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Le Choix Du Metier
Le Choix Du Metier
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philosophique de Louvain
Les articles pour le Kaizo tels que nous les ont livrés récemment
Thomas Nenon et Hans-Reiner Sepp1, présentent, sous leur forme
même d'«écrits mineurs», un intérêt philosophique considérable, en ce
que précisément ces essais de «philosophie populaire», destinés à un
large public, se placent sur le terrain d'interrogations époquales dont il
est si peu sûr que notre époque les ait surmontées qu'il faut sans doute
même plutôt dire qu'elles en constituent le fondement et en donnent
l'exacte mesure.
Un malaise naît à la lecture et sans doute vient-il d'abord du carac
tère fortement contextuel des préoccupations qui se font jour ici: crise
du sens à l'issue d'une guerre mondiale et tentative d'un philosophe d'y
apporter une réponse proprement philosophique. Cet «engagement» de
la pensée de Husserl, comparable tant dans la forme que sur le fond à
celui des Conférences sur l'idéal d'humanité de Fichte2, gêne bien sûr
en ce que nous n'y retrouvons pas le Husserl que nous connaissons.
Non pas que ce qu'il dise puisse vraiment surprendre, mais peut-être le
retrouvons-nous trop ici, comme caricaturé, du moins caricatural, et
appauvri, une fois l'apparat de la technique phénoménologique déposé.
Ne reste plus alors qu'un discours à vrai dire essentiellement moralisa
teur et grevé de préjugés métaphysiques lourds, par rapport auxquels
Husserl paraît se tenir dans la plus grande naïveté dès que sa pensée
s'écarte de la percée décisive opérée sur le terrain de la théorie de la
connaissance (l'institution de la phénoménologie) et souhaite revenir
aux généralités éthiques. Les articles du Kaizo ne paraissent pas à la
hauteur de la pensée de Husserl dans la mesure où ils témoignent d'une
3 Du reste Husserl avait-il des raisons d'être inquiet à cette époque, mais ces rai
sons jettent sans doute au moins autant de suspicion sur la pensée de ses adversaires et
singulièrement plus sur celle du grand adversaire depuis lequel on le juge et on le lit que
sur la sienne.
ce serait faire bon marché de ce que le renouveau par la raison est aussi
bien pour lui renouveau de la raison, qui passe par la question de la
rationalité de l'homme lui-même.
La guerre a révélé la «non-vérité» (Unwahrheit), r«absurdité»
(Sinnlosigkeit) de la «culture européenne»8. Cette révélation a aussi
bien brisé l'élan vital de notre civilisation. Toute culture est portée par
la croyance en des valeurs qui en sont constitutives et dans la visée
desquelles elle se développe. Or, «cette croyance, (...) nous l'avons
perdue»9.
La «croyance» caractéristique de cette civilisation qui se découvre
ici dans son effondrement même comme «européenne» et à laquelle
Husserl rattache, comme il le fera dans la conférence de Prague, le
Japon moderne (communauté de projet enraciné dans le Logos grec,
et non communauté «zoologique» ou «anthropologique»), est la
croyance en la raison. Mais encore faut-il interroger celle-ci pour mesu
rer la portée de son échec. De quelle raison s'agit-il? «Notre époque est
plus que riche (überreich) en sciences grandes et sérieuses»10, mais
8 Op. cit., p. 3.
9 Ibidem.
10 Ibidem, p. 6.
11 Ibidem, pp. 112-113.
12 Ibidem, p. 109.
«Nous sommes des hommes, des sujets qui ont une volonté libre,
qui interviennent activement dans leur environnement, qui modifient
constamment sa configuration. Que nous le voulions ou non, que notre
volonté soit mauvaise ou juste, ainsi faisons-nous»16. Nous sommes
embarqués, et toujours déjà responsables. Le choix du destin est tou
jours un choix, qui se dissimule à lui-même, et il n'y a de fatalité que
consentie.
