'était à la condition d'avoir, en
guise de paroles, la puissance de faire des miracles »5,
ce propos n'est pas, comme l'a cru S. Rubenson6 , l'aveu d'un pis-aller et la
reconnaissance du primat des simples. Le Nazianzène, qui revendique à propos de
cette même prédication les charismes de !'Esprit, indique au contraire que, comme
«pêcheur d'hommes » 7 -, il fit des miracles grâce au charisme de sa parole. C'est à la
jalousie de ses confrères envers son éloquence - «car, dit-il, la rusticité ne supporte
pas la culture» - qu'il attribuera d'ailleurs son éviction du siège épiscopal de
Constantinople et de la présidence du concile :
« comme ils ne connaissaient pas l'art du discours,
ils fermèrent la bouche des plus éloquents qu'eux ... » 8
Il faut encore ajouter que les discours des rhéteurs sur leur chaire professorale ou des
prédicateurs sur leur chaire ecclésiastique étaient des distractions fort courues, et que
le goût du temps était à une éloquence sophistiquée. On ne pouvait donc agir sur le
public sans l'éblouir de discours "divins". S'il croit pratiquer la simplicité évangélique
des pêcheurs de Galilée, Grégoire ne fait que suivre les modèles oratoires en vogue à
son époque : une éloquence de proximité, sans hauteur à l'égard de la foule, cultivant
un ton familier et direct et faisant grand usage d'images ou de lieux communs
accessibles à tous, mais en même temps recherchée et pleine d'érudition. 9
En fait, la vivacité de la réaction du Nazianzène contre Julien montre à quel point il
était conscient de l'importance de l'enseignement public comme vecteur de
christianisation des élites. Et il revendique le droit d'user, non seulement de la langue
hellène, mais aussi d'un hellénisme qu'il distingue et entend expurger de tout
paganisme et dont il retourne contre Julien tout ce qui s'accorde au christianisme:
« cette parole qui est le bien commun de tous les êtres doués de raison, il !'a refusée aux
chrétiens sous prétexte qu'elle était son bien propre. (... ) Tout d'abord, il avait
malhonnêtement changé le sens de ce mot pour l'appliquer aux croyances, comme si le parler

1
P. 2, 1, 12, v. 288-305.
2
Moreschini [Letteratura], p. 223-224. Cf. infra, p. 381-382.
3
D. 29, 18, 25-26; D. 38, 6.
4
Comme le dit Mossay !La mort], p. 292, chez lui : « la rhétorique est destinée à agir autant et plus
qu'à éblouir » - si tant est, ajouterons nous, que !'un puisse aller sans !'autre.
5
D. 36, 4, 8-13. Cf. P. 2, 1, 11, V. 716-727.
6
Rubenson [Philosophy], p. 11, n. 4.
7
D. 37, 1(Cf.Matth.4, 18-22 ;Mc. 1, 16-18; Le. 5, 1-11-LeChristdonnantcerôleaux Apôtres, là
où Grégoire !'applique au Christ).
8
P. 2, 1, 12, resp.: v. 136 s. et v. 349-350. Cf. P. 2, 1, 34, v. 190-202, cités infra, p. 200-201.
9
Sur ces caractéristiques de son art oratoire, voir infra, p. 191, 222-223, 231-232, 380-382.

178
Parole, écriture et silence chez Grégoire
1
grec était affaire de religion et non de langue » ; «C'est à nous, dit-il, qu'appartiennent la
parole ainsi que l'hellénisme, dont le respect des dieux fait partie. A vous la déraison et la
rusticité: toute votre sagesse se borne à dire: crois. Je n'ai pas l'impression que ceux qui
parmi vous professent la doctrine de Pythagore trouveraient là matière à rire, eux qui
considèrent la formule Le maître l'a dit comme le premier et le plus important des
dogmes. » 2
Aussi n'y a-t-il pas contradiction si Grégoire revendique alors sa vocation d'orateur et
ses études rhétoriques, mais l'on vérifie ici encore l'instrumentation des choses de ce
monde, leur subordination au service de Dieu. Car il les subordonne à la foi et à la
Parole de Dieu et les consacre à leur service :
« Mais je me vois obligé de parler encore de la parole (. .. ), je dois essayer de la défendre de
toutes mes forces. Malgré tous les graves sujets de plainte qui font qu'il est légitime de
détester le personnage, il n'en est pas qui montre son crime mieux que celui-ci. Je souhaite
que quiconque prend plaisir à la parole et y a trouvé sa vocation - je ne nierai pas que je suis
un des leurs - prenne part à mon indignation. J'ai abandonné à qui en voudra tout le reste:
richesse, noblesse, gloire, puissance, tout ce qui fait partie des errements d'ici-bas et de
plaisirs vains comme des songes. À la parole seule je suis attaché, et je ne me plains pas des
peines que j'ai supportées sur terre et sur mer pour la posséder. Je voudrais en tout cas que
moi-même et quiconque est mon ami, nous possédions la force de la parole. C'est le bien que
j'ai embrassé et que j'embrasse le premier après celui qui est le premier de tous, je veux dire
3
après les choses de Dieu et l'espérance de ce qui échappe à notre vue. »
De la haute estime en laquelle il tenait d'ailleurs l'éloquence en elle-même témoigne de
façon plus éclatante encore le poème d'éloge qu'il lui a consacré à l'intention de son
neveu Nicobule :
«Et quelqu'un qui du tumulte des batailles et de la sauvage tempête de la mer
réchappa maintes fois, car Dieu lui était favorable,
a été sauvé par elle, trésor chéri par-dessus tout,
où il trouvait plus de délices que d'autres dans bien des choses précieuses.
Car l'éloquence rend un homme respectable parmi les mortels.
4
Prend pour exemple Ulysse ... »
Enfin, il faut ajouter à ce dossier la lettre d'admonestations qu'il adressa à Grégoire
de Nysse, le frère de son ami Basile, lorsque celui-ci déserta ses fonctions de lecteur
dans l'Église de Césarée pour entamer une carrière de rhéteur :
« pourquoi ne pas entendre de nous en toute franchise ce que chacun, tout bas, murmure ? On
ne loue point ta gloire sans gloire, - pour employer une de vos expressions, - ni
l'abaissement qui, peu à peu, te porte à ce qui est moins bon, ni ton amour des honneurs, le
pire des démons, selon Euripide [Phéniciennes, v. 531-532). Que t'est-il arrivé, à toi, un
sage ? Quelle opinion as-tu de toi-même ? Tu as rejeté les livres saints et délicieux que
naguère tu lisais au peuple (ne rougis pas en entendant cela), ou bien tu les as abandonnés à
la fumée, comme les gouvernails et les hoyaux pendant l'hiver [cf. Hésiode, Travaux, et
5
jours, v. 629] ; tu as pris en mains ceux qui sont âcres et mauvais, et tu as préféré le nom de
rhéteur à celui de chrétien. (... ) Ne va pas me tenir des propos artificieux de rhéteur en
disant: Mais quoi! N'étais-je pas chrétien en étant rhéteur? N'étais-je pas croyant en

1
D. 4, 4, 8-5, 3.
2
Ibid., 102, 1-6 (la réplique se développe ensuite jusqu'au paragraphe 109). Cf. Bernardi [SC 309], p.
251, n. 5: «Mais en même temps je tenais, cela va de soi, grand compte du mot: "Le Maître l'a dit",
écrivait Julien, Lettre 89 a, 452 b, à propos de Maxime d'Ephèse. Cf. Contre Celse, I, 7. »
3
D. 4, 100, 7-15, p. 249. Notons que si Grégoire voulait en fait parler exclusivement de «cette
sublime parole que de nos jours tout le monde cultive » - le discours chrétien ou les Écritures - (D. 2,
35, 2-3), il ne l'opposerait pas aux choses de Dieu
4
P. 2, 2, 5, v.203-208.
5
Dans la lettre CCXXXV, à Adamantios, c'est le sort qu'il se vantera d'avoir réservé aux livres
profanes que celui-ci, désirant se mettre à la sophistique, pour devenir avocat, lui demandait en prêt.

179
La littérature comme ascèse et sacerdoce

m'agitant au milieu des jeunes gens?( ... ) Tu ne l'étais pas, admirable ami; ou tu ne l'étais
pas autant qu'il faut - disons cela pour te faire une concession. À quoi bon choquer par ta
conduite des gens qui ne sont que trop prêt, par eux-mêmes, à voir le mal? Pourquoi leur
donner lieu de soupçonner et de dire de toi ce qu'il y a de moins bon? Admettons que ce soit
faux. Mais quelle nécessité d'agir ainsi ? On vit non seulement pour soi, mais aussi pour le
prochain ; et point ne suffit de te persuader toi-même si tu ne persuades aussi les autres. »1
Cette lettre, à première vue, semble remettre en cause nos thèses. Pourtant, le fond de
la pensée de notre Grégoire n'est pas du côté des propos polémiques de circonstance
qui opposent le christianisme et la carrière rhétorique et désignent les livres du
paganisme comme corrupteurs. Ces mots reflètent plutôt ce qui pouvait se dire à
propos de l'affaire, certains chrétiens sectaires voyant dans les écoles de rhétorique,
difficilement dissociables de la culture païenne, une abomination. L'idée du Nazianzène
est plutôt du côté des concessions finales et de l'argument du scandale que nous avons
soulignés: ce que confirme le fait - qui n'aura pas échappé à son ami - qu'il use de
l'oxymoron rhétorique et cite des poètes païens ! En fait, s'il invite Grégoire de Nysse
à abandonner la carrière rhétorique, c'est parce qu'il la considère seulement moins
pieuse que la carrière ecclésiastique ; et surtout parce que, à l'inverse de son cas, en
délaissant sa charge de lecteur pour se faire rhéteur, celui-ci rabaissait de façon
scandaleuse les fonctions ecclésiastiques. D'ailleurs, lorsque le Nazianzène aura affaire
aux mêmes ambitions, hors ce contexte particulier, chez d'autres de ses relations, ce
sera sur un ton plus badin qu'il leur fera la morale, ne voyant pas d'incompatibilité
absolue entre la piété chrétienne et la rhétorique, c'est-à-dire aussi la fréquentation des
auteurs paiens : il marquera seulement la distance entre cette voie et son propre genre
de vie, plus parfait, leur recommandant d'étudier plutôt les livres divins. 2 Et, toujours
dans les dernières années de sa vie, alors que lui-même a renoncé tout à fait à
l'éloquence, il prendra le calame pour le compte de son neveu Nicobule afin de
persuader le père de celui-ci de le laisser partir étudier la rhétorique dans un centre de
renom3 , avant de correspondre avec ses maîtres pour suivre ses études 4 •
À ses yeux, la perfection chrétienne intègre l'éloquence, complément indispensable
de la philosophie, comme il le dit en des termes très forts dans l'éloge de son ami
Basile, qui présente celui-ci en évêque modèle :
« Ceux qui ont atteint la réussite, soit uniquement dans la manière de vivre soit dans le
domaine intellectuel en laissant de côté l'autre terme, ne se distinguent, à mon avis, en rien
des borgnes( ... ) Mais ceux à qui il appartient de se distinguer dans les deux domaines et d'y
exceller, ceux-là sont des êtres accomplis, et le déroulement de leur existence s'accompagne
de la félicité de l'au-delà. » 5
Et, pour préciser sa pensée, il fait, une fois de plus, de l'éloquence - qui s'apprend
auprès des rhéteurs - la servante de la doctrine chrétienne :
«Pour lui [Basile] l'éloquence n'était qu'un accessoire; tout ce qu'il en retirait ne visait qu'à
en faire une auxiliaire de notre philosophie, puisqu'on a besoin de la force que recèle
l'éloquence pour mettre ce que l'on conçoit en évidence. Une idée non exprimée n'est que
mouvement de paralytique. »6

1
Lettres, XIX, t. 1, p. 16-17.
2
Lettres CCXXXIII, à Ablabios et CCXXXV, à Adamantios, t. 2, resp.: p. 124 et 125-126.
3
P. 2, 2, 4-5 ; Gallay [La vie], p. 234-235.
4
Lettres CLXV-CLXVI, CLXXXVIII-CXCII, CCXXXIII.
5
D. 43, 12, 17-22.
6
D. 43, 13, 26-30.

180
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Il reprend ensuite cette hiérarchie de valeur qu'exprimait déjà la subordination


instrumentale de l'éloquence à la foi en l'appliquant à l'autre sens du mot philosophie,
celui qui désigne la pratique parfaite de la doctrine, la vie philosophique :
«Tout soo int.érêt allait à la philosophie, à la séparation du monde et à l'union à Dieu, en
gagnant les biens d'en haut au prix de ceux d'ici-bas, et au prix de ce qui est instable et fluide
ce qui est stable et qui demeure. » 1
Ce qu'il faut comprendre non seulement comme identification de la philosophie
chrétienne au détachement de ce monde, mais encore comme intégrant le bon usage
des biens de ce monde : ici, les compétences rhétoriques acquises dans les écoles
profanes; ce qui l'autorise à dire peu après que c'est par Dieu que Basile fut
providentiellement envoyé «vers la patrie de l'éloquence, vers Athènes » 2 . Cette
providence ferait de lui l'évêque parfait, exemple de vertu ascétique en même temps
que prédicateur de talent, ce dont il loue également Athanase, autre évêque modèle3 •

De même, l'éloquence à laquelle Grégoire s'est consacré n'aura pas pour cadre les
écoles profanes, institution purement mondaine: elle s'exercera sur la chaire
sacerdotale au service de l'institution du salut. J. Bemardi4 a vu juste sur ce point, ce
ministère donnait un exutoire à sa vocation magistrale et oratoire, et l'on attendait
d'ailleurs de lui qu'il fasse briller son éloquence dans l'église locale. Ainsi, lorsque,
acceptant d'exercer le sacerdoce tout en justifiant ses hésitations, il écrit «j'ai appelé
l'intelligence et j'ai donné ma voix à la sagesse » 5 , cela n'exprime pas seulement son
sacrifice d'une carrière de rhéteur, mais également la consécration de son éloquence au
service du sacerdoce comme ministère de la parole, en particulier doctrinal :
« Pour ce qui est de la dispensation même de la parole, afin d'évoquer en dernier lieu le
premier de nos biens (car je veux parler de cette sublime et divine parole que de nos jours
tout le monde cultive), si tout autre que moi a l'audace de s'en charger et s'y emploie de toute
son âme, j'admire son intelligence pour ne pas dire l'étonnement où me plonge sa naïveté.
Quant à moi, je trouve que c'est une entreprise qui n'est pas banale et qui ne demande pas
peu à l'inspiration de l'Esprit que de donner à chacun en temps opportun sa ration de parole
et de dispenser judicieusement la vérité de nos doctrines. »6
Il applique cette conception du sacerdoce comme ministère pneumatique de la parole
dans son premier sermon, en s'inspirant de la seconde Épître aux Corinthiens:
«Il [le Christ] vous offre ( ... ) l'héritier et la parole que vos désirs appelaient. Non pas une
parole qui va à l'aventure, qui frappe l'air et s'arrête à l'oreille, mais une parole que l'Esprit
écrit et qu'il grave sur des tables de pierre, je veux dire de chair (. ..) inscrite profondément
non par l'encre, mais par la grâce. ,,7
Ou encore lorsque, après son investiture épiscopale, il inaugure ses fonctions de
théologien auprès de son père :
«Je suis un instrument de Dieu, un instrument du Verbe, un instrument qu'accorde et dont
joue, en bon artisan, l'Esprit. »8

1
D. 43, 13, 30 s .
2
Ibid., 14, 5-6.
3
D. 21, 11.
4
Bemardi [SC 247], p. 22-23 ; [Saint Grégoire], p. 129 et 342.
5
D. 2, 77, 15.
6
Ibid., 35, 1-8, p. 133-135. Selon le jeu de mot sur logos/Logos fréquent chez Grégoire, la parole
désigne ici aussi bien la prédication que la Parole divine qu'elle enseigne.
7
D. 1, 6, 12 s., p. 81. Cf. 2 Cor. 3, Grégoire assimile les tablettes de pierre et celles des cœurs que
Paul oppose au contraire comme lieux d'inscription respectifs de la première et de la nouvelle
alliance.
8
D. 12, 1, 6-7, p. 349. Cf. P. 2, 1, 8, V. 50-52, PG 37, 1329 A.

181
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Le Myoç en tant que raison et langage est d'abord, pour Grégoire, un don de Dieu
à l'humanité. C'est même ce qui la distingue des autres êtres vivants et fait de l'homme
« ce qui est [à Dieu] le plus précieux parmi ses propres créatures - qui, en effet, pour
le verbe est avant ceux qui sont doués du Verbe? » 1 et c'est également un des noms
de Dieu - le Verbe - dont l'homme participe ainsi en tant qu'il en est doué 2 • Ce n'est
pas là simple jeu rhétorique, mais, comme l'a vu, le premier, Th. Camelot, le
fondement théologique de la vocation littéraire de Grégoire. 3 Aussi, comme s'y
employait Adam avant la chute, c'est à la louange de Dieu et à son culte que cette
faculté doit être avant tout consacrée :
«les paroles que le Christ-Roi a données aux mortels sont comme la lumière de vie. Ce sont
elles qui m'ont distingué des animaux sauvages, c'est avec elles que je célèbre la puissance
de Dieu. »4
Ainsi, rendant grâce à Dieu après la mort de Julien l' Apostat, qui avait interdit
l'enseignement aux chrétiens, Grégoire écrit :
«Si déjà l'action de grâces qui s'exprime par la parole doit s'adresser avant tout au Verbe, à
!'être qui, entre autres noms, jouit particulièrement de cette appellation dans son plein sens,
c'est aussi le châtiment qui convient à cet homme que d'être puni par la parole pour le crime
commis contre lui. Car cette parole qui est le bien commun de tous les êtres doués de raison,
il !'a refusé aux chrétiens sous le prétexte qu'elle était son bien propre » ; « Quant à nous, il
est bon que nous rendions aussi grâces à Dieu pour la parole elle-même, puisqu'elle a
retrouvé sa liberté. Il est bon de l'honorer par toutes sortes d'offrandes( ... ) mais nous devons
l'honorer surtout par le moyen de la parole. ,, 5
Ce sera également le programme de sa poésie lyrique, son hymnographie surtout,
comme le disent ces vers où il se présente en chantre de Dieu à l'instar d' Adam6 •
L'offrande du 'A.ôyoç est en effet la plus appropriée pour la religion du Verbe. Ainsi,
lorsque Grégoire présente ses prêches comme un don au public et à Dieu :
« Puisque nous avons purifié par la parole le lieu de cette assemblée, allons, traitons
maintenant un peu de cette fête et célébrons la avec les âmes qui aiment les fêtes et qui
aiment Dieu. Comme l'essentiel de cette fête est le souvenir de Dieu, rappelons Dieu à notre
souvenir. En effet, les acclamations de ceux qui sont en fête là où se trouve la demeure de
ceux qui sont dans la joie n'ont pas d'autre objet, je pense, que Dieu chanté et glorifié par
ceux qui ont été jugés dignes de faire partie de la cité d'en haut. »7
C'est le cas en particulier lorsqu'il entend Lui rendre grâce d'événements heureux,
comme dans le discours qui célèbre la fin du schisme de Nazianze:
« ... j'offre au moment présent et à vous ce discours; ou plutôt, je l'offre à Dieu, en
témoignage de reconnaissance, comme un sacrifice très approprié, un don plus pur que l'or
(... )plus agréable que l'encens, l'holocauste, les milliers d'agneaux gras par lesquels une loi
élémentaire régissait Israël encore enfant, esquissant par des sacrifices sanglants le sacrifice
futur.

1
D. 28, Il, 14-16.
2
Gallay [Les discours théologiques], p. 12, n. 1 : «le don de la parole est chez l'homme est considéré
par Grégoire comme un reflet de l'action divine par laquelle le Père engendre son Verbe.»
3
Camelot [Amour des lettres], p. 23; Bernardi [SC 309], p. 65; Moreschini [Letteratura], p. 98-100
et 244-245.
4
P. 2, 2, 5, v. 1-6 et 165-193, PG 37, 1521 A et 1533 A, trad. Th. Spidlik, in Lukinovich [Le dit de
sa vie], p. 13.
5
D. 4, 4, 5-10; 6, 17-22.
6
P. 2, 1, 34, v. 70 s. Voir infra, p. 205-206.
7
D. 39, 11, 1-4: Ps. 86, 7.

182
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Voilà ce que j'apporte à Dieu : je lui consa(,Te la seule chose que j'aie gardée pour moi, et
1
dont je sois riche( ... ) au verbe seul je m'attache, en tant que serviteur du Verbe » .
C'est d'ailleurs pour Grégoire une spécificité du culte chrétien, par opposition aux
cultes juifs et paiens, d'être un culte purement spirituel, un culte du Verbe, et donc
rendu par le verbe; d'où la thématique récurrente qui présente ses sermons comme
fêtes, purifications, sacrifices et banquets spirituels :
« Les Grecs nomment dieux des êtres qui prennent plaisir au fumet des graisses, ils servent la
divinité en cherchant à plaire au ventre, et ils font ainsi de démons pervers, les pervers
fabricateurs, initiateurs et initiés. Nous, qui avons le Verbe pour o~et d'adoration, si nous
devons prendre quelque plaisirs, prenons les dans la parole, dans la loi divine, dans les récits,
surtout ceux qui nous valent la solennité présente ; ainsi, nos plaisirs seront en rapport avec
elle, et non pas étrangers à celui qui nous a appelés. »2
«Traitons brièvement de cette fête, afin de la célébrer selon !'Esprit. Aux autres, des
solennités d'un autre genre; mais au serviteur de la Parole, il faut la parole( ... ) On n'est pas
moins heureux de voir de belles choses, quand on aime la beauté, que J' ou n'éprouve de joie à
célébrer les fêtes spirituellement, quand on aime les fêtes. Remarquons ceci : le juif célèbre
des fêtes, mais selon la lettre, tendu vers la loi du corps, il ne s'est point porté jusqu'à la loi
spirituelle. Le Grec célèbre aussi des fêtes, mais selon Je corps, conformément à la nature de
ses dieux et de ses génies, qui, les uns, sont les auteurs des vices - les Grecs l'avouent eux-
mêmes -, tandis que les autres reçoivent un culte par le moyen de ces vices. » 3
Ce "festin spirituef'4 , est comparable au partage eucharistique - mais complémentaire,
d'autant qu'il n'est pas réservé aux seuls baptisés5 - : la prédication est en effet,
comme l'eucharistie, oblation spirituelle et divine offerte à une communion des fidèles.
C'est en ce sens quel' on peut la qualifier de "liturgique". 6
Mais c'est à la condition que le prédicateur et son discours soient purifiés, remplis
de !'Esprit et participent du Verbe:
«Comment revêtir l'habit et le nom du prêtre ( ... ) avant d'avoir suffisamment ouvert mes
oreilles à l'enseignement du Seigneur (... ) avant de préparer bouche, lèvres et langue, avant
que la bouche se soit ouverte et ait attiré !'Esprit ou qu'elle se soit dilatée et qu'elle ait été
remplie par !'Esprit de l'exposé des mystères et des dogmes, avant que les lèvres aient été
liées par les sentiments de Dieu, pour parler avec la Sagesse ( ... ) avant que la langue se soit
remplie d'allégresse et soit devenue le plectre de la mélodie divine ... »7
C'est pourquoi Grégoire se prévaut de sa profession monastique pour garantir la
divinité de sa manne ou de sa cène oratoire :
« Voulez-vous - puisque aujourd'hui je suis celui qui vous reçoit - que je serve aux convives
de marque que vous êtes un discours sur ce sujet avec toute !'abondance et la somptuosité
possible? Vous saurez ainsi comment l'étranger peut nourrir les gens du pays, le
campagnard les citadins, l'homme sans plaisirs ceux qui sont dans les plaisirs, le pauvre et le
sans foyer ceux qui brillent par leur superflu. C'est par là que je commencerai : Purifiez-vous,
s'il vous plaît, l'esprit, l'ouïe et la pensée, vous tous qui recherchez les plaisirs de cet ordre;
puisqu'il s'agit de Dieu, le discours lui aussi est divin. Ainsi, vous partirez pour goûter
8
réellement les plaisirs qui ne sont pas vains. »

1
D. 6, 4, 28-5, 8.
2
D. 38, 6, 2-9.
3
D. 41, 1, 1-11.
4
D. 24, 1 ; D. 6, 15 s.
5
Cet élément de la communion chrétienne, sans parler de la présence éventuelle d'auditeurs à
convertir (Pietri [Une nouvelle chrétienté], resp. : p. 614 et n. 188), était d'autant plus important que
la préparation au baptême durait plusieurs années et que les catéchumènes tendaient à prolonger le
plus possible leur état (ibid., p. 685-686).
6
Mossay [La prédication "liturgique"].
7
D. 2, 95, 8-21.
8
D. 38, 6, 10-19.

183
La littérature comme ascèse et sacerdoce

De même s'il peut dire:


«N'êtes-vous pas établis en haut, entraînés clairement par notre voix et notre élévation? Et
vous le serez mieux encore lorsque le Verbe aura donné libre carrière à ce discours»,
c'est pour ensuite rappeler la nécessité de se purifier par l'ascèse avant d'illuminer les
autres:
« Jusque-là, purifions nous et initions-nous préalablement au verbe, afin de nous faire le plus
de bien possible à nous-mêmes en nous rendant semblables à Dieu et en accueillant le Verbe
qui vient, et non seulement en l'accueillant, mais en le retenant et en le manifestant aux
autres. » 1

Si l'éloquence de la chaire est le lieu privilégié de cette oblation du Myoç, celle-ci


concerne en fait l'écriture en général, même lorsqu'elle n'est pas destinée à une
performance orale. Les Invectives contre Julien en sont déjà un exemple, destinées à
un public de lecteurs, plus précisément ces intellectuels attachés à l' éloquence.2 Parmi
les dons culturel~ du Verbe à l'humanité dont il fait la liste polémique pour montrer
que - pas plus que l'hellénisme n'est la propriété des Grecs - ils n'appartiennent pas
exclusivement aux peuples qui les ont inventés, Grégoire met d'ailleurs en tête
l'écriture, dont il suggère qu'elle fut un don du Dieu des Écritures (tà ypaµµcha) :
«Est-ce que l'é<-"Titure (Tà ypaµµa:i:a) n'appartient pas aux Phéniciens, ou, selon certains,
aux Égyptiens, ou encore aux Hébreux qui étaient encore plus sages que ceux-ci, eux qui
<-"Toient que la loi reçue de Dieu avait été inscrite sur des tables avec des caractères tracés de
la main divine ? »3
On a là l'indice que ce n'est pas seulement la parole, mais aussi la littérature
chrétienne qu'il défend dans ce discours qui est en fait un livre. Citons sur ce point
J. Bernardi, dont le propos dépasse largement ce discours fictif : « Par un côté, la
réussite littéraire qu'il escompte s'apparente étroitement à l'intention polémique du
livre, puisqu'elle témoignera de l'inanité du mépris intellectuel professé par Julien à
l'égard des chrétiens : voilà ce que sont capables de faire les disciples des pêcheurs et
des paysans [D. 5, 30), conclut-il. Mais lorsque Grégoire prononce une telle formule, il
manifeste surtout la très haute idée qu'il se fait de la mission de l'écrivain chrétien. Le
Myoç est en lui participation au Aoyoç divin. Venu de Dieu, il est fait pour le révéler
et retourner à lui. Il est donc l'objet d'un sacrifice, c'est-à-dire, non pas d'une
renonciation, mais d'une consécration. Écrire ou parler est acte sacerdotal. Du moins,
telle est la signification de son propre usage du Myoç, usage qui découle du caractère
sacerdotal dont il est revêtu, mais qui n'est pas étranger à la culture qu'il a reçue et
aux dons qui lui sont échus. Il n'y aura pas en Grégoire un prêtre et un écrivain, mais,
en quelque sorte, un prêtre-écrivain. » 4 La métaphore par laquelle Grégoire traduit
l'efficace du baptême en termes d'inscription de la formule de foi dans le cœur de ceux
qu'il baptise au nom de la Trinité et qui la professent confirme l'importance de
l'écriture à ses yeux autant que sa connexion avec le sacerdoce :
« Entrons à l'intérieur de la nuée, donne-moi les tablettes de ton cœur, je suis pour toi Moïse
- bien qu'il soit audacieux de dire cela-, j'écris en toi un abrégé du salut. »5

1
D. 39, 2 et 10.
2
Bemardi [SC 309], p. 21et58-59. Avant lui, Mossay [La prédication "liturgique"], p. 405, écrivait:
« son activité littéraire est une activité pastorale et dans ce sens là une fonction liturgique ».
3 D. 4, 107, 1-4 (Ex. 31, 18). Traduction démarquée de Bemardi, donnant pour Tà ypaµµcha
« !'alphabet » et disjoignant la phrase.
4
Bemardî [SC 309], p. 65.
5
D. 40, 45, 4-7. Cf. ibid., 44, 4-7; D. 1 (à Pâque -jour du baptême, également), 6, 13 s; D. 2, 43.

184
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Le fait est d'autant plus remarquable que le passage de l'Exode dont il s'inspire alors
distingue au contraire la parole que Dieu adresse à Moi.Se et la remise de la Loi écrite :
«Lorsqu'il eut fini de s'entretenir avec Moi.Se sur le mont Sinaï, Yahvé remit les deux
1
tables du Témoignage, tables de pierre écrites du doigt de Dieu. » Surtout, Grégoire
n'oppose pas l'inscription sur les tables de pierre à l'alliance de Jésus scellée dans les
cœurs comme le fait la seconde Épûre aux Corinthiens, associant la première au
ministère de l'Esprit et la seconde au ministère de la mort : il les assimile au contraire,
comme on le voit plus nettement dans la paraphrase de ce même passage scripturaire
du Discours 1. 2

Venons en maintenant à cette vocation particulière de prêtre-écrivain. L'art oratoire


suppose un travail d'écriture préalable, et Grégoire s'adonna à l'écriture en dehors de
ses fonctions pastorales, à l'époque où, modeste servant d'une chapelle rurale, il n'y
3
avait pas l'occasion de déployer pleinement sa culture et son talent oratoire . Ainsi, le
4
Discours 2 cité ci-dessus fut déjà, nous le montrerons , un discours écrit destiné à une
5
lecture privée et à être publié, comme un peu plus tard les Invectives contre Julien,
nées également dans la retraite d' Anèsi. En outre, dès 371, il compose un long poème,
le Sur ses épreuves; et lorsqu'il y évoque la gloire des « Mywv » profanes qu'il a
étudiés, c'est bien d'un patrimoine écrit qu'il s'agit, ce qui justifie la traduction du
6
terme par« [les] lettres» qu'en a donné Bénin les écoles enseignaient d'ailleurs aux
jeunes gens, non seulement l'éloquence publique, mais aussi l'art épistolaire et la
poétique.
C'est donc déjà à ces divers aspects de l'écriture que Grégoire consacre ses loisirs.
Si, comme le suggère Bemardi, la loi scolaire de Julien, ressentie comme un défi lancé
aux lettrés chrétiens, a pu faire naître chez lui le projet « de constituer de toutes pièces
une bibliothèque chrétienne >>7, ce projet était donc déjà en germe. Et si c'est dans les
six ou sept dernières années de sa vie, retiré des charges ecclésiastiques, qu'il pourra
mener à bien systématiquement ce projet, il ne l'en aura pas moins bien avancé
auparavant : comme C. Moreschini, nous estimons en particulier que son ample œuvre
8
poétique ne saurait être née tout entière en si peu de temps. On est donc tenté de voir
dans sa vocation littéraire une des rares raisons de fond qui l'on conduit à fuir les
charges ecclésiastiques et leurs soucis, alors même qu'elles lui offraient l'occasion de
déployer son talent oratoire - mais très longtemps dans des conditions fort modestes et
devant un public provincial. Cette fonction compensatoire n'est pourtant pas seule en
cause: d'abord, parce que l'écrit s'adresse à un public certes instruit, mais surtout non
limité dans l'espace et le temps comme l'est l'auditoire de la prédication, et qui pourra
en apprécier les idées et la qualité littéraire au-delà des circonstances qui en ont motivé
la rédaction. Ainsi, par exemple, de l'éloge de Césaire, dont Grégoire souhaite qu'il

1
Ex. 31, 18.
2
D. 1, 6, 13 s., cité infra, p. 307.
3
Bernardi [Saint Grégoire], p. 123 et 129.
4
Cf. infra, p. 224.
5
Bernardi [SC 309], p. 22-37 - ce qui concerne le schisme local étant erroné cependant.
6
P. 2, 1, 1, v. 96 : Bénin [Une autobiographie romantique], p. 365.
7
Bernardi [SC 309], p. 13.
8
Moreschini [Letteratura], p. 218. Ce d'autant qu'il révisa et compléta également alors son œuvre
oratoire et épistolaire.

185
La littérature comme ascèse et sacerdoce

connaisse une postérité qu'on peut appeler littéraire en ce que, survivant à son
énonciation inaugurale, le texte pourrait être revivifié par des lectures ultérieures :
«Mon présent, c'est un discours, que peut-être l'avenir accueillera dans un mouvement
perpétuel, sans laisser partir tout à fait celui qui s'est éloigné d'ici, et en maintenant toujours
dans nos oreilles et dans nos âmes l'homme que nous honorons » 1.
De même pour la stèle d'infamie qu'il dresse à Julien l' Apostat:
«Il est impossible qu'elle ne se mette pas en route pour se faire connaître de tous et partout;
les temps futurs eux aussi lui feront accueil, j'en suis certain. » 2
On remarquera que, dans le premier passage, Grégoire ne semble pas dissocier le
discours de son énonciation, puisqu'il n'envisage sa survivance qu'à travers le médium
acoustique. En cela, il appartient bien à une culture essentiellement orale, mais dans
laquelle le texte, s'il doit être vivifié par la voix, s'est imposé comme support de la
parole et de sa permanence. S'il entre avant tout dans le domaine public d'une société
conçue comme auditoire par la performance oratoire de son auteur, il s'y inscrit aussi
grâce à la voix que des lecteurs privés mettent au service de son énonciation - en
particulier pour ce qui est de la postérité de ses discours, comme le suggèrent nos
références, mais aussi des lettres et poèmes que Grégoire lui a légués.

En tout cas, c'est toute une œuvre littéraire que Grégoire consacrera ainsi à la
défense et illustration du christianisme, l'enregistrement et le remaniement par écrit de
prêches effectivement prononcés n'en constituant qu'une faible partie, aux côtés de
traités, des lettres et d'une considérable œuvre poétique. Il s'agissait pour lui de
démontrer la capacité des chrétiens de produire, dans tous les genres littéraires
répertoriés de l'époque, des œuvres de qualité au moins comparable à celles du
paganisme; et de contribuer à la constitution d'un patrimoine chrétien édifiant sur
lequel l'éducation des jeunes puisse faire fond au lieu de continuer à s'appuyer sur une
littérature véhiculant des références païennes potentiellement corruptrices3 •
L'édition de ses discours est quant à elle précisément destinée à fournir aux
prédicateurs des modèles d'éloquence pour les différentes occasions de leur
ministère4 : discours d'investiture (D. 1, 2, 3, 9, 10, 12, en qualité de consacré et 13 en
celle de consécrateur); célébration des fêtes du cycle liturgique (D. 1, 38, 39, 41, 45) ;
de l'anniversaire d'un saint ou d'un martyr (D. 15, 21, 24); oraisons funèbres (D. 7, 8,
18, 34) ; discours de réconciliation (D. 6, 22, 23, 34), d'adieu (D. 25, adieu à/éloge de
Héron; D. 42, adieu au concile de Constantinople) ; discours consacrés à quelque
autre événement marquant tel qu'une calamité agricole (D. 19), la visite d'un confrère
(D. 11) ou d'un représentant de l'autorité civile (D.17 et 19). Quant aux cinq discours
théologiques (D. 27 - 31), ils donnent un modèle de ce qui constitue la prérogative
épiscopale : l'enseignement et la controverse au sujet de Dieu qui définissent et
justifient la confession de la vraie foi. Mais, quoique presque tous écrits dans un style
oratoire pour la chaire, ils ont été remaniés afm de former une sorte de traité de
théologie trinitaire5 qui constitue, avec les Lettres théologiques (Lettres 101 - 103), le
testament du théologien que Grégoire entendait être par dessus tout.

1
D. 7, 16, 17 s.
2
D. 5, 42.
3
Bernardi [Saint Grégoire], p. 242-243 et 342 et [SC 309], p. 13. Cf. infra, p. 188.
4
Bemardi [Saint Grégoire], p. 265-286; [Prédication], p. 255-258.
5
Gallay [SC 250], p.8-12; Bernardi [Prédication], p. 181-183; [Saint Grégoire], p. 195, 296.

186
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Deux points retiennent l'attention dans la sélection de ses sermons par le


Nazianzène: d'abord, le fait qu'un seul des prêches choisis (D. 37) constitue une
homélie exégétique, alors que le commentaire des textes scripturaires lus au cours de
1
la liturgie devait constituer l'ordinaire de sa prédication et que saint Jérôme le donne
pour son maître en matière d'exégèse. Encore ce sermon consacré au mariage fut-il
prononcé en présence de l'empereur Théodose, à qui l'évêque de Constantinople
adresse une pressante exhortation à réformer le droit civil en la matière - circonstances
exceptionnelles qui en justifient sans doute la publication. Ce fait confirme l'orientation
particulière du manuel de prédication conçu par Grégoire : constituer « un
échantillonnage de modèles » recouvrant les « circonstances publiques que peut
2
rencontrer un pasteur», et surtout un évêque, dans l'exercice de ses fonctions •
Remarqons ici que, si Grégoire avait préféré la contemplation à la vie active, il aurait
plutôt privilégié le commentaire scripturaire, plus proche de la méditation monastique,
et non cette éloquence liée aux fonctions et à l'autorité "politiques" du pasteur.
Ensuite - en partie, nous y reviendrons dans le prochain chapitre, pour cette raison -,
la sélection des discours a un caractère autobiographique accusé.
Grégoire a également illustré le christianisme dans un genre que les lettrés de son
3
temps tenaient en haute estirne comme démonstration éminente de civilité, susceptible
4
de bien des registres en fonction du destinataire et du sujet évoqué: l'art épistolaire •
Il a d'ailleurs très vite servi de modèle en la matière dans les écoles byzantines, comme
il pouvait l'espérer lorsqu'il composa pour son petit-neveu Nicobule un florilège de
5
lettres de lui-même et de Basile précédé d'un petit traité d'art épistolaire, la lettre 51 .
Ses quelques deux cent cinquante lettres illustrent bien la spécificité du genre tel qu'il
le définit dans ce texte : loin de l'emphase et des longueurs oratoires, un style qui se
veut proche de la conversation dont la correspondance est un substitut. Seules les
Lettres théologiques doivent être rangées à part: il s'agit de trois courts traités anti-
apollinaristes dont la tournure épistolaire et l'adresse à un correspondant précis ne
doivent pas masquer qu'elles étaient destinées à une diffusion plus large, faisant du
destinataire mentionné un dédicataire plutôt qu'un destinataire exclusif.
7
Enfin, le Nazianzène a composé une œuvre poétique considérable , d'environ vingt
mille vers, dont les pièces sont d'ampleur, de forme et de teneur très diverses: poèmes
épistolaires, dogmatiques, moraux, autobiographiques, thrènes, hymnes et prières,
8
énumérations bibliques, gnomologies, épigrammes et épitaphes ; et même une

1
Jérôme, De viris inlustribus, 117.
2
Bemardi [Prédication], p. 256-257.
3
Libanius a ainsi laissé plus de 1500 lettres et les auteurs chrétiens, comme Basile et, un peu plus
tard, Jean Chrysostome ou Théodoret de Cyr, suivent cette tendance.
4
Sur la question, voir Bemardi [Saint Grégoire], p. 241- 263.
5
Bemardi, ibid., p. 235 et 246; Gallay [La vie], p. 236.
6
Bemardi, ibid., p. 236 et 245.
7
Si diverses œuvres de ce corpus poétique ont été traduites en français, en allemand et en anglais,
seule la collection "Testi Patristici" en offre aujourd'hui une traduction intégrale, en italien : n° 16,
Trisoglio, Gregorio Nazianzeno, La passione di Cristo; n° 58, Moreschini, Gregorio Nazianzeno, 1
cinque Discorsi teologici [P. 1, 1, 1-11]; n° 62, Viscanti, Gregorio Nazianzeno, Fuga e autobiografia
[P. 2, 1, 11]; n° 115, Moreschini et alii, Gregorio Nazianzeno Poesie/1 [P. 1, 1, 12-1, 2, 40]; n° 150,
Crimi & Costa, Gregorio Nazianzeno, Poesie/2 [P. 2, 1, 1, 1-10; 2, 1, 12-2, 2, 8].
8
Nous reprenons ici la classification de Demoen, [Pagan and Biblical], p. 61-63, plus fine que celle
des mauristes qui ne distingue, en dehors des épigrammes et épitaphes, qu'entre poèmes dogmatiques
et moraux d'une part et poèmes narratifs (Poemata historica) d'autre part.

187
La littérature comme ascèse et sacerdoce

tragédie, Le Christ souffrant1 • S'il s'agit pour une part de discours versifiés qui
peuvent ressortir de la diatribe (P. 1, II, 15 b ; II, 1, 7, 9, 14, 23 c, 29, 30, 36, 37, 40,
41) de l'apologie (P. II, 1, 10, 11, 12, 34 a, 34 b, 44 a, 68) ou de la dispute de
préséance (P. 1, II, 1, v. 215 - 732: entre la virginité et le mariage; P. 1, Il, 8: entre la
vie du monde et la vie "monastique"), cela correspond à un usage du temps. La variété
des genres et des formes ainsi que de la métrique s'inscrit dans le projet systématique
de défense et illustration du christianisme que nous avons évoqué. C'est ce qui, au-
delà de son ampleur exceptionnelle, rend cette œuvre unique, même si d'autres
évêques, tels Dorothéos, Apollinaire de Laodicée ou Synésios de Cyrène, sans oublier
saint Ephrem et ses Hymnes syriaques, ont également composé des poèmes. Il faut
d'ailleurs faire une place particulière, dans sa création poétique, à l'hymnographie2.
Car elle s'intègre très directement, sur le modèle d'Éphrem, à son office sacerdotal,
puisque les hymnes en question furent destinés à être chantés, au cours de la liturgie,
par les chœurs de Nazianze et par ceux des églises qui voudraient les reprendre.
Plus généralement, même si elle ne s'inscrit pas dans son ministère proprement dit,
l'intention qui préside à son travail de poète est explicitement didactique et édifiante,
comme l'atteste le poème programmatique Sur ses vers, qu'il destine:
«(. .. )aux jeunes gens,
et spécialement ceux que charme la littérature,
pour leur offrir cela comme une agréable médecine3,
un remède qui puisse conduire à des choses plus utiles,
adoucissant artistement la dureté des commandements
(. .. ) Je t'offre cela pour te distraire, si tu veux te distraire un peu,
afin que rien ne t'empêche dans ton progrès vers le bien » 4 ;
« Les vers divertissent, remède à la détresse,
à la fois instruction et doux plaisir pour la jeunesse,
charmante consolation ... » 5
Il s'agit pour lui de constituer un corpus poétique chrétien pour servir de modèle
littéraire à de futurs étudiants, mais aussi de mieux pénétrer leurs esprits des idées et
valeurs chrétiennes grâce au charme6 et aux facilités mnémotechniques de la
versification :
« Mes œuvres t'instruiront, si tu le veux bien,
(... )qu'il s'agisse de l'éloge du bien, du blâme des méchants,
de doctrine, d'une sentence ou de morceaux choisis
qui attachent la mémoire avec les liens de la lettre. ,,7

1
Longtemps contestée, l'attribution au Nazianzène de cette tragédie, qui s'accorde avec le cara(,'tèfe
systématique de son entreprise littéraire, a trouvé chez A. Tuilier, dans l'introduction à l'édition des
SC 149, et Bernardi [Saint Grégoire], p. 311-312, des arguments décisifs en faveur de son
authenticité, et a été définitivement établie par Trisoglio [Gregorio Nazianzio e il Christus Patiens].
2
P. 1, 1, 29-38; 2, 1, 3; 20-22; 24-26; 38; 62-63; 69-71; Demoen [Pagan and Biblical], p. 61.
3 <p<ipµaKa, qui désigne depuis longtemps dans la philosophie les principes de sagesse et de salut.
4
P. 2, 1, 39, V. 37-46. Cf. ibid., V. 90-99.
5
P. 2, 1, 11, V. 5-7.
6
L'idée même du plaisir de lire était encore récent, si l'on en croit Dupont [L'invention], p. 188 et
280. On se rappellera ces mots de Grégoire sur son enfance : « Je me plaisais aux livres qui plaident
la cause de Dieu» (P. 2, 1, 11, v. 99).
7
P. 2, 1, 39, v. 63-67; traduction Bernardi [Saint Grégoire], p. 312.

188
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Le Â.oyoç comme ascèse

Mais comment Grégoire conçoit-il sa création poétique, par définition faite pour
être déclamée ? Dans ce même Sur ses vers, poème programmatique de sa pratique
poétique, il joue sur les mots en disant vouloir vaincre sa démesure (àµE-.:pta) par le
mètre (µhpov), redoublement de l'effort pour maûriser et spiritualiser par un surcroît
de forme ce que le discours humain a de plus physique, le rythme et les sonorités de sa
vocalisation :
« Avant tout, j'espérais, en peinant d'autre manière',
entraver ma propre démesure (àµci;ptav);
de façon à écrire sans trop écrire,
en cultivant la mesure: le mètre (µÉl:pov) ... » 2 •
Or, sachant l'importance de la scansion dans la rhétorique antique, on peut étendre la
portée de ce propos à ses discours, surtout ceux qui furent rédigés pour être
prononcés en chaire. Il faut plus généralement prendre en compte la dimension
encratique de la performance oratoire dans l' Antiquité tardive. Peter Brown, apportant
sur ce sujet une documentation consistante, l'a souligné à juste titre : « Formalized
speech was held to be, in itself, a form of self control » ; « The careful control of
breathing and the avoidance of inappropriate stances and discordant gestures were
designed to transform an educated persan into a tranquil figure whose voice and poise
radiated harmonious authority » - il cite d'ailleurs Grégoire à ce propos. 3 Mais cette
maîtrise renvoie plus profondément, nous y reviendrons à propos de l'écriture, à celle
du discours intérieur de l'âme grâce à sa conformation au Logos par une méditation de
ses enseignements. 4
De cette maîtrise de soi et de son discours dans les circonstances publiques les plus
difficiles, le Nazianzène nous offre plusieurs illustrations. C'est par exemple, le récit de
la confrontation de son frère Césaire avec Julien qui espérait le faire adjurer :
«je veux m'arrêter un peu à ce propos, et m'abandonner à la joie de ce récit, comme les
spectateurs s'abandonnèrent à la joie de ce prodige: il s'avançait, le vrai brave, protégé par le
signe du Christ, s'abritant derrière le grand Verbe, contre l'homme puissant par les armes et
grand par son habileté oratoire. Mais sans être aucunement frappé de crainte par ce qu'il
voyait, sans que la flatterie lui fit rien rabattre de son courage, c'était un athlète prêt à
combattre en parole et en action contre un homme aussi puissant dans l'une que dans l'autre.
Tel était donc le stade et tel était le combattant de la piété. Les Agonothètes étaient d'un côté
le Christ, qui aimait l'athlète de ses propres souffrances, de !'autre un terrible tyran qui
flattait par la justesse de son langage et intimidait par l'ampleur de son pouvoir.( ... )
N'as-tu pas craint pour Césaire qu'il eût quelque sentiment indigne de son zèle? Eh
bien, ayez confiance !, car la victoire est avec le Christ, qui a vaincu le monde. (. .. ) Après
avoir réfuté, comme en s'amusant , tous les artifices de ses arguments et déjoué toutes ses

1
Allusion à l'ascèse et aux labeurs en général, dont ceux de la prédication.
2
P. 2, 1, 39. Traduction personnelle.
3
Brown [Power and Persuasion], p. 48 et 50 (=[Pouvoir et persuasion], p. 74 et 76).
4
On pourrait ajouter, comme Hadot [Exercices], «Exercices spirituels», p. 32, le dit de cette
méditation dans la philosophie antique en général : « Tous les moyens psychagogiques de la
rhétorique ( ... ) doivent être mobilisés. Il s'agit de se formuler à soi-même la règle de vie de la manière
la plus vivante. »

189
La littérature comme ascèse et sacerdoce

ruses, cachées ou manifestes, il proclama à voix haute et claire qu'il était et resterait
chrétien. » 1
C'est encore ce passage où Grégoire nous montre l'empereur arien Valens perdre
contenance devant la majesté épiscopale de Basile alors qu'il vient participer à la
liturgie :
«pour lui [Basile], il se dressait face au peuple, dans l'attitude où !'Écriture représente
Samuel. sans un mouvement ni du corps ni des yeux ni de la pensée, comme s'il ne s'était
produit rien de nouveau. mais figé, oour ainsi dire, devant Dieu et pétrifié à la tribune ; quant
à son entourage, il se tenait debout, plongé dans une sorte de crainte et de vénération (..)
quand il [Valens] vit cela ( ... ) il éprouva une réaction humaine: ténèbres et veritge
envahissent ses yeux et son âme sous l'effet de la stupeur( ... ) Il chancelle. et si l'un de ceux
gui se trouvaient sur la tribune ne l'avait arrêté dans sa culbute en lui orêtant l'appui de ses
2
mains. il aurait même fait une chute lamentable. »
Ce qui frappe dans ces récits, c'est qu'ils christianisent le décorum traditionnel en
donnant l'exemple d'une bonne esthétique: celle du philosophe chrétien, dont la
fermeté d'âme résulte du détachement de ce monde et de l'attachement à un Dieu dont
il tire sa force. S'agissant de Césaire, l'aisance de sa parole et la fermeté de sa voix
dans sa dispute avec l'empereur apostat est la démonstration dramaturgique de la foi
chrétienne, dont le modèle est celui des martyrs et, par-delà, du procès du Christ. Il
faut noter à ce propos que, si Grégoire condamne le théâtre, c'est avant tout pour ses
liens avec le paganisme, le caractère frivole d'un tel divertissement et les mauvaises
mœurs du milieu théâtral. Il admet par contre la littérature tragique, dont son œuvre
montre qu'il la connaît bien: sa tragédie Les souffrances du Christ en est la meilleure
illustration. En tout cas, si le monde et notre vie ici-bas sont envisagés comme un
théâtre d'ombre relativement au monde spirituel de l'au-delà, c'est dans la mesure
seulement où nous ne vivons pas d'une vie spirituelle parce que nous ne rapportons
pas cette vie à sa finalité eschatologique. En outre, l'archétype est désormais, dans le
christianisme, de l'ordre de la personne, du sujet, et en particulier du Verbe incarné ici-
bas; il ne s'agit plus d'idées-paradigmes, objets intelligibles. Aussi la thématique de la
restauration de l'image, qui renvoie d'abord à la purification intérieure, s'articule-t-elle
à celle de l'image visible qui la manifeste; et l'imitation du divin est activité, comme
Son activité a démontré sa divinité :
3
«n'allons pas nous montrer mauvais peintres d'une vertu merveilleuse » •

Se souvenant que Platon donnait au sage le devoir de montrer le Bien, ineffable, par sa
vertu, Grégoire admet en fait une théâtralité spirituelle. Mais cette théâtralité est
paradoxale : comme le montre le passage de l'éloge de Basile cité, elle obéit à une
esthétique du tableau et plus encore de la statuaire, de la pose. Le sens du décorum
illustrant la potestas, les vertus matrimoniales etc., dans les bas reliefs mortuaires de
son temps, renvoie chez lui à la stabilité des choses divines et à l'impassibilité éternelle
de Dieu, par opposition à l'instabilité du théâtre de ce monde. Ainsi, à travers la pose
du philosophe chrétien, dont la verticalité extatique s'élève métaphoriquement vers
Dieu, de même qu'à travers la réserve des moines et des femmes, l'impassibilité et la
vertu démontrent, dans ce monde visible et instable, la stabilité du ciel qui nous est
4
promis. L'image plotinienne du philosophe en sculpteur qui polit sa statue n'a pas

1
D. 7, 12, 1-13, 12, p. 209-213.
2
D. 43, 54, 8 S.
3
D. 2, 13, 2.
4
Plotin, Enn. 1, VI, 9, dont les réminiscences sont multiples - par ex. D. 21, 27-29 ; D. 27, 7 ; D. 40,
26. Voir Plagnieux [Saint Grégoire théologien], p. 87, note. 48

190
Parole, écriture et silence chez Grégoire

chez lui qu'une dimension intérieure : Basile est «l'image visible de la philosophie»,
«stèle érigée à Dieu pour y clouer l'impiété» ; les martyrs «des affiches qui
dénoncent le mensonge», «des témoins vivants, stèles animées, prédications
muettes»; Sainte Justine, «véritable fiancée du Christ (... ) statue animée ». 1 C'est
dans le même esprit que le Nazianzène oppose la liturgie, comme« scène spirituelle »2 ,
au théâtre profane : une scène qui est celle des mystères3 et dont le spectacle et les
chœurs préfigurent le royaume céleste4 •
Mais cette esthétique ne conceme+elle pas également la voix, organe de la
performance oratoire, comme il paraissait dans le texte de l'éloge de Césaire cité plus
haut ? Examinons à ce propos un passage du Discours 36 par lequel Grégoire, cédant
à la volonté impériale, inaugure ses fonctions d'évêque de Constantinople. Il y revient
sur l'irrégularité de son investiture, dont il reproche l'initiative aux fidèles et justifie sa
soumission par la force de la volonté populaire, tout en soulignant ses réticences et en
se démarquant des évêques démagogues. 5 C'est dans ce contexte qu'intervient
l'allusion qui nous intéresse, lorsqu'il dit que sa voix «vient de l'étranger »6 . Selon
J. Bemardi, ce propos se rapporterait soit à son accent cappadocien, dont la rusticité
pouvait faire l'objet de railleries de la part des lettrés, soit à la faiblesse de sa voix, un
handicap dans la grande basilique 7 • La première hypothèse semble pouvoir s'appuyer
sur ces mots du Discours 33 :
«Et ne me reproches-tu pas de manquer de culture et d'avoir paraît-il, un parler rude et
campagnard ? » 8
Mais son accent n'avait sans doute rien de surprenant ni de dévalorisant, sinon pour
les membres de la cour, du moins pour des Constantinopolitains dont la ville
cosmopolite avait accueilli des prédicateurs d'origine diverse, en particulier ces ascètes
égyptiens puis syriens qui y tinrent le haut du pavé en matière de sainteté. Surtout, il
paraît douteux qu'un homme qui a étudié la rhétorique durant huit ans dans le berceau
de l'atticisme et auquel celui-ci faillit en confier l'enseignement ait gardé beaucoup de
traces d'un tel accent. Cela n'exclut de toute façon pas la seconde hypothèse que
rendent vraisemblable son grand âge, les rigueurs de son ascèse et surtout une activité
oratoire intensive.
Seulement la question est ailleurs: s'excuse-t-il? déplore-t-il son accent provincial
ou l'insuffisance de son organe? Rien ne l'indique; il paraît au contraire s'en
prévaloir, selon la rhétorique du "miroir d'encre". C'est que l'étrangeté qu'il souligne
- qu'il s'agisse de celle d'une voix que sa douceur fait paraître venir de loin ou de celle
d'une prononciation rustique traduisant ses origines - vaut implicitement pour sceau
oratoire de la l;EVL'Œia: étrangeté au monde charnel d'un homme qui a exténué en lui
la chair du péché, dans le premier cas ; étrangeté au monde des affaires humaines, à
son urbanité et au pouvoir de l'éloquence profane, dans le second cas. Mais,
rapprochant ce passage de celui où, servant de l' Anastasia, il caractérisait ses frères les

1
D. 43, 75, 4; D. 24, 4, 15 et D. 43, 5, 2; D. 24, 9, 15. Cf. également D. 25, 13, 21-22.
2
D. 36, 2.
3
D. 41, 10.
4
D. 40, 46.
5
Voir infra, p. 387-388.
6
Ibid., l, p. 243.
7
Bernardi [Prédication], p. 193; [Saint Grégoire], p. 204.
8
D. 33, 8, 5-7: où l'emploi de <p6Éyyoµm indique bien qu'il s'agit de l'élocution.

191
La littérature comme ascèse et sacerdoce
1
moines, entre autres traits, par la douceur de leur voix , on doit surtout comprendre
qu'il revendique ici pour lui-même un style oratoire particulier, dont la discrétion
vocale et la simplicité, marques de spiritualisation, se veulent typiques des ascètes et
tranchent aussi bien sur la tradition paienne que sur l'éloquence profane qui en reste
tributaire. Dans le contexte, cette notation discrète vise donc à extraire son auteur des
enjeux et des jeux de pouvoir de ce monde, ce pouvoir oratoire qui joue de la
puissance physique de la voix. C'est pourquoi il prend le contre-pied des exigences
traditionnelles de la performance oratoire, dans lesquelles la faiblesse de la voix est une
défaillance et signe un manque de maûrise du corps. Le rôle qu'il investit, c'est celui
2
du philosophe par opposition au rhéteur ; mais d'un philosophe spécifiquement
chrétien pour lequel cet effacement extérieur traduit la conversion vers l'intériorité et
les réalités divines, l'allégement d'une chair exténuée par l'ascèse; bref, la distance
verticale de l'homme sanctifié parce que mort au monde, dont la voix parvient à son
auditoire terrestre depuis les hauteurs célestes de l'au-delà.

Comme le Verbe a habité et assumé la chair et la parole, l'auteur qu'est Grégoire


entend donc diviniser aussi la matière même du verbe, son humanité charnelle, c'est-à-
dire son oralité, tant par la discrétion vocale que par l' esthétisation métrique. Mais
cette ascèse, avant d'être affaire d'acteur-récitant, est travail d'auteur: cela vaut pour
la métrique, mais aussi pour la recherche d'inspiration, la composition et le style. Or,
ce travail d'écriture, qu'il prépare la prise de parole ou vise un public de lecteurs, exige
du loisir, donc la suspension des échanges sociaux et, idéalement, le calme et l'absence
de soucis extérieurs. Tout cela fait de l'écriture une vocation à la solitude - une
solitude qui n'est cependant pas isolement puisqu'elle est destinée à autrui. Aussi, tout
naturellement, l' écrivain chrétien sera-t-il tenté de voir dans sa création littéraire le
fruit de sa solitude contemplative et dans son inspiration une grâce de ce Dieu avec
lequel il se trouve seul à seul, puisant sa sagesse à la source du Verbe divin par la
méditation savante de la Bible. C'est ainsi, par exemple, qu'après une retraite,
Grégoire offre à ses ouailles constantinopolitains le fruit de son labeur méditatif, une
méditation sur le sage inspirée du spectacle de la nature, en disant :
« mettez-moi au courant de vos activités, et de mon côté, j'exposerai comment j'ai philosophé
vivant seul avec moi-même dans le calme (Ka.i:' 1\auxl.a.v) »;«Nous vous présentons aussi
le bilan de ce que nous avons fait dans la solitude. En effet, Élie aussi était heureux de
s'adonner à la philosophie sur le Carmel, et Jean, dans le désert, et Jésus lui-même partageait
généralement sa vie en deux parts : ses activités étaient pour les foules, ses prières réservées
au loisir et aux solitudes. ( ... ) C'était pour que nous apprenions qu'il y a un moment pour
l'activité et un autre pour des occupations plus hautes.
Quelles furent celles de mes solitudes ? À la manière d'un négociant avisé qui va cherchant
3
du profit de tous côtés, je veux vous livrer une cargaison de biens ramenés de là-bas. »

1
D. 22, 5, 26.
2
La «rudesse» et la faiblesse de son élocution s'opposeraient ainsi à l'idéal de clarté suave - mais
sonore - de la tradition rhétorique profane prônée par Cicéron, Orator, 57-58, qui se réfère lui-même
à Démosthène. Encore Cicéron distingue-t-il ensuite de l'éloquence politique celle, éducative et
lénifiante, et de ce fait plus proche de la conversation, des philosophes. De ce point de vue, Grégoire
conforme sa pratique de la prédication - qui rentre bien dans ce genre doctoral et moral - à la tradition
classique: la douceur est chez lui, non plus suavité d'une élocution polie qui n'exclut pas les éclats de
voix, mais discrétion vocale d'un enseignement intime. Cf. Basile, Lettres, 2, 5, 10-12, t. I, p. 10: le
moine doit parler sur « le ton moyen » ; Jérôme, Lettres, 55, 5 ; 9 ; 15 ; Ambroise, De officiis, I, 67 et
90-97, PL 16, 24-27 et 50-52.
3
D. 26, 4, 21 s. ; ibid., 7, 7 S.

192
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Grégoire trouve dans la vie du Christ l'exemple d'une telle alternance hiérarchique et
complémentaire entre retraites et ministère de la parole, où la contemplation solitaire,
plus élevée en soi que l'activité publique de l'orateur, la prépare en en fournissant la
substance philosophique qui en fait la valeur essentielle. C'est le même modèle qui
introduit l'éloge de Cyprien :
« Nous sommes revenus parmi vous en quittant la retraite pour la prédication, le domaine de
celle qui vénère les martyrs pour venir auprès des martyrs, et la détente corporelle pour
prendre part au banquet spirituel. » 1
De plus, contrairement au pouvoir d'une parole inunédiate, la création littéraire
atteste au contraire de ce travail sur soi, de son propre discours intérieur, par l'ascèse
duquel s'institue l'auteur, et elle fait partie intégrante, en tant qu'assimilation au Verbe
porteuse de Son Esprit, de son travail de divinisation. On le montrera tout
particulièrement de son œuvre poétique, mais cela vaut déjà pour son art oratoire :
«Voilà ce que j'apporte à Dieu: je lui consacre la seule chose que j'aie gardée pour moi et
dont je sois riche. Le reste, je l'ai abandonné au commandement et à !'Esprit. ( ... )Mais au
verbe seul je m'attache, en tant que serviteur du Verbe, et ce n'est jamais de ma propre
volonté que je pourrais négliger ce bien. Plus encore, je l'estime, je le chéris et je m'en
réjouis plus que de tous les autres biens réunis qui réjouissent la foule ; j'en fais lassocié de
toute ma vie, mon bon conseiller et compagnon, mon guide sur le chemin d'en haut et
l'ardent auxiliaire de mes luttes. Et puisque je méprise tout plaisir d'ici-bas, c'est sur lui que
tout mon amour s'est déversé, après Dieu; je dirais plutôt: sur lui aussi, car il porte vers
Dieu avec l'aide de l'intelligence, lui gui est bien le seul à saisir Dieu réellement, à le garder
et à le faire croître en nous. (...)et je cherche à obtenir, pour ma tête, la couronne de grâces et
de délices, c'est à dire les dons de la sagesse et du Verbe, qui illumine notre raison et éclaire
notre marche vers Dieu. »2
Justifiant son amour du /..Jyyoç, il vante celui-ci - art et œuvres littéraires - comme le
bien terrestre le plus précieux qu'on puisse offrir à Dieu dès lors qu'on le consacre à
son service, ce qui constitue l'activité du prêtre en tant que ministre de la parole et, en
cela, imitateur du sacerdoce parfait du Verbe. Son art du discours est ainsi
l'instrument de sa prédication, de son combat extérieur, par la parole, le discours pour
autrui, en faveur de la vraie foi - dans le contexte de ce discours essentiellement
théologique, mais également éthique. Car c'est aussi et d'abord sa propre recherche de
la sagesse, tant éthique que théologique, que le Myoç, en tant que raison qui maîtrise
le discours intérieur, fait progresser, purifiant son âme des passions et l'assimilant à sa
partie supérieure, intellective. Cette ascèse intérieure, comme le montre la suite, relève
d'une imprégnation des enseignements du Verbe auquel le discours intérieur doit se
conformer:
«C'est grâce à Lui (le Verbe) que je freine la colère qui emporte, c'est grâce à Lui que
j'assagis l'envie qui consume, grâce à Lui que j'apaise le chagrin qui noue le cœur, grâce à
Lui que je modère le flot du plaisir, grâce à Lui que je fixe une mesure à la haine, mais non à
l'amitié( ... ) C'est Lui qui me rend modéré dans l'abondance et magnanime dans la pauvreté,
Lui qui me persuade d'accompagner celui qui court vite, de tendre la main à celui qui tombe,
d'être faible avec le faible et joyeux avec le fort. Avec Lui, patrie et terre étrangère sont pour
moi la même chose, et changer de lieu, c'est pour ainsi dire quitter non pas ma demeure,
mais celle d'autrui. C'est Lui qui distingue pour moi les mondes, m'éloigne de l'un et me
rapproche de l'autre; c'est Lui qui m'entraîne avec les armes offensives de la justice, sans
que j'en aie l'orgueil, qui m'aide à pratiquer la sagesse avec les armes plus rudes de la

1
D. 26, 7, 7 s. ; D. 24, 1, 15 s.
2
D. 6, 5.

193
La littérature comme ascèse et sacerdoce

défensive, en attachant à mes côtés !'espérance qui ne fait pas honte, et qui allège le présent
par l'avenir. » 1
Par là, la raison ou le verbe rationnel humains se transcende en accueillant « les dons
de la sagesse et du Verbe, qui illumine notre raison et éclaire notre marche vers
Dieu»; ce qui n'est possible que s'il n'est pas aimé et cultivé pour lui-même, mais
pour l'amour de Dieu qui le conduit à se dépasser lui-même dans la foi.
Or, avant de justifier sa prise de parole et de revenir à son Myoç, mais cette fois
comme prédication2 , Grégoire poursuit:
« C'est grâce à Lui que j'accueille désormais mes amis et mes frères et que je dresse une table
raisonnable et une coupe spirituelle et inépuisable, sans avoir recours à ce qui, sur la table
d'ici-bas, flatte ce ventre aboli et méprisable. » 3
Il annonce donc l'oblation de son discours comme celle d'un Myoç spiritualisé par la
méditation préalable du Verbe. Ainsi, la création littéraire elle-même est bien
finalement une ascèse, moyen de la conversion intérieure vers Dieu et des vertus - en
l'occurrence la mansuétude et la charité spirituelle avec lesquelles son discours salue le
retour au bercail de moines dissidents :
«Ma langue est déliée et ma voix, comme celle d'une trompette, s'élève devant le bienfait
présent et le si beau spectacle que voici... » ; « Eh bien, puisque vous nous tenez, ma parole et
moi, sous la tyrannie sans contrainte de la charité, je vais parler, quoiqu'il m'en coûte,
4
puisque vous me Je demandez. »

Il faut dès lors, de ce point de vue, relativiser l'autonomie de l'auteur divin qu'il
prétend être: n'étant rien sans l'inspiration de l'Esprit, il ne s'individualise comme
auteur par son retrait du monde qu'en s'assimilant au Verbe et en devenant le médium,
l'organe et l'instrument de l'Esprit; si bien qu'il ne se pense plus comme individu
charnel et n'exprime pas une singularité psychologique. Sa conversion vers l'Unique
fait au contraire de cet auteur le témoin et le prophète d'un Dieu avec lequel il
5
communique en silence - la pensée, dialogue silencieux selon les mots de Platon , se
distinguant de la parole vive nécessaire aux échanges humains -, communication dont
le silence même de l'écrit est un plus juste reflet que l'énonciation vocale qu'on pourra
en faire. C'est pourquoi Grégoire ne réserve pas à la performance orale de son
énonciation la dimension ascétique du discours. Il l'étend à la composition écrite,
assumant ainsi, au lieu de prétendre à la facilité de l'improvisateur, le travail privé et
silencieux de l'écriture religieuse, qui retire du monde pour mieux servir Dieu auprès
du monde. L'écriture lui sert également comme exercice spirituel pour sa propre
perfection en tant que moyen d'un examen de conscience sous le regard de Dieu, selon
le conseil à ses moines qu' Athanase attribue à Antoine, et elle est toujours, comme
6
pour Marc Aurèle, le moyen de méditer la doctrine et de s'en pénétrer . Elle s'adresse
également à Dieu seul, comme louange contemplative ou comme prière muette.

1
D. 6, 6, 1-15.
2
Ce à quoi s'emploient les deux paragraphe suivants, en même temps qu'à expliquer son silence
antérieur.
3
D. 6, 6, 15 s.
4
Ibid., 8-10; 8, 1-4 (duquel nous rectifions la traduction par Calvel Sébasti [SC 405], p. 141, qui
rapporte la charité aux auditeurs en ajoutant un possessif: «je me soumets sans contrainte à la
tyrannie de votre charité »).
5
Platon, Théétète, 189 e-190 a.
6
Hadot [Exercices], «La physique comme exercice spirituel chez Marc Aurèle», p. 229 et
« Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne », p. 10-11.

194
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Ainsi, l'étroite relation dont témoignent sa vie et son œuvre entre la vie
contemplative et la création littéraire d'une part, l'activité sacerdotale et le ministère
de la parole d'autre part, partage sa carrière d'homme divin en deux pratiques que leur
alternance et leur complémentarité hiérarchique réunissent en un seul geme de vie
monotrope: ce geme de vie mixte où l'abstention de la chaire comme (nous y venons)
le mutisme de l'ascète, associés à ses retraites, constituent des preuves autant que des
moyens de son détachement de la chair et du monde, en particulier des ambitions qui
s'y rattachent; et légitiment ensuite l'exercice du pouvoir de la parole dont ils
garantissent l'inspiration divine :
«Je suis un instrument de Dieu, un instrument du Verbe, un instrument qu'accorde et dont
joue, en bon artisan, l'Esprit. Hier il suscitait le silence ? Je m'appliquais à ne pas parler.
Aujourd'hui, il frappe ma pensée? Puissé-je faire résonner la parole et m'appliquer à parler!
Certes, je ne suis ni assez bavard pour désirer parler quand je suis poussé au silence, ni assez
silencieux ou stupide au point de mettre une garde à mes lèvres au moment de la parole. Mais
je ferme et j'ouvre ma porte pour l'intelligence, pour le Verbe et pour l'Esprit, pour la seule
cohésion et la seule divinité. »1

Silence, parole et écriture : les silences de Grégoire

Cette relation entre le silence et l'écriture nous conduit tout naturellement à nous
pencher de nouveau sur ce qu'on a coutume d'appeler le carême de silence de
Grégoire : une pratique particulière où les commentateurs ont généralement vu une
signification pénitentielle en relation avec son amour de la parole, c'est à dire de
l'exercice oratoire. Il faudrait s'interroger sur la nature exacte de cette relation, la
parole en elle-même n'ayant rien d'un péché et l'art oratoire de Grégoire s'exerçant au
service de l'Église et de l'Esprit.

Par silence, il faut d'abord entendre l'abstention de la parole publique, ce qui


concerne alors à coup sûr toute les retraites de Grégoire, qu'elles soient celles,
occasionnelles, qui préparent une prédication, comme nous en avons vu des exemples
pour la période constantinopolitaine, ou encore sa retraite à Séleucie. Il est possible,
comme nous le croyons, qu'il ait poussé ces silences jusqu'au mutisme. Mais, s'il les
signale expressément et les justifie assez longuement, c'est surtout parce qu'ils
signifiaient alors son refus d'exercer le ministère de la parole, sacerdotal puis
épiscopal, dont il était investi.
Tel est d'abord le cas dans le Discours 2, où il annonce qu'il accepte enfin de
remplir la charge de prêtre qu'il vient de recevoir de son père:
«je demande le pardon de mon inactivité et de ma désobéissance antérieures, si l'on
m'impute ce grief. J'ai gardé le silence, mais je ne le garderai pas toujours. Je me suis écarté
un peu, juste assez pour m'examiner et pour donner à mon chagrin une consolation, mais
maintenant j'ai accepté de l'exalter dans l'assemblée du peuple et de le louer dans la chaire
des anciens. »2

1
D. 12, 1, 6 s.
2
D. 2, 115, 9 S. (cf. Ps. 106, 32).

195
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Il explique cette désertion par le schisme qui déchire alors l'Église locale, circonstance
dans laquelle, comme nous le verrons 1, son exercice du sacerdoce aux côtés de son
père aurait signifié son engagement public en faveur de celui-ci contre les moines
dissidents, un engagement partisan dont il ne voulait pas :
« aussi ai-je lâché pied, le visage voilé de confusion, et, parce que j'étais rempli d'amertume,
j'ai cherché à m'asseoir à l'écart et à me taire, comprenant bien que l'époque est mauvaise,
puisque les bien-aimés ont regimbé. » 2
Mais il la justifie aussi par la nécessité d'une préparation ascétique au ministère de la
parole, ce qui interdit de l'exercer:
« avant de préparer bouche, lèvres et langue, avant que la bouche se soit ouverte et ait attiré
l'Esprit ou qu'elle ait été remplie par l'Esprit de l'exposé des mystères et des dogmes, avant
que les lèvres aient été liées par les sentiments de Dieu, pour parler avec la Sagesse, et,
ajouterai-je, avant qu'elles aient été déliées au moment opportun, avant que la langue se soit
remplie d'allégresse et soit devenue le plectre de la mélodie divine, éveillée par la gloire,
réveillée avec l'aurore et s'épuisant à la peine jusqu'à coller au palais » 3 •
On remarquera dans les derniers mots la mention qu'il fait de la prière, à laquelle
l'ascète consacre exclusivement sa parole, le moyen de cette purification de l'organe
vocal qui le prépare à la prédication.
Dans le Discours 6, qui célèbre la fin du schisme, il revient sur son silence antérieur
pour en faire l'apologie avec des explications tout à fait similaires:
« L'empressement me délie la langue, et je ne tiens pas compte de la loi humaine à cause de
la loi de l'Esprit: j'accorde à la paix ce discours, moi qui n'ai fuit jusqu'à présent aucune
concession. Jusqu'à présent, en effet, nos membres se rebellaient contre nous et le grand et
précieux corps du Christ était ( ... ) divisé ( ... ) J'avais mis alors une garde à mes lèvres, du
reste peu empressées à parler, car je concevais ainsi l'ordre voulu par l'esprit : se purifier tout
d'abord soi-même par la pratique de la philosophie, puis ouvrir la bouche de l'intelligence
pour y attirer l'Esprit, puis proférer de belles paroles, et dire la sagesse de Dieu ( ...) Je savais
plus que tout autre qu'il y avait un temps pour la parole et un temps pour le silence. Voilà
pourquoi j'étais resté muet et humble, éloigné que j'étais de tout bien. On aurait dit qu'un
nuage s'était glissé dans mon cœur pour voiler le rayon de la parole>>'.
Il souligne en particulier combien la rupture des moines dissidents avec lui, fils et
subordonné d'un évêque dont ils refusaient la profession de foi mais moine comme
eux, a pesé dans son éloignement de la chaire :
« Présents, mes frères me rendaient illustre, eux ma richesse, mes justes délices ; absents, ils
me rabaissaient. Cette situation oppressait mon âme, elle me jetait dans le trouble. C'est pour
cela que je me laissais aller au chagrin et à la mauvaise humeur, à cause de cela que
j'abandonnais, avec les autres plaisirs, celui de la parole, car ils ont regimbé, ceux que
j'aimais, ils m'ont montré le dos et non le visage et sont devenus un troupeau plus libre que
le berger ( ... )
Mais maintenant la peine le chagrin et les gémissements se sont enfuis, maintenant,
appartenant à l'Un, nous sommes devenus un (... ) Alors je renonce au silence en même temps
qu'au passé et j'offre au moment présent et à vous ce discours, ou plutôt je l'offre à Dieu, en
témoignage de reconnaissance. ,, 5
Son silence signifiait donc son refus de servir une Église désunie et surtout dont les
membres les plus précieux à ses yeux, les moines, étaient écartés. Il a, surtout, dans
ces circonstances, joué un rôle diplomatique, puisqu'il lui a permis de se rendre
crédible à leurs yeux comme conciliateur, et non partisan de Grégoire l'Ancien.
1
Infra, p. 293-317.
2
D. 2, 90, 2-5, p. 205-207 (Michée 2, 3).
3
Ibid., 95, 14-22, p. 215.
4
D. 6, 1, 1-2, 3, p. 121-123 (Ps. 44, 2; Ps. 38, 3).
5
Ibid., 3, 1-4, 30, p. 127-133 (Ps. 34, 14; 37, 7; 41, 10; 42, 2; Ps. 38, 3; Deut. 32, 15).

196
Parole, écriture et silence chez Grégoire

D'autres passages concernent sa dérobade devant la charge épiscopale de Sasimes


que Basile lui imposa. D'abord, dans son discours d'investiture, où il justifie d'avoir
fui dans la retraite les pressions de son ami et de son père :
« Jusque-là, je croyais être un homme fort et invincible et - folie ! - je ne dispensais même
pas mes paroles à mes frères bien-aimés qui sont ici, afin de rester loin des affaires et de
pouvoir mener la vie tranquille du philosophe, laissant tout à ceux qui le voudraient, pour
m'entretenir avec moi-même et avec l'esprit. Je songeais au Carmel d'Élie et au désert de
1
Jean, à la vie au-dessus du monde menée par ces philosophes. »
Il semble cette fois possible qu'il fasse allusion à un véritable mutisme, du moins si l'on
considère que les «frères» dont il parle sont les moines de Nazianze. C'est, en tout
cas, en opposant la vie contemplative à la vie active et en clamant son goût de la
première, qu'il justifie alors son attitude passée avant d'accepter le ministère épiscopal
qui lui avait été confié en ces termes :
2
« tu délies le silence que tu me reprochais et contre lequel tu t'élevais tant »
Mais, une fois qu'il aura, après avoir déserté Sasimes et fui dans la solitude le conflit
territorial dont elle faisait l'objet entre Basile et Anthime, accepté du moins d'exercer
3
sa nouvelle dignité comme assistant de son père , c'est un autre discours qu'il tiendra:
« J'ai ouven la bouche et attiré l' Esprit, et je donne tout ce qui m'appartient, ainsi que moi-
même, à l'Esprit, action et parole, inaction et silence. ( ... ) Hier il suscitait le silence ? Je
m'appliquais à ne pas parler. Aujourd'hui, il frappe ma pensée? Puissé-je faire résonner la
parole et m'appliquer à parler ! Certes je ne suis ni assez bavard pour désirer parler quand je
suis poussé au silence, ni assez silencieux ou stupide au point de mettre une garde à mes
lèvres au moment de la parole. Mais je ferme et j'ouvre ma porte pour l'intelligence, pour le
4
Verbe et pour l'Esprit, pour la seule cohésion et la seule divinité. »
Cette fois, il concilie le silence - c'est à dire l'abstention de la chaire - et l'éloquence
de la prédication, ou plus précisément de l'enseignement théologique, dans une même
inspiration pneumatique. Il faut comprendre par là qu'il n'entend faire servir son
éloquence qu'à une cause digne de sa piété et de sa dignité épiscopale, l'unité de
l'Église et la défense de la Trinité, et non de disputes et d'ambitions personnelles
comme celles dont Sasimes était l'enjeu. Mais il unifie ainsi également dans un genre
de vie mixte, qui définit sa vocation propre de moine-évêque, vie contemplative et
ministère de la parole ; ce qui, si l'on tient compte de nos précédentes analyses,
pourrait bien signifier ceci : il entend préserver les retraites et le loisir studieux
nécessaires à la rédaction de ses sermons, ou d'autres œuvres destinées à la
publication, comme des moments de seul à seul avec Dieu où il reçoit l'inspiration
théologique et littéraire de l'Esprit. C'est ce loisir dont il disposera tout à fait une fois
en retraite des fonctions ecclésiastiques, l'écriture prenant alors le relais de la
prédication, au point, nous allons le montrer à présent, de s'y substituer tout à fait
comme littérature à part entière.

Venons en maintenant au silence absolu auquel il s'est astreint, quarante jours


5
durant, pendant le carême de 382 , à son retour de Constantinople, dont il a été
contraint par le concile qu'il présidait d'abandonner le trône: une datation établie
1
D. 10, 1, 4-11.
2
Ibid., 3, 7-9. Cf. D. 9, 4, 12 S.
3
Sur les divers points évoqués ici à propos de l'affaire Sasimes, voir infra, p. 332-343.
4
D. 12, 1 (Ps. 118, 131).
5
Ce carême est attesté par les poèmes 2, 1, 34 à 38 et les Lettres, 107-114, 116-119. Sa durée est
indiquée dans le poème 2, 1, 34, v. 5; son caractère absolu Lettres 108 et 112, P. 2, 1, 34, v. 1-2 et
128, P. 2, 1, 36, v. 246 (également P. 2, 1, 25, v. 546 et P. 2, 1, 38, v. 1-4).

197
La littérature comme ascèse et sacerdoce

précisément par M. Oberhaus', qui a pour elle la vraisemblance psychologique, de


nombreuses indications dans les textes de Grégoire se rapportant à ce carême le liant
clairement, comme on va le voir, aux événements de Constantinople et au contrecoup
personnel de ceux-ci.
Ce carême de silence doit être compris comme retrait de la communication orale et
donc de la société des hommes, y compris d'autres moines - dans la mesure où nous
avons encore affaire à une culture dominée par l'oralité. C'est donc une forme spéciale
d'anachorèse, comme le montrent les vers suivants extraits du poème Sur le silence en
temps de carême qui sera la principale référence de nos analyses :
« J'ai d'abord procuré le calme à mon esprit, seul loin des autres
habitant, et établi mon affliction dans l'obscurité d'un nuage,
totalement pris à l'intérieur, l'esprit inaccessible à la distraction. Et ensuite
j'ai suivi le précepte des saints hommes,
et mis une porte à mes lèvres(. .. ) »2 •
Ce mutisme vient renforcer un isolement qui n'était pas total : sa retraite d' Arianze
n'était pas aussi isolée que la grotte du Pont où il avait autrefois élu quelque temps
domicile. Ou plutôt, il est un substitut de l' anachorèse au désert, comme l'exprime
cette lettre à Eugénios :
«La philosophie que tu cherches, c'est la solitude et le jeûne que tu pratiques d'une façon si
immodérée ; moi, c'est le silence. »3
Ce silence peut encore s'entendre comme une spiritualisation supplémentaire de
l'ascète qui renonce à l'usage des organes de la phonation.
Cette ascèse, on l'a vu, s'inscrit dans toute une tradition philosophique et
patristique et avait probablement des précédents ascétiques. Nous pensons même que
le Nazianzène a pu trouver chez un ascète cappadocien l'exemple de ce mutisme4 •
Pour autant, la pratique n'avait rien d'usuel à l'époque, comme en témoigne
l'étonnement de ses proches. Cela, ainsi que la durée exceptionnelle de ce carême,
incite à chercher l'explication de cette ascèse, particulièrement marquante chez ce
grand orateur, dans l'ébranlement intérieur qu'a été pour lui le brutal retournement de
situation de Constantinople : peu après son accession à la chaire de la seconde Rome
et à la présidence du concile, celui-ci avait mis en cause la régularité canonique de son
investiture avant d'accepter sans hésiter l'offre de démission imprudente par laquelle il
avait réagi. 5 C'était bien par la langue qu'il avait trébuché et par orgueil qu'il avait
péché ; plus précisément par une trop grande confiance dans un talent oratoire dont il
se vantait souvent. Aussi peut-on voir d'abord dans cette ascèse de silence une
pénitence à l'égard de ces faiblesses. C'est ce qu'exprime le poème 2, 1, 34, où, après
1
Oberhaus [Gegen den 7.om], p. 2-4. Il tranche ainsi, en faveur des premiers, le débat entre
Tillemont, H.e., t. 9, p. 520 et les Bénédictins ( PG 3, 207-208), et Gallay [La vie], n. 2, p. 223, suivi
sans argumentation par Bemardi [Saint Grégoire], p. 235.
2
P. 2, 1, 34, V. 7-11.
3
Lettres, CXI, t. 2, p. 6.
4
Un échange de billets entre Grégoire et Basile (sur les données : Gallay [Lettres], t. II, p. 134, Lettre
CCXLV et notes) évoque en effet un personnage que le Nazianzène a recommandé à son ami comme
un homme pieux, mais que Basile traite de« mime». Mercati [Varia], p. 54, croit qu'il s'agit d'un
« homme qui exerçait une profession de pas trop bonne réputation et devait être ou du moins se faire
passer pour un joyeux drille - on le dit mime » , mais que Grégoire « connaît au delà de son
apparence et (!') estime». L'explication nous semble fantaisiste, et nous croyons qu'il s'agit très
probablement d'un ascète dont Basile plaisante le mutisme volontaire et, sans doute, la nécessité où il
se trouvait de communiquer malgré tout par mimiques.
5
Voir infra, p. 387-390, 397-401.

198
Parole, écriture et silence chez Grégoire

avoir évoqué avec nostalgie le temps béni de sa jeunesse et de ses succès et avec des
allusions transparentes à la perte de son trône constantinopolitain, il accuse sa langue
et son habileté oratoire de l'avoir jeté dans le plus grand malheur :
«Mais maintenant qu'une maladie pénible m'afflige et que je suis courbé par le grand âge,
J'ai rencontré ce nouveau malheur :
avoir la langue débridée, bavarde, pour moi une telle
calamité, que je fus chaque fois livré aux coups de la jalousie.
Et [pourtant] je n'ai pris le siège de personne; ni de sa terre
natale chassé quiconque, ni médité de ruse ;
je n'ai pas parlé d'une langue outrageante;(... )
Mais une parole cruelle a causé ma ruine. Pour moi
alors je ne le pensais pas, mais pourtant elle a causé ma ruine
1
et m'a offert à tous ceux qui se plaisent à la jalousie. »
Comme l'explique ce poème, son carême de silence vise justement à cette garde de la
langue qui consiste, comme il n'a pas su le faire, à se taire quand il le faut :
«Moi aussi, quand d'un discours hâtif l'impétuosité
sans mesure ni règle je perçais à jour
(car ma vie alors, c'était la parole), je trouvais le meilleur
remède : garder tout en mon cœur aux pensées tournées vers là haut,
afin que ma langue apprenne à prendre garde aux choses à dire et à ne pas dire :
Elle a appris le silence total, elle saura parler à bon escient » ;
« (... )La raison en était que je devais apprendre
à mettre une mesure à mon discours, avoir une maîtrise complète.
(. .. )Car celui qui a la maîtrise de petites choses, des grandes il n'est pas sûr
qu'il triomphera, même s'il le désire grandement.
Mais celui qui excelle dans de grandes choses, cela est évident, par suite de menues choses
facilement, s'il le veut, sera le maître.
C'est pourquoi j'ai complètement lié la force vitale de ma parole,
afin que le bouillonnement du discours ne déborde plus de mes lèvres.
Car rien n'est plus mortel aux mortels que la langue :
2
cheval courant toujours de l'avant, arme toujours prête. »
« Tu demandes à quoi vise notre silence ? Il vise à donner leur juste mesure à la parole et au
silence, car celui qui a triomphé du tout triomphera plus aisément de la partie ; de plus, le
3
silence assagit le cœur qui ne se livre pas au bavardage, mais qui s'absorbe en lui-même. »
Grégoire explique aussi cette ascèse comme visant à la ma.tîrise des passions : celles
qui l'agitent alors, le chagrin et surtout la colère contre ses ennemis, ceux qui l'ont
4
abattu - colère, sur laquelle il écrira d'ailleurs à cette époque un poème moral :
« Cela est d'un grand bénéfice quand tu es rempli et travaillé douloureusement
par des paroles, parce que ton cœur reçois des coups du dehors.
Les paroles domptées, avec elles est dompté le flot de la colère :
Certes pas aisément, mais tu la dompteras tout de même.
Car si l'enflure et la fureur sauvage
tu étouffes alors que tu es irrité, tu chasseras l'emportement de !'orgueil (Ü(:lpi.ç?) :
5
leur chef mort, l'armée des passions battra en retraite. »
La colère est en effet considérée, dans la philosophie antique, comme la plus difficile à
vaincre des passions. Qui en triomphe, tel est le raisonnement, défait du coup les
autres passions. Il s'agit ici de celle dont elle procède essentiellement et dont elles est

1
P. 2, 1, 34, V. 175-189.
2
Ibid., resp., v. 123-128 et 11 - 26.
3
Lettres, CVII, t. II, p. 5.
4
P. 1, 2, 25, dont Oberhaus [Gegen den Zorn], p. 1-2, établit la datation.
5
P. 2, 1, 34, v. 131-137. Cf. Origène, Homélies sur les Psaumes, 38, I, 3, p. 338: grâce à la garde de
la langue« excluditur omnis iracundia et tumor et inconsulti furoris impetus mitigatur ».

199
La littérature comme ascèse et sacerdoce

en quelque sorte le point culminant : l'orgueil blessé.' Il fait d'ailleurs de l'humilité et


de la magnanimité de son silence une leçon à l'endroit de ses ennemis :
«Voici un nonveau mode de correction: comme je n'ai pas pu retenir les langues par mes
paroles, c'est par le silence que je me suis mis à apprendre aux autres à se taire, enseignant le
semblable par le semblable. Telle est la loi du Christ: puisqu'en nous donnant la Loi il n'a
pu nous purifier, c'est par son humanité qu'il adoucit l'homme, selon la grande bienveillance
de son incarnation dans notre monde. »2
Son carême vise enfin et surtout à maîtriser son discours intérieur et à en travailler
la formulation avant que de l'exprimer en paroles. Ainsi, s'expliquant par lettre sur son
silence, il écrit :
« Vous me demandez ce que signifie mon silence ? Il signifie la mesure dans les paroles et
leur absence même. Car qui peut en arriver là complètement y réussira plus aisément
partiellement. Au surplus, cela apaise la colère de ne pas la traduire en paroles, mais de la
laisser s'éteindre d'elle-même»; «Je suis silencieux dans la conversation, comme pour
apprendre à exprimer ce que je dois ; en outre, je m'exerce à maîtriser les passions » ; « Avec
le Christ, j'ai immolé ma langue pendant que je jeûnais ; et avec le Christ ressuscité j'ai
éveillé ma langue. La signification mystérieuse de mon silence, la voici: de même que j'ai
offert en sacrifice un esprit privé des moyens de s'exprimer, de même je vais offrir en
sacrifice une parole purifiée. »3
Cette dernière citation annonce, semble-t-il, une lecture de l'hymne au Verbe que
Grégoire rédige alors et dont nous reparlerons bientôt ; elle indique en tout cas que
c'est le discours oral, qui relève de la langue, qu'il purifie par son silence.
Mais son état d'esprit est rien moins que résigné à subir le sort que ses collègues lui
ont fait, ni ce qu'il considère, non sans orgueil, comme des calomnies inspirées par la
jalousie envers son éloquence. Car il y a pour Grégoire une saine et sainte colère,
contre les vices et l'impiété, qui se confond avec le zèle pour Dieu et se rencontre chez
les prophètes4 et dont il se plaira à faire la démonstration. De fait, il consacrera toute
une série de poèmes à vitupérer ses ennemis, que ce soit sous des titres qui les
désignent explicitement comme des jaloux (qi6ovo'Ûvi:aç) 5 ou dans des textes
consacrés plus largement à faire une peinture au vitriol de l'épiscopat6 , sans compter
les accusations qui émaillent l'apologie de son mandat constantinopolitain, le De vita
sua 7 • C'est ce qu'annonce clairement le poème Sur le silence en temps de carême:
« (. .. ) En vie, toi aussi
tu recevras quelque chose de ma part. (Sois tranquille chère langue.

1
Dans le Poème 1, 2, 25, Contre la colère, v. 421-426, Grégoire donne l'humilité comme remède
contre elle. C'est pourquoi nous avons traduit ici i1flpLç par « !'emportement de !'orgueil » (là où
White [Autobiographical poems], p. 175, traduit «the violence»); d'autant qu'on passe de la
maîtrise des actes et paroles inspirées par la colère à son maximum - rage ou fureur -, à la maîtrise
intérieure de la colère elle-même, jusquà son extinction. Cf. Oberhaus, ibid., comm. ad locuml v. 8,
p. 44; IV. 31-45, p. 55-58; IV. 46-73, p. 61.
2
Lettres, CX, t. II, p. 6.
3
Resp. : Lettres, XCVI, XCVII (cf. ibid., CVIII, citée infra, p. 399), t. II, p. 4 et CXIX, t. II, p. 11.
4
P. 1, 2, 25, v. 362-367. et 399-410. Voir Oberhaus [Gegen den Zorn], p. 140, 146-148, 158-159. De
même Basile, Adversus iratos, 5, 365 c: «L'impétuosité de l'âme nous est utile pour bien des œuvres
de vertu, pourvu qu'elle( ... ) seconde la raison dans sa lutte contre le péché. La colère, c'est le nerf de
l'âme, la corde qui la tend vers les bonnes actions( ... ) Il faut, n'est-il pas vrai, détester tout autant le
mal qu'il convient d'aimer la vertu. Ici surtout la colère est utile ( ... ) elle s'enflammera contre les
voix et les figures étrangères, même masquées de dehors obséquieux. » (trad. Humbertclaude [La
doctrine ascétique de Saint Basile], p. 159-160).
5
P. 1, 2, 15 b; P. 2, 1, 14 ; P. 2, 1, 18.
6
P. 2, 1, 12 a et b; P. 2, 1, 13.
7
P. 2, 1, 11, V. 703-711; 738-790; 807-950; 1546-1571; 1703-1738; 1755-1776.

200
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Sois tranquille un instant, ma langue ; je ne te tiendrai pas toujours captive.


L'Envie, qui hait le verbe, je ne lui ferai pas ce cadeau.)
( ... ) Ainsi en est-il de moi : à mon éloquence, !'envie adresse toujours
1
un regard mauvais ; c'est pourquoi j'ai été jeté dans un profond silence. »
La langue désigne ici la poésie, qui se déclamait, comme substitut d'un art oratoire
pour lequel il n'avait plus de tribune, ou du moins de tribune suffisamment en vue,
comme l'était celle de Constantinople, pour répondre à ses détracteurs et faire justice
de son sort. Ce silence qui vise à la maîtrise de sa colère n'en médite donc pas moins
une revanche en bonne et due forme à laquelle il ne mettra qu'une limite, cette
convention de la diatribe qu'il pense comme charité et qui consiste à ne pas nommer
ceux que l'on critique - une convention que d'ailleurs il ne respectera même pas
toujours2 . Voici par exemple comment il introduit et justifie son poème Sur lui-même
et sur les évêques :
«Peut-être devrais-je, comme à supporter d'être maltraité
aux instructions de Celui qui a subi la Passion je me conforme,
me rendre maître de ce que j'ai enduré et de mon discours,
afin d'avoir soutenu le combat de façon parfaite
3
et de pouvoir espérer une récompense plus complète. »
4
Il se réfère au silence du Christ souffrant , qu'il se justifie ensuite de ne pas imiter :
« Mais pour que les méchants ne semblent pas !'emporter
et n'aient pas le champ tout à fait libre
parce que personne ne le leur dispute, certes la fin
de ces gens-là j'abandonne au feu dernier,
( ... )mais je vais tout de même frapper d'un court discours
mes meurtriers ( ... )
Je dirais ce que j'ai à dire sans rn' inquiéter
de tenir des propos injurieux, une chose interdite
à tous, et que je hais tout à fait ;
car je composerai mes propos sans [mentionner de] nom
pour ne pas paraître révéler ce qui doit rester caché.
5
( ... )La main du Verbe pourfendra les rnéchants •
Qu'est-ce à dire? Tu vas le montrer: si tu combats ce discours
6
tu apparaîtras clairement ton propre accusateur. »
Ainsi, on le voit, c'est de sa main, par écrit, qu'il se fait justice lui-même, ou plutôt,
selon sa vision des choses, qu'il met son écriture (sa main) au service de la justice du
Verbe. L'écriture, dans cette civilisation qui se vit encore, en surface et dans le
quotidien, comme orale, met déjà une distance entre les passions, dont l'emportement
et l'injure verbale semblent l'expression naturelle, et l'auteur de la diatribe écrite. Elle
relève de la «culture froide», exprime les passions à froid. Elle soumet leur
expression à cet anonymat à vrai dire hypocrite qui, Grégoire le souligne, signifie en
quelque sorte « À bon entendeur, salut ! » Grégoire, en choisissant la forme poétique,
renforce encore cette modération formelle par le caractère maîtrisé de la métrique : il

1
P. 2, 1, 34, v. 190-202. Sur la jalousie suscitée par son éloquence, cf. supra, p. 178. P. 2, 1, 45, v.
45, parle quant à lui de la jalousie suscitée par sa contemplation.
2
Par ex. P. 2, 1, 11, v. 1015, quant à «Pierre [d'Alexandrie], dont le calame était autrefois fendu»,
c'est-à-dire mensonger.
3
P. 2, 1, 12, V. 1-5.
4
Sur ce point, voir supra, p. 163 et sa n. 8.
5
Cf. Mt. 26, 53: «car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive»; Ez. 15, 6; Ex. 6, 11-
13 ; Ps. 149, 6, etc.
6
P. 2, 1, 12, V. 6-30.

201
La littérature comme ascèse et sacerdoce

lie le mètre à la µEi:pwJtaOEla, cette modération qui seule est accessible à l'homme
par ses propres forces, tandis que l'apathie requiert la grâce divine1, mais qui renvoie
aussi à la bonne direction de l'énergie passionnelle. C'est en définitive par ce travail de
l'écriture que sa diatribe exprime une colère civilisée; et, se nourrissant de précédents
et de références scripturaires, une colère civilisée par le christianisme, biblique et non
pas homérique : la saine et sainte colère du juste. 2
Plus généralement, c'est en elle-même, en dehors de sa récitation orale, que
l'écriture vient remplacer la parole en général : on le voit très bien dans les lettres et
poèmes rédigés durant son carême de silence. Ainsi, usant de l'antique topos des
"objets parlants"3 depuis longtemps transféré au livre4 , ce même poème sur son silence
se conclut par cette dédicace au Christ :
« Accepte ces sons de ma main, que tu aies
un monument parlant de mon silence. » 5
L'incipit du poème est plus explicite encore, qui fait valoir l'écrit pour lui-même,
comme discours qui s'adresse à la vue, indiquant peut-être chez Grégoire la pratique
de la lecture silencieuse :
« Tiens-toi tranquille, chère langue ; et toi, stylet, inscris du silence
ces mots, et dis aux yeux le propos de mon cœur. ,, 6
Dans une de ses lettres de l'époque, c'est ainsi, plutôt que d'improbables travaux
manuels comme le traduit et dit P. Gallay, son travail d'écriture qu'il désigne comme
Jtovouc:; '.)(.ELpwv ijµwv, indiquant par là qu'il écrivait de sa propre main (au lieu de
recourir aux services d'un tachygraphe), marque d'humilité, et tenait ce labeur comme
une ascèse. 7 On le voit encore au fait que, dans son mutisme, il n'en communique pas
moins par lettres - il est vrai conçues, parce que privées de la présence physique et de
la voix, comme plus convenables à celui qui s'est retiré du commerce du monde et de
la vie active. Or, l'écriture n'est ici en rien un pis aller, encore moins une entorse à la
retraite, mais l'accomplissement et le fruit du silence, comme il le fait lire à Céleusios :
« Je t'ai reçu en gardant le silence pour t'apprendre que le silence même peut parler en
s'exprimant avec la plume. » 8
Il y a là à la fois une rupture avec la tradition épistolaire antique, qui souligne toujours
- c'est même un passage obligé de toute missive - le caractère de substitut de la lettre
par rapport à une conversation, et le prolongement du topos épistolaire, propre à
l' Antiquité tardive, de la quasi-présence de l'émetteur et de son unité spirituelle avec le

1
Oberhaus [Gegen den Z.orn], p. 53-54 (/v. 26-30): D. 4, 99; D. 11, 6; P. 1, 2, 24, v. 97 s. ; P. 2, 1,
12, V. 64 S.; P. 2, 1, 25, V. 9 et 27.
2
Il renoue ainsi avec la très ancienne fonction de justice du dit poétique telle qu'elle apparaît chez
Pindare (Détienne [Les maîtres de vérité], p. 107-108).
3
Svenbro, «L'invention de la lecture silencieuse», in Cavallo et Chartier [Hîstoire de la lecture],
p. 58-61.
4
Dupont [L'invention], p. 233-239.
5
P. 2, 1, 34, v. 209-210. Cf. également, à son lecteur, v. 148-149: «Voilà les méditations pour toi,
cher ami, de mon silence./ Je parle avec la main, réceptrice de mon esprit».
6
Ibid., V. 1-2.
7
Gallay [Lettres], CCIII, 6, t. II, p. 94 et n. 3, p. 93. Le fait qu'Ambroise écrivait aussi de sa main par
humilité (Ambroise, Ep. 47, 1-2, PL 16, 1150; Paul. Med., Vit. Ambr., 38, PL 14, 42; Lizzi [I
Vescovi], p. 94, n. 33). Cela exclut la présence d'un tachygraphe, supposée par Bemardi [Saint
Grégoire], p. 337-338, contre l'idée que Grégoire fût alors seul.
8
Lettres, CXII, t. Il, p. 6.

202
Parole, écriture et silence chez Grégoire

destinataire. 1 L'isolement avec soi-même dans la seule compagnie de Dieu et la


purification du discours par une intériorisation qui le sépare de la chair pécheresse
instituent ainsi l'auteur divin d'un discours silencieux: au-delà de la pensée travaillée
par la méditation et la réflexion, celui du texte auquel le travail de l'écriture a donné
forme. C'est en particulier le cas pour sa création poétique, comme l'exprime une série
2 3
composée durant ce carême de 382 , par exemple l'hymne au Verbe qu'il lui offre à
l'occasion de la rupture de son silence; oblation positive née de l'oblation négative de
sa parole4 , comme on le voit encore dans le poème suivant:
« Parlez, vous tous, laissez libre cours au langage
Enchaînez vos refrains et, fortement, tissez
Vos toiles d'araignées, légères et flottantes ;
( ...) Pour ma part, j'ai choisi un silence absolu.
Rassasiez-vous, espions, et toi aussi, la Haine.
Je parlerai en moi ; les mystères divins
J'inscrirai dans mon âme ; je veux nettoyer
Les taches, effaceI les sensations trompeuses
Et comme un clair miroir je m'offrirai au Verbe
Afin de refléter des images parfaites.
J'ai écrit là des vers gui sont nés du silence ;
Et si tu ne veux pas que je parle à la foule,
5
Suprême Esprit, dis-moi, que faut-il que je fasse? »
S'adressant à l'Esprit, il transfère ici clairement à l'écriture ce que Clément
d'Alexandrie disait de la prière silencieuse : « la prière est une conversation avec Dieu.
Et, même si nous lui parlons dans un murmure, sans ouvrir les lèvres, en silence, c'est
6
un cri intérieur ! Car Dieu écoute sans relâche notre conversation intime. » On
remarquera l'opposition de son ascèse de silence, dont naît le poème en question, à la
faconde oratoire de ceux qui l'ont chassé de sa chaire de Constantinople. Or, c'est
aussi une opposition entre la création proprement littéraire, solitaire et destinée aux
loisirs privés d'un public alors restreint d'hommes cultivés, et l'art oratoire, public et
urbain, auquel il a renoncé sans retour. Ce que, selon nous, traduit la fable qu'il
adresse à Céleusios au sujet de son silence après lui avoir vanté l'écriture:
« Puisque tu me reproches mon silence et ma rusticité, toi qui es loquace et qui as les
manières de la ville, permets que je te conte une fable qui n'est pas sans esprit, pour voir si je
pourrai au moins modérer ta faconde. Les hirondelles reprochaient aux cygnes de ne pas
vouloir fréquenter les hommes ni faire entendre leur musique en public, mais de vivre autour
des prairies et des cours d'eau, de se plaire dans la solitude, de chanter peu, et ce peu qu'ils
chantent de ne le chanter qu'entre eux, comme s'ils avaient honte de leur musique. Nous, au
contraire, ajoutaient-elles, les villes, les hommes et l'intérieur de leurs habitations nous
appartiennent, nous bavardons autour des hommes et nous racontons nos aventures ( ...) Les
cygnes eurent peine à daigner leur répondre, tant ce verbiage leur fut odieux ; et quand ils
daignèrent répondre, ils dirent: Eh bien, vous autres, sachez qu'à cause de nous on peut voir
plus d'un homme venir dans la solitude pour entendre notre musique (. .. ) si nous chantons
peu et devant peu d'auditeurs, c'est justement là ce que nous faisons de plus beau, car nous

1
Sur ce topos, voir Garzya [II mandarino], p. 132-133, qui l'illustre entre autres avec Basile, Ep. 113
et 154.
2
P. 2, 1, 34, a et b ; 36 ; 37 ; 38, a et b.
3
P. 2, 1, 38 a.
4
Voir supra, p. 200, Lettres, CXIX.
5
P. 2, 1, 36; traduction Millet, p. 45.
6
Clément d'Alexandrie, Stromate VII, 39, 6, p. 141. Ce n'est pas que dans ses poèmes de prière que
Grégoire s'adresse ainsi à Dieu: à la Trinité, au Verbe, à l'Esprit, comme on en voit de multiples
exemples dans les vers que nous citons.

203
La littérature comme ascèse et sacerdoce

nous exerçons à garder la mesure dans notre mélodie et nous ne mêlons pas la musique et le
bruit. Vous, au contraire, qui vous établissez parmi les hommes, vous les exaspérez »1 •
Comme le souligne M. Oberhaus2 , ce texte témoigne de l'orientation nouvelle que
Grégoire donne à son travail littéraire, désormais consacré pour l'essentiel à la poésie,
qui sera son chant du cygne : l'opposition se situe, pour préciser ce que nous disions,
entre l'éloquence, associée au bavardage et au bruit3, et le mètre et la musicalité
poétiques. En témoigne clairement le poème programmatique Sur ses vers :
« J'ai fait prendre cet autre chemin à mes discours,
4
( ... )à la poésie (µhpmç) j'ai consacré quelque chose de mes labeurs. »
Cette orientation nouvelle a deux implications. D'abord, elle témoigne qu'il se veut
désormais, plus que jamais, un écrivain, faisant de sa création littéraire non seulement
un sacerdoce, mais une ascèse au service de Dieu. Car ce carême de silence est aussi la
purification d'un discours intérieur qui s'exprime par les poèmes à la rédaction
desquelles il est consacré. En revendiquant cette pratique, en la vantant dans ses
lettres, Grégoire vante en fait l'écriture contre l'éloquence, fait marquant dans cette
civilisation qui conçoit et estime avant tout le discours oral, au point qu'il nous semble
y avoir là un jalon majeur dans l'histoire de la littérature. Là où la création oratoire,
faite avant tout pour la chaire, inséparable de la vie active, de ses soucis terrestres,
mais aussi pouvoir mondain à la recherche des foules et des acclamations, entrait en
contradiction avec la vie contemplative et la prétention à être un étranger au monde,
Grégoire découvre enfin une profession conforme à ses aspirations et à son grand âge :
celle, solitaire, de l'écriture ; ou, plus précisément, du poète-ascète, dont le sacerdoce
s'exerce discrètement, pour un public instruit et pour la postérité, par les vers divins
que lui inspire l'Esprit. Sa supériorité sur l'orateur, qui, telles les hirondelles, vont
dans les cités au devant du public, se voit au fait que le sien, attiré par son charisme,
vient le chercher, au contraire, dans sa retraite.
D'ailleurs, son apologue évoque fort ce beau texte d'Épictète, dont on sait qu'il
concevait l'office du philosophe comme sacerdoce : « Si nous comprenions bien,
qu'aurions-nous à faire d'autre, en public et en particulier, que de louer la divinité, de
la célébrer et d'en énumérer les grâces? Ne faudrait-il pas, en bêchant, en labourant ou
en mangeant, chanter cet hymne à Dieu : Dieu est grand... Quoi ! Puisque vous êtes
tous aveugles (Grégoire, ici, pouvait songer à ses confrères indignes), ne fallait-il pas
que quelqu'un occupât ce poste et qui chantât, pour tous, l'hymne à Dieu ? Que peut
faire d'autre un vieux boiteux comme moi, sinon chanter Dieu ? Si j'étais rossignol, je
ferais ce que font les rossignols, et si j'étais cygne ce que font les cygnes. Mais je suis
doué de raison: je dois chanter Dieu (... ) et je vous engage à chanter ce même
chant. » 5 L'assimilation du poète chrétien au cygne est, plus sûrement, une
réminiscence du "chant du cygne" du Phédon6 • Socrate, dans l'attente de l'exécution

1
Lettres, CXIV, t. II, p. 8.
2
Oberhaus [Gegen den Zorn], p. 6.
3
On se souviendra de ce qu'à propos de sa consécration sacerdotale, Grégoire se plaignait d'être
«poussé au milieu du bruit» (D. 2, 6, 16), par opposition au calme ou silence (qcruxta) contemplatif
auquel il aspirait.
4
P. 2, 1, 39, V. 22-24.
5
Épictète, 'Entretiens I, XVI, 15-21, p. 846.
6
Platon, Phédon, 84 d-85 b. Cf. Moreschini [Letteratura], p. 222. Cette thématique peut également
être associée à celles de la mort au monde et de l'/;1d\YJµta de l'âme de l'ascète solitaire, mais
seulement comme anticipation de la perspective eschatologique qui, la mention de la vieillesse
l'indique, est prédominante.

204
Parole. écriture et silence chez Grégoire

de sa peine, s'est mis à écrire des poèmes, et d'abord un hymne à Apollon, dont il est
l'élu et au service duquel il a enseigné la philosophie aux Athéniens, comme Grégoire
a reçu du Verbe la mission de le servir par sa prédication. Il explique sa vocation
poétique comme inspirée par le dieu, acte de piété et « la plus haute philosophie ».
Enfin, il se compare aux cygnes, chantres d'Apollon, dont le dernier chant n'est pas
une lamentation, mais au contraire rempli de joie à la perspective de rejoindre le dieu
qu'ils servent et de jouir des biens invisibles dont ils ont reçu de lui la prescience
divinatoire. Le Sur ses vers reprendra justement cette dernière idée :
« affligé par la maladie, j'ai trouvé
comme remède, tel un cygne vieillissant,
de chanter pour moi-même dans un battement d'aile,
non pas une lamentation, mais un hymne d'adieu. » 1
En effet, Grégoire se consacre alors avant tout à l'hymnographie, un fait qui
n'intervient pas par hasard à l'approche de la mort, mais dont la signification
eschatologique christianise la thématique platonicienne du chant du Cygne: d'avocat
de Dieu, il se fait chantre de Dieu comme pour se qualifier à être admis dans les
chœurs célestes. Comme dans ses poèmes proprement théologiques, il manifeste aussi
son don divinatoire de théologien, c'est-à-dire d'interprète d'oracle et de visionnaire
des réalités célestes2 , ce don que, selon une très ancienne tradition3 , Platon associe à la
poésie. Ainsi, à l'occasion de son carême de silence, il chante d'abord le Verbe, qui a
vaincu la mort et rouvert les chemins du Paradis, où Adam le chantait et où les chœurs
angéliques font résonner sa louange4 :
«Je chante le grand Dieu qui d'en haut règne et la splendeur
de ma Trinité rassemblée en une seule lumière ;
les grands hymnes de louange que font résonner les chœurs angéliques
qui se tiennent tout près ; de leurs voix provient à l'autre extrémité
l'harmonie cosmique et cette harmonie plus grande quel' actuelle
que f espère ( ... )
Je chante la gloire éternelle du Christ souffrant(... )
Je chante ce mélange mien ( ... )
Je chante la Loi de Dieu( ... )
Pour chanter cela, j'ai ma langue comme lyre. Prenez garde, vous les prêtres
qu'aucune discorde ne fasse entendre une fausse note. »5
Par sa lyrique, le Nazianzène entend s'ouvrir les portes du ciel ou de ses demeures les
plus hautes. Il renoue ainsi avec la conception enthousiaste du poète comme EvOwç,
"plein du dieu", en même temps qu'avec le mythe d'Orphée, auquel il fait allusion dans
6
son œuvre, en particulier poétique. Mais c'est évidemment David, annonciateur du
sacerdoce royal du Christ7, qui est son modèle, lui que la lyre évoque, aux psaumes
1
P. 2, 1, 39, V. 54-57.
2
P. 2, 2, 7, v. 130; Spidlik [Y a-t-il un pluralisme théologique]. Nous parlons ici, non de la théologie
au sens étroit, mais de la fonction plus générale d'interprète et héraut inspiré des choses divines qui
l'englobe, selon l'heureuse distinction de Szymusiak [Éléments de théologie de l'homme], p. 17-18.
3
Détienne [Les maîtres de vérité], p. 55-56, 66, 193-197.
4
Cf. également P. 1, 1, 8, v. 63 ; P. 1, 1, 9, v. 61 ; P. 1, 1, 34, v. 4 ; P. 1, 2, 1, v. 85 ; P. 2, 1, 38, v.
47-48; P. 2, 1, 45, v. 26.
5
P. 2, 1, 34, v. 77-92.
6
Démocrite, fr. 18. Cf. P. Som ville, art. «Poétique», Le savoir grec, p. 480. Occurrences d'Orphée:
D. 4, 115; 5, 31 ; 39, 5 (toujours polémique); P. 1, 2, 29, v. 169-170; 2, 1, 41, v. 46; 2, 2, 3, v. 212-
214; 2, 2, 5, v. 193-194 (donné en exemple); 2, 2, 7, v. 241.
7
Act. 2, 30; 2 Co. 6, 18 ; Heb. l, 5. Clément d'Alexandrie avait déjà travesti David en Orphée, qu'il
tenait pour une préfiguration païenne du psalmiste: Daniélou [L'Église], p. 142.

205
La littérature comme ascèse et sacerdoce
1
duquel ses poèmes empruntent beaucoup et qu'il mentionne souvent avec éloges • Le
Sur ses vers s'y réfère d'ailleurs explicitement, ainsi qu'à la tradition hébraïque pour
laquelle le chant des psaumes était partie intégrante de la liturgie :
« Sache que même dans !'Écriture il y a une bonne part de poésie
comme le disent les sages parmi les hébreux.
Si les sons produits par les cordes te semblent sans mesure,
du fait que les Anciens avaient usage de chanter les textes en mesure,
il créaient, je crois, du bien un délicieux
véhicule et y conformaient les sentiments [des auditeurs] :
Saül t'en convaincra, lui qui de !'esprit
2
fut libéré par les mélodies de la harpe. »
Imitant le très pieux David, Grégoire se fait le rhapsode inspiré du Dieu chrétien,
écrivant ses hymnes pour qu'ils soient chantés par les vierges et les enfants lors des
3
offices, une fonction liturgique qui préfigure les chœurs célestes • Ce travail
d'hymnographe représente la version ecclésiastique et littéraire de la vie angélique des
messaliens, toujours occupés à la louange de Dieu.

Lorsque Grégoire sortira de ce carême, il n'en continuera pas moins d'écrire, avec
frénésie, parce qu'il aura à cette occasion pris conscience, en des termes plus clairs que
jamais, de cette vocation alors rare et éclipsée par le prestige oratoire, celle,
silencieuse, d'écrivain. C'est ainsi par exemple que, au-delà des habitants de
Constantinople qui en sont le premier destinataire, il adresse son De vita sua à la
4
postérité et le conclut sur ces vers :
« (. .. )Je me retirerai en Dieu.
Que la rumeur des langues glisse loin de moi, telle des vents inconsistants.
J'en ai eu, et plus que mon compte, moi que bien des injures,
et bien des louanges extraordinaires, ont atteint.
J'aspire à habiter un lieu désert exempt de maux,
où mon esprit, seul, ne cherchera que le divin,
et pour viatique de ma vieillesse à l'espoir léger de !'au-delà.
( ... )Où ira-t-elle ensuite? Dis-le-moi, Verbe de Dieu !
5
Qu'elle aboutisse à la demeure inébranlable, où habite ma trinité et sa splendeur unie » •
On remarquera d'abord l'opposition entre la retraite et la société humaine comme
milieu oral agité de rumeurs, éloges ou injures qui font les réputations. C'est à ce
monde de la gloire ou de l'infamie que Grégoire veut échapper, en philosophe pour qui
la réputation terrestre n'est rien, mais la gloire céleste tout ce qui compte. C'est en
particulier au prestige de ces orateurs évoqués par l'apologue à Céleusios, qui
cherchent auprès des hommes un public à leurs bavardages familiers, qu'il tourne
maintenant le dos. C'est à Dieu seul, dans une communication silencieuse et
monotrope, qu'il s'adressera désormais dans ses poèmes.
Ce chant du cygne nous semble indiquer un point d'importance quant à la vocation
d'écrivain. C'est surtout dans une perspective eschatologique plus proche que jamais
que le Nazianzène s'est livré à un travail littéraire qui n'a plus pour finalité une

1
Nos notes témoignent de ces emprunts ; quant aux mentions de David, Demoen [Pagan and
Biblical], p. 401-402, en compte une cinquantaine; pour les seules évocations de David et sa lyre:
D. 2, 88; 5, 30; 9, 2; 24, 11-12; 43, 73; P. 1, 2, 25, V. 202-204; 2, 1, 39, V. 88-89; 2, 1, 64, V. 2.
2
P. 2, 1, 39, V. 82-89.
3
D. 40, 46, 3-4.
4
P. 2, 1, 11, v. 42: «qu'ils écoutent, hommes d'aujourd'hui et de demain».
5
Ibid., V. 1937-1947.

206
Parole, écriture et silence chez Grégoire

prestation oratoire, même lorsqu'il sélectionne et révise ses prêches. Or, comme l'a
remarqué F. Dupont1, «l'auteur du livre n'a d'existence que par son absence, il est
condamné au mutisme. Il s'est lui-même pétrifié en devenant une statue qui parle. Et
c'est bien ainsi que les lecteurs le perçoivent.» Elle cite à ce propos le Dialogue des
orateurs de Tacite: «Si quelqu'un désire le voir (le poète), dès qu'il l'a regardé une
seule fois, il s'en va satisfait, comme s'il avait vu un tableau ou une statue.» C'est de
même en peinture que son carême de silence transforme Grégoire :
« Je viendrai en effet moi-même, parlant et n'étant plus semblable à une allégorie ou à un
portrait ,,2.
Or, comme le livre, en tant que monument perpétuant la mémoire de son auteur, statue
ou portrait peint ont à voir avec les usages funéraires ; et l'auteur de livres se met à la
place du mort, anticipe sa mort en écrivant3, d'autant que l'écrit renvoie aussi, dans
l' Antiquité, aux épitaphes, dont Grégoire a rédigé un grand nombre. Cette fonction
monumentale commande évidemment les éloges funèbres qu'il nous a laissés sur ses
proches mais aussi la rédaction de son autobiographie durant sa retraite. C'est sans
doute la signification littéraire de la formule, réservée habituellement aux défunts,
«nous qui nous sommes tu» par laquelle il se désigne dans le prologue4 , ainsi que -
au-delà des implications ascétiques que nous y avons déjà rattachées - des mots qui en
ouvrent l'épilogue:
«Mon discours arrive à son terme: me voilà cadavre vivant »5 .
Seulement, la perspective chrétienne de l'au-delà change le rapport à la mort, surtout
dans la mesure où elle instaure pour idéal une anticipation de la mort au monde et, par
là, de la résurrection. Le fait que son carême de silence et d'écriture ait lieu à
l'occasion de la Pâque et soit ainsi lié, expressément, à la mort et la résurrection du
Christ, prend dès lors une signification précise. Le travail muet de l'écriture, sous le
signe du Verbe, devient un aspect de la mort au monde de l'ascète et donne naissance
à un auteur d'ores et déjà divinisé.
Nous divergeons sur ce point des analyses de C. Moreschini6 , qui insiste au
contraire chez Grégoire sur l'application du thème chrétien des vanités terrestres à son
œuvre littéraire. Certes, les vers cités expriment bien le caractère éphémère des biens
terrestres :
«Où sont les mots ailés? dans l'air. De ma jeunesse
La fleur ? Elle a passé. La gloire ? disparue » ;
« Ô paroles ailées, objets d'un vain labeur,
Ou filles de l' Esprit radieux ... » ;
« Mes livres sont moisis, mes discours imparfaits :
Qui les achèvera, quel homme, quel ami ?
Je vis, mais tout m'est mort. Obscure existence,
Ah, plus désemparée qu'un bateau disloqué! ». 7
Mais les deux premiers passages concernent l'art oratoire et sa gloire vivante, par
définition éphémères puisque liés à !'oralité et dont le Nazianzène, en même temps que
1
Dupont [L'invention], p. 267.
2
Lettres, CXVI, t. II, p. 10.
3
Dupont, ibid., p. 266-267 et 281-282
4 Ibid., v. Il : l]µî:v µcµuKÔmv; Lukinovich [Le dit de sa vie], n. 4, p. 272. Ces mots, à l'adresse
des Constantinopolitains, se rapportent d'abord au fait qu'il a abandonné sa chaire auprès d'eux.
5
P. 2, 1, Il, V. 1919.
6
Moreschini [Letteratura], p. 228.
7
Resp. : P. 2, 1, 43, v. 1-2; P. 2, 1, 34, v. 3; P. 2, 1, 50, v. 53 s. Trad. Millet, p. 44, 43 et 42 (nous
remplaçons« misérable» par une traduction plus littérale).

