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SOUS LA DIRECTION DE

Bertrand Badie
et Dominique Vidal
Le Moyen-Orient
et le monde
L’état du monde 2021
Présentation
Entre le « Proche-Orient » qu’il tend à intégrer et
l’« Extrême-Orient », potentiel adversaire d’un Occident
dominant, le Moyen-Orient apparaît comme un trait d’union
rebelle, une marge et un espace d’affrontement permanent.
Certes, cette région hors normes a une histoire propre, une
dynamique forte liée à sa densité sociale et à son passé, mais
elle n’a cessé d’être l’otage d’un jeu international qui la
harcèle depuis des siècles, au nom de la foi, de l’ambition des
conquérants, du pétrole ou tout simplement des stratégies qui
opposèrent les vieilles puissances. Ces interactions
renouvellent le regard, conduisant à une analyse internationale
du Moyen-Orient. Si l’actualité traduit le désarroi et
l’impuissance des imitateurs de sir Mark Sykes et François
Georges-Picot, elle montre aussi que l’actuelle réinvention du
Moyen-Orient reflète celle du monde.
Après avoir retracé la formation de ce « cratère », du
XIXe siècle à aujourd’hui, en passant notamment par la création

d’Israël, la crise pétrolière et la révolution iranienne, les


auteurs mettent en évidence les principaux acteurs – sans
oublier la pandémie de Covid-19 – des grands conflits qui
endeuillent le Moyen-Orient contemporain et rejaillissent sur
le monde entier (de l’interminable tragédie palestinienne aux
terribles guerres syrienne, irakienne, afghane et yéménite), les
embarras des puissances internationales et régionales, ainsi
que le curieux bras de fer saoudo-iranien et ses conséquences
dans le Golfe et dans toute la région.
Les auteurs
Bertrand Badie, professeur émérite à l’IEP de Paris
(Sciences Po), s’est imposé comme l’un des meilleurs experts
en relations internationales. Il est l’auteur d’une trentaine
d’ouvrages qui font référence.
Dominique Vidal, journaliste et historien, auteur de
nombreux livres sur le Proche-Orient, est spécialiste des
questions internationales.
Collection
État du monde
Copyright
Composé par Facompo à Lisieux
Conception graphique de la couverture : Ferdinand Cazalis
En couverture : Manifestation de la Grande Marche du
retour, bande de Gaza, 4 mai 2018 © Mohammed Zaanoun
/ActiveStills.

© Éditions La Découverte, Paris, 2020.


9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.

ISBN papier : 978-2-348-06402-9


ISBN numérique : 978-2-348-06403-6

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement


réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou
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Nous suivre sur


Table
▶ Introduction. Une analyse internationale du Moyen-Orient
Bertrand Badie
I. Genèse
▶ Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient contemporain
Henry Laurens
▶ De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche et l’islamisme
arabes face à l’Occident
Hamit Bozarslan
▶ Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
Alain Gresh
▶ Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un leadership régional
Denis Bauchard
▶ La révolution iranienne de 1979 et l’émergence de nouveaux États
Bernard Hourcade
▶ Le rôle du pétrole du Golfe dans le système international depuis les années
1950
Matthieu Auzanneau
▶ Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau « grand jeu » ?
Frédéric Charillon
▶ Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une idéologie
Sylvain Cypel
II. Jeux d’acteurs et enjeux
▶ Du décrochage de l’économie moyen-orientale par rapport à l’économie-
monde
Karim Émile Bitar
▶ Le réveil des sociétés
Jean-Paul Chagnollaud
▶ La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière de la pandémie
de Covid-19
Agnès Levallois
▶ Coopération militaire, grandes puissances et ventes d’armes
Philippe Droz-Vincent
▶ Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs à multiples facettes d’une
région en mutation
Rayan Haddad
▶ Les castes militaires et les services secrets au cœur de l’État et face
au système international
Agnès Levallois
▶ Israël redéploie ses alliances internationales
Dominique Vidal
▶ Le pari chinois
Dominique Bari
▶ Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot oriental » de la Russie
Igor Delanoë
▶ De nouvelles interactions avec l’Afrique
Alhadji Bouba Nouhou
▶ La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire
Ahmet Insel
▶ L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens de faire respecter
le droit au Proche-Orient ?
Isabelle Avran
▶ Le désengagement américain
Philip Golub
III. Études de cas
▶ La question palestinienne marginalisée
Sandrine Mansour
▶ L’Afghanistan, au cœur des conflits
Karim Pakzad
▶ Le jeu des puissances régionales et internationales dans le conflit syrien
Manon-Nour Tannous
▶ Liban : l’impossible mouvement social
Aurélie Daher
▶ Les Kurdes à l’épreuve
Sylvie Jan
▶ L’Iran, entre jeu régional et jeu international
Thierry Coville
▶ Irak, la fausse sortie d’un conflit
Myriam Benraad
▶ L’intrication des acteurs locaux, régionaux et internationaux au Yémen
Laurent Bonnefoy
▶ L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-Orient
Franck Fregosi
▶ Cybersécurité et contrôle de la région
Romain Aby
▶ L’ONU à la merci des grandes puissances
Anne-Cécile Robert
▶ Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences
François Nicoullaud
Les auteurs
Introduction
Une analyse internationale du Moyen-
Orient
Bertrand Badie
Sciences Po Paris

La pandémie de Covid-19 a touché le Moyen-Orient de


manière globalement moins brutale qu’ailleurs. Mais ses
conséquences économiques, sociales et politiques seront
probablement lourdes dans une région sensible à tous les
soubresauts internationaux : à défaut d’avoir été au centre du
monde – sauf peut-être durant l’Antiquité –, le Moyen-Orient
n’a cessé d’être au cœur de son agenda.
Il ne gouverne pas, mais il contraint, pèse sur les choix,
affine les stratégies, recompose la donne conflictuelle
mondiale ; il fait peur autant qu’il fascine. Sa dénomination,
elle-même évocatrice, le situe entre un « Proche-Orient » qu’il
tend à intégrer en son sein et un « Extrême-Orient » qui traduit
l’extériorité totale, l’autre monde, potentiellement adversaire,
voire ennemi, d’un Occident dominant qui fabriqua le premier
système international. Du plateau du Pamir au canal de Suez,
de l’Afghanistan à l’Égypte, le Moyen-Orient apparaît comme
un trait d’union rebelle entre l’intérieur et l’extérieur, le soi et
les autres. Cette identité nodale lui a conféré dans l’histoire la
double caractéristique de marge et d’espace d’affrontement
permanent.
Une part non négligeable de l’explication de ce statut
exceptionnel se trouve dans l’histoire même du vocable qui fit
son apparition en Europe et d’abord en Grande-Bretagne au
cours du XIXe siècle, lorsque le déclin de l’Empire ottoman
devenait un enjeu pour le Vieux Continent. Cette histoire
sémantique nous renseigne déjà sur les risques de la démarche
qui revient à décréter la réalité d’un espace régional, pourtant
compris et construit en fonction d’un agenda qui lui est
extérieur. Elle va même au-delà et suggère un rythme de
composition et de recomposition entièrement soumis à la
subjectivité européenne : le « Proche-Orient » décrirait une
proximité le liant aux puissances du Vieux Continent, tandis
que le « Moyen-Orient » inclurait les systèmes politiques qui,
à l’instar de la Perse et de l’Afghanistan, en seraient plus
éloignés. Lorsque la Porte vint à disparaître, les deux notions
se confondirent, d’autant que l’entrée en lice des États-Unis
enlevait tout sens au vocable « Proche » !
S’il convient de garder à l’esprit toutes ces constructions,
leurs fragilités et leur eurocentrisme, nous avons pris le parti
d’en faire le vecteur d’une interrogation qui restera au centre
de ce livre : comment une région ainsi imaginée est-elle
reconstruite par la pression de l’actualité internationale et
comment les événements qui s’y nouent viennent-ils réagir sur
le monde ? Certes, la région, aussi arbitraire soit-elle dans sa
délimitation, a une histoire propre, une dynamique forte liée à
sa densité sociale et à son histoire, mais elle a aussi été l’otage
d’un jeu international qui la harcèle depuis des siècles, au nom
de la foi, au nom de l’ambition des conquérants, au nom du
pétrole ou tout simplement au nom des grandes et petites
stratégies qui ne cessèrent d’opposer les vieilles puissances.
Ces interactions sont assez fortes pour mériter l’attention et
renouveler le regard, conduisant ainsi à une analyse
internationale du Moyen-Orient.
Les marqueurs internationaux du Moyen-
Orient
Nul doute que l’aventure sémantique que nous décrivions
reflétait une réalité politique qui a profondément pesé sur la
région, ses institutions et ses peuples. Décrété « homme
malade de l’Europe », l’Empire ottoman est progressivement
entré sous la tutelle européenne, ce qui lança, de manière
décisive et durable, le processus d’insertion du Moyen-Orient
dans un jeu international qui lui était jusque-là plutôt
extérieur : tout au long du XIXe siècle, il fut occidentalisé à
travers son droit, ses institutions, son armée, sa finance et ses
établissements scolaires et universitaires. Ce mimétisme forcé
devenait la rançon dont il devait s’acquitter, à coups de
tanzimat, ces réformes forcées que devait consentir le sultan
afin de bénéficier du soutien des puissances européennes.
Ces premières empreintes ne sont pas innocentes : elles
amorcèrent un long parcours de fascination-détestation qui
marqua autant la pensée que la pratique de l’ensemble de la
région. La Nahda (« renaissance intellectuelle » du monde
arabe) se manifesta dès les années 1870 comme un effet de la
séduction exercée par le progrès occidental, mais aussi comme
la volonté d’y répondre en réinventant les principes fondateurs
d’une civilisation musulmane dont la promotion culturelle et
politique serait désormais d’autant plus soutenue qu’elle
servirait de rempart face à l’insistante présence occidentale.
De même, quand l’Empire ottoman s’écroula, sous le poids de
la défaite des puissances centrales en 1918, les peuples du
Moyen-Orient, arabes et kurdes notamment, mirent toute leur
confiance dans les vertus émancipatrices prêtées à la paix de
Versailles qui ne déboucha, pourtant, que sur déconvenues et
frustrations.
Il ne resta, des remous de la Grande Guerre, qu’un partage
au cordeau des terres arabes entre Français et Britanniques,
symbolisé notamment par la fameuse ligne Sykes-Picot, un
éphémère État kurde qui n’exista en réalité que sur le papier, et
un embryon de foyer juif en Palestine, absent de l’accord entre
Paris et Londres mais promu par la déclaration Balfour de
1917. À l’humiliation ancienne des tanzimat s’ajoutaient ainsi
celles de la défaite et du défilé militaire des Alliés dans les
rues d’Istanbul, seule capitale vaincue à devoir l’endurer !
Si on exclut l’Arabie saoudite qui protège son indépendance
par une exaltation de son identité wahhabite, tout le Moyen-
Orient est dès lors couvert par l’onction mandataire, formelle
ou informelle, des puissances occidentales, tandis que l’Union
soviétique, nouvellement constituée, accumule les atouts
stratégiques en accueillant et protégeant les mouvements
révolutionnaires les plus divers. De ce point de vue, la rupture
de 1945 fut probablement la plus déstabilisante et ses effets
furent inverses de ceux de 1918 : la poussée anticoloniale qui
en dériva abrogea les mandats et favorisa une montée des
nationalismes et du panarabisme qui conduisirent les
principaux acteurs de la région à militer activement pour le
non-alignement.
Le phénomène se révéla d’autant plus remarquable que la
création de l’État d’Israël par les Nations unies radicalisa les
nationalismes arabes et les sortit, dans un premier temps, de
l’espace international bipolaire, à un moment où, de surcroît,
le camp soviétique se révélait provisoirement favorable à
l’État hébreu. En même temps, l’importance croissante de
l’économie pétrolière soudait l’axe Washington-Riyad,
consacré par le pacte du Quincy conclu le 14 février 1944
entre Roosevelt et Abdel Aziz al-Saoud. Une nouvelle épure
se dessinait, faite ainsi de failles sociales profondes et de
complicités politiques pragmatiques : modèle au demeurant
complexe, porteur d’instabilité, d’alliances de circonstance et
de montages successifs capables de mettre à tout moment les
pouvoirs en place en contradiction avec les sociétés qu’ils
étaient censés gouverner. Le phénomène était appelé à durer.
La guerre israélo-franco-britannique de Suez en 1956, stoppée
net par Washington et Moscou, mit fin à l’ère coloniale
classique au Moyen-Orient.
La seconde rupture intervint en 1967, lorsque l’URSS
choisit de soutenir clairement et massivement le camp arabe :
le choc de la guerre des Six-Jours décida les maîtres du
Kremlin qui, malgré la construction du barrage d’Assouan et
l’alignement du baasisme sur le modèle socialiste, éprouvaient
quelques difficultés à choisir leurs alliés et, en réalité, leurs
nouveaux clients. Le Moyen-Orient entra alors,
artificiellement mais pleinement, dans le système bipolaire. De
la guerre de 1967 à celle de 1973, le conflit israélo-palestinien
remplissait en même temps, une fonction interne, celle de
cristalliser le nationalisme arabe, et une fonction externe,
comme marqueur global de l’opposition Est-Ouest : d’où,
notamment, son débordement sur le système international tout
entier, l’extension de la cause palestinienne hors du cercle
étroit de la région et la symbolique qu’elle représentait pour la
gauche contestataire occidentale.
Cette « bipolarisation » du Moyen-Orient compliqua
paradoxalement le jeu régional : le camp arabe comptait, pour
y être totalement soumis, trop de régimes proches de
Washington, à l’instar de ceux de la péninsule Arabique ou de
la Jordanie (on se souvient de Septembre noir et de l’opération
montée en 1970 par le roi Hussein contre les fedayins
palestiniens, avec la bénédiction de Washington), tandis que la
mort de Gamal Abdel Nasser, la même année, fit naître chez
ses successeurs un désir de se distancier du « patron
soviétique » : le jeu complexe qui s’ensuivit éloigna la plupart
de ces gouvernements de la question palestinienne devenue
encombrante. Celle-ci sortit peu à peu des agendas, tandis que
les accords de paix – formels et informels – se succédaient
entre les capitales arabes et Tel-Aviv : le Moyen-Orient
s’émancipait, avant tout le monde, de la bipolarité, après n’y
avoir fait qu’un très bref séjour !
Le système n’en devint pas plus lisible pour autant. La
révolution iranienne replaça l’islam au cœur des clivages,
tandis que le laïcisme socialisant ralliait, sous le coup de la
peur de l’islamisme, quelques soutiens en Occident, à l’instar
de ceux exprimés par nombre de diplomaties à Saddam
Hussein quand il était en guerre contre l’ayatollah Khomeyni.
Pis encore, on s’aperçut que le fidèle allié saoudien était
compromis dans les attaques du 11 Septembre, tandis que les
forces islamistes afghanes, victorieuses des Soviétiques,
devenaient infréquentables. Le Moyen-Orient a ainsi inauguré
la fluidité propre aux relations internationales post-bipolaires.
Il a amorcé aussi une formidable inversion : il devient proactif,
échappant aux pesanteurs mondiales, tandis que les puissances
mondiales deviennent réactives, devant désormais compter
avec de nouvelles contraintes, venues des anciennes
périphéries et qu’elles ne contrôlent plus !
Logiques d’inversion
Cette logique ne restera pas l’apanage du seul Moyen-
Orient : on la retrouve ensuite un peu partout, à mesure que
l’on sort de la bipolarité classique. Elle est à l’œuvre dans les
régions émergentes, en Asie orientale, en Afrique où la
conflictualité tend à se transformer, échappant à la tutelle des
vieilles puissances, et va même poindre en Amérique latine,
lorsqu’une gauche au profil nouveau succède à la dictature
militaire dès la fin des années 1980 et gouverne au Brésil, en
Équateur, en Bolivie, voire en Argentine, autant d’États
soudain déconnectés eux aussi des puissances mondiales qui,
significativement, se rapprochèrent aussitôt des régimes
moyen-orientaux.
Dans ce contexte, les systèmes politiques qui émergent alors
au Moyen-Orient ne semblent plus subir l’attraction
internationale : la République islamique se construit en Iran
sur le slogan « na sharghi na gharbi » (« ni Est ni Ouest »),
rompt avec l’ancien parrain américain tout en disant sa
méfiance à l’égard de l’URSS, doublement suspecte d’incarner
l’héritage d’une Russie historiquement honnie et d’un
communisme qui a le tort d’être athée. La Syrie, l’Algérie, la
Libye, le Soudan et l’Irak de Saddam Hussein s’éloignent d’un
patron soviétique moribond, renouent mollement avec
Washington, mais s’intéressent surtout à la conquête du
leadership à l’intérieur du monde arabe. Abandonnée de tout
soutien, la résistance palestinienne souffre de ses rivalités
internes qui aggravent les conditions d’apartheid qu’Israël peut
imposer en toute impunité à un peuple qui n’attire plus
l’attention ni la solidarité internationale…
Plus profondément encore, la géométrie politique se
transforme selon des modèles qui n’ont pas été abolis depuis :
à côté d’institutions gouvernementales, faibles et peu
légitimes, se redessinent de nouvelles formes politiques. Le
gouvernement royal saoudien se double de réseaux, religieux
et/ou financiers, de fondations pieuses, d’organisations non
gouvernementales (ONG) proclamées humanitaires,
productrices de véritables politiques étrangères qui n’ont rien à
voir avec celle officiellement élaborée à Riyad, et qui agissent
en électrons apparemment libres, allant jusqu’à soutenir
certains mouvements jihadistes. La même remarque vaudrait
pour le Qatar, les Émirats arabes unis ou le Koweït, bref
partout où s’affirme la rente pétrolière.
De tels réseaux deviennent des acteurs majeurs de la région,
et échappent mécaniquement à toute tutelle et à tout
alignement international, parfois même à toute visibilité, tout
en déployant de subtiles interconnexions humaines. Plus tard,
à mesure que les guerres s’installent, en Irak, en Syrie, au
Yémen, on verra se déployer une autre version de la même
dynamique, avec une incroyable prolifération de milices : au
plus fort du conflit syrien, on en compte plus de mille ! Celles-
ci se constituent, se décomposent, se scindent, s’allient un
jour, se combattent le lendemain, obéissant aux lois d’une
microsociologie presque indéchiffrable ou au jeu des petits
leaders ou « big men » qui affinent sans cesse leur stratégie
personnelle. À ce compte-là, la relation diplomatique
traditionnelle devient inopérante et ne survit qu’en s’adaptant
péniblement et imparfaitement à un système qui défie les
canons de la géopolitique classique. Cette « désétatisation » de
la région prend ainsi des formes variées : constitution, en Iran,
d’un État qui se distingue des principes du droit
constitutionnel classique, dédoublement des formes étatiques
officielles par des « services parallèles » investis d’énormes
pouvoirs plus ou moins autonomes et internationalement
incontrôlables (mukhabarat syriens, DRS puis CSS algérien,
Gihaz al-Mukhabarat al-Amma égyptien, Al-Istikhbarat Al
Aamah saoudien, dont le rôle en Syrie fut des plus
importants), ou effondrement plus ou moins complet des États
existants (Yémen, Afghanistan, voire Irak). Autant de
tendances qui retournent les logiques d’hier, accablent les
acteurs extérieurs d’incertitudes, les privent de l’interlocuteur
décisif qu’ils pouvaient naguère clientéliser ou négocier.
Mais la complexité ne s’arrête pas là : elle touche désormais
les enjeux eux-mêmes. Autrefois, le jeu était clair : il était
nettement géopolitique et géoéconomique. Il consistait, pour
l’Europe, à contrôler et contenir l’évolution de la plus
déterminante de ses marges, gouvernée d’abord par un Empire
ottoman qu’on surveillait, puis par des formes politiques qu’on
plaçait sous tutelle plus ou moins formelle ; rejointes par les
États-Unis, les vieilles puissances complétèrent leur agenda en
contrôlant au plus près la production pétrolière et en contenant
l’expansion soviétique, allant jusqu’à créer, en 1955, le pacte
« anticommuniste » de Bagdad. Du côté de Moscou, il
s’agissait de s’ouvrir une voie vers les mers chaudes, de
contrer l’Occident, et, peu à peu, de se ménager quelques
clients… Par la suite, cette grammaire devenait trop simple : la
fièvre néoconservatrice conduisit alors Washington à appliquer
au « Greater Middle East » sa fameuse « diplomatie
transformationnelle », à recomposer les régimes à son image,
puis, avec Barack Obama, à veiller plus modestement aux
conditions d’une paix minimale, à moindre coût, dans la
discrétion des « light footprints » et des « leaderships from
behind ». Pour sa part, le jeu de Vladimir Poutine visait
progressivement à reprendre place dans la région… mais en
ménageant tout le monde, Tel-Aviv et Riyad inclus ! Autant
dire qu’après une courte « folie des grandeurs » le ton est
désormais à suivre davantage qu’à précéder…
D’autant que l’équation pétrolière tend, elle aussi, à se
gripper : il y a un moment que la syntaxe du Quincy est
dépassée. L’idée de contrôler au mieux la production et la
commercialisation d’un pétrole bon marché est loin : la Russie
défend son statut de grand producteur de pétrole, ce qui
l’oblige à pactiser avec l’Organisation des pays exportateurs
de pétrole (OPEP), et en particulier l’Arabie saoudite ; quant
aux États-Unis, la diminution de leurs propres ressources et
leur choix de se lancer dans de nouvelles prospections et dans
l’exploitation du pétrole (et du gaz) de schiste les engagent
dans des stratégies plus complexes qui ne passent plus par une
politique du pétrole à bas prix. Au contraire, un pétrole bon
marché nuirait aux équilibres mondiaux, comme aux nouvelles
ressources énergétiques, ainsi que l’a soudainement révélé la
crise pétrolière liée à la pandémie virale, lorsque le prix du
baril a connu, en mars-avril 2020, une chute vertigineuse qui
l’a même amené brièvement à un cours négatif. Face aux
« princes du pétrole », la puissance américaine passe du rôle
de tuteur à celui d’associé rival… Dans ce jeu, l’Europe n’a
pas d’autres choix que de suivre, de préserver un simulacre de
présence pour justifier de son statut international, ou
simplement d’embrasser les princes pour leur vendre des
armes…
Est-ce à dire que l’inversion est totale et que le Moyen-
Orient contraint et ne subit plus ? Ce serait absurde de le
penser dans un monde plus que jamais marqué par l’équivoque
de l’interdépendance. Trois facteurs, lourds mais extérieurs,
restent ainsi présents dans l’alchimie moyen-orientale :
l’alignement de Washington sur Israël, renforcé depuis la
présidence Trump et alimenté par les puissants lobbies
évangélistes américains ; l’obsession russe du retour dans le
jeu international avec le statut de superpuissance proactive ; la
pression d’une économie mondialisée néolibérale qui pèse
douloureusement et dangereusement sur les économies les plus
sensibles, à l’instar de l’économie libanaise en plein naufrage
ou, dans une moindre mesure, de celles de l’Égypte et des pays
du Maghreb.
L’avènement déstabilisant des nouvelles
puissances régionales
Cette logique d’inversion domine cependant et s’impose à
travers une première traduction immédiate et forte :
l’apparition, presque tonitruante, de nouvelles puissances
régionales qui modifie la donne internationale. Celles-ci
pouvaient exister formellement jadis. Au-delà de l’Empire
ottoman, devenu puissance moyenne à sa manière dès que
s’est stabilisée son expansion, certains États de la région
avaient naguère visé ce rayonnement régional : l’Égypte de
Nasser, évidemment, la Syrie de Hafez al-Assad et l’Irak de
Saddam Hussein après la mort du raïs égyptien ; on pourrait
ajouter l’Arabie saoudite, en puissance surveillée, et, dans les
marges, Israël doté de l’arme nucléaire, la Turquie otanienne
d’hier et l’Iran du chah, chaperonné alors par Washington.
Tous ces candidats au leadership avaient pourtant leurs limites
et restaient en résidence de puissance surveillée.
La logique d’inversion a au contraire ouvert un boulevard
aux nouveaux postulants. La guerre d’Irak et le Printemps
arabe y sont pour beaucoup : l’un et l’autre ont provoqué la
chute ou la décrédibilisation des trois anciens « califats »
arabes, successivement l’Irak, l’Égypte et la Syrie, rayés de la
carte politico-diplomatique du Moyen-Orient au cours des
deux premières décennies de ce siècle. C’en était assez pour
susciter les espoirs de Riyad, doté en outre, depuis juin 2017,
d’un prince héritier ambitieux, en la personne de Mohammed
Ben Salman (MBS) : l’architecture complexe de la région ne
lui laisse que peu de concurrents issus du monde arabe, hormis
peut-être son allié et mentor, l’Émirati Mohammed Ben Zayed
(MBZ), mais elle lui oppose deux rivaux sérieux à l’extérieur
et à la périphérie : la Turquie de Recep Tayyip Erdogan et
l’Iran tiraillé entre le guide Ali Khamenei, d’inspiration
conservatrice, et le président Hassan Rohani, prônant
l’ouverture au monde.
Voilà qui suffira à restructurer les clivages de manière
drastique et parfois inattendue. La rivalité irano-saoudienne
dessina très vite les contours d’un nouveau conflit qui
recomposera la donne « géopolitique » en Irak, au Liban, en
Syrie ou au Yémen. Elle assurera même un rapprochement
spectaculaire entre la monarchie saoudienne et l’État hébreu,
et conduira, en septembre 2019, à des frappes, inimaginables
par leur ampleur, sur les installations pétrolières de la
péninsule. Moins dramatique dans son ordonnancement, la
montée de la puissance régionale turque hâtera la conclusion
de nouvelles alliances entre Ankara, le Qatar et le
gouvernement libyen régulier de Fayez al-Sarraj : il n’en
fallait guère plus pour allumer un conflit aigu entre Riyad et
Doha et pour pousser la monarchie saoudienne dans les bras
du « maréchal » Haftar qui, depuis Benghazi, défie le pouvoir
tripolitain avec le soutien de la Russie. Autant de contorsions
diplomatiques qui réinventent le rôle régional des Frères
musulmans pour en faire les alliés de l’émirat qatari et de
l’AKP turc, et donc l’ennemi du wahhabisme saoudien !
À ce niveau, l’international s’aligne et ne rectifie plus :
même si elle était déjà portée par une hostilité militante à
l’encontre de l’Iran, l’administration Trump est comme aspirée
par cette nouvelle géométrie, s’insère dans le nouveau bloc
saoudien, s’interdit de réagir à l’assassinat du journaliste
dissident Jamal Khashoggi et ferme les yeux sur les massacres
de populations civiles au Yémen. Face à la Turquie,
prisonnière de deux alliances contradictoires, la puissance
américaine est condamnée à faire profil bas et à envoyer des
messages contradictoires lorsque les troupes turques entrent en
Syrie pour combattre les milices kurdes officiellement alliées
de l’Occident… Les États-Unis, comme la plupart des pays
occidentaux, cherchent vainement à bloquer cette montée de
puissances régionales qui risquent de se substituer à leur
tutelle séculaire : plus ils s’y emploient, plus ils perdent leur
marge de manœuvre et leur faculté d’initiative, jusqu’à faillir
dans leur pression sur l’Iran et sur une Turquie qui ne cesse de
s’éloigner d’eux. Le 3 janvier 2020, l’administration Trump
fait ainsi assassiner le général iranien Ghâssem Soleimani
ainsi qu’Abou Mehdi al-Mouhandis, dirigeant l’organisation
irakienne Hachd al-Chaabi, proche de l’Iran, ne déclenchant
en fait qu’une vague sans précédent d’antiaméricanisme dans
la région. Désormais, l’essentiel de ce qui se joue au Moyen-
Orient ne s’apprécie plus qu’à travers les gains et les pertes
réalisés par les nouvelles puissances régionales plus que
jamais au centre de la mise : à l’instar des avantages retirés par
l’Iran et la Turquie du « processus d’Astana », amorcé en
mai 2017, érigeant les deux pays en tuteurs de la Syrie aux
côtés de Moscou…
Dans cette nouvelle épure, on a le sentiment de ne plus
reconnaître le Moyen-Orient d’hier. Alors que le conflit
israélo-palestinien a été le pivot de la scène pendant plus de
trente ans (1948-1979), il semble ne plus avoir de place dans
le nouveau jeu, embarrassant désormais la quasi-totalité des
diplomaties régionales (sauf celle de l’Iran), sans compter
l’Europe qui ne sait comment se situer, ou la Russie qui
préfère renouer les amitiés d’antan. Dans cette ambiance
d’occultisme diplomatique, Israël a le champ libre pour miser
sur des rapports de force très favorables, transgresser, sans
risque de sanction, le droit international, jouer tranquillement
de la politique du fait accompli pour étendre ses colonies et
programmer, dans l’indifférence générale, l’annexion d’un
tiers de la Cisjordanie occupée, voire plus. Plus encore, le
28 janvier 2020, Donald Trump dévoile son « plan de paix »
qui incorpore à l’État hébreu la quasi-totalité des colonies
implantées dans les territoires palestiniens…
En revanche, d’autres conflits s’en trouvent gelés et même
réinventés, à l’instar du conflit yéménite qui permet de gérer le
clivage irano-saoudien, de constituer une large coalition autour
de Riyad, pour mieux montrer la cohérence du sursaut arabe
face aux Perses, d’engager le soutien des puissances
occidentales, obligées de suivre, au risque de se couper du
géant financier moyen-oriental… On peut de même se
demander qui a véritablement avantage à mettre fin à un
conflit syrien qui marque et pérennise les alliances, crée des
aubaines d’ingérence et assure la survie de bien des milices et
organisations. Seul le conflit afghan perd de ses couleurs et
peut-être de ses fonctions, au point de conduire les États-Unis
à se plier aux exigences des négociateurs talibans, à signer un
accord avec ceux-ci le 29 février 2020, sans pouvoir s’assurer
de son respect.
De nouvelles médiations sociales
Autre innovation : l’irruption du mouvement social au sein
d’une scène politique moyen-orientale jusque-là jalonnée de
révolutions de palais, de coups d’État militaires et de pressions
venues des vieilles puissances. Le premier Printemps arabe,
amorcé en Tunisie dès décembre 2010, puis étendu à nombre
de pays de la région, avait élargi à l’ensemble du Moyen-
Orient la prégnance du mouvement social amorcé, un tiers de
siècle plus tôt, en Iran. Il fut relancé, voire élargi, au cours de
l’année 2019, à travers les événements algériens, soudanais,
libanais, irakiens et iraniens : sauf à verser dans des
interprétations complotistes, cette page nouvelle achève la
nouvelle introversion du Moyen-Orient. Celle-ci est
apparemment contradictoire : elle marque incontestablement
une réappropriation par les peuples de leur propre histoire, tout
en inscrivant celle-ci dans le temps de la mondialisation.
On ne peut pas faire abstraction des liens de similitude et
même de parenté entre ces nouveaux mouvements sociaux,
déployés à Alger, Bagdad ou Beyrouth, et ceux que l’on
observe simultanément à Santiago du Chili, Bogotá, voire dans
le Paris des Gilets jaunes. Exactement comme le premier
Printemps arabe a vite essaimé vers l’Espagne, où il a donné
naissance aux « indignados » de la Puerta del Sol, puis vers
l’Italie, voire en Amérique avec « Occupy Wall Street ». On ne
peut pas ignorer de multiples traits communs qui défient les
différences de culture ou de localisation : l’insistance sur le
thème de la « dignité » (karama) perdue, le « dégagisme », la
remise en cause globale du « système », la dénonciation de
l’illusion démocratique et de l’effet antisocial de l’acte I de la
mondialisation, dominé par le néolibéralisme. En entrant dans
la mondialisation, le Moyen-Orient en vient ainsi à se
reconquérir, à lutter pour gagner un profil qui défie les
pesanteurs de l’ancienne soumission propre au statut de
« périphérie » dans lequel les vieilles puissances le rejetaient.
Certes, ces mouvements dérangent plus qu’ils n’arrangent,
ils expriment plus qu’ils ne revendiquent. Sans leader, sans
organisation, pratiquement sans idéologie organisée et, en tout
cas, sans programme de gouvernement, ils semblent s’installer
dans un temps d’autant plus long qu’ils ne disposent pas de ces
« transformateurs politiques » qui en feraient des candidats à
une véritable alternance, comme l’exemple algérien l’illustre à
l’extrême, à l’exception peut-être du cas soudanais. Tout juste
ces mouvements peuvent-ils être parfois récupérés par des
forces qui incarnaient péniblement une opposition systémique,
à l’instar des Frères musulmans en Égypte, vite balayés par la
force militaire, ou du parti Ennahda en Tunisie. Ce déficit
d’alternance est imputable au défaut d’utopies nouvelles, au
gel de la pensée, fruits des dictatures passées et présentes, et à
une tutelle extérieure qui empêchait d’aller au-delà de
l’imitation des modèles éclos au Nord.
Ces mobilisations portent inévitablement leurs plaies.
D’abord celles issues de répressions féroces, en Syrie ou au
Bahreïn, puis en Égypte : ces réactions féroces aboutissent
d’autant mieux aux sinistres résultats escomptés qu’elles
bénéficient du soutien, plus ou moins explicite, des puissances
extérieures qui misent sur la restauration de « l’ordre » pour
renouveler ou maintenir leurs marques dans la région. L’autre
plaie est l’effondrement de l’État, comme au Yémen ou en
Libye, livrée au jeu des milices et à celui des paris pris par
chaque puissance sur ses chefs de guerre… Dernière
pathologie, celle d’une situation bloquée, comme en Irak ou au
Liban, où la neutralisation du rival couvre la quasi-totalité de
l’imagination politique, tétanisant les puissances extérieures
entièrement mobilisées pour sauver les meubles qu’elles
possèdent à l’intérieur ou se gardant de l’imprudence d’un
engagement qui pourrait les conduire à choisir le mauvais
cheval : là encore, le choix conservateur l’emporte et le respect
de la souveraineté de l’autre n’y est pas pour grand-chose !
Pour autant, ces mouvements ne sont confinés ni dans le
martyre ni dans l’impasse. Outre leur fonction d’éducation et
de socialisation politique, au sein de sociétés rompues au
silence et à l’oppression, ils disposent d’un extraordinaire
pouvoir de veto et de blocage, délégitimant les élections,
comme en Algérie, paralysant les gouvernements jusqu’à les
faire chuter, comme en Irak ou au Liban, surtout fustigeant les
puissances étrangères jusqu’à dénoncer leur présence : la rue à
Beyrouth et surtout à Bagdad a été infiniment plus efficace et
apte à stigmatiser les interventions iraniennes sur leur sol que
la diplomatie et la propagande américaines, israéliennes et
saoudiennes réunies ! Cette superposition d’un pays réel, de
plus en plus remuant et proactif, et d’un pays formel (plus que
légal) ne peut pas durer ni donner naissance à un
dédoublement fonctionnel sans fin. Il ne peut que dégénérer en
des formes nouvelles de conflictualité, dont le principal danger
tient alors à leur pérennité, transformant plusieurs de ces pays
en véritables « sociétés guerrières », c’est-à-dire en formations
sociales qui vivent de et par la guerre, à l’instar de la Libye, de
l’Afghanistan ou du Yémen, tandis que la Syrie et l’Irak sont
prêts à les rejoindre. Défaites par la pression des déterminants
internes, les puissances extérieures se consolent en alternant
des formes d’intervention qui maintiennent l’illusion de leur
« statut international » ou qui, plus simplement, soignent leur
balance commerciale en activant leurs ventes d’armes.

De telles transformations rejaillissent bien évidemment sur


le système international, suscitant, chez les puissants d’hier,
une posture réactive, un sentiment, plus ou moins maîtrisé,
d’impuissance face à l’événement, une conviction, partagée
par Donald Trump et Barack Obama, que les « empreintes
légères » valent mieux que les engagements militaires massifs.
Un goût de fin de leadership a gagné la Maison-Blanche,
comme le Congrès, à peine atténué, chez Obama, par l’idée
d’un redéploiement néolibéral et, chez son successeur, par les
fanfares du nationalisme et de l’America first… De même, le
nouveau nationalisme russe doit désormais se dissimuler
derrière ses nouveaux partenaires turcs et iraniens, tandis que
la puissance émergente chinoise s’oblige à être discrète, sans
être absente pour autant du marché régional.
Et, cependant, les vieux mythes sont tenaces : la « good
nation » prétend continuer à dire la norme, punir, classer,
décider, à la manière de ces stratèges défaits sur le terrain qui
se consolent en jouant aux petits soldats. Le résultat est
souvent cruel, comme les sanctions imposées à l’Iran, mais
d’une totale inefficacité sur les choix politiques locaux.
Evénement majeur qu’on ne voulait pas prévoir, la pandémie
du coronavirus frappe durement les vieilles puissances et
n’atteint que marginalement la région, à l’exception notable de
l’Iran et de la Turquie. Comme si le Moyen-Orient avait sa
propre route : sir Mark Sykes et François Georges-Picot sont
bel et bien morts, laissant leurs imitateurs en situation de mort
diplomatique cérébrale…
I. Genèse

▶ Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient contemporain


▶ De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche et l’islamisme
arabes face à l’Occident
▶ Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
▶ Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un leadership régional
▶ La révolution iranienne de 1979 et l’émergence de nouveaux États
▶ Le rôle du pétrole du Golfe dans le système international depuis les
années 1950
▶ Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau « grand jeu » ?
▶ Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une idéologie
Les usages de l’histoire dans le Moyen-
Orient contemporain

Henry Laurens
Professeur au Collège de France, chaire d’histoire
contemporaine du monde arabe

Vue de l’extérieur, cette région du monde est celle de la


plus longue histoire. La révolution néolithique (invention de
l’agriculture et de l’élevage) s’y est produite. L’écriture puis
l’alphabet y ont été inventés. Jéricho se présente comme une
des villes les plus anciennes au monde. L’histoire aurait
commencé à Sumer (en Mésopotamie). Les vestiges
archéologiques datant de milliers d’années se retrouvent
partout.

Le passé le plus ancien


Pourtant, cette longue continuité n’a pas toujours été
ressentie. Les élites intellectuelles des époques islamiques
continuaient bien de pratiquer une pensée hellénique traduite
en syriaque et en arabe, mais sans la philologie de la
restauration des textes originaux courante en Europe à partir
de la Renaissance. La connaissance de l’histoire ancienne était
nébuleuse. On en avait quelques notions pour la Grèce et
Rome, et les Iraniens avaient réinventé un brillant passé
préislamique, comme le montre le Livre des Rois écrit aux
alentours de l’an 1000 qui évoque la guerre légendaire entre
Iran et Touran.
Dans le Croissant fertile, tout se passait comme si l’histoire
avait commencé avec les Arabes venus de la péninsule
Arabique : d’où l’importance des généalogies rattachant aux
groupes tribaux prestigieux. C’était aussi valable pour une
bonne part des Arabes chrétiens.
En Égypte, le personnage de Pharaon décrit dans le Coran
comme le symbole du pouvoir tyrannique dévalorisait tout ce
qui pouvait être attribué à la plus haute Antiquité. Néanmoins,
les Égyptiens de souche (fallah, paysan) se distinguaient des
Arabes (bédouins).
L’héritage des luttes religieuses chrétiennes et musulmanes
pesait d’autant plus que les conflits religieux n’avaient pas
cessé. Les différentes Églises chrétiennes fondaient leur
histoire propre sur les controverses christologiques de
l’Antiquité tardive. La conquête ottomane du XVIe siècle avait
ramené avec elle le patriarcat de Constantinople, qui avait
ainsi pu renouer les liens rompus par la conquête arabe du
VIIe siècle. Il en était résulté une lutte avec les missionnaires

catholiques arrivés à peu près en même temps. D’où la


formation d’Églises uniates se rattachant à Rome et d’Églises
orthodoxes dépendant de Constantinople. Ces schismes
charriaient une rancœur millénaire.
Il en était de même en islam. La séparation entre sunnites et
chiites avait été renforcée par le basculement de l’Iran dans le
chiisme au XVIe siècle et l’affirmation sunnite de l’Empire
ottoman. Trois siècles de guerres intermittentes en avaient
découlé. L’enjeu historico-théologique fondait la légitimité des
trois premiers califes et secondairement de la dynastie
omeyyade. Comme dans toutes les questions religieuses, les
grands conflits du passé sont vécus au présent.
L’hégémonie européenne du XIXe siècle s’accompagne de la
double affirmation de l’archéologie et de la philologie.
L’expédition d’Égypte de 1798-1801 produit le premier relevé
archéologique de l’Égypte ancienne, mais son interprétation
reste celle de l’ésotérisme du XVIIIe siècle, la manifestation de la
sagesse, comme l’affirmaient la franc-maçonnerie et La Flûte
enchantée de Mozart.
Avec Champollion, tout change. Le déchiffrement des
hiéroglyphes dans les années 1820 permet de retrouver la
réalité de l’Égypte ancienne (au moins dans ses textes
officiels). Vingt-cinq ans plus tard, le déchiffrement des
cunéiformes et les fouilles archéologiques redonnent vie à
l’Assyrie et à la Babylonie. En 1860, Renan mène la première
grande campagne archéologique en Phénicie. Puis c’est le tour
des Sumériens et des Hittites pour en arriver ensuite aux
Minoens en Crète, au début de XXe siècle.
Les populations se trouvent dotées de plusieurs milliers
d’années clés en main. En même temps, les élites découvrent
l’histoire universelle telle qu’elle a été composée par les
Occidentaux. Les Arabes jouent ainsi un rôle essentiel dans le
perfectionnement et la transmission de la science antique aux
Européens. Les deux grandes races civilisatrices sont les
Aryens et les Sémites, auxquels on peut éventuellement
ajouter les Touraniens (dont les turcophones). Les guerres
menées contre les Francs, qui étaient liées au pèlerinage de
Jérusalem, s’appellent les croisades… L’effervescence
intellectuelle des dernières décennies du XIXe siècle passe par
l’assimilation d’une somme d’informations nouvelles dont
l’histoire est l’une des dimensions majeures : d’où l’aspect
encyclopédique de la production de l’époque.

Histoire et idéologie nationale


La modernité passe ainsi par un remaniement colossal du
passé. En Égypte, la découverte du temps des pharaons
alimente la formation du nationalisme au temps des khédives
et de l’occupation britannique. Ismaïl commande ainsi à Verdi
l’opéra Aïda, joué pour la première fois au Caire en 1870. Le
pharaonisme devient ainsi un trait distinctif du nationalisme
égyptien, mais il peut tout aussi bien permettre de dépasser le
clivage entre chrétiens et musulmans (nous sommes tous des
Égyptiens) que de l’attiser (seuls les Coptes peuvent se
considérer comme les authentiques descendants des anciens
Égyptiens). Cet usage de l’Antiquité restera fort jusque vers
1930 ; ensuite, il se trouvera en concurrence avec l’arabisme et
l’islamisme. Néanmoins, il reste jusqu’à nos jours un élément
essentiel de la personnalité égyptienne à travers une série
d’images peu fondées historiquement : l’Égypte serait
naturellement un pays très centralisé et son chef un souverain
très puissant. En réalité, le pays a été le plus souvent divisé en
pouvoirs locaux quasi indépendants, ce que les égyptologues
appelaient dédaigneusement les « périodes intermédiaires ».
On retrouve le même processus au Levant, dont les régions,
avant de devenir des États, reprennent les noms qui étaient les
leurs dans l’Antiquité et dont l’usage était devenu marginal en
arabe et maintenu ou repris dans les langues européennes.
Ainsi, le pays de Sham (Damas) pour les Arabes retrouve son
nom antique de Syrie à l’occasion des divers conflits des
années 1832 à 1861. La création de la province de Syrie par
les Ottomans, dans les années 1860, rompt avec l’usage
consistant à définir une province par son chef-lieu (elle aurait
dû s’appeler la province de Damas). Ainsi se forme une
idéologie syrianiste, naturellement non portée par l’appareil
d’État attaché exclusivement à défendre l’identité ottomane,
qui revendique une continuité historique allant pour le moins
du IIIe millénaire avant notre ère jusqu’au XIXe siècle. Elle sert
d’abord à dépasser les clivages confessionnels illustrés par les
événements terribles de 1860 avec les massacres de la
Montagne libanaise et de Damas, puis à critiquer le régime
ottoman. L’opulence de la Syrie antique contraste avec sa
misère présente.
Non loin, les idéologues libanais s’inventent des ancêtres
phéniciens directement empruntés à Renan et à Victor Bérard.
Il s’agit à la fois d’exprimer la spécificité d’une région ouverte
sur le grand large avec une diaspora qui s’étale sur plusieurs
continents et de se démarquer des pays de l’intérieur, en
particulier syrien, ayant l’ambition de l’absorber. La curiosité
historique est que la Phénicie antique recoupait plus largement
la province ottomane de Beyrouth que l’État du Grand Liban
créé le 1er septembre 1920. Le phénicisme pouvait ainsi servir
tout aussi bien le projet d’un État majoritairement chrétien
qu’à définir une république marchande ouverte à toutes ses
communautés.
Personne n’a sérieusement envisagé en Palestine de se
revendiquer de « nos ancêtres les Philistins », mais la
définition de ce pays est étroitement liée au statut de Terre
sainte défini différemment par les trois religions monothéistes.
La querelle des Lieux saints, au XIXe siècle, a conduit à la
création d’un sandjak de Jérusalem indépendant de la province
de Syrie et la Palestine mandataire a été théoriquement définie
par la référence biblique « de Dan à Birsheba ».
La Transjordanie puis la Jordanie n’ont pas été construites
en référence à un passé antique, mais plutôt en fonction
d’intérêts stratégiques. Ce pays s’est néanmoins rappelé que,
plusieurs fois dans l’histoire, il avait servi de zone tampon
entre les régions de sédentarité et celles de nomadisme.
Spontanément, il aurait préféré une identité de « Syrie du
Sud », mais une spécificité proprement jordanienne s’est
progressivement constituée.
Curieusement, les Européens avaient défini la région des
deux grands fleuves (le Tigre et l’Euphrate) comme étant la
Mésopotamie, mais c’est le terme arabe d’Irak qui l’a emporté.
En raison de sa division ethnique (Arabes, Kurdes) et
confessionnelle (sunnites, chiites, chrétiens, juifs), il ne lui
était pas possible de se revendiquer comme totalement arabe :
d’où la prétention des dirigeants de Bagdad, à partir de 1921,
de s’affirmer comme « Babyloniens ».
Face à ces régionalismes, le nationalisme arabe a dû à la
fois s’affirmer et composer. Lui-même, dans ses différentes
versions, a eu recours au passé. La conception ancienne d’une
relation généalogique avec les tribus de la péninsule Arabique
reste forte, surtout si le lignage est prestigieux. Pour les
tenants d’un arabo-islamisme, le Coran a été révélé en arabe et
les meilleurs des croyants ont été des Arabes. La corruption
aurait commencé avec la conversion de non-Arabes. Il en
resterait une supériorité intrinsèque des musulmans arabes sur
tous les autres musulmans. Face aux régionalismes, d’autres
théoriciens ont affirmé que, si les Arabes étaient des Sémites,
tous les Sémites étaient des Arabes (sauf les Juifs européens,
qui étaient des descendants des Khazars, donc des Turcs).
Cette théorie venue des orientalistes européens s’appuie sur le
fait que, partout où l’arabe est parlé, il y a un substrat
sémitique (araméen) ou chamito-sémitique (nord de
l’Afrique). Enfin, les tenants d’un nationalisme à l’allemande
définissent l’appartenance à la nation arabe par le fait de parler
l’arabe. Ils reprennent aussi tout le prestige du rôle des Arabes
dans l’histoire des sciences.
Dès la création du premier État arabe moderne (la Syrie, en
1920), il a fallu composer avec les régionalismes. On a ainsi
parlé d’une nation arabe-syrienne, puis d’Arabes palestiniens.
En pratique, on a adopté la formule « Arabe plus » – Arabe
syrien, Palestinien égyptien, etc. – qui figure dans de
nombreuses Constitutions actuelles.
Le nationalisme turc n’a pas pu se doter d’ancêtres acceptés
par tous. Les Turcs viennent-ils d’Asie centrale et sont-ils un
rameau des peuples turciques (Touran) ? Descendent-ils de
tous les peuples ayant vécu en Anatolie depuis l’aube de
l’histoire ? Ont-ils une forte composante balkanique, la
« Turquie d’Europe » n’ayant disparu qu’en 1912 ? Le
kémalisme a essayé de contourner la difficulté en affirmant
que le premier homme était turc. Tout en liquidant les
Anatoliens non musulmans, il a affirmé que les Hittites étaient
des Turcs, court-circuitant toute l’histoire postérieure. Ainsi un
« pays des Hittites », le Hatay, est-il inventé pour annexer le
sandjak d’Alexandrette en 1939. Dans les années 1980, la
thèse anatolienne semblait l’emporter, d’où l’affirmation
qu’Homère était turc, mais le Parti de la justice et du
développement (AKP) revient à une identité islamo-ottomane
imaginaire, puisqu’une bonne partie de la population de
l’empire n’était ni musulmane ni turcophone. La Turquie
actuelle semble souffrir d’une « cliopathie » qui la fait
multiplier les référents historiques contradictoires : l’absence
de consensus sur le passé marque l’incertitude de l’avenir.
Les élites iraniennes ont profondément ressenti la faiblesse
de leur pays, qui paraissait incapable de suivre le mouvement
de modernisation entamé par l’Empire ottoman. Certains ont
même attribué cet état de fait à l’islam, recourant à la grandeur
du passé impérial pour chercher une autre voie. Les deux
chahs Pahlavi ont ainsi exalté le souvenir des Achéménides
représentés par le site de Persépolis. Même après la révolution
islamique de 1979, le nationalisme iranien a continué de se
revendiquer du passé préislamique.
Ainsi, toutes les grandes idéologies nationales moyen-
orientales se sont alimentées de l’apport des orientalistes
occidentaux qui ont restauré un passé prestigieux seulement
soupçonné jusque-là, sauf dans le cas de l’Iran.

La politique des lieux de mémoire


Dès la fin du XIXe siècle, l’Égypte et l’Empire ottoman se sont
dotés d’une législation sur les antiquités, puis ont créé des
musées nationaux. La première compte ainsi un musée
égyptologique, un musée islamique et un musée copte. Les
nouveaux États arabes (Syrie, Liban, Irak) ont suivi le
mouvement et, plus récemment encore, les pays du Golfe.
Tout en se proclamant partisane d’une idéologie plus vaste
(arabisme, islamisme), la politique culturelle exalte le passé
propre à l’État. Billets de banque, timbres, monnaies font
référence à des lieux de mémoire. Les capitales exposent des
statues anciennes ou des « à la manière de ». Comme partout,
les noms de rue définissent ceux qui ont eu rôle positif,
ouvrant la voie à certaines mésaventures : ceux évoquant des
Frères musulmans sont éliminés aujourd’hui en Égypte.
De même, on enseigne avant tout l’histoire du pays et non
celle de la région, mais l’islam est aussi très présent dans le
primaire. Les enfants bénéficient de visites scolaires des
monuments, anciens et modernes. Cependant, un pays
fragmenté comme le Liban n’a pas réussi à se doter d’un
manuel d’histoire commun et passe sous silence l’histoire la
plus contemporaine et la plus douloureuse. Un changement de
régime ou une succession peuvent provoquer un changement
de récit historique. Ainsi l’Égypte, arabiste sous Nasser,
redevient-elle largement pharaonique sous Sadate.
Inversement, Saddam Hussein s’est revendiqué d’une
continuité historique de l’État allant de la Babylone antique
jusqu’à la monarchie hachémite balayée dans le sang lors de la
révolution de juillet 1958.
Il n’en subsiste pas moins certaines tensions. Non sans
raison, on reproche souvent aux archéologues occidentaux de
ne s’intéresser qu’à la période allant de la préhistoire au
VIIe siècle. On réclame instamment des chantiers en archéologie

islamique et en restauration de monuments de cette époque.


De ce point de vue, le cas de la Syrie mandataire est
intéressant. Un énorme travail a été mené sur le préislamique
(à Palmyre, Mari) et sur les croisés (restauration du krak des
Chevaliers), mais les monuments islamiques ont eu aussi leur
part. Reste que l’archéologie dépend largement des missions
étrangères, auxquelles on demande désormais un effort de
formation des spécialistes locaux.
Par ailleurs, l’industrie touristique est une ressource
économique essentielle ; des multitudes d’étrangers
s’intéressent essentiellement au préislamique et au biblique. Ils
passent par des guides locaux qui, les bonnes années, ont des
revenus bien supérieurs à la moyenne nationale. Au Levant,
les touristes partent aussi sur les traces des Croisés qui, pour
des raisons économiques, sont mises en valeur. Il est vrai que
là les guides locaux s’autorisent de larges affabulations. Le
tourisme est ainsi producteur d’histoire. Le Wadi Rum, en
Jordanie, fonde sa publicité sur le passage présumé, plutôt
douteux, de Lawrence d’Arabie ; les habitants auraient fini par
y croire.

Droits historiques, irrédentismes et douleurs


du contemporain
À l’exception relative du Liban, tous les États nés au
XXe siècle expriment des revendications irrédentistes sur leurs

voisins en se fondant sur des droits historiques renvoyant


souvent aux cartes des provinces ottomanes. Si un discours
commode récuse comme artificielles les frontières héritées de
la domination impériale franco-britannique, on ne prévoit plus
depuis longtemps de les abolir, on veut les modifier à son
profit. La coïncidence entre l’« âge libéral » qui a connu une
grande effervescence culturelle et la domination étrangère
pose problème. D’un côté, le nationalisme exalte la lutte pour
la libération nationale ; de l’autre, la réhabilitation de cette
époque est souvent une critique, implicite ou explicite, des
régimes actuels, autoritaires et corrompus.
Comme ailleurs, la connaissance du passé se fonde plus sur
les productions de masse que sur le travail académique. Les
radios diffusent depuis des décennies des feuilletons
historiques aux nets penchants nationalistes et religieux. Le
relais a été pris par les séries télévisées. La Syrie d’avant 2011
produisait des séries exaltant la lutte nationale contre
l’impérialisme. La Turquie a eu un immense succès avec ses
séries consacrées aux souverains ottomans. Elle est devenue
l’un des grands producteurs mondiaux de séries télévisées.
Mais les péripéties politiques de l’après-2011 ont conduit à un
rejet de l’histoire ottomane dans des pays comme l’Égypte.
Les souverains mamelouks sont présentés comme des héros
nationaux et la domination ottomane comme une conquête
coloniale. L’anti-ottomanisme se retrouve là où il existe une
importante communauté arménienne. Tous les 24 avril, la
Turquie répond avec acrimonie aux gouvernements qui
commémorent le génocide de 1915.
Parmi les usages du passé, il faut faire la distinction entre
souffrance vécue et souffrance transmise. Aujourd’hui, il n’y a
plus de survivants des terribles événements de la Grande
Guerre et ceux qui ont connu la Seconde Guerre sont de moins
en moins nombreux. En revanche, les familles et les
collectivités ont transmis le souvenir des souffrances et des
horreurs commises.
Ainsi, le Liban officiel d’après 1920 a entretenu la mémoire
des « martyrs », cette poignée de notables pendus pour
« trahison » durant la Grande Guerre. Il n’a jamais été
question de faire des lieux de mémoire pour les milliers de
victimes de la « mobilisation » (seferbilik) ottomane et de la
famine du Mont-Liban qui aurait fait de 100 à 300 milliers de
victimes, mais le centenaire a montré combien les familles en
avaient conservé les récits effroyables.
Au sein des communautés martyres comme les Arméniens
et les Assyro-Chaldéens (terme emprunté à l’archéologie pour
désigner les chrétiens syriaques), la souffrance transmise
engendre des ayants droit dans un procès permanent à la
Turquie moderne, demande à la fois de reconnaissance et de
réparations.
La destruction des Juifs d’Europe par les nazis, l’un des
fondements de la légitimité d’Israël, a ainsi suscité une
« concurrence des victimes » avec les victimes des autres
génocides qui ont calqué leur récit sur celui de la Shoah. Le
sionisme affirmant qu’il n’y a pas prescription de droits
historiques après dix-neuf siècles se heurte aux Palestiniens,
dont l’expulsion ne remonte qu’à quelques décennies. Il y a du
côté de l’Israël officiel une volonté de nier la Nakba qui est
ressentie comme une concurrence indue à la Shoah.
L’usage du passé se confond ainsi à la souffrance victimaire
dans des pays comme l’Irak qui a connu plus de six décennies
de violences. Chaque composante de la population a sa propre
mémoire, distincte de celle des autres, des violences qui lui ont
été faites. On ne peut que s’inquiéter de ce que sera une
mémoire syrienne d’après 2011.
Traditionnellement, on présentait l’Orient comme
immuable. Les différents usages du passé tendent à ne pas
prendre en compte les énormes changements de population et
d’espace des deux derniers siècles : les populations ont été
multipliées environ par quinze, d’immenses espaces ont été
mis en culture, l’exode rural a déplacé des millions de
personnes. Ces réalités appartiennent plus à l’histoire cachée
qu’à un passé utilisé, et pourtant ce sont bien les facteurs les
plus essentiels de l’histoire contemporaine. Le cadre étatique
se sert du passé pour gérer ces immenses transformations par
le biais d’un roman national, signe supplémentaire d’une
différenciation croissante entre chaque pays de la région.
De la Nahda à aujourd’hui.
Le nationalisme, la gauche et l’islamisme
arabes face à l’Occident

Hamit Bozarslan
Historien et sociologue du fait politique au Moyen-
Orient, directeur d’études à l’EHESS

L’Ouest et le reste… Éblouis par L’Orientalisme


d’Edward Saïd (1978), nombre de chercheurs ont érigé cette
dichotomie en une incontournable clé de lecture de l’histoire
des sociétés arabes. Pourtant, durant une bonne partie du
XIXe siècle, le monde arabe avait affaire à la Sublime Porte,

puissance souveraine, et non à l’« Occident ». Les sociétés


arabes d’avant et surtout d’après les réformes des Tanzimat
(« réorganisation », 1839-1876) étaient bien entendu
concernées par le processus d’occidentalisation qui, de la
formation d’une nouvelle classe de lettrés à la transformation
des paysages urbains, marquait des ruptures en chaîne dans
leur vie. Mais, en l’absence d’une autorité politique qui parlait
en leur nom, leur destin était largement déterminé par Istanbul,
et non par Berlin, Londres, Moscou, Paris ou Vienne.
Au tournant du XXe siècle, le monde arabe est le théâtre d’un
impressionnant bouillonnement culturel. Sa classe
intellectuelle cherche à tourner la page des conflits
interconfessionnels, et surtout du massacre de quelque 6 000
chrétiens par les Druzes qui indigna Abd el-Kader, alors
réfugié à Damas, et à renouer avec un passé glorieux, où le
terme « arabe » était synonyme de puissance et de haute
culture. Influencée par les courants de renouveau en Europe,
elle donnera naissance à un microcosme culturel d’une grande
diversité, la Nahda (« renaissance »), qui ne cessera
d’interroger l’identité arabe (qui sommes-nous ? que fûmes-
nous par le passé ? et que souhaitons-nous être à l’avenir), le
système de domination impérial (qui nous gouverne ?
comment sommes-nous gouvernés ?) et l’altérité (que signifie
être arabe et ottoman ? que représente l’Occident dans le
temps et dans l’espace, pour l’Empire et pour le monde
arabe ?).
Dans un contexte où les frontières entre religion, arabité et
empire sont poreuses, l’élite de la Nahda souhaite restaurer
l’authenticité des origines (ihya), mais aussi réformer l’empire
et le monde musulman (islah) ; elle s’inspire du passé, mais
souligne aussi la nécessité de rouvrir la « porte de
l’interprétation » (ijtihad) du texte sacré ; elle vise à instaurer
un État efficace, mais aussi un ordre social juste. Elle connaît
l’Occident, avec lequel elle entretient des rapports complexes
d’attraction et de répulsion, mais elle se sait surtout l’enfant
mal-aimée d’Istanbul. Disposant clairement d’une conscience
citoyenne, autrement dit d’un sens de solidarité et de
responsabilité, elle ambitionne de jouer un rôle dans l’avenir
de l’empire, mais elle constate aussi que, arc-boutés sur les
Balkans dont ils n’arrivent pas à faire le deuil, le Palais, la
bureaucratie, puis, dans la mouvance des Jeunes-Turcs, le
Comité Union et Progrès qui instaure son parti-État n’ont que
mépris pour le monde arabe, qu’ils considèrent comme une
colonie interne, une terre de barbarie à civiliser1. Même après
la guerre de 1912 qui met un terme à sa présence dans les
Balkans, Istanbul se tourne, pour panser ses plaies, non pas
vers ses provinces arabes, mais bien vers l’« Ergenekon »,
Asie centrale érigée en berceau de la turcité.

