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Le choix du métier: sur le «rationalisme» de Husserl

Author(s): Jocelyn Benoist


Source: Revue philosophique de Louvain , FÉVRIER 1993, QUATRIÈME SÉRIE, Vol. 91, No.
89 (FÉVRIER 1993), pp. 66-89
Published by: Peeters Publishers

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Le choix du métier:
sur le «rationalisme» de Husserl

«Paranoïa de l'ego transcendantal»


Gérard Granel

Les articles pour le Kaizo tels que nous les ont livrés récemment
Thomas Nenon et Hans-Reiner Sepp1, présentent, sous leur forme
même d'«écrits mineurs», un intérêt philosophique considérable, en ce
que précisément ces essais de «philosophie populaire», destinés à un
large public, se placent sur le terrain d'interrogations époquales dont il
est si peu sûr que notre époque les ait surmontées qu'il faut sans doute
même plutôt dire qu'elles en constituent le fondement et en donnent
l'exacte mesure.
Un malaise naît à la lecture et sans doute vient-il d'abord du carac
tère fortement contextuel des préoccupations qui se font jour ici: crise
du sens à l'issue d'une guerre mondiale et tentative d'un philosophe d'y
apporter une réponse proprement philosophique. Cet «engagement» de
la pensée de Husserl, comparable tant dans la forme que sur le fond à
celui des Conférences sur l'idéal d'humanité de Fichte2, gêne bien sûr
en ce que nous n'y retrouvons pas le Husserl que nous connaissons.
Non pas que ce qu'il dise puisse vraiment surprendre, mais peut-être le
retrouvons-nous trop ici, comme caricaturé, du moins caricatural, et
appauvri, une fois l'apparat de la technique phénoménologique déposé.
Ne reste plus alors qu'un discours à vrai dire essentiellement moralisa
teur et grevé de préjugés métaphysiques lourds, par rapport auxquels
Husserl paraît se tenir dans la plus grande naïveté dès que sa pensée
s'écarte de la percée décisive opérée sur le terrain de la théorie de la
connaissance (l'institution de la phénoménologie) et souhaite revenir
aux généralités éthiques. Les articles du Kaizo ne paraissent pas à la
hauteur de la pensée de Husserl dans la mesure où ils témoignent d'une

1 Hua XXVII, 1989, 3-94.


2 Hua XXV, 1987, 267-293.

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apparente inadéquation de cette pensée au type de questions que Hus


serl est ici amené à se poser, dans la rencontre de son époque.
Est-ce à dire que cette «rencontre» soit purement contingente et
n'ait d'autre signification que biographique? Ce serait ignorer la sin
cérité et la valeur fondatrice de «l'engagement» éthique de Husserl
par rapport à sa propre pensée. Il y va pour lui de cette «vie de philo
sophe» dont il se réclamait encore peu de temps avant sa mort, décla
rant vouloir mourir «comme il avait vécu, en philosophe». Ce que
Husserl écrit pour le Kaizo, il le croit depuis toujours et c'est à la base
même de ce «choix du métier» qui n'en est pas un, parce qu'il engage
la vie tout entière en tant que vie même et non dans l'un ou l'autre de
ses aspects, qu'est le choix de la philosophie. Pour Husserl, il est clair
que la valeur de sa philosophie se mesure largement à sa capacité de
répondre au type de questions posées à et par elle dans les articles
pour le Kaizo.
Accessoires, ces considérations ne le sont donc certainement pas
aux yeux de leur auteur. Son intérêt pour elles ne cessera en fait pas de
s'accuser et de se renforcer jusqu'à la Krisis, où il s'exprimera sous sa
forme la plus élaborée du point de vue théorique. Reste alors à trouver
une explication satisfaisante à l'insatisfaction dans laquelle elles nous
laissent. De quoi souffrent donc ces pages — tout comme aussi bien
d'une certaine façon la Krisis — à nos yeux de tard-venus?
Précisément sans doute de ne pas venir en leur temps. Elles aussi
viennent trop tard, au sens où elles apportent des réponses trop
anciennes à des questions trop neuves, et qui pour nous n'ont pas cessé
d'être neuves — nous nous sommes installés dans le nouveau comme

dans un indépassable saisissement de ce qui est sans passé et sans


avenir, c'est ce qu'on appelle la modernité.
Plus que la contextualité, c'est Y anachronisme de ces écrits qui
frappe le lecteur moderne et en rend la lecture philosophique si ardue.
Tout se passe ici comme si Husserl essayait de répondre aux questions
qui non seulement appartiennent en propre à notre xxe siècle, mais
même lui sont préalables et le définissent, celles justement de cette
«modernité» dont nous ne sommes toujours pas sortis, avec les cadres
conceptuels et ce qu'on appelle communément «l'idéologie» de
l'homme du xixe qu'il n'a jamais vraiment cessé d'être, dans un élan de
naïveté toute philosophique. D'où un malentendu fondamental, et, pour
nous et pour lui, une déception certaine et, trop souvent, une certaine
ironie.

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Notre but ici sera de suggérer que l'anachronique peut en vérité se


révéler l'intempestif,, donc le plus actuel, trop actuel pour une époque
par définition incapable de se penser elle-même, c'est-à-dire de
remettre en question ses propres questions, et que, sur ce terrain aussi
et d'abord, la naïveté de Husserl, dernier grand rationaliste de l'histoire
de la pensée et en cela seul et unique dépositaire en notre siècle de cette
illusion fondatrice qu'on nomme la philosophia perennis, pourrait se
révéler d'une radicalité critique insoupçonnée parce que trop vite
contournée par ce qui se croit être le siècle de la critique. Non seule
ment le fait que Husserl soit et demeure contre vents et marées rationa
liste jusque dans la Krisis ne saurait en aucun cas justifier qu'on le
traite de «paranoïaque» comme a pu le faire un de ses grands inter
prètes un jour où sa plume n'était sans doute pas à la hauteur de sa
pensée3, mais cette fidélité nous pose une question en rien méprisable
et terriblement gênante: avons-nous réellement réglé nos comptes avec
la raison et sommes-nous quittes avec elle? La question se pose car
Husserl, loin d'avoir ignoré la «modernité», en a tant et si bien remar
qué la naissance qu'il a consacré à sa méditation toutes les dernières
années de sa vie et, faut-il le rappeler, lui a payé un lourd tribut per
sonnel, dans sa vie comme dans celle de ses enfants : persécution de son
second fils par les Nazis après la mort du premier, dans ce premier
grand embrasement, inaugural de la modernité et constitutif de la prise
de conscience de celle-ci par la classe intellectuelle, que fut la première
guerre mondiale.
Il y a, du côté de la «civilisation» comme du côté de la «Kultur»,
une «littérature philosophique de guerre» à laquelle on sait que Berg
son et l'on sait moins que Husserl entre autres ont contribué. De cela
témoignent, en ce qui concerne Husserl, les Conférences sur Fichte,
destinées aux combattants, et d'un nationalisme conforme aux ambi
guïtés du nationalisme fichtéen: messianisme de la nation élue, mais
messianisme à portée essentiellement universelle, car le nationalisme
qui le porte le trahirait s'il cessait d'être un nationalisme de l'esprit.
Puis il y a une littérature d'après-guerre, dont la page la plus célèbre est
certainement celle, indépassable et indépassée à ce jour, qu'écrivit

3 Du reste Husserl avait-il des raisons d'être inquiet à cette époque, mais ces rai
sons jettent sans doute au moins autant de suspicion sur la pensée de ses adversaires et
singulièrement plus sur celle du grand adversaire depuis lequel on le juge et on le lit que
sur la sienne.