207
La littérature comme ascèse et sacerdoce

de la chaire, est écarté; et C. Moreschini lui-même y voit bien une certaine nostalgie.
En outre si le Nazianzène corrige ses discours et en prépare la publication, en même
temps que celle d'un florilège épistolaire et de nombreux poèmes, c'est bien pour
qu'ils échappent à l'oubli. Le dernier texte, justement, exprime avant tout ce souci très
fort de sa postérité littéraire, que la perspective chrétienne de la caducité de ce monde
ne ruine pas, ne serait-ce que parce que Grégoire entend survivre, par ses œuvres, dans
une Église et une civilisation chrétienne qui lui seront reconnaissantes de ce legs : un
espoir que la postérité exaucera sans réserve 1• À une époque où apparaît le culte des
portraits de saints 2 , c'est d'ailleurs en sainte icône que Grégoire se transforme par le
silence de son travail littéraire. Il annonce ainsi plus précisément ces images de saints
« héritiers de l'idéal classique tardif de l' écrivain inspiré par les muses » que
l'iconographie byzantine représente devant leurs tables d'écriture en train de recevoir
l'inspiration divine3 • Le Nazianzène aura une place d'honneur dans ce genre
iconographique, et l'Occident également le représentera souvent en tant que saint
écrivain. 4 On pourrait même aller jusqu'à dire que son corps glorieux est, pour ainsi
dire, anticipé par ses livres; que, à l'opposé des mots de l'orateur, inconsistants
comme le vent qui passe, ils laisseront ici-bas quelque chose de sa sainteté, ce qui les
rapproche des reliques5 : de fait, ses œuvres seront pieusement conservées et cultivées
par l'Église d'Orient, et lui vaudront d'être reconnu par elle comme saint Grégoire le
Théologien. Aussi nous semble-t-il pouvoir conclure que le cas de Grégoire illustre
comment le christianisme a rendu possible l'achèvement d'une évolution déjà
commencée, quoiqu'en dise Florence Dupont6 , avec l'exégèse philosophique et que
renforçait le caractère divin des Écritures : l'invention de la littérature, l'institution de
l'auteur et même de son culte.

Pour en finir avec cette thématique du silence, il nous faut étudier deux passages de
son œuvre qui l'inscrivent au sein même de son activité publique, dans l'espace public
de la parole, et qui doivent d'autant plus retenir notre attention qu'ils concernent

1
Sur ce point, voir Noret, [Grégoire de Nazianze, l'auteur le plus cité]; Bernardi [Saint Grégoire], p.
265-266; Gallay [La vie], p. 236.
2
En attestent Augustin, De moribus ecclesiae catholicae, XXXN, 75 : « novi multos esse
sepulcrorurn et picturarurn adorantes »;et Chrysostome, Hom. encomiastica in S. Meletium ... , 1, 519
C-D (Joannis Chrysostomi Opera omnia, B. de Montfaucon éd., t. II, p. 245) à propos des portraits de
Mélèœ d'Antioche commandés et vénérés par ses fidèles. Cf. Grabar [iconographie chrétienne],
p. 149-150.
3
Sur cet aspect de l'iconographie chrétienne orientale: Brown [La société], p.163-164.
4
Une des plus riches des Saints Orientaux, son iconographie, aussi bien dans la peinture que dans les
illustrations de ses homélies, le représente en effet très souvent en train d'écrire, ou en train de
remettre ses homélies, ou bien une lettre (Ses lettres auront une grande fortune comme modèle
épistolaire en Orient.), à un autre personnage. Cf. Braunfels [Lexikon der Christlichen Ikonographie],
Bd. 6, col. 443-450. Parmi les portraits qui le montrent en auteur inspiré, on retiendra en particulier
une miniature du XI° siècle dans ses homélies, Jérusalem, Bibl. du Patriarcat Grec, Codex 14, fol. 2 v,
où le Christ regarde ce qu'il écrit par-dessus son épaule.
5
On pense également ici à ce que Brown [La société], p. 164-167, dit à propos des évangéliaires
celtiques.
6
Dupont [L'invention], p 16 : «La littérature (. .. ) aura substitué aux corps présents les uns aux
autres, et à leur évidence, la recherche infinie du sens (...) les Anciens ont connu bien des façons de
lire, mais jamais cette lecture littéraire»; p. 24: «la culture littéraire n'est qu'une invention du XlX'
siècle, car c'est lui qui a généralisé cette religion du texte et installé définitivement la notion d'auteur
qui avait émergé au xvr siècle. »

208
Parole, écriture et silence chez Grégoire

l'épisode central, le plus glorieux, de sa carrière ecclésiastique, la conquête du siège de


Constantinople.
Ils appartiennent à son œuvre autobiographique majeure, le De vita sua, le premier
concernant l'attitude de l'auteur après l'investiture de Maxime, lorsque, exprimant aux
fidèles de l' Anastasia son intention de les quitter, il se voit pressé par ses partisans de
réagir au contraire au putsch de Maxime en se laissant élire par eux évêque de la
communauté nicéenne. Qu'on nous permette de le citer amplement:
« Pourtant, je ne supportais pas cette spoliation infamante
et saisis volontiers l'occasion,
comme je voyais le gredin tonsuré,
tandis que tous mes amis me pressaient [de réagir],
et même me tenaient discrètement sous leur garde,
épiant mes mouvements, mes allées et venues,
et que de leur côté tous les ennemis observaient notre joute,
attendant de notre division la dissolution de la vraie parole
- voyant donc cela et incapable de le supporter,
je réagis en homme et, je ne le nierai pas,
plutôt en homme simple qu'en homme avisé.
Aussitôt, comme on dit, je manœuvre vent debout,
mais maladroitement, sans quoi personne ne !'eût remarqué.
Et voilà que m'échappe un mot d'adieu,
dont le souffie avait été arraché par le chagrin à mes entrailles paternelles.
Il fut le suivant: Veillez sur la Trinité que je vous ai donnée,
moi, père riche d'enfants que je regretterais,
et souvenez-vous, mes très - chers, de mes labeurs!
A peine le peuple eût-il entendu ces mots,
un exalté s'étant mis à crier,
aussitôt se leva comme, agressé par la fumée,
un essaim d'abeilles, et des cris furieux s'élevèrent :
hommes, femmes, vierges, jeunes gens,
enfants, vieillards, patriciens et plébéiens,
autorités, citoyens, militaires,
chacun bouillant également de colère et de zèle:
de colère contre !'ennemi, de zèle pour leur pasteur ;
mais je ne suis pas homme à plier le genou devant la force,
ni à me prêter à une installation irrégulière,
moi qui avais supporté sans joie !'installation régulière !

Ils empruntent alors une autre voie pour ce qui leur tenait à cœur :
Ils demandent, avec force serments et supplications,
que je reste au moins pour les aider,
et n'abandonne pas le troupeau aux loups.
Comment aurais-je pu retenir mes larmes ?
Anastasie, la plus vénérable des églises,
toi qui a réveillée la foi qui gisait à terre,
(... )une foule nombreuse s'écoule de toutes parts vers toi,
alors que la balance oscille dangereusement
pour déterminer qui, de moi ou de leur désir, l'emporterait.
Et moi, sans voix, je me tiens au milieu d'eux, pris de vertige.
ne sachant comment réprimer leurs voix,
ni comment accéder à l'une de leurs exigences.
Car pour la première, c'était exclu, et je redoutais la seconde.
(. .. )Voici ce que dit l'un d'eux sous l'empire de la douleur
- malheureuses oreilles que ne fûtes vous aussitôt bouchées ! - :
Avec toi, c'est la Trinité que tu exiles!

209
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Alors, comme il était à craindre qu'il ne se produise une situation périlleuse,


( ... )je donnai ma parole, gagée sur mon caractère [ou: mon genre de vie],
de rester, jusqu'à ce que paraissent des évêques
- car on les attendait justement -, escomptant bien
être alors libéré de la sollicitude pour autrui.
Ainsi prîmes nous congé les uns des autres,
remportant des deux côtés les vains trophées de !'espoir :
eux, l'idée que je leur appartenais,
moi, celle de ne pas rester longtemps. » 1
Le mutisme qui le frappe d'abord, Grégoire l'explique par son désarroi face à la
foule qui désire le porter sur le trône contre sa volonté ; en cela il fait de lui le
contraire d'un tribun, toujours capable de faire taire les foules et de trouver les mots
qu'il faut. Son silence manifeste aussi l'indifférence qui est sienne à l'égard de la
popularité, dont il nous dépeint cependant à loisir quel degré d'exaltation elle
atteignait envers sa personne. Il montre également sa détermination de ne pas céder à
la turbulence des foules, en l'occurrence motivée d'abord par son respect des canons
relatifs à l'investiture épiscopale et ensuite par son souhait d'abandonner la vie active,
c'est à dire qu'il n'a rien d'un démagogue. S'il rompt finalement ce silence pour
accepter de servir encore de chef à la communauté orthodoxe, ce n'est d'ailleurs qu'à
l'évocation de la cause trinitaire et, à l'en croire, dans l'intention de n'y demeurer que
le temps nécessaire à la nomination d'un autre sur le trône. Mais l'embarras,
l'innocence et la maladresse affichées dans ce récit masquent tout le contraire :
l'attitude calculée d'un fin tacticien, cherchant à tester sa popularité et à mobiliser ses
partisans avant l'arrivée des évêques afin d'assurer ses chances d'obtenir le trône de la
ville, tout en évitant une irrégularité qui les eût ruinées ; et ce, sans se déclarer, mais en
faisant porter sa candidature par la vox populi. Cette posture offrait enfin l'avantage
de préserver la réputation d'étranger au monde qui auréolait son entreprise courageuse
d'avant-garde nicéenne dans une Constantinople arienne d'un pur et pieux dévouement
au service de Dieu.
La relation de l'installation de l'auteur dans la basilique des Saints Apôtres par
l'empereur Théodose est l'occasion d'un incident très similaire. Grégoire, qui, sans en
avoir le titre, a assumé au prix de dures épreuves la charge d'évêque de la
communauté orthodoxe, investit les Saints Apôtres aux côtés d'un Théodose dont il a
la faveur. L'assistance, fidèles partisans du Théologien, officiers et courtisans, que
l'Empereur ne retient pas, ne s'y trompe pas: voyant dans l'éclaircie qui inonde la
basilique un signe de Dieu, elle l'exhorte à monter sur un trône qui lui revient de droit.
Et voilà que Grégoire résiste aux clameurs, qu'il ne leur répond même pas lui-même,
comme frappé de mutisme, mais fait parler à sa place un de ses assistants :
« Et comme on était enhardi à ce spectacle,
on se mit à réclamer après moi à grands cris,
comme s'il ne manquait plus qu'une chose aux bienfaits présents,
le premier et le plus important de ceux accordés par la puissance souveraine,
venant même avant la prérogative du trône accordée à la ville:
que je sois offert au trône de la capitale.
C'est cela que les grands comme les humbles,
unis dans une égale ardeur,
cela que, d'en bas, les femmes clamaient,
dépassant quelque peu la discrétion qui leur sied.

1
P. 2, l, 11, v. 1044-1112. Pour les circonstances et la signification politiques de cette attitude, voir
infra, p. 366-367.

210
Parole, écriture et silence chez Grégoire

Un tonnerre incroyable retentissait de toutes parts,


jusqu'à ce que je fasse se lever des tribunes
un des assesseurs - car ma voix n'avait plus de force,
tant j'étais oppressé et affaibli par la crainte-
et que je tins ce discours par la langue d'un autre:
Cessez, vous autres, cessez vos cris !
Car il y a un temps pour toute chose; c'est un temps pour l'action de grâce,
maintenant ; celui des choses plus grandes viendra ensuite.
Alors le peuple répondit à mes paroles par un murmure d'approbation
- car tous apprécient un comportement mesuré -
1
et l'empereur lui-même m'en approuva et s'en fut. »
À travers cette déclaration, Grégoire se montre respectueux des canons
ecclésiastiques: sans doute est-il prévu, d'accord avec Théodose, de procéder sans
tarder à son élection par un synode convoqué à cet effet. Anticiper sur cette procédure
risquerait, malgré la volonté impériale, de compromettre sa régularisation, ou du moins
de l'exposer à des contestations. Qui plus est, ce serait faire figure d'arriviste et ruiner
son crédit d'étranger au monde et aux honneurs. Mais pourquoi n'exprime-t-il pas lui-
même son refus d'une telle innovation dont il se plaindra alors même qu'il s'y sera
finalement prêté2? La voix lui manquait-elle sous le coup de l'émotion ou la savait-il
trop faible pour couvrir celle de la foule ? et surtout, quelle signification prête-t-il à
son silence ? On pense d'abord à ce que dit Ignace d'Antioche du parfait évêque :
3
«Plus on voit l'évêque garder le silence, plus il faut le révérer. » Dans ces
circonstances particulières, après que Dieu et, plus précisément, un phénomène
lumineux qui apparaît comme une manifestation de l'Esprit Saint, l'ait désigné à la
foule des fidèles comme Son favori, le silence de Grégoire manifeste la stupeur
craintive devant Lui autant que l'humilité respectueuse avec laquelle il accueille la
charge qui lui est ainsi dévolue. Il semble également qu'il exprime par là son embarras,
mais un embarras à l'égard des enthousiasmes et du manque de retenue de ce monde,
aux clameurs duquel, par contraste, son propre silence montre qu'il est parfaitement
sourd et étranger, comme il le fut à l'effervescence hostile qui accompagna la
4
progression du cortège impérial jusqu'à la cathédrale . Cette "absence" mutique le
retire du monde, un monde qui pourtant l'acclame. Elle affirme ainsi sa supériorité
d'ascète mort au monde et lui confère une aura extatique qui n'est pas sans évoquer le
hiératisme des icônes. À cette rhétorique du silence du monotrope mort-vivant, que
5
son récit exprimait déjà un peu plus tôt , étrangère aux usages publics paiens qui
veulent que l'individu soit présent aux autres et réponde à la collectivité et à ses
attentes, un autre élément s'articule pour en renforcer l'effet de sens: le recours à un
porte-parole. En effet, ce recours est le privilège des puissants, des souverains et de
Dieu lui-même, dont, en dehors de l'Incarnation, la transcendance ne peut s'exprimer,
condescendante, qu'à travers un messager de statut inférieur : Grégoire, pourrait-on

1
P. 2, 1, 11, V. 1371-1391.
2
D. 36, 2. Cf. infra, p. 380-381.
3
Ignace d'Antioche, Eph. 6, 1, p. 63.
4
P. 2, 1, 11, v. 1325-1341, dont la note ci-dessous cite un extrait.
5
Ibid., v. 1336-1340: «Et moi, le héros et le commandant, I dans cette chair affaiblie par la maladie
et brisée [AEÀ.uµÉv<µ, qui évoque la "délivrance"] I qui respirait à peine I entre le général et l'armée,
le regard tourné vers Là-haut, I j'avançais, soutenu par l'espérance I jusqu'à ce que je me retrouve
dans la cathédrale, je ne sais comment. »

211
La littérature comme ascèse et sacerdoce

dire, s'assimile ainsi à Dieu, inspirant à autrui des mots justes, d'une façon mystérieuse
et divine.

Conclusions

C'est à partir de ses silences qu'il nous semble pouvoir comprendre le plus
profondément la relation entre la parole, l'écriture et la retraite chez le Nazianzène.
Dans tous les cas - abstention de la chaire, mutisme public ou carêmes de silence -, le
silence est chez lui un aspect ou une forme de l' anachorèse, dans la mesure où il retire,
plus ou moins complètement et durablement, d'une société qui se conçoit et se vit
encore comme réseau de communication orale. Pour autant, la signification de ces
différents silences n'est pas la même.
Comme abstention de la chaire ce n'est d'abord qu'une traduction directe de la
fuite, au profit de la vie contemplative, d'une activité sacerdotale, qui se confond avec
l'exercice du pouvoir de la parole, comme on le voit dès les premiers Discours. Dans
ce premier contexte, le silence, lié à la vie retirée du contemplatif, parait comme
l'opposé exclusif du sacerdoce. Mais on a vu qu'il s'articulait en fait avec celui-ci
comme ministère d'une parole qui doit être préalablement méditée et nourrie des
Écritures, et composée par écrit, un travail qui n'est possible que dans le loisir et le
calme, impliquant une certaine solitude. Grégoire, parce qu'il met cette ascèse au
service de la foi, donne tout simplement une signification religieuse, celle de
l'anachorèse, à ce besoin de solitude connu des chercheurs et des artistes de tous les
temps. Il en vient ainsi à penser le sacerdoce idéal comme vie mixte, partagée entre les
retraites et un ministère dont il goûte avant tout l'aspect oratoire.
S'agissant de ses mutismes publics, qui s'inscrivent au sein même de son activité
ecclésiastique, ils sont censés manifester son étrangeté au monde et à ses intérêts terre
à terre : ils font de lui un être céleste et le ravissent ainsi aux clameurs de la foule qui
réclame et acclame son saint patron. Vu les circonstances où ils se produisent - ses
partisans le proclament évêque de la capitale d'Orient - ils veulent manifester son recul
devant l'éminente dignité dont on veut l'investir : un recul qui signifie sa vocation
contemplative, son absence d'ambition, mais aussi son humilité devant les
responsabilités que cette investiture impliquerait. En cela, il leur donne exactement la
même signification qu'à ses fugues lors de son entrée dans le sacerdoce et sa
consécration de Sasimes : il s'agit, là encore, du "refus préalable".
Enfin, le carême de silence de ses vieux jours veut justement maitriser cette langue
imprudente qui, en offrant sa démission, a ruiné tous ses efforts pour monter sur ce
trône, et que le ressentiment anime de façon peu charitable contre les évêques qui l'ont
pris au mot. Cette garde de la langue est aussi maitrise de la passion colérique, que le
Nazianzène entend refroidir et sublimer en arme de justice par la forme poétique. Plus
profondément, ce silence marque surtout le passage d'une ascèse de la parole vive au
labeur de l'écriture, la conversion finale à la vocation silencieuse de !'écrivain, retiré
seul à seul avec Dieu, avec lequel il converse par écrit et dont il tire son inspiration. Ce
labeur philosophique et oraculaire dont la forme privilégiée, par opposition à la forme

212
Parole, écriture et silence chez Grégoire

oratoire, sera poétique et son premier office, sur le modèle du sacerdoce davidique,
sera celui d'Adam: chanter l'hymne à Dieu. Ce tournant n'intervient pas par hasard à
l'approche de la mort, ce moment où l'on ne pourra communiquer et se faire connaître
du public que par le monument des livres, en tant qu'auteur. Par son carême de
silence, d'ailleurs, Grégoire anticipe cette perspective en mourant au monde vivant de
la communication orale ; il définit ainsi comme profession d'ascète solitaire - peut-être
même l'invente-t-il? - la profession proprement littéraire de l'écrivain. Car, dans le
même temps, il ne limite pas ses écrits à une fonction monumentale et ne vit pas cette
profession comme isolement, comme le montre le fait qu'il vante la supériorité de la
lettre sur la conversation, rédige des hymnes destinés à la liturgie ou conçoit son
œuvre pour former les jeunes gens dans une culture chrétienne. Mais pour lui, la mort
terrestre est l'entrée dans la vie céleste et éternelle: c'est de cette vie-là, magistrale et
divinisée, qu'il entend vivre à travers ses livres et en se transformant dès maintenant en
sainte icône au calame inspiré.
Il faut pourtant noter que cette conversion à la littérature n'est pas un rejet si total
de l'art oratoire, donc de l'action, qu'il y paraît si l'on se fie aux propos de son carême
de silence. Il faut tenir compte ici de l'état d'esprit dans laquelle se trouve notre
homme, que son amour de l'éloquence même et la présomption qu'elle lui inspirait ont
conduit à l'amère expérience de Constantinople: il brûle ce qu'il a adoré. Mais, même
si on admet qu'il tient maintenant sincèrement l'écriture pour supérieure à l'art
oratoire qui, de fait, n'en est que l'interprétation orale publique, la prédication est loin
d'avoir perdu toute valeur à ses yeux: elle relève d'un art sacré et enthousiaste dans
l'exercice duquel il se veut habité par le Verbe et l'Esprit comme un instrument que ce
dernier a accordé grâce à l'ascèse. Il remontera bientôt sur la chaire de Nazianze, le
temps de donner à ses compatriotes un aperçu des discours qu'il a tenus dans la
capitale et de prononcer l'éloge de Basile et complètera de quelques discours fictifs le
florilège du prédicateur qu'il lèguera à la postérité.
Ainsi, la formule de J. Bernardi par laquelle nous avons ouvert la première partie du
présent chapitre nous semble représenter, plutôt qu'une succession réelle, le schéma de
vie idéal du divin lettré auquel Grégoire lui-même veut conformer sa vie aux yeux de la
1
postérité: un schéma qui s'inspire de l'idéal philonien du De Praemiis et poenis • Le
temps des lectures, des lectures pieuses de l'enfance aux études et aux travaux
exégétiques de la jeunesse, c'est celui de la nmôEia divine par laquelle il reçoit les
dons du Verbe et de l'Esprit; celui de la parole, c'est le temps de la prédication du
parfait, de la charité spirituelle du sacerdoce ; quant à la retraite des vieux jours, elle
parachève les efforts du monotrope lettré dans l'illumination poétique.

1
Philon d'Alexandrie, De praemiis et poenis 51; Quaestiones in Exodum II, 31.

213
CHAPITRE ID

L'AUTOBIO GRAPHIE CHEZ GRÉGOIRE

Seules deux œuvres du corpus naz.ianzenus relèvent de l'autobiographie


proprement dite 1 : les poèmes 2, 1, 1 (Sur ses épreuves), couvrant sa vie jusqu'aux
procès de la succession de son frère Césaire, qui en fournit le motif apologétique ; et 2,
1, 11 (De vita sua), sa plus longue œuvre en vers, qui rend compte de sa carrière et
plus spécifiquement de son action à Constantinople. L'œuvre poétique offre encore de
nombreuses pièces dont la matière est autobiographique, même si l'on prend soin de
préciser avec Cl. Moreschini2 que nombre de pièces lyriques à la première personne, si
elles s'enracinent dans l'expérience spirituelle de l'auteur, ne peuvent être limitées à
leur apparente fonction expressive et les séparées radicalement des poèmes dont
l'intention didactique est plus évidente. 3 Il faut ajouter les discours relatifs à sa carrière
ecclésiastique - son accès au sacerdoce, à l'épiscopat, aux fonctions de coadjuteur de
son père, au trône de Constantinople4 ; mais aussi les prêches de Constantin~ple où il
fait l'apologie de son activité, ainsi que l'éloge funèbre de Basile, évoquant
longuement sa relation avec l'ami défunt5 • Comme l'a souligné G. Misch6, l'élément
autobiographique n'est donc pas chez Grégoire un simple additif visant à se présenter
à son public, mais un ingrédient essentiel de toute sa production littéraire.
C'est sur cette importance quantitative que Bemardi se fonde pour avancer un
« véritable tropisme » à parler de soi qui ferait de Grégoire « un romantique égaré en
plein quatrième siècle »7 • Mais du constat quantitatif à son interprétation qualitative,
ici d'emblée admise comme psychologique, il y a un pas que ce commentateur franchit

1
Telle que définie ci-après, p. 215.
2
Moreschini [Filosofia], p. 227-228, qui remet en cause le point de vue de Pellegrino [La poesia],
p. 29. Dans bien des cas (par ex. P. 2, 1, 22; P. 2, 1, 24-26; P. 2, 1, 31-32), il nous semble même que
le« je» en question est universel, fait pour être investi par le lecteur, censé s'approprier ainsi le point
de vue chrétien sur l'humaine coodition et les attitudes de piété qu'exprime l'auteur.
3
Si, dans cet esprit, l'on ne retenait que les pièces mentionnant des épisodes strictement personnels
(on exclut alors, par exemple, celles coocemant la maladie) , resteraient encore: P. 2, 1, 1-16; 33-
34; 35-36; 42-43 ; 45 ; 50; 52-53 ; 68 ; 92-99.
4
Resp.: D. 1-3; D. 9-12; D. 36 et D. 42.
5
Resp. : D. 26; D. 33 ; D. 43.
6
Misch [Geschichte der Autobiographie], p. 311.
7
Bernardi [Saint Grégoire], p. 339 (également p. 129) et [Trois autobiographies], p. 163 : quoique,
p. 164, cet article admette comme raisons secoodaires la vogue autobiographique et l'influence de la
Bible, qui pousse Grégoire à relire son histoire « pour y chercher rétrospectivement les marques de
l'intervention divine». Avant lui, Bénin [Une autobiographie romantique], p. 3, 10 et 22, parle d'un
«romantique avant la lettre».

214
L'autobiographie chez Grégoire
1
bien hardiment. D'abord du simple fait, souligné par J. Bernardi lui-même , que le
corpus du Nazianzène n'est pas représentatif, en ce qui concerne les discours, de la
prédication ordinaire, mais résulte d'une sélection opérée par ses soins pour fournir
des modèles oratoires appropriés à des occasions spéciales et délicates, propices par
définition à l'autoapologie. Ensuite, comme on va le voir d'abord, la mode oratoire et
littéraire du temps, qui était à la confidence et à l'autobiographie, ainsi que le besoin
de justifier une carrière accidentée et de promouvoir l'idéal de vie mixte qu'il
revendique, suffisent à expliquer l'importance de la périautologie dans son œuvre.

2
Le discours autobiographique, un genre en vogue

L'autobiographie proprement dite, si on entend par là« un récit rétrospectif global,


couvrant la totalité d'une vie, et l'identité postulée entre l'auteur, le narrateur et le
3
protagoniste du récit » , est un genre bien constitué à l'époque de Grégoire: inventé
par Isocrate, il semble déjà avoir connu une certaine fortune à l'époque hellénistique et
les contemporains de Grégoire, Libanios et saint Augustin, témoignent de son ancrage
dans la tradition littéraire. Il s'inscrit au confluent de plusieurs genres qui autorisent la
périautologie et dont il hérite du cadre formel : l'apologie, d'origine judiciaire, le
compte rendu de mandat civil ou militaire, mais aussi la À.aÀ.La, causerie libre exposant
4
«expériences et sentiments personnels de l'orateur » , qui peut avoir, comme
préambule (:rtpoÀ.aÀ.la), une fonction de captatio benevolentiae, mais que la Seconde
5
Sophistique a élevée au rang de genre à part entière • L'autobiographie se présente
ainsi comme le compte-rendu d'une vie par son protagoniste, qui dresse de lui-même
un portrait apologétique monumental; elle s'apparente alors, par sa fonction de
6
mémorial, à l'éloge funèbre et n'est qu'un cas particulier du genre, déjà ancien , bien
défini chez Plutarque et à l'époque fort en vogue, des biographies. Ces œuvres
d'historiens et/ou moralistes ont subi dans la littérature hellénistique l'influence de la
tragédie, sensible dans les hagiographies populaires, plus ou moins romancées et
7
pleines de merveilleux, des auteurs chrétiens des III' - IV• siècles •
1
Bernardi [Prédication], p. 257-258: «En définitive(. .. ) Il s'agit moins(. .. ) de dresser un mémorial
de ses faits et gestes, bien qu'il emprunte à son expérience vécue la trame de ses exemples, que
d'illustrer par la parole, si on peut ainsi parler, l'éventail des circonstances publiques que peut
rencontrer un pasteur. (. .. ) la quasi totalité des discours qu'il nous a laissés se réfèrent aux divers
aspects de la fonction épiscopale dans les circonstances les plus délicates. C'est somme toute un
véritable manuel de l'évêque en tant qu'orateur.».
2
Cette introduction se réfère aux récentes contributions des Actes du 2•m• colloque de !'Équipe de
recherche sur l'hellénisme post-classique, Basiez [L'invention de l'autobiographie].
3
Basiez [L'invention de l'autobiographie], avant-propos des éditeurs, p. 8.
4
Schouler [Libanios et l'autobiographie tragique], p. 306.
5
Sur cette création spécifique de la Seconde Sophistique, voir Pernot [La rhétorique de l'éloge],
p. 546-547, 554-557 et 560-568.
6
Cox [Biography], p. 12-16; Momigliano [Les origines de la biographie].
7
Par ex. les Actes anonymes d'André, de Pierre, de Jean, de Philippe, de Paul, de Thècle, pendants
chrétiens de la Vie d'Apollonios de Tyane de Philostrate. La biographie édifiante à prétentions
historiques s'illustre encore à l'époque, p. ex. avec les Vies des sophistes du même Philostrate, la Vie

215
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Mais la biographie, et plus encore l'autobiographie, ne se dégagent que lentement


et très partiellement des contraintes anthropologiques et philosophiques qui pèsent sur
l'individu et des conventions corrélatives qui entravent l'expression de la singularité
subjective. Les premiers genres cités à l'origine du discours autobiographique -
comme, d'ailleurs, le projet de moraliste présidant aux biographies - en témoignent,
tant ils sont liés à la nécessité, pour l'individu auteur, de se justifier et de rendre des
comptes, en tant que personne publique, à la collectivité ; et donc également de
conformer son personnage aux attentes de celle-ci. Aussi l'autobiographie se veut-elle,
chez les Anciens,« mise en scène d'un ego le plus souvent identifié à son rôle social et
épris de son exemplarité », loin de « celle d'un Rousseau ou d'un Goethe, mise en
scène d'un ego épris de sa singularité »1 • Elle obéit en cela à l'exigence d'exemplarité
qui pèse par définition sur les élites dirigeantes : polissant les irrégularités que sa vie
pourrait laisser paraître, l'auteur sujet du récit en livre une présentation qui achève de
la conformer à l'idéal qu'il a tant bien que mal suivi. De plus, pour la tradition
philosophique antique, «c'est un malheur pour l'homme que d'être un individu: tout
son effort doit tendre à coïncider avec un universel», «une entité impersonnelle ou
suprapersonnelle » ; si bien que, « pour les :ri:E:rmtÔEuµÉvm de tradition classique,
l'introspection tendait à prendre la forme de la conversion vers un soi, en direction
d'une transcendance, bien plus que vers la riche singularité d'un moi engagé dans une
histoire »2 • Si une certaine place est faite à la psychologie, c'est donc seulement dans la
mesure où elle éclaire la vocation du sujet à un genre de vie particulier : la
:ri:poalpEotÇ, selon le modèle péripatéticien, est conçue comme expression de
«l'essence profonde d'une individualité» ramenée à un type psychosocial3 ; tandis que
la psychogenèse est réduite à la paideia - éducation et culture à la fois - par laquelle le
"tour" originel de la personnalité (1:àv -rp6:ri:ov) se perfectionne et trouve sa voie,
adopte un état de vie et un rôle qui conviennent à ses dispositions tout en répondant
aux attentes sociales prédéfinies et à l'éthique correspondantes. Pour autant, même s'il
s'autorise d'une tradition, le genre de vie de l'auteur fait l'objet d'un discours d'autant
plus développé qu'il ne fait pas l'unanimité: le discours autobiographique dépasse
alors l'apologie individuelle pour constituer avant tout l'illustration et la défense d'un
modèle de vie particulier4 •
Cependant, si !'Antiquité tardive a promu la biographie et l'autobiographie ou
simplement l'éloquence périautologique, c'est que deux évolutions parallèles des
mentalités ont permis une certaine émancipation de l'individu à l'égard de la société5 •
D'abord, l'affaiblissement du cadre sociopolitique de la cité et le cosmopolitisme
sensibles dès l'époque hellénistique et confirmés par l'Empire romain tardif, qui y

de Plotin et la Vie de Pythagore de Porphyre, la Vita Pythagorica de Jamblique, et, côté chrétien, la
Vie de Pamphile, la Vie de Constantin d'Eusèbe et la Vie de Cyprien de Pontins. La Vie d'Antoine
d' Athanase étant au confluent de ces deux genres aux frontières à vrai dire imprécises.
1
Trédé-Boulmer [La Grèce antique a-t-elle connu l'autobiographie?], p. 20.
2
Basiez [L'invention de l'autobiographie], avant-propos des éditeurs, p. 9.
3
Schouler [Libanios et l'autobiographie tragique], p. 317; cf. Trédé- Boulmer [La Grèce antique a+
elle connu l'autobiographie?], p. 19-20; Follet [À la découverte de l'autobiographie], p. 326; Martin
[Figures de Je et jeux de figures], p. 148-149. On remarquera qu'il en va de même à l'époque de l'art
pictural du portrait, y compris en milieu chrétien : cf. Grabar [Les voies de la création], p. 111-116,
qui insiste sur le caractère « typologique » et impersonnel du portrait.
4
Schouler, ibid., p. 309.
5
Reardon, [L'autobiographie à l'époque de la seconde sophistique], p. 280.

216
L'autobiographie chez Grégoire

ajoute l'extrême mobilité sociale liée aux carrières officielles. Celles-ci offrent à
l'individu, qui doit se qualifier lui-même, la possibilité d'échapper à l'assignation de
statut héréditaire et à l'enracinement local, possibilité jusque-là réservée au seul
philosophe comme individu-hors-du-monde. D'autre part, la relation à la
transcendance qui autonomisait celui-ci a pris un tour nouveau. L'évolution d'un culte
exclusivement collectif vers une religiosité dévotionnelle liée à la perspective du salut
personnel institue la relation interpersonnelle du dévot-élu à un dieu qui se manifeste à
lui, lui indique sa mission et intervient pour le mettre à l'épreuve autant que pour
l'inspirer et le protéger. C'est dans cette relation singulière que le récit
(auto)biographique s'élève au-dessus du topos du yÉvoç et de la :itapi:ta et raconte la
vie d'un« homme d'exception qui progresse vers la perfection divine»,« s'arrachant à
1
l'enracinement terrestre» à travers les tribulations de cette vie • Ainsi, l'évocation de
la Fortune par un Libanios pourtant attaché au culte traditionnel des cités par
opposition à une religiosité individuelle «n'oscille pas entre succès publics et
souffrances personnelles, mais entre deux modèles héroïques : le héros triomphant et le
héros souffrant » • Quant aux Discours sacrés d' Aelius Aristide, ce sont en fait des
2

"Discours de salut" : actions de grâce à Asclépios, ce texte votif célébrant ses


interventions dans la vie intérieure comme extérieure de l'auteur est aussi un mémorial
de sa personne, élevée au dessus de l'humaine condition par le dieu ; il revient en
3
particulier sur ses entretiens avec lui, source habituelle de son inspiration littéraire .
Pour ce qui est du christianisme, les modèles du discours autobiographique sont
bien sûr aussi tirés des Écritures : récits de vocation et de révélation des prophètes
d'Israël, Psaumes de louange, d'actions de grâce ou d'imploration reflétant les états
4 5
d'âme du serviteur de Dieu ; mais également apologie paulinienne • On notera que6
celle-ci procède de ce modèle paradoxal - «c'est de ma faiblesse que je me vanterai »
- qu'on appelle portrait "en miroir d'encre" et qu'illustre à l'époque de Grégoire le
Misopogon de Julien l' Apostat. Paul glorifie les épreuves qu'il supporte et ses
7
"faiblesses" selon le monde parce qu'elles témoignent de la perfection de son
apostolat, de son humilité terrestre et de son dévouement exclusif, hypercosmique, au
Christ. Comme l'exprime la formule lapidaire «quand je suis faible, alors je suis fort»,
c'est par sa patience à l'égard des maux d'ici-bas et le désintéressement de sa mission
apostolique qu'il prouve sa vertu filiale ; mais aussi la présence en lui de la ôuvaµLç
8
de Dieu, l'Esprit , grâce à laquelle il triomphe de l'adversité. C'est la même posture
d'humilité orgueilleuse que chez Aristide ou Julien, le détachement à l'égard des
vanités de ce monde et l'humilité devant la divinité qui lui fait rendre grâce de tous les
succès n'interdisant pas, au contraire, la revendication de l'autorité que confère
justement au dévot sa piété et cette relation exceptionnelle avec le ou les dieu(x) :
«vous vous imaginez que nous nous justifions devant vous. C'est devant Dieu, dans le

1
Schouler [Libanios et l'autobiographie tragique], p. 322.
2
Schouler, ibid., p. 323.
3
Quet [Parler de soi], p. 211-250.
4
Hadas-Lebel, [Le double récit autobiographique chez Flavius Josèphe], p. 125-126.
2. Co., 10-12. Sur celle-ci: Saffrey [Aspects autobiographiques dans les Épîtres de !'Apôtre Paul],
5

p. 134-139.
6
2. Co., 11, 30.
7
2. Co., 6, 4-10; 11, 23-29.
8
Cf. 2. Co., 3.

217
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Christ, que nous parlons. Et tout cela, bien aimés, pour votre édification. »1 Telle est à
notre avis, au-delà de l'allusion générale à la condition adamique, la signification de ce
passage célèbre où Paul témoigne de sa lucidité et de son humilité spirituelles : « afin
que je ne m'enorgueillisse pas, Dieu a mis une écharde dans ma chair, un messager de
Satan, avec mission de me gifler( ... ) Mais Dieu m'a répondu: Ma grâce te suffit, car
ma force atteint son but dans ta faiblesse.» Si bien que ces traces d'humanité n'ont
d'autre fonction que de souligner de leurs ombres le contour de sa perfection "divine"
et de rendre méritoire et providentielle sa victoire sur notre nature chamelle et
passionnelle : héros divin accompli par le zèle pieux de son labeur ascétique et de son
dévouement apostolique, il atteste par sa perfection l'élection et la grâce divines. Il se
présente aussi comme imitation de son paradigme divin, le Christ, dans lequel la
divinité assume et sauve parfaitement par sa ôuvaµLç l'humanité déchue et par ses
souffrances et sa charité spirituelle mime la passion du Dieu souffrant et la miséricorde
condescendante du Sauveur.
Ainsi, comme l'a bien vu B. Schouler, pour les Anciens, dans la périautologie «la
juste mesure réside dans la conscience du rapport harmonieux qui doit exister entre
l'ambition et les capacités, entre la j3ouÀ'f)OLÇ et la ôuvaµLç (... ) et c'est dans ce
rapport que se détermine la npoatpEmç, et une modestie qui ne serait qu'humilité
n'aurait pas lieu d'être». Mais il ne nous semble pas qu'il ait raison d'ajouter, sans
précision chronologique surtout, que «le christianisme a sur ce point [de la modestie
et de l'humilité] creusé un fossé entre le monde antique et le nôtre »2 • En effet, un
Epictète prône bien une certaine forme d'humilité lorsqu'il conseille : «Contente-toi
en toute circonstance d'être philosophe. Si tu veux, en plus, le paraître, parais-le à toi-
même, c'est bien suffisant» ; «Dans les conversations, évite de rappeler sans cesse ni
mesure telles actions ou tels dangers personnels. Car l'agrément que tu prends à
rappeler tes propres dangers n'est pas égal à celui que prennent les autres à écouter tes
aventures» ; « Signes de celui qui est en progrès : il ( ... ) ne dit rien de lui-même
comme s'il était quelqu'un ou savait quelque chose. Quand il rencontre quelque
obstacle ou empêchement, c'est lui-même qu'il accuse. Si quelqu'un le loue, il se
moque du flatteur en son for intérieur; s'il est blâmé, il ne se défend pas. ( ... ). S'il
passe pour sot ou ignorant, il n'en a cure. »3 La philosophie paienne n'ignore donc pas
l'humilité, ou plutôt une certaine indifférence à la réputation qui, pour les stoiciens,
relève de ces biens de la fortune auxquels on ne doit pas s'attacher, mais qui n'en sont
pas moins des préférables qu'il ne s'agit pas de rejeter, surtout lorsqu'il s'agit d'une
réputation fondée de philosophe.
Pourtant, cette attitude reste exceptionnelle, car les élites de l' Antiquité sont
soucieuses d'exemplarité, et le plùlosophe ne déroge pas à la règle, dont l'intériorité
elle-même doit être exemplaire, comme l'exprime bien Marc Aurèle: «N'use pas ce
qui te reste de vie à t'imaginer ce que pensent les autres, à moins que ce ne soit en
rapport avec l'intérêt général. (... ) et il faut t'habituer à ne penser qu'à des choses
telles que, si on te demandait à l'improviste: À quoi penses-tu en ce moment?, tu
pourrais répondre de suite franchement: À ceci ou à cela. » 4 Or, cet idéal de
transparence, d'une vie intérieure toujours prête à se montrer aux autres, conduit

1
2. Co. 12, 19.
2
Schouler [Libanios et l'autobiographie tragique], p. 312.
3
Epictète, Manuel, 23, p. 1118 ; 33, 14, p. 1125 ; 48, 2-3, p. 1129-1130.
4
Marc Aurèle, Pensées, Ill, 4, p. 1153.

218
L'autobiographie chez Grégoire

aisément, dès lors qu'un souci d'édification par l'exemple le justifie, à la confidence
oratoire. Ce n'est donc pas un hasard si «un des aspects les plus goûtés du talent
oratoire de Dion était le souci de rechercher la sympathie du public en faisant état de
1
ses expériences personnelles » . On n'oubliera pas non plus que l'Ancien Testament
fournit un principe tout à fait similaire à celui que B. Schouler attribue aux Anciens :
!'Ecclésiastique, qui prône l'humilité devant Dieu et condamne ceux qui
2
s'enorgueillissent de leur puissance terrestre , n'en conseille pas moins au sage -
principe dont nous venons de voir la portée chez Paul - de se faire valoir comme tel à
sa juste valeur :
« Mon Fils, glorifie-toi modestement
et apprécie-toi à ta juste valeur.
Qui oserait justifier celui qui se fait du tort à soi-même
et estimer celui qui se méprise ?
( ... )
Le pauvre, s'il est sage, tient la tête haute
3
et s'assied parmi les grauds. »
D'autre part, les religions personnelles de l' Antiquité tardive ont introduit une
nouvelle donnée dans l'équation: la ôuvaµLç divine dont peuvent être investis des
individus d'exception et qui, s'ajoutant à leurs propres forces, leur permet de nourrir
des ambitions que leur capacités propres, simplement humaines, ne sauraient justifier
sans soupçon de forfanterie. Pour autant, cette légitimation par la grâce, quelque
insondables que puissent être les voies de la Providence, ne s'obtient et surtout ne se
conserve pas, comme faveur divine, sans être méritée par une dévotion et un effort de
perfection dont le mode de vie de l'auteur doit témoigner. La ôuvaµLç à laquelle ils
doivent proportionner leurs ambitions apparaît dès lors comme la coopération de leur
caractère et de leurs aptitudes individuelles avec le charisme correspondant,
transcendant et donc impersonnel, qui les consacre au service exclusif du dieu. Or
servir un dieu ou a fortiori Dieu auprès des hommes, c'est en revendiquer la faveur et,
comme pour celle de l'empereur, l'autorité et les pouvoirs dont il vous investit. Ainsi,
dans un contexte de dévotion personnelle qui n'est pas seulement chrétien, l'homme de
l' Antiquité tardive est humble devant son dieu, et devant les autres en ce qui concerne
les avantages de ce monde; il ne l'est pas en ce qu'il revendique un statut et un
pouvoir célestes, surhumains, fût-ce rapportés à la grâce divine. D'ailleurs, rien ne
paraissait plus immodeste à un Libanios que cette prétention à une familiarité
personnelle avec le divin de ces moines qui« prétendent s'entretenir sur les montagnes
4
avec le créateur de toutes choses » ; mais parce qu'il appartient justement à un
univers religieux obsolète, celui de la religion civique, marquée par le formalisme de
5
rituels essentiellement collectifs .

1
Jouau [Les récits de voyage de Dion Chrysostome], p. 190.
1
Par ex. Sr. 2, 17; IO.
3
Sr. 10, 26-11, 1.
4
Libanius, Pro Templis, 48, p. 37.
5
Schouler [Libanios et l'autobiographie tragique], p. 320.

219
La littérature comme ascèse et sacerdoce

Examen des témoins autobiographiques du point de vue littéraire 1

C'est par les Discours 1 et 3 que Grégoire inaugure ses fonctions pastorales auprès
des fidèles de la petite paroisse que son père vient de constituer pour lui à Nazianze et
pour laquelle il a fait bâtir une nouvelle église. Ils ont en commun la brièveté qui
convient à ce jeune prêtre tout juste ordonné, bien connu de tous et dont la conduite
antérieure a fait scandale. En effet, à peine ordonné, Grégoire a déserté l'église de
Nazianze pour se réfugier auprès de Basile dans sa retraite du Pont, une défection à
laquelle le schisme alors ouvert à Nazianze donnait une signification considérable,
avant d'accepter finalement de réintégrer le clergé paternel et de prendre ses
fonctions. 2 Au-delà de l'occasion, qui lui imposait de présenter la conception qu'il se
faisait de son rôle pastoral, c'est la nécessité de se justifier et d'asseoir une autorité
mal reçue qui en fait la teneur autobiographique. Ainsi, dans sa première prédication, à
l'occasion de la Pâques 362, le thème pascal ne représente qu'un tiers environ du
propos (3 - 5), encadré de deux parties consacrées respectivement à l'apologie de sa
lenteur (1 - 2) et à la définition du contrat qui le lie à son troupeau sous l'autorité de
son père (6 - 7); dans son second prêche, Grégoire reprend la substance de son
apologie - sa philosophie - pour reprocher leur ingratitude aux paroissiens qui ont
boudé sa prise de fonctions.
La teneur autobiographique prédominante du premier Discours est ainsi
doublement commandée par les circonstances : il est naturel et conforme aux usages
qu'un prêtre inaugurant ces fonctions se présente à ses ouailles, leur expose sa
conception du sacerdoce et les motifs de sa vocation et cherche à gagner leur
confiance en affirmant son autorité sur elles. Mais les conditions très spéciales de cette
prise de fonctions, le scandale de sa désobéissance antérieure à l'autorité paternelle et
épiscopale de Grégoire l'Ancien qui lui a fait différer celle-ci comme s'il méprisait la
charge de cette paroisse, rendent l'exercice encore plus impératif autant que délicat.
De ce point de vue, la brièveté de ce prêche, allusif quant aux événements qui suscitent
la méfiance vexatoire des paroissiens, permet à Grégoire de passer l'éponge avec
élégance. Le propos à cet égard est plutôt lénifiant dans sa concision :
« Pardonnons nous réciproquement, moi qui ai été victime de cette belle tyrannie - c'est le
qualificatif que je lui donne maintenant - , et vous qui avez eu ce beau geste envers moi, au
cas où vous auriez quelque reproche à me faire à cause de ma lenteur, car il se pourrait que
cette lenteur fût meilleure et qu'elle eût plus de prix aux yeux de Dieu que la rapidité montée
par d'autres. » 3
Enveloppant la question dans une problématique classique de la :n:poaipEmç,
Grégoire fait amende honorable tout en répartissant rhétoriquement les torts ; il
présente sa dérobade comme scrupule spirituel légitime :
«J'ai reçu l'onction du mystère, j'ai manifesté un certain recul devant le mystère, le temps de
m'examiner, et je reviens avec le mystère, faisant appel à ce beau jour pour soutenir ma
timidité et ma faiblesse. »4

1
Le contenu de la plupart de ces œuvres et l'établissement des faits faisant l' o~et de la partie
suivante, nous y renvoyons afin d'en situer plus précisément les circonstances pour nous concentrer
exclusivement sur leur genre littéraire et la place qu'y occupe l'élément autobiographique.
1
Pour la reconstitution du contexte des D. 1-3, voir infra, p. 296-317.
3
D. 1, 1, 5-9.
4
Ibid., 2, 1-4.

220
L'autobiographie chez Grégoire

Le thème du mystère, c'est à dire du sacerdoce dans sa fonction eucharistique, est


ensuite habilement lié au thème Pascal : Grégoire demande au Christ ressuscité,
victime et grand prêtre divin, au delà du renouvellement intérieur offert à tout baptisé
par son sacrifice, la grâce spéciale qui fera de lui « un bon modeleur et un bon docteur,
aussi ardent à mourir avec le christ qu'à ressusciter avec lui » 1. Mais si l'on y regarde
de plus près, c'est très précisément pour indiquer la JtpoatpEOLÇ particulière que
Grégoire revendique : celle de l'ascète mort au monde qui sort de sa retraite pour
exercer sur lui un ministère transcendant. De même, lorsque le thème pascal est ensuite
développé pour lui-même (3 - 5) :
« Hier j'étais crucifié avec le Christ, aujourd'hui je suis glorifié avec lui ; hier je mourais
avec lui, avec lui aujourd'hui je viens à la vie; hier j'étais enseveli avec lui, aujourd'hui je
me lève avec lui. » 2,
la première personne n'a pas seulement valeur collective, comme l'indique Bemardi3 ,
mais elle recouvre une allusion au cas personnel de l'orateur : à l'ascèse, la mort au
monde et la vie cachée comme mimèsis de la croix et de la mise au tombeau, dont
Grégoire, en venant officier comme prêtre, sort par le haut, imitant en quelque sorte la
gloire et le ministère céleste du Christ ressuscité. 4 C'est à ce titre d'imitateur parfait du
Christ qu'il invite ensuite ses ouailles à suivre autant que possible son exemple, dont il
souligne ce faisant le caractère éminent :
« Devenons comme le Christ, puisque le Christ est comme nous ; devenons dieux à cause de
lui, puisqu'il s'est fait homme à cause de nous(. .. ) Que l'on donne tout, que l'on offre tout à
celui qui s'est donné lui-même pour nous en rançon et en échange: aucun don ne
ressemblera à celui que fait de lui-même un être intelligent du mystère et qui devient à cause
de Lui tout ce qu'il est devenu à cause de nous. » 5
Enfm, Grégoire rend à son père et consécrateur l'hommage obligé - les critiques à son
égard n'ont évidemment pas leur place ici,- en indiquant les raisons qui ont présidé de
la part de celui-ci à son ordination :
«Il [le Christ] vous offre, comme vous le voyez, un pasteur.( ... ) Il se donne à vous deux fois
au lieu d'une seule, il fait du bâton de vieillesse la baguette de !'Esprit ( ...) Il vous offre les
cheveux blancs, la jeunesse (. .. ), le testateur, l'héritier et la parole que vos désirs appelaient
( ... ) une parole que !'Esprit écrit (... ) inscrite profondément, non par l'encre, mais par la
-
grace. »6
Par cette formule, il assoit également son autorité sur la volonté de Grégoire l'Ancien
et la légitimité héréditaire ; il définit sa place à ses côtés, non comme celle d'un prêtre

1
D. l, 2, 6-7.
2
Ibid., 4, 1-3. Cf. Rom. 6 et 8; II Co. 4, 10-17; Ep. 2, 4-6; Ph. 3, 10-21 ; Ga. 6, 14; Col. 3.
3
Bernardi [SC 247], n. 4, p. 76.
4
On retrouve la thématique de la retraite comme mort au monde dans la référence à Jonas du second
Discours, mais aussi dans le De vita sua, v. 1823-1846 (voir infra, p. 394 et commentaire p. 397 ).
D'autre part, les références pauliniennes (voir n. 4) de ce passage ne se rapportent pas seulement au
baptême, mais aussi à l'ascèse - en particulier Col. 3, qui y invite sous toutes ses formes selon le
motif : « Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, là où
se trouve le Christ( ... ) Songez aux choses d'en haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, et
votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu » -, à la vivification spirituelle (Rom. 8, 11)
comme à l'élection, la glorification et l'anticipation du salut (Rom. 8, 28-30; Ep. 2, 4-6; Col. 2, 12
et 3, 1-4) et au ministère(// Co. 4, 10-17). La revendication par Grégoire, à travers ces références,
d'une perfection ou sainteté ascétique autorisant son ministère pourrait s'inspirer de l'exégèse
origénienne (Hadot [Origène], p. 288-289, 294 et 300-302) du thème paulinien de la crucifixion et de
la résurrection avec le Christ.
5
D. 1, 5, l s.
6
Ibid., 6, 4 S.

221
La littérature comme ascèse et sacerdoce

ordinaire, mais plutôt comme celle d'un associé qui en partage solidairement les
fonctions épiscopales, assistant sa vieillesse avant de lui succéder un jour ; et plus
précisément investi, du fait de ses compétences rhétoriques et philosophiques, des
prérogatives théologiques propres à l'autorité épiscopale, comme le confirme le
paragraphe suivant, invitant ses ouailles à l'obéissance doctrinale.
Le Discours 3, le second prêche de Grégoire, revient sur l'épisode précédent, son
entrée en fonction, pour célébrer cette liturgie majeure de Pâque et dans une église
qu'il inaugurait; et ce pour déplorer des absences assez nombreuses sur les bancs qui,
dans une occasion si solennelle, résonnaient comme un affront cinglant, comme
l'expriment bien ces passages :
«Nous étions étranger, et vous ne nous avez pas accueilli ( ... ) car, à défaut d'autre motif,
vous n'avez pas respecté ce précepte. Nous étions débutant, et vous ne nous avez pas guidé.
Nous étions timides, et vous ne nous avez pas rassuré. Nous avions subi violence, et vous ne
nous avez pas consolé. Au contraire(. .. ) vous avez fait que cette fête n'en est plus une pour
nous, vous avez donné à votre réception un mauvais préambule, vous avez mis de la tristesse
dans cette solennité (... ) Voilà en quel mépris peut tomber tout ce qui s'obtient par un
triomphe facile : on a des égards pour ce qui est à bonne hauteur, mais on dédaigne ce qui
s'humilie devant Dieu. » 1
2
Il en va de même pour le parallèle avec la parabole du festin nuptial , où il souligne
l'incorrection des absents. Sans doute certains de ses paroissiens entendaient-ils
marquer leur désaveu de son mépris antérieur, non seulement à l'égard de l'autorité
paternelle et épiscopale de Grégoire l'Ancien, mais aussi à l'égard de la communauté
paroissiale dont il avait refusé d'assurer la direction. Il ne pouvait dès lors faire
l'économie d'un rappel à l'ordre en chaire et de plus amples explications sur sa
conduite passée ; donc, ipso facto, d'un discours autobiographique.
Confronté à une situation aussi délicate, où il doit éviter de froisser ceux qui l'ont
boycotté, Grégoire adopte un ton de remontrance où l'autorité s'affirme d'autant plus
aisément que la leçon se veut franche et s'exprime sur le registre de la familiarité et de
l'affectivité, comme en témoignent encore ces propos :
«dire de vous que vous m'aimez ne serait pas conforme à la vérité»;« Mon grief, c'est que
3
vous ne payez pas suffisamment de retour notre affection » •
Et de conclure:
«Voilà ce qui m'a rempli de découragement et d'embarras: je ne tairai pas ce que j'ai
éprouvé. Peu s'en est fallu que je ne garde pour moi le discours que je projetais de vous offrir
en cadeau de mariage et qui est ce que j'ai de plus beau et de plus précieux. Peu s'en est fallu
aussi que je ne le décoche contre vous, qui êtes l'ol:!jet de mon désir, une fois que j'ai été
victime de la violence, car j'avais rencontré un si beau sujet, et l'affection aiguisait ma
langue, cette affection qui porte à son comble la chaleur d'une accusation et qui la poursuit
de toutes ses ressources quand elle tourne à une jalousie brusquement chargée d'amertume
par le dédain. Si l'un de vous a été atteint par la piqûre de la passion, il connaît cet état et il
4
pardonnera à ceux qui l'éprouvent et qui ont approché de cet égarement. »
Contrairement à ce que laisse entendre J. Bemardi, pour qui ce dernier passage
« témoigne de la lucidité de son auteur, de la vivacité de son tempérament ainsi que de
sa franchise», si« l'homme qui s'analyse en ces termes n'écrit pas des confessions: il
s'adresse à des auditeurs [ ... et] n'en revendique pas moins l'autorité que sa fonction

1
D. 3, 2, 1 S.
2
Ibid., 2, 4; cf. Mt. 22, 1-14 et Le. 14, 15-24.
3
Ibid, 2, 9 ; 3, 3-5.
4
Ibid, 2, 9 ; 3, 3-5 ; 5.

222
L'autobiographie chez Grégoire

lui confère » 1 , c'est bien que le propos ne traduit pas tant la personnalité de Grégoire
qu'il ne fait jouer très consciemment et à propos l'un des ressorts caractéristiques de la
rhétorique de l'époque. Il y a dans l'affectivité et la familiarité du propos une posture
oratoire délibérée et dans l'analyse psychologique un petit morceau de bravoure qui
met la sagesse profane de l'amour au service d'une thématique de l'àycbcr1. En se
livrant à cette introspection publique, comme dans l'analyse qu'il fait des motivations
des déserteurs, Grégoire illustre également chez lui cette vertu cardinale de l'homme
divin de l' Antiquité tardive, tant paien que chrétien : la pénétration psychologique dont
l'application à soi-même rend maître de ses passions et dont l'exercice à l'égard
d'autrui permet une pratique judicieuse de l'autorité, en l'occurrence pastorale. Ce
charisme diaoratique qui fait les directeurs de conscience, est ainsi étroitement lié à
l'argumentation par laquelle Grégoire inverse la charge de la dette entre ses
paroissiens et lui, et fonde son autorité particulière de "moine-prêtre". Quelle qu'ait
été sa propre lenteur à monter en chaire, elle ne les exonère pas de la leur à venir
l'écouter, puisqu'en cédant à leur désir, il leur a tout sacrifié, sa vie philosophique,
l'espoir de sa divinisation et l'assurance de son salut :
«Pourquoi cette lenteur à venir écouter notre parole, amis et frères? Vous étiez si prompts à
user de tyrannie et à nous arracher à notre citadelle, à cette solitude que j'avais embrassée en
la préférant à tout, pour laquelle j'avais conçu une vénération profonde, que j'avais érigée au-
dessus de ma vie tout entière parce que je voyais en elle une auxiliaire, la mère de la divine
ascension et l'instrument de la divinisation ! ( ... )Comment avez-vous montré plus de vigueur
dans votre désir de l'absent que dans le parti que vous tirez de notre présence, comme si vous
aviez voulu triompher de notre philosophie plutôt que d'en retirer avantage?»; «ayez pour
nous aussi [allusion à la Trinité] du respect. Cela est juste, car nous vous avons préférés à
tout (... ) Et si la dette est plus grande envers celui qui a aimé davantage, à quelle aune
mesurer l'amour dont le mien vous a rendu débiteurs ? »2
De même, lorsqu'il se désigne comme «étranger » 3 à la paroisse de Nazianze qui
l'a mal accueilli, ce qualificatif ne saurait évidemment désigner que son statut
d'étranger par excellence, d'étranger à ce monde; c'est d'ailleurs par Dieu seul qu'en
définitive il se déclare vaincu lorsqu'il a condescendu à servir cette communauté
paroissiale au détriment de sa vocation contemplative. La finalité de cette apologie et
de cette diatribe à l'affectivité réfléchie, l'établissement d'une autorité pastorale mal
acceptée, se combine ainsi avec la promotion d'un 13ioç et la revendication d'une
:n:poaipEmç et d'un Eeoç que son séjour de réfractaire à Anèsi, ainsi habilement
recouvert, lui permet de revendiquer : ceux de l'ascète dont la quête de perfection
spirituelle, à l'écart du monde, est interrompue, sans doute parce qu'assez avancée,
par l'appel divin de la charité spirituelle à exercer, comme chef au service de l'Église,
les charismes qu'elle lui a gagnés. Grégoire se prévalant à nouveau, en particulier, de
l'autorité théologique, lie le respect qui lui est dû à celui de la Trinité - en cause dans
la crise locale où s'est inscrite sa dérobade; et invite pour finir les fidèles de sa
paroisse à se montrer humbles et dociles en la matière :
« Mettez votre piété, non pas à parler souvent de Dieu, mais à garder le plus souvent le
silence à son sujet ( ... ) Ayez toujours l'idée qu'écouter est moins dangereux que parler, au
point de préférer recevoir une leçon plutôt que la donner, quand il s'agit de Dieu. Cédez
l'examen approfondi de ce genre de sujet aux intendants de la parole »4 •

1
Bernardi [SC 247], n. 1, p. 248.
2
D. 3, 1, 1-9; 7, 4-5.
3
Ibid., 2, 1 s. Cf. ci-dessus, p. 222.
4
Ibid, 7, 13-19.

223
La littérature comme ascèse et sacerdoce

C'est d'ailleurs sur l'orthodoxie de Nazianze qu'il fonde son attachement à celle-ci,
peut-être pour écarter le soupçon d'avoir nourri de plus hautes ambitions:
«Je ne concéderai pas aux villes plus peuplées ou aux troupeaux les plus vastes qu'ils aient
quelque chose de plus que nous malgré notre petit nombre, ( ...) nous qui sommes parmi les
cités cette petite Bethléem où le Christ naît, où il est connu et vénéré comme il faut,
maintenant et depuis le commencement, nous chez qui le Père est exalté, le Fils lui est égalé
et le Saint Esprit partage leur Gloire ... » 1

Bien trop long pour avoir été prononcé en chaire, le Discours 2 relève, par son
genre, de la À.aÀ.ta, ou "dissertation", genre hybride caractérisé par sa liberté de
composition, combinant démonstrations et exhortations, éloge et blâme et fort à la
mode à l'époque. Il combine deux dimensions, l'une comme l'autre nourries
d'abondantes références bibliques: celle d'une apologie personnelle, où Grégoire
justifie sa fuite et présente ses excuses ; et un débat sur le philosophe et la philosophie,
opposant pour les concilier la philosophie contemplative, c'est à dire ici le
monachisme, et la philosophie active du sacerdoce. Le thème personnel est lié au débat
qu'il introduit, ponctue et clôt, sans occuper une grande place, Grégoire présentant sa
fuite comme le résultat d'un dilemme personnel sur la question. Aussi, et parce que les
faits et les circonstances de cette fugue y semblent à peine évoqués, J. Bemardi a
considéré que « cet ouvrage ne se réclame du genre judiciaire que de façon fictive »
comme «élément de captatio benevolentiae à l'égard d'une conception du
sacerdoce»; «le sujet [du sacerdoce] est traité plus pour lui-même que pour dissiper
2
la mauvaise impression faite par un coupable » • Il n'aurait donc pas grand chose
d'autobiographique. Sa longueur même suffit à le prouver, il s'agit d'ailleurs d'un de
ces textes destinés au rituel social de la recitatio, lecture auprès d'un public choisi qui
avait pour fonction de démontrer la naiôrnmç de l'auteur par sa composition et son
érudition : exercice savant sur le succès duquel, en particulier, un jeune homme devait
compter pour prétendre à une carrière publique3 • Tel était bien le cas de notre
Grégoire sur le point d'entrer comme assistant au service de son père et qui montre
tout au long de cet ouvrage l'élévation de sa pensée et de ses sentiments à l'égard du
sacerdoce qui en constitue le sujet.
Mais ce texte, comme on le montrera, ne se rapporte pas à un motif fictif, comme le
voulait l'usage de ce rituel mondain qu'était la recitatio, mais à la désertion par
Grégoire, à peine ordonné par son père au beau milieu d'un schisme local, du clergé de
4
Nazianze. Ce traité du sacerdoce, quoiqu'en dise J. Bemardi , n'a donc pas seulement
la forme d'un plaidoyer; il justifie effectivement la désobéissance antérieure de son
auteur et définit les termes de sa soumission, c'est à dire de son ralliement au clergé
légitime de Nazianze. En cela, il ne s'agit pas seulement d'un morceau d'apparat,
quoique son éloquence, réservée à une lecture privée dans un cercle restreint,
apparaisse, du point de vue de son énonciation, comme seulement mimétique d'un art

1
D. 3., 6, 8-14.
2
Bemardi [SC 247), p. 33-35.
3
Voir supra, p. 162.
4
Il est difficile de savoir si cet auteur s'est arrêté au genre et à la forme de l' œuvre sans en
appréhender les motifs et les messages, c'est à dire aussi la fonction de sa récitation et de sa
publication, parce qu'il tenait à une autre version de cet épisode de la vie de Grégoire ou si c'est
l'inverse.

224
L'autobiographie chez Grégoire

oratoire que les Anciens concevaient comme performance publique et, en principe,
libre de tout support écrit. Quant au premier topos explicite de cette apologétique
exigée par les circonstances, la problématique de la :n;poatpi;mç philosophique
opposant vie contemplative et vie active, il a bien quelque chose d'académique,
apparemment loin du conflit qui déchirait l'Église locale et des enjeux réels de la fuite
de Grégoire. Mais la solution adoptée, en définissant le geme de vie idéal comme
sacerdoce ascétique, prend bien le parti des Eusthatiens contre le sacerdoce plus
mondain représenté par Grégoire l'Ancien et son Église. Lorsque Grégoire revendique
pour son compte cet idéal en le présentant comme la conclusion d'un dilemme
personnel, son déchirement entre sa vocation contemplative et l'appel de l'Esprit à
servir l'Église, et lorsqu'il justifie par sa crainte de ne pas être à la hauteur de ses
exigences son recul devant le sacerdoce, il s'agit donc d'une convention littéraire. S'il
ponctue le progrès de son discours d'expressions qui rapportent ses idées et ses
sentiments au passé ou au présent d'habitude, ce n'est pas seulement pour actualiser et
vivifier, selon l'usage rhétorique, en le présentant comme une méditation en acte, un
débat traditionnel: c'est aussi parce que la confidence fictive de ses interrogations et
de ses scrupules spirituels sert l'apologie de son refus antérieur d'intégrer le clergé
paternel. L'expression de tels scrupules est certes un passage obligé du discours par
lequel l'impétrant accepte son ordination, conforme à la confession d'indignité prévue
pour l'occasion par les canons de Gangres, dont cette apologie constitue pour
l'essentiel une amplification oratoire. Comme l'a bien vu R. Lizzi, il invente même,
plus précisément, le topos du "refus préalable" comme attitude qualifiante pour un
sacerdoce philosophique - point qui vaudra à son Discours 2 une belle postérité
littéraire et 'canonique. 1 Mais pour fictif qu'il soit - d'autant que Grégoire a accepté de
recevoir l'onction sacerdotale avant de déserter ses fonctions -, le dilemme personnel
qu'il exprime lui sert à justifier sa fugue en en masquant les véritables motifs.
Telles sont selon nous les raisons pour lesquelles cette œuvre du Nazianzène
déroule devant le lecteur la confession de réflexions et d'états d'âmes dont le cours
complexe est nourri de la méditation savante des Écritures. Mais aussi pour lesquelles
celles-ci ne mettent pas tant en avant ces raisons singulières, factuelles et
psychologiques, qu'un moderne tient pour seules véritablement autobiographiques,
que les leçons générales tirées de la Bible par lesquelles l'auteur témoigne de la
richesse et de la profondeur de sa :n;awi;umç chrétienne, en l'occurrence identifiée à
l'ascèse studieuse. Ainsi, en dehors des citations et références émaillant tout le texte,
les séquences de paragraphes 53-70, 93-99 et 104-110, consacrées respectivement au
sacerdoce paulinien et aux vitupérations vétérotestamentaires des mauvais pasteurs, à
la pureté requise du sacrificateur et du docteur et au précédent de Jonas fugitif. À
travers ces références, l'apologie s'associe, comme il est fréquent, à la diatribe. Mais,
là encore, celle-ci, intégrée dans sa forme au propos général d'une dissertation sur le
sacerdoce, vise en fait, à travers l'élévation théorique du propos et les citations ou
références bibliques, des faits et des personnes précises. Elle permet à Grégoire de
1
Lizzi [Il potere] (sur le Discours 2: p. 34, 38, 41et50-52) et [I vescovi], p. 81-82 et 90. Cet auteur
reste cependant dépendante de Bemardi en ce qui concerne les circonstances et les motivations de la
fuite de Grégoire. La fortune du Discours 2 (dit "De fuga") et de son topos du "refus préalable" du
sacerdoce - préfiguré chez Cyprien, Ep. 55, 8, 2 - est illustrée par Ambroise, De officiis, I, 4, PL 16,
c. 25; Chrysostome, Sur le sacerdoce III, 10, 36-43 ; Synésios, Lettres, 11, p. 22-23; 41, p. 44-45;
96, p. 219-220; Grégoire le Grand, Moralia 30, 12-13; Liber pastoralis III, pro[. (PL 77, 49). Ce
topos sera consacré par le Code justinien, I, 3, 30, 4.

225
La littérature comme ascèse et sacerdoce

stigmatiser de façon plus ou moins allusive - comme l'exige un tact qui se pense
comme charité, mais qui faisait partie des convenances rhétoriques' -, les mauvaises
manières des deux camps dont l'affrontement a agité Nazianze; et ce, tout en se
montrant étranger, par sa philosophie, au déchaînement des ambitions et des passions
auxquelles la crise a donné lieu
Sur le plan explicite de l'argumentation rhétorique, le récit autobiographique se
présente comme un historique de sa rcpoaipcmç, tous les faits marquants de son passé
auxquels il fait occasionnellement allusion concernant sa vocation. Ordonnés
chronologiquement, ils dessinent un destin d'exception, marqué par la faveur divine
qui lui vaut aussi bien les périls et les labeurs que leur heureuse issue : promis à Dieu
par sa mère dés avant sa naissance, il connaît une vocation ascétique précoce qu'il
scelle par un vœu lors de la tempête dont il réchappe miraculeusement à son départ
pour Athènes. On notera à ce propos qu'il confond ici en une même consécration les
deux vocations, monastique et sacerdotale, dont ce texte opère la synthèse
2
hiérarchique qui restera par la suite son modèle de vie, son rnoç . À ce service exclusif
de Dieu, qu'il confirme en mûrissant par la raison, il sacrifie ensuite tous les biens de
ce monde, y compris la perspective d'une carrière rhétorique profane. Il se consacre
alors à la rcaiôrnmç philosophique proprement chrétienne, par opposition aux études
plus profanes d'Athènes, progressant dans l'ascèse et l'étude des textes sacrés, pour
mettre sa parole au service de la vraie sagesse. Mais le devoir filial à l'égard d'un père
très âgé qui entend bien le voir lui succéder l'a retenu de s'engager plus avant et
exclusivement dans cette vie du contemplatif hors du monde. Sur ce dernier point, il
faut souligner qu'en définitive, bien plus que son aspiration à un ministère de la parole
à quoi tout le destinait, c'est ici une vocation contemplative à laquelle il a en fait peu
consacré de son temps que Grégoire doit accréditer. Ces évocations du passé
fournissent les jalons d'un choix de vie dont les réflexions sur le sacerdoce qui font la
substance de ce discours se présentent comme l'épilogue: l'acceptation par Grégoire
d'un ministère charismatique fondé sur une profession ascétique; elles participent de
sa légitimation comme homme de Dieu, porteur de !'Esprit et appelé à son service
auprès du monde, c'est à dire à l'exercice de l'autorité ecclésiastique, en particulier
théologique.
En conclusion, nous pouvons considérer ce discours comme tout entier
autobiographique. Récit d'une vocation, celle de "moine-prêtre" théologien, il adopte
le tour de la confidence et fait l'apologie de la conduite passée et présente de l'auteur
dans la crise d'inspiration doctrinale qui a vu la contestation de son père. Non sans en
donner sa version: une version dont le caractère allusif s'explique par cela que les faits
étaient trop bien connus des destinataires ou trop délicats à mentionner explicitement.
Grégoire n'en profite pas moins, avec une hauteur remarquable, pour faire la leçon
aussi bien à son père, taxé de tyran, qu'aux menées schismatiques de ses adversaires ;
c'est aussi à ce prix qu'il accepte d'œuvrer désormais, en arbitre céleste, pour leur
réconciliation. Si, sur le plan de la composition littéraire, il est vrai que, selon
l'expression de J. Bemardi, l'apologie personnelle «enveloppe un traité du
sacerdoce » 3 , il en va inversement sur celui de la fonction énonciative : Grégoire
justifiant, par le développement de ses réflexions sur le sujet, aussi bien sa

1
Ménandre [Traité de la dissertation], p. 391, 19-24.
2
Nous y reviendrons infra, p. 261-265.
3
Bemardi [Saint Grégoire], p. 129.

226
L'autobiographie chez Grégoire

désobéissance antérieure que ses prétentions à l'autorité théologique et politique de


fait sur Nazianze, condition qu'il pose à son entrée dans le clergé paternel. Toujours
est-il que, là encore, l'élément autobiographique, loin de témoigner d'un quelconque
égocentrisme, est commandé par l'occasion - l'acceptation de rallier le clergé de
Nazianze, et les circonstances critiques dans lesquelles elle s'inscrit. L'apologie d'un
genre de vie en fournit un motif des plus traditionnels dans la littérature du temps, aux
goûts de laquelle Grégoire sacrifie en donnant à son propos le tour de la confession.
Nourrissant d'une érudition biblique imposante la relation fictive de réflexions récentes
censées expliquer son recul devant le sacerdoce, il fait aussi la démonstration de son
art d'intendant de la parole, conformément à l'exercice académique de la recitatio, ici
au service d'enjeux bien actuels. Il y assume enfin une autorité doctorale, prophétique
et théologique en contradiction flagrante avec la posture rhétorique d'humilité et de
repentance, si bien qu'on pourrait voir dans le plaidoyer de ce fugueur le chant de
triomphe d'un fils prodigue.

Le poème Sur ses épreuves (P. 2, 1, 1), rédigé par Grégoire alors qu'il défend les
intérêts de sa famille dans le procès auquel a donné lieu la succession de son frère, est
de bout en bout autobiographique. Le genre littéraire de ce poème est celui d'une
lamentation élégiaque adressée à Dieu, dont Grégoire invoque l'aide sur le modèle des
Psaumes de lamentation et de prières, auxquels on trouve d'ailleurs de nombreuses
références 1. Adoptant l'ancienne attitude de l'orant selon l'exemple des Justes sauvés
par Lui dont témoignent les Écritures et auxquels il se réfère explicitement2 , c'est
auprès de Lui qu'il plaide sa cause et à Lui qu'il adresse ses prières pour qu'il le tire
du mauvais pas où l'a mis son intervention dans le procès de la succession de Césaire.
En présentant ce mauvais pas comme de nature toute spirituelle, il suit - au moins, on
va le voir, formellement - le modèle de la prière du gnostique chez Clément
d'Alexandrie: «Le gnostique formule (donc) toujours sa prière et sa demande à
propos des biens véritables, qui concernent l'âme » 3 • Cette longue prière, semblable à
celle qu'un client dans l'embarras adresserait à un puissant patron ou un favori en
disgrâce à !'Empereur, s'appuie sur de multiples ressorts: à la manière du Psalmiste, il
rend son sort pitoyable par ses lamentations4 ; exposant l'origine de ses malheurs, une
pieuse sollicitude pour ses parents qui s'est révélée un piège du Malin, il plaide en
somme les circonstances atténuantes 5 et témoigne de la pureté d'intention de sa
requête par la confession de sa monotropie6 ; il rappelle enfin à Dieu quels liens
puissants l'ont attaché à son service exclusif dès avant sa naissance7 et comment il lui a
sacrifié tous les biens terrestres8 ; il fait ainsi de Lui son unique maître et surtout son
unique protecteur, comme en témoignent Ses précédentes interventions salutaires,
dont il Lui rend grâce9 . Ce sont donc, d'un point de vue interne - celui de l'adresse

1
Les notes de Bénin [Une biographie romantique] en comptent quarante-et-une.
2
P. 2, 1, 1, v. 1-21.
3
Clément d'Alexandrie, Stromate VII, 38, 4.
4
P. 2, 1, 1, V. 140-193; 212-234; 253-308; 339-367; 484-496.
5
Ibid., V. 59-62; 104-139; 268-275.
6
Ibid., V. 221-234; 253-260; 289-302; 411-412; 551-556.
7
Ibid., V. 424-466.
8
Ibid., V. 63-101 ; 194-211 ; 275-293.
9
Ibid., V. 306-339.

227
La littérature comme ascèse et sacerdoce

littéraire et du destinataire littéral, Dieu - ses soucis spirituels qui le conduisent à faire
de cette prière une véritable autobiographie, sans suivre pour autant l'ordre
chronologique: l'apologie de sa conduite récente, dont il se repent, se prolongeant
dans le rappel de leur relation élective dont il retrace tout l'historique. Ce mouvement
rétrospectif, qui intègre le portrait de ses parents et de Césaire, s'enracine dans la crise
de conscience dans laquelle les suites funestes du décès de ce dernier l'ont jeté.
Ce passé fait l'objet d'un examen de conscience. La confession ici doit donc
s'entendre au sens philosophique et religieux plus que psychologique et, plus
généralement, ce texte n'a pas une fonction expressive. Il ne s'agit pas pour l'auteur
«d'épancher sa douleur» ou de« soulager son tourment» à la façon des romantiques,
comme le soutient R. M. Bénin 1. Son pessimisme quant à ce monde n'est lui-même
rien d'autre que la marque distinctive de l'enseignement chrétien, et son amplification
relève plutôt des techniques de l'exercice spirituel. À cette différence qu'il s'adresse au
Dieu chrétien autant qu'à lui-même, et qu'il s'agit d'une prière par laquelle Grégoire
tend à adopter le point de vue divin, il nous semble qu'on puisse transposer ici la
définition des Pensées de Marc Aurèle par Pierre Hadot: «un écrit qui, d'un bout à
l'autre, est un exercice spirituel. ( ... ) dans cet effort pour s'influencer soi-même, tous
les moyens sont bons (... ) il faut ( ... ) exagérer pour compenser. C'est pourquoi il ne
faudra pas, par exemple, penser que Marc Aurèle était personnellement pessimiste,
sous prétexte qu'il insiste, d'une manière d'ailleurs conforme à l'orthodoxie stoiCienne,
2
sur le caractère indifférent des choses qui ne dépendent pas de nous. » En effet, par
certains passages, ce texte se présente également comme une méditation philosophique
chrétienne qui dépasse son cas personnel et sa situation présente : méditation de la
condition post-adarnique selon le modèle dualiste platonisant d'une âme entravée dans
3
son élan spirituel par la chair, même chez les meilleurs ; opposition tranchée, toujours
dans une perspective eschatologique, des deux voies ouvertes aux mortels, celle du
4
vice et celle de la vertu, d'un monde corrompu et de la vie hors du monde • Ces deux
voies n'en sont pas moins trop proches pour qu'un glissement de l'une à l'autre soit
jamais exclu5 , d'autant que le Malin dresse des pièges sur la route des plus pieux pour
les en faire dévier6 • Aussi Grégoire regrette-t-il de s'être retourné vers le monde et
conseille-t-il de le fuir sans un regard, prônant la vie monastique, retirée du monde,
comme seule assurance du salut7. Dans ce cadre philosophique chrétien, Grégoire
manifeste là sa npoatpEOLÇ, une npoatpEmç céleste dont il fait l'historique,
contrariée par le souci charitable de ses parents et menacée par l'affaire Césaire. Il
obéit ainsi à l'usage de toute apologie antique, où la périautologie de l'apologétique
personnel ne se conçoit qu'à travers l'apologie d'un genre de vie que l'auteur
revendique. Le leitmotiv et l'argument dominant de son plaidoyer est en effet son
8
aspiration de toujours à la vie hors du monde et son regret de l'avoir quittée , - alors
même qu'il ne l'a jamais menée très durablement.

1
Bénin [Une autobiographie romantique], p. 3 et 15. Cf. Bemardi [Trois autobiographies], p. 156 et
[Saint Grégoire], p. 158.
2
Hadot [Études], p. 215.
3
P. 2, 1, 1, v. 30-36; de lui-même, v. 229-233.
4
lbid., V. 37-57.
5
Ibid., v. 469-495; de lui-même, v. 138-139.
6
Ibid., V. 53-62 ; 138-139 ; 340-345.
7
Ibid., V. 351-360; 479-483.
8
lbid., V. 261-267; 352-360; 389-393; 479-484.

228
L'autobiographie chez Grégoire

Toujours est-il que, jusque sous le couvert d'une humble confession où il ne


s'accuse de rien sinon de s'être laissé troubler par la colère faute d'avoir fui la
méchanceté du monde, il se place bien, en s'adressant à Lui comme son serviteur chéri,
fidèle et scrupuleux, dans la familiarité de Dieu - à la manière d'un Aelius Aristide à
l'égard d' Asclépios. On pense là encore à Clément d'Alexandrie disant que prier
convient « surtout à ceux qui connaissent la divinité comme il faut et possèdent la
vertu qui s'accorde avec elle» et concluant: «En somme, pour le dire avec audace, la
1
prière est une conversation avec Dieu. » L'humilité que ce poème montre face à Dieu
n'a ainsi d'égale que sa hauteur à l'égard des hommes, qui conduit l'auteur à s'ériger
envers eux, non seulement en plaignant, mais en juge et en prophète, puisqu'il
compare sa situation à celles de Moïse, de Daniel ou de Jonas et appelle la colère de
2
Dieu sur ses adversaires dans le procès en cours . Or cette apologie, si elle s'intègre
dans une prière propitiatoire adressée à Dieu, n'en sert pas moins ici-bas à plaider sa
cause auprès d'un public de lecteurs susceptibles d'en agréer la teneur et d'y trouver
de bonnes raisons de l'excuser ou de lui accorder leur appui dans l'affaire: qu'il
s'agisse des moines indignés qu'il ait fait un procès, qui plus est pour une affaire
d'argent dans laquelle les droits de sa famille étaient contestés; de membres du clergé
soucieux de se tenir éloignés du scandale qui frappait celle-ci ; mais aussi de laïcs
influents, et en particulier du préfet du prétoire, Sophronios, dont il a demandé le
soutien3 • De fait, le procès se termina par un non-lieu et l'on peut supposer que ce
poème, renouant avec l'origine judiciaire du genre apologétique, fut un instrument
4
littéraire en faveur de ce geste . Il pouvait servir à plaider élégamment sa cause auprès
de ce magistrat sans doute assez instruit pour apprécier l'exercice et assez fin lettré
pour goûter l'ouvrage et entendre sa requête implicite en faveur des intérêts familiaux :
quel meilleur argument leur défenseur pouvait-il faire jouer que la piété des siens et
surtout son propre renoncement monastique ? quel meilleur témoin de moralité et
protecteur pouvait-il invoquer que Dieu en personne ? À moins que, déjà assuré de
l'heureuse issue que le magistrat réservait à ce procès, il ait voulu préserver sa
réputation et faire apparaître comme divine une faveur qui n'avait rien de céleste. On
sait en tout cas que son ami Basile, intervenant par lettre auprès de Sophronios et
d' Abourgios en faveur de Grégoire, entre-temps élevé par lui à la dignité épiscopale,
5
mettra en avant sa vocation de "pauvre" étranger aux affaires . Ils nous semble
d'ailleurs que les éloges de ses parents et de Césaire, testateur dont on réclamait des
créances, aussi bien que la diatribe contre la partie adverse, attestent de cette
instrumentation judiciaire, quoique hors prétoire, de ce poème.
Enfin ce texte obéit à un modèle autobiographique précis, déjà entré dans la
6
littérature de son temps: reprenant l'incipit du Sur sa fortune de Libanios , le schéma
rhétorique oppose avantages et malheurs de Grégoire : les premiers tout spirituels, les
seconds n'en étant que du point de vue de ce monde auquel il a renoncé, à l'exception
du trouble passionnel et de la déréliction où l'a jetée son intervention dans le procès
par pitié filiale et souci de justice. En outre, de même que chez Libanios ou Aristide,
1
Clément d'Alexandrie, Stromate VII, 39, 1et6, p. 139 et 141. Cf. Maxime de Tyr, V 8.
2
P. 2, 1, 1, resp.: v. 1-7: 21-15.
3
Lettres, 29, t. I, p. 35-37.
4
Les poèmes P. 2, 2, 1-4 ont ainsi, mais explicitement et (!car?) pour le compte d'autrui, une
fonction de supplique et d'apologie.
5
Basile, Lettres, 32 et 33.
6
Libanios [Discours], I, p. 79.

229
La littérature comme ascèse et sacerdoce

ce n'est pas seulement sa bonne fortune - par exemple lorsqu'il réchappa d'un
naufrage à son départ pour Athènes - qui apparaît comme faveur divine, mais aussi ses
malheurs eux-mêmes, selon le motif d'origine cynico-stoiCienne qui veut que les
épreuves soient envoyés au philosophe ou au dévot comme occasion de piété, de vertu
et de perfectionnement. C'est d'ailleurs pourquoi leur récit s'intègre dans celui de sa
relation au Dieu sauveur et ne témoigne pas à ses yeux de Sa défaveur mais de l'intérêt
particulier qu'il lui porte. C'est entre autres le cas des peines que lui occasionne
l'affaire Césaire, y compris ses tentations et ses défaillances spirituelles. Mais c'est un
autre précédent apologétique, spécifiquement chrétien, qui en commande la
confession : celui de Paul vantant ses faiblesses avec une humilité et une lucidité
spirituelles qui lui permettent de revendiquer ses épreuves et la grâce divine par
laquelle il les surmonte. C'est cette grâce intérieure que Grégoire demande à Dieu de
lui renouveler pour avoir la force de surmonter la colère qui risque de l'emporter
contre la partie adverse dans son procès et ceux qui ont médit de lui à propos de
l'affaire ou de sa participation à celle-ci, ainsi que l'abattement dans lequel elle l'a jeté.
Encore faut-il admettre que son apaisement intérieur et la possibilité de retourner à la
vie contemplative qu'il attend de Lui pourraient impliquer en fait sa victoire judiciaire.
Remarquons d'ailleurs que sa diatribe contre la partie adverse - «les méchants, les
destructeurs de vie, qui ont, par-dessus tout, une haine profonde contre ceux qui
aiment Dieu » pour qui lui, le renonçant, était « une proie toute prête » 1 - , n'est pas
sans rappeler ces mots de Paul en butte aux attaques des juifs dans !'Épître aux
Galates, où ceux qu'il adresse du fonds de sa prison à Timothée: «comme alors
l'enfant de la chair persécutait l'enfant de l'esprit, il en est encore ainsi maintenant » ;
«Oui, tous ceux qui veulent vivre dans le Christ avec piété seront persécutés. » 2 Elles
évoquent même, plus précisément, en contexte monastique, ce passage d'une lettre
d'Antoine à ses frères où apparaissent ces deux références à l'apôtre:« les ennemis de
la sainteté songent sans cesse à quelque mauvais coup contre ceux qui la désirent
véritablement. Soyez en convaincus: l'homme charnel persécute toujours le spirituel
et qui voudra vivre avec piété de la vie du Christ subira la persécution. » 3

Proposant plus loin l'analyse détaillée des discours 9 à 124 , nous en résumerons ici
les données littéraires relatives à leur caractère largement autobiographique. Outre
l'occasion - la consécration épiscopale de l'auteur pour les Discours 10 et 9, puis sa
prise de fonction comme évêque associé à son père pour le Discours 12 - la
périautologie lui était imposée pour justifier aussi bien son refus initial que sa défection
à l'égard de la charge de Sasimes. Ces apologies personnelles successives, comme le
veut l'usage de l'époque, passent par celle d'un genre de vie qui en assure la
cohérence doctrinale: celui du "moine-évêque". Elles invoquent en effet le motif
honorable dont il se sert de façon récurrente pour justifier ses dérobades devant des
fonctions dont il ne veut pas, sa vocation contemplative. Mais elles n'en revendiquent
pas moins les charismes à l'exercice desquels elle lui a valu d'être appelé5 - charismes
que son investiture des mains de Basile n'a fait que ratifier - et, avec eux, la liberté du

1
P. 2, 1, 1, v.23 - 24 et 216 (Trad. Bénin [Sur ses épreuves], p. 360 et 379).
2
Ga. 4, 29 ; Tim. 2, 3, 12.
3
Antoine. Lettres, V, 4, 21-26, p. 90.
4
Voir infra, p. 333-343.
5
D. 10, 3, 12 s.

230
L'autobiographie chez Grégoire

pneumatophore à l'égard de toute autorité autre que celle de l'Esprit1. L'autre


argument clef de son apologie, concernant son refus premier de l'investiture de
Sasimes, est pourtant fourni par la crainte légitime de l'homme pieux devant « la gloire
2
du Seigneur» - c'est à dire ici le charisme théologique - et celle de se montrer
indigne de cette grâce dans l'exercice de ses fonctions doctorales et plus généralement
pastorales3 . Témoignant ainsi de son humilité spirituelle autant que de son esprit de
responsabilité, il développe ici encore la confession d'indignité rituelle et le topos du
"refus préalable".
Il use par ailleurs avec brio de toutes les ressources de la tradition rhétorique pour
gagner l'auditoire à sa cause en amenant son propos sur le mode de confessions aux
4
sentiments bien calculés que nourrit son érudition biblique . Mais aussi en profitant de
la franchise autorisée par l'amitié, et requise dans les amitiés philosophiques, pour s'en
prendre, sous un léger voile de précautions oratoire, à Basile et à son frère qu'il accuse
d'avoir manqué de respect à son égard dans cette affaire: le premier par son attitude
hautaine et autoritaire, le second par son indifférence d'abord, puis par une sollicitude
5
hypocrite . Les louanges qu'il leur adresse ne sont elles-mêmes pas exemptes d'ironie
et, comme les leçons qu'il tire de la bible pour sa propre apologie ou, ailleurs, de
l'exemple des martyrs, visent allusivement les motifs inavoués et inavouables pour
lesquels ses amis tiennent tant à ce qu'il occupe le trône de Sasimes, le péché d'orgueil
de Basile ainsi que la tiédeur toute politique de son enseignement théologique à l'égard
6
du Saint-Esprit - autant d'accusations propres à justifier sa désobéissance à leur
égard. Le genre symétrique et complémentaire de la diatribe est donc associé, selon un
usage naturel que connaît bien l'éloquence judiciaire, à l'apologétique; et, comme
celle-ci est pour une part pratiquée sur un mode plus ou moins allusif, une version
implicite de la conduite des autres protagonistes de l'affaire s'ajoute, pour ses
auditeurs et ceux de ses lecteurs contemporains au fait des événements, au discours
autobiographique explicite qu'elle éclaire et complète.

Le Discours 26 est très précisément situé dans la brève carrière constantinopolitaine


du Nazianzène: il fait suite à la consécration de Maxime, un aventurier qui avait réussi
à gagner sa confiance avant de chercher à le supplanter grâce à l'appui de Pierre, le
métropolite d'Alexandrie ; il se situe, plus précisément, après que Grégoire, agitant la
menace de son départ, se fut laissé retenir par les fidèles de l' Anastasie, et constitue sa
réplique aux manœuvres de Pierre et aux critiques internes envers sa personne et sa
politique sur lesquelles celui-ci avait fait fonds. Il se présente comme une apologie de
son auteur en philosophe, rédigée sur le modèle libre et familier de la ÀaÀLa tel que l'a
7
défini le Traité de la dissertation de Ménandre, dont J. Mossay a montré que
Grégoire suit les conseils. Relevons à cet égard la fluidité de la composition
d'ensemble; le souci de charmer l'auditoire par la leçon de choses qui introduit le
portrait du philosophe (évoqué par le spectacle de la mer déchaînée contre les
1
D. 12, 1 ; 5, 1-18.
2
D. 9, 1-3.
3
Ibid., 2-4 ; D. 10, 11 S.
4
D. 9, 1, 1-2; 3; D. 10, 1-3; 10.
5
Ibid., 4, 8-5, 11 ; D. 12, 3, 1-25.
6
D. 10, 1, 12 s.; 3, 19 S. ; D. 11, 3, 26 s. ; 5, 7-11 ; D. 12, 6.
7
Mossay [SC 248], p. 108-112 et 114-115. Pour la commodité, on pourra se référer à sa présentation,
sous forme d'articles abrégés, du Traité de la dissenation.

231
La littérature comme ascèse et sacerdoce

rochers), par les histoires de plantes et d'animaux fantastiques (l'yeuse et la licorne),


ou celle des filles de Laban, empruntée, non à Plutarque, mais à la Bible 1. Mentionnons
enfin les éléments de diatribe visant - sans les nommer, selon la règle de bienséance
rappelée par Ménandre2 - ses adversaires et leurs intrigues, qu'il s'agisse de Maxime,
ainsi que Pierre d'Alexandrie et, plus allusivement encore, Rome 3 •
Pour autant, cette composition libre, quoiqu'en dise J. Mossay4 , recouvre un
catalogue systématique de topoï philosophiques, à commencer par la manière dont
Grégoire présente sa méditation sur le vrai philosophe comme inspirée par une
promenade en bord de mer. Car on ne doit pas se fier au ton de la confidence qui
introduit cette méditation :
« Je sais que je tirai de là une utile leçon de philosophie. Étant donné mon penchant à tout
rapporter à ma situation personnelle, et surtout s'il m'arrive par hasard d'avoir été bouleversé
par l'un ou l'autre incident fortuit, ce qui est encore le cas pour le moment, le tableau que
j'avais sous les yeux ne me laissa pas indifférent et ce spectacle prend à mes yeux la valeur
d'une leçon de chose. ,, 5
En effet, contrairement à ce qu'on pourrait croire en suivant une pente
psychologisante superficielle, ce propos ne traduit en rien l'égocentrisme du
prédicateur. Il illustre au contraire des dispositions propres au philosophe qu'on doit
rattacher à la tradition ascétique stoieienne : d'une part, la vigilance (:n;poooxtj)
continuelle, qui a pour objet prioritaire les coups heureux ou malheureux de la fortune,
dont il faut discerner les desseins providentiel et aux attentes de laquelle il faut se
conformer selon ses devoirs; d'autre part la méditation (µEÀ.ÉT11), à laquelle se
recommande particulièrement l'observation d'une nature dont l'ordre est plein de
sagesse et recèle de multiples enseignements. 6 De même, une bonne part des idées et
images concernant le philosophe, à commencer par la comparaison du philosophe actif
aux rochers que battent les vagues déchafuées 7 , sont empruntées à la tradition
stoïcienne, peut-être à travers quelque manuel de rhétorique. 8 Enfin, la liste des
épreuves qu'il se dit prêt à affronter en philosophe correspond à un catalogue complet
des indifférents stoïciens et évoque en particulier celle que fournit Épictète à propos de
la liberté inaliénable du sage. 9

1
Resp., D. 26, 8-9; 10 et 13; 2. Cf. Ménandre [Traité de la dissertation], p. 391, 29-32 et 392, 2-5.
2
Ménandre, bid., p. 391, 6-10
3
D. 26, 3, 5 S.; 14, 13 S.; 13, 15 S.; 15; 17, 19 S.; 18, 1-5. Voir infra, p. 370-371 et Il. 2, p. 371.
4
Mossay [SC 248], p. 114-115.
5
D. 26, 9, 1-5.
6
Hadot [Exercices], «Exercices spirituels», p. 31 et 54-55; «Exercices spirituels antiques et
philosophie chrétienne », p. 5-11. Dans ces deux articles, resp. p. 36 et 10, il indique que cela peut se
faire par écrit.
7
Cf. Sénèque, De la constance du sage, 3; Marc-Aurèle, IV, 49.
8
La comparaison du philosophe à l'yeuse vient d'Horace, Odes IV, v. 57-60, celle à l'or qu'éprouve
le feu de Sénèque, Providence, I, 10 et V, 6. Sénèque - De la Providence et De la constance du sage
surtout - paraît d'ailleurs être la source principale: on retrouve en effet l'idée que la sagesse
s'éprouve et se montre dans les épreuves réservées au sage par les méchants, qu'il n'est pas atteint par
!'injustice, les louanges ni les injures et les aléas de la fortune, mais reste invulnérable ; mais aussi le
précepte selon lequel le sage doit s'avoir s'accorder quelque repos, et ce, loin de la ville, par des
promenades au grand air: D. 26, 8, 1-8; cp. De la tranquillité de l'âme, XVII, 3-8.
9
D. 26, 14-17: cp. Épictète, Entretiens IV, VII, 12-27 à propos de la liberté du philosophe. On
remarquera en particulier le parallèle entre D. 26, 17, 1: «Ils me fermeront les portes des
demeures? ... », et le passage des Entretiens, IV, VII, 19, p. 1081 : «Les chambellans? Que feront-
ils ? Ils me fermeront les portes ?... »

232
L'autobiographie chez Grégoire

Ici encore, l'autoapologie est associée à l'apologie de la philosophie mixte, que


Grégoire recommande de l'exemple du Christ et dont il se réclame. L'accent est mis
sur la philosophie active, engagée avec constance et détachement dans les turbulences
des affaires ecclésiastiques. Il s'agit d'abord d'illustrer les vertus pratiques de la
philosophie chrétienne en passant en revue les diverses conditions et formes dans
1
lesquelles elle peut avoir à se manifester. Il s'agit ensuite des épreuves qu'un
philosophe doit être prêt à affronter, que Grégoire envisage pour sa propre personne
2
en disant à chaque fois son détachement évangélique et qu'il clôt par une
3
proclamation d'insouciance et de confiance en Dieu . L'apologie personnelle est
également, nous le verrons 4 , commandée par les circonstances: l'auteur, qui avait feint
d'être dégoûté par la trahison de Maxime et le coup bas que l'évêque d'Alexandrie
venait de lui porter à travers celui-ci au point d'avoir résolu de s'enfuir pour renouer
avec la tranquillité contemplative, justifie son changement d'attitude comme
renoncement à sa volonté propre - nouvelle variante du topos du "refus prélable".
C'est ainsi qu'il affirme n'avoir interrompu sa retraite oisive et tranquille sur les rives
du Bosphore que par affection pastorale pour ses ouailles et y avoir trouvé dans une
méditation solitaire les raisons de retourner affronter, non seulement les tracas de la
vie profane urbaine, mai~ encore les intrigues et les périls que lui préparent ses
ennemis. L'autre but de ce discours périautologique est d'ailleurs de faire savoir à ses
adversaires qu'il n'est pas prêt à abandonner son siège.
5
Le Discours 36 - nous l'étudierons plus loin -, dont l'exorde adopte le tour de la

confidence familière, est presque de bout en bout périautologique : l'occasion le


justifiait, puisqu'il inaugurait ses fonctions d'évêque de Constantinople. Sa motivation
apologétique est évidente: il s'agit pour Grégoire, qui monte sur le trône de
Constantinople sans y avoir été régulièrement affecté, de répondre au reproche
d'arrivisme dont il fait l'objet ainsi qu'à toutes les autres critiques que ce succès lui
attire. Ici encore, il se plaint de la tyrannie dont il aurait été la victime, tout en insistant
sur son "étrangeté au monde" et son amour de la retraite, et met en scène le topos du
"refus préalable".
6
Comme l'a montré J. Bemardi , le Discours 42, qui se donne pour Discours d'adieu
de Grégoire aux membres du concile de Constantinople, n'a certainement pas été
prononcé, mais rédigé après coup. Grégoire s'y adresse avec ironie à ses collègues
venus visiter le« pasteur déplacé» qu'il était - allusion à son accusation de transfert -
7
pour leur demander ce qu'il leur semble du fruit de ce déplacement : façon de se
placer sur un terrain plus favorable. Son bilan, c'est l'enrichissement miraculeux de son
troupeau, une conversion massive à l'orthodoxie et de nombreux baptêmes, « le
8
produit et le fruit de l'Esprit » qui est en lui. Il se vante ensuite de la franchise
charitable de sa prédication théologique, répondant ainsi au reproche de n'avoir pas
1
D. 26, 11-13.
2
Ibid., 14-17.
3
Ibid., 18, 1-9 (Ps. 26, 3).
4
Voir nos analyses, infra, p. 369-373.
5
Infra, p. 378-380.
6
Bernardi [La composition], [SC 384], p. 7-17 et [Saint Grégoire], p. 216 et 228.
7
D. 42, 1.
8
Ibid., 5-12.

233
La littérature comme ascèse et sacerdoce

respecté le secret de l'arcane et visant en fait la prudence intéressée et coupable de ses


1
collègues. Il leur fait ensuite la leçon en matière de théologie, avec hauteur et sans
démordre de ses positions 2 - une nature, une substance, trois hypostases -, et en
profite pour critiquer la terminologie des personnae (:n:poow:n:a) chère à Rome:
« Voyez quel arbitre je fais pour vous, moi qui transpose de la lettre à l'esprit le Nouveau
Testament tout comme l'Ancien»;« Pour nous, c'est en suivant les Saintes Écritures et en
enlevant pour les aveugles les obstacles qu'elles recèlent que nous resterons accrochés au
salut, prêts à tout plutôt qu'à montrer de l'arrogance envers Dieu.» 3
Il se défend ensuite d'être venu à Constantinople pour en briguer le trône et en
raison de ses avantages terrestres. 4 Ce discours fictif enchaîne alors sur une version de
son offre de démission dont la sérénité et les motivations visent à démentir les
allégations selon lesquelles ce geste avait été une sorte de chantage par lequel il
espérait couper court au procès canonique qui le menaçait et se voir retenir par ses
collègues. Ainsi demande-t-il pour salaire de pouvoir se reposer de ses peines, tout en
pointant le manque de charité et de respect qu'on eut pour elles, son âge et ses qualités
personnelles :
«faites honneur à ma condition d'hôte, mettez à ma place quelqu'un d'autre pour subir des
attaques à votre service : un homme qui ait les mains pures, qui ne soit pas sans talent de
parole, qui soit capable de vous plaire en toutes choses et de prendre sa part du souci des
affaires de l'Église ( ... ) Quant à moi, voyez dans quel état se trouve ce corps miné par le
temps, par la maladie et la fatigue. Qu'avez-vous à faire d'un vieillard timide, sans courage
et qui expire, pour ainsi dire, chaque jour, non seulement sous le poids de son corps, mais
aussi sous le fardeau des soucis ( ... ) Ne refusez pas de croire la voix d'un maître(. .. ) Je suis
fatigué de m'entendre reprocher mon indulgence. Je suis fatigué de lutter contre ce que l'on
dit et contre la jalousie ... » 5
C'est à ces divers reproches - réels ou imputés - inspirés par l'envie qu'il continue
alors de répondre point par point, se portraiturant en parfait philosophe chrétien et
suggérant ou exprimant par contraste les standards mondains auxquels obéissent ses
accusateurs. Au reproche d'être resté trop discret et trop peu politique, il répond qu'il
a préféré rester à l'écart des bousculades, libre et obscur, et sauvage parce qu'animé
de la folie de !'Esprit Saint. 6 Au reproche de n'avoir pas sévi contre les Ariens, il
répond par la charité et la douceur chrétienne, qu'il a pratiquées parfaitement, lui qui
avait eu le courage d'affronter leurs persécutions. 7 À ceux visant un train de vie
indigne de fonctions si éminentes, il répond par une diatribe au vitriol :
« J'ignorais que nous ayons à rivaliser avec les consuls, les préfets, les généraux les plus
illustres (. .. ) qu'il fallait que notre ventre se trouvât à l'étroit en nous gorgeant de ce qui
appartient aux pauvres, que nous devions utiliser le nécessaire à des usages superflus et vomir
sur les autels. (... ) Choisissez-en un autre, un homme qui plaira à la foule : donnez-moi la
solitude et la campagne, ainsi que ce Dieu qui sera le seul à prendre plaisir à notre rusticité.
Il est horrible d'être privé des discours, des réunions, des grandes assemblées, de ces
applaudissements qui nous donnent des ailes, de nos familiers, de nos amis, des honneurs de
cette grande et belle cité(... ) Mais ce n'est pas aussi grave que la perspective d'être pris dans
le tumulte et souillé par les troubles publics, par !'effervescence et par les retournements

1
D. 42, 14.
2
Ibid., 15-17.
3
Ibid., resp. : 16 et 18, 6-9.
4
Ibid., 19.
5
lbid., 20.
6
lbid., 22. Voir supra, p. 79.
7
Ibid., 23

234
L'autobiographie chez Grégoire

effectués à la remorque de la foule. Car œ ne sont pas des prêtres qu'ils cherchent, mais des
orateurs ... » 1
Enfin, dans la péroraison, il fait ses adieux, et, avant de rappeler pour finir l'épisode
glorieux de sa lapidation comme martyre pour la Trinité2, revient sur l'ampleur de ses
succès oratoires :
« Adieu, amoureux de mes Discours, vous qui accouriez et qui affluiez ; vous, plumes visibles
ou cachées; et toi, barrière forcée par ceux qui se bousculaient pour m'entendre. »3
Ce Discours fictif associe donc étroitement à la diatribe la dimension
autoapologétique, sous la forme du compte rendu d'un mandat céleste: il se réfère
d'ailleurs à l'usage public traditionnel du compte rendu de mandat, en imite l'exorde et
se recommande de l'exemple de Paul - dont il cite 1 Cor. 14, 32 - pour justifier
l' autoapologie qui suit. 4 Celle-ci est motivée par la volonté de répliquer à la mise en
cause de la régularité canonique de sa nomination comme évêque de la capitale et aux
critiques dont sa personne et son ministère ont fait l'objet.

Le De vita sua (P. 2, 1, 11), l'œuvre autobiographique la plus complète du corpus,


fut également rédigé par Grégoire peu après sa démission du siège de Constantinople
et par là-même de la présidence du concile. Adressée à la communauté de la capitale,
cette longue épître en vers rend compte de son activité à la tête de l'église orthodoxe,
du moment où il quitta sa retraite de Séleucie pour prendre la direction de la petite
communauté minoritaire des Nicéens jusqu'à son départ. Les trois quarts de l'œuvre -
prologue et épilogue exclus - constituent ainsi un compte rendu de mandat, une
apologie de son action publique dont le dernier geste fut sa démission elle-même. Il ne
s'agit donc nullement de la consolation d'un homme déçu par son échec et le trimètre
ïambique, outre son aptitude à traduire l'élément dramatique de cette res gestae, est
avant tout la versification naturelle de la prose oratoire du temps5 . Ce discours en vers,
plus directement que les hexamètres élégiaques du poème précédent, se présente donc
comme autobiographique parce qu'apologétique: lettre ouverte à l'Église de
Constantinople, et à la postérité, il vise à défendre son auteur des accusations diverses
qui ont cours contre lui et auxquelles il ne peut plus répondre oralement. 6 Mais le
compte rendu de mandat de ses années à Constantinople, s'il culmine dans l'évocation
tragique de ses labeurs et de ses épreuves dans la seconde Rome, s'élargit aux
dimensions d'une autobiographie monumentale qui remonte dès avant sa naissance.
Grégoire y suit les règles de l'éloge funèbre, passant du yÉvoç à la :n:môda, qu'il
arrête conventionnellement à ses trente ans, le moment où sa :n:poatpEmç est décidée.
Pour autant, ce premier quart de l'œuvre, comme l'a souligné C. Jungck, «n'est en
7
quelque sorte que la préhistoire » du récit, comme le texte l'indique avant d'aborder
le récit de l'aventure constantinopolitaine :
«j'en arrive au point culminant de mon discours. »8

1
D.42, 24.
2
Ibid., 27, 16 S.
3
Ibid., 26, 28-30.
4
Ibid., 1.
5
Jungck [De vita sua], p. 22 et 26.
6
Ibid., p. 13 - 16.
7
Ibid., p. 14-15.
8
P. 2, 1, 11, v. 556. La traduction de Calvet-Sébasti [SC 405], p. 101, ne rend qu'un des sens du
terme 01Ntovov, qu'on pourrait également traduire par «point d'orgue»; elle néglige la

235
La littérature comme ascèse et sacerdoce

C'est que« l'obligation de se défendre lui a donné l'occasion de suivre le cours de sa


vie entière, et le poème est devenu ainsi comme la somme d'une vie. » 1 Voici en effet
comment Grégoire justifie ce retour en arrière :
« Remonter un peu en arrière dans le récit de ce qui me concerne
est nécessaire, au risque de m'y étendre un peu,
afin que je ne sois pas vaincu par les mensonges qui courent sur mon compte » 2 •
Aussi n'est-il pas étonnant que l'incipit du De vita sua s'inspire, comme celui de
l'autobiographie de Libanios, du motif du Sur l'échange d'lsocrate - où le souci de
répondre à la calomnie justifie aussi l'entreprise autobiographique -, à savoir le
caractère indécidable du "bonheur" de l'auteur. Plus précisément, il en reprend l'idée
4
sous-jacente, chère à Platon3 et au stoiCiens , que le seul bien voire le bonheur, pour
qui est philosophe, réside dans la vertu et le mérite, non dans les succès :
«Le dessein de ce discours, c'est de mes malheurs
raconter le cours, ou, si !'on veut, de mes succès :
aux uns il en paraîtra ainsi, aux autres autrement,
Chacun, je crois, selon son inclination,
car l'intention n'est pas un critère sûr. » 5
Les malheurs que Grégoire va raconter, les avanies que lui valut une carrière active
qu'il prétend avoir embrassée à contrecœur, et en particulier celles de Constantinople,
sont autant de titres de mérite, puisqu'il va nous montrer qu'il a souffert soucis et
persécutions, spirituellement, pour la cause de Dieu. Et, en définitive, c'est le salut et
la gloire céleste ainsi gagnées qu'il considère comme le seul bonheur et le seul succès
qui vaille, comme l'exprimera l'épilogue. 6
Or, les bruits auxquels ils répond ont en commun de contester la sincérité de son
renoncement monastique et de le présenter comme un ambitieux faisant fi des canons
ecclésiastiques, dont les offres de démission ne recouvraient qu'un chantage
présomptueux. S'il retrace les étapes antérieures de sa vie, c'est, très logiquement,
pour démentir ce portrait peu flatteur en attestant au contraire de la précocité et de la
constance de sa vocation monastique. Du coup, et parce qu'ici comme ailleurs il fait
de son activité ecclésiastique, particulièrement théologique, le prolongement charitable
de son ascèse contemplative, ce poème devient le compte rendu de mandat de toute
une vie au service de la Trinité. Il obéit ainsi à la norme contemporaine de la
périautologie, l'identification du mode de vie de l'auteur à un modèle idéal: en
l'occurrence, celui du philosophe chrétien accompli, serviteur choisi de son Dieu ; et,
plus précisément, à cette vie philosophique mixte qui, une fois !'"étrangeté au monde"
intériorisée, conduit le philosophe à sortir de sa retraite contemplative pour servir la
cause de Dieu auprès du monde. Ainsi, dans ce texte comme ailleurs, Grégoire
n'oscille pas ni n'hésite entre contemplation retirée et activité ecclésiastique, il les
articule.

connotation du composant 1:6voç qui signifierait aussi ce qui tend, comme les cordes une machine de
guerre, le développement du récit - le propos qui en est le moteur.
1
Jungck [De vita sua], p. 16.
2
P. 2, 1, 11, v. 43-45. Cf. Isocrate, Sur l'échange, 2; 4-8.
3 Par ex. Platon, Apologie, 30 a-b ; 28 b ; Criton, 48 c-d, la vertu en question étant identifiée à la

justice.
4
Par ex. Cicéron, Des biens et des maux, III, III-IV ; Sénèque, De la vie heureuse, 3-4 ; Lettres à
Lucilius, 74.
5
P. 2, 1, 11, V. 1-5.
6
Jungck, [De vita sua], p. 19.

236
L'autobiographie chez Grégoire
1
Ce qui a conduit les commentateurs, C. Jungck compris, à en juger autrement ,
c'est l'accent mis par cette autobiographie, au plan explicite, sur la vocation
contemplative de l'auteur et la violence qui l'en arrache de façon récurrente pour le
contraindre à assurer un ministère actif. Mais cette insistance sert avant tout les
besoins de sa défense ; elle recouvre également le thème ascétique du renoncement à la
volonté propre, indiquant ainsi une volonté divine à quoi le Nazianzène se serait
soumis. Elle permet surtout à Grégoire de présenter son activité à Constantinople
selon un modèle plus précis, celui de l'intervention exceptionnelle du philosophe dans
l'arène publique, dont P. Brown a montré le poids particulier dans la société de
l' époque2 : au prestige dont il a toujours joui dans la tradition hellène comme homme
de parole et politique d'exception s'ajoute maintenant l'autorité morale et doctrinale
du familier de Dieu parce qu'étranger au monde. C'est là, nous semble-t-il, la part de
vérité du jugement de G. Misch sur cette autobiographie lorsqu'il dit: «C'est la
tragédie d'un homme sensible qui se lance activement dans l'arène du monde. Cet
affrontement n'est pas conçu psychologiquement à partir du conflit attaché à la
personne, mais traduit et amplifié dans le mouvement des affects, de l'amour et de la
haine ; à travers les frictions personnelles au contact du monde, l'idéal de vie éthico-
religieux permet de montrer l'opposition typique entre des aspirations idéales et la
réalité personnelle et de donner aux conséquences du destin la forme d'un tout
cohérent, dans lequel le dénouement apporte, en même temps que l'abandon du
3
monde, le retour à une vie purement tournée vers Dieu. » D'ailleurs, si Grégoire
prétend se retirer alors de la vie active - ce qui est loin d'être le cas, puisqu'il
acceptera encore d'exercer quelques temps l'intérim de Nazianze - c'est pour faire de
cette retraite la confirmation de sa monotropie, bouclant le récit de sa vie sur la
réalisation d'une vocation monastique que la volonté divine a jusque-là contrariée,
mais extérieurement seulement. En effet, cette montée en ligne du témoin de Dieu tient
tout son éclat de caractéristiques indissociables de la rhétorique et du décorum
philosophiques : la :rtappT]ota, bien sûr, alliée au courage devant toutes sortes
d'épreuves, morales ou physiques, cette impassibilité nécessaire à affronter un monde
politique cruel ; le désintéressement qui en fait le guide et l'arbitre idéal ; enfm, puisée
dans le seul à seul contemplatif plotinien avec l'Unique, son inspiration divine, et la
condescendance charitable de l'étranger au monde qui sacrifie sa tranquillité et
l'assurance de son propre salut à celui de la communauté ecclésiale.
Tout cela exige évidemment qu'une telle intervention soit rare, que la vie
contemplative soit première et prédominante, les vertus philosophiques devant être
acquises avant de s'exercer pour le bien public, et désirées pour elles-mêmes et non
comme instruments d'ambitions personnelles. C'est bien ainsi que Grégoire, en
retraçant le cours de sa vie et de sa carrière depuis le début, veut faire apparaître son
activité à Constantinople: il s'agit d'en faire le mandat divin, au service de
l'orthodoxie et donc du salut collectif, d'un homme qui n'a jamais ambitionné quoi que
ce soit pour lui-même sinon le seul à seul contemplatif avec Dieu, mais qu'à travers la
requête des nicéens de Constantinople, la Providence a appelé au secours de la vraie
foi. Or le peu de temps de sa vie consacré aux solitudes du fait de ses fonctions
ecclésiastiques antérieures rend peu crédible cette prétention: c'est pour cela que ces

1
Jungck, [De vita sua], p. 16 ; Bernardi [Saint Grégoire], p. 122.
2
Brown [Power and Persuasion], p. 61-70 et 111-117.
3
Misch [Geschichte der Autobiographie], p. 622.

237
La littérature comme ascèse et sacerdoce

fonctions sont présentées sous le même jour, comme acceptées malgré lui par devoir
spirituel, non pour l'honneur et le pouvoir mondain de sièges épiscopaux dont il
souligne qu'il n'a jamais été titulaire. Ses fuites successives du sacerdoce lui
permettent cependant d'accréditer cette thèse en recourant à chaque fois au topos
qualifiant du "refus préalable" qui ponctue le récit de sa carrière, relayé quand il le faut
par l'expression de velléités de fuite et, point cuminant de la démonstration, par sa
démission du trône de Constantinople. 1
On voit, une fois de plus, que l'humilité de Grégoire n'est jamais qu'humilité devant
Dieu, à la grâce duquel il rapporte ses succès, et que, niant nourrir toute ambition
personnelle, il n'en revendique pas moins les mérites et les charismes qui l'habilitent,
comme serviteur dévoué et favori de Dieu, à exercer les plus hautes responsabilités.
Tel est, en particulier, le sens qu'il entend donner à son offre de démission: une offre
sincère, dans laquelle il estimait n'avoir rien à perdre, motivée au contraire par la
crainte de compromettre son salut en trahissant la cause de la Trinité pour faire du
concile, au prix d'un compromis sur la divinité de !'Esprit, une réussite politique ; mais
une offre que l'Église avait tout à perdre à agréer - tout, c'est à dire l'orthodoxie,
gage de salut - et dont il a ressenti l'acceptation comme ingratitude à l'égard de ses
labeurs et injure au prophète qu'il entendait être. Dans son esprit, cette issue est la
victoire de l'esprit de ce monde sur la sagesse de Dieu et l'amertume qu'il conçoit de
l'échec de sa mission n'entame pas l'assurance qu'il a d'avoir servi de son mieux la
cause divine; c'est elle qu'il défend encore, avec cette philosophie parfaite,
pneumatophore, dont une Église trop mondaine méconnait fatalement la valeur, à
travers sa propre apologie.
Un dernier point reste à souligner à propos de ce récit: le fait que, s'agissant de la
relation du concile (v. 1510 s.), comme nos commentaires le feront voir2 , son obscurité
ne tient pas seulement, comme ailleurs, aux usages littéraires de la poésie antique
tardive, mais est intentionnelle, si bien qu'on peut parler d'un poème à clefs.
Ambiguïtés et allusions, que les gens informés pouvaient décrypter, ont ici pour
fonction de permettre à Grégoire de ne pas impliquer Théodose dans les manœuvres
dont il fut la victime et de ne pas rejeter la profession de foi définie selon les vœux de
celui-ci par le concile, qui constituait un léger progrès dans la reconnaissance de la
divinité du Saint-Esprit. Elles lui permettent dans le même temps de laisser entendre
quelle a été sa position comme président du concile et la vraie raison de sa démission :
qu'il avait combattu l'ambiguïté de ce kérygme et n'avait pas voulu le ratifier au risque
de son salut, sacrifiant cependant son trône à celui-ci et à l'unité de l'Église, ainsi qu'à
l'avenir de la cause pneumatophile - dans la mesure où celle-ci pouvait se présenter
comme interprétation authentique du credo. En fait, quelle que soit la "simplicité" dont
il se prévaut, ses allusions et ses silences quant au dessous des cartes du concile
démontrent qu'il n'en fut pas dupe le moins du monde et n'a pas manqué d'intelligence
politique : simplement, il jouait un jeu politique, celui du philosophe, où l'habileté était
étroitement bornée par des exigences éthiques infrangibles, et une partie perdue
1
P. 2, 1, 11, v. 337-364 (lors de son ordination), 386-4425 et 486-525 (sur sa consécration de
chorévêque de Sasimes et ses fonctions d'évêque auxiliaire à Nazianze), 526-608 (sur sa retraite de
Séleucie et la requête des nicéens de Constantinople), 1044-112 (la communauté nicéenne de
Constantinople le retient à sa tête), 1311-1395 et 1525-1538 (sur son élection comme évêque de
Constantinople), 1777-1796 (les fidèles le retiennent une nouvelle fois), 1818-1860 et 1871 s. (la mise
encause de sa nomination lui donne l'occasion de démissionner).
2
Infra, p. 391 et sa n. 5, p. 394, 396, 399 et 402.

238
L'autobiographie chez Grégoire

d'avance sur le plan dogmatique face au pouvoir impérial et à des évêques moins
scrupuleux.

Prononcé à Césarée, sans doute le premier janvier 382, jour anniversaire de sa


mort, l' Éloge de Basile, un des derniers discours prononcés par Grégoire, comprend
de larges développements autobiographiques. Selon J. Bernardi, le texte qui nous est
parvenu représenterait une version revue et largement augmentée de l'épitaphe
effectivement prononcé, à en juger d'après sa longueur inusitée et les critiques, peu
compatibles avec les conventions du genre, qu'il exprime à l'égard du défunt.
L'assertion est malgré tout discutable: d'une part parce que l'importance du défunt,
en particulier pour Grégoire, pouvait justifier l'ampleur d'un éloge funèbre dont elle
réparait le caractère tardif, et que le public devait apprécier suffisamment l'éloquence
de ce compatriote qui s'était illustrée avec succès à Constantinople pour en supporter
les longueurs. Celles-ci tiennent, d'autre part, aux passages consacrés aux relations
entre l'orateur et son héros, dont la brouille retentissante liée à l'affaire Sasimes 1,
restée dans les mémoires, ne pouvait être passée sous silence. Cet éloge donnait enfin
justement l'occasion à l'ancien évêque de Constantinople de se défendre publiquement
de l'accusation de transfert que lui valait sa nomination par Basile comme chorévêque
de Sasimes. Telles sont les raisons des développements autobiographiques du texte
dont nous avons connaissance, consacrés à une amitié qui se veut exemplaire malgré
les reproches somme toute bénins que Grégoire s'autorise en son nom: justement
parce qu'il s'agit de cette amitié philosophique qui commande la franchise.

Conclusions

Pour n'être pas exhaustive, du moins en ce qui concerne le corpus poétique, cette
revue des textes à caractère autobiographique du Nazianzène a confirmé ce que nous
annoncions de la périautologie dans son œuvre : contrairement au jugement de
J. Bernardi, son caractère systématique n'obéit pas à un penchant tout personnel, et les
sentiments qui s'y expriment n'ont rien de spontané. L'édition de son œuvre par
Grégoire, selon ce même commentateur, obéit d'ailleurs à un projet conscient, celui
d'illustrer la littérature chrétienne dans tous les genres de son temps2 . Or, nous venons
de le voir, celle-ci est caractérisée par une vogue biographique et autobiographique et
une tendance à la périautologie que la valeur philosophique de la nappriota
encourageait : Grégoire ne fait que satisfaire ce goût de ses contemporains pour les
confidences édifiantes dont le christianisme, comme l'illustrera bientôt Saint Augustin,
peut faire de véritables confessions publiques.
D'autre part, Grégoire projette une image de soi savamment étudiée pour
correspondre à un idéal philosophique spécifique dont il fait en même temps la
promotion et qui a pour fonction de justifier chacune des étapes de sa vie: celui d'une
vie philosophique mixte dont il articule les versants contemplatif et actif grâce au topos
du "refus préalable" qu'il fut le premier auteur ecclésiastique à orchestrer,
1
Sur cet aspect du D. 43, voir infra, p. 343-344.
2
Bernardi [Saint Grégoire], p. 242-243 et 342 et [SC 309], p. 13.

