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Bertrand Badie & Al. - Le Moyen-Orient Et Le Monde
Bertrand Badie & Al. - Le Moyen-Orient Et Le Monde
Bertrand Badie
et Dominique Vidal
Le Moyen-Orient
et le monde
L’état du monde 2021
Présentation
Entre le « Proche-Orient » qu’il tend à intégrer et
l’« Extrême-Orient », potentiel adversaire d’un Occident
dominant, le Moyen-Orient apparaît comme un trait d’union
rebelle, une marge et un espace d’affrontement permanent.
Certes, cette région hors normes a une histoire propre, une
dynamique forte liée à sa densité sociale et à son passé, mais
elle n’a cessé d’être l’otage d’un jeu international qui la
harcèle depuis des siècles, au nom de la foi, de l’ambition des
conquérants, du pétrole ou tout simplement des stratégies qui
opposèrent les vieilles puissances. Ces interactions
renouvellent le regard, conduisant à une analyse internationale
du Moyen-Orient. Si l’actualité traduit le désarroi et
l’impuissance des imitateurs de sir Mark Sykes et François
Georges-Picot, elle montre aussi que l’actuelle réinvention du
Moyen-Orient reflète celle du monde.
Après avoir retracé la formation de ce « cratère », du
XIXe siècle à aujourd’hui, en passant notamment par la création
Henry Laurens
Professeur au Collège de France, chaire d’histoire
contemporaine du monde arabe
Hamit Bozarslan
Historien et sociologue du fait politique au Moyen-
Orient, directeur d’études à l’EHESS
2. Cité dans Alain ROUSSILLON, « Durkheimisme et réformisme : fondation identitaire de la sociologie en Égypte », Annales. Histoire, sciences
sociales, no 54/6, 1999, p. 1392.
3. « Je hais ma personne, intensément, et je hais avec elle la vie. Je ne vois en tout que du mal, je m’attriste de toute chose. Je dédaigne toute chose »
(cité par Ph. CARDINAL, in Taha HUSSEIN, Adib ou l’aventure occidentale, Archipel, Paris, 1988, p. 16).
4. Voir notamment Abdallah LAROUI, Islam et modernité, La Découverte, Paris, 1987, p. 92-93.
5. Hassan KAYALI, Arabs and Young Turks. Ottomanism, Arabism and Islamism in the Ottoman Empire, 1908-1918, University of California Press,
Berkeley/Los Angeles, 1997, p. 193.
6. P. SLUGLETT, « Le parti Ba’ath : panarabisme, national-socialisme et dictature », in Chris KUTSCHERA, Le Livre noir de Saddam Hussein, Oh !
Éditions, Paris, 2005, p. 91.
7. Michel AFLAK, « L’unité arabe plus haut que le socialisme », in Anouar ABDEL-MALEK, La Pensée politique arabe contemporaine, Seuil, Paris,
1975, p. 222.
8. Voir Hamit BOZARSLAN, « Les quatre coups de l’année 1979 », L’Histoire. Les collections, no 69, 2015, p. 70-73.
Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
Alain Gresh
Directeur du journal en ligne OrientXXI.info
La victoire de Suez
Pour les États-Unis comme pour le Royaume-Uni, il faut
« punir » Nasser et son « neutralisme ». En 1956, la Banque
mondiale, sous injonction américaine, refuse un prêt pour
financer le Haut Barrage d’Assouan, un gigantesque projet qui
doit fournir l’électricité nécessaire à l’industrialisation de
l’Égypte et étendre ses terres cultivables. Dans un geste de défi
sans précédent dans la région – si ce n’est la nationalisation en
1951 de l’industrie iranienne du pétrole dominée par les
Britanniques par le Premier ministre Mohammad Mossadegh,
qui provoqua son renversement en 1953 à l’initiative de la
Central Intelligence Agency (CIA) –, le dirigeant égyptien
nationalise, le 26 juillet 1956, la Compagnie du canal de Suez.
Il ouvre alors la voie à une crise qui verra l’invasion de
l’Égypte par une coalition israélo-franco-britannique, une
pitoyable aventure qui tourne au fiasco, face au refus
américain de suivre ses alliés européens et aux menaces
soviétiques d’une intervention militaire nucléaire. L’ère de la
domination européenne au Moyen-Orient s’achève.
Nasser en sortira grandi sur le plan intérieur et régional et
l’URSS en tirera un prestige d’autant plus grand qu’elle
accepte de financer le Haut Barrage d’Assouan. Elle n’est pas
seulement perçue comme une alliée face à l’Occident, mais
comme un modèle pour sortir rapidement du « sous-
développement », par la création d’une industrie lourde et la
mise en œuvre d’une réforme agraire, l’État jouant un rôle
central.
Les années qui suivent marquent la progression du
nationalisme révolutionnaire : création de la République arabe
unie (RAU) entre l’Égypte et la Syrie le 22 février 1958 ;
renversement de la monarchie probritannique de Bagdad le
14 juillet 1958 par de jeunes officiers dirigés par Abdelkarim
Kassem ; proclamation de la République du Yémen le
27 septembre 1962. Il faut une intervention directe des États-
Unis au Liban et des Britanniques en Jordanie, en application
de la « doctrine Eisenhower » qui prévoit une aide aux pays
s’opposant à la politique soviétique, pour éviter la chute de ces
deux régimes pro-occidentaux.
Mais le jeu au Proche-Orient est bien plus complexe que ne
le proclame la vulgate occidentale obsédée par le « péril
communiste ». D’une part, les régimes révolutionnaires arabes
souhaitent demeurer indépendants, même vis-à-vis de leur
allié soviétique. D’autre part, ils sont divisés, comme l’illustre
le conflit qui oppose Nasser et Kassem, jusqu’en 1963 qui voit
la chute de ce dernier : rivalités personnelles, conceptions
différentes de l’unité arabe, divergences sur le problème
palestinien. En prenant le parti de Kassem, Moscou voit ses
relations se refroidir sérieusement avec Le Caire, avant de se
réchauffer à nouveau, comme le prouve de manière
spectaculaire, en mai 1964, le voyage de plus de deux
semaines en Égypte du secrétaire général du PCUS, Nikita
Khrouchtchev, pour inaugurer la fin de la première phase du
Haut Barrage. À la veille de la guerre de 1967, si l’URSS a
réussi à s’implanter solidement au Moyen-Orient, aucun
régime ne lui est totalement acquis ni n’a rejoint le « camp
socialiste ». Pourtant, pour les États-Unis et leurs alliés arabes
– au premier rang desquels l’Arabie saoudite –, Nasser reste
l’homme à abattre.
Denis Bauchard
Conseiller spécial Moyen-Orient, IFRI
Bernard Hourcade
Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre
de recherche sur le monde iranien, Paris
Matthieu Auzanneau
Directeur du Shift Project, groupe de réflexion
sur la transition énergétique
2. Oliver MORGAN et Fayçal ISLAM, « Saudi dove in the oil sink », The Observer, 14 janvier 2001.
3. « Implications of worldwide population growth for U.S. security and overseas interests », National Security Study Memorandum, Washington,
décembre 1974, consultable sur <pdf.usaid.gov>, p. 41.
5. Relativement, puisque deux porte-avions nucléaires et leurs escadres se relaient toujours dans le golfe Persique, et que les chefs de la famille Saoud
figurent toujours parmi les leaders politiques que les présidents américains rencontrent le plus souvent.
6. Matthieu AUZANNEAU, « L’Union européennqe risque de subir des contraintes fortes sur les approvisionnements pétroliers d’ici à 2030 », 23 juin
2020, consultable sur <http://theshiftproject.org>.
Les puissances au Moyen-Orient :
dangereux nouveau « grand jeu » ?
Frédéric Charillon
Professeur des universités en science politique
(UCA), coordonnateur des enseignements de questions
internationales à l’ENA
Sylvain Cypel
Journaliste, spécialiste des États-Unis
Le laboratoire moyen-oriental
Une fois le communisme désagrégé, l’école
néoconservatrice fait du Moyen-Orient son terrain
d’expérimentation. Son choix est dicté par divers motifs :
l’importance, à l’époque, des ressources pétrolières de cette
région pour les États-Unis, le contentieux historique avec la
République islamique d’Iran, l’échec partiel ou
l’inachèvement de la première guerre du Golfe (1990-1991),
qui n’a pas fait tomber Saddam Hussein, la défense des
intérêts d’Israël, « seule démocratie » au milieu de régimes
despotiques, donc seul allié fiable, etc.
Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 surviennent,
preuve est faite : les États-Unis sont en première ligne d’une
nouvelle menace planétaire. À Washington, tout est en place
pour passer à l’acte. Dix mois plus tôt, George W. Bush est
devenu président. À l’origine, il n’était pas néoconservateur,
mais il s’est entouré de nombre d’entre eux à la Maison-
Blanche. Et Cheney et Rumsfeld captent la vice-présidence et
la Défense (où le néocon Wolfowitz est numéro deux). Les
années suivantes marquent le triomphe du néoconservatisme.
Progressivement façonnée, la « doctrine Bush » fait des « États
scélérats » (evildoers) la cible de sa réponse aux attaques, et
théorise la notion d’« attaque préventive », pourtant prohibée
par le droit international, comme norme acceptable selon les
circonstances. Son administration l’inscrit dès 2002 dans sa
« Stratégie de sécurité nationale ». « Nous ne pouvons faire
confiance à la parole des tyrans. Si nous attendons que la
menace se matérialise complètement, alors nous aurons
attendu trop longtemps », déclare Bush devant les cadets de
West Point, le 1er juin de la même année6.
C’est au Moyen-Orient que le néoconservatisme manifeste
de la manière la plus flagrante sa propension idéologique. Une
idéologie tend à écarter les réalités qui ne corroborent pas ses
thèses, et à fabriquer des pseudo-réalités qui répondent à ses
intérêts. Ce faisant, elle peut aussi s’adonner aux délices du
« fake » (un terme qui ne s’était pas encore imposé à
l’époque). D’ailleurs, celui qui passe pour le précurseur de la
pensée néoconservatrice, le philosophe et politologue Leo
Strauss (1899-1973), avait théorisé le « noble mensonge » par
lequel les dirigeants éclairés amènent les peuples à soutenir un
objectif nécessaire. Les néoconservateurs en feront un usage
immodéré, parfois fondé sur le pur cynisme mais très souvent
aussi sur l’ignorance et l’autopersuasion de fabrications
imaginaires.
La liste de ces fabrications est longue. Quelques
universitaires de renom leur donnent un vernis académique.
Ainsi en va-t-il du concept de Grand Moyen-Orient, qui réunit
des populations souvent disparates tant sur le plan ethnique
que religieux et des régimes très différents. Il permet de définir
une immense zone stratégique d’intervention pour la
« remodeler » (terme alors utilisé), c’est-à-dire la soumettre
politiquement et économiquement aux intérêts américains. Le
regard porté sur l’islam est du même ordre. Aux yeux de
Bernard Lewis (1916-2018), le célèbre orientaliste
néoconservateur de Princeton, comme pour son homologue
Samuel Huntington, l’islam est beaucoup plus une culture, une
civilisation, qu’une religion. Et cette culture est incompatible
avec la démocratie. Cette thèse offre des avantages : elle
permet, par exemple, de transformer un nationaliste arabe
laïque en incarnation d’un « islam » réduit à une identité
monolithique.
Autre notion utile littéralement fabriquée par les
néoconservateurs : le 29 janvier 2002, dans son discours sur
l’état de la Nation, George W. Bush pointe l’ennemi, qu’il
nomme « l’Axe du Mal » (Bush avait auparavant défini les
États-Unis comme l’incarnation du bien : « We are good »,
déclarait-il). Cet « axe » est constitué de l’Irak, de l’Iran et de
la Corée du Nord. Les deux premiers, l’un sunnite et l’autre
chiite, l’un laïque et l’autre pieux, se haïssent et se sont fait
huit ans de guerre (de 1980 à 1988). Quant au troisième, dirigé
par un despote communiste, ses rapports avec le Moyen-Orient
sont plus que lointains. Qu’importe ! Tous trois sont supposés
être des suppôts d’Al-Qaida. C’est cette alliance qui menace la
démocratie, c’est contre elle que les néoconservateurs les plus
missionnaires entendent mener la Global War on Terror
(GWOT), la guerre mondiale au terrorisme, autre terme qui
n’a pas de réalité univoque.
3. Justin VAÏSSE, « Qui sont les néoconservateurs », Brookings Institution, Washington, 12 octobre 2012.
4. Ibid.
5. William KRISTOL et Robert KAGAN, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 75, no 4, juillet-août 1996.
6. WHITE HOUSE OFFICIAL PRESS SECRETARY, « President Bush Delivers Graduate Speech at West Point, New York », 1er juin 2002.
7. Joseph STIGLITZ, The Three Trillion Dollar War. The True Cost of the Iraq Conflict, W. W. Norton, 2008.
8. Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the Crossroads, Profile Books, Londres, 2006, p. 63.
II. Jeux d’acteurs et enjeux
Facteurs conjoncturels
Le Moyen-Orient est confronté à un double choc. La
propagation de la pandémie de Covid-19, associée à
l’effondrement des prix du pétrole, déstabilise les économies
et modifie profondément les prévisions de croissance1. En
effet, les prévisions du 1er avril 2020 donnaient à penser que
ces deux chocs coûteraient environ 3,7 % du PIB régional pour
2019 (environ 116 milliards de dollars). Si la perspective
d’une récession de l’économie officielle et informelle se
précise, elle devrait s’accompagner d’une augmentation des
besoins sociaux et donc des dépenses sociales, avec en
filigrane la montée de déficits publics dans un certain nombre
de pays au bord du point de rupture budgétaire (Liban,
Égypte).
Les pays du Moyen-Orient n’échappent pas aux
mécanismes d’interdépendance des sociétés et économies
nationales, en particulier en période de crise. Au contraire, ils
sont particulièrement impactés. Ainsi, les pays pétroliers
voient leurs ressources sérieusement amputées, tandis que
leurs charges restent fortes, voire augmentent. Ils sont ainsi
doublement pénalisés : par la chute des cours et par la forte
diminution de la demande – de l’ordre de 30 % – compte tenu
de la paralysie des économies. Ceci ne sera pas sans
conséquences pour les pays (l’Égypte, Bahreïn) qui
bénéficient du soutien de l’Arabie saoudite, du Qatar ou des
Émirats arabes unis (EAU)2.
Cet impact est d’ores et déjà spécialement lourd pour
l’Arabie saoudite, dont la mise en œuvre de l’ambitieuse
Vision 2030, déjà mal engagée, risque d’être remise en cause.
L’effondrement des cours du pétrole est ressenti directement
par les exportateurs et indirectement par les importateurs, en
raison de la réduction des envois de fonds, des investissements
et des flux de capitaux dans la région. La pandémie due au
coronavirus a marqué un coup d’arrêt à la croissance de la
consommation d’or noir par les économies de la planète. La
baisse tendancielle des prix du pétrole est un phénomène
structurel antérieur à la pandémie de coronavirus, mais que
celle-ci a amplifié en mettant l’économie mondialisée – très
gourmande en hydrocarbures – quasiment à l’arrêt. Ainsi, en
avril 2020, la demande a chuté de 30 %, une première dans
l’histoire. La crise de l’or noir a précipité les cours du baril à
des niveaux très bas – et même négatifs pendant deux jours…
Si l’Arabie saoudite vacille, la crise du pétrole aura des
effets encore plus graves pour des pays dont les économies
sont moins solides et tout aussi dépendantes de cette ressource,
comme l’Irak. L’Iran, pays de loin le plus touché par la
pandémie dans la région, déjà étranglé par les sanctions
économiques américaines, devrait également en sortir plus
affaibli encore. Pour des pays comme l’Égypte et la Jordanie,
dont la situation économique était déjà chancelante, la
pandémie devrait avoir un fort impact sur l’important secteur
du tourisme et, potentiellement, sur les aides que l’État reçoit
de l’étranger, en particulier des pays du Golfe. Car elle semble
bien là, la principale rupture géopolitique de l’épidémie pour
la région : la fin de l’âge d’or pour les pétromonarchies du
Golfe et tout ce que cela implique pour l’écosystème régional.