13 Ibidem, p. 6.
14 Ibidem, p. 7.
15 Ibidem, p. 4.
16 Ibidem.
17 Ibidem, p. 7.
18 Ibidem, p. 7-8.
19 Ibidem, p. 23.
Quel est le sens de cette universalité, ici postulée bien plus qu'éta
blie? Quelle légitimité phénoménologique peut conserver la distinction
traditionnelle mobilisée ici par Husserl entre l'animal censé vivre dans
20 Ibidem.
21 Ibidem, p. 24.
22 Ibidem.
l'instant, en réaction à ses affects et l'homme, qui peut dire «dans ces
circonstances, j'agirai toujours ainsi»?
C'est que le phénomène général qui détermine l'existence
humaine et lui donne sa dimension toujours déjà éthique est celui de la
réglementation, comme autoréglementation (Selbstregelung):
«L'homme peut embrasser du regard toute sa vie, même s'il le fait avec
une clarté et une déterminité fort variable, et porter sur elle un jugement
de valeur universel, conformément à son effectivité et à ses possibi
lités. Il peut par suite se fixer un but de vie universel (allgemeines
Lebensziel)» .
23 Ibidem, p. 26.
24 Ibidem, p. 27.
25 Ibidem.
26 Ibidem.
{Zweck) universelle consciente», il y a une autre vie, qui elle a des fins
et en ce sens se place déjà sur le terrain de l'universel, mais «qu'il faut
aussi appeler passive, qui vit dans la communauté et sa tradition, se
laisse dicter par elle ses fins, comme lorsque quelqu'un, puisque cha
cun doit bien avoir un métier, la vie en communauté l'exige, choisit un
métier sans se sentir appelé du fond de lui-même et fait aussi bien
son travail quotidien dans les formes usuelles et conformément aux
exigences»27.
En face de cette passivité, il existe un autre rapport, actif, aux
valeurs que l'on reçoit pour déterminantes de notre existence, celui qui
consiste à s'assumer comme le sujet de ces valeurs et à ne faire de
choix que conformes aux valeurs dont on a décidé de faire les normes
absolues de son existence. C'est le sens du métier-vocation, si l'on
revient à notre exemple: «une forme [de vie] supérieure consiste dans
l'autolégislation par une fin posée depuis le fond de soi-même et qui
s'étend sur toute notre vie, comme c'est précisément le cas dans un vrai
métier»28.