239
La littérature comme ascèse et sacerdoce

systématiquement, comme motif clef du sacerdoce philosophique. 1 C'est comme âme


exclusivement occupée de choses spirituelles qu'il parle de lui-même, projetant ainsi
une image de soi parfaitement monotrope et comme isolée dans une constante relation
à Dieu.2 L'image d'un sentimental que son attachement ramène auprès de ses ouailles
à laquelle P. Gallay et J. Bernardi3 se sont arrêtés est tout aussi intentionnelle : elle
signifie la charité spirituelle dont il fait son unique relation aux autres. De même, le
tempérament passionné qu'on lui prête reflète simplement le zèle spirituel dont il a
voulu faire montre; s'il se dit «l'être le plus étranger au mensonge » 4 , c'est pour
afficher la sincérité du cœur pur qui n'a rien à cacher et se sait transparent à Dieu ; son
pessimisme quant à ce monde charnel, dont la corruption pénètre l'Église, est
l'expression même de la philosophie chrétienne ; l'abattement que cela lui inspire,
comme ses lamentations sur le sort qui l'accable, ne font que mettre en valeur les
épreuves qualifiantes qu'il affronte en ne s'inquiétant que de ses faiblesses spirituelles.
Bref, tous ces traits où J. Bemardi5 voit l'expression d'une sensibilité romantique
exceptionnelle en son temps correspondent plutôt au soi idéal que le Nazianzène
imprime dans ses œuvres, conformément au projet autoapologétique défini par
Isocrate dans l'incipit de son Sur l'échange : « exposer ( ... ) le caractère (tp6:n:ov) que
j'ai, la vie que je mène et l'éducation dont je m'occupe ( ... ) écrire un discours qui
serait comme un tableau de mes pensées et de ma vie. ( ... ) de la sorte, à ce que
j'espérais, ce qui me touche serait exactement connu et, en même temps, que ce
discours resterait comme un monument de moi bien plus beau que les bronzes
consacrés. » 6 Un tel projet s'applique tout particulièrement à l'autobiographie
monumentale du De vita sua, mais Grégoire, en tant que mort au monde, n'attendit
pas sa vieillesse pour le mettre en pratique et définir son caractère comme monotrope.
L'importance de l'élément autobiographique dans l'œuvre dont il prépara la
publication au soir de sa vie pourrait trouver son explication, au delà de la mode
littéraire, dans le fait que, même après sa démission de la présidence du concile et du
trône de Constantinople, il lui fallait se défendre de l'accusation de transfert et des
ennemis qui mettaient en cause la sincérité de sa vocation philosophique et de son
absence d'ambition. En effet, la proclamation récurrente d'une vocation purement
contemplative obéit à une motivation autoapologétique que la carrière turbulente de
Grégoire explique7 : écarter les soupçons d'intrigue et d'ambition et accréditer l'idée
que ses promotions ecclésiastiques ne furent pas le fait de sa propre volonté, mais le
fruit de sa réputation ascétique et, surtout, d'une élection divine à laquelle on ne peut
se soustraire. Ce thème du désir contrarié est d'autant plus obsessionnel que le
Nazianzène, contrairement à son ami Basile, n'a pas suivi le cursus philosophique idéal

1
Ainsi Mc. Lynn [A Self Made Roly Man], p. 465, a-t-il vu juste lorsqu'il écrit: «The apparents
pecularities of Gregory' s personnality are a function of the pecularities of his texts ; and the closest
we corne to the self he projected in these is through the textualy constructed saints of late antiquity. »
2
Misch [Geschichte der Autobiographie], p. 616, souligne ainsi que les Poèmes De se ipso montrent
« den religiosen Menschen in seiner einsanien Innerlichkeit » et, p. 630 et 636, que le discours
autobiographique de Grégoire est dominé, selon la sensibilité du temps, par le face à face avec Dieu.
3
Gallay [La vie], p. 170; Bemardi [Trois autobiographies], p. 159.
4
P. 2, 1, 11, V. 17.
5
Bemardi [Saint Grégoire], p. 339-340; [Trois autobiographies], p. 163.
6
Iscx,Tate, Sur l'échange, 6-7, p. 105.
7
Cet aspect ressort bien dans les pages de Moreschini consacrées à laspect autobiographique des
Discours du Nazianzène [Filosofia], p. 234-239.

240
L'autobiographie chez Grégoire

propre à s'assurer la réputation d'étranger au monde: qu'il n'a pas d'abord vécu
durablement au désert en pur contemplatif avant d'intégrer le clergé. C'est pourquoi il
s'ingénie à faire de ses fuites successives du ministère, dont les motifs sont en fait tout
autres, les preuves de sa vocation contemplative. Il se présente également comme
préservé par son détachement intérieur des calculs, des errements et des passions
mauvaises auxquelles les intrigues et les luttes de pouvoir livrent l'Église de son temps,
et comme leur victime innocente, insistant sur un martyre qui l'assimile au Christ.
Enfin, il se glorifie de son témoignage trinitaire, inlassable et, à l'en croire, sans
concession diplomatique, mais non sans pédagogie ni talent oratoire: un charisme
dont il se vante autant que de celui de théologien supposé gagné dans ses retraites
studieuses.

241
CONCLUSIONS DE LA DEUXIÈME PARTIE

Le premier chapitre de cette partie nous livre la clef essentielle du désir de solitude
du Nazianzène que nous exprimerons avec la belle formule de P. Brown1 à propos de
la poésie chrétienne byzantine dont le Nazianzène est un précurseur et un modèle
majeurs : il a « hérité du monde classique une vive aspiration à la retraite où
l'intellectuel cultivé chante comme une cigale dans le long jour d'été du loisir
studieux». Ce qu'il cherche dans la solitude - une solitude relative même lors de son
carême de silence, puisqu'il communique alors par écrit-, c'est le loisir et le calme
nécessaires à l'étude et au travail "littéraire". Ce travail, il le conçoit comme ascèse et
sacerdoce au service de la foi, avec la volonté de faire pièce à l'art du paganisme tout
en lui empruntant ce qu'il a de meilleur et de compatible avec le christianisme.
Néanmoins, dans un contexte culturel encore dominé par !'oralité et où l'écriture
est avant tout un substitut de la parole agie et agissante, cet homme qui avait d'abord
voulu être rhéteur ne résistera pas à l'attrait de la chaire ecclésiastique. C'était le
moyen de mettre son talent oratoire au service de la foi en échappant au monde
profane et au décri que les accointances de la rhétorique avec la culture paienne
pouvaient lui valoir ; mais aussi, finalement, une position plus conforme à sa vocation
de philosophe chrétien. Par ailleurs, en consacrant son éloquence aux questions
éthiques et doctrinales qui agitaient l'Église, il lui donnait une consistance et une
portée publique devenues très théoriques dans une éloquence scolaire que le régime
impérial privait des enjeux et des visées politiques au service desquelles elle était née2 •
Toujours est-il que, dans un premier temps, c'est en vue ou à défaut d'une
performance oratoire qui est elle-même un ministère ascétique qu'il écrira: cela
explique pour une bonne part qu'il n'ait pas persévéré dans la vie monastique. Ce n'est
que plus tard, faute d'une audience suffisante à Nazianze et surtout lorsqu'il aura dû
renoncer à la tribune inespérée que lui offrit Constantinople, qu'il se convertira à la
profession solitaire d'écrivain. Ce sera surtout comme poète divin, parce que sa
culture associe spontanément l'enthousiasme à l'art poétique tout en l'opposant à
l'aspect public et tribunitien de l'éloquence. Dès lors, la retraite sera pour lui le lieu
propre d'une ascèse et d'un sacerdoce silencieux, intérieurs, étroitement liés à la mort
au monde. Mais à l'issue, tout de même, d'un ministère constantinopolitain où sa
parole aura brillé de tous ses feux et l'aura fait connaître de tout l'Empire - une gloire
oratoire à la postérité de laquelle il veille en préparant la publication de ses Discours.

1
Brown [La société], p. 159.
2
Ce que Marron [Histoire de l'éducation], t. 1, p. 302, dit de l'évolution de la rhétorique hellénistique
dans l'empire macédonien vaut pour la Rome impériale: Dupont [L'invention], p. 254-256.

242
Conclusions de la deuxième partie

Son projet de constituer une bibliothèque chrétienne destinée à servir de référence


pour les études littéraires des futures générations explique largement que, suivant la
mode littéraire de son temps, friand de biographies et de confidences, l'œuvre du
Nazianzène présente un aspect autobiographique marqué. Du fait d'une carrière
ecclésiastique accidentée et contestée, le besoin de « polir sa statue » de philosophe
pour la postérité a sans doute accentué ce trait. Pour autant, la précocité et la
fréquence de la périautologie chez le Nazianzène recouvre aussi autre chose : comme
N. McLynn 1 l'a finement observé, elle pouvait servir à remplacer chez notre
prédicateur la dissociation du saint homme par l' anachorèse. En parlant de soi sur un
plan uniment spirituel et en se positionnant comme pur« individu-en-relation-à-Dieu»,
il se qualifiait ainsi comme intermédiaire entre Celui-ci et la communauté ecclésiale à
2
laquelle il s'adressait. Cette stratégie littéraire est ainsi congruente avec l'apologie
d'un modèle de vie philosophique chrétien particulier, celui du "moine-prêtre" ou du
"moine-évêque" dont il se recommande.
De ce point de vue, il ne faut pas se laisser abuser par ses lamentations récurrentes
sur son désir de solitude et la tyrannie qui l'en aurait détourné, éléments d'une
rhétorique du "refus préalable" faite au contraire pour le qualifier comme évêque idéal
et imposer aux fidèles, voire à ses consécrateurs, une reconnaissance de dette morale.
Ne justifie-t-il pas en même temps avec autant de force le ministère de la parole et le
devoir de s'y consacrer lorsqu'on y est appelé? Ne se vante-t-il pas plus d'une fois du
charisme de sa parole, pouvoir divin qu'il a mis avant tout au service de la Trinité? Ne
fait-il pas, enfin, de sa constance impavide face aux épreuves que cet engagement dans
l'arène ecclésiastique lui réserva à Constantinople la marque d'une philosophie
supérieure? Tout porte donc à croire qu'il ne fut pas du tout étranger à une vocation
active dont nous avons déjà vu, dans la seconde partie, que sa doctrine assumait
pleinement - y compris pour le patronage épiscopal - l'intégration dans la philosophie
chrétienne, et dont l'éloquence était de son temps le principal instrument. C'est sur cet
aspect de sa vie et de sa personnalité que nous allons nous pencher dans notre dernière
partie, en tâchant de discerner, derrière le voile de l'autoapologie, le vécu authentique
du Nazianzène.

1
Mc. Lynn [A Self Made Holy Man], p. 466.
2
Lorsque Dumont [L'individualisme], p. 39 dit: «comme l'a dit Troeltsch, l'homme est un individu-
en-relation-à-Dieu, ce qui signifie, à notre usage, un individu essentiellement hors-du-monde», c'est
pour ajouter, p. 43, que « dans cette relation se fonde également la fraternité humaine : les chrétiens
se rejoignent dans le Christ dont ils sont les membres», entendons dans l'Église. De fait, c'est dans
l'Église, pour relier les fidèles à Dieu, que le Nazianzène se distingue comme monotrope.

243
TROISIÈME PARTIE

VIE ET PERSONNALI TÉ

LA CARRIÈRE CÉLESTE D'UN FILS DE DIEU


INTRODUCTION DE LA TROISIÈME PARTIE

Abordée essentiellement à travers les témoignages qu'il en donne, la vie du


Nazianzène a donné lieu à des travaux monographiques divers, tous motivés par
l'énigme d'un parcours déroutant que nous allons résumer d'ores et déjà le plus
factuellement possible : fils de Grégoire l'Ancien, évêque et patron du bourg
cappadocien de Nazianze, il est voué par sa mère, dès avant sa naissance, au« service
du temple» - expression sur laquelle nous aurons à revenir. Son enfance est marquée
par une double vocation : celle du vierge au service exclusif de Dieu et l'amour des
lettres. Entre 20 et 28 ans, il étudie à Athènes la rhétorique, discipline reine de son
temps, et y approfondit plus que la moyenne sa culture philosophique. Il envisage d'y
entamer une carrière de professeur de rhétorique mais est contraint d'y renoncer et
regagne sa ville natale. Il s'essaye alors à la vie monastique dont, de concert avec son
ami Basile, le futur évêque de Césarée, il avait caressé le projet durant leurs études
athéniennes, mais reçoit pourtant le sacerdoce des mains de son père, qui veut en faire
son assistant et le préparer à sa succession. Ce sera l'occasion de sa première "fuite"
devant le sacerdoce, suivie d'une autre lorsque Basile, devenu entre temps évêque de
Césarée, l'élève sur le siège épiscopal d'une petite bourgade où il ne s'établira pas :
Sasimes. Il fait dès lors fonction d'auxiliaire épiscopal auprès de son père vieillissant,
qu'il remplace après sa mort, mais se retire à Séleucie d'Isaurie quelques années après.
C'est alors que ses relations, son titre d'évêque, sa qualité de moine et surtout ses
compétences d'orateur et de théologien le font solliciter pour une mission de haut-vol:
prendre la tête de la petite communauté nicéenne de Constantinople que l'accession à
l'imperium de Théodose emplit d'espoir de revanche sur les Ariens et préparer ainsi la
conquête de la capitale d'Orient pour le parti de la Trinité. En butte à de multiples
manigances, internes comme externes, il est finalement récompensé de sa patience et
de son zèle lorsque Théodose l'installe sur le trône de la Ville. À ce titre, la présidence
de ce qui deviendra le second concile œcuménique lui échoit bientôt, mais sa carrière
ici-bas ne se termine pas sur cette apothéose car, coup de théâtre magistral, il met sa
démission dans la balance des débats conciliaires et se voit renvoyé dans sa Cappadoce
natale, où il finira ses jours. Il y exerce encore l'intérim de l'évêché de Nazianze avant
de se retirer défmitivement pour compléter et peaufiner une œuvre littéraire
monumentale illustrant les lettres chrétiennes dans tous les genres de l'époque.
Si l'on devait donc résumer le cours de sa vie, ce serait comme un va-et-vient entre
vie contemplative et créative retirée du monde et vie active exerçant les charges
ecclésiastiques dans le monde. Or, comme il aime à rappeler lui-même, à chaque étape
de sa carrière sacerdotale, sa vocation contemplative, son aspiration à la vie hors du
monde, ce balancement perpétuel entre une vie retirée occupée de prières, d'étude et
de travail, mais aussi de silence, d'une part, et, d'autre part, une vie active, politique,
ministère de la parole avant tout, a généralement été commenté ainsi : on y a vu le fait
d'une âme sensible et généreuse qui se serait laissé contrarier dans ses aspirations

247
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

profondes, cédant à ce qu'il désigne comme tyrannie de son entourage. 1 Ou alors,


puisqu'il confesse et même revendique également de façon récurrente son amour de la
parole, on en a fait l'expression d'un tempérament indécis, écartelé entre les vocations
contradictoires du philosophe solitaire et de l'orateur.2 On souligne aussi après lui son
aversion et sa naïveté à l'égard des soucis et des habiletés mondains inséparables de
l'exercice de l'autorité ecclésiastique, pour en conclure qu'il était un pur intellectuel
peu fait pour l'action, dénué de sens politique. 3 S'expliquerait ainsi, avec les déboires
de sa carrière, le fait qu'il ait toujours dû battre en retraite devant la réalité du pouvoir.
Bref, on a cherché dans la singularité de son moi, que l'on suppose épanchée à plaisir
dans ses écrits au point d'en faire un égocentrique, la clef de sa vie, mais aussi de sa
doctrine ascétique. Car dans une telle perspective psychologisante, l'idéal de vie mixte
qu'il prône et revendique constamment dans ses écrits ne serait que la réponse
théorique à un dilemme personnel et la justification apologétique ad hoc d'un cursus
dont elle gommerait les inégalités.
Or, cet idéal philosophique mixte auquel nous avons consacré la première partie de
cette étude n'est pas seulement évoqué de façon récurrente, mais il apparruî
précocement dans ses discours, dès ses débuts dans le sacerdoce. En outre, on l'a vu,
cet idéal n'a rien d'original dans la tradition philosophique de son temps, païenne ou
chrétienne, tandis que l'ascétisme sacerdotal ou le sacerdoce des ascètes font partie du
paysage ecclésiastique depuis longtemps - le grand Origène, par exemple, mais surtout
la tradition de l'Église syrienne en témoignent. C'est d'ailleurs un genre de vie
similaire, celui de la vie mixte, que ses amis Basile et Grégoire de Nysse, mais aussi
Saint Augustin et Saint Jean Chrysostome illustrent chacun à sa façon. Aussi nous
paraît-il plus juste d'y voir un modèle déjà constitué pour l'essentiel et auquel
Grégoire, en le définissant plus précisément, réfère à tout instant sa conduite et son
propre parcours. D'autre part, on a vu que, dès ses premiers Discours, sa doctrine
ascétique et sacerdotale fait de la solitude contemplative la première étape d'un cursus
philosophique dont l'aboutissement et la perfection se trouvent dans le ministère. Peut-
on croire que, en élevant au rang d'idéal son arrachement forcé à la vie monastique à
laquelle il aspirait, il a ainsi fait contre mauvaise fortune bon cœur ? Au contraire, nous
l'avons montré, sa doctrine ascétique relativise l'exigence de l'anachorèse. Entre les

1
Depuis Bardenweher [altkirchliche Literatur], p. 162-163, qui le voit comme « eine sanfte und
weiche Seele >>, « kein Kirchenfürst und überhaupt kein Mann der Praxis» et s'explique ainsi ce qu'il
considère comme « ein eigenartiges, fortpeinliches Schwanken zwischen Flucht und Rücckher, die
Flucht ins Gebirge und das Rückkehr in die Ôffentlichkeit »,suivi par Puech [Littérature grecque], p.
127. Telle est la thèse récurrente de P. Gallay [La vie]. Idée similaire chez Mgr. Newman [Esquisses
patristiques], p. 130 et 140; Otis [The Throne], p. 149, 150, 152-153, 155-156, 157, 160-161 ;
Jungck [De vita sua], p. 16 («Er ist hin- und hergerissen zwischen seinen Verpflichtungen gegenüber
Familie und Kirche und seinem Hang zur Einamkeit und mystischer Versenkung »); White
[Autobiographical Poems], p. xii, xiii; Bernardi [Trois autobiographies], p. 378 («ce contemplatif
qui fuyait une action dont il avait horreur») et [Saint Grégoire], p. 342-343.
2
Ruether [Gregory], p. 145 ; Otis [The Throne], p. 149 ; Garzya [Il mandarino], p. 212-213. Tel est
aussi le point de vue de Camelot et Bemardi, même s'ils voient dans l'amour du Verbe, on l'a dit,
l'axe d'unité de cette vie : une unité qui ne se réaliserait dès lors que dans son ascèse littéraire.
3
Gallay [La vie], p. 246: «la charité ( ... ) le jetait parfois dans l'action, à l'encontre de sa nature
délicate et tendre qui le destinait bien plus à la contemplation » ; Jungck [De vita sua], p. 13 : « ein
Mann der Askese und der Literatur, wenig geeignet für Kirchenpolitik »; Bernardi [Saint Grégoire],
p. 338 en termes plus savants: «un émotif, non actif, secondaire»; White [Autobiographical
Poems], p. xvii.

248
Introduction

deux genres de philosophie qu'il distingue avant de les concilier, il semble même que
sa préférence le portait vers la vie active: sa première ambition fut d'occuper une
chaire de rhétorique et il ne donnera pas suite à ses essais de vie cénobitique auprès de
Basile, qu'il précédera d'ailleurs dans le sacerdoce; quant à son aventure
constantinopolitaine, brève akmè de sa carrière d'orateur et de théologien, il s'y est
lancé avec ardeur. Il semblerait donc, si l'on met de côté une vocation d'écrivain qui
ne prendra vraiment forme qu'à la fin de sa vie, que ses déclarations d'amour pour la
solitude contemplative, contrairement à celles concernant son amour de la parole et
l'appel de l'Esprit à l'engagement ecclésiastique, ont un caractère surtout rhétorique.
C'est ce que nous entendons établir ici, en montrant que ses fuites du sacerdoce ont
obéi à des motivations de circonstances qui ne contredisent en rien sa vocation active.

249
CHAPITRE!

UN ÂGE D'AMBITION DANS UN MONDE OUVERT

Il nous faut, avant d'étudier le cours que suivit la vie du Nazianzène - et quitte à
nous répéter -, dresser le tableau du contexte social et culturel où il dut se frayer un
chemin : un contexte mouvant, en pleine mutation, où les repères et les perspectives
étaient assez difficiles à tracer, des cadres institutionnels et des idéaux nouveaux se
surimposant aux vieilles traditions.

La société de l'époque' reste, au niveau local, cette société du face à face où


l'individu est pris dans un réseau de dépendances hiérarchiques. Il n'y est pas
seulement en permanence exposé aux regards de l'opinion locale et à la pression des
attentes collectives, mais subit, à travers elles, le poids d'une culture traditionaliste qui
ne réprouve rien tant que l'innovation, veut encore que les fils succèdent aux pères, se
méfie des étrangers et des parvenus. Il est par ailleurs sous la dépendance de son père2 ,
du patron dont il attend faveurs et protection en échange de son obédience et de ses
services, du pouvoir impérial enfin, lointain mais écrasant. L'emprise de celui-ci sur la
vie locale s'est accentuée à travers la multiplication des provinces inaugurée par
Dioclétien, l'instauration d'un contrôle du pouvoir central sur la haute administration
sous Constantin et les obligations de plus en plus lourdes pesant sur les membres des
sénats municipaux, les curiales. La distinction de statut juridique entre honestiores et
humiliores depuis les Antonins et, sur le plan économique, l'effet d'une fiscalité
croissante combinée, à partir de Constantin, avec une politique monétaire qui ruina les
classes inférieures, les tenuiores, au profit des patentes, ont aggravé les inégalités
sociales. La pyramide de "pères", de patrons, dont, idéalement, les bienfaits s'étendent
en cascade depuis le sommet - Dieu et son vicaire temporel, l'empereur - dans le
respect de l' humanitas et des droits des cités et des citoyens, a ainsi affirmé la force de
son principe dynamique, l'imperium, au détriment de l'égalité et de la liberté. Son seul
"bienfait" consiste dans l'ordre hiérarchique lui-même, la protection du patronicium
recouvrant en fait l'exploitation économique, à chaque échelon du système, des

1
Cette description est établie pour l'essentiel d'après Grimal [L'Empire romain]; Petit, [Le Bas-
Empire]; Carrié et Rousselle [L'Empire romain en mutation]; pour l'aspect culturel et éducatif,
Marron [Histoire de l'éducation], t. Il; pour la réalité familiale, voir encore Forlin Patrucco [Aspeti].
Elle doit aussi beaucoup aux ouvrages très vivants de Brown, en particulier [Genèse] (= [The
Making]) et [Pouvoir et persuasion].
2
L'attribution de la citoyenneté romaine à tous les hommes libres avait étendu la dure patria potestas
du droit romain - dont la forme fondamentale est le droit de vie et de mort du père sur J' enfant - et les
conflits pères/fils en résultant à tout J' Empire. Sur cette patria potestas, la dépendance des fils à
l'égard du père nourricier, les risques d'être exhédéré en étant émancipé et l'espoir de la mort du
despote paternel: Veyne [La société romaine], p. 89-90; Thomas [À Rome, pères citoyens], p. 253-
259, 265-279, 300-302 et Rousselle [Gestes], 330-338; Carrié et Rousselle [L'Empire romain en
mutation], p. 276-280.

250
Un âge d'ambition dans un monde ouvert

inférieurs par ceux qui disposent sur eux de l' imperium - la définition du citoyen et de
son statut à l'intérieur de la hiérarchie sociale, non plus en termes juridiques, mais en
termes fiscaux de census et d'origo, en est la preuve. Il faut cependant nuancer, car si
les cités grecques ont perdu leur autonomie et si le jeu jusque-là paritaire et fermé des
élites locales y est remis en cause par le poids des gouverneurs et, surtout, des préfets,
cette autonomie et cette parité n'ont pas disparu tout à fait et leur idéal imprègne les
mentalités hellènes. Elles subsistent en particulier là où la prospérité a empêché les
inégalités économiques de se creuser, dans les riches régions de l'Orient. En outre, si
1
un bon patron est tel que« de son temps, nul n'ose ouvrir la bouche » - c'est-à-dire
dont l'autorité arbitrale soit incontestée -, cette autorité ne doit pas, idéalement,
s'exprimer comme autoritarisme, mais plutôt avec cette familiarité bienveillante qui
attire le respect et que le christianisme conçoit comme douceur pédagogique de la
charité. Entre gens de la bonne société, de même, les rivalités doivent décemment
s'exprimer sans éclats, et la promotion individuelle - ainsi de l'investiture épiscopale -
se faire sur la base du consensus local, par cooptation au sein des élites et si possible
avec l'assentiment populaire. Garantissant la paix civile, une certaine collégialité
prévaut encore dans l'exercice du pouvoir local, fût-il celui de fonctionnaires
impériaux qui ont besoin du concours des notables locaux. Elle laisse cependant la
place à un jeu d'alliances et de clientélisme où la faveur de l'empereur ou des hauts
fonctionnaires centraux, extérieure au système local, fait figure d'atout maître. De plus
en plus, on va la chercher directement à la source, c'est à dire auprès de la cour,
quittant son domaine pour un palais aux abords de celle-ci et délaissant l'exercice de
proximité du patronage traditionnel.
Ainsi, par leur inscription dans l'espace cosmopolite de l'empire et sous l'emprise
accrue des institutions impériales, les sociétés locales sont amenées à s'ouvrir et
l'individu, du moins s'il appartient aux élites, voit s'offrir à lui de plus vastes horizons,
au-delà des bornes traditionnelles de l'hérédité et de la patrie. D'abord,
horizontalement, sur le plan de la géographie humaine, les voies romaines et, pour les
privilégiés, les services de la poste impériale, favorisent une mobilité qui était déjà
importante dans le monde hellène et oriental. Ceci est singulièrement vrai pour la
Cappadoce, et en particulier pour Nazianze, zone de transit et de commerce. Cette
ouverture de l'espace géographique renforce celle de l'espace culturel, au sein duquel,
en ce qui concerne les élites, une certaine homogénéité rend la circulation plus aisée :
l'empire réunit et brasse désormais dans une romanité hellénisée, sur la base commune
de ce qu'on appelle civilisation méditerranéenne, des hommes d'origines culturelles
diverses. En effet, si la langue latine est celle du droit et des actes officiels, les
références, sinon toujours la langue, de la culture rhétorique et philosophique
distinctive des élites proviennent de l'hellénisme. Dans l'empire d'Orient d'ailleurs, la
culture savante, en particulier celle du christianisme, s'exprime ou du moins circule,
grâce à des traductions nombreuses, en grec. Pour pénétrer cette culture sans laquelle
il ne s'intégrera pas aux élites qu'elle unit à travers l'espace humain, pour acquérir la
maîtrise de ses codes et se conformer à ses idéaux, ainsi que les compétences spéciales
exigées par la carrière particulière à quoi il se destine, le jeune homme de bonne famille
est bien souvent conduit à quitter la sienne. Il échappe dès lors à son emprise et à celle
de la communauté locale où il a vu le jour, l'autorité paternelle déléguant au
pédagogue le soin de veiller sur lui et, lorsqu'il quitte la férule des grammatistes,
1
Brown [La société], p. 69.

251
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

perdant tout contrôle direct au profit de celle d'un maître choisi. Pour ainsi dire livré à
lui-même malgré la surveillance de son pédagogue, dans un environnement nouveau,
l'étudiant achève alors de s'émanciper, à un âge où on attend de lui qu'il commence à
se conduire en homme, et en homme libre, sans bien sûr manquer à ses devoirs filiaux.
D'autre part s'est fait jour sur le plan social une mobilité verticale inédite, qui
rejoint ce cosmopolitisme culturel puisqu'une origine romaine n'est plus la condition
de la citoyenneté ni du pouvoir. L'ascension sociale est encouragée par une structure
plus inégalitaire et une plus grande concentration du pouvoir, dont les détenteurs sont
d'autant plus à même d'assurer la promotion de leurs protégés, la faveur impériale,
qu'un sénat affaibli ne limite plus, étant en cela omnipotente. Surtout, là où le Haut-
Empire réservait les fonctions civiles ou militaires supérieures aux ordres sénatorial et
équestre, le grade ou le poste obtenu dans le service public détermine au contraire
1
désormais l'élévation au perfectissimat ou au clarissimat. Cela aboutit - surtout en
Orient du fait de la création récente du Sénat de Constantinople - à la
fonctionnarisation de l'élite statutaire, c'est à dire à l'institution d'une noblesse d'État.
Or, les carrières civiles ont connu une professionnalisation qui relativise encore le
poids de l'héritage statutaire au profit de la formation scolaire et du talent - une
évolution que tend d'ailleurs à suivre l'institution ecclésiastique. Enfin, dans un monde
où les considérations économiques sont plus que jamais décisives, où l'appartenance
aux sénats municipaux ou au clarissimat implique de lourdes charges fiscales, où l'on
ne peut tenir son rang sans sacrifier des sommes importantes à l'évergétisme et à son
train de vie, et où, enfin, la fortune elle-même est moins liée au patrimoine, la richesse
est plus que jamais un facteur indépendant de promotion sociale.
À l'époque de Grégoire, l'idéal du self-made-man s'est ainsi substitué à celui de
l'hérédité lignagère, non sans exclure ces parvenus de basse extraction qui doivent leur
ascension à l'argent, la flatterie ou le caprice impérial, mais montrent par leur
ignorance et leurs mauvaises manières qu'ils ne la méritent pas. Car la valeur d'un
homme se mesure à la :n;allinioLç, qui n'est pas qu'une culture littéraire et savante en
quelque sorte extérieure, mais un i:p6:n:oç, acquis par l'éducation et la discipline,
réglant la conduite selon un certain décorum et une certaine éthique; il n'y a pas de
dignatio légitime sans la dignitas correspondante, dignitas dont le respect d'un
protocole social pointilleux est un aspect essentiel. Cette relativisation de l'importance
du yÉvoç au profit d'une :n;aÎÔEumç conçue comme philosophique explique la fortune
du topos cynique selon lequel on ne doit pas s'enorgueillir du premier; mais il reste un
passage obligé de la biographie, et, selon la doctrine stoïcienne, un préférable : les
bonnes mœurs et l'illustration de ses géniteurs continuent à recommander un homme.
Et, de fait, l'appartenance à un milieu familial cultivé et assez riche pour financer les
études coûteuses de ses rejetons est une condition indispensable à l'acquisition d'une
éducation qui permettra de faire bonne figure, voire de briller au sein d'une élite qui,
toutes carrières confondues, partage le même idéal philosophique : cette maiî:rise de
soi nécessaire pour tenir son rang et ne jamais perdre la face, même dans l'adversité.
Enfin, dans cette société en même temps impitoyable, l'individu qui peut y nourrir
quelque ambition devra pouvoir compter sur un réseau suffisamment dense de

1
Dioclétien est un bon exemple de ces possibilités de promotion sociale inédites: d'origine dalmate et
fils d'affranchi, il doit son élévation à l' imperium et son maintien au pouvoir à ses talents militaires et
politiques, et s'associe, en qualité de César puis d' Auguste, un autre Illyrien, ancien gardien de
troupeau.

252
Un âge d'ambition dans un monde ouvert

relations bien placées: relations familiales, mais aussi faveur d'un maître en vue, dont
on pourra briguer la succession à la manière d'un fils adoptif, ainsi que les amitiés
choisies qu'on aura nouées au cours de ses études ou de sa carrière - amitiés dont le
modèle paritaire dicte idéalement les rapports entre gens de la bonne société.

S'agissant de l'Église 1, elle n'est plus cette communauté de "saints" des deux
premiers siècles qui rejetait un ordre social et politique trop identifié au paganisme,
composée d'Églises locales assez fermées et marquées de forts particularismes. Les
progrès de la christianisation ont par ailleurs modifié l'inscription de l'individu chrétien
dans la société. Là où, converti de fraîche date le plus souvent, il se distinguait
d'emblée par sa rupture avec un environnement paien et, dans les périodes de
persécution, par sa détermination à témoigner de sa foi envers et contre tout, le temps
des martyrs et des confesseurs s'éloigne. Dans le même temps, cette expansion de la
foi chrétienne, comme le souligne déjà Origène dans la première moitié du Ill° siècle,
s'accompagne d'une banalisation qui conduit à une pratique religieuse et morale plus
superficielle. À la légitimité sectaire et héroïque des premiers temps, qui,
conformément à l'humilité de condition du Christ et des Apôtres, faisait fi des
ascendances et des appartenances sociales, se substitue une triple légitimité : celle de la
tradition chrétienne locale et, surtout, familiale dans laquelle s'inscrit l'individu, qui le
recommande d'autant plus qu'elle est ancienne, tandis qu'on se méfie des nouveaux
convertis comme des fréquentations paiennes ; celle de la culture, spécifiquement
chrétienne, mais aussi profane dès lors qu'elle sert la première -, ces deux premiers
avantages favorisant le prestige des élites profanes au sein de la communauté
ecclésiale; celle, enfin, de l'ascèse religieuse, qui recommande le "moine" parce qu'il
s'y voue exclusivement, mais valorise également les gens du siècle qui y consacrent
leurs loisirs et leurs biens, convertissant ainsi l'évergétisme traditionnel au bénéfice des
défavorisés, des moines et des édifices religieux - églises ou martyria.
D'autre part, son élargissement même et son installation dans l'Empire à partir de
Constantin ont rendu l'Église à la fois plus cosmopolite qu'elle ne l'était déjà par ses
origines sémitiques, et plus hiérarchique. Le progrès du cosmopolitisme doit être
entendu dans le sens d'un effort d'œcuménisme dont, sur la base d'une culture
relativement homogène, les évêques furent les artisans, luttant contre la prolifération
sectaire des chefs d'écoles en recherchant entre eux le consensus sur les questions
doctrinales et disciplinaires. Dès la fin du II° siècle, avec Irénée, ils s'appuyèrent pour
ce faire sur l'autorité institutionnelle qui fait d'eux les continuateurs des Apôtres, dont
ils ont pour charge de transmettre l'héritage doctrinal, bien commun de la chrétienté
universelle. Ainsi les divergences doctrinales, plutôt que de disparaître, devinrent leur
privilège et source de schismes institutionnels, cette collégialité s'exerçant en fait
surtout lors de synodes régionaux qu'on voit remettre en cause les décisions de
conciles œcuméniques exceptionnels et d'institution récente. Le primat de Pierre
restant très théorique et la papauté fort loin de ce pouvoir absolu dont l'empereur jouit
sur le plan temporel, ces schismes ne sauraient être réduits ni un évêque irrédentiste
détrôné, pour peu qu'il soit solidement implanté dans son pays, sans l'intervention du
pouvoir civil. Or, si l'autorité des évêques réussit effectivement à s'imposer, c'est
avant tout pour deux raisons. La foi chrétienne se répandant dans la société puis, avec

1
Nous nous appuyons pour ce thème sur Mayeur [Histoire du christianisme], Daniélou [L'Église] et
Marrou [L'Église], là encore avec l'aide de Brown.

253
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

des empereurs chrétiens, bénéficiant d'un lien privilégié avec l'État, le besoin d'une
organisation et d'une coordination des Églises était plus impératif que jamais. C'est
ainsi qu'au III° siècle, les Églises d'Asie mineure instituèrent des chorévêques dans les
campagnes et qu'au 1v•, subissant l'influence du découpage administratif en diocèses
regroupant plusieurs provinces, les évêques d'une même province ou d'une région plus
vaste tendent à se grouper sous l'autorité honorifique d'un métropolitain, en général
évêque de la cité la plus importante.
En outre, il devenait impensable d'exclure de la communauté des chrétiens et de la
perspective du salut, au nom d'exigences rédhibitoires pour la plupart, tous les
croyants à qui leur état de vie ou leur profession en interdisait l'accomplissement. La
solution adoptée fut logiquement celle d'une intégration hiérarchique dans le peuple
des laies, allant des vierges et des ascètes, représentant la perfection évangélique,
jusqu'aux pénitents et aux catéchumènes, exclus de la célébration des mystères
eucharistiques, en passant par les baptisés sous les liens du mariage. Sous la direction
de l'évêque, toute une hiérarchie assez variable de clercs, bien distinguée des laies, se
partage les fonctions ecclésiastiques : prêtres, diacres, sous-diacres, lecteurs et
catéchètes, auxquels s'adjoignent les employés de l'Église. De cette Église
hiérarchisée, l'évêque est le pasteur mais aussi le patron - gérant ses biens, mettant sa
propre fortune à contribution pour elle, intercédant aussi bien auprès de Dieu
qu'auprès des autorités civiles ou militaires. C'est pourquoi, s'il n'est plus
effectivement élu par le peuple des fidèles, ils est souvent choisi parmi les notables de
la région, en tenant compte des souhaits de la population, sans être toujours
recommandé par une piété et une culture religieuse particulières. Néanmoins, à
l'exemple de l'administration impériale, la carrière ecclésiastique semble en cours de
professionnalisation; comme on l'a vu, c'est même chose faite depuis longtemps, sur
des bases ascétiques, dans la tradition orientale. L'Église de Syrie-Mésopotamie
répond ainsi à l'exigence incontournable de distinguer le pouvoir ecclésiastique du
pouvoir profane et les prêtres des fidèles, et de garantir à ceux qui en sont les ministres
la sainteté, c'est à dire la proximité et la faveur du Souverain céleste dont ils sont
supposés recevoir leur mandat et leurs pouvoirs.
Cette professionnalisation, cette fabrique de la sainteté, Brown1 en distingue deux
modèles. Le premier est le perfectionnement patient, par l'instruction chrétienne et
l'étude des Écritures, qui, dès le III° siècle, fait du saint homme un lettré - le
christianisme est après tout une religion du Livre -, de l'évêque un sophiste et un
professeur en chaire. Le modèle rabbinique, l'exemple même du Christ, docteur et
pédagogue divin et celui des apôtres, mais aussi les tendances gnostiques issues du
platonisme, y conduisent naturellement ; surtout dans une société où les études
littéraires restent la clef de la promotion individuelle dans les carrières publiques et
d'autant que la philosophie antique elle-même s'appuie sur la méditation d'une
tradition écrite qui perfectionne l'individu, et dont même l'essor contemplatif du
néoplatonicien est l'aboutissement. C'est ainsi dans la continuité de la culture
traditionnelle, en se familiarisant avec le Verbe et en s'en pénétrant, que le chrétien
s'élève vers Dieu et peut en devenir l'ami voire le favori, avant de mettre ses vertus,
ses lumières et sa parole au service de son ministère. C'est alors sans rupture avec la
société où se transmet cette paideia chrétienne que l'individu qui l'a portée assez haut

1
Brown [La toge et la mitre], p. 78-95; [Pouvoir et persuasion], p. 105-106; [Le renoncement],
p. 283-284.

254
Un âge d'ambition dans un monde ouvert

se voit promu par son Dieu au rang de prêtre ou d'évêque et enseigne ce qu'il a appris
de Lui. Un tel modèle tend bien sûr à réserver cette promotion aux hommes issus des
élites traditionnelles, auxquels leur appartenance sociale garantit un habitus et un
patrimoine économique et culturel dont la mise en œuvre à la tête de la communauté
apparaît comme sagesse et providence divines. S'agissant de l'héritage intellectuel et
éthique de la tradition paienne qui irrigue leur environnement, ils ne le rejettent pas en
bloc, mais, comme leur milieu tend à le faire tout naturellement, l'expurgent de ses
traits spécifiquement paiens et le christianisent, plus ou moins profondément -
poursuivant le processus déjà engagé par Paul, poursuivi par l'apologétique chrétienne
de Justin ou, dans la tradition alexandrine issue de Philon, chez Clément et Origène.
Mais une autre voie, selon P. Brown, fait l'économie de ce long apprentissage et de
cette promotion par la culture au sein de la communauté chrétienne et s'ouvre au tout
venant de la société : celle qui, appliquant à la lettre et en toute simplicité le modèle de
vie du Pédagogue - le célibat, le désert, la Passion -, et son invitation à quitter ce
monde sur la voie d'un royaume qui n'est pas de ce monde, rompt brutalement avec
celui-ci, ses biens et ses valeurs, dont la culture profane. Sa ;1ovti:Üa -roii Koaµou
conduit l'ascète, individu-hors-du-monde et déjà mort à son corps terrestre, dans la
familiarité de Dieu et le sudor de son ascèse lui vaut des charismes d'origine céleste.
Or, si sa réputation d'homme de Dieu, investi de sa ôuvaµu; pour lutter contre les
forces du mal et l'esprit de ce monde, est avant tout conçue comme pouvoir
thaumaturgique, elle lui prépare, sur des bases très différentes, un rôle social similaire
et concurrent de celui de l'évêque: celui du patronus idéal, capable d'exorciser les
tensions et les conflits collectifs. Sa prédication, car il prêche encore, a pour elle
l'avantage d'une simplicité apostolique qui parle aux esprits simples mieux que la
rhétorique savante des évêques lettrés, nourrie d'une culture paienne encore suspecte
aux yeux de certains. À une époque où le simple fidèle ne se sent plus assuré du salut
par le sacrement purificateur du baptême et tend à le reculer pour plus de sûreté, il
devient ainsi un concurrent redoutable pour le clergé. Il ne lui manque en somme que
le pouvoir rituel, sacramentel, de l'eucharistie et de l'imposition des mains, pour se
substituer entièrement aux ministres de l'Église, d'autant qu'à l'occasion il se prévaut
de sa proximité contemplative avec Dieu pour se mêler de théologie. Encore son
ascèse s'assirnile-t-elle à un rituel théurgique de dissociation du monde et de
purification dont son corps et son âme sont les autels et qui fait de lui l'image du
Christ. En ce sens, comme le confesseur selon Hyppolite, l'ascète solitaire est, plus
que le prêtre ou l'évêque, cet homme qui s'est fait lui-même : il reçoit une sorte
d'ordination, non de main d'homme, mais directement de Dieu, et cela lui donne une
indépendance à l'égard de toute autorité terrestre, fût-ce celle de l'évêque, qu'il entend
préserver farouchement. S'il fuit alors l'ordination ecclésiastique, l'humilité qu'il met
en avant dénonce implicitement la mondanité des dignités ecclésiastiques avec l'orgueil
supérieur de celui qui n'aspire qu'aux honneurs spirituels.
Cette opposition doit pourtant être nuancée, et Brown lui-même associe à la
naiôrnmç de l'évêque lettré des 111·-1v• siècles une dimension d'austérité ascétique.
En effet, la :n:awrnmç, non plus que la philosophie, n'ont jamais été, dans l' Antiquité,
d'ordre purement intellectuel et érudit mais impliquent au contraire un travail sur soi
par lequel l'individu, s'identifiant à la partie rectrice de son âme, devient maître de lui-
même et réforme ses mœurs. Ces exercices spirituels - examen de conscience,
méditation des commandements et exemples bibliques, prières ... - font bien sûr partie

255
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

de la discipline de l'évêque et du prêtre, dont la sainteté exige en outre qu'il se montre


modéré quant aux plaisirs et pratique l'abstinence sexuelle requise pour sa pureté
rituelle. Néanmoins, le modèle de sainteté en question exclut l'anachorèse permanente,
n'impose pas la mortification systématique du corps, peu compatible avec les
obligations ecclésiastiques, ni le célibat ou la virginité1. Ce sont les vertus sociales de
l'évêque, exercées quotidiennement dans sa communauté, qui attestent d'une ascèse
avant tout psychique et constituent l'essentiel de sa sainteté. De ce point de vue, le cas
syrien est exceptionnel, même si, sous la pression de la concurrence des ascètes-hors-
du-monde, }"'encratisme" sacerdotal et surtout épiscopal gagne du terrain, dans la
continuité de l'exemple paulinien, en dehors des milieux encratiques proprement dits et
de la Syrie-Mésopotamie - ce qu'illustre le cas d'Origène ou des évêques Méthode
d'Olympe et Eustathe de Sébaste. Ces exigences ont d'autant plus de raisons d'être
que les privilèges accordés aux Églises et à leurs clercs par Constantin attirent dans la
carrière ecclésiastique des ambitieux sans vocation, et qu'un nouveau type d'évêques,
émules de Paul de Samosate, fait à la cour une carrière qui aime à s'entourer de faste.
D'autre part, il faut se garder de faire des moines des illettrés et de croire qu'ils se
recruteraient surtout dans les plus basses couches de la société, auquel cas le
renoncement aux richesses et à la culture profane serait d'ailleurs dépourvu de réalité.
La tradition monastique égyptienne, mais aussi syrienne, montre au contraire que, du
moins pour les plus influents, tel Antoine, ils sont i-;sus des classes moyennes, assez
cultivés pour développer une doctrine ascétique consistante et se mêler de théologie. 2

1
Au III' siècle, la Didascalie des Apôtres et Clément d'Alexandrie (voir supra, p. 24 et sa n. 3)
attendaient même de lui qu'il ait d'abord rempli son rôle d'époux et de père; au N' siècle, la très
grande majorité des évêques sont encore mariés.
2
Voir supra, p. 21, n. 7 et p. 167, n. 3.

256
CHAPITRE II

GENÈSE D'UNE PERSONNALITÉ : LE FILS BÉNI

D'UNE MÈRE

Le milieu d'origine du Nazian7.ène: une grande famille


cappadocienne 1

La patrie de Grégoire, pour suivre le modèle antique de l'autobiographie, qui ouvre


celle-ci sur le yÉvoç et la nai:pî,a, n'est plus de son temps cette province reculée et
arriérée de l'empire qu'elle est restée quelques trois siècles après y avoir été annexée
par Tibère: la Cappadoce, région de hauts-plateaux fertiles à la prospérité de laquelle
contribue depuis des temps anciens l'élevage des chevaux, n'est plus, depuis la paix de
Nisibe et l'édification de la strata diocletiana, aux frontières d'une Arménie et d'une
Syrie à la merci des Perses et de leurs alliés. Au contraire, elle se situe désormais au
cœur d'un empire romain d'Orient mieux sécurisé que ne l'est l'Occident exposé aux
invasions barbares, même si celles-ci atteignent ses provinces européennes. Province
méridionale du Pont, elle occupe, au cœur d'une Asie sûre, prospère et hautement
civilisée, une position intermédiaire entre les riches provinces commerçantes de l'Asie
et de la Syrie, tout en veillant, à l'est, sur un royaume arménien dont la fidélité au
protectorat romain reste incertaine. Surtout, l'élévation au rang de villes impériales
d'Antioche la syrienne et de Nicomédie par Dioclétien, puis la fondation de
Constantinople, qui se substitue à la seconde en même temps qu'à Rome comme
capitale d'un Empire dont elle occupe le centre stratégique, situe la Cappadoce sur
l'axe médian de l'Orient: la route impériale qui en relie les deux capitales passe même
invariablement par Nazianze, ville natale de Grégoire. Son pays est ainsi à proximité de
deux des plus grands centres urbains, politiques, administratifs et culturels de l'empire,
ouvrant aux jeunes Cappadociens de bonne famille des possibilités de promotion
sociale inédites par les études et les relations qu'il peuvent y trouver; et ce d'autant
plus qu'ils ont l'avantage d'avoir pour langue maternelle le grec, langue véhiculaire de
l'Orient et des élites culturelles, et de disposer à Césarée de grammatistes et d'écoles
de rhétorique d'un niveau convenable. Les exemples ne manquent d'ailleurs pas à
l'époque de ces Cappadociens arrivés aux plus hautes fonctions: Césaire, le frère de
Grégoire, Sophronios, maître des offices puis préfet de Constantinople, Abourgios,

1
Sur le milieu d'origine de Grégoire: Gallay [La vie], p. 8-20; Bernardi [Saint Grégoire], p. 79-97;
Grimal [Le bas-Empire], p. 199-200; Gain [L'Église de Cappadoce], p. 1-13; Hild [Byzantinische
Strassensystem in Kappadokien]; Kopecek [The social Class of the Cappadocian Fathers].

257
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

préfet du prétoire d'Orient; ou, dans la carrière ecclésiastique, les évêques Auxence
de Milan, Grégoire et Georges d'Alexandrie, le grand Eunome de Cyzique, sans
oublier Basile, et Grégoire de Nysse, qui deviendra conseiller ecclésiastique de
l'empereur Théodose. La province cappadocienne est par ailleurs une terre bien ancrée
dans la foi chrétienne. Ses traditions iraniennes, que l'hellénisation n'avait pas affectées
en profondeur, avaient offert à la mission pétrinienne un terreau plus favorable que le
polythéisme de la Grèce, et sa christianisation est presque achevée à la fin du III°
siècle. Origène, ordonné prêtre par Théoctite de Césarée en 230 et chassé
d'Alexandrie pour cette raison par Démétrius, a fait de la métropole cappadocienne un
centre intellectuel chrétien de grande importance dont la tradition sera transmise dans
la région par ses disciples cappadociens Firmilien de Césarée et Grégoire / Théodore
de Néocésarée du Pont. Quant au monachisme, s'il n'est pas attesté en Cappadoce
avant l'époque d'Eustathe, il a pu s'y développer plus tôt, favorisé par un milieu
naturel propice à l' anachorèse et les précédents païens du sophiste Edesio et du
philosophe Eustace. 1
La famille du Nazianzène appartient à cette classe de grands propriétaires terriens,
éleveurs de chevaux, qui font exploiter leurs latifundias par leurs esclaves ou, en
fermage, par des colons en principe libres mais que leur attachement à la terre en 332
assimile aux serfs de la glèbe. Dans cette société très inégalitaire, Grégoire l'Ancien est
un des notables les plus importants du lieu, sans doute le patron de Nazianze, position
que son élection au trône épiscopal a confirmée. Par sa femme, il est allié à une des
plus grandes familles d'Iconium, dont deux rejetons, neveu et nièce de Nonna,
acquerront des positions utiles aux siens : Amphiloque, qui deviendra évêque
d'Iconium, et Théodosie, qui épousera Ablabios, petit-fils du préfet du prétoire de
Constantin du même nom. Grégoire est donc, à l'instar de son ami Basile, un enfant de
la haute aristocratie cappadocienne ; il a pour père, non seulement le patron de tous les
Nazianzènes, juifs et paiens compris, mais aussi le patriarche de la communauté
chrétienne locale, largement dominante.

Naissance et enfance de Grégoire : la paideia divine du fils de Nonna

Des récits que Grégoire nous fait de sa naissance et de son enfance, on retiendra
d'abord qu'il fut espéré comme l'héritier d'un père déjà âgé dont il porte d'ailleurs le
nom : sa voie, selon la loi du monde, est donc toute tracée et la communauté locale de
Nazianze voit en lui son futur chef spirituel et patron. C'est dans cette perspective
qu'il est éduqué sous la bienveillante vigilance d'un père qui n'aura de cesse de le voir
lui succéder. Confié à son pédagogue Cartérios, il s'installera avec lui à Césarée, vers
douze ans, afin d'y recevoir les leçons des grammairiens. Puis il quittera sa province
natale pour suivre des études littéraires - rhétorique et philosophie -, voie royale des
élites du temps dont son père vieillissant attend qu'elle le prépare au ministère oratoire
et théologique auquel il le destine pour l'assister et lui succéder dans ses fonctions. Du

1
Eunape de Sarde, Vies des sophistes VI, 4, 1-7 et VI, 5-8; Forlin Patrucco [Aspeti], n. 99, p. 178.

258
Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère

fait de la longévité de Grégoire l'Ancien, il subira de façon prolongée l'autorité


paternelle, renforcée par le prestige de l'âge et l'autorité épiscopale.
Mais cette autorité ne s'exerce pas directement sur son enfance ni ses années
d'études. C'est de sa mère qu'il recevra sa première éducation, puis des grammatistes
de Césarée, avant de jouir de la liberté estudiantine dans la lointaine Athènes durant
quelques huit ans. Grégoire l'Ancien est trop occupé par la gestion de ses domaines et
sa charge épiscopale pour être proche de lui : géniteur et père nourricier, il exerce à
son égard cette autorité distante que l'époque réserve aux pères, un rôle social plus
qu'affectif qu'elle dévalue, du fait de sa nature mondaine, au profit de la relation
1
élective du père spirituel et du jeune homme qui en est le disciple • De plus, ce père
tardivement converti, sans doute à l'occasion de son mariage avec la très chrétienne
Nonna, doit avant tout son modeste trône à son statut de notable. Ce patron de
province, ce propriétaire terrien dont la qualité essentielle est une simplicité débonnaire
et dont la conception de l'autorité manque de diplomatie, n'a rien pour impressionner
un fils qui l'a vu dans l'intimité. D'une culture chrétienne sans doute assez pauvre, cet
2
ancien hypsistarien sans grand talent oratoire - son fils mentionne tout juste, à
3
l'occasion, sa« parole agréable » - , bien ancré dans le monde, est bientôt dépassé par
un fils brillant dont la Bible fut dès l'enfance la lecture habituelle, dont les longues
études vont faire un grand orateur et un théologien averti et qui jouit de plus du
prestige de l'état monastique. Aussi, le devoir d'obéissance, que ne vient appuyer
aucun lien affectif puissant, sera-t-il malaisé à supporter pour notre Grégoire après son
retour, à environ vingt-huit ans, dans sa patrie. En outre, selon l'idéal de self-made-
man qui s'impose à sa génération, il n'entend pas devoir sa position à l'héritage, mais
à son mérite personnel - un mérite qu'il conçoit comme étranger à ce monde - et à la
faveur divine. Il nourrit d'ailleurs de plus hautes ambitions que la direction de la
communauté de Nazianze, des ambitions littéraires et philosophiques visant un public
plus large et plus cultivé que ne l'est en moyenne celle-ci. Si cette figure paternelle a
cependant eu quelque influence sur lui, c'est peut-être du côté de son estime pour le
legs culturel païen: certes, c'est dans celui-ci que ses maîtres ont puisé, comme il
restait d'usage, la matière de leur enseignement ; et le projet d'intégrer l'hellénisme,
ses lettres et sa tradition philosophique dans la :rtaiôwmç chrétienne n'est pas
nouveau. Mais l'exemple de ce père passé de la foi hypsistarienne au christianisme a
pu donner au Nazianzène une profondeur de conviction qui manquait à d'autres dans
4
un tel projet.
On a souvent souligné la place éminente que Grégoire accorde à sa mère, au point
de ne jamais évoquer le couple de ses parents sans la présenter à égalité avec son père.
Il est vrai que la romanité tardive tend à présenter le couple conjugal sur un mode plus
paritaire, insistant sur l'harmonie qui y préside idéalement, mais non sans suggérer que
celle-ci est avant tout l' œuvre de l'époux qui a su domestiquer la nature féminine et
associer sa femme aux vertus et aux idéaux qui sont les siens. Or, s'agissant de Nonna,
Grégoire nous fait d'elle un portrait qui la met au-dessus même de son époux:
« Pour elle, pratiquant la foi qui plaît à Dieu et qu'elle tenait de ses parents, elle ceignit ses
enfunts de cette chaîne d'or. Portant un cœur viril sous des dehors de femme, elle est si peu

1
Brown [La société], p. 87-88 ; [Le renoncement], p. 206-207 (à propos d'Origène).
2
C'est-à-dire adorateur du Très-Haut, dont le monothéisme relevait d'un paganisme judaïsant. Cf.
Gallay [La vie], p. 20-22.
3
P. 2, 1, 1, v. 129.
4
Cf. P. 2, 1, 1, v. 125-127, cité infra, p. 259, commenté supra, p. 175.

259
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

attachée à la terre et occupée du monde qu'elle projette toute son existence d'ici vers la vie
céleste et qu'elle se fait légère pour hausser sa démarche vers le ciel éthéré. Quant à lui, en
revanche, il était autrefois un olivier sauvage, vivant sous les idoles ; mais greffé sur le tronc
du bel olivier, il puisa tant à la noble racine qu'il finit par cacher des arbres et rassasier les
foules de son fruit miellé. » 1
« J'avais un père tout à fait excellent,
âgé déjà, de manières simples, une règle pour nos vies,
un vrai patriarche, un second Abraham
( ... )Ami d'abord de l'erreur, ensuite du Christ,
enfin pasteur, l'essence des pasteurs.
Ma mère, pour le dire en bref, était appariée
à un tel homme, comme son juste contrepoids,
issue de parents pieux, elle-même encore plus pieuse,
femme par son corps, au dessus d'un homme par son caractère. »2
Ces tableaux et ceux de leurs relations font de lui l'héritier de sa mère, bien plus
que de Grégoire l'Ancien. La formule, presque indicible à l'époque, se justifie d'autant
plus que, correspondant à l'ancrage affectif et au lignage spirituel du Nazianzène, elle
fait fi comme lui-même d'une autorité tyrannique et d'une hérédité paternelle relevant
de ce monde. On ne peut en effet ignorer que les mœurs de l'époque, réservant les
soins de l'enfance à la mère, tissent un lien affectif bien plus profond entre celle-ci et
ses enfants qu'entre eux et un père lointain au pouvoir absolu; surtout, comme ce fut
le cas de Nonna, elle joue auprès de son fils un rôle d'institutrice. C'est elle, en effet,
qui l'éduque en chrétien et lui fait étudier dès son plus jeune âge une bible qu'elle lui
offre3 et sans doute lui commente. Elle est de plus le maillon par lequel sa famille
s'inscrit dans la tradition chrétienne puisque, née de parents chrétiens dans cette
Iconium que Paul évangélisa, manifestant une piété ascétique qui en porte la marque,
elle a opéré la conversion de son époux. À un moment où les persécutions de
Dioclétien auraient pu la pousser à l'apostasie pour convoler avec un païen, cela révèle
un caractère et un ascendant peu communs, surtout au vu du statut qui était celui des
femmes. Tout cela explique la profonde vénération que lui voue son fils, la haute idée
qu'il se fait du mariage et son égalitarisme entre les sexes, tant sur le plan spirituel que
sur celui des droits et devoirs matrimoniaux, en particulier en ce qui concerne
l'éducation des enfants.
À cela s'ajoute un fait déterminant dans la vie de Grégoire, dont on trouvera, dans
la littérature hagiographique postérieure, de multiples analogues4 : c'est aux prières

1
P. 2, 1, 1, v. 118-127. Trad. Bénin, p. 369.
2
P. 2, 1, 11, V. 51-60.
3
Bemardi [Saint Grégoire], p. 109-110. Elle assume donc auprès de Grégoire le rôle d'éducateur
domestique que le père d'Origène joua pour celui-ci lorsqu'il l'exerça dès l'enfance à réciter les
Écritures et en faire des comptes rendus quotidiens (Eusèbe, H.e., VI, 2).
4
Le plus connu et le plus proche dans le temps est celui de Théodoret de Cyr: vers 388-389, son père,
parce que sa femme, sans doute du fait de SOil encratisme, ne lui donnait pas d'enfant, fait appel à
l'ermite Macédonios, qui vainct les réticences de celle-ci aux rapports sexuels en lui faisant promettre
de consacrer l'enfant à venir à Dieu, ce qui s'accomplira lors du baptême du nourrisson (Canivet [Le
monachisme syrien], p. 42). Pour Syméon Stylite le Jeune, c'est l'apparition d'un saint qui convainct
sa mère, Sainte Marthe, en exigeant que l'enfant soit« nazirite »,reçoive le baptême dans l'église où
il répondit à ses prières et soit ministre. À côté de ces cas, Escolan, [Monachisme et Église], p. 128-
134, range les « prises de possession » d'enfant par les saints hommes syriens, dont il donne quelques
exemples, mais, comme Brown [Le renoncement], p. 391-395, ignore le cas précurseur du
Nazianzène. On doit ici évoquer, parmi les proches de Grégoire, la vocation virginale de Macrine, la
sœur de Basile et Grégoire de Nysse, dont ce dernier, Vie de sainte Macrine, 2, 21 s., nous dit qu'elle

260
Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère

maternelles qu'il doit à la fois son sexe et, surtout, sa consécration in utero à Dieu,
avec lequel il entre ainsi d'emblée dans une relation spéciale, promis à son service et
placé sous sa protection, qui ne se démentira point. C'est ce que Grégoire, qui y voit le
signe d'une élection divine lui promettant un destin d'exception, nous relate dans ses
deux autobiographies en vers.
D'abord dans le Sur ses épreuves:
« Car moi, je suis ton héritage ! Et tu es mon seul Dieu, dès le commencement ! À Toi,
depuis le ventre, m'a consacré ma mère, alors qu'elle me portait, le jour où, désirant poser
sur ses genoux un enfant mâle, elle imita le langage de la sainte Anna :
Puissé-je voir un enfant mâle, et toi, mon seigneur Christ, puisses-tu le garder à l'intérieur
de ton enclos. et que le fruit de mon enfantement devienne productif!
Elle dit. Et toi, mon Dieu, tu l'exauças, et ce qui s'ensuivit fut un songe divin gui à ma mère
apporta mon nom ; et puis un fils tu lui donnas. Et à ton sanctuaire elle me consacra.
nouveau Samuel, si jamais j'en fus un !
À présent, au contraire, on me compte parmi les fils souillés de ton illustre serviteur Héli ( ... )
Mais elle, du moins, ses espérances étaient meilleures, quand elle te céda une part de ses
enfants. Elle purifia mes mains par les livres divins et, m'entourant tendrement de ses bras,
elle m'adressa ces mots :
Jadis un homme mena à l'autel un fils chéri, présent de Dieu, qui se hâtait vers un saint
sacrifice ; homme de bien qui menait un enfant vertueux, fruit tardif enfanté par Sara, racine
d'une race marquée par l'espérance et par la promesse de Dieu ...
Le sacrificateur était Abraham et l'agneau, Isaac. Mais moi, c'est comme offrande vivante
que, selon ma promesse, je te donne à Dieu. De ton côté, puisses-tu accomplir le souhait de
ta mère: Je t'ai enfanté après avoir prié et je prie pour que tu sois vertueux.
Voilà la richesse que je t'offre, mon enfant, précieuse dès à présent, et bien meilleure encore
dans les fins dernières.
C'était là le désir de ma mère. Et moi, de mon côté, j'obéis à ses désirs, étant encore enfant :
mon âme tendre s'engagea dans une forme juvénile de piété. Et le Christ préservait le sceau
qui me marquait par des signes d'approbation: oui, il était ouvertement en relation avec son
serviteur ...
À la chasteté qu'il aime il m'attacha, il lia ma chair, il m'inspira un ardent amour de la
sagesse divine et de la vie de moine (µovaxou 6té11:ow), - prémices de la vie à venir -. gui
n'a pas besoin d'une côte amoureuse de son corps, dont les paroles séduisantes mènent à une
jouissance amère ;
mais qui dirige vers Dieu un désir pur, sans partager entre une feillille et le Christ celui qui,
tout entier, est né de Dieu :
vie qui me conduisait, par un sentier resserré, difficile, en compagnie meilleure, vers une
porte étroite, non ouverte au grand nombre, menant à Dieu un dieu venu de la terre, au Non-
Engendré ce qui fut enfunté, un iillillortel arraché à la mort; tirant avec l'image du Dieu
1
puissant le corps aussi, son auxiliaire, COillille la pierre magnétique tire le fer étincelant. .. »
Ensuite dans le De vita sua :
« Celle-ci désirant ardeillillent voir un enfunt mâle
naître dans sa maison, chose chère à la plupart,
elle s'adressa à Dieu et le pria que son désir
il exauce. Puis, COillille elle avait !'esprit plein de fougue,
elle offrit en don cela même qu'elle demandait à recevoir,
devançant par son zèle la réponse de Dieu.
Et le souhait qui lui était cher ne fut pas déçu,
mais elle eut coIDille prémonition favorable

fut annoncée en rêve à sa mère tandis qu'elle la portait. Mais, outre qu'elle ne l'embrassera qu'après
la mort de son fiancé (ibid., 4-5), les implications de cette vocation, du fait de son sexe, sont tout
autres: la lignée n'y est pas en cause, le sacerdoce est exclu et c'est à la réclusion domestique qu'elle
est ainsi vouée.
1
P. 2, 1, 1, v. 424-466. Trad. Bénin, p. 399-403.

261
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

la vision d'une ombre apportant l'objet de ses prières.


Alors se présente à elle distinctement mon aspect
et mon nom ; alors la grâce de cette nuits' accomplit.
C'est moi en effet qui leur naît, digne, si je le suis,
du vœu, par un don du Dieu qui m'a donné,
mais si j'y suis renégat, par ma propre faute.
(. .. ) Dès que je fus né, aussitôt je fus aliéné
d'une belle aliénation. Car à Dieu
je suis offert comme un agneau ou un veau choisi,
offrande de bonne race ennoblie par le Verbe,
- j'hésiterai à dire comme un nouveau Samuel,
si je ne regardais pas aux désirs de ceux qui ont fait le don. » 1
La signification exacte de ce vœu maternel et de son rapport à la vocation du
Nazianzène réclame une analyse approfondie. Remarquons d'abord qu'il n'est pas
vraiment question chez Nonna de "stérilité" encratique, comme dans les cas
postérieurs similaires des consécration in utero de Théodoret de Cyr et Syméon Stylite
le Jeune 2 : Nonna a déjà conçu une fille, c'est seulement la certitude d'avoir un enfant
mâle qu'elle recherche. On a généralement considéré que, souhaitant donner un
héritier à Grégoire l'Ancien, elle ne faisait que promettre à Dieu de faire du fils qu'elle
Lui demandait un prêtre destiné à succéder un jour à son mari sur le trône épiscopal de
Nazianze. L'idée est fort plausible, mais Nonna se serait alors contentée d'offrir à Dieu
ce qui irait de soi selon la loi de la chair, la succession héréditaire, confondant ainsi
l'offrande votive et l'objet du vœu, ce qui paraît d'autant plus douteux qu'elle espérait
gagner par cette consécration du fils espéré, fruit de ses entrailles, quelque mérite
auprès de Dieu.
La thèse de R. M. Bénin nous suggère, à propos du passage du Sur ses épreuves
consacré à cette promesse, une interprétation qui paraît plus convaincante : « Le poète
décrit sa mère imitant la prière de la sainte Anna et vouant son futur enfant au service
du temple symbolique. Veuille le garder, demande-t-elle à Dieu, à l'intérieur de ton
enclos, enclos qui ne peut représenter que le sacerdoce ou le monastère. Ainsi
Grégoire se considère-t-il comme conçu et né pour l'accomplissement de ce vœu.
Consacré à Dieu (... ) depuis les entrailles de sa mère, il avait, en quelque sorte, reçu
l'élection et obéi à l'appel divin avant même de venir à l'existence. Sa vocation
3
monastique apparaît donc naturelle et nécessaire. » Notant l'assimilation typologique
au cas de Samuel. c'est à dire d'un nazirat que la consécration par vœu distingue du
sacerdoce héréditaire des lévites4 , R. M. Bénin identifie la promesse maternelle et la
vocation de Grégoire, comme spécifiquement monastiques : le « sceau » qui le
marquait dès l'enfance n'est pas le baptême, qu'il n'a pas encore reçu à son départ
d'Alexandrie, mais celui d'une consécration exclusive à Dieu, qui fait de lui Sa
propriété, le voue à être un des « mystes de la vie cachée qui appartient au seigneur
Christ » 6 • C'est cette consécration que sa mère lui fait confirmer, à l'âge de raison, par
un vœu personnel prononcé les mains sur la bible, vocation qui se traduit en effet dans
l'âme du jeune Grégoire par l'amour de la chasteté et le désir de la sagesse divine, la

1
P. 2, 1, Il, V. 68-92.
2
Cf. supra, p. 260, n. 4.
3
Bénin [Une autobiographie romantique], p. 37.
4
Ibid., n. 2 et p. 42; cf. 1 Sam., 1, 11.
5
P. 2, 1, 1, v. 438 s. et P. 2, 1, Il, v. 87-88 et 195-197.
6
P. 2, 1, 1, v. 48.

262
Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère

philosophie chrétienne'. Ce point de vue semble corroboré par l'évocation, dans le Sur
ses épreuves, du sacrifice d'Isaac, l'héritier tant attendu par Abraham pour la pérennité
de sa race: on pourrait croire que Nonna voit dans son rejeton l'assurance de
perpétuer la lignée de son époux ; mais elle signifie par là au contraire qu'elle y
renonce. En précisant que, contrairement à Abraham, inspiré par une piété encore sous
la loi de la chair, prête à l'immolation, elle entend accomplir ce sacrifice de façon non
sanglante, elle indique qu'offrir son fils à Dieu consiste pour elle à le destiner au
célibat. La vertu qu'elle attend de lui s'identifie dès lors à la chasteté et la vie
philosophique pour lesquelles le jeune Grégoire, encouragé par le Christ,
s'enthousiasme en effet. Or, comme le souligne R. M. Bénin2 , «la chasteté, à cette
époque, est une caractéristique du monachisme, puisque le célibat n'est encore pas
imposé aux prêtres et aux évêques>>. On peut d'ailleurs encore rapprocher« l'enclos»
du Christ auquel Nonna voue son fils et «l'enclos du grand Roi» auquel ont part les
moines 3 •
Encore faut-il s'entendre sur la définition du "moine", dont on a vu que Grégoire le
défnùssait par une monotropie qui n'exclut pas le sacerdoce; c'est d'ailleurs par le
célibat et la virginité que nos récits caractérisent la consécration et la vocation
"monastique" du Nazianzène, non par le retrait du monde. Or, R. M. Bénin reste
prisonnière d'une définition du monachisme par la clôture et l'oppose comme exclusif
à la sécularité du sacerdoce. Elle croit ainsi voir dans le Sur ses épreuves l'expression
par Grégoire du regret d'avoir perdu loisir et tranquillité contemplatifs du fait de son
engagement dans le clergé paternel. Mais si son ordination est de loin antérieure au
décès de son frère et aux procès successoraux dont le scandale a été à l'origine de ces
lamentations poétiques, ces dernières ne font nulle mention de ses soucis et activités
sacerdotaux : elles ne parlent que de l'administration des biens familiaux. En outre,
Grégoire, qui vit auprès de ses parents, considère alors encore les moines comme ses
regrettés compagnons, les seuls à même de comprendre son malheur parce qu'ils
partagent avec lui un même désir de perfection chrétienne. 4 Peut-on d'ailleurs croire
que sa mère elle-même, en le promettant à l'état "monastique", au célibat et à une vie
vertueuse, lui interdisait une carrière active? D'abord, il paraît improbable que Nonna
ait voulu priver son époux, en même temps que d'une postérité lignagère, d'un
successeur sur le trône épiscopal, alors que rien, dans sa culture, n'oppose à la carrière
ecclésiastique une profession monastique définie par le célibat et le service de Dieu.
Que Grégoire attribue l'initiative de cette promesse à sa seule mère pourrait d'ailleurs
laisser à penser que Grégoire l'Ancien attendait quant à lui d'un éventuel héritier qu'il
assure sa postérité charnelle ; à moins que, sensible à la pression critique du
mouvement eustathien envers un clergé trop mondain, il n'ait vu dans la consécration
de son fils au célibat une précaution utile. D'autre part, lui donner le prénom de son
père, si cela a une signification précise, peut aussi signifier qu'il lui succédera, ce que
semblent indiquer ces vers :
« Mon père fut un saint, et de lui j'eus le nom
Et le trône et la tombe ... » 5

1
Bénin [Une autobiographie romantique], p. 41-42.
2
Ibid., p. 42.
3
P. 2, 1, 1, V. 245.
4
lbid., V. 240-246 et 605-613.
5
P. 2, 1, 96, v. 1-2. Trad. Millet, p. 68.

263
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

En outre, les implications ascétiques du nazirat1 et ses fuites au désert ne doivent


pas faire oublier que Samuel est revêtu de l'habit sacerdotal, appelé à la prophétie et
institué comme juge d'Israël, fonctions qui s'associent dans l'autorité épiscopale. Or
Grégoire, qui mentionne ailleurs ces éléments2, désigne spécifiquement comme
3
val;Lpaim les migades cappadociens, "moines" actifs et séculiers. Quand il se
4
présente, du fait de la consécration maternelle, comme un« nouveau Samuel » , il faut
donc entendre que Nonna le destinait à la fois à l'état "monastique" - non comme vie
séparée du monde, mais comme monotropie du vierge - tl au sacerdoce ou, plus
précisément, à l'épiscopat. De fait, «l'enclos» dans lequel Nonna veut voir Dieu
garder son Fils désigne ailleurs l'église, ou, plus précisément, sa partie réservée au
clergé, et aux baptisés lors de !'Eucharistie, dont Grégoire évoque la clôture comme :
«séparation entre deux mondes, l'un qui demeure
5
et l'autre qui s'envole, la limite entre les dieux et les choses caduques. »
Une telle hypothèse est d'autant plus vraisemblable que, originaire d'Iconium, Nonna
était certainement très attachée à l'idéal paulinien, qui recommandait le célibat aux
6
prêtres et surtout aux évêques, successeurs des Apôtres ; et probablement influencée
par les tendances encratites du christianisme oriental, attestées dans sa patrie, la
Lycaonie, par la rédaction des Actes apocryphes de Paul à la fin du Ir siècle.
Les épitaphes personnelles où Grégoire se recommande d'avoir été serviteur ou
prêtre de Dieu7 confirmeront définitivement notre thèse:
« Ô mon Hellade, et toi, ô ma jeunesse aimée,
Tout ce qui fut à moi, et toi aussi, mon corps,
Qu'avec ardeur au Christ vous avez tous cédé!
Si le vœu de ma mère et la main de mon père
Ont fait de moi un prêtre agréable à son Dieu,
Que puis-je encore envier ? » 8
Ces vers associent le vœu maternel à l'ordination reçue de son père, tout en indiquant
une vie de renoncement et d'ascèse. Si, au lieu d'en faire un élément redondant de sa
vocation sacerdotale, on distingue le rôle de la consécration maternelle, il faut ainsi
comprendre que, s'il a reçu la consécration rituelle de son père, c'est Nonna qui fit de
9
lui un "moine", donc un prêtre particulièrement agréable à Dieu . Et, en effet, une
autre épitaphe associe Nonna, le service de la Trinité et la sagesse :
« Ci-gît le cher Fils de Nonna
Grégoire, qui fut le servant

1
Dans le cas de la consécration avant conception du futur abbé Mar Samuel, le prénom inspiré en
rêve à son père est associé à une vocation monastique, et le livre de Samuel dans lequel il reçoit sa
première instruction y est interprété en ce sens (Escolan [Monachisme et Église], p. 132).
2
D. 33, 10, 1-7; D. 40, 18-22. Dans le cas de Syméon Stylite le Jeune (cf. supra, p. 260, n. 4), le
nazirat est associé au ministère.
3
D. 42, 26, 22; D. 43, 28, 11 ; Elm [Virgins], p. 67, 209-210.
4
P. 2, 1, 1, v. 432 et P. 2, 1, 11, v. 91.
5
P. 1, 1, 13, v. 68-71. De même D. 1, 7, IO= D. 26, 3, 5-6, là encore sur les pasteurs hérétiques qui
pourraient tenter de s'introduire dans son église. ~Ep1rnç/m)À.Î) ayant même signification.
6
Brown [Le renoncement], p. 82-86.
7
P. 2, 1, 94, 96 et 97.
8
P. 2, 1, 94, V. 1-6. Trad. Millet, p. 68.
9
En dehors du Discours 2 et de toute sa prédication sur les exigences ascétiques du sacerdoce, notons
ici cette autre épitaphe, P. 2, 1, 99, où Grégoire distingue justement le titre que la prêtrise lui
donnerait pour le salut d'un mérite supérieur, qui lui vaudrait d'être admis au plus près de Dieu:
«Anges resplendissants dans la ronde infinie / Autour de l'éclat un du Dieu Triple-Lumière /
Accueillez donc Grégoire; et, s'il en est indigne,/ Il fut prêtre du moins. »Trad. Millet, p. 68.

264
Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère

De la Très Sainte Trinité.


Par sa sagesse il accéda
À la Sagesse. Adolescent,
L'unique et seul bien qu'il avait
1
C'était l'espérance céleste. »
Si l'on admet cette thèse, l'idéal de vie mixte de Grégoire n'a rien, dans son
principe, d'un idéal et d'un choix de vie personnel, mais est déterminé par le vœu de
Nonna, et constitutif d'une destinée sanctionnée par Dieu dès avant sa naissance. On
comprend mieux pourquoi il apparaît si tôt dans son œuvre et pourquoi, chaque fois
qu'il évoque les étapes de sa vocation, y compris sacerdotale, elles s'inscrivent dans la
continuité de cette consécration initiale. C'est ce qu'on voit encore - au tout début de
sa carrière ecclésiastique - dans le Discours 2, lorsque, justifiant son recul devant le
sacerdoce dont son père l'avait investi par la peur d'en être indigne, il ajoute
cependant :
« Pourtant, j'ai été invité dès ma jeunesse, pour dire une chose qui est ignorée du public : sur
Lui, j'ai été jeté au sortir du sein maternel et je lui ai été donné2 par une promesse de ma
mère. Les dangers que j'ai courus par la suite m'ont confirmé dans ce don. (. .. )j'ai tout
donné sans hésiter à celui qui m'avait reçu en partage et qui m'avait sauvé: biens,
renommée, santé et jusqu'à cette parole dont je n'ai tiré qu'un seul avantage, celui de pouvoir
3
la mépriser et d'avoir quelque chose à faire passer après le Christ... »
Le renoncement aux biens de ce monde apparaît ici clairement comme qualification
pour le sacerdoce, tandis que le sacrifice de la parole désigne sa consécration au
service du Christ dans le cadre du ministère. Si, dans ce même Discours, Grégoire
oppose au ministère son engagement à mener la vie du moine, comprise alors en tant
qu'anachorèse, c'est à des fins apologétiques, pour justifier son refus de servir dans
4
l'Église paternelle ; et ce, à propos de la promesse personnelle qu'il fit dans la
tempête menaçant son voyage vers Athènes, après avoir sans doute eu connaissance
d'une telle forme de vie à l'occasion de ses séjours à Antioche, en Palestine, et à
Alexandrie. Mais le De vita sua présente au contraire cet engagement comme la
sanction personnelle du vœu maternel :
«Je suis tien. dis-je, et maintenant comme avant.
Tu me recevras deux fois, comme un trésor de ceux qui te sont chers,
don de la terre et de la mer, consacré
par le vœu d'une mère et des frayeurs extraordinaires.
Si j'échappe au double danger, je vivrai pour Toi.
5
Sî tu m'abandonnes, et est un serviteur que tu perdras. >>

Enfant, ce fils d'évêque que sa mère élève dans l'idéal d'une piété ascétique et les
enseignements des Écritures conçoit de sa consécration une haute idée de soi et nourrit
son esprit de lectures religieuses :
« Depuis les langes, je fus élevé dans tout ce qui est bon
ayant chez moi les meilleur des modèles -
et déjà j'éprouvais un certain respect pour la consécration dont j'avais été honoré,
tandis que peu à peu( ... )
1
P. 2, 1, 96. Trad. Millet, p. 68.
2
Reproduisons ici la note de Bemardi [SC 247], n. 4, p. 190-191: « 'EMeriv llc'rtoç : J Sam. 1,
11 : Grégoire a critiqué plus haut les carrières sacerdotales trop précoces qui se parent de l'exemple
de Samuel (cf. 49). C'est pourtant sur cet exemple qu'il cherche à calquer sa propre image, puisque ce
sont les mots de la mère de Samuel qu'il s'applique ici.»
3
D. 2, 77, 6 s. (Ps. 21, 11).
4
D. 2, 6, 10-13. Cette interprétation sera établie par Je chapitre IV.
5
P. 2, 1, 11, V. 194-199.

265
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

le zèle pour les biens les plus précieux s'accumulait.


Je progressais de concert avec ma raison,
me délectais des livres qui plaident la cause de Dieu,
et des hommes fréquentais ceux qui ont les meilleures mœurs. » 1
Son imagination, remplie de merveilleux chrétien, lui fait croire qu'il vit dans une
relation directe avec le Christ qui l'a élu comme un nouveau Samuel et veille sur sa
personne, Pédagogue divin communiquant avec lui par toutes sortes de signes
miraculeux2 - une conviction qui ne le quittera plus. Grégoire l'Ancien ayant perdu sur
lui les droits du sang au profit du Christ, c'est Celui-ci en personne qui se substitue à
son père pour exercer la providence et l'autorité pédagogique sur notre Grégoire. Il lui
envoie ainsi en songe deux figures virginales qui l'invitent à suivre leur exemple,
comme le rapporte le poème 45 :
« Pendant que je dormais, une fois, j'eus ce rêve
Qui m'attira sans peine au désir d'être pur:
Deux femmes m'apparurent en habits d'argent,
Deux vierges étincelantes, tout près de moi.
Toutes deux étaient belles, ainsi que du même âge,
Et leur parure était de n'en point avoir
(. .. ) Les lèvres de l'une et de l'autre restaient closes
Comme un bouton de rose humide de rosée.
Leur vue me remplissait de joie, je les trouvais
Supérieures aux femmes que l'on voit le jour.
Voyant qu'elles avaient charmé mon cœur, des lèvres
Elles m'embrassèrent, comme on fait à un fils.
Je leur demandais quelles femmes elles étaient
Et de quel univers. L'une me répondit:
Je suis la pureté, et l'autre : La chasteté ;
Nous siégeons aux côtés du Seigneur, du Christ ·Roi,
Jouissant de la beauté propre aux vierges célestes.
Viens là-bas, nwn enfant, viens unir ton esprit
A nos cœurs, et ta flamme à nos flammes. Tout radieux,
Nous voulons t'élever dans le ciel, et t'asseoir
Auprès de la Splendeur Trinitaire, imnwnelle.
A ces mots elles furent emportées au ciel.
Mes yeux les suivaient dans leur vol: c'était un songe.
Mais mon cœur fut longtemps sous l'emprise du charme
De cette apparition qui, la nuit, me fit voir
Des images d'une éclatante pureté.

Mon cœur a recueilli leur message en ce temps


Où s'établit la claire idée du bien, du mal ;
Ma raison dirigeait désormais mes désirs
(. .. ) ma vision
M'enflamma peu à peu, fit luire en moi l'Amour ;
Puis son éclat brilla, rendu visible à tous
3
Sans plus rester caché dans les plis de mon âme. »
Ce rêve, fait à l'âge de raison, qui est aussi celui de la sublimation - n'y voit-on pas
l'érotisme de ces figures maternelles se transcender en aura virginale et céleste ? -,
traduit l'intériorisation par Grégoire de l'idéal du moi qui lui était proposé par sa
mère: l'idéal céleste d'une vie pure et virginale dont l'emprise le mettait à part du
1
P. 2, 1, 11, V. 93-100.
2
P. 2, 1, 1, v. 450-459 et P. 2, 1, 11, v. 101-110.
3
P. 2, 1, 45, v. 229-276. Trad. : Millet, p. 52-53.

266
Genèse d'une personnalité: le fils béni d'une mère

commun des mortels, dans la compagnie radieuse de la divinité. Il fit de lui un enfant
particulièrement pieux, et fier de l'être, rempli de l'idée d'une vocation spéciale et
providentielle qui le distinguait et l'élevait au-dessus de son âge.
À ces dispositions d'enfant sage, on l'a vu, s'associait par ailleurs le goût de la
lecture dont naquit assez tôt une véritable vocation littéraire : installé, sans doute dans
les premières années de son adolescence, sous la garde de son pédagogue Cartérios, à
Césarée, il y reçoit les leçons des grammatistes et probablement une initiation à la
rhétorique qu'il entend bien poursuivre, ce qui était de toutes façons la voie royale des
jeunes gens bien nés. Or, il faut se souvenir que cet enseignement était tributaire des
traditions paiennes, dont il transmettait, avec le legs littéraire qui en faisait le fonds, les
mythes et les modèles. Cette étrangeté au christianisme dont il était nourri ne pouvait
échapper au jeune Grégoire, surtout dans une ville où l'enseignement chrétien
d'Origène restait vivant, et il était sans doute confronté de ce fait à quelques difficultés
à l'égard de maîtres et de camarades moins réticents à cet égard. Mais, à l'en croire -
ce que le contexte familial autorise-, l'enseignement profane qu'il reçut alors ne fut
pour lui qu'un bagage technique et littéraire dont les références ne remettaient pas en
cause son éducation chrétienne; il en conçut peut-être même un ardent désir de
revanche, de défendre sa foi et d'en remontrer en matière d'éloquence à des
condisciples paiens :
«Le duvet ne couvrait pas encore ma joue que déjà l'amour des lettres
me brûlait. Des lettres bâtardes,
j'aspirais à faire les serviteurs des lettres légitimes,
afin qu'ils n'aient pas à se vanter, ceux qui n'ont rien appris
que belles paroles vaines et creuses,
faites de sonores effets de gorge,
et que je ne me laisse pas prendre aux lacets des sophismes.
Mais jamais il ne m'est venu à l'esprit
1
de placer quoi que ce fût au-dessus des enseignements de mon enfance. »

1
P. 2, 1, 11, v. 112-120. Encore faut-il prendre garde au contexte apologétique: ce passage introduit
le récit de son départ pour Athènes, centre de la culture païenne qu'il choisit pourtant, après avoir
suivi des cours en Palestine et à Alexandrie, pour y mener ses études de rhétorique ; il entend ici,
avant tout, se défendre du soupçon d'avoir eu un faible pour la culture païenne ou d'avoir mis
l'ambition d'une carrière oratoire au-dessus de sa foi.

267
CHAPITRE ID

ATHÈNES, LE TEMPS DES PROJETS

Une pérégrination pédagogique

Sans doute à l'âge de 18 ans, Grégoire quitte la Cappadoce pour affronter


l'épreuve initiatique de la !;EVL'tELa - expatriation et pérégrination- nécessaire à
l'émancipation et la maturation morale et intellectuelle du jeune homme selon les vues
des élites du temps 1• Il part se former à la rhétorique auprès de maîtres plus prestigieux
que ceux de Césarée et acquérir au moins ce vernis de philosophie qui couronne
généralement de telles études. Son périple le conduira finalement à Athènes 2 , où il
accomplit l'essentiel de son cursus, puisqu'il y demeurera huit ans, alors qu'on peut
estimer la durée de son voyage jusqu'à Alexandrie, d'où il embarque, en octobre 350,
pour l' Attique, à deux ans tout au plus. La durée totale de sa formation, et ne serait-ce
que ses huit années d'études athéniennes, dépassa de beaucoup celle du cursus
ordinaire de l'honnête homme. Elle l'habilita à exercer une charge de professeur de
rhétorique pour laquelle il fut d'ailleurs un temps pressenti à Athènes et recouvrit une
formation philosophique consistante dont témoigne son œuvre. De son cursus
universitaire, dont il ne mentionne jamais les maîtres, il nous indique, avant Athènes,
deux étapes: la Palestine, c'est à dire Césarée de Palestine, où Jérôme nous apprend
qu'il a eu pour maître le rhéteur Thespésios, et Alexandrie, où il a probablement suivi
la catéchèse du grand Didyme l' Aveugle et retrouvé son frère, qui y faisait sa
médecine. 3 C'est sans doute de celui-ci qu'il tire ses quelques lumières en la matière, et
il n'est pas nécessaire de supposer qu'il y a lui-même étudié cette science, encore
moins que tel ait été le but de son séjour dans ce centre universitaire avant tout
scientifique. On remarquera que les trois premières villes où il étudia - Césarée de
Cappadoce, Césarée de Palestine et Alexandrie -, sont les trois grands centres de la
tradition origénienne, avec laquelle ses contacts ont donc été précoces. Son trajet, par
ailleurs, passait nécessairement par Tarse, ville natale de Paul, et Antioche, patrie du
grand Libanios, et il visita sans doute Jérusalem en descendant vers Alexandrie. Qu'il
ne mentionne pas Antioche, principal centre universitaire de l'Orient avec Alexandrie,
où l'on s'attendrait à ce qu'il ait fait quelques études, est assez surprenant. Peut-être

1
Ainsi Basile, Lettres, 74, 1, t. 1, p. 172, considère comme important pour être éduqué« d'avoir vu
les cités de beaucoup d'hommes et d'avoir étudié leurs idées».
2
Sur la période athénienne: Gallay [La vie], p. 55-63; Bernardi [Saint Grégoire], p. 112-118 et
Rousseau [Basil], p. 28-60.
3
D. 7, 6, 7-11 ; Jérôme, De viris inlustribus, 113; Gallay [Vie], p. 32-3; Bernardi [Saint Grégoire],
p. 111-112.

268
Athènes, le temps des projets

les écoles rhétoriques y étaient-elles trop exclusivement marquées par l'orientation


paienne que Libanios leur avait imprimée. Alors que seul le prestige unique de ce
grand orateur qui éclipsait tous les autres professeurs d'Antioche eût justifié de passer
outre, comme le fera Jean Chrysostome, il était alors absent de sa cité.
Un tel parcours était nécessairement planifié, en fonction des relations et
recommandations dont la famille de Grégoire pouvait disposer. Mais son programme
d'études n'est pas forcément fixé pour autant. En dehors de quelques grands maîtres
renommés dont les leçons s'achètent à prix d'or et auprès desquels il faut être
introduit, les écoles se disputent sur place le recrutement d'étudiants dont l'inscription
se décidera en fonction de leur réputation et des négociations sur les tarifs. Si l'on
considère ces éléments, peut-on affirmer, comme J. Bemardi, que son embarquement
pour Athènes représenta un« changement de programme » 1 pour l'approbation duquel
il aurait dû vaincre les réticences de son père ? Certes, s'il avait été convenu qu'il s'y
rende directement pour y faire ses études, il aurait évidemment emprunté une autre
route, plus directe et plus sûre : celle, terrestre, par Constantinople, que suivit Basile.
Mais on remarquera que celui-ci, peu après son retour, trouvera bon d'ajouter à son
cursus universitaire la visite de la Terre Sainte qui avait précédé pour son ami le séjour
d'Athènes. L'importance de ce pèlerinage dans l'élite chrétienne du temps pourrait
expliquer que le Nazianzène se soit d'abord dirigé vers l'est. En tout cas, cela lui
permettait d'accompagner son jeune frère sur la route d'Alexandrie.
Le fait que Grégoire ait pris la mer au moment où commençait l'année universitaire
et au début de la mauvaise saison, alors que, passé le 11 novembre, les assureurs ne
couvraient plus la navigation semble certes indiquer une décision improvisée. Mais ce
départ précipité pouvait avoir d'autres raisons, dont le souci de ne pas manquer la
rentrée à Athènes alors qu'il n'avait pas trouvé à Alexandrie un enseignement littéraire
digne de le retenir. Or, le seul fait qu'il ne se soit pas fixé à Antioche et n'ait pas
poursuivi ses études en Palestine plus d'un an plaiderait au contraire en faveur de
l'idée selon laquelle Athènes aurait été d'emblée inscrite à son programme. On peut en
effet douter que Césarée de Palestine ait été pensée comme devant pourvoir à sa
formation rhétorique. Athènes, au contraire, demeure un centre universitaire majeur,
voire le plus renommé en ce qui concerne les études rhétoriques et philosophiques, et
jouit même alors d'un véritable renouveau auquel participe le patronage chrétien2 :
parmi les étudiants qui y affluaient de tout l'empire, le prince impérial Julien lui-même,
le futur Apostat, y fit ses classes à la même époque que Grégoire, ainsi qu'un certain
nombre d'autres étudiants chrétiens, dont son compatriote et futur ami Basile. Le cas
de ce dernier montre que les réticences des familles chrétiennes à envoyer leurs fils
dans ce fief de la culture paienne ne résistaient guère à son prestige universitaire ;
d'autant moins pour nos Cappadociens qu'ils pouvaient y suivre l'enseignement
rhétorique de leur coreligionnaire Prohairesios, en tant qu' Arménien un quasi
compatriote du Nazianzène. Ce maître de la seconde Sophistique était, comme un peu
plus tard Marius Victorinus à Rome, le champion du christianisme dans le champ
oratoire, et représentait pour Grégoire un modèle de cette assimilation de la culture
littéraire et philosophique grecque au service de la foi qu'il ambitionne alors - un idéal
qu'il avait vu illustrer par le père de Basile sur sa chaire de rhéteur de Césarée. Or,
puisqu'il nous dit avoir suivi les leçons de tous les maîtres d'Athènes et vu le cercle

1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 112.
2
Rousseau [Basil], p. 29-30 ; Fowden [The Athenian Agora].

269
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

d'étudiants chrétiens qu'il fréquenta alors, il ne fait pas de doute qu'il fréquenta
assidûment les cours de Prohairesios. Aussi peut-on supposer sans mal que Grégoire
l'Ancien, nourri de culture grecque et venu au christianisme à partir d'un monothéisme
hellénistique, a lui-même choisi Athènes comme l'endroit le plus approprié à la
formation littéraire qu'envisageait son aîné et qu'il désirait lui voir acquérir en vue de
sa succession : on imagine mal sinon comment il aurait pu par la suite laisser son fils y
prolonger si longtemps ses études. Ce n'est que lorsque son fils eut dépassé de
beaucoup la durée normale d'un cursus universitaire, et surtout lorsqu'il nourrira
l'ambition d'y entamer une carrière de rhéteur, que l'évêque de Nazianze, qui se
sentait vieillir, a pu exiger son retour. Menacé de se voir couper les vivres et/ou privé
de la chaire qu'on lui avait promise, Grégoire dut rentrer au pays, où il se contentera
d'exercer quelques temps ses talents à Césarée, avant de se faire "moine" et de devoir
assister son père dans l'administration de ses domaines et l'exercice de sa charge.
Athènes représente donc pour Grégoire le temps des ambitions et des espoirs, ceux
d'une carrière profane littéraire et magistrale qui jouissait à l'époque d'un prestige
exceptionnel. Son renoncement dut être particulièrement amer de n'avoir pu s'y lancer
et de se retrouver dans l'ombre de son père et de son obscure patrie alors qu'il avait
pu caresser le rêve de s'illustrer par lui-même : de devenir une de ces étoiles de la
rhétorique dont les feux rayonnaient sur tout l'empire, surtout lorsqu'ils étaient
redoublés, comme il se devait, de l'aura dont un genre de vie philosophique et la
faveur divine enveloppaient le maître.

Une élection divine

Il faut être attentif à cette croyance qui fait vivre Grégoire, comme tous ses
contemporains, dans un univers où tous les événements, surtout extraordinaires, sont
des messages divins 1 qu'il s'agit d'interpréter avec autant d'intelligence que la lettre
des Écritures et à propos desquels il est possible de communiquer et de "négocier''
avec Lui C'est ainsi que le Nazianzène vécut la tempête dont réchappa le navire qui le
conduisait à Athènes, épisode miraculeux auquel il accorde une place importante, tant
quantitativement que qualitativement, dans le récit de sa vie :
« Mais mugissant encore plus fort se déchaîna
la mer (:n:ovwç) contre nous durant plusieurs jours.
Nous ne savions plus où nous allions à force de virements,
ni ne voyions venir de Dieu aucun secours.
Alors que tous craignaient la mort commune,

1
C'est un héritage de la doctrine stoïcienne du destin comme volonté divine: Diog. Laërce, Vies,
148-150; Plut, Contradictions, XLVII; Cie. De la nat. des dieux, II-III.; Épict., Manuel, XXXII.
Comme l'a noté Richard [Cosmologie], p. 67-80, Grégoire s'oppose d'ailleurs à Aristote, qui limite la
Providence au monde supralunaire, aux mouvements cycliques des astres, ainsi qu'au Timée, selon
lequel le démiurge aurait confié à ces dieux astraux inférieurs le gouvernement du monde sublunaire
instable ; il vante au contraire, D. 4, 12, la sagesse insondable de Dieu, embrassant mystérieusement
dans une sorte de cycle les désordres mêmes et les vicissitudes de la vie ici-bas, qui trouvent dans ses
desseins une fixité transcendante.

270
Athènes, le temps des projets

il y avait pour moi plus terrible : la mort cachée.


Car des eaux purificatrices, celles qui divinisent,
j'allais être privé par des eaux inhospitalières et homicides.
Telle était ma plainte, mon malheur à moi,
ce pourquoi je tendais les bras et lançais des appels
que le vacarme sonore des vagues recouvrait.
Et ce qui n'est pas croyable, mais pourtant tout à fait véridique,
tous de se désintéresser de leur propre malheur
pour joindre aux miens leurs cris de prière,
en navigateurs qui savent se montrer pieux dans le malheur commun ;
ainsi compatissaient-ils à mes souffrances.
Tu fus alors déjà, mon Christ, le grand sauveur,
toi qui encore aujourd'hui peux me libérer des vagues de la vie.
Car, alors qu'aucun espoir ne se présentait, ni île, ni continent, ni cimes montagneuses,
ni feux, ni étoiles, repères et sauvegarde (rnrn:n:ot) des navigateurs,
rien de ce qui se voit, petit ou grand,
que faire ? quelle issue (:n:ôpoç) à nos difficultés ?
Désespérant de toute chose ici-bas, je regarde vers toi,
ma vie, mon souffle ma lumière, ma force, mon salut,
toi qui effrayes, frappes, souris, puis guéris,
tissant toujours le bien avec son contraire.
Je te rappelai tous les miracles passés
où nous reconnaissons ta main toute puissante
(. .. ) Un disciple de nouveau est pris dans la tempête ; lance sur moi
le sommeil ou bien marche [sur les eaux], et que cesse la peur!
Je dis ; et la sédition des vents céda ;
les flots retombèrent et le navire reprit son cap.
Mais ma prière obtint aussi cela,
que l'équipage du navire tout entier
sortit de là avec la foi dans Christ le Grand
recevant ainsi de Dieu un double salut. » 1
On retrouve dans ce récit une des fonctions cosmiques des dieux du paganisme,
reprise ici par le Dieu chrétien, plus précisément le Verbe : fournir des repères et tracer
des routes aux voyageurs. Grégoire partage donc «ce qu'on pourrait appeler
l'expérience religieuse que les [anciens] Grecs ont eue de la navigation et de la mer»,
plus précisément du :n:ovt0ç2 , la haute mer, y compris dans sa dimension ordalique. 3
Mais, par rapport aux conceptions archaïques, l'herméneutique chrétienne de ces
signes célestes superpose au sens immanent de la providence divine, relatif à
l'orientation spatiale, une dimension et un sens spirituels transcendants, relatifs au salut
eschatologique: Grégoire et l'équipage n'ont pas seulement la vie sauve, mais ils
trouvent par là la possibilité de sauver leur âme, le premier en échappant à une mort
privée de la garantie du baptême, les seconds par leur conversion. Cet événement
pourrait avoir suffisamment marqué Grégoire pour expliquer, non seulement qu'il y
fasse souvent allusion, mais aussi le fait que les métaphores marines, il est vrai
communes dans la littérature grecque, soient si fréquentes dans l'œuvre littéraire de ce
terrien. En tout cas, ce recouvrement hiérarchique de l'économie terrestre et de
l'économie du salut spirituel4 , qui l'instrumente, réapparaît bien souvent chez

1
P. 2, 1, 11, v. 158-207.
2
Détienne et Vernant [La mètis], p. 142-159.
3
Detienne [Les maîtres de vérité], p. 71-79.
4
Déjà présent chez les stoïciens, en ce sens que tout événement vient de Dieu ou des dieux comme
occasion de vertu ou de salut, en particulier les épreuves. Cf., par ex. Épict., Manuel, XXXI-XXXII;

271
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Grégoire, tant dans le jeu rhétorique sur le thème des eaux' que dans l'articulation
entre l'ancienne providence divine des marins et la métaphore sous-jacente de la vie
2
ici-bas comme navigation spirituelle , topos littéraire et philosophique bien connu.
Lorsque Dieu épargne ceux qu'ils menaçaient, les périls sont alors, autant
qu'avertissement, un signe d'élection pour ceux qui jouissent de sa faveur. Ainsi
Grégoire peut-il, rétrospectivement, interpréter l'épisode de la tempête dont il
réchappa comme une invite à mener la vie plus parfaite de serviteur de Dieu - où, on
3
le verra, il faut comprendre son choix d'être "moine" , au moment où il partait étudier
les lettres profanes.

Une amitié providentielle

Or, au contact de Basile, Grégoire voit justement sa vocation philosophique, c'est à


dire "monastique", est revivifiée par une amitié qu'il conçoit comme providentielle:
« En effet, Dieu m'a heureusement mené au pâturage en cela aussi :
il m'a porté vers le plus sage des hommes pour me lier à lui,
4
qui seul l'emportait sur tous par son genre de vie et sa parole. »
L' Éloge de Basile, qui s'attarde longuement sur leur relation, évoque d'abord la
naissance de cette relation toute spirituelle durant leurs études communes à Athènes
(14- 22). Il en restitue d'abord le contexte par un tableau vivant et haut en couleur du
milieu estudiantin et de ses mœurs, en particulier le "bizutage" des écoles par lequel ils
ont dû passer (15 - 16). Puis (16 - 18) il nous raconte comment ils se sont liés d'une
affection intime autant que sublimement platonique :
« Quand, avec le temps, nous nous sommes mutuellement avoué nos aspirations, et que la
philosophie était l'o~et de nos préoccupations, alors, à partir de ce moment-là, nous avons
été tout l'un pour l'autre, partageant même toit et même table, profondément unis, n'ayant
qu'un seul et même regard, développant continuellement l'un chez l'autre la chaleur et la
fermeté de nos aspirations. Le désir des corps, puisqu'il concerne ce qui passe, passe aussi à
l'égal des fleurs printanières.( ... ) Mais quand l'amour s'attache à Dieu et quand il est chaste,
comme il s'adresse à une réalité plus stable, il est aussi par là-même plus durable, et plus la

Entr. III, VII; IV, 100; Marc Aurèle, Pensées, IV, 49; V, 8. On citera ici en particulier Épictète,
Entretiens, II, XVIII, 27-29 (Les Stoïciens, II, p. 31), qui, à «l'ascète véritable» confronté à la
tentation conseille : «Songe à Dieu ; invoque-le comme une aide et un soutien, ainsi que les
navigateurs invoquent les Dioscures dans la tempête. »
1
D. 43, 21 et P. 2, 1, 11, v. 211-220, consacré à son séjour dans les eaux âcres de perdition d'Athènes
(cités infra, p. 279-280).
2
P. 2, l, 1, v. 115, de ses parents: «et, s'écartant des écueils d'une pénible vie, ils ont attaché leurs
amarres à tes lois sans souillure» ; P. 2, 2, 12, v. 610-613 : «Celui-ci est pauvre, et, pourtant, il était
cousu d'or autrefois ; mais il a préféré jeter la cargaison par dessus bord, et, l'ayant livrée aux
pauvres, non aux aormes, il va maintenant une allure légère»; P. 1, 2, 31, v. 11-12 et 1, 2, 33, v. 87-
88. Sur ce thème chez Grégoire, voir également Lorenz [Zur Seefahrt des Lebens].
3
Sur ce choix, voir infra, p. 279-280. Citons déjà ces vers (1038-1044) du De vita sua:« Quant à
moi, j'ai enduré plus qu'aucun mortel, I j'ai souffert dès le début, plus encore maintenant, I par mes
peines sur terre et mes périls sur mer, I dont je fus sauvé - et suis très reconnaissant à mes peurs :
/elles m'ont donné résolument aux réalités d'en-haut I et de regarder de haut tout ce qui passe.»
4
P. 2, l, 1, V. 221-223.

272
Athènes, le temps des projets

beauté se montre à lui, plus elle attache l'un à l'autre ceux qui ont même amour. Telle est la
1
loi de J' amour qui est au-dessus de nous. »
Il met l'accent sur l'esprit égalitaire et, plus spécifiquement, sur les dispositions
altruistes, charitables et humbles, de leur amitié, soumise à « la loi de l'Amour qui est
supérieur à nous » :
«D'égales espérances nous guidaient, celles d'une chose particulièrement liée à la jalousie:
il s'agit de la parole. Mais la jalousie était absente et c'est J' émulation que nous pratiquions.
Il y avait lutte entre tous deux pour déterminer celui qui aurait personnellement non pas la
première place, mais le moyen de céder celle-ci à l'autre : car nous faisions nôtre la
2
réputation de l'autre. On eût dit chez l'un et l'autre une seule âme pour porter deux corps. »
Au-delà de ce zèle commun pour la science - une science en l'occurrence profane -, il
insiste sur la vocation commune dont témoignait déjà leur relation elle-même, celle
d'une philosophie chrétienne qui sépare du monde par l'ascèse:
«Nous n'avions tous deux qu'une tâche, pratiquer la vertu et vivre en vue des espérances
futures, détachés d'ici avant de partir d'ici(. .. ) nous excitant mutuellement à la vertu, et( ... )
étant J' un pour J' autre règle et cordeau pour distinguer ce qui est droit de ce qui ne J' est
pas. »3
La remontrance fraternelle et l'émulation dans la vertu témoignent elles aussi d'un
idéal de perfection chrétienne qui les tient éloignés des plaisirs profanes et des mœurs
païennes d'Athènes. Grégoire le souligne en présentant leur séjour attique comme une
4
épreuve philosophique: «l'occasion de nous affermir dans la foi » . Basile réunit
même autour de sa personne et de cet idéal de piété studieuse et ascétique toute un
groupe de coreligionnaires - une confrérie comme il s'en formait à l'époque dans les
milieux estudiantins.
On peut rapprocher ce fait des projets d'établissement monastique que nourrirent
les deux amis et voir dans cette confrérie estudiantine la préfiguration de la
communauté que Basile fondera à son retour, conçue, à l'instar du Didascalée
5
d'Origène, comme une sorte d'école philosophique chrétienne • Mais, justement, ce
genre de projet n'impliquait pas nécessairement, comme le voulait Basile, qu'une telle
école s'établisse sur le modèle monastique: au désert, c'est-à-dire à l'écart des villes.
6 7
Les didascalées des Apologistes ou ceux d'Origène à Alexandrie puis à Césarée de
Palestine, sont des écoles urbaines, tout à fait semblables à celles des philosophes
paiens. D'autre part, l'opposition des disciplines rhétorique et philosophique est plus
théorique que réelle à l'époque: le cursus traditionnel fait de la seconde le
couronnement de la première et celle-ci, qui comprend de toute façon l'apprentissage
de l'argumentation et de la dialectique, c'est à dire de la controverse, intègre déjà elle-
8
même un minimum de connaissance des philosophes ; inversement, l'enseignement

1
D. 43, 19, 1-14. Cf. Aristote, Éthique àNicomaque, VIII, III 3 et 5-7; IX, I, 3; IX, IV, 1-5.
2
Ibid., 20, 5-10.
3
Ibid, 19, 12-19.
4
Ibid., 21, 1-4.
5
Ainsi, Marrou [Histoire de l'éducation], t. II, p. 150, note que la Règle de Basile (Reg. Fus. 15)
prévoit même une éducation primaire spécifiquement chrétienne pour les enfants admis parmi les
moines, prélude aux études Bibliques.
6
Marrou [Histoire de l'éducation], t. II, p. 143; Daniélou [L'Église], p. 100 (à propos de Justin).
7
On peut suivre Brown [Le renoncement], p. 207, lorsque, pour souligner l'orientation
fondamentalement contemplative d'Origène et de son enseignement, il parle de «Sinaï spirituel»,
mais nous ne dirions pas que «nous respirons déjà l'air immuable du désert», la référence à Hari
[Origène], p. 361-362, et à l'exil palestinien d'Origène n'autorisant en rien ce propos.
8
Cf. par ex. Cicéron, Orator, XXXVII-XL et De Oratore, 54-59.

273
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

des écoles philosophiques s'est pénétré de la dialectique - ainsi entendue - et même de


la rhétorique. 1 D'ailleurs, la discipline que leurs maîtres exigeaient des étudiants, même
en rhétorique, avait déjà en soi quelque chose de monotropique et de philosophique,
comme en témoignent ces exhortations d'Himérios à ses étudiants : « Jetons de nos
mains la balle, occupons-nous de prendre le stylet. Que l'on ferme les jeux de la
palestre, que l'on ouvre les ateliers des Muses. Laisse la rue, garde plutôt la maison et
écris. Hais le théâtre qui reçoit tout le monde, donne ton audience à un théâtre
meilleur. Le plaisir et la mollesse sont étrangers aux travaux (... ) À celui qui désobéit
et qui n'est pas docile, je fermerai le temple des Lettres. »2 Grégoire et Basile ont
d'autant plus obéi à ces consignes de sérieux que les distractions d'Athènes étaient
liées au paganisme: «Le reste [en dehors des études], nous l'abandonnions aux
amateurs: fêtes, spectacles, panégyriques, banquets; car il n'y a pas, je pense, à faire
3
estime de ce qui ne porte pas à la vertu » . Il n'est donc pas certain que Grégoire ait
été si sûr de devoir renoncer à une carrière rhétorique dans laquelle il eût pu
poursuivre dans le monde cette vie austère d'ascèse studieuse pour devenir un
philosophe chrétien au sens où l'entendait Basile : un moine. Certes, aux dires, bien
postérieurs, de l'éloge funèbre de Basile, ce sont de tels projets que leur séparation
allait d'abord empêcher, avant que Basile ne les mette en œuvre pour son propre
compte. Grégoire se demande d'ailleurs au passage si cette séparation ne fut pas pour
lui« la cause de toutes les inégalités, de toutes les difficultés de [sa] vie, des obstacles
qui s'opposèrent» à sa vocation monastique et l'empêchèrent de s'y consacrer
pleinement. 4 Or, on notera que, passant directement à la carrière ecclésiastique de
Basile (25 - 34), il ne loue pas seulement la conformité à «l'ordre et la loi de
l'ascension spirituelle » 5 , mais associe celle-ci au détachement monastique à l'égard
des ambitions de ce monde, fussent-elles e1cclésiastiques. 6 Il montre donc une fois de
plus qu'il n'y a pas pour lui d'incompatibilité entre monachisme et sacerdoce, au
contraire: son regret est de n'avoir pu suivre cette carrière idéale où la vie cachée de
l'homme de Dieu fait de son entrée dans le sacerdoce un choix divin et surtout, plus
prosaïquement, lui assure une telle réputation d'élu de Dieu. Lorsqu'il évoque ensuite
la fuite de Basile dans le Pont, où celui-ci prend la direction des moines et leur donne
des règles communautaires, il s'associe d'ailleurs à ces entreprises et ainsi à cette
réputation de son ami. Mais on peut douter que cette conception de la carrière divine,
qui sert de trame à l'apologie de Basile et, indirectement, à celle de son auteur, ait été
déjà articulée à l'époque de leur séjour athénien, dont il nous faut chercher à établir
comment les deux jeunes gens, et particulièrement Grégoire, ont pu le vivre ; on
étudiera surtout la place qu'y occupèrent leurs projets de vie philosophique.

1
Hadot [Études], p. 167-187.
2
Himérios, Discours 22, éd. Dübner, coll. Didot, p. 90, cité par Gallay [La vie], p. 47.
3
D. 43, 21, 1, 4-2, 3.
4
Ibid., 3, 1-3.
5
Ibid., 25, 5-XXVII.
6
Ibid., 27.

274
Athènes, le temps des projets

Athènes, un trésor culturel

À l'époque, les deux amis fréquentent aussi bien les écoles profanes où ils suivent
les leçons rhétoriques et philosophiques de professeurs païens ou chrétiens que les
églises où ils écoutent les prédicateurs :
«Deux chemins étaient connus de nous, l'un qui était le premier et le plus estimable et
l'autre qui venait à la seconde place et ne jouissait pas de la même considération: c'était
celui qui conduit à nos demeures sacrées et aux maîtres qui s'y trouvent
(:rtpoç i:oùç lepoùç oucouç, Kat wùç €KEÎ'.OE füôam:W.ouç), et celui qui mène aux
1
professeurs de l'extérieur (:rtpoç i:oùç 1fi;wtlev :rtmôemaç). »
Cette double éducation, Grégoire ne la vit pas comme contradictoire, mais selon une
complémentarité hiérarchique, puisqu'il dit de l'éducation profane:
«Nous avons accepté tout ce qui dans ce domaine concerne l'analyse et la spéculation
(to µÈv Èl;Ftam:LKov i:e Kat tlewp'l'J"tLKÔv), mais nous avons rejeté avec dégoût tout ce qui
conduit aux démons, à l'erreur et au gouffre de perdition.( ... ) ici c'est un profit religieux que
nous avons retiré, en discernant le bien à partir du mal et en ayant transformé leurs faiblesses
en force pour notre doctrine. » 2
Le Nazianzène voyait donc dans la culture philosophique classique que son cursus
profane lui présentait un apport précieux : celui de principes techniques, exégétiques et
théorétiques. Il s'agissait, comme il l'avait vu faire dans les centres catéchétiques
origéniens de Césarée de Palestine et d'Alexandrie, de les appliquer à l'étude des livres
saints et à la doctrine chrétienne. Mais il avait naturellement, en tant que chrétien, la
conviction profonde de la supériorité essentielle de la doctrine évangélique, et une
attitude critique à l'égard des références paiennes de ses professeurs - du moins là où
elles contredisaient sa foi. Il entendait non seulement en préserver son âme, mais
encore retourner contre elles les armes intellectuelles de l'hellénisme au bénéfice de la
vérité chrétienne. Parallèlement, pour enseigner cette philosophie chrétienne et dans ce
combat dont les disputes avec des étudiants paiens devaient déjà lui donner l'occasion,
la maîtrise des techniques oratoires traditionnelles lui semblait indispensable. 3
Certes, là encore, il prend ses distances avec la tradition paienne, rejetant « les
ambitieuses parures du discours » de la seconde sophistique, comme ailleurs les pièges
des sophismes, au profit de la simplicité évangélique et de sa sincérité ; mais ce souci
de s'en démarquer, qui reste en fait théorique, semble une projection a posteriori sur
ses années athéniennes: comme son ami Basile, il sera fier, à son retour, de déployer
toutes les ressources d'un art oratoire à la sophistication duquel il échappera encore
4
moins que lui, et dont il eût voulu pouvoir faire sa profession à Athènes.
Néanmoins, nos deux Cappadociens songeaient que leur culture chrétienne n'aurait
pas été achevée sans la pratique d'une vie philosophique spécifique : l'ascèse solitaire
dont le néoplatonisme avait fait la condition d'accès à la contemplation leur paraissait
un passage obligé dans la vie de tout philosophe digne de ce nom, comme l'illustrent
5
les Vies des sophistes d'Eunapius . En outre, si ses modalités restaient à définir,
s'engager dans la vie monastique était pour eux le moyen de se distinguer sans
1
D. 43, 21, 1-4.
2
Ibid., li, 1-25. Boulenger [Discours funèbres], p. 81, traduit notre parenthèse: «nous prenons là
tout ce qui peut conduire à !'étude et à la contemplation. »
3
D. 43, 12, 17-22 et 13, 26-29, cité supra, p. 180-181.
4
Cf. infra, p. 281-282.
5
Rousseau [Basil], p. 35.

275
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

ambiguïté des maîtres paiens qu'ils avaient fréquentés, ainsi que d'un clergé trop
mondain. Basile avait quant à lui entendu sa mère lui vanter Eustathe, ce maître
philosophique dont les idées et la discipline étaient justement en conflit avec une Église
dont il déplorait la corruption, tandis que Grégoire admirait le grand Origène, dont les
vues n'avaient pas été très différentes. Les deux amis avaient enfin à l'esprit ces
athlètes de Dieu qui allaient le chercher au désert, solitaires qui attiraient à eux l'élite
laique et cléricale chrétienne de Rome et que Grégoire avait pu admirer lors de son
séjour en Palestine. Bref, ils rêvaient de se rendre étrangers à ce monde et à ses
ambitions en se retirant à l'écart pour mener une vie tout entière consacrée aux choses
de Dieu et se qualifier ainsi comme des sages, des hommes divins. Cependant, peu
favorables, comme toute la philosophie de leur temps, à l' asocialité érémitique, ils
projetaient de réaliser ce projet de concert, unis dans leur effort de perfection
ascétique par l'amitié divine que la providence avait tissée entre eux. Or, la tradition
philosophique antique associait toujours la méditation des textes philosophiques et la
pratique de leurs enseignements, en particulier au sein même des écoles. Il leur
paraissait donc, dès lors qu'ils se voulaient philosophes chrétiens, devoir passer par
une retraite ascétique et studieuse qu'ils ne pouvaient imaginer sans la disposition
d'une bibliothèque religieuse où puiser la tradition exégétique qui leur donnerait la
science des choses divines, c'est à dire à la fois de la vertu et de la théologie. La
pratique philosophique qu'ils se proposaient était ainsi le complément et le
prolongement religieux de leur cursus profane et de leur compagnonnage estudiantin.
On peut même supposer à ces projets la motivation suivante: à l'instar des étudiants
attardés de toutes les époques, ils avaient du mal à s'arracher aux délices de leur genre
de vie d'alors, indépendante, tout entière tournée vers les choses de l'esprit et
satisfaite du confort précaire et du régime à quatre sous que leur budget, le prix des
cours et des livres leur imposaient, ainsi qu'à la solidarité et à la camaraderie. Rentrer
dans le rang, retomber sous la coupe de leurs parents, devoir assumer les charges et les
tracas de leur statut social et affronter les frictions inévitables de la vie sociale
ordinaire au milieu de gens moins instruits leur répugnait. La vie philosophique
représentait pour eux le moyen d'échapper à tout cela. En outre, elle n'avait rien d'une
stagnation pour autant, au contraire: suffisamment instruits pour enseigner, nés pour
diriger et assez fortunés pour pourvoir à son établissement, ils se rêvaient déjà
fondateurs et maîtres d'une communauté philosophique, projet exaltant qui occupait
leurs conversations lorsqu'ils envisageaient leur retour au pays.
Si la vie philosophique à laquelle ils songeaient supposait la retraite à l'écart de la
ville et de la vie publique, c'était avant tout comme condition de la tranquillité requise
pour l'étude de la doctrine chrétienne. Mais, s'ils concevaient certainement cette
retraite studieuse comme le moyen d'une union contemplative avec Dieu, cette vie
angélique n'avait pas les contours définis d'une discipline précise. Nonobstant les
représentations héroiques que les deux amis pouvaient s'en faire à travers l'exemple de
renoncement radical des solitaires ensauvagés des montagnes syriennes ou des moines
égyptiens, rien n'indiquait qu'à part la prière elle dût différer de beaucoup de la retraite
simple mais confortable dont un citadin fatigué du luxe, de l'agitation urbaine et des
jeux de pouvoir goûtait la sérénité en prenant quelque recul sur sa vie et en se livrant à
la lecture et à l'écriture. Pour autant, ces formes extrêmes d'anachorèse exercent sur
eux, comme sur une bonne part de l'élite chrétienne, un attrait irrésistible : antitypes
parfaits de la norme sociale et application sans concession d'un idéal supra-mondain

276
Athènes, le temps des projets

renonçant aux vanités d'une civilisation liée à la déchéance post-adamique, elles étaient
faites pour séduire ces jeunes gens enthousiastes en quête d'un genre de vie supérieur
à celui de leurs parents et de leurs maîtres. C'est d'abord, bien sûr, l'abandon de toute
carrière de ce monde, rhétorique ou ecclésiastique, mais aussi de tous les attachements
et devoirs sociaux, au profit de la contemplation. C'est aussi une vie sans luxe et
même sans confort, insoucieuse des plaisirs et des besoins d'un corps qu'il s'agit de
purifier et d'alléger par un régime frugal et des veilles consacrées à la prière, sans
compter les peines du travail manuel par lequel les Égyptiens garantissent leur autarcie
et qui représentent pour nos deux aristocrates un abaissement inouï. C'est également
une vie communautaire fraternelle où s'abolissent en principe les distinctions de
classes, et qui exige de chacun qu'il réfrène les passions de son âme, sociales en leur
essence. Ce programme implique enfin de mettre de côté la science de ce monde,
privilège des élites mondaines qu'ils viennent d'acquérir, pour recevoir de Dieu une
science plus haute et vraiment divine. Si l'on peut se permettre cette comparaison, et
au vu des essais de vie monastique que Basile fera sur le domaine familial d' Anèsi, tout
cela équivaut pour nos deux jeunes gens aux projets alternatifs des hippies pour les fils
de la bourgeoisie triomphante des années soixante du xx:• siècle. L'affranchissement
du devoir de procréation y prend certes une forme inverse de la "libération sexuelle"
par la contraception ou l'avortement, celui d'une libération négative, la continence, et,
plus généralement, l'hédonisme n'y a pas sa place, mais l'austérité physique de ces
moines rejoint finalement le rejet du confort bourgeois, de la frénésie consumériste et
ostentatoire et de la civilisation technicienne par les "hippies". C'est peu ou prou le
même conflit de génération, rejet d'un ordre établi sur les valeurs matérialistes,
inégalitaires, paternalistes et autoritaires et d'une culture trop académique et
superficielle ouverte aux facilités de la démagogie. On y trouve encore le même souci
d'épanouissement personnel et de transformation intérieure, avec ses tendances
mystiques; la même soif d'échanges véritables et d'ouverture à l'autre; le même
besoin d'un gourou dont l'autorité bienveillante soit purement charismatique. On y
rêve aussi de réaliser les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité, en marge d'une
société qui les a pervertis, au sein de communautés harmonieuses vivant au contact de
la nature. Enfin, pour filer la comparaison, les hauts lieux de l'Orient ascétique sont en
quelque sorte pour la jeunesse idéaliste du 1v• siècle quelque chose comme le
Katmandou des modernes routards, avec lesquels elle partage la même conception
initiatique du voyage en liberté.
Cet idéal contemplatif, quelles qu'en dussent être les modalités, exigeait qu'ils
préservent leur loisir - à.Jtpayµocruvri/otium - et donc qu'ils se tiennent éloignés de
toute charge publique, qu'elle fût profane ou ecclésiastique. Mais cela n'allait pas sans
problème à leurs yeux, et rien n'indique, du moins pour Grégoire, qu'un tel
renoncement dût être définitif. Les deux amis ont dû en effet être sensibles au grand
débat intellectuel de leur temps sur la paideia - pénétration et discipline philosophique
autant que culture littéraire et grâce stylistique-, la question étant de savoir si celle-ci
n'avait d'autre but qu'elle-même, c'est à dire la perfection de l'individu, ou si elle
1
devait être mise au service de la vie publique . Or, sans qu'il y ait là une exclusive, si la
première option mettait nécessairement l'accent sur 1' ascèse et la vie contemplative du
philosophe, la seconde le mettait plutôt sur l'art oratoire, instrument de l'action
sociopolitique. Il est difficile, faute de témoins datant de leur période athénienne, de
1
Rousseau [Basil], p. 34-35.