Supériorité technique de l’Europe, supériorité


morale de l’islam
La « question occidentale » est cependant déjà posée en des
termes contrastés selon les temps et les espaces arabes : pour
les penseurs du tournant du XXe siècle, dont nombre de
représentants sont chrétiens à l’instar de Francis Marrach
(1836-1873) et Gorgi Zeydan (1861-1814), deux intellectuels
réformistes influencés par les Lumières et la Révolution
française, l’Occident est à la fois un modèle et un contre-
modèle, une source d’inspiration autant que d’inquiétude. Plus
tard dans le siècle, il sera présenté comme l’horizon
indépassable de l’humanité par le littéraire Taha Hussein, mais
qualifié de terre de « dépravation » par Ali Abd al-Wahid
Wafi, « premier sociologue » égyptien : « Quant à nous autres
Arabes, nous n’avons pu encore atteindre ce degré de
civilisation fallacieuse et nous prions Dieu de ne jamais
l’atteindre. Plus précisément nous n’avons pas déchu jusqu’à
ce degré de bestialité et la question de l’honneur reste chez
nous essentielle, quelque chose sur lequel il nous faut veiller et
qu’il nous faut préserver, quelque chose pour lequel il faut
combattre, pour lequel on tue et pour lequel on se fait tuer2 ».
Extrêmes dans leur surenchère verbale, ces deux positions
cachaient en réalité un malaise commun : la haine de soi
qu’exprimait Hussein3 traduisait surtout son dégoût pour son
temps et l’autoglorification à laquelle se livrait Wafi allait de
pair avec l’autoflagellation. En réalité, le regard porté sur
l’Occident était souvent ambivalent et contradictoire. Un
penseur réformiste et « constitutionnaliste » comme Abd al-
Rahman al-Kawakabi cultivait la nostalgie de l’asr-i saada,
l’« âge du bonheur » prophétique, et prônait le califat parfait,
tout en lorgnant du côté de l’Occident pour satisfaire sa soif de
justice. Les intellectuels arabes savaient en effet que la
« supériorité » de l’Occident ne s’expliquait pas uniquement
par son « avance » technique et militaire, mais aussi, voire
surtout, par sa rationalité, son système juridique, son
organisation politique et sociale. Cette entité, à la fois concrète
et abstraite, proche et distante, semblait résister à toute
tentative de la fixer dans une catégorie : tel un Janus, elle
s’ouvrait et se refermait à autrui, intégrait et excluait, était
juste dans les principes qu’elle prônait et pourtant brutale dans
ses pratiques coloniales.
Comme le montre Alain Roussillon, la pensée arabe de la
première moitié du XXe siècle était d’ailleurs entièrement
occidentalisée dans ses concepts comme dans les questions
qu’elle posait à son temps. Même les figures considérées
comme « salafistes » comme Jamal al-Din al-Afghani,
Muhammed Abduh et Rachid Rida, qui critiquaient le monde
musulman au nom du « vrai » islam et l’Occident au nom du
« vrai » Occident, devaient une bonne partie de leur érudition
aux traditions savantes européennes. L’on a remarqué à raison
que la « pensée arabe » occidentalisée de cette période était
profondément éclectique, reproduisant la matrice de disputatio
des lettrés musulmans avec un vocabulaire nouveau4 et que,
n’en déplaise au grand historien Albert Hourani, elle prônait
l’idéal d’une société « illibérale ». Mais, haï ou adoré, objet de
mille et une définitions contradictoires, l’Occident était
progressivement devenu la référence incontournable pour se
lire dans l’histoire, se dire dans le présent et se projeter dans le
futur.
Du « choc colonial » au nationalisme
contestataire
L’Égypte, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc… : au XIXe siècle, le
monde arabe subit déjà un « choc colonial », mais le face-à-
face brutal avec l’Occident n’a lieu qu’après la désintégration
de l’Empire ottoman.
Rappelons le contexte : en 1916, une « révolte arabe » est
organisée contre l’Empire ottoman à l’instigation de Londres.
Malgré le « règne massif de la terreur5 » et la pendaison de
vingt et un d’entre eux le 6 mai 1916 sur décision de Cemal
Pacha, membre de la troïka qui dirige l’empire, la plupart des
dignitaires arabes ne rejoignent pas l’insurrection. En 1917, la
déclaration Balfour, qui envisage la création d’un « foyer
national juif » en Palestine sans en préciser les contours,
provoque la consternation au sein de l’opinion publique arabe,
avant l’imposition, en 1918-1919, sur la lancée des accords
Sykes-Picot, d’un ordre dit « mandataire » dans des entités
créées de toutes pièces (Irak, Jordanie, Palestine, Syrie et
Liban) et soumises à la domination de Londres et de Paris.
La révolte égyptienne de 1919, puis les « grandes révoltes »
en Irak, en Syrie, en Palestine traduisent le rejet de l’ordre
colonial et/ou mandataire, mais aussi l’émergence des sociétés
conscientes de leur fragmentation. En quelques années
seulement, ces identités locales deviendront des réalités, mais
refuseront de se penser comme des identités nationales
distinctes. Le nationalisme arabe, qui a alors le vent en poupe,
se définit en effet comme panarabe et vise à détruire les
« principautés » territoriales pour frayer le chemin d’un seul
empire s’étalant du « mont Taurus » à l’« océan Arabe »
[Indien], de l’Atlas atlantique aux montagnes éthiopiennes.
Par définition anticolonial, ce nationalisme est pourtant
profondément occidentalisé. Il trouve les concepts, les
arguments et l’imaginaire qui lui permettent de s’opposer à
l’Occident dans la « pensée occidentale » elle-même. Nombre
d’intellectuels des années 1920-1940 sont habités par des
aspirations humanistes et leur anticolonialisme n’est pas
synonyme de rupture avec l’Occident. Charmés par le message
des Soviétiques, d’autres lient leur quête d’émancipation
nationale à l’idéal d’émancipation du genre humain. Une
troisième catégorie, enfin, est influencée par la droite radicale
d’entre les deux guerres : elle refuse toute perspective
universaliste et s’organise en « chemises » brunes ou noires,
« cellules » de base à ses yeux d’une société « organique » à
venir. Son Occident est double : celui qui domine la terre
arabe, la fragmente et permet la colonisation juive en
Palestine, à savoir la France et la Grande-Bretagne, et celui qui
est ami, protecteur et potentiellement libérateur : l’Allemagne
nazie.
Comme l’intelligentsia ottomane du début du XXe siècle, les
brigades paramilitaires égyptiennes, irakiennes et syriennes de
l’entre-deux-guerres savent que l’Occident n’est pas unifié,
que l’« universel » européen est irrémédiablement déchiré
depuis la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Elles se
préparent d’ailleurs activement à la guerre sociale-darwiniste à
l’échelle planétaire dont elles espèrent ardemment le
déclenchement. Selon Sami Shawkat, directeur de l’éducation
irakien, « une nation qui n’excelle pas dans la Profession de la
Mort [par] le fer et le feu sera condamnée à périr sous les
sabots des chevaux et les bottes des armées étrangères […]
c’est notre devoir de perfectionner la Profession de la Mort, la
profession de l’armée, la profession militaire sacrée6 ».

Le monde arabe et la Guerre froide


Le monde qui voit le jour en 1945 est marqué par
l’écrasement du nazisme, mais aussi par la fin de la
domination de Londres et de Paris au Moyen-Orient. Bien
qu’hégémonique au sein de la classe intellectuelle, le
nationalisme arabe se trouve lui-même à bout de souffle : son
heure de vérité sonne à la faveur de la défaite de la coalition
arabe face à la toute jeune armée israélienne en 1948.
Considérée comme une nouvelle amputation de la terre arabe
par l’« Occident », la débâcle révèle en réalité la fragmentation
et surtout la désorganisation des forces politiques et militaires
arabes. Le roi jordanien Abdallah, le président syrien Housni
al-Zaim et le Premier ministre égyptien Fahmi al-Nuqrashi
paieront de leur vie cette humiliation nationale. La Nakba
(« catastrophe ») de 1948 enclenchera en effet une réflexion
douloureuse sur le présent, mais aussi sur le passé. Par
exemple, Michel Aflak, idéologue du parti Baas, est alors
pleinement conscient que « les Arabes, depuis de nombreux
siècles, et non point seulement depuis la colonisation
occidentale, ont atteint le stade de la décadence. Les
conditions qui ont pris naissance dans notre pays, depuis
plusieurs centaines d’années, ont très profondément perturbé
et dégradé la structure de la nation et provoqué une distorsion
entre l’idée de la nation arabe et la réalité. Si bien que notre
nation n’a plus été capable, par la suite, de réagir sainement
aux appels de la vie7 ».
La Nakba sera suivie de la Guerre froide avec la guerre de
Suez (1956), dernier sursaut du colonialisme franco-
britannique, qui a du mal à comprendre qu’il a fait son temps,
la présence des États-Unis et de l’Union soviétique dans la
région, puis bien sûr les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973
et la guerre civile libanaise (1975-1989). La guerre civile
yéménite et la guérilla qui s’organise dans plusieurs pays
arabes, dont Oman, ont leurs propres dynamiques locales, mais
s’articulent avec les divisions et jeux d’alliances imposés par
le conflit entre les deux blocs.
Profondément polarisé, le monde arabe cultive durant la
Guerre froide un double imaginaire de l’Occident avec lequel
il entretient des rapports nourris, de la soumission à la
défiance. Le Golfe, l’Iran et la Turquie restent arrimés au
camp occidental. Ailleurs, en revanche, la gauche domine sans
être monolithique : dans l’Égypte de Nasser, puis l’Algérie du
FLN, elle prend la forme d’un socialisme national ; dans les
années 1960, elle sera plutôt nationale-socialiste en Irak et en
Syrie où règne le parti Baas. De par ses émanations les plus
progressistes qui voient le jour dans l’espace supraterritorial
palestinien, enfin, elle est pleinement internationaliste et
s’inscrit dans la Tricontinentale : elle définit ses rapports avec
l’Occident par une lutte nationale, mais aussi universelle,
chargeant le socialisme, « avenir commun et inéluctable de
l’humanité », de surmonter la « dialectique du maître et de
l’esclave » et de libérer le colonisé de sa condition de soumis,
tout autant que le colonisateur de son besoin de coloniser. Loin
de toute domination particulariste, le « nouvel universel »
porterait selon elle la marque de l’humanité dans son
ensemble.

L’islamisme ou la fin de l’universel


La rupture définitive avec l’Occident, massifié en une entité
compacte, ontologiquement distincte et immuable dans le
temps, est consommée au moment même où paraît
L’Orientalisme de Saïd, mais pour des raisons indépendantes
de la lecture acerbe qu’il livre des rapports Est-Ouest : la
reconnaissance d’Israël par l’Égypte, la révolution iranienne et
l’occupation de l’Afghanistan en 1979 sonnent le glas non
seulement du nationalisme arabe, mais aussi d’une génération
de militaires et intellectuels « progressistes » mus en tyrans et
plus ou moins convertis désormais au néolibéralisme à
outrance qui avait pris le nom d’« ouverture » (infitah) et
d’une gauche internationaliste déjà moribonde8.
La fin de la domination de la gauche au Moyen-Orient
ouvre un nouveau cycle historique marqué par la montée en
puissance de l’islamisme comme syntaxe et mouvance
politiques. Certes, comme le montre l’ancrage dans le temps et
dans l’espace des Frères musulmans, organisation fondée en
1928 au Caire, l’islamisme n’est pas un nouveau venu. Mais
durant de longues décennies, il donnait l’impression de jaillir
d’un passé révolu pour mieux y retourner après le triomphe
final du progrès et de la modernité. Dans un contexte où
Washington tentait d’ériger une « ceinture verte » pour
contenir la gauche dans la région, personne ne pouvait
imaginer que l’islamisme disposerait un jour d’un potentiel de
radicalité au point de se transformer en fer de lance de la lutte
contre l’Occident. À partir de 1979, pourtant, deux villes non
arabes, Peshawar, lieu de l’organisation du jihad sunnite en
Afghanistan, et Téhéran, capitale du radicalisme chiite,
deviendront les pôles structurants de l’islamisme arabe dressé
contre l’Occident athée et « impie ».
L’islamisme d’Hassan al-Banna, fondateur des Frères
musulmans (assassiné en 1949), et de Sayyid Qutb, son
théoricien le plus intransigeant (exécuté en 1966), restait un
produit du processus d’occidentalisation, tout en le rejetant de
la manière la plus radicale. Qutb, rappelons-le, était scandalisé
et fasciné par les États-Unis où il avait séjourné quelques
années. À partir de 1979, cependant, alors que l’ayatollah
Khomeyni, « guide » de la révolution iranienne, et Cheikh
Yassine, « guide » du Hamas palestinien, détrônaient la
génération des jeunes « révolutionnaires » (Arafat, Nasser,
Leïla Khaled…), les termes de l’opposition à l’Occident
subirent également des changements radicaux : en peu de
temps, la « maison de l’islam » (dar al-islam) remplaça la
Tricontinentale, cette entité imaginaire unissant l’Amérique
latine, l’Afrique et l’Asie dans une même lutte, et le terme
d’« impérialisme/colonialisme » disparaissait de la syntaxe
politique au profit de la « maison de la guerre » (dar al-harb).
L’islamisme des années 1980, puis celui, bien plus radical,
d’Al-Qaida continuaient de se référer à la cause des Noirs
américains ou à la guérilla vietnamienne victorieuse des
décennies 1960-1970, mais en restreignant l’universel aux
terres de l’islam. Dans une conception métapolitique nourrie
d’un contexte bien terrestre mais qui poursuivait in fine la
quête d’une délivrance eschatologique, l’espace euro-
américain devenait synonyme de la négation de la
« souveraineté exclusive » de Dieu : aliéné à la cause de Dieu,
l’Occident n’assurait sa survie qu’en aliénant également les
musulmans. Cette redéfinition avait un indéniable impact sur
la perception du temps et de l’espace : l’histoire de l’islam
était réécrite à l’aune des Croisades, qui auraient commencé
avec la prophétie de Muhammed pour se poursuivre jusqu’aux
temps contemporains ; la terre de l’islam, bien que sacralisée,
était perçue, au même titre que la « maison de la guerre »,
comme le simple cadre d’un drame cosmique, d’une bataille
dont l’issue serait imposée par l’au-delà.
Quelles que soient les formes qu’elle a prises dans le temps,
la domination occidentale a joué un rôle central dans la
formation, puis les transformations du monde arabe depuis
près de deux siècles. Pourtant, les débats sur l’Occident
semblent plus que jamais stériles, tant ils se nourrissent de
l’imaginaire d’un monstre éternel mais désincarné, faible
puisque « dépravé » et « efféminé », et pourtant surpuissant
puisque constamment redynamisé par son atavisme anti-
islamique. Cet anti-occidentalisme constitue en effet un écran
de fumée occultant, d’ailleurs maladroitement, la
responsabilité des détenteurs de pouvoir, des élites et plus
généralement des sociétés arabes et musulmanes dans leur
propre tragédie. Combien de temps pourront-ils continuer de
nier que les guerres les plus traumatiques du monde musulman
furent non pas externes, mais bien internes, à l’instar de la
fitna (« discorde ») qui éclata après la mort du Prophète, ou les
guerres qui opposèrent les empires ottoman et persan au
XVIe siècle, dévastèrent l’Iran et l’Irak dans la décennie 1980 ou

transformèrent la Syrie en « un cimetière à ciel ouvert » dans


les années 2010 ?
De la réponse apportée à cette question dépendra l’avenir
des sociétés arabes et musulmanes.

Pour en savoir plus


Leyla DAKHLI, Une génération d’intellectuels d’arabes,
1908-1940, Karthala, Paris, 2009.
Anne-Laure DUPONT, « Nahda, la renaissance arabe »,
<www.monde-
diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685>.
Albert HOURANI, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-
1939, Oxford University Press, Oxford, 1962.
Pierre-Jean LUIZARD (dir.), Le Choc colonial et l’islam. Les
politiques religieuses des puissances coloniales en terre
d’islam, La Découverte, Paris, 2006.
Alain ROUSSILLON, Réforme et politique dans le monde arabe,
CNRS Éditions, Paris, 2018.
1. Voir notamment Edhem ELDEM, Un Ottoman en Orient. Osman Hamdi Bey en Irak, 1869-1871, Sindbad, Arles, 2010.

2. Cité dans Alain ROUSSILLON, « Durkheimisme et réformisme : fondation identitaire de la sociologie en Égypte », Annales. Histoire, sciences
sociales, no 54/6, 1999, p. 1392.
3. « Je hais ma personne, intensément, et je hais avec elle la vie. Je ne vois en tout que du mal, je m’attriste de toute chose. Je dédaigne toute chose »
(cité par Ph. CARDINAL, in Taha HUSSEIN, Adib ou l’aventure occidentale, Archipel, Paris, 1988, p. 16).

4. Voir notamment Abdallah LAROUI, Islam et modernité, La Découverte, Paris, 1987, p. 92-93.

5. Hassan KAYALI, Arabs and Young Turks. Ottomanism, Arabism and Islamism in the Ottoman Empire, 1908-1918, University of California Press,
Berkeley/Los Angeles, 1997, p. 193.

6. P. SLUGLETT, « Le parti Ba’ath : panarabisme, national-socialisme et dictature », in Chris KUTSCHERA, Le Livre noir de Saddam Hussein, Oh !
Éditions, Paris, 2005, p. 91.

7. Michel AFLAK, « L’unité arabe plus haut que le socialisme », in Anouar ABDEL-MALEK, La Pensée politique arabe contemporaine, Seuil, Paris,
1975, p. 222.

8. Voir Hamit BOZARSLAN, « Les quatre coups de l’année 1979 », L’Histoire. Les collections, no 69, 2015, p. 70-73.
Le Moyen-Orient dans la Guerre froide

Alain Gresh
Directeur du journal en ligne OrientXXI.info

S’il est difficile de déterminer quand et où la « Guerre


froide » a débuté, le Moyen-Orient en fut l’un des premiers
terrains d’affrontement. Dès le 19 mars 1945, l’Union
soviétique dénonce le traité qui la lie à Ankara depuis 1925,
exige un contrôle sur les détroits de la mer Noire et formule
des revendications territoriales en Turquie. En Iran, que
l’URSS occupe avec le Royaume-Uni depuis 1941, elle
rechigne à retirer ses troupes et soutient les républiques
autoproclamées du Kurdistan (république de Mahabad) et
d’Azerbaïdjan. Sortie victorieuse mais saignée à blanc de la
Seconde Guerre mondiale, dont elle a payé le coût humain le
plus élevé avec près de 28 millions de morts, l’URSS déploie
une stratégie visant à garantir sa sécurité à long terme, y
compris en repoussant ses frontières, comme elle l’a fait en
Europe. C’est le sens de ses premières actions au Moyen-
Orient.
Mais cette région fut aussi, paradoxalement, le dernier
terrain de coopération de facto entre les deux Grands, puisque
les États-Unis et l’URSS ont soutenu le plan de partage de la
Palestine du 29 novembre 1947, Moscou s’engageant
résolument aux côtés du mouvement sioniste, lui fournissant,
via Prague, les armes qui devaient lui donner la victoire. Cette
collaboration, qui coïncide avec une phase de répression
antisémite en URSS même, ne devait pas durer, on le sait.
Le Moyen-Orient – au sens du Middle East britannique, qui
inclut la Turquie, la Grèce, Chypre, l’Iran et les pays arabes du
Machrek – est une zone stratégique dont l’importance n’est
pas à démontrer. Au carrefour de trois continents, à
l’intersection de routes commerciales stratégiques, il abrite
une partie majeure des richesses pétrolières de la planète, dont
la guerre a encore accru l’importance pour l’économie
mondiale. Situé à la frontière méridionale de l’URSS, le
Moyen-Orient peut, selon le point de vue que l’on adopte, être
vu comme une base avancée de résistance à l’avancée du
communisme ou, au contraire, d’agression contre l’URSS,
notamment par l’utilisation des musulmans de ce pays.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-
Uni y demeure – plus pour très longtemps – la puissance
dominante : il occupe l’Égypte et contrôle le canal de Suez ; il
exerce sa domination à Bagdad comme à Jérusalem et
Amman ; et il vient d’écraser dans le sang la résistance
antifasciste en Grèce, dominée par les communistes, en
s’appuyant sur tous ceux qui avaient collaboré avec l’occupant
nazi. Il n’en est pas moins affaibli, dépendant, notamment sur
le plan financier, de son allié américain et disposé à
transmettre une partie de son « fardeau sécuritaire », non sans
réticences parfois, à ce dernier.
Mais l’histoire du Moyen-Orient ne saurait se limiter à la
rivalité entre l’URSS et les Occidentaux. Comme dans
d’autres parties du monde, les peuples dominés aspirent à la
fin du colonialisme, à leur indépendance, une volonté
irrépressible qui échappe à toute tentative d’enrôlement.
La première escarmouche de la Guerre froide au Moyen-
Orient, on l’a vu, se déroule autour de l’Iran et de la Turquie.
C’est aux États-Unis qu’incombe de répondre aux velléités
soviétiques, notamment en déployant des navires de guerre en
Méditerranée orientale, en envoyant des notes comminatoires
au Kremlin en défense de la souveraineté turque sur les
Détroits et en opposant un refus aux demandes soviétiques en
Iran – le président Harry Truman écrira dans ses Mémoires
que, si le pétrole d’Iran était passé sous contrôle « même
indirect » de l’URSS, « l’équilibre mondial des matières
premières aurait subi un grave bouleversement et l’économie
des pays occidentaux se trouverait compromise ». Moscou
cède sans trop de résistance, et la « défense » de la Turquie
(qui intègre l’OTAN en 1951), de l’Iran et de la Grèce est prise
en charge par les États-Unis, les pays arabes restant, pour
quelques années encore, une chasse plus ou moins gardée de
Londres.
Le repli soviétique tient à la faiblesse relative de l’Union
soviétique au lendemain d’un conflit dévastateur et au fait
qu’elle donne la priorité à l’Europe, où la « Guerre froide »
risque, à chaque instant, de se transformer en « guerre
chaude ». Enfermé dans une vision binaire du monde, Joseph
Staline néglige le caractère anti-impérialiste des mouvements
nationalistes arabes. Après la dissolution de l’Internationale
communiste en 1943, Moscou crée en 1947 le Bureau
d’information des partis communistes et ouvriers
(Kominform), qui ne regroupe que des membres européens.
Dans un discours célèbre prononcé le 22 septembre 1947,
Andreï Jdanov, un des principaux dirigeants du Parti
communiste soviétique, affirme que le monde est désormais
divisé en deux camps, l’un « impérialiste et
antidémocratique » dirigé par les États-Unis et l’autre « anti-
impérialiste et démocratique » dirigé par l’URSS, une vision
en miroir de celle que défend au même moment le président
Harry Truman en appelant les États-Unis à protéger le monde
contre les « avancées communistes ».
Bien que le discours de Jdanov fasse référence aux
mouvements anti-coloniaux (notamment en Égypte), ceux-ci
n’ont de valeur, dans la vision stalinienne, que s’ils sont
dirigés par les communistes, comme au Vietnam ou en Chine.
Dans le monde arabe, où l’URSS a ouvert quelques
ambassades à la faveur de la guerre, les partis communistes
restent actifs, mais sans occuper de position dominante. Ce
désengagement relatif de Moscou va, d’une certaine manière,
« sortir » pendant une décennie le Proche-Orient de la Guerre
froide, même si les chancelleries occidentales voient derrière
chaque manifestation nationaliste la « main de Moscou ». Ce
sera l’incapacité des Occidentaux à comprendre les ressorts de
ce nationalisme qui créera les conditions d’un retour en force
de l’URSS.

La lutte pour le contrôle de l’Égypte


C’est autour de l’Égypte, principal pays de la région, que se
nouent les tensions. Occupée par le Royaume-Uni depuis
1882, formellement indépendante depuis 1922, elle est sous la
coupe d’une monarchie impopulaire, à laquelle s’oppose un
puissant parti nationaliste, le Wafd. Ce dernier accède au
pouvoir en 1950 et décide, l’année suivante, d’abolir
unilatéralement le traité inégal de 1936 avec Londres, qui
légalise la présence de soldats britanniques, notamment sur le
canal de Suez. Les troubles qui s’ensuivent amènent de jeunes
militaires, les « officiers libres » dirigés par Gamal Abdel
Nasser, à renverser le roi Farouk et à s’emparer du pouvoir le
23 juillet 1952. Le nouveau régime est hésitant. Il est avant
tout nationaliste, anticommuniste et regarde les États-Unis
sans hostilité. Mais, pour Washington comme pour Londres,
tout refus de s’engager dans une coalition antisoviétique est
suspect. En mars 1951, un sous-secrétaire d’État américain en
visite à Damas avait prévenu : être neutre, c’est « travailler
pour l’ennemi ».
Cette année-là, les puissances occidentales ont condamné
l’abrogation du traité de 1936, contrairement à l’URSS qui la
salue. Elles proposent de le remplacer par un
« commandement allié » du Moyen-Orient, qui comporterait le
Royaume-Uni, la France, les États-Unis et la Turquie. La
création de pactes antisoviétiques tourne à l’obsession tout au
long des années 1950.
Un autre facteur aggrave les tensions entre les Occidentaux
et l’opinion arabe : le conflit avec Israël. Le statu quo né de la
guerre israélo-arabe de 1948-1949 a abouti à l’extension des
frontières du nouvel État au-delà de celles prévues par le plan
de partage des Nations unies et à l’expulsion de centaines de
milliers de Palestiniens. Or, dans une déclaration commune
signée le 25 mai 1950, Washington, Londres et Paris affirment
qu’ils interviendraient contre toute remise en cause des lignes
d’armistice et que toute livraison d’armes est conditionnée par
l’assurance que « le pays demandeur n’a pas l’intention de
commettre une agression contre un autre État ». Ce qui revient
à entériner les victoires israéliennes.
La signature, le 24 février 1955, du pacte de Bagdad entre
l’Irak et la Turquie, auquel se rallient le Royaume-Uni, le
Pakistan et l’Iran, est violemment dénoncée par Nasser qui y
voit un instrument pour maintenir sous tutelle occidentale le
monde arabe, sans prendre en compte ses propres intérêts.
L’URSS le condamne également et rappelle qu’elle « ne peut
rester indifférente à la création de blocs et de pactes
militaires » dans cette région située à proximité de ses
frontières méridionales. Elle se saisira de l’hostilité à la
politique des pactes pour opérer une percée dans la région.
Avec d’autant plus d’habileté que la mort de Staline, le
5 mars 1953, amorce une révolution dans la vision soviétique
du monde. Le XXe congrès du Parti communiste d’Union
soviétique (PCUS), celui de la « déstalinisation », se tient en
février 1956. Non seulement la guerre n’est plus inéluctable –
théorie de la « coexistence pacifique » – mais le monde n’est
plus divisé en deux camps antagonistes. Pour les théoriciens
soviétiques, nombre de pays nouvellement indépendants
occupent une place à part. La résolution du congrès salue le
développement de relations fraternelles avec l’Inde, la
Birmanie, l’Afghanistan, l’Égypte, et tous ces États qui font
partie du « camp de la paix », opposé aux « fauteurs de guerre
impérialistes », mais n’appartiennent pas pour autant au
« camp socialiste ».
Alors que les Soviétiques avaient analysé la prise de
pouvoir par les « officiers libres » comme un coup d’État
proaméricain, ils soutiennent désormais Nasser. Ce dernier
participe à la conférence de Bandung en avril 1955, qui signe
la naissance du « tiers monde » et pose les bases du non-
alignement. Aux côtés du président indonésien Sukarno, du
Premier ministre indien Nehru, du ministre chinois des
Affaires étrangères Zhou Enlai, il acquiert une stature
internationale de leader anticolonialiste. Mais c’est un grave
incident à Gaza qui donne l’occasion d’une percée
spectaculaire de Moscou en Égypte.
Le 28 février 1955, une colonne blindée israélienne pénètre
à Gaza et détruit un camp militaire égyptien, faisant une
quarantaine de morts. Le gouvernement veut des armes.
Négocié durant l’été 1955, un accord est signé entre l’Égypte
et la Tchécoslovaquie (pour ne pas impliquer directement
l’URSS) pour la livraison d’armes de pointe, dont des Mig-15.
Nasser s’en explique le 27 septembre de la même année : il
déclare s’être adressé aux puissances occidentales pour ces
armements et que celles-ci avaient posé des conditions
inacceptables, alors que Prague « était disposée à nous fournir
des armes suivant nos besoins, suivant les besoins de l’armée
égyptienne, sur des bases purement commerciales ». C’est un
coup de tonnerre, car jamais du matériel soviétique n’avait
encore équipé une armée arabe.

La victoire de Suez
Pour les États-Unis comme pour le Royaume-Uni, il faut
« punir » Nasser et son « neutralisme ». En 1956, la Banque
mondiale, sous injonction américaine, refuse un prêt pour
financer le Haut Barrage d’Assouan, un gigantesque projet qui
doit fournir l’électricité nécessaire à l’industrialisation de
l’Égypte et étendre ses terres cultivables. Dans un geste de défi
sans précédent dans la région – si ce n’est la nationalisation en
1951 de l’industrie iranienne du pétrole dominée par les
Britanniques par le Premier ministre Mohammad Mossadegh,
qui provoqua son renversement en 1953 à l’initiative de la
Central Intelligence Agency (CIA) –, le dirigeant égyptien
nationalise, le 26 juillet 1956, la Compagnie du canal de Suez.
Il ouvre alors la voie à une crise qui verra l’invasion de
l’Égypte par une coalition israélo-franco-britannique, une
pitoyable aventure qui tourne au fiasco, face au refus
américain de suivre ses alliés européens et aux menaces
soviétiques d’une intervention militaire nucléaire. L’ère de la
domination européenne au Moyen-Orient s’achève.
Nasser en sortira grandi sur le plan intérieur et régional et
l’URSS en tirera un prestige d’autant plus grand qu’elle
accepte de financer le Haut Barrage d’Assouan. Elle n’est pas
seulement perçue comme une alliée face à l’Occident, mais
comme un modèle pour sortir rapidement du « sous-
développement », par la création d’une industrie lourde et la
mise en œuvre d’une réforme agraire, l’État jouant un rôle
central.
Les années qui suivent marquent la progression du
nationalisme révolutionnaire : création de la République arabe
unie (RAU) entre l’Égypte et la Syrie le 22 février 1958 ;
renversement de la monarchie probritannique de Bagdad le
14 juillet 1958 par de jeunes officiers dirigés par Abdelkarim
Kassem ; proclamation de la République du Yémen le
27 septembre 1962. Il faut une intervention directe des États-
Unis au Liban et des Britanniques en Jordanie, en application
de la « doctrine Eisenhower » qui prévoit une aide aux pays
s’opposant à la politique soviétique, pour éviter la chute de ces
deux régimes pro-occidentaux.
Mais le jeu au Proche-Orient est bien plus complexe que ne
le proclame la vulgate occidentale obsédée par le « péril
communiste ». D’une part, les régimes révolutionnaires arabes
souhaitent demeurer indépendants, même vis-à-vis de leur
allié soviétique. D’autre part, ils sont divisés, comme l’illustre
le conflit qui oppose Nasser et Kassem, jusqu’en 1963 qui voit
la chute de ce dernier : rivalités personnelles, conceptions
différentes de l’unité arabe, divergences sur le problème
palestinien. En prenant le parti de Kassem, Moscou voit ses
relations se refroidir sérieusement avec Le Caire, avant de se
réchauffer à nouveau, comme le prouve de manière
spectaculaire, en mai 1964, le voyage de plus de deux
semaines en Égypte du secrétaire général du PCUS, Nikita
Khrouchtchev, pour inaugurer la fin de la première phase du
Haut Barrage. À la veille de la guerre de 1967, si l’URSS a
réussi à s’implanter solidement au Moyen-Orient, aucun
régime ne lui est totalement acquis ni n’a rejoint le « camp
socialiste ». Pourtant, pour les États-Unis et leurs alliés arabes
– au premier rang desquels l’Arabie saoudite –, Nasser reste
l’homme à abattre.

Les sables mouvants du conflit israélo-arabe


La troisième guerre israélo-arabe de juin 1967 marque un
tournant. En quelques jours, profitant de son attaque surprise,
l’armée israélienne écrase les troupes égyptiennes, syriennes et
jordaniennes, occupe le Sinaï, le Golan, Gaza, la Cisjordanie et
Jérusalem-Est. L’URSS rompt ses relations avec Israël (ce qui
la privera d’un canal important dans toutes les tractations
diplomatiques à venir), décide de réarmer massivement
l’Égypte et la Syrie et participe même, à travers ses pilotes, à
la guerre d’usure (1969-1970) contre Israël. Les États-Unis,
qui ont donné leur feu vert à l’offensive d’Israël, mettent en
place un pont aérien pour lui fournir massivement armes et
munitions. L’alliance entre les deux pays se renforcera au fil
du temps, un type d’alliance stratégique que Moscou ne saura
forger avec aucun de ses alliés arabes. Alors que la guerre fait
rage au Vietnam, le conflit du Proche-Orient devient un
nouveau point chaud de l’affrontement entre les deux Grands.
La décennie sera marquée par la défaite de 1967 puis par la
mort de Nasser en septembre 1970 et le déclin du nationalisme
arabe révolutionnaire qu’il avait incarné. Les pays du Golfe,
alliés à Washington, voient leur poids s’accroître, notamment
avec la flambée des prix du pétrole de 1973. On assiste à
l’essor des mouvements islamistes conservateurs, en qui les
États-Unis voient des alliés contre la « menace soviétique ».
À partir de 1967, pour les différentes administrations
américaines, notamment pour Henry Kissinger qui occupe
d’importantes fonctions auprès du président Richard Nixon
(entré en fonction en janvier 1969), il s’agit d’amener les pays
arabes à une paix séparée avec Israël et à abandonner leur
alliance avec Moscou. Pour sa part, l’URSS prône une
conférence internationale qui verrait une « solution globale »
au conflit israélo-arabe et entérinerait son statut de puissance à
égalité avec les États-Unis. Mais elle cherche aussi à éviter un
affrontement direct périlleux – la guerre d’octobre 1973 en a
prouvé la possibilité, Washington ayant déclenché une « alerte
nucléaire de niveau trois » durant les hostilités. Car Moscou ne
veut pas voir remises en cause les négociations de
désarmement avec Washington – le traité Salt I de limitation
des armes offensives stratégiques a été signé le 26 mai 1972
entre les deux Grands –, et la « coexistence pacifique », ce que
lui reprochent certains régimes radicaux arabes, en Syrie ou en
Irak.
C’est une nouvelle fois en Égypte que l’affrontement se
jouera, et les États-Unis en sortiront victorieux. Pour Anouar
el-Sadate, qui a remplacé Nasser, ils sont les seuls à pouvoir
arracher un retrait israélien des Territoires occupés. Par
ailleurs, le Raïs a choisi le libéralisme économique (infitah),
que Washington encourage. Le basculement socioéconomique
et géopolitique du Caire sera entériné par les accords de Camp
David du 17 septembre 1978, signés entre l’Égypte et Israël
sous l’égide du président Jimmy Carter, condamnés par la
Ligue arabe qui exclut l’Égypte de ses instances, et par
Moscou.
L’URSS maintient son alliance avec Damas et Bagdad,
renforce celle avec l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP), mais paraît impuissante diplomatiquement et
politiquement. Économiquement, la stagnation du pays a
réduit ses capacités d’aide et son « modèle » a perdu son
attractivité, au moment même où s’engage la « révolution
conservatrice » aux États-Unis, sous Ronald Reagan (intronisé
en janvier 1981). Et la défaite cuisante qu’ils subiront avec la
chute en février 1979 du chah d’Iran, leur principal allié dans
le Golfe, entraînera un déploiement sans précédent de soldats
américains dans la région, une source d’inquiétude pour
l’URSS. Jimmy Carter prévient : « Toute tentative de s’assurer
le contrôle du Golfe sera considérée comme une attaque contre
les intérêts des États-Unis. »
Mais un revers américain ne signifie pas automatiquement
une victoire soviétique et la guerre Irak-Iran (1980-1988)
confirme les limites d’une division bipolaire du Moyen-Orient.
Durant ce long et sanglant affrontement, les deux Grands
aident militairement et successivement chacun des deux
protagonistes, au gré de considérations tactiques. Téhéran
affirme sa politique « ni Est ni Ouest », même si Washington
reste le Grand Satan, et le régime « révolutionnaire » de
Bagdad se rapproche des monarchies du Golfe.
Au début des années 1980 s’impose à Washington une
conception qui voit dans l’URSS une puissance
expansionniste, ce que prouverait son intervention en
Afghanistan, alors même que le pays s’affaisse sous le poids
de sa propre crise. Avec l’élection de Mikhaïl Gorbatchev au
secrétariat général du PCUS au printemps 1985, l’URSS tente
de faire prévaloir une vision du monde fondée sur la
coopération, y compris avec Washington. Dans son livre
Perestroïka, Gorbatchev explique que les Soviétiques n’ont
pas « l’intention de pousser du coude les États-Unis […], ce
serait tout bonnement irréaliste. Mais les États-Unis, de leur
côté, ne devraient pas non plus viser des objectifs irréalistes ».
La suite montrera qu’il avait tort et que Washington ne
renonçait pas à exclure Moscou du jeu, malgré le soutien du
Kremlin à l’intervention américaine contre l’Irak après
l’invasion du Koweït le 2 août 1990.
Quand l’URSS disparaît, en décembre 1991, les États-Unis
ne deviennent pas pour autant les seuls maîtres du jeu au
Moyen-Orient. L’hubris de leurs dirigeants, confirmée par
l’invasion de l’Irak en 2003, montrera les limites de leur
hégémonie et plus généralement de toute puissance cherchant
à imposer un ordre qui néglige les acteurs locaux. L’heure du
colonialisme est bel et bien finie. Mais cinquante ans de
Guerre froide ont dévasté la région, contribué à la
multiplication des conflits et à l’affaiblissement des États,
cassé les tentatives de développement indépendant, un prix
que le Moyen-Orient n’a pas fini de payer.

Pour en savoir plus


Fred HALLIDAY, Cold War, Third World, An Essay on Soviet-
Americain Relations, Hutchinson Radius, Londres, 1989.
Jacques LÉVESQUE, L’URSS et sa politique internationale de
Lénine à Gorbatchev, Armand Colin, Paris, 1987.
Camille MANSOUR, Israël et les États-Unis, ou les
fondements d’une doctrine stratégique, Armand Colin,
Paris, 1995.
William QUANDT, Decade of Decisions. American Policy
Toward the Arab-Israeli Conflict, 1967-1976, University
of California Press, Berkeley, 1977.
Arabie saoudite, Iran, Turquie
à la poursuite d’un leadership régional

Denis Bauchard
Conseiller spécial Moyen-Orient, IFRI

Pendant longtemps, le Moyen-Orient a été le cadre de


luttes d’influence entre la Grande-Bretagne et la France, puis
entre les États-Unis et l’URSS. Le désengagement progressif
des pays occidentaux a laissé le champ libre à de nouveaux
acteurs qui, jusqu’alors, n’avaient pas sérieusement voix au
chapitre. Depuis le début des années 2000, outre Israël, trois
pays, devenus de véritables puissances régionales, jouent un
rôle important, et parfois incontournable, dans un Moyen-
Orient en plein chaos.

L’Arabie saoudite, de la diplomatie du chéquier


à l’affirmation d’un leadership
La politique étrangère de l’Arabie saoudite, dont le prince
Saoud al-Fayçal a été le maître d’œuvre pendant près de
quarante ans, a longtemps été discrète mais efficace pour la
défense de ses intérêts. La crise de 1973 et le quadruplement
du prix du pétrole lui en ont donné les moyens. L’objectif était
d’assurer la sécurité du royaume contre les menaces
extérieures ou intérieures et de consolider le règne de la
famille des Saoud. Cette politique se fondait sur le lien
privilégié avec les États-Unis, établi en 1945 entre le roi
Abdelaziz et le président Roosevelt.
Sur le plan régional, la « diplomatie du chéquier » permet
d’acheter la sécurité en finançant aussi bien le Liban, la Syrie
que l’Irak ou l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP). La politique étrangère a aussi une dimension
religieuse. En 1982, le roi Fahd se proclame « Serviteur des
deux Lieux saints, La Mecque et Médine ». La diplomatie
religieuse est relayée par la Ligue islamique mondiale,
l’université de Médine et de nombreuses organisations non
gouvernementales (ONG) à vocation caritative. L’Organisation
de la coopération islamique (OCI), créée à l’initiative de
l’Arabie saoudite et basée à Djeddah, est un autre relais
d’influence.
Trois événements vont conduire le royaume à développer
une politique beaucoup plus active. S’appuyant sur le fait que
15 des 19 terroristes du 11 septembre 2001 étaient saoudiens,
les médias américains déclenchent une campagne violente qui,
relayée par des membres du Congrès, met en cause la famille
royale. Les relations avec les États-Unis se dégradent encore
sous la présidence Obama. Le développement du programme
nucléaire iranien est perçu comme une menace par Riyad, qui
dénonce les insuffisances de l’accord du 14 juillet 2015. Enfin,
le Printemps arabe, à partir de 2011, inquiète Riyad, qui y voit
la main de la Turquie et du Qatar.
Le royaume prend conscience qu’il doit compter sur ses
propres forces pour assurer sa sécurité et mener une politique
étrangère beaucoup plus active. En 2002, le prince héritier
Abdallah, s’affichant en porte-parole des États arabes, propose
la paix à Israël en échange de la reconnaissance d’un État
palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem comme
capitale. Pour la première fois depuis trente ans, un sommet de
la Ligue arabe se tient à Riyad en 2006. La politique extérieure
saoudienne accentue sa diversification, y compris en direction
de la Russie et de la Chine. Elle est à l’origine d’une véritable
sainte alliance contre le Printemps arabe, finançant
généreusement les contre-révolutions et armant des
combattants. Elle mène, sans grand succès, une guerre par
procuration contre l’Iran en Irak, en Syrie et au Liban.
Amorcée par le roi Abdallah, cette nouvelle politique
devient la « doctrine Salman », explicitée par le nouveau roi
dès sa prise de fonction en janvier 2015 et mise en œuvre de
façon brouillonne par son fils Mohammed Ben Salman (MBS).
La relation avec les États-Unis s’améliore substantiellement
avec l’élection du président Trump, reçu en grande pompe en
mai 2017. Mais les dirigeants saoudiens mesurent l’hostilité de
l’opinion publique américaine dont la saoudophobie rebondit
avec l’affaire Khashoggi à l’automne 2018. Le royaume prend
des initiatives, quitte à mettre Washington devant le fait
accompli, notamment contre la menace iranienne, jugée
« existentielle ».
Les grandes orientations de Riyad sont désormais les
suivantes :
– sauvegarder le lien privilégié avec les États-Unis ;
– diversifier encore les partenariats. Les relations avec la
Chine se renforcent, comme en témoignent l’accueil du
président Xi Jinping en janvier 2016 et la visite, en mars 2017,
du roi Salman à Pékin. Le voyage de ce dernier à Moscou, le
5 octobre 2017 – une première –, confirme sa volonté de se
rapprocher de la Russie. Par-delà les sujets de désaccord,
notamment la Syrie, des intérêts communs se dégagent,
comme la lutte contre le terrorisme ou le contrôle des prix du
pétrole ;
– mobiliser les pays musulmans contre la menace iranienne.
Tel est l’objectif de la Coalition islamique contre le terrorisme,
créée en 2015 et qui regroupe en théorie trente-quatre
membres. Dans le même sens vont la rupture des relations
diplomatiques de l’Arabie saoudite, de Bahreïn, des Émirats
arabes unis et de l’Égypte avec le Qatar et l’organisation
contre lui d’un véritable embargo. Le Qatar est en effet accusé
de faire le jeu de l’Iran, avec lequel il entretient des relations
jugées trop complaisantes ;
– dépasser la diplomatie du chéquier en intervenant
militairement, par procuration, comme en Irak puis en Syrie,
en soutenant des groupes ou en envoyant des « volontaires »,
voire l’armée saoudienne comme à Bahreïn (2011) ou au
Yémen (2015) ;
– conforter les pays menacés par des troubles
révolutionnaires ou le terrorisme, comme la Jordanie, l’Égypte
ou la Libye ;
– banaliser les rapports avec Israël, y compris une
coopération très active en matière de renseignement, mais sans
formaliser des relations diplomatiques. Cette orientation est
largement partagée par les pays du Golfe.
Cette politique, dont la mise en œuvre est souvent jugée
aventuriste, a eu des résultats décevants. Elle n’a pas empêché
le régime de Bachar al-Assad de reconquérir le gros du
territoire syrien. Au Yémen, Saoudiens et mercenaires se sont
enlisés dans une guerre aux conséquences humanitaires
désastreuses. L’Arabie saoudite a été incapable de se défendre
contre des attaques houthistes, mais également celle,
vraisemblablement d’origine iranienne, du 14 septembre 2019
contre les raffineries d’Abqaïq et Khurais. Le Qatar a résisté à
l’embargo. Et MBS a contribué à diviser les pays sunnites face
à l’Iran, la Turquie ayant pris le parti du Qatar.
Ainsi, l’Arabie saoudite entend prendre la tête du monde
arabe, voire musulman, et en a les moyens financiers, sinon
militaires. Cependant, le bilan de la nouvelle politique se
révèle désastreux : le pays a échoué militairement et
diplomatiquement, ne parvenant pas à occuper une place
conforme à ses ambitions.

L’Iran, puissance hégémonique ?


Qualifiée de puissance hégémonique, la République
islamique apparaît menaçante. Instrumentalisant l’« arc
chiite » dénoncé dès 2004 par le roi Abdallah de Jordanie, elle
est considérée par Israël comme une « menace existentielle »,
notamment depuis la relance de son programme nucléaire. Il
est vrai que sa Constitution, adoptée en 1979, fixe comme
objectifs l’unité de la communauté islamique, la victoire des
opprimés contre les oppresseurs et la propagation de la
révolution islamique. L’imam Khomeyni a voulu réaliser ces
objectifs en ciblant le « Grand Satan » américain et en prenant
contre lui la tête du « Front du refus ». L’influence iranienne
s’étend maintenant largement dans le Moyen-Orient arabe, lui
ouvrant un couloir jusqu’à la Méditerranée.
Par-delà cette idéologie, les responsables de la République
islamique poursuivent un objectif concret et essentiel affirmé
par le chah dès les années 1960 : assurer la sécurité du pays
face aux menaces extérieures. Paradoxalement, l’Iran
développe le syndrome de la citadelle assiégée, par les États-
Unis qui disposent autour de lui de nombreuses bases
militaires et par des « pays nucléaires » comme le Pakistan, la
Russie et Israël. Mais la menace vient aussi de pays sunnites.
Le pays a été traumatisé par la guerre déclenchée par Saddam
Hussein en 1980, longue et sanglante. Cette obsession de la
sécurité prolonge la politique du chah qui entendait rendre le
Golfe pleinement persique. Autre objectif : sortir de
l’isolement organisé par les États-Unis – qui visent un regime
change en Iran – en se rapprochant de la Chine et de la Russie.
La République islamique a su tirer parti de toutes les
opportunités.
D’emblée, elle s’est positionnée en faveur de la « cause
palestinienne » qu’elle instrumentalise, d’autant que les pays
arabes semblent l’abandonner pour pactiser avec Israël. Elle a
des liens non seulement avec le Jihad islamique palestinien,
mais aussi avec le Hamas, qui ont des représentants
permanents à Téhéran et auxquels elle fournit régulièrement
armement, stages de formation et financements. Le fait qu’ils
soient sunnites et liés aux Frères musulmans ne représente pas
un obstacle.
En 1982, l’Iran fonde le Hezbollah, le Parti de Dieu, après
l’intervention israélienne au Liban. Se présentant comme le
parti de la résistance face à Israël, il étend son influence sur la
communauté chiite. Traditionnellement, ses clercs
poursuivaient leurs études à Qom. Sa « victoire divine » face à
l’armée israélienne en 2006 renforce sa popularité. Disposant
d’une armée d’environ 15 000 combattants, il est financé par
l’Iran. En quelques années, il est devenu une force politique
incontournable qui s’est alliée avec une partie des chrétiens.
L’ambassadeur d’Iran participe aux réunions de son conseil de
la choura, son instance suprême.
En 2003, en intervenant en Irak et en mettant fin au règne de
Saddam Hussein, les États-Unis font à l’Iran un double
cadeau : ils le débarrassent de son principal ennemi et donnent
le pouvoir aux chiites, dont de nombreux responsables sont
proches de l’Iran, où ils étaient en exil. Outre le
gouvernement, Téhéran dispose comme relais d’influence des
milices qu’il arme, finance et encadre : les unités de
mobilisation populaires, fortes de 100 000 combattants qui
joueront un rôle important dans la lutte contre Daech. Le
général Qassem Soleimani, à la tête de la brigade d’élite Al-
Qods, joue le rôle d’un véritable proconsul jusqu’à sa mort, en
janvier 2020.
En 2011, l’Iran soutient le régime syrien de Bachar al-
Assad, auquel une alliance stratégique le lie depuis trente ans.
À partir de 2013, leur coopération militaire se renforce : envoi
de combattants, fourniture d’armements, appui dans le
renseignement et la cyberguerre. Si ses conseillers militaires
sont peu nombreux, l’Iran fait appel au Hezbollah libanais et à
des milices chiites de combattants irakiens et afghans qu’il
finance. Ainsi, plus de 20 000 hommes combattent au côté du
régime, auquel ils apportent une force de frappe très efficace.
En 2014, la tribu des Houthis, localisée dans le nord du
Yémen, se soulève une fois de plus contre le pouvoir central.
Mais cette fois-ci, avec l’appui de l’ancien président Saleh,
elle conquiert Sanaa et une grande partie du territoire. Cette
communauté zaïdite appartient à la famille chiite, mais est très
éloignée du chiisme iranien. Elle bénéficie du soutien politique
de l’Iran, qui dénonce l’intervention de la coalition menée par
l’Arabie saoudite, et de fournitures d’armes, notamment de
missiles. Ce conflit tribal, devenu national, prend une
dimension internationale. L’appui iranien, essentiellement
politique et rhétorique, reste marginal même s’il renforce son
influence, notamment via le Hezbollah. Enfin, en 2017, le
boycott brutal du Qatar permet à Téhéran de se rapprocher de
cet émirat et de lui apporter un soutien politique et
économique.
Cette politique d’influence s’est réalisée à moindres frais et
sans engagement direct significatif. L’Iran a habilement utilisé
les opportunités qui s’offraient : erreurs américaines, troubles
intérieurs, menaces contre un pays ami, maladresses de
l’Arabie saoudite, protection des communautés chiites
discriminées, etc.
Si l’influence de Téhéran est réelle, elle reste limitée. Le
pays n’a les moyens ni financiers, ni militaires de ses
ambitions. Il ne contrôle aucun des pouvoirs en place, y
compris les régimes arabes de sa zone d’influence, car la
méfiance entre Arabes et Persans demeure. Enfin, son
influence se heurte à celle d’autres acteurs. En Syrie, elle se
confronte à la Russie. Les États-Unis, malgré la tentation du
désengagement, conservent une présence et des intérêts
importants dans la région de même qu’un réseau de six bases
dans le Golfe, à sa proximité immédiate. Enfin, Israël
développe depuis des années, non sans succès, une guerre de
l’ombre.
La tentation de l’hégémonie, réelle, rencontre donc des
obstacles non moins réels. Reste que l’Iran est devenu un
acteur majeur au Moyen-Orient : il ne renoncera pas à y
maintenir, voire y consolider son influence, notamment en Irak
et en Syrie, pour assurer les arrières de sa sécurité. Mais le
poids de l’histoire et des rivalités croissantes entre Arabes et
Persans ne lui permet pas d’imposer un « ordre persan ».
L’attaque du 14 septembre 2019 a cependant montré qu’il
disposait, directement ou par procuration, d’une capacité de
nuisance qu’on ne saurait sous-estimer.