Reste que le choix du métier, même s'il engage — activement, si
c'est une vocation — l'ensemble de l'existence et manifeste par là
même la normativité (le fait de s'orienter conformément à des valeurs,
activement ou passivement choisies) comme structure pour ainsi dire
existentiale de l'existence humaine, demeure un engagement partiel
dans sa globalité même. S'il décide du cours de ma vie, il ne détermine
néanmoins pas chacun de mes actes en tant qu'acte, mais seulement
certains d'entre eux en tant qu'ils se rapportent directement ou non à
cette dimension de mon existence (celle du «Beruf»), si important soit
celui-ci, lorsqu'il devient une vocation. Cette normativité introduit en
fait la possibilité d'une autre, plus radicale, et par rapport à laquelle
seulement elle a sens. Si l'individu peut donner du sens au contenu de
sa vie, et, du simple fait de cette possibilité en donne toujours en fait,
ne peut-on imaginer qu'il soit toujours appelé (c'est le Ruf qu'on
entend dans le Beruf lorsqu'il se découvre à lui-même Berufung en
s'appréhendant sur le mode de l'activité) à en attribuer à sa vie en
tant que telle? S'il ne peut se soustraire au processus de finalisation
existentielle et s'il se pose nécessairement des questions du style
«Dois-je faire ceci ou ceci? », comme le manifeste qu'il faille choisir un
27 Ibidem, p. 96.
28 Ibidem.
29 Ibidem, p. 96-97.
les nôtres)? La réponse est dans la question, ce n'est pas possible, car
l'exigence éthique, celle du bonheur, dirait Husserl dans la filiation
aristotélicienne la plus pure, est la seule qui se rapporte à la vie en tant
que telle et lui donne sens en tant que telle. On peut assurément «faire
de Mammon son Dieu; devenir riche et toujours plus riche peut deve
nir l'idée dominante pour toute une vie», aussi bien que la recherche de
la gloire ou de la puissance30. Mais à l'image de l'homme assoiffé de
puissance, qui sert ici à Husserl de paradigme, de telles fins, mauvaises
parce que partielles et non par quelque malédiction en soi qui pèserait
sur elles, déportent l'existence hors d'elle-même dans la spirale d'un
mauvais infini. Husserl esquisse un portrait de l'activisme de la fin
unique monomaniaque, qui représente une mobilisation intégrale de
l'existence sans en porter en rien l'accomplissement, bien au contraire.
«Chacun a un domaine de valeurs devant les yeux, mais, en tant
qu'homme de puissance, il n'est pas à proprement parler orienté vers la
réalisation maximale de telles valeurs, mais sur le fait de ramasser,
d'extorquer, de mettre en œuvre par son énergie, son habileté etc. de
telles valeurs in infinitum». Et de poursuivre en évoquant le producti
viste (Leistungssüchtige), qui par opposition à l'homme avide de puis
sance (jMachtssüchtige), n'est pas tant tourné vers le pouvoir (Können)
que vers les œuvres, et quant à lui, ne rêve que de remplir le monde de
ses productions, qu'elles soient économiques, artistiques ou scienti
fiques, mais est lui aussi donc pris dans un processus d'infinitisation de
l'existence, dans l'incapacité de la rendre suffisante à elle-même31.
C'est cette même illimitation que Husserl repère dans le rationalisme
moderne en tant qu'incapable de s'assigner d'autres fins que son
développement illimité et en lui-même injustifiable, sans signification
rationnelle donnée à la vie humaine mobilisée dans ce déploiement
d'une rationalité exclusivement théorique et donc principiellement
mutilée.
Il faut alors réfléchir sur les fins de la raison humaine, et c'est
dans cette interrogation que pour Husserl culmine la recherche philoso
phique. Sans elle, celle-ci n'aurait ni telos, ni valeur. La question est:
«que signifie donner une justification rationnelle à l'existence
humaine?» En d'autres termes: «qu'est-ce qui peut donner une valeur
absolue à cette existence qui se meut toujours déjà sur le terrain de la
30 Ibidem, p. 97.
31 Ibidem.
32 Ibidem, p. 29.
33 Ibidem, p. 30.
34 Ibidem.
autrement dit aussi bien «veux-tu vraiment?». Peut-on jamais être sûr
de l'objet de son désir? telle est la question abyssale que le désir nous
pose, et comment l'éthique pourrait-elle être autre chose qu'une tenta
tive d'y répondre, la tentative d'être sûr de vouloir ce qu'on veut, en
d'autres termes de savoir son désir (d'où la raison, appelée ici à grand
cri)? L'avare ou le conquérant, ou le don juan sont dans une position
non-critique au sens où au fond ils ne sont pas sûrs de vouloir ce qu'ils
veulent. Si on leur demande, ils répondront: la richesse, la puissance ou
les femmes, mais si, les poussant dans leur retranchement, on leur
demande pourquoi, que répondront-ils? Parce que la puissance, la
richesse ou les femmes rendent heureux, sans doute? Mais c'est une
réponse de mauvaise foi, car en fait elle présuppose toujours une déci
sion préalable qui n'est pas assumée comme telle et une façon de se
dérober à l'évidence autrement difficile que ce n'est justement pas
après la richesse, la puissance ou les femmes qu'ils courent, mais après
le bonheur, la réussite d'une existence, dont la question de savoir
comment la réussir est trop ardue et trop périlleuse (elle introduit le
soupçon de son absurdité et donc la certitude possible de l'échec) pour
qu'on ne recule pas devant celle-ci et ne préfère pas donner à sa vie
plus simplement le sens d'une réussite, si suspendue à la question
irrésolue du «pourquoi» soit-elle.
