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& is _Les Physicions se passe entiar #64= °° *" la qu'on devine soles mene ses gigs DLA en ene te Turi de eu, de temps etd Soul cher tes yas oe eu eee NMEA] ou es de marque fois fous sont cose (MMMM Se ursoi, chacun Fepas on commun dans le salo « woriens quelques. propos scientifiques, lis seraient des fous modéles si certaines choses un peu ennuyeuses, carrément horribles méme, ne s‘étaient passées. L'un d'eux a étrenglé tne infirmiére, Autour du cadavee s‘affairent les fonctionnaires de ia police criminela, almables gailards a I'ma tranquille, qui ont deja absorbe leur ration de vin Blanc et quile sentent. lis mesurent, prennent des empreintes digitales, Au milieu du salon se trouve linspecteur Richard Voss. Non loin de lui, linfrmigre-majar Marthe Bol, & ar aussi résolu qu'elle lest en realté, Un polcier assis sur un siége prend des notes en sténo. L'nspec {eur tire un cigare d'un étui marron, Qui sontils? Ceux qui se font appoier Newton, Einstein et Mébius. Qui sontiis? Des eriminels? Des physiciens? Des'fous? Des simulateurs? Des espions? (Ou tout a la fois? Linspecteur Voss est confronté 18 & une énigre qui ressemble besucoup aux problemes que se pose, depuis quelques dzaines d années, ensemble de humanité! —= Friedrich Drrenmatt, considéré comme I'un des dramaturges majeurs de notre temps, est né & Konolfingen, pres de Berne, en 1921, et ast mort en 11980, Fils de pastour, i fait ces etudes de philosophie et de théologie at, paraliglementaIseriture, s'adonne avec passi {Les Physiciens est considére comme une de © le tour du monde, au méme titre que (illus Fomulus fe grand ou Le Marage de Monsiec ES PHYSICIENS NO DEUXIEME ACTE Une heure plus tard, le méme salon. Dehors, la nuit. Une {fois de plus, la police. On mesure, on prend des notes, on ‘photographie. Mais cette fois, le cadavre de Uinfirmiére ‘st invisible au public, on le suppose au fond a gauche, ‘au pied de la fenétre. Le salon est éclairé. Le lustre et la lampe @ pied sont allumés. Mile Mathilde von Zahnd est assise sur le divan. Elle est sombre, abimée dans ses pen- sées. Sur le guéridon devant elle, une botte de cigares. Sur le fauteuil a Vextréme droite, Guhl avec un bloc de siéno. L’inspecteur Voss en chapeau et manteau se détourne du cadavre et s'avance. 6 LA DIRECTRICE ‘Un Havane? LLINSPECTEUR ‘Non merci. LA DIRECTRICE Une fine? LINSPECTEUR Plus tard. Silence. LINSPECTEUR Bohrer, tu peux prendre tes photos. BOHRER Bien, patron, On photographie. Flashes LINSPECTEUR Le nom de l'infirmitre? TA DIRECTRICE ‘Monika Stetiler. LINSPECTEUR Son age? TA DIRECTRICE ‘Vingt-cing ans. Née a Blumenstein, LINSPECTEUR Guhl, vous avez pris la déposition? GuBL ‘Oui, patron. LINSPECTEUR Docteur? Strangulation? LE MEDECH Pas de doute possible, Encore un Hercule, Mais cette fois-ci, ila pris le cordeau du rideau. LINSPECTEUR Comme il ya trois mois. (Las, ils‘assied sur le fauteuit 4 droite en avant.) LA DIRECTRICE ‘Voulez-vous voir le meurtrier? LINSPECTEUR Docteur, je vous en pi LA DIRECTRICE de veux dire auteur de 'acte. LINSPECTEUR Je n'y songe pas, LA DIRECTRICE Mais... LINSPECTEUR Mademoiselle von Zand, je fais mon devoir, je rédige des procés-verbaux, j'examnine les cadavres, je les fais photographier et expertiser par notre médecin légiste: ‘mais Mobius, je ne le verrai pas. Je vous le laisse. Del nitivement. Avec vos deux physiciens radioactifs. LA DIRECTRICE Le procureur général? LINsPECTEUR I1n'a plus la force de fulminer. 1 rumine. LA DIRECTRICE sépongeant: Il fait chaud ici “ LIINSPECTEUR Je ne trouve pas, La DIRECTRICE Ce troisiéme meurire LINSPECTEUR Docteur, je vous en priet LA DIRECTRICE Ce troisiéme accident aux Cerisiers, il est vraiment de trop. Je suis bonne pour abdiquer. Monika Steitler Gtait_ ma meilleure infirmiére. Elle comprenait les malades. Elle savait se mettre dans leur peau, Je Vaimais comme une fille. Mais ce n'est encore rien qu'elle soit morte; ma réputation de médecin est angamte. LINSPECTEUR Elle se refera. Rohrer, prends encore un cliché 4 Paplomb. BOHRER Bien, patron. De la droite, dewx infirmiers, deux colosses, anéenent un chariot avec les couverts et le diner. Lun d’eux est un noir. Un infirmier-chef de méme carrure les accom= pagne. LINFIRMIER-CHEF Le souper de nos chers malades, docteur. L’inspecteur s'est levé d'un bon en le reconnaissant. LINSPECTEUR Olaf Sievers! LINFIRMIER-CHEP Lui-méme, monsieur Minspecteur. Olaf Sievers. Cham- Pion d'Europe poids lourds. Actuellement infirmier- chef aux Cerisiers, LINSPECTEUR Et ces deux autres phénoménes? 65 LINFIRMIER.CHER Murillo, champion d’ Amérique latine, catégorie poids lourds comme moi, et McArthur (i! désigne le noir), champion d’Amérique du nord, poids moyens. McAr- thur, dresse la table. (McArthur dresse la table.) Murillo, la nappe. (Murillo déploie une nape blanche sur la fable.) McArthur, le service de Sevres. (Me Arthur dispose tes assiettes.) Murillo, les couverts argent. (Murillo dispose les couveris.) McArthur, Ia soupiére au milieu. (MeArthur pase ta soupiére sur la table.) LINSPECTEUR Quel est le menu de nos chers malades? (1! souleve le couvercle de la soupiére.) Du consommé a la moelle, au Marsala, LINFIRMIER-CHEF Poulet a lestragon, LINSPECTEUR Bigre! LINFIRMIER-CHEF (Crest le menu de premiare classe. LINSPECTEUR Moi, je suis fonctionnaire de quatorziéme classe, on ne fait pas de gastronomie a la maison. INFIRMIER-CHEF Nous pouvons servir, docteur. LA DIRECTRICE Vous pouvez disposer. Les pensionnaires se servent eux-memes, L'NFIRMIER-CHEF Monsieur Pinspecteur. Les trois infirmiers s’inclinent et sortent @ droite. LINSPECTEUR les regardant s'en aller: Nom d’un chien! 