La Turquie, nouvel acteur au Moyen-Orient


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie se
voulait le bon élève de l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN) et cherchait à intégrer l’Europe. Traumatisés par
le démantèlement de l’Empire ottoman, les responsables turcs
s’efforçaient avant tout d’assurer la sécurité et l’intégrité du
pays vis-à-vis des menaces extérieures. L’ancrage à l’Occident
s’affirmait à travers la relation privilégiée avec Israël : la
Turquie fut le premier pays musulman à reconnaître le nouvel
État en 1949. Mais le début des années 2000 et l’arrivée au
pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) ont
conduit à un revirement de sa politique étrangère, désormais
orientée vers l’Est, son orientation au Moyen-Orient
conduisant Ankara à un rapprochement avec la Russie au nom
de la Realpolitik.
Cette évolution s’inscrit dans le nouveau contexte
international. L’écroulement de l’URSS et la fin de la Guerre
froide ont affecté le rôle de la Turquie dans l’OTAN. Son
espoir de devenir membre de l’Union européenne (UE), elle-
même en pleine crise, s’estompe. Avec les États-Unis, les
contentieux s’accumulent, notamment en raison du refus
américain d’extrader Fethullah Gülen. En 2003, la Turquie
refuse que Washington utilise les bases de l’OTAN sur son sol
lors de son intervention en Irak. À partir de 2011, elle voit
dans l’éclosion des Printemps arabes et le rôle qu’y jouent les
mouvements liés aux Frères musulmans une occasion
d’étendre son influence.
Des éléments de politique intérieure pèsent aussi depuis la
prise de pouvoir de Recep Tayyip Erdogan comme Premier
ministre (2003), puis comme président (2014) aux
compétences renforcées. Sa politique systématique
d’affaiblissement de l’influence de l’armée affecte la
principale force favorable à des relations étroites avec
l’OTAN, les États-Unis et Israël. En outre, l’islamisme du
régime ne l’empêche pas d’instrumentaliser les pulsions
nationalistes de l’opinion qui, par ailleurs, ne cache pas sa
sympathie pour les Palestiniens.
Cette nouvelle politique a été formalisée par un professeur
d’université, Ahmet Davutoglu, conseiller diplomatique du
Premier ministre, puis ministre des Affaires étrangères et
Premier ministre. Dans son livre publié en 2001, La
Profondeur stratégique : la position internationale de la
Turquie, il se réfère à l’Empire ottoman et critique
l’alignement de la politique turque sur l’Occident. Il prône des
relations nouvelles avec les pays musulmans, du Maroc à
l’Indonésie, et conseille de nouer des relations pacifiques avec
tous les voisins en jouant le rôle d’honest broker dans leurs
conflits. Cette doctrine inspirera les premières inflexions de la
politique étrangère en direction de la Syrie de Bachar al-
Assad, du nouveau régime en Irak et de l’Iran.
Ainsi, Ankara s’affirme comme une puissance régionale
active au Moyen-Orient. Depuis la prise de pouvoir de l’AKP,
sa politique se développe suivant trois axes.
La question kurde constitue une priorité tant sur le plan
intérieur qu’extérieur. Elle explique l’évolution quelque peu
heurtée des relations de la Turquie avec la Syrie. Après le
départ de Damas d’Abdullah Öcalan, le chef du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK), en 1998, les relations avec le
régime de Bachar al-Assad se normalisent et débouchent sur
un accord de libre-échange. Lorsque les troubles y prennent de
l’ampleur, en mars 2011, la Turquie reste prudente et ne rompt
avec le régime que cinq mois plus tard. Son objectif :
empêcher que ne se forme sur son flanc sud une entité kurde,
dénommée Rojava, et contrôlée par le PKK via son émanation
syrienne, le Parti de l’union démocratique (PYD). D’où sa
demande insistante d’une zone tampon le long de sa frontière
sud, l’attentisme de ses troupes lors de la bataille de Kobane,
sa vive réaction lorsque Washington aide et arme le Front
démocratique syrien dirigé par le PYD, enfin son intervention
à Afrin puis à Idlib. En revanche, une bonne concertation
s’établit avec le gouvernement irakien et les autorités du
gouvernement régional du Kurdistan (KRG), qui s’engage à
ouvrir son territoire aux produits turcs et à contrer les activités
du PKK en Irak. Mais les incursions fréquentes de l’armée
turque dans le nord de l’Irak indisposent Bagdad.
La Turquie saisit l’occasion du Printemps arabe pour
soutenir l’action des Frères musulmans et les mouvements
apparentés, avec lesquels elle a des affinités idéologiques et
qui apparaissent vite comme la seule force organisée capable
de prendre le contrôle des événements. Elle devient ainsi la
base arrière de l’Armée syrienne libre. Il en est de même avec
l’Égypte du président Morsi et la Tunisie du gouvernement
contrôlé par Ennahda. Depuis le début 2020, la Turquie envoie
des combattants soutenir le gouvernement légal de Libye, qui
s’appuie sur des milices islamistes pour contrer le maréchal
Haftar. Elle coopère étroitement avec le Qatar, qui a accepté
d’accueillir une base militaire turque sur son sol : Ankara
entend affirmer ainsi son leadership sur le monde sunnite en
essayant de promouvoir son modèle d’islam politique et, ce
faisant, de contrer l’Arabie saoudite avec laquelle ses relations
se sont dégradées.
Le 31 mai 2010, l’abordage par la marine israélienne de la
« Flottille pour la liberté », affrétée par une ONG turque pour
apporter de l’aide humanitaire à Gaza, provoque la rupture des
relations diplomatiques avec l’État hébreu – elles ne seront
rétablies qu’en 2016. Depuis lors, les occasions de tensions
sont fréquentes, bien que des coopérations subsistent, y
compris dans des domaines sensibles.
La relation avec l’Iran reste officiellement bonne, même si
des désaccords et une certaine méfiance subsistent, notamment
sur la Syrie. La Turquie est un peu l’espace de respiration des
Iraniens, qui s’y déplacent sans visa. Les relations
économiques ont été affectées par l’embargo, bien que la
Turquie ait exprimé son désaccord sur les sanctions imposées
par les États-Unis. Tout en voulant éviter que l’Iran ne
devienne une puissance nucléaire, la Turquie reste hostile à
toute intervention armée, notamment américaine.
L’accumulation des contentieux avec les États-Unis, en
particulier l’appui fourni aux Kurdes du PYD, a contribué à un
rapprochement étonnant avec la Russie, l’ennemi héréditaire.
Moscou y voit l’occasion de distendre les liens de la Turquie
avec l’Occident, notamment avec Washington ; la Turquie, de
son côté, s’en sert pour conduire une politique indépendante
conforme à ses intérêts. L’achat de missiles russes S-400
manifeste spectaculairement ce partenariat. Cependant, cette
relation de circonstance reste fragile, compte tenu des
divergences des deux pays sur la Syrie ou la Libye. Malgré les
menaces de sanctions de Washington, on ne saurait parler de
rupture : les États-Unis restent le principal fournisseur de
l’armée turque. Et, paradoxalement, les présidents Trump et
Erdogan affichent des relations personnelles ostensiblement
amicales.
Au total, cette nouvelle politique turque, orientée en priorité
vers le Moyen-Orient, n’a pas été un franc succès. Certes, la
Turquie a pu éviter la création d’un Kurdistan syrien, mais ses
relations avec les pays arabes proches sont difficiles ; ceux-ci
la soupçonnent de « néo-ottomanisme ». Les Printemps arabes
ont échoué, à l’exception de celui de Tunisie. La Turquie n’en
reste pas moins un acteur avec lequel il faut compter.

On le voit, le jeu parfois brouillon des trois puissances


régionales que sont devenues Riyad, Téhéran et Ankara n’a
pas contribué à la stabilité du Moyen-Orient, bien au
contraire : il a plutôt aggravé le chaos qui y règne. La Russie
l’a très bien compris en établissant avec chacune d’elles des
relations qui relèvent essentiellement de la Realpolitik et lui
ont permis d’étendre son influence. Mais ces puissances
régionales ont des vulnérabilités et des comportements qui ne
leur permettent pas d’atteindre leurs objectifs. Manifestement,
elles n’ont pas tiré les leçons des échecs que les grandes
puissances elles-mêmes ont subis dans cette région en plein
chaos.
La révolution iranienne de 1979
et l’émergence de nouveaux États

Bernard Hourcade
Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre
de recherche sur le monde iranien, Paris

Ce fut une vraie révolution. Un événement violent et


souvent cruel qui a bouleversé durablement toute une nation.
Le monde académique et politique a pourtant longtemps refusé
de qualifier ainsi la « chute du chah », probablement en raison
de la fascination, de la peur et du rejet de l’islam politique ou
populaire, notamment à propos du statut des femmes. Enfin et
surtout, le conflit inégal entre la nouvelle République
islamique et les États-Unis a dominé le débat médiatique et
politique, surtout après la prise en otages des diplomates
américains (4 novembre 1979-20 janvier 1981). Une doxa
s’imposait : les Iraniens subissaient un « retour au Moyen
Âge », la stabilité du Moyen-Orient était menacée et
l’équilibre international entre les « grandes puissances »
fragilisé.
L’histoire des dernières décennies a montré que la
révolution iranienne de 1979 avait été le point de départ de
crises, de guerres, de révolutions et d’attentats terroristes qui
ont ravagé le Moyen-Orient et même atteint les États-Unis le
11 septembre 2001, mais comment expliquer ces réactions en
chaîne et cette hostilité à un nouveau régime politique toujours
qualifié de « menace » par les États-Unis ? Sans exonérer la
République islamique de ses lourdes responsabilités, la
réponse se trouve peut-être dans les États de la région et
surtout les « grandes puissances » qui n’ont pas su ou voulu
comprendre ce qui se passait vraiment en Iran.
Le refus – ou l’impossibilité – de voir une « révolution »
dans la chute du chah (16 janvier 1979) n’est-il pas à chercher
dans le contexte de la Guerre froide qui enfermait alors les
intellectuels comme les hommes politiques dans des
paradigmes et des méthodes devenus obsolètes ? La guerre
Irak-Iran (1980-1988), imposée par Bagdad à Téhéran dans le
but de renverser le régime islamique, ne serait-elle pas la vraie
source des guerres qui ont ravagé le Moyen-Orient puis touché
le monde entier ? Le monde n’a-t-il pas été davantage
bouleversé par les réactions internationales inappropriées que
par la violence d’une révolution locale qui a eu le tort
d’anticiper la fin du monde bipolaire ?

La première révolution postsoviétique


Certes, il n’était pas aisé de voir dans le drame iranien la
première révolution postsoviétique. La plupart des
observateurs ont été aveuglés à la fois par la nouveauté
spectaculaire d’un islam à la fois révolutionnaire et populaire,
et par l’activisme bien réel des mouvements politiques iraniens
marxistes. Trois ans après la chute de Saïgon, la chute de la
monarchie iranienne, « gendarme du golfe Persique » et
gardien du pétrole destiné au marché américain et européen, a
immédiatement été analysée comme une menace ayant
l’URSS pour bénéficiaire sinon pour origine. La prise en
otages de diplomates américains en novembre 1979, puis
l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge en décembre
confirmèrent cette crainte.
Pour Washington, Paris ou Londres, la « menace iranienne »
était donc comparable à la « menace soviétique » : un objet
politique bien connu qu’il convenait d’éradiquer au plus vite,
en usant des modèles d’analyse et des méthodes habituelles
durant la Guerre froide. Il suffirait de « changer le régime »
iranien au plus vite et de restaurer le pouvoir du chah, de
même qu’en 1953 le coup d’État anglo-américain avait
renversé Mohammad Mossadegh, coupable d’avoir nationalisé
le pétrole iranien.
De leur côté, les intellectuels de gauche comme Michel
Foucault ou Jean-Paul Sartre, conservant le même modèle
d’analyse, voyaient surtout la dynamique prolétarienne des
révoltes populaires et anti-impérialistes. Malgré le changement
radical de la politique iranienne à son égard, Israël fut peut-
être le seul État à saisir dans la dimension islamique de la
révolution iranienne une dynamique vraiment nouvelle et
durable, capable de faire l’unité du monde musulman, que les
accords de Camp David de septembre 1978 signés avec
l’Égypte venaient de briser.
La révolution iranienne a été très fortement marquée par les
idées tiers-mondistes, le non-alignement, les luttes contre
l’impérialisme américain et pour les indépendances nationales,
mais le slogan « ni Est ni Ouest, République islamique » allait
plus loin. Il ne se réduisait pas à la lutte prioritaire contre
l’impérialisme américain, ou à un tiers-mondisme neutre, mais
exprimait une ambition plus profonde de fierté nationale qui
impliquait également une prise de distance vis-à-vis de
l’Union soviétique et de l’Europe. Parmi les utopies de la
révolution, celle de l’indépendance fut probablement la plus
consensuelle. C’est d’ailleurs le premier mot de la devise
officielle de la République islamique (Indépendance, Liberté,
République islamique).
En ne percevant pas les dynamiques durables du
mouvement révolutionnaire et en usant des moyens politiques
et militaires habituels des conflits entre les deux blocs, les
États-Unis et leurs alliés ont échoué. Ils n’ont pas réussi à
renverser la République islamique et ont cumulé les revers de
l’Afghanistan à l’Irak et à la Syrie, en réprimant les Printemps
arabes ou en renforçant partout, y compris en Iran, les forces
despotiques en place. Leur principale erreur fut sans conteste
leur soutien à l’invasion de l’Iran par l’Irak de Saddam
Hussein en 1980. Avec cette politique de la canonnière, les
pays occidentaux espéraient retrouver leur pétrole et leurs
positions face à l’URSS et renverser rapidement la nouvelle
République islamique. L’écrasement militaire et politique de
l’Iran aurait également rassuré les régimes despotiques de la
région, effrayés par cette révolution populaire qui, en quelques
mois, venait de renverser une monarchie millénaire et de
proclamer une république, au nom de la liberté.
Ces réactions militaires d’un autre âge ont probablement eu
plus de conséquences que la révolution elle-même qui, au-delà
des slogans et violences, anticipait ou annonçait les
changements qui se sont amplifiés après l’effondrement
soviétique et la fin du système bipolaire : émergence de
nouvelles nations, affirmation d’une nouvelle classe moyenne
ne dépendant plus des héritages ethniques, fonciers ou du
commerce, et valorisation des cultures populaires, à
commencer par l’islam.

Construction d’un nouveau nationalisme


Fondé notamment sur une culture préislamique prestigieuse
et la littérature persane, le nationalisme iranien a été renforcé
par un nationalisme politique fondé sur le sentiment obsidional
d’être encerclé par des nations hostiles, qu’il s’agisse des
empires jadis ottoman, russe et britannique ou des États-Unis
qui exerçaient une tutelle de fait depuis plusieurs décennies
pour faire face à l’URSS voisine.
L’islam, par essence universaliste, s’est toujours heurté au
nationalisme iranien, souvent associé au rationalisme athée.
Ces deux modes de pensée ont très tôt divisé les acteurs de la
révolution de 1979 : ceux qui voulaient d’abord
l’indépendance nationale, iranienne, s’opposaient à ceux qui
donnaient la priorité à l’exportation d’une révolution islamique
régionale et même mondiale. Ce conflit entre islam et
nationalisme n’a jamais cessé, mais une synthèse originale
s’est faite à travers la guerre Irak-Iran : elle a ruiné le pays,
mais est devenue la guerre d’indépendance que l’Iran n’avait
jamais vécue. L’armée nationale, fierté du souverain déchu, et
les Gardiens de la révolution ont uni leurs forces contre une
agression qui visait autant la révolution islamique que
l’occupation du territoire national (et de son pétrole).
L’ayatollah Khomeyni n’a-t-il pas déclaré dès le début du
conflit : « La patrie est plus chère que la vie » ? Une phrase
impensable quelques jours auparavant.
Le nationalisme iranien, jusqu’alors virtuel et culturel, a
ainsi trouvé dans la guerre Irak-Iran une expérience fondatrice.
La « défense des intérêts nationaux » est devenue le premier
principe de la politique étrangère de la République islamique,
car la défense de l’islam passe désormais par celle de l’Iran.
Les programmes d’arme nucléaire et de missiles s’inscrivent
dans cette logique qui ne souffre aucun compromis.
La dimension idéologique et islamiste de cette guerre et des
ingérences de l’Iran dans les pays voisins, notamment au
Liban, n’a jamais disparu, mais doit être évaluée à cette
nouvelle aune nationale, y compris l’hostilité à Israël. Cette
dualité de l’identité nationale iranienne a été enracinée dans la
mémoire collective populaire : elle est désormais partagée par
des millions de vétérans, qu’ils soient anciens militaires,
Gardiens de la révolution ou simples miliciens (bassijis). Ce
nouveau nationalisme s’inscrit par ailleurs dans la continuité
historique de la Perse, dont la renaissance politique, au
XVIe siècle, s’est faite autour du chiisme, devenu religion
officielle.
Les autres pays de la région, et surtout les monarchies
pétrolières, qui ont acquis en quelques années une puissance
militaire et économique inégalée, n’ont pas construit une
identité politique nationale comparable. L’opposition,
désormais bien connue, entre les deux rives du golfe Persique
ne saurait donc se fonder sur les seules différences religieuses
ou ethniques séculaires qui n’ont jamais provoqué de guerres ;
elle tient aussi à la disparité des constructions étatiques et
nationales qui n’existaient pas sous cette forme dans les
années 1970. L’expression « arc chiite » désignant la politique
et l’action militaire de l’Iran en Irak, en Syrie et au Liban est
donc tout à fait efficace sur le plan médiatique pour mobiliser
les opinions publiques, mais elle est erronée, car elle ignore la
complexité de la nouvelle identité nationale iranienne qui
associe les héritages nationaux et islamiques présents en
germe dans la révolution de 1979, mais qui ont été associés
par une guerre imposée de l’extérieur.

L’expérience de l’islam politique


L’Iran est le seul État à avoir fait l’expérience de l’islam
politique (Pakistan et Mauritanie exceptés) pendant quatre
décennies, alors que l’expression « République islamique »
semblait être un oxymore, un système voué à un échec rapide.
Cette stabilité politique interroge et ne saurait s’expliquer
uniquement par l’efficacité et la dureté de la répression
policière du régime islamique.
Le régime a tout d’abord assez bien géré l’héritage d’une
révolution populaire où des millions de gens modestes laissés
pour compte par le régime précédent se sont rassemblés pour
protester contre le despotisme impérial à l’instigation du clergé
chiite, qui avait conservé une forte emprise morale. Cette
mobilisation religieuse et populaire, associée aux milliers de
militants intellectuels libéraux ou marxistes qui revendiquaient
la liberté, a transformé les processions de l’achoura
commémorant la mort de l’imam Hossein en manifestation
politique victorieuse.
La fierté retrouvée de l’islam populaire aurait pu, comme
par le passé, être contrôlée et marginalisée par une élite
d’hommes politiques et technocrates laïques ; elle a au
contraire continué de dominer la sphère politique iranienne,
grâce à une autre élite, celle du clergé chiite. Environ 200 000
mollahs bien organisés de façon hiérarchique sur tout le
territoire, sous la houlette d’ayatollahs respectés, ont motivé,
encadré puis maintenu dans leur mouvance idéologique ces
millions de fidèles devenus des acteurs politiques.
Le conflit politique entre le « régime islamique » et les
opposants n’a pas pris fin après l’élimination des partis
libéraux, démocratiques ou marxistes, dont les leaders ont été
exécutés ou contraints à l’exil. Très lentement, les utopies de
liberté et de république de la révolution ont continué de se
développer et surtout de se diffuser dans l’ensemble de la
population.
Malgré l’accaparement du pouvoir par le clergé après la
destitution, en 1981, du premier président élu, Abolhassan
Bani Sadr, le gouvernement n’a jamais cessé de respecter la
forme sinon l’esprit de la Constitution, notamment pour les
élections. Tous les Iraniens se sont ainsi approprié le droit de
vote. Ils n’hésitent pas à manifester avec force lorsque la
fraude est trop évidente, comme lors de la réélection contestée
de Mahmoud Ahmadinejad en 2009. Les Iraniens sont devenus
républicains. Ils ont pris au mot les appels de 1979 en faveur
de la liberté et de la république et obligent à des compromis
les partisans d’un islam politique radical et du pouvoir absolu
du Guide suprême.
L’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire signé avec les
six plus grandes puissances du monde (Allemagne, Chine,
États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie), dont le « grand
Satan » américain, est l’aboutissement le plus significatif de
cette évolution à laquelle le Guide suprême de la République
islamique a été contraint de souscrire. Pour la première fois, la
sécurité du pays et l’intérêt national étant en jeu, une partie de
l’élite politique islamique faisait passer la république avant
l’islam.
Ne nous méprenons pas : il n’est pas question d’un
changement de régime politique, mais, sur le plan idéologique,
la dynamique en cours traduit à la fois un « échec de l’islam
politique », pour reprendre l’expression d’Olivier Roy, et
l’implication de la très nombreuse population
« traditionnelle » pour qui l’islam n’est plus l’unique solution
aux problèmes. Cette très dure expérience politique montre
peut-être que la révolution de 1979 recélait les germes d’une
démocratisation par la base plus durable que l’« islamisation
par la base » que l’on croyait irréversible et universelle.

Une société islamique ou mondialisée ?


Après les réformes de la « révolution blanche » des années
1960 (réforme agraire, droit de vote pour les femmes,
développement de l’instruction et des universités,
développement de l’industrie et des villes…), l’Iran des années
1970 poursuivait avec succès sa transformation vers la
« Grande civilisation ». Une nouvelle classe moyenne
« moderne », ouverte à l’international, émergeait de cette
puissance régionale forte, amie des Américains et Européens.
En imposant brutalement les règles et coutumes islamiques
traditionnelles toujours en usage dans la majorité de la
population, notamment le port du voile aux femmes, le
nouveau régime révolutionnaire a logiquement suscité
l’opposition d’une grande partie de la classe moyenne qui
s’était unie aux foules islamiques pour renverser un régime
impérial dont elles critiquaient le despotisme et non la
politique économique et sociale. Pour le clergé au pouvoir,
l’obligation de respecter la culture populaire fut un moyen de
marginaliser et stigmatiser cette opposition culturelle et
politique, mais cela n’a pas enrayé le développement rapide
d’une nouvelle classe moyenne issue des milieux populaires et
tournée vers la mondialisation, comme dans les années 1970.
On n’a souvent retenu de la révolution iranienne que la
réalité très médiatisée d’un « Iran des mollahs », en ne voyant
dans les nombreux Iraniens contraints à l’exil et dans la
résistance d’une partie de la société que les possibles agents du
« changement de régime » tant souhaité par les États-Unis. On
a beaucoup moins relevé la place occupée par les cadres et
technocrates hostiles au despotisme clérical comme jadis à
celui du régime impérial qui ont permis la survie de
l’économie nationale, la continuité des services et qui, surtout,
ont entretenu et développé un contre-pouvoir dans une société
qui ne cesse de revendiquer plus de liberté et d’ouverture
internationale.
En effet, le consensus populaire sur les règles islamiques est
vite devenu caduc avec le développement rapide de
l’instruction, notamment celle des filles, et dans les zones
rurales et pauvres. La révolution de 1979 avait éclaté au
moment où, pour la première fois, la proportion de la
population iranienne alphabétisée et celle vivant en ville
avaient dépassé le seuil symbolique de 50 %. Mais ces
indicateurs de changement n’ont jamais cessé de progresser,
pour atteindre respectivement 92 % et 78 % en 2016. Le
nombre moyen d’enfants par femme est passé de sept à
l’époque du chah à moins de deux. Le changement culturel qui
avait touché les grandes villes concerne désormais l’ensemble
du territoire, même si de profondes inégalités sociales et
géographiques subsistent.
Malgré la répression et les entraves au changement
imposées par les forces religieuses au pouvoir, la société
iranienne est devenue l’une des plus socialisées du monde
musulman. C’est notamment le cas parmi les jeunes
générations et les femmes. Grâce à l’éducation et aux médias,
la quasi-totalité des Iraniens ont désormais connaissance de la
vie du monde, même s’ils n’en partagent pas l’expérience. Les
utopies de la classe moyenne de 1979, qui voulait à la fois
l’ouverture internationale et la liberté, sont désormais
largement partagées, même par une partie des élites au
pouvoir. On voit ainsi certains anciens Gardiens de la
révolution devenus ingénieurs, gérants d’entreprise,
professeurs ou députés, mesurer avec inquiétude le fossé qu’ils
ont creusé entre la tradition islamique et leur volonté de jouer
pleinement un rôle économique et politique – et pas seulement
militaire – dans le monde contemporain. En réaction, les
islamistes radicaux renforcent la censure et la répression
politique contre l’« agression culturelle occidentale », mais
cela semble un combat d’arrière-garde.
La place donnée à la liberté individuelle, aux droits de
l’Homme, et notamment aux droits des femmes, est en effet
devenue centrale. En dénonçant l’instrument d’oppression du
voile islamique, on a sous-estimé à quel point ce vêtement
était aussi pour les femmes des milieux populaires un moyen
d’accéder à l’espace public. Avec leur tchador, elles ont
d’abord défilé dans les rues à l’appel de l’ayatollah Khomeyni
et plus tard pour exiger de participer à la vie publique.
D’autres voies auraient certainement été préférables, mais
l’histoire est ainsi faite. L’exigence de liberté semble réunir
aujourd’hui la nouvelle classe moyenne des années 2000 et de
nombreux anciens révolutionnaires de 1979.
La révolution iranienne de 1979 a déclenché une chaîne de
bouleversements dont on n’entrevoit pas encore la fin. Parce
qu’il s’agissait d’une véritable révolution, porteuse de
nouveaux paradigmes et de modes d’expression inconnus,
personne n’en a pris la mesure. Les analystes, les théoriciens
comme les États ont donc utilisé les méthodes éprouvées mais
obsolètes de la Guerre froide. On constate aujourd’hui à quel
point ces réactions ont provoqué, au Moyen-Orient et dans le
monde, plus de drames que la chute spectaculaire du régime
impérial iranien. De son côté, la République islamique d’Iran,
écrasée par des agressions et sanctions incessantes, s’est
souvent comportée de la même manière que le régime impérial
déchu, en employant les méthodes de gouvernement héritées
des despotismes anciens. Quant aux États-Unis, ils ont mis du
temps à comprendre – ou n’ont toujours pas compris – ce qu’il
y avait en germe dans la prise en otages de leurs diplomates :
l’annonce que leur suprématie mondiale était finissante et
devrait désormais compter avec de nouveaux « petits » États
émergents.

Pour en savoir plus


Fariba ADELKHAH, La Révolution sous le voile. Femmes
islamiques en Iran, Karthala, Paris, 1991.
Jean-Pierre DIGARD, Bernard HOURCADE et Richard YANN, L’Iran
au XXe siècle. Entre nationalisme, islam et mondialisation,
Fayard, Paris, 2007.
Bernard HOURCADE, « Iran : révolution islamique ou du tiers-
monde ? », Hérodote, Paris, no 36, 1985, p. 138-158.
Bernard HOURCADE, Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une
renaissance, Armand Colin, Malakoff, 2016.
Pierre RAZOUX, La Guerre Iran-Irak, 1980-1988. Première
guerre du Golfe, Perrin, Paris, 2013.
Olivier ROY, L’Échec de l’islam politique, Seuil, Paris,
1992.
Le rôle du pétrole du Golfe dans
le système international depuis les années
1950

Matthieu Auzanneau
Directeur du Shift Project, groupe de réflexion
sur la transition énergétique

Le Moyen-Orient recèle pratiquement la moitié des


« réserves prouvées » de pétrole. En tant que source principale
d’énergie abondante et bon marché, il reste le cœur de
l’économie mondiale. Ce statut s’est imposé à partir du
moment où les géologues occidentaux ont pris la mesure de la
taille inouïe des « lacs de pétrole » disponibles autour du golfe
Persique : à la veille de la Première Guerre mondiale pour ce
qui allait devenir l’Iran et l’Irak, dans les années 1930 en
Arabie saoudite. Aujourd’hui, Iran et Irak détiennent chacun
presque un dixième des réserves de pétrole encore
exploitables, l’Arabie saoudite presque un cinquième.
Pour exercer une quelconque puissance, il faut disposer de
ressources en énergie adéquates. L’accès aux sources de brut
de Mossoul, au nord de l’actuel Irak, fut l’un des principaux
butins que se disputèrent les vainqueurs au sortir de la Grande
Guerre. Puis Hitler rêva d’opérer à Bassora la jonction des
forces de l’Axe. Mais c’est à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale que « le Golfe » acquit son statut de centre
énergétique de l’échiquier géostratégique, après que l’US
Navy eut compris que les États-Unis, alors premiers
producteurs mondiaux, ne pouvaient pas étancher la soif de
brut de leurs alliés dans l’économie d’après-guerre.
De la Seconde Guerre mondiale au premier choc
pétrolier : la loi des « sept sœurs »
Le plan Marshall prévoyait de brancher sur l’Europe de
l’Ouest et le Japon la pompe à pétrole flambant neuve du
Golfe, rapidement développée par les grandes compagnies
anglaises mais surtout américaines, découvreuses et seules
maîtresses de l’or noir d’Arabie saoudite, la reine au centre de
l’échiquier. Le pacte pétrole contre sécurité scellé à bord du
Quincy le 14 février 1945, une semaine après Yalta, entre
Roosevelt et Ibn Saoud, fondateur de l’Arabie saoudite, pose
l’axe primaire de l’ordre industriel de la seconde moitié du
XXe siècle.

Cette alliance entre une dynastie de Bédouins et la nation la


plus puissante du monde n’a bien sûr rien d’une union entre
égaux. Le dominium économique mis en œuvre par les
compagnies pétrolières américaines en Arabie saoudite
présente beaucoup de points communs avec les protectorats de
l’Empire britannique. À partir des années 1950, la quasi-
totalité des structures techniques et institutionnelles du pays
sont conçues et construites par des Américains.
En Iran et en Irak, pétroliers américains et anglais installent
des condominiums – les Français de la CSP, l’ancêtre de Total,
y occupant des strapontins. En août 1953, un coup d’État
orchestré par la CIA met un terme au gouvernement de
Mohammad Mossadegh, Premier ministre iranien qui avait eu
l’audace de nationaliser le pétrole. En Irak, au début des
années 1960, la CIA tente de faire destituer et sans doute
assassiner le général Kassem, qui cherche en 1961 à limiter les
prérogatives des pétroliers occidentaux. Elle soutient le parti
Baas lors de la prise de pouvoir de celui-ci en 1963, et compte
alors vraisemblablement parmi ses contacts le jeune Saddam
Hussein, figure montante du nouveau régime. En Arabie
saoudite enfin, les services de renseignement de l’Arabian
American Oil Company (Aramco) contrecarrent les velléités
réformistes de l’entourage du fils et premier successeur d’Ibn
Saoud, le roi Saoud al-Saoud, qui cherche à contrôler la manne
pétrolière. Ce dernier est gommé de l’histoire officielle après
sa destitution en 1964 par son frère Fayçal, lequel déclare un
jour : « Après Allah, nous avons confiance en l’Amérique. »
Durant les années 1950 et 1960, et sans doute jusqu’au choc
pétrolier de 1973, la production du Golfe est régentée par le
cartel secret des majors anglo-saxonnes : l’accord « Tel Quel »
(« As Is »). Dans les années 1950, ces compagnies sont
surnommées les « sept sœurs1 » par Enrico Mattei, patron de la
compagnie pétrolière nationale italienne vraisemblablement
assassiné par la mafia le 27 octobre 1962, après avoir tenté
d’entamer le contrôle du cartel sur le pétrole arabe.
Le maintien de ce cartel, créé un an avant la crise de 1929
dans le château écossais d’Achnacarry, était indispensable aux
yeux des pétroliers anglo-saxons pour prévenir le risque de
surproduction. Car, malgré la croissance exponentielle de la
demande, il y a trop de pétrole disponible au cours des Trente
Glorieuses. Aussi la production doit-elle être discrètement
ajustée, les vannes d’un Irak divisé par les factions étant plus
faciles à fermer que celles du soupçonneux chah d’Iran, ou que
celles de l’Arabie saoudite, trop précieuse pour que les
pétroliers américains risquent de se l’aliéner.
Le cartel très officiel de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP) est créé pour faire pièce à celui
des « sept sœurs ». Elle est constituée à l’initiative de l’un des
réformateurs de l’entourage du roi Saoud al-Saoud, Abdullah
al-Tariki, le 14 septembre 1960, après un coup de force du
patron de l’aînée des « sept sœurs », la future Exxon. Mais
l’OPEP reste longtemps démunie, à cause de l’offre
surabondante. Et l’« arme du pétrole » tombe comme une épée
dans l’eau quand les producteurs arabes veulent châtier Israël
lors de la guerre de 1967.
À la fin des années 1960, la Libye de Mouammar Kadhafi
ouvre la brèche, et obtient la hausse du prix du baril, jusque-là
réclamée en vain par l’OPEP. Mais cela ne devient possible
que lorsque la croissance de la production mondiale de brut
commence à peiner à suivre une demande poussée par la
croissance économique à l’apogée des Trente Glorieuses.
La situation achève de se renverser lorsque la production
américaine de brut amorce un long déclin à partir de 1970.
Phénomène fondamentalement géologique, ce déclin,
uniquement stoppé après la crise de 2008 par le boom du
« pétrole de schiste », déclenche une avalanche de
conséquences géopolitiques.
Le passage d’un marché dominé par la demande à un
marché dominé par l’offre permet d’affûter l’« arme du
pétrole ». Le choc de 1973 marque la fin des Trente
Glorieuses. En réaction à la guerre du Kippour en octobre, les
pays arabes de l’OPEP, emmenés par l’Arabie saoudite,
imposent une réduction limitée de leurs exportations. Le roi
Fayçal, féal de l’Oncle Sam et dont l’embargo est organisé par
des compagnies américaines, continue de ravitailler l’armée
américaine au Vietnam. Les conséquences les plus sévères se
font avant tout sentir durant plusieurs semaines dans les pays
d’Europe de l’Ouest et au Japon.
1973-2008 : perpétuation de l’hégémonie
américaine dans un bain mortel de pétrodollars
Le vrai choc de 1973, qui enclenche la destructrice hausse
des cours du brut, marquant peut-être une mi-temps dans
l’histoire industrielle, est provoqué non pas par des chefs
d’État arabes, mais par le chah d’Iran, alors le plus puissant
allié des États-Unis au Moyen-Orient. Le 23 décembre, dans
un communiqué que la presse américaine surnomme « le
massacre de la veille de Noël », Mohammad Reza Pahlavi
annonce la multiplication par deux du prix du baril. Il justifie
la hausse par la nécessité d’accroître les cours du brut pour
qu’ils atteignent le niveau minimal à partir duquel
l’exploitation de nouvelles sources d’énergie devient rentable.
De fait, dès janvier 1974, les majors occidentales se lancent
dans le développement rapide des premières sources
complexes (et donc chères) de pétrole depuis longtemps
convoitées : la mer du Nord et l’Alaska. Le cheikh Yamani,
longtemps ministre saoudien du Pétrole, racontera avoir
demandé au chah les raisons de son coup de force, dont le roi
Fayçal redoutait qu’il n’entraîne un châtiment de la part de
Washington. Mohammad Reza Pahlavi aurait répondu :
« Demandez à Henry Kissinger, c’est lui qui veut un prix plus
élevé2. »
Dans un rapport confidentiel en décembre 1974, Henry
Kissinger conclut que les réserves américaines de pétrole et de
gaz permettront à l’avenir de répondre à la demande, mais
uniquement « en supposant que les prix seront suffisamment
élevés3 ». En février 1975, Kissinger propose même, en vain,
aux alliés européens de s’entendre sur un prix plancher : il
s’agit de protéger les investissements en Alaska et en mer du
Nord, et dans le nucléaire. Ainsi la place centrale du pétrole du
Golfe ne se comprend-elle qu’au sein d’une partie plus vaste.
L’explosion du flot de pétrodollars engendrée par le choc de
1973 a souvent été canalisée au profit de diverses industries et
banques occidentales (parfois selon les termes d’accords
officiels dont les détails sont tenus secrets, comme celui signé
dès le 4 juin 1974 à Washington par le roi Fahd d’Arabie
saoudite). Ce flot alimente notamment une course à
l’armement qui débouche, après la révolution iranienne, sur la
guerre Iran-Irak (1980-1988).
L’inévitable processus de nationalisations, brutal en Iran, a
lieu sans trop de heurts et dans la plus grande discrétion entre
pays producteurs arabes et compagnies anglo-saxonnes, celles-
ci conservant l’essentiel du contrôle du fret et du raffinage.
Redoutant à la fois l’Iran de Khomeyni, l’Irak de Saddam
Hussein et l’Armée rouge qui entre en Afghanistan le
24 décembre 1979, le royaume saoudien devient le principal
financeur des opérations clandestines de la CIA de la fin de la
Guerre froide (ce dont témoignent en partie les scandales de
l’Irangate, puis de la faillite de la cryptique banque BCCI). En
Afghanistan, ces financements développent des réseaux de
combattants islamistes desquels émergent le mouvement
terroriste Al-Qaida dans les années 1990.
Tandis qu’une part considérable du budget de l’URSS est
engloutie dans un bourbier afghan qu’alimentent les
pétrodollars du Golfe, l’ouverture totale des vannes
saoudiennes, à la fin de l’année 1985, provoque un
effondrement des cours du baril. Cet effondrement saigne à
blanc l’économie soviétique, selon une stratégie devisée par un
conseiller de David Rockefeller, le petit-fils du fondateur de la
Standard Oil longtemps P-DG de la Chase Manhattan, alors la
plus grosse banque du monde.
Les revirements américains pendant la guerre Iran-Irak,
toujours en faveur du camp momentanément le plus faible,
dessinent les contours d’une probable stratégie de « double
endiguement » des deux poids lourds de la région. Washington
a sans doute pour but de rester le maître ultime de la pompe à
pétrole du Golfe, tandis que la production de brut américaine
continue de décroître au cours des années 1980, au Texas, en
Oklahoma, en Californie, sans que les nouveaux puits tout au
nord de l’Alaska n’inversent la tendance.
Face à l’invasion des troupes de Saddam Hussein en Iran,
Washington laisse d’abord faire, de 1980 à 1983, les livraisons
à Téhéran de matériel militaire en provenance d’Israël,
notamment les redoutables missiles antichars américains
TOW. L’équipement de l’armée de la République islamique,
datant du chah, est essentiellement américain. Sans livraisons
de pièces détachées, cette armée ne peut aller loin.
Mais lorsque l’Irak perd l’avantage, à partir de 1984,
Washington, par la voix de Donald Rumsfeld, permet cette fois
à Saddam Hussein d’avoir recours à l’arme chimique (ce dont
ce dernier ne se prive pas), tout en faisant miroiter la
construction par Bechtel d’un pipeline contournant la zone de
conflit à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate. La balance
penche à nouveau en faveur de l’Irak.
En novembre 1986 éclate le scandale de l’Irangate, qui
montre que les États-Unis livrent à l’Iran des armes, dont le
paiement (en pétrodollars) finance des opérations noires de la
CIA, notamment au Nicaragua – financement auquel il sera
plus tard révélé que participent aussi des Saoudiens, en
particulier le frère aîné d’Oussama Ben Laden, Salem,
partenaire d’affaires d’un proche du camp Bush, Jim Bath.
Ronald Reagan accroît considérablement la pression sur l’Iran.
Au terme d’une « guerre des tankers » livrée au-dessus des
eaux du Golfe par deux camps s’affrontant via des chasseurs
bombardiers américains (et français), et auxquels Washington
fournit équitablement des photos satellites truquées,
l’intervention de l’US Navy, en avril 1988, finit par pousser
l’Iran, exsangue, à accepter un cessez-le-feu.
Le 2 octobre 1989, le nouveau président George H. W. Bush
signe sa directive secrète de sécurité nationale no 26, qui
stipule que « l’accès au pétrole du golfe Persique et la sécurité
des pays amis clés dans la zone sont vitaux pour la sécurité
nationale des États-Unis », précisant que son gouvernement
« devra rechercher, et tenter de faciliter, des opportunités pour
les firmes des États-Unis afin que celles-ci participent à la
reconstruction de l’économie irakienne, en particulier dans le
domaine de l’énergie4 ».
La clé de ces tortueuses menées, qui valurent à Ronald
Reagan une menace d’impeachment, est fournie en 2012 par
Henry Kissinger qui décrit la stratégie de l’Oncle Sam autour
du Golfe : « Empêcher tout pouvoir dans la région d’émerger
en tant qu’hegemon ; garantir la libre circulation des
ressources en énergie. » L’inusable « diviser pour mieux
régner ».
Ce principe semble également à l’œuvre pendant la guerre
du Golfe en 1991, durant les années d’impitoyable embargo
infligé ensuite à la population irakienne, lors de l’invasion de
l’Irak en 2003, et jusqu’à l’échec final de l’occupation
américaine et le terme du mandat de Bush junior en 2008.
Les troupes de Saddam Hussein envahissent le Koweït le
2 août 1990, prétendant que les Koweïti ont profité de la
guerre Iran-Irak pour faire des forages obliques sous la
frontière et pomper l’or noir irakien. Après avoir constitué une
puissance coalition internationale pour venir en aide au
Koweït (où son ancienne compagnie pétrolière avait fait, dans
les années 1960, le premier forage offshore), et vaincu
aisément l’armée irakienne, George H. W. Bush ne tente pas
de destituer Saddam Hussein, pourtant présenté comme un
« nouvel Hitler ». Son conseiller stratégique, Brent Scowcroft,
longtemps bras droit de Kissinger, précisera : « Ni les États-
Unis ni les pays de la région ne souhaitaient voir l’Irak
imploser. Nous étions préoccupés par l’équilibre des pouvoirs
à long terme pour diriger le Golfe. » Cette logique semble
reprise par l’administration Clinton, dont la cheffe de la
diplomatie, Madeleine Albright, explique en 1996 que les
centaines de milliers de morts d’enfants causées par l’embargo
contre l’Irak sont « le juste prix à payer ».
Lors d’une conférence internationale de pétroliers en
novembre 1999 à Londres, Dick Cheney, secrétaire à la
Défense durant la guerre du Golfe, devenu patron du géant des
services pétroliers Halliburton, remarque que le Moyen-
Orient, « avec les deux tiers du pétrole et les coûts les plus bas,
recèle toujours le trésor ultime ». Puis il déplore que, « même
si les compagnies sont pressées d’avoir un meilleur accès là-
bas, les progrès continuent à être lents ». Celui qui sera élu un
an plus tard vice-président des États-Unis rappelle la
préoccupation fondamentale de l’industrie pétrolière : « Ce
fichu problème qui fait qu’une fois que vous trouvez du
pétrole et que vous le pompez hors du sol, vous devez vous
retourner et en trouver plus, ou bien mettre la clé sous la
porte. » Et de d’interroger : « Donc, d’où est-ce que ce pétrole
va venir ? »
Que reste-t-il des mobiles de l’invasion de l’Irak en 2003,
une fois dissipés les mensonges sur le lien entre Saddam
Hussein et Al-Qaida et les stocks d’armes de destruction
massive (essentiellement américaines et datant de la guerre
Iran-Irak) prétendument encore détenues par Bagdad en
2003 ? Pragmatique, le Times de Londres titre quelques mois
avant l’invasion : « L’Ouest entrevoit des trésors étincelants
dans les champs pétroliers géants » de l’Irak. En 2007, Alan
Greenspan, président sortant de la Fed, la banque centrale
américaine, se dit « peiné qu’il soit politiquement déplacé de
reconnaître ce que tout le monde sait : la guerre d’Irak a
largement à voir avec le pétrole ». Le général John Abizaid, à
la tête de l’état-major interarmées américain pour le Moyen-
Orient de 2003 à 2007, admet en 2008 : « Bien sûr qu’il s’agit
de pétrole, nous ne pouvons pas vraiment le nier. »
Au cours des années 2000, la distance relative prise par
l’Arabie saoudite à l’égard des États-Unis tient à la
personnalité du nouveau roi Abdallah, au désamour et à la
défiance mutuelle consécutive aux attentats du 11 septembre
2001, mais également à l’espoir déçu de Washington de voir
les capacités de production saoudiennes s’accroître
considérablement pour maintenir un prix du brut bas. L’offre
pétrolière peine alors à suivre l’essor de la demande entraîné
par la croissance explosive de la Chine. La production de la
Saudi Aramco s’affaisse de 2004 à 2007 (avant que de
nouveaux forages ne rétablissent la situation). Le cours du
baril croît de façon vertigineuse et inédite, dépassant les cent
dollars pendant la crise de 2008. Cette inflation du prix du brut
joue un rôle majeur dans le déclenchement de cette crise : elle
draine les budgets des ménages américains modestes et
endettés, et justifie une hausse du taux directeur de la Fed qui
va rendre de plus en plus délicat le financement des prêts
immobiliers, et en particulier celui des funestes subprimes.

L’inexorable prépondérance du Golfe dans


le nouveau jeu multipolaire
2008 est aussi l’année du franchissement du pic historique
de la production mondiale de pétrole conventionnel, le pétrole
liquide classique qui constitue toujours les trois quarts de la
production mondiale de brut. Le boom spectaculaire de la
principale forme de pétrole non conventionnel à partir de 2010
autorise les États-Unis à se mettre relativement en retrait au
Moyen-Orient5.
Les atermoiements de l’administration Obama pour
intervenir face à Bachar al-Assad en Syrie n’ont pas arrangé
les relations entre Washington et la maison des Saoud. Au
début de la guerre civile en Syrie, l’Arabie saoudite
s’inquiétait de voir Damas, Téhéran et Bagdad faire part de
leur souhait commun de construire un gazoduc qui permettrait
d’acheminer jusqu’en Méditerranée le gaz naturel iranien du
très vaste champ offshore de South Pars, que se partagent
l’Iran et le Qatar. Ce projet confirme le renforcement d’un axe
Iran-Irak-Syrie fermement dominé par Téhéran, avec l’appui
vigilant de Moscou.
Les hésitations de Washington n’ont laissé que
provisoirement place à une intervention plus ferme de l’armée
américaine, le temps de reprendre à Daech, entre octobre 2016
et juillet 2017, le contrôle de la région de Mossoul, un
territoire dépositaire d’une partie substantielle des très amples
réserves de brut de l’Irak.
Pétroliers chinois et russes se sont avancés dans le vide
(relatif) laissé par les États-Unis en Irak, en particulier dans les
champs de Rumaila et Qurna West, où PetroChina, CNOOC et
Sinopec côté chinois, Lukoil, Gazprom et Rosneft côté russe
se sont taillé des parts de rois, au cours de la vente aux
enchères de concessions proposées par Bagdad en juin 2009,
après de longues années de troubles confinant souvent à la
guerre civile. Des concessions que, pour des raisons à la fois
sécuritaires et économiques, les majors occidentales n’ont pas
voulu, su ou pu largement s’arroger, malgré le déclin de
nombreux champs ailleurs que dans le Golfe.
L’avancée des pétroliers russes et chinois est un phénomène
nouveau au Moyen-Orient. Il se manifeste par la part
prépondérante de la Chine parmi les clients du pétrole iranien,
et par le soutien afférent de Pékin à Téhéran. Il se manifeste
aussi par valse-hésitation que dansent Riyad et Moscou, et par
la constitution de l’« OPEP + », une organisation informelle
mais très puissante lorsqu’elle parvient à s’aligner, puisque ses
membres contrôlent près de 60 % de la production et 80 % des
réserves mondiales. Constituée pour la première fois lors d’un
sommet à Alger en septembre 2016, cette organisation
rassemble tous les pays de l’OPEP, le Mexique, quelques
producteurs asiatiques et surtout, derrière Moscou, l’ensemble
des producteurs d’ex-URSS (Russie, Kazakhstan et
Azerbaïdjan). Elle a su, depuis 2018, limiter sa production
pour prévenir l’effondrement des cours que menaçait
d’entraîner le boom du pétrole de schiste américain ; une
fermeture très partielle des vannes a incidemment permis de
maintenir à flot les opérateurs très endettés dudit pétrole de
schiste. Cette organisation a semblé voler en éclats au cours de
la crise de la Covid-19, mais peut-être de façon apparente et
provisoire, tant les intérêts communs demeurent puissants.
La raison fondamentale de l’avancée inédite de la Russie et
de la Chine au Moyen-Orient (ainsi qu’au Soudan pour la
Chine et depuis peu en Libye pour la Russie) pourrait-elle être
le déclin de la production de pétrole conventionnel très
importante de la Chine depuis 2015 et de la production russe
promis pour la décennie 20206 ? Ces déclins pourraient
justifier la consolidation d’une vaste ellipse Moscou-
Damas/Bagdad-Téhéran-Pékin, dont les foyers énergétiques
semblent occupés par les champs à fort potentiel du sud de
l’Irak, d’un côté, et de l’autre par ceux de Sibérie, vieillissants
aux pieds de l’Oural et en plein essor à l’Est, à portée de
pipeline de l’Asie.
Quoi qu’il en soit, le golfe Persique devrait voir se renforcer
sa place au centre de l’échiquier énergétique mondial, bien
souvent pour le malheur de ses populations, tandis que les
productions de pétrole conventionnel chutent bien souvent
ailleurs, et que, même avec la pérennisation incertaine de
l’essor du « pétrole de schiste », les États-Unis devraient
demeurer importateurs nets de brut. De reine en ce centre
inexorable de l’échiquier pétrolier, l’Arabie saoudite de
Mohammed Ben Salman al-Saoud pourrait tenir le rôle du fou,
toujours sous la menace de la puissance iranienne voisine,
hostile et acculée, mais confortée par le soutien russe et
chinois.

Pour en savoir plus


Matthieu AUZANNEAU, Or noir. La grande histoire du pétrole,
La Découverte, Paris, 2015.
John M. BLAIR, The Control of Oil, Vintage Books, New
York, 1978.
BP, Statistical Review of World Energy 2020.
Larry EVEREST, Oil, Power and Empire. Iraq and the US
Global Agenda, Common Courage Press, Monroe, 2003.
Robert FISK, La Grande Guerre pour la civilisation.
L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005)
(trad. de l’anglais par Laurent Bury et alii), La
Découverte, Paris, 2005.
Stephen KINZER, All the Shah’s Men. An American Coup
and the Roots of Middle East Terror, John Wiley & Sons,
Hoboken, 2003.
Craig UNGER, House of Bush, House of Saud. The Secret
Relationship Between The World’s Two Most Powerful
Dynasties, Scribner, New York, 2004.
Robert VITALIS, America’s Kingdom. Mythmaking on the
Saudi Oil Frontier, Verso, Londres, 2009.
1. Il s’agit de l’Anglo-Iranian Oil Company (aujourd’hui BP), la Gulf Oil (qui fera plus tard partie de Chevron), la Royal Dutch Shell, la Standard Oil
Company of California (SoCal, devenue Chevron), la Standard Oil Company of New Jersey (Esso, plus tard Exxon, fait maintenant partie
d’ExxonMobil), la Standard Oil Company of New York (Socony, plus tard Mobil, fait désormais également partie d’ExxonMobil) et Texaco (fusionné
plus tard avec Chevron).

2. Oliver MORGAN et Fayçal ISLAM, « Saudi dove in the oil sink », The Observer, 14 janvier 2001.

3. « Implications of worldwide population growth for U.S. security and overseas interests », National Security Study Memorandum, Washington,
décembre 1974, consultable sur <pdf.usaid.gov>, p. 41.

4. « National Security Directive 26 », <www.fas.org>.

5. Relativement, puisque deux porte-avions nucléaires et leurs escadres se relaient toujours dans le golfe Persique, et que les chefs de la famille Saoud
figurent toujours parmi les leaders politiques que les présidents américains rencontrent le plus souvent.

6. Matthieu AUZANNEAU, « L’Union européennqe risque de subir des contraintes fortes sur les approvisionnements pétroliers d’ici à 2030 », 23 juin
2020, consultable sur <http://theshiftproject.org>.
Les puissances au Moyen-Orient :
dangereux nouveau « grand jeu » ?

Frédéric Charillon
Professeur des universités en science politique
(UCA), coordonnateur des enseignements de questions
internationales à l’ENA

Au crépuscule de la bipolarité, en 1990-1991, tout incitait


les observateurs à parler de Pax americana au Moyen-Orient.
Une installation militaire massive des États-Unis, alliés aux
monarchies du Golfe, succédait à la démonstration de force
technologique de l’opération « Tempête du désert » (une
coalition de trente-cinq pays et près de 940 000 hommes, dont
535 000 Américains, qui avait libéré le Koweït de l’occupation
irakienne). Trente ans, quelques conflits, deux enlisements,
plusieurs Printemps et guerres civiles arabes plus tard, le décor
a radicalement changé.
Une succession de surprises stratégiques a conduit à un
désengagement américain et européen, moins choisi
qu’imposé par des revers nombreux. Mais l’Occident n’a pas
le monopole du déclin : les diplomaties arabes s’effacent, elles
aussi, pour laisser l’agenda aux politiques étrangères
régionales non arabes (Israël, Iran, Turquie). L’ensemble
aboutit à un vide de puissance dans une zone où la puissance a
horreur du vide. Qui, alors, pour le combler ? Moscou et
Ankara s’y essaient avec quelque succès dont la durabilité
reste à démontrer, Pékin reste prudent mais actif, d’autres
prennent date timidement. Le « Grand Jeu » moyen-oriental
reste confus, donc d’autant plus dangereux, pour le plus grand
bonheur des stratégies non étatiques qui s’y déploient.
Échecs des recompositions régionales
La région ne s’est jamais distinguée par sa monotonie
diplomatique. Mais les trois dernières décennies, ouvertes sur
l’espoir du processus d’Oslo symbolisé le 13 septembre 1993
par la poignée de main Arafat-Rabin autour de Bill Clinton,
ont frappé par l’accumulation de déceptions et de reculs. Dans
une logique implacable, l’échec des stratégies déployées, des
espoirs ainsi développés puis déçus, a d’abord touché ceux qui
en étaient les promoteurs ou s’en autoproclamaient les
parrains, à savoir les États-Unis et l’Europe.
Trois étapes clefs ont rythmé cette dynamique.
Le processus de paix israélo-palestinien n’aura pas survécu
à l’assassinat d’Itzhak Rabin, au rejectionnisme de ses
successeurs, ni aux guerres intestines palestiniennes. Cet échec
constitue un camouflet diplomatique pour la puissance
américaine, qui en était l’initiatrice et s’en voulait la garante.
Lancé par l’administration de George Bush senior, soutenu à
bout de bras, mais en vain, par Bill Clinton, ce processus a pâti
de l’inversion progressive de la relation patron-client entre
Israël et les États-Unis. Washington semblait devenu incapable
de tordre le bras de son allié, qui dès lors refusa toute
concession. L’État hébreu a résisté à huit ans d’une
administration Obama critique de la colonisation. Et le
Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou est venu
critiquer la politique régionale (notamment iranienne) du
président américain, en janvier 2015, chez lui, devant le
Congrès, sans le rencontrer, ni l’informer préalablement.
L’alignement de Washington sur Tel-Aviv paraît culminer
ensuite avec l’administration de Donald Trump, auteur d’un
plan de paix largement inacceptable pour la partie arabe, après
de nombreuses décisions défavorables aux Palestiniens
(comme le déménagement de l’ambassade américaine à
Jérusalem en mai 2018).
Autre tournant, militaire et stratégique celui-là : la guerre
américaine en Irak, lancée en 2003 tandis que se poursuivait la
guerre afghane engagée deux ans plus tôt. La chute de Saddam
Hussein, à l’issue d’une guerre impopulaire même chez les
alliés de Washington, a laissé l’État effondré et coûté
beaucoup de vies et d’argent (dans le Military Times, en
février 2020, Neta Crawford, de l’université de Boston,
chiffrait ce coût à près de 2 000 milliards de dollars). Le bilan
est accablant du point de vue américain : une crédibilité mise à
mal par les mensonges de l’administration néoconservatrice ;
une image dégradée de la démocratie américaine après les
exactions commises (comme le scandale d’Abou Ghraib) ; un
enlisement militaire doublé d’une déstabilisation régionale.
Car la disparition du verrou irakien fit de Téhéran le grand
gagnant de cette séquence, dans un Moyen-Orient en feu.
À partir de 2011, les soulèvements arabes entraînèrent la
disparition de pouvoirs familiers de l’Occident, ou la survie
d’autres au prix de destructions majeures. Ils témoignèrent de
l’absence de boussole de puissances qui, quelques années plus
tôt, s’estimaient encore faiseuses de roi ou de stabilité dans la
région. La chute de Ben Ali à Tunis montra les flottements de
la diplomatie française, et celle de Moubarak au Caire les
hésitations de la diplomatie américaine, au grand dam de son
allié saoudien. L’aventure libyenne qui aboutit à la destitution
et à l’assassinat de Mouammar Kadhafi commença par un
apparent succès franco-britannique (le sauvetage de la ville de
Benghazi promise à la destruction), rendu possible par l’appui
américain, pour se terminer par le chaos que l’on sait, non sans
que Barack Obama lui-même après coup (dans une interview à
The Atlantic, en avril 2016) ne concédât que cette expédition
voulue par ses alliés avait été une terrible erreur. Quant à la
situation syrienne, elle apparaît comme un cas d’école de
l’effacement occidental. De certitudes (que le régime de
Damas allait tomber) en effets d’annonce (les « lignes rouges »
d’Obama sur l’usage des armes chimiques), d’intransigeances
(faire, comme Paris, du départ d’al-Assad le préalable à toute
discussion) en reculs (le renoncement américain à frapper le
régime syrien à l’été 2013), le camp occidental est sorti d’une
histoire syrienne désormais gérée, comme on le vit dès le
processus d’Astana, à Moscou, Téhéran ou Ankara.
L’Occident a cumulé les erreurs : il pensait avoir le monopole
de l’initiative et donc le temps de tergiverser ; il a refusé de
communiquer avec les régimes honnis sans disposer
d’alternative crédible ; ses décisions ont souvent été inspirées
par des visiteurs du soir aux lubies très personnelles.