La question des fins, enracinée dans l'existence de l'homme en
tant qu'existence finalisante, posée dans toute sa radicalité, donne lieu
à une «critique radicale»35. Il s'agit de formuler par rapport à mon
existence une exigence de «justification absolue». La «rationalité» du
comportement humain serait alors, par analogie avec la raison théo
rique, celle d'un comportement pouvant donner toutes les garanties
intuitives d'une valeur qui ne saurait être remise en question. Husserl
raisonne toujours dans les cadres de la VIe Recherche Logique, mais
sur le terrain éthique, c'est-à-dire celui de la valeur:
35 Ibidem, p. 107.
36 Ibidem, p. 32.
Plus l'homme vit dans l'infini des possibles, tels que les progrès
de l'humanité les libèrent, plus il peut faire de choses de sa vie, plus
son insatisfaction et sa perplexité devient grande en ce qui concerne ce
qu'il doit faire de sa vie et en conséquence plus se fait sentir pour lui le
besoin de justifications intuitives (einsichtige Rechtfertigungen). C'est
précisément de ce besoin, de l'idée que l'on puisse se demander a
priori ce que l'on doit faire, et le faire du fait de la valeur qu'on lui a
préalablement reconnue et non se contenter de la valeur qui nous est
donnée comme telle, avec la fragilité intrinsèque qui est la sienne en
tant que fondamentalement in-justifiée, ou du moins hypothétiquement
justifiée, que naît l'idée de «la conscience de responsabilité de la rai
son ou bien de la conscience morale»37.
Avoir une attitude «rationnelle» paraît toujours possible. Précisé
ment suffit-il de faire usage de sa raison, ce qui ne signifie pas néces
sairement qu'on arrive toujours à la transparence idéalement requise,
mais que l'on agit conformément à ce que l'on peut comprendre de la
situation. Agir du mieux qu'il est possible, c'est-à-dire que l'on juge
possible, tel est le principe de cette éthique de la responsabilité, qui en
fait un «devoir absolu», précisément dans la mesure où c'est dans ce
«mieux possible» que s'exprime concrètement la prétention fondamen
tale à avoir une conduite absolument justifiée38. La «vie morale» n'est
donc jamais matériellement impossible, et l'humanité husserlienne,
d'une morale purement rationnelle, est une humanité sans péché origi
nel. Husserl s'élève contre l'idée d'une «humanité paradisiaque», par
faitement innocente. C'est que cette innocence, selon lui animalité
aveugle, n'a rien à voir avec la perfection morale, dont le lieu même est
dans l'aspiration (le Streben) de l'être «imparfait», en tant que celui-ci
conduit son désir par sa raison. Husserl oppose l'idéal purement ration
nel de la divinité, qui serait un être en aspiration mais dont l'aspiration
serait entièrement guidée par la raison et qui donc n'est rien d'autre que
l'idéal (irréalisable) d'une humanité authentiquement réalisée dans
toutes ses possibilités39, à l'image, à son sens dépourvue de valeur
morale parce qu'en dehors de toute aspiration (de remise en question
finale de soi-même), de l'humanité édénique40.
37 Ibidem.
38 Ibidem, p. 33.
39 Ibidem.
40 Ibidem, p. 34.
41 Ibidem, p. 21. Cf. p. 40: «L'idée normative de la raison se rapporte aussi bien à
l'action entendue au sens habituel du terme (intervention dans notre environnement)
qu'aux actes logiques et d'évaluation (par exemple esthétiques). L'éthique complète com
prend la logique (technique logique) dans toutes ses frontières habituelles, aussi bien que
l'axiologie (doctrine de la valeur, spécialement esthétique) tout comme toute pratique à
délimiter. Par exemple toute connaissance scientifique est une 'action', et la vie vouée pro
fessionnellement à la vérité du savant est une vie marquée par 'l'éthique de la connais
sance' — si toutefois elle est légitime, c'est-à-dire rationnelle au sens plein du terme».
42 Ibidem, p. 26.
43 Ibidem.
44 Ibidem, p. 25.
45 Ibidem, p. 30.
46 Ibidem, p. 34.
47 Ibidem, p. 25.
48 Ibidem, p. 33.
49 Ibidem, p. 35.