66 LA DIRECTRICE Satisfait? LINSPECTEUR Jaloux. Si on avait ga a la police!. LA DIRECTRICE Leur tarif est astronomique. LINSPECTEUR Evidemment, vous, avec vos magnats de Pindustrie et vos multimillionnaires, vous pouver bien vous offrir a. En tout cas, avec des gaillards pares, le procureur va enfin pouvoir dormir tranquille, Pas moyen de leur filer entre les pattes. Dans a chambre n° 2, on entend Einstein jouer du vo- LINSPECTEUR Einstein a repris son violon, LA DIRECTRICE Comme d'habitude. Kreisler. Peine d'amour. BOHRER Nous, patron, on aurait fini INSPECTEUR Alors enlevez le corps, comme tout & Pheure. Deux agents soulévent le cadavre. Mobius sort en trombe de ta chambre n° 1. Monts Monika, mon amour! Les agents s‘arrétent. La directrice se léve majestueu- sement. LA DIRECTRICE Mobius! comment avez-vous pu faire ¢a? Vous avez tué ma meilleure infirmiére, la plus douce, la plus déli- MonIUs Je suis vraiment navré, docteur, oa LA DIRECTRICE Navre? MoBIUS Le r0i Salomon l'avait ordonné. LA DIRECTRICE Salomon! (Elle palit et se rassied lourdement.) C°était un ordre du roi Salomon, Moatus J'étais a la fendtre et je regardais la nuit. Le roi m'est apparu, venant du parc, Ila traversé la terrasse, il s'est approché de moi et il m'a chuchoté larret de mort & travers a vitre, LA DIRECTRICE ‘Voss, pardonnez-moi, Mes nerfs. LINSPECTEUR Voyons, c'est tout naturel. LA DIRECTRICE Ce métier vous use un homme. LINSPECTEUR Je me rends compte. LA DIRECTRICE Je vais me retirer. (Elle se idve.) Inspecteur, exprimez ‘mes regrets au procureur général a propos des événe- ‘ments qui se sont passés dans ma clinique. Donnez-ui assurance qu'a présent tout est réglé pour le mieux. Docteur, messieurs! Elle se dirige d’abord vers la gauche et s‘incline solen- rnellement devant le cadavre. Elle regarde Mobius et sort a droite. LINSPECTEUR Bon. Ft cette fois vous pouvez emporter le corps dans Ja chapele. A eOté de celui de Vinfirmite Irene Siraut cy Montus Monika! Les deus agents sortent avec la cadavre, les autres avec leurs appareils, par la porte qui donne sur le pare. Le ‘médecin légiste les suit Monius Monika, mon amour! LINSPECTEUR se dirigeant vers le guéridon pres du divan: A présent, je fumerais bien un Havane. Je I'ai mérité. (1! prend dans ta boite un énorme cigare qu'il examine.) Fabu- Jeux, ce machin-la. (II le coupe avec les dents et Faltume.) Mon cher Mobius, je vous signale que Sir Isaac Newton cache sa bouteie de fine derriére I’éeran de la cheminée. MoalUS ‘A votre service, monsieur l'inspecteur, Liinspecteur fume a grasses bouffées pendant que ‘Mobius va prendre la bouteille et le verre, Monius voulant lui servir @ boire: Vous permetiez? LINSPECTEUR Je vous permets. (Il vide son verre dun coup.) optus Un autre? LINSPECTEUR Un autre. Mobius lui verse un deuxiéme verre MonIUS. Monsieur Vinspecteur, je dois vous demander de marréter, LINSPECTEUR Mais pourquoi vous arréter, mon cher Mobius? Moats A cause de Vinfirmiére Monika, LINSPECTEUR De votre propre aveu, vous avez agi sur ordre du roi Salomon. Tant qu'on ne l'aura pas arrété lui, vous étes libre. Monlus Maleré... LINSPECTEUR Tin'y a pas de malgré. Versez-moi encore & boire. MoalUs A votre service, monsieur Pinspecteur. LINSPECTEUR EL remetiez la boutelle & sa place, sinon les infirmiers vont la siffler MoBIUs Trés bien, monsieur, Vinspecteur. (Il va remettre la bouteille derriére Vécran.) LINSPECTEUR Voyez-vous, dans notre petite ville, j'arréte un certain nombre de meurtriers par an. Pas beaucoup. A peine une demi-douzaine. Quelques-uns avec. plaisir, d'autres a regret. Mais il faut bien que je les arréte tous! La justice, c'est la justice. Et puis tout & coup vous artivez, vous et vos deux collégues! Au début, C'est vrai, j’éiais furieux de ne pas pouvoir intervenir. Mais Ia, tout d'un coup, ca me fait plaisir. Sexulte. Je tombe sur trois meurtriers et je peux, la conscience parfaitement tranquille, ne pas les arréter. Pour la pre- igre fois, la justice prend des vacances. Je suis trans- porté. C'est que la justice, mon ami, épuise son homme; on s'exténue a son service, physiquement et moralement. C'est bien simple: jai besoin d'un entracte. Mon tres cher ami, c’est & vous que je devrai celte satisfaction, Saluez trés cordialement de ma part Newton et Einstein et recommandez-moi a Salomon, 0 ‘Trés bien, monsieur l"inspecteur. Liinspecteur sort. Mobius est seul. Il s'assied sur le divan et se prend ta (8te d deux mains, Newton sort de la chambre n° 3. NEWTON Qu’est-ce qu'on mange? Mobius se tait, NEWTON soulevant le couvercle de la soupiére: Consommé & la ‘moelle, au Marsala. (1! ya explorer les autres plats sur ‘le chariot.) Poulet a estragon. C'est bizarre. D’habi- tude on nous sert des repas légers le soir. Je dirais méme modestes, depuis que les autres pensionnaires sont dans le nouveau batiment. (1! se sert de potage.) Pas faim? (Mobius se tail.) Je sais. Aprés la mienne, infirmiére, j'avais aussi perdu l'appéti I S'assied et se met & manger son potage. Mobius se {eve pour aller dans sa chambre. NEWTON ‘Ne partez pas. Montus Sir Isaac? NEWTON J'ai a vous parler, Mobius, MoBIUS SYarrétant; Eh bien? NEWTON ‘pointant du doigt le repas servi: Vous ne vous laissez ‘vraiment pas tenter par le potage? Il est excellent. optus Non. NEWTON Mon cher Mobius, on n'a pas remplacé nos infirmié. m res, Désormais nous sommes gardés a vue par des irmiers males. Des colosses.. MoRIUS ‘Quelle importance? NEWTON ‘Aucune pour vous, Mobius. Il est clair que