Le double effacement arabe et occidental


Faillite, donc, de la pensée stratégique, de la pratique
diplomatique et du savoir-faire militaire de l’Amérique et de
ses alliés européens. Les initiatives euro-méditerranéennes de
Barcelone en 1995, pour accompagner un processus de paix
qui n’existait déjà plus, ont achoppé sur un agenda régional
trop dramatique pour les propositions techniques de l’Union
européenne (UE). La tentative sarkozyenne, en 2008, de
relancer une « Union pour la Méditerranée » sans
suffisamment consulter au préalable les partenaires européens,
s’est heurtée au drame palestinien (opération israélienne
Plomb durci à Gaza fin 2008), puis aux révolutions de 2011.
Aujourd’hui, l’Europe ne prétend plus jouer de rôle, sauf à
rappeler son attachement à des principes, sans illusion sur sa
capacité à les sauver encore : la France de François Hollande
organisa deux sommets à Paris sur la question israélo-
palestinienne (juin 2016 et janvier 2017) pour soutenir une
solution à deux États, mais sans les principaux protagonistes.
Plus étonnant, l’Amérique semble vouloir quitter un
Moyen-Orient qui ne lui réussit pas. D. Trump se retire de
Syrie et envisage son retrait d’Irak (à l’heure où il semble
aussi concéder la victoire aux talibans afghans après vingt ans
de guerre). Il paraît camper sur la ligne d’un repli compensé
par un soutien inconditionnel à un réseau d’alliances
régionales historiques que l’administration Obama avait mis à
mal : Israël, Turquie, Arabie saoudite, Égypte notamment. En
réalité, Barack Obama avait donné les premiers signes de
lassitude, cherchant à sortir les États-Unis de conflits déjà
lourds pour ouvrir d’autres fronts (comme en Syrie). Il avait
également tenté de promouvoir un « pivot » vers l’Asie,
nouvel épicentre stratégique du monde marqué par l’essor du
peer competitor chinois.
Cette stratégie – ou non-stratégie – américaine de
« restraint » souffre d’une limite majeure : les alliés arabes
qui, en d’autres temps, auraient pu être des relais (ou des
« gendarmes régionaux », comme on disait alors) d’une
politique américaine de « soft balancing » ou de « leadership
from behind » sont eux-mêmes sortis du jeu. Que reste-t-il en
effet des grandes diplomaties arabes, et de l’époque où Henry
Kissinger pouvait proclamer « pas de guerre sans l’Égypte, pas
de paix sans la Syrie » ? La Syrie et l’Irak, ruinés, ne sont plus
en mesure de développer une diplomatie structurante.
L’Égypte reste un acteur important, mais panse les plaies de
l’après-2011 : son autorité s’est amenuisée à mesure que le
contexte régional se complexifiait, et que son appareil
diplomatique était victime de recompositions internes.
Toujours capitale diplomatique de nombreuses médiations,
Le Caire souffre d’une ligne peu lisible, entre modération à
l’égard d’Israël, alliance maintenue avec Washington,
rapprochement avec Moscou, alignement sur Riyad et les
Émirats dans une lutte acharnée contre les Frères musulmans.
Le Golfe pourrait voir naître un renouveau de la politique
étrangère arabe. L’Arabie fut l’auteur en 2002 d’une initiative
de paix sous l’impulsion du roi Abdallah, et l’actuel prince
héritier, Mohammed Ben Salman, n’a pas caché son ambition
de construire une nouvelle stratégie saoudienne. Mais celle-ci
semble hypothéquée par son enlisement militaire au Yémen,
l’effondrement du prix du pétrole et une obsession anti-
iranienne doublée d’une brouille avec le Qatar, laquelle a
achevé de fissurer le Conseil de coopération du Golfe (CCG)
depuis 2017. Doha, toujours actif comme médiateur régional
et poursuivant une politique d’influence culturelle (médias,
financement de projets dans l’éducation et les loisirs),
religieuse et financière, se voit isolé par son grand voisin (y
compris par un blocus commercial) ; sa stratégie de conquête
est devenue une stratégie de contre-attaque, sinon de survie.
Restent les Émirats arabes unis (EAU), discrets mais influents,
dont les compétences militaires ont surpris au Yémen, dont les
réseaux financiers sont puissants, dont l’activisme religieux et
politique est fort, qui ont installé des bases militaires en
Érythrée, au Somaliland, au Yémen, et sont présents en Libye.
Nous sommes loin d’un leadership incontesté capable de
combler le vide.
Qui pour un Grand Jeu ?
La photo de famille de 2017, à Astana (capitale du
Kazakhstan), disait tout : les présidents iranien, turc et russe
prenaient en main les négociations sur la Syrie, sans les
Occidentaux ni les Arabes. Sans garantie de succès comme on
le vit rapidement, mais dans une symbolique frappante. Le
Grand Jeu moyen-oriental venait de changer de mains.
Dès lors, plusieurs questions se posent. Les puissances
occidentales sont-elles définitivement hors jeu ? Elles ne sont
pas parvenues à imposer leurs solutions, mais des solutions
autres peuvent-elles être imposées sans leur accord ? Les
puissances régionales non arabes, pour influentes qu’elles
soient dans la formulation de l’agenda récent, ont-elles les
moyens d’aller au-delà de quelques partitions individuelles à
usage interne ? La Russie (dont on a vanté le coup de maître
en Syrie), la Chine (que l’on présente comme puissance
montante face à des États-Unis déclinants), ou d’autres (le
Japon ou l’Inde), souhaitent-ils jouer un rôle durable dans la
région, au risque d’un engagement politique coûteux ?
La question du repli américain est centrale. En Syrie, on a
pu constater qu’après avoir provoqué des désastres par leurs
interventions militaires, les États-Unis en provoquaient
d’autres en se désengageant. Après l’hubris des années Bush,
la « patience stratégique » hésitante de l’administration
Obama, et le tumulte d’une présidence Trump dont des
décisions clefs sont annoncées sur Twitter, l’incertitude règne.
Après Trump, l’Amérique devra reconstruire une stratégie au
Proche-Orient, mais avec quels alliés, quelle crédibilité et
quels moyens, puisque toutes les postures ont échoué ?
Retrouver une marge de manœuvre supposerait d’accepter un
réengagement, de faire pression sur Israël pour lui arracher
quelques concessions, et de rassurer les alliés arabes face à
Téhéran, tout en réenclenchant le processus de dialogue
iranien. Autant dire une quadrature du cercle.
Les puissances régionales non arabes ne semblent pas prêtes
à prendre le relais du rôle longtemps revendiqué par
l’Amérique. L’Iran a étendu son influence dans un continuum
qui va de l’Afghanistan à la Méditerranée (via l’Irak en ruines,
une Syrie dont le régime lui doit sa survie, et le Liban), avec
des relais au Yémen ou à Bahreïn. Mais le pays est
diplomatiquement isolé, soumis à des sanctions qui minent sa
société, et en proie à des tensions internes. Son influence
s’exerce par des réseaux transnationaux, sans rôle politique
fédérateur. Israël est moins seul, qui a vu l’Arabie et ses alliés
sunnites se rapprocher de lui pour faire front commun contre
Téhéran. Le soutien américain est plus fort que jamais, et
l’intransigeance de l’État hébreu, qu’il s’agisse de menaces
d’annexion (de la Cisjordanie) ou de frappes militaires
(comme en Syrie), continue d’imposer son rythme à l’actualité
méditerranéenne. Pour autant, la plupart de ces manœuvres
semblent désormais davantage dictées par les stratégies de
survie politique interne du Premier ministre en exercice depuis
2009 (plus une période de 1996 à 1999) que par une vision
internationale.
Au début de l’été 2020, la Turquie semblait un candidat
sérieux au statut de nouvelle puissance régionale. Engagée
militairement en Syrie (et inflexible sur le dossier kurde),
devenue un « game changer » en Libye par son soutien
militaire au Gouvernement d’union libyen (GNA) contre le
maréchal Haftar (pourtant soutenu par l’Arabie, les Émirats, la
France et la Russie), la Turquie a également envoyé des
troupes spéciales dans le nord de l’Irak. Les progrès de son
influence culturelle en Méditerranée arabe (notamment par des
séries télévisées très politiques faisant l’éloge d’un âge d’or
ottoman), le soutien croissant (en phase avec le Qatar) à des
réseaux religieux proches des Frères musulmans pourraient
suggérer qu’une politique étrangère s’apprête à restructurer la
région.
Mais, là encore, des obstacles se dressent. Lorsque Ahmet
Davutoglu était ministre des Affaires étrangères (avant de
devenir un critique du président Erdogan), le pays espérait
mettre en place une politique de « zéro problème avec les
voisins ». Son environnement stratégique compte désormais
zéro voisin sans problèmes. Membre de l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord (OTAN), toujours officiellement
candidat à l’UE et partenaire stratégique d’Israël, Ankara
provoque ses alliés (en s’opposant aux Kurdes qui ont
combattu l’État islamique, ou en tentant d’intimider la marine
française en Méditerranée lors d’une opération de contrôle de
l’embargo des Nations unies sur les livraisons d’armes à la
Libye, en juin 2020), engage un bras de fer avec l’UE sur la
gestion des flux de migrants, et accuse Israël de terrorisme
d’État ou de génocide. Là encore, la posture paraît surtout
dictée par la volonté de restaurer l’autorité présidentielle en
interne.
Parmi les puissances extérieures, la Russie est présentée
comme l’initiatrice possible d’une nouvelle donne. Vladimir
Poutine entretient les meilleures relations avec la plupart des
régimes de la région, y compris les plus opposés. La présence
militaire russe en Syrie semble durablement réactivée, et
Moscou a prouvé qu’elle savait soutenir ses alliés, à l’heure où
beaucoup doutent de la fiabilité de l’alliance américaine. Mais,
au-delà de l’effet d’aubaine, la diplomatie russe n’a pas résolu
le drame syrien, et a enregistré un échec (peut-être provisoire)
en Libye dans son soutien à Haftar. Surtout, le pays a-t-il les
moyens d’un engagement de long terme dans cette région qui
a épuisé des puissances extérieures bien plus riches que lui ?
Le souhaite-t-il seulement ? De nombreux experts russes
jurent que non : les États-Unis ont pris des coups au Proche-
Orient, et il n’est pas question de les prendre à leur place.
Les puissances asiatiques manifestent leur intérêt en
implantant des bases militaires à proximité (comme à Djibouti,
avec une présence militaire chinoise et japonaise). La
Nouvelle Route de la soie passe nécessairement par la
Méditerranée, et l’on envisage, parmi les stratèges chinois, de
proposer aux Européens une escorte militaire conjointe des
convois commerciaux (proposition dont le succès est loin
d’être assuré). Le Japon a accueilli des pourparlers avec l’Iran
(à Tokyo le 20 décembre 2019), suit de près ses intérêts
énergétiques, et mise sur une aide au développement qui
promeut la qualité et la durabilité pour faire pièce à la stratégie
chinoise. L’Inde ne peut pas non plus se désintéresser d’une
région importante pour ses approvisionnements énergétiques,
et où travaillent nombre de ses ressortissants (de 8 à 9 millions
dans le Golfe). Les rencontres de Narendra Modi avec les
dirigeants moyen-orientaux sont fréquentes, et s’inscrivent
dans le cadre d’une nouvelle « Look West Policy ».
Étrangement, ni Pékin ni New Dehli n’ont été critiquées par le
Moyen-Orient musulman pour leurs politiques respectives,
dans le Xinjiang ou à l’égard des musulmans indiens. Tout
cela ne suffit pas pour autant à faire stabilité.
On assiste en réalité à l’échec général des puissances
étatiques, qu’elles soient locales ou extérieures, qui ont affiché
à plusieurs reprises un retard sur les initiatives d’acteurs aussi
déterminés que le Hezbollah, le Hamas, l’État islamique, Al-
Qaida, les Frères musulmans… Des acteurs en réseau, souvent
entrepreneurs de violence, mais jamais à court d’innovation
stratégique, qui parviennent à mobiliser, là où les discours
d’État rencontrent une indifférence sceptique. Des États en
retard aussi sur les revendications populaires et les
dynamiques intellectuelles de sociétés qui évoluent bien plus
vite que leurs gouvernants.
L’avenir de la région pourrait se jouer davantage dans
l’issue des protestations populaires (comme au Liban, ou, plus
loin, en Algérie), dans l’impact de séries télévisées, dans le
renouveau intellectuel ou l’activisme en ligne, que dans les
plans géopolitiques tracés à Washington, les coups de poker
tentés à Moscou, les discours réitérés à Bruxelles. Certaines
capitales régionales l’ont compris, qui ont tenté de capter ces
mouvements en transnationalisant leurs stratégies, à Doha, à
Ankara, d’une certaine manière à Riyad, même si les
initiatives un temps envisagées ont dû être reportées. Sans
pour autant parvenir à reprendre la main, ni à combler le vide
de puissance.

Pour en savoir plus


Fatiha DAZI-HÉNI, L’Arabie Saoudite en 100 questions,
Tallandier, Paris, 2018.
Jeffrey GOLDBERG, « The Obama Doctrine. The U.S.
president talks through his hardest decisions about
America’s role in the world », The Atlantic Monthly,
avril 2016.
IISS, « Is America Losing the Middle-East ? », Survival,
vol. 61/5, 2019.
Jana JABBOUR, La Turquie. L’invention d’une diplomatie
émergente, CNRS Éditions, Paris, 2017.
John MEARSCHEIMER et Stephen WALT, The Israel Lobby and US
Foreign Policy, Farrar, Straus and Giroux, Londres, 2007.
Julien NOCETTI, « La Russie de Vladimir Poutine au Moyen-
Orient. Analyses d’une ambition de “retour” » (thèse),
INALCO, Paris, 2019.
Barry POSEN, Restraint. A New Foundation for U.S. Grand
Strategy, Cornell University Press, Ithaca, 2015.
Eugene RUMER, Russia in the Middle East : Jack of All
Trades, Master of None, Carnegie Endowment for
International Peace, Paper, 31 octobre 2019.
Le néoconservatisme américain :
la déconfiture d’une idéologie

Sylvain Cypel
Journaliste, spécialiste des États-Unis

Le 29 février 2020, les États-Unis annoncent avoir signé


avec les talibans un accord de retrait immédiat de 40 % de
leurs forces d’Afghanistan, avant l’évacuation totale d’ici à
avril 2021. Ainsi se clôt la plus longue guerre de l’histoire
américaine. Ainsi se referme aussi l’une des grandes pages
idéologiques de cette histoire. Car l’intervention armée en
Afghanistan (à la tête d’une coalition emmenée par
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN]), en
décembre 2001, n’était pas qu’une réponse des États-Unis aux
attentats gigantesques perpétrés contre eux le 11 septembre
2001 par Al-Qaida, cette mouvance jihadiste radicale protégée
par les talibans, qui régnaient alors sur leur pays. Elle
s’inscrivait dans une vision amplement partagée à la Maison-
Blanche, celle d’une tendance dont le reste du monde
commençait seulement à saisir l’importance : les
néoconservateurs américains.
Pour ceux-là, expulser les talibans du pouvoir n’était que le
prélude d’une entreprise immensément plus ambitieuse :
ouvrir un « nouveau siècle américain » qui verrait les États-
Unis imposer à la planète une hégémonie capable d’endiguer
toute rivalité. Et le Moyen-Orient devait servir de rampe de
lancement à l’assouvissement de cette ambition. Un Moyen-
Orient perçu au sens large, comme il l’était dans de nombreux
cercles orientalistes anglo-saxons depuis le XIXe siècle, allant du
Maroc aux confins de l’Inde. Car c’est de cet espace qu’avait
surgi la plus grave menace qu’affrontait la démocratie
américaine : Al-Qaida, incarnation de l’islamisme radical, ou
« islamofascisme », un terme dont un des théoriciens du
néoconservatisme, Norman Podhoretz, s’était emparé le
premier (en l’appliquant à l’Iran). Face à cet ennemi, pas
question de transiger : il s’agissait de l’éradiquer
définitivement.
Dix-neuf ans plus tard, les États-Unis jugeaient donc n’avoir
d’autre choix que de négocier directement avec cet ennemi
démoniaque et, mieux, de signer un désengagement militaire
de l’Afghanistan, tout comme les Soviétiques avaient retiré
leurs troupes, en février 1989, après dix ans de guerre. Ainsi,
après bien d’autres déboires, était scellé l’affligeant destin
d’une idéologie qui avait brièvement dominé la pensée
géopolitique américaine et voulu s’imposer au reste du monde.

Rejet radical du progressisme, expansionnisme


et hégémonisme
Cette idéologie avait surgi dans les années 1960-1970
autour d’une idée qu’un de ses thuriféraires, l’Anglais Douglas
Murray, définira de manière lapidaire : « Les progressistes ont
toujours tort, parce que le progressisme est une métaphysique,
une mythologie lamentablement aveugle aux réalités humaines
et politiques1. » De fait, le néoconservatisme est né d’un rejet
radical des politiques sociales menées par Franklin Roosevelt
avec son New Deal dans les années 1930 et poursuivies par les
présidents américains des années 1940-1960 avec la mise en
place du Welfare State (l’État-providence).
Ces politiques se voulaient effectivement « progressistes »,
fondées au plan socioéconomique sur la quête d’un « deal » –
un contrat – entre les possédants et les travailleurs, au
bénéfice de tous. Les premiers idéologues néoconservateurs
s’attellent à rétablir le primat de l’individu sur le collectif. En
1963, Irving Kristol juge ainsi « obsolète » l’État-providence,
et avec lui l’idée des subventions sociales2. Son confrère
Daniel Patrick Moynihan estime que la condition dégradée des
Noirs américains n’est due ni à leur histoire ni à leur
discrimination, mais au fait qu’ils manquent du
« conditionnement culturel nécessaire pour concurrencer les
Blancs ». Si l’affaire est culturelle, les aides sociales n’y
peuvent mais.
Mais bientôt le néoconservatisme trouve sa pleine mesure
dans la redéfinition de la place des États-Unis sur la scène
mondiale. En toile de fond se trouvent la guerre au Vietnam
(1963-1975) et le rejet qu’elle suscite au sein de la jeunesse.
La lutte contre le communisme – et, plus globalement, contre
le progressisme – devient la colonne vertébrale des
néoconservateurs première version. Ils sont loin d’être seuls
sur cette ligne aux États-Unis, mais eux développent une
vision très agressive de cet enjeu. Toute conciliation avec des
régimes communistes est perçue comme une « capitulation »,
note l’historien Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyses,
de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay de 2013 à 20193.
Parallèlement, les néoconservateurs développent une vision
expansionniste de la promotion de la démocratie dans le
monde, si nécessaire par la force. Les États-Unis y jouent un
rôle moteur et dirigeant justifié par leur destinée
« exceptionnelle ».
Avec l’avènement de Ronald Reagan, en 1981, les
néoconservateurs s’allient aux nationalistes agressifs, une
tendance plus ancienne, déjà représentés par deux figures
appelées à une grande carrière : Dick Cheney et Donald
Rumsfeld. Ensemble, les deux tendances mettent en place une
coopération qui, avec la chute du mur de Berlin en 1989, les
renforce dans leur conviction. Charles Krauthammer, un des
idéologues du néoconservatisme, voit dans la fin du
communisme le « moment unipolaire » tant espéré.
Washington n’a plus d’adversaire. Optimiste, en 1992, Francis
Fukuyama pronostique la « fin de l’Histoire » : le modèle de
démocratie capitaliste des États-Unis serait devenu
indépassable. Plus pessimiste, Samuel Huntington, la même
année, soutient la thèse du « clash des civilisations ».
L’Amérique (et l’Occident avec elle) est confrontée à
l’émergence de nouvelles menaces : la Chine, l’islam, le
monde « latino ». Les thèses semblent antinomiques, alors que
leurs auteurs sont tous deux néoconservateurs. Comment
l’expliquer ? L’un comme l’autre concluent que seule
l’hégémonie américaine est la garante du futur.
Les années 1990 sont marquées par la parution d’une
profusion d’ouvrages autour de ce thème aux États-Unis, et la
création d’innombrables think tanks néoconservateurs. Celui
fondé en 1997 par Bill Kristol (le fils d’Irving), Paul
Wolfowitz et Richard Perle affiche la couleur sans complexe.
Il se nomme Projet pour un nouveau siècle américain. Ses
membres ont une vision simple. Ils « veulent une Amérique
interventionniste, de façon unilatérale s’il le faut, qui façonne
le système international. […] L’Amérique ne doit pas laisser
s’éroder sa marge de supériorité, ni contre la Chine, ni contre
d’autres puissances », écrit Vaïsse4.
Très vite, cette vision s’accompagne de la légitimation de
l’usage unilatéral de la force face aux « tyrans », ces despotes
qui ont pour particularité de ne pas faire allégeance à
Washington. Car seule l’Amérique dispose de la vertu morale
nécessaire pour mener une « croisade » émancipatrice et
diriger le monde au profit de tous. En 1996, deux porte-voix
intellectuels du néoconservatisme, Robert Kagan et William
Kristol, publient dans Foreign Affairs un article où ils
présentent l’« hégémonie mondiale bienveillante » (benevolent
global hegemony) de leur pays comme relevant de l’ordre
naturel des choses et pouvant être légitimement imposée par la
force5.

Le laboratoire moyen-oriental
Une fois le communisme désagrégé, l’école
néoconservatrice fait du Moyen-Orient son terrain
d’expérimentation. Son choix est dicté par divers motifs :
l’importance, à l’époque, des ressources pétrolières de cette
région pour les États-Unis, le contentieux historique avec la
République islamique d’Iran, l’échec partiel ou
l’inachèvement de la première guerre du Golfe (1990-1991),
qui n’a pas fait tomber Saddam Hussein, la défense des
intérêts d’Israël, « seule démocratie » au milieu de régimes
despotiques, donc seul allié fiable, etc.
Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 surviennent,
preuve est faite : les États-Unis sont en première ligne d’une
nouvelle menace planétaire. À Washington, tout est en place
pour passer à l’acte. Dix mois plus tôt, George W. Bush est
devenu président. À l’origine, il n’était pas néoconservateur,
mais il s’est entouré de nombre d’entre eux à la Maison-
Blanche. Et Cheney et Rumsfeld captent la vice-présidence et
la Défense (où le néocon Wolfowitz est numéro deux). Les
années suivantes marquent le triomphe du néoconservatisme.
Progressivement façonnée, la « doctrine Bush » fait des « États
scélérats » (evildoers) la cible de sa réponse aux attaques, et
théorise la notion d’« attaque préventive », pourtant prohibée
par le droit international, comme norme acceptable selon les
circonstances. Son administration l’inscrit dès 2002 dans sa
« Stratégie de sécurité nationale ». « Nous ne pouvons faire
confiance à la parole des tyrans. Si nous attendons que la
menace se matérialise complètement, alors nous aurons
attendu trop longtemps », déclare Bush devant les cadets de
West Point, le 1er juin de la même année6.
C’est au Moyen-Orient que le néoconservatisme manifeste
de la manière la plus flagrante sa propension idéologique. Une
idéologie tend à écarter les réalités qui ne corroborent pas ses
thèses, et à fabriquer des pseudo-réalités qui répondent à ses
intérêts. Ce faisant, elle peut aussi s’adonner aux délices du
« fake » (un terme qui ne s’était pas encore imposé à
l’époque). D’ailleurs, celui qui passe pour le précurseur de la
pensée néoconservatrice, le philosophe et politologue Leo
Strauss (1899-1973), avait théorisé le « noble mensonge » par
lequel les dirigeants éclairés amènent les peuples à soutenir un
objectif nécessaire. Les néoconservateurs en feront un usage
immodéré, parfois fondé sur le pur cynisme mais très souvent
aussi sur l’ignorance et l’autopersuasion de fabrications
imaginaires.
La liste de ces fabrications est longue. Quelques
universitaires de renom leur donnent un vernis académique.
Ainsi en va-t-il du concept de Grand Moyen-Orient, qui réunit
des populations souvent disparates tant sur le plan ethnique
que religieux et des régimes très différents. Il permet de définir
une immense zone stratégique d’intervention pour la
« remodeler » (terme alors utilisé), c’est-à-dire la soumettre
politiquement et économiquement aux intérêts américains. Le
regard porté sur l’islam est du même ordre. Aux yeux de
Bernard Lewis (1916-2018), le célèbre orientaliste
néoconservateur de Princeton, comme pour son homologue
Samuel Huntington, l’islam est beaucoup plus une culture, une
civilisation, qu’une religion. Et cette culture est incompatible
avec la démocratie. Cette thèse offre des avantages : elle
permet, par exemple, de transformer un nationaliste arabe
laïque en incarnation d’un « islam » réduit à une identité
monolithique.
Autre notion utile littéralement fabriquée par les
néoconservateurs : le 29 janvier 2002, dans son discours sur
l’état de la Nation, George W. Bush pointe l’ennemi, qu’il
nomme « l’Axe du Mal » (Bush avait auparavant défini les
États-Unis comme l’incarnation du bien : « We are good »,
déclarait-il). Cet « axe » est constitué de l’Irak, de l’Iran et de
la Corée du Nord. Les deux premiers, l’un sunnite et l’autre
chiite, l’un laïque et l’autre pieux, se haïssent et se sont fait
huit ans de guerre (de 1980 à 1988). Quant au troisième, dirigé
par un despote communiste, ses rapports avec le Moyen-Orient
sont plus que lointains. Qu’importe ! Tous trois sont supposés
être des suppôts d’Al-Qaida. C’est cette alliance qui menace la
démocratie, c’est contre elle que les néoconservateurs les plus
missionnaires entendent mener la Global War on Terror
(GWOT), la guerre mondiale au terrorisme, autre terme qui
n’a pas de réalité univoque.

Chronique de désastres annoncés


Les conséquences de ces fabrications seront désastreuses.
Bientôt, de purs mensonges les accompagnent. Si l’Iran reste
pour les néoconservateurs l’État le plus menaçant pour les
intérêts des États-Unis dans la région, ceux-ci, après la
conquête de l’Afghanistan, font d’abord de l’Irak la cible
privilégiée de leur vindicte guerrière. Saddam Hussein est
accusé de détenir des « armes de destruction massive »
(ADM). Les inspecteurs de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA) n’en trouvent pas ? On invente de
toutes pièces une « filière nigérienne » de fourniture de
matière fissile à l’Irak.
Des journalistes complaisants, telle la pitoyable Judith
Miller du New York Times, présentent comme des faits avérés
des fakes inventés à la Maison-Blanche. Bientôt, Colin Powell,
secrétaire d’État, se ridiculise en présentant au Conseil de
sécurité une fiole censée « prouver » que Bagdad s’était doté
d’armes biologiques. Tout est en place pour allumer le
deuxième étage de la fusée néocon. Stratégiquement, l’Irak
offre des perspectives autrement plus vastes que l’Afghanistan
pour « remodeler » l’espace arabo-musulman. Bernard Lewis
assure que la victoire promise poussera toute la région à
adhérer au modèle américain.
La focalisation des néoconservateurs sur l’Irak n’a pas
attendu le 11 septembre 2001 pour se manifester. Dès 1992,
Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la Défense, avait
prôné, dans un rapport confidentiel, le recours à la « guerre
préventive » pour renverser Saddam. En janvier 1998, il avait
rédigé avec Paul Kagan une « lettre ouverte » au président Bill
Clinton, signée par une vingtaine d’intellectuels néocons,
l’enjoignant de renverser Saddam d’urgence. Son régime
n’avait aucun rapport avec Al-Qaida, et alors ? On jurait le
contraire. Le 20 mars 2003, une coalition militaire hétéroclite
à la dévotion de Washington, en l’absence de soutien des
Nations unies, envahit l’Irak. La guerre se résume à une
avancée quasi sans opposition des forces américaines jusqu’à
Bagdad et au-delà. Quarante jours plus tard, Bush déclare la
victoire : « Mission accomplie ». Ni lui ni ceux qui l’ont
convaincu d’agir n’imaginent une seconde la suite des
événements.
Le 7 septembre 2004, après avoir fouillé tout le pays, le chef
des inspecteurs américains confirme l’absence totale d’armes
nucléaires, chimiques ou bactériologiques sur le territoire
irakien. Cela n’aura surpris ni Dick Cheney, ni Donald
Rumsfeld. Eux savaient que Saddam n’en disposait pas, sinon
ils n’auraient jamais pris le risque de lui faire la guerre… Mais
le pire restait à venir. La clé du succès en Amérique, lançait
déjà Mark Twain au XIXe siècle, c’est « beaucoup d’ignorance,
beaucoup de confiance en soi ». La politique néoconservatrice
en Irak s’est distinguée par sa capacité à s’autopersuader de la
pertinence de ses propres présupposés.

Erreurs et échecs tragiques en cascades


Emplis de certitudes ignares, après leur « victoire », les
néoconservateurs multiplient les erreurs. La première consiste
à démembrer non seulement les services spéciaux de l’État
baasiste, mais aussi son armée. Avant de se disperser, officiers
et soldats vident les arsenaux. Les armes, massivement
diffusées dans la société, contribueront grandement à la
formation de multiples milices armées.
Une autre erreur d’envergure sera de promouvoir le « nation
building », l’édification du nouvel État irakien, en l’ancrant
dans un système politique ethno-confessionnel. Les
conséquences seront catastrophiques, pour la population
irakienne d’abord, les milices ethniques ou confessionnelles
sombrant bientôt dans une guerre civile terriblement
meurtrière, mais aussi pour les Américains. Les chiites,
communauté la plus nombreuse du pays et réprimée
férocement sous Saddam, prennent les rênes de l’État.
Résultat : l’Iran chiite limitrophe, perçu par les néocons
comme leur principal adversaire régional, que l’invasion
américaine de l’Irak devait isoler, émerge bientôt comme… le
principal bénéficiaire politique de cette invasion. Cette guerre
devait être le premier acte d’une mise au pas de l’Iran, avec
pour finalité son changement de régime ; elle aboutissait à
l’inverse. Politique calamiteuse enfin, parce que c’est d’Irak
qu’émergera bientôt Daech, le nouvel étendard du jihadisme
sunnite radical, successeur d’Al-Qaida, ce monstre que
l’occupation américaine devait annihiler. Plus généralement,
l’invasion américaine de l’Irak offrira au jihadisme radical
sunnite une formidable occasion de gagner en influence à
travers le monde. Si elle n’explique pas cette évolution à elle
seule, elle y a très amplement contribué. Quant à l’idée du
« regime change » par la force, même ceux qui sont restés
néoconservateurs n’y font plus référence.
Pour ce qui est du bilan humain, la revue scientifique PLOS
Medicine estime en 2013 que cette guerre a causé
461 000 morts de 2003 à 2011 dans la population irakienne,
dont 60 % à 70 % lors d’actes de violence directe (et
7 500 morts parmi les forces d’occupation). Le coût de cette
guerre pour les États-Unis avait été estimé en 2008 par le prix
Nobel d’économie Joseph Stiglitz à 3 000 milliards de dollars7.
En juillet 2010, le président Obama, successeur de Bush,
signera un accord de retrait progressif des troupes américaines.
Il ne reste aujourd’hui que quelque 5 000 conseillers militaires
dans ce pays.
Le bilan de l’intervention en Afghanistan est presque plus
lourd encore politiquement. Malgré la présence d’une force
internationale qui atteindra fin 2011 un pic de 150 000 soldats,
dont 100 000 Américains, et la mise en place de
gouvernements afghans successifs à leur dévotion, jamais les
États-Unis ne parviendront à stabiliser le pays ni à juguler les
talibans. Peu après son entrée en fonction, en janvier 2009,
Barack Obama était déjà convaincu que cette guerre-là était
ingagnable. Selon le think tank européen International Council
on Security and Development, la même année, les talibans
contrôlaient toujours 72 % du territoire afghan après huit ans
de guerre. Et tous les spécialistes estiment que le retrait total
annoncé des forces américaines, s’il a lieu, sera le prélude au
retour inéluctable des talibans au pouvoir. En Afghanistan et
en Irak, le « wilsonisme botté », pour citer Pierre Hassner, se
solde par de cinglants échecs. Francis Fukuyama écrira
cruellement, en forme d’épitaphe d’un néoconservatisme qu’il
avait fini par abandonner : « Quand votre seul instrument c’est
le marteau, tous les problèmes ont l’air de clous8. »
Quant au reste de l’espace arabo-musulman, les guerres en
Afghanistan et en Irak n’expliquent pas à elles seules le chaos
et les guerres civiles qui se sont généralisés au Moyen-Orient
ces vingt dernières années. Mais elles y ont énormément
contribué. Au point que les États-Unis, qui furent la puissance
étrangère dominante dans toute cette région durant plusieurs
décennies, y ont perdu leur place historique. L’administration
Trump, après celle d’Obama, ne rêve que de s’en désengager –
sans pouvoir mettre en œuvre cette perspective. Faut-il en
conclure à la disparition annoncée de la mouvance
néoconservatrice américaine ? Certes, la mission civilisatrice
des États-Unis est totalement absente de l’esprit d’un Donald
Trump, spontanément plus proche des nationalistes
protectionnistes à la Lindbergh. D’ailleurs, avant son élection,
en 2016, certains néoconservateurs comme Kristol et Kagan
avaient appelé à élire son adversaire Hillary Clinton, qui
n’était pas si éloignée d’eux sur certains thèmes. L’élection en
2016 de Trump, qui n’avait cessé de rappeler son hostilité à la
guerre en Irak, a signifié à la fois l’échec du néoconservatisme
et celui du néolibéralisme d’Obama dans les relations
internationales.
Cependant, si Trump a montré jusqu’à l’obsession combien
il entendait se départir de toutes les actions entreprises par son
prédécesseur, il s’est volontiers fait l’héritier de certaines des
propensions des néoconservateurs. Il partage leur culte de la
force et leur conviction du bien-fondé de l’hégémonie
américaine avec ce qui en résulte : le mépris pour le droit
international et l’attrait pour l’unilatéralisme, qu’il a réinstallé
en majesté dans son rapport à l’Iran et au conflit israélo-
palestinien, deux thématiques sur lesquelles, là encore, il
rejoint les néoconservateurs.

Pour en savoir plus


Philippe DROZ-VINCENT, Vertiges de la puissance. Le
« moment » américain au Moyen-Orient, La Découverte,
Paris, 2007.
Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the
Crossroads, Profile Books, Londres, 2006.
Andrew HARTMAN, « The Neoconservative Revolution », in
A War for the Soul of America. A History of Culture Wars,
University of Chicago Press, Chicago, 2015.
Irving KRISTOL, Neoconservatism. The Autobiography of an
Idea, Free Press, New York, 1995.
Justin VAÏSSE, Histoire du néoconservatisme aux États-
Unis, Odile Jacob, Paris, 2008.
1. Douglas MURRAY, Neoconservatism. Why We Need It, Encounter Books, New York, 2006, p. 34.

2. Irving KRISTOL, « Is the Welfare State Obsolete ? », Harper’s, juin 1963.

3. Justin VAÏSSE, « Qui sont les néoconservateurs », Brookings Institution, Washington, 12 octobre 2012.

4. Ibid.

5. William KRISTOL et Robert KAGAN, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 75, no 4, juillet-août 1996.

6. WHITE HOUSE OFFICIAL PRESS SECRETARY, « President Bush Delivers Graduate Speech at West Point, New York », 1er juin 2002.

7. Joseph STIGLITZ, The Three Trillion Dollar War. The True Cost of the Iraq Conflict, W. W. Norton, 2008.

8. Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the Crossroads, Profile Books, Londres, 2006, p. 63.
II. Jeux d’acteurs et enjeux

▶ Du décrochage de l’économie moyen-orientale par rapport à


l’économie-monde
▶ Le réveil des sociétés
▶ La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière de la pandémie
de Covid-19
▶ Coopération militaire, grandes puissances et ventes d’armes
▶ Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs à multiples facettes
d’une région en mutation
▶ Les castes militaires et les services secrets au cœur de l’État et face au
système international
▶ Israël redéploie ses alliances internationales
▶ Le pari chinois
▶ Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot oriental » de la
Russie
▶ De nouvelles interactions avec l’Afrique
▶ La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire
▶ L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens de faire respecter le
droit au Proche-Orient ?
▶ Le désengagement américain
Du décrochage de l’économie moyen-
orientale par rapport à l’économie-
monde

Karim Émile Bitar


Directeur de l’Institut des sciences politiques
de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, chercheur
associé à l’IRIS

Le Moyen-Orient n’a rien d’une unité géoéconomique


monolithique. Les riches pétromonarchies du Golfe coexistent
avec des pays en situation économique et/ou financière très
précaire comme l’Égypte, l’Irak, l’Iran ou le Liban. Les États
de la région (de quinze à vingt, selon les conceptions)
présentent des économies nationales dont le critère distinctif
essentiel demeure la production-exportation d’hydrocarbures.
Le poids financier et stratégique des pays disposant d’une
rente pétrolière et gazière n’a pas empêché le décrochage de
l’économie moyen-orientale. Près de dix ans après le
déclenchement des Printemps arabes, la région est de plus
confrontée à l’onde de choc de la pandémie de Covid-19. Si
ses conséquences sanitaires y semblent moins graves qu’en
Occident (même si le bilan précis reste à faire, compte tenu du
manque de données et de l’opacité des régimes concernés), la
crise affecte profondément des économies structurellement
fragiles. Elle accentue leur incertitude et leur ralentissement
dans une région marquée par le triple défi d’une faible
croissance à long terme du produit intérieur brut (PIB) par
habitant, d’une situation macroéconomique fragile et de
marchés du travail disloqués.
Causes structurelles
La tension géopolitique qui anime la région constitue en soi
un obstacle à son développement. La pandémie de coronavirus
n’a pas neutralisé les conflits et tensions qui traversent les
espaces nationaux et régionaux du Moyen-Orient.
Depuis 1979, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par
procuration dans une sorte de « guerre froide moyen-
orientale ». Ces dernières années, celle-ci s’est réchauffée
dangereusement, à travers les conflits qui ébranlent le Yémen
(en guerre et situation d’« État failli ») et la Syrie (où le
maintien au pouvoir de Bachar al-Assad s’est imposé au prix
d’une « vassalisation » de l’État), mais aussi l’Irak (toujours
englué dans une corruption endémique) et le Liban
(aujourd’hui en banqueroute). Une confrontation dont les
explications sont moins ethniques et religieuses que
géopolitiques et économiques, et qui s’inscrit désormais sur
fond de cristallisation d’un axe Washington/Tel-Aviv/Riyad.
La République islamique d’Iran fait ainsi face à une menace
d’attaque militaire contre ses installations nucléaires et à une
récession économique sévère provoquée par les sanctions
imposées par l’administration Trump depuis son retrait de
l’accord sur le nucléaire de 2015. Après un pic de tension
atteint avec l’assassinat, en Irak, le 3 janvier 2020, de Qassem
Suleimani, commandant de la force Al-Quds des Gardiens de
la révolution, par les États-Unis, l’heure est à une apparente
désescalade. Mais le « plan Kushner » américain au sujet du
conflit israélo-palestinien et sa concrétisation, le 1er juillet, par
l’annexion annoncée d’une partie substantielle de la
Cisjordanie ne peuvent que provoquer une nouvelle
exacerbation des tensions dans la région.
D’un côté, cette situation géopolitique conjuguant instabilité
et tension a renforcé les situations d’extrême pauvreté et de
profondes inégalités sociales et territoriales ; de l’autre, ces
inégalités nourrissent elles-mêmes les tensions et conflits
sociopolitiques qui ont fait craindre aux régimes en place une
seconde vague de « soulèvements arabes », réclamant toujours
la dignité face aux forts taux de chômage chez les jeunes et les
femmes, et face à une pauvreté importante dans la plupart des
pays. Même dans les élites diplômées, les inégalités, déjà très
prononcées, se sont accrues entre la minorité détentrice de
positions de rente sur le marché du travail des qualifiés et la
majorité (travaillant dans des services de proximité, les centres
d’appel, le tourisme…), acculée au déclassement ou à
l’expatriation.
D’autres maux, structurellement associés aux systèmes
rentiers, perturbent ces sociétés : une dépendance-
concentration monosectorielle de l’économie et des finances
nationales (l’exploitation-exportation des hydrocarbures
représente jusqu’à 95 % des ressources en devises, et de 60 %
à 80 % des recettes budgétaires), une polarisation sur peu de
secteurs (exploitation des hydrocarbures, tourisme,…), des
taux d’emploi et de productivité parmi les plus faibles au
monde, une gestion rentière des ressources et un secteur privé
peu compétitif en raison du faible niveau d’investissement et
d’une corruption synonyme de confiscation des revenus
nationaux par des élites prédatrices, et de redistribution
arbitraire, dans des contextes inégalitaires et segmentés.
Nombre de ces maux structurels sont paradoxalement liés à
la puissance énergétique de plusieurs pays de la région. Le
Moyen-Orient continue d’abriter les principales réserves de
pétrole et de gaz. Ces dernières années, l’augmentation de la
demande mondiale a été principalement portée par les pays
asiatiques. De nouveaux liens énergétiques et économiques se
sont tissés entre les pays du Golfe et l’Asie. Toutefois, comme
le montre la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, les
pays producteurs du Moyen-Orient sont particulièrement
vulnérables à l’évolution des cours du baril.
Toute baisse drastique trahit les limites d’un modèle de
développement dépendant de la rente des hydrocarbures et
dont l’État est le principal moteur. La forte volatilité des prix
du pétrole complique les rééquilibrages budgétaires. Elle
pourrait retarder les programmes d’investissement dans les
pays exportateurs et entraver les réformes des subventions
dans les pays importateurs en augmentant l’incertitude
associée aux futures sources de revenus et de recettes. Elle a
confirmé la vulnérabilité du modèle des monarchies du Golfe :
leurs économies sont encore peu diversifiées (reposant sur les
seuls revenus des exportations d’hydrocarbures) et rétives aux
activités productives ; la concentration du pouvoir et des
richesses creuse les inégalités, favorise la corruption et les
pratiques clientélistes.

Facteurs conjoncturels
Le Moyen-Orient est confronté à un double choc. La
propagation de la pandémie de Covid-19, associée à
l’effondrement des prix du pétrole, déstabilise les économies
et modifie profondément les prévisions de croissance1. En
effet, les prévisions du 1er avril 2020 donnaient à penser que
ces deux chocs coûteraient environ 3,7 % du PIB régional pour
2019 (environ 116 milliards de dollars). Si la perspective
d’une récession de l’économie officielle et informelle se
précise, elle devrait s’accompagner d’une augmentation des
besoins sociaux et donc des dépenses sociales, avec en
filigrane la montée de déficits publics dans un certain nombre
de pays au bord du point de rupture budgétaire (Liban,
Égypte).
Les pays du Moyen-Orient n’échappent pas aux
mécanismes d’interdépendance des sociétés et économies
nationales, en particulier en période de crise. Au contraire, ils
sont particulièrement impactés. Ainsi, les pays pétroliers
voient leurs ressources sérieusement amputées, tandis que
leurs charges restent fortes, voire augmentent. Ils sont ainsi
doublement pénalisés : par la chute des cours et par la forte
diminution de la demande – de l’ordre de 30 % – compte tenu
de la paralysie des économies. Ceci ne sera pas sans
conséquences pour les pays (l’Égypte, Bahreïn) qui
bénéficient du soutien de l’Arabie saoudite, du Qatar ou des
Émirats arabes unis (EAU)2.
Cet impact est d’ores et déjà spécialement lourd pour
l’Arabie saoudite, dont la mise en œuvre de l’ambitieuse
Vision 2030, déjà mal engagée, risque d’être remise en cause.
L’effondrement des cours du pétrole est ressenti directement
par les exportateurs et indirectement par les importateurs, en
raison de la réduction des envois de fonds, des investissements
et des flux de capitaux dans la région. La pandémie due au
coronavirus a marqué un coup d’arrêt à la croissance de la
consommation d’or noir par les économies de la planète. La
baisse tendancielle des prix du pétrole est un phénomène
structurel antérieur à la pandémie de coronavirus, mais que
celle-ci a amplifié en mettant l’économie mondialisée – très
gourmande en hydrocarbures – quasiment à l’arrêt. Ainsi, en
avril 2020, la demande a chuté de 30 %, une première dans
l’histoire. La crise de l’or noir a précipité les cours du baril à
des niveaux très bas – et même négatifs pendant deux jours…
Si l’Arabie saoudite vacille, la crise du pétrole aura des
effets encore plus graves pour des pays dont les économies
sont moins solides et tout aussi dépendantes de cette ressource,
comme l’Irak. L’Iran, pays de loin le plus touché par la
pandémie dans la région, déjà étranglé par les sanctions
économiques américaines, devrait également en sortir plus
affaibli encore. Pour des pays comme l’Égypte et la Jordanie,
dont la situation économique était déjà chancelante, la
pandémie devrait avoir un fort impact sur l’important secteur
du tourisme et, potentiellement, sur les aides que l’État reçoit
de l’étranger, en particulier des pays du Golfe. Car elle semble
bien là, la principale rupture géopolitique de l’épidémie pour
la région : la fin de l’âge d’or pour les pétromonarchies du
Golfe et tout ce que cela implique pour l’écosystème régional.
La pandémie mondiale affecte d’autres secteurs stratégiques
pour la région. Ainsi, le tourisme (y compris religieux) est
directement impacté, alors que l’économie de certains pays
comme l’Égypte, la Turquie, Israël ou le Liban en dépendent
en partie. D’autres pays, qui se sont engagés dans une
politique d’ouverture et d’investissements lourds dans ce
secteur (EAU, mais aussi l’Arabie saoudite), voient leur
stratégie de diversification économique affectée. D’autant que
les compagnies aériennes du Golfe (Emirates, Gulf Air, Qatar
Airways, Ettihad) pâtissent elles-mêmes de la chute des flux
touristiques.

Un nouveau modèle de développement


en perspective ?
L’Arabie saoudite est la première économie de la région,
avec un PIB estimé à environ 779 milliards de dollars en 2019.
Les ambitions affichées par le prince héritier Mohammed Ben
Salman tendent à inscrire ce leadership dans le cadre d’un
nouveau modèle de développement – préfiguré par les EAU –
conjuguant officiellement « ouverture » et « investissement »
dans des secteurs porteurs dans l’économie-monde du
XXIe siècle.
L’économie rentière ne peut plus assurer les équilibres
politiques, notamment en raison de l’explosion démographique
de la région. Profondément enracinée, cette structure s’inscrit
désormais dans des stratégies alliant investissements dans les
infrastructures et services publics, d’un côté, et ouverture et
libéralisation de l’économie, de l’autre. En outre, des réformes
structurelles, visant notamment à renforcer la gestion
budgétaire et à améliorer le climat d’investissement, sont en
cours, notamment dans de nombreuses économies du Conseil
de coopération du Golfe (CCG).
En Arabie saoudite, l’heure est plus que jamais à l’austérité
budgétaire : non seulement c’est la fin de la hausse continue
des salaires et des primes des fonctionnaires (pour acheter la
paix sociale), mais les subventions sur l’eau, le carburant et
l’électricité sont largement ponctionnées. L’Arabie saoudite et
les EAU sont contraints de passer d’un système d’économie
rentière à un système d’économie productive, alors que la
stratégie d’une financiarisation de l’économie est ancrée au
sein des élites. Ces pays doivent relever le défi de l’éducation,
de l’innovation et de l’industrialisation, ce qui nécessite
d’importants investissements Les principales incertitudes
portent sur la capacité de ces régimes à faire du secteur privé
le moteur d’une nouvelle croissance économique et à s’adapter
à l’accroissement démographique et à l’afflux massif de jeunes
sur le marché du travail.
Actuellement, l’économie saoudienne est très dépendante
des hydrocarbures : le pétrole représentait presque 67,9 % du
revenu de l’État en 20193. Ses ressources en hydrocarbures
font du royaume le premier pays producteur mondial de
pétrole (et le deuxième exportateur). Dès avril 2016,
Mohammed Ben Salman avait annoncé la création d’un fonds
de 2 000 milliards de dollars pour construire une économie
post-pétrole. La transition vers un nouveau modèle devient
urgente. L’Arabie saoudite a ainsi lancé son premier grand
emprunt sur les marchés financiers internationaux. Il s’agit
pour Riyad de lever jusqu’à 15 milliards de dollars sur cinq,
dix et trente ans.
Une décision qui en annonce une autre : une large ouverture
aux capitaux étrangers et une volonté de diversification des
investissements et des secteurs d’activités (y compris dans les
services). Dans le cadre d’un forum économique baptisé
« Davos dans le désert », le prince héritier récidive avec la
volonté affichée de réaliser un plan de réformes économiques
et sociales baptisé « Vision 2030 », dont le niveau
d’investissement est chiffré à 500 milliards de dollars… Le
projet consiste à créer une mégalopole ultramoderne, NEOM,
dont le développement écologique est appelé à s’appuyer sur
les nouvelles technologies. Une telle cité serait ancrée au cœur
d’une zone économique au bord de la mer Rouge, qui devrait
couvrir 26 000 kilomètres carrés et s’étendre sur trois États
différents (Arabie saoudite, Jordanie et Égypte).
Le secteur énergétique est au centre de la stratégie de
diversification économique des EAU et de l’Arabie saoudite.
La croissance économique et démographique se traduit par des
besoins croissants en électricité, amplifiés par le
réchauffement climatique, dont l’usage immodéré des
hydrocarbures est la cause principale et la désertification
l’effet majeur dans la région. La stratégie énergétique des
EAU et de l’Arabie saoudite comporte trois volets principaux :
l’extension de la part du gaz dans le mix énergétique, la
diversification du mix électrique avec le déploiement des
énergies nouvelles (renouvelables et nucléaire) et
l’amélioration de la gestion de la demande et de l’efficacité
énergétiques, le gaspillage énergétique étant très important. Il
s’agit de couvrir les importants besoins en énergie, de réduire
la consommation nationale de pétrole, et donc de dégager des
revenus supplémentaires d’exportation tout en développant
une base industrielle. Il existe une vraie volonté politique
d’atteindre les objectifs liés au développement des énergies
renouvelables, nucléaire et gazière, et de mettre en place des
standards d’efficacité énergétique, à condition que ceux-ci ne
soient pas trop contraignants pour l’activité économique.

Pour en savoir plus


Denis BAUCHARD, « Le chaos proche-oriental à l’épreuve du
coronavirus », Boulevard extérieur, mai 2020.
Melani CAMMETT, Ishac DIWAN, Alan RICHARDS et John WATERBURY, A
Political Economy of the Middle East, Routledge, New
York, 2018.
Ishac DIWAN, Crony Capitalism in the Middle East,
Business and Politics from Liberalization to the Arab
Spring, Oxford University Press, Oxford, 2020.
FMI, Regional Economic Outlook, Middle East and
Central Asia, Washington, avril 2020.
Alexandre KATEB, Les Économies arabes en mouvement.
Un nouveau modèle de développement pour la région
MENA, De Boeck, Louvain-La-Neuve, 2019.
Hugo LE PICARD, « Les économies du Golfe et la transition
énergétique. Vers une ère post-pétrolière ? », Politique
étrangère, no 1, printemps 2020, p. 19-31.
Robert SPRINGBORG, Political Economies of the Middle East
and North Africa, Polity Press, Cambridge, 2020.
1. BANQUE MONDIALE, « 2020. Bulletin d’information économique : importance de la transparence pour la région Moyen-Orient et Afrique du
Nord ».

2. Denis BAUCHARD, « Le chaos proche-oriental à l’épreuve du coronavirus », <www.boulevard-exterieur.com>, consulté le 25 mai 2020.

3. Hugo LE PICARD, « Les économies du Golfe et la transition énergétique. Vers une ère post-pétrolière ? », Politique étrangère, no 1, printemps
2020, p. 19-31.
Le réveil des sociétés

Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des Universités

L
« e peuple veut la chute du régime ! » Ce slogan, entendu
presque partout dans la région, appelle à un changement
radical qui ne relève ni d’une doctrine politique ni d’une
idéologie. Il ne s’agit pas de révolutions partisanes ou
eschatologiques ancrées dans la certitude que leur confèrent
leurs postulats dogmatiques. Ce sont des révolutions
citoyennes qui ne cherchent pas tant à imposer un système de
pensée qu’à penser, dans l’incertitude, un système nouveau et
pluraliste. Elles ne partent pas de rien. Le présent a une
histoire et une mémoire forgées tout au long des combats
menés. Pour réussir, elles doivent relever au moins trois
grands défis.

Le défi de l’éphémère
« Le peuple veut » exprime tout à la fois le mouvement et la
détermination. L’élan révolutionnaire unifie, galvanise et peut
aller jusqu’à une forme de ferveur incandescente qui soude ses
participants dans l’euphorie de l’action. L’occupation massive
de la rue, le déferlement en cortèges, le rassemblement au
cœur de la capitale, lieu par excellence du pouvoir, comme la
place Tahrir au Caire, procurent à tous l’intense satisfaction
d’acquérir enfin une visibilité politique. Les protestataires
s’approprient l’espace public pour exiger liberté, dignité et
reconnaissance sociale.
Leur hétérogénéité se fond dans la manifestation où se
côtoient des étudiants, des ouvriers, des syndicalistes, des
intellectuels, de jeunes Frères musulmans opposés à
l’attentisme de leurs dirigeants, des salafistes étonnés d’être là
puisqu’ils ne font pas de politique, des jeunes sans emploi
malgré – ou… à cause de – leurs diplômes1 et nombre de gens
issus du secteur informel. Si la jeunesse domine, d’autres
générations manifestent. Elles retrouvent là l’espérance
d’autrefois et le souvenir de leurs combats passés revivifiés
dans cette nouvelle dynamique. Bien que fatigués par les luttes
menées en vain ou dans lesquelles ils n’ont pas osé s’engager,
tous veulent y croire encore. Ces femmes et ces hommes sont
aussi unis par leur dépassement de la peur : « Nous n’avons
rien à perdre. » Ils préfèrent risquer leur vie plutôt que de la
poursuivre dans les conditions qu’ils dénoncent. En Syrie, dès
le début, à Deraa puis à Homs, Deir Ezzor ou Lattaquié, des
contestataires venaient en masse, alors que le régime faisait
déjà tirer à balles réelles pour tuer.
Partout aussi, l’humour est omniprésent. Malicieux et
subversif, il désacralise le raïs et fait oublier un moment les
dangers encourus. Quand les participants au Hirak en Algérie
sont repoussés par des canons à eau, ils crient « Donnez-nous
de l’eau et du savon2 ! » On entend à Beyrouth « On veut
Allah mais sans son parti [le Hezbollah] ! »
L’énergie que donnent le nombre, l’intensité des solidarités,
la conviction que tout est possible, la présence massive des
médias internationaux, la fierté de participer à un mouvement
qui dépasse les frontières et, plus que tout sans doute, le
sentiment de recouvrer sa dignité si souvent humiliée par le
« nidham » (le système) produisent une force capable de
balayer les gouvernants déchus de leur légitimité. Le peuple
veut la chute du régime et finit par obtenir – la nuance est
capitale – le départ de ceux qui l’incarnent. En 2011, le
14 janvier, Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit ; le 11 février,
Hosni Moubarak se retire ; et, le 20 octobre, Mouammar
Kadhafi est arrêté et assassiné. Le 25 février 2012, Ali
Abdallah Saleh démissionne. Le 2 avril 2019, Abdelaziz
Bouteflika met fin à son mandat et le 11 avril Omar el-Bachir
est destitué. À eux six, ils ont cumulé plus d’un siècle et demi
de pouvoir ! Mais un raïs n’est pas à lui seul un régime qui,
lui-même, ne se confond pas avec l’État.
Si tous ont été emportés, le contraste est énorme d’un pays à
l’autre. La Libye et le Yémen ont sombré dans la guerre.
L’Algérie et l’Égypte ont maintenu leur régime autoritaire.
Seuls la Tunisie et le Soudan s’engagent dans une difficile
transition démocratique. En Syrie, le dictateur reste en place.
Le Maroc et la Jordanie ont répondu par des réformes sociales
et constitutionnelles ; l’Arabie saoudite et Bahreïn, par des
répressions ciblées. Malgré ce bilan, en 2019, d’autres
protestations d’envergure se lèvent en Algérie, au Soudan, au
Liban et en Irak, très peu touchés par les révoltes de 2011.
Dans sa phase initiale, une révolution est une formidable
ouverture des possibles mais cette séquence est éphémère face
à la brutalité parfois extrême des rapports de forces et aux
divisions internes.

Le défi de l’unité
Ces divisions sont toujours sociales et idéologiques, souvent
communautaires, parfois tribales.
La question de la structuration sociale au Moyen-Orient se
pose en termes spécifiques, car tout ou presque ramène à l’État
qui, en prédateur, tient l’économie pour en répartir le contrôle
entre ses affidés. Ce processus s’est beaucoup développé avec
la libéralisation économique, dite infitah, des années 1970 et
atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit d’économies de rente.
Ainsi se forme une classe dominante qui gravite autour de
l’État et se concentre autour de quelques clans familiaux,
comme les Makhlouf en Syrie. Les militaires y ont toute leur
place – dans certains pays comme l’Égypte, ils jouent un rôle
économique déterminant. À côté de cette classe dominante et
en dehors de la fonction publique, très convoitée pour ses
avantages, la majorité de la population est soumise à
l’arbitraire des réseaux clientélistes, marginalisée dans les
circuits économiques où règne une corruption endémique et
souvent réduite à vivre des ressources aléatoires du secteur
informel.
De ce terreau très composite ont surgi ces manifestants unis
pour que ce système « dégage », mais divisés sur les plans
politique et idéologique. Un grand déséquilibre caractérise les
rapports de force politiques au sein de la société civile : d’un
côté, les islamistes – eux-mêmes partagés entre Frères
musulmans et salafistes – et, de l’autre, une myriade de
positions allant de la gauche la plus radicale à la droite la plus
libérale. En Égypte, les législatives de 2011-2012 donnent
44 % au Parti de la liberté et de la justice (Frères musulmans)
et 22 % à celui de la Lumière (salafistes). Le reste des voix
s’est dispersé entre une vingtaine de formations qui ont obtenu
moins de 5 % des suffrages, à l’exception du Néo-Wafd (8 %),
successeur du grand parti Wafd (Délégation).
En Syrie, l’opposition regroupée fin 2011 au sein du Conseil
national syrien est fragmentée en de multiples groupes d’un
côté et, de l’autre, les Frères musulmans majoritaires soutenus
par la Turquie. Ces contradictions sont ici aggravées par les
appartenances communautaires et ethniques. Le pouvoir des
Assad s’arc-boute sur la communauté alaouite (10 % de la
population) pour dominer une société majoritairement sunnite
et des minorités comme les Kurdes (10 %), les Druzes (3 %)
ou les chrétiens (1 % à 2 %). Dès le début du conflit, le régime
accentue ces clivages, instrumentalise les référents identitaires,
faisant du communautarisme une stratégie de combat.
Des divisions d’ordre tribal s’y ajoutent parfois, comme en
Libye et au Yémen, où la complexité de la situation serait
incompréhensible sans prendre en compte ce facteur central de
la vie politique.
Toutes ces contradictions altèrent gravement la possibilité
d’une unité politique entre les adversaires d’un régime qui les
attise. Se pose alors la question de la violence à laquelle
aucune révolution n’échappe.