277
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

déterminer quelle position ils adoptaient dans ce débat, si tant est qu'ils eussent eu
alors une conviction bien arrêtée, mais l'on peut supposer que Grégoire a pu être
séduit par la synthèse somme toute assez commune qu'Eunape opérait entre les deux
genres de vie : une sagesse pas seulement théorique, mais aussi pratique parce
qu'intériorisée, et conduisant en particulier à son enseignement et à l'exercice de la
justice, vertu politique, ce qui passait nécessairement par l'art de l'éloquence. Il avait
clairement conscience que, sans le statut d'étranger à ce monde tout entier tourné vers
les réalités divines, ils ne pourraient prétendre qu'au crédit d'hommes habiles dont la
carrière eût paru trop mondaine pour jouir du statut d'homme de Dieu et de l'autorité
transcendante qui s'y attachait. Pour lui, leur projet de retraite contemplative vise à
cette divinisation, mais sans préjuger de ce qu'il en ferait par la suite ni répondre
entièrement à son idéal d'homme divin. Car celui-ci comprenait également la
performance oratoire et l'exercice des vertus sur une scène plus large que la
communauté des frères, et même la prétention à l'exercice des vertus politiques dans le
champ desquelles joue la persuasion. Telles sont du moins les conceptions qui
s'accorderaient au fait que Grégoire ait laissé son ami rentrer seul au pays avec ses
ambitions monastiques et préféré l'espoir d'obtenir une chaire de rhétorique à Athènes.
Si l'on peut affirmer quelque différence de vue entre les deux hommes à l'époque,
c'est d'abord une différence d'accent subjective qu'il nous semble pouvoir lier aux
conditions différentes dans lesquelles s'exprimait pour l'un et l'autre le même conflit
de génération et les mêmes ambitions de philosophes chrétiens. Grégoire, se
considérant déjà comme "moine" - c'est-à-dire célibataire consacré au service exclusif
de Dieu - par une élection précoce que venait de confirmer l'épisode miraculeux de
son voyage pour Athènes, et ayant accompli le pèlerinage des Lieux Saints, était tenté
de s'en satisfaire. Cet état, ainsi que le haut degré de culture oratoire et philosophique
que ses études lui assuraient, lui permettait de se distinguer de son père, cet évêque
marié dont l'autorité reposait sur les bases mondaines de la notabilité provinciale, et
d'envisager une destinée supérieure à la sienne. La perspective de se retirer avec son
camarade sur l'une des terres familiales n'était donc pour lui qu'une formalité dont il
aurait pu se dispenser pour servir sa foi dans l'arène rhétorique, rampe de lancement
possible d'une carrière ecclésiastique autonome1. En outre, cette profession lui eût
permis d'initier ses élèves à la philosophie chrétienne, de la prêcher et de l'incarner
sous sa forme engagée. Au contraire, en retournant au pays, il pouvait craindre de
perdre la liberté du philosophe en tombant sous la coupe d'un père auquel, plutôt qu'à
ses mérites et à la faveur divine, son ascension ecclésiastique aurait été
immanquablement attribuée; sans compter que la chaire épiscopale de Nazianze et le
public qu'elle lui promettait n'étaient pas à la hauteur des ambitions que ses longues et
brillantes études lui permettaient d'envisager. Pour Basile, par contre, qui avait trouvé
la rhétorique à son berceau en la personne de son père, il s'agissait de devenir le moine
que celui-ci n'était pas, seul moyen d'en surpasser l'ascétisme et de s'en rendre
indépendant: après sa mort, d'ailleurs, il ne se joindra pas au monastère domestique
dans la sujétion duquel sa mère maintint plusieurs de ses autres enfants. Cette
différence de point de vue se remarque dans le regard divergent qu'ils ont porté sur
leur environnement athénien2 : Grégoire, se sentant revêtu de l'armure du Christ et fort

1
Comme ce fut le cas, par ex., pour les rhéteurs Cyprien de Carthage, Synésios de Cyrène, Saint
Augustin.
2
Rousseau [Basil], p. 38-40.

278
Athènes, le temps des projets

de ses talents oratoires, évolue avec assurance et détachement au sein d'une Athènes
riche en distractions autant qu'en idoles et s'amuse des turbulences du milieu
estudiantin, tout à la joie de tirer de la ville ce qu'elle a de meilleur, sa culture
philosophique et surtout rhétorique. Si on l'en croit, Basile, par contre, peut-être plus
anxieux de se compromettre, en tout cas plus soucieux d'affirmer son identité
chrétienne, montre plus de dédain pour la culture profane que lui proposent les écoles
athéniennes et se sent rebuté par la rudesse des mœurs estudiantines. C'est Grégoire
qui, tout en partageant ses efforts de vertu et de piété, le protège de celle-ci et cherche
à lui faire partager un point de vue plus modéré et objectif sur l'intérêt de leurs études
profanes. Déçu par celles-ci, Basile, nous dit Grégoire :
« était triste, à charge de lui-même, il ne pouvait se féliciter de son arrivée (... ) il noillillait
Athènes une félicité vide. Voilà pour lui. Quant à moi, je tâchais de dissiper le plus possible
son chagrin, discutant dans sa compagnie, le gagnant par mes réflexions et, ce qui était vrai,
disant que si on ne peut pas saisir le caractère d'un hoillille tout de suite (... ) on ne juge pas
1
non plus la culture sur des épreuves peu nombreuses et de peu de temps. »
À l'inverse, Basile essayera d'arracher Grégoire à Athènes et à l'appel d'une
carrière profane pour l'entraîner dans la réalisation d'un mode de vie alternatif, et,
lorsqu'ils reviendront sur cette expérience commune, leurs mots pour en rendre
compte porteront encore la marque de cette divergence. Basile ira jusqu'à faire
d'Athènes une «école d'impureté», dont il partit «méprisant tout ce qui s'y trouve»,
2
et de son séjour là-bas une «complète perte de temps » • Grégoire par contre la
présente comme une épreuve philosophique providentielle de leur piété et de leur
vertu, l'occasion de les affermir et de les faire ressortir par contraste :
«Nous n'avions tous deux qu'une affaire, la vertu, vivre en vue des espérances futures, et,
avant de partir d'ici être détachés d'ici. Les yeux fixés sur ce but, nous dirigions notre vie et
notre conduite tout entière (... ) Parmi nos compagnons, nous fréquentions non les plus
libertins, mais les plus chastes, ni les plus querelleurs, mais les plus pacifiques et ceux dont le
co=erce était le plus utile, sachant qu'il est plus facile de contracter le vice que de
COillilluniquer la vertu » ; « Athènes est funeste aux autres pour les choses de lâme, et les
gens pieux n'ont pas tort d'être de cet avis, car elle est riche de la mauvaise richesse, les
idoles, plus que le reste de la Grèce, et il est difficile de ne pas se laisser entraîner par leurs
panégyristes et leurs défenseurs. Mais nous, elles ne nous firent point de mal, car nous avions
au cœur une armure impénétrable. Au contraire, s'il faut aller au paradoxe, ce nous fut une
occasion de nous affermir dans la foi ; car nous reconnûmes leur mensonge et leur imposture
(. .. ) Et s'il y a, du moins si l'on l-'roit qu'il y a un fleuve coulant à travers la mer tout en
restant doux, ou un animal bondissant dans le feu qui détruit tout, c'est là ce que nous étions
3
parmi tous ceux de notre âge » ;
« Puis ce fut Athènes et les lettres. Les choses de là-bas,
Que d'autres les racontent : Coillillent dans la crainte de Dieu
Nous mettions au premier rang ce qui est premier ;
Alors que dans la fleur de la jeunesse et une téméraire ivresse,
D'autres se laissaient emporter par les passions avec d'autres compagnons,
nous menions à lécart une vie tranquille
- telle une douce rivière, ce me semble, sous les eaux amères
de locéan, coillille on croit qu'il en existe -
et loin de nous fourvoyer parmi ceux qui conduisent à se nuire,
4
nous-mêmes entraînions nos amis vers le meilleur. »

1
D. 43, 19, 2.
2
Basile, resp. : Hom. 353, 8 ; Lettres, 1, 1 ; Lettres, 223, 2.
3
D. 43, 20, 3 S. ; 21, 5 S.
4
P. 2, 1, 11, V. 211-220.

279
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Mais, au-delà d'une simple différence d'accent, ces éléments indiquent en fait, lié à
un sentiment d'élection que Basile ne pouvait partager aussi ingénument, que Grégoire
pouvait concevoir la vie philosophique tout autrement que celle d'un pur contemplatif
à l'écart du monde. On ne peut sur ce point se fier au point de vue rétrospectif par
lequel il se range, en annonçant leur retour en Cappadoce, à celui d'un Basile pressé de
quitter Athènes :
« nous avions une pleine cargaison de science ( ... ) Ce qu'il fallait désormais, c'était le retour,
une vie plus parfaite, réaliser nos espérances et nos prajets communs. » 1
Au contraire, l'affinité de ces récits avec plusieurs passages de l' œuvre permet de
supposer qu'il voyait déjà dans l'épreuve du monde la meilleure école et dans la
victoire sur lui la plus haute démonstration de la philosophie, perspective cohérente
avec la prolongation de son séjour attique et la perspective d'y occuper une chaire
professorale où il aurait concurrencé les maîtres païens. Ce qui nous conduit à
conclure l'étude de ces années athéniennes sur cette idée : Grégoire, à la différence de
son compagnon, n'envisage pas de renoncer à se frayer un chemin dans le monde et à
y faire pénétrer, par le pouvoir de sa parole, ses idéaux; il a au contraire l'âme d'un
militant et d'un propagandiste sinon d'un organisateur. Il est moins utopiste et plus
individualiste qu'un Basile alors résolu à instituer une société alternative plutôt qu'à
réformer celle qui existe au prix d'inévitables compromissions, comme on le voit à son
attitude frileuse à l'égard du milieu athénien. Il est enfin à la recherche d'une solution
pour concilier les deux modèles de sainteté concurrents de leur temps, pour allier à une
culture savante d'exégètes ayant vocation à enseigner dans le monde la perfection
supra-mondaine des moines dont le rayonnement était en train d'éclipser celui
d'ecclésiastiques trop liés à un monde déchu et corrupteur. Il hésite ainsi entre deux
modèles de vie : celui, à portée de main pour lui et conforme à ses goûts, du
philosophe chrétien, célibataire et monotrope, dont la chaire de rhéteur est un tremplin
idéal pour une carrière ecclésiastique future ; et celui, plus évidemment pur de toute
mondanité, nimbé de l'idéalité du désert, mais plus rustique et moins aisé à articuler à
une carrière sacerdotale, du maître spirituel en milieu monastique.

1
D.43, 24.

280
CHAPITRE IV

LE RETOUR AU PAYS: LA CONVERSION À LA PHILOSOPHIE

De ce point de vue, une fois qu'il eut renoncé à la carrière de "moine-rhéteur'', ses
essais de vie monastique lui fourniront la caution philosophique d'une carrière
sacerdotale qu'il pouvait heureusement définir comme ministère de la parole - caution
qu'à son grand regret son père ne lui laissera que trop peu le loisir d'établir. Basile
aura par contre la chance de pouvoir acquérir par ses séjours auprès des ascètes de
Syrie, de Palestine et peut-être d'Égypte 1, sa retraite du Pont et, finalement, la
fondation de sa propre communauté, une solide réputation d'étranger au monde sur
laquelle, en même temps que sur les moines de la région, sa carrière épiscopale pourra
s'appuyer. En cela, il sera pour Grégoire la référence constante d'un cursus divin dont
celui-ci ne pourra qu'à grand-peine se recommander, sur le mode récurrent de la
nostalgie d'une vocation contemplative contrariée.
En effet, alors que Basile embarquait pour leur patrie, Grégoire se laissa retenir à
Athènes par la promesse de se voir attribuer une chaire de rhéteur, avant d'y renoncer
pour suivre les traces de son ami :
«En hâte, tous étaient venus m'encercler,
Des inconnus, des relations, des camarades, des maîtres.
Par des serments, des plaintes, et non sans quelque violence
car l'amour même les poussait jusqu'à cette audace,
ils me retenaient fermement, disant que quoi qu'il arrive,
ils ne me laisseraient pas partir - car il ne fallait pas
que l'auguste Athènes fût privée de nous -
dans l'idée de me donner par vote l'autorité d'une chaire oratoire.
Enfin, ils me plièrent( ... )
Mais pas complètement : car la patrie tirait à l'opposé,
elle qui, par sa foi, !'emporte sur presque tout l'univers,
dans laquelle vivre en philosophe me semblait une belle chose,
ainsi que mes parents accablés par la vieillesse et par le temps. ,,2
Nous ignorons si cette élection échoua ou si, obéissant aux injonctions de son père que
pressait son grand âge ainsi qu'à l'amitié de son ami, il y renonça de lui-même. En tout
cas, ce lui fut un crève-cœur que d'abandonner l'espoir de cette chaire, lui qui revient
sans cesse sur son amour de la parole. Il n'apparaît pas, par contre, qu'il faille prêter
exagérément foi au premier motif qu'il donne à son retour: le projet d'une vie
philosophique qui pouvait somme toute se réaliser ailleurs qu'auprès des siens.
1
Sur ce voyage d'études ascétiques de Basile, évoqué D. 43, 25, 9-11, voir Rousseau [Basil], p. 72-74
- qui doute de sa partie égyptienne, malgré la mention d'Alexandrie dans la Lettre 1 de Basile.
2
P. 2, 1, 11, V. 249-262.

281
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

D'autant que la vie mixte qu'il dit avoir choisie une fois rentré n'est pas retirée du
monde ni ennemie de l'activité.
Encore ne la choisit-il qu'après avoir fait la démonstration de ses capacités oratoires,
peut-être à Césarée :
«J'arrivai, montrai mon éloquence, remplissant l'attente
de ceux qui me le réclamaient de façon maladive comme une dette.
Car les applaudissements ne me sont rien, ni les acclamations,
non plus que les grands airs et les afféteries
auxquels les hommes de !'art se complaisent au milieu des jeunes gens.
J'avais résolu, comme premier élément d'une vie philosophique,
de tout laisser tomber pour Dieu, y compris les labeurs consacTés à l'éloquence -
comme ceux qui laissent leurs terres en pâturage
ou les trésors qu'ils ont amassés aux profondeurs de la mer.
Mais pour l'heure, je dansais pour mes amis.
Ce n'était qu'un entraînement pour les combats à venir,
ou une initiation préparant à de plus grands mystères. » 1
Comme Basile d'ailleurs 2 , qui marchait sur les traces de son père, Grégoire ne s'est
pas, semble-t-il, contenté de prononcer quelques discours d'apparat à l'intention d'un
public d'amis et comme une obligation sociale à laquelle il était tenu à l'égard de sa
patrie, fière d'avoir en son sein des hommes de culture et de talent tels que lui: il aura
un temps exercé comme professeur de rhétorique3 , payant tribut à ses compatriotes en
leur dispensant son savoir. L'ambiguïté de ce passage tient avant tout au souci
apologétique, rétrospectif, d'effacer l'impression d'ambitions profanes que cet épisode
faisait paraître, mais que ses espérances athéniennes accréditent. On ne peut exclure
que son attitude à l'époque, loin de correspondre à ce compte rendu pro do~, n'était
pas très différente de celle que Grégoire de Nysse attribue alors à son frère Basile,
« exagérément exalté par le sentiment de son talent oratoire, dédaigneux de toutes les
dignités et exalté par sa prétention au-dessus des notables de la province. >>4
Ce texte nous indique qu'il renonça à l'enseignement rhétorique, sans doute lors de
sa préparation au baptême, pour se convertir à la philosophie. La mention des
«mystères plus grands » pourrait en effet viser le baptême qu'il reçut sans doute
alors 5 . Elle pourraît également renvoyer à la vie cachée des mystes du Christ, les
moines 6 , les «combats» en question renvoyant alors à l'ascèse. Mais la présentation
de ses exercices oratoires comme préparation à des luttes et des mystères plus grands
nous oriente plus naturellement vers une carrière ecclésiastique, ses luttes pour la foi et
sa chaire sacerdotale. L'ambiguïté volontaire de l'expression inscrit donc ce geste dans
la perspective d'une carrière de moine-prêtre, sans que cela siginifie qu'il en avait le
dessein puisqu'il peut s'agir d'un point de vue rétrospectif.

1
P. 2, 1, 11, v. 263-276.
2
Fedwick [The Church and the Charisma of Leadership], p. 135 et Rousseau [Basil], p. 62, 64 et n.
60, p. 41, tandis que Gribomont [Saint Basile], p. 121 s. et Aubineau [Virginité], p. 56 s. remettent en
cause une telle hypothèse sans argument véritablement probant. Son propre frère, frère Grégoire de
Nysse, Lettre 13, 4, dit en tout cas avoir été formé dans l'art oratoire à Césarée par un Basile dont sa
Vie de Macrine, 6, semble bien indiquer qu'il a exercé ses talents de rhéteur avant d'embrasser la vie
philosophique.
3
En atteste sa réponse aux remerciements du père d'un de ses élèves (Lettres, III, à Évagrios, t. I,
p. 2).
4
Grégoire de Nysse, Vie de Sainte Macrine, 6, p. 163.
5
Cf. supra, p. 29-30; sur l'incompatibilité du baptême et des chaires de rhétorique, p. 166 et sa n. 2.
6
P. 2, 1, 1, V. 48.

282
Le retour au pays : la conversion à la philosophie

Seule la relation de son choix de vie qui suit est en mesure de nous éclairer sur son
état d'esprit à l'époque:
« Jeter dans les abîmes ce qui appartient à la chair depuis Ioogtemps
était décidé et cela me séduisait alors plus que jamais
Néanmoins, lorsque j'examinais les voies divines elles-mêmes,
c'était loin d'être chose facile que de trouver la meilleure de toutes.
( ... ) J'avais à lesprit Élie le Thesbite
et le grand Carmel ou la nourriture étrange,
le domaine du précurseur, le désert,
et la vie dépouillée des enfants de Ionadab.
Puis l'amour des Saintes Écritures l'emportait de nouveau
avec la lumière de I'Esprit dans la contemplation du Verbe,
ce qu'on ne peut réaliser ni dans un désert ni dans la tranquillité1
( ... )Voyant que ceux que charme la vie active
sont certes utiles aux autres qui vivent comme eux au milieu du monde
mais inutiles à eux-mêmes et pris dans un tourbillon de maux
qui débordent leur caractère serein,
tandis que les autres ont certes à lécart un peu plus de stabilité,
et regardent vers Dieu d'un esprit tranquille,
mais ne sont utiles qu'à eux-mêmes dans leur étroitesse de cœur
et mènent une vie hors norme et fruste,
je décidais d'un juste milieu entre la vie des ermites et celle des migades,
empruntant à l'une le recueillement et à l'autre la bienfaisance.
Une raison plus forte s'ajoutait à cela: la reconnaissance envers ces êtres chers:
je veux dire mes parents, dont j'étais débiteur.
(. .. )C'était un élément de mon éducation philosophique
que de ne pas faire montre des labeurs de la vie parfaite,
d'être plutôt que paraître l'ami de Dieu.
Je pensais qu'il faut aussi, à coup sûr, chérir les actifs,
tous ceux qui ont reçu de Dieu quelque autorité
et qui conduisent les communautés dans les rites divins.
Cependant, une affection spéciale m'attachait aux solitaires
même si je semblais intégré au plus grand nombre ;
car la vie de moine est affaire de disposition intérieure et non de situation physique.
Quant à la chaire, je la vénérais, mais j'en restais
éloigné, comme de la lumière du soleil les yeux
des malades. De tous les espoirs
c'était le dernier que j'eusse attendu entre les vicissitudes nombreuses de la vie.
Abstiens-toi de grands mots, en bref, car tu es homme !
L'envie rabaisse toujours la présomption.
2
Tu n'as pas besoin d'autre exemple, mon histoire le montre assez. »
Quoi qu'on pense de la véracité de ces réflexions reconstruites a posteriori pour
témoigner de son absence d'ambitions carriéristes, elles nous renseignent sur le genre
de vie de Grégoire à l'issue de son magistère profane. Mais les indications fournies
sont surtout négatives : il évitait l' asocialité érémitique, dont les principaux défauts
sont l'impossibilité du travail exégétique, l'égotisme spirituel et le manque de
discrétion ; mais aussi les écueils de la vie active des "migades", certes charitable, mais
qui exclut la tranquillité extérieure et l'apathie nécessaires au recueillement
contemplatif. On serait tenté d'identifier cette voie moyenne comme celle du

1
Par «tranquillité», nous traduisons ici i)ouxta : dans le contexte, il s'agît avant tout de la
tranquillité extérieure, loin du monde et des hommes, avec lesquels le travail exégétique suppose de
rester en contact.
2
P. 2, 1, 11, V. 292-337.

283
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

cénobitisme, mais cela ne serait pas cohérent avec deux autres indications: que son
choix de vie ait tenu au devoir d'assister la vieillesse de ses parents, et qu'il ait paru
«intégré au plus grand nombre». L'explication tient d'abord à ce qu'il a fait ses
premiers essais de vie monastique en solitaire : la vie du désert qu'il rejette finalement
n'a pas été qu'une idée, mais il a vécu un temps dans une grotte sommairement
aménagée. 1 Comme on le voit, l'expérience ne fut pas très concluante - on songe à
Jérôme et à Chrysostome, que l'expérience concrète d'une vie du désert qu'ils avaient
idéalisée rebuta assez vite. En tout cas, elle fut tout au plus occasionnelle, Grégoire se
partageant entre ces retraites et une vie sociale normale selon ce modèle de vie mixte
dont il fera son idéal. Par ailleurs, comme on va le voir, il ne fera que de brefs séjours
dans le monastère de Basile. Enfin, la recherche savante, en particulier théologique, à
laquelle ses retraites sont largement consacrées n'exclut pas seulement la rupture avec
la civilisation que représente pour lui l'érémitisme, mais elle implique encore des
contacts avec le monde ecclésiastique et un intérêt pour les affaires doctrinales qui
ressortissent de la vie active.
Or, justement, on sait alors Basile sous l'influence d'un Eustathe désormais évêque
et décidé à réformer l'Église, de l'intérieur, dans un sens ascétique; on sait également
qu'il l'accompagna au concile de Constantinople, avant de recevoir la charge de
lecteur en 360, au bout de seulement deux années de retraite à Anèsi. Grégoire a très
certainement partagé l'intérêt de son ami pour la grande controverse théologique en
cours et les manœuvres politiques auxquelles elle a donné lieu, intérêt qui les conduira
tous deux, et lui le premier, à recevoir le sacerdoce. Sans doute est-ce à partir de ce
moment qu'il comprend, au vu des premiers pas de Basile dans les affaires
ecclésiastiques et de l'ascendant que son ami commence à exercer dans les milieux
monastiques, qu'une étape anachorétique peut faire un bon tremplin pour une carrière
cléricale. À moins qu'il n'ait fait fonction de didascale, il a peut-être déjà lui aussi mis
un pied dans l'Église en devenant lecteur et en assistant son père dans sa charge : ce
que recouvrirait l'utilité - à n'en pas douter spirituelle - qu'il attribue à sa vie d'alors,
sans que cette cléricature mineure contredise totalement son éloignement de l'autel 2
Que son père lui eût confié cette fonction à laquelle il était préparé et par l'exercice de
laquelle on faisait généralement ses preuves avant la prêtrise eût été parfaitement
logique. Nous sommes en tout cas bien loin du portrait contrasté qu'on fait
habituellement des deux amis : un Grégoire répugnant à la vie active, par opposition à
un Basile fait pour elle. En fait, tous deux sont déjà en prise sur la sphère la plus élevée
des affaires et de l'autorité ecclésiastique, celle de la théologie, en train de s'y engager
ès qualités ou sur le point de le faire, ce à quoi tout les préparait, et c'est Basile qui est
le plus avancé dans la voie monastique. Il est vrai que Grégoire ne jouissait pas des
moyens et de la liberté d'action que la mort de son père et la sympathie de sa mère
pour ses entreprises ascétiques avaient assurées à son ami : Grégoire l'Ancien compte
sur lui pour l'assister dans la gestion des domaines familiaux et l'exercice de sa charge
et n'est pas prêt à lui permettre d'échapper à son emprise en devenant un leader
1
P. 2, 1, 45, v. 121-146: il dit d'être installé dans la «fente d'un rocher», avec pour seule couche
une litière de paille et une couverture et y avoir mené une vie de prière et d'austérité.
2
En Orient, Je lectorat semble à l'époque avoir absorbé les anciennes fonctions d'enseignement du
laïc didascale, qui paraît avoir disparu, et conservé sa prééminence sur les autres cléricatures
mineures jusqu'au concile de Laodicée (380). Sur la question du didascale et du lectorat, voir Bardy
[L'Église]; Faivre [Naissance], p. 293-294; Gryzon [L'autorité], p. 65-68; Elm [Virgins], p. 247-
248, pour qui Je terme de didascale n'a alors plus de valeur institutionnelle.

284
Le retour au pays : la conversion à la philosophie

monastique. Néanmoins, c'est plutôt du côté de Basile qu'on trouve le plus d'ardeur
pour l'anachorèse et ses rigueurs, comme en témoigne leur correspondance du temps,
où il tente sans grand succès d'attirer et de retenir son ami dans sa retraite du Pont.
Cet échange épistolaire nous renseigne d'abord sur les objectifs de cette retraite
loin de la ville et des affaires. Elle signifie d'abord pour Basile la tranquillité nécessaire
au calme intérieur et au recueillement de l'âme qu'un Libanius pouvait approuver
comme moyen traditionnel d'approfondir sa culture 1 et que Basile vante à Grégoire,
2
avec la solitude, comme moyen de s'unir à Dieu par la pensée - ce qui était moins, on
le sait, dans les vues de Libanius. Mais le projet que Basile expose à Grégoire va au-
delà de la recherche du loisir : par la solitude, il aspire à se renoncer soi-même et à
détacher entièrement son âme du monde et de la chair, à la purger des passions
mauvaises. 3 Et même à la défaire de l'instruction dont elle est empreinte (il dit:
à.noµO.erimç) pour s'ouvrir aux impressions engendrées par l'instruction divine. 4 Ce
qu'il se propose en somme, et dont sa retraite n'est qu'une condition nécessaire mais
non suffisante, c'est une véritable tabula rasa de l'âme, propre à la nettoyer de tout
élément mondain pour la convertir vers son élément spirituel et accueillir la
contemplation de Dieu ; mieux, en établir en soi durablement, par la prière, le
souvenir. 5 Pour cela, il lui fallait, dit-il avec quelque emphase, «se séparer du monde
tout entier», «devenir un être sans cité, sans maison, sans bien propre, sans amitiés,
sans possessions, sans moyen de vivre,/, ce qui semblerait indiquer une anachorèse
extrême, dans un ermitage sommaire, qu'on pourrait penser définitive. Avec la
méditation des Écritures, le travail, accompagné de prières, est aussi au prograrnme 7 ,
ce qui évoque le modèle égyptien.
Or, il faut remarquer, après Ph. Rousseau, que les préoccupations de Basile ne sont
pas, même alors, celle d'un ermite sauvage qui aurait rompu avec tous les devoirs
sociaux : il consacre de longs passages de cette même lettre à la question du vêtement,
de l'étiquette et du mode de conversation convenables pour un moine. Les vertus qu'il
recommande - maîtrise de soi, humanité, justice et prudence - sont éminemment
sociales, et il conçoit cette ascèse comme préparant à exercer convenablement les
devoirs de la vie. 8 Bref, il s'agit d'une étape préparatoire pour une vie plus active,
suivant l'exemple d'Eustathe ou de Macédonios, qui ont associé le célibat ascétique au
ministère puis à l'épiscopat. Ph. Rousseau insiste même sur le fait que, comme son
maître Eustathe, Basile explora la Syrie et les provinces orientales et que, plutôt que
du côté égyptien, c'est dans le modèle monastique de ces régions - « coenobitic
organization, lay patronage, and episcopal control » - qu'il trouva son inspiration. 9
Sur l'essentiel, Grégoire partage sans doute les vues de son ami et serait tout prêt à
s'associer à son entreprise philosophique, mais il n'en discute pas moins les conditions
concrètes de sa réalisation.

1
Cf. Libanius, Lettre 336 à Basile; Basile, Lettres, 3, 2, à Candidianus, t. 1, p. 14.
2
Basile, Lettres, 2, t. 1, p. 5-IO.
3
Ibid., 1, 12 S., p. 5-6 et 2, 33-40, p. 7.
4
Ibid., 2, 26-33, p. 7.
5
Ibid., 2, 43 s., p. 7 et 4, p. IO.
6
Ibid., 2, 22-25, p. 7.
7
Ibid., 2, 46-50, p. 7. Ce travail pourrait désigner l'ascèse, mais l'absence de« moyens de vivre» fait
pencher en faveur d'un travail manuel que les lettres de Grégoire confirmeront.
8
Ibid., resp., 5, p. IO Il et 2, 67-71, p. 8; 3, 20-28, p. 8; Rousseau [Basil], p.80.
9
Rousseau [Basil], n. 53, p. 73.

285
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

En effet, en réponse à l'invitation de Basile, il refuse de s'installer à demeure avec


lui sur le domaine que la famille de celui-ci possédait à Anèsi et lui fait une contre-
proposition, celle de partager leur vie philosophique, alternativement, entre ce séjour
et les terres de ses propres parents :
«J'ai manqué, je l'avoue, à ma promesse: être avec toi et pratiquer de concert avec toi la
philosophie, ce à quoi je m'étais engagé dès le temps de notre séjour à Athènes, de notre
amitié et de notre fusion là-bas(... ) Mais, si j'ai manqué à ma parole, c'est malgré moi, parce
qu'une loi l'a emporté sur une autre loi: celle qui ordonne de prendre soin de ses parents sur
celle de la camaraderie et de l'intimité. Ma défection ne sera cependant pas complète si, de
ton côté, tu acceptes ceci : tantôt nous serons avec toi, tantôt consens à être avec nous, afin
que tout soit commun entre nous et que nous rendions un égal hommage à lamitié
(to rijç qJLl..taç ôµ&nµov). De la sorte, il me sera possible à la fois de ne pas contrister mes
parents et de jouir de ta présence. »1
La raison essentielle de cette proposition, la plus explicite, est le devoir filial,
derrière laquelle on peut deviner la volonté de Grégoire l'Ancien de s'appuyer sur son
fils pour remplir sa charge épiscopale et préparer sa succession, ce qui n'est pas
compatible avec une vie purement contemplative ni avec cette rupture de la
convivialité familiale que Basile, en s'installant à l'écart de la maison maternelle, y
associait. Mais une autre motivation transparatê : accepter la proposition de Basile,
c'était entrer dans sa dépendance, institutionnaliser l'ascendant qu'il exerçait déjà sur
ses compagnons à Athènes, contrairement à la relation égalitaire de l'amitié que
Grégoire a toujours été soucieux de maintenir entre eux. 2 L'échange épistolaire qui
s'ensuivit, une joute littéraire mi-badine où chacun des deux amis tourne en dérision la
patrie de l'autre et vante la sienne, recouvre en fait une lutte de préséance :
«Je n'admets pas, réplique Grégoire à la réponse, perdue, de Basile à son précédent courrier,
que tu critiques la Tibérine, la boue de ce pays et ses hivers ... »3
Après un séjour à Anèsi, Grégoire dénoncera la prétention de Basile au leadership :
«Oui, raille et critique notre pays, soit par plaisanterie, soit sérieusement, ce n'est rien.
Souris seulement, emplis-toi de science et jouis de notre amitié : tout nous plaît, venant de
toi, peu importe quoi et comment. Et de fait, tu m'as l'air de railler ce pays non pour railler,
mais pour m'attirer vers toi, si je comprends bien, comme ceux qui font des barrages sur les
cours d'eau pour les détourner. Ainsi agis-tu toujours avec nous. »4
La suite est une longue description satirique du séjour de l'auteur à Anèsi :
«Quant à moi, je vais admirer ton pays du Pont, ta tanière digne d'un exil, puis ces hauteurs
suspendues au-dessus de vos têtes, ces bêtes sauvages qui mettent à lépreuve votre confiance
et ce désert qui s'étend au-dessous, et même ce trou à rat avec ses noms pompeux de
phrontistère, de monastère (µovaadiptov) et d'école (OJCoÀ:r\), puis ces forêts d'arbres
sauvages, cette couronne de monts escarpés qui point ne vous couronnent, mais vous
emprisonnent, puis cet air mesuré, ce soleil que vous désirez et que vous apercevez comme
une cheminée, Cimmériens Pontiques (... ),vous dont toute l'existence est une seule et longue

1
Lettres, 1, t. 1, p. 1. Lorsque Grégoire invite Basile à le rejoindre de temps en temps auprès de ses
parents, on pourrait comprendre qu'il l'invite dans cette grotte où il se retirait parfois sur les terres
familiales : une hypothèse à la rigueur compatible avec les vers du De vita sua. Mais on voit mal cette
«fente de rocher» (cf. supra. p. 283, n. 2) accueillir les deux hommes, et l'invite semble plutôt
évoquer une vie ascétique dans le cadre domestique.
2
Nous rejoignons ici les vues de Mc. Lynn [A self Made Holy Man], p. 467. Comme lui (ibid.,
p. 472-473), nous voyons dans le refus de Grégoire d'assister Basile lorsque celui-ci sera devenu
évêque de Césarée, son empressement à lui faire savoir qu'on lui reproche sa tiédeur pneumatophile,
ou le fait qu'il déserte Sasimes en renvoyant dos à dos Basile et son rival Anthime la poursuite de
cette stratégie d'indépendance.
3
Lettres, II, t. 1, p. 1.
4
Lettres, IV, 1, t. 1, p. 3.

286
Le retour au pays : la conversion à la philosophie

nuit et vraiment l'ombre de la mort, pour employer le mot de l'É'-Titure ( ... )et au milieu de
tout cela ce ... co=ent veux-tu que je dise ? Le no=erai-je mensongèrement !'Éden et la
source quadruple qui arrose la terre ? ou bien ce désert sec et sans eau ( ... ) Car tout ce qui est
échappé aux rochers est ravin ; tout ce qui est échappé aux ravins est ronce ; et tout ce qui est
au-dessus des ronces est hauteur à pic. Le sentier qui passe au-dessus est bordé de précipices
et incliné de part et d'autre. Il provoque une tension d'esprit chez ceux qui le suivent et leur
fait faire de la gymnastique pour leur sécurité. Un fleuve en bas gronde ( ... ) il roule moins de
poissons que de pierres ( ... ) il hurle contre vous nuit et jour. Furieux, il est infranchissable ;
bourbeux, il est imbuvable ( ... ). Oui, mes impressions sur ces îles, séjour des Bienheureux, -
ou plutôt, séjour de ces Bienheureux que vous êtes, les voilà!( ... ) et les oiseaux chanteurs, qui
chantent, mais la faim, et qui survolent, mais le désert ! Il ne vient personne, sinon au
moment de la chasse, dis-tu ; ajoute : et pour visiter les morts que vous êtes ! » t
On remarquera l'ambivalence de la thématique dominante dans cette description, celle
d'un séjour des morts. Du point de vue caustique qu'exprime le ton de la lettre, il y a
là une critique du choix d'implantation de Basile, dont celui-ci prétend qu'il fit l'objet
d'une révélation divine 2 , mais dont Grégoire brocarde le caractère sinistre,
malcommode et malsain. Mais il s'agit du point de vue du monde, selon les critères
idylliques qu'un aristocrate aurait retenus pour décider de la résidence champêtre où il
se retirera à l'occasion des tracas et des nuisances urbaines : ampleur du panorama,
grand air et plein soleil salutaires, douceur d'un paysage aménagé propice aux
promenades où l'on goûte dans le silence le murmure d'un cours d'eau tranquille et le
chant des oiseaux; le tout animé d'une vie abondante et domestiquée dont la
prospérité, bienfait de nature et de civilisation, réjouit son propriétaire3 • Dans le
contexte ascétique chrétien de mépris de ce monde et d'anticipation d'une mort qui
ouvre sur un au-delà autrement plus précieux, l'absence de ces agréments se renverse
en avantages célestes et cette satire est aussi une idylle "en miroir d'encre": la retraite
escarpée, sombre et sauvage que s'est choisie Basile convient à son projet de mort au
monde et d'exercice de la mort4 ; elle manifeste son anachorèse, sa rupture d'avec le
monde cultivé des plaines et plateaux pour vivre la vie sauvage dans ces montagnes
proches de Dieu seulement fréquentées, en saison, par les chasseurs.

La seconde lettre manifeste la même ambivalence, à l'égard, cette fois, des


standards de confort et d'hospitalité conventionnels :
« Puisque tu prends COIIlIIle il mut la plaisanterie, nous allons ajouter ce qui suit. C'est
d'Homère que nous tirons le préambule : Allons, poursuis et chante la beauté du dedans, la
cabane sans toit et sans porte, le foyer sans flamme et sans fumée, les murs asséchés au feu
pour nous préserver du ruissellement de la boue - nous étions des Tantales, punis, assoiffés
au milieu des eaux, - et ce maigre banquet auquel on nous avait invités depuis la Cappadoce,
non co=e à une frugalité de Lotophages, mais co=e à une table d' Alkinoos ( ... ) Je me
souviens en effet de ces pains et de ces brouets (c'est le nom qu'on employait), mais surtout je
me souviendrais de mes dents qui glissaient sur les croûtons, puis s'y embarrassaient et s'en
tiraient co=e d'un marécage ! Tout cela, tu vas, toi, le dramatiser en élevant le ton, eu
tirant de tes propres souffrances de quoi enfler la voix ; mais si cette grande et vraie nourrice
des pauvres - je veux dire: ta mère - ne nous avait rapidement tirés de là( ... ) nous ne serions

t Lettres, IV, 3-10, t. I, p. 3-4.


2
Basile, Lettres, 14, 1.
3
Dans la Lettre 14 (2) Basile vantait justement à Grégoire ce genre d'avantages naturels d' Anèsi:
ampleur du panorama, eaux vives et poissonneuses de l'iris, abondance de fleurs, d'oiseaux et de
gibier, fertilité des terres, quiétude absolue de ce lieu retiré.
4
Cf. Basile, Lettres, 2, 6, 3-5 (de la tenue monastique), t. I, p. 11 : «ce que fout, pour se plier aux
convenances, les gens qui portent le deuil, nous le ferons paraître pour nous spontanément. »

287
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

depuis longtemps que cadavres et notre "foi pontique" nous vaudrait moins d'éloges que de
pitié! Comment passer sous silence ces jardins sans légumes qui n'en étaient point, et ce
fumier d' Augias, tiré de la demeure, avec lequel nous remplissions ces jardins ? C'est alors
que nous tirions ce chariot fait pour transporter la terre, moi, vendangeur, et toi, mauvais
plaisant, avec ce cou et ces mains qui portent encore la marque de nos labeurs. Ah ! Terre,
Soleil, Air et Vertu! m'écrierai-je pour faire un peu le tragédien: et ce n'était pas pour
joindre les rives de l'Hellespont, mais pour niveler le fossé. Si tu n'es point froissé de ce que
nous disons, nous ne le sommes nullement non plus ; si tu l'es, combien le sommes nous de
ce que nous avons subi ! Et nous en laisserons de côté, par égard pour le reste, pour tout ce
1
dont nous tirions profit. »
Mais on remarque tout de même que Grégoire estime sans profit spirituel les
conditions de vie extrêmes imposées par Basile, qu'il regarde comme enfantillages
calamiteux : ces jeunes aristocrates intellectuels pas même capables de faire du pain
sont trop heureux que la mère de Basile répare l'échec de leur tentative autarcique.
Une troisième missive, qui fait évidemment suite aux précédentes, substitue à la
plaisanterie, faite surtout du point de vue du monde, une tout autre appréciation,
nostalgique, des jours passés à Anèsi, dépeints cette fois comme les moments bénis
d'une ascèse partagée dans une harmonie céleste:
« Ce que nous te mandions précédemment au sujet du séjour dans le Pont était badinage et
non propos sérieux ; mais ce que j'en écris maintenant est tout à fait sérieux. Qui pourrait me
mettre selon le mois des jours de jadis, où je faisais avec toi mes délices de souffrir ? Car la
peine subie de bon cœur a plus de prix que le plaisir éprouvé à contrecœur. Qui me donnera
ces psalmodies, ces veilles, ces voyages jusqu'à Dieu dans la prière et cette vie en quelque
sorte hors de la matière et du corps ? Et cette fusion et cette unité d'âmes avec des frères qui
par toi se divinisent et s'élèvent? Et cette émulation et cet empressement pour la vertu, que
nous avons assurés par des règles et des lois écrites ? Et ce zèle pour les oracles divins et cette
lumière que nous y découvrions sous la conduite de l'Esprit ? Ou bien, pour parler de choses
mineures et plus ordinaires, ces besognes quotidiennes et ces travaux manuels ? Et ce bois à
transporter et ces pierres à tailler ? Et ces plantes à soigner et à arroser ? Et ce platane -
platane d'or et plus précieux que celui de Xerxès - sous lequel s'asseyait non un roi amolli,
mais un moine contrit? Ce platane, c'est moi qui l'ai planté, c'est Apollos - c'est-à-dire ton
Excellence - qui l'a arrosé, mais c'est Dieu qui l'a fait croître en notre honneur, afin que
subsiste chez vous un souvenir de notre activité, comme dans l'arche la verge fleurie
d' Aaron 2 (. •• ).Souhaiter tout cela est très facile, mais l'obtenir n'est point facile. Au moins
assiste moi ; partage mes sentiments et aide moi en ce qui concerne la vertu ; et ces avantages
que nous avons naguère recueillis, conserve les par tes prières( ... ) Car c'est toi que je respire
plus que l'air, et je ne vis que dans la mesure où je suis avec toi, soit effectivement, soit,
3
quand tu es absent, par le souvenir. »
4
Contrairement à ce qu'assure Ph. Rousseau , rien, dans les lettres que Grégoire lui
adresse à propos du séjour qu'il vient de faire auprès de lui, ne permet de croire qu'il
l'a passé seul à seul avec Basile, sinon livré à la solitude érémitique, et que ce n'est
que plus tard que celui-ci s'entourera d'autres moines. Le Nazianzène emploie un
« vous » que sa relation amicale avec Basile interdit de considérer comme de politesse,
et d'ailleurs concurremment avec le tutoiement dont il use toujours dans sa
correspondance avec lui: ce pluriel désigne les «Cimmériens Pontiques », «ceux qui
chantent des psaumes», «ces bienheureux que vous êtes». En outre, que
5
µovaoi;ilpwv et axoJ.."1 désignent bien Anèsi comme un monastère et une école

1
Lettres, V, t. 1, p. 5-7.
2
Cf. Nb. 17, 16-25; Hébr. 9, 4.
3
Lettres, VI, t. 1, p. 7-8.
4
Rousseau [Basil], p. 69-70.
5
Cf. supra, p. 286, Lettres, IV, 3.

288
Le retour au pays : la conversion à la philosophie

philosophique chrétienne ne fait pas de doute, puisque la seconde lettre de Grégoire à


propos de ce même séjour mentionne des frères et l'Ascéticon qu'ils rédigèrent de
concert pour cette communauté, aussi étroite qu'on puisse l'imaginer. Cela est
confirmé par le fait que nos deux amis compilent alors des extraits d'Origène pour se
doter d'un manuel philosophique - la Philocalie - qui fait la première place à
1
l'herméneutique scripturaire avant de traiter d'apologétique et, enfin, d' éthique. Ainsi,
la« déculturation» (à:1roµa6î]OLÇ) que Basile revendique alors représente tout au plus
la rare vacuité intérieure par laquelle, sur le modèle de l'extase néoplatonicienne, il
accueille la contemplation unitive et apophatique de Dieu. Il prétend d'abord par là
rejeter le bagage culturel acquis dans les écoles profanes, une pose commune aux élites
chrétiennes montantes du temps, visant à distinguer leur paideia divine de la culture de
ce monde. Mais la conversion à la simplicité évangélique, qui doit tout à l'inspiration
divine et rien aux savoirs de ce monde, ceux des philosophes et rhéteurs grecs que les
Apôtres ont vaincu par la grâce de !'Esprit, recouvre en fait une lecture savante de la
Bible, tributaire du savoir profane. D'ailleurs, cet établissement ascétique, loin d'être
la cabane d'hommes ensauvagés, devait comprendre un cabinet de travail pourvu
d'une bibliothèque, ce que désigne le terme de cppovnm:rlpwv: la description
satirique précédente de la précarité des bâtiments tient au fait que ceux-ci étaient en
plein travaux, comme le disent « ce bois à transporter et ces pierres à tailler » et les
charretées de terre tirées de la demeure« pour niveler le fossé». Bref, l'établissement
d' Anèsi a tout d'un didascalée du désert tel celui qu'on peut reconnaître autour
2
d'Antoine au travers de ses lettres et dans la Vie d'antoine d' Athanase.
Le fait que nos deux amis aient travaillé de leurs propres mains à ces travaux ainsi
qu'aux plantations doit retenir notre attention: c'était un effort inusité, pour ces
jeunes intellectuels ne pratiquant que l'équitation et la chasse, et surtout déroger à leur
rang aristocratique que de se livrer à un travail manuel par définition servile qui leur
donnait le teint caractéristique des vilains. S'y attache donc une double signification
ascétique : morale, le renoncement à ses privilèges de classe par une humiliation
volontaire ; et physique, l'exténuation du corps, de la chair du péché, à quoi
contribuent un régime frugal et les veilles de prière. Cette discipline du travail et
l'autarcie communautaire en vue de laquelle ils cultivent un potager et cuisent leur
propre pain, Basile les a empruntées au monachisme égyptien et s'y livre avec
beaucoup de sérieux. Or, si Grégoire s'est finalement prêté d'assez bon cœur à ces
corvées pour pouvoir en rire et ensuite s'en souvenir avec nostalgie, sa seconde lettre
montre aussi que cela lui avait un petit air de comédie d'assez mauvais goût dont
l'inconfort a dû lui peser: la simplicité de vie à laquelle il aspirait n'allait sans doute
pas jusqu'à ce camping, cette tambouille infâme et ces travaux de force, et on le voit
3
ailleurs faire très conventionnellement du hâle dont il plaisante ici une marque
infamante. Nulle part, d'ailleurs, le Nazianzène ne fera mention par la suite du moindre

1
Rousseau [Basil], p. 83-84; Junod [Particularités], p. 190; [Philocalie], p. 1l s.; [Remarques]. Si
Hari [SC 302], p. 21-24, doute que la Philocalie ait été l'œuvre de nos deux Cappadociens, nous
l'admettons avec la plupart des auteurs : lorsque Grégoire, dans la Lettre VI que nous venons de citer,
dit s'être associé à la rédaction de règles de vertu et avoir partagé le « zèle pour les oracles divins » et
le travail exégétique de son ami, on est au plus près du programme de la Philocalie. D'autre part, la
Lettre CXV, 3, t. II, p. 10, où Grégoire offre l'ouvrage comme un« souvenir de Basile» laisse peu de
place à l'équivoque.
2
Brake [Athanasius], p. 213 et 254; Rousseau [Antony as Teacher], p. 94-95 et 104-106.
'P. 2, l, 12, v. 157, s'agissant des évêques parvenus.

289
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

travail manuel de sa part, si ce n'est celui de l'écriture 1• Lorsqu'il exprime le regret de


cette vie de rustre, c'est soulagé d'y avoir échappé, et comme d'un aspect secondaire
de leur ascèse, dont il retient surtout la fierté d'avoir planté un platane dont l'ombrage
rappellera son amicale collaboration. Mais on peut douter qu'il se soit vu poursuivre sa
vie ainsi: contrairement à P. Gallay2, qui ne voit dans l'élément satirique de cette
correspondance que badinage littéraire et en considère la dernière missive comme plus
sincère, J.-M. Szymusiak a ainsi raison d'y lire l'expression d'une« répulsion» pour la
vie sauvage3 • Basile lui-même amènera bientôt dans son monastère des serviteurs qui
assumeront les tâches matérielles4 et renoncera dans ses Règles au repas unique de sa
lettre-programme à Grégoire pour en admettre deux5 .
L'important pour eux était de prouver, à eux-mêmes et aux autres, leur capacité à
s'arracher aux privilèges et au confort de leur condition sociale et à partager
volontairement la vie rigoureuse des humbles. Pour autant, Basile est loin d'avoir
abandonné les privilèges de son appartenance sociale qui font de lui le maître du
monastère d'Anèsi et serviront la carrière active dont le lancement s'appuiera sur ce
statut. Il mène certes une vie simple et joue un temps au paysan et, comme d'autres à
notre époque à l'ouvrier, mais aspire à se consacrer avant tout au travail intellectuel, et
sur des terres familiales à la propriété desquelles, pas plus qu'aux autres richesses, il
n'a renoncé6. La vie sauvage elle-même est pour lui l'occasion d'inviter des amis à la
chasse7 , un sport aristocratique. Dans la communauté d' Anèsi, il occupe la fonction de
supérieur et exerce un charisme de commandement8 où le travail manuel, réservé aux
inférieurs, n'a plus sa place qu'occasionnellement et de façon très symbolique9 . On est
donc loin de l'aristocrate révolutionnaire que J. Gribomonr1° a cru voir en lui, et plus
proche de l'esprit du christianisme social du XIX' siècle ou du scoutisme chrétien.
Ayant pris conscience de ses privilèges, ayant éprouvé dans sa chair - comme le Christ
la condition humaine - la condition des humbles, il leur montre qu'on peut supporter
dignement la seconde et qu'il ne s'enorgueillit pas des premiers. Mieux: sa retraite
monastique, avec une bonne part d'exagération rhétorique, lui permet d'adopter la
posture radicale de l'étranger, de l'homme sans foyer, misérable et isolé 11 qui définit
les marginaux de la cité et de ses bienfaits, à l'autre extrémité du champ social par
rapport à sa classe d'origine. Mais, ce faisant, il assoit sur les humbles un pouvoir
d'autant plus captivant qu'il est légitimé par la providence divine dans laquelle
s'insèrent aussi bien la possession de ses moyens - richesse et culture, art de la parole
- que l'usage altruiste qu'il en fait. Plus précisément, cette période de sa vie, par
laquelle il s'institue en "pauvre" de profession, à la tête d'une communauté de
"pauvres", le prépare à ce rôle de patron des humbles, garant de la paix sociale à
1
Cf. supra, p. 206 et sa n. 7.
2
Gallay [La vie], p. 67-72. La neutralité de Bemardi [Saint Grégoire], p. 126-127, est moins loin de
la vérité.
3
Szymusiak [Éléments de théologie], p. 49.
4
Rousseau [Basil], p. 71-72.
5
Cp. Basile, Lettres, 2, 6, 32-38; Grandes règles, 21 et Petites règles, 136.
6
Gribomont [Saint Basile], II, p. 273-274; Bemardi [La prédication], p.373.
7
Basile, Lettres, 14.
8
Basile, Grandes règles, 243; Petites règles, 303; Éthiques, 7.
9
Évêque de Césarée, il distribuera ainsi la soupe lors d'une disette (voir supra, p. 129), mais n'aura
évidemment ni cultivé ni cuisiné.
10
Gribomont [Saint Basile], 1, p. 179-191.
11
Cf. supra, p. 285.

290
Le retour au pays : la conversion à la philosophie

l'égard des exclus du dénws et des clientèles que n'atteignait pas l'évergétisme
traditionnel, dont P. Brown 1 a montré qu'il constituait l'assise spécifique du pouvoir
épiscopal du IV• siècle. En outre, son implication croissante dans les affaires
ecclésiastiques après moins de deux années contemplatives - il accompagne Eustathe
au synode de Constantinople fin 359-début 360, devient alors lecteur puis reçoit
l'ordination en 3622 - n'est pas un changement de cap. Au contraire, la fondation
d' Anèsi l'y a préparé en le dotant du statut de maître spirituel et il s'est muni, avec la
Philocalie, de l'indispensable vademecum pour ces activités ecclésiastiques, pour la
controverse et la prédication3 •

Dans la mesure où Grégoire s'est associé à l'entreprise philosophique de Basile et


où, dans sa dernière lettre, il dépeint cette expérience commune comme exaltante, tout
conduit finalement à penser qu'il en a partagé les idéaux et perspectives. Pour autant,
il fait preuve de plus de lucidité que son ami sur le sens et les conditions concrètes de
son entreprise. Il tourne en ridicule son zèle à s'imposer des conditions de vie
extrêmes et c'est une ascèse plus haute, spirituelle - prière et travaux livresques,
conformes à la vocation d'école philosophique de l'établissement -, qu'il apprécie
surtout, ainsi que l'atmosphère fraternelle d'une communauté dont il est fier d'être
avec Basile le fondateur et le législateur: un bol d'air pur pour notre Grégoire, le reste
du temps soumis à l'autorité paternelle, obligé de s'occuper de l'administration des
domaines familiaux et sans cesse exposé aux attentes conventionnelles des
Nazianzènes à l'égard de l'héritier de leur évêque et patron. Mais il ne rejette pas alors
les liens sociaux, lui qui fait au contraire de son amitié philosophique avec Basile un
des piliers de sa vie, et ne remet pas en cause le devoir filial. En tout cela, et en
choisissant une vie mixte qu'il justifiera plus tard par un souci d'humilité et de charité
spirituelles, il se montre plus sensible que son ami à la suspicion dont le monachisme
eustathien restait l'objet du fait des prétentions de son excentricité et des tendances
messaliennes dont ses représentants les plus radicaux témoignaient encore. Le respect
dont il prend soin de témoigner, dans le De vita sua, à l'égard des gens du monde et
du sacerdoce, va également dans ce sens. Mieux, quoi qu'il en dise, il était sans doute
autant disposé que son ami à recevoir un sacerdoce propre à satisfaire sa vocation
oratoire: comme nous allons le voir, dès lors que des circonstances exceptionnelles
justifieront qu'il assume le ministère de la parole en philosophe pacificateur et en
théologien inspiré, il n'hésitera pas à entrer dans la carrière.

1
Brown [Power and Persuasion], p. 84-112.
2
Rousseau [Basil], p. 66-67, 84-85.
3
Ibid., p. 68-69 et p. 84, qui parle de la controverse, non de la prédication, dont pourtant la Philocalie
fournit les bases dans ses dimensions homilétiques (sections 1-14), apologétique (sections 15-21) et
morale (sections 21-27).

291
CHAPITRE V

DESDÉBUTSFRACASSANTSDANSLESACERDOCE

Un épisode obscur : les données du problème

Grégoire fut ordonné par son père dans la première moitié des années 360. Voici
comment, dans le De vita sua, après son choix d'une vie mixte mais fuyant les charges
ecclésiastiques, il relate les conditions de son entrée dans le sacerdoce :
« Alors que j'étais dans ces dispositions, une terrible tempête m'assaille.
Mon père en effet, quoique très précisément
au fait de mon jugement, je ne saurais dire pourquoi,
peut-être mû par !'amour paternel
(car terrible est cet amour quand il est joint à l'autorité)
et pour m'attacher avec les chaînes de !'Esprit
et m'honorer de son mieux
me fait asseoir de force sur le trône gui vient en second.
réprouvais une telle douleur de cette tvrannie
car aujourd'hui encore je ne saurai noIIliller cela autrement
- que !'Esprit divin me pardonne
d'être ainsi fait -, que soudain avec tout,
amis, géniteurs, patrie, peuple, je rompis,
et, tel un bœuf piqué par le taon,
je partis dans le Pont, pour remède à mes maux
choisissant de mes amis celui qui était rempli de Dieu.
En effet, il pratiquait là-bas la compagnie de Dieu,
caché par un nuage coIIlille l'un des sages de jadis :
c'était Basile, maintenant parmi les anges.
Par lui j'essayai de soigner le chagrin de mon esprit.

Mais lorsque, affligé par !'âge et le regret,


mon excellent père eut prié instamment son fils
de respecter son dernier souffle
et que le temps eut fait passer mon malheur,
ce que je n'aurais jamais dû faire. je me précipite à nouveau dans le gouffre. >>1
Comme on voit, la chose ne se passa pas sans difficultés puisqu'il s'enfuit aussitôt
auprès de Basile à Anèsi: une fuite qu'il justifie ici par le fait que cette ordination,
réalisée contre sa volonté, contrariait sa vocation monastique. Quant à sa capitulation,
il l'explique ici par le respect d'un père du grand âge et de l'affliction duquel il aurait
eu pitié. Mais cette reconstitution tardive est-elle fiable ?

1
P. 2, 1, 11, V. 337-361.

292
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

Les Discours 1-3 confirment les événements, dont ils sont contemporains, puisqu'ils
contiennent une apologie de sa résistance à cette consécration et de sa désertion, le
1
second Discours déclarant à l'adresse de son père et du clergé qu'il réintègre :
« Je suis vaincu et je reconnais ma défaite ; je me suis soumis au Seigneur et je suis venu le
supplier. ( ... ) Quant au motif, soit de ma révolte qui m'a affecté jusqu'à présent et de la
pusillanimité qui m'a poussé à prolonger ma fuite et à séjourner loin de vous (... ), soit
encore de ma douceur actuelle et du changement d'attitude qui m'a conduit à me remettre à
nouveau entre vos mains( ... ) je la produirai au grand jour sans aucune honte. » ; «Aux yeux
de l'opinion publique, je n'étais plus moi-même, je n'étais plus celui que l'on connaissait:
j'étais devenu un autre, je résistais au-delà des convenances et je montrais de la
présomption. » ; «je demande pardon de mon inactivité (TI]c:; dpytac:;) et de ma
désobéissance antérieure ( ... ). J'ai gardé le silence. mais je ne le garderai pas toujours. Je me
suis écarté quelque peu, juste assez pour m'examiner et oour donner à mou chagrin une
consolation. mais maintenant i' ai accepté de l'exalter dans !'assemblée du peuple et de le
2
louer dans la chaire des anciens. »
Le Discours 1, sermon pascal qui marque son entrée en fonction, s'adresse quant à lui
ainsi à ses paroissiens :
« Accordons à la Résurrection toutes les concessions. Pardonnons-nous réciproquement, moi
qui ai été victime de cette belle tyrannie - c'est le qualificatif que je lui donne maintenant -,
et vous qui avez eu ce beau geste envers moi, au cas où vous auriez quelque reproche à me
faire à cause de ma lenteur»;« J'ai reçu l'onction du mystère. j'ai manifesté un certain recul
devant le mystère, le temps de m'examiner, etje reviens avec le mystère, faisant appel à ce
3
beau jour pour soutenir ma timidité et ma faiblesse ... » •
4
Comme l'a montré J. Bernardi , l'onction du mystère désigne sa consécration, le
second mystère son sacerdoce et le troisième la Résurrection fêtée ce jour-là. Il ressort
donc clairement de ces propos que Grégoire a fui sa charge aussitôt après en avoir été
5
investi, est resté un certain temps auprès de Basile et a fini par réintégrer le clergé de
Nazianze; mais aussi que le second Discours, dans lequel il fait amende honorable
auprès de ses confrères et de son père, annonce sa prise de fonction, marquée par la
prédication du Discours 1.
Quels motifs, maintenant, Grégoire invoque-t-il à l'époque pour justifier sa fuite ?
Le premier Discours, minimisant la chose, présente sa fuite, non comme une désertion
de ses fonctions, mais comme un simple délai ; sa retraite temporaire aurait obéi au
besoin d'un examen de conscience et à une humilité de bon aloi devant la sacralité de
ses fonctions sacerdotales :
« Il se pourrait que cette lenteur fût meilleure et qu'elle eût plus de prix aux yeux de Dieu que
la rapidité montrée par d'autres. Il est, en effet, également bon de reculer quelque peu devant
Dieu, comme le grand Moïse autrefois et comme Jérémie plus tard, et d'accourir
promptement à son appel, comme Aaron et Isaïe, pourvu que l'on agisse par piété dans les
deux circonstances, parce qu'on tient compte dans le premier cas de sa faiblesse, et, dans le
6
second, de la puissance de celui qui appelle. »
Le Discours 2 invoque plutôt le fait que cette consécration l'a pris par surprise, mais
aussi qu'elle a contrarié une vocation contemplative si forte qu'il s'est rebellé:
«Ce qui m'a le plus frappé, c'est d'avoir été pris au dépourvu( ... ) etje n'ai plus été maître
de mes pensées. C'est là ce qui m'a fait perdre la modestie que j'avais de tout temps été
1
Cf. également D. 2, l 16.
2
D. 2, l, 1-16 (Ps. 54, 8 - 9); 6, 2-5; 115, 9-14.
3
D. 1, 1, 5-8; 2, 1-4.
4
Bemardi [SC 247], p. 15-17.
5
C'est sans doute lui qui est évoqué lorsque Grégoire, D. 2, 47, 4-7, dit être allé chercher conseil
avant d'enseigner.
6
D. l, l, 8 s.

293
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

habitué à garder. Ensuite, se glissait en moi une sorte de désir amoureux pour les avantages
de cette vie tranquille et de cette retraite pour laquelle j'ai éprouvé du désir dès !'origine,
comme je ne sais si aucun autre de ceux qui ont été attachés à l'éloquence !'a jamais fait. Je
l'avais promise à Dieu au sein des dangers les plus graves. J'en avais tâté quelque peu, sans
dépasser le vestibule et assez pour que l'expérience accroisse le désir et l'enflamme. Aussi, je
n'ai pas supporté d'être tyrannisé, d'être poussé au milieu du bruit et d'être arraché par la
violence à ce genre de vie comme à un saint refuge. » 1
C'est ce même motif qu'avancera le Discours 3, lorsqu'il reprochera à ses paroissiens,
le dimanche suivant, de trop nombreuses absences lors de sa prise de fonctions :
«Pourquoi cette lenteur à venir écouter notre parole, amis et frères? Vous étiez si prompts à
user de tyrannie et à nous arracher à notre citadelle, à cette solitude que j'avais embrassée en
la préférant à tout, pour laquelle j'avais conçu une vénération profonde, que j'avais érigée au-
dessus de ma vie tout entière parce que je voyais en elle une auxiliaire, la mère de la divine
ascension et de la divinisation ! » ; « nous étions timide, et vous ne nous avez pas rassuré.
Nous avions subi violence, et vous ne nous avez pas consolé. »2
Mais son décalage par rapport à celle du premier Discours rend cette explication
peu crédible. En outre, si Grégoire veut attester ainsi qu'il n'ambitionnait pas la
prêtrise et s'en estimait indigne, mais qu'il l'a reçue et a finalement accepté de
l'exercer contre sa volonté, c'est pour en souligner l'utilité autant que la dignité3 :
« je juge qu'il est aussi mauvais et tout aussi contraire à !'ordre que tous veuillent
commander et que personne n'accepte de s'en charger, car, si tous fuyaient ce qu'on peut
appeler un service aussi bien qu'un commandement, ce bel ensemble achevé que constitue
l'Église serait très largement altéré et il perdrait même sa beauté. »4
Il invoque certes également, à l'époque, le respect de la volonté paternelle et la
sollicitude à l'égard du grand âge de ses parents 5 , mais donne comme la raison «la
plus importante » de sa soumission finale la méditation de l'histoire de Jonas 6 :
«je veux bien admettre qu'il avait, lui, peut-être quelque droit, pour le motif que j'ai exposé,
à être pardonné de son hésitation à exercer sa fonction de prophète. Mais moi, quel langage
pouvais-je donc tenir, quel thème de défense me restait-il, si je regimbais plus longtemps et si
je repoussais ce joug du service divin, dont j'ignore s'il faut le dire léger ou lourd, mais dont
je sais qu'il m'a bien été imposé? ,,7
Car c'est bien à la volonté de Dieu de le voir le servir, dont son père n'a été que
l'instrument, qu'il dit obéir en définitive :
« celui qui court le danger de la désobéissance, je ne sais pas en qui il trouvera appui ni
quelle est la parole qui !'invite à se rassurer. Il est à craindre, en effet, que nous ne nous
entendions dire à propos de ceux qui nous sont confiés : je vous demanderai compte de leurs
âmes. » 8
Même si ces propos servent à justifier son retour, rien ne permet de penser que
Grégoire désirait se soustraire au sacerdoce, auquel cas il aurait fui avant son
ordination. J. Bemardi9 remarque d'ailleurs très justement que sa vocation oratoire
trouvait dans le ministère de la parole l'occasion de se satisfaire. Nous avons vu 10 ,

1
D.2, 6, 6 S.
2
D. 3, 1, 1-6; 2, 4-5.
3
D. 2, 3-4, le rôle et les exigences de la prêtrise étant développés dans les chapitres 8 à 99.
4
Ibid., 4, 7-11.
5
Ibid., 103, où il dit leur avoir sacrifié sa vocation « philosophique » et avoir craint de perdre la
bénédiction paternelle.
6
Ibid., 104-110.
7
Ibid., 11 Ü, 2 S.
8
Ibid., 113, 5-9 (Éz. 3, 18).
9
Bemardi [SC 247], p. 19 et 36.
1
°Cf. supra, p. 262-265.
294
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

enfin, comment, dans ce Discours, il se recommandait lui-même de l'exemple de


Samuel et de sa consécration par Nonna au service de Dieu comme prédisposition à la
prêtrise ; si bien que sa retraite auprès de Basile ne semble défnùtivement pas pouvoir
s'expliquer par sa vocation monastique et sa répugnance pour la vie active. Les
principaux biographes du Nazianzène n'en ont pas moins avalisé avec une belle
confiance ses explications de sa résistance et de sa fuite et ont mis cette histoire pour
1
le moins surprenante sur le compte d'une nature sensible autant qu'ombrageuse ,
quitte à voir dans l'inconstance dont témoigne cette affaire l'effet d'un déchirement
entre deux vocations contradictoires: celle du rhéteur et celle du contemplatif. Or, à
l'époque où Grégoire est ordonné, les premières années de la décennie 360, l'Église de
Nazianze connait un schisme où l'on est tenté de chercher la véritable raison de la
"révolte" par laquelle il s'est d'abord soustrait aux fonctions sacerdotales dans
lesquelles Grégoire l'Ancien, son autorité menacée, souhaitait le voir l'assister. Nous
comptons bien, contre l'explication de J. Bemardi dont nous avons déjà vu certaines
2
faiblesses, montrer que cette hypothèse, défendue récemment par Susanna Elm , est
tout à fait fondée et éclaire d'un jour nouveau les débuts de Grégoire sur la scène
ecclésiastique.

Les certitudes qui ressortent de l'œuvre sont les suivantes: d'une part, Grégoire,
tout juste ordonné, a déserté et s'est réfugié à Anèsi, et il revint inaugurer ses
fonctions à l'occasion d'une célébration pascale. D'autre part, vers la même époque,
Grégoire l'Ancien signa un credo dont le rejet conduisit les moines de Nazianze à
rejeter la communion de leur évêque et à instituer une Église locale concurrente en
3
faisant ordonner certains des leurs par «l'intervention de mains étrangères » • Enfin,
un gentleman's agreement, dont Grégoire fut l'artisan, permit la réintégration des
dissidents au sein de l'Église locale. Au-delà de ce constat général, les commentateurs
divergent quant à l'identification du credo en cause, la chronologie des événements, et
le rôle qu'y joua le Théologien. Sont en jeu son rapport à la vie active, mais également
sa relation à son père, aux moines de Nazianze et à Basile ainsi que sa position
théologique, tels qu'ils s'établissent à cette époque cruciale de son existence. À partir
d'un examen de l'histoire du dogme et de l'Église dans les années 360-364 et des
développements théologiques des Discours 2 et 6, nous chercherons d'abord à
identifier la formule de foi ratifiée par Grégoire l'Ancien. Nous serons alors en mesure
de préciser sur ces bases la chronologie des événements et l'attitude du Nazianzène
dans la crise.

1
Gallay [La vie], p. 72-74; Bernardi [La prédication], p. 96; [SC 247], p. 10; [Saint Grégoire],
p. 122-125.
2
Elm [The Diagnostic Gaze].
3
D. 6, 11, 12-13. L'éloge de Grégoire l'Ancien (D. 18, 18) revient sur cette signature.

295
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Identification du credo1

Deux hypothèses s'affrontent quant à la formule dont la signature par Grégoire


Père a occasionné la crise : celle admise par la tradition la plus ancienne - Tillemont et
Clémencet -, reprise par P. Gallay et étayée à nouveaux frais par H.- C. Brennecke,
tient pour la profession de foi de Rimini /Constantinople2 ; celle introduite par
A Benoît et développée par J. Bemardi3 opte pour les conclusions du synode
antiochien d'octobre-novembre 363. On notera que, dans sa réfutation de cette
dernière thèse, H. -C. Brennecke s'appuie exclusivement sur des arguments extérieurs,
sans prendre en compte la théologie exposée par Grégoire dans ses discours de
l'époque, dont J. Bemardi lui-même néglige étrangement la teneur exacte dans son
argumentaire.
C'est dans l'éloge funèbre de son père, en 374, que Grégoire évoque explicitement
l'origine du schisme local résolu dix ans plus tôt :
« lorsque la fraction la plus ardente de l'Église se dressa contre nous, parce qu'un écrit nous
avait induits en erreur et que ses termes habiles nous avaient introduits dans la communion
des méchants, il fut le seul dont on crut que la pensée était restée intacte sans que le noir de
!'encre eût déteint sur son âme, malgré la simplicité qui !'avait fait prendre au piège. » 4
Selon J. Bemardi, le vieil évêque de Nazianze, obéissant d'autant plus volontiers à la
volonté de l'empereur Jovien, de passage dans la région, que le texte était patronné
par Mélèce, et peut-être pressé par son fils Césaire cherchant à réintégrer ses fonctions
à la cour, aurait signé, fin 363, la formule d'Antioche sans en réaliser l'exacte teneur:
abusé par la simple différence d'un iota séparant l'oµooûmoç de Nicée de
l'oµowûmoç mélétien, il aurait été trompé par une lecture fautive que J. Bemardi
explique par sa presbytie5. Ce dernier point est intenable, vu que le texte du concile
d'Antioche ne porte pas oµoto'ÛOLOÇ mais propose, comme interprétation de
l' oµoo'ÛOLOÇ de Nicée qu'il professe explicitement, oµotoç Km;' o'Ùotav, formule
ne prêtant guère à confusion. Considérant Nicée comme credo de base des deux
Grégoire à l'époque des faits 6 , J. Bemardi commet en outre un anachronisme flagrant
quant à l'histoire du dogme, tant générale que relative aux Cappadociens. Le symbole
de Nicée, tel que généralement appréhendé alors, représentait plutôt la tendance
occidentale dominante, sabellianisante et en tout cas hostile à la tradition orientale des
trois hypostases fixée par celui d'Antioche (deuxième formule) en 341. 7 Quant au

1
Nous appréhenderons l'histoire du dogme et de l'Église grâce à : Brennecke [Geschichte der
Homôer] (sans pour autant confirmer son point de vue sur Grégoire, auquel d'ailleurs n'est faite
qu'une place mineure et très critique en tant que source) ; Simonetti [La crisi ariana] ; Pietri [la
querelle arienne] et [Les dernières résistances]; Drecoll [Die Entwicklung], p. 5-16.
2
Tillemont [Mémoires], p. 347 ; Gallay [La vie], p. 82 ; Brennecke, Ibid., p. 60-61 ; Hauser-Meury
[Prosopographie], p. 88-89 et n. 174 ; Elm [The Diagnostic Gaze], p. 88.
3
Benoît [Grégoire de Nazianze], p. 182-183; Bernardi [La prédication], p. 103, [Saint Grégoire],
p. 134-135 et surtout [SC 309], p. 26-30, suivi par Calvet-Sébasti [SC 405], p. 29, n. 1.
4
D. 18, 18, PG 35, 1005 C. Trad. Bernardi [SC. 309], p. 25-26.
5
Bernardi [Saint Grégoire], p. 134.
6
Gallay [La vie], p. 81-83; Bernardi [Saint Grégoire], p. 134-135.
7
Brennecke [Geschichte der Homüer], p. 19-20, 28-29, 37.

296
Des débuts fracassants dans le sacerdoce
1
néonicéisme, il était à peine en cours d'élaboration. Le Discours 2 non seulement ne
fait aucune mention explicite de Nicée et de l' oµoolimoç, mais sa version
sabellianisante est clairement condamnée. Et lorsqu'il accuse les dissidents d'être
« excessifs dans leur orthodoxie » et évoque « la doctrine à laquelle on avait été
2
habitué par son éducation » , il s'agit plutôt de «la souveraine et bienheureuse
Trinité» telle que la tradition orientale d'Antioche 341 l'admet, en distinguant3
nettement les trois hypostases: l'excès incriminé, qualifié de «polythéisme »
consistant justement dans une insistance trop marquée, en réaction au sabellianisme,
sur cette distinction, au détriment de l'unité et de l'unicité de Dieu. Grégoire se montre
ainsi sensible aux préoccupations manifestées par les Occidentaux lors du concile de
Rimini-Constantinople, qui voyaient dans la théologie des hypostases un danger
polythéiste. Il n'en reste pas moins que l'hypothèse d'une opposition à la synodale
mélétienne est envisageable, son ralliement à Nicée, accompagné de commentaires
4
conduisant à l'idée sabellienne d'une hypostase unique , ne pouvant que heurter la
tradition locale.
Mais C. Brennecke apporte de multiples arguments contre cette hypothèse :
contrairement à la formule de Rimini-Constantinople pour Constance, celle d'Antioche
(363) ne définissait pas un credo officiel de l'Empire pour un Jovien à peine intronisé
dont le souci essentiel était de mettre un terme à la guerre contre les Perses : il
s'agissait tout au plus des décisions d'un synode local grâce auxquelles Mélèce
cherchait avec son approbation à renforcer son emprise contestée sur cette ville dont la
paix civile fut toujours chère aux empereurs d'Orient. De plus, la formule de Mélèce
proposait une version de l'homéousianisme bien moins radicale que celle de Basile
d' Ancyre : une version qui allait permettre la fusion des mélétiens, anciens tenants de
l'homéisme, avec les néonicéens d'origine plus directement homéousienne lors du
synode de Tyane de 366. Si Grégoire, du point de vue néonicéen qui est le sien en 374,
alors en résistance à l'égard de l'homéisme impérial de Valens qu'il considère comme
arien, devait, dans le Discours 18, exonérer son défunt père d'avoir adhéré à un credo
hérétique, il devrait donc s'agir de celui de Constantinople bien plutôt que de
l'homéousianisme modéré et en principe nicéen du Mélèce de 364 - un Mélèce entré
depuis en parfaite communion avec les deux Grégoire et qui avait été déposé par l'édit
5
impérial du 5 mai 365. La« communion des méchants» ne saurait viser l'Antiochien ,
qui bénéficie du soutien constant des Cappadociens, alors même que l'évaluation
positive de la politique ecclésiastique de Constance plaide pour la solidarité d'hommes
<l'Église qui ont suivi le même parcours politico-doctrinal. En effet, à l'époque des
conciles de Sirmium, Rimini et Constantinople, le terme biblique d'oµowç était
employé, pour caractériser la relation Père/Fils, par les théologiens de toutes
tendances. C'est pourquoi d'ailleurs, en dehors de la volonté impériale, les
homéousiens participant à ces conciles ont pu s'en accommoder sans exception, même

1
Drecoll [die Entwicklung], p. 5-16.
2
D. 2, 40, 5-7.
3
Ibid., 37, 1-4; 36, 11-12; 37, 16-17.
4
Ces commentaires, comme le note Pietri [Les dernières résistances], p. 363, récusent en effet
l'identification de l' ousia à la substantia des latins, ce qui conduit à entendre cette dernière d'après
son décalque grec, hypostasis.
5
Pas plus que ses partisans; et si elle concerne bien Acace de Césarée, ce n'est certainement pas à
propos de ce synode auquel Brennecke, ibid., p. 60-61, démontre qu'il n'a même pas participé, mais
de Rimini-Constantinople dont il fut le principal maître d'œuvre.

297
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

s'ils se rétractèrent bientôt du fait des dépositions que leur infligèrent Acace et le parti
homéen triomphant. Leur signature, et celle de Mélèce, ne pouvaient qu'encourager
Grégoire l'Ancien, peu au fait des subtilités théologiques, à suivre l'exemple de la
quasi-totalité de l'épiscopat oriental1• On sait enfin justement que son voisin Dianios,
évêque de Césarée, a signé la formule de Constantinople, apportée par un certain
Georges 2 , et il est très probable que ce dernier la soumit également à l'évêque de
Nazianze 3 • Pour autant cette formule, dont le vague avait pu satisfaire sur le moment
presque tout le monde, était par trop superficielle pour prévaloir longtemps sans
contestation: l'oµotoç n'excluait pas une interprétation sabellienne, même amputé par
les soins d' Acace du Ka-tà ncivm, suppression qui avait d'ailleurs permis le
ralliement de certains des partisans de l'arien Aèce. Surtout, en proscrivant l'emploi de
la notion d'hypostase, le texte conciliaire ne ruinait pas seulement la doctrine
sabellienne de l'hypostase unique mais également la ligne homéousienne fidèle à la
théologie trinitaire d'Eusèbe de Césarée. Aussi est-ce chez les homéousiens, dont les
chefs avaient été condamnés et déposés, sous divers prétextes disciplinaires, lors du
concile de Constantinople, que le rejet de celui-ci fut Je plus précoce : ces évêques,
signataires, au concile oriental de Séleucie, de la formule de Nikè/Rimini, ne tardèrent
pas à se rétracter. Parmi eux, Eustathe de Sébaste et Macédonios entraînèrent les
ascètes dont ils étaient les maîtres spirituels dans une opposition farouche à
l'homéisme officiel. Or, il se trouve que les moines de Nazianze, comme ceux du Pont,
étaient des disciples d'Eustathe, qui y avait introduit Je monachisme, Basile lui-même
étant personnellement très attaché à ce moine-évêque qui resta longtemps son maître
spirituel. Il ne serait dès lors pas étonnant que ces moines férus de théologie et fidèles
à leur maître et à sa doctrine aient désavoué leurs évêques, Dianios de Césarée et
Grégoire de Nazianze l'Ancien, ralliés au credo de Constantinople. Ces derniers
éléments plaident en faveur de la signature par Grégoire l'Ancien, en 360 ou 361, de la
formule de Rimini-Constantinople, proclamée comme credo officiel le 1er janvier 360.
Néanmoins, un examen plus précis du développement théologique du Discours 2
s'impose.

Dans le Discours 2 (36-38), Grégoire définit sa propre théologie trinitaire en


opposition à « l'athéisme » de Sabellius, au «judaïsme » d 'Arius et à une troisième
«maladie théologique» dont seraient selon lui atteints certains des moines de
Nazianze: le «polythéisme ». 4 On peut résumer ce credo par la formule d'allure
néonicéenne: une nature (cpvmç), trois hypostases. La thèse de H.-C. Brennecke,
pour qui notre théologien partage alors sans réserve l'adhésion de son père au credo
de Constantinople5 exige donc un réexamen. Soit il faut supposer qu'il a réécrit ce
passage, ainsi que le développement parallèle du Discours 6, 12, dans le sens de la
position néonicéenne qui est la sienne bien plus tard ; soit il faut admettre qu'il est à
l'avant-garde de ce courant doctrinal qui semble avoir vu le jour dans le milieu
mélétien et auquel Athanase, suite au synode d'Alexandrie du printemps 362, ouvre la
porte dans son Tome aux Antiochiens, lettre qui leur serait parvenue à l'été de cette

1
Brennecke [Gescbichte der Hornüer], p. 19.
2
Basile, Lettres, 51, 2, t. 1, p. 132.
3
Brennecke, ibid., p. 59-60 et n. 22, p. 59.
4
D. 2, 37, 1-4.
5
Brennecke, ibid., p. 60- 61.

298
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

année par les soins d'Eusèbe de Verceil. Or, on remarque dans le Discours 2, outre la
défense de la divinité de !'Esprit, le parallélisme de la définition des trois maladies
théologiques du temps avec les Lettres à Sérapion d' Athanase' (circa 360), qui
ignorent par contre les hypostases. Le plus probable est donc que Grégoire ait saisi
l'ouverture du Tome et se soit tourné vers les écrits antérieurs d' Athanase pour mettre
au point, fin 362, une solution théologique au schisme local sur la base de laquelle il
réintégra l'Église de Nazianze: en ce cas aux Pâques 363.
La terminologie théologique du Discours 2, reprise pour l'essentiel dans le Discours
6, atteste le désaveu des décisions de Rimini-Constantinople, tout en s'efforçant de le
ménager. Remarquons d'abord, ce qui n'a rien d'étonnant, que l'arianisme visé est très
précisément celui d' Aèce, «réservant la divinité à l'inengendré » et considérant le Fils
comme« séparé de lui par sa nature et relégué au rang de créature »2 , ce qui fait écho
aux anathèmes 1 et 2 de Rimini, 4 de Nikè. De même, en professant « le Dieu unique »
et la communauté de nature du Père et du Fils, «Dieu véritable et d'égale dignité [au
Père] quant à sa nature »3 , Grégoire est au plus près de Rimini/Constantinople
déclarant le Fils« dieu issu de Dieu, semblable au Père qui l'a engendré», ainsi que du
quatrième anathème de Rimini déclarant le Fils « de Deo patrum natum verum Deum
de Deo vero ». Ensuite, l'accusation même de trithéisme à l'égard des moines, on l'a
vu, reproduit celle portée par les Occidentaux contre les trois hypostases durant le
concile ; à cette différence, capitale, que notre Théologien y voit justement une
déviation de cette tradition orientale à laquelle il souscrit et dénonce ceux qui :
« excessifs dans leur orthodoxie », « divisent la Trinité en trois hypostases étrangères et sans
rapport ou bien sans ordre et sans principe, constituant pour ainsi dire des dieux rivaux » ou
rangent « en bataille les uns contre les autres trois principes en introduisant cette pluralité de
pouvoirs, propre aux Grecs, que nous avons fuie »4 •
II nous semble d'ailleurs que l'intervention de la notion de principe (àpxr1) est à
rapprocher de l'engendrement du fils avant tout principe (:n:po :n:amiç àpxfiç!ante
omne principium) de Rimini (2° session)/Nikè 5-6/Sirmium 6-7, ce que confirme
l'affirmation du Discours 6 selon laquelle la Trinité est au-dessus du temps 5 . Nous
aurions là peut-être une indication précieuse sur les raisons de fond qui auraient
conduit au retrait de cette précision anti-aètienne à Constantinople, à savoir que celle-
ci pouvait conduire à faire du Fils - et du Saint Esprit - un principe divin indépendant
du Père car doué d'une subsistance originelle propre. En tout cas, tout en professant
l'égale divinité du Fils, Grégoire insiste sur le caractère de principe du Père, la
primauté dont il bénéficie en qualité de géniteur :
« Il ne faut pas non plus aimer le Christ au point de ( ) ne pas conserver au Père la dignité
de principe qui lui appartient en tant que père et géniteur ( ... )principe de la divinité et de la
bonté qui est contemplée dans le Fils et dans !'Esprit » 6 •

1
Sur le premier point, cp. Athanase, Lettres à Sérapion, I, 28 (même identification des trois maladies
théologiques du temps). Sur le second, notons que les Lettres à Sérapion usent de l'h::n:opEUoµi:vov
de Jn. 15, 26 là où le D. 2 qualifie !'Esprit de :n:pooôoc:;.
2
D. 2, 37, 14-15 ; 38, 3-4.
3
Ibid., 38, 14 et 37, 16-17.
4
Ibid., resp., 37, 4; 36, 11-12; 37, 17 s. On doit ici se souvenir qu'Aristote, Métaphysique K, 10,
1076 appliquait déjà en ce sens au Principe le vers de l' Illiade (II, 204): «Il n'est pas bon que
plusieurs commandent; qu'un seul soit le chef».
5
D. 6, 22, 20.
6
D. 2, 38, 6-12.

299
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

Mais cela, en évitant tout sabellianisme, naviguant ainsi au plus près entre ces deux
écueils:
« Il ne faut pas que certains aient de l'amour pour le Père au point de lui retirer sa paternité :
de qui serait-il en effet le Père si le Fils est séparé de lui par sa nature et relégué au rang de
1-Téature ( ... ) ou si le Fils se fond avec le Père, s'il est absorbé par lui ou, ce qui revient au
même, s'il l'absorbe? ,,i
S'il est, enfin, un point sur lequel Grégoire se démarque des décisions de
Constantinople, c'est bien l'affirmation des trois hypostases au sein de la divinité
contre le sabellianisme et le modalisme :
« Si leur langage réduit la Trinité à une hypostase unique par crainte du polythéisme, ils
risquent de ne nous laisser que des noms vides en nous donnant à croire que c'est le même
qui est Père, Fils et Saint-Esprit. » ; «il est indispensable de conserver le Dieu unique et de
2
confesser les trois hypostases, chacune avec son caractère propre. »
Il passe outre, en effet, à la proscription de cette notion voulue par Acace et ses
critiques contre ceux qui confondent ou absorbent le Fils dans le père excluent qu'il ait
pu souscrire au Km;à :rtcivta (le Fils semblable en tout) de Sirmium IV. Mais, ce
qu'on n'a pas assez remarqué, il respecte par contre la prohibition de la notion
d'o'Ùola introduite dès ce dernier concile, reprise par les textes de Nikè, Rimini (2e
session) et Constantinople, et respecte ainsi sinon ce dernier, du moins les formules
précédentes - celle de Nikè interdisant seulement la profession d'une hypostase unique
là où les autres passent cette notion sous silence. C'est donc du symbole de
Nikè/Rimini que le Nazianzène est alors le plus proche, tout en en interprétant
l'oµowçlsimilem dans le sens maximaliste de la pleine divinité du Fils, mais en
maintenant également la distinction des hypostases dans la divinité une. Ainsi, pas plus
que les décisions de Rimini-Constantinople n'autorisent un véritable credo nicéen,
c'est à dire l'oµooumoç, sa théologie trinitaire du Discours 2 n'est pas à proprement
parler néonicéenne: ce n'est pas une substance (o'Ùola) unique qu'il professe, mais
une nature (qiumç) unique: la divinité (fü::ü-nii:a/6E&t1iwç) elle-même, dont le Père
est le principe et qui appartient également aux trois hypostases. Il est ainsi en accord
avec l'idée latine d'une natura commune au Père et au Fils qu'on peut aisément tirer
du rapprochement entre le « natus ex Deo » et le « similem genitori suo patri » de
Rimini. Il est également très proche de la doctrine trinitaire d 'Athanase avant le synode
réuni par celui-ci en 362 à Alexandrie, qui parle indifféremment d'une nature ou d'une
o'Ùola unique3 . Mais il choisit la première solution, moins suspecte de sabellianisme et
permettant d'éviter la difficile distinction de l'o'Ùola et des hypostases, ignorée de la
tradition homéousienne4 à laquelle se rattachent les dissidents et dans la continuité de
laquelle il s'inscrit.
Sur ce point, la distinction explicite entre les deux notions du Discours 6 est
remarquable. Cette fois, Grégoire confesse «l'identité de la substance (-djv
-rij'ç oùoî.aç i:amü-nii:a) » 5 , et:
« que les Trois ne sont pas comme un seul - car les noms ne sont pas sans hypostase ou
attribués à une seule hypostase ( ... ) -, mais que les trois sont Un ( ... )non par l'hypostase,

1
D. 2, 38, resp. : 6-11et1-6.
2
Ibid., resp.: 36, 8-11et38, 13-15.
3
Sirnonetti [La crisi ariana], p. 273-276, qui souligne qu' Athanase est alors moins préoccupé de la
distinction anti-sabellienne.
4
Celle de la synodale d' Ancyre (359) : µla EIEÔTIJÇ, i;p1Œç irn:om:aoELç. Voir Sirnonetti [La crisi],
p. 259-266 et Drecoll [Entwicklung], p. 6-7.
5
D. 6, 13, 10-11.

300
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

mais par la divinité. L'unité est adorée dans la Trinité et la Trinité récapitulée dans l'unité:
(. .. ) elle est au-dessus du monde, au-dessus du temps, incréée, invisible, intangible,
incompréhensible, seule à connaître l'ordre qui réside en elle-même, ( ... )laissant au dehors
toutes les <-Téatures »1 •
Il esquisse maintenant ce qui sera le néonicéisme : une o'Ùoia (la divinité), trois
hypostases. Certes, la formule est absente, et il n'oppose pas directement o'Ùoia et
hypostases, mais il n'en est pas moins un des tout premiers à s'en approcher autant.
Cela conduit à supposer à tout le moins l'antériorité du Tomus ad Antiochenes
d' Athanase, qui admettait sans l'établir la compatibilité des hypostases avec
1'6µooumoç, et probablement celle du traité Sur la foi, soumis à Jovien par
!'Alexandrin à l'automne 363, ainsi que du synode mélétien d'Antioche (octobre-
novembre 363). C'est justement à Athanase que, dans le Discours 21, le Nazianzène
attribuera la paternité du néonicéisme («l'unité de divinité et d'essence des Trois»), et
ce en évoquant le traité Sur la foi 2 : son passage au néonicéisme est donc sans doute
postérieur. Basile d'ailleurs évolue parallèlement: après un échange épistolaire, depuis
Anèsi, avec le nicéen Apollinaire sur la question de 1'6µ.ooumoç où l'on voit encore
ses réticences envers celui-ci (il préfère l'oµowç + ànapaMaK-rwç) 3 , il admet la
nature unique, puis l' 6µ.ooumoç de Nicée (ou, mais à la rigueur seulement,

1
D. 6, 22, 14-24. Lorsqu'il précise auparavant (12, 17-20): «Dieu est le plus beau et le plus élevé
des êtres (i:côv ovi:cov), sinon parce qu'on prétère le mettre au-dessus de l'oùota, du moins parce
qu'on place l'être (i:o Etvm) totalement en lui-même, qui en est la source pour les autres», Grégoire
nous livre peut-être une raison proprement théologique des résistances auxquelles s'est heurtée
!'adoption du néonicéisme en milieu homéousien et mélétien - qui échoua au concile antiochien de
363 - : la délicate question de !'être de Dieu telle que définie depuis Platon et Aristote. En effet, si
pour le premier, comme pour les néoplatonkiens, le Bien est au-dessus de l'oùota (Platon, Rép. VI,
509 b), l'enseignement du second, qui n'admet pas d'être au-delà de l'essence (Aristote, Mét. I, 2,
1054 A 18), est plus ambigu. Tantôt l'oùota désigne chez lui la substance d'étants déterminés et
finis dont l'être en puissance s'actualise qu'en subsumant une matière, et en ce sens elle ne peut
s'appliquer à Dieu, mais aux seules créatures. Tantôt elle désigne au contraire l'essence suprasensible
du Divin, la :n:pCÔTI) oùota comme Être en tant qu'être (i:o ov i'.j o) qui ne suppose aucune
substance, même intelligible, pour passer à l'acte, mais possède, de façon transcendante, l'être par
lui-même de toute éternité. Il s'agit alors précisément de l'Être ét:n:À.wç, 1n1ptcoç, tl; ou i:à dlla
i:o 1Œvm lf:x:oumv (Asclépius, in Arist. Metaph. Comm., 227, 12; Alexandre d' Aphrodise, in Arist.
Metaph. Comm., 242, 10) dont parle notre passage. Si Plotin (Enn. VI, 9 ; V, 1, 6; VI, 8) et Proclus,
mettent Dieu - le Premier, le Bien ou l'Un - au delà de l'essence, c'est quant à eux pour le distinguer
de toute réalité déterminée, y compris la seconde hypostase, l'Être. Grégoire ne nous semble pas
songer à ce point de vue, mais au rapport Un trinitaire/créatures.
2
D. 21, 33, 22 s. (voir infra, p. 383-385) ; Mossay [SC 270], n. 1, p. 182.
3
Basile, Lettres, 361-364. Voir Drecoll [die Entwicklung], p. 21-28. Ces lettres ont été précédées
d'autres échanges épistolaires qui n'ont pas été conservées, et montrent qu'Apollinaire avait déjà été
en contact avec Grégoire, qu'il salue. Ces contacts illustrent chez nos Cappadociens, d'origine
homéousienne, la volonté de constituer avec les nicéens un front commun contre l'ennemi homéen et
s'accordent d'autant mieux avec notre reconstitution des positions théologiques de Grégoire
qu'Apollinaire associait Nicée et, sinon les trois hypostases, du moins les trois personnes
('tpla :n:pôoco:n:a - µla 'l')EÔTilç = µla oùola; Drecoll, ibid., p. 20). La première lettre s'en prend
ainsi aux homéens : « ceux qui mêlent tout et remplissent la terre de discours et d'enquêtes ont rejeté
le nom de la substance comme étranger aux oracles divins » - on peut y voir une alllusion aux
procédures disciplinaires de Constantinople contre les homéousiens, ce qui, contrairement à Drecoll,
ibid., p. 22, la situerait en 361. La Lettre 364 (13-15), d'Apollinaire, annonce l'arrivée des évêques
égyptiens,« qui ont confirmé Nicée», à Antioche: allusion probable à la transmission, à l'été 362, du
Tome aux Antiochiens. Elle indique aussi (8-10) un passage d'Apollinaire en Cappadoce: peut-être
les« mains étrangères» qui ont ordonné les dissidents (D. 6, 11, 12-13) sont-elles les siennes.

301
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu
1
1'6µowç à.JtapaÀÀaK'tcoç) à condition de préserver les hypostases • On remarquera
aussi qu'il excuse Denys d'Alexandrie d'être tombé dans l'anoméisme en considérant
qu'il voulait fuir le sabellianisme et le rejet des hypostases que semblait impliquer
l'ôµooumoç, ce qui rejoint les préoccupations attribuées par Grégoire aux dissidents.

Ainsi, la thèse de H.-C. Brennecke, selon laquelle Grégoire aurait approuvé la


signature du credo homéen de Constantinople par son père et ne pouvait à l'époque
défendre une doctrine néonicéenne encore dans les limbes a une certaine pertinence.
D'autant que son enseignement théologique ménage le symbole homéen de
Nikè/Rimini, dérivé justement d'une formule calculée, lors du synode de Sirmium,
pour permettre l'accord entre les Orientaux et les Occidentaux en n'excluant ni
2
n'affirmant explicitement la distinction de trois hypostases divines : tirant parti de
l'exclusion de la notion d'olioia, il défendit d'abord une interprétation de ce credo
clairement antisabellienne en en conciliant la lettre avec la tradition orientale
antinicéenne des trois hypostases. Or, si c'est bien le texte de Constantinople, soumis
comme credo officiel à tous les évêques de l'empire, que signa Grégoire l'Ancien, la
thèse de H.-C. Brennecke trouve là sa limite: notre Grégoire, d'accord en cela avec
les dissidents dont fait partie son ami Basile, rejette la proscription de cette notion
dans le texte que son père avait avalisé, peut-être sans trop en voir la portée. Ce n'est
donc pas l'ôµoouowç que - d'un point de vue néonicéen postérieur-, Grégoire fit
l'erreur de nier de concert avec son père, mais bien la distinction des hypostases que
celui-ci, dont il se désolidarisa, eut le tort d'abandonner. Il n'en reste pas moins que,
dans sa tentative de réconciliation - tant avec son père qu'entre celui-ci et le parti
dissident dont il était proche -, Grégoire développa une théologie trinitaire
s'engageant sur la voie néonicéenne suggérée par le Tome aux Antiochiens à laquelle il
se ralliera par la suite dans le Discours 6 : celle résumée par la formule « une nature,
trois hypostases». On peut la considérer comme une préfiguration du dogme
néonicéen, ou plutôt comme un jalon important sur la route qui allait conduire les
homéousiens vers ce dogme. Elle illustre en tout cas le génie du bien nommé
Théologien, d'autant qu'elle apparaît finalement moins susceptible de sabellianisme
que le néonicéisme et son ôµooumoç, alors suspect aux Orientaux et dont
l'articulation avec la distinction des hypostases, loin d'aller de soi, exigeait un haut
degré d'abstraction philosophique dans l'appréhension des deux notions.

Chronologie de la crise et rôle de Grégoire dans celle-ci

Identifiant la persécution évoquée par le Discours 2 avec celle de Julien l' Apostat,
J. Bemardi situe l'inauguration de ses fonctions sacerdotales par Grégoire à Pâque
362, tandis qu'il opte pour un schisme provoqué par la synodale mélétienne

1
Basile, Lettres, 9, 2-3 ; Rousseau [Basil], p. 102, qui date cette lettre de 365 ; Drecoll [Die
Entwicklungslehre], p. 38-42, qui la date de 363-364, et dont nous ne partageons pas le sentiment sur
les hypostases, selon lui présentes à titre descriptif de la position de Denys.
2
Brennecke [Geschichte der Homüer], p. 16-17.

302
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

d'Antioche fin 363. C'est qu'il n'a pas voulu voir les indications montrant le schisme
local constitué lorsque Grégoire réintègre le clergé de Nazianze, ce qui lui permet de
laisser hors de doute les motivations que Grégoire donne à sa fuite dans le second
Discours et le De vita sua : sa nostalgie de la vie monastique et son recul devant le
sacerdoce. Mais l'évidence de cette coïncidence ruine cette explication de la fuite du
1
Nazianzène en même temps que cette double datation. S. Elm en a tiré les conclusions
en optant pour l'identification du credo en cause avec celui, homéen, de
Constantinople, dont la signature par Grégoire l'Ancien aurait provoqué la rébellion
des moines de Nazianze en 361 et celle de son propre fils lorsque, fin 361-début 362, il
2
voulut l'ordonner pour l'assister contre les schismatiques. On sait en effet par Basile
que la ratification du symbole de Constantinople par Dianios de Césarée l'avait
brouillé avec son évêque. Que l'évêque de Nazianze ait suivi l'exemple de son
collègue, comme de la quasi totalité de l'épiscopat oriental, est plus que probable,
tandis que la révolte des moines pourrait s'expliquer par leur allégeance à Eustathe de
Sébaste et Macédonios, déposés par les homéens à Constantinople. Aussi, puisque
Grégoire dit avoir rejoint Basile à Anèsi, on est tenté, après Ph. Rousseau et S. Elm3 ,
de supposer que Basile s'y était retiré pour fuir la communion de Dianios et que le
Nazianzène a fait de même, pour le même motif doctrinal, à l'égard de son père. La
chronologie ainsi obtenue concorde avec la brièveté que Grégoire attribue à sa fugue,
surtout si l'on suppose que son ordination intervint après la mort de Constance (3
novembre 361), qui condamnait le pseudo-consensus de l'homéisme officiel, tandis
que l'édit de Julien annulant les sentences d'exil des évêques homéousiens déposés à
Constantinople (9 février 362) encouragea l'institution d'une Église concurrente par
les dissidents. Ordonné fm 361/début 362, Grégoire aurait fui aussitôt pour revenir
lors de la Pâque suivante et s'employer à la solution du schisme qu'il célébrera après la
mort de Julien, fin 363/début 364.
Tout en remarquant que Grégoire n'avait pas fui l'ordination, mais après l'avoir
reçue, j'avais moi-même, dans ma thèse4 , soutenu cette situation des faits. Mais il faut
prendre en compte le Discours 43, qui relate, à l'époque de l'épiscopat d'Eusèbe de
Césarée, une fugue concertée de Basile et Grégoire à Anèsi. Grégoire évoque d'abord
un différend entre Basile et son prédécesseur à la direction de l'Église et poursuit :
« sur le pourquoi et le comment de ce différend, mieux vaut se taire sauf qu'il se produisit du
fait d'un homme pour le reste non sans noblesse et remarquable par sa piété, comme !'ont
montré la persécution qui suivit5 et la résistance qu'il lui a opposée, mais qui éprouva
cependant quelque chose d'humain envers celui-là [Basile]. C'est que le blâme ne touche pas
seulement le commun des hommes, mais aussi les meilleurs, car il n'appartient qu'à Dieu
seul d'être tout à fait à l'abri des faux-pas causés par les passions. Contre lui se soulève alors
tout ce que l'Église compte d'excellent et de plus sage, s'il est vrai que sont plus sages ceux
qui se sont séparés du monde et ont consacré leur vie à Dieu. Je veux parler des Naziréens de
notre époque, de ceux qui ont cultivé ces choses avec le plus grand zèle. Ces derniers, jugeant
insupportable de tolérer que leur pouvoir fût outragé et écarté, ont l'audace de former une
entreprise des plus périlleuses: ils ont l'idée d'entrer en rébellion et de briser le grand et
paisible corps de l'Église, en détachant du même coup une portion non négligeable du

1
Elm [The Diagnostic Gaze], p. 88-91.
2
Basile, Lettres, 51.
3
Rousseau [Basil], p. 62, n. 7, p. 66 et 84; Elm [The Diagnostic Gaze], p. 89.
4
Gautier [Grégoire de Nazianze, la retraite et le retour], p. 398-412.
5
Bernardi [SC 384], p. 189, a traduit i:Ô"tc par« de l'époque», mais ce n'est que plus tard (D. 43, 30)
dans le récit, et comme un élément nouveau, qu'intervient la persécution de Valens.

303
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

peuple, aussi bien chez les inférieurs que chez les gens de condition. La chose était très aisée
pour trois motifs très solides. L'homme [Basile] était vénéré comme je ne crois pas que l'ait
été aucun autre de nos philosophes et il était en mesure, s'il le voulait, d'inspirer de l'audace
à la faction. De plus, le responsable du mal était tenu en suspicion par la ville en raison de la
confusion qui avait entouré son installation : on jugeait qu'il avait recueilli la première place
moins de façon régulière et canonique que de façon tyrannique. Il y avait aussi la présence de
certains hiérarques occidentaux qui attiraient à eux tout ce que l'Église comptait d'orthodoxe.
Que fait donc ce preux, ce disciple du pacifique? Il n'était pas question de s'opposer à ceux
qui l'outrageaient ou à ses partisans, ni pour lui de livrer bataille ou de déchirer le corps de
l'Église, d'autant que celle-ci était l'objet d'une guerre et mise en péril par la puissance des
hérétiques. Sollicitant à la fois mes conseils à ce sujet et des recommandations sincères, il
1
s'enfuit d'ici en notre compagnie et s'installe dans le Pont. »
La lecture traditionnelle de ce passage tient pour une mauvaise manière faite à Basile,
2
sur fond de rivalité personnelle. On a même avancé que c'est d'avoir vu leur candidat,
Basile, écarté par la force au profit d'Eusèbe, qui avait déclenché le schisme de
Césarée3 , comme on pourrait le comprendre lorsqu'il est dit qu'ils n'admirent point
que «leur pouvoir fût outragé et écarté ». Mais rien ne dit que Basile ait été en lice, et
4
les conditions houleuses de l'élection d'Eusèbe , données pour favorables au schisme,
ne paraissent en tout cas pas être immédiatement à l'origine de celui-ci, ni du différend
avec un Basile qui accepta de se mettre au service de l'élu et d'en recevoir
5
l'ordination. En effet, Grégoire et Basile étaient tous deux déjà prêtres lorsqu'ils se
7
réfugièrent à Anèsi6, ce qui, puisque Grégoire fut ordonné avant Basile et a fui peu
après, signifie qu'ils ont fui à peine ordonnés. On devrait donc situer leur ordination et
leur fugue un certain temps après l'élection d'Eusèbe, dont nous savons qu'elle eut
8
lieu dans la première moitié 362 . Plusieurs indices semblent par contre montrer que le
différend évoqué eut une composante doctrinale : le fait que Grégoire atteste de la
"piété" (E'ÙoÉj3ELa) 9 d'Eusèbe en évoquant sa résistance à Valens pour minorer une
faiblesse humaine et un faux-pas qu'il préfère ne pas préciser; et la mention, comme
motif favorable au schisme, de la présence de « hiérarques occidentaux qui attiraient à
10
eux tout ce que l'Église comptait d'orthodoxe » • Par ailleurs, que, dans l'éloge
funèbre de son père, Grégoire traite du schisme de Nazianze bien avant d'évoquer
1
D. 43, 28, 2-29, 8. Trad. de l'auteur.
2
Fedwick [Basil], p. 8; Rousseau [Basil], p. 67, 85, 87-88.
3
Drecoll [Die Entwicklung], n. 8, p. 3; Elm [Virgins], p. 67, 200 et [The Diagnostic Gaze], p. 67.
4
D. 18, 33, PG 35, 1026 B-1029 A. Ce fut apparemment un vrai coup de force dans une atmosphère
"électrique".
5
Fedwick [Basil], p. 8; Rousseau [Basil], p. 85 et 88; Elm [The Diagnostic Gaze], p. 89.
6
Cela se déduit sans l'ombre d'un doute du fait que D. 43, 31 les désigne tous deux comme
·wu Myov 3tpo~E~l..riµÉvmç, et la Lettre XVI, 8 (Lettres, t. 1, p. 24) Basile comme àvi\p tEpEVç
alors que Basile, que Grégoire a quitté pour rejoindre Nazianze, est toujours à Anèsi.
7
Lettres, VIII, Gallay, t. 1, p. 11.
8
D. 18, 32-34, PG 35, 1027 B-1029 B, indique, par ses transitions, qu'elle eut lieu avant le passage
de l' Apostat par Césarée vers août 362 (Drecoll [Die Entwicklung], n. 8, p. 3), mais aussi sous son
règne, donc après décembre 361.
9
Grégoire, utilise ce terme apparemment vague pour signifier l'attachement à l'orthodoxie - par ex.
D. 42, 8, 13 et 14, 13 ; P. 2, 1, 11, v. 1754. Cf. Plagnieux [Grégoire de Nazianze théologien], p. 274.
1
°
Cette mention pourrait viser la présence à Antioche du nicéen Lucifer de Cagliari, rejoint par
Astérios et Eusèbe de Verceil venus apporter Je Tome aux Antiochiens à l'été 362, voire leur passage
par la Cappadoce, sur le chemin du retour en Occident. Les «mains étrangères» (D. 6, 11, 11-12)
qui ont ordonné les schismatiques, s'il ne s'agit pas de celles d'Apollinaire (voir supra, p. 301, n. 3),
pourraient alors être celle de Lucifer, qui aurait réédité sur son chemin le genre d'opération peu
canonique qu'il avait osée à Antioche en intronisant Paulin à la tête des Eustathiens.

304
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

l'élection d'Eusèbe - dans laquelle il indique d'ailleurs que la piété envers Dieu, c'est-
à-dire les orientations théologiques, déterminait les partis en même temps que les
sympathies personnelles' - ne correspond pas à un ordre chronologique: ce passage
s'intègre dans l'apologie de l'orthodoxie, supposée immuable, de Grégoire l'Ancien
sans être situé dans sa carrière2 • Tout porte donc à croire que le schisme de Nazianze
fut un prolongement de celui de la métropole cappadocienne en 362.
Aussi, plutôt que de supposer sous Dianios une première fuite, et un premier
schisme, que rien n'atteste3 , il paraît raisonnable de considérer que ces deux séquences
parallèles n'en font qu'une et que Grégoire ne s'est réfugié qu'une fois à Anèsi. La
différence dans la relation de sa fuite entre le De vita sua et l'éloge de Basile est certes
évidente: fuite concertée avec son ami dans le premier cas, fugue auprès d'un Basile
qui était déjà retiré à Anèsi dans l'autre. Mais le propos de Grégoire n'est pas le
même : il doit passer sous silence le contexte politique de sa retraite pour accréditer les
motivations spirituelles de sa retraite dans sa propre apologie, tandis que, dans celle de
son ami, il peut s'associer sans dommage à la version idéalisée qu'il donne de leur
fugue. On remarquera d'ailleurs que ces deux versions correspondent aux deux
"discours" des Discours 1-3 : celui, explicite, de la nostalgie de la vie monastique et du
pieux recul devant le sacerdoce, et celui, plus implicite, d'une retraite au service de la
paix de l'Église. Sans doute les deux évêques de Césarée et de Nazianze avaient-ils
recruté la fine fleur de leurs communautés en même temps pour répondre au même
besoin: celui, non tant de s'associer leurs lumières pour modifier leur ligne
théologique - un homéisme dans lequel ils voyaient le moyen du consensus le plus
large-, mais bien de s'assurer leur obéissance et leur intervention auprès des moines
homéousiens pour réduire l'opposition. Ce serait dès lors le fait que leurs évêques les
aient ainsi "piégés" qui aurait entraîné leur fuite et peut-être aussi, concernant Basile,
l'indignation des moines dont il était le leader: dans l'affaire, leur pouvoir avait bien
été «outragé et écarté». À moins qu'ils n'aient en quelque sorte "dérobé" l'onction
sacerdotale à leurs évêques pour mieux les trahir. En tout cas, c'est sur fond d'une
menace de schisme, qui a dû se propager de la métropole à Nazianze, et dans le
courant 362, que les deux amis se sont retirés de la communion de leurs évêques
plutôt que de rompre brutalement avec leurs convictions et avec les moines rebelles.
Il faut remarquer que l'élément chronologique occupe une place importante dans
4
l'argumentation de J. Bemardi, reprise de P. Gallay : arguant du passage où Grégoire,
dans le Discours 6, déclare à propos de la perte par l'Église de Nazianze du «bel
héritage reçu de nos pères, le bien de la concorde » : « derniers à subir ce malheur,
nous avons été les premiers à nous redresser »5, il en conclut que le schisme n'a pu
durer de trois à quatre années (360/361-364) comme le voudrait selon lui l'hypothèse
de Constantinople. Mais l'éloge funèbre de Grégoire l'Ancien dit, plus précisément,
que les moines de Nazianze ont été les derniers à faire sécession et les premiers à se
rallier6 : ce qui peut s'entendre relativement à Césarée, où le schisme a pris naissance
1
D. 18, 33, PG 35, 1027 B.
2 Les formules introductive (Tmcµt)pwv ÔÈ i:oii J...oyou) et conclusive (µucpov i:L :n:poEKÔpaµ<liv)
du récit (PG 35, 1005 Cet 1007 A) le soulignent.
3
Basile, Lettres, 51, indique seulement que la signature par Dianios du credo de Constantinople les
avait brouillés.
4
Bemardi [SC 309], p. 26; Gallay [La vie], p. 81
5
D. 6, 10, 15-16; 19-20.
6 D. 18, 18, PG 35, 1005 C (rnÀ.Eumî:ov i; 'd:n;oôpaµàv Kal :n:pcili:ov :n:pooôpaµàv).

305
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

et où la réconciliation de Basile avec Eusèbe intervient seulement en 365 ; mais aussi,


en ce qui concerne la Cappadoce, par rapport aux divisions nées ailleurs, entre autres à
Antioche 1 , des suites du concile de Constantinople. Ensuite, la thèse de J. Bernardi en
faveur de la formule mélétienne d'Antioche, réduisant la crise à une petite année (fin
363-courant 364) semble peu compatible avec le développement d'un schisme
institutionnel impliquant l'ordination d'un clergé concurrent et l'immixtion d'évêques
étrangers dans le diocèse de Nazianze. Certes, situant l'ordination de Grégoire peu
avant la Pâque 362, soit bien avant le synode antiochien, J. Bernardi voit le schisme en
germe à cette époque2 ; mais ce qui n'en serait alors tout au plus que le prodrome ne
remettrait pas encore en cause l'autorité de Grégoire Père sur des moines qui ne
pouvaient lui reprocher aucune profession de foi officielle. Tout au plus, dans
l'hypothèse qui est la sienne, J. Bemardi peut-il envisager des divergences
théologiques qui auraient eu toutes les raisons de rester enfermées dans le secret de
l'arcane; alors que, comme nous allons le montrer, les Discours contemporains du
Nazianzène font bien état d'un conflit doctrinal avéré et public et indiquent même un
schisme institutionnalisé. Enfin, le Discours 2 suppose très probablement la
persécution des chrétiens que Julien déclenche à partir de juillet 362, comme en
1
témoigne le passage suivant :
«Je n'ai pas peur de la guerre qui nous vient aujourd'hui de l'extérieur, non plus que de la
bête féroce qui s'est maintenant dressée contre les églises, cette pleine incarnation du malin,
même s'il menace du feu, des épées, des bêtes, des gouffres et des précipices.( ... ) Je dispose à
l'égard de tout d'un unique remède, et une seule voie Ge me glorifierai dans le Christ) me
conduit à la victoire: c'est de mourir pour le Christ »4 •
Le retour de Grégoire à Nazianze, qui marque les débuts d'une réconciliation à
laquelle il œuvrera auprès de son père, doit donc être situé aux Pâques 363 ; si bien
que le « redressement » évoqué par le Discours 6, sinon le rétablissement de la
concorde, fut à ses yeux entamé dès ce moment.
J. Bernardi a cependant produit en faveur de sa propre datation du schisme un
témoin qui pourrait ruiner toute notre reconstitution des faits: il s'agit d'un passage
du Contre Julien 5 où Grégoire, célébrant la mort de l' Apostat - ce qui nous situe
après le 26 juin 363 -, évoque au présent un schisme en train de se produire. Mais il
faut comprendre ce temps comme présent de narration, un usage beaucoup plus

1
Lucifer de Cagliari, en donnant un évêque, Paulin, à la communauté eustathienne d'Antioche, y
avait institué un schisme que confirma l'échec des tentatives de rapprochement d' Athanase avec
Mélèce, Paulin obtenant finalement la reconnaissance d' Athanase en échange d'une ratification du
Tome. Voir Brennecke [Geschichte der Homüer], p. 169-171 et 176-178; Pietri [Les dernières
résistances], p. 362-364.
2
Bernardi [SC 247], n. 9 p. 137, sur le trithéisme. Gallay [La vie], p. 81, ne voit, lui, «aucun
indice» de rupture dans les D. 1-3 !
3
Bernardi [SC 247], p. 11-14, reprend cette analyse de Gallay [La vie], n. 3, p. 73 et réfute les
arguments de Mossay [La date de l'Oratio 2], p. 180-181, qui voit ici une allusion possible aux
persécutions pro-ariennes de Valens (cf. D. 25, 10; D. 43, 30-31et46), en faveur de 364. Gallay [La
vie], p. 180-181, voit même dans ce passage une allusion pr&-ise à l'imminente arrivée en Orient de
Julien, dont on sait qu'il quitta Constantinople vers le solstice d'été 362 et fit son entrée à Antioche le
19 juillet: ce qui situerait le D. 2, au plus tôt, en mai 362. Mais alors, la prise de fonction de Grégoire
et le prêche de Pâques du D. 1 qu'annonce la recitatio du D. 2 ne peuvent dater de la Pâque (31
Mars) 362. Par ailleurs, attribuer à Grégoire la prescience de cette persécution, comme le fait
Bernardi [SC 247], p. 14 et n. 1, p. 203, est tout de même hardi
•o.2,87.
5
Bernardi [SC 309], p. 25 s. ; cf. D. 4, 10.

306
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

fréquent en grec qu'en français; ce que confirme l'assurance de Grégoire que le


groupe dissident retrouvera bientôt sa place dans l'Église de Nazianze et s'étonne de
ce que la bonne nouvelle de la mort de Julien ne le ramène pas. Enfin, lorsque le
Nazianzène dit que ce groupe «institue pour lui-même je ne sais quel chœur sans
rythme ni harmonie», on doit y voir l'idée que les dissidents ont déjà constitué leur
propre clergé. En définitive, ce passage se situe avant la réconciliation générale dont
Grégoire avait été le précurseur et à laquelle il s'employait, réconciliation qu'il faut
donc placer vers la fin de l'année 363 ou le début 364, sans remettre en cause le fait
que Grégoire ait rallié l'Église paternelle alors que le schisme était constitué. Dans le
Discours 1, le premier prêche du Nazianzène, une paraphrase de la deuxième épître
aux Corinthiens 1 doit ensuite nous arrêter :
«Il [Grégoire l'Ancien] vous offre ( ... ) une parole que !'Esprit écrit et qu'il grave sur des
tables ( .. ) de chair; une parole qu'il n'est pas facile d'effacer, mais une parole inscrite
profondément, non par l'encre, mais par la grâce » 2 •
En effet, ce sermon fut prononcé par Grégoire pour la fête de Pâque, à l'occasion de
laquelle l'usage voulait qu'on baptise les néophytes: la parole en question désigne la
profession de foi dans laquelle ils allaient être consacrés par la grâce de l'Esprit. Or,
elle est clairement opposée à ce qui ne peut être qu'un credo écrit à l'encre, dans
lequel tout porte à voir ce credo de Constantinople contesté par les moines dont le
Discours 18 évoquera «le noir de l'encre». Cette opposition signifie deux choses:
Grégoire a convaincu son père de revenir sur sa signature, et l'évêque de Nazianze (ou
lui-même?) s'apprête à administrer le baptême selon une autre formule que celle de
Constantinople ; ensuite, dans un distinguo qui lui permet de plaider discrètement la
bonne foi de son père, il oppose ce credo, comme chiffon de papier qui n'engage pas
l'intériorité de la foi, au sceau intérieur indélébile que constitue celui reçu lors de la
consécration baptismale. Telle est la plaidoirie dont il attestera le succès auprès des
dissidents dans le Discours 6 :
«Quant à vous, renonçant à votre soupçon concernant la lettre, vous avez couru vers l'esprit,
sans approuver la simplicité que laissaient apparaître les mots, mais en reconnaissant qu'il
n'y avait pas d'impiété » 3 .
Pour ce qui est de la suite :
« Malgré nos dissensions ( ) le plus important demeurait au fond de nous la conformité de la
foi et la conscience de ne pas former un attelage disparate à l'égard de la vérité » 4 ,
on peut n'y voir qu'une formule lénifiante commandée par la célébration publique de
l'heure. Quant au Discours 2, il est certes plus que probable qu'il n'ait connu d'autre
publicité que la recitatio et la diffusion auprès du cercle restreint des personnes assez
compétentes en matière théologique et directement concernées, les moines et le clergé
de Nazianze. Mais il n'y aurait pas vraiment eu lieu pour Grégoire de se livrer à une
mise au point théologique dans ce que J. Bernardi réduit à un traité du sacerdoce si les
questions théologiques avaient été étrangères à sa fuite devant celui-ci et si la
communion de l'Église dans laquelle il acceptait finalement d'entrer n'avait pas été
menacée à leur propos.
Une autre indication en faveur de notre analyse est fournie par le fait que, dans le
Discours 2, et contrairement aux propos modérés qu'il leur adresse une fois la

1
2 Co. 3, 1-3.
2
D. 1, 6, 13 S.
3
D. 6, 11, 15-19.
4
Ibid., 27-29 (cf. 2. Co. 6, 14).

307
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un/Us de Dieu

réconciliation achevée, Grégoire, au moment où il accepte de servir comme prêtre


sous l'autorité paternelle et donc de reconnaître et défendre celle-ci, stigmatise assez
durement la rébellion des moines. Toute l'insistance sur la nécessité de l'ordre et du
respect de la hiérarchie ecclésiastique va dans ce sens ; et de nombreux passages
dénoncent sans ménagement, pour le compte de Grégoire l'Ancien, un parti en
sécession ouverte. En écho à l'évocation de l'attachement à « la doctrine à laquelle on
avait été habitué par l'éducation», c'est eux qu'il vise lorsqu'il dit qu'il vaut mieux
«écrire sur une âme qui n'a encore reçu l'empreinte d'aucune mauvaise doctrine »1 ;
mais aussi par ces mots :
«nous fermons notre oreille, à la manière de l'aspic( ... ) et nous obstinons à ne pas écouter
la voix des charmeurs et à ne pas nous laisser soigner par les remèdes et la sagesse qui
guérissent !'infirmité de !'âme. Ou bien, pour finir - et c'est le cas des plus hardis d'entre
nous et des plus emportés, nous manifestons une impudence ouverte à !'égard de ceux gui ont
oour charge de le soigner et nous marchons ( ... ) tête découverte vers toute espèce de
. 2
cnme » .
Leur rappel à l'ordre est évident lorsqu'il dit, à propos de sa propre désobéissance
antérieure, que « terrible est la menace qui vise la désobéissance civile » ; ou quand il
déplore «le mépris [qui] s'est déversé sur les chefs » 3 . Mais surtout, la dénonciation
des arrivistes qui:
« s'introduisent auprès des réalités les plus saintes avec des mains sales( ... ) et l'âme dénuée
de toute initiation, et qui, avant d'être devenus dignes de s'approcher des choses sacrées,
prétendent siéger sur la tribune( ... ) se poussent et s'écrasent autour de la sainte table>>',
n'est pas seulement, comme le veut J. Bernardi5 , un argument de l'apologie des
hésitations personnelles de l'auteur visant une décadence générale du clergé. Elle
concerne sans doute des personnes très précises, à savoir ceux d'entre les dissidents
qui ont été jusqu'à se faire ordonner pour constituer une église concurrente à
l'intérieur du diocèse, comme l'atteste l'exhortation à ses paroissiens par laquelle
Grégoire conclut son premier prêche :
«offrez à Dieu et à nous un troupeau qui se laisse bien conduire au pâturage( ... ) connaissant
bien votre pasteur et connus de lui, suivant celui qui vous appelle à la porte en pasteur et en
homme libre, mais refusant de suivre !'étranger gui franchit la barrière comme les bandits et
les hommes mal intentionnés, sans prêter !'oreille à la voix étrangère du voleur qui éloigne le
troupeau de la vérité et le disperse dans les montagnes, les déserts, les précipices et les lieux
que le Seigneur ne visite pas, cette voix qui éloigne de la vraie foi, c'est à dire la foi au Père,
au Fils et au Saint Esprit, unique divinité et unique puissance. » 6
On pourrait voir d'ailleurs, au-delà de la métaphore, une habile allusion à la profession
monastique des dissidents dans la mention de lieux généralement fréquentés par ceux-
ci, lieux sur les associations traditionnellement néfastes desquels Grégoire jouerait ; et,
dans la barrière franchie frauduleusement, une allusion à l'ordination de certains

1
D. 6, 40, 6-7; 43, 7-9.
2
D. 2, 20, 6-13 .
3
Ibid., 111, 6; 78, 10-11(Ps.106, 40).
4
Ibid., 8, 5-8. Cf. ibid, 39; 41; 47-52; 71-73; 79.
5
Bernardi [SC 247], p. 34.
6
D. 1, 7, 5-16: paroles qu'il prononce donc à un moment où, selon Bernardi, le schisme n'aurait pas
encore lieu d'être! De même, lorsqu'il parle auparavant de célébrer la Pâques «non avec du vieux
levain de malice et de perversité, mais avec des azymes de pureté et de vérité sans rien emporter de
la pâte athée de l'Égypte.» (3, 8-10), la citation de 1 Co., 5 n'est pas sans évoquer la
recommandation de Paul de ne pas fréquenter les membres impies de la communauté, en l'occurrence
les trithéistes

308
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

d'entre eux 1 • Une autre allusion, justement, raille l'insuccès des prêtres schismatiques,
les ouailles de Grégoire l'Ancien ayant sans doute pour la plupart adopté une attitude
légitimiste :
«Ils sont presque plus nombreux que ceux qu'ils tiennent en leur pouvoir, ces misérables
révérends, ces pitoyables éminences ,,2,
Il est clair enfin que ces prêtres improvisés sont identifiés à des hérétiques mus par
l'intérêt:
« Nous ne sommes pas comme tous ces gens qui ont la faculté de trafiquer de la parole de
vérité3 ( ... ), de mêler la parole qui réjouit le cœur de l'homme à un flot de paroles à bon
marché qui rampent au ras du sol ( ... ) en répandant le sang innocent des âmes simples, ce
sang que nos mains se verront redemander »4 ; « Samuel est consacré dès le berceau : nous
voilà tout de suite sages et maîtres, nous voilà sublimes dans les choses divines, nous voilà au
premier rang des scribes et des légistes, nous nous élisons nous-mêmes citoyens des cieux et
nous cherchons à recevoir des hommes le titre de Rabbi »5 .