vous dési- rez finir vos jours a Vasile. Pour moi, est différent. Je veux sontir d'ici. (11 finit son potage.) Bon, passons au poulel. (II sesert.) Ce fait nouveau me force & agi. ‘Aujourd"hui méme. MonIUs Crest votre affaire, NEWTON Pas seulement fa mienne. Une confidence, Mobius: je ne suis pas fou. opis Je sais bien, Sir Isaac. NEWTON ‘Je ne suis pas Sir Isaac Newton. Mopius Je sais: Albert Einstein, NEWTON Batises! Et_pas non plus Herbert-Georg Beutler, comme on le eroit ici. Mon véritable nom, mon vieux, c'est Kilton, ontus Te regardant, épouvanté: Alec Jasper Kilton? NEWTON Lui-méme, Monius Le créateur de la théorie des correspondances? NEWTON En personne, n Montus rrevenant vers (a table: Vous vous étes introduit ici clandestinement? NEWTON ‘En me faisant passer pour fou. MOnIUS Pour m’espionner? NEWTON Pour savoir ce qu'il ya derritre votre Folie. Jai appris| 4 parler impeccablement votre langue dans un camp instruction de nos services secrets. Quelle corvée! Monius Et parce que la pauvre Dorothée a découvert la vérité? NEWTON Oui, Je regrette énormément cet incident. MoBIUS Je comprends. NEWTON Un ordre est un ordre. MopIUS Evidemment. NEWTON Impossible @agir autrement. Montus Bien sir. NEWTON ILs’agissait de ma mission, Vopération la plus secréte de nos services secrets. Je ne pouvais pas courir le ris- que d'etre démasqué, je devais la tuer. Elle ne croyait plus & ma folie et, pour la doctoresse, je n’étais pas Bravement atteint. Un_meurtre apportait la preuve definitive de ma folie, Dites, le poulet & l'estragon est vraiment délicieux! On entend jouer du violon dans la chambre n° 2 B Moius Einstein a repris son violon, NEWTON Sa Gavotte de Bach! Monlus Son repas refroidit NEWTON Laissez le fou racler son violon. MoBIUS C'est une menace? NEWTON Je vous respecte infiniment, je serais désolé de devoir ‘employer des moyens plus énergiques. MopiUs ‘Vous avez pour mission de m'enlever? NEWTON Si le soupgon de nos services se révéle fondé. MoBIUS Et ce soupcon? NEWTON ‘Comme par hasard, ils vous tiennent pour le plus énial des physiciens contemporains, opis Je ne suis plus qu'un grand malade, Kilton, NEWTON ‘Nos services sont dun avis différent. Montus Le votre? NEWTON C'est simple: vous étes le plus grand physicien de tous les temps. Montus Comment vos services ont-ils retrouvé ma trace? " NEWTON Grice a moi. Votre thése sur les fondements dune physique nouvelle m’est tombée sous la main, D'abord, cet essai m'a paru.un aimable jeu de "esprit Mais par la suite, les écailles me soni tombées des youx. Je tenais le texte le plus génial de la physique moderne. Jai cherche des renseignements sar acu, je nai rien trouvé, Alors j’ai informé nos services secrets et eux, ils ont trouvé. EINSTEIN ‘Vous n’étes pas seul & avoir lu cette thése, Kilton. Hest sorti sans éire remarqué de la chambre n* 2 avec son violon sous le bras et son archer @ la main. EINSTEIN Moi non plus, je ne suis pas un aligné. Puis-je me pré- senter? Comme vous je suis physicien et membre d'un service secret, & vrai dire assez différent di votre, Je ‘m’appelle Joseph Eisler. optus Crest vous qui EINSTEIN Mais oui Mobius Porté disparu en 19507 EINSTEIN Avec mon consentement! z Brusquement, Newton braque son revolver sur ti NEWTON Eisler, ayez la bonté d’aller vous mettre ld-bas, face au EINSTEIN Mais comment done! (1 se dirige nonchalamment vers la cheminée, pose son violon et son archet sur la tablette, puis se retourne soudain, un revolver @ la main.) Mon cher Kilton, nous savons tous les deux 78 wer découvert leffet Eisler? ‘manier un revolver, du moins je le suppose; évitons le duel si c'est possible. Je déposerai volontiers mon Browning, si de votre edt... NEWTON D'accord. EINSTEIN Derriére Iéeran, & e0té du cognac. Au cas oit les infir= miers feraient une apparition, NEWTON Parfait. Tous dewx vont déposer leur revolver dans la cachette. EINSTEIN Vous avez dérangé mes plans, Kilton. Vous, je vous croyais réellement fou. NEWTON Consoler-vous: j'ai fait la méme erreur. EINSTEIN D'ailleurs ily a ew d’autres acerocs. Par exemple Faffaire avec Irene cet aprés-midi. Elle a eu des soup- sgons, cela a été son arrét de mort. Je regrette énormé- ‘ment cet incident, optus Je comprends. EINSTEIN Un ordre est un ordre. Montus Evidemment. EINSTEIN Impossible d'agir autrement. Moplus Bien sar. EINSTEIN 1 s'agissait de ma mission, opération la plus secréte de nos services secrets. On's'assied? 16 NEWTON ‘On sassied. Ms'assied a gauche de ta table, Kinstein d droite. MoBIUS Je suppose, Eisler, que vous aussi vous voulez me eon: traindre.. EINSTEIN ‘Voyons, Mabius! Moats ‘M’inciter 4 faire un petit tour dans votre pays. EINSTEIN Apres tout, pour nous aussi, vous étes le plus grand de tous les physiciens, Mais pour le moment, ce qui m'intéresse, c'est le souper. Malgré cette ambiance de dernier repas du condamné. (II se sert de potage,) Vous n'avez toujours pas faim, Mobius? MoBIUs Ma foi oui! Tout d'un coup. Du moment que vous savez tout!... (I! prend place a table entre les deux autres et se sert de potage.) NEWTON Du bourgogne, Mobius? MopiUs Sil vous plat, Newion lui verse @ boire. NEWTON Frattaue le poulet & Pestragon, MoBiuS Ne vous génez pas. NEWTON Bon appétit, EINSTEIN Bon appitit. n optus MoUs Bon appétit. ; Non. Ils se metient @ manger. De la droite arrivent les trois infin chef tient un carnet a lam eee ar uftmlerss Le chef Cent ae Messicurs, nous nous retirons, Bonne nuit, LINFIRMIER-CHEF Sortent les trois infirmiers. Silence. Pensionnaire Beutler! EINSTEIN NEWTON Des sombres brutes. Présent LINFIRMIER CHEF iyo I