Le défi de la violence
Si « le peuple » est d’emblée fragilisé, l’État face à lui
détient le monopole de la violence qui n’est en rien légitime.
Sauf au Liban, tous ces régimes sont autoritaires et s’imposent
par la peur, voire la terreur. Les multiples services de
renseignement (mukhabarat) chargés de la surveillance
systématique de la société jouissent d’une totale impunité3.
L’individu se retrouve donc seul face à l’État. N’importe qui,
n’importe quand, peut être happé et broyé par ces machines
répressives. La société est ainsi « atomisée », au sens de
Hannah Arendt, et donc incapable de se structurer en créant
des organisations autonomes d’un pouvoir qui entend tout
dominer.
En Syrie, depuis les années 1970, une « asabiya4 » alaouite
faisant bloc autour de son chef, Hafez al-Assad, s’est
approprié l’État et considère que « toute opposition est une
trahison qui ne peut exister5 ». Ainsi Rif’at al-Assad (frère de
Hafez) déclare, au moment où, en juillet 1980, de violentes
contestations émanant des Frères musulmans secouent le
pays : « Nous détestons la guerre et les destructions qu’elle
amène. Mais si nécessaire… nous sommes prêts à engager
cent batailles, à détruire mille citadelles et à sacrifier un
million de martyrs… pour le bien et l’orgueil de notre
nation. » En février 1982, pour en finir avec l’insurrection
islamiste à Hama, l’armée encercle la ville, la bombarde et en
détruit une grande partie, faisant entre 10 000 et 40 000 morts.
Trente ans plus tard, l’ensemble du pays sera visé.
Une violence inouïe se déchaîne en effet dès l’émergence de
la révolution en mars 2011. Le régime utilise tous les moyens
pour l’écraser, avec bientôt l’appui militaire massif du
Hezbollah, de l’Iran et de la Russie. Arrestations arbitraires,
tortures érigées en système, bombardements ciblés sur les
habitations, les écoles et les hôpitaux. La suite tragique est
connue et le bilan terrifiant : des centaines de milliers de
morts, des millions de déplacés et de réfugiés qui ne pourront
pas revenir avant longtemps puisque cet exode a permis au
pouvoir de changer la démographie du pays en la rééquilibrant
au profit des alaouites. Comme l’écrivait Michel Seurat,
« dans sa fonction répressive, l’État ne reconnaît plus que
l’affiliation communautaire pour distinguer le bon grain de
l’ivraie6 ».
En Égypte, depuis l’époque de Nasser, l’armée restait en
retrait de la politique, avec un statut lui octroyant de multiples
privilèges. En 2011, via le Conseil suprême des forces armées
(CSFA), elle a joué un rôle essentiel dans la transition, ce qui,
dans un premier temps, a consolidé sa légitimité auprès des
Égyptiens qui l’ont crue prête à jouer le jeu de la démocratie.
Après les élections de 2012 qui portent les Frères musulmans
au pouvoir avec Mohamed Morsi à la présidence, tout change.
De jeunes révolutionnaires créent le mouvement Tamarod et
organisent des manifestations monstres contre le nouveau
pouvoir. Dans ce climat d’un puissant sursaut populaire,
l’armée intervient pour destituer un président pourtant élu au
suffrage universel. L’intervention se présente comme un
« coup d’État démocratique ». Étrange formule démentie dès
le mois d’août par le massacre de plusieurs centaines de
manifestants partisans des Frères musulmans par les forces du
régime place Rabia al-Adaouia au Caire. En quelques
semaines, le général Sissi instaure un régime autoritaire
coupable d’arrestations arbitraires, de condamnations à mort
en rafales, de tortures et de disparitions…
Dans les monarchies du Golfe et en Jordanie, aucun des
mouvements de protestation observé ne s’est mué en processus
révolutionnaire. Nulle part la légitimité traditionnelle (au sens
de Max Weber) des familles régnantes n’a été contestée. Au
pouvoir depuis des décennies, certaines se targuent même de
descendre du Prophète. Dans les pétromonarchies, elles ont
utilisé leurs énormes moyens financiers pour désamorcer les
revendications. Le recours à la force reste très limité, sauf à
Bahreïn et en Arabie saoudite. Avec le soutien militaire de
Riyad, la dynastie sunnite des Khalifa a étouffé la révolte des
chiites de 2011 avec d’autant plus de violence qu’ils sont
majoritaires dans le pays. En Arabie saoudite, les chiites (10 à
15 % de la population) qui demandaient que cessent les
discriminations structurelles à leur encontre ont subi une
brutale répression et la condamnation à mort de nombreuses
figures de leur communauté.
Épilogue provisoire
Ces échecs ne marquent pas la fin de l’Histoire. En 2019,
d’autres révoltes ont surgi en Algérie, au Soudan mais aussi en
Irak et au Liban.
L’Irak n’avait connu aucune mobilisation significative en
2011, l’agression américaine de 2003 l’ayant plongé dans le
chaos. De plus, les fractures communautaires et ethniques y
sont très profondes. Les sunnites, minoritaires, ont toujours
dominé le pays et relégué les chiites à la périphérie. Après
2003, un gouvernement chiite a joué la carte du
communautarisme contre les sunnites. Quant aux Kurdes,
longtemps réprimés par Bagdad, ils ont construit, depuis 1991,
une autonomie politique qu’ils entendent conserver.
À partir d’octobre 2019, des milliers d’hommes et de
femmes se rassemblent à Bagdad, Nassiriya, Bassorah,
Kerbala, Najaf pour exiger la démission du Premier ministre
Adel Abdel-Mahdi, qui incarne l’incurie gouvernementale.
Après l’avoir obtenue, la révolte se poursuit, réclamant un
changement de Constitution et une refonte de la loi électorale
pour en finir avec une classe politique corrompue. Si ce
mouvement revendique l’identité irakienne, il se compose
essentiellement de jeunes chiites. Les sunnites ne bougent pas,
de crainte d’être considérés comme des terroristes après le
ralliement de certains d’entre eux à Daech. Quant aux Kurdes
d’Erbil ou de Souleymanié, ils regardent les événements avec
un intérêt distancié d’autant que la jeunesse ne parle plus
l’arabe depuis bien des années. Outre les fractures
communautaires, le mouvement se heurte à une répression qui,
en quelques mois, fait plus de 500 morts, des dizaines de
milliers de blessés et un nombre indéterminé de disparitions et
d’assassinats. Cette répression est le fait de l’État et de milices
qui lui sont liées mais qui dépendent aussi de l’Iran, dont les
manifestants dénoncent la domination : « Iran dehors ! »,
« Iran dégage ! »
Toujours en octobre 2019, un vaste mouvement populaire se
forme au Liban contre un système sclérosé, fondé sur le
communautarisme, le clientélisme et la corruption, et
incapable de mettre en œuvre la moindre politique publique,
même la plus basique comme le ramassage des ordures, la
fourniture d’électricité ou la distribution d’eau potable.
Comme en Irak, on veut mettre « dehors les corrompus » et
dépasser les clivages communautaires en brandissant le
drapeau national. Le mouvement a d’autant plus de
retentissement qu’il se déploie dans un contexte économique
et social d’une extrême gravité. La résilience du système
risque cependant d’être forte, tant les intérêts en jeu sont
considérables : intérêts politiques et financiers des chefs de
clans communautaires qui en vivent, intérêts géopolitiques de
puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran qui
veulent que rien ne change. Même si, jusqu’à présent, le
mouvement n’a pas subi de répression violente, le chemin à
parcourir s’annonce particulièrement difficile.
Au moment où ces lignes sont écrites, la planète est touchée
par la pandémie de Covid-19. Tous ces mouvements sont donc
figés dans un confinement général que les régimes autoritaires
ne manqueront pas d’instrumentaliser. Pour combien de
temps ?

Pour en savoir plus


Hamit BOZARSLAN, Révolution et état de violence. Moyen-
Orient 2011-2015, CNRS éditions, Paris, 2015.
Hayat Lydia YOUNGA, « La révolution arabe de 2011 »,
Confluences-Méditerranée, no 77, printemps 2011.
1. En Égypte, en 2015, ces diplômés ont créé une association, Chômeurs en niveau master.

2. Akram BELKAÏD, « Les mots du Hirak », Orient XXI, 19 février 2020.

3. Dans les années 2000, on compte en Syrie un agent de sécurité pour 153 habitants de plus de 15 ans. Voir Wladimir GLASMAN, « Les ressources
sécuritaires du régime », in François BURGAT et Bruno PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, p. 33-53.

4. Au sens où l’entend Ibn Khaldoun : esprit de corps ou solidarité de groupe.

5. Matthieu REY, Histoire de la Syrie. XIXe-XXIe siècle, Fayard, Paris, 2018.

6. Olivier CARRÉ et Michel SEURAT, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, Paris, 2001 (rééd. de l’ouvrage paru en 1983 chez
Gallimard).
La situation sanitaire au Moyen-Orient
à la lumière de la pandémie de Covid-19

Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche
stratégique (FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée
de cours à Sciences Po.

Dès l’annonce de la pandémie, la majorité des pays du


Moyen-Orient ont pris des mesures fortes telles que la
fermeture des écoles (Irak, dès le 27 février ; Liban le 2 mars ;
Émirats arabes unis [EAU] le 8 mars ; Syrie, fin mars), des
frontières (Israël – interdiction selon les pays de provenance –
24 février ; Jordanie 16 mars ; Liban 18 mars ; Koweït et
Arabie saoudite mi-mars ; Égypte 19 mars) puis le
confinement. Les infractions sont fortement sanctionnées
(amendes et peines de prison) et un couvre-feu est imposé
dans plusieurs pays (Liban, Irak, Syrie, Égypte, Jordanie).
Les régimes étaient conscients de la faiblesse et/ou de
l’inadaptation de leur système de soins face à une telle crise.
Les récits de ce qui se passait en Iran, premier pays de la
région touché et qui a sous-estimé l’ampleur de la pandémie,
les ont fortement inquiétés, à l’image du vice-ministre iranien
de la Santé, testé positif au lendemain d’une conférence de
presse, le 24 février, au cours de laquelle il paraissait fébrile.
Trois mois après les premières alertes, force est de constater
que les pays de la région ont été relativement épargnés à
l’exception de l’Iran (13 032 morts au 14 juillet 2020) même si
des doutes existent sur la véracité des chiffres de certains pays.
La pandémie révèle les disparités et fortes inégalités de la
région. Elle ne touche pas les pays de la même façon, même si
l’inquiétude est grande et également partagée par les dirigeants
tant les infrastructures sanitaires seraient bien souvent
insuffisantes en cas de dissémination du virus. Ils ont donc très
rapidement pris la mesure de la situation. Distinguons ceux qui
ont des systèmes de soins performants grâce aux ressources
tirées de la rente pétrolière – pays du Golfe –, ceux dont le
système est dans un état catastrophique en raison de la
situation de guerre dans laquelle ils se trouvent – Syrie,
Yémen, Irak –, et ceux qui, comme l’Égypte ou le Liban,
disposent d’infrastructures dont la qualité varie en fonction des
moyens financiers dont dispose le citoyen, le secteur public
n’étant pas en mesure d’offrir des soins de qualité.
Les données de l’Organisation mondiale de la santé
sur la Covid-19 au 14 juillet 2020

Cas Nombre de
recensés morts
Arabie saoudite 235 111 2 243
Bahreïn 33 476 109
Égypte 83 001 3 935
Émirats (EAU) 55 198 334
Irak 79 735 3 250
Iran 259 652 13 032
Israël 39 294 364
Jordanie 1 183 10
Koweït 55 508 393
Liban 2 419 36
Oman 58 179 259
Qatar 104 016 149
Syrie 417 19
Territoires occupés 7 441 41
palestiniens*
Yémen 1 502 425

* Selon la terminologie de l’OMS Occupied Palestinian Territory.

L’Égypte a néanmoins de l’expérience dans la gestion des


épidémies avec du personnel formé à la prévention et des
installations permettant de placer des malades à l’isolement, ce
qui a peut-être permis de limiter la catastrophe sanitaire. Il
reste cependant extrêmement difficile de savoir ce qui se passe
exactement dans ce pays où la censure est forte.
Officiellement, le bilan est de 3 935 morts au 14 juillet 2020.
L’hôpital public libanais tant décrié a été mis en avant par les
autorités pour gérer la crise mais, en fait, chaque chef de
communauté, à l’image du Hezbollah, a tenu à montrer qu’il
prenait les mesures nécessaires pour protéger les siens. Les
pétromonarchies du Golfe ont adopté des mesures
draconiennes pour confiner la population, mais sans prendre
en compte sérieusement la situation des travailleurs immigrés
qui vivent dans des conditions précaires. Quant aux membres
de la famille royale saoudienne, par exemple, ils se sont isolés
dans leurs palais en attendant l’amélioration de la situation, les
meilleurs hôpitaux du royaume leur réservant des lits en cas de
besoin.

Catastrophes en série dans les zones de conflit


La Syrie disposait d’infrastructures de santé correctes mises
en place du temps de Hafez al-Assad, comme c’était le cas en
Irak sous Saddam Hussein. En effet, les pouvoirs nationalistes
arabes avaient établi des systèmes de santé satisfaisants, qui
ont été détruits par la logique néolibérale et les guerres.
Aujourd’hui, en raison des conflits qui agitent ces pays, les
structures soit n’existent plus, soit sont défaillantes. Le régime
Assad n’a de cesse que de bombarder, avec l’appui de
l’aviation russe, les centres de soins et les hôpitaux dans les
zones rebelles, tuant de nombreux soignants. Un rapport de
l’organisation non gouvernementale (ONG) Réseau syrien
pour les droits humains révèle l’extrême vulnérabilité du pays
en matière sanitaire, le faible nombre d’hôpitaux en état de
marche et le manque dramatique d’équipements et de
personnel médical – puisque 70 % des soignants ont fui à
l’étranger. La situation est moins catastrophique dans les zones
contrôlées par le régime, qui bénéficient de l’aide de
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais manquent
néanmoins de matériel, dont des respirateurs.
Après cinq ans de guerre, au Yémen, territoire extrêmement
fragmenté, il semble n’y avoir aucune coordination entre les
différentes autorités qui se partagent le contrôle du pays. Cela
empêche de mettre en œuvre une riposte sanitaire adaptée et
fait obstacle aux actions humanitaires. Plus de la moitié des
hôpitaux ou centres de soins ont été détruits par les
bombardements. Selon les chiffres fournis par l’OMS, le pays
ne disposerait que de 500 ventilateurs environ et de 700 lits de
réanimation. Officiellement, l’organisation ne recense que
425 morts mais, en raison de la situation, beaucoup de
personnes meurent à domicile sans qu’un décompte sérieux
soit possible à établir. Le bilan est donc probablement
beaucoup plus élevé. L’ONG Save the Children fait état d’au
moins 50 morts présentant des symptômes de la Covid-19 qui
meurent chaque jour (document du 21 mai 2020). Le virus
circule donc du nord au sud du pays au sein d’une population
fragilisée. Dans certaines régions, la malnutrition, le choléra et
la dengue font déjà des ravages et il est difficile de déterminer
la cause des décès. De plus, les autorités ne sont pas parvenues
à imposer des mesures de confinement en raison de la situation
instable et du mode de vie.
La pandémie met aussi en évidence la crise sanitaire que
connaît l’Irak depuis les années 1990. Dans les années 1970,
ce pays disposait de l’un des meilleurs systèmes de soins du
Moyen-Orient : des milliers d’hôpitaux avaient été construits,
les médecins bénéficiaient d’une bonne formation et nombre
d’entre eux poursuivaient leur cursus en Europe et aux États-
Unis grâce à un important système de bourses, alimenté par
l’argent du pétrole. Des usines pharmaceutiques avaient été
créées et les citoyens bénéficiaient d’une prise en charge totale
par la sécurité sociale.
À partir de l’embargo imposé en 1990, conséquence de
l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, le pays a
progressivement plongé : de nombreux médecins sont partis en
raison de la dégradation de la situation et la formation des
nouveaux médecins s’est dégradée, car les échanges
scientifiques n’étaient plus possibles. Les guerres successives
– contre l’Iran (1980-1988), l’embargo (1990-2003),
l’invasion américaine (2003), la guerre civile (2004-2008) puis
la guerre contre l’organisation de l’État islamique (2014-
2017) – ont eu raison des nombreuses infrastructures. Celles
qui subsistent ne sont pas en mesure de répondre aux besoins
de santé élémentaires. S’ajoute à cela la question des
médicaments qu’il est extrêmement difficile de se procurer et
qui sont bien souvent périmés.
Les pays du Golfe disposent, eux, de systèmes de santé
performants, car ils ont connu en 2012 une première épidémie,
celle du Mers-Cov, qui les a amenés à renforcer leurs capacités
de réaction. Ils ont mis en place très rapidement le dépistage
afin de détecter le virus au mieux. Ils font appel à des
médecins venant des États-Unis, d’Europe et disposent de
matériel performant. De grands hôpitaux comme Cleveland
ont des infrastructures à Abou Dhabi, par exemple, offrant une
qualité de soin haut de gamme.
La situation est bien différente pour les travailleurs
immigrés en raison des conditions précaires dans lesquelles ils
vivent et d’une grande promiscuité. Des mesures sévères ont
été prises afin de placer en quarantaine les personnes
contaminées, mais il leur est difficile d’adopter les mesures de
distanciation préconisées en raison de la configuration des
camps dans lesquels ils vivent. Fin avril 2020, Amnesty
International a lancé une campagne pour que gouvernements
et employeurs respectent « l’accès des travailleurs immigrés
aux soins de santé, à un logement convenable, à la sécurité
sociale et à des conditions de travail équitables ». Mais les
dirigeants du Golfe ne sont-ils pas conscients que toute
épidémie parmi les immigrés menacerait aussi les
autochtones ? En fait, les pétromonarchies se soucient
beaucoup plus de ses conséquences économiques, liées à la
baisse des cours du pétrole, qu’à l’épidémie elle-même, dont
les effets restent limités. Ainsi, Dubaï a reporté d’un an
l’Exposition universelle initialement prévue à compter du
20 octobre 2020.
La bande de Gaza, qui connaît le confinement depuis des
années, pratiquement coupée du monde, Israël imposant un
blocus quasi total pour contenir le mouvement Hamas qui
dirige l’enclave, est à ce jour préservée. Heureusement, car la
promiscuité est grande, Gaza étant l’une des zones les
peuplées au monde – 5 000 habitants au km2 – et le système de
santé se révèle extrêmement fragile. Les autorités ont pris des
mesures comme la fermeture des écoles et l’interdiction des
rassemblements avant même l’apparition du virus. Israël est
beaucoup plus touché (364 morts au 14 juillet 2020) que la
bande de Gaza et la Cisjordanie (41). Une certaine coopération
a été mise en place entre Israël, Gaza et la Cisjordanie pour
lutter contre l’épidémie, qui n’a cependant pas empêché la
poursuite de la répression, dans la perspective de l’annexion
annoncée par Benyamin Netanyahou. De même, l’entraide a
fonctionné lorsque les Émirats ont envoyé deux avions remplis
d’aide médicale à l’Iran, à la mi-mars 2020.
Renforcement de l’autoritarisme
Les régimes ont profité de la pandémie pour prendre des
mesures fortes et consolider un peu plus leur autoritarisme. La
mobilisation en Irak et au Liban a cessé, les autorités en
profitant, par exemple, pour enlever les tentes installées dans
le centre de Beyrouth. Le sentiment de peur a été largement
exploité par les pouvoirs pour casser la contestation.
À la mi-mars, le pouvoir de Sissi a expulsé la
correspondante du Guardian pour avoir publié un article
affirmant que l’Égypte pouvait compter 19 000 cas d’après
une étude canadienne au lieu des quelques centaines
annoncées par les autorités (83 001 cas recensés et 3 935 décès
au 14 juillet). Celles-ci sont allées jusqu’à envoyer plusieurs
tonnes d’aide médicale aux États-Unis, à la Grande-Bretagne,
à la Chine, au Soudan ou encore à l’Italie. Cette crise est donc
utilisée par certains régimes pour améliorer leur image à
l’international et en interne. Mais la population égyptienne n’a
pas apprécié cette décision, estimant que le pays avait besoin
de matériel et que le système de soins, défaillant, mériterait
des investissements massifs. Le syndicat des médecins a mis
en garde contre un « possible effondrement total du système
de santé qui pourrait mener à une catastrophe sanitaire si le
ministère de la Santé persiste dans sa passivité et sa
négligence ». Le corps médical est particulièrement touché
avec plus de 350 médecins infectés et 19 morts. Selon l’OMS,
13 % des contaminations dans le pays touchent le personnel
soignant.
Le président Sissi a renouvelé l’état d’urgence le 28 avril, la
Jordanie a instauré une loi d’urgence de défense militaire qui
donne tout pouvoir au Premier ministre afin de museler « les
rumeurs, inventions et fausses nouvelles qui répandraient la
panique ». Le 14 avril, l’agence Reuters s’est vu retirer pour
trois mois sa licence en Irak pour avoir affirmé que le nombre
de cas était plus élevé que le chiffre officiel (3 250). Le
Premier ministre Netanyahou a quant à lui profité de la
situation pour convaincre son adversaire politique, Benny
Ganz, de mettre en place un gouvernement d’urgence
nationale au nom de la lutte contre l’épidémie et instaurer des
mesures de contrôle de la population sans examen
parlementaire : le service de renseignement intérieur, le Shin
Beth, a pu exploiter sans limite les données personnelles des
citoyens.
De lourdes conséquences économiques
Confinement ou maintien de l’activité économique ? La
question se pose au Moyen-Orient, où l’épidémie restait
limitée début juin 2020, tandis que les conséquences du
confinement sur les plus défavorisés sont catastrophiques :
vaut-il mieux mourir de faim ou du virus ? Le premier bilan
que nous pouvons tirer est que les conséquences économiques
des mesures de confinement se sont révélées plus fortes que
celles de la Covid-19. Au Liban, pays touché par un
mouvement de contestation contre le personnel politique
depuis octobre 2019, la population, après avoir accepté le
confinement, a fini par retourner dans la rue en raison de la
difficulté à se nourrir, d’autant que le nombre de morts est
minime (36 morts) et que les promesses d’aides aux plus
défavorisés ne se sont pas concrétisées. La Banque mondiale
estime que le nombre des familles pauvres pourrait doubler
dans les Territoires palestiniens pour passer à 30 % en
Cisjordanie et à 64 % à Gaza.
Le président iranien Hassan Rohani avait affirmé que les
désavantages du confinement étaient plus grands que leur
efficacité et que le choix annoncé entre l’économie et la vie
des gens était un complot des antirévolutionnaires. Les
Égyptiens sont très inquiets des conséquences de la récession
économique à venir. Près de 6 millions d’Égyptiens, dont une
grande partie perdront leur emploi, travaillent dans les pays du
Golfe et le tourisme est fortement touché. L’appel au Fonds
monétaire international (FMI) envisagé par le gouvernement
libanais appauvrira encore davantage la population, dont la
moitié vit déjà sous le seuil de pauvreté.
Dans des sociétés dépourvues de filet de protection sociale,
la pauvreté sera beaucoup plus importante à la sortie de cette
crise. Les pays pétroliers sont confrontés à une forte baisse de
leurs revenus en raison de la chute des cours. La reprise risque
d’être lente, car l’économie mondiale est touchée par les
conséquences de la pandémie. La vulnérabilité des sociétés
sera plus importante encore, avec un risque élevé de
contestation sociale due à l’incapacité des régimes à satisfaire
les besoins élémentaires des populations et, souvent, à leurs
pratiques autoritaires renforcées. L’après Covid-19 sera donc
marqué par les conséquences de la crise sanitaire couplée à
une crise humanitaire, mais aussi par une crise politique et
sociale.

Pour en savoir plus


Agnès LEVALLOIS, « Le déni du régime syrien face à la crise
du coronavirus », Note de la FRS, 25 mars 2020.
Engin YÜKSEL, Nancy EZZEDDINE, Rena NETJES et alii, « Pandemic
or pandemonium ? Covid-19 and conflict in the Middle
East », Clingendael, avril 2020.
Coopération militaire, grandes
puissances et ventes d’armes

Philippe Droz-Vincent
Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble

Les flux d’armement sont habituellement abordés sous un


angle quantitatif, en particulier dans les annuaires spécialisés,
dont les meilleurs (par exemple, SIPRI Yearbook) seront mis à
contribution ici.
Ces pratiques internationales sont analysées plus
qualitativement sous l’angle de l’économie politique : surtout
du point de vue des exportateurs, en distinguant les grandes
puissances qui ont les capacités d’innovation technologique et
d’exportation dans ces marchés très techniques, les puissances
qui sont au seuil de l’innovation et ont une moindre part de
marché, et les États qui ne dominent pas toute la chaîne
d’innovation et ont des positions de niche (marché de
l’occasion, réexportations).
L’approche des relations internationales vient en
complément, reliant les ventes d’armes et coopérations
militaires à des rapports de force, risques de guerre, menaces
(balance of threats), particulièrement au Moyen-Orient à partir
des années 1950. Et la fin de la Guerre froide comme les
processus de paix des années 1990 n’ont pas réduit les
arsenaux, bien au contraire. Cette approche décrit aussi les
relations de dépendance en deçà des logiques d’alliance,
d’aide (et de coopération militaire). Mais les alliances ne
présagent pas de l’influence et les États « importateurs »
dégagent souvent des marges de manœuvre par rapport aux
grandes puissances exportatrices, particulièrement au Moyen-
Orient grâce à leur positionnement stratégique, comme la
Syrie avec l’URSS/Russie ou l’Égypte avec les États-Unis.
Un autre niveau, souvent négligé, se révèle essentiel : la
nature autoritaire des régimes politiques, dont les dirigeants
sont souvent issus de l’armée, en tout cas s’appuient sur elle
ou maintiennent des liens étroits avec les corps militaires. Les
régimes autoritaires ne sont pas plus belliqueux que les
démocraties, mais ils induisent un contexte d’incertitude, de
méfiance et des interactions régionales qu’illustrent l’après-
2011 et la vague contre-révolutionnaire dans le monde arabe
post-Printemps. Autoritarisme rime ainsi avec militarisation,
ainsi que le démontre l’augmentation de 61 % des
importations d’armes entre 2015 et 2019 (par rapport à 2010-
2014), singularisant le Moyen-Orient par rapport à l’Asie, à
l’Europe et aux Amériques (SIPRI Fact Sheet, mars 2020).

Ventes d’armes dans une zone extrêmement


militarisée
L’accumulation d’armes dans la région est d’abord
fondamentalement corrélée aux guerres israélo-arabes, en
résonance avec les aides militaires découlant du contexte de
bipolarité. Les années 1970-1980 représentent ensuite une
période d’expansion inédite des flux d’armements, en lien
direct avec le boom des rentes pétrolières et leurs
conséquences en termes de rentes indirectes (aides
interarabes). Les chiffres sont peu fiables – ceux publiés par
les instituts spécialisés reposent sur des questionnaires
envoyés aux ministères de la Défense ! –, sans transparence ni
contrôle par les organes législatifs habilités.
Le milieu des années 1980 et le début des années 1990,
marqués par la fin de l’euphorie du boom pétrolier, les
problèmes de trésorerie (même pour le Golfe), les difficultés
de balance des paiements – en 1985-1986, la Syrie s’est
retrouvée à court de réserves de change ; l’Égypte a contracté
une dette militaire considérable envers l’URSS – et la fin des
rentes stratégiques dues à l’extinction de la Guerre froide ne
calment pas les appétits régionaux pour les importations
d’armes. Les ajustements structurels et les réformes
économiques mettent fin aux périodes de prodigalité où les
fonds pour le militaire étaient illimités : les dépenses sociales
pèsent et les dépenses militaires croissent moins que le produit
national brut (PNB), mais les officiers obtiennent les
ressources nécessaires pour d’amples importations d’armes.
Les années 1980-1990 sont par exemple marquées par la
course régionale aux missiles balistiques.
Après la signature de la paix avec Israël, l’Égypte continue
d’importer des armes, désormais avec les aides américaines,
dans le cadre de ce qu’elle considère comme une
compensation pour son choix de la paix de Camp David. La
relance d’un volet israélo-palestinien avec le processus d’Oslo
(1992-2000) et donc la perspective d’une généralisation de la
paix (avec des négociations israélo-syriennes prometteuses
jusqu’en 1996) ne diminuent pas les importations d’armes par
l’Égypte ou la Syrie. La Jordanie, un des pays qui reçoit le
plus d’aide par habitant, est un de ceux qui dépensent le plus
pour l’armée en pourcentage du PNB et un des plus
militarisés : même après la signature de la paix avec Israël
(1994), l’aide militaire américaine et britannique augmente, et
le pays importe massivement des chars et des avions
sophistiqués.
Il existe une hiérarchie entre les monarchies du Golfe et les
grands États comme l’Égypte, la Syrie, l’Irak, bénéficiaires de
livraisons massives d’armes dernier cri américaines et russes,
et des États plus pauvres, qui se transforment néanmoins en
arsenaux, comme le Yémen. Ce pays, un des plus aidés par
habitant et des plus pauvres du Moyen-Orient, est aussi un de
ceux dont les dépenses militaires, en pourcentage du PNB,
sont les plus élevées (8e rang mondial dans les années 2000). Il
continue de recevoir des flux considérables, plutôt du matériel
d’occasion irakien, moldave ou chinois, et bénéficie, depuis
l’attentat contre l’USS Cole, en octobre 2000 (jusqu’en 2011),
d’aides aux importations américaines pour l’équipement
d’unités antiterroristes ou de garde-côtes.
Beaucoup d’importations demeurent cependant absurdes.
L’Égypte possède plus de chars modernes que toute l’Afrique
réunie, la quatrième flotte de chasseurs américains F16 au
monde, sans avoir de besoins adaptés. La Syrie, en « état de
confrontation » avec Israël, a privilégié une militarisation
quantitative : les milliers de chars sont enterrés et sous-utilisés
techniquement parlant, les avions peu adaptés à des missions
offensives, les défenses sol-air massives mais obsolètes. De
même, les armées du Golfe sont dotées de matériels dernier
cri, mais leurs capacités opérationnelles demeurent faibles,
souvent sous-traitées à des entreprises contractantes.

« Deep militarization », des ventes d’armes


aux coopérations et offres de bases
Ces régimes fonctionnent autour d’un « contrat autoritaire »
avec leurs sociétés (renouvelé après 2011), mais aussi d’un
« contrat » avec leurs armées qui sont le véritable pilier en
dernier recours, bien plus que les pléthoriques ministères de
l’Intérieur, polices ou mukhabarat. La fourniture d’un
équipement moderne et des moyens d’une professionnalisation
(qui se veut l’opposé du prétorianisme des années 1950-1960)
en fait partie. C’est évident dans les États dont les dirigeants
sont issus de l’armée et conservent un lien corporatiste avec
elle. Mais cela n’est pas moins vrai dans des monarchies du
Golfe où les familles royales ont fortement investi le domaine
militaire, en fournissant de hauts gradés, souvent formés à
l’étranger, en particulier à Sandhurst en Grande-Bretagne. Le
roi Abdallah II de Jordanie (comme son père Hussein) a passé
dix-huit ans (1981-1999) dans les forces armées et participé à
leur modernisation autour de son enfant chéri, les forces
spéciales.

La montée militaire des petites « Sparte1 » du Golfe

On constate une autonomisation des États du Golfe dans


les années 2010, un militarisme affiché, voire un
interventionnisme militaire inédit (Yémen, Libye), en
rupture avec la période antérieure où de grands États
(Syrie, Égypte, auparavant Irak), étaient plutôt les
puissances militaires activistes. Ces républiques sont
fortement affaiblies par la période post-Printemps arabes.
Les élites du Golfe perçoivent en effet un déclin de
l’hégémonie américaine après la crise économique de
2008, son retrait régional, ses échecs en Irak et après
l’épisode de la « ligne rouge » en Syrie, tout en
manifestant une profonde méfiance vis-à-vis de l’Iran et
de ses ambitions régionales. Les Émirats incarnent cette
nouvelle affirmation par la militarisation, qui se traduit
par des achats d’armes massifs, une préparation militaire
accrue et un interventionnisme revendiqué.
Après l’Arabie saoudite, les Émirats ont reçu le plus
d’armes américaines [US Foreign Military Sales] dans les
années 2000, en particulier des avions et des systèmes de
défense aérienne dernier cri, devenant le quatrième
importateur d’armes au monde en 2009. L’élan a été
donné par une nouvelle génération de cheikhs,
notamment le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed
Ben Zayed (MBZ).
D’où la modernisation et la montée en gamme des
forces armées, surtout à partir de la seconde moitié des
années 2000, l’entraînement et les services logistiques
étant fournis par des contractants comme la société
Blackwater (renommée Academi). Les Émirats ont
également développé une industrie de services militaires
grâce aux « offsets » de défense – des incitations
commerciales ou industrielles sous forme
d’investissements demandés par le pays acheteur au pays
producteur d’armes pour choisir ses produits, en général
entre 35 % et 60 % du montant du contrat, voire jusqu’à
400 % – exigés de leurs multiples fournisseurs sous
forme d’investissements locaux rationalisés par le UAE’s
Offset Program Bureau. Ils cherchent ainsi à ancrer leur
rôle de hub sur la sécurité et à développer des partenariats
industriels (militaires), désormais financés par des
réseaux de banques multinationales, firmes de private
equity ou hedge funds.
D’où aussi, par ricochet, le développement d’une
industrialisation militaire de services dans d’autres pays
comme la Jordanie, avec le King Abdallah II Design and
Development Bureau (KADDB), actif dans l’Irak post-
2004 puis autour de ces projets. Les logiques d’industrie
militaire et de coopération militaire se décentrent au
Moyen-Orient.
Au-delà des problématiques d’importations, les questions
d’armement sont ainsi intégrées dans un ensemble d’autres
sujets qui pénètrent en « profondeur » ces États, comme la
coopération militaire. Les armées du Moyen-Orient sont
marquées par leurs liens avec des armées (ou des sociétés de
services militaires) étrangères – à tel point que, malgré
l’expulsion des conseillers soviétiques en 1972 et le
retournement vers une alliance américaine, la gigantesque
armée égyptienne reste imprégnée par les tactiques soviétiques
et le maintien opérationnel de ce matériel auquel le nouvel
allié américain a contribué. De même, depuis les années 1960,
des centaines d’officiers syriens ont été formés en URSS puis
en Russie, en particulier à l’académie Frounzé – cette
connaissance « intime » sera mise à profit par l’intervention
russe de septembre 2015 pour restructurer l’armée affaiblie à
partir de 2016-2017.
L’armée égyptienne entretient des relations de proximité
avec les États-Unis, à travers leur armée ou les multiples
sociétés d’armement ou de services de ce pays, depuis la mise
en place de l’aide (Foreign Military Financing, 1,3 milliard de
dollars par an) et de la coopération militaires (International
Military Education Training) à la fin de l’ère Sadate, par le
vice-président Hosni Moubarak et l’attaché militaire à
Washington (1976-1979), et futur ministre de la Défense,
Abou Ghazala. Des centaines d’officiers égyptiens ont été
formés aux États-Unis, ce qui ne signifie pas pour autant que
les Américains aient une grande influence au sein de l’armée.
Plus généralement, les actions de la diplomatie américaine
retiennent souvent l’attention, mais il existe une diplomatie
militaire extrêmement active, en particulier menée par le
CENTCOM (le commandement en charge du Moyen-Orient
basé à Tampa), dont le chef passe plus de temps sur zone
qu’en Floride.
Les armées du Golfe et l’armée américaine (voire d’autres
armées occidentales) partagent des liens « profonds », bien au-
delà de l’interopérabilité en termes de matériels ou de bases
démontrée par la guerre du Golfe de 1991. Les relations avec
l’Arabie saoudite, par-delà les vicissitudes politiques (le retrait
américain de 2003, avec un retour mesuré en 2019-2020), sont
en œuvre depuis la mise en place en 1943 d’une base militaire
secrète à Dharan – avant la fameuse rencontre de février 1945
entre Ibn Saoud et Roosevelt –, l’aide à la structuration d’une
armée régulière et à la professionnalisation de l’armée
prétorienne (la Garde nationale), jusqu’aux demandes
américaines (après la guerre du Golfe) de renforcement du
potentiel militaire saoudien par une forme de conscription.
Ces relations militaires permettent aussi aux États du Golfe
de donner substance à leurs alliances, de les afficher
extérieurement et, de manière cruciale, d’entretenir des accès à
Washington (via le Pentagone ou le Congrès, organe essentiel
pour les autorisations de ventes d’armes), Paris ou Londres –
en 2011, à Bahreïn, la répression soutenue par une
intervention saoudienne et émiratie a commencé un jour après
la visite du secrétaire à la Défense américain Robert Gates. À
l’inverse, ces relations « approfondies » permettent aux
grandes puissances de soutenir substantiellement des régimes
sans payer le prix de l’intervention directe. Les relations
militaires entre les puissances étrangères et les États du Golfe
mettent en jeu des liens complexes. Elles impliquent des
entreprises privées de défense et une multitude de contractants
pour la maintenance et les infrastructures, des multinationales
spécialisées américaines, françaises, anglaises, russes et sud-
coréennes.
La question des bases militaires est la dimension la plus
controversée, dans une région au nationalisme exacerbé –
malgré leur alliance sur le terrain à partir de septembre 2015
en Syrie, l’utilisation par la Russie de bases situées en Iran en
août 2016 pour bombarder des rebelles en Syrie a conduit à la
fermeture de cet accès… et au renforcement par les Russes de
leur base de Hmeimim en Syrie. L’existence des bases est
rarement évoquée publiquement pour des questions d’opinion
publique, un terme qui prend un sens différent dans les
régimes autoritaires mais demeure prégnant.
Les relations de sécurité par appui sur une grande puissance
(security outsourcing), essentielles pour des États du Golfe
aux capacités limitées et aux armées « sous-dimensionnées »
(par peur de la politisation des officiers et du coup d’État),
expliquent l’ampleur des infrastructures américaines : à
Bahreïn, on trouve le quartier général de la Ve flotte, au Qatar
la base aérienne d’Al-Udeid, base avancée du CENTCOM
d’où ont été menées deux guerres américaines (Irak et
Afghanistan), et le camp d’al-Sayliyah (une des bases de
stockage les plus importantes de la région) – ce qui explique
aussi les limites de l’antagonisme saoudien lors de la
deuxième crise du boycott du Qatar de 2017-2019 –, à Dubaï
l’accès au port de Jabal Ali ou à Abou Dhabi à la base
aérienne al-Dhafrah, à Koweït un hub de transport
gigantesque, à Oman (plus sourcilleux de sa neutralité ou des
apparences) des facilités portuaires et autres infrastructures…,
sans compter les facilités françaises ou britanniques dans la
zone.

Vers une diversification et un décentrement…


Les relations militaires « approfondies » décrites ci-dessus
évoluent. De plus en plus compétitives, elles sont moins
marquées par le poids des alliances passées. Les chaînes de
fourniture d’armes sont moins concentrées autour de
l’hégémonie américaine. On note la forte avancée de la France
ou de la Russie dans le Golfe ou dans l’Égypte du
général/maréchal/président al-Sissi. Entre 2014 et 2018,
l’Égypte est devenue le troisième importateur d’armes (après
l’Arabie saoudite et l’Inde ; elle occupait le 8e rang entre 2009
et 2013), avec des achats diversifiés (France, 37 % ; Russie,
30 %, États-Unis, 19 % [SIPRI Fact Sheet, mars 2020]),
vraisemblablement soutenus par des aides budgétaires
saoudiennes et émiraties.
Reste à voir dans quelle mesure les relations décrites ici
seront aussi renouvelées par la montée de la Chine, qui a
augmenté ses importations de pétrole d’Arabie saoudite et
d’Oman depuis les années 2000 et qui est le deuxième
partenaire commercial des Émirats (derrière l’Inde). Pékin a
développé les ventes d’armes, en particulier de drones.
Pratiquera-t-elle une logique de relations s’approfondissant
selon les modèles évoqués plus haut, au-delà des pures
opportunités de l’initiative One Belt, One Road ?
Depuis les années 2010, on note également une
démultiplication/décentralisation des relations entre
fournitures d’armes, coopération militaire et envoi de
conseillers voire négociations de bases, désormais pratiquées
par d’autres États régionaux : la Turquie affirme sa volonté de
développer une industrie militaire et manifeste un
interventionnisme en Libye auprès du gouvernement de
Tripoli (à travers des conseillers, des drones Bayraktar et des
mercenaires syriens « exportés ») ou dans le nord-ouest de la
Syrie ; les Émirats s’activent au Yémen après une intervention
directe (2015-2019) puis le soutien à divers groupes miliciens
au Sud et la perspective de bases militaires (également dans le
pourtour de la mer Rouge, Érythrée, Somaliland, Puntland,
Socotra) et en Libye (avec le soutien militaire au maréchal
Haftar par drones et avions de chasse interposés) ; l’Arabie
saoudite veut jouer son rôle, dans le sillon des Émirats ; quant
à l’Iran, il relance sa politique régionale au Yémen et en Syrie,
auparavant concentrée au Liban avec le Hezbollah.

Pour en savoir plus


Zeinab ABOUL-MAGD, Militarizing the Nation, Columbia
University Press, New York, 2017.
Kent CALDER, Embattled Garrisons, Princeton University
Press, Princeton, 2008.
Philippe DROZ-VINCENT, Military Politics of the Contemporary
Arab World, Cambridge University Press, Cambridge,
2020.
Shana MARSHALL, « Jordan’s Military-Industrial Sector :
Maintaining Institutional Prestige in the Era of
Neoliberalism », in Elke GRAWERT et Zeinab ABOUL-MAGD,
Businessmen in Arms : How the Military and Other
Armed Groups Profit in the MENA Region,
Rowman & Littlefield Education, Lanham, 2016.
Yahya SADOWSKY, Scuds or Butter ?, Brooking University
Press, Washington, 1993.
Yezid SAYIGH, Owners of the Republic, Carnegie
Endowment for International Peace, Washington, 2020.
Joe STORK, « Arms Industries of the Middle-East », Middle-
East Report, no 144, janvier-février 1987.
Stephen WALT, The Origins of Alliances, Cornell
University Press, Ithaca, 1990.
1. Expression attribuée à James Mattis, alors chef du CENTCOM.
Les chrétiens et leurs connexions,
des miroirs à multiples facettes d’une
région en mutation

Rayan Haddad
Docteur en relations internationales de Sciences Po Paris
et membre du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient
(CCMO)

Les chrétiens ont historiquement été des vecteurs de


modernité au Moyen-Orient et des dynamiques qui en
découlent en termes de liens avec « l’Occident », d’apports
culturels novateurs, de circulation des idées et de mobilité
transnationale. Partant, on aurait pu s’attendre à ce que la
mondialisation et ses corollaires leur soient favorables. C’est
pourtant un sentiment de malaise, voire d’abandon, qui
prévaut au sein de leurs communautés, lesquelles se réduisent
comme peau de chagrin dans leurs terres ancestrales, de plus
en plus de leurs membres se résolvant à l’exil pour fuir
conflits, autoritarismes, montée des islamismes, occupations,
persécutions ou marasme économique.
Il est vrai que la capacité des chrétiens du monde arabe à
constituer un enjeu important pour les chancelleries du Vieux
Continent sécularisé s’est réduite, sans pour autant disparaître
(preuve en est le regain d’intérêt dont ils font l’objet en France
et en Russie). De façon concomitante, la prégnance du
revivalisme islamique (à la suite notamment de la débâcle du
nationalisme arabe, lors de la guerre des Six-Jours en 1967 et
lors de celle du Golfe en 1990-1991) amoindrit leur capacité à
être en accord avec leur environnement immédiat, très sensible
aux mobilisations religieuses. Quant à la vigueur de l’héritage
culturel biblique aux États-Unis et à ses instrumentalisations
politiques, elles ont rarement joué en leur faveur depuis la
création de l’État d’Israël, quand elles ne leur furent pas
funestes.
Dès lors, il s’agira d’appréhender les incidences de certains
liens affinitaires noués entre chrétiens orientaux, puissances
étrangères et réseaux religieux transnationaux, mais aussi les
implications des systèmes d’alliances qui se font à leur
détriment dans l’espace mondial et de la déterritorialisation
des idées et des sentiments1, sur lesquels ils n’ont pas toujours
de prise immédiate.
Difficile dans ces conditions de jouer les médiateurs entre
islams et Occidents, d’autant que les stratégies déployées par
les « chrétiens d’Orient » s’inscrivent dans des temporalités
différentes (selon les contextes nationaux) et découlent de
choix variés – ceux de leurs hérauts politiques, religieux ou
ceux émanant de leurs corps sociaux acéphales –, qui vont de
l’exigence d’assurer la survie communautaire à la décision de
composer avec des régimes autoritaires ou d’autres
« minorités », ou encore à la revendication d’un renouveau
citoyen.

L’effet dévastateur de la Weltanschauung


des évangéliques sionistes américains
en Palestine et en Irak
Les missionnaires protestants américains, opposés au
mouvement sioniste au début du XXe siècle (dans une Palestine
qui comptait de nombreux chrétiens avant que la Nakba de
1948, les vexations subies depuis l’occupation israélienne de
1967 et le blocage du « processus de paix » ne les incitent à
l’exode massif), auraient certainement été déconcertés par le
basculement progressif – au gré des guerres israélo-arabes –
d’une frange des évangéliques conservateurs en faveur du
sionisme chrétien, au point que ce courant, fort de 40 millions
d’adeptes aux États-Unis, est désormais majoritaire au sein de
la nébuleuse évangélique américaine2.
Les attentats du 11 Septembre ont raffermi l’alliance
israélo-évangélique (notamment à travers des réseaux comme
l’International Fellowship of Christians and Jews et la Unity
Coalition for Israel). Celle-ci est paradoxale, puisque les
sionistes chrétiens ont pour but ultime de convertir les juifs
rassemblés en Terre sainte, un préalable indispensable, selon
eux, à la parousie, le second avènement du Christ. Le 11
Septembre a aussi renforcé l’influence des évangéliques
conservateurs sur la diplomatie américaine, comme en atteste
la décision de Donald Trump de transférer l’ambassade des
États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. De leur côté, les chrétiens
palestiniens (1 % de la population palestinienne dans les
Territoires occupés, soit environ 50 000 personnes) peuvent
compter sur le soutien du Saint-Siège, préoccupé par les
incidences des projets annexionnistes israéliens sur le dialogue
interreligieux avec le monde musulman et conscient qu’un
apaisement des relations avec cette aire ne pourra être
sérieusement envisagé sans un juste règlement de la question
palestinienne.
L’Irak a un lien avec la Palestine dans les représentations
collectives des sociétés arabes, l’invasion anglo-américaine de
2003 renvoyant en partie à la perpétuation du fait colonial en
Palestine. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’ensemble du
christianisme oriental ait condamné cette invasion au diapason
de l’écrasante majorité du christianisme mondial. La seule
note discordante venait des évangéliques conservateurs
américains.
Si ceux-ci sont loin d’avoir joué un rôle aussi décisif que
celui des néoconservateurs dans l’entrée en guerre des États-
Unis contre le régime irakien, il semble clair, en revanche, que
la rhétorique messianique de George W. Bush (destinée à
s’attirer leurs faveurs électorales) et les discours bellicistes
émanant de leurs rangs ont alimenté la logique d’affrontement
d’Al-Qaida, contribuant à créer un climat propice au
déferlement de violences jihadistes contre les chrétiens d’Irak,
assimilés, contre toute évidence, aux occupants3. C’est ainsi
qu’à force d’exils l’Irak ne compte plus que 120 000 chrétiens
(contre 1,5 million avant la guerre). Certains sont même
devenus, par une étrange ironie du sort, perméables au
prosélytisme des Églises évangéliques américaines actives au
Kurdistan irakien, qui sert d’ultime refuge aux minorités
désorientées face aux persécutions de Daech.
L’avenir de ces communautés éprouvées sera à l’évidence
tributaire de leur capacité à instaurer avec leurs diasporas des
mécanismes itératifs de solidarité et à gagner le soutien de
l’opinion publique internationale.

Jeux d’influence de la France et de la Russie :


le grand retour des puissances « protectrices
des chrétiens d’Orient » ?
La Russie est sans doute l’unique puissance qui revendique
sans fard la défense des valeurs chrétiennes, une ambition qui
va souvent de pair avec l’accusation portée contre
« l’Occident » de renier ses racines civilisationnelles et qui lui
vaut des sympathies dans les milieux conservateurs européens.
Elle avait relancé ses réseaux d’influence religieux et culturels
au Proche-Orient bien avant son intervention militaire en Syrie
en 2015 (notamment à travers la régénération, en 1992, de la
Société impériale orthodoxe de Palestine et la création, en
2008, de l’Agence Rossotrudnichestvo chargée de promouvoir
son soft power à l’étranger). C’est néanmoins son opération de
sauvetage du régime syrien qui lui offrira, presque
incidemment, l’opportunité de renouer avec sa vocation
« protectrice des chrétiens d’Orient » (datant de l’époque
tsariste) en se posant comme rempart face au danger jihadiste.
Optant pour une politique qu’elles jugent la moins
préjudiciable à leurs communautés, les autorités cléricales
syriennes apportent en effet leur caution au régime baasiste
(dont les politiques oppressives sont pourtant en partie
responsables de la montée des extrémismes). Elles ont été
prises d’autant plus facilement sous « l’aile protectrice » (et
rétributrice) de l’Église orthodoxe russe, proche du Kremlin,
que la majorité des chrétiens syriens relèvent du patriarcat
grec-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient (dont le siège se
situe à Damas). Le rôle de la Russie en Syrie semble
bénéficier de l’assentiment tacite du Vatican, comme en
témoignent les deux visites « pastorales » en Syrie du cardinal
maronite Béchara Raï depuis le début du conflit.
La Russie a d’ailleurs indéniablement réussi à accroître son
influence au Liban. Très révélateur est l’attrait qu’elle exerce
sur le président Michel Aoun, soucieux de ne pas s’enferrer
dans une alliance inextricable avec l’Iran islamique – sans
pour autant la remettre en cause – et conscient du rôle
incontournable du Kremlin dans la facilitation du retour des
réfugiés syriens4.
Alors que la Russie réalise une percée remarquable dans
certains milieux politico-identitaires maronites
(traditionnellement liés à la France) et au-delà,
paradoxalement, elle peine à étendre son leadership à
l’ensemble de la sphère orthodoxe libanaise (malgré un
entrisme efficace en son sein, par le biais notamment du
patriarche d’Antioche Jean X, dont la juridiction englobe le
Liban). Soucieux de maintenir une bonne entente avec les
milieux sunnites et libéré des contraintes auxquelles est
soumise sa hiérarchie damascène, le métropolite de Beyrouth
Élias Audi a en effet exprimé son opposition à la politique
martiale russe en Syrie et désapprouvé les déclarations du
patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies qualifiant
la lutte contre le terrorisme de « guerre sainte ». Il aurait même
signifié à l’ambassadeur russe au Liban que sa communauté
n’avait « jamais demandé à être protégée »5. Preuve s’il en faut
de la nécessité de se départir d’une lecture essentialisante des
trajectoires identitaires.
L’événement marquant qui a confirmé la recrudescence de
l’intérêt de l’opinion publique française – et, partant, de ses
représentants politiques de toutes sensibilités – pour la
question des « chrétiens d’Orient » n’est pas précisément lié à
la Syrie, et encore moins au Liban, mais à l’Irak, puisqu’il
s’agit de l’invasion de la plaine de Ninive par Daech en
juin 2014. C’est à la suite de ce drame que la France a
convoqué, en mars 2015, une réunion du Conseil de sécurité
de l’Organisation des Nations unies (ONU) consacrée aux
victimes de violences ethniques ou religieuses au Moyen-
Orient.
En septembre 2017, Emmanuel Macron a insisté, en
présence de son homologue libanais, sur l’engagement
séculaire de la France aux côtés des « chrétiens d’Orient » à
l’occasion de l’inauguration de l’exposition – à succès – que
leur dédiait l’Institut du monde arabe (IMA). Ce geste du
président français en leur direction obéit sans doute à deux
ressorts. Le premier dérive de son désir de rétablir une relation
de proximité avec les milieux catholiques, sensibles à la
« cause » des chrétiens orientaux, et de contrer les tentatives
d’instrumentalisation dont celle-ci fait l’objet de la part de la
droite dure en vue de capter les voix de l’électorat catholique
et de propager une vision anxiogène de l’islam. Le second
traduit la volonté de contenir le prestige de la Russie au Liban,
à travers l’affermissement d’une politique d’influence, dont
l’action culturelle – rayonnante depuis la fin du XIXe siècle,
grâce notamment aux ordres missionnaires catholiques –
constitue un rouage essentiel.
Cette stratégie à double volet se retrouve en filigrane dans
l’annonce d’Emmanuel Macron, lors de sa visite à Jérusalem
en janvier 2020, de la création d’un fonds de soutien au réseau
éducatif des communautés chrétiennes au Proche-Orient (dont
le Liban est le point nodal). En souffrance financière, ces
établissements – marqués par la mixité religieuse – constituent
le principal vecteur de la francophonie dans la région. Le fait
que le président français ait ainsi repris l’une des
préconisations phares d’un rapport sur l’action de la France au
Moyen-Orient, commandé à Charles Personnaz (haut
fonctionnaire et chargé de mission bénévole à l’Œuvre
d’Orient, organisation engagée auprès des chrétiens orientaux
depuis 1856), peut être perçu comme un clin d’œil aux milieux
catholiques hexagonaux sans pour autant dévier d’une
approche profane des affaires levantines.

La seconde vague des révoltes arabes ou l’espoir


d’une éclosion citoyenne
Dans ses « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », le
politologue Joseph Maïla considérait, en citant en 2008 « les
exemples irakien ou libanais », que « les échecs de la
citoyenneté sont toujours compensés par le durcissement des
communautarismes »6. Si cette assertion est évidemment
pertinente en l’occurrence, force est de reconnaître que son
opposé est également vrai à l’aune des mouvements de
contestation en Irak et au Liban, sanctionnant la défaillance
des gouvernances confessionnalistes et exprimant une
profonde aspiration à l’avènement d’une ère citoyenne
refondatrice.
À la faveur d’une formidable extraversion des consciences
nationales (opérée à travers la captation de symboles
politiques itinérants et puissamment évocateurs par une
multitude d’individus aux stratégies convergentes), ces
révoltes entrent en résonance immédiate avec les soulèvements
populaires au Soudan et en Algérie, et s’inscrivent (avec des
singularités propres à chaque pays) dans le prolongement du
rejet des régimes autoritaires qui a émergé avec force en 2011.
Si les orientations des dignitaires cléricaux coptes et syriens
sont actuellement en porte-à-faux par rapport à ce mouvement,
il ne faut pas oublier que beaucoup de leurs ouailles avaient
activement participé à l’effervescence révolutionnaire avant
d’être freinées dans leurs ardeurs par la dispersion des
oppositions libérales.
Là où, en revanche, celles-ci ont le vent en poupe, comme
au Liban et en Algérie, on retrouve de nombreux chrétiens –
convertis compris – à la pointe de la thawra ou du hirak,
quelles que soient les positions de leurs Églises sur la question
(mettant en lumière les processus d’individuation à l’œuvre).
Sans doute le Liban a-t-il valeur d’exemple dans cette quête
d’une « nouvelle voie arabe vers la modernité, ayant pour
fondement les idéaux de la Nahda7 », intégrant en masse
révoltés chrétiens et musulmans, unis pour sortir de l’ornière
communautariste, dussent-ils tarder à récolter les fruits de
leurs efforts.

Pour en savoir plus


Alexis ARTAUD DE LA FERRIÈRE, « Les Français et les “chrétiens
d’Orient”, 2014-2018 », Les Cahiers d’EMAM, no 32,
2020.
Fadi ASSAF, « La France face à l’offensive de charme de la
Russie au Liban », Lettre M, no 37, 19 novembre 2018.
Bernard EL GHOUL, « La Russie : nouvelle protectrice des
chrétiens d’Orient ? », Revue des deux mondes,
février 2015, p. 38-45.
Bernard HEYBERGER (dir.), Chrétiens du monde arabe. Un
archipel en terre d’Islam, Autrement, Paris, 2003.
Henry LAURENS, Orientales, CNRS Éditions, Paris, 2019.
Tarek MITRI, Au nom de la Bible, au nom de l’Amérique,
Labor et Fides, Genève 2004.
1. Bertrand BADIE, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Fayard, Paris, 1995.

2. Sébastien FATH, « Les Églises évangéliques américaines et la guerre au Moyen-Orient », Les Champs de Mars, no 26, 2015, p. 118.

3. A contrario, les « relations islamo-chrétiennes » sont renforcées au Liban, à la faveur d’une union sacrée contre la logique de guerre. Voir Rayan
HADDAD, Regards libanais sur la turbulence du monde. Kosovo, 11-Septembre, Afghanistan, Irak, L’Harmattan, Paris, 2018, p. 241-255.

4. Hazem Saghieh, « “Hizb” Rusiyya al-lubnani », Al-Hayat, 25 août 2018.

5. Benas GERDZIUNAS, « The Kremlin’s tie-up with Lebanon’s Greek Orthodox Community », Deutsche Welle, 7 juillet 2018. Voir Al-Arabiya (en
arabe), <bit.ly/3duqh4h>.