Ces critiques envers les dissidents peuvent s'entendre de deux façons: soit,
conformément à H.-C. Brennecke, Grégoire est depuis le début - c'est à dire depuis la
signature du credo de Constantinople - l'allié de son père; soit il s'y est d'abord
opposé et le deuxième discours représente une repentance en bonne et due forme par
laquelle il répudie et dénonce le camp des contestataires. Sur ce point, l'éloge funèbre
de Grégoire l'Ancien est quelque peu ambigu, puisque Grégoire semble s'associer à
l'erreur de son père :
« un écrit nous avait induits en erreur et (que) ses termes habiles nous avaient introduits dans
la communion des méchants. »6
C'est sur ce passage que H.-C. Brennecke, après F. Loofs 7, appuie sa thèse, maiis
P. Gallay8 fait remarquer que Grégoire passe aussitôt au singulier :
« il fut le seul dont on crut que la pensée était restée intacte sans que le noir de l'encre eût
déteint sur son âme, malgré la simplicité qui !'avait fait prendre au piège »,
alors que« s'il avait été d'accord avec son père pour signer, il aurait bien été obligé de
maintenir le pluriel pour montrer que, lui aussi, il était de bonne foi. » Le pluriel
pourrait d'ailleurs désigner la communauté de Nazianze, et s'explique dès lors que
Grégoire a finalement réintégré l'Église paternelle, à laquelle il servit de caution
morale et qu'il "couvrit" en lui imposant les termes de son compromis théologique. De
plus, on a déjà vu que l'hypothèse de H.-C. Brennecke était peu compatible avec la
théologie trop engagée en faveur des hypostases que propose le Discours 2. Or, la
cohérence remarquable entre la conception pneumatique du sacerdoce qu'il y
développe, comme nous allons le voir, et l'affirmation de la divinité du Saint Esprit,
1
Le texte porte en fait Ù3tcpf3alvovn füà ri\ç aù/...l]ç, le dernier terme désignant aussi bien la cour
où se trouvaient les étables que son mur d'enceinte, mais aussi toute demeure, y compris celle d'un
dieu. Dans le contexte, celui du rapport entre le prêtre/pasteur et les fidèles/brebis, on pourrait penser
au chœur et à la barrière qui l'entoure: cf. P. 2, 1, 11, v. 887-888; D. 26, 3, 5-7, cité infra, p. 370.
2
D. 2, 8, 10-12.
3
Cf. 2 Co. 2, 17. Cf. Clément d'Alexandrie, Protreptique, X, 94, 2 (éd. Mondésert p. 162).
4
D. 2, 46, 1-5 ; cf. 60, 15 s.
5
Ibid., 49, 17-21. Le développement (48-49) auquel appartient ce dernier passage, relatif à l'âge
sacerdotal des Hébreux, que Grégoire situe à vingt-cinq ans, pourrait d'ailleurs bien viser un cas
précis parmi les nouveaux prêtres de !'Église schismatique.
6
D. 18, 18, PG 1005 C. Même usage du «nous» en D. 6, 11.
7
Brennecke [Geschichte der Homôer], p. 60 ; cf. Loofs [Gregor von Nazianz], p. 142 ; Bardenhewer
[altkirchliche Literatur], p. 166 .
8
Gallay [La vie], p. 82-83.

309
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

contemplée en Lui «en tant que celui-ci est procession (npooôq>) et Esprit
indétachable » 1, plaide contre l'hypothèse d'une adjonction tardive qu'imposerait cette
thèse. Par ailleurs, celle-ci expliquerait mal que Grégoire se soit enfui auprès de Basile,
qui s'est lui-même écarté de la communion d'Eusèbe. Il pourrait l'avoir rejoint pour
accomplir une mission de bons offices commandée par Grégoire l'Ancien et son
collègue. Mais dans ce cas, rien ne justifierait l'insistance qu'il met sur sa propre
désobéissance et le scandale qu'elle suscita:
«Que m'est-il donc arrivé et quelle est la raison de ma désobéissance? Aux yeux de
l'opinion publique, je n'étais plus moi-même, je n'étais plus celui que l'on connaissait:
j'étais devenu un autre, je résistais au-delà des convenances et je montrai de la
présomption. »2
On ne voit pas plus pourquoi il aurait à se laver du soupçon d'avoir ambitionné
l'épiscopat, comme il le fait à deux reprises :
«Non, je n'ai pas rougi du banc des prêtres par désir d'occuper la place supérieure... »;
« Considérez aussi avec quelle rectitude et quelle équité j'arbitre entre ces deux craintes
[précipitation et désobéissance], sans convoiter une prééminence qui ne m'est pas accordée et
sans repousser celle qui m'est donnée, car la première conduite est empreinte de témérité, la
seconde d'indocilité, et toutes deux relèvent d'une mauvaise éducation. Je me trouve en
quelque sorte dans une situation intermédiaire entre ceux qui ont trop d'audace et ceux qui
ont trop de timidité, puisque je suis plus timide que ceux qui sautent sur toutes les charges et
plus hardi que ceux qui les fuient toutes. ,, 3
Tout cela pourrait indiquer que le parti dissident aurait envisagé d'en faire son évêque
pour donner une légitimité locale à leur Église, voire que certains l'auraient bien vu
prendre la place de son père. C'est du moins ce que ce passage le laisse à croire :
«Quand la lampe sera-t-elle sur le chandelier? Où est le talent?, car c'est ainsi qu'ils
appellent ce charisme. Voilà les paroles de ceux qui mettent plus de chaleur dans leur
affection que dans leur piété. »4
L'adresse finale, en forme de reddition, plaide également pour la seconde hypothèse:
« Nous sommes entre vos mains, pasteurs et confrères ; nous sommes entre vos mains,
troupeau sacré et digne du Christ, chef des pasteurs ; nous sommes entre tes mains, père,
vaincu en tout et plus soumis à ton autorité par les lois du Christ que par les lois profanes.
Mon obéissance est entre tes mains : donne moi en échange ta bénédiction. Dirige moi aussi
par tes prières, guide moi par ta parole, affermis moi par ton esprit. ,, 5
En ce cas, les ménagements dont il fait preuve à l'égard des dissidents les moins
virulents et les moins impliqués dans le schisme, qui ne sont pas entrés dans le clergé
concurrent, ne sont pas qu'un geste diplomatique : ce serait un élément du plaidoyer
pro domo par lequel il chercherait à excuser sa propre rébellion6 , par exemple lorsqu'il
met leur errance doctrinale sur le compte d'un excès de zèle en faveur de la Trirtité des
hypostases :
«Quand la dispute a pour objet Dieu,( ... ) plus la foi est ardente, plus on résiste à la parole et
plus on tient la docilité pour une trahison de la vérité et non pour un acte de piété, et on
abandonnerait tout plutôt que les idées qu'on apporte avec soi et la doctrine à laquelle on
avait été habitué par l'éducation >,7 ; « Quant à ceux qui se conduisent ainsi à cause de la foi

1
D. 2, 38, 12-13.
2
lbid., 6, 1-5.
3
Ibid., resp., 5, 9-11 et 112, 8 s.
4
Ibid., 72, 2-5.
5
lbid., 116, 1-7.
6
Relevé sans qu'il s'y arrête par Bernardi [SC 247), p. 236, n. 2, l'usage, Ibid., 115, 9, du terme
àypta qui chez Basile, Lettres, 55, t. 1, p. 142, signifie l'inacivité d'un prêtre démis par son évêque,
confirmerait encore la dissidence de Grégoire.
7
D. 2, 40, 1-7.

310
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

et des problèmes les plus élevés et les plus importants, je ne leur fais pas de reproche, mais,
pour dire vrai, je les approuve même, et je suis heureux de ce qu'ils font. Poissé-je être l'un
de ceux qui combattent pour la vérité et qui sont détestés; où plutôt, je me glorifierai d'être
un des leurs. Mieux vaut en effet une guerre louable qu'une paix qui sépare de Dieu: si
l'Esprit arme pour le combat l'homme doux, c'est parce qu'il est capable de mener la guerre
1
comme elle doit être menée. »
Pourtant, à bien y regarder, ce dernier passage ne ressemble pas vraiment à un mea
culpa : non seulement Grégoire ne renie pas l'opposition doctrinale au credo homéen,
mais ce qu'il reproche en définitive aux dissidents, c'est seulement la façon dont
certains mènent ce combat, sans en respecter les règles spirituelles :
«Quand on pratique la lutte ou toute autre forme de compétition, il est interdit de s'écarter
des lois établies, car celui qui ne pratique pas comme il faut la lutte ou tout autre type de
compétition, et qui ne respecte pas les règles du jeu sera l'objet de clameurs, il sera déshonoré
et la victoire lui échappera, si vaillant et si habile qu'il soit. Entrera-t-on en compétition pour
la cause du Christ sans faire comme lui, et pourra-t-on plaire à la paix si on fait pour elle la
2
guerre d'une manière interdite? »
Comme nous l'avons montré, il leur reproche d'abord leur manque de respect à
!'égard de leur évêque ; et ensuite le caractère public, peu charitable et impudent de
leur contestation :
«les membres se font une guerre mutuelle, où s'en est allé ce qui pouvait rester de charité, où
le sacerdoce n'est plus qu'un mot vide, puisque, comme il est écrit le mépris s'est déversé sur
les chefs. ( ... )Toute crainte est bannie des âmes, l'impudence a pris sa place; n'importe qui
prétend posséder la connaissance et accéder aux profondeurs de l'Esprit ; notre piété consiste
uniquement à condamner l'impiété des autres. Nous prenons pour juges des sans-Dieu; nous
laissons aux chiens ce qui est saint et nous jetons les perles devant les cochons en divulguant
3
les choses de Dieu aux oreilles et aux âmes profanes ... »
En outre, Grégoire ne s'en prend pas, loin s'en faut, au seul parti dissident: il
distribue ses critiques équitablement, malgré la plus grande discrétion qu'il s'impose
vis à vis d'un père auquel il promet obéissance et un clergé dont il rejoint les rangs.
4
Certes, il approuve une certaine sévérité, celle dont Paul a montré l'exemple , et en
particulier celle dont Grégoire l'Ancien a pu faire montre à l'égard des rebelles les plus
virulents:
« Les autres ont de la chaleur dans l'esprit plus que de mesure et leurs impulsions sont
difficiles à contenir. Ils ressemblent à de jeunes chevaux de race qui galopent loin de la
borne : un langage qui couperait leur respiration et stopperait leur élan les rendrait meilleurs.
Aux uns, l'éloge est utile, aux autres le blâme ; mais, prodigués à contretemps et à
contresens, tous deux sont nuisibles. Les uns doivent être repris en public, tandis qu'il faut
5
admonester les autres en privé. ,,
Il semble même approuver en l'espèce une condamnation publique prononcée par
Grégoire Père, peut-être une excommunication affichée aux portes de la ville:
« nous détestons ceux qui nous accusent aux portes de la ville et nous avons en horreur la
6
sainte parole» •
Mais, en insistant sur les subtilités de la médecine des âines, le nouveau prêtre fait
aussi la leçon à ses confrères et surtout à son père, qui ont manqué de discernement et
de mesure vis à vis des dissidents. De même peut-on voir dans sa dénonciation d'une

1
D. 2, 82, 7 S.
2
Ibid., 85, 3 S.
3
lbid., 78, 9-79, 9.
4
D. 2, 54.
5
lbid., 30, 8-31, 5.
6
Ibid., 20, 15-16.

311
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

pratique tyrannique du pouvoir un reproche à l'attitude de Grégoire l'Ancien dans


l'affaire, y compris à son propre endroit :
« je ne pensais pas, et je ne pense pas non plus maintenant, que ce soit la même chose que de
diriger un troupeau de brebis ou de bœufs et de gouverner des âmes humaines »1 ; « un chef
ou un supérieur (... ) est appelé à élever la moyenne de la masse par la supériorité de sa vertu,
sans user de violence pour gouverner, mais en recourant à la persuasion pour attirer à lui. Là
où il y a contrainte, il y a tyrannie, et il n'est pas possible de donner son approbation à cela,
mais, par dessus le marché, la stabilité n'est même pas garantie. D'habitude, en effet, ce qui
subit violence reprend vite, une fois rendu à soi-même, son état primitif, comme le fait une
plante pliée à la force du poignet. Mais ce qui procède du libre arbitre est souverainement
réglé et offre en même temps toute sécurité, car le lien de l'inclination tient lieu de
surveillance. De là vient que notre loi et notre législateur prescrivent tout particulièrement de
faire paître le troupeau dans la liberté et non dans la contrainte. »2
Ce reproche s'allie à celui d'un manque de maîtrise des moyens rhétoriques et des
compétences théologiques grâce auxquels il aurait pu et dû tenter de persuader,
comme lui-même s'y emploie à sa place, les contestataires de s'entendre avec lui:
«je trouve que c'est une entreprise qui n'est pas banale et qui ne demande pas peu à
l'inspiration de l'esprit que de donner à chacun en temps opportun sa ration de parole et de
dispenser judicieusement la vérité de nos doctrines » ; « ou bien en effet son intelligence
n'était pas éclairée, ou bien son langage a manqué de vigueur » ; « Que ferons-nous devant
les autres attaques qu'il [Ézéchiel] mène contre ceux qui exercent la fonction pastorale? Ce
sont les mots que voici : Il arrivera malheur sur malheur et nouvelle sur nouvelle i._QJl
réclamera au prophète une vision ; la loi périra par le prêtre et le conseil par les anciens » ;
«Dieu lui dit pour incriminer les prêtres: Les prêtres n'ont pas dit: où est le Seigneur?
Ceux qui détiennent la loi ne me connaissaient pas, et les pasteurs commettaient l'impiété à
mon égard. Il dit encore: Les pasteurs ont été stupides et ils n'ont pas recherché le
Seigneur: c'est pourquoi, tout le troupeau n'a pas compris et ils ont été dispersés. (.. .)
Malheur à vous, pasteurs qui perdez et dispersez les brebis de mon pâturage(... ) vous avez
dispersé mes brebis, vous les avez chassées, vous ne les avez pas visitées. » 3
Enfin, la doctrine du sacerdoce que développe Grégoire dès ce Discours apparaît
plutôt comme une mise en cause de son père, un de ces évêques bien ancrés dans le
monde - son choix de ratifier la doctrine officielle en témoigne - et dont nous savons
que l'élévation impromptue à l'épiscopat dut beaucoup à son statut de notable. En
effet, Grégoire exige des cadres ecclésiastiques qu'ils suivent un parcours bien défini
dans leur carrière: il veut d'abord qu'ils commencent par un entraînement
professionnel consistant dans une ascèse studieuse prolongée, source de charisme. Il
exige parallèlement qu'ils gravissent un à un, comme les moines allant du noviciat à la
charge d'abbé, les échelons de la carrière ecclésiastique - lectorat, ici passé sous
silence, prêtrise, puis épiscopat4 :
«la plupart de ceux qui s'adonnent aux choses de Dieu ne trouvent rien d'étrange à ce que
l'élévation au commandement succède à l'obéissance. Cela, non plus, ne transgresse
nullement les règles établies de la philosophie » ; « Il faut commencer par se purifier avant de
purifier les autres ; il faut être instruit pour pouvoir instruire ; il faut devenir lumière pour
éclairer, s'approcher de Dieu pour en rapprocher les autres, être sanctifié pour sanctifier,
conduire par la main et conseiller avec intelligence. (... )Mieux vaut(. .. ) les cheveux blancs
accompagnés de jugement qu'une jeunesse inéduquée, mieux vaut une lenteur circonspecte
qu'une rapidité inconsidérée, mieux vaut un règne de courte durée qu'une longue tyrannie»;

1
D. 2, 9, 4-5. Cf. Platon, Apologie, 20 a-b (sur l'éducation). Grégoire songe ici entre autre à son
ordination forcée.
2
Ibid., 15, 6 S.
3
Ibid., 35, 5-8; 39, 14-15; 65, 1-5 (Dan. 13, 5); 68, l-14 (Jér. 2, 8 et 23, 1-2).
4
Cf. D. 43, 27.

312
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

«c'est une philosophie qui dépasse nos forces que celle qui consiste à accepter la direcùon
des âmes et leur gouvernement ( ... ) sans avoir nous-mêmes appris à nous laisser mener au
1
pâturage comme il faut, sans avoir non plus purifié notre âme comme elle mérite de l'être. »
Autrement dit, Grégoire définit ici comme norme un sacerdoce dont les exigences
ascétiques, quoiqu'il affecte de craindre ne pas être à leur hauteur, le recommandent
en fait comme bien plus proche d'elles que le clergé traditionnel de Nazianze.
On retrouve encore la très haute idée que le Nazianzène se faisait, à travers son
statut de philosophe chrétien, de sa propre personne et de son rôle dans l'exégèse de
Jonas2 , dont il dit avoir médité l'histoire et auquel il s'identifie, montrant qu'il
prétendait être ce prophète que la situation réclamait. En effet, cette exégèse, inspirée
3
d'Origène à en croire les marginalia de nos manuscrits , peut se résumer de la façon
suivante : Jonas connaissait le dessein de Dieu, ramener les Ninivites à la piété par des
menaces dont il suspendrait alors l'exécution, et savait qu'il ne pourrait échapper à
Dieu qui voulait qu'il les proclamât. S'il s'enfuit, ce fût donc pour «différer
4
l'exécution de sa mission » et préserver ainsi l'autorité du prophétisme que la
suspension des châtiments divins risquait de discréditer auprès d'esprits moins
perspicaces. Certes, Grégoire, on l'a vu, se refuse l'excuse qu'il admet pour Jonas et
5
se défend ensuite d'avoir prétendu à l'épiscopat, auquel correspond le charisme
prophétique - en l'occurrence théologique. Mais le rapprochement entre sa fuite et
6
celle de Jonas, entre la baleine qui accueille celui-ci et la retraite suggère en fait tout
le contraire, c'est à dire l'identification de sa personne à Jonas, de Nazianze à Ninive,
de ses vitupérations et de son enseignement théologique à la proclamation divine
confiée au prophète. La chose est d'autant plus patente que le Christ donne en
7
exemple la conversion des Ninivites. On peut donc comprendre qu'il profita de son
séjour à Anèsi pour mûrir une position théologique susceptible de ramener à une
attitude plus pieuse les deux partis qui se déchiraient.
C'est ce que semble confirmer ce dernier passage, relatif au sacerdoce exemplaire
de Paul, qui est resté jusqu'à ce jour inexpliqué:
« II a osé quelque chose de plus grand pour ses frères selon la chair - je ferai preuve à mon
tour de quelque audace en tenant ce langage: il souhaite à cause de sa charité qu'ils soient
introduits à sa place auprès du Christ(. .. ) il accepte, le premier depuis le Christ, d'avoir à
souffrir pour eux et d'être même considéré comme un impie, pourvu qu'ils soient sauvés,
8
eux. »
Il s'agit d'une allusion précise à la prédication dans laquelle l'apôtre cherche à mettre
fin à la crise ouverte par le concile de Jérusalem. Il y a fait reconnaître que la loi juive,
en particulier la circoncision, n'oblige pas les paiens convertis, mais certains de ses
frères selon la chair, judéo-chrétiens, se sont rebellés à Galate contre cette décision.
Tout en condamnant, au bénéfice des non-juifs, cette Loi comme dépassée, Paul
manifeste un égal souci du salut des Juifs: y compris ceux qui se montrent infidèles ;

1
D. 2, 5, 1-4; 71, 9-72, 9; 78, 1-4.
2
D. 2, 104-109.
3
Bernardi [SC 247], n. 1, p. 226.
4
D. 2, 109, 6.
5
Ibid., 111-112; cf. ibid. 5, 9 S.
6
Par le biais de Mt. 12, 40, qui a fait de ce récit la préfiguraùon du séjour au tombeau et de la
résurrecùon du Sauveur, cette retraite est elle-même, en tant que mort au monde, associée au
sacerdoce céleste du Christ en tant qu' étape préparatoire.
7
Mt. 12, 41 et Le. 11, 29-32.
8
D. 2, 55, 11 s.

313
Vie et personnalité: la carrière céleste d'unfils de Dieu

avec Dieu, fidèle à l'ancienne promesse faite à Israël, il est prêt à les accueillir avec
miséricorde dans la conversion au Christ, quitte à passer pour impie et à risquer son
salut. 1 Grégoire se réfère ici à cette sollicitude pastorale, loin de tout esprit
d'excommunication autoritaire, qu'exprime l'épître aux Romains: «Je dis la vérité
dans le Christ, je ne mens point, - ma conscience m'en rend témoignage dans l'Esprit
Saint, - j'éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur. Car je
souhaiterais d'être anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma race selon
la chair, eux qui sont Israélites ... » 2 Qu'il y ait un parallèle avec la situation de
Nazianze - une discorde née d'un concile - est évident; ce qui l'est moins, c'est
l'application typologique de ce précédent néotestamentaire à cette situation: quels
sont les référents, à Nazianze, des protagonistes de Rom. 9? Je pense pour ma part
qu'il n'y a pas de doute quant à ceux des deux partis dans la dispute née du concile:
les dissidents de Nazianze, tenants de la tradition régionale des hypostases, sont
représentés par le parti judaïsant, tandis que le parti de Grégoire l'Ancien l'est par les
décisions de Constantinople. Certes, cela n'est pas sans faire problème, vu que notre
Grégoire n'approuve pas pleinement celui-ci et qu'il paraît dès lors d'autant plus
difficile d'identifier l'évêque de Nazianze, qui s'est montré peu conciliant vis à vis des
contestataires, à l'apôtre. Mais la teneur du passage paulinien offre une explication
satisfaisante sur ce point : Grégoire, ainsi que son père désormais, est prêt à encourir
l'anathème des homéens, du moment que ses frères selon la chair, ces moines
cappadociens comme eux attachés à la tradition doctrinale locale, pourront entrer en
communion avec eux dans une profession de foi réellement orthodoxe et hériter
comme eux de l'alliance passée entre leur peuple et Dieu3 •

Si notre interprétation est exacte, il s'agit d'une ultime confirmation de notre


reconstitution des événements. Lorsque Grégoire l'Ancien, suivant la volonté
impériale et l'exemple de ses collègues, signa, en 360/361, la formule de
Constantinople, le Théologien partagea sans doute les réserves des moines que le
mauvais sort réservé par le parti homéen triomphant d' Acace aux principaux
représentants de l'homéousianisme et particulièrement à leur maître Eustathe révoltait.
Mais ce n'est qu'après l'élection contestée d'Eusèbe de Césarée, alors homéen, que les
divergences menacèrent de tourner au schisme. Le parti minoritaire entendait sans
doute mettre à profit l'amnistie de Julien (9 février 362) et sa politique de division des
Chrétiens par la tolérance pour constituer une Église dissidente - ce que semblent
confirmer ces allusions :
«Nous prenons pour juges les sans-Dieu»; «les grands du peuple, ainsi que les dirigeants
(. .. ) font une guerre ouverte aux prêtres en usant du truchement de la piété pour se faire
écouter. »4
Recrutés, c'est à dire ordonnés, par leurs évêques pour les appuyer contre les
dissidents homéousiens dont ils étaient proches, les deux amis préférèrent se dérober

1
Rom. 9-11.
2
Rom., 9, 1-5.
3
C'est le même passage de Paul qu'il invoquera à Constantinople, lorsqu'il acceptera dans la
communion de son église ceux des nicéens qui refuseront de reconnaître la divinité de !'Esprit et leur
concédera de confesser seulement sa puissance divine: D. 41, 7.
4
D. 2, 78, 5-6 et 82, 4-7. La première citation pourrait très précisément viser l'immixtion du pouvoir
impérial, sans doute sollicité par les adversaires d'Eusèbe, pour faire casser son élection (D. 18, 34,
PG 1029 B-1031 A).

314
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

aussitôt en se réfugiant à Anèsi: défection scandaleuse d'un fils dont Grégoire sut
retourner le scandale à son avantage. En effet, par cette désobéissance filiale, son père
était publiquement atteint dans son autorité et avait donc d'autant plus besoin de le
rallier à sa cause ; il ne manqua sans doute pas de lui faire parvenir des messages en ce
sens. Cependant, recrue de choix pour les schismatiques, Grégoire se vit même,
semble-t-il, proposer de prendre la tête de leur Église comme le Discours 43 permet de
le supposer aussi pour Basile en ce qui concerne l' Église de Césarée. Mais il refusa de
soutenir leur entreprise contre son père et préféra adopter une posture d'arbitre,
rejoignant bientôt le clergé paternel pour tenter de résoudre le schisme.
Or, le règne de Julien permettait à l'évêque de Nazianze de se libérer des
1
engagements pris sous Constance, tandis que la persécution païenne poussait à l'unité
et qu' Athanase ouvrait la voie d'un nouveau consensus théologique. Dès lors, prenant
conseil auprès de Basile, qui ne semble pas non plus s'être prêté, à l'égard d'Eusèbe, à
une politique schismatique assumée2 , Grégoire négocie sa soumission et les bases d'un
ralliement des moins extrémistes des moines - imposant ses conditions, telles que les
exprimera le Discours 2, probablement soumis par la recitatio aux uns et aux autres :
d'abord, une mise au point dogmatique conciliant autant que possible les deux partis
doctrinaux ; ensuite, un arbitrage qui partage équitablement les torts entre les deux
camps concernant leur conduite dans le conflit mais soutient l'autorité institutionnelle
de son père en même temps que le zèle théologique des dissidents. Sa propre
réconciliation avec Grégoire l'Ancien, fut scellée lors de la Pâque 363 : l'occasion
pour Grégoire, en veillant à ce que les baptisés professent une formule de foi différente
de celle de Constantinople, de montrer que, grâce à lui, l'Église de Nazianw était
revenue à la doctrine trinitaire. Il devait ainsi préfigurer la réconciliation générale dont
il fut sans aucun doute également le maître d'œuvre et qu'il put célébrer fin 363 ou
début 364. La lettre dans laquelle Basile justifie sa retraite auprès des habitants de
Césarée et prépare son retour, montre bien que Grégoire fut l'artisan de la solution du
schisme; d'une part parce que sa formule théologique est celle de la nature unique,
d'autre part parce qu'il déclare, à propos de ses réflexions théologiques: «puisque,
avec Dieu, nous avons atteint notre but autant qu'il était possible, ayant trouvé un vase
d'élection et un puits profond, je veux dire la bouche du Christ, Grégoire, accordez-
nous, je vous en prie, un peu de temps. » 3

1
D. 2, 87: «Je n'ai pas peur de la guerre qui nous vient aujourd'hui de l'extérieur, non plus que de
la bête féroce qui s'est maintenant dressée contre les Églises (... ) même si sa cruauté dépasse la
mesure jamais atteinte par tous les furieux » etc.
2
Rousseau [Basil], p. 119.
3
Basile, Lettres, 8, 16-20, t. 1, p. 21. Rien ne justifie qu'on en conteste, comme Courtonne, n.1, p. 22,
!'attribution. La lettre 7 de Basile témoigne d'échanges sur les questions théologiques entre les deux
amis et reconnaît à Grégoire la même supériorité d'inspiration sur ces sujets, lui confiant le soin de
défendre la vérité - on peut supposer que Grégoire est déjà ordonné.

315
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Conclusions

Nous reprenons donc à notre compte la thèse de Susanna Ehn, selon laquelle la
fuite de Grégoire signifie qu'il s'est désolidarisé de son père, sans pour autant
considérer avec elle1 qu'il a refusé son ordination, puisque sa fuite est postérieure à
celle-ci, ni qu'elle eut lieu fin 361-début 362 et son retour à la Pâque suivante. Sa
fugue commune avec Basile obéit à leur sympathie pour la rébellion des moines contre
le conservatisme homéen de leurs évêques. On ne peut même exclure formellement
qu'il ait songé un temps, muni de l'onction sacerdotale, à fomenter un putsch contre
son père, cet évêque rustique et tyrannique dont il méprise le manque de qualifications
ascétiques et de compétences théologiques et oratoires. Loin d'être la véritable raison
de sa conduite lorsque son père lui eut imposé l'ordination, la vocation contemplative
de Grégoire n'est en tout cas qu'un prétexte de convenance dont personne n'était
vraiment dupe ; son prétendu déchirement entre cette vocation et la charité spirituelle
qui l'appelait au sacerdoce recouvre en fait celui qu'il éprouva à devoir choisir entre la
cause des contestataires et de Basile, dont il approuvait le bien fondé théologique, et
l'obéissance à son père, c'est à dire également à la légitimité institutionnelle.
Répugnant finalement à s'engager dans un conflit qui risquait de compromettre sa
réputation de philosophe et son avenir, il choisit plus prudemment de boycotter
l'Église paternelle, comme Basile le fit pour celle d'Eusèbe. Ce boycott de la part des
élites de la nouvelle génération était un geste politique suffisamment fort, gros surtout
de la menace d'une victoire des schismatiques si rien n'était fait pour empêcher la fleur
de la jeunesse locale de prendre leur tête, pour que Grégoire l'Ancien, comme son
confrère, cédât, reconnaissant ainsi les prétentions de son fils. Il restait à celui-ci à
mettre les formes et à affronter le scandale chez les fidèles de Nazianze et les
ressentiments des dissidents les plus ardents en jouant le rôle éminemment
philosophique de modérateur et de médiateur. Usant de ses compétences
philosophiques et rhétoriques, il fit preuve de toute la diplomatie qu'une situation aussi
délicate exigeait pour sortir par le haut de cette crise en ne s'aliénant définitivement
personne. Et il faut reconnaître qu'il y parvint haut la main, puisqu'en fait il s'imposa
auprès de son père comme le véritable chef de l'Église de Nazianze, en particulier en
assumant les prérogatives théologiques propres à l'évêque.
En cela, surtout lorsque la réconciliation opérée par ses soins avec l'Église
schismatique eut fait la preuve de ses capacités politiques, il joua un rôle similaire à
celui qu'il attribue à Basile auprès d'Eusèbe de Césarée:
« il était tout pour lui : bon conseiller, auxiliaire habile, interprète des choses divines,
directeur de conduite, bâton de vieillesse, soutien de la foi, le plus fidèle au dedans, le plus
actif au-dehors (... ) Le résultat, c'est qu'il fut investi même du gouvernement de l'Église,
bien qu'il n'occupât que le second rang du siège: pour la bienveillance qu'il apportait, il
recevait en retour l'autorité ; et c'était merveille que cette harmonie et cette union dans le
pouvoir. L'un conduisait le peuple; l'autre le conducteur; il était comme un dompteur de
lion, ayant l'art d'apprivoiser le maître. Et celui-ci avait besoin, - étant nouvellement promu
à son siège et respirant encore un peu de l'air du monde et peu au courant des choses de

1
Elm [The Diagnostic Gaze], p. 90-91.

316
Des débuts fracassants dans le sacerdoce

!'Esprit., au sein de la tempête violemment déchaînée et sous les menaces des ennemis de
l'Église, - d'une main directrice et d'un soutien. C'est pourquoi il chérissait cette alliance;
1
et tandis que celui-là commandait, il croyait commander lui-même. »
Ce même rôle qu'il assumera en tant qu'évêque ex cathedra auprès de son père dans
les années 372-374, anticipant alors la fonction de coadjuteur, prend un sens très
particulier dans le contexte de 362-363. Il représente en effet, pour Grégoire comme
pour son ami, le moyen d'exercer le pouvoir charismatique auquel ils prétendent en
qualité d'ascètes savants, pneumatophores, sans prêter prise au soupçon d'ambitionner
le titre, les honneurs et le pouvoir institutionnels de l'évêque, ce qui contreviendrait à
leurs prétentions d'étrangers à ce monde. Pour autant, puisqu'ils revendiquent, fondée
sur leur ascèse studieuse, une autorité morale et théologique dont les évêques qu'ils
servent ne jouissent pas, ces fonctions d'assistant n'excluent en rien à leurs yeux une
consécration épiscopale ultérieure. Elles en constituent au contraire le marchepied,
2
avec l'avantage d'attester leur respect de« l'ordre et la loi de l'ascension spirituelle »
3
ainsi que l'origine divine de leur élévation. On doit d'ailleurs, avec S. Elm , remarquer
que le second Discours ne définit pas seulement une ligne théologique, mais aussi un
modèle d'évêque et d'autorité épiscopale bien différent de celui, plus mondain,
représenté par Grégoire l'Ancien et Eusèbe de Césarée : celui mis en pratique par les
"moines-évêques" anti-homéens Macédonios et, surtout, Eustathe de Sébaste, le
mentor de Basile et maître spirituel des moines dissidents. Si ce texte parle du
sacerdoce, tout indique en effet, à commencer par l'insistance sur le rôle du chef ou du
patron de la communauté, que c'est de l'épiscopat qu'il s'agit. Il est donc très
vraisemblable que ce Discours ait été conçu comme une sorte de programme de
politique épiscopale par un Grégoire qui prenait d'ores et déjà la réalité du pouvoir à
son père dans l'attente d'une succession que le grand âge de celui-ci annonçait proche.
Lorsque, parmi les motifs de sa soumission finale, il évoque la peur« d'être frustré du
fruit de [sa] peine, [et] de voir disparaître la bénédiction que, dit-on, déroba l'un des
saints personnages d'autrefois» la référence à Jacob indique d'ailleurs que cette
4
bénédiction a pour enjeu la succession. En fait, Grégoire l'Ancien bénéficia d'une
longévité exceptionnelle et ne céda pas la place à son fils de son vivant, si bien que
celui-ci nourrit sans doute impatience et, peut-être, lassitude.

1
D. 43, 32.
2
Ibid., 26.
3
Elm [The Diagnostic Gaze], p. 85-90, 94-97, 99-100.
4
Cf. Gen. 27 : Jacob se fait passer pour Ésaü auprès de son père Isaac aveugle et grabataire et reçoit
ainsi à la place de son frère la bénédiction qui fait de lui le successeur du patriarche.

317
CHAPITRE VI

À L'ÉPREUVE DU MONDE: DEUILS ET AFFAIRES


FAMILIAUX

Grégoire vit désormais à Nazianze, assistant un père trop âgé pour en supporter la
charge aussi bien dans ses fonctions ecclésiastiques que dans la gestion des domaines
et affaires familiaux. Il joue ce rôle de chargé de famille bien éloigné du loisir
monastique depuis quelque quatre ans, lorsque, autour de 370, le deuil frappe les siens
coup sur coup : sa sœur Gorgonie meurt des suites d'un accident de voiture, puis son
frère Césaire de celles des blessures que le tremblement de terre de Nicée de 368 lui
avait valu. La mort de ce frère décidément compromettant allait jeter la famille,
Grégoire le premier, dans un procès en succession difficile et infamant. Ces épreuves,
nous allons le voir, Grégoire va les affronter tant bien que mal en philosophe, une
posture que son talent oratoire va mettre au service de la réputation et des intérêts des
siens: d'abord en sanctifiant par son éloquence sa sœur et son frère; et ensuite en
mettant ses talents poétiques et son prestige ascétique au service des intérêts familiaux
dans l'affaire judiciaire qui les opposait aux créanciers de césaire.

Deux éloges funèbres, ou comment sanctifier les siens

À l'occasion de l'anniversaire de sa mort, Grégoire prononce de Gorgonie un éloge


hagiographique - le Discours 8 - bien fait, en redorant le blason familial, pour
compenser le discrédit qu'un Césaire pouvait jeter sur la réputation des siens. Comme
le remarque M.-A. Calvet - Sébasti, ce portrait hagiographique, comme celui de
Nonna, ou celui de Macrine par Grégoire de Nysse, aura atteint son but en la faisant
1
entrer dans le calendrier des saints et aura sanctifié« un modèle nouveau de femme » •
Cet idéal hérite de traits anciens, ces vertus attachées à la vocation domestique
ordinaire de la femme que sa faiblesse constitutionnelle rendent d'autant plus
exceptionnelle et méritoire et que résume le terme de owcppocrUVT] : la réserve -
KooµLO'tTJÇ - qui l'éloigne des querelles comme d'attitudes séductrices, et la retient
chez elle, occupée aux soins domestiques; la sagesse économe qu'elle y déploie; et,
bien sûr, la pudeur et une chasteté qui n'est d'abord que le gage de sa fidélité et de sa

1
Calvet-Sébasti [S. C. 405), p.71.

318
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

soulll1Ss1on de procréatrice 1• Mais ces vertus subissent une inflexion ascétique


spécifiquement chrétienne qui porte Gorgonie au-delà de l'idéal profane de l'épouse et
mère au foyer hérité du paganisme :
« Quelle femme était plus digne de se montrer ? Et qui se montra moins, restant inaccessible
aux regards des hommes ? Qui, plus qu'elle, connut la mesure dans la tristesse comme dans
la joie (... )Qui modéra autant ses regards? Qui se moqua du rire jusqu'à trouver excessive
l'ébauche d'un sourire? Qui, mieux qu'elle, disposa des portes à ses oreilles? Et qui, mieux
qu'elle, les ouvrit aux paroles divines? Qui, mieux qu'elle, fit de son intelligence le guide de
sa langue pour dire les prescriptions de Dieu ? Qui fixa une telle règle à ses lèvres ? » ; « Les
fards, les teintures, les tableaux vivants, la beauté des formes qui passe, elle les abandonna à
celles qui sont dans les théâtres et dans les carrefours »2 .
Toute sa conduite manifeste ainsi son ÈyKpU'tELa et son détachement philosophique
des biens de ce monde charnel au profit des commandements divins.
De plus, elle « fut chaste sans orgueil, car elle mêla au mariage la beauté du
célibat», c'est à dire que, «après avoir un peu servi le monde et la nature dans la
mesure où le voulait la loi de la chair, ou plutôt celui qui a donné ces lois à la chair,
elle s'est consacrée entièrement à Dieu »3 - continence dans laquelle elle entraîna son
époux comme elle l'entraînera au baptême4 • Subvertissant la soumission traditionnelle
de l'épouse, l'ascendant de sa piété fait d'elle le chef spirituel de toute la maisonnée,
«purifiant pour Dieu, au lieu d'une seule personne, toute une famille et toute une
maison » transformées en monastère domestique5 • Elle posséda et pratiqua au milieu
des siens, en effet, toute sorte de vertus monastiques: l'esprit de conseil, fondé sur
une intelligence des choses de Dieu dont elle ne s'enorgueillit pas au point de
prétendre les enseigner au dehors, mais qu'elle exerça privément par ses commentaires
et ses citations opportunes des Écritures ; la charité matérielle, hospitalité envers les
pieux et générosité envers les nécessiteux, en particulier les veuves ; la maiîrise du
corps par un régime sévère associant jeûne, coucher à même le sol, veilles, larmes de
contrition et longues stations consacrées à la prière6 . Bref, après avoir accompli son
devoir d'épouse et procréé, elle vécut dans le monde, à l'abri des murs du foyer, la vie
du philosophe chrétien, appartenant dès ici-bas à la« Jérusalem d'en haut >>7.
On notera que Grégoire prête à sa sœur une perfection philosophique réputée
inaccessible à son sexe, qu'il s'agisse des stations de veille «prouesse réservée aux
philosophes hommes »8 , de son intelligence (vouç) ou de son courage (en grec:
àvôpüa): «Ne croyez pas qu'elle a été considérée seulement comme plus énergique
que les femmes, elle l'a été aussi plus que les hommes les plus courageux». Ce qui ne
fait que renforcer son mérite et démontre surtout, aux yeux de son frère, l'égalité des
capacités spirituelles, héritées d'Adam, entre les deux sexes :
« Ô nature féminine qui as surpassé celle de l'homme dans le combat commun pour le salut
et as donné la preuve que la différence entre l'homme et la femme est dans le corps, non dans

1
D.8,9.
2
Ibid., 15 S. ; 10, 22 S.
3
Ibid., 8, 9-11 et 19 s.
4
Ibid. , 8, 23-25 ; 20.
5
Ibid., 8, 27-28.
6
Ibid., 13-14.
7
Ibid., 6, 7 s.
8
Ibid., 13, 12-13: nous rectifions la traduction de Calvet-Sébasti [SC 405], p. 273 («prouesse
o
réservée à ceux qui s'adonnent à la philosophie » ), pour ôi) µW..t01:a q:>Ll.ooocpwv dvôpwv
È01:Lv dywvwµa.

319
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

l'âme! (. .. ) Ô goût amer, Ève, mère du genre humain et du péché, serpent trompeur, et mort,
qui êtes vaincu par son empire sur elle-même ! » 1
Cet éloge s'achève sur le récit de sa mort, pieuse et philosophique elle aussi, et
entourée de miracles 2 : Elle guérit d'abord des fractures multiples dues à son accident
sans le secours d'un médecin que sa pudeur lui interdit3. Tombée gravement malade,
sans doute des suites de cet accident, elle souffre d'un mal résistant à l'art médical
comme aux prières de ses parents et du peuple, dont on ne pouvait croire qu'il fût
humain4 • Alors, mettant tous ses espoirs dans le Christ, elle quitte sa couche
nuitamment pour prier au pied de l'autel et se frotte de pain et de vin consacrés,
persuadée aussitôt de sa guérison. Effectivement, cet acte de foi lui permet de
recouvrer la santé, signalant par là, comme pour l'hémoroi.Sse, que le Christ l'a élue5 •
Aussi ne tarde+elle pas à se faire baptiser, convainquant, autre miracle, son époux de
suivre son exemple et se préparant dès lors sereinement à la mort :
«Elle désirait la délivrance, car elle était pleine de confiance (nappT]otav)en celui qui
l'appelait, et préférait être avec le Christ plutôt que de jouir de tout ce qu'offre la terre. »6
Comme on le voit, la vraisemblance n'est pas le propre de cet éloge tendant à
l'hagiographie: il est clair que Gorgonie ne bénéficia jamais que d'un répit dans le
cours de son mal et l'on comprend assez bien qu'accablé par la perspective de la
perdre en ce monde, son mari Alypios, peut-être déjà âgé vu qu'il ne lui survécut pas
longtemps, ait accédé à son dernier souhait.

Si le décès de son frère fut en soi une autre source de chagrin pour Grégoire, ses
conséquences furent autrement plus difficiles à surmonter et son éloge funèbre plus
délicat à composer. Césaire, par sa carrière à la cour et la charge financière que lui
valut sur sa fin la faveur de l'empereur Valens, était bien éloigné des valeurs ascétiques
et de !'encratisme familial qu'illustrait si bien Gorgonie. Médecin à la cour de
Constantinople lors de l'accession au pouvoir de Julien, il avait tenté sa chance auprès
de l' Apostat, scandalisant les Nazianzènes et indignant sa famille, dont il ternissait la
réputation. Peut-être encouragé par le courrier de son frère, qui lui en faisait le
reproche, il n'alla cependant pas jusqu'à sacrifier sa foi à ses ambitions et rentra à
Nazianze après avoir fui la cour. Mais ce scandale n'était rien auprès de celui qu'allait
ouvrir sa succession : on peut supposer que ses dernières fonctions officielles lui
avaient apporté une fortune non négligeable, qu'il avait léguée aux pauvres. Mais,
conséquence d'un train de vie fastueux ou des convoitises excitées par un tel héritage,
des créanciers si nombreux se présentèrent que la famille refusa de payer davantage et
fut traînée devant les tribunaux, où le grand âge de son père - il avait dans les quatre-
vingt-quatorze ans - contraignit Grégoire à assumer la défense des siens.
On comprend que l'éloge d'un tel frère ait requis un grand talent. De fait, le
Discours 7 ne s'embarrasse pas de son inconduite: il la gomme habilement, pour
peindre, à partir des rares manifestations de piété et de vertu de Césaire, le portrait
d'un parfait honnête homme chrétien pour lequel seul le salut importe vraiment et aux

1
D. 8, 14, 15-21.
2
Ibid., 15-22.
3
Ibid. 15-16.
4
Sans doute une allusion à une attaque du malin dépité de sa piété exceptionnelle.
5
Calvet-Sébasti, ibid., n. 1, p. 286.
6
D. 8, 8, 8-10: cette :n:appTJota est aussi la familiarité à l'égard de Dieu dont témoigne auparavant
l'audace de son geste thérapeutique et que confirme l'efficacité de celui-ci.

320
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

yeux duquel sa carrière de courtisan n'aurait été qu'une «scène ou un masque de


1
beaucoup de choses éphémères pour jouer la tragédie de ce monde » . Par un habile
renversement rhétorique, son éloge applique à sa piété intérieure, masquée aux yeux
2
du monde par cette «seconde vie » , le qualificatif généralement réservé à la vie
monastique - la "vie cachée" :
«Voilà le philosophe qu'était Césaire, même en chlanide. Voilà avec quelles pensées il a
vécu et s'en est allé, en faisant connaître et en montrant à Dieu une plus grande piété que
3
celle qu'il manifestait en public: celle qui se trouve dans l'homme caché. »
Selon le même motif qui lui faisait vanter la modestie avec laquelle sa sœur pratiqua la
chasteté dans le mariage, il crédite son frère, à l'opposé de l'ambition mondaine qui fut
certainement la sienne, d'une humilité spirituelle que n'ont pas toujours ceux qui
s'enorgueillissent de leur tribôn.
Lorsqu'il s'agit d'accréditer ces dispositions philosophiques, Grégoire trouve en
fait peu de choses à porter au crédit de Césaire :
«La protection qu'il accorda aux membres de sa famille tombés dans le malheur, le mépris
de la vanité, l'égale considération à l'égard de ses amis, son franc parler envers les
4
magistrats, ses luttes en paroles pour la vérité» •
C'est donc d'abord le respect de devoirs et d'attitudes sociales ordinaires pour
quelqu'un de son statut, qui n'a rien d'exceptionnel ni de spécifiquement chrétien.
Mais sa liberté de parole a tout de même pour objet particulier la défense de la foi, par
laquelle il prend le risque de compromettre sa carrière de courtisan : en effet, le seul
titre que Grégoire trouve à développer pour témoigner de la philosophie chrétienne de
son frère, c'est la disgrâce que celui-ci connut pour avoir tenu tête publiquement aux
arguments antichrétiens de Julien et refusé d'abjurer et qui le força finalement à
s'enfuir:
«Loin de faire comme le reste des adversaires du Christ et d'avoir la grandeur de s'enrôler
dans le rang des impies, il [Julien] cachait la persécution sous une apparence d'équité et, à la
façon du serpent tortueux [ls. 27, 1], qui possédait son âme, il attirait par tous les moyens les
malheureux dans son propre abîme. Et la première de ses ruses et de ses habiletés fut, pour
que nous ne puissions même pas avoir l'honneur de combattre - en effet, même cela, le
brave, il le refusait aux chrétiens ! -, de châtier comme des malfaiteurs ceux qui souffraient
comme chrétiens ; la seconde, de donner à ce fait le nom de persuasion, non celui de tyrannie
(... ) Et comme il attirait les uns par des richesses, les autres par des distinctions ( ... ) et tous
par la magie des mots et son propre exemple, ce qu'il a tenté sur beaucoup d'autres, il le tente
5
aussi sur Césaire. »
Suit le récit d'une joute oratoire entre l' Apostat et Césaire en athlète du Christ,
comparable aux martyrs, qui se conclut ainsi :
«il proclama à voix haute et claire qu'il était et resterait chrétien. Même alors, il n'est pas
congédié tout à fait ! Car le roi était tenu par un violent désir de s'attacher la science de
Césaire et d'en tirer gloire (... ) Mais comme il avait été mis en réserve pour une seconde
entrée, quand la Justice eut armé celui - là heureusement contre les Perses, le voici qui
revient vers nous, exilé bienheureux, vainqueur net de sang, plus illustre par sa disgrâce que
par sa splendeur.
( ... ) Dans ces fâcheuses circonstances, il se retire donc, et cela conformément à notre loi qui
ordonne, certes, de s'exposer au danger pour la vérité quand l'occasion se présente, et de ne
pas trahir la piété par lâcheté, mais, dans la mesure où on le peut, de ne pas provoquer les

1
D. 7, 9, 31-33.
2
lbid.
3
Ibid., 11, 1-4. Cf. ibid., 15, 20-23, cité infra, p. 329-323.
4
lbid., 5-7.
5
lbid., 14-30.

321
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

dangers, soit par crainte pour nos âmes, soit par ménagement pour ceux qui suscitent le
danger. » 1
Or, vu que Julien mena sa politique antichrétienne en empereur-philosophe, ne
recourant pas officiellement à la violence contre ses adversaires, Césaire, en soutenant
ouvertement la cause chrétienne dans une dispute qui se voulait philosophique avec
l' Apostat, ne risquait pas plus que la disgrâce: d'ailleurs, il ne fut pas immédiatement
congédié. Peut-être l' Apostat n'avait-il même pas encore pris les décrets excluant les
chrétiens d'un certain nombre de fonctions et ne désespérait-il pas d'avoir raison de ce
courtisan ambitieux dont l'apostasie eût été pour lui un titre de gloire. Lorsque sa
résistance eut rendu sa situation plus périlleuse, en tout cas, Césaire profita
prudemment des préparatifs de la campagne contre les Perses pour se mettre à l'abri
d'un mauvais coup en regagnant Nazianze sans même avoir fait l'objet d'un décret
d'exil. Son courage n'eut donc rien d'extraordinaire, et il faut ici tout le talent
rhétorique de son frère pour l'assimiler aux bienheureux, les confesseurs des
persécutions des siècles passés - un mérite qu'il fait rejaillir sur son père et sur lui-
même en citant le mot qu'aurait eu alors Julien: « Ô heureux père ! Ô malheureux
enfants ! » 2
L'éloge enchaîne sur les faveurs dont la providence divine récompensa ensuite ces
hauts faits ici-bas. D'abord, les honneurs dont il jouit à la cour de Jovien puis de
Valens:
«Mais quand ( .. ) le pouvoir revint aux Chrétiens, faut-il dire la gloire et l'honneur ou les
témoignages nombreux qui accompagnèrent son retour à la cour - et il paraissait là accorder
une faveur plutôt que l'obtenir -, et comment de nouveaux honneurs succédèrent aux
premiers(. .. ) Voilà comment Césaire manifestait sa piété, voilà les effets de sa piété. Qu'ils
entendent, les jeunes gens et les hommes mûrs, qu'ils se hâtent, par la même vertu,
d'atteindre le même renom - car le fruit des labeurs honnêtes est plein de gloire -, s'ils
considèrent cela avec sérieux et comme une part de bonheur. ,, 3
Ensuite le miracle auquel, non sans blessures, il dut la vie sauve lors du tremblement
de terre de Nicée, en Bithynie, avertissement qui l'aurait décidé à mettre un terme à sa
carrière pour réaliser enfin sa vocation philosophique en se faisant "moine". La
4
correspondance de Grégoire suggère pourtant tout autre chose: un vœu arraché par
la peur et vite renié, ou un Césaire imperméable aux exhortations de son frère,
puisqu'il poursuivit sa carrière au service de Valens. Mais l'éloge met sur le compte de
la maladie le fait que de telles dispositions ne purent se manifester :
«seul parmi les personnages en vue, ou certainement avec très peu d'entre eux, il échappe au
danger, trouvant un salut incroyable, puisqu'il fut protégé par l'avertissement lui-même, et
ne porta que des traces minimes du danger couru, assez pour que cette peur le guidât vers un
salut plus grand et pour qu'il se donnât tout entier à la région d'en haut après avoir changé
de service, en choisissant une autre cour loin de ce qui est soumis à ébranlement.

1
D. 7, 13, 11-14, 10.
2
Ibid., 13, 15-16.
3
Ibid., 14, 11 S.
4
En fait, nous ne disposons que d'une des lettres de Grégoire: Lettres, XX, t. I, p. 28-29, dont le
paragraphe 6 indique que Grégoire revenait à la charge après d'autres missives sans effet. Quant au
paragraphe 4, il pourrait signifier que Césaire avait dû promettre cette conversion philosophique dans
les frayeurs du séisme : « Ne nous montrons pas, à l'égard de Dieu, autres au moment des périls, et
autres après les périls ; mais décidons-nous, soit dans notre propre pays, soit au dehors, soit dans la
vie privée, soit dans la vie publique (. .. ) à suivre celui qui nous a sauvés, à être de son parti, en faisant
peu de cas de ce qui est peu et va à ras de terre. » La seconde option de vie semble désigner un
sacerdoce ascétique que Grégoire et son père auraient bien vu Césaire exercer à Nazianze.

322
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

Voilà donc ce qu'il avait dans l'esprit et ce qu'il souhaitait ardemment, comme j'en fus
convaincu par ce qu'il m'écrivait, alors que j'avais saisi l'occasion de l'admonester ( ... ),
vivement ému de voir sa noble nature évoluer dans la médiocrité et sa personnalité de
philosophe se complaire dans les affaires publiques, comme le soleil se cache derrière les
nuages.
Mais s'il a été plus fort que le tremblement de terre, il ne l'a pas été plus que la maladie, car
1
il était homme ... »
Cette conversion in extremis vers la vie parfaite permet à Grégoire d'achever son
discours sur les espérances célestes promises à Césaire et la consolation d'usage,
méditation chrétienne de la mort, c'est à dire des vanités de ce monde éphémère
opposées à la joie éternelle des âmes sauvées 2 • Ici-bas cependant, Grégoire promet à
son frère l'honneur posthume qui lui revient, ces privilèges que l'élite chrétienne se
réserve et qui servent le prestige familial des survivants: d'une part, comme pour
Gorgonie et, plus tard, ses parents, celui d'être inhumé dans un martyrium, à proximité
de saintes reliques3 ; d'autre part celui d'une commémoration annuelle et, enfin de ce
discours lui-même, dont l'auteur espère qu'il passera à la postérité4 .

Le Sur ses épreuves : notre philosophe en procès

La succession de Césaire allait bientôt valoir à son frère les déboires qu'on a
évoqués tout à l'heure. Ce qui était menacé avant tout par cette affaire, c'était, en
même temps que celle des siens, sa propre réputation, celle de philosophe, c'est-à-dire
de "moine", d'autant qu'il violait un interdit majeur de cet état, celui d'agir en justice,
s'attirant en particulier la réprobation de ses frères 5 . Aussi s'employa-t-il, comme on
l'a déjà montré, à restaurer son image, et ainsi à servir sa cause judiciaire, en faisant
l'apologie de sa vocation monastique et plus largement d'une vie tout entière au
service et dans la faveur de Dieu: c'est le premier de ses poèmes autobiographiques,
le Sur ses épreuves6 •
Ce texte nous informe sur les activités de Grégoire à l'époque: prêtre à Nazianze, il
administre en outre les biens familiaux et c'est à ce titre qu'il entra en procès avec
ceux des créanciers de Césaire dont il contestait les droits 7 ; la vie proprement
monastique n'est plus qu'un souvenir, quels que soient les liens et les contacts qu'il
1
D. 7, 15, 9 S.
2
Ibid., 16 S.
3
Ibid., 15, 33.
4
Ibid., 17, 2-4 ; 16, 17 S.
5
Du moins à ce qu'il semble d'après un des disciples de Grégoire, dont la fuite du monde fut bien
plus radicale : Évagre le Pontique, uttres, 33 et 60 et surtout u Gnostique, 8, p. 101 : « II est
honteux pour le gnostique d'être en procès, qu'il soit victime ou auteur d'une injustice: s'il en est
victime, parce qu'il ne l'a pas supportée, s'il en est l'auteur, parce qu'il a commis une injustice.».
Avant lui, Clément d'Alexandrie, Stromates VII, 14, 84, 5, p. 261, rappelait au gnostique que Paul (1
Cor. 6, 1-8) prescrit l'oubli des« injures». Basile, Grandes Règles, 9, 2, PG 31, 941 D, déconseillait
de faire des procès à nos parents selon la chair qui voudraient nous léser. Traduction et références
tirées de Guillaumont [SC 356], p. 101 et n. 8, p. 100-101
6
P. 2, 1, 1, déjà évoqué d'un point de vue littéraire supra, p. 227-230.
7
Ibid., V. 140-194.

323
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

conserve avec les frères, et il en exprime sans cesse l'ardente nostalgie, priant le Christ
de le libérer de ses soucis et de lui permettre d'y retourner :
«Mais de moi, mon Seigneur, aie pitié, sauve moi de la mort( ... ) panse bien mes blessures,
emmène moi dans ton hôtellerie, envoie moi de nouveau, saint et sauf, dans la sainte cité. » 1
D'autre part, l'exorde semble opposer sans aucun moyen terme deux genres de vies,
celui du renoncement radical à ce monde, voie de la vertu, et la vie dans le monde,
voie du vice :
«Deux portes, en effet, sont ouvertes aux mortels pour aller jusqu'à l'odieuse mort:
ainsi, les uns enfantent dans leur cœur une source bourbeuse de vice ; constamment occupés
des oeuvres insensées, du corps, et de !'orgueilleuse satiété et de desseins cruels, ils s'excitent
eux-mêmes à toute transgression, jouissent de leur péché et embrassent leur propre mort;
quant aux autres, ils contemplent Dieu des yeux purs de l'esprit et, abhorrant l'orgueil né
d'un monde impudent, ils vivent à l'écart d'une société corrompue, dans une chair gui
ressemble à une ombre, et ils foulent la terre d'un pas plus léger;
ils out suivi !'appel de Dieu, et, allégés par !'Esprit, ils sont les initiés de la vie cachée de
notre Seigneur Christ, pour en briller plus tard, quand elle resplendira. »2
On serait du coup tenté, comme y tend la thèse de R. M. Bénin, de lui prêter un
encratisme extrême, qui réserverait le salut aux seuls moines, et allant jusqu'à
condamner, à la manière des Messaliens, le sacerdoce en ce qu'il appartient au siècle;
et, par suite, de rattacher la contrition de ce poème au fait que l'auteur se repentirait
d'avoir quitté l'enclos conventuel pour exercer le sacerdoce3 • Or, rien n'est plus
contraire à son enseignement le plus constant et, sur le dernier point, comme nous le
montrerons, il est clair que Grégoire, lorsqu'il déplore dans ce texte de s'être mêlé aux
affaires du monde, ne vise à aucun moment son ministère. La faute et la souillure dont
il se repent ne se confondent pas avec l'erreur qu'il regrette comme y ayant ouvert la
porte : l'abandon de la vie contemplative hors du monde, a fortiori entendue sous la
forme exclusive de la vie conventuelle et de sa clôture. Le vers 45 -
À:mtpo"Ü ÈKaç smmv [3t61:0u CJKÀoELÔEL oapKL -, s'il peut évoquer l'anachorèse,
ne vise pas celle-ci de façon spécifique, mais une vie détachée du monde, de ses
fausses valeurs et de la chair du péché, à quoi la virginité et l'ascèse peuvent suffire.
On pourrait ainsi le traduire : «ils vivent loin d'une vie misérable, dans une ombre de
chair». D'ailleurs, comme R. M. Bénin le remarque elle-même, quoique à titre
d'exception4 , Grégoire n'exclut évidemment pas ses parents de la porte étroite,
assimilant l' encratisme familial, la pratique de l'ascèse dans le siècle, à cette voie
resserrée qui est, par excellence mais non exclusivement, celle des moines. Le parallèle
est d'ailleurs frappant entre le dernier vers cité et ceux qu'il consacre à leur piété:
«et, s'écartaut des écueils d'une pénible vie (àpyaÀ.É01J j3toi:ow :injµm:' ÙÀ.nioµsvm), ils
ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillures » 5,
Les derniers mots faisant sans doute allusion à la chasteté qu'ils ont embrassée avec
l'âge, le Nazianzène considère ainsi ses parents comme menant désormais une vie
philosophique dans le monde.
D'ailleurs, s'il déplore la discorde qui divise les moines au sujet de la divinité de
l'Esprit, il se plaint surtout que - tandis sans doute que le parti pneumatomaque
cherchait à tirer profit de ses difficultés - même ceux qui partageaient sa

1
P. 2, 1, 1, V. 387-390.
2
Jbid., V. 37-49.
3
Bénin [Une autobiographie romantique], p. 3, 47, 62, 70.
4
lbid., p. 47.
5
P. 2, 1, 1, V. 114-116.

324
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

pneumatophilie lui aient refusé leur soutien dans l'épreuve qu'il traversait par un souci
trop exclusif de leur tranquillité :
« Etje n'ai plus de frères pour réjouir mon cœur, ni même de compagnons( ... ) Car un sort
haïssable m'a arraché les uns ; et quant aux autres, !'amour de la tranquillité les fait trembler
au moindre frisson de leurs compagnons( ... ) C'étaient mes seules délices( ... ): des hommes
vertueux, porteurs du Christ, qui vivent sur la terre au dessus de la chair, amis et serviteurs
de !'Esprit éternel, non attelés au joug et contempteurs du monde. Mais même eux ils se
battent à ton sujet et se dressent en deux camps séparés, ici et là ; et leur zèle pour Dieu a
illicitement brisé le lien de sa loi et l'ordre de l'amour, dont le nom seul est demeuré. Ainsi,
quand un homme a laissé derrière lui un lion pour se retrouver près d'une ourse furieuse et,
après !'avoir fuie, se réjouit de tomber sur une maison ; il s'appuie sur le mur : un serpent en
jaillit pour le mordre, contre son attente 1 ( .•. ) Partout se sont fixés mes yeux et en tout j'ai
souffert! Loin de Toi, c'est vers Toi, Bienheureux, que je regarde de nouveau, Toi, mon
secours ... »2
Autant dire que la vie cénobitique ne garantit en rien la vertu parfaite et ne représente
qu'une approximation de la cité céleste. Il ne peut donc envisager de trouver refuge ou
compassion - c'est à dire, pour suivre sa formule, l'hôtellerie divine et la sainte cité -
dans un des couvents de la région et c'est la solitude érémitique qu'il dit finalement
regretter de n'avoir pas gagnée:
«Comme j'aurais dû me cacher avant ces malheurs, à l'abri des rochers et des escarpements
(. .. ) habitant seul et loin des autres ... » 3
On ne saurait donc, une fois encore, voir dans ce texte la repentance d'un moine qui
aurait commis la faute de sortir du monastère pour retourner dans le siècle. D'ailleurs,
si, dans son apologie, Grégoire témoigne de sa vocation "monastique", c'est comme
une monotropie intérieure manifestée par les soucis purement spirituels que lui
occasionne l'affaire :
«Quant à moi, si je me lamente, ce n'est pas tant à cause de la dispersion de ses biens que
j'aurais désiré posséder en commun avec les pauvres, comme étant, moi aussi, étranger,
voyageur ici-bas, et regardant la main de Dieu comme dispensatrice de tous les biens. Ce
n'est pas tellement à cause de !'outrage, odieux à tous les mortels, et qui, si vite, remplit de
colère même les doux, ni à cause de mes frères que l'odieuse mort me cache( ... ), non, (. .. )
que je ne pleure sur mon âme( ... ) souffrant dans des entraves serrées, impossibles à briser:
ses ennemis !'ont capturée à la pointe de la lance et !'ont assujettie à une lourde servitude, et
ses yeux tristement restent fixés au sol. Telle sont mes souffrances, et telle est la blessure que
je porte au cœur » 4 •
Il vante certes celui qui :
«s'engage sur la voie droite, sans se retourner vers la cendre désolée de Sodome( .. ): avec
ardeur, il fuit vers la montagne et oublie sa patrie, de peur d'être laissé eu arrière, sujet de
fable, rocher de sel... ,,5
Mais ce n'est pas tant de l'anachorèse extérieure en elle-même, que - contrairement à
6
ce qu'en dit R. M. Bénin - de la conversion contemplative qu'il regrette de s'être
laissé détourner par le souci du monde.

1
Cf. Si. 12, «Qui aurait pitié du charmeur que mord le serpent I et de tous ceux qui affrontent les
bêtes féroces ? I Il en va de même de celui qui fait du pécheur son compagnon » - dans un passage sur
les faux amis, qui vous laissent tomber dans le malheur. Grégoire, par cette allusion, n'est donc pas
tendre avec ces moines, qu'il estimait être ses amis philosophiques.
2
P. 2, 1, 1, v. 605-624.
3
Ibid., V. 261-265.
4
Ibid., V. 221-235.
5
Ibid., V. 479-484.
6
Bénin [Une autobiographie romantique], p. 47-48. Aubineau [Le problème de la conversion], p. 57,
indique toute une tradition condamnant la conversion régressive de celui qui se détourne de la

325
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

De plus, le Nazianzène ne considère pas son implication judiciaire comme un péché.


En effet, si la discipline monastique interdit d'agir en justice, c'est de façon plus ou
moins stricte et il faut distinguer deux motifs à cela : ce précepte vise à la préservation
de la monotropie, motif repris ici à son compte par Grégoire. Mais il obéit aussi au
commandement du Christ : « à qui t'enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique.
Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas » qui
impose au moine de ne pas intenter de procès pour réclamer des biens auxquels il a
renoncé. Or, ce n'est pas son cas puisque ce sont les droits des pauvres 1, c'est à dire
probablement des moines, qu'il défend. D'ailleurs, selon lui, c'est en comptant, vu le
grand âge de son père, sur le fait que lui-même serait embarrassé par sa profession
monastique, que tant de créanciers prétendus se sont présentés :
«Voilà aussi pourquoi ils m'ont tous assailli et, sans vouloir céder d'un pas, se hâtent vers
une proie toute prête. »2
Aussi se présente-t-il en défenseur de la justice contre une partie adverse inspirée par
le malin dont il prie le Christ de le protéger :
« les méchants, les destructeurs de vie, qui ont, par dessus tout, une haine profonde contre
ceux qui aiment Dieu, et ils ne tremblent pas à l'idée d'affronter le jugement futur, ni ne
respectent ceux qui, parmi les humains, abhorrent l'injustice.
Entre ceux-là et moi, dresse une barrière, ô Christ, garde moi avec soin, enveloppe moi de tes
ailes et repousse, Seigneur, loin de ton serviteur, les soucis pernicieux! Qu'elles soient
impuissantes à troubler mon esprit, les pesantes angoisses que ce monde, et le prince de ce
monde, suscitent aux misérables huruains (... ) Afin que l'âme n'entraîne pas en haut la
poussière qui pèse vers la terre et pour que la poussière précipite vers le sol l'âme ailée, la
malheureuse qui, dans ses œuvres bourbeuses, s'est revêtue de chair! » 3
Ce pour quoi il invoque le secours du Christ, c'est ainsi, avant tout, la préservation de
sa monotropie contre les manigances du Malin. Mais s'il ne réclame pas de lui
directement, pour elle-même, une victoire judiciaire, celle-ci peut évidemment être
comprise comme un moyen de le libérer de ses angoisses, des calomnies et des soucis
qui le détournent de l'ascèse contemplative :
«Mon Seigneur Christ, même si des hommes hostiles m'appellent cadavre sans force,
renâclent contre moi en cachette et rient de mon malheur en secouant la tête, ne me laisse pas
vaincre par leurs mains brutales !
Veuille d'abord me fixer dans mes espérances célestes! Laisse tomber sur moi, car je
m'éteins, quelques gouttes d'une huile qui ravive l'éclat de ma lampe assoiffée( ... ) Et que
j'obtienne enfin une vie lumineuse !
Veuille ensuite livrer aux vents impétueux tout ce qui m'est fardeau ! Rejette loin de moi( ... )
les épreuves par lesquelles tu as, à satiété, dompté mon cœur. »4
Pourtant, plus immédiatement, c'est bien un secours proprement spirituel qu'il
demande, un secours contre les passions mauvaises que toute l'affaire fait surgir en
lui ; car c'est à son impassibilité, à sa vertu intérieure, qu'à travers elle Bélial en veut :
«il revêtit une belle peau( ... ) pour voir si, de quelque manière, mon désir de vertu me ferait
tomber dans le mal et si mon excessive légèreté d'esprit m'entraînerait par surprise à ma
perte» ; «je ne mettrai pas fin à ma lamentation avant d'avoir échappé à la méchanceté qui
me fait gémir et mis un verrou aux passions insensées de mon esprit, à qui, cruellement,
Satan a maintenant ouvert grand toutes les portes, et qui naguère étaient maintenues à

contemplation. Il en voit la source dans un mot célèbre de Pythagore: «Si tu as quitté ta résidence,
n'y retourne pas, sinon les Érynnies, auxiliaires de la Justice, viendront t'y poursuivre.»
1
P. 2, 1, 1, V. 221-223.
2
Ibid., V. 215-216.
3
Ibid., V. 23-36.
4
Ibid., V. 548-556.

326
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

distance, lorsque la main de Dieu me couvrait et que le mal n'avait pas à sa portée le prétexte
auquel il s'attache si vite ... »; «repousse loin de moi les soucis pernicieux, empêche les
épines de m'étouffer dans leurs rejets et de me retenir en arrière tandis que je me presse dans
la voie divine, ô mon secours, laisse moi repartir sain et sauf » ; « Pour moi, je suis, par mes
passions, témoin de la perversité humaine.»; «je n'avais jamais encore affronté de maux
comparables à ceux que ma pauvre âme vient de rencontrer, elle qui brûle de voir sa liberté,
entièrement dépouillée, dénudée, pour pouvoir échapper aux flammes et à l'emprise puissante
du monde et à la gueule monstrueuse du dragon qui désire ardemment ouvrir grand ses
mâchoires afin de dévorer celui qu'il aura pris. Oui, de Bélial mon esprit est la proie! Qui
donnera à mes paupières l'eau courante d'une source pour me purifier de toutes mes
souillures par des torrents de larmes, pour pleurer mes péchés comme le veut la justice ? » ;
«Parle, et que l'esprit qui est légion affole le troupeau de porcs, et qu'il se jette dans la mer,
et qu'il se retire de moi! » 1
Grégoire s'accuse donc bien de péchés; mais desquels exactement? Il ne saurait
s'agir de passions charnelles, que son renoncement aux biens de ce monde et son
ascèse physique excluent expressément2 , mais de ces passions psychiques que la
doctrine ascétique considère comme les plus difficiles à combattre : la haine, et la
colère évoquée au vers 225. Tels sont en effet les sentiments qu'inspire à Grégoire la
conduite de ses adversaires dans le procès de la succession Césaire :
« Qui pourrait éviter le mensonge fréquent et la ruse tortueuse, loin de Dieu, parmi des
hommes de cette sorte [c'est à dire, bien entendu, de leur part]? Car, ou bien il faut fuir
précipitamment en laissant tout aux méchants, ou bien il faut que même un cœur aimant soit
noirci par le vice, comme ceux qui s'approchent du souffle pernicieux d'un incendie violent
et rapportent sur eux les tristes marques du feu ou de la fumée. »3
Si on peut reprocher quelque chose à de tels sentiments, c'est qu'ils puissent étouffer
la charité spirituelle et troubler la grandeur d'âme de l'émule du Christ, qui doit obéir à
ces commandements : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haiSsent,
bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. À qui te
frappe sur une joue, présente encore l'autre (... ) Que si vous aimez ceux qui vous
aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les
aiment( ... ) Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre en
retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très Haut, car il
est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Montrez vous miséricordieux, comme
votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez
pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis. » 4 On peut donc
supposer que Grégoire, ne serait ce que pour les besoins de sa défense en justice, s'est
laissé aller à des paroles peu charitables contre ses adversaires. 5 En tout cas, la
confession de tels scrupules et de tels remords, à l'égard d'hommes dont il souligne la
noirceur, est tout à son honneur; elle témoigne de sa vigilance et de sa lucidité
spirituelles, qualités éminentes de l'ascète, mais aussi de son humilité spirituelle et de
son ardent souci de perfection :
« Cependant, même si les ténèbres du mal m'ont enveloppé et si mon Ennemi a versé devant
lui son venin sombre, j'ai encore, malgré tout, les yeux assez ouverts et le regard

1
P. 2, 1, 1, rsp.: v.60-62; 253-260; 419-423; 484-485; 585-587 (cf. Mc. 5, 9-14).
2
Ibid. V. 63-104.
3
Ibid., V. 159-164.
4
Le. 6, 35-36. Cf. Ex. 34, 6-7; Mt. 5, 45 et 7, 1.
5
Ce poème est d'ailleurs loin de les ménager, qui en fait des suppôts de Satan; mais il ne s'agit
jamais que d'une saine et sainte colère à l'égard de leur malhonnêteté ainsi que de leur mépris de la
piété ascétique et, en évitant toute attaque ad hominem explicite, cette diatribe, pour évidentes qu'en
soient les cibles, ne déroge pas à la charité: Cf. supra, p. 201-202.

327
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

suffisamment perçant pour savoir qui je suis et vers où s'élancent mes désirs, dans quelle
misère je me situe et combien j'ai glissé vers la terre, ou plutôt vers les vastes abîmes des
profondeurs terrestres ...
Ni les consolations ne me soulagent ni les discours ne m'abusent, qui viennent au secours des
passions, ni je ne prends plaisir à mesurer le vice d'autrui, comme si j'étais un homme de
bien.
(...) Si, quand je suis un scélérat, on me prend pour un homme de bien, cela m'est un fardeau
et, dans mon cœur, une lamentation secrète.
Il vaut mieux être un homme de bien et passer pour mauvais que d'être un scélérat à
réputation d'honnête homme, un sépulcre menteur aux humains, dont l'intérieur sent le
cadavre décomposé et dont le dehors brille del' éclat de la chaux et de couleurs charmantes !
Tremblons devant l' œil puissant qui voit même sous terre et dans les vastes profondeurs de la
mer, et qui perçoit tout ce que cache l'esprit des humains. Et le temps ne retranche rien: tout
est présent à Dieu.
(... )Comment échapperons-nous à l'œil de Dieu, quand le feu purificateur éprouvera l'œuvre
de tous, dévorant la substance légère et desséchée du vice.
Voilà ce qui me fait trembler et craindre nuit et jour ... » 1
Grégoire, par cette contrition et cette méditation des fins dernières, veut enfin
prouver qu'il ne s'attache en rien à sa réputation de piété ici-bas, tout en témoignant
de la profondeur de celle-ci; si bien qu'il met finalement cette réputation au service de
sa cause. Son humilité devant le jugement divin s'accompagne d'ailleurs de la certitude
que l'épreuve morale qu'il traverse, sa déréliction même, lui est envoyée par Dieu, un
Dieu dans la grâce duquel il se pense habilité à mettre son espoir parce qu'il en est
l'élu de toujours et le serviteur zélé. D'abord, ses adversaires apparaissent comme des
instruments du diable, qui s'est attaqué à lui à cause de sa piété et de ses mérites
ascétiques, selon un modèle bien connu de la littérature monastique. Ensuite, s'il a été
- momentanément - abandonné de Dieu, c'est, de la part de celui-ci, tout à fait à
dessein, dessein sur lesquels il s'interroge :
« soit que tu me punisses pour mes fautes amères,
soit que, par la douleur, tu me domptes, comme un poulain, par des courses variées et ardues,
soit que tu réprimes dans mon âme cette sorte d'enflure qui, si vite, grandit chez les hommes
pieux dont la légèreté d'esprit tire des bontés de Dieu une mauvaise vanité,
Soit que, par mes malheurs, tu veuilles, Verbe sauveur, instruire les mortels à haïr la
mauvaiseté d'une vie sans stabilité qui apporte des peines à tous, bons ou méchants et à se
hâter vers une autre vie, fermement établie, et meilleure aux hommes pieux. » 2
La première hypothèse, celle d'un châtiment, concernerait les passions que ses
adversaires lui inspirent. La seconde fait de l'épreuve qu'il traverse l'occasion
providentielle d'une ascèse morale supérieure: l'affrontement du monde et de sa
méchanceté. En l'occurrence, il doit subir mépris et calomnies, voir sa monotropie
mise en cause et même ses frères se détourner de lui, autant de tentations de colère, de
haine et de découragement. Il faut d'ailleurs remarquer qu'il traduit ces épreuves
spirituelles dans un vocabulaire se référant à la passion du Christ, interprétée
symboliquement : la lance qui fixe son âme aux soucis du monde, les épines par
lesquelles la méchanceté du monde menace d'étouffer son âme et de la retenir dans son
élan spirituel, les mains brutales de ses assaillants, implicitement assimilés aux
tortionnaires du Christ et à ceux qui se gaussèrent de son sort. La troisième
interprétation, quant à elle, est toute préventive : à travers son implication dans
l'affaire Césaire, Dieu aurait voulu lui éviter de tomber dans l'orgueil spirituel, aussi
bien en lui faisant perdre sa réputation d'ascète qu'en lui faisant éprouver les limites de
1
P. 2, 1, 1, V. 496-526.
2
Ibid., V. 559-567.

328
À l'épreuve du nwnde : deuils et affaires familiaux

son ÈyKpchna, lui rappelant par là qu'il est toujours besoin du secours de la grâce.
Enfin, la pédagogie divine de ces épreuves pourrait, selon la dernière lecture qu'il
envisage, viser une leçon qui s'adresse aux autres, les gens du monde, mais aussi ses
frères les moines : montrant aux premiers que la vie hors du monde est la seule à
garantir l'impeccabilité et le salut, et aux seconds qu'ils ne doivent pas se retourner
vers ce monde auquel ils ont renoncé, pour quelque raison que ce soit. Mais ce n'est
pas tant ici la garde de la cellule ou de la clôture que la stabilité du genre de vie qui est
en cause, cette indifférence aux réalités et aux attachements de ce monde à quoi
Grégoire regrette amèrement d'avoir manqué.
Mais de quelle façon et pour quelles raisons a-t-il failli? Quel fut l'appât grâce
auquel le Malin ramena ses pensées vers le monde dans les soucis et les tentations
psychiques duquel il se retrouva piégé? Car, il faut y insister, c'est pour avoir échoué
à le faire trébucher dans son ascèse hors du monde, à travers ces tentations directes
qui en font une lutte intérieure avec lui, que le Démon dressa un piège à sa piété en
l'attirant sur son terrain, celui du monde :
« Mais aussi, comme ils [les "moines"] sont transpercés des épines méchantes de la vie, sous
la pression de la nécessité ! Au dehors, le Démon, malfaisant, enragé, a préparé, hélas ! mille
aiguillons de mort pour les pauvres mortels et, souvent, dissimule sous l'apparence du bien la
perdition funeste, lorsqu'il perd du terrain dans le combat face à face.
( ... ) C'est ainsi que le fourbe agit à mon égard : quand je le reconnus comme ténèbres, il
revêtit une belle peau, et il se présenta, pareil à la lumière, pour voir si, de quelque manière,
mon désir de vertu me ferait tomber dans le mal et si mon excessive légèreté d'esprit
m'entraînerait par surprise à ma perte. » 1
Après avoir vanté son renoncement (au mariage, aux agréments du luxe, aux plaisirs
de la table, aux richesses, aux honneurs et au pouvoir civil, à son amour des lettres
profanes enfin) 2 , Grégoire nous expose le motif qui l'a fait dévier de la voie
supramondaine qui était la sienne - manque de perspicacité qui est une faiblesse pour
l'athlète de Dieu, mais qu'on peut d'autant moins considérer comme un péché que son
erreur partait d'un sentiment pieux. En effet, elle obéissait, d'abord, au devoir filial,
selon la loi que la providence divine a établie pour l'humanité déchue :
« Je croyais, ô mon Seigneur Christ, en demeurant auprès de mes parents, brisés par
l'odieuse vieillesse autant que par le deuil (... ), accomplir une action qui te soit agréable, à
toi, Bienheureux, comme à tes lois, à toi qui donnas aux mortels de trouver en des fils une
force tutélaire et un bâton pour soutenir leurs membres tremblants. » 3
Mais le Grégoire a bien conscience que ce devoir ne vaut pas pour le renonçant, qui
doit surmonter l'amour filial, attaché à l'humanité charnelle, suivant l'avertissement du
Christ: «Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi » 4 • Le
Christ, par ces paroles, a relativisé le sixième commandement du décalogue: «Tu
honoreras ton père et ta mère afin d'avoir longue vie sur la terre que Yahvé ton Dieu
te donne » 5 , appelant ses disciples à une perfection plus grande, supérieure à ce
monde. C'est pourquoi Grégoire précise aussitôt que ce n'est pas un amour selon la
chair, mais le respect de leur piété et la compassion envers leurs souffrances :
« Car, vraiment, plus que tous, ils t'honorent, ils se soucient de la piété, et, fuyant les écueils
d'une pénible vie, ils ont attaché leurs amarres à tes lois sans souillure. Enfin, c'est toi qui es
pour eux fin et commencement » ; « Certes, si j'avais fui toute cette vie d'ici, avec les soucis

1
P. 2, 1, 1, V. 50-62.
2
Ibid., V. 63-101.
3
Ibid., V. 106-112.
4
Mt. IO, 37 ; cf. Le. 14, 26.
5
Ex. 20, 12; Lv. 19, 3. Cf. Ep., 6, 1-4: «Enfants, obéissez à vos parents, dans le Seigneur ... »

329
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

du monde et de la chair, c'est le Christ tout entier que, sans cesse, je porterais dans mon
cœur, habitant seul et loin des autres(. .. ) J'aurais dû .. ., mais l'amour de mes parents chéris
me retenait, me tirant vers la terre, comme un poids, ou du moins, non pas tant lamour que
la pitié, qui déchire tout, moelle et entrailles, la plus douce de toutes les passions :
la pitié pour leurs cheveux blancs à laspect divin, la pitié pour leur chagrin, la pitié pour leur
privation d'enfants;
la pitié, enfin, à légard d'un fils pour lequel ils tremblent, en vérité, le tenant toujours pour
leur douce peine, la prunelle de leurs yeux et celui qui s'afflige de leurs douleurs » 1.
Le dernier motif de cette pitié, par un raccourci d'expression, étant l'affection que ses
parents eux-mêmes lui portent et le besoin qu'ils ont de lui, ce fils dont, en rappelant
ensuite son ascèse studieuse, il suggère qu'ils le chérissaient pour sa piété
exceptionnelle, même s'ils l'ont détourné de la vie contemplative pour l'avoir auprès
d'eux. Ainsi, ce n'est pas au piège du regret des parents, bien connu des moines, mais
dans lequel ne tombent que les novices et les moins parfaits, qu'il prétend avoir été
pris. C'est par le biais d'un zèle charitable: plus précisément, il obéit aux règles
basiliennes 2 qui imposent à la fraternité ascétique de traiter en parents selon l'esprit
ceux des parents charnels de ses membres qui vivent la perfection évangélique, comme
Grégoire l'Ancien et Nonna dans leur vieillesse. Et quelle que soit la légèreté d'esprit
dont il s'accuse face aux séductions du malin, il ne laisse pas de suggérer que sa mise à
l'épreuve du monde représente une lutte ascétique plus ardue que celles qu'affrontent
les moines à l'abri de leurs retraites. On retrouve donc ici cette thématique du sacrifice
des vrais fils de Dieu qui lui sert à justifier l'engagement sacerdotal des meilleurs
d'entre les moines.

On peut donc conclure que ce poème n'exprime pas le rejet du ministère, mais des
affaires profanes, en l'occurrence la gestion et la défense du patrimoine familial, qui le
détournent de la vie contemplative. Encore faut-il distinguer avec lui ces soucis
ordinaires, dont il dit que ce sont pour lui des ennuis supportables à la rigueur, et la
calamité que représenta le procès relatif à la succession de son frère :
«Cependant, ces ennuis me seraient supportables. Mais ce qui m'est sans doute une blessure
plus douloureuse, c'est tout ce que j'ai souffert quand mon frère a quitté cette vie( ... ) De son
vivant, je n'avais, pour ma part, que la gloire qui me venait d'autrui. Car jamais la richesse
ni le souci d'aucune dignité protectrice3 n'avaient occupé mon esprit. Mais je restais, après sa
mort, seul à attendre douleurs et gémissements. » 4
Ce passage laisse entendre que Césaire faisait fonction, par ses relations avec le
pouvoir civil, de protecteur des intérêts familiaux. C'est dire que ses parents pouvaient
se réjouir de la "division du travail" instituée entre leurs deux fils : par sa carrière de
courtisan, Césaire leur assurait les protections de ce monde, tandis que Grégoire
représentait à la fois le successeur de son père et, par sa profession monastique, la
garantie d'une protection divine spéciale. C'est ce prestige d'homme de Dieu, étranger
au monde et à ses affaires, qu'il met ici au service des intérêts familiaux. Mais on doit
alors aussi comprendre que, à la mort de Césaire, le Nazianzène dut prendre le relais et
compromettre un peu plus son "étrangeté au monde", intervenant par lettres auprès de

1
P. 2, 1, 1, V. 113-116; V. 262-275.
2
Gribomont [Saint Basile], p. 19, cf. Grandes Règles, 32, PG 31, 996 A-B.
3 Bénin traduit ainsi le terme W..10\, qui signifie aussi bien la puissance que linfluence et la
protection.
4
P. 2, 1, 1, v. 169-171. Trad. Bénin, p. 373.

330
À l'épreuve du monde : deuils et affaires familiaux

ses propres relations 1 pour obtenir une issue favorable à ce procès scandaleux. Enfin, il
n'est pas interdit de se demander si la «dignité protectrice» à laquelle il fait allusion
ne serait pas la dignité épiscopale que Basile lui conféra avec la charge de chorévêque
de Sasimes : projet qui aurait alors été dans l'air ou déjà réalisé, ce qui situe la
rédaction de ce poème en 372. On sait en effet que le procès, ouvert aux alentours de
369, s'est achevé seulement vers 3732 • On sait également par le Nazianzène que la
voix de Grégoire l'Ancien permit d'arracher l'élection de Basile comme archevêque de
Césarée en 3703, et que ce dernier, fort de sa nouvelle dignité, intervint par lettres en
faveur de son ami à propos de cette affaire, non sans l'avoir auparavant intronisé
chorévêque4 . On serait donc tenté d'inscrire également dans cet échange de bons
procédés l'affectation du Nazianzène à Sasimes: en 372, Basile, bien en peine de
trouver un candidat pour défendre cette bourgade stratégique qu'il se voyait disputer,
confiant ce rôle ingrat à Grégoire en échange d'une dignité protectrice dans la
procédure en cours. On comprendrait dès lors la pression exercée sur lui par son père
pour qu'il accepte ces fonctions.

1
Lettres, XXIX, t. I, p. 35-37, à Sophronios, préfet de Constantinople; CCXLI, t. II, p. 131, à
Abourgios, nn magistrat qui deviendra préfet du prétoire d'Orient.
2
Gallay [La vie], p. 91.
3
D. 18, 36.
4
Basile, Lettres, 32 (à Sophronios), 1 et 33 (à Abourgios), 3-4, qui désignent Grégoire comme
évêque.

331
CHAPITRE vn

L'AFFAIRE SASIMES : UN ÉVÊQUE SANS TRÔNE

1
Ce qu'on a appelé "l'affaire Sasimes" tient son nom du relais routier et centre
fiscal que Basile a élevé au rang d'évêché et sur le siège duquel il a poussé Grégoire en
372. Basile, en effet, a succédé à Eusèbe sur le siège de Césarée, métropole de la
2
Cappadoce, lorsque, à l'hiver 371-372 , l'empereur Valens décrète le partage
administratif de la province en deux entités territoriales. Peut-être encouragé en sous-
main par la volonté impériale, dont cette décision aurait eu pour fin d'affaiblir un
opposant aussi influent que Basile à l'arianisme officiel, l'évêque de Tyane Anthime
s'érige alors en métropolite de la seconde Cappadoce, qui échappe de ce fait à
l'autorité de Césarée; il s'attribue ainsi les biens ecclésiastiques de l'Église de Césarée
situés dans la nouvelle province et en revendique les redevances. Afin de défendre ses
prérogatives territoriales, Basile crée de nouveaux sièges épiscopaux qu'il pourvoit
d'hommes de confiance, dont son frère Grégoire pour celui de Nysse. À notre
Grégoire, avec l'appui de son père, il impose la charge de chorévêque de Sasimes,
minuscule bourgade choisie pour son importance stratégique : à un carrefour de
routes, ce relais et centre fiscal situé aux frontières de l'ennemi était en effet le passage
obligé des convois acheminant à Césarée les redevances en nature du monastère de
Saint Oreste, qu'Anthime n'hésite pas à faire attaquer. C'est donc à un avant-poste
exposé aux raids des hommes de main d' Anthime et que ne recommandent ni sa
population ni son cadre peu urbain, que Grégoire est envoyé, à contrecœur cela va
sans dire.
Se heurtant à un barrage de paysans aux ordres de l'évêque de Tyane alors qu'il
vient prendre possession de son siège, il n'est que trop heureux de pouvoir saisir le
prétexte de cet accueil odieux pour refuser d'assumer sa charge. Refusant de se battre
«pour des cochons de lait et des volatiles ( ... ) comme s'il s'agissait d'âmes et de
3
règles canoniques » , il s'enfuit, plein d'amertume envers son ami, «dans la
4
montagne » , c'est à dire quelque retraite probablement solitaire. Bien décidé à ne pas
céder aux pressions de Basile et de Grégoire l'Ancien, l'évêque désormais sans église

1
Sur les faits: Giet [Sasimes]; Gallay [La vie], p. 106-109; Bernardi [Saint Grégoire], p. 138-140;
Pouchet [Basile le Grand], p. 227-233 et 306; Gain [L'Église de Cappadoce], p. 389-391 et 393-394.
2
Sur cette date, voir Hauser-Meury [Prosopographie], p. 41, n. 47 et Gain [L'Église de Cappadoce],
p. 306, n. 78.
3
Lettres, XLVIII, 8, t. 1, p. 63. Dans la lettre suivante (XLIX, 1, ibid.), il écrira à Basile:« Tu nous
reproches !'oisiveté et la paresse parce que nous n'avons pas pris possession de ta Sasimes, parce que
nous ne nous remuons pas comme un évêque, et parce que nous ne vous armons pas les uns contre les
autres, comme une pâture jetée aux chiens ! »
4
P. 2, 1, 11, V. 490-491.

332
L'affaire Sasimes: un évêque sans trône

qu'il est ainsi devenu à peine intronisé s'accommode finalement d'une position plus ou
moins convenable à sa nouvelle dignité, mais guère différente de celle qu'il occupait
auparavant: celle d'assistant de son père, qui voit encore là le prélude à sa succession.
Cet épisode, et les déclarations de Grégoire à son propos, sont encore interprétés
aujourd'hui comme une confirmation de sa répugnance pour la vie active, et une erreur
de jugement de la part de Basile.' Notre analyse des témoins montrera pourtant que
l'amour de la contemplation qui y est invoqué n'explique ni ses réticences de départ, ni
sa désertion.

D'après les témoins immédiats du corpus: les discours 9 à 12

Il semble que le Discours 10 s'emploie à justifier et annoncer - au présent avec


valeur de futur proche - la consécration épiscopale que célébrera le Discours 9,
formant avec lui un diptyque encadrant celle-ci. En effet, il ferait sinon double emploi2
avec ce Discours, tout entier consacré à l'autorité épiscopale dont Grégoire est investi,
et qui conclut, à l'adresse de Basile :
«Voilà pourquoi tu amènes en public, après t'en être saisi, un homme qui se dérobe, et tu le
fais siéger auprès de toi. C'est nwn injustice, pourrais-tu dire, et tu veux me faire partager tes
3
soucis et tes couronnes. Voilà pourquoi tu oins le grand prêtre... »
Il eût été logique que cette consécration ait eu lieu, soit à Sasimes, soit à Césarée,
siège de Basile, donnant une signification concrète à la mention « Ce sont elles qui
m'ont conduit à vous »4 . Or, outre les circonstances hostiles qui s'opposaient à ce que
l'investiture ait lieu à Sasimes, on voit mal comment ses habitants, à l'égard desquels
Grégoire n'a encore aucun devoir pastoral - ce n'est que dans le Discours 9 qu'il
l'évoquera - pourraient être visés dans ce passage :
« Jusque-là (... ) folie ! ~je ne dispensais même pas mes paroles à mes frères bien aimés qui
sont ici. »5
P. Gallay6 en conclut que ce discours a probablement été prononcé à Nazianze:
Grégoire s'accuserait ici d'avoir manqué à son devoir de prédicateur, non envers les
habitants de Sasimes, mais à l'égard de ses paroissiens de Nazianze, dont la présence
serait ainsi attestée. Mais chez le Nazianzène l'appellation de «frères» désigne les
moines, non les fidèles. 7 Aussi les « frères » en question sont-ils plutôt les moines de la
région, venus saluer la consécration d'un Grégoire qui, pour se soustraire aux
pressions dont il faisait l'objet, s'était tenu à l'écart voire réfugié dans un silence
absolu.
Selon l'usage dans de telles occasions, le propos porte sur les motivations de
l'impétrant et du consécrateur et il paraît tout naturel qu'il fasse une place aux

1
C'est le cas dans tous les travaux cités supra, p. 334, n. 1, ainsi que de Calvet-Sébasti [SC 405],
p. 101-103 et [L'évocation], p. 486, 490 et (avec des nuances peu cohérentes) 495.
2
Gallay [La vie], n. 2, p. 112; Bemardi [La prédication], p. 114.
3
D. 10, 4, 1-4.
4
lbid., 1, 2. Grégoire parle de la vieîllesse de son père et de son amitié pour Basile.
5
D. 10, 1, 5-6.
6
Gallay [La vie], p. 106-118 et n. 2, p. 113.
7
Par ex. D. 6, 2, 6 et 3, 1 ; P. 2, 1, 1, v. 605. Il faut mettre à part la locution figée «mes amis et mes
frères» (D. 3, 1, 1 et D. 12, 4, 1) qui sert d'adresse à son auditoire.

333
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

relations d'amitié qui l'ont recommandé à Basile. Les circonstances et les motivations
réelles présidant à ce sacre, que nul ne pouvait ignorer, rendaient le discours solennel
d'usage assez délicat. C'est en dépit de leur caractère peu spirituel que Grégoire a
finalement accepté malgré lui cette investiture, et il ne manque pas de le souligner en
revenant sur sa résistance antérieure, que justifie sa vocation contemplative :
«Rien n'est plus fort que la vieillesse et rien n'est plus vénérable que l'amitié. Ce sont elles
qui m'ont conduit à vous. ( ... ) Jusque-là( ... ) je ne dispensais même pas mes paroles à mes
frères bien aimés qui sont ici, afin de rester loin des affaires et de pouvoir mener la vie
tranquille du philosophe, laissant tout à ceux qui le voudraient, pour m'entretenir avec moi-
même et avec !'Esprit. Je songeais au carmel d'Élie et au désert de Jean, à la vie au-dessus du
monde menée par ces philosophes. » 1
En confiant l'amertume qui l'avait abattu face aux projets que Basile nourrissait à son
égard, il laisse entendre de quel mauvais procédé il avait à se plaindre de lui, et que ses
réticences avaient aussi des motifs moins bénins à son égard :
«À quoi bon cette union fraternelle, ou, par la suite, ce parfait accord de sentiment, s'il ne
m'est même pas possible de rester en bas au moment de la puissance et de l'élévation ! »;
«Désormais, en effet, je repousse la colère( ... ) etje regarde sereinement cette main qui m'a
contraint, je souris à !'Esprit, mon cœur s'apaise, la raison revient et l'amitié( ... ) reprend vie
à partir d'une petite étincelle et se rallume » ; « Pourquoi parlerais-je de tout ce qui faisait le
chagrin et le découragement, que j'appelle quant à moi ténèbres, inventions de l'esprit ?
Telles étaient en effet mes pensées, et d'autres plus absurdes encore. » 2
S'apprêtant maintenant à recevoir l'investiture de Sasimes, il ne pouvait cependant que
faire amende honorable et s'employer à justifier auprès de l'assistance l'initiative
politique de son ami, une initiative contestée qu'il avait été réticent à cautionner, mais
à laquelle il attribue maintenant des motifs tout spirituels. Aussi poursuit-il:
« Car je vais blâmer moi-même mon propre égarement ou ma folie. Mais maintenant, je
change et je m'applique à dire des choses bien plus vraies et bien plus dignes de nous. Vois la
sincérité de notre changement, ô homme admirable : non seulement tu délies le silence que tu
me reprochais et contre lequel tu t'élevais tant, mais tu obtiens aussi des paroles pour appuyer
ta défense. Cela résulte entièrement de notre amitié et de !'Esprit qui est en nous.
Mais quelle est cette défense?( ... ) Tu n'as pas supporté que !'Esprit passe après l'amitié.( ... )
Tu n'as pas supporté que le talent soit caché et enfoui sous la terre, tu n'as pas supporté que
la lampe soit plus longtemps cachée sous le boisseau - car c'est ainsi que tu considères ma
lumière et mon activité. Tu as cherché à placer aussi Barnabé auprès du Paul que tu es. À
Silvain et à Timothée tu as cherché à attacher Tite pour que la grâce pénètre par ceux qui ont
pour toi une sincère sollicitude et pour que tu accomplisses l'évangile alentour de Jérusalem
à /'Illyrie » 3
Néanmoins, l'allusion aux enjeux territoriaux transparaît ici à travers l'hyperbole:
parce que, tout en défendant ainsi Basile, Grégoire est bien conscient que cette
justification ne trompait personne, et certainement pas les moines aux yeux desquels la
dispute des deux évêques était indigne de l'étranger au monde que Basile prétendait
être, un point de vue qu'au fond il partageait. Aussi prend-il le soin de souligner que
cette investiture, censée être au service de l'Église, lui a été imposée contre son gré :
« Voilà pourquoi tu amènes en public, après t'en être saisi, un homme qui se dérobe, et tu le
fais siéger auprès de toi. C'est mon injustice, pourrais-tu dire, et tu veux me faire partager tes
4
soucis et tes couronnes. »

1
D. 10, 1, 1-10.
2
Ibid., 2, 23-25; 5-11; 3, 1-2.
3
Ibid., 3, 2 s. (Rom. 15, 19).
4
Ibid., 4, 1-3.

334
L'affaire Sasimes : un évêque sans trône

En outre, lorsqu'il rend compte de sa résistance, l'imagerie de la retraite fait


discrètement allusion aux violences et aux enjeux politiques et économiques du conflit
opposant Basile à Anthime :
« Je considérais le présent comme une tempête et je cherchais un rocher, un précipice ou un
mur pour m'abriter. À d'autres, disais-je, les honneurs et les peines, à d'autres les combats et
les victoires! Pour moi, qu'il me suffise de fuir les combats, d'être attentif à moi-même(. .. )
et d'obtenir là-bas cette petite place grâce à la pauvreté de mon genre de vie ici ! Ce projet,
peut-être des plus humbles, était du moins des plus sûrs pour me tenir à égale distance de
!'élévation et de la chute. » 1
C'est donc avec une ironie aussi subtile que mordante que Grégoire, tout en
respectant les convenances, prend ses distances avec les intérêts terre à terre qui lui
valent cette investiture et risquent de le compromettre. De ce point de vue, le thème de
l'amitié philosophique, en l'occurrence une amitié trahie, n'est pas qu'un morceau
d'éloquence: autorisant la franchise d'un reproche fraternel, il lui permet de critiquer à
demi-mots Basile et, en se démarquant de lui, de préserver sa propre réputation
philosophique.

Le Discours 9 fut prononcé immédiatement après le sacre de Grégoire, au cours de


la cérémonie :
« Enseignez moi cette science pastorale, ô mes amis, vous qui êtes maintenant pour moi et
mes pasteurs et mes collègues. Donnez m'en les insignes ,,2,
dit-il à Basile et à son père qui viennent de le consacrer. Se fiant à l'indication du De
vita sua:
«De l'Église qui m'était donnée, je n'approchai pas la main, même pour offrir à Dieu un
seul sacrifice, pour prier avec le peuple ou pour imposer la main à l'un quelconque des
clercs. »3 - ,
Gallay et Giet excluent que la cérémonie ait eu lieu à Sasimes. Or, outre les besoins de
la cause et l'hyperbole de la poésie qu'invoque Calvet-Sébasti, il faut remarquer qu'on
s'appuie ici sur une citation tronquée du De vita sua: c'est pour la période suivant la
mort de son père que Grégoire y assure n'avoir exercé en aucune manière les fonctions
d'évêque à Sasimes4 • En outre, Grégoire pouvait considérer que, en prononçant son
discours d'investiture à l'issue d'une liturgie qu'il ne présidait pas, il n'a pas, à
proprement parler, inauguré ses nouvelles fonctions. Lorsqu'il parle de «ce peuple»
5
et de « ce saint troupeau » dont il vient de recevoir la direction, il en évoquerait alors
bien la présence sans faire autre chose qu'annoncer l'exercice effectif de sa charge
pastorale, pour lequel il dit douter être prêt et demande le secours de Basile :
« Mais sommes nous capables ( ...), alors que nous sommes au milieu de la tempête et
étourdis, d'être un pasteur prudent et de nourrir le troupeau?»; «Dis-moi vers quels
pâturages me diriger, vers quelles sources aller ( ... ) comment se battre avec les loups et
comment ne pas se battre avec les pasteurs, surtout en ce moment où des pasteurs sont
devenus insensés et ont dispersé leurs brebis loin du pâturage (... ) ! Comment fortifierai-je
celle qui est faible et relèverai-je celle qui est tombée (... ) Comment apprendre cela et
l'observer selon la bonne règle de la science pastorale qui est la vôtre ... ? ,, 6

1
D. 10, 1, 11 S.
2
D. 9, 4, 1-3.
3
P. 2, 1, 11, V. 529 S.
4
Ibid., v. 526-533. Cf. infra, p. 348.
5
D. 9, 3, 10-11 ; 6, 21.
6
Ibid., 4, 5-8; 6, 1-12.

335
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

On notera au passage les allusions à la dispute ecclésiastique en cours, dont


Grégoire fait comprendre qu'il la désapprouve et ne souhaite pas s'y mêler. En tout
cas, ce discours porte tout naturellement sur la dignité et la responsabilité spirituelles
dont il vient d'être investi. Rendant l'hommage obligé à l'autorité de Basile en la
matière, il exprime, conformément à la formule canonique, sa crainte d'en être indigne.
C'est elle, et non plus sa vocation contemplative, qu'il invoque, avec l'appui de
précédents bibliques, pour justifier sa résistance antérieure :
«Voilà ce que je craignais. J'étais plein d'amertume et de tristesse et j'avais, comme les
enfants devant le spectacle des éclairs, un sentiment mêlé de plaisir et de frayeur. J'aimais
!'Esprit, et en même temps je le redoutais. Et il me fallait un peu de temps, après un retour
sur moi-même, pour m'amender et prendre un parti meilleur » 1 .
Il invoque ici le tremendum lié à la réception du sacrement et de l'Esprit, assimilée à
l'illumination théologique que supposent les fonctions propres de l'évêque, une crainte
qu'il a certes surmontée, mais sans pour autant se libérer de celle de ne pas se montrer
à la hauteur de la grâce et de perdre le charisme reçu :
«je ne peux me reprocher ma propre lâcheté et ma mauvaise humeur ! En effet, le soleil
révèle la faiblesse de l'œil, et la venue de Dieu révèle la maladie de l'âme. Pour les uns c'est
une lumière, pour les autres un feu, selon la nature profonde de chacun. » ; « ceux qui en sont
indignes ne sont pas plus touchés par la grâce que ne l'est l'instrument mauvais ou
complètement discordant (. .. ) mais aussi (... ) ce n'est pas une moindre entreprise (. .. ) de
conserver la dignité et !'accord que de commencer à trouver !'accord et à assumer la dignité.
C'est ainsi que la grâce même, en produisant et en exacerbant !'orgueil - pour parler du plus
funeste et du plus étrange de nos maux - a fait tomber loin de Dieu ceux qui ne s'en sont pas
approchés vraiment, et nous avons été terrassés au moment où nous nous élevions »2 •
Or, quel que soit l'hommage rendu par ailleurs à sa science pastorale, la leçon
semble bien s'adresser non seulement à Anthime, mais aussi à Basile, visé au travers de
l'apologie personnelle d'un Grégoire qui témoigne, par ces réflexions, de sa propre
humilité. On le voit encore plus clairement lorsqu'on rapproche ce passage des
reproches que, s'autorisant de la liberté de parole entre amis, il adresse à Basile quant
à la manière dont il lui a imposé cette investiture :
«Toi qui étais pins humain parmi les brebis - si tu n'es pas fàché contre moi! - quand nous
partagions le pâturage sans Verbe, que parmi les pasteurs depuis que( ... ) tu nous as en ton
pouvoir 3 »;«Mais j'ai encore un reproche à faire à l'amitié. ( ... )Il y a eu de ta part quelque
chose d'indicible, et qu'on n'avait pas encore entendue à notre sujet. On ne nous a pas
convaincu, on nous a contraint ! Merveille ! Comme toutes choses sont devenues nouvelles !
Et comme elles nous ont séparés! De quoi veux-tu que je parle précisément? du trône ou de
la grandeur de la grâce? ,, 4
Certes, tout cela pourrait s'entendre en bonne part, le reproche servant en ce cas à
souligner l'autorité de Basile : moins humain parce que plus divin, il aurait, selon la
rhétorique du Discours 10, fait prévaloir les intérêts de !'Esprit sur l'amitié et mis la
main, en Son nom, sur un Grégoire réticent. Mais, cultivant, comme dans le discours
précédent, une ambiguïté magistrale, notre orateur accuse bien à demi-mots son ami
d'une tyrannie qui n'a rien de rhétorique, et qui trahit l'orgueil d'une dignité encore
fraîche plus que la douceur persuasive de la grâce.

1
D. 9, 3, 1-6.
2
Ibid., 2, 4-9; 21-33.
3
Littéralement: «tu nous a sous la main », allusion à l'imposition des mains du consécrateur et à la
mainmise qui lui est liée.
4
Ibid., 4, 8-11; 5, 1-11.

336
L'affaire Sasimes : un évêque sans trône

Prononcé à l'occasion d'une fête des martyrs, sur laquelle porte sa seconde partie
(4 - 6), le Discours 11 s'adresse longuement à Grégoire de Nysse, venu à Nazianze
avec pour mission de convaincre le nouvel évêque de Sasimes de ne plus différer sa
prise de fonctions. Peu désireux de disputer ce siège minable au belliqueux Anthime,
Grégoire accueille plutôt fraîchement cette visite en service commandé. En effet, après
l'éloge de l'amitié et de ses deux amis (1 - 2), qui sonne ironiquement au regard de la
suite, il se prévaut encore une fois de la franchise admise entre amis pour éclater en
reproches contre eux :
«L'un des deux, je ne sais par quel sentiment ou sous quelle impulsion indigne de !'Esprit
qui est en lui, nous a donné !'onction et nous a amené en public, nous qui nous cachions. En
effet, même si mon propos est dur, je le tiendrai cependant: l'amitié, qu'elle en souffre ou
qu'elle l'entende, supportera tout. L'autre vient pour nous exhorter, nous convaincre et nous
apprivoiser pour !'Esprit l Cela est important pour moi, même maintenant. Comment cela ne
serait-il pas important, puisque je vous ai placé plus haut que toute la vie ? Mais je me plains
que vous soyez venu après le moment voulu l Comment se fait-il, ô le plus noble des amis et
des alliés, que l'alliance vienne après la défaite et la retraite, que le pilote vienne après la
tempête et le remède après la cicatrisation ? En tant que frère aimant, as-tu rougi de sa
tyrannie? Ou bien, en tant qu'homme de pouvoir, es-tu fâché de ma désobéissance? » 1
Le reproche fait à Basile, pour allusif qu'il soit sur le fond, ne met pas seulement en
cause la tyrannie par laquelle il a arraché son ami à la "vie cachée", mais aussi les
motivations peu spirituelles qui l'ont conduit à le pousser sur le trône de Sasimes.
Quant à son homonyme, Grégoire l'accuse à mots voilés de ne pas tant se soucier de
ses états d'âmes après sa consécration forcée que d'être lui aussi attaché au pouvoir et
de chercher, par une feinte sollicitude, à adoucir son ressentiment pour servir les
intérêts de l'évêque de Césarée - l'argument essentiel étant qu'une telle attitude
compréhensive et persuasive eût été plus crédible avant son sacre.
Il oppose ensuite à Basile et à son envoyé une fin de non recevoir et, par l'apologie
de cette désobéissance dont il indique la nature toute spirituelle, laisse assez entendre
qu'il considère le conflit autour de Sasimes comme source de souillures néfastes au
salut:
« Pour ma part, je suis prêt à rendre compte, à toi et à tous ceux qui le voudraient par amitié,
soit de ma désobéissance, comme d'aucuns veulent l'appeler, soit de ce que je crois être ma
prévoyance et ma sécurité, afin que tu ne croies pas avoir comme ami un homme
complètement insensé et ignorant, mais un homme capable de juger de certaines choses
mieux que la plupart, d'oser ce qu'il est digne d'oser, de craindre ce qu'il y a à craindre et
que les hommes sensés doivent craindre le plus de ne pas craindre. ,,2
Lorsque, abordant enfin le thème des martyrs, il invite l'auditoire à suivre leur exemple
par ce martyre non sanglant qu'est la purification ascétique, on est du coup tenté de
voir dans certains passages de cette prédication morale une opposition implicite entre
ce combat pour la pureté et l'impureté de la lutte qui oppose Basile à Anthime :
«purifions-nous nous-mêmes grâce aux martyrs, ou plutôt à la façon dont ils se sont eux-
mêmes purifiés par le sang et la vérité. Soyons libérés de toute souillure de la chair et de
l'esprit (. .. ) Obtenons la victoire avec l'aide des vainqueurs. Soyons des martyrs pour la
vérité avec l'aide des martyrs.( ... ) Luttons contre les pouvoirs, contre les autorités, contre les
persécuteurs invisibles et les tyrans » ; « Résistons à la colère comme à une bête sauvage, à la
langue comme à une épée tranchante( ... ) ne fléchissons pas les genoux devant Baal à cause
de la pauvreté, et ne nous prosternons pas à cause de la crainte devant la statue d'or.

1
D. Il, 3, 1-13.
2
Ibid., 3, 26 S.

337
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Craignons seulement de <.-Taindre gui que ce soit plus que Dieu et d'outrager l'image à cause
du vice. » 1
En outre, le thème de la défense de la vérité pourrait indiquer le motif doctrinal qui,
nous allons le montrer, a contribué à la neutralité de Grégoire dans le conflit qui
opposait Basile et Anthirne.

Le Discours 12 clôt l'affaire de Sasirnes, dont la carrière de Grégoire et ses


relations avec Basile garderont des traces durables, en inaugurant les fonctions
d'auxiliaire épiscopal de Nazianze dont le fils de Grégoire l'Ancien, ayant
définitivement rejeté sa charge de chorévêque, doit s'accommoder comme position de
repli. De nouveau, l'orateur doit se livrer à un délicat exercice apologétique : justifier
sa désertion de Sasirnes ainsi que son rôle d'auxiliaire de l'autorité paternelle, situation
moins naturelle et conforme aux usages s'agissant de l'évêque désormais sans siège
qu'il est devenu que du simple prêtre qu'il était auparavant. Plaçant, selon l'expression
de M.-A Calvet-Sébasti2 , son discours et lui-même sous le signe de la Trinité et
particulièrement de l'Esprit, au service et sous la direction duquel sa consécration
épiscopale l'a placé, Grégoire attribue pour cela ses choix à Son inspiration ; Il
apparaît dès lors comme Esprit du Kmpoi; spiritud :
«Je suis un instrument de Dieu, un instrument du Verbe, un instrument qu'accorde et dont
joue, en bon artisan, !'Esprit. Hier il suscitait le silence? Je m'appliquais à ne pas parler.
Aujourd'hui, il frappe ma pensée? Puissé-je faire résonner la Parole et m'appliquer à parler!
Certes, je ne suis ni assez bavard pour désirer parler quand je suis poussé au silence, ni assez
silencieux ou stupide au point de mettre une garde à mes lèvres au moment de la parole. Mais
je ferme et j'ouvre ma porte pour l'Intelligence, pour le Verbe et pour !'Esprit, pour la seule
cohésion et la seule divinité. » 4
Ce propos souligne que sa désertion de Sasirnes obéissait à des motifs tout spirituels,
fuir les querelles indignes de Basile et Anthirne et les paroles de colère que la conduite
du premier à son égard pouvait lui inspirer. Mais surtout il réunit ainsi sous la conduite
de !'Esprit l'état monastique et la condition sacerdotale, la vocation contemplative et
le ministère actif de la parole, et, plus précisément, la tutelle de la Trinité l'indique, le
ministère théologique de l'évêque. Recherchant la sympathie des Nazianzènes,
Grégoire explique ensuite son refus premier de l'épiscopat, sa dérobade devant la
charge de Sasirnes et, finalement, son choix de servir d'assistant à son père:
« Il m'a paru plus fürt et moins périlleux de garder une certaine mesure entre le désir et la
lâcheté, et de me donner d'une part à mes aspirations, d'autre part à !'Esprit. Mais cela ne
pouvait se faire en échappant complètement au ministère au point de rejeter la grâce ( ... ) ni
en prenant un fardeau trop lourd pour moi( ... ) Il appartient à la piété comme à l'assurance de
mesurer le ministère à ses possibilités ( ... ) Voilà pourquoi j'accepte maintenant d'aider ce
père bon à supporter cette charge »5 .
Grégoire présente ainsi cette fonction d'auxiliaire, surtout théologique, de son père,
comme un compromis entre son désir de perfection spirituelle personnelle et l'exigence
supérieure de la charité spirituelle, c'est à dire le service de l'Église auquel l'Esprit l'a
appelé. Invoquant aussitôt l'exemple de la condescendance divine de l'Incarnation, il

1
D. 11, 4, 9-18 (2 Co. 7, 1; Eph. 6, 12) ; 5, 1-11 (Dan. 3, 18etcf. Rom. li, 4; 3Rois19, 18; Gen.
1, 26-27.).
2
Calvet-Sébasti [SC405], p. 99.
3
Pouchet [Basile le Grand], p. 85, souligne une idée similaire chez Basile, qui fait de !'Esprit « le
stratège par excellence».
4
D. 12, 1, 6 s,.
5
Ibid., 4, 1-17 (Ex. 19, 6; 1 Pierre 2, 9); 5, 1-14.

338
L'affaire Sasimes: un évêque sans trône

signifie que c'est sa propre divinisation par l'ascèse contemplative qui lui a valu d'être
1
appelé à l'épiscopat, sacrifice supérieur des vrais fils de Dieu.
Il n'y en a pas moins apparemment une certaine incohérence entre le rôle que le
Nazianzène attribue ici à l'Esprit filial, imposant le devoir d'enseignement et en cela
opposé au désir personnel de la retraite contemplative, et la façon dont il prétendait
d'abord lui dédier ses silences comme ses performances oratoires. Mais c'est que, pour
Grégoire, le ministère sacerdotal et a fortiori épiscopal du "moine" intègre, autant
qu'il se peut, le genre de vie ascétique qui lui est propre. Il exige en particulier des
retraites contemplatives occasionnelles: d'une part lorsque les circonstances, comme
ce fut le cas pour Sasimes, lui recommandent de se tenir éloigné de la chaire ou du
trône et de ne pas mettre sa langue au service de passion et de causes mauvaises ;
d'autre part parce que le silence fait partie intégrante du ministère de la parole dont il
prépare le propos en recherchant l'inspiration de l'Esprit.2 C'est à elle que le
Théologien dit ici devoir tout particulièrement ses lumières trinitaires, cette théologie
dont la perfection est précisément la proclamation de la pleine divinité de l'Esprit sur
quoi se conclut ce discours :
«Que l'emporte ce qui devrait vous aider et nous aider, !'Esprit conduisant nos affaires( ... ),
lui à qui nous nous sommes donné nous même, et à qui nous avons donné notre tête ointe de
l'huile de la perfection dans le Père Tout-Puissant, dans le Verbe fils unique et dans le Saint
Esprit qui est Dieu. Jusqu'à quand en effet, laisserons-nous la lampe cachée sous le boisseau
et refuserons-nous aux autres la parfaite divinité, quand il faudrait la placer sur le chandelier
et la faire briller pour toutes les églises (. .. ), une lampe qui ne soit plus imaginée, ni une
représentation de !'esprit, mais une lampe qui puisse aussi être révélée ouvertement ? N'est-
ce pas le plus parfait accomplissement de la théologie ... ? »3
C'est bien ici !'Esprit lui-même, et non, comme c'est l'usage, l'évêque dans sa fonction
théologique que ce passage désigne comme« lampe» de l'Église.
Or, à partir du rapprochement opéré par M.-A. Calvet - Sébasti entre ce texte et la
Lettre 58 à Basile4 , nous croyons pouvoir avancer des hypothèses d'un grand intérêt
pour comprendre plus complètement l'affaire Sasimes. D'une part, celle-ci, datée de
372 - 373, atteste que la profession de la divinité de l'Esprit opposait le Nazianzène à
l'évêque de Césarée. La préservation de ses relations avec son maître Eustathe et les
siens, moines pneumatomaques, conduisait en effet Basile à éviter toute confession
explicite de cette divinité, ce dont Grégoire, sous le couvert d'un moine qui s'en serait
scandalisé auprès de lui, lui fait le reproche. D'autre part, on sait qu'Anthime, dans son
conflit avec l'évêque de Césarée, mettait en cause son orthodoxie doctrinale,
prétextant en particulier ce motif pour revendiquer ses redevances. À l'époque, Basile
est d'ailleurs sous la pression de Theodote de Nicopolis et de Mélèce d'Antioche - un
allié de poids d' Anthime comme des deux Grégoire, alors en exil à Getasa - qui l'ont
sommé de se démarquer d'Eustathe de Sébaste. 5 On est alors tenté d'assimiler les deux
accusations et de voir dans cette unité de vue du Nazianzène et de l'évêque de Tyane
l'une des raisons, peut-être essentielle dans la conscience d'un Grégoire ardemment
pneumatophile, qui l'empêchèrent de prendre la défense de son ami en dépit du
brigandage d' Anthime et de l'affront que celui-ci lui avait fait aux portes de Sasimes. Il
ne prit pas pour autant le parti d' Anthime, mais préserva un certain équilibre qui lui
1
D. 12, 4, 18 s.
2
Cf. supra, p. 195-197.
3
D. 12, 6, 8-14.
4
Lettres, LVIII, t. I, p. 73-77.
5
Rousseau [Basil], p. 240-243.

339
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

valut l'accusation de "basilisme" de sa part, mais lui permit de conserver d'assez


bonnes relations avec les deux hommes pour être l'artisan de leur réconciliation. Il
aura d'ailleurs d'abord été l'aiguillon de l'agiornamento doctrinal de Basile auquel
celui-ci sacrifiera finalement son allégeance à Eustathe ; en témoigne la réponse que
Basile fit à la lettre par laquelle Grégoire l'avertissait des critiques dont son
enseignement concernant l'Esprit-Saint faisait l'objet, où, sans fournir l'assentiment
doctrinal attendu que Grégoire aurait pu alléguer en sa faveur, il n'assurait pas moins:
«depuis le tout début, et maintenant encore, je t'ai considéré comme mon guide dans la
vie, mon maître en matière de doctrine, et tout ce qu'on peut dire d'aimable
d'autrui »1 .
On discerne ici de façon particulièrement claire la connexion entre la théologie
pneumatophile de Grégoire et sa conception de l'autorité épiscopale comme charisme
théologique: la pneumatophorie qui qualifie le bon évêque doit nécessairement
s'autoriser de la divinité de l'Esprit et donc la professer extérieurement. Grégoire,
après lui avoir désobéi, fait ainsi la leçon en matière théologique à un Basile des mains
duquel il a reçu la consécration, rite qui, dans la symbolique antique, impliquait la
mainmise de celui qui imposait ses mains et l'allégeance de celui sur qui il les posait.
Mais, on l'a vu2 , c'est qu'il considère cette onction comme entérinant plutôt que
conférant le charisme personnel, et son consécrateur comme simple médiateur d'une
consécration par et à l'Esprit. Il considère donc comme tout à fait légitime sa
désobéissance à l'égard de Basile, sinon d'un point de vue disciplinaire où, comme
chorévêque, il est sous son autorité, du moins sur un plan spirituel où elle peut
d'ailleurs se recommander de la parité des évêques. On comprend mieux dès lors le
sens et la portée des propos par lesquels ce discours affirme son indépendance et son
obédience exclusive à l'Esprit, y compris en ce qui concerne sa conduite à venir,
maintenant qu'il a choisi d'associer son ministère épiscopal à celui de son père:
«Qu'il [!'Esprit] conduise ma main, ma pensée, ma langue, seulement là où je dois aller et
où il veut que j'aille et qu'il m'éloigne au contraire d'où je dois m'éloigner et d'où il vaut
mieux que je m'éloigne»; <<j'accepte maintenant d'aider ce père bon à supporter cette
charge, comme un petit oiseau qui vole non sans utilité auprès d'un grand aigle( ... ) Après
cela, je permettrai à !'Esprit de porter mon aile où il veut et comme il veut, et personne ne me
contraindra ni ne m'entraînera ailleurs si je le décide avec lui. »3
Évêque désormais sans siège, il prétend en effet à un ministère ex cathedra, universel
car libre de toute attache fixe et participant de la liberté voyageuse de l'Esprit, Esprit
dont il se veut le héraut auprès de « toutes les églises, toutes les âmes, et tout ce que
contient la terre» et dont l'oiseau en vol est l'image traditionnelle4 . Il récuse ainsi
l'assignation à Sasimes qu'impliquait son investiture en reprenant à son compte le
modèle syrien de ces évêques-ascètes itinérants qui lui permet de sortir par le haut de
la malheureuse expérience de Sasimes, mais dont nous verrons qu'il n'est pas
seulement un emprunt de circonstance. En effet, notre passage montre clairement que,
décevant les attentes de son père, il se réserve la possibilité de ne pas en assumer la
succession à la tête de l'Église de Nazianze, invoquant aussitôt en ces termes à ce
1
Basile, Lettres, 58, 14, t. 1, p. 74, en réponse à la Lettre LVIII de Grégoire.
2
Cf. supra, p. 114-115.
3
D. 12, 1, 3-6; 4, 13-18
4
Grabar [Les voies de la création], p. 210. On pense également à ces vers par lesquels Ephrem décrit
la perfection de la foi, comparée à un oiseau quittant le nid où il a chanté Dieu : « Et quand il est
formé / il vole dans les airs / où il déploie ses ailes / en signe de la croix» (Fut. 18, 2, trad. fr.
D. Rance d'après la trad. angl. de S. Brock [L'œil de lumière], p. 91).