La pandémie mondiale affecte d’autres secteurs stratégiques
pour la région. Ainsi, le tourisme (y compris religieux) est
directement impacté, alors que l’économie de certains pays
comme l’Égypte, la Turquie, Israël ou le Liban en dépendent
en partie. D’autres pays, qui se sont engagés dans une
politique d’ouverture et d’investissements lourds dans ce
secteur (EAU, mais aussi l’Arabie saoudite), voient leur
stratégie de diversification économique affectée. D’autant que
les compagnies aériennes du Golfe (Emirates, Gulf Air, Qatar
Airways, Ettihad) pâtissent elles-mêmes de la chute des flux
touristiques.
2. Denis BAUCHARD, « Le chaos proche-oriental à l’épreuve du coronavirus », <www.boulevard-exterieur.com>, consulté le 25 mai 2020.
3. Hugo LE PICARD, « Les économies du Golfe et la transition énergétique. Vers une ère post-pétrolière ? », Politique étrangère, no 1, printemps
2020, p. 19-31.
Le réveil des sociétés
Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des Universités
L
« e peuple veut la chute du régime ! » Ce slogan, entendu
presque partout dans la région, appelle à un changement
radical qui ne relève ni d’une doctrine politique ni d’une
idéologie. Il ne s’agit pas de révolutions partisanes ou
eschatologiques ancrées dans la certitude que leur confèrent
leurs postulats dogmatiques. Ce sont des révolutions
citoyennes qui ne cherchent pas tant à imposer un système de
pensée qu’à penser, dans l’incertitude, un système nouveau et
pluraliste. Elles ne partent pas de rien. Le présent a une
histoire et une mémoire forgées tout au long des combats
menés. Pour réussir, elles doivent relever au moins trois
grands défis.
Le défi de l’éphémère
« Le peuple veut » exprime tout à la fois le mouvement et la
détermination. L’élan révolutionnaire unifie, galvanise et peut
aller jusqu’à une forme de ferveur incandescente qui soude ses
participants dans l’euphorie de l’action. L’occupation massive
de la rue, le déferlement en cortèges, le rassemblement au
cœur de la capitale, lieu par excellence du pouvoir, comme la
place Tahrir au Caire, procurent à tous l’intense satisfaction
d’acquérir enfin une visibilité politique. Les protestataires
s’approprient l’espace public pour exiger liberté, dignité et
reconnaissance sociale.
Leur hétérogénéité se fond dans la manifestation où se
côtoient des étudiants, des ouvriers, des syndicalistes, des
intellectuels, de jeunes Frères musulmans opposés à
l’attentisme de leurs dirigeants, des salafistes étonnés d’être là
puisqu’ils ne font pas de politique, des jeunes sans emploi
malgré – ou… à cause de – leurs diplômes1 et nombre de gens
issus du secteur informel. Si la jeunesse domine, d’autres
générations manifestent. Elles retrouvent là l’espérance
d’autrefois et le souvenir de leurs combats passés revivifiés
dans cette nouvelle dynamique. Bien que fatigués par les luttes
menées en vain ou dans lesquelles ils n’ont pas osé s’engager,
tous veulent y croire encore. Ces femmes et ces hommes sont
aussi unis par leur dépassement de la peur : « Nous n’avons
rien à perdre. » Ils préfèrent risquer leur vie plutôt que de la
poursuivre dans les conditions qu’ils dénoncent. En Syrie, dès
le début, à Deraa puis à Homs, Deir Ezzor ou Lattaquié, des
contestataires venaient en masse, alors que le régime faisait
déjà tirer à balles réelles pour tuer.
Partout aussi, l’humour est omniprésent. Malicieux et
subversif, il désacralise le raïs et fait oublier un moment les
dangers encourus. Quand les participants au Hirak en Algérie
sont repoussés par des canons à eau, ils crient « Donnez-nous
de l’eau et du savon2 ! » On entend à Beyrouth « On veut
Allah mais sans son parti [le Hezbollah] ! »
L’énergie que donnent le nombre, l’intensité des solidarités,
la conviction que tout est possible, la présence massive des
médias internationaux, la fierté de participer à un mouvement
qui dépasse les frontières et, plus que tout sans doute, le
sentiment de recouvrer sa dignité si souvent humiliée par le
« nidham » (le système) produisent une force capable de
balayer les gouvernants déchus de leur légitimité. Le peuple
veut la chute du régime et finit par obtenir – la nuance est
capitale – le départ de ceux qui l’incarnent. En 2011, le
14 janvier, Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit ; le 11 février,
Hosni Moubarak se retire ; et, le 20 octobre, Mouammar
Kadhafi est arrêté et assassiné. Le 25 février 2012, Ali
Abdallah Saleh démissionne. Le 2 avril 2019, Abdelaziz
Bouteflika met fin à son mandat et le 11 avril Omar el-Bachir
est destitué. À eux six, ils ont cumulé plus d’un siècle et demi
de pouvoir ! Mais un raïs n’est pas à lui seul un régime qui,
lui-même, ne se confond pas avec l’État.
Si tous ont été emportés, le contraste est énorme d’un pays à
l’autre. La Libye et le Yémen ont sombré dans la guerre.
L’Algérie et l’Égypte ont maintenu leur régime autoritaire.
Seuls la Tunisie et le Soudan s’engagent dans une difficile
transition démocratique. En Syrie, le dictateur reste en place.
Le Maroc et la Jordanie ont répondu par des réformes sociales
et constitutionnelles ; l’Arabie saoudite et Bahreïn, par des
répressions ciblées. Malgré ce bilan, en 2019, d’autres
protestations d’envergure se lèvent en Algérie, au Soudan, au
Liban et en Irak, très peu touchés par les révoltes de 2011.
Dans sa phase initiale, une révolution est une formidable
ouverture des possibles mais cette séquence est éphémère face
à la brutalité parfois extrême des rapports de forces et aux
divisions internes.
Le défi de l’unité
Ces divisions sont toujours sociales et idéologiques, souvent
communautaires, parfois tribales.
La question de la structuration sociale au Moyen-Orient se
pose en termes spécifiques, car tout ou presque ramène à l’État
qui, en prédateur, tient l’économie pour en répartir le contrôle
entre ses affidés. Ce processus s’est beaucoup développé avec
la libéralisation économique, dite infitah, des années 1970 et
atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit d’économies de rente.
Ainsi se forme une classe dominante qui gravite autour de
l’État et se concentre autour de quelques clans familiaux,
comme les Makhlouf en Syrie. Les militaires y ont toute leur
place – dans certains pays comme l’Égypte, ils jouent un rôle
économique déterminant. À côté de cette classe dominante et
en dehors de la fonction publique, très convoitée pour ses
avantages, la majorité de la population est soumise à
l’arbitraire des réseaux clientélistes, marginalisée dans les
circuits économiques où règne une corruption endémique et
souvent réduite à vivre des ressources aléatoires du secteur
informel.
De ce terreau très composite ont surgi ces manifestants unis
pour que ce système « dégage », mais divisés sur les plans
politique et idéologique. Un grand déséquilibre caractérise les
rapports de force politiques au sein de la société civile : d’un
côté, les islamistes – eux-mêmes partagés entre Frères
musulmans et salafistes – et, de l’autre, une myriade de
positions allant de la gauche la plus radicale à la droite la plus
libérale. En Égypte, les législatives de 2011-2012 donnent
44 % au Parti de la liberté et de la justice (Frères musulmans)
et 22 % à celui de la Lumière (salafistes). Le reste des voix
s’est dispersé entre une vingtaine de formations qui ont obtenu
moins de 5 % des suffrages, à l’exception du Néo-Wafd (8 %),
successeur du grand parti Wafd (Délégation).
En Syrie, l’opposition regroupée fin 2011 au sein du Conseil
national syrien est fragmentée en de multiples groupes d’un
côté et, de l’autre, les Frères musulmans majoritaires soutenus
par la Turquie. Ces contradictions sont ici aggravées par les
appartenances communautaires et ethniques. Le pouvoir des
Assad s’arc-boute sur la communauté alaouite (10 % de la
population) pour dominer une société majoritairement sunnite
et des minorités comme les Kurdes (10 %), les Druzes (3 %)
ou les chrétiens (1 % à 2 %). Dès le début du conflit, le régime
accentue ces clivages, instrumentalise les référents identitaires,
faisant du communautarisme une stratégie de combat.
Des divisions d’ordre tribal s’y ajoutent parfois, comme en
Libye et au Yémen, où la complexité de la situation serait
incompréhensible sans prendre en compte ce facteur central de
la vie politique.