I y Hy en a d’autres dans le parc. Ils font le guet. Je les Pensionnaire Ernesti ‘observais de ma fenétre il y a un moment. EINSTEIN Einstein se léve pour aller inspecter la grite. Présent. EINSTEIN LLINFIRMIER-CHEF ‘Du tout solide! Avec une serrure de sire. Pensionnaire Mobius! Newton va ouvrir la porte de chambre et regade & onus Pintrew. Present! xewros LInetRsueR cue ‘A ma fendi ausi ily a une gle, Poste comme par Sievers, infirmier-chef ; Murillo et McArthur. (JI rem- miracle, (I! ouvre les autres portes du fond. ) Chez Eis- poche son camet,) Les auloriés exigent certaines Ter aussi, Cher Mobius aussi (11 @ le pore de Mesures de secure, Mario, baise la eile rote.) Veroullée! (1 se rasied.) ‘Muro fat descendre une grile devant la fenétre. Le borer ssafon prend aussit6t l'aspect dune prison. se rasseyant également: Nous sommes faits. LInrimwenciee ‘ei McArthur, ferme la gil. (McArthur ferme la grille.) : Ges messicurs desientils queique chose pout lami? ‘Cia fatal. Apes le coup des infirmidres! Pensionnaire Beutler? isTEIN sere Plus question de sortie de cet ase, si nous ne mar- Non. chon'pas a ain dans fa main, LInrtRMER CHEE oats Pensionnare Ernest Mais moi, e ne veux pas du tout mapper. EINSTEIN ENsTEIN Non. Mobits.. LINFIRQMER CHEF optus Pensionnaire Mobius? Je n'y verrais pas la moindre raison. Au contraire, Je 8 9 suis satisfait de mon sort, Silence. moi, je ne suis pas d’accord. Ca compte, vous ne trouvez pas? Je respecte vos sentiments personnels, Mobius; mais vous étes un génie et, comme tel, vous appartenez a la communauté. Vous avez exploré des domaines nouveaux de la physique. Mais la science n’est pas votre chasse gar- dée, Vous avez le devoir de nous y lasser pénétrer, nous autres qui ne sommes pas des génies. Venez avec moi DYici un an on vous passe un frac, on vous embarque pour Stockholm et vous toucher le prix Nobel MoRIUS Vos services secrets sont bien désintéressés NEWTON accord, Mobius: j’avoue qu’ils sont trés impression- nés par l'idée que vous auriez résolu le probléme de la nature de la gravitation MoBIUS Je l'ai résolu. Silence. BINSTEIN Et vous dites ¢a tout tranquillement? MoBlUs ‘Comment voulez-vous que je le dise? EINSTEIN Tiens! nos services étaient persuadés que vous élabo- riez la théorie de la particule élémentaire unitaire. Montus ‘Vous pouver les rassurer. Actuellement, la théorie du champ unitaire est rédigée NEWTON sépongeant avec sa serviette: La formule universelle est née, 80 EINSTEIN ‘Crest grotesque. Depuis des années, dans de gigantes- ques laboratoires d’Etat, des kyrielles de physiciens grassement payés s’évertuent a faire progresser Ia physique. Ils n’avancent pas. Et vous, vous avez liquide la question, les doigts dans le nez, assis votre table dans un asile d'aliénés! (II s"éponge aussi avec sa serviette.) NEWTON Vous n’avez tout de méme pas abordé le systéme de toutes les découvertes possibles? MopIUS Lest au point. Je 'ai édifié par curiosité, comme un abrégé pratique de mes travaux théoriques. Devais-ie jouer linnocent? Ce que nous concevons entraine des conséquences. C*était mon devoir d’étudier les prolon- gements possibles de mes théories sur la gravitation et Te champ unitaire. Le résultat est dévastateur. Si mes conclusions tombaient aux mains des hommes, ils auraient Ie moyen de libérer de nouvelles énergies incroyables et d'inventer des techniques qui passent Vimagination, EINSTEIN (On pourra difficilement ’éviter. NEWTON La seule question est de savoir qui sera le premier & retire la main sur vos travaux. Monius riant: Vous souhaiter. sans doute cette chance & vos services secrets, Kilton, et & 'état-major qui se tient derrigre! NEWTON Pourquoi pas? A mes yeux, n’importe quel état-major est sacré, pourvu qu’il me donne les moyens de rame- ner dans la communauté des hommes de science le plus a SS ee grand physicien de tous les temps. If s‘agit de la liberté de la recherche et de rien d’autre. Qui sera le garant de cette liberté, cela m’est égal. Je servirai n‘imporie quel systéme, s'il me fout la paix. Je sais qu’on discute actuellement de la responsabilité des physiciens. Tout dun coup nous avons la trouille et nous voila morals: tes! C'est absurde. Nous sommes des pionniers, c'est tout, Lvhumanité saura-telle prendre le chemin que nous Ini ouvrons? C'est son affaire, pas la notre, EINSTEIN D'accord: nous sommes des pionniers. C'est aussi mon avis. Mais nous ne pouvons pas esquiver nos res- ponsabilités, Nous livrons & humanité les moyens d'une puissance énorme, il est Kégitime que nous posions nos conditions, Qu'ils le veuillent ou non, les physiciens sont les hommes dune politique de Force. Nous devons done décider en faveur de qui nous tra- vaillons, Moi, j'ai choisi. Tandis que vous, Kilton, vous &es un esthéte, c'est pitoyable! Pourquoi ne venez-vous pas chez rious, sila liberté de la science est tout ce qui vous préoceupe? Chez nous aussi, il y a longtemps qu'on ne peut plus mettre les physiciens sous tutelle, nous avons besoin de leurs travaux. Notre systéme politique aussi doit filer doux devant la NEWTON En ce moment, Eisler, c'est d’abord devant Mobius que nos deux systémes doivent filer doux. EINSTEIN Au contraire, c'est Iui qui devra nous obéir. Apres out, nous sommes deux A le tenir en échec. NEWTON ‘Crest plurdt vous et moi qui nous tenons mutuelement en échee, non? Par malheur, nos services secrets sont tombés sur la méme idée. Ne faisons pas les malins Pensons i la situation impossible of cela nous a mis. Si ra Mobius vous suit, je n'y pourrai rien, parce que vous m’empécherez d'agir. Et vous serez impuissant si Mobius se décide en ma faveur. C’est lui quia le choix, pas nous. EINSTEIN ‘se fevant avec solennité: Reprenons nos revolvers, NEWTON se levant également: D’accord. Le duel! (II va cher- ‘cher les revolvers derriére U’éeran de la cheminée et if tend son arme & Einstein, ) BINSTEIN Je suis désolé que 'affaire finisse dans le sang, Mais ‘on ne coupera pas a la fusillade. D’abord entre nous, puis contre les pardiens et, en cas de nécessité, meme sur Mobius. 