340
L'affaire Sasimes: un évêque sans trône

propos le respect de la liberté propre au gouvernement chrétien qui justifie aussi son
attitude à l'égard de Basile :
«Car s'il est agréable d'être l'héritier d'un père et de diriger le petit troupeau plus familier
que celui qui est étranger et différent (. .. ) ce n'est en aucune manière plus avantageux, ou
plus sûr, que de diriger librement des hommes consentants, car il est contraire à notre loi de
1
les conduire avec violence ou de force, mais il faut le faire avec leur consentement. »
Or, si le fait qu'il avance, pour expliquer le choix d'assister maintenant son père, sa
vocation contemplative, pourrait laisser croire, comme le pense Bernardi, qu'il ne fait
que préparer les Nazianzènes à le voir retourner à sa chère solitude après la mort de
Grégoire l'Ancien, cette lecture se heurte à plusieurs objections. D'abord, l'exigence
de l'Esprit auquel il se dit soumis semble exclure cette perspective et n'admettre, on
l'a vu, que des retraites occasionnelles. Ensuite, cet «ailleurs» qu'il pourrait avoir à
exclure à l'avenir est opposé à la direction encore indéterminée que l'Esprit lui
indiquerait, et non spécifiquement à Nazianze. S'il exclut bien sûr de réintégrer le
trône de Sasimes, il ne rejette donc pas formellement de prendre en charge la
communauté de Nazianze, qu'il dirigera en effet après le décès de son père. Mais,
chose remarquable, il n'y voit qu'une sorte d'intérim qui préserve encore sa liberté
d'action, et non l'assignation définitive d'une succession épiscopale. Quant à la
comparaison, elle sert à souligner que ce n'est pas tant comme héritier et compatriote,
pour des raisons de ce monde, que Grégoire accepte ses nouvelles fonctions, mais
pour des motifs spirituels, le respect de la pédagogie chrétienne dont son autorité
imposée de force aux habitants de Sasimes aurait violé les règles. On peut également y
voir l'assurance donnée aux Nazianzènes qu'il ne s'imposera pas à eux comme héritier
contre leur volonté; ainsi qu'une indication de la réticence de certains d'entre eux à
voir succéder à leur évêque un fils cause de tant de scandales, et dont l'entrée en
fonction comme évêque associé à son père apparaissait comme une innovation
douteuse.
Ce dernier point est confirmé par les explications laborieuses que le Théologien
donne à cet égard en livrant une version idéale des motivations de son père dans
l'affaire (2 - 3). En effet, après avoir évoqué les précédents vétérotestamentaires et
honoré les vertus spirituelles intactes de son père, il justifie ainsi sa décision de se
2
l'associer comme« législateur » :
« j'ai admiré ton caractère antique et généreux, et surtout comment tu n'as même pas craint -
ce qui arrive vraiment dans les circonstances actuelles - que !'Esprit ne soit qu'un prétexte
pour toi et qu'aux yeux du plus grand nombre nous paraissions accepter cela pour des raisons
concernant la chair, en affectant de le faire spirituellement. Beaucoup ne voient dans cette
tâche que la grandeur, le pouvoir et la merveilleuse jouissance qu'ils en retirent, alors même
que si on conduit un troupeau plus petit que celui-ci, ce qu'il apporte est plus mauvais
qu' agréable.
Voilà ce qu'il en est de ta simplicité, ou de ton amour paternel, qui permet que tu ne donnes
ni n'admets toi-même rien de mauvais et que tu ne peux facilement l'imaginer au sujet des
3
autres. Car ce qui ne se laisse pas ébranler par le mal est lent à supposer le vice. »
On ne saurait indiquer plus clairement que l'issue trouvée par Grégoire l'Ancien pour
son fils à la position difficile où l'avait mis sa défection de Sasimes faisait jaser. Se
souvenant du précédent de sa rébellion de 361-362, on y voyait à juste titre le nouvel
effet d'une faiblesse paternelle coupable qui conduisait Grégoire l'Ancien à se porter

1
D. 12, 5, 18-25 : 1 Pierre 5, 2.
2
Ibid., 2, 21 S.
3
Ibid., 3, 10-23.

341
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

au secours d'un fils que sa désobéissance à son égard avait mis dans un mauvais pas.
On comprend que l'amour paternel auquel Grégoire attribue quant à lui ce geste ne
soit pas d'ordre charnel, mais bien celui d'un père spirituel. On pensait d'autre part,
non sans quelque raison, que la défection de Grégoire avait été avant tout motivée par
une ambition bien terrestre: il préférait sans doute la perspective du trône de Nazianze
à celle de Sasimes; et que son père s'était déjugé en faveur de ses intérêts mondains,
finalement trop heureux de lui assurer ainsi sa succession, comme il l'avait toujours
désiré. Si Grégoire se montre alors si prudent et réservé quant à une telle éventualité,
c'est justement pour démentir un tel diagnostic et accréditer l'apologie de la démarche
paternelle ainsi que la sienne propre. Associant ainsi habilement la défense de sa cause
à celle de Grégoire l'Ancien, il fait de l'innocence paternelle le garant de la sienne
propre et accule ses détracteurs à ne pouvoir la mettre en cause sans manquer de
respect à leur évêque.
Il importe, pour en finir avec l'examen de ce discours, de revenir sur un point
capital : la signification exacte de cet autoportrait en évêque itinérant, à la mode
syrienne, dans la situation qui était la sienne. D'un certain point de vue, ce n'en était
jamais que le constat, puisque, investi désormais de la dignité épiscopale, sa désertion
de Sasimes faisait de lui, selon l'expression par laquelle il se désigne dans la Lettre 50,
un «évêque sans ville » 1. Cette situation ecclésiastique peu ordinaire n'avait d'autre
précédent, en dehors de celui bien lointain et particulier des apôtres, que celui des
évêques ascétiques itinérants de la proche Syrie dont Grégoire s'inspire. Il faut
justement noter que ceux-ci étaient désignés, sans qu'on en ait une explication
précise2 , comme chorévêques ou "évêques de campagne". Or, c'est le même terme,
avec une signification toute différente, puisqu'il signifiait son affectation, sous
l'autorité de l'évêque de Césarée, à une subdivision territoriale, qui désigne la fonction
attribuée à Grégoire lors de sa consécration épiscopale. Cette synonymie aurait pu lui
suggérer, dès lors qu'il se fut affranchi de ses obligations envers Sasimes, une
interprétation plus flatteuse et plus conforme à ses aspirations. Pour autant, ce modèle
ne sert pas qu'à autoriser son cas présent d'une tradition ecclésiastique contestée
autant que singulière3 : il sert également, on l'a vu, à justifier, au travers de la
conception essentiellement charismatique de l'autorité sacerdotale à laquelle est liée
cette tradition, l'indépendance et la désobéissance de Grégoire à l'égard de son
supérieur, Basile. Mais cet emprunt est d'autant moins artificiel de la part du
Nazianzène que l'église syrienne fait de l'ascèse de ses célibataires la source de leurs
charismes et leur réserve pour cette raison les fonctions ecclésiastiques. Cette
conception des choses, loin d'être introduite par Grégoire pour les besoins de sa cause
une fois qu'il a déserté Sasimes, coihcide avec l'idéal du ministère qu'il a professé et

1
Lettres, L, 4, t. 1, p. 65.
2
Il se pourrait qu'ils aient été investis de la responsabilité de diocèses ruraux (xoopa : la campagne)
entre les villages desquelles ils circulaient.
3
À cet égard, il est possible qu'elle vise à lever lobstacle des règles canoniques condamnant le
transfert des évêques, peu respectées dans l'église de l'Empire d'Orient mais qu'on lui opposera plus
tard à Constantinople. Or, somme toute, nous n'avons que la parole de Grégoire sur ses intentions au
moment où il accepte d'assister son père, et le fait que ce dernier est alors presque centenaire rend
assez probable que Grégoire se soit attendu à lui succéder bientôt. Il n'est donc pas tout à fait exclu,
quoique nous ne le croyions pas, que ce Discours 12 ait été écrit, ou réécrit, pour servir la cause de
son auteur contre les accusations portées contre lui par le concile.

342
L'affaire Sasimes: un évêque sans trône

revendiqué dès ses débuts dans le sacerdoce et que reflétaient ses discours
d'investiture épiscopale.

D'après les témoins postérieurs

L'affaire Sasimes fut suffisamment marquante dans la vie de Grégoire et lourde de


conséquences pour sa carrière pour qu'il y revienne à plusieurs reprises dans ses
œuvres postérieures : d'une part du fait du coup qu'elle porta à ses relations d'amitié
avec Basile; d'autre part parce qu'elle avait fait de lui un évêque déserteur et
représentait, du point de vue canonique, un obstacle à ses ambitions d'occuper en tant
que titulaire tout autre trône - celui de Nazianze peut-être, en tout cas celui de
Constantinople lorsque l'occasion inespérée s'en présentera.

Du fait des exigences apologétiques, l' Éloge de Basile donne une version édulcorée
de l'affaire et ne fait qu'évoquer allusivement le contexte, resté dans les mémoires. Ce
texte a l'intérêt de remonter plus haut dans le temps, nous livrant sa version des
conséquences immédiates de l'investiture épiscopale de Basile dans les relations entre
les deux hommes :
«Alors que tous les autres sans exception croyaient que ce qui s'était passé me ferait accourir
et me comblerait de joie - c'est notre amitié qui leur inspirait cette hypothèse -, que je
partagerais le pouvoir avec lui plutôt que d'y être associé ( ... ), comme je voulais échapper à
ce fardeau - c'est bien ce que je recherche plus que quiconque - et éviter en même temps
l'odieux des circonstances ( ... ) il me fait des reproches tout en me pardonnant. Et comme
dans la suite j'étais arrivé, mais que je n'avais pas accepté l'honneur de la chaire pour les
mêmes raisons, non plus que le premier rang des prêtres, il ne me fit pas de reproches, mais
me félicita. » 1
Ce que Grégoire nous apprend ici, c'est qu'après l'élection difficile de son ami, dans
laquelle Grégoire l'Ancien avait mis tout son poids, on s'attendait à ce qu'il salue
l'accès au pouvoir de Basile pour des raisons de ce monde; et qu'en particulier, il se
précipite pour en obtenir un poste que l'importance de l'évêché de Césarée rendait
plus attractif que la charge de sa paroisse sur Nazianze. Il rappelle qu'il n'en fut rien et
souligne que les propositions de Basile en ce sens - « le premier rang des prêtres »
désignant ici sans doute une charge de chorévêque et d'assistant - ne l'intéressèrent
pas du fait qu'il tenait à préserver une certaine tranquillité philosophique. Or, si son
refus fut bien réel, ses courriers à Basile en attestent, ses motivations ont peut-être été
fort différentes. Outre une pointe de jalousie, on peut suspecter qu'il tenait avant tout
à défendre son indépendance et sa réputation de "non aligné" étranger aux intrigues."
1
D. 43, 39, 4-16.
2
Nous rejoignons ici McLynn [A Self Made Roly Man], p. 473. De fait, Grégoire a refusé de se
montrer à Césarée lors de l'élection épiscopale de Basile (Lettres, XL, t. 1, p. 49-50) et a refusé les
fonctions éminentes que son ami lui propose dans le clergé de Césarée tout en ironisant sur !'orgueil
de son ami (Lettres XLV-XLVI, t. 1, p. 57-60). Sur le premier point, l'interprétation de Gallay
[Lettres], t. 1, n. 2, p. 50 et n. 8 à la page 57 (n. complémentaires, p. 125), selon laquelle c'était Basile
que Grégoire voulait préserver du reproche de brigue ne tient pas, puisqu'il était clair qu'il avait
sollicité l'appui de Grégoire l'Ancien.

343
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

S'agissant de la dispute territoriale avec Anthime, Grégoire donne ensuite à Basile


quitus de sa politique en adoptant un point de vue rétrospectif dont la teneur lénifiante
est servie par la brièveté du propos :
« Il fait du conflit un moyen de développer l'Église et il donne à ce malheur la meilleure
solution possible en couvrant sa patrie d'évêques en nombre accru. Qu'en résulte-t-il? Trois
choses magnifiques : pour les âmes, une plus grande sollicitude ; pour chaque ville, la
maîtrise de ses propres affaires et, par là, la fin de la guerre. » 1
C'est sur le sort personnel qui lui est fait dans l'affaire, et ce sur un plan purement
spirituel, qu'il trouve à redire :
«Dans ce projet, j'ai peur d'avoir été moi-même traité comme un accessoire ( ... ) Moi qui
admire tout dans cet homme( ... ) il y a une seule chose que je ne puis approuver - je ferais
l'aveu de ce que j'ai ressenti: le public, d'ailleurs, ne l'ignore pas -, c'est l'attentat et le
manque de loyauté dont nous avons été l'objet, dont le temps lui-même n'a pas effacé
l'amertume. Là se trouve, en effet, l'origine de tout ce qui s'est abattu sur moi: le cours
irrégulier pris par ma vie, la perturbation de celle-ci et l'impossibilité de pratiquer la
philosophie ou d'avoir la réputation de le faire, bien que ce second point ait peu
d'importance. À moins qu'on ne me permette de dire, à la décharge de cet homme, que, doué
de sentiments plus élevés que ne comporte la condition humaine, ayant quitté les choses
d'ici-bas avant d'être sorti de la vie, il subordonnait tout à !'Esprit et que, tout en sachant
respecter l'amitié, il la méprisait seulement dans les circonstances où l'honneur de Dieu
devait être préféré et où ce que nous espérons devait passer avant ce qui est périssable. »2
Le Nazianzène met ici sur le compte de l'initiative de Basile son éloignement de la
philosophie, ici entendue par opposition au ministère - comme si la prêtrise dont il
était déjà investi n'était pas déjà problématique à cet égard, même si elle l'était moins
du point de vue de l'ambition. Le thème de l'amitié philosophique, leitmotiv de ce
discours, justifie ici la confidence d'une rancœur qui pouvait choquer, malgré la valeur
rhétorique de la sincérité à l'époque, dans un éloge funèbre. En effet, fût-ce à l'égard
d'un mort qu'on pouvait imaginer à l'écoute dans le ciel, cette relation particulière
exigeait la franchise. Surtout, Grégoire ne déroge pas aux conventions de l'éloge
puisqu'il loue en définitive Basile d'avoir respecté les lois supérieures de l'amitié
philosophique chrétienne: reprenant l'argument apologétique du Discours 10 (3) en
faveur de son ami, il l'exonère finalement du reproche de trahison en expliquant que,
en parfait philosophe, il sacrifiait en fait leur amitié à l'exigence supérieure du service
de Dieu.
La version que Grégoire donne de l'affaire Sasimes dans le De vita sua est bien
moins amène à l'égard de son ami; il a d'ailleurs conscience de cette divergence,
puisqu'il écrit, avant de se livrer à une charge plutôt féroce contre le cher défunt:
« Un jour, vint chez nous - je tairai ce qui s'était produit entre-temps
pour ne pas paraitre proférer des blasphèmes
envers un homme dont je viens de terminer l'éloge ... »3
Mais c'est que le contexte est tout autre. Il s'agit pour lui, non plus de faire l'éloge
funèbre de Basile, mais de répondre à l'accusation d'irrégularité portée contre son
intronisation sur ce siège de Constantinople dont on vient d'entériner sa démission, et
au portrait de carriériste que ses adversaires dressent de lui. Il lui faut donc prendre

1
D. 43, 59, 5-10.
2
Ibid., 59, Ils.
3
P. 2, 1, Il, v. 386-388. Allusion probable à la façon dont Basile se porta de lui-même candidat à la
chaire archépiscopale de Césarée, se fit passer pour gravement malade afin d'obtenir le soutien de
Grégoire, c'est à dire surtout de son père, dans cette élection et l'emporta à l'arrachée (Gallay [La
vie], p. 92-98).

344
L'affaire Sasimes : un évêque sans trône

nettement ses distances avec les intérêts terrestres qui ont présidé à cette investiture,
quitte à charger le défunt Basile, et, surtout, démontrer qu'il n'a en rien ambitionné ni
exercé l'autorité épiscopale sur ce siège de Sasimes.
Il commence par incriminer l'orgueil et l'autoritarisme de Basile à son égard, ainsi
que le manquement aux devoirs de l'amitié qu'ils signifiaient:
« vint donc chez nous le plus aimé des amis,
Basile - je regrette d'avoir à dire cela mais le dirai pourtant-,
un second père pour moi bien plus insupportable :
car le premier, il me revenait de le supporter, même dans sa tyrannie,
mais celui-là, rien ne m'y obligeait en vertu d'une amitié
qui me fuisait tort au lieu de me libérer de mes maux.
Je ne sais si ce sont plutôt mes péchés,
ces péchés il est vrai nombreux dont j'ai souvent souffert la morsure,
que je dois incriminer, quand brûle encore, comme d'un feu toujours neuf,
cette expérience ; ou bien toi, pour l'enflure,
que t'a donnée le trône, toi le meilleur des hommes ?
(. .. )Que t'est-il donc arrivé? Comment d'un coup
as-tu pu nous rejeter ? Puisse disparaître de ce monde
une loi de l'amitié qui honore ainsi les amis !
( ... )Et même si c'était toujours ainsi - je vais prononcer une parole orgueilleuse -
que tu regardais tes amis, tu n'aurais pas dû pour moi,
moi que tu plaçais même devant tes amis,
avant de t'établir sur les nuages d'où tu regardais tout de haut. » 1
Il insiste ensuite sur la trahison de son ami, achevant ainsi de s'exonérer de toute
responsabilité dans l'affaire, puisqu'il prétend n'avoir eu d'autre ambition que la vie du
gyrovague et avoir été contraint bien malgré lui à accepter l'investiture de Sasimes par
obéissance filiale et dévouement amical :
« ( ... )Celui-ci
m'a trompé, qui par ailleurs était un homme sans tromperie aucune
lui qui m'avait souvent entendu dire
que j'étais pour lors prêt à tout supporter, même s'il m'arrivait pire,
mais qu'une fois mes parents partis de cette vie,
j'avais pour seul propos d'abandonner les affuires de ce monde,
pour jouir quelque peu de la vie sans foyer,
étant volontiers citoyen de partout.
Sachant cela et approuvant ce propos,
il me poussa pourtant de force sur le trône épiscopal,
avec mon père qui me fit ce deuxième croc-en-jambe. » 2
Pour autant, il ne se plaint ensuite pas tant d'avoir été détourné de la vie de
l'étranger au monde, que de l'indignité de la charge ecclésiastique qui lui était dévolue.
Certes, c'est pour souligner à quel sacrifice il s'apprêtait pour servir son ami,
contrastant avec l'ingratitude que manifestait Basile en le traitant ainsi de façon
insultante. Mais en se plaignant de la situation qu'il lui faisait, il montre bien à quel
point il est en fait lui-même attaché à un certain standing:
«[au lecteur] Ne t'emporte pas avant même d'avoir tout entendu:
Si mes ennemis avaient pris le temps de réfléchir
à la manière de m'humilier, ce n'en est pas une autre
qu'ils auraient trouvée, je crois, que celle-ci.
Veux-tu l'entendre? Ne voudront-ils pas tous te la dire,
ceux à qui la chose parut une injustice ?

1
P. 2, 1, 11, V. 389-413.
2
lbid., V. 415-425.

345
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Quant à moi, combien je m'étais dévoué à mon ami,


le Pont le sait, et la cité
de Césarée et tous nos amis communs.
Ce serait mesquin de ma part de le lui reprocher,
car il convient de se souvenir des bienfaits
pour qui les a reçus, mais en aucun cas pour qui en est l'auteur.
Comment il en usa avec moi, les faits le démontrent assez.
II y a un relais au milieu de la voie
cappadocienne, là où elle se divise en trois routes,
sans eau. sans verdure. tout à fait indigne d'un homme libre,
un hameau terriblement détestable et minable.
Plein de poussière, de chars et de vacarmes.
de plaintes. de gémissements. de collecteurs d'impôt, de chaînes et de fers,
peuplé d'étrangers et d' égarés.
Telle était la communauté de ma Sasimes. » 1
Ainsi, il reproche d'abord à Sasimes son environnement physique peu riant, aride,
bruyant et sinistre ; mais aussi son environnement humain - la lie de la société au sein
d'une population peu nombreuse et misérable. Il évoque ensuite l'insécurité physique
qu'impliquait sa situation, son instabilité, ainsi que le risque de ne pouvoir s'assurer
une retraite décente pour ses vieux jours. Puis l'impossibilité de recevoir dignement
ses hôtes - le partage du pain, hyperbolique, n'étant ici qu'un symbole de l'hospitalité,
devoir particulièrement important pour l'évêque. Enfin, l'impossibilité de s'illustrer
dans une charge si modeste et auprès d'un peuple aussi fruste - on pense entre autres à
son art oratoire. Il s'agit donc bien des éléments de statut, de pouvoir, de confort et de
ressources, sans lesquels, pour l' Antiquité tardive, il n'y a pas de vie décente, digne
d'être vécue par un homme de condition libre et a fortiori de haut rang, faute de
pouvoir sans eux tenir celui-ci et prouver ses capacités. C'est donc bien plutôt
l'ambition que son absence qui motiva la fuite de Grégoire. Il jugeait son affectation,
non seulement par trop périlleuse, mais aussi indigne de ses capacités et susceptible de
compromettre ses espoirs d'une carrière épiscopale plus brillante, y compris la simple
possibilité de succéder à son père.
Néanmoins, s'il semble ainsi contredire les aspirations à la vie humble et pauvre du
moine errant qu'il vient d'exprimer, il entend bien sûr son propos d'une façon
sensiblement différente. Ce qu'il trouve à redire à son affectation, c'est de le priver du
loisir, de la tranquillité et de la liberté de mouvement nécessaire à ce projet. D'autre
part, s'il manque à l'insouciance matérielle du vagabond de Dieu, c'est parce que ses
devoirs d'évêque la lui interdisent. Il se plaint ainsi finalement de n'avoir à Sasimes
que les désavantages des deux états de vie, faute des moyens requis pour l'exercice de
la contemplation comme pour l'activité épiscopale, justifiant par là sa désertion :
« Pour Dieu ! Qu'était-il juste que je fasse ?
Me résigner ? Subir le déferlement des maux ?
Succomber prématurément sous les coups ? Étouffer dans la fange ?
Sans même pourvoir au repos de ce grand âge que j'ai maintenant,
être toujours chassé hors de mon abri ?
N'avoir pas le moindre bout de pain à partager avec l'étranger,
destiné que j'étais à gouverner en miséreux un peuple miséreux,
sans perspective du moindre succès,
tout en ayant abondance des maux qu'offrent les villes.

1
P. 2, 1, 11, v. 432-446. Où l'on voit, même si l'on peut comprendre qu'une population stable soit
nécessaire à un sacerdoce efficace, que la charité de !"'étranger" à l'égard des étrangers et des
marginaux avait ses limites.

346
L'affaire Sasimes : un évêque sans trône

récolter les épines sans cueillir les roses,


recueillir les horreurs dénuées de toute beauté ?
À ton choix, exige de moi une autre grandeur d'âme,
1
mais cette épreuve, propose la à plus habile que moi. »
On voit aussi Grégoire dénoncer franchement le caractère intéressé et mondain de
la manœuvre politique de Basile, se défendant ainsi d'avoir partagé ces motivations. Il
achève de justifier par là, mais surtout par le contexte qui lui interdisait de prendre
sans violence possession de son siège, sa désobéissance et sa désertion finales,
attestant les scrupules de sa piété et de son étrangeté à l'esprit de ce monde mauvais :
« À ces gens-là, celui auquel une cinquantaine de chorévêques
ne suffisait pas encore, m'attribua - quelle générosité ! -
et cela, afin, avec cet autre qui le pillait à coup de raids violents,
d'en terminer par l'instauration de cette chaire.
Pour lui, nous étions, de ses compagnons de lutte,
au premier rang - car autrefois nous étions forts,
et les blessures bénites ne sont pas à craindre.
Mais, en plus des inconvénients que j'ai énumérés,
il y avait celui de ne pouvoir conquérir le trône sans verser de sang :
C'est en effet entre les positions de deux évêques rivaux
qu'il se situait, un conflit terrible ayant éclaté entre eux,
déclenché par la division de la patrie,
deux villes étant promues mères des plus petites.
Les âmes ne sont qu'un prétexte, il s'agit en fait de l'amour du pouvoir.
J'hésite à le dire : ce sont les finances et les impôts
gui agitent lamentablement le monde tout entier. ,,2
Il conclut enfin son récit en relatant sa fuite, sa résistance aux objurgations
paternelles et l'arrangement qu'il accepta de se voir imposer par celui-ci: son
affectation provisoire comme évêque-assistant à ses côtés. Mais c'est en soulignant
qu'il y souscrivit seulement par crainte de la répudiation paternelle, sans envisager de
prendre sa succession, mais au contraire de se retirer à la mort de Grégoire l'Ancien :
« Après que j'eus plié, non l'esprit, mais !'échine,
que dire ? comment t'exprimer ma douleur
tout entière? L'aiguillon de nouveau me piqua,
de nouveau, fuyard, je cours vers la montagne,
dérobant le genre de vie qui m'est cher et qui fait mes délices.
Pour y gagner quoi ? Car un fuyard vigoureux,
je ne le suis pas, semble+il. Sachant tout endurer avec courage,
en cela je suis lâche : je ne supporte pas la colère paternelle.
Mon père me fait d'abord la guerre
afin de m'installer à Sasimes ; puis, n'y pouvant mais,
il revient à la charge pour qu'au moins je ne reste pas en bas,
mais, partageant ses labeurs, vu la pesanteur de l'âge
qui accablait son corps, que j'allège sa tâche :
Il tendait ses bras vers moi, portant sa main à ma barbe,
il me suppliait par des paroles de ce genre :
( ... ) Je veux faire de toi un Aaron et Samuel à mes côtés
et un précieux auxiliaire au service de Dieu.
(... )Accorde moi cette grâce, fais-le - ou qu'un autre me conduise au tombeau.
Tel est le châtiment que je fixe à ta désobéissance.
Accorde à mes restes ce peu de temps.
Pour la suite, qu'il en aille selon ton bon vouloir.

1
P. 2, 1, 11, v. 463-475.
2
Ibid., V. 447-462.

347
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

(. .. )Je m'étais persuadé qu'il n'y avait aucun dommage,


sauf en ce qui concernait la chaire, à céder aux désirs paternels.
Cela, me disais-je, ne me retiendra pas contre mon gré,
ni proclamation ni promesse ne me contraint.
C'est ainsi que la peur victorieuse me fit faire marche arrière. » 1
Ce récit laisse transparaître l'âpreté du conflit entre Grégoire et son père, ce dernier, si
nous comprenons bien, le menaçant d'une répudiation déshonorante et impliquant
l'exhérédation2 . On y voit par ailleurs Grégoire l'Ancien, tout impotent qu'il était,
s'accrocher à son trône et ne laisser à son fils d'autre porte de sortie que de demeurer
sous son autorité jusqu'à sa propre mort. Par contre, rien n'assure absolument que
Grégoire n'envisageait pas de lui succéder, quoiqu'on puisse envisager qu'il se gardait
libre pour de meilleures opportunités de carrière : une fois encore, nous n'avons que sa
parole, postérieure cette fois aux accusations de Constantinople.
C'est à celles-ci qu'il répond en soulignant qu'il n'a jamais officié à Sasimes; mais
après le décès de ses parents, une donnée généralement négligée par les historiens :
« Une fois que mes parents eurent émigré de cette vie,
obtenant en partage ce vers quoi ils s'empressaient depuis longtemps,
quand je demeurais seul et libre du fait d'un triste sort,
à cette église qu'on m'avait donnée, en aucune façon,
je ne touchai, pas même pour un seul office
offert à dieu ni une prière avec le peuple,
ni pour consacrer un prêtre de mes mains ». 3
Or, si l'on peut inférer de sa fuite et du fait qu'il ne sortit de sa retraite que pour
assister son père à Nazianze qu'il n'a jamais présidé à un quelconque office épiscopal à
Sasimes, la conclusion n'est pas absolument certaine, puisque cela a pu être le cas
avant sa désertion. Et, puisqu'il exerça un temps la charge épiscopale de Nazianze
après le décès de son père, il prend soin de préciser que ce fut malgré lui, à titre
intérimaire et sans en être officiellement investi ; et avant de se retirer sans attendre
l'investiture d'un successeur qu'on tardait trop à nommer:
«Quant à [l'Église] de mon père - car sans relâche
des gens pieux m'adjuraient et m'assaillaient,
dénonçant les morts de nombreux non-baptisés -
que pour quelque temps, comme un étranger des biens d'autrui
prend soin, je m'en occupai, je ne le nierai pas,
répétant toujours aux évêques la même chose,
leur demandant du fond du cœur cette faveur,
qu'ils installent quelqu'un pour maître de la ville.
Je leur disais la vérité : premièrement, qu' eu aucune manière celle-ci
u' eu avait reçu aucun par proclamation officielle,
deuxièmement, que j'avais résolu depuis longtemps
de fuir et les amis et les affaires.
Comme je n'arrivais pas à les persuader,
( ... )je cherchai d'abord refuge à Séleucie,
demeure virginale de la célèbre Thècle
4
(. .. )et je demeurais là un temps qui ne fut pas court » •

1
P. 2, 1, 11, V. 463-525.
2
Grégoire l'Ancien lui-même, suite à sa conversion, s'était ainsi vu déshérité par sa mère (Bemardi
[Saint Grégoire], p. 106).
3
P. 2, 1, 11, V. 526-533.
4
Ibid., V. 534-551.

348
CHAPITREVID

LA RETRAITE DE SÉLEUCIE : UNE RETRAITE TACTIQUE?

À propos de ce séjour à Séleucie d'Isaurie, nous ne disposons que d'indications


incomplètes. Se fiant à ses dires, les biographes ont considéré qu'il s'agissait pour
Grégoire de s'y retirer définitivement afin de réaliser «ses désirs les plus chers » 1, à
savoir une vocation contemplative jusque-là contrariée. Or, lorsqu'on viendra le
solliciter pour prendre la tête d'une communauté nicéenne encore clandestine à
Constantinople, mais que l'avènement de l'empereur nicéen Théodose encourageait à
redresser la tête, il relèvera le défi sans la moindre hésitation. Nous verrons que ce
n'était pas sans l'espoir de monter sur le trône épiscopal prestigieux de la seconde
Rome et, en tout cas, de s'illustrer sur le devant de la scène ecclésiastique.
Il est donc légitime de s'interroger sur les motivations de ce séjour à Séleucie,
d'autant que, vu les incertitudes qui entourent ses conditions et, surtout, sa datation,
on ne peut exclure, comme nous allons le montrer, une interprétation radicalement
divergente.

Certitudes et incertitudes

Pour appréhender la signification de cette retraite, qu'il présente comme une énième
fuite des charges ecclésiastique, il nous faut revenir sur la situation de Grégoire : à la
mort de son père, soit au printemps 374, il exerçait depuis longtemps l'essentiel de la
charge épiscopale de Nazianze; depuis deux ans, il le faisait même au titre d'évêque
auxiliaire. Or, comme le dit P. Gallay, «En perdant son père, Grégoire allait se trouver
dans une situation qui pouvait l'embarrasser: il cessait d'être l'auxiliaire de l'évêque
de Nazianze et voyait ainsi disparaître une des meilleures raisons qu'il avait pu
invoquer pour ne pas occuper le siège de Sasimes. » De ce point de vue, il ne fut, quoi
qu'il en dise 2 , pas mécontent de se voir confier l'intérim de Nazianze. Si l'on admet
qu'il n'en reçut pas l'investiture officielle - comme il le souligne pour défendre la
légalité canonique de sa nomination sur le siège de Constantinople - et ne fut donc
jamais, malgré la tradition qui le fait appeler Grégoire de Nazianze, le successeur de
Grégoire l'Ancien, c'est pour plusieurs raisons. D'abord, sa double légitimité filiale et
d'évêque auxiliaire permettait aux évêques de la province de faire l'économie d'une
1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 151. Cf. Gallay [La vie], p. 128-130.
2
P. 2, 1, 11, v. 534-546, cités supra, p. 348.

349
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

proclamation officielle qui aurait rencontré l'obstacle du 15ème canon de Nicée et,
surtout, remué les souvenirs de sa désertion de Sasimes - un point délicat pour
l'autorité de Basile. Ensuite, parce que, de son côté, il pouvait difficilement faire la
palinodie des déclarations antérieures par lesquelles il avait justifié ses fonctions
d'auxiliaire: niant qu'elles aient dû quoi que ce soit à l'affection paternelle ou à
l'hérédité selon la chair, à l'ambition du pouvoir et du trône ou à l'amour de la patrie,
il les avait présentées, on l'a vu, comme ministère désintéressé d'un libre serviteur de
l'Esprit dont le charisme universel n'est attaché à aucune communauté particulière ni
soumis à aucune autorité institutionnelle ; mais aussi comme renoncement à sa volonté
propre, sacrifice de sa tranquillité sur ordre de l'Esprit. Mais tout cela n'implique pas
qu'on n'ait pas vu en lui le successeur régulier de son père, qu'on ne l'ait pas
considéré comme effectivement investi. De ce point de vue, le témoignage de Jérôme 1
et la tradition occidentale qui lui valent son appellation de« Grégoire de Nazianze »ne
sont peut-être pas sans fondement.
Toujours est-il que, s'il n'a jamais pu jouer un rôle de premier plan dans les affaires
ecclésiastiques de la région, sur laquelle son ami Basile a au contraire assuré
habilement son leadership, il n'a alors même plus l'occasion d'influencer ou de servir
la politique de celui-ci, en particulier sur le plan doctrinal. Réconcilié avec Anthime
grâce à l'entregent de Grégoire, Basile a enfin rompu avec Eustathe et le parti
pneumatomaque pour se rapprocher de Mélèce d'Antioche et de Théodote de
Nicopolis, siège de la proche Arménie Mineure. La position de Basile et du parti
nicéen, même si le Vicaire d'Orient Démosthène se permettra de déposer les évêques
de Doara, de Parnasse et de Nysse - Grégoire, le propre frère de Basile-, est assez
solide depuis que Valens a confirmé l'évêque de Césarée dans ses fonctions 2 ; de
toutes façons, notre Grégoire, qui avait alors assisté à l'entrevue entre les deux
hommes, ne peut plus faire jouer en faveur de son ami le crédit de Césaire à la cour.
Enfin, la domination de Basile s'étend sur les mouvements ascétiques cappadociens, si
bien que Grégoire ne dispose pas non plus auprès d'eux d'un espace où affirmer son
autorité. Aussi ses fonctions épiscopales à Nazianze, qu'il exerçait de facto auprès de
son père depuis des années et dont il a peut-être attendu trop longtemps d'hériter pour
s'en réjouir, l'enferment-elles dans une routine sans grand intérêt et sans éclat où les
occupations du patronage mondain représentent la part la plus marquante de ses
activités. Qu'il ne se soit pas senti irremplaçable à la tête de ce modeste évêché qu'on
ne jugera même pas bon de doter d'un titulaire lorsqu'il le quittera n'a donc rien
d'étonnant. Par ailleurs, une fois sa mère décédée, aucune obligation et aucun lien
privés ne le retiennent plus à Nazianze. La succession de son frère Césaire est
définitivement réglée, il a perdu tous les siens et son amitié pour Basile a été quelque
peu entachée par l'affaire Sasimes.
Grégoire, on l'a vu, a déserté Nazianze pour sa retraite de Séleucie un certain
temps après la mort de ses parents 3 ; plus précisément, après avoir prononcé l'éloge
funèbre de son père, décédé au printemps 374, à une date anniversaire de sa mort:
donc au plus tôt au printemps 375. Malheureusement, nous ne pouvons situer la mort

1
Jérôme, De viris inlustribus, 117, qui le présente comme évêque de Sasirnes puis de Nazianze.
2
Impressionné par la personnalité du métropolite de Césarée, il lui a même confié la remise en ordre
des Églises d'Arménie. Sur la politique et la situation de Basile sous Valens évoquées ici : Rousseau
[Basil], p. 236-245 et 281-287; Brennecke [Geschichte der Homder], p. 226-231.
3
Cf. P. 2, 1, 11, v. 526 s., cités supra, p. 348.

350
La retraite de Séleucie : une retraite tactique ?

de Nonna, postérieure à celle de son mari, et rien ne permet de déterminer plus


précisément à quel moment le Nazianzène quitta sa ville natale. Quant au lieu de sa
résidence, rien n'assure qu'il se soit établi, comme l'ont compris les Mauristes, dans le
sanctuaire de Sainte Thècle même, ni dans un monastère féminin rattaché à celui-ci.
P. Gallay a bien montré le caractère hasardeux de ces conjectures, fondées sur une
lecture littérale des derniers vers du De vita sua traduits ci-dessus :
npwwv ftÈv ytÀ.8ov Elç LEÀEÛKELav qmyâç / 'tov nap8iovcûva ii]ç à.01lilµou KÜpî]ç
E>ÉKÀ.aç, vers où il faudrait plutôt voir le second accusatif comme une apposition au
premier désignant Séleucie comme «demeure de l'illustre vierge Thècle. » 1
Néanmoins, si l'idée du séjour de Grégoire dans un monastère féminin fait problème, le
terme napf.kvcôv, qui ailleurs (D. 43, 62, 9) désigne les monastères sans acception du
sexe des "vierges" qui y vivent, pourrait désigner l'imposant établissement monastique
mixte attesté dix ans plus tard à Séleucie. 2
On sait par contre que c'est au début de l'automne 378 3 qu'une ambassade de
Nicéens de Constantinople y vient lui proposer de prendre la tête de leur communauté
à laquelle l'arrivée au pouvoir de Théodose promettait, sauf accident, un sort plus
enviable. Jusque-là écrasée par un parti arien tout puissant, cette minorité proscrite,
sans église et sans évêque - il eût été aussitôt chassé par les autorités civiles - pouvait
enfin redresser la tête et espérer du nouveau maître de l'Orient faveur et protection,
voire qu'il l'établisse comme la seule Église. Théodose avait en tout cas tout intérêt à
ce que la capitale où il aurait à faire son entrée officielle ne soit pas tout entière
acquise à un parti religieux pour lequel la doctrine de Rome, qui était celle de Gratien
ainsi que la sienne, n'était qu'une hérésie. Il serait sans nul doute reconnaissant à ceux
qui auraient su modifier les rapports de force locaux en la faveur de Nicée, ce qui fut
clairement la mission confiée à Grégoire :
« car nombreux étaient les bergers et les brebis qui nous réclamaient
comme secours du peuple et défenseur de la doctrine,
pour rafraîchir à la source de la piété
les pousses encore tendres des funes assoiffées
et que grâce à l'aliment de l'huile la lampe s'unisse à la lumière,
mais qu'en revanche, les langues véhémentes et les trames habiles
qui ont détruit la simplicité de la foi,
ces toiles d'araignées, ces prisons moisies,
qui font captifs les gens légers, mais dont se rient les forts,
soient brisées et déliées par des paroles inflexibles
et que leurs victimes puissent échapper à leurs filets. » 4
Dans ces circonstances, la Providence qui voulut qu'on fasse appel à Grégoire eut
probablement les traits de sa cousine germaine, Théodosie, sœur d' Amphiloque et
épouse du petit-fils du dernier préfet du prétoire de Constantin, Ablabios5 : c'est dire

1
Gallay [La vie], p. 128-129; Jungck [De vita sua], p. 175-176, comm. aux v. 547 s. (rapprochant
ces vers du D. 21, 21 : -div riJç étytaç Kat KaÀÂ.i.:n:ap8Évov E>ÉKÀ.aç ~EÀEUKELav). Bernardi
[Saint Grégoire], p. 151, maintient quant à lui, à titre d'hypothèse, la seconde éventualité.
2
Elm [Virgins], p. 186-187; Jungck, ibid.; Bernardi, [SC 384], trad. p. 259 et n. 3.
3
Bernardi [Saint Grégoire], p. 152-153. En tout cas Valens meurt le 9 août 378.
4
P. 2, 1, 11, v. 596-606. Tout ce passage s'inspire des dits sapientiaux de Job 8, 11 s. On en retrouve
les images des jeunes pousses, qui ont besoin de l'eau de piété ( 11 et 16) ; de la maison de l'araignée
(14-15) d'une foi impie; dn pourrissement de l'impie (19); du rire du juste secouru par la force de
Dieu (20-21). Quant au registre de la tempête associé aux Ariens, il évoque celle qui ruine la demeure
bâtie par les faux prophètes de Mt. 7, 27.
5
Sur cette branche de la famille de Grégoire, voir Bernardi [Nouvelles perspectives].

351
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

que les voies de la Providence, comme bien souvent alors, passèrent par un réseau de
relations étendu tel qu'en disposaient seuls les membres de la haute aristocratie, mieux
introduits dans les arcanes des affaires politiques. C'est peut-être trop s'aventurer que,
comme J. Bernardi 1, de créditer Théodosie du mérite d'avoir « fait ici, la première, la
bonne analyse», mais il est fort probable que celle qui lui offrit hospitalité et
protection et mit à sa disposition un palais pour lui servir d'église fut au moins
l'instigatrice de l'ambassade qui vint le solliciter. Elle songea tout naturellement, pour
relever la communauté nicéenne dont elle faisait partie, à ce cousin évêque que
recommandent son zèle trinitaire, sa culture et son éloquence, mais aussi son prestige
monastique. Avec un peu de chance, Théodose l'installera un jour sur le trône de la
capitale, ce qui serait du meilleur effet pour la famille ; en tout cas, il n'a rien à perdre
et tout à espérer dans l'aventure.
2
Grégoire accepte sans grande hésitation cette mission de haut vol et pleine
d'incertitudes - après tout, Théodose pourrait connaître contre les Goths le sort de
Valens. Il repasse par Nazianze pour préparer son entreprise, en profite pour consulter
en chemin des évêques dont il était proche, à commencer par Amphiloque et bien sûr
Basile ; et, sans se laisser retarder par les obsèques de son ami, prend bientôt la route
3
de Constantinople, où il arrive au tout début 379 • Il s'acquittera brillamment de son
office en dépit des hostilités et des trahisons qu'il rencontrera sur sa route et cela lui
vaudra le trône de Constantinople puis la présidence du grand synode qu'y convoquera
Théodose.

Une retraite anticipée ou une retraite tactique?

J. Bernardi situe la retraite de Séleucie à la fin de l'année 375 ou au début de la


suivante, avant l'anniversaire de la mort de Nonna à laquelle Grégoire n'aurait sinon
4
pas manqué de consacrer l'éloge funèbre d'usage . Admettant une datation proche,
l'ensemble des biographes du Nazianzène considère que son séjour à Séleucie fut
décidé en tant que retraite définitive par un Grégoire las de la vie active, et que
n'aurait arraché à cette chère solitude que son sens du devoir. Ils associent à la
signification sociologique ordinaire de la retraite sa signification monastique. Dans
cette hypothèse, on pourrait comprendre son geste comme suit. À l'âge alors assez
avancé de quarante-cinq ans, il pouvait ressentir la disparition des siens comme une

1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 152.
2
Otis [The Throne], p. 155; Bemardi [Saint Grégoire], p. 152, 176, avec plus de réserves.
3
Dans l'éloge funèbre de Basile (D. 43, 2), il nous dit avoir reçu son approbation et dans sa lettre de
condoléances à Grégoire de Nysse (Lettres, 76, t. 1, p. 93-94), il s'excuse de ne pouvoir venir aux
funérailles de Basile pour cause de maladie: il était donc encore assez proche de Césarée et peut-être
encore à Nazianze, en plein préparatifs - on serait tenté, contrairement à Gallay, de voir là une excuse
de circonstance. Quant à la date du décès de Basile, la tradition la fixe au premier janvier 379 (Gallay
[La vie], n. 2, p. 136 ), mais il est possible qu'elle date de l'automne 378 (Pouchet [La date];
Bemardi [Saint Grégoire], p. 177 et n. 5). L'hypothèse de Maraval [La date de la mort de Basile] en
faveur de septembre 377 semble exclue, puisqu'on sollicita Grégoire après l'avènement de Théodose.
4
Bemardi [Saint Grégoire], n. 45, p. 145.

352
La retraite de Séleucie : une retraite tactique ?

invite à préparer son salut en quittant ses fonctions et sa patrie pour réaliser
complètement sur le plan concret cette 1;twL1:Eia philosophique qu'il avait toujours
revendiquée. Sa carrière ecclésiastique avait atteint son terme et il aurait fait son deuil
des ambitions qu'il avait pu nourrir. Il ne lui restait plus qu'à s'assurer dans une
retraite digne de son rang et de ses prétentions ascétiques cette réputation de
philosophe, d'étranger au monde, que les affaires familiales et les turbulences de sa
carrière l'ont empêché d'obtenir. Il comptait s'y adonner à l'écriture, occupation
traditionnelle de l' otium cum dignitas par laquelle seule il pouvait encore s'illustrer : la
profondeur de sa vocation littéraire et l'importance de son œuvre le laissent à penser1•
Quant au choix de Séleucie d'Isaurie, il pourrait s'expliquer par diverses raisons :
cette ville côtière au climat favorable offrait un séjour tel qu'en affectionnaient les
notables à la retraite - bien loin, en vérité, des sites désertiques que le monachisme
héroïque avait rendus fameux. Elle ne s'en recommandait pas moins par la mémoire de
Sainte Thècle, dont le sanctuaire attire de nombreux pèlerins sans pour autant souffrir
encore de l'affluence des grands pèlerinages. En outre, tout en réalisant une
expatriation indéniable et en échappant aux pressions directes de l'épiscopat
cappadocien ainsi qu'à la sphère d'influence de Basile, Grégoire s'y trouvait
néanmoins à une distance suffisamment raisonnable pour être à même de répondre à
leur appel en cas de nécessité; mais aussi non loin d'Iconium, métropole de la
Lycaonie voisine, dont son cousin Amphiloque est depuis peu l'évêque. Sans doute se
trouve-t-il sous sa protection et peut-être, si ce ne fut pas dans le monastère de sainte
Thècle, réside-t-il dans une villa que sa famille aurait mise à sa disposition.

Les bases sur lesquelles J. Bernardi établit la date du départ de Grégoire pour
Séleucie nous semblent particulièrement fragiles. En effet, il remarque lui-même que le
Discours 18, qu'on présente généralement comme l'éloge funèbre de Grégoire
l'Ancien, parle de Nonna tantôt comme d'une personne en vie, tantôt comme d'une
défunte. Or, l'explication qu'il donne de ces incohérences 2 ne tient pas: si le
Nazianzène avait retouché tardivement l'éloge de son père pour y faire une plus
grande place à sa mère, et réparer ainsi le fait qu'il n'avait pas honoré celle-ci d'un
hommage funèbre, il aurait tout de même assuré la concordance des temps en
rédigeant ces ajouts. Il est donc plus probable que Grégoire ait inséré des extraits d'un
éloge funèbre de sa mère, déjà rédigé, selon l'usage, pour le premier anniversaire de sa
mort, dans celui de Grégoire l'Ancien, sans avoir le temps de mettre au passé les
passages de ce dernier où il était question de sa veuve. On a par ailleurs remarqué que
cet éloge était plutôt celui d'un couple idéal que celui du seul Grégoire, sorte de
transposition littéraire de ces portraits funéraires dans lesquels une tradition déjà
ancienne représente côte à côte des époux harmonieusement unis dans la mort comme
dans la vie. On peut donc envisager qu'il ait prévu d'honorer la mémoire de sa mère
conjointement à celle d'un époux qu'elle venait de rejoindre dans l'au-delà sans
pouvoir retoucher les passages de l'éloge de son père qu'il reprenait. Or, dans ces

1
Moreschini [Storia della letteratura cristiana antica], p. 171 et [Filosofia], p. 218, estime comme
nous improbable que son œuvre poétique soit le fruit des seules dernières années (381 - 390), après
son retour à Nazianze. Il faut d'ailleurs prendre en compte également que ces années ont aussi été
occupées à la rédaction de certains Discours, à la sélection et la correction des autres, à l'édition d'un
florilège épistolaire.
2
Bernardi [La prédication], p. 126 et [Saint Grégoire], p. 145, n. 45.

353
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

deux hypothèses, on doit repousser la "fuite" à Séleucie plus loin dans le temps : au
plus tôt, puisque Nonna était encore en vie au printemps 375, lorsque son fils
prononça l'éloge de son époux, dans le courant de l'année 376. Comme l'a relevé
J. Bemardi1, le fait que le Discours 18 parle de« l'impiété impériale» de Valens, ce
que Grégoire eût certainement évité de faire de son vivant, indique même qu'il a rédigé
cet éloge de Nonna après la mort de l'empereur en août 378.
S'il n'a pas eu le temps de le prononcer et même d'en parfaire la rédaction, c'est
peut-être parce qu'une affaire urgente l'en aura empêché. Nous songeons en fait, c'est
là que nous voulions en venir, qu'il a pu recevoir entre temps un message
d' Amphiloque l'avertissant des desseins de sa sœur Théodosie ou le pressant de le
rejoindre sans tarder pour l'en informer. Les raisons de son séjour à Séleucie, en ce
cas, prennent une tout autre signification : il se serait agi de s'y mettre en disponibilité
en se libérant de sa charge de Nazianze et d'y attendre la sollicitation officielle que
Théodosie se chargeait de susciter et pour laquelle elle s'employait peut-être à obtenir
l'aval de Théodose. Le choix de Séleucie aurait eu alors une autre siginification: son
port pouvait accueillir l'ambassade de Constantinople, qui devait probablement arriver
par la mer comme, pour les mêmes raisons de rapidité, permettre l'embarquement de
Grégoire pour la capitale. Ce séjour, loin d'avoir été une retraite résignée - ou, a
fortiori, désirée par amour de la vie contemplative - de presque trois ans, aurait ainsi
été une retraite purement tactique qui aurait eu l'avantage d'accréditer son
détachement des affaires et n'aurait ainsi duré que quelques temps. On comprendrait
alors mieux pourquoi Grégoire, qui ne pouvait mentir sur ce point, emploie pour
indiquer sa durée la formule alambiquée : O'Ù j3paxùç xp6voç 2 .

L'appel de Constantinople: une divine surprise

L'audace avec laquelle il s'est lancé dans l'aventure de Constantinople et la


persévérance avec laquelle il l'affrontera jurent avec le portrait traditionnel du
Nazianzène en intellectuel peu fait pour l'action, étranger aux habiletés de la politique
et velléitaire. J. Bemardi, clôturant le chapitre de son Saint Grégoire de Nazianze
consacré à la retraite de Séleucie, semble y trouver la clef de ce problème: «Quand
les foules de Constantinople l'écouteront, c'est un homme transformé et renouvelé par
l'expérience prolongée de la contemplation qu'elles auront devant elles. » 3 Un tel
propos semble relever de la plus pure tradition hagiographique ; il recouvre pourtant
une intuition forte, pour peu qu'on s'interroge sur la signification rétrospective de
cette retraite. Non qu'il ait jamais été cet homme hésitant et sans autre ambition que
contemplative, mais au contraire parce que ses ambitions publiques, qu'il concevait
comme service de l'Esprit, avaient été jusque-là contrariées et contenues dans les
bornes trop étroites de Nazianze, étouffées par son père et l'ascendant local d'un
Basile plus heureux dans sa carrière.
1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 145, n. 45.
2
P. 2, 1, 11, V. 551.
3
Bemardi, ibid., p. 149.

354
La retraite de Séleucie : une retraite tactique ?

C'était donc une offre inespérée qui lui était faite, surtout si l'on en reste à la
reconstitution traditionnelle de sa "fuite" en Isaurie, qui marquerait le deuil définitif de
telles ambitions après celui des siens. Qu'on lui confiât cette mission théologico-
politique alors même qu'il avait renoncé totalement au monde ne pouvait que faire
naître en lui la conviction que la Providence l'y appelait, tandis que son séjour à
Séleucie lui procurait le brevet de philosophie que ses retraites antérieures,
occasionnelles et brèves, n'avaient pu établir. Autrement dit, aucune circonstance
n'eût pu illustrer plus clairement à ses yeux le renoncement à la volonté propre et
l'appel de l'Esprit dont il faisait les conditions d'un sacerdoce véritable. C'est selon ce
motif qu'il relatera son départ dans De vita sua:
« À ceux-là car on nous comptait, entre les hommes de Dieu,
parmi ceux que distinguent leur genre de vie et leur parole,
bien que nous eussions toujours mené une existence de campagnard -
la grâce de !'Esprit nous envoya» 1 ;
«C'est ainsi que je m'en allai, non de ma propre volonté, mais par des hommes
qui me firent violence emporté par surprise, en défenseur du Verbe. » 2
Mais, suivant notre propre hypothèse, nous croyons plutôt qu'il s'agit d'une version
purement apologétique des faits, forgée pour éloigner le soupçon qu'il ait obéi à la
moindre ambition carriériste. C'est pourquoi, au moment d'amener ce récit, le
Nazianzène oppose une fois de plus son amour de la retraite, qu'il pouvait enfin
satisfaire, aux tracas et aux épreuves inattendus que lui réservait la Providence :
« Après cela, je retournais à mes maux,
sans trouver aucune des belles choses que j'espérais,
au contraire, comme s'ils s'étaient donné rendez-vous,
une masse de ces ennuis que j'avais fuis ;
et j'en arrive au point culminant de mon discours »3 .
C'est pourquoi aussi, en insistant sur le fait que ce sont les prêtres et les fidèles nicéens
de Constantinople qui sont venus, attirés par sa réputation, le tirer de sa retraite, il se
réfère une fois de plus au modèle de carrière épiscopale qu'il définit pour Basile, celle
d'un homme qui« célèbre le Seigneur( ... ) sans avoir poursuivi les honneurs, mais en
se laissant poursuivre par les honneurs ; sans avoir reçu de faveur humaine, mais une
faveur venue de Dieu et vraiment divine. » 4 Cette faveur divine était propre à lui
redonner la foi en lui-même et en sa destinée que les difficultés et les déceptions de sa
vie avaient émoussée - une assurance non pas nouvelle, mais bien renouvelée.
Quoi qu'il en soit et qu'il en dise, cette implication au premier plan des affaires de
l'Église ne le contrarie pas, au contraire. Sa mission dans la capitale de l'empire
d'Orient, capitale et fief des Ariens, allait faire de lui l'avant-garde courageuse de la
bataille finale que le nouveau pouvoir allait leur livrer sous les couleurs de la Trinité,
attirant sur sa personne les regards de l'empire tout entier. Elle mettrait par défmition
au premier plan la dispute théologique pour laquelle il se savait armé et pour laquelle
les Constantinopolitains éprouvaient une véritable passion ; elle donnerait à son
éloquence une audience cultivée qu'il n'avait pas connue à Nazianze; elle lui

1
P. 2, 1, 11, v. 595-596: «ceux-là» désignant les Nicéens de Constantinople qui faisaient appel à
ses services (v. 583-591).
2
lbid., V. 607-608.
3
Ibid., v. 552-556: :rrpayµa:rwv, qu'on traduit ici, pris en mauvaise part, par «ennuis», désigne
aussi bien les affaires ecclésiastiques (cf. v. 544) dont il s'est retiré pour jouir du loisir nécessaire à la
contemplation.
4
D. 43, 27, 1, 6 s.

355
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

permettrait enfin de prouver sa sagesse politique. Il ne faut en tout cas pas être dupe
des déclarations constantinopolitaines dans lesquelles, sûr alors de son triomphe, il
prétendra n'espérer rien d'autre que de rétablir la vraie foi avant de retourner à la
solitude et de laisser ses pouvoirs à d'autres. 1 Car, s'il est vrai que ce genre de victoire
et la gloire qu'elle lui conférerait lui importaient avant tout, il n'en considérait pas
moins la perspective de son investiture comme légitimée par les mérites qu'il aurait
ainsi acquis et les charismes qu'il aurait démontrés.

1
D. 33, 13; D. 36, 2; D. 42, 19-20: déclarations, reprises dans le De vita sua, v. 1101-1112,
auxquelles Gallay [La vie], p. 135 et 189, se fie aveuglément.

356
CHAPITRE IX

LE DIVIN MANDAT DE CONSTANTINOPLE

Si la chronologie de la prédication constantinopolitaine de Grégoire est disputée,


celle d.es événements survenus durant son séjour dans la capitale est assez bien établie.
Nous suivrons la reconstitution qu'en donne J. Bernardi, pour l'essentiel reprise de
P. Gallay, tout en proposant une interprétation moins asservie à la présentation pro
dmno qu'en donne le Nazianzène, qui confine chez eux à l'hagiographie. C'est à partir
de l'élément plus objectif et déterminant de l'histoire politique, concernant Théodose
et sa politique religieuse, que nous chercherons quant à nous à comprendre celle du
1
Nazianzène à Constantinople, et d'abord à en établir la périodisation.
Suivant le plan du De vita sua, scandé par les épreuves et les succès de l'auteur,
2
P. Gallay distingue six périodes distinctes , tombant ainsi dans un morcellement
excessif. Si, sur cette base, on devait simplifier, on distinguerait plutôt trois grandes
étapes d'importance à peu près égale: celle des épreuves, dont la dernière en date fut
le complot ourdi par Maxime et Pierre d'Alexandrie pour lui ravir le trône de la
capitale (v. 652 - 1112), celle d'un succès bien mérité qui l'y installe (v. 1113 - 1505),
et celle du concile (v. 1506 - 1949) qui le lui fera perdre - une alternance de hauts et
3
de bas qui convient à cette geste héroïque. J. Bemardi , de son côté, distingue deux
grandes périodes, délimitées par ce changement dans la situation de Grégoire que
constitue son installation par Théodose dans la Basilique des Saints apôtres : elle

1
Ce parti-pris se justifie amplement par la desLTiption que Marrou [L'Église], p. 29, donne de
l'empereur chrétien du IV' siècle : « Manifestation visible de Dieu sur la terre, véritable théophanie,
le "très pieux empereur, bien-aimé de Dieu", se sent responsable devant celui-ci du salut de ses
sujets et non plus seulement de leur bien-être temporel ; il se sent appelé à guider le genre humain
vers la vraie religion qu'il proclame et enseigne. Ses théologiens de cour vont jusqu'à lui attribuer
une sorte de pouvoir épiscopal étendu à tout l'Empire( ... ) L'empereur ( ... )ne se contente pas de
faciliter la réunion des conciles et d'appuyer de son autorité la mise en pratique de leurs décisions.
C'est lui-même qui prend l'initiative de les convoquer, qui les saisit des problèmes dogmatiques ou
disciplinaires qu'ils auront à traiter. Il suit les discussions, il aide la majorité à se dégager,
l'unanimité à s'établir ... » Un tel portrait vaut particulièrement pour Théodose, et Jungck [De vita
sua], p. 208, a justement relevé, dans son commentaire ad locum du P. 2, 1, 11, v. 1360-1361, un fait
qui traduit le caractère sacerdotal de 1'imperium théodosien et que le Nazianzène relate comme allant
de soi: lors de l'installation de Grégoire aux Saints Apôtres, conformément à l'usage occidental,
Théodose pénétra dans un chœur en principe réservé au clergé. Nous aurons !'occasion de voir le rôle
de premier plan qu'il joua dans la carrière constantinopolitaine de Grégoire et quel partenariat
typiquement byzantin s'instaura un temps entre eux: celui, déLTit par Brown [La toge et la mitre], de
la pourpre saLTée et du philosophe chrétien.
2
Gallay [La vie], p. 136-137; périodisation que résume le plan du chapitre V de l'ouvrage, p. XXIII-
XXIV.
3
Bemardi [Saint Grégoire], p. 179.

357
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

l'intronisait de fait comme évêque de Constantinople, dans l'attente d'une


régularisation sans doute planifiée qui fera de lui, en qualité d'hôte, le futur président
du concile œcuménique convoqué par l'empereur. Un tel découpage est donc légitime
et a le mérite de la clarté tout en étant fondé sur un repère tout à fait objectif.
Pourtant, sa nomination comme président du concile, pour prévisible qu'elle fût,
constitua un changement capital ; car elle contraignit le nouvel évêque de
Constantinople à mettre en jeu directement son autorité quant aux questions à régler :
non seulement celle de la formule trinitaire, dont le point délicat était, surtout pour lui,
l'article concernant le Saint-Esprit, et celle de la prééminence du siège épiscopal de
Constantinople en Orient, qui ne le concernait pas moins, mais aussi la délicate
question de la succession d'Antioche qu'ouvrit le décès soudain de Mélèce. Il allait
donc immanquablement se retrouver sous le feu croisé de différents partis sur chacun
de ces points : une guérilla dont la mise en cause de la régularité de son investiture par
les Occidentaux, qui conduisit à sa démission, ne fut que le point d'orgue. Il se
trouvait également, nous le montrerons, directement soumis aux pressions du pouvoir
impérial, qui pesa de tout son poids pour le succès de ce synode selon les vues propres
du politique, c'est à dire l'obtention d'un consensus le plus large possible. Aussi
traiterons nous comme un chapitre distinct cette période, d'autant que la reconstitution
et l'interprétation de son attitude durant ce concile commande la signification qu'il faut
donner à sa démission du trône de Constantinople.
Si maintenant on veut déterminer objectivement le retournement de la situation du
parti nicéen dans la Ville, il résulte du baptême de Théodose à Salonique au début 380.
D'autre part, Grégoire a sans doute reçu des assurances impériales quant à son
maintien sur la chaire de Constantinople avant même l'entrée de celui-ci dans la
capitale, au plus tard à l'été de cette même année : si bien que le véritable tournant
dans sa situation personnelle n'attend pas son installation dans la Basilique de la Ville,
dont on verra que Théodose la considérait comme une simple formalité. Marquée par
un renforcement progressif de sa position politique que couronnent la déconfiture de
son tnuîre et rival, Maxime, et son installation aux Saints Apôtres, on traitera donc
comme une seconde période de l'activité de Grégoire à Constantinople celle qu'ouvre
l'édit du 28 février 380.
Nous aboutissons ainsi à la périodisation suivante : une première période, où la
communauté dont il prend la tête et sa propre autorité sur celle-ci sont mal assurées,
court de son arrivée à Constantinople à l'hiver 379/380 jusqu'à l'édit du 28 février de
cette dernière année; s'ouvre alors pour lui une époque bénie, quoique assombrie un
temps par la trahison de Maxime, où les rangs de son église enflent à vue d'œil, qui le
conduit sur le trône des Saints Apôtres et où sa prédication brille de tous ses feux, en
particulier de ceux d'une théologie dont les lumières pneumatophiles gagnent de plus
en plus en clarté ; enfin, la réunion, en mai 381, du synode dont il se voit confier la
présidence, le jette dans les turbulences de la haute politique ecclésiastique, dont il ne
sort, malmené et déçu de n'avoir pu faire reconnaître pleinement la divinité de !'Esprit,
qu ·en sacrifiant son trône pour rentrer au pays en juillet 381.

358
Le divin mandat de Constantinople

Un temps d'incertitudes et de persécutions

(hiver 378/9 - 28 février 380)

Durant cette première période, Grégoire se trouve dans une position inconfortable :
étranger venu d'une obscure province rurale dont les habitants ont plutôt mauvaise
réputation, il fait fonction, sans même avoir été intronisé, d'évêque d'une Église
minoritaire sans droit de cité et à ce titre exclue des églises et des martyria sur
lesquels, comme sur les œuvres charitables exercées par des moines, les ariens ont le
monopole. Dans l'environnement hostile d'une capitale dont la population et les
autorités civiles sont acquises à l'arianisme, il n'a d'autre assise locale que la gens de
Théodosie et ses clients et, quoique protégé par son patronage et l'autorité encore
lointaine d'un empereur en communion avec lui, il est loin d'être à l'abri des
persécutions et des calomnies. Ainsi, dès la nuit de Pâque 3791, le 21 avril, la salle du
palais que sa cousine a mise à sa disposition pour lui servir d'église est envahie par des
manifestants ariens, des moines et leur clientèle de vierges et de mendiants, qui s'en
prennent à lui et à son clergé à coup de pierres. Comme le souligne J. Bernardi2 , la
circonstance de cette agression est significative, puisque c'est au cours de la nuit
pascale que l'évêque conférait le baptême : ce faisant, Grégoire allait se comporter en
évêque de la ville et, surtout, faire professer par les baptisés un symbole que les ariens
tenaient pour hérétique en ce qu'il affirmait la consubstantialité du Fils au Père. Il ne
s'agissait sans doute pas d'une attaque spontanée et incontrôlée, mais ce qui est sûr,
c'est que les jets de pierre ne furent pas mortels. Grégoire se refusa à poursuivre les
coupables, conseillant le pardon et la douceur, d'autant qu'il savait les pouvoirs civils
et judiciaires du préfet favorables à ses agresseurs. Mais ce dernier profita du trouble à
l'ordre public pour ouvrir une enquête et traîner le N azianzène en justice. Il ne
s'agissait pas de le faire condamner, ce qui eût été prendre le risque d'en faire un
martyr victime d'une injustice flagrante et de s'attirer la vindicte de Théodose. Mais
c'était le traiter en suspect et en fauteur de troubles et, en ne condamnant personne,
faire savoir à qui serait tenté de rallier son Église qu'il ne bénéficierait pas de la
protection des autorités locales, moyens propres à dissuader les ralliements.
À la même époque, sa théologie et sa personne font l'objet d'une campagne de
dénigrement systématique de la part des ariens : on l'accuse de trithéisme, une
accusation que ses origines orientales pouvaient rendre crédible, et propre à éloigner
de lui ceux des nicéens qui versaient dans le sabellianisme. On souligne ses origines
étrangères et rurales, le manque de prestance de sa personne et de ses manières par
rapport à la superbe et à la pompe imposantes des évêques ariens, auxquelles la
population de la ville était sensible. En outre, sa communauté n'est pas épargnée par
les dissensions internes: sur le plan dogmatique, il s'agit de l'opposition entre
pneumatophiles et pneumatomaques et de la dispute concernant les modalités de
l'incarnation divine, lui-même étant, on le sait, partisan de la divinité de l'Esprit et
hostile à l'apollinarisme, cette doctrine qui refuse l'humanité intégrale du Christ et
1
Cet épisode et ses suites judiciaires sont rapportés dans le P. 2, 1, 11, v. 665-678 ; la lettre LXXVII
le situe alors que Grégoire procédait à «l'initiation», c'est-à-dire le baptême: cf. Gallay [La vie],
p. 138; Bemardi [Saint Grégoire], p. 179-180.
2
Bemardi, ibid.

359
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

considère que le Verbe divin se substitue en lui à l'esprit (vouç). Par ailleurs, il y a
panni les siens des partisans de Paulin aussi bien que de Mélèce, les deux évêques qui
se disputent alors le siège d'Antioche. Vu la précarité de sa situation et la maigreur de
son troupeau, on comprend qu'il ne prenne pas directement position dans ces
questions, du moins officiellement1, ce qui montre au passage son réalisme politique :
il se contente de déplorer ces divisions et ces controverses tout en rappelant que les
questions théologiques sont du seul ressort du clergé et que l'autorité en la matière est
la prérogative de l'évêque.
Ce qui est également remarquable pour notre sujet, c'est que, dans ces
circonstances difficiles, Grégoire met constamment en avant sa profession
"monastique", si bien qu'on pourrait déjà appliquer à sa prédication de cette époque ce
que J. Bemardi dit à propos de son enseignement théologique de !'Épiphanie 381 sur
la chaire des Saints Apôtres: il« en était réduit à s'appuyer sur ce qui faisait sa force
et son originalité: sa vie ascétique et son expérience contemplative. » 2 Si nous n'avons
pas de témoins des premiers prêches du Nazianzène à l' Anastasie, mais uniquement de
ceux postérieurs à la Pâque 379, c'est ce que montrent ceux concernant notre période.

Ainsi en est-il du Discours 22, du moins si l'on admet la datation de J. Bemardi3 ,


selon lequel, cependant, les derniers paragraphes ( 14 s.) auraient été remaniés, sans
doute après son retour au pays. Déplorant les dissensions internes au parti nicéen,
doctrinales, mais surtout relatives aux trônes épiscopaux - il s'agit d'Antioche -, il
appelle en effet à la charité en ces termes :
« alors que l'on peut se fatiguer de la nourriture, du sommeil, du chant, en avoir assez des
choses impudiques, comme on le dit, et de tout, non seulement ce qui se fait de mal, mais
aussi des plus grands agréments ( ... ) néanmoins, nous, nous ne mettons aucune limite aux
coups à donner et à recevoir. Et ceci n'est pas le monopole de ceux qui s'écartent les uns des
autres au sujet de la formule de leur foi... »4
C'est dire qu'il accuse ici des ascètes de nourrir la discorde. D'ailleurs, ce même
sermon appelle à la discrétion sur les questions théologiques, interdisant de prendre
«les laiques pour arbitrer des choses qui devraient rester secrètes » 5 , c'est à dire qu'il
rappelle les prérogatives du clergé. Mais, contrairement à l'avis de J. Bemardi6, c'est
très probablement de sa propre personne qu'il parle lorsqu'il dit:
« pour toi, il était hier un Joseph et il est aujourd'hui un impudique - car la discorde va
même jusque-là (. .. ) - ; il est aujourd'hui un Judas ou un Caïphe celui qui était hier un Élie,
un Jean ou un autre disciple du Christ portant la même ceinture et le même manteau foncé ou
noir, gage de la sainteté de sa vie, du moins selon la loi et !'opinion que je professe.
Hier, nous avions déclaré que la pâleur, fleur et beauté des gens supérieurs, ou la douceur
d'une voix posée ou la démarche calme et rangée sont de la philosophie, nous déclarons
aujourd'hui que c'est de !'affectation. ,,7
Car c'est ensuite de lui-même qu'il parle explicitement en ces termes:
«car ma tragédie est un sujet de comédie pour mes adversaires. ( ... ) dans une ville ainsi faite
qu'elle cherche à se divertir avec les choses sacrées comme avec tout le reste( ... ) moi, qui

1
Nous excluons de cette période de sa prédication le D. 33 et les D. 34 et 41 : voir, resp., infra, p. 364
et sa n. 3 et p. 373-375.
2
Bemardi [Saint Grégoire], p. 207.
3
Bemardi [La prédication], p. 144 et 147-148.
4
D. 22, 4, 13-18.
5
Ibid., 6, 20-21.
6
Bemardi [La prédication], p. 145 et [Saint Grégoire], p. 186-187.
7
D. 22, 5, 17-28. Cf. Mossay [SC 270], p. 230, n. 2.

360
Le divin mandat de Constantinople

vous le dis, je serais surpris qu'on ne rît pas de moi aussi aujourd'hui, moi, le prédicateur qui
1
ne suis pas d'ici (ExlJÀuv) et qui enseigne qu'à ne pas rire de tout... »
Remarquons que l'adjectif ~3t'11À.'UÇ (qui vient d'ailleurs, étranger) ne se réfère pas
seulement à ses origines mais aussi à son "étrangeté" au monde, qui l'expose au rire
impie de celui-ci. C'est d'ailleurs ce que confirme la suite, où visant l'Église arienne, il
se déclare indifférent aux «églises occupées par d'autres, l'or coulant à flots pour
2
d'autres, les méchantes langues » et répond aux calomnies l'accusant d'acheter ses
partisans ou accuse les ariens de le faire en protestant de son indifférence à sa
réputation :
« Les gens qui disent du bien ou du mal de moi ( ... ) ne me feront point changer au point de
m'irriter du mal qu'on dit de moi comme si j'en étais affecté. Certes, j'aurais versé de fortes
sommes aux adulateurs s'ils me rendaient meilleurs en me louant. Mais, voilà! Maintenant,
d'où vient qu'il n'en est pas ainsi, mais que je reste ce que je suis en dépit du mal qu'on dit
de moi ou de l'admiration dont je suis l'objet?( ...) et les langues passent autour de moi aussi
abondamment qu'un flot d'écume autour d'un rocher ... ,, 3
Le Discours 32 revient sur les dissensions de son Église et appelle fermement les
laies à ne pas se mêler de théologie. Mais Grégoire n'y risque pas plus son autorité de
fonction, qu'aucune investiture ne consacre, dans les disputes théologiques qui agitent
sa maigre communauté. Quant à l'argumentation ecclésiologique dont il use pour
étouffer l'expression ou limiter l'extension de ces disputes, elle conditionne
4
étroitement, on l'a déjà vu , les lumières en la matière à la purification ascétique et à la
pratique contemplative, l'évêque devant être des plus avancés en ce domaine. Ainsi
Grégoire, investi de la dignité épiscopale sinon du trône de Constantinople, se prévaut-
il de sa profession monastique pour tâcher d'asseoir l'autorité propre à ses fonctions,
ce qui ne l'empêche pas d'inviter les moines laies, dont il vante les pratiques
ascétiques, 5 à la même réserve et à la même obéissance doctrinale que le reste du
peuple:
« Ne soyons pas tous la langue - c'est ce à quoi on est le plus porté (. .. ) Il est grand de parler
de Dieu; mais il est plus grand de se purifier pour Dieu, puisque la sagesse n'entrera pas
dans une âme perverse (... ) Et Paul veut que nous soyons connus du Seigneur parce que nous
aimons le Seigneur, et que nous soyons instruits parce que nous sommes connus ; et il sait
que, pour arriver à la connaissance, c'est là une voie meilleure que !'opinion qui enfle.
Il est grand d'enseigner? Mais il est sans danger d'apprendre. Pourquoi t'ériges-tu en
pasteur, quand tu es brebis?( ... ) Et si tu es un homme selon le Christ, si tes sens sont exercés
et si la lumière de la science brille pour toi, parle de la sagesse de Dieu, celle dont on parle
parmi les parfaits et qui est cachée dans le mystère ; et cela, lorsque tu auras atteint le
6
moment voulu et que cette sagesse t'aura été confiée » ;
« Si donc vous m'en croyez, jeunes gens et vieillards, chefs des peuples et subordonnés,
moines et gens mêlés au monde, laissez de côté les prétentions superflues et inutiles. Au
contraire, en vous approchant de Dieu par votre vie, par votre conduite et par les paroles les
plus dépourvues de danger, vous atteindrez la vérité et la contemplation de l'au-delà.,/

1
D. 22, 8, 7-15 : la tragédie fait certes allusion, comme l'indique la suite immédiate évoquant un
risque de procès, à l'incident de Pâque, mais elle englobe aussi les critiques visant Grégoire de
l'intérieur même de sa communauté.
2
Ibid., 17 s., poursuivi en 9, 1-2.
3
Ibid., 9, 3-11.
4
Voir supra, p. 118-121.
5
D. 32, 14, 11 s. Cf. Bemardi [La prédication], p. 152-153.
6
Ibid., 12, 11-13, 10 (Sag. 1, 4 et cf. 1 Co. 8, 3 ; 8, 1 ; Hébr. 5, 14; 1 Co. 2, 6-7).
7
Ibid., 33, 21 S.

361
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

Il fait pour cela appel à leur humilité et à la crainte légitime qu'ils devraient avoir pour
leur salut de pécher par leur enseignement, soulignant ainsi la sollicitude spirituelle qui
lui fait encourir ces dangers :
« Vous ne savez pas quel don est le silence, ainsi que le fait de ne pas être obligé de dire une
parole quelle qu'elle soit ( ... ) quand il s'agit de Dieu, cela est d'autant plus vrai que le sujet
est plus grand, le zèle plus considérable et le danger plus pressant. Sur quoi portera notre
crainte ? sur quoi, notre assurance ? sur notre esprit, ou sur notre parole, ou sur notre
auditoire ? Autour des trois rôde le danger : réfléchir [sur Dieu] est difficile ; l'expliquer est
impossible ; et rencontrer des auditeurs aux oreilles purifiées est une entreprise très
laborieuse. » 1
L'éloge de Cyprien2 , prononcé début octobre 3793 est également l'occasion pour
lui de s'étendre sur les vertus de la virginité et plus généralement du renoncement,
mais surtout d'inscrire l'alliance du monachisme et du sacerdoce qui le caractérisait
sous les auspices de cette figure vénérée.
Confondant sans le savoir Cyprien, évêque d'Antioche de Pisidie martyrisé en 304,
et la figure romanesque de son homonyme, ce magicien que son amour pour sainte
Justine aurait converti au christianisme et qui, selon certaines sources, aurait été fait
moine, prêtre, puis évêque de Carthage, avant de partager le martyre de la vierge4 , le
premier de ces éloges vante d'abord la virginité, l'ascèse et leur charisme: Justine,
jeune fille aussi vertueuse que belle, comprenant que Cyprien avait recours pour la
séduire aux puissances démoniaques, prend refuge dans le Christ, le choisit pour
époux, c'est à dire se fait nonne; ses prières à la Vierge Marie et ses austérités
physiques non seulement ont raison des maléfices de son soupirant, mais obtiennent
une conversion improbable de la part de celui-ci. Il passe alors par une période de
pénitence et devient pasteur puis évêque. On remarquera que, quand Grégoire vante
ensuite le renoncement de son Cyprien5 , c'est en parallèle à ce qu'il a dit de lui-même
dans le prologue:
« pour ce qui me concerne, je confesse que je suis plus détaché que quiconque de tout le
reste ; depuis l'heure où j'ai suivi l'appel du Christ, j'ai rejeté tout attachement et de tous les
agréments si recherchés par les autres aucun ne m'attire plus, ni une fortune terre à terre et
instable, ni des satisfactions et un assouvissement des appétits charnels, qui engendre
l'insolence, ni un vêtement souple et ondoyant, ni la limpidité et la séduction des pierres
précieuses, ni des sons enchanteurs, ni des parfums voluptueux, ni des applaudissements
exaltants des foules et des théâtres ( ... ), ni rien de tout ce qui tire son origine de la faute
originelle de gourmandise qui a causé notre perte. ( ... ) Par contre, de ceci je suis insatiable,
avide et, je le reconnais, passionné : les honneurs rendus aux martyrs font ma joie ; les
sacrifices endurés par les athlètes font ma fierté : les luttes et le triomphe ont été pour
d'autres; mais leurs couronnes m'appartiennent! »6
En effet, il vante de Cyprien7 le dédain des richesses, le renoncement au luxe, la
discipline et la pureté du corps, la réserve en matière vestimentaire, l'humilité et la
douceur. En outre. il ajoute à ce catalogue les nuits à la dure et les veillées comme

1
D. 32, 14. 11 S.
2
D. 24.
3
Gallay [La vie], p. 145-146, le situe après Pâques 379 et Bernardi [La prédication], p. 161, établit
cette datation plus précise d'après la date anniversaire de Cyprien d'Antioche, le 2 ou le 4 octobre.
4
Sur cette question, voir Mossay [SC 284], p. 12-24.
5
D. 24, 13, 14 s.
6
Ibid., 3, 7 S.
7
Ibid., 13, 15 s.

362
Le divin mandat de Constantinople

l'ambition littéraire1 de son héros, deux caractéristiques de son propre genre de vie.
Mieux, conformément à son propre idéal, tourné vers l'enseignement comme charité
spirituelle, il fait de cette ambition la source de la fécondité morale et théologique du
saint, allant jusqu'à lui prêter un enseignement trinitaire en réalité tout à fait
anachronique2 mais qui achevait le parallèle.

La conquête de Constantinople

(28 février 380 - mai 381)

En attendant Théodose: les premiers succès et l'affaire Maxime

Alors qu'il était tombé gravement malade à Salonique, Théodose fut baptisé par
l'évêque nicéen de la ville, Ascholios, durant l'hiver 379-380. 3 Sa profession de foi
nicéenne l'engageait à en faire le credo officiel, ce qu'il réalisa par l'édit du 28 février
380. Cet acte modifiait les rapports de force à Constantinople en faveur de l'Église
dirigée par le Nazianzène, désormais représentant de l'orthodoxie officielle, et le
désignait comme le mieux placé pour remplacer l'arien Démophile comme évêque de
la capitale. La foi nicéenne de Théodose était certes antérieure4 et l'édit en question
avait été rédigé plusieurs mois avant sa maladie5 , mais on pouvait jusque-là envisager
de sa part une realpolitik qui lui eût fait ménager un parti arien puissant dont la
mainmise sur Constantinople était totale et qui risquait d'y susciter des troubles
graves : perspective inquiétante pour un empereur nouvellement investi qui devait faire
bientôt son entrée dans la capitale. Les opérations dans les Balkans contre les Goths -
à vrai dire mineures - se déroulant heureusement, on s'attendait maintenant à ce qu'il
investisse d'un jour à l'autre Constantinople et y impose la foi trinitaire. Les
persécutions et tracasseries dont Grégoire et son Église faisaient l'objet prennent fin et
les rangs des offices de l' Anastasie gonflent jour après jour du fait de ralliements plus
ou moins sincères : c'est à cette époque que, conscient des opportunités de carrière
qu'offrait le besoin de cadres d'une Église promise à évincer celle des ariens, un

1 Le texte (D. 24, 13, 21-22) porte en fait TI'jv :rtEpt Àoyouç cptÀo·uµlav, qu'on peut également
traduire, comme le fait Mossay [SC 284], p. 69, «le goût des études». En tout cas, l'idéal épiscopal
représenté par Cyprien fait de lui un lettré.
2
Mossay [SC 284], n. 1, p. 70.
3
Nous suivons ici l'analyse de Bernardi [Saint Grégoire], p. 190-193. Sur les faits, surtout de
politique religieuse, évoqués dans la suite, voir également: Petit, [Le Bas Empire], p. 126-127 et
141 ; Marron, [L'Église], p. 53 ; Simonetti [La crisi ariana], p. 445-532 ; Pietri [Les dernières
résistances], p. 385-391.
4
Selon Soc-rate, H.e., 1, 5, 6, il aurait pris soin de s'assurer qu' Ascholios était nicéen avant d'en
recevoir le baptême.
5
Il comptait ainsi s'aligner sur la politique religieuse de Gratien qui, sous l'influence d'Ambroise de
Milan, avait répudié en août 379 la tolérance par lui accordée aux ariens, leur interdisant d'enseigner,
de se réunir en synode et d'avoir un clergé. Cf. Pietri [Les dernières résistances] p. 387; Simonetti
[La crisi ariana], p. 447.

363
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

Égyptien nommé Maxime, se présentant comme victime de leurs persécutions alors


qu'il avait subi le fouet et la rélégation suite à une condamnation judiciaire, réussit à
gagner la confiance du Nazianzène qui l'intégra dans son clergé.
Grégoire, on le lui reprochera 1, ne cherche pas à pousser son avantage en faisant
intervenir le pouvoir civil pour chasser les ariens des églises. Mais, même si cela avait
été dans ses intentions, il n'est pas sûr que le préfet de la ville - dans l'espoir de
gagner les faveurs d'un empereur qui, après tout, pouvait encore connaître le sort de
Valens dans sa campagne contre les Goths - eût accepté d'ordonner une opération de
police aussi périlleuse. Il était de meilleure politique, et, le De vita sua 2 le souligne,
conforme aux vœux de Théodose lui-même, de préparer son entrée et l'établissement
de l'orthodoxie dans la capitale par une campagne de persuasion. Tel fut le parti
judicieux - il aurait dit "philosophique" - que suivit Grégoire en rédigeant le Discours
33, «véritable appel au ralliement» en direction du clergé de Démophile, comme l'a
bien vu J. Bemardi3 • Quant au commentaire qui suit: «Ce contemplatif, on le voit, ne
manquait pas toujours de sens pratique », le « toujours », pour le moins, y est de trop.
Nous sommes par contre en parfait accord avec l'estimation que cet auteur fait de
la situation de Grégoire à cette époque, d'après les réponses aux attaques verbales -
ou peut-être à un libelle - des ariens contre sa personne dans ce même discours:
«Pourquoi ce renouveau d'opposition et pour quelle raison se limite-t-elle à des
paroles, sinon parce que l'édit de Théodose laissait entrevoir que Grégoire serait mis à
la tête de l'Église de Constantinople à plus ou moins brève échéance, et que l'opinion
publique, tout en regimbant devant cette éventualité, préférait se limiter à des
manifestations oratoires? Grégoire a d'ailleurs conscience que la situation est changée
et que quelque événement décisif va se produire. Ce n'est pas sans assurance qu'il
évoque le pouvoir dont il était investi dès son arrivée à Constantinople :
où µE-rà qiauÀTJÇ -ri]ç È!;ouoiaç, déclare-t-il, expression qui se réfère à son
autorité épiscopale, mais peut-être aussi au crédit dont il savait déjà disposer auprès de
la cour. Surtout, après avoir observé que sa bergerie est petite, il ajoute :
«Je la verrai, j'en ai la certitude, agrandie. Je dois compter nombre de ceux qui sont
maintenant des loups parmi les brebis, peut-être même parmi les pasteurs. »
C'est la preuve que Grégoire s'attendait dès lors au changement que devait amener
l'entrée de Théodose à Constantinople ... »4 Si ce contact n'a pas déjà eu lieu plus tôt
par l'entremise des accointances de Théodosie à la cour, Grégoire a sans doute fait
valoir avec succès ses bons services auprès de l'empereur dès qu'il eut connaissance
de l'édit de Salonique ; il en relaie la politique et sait son avenir à Constantinople

1
D. 42, 23. Voir supra, p. 234 et infra, p. 378-379.
2
P. 2, 1, 11, v. 1190-1207 et v. 1281-1304: dans un parallèle frappant, Grégoire attribue sa propre
philosophie du pouvoir, prudente et persuasive plutôt que coercitive, à Théodose, et souligne l'accord
de leurs politiques à légard des ariens.
3
Bernardi [Saint Grégoire], p. 194. Cf., du même auteur, [La prédication], p. 165-167, qui relève la
référence au décret impérial (f3amÀ.ucàv Myµa) en D. 33, 13, 15 comme base de datation de ce
discours. L'objection de Moreschini [SC 318], p. 21-22, selon qui cette référence aurait dû conduire
Grégoire à une attitude plus offensive envers les ariens est démentie par le fait qu'il souligne lui-
même, par opposition au recours constant des ariens à l'appui du pouvoir civil sous Valens, et à la
violence (D. 33, 2-5), son propre refus d'y faire appel pour récupérer leurs biens et leurs églises ou
faire condamner ceux qui l'ont lapidé et son pardon à l'égard de ses adversaires (D. 33, 13-14).
4
Bemardi [La prédication], p. 166, citant D. 33, 13-14.

364
Le divin mandat de Constantinople

assuré. C'est ce qui l'encourage, dans le cadre de sa réplique théologique aux ariens, à
proclamer« Dieu l'Esprit-Saint »1 •
S'agissant de sa situation personnelle, il faut cependant se souvenir que l'édit de
Salonique définissait l'orthodoxie comme communion avec la foi trinitaire de Damase
et Pierre d'Alexandrie. Ainsi, dans l'empire d'Orient, comme le dit J. Bernardi, «les
évêques qui avaient reçu la caution de Pierre seraient seuls considérés par le pouvoir
comme évêques légitimes. »2 Grégoire est concerné au premier chef, qui prétendra
avoir reçu de l'évêque d'Alexandrie les lettres de créance dont il avait dès lors besoin:
«( ... )Pierre en personne, l'arbitre des pasteurs,
tout récemment nous intronisait (Èy1m8tCTt'Y)) par des écrits
si clairement exempts d'ambiguïté,
comme !'atteste la teneur des lettres qu'ils nous a adressées,
et nous a honoré des signes (rn''µj3oÂ.mç) de notre fonction » 3 .
J. Bemardi4 accorde un crédit entier à ces propos: «Grégoire recevra bientôt de
l'important évêque d'Alexandrie une lettre assortie du cadeau d'insignes épiscopaux,
ce qui constituait le signe de la reconnaissance officielle attendue en qualité d'évêque
de Constantinople. » Mais A. Lukinovich5 a raison de faire un commentaire plus
circonspect, surtout au vu de la suite des événements : « On voit mal comment il
pourrait s'agir d'une lettre le consacrant comme évêque de la capitale. Il n'est pas plus
aisé de comprendre ce qu'il entend par m)µj3oA.a : les insignes du pouvoir épiscopal
juridictionnel? l'emploi d'un titre officiel? des cadeaux de circonstance
symboliques?» On peut en tout cas supposer, soit que Pierre s'est de lui-même mis en
contact avec le chef de fait de l'Église orthodoxe de la capitale, qu'il savait peut-être
jouir de la faveur impériale, pour affirmer son autorité sur lui ; soit, plus probablement,
que Grégoire s'est empressé de faire acte d'allégeance pour être reconnu par
Alexandrie dans son orthodoxie ainsi que dans ses fonctions. Quelle qu'ait été la
nature de la démarche de Pierre, le Nazianzène l'a en tout cas interprétée comme des
marques patentes d'une reconnaissance officielle de son autorité sur l'Église orthodoxe
de Constantinople. Mais, outre que les signes de cette reconnaissance n'étaient peut-
être pas aussi satisfaisants qu'il l'eût espéré et qu'il le prétendra, cela ne remplaçait pas
une investiture en bonne et due forme, et peut être Grégoire a-t-il voulu que Pierre y
pourvoie. Toujours est-il qu'au printemps 380, sitôt la navigation rétablie6 , il envoya
une ambassade à Alexandrie en la personne de Maxime, prononçant à cette occasion
un discours d'adieu particulièrement élogieux7 • Le Nazianzène avait bien mal placé sa
confiance et, mettant à profit cette erreur de jugement, Pierre monte alors une sorte de
"putsch" afin d'assurer sa mainmise sur la capitale de l'Orient, dont la chaire menaçait,
avec l'appui du pouvoir impérial, d'obtenir la prééminence sur la métropole

1
D. 33, 16, 22-23. Le paragraphe suivant, étayant cette reconnaissance de la divinité de !'Esprit sur
la formule baptismale, fait allusion au fait qu'Eunome imposait aux chrétiens déjà baptisés qui se
ralliaient à lui un nouveau baptême, dont on sait qu'il était donné« au nom du Père incréé, du Fils
créé et du Saint-Esprit créé par le Fils» (Moreschini [SC 318], n. 3, p. 195).
2
Bemardi [Saint Grégoire], p. 190.
3
P. 2, 1, Il, V. 858-862.
4
Bemardi [Saint Grégoire], p. 190-191.
5
Lukinovich [Le dit de sa vie], n. 95, p. 307-308.
6
Soit à partir de mars. Cf. Bemardi [La prédication], p. 168.
7
C'est le Discours 25, un portrait de Maxime en philosophe chrétien et confesseur, sur la foi de ce
qui se révélera une imposture.

365
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu
1
égyptienne : il charge un commando d'évêques d'embarquer avec Maxime afm de le
consacrer à la place de Grégoire 2 , une substitution d'autant plus aisée qu'aucune
délibération épiscopale n'a établi le Théologien sur la chaire de la capitale. Elle faisait
du traître, un compatriote, sa créature obligée, là où le Nazianzène, suspect en tant
qu'Oriental, représentait au contraire une menace potentielle par sa carrière antérieure,
son prestige monastique, ses talents intellectuels et oratoires, ses relations dans la ville
et ses connexions avec la cour.
Le De vita sua fera un récit acerbe de ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire
Maxime, à laquelle il consacre un long développement3. Annonçant cette épreuve
comme œuvre du Démon et de l'Égypte perverse, il fait un portrait satirique de
Maxime en efféminé jouant au philosophe ; puis, après avoir justifié sa méprise par
l'inévitable faiblesse de l'étranger aux intérêts et aux habiletés de ce monde face à la
malignité et l'hypocrisie, il raconte comment l'intrigant gagna sa confiance tout en
tramant son complot. Le récit en vient alors à l'exécution de celui-ci au retour de
Maxime. Des matelots égyptiens sont envoyés en reconnaissance auprès de la
communauté de l' Anastasie, suivis des évêques égyptiens mandatés par Pierre. Un
prêtre de Thasos circonvenu par Maxime ayant fourni, sur les fonds de sa paroisse, de
quoi soudoyer des marins égyptiens pour protéger l'opération et y figurer le peuple,
tout ce beau monde s'introduit nuitamment dans l' Anastasie pour y consacrer le
traître. Le clergé de Grégoire, qui habitait tout près de là, ayant donné l'alarme, on
accourt pour empêcher le sacre, et les comploteurs, chassés de l'église, ne purent
achever la cérémonie qu'en se réfugiant dans la cabane d'un flûtiste. Le scandale
engendre toutes sortes de ragots sur Maxime, desquels émerge son passé de criminel,
et Grégoire, qui avait fait un vibrant éloge du personnage, se justifie à nouveau de sa
crédulité passée : elle témoigne de sa "simplicité" adamique, s'explique par le besoin
où il était à l'époque de faire feu de tout bois pour nourrir les rangs de sa
communauté, et par la qualité de confesseur de la foi dont se recommandait le filou.
Grégoire raconte ensuite avec délectation comment Maxime et ses consécrateurs
solliciteront vainement auprès de Théodose, à Salonique, la sanction du sacre conféré,
puis comment Pierre fera expulser d'Alexandrie l'intriguant qui s'en prenait à lui. C'est
dire que Théodose, décidé à arracher la prééminence ecclésiastique d'Alexandrie sur
l'Empire d'Orient au profit de la capitale impériale, prenait le parti de Grégoire,
orthodoxe issu d'un Orient depuis toujours rétif à la tutelle égyptienne et de ce point
de vue candidat idéal. L'échec du recours de Maxime auprès de l'empereur ne fit que
rendre manifeste et irréversible l'engagement de Théodose en faveur du Nazianzène.
L'évêque d'Alexandrie le comprit parfaitement et, lorsque Maxime vint lui réclamer

1
Ortiz de Urbina [Nicée et Constantinople], p. 164-165.
2
Gallay [La vie], p. 164-168, soucieux d'exonérer à tout prix l'évêque d'Alexandrie du reproche
pourtant inévitable de malhonnêteté, fait de lui la victime d'un Maxime que son ambition aurait
conduit à dénigrer Grégoire tant sur le plan doctrinal que sur le plan personnel afin de le persuader
que lui-même ferait mieux l'affaire. Il nous semble au contraire que Pierre n'a accordé foi à ces
calomnies que dans la mesure où elles pouvaient justifier une manœuvre motivée par de toutes autres
considérations; et qu'on ne peut en aucun cas exclure qu'il ait en été lui-même l'instigateur, ce
qu'atfüme expressément le poème 2, 1, 11, v. 851-863.
3
P. 2, 1, 11, v. 728-1112, soit 385 vers sur un total de 1949. Les Poèmes 2, 1, 40 (Contre ceux qui
m'en veulent) et surtout 2, 1, 41 (Contre Maxime) se rapportent également à cette affaire, dont Je
dossier complet est rassemblé par Mossay [SC 284], p. 120-141. Elle a été traitée en dernier lieu par
Bernardi [Saint Grégoire], p. 194, qui suit Gallay [La vie], p. 159-173.

366
Le divin mandat de Constantinople

quelque autre trône en guise de lot de consolation, le fit expulser par les autorités
civiles avant de se rapprocher de Grégoire.
Le De vita sua1 revient enfin sur les suites personnelles et locales de la trahison de
Maxime en des termes qui concernent directement notre sujet. L'humiliation et la mise
en cause de sa perspicacité l'aurait conduit à vouloir retrouver sa chère retraite, mais
les fidèles de l' Anastasie, qui voulurent même l'investir comme évêque par une
élection populaire, auraient fait spontanément pression sur lui ; si bien que, à l'en
croire, il aurait cédé à leurs prières en acceptant de surseoir à son départ jusqu'à
l'arrivée des évêques convoqués en synode. P. Gallay2 a accordé foi au récit de
Grégoire avec l'admirable candeur qu'il lui prête: «accablé par cette aventure,
Grégoire se prenait à penser, encore une fois, que sa vocation n'était point la vie
active, et il se résolut à partir subrepticement. (... ) Pourtant, il ne pouvait laisser son
peuple si tendrement aimé sans lui faire ses adieux, mais des adieux si discrets que
personne ne s'en douterait. [Il cite alors cet adieu.] Voilà comment agissait Grégoire
quand il voulait partir sans donner l'éveil! À cinquante ans, il était aussi candide qu'à
l'aurore de son sacerdoce ... >> Mais on a toutes les raisons de mettre en doute cette
présentation des faits et de suspecter au contraire un geste calculé dans les paroles
d'adieu qu'il prononça visiblement en chaire. Grégoire, qui pose en défenseur émérite
de la Trinité, n'entend pas céder la place, quoiqu'il affiche le désir de se retirer; au
contraire, cette posture du philosophe qui n'a que dégoût pour un monde corrompu, et
nulle ambition personnelle, sert au contraire à le grandir aux yeux des foules et à les
mobiliser en sa faveur. Dans les circonstances présentes, la menace de son départ avait
pour objet de faire taire les critiques émanant de sa propre communauté: les reproches
concernant son aveuglement dans l'affaire Maxime et sa politique à l'égard du clergé
arien. Elle préparait aussi le terrain à son investiture : la manifestation de ferveur
populaire envers sa personne qu'il avait provoquée constituait un atout maître pour
son élection épiscopale3 ; elle était propre à dissuader quiconque de vouloir imposer un
autre candidat - dans l'immédiat, Maxime. L'épisode en question semble en effet se
situer peu après la tentative d'investiture de ce dernier, juste avant ou durant l'été 380.
Les «quelques évêques» dont Grégoire mentionne qu'ils étaient attendus prévenaient
peut-être la convocation d'un synode dont la rumeur circulait déjà4 ; ils étaient plus
probablement en route vers Constantinople pour y pourvoir à la nomination officielle
d'un évêque, et l'on a alors toutes raisons de penser qu'il s'agissait, selon les vœux de
Théodose, de régulariser le Nazianzène5 . En tout cas, qu'il se soit attendu ou qu'il ait
eu à répondre à cette accusation, il savait la manipulation à laquelle il s'était livré avec
succès assez transparente pour la nier avec véhémence. 6

1
P. 2, 1, Il, v. 1044-1112, cités supra, p. 209-210.
2
Gallay [La vie], p. 170-171.
3
Si les investitures épiscopales étaient désormais !'affaire des évêques, !'assentiment du peuple
demeurait, à la fois en principe et pour des raisons de fait évidentes, une condition sine qua non de
leur validité.
4
Ritter [Das Konzil von Konstantinopel], p. 34; Jungck [De vita sua], p. 197, comm. au vers 1107.
5
Lukinovich [Le dit de sa vie], n. 130, p. 316-317. Dans l'une ou l'autre hypothèse, il s'agit très
probablement d'Orientaux, favorables à Grégoire, puisque ce sont eux que réunira dans un premier
temps le synode et qui investiront leur compatriote.
6
D. 26, 15, 4-10, cité infra, p. 372, commenté supra, p. 231-233 et P. 2, 1, 11, v. 1044-1112, cité et
commenté supra, p. 209-210.

367
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

La prédication de cette période offre deux traits saillants : d'une part, Grégoire y
affirme plus nettement son autorité théologique; d'autre part, il fait constamment,
directement ou non, sa propre apologie en tant que "moine-évêque". Il se prévaut en
particulier, dans le Discours 33, d'une rusticité d'origine et de vie qu'il associe au
désert 1, et du dévouement avec lequel il s'est expatrié pour obéir à l'Esprit qui
2
l'appelait à Constantinople et y a enduré la persécution arienne. Ces deux traits
complémentaires correspondent parfaitement à sa situation et servent son ambition de
se voir confirmé comme évêque de Constantinople : le premier traduit l'assurance dont
il jouit désormais dans ses fonctions à la tête d'une Église destinée à évincer celle de
Démophile et dont il n'a plus à ménager les rangs; le second répond aux attaques
dirigées désormais exclusivement contre sa personne en jouant du prestige monastique
pour prévenir tout risque qu'on l'évince. Quant au complot de Maxime et de Pierre,
ses prêches montrent qu'il l'affronta avec un esprit bien plus politique qu'on ne le dit
généralement, dans la ferme intention de ne pas se laisser arracher le siège qui lui
revenait de droit du fait de ses labeurs. L'affaire mettant en cause sa perspicacité, il
s'efforce de sauver la face en en faisant la preuve de son angélisme, et de Maxime
l'instrument du diable, n'épargnant l'évêque d'Alexandrie que parce qu'il sait devoir
3
compter avec lui - contrairement à ce qu'il fera dans le De vita sua , une fois poussé à
la démission par ses œuvres.
Le Discours 25 fut prononcé, au printemps 380, en l'honneur de Maxime qui
s'embarquait pour Alexandrie. Après avoir vanté son détachement à l'égard de ce
4
monde, Grégoire, on l'a vu, justifie son choix d'une monotropie active dans le siècle •
Il définit ensuite le magistère public de cette philosophie dans le monde comme un
5
magistère cosmopolitique, moral mais aussi théologique : ce qui convenait à sa
mission et laisse à penser que, se fiant au récit par lequel Maxime avait mis les traces
6
du fouet et sa relégation de criminel sur le compte de persécutions ariennes , il se
l'était associé en tant que confesseur de la foi. Il raconte au passage comment Pierre
d'Alexandrie, réfugié à Rome, émut la Ville en exhibant son habit ensanglanté par les
coups ariens, hommage bienvenu au moment où il charge Maxime de représenter le
modeste troupeau de l' Anastasie et de faire valoir ses propres labeurs auprès du
patriarche égyptien7• En faisant ce panégyrique de Maxime, de sa vie mixte et même
de son martyre - lui-même venait d'affronter la lapidation -, le Nazianzène sert en
8
même temps sa propre cause ; et, en définissant le magistère du philosophe chrétien

1
D. 33, 6-8 et 10 - à l'adversaire supposé moquer sa patrie, «même pas une ville, mais un lieu sec,
sans agrément et peu habité », il répond en invoquant le Carmel d'Élie, le désert de Jean et Bethléem,
et conclut : « Cesseras-tu enfin de t' enorgueillir de tes villes ? Respecteras-tu enfin le désert méprisé
et rejeté par toi ? »
2
lbid., 11-14.
3
P. 2, 1, 11 : de la duplicité de Pierre, v. 851-863; 1015; de son ingratitude envers les labeurs de
Grégoire, v. 896; des Égyptiens en général, avec allusion aux plaies d'Égypte et l'engloutissement de
Pharaon et ses armées (Ex., 7-12 et 14) v. 740-749; de l'attitude des évêques égyptiens durant le
concile,v. 1798-1818.
4
D. 25, 3, 19-6. Cf. supra, p. 63-65.
5
Ibid., resp., 7 et 15.
6
lbid., 13-14.
7
lbid., 19.
8
Le magistère public, d'ordre moral et dcx,'trinal, qu'il attribue alors à la philosophie exemplaire de
Maxime (D. 25, 7, 1-16; 25, 10 s.; 17-18) se retrouve d'ailleurs à propos de lui-même dans le
Discours suivant, à travers le portrait du philosophe parfait, émule du Christ, prompt à s'engager sans

368
Le divin mandat de Constantinople

comme cosmopolite, il plaide au passage en faveur de l'étranger qu'il était, voire d'un
transfert auquel on risquait d'opposer le quinzième canon de Nicée. Ce discours
s'achève par ailleurs(§ 15 s.) sur des directives défurissant la position théologique que
Maxime aurait à représenter auprès de Pierre. On y remarque deux éléments: d'une
part, elles évitent la consubstantialité néonicéenne, préférant insister sur l'identité de
nature 1 et l'unicité de principe2 ; de l'autre, concernant !'Esprit, elles en affirment la
divinité et en définissent le rapport au Père comme procession3•
Le Discours 26 se situe peu après la tentative d'usurpation de Maxime et le faux
départ du Nazianzène, à un moment où le danger que représente Maxime ne semble
pas tout à fait écarté, c'est-à-dire aux alentours de juin 380. Il se présente comme une
apologie de Grégoire, qui, après avoir livré sa conception du philosophe, y rapporte sa
propre philosophie face à la situation. 4
L'exorde célèbre son retour de quelque retraite sur les rives du Bosphore5 parmi
ses ouailles. Il y use du topos de l'affection réciproque pour introduire, comme garant
de la sienne, !'Esprit Saint dont il dit aux fidèles qu'il lui a« inspiré de venir chez vous
afin de préparer pour le Seigneur un temple d'élection» et auquel il attribue la
sollicitude pastorale qui l'a ramené de sa retraite6 • Affirmant plus loin posséder l'Esprit
de Dieu, qu'il identifie aux vertus du philosophe chrétien dont il vient de faire le
portrait 7, il signifie clairement son intention de ne pas déserter un poste que Celui-ci lui
a confié. Il présente en même temps cette affection pastorale comme la seule raison qui
ait été assez forte pour vaincre son amour de la tranquillité et son dégoût des
vicissitudes de ce monde corrompu, façon de présenter son retour, et le fait qu'il a
décidé de rester en fonction, comme un renoncement charitable à sa volonté propre :
«Pourtant, j'en avais assez de ce qui se passe ici: cela me chagrine et me pèse; non
seulement les ennuis qui sont le lot normal des cités, masses populaires, tumultes, marchés,
théâtres, opulences, arrogances, meneurs et menés, auteurs et victimes de sanctions, les gens
qui ont du chagrin et ceux qui le provoquent (... ), matière à méchanceté, bouillonnement
mondain aux vicissitudes perpétuelles aussi inconstantes que !'Euripe et les vents. »8
L'allusion aux intrigues de ses ennemis est ici évidente, mais les commentateurs ont
eu tort d'accorder trop d'importance à ces propos qui ont tout du topos cynique.
Ainsi, nous ne suivons pas J. Bemardi, qui, dans les traces de P. Gallay estime le
Nazianzène suffisamment ébranlé par la trahison de Maxime pour avoir songé à quitter
la place ou en tout cas pour avoir obéi à « un immense besoin de solitude » en faisant

craindre les épreuves que réserve la vie publique : « il encouragera, rappellera à l'ordre, aura son
franc parler » ; «Sera-t-il en butte aux reproches ? Il aura le dessus en évitant de répliquer. À la
persécution? Il sera patient. À la malédiction? n consolera (d'autres). À la calomnie? Il priera. On
lui soufflètera la Goue) droite? Il présentera l'autre aussi ( ... ) Lui fera-t-on un affront? Le Christ
aussi (a connu cela) : il sera honoré de partager sa passion. » (D. 26, 11, 19 ; 12, 12-19).
1
.D. 25, 15, 22 (le Fils Dieu par nature) ; 16, 21 et 27 et 18, 2 et 5 (BEÛTI]ç) ; 17, 11 (le Fils ôµoOwv)
et 16 (wî'.ç OwÂ.oyoumv ... •o llvEuµa •o &ywv).
2
Ibid., 15, 28-30; 16, 1-4.
3
Ibid., 15, 24-26 (:n:poEÂ.Oov ÈK wu II=poç '\') Kal :n:potov ... ) ; 16, 11 (TI]ç :n:pooôou) et 30
<Ti EK:n:Eµ'tjltç) ; 17, 13 s. (LT)v :n:pooôov).
4
Sur le genre et les caractéristiques littéraires, voir supra, p. 231-232.
5
D. 26, 8, qui décrit le spectacle de la mer lors d'une promenade faite à l'occasion de cette retraite.
6
Ibid.,1, 4-6; 2.
7
Ibid., 13, 17-18. Peut-être y a-t- il là aussi une allusion ironique à la consécration épiscopale de
Maxime. Cf. également, ibid., 14, 8, où il fonde l'assurance de sa sagesse dans !'Esprit.
8
Ibid., 1, 14-21.
9
Bemardi [La prédication], p. 172-173; Gallay [La vie], p. 170-171.

369
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

retraite. Il n'a pas non plus délibéré pour savoir s'il se retirerait, quoiqu'il ait peut-être
eu à peser ses chances contre son concurrent. Nous pensons au contraire qu'il ne s'est
écarté que pour fourbir les armes de sa contre-attaque, mûrir la stratégie politique dont
ce Discours livre la teneur, et prendre les contacts nécessaires avec les autorités civiles
ainsi que l'empereur pour prévenir ses ennemis de ce côté: ne dit-il pas au passage1
qu'il a été contraint de s'en aller? On pourrait supposer qu'une des grandes familles
de Constantinople, peut-être celle de Théodosie, l'a accueilli un temps dans une
villégiature au bord du Bosphore, qui fit office de quartier général et d'où furent
lancés discrètement les initiatives utiles. On est en tout cas certainement très loin des
paisibles méditations philosophiques d'un promeneur solitaire que Grégoire livre
ensuite à ses ouailles comme fruit d'une récréation élégiaque, mais qui alignent assez
de lieux communs pour n'avoir réclamé ni la méditation, ni la promenade. Par ailleurs,
le portrait du philosophe qui constitue la teneur de cette "méditation" n'accrédite en
rien la thèse d'un Grégoire las et défaitiste, a fortiori tenté par la retraite : il insiste au
contraire sur sa résistance à toute épreuve, ferme comme un roc dans les turbulences
de la vie, insensible aux coups portés et même vivifiés par eux2 , et vante enfin sa
combativité par opposition à :
«une manière de pratiquer la philosophie hors de propos, mais de s'en montrer dépourvu
quand les circonstances l'exigeraient; on pourrait comparer cela à quelqu'un qui se croirait
champion d'athlétisme alors qu'il ne descend même pas dans le stade, ou un pilote
expérimenté(. .. ) alors qu'il passerait la barre à d'autres par gros temps. »3
D'ailleurs, loin de songer à se retirer, Grégoire, avant de s'identifier à ce philosophe
d'action, avertit ses adversaires, à travers son portrait, qu'il ne se laissera pas faire et
encore moins - allusion à Maxime - instrumenter. 4
Car il sait apparemment sa position de pasteur menacée :
« Je crains aussi que les brigands et les voleurs s'étant introduits par escalade dans l'enclos
(ôta Ti]ç m'•l-:ijç irn:Ep~civtE<;) ne s'emparent de celui-ci sans se cacher ou ne le dérobent
par tromperie de façon à le sacrifier, le massacrer et le détruire, se couvrant de butin, comme
le dit le prophète, en dévorant les âmes.
Je crains enfin que l'un de ceux qui hier encore ou naguère était des nôtres, ayant trouvé
ouvert le portillon et étant entré ensuite comme s'il était de la maison, n'exécute un mauvais
coup comme s'il était un étranger.( ... )
Mais je crains déjà aussi des chiens qui se sont fait admettre envers et contre tout comme
pasteur et qui, ce qui est un paradoxe, n'avaient présenté aucun titre au pastoral que d'avoir
tonsuré leur chevelure à laquelle ils avaient malhonnêtement accordé tous leurs soins. (. .. ) ils
n'ont même pas à se flatter maintenant, ceux qui ont lancé les chiens contre le troupeau, et ils
n'auraient sans doute même pas le droit de dire qu'ils ramenèrent ou sauvegardèrent une
seule brebis: en s'entraînant à la méchanceté, ils n'ont pas appris à faire le bien. Mais, s'ils
troublent le troupeau, cela aussi ne sera qu'un petit orage, cela aussi ne sera qu'une maladie
bénigne, cela aussi ne sera que l'attaque d'une seule bête sauvage survenant à l'improviste.
Qu'ils s'en tiennent donc là ceux qui se vantent de leur propre déshonneur; mettant un terme
à leur malice, si du moins ils en sont capables, qu'ils s'agenouillent, qu'ils se prosternent,
qu'ils pleurent devant le Seigneur qui les a faits, et qu'ils prennent place au sein du troupeau,
tous ceux qui ne sont pas totalement incurables. »5

1
D. 26, 2, 1-2.
2
Ibid., respectivement § 9 et 10.
3
Ibid., 9, 25 S.
4
Ibid., 13, 1-6. Cf. supra, p. 77 et 136.
5
Ibid., 3, 5 S. (Éz. 22, 25).

370
Le divin mandat de Constantinople

La première menace pourrait venir de quelque arien rallié voire Démophile en


personne 1• La seconde concerne un prêtre du clergé de Grégoire qui avait soutenu
Maxime et avec lequel le Discours 23 scellera la réconciliation. La dernière concerne
évidemment Maxime, qui prétend être l'évêque légitime de Constantinople, mais aussi
ses soutiens: Pierre d'Alexandrie et le pape Damase, «ceux qui ont lancé les chiens
contre le troupeau». Notre prêche, comme l'a noté J. Bernardi2 , montre en effet que
Grégoire suspecte Rome, depuis longtemps alliée à Alexandrie contre les Orientaux et
tout aussi hostile qu'elle - sans oublier la dispute d'Antioche - à la promotion
canonique de Constantinople, de jouer également contre lui :
«Nous priveront-ils de notre préséance? Quand et qui, parmi les gens sains d'esprit l'admira
jamais? Mais maintenant, à mon avis du moins, s'y soustraire est du bon sens élémentaire. À
cause d'elle, chez nous, tout est plein de trouble et d'agitation, et les extrémités de l'univers,
pleines de soupçons et d'une espèce de guerre sournoise qui n'ose même pas dire son nom. À
cause d'elle, nous sommes exposés à appartenir à des hommes, nous qui sommes les enfants
de Dieu, et à perdre ce grand et nouveau titre. Ah ! Je souhaiterais assurément qu'il n'y eût
pas de préséance, ni aucune prééminence régionale et prérogative monarchique, afin qu'on
nous reconnût à notre vertu seulement! »3
Remarquons l'habileté politique de ces propos : en se disant indifférent à la
prééminence de Constantinople, le Nazianzène veillait à désamorcer l'hostilité de ses
puissants adversaires. De même, il ménage ceux de son clergé qui l'avaient trahi et
ouvre la porte à leur réintégration :
«Vous, naguère membres du Christ, membres qui m'étiez chers, même si vous êtes
maintenant victimes de la corruption, membres de ce troupeau, que vous avez trahi ou
presque, avant même qu'il ne fût rassemblé, (... ) Comment avez-vous dressé autel contre
autel?( ... ) Comment avez-vous exploité la simplicité des pasteurs pour détruire le troupeau?
Car je ne leur reprocherai même pas leur manque d'expérience ; mais j'accuserai votre
malice. (... ) Comment rattacher ensemble les parties disjointes? Quelles larmes, quelles
prières utiliser contre comme remèdes contre la fracture? À moins peut-être de s'y prendre
de la manière suivante :
Que ce soit ton œuvre et ton mérite, Trinité sainte, adorée et parfuite, dont nous
reconnaissons correctement l'unité et que nous vénérons! À toi de ramener à leur place
parmi nous ceux qui se sont écartés juste assez loin pour apprendre par la séparation à
rechercher la concorde! ,, 4
Revenons à l'élément auto-apologétique, à partir de la transition entre le portrait du
philosophe et son application à l'auteur :
«Jusqu'ici mon discours vous a fait le portrait du philosophe - c'était la première partie:
Allons ! À la lumière de celui-ci, examinons notre propre conduite ! Car il semble que je
possède, moi aussi, l'Esprit de Dieu, même si l'un ou l'autre des détails de ce portrait me met
mal à l'aise et me prend en défaut. Notre but est d'une part, dans le cas où mes rivaux et mes
adversaires me trouveraient dépassé, qu'on leur pardonne leurs attaques, sinon leur parti
pris; d'autre part, s'ils me trouvent meilleur et supérieur à mes adversaires, qu'ils renoncent
à la malice ou qu'ils inventent un moyen plus neuf de faire du tort, en constatant qu'on ne
fait aucun cas de l'actuel; et qu'ils n'encourent pas, outre le reproche de malice, celui de

1
Bernardi [La prédication], p. 173.
2
Ibid., p. 175. D. 26, 15, 24-25 contre les «pasteurs oublieux qu'ils sont les maîtres en Israël»,
allusion au rôle de gardiens de l'orthodoxie de Pierre et Damase; 17, 19-20, la référence au
reniement de Pierre pourrait viser l' Alexandrin aussi bien que Rome (Mossay [SC 284], p. 268, n. 1) ;
également 18, 1-4, cité infra, p. 373.
3
D. 26, 15, 11 s.
4
D. 26, 18, 10-19, 5.

371
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

sottise, en se rendant compte que leur conduite est sans résultat et qu'ils ne savent même pas
faire le tort qu'ils cherchent à faire. » 1
Grégoire se place délibérément sur le terrain de la vertu publique où Pierre et Damase
se sont discrédités en même temps que Maxime, tout en leur conseillant de ne pas
persévérer dans leur erreur. C'est dans ce contexte où il pose en parfait philosophe,
craignant Dieu seui2, qu'il proclame son indifférence à tous les coups d'ici-bas qu'on
pourrait vouloir lui porter. Il s'agit d'abord de reproches qu'il retourne, selon le
procédé du "miroir d'encre", dans une perspective eschatologique. Il s'enorgueillit de
sa pauvreté comme allégement anticipant celui de la chair3 • Autre reproche, plus
sensible, on pourrait le taxer d'exilé (q.ruyonai:pLv), c'est à dire, comprenons bien,
invoquer contre lui son transfert : à quoi il répond en invoquant le cosmopolitisme du
philosophe chrétien, qui a le ciel pour patrie. 4 Quant à son grand âge et sa mauvaise
santé, il suggère, en pointant l'embonpoint peu philosophique de son concurrent et en
vantant sa propre activité intellectuelle, qu'ils sont gages de sagesse, sa faiblesse
physique signalant son ascèse5 • Ensuite, il en vient aux torts concrets qu'on pourrait
essayer de lui porter en faisant appel aux autorités civiles: l'évincer de son trône ou du
moins de sa préséance sur l'Orient, d'abord6 . Il proteste alors qu'il n'a jamais
ambitionné l'un ou l'autre pour lui-même, mais les a acceptés par dévouement, et que
le désir de se retirer qu'il a manifesté - on voit que ses ennemis n'étaient pas dupes -
était sincère :
«Ils me détrôneront? Quels trônes ai-je occupés pour mon plaisir, soit actuellement, soit
dans le passé? Est-ce que je proclame heureux ceux qui y accèdent? Est-ce que tu me les
rends agréables en y accédant toi-même aussi indignement ? Et les choses qui se sont passées
ne vous ont-elles pas révélé ma pensée ou bien n'était-ce là qu'une plaisanterie et une
manière de vérifier si l'on me regrettait ? Les artistes seraient capables de prêter à autrui
toutes leurs propres manières, tantôt en imagination tantôt en paroles ! Que signifie
!'accablement que j'éprouve ? Et les malédictions que nous avons prononcées en public
contre nous-mêmes ? Et les larmes, ainsi que la pitié et l'irritation que nous avons failli
provoquer en vous par votre résistance ? ,,7
À la perspective de se voir interdire l'accès aux autels, il répond en évoquant le service
de l'autel spirituel d'une vie contemplative; à celle d'être expulsé de la ville, en
évoquant la cité céleste ; à celle de voir ses biens saisis, en attestant de sa pauvreté et
en dénonçant chez ses adversaires l'intention de mettre la main sur les biens
ecclésiastiques. 8 Enfin, il dit ne pas craindre la perte des commodités que ses relations
- Théodosie est mentionnée avec éloge - mettaient à sa disposition, et rester confiant
dans la fidélité de ses véritables amis, sur lesquels on pourrait faire pression. 9
Le scénario catastrophe qu'il achève ainsi d'évoquer pourrait faire croire que sa
situation est incertaine voire désespérée. Mais il s'agit d'un catalogue classique des
indifférents, comme on en trouve chez les auteurs cyniques ou stoieiens : la pauvreté,

1
D. 26, 13,15 S.
2
Ibid., 14, 1-4: «Car enfin quel chagrin pourront-ils causer en recourant à tous les moyens?( ... ) Je
ne connais qu'une seule sagesse, craindre Dieu, car le principe de la sagesse est la crainte du
Seigneur [Prov. 1, 7]. »
3
Ibid., 9-12. Cf. ibid., 16, 17 S.
4
Ibid., 14, 13-18. Cf. supra, p. 70.
5
Ibid., 14, 19 S.
6
Ibid., 15, 11 s., cité supra p. 371.
7
Ibid., 15, 1-IO.
8
lbid., 16.
9
lbid., 17.