Toutes ces contradictions altèrent gravement la possibilité
d’une unité politique entre les adversaires d’un régime qui les
attise. Se pose alors la question de la violence à laquelle
aucune révolution n’échappe.
Le défi de la violence
Si « le peuple » est d’emblée fragilisé, l’État face à lui
détient le monopole de la violence qui n’est en rien légitime.
Sauf au Liban, tous ces régimes sont autoritaires et s’imposent
par la peur, voire la terreur. Les multiples services de
renseignement (mukhabarat) chargés de la surveillance
systématique de la société jouissent d’une totale impunité3.
L’individu se retrouve donc seul face à l’État. N’importe qui,
n’importe quand, peut être happé et broyé par ces machines
répressives. La société est ainsi « atomisée », au sens de
Hannah Arendt, et donc incapable de se structurer en créant
des organisations autonomes d’un pouvoir qui entend tout
dominer.
En Syrie, depuis les années 1970, une « asabiya4 » alaouite
faisant bloc autour de son chef, Hafez al-Assad, s’est
approprié l’État et considère que « toute opposition est une
trahison qui ne peut exister5 ». Ainsi Rif’at al-Assad (frère de
Hafez) déclare, au moment où, en juillet 1980, de violentes
contestations émanant des Frères musulmans secouent le
pays : « Nous détestons la guerre et les destructions qu’elle
amène. Mais si nécessaire… nous sommes prêts à engager
cent batailles, à détruire mille citadelles et à sacrifier un
million de martyrs… pour le bien et l’orgueil de notre
nation. » En février 1982, pour en finir avec l’insurrection
islamiste à Hama, l’armée encercle la ville, la bombarde et en
détruit une grande partie, faisant entre 10 000 et 40 000 morts.
Trente ans plus tard, l’ensemble du pays sera visé.
Une violence inouïe se déchaîne en effet dès l’émergence de
la révolution en mars 2011. Le régime utilise tous les moyens
pour l’écraser, avec bientôt l’appui militaire massif du
Hezbollah, de l’Iran et de la Russie. Arrestations arbitraires,
tortures érigées en système, bombardements ciblés sur les
habitations, les écoles et les hôpitaux. La suite tragique est
connue et le bilan terrifiant : des centaines de milliers de
morts, des millions de déplacés et de réfugiés qui ne pourront
pas revenir avant longtemps puisque cet exode a permis au
pouvoir de changer la démographie du pays en la rééquilibrant
au profit des alaouites. Comme l’écrivait Michel Seurat,
« dans sa fonction répressive, l’État ne reconnaît plus que
l’affiliation communautaire pour distinguer le bon grain de
l’ivraie6 ».
En Égypte, depuis l’époque de Nasser, l’armée restait en
retrait de la politique, avec un statut lui octroyant de multiples
privilèges. En 2011, via le Conseil suprême des forces armées
(CSFA), elle a joué un rôle essentiel dans la transition, ce qui,
dans un premier temps, a consolidé sa légitimité auprès des
Égyptiens qui l’ont crue prête à jouer le jeu de la démocratie.
Après les élections de 2012 qui portent les Frères musulmans
au pouvoir avec Mohamed Morsi à la présidence, tout change.
De jeunes révolutionnaires créent le mouvement Tamarod et
organisent des manifestations monstres contre le nouveau
pouvoir. Dans ce climat d’un puissant sursaut populaire,
l’armée intervient pour destituer un président pourtant élu au
suffrage universel. L’intervention se présente comme un
« coup d’État démocratique ». Étrange formule démentie dès
le mois d’août par le massacre de plusieurs centaines de
manifestants partisans des Frères musulmans par les forces du
régime place Rabia al-Adaouia au Caire. En quelques
semaines, le général Sissi instaure un régime autoritaire
coupable d’arrestations arbitraires, de condamnations à mort
en rafales, de tortures et de disparitions…
Dans les monarchies du Golfe et en Jordanie, aucun des
mouvements de protestation observé ne s’est mué en processus
révolutionnaire. Nulle part la légitimité traditionnelle (au sens
de Max Weber) des familles régnantes n’a été contestée. Au
pouvoir depuis des décennies, certaines se targuent même de
descendre du Prophète. Dans les pétromonarchies, elles ont
utilisé leurs énormes moyens financiers pour désamorcer les
revendications. Le recours à la force reste très limité, sauf à
Bahreïn et en Arabie saoudite. Avec le soutien militaire de
Riyad, la dynastie sunnite des Khalifa a étouffé la révolte des
chiites de 2011 avec d’autant plus de violence qu’ils sont
majoritaires dans le pays. En Arabie saoudite, les chiites (10 à
15 % de la population) qui demandaient que cessent les
discriminations structurelles à leur encontre ont subi une
brutale répression et la condamnation à mort de nombreuses
figures de leur communauté.
Épilogue provisoire
Ces échecs ne marquent pas la fin de l’Histoire. En 2019,
d’autres révoltes ont surgi en Algérie, au Soudan mais aussi en
Irak et au Liban.
L’Irak n’avait connu aucune mobilisation significative en
2011, l’agression américaine de 2003 l’ayant plongé dans le
chaos. De plus, les fractures communautaires et ethniques y
sont très profondes. Les sunnites, minoritaires, ont toujours
dominé le pays et relégué les chiites à la périphérie. Après
2003, un gouvernement chiite a joué la carte du
communautarisme contre les sunnites. Quant aux Kurdes,
longtemps réprimés par Bagdad, ils ont construit, depuis 1991,
une autonomie politique qu’ils entendent conserver.
À partir d’octobre 2019, des milliers d’hommes et de
femmes se rassemblent à Bagdad, Nassiriya, Bassorah,
Kerbala, Najaf pour exiger la démission du Premier ministre
Adel Abdel-Mahdi, qui incarne l’incurie gouvernementale.
Après l’avoir obtenue, la révolte se poursuit, réclamant un
changement de Constitution et une refonte de la loi électorale
pour en finir avec une classe politique corrompue. Si ce
mouvement revendique l’identité irakienne, il se compose
essentiellement de jeunes chiites. Les sunnites ne bougent pas,
de crainte d’être considérés comme des terroristes après le
ralliement de certains d’entre eux à Daech. Quant aux Kurdes
d’Erbil ou de Souleymanié, ils regardent les événements avec
un intérêt distancié d’autant que la jeunesse ne parle plus
l’arabe depuis bien des années. Outre les fractures
communautaires, le mouvement se heurte à une répression qui,
en quelques mois, fait plus de 500 morts, des dizaines de
milliers de blessés et un nombre indéterminé de disparitions et
d’assassinats. Cette répression est le fait de l’État et de milices
qui lui sont liées mais qui dépendent aussi de l’Iran, dont les
manifestants dénoncent la domination : « Iran dehors ! »,
« Iran dégage ! »
Toujours en octobre 2019, un vaste mouvement populaire se
forme au Liban contre un système sclérosé, fondé sur le
communautarisme, le clientélisme et la corruption, et
incapable de mettre en œuvre la moindre politique publique,
même la plus basique comme le ramassage des ordures, la
fourniture d’électricité ou la distribution d’eau potable.
Comme en Irak, on veut mettre « dehors les corrompus » et
dépasser les clivages communautaires en brandissant le
drapeau national. Le mouvement a d’autant plus de
retentissement qu’il se déploie dans un contexte économique
et social d’une extrême gravité. La résilience du système
risque cependant d’être forte, tant les intérêts en jeu sont
considérables : intérêts politiques et financiers des chefs de
clans communautaires qui en vivent, intérêts géopolitiques de
puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran qui
veulent que rien ne change. Même si, jusqu’à présent, le
mouvement n’a pas subi de répression violente, le chemin à
parcourir s’annonce particulièrement difficile.
Au moment où ces lignes sont écrites, la planète est touchée
par la pandémie de Covid-19. Tous ces mouvements sont donc
figés dans un confinement général que les régimes autoritaires
ne manqueront pas d’instrumentaliser. Pour combien de
temps ?
3. Dans les années 2000, on compte en Syrie un agent de sécurité pour 153 habitants de plus de 15 ans. Voir Wladimir GLASMAN, « Les ressources
sécuritaires du régime », in François BURGAT et Bruno PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, p. 33-53.
6. Olivier CARRÉ et Michel SEURAT, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, Paris, 2001 (rééd. de l’ouvrage paru en 1983 chez
Gallimard).
