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Cheddadi Traductionetculture 2009
Cheddadi Traductionetculture 2009
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Abdesselam Cheddadi*
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Une des plus grandes faiblesses des sociétés arabes à l'époque pré
sente réside justement dans le fait qu'elles ne se sont pas suffisam
ment penchées, et avec les outils adéquats, sur leur histoire.
Pour ce qui nous concerne ici, il ne serait peut-être pas inutile de
souligner qu'à l'aube de la modernité, par comparaison avec de nom
breux pays d'Asie ou d'Afrique, les Arabes jouissaient a priori d'une
situation favorable, en raison de leur proximité et de leurs affinités
historiques avec l'Europe pendant toute l'époque médiévale, et du
fait qu'ils avaient été au centre de la plus vaste expérience de mon
dialisation qu'eût connue le monde avant celle de l'époque moderne.
En effet, pendant plus d'un millénaire, les pays arabes et l'Europe
avaient cohabité dans le même monde méditerranéen en entretenant,
au-delà des hostilités militaires épisodiques, des échanges écono
miques et culturels intenses et continus. Ils partageaient les trois élé
ments capitaux de leur culture: l'héritage philosophique et scienti
fique grec et hellénistique, la tradition du monothéisme prophétique
et le système politique des empires bureaucratiques agro-lettrés. Au
travers du vaste mouvement de traduction effectué en Sicile, en Ita
lie, et en Espagne du XIe au XIIIe siècle et au-delà, qui coïncida en
partie avec les Croisades, l'essentiel des réalisations scientifiques et
technologiques du monde arabe et musulman passa à l'Europe, y
compris, comme l'a bien montré George Makdisi, les modèles de la
scolastique et de l'humanisme1, qui recouvrent en grande partie ce
que nous appelons aujourd'hui les sciences humaines. Pour ce qui est
de l'expérience de la mondialisation, il suffit de rappeler que la
société musulmane, jusqu'au XVIIe siècle, avait le plus d'expansion
dans le monde et exerçait la plus grande influence sur les autres
sociétés, d'une part à cause de sa position centrale et, de l'autre, en
raison de ses conceptions cosmopolites et égalitaires et de son idéal
culturel sophistiqué. Si l'on peut parler de mondialisation avant
l'époque moderne, c'est dans le cadre du monde islamique qu'elle
trouverait le mieux à s'incarner. L'historien américain Marshall G. S.
Hodgson a rendu compte de ce fait historique par cette remarque:
« Au XVIe siècle, un visiteur venu de Mars aurait pu supposer que le
monde était sur le point de devenir musulman2. »
Mais on pourrait également soutenir que, dans la mesure où les
pays arabes n'ont pas été capables, à partir du XVIIIe siècle, de
répondre au défi de l'Europe sur les plans militaire, commercial et
culturel, ils se sont trouvés dans la situation la plus défavorable, les
anciennes affinités qu'ils avaient avec celle-ci s'étant transformées
1. Voir George Makdisi, The Rise of Colleges. Institutions of Learning in Islam and the West,
Edinburgh, Edinburgh University Press, 1981, et The Rise of Humanism in Classical Islam and
The Christian West, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990.
2. Marshall G.S. Hodgson, l'Islam dans l'histoire mondiale, textes réunis, trad, de l'améri
cain et préf. par Abdesselam Cheddadi, Arles, Sindbad, Paris, Actes Sud, 1998, p. 60.
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La langue
3. Johann Fûck, 'Arabîya. Recherches sur l'histoire de la langue et du style arabe, trad, par
Claude Denizeau, Paris, IHEM, 1955.
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classique dans sa pureté, laquelle, comme nous l'avons vu, était une
langue élitaire, conformément aux structures sociales et politiques
d'une société agro-lettrée comme celle de l'empire arabo-musulman,
mais de la construction d'une nouvelle langue, s'ouvrant à l'ensemble
des composantes de la société et mettant fin à la coupure entre langue
littéraire et langue des relations quotidiennes, langue écrite et langue
parlée. Seule une langue unifiée et standardisée de ce genre répond
aux besoins sociaux, politiques et économiques de la société
moderne. Or, aucune des nombreuses académies de la langue arabe,
dont la première fut créée à Damas en 1919, ne se donna un tel
objectif. Des tentatives pour introduire les dialectes locaux dans les
textes littéraires, notamment dans des genres comme la nouvelle, le
roman ou le théâtre, ont été faites dans la plupart des pays arabes,
mais elles n'ont pas apporté un changement significatif à la ligne
d'évolution générale de la langue arabe moderne, qui reste fondamen
talement tributaire des règles de la langue classique. Parmi les rai
sons de cette résistance, les deux plus importantes semblent être l'at
tachement au caractère sacré de la langue classique, langue du
Coran, et la menace qui pèserait sur l'unité arabe si on développait
des langues locales ou régionales. Mais il y a une raison plus pro
fonde, d'ordre politique et social, sur laquelle je reviendrai plus loin.
La culture
4. Voir Dimitri Gut as, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe
à Bagdad et la société abbasside primitive (lIe-IVe/vilte-Xe siècles), trad, de l'anglais par Abdesse
lam Cheddadi, Paris, Aubier, 2005.
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