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LART, C’EST-A-DIRE 2 LE JEU DE L’ EXPERIENCE ESTHET IQUE De Kant a Kaprow = AGNES LONTRADE « approcher I'artiste Allan Kaprow du philosophe Emmanuel Kant au travers chi jeu de l'expérience esthétique peut paraitre étrange, voire s’apparenter — puisque nous sommes dans le domaine de l'esthétique - a une faute de godt. Peut-on en effet lier, en toute crédibilité, jeu des facultés et happening ? Il est pour- tant possible, premi@rement, de comprendre l'expérience esthé- tique comme la forme subjective d'une attitude capable de se pas- ser d'art, puisque tout processus de vie (ou de non-art pour reprendre l'expression de Kaprow) est susceptible d’étre percu dans une gratification esthétique. Il est possible, deuxitmement, de voir dans le désintéressement kantien une forme détournée et paradoxale de liaison des sphéres de l’esthétique et de |’éthique, une réversibilité mutuelle de l'expérience esthétique et de l'expé- rience de vie par la thématique du jeu. I! ne s'agit pas d’affirmer que Kant ait servi d’impulsion aux théses pragmatistes et perfor- matives de Kaprow — le pragmatisme de John Dewey (Art as expe- rience, 1934), auquel on peut rattacher Kaprow, s’oppose en effet fil _ pape L’ART, C’EST-A-DIRE_? Le jeu de l’expérience esthétique De Kant a Kaprow fondamentalement au criticisme kantien -, mais de proposer ici quelques libres filiations historiques moins pour dire l'expérience esthétique dans son ontologie et sa vérité ~ perspective adoptée par Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode - que pour rendre compte qu'll y a bien quelque chose de l'ordre du jeu dans l'expé- rience de la réception et de la création. Joute pacifique Le jeu, note Huizinga dans Homo ludens, « se situe en dehors de la logique de la vie pratique, en dehors de la sphére de la néces- sité et de l'utilité. [../ Le jeu a sa validité en dehors des normes de la raison, du devoir et de la vérité - (1). Mais le jeu renvoie aussi a l'idée d'une action ou d'un mouvement facile. C'est ainsi I'harmonie, I'ac- cord et le jeu libre de l'imagination et de l'entendement qui produi- sent, selon Kant, le plaisir de l'expérience esthétique. Ce non-lieu du plaisir ou cette atopie comme la nommera Roland Barthes dans le Plaisir du texte, a pour mérite de produire un espace de liberté et 'indétermination, un neutre a 'autonomie constitutive de la spécifi- cité de lexpérience. Ce jeu est congu par Kant comme un principe d'animation réciproque, un sentiment vital, d’épanouissement de la vie, ou encore comme un état d'esprit. Lidée d'activité du jeu kantien est pourtant contrebalancée par l’idée d'un plaisir passif de contemplation. Lexpérience se montre a la fois active et passive, subissant un mou- vement que les facultés en présence ne. maitrisent que malgré elles, La roue mise en marche tourne de maniére autonome, sans étre 'équi- valent d'une roue libre puisque chacune des facultés reste sous le joug de l'autre, Il faut donc penser, @ la suite de la thése émise par Olivier Chédin (2), en paralléle de ce jeu d’harmonie, un jeu de dys- harmonie et de désaccord. Le jeu est celui d'une joute pacifique, d'un jeu congu comme agon ou conflit non violent opposant les deux partis en présence. On peut ainsi « tromper la tendance a l’oisi- veté, quand l'esprit, en se jouant, s'occupe de l'art, quand un pur amusement, en lui-méme sans but, favorise, dans une joute paci- fique, la culture de l’esprit ; dans le cas contraire, on dirait tuer le fm) en Ls ee L'ART, C’EST-A-DIRE ? Le jeu de 1’expérience esthétique De Kant 4 Kaprow temps (3) ». Cette contrariété suscite un contraste évitant d'une part, Tennui d'un plaisir positif durable, et dautre part, l'installation de la véritable douleur. Ltexistence elle-méme reproduit ce jeu du divertis- sement du plaisir et de la douleur. C'est pourquoi « sentir sa vie, n'est tien d’autre que se sentir continuellement poussé a sortir de l'état présent (ce qui doit amener chaque fois le retour de la douleur) [4] ». Le jeu est ainsi appréciable, selon Kant, pour cette alternance répétée : « Pourquoi le jeu (surtout lorsqu’on joue de argent) est-il st excitant, et, s'il n'est pas trop intéressé, la meilleure distraction et le meilleur repos aprés un long effort de pensée (car dans l'oisiveté on ne se repose que lentement) ? Cest qu’il est un état de perpétuelle alternance entre la crainte et l'espoir (5), + La douleur étant l’aiguillon de lactivité, elle