6. Joseph MAÏLA, « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », Confluences Méditerranée, no 66, 2008, p. 202.

7. Propos tenus par l’intellectuel libanais Samir Frangié à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Voir An-Nahar, 26 mars 2003, p. 18.
Les castes militaires et les services secrets
au cœur de l’État et face au système
international

Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche
stratégique (FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée
de cours à Sciences Po

Les appareils sécuritaires, armée et services de sécurité et


de renseignement jouent un rôle central au Proche et au
Moyen-Orient en raison du poids historique de l’armée dans la
construction de l’État après les indépendances. Ils suscitent la
peur en raison de leur omniprésence et des moyens importants
mis à leur disposition. Il ne peut être question de les ignorer
tant ils sont intrinsèquement liés au fonctionnement de ces
États. Mais pourquoi ont-ils ce rôle central ?
Les conditions d’accession à l’indépendance de pays
comme l’Égypte, l’Irak et la Syrie expliquent l’importance de
l’armée et des services et de la place qu’ils occupent depuis.
Les élites qui ont accédé au pouvoir lors des indépendances
étaient issues de la bourgeoisie citadine qui vivait avec les
représentants du système mandataire. Mais l’incompétence et
la cupidité avec lesquelles elles ont géré le pouvoir ont permis
aux militaires formés dans les académies créées par les forces
mandataires de les renverser et de s’imposer. Ces derniers
venaient principalement des classes populaires et moyennes et
portaient un projet nationaliste fort en réaction à la période
coloniale.
L’armée était un moyen de promotion sociale, et méprisée, à
ce titre, par les grandes familles commerçantes ou la grande
bourgeoisie citadine. Ainsi, les Alaouites en Syrie étaient
surreprésentés dans l’institution militaire qu’ils ont investie
pour sortir de leur condition paysanne et échapper à la grande
pauvreté. L’armée sous Nasser a représenté la victoire de la
petite bourgeoisie contre l’aristocratie corrompue et la haute
bourgeoisie cosmopolite qui avait tenu les destinées du pays.
Lorsqu’il arrive au pouvoir avec les Officiers libres, en 1952,
Nasser rencontre des difficultés à contrôler l’armée, ce qui le
conduit à prendre les services de sécurité en main et à les
développer. En effet, il mesure le poids de l’institution
militaire et s’en méfie : d’où sa volonté de la neutraliser en lui
accordant des privilèges économiques et en mettant en place
des services de sécurité. Cette dimension économique des
institutions militaires et de sécurité est importante pour évaluer
leur rôle dans la vie des pays. L’historien Jean-Pierre Filiu
explique que les mafias sécuritaires ont mis en place un
système de « privatisation » à leur profit et de corruption
débridée.
Armées et services se sont déployés dans la région en raison
des nombreux conflits qui la traversent. Ils ont ainsi obtenu
des moyens, parfois disproportionnés, pour se développer
jusqu’à occuper une place prépondérante. Leur implication
dans la lutte contre l’ennemi emblématique, Israël, a
longtemps justifié leurs pratiques. Il est souvent fait référence
à « l’État profond » lorsque l’on parle des armées arabes qui
assurent la pérennité des régimes. Quant aux services de
sécurité, ils ont comme mission première non pas la protection
de l’État, mais celle du régime, tant la question de la légitimité
de ces pouvoirs se pose.

Le poids de l’histoire
Les conditions dans lesquelles les États ont émergé ont eu
une incidence sur la formation de l’armée et des services. Ces
nouveaux corps ont tout d’abord bénéficié de l’aide de l’ex-
puissance mandataire. Les Français, par exemple, ont aidé à la
mise en place des services en Syrie, ensuite encadrés par des
experts du KGB et de la Stasi en raison des alliances politiques
qui se sont nouées. En Irak ou en Égypte, l’URSS et
l’Allemagne de l’Est ont joué un rôle majeur en transposant
leurs méthodes par l’envoi de formateurs. Un changement est
intervenu sous Sadate qui a décidé, en juillet 1972, d’expulser
15 000 conseillers militaires soviétiques et s’est tourné vers
Washington dans le but d’obtenir une aide économique
conséquente. Dans les pays du Golfe, l’influence britannique
se retrouve dans l’armée et les services, où des conseillers ont
été et sont encore présents dans certains cas. Le Liban a
bénéficié de l’aide de la France. Un Deuxième bureau, créé en
1946 sur le modèle français et relevant du commandement de
l’armée, sera opérationnel jusqu’au début des années 1970.
L’armée et les services de sécurité font partie intégrante du
système sécuritaire mis en place dans les pays du Moyen-
Orient et que le politologue soudanais Haydar Ibrahim appelle
« sécuritocratie ». Ils n’occupent cependant pas tous la même
place au sein du système. Ils sont outil du pouvoir, centre de
pouvoir ou centre du pouvoir. Ces catégories, aussi imparfaites
soient-elles, permettent d’appréhender comment le pouvoir
politique utilise ses services et le rôle qu’il entend leur donner.
Tout d’abord, il convient de souligner que moins un régime est
légitime plus il s’appuie sur les services pour asseoir son
autorité par la force, au risque que le chef des services essaie
de prendre la place du président. Pour éviter cela, ce dernier
créera plusieurs services qu’il mettra en concurrence et qui se
contrôleront, s’appuyant, au gré de sa gestion du pouvoir, sur
l’un ou l’autre. Yasser Arafat était passé maître dans
l’utilisation des services rivaux qu’il avait créés, notamment
après son retour en Palestine. Ailleurs, les chefs des services
de sécurité connaîtront des périodes de disgrâce qui alterneront
avec des périodes de pouvoir. Hafez al-Assad était habile en la
matière, jouant sur le groupe des « Aliyyin » : Ali Douba, chef
des SR terre ; Ali Haydar, chef des forces spéciales ; Ali
Aslan, chef d’état-major adjoint, et Ali Saleh. Le politologue
et historien Tewfick Aclimandos ne dit pas autre chose à
propos de l’Égypte : « Les chefs d’État égyptiens aimaient à
organiser la concurrence entre services, ou à ne pas dépendre
d’une seule source d’information. »
Les services ont généralement deux vocations : l’une
offensive, l’autre défensive. Or, les services arabes ne se
préoccupent que de l’aspect défensif qui vise à protéger le
régime ; dans la majorité des cas, leur objectif n’est pas de
protéger la société, mais de se protéger d’elle. C’est un service
de sécurité qui se limite au contre-espionnage, à la contre-
ingérence et à la chasse aux opposants, que ce soit à l’intérieur
ou à l’extérieur du pays, portant un intérêt particulier aux
diasporas. Pour cela, les services agissent hors de tout cadre
légal à l’intérieur comme à l’extérieur et bénéficient de
moyens importants. La hiérarchie ne fait aucunement
confiance aux exécutants, d’où le réflexe de ces derniers de
tout noter, archiver afin de prouver que les ordres ont bien été
exécutés : l’opération César, en Syrie, est un exemple
caractéristique. Un photographe de l’armée était chargé de
photographier tous les corps qui arrivaient et d’en archiver les
images.
Les services ont leur mot à dire dans de nombreuses
nominations au sein de l’appareil d’État et dans des secteurs
aussi divers que l’administration, la presse, les universités.
Désormais, les réseaux sociaux sont surveillés et utilisés par
les services pour repérer et contrôler les activistes et pour
diffuser des informations servant leurs intérêts.
Dans des pays comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, les
services sont un rouage essentiel du pouvoir, un instrument de
prédation sur leur propre pays, sur fond d’absence de règle
éthique. Ils n’hésitent pas à supprimer des éléments gênants.
Bien que l’affaire Jamal Khashoggi, du nom de ce journaliste
saoudien tué le 2 octobre 2018 dans le consulat du royaume à
Istanbul, ait été présentée comme un dérapage, les services
saoudiens s’affranchissent eux aussi de toute règle et ont déjà
pratiqué ce genre d’opération aussi bien sur la scène intérieure
qu’extérieure. L’objectif du commando était de répondre aux
ordres du prince héritier Mohammed Ben Salman de faire taire
cette voix issue du sérail mais devenue critique. La crainte du
prince ou la volonté de le satisfaire quel qu’en soit le prix a
conduit à cette gestion calamiteuse de cette opération barbare.
Une autre caractéristique des services tient à l’opacité de
l’appareil de décision. L’organigramme, lorsqu’il existe, ne
veut pas dire grand-chose ; le recrutement se fait généralement
par cooptation ou sur des bases tribales, claniques ou
familiales. Là encore, l’absence de légitimité des pouvoirs
conduit à s’appuyer sur les siens.

Le moment des révoltes arabes


À la veille du déclenchement des mouvements de
contestation, la mission des armées arabes était plus axée sur
l’intérieur que sur d’éventuelles menaces extérieures. Elles
avaient renoncé depuis de nombreuses années au rêve de la
parité stratégique avec Israël et tiré les leçons des rapports de
force stratégiques. Ainsi l’armée égyptienne a-t-elle contribué
au départ d’Hosni Moubarak, car elle était inquiète de ses
projets visant à donner le pouvoir à son fils, ce qui aurait
compromis son pouvoir économique. Il est vrai que les
généraux égyptiens, lorsqu’ils prennent leur retraite, se
retrouvent très souvent à la tête d’entreprises publiques, un
moyen d’améliorer sensiblement leurs revenus. Ils n’ont
aucunement l’intention de renoncer à ce lucratif privilège qui
démontre l’imbrication de l’institution militaire et des services
avec le monde des affaires au Moyen-Orient.
Le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a donc
contribué à la chute du président et géré la transition en se
présentant comme le garant de la sauvegarde du régime. Cette
institution n’a pas hésité ensuite à agir pour mettre un terme au
mandat de Mohamed Morsi, estimant qu’il mettait en danger
la nation égyptienne, au nom de son appartenance à la
confrérie des Frères musulmans, laquelle portait un projet
transnational. Son choix s’est naturellement porté sur Abdel
Fattah Sissi, un pur produit de l’institution militaire et des
services, puisqu’il était à la tête des renseignements militaires
avant d’être nommé ministre de la Défense et ensuite de se
présenter à l’élection présidentielle.
En Syrie, les forces armées se sont rangées du côté du
régime et les forces spéciales, mieux armées, mieux formées
que l’armée conventionnelle, ont lié leur sort à celui du
pouvoir d’Assad et le défendent de façon inconditionnelle. Le
pouvoir soigne ses officiers, lesquels sont à la tête de réseaux,
de trafics grâce auxquels ils améliorent sensiblement leur
situation. Les militaires, qui font très peu la guerre, sont en
revanche actifs dans le milieu des affaires, ce qui permet au
pouvoir politique d’avoir prise sur eux et d’éviter les tentatives
de coup d’État qui ont été une caractéristique de la région au
moment de des indépendances – sept coups d’État en Syrie
entre 1961 et 1970 et quatre en Irak entre 1963 et 1968, par
exemple.
Chargés, en principe, de protéger l’État et la population des
menaces et dangers provenant de l’intérieur et de l’extérieur,
les mukhabarat protègent avant tout le régime, comme s’ils
étaient les véritables « dirigeants de l’État et de la société ».
Ils bénéficient d’une totale impunité. Les pires excès sont
courants. Il existe en Égypte, tout au moins sur le plan
théorique, un contrôle parlementaire, mais la commission
« Sécurité » de l’Assemblée du peuple est constituée de
généraux de la Sécurité d’État qui font en sorte d’éviter toute
remise en question des actions des services.

La coopération au nom de la lutte contre


le terrorisme
Les armées et les services arabes ont noué de longue date
des coopérations avec les pays occidentaux. Les attentats du
11 Septembre ont marqué un tournant, car l’ensemble des
services ont proposé aux Occidentaux de travailler avec eux
dans la lutte contre le terrorisme, conscients de pouvoir
instrumentaliser cette cause. La « guerre globale contre la
terreur » lancée par le président George W. Bush a été
l’occasion pour les services arabes d’offrir leurs
« compétences » dans la lutte contre le terrorisme et le
jihadisme. Les services occidentaux comptaient beaucoup sur
leurs homologues arabes pour les aider à démanteler des
réseaux terroristes.
Chacune des parties compte tirer profit de la relation avec
l’autre. Les pays occidentaux espèrent obtenir des
informations sur les réseaux ; les services arabes « vendent »
cette expertise – en échange, ils auront les mains libres sur
certains sujets prioritaires, en particulier les droits de
l’homme. Cette période a permis aux appareils sécuritaires de
resserrer leur emprise sur les sociétés au détriment des libertés
publiques, les partenaires occidentaux détournant pudiquement
le regard sur les pratiques les plus odieuses (intimidations,
enlèvement d’opposants et torture), quand ils ne les ont pas
sous-traitées.
Les mouvements de contestation de 2011 et 2019 avaient
l’ambition de questionner le rôle central des services, leur
impunité ainsi que celle de l’armée. Les systèmes se sont
maintenus, en dépit des revendications des manifestants
appelant à la fin du nizam, à savoir le régime. Une refonte du
rôle de l’armée et des services ne pourra se faire que dans le
cadre d’un État de droit, seul à même de venir à bout de leur
puissance, les services n’étant que le reflet des sociétés dans
lesquelles ils évoluent. Les services de sécurité, colonne
vertébrale des États, sont les vecteurs de l’autoritarisme. Ils
savent manipuler et vendent parfaitement bien la carte de la
« stabilité » à des Occidentaux démunis face à la menace de
l’islamisme radical. Les manifestants remettent ce rôle en
question mais en ont-ils les moyens ? Le processus de contre-
révolution à l’œuvre, en particulier en Égypte, démontre le
contraire, tout au moins pour le moment.

Pour en savoir plus


Tewfick ACLIMANDOS, « “Soigner sans amputer ?” : de la
réforme de la sécurité en Égypte », ARI Projects, Arab
Securitocracies and Security Sector Reform,
septembre 2012.
Luc BATIGNE et Agnès LEVALLOIS, « Les services de
renseignement arabes au cœur du pouvoir ? », L’ENA
hors les murs, juin 2014.
Flavien BOURRAT (dir.), La Place et le rôle des armées dans
le monde arabe contemporain, Les Champs de Mars,
no 23, La Documentation française, hiver 2011.
Jean-Pierre FILIU, Généraux, gangsters et jihadistes.
Histoire de la contre-révolution arabe, La Découverte,
Paris, 2018.
Israël redéploie ses alliances
internationales

Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages
sur le Proche-Orient

Le 18 décembre 2019, l’Assemblée générale de


l’Organisation des Nations unies (ONU) adopte sa résolution
annuelle intitulée « Le droit du peuple palestinien à
l’autodétermination » : 167 États se prononcent pour, 11
s’abstiennent et 5 seulement s’y opposent (Israël et les États-
Unis, mais aussi les îles Marshall, la Micronésie et Nauru).
Oublié, le soutien unanime dont jouissait l’État hébreu sur
l’arène diplomatique comme dans les opinions avant la guerre
de 1967…
Cet apparent isolement d’Israël dans l’enceinte onusienne
cache toutefois le terrain qu’il a regagné dans l’arène
diplomatique depuis quelques années. On aurait tort de sous-
estimer les succès des efforts déployés par Benyamin
Netanyahou.
Le principal acquis de la décennie passée réside bien sûr
dans l’élection de Donald Trump. Certes, depuis 1967, les
États-Unis ont été le principal allié d’Israël, qu’ils ont soutenu
militairement, financièrement et diplomatiquement. Joe Biden
le disait déjà il y a plus de trente ans : « Si Israël n’existait pas,
les États-Unis devraient l’inventer pour protéger leurs intérêts
dans la région. » C’est pourquoi il a toujours pu compter sur
l’Amérique, quel que soit le président. Mais il lui fallait tenir
compte des conseils, parfois insistants, du puissant parrain.
Le leadership de plus en plus arrogant de Tel-
Aviv
Dans le couple israélo-américain, les rapports de force
commencent à se modifier1 lorsque Ariel Sharon persuade
George W. Bush qu’« Arafat [était] notre Ben Laden ». D’où le
soutien américain à la reconquête militaire de la Cisjordanie.
La tension monte quand Barack Obama, après son discours
du Caire de juin 2009, exige un moratoire sur la colonisation.
Mais il perd son bras de fer avec Netanyahou. Son successeur
devance même les ardeurs expansionnistes de Tel-Aviv : il
reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël, l’annexion du
Golan et surtout, avec son « deal du siècle », celle de la vallée
du Jourdain et des colonies de Cisjordanie, y compris les
« avant-postes » illégaux selon le droit israélien.
Aux Palestiniens, la portion congrue : des bantoustans
représentant à peine la moitié de la rive occidentale du
Jourdain, sans autre continuité que des ponts et des tunnels,
sans souveraineté sur leurs frontières ni sur leur espace aérien
comme maritime, et dotés d’une « capitale » reléguée dans une
banlieue de Jérusalem-Est. Et cet État-croupion ne verra le
jour qu’en 2024, à condition de reconnaître le caractère juif
d’Israël, renoncer au droit au retour des réfugiés, désarmer le
Hamas, etc.
Un autre conflit illustre l’arrogance de Tel-Aviv :
l’affrontement avec l’Iran. Netanyahou a d’abord poussé
Trump à se retirer de l’accord sur le nucléaire, puis à accroître
les sanctions contre Téhéran et à menacer quiconque les
contournerait, enfin à renoncer à tout dialogue avec les
dirigeants perses. Participe activement à cette pression le jeune
prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS),
obsédé par la reconquête de son leadership régional, quitte à
vendre la Palestine, y compris Jérusalem, troisième lieu saint
de l’islam. Au-delà de la diplomatie, des intérêts personnels
unissent sans doute ces trois hommes.
Certains dirigeants arabes suivent MBS dans la mobilisation
contre l’Iran – et son « complice » qatari –, plus que dans la
liquidation de la cause palestinienne. La normalisation avec
Tel-Aviv avance depuis longtemps : seules l’Égypte et la
Jordanie ont signé des traités de paix, mais d’autres États ont
noué des relations officieuses. Le tournant saoudien ne fait
toutefois pas l’unanimité parmi les leaders sunnites. Ainsi, la
réunion de la Ligue arabe du 1er février 2020, censée entériner
le « plan Trump », l’a finalement rejeté comme « injuste » et
« ne respectant pas les droits fondamentaux du peuple
palestinien ». Le roi Salman n’avait-il pas déjà désavoué son
fils à plusieurs reprises, à propos de Jérusalem ?
« La cause palestinienne reste la seule qui réunit tous les
Arabes, au-delà de leurs divisions, souligne Alain Gresh,
directeur du journal en ligne Nouvelles d’Orient. Tous les
sondages montrent à la fois cette solidarité et le fait que les
peuples arabes considèrent Israël comme leur ennemi
principal, bien avant l’Iran. On peut noter que l’établissement
de relations diplomatiques entre Israël, l’Égypte et la Jordanie
n’a entraîné aucune diminution de l’hostilité populaire dans
ces deux pays à l’égard d’Israël : elles peuvent se résumer par
le terme de “paix froide”. Et on a du mal à imaginer qu’un roi
saoudien, “gardien des deux saintes mosquées (La Mecque et
Médine)” accepte d’entériner un plan qui confirmerait la
souveraineté éternelle d’Israël sur Jérusalem et la mosquée Al-
Aqsa, troisième lieu saint de l’islam. Il risquerait de saper sa
propre légitimité, à un moment de forte instabilité dans toute la
région. »
Son alliance étroite avec Trump n’empêche pas Netanyahou
de continuer à flirter avec Vladimir Poutine. Là encore, le
phénomène s’inscrit dans la durée. Effacée à la fin de la
Guerre froide, la Russie s’efforce de rejouer dans la cour des
grands. Au Proche-Orient, elle s’appuie sur ses clients
traditionnels, Téhéran et Damas, aux côtés desquels elle
intervient dans la guerre civile syrienne.
Mais comment éviter, ce faisant, une collision avec Israël ?
Pour Andreï Gratchev, dernier porte-parole de Mikhaïl
Gorbatchev, « Vladimir Poutine est une sorte d’aiguilleur du
ciel du Moyen-Orient, où se déplacent des objets volants dont
il cherche à éviter la collision. Car celle-ci mettrait en danger
sa position difficilement acquise d’arbitre officieux, dans le
vide laissé par le retrait américain, et menacerait ses intérêts –
de la présence navale et aérienne russe en Syrie jusqu’aux
enjeux pétroliers. Si le président russe maintient l’équilibre de
ses relations avec tous les acteurs, il manifeste un certain
faible pour les Israéliens. Rien là de sentimental : Moscou
n’oublie pas la diaspora russe en Israël (15 % de la population)
et son influence sur place comme en Russie. Et, dans le subtil
jeu syrien, Tel-Aviv lui permet de contrebalancer Téhéran en
empêchant celle-ci d’avoir trop d’emprise sur Bachar al-
Assad ». D’où ce modus vivendi : les Russes laissent les
Israéliens bombarder en Syrie, à condition qu’ils n’y ciblent
que les troupes iraniennes.
Cette complicité avec Israël n’empêche pas la diplomatie
russe de défendre verbalement les droits nationaux des
Palestiniens. Mais elle ne condamne que mezza voce
l’annexion annoncée de la Cisjordanie – qui justifie a
posteriori celle de la Crimée. Fin janvier 2020, Poutine fut
l’invité vedette du sommet organisé à Jérusalem pour le
75e anniversaire de la libération d’Auschwitz…
Des liens inédits avec les régimes populistes
européens et la Chine
Plus neufs sont les liens noués personnellement par
Netanyahou avec les régimes populistes d’Europe, malgré
leurs tendances négationnistes, voire antisémites. Première
visite à Budapest, en juillet 2017 : quelques semaines plus tôt,
Viktor Orbán honorait pourtant comme un « homme d’État
exceptionnel » le régent Miklós Horthy, dont les lois
antisémites permirent à Eichmann de déporter à Auschwitz
quelque 430 000 Juifs hongrois. Pas de commentaire de
« Bibi ».
Même paradoxe avec Varsovie, où Jarosław Kaczyński fait
voter une loi interdisant d’évoquer la collaboration polonaise
avec l’Occupant. Netanyahou va jusqu’à signer avec son
homologue Mateusz Morawiecki une déclaration qualifiée par
Yehuda Bauer, grand historien israélien de la Shoah, de
« trahison stupide, ignorante et amorale de la vérité historique
sur l’implication polonaise dans l’Holocauste2 ».
En Lituanie, dont provient la famille de Netanyahou, 95 %
des Juifs furent exterminés, dont beaucoup par des
collaborateurs locaux, voire de simples citoyens. Fin
août 2018, le Premier ministre israélien en visite se contente
de saluer les « efforts » du pays pour commémorer la Shoah.
Sauf que, là aussi, une loi va bientôt criminaliser toute allusion
à la collaboration.
Avant ce voyage, Netanyahou expliquait qu’il voulait
« parvenir à un équilibre dans les relations pas toujours
amicales de l’Union européenne envers Israël […] par des
contacts avec des blocs de pays de l’Union européenne, des
pays d’Europe de l’Est et maintenant des pays baltes ».
Autrement dit, il s’agit de constituer au sein de l’Union un
bloc opposé à toute critique d’Israël, a fortiori à toute
sanction. Netanyahou compte sur le groupe de Visegrad, que
dirigent des populistes de droite (Pologne, Hongrie, Tchéquie)
ou de gauche (Slovaquie), mais aussi, à un moindre degré, sur
les formations occidentales d’extrême droite.
Peu importe, au fond, au Premier ministre israélien que ses
alliés soient antisémites… pourvu qu’ils soient pro-israéliens.
Reuven Rivlin, le président de l’État d’Israël, rétorque : « Nul
ne peut être reconnu comme un ami d’Israël s’il est
antisémite3 ! » Netanyahou affiche d’ailleurs lui-même son
négationnisme, attribuant la paternité de la Shoah non à Hitler,
mais… au Grand mufti Amin Al-Husseini, qui lui en aurait
soufflé l’idée lors de leur rencontre du 28 novembre 1941. À
cette date, la « Shoah par balles » avait déjà exterminé des
centaines de milliers de Juifs soviétiques, et les nazis testaient
les chambres à gaz à Auschwitz…
Autre percée diplomatique : parmi les États émergents,
traditionnels amis du peuple palestinien. La Chine accorde une
importance croissante au Proche-Orient, où Xi Jinping a
effectué une tournée en 2016, suivie en 2018 d’une visite dans
les Émirats arabes unis. Économie d’abord : les États de la
région figurent en bonne place dans le projet de Route de la
soie et représentent le deuxième fournisseur de pétrole de
Pékin. Politique ensuite : en juillet 2019, quand 22 États
occidentaux saisissent la Commission des droits de l’homme
pour faire condamner la répression contre les Ouïghours, 37,
dont nombre de… pays arabes, prennent la défense de Pékin.
D’après Martine Bulard, spécialiste de l’Asie au Monde
diplomatique, « Pékin n’entend pas mettre le début d’un petit
doigt dans le chaos proche-oriental, dont elle tient les États-
Unis pour responsables. Son principe diplomatique est hérité
de la conférence de Bandung : aucune intervention dans les
affaires intérieures d’un pays. Non sans hypocrisie parfois,
comme en Syrie, où elle estime que le gouvernement a le droit
de faire appel à la Russie. Officiellement, Pékin soutient
toujours la création d’un État palestinien. Mais cela ne l’a pas
empêchée de devenir le troisième partenaire commercial
d’Israël et un de ses importants investisseurs – elle avait failli
acheter le terminal Bayport à Haïfa, jusqu’à ce que Donald
Trump oppose son veto »…

L’Inde de Modi, un véritable allié


Beaucoup plus profondes, les relations entre Tel-Aviv et
Dehli plongent loin leurs racines. « La trajectoire des deux
pays présente des similitudes frappantes, rappelle Olivier Da
Lage, rédacteur en chef à Radio France Internationale,
spécialiste du Moyen-Orient et de l’Inde. Les deux États,
précédemment sous tutelle britannique, naquirent tous deux
d’une partition décidée en 1947, suivie d’une guerre avec
le/les voisins. Ils conquirent leur indépendance avec des
leaders issus de la gauche laïque [Nehru et Ben Gourion], dont
les partis monopolisèrent le pouvoir jusqu’à la fin des années
1970, puis durent l’un et l’autre céder le pouvoir à une
coalition nationaliste. Depuis quelques années, les partis
nationalistes religieux dominent, tandis que leurs concurrents
ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. »
De fait, si Israël et l’Inde entretiennent des relations
diplomatiques depuis 1992, leur véritable alliance remonte à la
victoire du Bharatiya Janata Party (BJP) en 1998 et surtout à
son retour au pouvoir en 2014. Trois ans plus tard, Narendra
Modi a effectué la première visite d’un chef de gouvernement
en Israël, sans se rendre à Ramallah. La coopération militaire
unit ce couple : avec plus d’un milliard de dollars d’achats
annuels, de 2013 à 2017, l’Inde recevait 49 % des exportations
d’armement israéliennes. La maintenance des systèmes de
défense aériens de New Dehli dépend de l’industrie
israélienne, des joint-ventures ayant été créées à cette fin ces
dernières années.
Tous ces échanges constituent, selon le chercheur israélien
Jonathan Spyer, « un important élément de la position
stratégique d’Israël et, plus largement pour celui-ci, un pivot
vers l’Asie. Aucune autre relation naissante, que ce soit avec
le Vietnam, la Corée du Sud, Singapour ou le Japon, n’a les
dimensions, la profondeur et les intérêts communs que
représentent l’Inde pour Israël4 ».
Sur le continent africain, il s’agit moins, pour Israël, d’une
percée que du rétablissement de relations rompues depuis
longtemps – après les guerres de 1967 et 1973. Comme en
Europe, Netanyahou a donné de sa personne : en 2016, il s’est
rendu en Ouganda (pour le 40e anniversaire d’Entebbe) et au
Kenya ; en 2017, il a pris part au sommet de la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à
Monrovia (Liberia) ; en 2019, il a visité le Tchad ; et en 2020
il s’est rendu en Ouganda et s’y est entretenu avec le nouveau
chef d’État soudanais. Bref, en trente ans, sur fond de
coopération économique et sécuritaire, Tel-Aviv a renoué avec
29 États africains et établi des relations diplomatiques avec 10
autres.
Le soutien du continent noir n’est pas pour autant acquis à
la diplomatie israélienne : le 9 février, à Addis-Abeba, l’Union
africaine a rejeté le plan Trump. Pourquoi cette contradiction ?
« Les petits États, répond Alhadji Bouba Nouhou, chercheur et
enseignant à l’université Bordeaux-Montaigne, accordent
beaucoup d’importance au droit international. Or, Israël est
perçu comme une puissance alliée des États-Unis. Le faible,
c’est l’Autorité palestinienne. Leurs relations avec Israël sont
de plus en plus dissociées de la solidarité avec les Palestiniens.
Les Africains cherchent le soutien d’un État allié des États-
Unis sur la base de leurs intérêts tout en continuant à
s’identifier au faible, conformément à leur statut
international. » Certains États cultivent cependant une alliance
active avec Tel-Aviv, à l’instar du Rwanda et de son président
Paul Kagamé, considérés, au-delà de la coopération bilatérale,
comme un « atout stratégique » par Netanyahou.
Les deux seuls États qui ont emboîté le pas aux États-Unis
et transféré leur ambassade à Jérusalem sont latino-
américains : le Guatemala et le Paraguay – le Brésil de Jair
Bolsonaro s’y est engagé mais ne l’a pas encore fait5. Voilà un
symbole du nouveau renversement qu’opère Israël dans ses
relations avec le sous-continent. Au temps des dictatures, qui
pourtant accueillaient et protégeaient souvent d’anciens nazis,
elles étaient étroites : principal client de l’industrie militaire de
l’État hébreu, ces régimes pouvaient compter sur lui, parfois
comme parfait supplétif des États-Unis, pour les aider à
réprimer.
Cette longue lune de miel s’acheva avec la vague de gauche
du début des années 2000. Vint le temps de la reconnaissance
de l’État palestinien par la quasi-totalité des pays de la région.
Mais le retour de la droite et l’élection de Trump permirent à
Tel-Aviv de regagner du terrain. À l’automne 2017,
Netanyahou entreprit la première tournée d’un chef de
gouvernement israélien : en Argentine (où il rencontra aussi le
président du Paraguay), en Colombie et au Mexique. Cette
offensive n’empêcha toutefois pas la majorité des États centro-
et sud-américains, en décembre, de voter à l’ONU contre la
reconnaissance de Jérusalem comme capitale du seul Israël.
Depuis, les accords en tout genre se sont multipliés – mais la
région ne représente que 4 % du commerce extérieur israélien.
Et nombre de ses partenaires ont pris position en faveur de
Tel-Aviv lors de votes importants.

« La route de Washington passe


par Jérusalem »
Le rapprochement de certains régimes avec Tel-Aviv traduit
aussi la volonté de complaire à Trump, dans l’espoir de
bénéficier d’une augmentation de l’aide économique
américaine, dont ils dépendent largement. Certains entendent
en outre éviter d’être la cible de la mobilisation des
Américains contre le narcotrafic ou l’immigration. Bref,
comme l’écrivait Jean-Paul Marthoz, « la route de Washington
passe par Jérusalem6 ».
À l’instar de Trump aux États-Unis, nombre de nouveaux
présidents de la région doivent largement leur élection aux
Églises évangéliques. À la « théologie de la libération » a
succédé ici la « théologie de la prospérité », le pentecôtisme.
Retour à la Bible, nouvelle naissance, dons du Saint-Esprit,
esprit missionnaire : l’émotion de la rencontre avec Dieu et de
la guérison pousse les couches populaires à la résignation, au
nom de la « prospérité » promise. Or, pour les évangéliques, le
rassemblement des juifs en Terre sainte et leur conversion
conditionnent le retour du Messie et sa victoire dans la bataille
finale d’Armageddon…
Le cas du Brésil, dont les rapports avec Israël sont devenus
très étroits depuis l’accession de Jair Bolsonaro à la
présidence, illustre bien la combinaison de tous ces facteurs.
Selon Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de
l’Amérique latine, « le “bolsonarisme” constitue un
agglomérat politico-idéologique dont le courant évangélique
est l’un des piliers. Il lui permet notamment de s’assurer un
ancrage solide au sein des classes populaires. Son influence est
également déterminante pour comprendre l’orientation pro-
Israël du Brésil. Dans le même temps, les puissantes droites
fondamentalistes chrétiennes américaines sont devenues l’axe
d’une alliance centrale pour Netanyahou, sur lesquelles il
s’appuie volontiers au détriment de diasporas juives locales
jugées trop critiques à son égard et de ses politiques. Au-delà,
la relation intime tissée entre Bolsonaro et lui s’inscrit dans la
construction informelle d’un cercle d’alliances plus large qui
les unit aux autres dirigeants populistes de droite et
“occidentalistes” dans le monde, Trump aux États-Unis et
Orbán en Europe ».
Dans ce redéploiement général, Israël joue tous ses atouts :
il est classé à la 17e place mondiale pour son armée (dotée de
l’arme nucléaire), à la 8e pour ses exportations d’armements et
pour son économie. En matière de high-tech, il est le pays qui
consacre le plus fort pourcentage de son PIB (4 %) à la
Recherche et Développement et se situe à la 5e place pour la
concentration d’entreprises et à la 4e pour le nombre de brevets
(par million d’habitants et de dollars de dépenses en R&D).
Autant d’atouts exploités par les institutions dont Tel-Aviv
s’est récemment dotée, à commencer par le ministère (quasi
clandestin) des Affaires stratégiques, financé à hauteur de
quelque 100 millions de dollars par an, qui combat la
« délégitimation » d’Israël et notamment la campagne
Boycott-Désinvestissement-Sanctions. Jamais Israël n’a fait
pression avec autant d’arrogance sur l’establishment et les
médias de tous pays, amis comme ennemis… Telles sont les
coulisses des acquis diplomatiques de Benyamin Netanyahou,
que l’annexion annoncée de la vallée du Jourdain et des
colonies juives de Cisjordanie pourrait toutefois bien ruiner.

Pour en savoir plus


Éric ALTERMAN, « Israël s’aliène les Juifs américains », Le
Monde diplomatique, février 2019.
Sylvain CYPEL, L’État d’Israël contre les Juifs, La
Découverte, Paris, 2020.
Igor DELANOË, « Russie-Israël, l’alliance qui n’existait pas »,
Orient XXI, 23 juin 2016.
Alhadji Bouba NOUHOU, « Lente progression d’Israël en
Afrique », Le Monde diplomatique, décembre 2017.
Pierre PRIER et Olivier DA LAGE, « Inde-Israël. Convergence
de deux ethnonationalismes », Orient XXI, 3 juillet 2017.
Dominique VIDAL, « Les yeux doux de Benyamin
Netanyahou à l’extrême droite européenne », Orient XXI,
2 octobre 2018.
1. Voir Olivier DA LAGE et Dominique VIDAL, « Washington, Tel-Aviv, Riyad : qui dirige qui ? », in Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.),
Fin du leadership américain ? L’état du monde 2020, La Découverte, Paris, 2019, p. 183-192.

2. « Israel’s Stupid, Ignorant and Amoral Betrayal of the Truth on Polish Involvement in the Holocaust », Haaretz, 4 juillet 2018.

3. The Jerusalem Post, 5 juin 2018.

4. <www.defensenews.com/industry/2020/02/18/new-joint-ventures-hint-at-burgeoning-relationship-between-israel-and-india>.

5. Sous la pression de son lobby agroalimentaire, soucieux de préserver les marchés arabes d’un Brésil classé premier exportateur de viande halal.

6. « Amérique latine-Israël : le grand jeu », Le Soir, 5 septembre 2019.


Le pari chinois

Dominique Bari
Journaliste

Longtemps l’un des théâtres essentiels de la compétition


entre l’Est et l’Ouest durant la Guerre froide, le Moyen-Orient
ne figurait pas parmi les priorités de la République populaire
de Chine (RPC). Si, dès sa fondation en 1949, la RPC a été
reconnue par certains pays de la région, dont Israël – sans
réciprocité jusqu’en 1992 –, les liens avec ces derniers ainsi
qu’avec les mouvements de libération locaux étaient plutôt de
nature politique, en référence à l’« esprit de Bandung »1. Le
soutien de la Chine aux luttes contre le colonialisme – comme
en Égypte lors de l’agression tripartite de Suez en 1956 – ou à
la résistance palestinienne et à l’Organisation de libération de
la Palestine (OLP), qui, en 1965, ouvrit à Pékin son premier
bureau de représentation, lui valut l’appui des pays arabes
dans l’octroi de son siège permanent au Conseil de sécurité de
l’ONU en 1971 (en évinçant Taïwan).
Il a fallu attendre la fin des années 1990 et sa montée en
puissance pour que le géant asiatique redécouvre l’importance
du Moyen-Orient pour son économie et sa nouvelle politique
internationale. En 2004, lors du premier Forum sino-arabe qui
mettait en place un mécanisme de coopération avec les vingt-
deux membres de la Ligue arabe, Pékin a qualifié la zone
d’« espace vital, nécessaire et décisif ». Dès lors, la région
dans toute sa diversité et son hétérogénéité conflictuelle, du
Levant à l’Iran, est devenue un partenaire incontournable de la
Chine : elle pouvait satisfaire ses énormes besoins
énergétiques (plus de la moitié de ses importations de pétrole
proviennent de neuf pays de la région et l’Agence
internationale de l’énergie [AIE] s’attend à ce qu’elles
doublent d’ici 2035) ; elle représentait de nouveaux marchés
pour ses produits ; enfin, elle répondait à ses ambitions
géoéconomiques dans le cadre de son « Initiative de la
ceinture et de la route » (Belt and Road Initiative, BRI) ou
Routes de la soie.
Dans ce projet planétaire qui modèle la nouvelle diplomatie
chinoise, le Moyen-Orient est une zone pivot de transit et
d’ancrage stratégique pour connecter l’océan Indien à l’Europe
par la voie maritime et la Chine à l’Europe par le corridor
économique terrestre. Dans le « China’s Arab Policy Paper »
publié en janvier 2016, Pékin détaillait la construction d’une
coopération multidimensionnelle. Ses priorités se définissent
par une approche à long terme dite « 1 + 2 + 3 » : il s’agit
d’établir des partenariats économiques, puis de développer les
infrastructures, le commerce et les investissements, annonçant
la coopération dans les technologies de pointe, le nucléaire
civil, le spatial et les nouvelles énergies…

Une logique d’intérêts réciproques


Le voyage du président Xi Jinping en Arabie saoudite, en
Égypte et en Iran, trois acteurs majeurs sur l’échiquier
régional, atteste la volonté de rapprochement avec le Moyen-
Orient dans toutes ses composantes. Pour cette région instable,
déchirée par des conflits meurtriers et les agressions
américaines, la Chine a des atouts non négligeables. Elle est
désormais la bienvenue auprès d’États soucieux de nouer des
partenariats aptes à soutenir leurs politiques de diversification
économique en vue de l’après-pétrole. C’est le sens de
l’adhésion à la Banque asiatique d’investissement dans les
infrastructures, créée par Pékin en juin 2015, de l’Arabie
saoudite, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Iran, de la
Jordanie, d’Oman, du Qatar ou encore du Koweït en tant que
membres fondateurs.
Les monarchies arabes, longtemps méfiantes vis-à-vis de la
République populaire – leurs relations diplomatiques
remontent aux années 1980 ou au début des années 1990 –,
sont très réceptives aux offres chinoises. La coopération s’est
amplifiée, jusqu’à la signature d’accords de « partenariat
stratégique global » avec des pays traditionnellement alliés des
États-Unis. Le poids international de la Chine, son dynamisme
économique et son modèle de développement et de
gouvernance, que Pékin vante auprès des pays émergents,
trouvent écho auprès des régimes autoritaires, secoués par la
contestation sociale des Printemps arabes de 2011 et soucieux
de renforcer leur légitimité et la stabilité de leur pouvoir par
une croissance économique et technologique. Se tourner vers
la Chine pour mettre en œuvre d’ambitieux plans nationaux de
développement2 et de modernisation leur semble d’autant plus
acceptable que la diplomatie chinoise se fonde
traditionnellement sur la non-ingérence, le refus des sanctions
et des conditionnalités. Les relations exponentielles de Pékin
avec Le Caire, malgré les retournements successifs à la tête de
l’État égyptien, sont particulièrement éclairantes.
En appliquant une logique d’intérêts réciproques à tous les
pays du Moyen-Orient, la Chine estime pouvoir surmonter les
tensions politico-religieuses et les conflits en cours. Elle
entend aussi bien commercer avec l’Arabie saoudite sunnite et
l’Iran chiite qu’avec la Turquie, Israël et la Palestine, en
organisant l’ensemble de cette zone en un système de
partenariats flexibles (et non de blocs ou d’alliances),
coordonné par une multitude de projets locaux et régionaux
interdépendants, essentiellement inclus dans le projet des
Routes de la soie.
Les ports et les parcs industriels sont au cœur de cette
coopération future visant à diversifier les routes énergétiques
et commerciales et à créer une chaîne économique reliant la
Chine au Golfe, à la mer d’Oman, à la mer Rouge et à la
Méditerranée. Ainsi, les grands groupes chinois sont impliqués
– pour ne citer que quelques exemples – dans le
réaménagement des ports de Khalifat aux Émirats, de Duqm à
Oman, de Jizan en Arabie saoudite, de Port-Saïd et d’Aïn
Soukhna en Égypte, où la création d’une zone d’activité
industrielle autour du Nouveau canal de Suez est appelée à
devenir une plaque tournante de la BRI.
La Chine a accéléré les négociations avec les monarchies du
Golfe, en premier lieu l’Arabie saoudite dont elle est
désormais le plus grand partenaire commercial et le premier
client pétrolier. Ses entreprises y jouent un rôle majeur dans la
construction d’infrastructures comme la raffinerie de Yanbu ou
de la ligne ferroviaire à grande vitesse qui relie Djeddah à
La Mecque et à Médine. Elle n’en reste pas moins un
partenaire économique central de l’Iran, en tant que plus gros
importateur de pétrole brut, payé en yuans. La situation
géographique de la République islamique sur le passage du
corridor terrestre connectant les provinces occidentales
chinoises à l’Europe est un atout. Pékin s’est engagée dans la
construction d’un réseau ferroviaire intérieur avec l’extension
d’une voie joignant Khorramshar à Bassorah en Irak. Mais si
la Chine s’est opposée aux sanctions américaines, elle est loin
de soutenir sans réserve Téhéran dans le conflit qui l’oppose à
ses voisins, par souci de ne heurter de front ni ces derniers ni
Washington. Pékin entend garder deux fers au feu.
Il en va de même avec Israël, où les investissements chinois
se concentrent sur les projets de construction d’un nouveau
port en eaux profondes à Ashdod et d’une ligne de fret
ferroviaire reliant les ports méditerranéens d’Ashdod et Haïfa
avec Eilat et, au-delà, avec le port d’Aqaba en Jordanie.
L’objectif est de connecter la mer Rouge à la Méditerranée.
Par ailleurs, Israéliens et Chinois s’entendent depuis
longtemps dans le secteur des technologies de pointe. Le
marché israélien s’est ouvert aux deux géants Huawei et ZTE,
au grand dam des États-Unis, également inquiets de la gestion
par la Shanghai International Port Group du centre de transport
commercial du port de Haïfa, où se situe une base navale
israélienne. Quant à la Turquie, envers laquelle Pékin nourrit
une vieille méfiance, l’accusant de soutenir les velléités
séparatistes des Ouïghours au Xinjiang, elle s’est ralliée à la
raison du chéquier. La Chine y a financé de lourdes
infrastructures ferroviaires et portuaires utiles au réseau de la
BRI.

Finance et soft power


Dans un Moyen-Orient complexe, la stratégie chinoise
avance avec un postulat simple : la paix se gagnera par le
développement économique mutuel. Une vision du sens de
l’histoire qui la démarque de l’approche occidentale et en
constitue une alternative. Le ministre chinois des Affaires
étrangères Wang Li l’a explicité au Forum de coopération
sino-arabe de décembre 2018 : « La Chine et les pays arabes
ont à travailler main dans la main pour promouvoir la
construction d’un nouveau modèle de relations internationales
[…]. Nous devons nous prêter mutuellement soutien dans
l’exploration d’une voie de développement adaptée aux
conditions nationales, valoriser la complémentarité de nos
atouts et la convergence de nos besoins […] afin de progresser
et de nous développer ensemble. »
Pour asseoir son influence, Pékin joue sur le registre
financier et le soft power. Les projets soutenus dans le cadre
de la BRI sont facilités par de nouveaux instruments
financiers, dont un fonds spécifique doté de 100 milliards de
dollars. Devançant largement les États-Unis, la Chine est
devenue le principal investisseur étranger dans le monde
arabe, avec 177 milliards de dollars en 2018, dont 77 milliards
dans les pays du Golfe. À l’été 2019, une enveloppe de
23 milliards de dollars de prêts et d’aide au développement
était encore promise aux pays de la région.
L’extension de la pénétration économique chinoise au
Moyen-Orient s’est accompagnée d’une diplomatie culturelle
et « civilisationnelle » dynamique. Pékin assure la formation
des techniciens des pays membres de la BRI, et ses universités
accueillent plus de 14 000 étudiants arabes. Dans le même
temps, l’Arabie saoudite et les EAU ont inscrit l’apprentissage
du mandarin dans leur programme scolaire. De part et d’autre,
on a salué les retrouvailles de l’empire du Milieu avec le
monde arabo-persan, liés jadis par les anciennes routes de la
soie.
On célèbre aujourd’hui un nouvel axe de rencontres, « dans
le respect des cultures respectives et des religions ». La Chine
avait besoin de nouer des relations apaisées avec ce monde
musulman en le dissociant de l’extrémisme islamiste qu’elle
combat au Xinjiang. En novembre 2019, lors d’un Forum
spécial sur la sécurité réunissant à Pékin plus de 200
représentants du Moyen-Orient, elle a proposé une stratégie
commune antiterroriste et de déradicalisation globale, sans
référence à une quelconque religion. Un coup de maître qui lui
vaut le soutien de pays arabes et de l’Organisation de la
coopération islamique (OCI) à sa politique contre la minorité
musulmane ouïghoure.
La Chine peut-elle être, au-delà du domaine économique, un
acteur politique dans la région ? Stabiliser le Moyen-Orient
pour mener à bien les projets des Routes est bien au cœur de la
problématique chinoise. Mais, jusqu’à présent, malgré une
influence croissante, le rôle de Pékin dans l’apaisement des
tensions géopolitiques est resté limité. Sa diplomatie encore
discrète joue en fonction de ses intérêts, en calibrant ses
contributions par rapport au facteur américain et aux rivalités
interrégionales. Quelques lignes semblent néanmoins bouger.
La RPC a pris part, avec prudence, à quelques négociations,
travaillant dans le cadre de discussions multilatérales en lien
avec les conflits syriens, le programme nucléaire iranien et la
sécurité de la navigation dans le détroit d’Ormuz. Mais ses
approches varient.

Petits pas diplomatiques


Restée dans l’ombre de la Russie sur la question syrienne,
même si elle n’a pas hésité à défendre le régime de Damas par
le biais de son droit de veto au Conseil de sécurité3, la Chine a
participé aussi bien aux conférences d’Astana et de Sotchi,
avec la Russie, l’Iran et la Turquie, qu’à celles de Genève dans
la recherche d’une solution négociée, mais modestement. Ses
priorités se portent sur l’après-guerre et la contribution très
active qu’elle apportera à la reconstruction du pays avec des
projets déjà bien définis, pris en compte dans la BRI.
Si elle a intégré le fait que la paix au Moyen-Orient ne peut
être obtenue sans solution équitable pour la Palestine, sa
« diplomatie d’équilibre » – voire d’équilibriste – dans le
conflit israélo-palestinien illustre encore ses réticences à
s’impliquer dans un pré carré américain. Son soutien
historique au peuple palestinien est une constante politique,
mais ses liens économiques avec Israël attisent la méfiance de
l’opinion publique arabe, tentée d’y voir l’acceptation du statu
quo et de la politique d’occupation de Tel-Aviv.
En 2017, la Chine s’était engagée auprès de Mahmoud
Abbas à instaurer un dialogue trilatéral avec les Palestiniens et
les Israéliens et avait proposé à l’ONU, l’année suivante, un
« plan de paix » reprenant les grands points des résolutions
onusiennes. Cependant, en l’absence d’initiative concrète pour
relancer un processus de paix multilatéral, l’intervention est
restée sans grand écho. Force est de constater que la réaction
de Pékin aux annonces de Trump en janvier 2020 fut plus que
mesurée. Pour l’heure, son souci de ne s’aliéner ni les États-
Unis ni ses partenaires aux intérêts contradictoires réduit son
champ d’action pour s’imposer comme acteur politique de
référence.
Qu’en sera-t-il demain ? Pékin mesure les risques de la
situation conflictuelle en mer Rouge et en mer d’Oman, où se
situent les goulets d’étranglement que sont le détroit d’Ormuz,
au large de l’Iran et des EAU, et le détroit de Bab el-Mandeb,
par où transitent les flux maritimes vitaux pour l’économie
chinoise. La situation y est particulièrement instable : les
rivalités avec Washington y sont plus affirmées, les luttes
d’influence entre les pays de la péninsule Arabique et la guerre
au Yémen, où Riyad et Téhéran s’affrontent par procuration,
sont autant de menaces susceptibles de bouleverser son agenda
géopolitique. Guidée par des intérêts sécuritaires, la Chine a
renforcé sa présence via l’ouverture à Djibouti, en août 2017,
de sa première base militaire à l’étranger. Un tournant dans la
posture stratégique officielle chinoise, Pékin en ayant toujours
dénoncé le principe. Elle maintient ainsi une présence navale
permanente dans le golfe d’Aden pour mener des opérations
d’urgence : contre des actes de piraterie, pour protéger des
bâtiments chinois et étrangers et ses ressortissants.
Il est difficile aujourd’hui de prédire les répercussions de la
BRI sur cette région. Le pari de la Chine qui voit dans le
développement un gage de stabilité est encore soumis à bien
des aléas. La pandémie a fait souffler entre Pékin et
Washington un vent de guerre froide dont le Moyen-Orient
pourrait devenir un des points de tension par le biais des
relations entre la Chine et l’Iran. L’une est désignée par le
secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, comme « la
principale menace de notre temps ». L’autre est accusé de
« fomenter la terreur » dans la région. La Maison-Blanche a
renforcé la campagne de « pression maximale » sur Téhéran.
Elle a mis fin aux exemptions permettant d’acheter du pétrole
iranien sans risquer les sanctions américaines, et a appelé
toutes les « entreprises et banques à travers le monde » à
couper tout lien financier avec la République islamique. Une
offensive qui vise particulièrement la Chine. Avec ce nouveau
développement des rivalités, toutes les incertitudes pèsent
désormais sur une recomposition des relations internationales
dans l’après-crise de la Covid-19.

Pour en savoir plus


Emmanuel HACHE et Kévin MÉRIGOT, « Géoéconomie des
infrastructures portuaires de la route de la soie
maritime », Revue internationale et stratégique, vol. 3,
no 107, 2017, p. 85-94.
Maha S. KAMEL, « China’s Belt and Road Initiative :
Implications for the Middle East », Cambridge Review of
International Affairs, no 31-1, 2018, p. 76-95.
Camille LONS, Jonathan FULTON, Degang SUN et Naser AL-TAMIMI,
« China’s Great Game in the Middle East », ECFR Policy
Brief, octobre 2019.
Lisa WATANABE, « Le Moyen-Orient et la nouvelle route de la
soie », Center for Security Study (CSS), no 254,
décembre 2019.
XI JINPING, L’Initiative « La ceinture et la route », Éditions
en langues étrangères (ELE), Pékin, 2019.
1. Le non-alignement prôné à Bandung en 1955 est officialisé à Belgrade en 1961.

2. Vision 2030 en Arabie saoudite, Vision 2035 au Koweït, Vision 2021 aux Émirats arabes unis, Vision 2025 en Jordanie, etc.

3. Depuis 1971, 6 des 11 vetos de la Chine portaient sur des résolutions concernant la Syrie.
Retour au Moyen-Orient, ou le succès
du « pivot oriental » de la Russie

Igor Delanoë
Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe
(Moscou)

La réinsertion de la Russie en tant que puissance dans la


région s’intègre dans le « pivot oriental » opéré par Moscou
dès le début des années 2010. Intervenue à la faveur du
« retour » de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012, cette
politique se définit d’abord comme un rééquilibrage des
relations extérieures russes à l’égard de l’Occident et, plus
particulièrement, vis-à-vis de la communauté euro-atlantique.
Le dynamisme des relations sino-russes constaté au cours de
la dernière décennie et le regain d’intérêt plus récent de
Moscou pour l’Afrique en sont des manifestations. Sur la rive
sud du bassin méditerranéen et au Proche et Moyen-Orient, ce
réinvestissement bénéficie des efforts consentis par la Russie
sous la houlette d’Evguéni Primakov1 dès la fin des années
1990 pour réactiver sa présence, qu’elle avait mise en sommeil
après 1991. Les crises ukrainienne et syrienne ont conclu une
parenthèse de deux décennies, durant laquelle la Russie s’était
cantonnée aux seconds rôles au Moyen-Orient. Cet effacement
russe s’apparente à une « anomalie » au regard du rôle qui a
été celui des empires – tsariste puis soviétique – sur la scène
stratégique moyen-orientale, au cours des trois derniers
siècles.
L’érosion de la Pax americana au Moyen-Orient, produit du
plus grand tropisme américain pour la région Asie-Pacifique et
de la fatigue des États-Unis après les guerres d’Irak et
d’Afghanistan, a, à l’évidence, servi les desseins russes. Les
flottements de l’administration Obama en Syrie se sont mués
sous l’administration Trump en retranchement derrière Israël
et l’Arabie saoudite. Cette perte d’appétence des États-Unis
pour la scène stratégique moyen-orientale contraste avec le vif
intérêt de Moscou. Toutefois, la nature des ententes nouées par
la Russie avec de nombreux acteurs régionaux aux agendas
concurrents, voire antagonistes, interroge.

Une région qui s’inscrit dans l’agenda russe


de puissance globale
Vu de Moscou, le Moyen-Orient continue d’être considéré
comme une région pourvoyeuse d’influence globale. D’où
l’intérêt du Kremlin, qui a fait de la reconquête du statut de
grande puissance la clef de voûte de sa politique extérieure.
L’ordre régional y est en transition, tandis que s’y
entrechoquent les agendas parfois peu compatibles de
puissances globales (États-Unis, Chine et Russie) et d’acteurs
régionaux (Turquie, Arabie saoudite, Iran).
Ce contexte de compétition corrobore la vision russe d’un
ordre mondial en mutation, notamment caractérisé par la
désagrégation du leadership américain. Le Moyen-Orient reste
en outre perçu comme une région charnière, dont l’instabilité
est susceptible de déborder sur les marches méridionales
russes. Aussi, Moscou établit volontiers un continuum
sécuritaire entre les problématiques affectant ses territoires
méridionaux (poussée de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord [OTAN], fragilité chronique du Caucase),
l’Asie centrale postsoviétique – exposée aux métastases du
conflit afghan – et la scène moyen-orientale (exacerbation des
identités ethniques et religieuses, fragmentation des États,
explosion du contrat social entre les populations et leurs
dirigeants…).
Pour une fédération multiconfessionnelle comme la Russie,
peuplée par près de 150 nationalités et ayant eu à faire face
depuis 1991 à des mouvements séparatistes violents sur son
territoire ou dans son « proche étranger », l’instabilité post-
Printemps arabes qui secoue le Moyen-Orient a de quoi
inquiéter. Or, Moscou n’envisage que difficilement de pouvoir
incarner un pôle mondial de puissance si la stabilité de ses
marches est mise au défi par des forces émanant notamment
d’un Moyen-Orient bouillonnant.
Moscou a dû réinventer sa relation avec les pays de la
région après 1991. La fin des idéologies, qui avaient structuré
le rapport de force sur la scène moyen-orientale durant la
Guerre froide, a conduit la Russie à abandonner une approche
exclusive dans ses partenariats régionaux. Quand le contexte
l’a permis, le Kremlin n’a pas hésité à soutenir des initiatives
portées par des pays occidentaux – Moscou appuie
l’administration Bush en 2007, lorsqu’elle met sur la table son
projet de conférence d’Annapolis pour la paix au Proche
Orient –, voire à s’associer à eux (axe Paris-Berlin-Moscou
contre l’invasion de l’Irak en 2003). Toutefois, à mesure que
les griefs s’accumulent entre la Russie et la communauté euro-
atlantique au sujet de l’expansion de l’influence de cette
dernière dans ce que la première conçoit comme sa sphère
d’influence – l’espace postsoviétique –, le Moyen-Orient se
mue en terrain de compétition entre les deux.
Le récit russe sur la contestation du « regime change » et la
critique de l’aventurisme guerrier et déstabilisateur occidental
se superpose à celui de la fin de l’hégémonie américaine sur
les affaires du monde et l’avènement d’un ordre mondial
polycentrique, théorisé par Primakov dès la fin des années
1990. À cet égard, après les bombardements de l’OTAN en
Serbie en 1999, la crise libyenne de 2011 marque un nouveau
tournant majeur dans la défiance de Moscou à l’égard de
l’Alliance. Le récit déployé par la Russie sur le conservatisme
géopolitique se concrétise à mesure que la Libye s’enfonce
dans le chaos. L’intervention de l’OTAN contre Mouammar
Kadhafi s’érige en matrice de la posture russe dans l’affaire
syrienne. Moscou n’a pu se résoudre à courir le risque de se
voir évincée de sa tête de pont au Proche-Orient en laissant
s’effondrer le pouvoir syrien qui lui assure aujourd’hui la
possession de deux bases au Levant, Tartous et Hmeimim. Il
s’agit là des intérêts irréductibles de la Russie en Syrie,
véritables pivots du déploiement de son influence au Moyen-
Orient et sur la rive sud de la Méditerranée.
En Libye, les intérêts sécuritaires russes perçus comme
vitaux par le Kremlin sont moins évidents qu’ils ne le sont en
Syrie. L’éviction de Kadhafi a en revanche provoqué la perte
pour Moscou de contrats d’armements et de projets
d’infrastructure (ligne de train Syrte-Benghazi) dont le
montant avoisinait les 10 milliards de dollars. Les objectifs
poursuivis par la Russie dans la crise libyenne sont ainsi tout
autant d’ordre économique – réactiver ces contrats qui n’ont
jamais été dénoncés par Tripoli et consolider les positions
russes dans le secteur énergétique libyen – que géopolitique. Il
s’agit pour le Kremlin de se rendre incontournable dans la
résolution d’un conflit qui met aux prises les intérêts
sécuritaires méridionaux de la communauté euro-atlantique,
les ambitions de puissance régionale de la Turquie et celles des
pétromonarchies émiriennes et saoudienne. Néanmoins, la
marge de manœuvre russe reste ténue, car s’entrechoquent en
Libye les intérêts de l’Égypte et de la Turquie, tandis que
l’Algérie paraît de plus en plus inquiète. Or, comme nous le
verrons un peu plus loin, il s’agit là des principaux partenaires
de la Russie dans la région Afrique du Nord-Moyen-Orient.
Moscou marche donc sur une ligne de crête. D’où sa volonté
de maintenir le dialogue avec tous les protagonistes libyens de
la crise.
Si le jeu de puissance auquel se prête la Russie sur la scène
moyen-orientale souffre d’insuffisances – absence de force de
frappe économique, moyens militaires limités par rapport à
l’hégémon américain –, le Kremlin peut néanmoins compter
sur certains atouts. Sa capacité de dialogue multidirectionnelle
en est un, sa propension à forger des accords transactionnels
qui se marient avec la plasticité et la versatilité des ententes au
Moyen-Orient en est un autre, tout comme son statut de
partenaire crédible, consacré par son intervention militaire
réussie en Syrie2.