La situation sanitaire au Moyen-Orient
à la lumière de la pandémie de Covid-19
Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche
stratégique (FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée
de cours à Sciences Po.
Cas Nombre de
recensés morts
Arabie saoudite 235 111 2 243
Bahreïn 33 476 109
Égypte 83 001 3 935
Émirats (EAU) 55 198 334
Irak 79 735 3 250
Iran 259 652 13 032
Israël 39 294 364
Jordanie 1 183 10
Koweït 55 508 393
Liban 2 419 36
Oman 58 179 259
Qatar 104 016 149
Syrie 417 19
Territoires occupés 7 441 41
palestiniens*
Yémen 1 502 425
Philippe Droz-Vincent
Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble
Rayan Haddad
Docteur en relations internationales de Sciences Po Paris
et membre du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient
(CCMO)
2. Sébastien FATH, « Les Églises évangéliques américaines et la guerre au Moyen-Orient », Les Champs de Mars, no 26, 2015, p. 118.
3. A contrario, les « relations islamo-chrétiennes » sont renforcées au Liban, à la faveur d’une union sacrée contre la logique de guerre. Voir Rayan
HADDAD, Regards libanais sur la turbulence du monde. Kosovo, 11-Septembre, Afghanistan, Irak, L’Harmattan, Paris, 2018, p. 241-255.
5. Benas GERDZIUNAS, « The Kremlin’s tie-up with Lebanon’s Greek Orthodox Community », Deutsche Welle, 7 juillet 2018. Voir Al-Arabiya (en
arabe), <bit.ly/3duqh4h>.
6. Joseph MAÏLA, « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », Confluences Méditerranée, no 66, 2008, p. 202.
7. Propos tenus par l’intellectuel libanais Samir Frangié à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Voir An-Nahar, 26 mars 2003, p. 18.
Les castes militaires et les services secrets
au cœur de l’État et face au système
international
Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche
stratégique (FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée
de cours à Sciences Po
Le poids de l’histoire
Les conditions dans lesquelles les États ont émergé ont eu
une incidence sur la formation de l’armée et des services. Ces
nouveaux corps ont tout d’abord bénéficié de l’aide de l’ex-
puissance mandataire. Les Français, par exemple, ont aidé à la
mise en place des services en Syrie, ensuite encadrés par des
experts du KGB et de la Stasi en raison des alliances politiques
qui se sont nouées. En Irak ou en Égypte, l’URSS et
l’Allemagne de l’Est ont joué un rôle majeur en transposant
leurs méthodes par l’envoi de formateurs. Un changement est
intervenu sous Sadate qui a décidé, en juillet 1972, d’expulser
15 000 conseillers militaires soviétiques et s’est tourné vers
Washington dans le but d’obtenir une aide économique
conséquente. Dans les pays du Golfe, l’influence britannique
se retrouve dans l’armée et les services, où des conseillers ont
été et sont encore présents dans certains cas. Le Liban a
bénéficié de l’aide de la France. Un Deuxième bureau, créé en
1946 sur le modèle français et relevant du commandement de
l’armée, sera opérationnel jusqu’au début des années 1970.
L’armée et les services de sécurité font partie intégrante du
système sécuritaire mis en place dans les pays du Moyen-
Orient et que le politologue soudanais Haydar Ibrahim appelle
« sécuritocratie ». Ils n’occupent cependant pas tous la même
place au sein du système. Ils sont outil du pouvoir, centre de
pouvoir ou centre du pouvoir. Ces catégories, aussi imparfaites
soient-elles, permettent d’appréhender comment le pouvoir
politique utilise ses services et le rôle qu’il entend leur donner.
Tout d’abord, il convient de souligner que moins un régime est
légitime plus il s’appuie sur les services pour asseoir son
autorité par la force, au risque que le chef des services essaie
de prendre la place du président. Pour éviter cela, ce dernier
créera plusieurs services qu’il mettra en concurrence et qui se
contrôleront, s’appuyant, au gré de sa gestion du pouvoir, sur
l’un ou l’autre. Yasser Arafat était passé maître dans
l’utilisation des services rivaux qu’il avait créés, notamment
après son retour en Palestine. Ailleurs, les chefs des services
de sécurité connaîtront des périodes de disgrâce qui alterneront
avec des périodes de pouvoir. Hafez al-Assad était habile en la
matière, jouant sur le groupe des « Aliyyin » : Ali Douba, chef
des SR terre ; Ali Haydar, chef des forces spéciales ; Ali
Aslan, chef d’état-major adjoint, et Ali Saleh. Le politologue
et historien Tewfick Aclimandos ne dit pas autre chose à
propos de l’Égypte : « Les chefs d’État égyptiens aimaient à
organiser la concurrence entre services, ou à ne pas dépendre
d’une seule source d’information. »
Les services ont généralement deux vocations : l’une
offensive, l’autre défensive. Or, les services arabes ne se
préoccupent que de l’aspect défensif qui vise à protéger le
régime ; dans la majorité des cas, leur objectif n’est pas de
protéger la société, mais de se protéger d’elle. C’est un service
de sécurité qui se limite au contre-espionnage, à la contre-
ingérence et à la chasse aux opposants, que ce soit à l’intérieur
ou à l’extérieur du pays, portant un intérêt particulier aux
diasporas. Pour cela, les services agissent hors de tout cadre
légal à l’intérieur comme à l’extérieur et bénéficient de
moyens importants. La hiérarchie ne fait aucunement
confiance aux exécutants, d’où le réflexe de ces derniers de
tout noter, archiver afin de prouver que les ordres ont bien été
exécutés : l’opération César, en Syrie, est un exemple
caractéristique. Un photographe de l’armée était chargé de
photographier tous les corps qui arrivaient et d’en archiver les
images.
Les services ont leur mot à dire dans de nombreuses
nominations au sein de l’appareil d’État et dans des secteurs
aussi divers que l’administration, la presse, les universités.
Désormais, les réseaux sociaux sont surveillés et utilisés par
les services pour repérer et contrôler les activistes et pour
diffuser des informations servant leurs intérêts.
Dans des pays comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, les
services sont un rouage essentiel du pouvoir, un instrument de
prédation sur leur propre pays, sur fond d’absence de règle
éthique. Ils n’hésitent pas à supprimer des éléments gênants.
Bien que l’affaire Jamal Khashoggi, du nom de ce journaliste
saoudien tué le 2 octobre 2018 dans le consulat du royaume à
Istanbul, ait été présentée comme un dérapage, les services
saoudiens s’affranchissent eux aussi de toute règle et ont déjà
pratiqué ce genre d’opération aussi bien sur la scène intérieure
qu’extérieure. L’objectif du commando était de répondre aux
ordres du prince héritier Mohammed Ben Salman de faire taire
cette voix issue du sérail mais devenue critique. La crainte du
prince ou la volonté de le satisfaire quel qu’en soit le prix a
conduit à cette gestion calamiteuse de cette opération barbare.
Une autre caractéristique des services tient à l’opacité de
l’appareil de décision. L’organigramme, lorsqu’il existe, ne
veut pas dire grand-chose ; le recrutement se fait généralement
par cooptation ou sur des bases tribales, claniques ou
familiales. Là encore, l’absence de légitimité des pouvoirs
conduit à s’appuyer sur les siens.
Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages
sur le Proche-Orient
2. « Israel’s Stupid, Ignorant and Amoral Betrayal of the Truth on Polish Involvement in the Holocaust », Haaretz, 4 juillet 2018.
4. <www.defensenews.com/industry/2020/02/18/new-joint-ventures-hint-at-burgeoning-relationship-between-israel-and-india>.
5. Sous la pression de son lobby agroalimentaire, soucieux de préserver les marchés arabes d’un Brésil classé premier exportateur de viande halal.
Dominique Bari
Journaliste
2. Vision 2030 en Arabie saoudite, Vision 2035 au Koweït, Vision 2021 aux Émirats arabes unis, Vision 2025 en Jordanie, etc.
3. Depuis 1971, 6 des 11 vetos de la Chine portaient sur des résolutions concernant la Syrie.
Retour au Moyen-Orient, ou le succès
du « pivot oriental » de la Russie
Igor Delanoë
Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe
(Moscou)
2. Selon une étude réalisée en janvier 2019 par ASDA’A Burson-Marsteller, une agence de relations publiques basée à Dubaï, 64 % des jeunes Arabes
du Moyen-Orient considèrent la Russie comme un « allié ». Voir « 11th annual ASDA’A BCW Arab Youth Survey 2019 », p. 31-33,
<www.arabyouthsurvey.com/pdf/downloadwhitepaper/download-whitepaper.pdf>.