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Le choix du métier 69

Valéry: «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous


sommes mortelles»4. L'alliance de mots qui gouverne la phrase traduit
avec une brutalité stylistiquement parfaite la découverte constitutive de
la modernité: celle de la mortalité des civilisations, et derrière celle-ci,
celle de la mort de cette idée de «civilisation» qui s'est accomplie dans
ce triomphe du xixe siècle qu'a été le début du vingtième. La «civilisa
tion», c'est la rationalité même comme valeur dominante du xixe
siècle, telle qu'elle se déploie sans limite apparente dans le processus
historique comme il l'entend, c'est-à-dire dans l'horizon du progrès,
sous toutes ses formes, telles que, par exemple, la colonisation. On
connaît le sens d'abord actif du suffixe du terme «civilisation» dans la

rhétorique morale et politique de cette époque. L'homme ne finit pas de


se rendre civil.

La guerre de 1914-1918, qui ouvre le vingtième siècle avec la


révolution russe qu'elle déclenche, sécrète et/ou rencontre, correspond
à l'effondrement de ce mythe constitutif du XIXe siècle et peut-être tout
simplement à la fin de ce que la représentation idéologique a posteriori
identifie aux «Lumières» — mais celles-ci peuvent-elles avoir une
signification autre qu'idéologique? Non seulement la civilisation est
mise en échec — cela peut arriver malgré elle — mais c'est elle-même
qui est à la source de ce désastre sans précédent, que la deuxième
guerre mondiale vient confirmer et renforcer en révélant à l'humanité le
sommet de la barbarie qu'elle peut atteindre. Tout cela se passe entre
«civilisés», bien qu'ils le soient et parce qu'ils le sont. Ce qui est en
question donc, c'est bien la civilisation elle-même. En d'autres termes,
une certaine idée de la raison, ou de la capacité de la raison à diriger
l'existence humaine.

C'est ce que comprend immédiatement Husserl, homme du XIXe


siècle s'il en est et rationaliste de toujours, qui se définissait encore
en référence au positivisme dans les Ideen /, comme «le vrai positi
viste», et pouvait assurément le faire du point de vue des valeurs, à
défaut d'être vraiment justiciable de cette appellation du point de vue
théorique.
La guerre totale et mondiale, guerre de l'humanité en tant
qu'humanité contre elle-même, n'est pas seulement une crise politique,
mais morale et au-delà métaphysique. Les éditeurs des articles du Kaizo
citent des lettres significatives: «Ce que la guerre a révélé, c'est

4 Œuvres, Pléiade I, 988.

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l'indicible misère non seulement morale et religieuse mais encore phi


losophique de l'humanité», écrit Husserl à William Hocking le 3 juillet
19205 et la lettre à Winthrop Bell du 11 août 1920 renchérit: «Cette
guerre, la chute la plus universelle et la plus profonde de l'homme dans
toute l'Histoire que l'on peut embrasser du regard, a fait la preuve de
l'impuissance et de Γ inauthenticité de toutes les idées en vigueur»6. Ce
n'est pas seulement l'homme dans sa réalité qui est frappé mais aussi
bien l'homme dans sa pensée. Décrédibilisant les idées en vigueur, la
guerre nous confronte au risque le plus grand: ne plus croire non seu
lement à ces idées en particulier, mais aux idées en général, c'est-à-dire
à la possibilité pour l'homme que sa pensée puisse transformer,
améliorer et conduire sa vie en quelque façon. Du moins est-ce le droit
à cela de cette pensée qui est remis en question.
Ce doute radical ouvert par rapport à la pensée — est-elle suscep
tible d'apporter quoi que ce soit à la vie? — répond à l'optimisme
rationaliste de la «civilisation» telle que l'entendait le dix-neuvième
siècle qui a conduit à cette catastrophe planétaire qui manifeste la perte
de contrôle de l'homme sur lui-même la plus radicale qui soit, précisé
ment dans l'effondrement de toute «civilisation». C'est la prétention de
la raison à gouverner le monde humain qui semble s'être retournée dans
l'irrationalité la plus grande, et cela remet profondément en question
l'idée même de rationalisme.
C'est cette crise dont Husserl prend la mesure et aussi bien à
laquelle il paraît apporter une solution anachronique, en ce qu'elle se
tient et s'énonce en dehors des coordonnées définies par la crise, dans
les termes d'un rationalisme «naïf». N'écrit-il pas, toujours dans cette
même lettre à Bell, qu'au «renouveau éthique et politique de l'huma
nité» serait nécessaire «un art d'éducation universelle de l'humanité
supporté par des idéaux éthiques supérieurs clairement fixés, un art qui
revêtirait la forme d'une organisation littéraire puissante destinée à
éclairer l'humanité, à l'éduquer par la sincérité à la sincérité»7.
N'est-ce pas la définition même des Lumières, ces Lumières si cruelle
ment mises à l'épreuve par la guerre à laquelle elles sont censées ici
remédier?
Le «renouveau» appelé par le désastre de la raison peut-il passer
par la raison? C'est ce qu'on serait tenté de demander à Husserl. Mais

3 Hua XXVII, p. XII.


6 Ibidem.
1 Ibidem.

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ce serait faire bon marché de ce que le renouveau par la raison est aussi
bien pour lui renouveau de la raison, qui passe par la question de la
rationalité de l'homme lui-même.
La guerre a révélé la «non-vérité» (Unwahrheit), r«absurdité»
(Sinnlosigkeit) de la «culture européenne»8. Cette révélation a aussi
bien brisé l'élan vital de notre civilisation. Toute culture est portée par
la croyance en des valeurs qui en sont constitutives et dans la visée
desquelles elle se développe. Or, «cette croyance, (...) nous l'avons
perdue»9.
La «croyance» caractéristique de cette civilisation qui se découvre
ici dans son effondrement même comme «européenne» et à laquelle
Husserl rattache, comme il le fera dans la conférence de Prague, le
Japon moderne (communauté de projet enraciné dans le Logos grec,
et non communauté «zoologique» ou «anthropologique»), est la
croyance en la raison. Mais encore faut-il interroger celle-ci pour mesu
rer la portée de son échec. De quelle raison s'agit-il? «Notre époque est
plus que riche (überreich) en sciences grandes et sérieuses»10, mais

«sommes-nous plus heureux que nos prédécesseurs lorsque nous télé


phonons sans fil et pouvons parler à des milliers de kilomètres de dis
tance? Nos successeurs seront-ils plus heureux lorsqu'ils pourront
s'entretenir avec les habitants de Mars ou Sirius? Serons-nous plus
heureux, lorsque toutes les langues de la terre et en remontant jusqu'à
dix millénaires auront été étudiées, lorsque nous aurons établi et docu
menté les noms de tous leurs rois, de toutes les batailles, de toutes les
villes sacrées, de tous les artistes, etc.?

Admettons que nous augmentions les forces humaines jusqu'au gigan


tisme à l'infini, que nous fassions croître les forces de tout un chacun
au point qu'il puisse acquérir la science de chaque temps et la totalité
de chaque science, et même fonder chaque proposition à tout moment,
reproduire toute réalisation technique qu'il désirerait, soit seul, soit
avec l'aide de ses semblables: il serait alors un peu meilleur que nous
à ce jeu. Mais cela le rendrait-il heureux? » u.

La question est posée avec beaucoup de force et beaucoup de


naïveté: «les sciences modernes rendent-elles heureux?», comme le
résument de façon lapidaire les éditeurs n, à deux doigts de la trivialité

8 Op. cit., p. 3.
9 Ibidem.
10 Ibidem, p. 6.
11 Ibidem, pp. 112-113.
12 Ibidem, p. 109.

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(«l'argent ne fait pas le bonheur») mais avec une candide profondeur.