11 a beau étre homme Ie plus important ddu monde, ses manuscrits sont plus importants que li Montus Mes manuserits? Je les ai brilés. Silence de mort EINSTEIN Bralés? MoBIUS embarrassé: Tout & Vheure. Avant la deuxitme arrivée de la police. Par mesure de prudence Einstein éclate d'un rire désespéré. EINSTEIN Bralés? NEWTON criant de rage: Vous avez anéa EINSTEIN My ade qu NEWTON Officietlement nous le sommes dia. devenir fou. 3 z i Us rengainent leurs revolvers et s'asseoient anéantis sur le divan. EINSTEIN Nous voici pieds et poings liés entre vos mains, Mobius. NEWTON Et pour en arriver 1a, il m’a fall étrangler une infir- miére et apprendre le francais! EINSTEIN J'ai bien da apprendre le violon! C'est une torture, quand on n’a pas d'oreille, MonIUS ‘On ne se remet pas a souper? NEWTON Je n'ai plus faim. EINSTEIN Dommage pour le poulet 4 Vestragon! Montus se levant: Nous sommes tous les trois physiciens, c'est en physiciens que nous devons prendre une décision, Il nous faut procéder scientifiquement. Ne nous laissons pas déterminer par des opinions, mais uniquement par des déductions logiques. Nous devons trouver une solution conforme a la raison. Nous ne pouvons nous ermetire aucune erreur de pensée, parce qu'une con- clusion fausse aménerait la catastrophe. Les données du probléme sont claires. Nous avons tous les trois le méme bul, mais nos méthodes sont différentes. Ce but est le progrés de notre science, la physique. Kilton, ‘vous voulez Iui conserver la liberté et vous lui contestea. la responsabilité, Vous au contraire, Eisler, au nom de la responsabilité, vous voulez asservir la physique & la politique de force d’un pays particulier. Mais dans Tout cela, of sont les faits? Si c’est & moi de prendre une décision, éclairez ma lanterne. 4 NEWTON Diillustres physiciens vous attendent. Pour le traite- ‘ment et le logement, il n'y a pas mieux; le climat est ‘meurtrier, mais la climatisation parfaite MontuS Est-ce que ces physiciens sont libres? NEWTON Mon cher Mobius, ils se déclarent prats a résoudre des problémes scientifiques essentiels a la défense natio- nale. Vous comprendrez... MoBIUS Done: pas libres. (I1.s'adresse @ Einstein.) Joseph Eis- ler, vous étes homme dune politique de force. Mais pour la faire il faut avoir la puissance. La possédez- EINSTEIN Vous me comprenez mal, Mobius. Ma politique de force, c’est justement d'avoir renoncé & ma puissance en faveur dun parti Monlus Pouver-vous imprimer au parti une direction con- Forme a votre idée de la responsabilité, ou courez-vous le risque d’étre dirigé par le parti? EINSTEIN Enfin, Mobius, c'est ridicule. Je peux espérer que le parti Suive mes conseils, pas davantage. Mais si on n'espére rien, il n’y a plus d’attitude politique possible. Monts Est-ce qu’au moins vos physiciens & vous sont libres’? EINSTEIN Du moment qu’ils travaillent aussi pour le défense nationale. Montus Crest cu jeux. Vous me vantez chacun une théorie dif 85 férente, mais la réalité que vous m’offrez est la méme: tune prison. Alors I, je préfére mon asile de fous! I] ‘assure aui moins de ne pas étre exploité par les hom- ‘mes politiques. EINSTEIN 1 faut tout de méme prendre certains risques. MoBIUs Tl y @ des risques qu'on ne doit jamais courir, par ‘exemple la destruction de Phumanité, Nous savons ce {que le monde fait des armes qu'il posséde déja; ce qu'il ferait de celles que mes découvertes lui fourniraient, ‘nous pouvons T'imaginer sans peine. J'ai réglé ma con: duite en conséquence. Fétais pauvre. Javais une femme et trois enfants. La carriére universitaire, était la gloire, Pindustrie c’était la fortune. Les deux voies étaient trop dangereuses. J"aurais été obligé de publier mes travaux, ce qui aurait entrainé le boulever- sement de la physique et, par contrecoup, l'effondre- ‘ment de l'économie, Ma conscience me forgait & choi sit une autre issue. J'ai quitté Puniversité, j'ai liché Pindustrie et j'ai abandonné ma famille & son sort. Tai choisi de me cacher sous la cape du bouffon. 11a suffi de prétendre que le roi Salomon m'apparaissait, pour Cire embarqué dare-dare dans un asile d'alignés NEWTON Mais ce n’était pas une solution! Monts (C’était fe seul comportement raisonnable. La physique sest heurtée aux limites du connaissable. Nous possé- dons quelques lois compréhensibles et certaines rela- tions fondamentales enire des phénoménes ineompré- hhensibles, c'est tout. Tout le reste nous échappe et demeure ‘un mystére inaccessible a Ia raison, Nous sommes au bout de notre chemin. Mais Phumanité nen est pas encore la. Nous avons mené des combats avant-garde, mais personne n’a suivi et nous avons about dans le désert. La science est devenue terrible et la recherche dangereuse. Nos connaissances sont mor= telles. II nous faut capituler devant le monde tel qu'il est. Nous sommes trop foris pour lui, Nous causons sa perte. Il faut lui reprendre la science que nous lui avons donnée. Moi, jai reprs la mienne. Tl n'y a pas autre solution, pour vous non plus EINSTEIN Ce qui signitie? Monts ‘Vous devez rester avec moi, parmi les fous. NEWTON Nous? Montus Tous les deus. Silence. NEWTON Mobius, vous ne pouver vraiment pas nous demander de restet éternellement... Monmus ‘Vous aver des émetteurs clandestins? EINSTEIN Admettons. Et alors? Monius ‘Vous ferez savoir & vos supérieurs que vous vous étes trompés et que je suis véritablement fou. EINSTEIN Alors on serait ici pour le reste de nos jours! Personne ne se dérange pour un espion qui a échoue, Mopius Cest ma seule chance de rester mé&onnu définitive- ‘ment. Iln’y a de liberté pour nous que chez les fous. 1, n'y a plus que chez les fous que nous avons encore le droit de penser. Lichées en liberté, nos idées sont des matiéres explosives. 