3. En 2019, le commerce russo-turc représentait un peu plus de 26 milliards de dollars et le commerce russo-égyptien 6,2 milliards de dollars. Source :
base de données du Service fédéral des douanes russes.
Guerres d’influences
Le Plan d’action global commun (PAGC) sur le programme
nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015 et la levée
annoncée des sanctions internationales contre Téhéran
enclenchent une nouvelle dynamique.
Téhéran multiplie les initiatives économiques : signature
avec l’Afrique du Sud d’accords visant 2 milliards de dollars
d’échanges commerciaux non pétroliers, création d’une joint-
venture entre la compagnie pétrochimique iranienne AYRA et
la compagnie sud-africaine SASOL et d’une ligne aérienne
régulière entre Téhéran et Johannesburg, renforcement des
relations sécuritaires, bancaires et économiques. L’Iran double
ses exportations en Afrique du Sud, évaluées à plusieurs
millions de dollars. La compagnie de télécom sud-africaine
MTN, qui détient 49 % de l’iranien Irancell, espérait, avec la
levée des sanctions, rapatrier les dividendes estimés à plus de
1,1 milliard de dollars.
L’expérience de l’Iran est indispensable au développement
du Marché commun de l’Afrique orientale et australe
(COMESA), aux dires du secrétaire général de celui-ci,
Sindiso Ndema Ngwenya. Faisant valoir qu’il mène le même
combat que les Africains contre « les oppresseurs », l’Iran
propose une coopération élargie dans plusieurs domaines :
énergie, centrale électrique, construction de logements à bas
coûts ou encore centre médical à Kampala (Ouganda). Mais
c’est sans compter la contre-offensive de l’Arabie saoudite et
de ses alliés contre l’influence iranienne.
Le pouvoir saoudien, qui a fait reposer sa légitimité
politique et morale sur l’application stricte de l’islam
fondamentaliste, a, depuis 2015 et la guerre au Yémen, adopté
une nouvelle rhétorique axée sur une approche globale inédite
de l’islam dans une opposition sunnites/chiites et une mise à
l’index des Frères musulmans, accusés de soutenir
« l’islamisme politique ». Sur le continent où l’on pratique un
islam traditionnel de type confrérique, comme en Afrique
subsaharienne, ni l’approche saoudienne opposant
sunnites/chiites, ni la dénonciation de l’islam politique
véhiculé par les Frères musulmans n’ont réussi à fédérer les
chancelleries dans une coalition sunnite au Yémen contre les
Houthis, ou à soutenir la nouvelle vision nationaliste
saoudienne conçue comme une rupture avec le conservatisme
religieux.
Le Maroc, par exemple, s’est engagé militairement en 2016
dans la coalition saoudienne au Yémen et a mis un terme à ses
relations avec l’Iran. En revanche, Rabat a refusé de participer
à la mise au ban du Qatar (décidé en 2017 par l’Arabie
saoudite, les EAU, Bahreïn et le Koweït). Par la suite, les
relations entre les deux royaumes se sont vite détériorées et le
Maroc a décidé de se retirer en 2019 de la coalition militaire
du Yémen. Cependant, l’intérêt national du Maroc étant
focalisé sur la question du Sahara occidental, Rabat redoutait,
après la visite à Riyad du président algérien, Abdelmadjid
Tebboune, en février 2020, une volte-face saoudienne sur ce
dossier lors du sommet Afrique-Arabe (prévu le 16 mars 2020
en Arabie saoudite, mais reporté en raison de la Covid-19). Le
conseiller du roi, Fouad Ali el-Himma, a été dépêché à Riyad
pour aplanir le différend.
Les chancelleries africaines n’ont pas encore intégré le
nouveau discours nationaliste saoudien, en rupture avec la
défense des causes arabes et musulmanes dont il était le
chantre. Par exemple, Riyad a accordé un prêt de 165 millions
d’euros au Sénégal, auxquels s’ajoutent 240 millions de
dollars pour l’aider à financer le Plan Sénégal émergent (PSE).
En contrepartie, le Sénégal devait rejoindre militairement la
coalition au Yémen. Mais la mobilisation militaire devant être
consentie par l’opinion publique, les Sénégalais se sont
opposés à l’envoi des « tirailleurs » musulmans au Yémen
pour défendre les tenants d’un conservatisme religieux et
monarchique qui ont toujours considéré leurs pratiques
confrériques comme des innovations blâmables.
Volonté de puissance
La volonté de puissance de l’Arabie saoudite et des EAU
s’est manifestée à travers le blocus des ports yéménites de
Hodeida et Mokha pour éloigner Téhéran de la mer Rouge et
du Bab el-Mandeb (où transitent environ 50 % de son pétrole
et 50 % de ses approvisionnements divers). L’entrée sud de la
mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb sont aussi des zones
où s’activent les stratèges israéliens, pour lesquels tout
alignement politique derrière Riyad est jugé de bon augure. Au
sein de la Ligue arabe et dans les pays musulmans sunnites,
Riyad et Doha organisent une offensive diplomatique.
Djibouti, la Somalie et l’Érythrée – qui recevait jusqu’en 2015
l’aide de Téhéran, en échange de facilités d’accès au port
d’Assab – ont annoncé, le 4 janvier 2016, la rupture des
relations avec l’Iran. Téhéran a d’emblée été exclue des côtes
stratégiques du golfe d’Aden, du détroit de Bab el-Mandeb et
de la mer Rouge, au profit de l’Arabie saoudite et des EAU qui
vont alors investir la voie stratégique entre la Méditerranée et
l’océan Indien.
L’exemple du Soudan mérite également d’être évoqué.
Confronté aux effets structurants des crises sécuritaires et
économiques et au plan d’ajustement structurel du Fonds
monétaire international (FMI) mis en œuvre en 2018, le pays a
connu une inflation de 70 %. Après de violentes
manifestations populaires, Omar el-Béchir est renversé en
avril 2019. À peine aux commandes, le général Ahmed Awad
Ibn Auf démissionne au profit du général Abdel Fattah
Abdelrahmane al-Burhan, ancien chef des forces soudanaises
envoyées au Yémen pour soutenir les Saoudiens. Début
octobre, A. al-Burhan renforce ses relations avec Riyad avant
de rencontrer, le 3 février 2020, Benyamin Netanyahou en
Ouganda (voir l’article p. 130). Même si le gouvernement
soudanais estime qu’il a fait cavalier seul, cette rencontre
marque le point d’orgue d’une redéfinition des rapports entre
le Moyen-Orient et le continent sur des questions
géopolitiques et de religion.
Le secrétaire d’État saoudien aux Affaires africaines,
Ahmed Abdul Aziz Kattan, ex-ambassadeur d’Arabie saoudite
en Égypte, est l’une des chevilles ouvrières des nouvelles
ambitions stratégiques de Riyad. En tandem avec Abou Dhabi,
cette stratégie s’étend désormais sur la Corne de l’Afrique. En
2018, le prince héritier des EAU, Mohammed Ben Zayed al-
Nahyan, s’est rendu à Addis-Abeba, promettant un milliard de
dollars pour soutenir ses réserves en devises, et 2 milliards
d’investissements. Cette stratégie vise à mettre fin au conflit
qui enclave l’Éthiopie depuis l’indépendance de l’Érythrée en
1993 et l’a rendue dépendante à 95 % du port de Djibouti.
La dynamique de paix amorcée par Asmara et Addis-Abeba
déclenche un cercle vertueux dans la région : Djibouti, la
Somalie et l’Érythrée signent un accord de coopération. Dans
la foulée, l’Érythrée entame des négociations avec Djibouti
pour régler le conflit frontalier qui les oppose depuis 2008 sur
le contrôle du cap Douméra. Cet apaisement a permis au
binôme EAU-Arabie d’évincer le Qatar qui, jusque-là, était le
principal intermédiaire dans le contentieux frontalier opposant
l’Érythrée à Djibouti sur le contrôle du cap Douméra. Doha,
qui y avait installé une force de la paix, s’est donc retirée de la
zone en juin 2017.