C'est bien l'illimitation de la puissance dans la perspective d'une ratio
nalité instrumentale que Husserl remet en question, en rappelant la
rationalité humaine à la question des fins, qui la détermine depuis son
fond le plus propre.
C'est que les «sciences de la nature», dont le développement
caractérise l'époque moderne, ne sauraient suffire à donner une
connaissance de l'homme lui-même, susceptible d'éclairer la praxis
humaine pour elle-même, dans la détermination de ses fins et non seu
lement dans le choix de ses moyens13. Nous disposons certes de nom
breux savoirs se rapportant à l'homme, mais ce sont toujours des
savoirs empiriques, qui ne nous donnent pas accès à l'essence de
l'homme, et laissent donc inentamée la question de savoir ce qui peut
faire un homme, quel comportement répond le mieux à cette essence14.
Préjugé essentialiste et normatif? Assurément, mais la question est de
savoir si l'on peut parler de l'homme en d'autres termes, et cette ques
tion, Husserl, loin de la contourner, l'affronte de plain-pied.
La difficulté de la position attentiste ou fataliste, qui se refuse à
toute normativité (comment pourrait-on prescrire à l'homme ce qu'il
doit être?), c'est qu'elle est fondamentalement une position de mau
vaise foi, au sens sartrien du terme:
«Devons-nous attendre, au cas où cette culture guérirait d'elle-même,
dans le jeu de chance des forces productrices et destructrices de
valeurs? Devons-nous souffrir le 'déclin de l'Occident' comme un
fatum? Ce fatum n'a de réalité que si nous en sommes les témoins pas
sifs — si nous pouvions en être les témoins passifs. Mais cela, ceux-là
mêmes qui nous annoncent le fatum ne le peuvent pas non plus»15.

«Nous sommes des hommes, des sujets qui ont une volonté libre,
qui interviennent activement dans leur environnement, qui modifient
constamment sa configuration. Que nous le voulions ou non, que notre
volonté soit mauvaise ou juste, ainsi faisons-nous»16. Nous sommes
embarqués, et toujours déjà responsables. Le choix du destin est tou
jours un choix, qui se dissimule à lui-même, et il n'y a de fatalité que
consentie.

13 Ibidem, p. 6.
14 Ibidem, p. 7.
15 Ibidem, p. 4.
16 Ibidem.

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Le choix du métier 73

Une «volonté libre»: n'y a-t-il pas de présupposé métaphysique


plus lourd et encombrant? Cette idée n'obstrue-t-elle pas la compré
hension que Husserl pourrait avoir de la situation destinale de l'homme
moderne, précisément en l'occultant comme destinale? Mais d'un autre
côté, la conscience husserlienne de la crise de l'humanité contempo
raine est bien celle de l'illusion radicale représentée par l'illimitation de
la liberté de l'homme entendue comme puissance instrumentalisante
donnant à l'homme un pouvoir absolument constituant sur le monde et
sur sa propre histoire.
Quel est le sens phénoménologique de la liberté? La liberté peut
elle être autre chose qu'une thèse métaphysique sur l'homme, occultant
bien plus que révélant la spécificité du phénomène humain, au profit
d'une certaine «idée» de l'homme? Telle est la question que nous
voudrions poser.
La thèse husserlienne de la liberté humaine fait fond sur une
conceptualité traditionnelle proprement métaphysique, celle-là même
qui semblait passer en fraude dans l'analyse phénoménologique consti
tutive des Ideen II: opposition de la nature et de l'esprit, la première
relevant de la simple «explication», là où le second met en jeu des
jugements de valeur, constitutifs de la définition apriorique de son
domaine d'être17. La normativité n'est pas accidentelle aux phéno
mènes supposés «spirituels» mais constitutive de leur mode de donnée.
N'est-ce pas, dans ce qui demeure un dualisme, se donner au départ ce
qui resterait phénoménologiquement à établir, c'est-à-dire à constituer?
Et comment accepter de la même façon l'évidence du partage de l'exté
riorité (de l'expérience de la nature) et de l'intériorité (de la conscience
en tant que «réalité spirituelle») telle que Husserl la reçoit ici sans
aucune difficulté18?
Plus radicalement, en-deçà de la référence à ses formes constituées
tenues manifestement pour naturelles, le fait que la réflexion éthique de
Husserl prenne pour point de départ phénoménologique concret la
conscience de soi, le rapport à soi entendu dans l'horizon du savoir de
soi (inspectio sui) n'introduit-il pas encore une objection plus grave19?
L'absence d'interrogation sur le statut ontologique de la conscience
grève non plus seulement la valeur de telle ou telle analyse constitutive,

17 Ibidem, p. 7.
18 Ibidem, p. 7-8.
19 Ibidem, p. 23.

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mais la pertinence de la constitution elle-même. Reste que l'analyse


husserlienne de l'attitude personnaliste, même si elle fait fond sur une
phénoménologie de la conscience qui demeure à ses yeux indubitable,
ne s'y réduit pas, et d'une certaine façon donne par là-même à celle-ci
une signification phénoménologique qui échappe dans une large
mesure à la critique qui lui est adressée, puisque, de ce point de vue,
elle exhibe des phénomènes dont ses critiques ne parviennent pas ou
mal à rendre compte. Le thème de la réflexivité, loin d'être un simple
résidu métaphysique (capacité d'une conscience d'abord déterminée
comme voir à retourner son regard sur elle-même), prend en effet une
signification phénoménologique réelle et irréductible à partir du
moment où il se trouve replacé sur le terrain qui lui donne son sens pré
gnant, à savoir celui de la valeur, lorsqu'il est entendu dans le sens de
la capacité qu'a l'homme de porter un jugement sur lui-même et ses
propres actions. «Dans l'auto-évaluation, l'homme se juge lui-même
bon ou mauvais, de valeur ou sans valeur»20. C'est en fait de cette
évidence phénoménologique que part Husserl: le fait que l'homme ait
rapport à lui-même sur le mode de l'évaluation, et que la vie humaine,
même lorsque l'homme la juge «sans valeur» au sens péjoratif du
terme, ne soit jamais sans valeur au sens d'une vie étrangère à l'éva
luation.
Le monde humain, en tant que monde de valeurs, donne toujours
lieu à la critique et à l'évaluation. La capacité d'examen critique, de
mise à distance de sa vie en tant que sa valeur est en question, est
inscrite dans l'essence de l'homme même. L'homme peut essentielle
ment dire «non», rejeter telle ou telle chose ou telle ou telle action
comme «sans valeur»21.

«Les examens critiques peuvent être singuliers ou universels. Car il


appartient à l'essence de l'homme qu'il puisse non seulement exercer
un acte de représentation, de pensée, d'évaluation et de volonté singu
lier, mais encore accomplir tous ces actes sous la forme du 'en général'
(überhaupt)»22.

Quel est le sens de cette universalité, ici postulée bien plus qu'éta
blie? Quelle légitimité phénoménologique peut conserver la distinction
traditionnelle mobilisée ici par Husserl entre l'animal censé vivre dans

20 Ibidem.
21 Ibidem, p. 24.
22 Ibidem.

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Le choix du métier 75

l'instant, en réaction à ses affects et l'homme, qui peut dire «dans ces
circonstances, j'agirai toujours ainsi»?
C'est que le phénomène général qui détermine l'existence
humaine et lui donne sa dimension toujours déjà éthique est celui de la
réglementation, comme autoréglementation (Selbstregelung):

«L'homme peut embrasser du regard toute sa vie, même s'il le fait avec
une clarté et une déterminité fort variable, et porter sur elle un jugement
de valeur universel, conformément à son effectivité et à ses possibi
lités. Il peut par suite se fixer un but de vie universel (allgemeines
Lebensziel)» .