reste nécessaire & la pérennité du mouvement des facultés. Le jeu peut ainsi s'entretenir de lui méme et obéir 2 son propre dynamisme. Le caractére non sérieux de la contrariété esthé- tique semble provenir de ce que Kant nomme la chimére : « La chi- mére (marotte) qu'on nourrit en soi, s’exprime d'une fagon plus mesurée : il s'agit d'un principe, qui mériterait d’étre populaire, mais qui n’a pas de succés auprés des sages [...] Le plus modéré de tous Jes écarts qui franchissent la frontiére de l’entendement sain, c'est le dada ; c'est un godt particulier @ s’occuper comme d'une affaire sérieuse objets imaginaires avec lesquels 'entendement ne fait que se distraire (verstreuen) : une sorte d'oisiveté active (6). » Lexpérience reléve donc du /udere et de l'amusement. Ce dada et cette oisiveté active situent V'expérience, & instar de image platoni- cienne, entre le réel non-tre ou Virréel réel. Et cest bien le propre du jeu, comme le souligne Eugen Fink, d’étre « quelque chose qui est pas réel + bien que + tout de méme réel en tant qu’acte de se représenter un iméel (7) ». Le plaisir esthétique s’ancre dans I'llusion ou dans une nouvelle situation d’altemance entre lirréalité et la réalisé, A la question qu’est-ce qu'une expérience esthétique ? nous pourrions répondre avec Ulrich, I'homme sans qualités de Robert Musil : « C'est comme une légére scission de la conscience. On se sent enlacé, enveloppé et pénétré jusqu'au coeur par une dépendance délicieuse a force d’étre involontaire (8). + Ce moment de grace et ce « débranchement » nous fait rejoindre + presque Pétat des fleurs sur lesquelles passent la pluie et les rayons du soleil » et dans laquelle « les pauses et le repos de l'esprit em __LYART, C’EST-A-DIRE 2 Le jeu de | © expérienc esthétique De Kant a Kaprow humain - ont « une étemité plus étemelle que dans son activité + (9). Cette epokbé ou ce cloisonnement de l'expérience en dehors de tout ce qui pourrait venir parasiter son exercice demeure paradoxale. Si penser une spécificité esthétique de lexpérience revient 4 considérer un type de relation différent des expériences ordinaires de la vie, Texpérience esthétique doit aussi étre comprise dans une totalité uni- fiée. Lexpérience, a la fois passive et active, séparée de la vie réelle bien qu'inscrite dans une fluidité proprement vitale, se rapproche ainsi du jeu dont Johan Huizinga rappelle autant l'inutilité et la gra- tuité que ses impacts sur le monde. La perspective kantienne, dont l'originalité consiste a inté- grer le concept de jeu dans celui de I'expérience esthétique, reste insatisfaisante puisque coupée du véritable enjeu du jeu, qui réside dans un dépassement de l'esthétique pour la vie. L’expérience kantienne consiste en effet en une expérience intérieure de contemplation : elle n'est pas jouissance de l'objet mais jouissance du sujet. Le jeu est Belebung, animation des facultés et vie interne mais pourtant pas la vie elle-méme. C'est en réalité dans les Lettres sur l'éducation esthétique de I'bomme de Schiller que nous pouvons lire une véritable praxis de l'expérience esthétique dans le domaine de agit. Si pour Kant, ce jeu est expérimenté, vécu, senti de l'intérieur, il ressort pour Schiller d'un acte harmonieux qui concerne a vie entire. Cette question d'une continuité de Vesthétique et de l'éthique dans son aspect politique — il s'agit pour Schiller, a la suite de l'idée émise par Platon dans Les Lois, dutiliser le ludique (paidia) en vue d'une pédagogie (paideia) de l'homme et de la société — trouve écho dans le freudo-marxisme d’Herbert Marcuse. Partant du constat freudien que seule l'imagi- nation et l'esthétique restent en dehors de la sphére répressive de la civilisation, Marcuse prend appui sur Schiller pour penser un projet de réforme de la société par ce qui caractérise le jeu : « plaisir, sensibilité, beauté, vérité, art et liberté - (10). Seule la beauté suscitera le passage du travail comme peine au travail comme jeu et permettra de réconcilier le temps forcé du travail et le temps libre du loisir, principe de réalité et principe de plaisir. Ainsi, « dans une civilisation vraiment humaine, existence humaine sera jeu plutot que labeur, et ’homme vivra dans l'apparence plu- t6t que dans le besoin - (11). ——_________ L'ART, C’EST-A-DIRE ? Le jeu de l’expérience esthétique De Kant & Kaprow Cette conception du jeu esthétique comme initiateur d'une vie nouvelle a réaliser reste d'inspiration kantienne. Ce que