Des investissements dans des bases aéroportuaires en
Érythrée, en Somalie et au Puntland voient le tandem Arabie-
EAU se doter de positions stratégiques dans le golfe d’Aden et
sur la côte sud du Yémen. DP World, dont les Émirats sont
actionnaires majoritaires, investit dans la construction à
Djibouti, et des financements dans l’innovation technologique
des petites et moyennes entreprises (PME) permettent à Abou
Dhabi de renforcer sa présence en Éthiopie.
Dans le domaine agricole, des accords de coopération
attirent les investisseurs émiratis et saoudiens (en Angola, au
Sénégal, au Mali et en Mauritanie). Cependant, les populations
locales, sceptiques sur l’impact réel de ces investissements
notamment dans ce secteur, dénoncent l’accaparement des
terres arables. La Saudi Star Agriculture Development PLC,
qui avait acquis, en 2009, 10 000 hectares dans la région de
Gambella (Éthiopie) via un bail de soixante ans, a dû faire
marche arrière en 2012, suite à des manifestations contre la
location des terres agricoles aux Saoudiens.
Pourtant, le Fonds saoudien pour le développement et la
Banque islamique de développement (détenue à 23,5 % par
Riyad) financent des projets économiques et sécuritaires et les
investissements émiratis couvrent le marché des
télécommunications. En Afrique centrale, les EAU ont ouvert
en septembre 2017 une ambassade au Tchad et entamé des
négociations avec la République démocratique du Congo pour
une ouverture réciproque d’ambassades. Un accord de
coopération a été signé avec la Mauritanie en février 2020 :
Abou Dhabi devrait y financer des projets à hauteur de
2 millions de dollars.
Ahmet Insel
Professeur émérite, université Galatasaray
2. Un an après les municipales de mars 2019, près de 70 % des 65 municipalités gagnées par le Parti démocratique des peuples (HDP) étaient dirigées
par des préfets ou sous-préfets nommés par le ministère de l’Intérieur.
5. En outre, elle dispose depuis peu de l’île et du port de Suakin au Soudan et participe aux forces de maintien de la paix de l’Organisation des Nations
unies (ONU) au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, au Mali et en Centrafrique, au Liban et en Afghanistan. La présence turque dans la base navale de
Vlore, en Albanie, forte d’environ 200 militaires dans les années 2000, semble réduite à une dizaine d’officiers,
<https://tr.euronews.com/2020/01/17/turkiye-nin-yabanci-topraklarda-askeri-varligi-ne-hangi-ulkelerde-us-bulunduruyor>. Au-delà des missions de
l’ONU, l’armée compte environ 60 000 militaires hors de Turquie, dont 40 000 à Chypre.
L’Union européenne se donnera-t-elle
les moyens de faire respecter le droit
au Proche-Orient ?
Isabelle Avran
Journaliste
4. Voir les sites du ministère français de l’Économie et des Finances, Direction générale du Trésor, et de la Délégation de l’Union européenne en
Israël.
6. En France, les partisans de la campagne non violente BDS (boycott, désinvestissement, sanctions), lancée en 2005 par 170 organisations de la
société civile palestinienne, ont obtenu en juin 2020 de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) un arrêt affirmant que la condamnation
pénale par la justice française de militants ayant participé à une campagne de boycott de produits importés d’Israël avait violé leur liberté d’expression.
De quoi encourager les mobilisations contre l’impunité.
Le désengagement américain
Philip Golub
Professeur, Université américaine de Paris (AUP)
2. L’alliance sino-américaine eut un impact important sur le cours des relations internationales, relativisant la défaite états-unienne au Vietnam. Dans
ses Mémoires, Henry Kissinger souligne l’importance de la révolution iranienne : le « pont terrestre entre l’Europe et l’Asie, et souvent la charnière de
l’histoire du monde », qui « était proaméricain et pro-occidental au-delà de toute contestation » sous le chah, avait basculé (Henry KISSINGER, The
White House Years, Weidenfeld et Nicolson, Londres, 1979, p. 1262).
3. Michael HUDSON, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy toward the Middle East », Middle East Journal, no 50-3, été 1996, p. 329-
343.
4. David HENDRICKSON et Robert W. TUCKER, The Imperial Temptation. The New World Order and America’s Purpose, Council on Foreign
Relations, New York, 1992.
5. John Lewis GADDIS, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford University Press, New York, 1998, p. 167.
III. Études de cas
Sandrine Mansour
Chercheuse associée au Centre de recherche
internationale et atlantique (CRHIA), université
de Nantes
Karim Pakzad
Ancien enseignant à l’université de Kaboul, chercheur
associé à l’Institut de recherches internationales
et stratégiques (IRIS)
Manon-Nour Tannous
Politologue, université de Reims Champagne-Ardenne,
chercheuse associée au Centre Thucydide (université
Paris-II) et à la chaire d’histoire contemporaine du monde
arabe au Collège de France
É
2. Ghassan TUÉNI, Une guerre pour les autres, Lattès, Paris, 1985.
3. Bahgat KORANY, « The Middle East since the Cold War : still insecure », in Louise FAWCETT (dir.), International Relations of the Middle East,
Oxford University Press, Oxford, 2009.
4. Manon-Nour TANNOUS, « Geneva II : dealing with the devil », Singapore Middle East Papers, no 6/3, octobre 2014.
5. Le communiqué final du Groupe d’action pour la Syrie du 30 juin 2012 évoque une « transition qui réponde aux aspirations légitimes du peuple
syrien et lui permette de déterminer lui-même son avenir […] de façon démocratique », alors que la résolution 2254 du 18 décembre 2015 appelle à
une « gouvernance crédible, inclusive et non sectaire ».
6. Joseph BAHOUT, in Jean-Claude COUSSERAN, Jean-François DAGUZAN, Agnès LEVALLOIS et Manon-Nour TANNOUS, La « Syrie utile »-
éléments pour des solutions de sorties de crise, Études de la FRS, juillet 2016.
7. Maxim SUCHKOV, « Russia and Turkey : Flexible Rivals », Carnegie, 20 mars 2020.
8. Igor DELANOË, « Russie-Israël : la Syrie, nouveau déterminant de la relation bilatérale », Maghreb Machrek, no 241, juillet 2020.
9. Philip REMLER, « Russia at the United Nations : Law, Sovereignty, and Legitimacy », Carnegie, 22 janvier 2020.
Liban : l’impossible mouvement social
Aurélie Daher
Politologue et historienne, spécialiste du Liban
et du chiisme politique, enseignante à l’université Paris-
Dauphine et Sciences Po Paris
Sylvie Jan
Présidente de l’association France-Kurdistan
Un peuple méconnu
Résistances et trahisons
Autour de 2014, la situation va à nouveau bifurquer. En
juin, Daech lance une violente et vaste offensive en Irak.
Bagdad est obligé de retirer ses troupes du nord du pays et des
régions qui bordent le Kurdistan autonome. Le GRK peut alors
contrôler de nouveaux territoires abandonnés par l’armée
irakienne. En août, Daech attaque les Yézidis du Sinjar. Les
combattants kurdes (peshmergas) d’Irak, peu motivés à les
défendre, se replient. Des exactions abominables s’ensuivent
et seule l’intervention des combattants du PKK permet
d’arrêter le génocide.
Des milliers de réfugiés sont accueillis au Kurdistan turc par
les municipalités frontalières tenues par le HDP. En
septembre 2014, Daech poursuit son offensive éclair, cette fois
en Syrie. Il attaque Kobané, capitale d’un des cantons du
Rojava. Les médias annoncent la défaite imminente des
Kurdes, mais leurs forces conduites par le PYD-PYJ (Unité de
protection du peuple et des femmes), leurs alliés arabes et les
volontaires internationaux résistent et infligent, au bout de
cinq mois d’un combat acharné, leur première défaite aux
jihadistes. L’opinion internationale les découvre, admire alors
leur courage et notamment la place éminente des femmes dans
cette victoire.
Pour vaincre, ils bénéficient des frappes aériennes de la
coalition internationale conduite par les États-Unis. Ce combat
durera jusqu’en 2019. Sans les Kurdes et leur engagement sur
le terrain, très cher payé par plus de 11 000 morts, Daech
n’aurait sans doute pas pu être aussi massivement vaincu.
Pourtant, une nouvelle fois dans leur histoire, les Kurdes
risquent d’être utilisés comme monnaie d’échange, trahis au
nom des raisons d’États. Les États-Unis de Donald Trump se
désengagent, laissant la Turquie envahir le Rojava et
commettre les pires atrocités comme, encore à ce jour, à Afrin.