L'universalité se tient précisément ici dans le surplomb et la déter


mination de toute la vie (Gesamtleben), dans la possibilité de prendre
une position globale par rapport à son existence, position qui ne se pla
cerait pas sur le terrain abstrait et formel de la résolution («attitude»
existentielle) mais se rapporte très précisément au contenu de cette
existence, en tant que oui ou non nous sommes d'accord avec lui, en
tant que nous souhaitons ou non en faire quelque chose de déterminé et,
en d'autres termes, en tant que celui-ci est objet de choix et non seule
ment support d'une résolution. A ceci on objectera que le choix n'est
qu'une illusion d'optique, fondé dans la résolution, rapport à soi
premier, qui est plus fondamentale que lui. Mais à cette analyse ne
perd-on pas aussi bien le niveau phénoménologique propre du choix, à
savoir ce «contenu» de l'existence, en tant qu'il a une valeur, qui,
en tant que tel, pourrait bien être un niveau phénoménologique
irréductible?
Modèle même de ce choix, qui engage toute l'existence en ce que
son contenu fait question: le choix du métier, exemple privilégié de
Husserl, auquel il consacre ici d'amples développements. Je choisis un
métier pour répondre aux besoins immédiats qui sont les miens, parce
qu'il faut vivre dit-on. Mais pourquoi tel ou tel métier? La réponse à
cette question suppose le choix d'une solution par rapport au problème
initial en tant qu'il a été pensé comme problème universel (qui engage
toute la vie ou en tout cas une section de cette vie, au-delà du besoin
immédiat auquel il remédie). Même si mon choix est purement inté
ressé, n'a rien d'une «vocation», c'est encore là un choix, qui en tant
que tel a tout d'une décision théorique sur ce qui a de la valeur ou non
dans l'existence.

23 Ibidem, p. 26.

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76 Jocelyn Benoist

«Une telle réglementation couvrant en toute conscience l'infinité sans


limite de la vie se présente par exemple lorsque quelqu'un fait de sa
propre conservation et des biens qui y sont utiles l'objet d'un soin
universel, planificateur, et en conséquence se tourne vers un des
métiers qu'il peut acquérir. Il ne peut le faire du reste que pour la
raison qu'il donne dans ce métier et est enraciné en lui par tradition
familiale, ou bien qu'il reconnaît dans les biens économiques la condi
tion préalable pour toute autre sorte de biens ou bien qu'il les préfère à
tous autres»24.

Le phénomène intéressant, c'est qu'«une décision axiologique


(Wertentscheidung) personnelle devienne ici déterminante pour une
auto-réglementation de toute la vie personnelle»25. Ceci détermine
différentes «formes de vie» (Lebensformen), différenciées par leur
axiologie: on a la vie de son choix de vie, y compris lorsqu'on feint
de ne pas choisir et que l'on adopte une pose fataliste. Ce qui se
présente à l'homme comme une économie des fins et des moyens
présuppose toujours des jugements de valeur intermédiaires, qui en
présupposent d'autres, et engagent d'une certaine façon toute la vie,
même s'ils paraissent purement transitoires et circonstanciels. On vit
avec l'idée de la vie que l'on se fait et avec les valeurs qui en sont
constitutives.
Husserl met évidemment l'accent sur les jugements de valeur
absolus, ceux qui précèdent et conditionnent tous les autres et regardent
la «conception de la vie» que l'on a, ceux par lesquels se décide en
dernier ressort ce qui a de la valeur ou non pour nous.

«En embrassant du regard et en évaluant les possibilités de sa vie


future, quelqu'un peut prendre conscience que des valeurs d'un genre
déterminé qu'il peut toujours choisir comme buts de son action, ont
pour lui le caractère de valeur absolument désirées, sans la réalisation
desquelles il ne pourra trouver aucune satisfaction. (Dans ce sens pour
l'un ce sont les biens de la puissance, pour l'autre ceux de la gloire, de
l'amour du prochain, etc. qui peuvent valoir comme ceux qu'il faut
préférer absolument)»26.

Qu'il y ait des «formes de vie» et corrélativement des «choix de


vie», c'est une évidence phénoménologique difficilement récusable,
qui nous place sur le terrain des phénomènes éthiques comme tels, en

24 Ibidem, p. 27.
25 Ibidem.
26 Ibidem.

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Le choix du métier 77

tant que phénomènes déterminés dans leur phénoménalité par le fait


qu'ils sont investis de valeur. Reste qu'à partir du moment où on la
prend en compte, il faut en mesurer les conséquences: c'est pour
Husserl là qu'est fondée la possibilité d'une exigence éthique, inscrite
dans l'essence même de l'homme, c'est-à-dire dans le phénomène
humain en tant que caractérisé par ce rapport de décision axiologique à
sa propre vie. En effet, si je peux faire des choix par rapport à ma vie
dans sa globalité, comme «choix de vie», se pose naturellement la
question de l'adéquation du choix non pas à quelque norme transcen
dante préalablement fixée et passant en fraude la barrière de l'examen
phénoménologique, mais à son essence de choix même. Si je peux
faire et je fais toujours des choix par rapport à ma vie, dans quel cas
ferais-je le plus clairement, le plus complètement un choix de vie, allant
jusqu'au bout de cette possibilité qui m'est donnée et à laquelle je ne
peux me soustraire à telle enseigne que je me tiens encore en elle
lorsque je veux la nier, c'est-à-dire m'ignorer moi-même comme choisi
par moi-même?
Là où il y a Lebensform, «forme de vie», et la vie humaine n'est
jamais sans forme, il y a choix, la problématique triviale du «choix du
métier» en tant que déterminant notre vie et en même temps révélant
le choix que nous avons toujours déjà fait pour elle, en donne une
illustration phénoménologique concrète. Mais nous savons que là où il
y a Beruf, métier, il peut y avoir ou non Berufung, vocation. Le «Ruf»,
l'appel, que l'on entend dans «Beruf», peut avoir des significations
phénoménologiquement fort différentes, suivant le rapport dans lequel
l'homme se tient à cette capacité de choix qui est la sienne.
Où plus que dans le choix du métier se manifeste à nous que la
nécessité du choix peut être une nécessité purement extérieure, vécue
sur le mode de la passivité, comme une nécessité intérieure, où notre
existence s'exprime pour elle-même, dans la libre capacité de décider
de son destin? Contrairement à la fiction d'une vie qui serait simple
réaction à la stimulation dans l'instant, le choix du métier manifeste de
toute façon la capacité de recul de l'homme par rapport à sa vie et la
valorisation globale de celle-ci. Mais qu'on ait des fins (Zweck)
n'implique pas nécessairement que celles-ci soient assumées comme
fins voulues, qu'on ait un rapport actif à elles. Par opposition à «la vie
passive, qui se laisse donner par le moment ses buts (Ziel), et qui, si elle
est toujours préoccupée par sa conservation, mais sans même avoir
l'idée de la conservation, sans avoir d'autoréglementation comme fin