372
Le divin mandat de Constantinople

l'exil, la vieillesse, la maladie et la privation des honneurs, du droit de cité, de foyer et


d'amis. Il ne faut donc pas croire qu'il envisageait sérieusement pouvoir être réduit à
une condition si misérable. Cependant, l'évocation de tous ces périls lui permet, non
seulement de mobiliser autour de lui ses partisans, mais de magnifier, dans la
péroraison, sa confiance indéfectible dans le Seigneur, son insouciance quant à l'issue
personnelle des événements :
«Il n'y a que moi apparemment qui sois audacieux et plein d'opiniâtreté, que moi qui soit
optimiste dans les situations inquiétantes, que moi, qui me montre capable de supporter
d'être l'objet d'hommages publics et de mépris en privé, d'être connu en Orient et en
Occident par les polémiques dont je fais l'objet! Quelle folie! Qu'une armée ennemie
dresse son camp contre moi, mon cœur ne craindra pas; que contre moi s'engage le combat,
alors même j'aurais confiance. Je suis si éloigné de voir quelque chose d'inquiétant dans les
événements que j'ai négligé ce qui m'arrive et que je plains ceux qui me font de la peine. »1
L'optimisme philosophique qu'il affiche id tient sans doute, outre l'intérêt dissuasif
qu'il avait à minorer la crise et faire montre d'assurance, à ce qu'il savait pouvoir
compter sur des appuis locaux puissants - la mention de Théodosie n'est pas sans le
souligner - et sur le soutien de l'empereur. Et, de fait, non seulement le préfet de la
ville ne prit aucune mesure contre lui, mais le De vita sua3 peut laisser penser qu'il
expulsa Maxime, dont on connaissait maintenant le passé criminel, avant même que
Théodose ne prenne publiquement le parti du Cappadocien. Ainsi, le démenti des
dangers que Grégoire aura habilement évoqués sans crainte attestera, non seulement
des faveurs de la Providence divine, mais également de sa prescience prophétique.
Sans doute faut-il dater la prédication de la divinité de l'Esprit-Saint du Discours 41
de la Pentecôte 380. Grégoire y enseigne l'union atemporelle de l'Esprit au Père et au
Fils et, comme un avis personnel, son appartenance à la substance divine indivise. 4
Mais il se montre accommodant sur la profession de foi du troisième article, puisqu'il
accepte qu'à défaut de l'appeler Dieu, on lui reconnaisse seulement la puissance
divine:
« Vous vous alarmez pour quelques syllabes, vous vous aheurtez à un mot, vous trouvez là
pierre d'achoppement et roc de scandale; mais le Christ a été cela pour certains et c'est là
un sentiment humain. Que notre discussion se fasse en ne tenant compte que de l'esprit.
Soyons amis de nos frères plutôt que de nous-mêmes ! Accordez nous la puissance désirée
[celle de !'Esprit] et nous vous ferons concession d'un mot. Reconnaissez sa nature avec
d'autres termes pour lesquels vous avez plus de respect, et nous vous guérirons comme des
malades auxquels on concède furtivement quelques douceurs. »5
Grégoire semble là vouloir ménager les pneumatomaques, en particulier les moines
nicéens mais probablement d'obédience macédonienne particulièrement nombreux à
Constantinople. Attribuant ces ménagements à la faiblesse de la position de Grégoire
en ce temps, antérieur à l'édit trinitaire de Thessalonique, J. Bernardi, après P. Gallay

1
D. 26, 18, 1-9 (Ps. 26. 3).
2
Comme en estimant, D. 26, 3, 26-28, que l'affaire Maxime« ne sera qu'un petit orage, ( ... )ne sera
que l'attaque d'une seule bête sauvage».
3
P. 2, 1, 11, v. 999-1000: «Ainsi le méchant fut chassé d'ici de belle manière I ou, pour dire plus
vrai: de belle manière! »; à rapprocher du vers 1008-1009: « ( ... ) il court au campement [de
Théodose]./ Chassé de là une nouvelle fois comme un chien errant».
4
D. 41, 9, 25 s. et 7, 11.
5
Ibid., 7, 11-19 (ls. 8, 14; cf. Rom. 9, 33). Traduction Gallay [La vie], p. 147-148, combinée, pour le
dernier membre de phrase, avec sa traduction dans [SC 358], p. 331.

373
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

et T. Sinko 1, date ce discours de la Pentecôte 379. Le fait qu'il y évoque les


dommages et même la fin sanglante que cet enseignement pourrait lui valoir2 serait une
allusion à sa récente lapidation. Mais on ne voit pas très bien ce que cette prédication
pneumatophile eût changé à un danger qui venait de toutes façons des ariens. Quant
aux propos qui suivent, ils n'impliquent pas que sa lapidation ait été récente et
pourraient aussi bien dater de 380 ; on pourrait également y voir une allusion à la
tentative de meurtre avortée contre lui dont la relation, dans son autobiographie
poétique, précède juste la réunion du synode : ce qui situerait ce discours, comme le
propose, sans argumentation, Tillemont, à la Pentecôte 381. Le fait que celle-ci ait
coïncidé avec les débuts du synode, contrairement à ce que dit J. Bemardi, n'est
aucunement un obstacle à cette datation. Au contraire, même sans l'évoquer, Grégoire
pouvait annoncer ainsi sur quelles bases il était prêt à contribuer aux débats, se
rangeant derrière un Mélèce dont la présidence semble avoir cherché, en vain, la
réconciliation des pneumatomaques3 . Mais cette hypothèse est incompatible avec la
position du Nazianzène durant le concile, ainsi qu'avec l'exigence, dans le Discours 34
- soit vers la fin de l'été 380, d'une reconnaissance de la divinité du Saint-Esprit. Le
propos pneumatologique du Discours 41 est enfin très proche, la fermeté en moins, du
Tomus Damasii (377)4, ce qui inciterait à le situer après l'édit de Thessalonique faisant
de Damase (et de Pierre) le garant de la foi, donc à la Pentecôte 380, comme
annonçant la prédication pneumatologique plus engagée du discours 34.
Le Discours 34 scelle la réconciliation avec Pierre5 et exige par ailleurs la
profession expresse de la divinité de !'Esprit, à laquelle il consacre un long
développement6 : une position bien plus ferme que celle du Discours 41. Tout cela le
situe donc vers la fin de l'été 3807, probablement après le départ de Thessalonique de
l'empereur. 8 Grégoire, désormais assuré de la déconfiture des Ariens et de sa
prochaine confirmation sur le trône épiscopal, fait montre d'une autorité théologique
entière et se fait en particulier le champion de !'Esprit-Saint. Mais, pas plus que dans le
Discours 23, qui date de la même époque, il ne s'aventure à en affirmer positivement la
consubstantialité9 , ce qui pourrait compromettre la cause au secours de laquelle il a été
envoyé: celle de la Trinité, dans laquelle l'article de !'Esprit qui lui tient tant à cœur

'Sinko, De traditione orationum, p. 69-70; Gallay [La vie], p. 147-149; Bernardi [La prédication],
p. 157-159. De même Moreschini [SC 358], p. 81-84.
2
D. 41, 14, 34 S.
3
Socrate, H.e. V, 8; Sozomène VII, 7; Pietri [Les dernières résistances], p. 382.
4
Pietri [Les dernières résistances], p. 381-382: !'Esprit y est dit ex substantia Patris et la
condamnation des macédoniens s'accompagne d'une insistance sur son activité et sa puissance divine
qu'on retrouve dans notre discours.
5
Comme on le comprend en D. 34, 6, 8-11(également1, 2). Cf. Moreschini [SC 318], p. 206, n. 2.
6
D. 34, 11, 15. Bemardi [La prédication], p. 177, le souligne, 90 lignes sont consacrées à la divinité
de !'Esprit, contre 18 seulement à celle du Fils, qui, il faut le dire, allait de soi pour !'auditoire nicéen
auquel il s'adressait.
7
Nous rejoignons la datation de Bemardi [La prédication], p. 176-177, et non celle de Gallay [La
vie], p. 173, reprise par Moreschini [SC 318], p. 29-31, à savoir le début 380.
8
La récondliation avec les Égyptiens suppose qu'Alexandrie ait été informée, peut-être par les
récriminations que Maxime vint lui présenter, de l'échec du recours de celui-ci auprès de Théodose,
qui quitta Thessalonique le 14 juillet 380; puis que le navire de fret dont il chargea l'équipage d'un
message pour Grégoire ait fait la route d'Alexandrie à Constantinople.
9
Il ne l'affirme nulle part en termes exprès, même s'il refuse qu'on «divise l'essence unique et au-
dessus de tous les êtres» (D. 34, 9 et 13).

374
Le divin mandat de Constantinople

n'est qu'un aspect de l'unité de nature ou d'essence des personnes divines, et où la


question du Fils est prioritaire. Car, sans compter qu'elle suscite également les
spéculations hérétiques des apollinaristes sur l'humanité du Christ, c'est sur elle que
portait l'opposition avec les ariens et semi-ariens, et on attend de lui avant tout qu'il
s'illustre dans le combat contre eux. De fait, il s'en prend à Eunome, le champion le
plus en vue du camp arien, tant sur le fond que sur sa conception et sa pratique de la
théologie : un de ces combats singuliers que les Constantinopolitains appréciaient
autant que les courses de chevaux, et où il allait pouvoir faire montre de ses aptitudes
comme interprète et prophète de Dieu, avocat du Verbe.
C'est en effet à cette période que l'on peut rapporter, sinon la totalité des cinq
Discours théologiques (Discours 27 - 31), du moins les quatre premiers 1 : ceux-ci
constituent les chapitres d'un traité théologique visiblement composé par la réunion de
prédications effectives, et les Discours 27 et 28, évoquent non seulement un auditoire
vaste et mêlé dont les caractéristiques correspondent aux habitants de Constantinople,
mais aussi la présence d'auditeurs ariens 2 . Quant aux Discours 29 et 30, consacrés à la
réfutation de l' anoméisme - cette doctrine qui nie la divinité du Fils en le déclarant
« dissemblable » (àv6µowc:;) au Père et dont Eunome était le chef de file, ils ont toute
chance de correspondre à cette période de sa prédication que Grégoire, après avoir
narré l'issue de l'affaire Maxime, décrira comme celle où «la parole divine brilla de
nouveau de tout son éclat» et «la prédication de la Trinité [lui] amenait beaucoup de
monde. »3 Plusieurs remarques s'imposent sur l'orientation de cet enseignement
théologique : on sait que Basile, sans doute secondé par notre Grégoire, avait répondu
par Je Contre Eunome, vers 363/365, à !'Apologie qu'Eunome avait publiée vers 361 ;
on sait encore que, vers 378, celui-ci prit la plume pour répondre par une Apologie de
l'apologie, et qu'il séjournait alors à Chalcédoine, sur la rive du Bosphore qui fait face
à Constantinople. Tout porte donc à croire, comme l'a montré J. Bemardi4 , que cette
riposte différée fut motivée par la présence et l'influence croissante du Nazianzène
dans ce qui restait la capitale de l'arianisme. Dès lors, Grégoire ne pouvait laisser cet
ouvrage de propagande sans réponse, et il est fort probable que les Discours 27 - 30
reflètent la réplique qu'il lui donna du haut de sa chaire, ce que confinnerait le début
du premier de ces Discours théologiques :
« Il y a en effet des hommes, il y en a, qui, à nos paroles, éprouvent des démangeaisons aux
oreilles, à la langue, et, maintenant aussi, à ce que je vois, à la main. »5
Or, si nous avons jusqu'ici, par commodité et selon l'usage des historiens, désigné
le parti de Démophile et des siens comme arien - l"'arianisme" étant alors défini par le
rejet de la consubstantialité du Fils et du Père que Grégoire a toujours défendue -, il
faut remarquer que celui-ci recouvre des formules sensiblement différentes. Ainsi,
1
Sur la composition et la datation, cf. Gallay [La vie], p. 181-183 et [SC 250], p. 12-14; Bernardi
[La prédication], p. 181-184 et [Saint Grégoire], p. 196. Contrairement à ces auteurs, nous mettons à
part le D. 31 : cf. infra, p. 394.
2
Gallay [SC 250], p. 10-11, avance en ce sens que D. 27, 2, 3-15 évoque« une grande ville, avec ses
places publiques, ses fêtes, ses courses, ses spectacles, ses festins», tandis que D. 27, 2-3 et D. 28, 11,
condamnent une manie qui fait de la théologie un sujet de conversation banal - en quelque sorte une
«théologie de comptoir» - dont on sait qu'elle caractérisait Constantinople. Dans la note 1, p. 74, il
relève, après Bernardi [La prédication], p. 183, l'expression du D. 27, 2, 16: «allons, que les espions
nous supportent» comme attestant de la présence d'ariens.
3
P. 2, 1, 11, v. 1113 et 1120.
4
Bernardi [La prédication], p. 187-188.
5
D. 27, 1. Cf. supra, n. 2.

375
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

plutôt qu'à l'homéisme de Démophile et de son clergé, cette doctrine assez vague qui
professait le fils semblable (oµmoç) au Père et que Valens avait su imposer à la
majorité des Orientaux, dont son propre père, Grégoire s'en prend à l'anoméisme. Ce
qu'on appelle arianisme recouvre d'ailleurs une troisième formule, celle des
homéousiens, qui déclarait le Fils de substance semblable (oµowumoç) au Père, mais
ce parti s'était depuis longtemps rallié au consubstantiel de Nicée, en précisant, comme
le Nazianzène, la distinction des personnes divines. 1 En dehors de la publication de
!'Apologie de l'apologie, plusieurs raisons éclairent l'orientation choisie par Grégoire
dans sa prédication anti-arienne. D'abord, comme l'ensemble des nicéens, il assimilait
de façon polémique l'homéisme de Démophile à une forme déguisée de «la folie
d'Arius »condamnée à Nicée2 • Ensuite, il était normal qu'il s'en prît à la doctrine la
plus nocive, surtout lorsqu'elle s'appuyait sur l'habileté dialectique de ce brillant
intellectuel qu'était Eunome, un adversaire de longue date3 . Enfin, en s'attaquant à ce
parti en réalité minoritaire sans mentionner Démophile et les siens, il pouvait espérer
rallier une partie de son clergé, à qui il ouvrait cette porte de sortie : professer que le
Fils est semblable au Père en ce qu'il est de même substance. 4 Où l'on voit encore
confirmée l'habileté politique de Grégoire.
D'autre part, en s'en prenant à la conception "technologique" d'Eunome qu'avait
critiquée Basile5 , les Discours Théologiques font des mystères de la théologie l'affaire
d'une exégèse spirituelle et d'une inspiration mystique6 à laquelle peut seule conduire
l'ascèse monastique :
«Ce n'est pas à n'importe qui ( ... ) qu'il appartient de disputer sur Dieu. Ce n'est pas une
aptitude qui s'acquiert à bas prix et ce n'est pas le fait de ceux qui se traînent à terre.( ... ) car
c'est le fait de ceux qui se sont exercés et sont avancés dans la contemplation et, avant cela,
qui ont purifié leur âme et leur corps, ou, à la rigueur, les purifient. (. .. ) À quel moment ?
Lorsque nous prenons le temps de nous écarter de la fange et du désordre des choses
extérieures, et lorsque la partie qui commande en nous n'est pas submergée par les images
importunes et vagabondes ; ( ... ) Il faut réellement prendre du temps et ainsi connaître
Dieu ... »7
Grégoire se prévaut ainsi de sa profession monastique, seule garantie de l'autorité
théologique à ses yeux: non seulement contre Eunome, mais aussi contre ces évêques
mondains qu'il vitupérera à l'issue du concile - ceux liés à la cour et qui pouvaient lui
1
Sur ces divers courants théologiques : Simonetti [La crisi ariana], p. 251-283. Sur les relations de
ces trois formules, voir Brennecke [Geschichte der Homôer], p. 18-22, montrant que la formule du
Fils «semblable au Père» tombait dans l'anoméisme si on précisait que c'était «par la volonté du
Père» (credo défini par Aetius au synode d' Ant.]'fe); et dans l'homéousianisme si l'on ajoutait par
contre, comme Sirmium 4, qu'il l'était« en tout», «selon l'essence» et par une génération «avant
tous les temps ».
2
Par ex. D. 25, 8, 14-9 (le règne de Constance est présenté comme arien) et Il, 15-19 (l'homéen
Lucius est dit« un second Arius»); P. 2, 1, Il, v. 576-582 (Constantinople est dite avoir succombé à
la perdition d' Arius).
3
Mossay [SC 250], p. 27-29.
4
Bemardi [La prédication], p. 187 et [Saint Grégoire], p. 301-302.
5
D. 29, 21; cf. D. 27, 2, 14-15 =«notre grand mystère risque de n'être qu'une misérable habileté
(i:Exvliôpwv) »; 8, 1 =«dialecticien bavard» ; D. 28, 2, 29; 9.
6
D. 27, 2, 14-15 ; 5, 20 s. (concernant plus précisément la dist.ipline de l'arcane qui réserve la
discussion théologique aux initiés); D. 28, 3, 14-15 (sur le caractère insaisissable de Dieu); 5, 10 s.
(qu'on ne peut ni saisir ni comprendre); 9, 10-13 (accessible seulement à celui qui a «l'esprit de
Dieu et qui est plus avancé dans la contemplation»); Il, 11-12; 12, 19 s. (mystère lié à l'épaisseur
de la chair).
7
D. 27, 3, 1-14; cf. D. 28, 1, 1-11; 2, 7 s.; 3, 2-5; 12.

376
Le divin mandat de Constantinople

faire ombrage compri~. De fait, sa réputation de philosophe l'aura certainement


recommandé auprès de Théodose et, lorsque celui-ci le conduira sur le trône des
Saints Apôtres, c'est encore elle qu'il mettra en avant et qui l'autorisera à jouer auprès
de lui le rôle de conseiller législatif.

Une apothéose épiscopale: Vox populi, vox Dei ; faveur impériale et élection
divine1

Le mardi 24 novembre 380, Théodose fait son entrée triomphale dans la capitale.
J. Bemardi, extrapolant à partir du« soudain (àripowç) arriva l'empereur» du De vita
sua, nous dit que ce fut «à l'improviste »2 , mais on peut en douter. Si on peut
comprendre que Théodose n'ait pas voulu donner l'alarme aux ariens, on imagine mal
que Grégoire n'en ait pas été averti. En tout état de cause, l'approche du cortège
impérial et des troupes qui l'accompagnaient ne pouvait rester longtemps inaperçue :
on s'attendait à ce qu'ils arrivent d'un jour à l'autre. Le jour même, Théodose
convoqua Grégoire et lui signifia son intention de l'installer à la place de Démophile
dans la basilique des Saints-Apôtres. Le lendemain, il invitait Démophile à se rallier au
symbole de Nicée ; celui-ci refusa sa signature, le clergé arien fut donc expulsé de
toutes les églises de la capitale dès le surlendemain, 26 novembre. Au début de la
matinée du 27, protégés d'une foule hostile par un déploiement de troupes, l'empereur
et Grégoire, suivis de la cour et des fidèles nicéens, se rendent en cortège à la basilique
et y font leur entrée. L'empereur conduisit lui-même le Nazianzène jusqu'au siège
épiscopal et l'invita à y prendre place. N'ayant pas été investi régulièrement, celui-ci
résiste d'abord et prend place sur les gradins réservés aux prêtres, immédiatement à
droite et en dessous du siège épiscopal laissé vide. Au moment même où la prière
commençait, le soleil, jusque-là voilé, illumina l'église, ce qu'on interpréta comme le
signe d'une élection divine. La foule acclame alors Grégoire et l'exhorte à son tour à
monter sur le trône. Il s'y refusa sur le moment, mais ne tarda pas à donner satisfaction
aux désirs du pouvoir et du peuple, sans attendre l'arrivée des évêques qui devaient lui
conférer l'investiture officielle. S'ouvre alors une nouvelle période de sa prédication
constantinopolitaine, dans laquelle, on va le voir, il se comporte en philosophe officiel,
c'est-à-dire en "législateur", non seulement de la ville, mais de l'empire d'Orient.
Peut-on dès lors croire, avec P. Gallay et J. Bemardi, à la version des faits que nous
donne le Nazianzène? Est-ce vraiment malgré lui, en dépit de sa répugnance envers la
vie active et de ses scrupules à accepter une investiture irrégulière, qu'il prit
possession de la chaire de la capitale? Est-ce seulement pour achever sa mission et
empêcher qu'un nouveau Maxime ne lui succède? J. Bemardi3 écrit ainsi, avec un peu
trop de ménagements et de prudence : « Il ne nous dit rien des raisons qui l'ont poussé
alors à agir de cette façon, mais on peut les imaginer. La tâche entreprise en 379 était
loin d'être achevée et les conditions nécessaires pour doter Constantinople d'un

1
Nous reprenons ici, quelque peu abrégé, le résumé que Bernardi [Saint Grégoire], p. 195-196, donne
des faits, tout en faisant abstraction de sa lecture de !'attitude de Grégoire et en émettant quelques
réserves ponctuelles.
2
P. 2, 1, 11, v. 1278-1281 ; Bernardi [Saint Grégoire], p. 195.
3
Bernardi, ibid., p. 196-197. Cf. du même, [La prédication], p. 192-193; Gallay [La vie], p. 188-
190.

377
Vie et personnalité : la carrière céleste d'un fils de Dieu

eveque orthodoxe et légitime n'étaient pas encore remplies. L'affaire de Maxime


venait d'autre part de montrer que la nature a horreur du vide. Ces réflexions,
Grégoire était à même de les faire ; à défaut, Théodose et ses conseillers ont dû y
veiller. »
En fait, nous l'avons déjà évoqué à propos de sa première réaction aux exhortations
des fidèles, il s'agissait pour lui de montrer qu'il n'avait rien d'un ambitieux et d'un
démagogue. Ajoutons que, s'il avait la faveur de Théodose, il ne voulait pas paraître
lui devoir son trône, encore moins comme se complaisant dans le rôle mondain du
favori ou du courtisan. Bref, il posait encore et toujours au philosophe qui ne rend de
compte et n'obéit qu'au Seigneur. Il veillait aussi à ne pas prêter le flanc au reproche
d'avoir délibérément fait fi des canons ecclésiastiques. Cependant, comme, tout en se
défendant d'être concerné, il prendra une certaine distance avec l'interdiction
canonique des transferts, il critiquera l'introduction assez récente d'un mode d'élection
épiscopale cooptatit1, considérant en fait l'investiture par ses pairs comme une simple
sanction institutionnelle de la volonté populaire. En outre, il se plaît à voir dans le
phénomène lumineux qui a salué son entrée dans la basilique le signe d'une élection
divine. Dès lors, une fois que, par son recul, il a manifesté, une fois encore, et sa
philosophie, et son respect pour la fonction qui lui revenait, il peut sans dommage
prendre possession d'une charge qu'il aurait sinon eu l'air de mépriser et de laisser
ouverte aux ambitions de concurrents, mis ainsi au contraire devant le fait accompli.

L'opposition à sa personne n'avait pas désarmé. À tel point que, peu après son
installation aux Saints Apôtres, un jeune homme s'introduisit jusque dans ses
appartements, désormais établis dans le palais épiscopal, dans l'intention de
l'assassiner. Grégoire se leva de la couche où il reposait, et voici la scène qui
s'ensuivit, telle qu'il nous la relate:
« (. .. )Le jeune homme soudain se jette à mes pieds
qu'il embrasse, suppliant muet, terrifié s'il en est.
Et moi : Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que veux-tu ?,
À ces questions, je n'obtins d'autres réponses que des cris plus intenses.
Il soupirait, gémissait, J' étreinte de ses mains
se resserrait ; et les larmes montaient en moi aussi.
Après qu'on l'eut tiré de force en arrière (cela ne se pouvait par la raison)
l'un de ceux qui étaient présents déclara: Cet homme est ton assassin,
à toi qui ne vois la lumière que grâce à la protection de Dieu.
Il est là de sa propre volonté, prisonnier de sa mauvaise conscience,
meunrier inconscient, noble accusateur :
il offre ses larmes pour prix du sang.
Voilà ce qu'il dit. Et moi, je fus bouleversé par ces mots,
mais réussis pourtant à prononcer ceux qui délivrent du mal :
Que Dieu te sauve! Que moi, qui fut sauvé,
me montre bienveillant envers mon assassin, c'est peu de chose.
Ton audace t'a fait mien. Veille
à être digne de moi et de Dieu.
C'est ce que je dis. La ville (car ne reste cachée
aucune bonne action) se fit aussitôt malléable,
comme le fer plongé dans le feu. » 2

1
Cf. infra, p. 387-388.
2
P. 2, 1, 11, v. 1454-1474.

378
Le divin mandat de Constantinople

On veut bien croire, en effet, que l'incident fit beaucoup pour grandir le
Nazianzène, tant parce qu'il montrait qu'il était sous la protection divine - qu'il avait
pourrait-on dire, la barraka -, que parce que son pardon démontrait sa grandeur
d'âme. On remarquera surtout, ce qui semble avoir été négligé des commentateurs,
que l'incident, dans sa relation par Grégoire, présente une scène d'exorcisme typique,
telle que l'a bien décrite P. Brown1 : le saint homme révèle la présence du démon, que
son charisme terrorise et torture, travail douloureux qui agite le possédé dont il finit
par expulser l'esprit homicide. Il n'y manque même pas le fait que !'exorcisé devient
dès lors son protégé et se trouve attaché à son service. Une telle scène assurait, mieux
que tout autre fait, la sainteté du Nazianzène; c'était pain béni pour lui, au moment où
son ascension ecclésiastique le faisait désigner comme un arriviste dont l'accession au
trône de la ville était l'œuvre d'une habileté politique bien de ce monde.
On doit d'autre part se demander quels pouvaient bien être les instigateurs de cet
aspirant assassin dont on voit mal pourquoi il eût reculé s'il s'était agi d'un fanatique
arien. En effet, le récit de Grégoire nous montre des gens du peuple introduire le jeune
homme dans ses appartements, proférer quelques louanges à l'empereur et à lui-même
et se retirer aussitôt2 : ce qui ressemble fort à un coup monté et suppose qu'on n'avait
pas de raisons de se méfier d'eux ou qu'ils disposaient de complicités dans le palais
épiscopal. Or, si l'on a admis jusqu'ici qu'il s'agissait d'ariens, rien n'exclut que les
commanditaires aient été Maxime et Pierre d'Alexandrie, mieux placés et plus
intéressés à l'élimination de Grégoire: lorsque Grégoire traite d'assassins deux
complices de Maxime parmi lesquels on peut ranger Pierre3 , ce n'est peut-être pas
qu' amplification rhétorique.

La prédication de cette période s'ouvre avec le Discours 36, par lequel Grégoire
inaugure ses nouvelles fonctions; vu l'importance de l'événement, nous en traiterons à
part et en détail. Elle comprend en outre les Discours 37 - 40 : J. Bemardi a
solidement établi cette datation en écartant les arguments de P. Gallay en faveur de
3794 pour les Discours 33 et 38 - 40. Elle comprend enfin selon nous le Discours 21,
cet éloge d' Athanase qu'on a daté du 2 mai 379 ou 380, mais dont nous montrerons
qu'il date plus probablement de 381.
À partir de son installation sur le trône des Saints Apôtres, le Nazianzène, au faîte
de sa carrière ecclésiastique, prêche avec une assurance et une autorité plus grandes
que jamais. Il le fait, nous allons le montrer, dans cette position éminente du
philosophe tuteur du peuple et conseiller du pouvoir qu'annonçait la péroraison de son
Discours inaugural. On ne sera pas surpris de voir que, usant comme souvent du
procédé "en miroir d'encre", il vante encore de façon récurrente sa profession de
philosophe chrétien, de moine, d'étranger à ce monde5 ; et cela pour souligner, non
sans ironie6 le paradoxe de son élévation et de son autorité religieuse sur la capitale et
l'Orient. L'idée est en fait que ce pouvoir religieux, étant avant tout celui d'un
1
Brown [La société], p. 25-26; 70-73; 83; également, p. 136-137.
2
P. 2, 1, 11, V. 1443-1454.
3
Ibid., v. 821 s. Cf. Lukinovitch [Le dit de sa vie], n. 92, p. 307. Seul l'un d'entre ces« assassins,,
est désigné comme membre du clergé de Grégoire - celui avec qui le D. 23 marquera la
réconciliation.
4
Bemardi [La prédication], p. 199-205; Gallay [La vie], p. 143-157.
5
De même dans le Discours 42 et le Poème 2, 1, 11, v. 696 s.
6
Bemardi [La prédication], p. 200.

379
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

directeur spirituel, est justement légitimé du fait même que celui qui l'exerce est
étranger à ce monde, appartient à celui d'en haut. Ainsi lorsque, filant l'image du
banquet spirituel il déclare :
«Voulez-vous - puisque aujourd'hui je suis celui qui vous reçoit - que je serve aux convives
de marque que vous êtes un discours sur ce sujet avec toute l'abondance et la somptuosité
possible ? Vous saurez ainsi comment l'étranger peut nourrir les gens du pays, le
campagnard les citadins, l'homme sans plaisirs ceux qui sont dans les plaisirs, le pauvre et le
sans foyer ceux qui brillent par leur superflu. C'est par là que je commencerai. Purifiez-vous,
s'il vous plaît, l'esprit, l'ouïe et la pensée, vous tous qui recherchez des plaisirs de cet
ordre ,,1,
il souligne la modestie de ses origines et de son train de vie, dont ses adversaires,
habitués à des prélats plus mondains et plus pompeux, se gaussaient, mais aussi son
talent oratoire. Plus essentiel, toutes les oppositions marquées ici entre son auditoire et
lui-même n'en font qu'une: celle entre le "moine" accompli qu'il est, étranger aux
biens de ce monde, et les hommes qui y appartiennent encore pleinement. L'opposition
entre l'étranger et les gens du pays renvoie, en effet, non seulement à l'expatriation
qu'il a acceptée pour le service de Dieu, mais aussi au thème de la
;fvLi:da i:o'Ü KÔoµou. Celle du campagnard aux citadins, à l'anachorèse, par
2
opposition aux désordres en tout genre de la ville; il se présente d'ailleurs comme
venu du désert, à l'instar de Jean Baptiste. La troisième opposition vise sa vie
ascétique et la dernière, bien évidemment, l'errance évangélique et la pauvreté
monastique. C'est dans cette profession monastique que Grégoire ancre son magistère
moral, un magistère qu'il exerce, on le voit déjà ici, en invitant ses ouailles, autant que
possible, à tâcher de l'imiter en se purifiant de l'esprit du monde. Ce qu'il dit ensuite
des "purs" que la divinité « rend semblables à Dieu », avec qui Il entretient alors « des
3
relations d'intimité» et à qui Il s'unit comme à des dieux vaut évidemment pour sa
personne. Bref, c'est en ascète accompli, familier de Dieu et divin, qu'il assoit son
autorité pastorale. Il glisse par ailleurs dans son discours des allusions aux épreuves
qu'il a endurées pour l'orthodoxie: la lapidation4 et le projet d'assassinat dont il
réchappa5 , s'assimilant ainsi aux martyrs, voire au Christ persécuté, et rappelant ainsi
que Dieu avait veillé sur lui et, pour le second cas, un événement qui avait accrédité
ses charismes d'exorciste.
Ayant cédé, après une résistance honorable, aux instances de l'empereur et du
peuple, Grégoire· inaugure ses fonctions sur la chaire des Saints Apôtres par le
Discours 36. Comme le dit J. Bemardi6: «À bien des égards, ce discours, prononcé
en présence de l'empereur, est un discours de remerciement, mais il traduit encore de
l'embarras, car l'orateur est très conscient de l'irrégularité de sa nomination et des
critiques qu'elle ne pouvait pas manquer de susciter. » Mais il faut ajouter que, par ses
protestations contre la « tyrannie >> que le peuple lui aurait ainsi fait subir et
7
«l'innovation» que leur affection à fait commettre aux fidèles , il ne leur fait pas
seulement "porter le chapeau". Il souligne ainsi, d'une part, sa légitimation par le
suffrage populaire, qui exclut tout concurrent, et, d'autre part, qu'il n'est pas monté
1
D. 38, 6, 10-17.
2
D. 39, 13 (avant de reprendre implicitement le rapprochement pour inviter au baptême).
3
D. 38, 7, 14-22.
4
D. 39, 18, 11-13.
5
D. 40, 25, 5 - 7.
6
Bemardi [Saint Grégoire], p. 204.
7
D. 36, 2, 21-3.

380
Le divin mandat de Constantinople

sur le trône de sa propre volonté, mais, au travers du zèle et de 1' ardeur populaires, par
celle de l'Esprit manifestée d'un signe lumineux. Il faut également remarquer que ce
Discours d'intronisation est, on va le voir, presque de bout en bout une autoapologie.
Ce prêche s'ouvre sur le ton de la confidence:
« Pour ma part, ce sont mes premiers mots, je me demande ce que vous avez bien pu
éprouver en m'entendant » 1 .
D'emblée, Grégoire fait montre de cette familiarité dont J. Bemardi2 souligne le
caractère habituel chez lui dès son entrée dans le sacerdoce. Mais il faut rappeler que
la confidence et la familiarité étaient des "trucs" de la seconde sophistique, qui avaient,
outre l'avantage d'établir une relation directe avec l'auditoire, celui de manifester la
confiance en soi de l'orateur. Par ailleurs, dans les circonstances de cette allocution,
prononcée en présence de l'empereur et de sa cour, et sur la chaire épiscopale de la
seconde Rome que l'orateur inaugure, cela prend une tout autre dimension que dans
les autres Discours de Grégoire. On serait tenté d'y voir, plutôt qu'une trop grande
aisance dans la mondanité, la marque délibérée d'une indifférence à la pompe qui
l'entourait, le rejet d'une solennité et d'une hauteur mondaines. La :1tappr]ol.a dont il
use est bien celle du philosophe, de l'humble de profession, et si, feignant de s'étonner
du magnétisme que sa parole exerce sur les auditeurs, il dit que sa voix est « étrangère
et grêle», nous l'avons expliqué3, ce n'est pas tant allusion à ses origines provinciales
qu'à son "étrangeté au monde".
C'est sur ces bases qu'il peut ensuite rejeter l'éloquence profane et l'autorité
tribunitienne et démagogique dont il reproche à d'autres d'avoir introduit le modèle
dans les églises :
« nous ne so=es pas non plus un bel esprit ni un charmeur ni un ho=e qui veut capter la
bienveillance par des flatteries. Tels sont, au contraire, beaucoup de ceux qui s'engagent à
remplir les fonctions sacrées : ils ont fait pénétrer !'art [de la sophistique] dans notre piété
simple et sans artifice, ils ont créé un nouveau genre de politique transporté de l'agora dans
le sanctuaire et du théâtre jusqu'à l'initiation chrétienne - initiation qui n'est pas faite pour
être contemplée par le vulgaire. » 4
Ce sont exactement les reproches que ses censeurs lui adressaient - allant jusqu'à lui
reprocher un« langage de prostituée »5 . Non sans fondements: il faisait preuve d'une
grande habileté politique dans la manipulation de ses partisans, mais aussi à l'égard des
ariens qu'il cherchait à rallier, et traitait bien de manière ouverte, et avec un art
consommé de l'éloquence argumentative - comme cette question de politique
ecclésiastique qu'ils étaient en effet-, des problèmes théologiques majeurs. Quant à la
démagogie, s'il se prévaut de sa résistance aux vœux des fidèles, il y a tout de même
quelque sophistique à faire de cette résistance de pure forme, et alors qu'il inaugure un
trône dont il n'est pas investi canoniquement, la preuve qu'il y est étranger.
Le paragraphe suivant6 va répondre à ces reproches en s'étendant sur les motifs de
sa popularité, qu'il introduit de façon très significative par cette question:
« Quelle est donc la cause de ce si grand désir que vous avez de nous et de nos discours ? »
Par opposition à l'esprit entreprenant du tribun, il revendique d'abord l'autorité du
philosophe auquel son "étrangeté" même au monde attire la ferveur des hommes du
1
Ibid., 1, 1-2.
2
Bemardi [La prédication], p. 193.
3
Supra, p. 191-192.
4
D. 36, 2, 6-12.
5
D. 42, 12, 3-6.
6
D. 36, 3.

381
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

monde, une ferveur qu'il n'a pas recherchée, mais qui est venue à lui - n'est-on pas
venu le chercher dans sa retraite de Séleucie ? :
« rien ne vous inspire autant le respect que de voir que nous ne sommes pas effronté, ni
violent, ni homme des théâtres et des festivités, mais ami de la retraite (tmoXWprrcu;:ov),
modéré et, pour ainsi dire, loin de la foule dans la foule, solitaire dans le monde, et - pour le
dire encore plus brièvement - philosophe».
Mais comme cela même était un lieu-commun et une posture dont certains - lui
compris en vérité - usaient à dessein pour se rendre populaires et indispensables afin
1
de pouvoir briguer sans le montrer les dignités ecclésiastiques , il précise aussitôt, ce
qui était crédible en ce qui concerne sa sollicitation pour Constantinople :
«cependant, tout cela n'est pas pour nous le résultat d'un artifice ou d'un calcul de politique,
cela est pratiqué avec simplicité et selon !'Esprit; nous ne nous cachons pas pour que l'on
nous cherche ou que l'on nous croie digne d'un plus grand honneur( ... ); au contraire, nous
voulons montrer par notre vie tranquille (itouxlw) que nous fuyons les premières places et
que nous ne voulons pas avoir part à de tels honneurs. »
Enfin, il se présente en victime, partageant par pur dévouement, dans les avanies qu'il
a subies de la part des ariens ainsi que de Pierre et Maxime, la Passion du Christ :
« vous voyez ce que nous souffrons à cause de ceux qui nous font la guerre de !'extérieur et à
cause de ceux qui nous tendent des pièges de l'intérieur, car, suivant le mot de Daniel,
l'iniquité est venue des vieillards de Babylone qui étaient censés juger Israëz2. Vous nous
voyez gémissant et affligé, et vous n'avez pas le moyen de nous secourir dans la violence que
nous subissons ; alors, vous nous apportez, à la place de tout, une seule chose : votre pitié.
Ainsi, la compassion mêlée de respect est devenue de l'amour. Telle est la cause mystérieuse
de l'honneur que vous me faites. »
Le paragraphe suivant répond aux critiques visant sa prédication : son éloquence, si
elle n'ignore pas les leçons toutes formelles de l'hellénisme, puise cependant sa
3
substance et son inspiration dans les Écritures :
« On nous fait la guerre à cause de nos discours et à cause de cette langue envieuse qui a été
formée par les discours du dehors, mais que nous avons ennoblie par les discours divins -
4
cette Mara âcre et imbuvable, que nous avons adoucie par le bois de la vie » •
Puis il justifie - et vante avec quelque mépris pour l'inculture des littéralistes - sa
prédication ouverte et savante en matière théologique par les nécessités polémiques de
la défense de l'orthodoxie :
« Pourquoi ne nous sommes-nous pas attachés à !'érudition muette, à cette érudition sèche et
qui ne s'élève pas plus haut que terre? Pourquoi, voyant que la plupart des gens l'apprécient,
tenions-nous des discussions étrangères et extraordinaires, et résistions-nous aux langues
adverses? Aurais-je dû avoir l'audace de fuir les raisonnements et d'appeler foi le mutisme,
dont je me serais contenté, moi, en ma qualité de pêcheur, vous le savez bien car c'est là pour
beaucoup une excuse facile de leur ignorance; mais cela, c'était à condition d'avoir, en guise
de paroles, la puissance de faire des miracles. »5
- une façon, on l'a vu6, d'insinuer que sa parole fit des miracles. Il consacre alors tout
un paragraphe 7 à l'envie, à laquelle il attribue les attaques de ses adversaire, la

1
Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moïse, 279, stigmatise les ascètes qui «se poussent eux-mêmes
vers le sacerdoce, mêlant l'orgueil à l'économie de Dieu par des intrigues humaines et des tentatives
personnelles. »
2
Dan. 13, 5. Allusion à Pierre d'Alexandrie, que l'édit de Salonique érigeait en censeur de
!'orthodoxie.
3
Il répond là aux accusations portées contre son art oratoire comme étranger au christianisme.
4
Le« bois de la vie» se rétère à l'arbre de vie de Gen. 2, 9 autant qu'au bois de la croix.
5
D. 36, 4, 6-13.
6
Cf. supra, p. 178.
7
Le paragraphe 5.

382
Le divin mandat de Constantinople

présentant comme racine du péché et ruine de l'Église 1 et écarte en quelques mots


l'accusation de transfert qu'on opposait à son accession au trône épiscopal de
Constantinople. Sa péroraison2 s'adresse enfin, par ordre de rang, à l'empereur et aux
différentes catégories sociales de l'assistance pour leur rappeler leurs devoirs à
l'intérieur de la société chrétienne, façon d'affirmer son autorité morale sur la ville et
l'empire tout entier.
Sa pastorale, qu'elle concerne la façon de célébrer Noël, le baptême ou le mariage,
sujets respectifs des Discours 38, 39-40 et 37, ne condamne en rien le monde. Elle
invite plutôt à une réforme des mœurs dont les "moines" sont le référent idéal, mais
qui concerne surtout la société séculière, qu'il veut christianiser en profondeur. Il
invite ainsi les simples fidèles à ne pas retarder le baptême, véritable engagement dans
la vie chrétienne, et à le respecter par la pratique des œuvres, d'exercices de piété et
une certaine continence dans le mariage, qu'il ne rejette pas comme impur, quoiqu'il le
valorise surtout comme pourvoyeur de "vierges". Nous retiendrons avant tout ici
l'assurance avec laquelle Grégoire, commentant en présence de l'empereur le chapitre
19 de saint Matthieu sur le mariage, se permet de critiquer les lois romaines le
régissant et de suggérer l'alignement des droits des femmes sur ceux des hommes en
matière d'adultère, de divorce et d'autorité parentale. 3 Il joue ainsi auprès de
Théodose le rôle de conseiller du prince consacré par la tradition philosophique
paienne, mais avec l'autorité de celui qui représente les valeurs supra-mondaines
portées par la Révélation, auxquelles les institutions humaines doivent se conformer :
en l'occurrence, c'est sur l'égale dignité spirituelle des sexes selon la loi divine qu'il se
fonde pour rejeter la discrimination morale et juridique introduite par les hommes. 4
Quant à l'enseignement trinitaire donné à l'occasion de !'Épiphanie (6 janvier) 381, à
propos du baptême du Christ (D. 39) puis de celui des néophytes (D. 40), il prêche la
divinité de !'Esprit, provenant ou procédant du Père5, et applique au passage la
consubstantialité aux Trois6 . Il fait preuve maintenant, on le voit, d'une autorité
théologique assurée dont le propos se rapproche de l'enseignement théologique dans
, 7
l'Eloge d' Athanase .
Cet éloge a été daté par P. Gallay8 du 2 mai 379, une datation qui se révèle
intenable. J. Mossay9, quant à lui, donne en faveur de mai 380 un motif assez
convaincant : cet éloge d'un des plus fervents défenseurs de la doctrine trinitaire, qui
plus est frère et prédécesseur de Pierre sur le trône d'Alexandrie, signalait
opportunément la communion du Nazianzène avec ce dernier, donné avec Damase

1
Cp. Grégoire de Nysse, Sur la vie de Moïse, 256-277.
2
D. 36, IO s.
3
Sur ce sujet, cf. Bernardi [Saint Grégoire], p. 210-211et278-284; [La prédication], p. 217-227.
4
Ce point illustre chez Grégoire la pression que, selon Louis Dumont [L'individualisme], p. 46, la
valeur suprême, spirituelle, et l'individualisation-divinisation hors du monde anticipée par un
monachisme où les deux sexes se retrouvent à égalité « vient exercer sur l'élément mondain qu'elle
enserre». On peut aussi y voir l'aboutissement et la tentative de stabilisation de l'émancipation des
femmes induite et rendue possible, comme l'a montré Rousselle [Gestes], p. 351, par leur soumission
à un maître spirituel extérieur au milieu familial: Jésus d'abord, et ensuite un homme de Dieu, moine
ou évêque.
5
D. 39, 12.
6
D. 40, 41, 16; 43, 9.
7
D. 21.
8
Gallay [La vie], p. 149, suivi par Bernardi [La prédication], p. 155.
9
Cf. Mossay [SC 270], p. 92.

383
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

pour garant de l'orthodoxie officielle dans l'édit de février 380. Sans exclure
formellement cette dernière hypothèse, nous croyons que ce Discours fut prononcé
après l'intronisation de Grégoire, donc le 2 mai 381 ; et qu'il constitue à la fois une
apologie de celle-ci, qui s'était passée d'une investiture régulière que le synode était
chargé de lui conférer après-coup, et le lancement de la campagne doctrinale en faveur
de la divinité de l'Esprit. Or, si l'on examine les passages sur lesquels s'appuie
1
P. Gallay, la confusion et les ténèbres que Grégoire déplore ne visent en rien la
situation des orthodoxes, mais bien, tout ce qui précède le montre, un enseignement
théologique plus soucieux d'éblouir par sa sophistication et son originalité que de
clarté et de fidélité à la Révélation, une tendance que le Nazianzène fait remonter à
Arius - Eunome, bien sûr, est particulièrement visé. Il ne se plaint pas non plus d'être
contraint à la prudence dans son enseignement théologique, ce qui serait paradoxal au
moment même où il vante Athanase d'avoir été le premier:
« qui osât proclamer aussi clairement et aussi explicitement la vérité en confessant par écrit
l'unité de divinité et d'essence des trois (twv i;pLwv µlav 8ioÙtl]i;a Ka\, oùalav) ,,2
et ajoute surtout :
« Sous l'effet de l'inspiration, il accorde ultérieurement au sujet du Saint Esprit ce que les
3
Pères assemblés en grand nombre avaient accordé antérieurement au sujet du Fils » ,
4
à savoir la consubstantialité ! Ce faisant, Grégoire évoque donc le néonicéisme dont il
lui attribue la paternité, juste avant d'annoncer que lui-même va maintenant opérer une
clarification théologique :
« À mon avis, les Occidentaux et tout ce qui a de la vitalité en Orient respectent cette
5
déclaration de foi [le traité d'Athanase Sur la foi qu'il vient d'évoquer] . Certains, s'il faut
les croire sur parole, limitent leur piété à une conviction intérieure sans aller au-delà ; cela
ressemble à un fœtus mort dans le sein maternel. D'autres font, pour ainsi dire, des
étincelles : ils se joignent quelquefois aux plus ardents des orthodoxes ou à la partie la plus
fervente du peuple, pour autant que l'occasion s'y prête. D'autres enfin proclament la vérité
sans réserve: plaise au ciel que je fasse partie de ceux-là - car il n'y a rien dont j'ose me
vanter davantage - ; fini désormais de ménager ma propre faiblesse comme s'il s'agissait de
ménager l'opinion des sots, car nous l'avons assez fait sans attirer d'autres à nous et en y
perdant des nôtres, ce qui est vraiment le propre de ceux qui ménagent mal leurs affaires. Au
contraire, produisant au grand jour ce que j'ai engendré, je mets tous mes soins à l'élever et
6
je l'expose, toujours plus parfait, aux regards de tout le monde. »
Or, il va de soi que les ménagements dont il regrette d'avoir jusque-là fait preuve
dans son enseignement trinitaire ne concernent pas l'interprétation anti-sabellienne de
la consubstantialité du Fils: c'est précisément elle qu'il était venu défendre à
Constantinople, les accusations de trithéisme portées contre lui le confirment. Reste à
déterminer quel pouvait être l'objet de la clarification annoncée. Sur le second article,
il pouvait s'agir tout au plus d'une certaine tolérance à l'égard des apollinaristes que
Damase et Athanase ont tous deux condamnés - respectivement en 377 et 378 -, et
avec laquelle il devait rompre pour être en parfaite communion avec eux. Mais rien

1
D. 21, 12, 1-13, 1.
2
Ibid., 33, 28-30. Sur la théologie d'Athanase, voir Simonetti [La crisi ariana], p. 267-279, 358-370.
3
Ibid., 31-33.
4
D'abord dans les Lettres à Sérapion, moins nettement dans la profession officielle Tomus IUi
Antiochenes. Cf. Simonetti [La crisi ariana], p. 277 et 367 ; Pietri [Les dernières résistances], p. 359-
362.
5
C'est à dire la lettre à Jovien. Cf. Mossay [SC 270], n. 1, p. 182. Sur celle-ci, et sa signification
politique, voir Brennecke [Geschichte der Homüer], p. 167-172.
6
D. 21, 34.

384
Le divin mandat de Constantinople

n'atteste qu'il se soit attaqué ex cathedra à ce problème dans la période qui nous
occupe, alors qu'on le voit par contre enseigner la divinité du Saint Esprit avec une
autorité croissante. C'est justement la pneumatologie d'Athanase qu'il choisit
d'évoquer ici, et, plus allusivement, la consubstantialité de l'Esprit, dont il sait le
caractère éminemment polémique, en signifiant implicitement la cohérence de cette
pneumatologie. Car, si l'on admet, d'une part l'unité et l'identité de nature ou
d'essence (leur commune divinité) des trois personnes ou hypostases, d'autre part la
consubstantialité nicéenne du Fils au Père comme expression de cette unité et de cette
identité entre eux, celle-ci doit logiquement valoir également pour l'Esprit. Ce
changement d'attitude suppose à tout le moins l'édit de Thessalonique, la première
catégorie d'orthodoxes évoquée indiquant en ce cas qu'il a déjà commencé à produire
des ralliements suspects. Mais le pas fait en direction de la consubstantialité de
l'Esprit, absente du Discours 34, semble indiquer que notre éloge lui est postérieur.
Aussi considérons nous qu'il date de mai 381 et fait fond sur l'édit du 10 janvier 381,
dans lequel Théodose, après avoir installé Grégoire aux Saints-Apôtres, professe la
divinité de l'Esprit et, surtout, reconnaiî une « Trinité de substance indivise que les
Grecs appellent justement oùoia » 1 : une proclamation sur laquelle le Nazianzène
avait anticipé de quelques jours dans son enseignement théologique de l'Épiphanie2 •
En effet, le paragraphe 35 fait exactement écho à cet édit, cette fois du point de vue
des Grecs:
«nous parlons conformément à la doctrine orthodoxe d'une seule essence (ouata) et de trois
hypostases ; la première formule exprime la nature de la divinité, la seconde les propriétés de
chacun des trois. Les Italiens comprennent aussi les choses comme nous, encore que leur
langue dispose de moyens d'expression trop limités et d'un vocabulaire trop pauvre pour leur
permettre de distinguer l'hypostase de !'essence. »3
Grégoire aurait donc attendu que Théodose se soit engagé en faveur de la cause
pneumatophile et, à la veille de l'ouverture du concile, lancerait ainsi la campagne par
laquelle il allait chercher à rallier les évêques à cette position officielle. Pour autant, il
ne prêche ni n'argumente par lui-même la consubstantialité de l'Esprit: il se contente
de rendre compte de la position d' Athanase et de la présenter, avec une certaine
prudence4 , comme cautionnée par l'Occident (donc par Damase et Pierre) et l'Orient
nicéen. Il nous semble que son enseignement ex cathedra de Constantinople n'opérera
jamais la clarification annoncée jusqu'à professer cette consubstantialité, mais se
contentera, plus prudemment, d'affirmer la divinité de l'Esprit en termes de nature:
une attitude diplomatique conforme sans aucun doute aux vœux de Théodose.
L'instrumentation apologétique de l'éloge ne s'arrête pas au plan doctrinal, mais
concerne aussi la personne même ou plutôt le genre de vie et les qualifications du
Nazianzène à l'épiscopat. Il présente d'abord l'évêque d'Alexandrie comme un de ces
rares mortels qui ont atteint la contemplation de Dieu « en menant une vie
véritablement philosophique » ancrée dans le renoncement à « ce monde de la matière
1
Cod. Théod. XVI, 5, 6. Cf. Simonetti [La crisi ariana], p. 453. Cette donnée importante a été
négligée par les biographes de Grégoire.
2
Il va de soi que Grégoire, qui bénéficiait dès longtemps de la faveur impériale, s'il n'est peut-être
pas personnellement l'inspirateur de cet édit, était à tout le moins "dans le secret des dieux".
3
D. 21, 35, 14 s.
4
Le «à mon avis» montre qu'il n'est pas certain de pouvoir compter sur Pierre et Damase pour
détendre la consubstantialité de !'Esprit. Les faits lui donneront raison, puisqu'ils se soumettront aux
désirs du consensus maximal de Théodose, au point de ratifier une formule qui n'affirme même pas la
divinité de !'Esprit.

385
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu
1
et de la chair » • Il vante ensuite l'alliance dans son genre de vie entre contemplation et
2
vie pratique , le louant de n'avoir étudié les sciences profanes - sans doute la
rhétorique et de la logique, ou, plus précisément, la dialectique - qu'autant que
nécessaire pour défendre efficacement la vraie foi 3 , tout en ayant consacré l'essentiel
de ses études aux Écritures. Et de conclure :
«On l'avait éduqué et instruit comme devraient l'être, de nos jours encore, ceux que Dieu,
dans la grandeur de sa volonté et de sa prescience, ( ... ) destine à prendre la direction du
peuple et à tenir entre leurs mains le corps du Christ. » 4
Enfin, il souligne le cours régulier de sa carrière :
« il gravit l'un après l'autre tous les degrés de la hiérarchie et se voit confier la préséance sur
le peuple » 5 .
Bref, Grégoire définit à travers son exemple les conditions d'accès et le profil requis
pour l'exercice des fonctions épiscopales: l'évêque idéal est d'abord un renonçant
cultivant virginité, prières et austérités physiques 6 et un contemplatif, c'est à dire un
intellectuel, puisque cette contemplation doit s'entendre comme science exégétique et
suppose des études traditionnelles. Mais il est aussi, comme ses fonctions de pasteur,
de chef et d'administrateur l'exigent, doué des vertus pratiques qui font le bon patron:
modestie, douceur de langage et d'attitude jusque dans la réprimande 7, fermeté à
l'égard des puissants et condescendance à l'égard des humbles8 , sollicitude pour les
affligés, bonne gestion des dons nécessaires à les assister9 , éloquence enfin10 • Grégoire,
se référant à Paul11 , identifie ainsi l'épiscopat idéal à cette philosophie mixte du
"moine-évêque" qu'illustre évidemment son propre cas.
Ajoutons qu'à ses yeux, la meilleure pédagogie et le plus sûr fondement de
12
l'autorité étant l'exemplarité de son détenteur , c'est cette alliance, dans la personne
de l'évêque, des vertus contemplatives et actives dans leur perfection qui assure
l'universalité de son magistère et donne le ton d'une vie communautaire harmonieuse.
Aussi érige-t-il Athanase en modèle de toutes les vertus et, partant, en référence aux
différents âges, conditions, situations et degré de perfection de sa communauté :
« En avant donc, vous tous qui louez ses vertus, dont vous fûtes les témoins et qui rivalisez
entre vous pour le bien ! Hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, gens âgés en
compagnie des plus jeunes, prêtres et laïques, les solitaires et ceux qui vivent en
communauté, ceux qui vivent simplement et ceux qui cherchent la perfection, les
contemplatifs comme les gens d'action.
Que l'un vante le caractère quasiment incorporel et immatériel de ses jeûnes et de ses
prières ; l'autre son endurance et sa ténacité dans les veilles et les psalmodies ; un autre sa
façon de s'occuper des indigents; un autre encore sa fermeté face aux puissants et sa

1
D. 21, 2, l-9; 4, 1-2.
2
Ibid., 4, 3 S ; 6, 9 S.
3
Ibid., 6, 2-7.
4
Ibid., 7, 1-3. Mossay [SC 270], n. 1, p. 122, signale à ce propos la note des Mauristes: «le corps du
Christ, soit l'Église(. .. ), soit l'eucharistie». On a vu en effet, supra, p. 113-134, que la purification
ascétique prépare à l'office proprement sacerdotal, la contemplation et les études aux fonctions
pastorales.
5
Ibid., 7, 8-10.
6
Ibid., 10, 20-24.
7
Ibid., 9, 22 S.
8
Ibid., 10, 23-24, cité ci-dessous.
9
Ibid., 10, 29-30, cité ci-dessous.
10
Ibid., 11, 8.
11
Ibid., 10, 1-8 (cf. 1 Tim. 3, 1-7; 4-6), cité ci-dessous.
12
Ibid., 31-32.

386
Le divin mandat de Constantinople

condescendance face aux humbles. Que les vierges vénèrent leur guide, les femmes mariées
celui qui enseigne la chasteté ! Les ermites, celui qui leur donne les ailes de l'énergie ! Ceux
qui vivent en communauté leur législateur ! Les gens simples leur guide, les spéculatifs, leur
théologien ! Ceux qui sont agités par les passions, le frein qui les modère ! Ceux qui ont des
ennuis, leur consolation ! La vieillesse son bâton ; la jeunesse son instruction ; la pauvreté
son bienfaiteur ; la fortune, son administrateur ! Il me semble que les veuves ont à louer leur
défenseur ; les orphelins leur père ; les pauvres leur ami compatissant ; les étrangers leur hôte
accueillant ; les frères, le modèle de la fraternité ; les malades leur médecin, quel que soit
leur mal et son remède ; les biens portants le gardien de leur santé ; tous celui qui s'est fait à
tous, afin de les gagner tous, ou du moins le plus grand nombre. » 1
Ce qui doit surtout retenir notre attention, c'est que cette vie mixte du "moine-
évêque" peut seule harmoniser dans la communauté dont il a la charge, parce qu'elle
les unit d'abord en lui, vie contemplative et vie active, vie hors du monde et vie dans le
monde, et assurer son autorité sur les anachorètes et les cénobites. En effet, le passage
consacré aux retraites forcées d' Athanase auprès des moines du désert égyptien est
l'occasion pour Grégoire, on l'a vu2 , de définir la profession monastique comme une
solitude et une monotropie essentiellement intérieures compatibles avec la vie dans le
monde et l'autorité sacerdotale, si bien que celle-ci peut alors s'exercer sur les
solitaires. Tout cela est propre à faire pièce aux critiques qui visaient la sincérité de sa
propre vocation monastique au motif qu'il avait embrassé la carrière ecclésiastique et
qui lui refusaient le qualificatif de philosophe au nom d'une conception exclusivement
contemplative et anachorétique de la philosophie chrétienne. Par là, il ne revendiquait
pas seulement la même dignité monastique que les solitaires des environs de
Constantinople, dont le prestige était grand, mais un statut supérieur, celui du
ministère ascétique qui lui conférait autorité sur ceux de sa propre communauté.
Un dernier passage, concernant l'élection épiscopale d' Athanase, doit être souligné,
d'autant plus qu'il plaide encore en faveur de notre datation:
«il est élevé au trône de Saint Marc par les suffrages du peuple unanime. On n'avait pas
adopté la méthode malhonnête qui s'est imposée plus tard. Tout se passa sans recours au
crime ni aux abus de pouvoir, d'une manière apostolique et spirituelle. » 3
Comme l'a noté J. Bemardi4 , «l'évêque qui regrette publiquement et sans
ménagements que le choix des évêques se fasse désormais par cooptation ne manifeste
pas une grande estime à l'égard de ses collègues, tandis que la confiance qu'il montre
dans le suffrage populaire constituait sans doute un facteur de popularité envers sa
personne.» Cet auteur, qui suit la datation de P. Gallay, y voit un indice qu'il ne
jouissait alors d'aucune autre légitimité que cette popularité5 , ce qui vaudrait plutôt en
mai 380 que pour mai 379, une époque où sa clientèle était encore bien maigre. Mais
l'argument est de toute façon controuvé: il est bien plus probable que le Nazianzène
fasse l'apologie de la façon dont, fin 380, il avait fini par céder à la pression populaire
- et impériale - en montant sur le trône épiscopal de la Ville sans attendre son
investiture régulière. La diatribe se rapporte en tout cas certainement à la tentative de
"putsch" de Maxime, intronisé par des évêques égyptiens qui avaient recruté des
marins de leur pays pour faire office de service d'ordre et de peuple - l'abus de

1
D. 21, 10, 14 s.
2
Cf. supra, p. 61-63.
3
D. 21, 8.
4
Bemardi [La prédication], p. 156.
5
Bemardi, ibid. et [Saint Grégoire], p. 189.

387
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

pouvoir étant au moins caractérisé par l'intervention d'évêques étrangers et le fait


qu'ils aient imposé leur homme contre les vœux de la communauté locale.

Une présidence malheureuse

(mai - juillet 381)

Les actes du synode de Constantinople ne nous sont pas parvenus et son symbole
ne nous est parvenu qu'au travers de ceux du concile de Chalcédoine qui le reconnut
comme concile œcuménique en 451 et de canons grecs et latins quelque peu
discordants. En reconstituer le déroulement et définir avec certitude le rôle qu'y joua
Grégoire est donc d'autant plus délicat qu'il est, en dehors des historiens du siècle
suivant, Socrate, Sozomène, et Théodoret 1, notre source principale. On peut
néanmoins assurer ceci: ce synode ne réunit d'abord, en mai 381, que des évêques
orientaux, dont son cousin Amphiloque, les frères de Basile, Grégoire de Nysse et
Pierre de Sébaste2 , pneumatophiles, mais en compagnie d'évêques pneumatomaques
selon la volonté impériale. Il avait à reconnaiîre le symbole de Nicée et à étoffer
l'article concernant l'Esprit-Saint dans le sens opportunément indiqué par Théodose
avec l'édit du 10 janvier, ainsi qu'à régler la question soulevée par les apollinaristes;
mais aussi à donner un évêque à Constantinople, en définir le statut canonique et
mettre fin à la dispute concernant Antioche. Faute d'un titulaire régulier dans la
capitale, qui aurait dû l'assurer, sa présidence échut au doyen d'âge, Mélèce
d'Antioche, présidence sous laquelle on commença par attribuer le trône vacant à
Grégoire : en vertu de quoi, au moins après le décès soudain de Mélèce dans les tout
premiers temps du synode, Grégoire présida les débats. Un peu plus tard, alors que
ceux-ci s'embourbaient, les évêques Égyptiens et Macédoniens se joignirent aux
orientaux à l'invitation de Théodose. Ils mirent en cause la régularité de l'investiture
de Grégoire et celui-ci proposa lui-même sa démission avant que l'assemblée ne soit
saisie de la question. On l'accepta, les évêques comme l'empereur, et le synode, sous
la direction de Nectaire, par lequel il fut aussitôt remplacé, acheva ses travaux le 9
juillet 381, ne laissant en suspens que la question d'Antioche. Il reconnut la foi de
Nicée, se contentant de compléter l'article concernant l'Esprit en le désignant comme
«le Seigneur, le vivificateur, qui procède du Père, qui est adoré et glorifié avec le
Père, qui a parlé par les prophètes » 3 .
Les motivations de cette démission, dans laquelle on pourrait voir une tentative
manquée de faire pression sur le concile pour éviter l'examen de son transfert et
rétablir son autorité, sont problématiques. Ainsi, P. Gallay, s'en tenant aux
déclarations du De vita sua et à la version irénique et héroique que le Nazianzène

1
Socrate, H.e., 5; Sozomène, H.e., 7; Théodoret, H.e., 5.
2
Gallay [La vie], p. 197.
3
Denzinger [Enchiridion], p. 150.

388
Le divin mandat de Constantinople

rédigera après coup de son offre de démission1 , écrit : « Grégoire, de son côté,
toujours plus ou moins sous le coup de la maladie, n'aspirait qu'à retourner dans la
solitude. Voyant que le but de tous ses efforts, la pacification de l'Église, n'était pas
atteint, et qu'au contraire il était lui-même - bien involontairement, - un objet de
discorde, il vint au concile et offrit sa démission. » 2 C. Jungck écrit quant à lui: «La
vieille question de savoir si l'offre de démission de Grégoire était sérieuse ou s'il
s'agissait seulement d'un chantage à vrai dire malheureux est quasiment impossible à
trancher (cf. v. 1856 s.). Deux choses sont certaines: 1. Grégoire ne s'est jamais laissé
imposer un ministère sans une forte résistance ; toute politique ecclésiastique lui
répugnait. 2. Il fut visiblement déçu qu'on ait accepté son offre de démission (v. 1868
s. - Il ne faut pas oublier que la démission d'un évêque en fonction était
exceptionnelle). Il a par ailleurs exprimé par la suite combien lui coûterait, non tant
certes son retrait du synode, mais l'adieu à sa communauté. La version de Grégoire est
d'une sincérité étonnante et va toucher à l'essentiel. » 3
On voit que ces commentateurs, ici comme ailleurs trop confiants envers ses propos
apologétiques, font de la vocation contemplative de Grégoire un motif essentiel de sa
conduite. Quant à J. Bernardi, s'il mentionne également son« besoin de solitude » 4 , il
considère, après A.-M. Ritter5 que la raison essentielle de cette démission, qui n'aurait
donc rien d'une manœuvre, fut d'ordre doctrinal: «Le concile avait fait le choix d'une
expression scripturaire afm d'échapper aux critiques que l'on entendait depuis
longtemps contre l' ôµooumoç, auquel on reprochait précisément de ne pas figurer
dans !'Écriture. En empruntant à Jn 15, 26, l'expression "il procède du Père", on
échappait à ce reproche, mais on y parvenait au prix d'une grande ambiguïté, puisque
cette formule s'applique beaucoup mieux à l'envoi du Saint-Esprit en mission dans le
monde qu'à son statut ontologique. ( ... )En fait, aux yeux d'un théologien de la Trinité
exigeant comme l'était Grégoire, la définition que le concile qu'il présidait s'apprêtait
à adopter ne garantissait nullement une adhésion à la divinité pleine et entière du Saint-
Esprit: on pouvait même l'interpréter comme ménageant à ce dernier un statut assez
analogue à celui que les ariens avaient autrefois réservé au Verbe. » Concluant que,
attaché à la consubstantialité de l'esprit, il ne pouvait accepter cette formule, le
6
biographe de Grégoire y voit dès lors la véritable raison de sa démission. Il cite dans
ce sens ce passage dans lequel le De vita sua retranscrit son offre finale de démission :
« de toi seule, ô ma Trinité, j'ai le souci :
y aura-t-il pour plaider ta cause une bouche instruite,
ou, tout au moins, libre et pleine de zèle ?
Adieu, et souvenez-vous de mes labeurs ,,7 ;
ainsi que cet extrait du Monologue qui vante également sa prédication théologique :
« Pour moi, si d'autres parlent des luttes que j'ai menées dans une ville étrangère
lorsque je prêtais ma langue à une doctrine déchue, je les en féliciterai. Bien des gens
en parlent,
des étrangers ainsi que des amis de l'auguste foi qui est la mienne,

1
Le Discours 42. Sur son caractère fictif, voir supra, p. 233.
2
Gallay [La vie], p. 208.
3
Jungck [De vita sua], commentaire des vers 1824 s., p. 226-227.
4
Bernardi [Saint Grégoire], p. 228.
5
Bernardi ne le mentionne pas, mais il reprend ici la thèse de Ritter [Das Konzil von
Konstantinopel], p. 250 s.
6
Bernardi [Saint Grégoire], p. 224-227.
7
P. 2, 1, 11, V. 1852-1855.

389
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

car rien n'a autant ébranlé la terre entière


que la franchise avec laquelle la divinité de !'Esprit de Dieu était proclamée
C'est aussi ce qui nous a valu l'opposition de nos amis, nous le savons,
et, Seigneur, je te voue la plus grande reconnaissance pour cette infamie. » 1
Mais outre que le premier texte cité ne se réfère pas précisément à l'Esprit, ces
deux écrits, de loin postérieurs aux événements, pourraient constituer la pieuse
apologie d'une présidence mal menée et d'une démission inouie, et non refléter la
position doctrinale de Grégoire durant les débats. En effet, telle qu'elle ressort de ses
œuvres, en particulier du De vita sua, elle est loin d'être limpide. S'il défendit très
probablement la divinité de l'Esprit, comme il l'a fait dans plusieurs de ses prêches
constantinopolitains, son attitude à l'égard de l'article sur lequel le concile s'est
finalement entendu après sa démission est moins claire : même après son retrait, il ne le
remettra pas en cause expressément. Or, cet article était loin de coihcider avec la
consubstantialité de l'Esprit au Père que Grégoire avait évoquée à travers l'éloge
d' Athanase et qu'il affirme dans le cinquième discours théologique (Discours 31):
«- Quoi donc ? L'Esprit est Dieu ? - Certainement. - Quoi donc ? Il est consubstantiel ?
- Oui, puisqu'il est Dieu. »2
Ce kérygme n'allait même pas jusqu'à le reconnaiîre explicitement pour Dieu, comme
Grégoire l'avait recommandé à Constantinople dès 380 dans le Discours 343 et
professé dans les Discours 23, 25, 39 et 40. Il ne reprenait de ces derniers que la
définition de l'Esprit en tant qu'hypostase, celle qualifiant l'Esprit dans sa relation au
Père, sans principe (avap:xoç), et à côté du Fils, engendré (yEvÉmç), comme
procédant (ÈK:rcoprn6µEvov) du Père4 .

C'est pourquoi nous devons examiner de plus près la relation du De vita sua afin de
tâcher d'établir la position théologique de Grégoire durant sa présidence. Citons
d'abord sa menace de démission lorsque, après la mort de Mélèce, les évêques
orientaux, seuls alors réunis, compromettent les chances d'un accord doctrinal avec les
Occidentaux (et les Égyptiens) en refusant de reconnaître Paulin, le candidat de ces
derniers à la succession d'Antioche :
« Pour vous, !'enjeu se limite à une seule ville
( ... )mais il en va pour moi de choses plus grandes et plus essentielles
(... )Qu'occupe le trône celui qui l'occupe encore aujourd'hui.
( ... )C'est la seule voie pour se délivrer de ces maux:
principalement, elle permettrait de gagner à notre cause l'étranger
c'est à dire l'Occident qui, je le constate, est à l'heure actuelle étranger;
( ... )on marche sur le fil du rasoir: ou bien sera sauvegardée
notre auguste et vénérable doctrine,
ou, anéantie par le conflit, elle ne sera plus.
(... )Être vainqueur ne procure pas en tout la gloire.
Une belle privation est meilleure qu'une mauvaise possession.
La Trinité sait cela, et au milieu des pierres
l'annonce lumineuse de ma franchise.
(. .. ) Accordez-nous une vie sans trône :
une vie certes obscure, mais au moins sans dangers !

1
P. 2, 1, 30, v. 3-10. Trad. Bemardi [Saint Grégoire], p. 225-226.
2
D. 31, 10, 1-2.
3
D. 34, 2, 4-5. Cf. Gallay [La vie], p. 149; Bemardi [La prédication], p. 177.
4
Dans la prédication constantinopolitaine de Grégoire sur !'Esprit, 1' idée de « procession » est rendue
par diverses expressions : npooôoç (D. 23, 9 ; D. 25, 17) ; ripoEJ...eov K<ù ripot0v (D. 25, 15),
ÈKrieµ'\j!tç ou rieµrioµevov (D. 25, 16; D. 41, 11) ; ripotov ... h:nopnmûç (D. 39, 12).

390
Le divin mandat de Constantinople

J'irai m'établir dans une solitude à l'abri des méchants 1 .


Cela vaut mieux pour moi qu'au milieu de la foule,
ne pas avoir la force de gagner d'autres à sa cause,
ou s'associer aux autres, là où manque la raison. »2
On voit qu'ici c'est bien la doctrine trinitaire qui tient au cœur de Grégoire, le
règlement de la question d'Antioche n'étant qu'un préalable à un accord dogmatique
entre les Orientaux et les Occidentaux. Les dangers qu'il se dit prêt à fuir dans la
solitude pourraient être, non seulement les tracas de sa présidence, mais aussi ceux que
ferait courir à son âme le fait d'avoir à patronner une formule de foi inauthentique.
Mais c'est plus loin dans ce texte que le Nazianzène évoque directement les
dissensions dogmatiques qui agitaient le synode oriental à cette même époque, dans un
passage où il est difficile de déterminer sa position exacte :
« Et cet autre fait ! La douce et belle
source de notre antique foi, gui de la Trinité
avait ramené à l'unité la vénérable nature,
elle dont jadis Nicée avait été Je laboratoire de réflexion
je la voyais par l'afflux saumâtre
de gens aux idées fluctuantes lamentablement polluée,
de ceux gui professent ce gui plaît au pouvoir,
(. .. ) Du haut de nos chaires nous avons fait cette proclamation :
nous avons crié à tous: Qu'il entre, celui qui le désire,
même s'il a changé de camp deux ou plusieurs fois!
( ... )Est-ce le signe d'un judicieux apprentissage de s'en tenir à une seule croyance,
plutôt que de suivre les nombreux détours de la vie ?
Où cela mène-t-il? D'autrefois au composite
simulacre du songe : de l'or, puis de l'argent,
du bronze, du fer et, pour les pieds, de l'argile.
J'ai bien peur qu'une pierre ne mette tout cela en pièces. 3
Même les Moabites et les Ammonites4 , contrairement à jadis
sont aujourd'hui admis à entrer dans l'Église !
(. .. ) Il y en avait certains, il est vrai, qui même contraints et forcés,
s'étaient tout de même joints à nous, dotés d'une certaine liberté de parole (:n;app11otaç),
que leur ignorance du mal exmse
de s'être laissé tromper par l'ambiguïté des enseignements (tôlv füôayµchwv)
puisque le kérygme débattu (•Ô •' Èv µÉow x:!\puyµa) était pieux,
un enfant qui ne ressemblait en rien à ses pères5 .
1
Ka81100µ' û ..8cliv ot x:ax:ôlv f:p11µta : littéralement, «J'irais m'établir où l'on est délivré des
méchants (ou : des maux)» - cf. Euripide, Hercule. Furieux, v. 1157 où f:p11µta signifie la délivrance
des maux ; mais le sens propre du terme doit être ici pris en compte.
2
P. 2, 1, Il, v. 1595-1676.
3
Cf. Dan. 2, 31-36, le songe de Nabuchodonosor. Cp. P. 2, 1, 13, v. 185.
4
Cf. Deut. 23, 3.
5
L'interprétation de ces quatre vers, dont les choix de traduction sont inséparables du fond, est
délicate: Ritter [Das Konzil von Konstantinopel], p. 255 s. (cf. n. 6, p. 195), comprend la
circonstancielle v. 1754 comme indiquant l'erreur des évêques de bonne foi évoqués dans les vers
précédents, et identifie sans plus le kérygme aux ôtôayµ=a : « Ils considéraient (à tort) que les
enseignements donnés n'allaient pas contre la vraie foi.» Dans son commentaire ad, locum, p. 223,
Jungck conteste l'ensemble de cette interprétation: «Certes, [le vers] 1753 parle d'enseignements
ambigus. Mais il me semble douteux qu'il vise des points de droit canon ou dogmatiques précis. Il ne
pouvait en définitive pas présenter tous les pères du concile comme médiocres - c'est ainsi qu'il en
exonère une certaine partie de ses accusations en admettant la rectitude de leur foi. Il ne peut s'agir
en aucun cas de la profession de foi officielle du concile, car Grégoire atteste explicitement de la
proclamation officielle (•Ô Èv µÉo(\l = ô11µoota x:x:Tjpuyµa), qu'elle a été orthodoxe
(EÙOE~ooç Exov), quoique rédigée par des Gens douteux (1755). La critique de Grégoire porte ici

391
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

L'ordure abondante des marchands du Christ,


je la supporterai le jour où la fange
on mêlera au parfum d'un onguent sans souillure!
Car le mal se répand plus naturellement que le bien.
À ceux-là ne pouvait convenir le novateur (à Katvôôo!;oç)
- ainsi les impudents nomment-ils les prudents -
mais à vrai dire ils ne lui convenaient pas plus. ( ... )
Pourquoi redire le nombre et la teneur des arguments
avec lesquels ces très chers amis tentèrent cette tête chenue,
m'offrant la première place, mais exigeant
un geste généreux, hélas, du généreux Grégoire,
ces hommes généreux, mais précisément pour conspirer au mal :
c'est à dire m'avoir comme collaborateur en toute chose.
Comment cela, en toute chose ? Qui a pu imaginer pareille idée,
que le nombre pourrait me guider, et non la parole de Dieu ?
La nature des sources coulera vers en haut
et le feu prendra le chemin opposé,
plutôt que je ne trahisse tant soit peu mon salut.

À partir de ce moment j'écartai mes pas d'au milieu d'eux.


Et cela ostensiblement, puisque je changeai de résidence
m'arrachant aux abysses de l'église
loin des maux, des discussions et des assemblées. » 1
Ce qui est d'abord à remarquer, c'est qu'il reconnaît la validité du kérygme qui a été
depuis adopté et qui se trouvait semble-t-il déjà en discussion, puisqu'il le déclare
pieux2, tout en considérant ses initiateurs comme impies du fait qu'ils couvraient sous
son ambiguïté une interprétation minimale. On remarquera encore que son Discours
d'adieu au concile, s'il professe bien que« la nature des trois est une: Dieu »3 , ne dit
rien non plus contre l'article concernant !'Esprit ; et que celui-ci définit !'Esprit comme
procédant (ÈKnopE1_i6µEvov) du Père, de façon très semblable à l'enseignement des
Discours 23 et 25, qui lui appliquent le terme de np6oôoi;. Il s'agit, somme toute,

contre des personnes et non contre la chose. » En ce qui concerne les ôtôayµm;a du vers 1753, la
traduction par «commentaires» de Lukinovich, p. 241 nous paraissant bien problématique, nous
nous rangeons à celle de Jungck [De vita sua] p. 139 ; mais nous croyons que ces «enseignements »
ambigus sont très précisément d'ordre scripturaire: il s'agit des dénominations scripturaires de
!'Esprit retenues pour la rédaction du troisième article. Dès lors, nous n'adoptons pas une traduction
qui identifierait immédiatement ces « enseignements » et le kérygme. Pour autant, si Grégoire ne
récuse pas le credo conciliaire, dont les références S(.ïipturaires sont susceptibles d'une interprétation
orthodoxe, Ritter a eu raison de voir ici une dénonciation discrète de l'ambiguïté de sa rédaction. Par
ailleurs, même si notre texte est de loin postérieur à la conclusion du concile, ce sont ici les débuts du
débat doctrinal qui sont évoqués. On ne peut donc tenir le kérygme dont il est question comme d'ores
et déjà acquis et assimiler le qualificatif f:v µi\o(\l à ÔYJflOCTÎ.u, mais on doit le traduire selon son sens
premier et conformément à la situation. Dans ce cas, les pères (wKÔVl:m) de celui-ci sont ceux qui
l'ont soumis aux délibérations plutôt que l'ensemble de ceux qui l'ont ratifié, ce qui s'accorde bien
avec le fait que Grégoire excepte de ses reproches certains des signataires. Quant à ces « pères », il
pourrait s'agir, soit de pneumatomaques pour lesquels la "procession" à partir du Père pouvait et
devait s'entendre comme faisant de !'Esprit une créature, soit des conseillers de Théodose, qui leur
offraient ainsi la possibilité de souS(.'fire à la foi officielle. La thèse de Jaeger [Gregor von Nyssa' s
Lehre vom Heiligen Geist], p. 51-78), attribuant la paternité de cet article à Grégoire de Nysse, paraît
difficilement compatible avec le jugement sévère du Nazianzène sur ses« pères».
1
P. 2, 1, 11, v. 1703-1780.
2
Voir supra, p. 391, v. 1755-1756 et note 5.
3
D. 42, 15.

392
Le divin mandat de Constantinople

d'une position similaire à celle du Discours 41, l'emploi de termes scripturaires


pouvant conduire, sans la professer explicitement, mais avec l'avantage de ne pas
heurter les littéralistes, à l'idée de la divinité de !'Esprit. Celle-ci n'est affirmée comme
indispensable que dans le Discours 34, discours de réconciliation avec les évêques
égyptiens datant de l'année 380. Seul, enfin, le Discours 31 affirme précisément la
consubstantialité de l'Esprit (évoquée seulement, à titre personnel, dans le Discours 41
et, sous le couvert d' Athanase, dans le Discours 21). Mais il est douteux qu'il ait été
1
effectivement prononcé et n'ait pas été rédigé après le retrait de Grégoire •
De ces trois positions successives, laquelle a pu opposer Grégoire à la majorité du
synode dans une matière évidemment doctrinale, comme on le voit au fait que, dans la
péroraison de son allocution, il considère son salut en jeu ? Ce ne peut évidemment
être la première, tout à fait conforme, dans sa timidité, à la solution scripturaire qui
sera adoptée. Est-ce pour autant celle de la consubstantialité, comme l'affirme
J. Bemardi? La mention du fait que ses adversaires le traitaient d'innovateur, pourrait
renvoyer, comme le croit cet auteur, au caractère non scripturaire du "consubstantiel"
- un point en faveur duquel plaiderait la référence à Nicée. Cela est cependant
douteux : la divinité de l'Esprit elle-même, qui ne pouvait être attestée par aucune
formule scripturaire, constituait une innovation évidente par rapport à Nicée. En outre,
la référence à Nicée était de toute façon incontournable, vu que le concile devait en
reprendre le credo et que sa tâche était seulement d'en étoffer le troisième article. Dès
lors qu'on avalisait le "consubstantiel" de Nicée à propos du Fils, nous ne voyons pas
comment son caractère non scripturaire pouvait être opposé à Grégoire. En définitive,
seule la profession expresse de la divinité de !'Esprit pouvait opposer Grégoire à ses
confrères, le fait qu'on la formulât en terme de consubstantialité étant secondaire,
d'autant qu'on pouvait alors l'inférer de la reprise de ce terme pour le Fils, comme le
fera précisément le Discours 31 2 . Les poèmes dans lesquels le Nazianzène revient sur
les événements de Constantinople revendiquent d'ailleurs son intervention en faveur de
la Trinité3 ou, plus précisément de la divinité de l'Esprit4 , non en faveur de sa
consubstantialité. C'est pourquoi nous nous rallions fmalement grosso modo à la
reconstitution des positions de Grégoire dans le concile par J. Bemardi, à ce point
près, non négligeable, que l'enjeu n'en fut pas la profession de la consubstantialité de
l'Esprit, mais seulemnt sa divinité. Son affirmation progressive dans sa prédication de
Constantinople va dans ce sens. Mais plus encore l'édit - étrangement passé sous
silence par J. Bemardi - promulgué, en janvier 381 et donc à la veille du concile, par
un Théodose qui venait de pousser Grégoire sur le trône de Constantinople et dont le
Nazianzène avait sans doute alors l'oreille. En outre, ce fut la conviction la plus
profonde, dès longtemps, du Théologien, et il paraît douteux qu'il ait accepté de lui-
même la complaisance qu'il avait si ardemment reprochée à Basile en la matière. En
revanche, s'il a pu évoquer la consubstantialité de l'Esprit lors des débats synodaux, il
ne parruî pas qu'il l'ait enseignée en chaire ou voulu l'imposer au synode, alors qu'elle
risquait de réveiller l'opposition des littéralistes à cette notion et ne figurait pas
explicitement dans l'édit impérial.

1
Voir infra. p. 394.
2
D. 31, 10, 1-2: «Comment donc? L'esprit est Dieu? Certainement. Comment donc? Il est
consubstantiel ? Oui, puisqu'il est Dieu. »
3
P. 2, 1, 2, V. 7-8; P. 2, 1, 4, V. 1 ; P. 2, 1, 5, V. 11-12; P. 2, 1, 8, V. 1 ; P. 2, 1, 15, V. 7 S.
4
P. 2, 1, 14, V. 25-50 ; P. 2, 1, 30, V. 6.

393
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Sa prédication de Constantinople ne fait d'ailleurs que l'évoquer indirectement. 1


Quant à la défense du "consubstantiel" dans le Discours 31, qui n'a sans doute même
pas été prononcé, elle annonçe ou suit plus probablement la démission du Nazianzène. 2
En effet, si certains des quatre premiers Discours théologiques portent la trace d'une
prédication effective et si on peut les considérer comme autant de sermons dirigés
contre Eunome, prononcés durant l'été et le début de l'automne 380 et fondus par la
suite en un traité, le cas du cinquième discours théologique est à part. D'abord, parce
que sa teneur pneumatologique va beaucoup plus loin que celle des autres sermons qui
en traitent à la même époque et parce que rien n'y indique un auditoire ou le style
parlé. Ensuite et surtout, sur la base du témoignage de saint Jérôme3 , alors auditeur de
Grégoire, qui y voit un livre (liber) distinct de ce qu'il considère comme un premier
livre contre Eunome, donc de la polémique de Grégoire menée contre ce dernier
depuis sa chaire de Constantinople. Car, s'il s'agit là d'une erreur qui montre qu'il ne
disposait pas du texte, du moins dans sa version finale, puisque le Discours 31 y est
explicitement relié aux autres, il devait y avoir une bonne raison. On peut justement
supposer qu'il avait connaissance d'une édition antérieure, où le Discours sur l'Esprit
formait un livre à part parce qu'il n'avait pas encore été rattaché aux sermons contre
Eunome; ou encore qu'il le supposait à part du fait même qu'il ne faisait pas partie de
cette prédication qu'il avait eu l'occasion d'entendre. Ce n'est selon nous qu'une fois
démissionnaire que le Nazianzène rédigea cette œuvre, qu'il eut même peut-être la
prudence de ne pas publier de son vivant, mais qui, en durcissant encore ses positions,
crédibilisait encore plus l'apologie de sa démission présentée dans le De vita sua4
comme un geste sincère motivé par son souci d'orthodoxie.
Ceci dit, nous avalisons cependant l'explication que J. Bemardi donne à l'étrange
attitude du Nazianzène, refusant de souscrire à une profession de foi dont il reconnaît
pourtant la piété et qu'il ne dénoncera jamais vraiment tout à fait mais dont le De vita
sua stigmatise l'ambiguïté et la fragilité par de multiples allusions. Celle à la statue du
songe de Nabuchodonosor (Dn. 2, 31-36), d'abord, parce que cette formule pouvait
rassembler des croyances disparates. Celle à la servilité à l'égard du pouvoir, ensuite,
parce que, même si Théodose était personnellement un tenant de la divinité de l'Esprit,
il était prêt, pour obtenir le consensus le plus large, à en rabattre sur ce point et à se
satisfaire de l'enregistrement du texte scripturaire qu'il avait soumis aux débats, une
solution propre à rallier les pneumatomaques et. surtout, les nombreux littéralistes.
Celles, enfin, au souci de sa Trinité et de son salut5 • Cette explication est la suivante :
« Pourquoi, serait-on tenté de demander, ni le Discours 42 ni l' Autobiographie
n'énoncent-ils pas clairement des réserves aussi graves? C'est que Grégoire était pris
1
Cf. supra, p. 373-375 et 383-385. Elle n'évoque qu'incidemment la consubstantialité des Trois ou la
substance indivise. Quant à l'Éloge d'athanase, en prêtant à celui-ci, sans même la formuler, l'idée de
la consubstantialité de l'Esprit, Grégoire, qui pouvait invoquer son autorité en faveur de sa propre
conviction - une conviction qu'il exprimait sans doute privément auprès de gens de confiance,
pneumatophiles comme lui, avec plus d'ardeur - ne s'engageait pas personnellement.
2
Bernardi [La prédication], p. 183.
3
Jérôme, De viris inlustribus, 117 : « Adversus Eunomium liber unus ; De Spiritu sancto liber
unus ».
4
Rappelons, on l'a vu, que ce compte-rendu de mandat est bien allusif et que, s'il permettait à ses
contemporains de comprendre qu'il n'avait pas voulu renoncer à la divinité de l'Esprit, il n'y est pas
question du "consubstantiel".
5
P. 2, 1, Il, v. 1730-1736; 1709; 1671-1672 (précédés d'une mention du feu du jugement dernier),
1774-1776 et 1851-1856 (précédés de l'évocation de sa mort).

394
Le divin mandat de Constantinople

entre deux écueils: ratifier la décision conciliaire, ç'eut été prêter la main à
l'équivoque, mais la critiquer et la désavouer ouvertement, c'était ajouter la confusion
et fermer la porte à une interprétation satisfaisante de sa formulation, celle-là même
qui a prévalu » 1 . En effet, si on lit justement, au-delà de la lettre, l'expression
concernant la piété de la proclamation, on pourrait comprendre qu'elle vaut en fait très
précisément pour les mots de l'Évangéliste lui-même, pris en vérité et spirituellement,
c'est à dire, selon Grégoire, dans le sens de la divinité de l'Esprit-Saint. De fait,
l'erreur des évêques doués de libre parole - c'est à dire indifférents aux pressions
impériales, et pneumatophiles - que Grégoire excuse ne peut être que d'avoir accepté
comme définition du credo pneumatologique des « enseignements » dont ils n'ont
même pas envisagé une autre interprétation. Ces « enseignements » désignant selon
l'usage les formules scripturaires, il s'agit sans doute de celles proposées comme base
de travail au concile et finalement retenues pour constituer le troisième article du
credo. Ce passage exprime donc bien, contrairement aux apparences, que Grégoire
désapprouvait en l'état la formule concernant l'Esprit soumise aux évêques, la
considérant comme une simple base exégétique dont il eût voulu qu'elle conduise à
une franche affirmation de Sa divinité. Idéalement, il eût voulu voir reconnue Sa
consubstantialité, mais il était assez réaliste pour comprendre que ce souhait était sans
espoir. S'il a pu défendre cette cause auprès du synode - ce qui n'est pas du tout
certain -, ce fut tout au plus en négociateur avisé, qui espère obtenir satisfaction sur
l'essentiel - la divinité de l'Esprit - par une position maximaliste sur laquelle il sait
devoir en rabattre. Malgré les espoirs qu'il avait pu mettre dans l'arrivée des renforts
de Rome et de l'Égypte, même cela ne se réalisera pas, puisqu'on se contentera
finalement, après son départ, d'une formule ambiguë sur le troisième article.
Cependant, qu'il n'ait pas ratifié ce symbole pour ne pas compromettre son salut ne
signifie pas qu'il le considéra comme foncièrement hérétique: c'est plutôt d'avoir à
joindre sa signature à celles d'évêques qui n'en partageaient pas son interprétation et
de trahir la vraie foi en couvrant leur impiété qu'il refuse. C'est pourquoi il admet la
piété de ce credo dont pourra se réclamer, à vrai dire bien hardiment, sa propre
pneumatologie consubstantialiste. 2

Il ressort de cet examen que Grégoire, qui devait son trône à un Théodose avec
lequel il s'était associé dans la restauration de la Trinité à Constantinople et qu'il avait
convaincu de proclamer la divinité de l'Esprit, non seulement chercha, sans succès, à
servir ses desseins à propos du siège d'Antioche, mais accepta les textes scripturaires
sélectionnés par le pouvoir comme base des travaux dogmatiques du concile. Il
seconda également la politique impériale de pacification et d'unité de l'Église en
accueillant dans le concile ceux des ariens qui acceptaient pour sauver leurs sièges de
se rallier à la nouvelle foi officielle3 , lesquels étaient sans doute des moins enclins à
reconnaiîre, en plus de la pleine divinité du Fils, celle de l'Esprit ; mais également les
nicéens pneumatomaques4 que Théodose espérait rallier, fût-ce au prix d'une formule
1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 227.
2
Sur tous ces points, voir supra, p. 391, la note 5 au P. 2, 1, 11, v. 1755-1756.
3
Les Moabites et les Ammonites du vers 1737 désignent très probablement les Ariens fraîchement
ralliés: cp. D. 42 (son« discours» d'adieu à Constantinople), 18; cf. Gallay [La vie], p. 181.
4
Ils pourraient bien être également comptés aux rangs des Moabites et des Ammonites dont parle la
note précédente, en dépit du témoignage de SocTate, H.e., I, 5, chap. 8 et Sozomène, H.e., I, 7, chap.
7, selon lesquels, refusant de reconnaître la divinité de !'Esprit, ils auraient quitté le synode dès avant

395
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

ad hoc. Tout cela explique que Grégoire, après avoir exprimé combien il déplorait le
tour pris ainsi par le concile à ses débuts, soit obligé de répondre à cette objection :
«Mais est ce qu'auparavant tu n'approuvais pas cela? Parle!
Qui donc avait autorité sur les assemblées ?
Eh bien, les assemblées appartenaient alors à qui elles appartenaient :
G'hésite à répéter ce qui me fait tant honte)
elles appartenaient à tous, c'est à dire à personne ;
car l'anarchie règne où il y a trop de chefs. » 1
Sa réponse pourrait bien indiquer que les véritables maîtres des débats étaient les
évêques de la cour, comme il s'en rendit compte bientôt, mesurant alors les limites de
son crédit auprès de l'empereur. Dès lors qu'il réalisa que le Nazianzène était
incapable de faire passer le compromis d'Antioche auprès des Orientaux comme de
rallier une large majorité à la divinité du Saint-Esprit, Théodose "lâcha" ce président
dont l'ardeur pneumatophile faisait obstacle au consensus dogmatique qu'il souhaitait.
À moins qu'il n'y ait eu malentendu dès le départ et que Théodose se soit attendu à ce
que son protégé fit passer au contraire telles quelles les références scripturaires
soumises au concile, ce dont les autres pneumatophiles étaient prêts à se contenter2 .
Le Nazianzène par contre, tout en étant certainement conscient que, dans ces
conditions, il n'était pas question de faire reconnaître la consubstantialité de l'Esprit,
mais fort de sa position de président des débats, ne désespérait pas que son exégèse
des formules scripturaires convainque les évêques d'étoffer l'article de Nicée
concernant l'Esprit dans le sens d'une reconnaissance plus claire de sa divinité.
Voyant que personne, pas même ceux qui partageaient sa pneumatophilie, n'était
prêt à le suivre sur la voie d'un dépassement de la proposition impériale et déjà
désavoué par ses pairs orientaux dans la question d'Antioche, il prétexta de maladie
pour s'éloigner des séances:
« Quant à moi, la maladie me tenait heureusement éloigné,
elle qui me clouait tant et si souvent à la maison.
Je ne pensais qu'à une chose: l'émigration3 ,
ce qui m'apporterait la libération de tous mes maux. »4
Qu'il ait eu de réels ennuis de santé ou que sa maladie fût purement diplomatique,
c'était là une façon de marquer sa désapprobation envers une formule dont il ne

la mort de Mélèce. Outre que, invités par Théodose, on ne voit pas ce qui les aurait conduits à se
retirer si tôt, encore moins ce qui aurait pu les aliéner à la formule scripturaire envisagée pour le
troisième article, il serait fort étrange que le Nazianzène passe sous silence un événement si
significatif. Contrairement à Gallay [La vie], p. 199, il est hors de question qu'ils aient «refusé le
terme oµoouowç, consacré par le concile de Nicée pour affirmer la divinité des trois personnes », vu
que ce terme s'y applique exclusivement au Fils ! Leur départ a donc bien eu lieu - sans être d'ailleurs
suivi d'aucune déposition -, mais plus tard. Grégoire l'évoquerait dans ces vers du P. 2, 1, Il qui
sinon ne constituent qu'une annonce redondante de sa désertion des assemblées: «Il arrive donc I ce
qui arriva au célèbre Lot et au patriarche Abraham: /l'un va d'un côté, l'autre à l'opposé I pour ne
pas se trouver à l'étroit dans l'étendue du domaine qu'ils avaient acquis (TI'jç KTI)oEwç) » - où
!'acquisition ou le domaine désignerait, non sans ironie, !'article en débat, ouvert à des interprétations
divergentes.
1
P. 2, 1, 11, V. 1739-1744.
2
Comme on le voit dans le P. 2, 1, 30, v. 7-10: «rien n'a jamais secoué la terre entière I que la
franchise avec laquelle la divinité de !'Esprit de Dieu était proclamée. I C'est aussi ce qui nous a valu
l'opposition de nos amis, nous le savons,/ et, Seigneur, je te voue la plus grande reconnaissance pour
cette noble infamie» (Trad. Bernardi [Saint Grégoire], p. 225-226).
3
Tl)v ÈKôrn1tav : dans le contexte, la mort en tant qu'émigration d'ici-bas.
4
P. 2, 1, 11, V. 1745-1748.

396
Le divin mandat de Constantinople

voulait pas cautionner la ratification, et de faire pression sur ses pairs. 1 Il va jusqu'à
rédiger son testament, le 31 mai 381 2 : un geste à nos yeux politique, qui accréditait la
gravité de son état et signifiait clairement que, considérant avant toute chose son salut,
il ne se prêterait pas à des accommodements doctrinaux contraires à sa foi3 , mais qui,
loin d'attester sa lassitude, montrerait plutôt qu'il entendait terminer ses jours comme
évêque de Constantinople4 • On tenta de le ramener à de meilleures dispositions5 , mais
il ne céda point, au contraire: donnant un début d'exécution à ses menaces de
démission, il déménagea du palais épiscopal, désertant de fait son église en même
temps que sa présidence6 . Ce geste ne constituait pas cependant une démission
définitive ; il amplifiait simplement la pression sur le synode, le privant de direction
tout en mobilisant la clientèle du Théologien :
« Mais quelles ne furent pas alors les lamentations de mes partisans
surtout des petites gens, pour ne pas dire de tous -
( .. )Respecte tes propres labeurs, par lesquels tu t'es épuisé;
ce qui te reste de souffle, offre-le à nous et à Dieu.
Que cette église conduise ton cortège funèbre.
Cela me brisa presque, mais pourtant je tins bon. ,,7
Peut-être Grégoire attendait-il le renfort des Occidentaux pour reprendre ses
fonctions. Car s'il les dit« soudain appelés à la rescousse/ pour contribuer en quelque
chose au projet de la paix», on peut supposer, puisqu'il veillait auparavant à se les
concilier dans la question d'Antioche, que leur participation au synode était prévue de
longue date. Malgré les mauvaises manières de Pierre dans l'affaire Maxime, il
considérait peut-être que, celles-ci appartenant désormais au passé, son appui au
maintien de Paulin lui vaudrait en retour celui des Occidentaux en matière de dogme.
Mais lorsque arrivent les évêques d'Égypte et de Macédoine, sa situation ne fait au
contraire qu'empirer: non contents de se ranger eux-aussi aux souhaits de consensus
doctrinal de l'empereur, mal accueillis, en raison d'un antagonisme séculaire, par leurs
confrères orientaux, ils contestent l'investiture de Grégoire par ceux-ci et, ipso facto,
la légitimité de sa présidence. Théodose ne nous semble pas étranger à la manœuvre
puisque la présidence de Grégoire, par son entêtement doctrinal et du fait de l'hostilité
de Pierre et Damase, constituait le seul obstacle à l'unité dogmatique programmée.
C'est d'ailleurs l'empereur qui avait convoqué les évêques égyptiens et macédoniens:
soit, initialement, pour conférer au synode une portée œcuménique8 , soit pour le tirer
de l'enlisement et lancer contre Grégoire une procédure canonique dont les Orientaux,
trop heureux de voir un des leurs sur le trône épiscopal de Constantinople, n'auraient
1
Basile, nous apprend Grégoire, Lettres, XL, 2, p. 49, feignit ainsi d'être au plus mal pour obtenir
son intervention dans sa campagne électorale pour le siège de Césarée. Brown [Pouvoir et
persuasion], p. 42, donne d'autres exemples de maladies diplomatiques : Basile y recourut de nouveau
pour se protéger du gouverneur, comme Ambroise pour ne pas avoir à accueillir Théodose à Milan
après le massacre de Thessalonique.
2
Sur son authenticité et sa datation, Beaucamp [Le testament], p. 77-84.
3
On remarque en tout cas que ce testament (95-97, Trad. Beaucamp, ibid., p. 39) fait du «nom du
Père et du Fils et du Saint-Esprit », Dieu ou la divinité, le gardien de ses dernières volontés.
4
Beaucamp [Le testament], p. 80-81 ; contra Bernardi [Saint Grégoire], p. 199-200, 214, 216, 227-
228.
5
P. 2, 1, 11, v. 1766 s., cités supra, p. 392.
6
Ibid., v. 1777-1780 cités supra, p. 392.
7
Ibid., V. 1781-1796.
8
Tel est l'avis de Bernardi [Saint Grégoire], p. 215, qui parle de retard à propos de leur arrivée.
L'hypothèse qui suit est soutenue par Lukinovich [Le dit de sa vie], n. 226, p. 354-355.

397
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

pas pris l'initiative. Que celle-ci ait eu ou non des chances d'aboutir, la menace d'une
telle infamie, sans précédent en ce qui concerne un président de synode, pouvait le
pousser à composer, à moins qu'il ne préférât démissionner- ce qu'il fit en définitive.
Ce geste ne semble cependant pas être allé de soi pour des évêques trop attachés à
leur trônes - quoique l' Arien Démophile en ait donné l'exemple peu auparavant :
«Alors, quand ils pensèrent opportun d'entreprendre ce qu'ils avaient annoncé,
j'arrachais mes liens et me saisis avec joie de ce prétexte
(. .. )C'était le moment pour moi ; et me présentant devant eux
je dis( ... ) :
ce qui me concerne n'est que secondaire ;
(.. ) quant à vous, élevez vos esprits jusqu'à des réalités plus hautes.
Forgez l'unité, unissez-vous enfin!
(... )Et moi, je vais être le prophète Jonas.
Je me sacrifie en sauveur du navire
quoique innocent de la tempête 1•
Prenez et jetez moi comme le son en a décidé.
Une baleine hospitalière va m'arracher aux abysses
(... )Que lieu du large 2
s'appelle ce lieu: Voilà ma gloire.
C'est que vous vous arrêtiez à moi qui serait mon déshonneur.
Je vous donne pour loi de ne pas combattre pour des trônes.
Ainsi parlais-je; ils furent en grand désarroi(. .. ) » 3 .
Peut-être espérait-il ainsi couper l'herbe sous le pied de ses détracteurs et les dissuader
par cet éclat d'intenter son procès canonique ; plus probablement, suffisamment
informé et lucide, préférait-il à l'infamie d'une telle accusation publique une sortie en
beauté qui lui évitait également d'avoir à souscrire à une formule de foi dont il avait
combattu l'insuffisance. De fait, il ne se plaindra pas tant de ce que le concile ait
accepté sa démission, mais qu'il l'ait fait avec empressement, sans égard pour les
services rendus et les épreuves endurées durant ces années où il avait assumé seul la
direction de l'Église nicéenne de la capitale et la défense de sa foi:
«Je n'ai pas le loisir de percer à jour des manigances
moi qui pratique la simplicité du cœur
(... )Pourtant je sais cela: on a dépassé la mesure
en me faisant l'honneur de consentir anssitôt et volontiers.
Ainsi la patrie récompense+elle ses amis. » 4
Les premiers vers cités ici permettent de penser, vu la suite, qu'on espérait bien
pousser Grégoire à ce geste, à moins peut-être qu'il ne rallie la majorité ; il n'y eut
d'ailleurs pas de contestation à l'égard des autres évêques orientaux transférés. Quant
à Théodose, il ne fit, on s'en doute, aucune difficulté à entériner cette démission
lorsque Grégoire vint la lui présenter, quoiqu'en dise le De vita sua:
« L'empereur applandit devant tous mes paroles,
les autres applaudirent aussi, j'obtiens cette faveur,
certes avec peine, comme ils le racontent, mais je !'obtiens quand même. » 5

1
Cf. Jonas 1 et 2. Même référence à propos de sa démission ou de la retraite qui s'ensuivit: Lettres,
CXXXV, 4; P. 2, 1, 12, v. 145-153 -textes cités et commentés infra, p. 402; P. 2, 1, 19, v. 83-84.
2
Cf. Gen. 26, 22: nom qu'Isaac donna au puits que Dieu lui permit de <..Teuser sans plus avoir à
dispnter !'eau à d'autres.
3
P. 2, 1, 11, V. 1826-1856.
4
Ibid., V. 1865-1870.
5
P. 2, 1, 11, v. 1902-1904.

398
Le divin mandat de Constantinople

L'empereur tirera même profit de la vacance du siège de Constantinople pour y


installer Nectaire de Tarse, le praetor urbanus de la capitale, dont la présidence allait
conduire fermement le concile aux conclusions souhaitées par le pouvoir : un homme
à lui, un laïc pas même baptisé dont l'investiture contrevenait donc au deuxième canon
de Nicée ! C'est peut-être à cela que Grégoire fait allusion, lorsque, évoquant sa peine
à quitter ses fidèles, il ajoute :
« ... ces gens et Dieu savent
s'il n'y avait pas quelque chose de caché en plus de ce qui était public.
Le naufrage des navires vient aussi des récifs, pièges des profondeurs. » 1
On ne peut assurer que l'opération ait fait partie d'un plan d'ensemble qui aurait
présidé à l'opération menée contre le Nazianzène, mais elle montre en tout cas à quel
point ce concile, dès lors si rondement mené, fut la chose de l'empereur et obéit bien
plus à des considérations politiques qu'à des motivations doctrinales.

Nous pouvons maintenant clore la question qui concerne au premier chef notre
sujet dans toute cette affaire, le rapport de Grégoire aux affaires ecclésiastiques. Peut-
on croire qu'il n'accepta le trône épiscopal de Constantinople qu'à contrecœur, pour
venir au secours de l'orthodoxie sans rien attendre en retour, et fut trop content de
pouvoir l'abandonner, avec la présidence du synode, pour mener la vie contemplative?
Malgré ses protestations répétées en ce sens, les indications factuelles en sens contraire
abondent dans son grand poème autobiographique. On a vu avec quelle pugnacité il
s'accrocha à son poste et fit face au "putsch" de Maxime; comment, s'il se fit prier
pour occuper la chaire épiscopale des Saints Apôtres sans en avoir reçu l'investiture
canonique, il céda bien vite à cette innovation qu'il légitime en tant qu'élection
populaire et divine et comme juste récompense de ses labeurs par un empereur
orthodoxe. Ses protestations envers son investiture régulière par le concile, simple
formalité prévue par Théodose, furent de même de pure forme, quoi qu'il en di~e:
« Ils m'installèrent sur !'auguste trône
criant et gémissant, même si pour cette seule raison
je finis par céder : que mon discours en témoigne !
De quoi s'agit-il? Car on ne doit pas cacher la vérité.
Je croyais, suivant les vaines illusions de mon cœur,
(. .. ) que si j'obtenais !'autorité de ce trône
- car l'apparence aussi exerce une grande influence -,
comme un choreute entre deux chœurs
les assemble tous deux autour de lui,
les uns d'un côté, les autres de l'autre, selon la règle du chœur2
ramener à l'unité ceux qui étaient méchamment divisés. ,, 3
Le Nazianzène se justifie ici d'avoir accepté cette investiture dans le seul but de
mettre fin à la dispute d'Antioche', et confirme par la même occasion que celle-ci

1
Ibid., V. 1860-1864.
2
L'accent est ici mis sur la dimension dansée des chœurs, et c'est en chef des chœurs que Grégoire
s'imagine. On se souviendra que Platon, Phèdre, 252 d, désigne comme choreute d'un dieu son
serviteur; mais aussi des danses sacrées d'Israël et de David: 2 Samuel, 6, 5 et 14-16. Notons enfin
qu'Origène (cf. Hari [Origène], p. 307, n. 5 et p. 330-331, n. 91) donnait au Christ maître de doctrine
les titres de xopoc:n;O.u1ç et xop11yôç.
3
P. 2, 1, 11, v. 1525-1538. Il prétendra de même avoir accepté sa nomination à contrecœur lorsqu'il
offrira sa démission au concile (v. 1849) puis la présentera à Théodose (v. 1890 et 1901).

399
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

devait faire de lui, avant même la mort de Mélèce, en sa qualité d'hôte, le président du
concile. C'est dire qu'il acceptait de plein gré cette fonction particulièrement
honorifique, pour laquelle l'empereur le pressentait certainement. Mais il s'emploie à
justifier cette acceptation par le souci de la paix et de l'unité de l'Église, à l'exclusion
de toute ambition personnelle2 , conformément au modèle du philosophe-évêque dont il
se réclame tout au long de son autobiographie. C'est d'ailleurs son impuissance à faire
accepter le compromis soutenu par l'empereur dans la question d'Antioche qui le
conduit une première fois à menacer le synode, alors composé des seuls Orientaux, de
sa démission. S'il évoque alors une vie sans trône et sans honneur3 , l'expression
KaKffiv Èpriµta désigne là la délivrance de ses maux - ceux d'une présidence
malmenée autant voire plus que le danger pour son salut d'une profession de foi
compromettante - ou celle des méchants qui ont cherché à l'abattre, avant de se
référer à la solitude contemplative.
Par contre, lorsqu'il raconte comment il soumit formellement sa démission au
concile, son aspiration à la solitude s'exprime sans aucune ambiguïté:
«Quant à moi, jusque-là, comme un cheval captif,
quoique brisé par mes malheurs et ma maladie,
je n'avais cessé intérieurement de ruer
et de hennir contre la puissance des entraves
aspirant aux: pâturages et à ma solitude.
Alors, quand ils tentèrent d'entreprendre ce qu'ils avaient annoncé
J'arrachais mes liens et de ce prétexte joyeusement
- Je ne pourrais jamais en convaincre les ambitieux:,
c'est certain, mais c'est la vérité - je m'emparais. »4
Et de même dans le discours d'adieu fictif où il livre une version littéraire de son offre
de démission :
« donnez-moi la solitude, la campagne, ainsi que ce Dieu qui sera le seul à prendre plaisir à
notre rusticité. » 5
Si ce sentiment a quelque accent de sincérité, c'est parce que Grégoire, en butte aux
turbulences et aux intrigues de la politique ecclésiastique, président impuissant devant
l'omnipotence d'un pouvoir impérial prêt à le sacrifier sur l'autel de la raison d'État,
abandonné par ses amis, pouvait à juste titre être dégoûté des affaires et avoir hâte
d'en finir avec cette situation aussi déprimante qu'humiliante. Cependant, il s'agit d'un
propos de circonstance avant tout, une justification post hoc conforme à la posture
philosophique qu'il avait adoptée - une posture qui l'élevait au-dessus des
opportunistes et des intrigants de tout poil qu'il vitupérera à loisir dans le Sur les
eveques. Il n'exprime pas une répugnance personnelle pour des charges
ecclésiastiques, avec lesquelles il renouera un temps à Nazianze, mais sert, ici aussi, à
le créditer, envers le pouvoir et des honneurs liés à ces charges, du désintéressement
de l"'étranger au monde" qui ne cherche qu'à servir la vraie foi. Ces deux explications
a posteriori de sa démission font d'ailleurs songer à celles de Cicéron qui, ayant lâché
1
Ce que confirme la suite, v. 1563-1565 : «car il n'y a rien qui les retienne dans leur division/ non
pas à cause de la piété/ (cela, c'est la colère qui l'invente/ cette menteuse née), mais à cause de la
dispute des trônes. »
2
Dans la version a posteriori qu'il donnera de son offre de démission, D. 42, 19-20, il réfute
explicitement tout intérêt personnel, pour réclamer comme salaire de ses peines de pouvoir s'en
reposer, d'être remplacé sur le trône épiscopal de Constantinople.
3
P. 2, 1, Il, v. 1671-1673. Cf. supra, p. 390-391 et p. 391, n. 1.
4
Ibid., V. 1818-1822.
5
D. 42, 24, 15-16.

400
Le divin mandat de Constantinople

pied devant César et Clodius, et accepté, mais avec les honneurs, de résilier son
consulat pour se retirer à Formies 1 écrit tantôt avoir choisi la vie contemplative, tantôt
2
avoir si peu de courage qu'il préfère la tyrannie avec le repos à la lutte. On pense
encore à Sénèque, dont les conclusions favorables à la vie contemplative dans le De
otio sont tranchées par un argument qui reflète avant tout sa disgrâce, à savoir
3
qu'aucun des États existants ne saurait supporter ou être supporté par le sage.
Ses détracteurs, on le voit, n'ont pas manqué de mettre en doute son absence
d'ambition et son pur dévouement, autant que la spontanéité de sa démission. Ce fut
pas tout à fait à tort. Après tout, Grégoire, qui ne s'était pas lancé dans l'aventure de
Constantinople sans en espérer quelque juste récompense, a bien su s'assurer un temps
en retour les faveurs de Théodose, qui congédia Maxime, pourtant instrumenté par le
puissant évêque d'Alexandrie, et qui aura au moins quelques égards pour lui après sa
4
démission. On remarquera même, avec M. Simonetti , que Théodose le poussa sur le
trône en étant au fait de l'inimitié de Pierre et de Damase à son endroit et que l'édit
qu'il publia peu après abandonne la référence à leur autorité en matière d'orthodoxie
pour se référer uniquement à Nicée ; mais encore, que cet édit professe l' o'Ùata
indivise de la Trinité et la divinité de l'Esprit. À cette date, le Nazianzène bénéficie
donc d'une audience certaine auprès de l'empereur, comme on le voit aussi au fait
qu'il se permet de lui conseiller une révision du droit familial.
Ses ambitions ne font pas pour autant de lui un pur arriviste et si, secondant
d'abord la volonté impériale dans sa politique de ralliement à l'égard des ariens puis
dans ses fonctions de président du synode, il joue bien de toutes les ruses politiques et
se montre plus lucide que naïf, c'est selon une partition particulière: celle de cet
homme politique d'exception qu'est le philosophe providentiel et inspiré -
pneumatophore autant que pneumatophile en l'occurrence. Les contraintes éthiques
qu'elle impose, dont la plus essentielle concerne ici la fonction prophétique qui lui
interdisait de se montrer trop accommodant sur le chapitre de l'Esprit, l'auront
finalement conduit à la perte de son trône. Mais, contrairement à ce que laisse
entendre le De vita sua et aux thèses de A.-M. Ritter et J. Bemardi, ce ne sont pas
non plus ses réserves sur le troisième article qui l'ont conduit à ce geste, mais bien
l'accusation de transfert. Le Sur les évêques5 le montre bien, qui, même s'il souligne
qu'il consentit à sa démission, la présente non pas comme sacrifice spontané pour
l'unité de l'Église ou refus de compromettre sa foi, mais clairement comme éviction
par ses confrères qui« lièrent aussi la langue à plus éloquent qu'eux par une loi» 6 -
allusion transparente au quinzième canon de Nicée qu'on agita contre son transfert 7 •
Ce ne fut pas sans regret qu'il abandonna son trône, mais non plus sans la
consolation d'avoir contribué à l'établissement d'un symbole à la faveur duquel il allait
pouvoir continuer à s'illustrer comme théologien. Son séjour à Constantinople l'avait
d'ailleurs fait connaître dans tout l'Empire et, malgré son caractère éphémère, la

1
Retraite assez brève (58 - juillet 59) d'ailleurs. Cf. Plutarque, Vie de Cicéron, XXXVIII-XLN.
2
Cicéron, Lettres, II, resp. 16 et 10. Cf. Joly [Le thème des genres de vie], p. 158.
3
Sénèque, De otio, VIII. Cf. Joly [Le thème des genres de vie], p. 169. On a une idée proche aux vers
1760-1762 du P. 2, 1, 11, sur les impudents qui traitent de« novateur» le prudent, de même que P. 2,
1, 12, v. 546: «Car un homme bien pensant est un fardeau pour les méchants».
4
Simonetti [La crisi ariana], p. 453.
5
P. 2, 1, 12, v. 136-153 (v. 145-150 cités supra, p. 197).
6
Jbid., V. 349-350.
7
Allusion que Meier [Über die Bishéiffe], comm. ad locum, p. 111, interprète comme nous.

401
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

splendeur terrestre de son élévation comme évêque de la capitale et président du


synode constituait une revanche inespérée sur l'obscurité de ses années
cappadociennes. À cela, le coup d'éclat de son retrait ne faisait qu'ajouter le point
d'orgue d'une carrière véritablement philosophique. Au contraire, la prolongation de
ses fonctions comme évêque de Constantinople aurait pu lui sembler bien ordinaire.
Car, contrairement au portrait qu'on a généralement fait de lui, son caractère, et son
idéal philosophique lui-même, en font un ennemi de la routine qui n'aime rien tant que
les défis, les polémiques et les situations difficiles, qu'il semble d'ailleurs s'être ingénié
à se créer. Ainsi, quoiqu'il ait peut-être espéré désarmer ses adversaires et s'éviter
l'infamie d'une sanction canonique programmée en agitant sa démission, le plus
probable est qu'il ait voulu sauver la face, c'est-à-dire son aura philosophique. On peut
même imaginer que cette posture de victime consentante si proche de l'attitude
sacerdotale du Christ n'allait pas sans une certaine délectation, d'autant qu'il désignait
du même coup ceux qui le menaient au sacrifice comme aussi injustes qu'indignes. De
ce point de vue, son identification, dans les vers du De vita sua transcrivant son offre
de démission 1 , au prophète Jonas jeté par dessus bord est doublement significative. En
premier lieu, parce que les Évangiles font du sacrifice du prophète de Ninive la
préfiguration de celui du Sauveur en voyant le séjour de Jonas dans le ventre de la
baleine comme la figure de celui du Christ au tombeau. 2 Ensuite, parce que, se disant
innocent de la tempête, alors que celle que Yahvé suscita contre le navire où se
trouvait Jonas visait bien ce dernier, qui essayait de se soustraire à sa mission
prophétique, il rejette la faute sur les évêques, implicitement assimilés à un équipage
d'infidèles - sans compter l'allusion par proximité à l'impiété du Roi de Ninive et de
ses sujets. C'est ce qu'exprime, avec allusion à l'histoire de Jonas, le Sur les évêques:
« ils me congédièrent au loin avec joie, ces chers amis,
comme un balast d'un navire surchargé
me jetant par dessus bord; car l'homme de bon sens est un fardeau pour les méchants.
Et ils vont maintenant lever les mains vers Dieu comme des innocents,
présenter des sacrifices purificateurs
et purifier le peuple par des discours mystiques,
eux qui m'ont congédié par malignité,
mais non contre mon gré. Car ce serait une grande honte
d'être un de ces trafiquants de la foi. »3

1
P. 2, 1, 11, v. 1838-1843, cités supra, p. 398.
2
Mt. 12, 40. On a vu que, dans le second Discours, la comparaison avec Jonas vise un autre fait
associé à cette interprétation typologique, la retraite comme mort au monde: une évocation qui n'est
pas non plus absente ici, d'autant que le vers 1842 nomme abysses, comme cela était dit au vers 1779,
cette Église de perdition des mauvais évêques.
3
P. 2, 1, 12, V. 145-153.

402
CHAPITRE X

LES DERNIÈRES ANNÉES : LE SCEAU D'UNE VIE

En froid avec ses amis pneumatophiles - parmi lesquels des évêques aussi proches
de lui que Grégoire de Nysse et son cousin Amphiloque d'Iconium -, qui ne l'avaient
pas soutenu dans son intransigeance sur le troisième article, Grégoire avait vu sa
démission entérinée sans même qu'on ait la décence de faire mine de le retenir. Il avait
évité l'infamie d'un procès canonique, mais non l'opprobre d'une accusation
qu'accréditait plutôt l'accueil fait à son offre de démission, donnée par ses ennemis
pour simple manœuvre. L'issue du concile était désormais jouée d'avance dans les
seules mains de Théodose, et il n'était pas question pour notre Théologien, amer et
humilié, d'affronter les regards triomphants ou gênés de ses collègues; ni de ratifier un
kérygme auquel son opposition fournissait le motif le plus noble de son échec comme
président du concile et d'une démission forcée qu'il érigeait en sacrifice pour l'unité de
l'Église. Il ne lui restait qu'à faire ses bagages et à chercher loin de ses confrères
l'apaisement de ses rancœurs et de son amour-propre.
Dans ces conditions, les spéculations de J. Bemardi 1 sur les raisons de son retour à
Nazianze nous semblent d'autant plus oiseuses: «On s'étonnera peut-être, de voir cet
homme, assoiffé de longue date de solitude et de contemplation, et maintenant brisé
par l'échec, retourner à Nazianze dans la maison familiale plutôt que de s'ensevelir
comme quelques années auparavant dans quelque monastère ou dans la solitude totale.
Je cherche pour y habiter un lieu qui soit vide de méchants, écrit-il à la fin de son
grand poème autobiographique. À supposer que Grégoire ait pensé trouver refuge
auprès d'un groupe de moines, il n'est pas évident qu'il ait pu le faire aisément. À
toute époque, un évêque constitue une personnalité encombrante pour une
communauté. Mais que dire de l'évêque démissionnaire su second siège de la
chrétienté ? Il y aura plus tard à Constantinople de grands monastères qui seront
parfaitement à l'aise dans ce rôle de refuge; il n'en était rien au IVe siècle dans le pays
cappadocien. »D'abord, il est clair que nous n'adhérons pas aux attendus qui justifient
la question. Ensuite, il nous paraît que, en revenant au pays pour y finir sa vie et en se
retirant sur ses terres, Grégoire ne fit qu'adopter l'attitude normale des officiels qui
résignaient leurs fonctions publiques. Où, d'ailleurs, pouvait-il espérer meilleure
consolation que dans cet environnement familier où il avait ses aises, auprès de
compatriotes fiers qu'un des leurs ait atteint une si haute dignité et qui prêteraient une
oreille complaisante et compatissante à sa geste de héros souffrant ?

1
Bemardi [Saint Grégoire], p. 229.

403
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

Nous avons déjà traité de son carême de silence, ainsi que des travaux littéraires qui
occupèrent l'essentiel des neuf années qu'il lui restait à vivre là. 1 Mais il nous faut tout
de même faire le point sur les conditions et la signification de ce qui fut une retraite au
sens sociologique du terme - Grégoire fut alors un évêque en retraite - autant qu'au
sens religieux. J. Szymusiak a cru pouvoir la mettre en perspective de la façon
suivante : «Plusieurs fois dans sa jeunesse, il tentera de se faire à cette vie sauvage,
persuadé que c'est la voie voulue de Dieu pour lui. Chaque fois, il cachera ses échecs
et son inadaptation sous l'ironie plus ou moins aimable dont il colore ses premières
lettres à Basile. À l'étrange [ !] répulsion qu'éprouvait son être profond, il opposera,
pour se tromper lui-même, des prétextes d'obligations familiales à l'égard de ses vieux
parents, ou des raisons bien futiles. Il ne comprendra sa vraie vocation à la solitude, ou
du moins sa vocation définitive à la retraite contemplative qu'une fois éprouvé par la
vie, mais il l'exprimera dans son Poème autobiographique comme s'il l'avait
découverte dès sa jeunesse. » 2 Ce propos ne manque pas d'intuition, dans la mesure où
la profession d'écrivain qu'il embrassa alors donna enfin à l'anachorèse une raison
d'être aux yeux de Grégoire: le retrait des affaires et un certain isolement, gage de
tranquillité, devenaient des conditions inhérentes d'une ascèse littéraire à la fois
inspirée par Dieu et mise à Son service. Mais cette retraite sur son domaine d' Arianze
n'avait pas grand chose à voir avec la vie "sauvage", ni même avec la solitude
farouche des ermites. Son travail littéraire supposait d'ailleurs un minimum de
commodités, et on a vu que, même lors du carême de silence auquel il se livra à son
retour au pays, il était si peu isolé que, en dépit de l'impression donnée par le poème
qu'il écrivit sur ce sujet3 , il continua de recevoir des visites et substitua la
communication écrite à la parole.
Rappelons aussi que le carême de silence qui marqua sa conversion à l'ascèse
littéraire lui permit de retrouver la sérénité que des sentiments peu philosophiques
perturbaient violemment. Ajoutons que c'était le moyen d'éviter d'avoir à répondre
aux rumeurs et à des questions embarrassantes sur les raisons de sa démission avant de
pouvoir le faire posément, dignement, et d'avoir mûri une version des événements qui
fût tout à son honneur :
« Pour ce qui est du langage, nous nous taisons, apprenant ainsi à parler à propos, et nous
nous exerçons à mater les passions. Si !'on admet cela, c'est bien ; sinon, le silence présente
encore un autre avantage : celui de ne même pas répondre aux gens. » 4
Remarquons enfin que cette retraite occupée à la méditation et au loisir littéraire,
même si le Nazianzène la présente comme renoncement à la gloire vivante de la chaire,
fut le couronnement idéal d'une vie active agitée plutôt que sa condamnation. Dans le
Sur ses calamités, Grégoire met ainsi toujours son renoncement à la solitude
contemplative, sa prédication trinitaire et son aventure de Constantinople sur le
compte de la volonté du Verbe. 5 Ce geme d'occupation était d'ailleurs d'usage pour
les hommes publics à la fin de leur carrière et de leur vie, aux officiels en retraite. Nous
songeons ici particulièrement aux conseils donnés à Paulin par Cicéron, aux vues
duquel Grégoire, s'il les christianise, se conforme très exactement, en particulier dans
son projet littéraire. Cette retraite est un repos bien mérité, l'occasion de couronner la

1
Cf. supra, p. 185-188, 197-208 et 212-213.
2
Szymusiak [Éléments de théologie], p. 49.
3
P. 2, 1, 34, V. 5-9.
4
Lettres, CVIII, t. Il, p. 5.
5
P. 2, 1, 19.