0 NEWTON Mobius, c'est impensable: nous ne sommes pas des fous. Montus Crest vrai. Mais des assassins. Us le regardent stupéfaits. NEWTON Je proteste! EINSTEIN : ‘Vous n’auriez pas d0 prononcer ce mot, Mobius. optus ‘Quand on tue, on est assassin. Et nous avons tué. Cha- Gun de nous est venu ici pour remplir une mission. Cha- ccun de nous a tué son infirmiére pour une raison pré- cise. Vous deux, parce qu’elles comprometiaient vos missions seer&tes; moi parce que Monika me prenait pour un génie méconnu, Elle croyait en moi. Elle n'avait pas compris que de nos jours le génie a le devoir de rester méconnu. C'est affreux de tuer. J’ai tué pour: ‘empécher des tueries encore plus effroyables. Et mainte- nant c'est vous qui étes sur mon chemin, Je ne peux pas vous éearter, je pourrais peul-étre vous convainere. ‘Aurions-nous fué pour rien? De deux choses l'une: ou bien nous avons fait un holocauste, ou bien nous avons commis des meurtres. Ou. bien nous restons dans un asile, ou alors c’est le monde entier qui se transforme en asile de fous. Ou nous nous effacons de la mémoire des hommes, ou c'est Phumanité qui s’étcint.. Silence. NEWTON Mobius! MonIUS Kilton? NEWTON ‘Non, Mobius! Ces horribles infirmiers. Cette docto- resse bossue! 88 EINSTEIN Nous serons encagés comme des bétes féroces, Montus Nous sommies des bétes féroces. On n'a pas le droit de nous lacher sur "humanité. Silence. NEWTON En vérité, Mobius, vous ne voyer. pas d’autre issue? Mopius Non. Silence. EINSTEIN Mobius, je suis honréte. Je reste. Silence. NEWTON Je reste, Moi aussi Silene MonIUS Merci. Pour Ia petite chance que vous redonnez au monde de s’en tirer. (H/léve son verre.) A la mémoire de nos infirmiéres! Ilse sont levés avee solennité. NEWTON Je bois & la mémoire de Dorothée, LES DEUX AUTRES, ‘A la mémoire de linfirmigre Dorothée Moser. NEWTON Dorothée! Ton sacrifice était nécessaire. Je t’ai donné la mort en échange de ton amour. Désormais je veux ‘me montrer digne de toi., EINSTEIN Je bois la mémoire d'Iréne, LBS DEUX AUTRES ‘A la mémoire de V'infirmigre Iréne Straub. 89 EINSTEIN Irene! Ton sacrifice était nécessaire. Pour eélébrer ton dévouement, j’écouterai la raison, ontus Je bois & la mémoire de Monika, LES DEUX AUTRES ‘A la mémoire de l'infirmiére Monika Stettler. MoBIUS Monika! Ton sacrifice était nécessaire. Que ton amour Denise 'amitié que nous venons de sceller en ton nom. Donne-nous la force de feindre la folie pour préserver jusqu’au bout Ie secret de notre science. Is trinquent et reposent leurs verres sur la table. NEWTON Rentrons dans notre rle et jouons la démence. Je rOderai comme le fantOme de Newton. EINSTEIN Je me remettrai & rdcler mon violon: Kreister et Bee- thoven, MoBIUs Je ferai réapparaitre Salomon. NEWTON Fous, mais sages. EINSTEIN Prisonniers, mais libres. ontus Physiciens, mais innocents, Is se saluent et rentrent dans leurs chambres. Einstein emporte son violon. Le salon reste vide. De ta droite arrivent Murilio et MeArthur. Ils portent un uniforme noir, une casquette et un pistolet. Ils desservent. McArthur sort d droite en poussant le chariot chargé de vaisselle. Murillo pousse fa table ronde devant ta fenéire & gauche, place dessus les chaises retournées 90 comme @ ta fermeture d’un café et sort a droite. Le salon reste vide un moment. Puis la directrice entre d droite. En blouse de médecin comme ’habitude. Elle regarde autour d’elle. Sievers entre d son tour, en wni- forme noir comme les deux autres. LINFIRMIER-CHEF Boss! LA DIRECTRICE, Le portrait, Sievers Mearthur et Murillo rentrent en portant un grand por: trait de général dans un lourd cadre doré. Sievers décroche Vancien portrait et acerocke le nouveau, LA DIRECTRICE Le général Léonidas von Zahnd est mieux a sa place ici ‘que chez les femmes. Il a toujours grand air, le vieux soudard, malgré son Basedow. Il aimait les morts hérot- ‘ques, il ne sera pas dépaysé dans ce salon. (Elle contem: ple le portrait de son pere.) En échange, le Geheimrat passera dans la section des femmes, chez les millionnai res. En attendant, déposer-le dans le corridor McArthur et Murillo emportent le portrait @ droite, LA DIRECTRICE Le directeur général est-il artivé avec ses. grands nors? (PIRMIER-CHEF Tis attendent dans le salon vert. Dois-je servir du cham- pagne et du caviar? LA DIRECTRICE Les figurants ne sont pas la pour faire bombance, mais our travailler. (Elle s‘assied sur le divan.) Allez me chercher Mobius. LINFIRMIER-CHEF A vos ordres, boss. (I! va ouvrir la porte n° 1.) Mobius, & Vordre! Mobius parait comme transfiguré. on MoBIUS Nuit bleu sombre, de recueillement et de pitié. La nuit du roi tout puissant. Son ombre bléme se detache de la LA DIRECTRICE Mobius, sur ordre du procureur général, je ne peux vous parler qu’en présence dun ga Moatus Crest normal, docteur. LA DIRECTRICE Ce que j'ai vous dire concerne aussi vos collégues. MeArthur et Murillo sont rentrés LA DIRECTRICE McArthur, Murillo, allez chercher Einstein et Newton, MeArthur et Murilio ouvrent les portes n° 2 et 3. ANFIRMIERS [ET It ‘AVordre! Entrent Newton et Einstein, également sransfigurés, NEWTON ‘Nuit mysiéricuse, infinie et sublime. A travers la grille de ma fenétre, je vois briller Jupiter et Saturne. Ils révelent les lois de univers. EINSTEIN ‘Nuit heureuse, de réconfort et de bomté. Les énigmes font silence, les questions se sont tues. J’aimerais jouer du violon ei ne plus jamais m'arréter LA DIRECTRICE ‘Alec Jasper Kilton et Joseph Eisler, jai & vous parler. Tous deux la regardent sidérés. NEWTON Vous... savez? Tous dewx veulent sortir leur revolver, mais ils sont désarmés par McArthur et Murillo. 