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78 Jocelyn Benoist

{Zweck) universelle consciente», il y a une autre vie, qui elle a des fins
et en ce sens se place déjà sur le terrain de l'universel, mais «qu'il faut
aussi appeler passive, qui vit dans la communauté et sa tradition, se
laisse dicter par elle ses fins, comme lorsque quelqu'un, puisque cha
cun doit bien avoir un métier, la vie en communauté l'exige, choisit un
métier sans se sentir appelé du fond de lui-même et fait aussi bien
son travail quotidien dans les formes usuelles et conformément aux
exigences»27.
En face de cette passivité, il existe un autre rapport, actif, aux
valeurs que l'on reçoit pour déterminantes de notre existence, celui qui
consiste à s'assumer comme le sujet de ces valeurs et à ne faire de
choix que conformes aux valeurs dont on a décidé de faire les normes
absolues de son existence. C'est le sens du métier-vocation, si l'on
revient à notre exemple: «une forme [de vie] supérieure consiste dans
l'autolégislation par une fin posée depuis le fond de soi-même et qui
s'étend sur toute notre vie, comme c'est précisément le cas dans un vrai
métier»28.
Reste que le choix du métier, même s'il engage — activement, si
c'est une vocation — l'ensemble de l'existence et manifeste par là
même la normativité (le fait de s'orienter conformément à des valeurs,
activement ou passivement choisies) comme structure pour ainsi dire
existentiale de l'existence humaine, demeure un engagement partiel
dans sa globalité même. S'il décide du cours de ma vie, il ne détermine
néanmoins pas chacun de mes actes en tant qu'acte, mais seulement
certains d'entre eux en tant qu'ils se rapportent directement ou non à
cette dimension de mon existence (celle du «Beruf»), si important soit
celui-ci, lorsqu'il devient une vocation. Cette normativité introduit en
fait la possibilité d'une autre, plus radicale, et par rapport à laquelle
seulement elle a sens. Si l'individu peut donner du sens au contenu de
sa vie, et, du simple fait de cette possibilité en donne toujours en fait,
ne peut-on imaginer qu'il soit toujours appelé (c'est le Ruf qu'on
entend dans le Beruf lorsqu'il se découvre à lui-même Berufung en
s'appréhendant sur le mode de l'activité) à en attribuer à sa vie en
tant que telle? S'il ne peut se soustraire au processus de finalisation
existentielle et s'il se pose nécessairement des questions du style
«Dois-je faire ceci ou ceci? », comme le manifeste qu'il faille choisir un

27 Ibidem, p. 96.
28 Ibidem.

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Le choix du métier 79

métier, même lorsqu'on ne fait qu'emboîter le pas à ce que les condi


tions objectives nous dictent, l'homme n'est-il pas toujours déjà pris
dans un processus qui le conduit à se demander «que dois-je faire en
général?», «en tant que je vis, et dans toute situation à laquelle me
confronte la vie, que dois-je faire de ma vie?». C'est la question
morale, qui paraît ainsi inscrite dans l'essence même de l'homme en
tant qu'être qui ne saurait se représenter sa propre vie en dehors de
toute évaluation. L'homme en tant qu'être de fins, habité par une
interrogation destinale, est toujours déjà sur le terrain de la valeur et
ceci le conduit nécessairement au jugement de valeur et au problème
moral comme tel. Ceux-là même qui arguent que «l'existence est sans
valeur» sont bien sûr les premiers à être pris au piège de cette argu
mentation, prisonniers du fond de moralisme qu'il y a toujours au
fond de tout pessimisme ou cynisme affichés. La question de savoir
comment donner de la valeur à l'existence en tant que telle est inévi
table dans la mesure même où l'existence elle-même se pose à elle
même constamment sa propre question en termes de valeurs, où le
faire en tant que tel véhicule toujours avec lui la question «que
dois-je faire?».
Husserl parle en ces termes de l'auto-régulation éthique, comme
tout à la fois «forme de vie» supérieure et issue tout naturellement des
autres, du fait que la simple existence des «formes de vie» ouvre déjà
la possibilité et la nécessité de l'exigence éthique comme telle:
«Dans une vie humaine le moment vient ou l'homme se fait l'idée
d'une fin (Zweckidee) et l'intègre à sa volonté de façon que celle-ci
règle chaque pulsation de sa vie, chacune de ses actions personnelles.
Une telle idée est une idée religieuse renouvelée, à savoir l'idée éthique
universelle: Je veux faire de ma vie, par ma libre raison, la vie la
meilleure possible»29.

Mais, objectera-t-on, qui dit que l'idée finale (Zweckidee) doive


être «l'idée éthique»? N'importe quelle fin ne fait-elle pas l'affaire, à
condition qu'elle soit totale, c'est-à-dire qu'elle mette en jeu toute la
vie et aussi se rapporte à elle en tant que telle, lui donne sens en tant
que telle (non partiellement, comme un «métier», il faut qu'une telle
«idée finale» donne sens au simple fait de respirer, qu'elle sanctifie
l'existence en tant que telle et donc le moindre de ses actes, même
inutilisable aux grandes ambitions «de toute une vie» qui peuvent être

29 Ibidem, p. 96-97.

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80 Jocelyn Benoist

les nôtres)? La réponse est dans la question, ce n'est pas possible, car
l'exigence éthique, celle du bonheur, dirait Husserl dans la filiation
aristotélicienne la plus pure, est la seule qui se rapporte à la vie en tant
que telle et lui donne sens en tant que telle. On peut assurément «faire
de Mammon son Dieu; devenir riche et toujours plus riche peut deve
nir l'idée dominante pour toute une vie», aussi bien que la recherche de
la gloire ou de la puissance30. Mais à l'image de l'homme assoiffé de
puissance, qui sert ici à Husserl de paradigme, de telles fins, mauvaises
parce que partielles et non par quelque malédiction en soi qui pèserait
sur elles, déportent l'existence hors d'elle-même dans la spirale d'un
mauvais infini. Husserl esquisse un portrait de l'activisme de la fin
unique monomaniaque, qui représente une mobilisation intégrale de
l'existence sans en porter en rien l'accomplissement, bien au contraire.
«Chacun a un domaine de valeurs devant les yeux, mais, en tant
qu'homme de puissance, il n'est pas à proprement parler orienté vers la
réalisation maximale de telles valeurs, mais sur le fait de ramasser,
d'extorquer, de mettre en œuvre par son énergie, son habileté etc. de
telles valeurs in infinitum». Et de poursuivre en évoquant le producti
viste (Leistungssüchtige), qui par opposition à l'homme avide de puis
sance (jMachtssüchtige), n'est pas tant tourné vers le pouvoir (Können)
que vers les œuvres, et quant à lui, ne rêve que de remplir le monde de
ses productions, qu'elles soient économiques, artistiques ou scienti
fiques, mais est lui aussi donc pris dans un processus d'infinitisation de
l'existence, dans l'incapacité de la rendre suffisante à elle-même31.
C'est cette même illimitation que Husserl repère dans le rationalisme
moderne en tant qu'incapable de s'assigner d'autres fins que son
développement illimité et en lui-même injustifiable, sans signification
rationnelle donnée à la vie humaine mobilisée dans ce déploiement
d'une rationalité exclusivement théorique et donc principiellement
mutilée.
Il faut alors réfléchir sur les fins de la raison humaine, et c'est
dans cette interrogation que pour Husserl culmine la recherche philoso
phique. Sans elle, celle-ci n'aurait ni telos, ni valeur. La question est:
«que signifie donner une justification rationnelle à l'existence
humaine?» En d'autres termes: «qu'est-ce qui peut donner une valeur
absolue à cette existence qui se meut toujours déjà sur le terrain de la