404
Les dernières années: le sceau d'une vie

vertu déployée dans les affaires par une vertu contemplative au moment où l'âme doit
plus que jamais préparer son salut ; quant au loisir méditatif et littéraire, il sera
l'occasion de faire le bilan de sa vie, élèvera opportunément l'individu à l'éternité de la
sagesse - une sagesse qu'il devra transmettre à la jeunesse pour préparer la relève.' Ce
dernier point se voit encore au soin tout particulier que le Nazianzène consacre aux
études de son neveu Nicobule.

Mais ce qui nous intéresse surtout dans cette dernière période de la vie du
Nazianzène, c'est que, en dépit de ses déboires sur la scène ecclésiastique et d'un
travail littéraire intensif, il fut loin de se désintéresser des affaires ecclésiastiques.
Lorsqu'il eut retrouvé son calme, il accepta même d'assumer quelques temps 2
l'intérim épiscopal de Nazianze. Il se fit certes prier, mais, si dégoûté qu'il ait été du
ministère après sa mésaventure constantinopolitaine, il ne pouvait accréditer l'idée
qu'il jugeait la petite Église de Nazianze indigne de lui. C'eût été donner raison à ceux
qui l'accusaient de l'avoir désertée pour cette raison et non par amour de la
tranquillité, et d'avoir abandonné sa retraite de Séleucie parce qu'alléché par le trône
de Constantinople, voire de s'être retiré dans l'espoir d'une telle opportunité. En
outre, cette vacance était d'autant plus malvenue que les apollinaristes menaçaient la
Cappadoce, où ils s'apprêtaient à tenir un synode. 3 C'est ce dont témoigne sa lettre à
Bosporios, évêque d'une localité de la seconde Cappadoce qui avait décliné l'offre du
trône de Nazianze et qui l'accusait de vouloir se défausser de ses obligations:
« Et nous faisons savoir ceci à votre Piété : nous cédons, et nous ne refuserons pas, si Dieu le
permet, de nous occuper de cette Église, dans la mesure du possible, et surtout puisque les
circonstances nous pressent, à cause de cette invasion des adversaires à laquelle on s'attend,
ainsi que tu l'écris toi-même. Nous allons mettre à la disposition de Dieu ce misérable corps,
tant qu'il y suffira et que nous aurons quelques forces, car nous ne voulons pas avoir le
fardeau de subir votre condamnation, d'entendre crier contre nous tout le clergé qui nous
accable de plaintes de toute sorte, de voir cette Église négligée et de choquer la plupart des
gens, comme si nous étions indifférents aux intérêts de l'Église ; nous ne voulons pas non
plus que vous vous fatiguiez plus longtemps à nous déshonorer. »4
Dans le Sur ses calamités5, il inscrira cet intérim dans la continuité de la fonction de
gardien de la vrai foi que le Verbe lui a confiée et insistera sur le sacrifice que cette
charge demanda à l'homme malade qu'il était. Ce fut pour lui l'occasion de renouer
avec l'éloquence de la chaire devant un auditoire familier que ses succès oratoires à
Constantinople devait rendre plus attentif. De cette période de sa prédication, on a
conservé l' Éloge de Basile ; un sermon de Pâques 383 qui, reprenant largement celui
de 380 à Constantinople, donnait aux Nazianzènes un aperçu de l'éloquence qu'il y
avait déployée; enfin, un éloge du martyr Mamas6 , dont l'opposition entre la vie
1
Cicéron, De la briéveté de la vie, XIV-XIX; cf. De senectute, 6. Tout cela correspond en effet à ce
que nous avons vu du projet littéraire qu'entreprend alors Grégoire: rédaction d'hymnes à Dieu
anticipant la vision céleste, compte-rendu de mandat et de vie, collection d'un florilège du prédicateur
et écrits sur !'épiscopat.
2
Entre la fin 382 et la fin 383, où on installa Eulalios: cf. Gallay [La vie], p. 227.
3
Cf. Gallay [Lettres] de Grégoire de Nazianze, n. 4, p. 154 et [La vie], p. 220-222.
4
Lettres, CXXXVIII, 3-4, t. 2, p. 26-27; cf. P. 2, 1, 19, v. 64-74. Le début de cette lettre: «vous
inventez outrage sur outrage, sans que je sache pourquoi, soit par inimitié à notre égard, soit par désir
de plaire à d'autres en nous déshonorant», suggère la connexion de cette affaire avec celle de
Constantinople.
5
P. 2, l, 19, V. 57-67.
6
Respectivement: D. 43, 45 et 44.

405
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

dissolue et celle des moines conduit J. Bernardi1 à conclure que Grégoire «n'hésite
pas de proposer au fêtard de se transformer en moine.» Peut-être y a-t-il du vrai, une
conversion monastique pouvant apparaître comme le plus sûr moyen de se racheter du
libertinage, mais nous voyons les choses autrement. D'abord, il faut encore rappeler
qu'il ne s'agit pas d'encratisme au sens propre, Grégoire n'exigeant une fois de plus
rien d'autre du mariage, en l'occurrence des femmes mariées, sinon qu'il n'oublie pas
les devoirs envers Dieu. Ensuite, si, en effet, tous les attributs de la vie monastique,
jusqu'à la cellule, sont évoqués, il pourrait bien s'agir de forcer la note à des fins
pédagogiques. Mais surtout, il nous semble que si Grégoire, comme le remarque
J. Bernardi2 dépeint un type de libertins qu'on ne pouvait voir que dans les grandes
villes et chez les plus fortunés, c'est qu'il songe à Constantinople. Tout en se faisant le
plaisir de rapporter à ses ouailles ses impressions de la capitale, en évoquant des
mœurs et un luxe ostentatoire dont ils n'avaient même pas l'idée, il flattait ce qu'on
peut appeler l'éternel complexe provincial: la fierté compensatoire des bonnes mœurs
et de la sagesse gestionnaire de sa bourgeoisie, qui va de pair avec l'image de la
capitale comme lieu de perdition et du ridicule de ses élites. Il songe sans doute
également à certains des prélats auxquels il avait eu à faire et à l'égard desquels il se
prévalait ainsi de sa profession monastique.
Comme le montre sa correspondance de l'époque, il reprend également son rôle de
patron local. Ainsi obtient-il du gouverneur Olympios qu'il lève une sanction dont il
avait décidé pour punir Nazianze de s'être rebellée. 3 Il intervient, à sa requête, en tant
que rapporteur dans une affaire de divorce; ainsi qu'en faveur de proches dans
diverses affaires civiles ou ecclésiastiques. 4 Enfin, s'il est décidé à ne pas participer aux
conciles auxquels il est convoqué, au motif qu'il n'a «jamais vu aucun concile avoir
une issue heureuse et mettre fin aux maux au lieu de les augmenter »5 , il n'en reste pas
moins attentif aux affaires ecclésiastiques et s'efforce d'y exercer son influence. Ainsi,
sans qu'on sache de quelle élection il s'agit, une lettre à Théodore6 , évêque de Tyane,
nous fait savoir qu'il a réussi à faire agréer son candidat pour un siège épiscopal. Il s'y
plaint cependant amèrement du déshonneur de se voir exclu des suffrages par ses
collègues - sans doute la question de son transfert le poursuivait-elle-, ce qui montre
assez que la restauration de sa dignité le préoccupait autant que l'intérêt de l'Église.
S'il ne voulut pas paraître aux conciles de 382 et 383 à Constantinople, c'est
d'ailleurs certainement pour des raisons d'amour-propre. À lire la réponse de Grégoire
précédemment citée, visiblement inspirée par le souvenir cuisant des avanies de sa
présidence, le gouverneur Olympios, qui avait été chargé de lui transmettre l'invitation
impériale, devait certainement le comprendre. Il devait encore mieux savoir que la
maladie prétextée était le motif officiel qu'il devait transmettre à l'empereur:
«Voici quelles sont mes dispositions, s'il faut t'écrire la vérité: fuir toute assemblée
d'évêques, car je n'ai vu aucun concile avoir vu une issue heureuse et mettre fin aux maux au

1
Bemardi [La prédication], p. 252-253, sur le compte-rendu et les extraits duquel nous nous
fondons ; [Saint Grégoire], p. 234.
2
Bemardi [Saint Grégoire], p. 234.
3
Lettres, CXLI, t. II, p. 30-31. Ce sont en tout treize lettres qu'il lui adressera durant cette période, en
tant que son interlocuteur naturel à Nazianze, protecteur de la cité et de ses proches. Cf. Bemardi
[Saint Grégoire], p. 250.
4
Gallay [La vie], p. 223-224.
5
Lettres, CXXX, t. 2, p. 19-20. Cf. P. 1, 1, 17, v. 91-94.
6
Lettres, CXXXIX, t. 2, p. 27-28.

406
Les dernières années: le sceau d'une vie

lieu de les augmenter. Ce ne sont que chicanes et des rivalités d'influence (ne me prends pas
pour un esprit chagrin si j'écris de la sorte) qui dépassent ce qu'on peut dire ; et l'on se ferait
plus vite accuser de perversité en reprenant les autres qu'on ne les corrigerait de la leur.
Voilà pourquoi je me suis replié sur moi-même et j'ai pensé que l'unique sécurité de l'âme
est la tranquillité. D'ailleurs en ce moment j'ai la maladie comme protectrice de ma
décision : je suis continuellement près de rendre le dernier soupir et je ne puis disposer de
moi-même pour quoi que ce soit. Par conséquent, que ta Magnanimité nous excuse et que le
très pieux empereur soit convaincu par toi de ne pas nous faire reproche d'indolence, mais de
pardonner à notre mauvaise santé: c'est à cause d'elle, il le sait, qu'il nous a permis de nous
retirer, quand nous le lui avons demandé pour toute faveur. » 1
Une lettre à Théodore de Tyane, qui l'a invité à un synode, use de moins de fards:
« Tu nous appelles ? Nous nous hâtons ; mais nous nous hâtons d'aller te trouver seul à seul.
Car synodes et assemblées, nous les saluons de loin, depuis que nous avons éprouvé
d'innombrables désagréments, et c'est là un terme modéré. » 2
Il n'officiera pas plus d'une année à Nazianze - le temps que la menace apollinariste
soit écartée - et, ayant obtenu l'agrément du successeur qu'il s'était choisi, Eulalios,
se retira, avant juin 3833 , pour réaliser ses projets littéraires. Même alors cependant, il
continue de suivre et de tâcher d'influencer les débats conciliaires, comme on le voit
par exemple dans une lettre au préfet du prétoire Posturnianos 4 suggèrant à ce dernier
d'user de ses pouvoirs de police pour peser sur le synode de Constantinople de 383 :
«Si quelqu'un trouve indiscret de ma part qu'après m'être retiré des affaires je n'en aie pas
abandonné le souci, toi du moins tu n'en n'es pas surpris. Nous avons cédé les trônes et la
morgue à qui en voulait, nous n'avons pas pour autant renoncé à la piété; bien plus, nous
sommes maintenant plus dignes d'être écoutés (... ) car nous ne servons pas un intérêt
personnel, mais le bien commun. ,, 5
En outre, il rédigea alors, sous forme de Lettres théologiques destinées à être
publiées par leurs destinataires, une réfutation magistrale de l' apollinarisme sur la base
doctrinale desquelles le concile de Chalcédoine établira définitivement l'orthodoxie
théologique ; et il peaufinera, afin de les publier, des Discours théologiques, dont le
dernier défendra vigoureusement la consubstantialité de l'Esprit.

En tout cela, il a vécu son retrait des affaires et sa vieillesse selon l'idéal stoicien
tardif du philosophe public. 6 D'abord en ce qu'il s'est montré soucieux de conserver
dans l'adversité une dignité que son échec de Constantinople et les médisances
mettaient à mal. Ensuite, parce qu'il a mis à profit cette retraite, vécue selon l'usage
sur ses terres, dans sa patrie, pour pratiquer l' otium cum dignitate des hommes de
culture, qu'il a assimilé à la vie monastique. Enfin, parce qu'il a obéi au souci de
1
Lettres, CXXX, t. 2, p. 19-20.
2
Lettres, CXXIV, t. 2, p. 14.
3
Gallay [Lettres], t. 2, n. 1, p. 26 et [La vie], p. 219-222 et 226-228.
4
Lettres, 173, t. 2, p. 62-63.
5
Ibid., 7, p. 63.
6
Cf. supra, p. 400-401.

407
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

toujours servir l'intérêt public, dans quelque position que l'on se trouve, et même
lorsqu'on s'est retiré des affaires 1 ; non seulement pour ce qui concerne le présent,
mais aussi en vue de l'avenir. Son œuvre littéraire elle-même, malgré la solitude
relative nécessaire à son travail d'écrivain et l'anticipation de la mort qu'elle implique,
témoigne d'ailleurs encore de sa conception sociale de l'homme: il institue à travers
elle un lien avec les générations futures.

1
Cf. par ex. Cicéron, Traité des devoirs 1, XXXIV, 123-124 et XLIII; De senectute, 5; Sénèque,
Tranquillité de l'âme, III, 2-V; Épictète, XXIV.

408
CONCLUSIONS DE LA TROISIÈME PARTIE

Au lieu d'opposer chez Grégoire, au mépris de sa doctrine la plus explicite,


vocation contemplative et amour de la parole, retraite désirée et fonctions sacerdotales
effectives, nous croyons mettre en cohérence sa pensée et ses choix effectifs sur une
ligne directrice étrangement sous estimée : sa vocation magistrale, sur le modèle du
1
Christ-Pédagogue. Elle apparaît bien chez Th. Camelot et J. Bemardi , mais ils
opposent la vie philosophique, identifiée à la solitude contemplative, à la vie active
dans le monde qu'implique le magistère de la parole. Pourtant, une telle opposition ne
correspond pas à la vie philosophique parfaite selon Grégoire, qui associe les deux :
selon l'idéal de son temps, il veut être philosophe - un philosophe chrétien, un
"moine" -, mais un maître de philosophie, et donc un orateur. Sa vocation, aussi
précoce que profonde, contrairement à ce que l'insistance apologétique mise sur son
amour de la solitude a pu faire croire, est donc celle du philosophe actif et, quoiqu'il
en dise, il n'échappe pas aux ambitions naturelles que pouvait nourrir, dans cet empire
romain ouverts aux talents, un jeune aristocrate doué pour la parole, ce pouvoir par
excellence.
Ainsi, à l'issue de ses études athéniennes, il brûle de se faire un nom dans la carrière
rhétorique et d'être, comme Prohairesios, un des champions de la culture chrétienne
dans un domaine encore dominé par les maîtres paiens. Conformément à l'usage de
!'époque, qui ne sépare pas la :rcatlkumç de la philosophie, elle-même entendue
comme pratique, ascèse, et pas seulement comme art du commentaire et de la
dialectique, il veut alors former ainsi, sinon d'authentiques philosophes chrétiens, du
moins une élite teintée de philosophie chrétienne. Une telle carrière lui eût permis de
voler de ses propres ailes loin de la tutelle paternelle et de l'horizon limité de sa
province natale pour devenir une des gloires de l'Empire. Rehaussée par sa profession
"monastique", elle lui permettait également d'ambitionner une chaire épiscopale plus
en vue que celle de Nazianze où Grégoire!' Ancien souhaitait le voir lui succéder. Les
plans cénobitiques qu'il échafaude avec Basile durant leurs années athéniennes et
qu'esquisse la confrérie estudiantine chrétienne alors réunie autour d'eux ne sont
qu'une version secondaire de cette vocation magistrale. Les essais de vie
anachorétiques qu'il fit après son baptême ne semblent pas avoir été très concluants et
furent tout au plus des retraites occasionnelles au sein d'une vie sociale normale.
Quant à sa collaboration à la fondation de la communauté basilienne - une école
philosophique chrétienne, avec sa discipline spécifique à l'écart de la ville-, elle fut
surtout un dérivatif à ses ambitions universitaires déçues. Ce fut aussi une façon de
respirer à nouveau, plus que !'air du désert, une atmosphère de camaraderie
1
Camelot [Amour des lettres], p. 23-33; Bernardi [SC 247], p. 36 et [Saint Grégoire], p. 342.

409
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu

intellectuelle à mille lieues des contraintes de la vie familiale et domaniale et de ses


obligations de jeune notable. Mais cette vie monastique, à laquelle il n'aspirait que
pour se livrer tranquillement au loisir studieux du philosophe lettré et dans laquelle il
s'attardera d'autant moins qu'il ne pouvait y jouer qu'un second rôle, ne représentait
pas le terme de ses ambitions. Elle lui fut au contraire, en dépit de ses protestations,
une autre façon de se qualifier pour une carrière ecclésiastique dans laquelle il voyait
avant tout un magistère philosophique et un ministère de la parole. La retraite, surtout
du point de vue apologétique, a ainsi une valeur stratégique : elle lui permet de
revendiquer !"'étrangeté au monde", la familiarité d'un Dieu qu'il a fréquenté seul à
seul et les charismes théologiques et oratoires qu'il en aurait reçus. De ce point de vue,
comme nous l'avions annoncé, la pneumatophilie du Nazianzène n'a rien d'une
conviction adventice, mais lui permet de se qualifier comme pneumatophore, habité
par l'Esprit de Dieu.
Quant à ses fuites du sacerdoce, s'il en fait les témoins de sa vocation monastique,
de son absence d'ambition et de son dégoût pour les intrigues ecclésiastiques, elles
apparaissent au contraire parfaitement intégrées, comme retraites tactiques, dans la
gestion de sa carrière de philosophe actif. Le fait qu'elles interviennent après ses
consécrations est particulièrement significatif. Ce "refus préalable" souligne qu'il
n'ambitionnait pas les dignités qu'on vient de lui conférer et, tout en lui permettant de
jouir du statut institutionnel qu'elles lui offrent, le soustrait à la mainmise de ses
consécrateurs pour le mettre directement sous les ordres de l'Esprit, auquel seul il se
soumet finalement. En insistant sur le sacrifice de sa tranquillité contemplative, il fait
également des fidèles et de ses consécrateurs ses débiteurs et laisse planer la menace
de sa désertion. En mettant ses défections sur le compte des di~putes ecclésiastiques
qui ont justement motivé sa consécration - décevant ainsi cruellement les attentes de
ses consécrateurs, il se pose enfin en arbitre et faiseur de paix. Bref, ces fuites lui
permettent de s'assurer dans les rangs du clergé un statut d'homme de Dieu analogue,
surtout par son autonomie, à celui des saints ermites. 1
La première, alors qu'il vient d'être ordonné par son père, fut un geste
d'émancipation en même temps qu'une sorte de boycott assez efficace pour lui
permettre d'imposer ses compétences théologiques, diplomatiques et oratoires ; ainsi
que de faire valoir, contre le modèle épiscopal mondain et le patronage autoritaire
représenté par Grégoire l'Ancien, l'idéal ascétique, savant et doux que lui-même
incarnait. Sa désertion de Sasimes, quant à elle, lui permit de se libérer d'un évêché de
campagne ingrat auquel son affectation par Basile renforçait l'humiliation de se voir
soumis à l'autorité d'un ami qui avait mieux réussi. Encore ne put-il se tirer de ce
mauvais pas qu'en retombant sous la coupe d'un père dont la longévité exceptionnelle
et l'attachement à son trône le maintinrent dans des fonctions d'assistant jusqu'à l'âge,
avancé pour l'époque, de quarante-quatre ans. Étouffé dans l'ombre de Basile,
métropolite de la province et leader de ses moines, lassé de la routine d'un évêché de
seconde zone dont le public n'était pas à la hauteur de ses talents, il choisit peut-être
1
Mc. Lynn [A Self-Made Holy Man], p. 464-465, 467 et 474. Cet article a cependant la faiblesse,
comme Peter Brown, dont il s'inspire tout en négligeant d'ailleurs les études sur la sainteté
épiscopale, d'ignorer la tradition syrienne d'un clergé« monastique» et d'opposer trop brutalement
l'autorité de la sainteté personnelle et le statut institutionnel. On le voit en particulier lorsqu'il fait du
Nazianzène un représentant de la première et de Basile un représentant de la seconde, alors que celui-
ci a su justement se qualifier comme étranger au monde et se sanctifier par ses retraites avant de
monter sur le trône.

410
Conclusions de la troisième partie

alors de mettre un terme à sa carrière ecclésiastique en se retirant en villégiature à


Séleucie. Mais, plus probablement, il s'y est simplement mis en disponibilité et y a
trouvé le moyen de poser en ermite en attendant qu'on vienne le solliciter
officiellement pour se lancer à la conquête du trône épiscopal de Constantinople. En
tout cas, il n'y a pas meilleur démenti à sa réputation d'indécis répugnant à la vie
active que l'énergie avec laquelle, quittant sans hésiter cette retraite, il se lancera dans
l'aventure. La persévérance, l'intelligence politique et l'habileté tribunitienne dont il y
fera preuve contredisent d'autant mieux l'image traditionnelle d'un homme peu fait
pour l'action qu'il joua avec brio sur la scène politico-ecclésiastique un rôle
particulièrement contraignant et difficile : celui du philosophe. On voit encore cette
intelligence politique à l'œuvre dans sa présidence du synode: ses propositions sur la
question d'Antioche et sur le credo trinitaire, où il savait ne pas pouvoir obtenir plus
qu'une affirmation plus ou moins directe, mais claire, de la divinité de !'Esprit,
formaient un package très raisonnable. S'il n'obtint pas le consensus des Orientaux, vit
sa nomination contestée par les Occidentaux, et Théodose le sacrifier pour imposer un
compromis théologique boiteux et son préfet du prétoire sur le trône vacant, la faute
en incombe à la médiocrité de ses collègues.
Quant à ses menaces répétées de se retirer, au cours de ces années où les regards de
toute l'Église, fussent-ils mal intentionnés, convergeaient sur sa personne et où celle-ci
s'entourait d'une aura oratoire et philosophique extraordinaire, elles n'avaient rien à
voir avec une quelconque nostalgie de la solitude: il s'agissait d'un trope politique
cohérent avec son personnage, mais dont il abusa sans duper ses pairs. Seule sa
dernière offre de démission doit sans doute être mise à part: menacé d'un procès
canonique qui mettait en cause son désintéressement philosophique, il livre là un
baroud d'honneur, avec quelque espoir qu'on le retienne ou du moins de sauver sa
réputation. Il prendra ainsi la pose de l'agneau innocent, du prophète qui se sacrifie
pour le salut de l'Église, tout en disant aspirer au repos et à une vie à l'abri des
«méchants ».
Sa retraite finale renouera avec l' otium cum dignitate normale des fins de carrière :
l'écriture. Mais, s'il prépare alors la publication de son œuvre oratoire et fait
l'apologie de sa personne et de son activité, son travail littéraire va bien au-delà de la
fonction mémoriale habituelle ; il embrasse tous les genres littéraires du temps et, en
particulier, une œuvre poétique considérable. Le Nazianzène se convertit en effet à une
nouvelle profession qu'il conçoit comme ascèse et service de Dieu: celle de l'écrivain,
de l'auteur mort au monde, qui donne à la retraite, renforcée par le silence, une
signification inédite. Ce n'est véritablement qu'à ce moment, ayant fait son deuil de
l'éloquence, que Grégoire trouve à la solitude une véritable raison d'être. Encore
avons-nous vu que, dès qu'il se fut remis de son échec de Constantinople, il accepta de
servir quelques temps d'évêque intérimaire à Nazianze, renouant ainsi avec la chaire,
et composa quelques nouveaux Discours. Par ailleurs, même s'il se tint éloigné des
conciles, il essaya de les influencer à distance, intervint dans les débats doctrinaux et
les différends ecclésiastiques. Enfin, son travail littéraire lui-même continue par une
autre voie son combat théologique, fait l'apologie de son activité et jette l'opprobre
sur ses adversaires : et, d'autre part, lègue à l'Église et à la chrétienté un trésor
doctrinal et littéraire.
La seule différence étant qu'il faut ici remplacer les affaires de l'État par celles de
l'Église, ces derniers faits incitent finalement à rapprocher son rapport personnel à la

411
Vie et personnalité: la carrière céleste d'un fils de Dieu
1
retraite contemplative avec celui d'un Cicéron ou d'un Sénèque . Comme eux, il s'y
résigne plus qu'il ne la choisit, lorsque les circonstances lui interdisent de jouer un rôle
actif digne de ses capacités dans le respect du philosophe qu'il entend être. Mais, s'il
s'honore alors d'autant plus de se tenir à l'écart d'une scène "politique" dont il
stigmatise la cruauté et la corruption et vante comme plus hautes et plus tranquilles ses
occupations intellectuelles et littéraires, il conserve tout de même le souci de se rendre
utile au bien commun et celui de sa réputation publique. Ainsi, comme chez nos
stoiCiens, l'idéal de vie mixte et l'apologie occasionnelle de la solitude contemplative
recouvrent, non seulement une solution hiérarchique où la vie active a en fait la
prééminence, mais également une préférence personnelle pour cette dernière.

1
Cela est bien montré de nos deux stoïciens par Grilli [Vita contemplativa], p. 195-222 et Joly [Le
thème des genres de vie], p. 158-169.

412
CONCLUSION

Sur un plan doctrinal, ou, si l'on veut, idéologique 1, Grégoire de Nazianze attribue
à la nature humaine une vocation sociale et culturelle inscrite, dès sa création, dans
l'économie divine. En effet, si Dieu, Être Intelligible, crée avec la matière une réalité
radicalement étrangère à Soi, la création de l'humanité institue un moyen-terme par
lequel le Principe s'affirme en même temps comme Fin dans laquelle Son autre est
promis à se résorber. C'est en l'homme, image de Dieu comme esprit mais différant de
Lui par le corps, que cette différence hiérarchique peut exister pour soi, de façon
consciente, et que s'ouvre un espace de liberté où le créé peut remonter de lui-même
vers son Principe, l'image spirituelle assimilant l'élément matériel en s'assimilant elle-
même à son Principe. Mais cela n'est possible que dans la reconnaissance de Dieu
comme Principe à respecter et comme Fin qu'on ne peut rejoindre que par un travail
sur soi. Par ailleurs, c'est par la maîtrise du corps et des passions et la culture de leur
faculté noétique qu'Adam et Ève auraient dû mériter et réaliser leur destination : la
divinisation contemplative. Le péché originel relève dans son principe du rejet de cet
effort civilisateur sur soi, de la présomption et de la précipitation spirituelle: c'est en
ce sens qu'il désobéit à la sagesse de Dieu et constitue une rébellion contre le statut de
créature, en niant sa distance ontologique d'image pourtant faite pour être comblée
grâce à sa participation au Aoyor;, - Verbe et Raison - et à l'Esprit. Il se traduit
immédiatement par la honte d'une différence sexuelle jusque-là ignorée comme
inessentielle, par laquelle l'humanité se laisse fasciner comme discriminant instaurant
une relation charnelle entre les sexes là où Adam et Ève vivaient unis dans leur relation
spirituelle à Dieu. La déchéance ontologique qui s'ensuit est une inversion de l'ordre
hiérarchique propre à la constitution du composé humain, le corps soumettant l'âme
aux passions concupiscives et l'âme soumettant l'esprit aux passions psychiques. Cette
conversion descendante se traduit, du côté physique, par la perte de la vertu unitive de
l'âme sur l'élément matériel, vouant l'homme à la dissolution, c'est à dire à la mort;
et, du côté spirituel, par le détournement de Dieu, Être pur et Principe où s'origine
l'unité du divers, ce qui compromet l'assimilation à Lui. L'histoire humaine apparaît
d'abord comme approfondissement progressif de cette dénaturation, développement
des vices et de l'impiété. Faute de comprendre l'économie de la création de
l'humanité, on serait donc tenté de fuir la société et la civilisation pour retourner à un
état de nature conçu comme relation exclusive et immédiate avec Dieu : une
conception de la philosophie chrétienne dont l'"ensauvagement" érémitique représente
1
Nous entendons par là, selon le sens objectif - non connoté - que Louis Dumont [Homo
hierarchicus], n. la, p. 15, donne à ce terme, ce qui relève d'un système normatif d'idées et de valeurs
conscientes définissant une orthodoxie et une orthopraxie.

413
Conclusion

la forme extrême, tandis que la socialité du monachisme cénobitique peut véhiculer


une subversion anarchique de l'ordre social, civil et clérical.
Or, pour Grégoire, il y a là un contresens total sur l'économie du salut et, partant,
sur la conversion philosophique chrétienne : si la chair et, singulièrement, la sexualité,
fait obstacle à la monotropie, il ne s'agit pas, pour le reste, de retourner à un état
adamique dont l'infantilisme est à l'origine du péché, ni à une solitude que la
pédagogie divine avait refusée à Adam. Au contraire, la monotropie qui définira le
"moine" relève d'une reconversion, tout intérieure, de ce qu'on pourrait appeler
l'intentionnalité: il s'agit de se détourner des fins d'ici-bas pour se tourner vers la Fin
transcendante, mais, conformément au plan divin, en reconnaissant la valeur médiatrice
ou instrumentale de la relation aux autres ainsi que du travail culturel et de ses
productions par rapport à cette fin. Ainsi, au sein d'une humanité décadente, et même
dans le paganisme, la culture du /...Oyoç toujours présent en l'homme a permis
d'introduire des institutions sociales conformes à la sagesse divine et l'apparition
d'individus d'exception se consacrant exclusivement à son étude et à son service pour
le salut de leur âme : des philosophes. Ce patrimoine social et culturel ne saurait donc
être rejeté en bloc, mais, dans la mesure où il ne la contredit pas et peut la servir,
constitue une propédeutique à la vraie philosophie, celle qui correspond à la
Révélation chrétienne. Plus généralement, les biens économiques et culturels distribués
par la providence divine ne doivent pas être rejetés : ce sont des préférables, qui ont
une valeur relative dès lors que, dans un parfait détachement, on en use pour la piété.
Ainsi, la science profane est-elle utile à l'étude des Écritures par laquelle, en dépassant
la lettre pour y puiser l'Esprit qu'elles recèlent, se forme le vrai philosophe chrétien.
Enfin, la charité commande une sociabilité dont le Verbe incarné, sorti de sa retraite
céleste pour le salut des hommes, a donné l'exemple et qu'il faut donc imiter pour se
diviniser. L'ascèse contemplative ne serait d'ailleurs pas complète sans une purification
des passions psychiques dont la nature sociale fait que l'ego ne saurait être renoncé
véritablement hors des relations avec autrui.
Le Nazianzène est donc conduit à récuser la définition du "moine" par une
anachorèse extérieure qui n'a pour lui d'autre utilité que d'assurer aux contemplatifs le
loisir et la tranquillité nécessaires à une ascèse studieuse et de favoriser la conversion
philosophique des débutants. Encore la voie contemplative exclut-elle un isolement et
un dépouillement trop grands du fait de la nécessité d'un minimum de pratique sociale
et des exigences de la recherche exégétique. La "solitude" monastique telle qu'il
l'entend renvoie avant tout au célibat et à une monotropie essentiellement intérieure
que traduit un geme de vie ascétique. L'exténuation de sa chair fait d'ailleurs
visiblement du renonçant un mort au monde, cadavre vivant d'une vie purement
spirituelle, qui peut hanter le siècle en citoyen du ciel émigré ici-bas. À côté de cette
philosophie contemplative dont l'utilité est surtout individuelle, Grégoire admet ainsi
une philosophie dans le siècle dont la monotropie active consiste dans la charité à
l'égard des profanes : c'est la philosophie de ceux qu'on appelait alors les migades. Il
voit enfin dans une vie mixte qui associe l'une et l'autre forme de philosophie et en
évite les travers la véritable perfection chrétienne. Il conteste donc la prétention du
monachisme à représenter la seule voie de salut ou, du moins, la véritable philosophie
chrétienne, et à se constituer en alternative concurrente d'une Église qui a vocation à
incarner dans le monde la vraie société spirituelle. Il estime au contraire que l'Église
doit être réformée pour remplir la fonction de véhicule universel du salut en vue de

414
Conclusion

laquelle le Verbe l'a fondée. Selon une conception ho liste, cela signifie que le salut
individuel ne peut être cherché dans un monachisme coupé de la communauté
ecclésiale ni être refusé à ceux qui mènent la "seconde vie". Le Nazianzène fonde ainsi
son ecclésiologie sur une complémentarité hiérarchique entre les simples fidèles et
l'élite des "solitaires".
Parmi ces derniers, les plus proches de Dieu ont vocation à se dévouer pour servir
de médiateurs entre Lui et les autres hommes, à imiter dans le sacerdoce la folie de la
croix, la condescendance du Sauveur, type idéal de la philosophie active chrétienne.
En effet, si le Nazianzène assimile l'ascèse contemplative à un sacerdoce du fait qu'elle
sacrifie et sanctifie l'individu en le livrant tout entier à Dieu, le ministère ecclésiastique
n'en est pas moins pour lui un sacerdoce supérieur: un sacerdoce filial dans lequel
celui qui s'est déjà divinisé lui-même risque sa propre divinité pour collaborer à la
divinisation des autres. Ce n'est pas une dignité à laquelle le philosophe aspire, mais un
service auquel il est appelé par l'Esprit et, renonçant à sa volonté propre, sacrifie le
loisir et la tranquillité de la retraite et les délices de la contemplation. Ce motif intègre,
comme signe d'une vocation sacerdotale véritable, la fuite du sacerdoce dans le topos
du "refus préalable".
Ces parfaits philosophes seront ceux qui excellent à la fois dans la pratique et dans
la contemplation, que leurs vertus et leurs charismes gnostiques et pédagogiques
qualifient pour être les maîtres des Églises, l'épiscopat étant réservé à ceux qui
disposent du charisme théologique, le plus haut charisme contemplatif. Le cursus
philosophique idéal commence donc nécessairement par une retraite studieuse qui
arrache l'âme au monde sensible, la transporte dans le monde intelligible du royaume
céleste où le philosophe peut, en devenant le familier de Dieu, recevoir des charismes
qui relèvent d'une possession par l'Esprit1. De ce point de vue, la pneumatophilie du
Nazianzène n'est pas une conviction adventice: la pleine divinité de l'Esprit sert à
donner une autorité réellement divine à ceux qu'Il habite. Mais, pour donner ce fruit,
la retraite initiale suppose des études profanes préalables : philosophiques, pour
accéder à la contemplation, percevoir l'Esprit latent dans les Écritures ; et rhétoriques,
pour être à même de conduire et d'éclairer les communautés par une parole divine. Ce
cursus intègre ainsi l'étude de la culture profane comme une propédeutique technique
et littéraire à la paideia chrétienne ; et cette dernière, selon la scolarité classique, où
les arts libéraux sont le vestibule de la philosophie, s'assimile dès lors à une pratique
philosophique spécifique - celle des "moines" - fondée sur la conformation aux
Écritures. Lieu de la conversion à la philosophie chrétienne, la retraite joue alors
également le rôle d'un sas de "décontamination" spirituelle par rapport à une culture
hellène marquée par le paganisme.
Enfin, quoique son anachorèse intérieure lui permette de préserver sa monotropie
au sein de son activité séculière, Grégoire veut que le pasteur philosophe renoue à
loccasion avec la retraite. Ce lui sera un devoir pour fuir et dénoncer les querelles et
les compromissions dans lesquelles son ministère risquerait de l'impliquer. Elle lui
permettra aussi de se ressourcer dans le calme et de trouver auprès de Dieu

1
Sur ce point, même si le Nazianzène élabore une doctrine de la synergie entre l'onction rituelle el la
qualification ascétique, nous avons observé un certain flou, qui tient au fait que, tout en tenant à la
seconde, il ne peut remettre en cause la transmission sanamentelle des charismes sacerdotaux. Une
solution consisterait à considérer que, lorsque le récipiendaire, sans être foncièrement impur, n'a pas
mené la vie philosophique avant son ordination, il lui faut alors s'y convertir pour conserver la grâce.

415
Conclusion

l'inspiration nécessaire à sa prédication et pour faire face à des circonstances difficiles :


de maîtriser, surtout si les passions le menacent, son discours intérieur.

D'un point de vue socioculturel, ces conceptions répondent à la crise de légitimité


que son installation dans l'Empire à partir de Constantin a value à une institution
ecclésiale envahie par les valeurs mondaines et les arrivistes. À cela s'ajoutait sans
doute le rejet de références culturelles hellènes introduites par les élites sociales qui
avaient investi le pouvoir ecclésiastique : rejet motivé par le soupçon d'une subversion
paienne, attisée par le souvenir et, sous le règne de Julien, la reviviscence d'un
syndrome défensif à l'égard d'un pouvoir temporel antichrétien. Jouait sans doute
enfin une dynamique de contestation sociale à l'égard d'un clergé hautain et fastueux
qui ne jouait pas le rôle protecteur que les humbles en attendaient, mais apparaissait au
contraire trop souvent au service de ses propres intérêts. Par opposition à tout cela, les
moines représentaient un pouvoir pur, exempt de tout soupçon d'ambition et de
brigue ; un pouvoir et une sagesse venus directement de Dieu, et dont la simplicité et
la douceur évangéliques parlaient au cœur des humbles aux côtés desquels il se
rangeait par sa pauvreté volontaire: celui du 6doç avÎ]p. Le monachisme, s'il n'est
pas né en réaction contre cette corruption de l'Église, en est ainsi venu à représenter,
aux yeux de nombreux laies, la seule incarnation des valeurs supramondaines et des
charismes divins. Il apparaissait même, sous ses formes communautaires, comme une
restauration de l'Église primitive dont l'éloignement favorisait l'idéalisation
nostalgique sous les traits d'une fraternité de saints héroique et enthousiaste. Bref, il
représentait pour l'Église séculière une institution non seulement indépendante, mais
concurrente et contestataire.
Comme les plus éminents chrétiens de sa génération, Grégoire entend restaurer la
légitimité de l'Église comme institution universelle de salut tout en conservant les
acquis politiques de son installation dans l'Empire et en consolidant l'assise culturelle
qu'elle a trouvée dans l'hellénisme. Ce fils d'un aristocrate de province élevé à
l'épiscopat du fait d'une position profane de patron local défend ainsi les intérêts des
classes dominantes et ses propres ambitions ecclésiastiques. La réforme de l'Église
qu'il soutient capte au profit de la hiérarchie ecclésiastique, et d'abord au sien propre,
le prestige des "étrangers au monde" que sont les moines. Il fait ainsi du "moine-
évêque", "pauvre" de profession, le patron naturel des pauvres, lui assurant une
clientèle en même temps qu'un rôle de garant de la paix sociale. Il établit enfin
d'autant mieux son autorité spirituelle sur les moines et les migades qu'il insiste sur la
vertu filiale supérieure de son sacerdoce et l'union en lui des vertus contemplatives et
actives. Comme son ami Basile, il obéit donc à ce que nous avons appelé le "tropisme
syrien" parce que cette réforme s'inspire du modèle ecclésial de Syrie-Mésopotamie,
qui réservait les fonctions liturgiques à une élite ascétique intégrée dans la
communauté. Néanmoins, Grégoire valorise l' anachorèse contemplative en tant que
rituel de dissociation du monde et d'entrée dans la cour du Très Haut: autrement dit,
comme cette fabrique de sainteté dont la carrière de Basile lui a fait voir l'efficacité, et
qui a en particulier l'intérêt d'attester l'absence d'ambitions personnelles.
Précisons tout de suite que, si nous avons insisté sur les enjeux de pouvoir qui se
jouèrent là pour le Nazianzène, comme pour les autres évêques qui obéirent à ce
syndrome, ce n'est pas pour réduire ce mouvement à un calcul purement carriériste.
Nous voyons au contraire dans ce réformisme, qui impliquait un effort certain de

416
Conclusion

sacrifices et de réforme personnels, un idéalisme sincère qui reflétait chez la plupart


leur admiration pour les nouveaux héros du christianisme : les moines ; ou, en tout cas,
pour les valeurs ascétiques qu'ils incarnaient. Il n'en est pas moins vrai que la vie
monastique n'a jamais été qu'une étape et un moyen de promotion personnelle dans
leur carrière ; et, en ce qui concerne les Pères cappadociens, selon un schéma de vie
idéal qui, en subordonnant la perfection philosophique à un bagage universitaire
coûteux, réservait le sacerdoce, et surtout l'épiscopat, à leur milieu social.

Il nous restait à réévaluer la relation personnelle de Grégoire à l'égard de la retraite


contemplative et, corrélativement, de la vie active, c'est-à-dire de la carrière
ecclésiastique ; et à réviser ainsi le portrait que ses biographes, prisonniers de la
version apologétique, voire hagiographique, qu'il a laissée de sa vie, ont dressé de lui.
L'anachorèse et l"'ensauvagement", à côté d'autres pratiques ascétiques, ont joué
un rôle essentiel dans la promotion du monachisme en raison de la dissociation du
siècle qu'elles opéraient de façon manifeste. La prise en compte de cet élément par
Grégoire, chez qui la monotropie intérieure définissant le "moine" avait la faiblesse
d'être moins évidente, explique sans doute la survalorisation rhétorique de la
thématique littéraire du désert et de la retraite. On le voit en particulier au regret, sans
doute inspiré par le contre-exemple de Basile, qu'il manifestera de ne l'avoir pas
suffisamment pratiquée pour avoir la réputation d'un philosophe, d'un renonçant.
Mais, s'il a mis en avant - ainsi que sa rusticité - ses retraites ou son désir de retraite,
c'est pour écarter les soupçons d'ambition, alors même que ses retraites effectives
obéissaient aux intérêts et aux aléas de sa carrière ecclésiastique tout en lui
garantissant l'indépendance et l'autorité toute personnelle du pneumatophore. Ce qu'il
donne pour stratégie du salut et de la perfection relève en fait de l'ordre de la tactique
carriériste. Surtout, et c'est ce qui le distingue d'un Basile ou, a fortiori, d'un Évagre,
il ne semble pas avoir jamais éprouvé pour la vie du désert un véritable enthousiasme :
s'il voit dans la nature un cadre reposant propice aux méditations de promenades
solitaires 1, il n'est pas question pour lui de s'y établir à demeure. Contrairement à
Jérôme ou à Jean Chrysostome, ce n'est pas seulement l'expérience concrète de la vie
sauvage qui l'en a détourné: consacré in utero par sa mère comme "solitaire" voué au
service exclusif de Dieu - mais non comme moine -, il ne voyait pas de véritable
nécessité personnelle à l' anachorèse. Il nourrissait même à son égard des réserves aussi
précoces que sa vocation active : une vocation oratoire qu'il voulait mettre au service
de la philosophie chrétienne. Aussi ambitionna-t-il d'abord une chaire de rhéteur à
laquelle il ne renonça que malgré lui, avant de monter sur la chaire sacerdotale sans
avoir donné suite à ses retraites occasionnelles, seul ou auprès de Basile. On peut
même supposer que, contrairement au schéma de vie idéal qu'il empruntera ensuite à
son ami, il avait eu en tête un autre cursus : celui, plus ancien et ignorant du prestige
monastique, qui faisait de la chaire de rhétorique la rampe de lancement de la carrière
ecclésiastique, comme ce fut le cas pour Cyprien de Carthage ou Synésius de
Ptolémaïs et le sera encore pour Saint Augustin. Enfin, son intérêt et son ardeur
théologiques semblent difficilement séparables de la politique ecclésiastique dont elle
est l'enjeu majeur.
Si le besoin de se sanctifier aux yeux de la postérité a accentué l'importance de la
périautologie dans l'œuvre qu'il nous a léguée, la rhétorique de la confidence joue
1
Cf. p. ex. D. 26, 8-9; P. 1, 2, 14, v. 1-11 (trad. Bemardi [Saint Grégoire], p. 315).

417
Conclusion

d'ailleurs chez lui comme substitut de l'anachorèse. En contant sa vie comme relation
à Dieu, en confiant ses états d'âme, son obsession de perfection spirituelle, le
Nazianzène s'isole paradoxalement, comme pur monotrope, à l'égard des destinataires
de ses confidences. En confiant sa nostalgie d'une intimité contemplative avec Dieu
qu'il aurait sacrifiée pour le servir en chaire, il subordonne alors clairement sa relation
de prédicateur aux fidèles qui l'écoutent à sa familiarité avec Dieu, donnant à sa
prédication le sens d'une condescendance charitable. La diatribe contribue aussi à cette
dissociation sanctifiante, les autres y figurant d'abord à titre de repoussoirs qui
rehaussent sa propre vertu. Mais dans la mesure où elle n'épargne ni les puissants ni
ses amis, sa liberté de parole lui confère surtout le caractère "sauvage" de celui qui a
renoncé aux attachements de ce monde et l'intransigeance spirituelle du saint homme
qui s'érige en juge. Elle s'intègre ainsi dans une stratégie d'indépendance et de
pouvoir, puisque nul ne pouvait se croire à l'abri de ses sentences.
C'est seulement lorsqu'il aura renoncé au ministère de la parole que l'anachorèse
vaudra pleinement pour elle-même à ses yeux comme condition de la profession
d'écrivain de Dieu: d'une ascèse proprement littéraire qui se substitua dans sa vie à
l'ascèse séculière de la parole publique. Il se consacrera alors surtout à la création
poétique, faite non pour l' actio oratoire de l'auteur en chaire, mais pour être lue par
d'autres, loin des applaudissements du public, et dans l'élaboration métrique de
laquelle il voit un moyen de maîtriser les passions. Ce fut une véritable conversion,
marquée par un carême de silence qui signifiait sa rupture avec le monde vivant de la
communication orale et sa transfiguration en auteur divin: mort-au-monde, mais
participant d'ores et déjà de l'éternité divine par les livres que Dieu lui inspire et qui
font de lui son chantre silencieux. Encore ce renoncement et cette conversion doivent-
ils beaucoup aux circonstances pénibles qui l'ont contraint à se retirer de la présidence
du concile et du trône de Constantinople, et il ne fit là que transformer en ascèse
monastique un loisir littéraire qui était alors l'occupation normale des retraités de la
vie publique, soucieux de leur postérité. D'ailleurs, s'il lui arrive de céder à l'esprit de
son temps en qualifiant la pratique solitaire de la contemplation comme la philosophie,
il ne l'a pas tant valorisée en elle-même que, plus clairement qu'aucun de ses
contemporains, pour le loisir et la tranquillité nécessaires aux études et au travail de
composition du prédicateur. Enfin, même durant son carême de silence, il ne rompt pas
toute vie sociale, utilisant l'écriture comme médium, tant avec ses contemporains
qu'avec les générations futures. Ici encore soucieux de servir la communauté
ecclésiale, il lui lègue un patrimoine littéraire chrétien et écrit des hymnes destinés au
service liturgique de l'Église de Nazianze.
Il faut donc réviser le portrait qu'on a généralement fait de lui: un contemplatif
contrarié pour ceux qui s'arrêtaient à ses apologies d'amoureux de la solitude; ou
bien, lorsqu'on a prêté l'oreille à son amour des discours, un homme déchiré entre
deux vocations contradictoires. L'idéal de vie mixte dont il se fit très tôt l'apologiste
n'est pas la justification a posteriori d'une carrière cléricale subie, non plus qu'une
doctrine ad hoc propre à résoudre un dilemme personnel. Sur ce plan personnel, c'est
plutôt sur sa vocation active qu'on doit mettre l'accent, comme l'illustre la façon dont
il entreprend la conquête du trône de Constantinople. Il n'est pas non plus cette âme
sensible et indécise, inapte pour la politique ecclésiastique, qu'on a trop souvent
décrite en se fiant à ses vitupérations contre l'arrivisme, l'intrigue et l'opportunisme de
ses confrères et à ses protestations de "simplicité". Au contraire, il a joué avec brio

418
Conclusion

dans la politique ecclésiastique une partition particulière, celle du philosophe chrétien


parfait, s'exposant au martyre dans l'arène ecclésiastique pour servir la Trinité. En
dépit d'une démission à laquelle il fut conduit sous la pression d'adversaires qui
venaient de contester la régularité canonique de son investiture, son ministère
constantinopolitain fut même couronné d'un certain succès. D'abord, sur un plan
personnel immédiat. Cet évêque méconnu, venu d'une province qui n'avait pas bonne
réputation, a su affronter l'hostilité d'une ville alors acquise aux ariens et déjouer les
intrigues de son propre camp contre sa personne, profiter de l'engagement nicéen de
l'empereur Théodose pour mener une politique de ralliement efficace et obtenir en
récompense le trône convoité de Constantinople. Cette chaire lui valut même, en
qualité d'hôte, d'exercer la présidence du concile. Ce fut aussi pour lui l'occasion de
faire connaître à tout l'Empire ses qualités philosophiques : sa constance et son
courage, ses compétences théologiques et un charisme oratoire exceptionnel. Le fait
qu'on soit allé le chercher dans sa retraite et la chance qui lui fit échapper à une
tentative de lapidation puis d'assassinat, sans parler de l'éclaircie providentielle qui
illumina le chœur de la Basilique dont il venait de prendre possession aux côtés de
l'empereur, contribuèrent à lui conférer une aura prophétique que sa démission même
pouvait renforcer: son grand poème autobiographique, le De vita sua, s'emploiera en
tout cas à faire connaître sa geste comme celle d'un prophète. Sur le plan dogmatique,
par ailleurs, le Théologien échoua certes à faire adopter par le concile un credo qui
affirmât clairement la divinité de l'Esprit ; sans pour autant la ratifier, il préféra
cependant ne pas s'opposer trop frontalement à la formule plus vague qui fut adoptée,
parce qu'il y voyait un pis-aller susceptible d'autoriser sa propre position à titre
d'interprétation maximale. Mais la postérité, consacrant du même coup sa qualité de
prophète, lui donnera raison sur toute la ligne: le concile de Chalcédoine (451)
adoptera sa position théologique, qui avait le mérite de la cohérence et de la clarté,
comme interprétation officielle du credo de Constantinople, et sa doctrine trinitaire
restera jusqu'à ce jour celle de l'Église.

Nos recherches nous ont justement conduit à confirmer l'importance du Nazianzène


en tant que penseur affirmée ces dernières années par les travaux de C. Moreschini1 ,
contre une tradition qui, à l'exception de O. Bardenweher et, plus récemment,
Couloubaritsis2 , ne voyait en lui qu'un pur littéraire. Ainsi W. Jaeger3 prétendait-il que
«son esprit n'est pas celui d'un philosophe comme celui d'un Grégoire de Nysse» et
que sa culture «était surtout de type oratoire et poétique ». En vertu de cette
conviction, Ch. Pietri dans son Histoire du christianisme comme M. Simonetti dans
La crisi ariana4 , réduisent ainsi notre Théologien au rôle d'épigone de Basile, que les

1
Travaux sur Grégoire de Nazianze réunis aujourd'hui sous le titre explicite Filosofia e lette ratura in
Gregorio Nazianzeno. La thèse de A. Richard à laquelle nous nous sommes référés dans notre
première partie, Cosmologie et théologie chez Grégoire de Nazianze, contribue aussi à une meilleure
appréciation de la stature et de l'originalité du penseur.
2
Bardenweher [Altkirchliche Literatur], p. 184-185, estimait au contraire qu'il avait pleinement
mérité son épithète de Théologien, et remarquait déjà son avance sur Basile en matière
pneumatologique et anti-apollinariste. Couloubaritsis [Histoire de la philosophie], p. 748-749, en juge
de même, et loue « sa force intellectuelle » et la « clarté de son esprit théorique ».
3
Jaeger [ paideia ], p. 80 - 81.
4
Pietri [Les dernières résistances], p. 382-383 ; Simonetti [La nisi ariana], p. 267-283 et 530.

419
Conclusion

historiens ont pris l'habitude de considérer comme le chef de file du néo-nicéisme


cappadocien et, plus généralement, comme le maître des deux Grégoire, y compris en
1
matière ascétique. Ce dernier point mériterait une étude spéciale, nos recherches
suggèrant plutôt un Grégoire jouant auprès de son ami, plus enthousiaste, dans sa
jeunesse, à l'égard de la rude discipline du désert, un rôle de modérateur. En tout cas,
son évaluation de l'ascèse de silence et sa conception d'une ascèse littéraire lui sont
propres. Sa contribution à l'élaboration doctrinale du sacerdoce, en particulier dans le
Discours 2, est incontestablement majeure, et on ne saurait négliger l'originalité de sa
doctrine de l'économie de la Révélation2 . On doit encore remarquer qu'il fut le seul
des Cappadociens à risquer l'expression « devenir Dieu » pour exprimer la destination
naturelle de l'homme et le but et le résultat de l'ascèse. 3 Or, s'il va de soi qu'il ne
l'entend pas stricto sensu, cette expression lui permet de faire du parfait philosophe
chrétien un "dieu relatif', un dieu pour les autres. L'enjeu étant qu'il bénéficie d'une
autorité divine, ce que la pleine divinité de !'Esprit qui l'habite légitime.
C'est sans doute pourquoi, alors que Basile, du moins officiellement, tardera à
reconnaître cette divinité de !'Esprit, Grégoire s'engagea d'emblée sur ce point,
comme, à ce qu'il nous semble, il devança son ami dans l'élaboration générale de la
doctrine trinitaire. À l'occasion du schisme local de 362-364, il adopta d'abord la
formule trinitaire «une nature, trois hypostases», pour laquelle il fournit dans le
Discours 2 un argumentaire serré tout à fait remarquable. Puis, peut-être avant même
que Basile ne l'adopte à titre privé, il enseigna publiquement la doctrine proprement
néo-nicéenne: une o'Ùoia, trois hypostases, en prenant soin de préciser comment la
première notion devait être entendue pour s'appliquer à Dieu. Il semble donc que les
historiens du dogme se soient laissés abuser par le fait que Basile a eu un rôle plus
précoce et un poids bien plus important que son ami sur la scène de la politique
ecclésiastique. Lorsque le Nazianzène pourra enfin, à Constantinople, jouer lui-même
un premier rôle sur cette scène, le dogme trinitaire auquel il adhérait n'avait plus rien
d'une nouveauté, mais il n'en reste pas moins qu'il fut un de ses concepteurs et
certainement l'un de ses meilleurs avocats. Nous rejoignons sur ce point les vues de
C. Moreschini lorsqu'il dit des Discours théologiques : «se confrontiamo le cosidette
orazioni teologiche (nn. 27 - 31) con opere di contenuto analogo, corne il Contra
Arianos de Atanasio, possiamo vedere che non solo la elaborazione letteraria pone
Gregorio su di un gradino nettamente più alto di quello del vescovo di Alessandria, ma
che nemmeno la elaborazione teologica rimane inferiore. »4 Et nous pouvons encore
ajouter en ce sens le fait que le Nazianzène, comme le souligne J. Bemard:i, «fut l'un
des tout premiers à réagir contre l'enseignement d'Apollinaire de Laodicée.» Ses

1
Cette vision dominante se retrouve dans un ouvrage général comme [L'Église] de Marron, p. 51-52.
Dans son chapitre consacré aux Cappadociens, la [Storia della letteratura cristiana] de Moreschini et
Norelli, t. 1, p. 123, même si elle reconnait un apport personnel de Grégoire de Nazianze et de
Grégoire de Nysse, soutient encore que « Basile fut reconnu par les autres comme leur maitre
commun(. .. ) imposa à ses amis les lignes de la doctrine trinitaire et de l'ascèse».
2
Luneau [L'histoire du salut], p. 151-160, traite de cette doctrine des trois« tremblements de terre»
(D. 31, 25-28) de façon bien superficielle. Si Gallay [SC 250], p. 326, n. 2, et Gautier [La retraite et
le retour], p. 59-60 et 68-69, lui rendent déjà meilleure justice, ils n'épuisent pas un sujet qui appelle
encore une comparaison avec Origène.
3
Szymusiak [Grégoire et le péché], p. 291, qui cite P. 2, 2, v. 1-3: «devenir Dieu est chose naturelle
à l'homme».
4
Moreschini [Filosofia], p. 13.

420
Conclusion

Lettres théologiques sur la question, comme le remarque encore C. Moreschini1 en


fournirent une réfutation aussi magistrale que décisive, et les bases de la doctrine
christologique qui sera adoptée défuùtivement au concile de Chalcédoine, dont on a
signalé qu'il confirma également son interprétation du credo de Constantinople.
Cette stature intellectuelle, dont C. Moreschini2 suggère à juste titre qu'elle a été
masquée par la projection anachronique d'une opposition entre lettres et philosophie
d'ailleurs explicitement rejetée par Grégoire, ne concerne pas seulement la théologie
au sens strict, mais l'ensemble du champ doctrinal. 3 Cette étude fait entrevoir qu'il a
ainsi élaboré un système philosophique chrétien complet4 dont la cohérence n'échappe
que si l'on en ignore la complexité hiérarchique ; si, dans le domaine éthique, on laisse
les déplacements d'accent commandés ici ou là par l'obsession auto-apologétique
troubler le jugement; et si on ne fait pas un véritable travail d'exégète qui, par la
traque des références bibliques et philosophiques, permet de mieux comprendre le fond
de sa pensée. Notons d'ailleurs à ce propos, comme on l'a souvent vu, que ce grand
bibliste ne lit pas les Écritures sans chausser les lunettes d'autres exégètes, au premier
rang desquels Origène, et, très souvent, celle des philosophes païens.
Les influences philosophiques chrétiennes et païennes que ce dernier travail de
recherche nous a conduit à dégager confirment l'ampleur et la profondeur de la culture
philosophique du Nazianzène soulignée par C. Moreschini. Mais nous croyons avoir
montré que cet auteur a sous-estimé l'influence stoiCienne et aristotélicienne, en
particulier sur le plan éthique, où il surestime au contraire ses affinités avec le cynisme
- sachant que les enseignements de ces deux écoles avaient été assimilés par le
néoplatonisme, philosophie dominante dans les écoles de l'époque dont il est évident
que le Nazianzène est d'abord tributaire. Pour le coup, ces affinités nous semblent
s'exercer avant tout au niveau littéraire, où le cynisme fournissait abondance de lieux
communs pour le geme de la diatribe et d'images pour traduire la liberté et le
détachement philosophique. Sur le plan éthique, par contre, même si la rhétorique de
l"'étranger au monde" emprunte également à ce courant, Grégoire est, on l'a vu, bien
loin de partager son rejet de la civilisation et de tout engagement institutionnel. Il est
au contraire sensible à la doctrine des préférables et au penchant pour la vie active des
stoiciens, et on retrouve dans le regard critique qu'il porte sur l'anachorèse et son
insistance sur la vocation ecclésiale du chrétien un écho des idées d' Aristote5 sur la
nature "politique", c'est-à-dire sociale, de l'homme. Notre travail nous a également
conduit à souligner les affinités de la doctrine du Nazianzène avec les auteurs syriens
contemporains au-delà même de sa doctrine ascétique et ecclésiologique. Sa dette à
leur égard et, en particulier, celle de son contemporain saint Ephrem (-306-373), dont

1
Moreschini [Filosofia], p. 13.
2
Ibid., p. 12-16 et 21. Cela est bien montré par Ruether [Gregory, Rhetor and Philosoph].
3
Quelques points de sa doctrine abordés dans cette thèse, à titre d'exemples, pour illustrer
l'originalité de sa pensée en dehors du champs théologique : sa doctrine relative au corps adamique
et, surtout, aux tuniques de peaux, celle concernant la liberté d'Adam, ou encore son « économie de la
théologie ».
4
On aura par exemple remarqué la cohérence étroite entre le dernier point évoqué dans la note ci-
dessus, sa pneumatologie, son ecclésiologie et sa conception de l'exégèse, à quoi s'associe une
conception« gnostique» du salut; ou encore l'enchaînement entre sa conception de l'état adamique,
du péché, de l'économie du salut et sa doctrine ascétique.
5
Nous avons trouvé plus que les «Quelques traces d' Aristotélisme... » auxquelles d'Hérouville a
consacré son article.

421
Conclusion

nous avons retrouvé chez le Nazianzène nombre d'idées et d'images déjà signalées par
S. Brock 1 chez Basile et Grégoire de Nysse, mériterait une étude particulière.

Pour finir, qu'on nous permette de revenir assez longuement sur la place de
l'esthétique chez le Nazianzène, qui nous semble former l'axe central de sa relation au
monde et à Dieu. Le choix d'un langage esthétique, qui parle aux sens, à l'imagination
et aux sentiments, plutôt que d'un langage purement conceptuel qu'il manie très bien à
l'occasion correspond d'abord à sa vocation pédagogique: car c'est un langage plus
universel, mais aussi plus propre à toucher intimement. Si, comme le dit en substance
C. Moreschini2 , le Nazianzène ne philosophe pas en philosophe, mais fait de la
philosophie, non sans le savoir, mais sans en avoir l'air, c'est que ses beaux discours et
ses poèmes veulent avant tout éduquer et édifier un large public. Sa sensibilité
esthétique lui a permis de comprendre, mieux qu'aucun de ses contemporains, que la
culture est tout autant affaire de sensibilité que d'intelligence : que la christianisation
défmitive des esprits et des mœurs passait par celle des arts, que la Grèce ancienne ne
séparait pas de la religion et qui, de tout temps, ont été un véhicule privilégié du sacré.
Par ailleurs sensible à l'importance du chant liturgique et au culte naissant des icônes,
il a ainsi d'abord voulu concurrencer le paganisme sur le terrain d'un art oratoire qui
bénéficiait d'une grande popularité, et faire de la prédication une fête sacrée pour ses
auditeurs: un effort dont ses ennemis lui firent d'autant plus reproche qu'il compta
beaucoup dans ses succès constantinopolitains, mais auquel Jérôme rendra hommage 3 •
À une époque où la lecture est par ailleurs un loisir relativement répandu, il s'est aussi
occupé de la littérature, au contact de laquelle, dès la classe du grammatiste, les jeunes
gens de milieux aisés s'imprégnaient d'une vision du monde. On ne peut non plus
négliger le fait que la séduction esthétique représente un pouvoir mystérieux, mais bien
réel, qui, à travers l'éloquence, sera son atout principal dans sa carrière. Il en est
d'ailleurs parfaitement conscient lorsqu'il fait de la grâce (:xapLç) de sa parole un
charisme (:xapLoµa) divin, ou du mètre poétique une mesure pour les passions. En
fait, il est profondément grec aussi en cela qu'il voit dans l'esthétique un principe divin
d'ordre et d'harmonie sans lequel il n'y aurait plus de cosmos - souvenons-nous des
connotations esthétiques du terme Kooµoç, de ses affinités avec la décence, et du fait
que l'adjectif KaÀ.Ôç y exprime indifféremment le beau et le bien moral ; et une force
civilisatrice essentielle - souvenons-nous d'Orphée charmant les bêtes sauvages. La
thématique de l'image et de la µiµrimç du Christ, évidemment d'ordre esthétique,
amène ainsi la comparaison de l'effort éthique avec le travail du peintre ou du
sculpteur. Même la contemplation des réalités célestes, quoique ne relevant pas des
sens charnels, est pour lui affaire de sensibilité, Dieu de l'ordre d'une beauté
transcendante4 dont il se veut l'instrument et le médium par son art littéraire. Or, si la
thématique platonicienne récurrente de Dieu comme Lumière fait qu'il présente
toujours cette Beauté comme splendeur rayonnante et aveuglante, apollinienne, sa
1
Brock [L'œil de lumière], p. 171-174.
2
Moreschini [Filosofia], p. 21.
3
Jérôme, De viris inlustribus, 117 ; Lettres 50 et 52, éd. Hilberg, Corpus scriptorum ecclesiasticorum
latinorum, t. 54. Sur ce témoignage, voir la discussion de Gallay [La vie], p. 178-181.
4
Par ex. D. 2, 76 et 95; D. 6, 12, 16-17; D. 7, 17, 16-20; D. 28, 91; D. 29, 19; D. 31, 21, 1-8;
P. 1, 1, 3, v. 10-14 et 87-93; P. 2, 1, 34, v. 77-82. La nature elle-même, ou plutôt, à travers elle, le
Logos, lui parle, et il perçoit encore spirituellement l'âme d'autrui.

422
Conclusion

bonté l'a fait condescendre à se dépouiller de sa gloire pour se manifester de façon


visible dans le Christ, Pédagogue divin. On peut donc appréhender comme une
exigence esthétique le devoir, pour ceux qui ont su se faire miroir de Dieu et ont reçu
une part de sa Lumière, de sortir à leur tour de leur cachette pour illuminer les autres
par leur exemple et leur parole. La vie parfaite, comme la prédication et l'écriture qui
en sont dès lors l'élément essentiel, relèvent ainsi d'un art sacré.
L'esthétique chrétienne qui commande à l'apparition de ces hommes divins est
d'abord marquée par un hiératisme et une componction qui renvoient à l'impassibilité
divine dont participe déjà le monotrope. Elle se caractérise aussi, de façon
convergente, par une lenteur et une économie d'effet dont la discrétion ostentatoire
rejoint la maigreur ascétique pour signifier la dévitalisation du mort-au-monde, né à la
vie spirituelle: au point qu'on peut parler d'une véritable esthétique de la
cadavérisation. Enfin, l'imitation du Verbe assumant pour nous racheter, dans une
condition sociale humble, l'humilité de notre condition, ainsi que les souffrances et les
outrages de la Passion, conduit à des attitudes également humbles et pénitentielles.
Elle conduit aussi à une prédilection pour le tragique, pour la figure du héros
souffrant, dont le martyre ici-bas n'est appelé à être compensé que sur le plan
transcendant de la gloire céleste, mais qui se nimbe, par anticipation, de cette gloire -
l'aura de l'homme sanctifié. C'est là l'élément dionysiaque de l'art grec tel que le
Nietzsche de L'Origine de la tragédie le comprenait: mouvement dramatique qui
«conduit le monde de l'apparence jusqu'à sa limite, où il s'abolit et aspire à faire
retour au sein de l'unique et vraie réalité » 1. Dès lors, les lamentations de Grégoire,
contrairement à ce qu'on a pu dire, ne relèvent pas d'une sensibilité personnelle, ni
d'un romantisme caractérisé par sa fonction expressive, mais de standards esthétiques
correspondant aux valeurs philosophiques chrétiennes auxquelles il veut conformer son
image. D'ailleurs, cette orientation esthétique qui fonctionne de l'extérieur vers
l'intérieur en même temps que du supérieur - le modèle-, vers l'inférieur - l'imitation
-, nous semble concerner également l'éthique du Nazianzène. Ainsi, la perfection du
philosophe chrétien est-elle celle d'un miroir poli par l'ascèse et qui, tourné sans cesse
vers Dieu (monotrope), en produit l'image ici-bas. Comme les philosophes stoiciens,
pour lesquels il importait avant tout de bien jouer son rôle sur la scène du monde, et
même s'il s'inquiète, comme eux, de sincérité, Grégoire semble même concevoir
l'harmonisation du soi extérieur et sa conformation au modèle du Christ comme une
discipline qui transforme en définitive le sujet intime et le divinise. Interprète d'un rôle
divin qu'il a longuement travaillé, il renonce son ego pour se laisser habiter par l'Esprit
et la Parole du Dieu qu'il manifeste aux autres. 2 Même s'il n'accomplit cet idéal que
dans la légende qu'il s'est forgée par l'écriture, ce point de vue n'a d'ailleurs rien
d'aberrant, comme on peut le voir à travers l'effet des contraintes formelles de son
rôle de philosophe sur sa vie. C'est peut-être pourquoi, s'il sait son âme soumise au
regard de Dieu, il semble bien plus obsédé par le souci de son image publique et
1
Nietzsche. La naissance de la tragédie, p. 144.
2
Sa conception de l'art sacré de la prédication au service du Verbe nous a personnellement évoqué ce
que A. Mazeran, Gita Govirula, p. 7, dit de la tradition de la danse indienne, quant à elle liée au
Danseur cosmique Shiva: «Dans la pensée indhoue, l'émotion esthétique est un moyen de connaître
Dieu. La forme étant chargée du sens de l' Absolu, l'offrande de lart, son ascèse, doit s'accomplir
comme un rite pour mener au terme ultime: l'oubli de soi dans l'union avec le divin». Dans divers
entretiens, Malavika Sarrukaï, divine danseuse d'Odissi et de Bharata Natyam, ajoute que cet oubli de
soi pour devenir l'instrument de la Danse était le fruit du travail de toute une vie.

423
Conclusion

s'arrange parfois avec la vérité: un souci, il est vrai, dont il pouvait également se dire
qu'il était utile pour la bonne cause - celle de la paix, de l'édification et de
l'orthodoxie. Comme la Royauté divine manifeste sa puissance irénique dans l'unisson
des chœurs angéliques qui chantent sa Gloire, elle relève d'un sacerdoce davidique,
c'est-à-dire d'un sacerdoce royal dont la performance esthétique fascine et harmonise
la communauté ecclésiale. Parce qu'elle a besoin de chœurs pour exercer son pouvoir
la royauté philosophique à laquelle aspire Grégoire fait de lui un "anachoreute" - un
conducteur de chœur et un officiant des mystères - plutôt qu'un anachorète 1. Il n'a
d'ailleurs pas besoin de l'anachorèse puisqu'il est d'ores et déjà ravi par
l'enthousiasme de son inspiration dans l'exercice de ce culte esthétique et que sa
performance divine suffit à le distinguer aux yeux de la communauté ecclésiale pour
laquelle il officie. Inversement, la solitude érémitique, outre qu'elle cache une beauté
faite pour rayonner sur le monde, lui paraît spirituellement dangereuse, voire suspecte
de vouloir soustraire ses imperfections aux regards des autres, médiateurs ici-bas du
jugement de Dieu. 2

1
Cf. supra, p. 399, n. 2. Ainsi se voyait-il diriger le concile, dansant à l'instar de David, «comme un
choreute (:x;opEutl]ç) entre deux chœurs les assemble tous deux autour de lui (... ) selon la règle du
chœur » ; ainsi, annonçant les hymnes qu'il écrit pour les chœurs liturgiques : «prenez garde,
prêtres, qu'aucune discordance ne rompe l'harmonie». Le jeu de mot sur àva:x;opn'1w (diriger les
chœurs, célébrer les mystères) et àva:x;optm (quitter la place, d'où: se retirer) peut s'autoriser, en
grec, de l'étroite parenté de sens des deux termes :x;opéç (la place de danse, le chœur des danseurs,
mais aussi, chez Homère et dialectal, l'agora, place publique et assemblée) et :x;oopa/:x;oopoç (place
déterminée, emplacement délimité). Cf. Chantraine, p. 1269-1270 et 12881-1282, qui suppose que le
premier terme ad' abord eu le même sens local que le second, celui de chœur étant dérivé.
2
Cette dernière proposition pourra surprendre, mais il faut se souvenir que l'injustice de la fortune,
qui peut être le fait des hommes, a toujours une fonction providentielle puisqu'elle grandit
spirituellement celui qui l'accepte, ou lui apprend à se détacher un peu plus des choses d'ici-bas.
C'est ainsi, par exemple, qu'on peut comprendre la conversion de Grégoire à l'écriture et son
renoncement à la gloire oratoire: il n'a certes pas admis qu'on le traita de« courtisane», mais il a
néanmoins pu regarder la perte de son trône de Constantinople comme la volonté d'un Dieu qui
voulait le voir renoncer à l'orgueil dont le remplissaient ses succès contemplatifs et emprunter une
autre voie.

424
BIBLIOGRAPHIE

N. B. : Les caractères gras indiquent les abrégés d'intitulés utilisés dans les notes et la
bibliographie pour les sources et les traductions françaises. Les intitulés entre crochets
correspondent aux abréviations utilisées dans les notes pour les études, et pour les
travaux d'édition lorsqu'il s'agit des introductions, notes et commentaires, ou lorsque
nous discutons un point de traduction.

!SOURCES

1°. Source générales et abréviations

CSCO: Corpus scriptorum Christianorum Orientalum, Rome 1924-.


CSEL: Corpus scriptorumecclesiasticorumLatinorum, Vienne 1866-.
GCS : Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte.
PL: Patrologiae cursus completus, series latina, ed. J.-P. Migne, Paris 1844-1864.
PG : Patrologiae cursus completus, series graeca, ed. J.-P. Migne, Paris 1857-1866.
PS: Patrologia Syriaca, Paris 1894-1903.
SC : Sources Chrétiennes

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- Gregorii Theologi, Opera omnia, II, ed. Caillau, Paris 1840.
- Patrologia graeca (PG) 35 - 38, ed. J.-P. Migne, Paris 1857 - 1862.
- Corpus Nazianzenum n° 1 : Versiones orientales, Repertorium ibericum et studia ad
editiones curandas, Corpus Christianorum series graeca n° 20, ed. B. Coulie, Brepols,
Turnhout, 1988.
- Corpus Nazianzenum n° 2: Pseudo Nonniani in N Orationes Gregorii Nazianzeni
Commentarii, - Corpus Christianorum series graeca n° 27, ed. J. Nimmo-smith, Brepols,
Turnhout, 1992.
- Corpus Nazianzenum n° 3: Version armeniaca 1 (Or. 11, XIJ, IX), Corpus Christianorum
series graeca n° 28, ed. B. Coulie, Brepols, Turnhout, 1994.

- Beaucamp [Le testament]: Beaucamp J., «Le testament de Grégoire de Nazianze»,


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L. Burgmann, Lêiwenklau-Gesellschaft, Frankfurt 1998, p. 1-100 (introduction, texte critique,
traduction et commentaire).
- Bénin [Une autobiographie romantique] : Une autobiographie romantique au Nème siècle :
le poème Il, /, 1 de Grégoire de Nazianze (introduction, édition critique et traduction). Thèse

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Bibliographie

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- Bernardi [SC 309] : Grégoire de Nazianze, Discours 4-5. Introduction, texte critique,
traduction et notes par J. Bernardi, "Sources Chrétiennes" 309, Paris, Cerf, 1983.
- Bernardi [SC 384] : Grégoire de Nazianze, Discours 42-43. Introduction, texte critique,
traduction et notes par J. Bernardi, "Sources Chrétiennes" 384, Paris, Cerf, 1992.
- Beuckmann [Gegen die Habsucht]: Gregor von Nazianz, Gegen die Habsucht (Carmen 1, 2,
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zur Geschichte und Kultur des Altertums", 2. Reihe: Forschungen zu Gregor von Nazianz,
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son frère Césaire et de Basile de Césarée, texte, traduction, notes c1itiques et explicatives par
F. Boulenger, Picard, Paris, 1908 (C'est cette traduction que nous avons utilisée pour le
Discours 43).
- Calvet-Sébasti [SC 405] : Grégoire de Nazianze, Discours 6-12. Introduction, texte critique,
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- Crimi C. & Kertsch M., Gregorio Nazianzeno, Sulla virtù. Carme giambico. (Introduzione,
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- Gallay P., Grégoire de Nazianze. Poèmes et lettres, choisis et traduits, avec introduction et
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Introduit par Th. Spidlik, traduit, présenté et annoté par A. Lukinovich, mis en vers libres par
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notes par C. Moreschini, traduction par P. Gallay, "Sources Chrétiennes" 318, Paris, Cerf,
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- Moreschini [SC 358] : Grégoire de Nazianze, Discours 38-41. Introduction, texte critique et
notes par C. Moreschini, traduction par P. Gallay, "Sources Chrétiennes" 358, Paris, Cerf,
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introduzione e nota, "Testi Patrictici" 58, Citttà nuova, Roma 1986.
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Traduzione e note a cura di C. Moreschini, I. Costa, C. Crimi, G. Laudizi, "Testi Patristici"
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Jungfraülichkeit (Carmen 1, 2, 1, 215 - 732). Eirùeitung und Kommentar von K. SundermlllUl
mit Beitriigen von M. Sicherl, "Studien zur Geschichte und Kultur des Altertums", 2. Reihe:
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- Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie. "Histoire Philothée". Introduction, texte
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(Canivet [SC 234]) et 257, Cerf, Paris : t. I ("Histoire Philothée" I-XIII) 1977 ; t. Il, ("Histoire
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II TRAV AUX DE RÉFÉRENCE

1° Études sur Grégoire de Naziaw.e

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- Asmus R., Gregor von Nazianz und sein Verhiiltnis zum Kynismus, "Theologische Studien
und Kritiken" 1894, p. 314-339.
- Bardenweher [altikirchliche Literatur] : Bardenweher O., Geschichte der altkirchlichen
Literatur. Band III (Das vierte Jahrhundert ... ), Herder, Freiburg in Breslau 1912, «Gregor
von Nazianz »:p. 162-188.
- Benoît [Saint Grégoire de Nazianze: Sa vie] : Benoît A, Saint Grégoire de Nazianze: Sa
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- Bernardi [Nouvelles perspectives] : Bernardi J., «Nouvelles perspectives sur la famille de
Grégoire de Nazianze», Vigiliae Christianae 38 (1984), p. 352-359.
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Museum Helveticum 6 (1949), p. 177-210.

2° Autres

2°. 1. Ouvrages generaux (dictionnaires, ouvrages d'histoire, de philosophie et


d'anthropologie) ; champs indien

- Aubenque [Le problème de l'être]: Aubenque P., Le problème de l'être chez Aristote, PUF,
Paris 1962.
- Biardeau [L'indhouisme]: Biardeau M., L'indhouisme. Anthropologie d'une civilisation,
Flammarion, Paris 1981.

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Bibliographie

- [Bréhier] : Bréhier É., Histoire de la philosophie !. Antiquité et Moyen-âge, PUF, Paris


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P. Pellegrin, Le savoir grec. Dictionnaire critique, Flammarion, Paris, 1996.
- Braunfels [Lexikon der christlichen Ikonographie] : Braunfels W., Lexikon der christlischen
Ikonographie, Band 6 (Ikonographie der Heiligen), Herder, Rom/Freiburg/Basel/Wien 1974.
- Campenhausen H. von, Les Pères grecs, Éditions de !'Orante, Paris 1963.
- Carrié [L'empire romain]: Carrié J. M. et Rousselle A., L'Empire romain en mutation des
Sévères à Constantin (192-337), "Nouvelle histoire del' Antiquité" 10, Seuil, Paris 1999.
- [Chantraine] : Chantraine P., Dictionnaire étymologique de la Langue Grecque (Histoire
des mots), Klincksieck, Paris 1980.
- Couloubaritsis [Histoire de la philosopphie] : Couloubaritsis L., Histoire de la philosophie
ancienne et médiévale. Figures illustres, Grasset & Fasquelle, Paris 1998.
- Daniélou [L'Église] : Daniélou J., L'Église des premiers temps. Des origines à la fin du
lllème siècle, Seuil, Paris 1985.
- Deleuze [Logique]: Deleuze G., Logique du sens, Éd. De Minuit, Paris 1969.
- Deleuze [Différence] : Deleuze G., Dijférence et répétition, PUF, Paris 1969.
- Di Bernardino A. (dir.), Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Cerf, Paris
1990.
- Dumont [Homo hierarchicus]: Dumont L., Homo hierarchicus. Le système des castes et ses
implications, Gallimard, Paris 1966.
- Dumont [World Renunciation]: Dumont L., « World Renunciation in Indian Religions»,
Religions, Politics and History in India, Paris - La Haye 1970, p. 33-60.
- Dumont [L'individualisme] : Dumont L., Essais sur l'individualisme. Une perspective
anthropologique sur l'idéologie moderne, Seuil, Paris 1983.
- Gaudemet [L' Église dans l'Empire] : Gaudemet J., Histoire du Droit et des Institutions de
l'Église en Occident, III : L'Église dans l'Empire Romain (JVème-Vème siècles), Paris 1958.
- Klauser Th. Ed., Reallexikon für Antike und Christentum, Stuttgart 1950 ff.
- [Lampe] : Lampe G. W. H., A Patristic Greek Lexicon, Clarendon Press, Oxford 1968.
- [Liddel & Scott] : Liddel H. G. et Scott R., Greek-Englisch Lexicon, new ed. By H. S.
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- Loofs [Realenzyklopadie] : Loofs F., Realenzyklopiidie für Protestantische Kirche und
Theologie, herausgegeben von A. Hauck, J. C. Hintichs, Leipzig 1896-1915, 24 vol.
- Marrou [L'Église]: Marrou H. 1., L'Église de !'Antiquité tardive (303-604), Seuil« Points
Histoire», 1985.
- Mayeur [Histoire du christianisme] : Mayeur J. M., Pietri Ch. (t) et L., Vauchez A. et
Venard M. (sous la direction de), Histoire du christianisme des origines à nos jours, Desclée,
Paris: tome 2, Naissance d'une chrétienté (250-430), 1995 ; tome 1 : Le nouveau peuple (des
origines à 250), 2000.
- Nietzsche F., La naissance de la tragédie, traduction de C. Heim, "Médiations",
Denoël/Gonthier, Paris 1964.
- Petit P., Histoire générale de l'Empire romain 3. Le Bas-Empire, Seuil, Paris 1974.
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- Tillemont [Mémoires] : Lenain de Tillemont S., Mémoires pour servir à l'histoire
ecclésiastique des six premiers siècles, tome IX, Eugène Friex, Bruxelles 1732, p. 136-251.
- Thesaurus Graecae linguae (ab H. Stephano constructus), 9 vol., Graz 1954 (réed.).

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2°. 2. Études thématiques

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Syrian Orient. From Ignatius of Antioch ta Chalcedon 451 A. D., Oxford 1993.
- Amand [L'ascèse monastique]: Amand D. (Dom), L'ascèse monastique de Saint Basile.
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- Armstrong A. H., « Two views ofFreedom. A Christian Objection in Plotinus Enneads VI, 8
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- Aubin [Le problème]: Aubin P., Le problème de la conversion, "Théologie Historique",
Beauchesne, Paris 1963.
- Bardy [L'Église]: Bardy G., «L'Église et l'enseignement au IV siècle», Revue de Sciences
Religieuses 14 (1934), p.525-549.
- Bardy [Philosophe et philosophie] : Bardy G., «Philosophe et philosophie dans le
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- Barone-Adesi [L'urbanizzazione] : Barone-Adesi G., « L'urbanizzazione episcopale nella
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- Basiez [L'invention de l'autobiographie]: Basiez M. F., Hoffmann Ph., Perrot L. éd.,
L'invention de l'autobiographie d'Hésiode à Saint Augustin (Actes du 2ème colloque de
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- Benz [Heilige Narrheit]: Benz E., « Heilîge Narrheit », Kyrios 3 (1938), p. 1-55.
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Naturrecht und das profane Naturrecht », Gesammelte Schriften, t. IV, herausgegeben von
H. Baron, Siebeck, Tübingen 1925, p. 166-191.
-Tuckket [A Cynic Q]: Tuckket C-M., «A Cynic Q », Biblica 10, 1989.

443
Bibliographie

- Valette-Cagnac [La lecture à Rome]: Valette-Cagnac E., La lecture à Rome, thèse de


l'EPHE, Paris 1994.
- Veyne [La société romaine]: Veyne P., La société romaine, Seuil, Paris 1991.
- VOiker [Das Volkommenheitsideal]: VOiker W., Das Volkommenheitsideal des Origenes,
J. C.B. Mohr, Tübingen 1931.
- White [Christian Friendship] : White C., Christian Friendship in the Fourth Century,
Cambridge University Press, Cambridge 1992.

444
INDEX

Seules les principales entrées sont détaillées.


Les occurrences en notes sont indiquées sous la forme: n (n° de note)/N (page)

Index des noms propres

Ablabios 351.
Abourgios 229, 257.
Abraham 13, 32.
Acace 98, 298, 314.
Adam/adamique (anthropologie et économie du salut) 4, 17-19, 30-33, 40, 44-46, 49,
54,57,83,87,89,99, 103, 182,206,213,217, 319,413-414.
Aèce 298.
Aelius Aristide 217, 229.
Aère 26.
Alexandrie 268, 275, 365 ; 298, 300 (synode de 362).
Ambroise 50, 165
Ammonas 22, 143.
Amphiloque d'Iconium 258, 352, 354, 388, 403.
Anèsi 27, 277, 284-291 (fondation et rôle de Grégoire); 223, 292, 295, 301, 303-305,
313, 315 (fuite de Grégoire après son ordination).
Anthime de Tyane 332-333, 337-339, 350.
Antioche 268; 358, 360, 371, 388, 395-396, 397, 399-400, 410 (dispute du siège).
- synode de 341 : 296, 1/301 ; synode de 363 : 296-297, 301, 303, 306.
Antoine 16, 18-19, 36-37, 54, 3/102, 144-145, 164, 167-168, 230, 256, 289.
Aphraate 18, 30, 35, 48, 2/65.
Apollinaire 301, 3/301, 420.
Arianze 40, 73, 198, 404.
Aristote 9, 39, 41, 67-69, 96, 105, 153, 1/301, 421.
Arsène 54, 163.
Ascolios de Salonique 363.
Athanase 15, 18, 54, 167-168, 194 (Vie d'Antoine); 61-63, 126, 132, 150, 383-388
(Éloge d'Athanase); 289-301, 315 (inspirateur de la théologie des D. 2 et 6).
Athènes 89, 174, 176, 268-269, 272, 275, 278-280, 409.
Augustin 19, 2/39, 100, 167, 417.
Auxence de Milan 258.

Basile de Césarée 3; 18-19, 38-40 (des richesses); 27-28 (et l'ascétisme


cappadocien); 41 (de l'amitié); 27, 3/66, 8/57, 60-61, 67, 90, 99, 134-135
(monachisme, solitude et socialité) ; 42-43, 9/43, 91, 144, 229, 286, 2/286, 331, 339-
340, 343, 2/343, 350, 404 (relations avec Grégoire) ; 107, 108, 110, 134, 274 (schéma
de vie idéal); 123-131 (modèle de l'évêque-patron); 129-130, 8/129 (et les lépreux);

445
Index

145, 150-151, 173, 175, 188-189, 229, 231, 272-282 (à Athènes); 284-291
(conversion philosophique et fondation d'Anèsi); 295, 298, 301-306, 310, 314-317
(date de son ordination et de sa fuite à Anèsi, schisme de Césarée sous Eusèbe); 300-
301, 330-347, 410 (affaire Sasimes et enjeux); 301-303, 315, 339-340, 350, 419-420
(réévaluation de sa contribution au néonicéisme cappadocien, en faveur de Grégoire).
Basile d'Ancyre 297.
Bosporios 405.

Carbala 139.
Cartérios 258, 267.
Césarée de Palestine 168, 268, 269, 275.
Césaire 29, 37, 138, 189, 228, 230, 257, 296, 320-323, 330-331.
Cicéron 13, 127, 400, 404.
Céleusios 202-203, 206.
Chalcédoine 375; 388, 419 (concile de 451).
Chrysostome 39, 73, 135, 269, 283, 417.
Clément d'Alexandrie 317, 36, 39, 44, 86, 96, 99, 123-124, 134, 141, 150, 163, 166,
174, 203, 227, 229.
Constance 297, 303.
Constantinople (activité et prédication de Grégoire à) 70-71, 73, 79-80, 124, 132, 135,
140, 144, 146, 150-151, 154, 198-200, 209-210, 231, 239, 242, 340, 351-352, 354-
402, 410-411, 418-419, 422.
- concile de 362 : 300 ; concile de 381 : 388-402.
Cyprien 50, 361-362.

Damase 365, 371, 372, 374, 382, 384, 385, 397, 401.
David 61, 63, 135, 205-206, 2/206, 213, 21399, 424.
Démétrius d'Alexandrie 258.
Démophile 159, 364, 368, 375-376, 377, 398.
Démosthène (vicaire d'Orient) 350.
Denys d' alexandrie 302.
Diadoumène 15.
Didyme l' Aveugle 268.
Diogène Laërce 105.
Diogène le Cynique 78.
Dion Chrysostome 219.

Edesio 258.
Élie 56-57.
Éphrem 30, 35, 105, 188, 421.
Epictète 89, 91, 101, 137, 141, 143, 149-150, 165, 218, 232.
Esprit Saint 18, 22, 72-73, 79-82, 87, 101-102, 107, 114-115, 118-119, 121, 139,
145-146, 166, 171-172, 194, 226, 231, 234, 307, 336, 355, 369, 382, 410, 423
(charismes, possession, inspiration); 151-153, 238, 299, 307, 310, 336, 338-340, 350,
355, 358-359-360, 369, 373-375, 383-385, 389-396, 407, 410-411, 420 (théologie,
divinité, consubstantialité); 4, 309-310, 338-340, 415, 420 (connnexion des deux
aspects).
Eulalios 407.

446
Index

Eunome 258, 375-376, 384.


Eusèbe de Césarée 23, 303-306, 314, 316.
Eustace 258.
Eusthate de Sébaste 24-27, 256, 276, 285, 290, 298, 314, 317, 339, 340, 350.
- eustathiens: 24-27, 58-59, 106, 128, 291, 298, 314.
Évagre 12, 20-21, 86-87, 93, 99, 104, 417.

Finnilien de Césarée du Pont 258.

Gangres 25-28, 36, 98, 108, 225.


Georges d'Alexandrie 258
Gorgonie 35, 318-319.
Grégoire d'Alexandrie 258.
Grégoire/Théodore de Néocésarée du Pont 258.
Grégoire de Nysse 3, 18, 99, 104, 108, 131, 135, 5/142, 143, 171, 172, 175, 179-180,
258,282,332,388,398,422.
Grégoire l'Ancien 31, 126, 145, 175, 220-222, 225, 259-260, 262-263, 266, 269, 285,
295, 298, 302-303, 305, 308-309, 311-312, 314-316, 331, 338, 342-343, 347-349,
353-354, 409, 410.
Grégoire le Thaumaturge 3/139.

Ignace d'Antioche 142, 164, 211.


Ionadab (Fils de) 56-57.
Irénée 44, 253.
Isocrate 215, 236, 240.

Jean Climaque 50.


Jean l'Évangéliste 95.
Jean Baptiste 56-57, 142, 380.
Jérôme 12, 166-167, 173, 283, 350, 394, 417, 422.
Jonas 225, 229, 294, 313, 402.
Jovien 296, 322.
Julien "!'Apostat" 44, 117-119, 167, 173, 177-179, 189, 217, 302, 306-307, 315, 320-
322, 416.
Justine 191.

Libanios 63, 92, 217, 219, 229, 236, 268, 284.

Macédonios 285, 298, 303, 317.


Mamas405.
Marc Aurèle 95, 135-136, 194, 218, 228.
Marius Victorinus 172.
Matoes 16.
Maxime "le Cynique" 63-65, 78, 122, 135, 150, 231-233; 357, 358, 364, 365-373,
377, 379, 382, 387, 401 ("affaire Maxime").
Maxime de Tyr 7/90.
Mélèce d'Antioche 296-297, 339, 350, 358, 360, 374, 388, 390, 400, 401.
Ménandre 89, 231-232.

447
Index

Méthode d'Olympe 18, 256.


Moïse 174.
Musonius Rufus 13.

Naucratios 27, 96.


Nazianze 257-259.
- schisme de Nazianze 296-315.
Nectaire 388, 399.
Nicée (concile) 296-297, 301, 3/301, 351, 376, 391, 393, 401(credo);10, 3/342, 343,
370, 378, 401 (15e canon).
Nicobule 174, 179, 405.
Noé 64-65.
Nonna 32, 258-260, 262-265, 351, 353-354.

Olympias 406.
Origène 15, 18,35,50,84,96 , 100, 102, 142, 172,256,258,26 8,288,313,421.
Orphée 205, 21206.

Paul 10, 13, 18, 38, 79, 81, 89, 116-117, 140-141, 144, 150, 217, 219, 230, 235, 264,
311, 313.
Paulin 360, 390, 397.
Philon 13, 99.
Pierre d'Alexandrie 231-232, 357, 365-367, 368-369, 371-372, 374, 379, 382, 383,
397.
Pierre de Sébaste 388.
Platon, platoni<>me 49-50, 70, 83, 84, 87, 95, 109, 126, 151, 160, 171, 205, 236,
1/301.
Plotin 99, 1/301.
Porphyre 99.
Postumianos 407.
Proclus 1/301.
Prohairesios 270, 409.
Pythagore 163.

Saint Oreste 332.


Salonique/Thessalonique 358, 363, 366, 373, 374.
Samuel 262, 264, 266.
Sasimes 42-43, 90-91, 107, 144, 146, 197, 230-231, 239, 331-350, 410.
Séleucie 41, 45, 67, 73, 91, 235, 349-354, 382, 399, 405, 410.
Sénèque 79, 84, 7/90, 91, 137, 143, 148, 401.
Simonide 163.
Siracide/Ecclésiastique 42, 108, 170, 172, 219.
Socrate 9/78, 109, 135, 204.
Sophronios 229, 257.
Syméon "le Fou" 139.
Syméon le Stylite 262.
Synésios 152, 188, 417.

448
Index

Tacite 207.
Tarse 268.
Tertullien 36, 166.
Thalès 78.
Thècle 351, 353.
Thémistius 63.
Théoctite de Césarée 258.
Théodore de Tyane 406, 407.
Théodote de Nicopolis 339, 350.
Théodoret 98, 164, 262.
Théodose 210-211, 238, 349, 351-352, 354, 357-366, 1/357, 358, 359, 363-366, 367,
373,377-378,383,385,388,393,394,395-399,401,402,406,4 11,419.
Théodosie 258, 351-352, 354, 359, 364, 368, 372-373.
Thespésios 268.
Tyane 332.

Valens 304, 320, 322, 332, 376.

Zachée 48.

Index thématique
Les occurrences en italiques correspondent aux chapitres ou parties introductifs consacrés au contexte
général.

Action/ vie active/ pratique/ (npêil:;Lç) 37-39, 55-56, 58-82 (et monachisme); 94-
100 (contemplation et pratique) ; 104-111 (vie mixte) ; 132, 134-140 (et retraite
intérieure); 146-151 (l'épreuve du monde); 152-153 (dans la philosophie
chrétienne) ; 157, 198, 212-213 (ministère de la parole) ; 232-233, 236-239, 243
(autoapologétique).
- 247-249 (question de la vocation de Grégoire); 263-265 (et consécration de
Grégoire par sa mère); 277-278 (perspectives athéniennes) ; 284-285 (et conversion
philosophique de Grégoire); 224-227, 295, 316-317 (débuts de Grégoire dans le
sacerdoce); 323-324, 326, 328-330 (dans le Sur ses épreuves) ; 332-333, 336-337,
346 (Sasirnes, motivations de l'inaction) ; 338-339 (Sasirnes, liberté du
pneumatophore) ; 352-356, 364-373, 377-378, 380-383, 387, 388-389, 395-402
(l'ambition masquée de constantinople) ; 403-408 (activité dans les dernières années);
409-411 (vocation de Grégoire, conclusions).
- 416-419 (conclusion).
Âme 17, 44, 46-47, 75, 83, 86-88, 117, 413.
Amitié 12, 16, 41-44' 232, 253, 272-273, 285-286, 335-337, 344-345.
Anachorèse/retraite/fuite 3, 7, Il, 18-20, 22; 41, 44; 53-54 (économie et); 72-73,
82, 104-111 (dans la vie mixte); 89-94 (et conversion philosophique); 91-92, 133,
152-153 (fabrique de la réputation d'étranger au monde, caution d'un sacerdoce
philosophique); 94-104, 148-150 (solution de facilité, impasse pour l'ascèse
psychique et la contemplation); 134-137 (intérieure); 185, 193, 195 198, 202-204,

449
Index

206, 212-213 (et création littéraire) ; 220-221, 228, 233, 235-237, 240-243, 382, 387
(dans l'autoapologétique); 243, 417-418 (périautologie comme substitut).
- 247-249 (dans la carrière et la vocation de Grégoire) ; 258 (précédents paiens en
Cappadoce); 276-280 (vue d'Athènes); 284-291 (fondation d'Anèsi); 292-294, 303-
305, 315 (après son ordination) ; 323-325, 330 (affaire Césaire) ; 332, 342 (désertion
de Sasirnes); 349-355 (de Séleucie); 367, 369-370 (à Constantinople, menace de se
retirer et retraite sur les rivves du Bosphore) ; 396-403 (démission de
Constantinople); 404-408, 411 (retraite finale); 409-411 (rôle et signification dans la
carrière du Nazianzène, conclusions).
-417-419 (conclusion).
Anthropologie: Voir Adam.
Apollinarisme 359, 375, 384, 405, 407, 420.
Autobiographie/autoapologie/périautologie 3, 158, 163, 187, 214-215, 215-219, 220-
243, 369-373, 379-383, 390, 399-401, 402, 417-418, 421, 423-424.

Baptême 29-30, 47, 65, 85-86, 96, 183-185, 319-320.

Célibat 7; 17-18, 33-36, 54-55, 58-59, 66, 408 (fondement de la profession


"monastique"); 24, 117-118, 255-256, 382-383 (et sacerdoce); 36, 260-264, 278,
280, 284 (de Grégoire, signification).
Cénobitisme/monastère/communauté monastique 15, 19; 55-57, 59-61, 64, 407
(parmi les forme de la vie "monastique"); 66-68, 105-106 (et communauté
ecclésiale) ; 145 (discipline monastique, modèle de la carrière ecclésiastique) ; 153 ;
276 (projets athéniens) ; 288 (monastère d' Anèsi) ; 351 (séjour de Séleucie).
Charité/ (àyaml) Il, 15, 20, 22, 26, 38, 41, 56, 60-63, 95-100, 107, 118, 125-131,
140,201,222-223,226,234,319,330,363,369,413,414,418.
Charisme/ (MvaµLç) /charismatique 21-22, 25, 27, 52, 73, 79-81, 101, 106, 114-115,
118-119, 121, 125, 127, 133, 139, 152-154, 204, 217-219, 223, 266, 230, 242, 255,
277,282,312-313,317,336,340,356,361,369,376,380,410,4 15,422.
Chien de Dieu (cf. Juges 7, 2-7) 65.
Cité/cosmopolitisme 9-10, 13-15, 49, 66, 67, 70-75, 95, 105-106, 123, 129, 134-135,
143, 152,216,252,284,290,368,369,372-373.
Contemplation/ (fü:wpl,a) /vie ou philosophie contemplative 3, 7; 15, 16-17, 20-24,
37-40, 44-47, 50, 52-53 (et "étrangeté au monde"/monotropie); 54-69 (dans les
formes de vie philosophique chrétiennes, et dans l'Église); 72-73, 81-82, 110-111,
386-387 (vie mixte); 94-104 (et pratique); 132-137, 139-142, 152-154, 386 (et
sacerdoce) ; 170-172 (conception savante) ; 192-193, 204, 212, 399 (et création
littéraire) ; 223, 225-226, 230, 233, 236-241, 243 (dans l'autoapologétique).
- 247-249 (question de la vocation contemplative de Grégoire) ; 263-265
(signification de sa consécration par sa mère) ; 275-278 (vue d'Athènes) ; 280-281,
285, 289, (au moment de sa conversion philosophique); 292-295, 316-317 (alibi de sa
fuite après son ordination); 324-326, 330-331 (dans le Sur ses épreuves) ; 333-334,
336, 338-339 (alibi de sa désertion de Sasirnes); 346, 349, 354-355, 359, 351, 360,
361, 367, 370, 372, 376, 385-387, 388-389, 399-401 (masque et arme des ambitions
de Constantinople) ; 4409-411 (vocation de Grégoire, conclusions).
- 413-419, 422 (conclusion).
Conversion philosophique/monastique/vers Dieu 29-30, 83, 88-89, 167-168, 194, 282-
285, 323, 362, 406, 415.

450
Index

Corps/physique 4, 18-19, 45-52, 86-88, 117, 159, 256, 277, 289-290, 362, 370, 407-
408.
Culture/:nmôd.a / (natôrnmç) /civilisation 20, 30-31, 44-45, 56, 67, 87, 101-103,
120-121, 134, 153-154, 159-160, 165-169, 171-176, 178, 180, 184-185, 216, 251-
252, 275-280, 285, 288-290, 413-414, 415, 416-417.
Cynisme/cynique 9-10, 14, 19, 39, 41, 65, 70, 109, 369, 372, 420.

Désert/solitudes/ (Ép11µoç/Èp11µta) 15, 54-59, 60-64, 66-67, 72, 74, 77, 82, 97-98,
104, 134-136, 148,241,255,264,273,276-277,284,368, 1/368,409,417,418,420.
Désir 2/47, 50-51.
Divinisation/homme de Dieu/ (6{ioç dvr]p) 3, 20, 46-47, 51, 52, 83-84, 153, 167,
171, 193-194,226,255,276,278,330,380,413,415,420,423.
Douceur 125-128, 132-133, 362, 386.

Écriture/littérature 3, 52, 120, 157, 159-163, 169, 171, 184-188, 192, 193-195, 201-
208, 212-213, 242, 267, 363, 399, 404-405, 408, 411, 418, 422-423.
Écritures/scripturaire 101-102, 117, 120-121, 162, 165, 169-172, 184-186, 208, 224-
225, 265, 382, 414, 415.
"Émigration de l'âme"/ (ÈKÔfjµta), ravissement, mystique 13, 32, 76-77, 136, 172
190, 205, 210-211.
Encratisme 4, 24, 26, 28, 33-35, 40, 54, 82, 114, 115-118, 139, 148, 159, 383, 406.
Épistolaire (art-) 187, 202-203.
Épreuves/tribulations 146-150, 230, 232-236.
Érémitisme 7, 54-64 (parmi les formes de la vie monastique); 94-98 (contredit à la
charité) ; 98-1 OO, 148, 417 (porte à l'orgueil, fait l'impasse sur l'ascèse psychique) ;
101-102 (impropre à la culture philosophique); 102-104, 153, 413-414 (synthèse de
ces critiques) ; 276 (et projets philosophiques athéniens) ; 198, 283, 288, 325, 332,
409 (dans la vie de Grégoire).
Esprit/ (voliç) 46-47, 86-87.
Esthétique 130, 189-193, 422-424.
"Étrangeté"/ (!;Ewtda) 7 ; 9-12 (traditions philosophiques païennes et chrétiennes) ;
69-73, 82, 136, 268, 361, 368, 369, 372, 380, 381 (chez Grégoire).
"Étrangeté au monde" I (!;EVL'tELa wli Kooµou) 7 ; 12-24, 217 (traditions
philosophiques païennes et chrétiennes) ; 32, 37, 40, 44-46, 69-82, 135-136, 139, 152,
154, 195 (et philosophie chrétienne chez Grégoire, intériorisation); 14, 164, 191-193,
210-211 (attitudes); 206-207, 212 (art oratoire et littérature); 91-92, 223, 276; 233,
234, 236, 237, 241, 361, 366, 369, 379-380, 400 (dans l'autoapologétique); 91-92,
276, 278, 281, 317, 330, 353, 410 (souci de cette réputation); 416, 420 (conclusion).
Voir également Anachorèse.
Eucharistie/eucharistique26, 115-117, 183, 221, 255.
Évergétisme 128-129.
Exégèse 45, 101-102, 120-121,133, 161, 166-167, 170-172, 178, 208.
Exemplarité 130-132, 386.
Exorcisme 379.

Famille/filiation 10, 12, 13, 25, 40-41, 54, 226, 229, 250, 252-253, 259-260, 329-330,
341-342.
Femme 33, 260, 318-319, 383.

451
Index

Fous de Dieu/ (oaÀOL) /folie de la croix 48, 79-82, 139, 415.

Humilité / modestie/ orgueil/ présomption 20, 26, 36, 45, 90-91, 97-99, 103, 108,
125, 129-130, 143, 147, 198, 200, 202, 218-219, 227, 229, 231, 238, 290, 313, 321,
327-328,336,345,361,362,381 ,386,413.

lmitatio christi /Christ paradigme 3, 72, 104, 129, 130, 8/129, 136, 140-142, 142-
143, 163-164, 190,201,221,328,8/368,380,3 82,402,415,422.
Insouciance/ (à.µEptµvla) 11, 19-20, 37, 39, 139, 149, 233.
Itinérance /errance/ vagabondage 10-11, 5/ 69, 71-73, 75, 268, 340, 342, 345-346,
380.

Labeur/ (:rr6voç) /travail 19, 28, 285, 289-290.


Liberté de parole/ familiarité/ (:rrappfJOLa) 14-16 (en milieu monastique); 21, 193,
219, 227, 261, 266 (avec Dieu); 122-123 (du bon patron); 151, 233, 339, 361-362,
375, 381-382, 384-385, 389, 395 (théologique) ; 167 (populaire, des ascètes) ; 178,
191-192, 200-202, 222-223, 231, 232, 334-337, 344-345, 347, 381-383, 386 (dans
l'œuvre de Grégoire); 189-190, 321-322 (de Césaire face à !'Apostat); 237.
Licorne 77, 136.
Lion 127, 133.
Lumière / illumination 50, 65, 84-88, 98, 114, 7/121, 127, 135-136, 145-146, 152,
178.
- 194, 210-211 (signe lumineux).

Mariage 12-13, 26, 28, 33-35, 117-118, 177, 200, 319, 329, 383. Voir célibat.
Martyr/ martyre 26, 28, 140, 149-150, 176-177; 235, 241, 321, 359, 380, 402, 419,
423.
Messalianisme 4, 27, 2127, 54, 57, 82, 98, 113-116, 139, 165, 206, 324.
Migade 54-56, 59-68, 105, 130, 153, 264, 283, 414.
Miracle/ thaumaturgie 21-22, 270-272, 320, 322.
Moine/ monachisme 14, 16, 18, 23-24, 27, 51, 54-69, 94-112, 121, 125, 132, 206,
240,325,328,367,414-415,416 .
Monotropie / monotrope / (µov&tponoç) 7; 11-12, 18,34, 40-41, 45, 52-53, 57-58,
62, 64-66, 92-94, 97-98, 111, 152, 264, 325 (définit le "moine"); 65, 72-73, 117,
134-137, 153, 211 (dans le siècle); 190-191, 211, 423 (attitude); 206 (et écriture);
227; 239-240 (et périautologie); 274 (et discipline scolaire); 413-414, 415, 417, 418,
423 (conclusion).
Montagne 57, 6/57, 72, 2/72, 115, 287, 332.
Mort au monde/exercice de la mort 13, 17, 49, 140, 192, 206-208, 211, 212-213, 221,
242, 255, 287, 4/287, 414, 418, 423.

Navigation 271-272 (et navigation spirituelle).


Nazirat / nazir 262, 264.
Néoplatonisme 49, 66, 69, 83, 86-87, 109, 163, 276, 421.
Néonicéisme 296-302, 351-352, 354, 359, 369, 373-376, 383-385, 389-395, 419-421.

Ordination/ consécration/ élection et investiture 21-24, 61-63, 111-112, 114-115,


117-118, 152-154, 220-221, 255 (des moines); 22, 114, 145, 384 (des évêques);

452
Index

114-115, 415 (et charisme); 143-146, 153, 294 (consentie par renoncement à la
volonté propre et obéissance à !'Esprit).
- de Grégoire: 225, 292, 295, 302-306, 309-310, 316-317 (comme prêtre à
Nazianze) ; 330-336, 343-347 (comme évêque de Sasimes) ; 338-342, 347-348
(coadjuteur de Grégoire 1' Ancien); 347-350 (Grégoire, évêque de Nazianze?); 209-
212, 367, 377-378, 3800-381, 387-388 (à Constantinople).

Paganisme/ païens 49, 89, 105, 119, 129, 166-167, 172-177, 179-180, 183, 186, 242,
253,255,258,267,275-276,280 ,414,416.
Parole/ éloquence/ art oratoire/ rhétorique/ prédication/ (Myoç) 3, 14, 21-22, 51-
52, 73, 118-123, 127, 140-141, 157, 159-163, 169, 175-187, 189, 191-192, 194-204,
208-211, 212-213, 223, 242, 258-259, 273-274, 276, 278-279, 281-282, 291, 295,
312,380,381-382,384,386,389 ,405,408-408,411,415,417-41 8,419,422-423.
Passions / impassibilité/ apathie/ (à.:rta6da) / µE-rpw:rta6da 4, 16, 30, 46-47, 52,
80, 86-91, 126-127, 159, 199-202, 212, 229,237, 277,283,327,413,414,416,42 2,
423.
Patronage/ (:rtpom;aoLo.) /patron/ (:rtpom;d:t-r1ç) 21, 122-134, 153, 154, 250-251,
254,350,386,406,416.
Pauvreté/ propriété /richesses 11, I 8-19, 25, 30, 36-40, 54, 109-110, 128-129, 153-
154, 237, 259, 290, 317, 329, 341-342, 361, 372, 380, 386.
Pénitence 47-48, 199.
Poésie 165, 187-189, 201-206, 418, 419.
Pouvoir/ autorité 21, 32, 122-128, 132-134, 152, 153, 160, 222-223, 277, 290, 329.
Préférables /2, 37, 39, 53, 153, 177, 414, 419.
Pureté/ purification/ (Ka6apmç) 18, 19, 35, 41, 47-49, 84-89, 99-100, 104, 117-
120, 121, 132, 135-136, 138-139, 167-168, 171-172, 196, 201-205, 255-256, 277,
279,319,337,361-362,380,382 ,414.

Refus préalable 153, 212, 225, 231, 233, 238, 243, 410, 415.
Reliques 49, 208, 325.
Renoncement/ (à.:rtü'tayri' / à.:rtü'ta;îa) /renonçant 11-12, 25, 27, 30-45, 51, 53, 73,
77,92, 143,264,277,329,362,385.
Renoncement à la volonté propre 28, 139-146, 153, 237, 240, 294, 355, 367, 368,
369, 372,.

Sacerdoce 3, 7; 20-25, 58-59, 61-65, 67-69, 73, 82, 112, 220, 262-265, 274
(moines/monachisme et); 80-82, 106, 146-151 (philosophie et épreuve du parfait);
113-115, 132-134, 311-313 (charismatique, réservé aux plus purs); 115-116
("sacerdoce"monastique) ; 116-118 (au sens étroit) ; 118-121 (fonction doctorale) ;
121-132 (patronage épiscopal); 134-137 (et retraite); 137-139, 337 (et vie cachée);
110, 139-142, 221, 223 (sacrifice du contemplatif, imitation du sacerdoce du Christ) ;
142-146, 223, 233 (accepté par renoncement à la volonté propre et obéissance à
l'esprit); 177, 181-184, 195-197, 212-214, 242 (ministère de la parole); 184-186,
188, 203-206, 212-214 (de !'écrivain) ; 254-255 (et sainteté).
- 247-249 (dans la carrière et la vocation de Grégoire); 169-170, 262-265
(consécration maternelle) ; 224-226, 278-279, 280 (vu d'Athènes) ; 281-282, 284-285
(au moment de sa conversion philosophique); 291-295, 302, 305, 312-313, 316, 324;
330-331 (épiscopat de Sasimes, dignité protectice); 332-348 (la désertion de

453
Index

Sasimes) ; 338-342, 347-348 (Grégoire évêque associé à son père) ; 348-350


(Grégoire évêque - intérimaire? - de Nazianze) ; 357-402 (ministère de Grégoire à
Constantinople) ; 405-407 (bref intérim à Nazianze avant sa retraite finale); 409-411
(vocation de Grégoire, conclusions).
- 415-419 (conclusion).
Sauvage (vie----)/ ensauvagement 20, 57, 67, 77, 95, 104, 136-137, 287, 289-290,
404, 413, 417-418.
Silence/ garde de la langue 51-53, 158, 163-164, 195-211, 277, 404, 418, 420.
Simplicité I 8, 33, 44, 77-78, 103, 238, 255, 366, 367, 382, 416, 418.
Solitude/ solitaire 7, 12, 18, 54-69, 72, 82, 90, 95, 102, 107, 115, 135-137, 142, 144-
147, 192-193, 198, 203-204, 212-213, 242-243, 276-277, 284-285, 288, 341, 369,
370,387,389,400,403-404,408 ,409,411,417,418,424.
Stoicisme 9, 12-16, 30-31, 42, 56, 70, 73, 101, 105, 109, 136, 143, 147, 232, 236,
372, 407, 421.

Théologie/ théologien 3, 79-82, 171-172, 340, 410 (pneumatophore/pneumatophile);


21 72 (la montagne et le trône) ; 84-88, 119, 361, 380 (purification, ascèse) ; 114, 117,
230,241,255,282,336,376,410 ,415(charismes);150-151,362 ,390-393,395,397
(risques spirituels); 172, 178, 312, 376, 381-382, 386, 415 (exégèse, culture); 205
(sens large et étroit); 208 (iconographie); 221-224, 309-310-315, 339-340, 359-360,
361, 369, 373-377, 383-385, 389-397, 406-407, 410-411, 417, 419-421 (vocation et
carrière théologique de Grégoire). Pour la doctrine trinitaire, voir Néonicéisme et
Esprit Saint.
Tranquillité/ (fiouxta) 12, 86, 93, 94, 134-136, 146, 152, 237, 276, 283, 294, 325,
343,346,404,405,415,416.

"Vie cachée" 137-138.


Vie mixte 72-75, 81-82, 83-89, 89-94, 94-104, 104-114, 224-226, 236-237, 260-265,
283-284,338-339,368,386,411 ,414-415,418.
Virginité / chasteté / continence 18, 30, 34-36, 52-53, 59-60, 111, 414 (base du
"monachisme") ; 23 ("vierges consacrées") ; 28 (discrétion chez Basile sur la
question); 33-34, 383, 406 (vierges et mariés, rejet de !'encratisme); 117-118, 256,
386 (des prêtres et évêques) ; 150 (vierges et martyrs) ; 256 ; 260-263, 266-267
(vocation virginale de Grégoire); 319 (continence de Gorgonie dans le mariage); 362
(Sainte Justine et Cyprien).

454
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos .................................. ................ .

INTRODUCTION .•.... ... ... ... ... ... ... ... . ... .... 3

PREMIÈRE PARTIE
LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE SELON GRÉGOIRE

CHAPITRE!
LE CONTEXTE PHILOSOPHIQUE :
:EENITEIA ET :E:ENITEIA TOY KOl:MOY 9
La 1;EvL'tda au sens propre: 9-12
:E:EVL'tda intérieure et 1;EvnEta 'tO'Ù Kooµou: 12-20
3EVL'tELa Tou Kooµou et sacerdoce: 20-24
Le mouvement renonçant en Cappadoce: Eustathe et les siens: 24-28
CHAPITRE II
LE MONACHISME COMME MONOTROPIE 29
(Introduction : 29-30)
Les bases de la vie"monastique" : renoncement et ascèse physique : 30-53
La solitude et les formes de la vie "monastique" : un problème de définitions : 54-69
Le philosophe chrétien, cet étranger : 1;EVL'tcla et l;EvL'tda 'to'Ù Kooµou chez Grégoire: 69-82
Conclusions : 82
CHAPITRE ID
LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE : UNE PHILOSOPHIE MIXTE 83
Retraite et conversion philosophique : 83-94
L'impasse de la solitude : 8Ewpta et :n:pàl;Lç : 94-104
La vie mixte, philosophie chrétienne véritable : l 04-111
Conclusions : 111-112
CHAPITRE IV
LE SACERDOCE, SACRIFICE SUPÉRIEUR DES FILS DE DIEU ... .•• .•. •.. .•. •.. ••• ..• ... 113
(Introduction : 113)
Le sacerdoce selon Grégoire : une fonction charismatique réservée aux ascètes : 113-134
L'anachorèse dans le monde: 134-139
L'appel de !'Esprit et le renoncement à la volonté propre: 139-146
L'épreuve du monde, ascèse suprême: 146-151
CONCLUSIONS DE LA PREMIÈRE PARTIE ..•.....• 152

DEUXIÈME PARTIE
LA LITTÉRATURE COMME ASCÈSE ET SACERDOCE

INTRODUCTION 157
CHAPITRE!
UN CONTEXTE CULTUREL EN MUTATION 159
Entre oralité et écrit : 159-165
Christianisme et :n:môda : 165-168
CHAPITRE II
PAROLE, ÉCRITURE ET SILENCE 169
(Introduction : 169)
Lapaideia du Nazianzène: 169-175
Le don du 11.oyoç: un sacerdoce littéraire: 175-188

455
Le Myoç comme ascèse: 189-195
Silence, parole et écriture: les silences de Grégoire: 195-212
Conclusions : 212-213
CHAPITRE ID
L'AUTOBIOGRAPHIE CHEZ GRÉGOIRE 214
(Introduction : 214-215)
Le discours autobiographique: un genre en vogue: 215-219
Examen des témoins autobiographiques d'un point de vue littéraire: 220-239
Conclusions: 239-241
CONCLUSIONS DE LA DEUXIÈME PARTIE •.• .•• .•• ••• ••• ••• .•• ••• • .•• •.• ••• • ••• 242

TROISIÈME PARTIE
VIE ET PERSONNALITÉ : LA CARRIÈRE DIVINE D'UN FILS DE DIEU

INTRODUCTION 247
CHAPITREI
UN ÂGE D'AMBITION DANS UN MONDE OUVERT ••• ••. .•. ..• •.• •.. •.• •.• .•• •.• ••• •.• ••• 250
CHAPITRE II
GENÈSE D'UNE PERSONNALITÉ : LE FILS BÉNI D'UNE MÈRE ••• ••• .•. ••• ••. ••• ••• • ••• 257
Le milieu d'origine du Nazianzène: une grande famille cappadocienne: 257-258
Naissance et enfance de Grégoire : la paideia divine du fils de Nonna : 258-267
CHAPITRE ID
ATHÈNES, LE TEMPS DES PROJETS 268
Une pérégrination pédagogique : 268-270
Une élection divine : 270-272
Une amitié providentielle : 272-274
Athènes, un trésor culturel : 275-280
CHAPITRE IV
LE RETOUR AU PAYS: LA CONVERSION À LA PHILOSOPHIE 281
(Conclusions : 291)
CHAPITRE V
DESDÉBITTSFRACAS SANTSDANSLESACE RDOCE 292
Un épisode obscur : les données du problème : 292-295
identification du credo: 296-302
Chronologie de la crise et rôle de Grégoire dans celle-ci: 302-315
Conclusions: 316-31'1
CHAPITREVJ
À L'ÉPREUVE DU MONDE: DEUILS ET AFFAIRES FAMILIAUX ••. ..• .•• ..• ••• ..• .•• ••• • 318
(Introduction : 318)
Deux éloges funèbres, ou comment sanctifier les siens: 318-323
Le Sur ses épreuves: notre philosophe en procès: 323-331
CHAPITRE VII
L'AFFAIRE SASIMES: UN ÉVÊQUE SANS TRÔNE ••• ••• •.• •.• ••. ••• ..• .•• .•• ••. ••• ••• ••. 332
(Introduction : 332-333)
D'après les témoins immédiats: les Discours 9-12: 333-343
D'après les témoins postérieurs: 343-348
CHAPITRE VIII
LA RETRAITE DE SLEUCIE: UNE RETRAITE TACTIQUE ? ... ••• .•. ... ..• ... ..• ••• ... ... 349
(Introduction : 349)
Certitudes et incertitudes : 349-352
Une retraite anticipée ou une retraite tactique : 352-354
L'appel de Constantinople: une divine surprise: 354-356

456
CHAPITRE IX
LE DIVIN MANDAT DE CONSTANTINOPLE 357
(Introduction : 357-358)
Un temps d'incertitudes et de persécutions (hiver 378/379 - 28 fév. 380) : 359-363
La conquête de Constantinople (28 fév. 380 - mai 381) : 363-388
Une présidence malheureuse (mai - juillet 381) : 388-402

CHAPITRE X
LES DERNIÈRES ANNÉES : LE SCEAU D'UNE VIE 403
CONCLUSIONS DE LA TROISIÈME PARTIE 409

CONCLUSION ..................................................................................... 413

BIBLIOGRAPHIE .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . .. . . .. . .. . 425
INDEX ............................................................................................. 445
TABLE DES MATIÈRES ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 455

457
BIBLIOTHEQU E DE L'ECOLE DES HAUTES ETUDES,
SECTION DES SCIENCES RELIGIEUSES

Déjà publié :

vol. 105
J. Bronkhorst
Langage et réalité: sur un épisode de la pensée indienne.
136 p. , 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 2-503-50865-0

vol.106
P. Gignoux (éd.)
Ressembler au monde. Etude sur le microcosme et le macrocosme dans
/'Antiquité orientale.
250 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 2-503-50898-7

vol. 107
J.-L. Achard
L'Essence Perlée du Secret. Recherches philologiques et historiques sur l'origine
de la Grande Perfection dans la tradition 'rNying ma pa '.
342 p. , 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-50964-9

vol. 108
J. Scheid, V. Huet (éd.)
La colonne Aurélienne. Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la
colonne de Marc Aurèle à Rome.
446 p. 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-50965-7

vol. 109
D. Aigle (éd.)
Miracle et Karama. Hagiographies médiévales comparées.
690 p. 11 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-50899-5

vol. 110
M.A. Amir-Moezzi, J. Scheid (éd.)
L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe. L'invention des origines.
246 p. , 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-51102-3

vol.111
D.-0. Hurel
Guide pour l'histoire des ordres et congrégations religieuses (France, XVIe-XXe
siècles).
468 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 2-503-51193-7
vol. 112
D.-M. Dauzet
Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme,
1840-1905). Correspondance et biographie.
xviii + 386 p. , 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 2-503-51194-5

vol. 113
S. Mimouni (éd.)
Apocryphité. Histoire d'un concept transversal aux religions du Livre.
336 p. , 2002, PB, ISBN 2-503-51349-2

vol. 115
M. Milot
Laïcité dans le Nouveau Monde, le cas du Québec.
180 p. , 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 2-503-52205-X

En préparation :

N. Belayche, S. Mimouni (éds.)


Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essai de définition.
approx. 120 p., 2002, PB, ISBN 2-503-52204-1

F. Randhaxe, V. Zuber (éds.)


Laïcité, religion et démocratie.

Y. Guermeur
Les cultes d'Amon hors de Thèbes

J.R. Armogathe & J.C. Williame (éds.)


Les mutations contemporaines du religieux

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