2 LA DIRECTRICE ‘Messieurs, j'ai entendu votre conversation. A la table d'écoute. Il y a longtemps que javais des soupgons. McArthur, Murillo, amenez-moi les émetteurs clan- destins de Kilton et d'Eisler. LINFIRMIER-CHEF ‘Haut les mains, tous les t Les trois physiciens lbvent es mains. McArthur et ‘Murillo entrent dans les chambres n° 2 et 3. NEWTON Cocasse! (II rit, tout seul, d’um rire irréel.) EINSTEIN Vous trouver a drole? NEWTON Elle est bien bonne! I1 se remet é rire. Puis se tait. Rentrent MeArthur et ‘Murillo portant les émetteurs. LINFIRMIER.CHEF Repos! Les physiciens obéissent. Silence. LA DIRECTRICE Les projecteurs, Sievers. LINFIRMIER.CHEF O.K. boss. Ileve la main. Du dehors, des projecteurs baignent les physiciens: dans une lumire qui les éblouit. Au méme ‘moment, Sievers éieint la lumiere a Vintérieur. LA DIRECTRICE La villa est cemnée par des gardes. Toute tentative de fuite est sans espoir. (Aux infirmiers.) Débarrassez le plancher, tous les trois! Les trois infirmiers quittent le salon en emportant les aarmes et le matériel. ‘A vous seuls je confierai mon secret, A vous seuls 2 entre fes hommes. Vous pouvez le connaitre, a ne cchangera plus rien. Silence. LA DIRECTRICE solennelle: A moi aussi le grand roi Salomon mest apparu. Tous trois la regardent sidérés. Moptus Salomon? LA DIRECTRICE Des années durant. Newton rit silencieusement. LA DIRECTRICE impassible: La premiére fois, j’étais dans mon cabinet de travail. Un soir d'été. Dehors le soleil brillait encore, un pivert martelait dans le pare, quand tout & ‘coup le grand roi est arrivé sans toucher le sol, comme ‘un ange immense. EINSTEIN Elle a perdu la raison. LA DIRECTRICE Son regard s'est posé sur moi. Ses lévres se sont entrouvertes. Il a parlé a sa servante. Il était ressuscité des morts, disaitil, il voulait reprendre en main son antique puissance ici-bas, I avait révélé sa sagesse a ‘Mobius pour qu'il régne en son nom sur la terre NEWTON 1 faut Pinterner, Elle est mare pour Vasile. LA DIRECTRICE ‘Mais Mobius Ia trahi, Il a voulu taire ce qui ne pou- vait tre tu, Car le contenu de cette révélation n’était pas un secret, puisque la raison peut le concevoir. Tout ‘ce qui est pensable sera pensé tt ou tard. Ce que Salo- mon a découvert, un autre homme pourrait le décou- vrir, Mais le grand roi voulait que cela soit son bien, 94 afin de rétablir sa sainte domination sur le monde. Voila pourquoi il est venu me trouver, moi sa servante, EINSTEIN avec insistance: Vous étes folle. Croyez-moi, vous étes folle. LA DIRECTRICE Il m’a ordonné de déposer Mobius ct de régner a sa place. J'ai obéi, P’étais médecin et Mobius était mon malade, je pouvais faire de lui ce que je voulais. Jai recouru 2 l'anesthésie, Durant des années, Pendant son sommeil, je photocopiais les notes du grand roi Jai persévéré jusqu’a ce que je tienne la derniére page. NEWTON ‘Vous étes cinglée! Complétement cinglée. Comprenez- le donc! (A voir basse.) Nous sommes tous cinglés. LA DIRECTRICE Py suis allée doucement pour débuter, je me suis con- tentée d’exploiter quelques découvertes, juste de quoi amasser le capital nécessaire. Apres quoi je me suis, mise 4 acquérir fabrique sur fabrique, j'ai conscruit des usines tentaculaires et jai fini par édifier un trust géant. Messieurs, j'exploite le systéme de toutes les découvertes possibies! optus insisiant: Docteur, mademoiselle von Zahnd, vous tes malade. Salomon n’existe pas. Il ne m'est jamais apparu. LA DIRECTRICE Vous mentez, MopiUs ‘Vai inventé cette histoire pour garder le secret de mes dgcouvertes LA DIRECTRICE Vous reniez Salomon, 95 MopIUs Soyez raisonnable, Comprenez que vous étes folle. LA DIRECTRICE ‘Aussi peu que vous. ontus Alors il me faudra crier la vérité & la face du monde. ‘Vous m’avez pillé pendant des années, Honteusement, ‘Vous étes allée jusqu’a accepter I'argent de ma femme. LA DIRECTRICE ‘Vous ates impuissant, Mobius. Méme si votre voix par- venait au monde extérieur, on ne vous croirait pas. Officiellement yous n°&tes qu'un fou dangereux, Depuis voire crime. Tous tes trois pressentent la vérité. MonIUs Monika? EINSTEIN Irene? NEWTON Dorothée? LA DIRECTRICE J'ai tout simplement saisi occasion. Il s'agissait de préserver les enseignements de Salomon et de punir les traitres. Jétais obligée de vous rendre inoffensifs tous les trois. En faisant de vous des assassins. J°ai liché les trois infirmiéres sur vous. Je pouvais tabler sur votre conduite. Je vous ai manceuvrés comme des automates et vous avez tué comme des bourreaux. Mobius veut se précipiter sur elle, Einstein te retient. LA DIRECTRICE Crest absurde, Mobius, de vous ruer sur moi. Aussi absurde que de briler des manuscrits dont je possédais la copie. Vous n'étes plus entre les quatre murs d'un - Cette Villa est le coffre-fort de mon trust. Elle abrite trois physiciens qui sont les seuls res au monde 96 & part moi. Ceux qui s'occuperont de vous, ne croyez pas que ce sont des