30 Ibidem, p. 97.
31 Ibidem.

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Le choix du métier 81

valeur»? Et la question se redouble, dans sa réflexivité même, retour de


la raison sur elle-même, à l'heure où elle est appelée à décider d'elle
même, dans la question: «la question initiale a-t-elle même un sens?».
La «forme de vie» éthique est caractérisée par son absoluité en
tant que «forme de vie»: en tant que telle elle se fonde elle-même, et
si l'on se tient en elle, contrairement aux autres formes de vie, elle n'a
plus rien de contingent, elle s'impose comme une nécessité absolue.
Effectivement il y va d'une vie qui aurait atteint à un niveau de signifi
cation susceptible de donner de la valeur à tous ses choix, dans la
mesure où chacun d'eux pourrait être interprété et évalué par rapport à
celle-ci. Comme tel ce «choix de vie» ne supprime pas les autres, pré
cédemment analysés, mais les embrasse et les relève vers une significa
tion plus haute. Loin de leur ôter leur valeur, il la garantit. «L'artiste
authentique en tant que tel n'est pas encore au sens supérieur du terme
l'homme authentique. Mais l'homme authentique peut être un artiste
authentique et ne peut l'être que si l'auto-réglementation éthique
l'exige de lui»32.
Quel est le statut exact de la «forme de vie» éthique par rapport
aux autres «formes» que revêt nécessairement notre vie, puiqu'elle
n'est jamais sans forme? Ce statut, Husserl le caractérise d'un mot:
«critique».
Effectivement, par exemple dans le choix du métier, la vie peut se
retourner réflexivement sur elle-même, devenir déterminante d'elle
même et se choisir elle-même, s'arrachant ainsi à la passivité naïve (au
sens phénoménologique du terme) qui lui fait recevoir comme valeur ce
qui lui est donné comme tel, mais «en général, une telle volonté libre
s'exerce encore dans une certaine naïveté». Il lui manque «l'intention
habituelle [c'est-à-dire ayant valeur d'habitus] d'une critique de ses
buts {Ziele) et des chemins qui y conduisent»33.
Une telle critique, dit Husserl, a essentiellement pour but de nous
prémunir contre toute déception et c'est en ce sens que le bonheur y est
suspendu d'une façon radicale34. Le rationalisme normatif de cette
position ne doit pas occulter sa profondeur phénoménologique. C'est
qu'effectivement, comme on le sait, au désirant, quoi qu'il désire, se
pose toujours à un moment ou un autre la question «che vuoi?»,

32 Ibidem, p. 29.
33 Ibidem, p. 30.
34 Ibidem.

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82 Jocelyn Benoist

autrement dit aussi bien «veux-tu vraiment?». Peut-on jamais être sûr
de l'objet de son désir? telle est la question abyssale que le désir nous
pose, et comment l'éthique pourrait-elle être autre chose qu'une tenta
tive d'y répondre, la tentative d'être sûr de vouloir ce qu'on veut, en
d'autres termes de savoir son désir (d'où la raison, appelée ici à grand
cri)? L'avare ou le conquérant, ou le don juan sont dans une position
non-critique au sens où au fond ils ne sont pas sûrs de vouloir ce qu'ils
veulent. Si on leur demande, ils répondront: la richesse, la puissance ou
les femmes, mais si, les poussant dans leur retranchement, on leur
demande pourquoi, que répondront-ils? Parce que la puissance, la
richesse ou les femmes rendent heureux, sans doute? Mais c'est une
réponse de mauvaise foi, car en fait elle présuppose toujours une déci
sion préalable qui n'est pas assumée comme telle et une façon de se
dérober à l'évidence autrement difficile que ce n'est justement pas
après la richesse, la puissance ou les femmes qu'ils courent, mais après
le bonheur, la réussite d'une existence, dont la question de savoir
comment la réussir est trop ardue et trop périlleuse (elle introduit le
soupçon de son absurdité et donc la certitude possible de l'échec) pour
qu'on ne recule pas devant celle-ci et ne préfère pas donner à sa vie
plus simplement le sens d'une réussite, si suspendue à la question
irrésolue du «pourquoi» soit-elle.
La question des fins, enracinée dans l'existence de l'homme en
tant qu'existence finalisante, posée dans toute sa radicalité, donne lieu
à une «critique radicale»35. Il s'agit de formuler par rapport à mon
existence une exigence de «justification absolue». La «rationalité» du
comportement humain serait alors, par analogie avec la raison théo
rique, celle d'un comportement pouvant donner toutes les garanties
intuitives d'une valeur qui ne saurait être remise en question. Husserl
raisonne toujours dans les cadres de la VIe Recherche Logique, mais
sur le terrain éthique, c'est-à-dire celui de la valeur:

«Un contentement fondé en raison (vernünftig begründete Zufrieden


heit) reposerait alors dans la certitude intuitive de pouvoir conduire sa
vie dans la plus grande mesure possible dans des actions réussies, qui
soient assurées contre les dévaluations (Entwertungen) en ce qui
concerne leurs présupposés et leurs buts»36.

35 Ibidem, p. 107.
36 Ibidem, p. 32.

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Le choix du métier 83

Plus l'homme vit dans l'infini des possibles, tels que les progrès
de l'humanité les libèrent, plus il peut faire de choses de sa vie, plus
son insatisfaction et sa perplexité devient grande en ce qui concerne ce
qu'il doit faire de sa vie et en conséquence plus se fait sentir pour lui le
besoin de justifications intuitives (einsichtige Rechtfertigungen). C'est
précisément de ce besoin, de l'idée que l'on puisse se demander a
priori ce que l'on doit faire, et le faire du fait de la valeur qu'on lui a
préalablement reconnue et non se contenter de la valeur qui nous est
donnée comme telle, avec la fragilité intrinsèque qui est la sienne en
tant que fondamentalement in-justifiée, ou du moins hypothétiquement
justifiée, que naît l'idée de «la conscience de responsabilité de la rai
son ou bien de la conscience morale»37.
Avoir une attitude «rationnelle» paraît toujours possible. Précisé
ment suffit-il de faire usage de sa raison, ce qui ne signifie pas néces
sairement qu'on arrive toujours à la transparence idéalement requise,
mais que l'on agit conformément à ce que l'on peut comprendre de la
situation. Agir du mieux qu'il est possible, c'est-à-dire que l'on juge
possible, tel est le principe de cette éthique de la responsabilité, qui en
fait un «devoir absolu», précisément dans la mesure où c'est dans ce
«mieux possible» que s'exprime concrètement la prétention fondamen
tale à avoir une conduite absolument justifiée38. La «vie morale» n'est
donc jamais matériellement impossible, et l'humanité husserlienne,
d'une morale purement rationnelle, est une humanité sans péché origi
nel. Husserl s'élève contre l'idée d'une «humanité paradisiaque», par
faitement innocente. C'est que cette innocence, selon lui animalité
aveugle, n'a rien à voir avec la perfection morale, dont le lieu même est
dans l'aspiration (le Streben) de l'être «imparfait», en tant que celui-ci
conduit son désir par sa raison. Husserl oppose l'idéal purement ration
nel de la divinité, qui serait un être en aspiration mais dont l'aspiration
serait entièrement guidée par la raison et qui donc n'est rien d'autre que
l'idéal (irréalisable) d'une humanité authentiquement réalisée dans
toutes ses possibilités39, à l'image, à son sens dépourvue de valeur
morale parce qu'en dehors de toute aspiration (de remise en question
finale de soi-même), de l'humanité édénique40.