Les nouveaux piliers de la politique russe


Si l’URSS s’appuyait sur les républiques arabes (Irak,
Yémen, Syrie et Égypte), l’action de la Russie au Moyen-
Orient s’arrime aujourd’hui aux relations qu’elle a établies
avec la Turquie, l’Égypte du maréchal Sissi et l’Iran. Ces trois
acteurs – turc sunnite, arabe sunnite et perse chiite –
nourrissent des ambitions régionales concurrentes et
entretiennent, à divers degrés, des relations délicates avec
Washington. Tous trois sont également des clients du
complexe militaro-industriel russe, même si Alger reste de loin
le principal acheteur régional. Tout comme l’Algérie, Israël
fait partie de ce second cercle de partenaires avec qui la Russie
entretient une relation multidimensionnelle, mais qui ne
constitue pour autant pas un pilier sur lequel s’appuie le
Kremlin pour sa politique de puissance régionale et globale.
Après 1991, Moscou a refondé sa relation avec l’État hébreu
qui repose aujourd’hui sur des acquis singuliers : la présence
de 1,5 million d’Israéliens russophones et l’attachement
partagé par les deux pays à une forme de « sacralité » du rôle
joué par l’Armée rouge lors de la Seconde Guerre mondiale
ainsi que le rejet catégorique de toute forme de révisionnisme
de ce conflit. Le dossier syrien s’est érigé en déterminant de
leur relation bilatérale au cours des dernières années. La
Russie fait aujourd’hui office de facto d’acteur de la sécurité
d’Israël par sa présence en Syrie qui obstrue l’expansion de
l’empreinte iranienne dans la république arabe.
C’est avec Ankara et Le Caire que Moscou dispose du
partenariat économique le plus dynamique parmi ceux noués à
travers la région Afrique du Nord-Moyen-Orient3. Avec Alger,
le commerce est florissant, mais il manque aux relations russo-
algériennes les grands projets structurants qui caractérisent les
liens établis par la Russie avec la Turquie et l’Égypte.
L’opérateur atomique russe Rosatom construira en effet les
premières centrales nucléaires égyptienne (el-Dabaa) et turque
(Akkuyu). Moscou a prévu de créer, au début des années 2020,
une zone industrielle sur plus de 500 hectares à l’embouchure
du canal de Suez, non loin de Port-Saïd, qui devrait soutenir
son effort de projection économique vers les horizons
africains. Le partenariat géoéconomique russo-turc forgé
autour de l’exportation de gaz naturel russe vers la Turquie a
connu un nouvel élan avec la mise en service du gazoduc
TurkStream, inauguré en grande pompe en janvier 2020.
Ces projets d’infrastructures majeurs ne sont pas sans
rappeler ceux bâtis dispendieusement en son temps par
l’URSS, pour cimenter les alliances nouées avec les « pays
frères » socialistes. Aujourd’hui, la démarche russe ne vise
cependant plus à établir des alliances, ni à « rafler » les
capitales moyen-orientales comme autant de trophées. C’est en
effet un retournement d’alliances, dont la région est si
coutumière, qui a eu raison de l’influence soviétique au Proche
et Moyen-Orient, avec la « défection » de l’Égypte pour le
camp américain, en 1972.
La relation de Moscou avec Téhéran ne repose pas tant sur
l’économie – les relations commerciales bilatérales
s’essoufflent depuis dix ans et tournent autour de 1,7 milliard
de dollars échangé annuellement – que sur de fortes
convergences géopolitiques liées au rejet du leadership
américain. La Russie, qui devrait construire deux nouvelles
tranches à la centrale nucléaire de Bouchehr, a vu son
partenariat avec l’Iran franchir un saut qualitatif à travers la
coopération sur le champ de bataille syrien. Bien que les
divergences ne manquent pas entre Russes et Iraniens sur la
Syrie postconflit, Moscou redoute plus que tout de voir le
régime des mollahs s’effondrer et être remplacé par un pouvoir
bien plus docile à l’égard de Washington. Ce scénario est
d’autant plus redouté en Russie que l’Iran a connu des remous
domestiques – les manifestations contre les autorités qui ont
secoué le pays en 2019 – et subit des pressions extérieures –
économiques et militaires, exercées par l’administration
Trump – de nature à fragiliser le pouvoir.
Néanmoins, les relations avec la République islamique ont
eu tendance à être réévaluées par Moscou à l’aune des liens
qu’elle a normalisés et qu’elle cherche à développer depuis le
début des années 2010 avec les pétromonarchies sunnites du
Golfe. Moscou est parvenue en quelques années, malgré le
contexte syrien, à renforcer ses liens avec celles-ci, pourtant
sponsors de l’opposition au pouvoir de Damas. Pour la
troisième année consécutive, les échanges commerciaux entre
la Russie et les pays du Conseil de coopération du Golfe ont
progressé (4,4 milliards de dollars en 2019, plus de deux fois
la valeur moyenne du commerce russo-iranien au cours des
dernières années). Les flux commerciaux russo-saoudiens
(1,6 milliard de dollars), russo-émiriens (1,8 milliard de
dollars) et russo-omanais (240 millions de dollars) ont même
connu un pic en 2019 pour la période post-1991.
Il s’agit bien là d’une rupture par rapport à l’époque
soviétique : le déploiement par la Russie d’un vecteur des
affaires dans ses relations extérieures. En 2018, Moscou
réalisait près de 7,5 % de ses exportations avec le Moyen-
Orient et l’Afrique du Nord, contre 3,9 % en 1995. Bien que
l’offre russe en matière de hautes technologies ne puisse
vraiment satisfaire la demande exprimée par les pays riches de
la région, elle est en mesure de répondre aux besoins exprimés
par ceux disposant d’un budget plus modeste. Les exportations
de céréales soutiennent aussi largement les échanges
commerciaux de la Russie dans la région. Cinq des dix
principaux acheteurs mondiaux de céréales russes sont des
pays moyen-orientaux (la Turquie, l’Égypte, l’Iran, l’Arabie
saoudite et les Émirats arabes unis). Avec près de 5,4 millions
de tonnes en 2019, la Turquie est le premier client étranger de
la Russie pour l’achat de céréales, juste devant l’Égypte
(3,7 millions de tonnes). L’Iran arrive en quatrième position,
avec 1,5 million de tonnes4.
L’accord OPEP + conclu fin 2016 atteste de la volonté
commune aux dirigeants des pays signataires de privilégier la
stabilité du marché mondial. Les agendas réformateurs russe et
saoudien – acteurs déterminants dans ce dossier – ont
suffisamment convergé pour rendre cet accord possible.
Vladimir Poutine entend en effet consacrer son quatrième
mandat à des réformes domestiques coûteuses et peu
populaires, tandis que le prince héritier Mohammed Ben
Salman promeut la réalisation de son ambitieux plan Vision
2030 pour le royaume. Tous deux expriment donc un besoin en
stabilité et souhaitent disposer d’un minimum de visibilité sur
leurs marges de manœuvres budgétaires. Bien que remis en
question en mars 2020 sur fond de crise économique liée à la
pandémie de coronavirus, l’accord OPEP + a été actualisé au
mois d’avril suivant (accord OPEP ++), ce qui témoigne de la
volonté commune à Riyad et Moscou de maintenir à moyen
terme le lien sur un domaine de souveraineté comme la
production de brut.

Alors que l’ordre mondial semble s’acheminer vers une


nouvelle bipolarité, la Russie a acquis au Moyen-Orient des
positions qui consolident sa posture internationale. Moscou
estime, à tort ou à raison, qu’elles valent mieux, dans le
contexte post-2014, qu’un éventuel « marchandage » avec
Washington en vue d’une hypothétique levée des sanctions qui
pèsent sur le pays. La résolution politique du conflit syrien
devrait continuer d’accaparer l’attention de la Russie à court et
moyen terme, ce qui ne l’empêche pas de s’aventurer sur
d’autres fronts diplomatiques régionaux (Yémen, Libye).

Pour en savoir plus


Erik BURGOS et Clément THERME (dir.), Moyen-Orient : le pivot
russe, Confluences Méditerranée, no 104, mars 2018.
Igor DELANOË, Russie. Les enjeux du retour au Moyen-
Orient, L’Inventaire, Paris, 2016.
Zeev LEVIN (dir.), « Russia and the Muslim World,
Challenges from the Middle East, Central Asia, South
Caucasus and from Within », Conference Papers, The
Harry S. Truman Research Institute for Advancement of
Peace, The Hebrew University of Jerusalem, 2019.
Evgueni PRIMAKOV, Le Monde sans la Russie ? À quoi
conduit la myopie politique (trad. du russe par Anne
Vorobiov), Economica, Paris, 2009.
Dmitri TRENIN, What is Russia up to in the Middle East ?,
Polity, Cambridge, 2018.
Alexey VASILIEV, Russia’s Middle East Policy. From Lenin
to Putin, Routledge, Londres, 2018.
1. Correspondant de la Pravda au Moyen-Orient à la fin des années 1960, Evguéni Primakov (1929-2015) dirige l’Institut d’études orientales de
l’Académie des sciences à Moscou de 1977 à 1985. Il prend la tête du Service de renseignement extérieur (SVR) après l’effondrement de l’URSS. En
1996, Boris Eltsine le nomme ministre des Affaires étrangères. Il est ensuite Premier ministre (1998-1999) et président de la Chambre de commerce et
d’industrie russe (2001-2011). Il est considéré comme le père de l’école orientaliste russe.

2. Selon une étude réalisée en janvier 2019 par ASDA’A Burson-Marsteller, une agence de relations publiques basée à Dubaï, 64 % des jeunes Arabes
du Moyen-Orient considèrent la Russie comme un « allié ». Voir « 11th annual ASDA’A BCW Arab Youth Survey 2019 », p. 31-33,
<www.arabyouthsurvey.com/pdf/downloadwhitepaper/download-whitepaper.pdf>.

3. En 2019, le commerce russo-turc représentait un peu plus de 26 milliards de dollars et le commerce russo-égyptien 6,2 milliards de dollars. Source :
base de données du Service fédéral des douanes russes.

4. Base de données du département américain de l’Agriculture.


De nouvelles interactions avec l’Afrique

Alhadji Bouba Nouhou


Enseignant à l’université Bordeaux-Montaigne, chercheur
associé au CMRP-IRM

Longtemps, certains États du Moyen-Orient ont misé sur


le dynamisme de l’islam et sur leur aide financière pour
renforcer leur diplomatie en Afrique ou maintenir le verrou
contre Israël et défendre la cause palestinienne. Mais, depuis
quelques années, certaines chancelleries (Iran, Israël, Arabie
saoudite, Émirats arabes unis [EAU], Turquie, Qatar) adoptent
de nouvelles stratégies. Le ressort religieux a fait place à des
approches plus pragmatiques combinant intervention militaire
dans certains pays en conflit, aide financière et investissements
économiques dans d’autres.

Guerres d’influences
Le Plan d’action global commun (PAGC) sur le programme
nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015 et la levée
annoncée des sanctions internationales contre Téhéran
enclenchent une nouvelle dynamique.
Téhéran multiplie les initiatives économiques : signature
avec l’Afrique du Sud d’accords visant 2 milliards de dollars
d’échanges commerciaux non pétroliers, création d’une joint-
venture entre la compagnie pétrochimique iranienne AYRA et
la compagnie sud-africaine SASOL et d’une ligne aérienne
régulière entre Téhéran et Johannesburg, renforcement des
relations sécuritaires, bancaires et économiques. L’Iran double
ses exportations en Afrique du Sud, évaluées à plusieurs
millions de dollars. La compagnie de télécom sud-africaine
MTN, qui détient 49 % de l’iranien Irancell, espérait, avec la
levée des sanctions, rapatrier les dividendes estimés à plus de
1,1 milliard de dollars.
L’expérience de l’Iran est indispensable au développement
du Marché commun de l’Afrique orientale et australe
(COMESA), aux dires du secrétaire général de celui-ci,
Sindiso Ndema Ngwenya. Faisant valoir qu’il mène le même
combat que les Africains contre « les oppresseurs », l’Iran
propose une coopération élargie dans plusieurs domaines :
énergie, centrale électrique, construction de logements à bas
coûts ou encore centre médical à Kampala (Ouganda). Mais
c’est sans compter la contre-offensive de l’Arabie saoudite et
de ses alliés contre l’influence iranienne.
Le pouvoir saoudien, qui a fait reposer sa légitimité
politique et morale sur l’application stricte de l’islam
fondamentaliste, a, depuis 2015 et la guerre au Yémen, adopté
une nouvelle rhétorique axée sur une approche globale inédite
de l’islam dans une opposition sunnites/chiites et une mise à
l’index des Frères musulmans, accusés de soutenir
« l’islamisme politique ». Sur le continent où l’on pratique un
islam traditionnel de type confrérique, comme en Afrique
subsaharienne, ni l’approche saoudienne opposant
sunnites/chiites, ni la dénonciation de l’islam politique
véhiculé par les Frères musulmans n’ont réussi à fédérer les
chancelleries dans une coalition sunnite au Yémen contre les
Houthis, ou à soutenir la nouvelle vision nationaliste
saoudienne conçue comme une rupture avec le conservatisme
religieux.
Le Maroc, par exemple, s’est engagé militairement en 2016
dans la coalition saoudienne au Yémen et a mis un terme à ses
relations avec l’Iran. En revanche, Rabat a refusé de participer
à la mise au ban du Qatar (décidé en 2017 par l’Arabie
saoudite, les EAU, Bahreïn et le Koweït). Par la suite, les
relations entre les deux royaumes se sont vite détériorées et le
Maroc a décidé de se retirer en 2019 de la coalition militaire
du Yémen. Cependant, l’intérêt national du Maroc étant
focalisé sur la question du Sahara occidental, Rabat redoutait,
après la visite à Riyad du président algérien, Abdelmadjid
Tebboune, en février 2020, une volte-face saoudienne sur ce
dossier lors du sommet Afrique-Arabe (prévu le 16 mars 2020
en Arabie saoudite, mais reporté en raison de la Covid-19). Le
conseiller du roi, Fouad Ali el-Himma, a été dépêché à Riyad
pour aplanir le différend.
Les chancelleries africaines n’ont pas encore intégré le
nouveau discours nationaliste saoudien, en rupture avec la
défense des causes arabes et musulmanes dont il était le
chantre. Par exemple, Riyad a accordé un prêt de 165 millions
d’euros au Sénégal, auxquels s’ajoutent 240 millions de
dollars pour l’aider à financer le Plan Sénégal émergent (PSE).
En contrepartie, le Sénégal devait rejoindre militairement la
coalition au Yémen. Mais la mobilisation militaire devant être
consentie par l’opinion publique, les Sénégalais se sont
opposés à l’envoi des « tirailleurs » musulmans au Yémen
pour défendre les tenants d’un conservatisme religieux et
monarchique qui ont toujours considéré leurs pratiques
confrériques comme des innovations blâmables.

Volonté de puissance
La volonté de puissance de l’Arabie saoudite et des EAU
s’est manifestée à travers le blocus des ports yéménites de
Hodeida et Mokha pour éloigner Téhéran de la mer Rouge et
du Bab el-Mandeb (où transitent environ 50 % de son pétrole
et 50 % de ses approvisionnements divers). L’entrée sud de la
mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb sont aussi des zones
où s’activent les stratèges israéliens, pour lesquels tout
alignement politique derrière Riyad est jugé de bon augure. Au
sein de la Ligue arabe et dans les pays musulmans sunnites,
Riyad et Doha organisent une offensive diplomatique.
Djibouti, la Somalie et l’Érythrée – qui recevait jusqu’en 2015
l’aide de Téhéran, en échange de facilités d’accès au port
d’Assab – ont annoncé, le 4 janvier 2016, la rupture des
relations avec l’Iran. Téhéran a d’emblée été exclue des côtes
stratégiques du golfe d’Aden, du détroit de Bab el-Mandeb et
de la mer Rouge, au profit de l’Arabie saoudite et des EAU qui
vont alors investir la voie stratégique entre la Méditerranée et
l’océan Indien.
L’exemple du Soudan mérite également d’être évoqué.
Confronté aux effets structurants des crises sécuritaires et
économiques et au plan d’ajustement structurel du Fonds
monétaire international (FMI) mis en œuvre en 2018, le pays a
connu une inflation de 70 %. Après de violentes
manifestations populaires, Omar el-Béchir est renversé en
avril 2019. À peine aux commandes, le général Ahmed Awad
Ibn Auf démissionne au profit du général Abdel Fattah
Abdelrahmane al-Burhan, ancien chef des forces soudanaises
envoyées au Yémen pour soutenir les Saoudiens. Début
octobre, A. al-Burhan renforce ses relations avec Riyad avant
de rencontrer, le 3 février 2020, Benyamin Netanyahou en
Ouganda (voir l’article p. 130). Même si le gouvernement
soudanais estime qu’il a fait cavalier seul, cette rencontre
marque le point d’orgue d’une redéfinition des rapports entre
le Moyen-Orient et le continent sur des questions
géopolitiques et de religion.
Le secrétaire d’État saoudien aux Affaires africaines,
Ahmed Abdul Aziz Kattan, ex-ambassadeur d’Arabie saoudite
en Égypte, est l’une des chevilles ouvrières des nouvelles
ambitions stratégiques de Riyad. En tandem avec Abou Dhabi,
cette stratégie s’étend désormais sur la Corne de l’Afrique. En
2018, le prince héritier des EAU, Mohammed Ben Zayed al-
Nahyan, s’est rendu à Addis-Abeba, promettant un milliard de
dollars pour soutenir ses réserves en devises, et 2 milliards
d’investissements. Cette stratégie vise à mettre fin au conflit
qui enclave l’Éthiopie depuis l’indépendance de l’Érythrée en
1993 et l’a rendue dépendante à 95 % du port de Djibouti.
La dynamique de paix amorcée par Asmara et Addis-Abeba
déclenche un cercle vertueux dans la région : Djibouti, la
Somalie et l’Érythrée signent un accord de coopération. Dans
la foulée, l’Érythrée entame des négociations avec Djibouti
pour régler le conflit frontalier qui les oppose depuis 2008 sur
le contrôle du cap Douméra. Cet apaisement a permis au
binôme EAU-Arabie d’évincer le Qatar qui, jusque-là, était le
principal intermédiaire dans le contentieux frontalier opposant
l’Érythrée à Djibouti sur le contrôle du cap Douméra. Doha,
qui y avait installé une force de la paix, s’est donc retirée de la
zone en juin 2017.
Des investissements dans des bases aéroportuaires en
Érythrée, en Somalie et au Puntland voient le tandem Arabie-
EAU se doter de positions stratégiques dans le golfe d’Aden et
sur la côte sud du Yémen. DP World, dont les Émirats sont
actionnaires majoritaires, investit dans la construction à
Djibouti, et des financements dans l’innovation technologique
des petites et moyennes entreprises (PME) permettent à Abou
Dhabi de renforcer sa présence en Éthiopie.
Dans le domaine agricole, des accords de coopération
attirent les investisseurs émiratis et saoudiens (en Angola, au
Sénégal, au Mali et en Mauritanie). Cependant, les populations
locales, sceptiques sur l’impact réel de ces investissements
notamment dans ce secteur, dénoncent l’accaparement des
terres arables. La Saudi Star Agriculture Development PLC,
qui avait acquis, en 2009, 10 000 hectares dans la région de
Gambella (Éthiopie) via un bail de soixante ans, a dû faire
marche arrière en 2012, suite à des manifestations contre la
location des terres agricoles aux Saoudiens.
Pourtant, le Fonds saoudien pour le développement et la
Banque islamique de développement (détenue à 23,5 % par
Riyad) financent des projets économiques et sécuritaires et les
investissements émiratis couvrent le marché des
télécommunications. En Afrique centrale, les EAU ont ouvert
en septembre 2017 une ambassade au Tchad et entamé des
négociations avec la République démocratique du Congo pour
une ouverture réciproque d’ambassades. Un accord de
coopération a été signé avec la Mauritanie en février 2020 :
Abou Dhabi devrait y financer des projets à hauteur de
2 millions de dollars.

Intervention militaire directe


Quant à Recep Tayyip Erdogan, prenant acte du fait que la
porte de l’Union européenne lui sera fermée pour longtemps, il
oriente sa stratégie diplomatique et annonce en 2005
« l’ouverture à l’Afrique ». Il organise son premier sommet
Turquie-Afrique en 2008 en mobilisant l’ensemble de ses
institutions et acteurs politiques et religieux.
D’abord, la Turquie s’est positionnée en Somalie, où la
partition du territoire national et le délitement du corps
politique ont favorisé l’émergence de milices et d’acteurs non
régionaux. Ainsi, la disparition d’un État central fonctionnel
en 1991, après la chute du président Mohamed Siad Barre
(1969-1991), a donné naissance à divers mouvements
d’allégeance claniques ou islamiques. Surfant sur l’image d’un
président Frère musulman, R. T. Erdogan s’est rendu en
Somalie en 2011 pour apporter son soutien aux autorités et
surtout s’implanter dans un pays essentiel sur le plan
géostratégique. Le groupe turc Al-Bayrak se voit attribuer, en
2014, la gestion du port de Mogadiscio, qui accueille
désormais la plus grande base militaire turque à l’étranger.
En Libye, depuis la chute de Mouammar Kadhafi en
octobre 2011, la « souveraineté », l’« unité » et l’« intégrité
territoriale » n’ont aucun sens, tant le pays est devenu un lieu
de confrontation régionale et internationale pour des raisons
géopolitiques, militaires ou économiques.
La guerre par procuration que mènent les États du Moyen-
Orient en Libye a pris une nouvelle tournure, via la Syrie. Pour
affaiblir Ankara, Abou Dhabi a proposé à Bachar al-Assad de
rompre le cessez-le-feu conclu avec la Turquie à Idlib,
moyennant finances (selon The Middle East Eye du 8 avril
2020). Les Russes ont fait échouer la transaction. Bien que la
conférence de Berlin du 19 janvier 2020 sur la Libye appelle
au respect de l’embargo sur les armes décidé par l’ONU en
2011, l’armée turque achemine des drones et des jihadistes
syriens par la mer pour soutenir les troupes d’Al-Sarraj,
reconnu par l’ONU, tandis que l’Égypte et les EAU transfèrent
les armes à son rival, le maréchal Haftar, par voie terrestre. En
soutenant le gouvernement de Tripoli, les Turcs, qui ne
perdent jamais de vue leurs intérêts stratégiques, cherchent à
s’installer pour longtemps sur les rives de la Méditerranée.
Ayant déjà obtenu la gestion en concession du port stratégique
de Misrata et l’utilisation de sa base navale, Ankara cherche à
contrôler le port stratégique de Syrte.
Mais le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, craignant
une arrivée massive des jihadistes à la frontière égyptienne, a
averti que toute avancée des forces de Tripoli, soutenues par
les Turcs, à Syrte et Al-Jafra, contrôlées par le maréchal
Haftar, pourrait entraîner une intervention directe de l’Égypte.
Le président Frère musulman de Turquie, après avoir
longtemps misé sur les réseaux Gülen sur le continent, a
décidé, après le coup d’État manqué en juillet 2016, de mettre
fin à leurs activités. Même si ces réseaux, en collaboration
avec le gouvernement turc de l’AKP, ont ouvert, entre 1997 et
2013, des écoles dans divers pays (Guinée, Niger, Gabon,
Somalie, Mali, Mauritanie, Soudan, Éthiopie, Tchad,
République démocratique du Congo, Maroc, Sénégal,
Tanzanie, Kenya, Afrique du Sud). Le qualifiant désormais de
Fetö (Organisation terroriste fethullaçi), R. T. Erdogan a
demandé la fermeture des écoles de l’association Yavuz Selim.
L’Afrique du Sud et le Kenya, refusant de faire le lien entre
ces écoles et le terrorisme, ont réclamé le respect de leur
souveraineté nationale. Le gouvernement turc a alors décidé de
transférer leur gestion à la fondation Maarif, créée en
juin 2016 et contrôlée par le ministère turc de l’Éducation
nationale.
Sur le plan économique, ses industries, composées à plus de
99 % de PME et financées par BGFI Bank et Exim Bank
Turquie, sont devenues attractives. En moins d’une décennie,
une vaste offensive diplomatique a permis aux sociétés turques
de réaliser plus de 1 150 projets d’une valeur de 65 milliards
de dollars et la Turquie est passée de 12 ambassades en 2009 à
41 en 2019. Parallèlement, ses exportations vers l’Afrique
s’élèvent à 16 milliards de dollars et, en 2020, la compagnie
Turkish Airlines dessert près de 60 destinations, contre 6 en
2004. Mais, là aussi, les investissements turcs s’inscrivent
dans une guerre d’influence géopolitique qui l’oppose aux
autres États sunnites du Moyen-Orient (Arabie saoudite,
Égypte, EAU), notamment sur la mer Rouge. La Turquie se
projette sur le long terme en se voyant conférer une position
stratégique au Soudan. Les droits d’exploitation du port de
pêche de Suakin, obtenus en 2014, dans l’espoir de le
transformer en base navale, juste en face des côtes
saoudiennes, inquiètent Riyad. Mais la politique du Qatar sur
le continent tend à renforcer son entente stratégique avec
Ankara. Par exemple, l’émirat a signé avec Khartoum un
accord d’investissements de 4 milliards de dollars destinés au
port de Suakin dont la gestion a été attribuée à la Turquie.
La diplomatie moyen-orientale sur le continent est ainsi
dans une nouvelle dynamique de repositionnement, oscillant
entre religion et raisons géopolitiques, en concurrence avec les
puissances occidentales.

Pour en savoir plus


Hicham MOURAD, « La ruée sur la mer Rouge »,
Confluences Méditerranée, no 110, 2019/3, p. 205-223.
Shimon PÉRÈS, La Force de vaincre. Entretiens avec Joëlle
Jonathan, Éditions du Centurion, Paris, 1981, p. 179.
« Les relations entre la Turquie et l’Afrique atteindront
leur apogée en 2020 » (site turc),
<www.trt.net.tr/français/turquie/2020/01/26>.
La Turquie d’Erdogan, ou le règne
de l’arbitraire

Ahmet Insel
Professeur émérite, université Galatasaray

La Turquie s’enfonce depuis 2015 dans une autocratie


musclée, l’erdoganisme, du nom de son chef tout-puissant
Recep Tayyip Erdogan. Ce régime hyperprésidentiel s’est mis
en place à partir de 2014 et a été « légalisé » par un
référendum constitutionnel arraché de justesse en avril 2017.
Réélu en juin 2018 grâce au soutien de l’extrême droite
devenue son alliée au sein de la « coalition du peuple »,
Erdogan cumule les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Chef de l’État, chef du gouvernement et chef du parti
majoritaire, il contrôle par ailleurs la plupart des médias par
l’intermédiaire d’hommes d’affaires à sa solde. Les secteurs
qui échappent au contrôle direct du Reis1, notamment les
grandes municipalités comme celles d’Istanbul ou d’Ankara,
passées aux mains de l’opposition en 2019, sont soumis à un
encerclement financier, administratif et juridique. Les maires
élus dans les régions kurdes sont dessaisis, pour certains
incarcérés, et remplacés par des fonctionnaires2. Les
organisations professionnelles comme les barreaux, l’Ordre
des médecins ou l’Ordre des ingénieurs et architectes, les
foyers historiques d’une gauche modérée laïque, n’échappent
pas à ce rouleau compresseur dictatorial. Désormais, le chef de
l’État nomme directement les présidents d’université et la
plupart des membres des autorités de régulation.
L’état d’urgence décrété aux lendemains de la tentative de
coup d’État du 15 juillet 2016 a été abrogé deux ans après,
mais des mesures d’exception se sont pérennisées. Le
gouvernement du Parti de la justice et du développement
(AKP) a révoqué plus de cent mille fonctionnaires, notamment
dans l’armée, la police, l’enseignement et la justice. Ils ont été
remplacés par les militants et sympathisants du parti au
pouvoir et de son allié. Dans les ministères, d’autres confréries
religieuses ont occupé les places laissées vacantes par la
confrérie Gülen, désormais en tête de la longue liste des
ennemis publics de l’erdoganisme.
L’épuisement, au milieu de la décennie 2010, du modèle de
croissance extensive, entretenue notamment par une politique
de soutien aux secteurs du bâtiment et des travaux publics, a
conduit le pouvoir à s’engager dans une politique nationale-
populiste, accentuant la présence de la religion musulmane
sunnite dans l’espace public. Erdogan a aussi consolidé sa
majorité en intégrant dans l’alliance au pouvoir, à côté du parti
d’extrême droite MHP (Parti du mouvement nationaliste), le
haut commandement de l’armée et les anciens réseaux et
figures nationalistes radicaux. L’État sécuritaire d’antan est
rétabli avec bien plus de bruit et de fureur. La concentration du
pouvoir autour de la personne du chef de l’État et la
redéfinition des relations entre l’armée, l’appareil judiciaire et
le palais présidentiel ont accompagné ce processus. Le
Parlement est vidé de ses prérogatives au profit des décrets
présidentiels. Non seulement l’État de droit n’est plus en
vigueur, mais les lois sont suivies de manière aléatoire par le
pouvoir et la justice. Quand des décisions détonnent, elles sont
rapidement rectifiées et les juges poursuivis « pour
intelligence avec une organisation terroriste ».

Le pouvoir entretient un climat de quasi-guerre


civile
L’erdoganisme a instauré une « verticale du pouvoir »
différente de l’État profond du passé, discret et capillaire.
Celle-ci ne bénéficie pas d’une rente extractive (le sous-sol est
très pauvre) et les fragilités structurelles de l’économie, très
dépendante des capitaux extérieurs, constituent son talon
d’Achille, comme la résistance sourde mais tenace d’un peu
plus de la moitié du corps électoral. D’où une politique de plus
en plus répressive.
Sous prétexte d’« éradiquer le péril terroriste [kurde] »,
l’erdoganisme a accentué sa pression contre les mouvements
politiques démocratiques kurdes, notamment les élus, les
dirigeants et les membres du HDP (Parti démocratique des
peuples). Il a aussi qualifié la principale force d’opposition
parlementaire, le CHP (Parti républicain du peuple), de
menace pour la pérennité de l’État. Cette répression vise aussi
les avocats, journalistes, enseignants, intellectuels, artistes et
militants des organisations non gouvernementales (ONG)
humanitaires. Disparitions forcées et allégations de torture
refont surface, comme dans les années de plomb de la
décennie 19903. Un climat de quasi-guerre civile est entretenu
par Erdogan lui-même, ses proches et ses francs-tireurs pour
éviter l’effritement de leur base électorale par l’usure du
pouvoir et les mauvais résultats économiques. Cette stratégie
s’accompagne de défis creux mais revanchistes lancés à
l’Occident.
La Turquie figure désormais en queue du peloton mondial
en termes de respect des droits humains, de libertés
d’expression et de la presse. Erdogan lui-même est souvent
évoqué pour illustrer le leadership des autoritarismes du
XXIe siècle, imprévisible, colérique, omniprésent dans les
médias, défiant et menaçant ses adversaires, à l’intérieur et à
l’extérieur, mais continuant à puiser sa légitimité dans des
élections relativement libres et pluralistes réalisées après des
campagnes électorales violant les principes démocratiques. Cet
autoritarisme utilise une large palette de moyens pour étouffer
l’opposition et tend vers la dictature, dont le seuil ultime sera
l’interdiction aux opposants de participer aux élections ou
l’annulation de résultats non conformes aux vœux du nouveau
Sultan. Le refus de reconnaître, dans un premier temps, la
victoire du camp adverse lors des municipales d’Istanbul, en
mars 2019, a constitué un signal d’alarme. Mais la forte
mobilisation en faveur du candidat de l’opposition lors de la
répétition de cette élection a montré la capacité de résilience
de la société face à cette dérive.
L’erdoganisme est avant tout arbitraire. Il ne respecte plus
ses propres règles, en invente de nouvelles au gré de la
conjoncture et semble naviguer à vue, notamment dans le
champ économique. Mix de politique néolibérale et de
politique hétérodoxe en matière monétaire, cette politique,
désormais dirigée par le gendre d’Erdogan, a montré ses effets
pervers en 2019, avec deux trimestres consécutifs de
récession. Déconnectées de la réalité, les interventions
publiques des responsables de cette politique et les mesures
qu’ils annoncent fragilisent encore la faible confiance portée à
l’économie turque.

Une politique extérieure fiévreuse


Depuis l’enterrement de fait de la perspective d’adhésion à
l’Union européenne (UE), la politique extérieure devient
chaotique. Défis et atermoiements s’accompagnent de
brusques changements de cap, tantôt vers les puissances
eurasiatiques, tantôt vers les pays arabo-musulmans, tout en
maintenant une relation orageuse d’éternel fiancé avec l’UE4.
Au-delà des incompétences du cercle restreint de conseillers
qui entourent l’homme fort de la Turquie, cette politique
extérieure fiévreuse s’explique par le malaise de la société
elle-même. Le pays qui, il y a encore dix ans, se vantait d’être
l’État du Sud le plus intégré dans les institutions du Nord
(membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord
[OTAN], du Conseil de l’Europe, de l’Organisation de
coopération et de développement économiques [OCDE] et
candidat à l’adhésion à l’UE) est devenu, au fil des
ressentiments croissants contre l’Europe et des postures
nationales-populaires du pouvoir, massivement anti-
occidental, national-souverainiste et religieux.
La nostalgie de l’Empire ottoman, entretenue par l’AKP à
partir des années 2010, s’est transformée en aspiration aux
accents irrédentistes, qui se manifeste par la revendication
d’un droit de regard et d’intervention dans l’ancien espace
ottoman. Cet argument, avancé par Erdogan pour justifier les
interventions militaires, vise à créer une émulation néo-
ottomane, notamment parmi la jeunesse qu’il veut pieuse,
nationaliste et conquérante. Les pays arabes du Moyen-Orient
n’ont pas la même lecture de l’histoire.
Durant la seconde moitié des années 2000, le gouvernement
prônait une politique de « zéro problème avec les voisins ».
Aujourd’hui, la Turquie est de plus en plus menaçante pour la
plupart de ses voisins, voire pour ses alliés de l’OTAN.
Profitant de l’affaiblissement du leadership dans le camp
occidental, elle s’est engagée dans une politique
interventionniste. Elle agit militairement en Syrie aux côtés
des forces jihadistes anti-Assad, occupe des territoires dans le
nord de la Syrie pour étouffer la formation d’une entité
autonome kurde, bombarde des camps du Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK) en Irak. Depuis janvier 2020, la Turquie
est militairement présente dans la guerre civile en Libye. Elle
dispose de bases à Chypre (dans le Nord qu’elle occupe depuis
1974), en Irak, en Somalie et au Qatar5. Elle est en conflit de
plus en plus tendu avec la Grèce aux sujets du statut de
certains îlots de la mer Égée. La dispute sur la définition des
zones économiques exclusives en Méditerranée aggrave les
tensions avec les autres riverains de Méditerranée orientale.
Dans une déclaration conjointe du 11 mai 2020, la Grèce,
Chypre, l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU) et la France
ont condamné les « activités illégales turques » dans la région.
Les relations avec Israël sont houleuses depuis 2010 et
risquent de s’envenimer en cas d’annexion d’une partie de la
Cisjordanie. Sa décision d’acheter des missiles sol-air russes
S-400, malgré l’opposition de l’OTAN, a rendu la Turquie
suspecte aux yeux des États-Unis et de la France. L’entreprise
publique russe Rosatom poursuit la construction de la
première centrale nucléaire en Turquie sur le bord de la
Méditerranée et plusieurs projets d’oléoducs sont censés faire
du pays un hub stratégique entre l’Europe et la Russie. Tout en
poursuivant un dialogue permanent, la Turquie et la Russie
restent engagées dans des camps opposés, en Syrie comme en
Libye.
En mars 2016, la Turquie a passé un accord avec l’UE pour
garder sur son sol les réfugiés et les migrants irréguliers contre
un soutien financier et la vague promesse de suppression du
visa pour l’entrée des ressortissants turcs dans l’espace
Schengen. Peu conforme à la convention de Genève de 1951,
cet accord a été subitement dénoncé, fin février 2020, par
Erdogan, qui a décidé d’encourager publiquement quelques
dizaines de milliers de migrants irréguliers à traverser la
frontière grecque.
Cette mise en scène avait aussi une cause intérieure. Avec la
crise économique, l’accueil initial relativement chaleureux
réservé aux réfugiés syriens s’est transformé en grief croissant
contre le gouvernement, notamment parmi les électeurs de
l’AKP. La Grèce ayant immédiatement fermé ses frontières,
des milliers de migrants irréguliers convoyés par des bus
affrétés par des municipalités tenues par l’AKP ont été
refoulés par les forces de l’ordre des deux côtés. L’opération
fut un échec, mais l’arrivée de la pandémie de la Covid-19 a
permis aux médias de l’erdoganisme de le faire oublier.

Le choc économique de la Covid-19


En Turquie, la lutte contre la pandémie semble avoir été
assez efficace. La jeunesse de la population, un système
hospitalier relativement prêt à répondre aux pics de l’épidémie
et de multiples couvre-feux ont limité la surmortalité due à
l’épidémie. Cependant, le gouvernement ne dispose pas de
marges financières pour neutraliser les effets récessifs de
l’arrêt brutal de l’activité économique. Ayant perdu la
confiance des investisseurs étrangers mais dépendante des
financements extérieurs, l’économie turque risque de
s’enfermer dans la spirale des défauts de paiement, du
rétablissement du contrôle des changes, de la dépréciation
accélérée de la livre et du chômage massif.
Face à un tel choc, l’erdoganisme risque d’accentuer sa
politique de criminalisation de toute opposition. Tout en
dénonçant des complots intérieurs et extérieurs comme il le
fait depuis 2013, il pourra souffler sur les braises de l’état de
quasi-guerre civile où se retrouve la société turque dans sa
polarisation extrême autour des problèmes kurde et alévi, et
d’une guerre culturelle de plus en plus frontale.
Le problème kurde, surtout dû au refus de la plupart des
Turcs de reconnaître une égalité citoyenne, reste le principal
obstacle à la démocratisation du pays. Favorable aux
revendications linguistiques des Kurdes pendant les premières
années de son pouvoir, l’AKP a adopté à partir de 2015 une
politique de répression massive en assimilant les demandes de
reconnaissance de l’identité kurde à la « propagande de
l’organisation terroriste ». Les interventions militaires, puis
l’occupation des régions au nord de la Syrie ont obtenu le
soutien du CHP, marqué par les réflexes sécuritaires de la
République. Cela n’empêche pas Erdogan de traiter les
dirigeants de ce parti comme des ennemis à abattre, au même
titre que le parti prokurde de gauche HDP. L’erdoganisme
puise son énergie vitale dans l’hostilité violente envers ceux
qui ne se soumettent pas à sa volonté hégémonique et dans les
défis permanents.
L’agressivité verbale peu commune de Tayyip Erdogan et de
ses imitateurs dans les cercles du pouvoir s’exprime aussi bien
sur le plan intérieur qu’à l’extérieur et donne à son régime une
connotation propre aux fascismes. Aux lendemains du
mouvement de protestation du parc Taksim Gezi en 2013, qui
mobilise des centaines de milliers de manifestants à Istanbul,
et du coup d’État militaire en Égypte, en août de la même
année, le principal conseiller pour la diplomatie de Tayyip
Erdogan qualifiait de « solitude valeureuse » l’isolement de la
Turquie. Depuis, la situation a empiré. Même si aujourd’hui la
Turquie semble un acteur hyperactif au Moyen-Orient, elle a
pour seuls alliés dans la région l’Azerbaïdjan et le Qatar. Elle a
en revanche des adversaires, notamment la Russie et l’Iran, et
beaucoup de pays lui sont ouvertement hostiles. Prisonnier de
son hubris, l’erdoganisme est devenu une politique de fuite en
avant, une gestion au jour le jour au gré des opportunités, sans
que personne ne puisse prédire son avenir, ni celui de la
Turquie.

Pour en savoir plus


Nikos CHRISTOFIS (dir.), Erdogan’s « New » Turkey. Attempted
Coup d’État and the Acceleration of Political Crisis,
Routledge, Londres/New York, 2019.
Berk ESEN et Sebnem GUMUSCU, « Why did Turkish
democracy collapse ? A political economy account of
AKP’s authoritarianism », Party Politics, SAGE Journals,
<https://doi.org/10.1177%2F1354068820923722>.
Ahmet INSEL, La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve
démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte,
Paris, 2017 (nouv. éd.).
Ahmet INSEL, « Rupture et continuité dans la politique
autoritaire d’Erdogan », in Bertrand BADIE et Dominique
VIDAL (dir.), Le Retour des populismes. L’état du monde
2019, La Découverte, Paris, 2018, p. 189-195.
1. De l’arabe raïs, ce qualificatif désigne officieusement Erdogan depuis le début des années 2010.

2. Un an après les municipales de mars 2019, près de 70 % des 65 municipalités gagnées par le Parti démocratique des peuples (HDP) étaient dirigées
par des préfets ou sous-préfets nommés par le ministère de l’Intérieur.

3. Voir le rapport de Human Rights Watch daté du 29 avril 2020, <www.hrw.org/fr/news/2020/04/29/turquie-disparitions-forcees-et-allegations-de-


torture>.

4. Voir l’article de Denis BAUCHARD, supra.

5. En outre, elle dispose depuis peu de l’île et du port de Suakin au Soudan et participe aux forces de maintien de la paix de l’Organisation des Nations
unies (ONU) au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, au Mali et en Centrafrique, au Liban et en Afghanistan. La présence turque dans la base navale de
Vlore, en Albanie, forte d’environ 200 militaires dans les années 2000, semble réduite à une dizaine d’officiers,
<https://tr.euronews.com/2020/01/17/turkiye-nin-yabanci-topraklarda-askeri-varligi-ne-hangi-ulkelerde-us-bulunduruyor>. Au-delà des missions de
l’ONU, l’armée compte environ 60 000 militaires hors de Turquie, dont 40 000 à Chypre.
L’Union européenne se donnera-t-elle
les moyens de faire respecter le droit
au Proche-Orient ?

Isabelle Avran
Journaliste

Réunis le 15 mai 2020 en visioconférence, du fait de la


pandémie de coronavirus, les ministres des Affaires étrangères
de l’Union européenne (UE) se sont penchés sur la situation au
Proche-Orient, en particulier sur le projet d’annexion par Israël
d’une partie substantielle de la Cisjordanie. Le Premier
ministre Benyamin Netanyahou en avait fait l’une de ses
principales promesses de campagne lors des trois élections
législatives anticipées (avril et septembre 2019, mars 2020)
qui ont ponctué la crise politique du pays durant plus d’un an.
Selon l’accord de coalition conclu entre Benyamin
Netanyahou et son ex-adversaire, Benny Gantz, pour la
formation d’un gouvernement d’« urgence nationale », mis en
place le 17 mai 2020, le Premier ministre pouvait ainsi, à
compter du 1er juillet, présenter au Parlement israélien, la
Knesset, son projet de loi d’annexion, à l’issue de négociations
non avec la partie palestinienne mais avec l’administration
américaine. Donald Trump, faisant fi une nouvelle fois du
droit international et rompant de nouveau avec le rôle
d’« honnête courtier » entre Israéliens et Palestiniens que
s’étaient officiellement attribué les États-Unis dans le cadre du
processus de négociations d’Oslo (1993), a en effet présenté
son « deal du siècle » fin janvier 2020, en vertu duquel son
allié israélien pourrait annexer, outre le « Grand Jérusalem »,
une partie substantielle du reste de la Cisjordanie, notamment
les grands blocs de colonies et la vallée du Jourdain1, ne
laissant aux Palestiniens que des micro-enclaves discontinues
dans un hypothétique mini-État privé de toute souveraineté et
dépossédé de ses ressources, sans aucun droit au retour pour
les réfugiés palestiniens.
L’occupation coloniale de la Palestine par Israël et la
nécessité d’une solution politique reviennent donc à l’agenda
diplomatique concernant le Proche-Orient.
Ces questions avaient été reléguées au second plan ces
dernières années par les conséquences de la guerre américaine
en Irak et, dans ce contexte, l’émergence puis l’essor de
l’Organisation de l’État islamique (OEI) et le développement
du terrorisme. Mais également par la répression violente des
soulèvements des peuples arabes contre la corruption, pour la
justice et la démocratie – la Tunisie faisant figure d’exception,
et le Liban s’enfonçant davantage dans la crise –, par la guerre
que l’Arabie saoudite – à laquelle la France continue de
vendre des armes – fait subir au peuple yéménite, tandis que la
région voit s’affronter des ambitions hégémoniques sur fond
de montée en puissance de l’Iran.
La période a été plus marquée encore par la guerre que
mènent Bachar al-Assad et ses alliés, depuis 2011, contre la
population syrienne en quête de liberté et de démocratie, dans
un pays où le terrorisme a également pris pied et où la Turquie
intervient aussi, militairement, notamment contre les forces et
la population kurdes. L’Europe y a montré son impuissance.
Participant à la guerre contre l’OEI, elle s’est officiellement
fixé plusieurs objectifs en Syrie : mettre un terme au conflit
par le biais d’une transition politique sans exclusive, répondre
aux besoins humanitaires des plus vulnérables, promouvoir la
démocratie et les droits humains, favoriser l’obligation de
répondre des crimes de guerre. En fait, son intervention s’est
pour l’essentiel bornée à l’aide humanitaire et aux sanctions
contre des personnalités liées au régime. Quant à l’exode
massif de réfugiés tentant toujours de fuir des guerres
dévastatrices, l’Europe, à l’exception notable de l’Allemagne,
s’est refusée à les accueillir massivement et dignement,
préférant en déléguer la prise en charge à la Turquie, voire les
renvoyer vers la Libye.
Cette fois, l’Europe se trouve au pied du mur : se donnera-t-
elle les moyens d’intervenir pour empêcher l’annexion d’une
nouvelle partie de la Palestine, faire respecter le droit
international, permettre l’établissement d’un État palestinien
indépendant conformément au droit et pour laisser une chance
à la paix ?
Un soutien déclaré au droit international
« Un très grand nombre de pays a soutenu vendredi un
projet de texte que nous avons élaboré avec mon homologue
irlandais Simon Coveney dans lequel nous mettons en garde
contre une annexion qui serait une violation du droit
international2 », a indiqué le chef de la diplomatie du
Luxembourg, Jean Asselborn, à l’issue de la réunion du
15 mai, soulignant cependant que la Hongrie et l’Autriche
refusaient de signer une telle déclaration, laquelle ne pourrait
donc être une position commune. Dans ce texte, l’UE réitère
son soutien à une solution fondée sur la coexistence de deux
États, Israël et Palestine, qui devrait selon elle résulter d’une
négociation. Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union pour
les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, rappelle de
son côté que l’UE ne reconnaît pas la souveraineté d’Israël sur
la Cisjordanie occupée et que toute annexion constituerait une
grave violation du droit international.
En Europe (comme aux Nations unies ou dans plusieurs
États arabes), les mises en garde se multiplient. Les
ambassadeurs de cinq États européens au Conseil de sécurité
des Nations unies (Allemagne, Belgique, France, Estonie et
même Pologne) se sont adressés au nouveau gouvernement
israélien, réaffirmant que la solution à deux États était la seule
possible pour garantir la stabilité régionale. « Nous conseillons
vivement à Israël de ne pas prendre de décision unilatérale qui
mènerait à l’annexion de n’importe quel territoire palestinien
occupé », a prévenu Marc Pecsteen, l’ambassadeur belge3.
L’Irlande, la Belgique, la France, l’Espagne, l’Italie, le
Danemark, la Finlande, l’Allemagne et les Pays-Bas (pourtant
traditionnellement proches de Tel-Aviv…) ont évoqué les
graves conséquences d’une éventuelle annexion. En visite en
Israël début juin, le ministre des Affaires étrangères allemand
Heiko Maas, tout en prônant une étroite collaboration entre les
deux pays, a fait savoir qu’une annexion pourrait inciter
certains États à prendre des sanctions. Dans une tribune parue
en une du quotidien israélien Yedioth Aharonot le 1er juillet, le
Premier ministre britannique Boris Johnson écrit notamment :
« Je suis un défenseur passionné d’Israël [… mais] j’espère
profondément que l’annexion n’aura pas lieu. »
Au-delà de la réaffirmation des principes qu’elle a contribué
à forger, notamment depuis le sommet de Venise de juin 1980,
l’Europe s’inquiète des conséquences d’une annexion
unilatérale pour la sécurité d’une région à sa porte. Jean-Yves
Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, le rappelle
le 24 juin, à l’occasion d’un débat au Sénat sur le thème
« Quelle réponse de la France au projet d’annexion de la vallée
du Jourdain par l’État d’Israël ? » organisé à la demande du
groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste
(CRCE). Si le projet se concrétisait, quel qu’en soit le
périmètre, il s’agirait, selon lui, de « la décision la plus grave
dans le conflit israélo-palestinien depuis 1980 et l’annexion
israélienne de Jérusalem » : elle remettrait en cause de façon
unilatérale le droit international et le principe de non-
acquisition de territoires par la force, rendant quasiment
impossible l’objectif de deux États. Au-delà des droits du
peuple palestinien, un tel projet remettrait aussi en cause,
poursuit-il, le « projet national israélien » d’un État à la fois
« juif et démocratique », « la sécurité même d’Israël à laquelle
la France est extrêmement attachée » et, plus largement, la
stabilité régionale.
Mais au-delà des déclarations, des appels, des mises en
garde, l’Europe est-elle prête à réagir, notamment par des
sanctions ? En 2009, le juge sud-africain Richard Goldstone,
nommé par le Conseil des droits de l’Homme de
l’Organisation des Nations unies (ONU) à la tête d’une
commission chargée d’établir un rapport sur l’offensive
israélienne de l’hiver 2008-2009 à Gaza, plaidait contre la
culture de l’impunité et son rôle dans la perpétuation de la
violence. L’Europe en a-t-elle retenu la leçon ?

L’hypothèse des sanctions…


« Nous ne parlons pas de sanctions. Nous nous mettons en
situation de prévention », a affirmé J. Asselborn à l’issue du
conseil des Affaires étrangères du 15 mai. Au point d’ajouter :
« Nous saluons le nouveau gouvernement et rappelons
qu’Israël est un partenaire important pour l’Union
européenne. » Mais il précise : « Si Israël passe aux actes et
annexe la vallée du Jourdain en Cisjordanie, je ne vois pas de
différence avec ce que la Russie a fait avec la Crimée. »
De fait, l’UE dispose d’importants moyens de pression pour
faire respecter le droit international. Elle est le premier
partenaire commercial d’Israël dont elle représentait 32 % du
commerce extérieur en 20184. Depuis la mise en œuvre, en
2000, de l’accord d’association entre Bruxelles et Tel-Aviv
portant sur le commerce, mais aussi les coopérations
techniques ou encore le dialogue politique, les échanges n’ont
fait que se renforcer. Israël participe même au programme
Horizon 2020 de financement de la recherche et de
l’innovation. Et il serait en effet difficile d’expliquer une
différence de traitement entre des sanctions contre la Russie
depuis l’annexion de la Crimée et leur absence contre Israël en
cas d’annexion d’une partie de la Cisjordanie.
Par le passé, sanctions ou menaces de sanctions, rares, ont
permis des avancées. Ce fut le cas de la suspension
européenne des relations interuniversitaires tant que l’armée
israélienne maintiendrait fermées les universités palestiniennes
durant la première Intifada. Ce fut aussi le cas de la menace
américaine, en 1991, de suspendre les garanties bancaires
(pour 10 milliards de dollars) à Israël si ses dirigeants ne
participaient pas à la conférence de Madrid. Ce fut enfin le
cas, à l’issue d’une campagne citoyenne, de l’ajournement de
1996 à 1999 de la ratification par les Parlements belge et
français de l’accord d’association avec Israël après la tentative
de creusement d’un tunnel sous l’esplanade des Mosquées, à
Jérusalem, suivie d’une répression des manifestations ayant
fait des dizaines de morts palestiniens – B. Netanyahou
refusait déjà de mettre en œuvre les accords signés avec la
partie palestinienne.
Depuis plus de vingt ans, l’UE n’a pourtant imposé aucune
sanction. Ni contre la colonisation illégale, qu’elle présente
cependant comme un obstacle majeur à la paix. Ni contre le
mur d’annexion condamné par la Cour internationale de
justice. Ni contre le blocus de Gaza et la répression meurtrière
des Marches du retour. Ni contre les destructions de ses
propres installations en Cisjordanie. Ni contre la poursuite de
l’occupation elle-même et de la répression qui l’accompagne.
Ni contre l’adoption en juillet 2018 de la loi fondamentale sur
« l’État-nation du peuple juif » qui, notamment, réserve le
droit à l’autodétermination au seul peuple juif en Israël. Ni
contre l’arsenal liberticide qui se développe depuis plusieurs
années en Israël même, notamment contre les défenseurs du
droit… L’offensive militaire de l’hiver 2008-2009 a seulement
retardé le rehaussement des relations entre Bruxelles et Tel-
Aviv. À la mi-juin 2020, le Parlement européen a même
approuvé l’accord « Ciel ouvert » avec Israël, sur
l’exploitation des services aériens entre les deux parties.
Pour J.-Y. Le Drian, et alors que la France nourrit des
relations étroites avec Israël, l’annexion constituerait « une
décision d’une telle gravité [qu’elle] ne pourrait rester sans
réponse ». Plaidant pour une action préventive faisant valoir
aux dirigeants israéliens la possibilité de nouveaux avantages
en cas de renonciation, le ministre envisage dans le cas
contraire « des mesures affectant les relations de l’Union
européenne et de ses États membres » avec Israël. Parmi
celles-ci, le renforcement du contrôle de l’origine des produits
importés. Une référence à l’étiquetage spécifique des produits
des colonies, décidé par l’UE (qui n’en interdit pas l’arrivée
sur le sol européen). En soi, pas vraiment une sanction, mais
une application des règles… Quant à d’autres sanctions, « la
règle de l’unanimité ne s’applique pas à tous les programmes
européens auxquels participe Israël », rappelle-t-il, ajoutant
que la France et d’autres États pourraient restreindre leur
coopération bilatérale.
… objet de divisions
De fait, l’unanimité des États membres en la matière se
révèle plus qu’improbable. « Je souhaite parvenir à un
équilibre dans les relations pas toujours amicales de l’Union
européenne envers Israël. […] Je le fais par des contacts avec
des blocs de pays de l’UE et des pays d’Europe de l’Est et
maintenant des pays baltes et d’autres pays, bien sûr »,
expliquait B. Netanyahou en août 2018, en amont d’un voyage
en Lituanie5.
Aussi le Premier ministre israélien a-t-il noué des relations
étroites avec les pays membres du groupe de Visegrad
(Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) et même
avec des organisations d’extrême droite en Europe. Il n’hésite
pas à passer outre les relents antisémites et négationnistes de
certaines campagnes (qui accompagnent le rejet de l’islam),
pourvu que ses nouveaux amis soutiennent ses projets, en
particulier la colonisation, sa détestation obsessionnelle de
l’Iran, voire le présentent comme l’avant-garde de la lutte
contre le terrorisme. Il espère ainsi peser sur les décisions de
politique étrangère d’une Europe divisée et affaiblie.
Mais cette minorité de blocage pro-israélienne ne saurait
faire oublier que l’accord d’association lui-même repose sur le
respect du droit par les parties, toute violation par l’une ou
l’autre pouvant entraîner sa suspension6.
L’UE dispose d’autres moyens d’intervention, tels que le
soutien des demandes palestiniennes auprès de la Cour pénale
internationale (CPI).
Quels que soient le moment et l’ampleur de l’annexion
envisagée, l’Europe ne pourra en tout cas se contenter
d’appeler à la reprise de négociations en attendant une
séquence plus favorable. D’une part, parce qu’il n’existe pas
de statu quo mais un processus ininterrompu de construction
de colonies et de morcellement du territoire palestinien.
D’autre part, parce que conditionner la reconnaissance de
l’État palestinien aux conclusions d’une négociation bilatérale
asymétrique entre Palestiniens et Israéliens revient à la faire
dépendre de l’accord préalable des dirigeants israéliens qui la
refusent.
L’Europe est donc appelée à choisir. Soit elle se contentera
de déclarations dont la fermeté n’aura d’égale que
l’inefficacité faute de joindre les actes aux mots, avec des
conséquences incalculables. Soit elle défendra résolument le
droit contre la loi de la jungle, pour laisser enfin une chance à
une paix durable.