retiennent tant Schiller que Marcuse, c'est la spatialité propre du plaisir, 'autonomie du champ esthétique entre sensation et faculté des concepts. Le désintéressement qui contribue chez Kant séparer I’esthétique de la vie a paradoxalement chez les deux auteurs des vertus de continuité et de réconciliation indirecte et transitive — bien que Marcuse refuse de nier la dimension soma- tique et sensuelle de l’expérience esthétique, le désintéressement étant considéré, a la suite de Nietzsche, comme instrument idéo- logique d’oppression de la sensibilité. Si Marcuse pense, tout comme le fera Bourdieu dans /a Distinction, la pureté kantienne comme la marque d'un élitisme s'opposant a la vulgarité de I’em- pathie et de la proximité corporelle, le jeu reste pergu comme instrument d'une réforme sociale de par sa forme autotélique et sa finalité sans fin. L'uninterressiert kantien n'est donc pas dénué de tout intérét puisque le plaisir devient source d’activation de la réception (12) ainsi que d'une déviance utopique de l'atopie de Texpérience. Pragmatisme et happening Inscrire l'esthétique dans le monde par l'expérience implique de réviser plusieurs dichotomies : celle tout d'abord de la création et de la réception, celle de l'art et de la vie, celle, demnigrement, de la contemplation et de l'expérience corporelle. La philosophie pragma- tiste de John Dewey tente ainsi de comprendre l'esthésique et la poiesis dans leur réversibilité et leur réciprocité. Retrouver une conti- nuité entre l'expérience esthétique et les processus normaux de la vie revient par ailleurs & désenclaver l'art, a s'opposer & une stricte conception muséale des ccuvres ou, a l'inverse, a chercher a faciliter Taccés des masses 2 la compréhension du grand art et de l'art modeme, ce dont témoigne le projet éducatif d’Albert C. Barnes que les théses de Dewey ont contribué 4 mettre en place (13). Il s'agit pour Dewey de penser une forme de holisme et de vitalisme esthé- tique : Toeuvre n'a d'existence véritable que dans son action, quand _LIART, C*EST-A-DIRE ? Le jeu de l'expérience esthétique De Kant a Kaprow elle agit sur le spectateur. Pratique et cognitive, 'expérience n'est pas non plus soustraite de l’motion et du corps. C'est pourquoi Richard Shusterman, dans sa reprise des idées deweyennes, parle d'une ,, située en deca de linterprétation et de la discursivi- té, 4 Thédonisme militant contre tout perspective désintéressée de Texpérience. Cette orientation pragmatiste de l'expérience esthétique peut- elle avoir des répercussions dans la production artistique elle-méme ? aspect ludique de l'expérience trouve une place de choix dans le courant artistique Fluxus fondé en 1962 par George Maciunas (14). Rattaché a Fluxus, bien que sans appartenance véritable, lartiste Robert Filliou confére ainsi au jeu un rdle important de modélisation de la relation esthétique. Roulades de plein air (Permanent Playfulness, 1973), cartes 4 jouer, assemblages de morceaux de bois (Permanent Creation Tool Box, 1969)... sont autant de jeux optimi- sant l'expérience du récepteur. Mais c'est a Allan Kaprow, lecteur de Dewey, que revient la mise en scéne d'un événement comme totalité artistique impliquant a titre actif et participatif le spectateur. Le bap- pening situe le spectateur au centre d'un événement qui renvoie hui- méme a un contexte de vie ordinaire. L'idée est d’intégrer le parer- gon, autour de l'ceuvre, de maniére 4 reconstituer le vitalisme de Texpérience esthétique. S'opposant a l'attitude kantienne qui sous- trait l'objet & son environnement, le happening compose avec la + substance sensorielle de vie ordinaire (15) +. Le non-art est comme la vie et court, par conséquent, le risque du vide ou du rien qui reste, selon le bouddhisme zen - dont Kaprow et Filliou sont des adeptes ~, toujours quelque chose : « Il est relativement bien connu que, pen- dant les trente demiéres années, mon travail d’artiste s'est situé dans des activités et des contextes qui ne suggerent en aucun sens l'art. Me brosser les dents, par exemple, le matin quand je suis 2 peine réveillé ; regarder dans le miroir le rythme de mon coude qui se déplace de haut en bas...