infirmiers. Sievers est le chef de la police de mes usines. En voulant vous mettre a abri, vous avez bati votre propre prison. Salomon a pensé par vous, angantit, Par m Silence. LA DIRECTRICE EL moi, je prends en charge sa puissance. Je ne crains rien. Mon asile est plein de fous de ma parenté, cou- verts de décorations et de bijoux. Je suis le dernier spé- cimen normal de ma famille, 1e point final de ma lignée, sterile, tout juste bon pour aimer son prochain. Mais Salomon a eu pitié de moi. Lui qui posséde mille Temmes, il m’a élue. Je serai plus puissante que mes ane@tres. Mon trust régnera, il conquerra les nations, les continents; il exploitera Ie sysiéme solaire et il s‘attaquera a la nébuleuse d’Androméde. (Elle agite une sonnette.) Les comptes jouent. Mais pas en faveur du monde, en faveur dune vieille fille bossue. LINFIRMIER-CHEP ‘entrant @ droite: Boss? LA DIRECTRICE lions, Sievers. Le conseil d'administration nous attend. Le trust universel est en marche, la production démarre! Elle sort a droite avec U'infirmier-chef. Les physiciens restent seus. Le calme régne, Les jewx sont faits. Silence. NEWTON ‘Crest la fin. (11 s‘assied sur le divan.) Le monde est tombé aux mains dune aliéniste folle. (11 s‘assied @ ‘cOté de Newton.) MoBIUS Une pensée une fois congue, on ne peut ni abolir ni la rattraper. (Us'assied dans le fauteuil @ gauche du divan.) agi par vous et maintenant il vous 7 Silence. lls regardent droit devant eux. Puis ls se met- tent é parler avec beaucoup de calme et de naturel, se présentant tres simplement au public. NEWTON Je suis Newton, Sir Isaac Newton, né le 4 janvier 1643 & Woolsthorpe prés de Grantham. Je suis président de Ia Royal Society. Que personne cependant ne se leve en mon honneur. J'ai éerit Les Prinelpes mathématiques de la Philasophie naturelle. J'ai dit: Hypotheses non fingo. Dans Voptique expérimentale, en mécanique théorique et dans les mathématiques supérieures, ce que j'ai fait n°est pas dénue d'importance. Mais j'ai da laisser pendante la question de la nature de la gravita- tion. Jai aussi écrit des essais de théologie et des com- ‘mentaires sur le prophéte Daniel et sur ’Apocalypse de Saint-Jean. Je suis Newton, Sir Isaac Newton, prési- dent de la Royal Society. (iI se [eve ef rentre dans sa chambre.) EINSTEIN Je suis Einstein, le professeur Albert Finstein, né le 14 mars 1879 a Ulm, En 1902, j'ai été expert au bureau des patentes & Berne. La, j'ai élaboré la théorie de la relativité restreinte quia révolutionné la. physique Aprés quoi ai été membre de Académie des sciences de Prusse. Plus tard j'ai émigré, Parce que je suis Juif. Crest moi qui ai établi a formule E=me*, clef de la transformation de la masse en énergie. J’aime huma- nité et j'aime mon violon, mais c'est sur ma recom- mandation qu’on a fabriqué Ia bombe atomique. Je suis Einstein, né le 14 mars 1879 & Ulm. (11 se léve et regagne sa chambre. Puis on Ventend jower Peine a’Amour de Kreisler.) MonIuS Je suis Salomon, Je suis le pauvre roi Salomon, J étais jadis immensément riche, sage et craignant Dieu. Les grands trembiaient devant ma puissance. J'étais un prince de la paix et de la justice. Mais ma sagesse a 98 détruit ma crainte de Dieu et, ne crajgnant plus Dieu, ma sagesse a détruit mes richesses. Les villes sur les: quelles j'ai régné sont mortes, empire qui m'avait été confié nest plus qu'un désert bleu scintillant; et quel- que part il y a une planéte qui tourne absurdement, sans jamais s’arréter, autour dune petite étoile jaune sans nom, une planéte radioactive: la Terre. Je suis Salomon, je suis Salomon, je suis le pauvre roi Salo- mon, 1 rentre dans sa chambre. Le saton est vide. H n'y a plus que les sons du violon d’Einstein. ‘The Physicists « pay | Friedrich Ditrrenmati 21 POINTS TO THE PHYSICISTS 1. Tdon't start out with a thesis but with a story. 2, If you start out with a story you must think it to its conclusion. 3, A story has been thought to its conclusion when it has taken its worst possible turn. 4, The worst possible turn is not foreseeable. Tr oc- curs by accident. 5, The art of the playwright consists in employing, to the most effective degree possible, accident within the action. 6. The carriers of a dramatic action are human beings. 7, Accident in a dramatic action consists in when and ‘where who happens to meet whom. 8. The more human beings s proceed by_ plate more effectively they may be hit by accident. 9, Human beings proceeding by plan wish to reach a specific goal. They are most severely hie by ac- dent when through it they reach the opposite of their goal: the very thing they feared, they sought to avoid (ie. Oedipus). 10, Such a story, though it is grotesque, is not absurd (contrary to meaning). |. a, | 1, Ie is paradoxical. 12, Playwrights, no less than logicians, are unable to avoid the paradoxical. 13. Physicists, no less chan logicians, are unable to avoid the paradoxical. 14. A drama about physicises must be paradoxical, 15. Te cannot have as its goal the content of physics, but its effect. 16. The content of physics is the concer of physi cists, its effect the concern of all men, 17, What concerns everyone can only be resolved by everyone. 18. Each attempt of an individual to resolve for him- self what is the concer of everyone is doomed to fail. 19: Within the paradoxical appears reality» 20. He who confronts the paradoxical exposes himself to reality, 21, Drama can dupe the spectator into exposing him- self to reality, but cannot compel him to with- stand it or even to master it,

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