37 Ibidem.
38 Ibidem, p. 33.
39 Ibidem.
40 Ibidem, p. 34.

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84 Jocelyn Benoist

Cet eudémonisme rationaliste prend toute la mesure phénoméno


logique du besoin de justification qui habite la vie humaine en tant que
finalisante. Il enracine en elle à ce titre la «raison» comme instance
justificatrice et légitimante, comme il le faisait dans l'ordre théorique et
avec la même foi inébranlée en elle. Mais qu'est-ce que la raison?
La raison, comme idée d'une normativité absolue, est d'abord un
concept éthique, et la transposition que nous venons de souligner, qui
pourrait faire peser sur Husserl le soupçon de théoricisme, a en fait une
valeur pour le moins ambiguë et gagnerait sans doute à être interprétée
dans l'autre sens (ce qui reviendrait à lire les Recherches Logiques
depuis la Krisis). Relisons le début de l'article qui porte en propre sur
le problème éthique:

«On n'a pas le droit de restreindre le terme d"éthique' à la seule


morale, qui règle sous l'idée de l'amour du prochain le comportement
de l'homme vis-à-vis de son semblable en tant que celui-ci doit être
'bon' et 'raisonnable' au niveau pratique. La philosophie morale n'est
qu'une partie qui ne se suffit pas à elle-même de l'éthique, qui doit
nécessairement être comprise comme la science de toute la vie active
d'une subjectivité rationnelle, sous le point de vue de la raison, régle
mentant toute cette vie d'une façon unitaire. Et quelles que soient les
sphères particulières d'une action possible que nous puissions considé
rer d'une façon normative depuis ce point de vue — même par exemple
l'action désignée comme connaissance intellectuelle —, là encore
l'éthique a son sol thématique. Le titre de raison doit aussi être reçu
d'une façon complètement générale, de sorte que l'éthique et la science
de la raison pratique deviennent des concepts équivalents»41.

Les formules sont frappantes: la question éthique est universelle et


première, en tant que question transversale à tous les domaines d'acti
vité de l'homme (y compris la théorie) puisque se rapportant à l'acti
vité comme telle. Son objet, ce sont les normes, et ce qu'elle mesure
phénoménologiquement, en tant que faculté des nonnes, c'est la raison
elle-même, en tant que raison pratique. La raison pratique, c'est la
capacité d'arriver à l'auto-donnée sur le terrain de la volonté, c'est-à

41 Ibidem, p. 21. Cf. p. 40: «L'idée normative de la raison se rapporte aussi bien à
l'action entendue au sens habituel du terme (intervention dans notre environnement)
qu'aux actes logiques et d'évaluation (par exemple esthétiques). L'éthique complète com
prend la logique (technique logique) dans toutes ses frontières habituelles, aussi bien que
l'axiologie (doctrine de la valeur, spécialement esthétique) tout comme toute pratique à
délimiter. Par exemple toute connaissance scientifique est une 'action', et la vie vouée pro
fessionnellement à la vérité du savant est une vie marquée par 'l'éthique de la connais
sance' — si toutefois elle est légitime, c'est-à-dire rationnelle au sens plein du terme».

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Le choix du métier 85

dire de la valeur, la «saisie directe du visé (des Gemeinten)», qui


s'oppose à la «simple anticipation de la visée présomptive (Ver
meinen)»42, comme sur le terrain théorique.

«Ainsi s'entend la spécificité de Yaspiration rationnelle (Vernunftstre


ben), en tant qu'aspiration à donner à la vie personnelle en ce qui
concerne ses prises de position en terme de jugements, d'évaluations
et d'actions, la forme de l'intuitivité (Einsichtigkeit) c'est-à-dire, à leur
mesure respective, celle de la légitimité, autrement dit de la
rationalité»43.

La raison pratique serait donc intuitivité de la vie à elle-même,


capacité d'auto-compréhension de l'existence par rapport à ses propres
fins, sa signification et ses valeurs. La légitimité phénoménologique du
concept tient tout entière dans le besoin, pour Husserl constitutif du
mouvement de l'existence humaine, d'une justification absolue, d'une
conscience de «valeur» de cette existence en tant que telle.
Ce besoin est sans doute un autre nom du «besoin métaphysique
de l'homme», mais 1° est-il une simple illusion métaphysique qui
n'aurait d'autre sens que de nous masquer notre propre finitude, dans un
surmontement fictif de celle-ci, ou n'a-t-il pas un contenu phénoméno
logique positif ? 2° ce «besoin métaphysique» n'est-il pas ici ensuite et
enfin thème phénoménologique, qui, loin de présupposer quelque
entente métaphysique de l'homme, dont cette description qui se veut
phénoménologique serait subrepticement déduite, en fait va, de son
propre mouvement, à la rencontre de cette entente léguée par la tradi
tion pour lui donner un sens nouveau (phénoménologique) et la subver
tir? C'est en effet ici depuis la description et sans construction lourde
ment légitimante du point de vue théorique que Husserl a recours aux
concepts que la tradition essentialiste/rationaliste peut livrer, tels
qu'animal rationale et causa sui.
Loin de soustraire l'homme à la finitude, la conception éthique de
Husserl l'y arrime, en tant qu'elle est fondée dans la détermination phé
noménologique de l'aspiration (Streben), qui investit la réalité finie en
tant que telle: «à l'essence de la vie humaine appartient qu'elle se joue
constamment sous la forme de l'aspiration»44. C'est parce que
l'homme est dans l'erreur et dans la déception, parce qu'il est sujet à la

42 Ibidem, p. 26.
43 Ibidem.
44 Ibidem, p. 25.

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86 Jocelyn Benoist

dévaluation (1 'Entwertung), qu'il vit dans un horizon de motivation


constant qui le conduit à aspirer constamment à une vie parfaite45, cette
aspiration constituant en fait la perfection propre de cette vie46. L'idéal
éthique n'est rien qui se tienne au-delà de la finitude, mais la libération
d'un sens positif de cette finitude même.
Reste que, si Husserl se place bien ici sur le terrain de la finitude,
il semble ne pas apercevoir son pouvoir constituant, c'est-à-dire aussi
bien infiniment dé-constituant (à la mesure d'une «destruction» de ces
idéaux métaphysiques). Il refuse de faire de ces idéaux, dans la mesure
même où pour lui ce sont des idéaux, et non des thèses ontologiques
qui placeraient l'homme au delà de la finitude, la simple expression de
cette même finitude, figurée et déniée tout à la fois dans le fantasme
d'un éternel temporel que serait la vie éthique, c'est-à-dire pourvue de
valeur absolue.

Ce choix est ambigu, car, si on peut y voir le signe d'une incurable


naïveté métaphysique de la position husserlienne, on peut aussi bien y
déceler l'ouverture d'un horizon phénoménologique légitime et fécond.
En effet, ce à quoi nous donne accès ce point de vue indissolublement
phénoménologique et rationaliste, c'est à l'idée d'une positivité du fini,
d'une valeur du fini, ou en d'autres termes au règne phénoménologique
du fini en tant que pourvu de valeur. Le sens du fini ne tiendrait pas
alors exclusivement dans sa finitude, ou sa tenue dans l'être où il y est,
mais dans la valeur de l'ici où il est, en d'autres termes dans l'écono
mie éthique des choses finies en tant que toujours déjà chargées de
valeur depuis le fond propre de l'existence humaine, en tant que son
horizon ultime, Husserl nous le rappelle ici, est praxis originaire.
Aussi faut-il se garder de tout jugement trop rapide lorsque Hus
serl, avec un positivisme de la valeur inébranlé, affirme que le fond de
l'aspiration, en tant que structure existentiale première de l'existence
humaine, est toujours positif: «et en dernier ressort cela prend toujours
la forme de l'aspiration positive et c'est toujours orienté vers l'obten
tion de valeurs positives. Car toute aspiration négative, c'est-à-dire le
fait de se détourner de ce qui est sans valeur (par exemple la souffrance
'sensible'), n'est qu'une transition vers une aspiration positive»47. En