La Russie, de retour dans la région, fait du maintien de Bachar
al-Assad à la tête de la Syrie sa priorité. L’Europe et la France
affichent parfois de bonnes intentions, sans s’en donner les
moyens. Elles cèdent au chantage d’Erdogan à propos des
réfugiés, alors que celui-ci, dans sa guerre contre les Kurdes,
soutient les jihadistes jusqu’à leur fournir des armes et soigner
leurs blessés dans ses hôpitaux. L’Iran et la Turquie semblent
d’ailleurs vouloir profiter de l’affaiblissement de l’Irak et de la
Syrie pour prendre enfin leur revanche sur l’humiliation
toujours vivace de l’écroulement des empires perse et ottoman.
Cette escalade de la violence et du surarmement est une
impasse pour les pays de la région, comme pour l’Europe et le
monde.
Changer d’optique
Les Kurdes peuvent être un point d’appui pour ne plus
s’hypnotiser sur les règles de la guerre qui n’a, de toute notre
histoire contemporaine, jamais réglé les problèmes qu’elle
prétendait résoudre. La zone autonome du Kurdistan d’Irak
demeure l’une des régions les plus pacifiées du Moyen-Orient.
Elle devrait être confortée par des coopérations solidaires.
En Syrie, malgré le contexte, le Rojava parvient encore à
faire société en maintenant une expérience progressiste,
inédite, mais forcément fragile. La présence des Kurdes aux
négociations de paix sous l’égide de l’ONU se révèle
indispensable.
En Turquie, le HDP, troisième force politique, confirme
viser un pays mosaïque, démocratique, vivant en paix. Ceci,
malgré la dictature qu’Erdogan impose à toute la société et son
entêtement à mener jusqu’au bout sa « guerre totale contre les
Kurdes ». Le conflit armé turco-kurde est une impasse. Sa
résolution passe par la négociation et la reconnaissance du
PKK comme « partie prenante au conflit » et non plus comme
une « organisation terroriste ».
En Iran aussi, la reprise des négociations est indispensable.
Le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire accentue
la souffrance du peuple et permet au régime de durcir sa
politique à l’égard des démocrates et des Kurdes.
Changer d’optique, ce serait convenir que les ventes
d’armes au Moyen-Orient n’ont fait qu’aggraver les foyers de
tension et leur internationalisation et qu’il est urgent de les
stopper. Ce serait enfin s’autoriser à penser un avenir commun
en sécurité, de gestion des conflits par une diplomatie non plus
économique mais politique. Cela passerait par le respect des
actrices et des acteurs de terrain dans ce qui fait leur histoire,
leur dignité, leurs urgences, leurs intelligences à penser
autrement le développement.
Un siècle après avoir été niés, longtemps considérés comme
des fauteurs de trouble et d’instabilité, les Kurdes sont
devenus incontournables pour l’avenir d’un Moyen-Orient en
paix.
Thierry Coville
Chercheur à l’IRIS
2. Déclaration de Mohamad Khatami, ancien président (1997-2005), lors d’une interview réalisée pour un documentaire de la BCC (Iran and the West.
Nuclear Confrontation, 3e partie, BBC, février 2009).
3. L’UE, qui était un important client, a quasiment cessé d’acheter du pétrole iranien. On estime que le tiers des exportations pétrolières iraniennes
étaient destinées à l’UE en 2017 (700 000 b/j sur près de 2 millions b/j d’après l’Organisation des pays exportateurs de pétrole [OPEP]).
Irak, la fausse sortie d’un conflit
Myriam Benraad
Politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure
à l’IRELI et chercheuse associée à l’IREMAM
Résilience, gouvernabilité
Au-delà de ces circonstances changeantes, l’Irak est-il
encore gouvernable ? La violence reste omniprésente et le
jihadisme très ancré. Les revers militaires et humains essuyés
par l’État islamique n’ont que partiellement remis en cause son
implantation. Cette rémanence a permis au groupe de
convaincre à nouveau une partie des sunnites du bien-fondé de
son entreprise, notamment une jeunesse laissée pour compte et
encore séduite par son discours idéologique.
Depuis 2017, la situation n’a donc guère évolué. Une
pléiade de facteurs peut être mise en avant, à commencer par
l’atomisation de la communauté arabe sunnite elle-même et la
crise de leadership en son sein, laquelle éclaire en large part
pourquoi certains continuent de voir dans la sécession jihadiste
une option préférable au vide. À défaut d’autre projet
politique, l’utopie unificatrice de l’État islamique résonne
encore chez ceux qui manquent cruellement de repères.
Beaucoup reconnaissent cette assise générationnelle
profonde et le fait que l’État islamique s’est bâti sur la
pauvreté, le chômage et le manque d’éducation. Cette
génération est l’enfant d’une longue désocialisation entamée
durant la décennie d’embargo et prolongée sous l’occupation,
qui a achevé de banaliser la violence. La survivance jihadiste,
y compris dans les zones officiellement reprises à l’État
islamique, permet à ses partisans de poursuivre leur guerre
civile. Les années d’exercice du pouvoir à Mossoul ont
exacerbé les dissensions et la radicalisation des jihadistes a eu
pour corollaire celle, réactive, des militaires et paramilitaires
mobilisés contre eux. Des milices se sont rendues coupables
d’exactions contre les sunnites, quoique cet engrenage soit
plus ancien. Pour autant, cette période a vu une hausse
vertigineuse des faits d’armes et des atrocités.
D’une part, la bataille de Mossoul (2016-2017) et celles qui
ont suivi n’ont pas abouti à un règlement des questions qui, à
l’origine, avaient radicalisé une partie des populations locales.
D’autre part, il n’y a jamais eu, en amont du combat
antijihadiste, de plan négocié concernant l’après-Daech. Les
succès revendiqués par l’État ont même paradoxalement
conféré de nouvelles opportunités aux jihadistes. De fait, en
l’absence de stabilisation des provinces sunnites, un
environnement permissif a favorisé la poursuite de la
résistance armée et l’État islamique s’est redéployé dans
nombre de régions dont il n’avait en réalité jamais disparu, y
compris dans la capitale. Des représentants de tribus ayant
prêté allégeance au mouvement ont aussi facilité son retour, là
où il avait conservé de forts réseaux de sympathies.
Nombreuses sont les zones d’ombre qui entourent le devenir
de l’Irak au gré de sa lente et rude avancée vers la
reconstruction. Les élections nationales de 2018 n’auront
guère été un remède ; au contraire, l’année suivante a vu une
explosion de colère sociale dans tout le pays et les pressions
suscitées par la Covid-19 sont désormais inquiétantes. Seule
une coopération entre acteurs locaux pourra venir à bout de
cette impasse. C’est d’elle que dépendent la stabilisation des
territoires et la reconstruction. À cet impératif s’ajoute le défi
des réformes. Au plan social, en effet, les séquelles laissées
par la dernière crise ont été très lourdes pour une population
déjà fragilisée.
Laurent Bonnefoy
Chercheur CNRS au Centre français d’archéologie
et de sciences sociales (CEFAS)
La Covid-19 au Yémen
2. <www.nytimes.com/2020/05/16/us/arms-deals-raytheon-yemen.html>
3. Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Hurst, Londres, 2017 ; Luca NEVOLA, « Houthis in the
Making : Nostalgia, Populism, and the Politicization of Hashemite Descent », Arabian Humanities, no 13, 2020.
L’islam en France, au prisme des conflits
du Proche-Orient
Franck Fregosi
Politologue, chargé de recherche au CNRS à l’université
Robert-Schuman de Strasbourg, responsable scientifique
de l’Observatoire du religieux
Romain Aby
Docteur de l’Institut français de géopolitique, spécialiste
du cyberespace arabophone
Anne-Cécile Robert
Professeur associé à l’Institut d’études européennes
(Paris-VIII), journaliste au Monde diplomatique
3. Anne-Cécile ROBERT, « Origine et vicissitude du “droit d’ingérence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.
4. Jacques LEPRETTE, « Le Conseil de sécurité et la résolution 377A (1950) », Annuaire français de droit international, Paris, 1988.
5. Propos tenus le 3 février 2020 à New York, devant le Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien.
François Nicoullaud
Analyste de politique internationale, ancien ambassadeur
de France en Iran