(16) Jackson Pollock apparait comme l'ar- tiste initiateur de cette nouvelle forme d'art. extension spatiale d'un art qui tend a se percire hors de ses limites a pour conséquence de performer et d'inséminer la vie. Kaprow rejoint ainsi la conception grecque d'une ceuvre de vie mais aussi celle d'une forme sacrée et rituelle de reproduction du cosmos, impliquée dans les grandes L°ART, C’EST-A-DIRE_ ude l’expérience esthétique De Kant & Kaprow 2 manifestations festives. C'est dans le cadre de cette réflexion que Kaprow reprend la conception de Huizinga du jeu comme happe- ning cosmique. Le monde quotidien est un terrain de jeu potentiel qui induit une expérience de vie qui est de l'art non-art, Cest-a-dire « qu'un artiste concemé par l'art semblable a la vie est un artiste qui fait et ne fait pas de V'art (17) » Le jeu est done une facon de diluer l'art dans la vie et lexpé- rience esthétique une fagon de transfigurer et de redoubler l'expé- rience quotidienne. Une fois l'art et la vie confondus il devient possi- ble de disséminer l'inutilité dans la fonctionnalité de la vie (se brosser les dents) ou de substituer, comme le suggérait, bien avant Marcuse, George Santayana dans The Sense of Beauty, le terme mélioratif du jeu au terme péjoratif du travail : « Ce sera seulement quand les artistes actifs cesseront volontairement d’étre des artistes quils pourront convertir leurs capacités, comme les dollars en yens, en quelque chose que le monde pourra dépenser : l'esprit de jeu (18). » Le jeu comme attitude Malgré la parfaite cohérence des idées énoncées par Kaprow, une question demeure. Celle-ci concere les conditions particulires qui permettent l’'immersion dans une expérience esthétique face @ des objets (chaises, nourriture, fumées, eau, vieilles chaussettes...) et circonstances ordinaires (se regarder dans un miroir, caractére grandiose de la 42° Rue...). Hl semble nécessaire de réintroduire ici la subjectivité d’une attitude performative, d'une visée intentionnelle constituant l'objet esthétique : un libre état d'esprit de concentration et de « sympathie + qui donne, selon Jerome Stolnitz, sa « chance + a l'objet « de montrer comment il peut étre intéressant pour la perception + (19). Le désintéresse- ment, coupé des expériences quotidiennes qui caractérisent la vie, resterait alors ici pertinent, L’attitude spécifique, séparée de la banalité du monde et néantisant l'environnement dans sa visée propre, posséde la capacité de transfigurer lordinaire dont lessence réside justement dans une non-spécificité artistique ou esthétique 16] LYART, C’EST-A-DIRE 2 le jeu de l’expérience esthétique De Kant a Kaprow et une intégration de l'environnement. Le jeu désintéressé reste paradoxalement occupé a inséminer la vie, que celle-ci soit consi- dérée comme quotidienne ou idéale, par des formes de produc- tion et de réception @ mi-chemin de I'art et du non-art. 1. Johan Huizinga, Homo fudens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Paris, GF Flammarion, 1951, p. 257. 2. Olivier Chédin, Sur esthétique de Kant et la théorie critique de la représenta- tion, Paris, Vrin, 1982. 3. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragrnatique (1797), Paris, Vrin, 1994, p. 35. 4, Emmanuel Kant, op. cit, p. 95 5. Emmanuel Kant, op. cit.,p. 94, 6. Emmanuel Kant, op. cit,p. 73. 7. Eugen Fink, le Jeu comme symbole du monde (1960), Paris, Minuit, 1966, p. 73. 8. Robert Musil, /Homme sans qualités (1 930), Paris, Seuil, 1956, tome l, p. 72. 9.p.241 10. Herbert Marcuse, Eros et Civilisation (1929), Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 153. 11. Herbert Marcuse, op. cit, p. 165. 12. Voir 4 ce sujet Hans-Robert Jauss, « Petite apologie de I’expérience esthétique » (1972), in Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. 13. Voir Dominique Chateau, John Dewey et Albert C. Barnes : Philosophie prag- ‘matique et arts plastiques, Pari, 'Harmattan, 2003. 14. Sur la question du jeu, du pragmatisme et de Fluxus, voir Anne Mceglin- Delcroix, « Les deux sources de Vllimitation de l'art », in les Frontires esthétiques de Kart, Paris, 'Harmattan, 1999. Et la postface « Une pédagogie de la libération », in Enseigner et apprendre, arts vivants. Robert Filliou (1970), Bruxelles, Lebeey Hossmann, 1998. 15. Allan Kaprow, 'Art et la vie confondus (1958-1990), Paris, centre Georges- Pompidou, 1996, p. 40. 16. Allan Kaprow, op. cit, p. 259. 17, Allan Kaprow, op. cit.,p. 148, 18. Allan Kaprow, op. cit. 159. 19. Jerome Stolnitz, « Lattitude esthétique » (1961), in Philosophie analytique et esthétique, Danidle Lories, Paris, Klincksieck, 1988, p. 107. Docteur en esthétique, Agnés Lontrade est enseignante en philosophiie de l'art & luniversité de Paris-.

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