45 Ibidem, p. 30.
46 Ibidem, p. 34.
47 Ibidem, p. 25.

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Le choix du métier 87

fait ce que Husserl a ici en vue, c'est la positivité du phénomène en tant


qu'investi de valeur, qui réfléchit la poussée de l'existence humaine
comme mouvement phénoménologiquement positif, créateur de sens et
de valeurs. C'est dans la positivité de l'aspiration existentielle comme
telle que doit se lire le sens ultimement pratique — celui qui a lieu dans
le rapport premier à la «Lebenswelt» — du thème phénoménologique
de la «constitution». Tout est toujours plein de sens pour nous et il ne
faut pas y voir nécessairement le recouvrement et l'occultation de la
facticité première à laquelle ce sens est suspendu d'être donné, mais le
contenu phénoménologiquement irréductible de cette facticité, qui
appelle un traitement phénoménologique spécifique, que seule peut
mener à bien une phénoménologie sensible à la valeur du donné comme
tel et non obnubilée par la question de la donation.
Se déploie alors la possibilité d'une phénoménologie éthique de
l'être-pour-la-vie, admirablement perçue par Husserl, qui assurément
n'exclut ni n'invalide celle, ontologique, de l'être-pour-la-mort, mais
s'excède d'elle, en tant qu'à celle-ci manque précisément ce qui con
stitue le thème phénoménologique propre de celle-là: la positivité et
l'intérêt du donné comme tel.

Lues dans cette optique, les formules ressortissant à la métaphy


sique rationaliste la plus pure qui apparaissent alors sous la plume de
Husserl prennent un sens nouveau. Lorsque Husserl qualifie l'homme
d'animal rationale, ce n'est pas pour mobiliser la constitution de
l'homme tel que l'entend la tradition comme une évidence ontologique
dont il pourrait partir pour en déduire une éthique, mais c'est inverse
ment pour réinvestir cette expression de sens à la lumière d'une phéno
ménologie éthique. Partant de son concept de «l'homme de raison»,
c'est-à-dire de l'homme qui soumet son action à une critique préalable
conformément à une exigence de valeur absolue intuitivement présen
table, il récuse l'idée d'une raison extérieure à l'action qui viendrait ou
ne viendrait pas la normer, mais caractérise «l'homme rationnel» (Ver
nunftmensch : de façon révélatrice, c'est un type, élément d'une drama
turgie phénoménologique), par une attitude phénoménologique, celle de
la recherche de la justification absolue48: la raison n'a pas d'autre lieu
de manifestation mais donc aussi bien, du point de vue phénoménolo
gique, pas d'autre signification.

48 Ibidem, p. 33.

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88 Jocelyn Benoist

De même lorqu'il écrit: «la personne absolument rationnelle est


donc, en ce qui concerne sa rationalité, causa sui»49, tout le poids de la
phrase porte sur le «hinsichtlich ihrer Rationalität». Si l'homme est
causa sui «en ce qui concerne sa rationalité», cela veut dire que ce
n'est pas au sens propre, c'est-à-dire ontologique du terme qu'il l'est.
Et cela ne veut pas dire non plus qu'il pourrait l'être en quelque façon
tout en ne l'étant pas, en quelque infinitisation volée à la finitude et qui
vaut ce que peut valoir l'oubli de celle-ci. Lorsque Husserl écrit cette
phrase en se plaçant du point de vue de la rationalité de l'homme (à
entendre ici évidemment comme raison pratique), il se place d'un point
de vue où cela n'a pas de sens et pas d'intérêt que l'homme soit ou ne
soit pas causa sui, parce qu'à un point de vue où qu'il soit n'a pas
d'intérêt en soi, mais où tout l'intérêt est focalisé sur ce qu'il est au
sens du contenu qu'il est, de la qualité de ce qu'il est. «En ce qui
concerne la rationalité», c'est-à-dire du point de vue éthique, juste du
point de vue de la capacité de l'homme de justifier et de légitimer ce
qu'il fait, de lui donner une valeur absolue ou relative, mais toujours
déjà tenu dans la valeur. Cette thèse éthique est ontologiquement
neutre, et elle s'accommode d'autant mieux que l'homme ne soit onto
logiquement pas causa sui qu'elle y est profondément indifférente.
Nécessairement, car elle se place quant à elle sur le terrain de diffé
rences (de valeur) qui sont indifférentes à l'ontologie.
L'idée d'autonomie, mobilisée ici, dans sa neutralité c'est-à-dire
aussi bien dans sa naïveté métaphysique, libère en fait des détermina
tions du phénomène humain dont la déconstruction métaphysique de
l'homme remet évidemment en question la légitimité. Mais cette der
nière ne fait-elle pas trop vite l'économie des phénomènes? A vouloir
interroger trop radicalement le sens depuis lequel se donne le donné, ne
finit-on pas par perdre le sens du donné lui-même et par se retrouver
plus pauvre en phénomènes que l'on était parti?
Là où d'autres phénoménologies peut-être mutilent et restreignent
indûment le sens de l'existence humaine, la phénoménologie métaphy
siquement naïve de Husserl, avec son rationalisme inentamé, semble
demeurer plus ouverte à la richesse des phénomènes, en se montrant
capable jusqu'à un certain point de donner un sens phénoménologique
à la raison elle-même, comme question posée de l'homme à lui-même.

49 Ibidem, p. 35.

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Le choix du métier 89

«Que veux-je qu'un homme soit en moi?», question de vie, qui


s'oppose à la question de ma propre mort à moi-même «veux-je être
authentiquement un homme?», n'est-ce pas là une question à laquelle
on peut tout aussi peu se soustraire et tout aussi constitutive de
l'existence humaine? La question de la valeur de l'étant humain paraît
difficilement contoumable ou réductible et elle passe nécessairement
par une phénoménologie de l'étant comme valeur et non «en tant
qu'étant», soustrait à toute question de l'être. Et somme toute, peut-être
est-il aussi et plus important de vivre réellement en philosophe (c'est-à
dire en philosophe réel: contenu d'existence et choix de vie ...) que de
mourir authentiquement à Stalingrad.

18, rue Corvisart Jocelyn Benoist.


F-75013 Paris.

Résumé. — Les article du Kaizo (1923-1924) donnent l'image


d'un philosophe rationaliste du XIXe siècle confronté à l'effondrement
inaugural de notre modernité: la Première guerre mondiale. Le rationa
lisme éthique de Husserl, à l'épreuve de l'Histoire, y dévoile sa nature
de rationalisme critique, lié au destin de la phénoménologie telle que
l'entend Husserl. L'auteur parvient-il à donner à sa position un sens
phénoménologique, où faut-il n'y voir qu'un reliquat de préjugés méta
physiques? A cette question est suspendue la possibilité d'une autre
phénoménologie, qui n'interrogerait pas d'abord l'être, mais la valeur,
et c'est aussi le sens même du rationalisme husserlien qui s'y décide.
Abstract. — In the ATaizo-papers (1923-1924), Husserl looks as
a rationalist philosopher of the 19th century, facing to the initial
cataclysm of our modernity: the first World War. Husserl's ethical
rationalism comes here into his crucial experience, and appears as a
critical one, connected with the way of the phenomenology such as
Husserl understood it. Did the author succeed in giving to this ethical
position a phenomenological meaning, or is it only a metaphysical
residue? To this question are relative the possibility of an other
phenomenology, which should not ask the being, but the value, and
also the definitive meaning of Husserl's rationalist attitude.

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