Pour en savoir plus


Samir KASSIR et Farouk MARDAM-BEY, Itinéraires de Paris à
Jérusalem. La France et le conflit israélo-arabe, Les
livres de la Revue d’études palestiniennes, Beyrouth,
1993.
Bichara KHADER, Le Partenariat euro-méditerranéen après
la conférence de Barcelone, L’Harmattan, Paris, 1997.
Henry LAURENS, Le Grand Jeu. Orient arabe et rivalités
internationales depuis 1945, Armand Colin, Malakoff,
1991.
Henry LAURENS, La Question de Palestine, Fayard, Paris,
1999-2015 (5 vols).
Henry LAURENS, L’Orient arabe à l’heure américaine. De la
guerre du Golfe à la guerre d’Irak, Armand Colin, Paris,
2008 (2e éd.).
Dominique VIDAL (dir.), Palestine : le jeu des puissants,
Sindbad/Institut des études palestiniennes,
Arles/Beyrouth, 2014.
1. La vallée du Jourdain représente à elle seule un tiers de la superficie de la Cisjordanie.

2. AFP, 17 mai 2020.

3. RFI, 20 mai 2020.

4. Voir les sites du ministère français de l’Économie et des Finances, Direction générale du Trésor, et de la Délégation de l’Union européenne en
Israël.

5. Le Figaro, 23 août 2018.

6. En France, les partisans de la campagne non violente BDS (boycott, désinvestissement, sanctions), lancée en 2005 par 170 organisations de la
société civile palestinienne, ont obtenu en juin 2020 de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) un arrêt affirmant que la condamnation
pénale par la justice française de militants ayant participé à une campagne de boycott de produits importés d’Israël avait violé leur liberté d’expression.
De quoi encourager les mobilisations contre l’impunité.
Le désengagement américain

Philip Golub
Professeur, Université américaine de Paris (AUP)

Le désengagement états-unien du Moyen-Orient, amorcé


sous Barack Obama puis accentué sous Donald Trump,
marque un tournant important dans la politique internationale
des États-Unis.
Élu sur les promesses d’un renouveau économique et social
interne et du retrait des forces états-uniennes d’Irak et
d’Afghanistan, Obama avait hérité du champ de ruines laissé
par les guerres interminables de son prédécesseur. Cherchant à
recentrer la politique étrangère vers l’Asie pour relever le défi
posé par la réémergence de la Chine (le « pivot » de 2011), il a
tenté de reconfigurer la politique moyen-orientale des États-
Unis en réduisant graduellement ses forces militaires en Irak,
en prenant contact avec les talibans en Afghanistan, en
desserrant quelque peu les liens ambigus longtemps entretenus
avec l’Arabie saoudite, en demandant l’arrêt de la colonisation
israélienne en Palestine et en ouvrant la porte à une
normalisation des relations avec l’Iran.
Cependant, à l’exception notable de l’accord multilatéral sur
le dossier nucléaire iranien (JCPOA) de 2015, aucun de ces
efforts n’a eu les résultats escomptés. Si son successeur mène
une politique régionale marquée par l’action unilatérale et
l’abandon pur et simple du droit international – notamment
avec la reconnaissance de Jérusalem comme capitale du seul
Israël en 2017, le retrait du JCPOA en 2018 et l’instauration
d’un blocus global de l’Iran –, il a accéléré le désengagement
au Moyen-Orient et accentué le déplacement des priorités vers
l’Asie, faisant de l’endiguement de la Chine son objectif
principal. En dépit des différences notables de style et de
comportement, des éléments de continuité reflètent une
tendance de fond : les coûts matériels et symboliques de leur
longue gestion hégémonique du Moyen-Orient sont devenus
un fardeau dont les États-Unis veulent, partiellement, se
délester.
Pour mieux en cerner les implications, il faut remettre cette
évolution en perspective. De la fin des années 1940, moment
où la Grande-Bretagne « abdiqua ses responsabilités au
Moyen-Orient » au profit des États-Unis, selon l’expression du
secrétaire d’État George Marshall, jusqu’au début des années
2000, les États-Unis ont exercé une influence prépondérante
sur l’économie politique régionale. Des conditions
changeantes firent évoluer leurs choix, mais leurs grands
objectifs n’ont guère varié. Pendant l’ère bipolaire (1947-
1989), ils avaient des visées multiples, parfois contradictoires :
contenir l’influence soviétique, supplanter les États coloniaux
européens en déclin, inhiber les forces sociales régionales et
locales représentant un défi réel ou potentiel pour l’ordre états-
unien, éviter l’émergence de puissances régionales capables de
remettre en cause les équilibres, assurer la sécurité d’Israël et,
bien évidemment, pérenniser le contrôle des flux énergétiques.
Dans tous les cas, il s’agissait d’asseoir leur hégémonie dans
une région déterminante pour la Pax americana d’après 1945.
Cette volonté s’est confirmée et amplifiée après la chute du
mur de Berlin, comme l’attestent les multiples interventions
armées, ouvertes ou clandestines, et la diplomatie économique
coercitive des dernières décennies.
L’ambition américaine avait été formulée au début des
années 1950 par Dean Acheson, secrétaire d’État de Harry
Truman. Au moment où les États-Unis cherchaient à
reconstruire l’économie capitaliste mondiale dont ils étaient
devenus le cœur, Acheson avait envisagé l’intégration du
Moyen-Orient et du Golfe dans un « Grand Croissant » (Great
Crescent) géoéconomique reliant le Japon et l’Europe
occidentale, alliés subordonnés, aux zones sources des
matières premières essentielles. Aux yeux des planificateurs
américains, la revitalisation de l’Europe occidentale et du
Japon, alors exsangues, était décisive : il s’agissait de
construire autour des pays communistes une ceinture de
prospérité et de sécurité. Le programme de redressement
économique dans les pays encore occupés en Asie orientale
devait ainsi être étroitement imbriqué à celui de l’Europe via
le Golfe et « les colonies européennes d’Extrême-Orient1 »,
pays producteurs de matières premières au bord de la
révolution.
Le projet d’Acheson ne s’est jamais réalisé, mais le Golfe et
le Moyen-Orient sont effectivement devenus des clés de voûte
de la politique mondiale des États-Unis, jouant un rôle
comparable à celui de l’Inde dans le système impérial
britannique au XIXe siècle. Comme la Grande-Bretagne, qui avait
vu ses engagements stratégiques s’accroître constamment pour
sécuriser le « joyau de l’Empire » et inhiber l’accès à d’autres
puissances, les États-Unis ont dû constamment étendre leurs
engagements pour pérenniser leurs positions. Comme la
Grande-Bretagne, ils ont noué des alliances et mis en place des
protectorats, agissant à travers des élites locales dépendantes,
parfois indociles (Reza Chah Pahlavi, par exemple). Se livrant
de ce point de vue à un exercice impérial classique de gestion
des marges, les États-Unis se sont adaptés aux évolutions
locales pour préserver une hégémonie d’ensemble. Le résultat
en fut des engagements toujours croissants.

Tout une palette d’interventions après


la Seconde Guerre mondiale
Confrontés à l’émergence de mouvements d’indépendance
irrépressibles, les États-Unis ont tenté de tisser des liens avec
eux. Sans agir agressivement en faveur de la décolonisation, et
tout en soutenant l’Empire français en Indochine, ils ont,
comme pendant la guerre, brièvement mené une politique
d’ouverture vis-à-vis des forces nationalistes arabes. À la
grande consternation de la IVe République française,
Washington noua ainsi des liens informels avec le Front de
libération nationale (FLN) algérien et les autres mouvements
nationalistes au Maghreb (l’antiaméricanisme virulent de
l’extrême droite française trouve là l’une de ses racines). Dans
le même temps, les États-Unis cherchèrent à établir des
relations avec Gamal Abdel Nasser, jusqu’à ce que ce dernier
tranche en faveur du non-alignement.
Ce flirt avec le nationalisme arabe se concrétisa en 1956
pendant la crise de Suez par une condamnation américaine de
l’intervention tripartite de la France, de la Grande-Bretagne et
d’Israël en Égypte. Comme l’avait expliqué le président
Eisenhower, les États-Unis ne pouvaient approuver un
« colonialisme extrême » (c’est moi qui souligne), qui
risquerait de stimuler des forces sociales révolutionnaires, de
dresser les États-Unis contre la vague montante du
nationalisme postcolonial, et de favoriser l’Union soviétique.
En 1956, John Foster Dulles, alors secrétaire d’État, avait bien
résumé la situation : « Les États-Unis doivent jouer un jeu
d’équilibre entre les efforts consistant, d’un côté, à maintenir
nos relations anciennes et précieuses avec nos alliés
britannique et français et, de l’autre, à nous assurer l’amitié et
la compréhension des pays nouvellement indépendants ayant
échappé au colonialisme. » Les États-Unis n’hésitaient
cependant pas à intervenir de façon coercitive lorsque leurs
intérêts paraissaient menacés. L’exemple le plus frappant –
dont les effets continuent de nous hanter – a été le coup d’État
de la CIA et du MI6 britannique contre le gouvernement
nationaliste démocratiquement élu de Mohammed Mossadegh
en Iran en 1953, suite à la nationalisation de l’industrie
pétrolière par ce dernier.
Déniant le non-alignement aux États postcoloniaux, les
États-Unis ont rapidement abandonné cette politique
d’engagement pour lui substituer la construction d’un réseau
d’alliances avec des États musulmans anticommunistes et
Israël. Au cours de la « première Guerre froide », ils ont ainsi
privilégié des formes indirectes ou clandestines d’intervention,
fondant leur ordre régional sur l’Arabie saoudite, l’Iran de
Reza Chah Pahlavi, la Turquie et Israël pour faire contrepoids
au panarabisme nassérien. Cette gestion des équilibres à
longue distance a été consacrée par la doctrine Eisenhower
(1957) qui promettait assistance économique et militaire à tout
pays allié menacé par le « communisme international », restée
en vigueur jusqu’à la révolution iranienne de 1979.
La chute de la monarchie iranienne, événement aussi, sinon
plus, significatif au plan stratégique que la défaite au Vietnam
pour les États-Unis2, entraîna une expansion des engagements
américains dans le Golfe. Sous Carter fut créé le
Commandement central des forces armées américaines et une
force de déploiement rapide destinée aux interventions
régionales. Pour contenir la République islamique et assurer
l’équilibre des forces, les États-Unis ont initialement soutenu
l’Irak pendant sa longue et extraordinairement coûteuse guerre
contre l’Iran (1980-1988). À différents moments lors de ce
conflit, ils ont apporté aide matérielle et renseignement à
chacune des parties, pour les épuiser mutuellement – par
exemple, la visite discrète de Donald Rumsfeld à Bagdad, en
mars 1984, pour soutenir Saddam Hussein tandis que celui-ci
usait ses armes chimiques pour « anéantir les insectes nuisibles
[iraniens et kurdes] », ou l’Irangate qui suivit (1985-1987) où,
en toute illégalité, l’administration Reagan vendit secrètement
des armes à l’Iran pour financer d’autres opérations
clandestines au Nicaragua.

Déclin de l’« ordre américain »


Pour reprendre une formule de l’arabisant Michael Hudson,
le pétrole, Israël et l’anticommunisme formèrent la « sainte
trinité » des intérêts américains au Moyen-Orient pendant la
Guerre froide3. Dans l’après-Guerre froide, elle s’est
recomposée autour de trois constantes : le pétrole, Israël et le
frein à l’émergence d’une puissance régionale dominante.
Se croyant dans les bonnes grâces de Washington, Saddam
Hussein envahit le Koweït en 1990, une action exploitée par
les États-Unis pour tenter de restaurer et consolider leurs
positions en fin de Guerre froide. Comme le soulignent deux
experts américains à l’époque, la guerre de 1990-1991 fut la
« démonstration frappante qu’il n’y avait pas d’alternative
viable » au leadership américain dans la région, et elle mettait
un terme « à l’anticipation que la fin de la Guerre froide
ouvrirait la voie à un monde multipolaire ». Pour
l’administration américaine, la guerre représentait « un coup
sans doute fatal », inespéré, porté au pluralisme, car elle
mettait au jour la dépendance des alliés européens et asiatiques
à l’égard de l’appareil militaire américain. Elle fut un moyen
d’« utiliser le centre pour ordonner la périphérie, tout en
utilisant la périphérie pour maintenir l’influence [américaine]
sur le centre4 ». George H. W. Bush choisit de laisser Saddam
Hussein au pouvoir pour éviter un effondrement de l’État et un
basculement en faveur de l’Iran. Dans le même temps, des
forces américaines étaient déployées en permanence dans les
pétromonarchies du Golfe.
Au cours des années 1990, sous Bush père puis sous Bill
Clinton, les États-Unis poursuivirent une politique
d’« endiguement dual » de l’Iran et de l’Irak, qui se révéla de
plus en plus inefficace en fin de décennie. Il en résulta une
impasse et, prélude au 11 septembre 2001, un accroissement
des tensions locales dues au déploiement avancé des forces
militaires américaines en Arabie saoudite et dans d’autres
États du Golfe. L’administration de George W. Bush choisit de
s’engager dans un effort extraordinairement risqué de
reconfiguration de la région par la force. Ayant envahi l’Irak
en 2003, elle tenta d’encercler l’Iran et de stimuler des
changements de régime non seulement à Téhéran, mais aussi
en Syrie, au Liban et ailleurs. La faillite désastreuse de cette
stratégie est indiscutable. On soulignera seulement qu’elle a,
en Iran, intensifié les projets visant à acquérir des armes
nucléaires et à affirmer son influence régionale. En réaction,
les États-Unis ont tenté en 2007 d’opérer un « réalignement
stratégique » visant à créer une « alliance de facto entre Israël
et certains États arabes sunnites alliés contre l’extrémisme
iranien ». Cette politique fut rendue publique par Condoleezza
Rice en 2008.
Dans ce long parcours, on mesure la distance entre la
rhétorique sur la démocratisation et la réalité des engagements
concrets, fondés sur une vision impériale d’ordre et d’autorité.
Comme le souligne l’historien Bruce Cumings, l’objectif
« idéal du libre-échange, de systèmes ouverts et de démocratie
libérale » poursuivi au niveau discursif par les États-Unis a
presque toujours, au Moyen-Orient comme en Asie orientale
ou en Amérique latine, cédé le pas à l’« autoritarisme
politique ». Guidés par des présupposés orientalistes postulant
que les peuples postcoloniaux ne sont pas mûrs pour se
gouverner eux-mêmes, les États-Unis redoutaient que la
démocratisation ne se traduise par une perte de contrôle.
Pendant et après la Guerre froide, les « tiers mondes » étaient,
au mieux, perçus comme requérant une main paternaliste
ferme pour les guider vers une « modernisation » lointaine, au
pire et le plus souvent comme de simples espaces
d’intervention.
L’« ordre » régional états-unien aura duré 45 ans (1947-
1992). Il cède la place au désordre et à la violence, résultat
consubstantiel aux phases de retraits impériaux. Réfléchissant
sur les interventions « hyperactives » des États-Unis au
Moyen-Orient pendant la Guerre froide, l’historien John Lewis
Gaddis écrivait : « Il est clair rétrospectivement que les
craintes occidentales quant aux avancées soviétiques étaient
tout à fait exagérées. L’anticolonialisme menaçait les intérêts
britanniques et français, c’est certain, mais ne rapportait rien à
l’Union soviétique5. » Les turbulences régionales actuelles ne
sont certes pas le fait des seules constantes interventions états-
uniennes, mais celles-ci en ont été un des facteurs principaux.
Le retrait par rapport à l’hyperactivisme de l’après-Guerre
froide reflète une fatigue impériale classique, populaire et
élitaire. De ce point de vue, le désengagement désordonné de
l’administration Trump n’aura été que l’accélérateur d’un
mouvement au long cours.

Pour en savoir plus


Philip S. GOLUB, Une autre histoire de la puissance
américaine, Seuil, Paris, 2011.
Rashid KHALIDI, L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le
Moyen-Orient, Actes Sud, Paris, 2004.
Michael KLARE, Resource Wars. The New Landscape of
Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.
Marc J. O’Reilly. Unexceptional. America’s Empire in the
Persian Gulf, 1941-2007, Rowman & Littlefield,
Maryland, 2008.
1. Michael SCHALLER, « Securing the Great Crescent : Occupied Japan and the Origins of the Cold War in Asia », Journal of American History,
no 69-2, septembre 1982, p. 392-414.

2. L’alliance sino-américaine eut un impact important sur le cours des relations internationales, relativisant la défaite états-unienne au Vietnam. Dans
ses Mémoires, Henry Kissinger souligne l’importance de la révolution iranienne : le « pont terrestre entre l’Europe et l’Asie, et souvent la charnière de
l’histoire du monde », qui « était proaméricain et pro-occidental au-delà de toute contestation » sous le chah, avait basculé (Henry KISSINGER, The
White House Years, Weidenfeld et Nicolson, Londres, 1979, p. 1262).

3. Michael HUDSON, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy toward the Middle East », Middle East Journal, no 50-3, été 1996, p. 329-
343.

4. David HENDRICKSON et Robert W. TUCKER, The Imperial Temptation. The New World Order and America’s Purpose, Council on Foreign
Relations, New York, 1992.

5. John Lewis GADDIS, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford University Press, New York, 1998, p. 167.
III. Études de cas

▶ La question palestinienne marginalisée


▶ L’Afghanistan, au cœur des conflits
▶ Le jeu des puissances régionales et internationales dans le conflit
syrien
▶ Liban : l’impossible mouvement social
▶ Les Kurdes à l’épreuve
▶ L’Iran, entre jeu régional et jeu international
▶ Irak, la fausse sortie d’un conflit
▶ L’intrication des acteurs locaux, régionaux et internationaux au
Yémen
▶ L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-Orient
▶ Cybersécurité et contrôle de la région
▶ L’ONU à la merci des grandes puissances
▶ Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences
La question palestinienne marginalisée

Sandrine Mansour
Chercheuse associée au Centre de recherche
internationale et atlantique (CRHIA), université
de Nantes

Lorsque le mouvement sioniste envisage, à la fin du


XIXe siècle, de mettre en œuvre son projet de « foyer national »

en Palestine, il est confronté à la présence importante, sur le


territoire, d’une population très attachée à son sol. À l’époque,
l’Empire ottoman contrôle la Palestine, organisée autour de
grandes villes dont l’histoire et les traditions locales unissent
les populations.
À la chute annoncée de ce vaste empire né au XIVe siècle, les
deux grandes puissances du monde en ce début du XXe siècle, la
France et la Grande-Bretagne, décident de préparer la mise en
place de frontières et la répartition entre elles de ces États en
devenir, par le biais de mandats créés par la Société des
Nations (SDN) en 1922. Le mouvement sioniste, représenté
par Haïm Weizmann, le successeur de Theodor Herzl, mort en
1904, s’impose dans les négociations pour obtenir une part du
territoire, la Palestine. Soutenu par les Britanniques, il obtient
en 1917 la promesse que soit créé « un foyer national pour le
peuple juif en Palestine », énoncée dans la célèbre lettre de
lord Balfour, alors ministre des Affaires étrangères de Grande-
Bretagne, adressée à lord Rothschild, sujet britannique,
sioniste.
Outre le problème juridique, la Palestine n’appartenant pas à
la Grande-Bretagne, se pose la question de la population
palestinienne nombreuse, composée majoritairement de
musulmans, mais également de chrétiens et de juifs. Très tôt,
le mouvement sioniste réalise que les Palestiniens ne vendront
pas leurs terres et élabore un projet visant à transférer la
population locale. Aidé par les deux grandes puissances, qui
partagent la même vision coloniale des populations locales,
faite de racisme et de méconnaissance, il se sert d’une
rhétorique qui utilise le terme « Arabes », évitant de spécifier
« Palestiniens », pour justifier la possibilité de déplacer ces
habitants vers les autres régions du monde arabe. Les années
suivantes, cette stratégie se poursuit, afin d’en faire une affaire
marginale de la question arabe, le mouvement national arabe
se développant au début du XXe siècle.

L’émergence de la question de Palestine


La question de Palestine apparaît avec la mise en place des
mandats, en 1922, puisque le mandat confié par la Société des
Nations (SDN) au Royaume-Uni sur la Palestine intègre la
déclaration Balfour. Elle ne prend pas en considération les
vœux exprimés par la population palestinienne lors des
différents congrès européens où elle était présente et lors de
ses échanges avec les consuls européens. Cela transgresse
d’emblée l’un des principes énoncés, à savoir
l’accompagnement des populations jusqu’à la mise en place
d’une nation indépendante.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne
soumet aux Nations unies ce qui s’appelle désormais « la
question de Palestine », car elle n’arrive plus à faire face à ses
obligations, devenues conflictuelles. C’est ainsi que naîtra la
proposition d’un plan de partage entre un État palestinien
indépendant et un État Juif indépendant, avec
l’internationalisation de Jérusalem.
Après la création de l’État d’Israël en mai 1948 et
l’expulsion de la majorité de leur population, les Palestiniens
devront se battre sur le front diplomatique afin de se faire
entendre. Israël conquiert par la force la majorité de la
Palestine (78 %) et la Jordanie annexe le reste du territoire
palestinien en avril 1950 – l’Égypte occupe, elle, la bande de
Gaza. La Palestine indépendante envisagée ne voit pas le jour.
Pour les Palestiniens, plusieurs années seront nécessaires
pour faire admettre la reconnaissance de leurs aspirations.
Même s’ils ne sont pas invités à siéger aux réunions
internationales organisées pour « régler » la question, ils
s’imposeront par différents biais. La création de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP) le 24 mai 1964, porte-
parole du peuple palestinien, favorise cette représentation.
Progressivement, et suite à la guerre des Six-Jours de 1967, la
communauté internationale mesure progressivement
l’importance de cette question, puisque les conséquences de la
guerre dépassent le territoire palestinien.
La reconnaissance de la question de la Palestine ne sera
confirmée que lors de la réception de Yasser Arafat à
l’Assemblée générale de l’ONU le 13 novembre 1974, suite à
la demande de cinquante-six États de l’inscrire à l’ordre du
jour. Arafat, qui était devenu président de l’OLP en 1969 et
incarnait ce combat pour la reconnaissance des droits des
Palestiniens, prononce un discours devenu historique qui
vaudra à l’OLP, le 22 novembre 1974, d’être reconnue par le
vote d’une résolution à l’Assemblée générale comme
observateur à l’ONU.
Malgré une diplomatie secrète active pendant plus de vingt
ans, la question reste entière. La révolte des jeunes
Palestiniens (première Intifada), qui éclate en 1987 dans les
territoires occupés par Israël depuis 1967, remet au-devant de
la scène médiatique la réalité du terrain. Israël n’a appliqué
aucune résolution, malgré la reconnaissance officielle par
l’OLP, en 1988, de l’État d’Israël dans ses frontières dites de
1967, c’est-à-dire avant l’occupation de la Cisjordanie, de
Gaza et Jérusalem-Est. Les manifestants réclament
l’établissement d’un État palestinien indépendant comprenant
ces trois zones, soit 22 % de la Palestine historique.
Si l’opinion publique mondiale semble redécouvrir cette
question et les souffrances de la population palestinienne, les
événements vont contribuer à la marginaliser à nouveau peu à
peu, malgré la proclamation par l’OLP en 1988 d’un État
palestinien et sa reconnaissance d’Israël.

Le tournant des années 1990


Avec la guerre du Golfe qui éclate en août 1990 suite à
l’occupation du Koweït par l’Irak, les caméras se détournent
de la Palestine, soulignant une fois de plus une politique de
« deux poids, deux mesures », largement dénoncée par toutes
les populations du monde arabe.
En octobre 1991, la conférence de Madrid est organisée
pour tenter de résoudre cette question et officialise des
rencontres entre les protagonistes. De fait, elle instaure un
nouveau cadre et de nouvelles règles pour sa marginalisation.
Jusque-là, toutes les tractations avaient été menées sous
l’égide de l’ONU, ce qui affirmait la force du droit
international et garantissait l’implication des nations du monde
dans le dossier.
À Madrid, les États-Unis s’imposent, ne laissant qu’une
place au second plan à l’ONU. Suite à des négociations
secrètes en Norvège, les accords d’Oslo sont signés à
Washington en 1993 entre l’OLP et Israël, sous l’égide des
Américains. Ils prévoient, au terme de cinq années de
négociations entre les trois parties, de régler les questions
essentielles (frontières, eau, Jérusalem, réfugiés…) pour
parvenir à clore le dossier. Ces étapes s’accompagnent d’une
division en trois zones (A, B et C) du territoire palestinien
occupé qui devait être progressivement libéré. Ces nouveaux
accords donnent en réalité à Israël un plus grand contrôle de
l’espace pour consolider son projet colonial, tout en créant les
conditions pour bloquer le mouvement national palestinien,
par la fragmentation territoriale.
Parallèlement, en libérant le Koweït avec les forces de
coalition, les États-Unis ont renforcé leur présence, se
présentant comme les gendarmes du Moyen-Orient.
Après l’échec du sommet de Camp David et le
déclenchement de la seconde Intifada (2000), le Quartette –
États-Unis, Russie, Union européenne (UE) et ONU – élabore
en 2003 une feuille de route censée résoudre le conflit. Mais
celle-ci reste lettre morte. Depuis les attentats du World Trade
Center de 2001, les puissances se concentrent sur la menace
terroriste : Arabie saoudite, Afghanistan, Iran, Pakistan. Israël
tire avantage du choc : Ariel Sharon assure que « notre Ben
Laden, c’est Arafat », ce qui justifie le renforcement de
l’occupation militaire, le non-respect de l’accord signé et
dissout la question dans celle plus large du terrorisme mondial.
Les nombreuses négociations qui ont suivi entre
Palestiniens et Israéliens n’ont abouti à aucune avancée, bien
au contraire. La logique de partage du territoire palestinien a
favorisé l’accélération de la colonisation et l’emprise
israéliennes sur le sol, pendant qu’une Autorité palestinienne
élue en 1996 se chargeait de gérer la population, laissant les
mains libres à Israël. Elle a aussi complexifié la vie politique
et diplomatique des Palestiniens.
En 2003, la seconde guerre du Golfe qui voit les États-Unis
diriger une coalition pour faire tomber le régime irakien dirigé
par Saddam Hussein, faussement accusé de posséder des
armes de destruction massive, achève de déstabiliser la région
tout entière.
Les guerres civiles en Syrie depuis 2011 et au Yémen
depuis 2014, dans lesquelles de nombreux pays étrangers
interviennent, sont autant de raisons de faire passer la question
de Palestine à l’arrière-plan.

Les conséquences des politiques extérieures


L’échec des accords d’Oslo s’est accompagné en Palestine
d’une remise en question des accords signés par l’OLP et
Israël, et d’un accroissement du soutien au Hamas, groupe
politique fondé en 1987, issu des Frères musulmans, qui avait
d’emblée rejeté ces accords. En janvier 2006, le Hamas
remporte les législatives. Son intégration envisagée à l’OLP et
donc sa reconnaissance implicite des accords font craindre à
Israël de ne plus avoir de prétexte pour refuser tout règlement
du dossier. Sous la pression des Israéliens, les Américains
demandent à l’UE de geler les aides à l’Autorité palestinienne
tant que le Hamas y est représenté. Ces décisions créent des
tensions entre les forces politiques palestiniennes qui, après les
élections remportées par le Hamas en 2006, aboutissent en
janvier 2007 à la prise de contrôle par ce dernier de la bande
de Gaza. Cette scission politique devenue géographique
facilite une fois de plus le rejet par Israël de toute solution.
La conférence diplomatique organisée en 2007 à Annapolis
(États-Unis) traduit bien la mise à l’écart progressive du
dossier. Elle réunit officiellement les pays arabes et Israël pour
trouver une nouvelle issue acceptable au conflit israélo-arabe.
En réalité, l’objectif est de créer un front commun contre
l’Iran, redevenu le principal ennemi. La menace iranienne
permet de confirmer la marginalisation de cette question,
autant dans l’intérêt d’Israël que dans celui de l’Arabie
saoudite qui souhaite empêcher l’Iran de jouer un rôle dans la
région.
Les luttes d’influence au Moyen-Orient entre les pays
arabes et l’Iran s’en trouvent donc « attisées ». La question de
Palestine ne devient qu’un prétexte pour calmer les opinions
publiques arabes. Seule sa dimension économique est prise en
considération. Si les Palestiniens développent leur économie,
ils se détourneront progressivement de leurs revendications
politiques. Cette stratégie n’est pas nouvelle. En 1950, les
États-Unis et Israël l’avaient déjà formulée. En vain.
La direction palestinienne décide alors de concentrer ses
efforts sur la reconnaissance internationale de l’État de
Palestine, non sans succès : il devient membre de l’Unesco
(2011), puis membre observateur de l’ONU (2012) et intègre
même en 2015 la Cour pénale internationale (CPI). Malgré ces
avancées, la marginalisation s’est poursuivie.
Le développement de groupes terroristes islamistes (Al-
Qaida, Daech) qui ont ouvert de nouveaux fronts, notamment
en Irak et en Syrie, et l’agitation de la menace iranienne sont
autant de raisons d’écarter la cause palestinienne. La décision
de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale
d’Israël et d’y transférer l’ambassade américaine (2018)
marque un tournant dans la politique américaine, qui rompt
avec des décennies de négociations et de précautions.
Désormais, Israël peut poursuivre sa politique de colonisation
de peuplement, grâce à l’appui américain et au silence
international, pour progressivement et définitivement faire
disparaître la question de Palestine, tant au point de vue
politique que diplomatique et géographique. Le plan de
« paix » appelé « deal du siècle », présenté début 2020 par
Donald Trump et Benyamin Netanyahou, parachève cette
politique avec la reconnaissance des annexions israéliennes,
passées et à venir.
Rien n’a été fait pour résoudre la question palestinienne,
bien au contraire. L’objectif des différents gouvernements
israéliens soutenus par les États-Unis a été de dissoudre cette
question, de la réduire à un épiphénomène. Dès lors qu’il n’y
aura plus de question palestinienne, la domination israélienne
sur l’ensemble du territoire de la Palestine se poursuivra. Dans
cette perspective, et comme il n’est plus possible pour Israël
d’expulser les Palestiniens comme en 1948 et 1967, ils seront
condamnés à être soumis au diktat Israélien, ou à partir
ailleurs, comme le mouvement sioniste l’avait souhaité.
Cependant la question palestinienne n’est pas enterrée, mais
marginalisée. L’avenir dépendra notamment de ce que l’ONU
entreprendra, car les guerres de Syrie, du Yémen et d’Irak ne
sont pas terminées. Ce n’est que par des négociations que ces
pays trouveront une nouvelle sérénité, qui permettra
notamment aux réfugiés de revenir chez eux. Dans ce
contexte, la question palestinienne est centrale, car elle reste
une source majeure du déséquilibre régional depuis des
décennies.
La mise en place de mesures diplomatiques pour mettre fin
aux conflits des autres pays arabes imposera d’élaborer une
solution à la question de Palestine. Quelle que soit la
responsabilité des grandes puissances d’hier et d’aujourd’hui
dans la création de cette question et dans sa marginalisation, il
a clairement manqué une instance capable d’imposer
l’application des résolutions et accords précédents. La
question palestinienne est en quelque sorte une leçon pour les
démocraties : si nous souhaitons qu’elles survivent, il faudra
un « tiers solide » pour imposer les décisions prises. Après la
crise sanitaire de la Covid-19, les rapports de force pourraient
changer et le rôle hégémonique des États-Unis vaciller.
La politique israélienne est schizophrénique. La démocratie
de façade pour les Occidentaux cache une politique coloniale,
dont l’objectif est l’élimination de la Palestine. L’opposition
interne à cette politique existe, mais, même si elle s’est
récemment renforcée, seule, elle ne peut faire le poids. La
marginalisation du droit et des aspirations légitimes des
Palestiniens demeure une source permanente de déstabilisation
de la région.

Pour en savoir plus


Sylvain CYPEL, L’État d’Israël contre les Juifs, La
Découverte, Paris, 2020.
Jean-Pierre FILIU, Main basse sur Israël. Netanyahou et la
fin du rêve sioniste, La Découverte, Paris, 2019.
Sandrine MANSOUR-MÉRIEN, L’Histoire occultée des
Palestiniens. 1947-1953, Privat, Toulouse, 2013.
Ilan PAPPÉ, La Propagande d’Israël, Investig’action,
Molenbeek-Saint-Jean, 2016.
Khalil TAFAKJI, 31° Nord, 35° Est. Chroniques
géographiques de la colonisation israélienne, La
Découverte, Paris, 2020.
L’Afghanistan, au cœur des conflits

Karim Pakzad
Ancien enseignant à l’université de Kaboul, chercheur
associé à l’Institut de recherches internationales
et stratégiques (IRIS)

À la croisée de l’Asie, de l’Asie centrale et du Moyen-


Orient, l’Afghanistan s’est toujours trouvé sur le passage des
grands conquérants. Pourtant, l’Afghanistan n’existe que
depuis 1747 sous ce nom, créé par un officier pachtoune de
l’armée du roi iranien Nader Shah Afshar, après la mort de
celui-ci. Il faisait, jusque-là, partie intégrante de ce qu’Arabes
et Perses nommaient Khorasan, qui englobait l’est de l’Iran,
une grande partie de l’Afghanistan actuel et de l’Asie centrale
(Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique [Daech]
l’appelait le « califat de Khorasan » dans l’organisation de son
« État »).
Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne essaya d’occuper
l’Afghanistan à trois reprises (1839-1842, 1878-1880 et 1919),
sans jamais vraiment y parvenir. L’Afghanistan fut occupé par
l’Union soviétique de décembre 1979 à février 1989. En pleine
Guerre froide, les États-Unis ont découvert le « jihad » et les
moudjahidin afghans sont devenus des « combattants de la
liberté », selon le président américain Ronald Reagan.
La guerre antisoviétique a eu des conséquences importantes
au Moyen-Orient et dans le monde. Elle a contribué au
processus d’affaiblissement de l’URSS, à la fin de la Guerre
froide, à l’avènement des talibans issus des moudjahidin et à la
création d’Al-Qaida puis de Daech. Ces événements sont
directement à l’origine du bouleversement actuel au Moyen-
Orient. À la suite des attentats du 11 septembre 2001 à New
York et Washington, la plus grande coalition militaire
internationale depuis la Seconde Guerre mondiale a vu le jour
pour poursuivre l’offensive contre les talibans et Al-Qaida en
Afghanistan.
Ainsi, l’Afghanistan qui, par le passé, a été l’une des étapes
de la route de la Soie, un lieu de rencontres et d’échanges entre
les peuples venus d’Europe, d’Iran, d’Inde, d’Asie centrale et
de Chine, est devenu, à la fin du XXe siècle, un lieu de rencontre
des mouvements jihadistes internationaux. D’Al-Qaida à l’État
islamique, de nombreux mouvements jihadistes au Moyen-
Orient prennent leurs sources en Afghanistan.

Rupture de l’équilibre régional


Les États-Unis mènent depuis vingt ans la « guerre contre le
terrorisme », une guerre longue et coûteuse en Afghanistan,
qui a bouleversé le Moyen-Orient et montré une nouvelle fois
la place centrale de l’Afghanistan dans la région. Cette place
apparaît au cours des trois guerres que l’Afghanistan
contemporain a menées contre trois grandes puissances : la
Grande-Bretagne, l’Union soviétique et les États-Unis.
Au XIXe siècle, dans un contexte de rivalité entre la Russie
tsariste et l’Empire britannique des Indes, ce dernier a voulu
pousser ses conquêtes vers l’ouest et coloniser l’Afghanistan
sans y parvenir entièrement, malgré trois guerres entre les
Afghans (déjà appelés moudjahidin) et l’armée britannique.
Cependant, l’Afghanistan a perdu sa souveraineté en matière
de politique extérieure et un accord tacite entre la Grande-
Bretagne et la Russie tsariste l’a transformé en zone tampon
entre elles. C’est à ce statu quo, accepté par les Américains
après l’indépendance de l’Afghanistan en 1919, que l’URSS a
mis fin en envahissant le pays. Cet événement clé permet de
comprendre l’évolution interne et le changement de l’équilibre
géopolitique de la région. Officiellement, l’URSS est venue au
secours d’un autre régime qui lui était fidèle, mais se trouvait
en difficulté face à des soulèvements spontanés de la
population soutenue par la CIA américaine et le Pakistan
voisin.
Le Pakistan, fragilisé par trois guerres avec l’Inde, craignait
d’être pris en tenaille entre l’Inde et l’Afghanistan. La perte du
Bengale oriental à la suite de la troisième guerre indo-
pakistanaise, devenu le Bangladesh en 1971, a été un énorme
traumatisme pour le Pakistan. Dès lors, l’Afghanistan,
historiquement hostile au Pakistan, est devenu un enjeu vital,
la « profondeur stratégique » du Pakistan face à l’Inde. On a
souvent analysé l’engagement du Pakistan dans « la guerre
contre le terrorisme » comme le double jeu d’un allié des
Américains qui soutient les talibans.
Ce double jeu est une réalité complexe. Les intérêts du
Pakistan divergent fondamentalement de ceux des États-Unis.
L’influence de l’Inde en Afghanistan n’est pas la seule
préoccupation du Pakistan. L’unité des Pachtounes, divisés
entre les deux pays mais majoritaires en Afghanistan, a
toujours été la hantise d’Islamabad. Le tracé par la Grande-
Bretagne, en 1893, des frontières entre l’Afghanistan et le
Pakistan et qui a scindé en deux la population pachtoune, n’est
pas reconnu par l’Afghanistan. Au moment fort des activités
des talibans pakistanais, ceux-ci entretenaient des liens de
solidarité avec les talibans afghans. Cela a renforcé la volonté
du Pakistan de garder la mainmise sur les talibans afghans
pour prévenir tout risque de désintégration du Pakistan. Le
souvenir du Bangladesh hante les dirigeants pakistanais.
S’ajoute le fait que l’Afghanistan actuel a été fondé par les
Pachtounes.
La résistance des moudjahidin afghans contre l’Armée
rouge balaie les dernières hésitations des États-Unis, qui les
soutiennent par l’envoi massif d’argent, d’armes et de
conseillers. Pour Ronald Reagan, c’était l’occasion de se
venger de la défaite au Vietnam cinq ans plutôt, sans entrer
ouvertement en guerre contre l’URSS. Dix ans plus tard, le
15 février 1989, l’Armée rouge quitte le pays. Moins de trois
ans après, l’empire soviétique se désintègre et, quatre mois
plus tard, les factions de moudjahidin hostiles à Islamabad
prennent le pouvoir à Kaboul. Inquiet de sa perte d’influence
en Afghanistan, le Pakistan a conçu et réalisé, avec l’aide de
l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et la complicité
américaine et britannique, le plan de création du mouvement
des talibans. Ce mouvement apparaît en septembre 1994. Il a
mis deux ans pour conquérir plus des deux tiers du pays et
instaurer l’« Émirat islamique d’Afghanistan » en 1996.
Oussama Ben Laden y voit une « bénédiction pour les
musulmans ». Avec des bénévoles arabes recrutés au Moyen-
Orient et au Maghreb pour combattre l’URSS, il fonde Al-
Qaida, dont Kaboul devient la pièce centrale pour mener sa
guerre contre l’Amérique. Le territoire afghan devient la base
d’entraînement et une véritable université pour combattants
jihadistes. Nombre des dirigeants de Daech sont formés en
Afghanistan, à commencer par le Jordanien Abou Moussab al-
Zarqaoui, fondateur de la branche irakienne d’Al-Qaida après
l’invasion américaine, dont Daech est le prolongement.

Le piège se referme sur les États-Unis


Les attentats du 11 septembre 2001 ont ébranlé les États-
Unis, qui se pensaient à l’abri sur leur sol, loin des conflits du
Moyen-Orient. La riposte fut immédiate et irréfléchie.
L’intervention débutée en octobre 2001 n’était fondée sur
aucun plan sérieux ni cohérent sur le plan politique et
militaire. Des seigneurs de guerre (anciens moudjahidin)
opposés aux talibans ont servi comme force militaire au sol et,
par la suite, pour mettre en place des institutions étatiques.
Washington voulait se venger et le refus des talibans
d’extrader Oussama Ben Laden, suspecté aux yeux des
Américains d’avoir préparé, guidé et exécuté les attentats du
11 Septembre, leur en a fourni l’occasion.
D’une grande complexité ethnique, sociale, religieuse – sans
parler de son histoire de « cimetière des empires » ou de sa
topographie –, l’Afghanistan était inconnu des Américains.
Kaboul, capitale administrative, n’était pas le réel centre du
pouvoir politique. Après leur chute, les talibans, retirés dans
leurs zones d’influence ethnique, se sont réorganisés très
rapidement. Quand l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN) a pris le commandement des opérations
militaires, le 11 août 2003, la situation était déjà difficile pour
la coalition. Elle est allée d’échec en échec dans une guerre
asymétrique, où les talibans étaient les maîtres du jeu. Le
renforcement militaire n’a rien produit. À son apogée, en 2011
et 2012, l’OTAN comptait plus de 130 000 soldats, provenant
de 50 pays membres ou partenaires de l’OTAN, dont 4 000
Français. Cependant, George W. Bush et ses conseillers
néoconservateurs, surpris par l’abandon de Kaboul par les
talibans, ont tourné leur regard sur l’Irak.
L’échec militaire s’est doublé d’un échec politique et
idéologique. Les néoconservateurs, qui entouraient le
président américain et dirigeaient la quasi-totalité de
l’administration, avaient la ferme conviction qu’avec leur
énorme machine militaire ils pouvaient « démocratiser le
grand Moyen-Orient », allant du Maghreb jusqu’au Pakistan.
Dans leur esprit, l’Irak était la première étape sur cette voie.
En Afghanistan, la construction du nouvel État, doté
d’institutions démocratiques et d’une Constitution inspirée de
celle des États-Unis, a également été un fiasco total.
Le 30 septembre 2019, le Pentagone évaluait officiellement
le montant d’aide au fonctionnement du gouvernement afghan
et à la reconstruction du pays et de ses institutions à
197,3 milliards de dollars depuis 2001. Dans le même temps,
le coût des opérations militaires s’élevait à 776 milliards de
dollars (en réalité, le coût total avoisine près de 2 000 milliards
de dollars). Malgré des efforts financiers, l’Afghanistan est
considéré comme un État failli. Il est le 6e pays le plus
corrompu dans le monde sur une liste établie en 2019 par
Transparency International, 36 % de la population vit sous le
seuil de pauvreté, 9 millions de personnes n’ont pas les
moyens de satisfaire leurs besoins les plus fondamentaux. En
mai 2020, Oxfam a alerté sur le fait que 7,5 millions d’enfants
ont des besoins alimentaires urgents. La seule économie qui
fonctionne réellement est celle de la drogue. Sur le plan social,
quelques progrès ont été faits en matière de liberté de la presse
et d’éducation des femmes, mais qui ne touchent qu’une petite
partie de la population.
Les institutions démocratiques mises en place par la
conférence de Bonn en décembre 2001, après la chute des
talibans, ne fonctionnent pas. Les élections parlementaires et
présidentielles financées par des Occidentaux étaient en réalité
une parodie. En 2014 puis en 2020, les deux candidats arrivés
en tête ont revendiqué la victoire. Finalement, c’est
Washington qui est intervenu pour partager le pouvoir entre les
prétendants.

Accord de paix entre les États-Unis


et les talibans
Le 29 février 2020, après un an et demi de négociations,
Washington a signé avec les talibans un accord de paix qui
prévoit le retrait total des soldats américains en quatorze mois
et la fin de la guerre la plus longue de l’histoire américaine.
Des négociations interafghanes sont également prévues pour
l’avenir du pays. Si Donald Trump cherche à présenter cet
accord comme un succès, rien ne permet de dire que
l’Afghanistan connaîtra la paix tant il subsiste d’obstacles.
Conclu avec les talibans, le texte consacre la victoire de ces
derniers et affaiblit le gouvernement de Kaboul. À
Washington, beaucoup y voient l’émanation de la seule
volonté de D. Trump et de sa vision comptable des
engagements américains à l’étranger, doublée de
considérations électorales. Les opposants à l’accord estiment
qu’il ne garantit pas les intérêts fondamentaux des États-Unis
qui consistaient, à l’origine, à prévenir toute nouvelle attaque
terroriste, considérant que Washington a fait trop de
concessions aux talibans. C’est le cas du général David
Petraeus, ancien commandant en chef des forces américaines
en Irak et en Afghanistan, et ancien directeur de la CIA.
L’accord de paix comporte quatre volets. Les Américains
s’engagent à retirer 5 400 de leurs 13 000 soldats stationnés en
Afghanistan, sur une période de 135 jours après la signature du
texte, et tous leurs soldats en 14 mois. Les talibans ont refusé
un cessez-le-feu, concédant « une baisse de violences »
pendant une semaine pour permettre la signature de l’accord.
Ils se sont opposés à la présence du gouvernement de Kaboul à
la table des négociations. L’avenir du pays sera discuté plus
tard entre Afghans. Ainsi, les Américains sont apparus comme
une force d’occupation. En contrepartie, les talibans se sont
engagés à « lutter contre le terrorisme » et à empêcher que le
territoire afghan ne soit utilisé contre les intérêts américains.
On pourrait penser que les concessions américaines sont
motivées par la volonté de faire des talibans et de leur parrain,
le Pakistan, sans lequel aucun accord n’était possible, leurs
futurs alliés. Peut-on croire que, après vingt ans de guerre et
leurs conséquences humaines et financières, Washington
abandonne purement et simplement l’Afghanistan, alors même
que, grâce à sa position géostratégique entre l’Iran, la Russie,
via l’Asie centrale, le Pakistan et la Chine, il pourrait être un
atout dans sa politique d’endiguement de la Chine ? Même si
cette hypothèse était fondée, l’évolution de la situation ne lui
permettait pas de l’espérer. Alors que les négociations entre les
talibans et le gouvernement tardent à commencer, alors que les
États-Unis, l’ONU et l’UE leur demandent de réduire la
violence, les talibans multiplient les actions militaires contre
des positions gouvernementales, et font de nombreuses
victimes.
Tous les pays de la région, à l’exception de l’Inde, à laquelle
ils sont hostiles, ont pris contact avec les talibans ces dernières
années. Ils ont été invités à plusieurs reprises à Téhéran, Pékin
ou Moscou. La Russie, accusée par les États-Unis d’avoir
envoyé des armes aux talibans, s’est même posée en
médiatrice en novembre 2018. Elle a organisé à Moscou une
conférence entre les talibans et des personnalités non
gouvernementales afghanes, dont l’ancien président de la
République, Hamed Karzaï, le 27 mai 2019. L’Iran, bête noire
de Washington, également accusé de soutenir militairement les
talibans, est assez influent en Afghanistan.
C’est aussi le cas de la Chine. L’Afghanistan est le passage
de « nouvelles routes de la Soie ». La Chine s’intéresse
beaucoup au potentiel minier de ce pays montagneux. En
2009, en plein conflit, elle a investi 8 milliards de dollars pour
exploiter la mine de cuivre d’Aynak, au sud de la capitale,
dans la province du Logar, sous l’influence des talibans. Ces
dernières années, le nationalisme ouïghour au Xinjiang s’est
renforcé et des militants du Parti islamique du Turkestan
oriental, proche d’Al-Qaida et de Daech sont désormais actifs
en Afghanistan, en particulier dans la province de
Badakhshan, frontalière avec la Chine. L’Afghanistan risque
de demeurer un lieu de tension régionale.

Pour en savoir plus


Michael BARRY, Le Royaume de l’insolence. L’Afghanistan
1504-2011, Flammarion, Paris, 2011.
Pierre MICHELETTI (dir.), Afghanistan. Gagner les cœurs et les
esprits, PUG, Grenoble, 2011.
Jean-Pierre PERRIN, Le Djihad contre le rêve d’Alexandre.
En Afghanistan, de 330 avant J.-C. à 2016, Seuil, Paris,
2017.
David H. PETRAEUS et Vance SERCHUK, « Can America Trust the
Taliban to Prevent Another 9/11 ? », Center for a New
American Security, avril 2020,
<www.foreignaffairs.com/articles/afghanistan/2020-04-
01/can-america-trust-taliban-prevent-another-911>.
Ahmad RASHID, Pakistan on the Brink. The future of
Pakistan, Afghanistan and the West, Allen Lange,
15 mars 2012.
Le jeu des puissances régionales
et internationales dans le conflit syrien

Manon-Nour Tannous
Politologue, université de Reims Champagne-Ardenne,
chercheuse associée au Centre Thucydide (université
Paris-II) et à la chaire d’histoire contemporaine du monde
arabe au Collège de France

Près de dix ans après le début des manifestations


pacifiques contre le régime syrien, le conflit a pris une
dimension géopolitique croissante. Dès 2011, le pouvoir puis
l’opposition ont cherché des alliés extérieurs. Deux camps se
sont dessinés : Bachar al-Assad soutenu par la Russie, l’Iran et
les milices chiites, dont le Hezbollah libanais ; l’opposition,
civile puis militaire, encouragée par les pays occidentaux, les
pays du Golfe et la Turquie.
L’asymétrie croissante a toutefois rendu inopérante
l’analyse d’un rapport équilibré. Il suffit, pour le saisir, de
mettre en regard le renoncement occidental – américain, en
fait – à intervenir en 2013, après l’emploi d’armes chimiques
pourtant qualifié de ligne rouge à ne pas franchir, et
l’intervention militaire russe, en septembre 2015, pour sauver
le régime. En décembre 2016, la chute d’Alep sous les
bombardements russes et en l’absence de réaction
internationale a annoncé la reconquête militaire par Bachar al-
Assad, face à des groupes privés de leurs derniers soutiens et
marqués par une islamisation croissante.
Ce schéma binaire a par ailleurs cessé d’être satisfaisant
lorsque d’autres enjeux sont apparus plus pressants pour les
acteurs extérieurs que la démocratisation ou le sauvetage du
régime. L’affirmation de l’État islamique, en 2014, a conforté
ceux qui réduisaient le conflit à une lutte contre le terrorisme,
faisant fi des dynamiques initiales. En regard, de nouveaux
alliés ont émergé : les Kurdes.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La crise syrienne tient autant de
la « crise d’Orient1 » que de la « guerre pour les autres2 ».
Toutes les puissances ont été impliquées, soit de leur plein gré,
soit rattrapées par l’émergence de la problématique terroriste
ou de celle des réfugiés. Barack Obama a refusé d’intervenir,
jusqu’à la décapitation d’un de ses citoyens, en août 2014.
L’Europe ne peut ignorer un conflit qui produit une crise
migratoire dramatique. Finalement, les intérêts de ces
puissances prévalent sur les dynamiques internes originelles.
Le jeu des échelles est plus complexe encore que la notion
d’intermestics mobilisée par Bahgat Korany3 pour désigner
l’enchevêtrement des dimensions internes et internationales
dans la région. Cela tient au nombre de belligérants : la
fragmentation de la scène extérieure induit celle de la scène
syrienne. En se faisant adopter par des parrains, les acteurs
locaux ajustent par ailleurs leur discours pour intégrer les
préoccupations qu’ils croient déceler chez eux. Ainsi peut-on
comprendre les bannières des habitants de Kafranbel
régulièrement adressées à ladite communauté internationale.
Quant au régime autoritaire, qui se prévalait de son
indépendance, il tombe également dans ce jeu d’alliances. La
Syrie semble devenue une caisse de résonance, comme le
Liban avant elle.
Cependant, les comparaisons et les effets de mémoire ont
leurs limites. Calquer les logiques de la Guerre froide suppose
une dimension idéologique, une homogénéité des camps, et
une parité entre les États-Unis et la Russie qui ne sont plus
valables. De même, la volonté américaine a tant façonné la
politique dans ces pays depuis la Seconde Guerre mondiale
que sa soudaine discrétion est difficile à saisir. Quant à la
politique néo-ottomane supposée d’Erdogan, elle revient à nier
la dimension turque du projet actuel. La crise syrienne révèle
donc de nouveaux enjeux et de nouvelles modalités dans les
relations internationales.

Formats, acteurs et contenu des négociations


Pour nombre d’analystes, la défaite militaire de l’État
islamique avec la reprise d’Al-Baghouz, en mars 2019, puis la
décrue des opérations militaires devaient redonner toute sa
place au processus de négociations. Celui-ci a été engagé par
le processus de Genève I, en 2012, mené entre les parrains
régionaux et internationaux, puis celui de Genève II en 2014,
mettant en présence les acteurs syriens. Chapeautées par les
Nations unies, ces discussions ont réuni des acteurs choisis
pour leur statut de puissance ou leur position d’États voisins.
Plusieurs raisons expliquent leur échec.
D’abord, l’illusion est maintenue d’une linéarité selon
laquelle la violence sur le terrain devrait laisser place aux
discussions. Or violence et négociations ne sont pas étanches.
Chaque avancée militaire permet d’arriver en position de force
aux négociations, et chaque round de négociation, de gagner
du temps avant que le terrain militaire ne soit plus favorable4.
La diplomatie sur cette crise ne propose qu’une validation du
rapport de forces militaire, sur lequel parient le régime et ses
alliés.
Ensuite, le centre de gravité des négociations s’est déplacé.
En constituant le Groupe international de soutien à la Syrie en
2015, Moscou a bilatéralisé avec Washington les discussions
sur la Syrie. Les discussions se complexifient lorsque l’Iran
prend part aux négociations de Vienne, en novembre 2015,
après être redevenu fréquentable en signant l’accord nucléaire.
Le contenu des négociations évolue en conséquence : il n’est
plus question de démocratisation, mais de nouvelle
gouvernance5.
Le champ se simplifie ensuite par le désengagement des
États-Unis, au motif que la Syrie n’appartient pas à leur zone
d’influence traditionnelle. C’est le fameux « We have no dog
in this fight » de Barack Obama en 20126, ou encore le « Syria
was lost long ago […] we are talking about sand and death »
de Donald Trump annonçant dès janvier 2019 le retrait de ses
troupes. Cette politique s’impose à leurs alliés, limitant par
exemple la livraison d’armes. La rivalité saoudo-qatarie érode
aussi le soutien à l’opposition. Les formats de discussion se
pérennisent finalement autour des acteurs susceptibles de
s’entendre et de ceux qui ont investi militairement : la Turquie,
l’Iran et la Russie. Parallèlement à Genève est ainsi mis en
place, dès 2017, un canal de discussion à Astana, et à Sotchi
pour les aspects plus politiques. Supposé permettre de faire un
pas de côté par rapport aux négociations onusiennes bloquées
à la manière d’une track-two diplomacy, ce canal instaure en
réalité une médiation russe favorable au régime.
Enfin, le processus de négociation s’accompagne d’efforts
de normalisation. Alors que, le 28 mai 2020, l’Union
européenne a prorogé les sanctions à l’encontre du régime
syrien pour un an, les Russes discutent du retour des réfugiés,
d’un comité constitutionnel et de la reconstruction. Les
Émirats arabes unis ont rouvert leur ambassade à Damas en
décembre 2018, et l’Irak, le Liban et la Tunisie appellent à un
retour de la Syrie dans la Ligue arabe. Cette volonté de
normalisation n’exclut pas des épisodes provocateurs comme
la visite à Damas d’Omar el-Béchir en décembre 2018, signe
que, si les Occidentaux relient sa fréquentabilité à son degré
d’ouverture, Bachar al-Assad y voit une simple reconnaissance
de sa victoire militaire. Le jeu est faussé dès lors que le
processus de réhabilitation a lieu simultanément aux
discussions, puisqu’un régime réhabilité n’aurait plus à
négocier avec l’ONU l’avenir de la gouvernance du pays.
Le cycle de discussions reste le leitmotiv des puissances,
mais il tourne à vide. La négociation devient une posture
permettant de dérouler parallèlement d’autres modes d’action,
jugés plus convaincants.

Des alliances de terrain fluides


Sur le terrain, le jeu des acteurs s’inscrit dans trois
configurations distinctes. D’une part, la coalition contre l’État
islamique en Irak et en Syrie, créée en août 2014, fonctionne
sur le principe d’une lutte consensuelle. Elle réunit vingt-deux
pays autour des États-Unis, qui se résolvent à l’action militaire
après avoir été confrontés au terrorisme, et s’appuient sur les
Forces démocratiques syriennes, majoritairement kurdes.
L’Arabie saoudite prend la tête d’une coalition parallèle
affichant des objectifs similaires (avec un agenda
essentiellement yéménite). Hors de la coalition, la Russie, qui
dit poursuivre les mêmes objectifs, mène en réalité des frappes
contre l’opposition syrienne pour « simplifier » le terrain. Ce
mode d’action a perdu sa pertinence avec la défaite militaire
de l’État islamique.
D’autre part, l’appartenance du belligérant turc à
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) implique
la mobilisation d’alliances militaires anciennes. La mort de
trente-trois militaires turcs lors de frappes aériennes en
février 2020 entraîne ainsi une réunion d’urgence de
l’organisation. Mais la crise de confiance entre l’OTAN et
Ankara, suite à la tentative de coup d’État en 2016 et à la crise
des réfugiés, affaiblit le principe de solidarité à la base de
l’alliance. Le Moyen-Orient pâtit en outre de l’absence
d’organisations régionales structurantes, la Ligue arabe ayant
rapidement échoué dans sa tentative de médiation sur la crise
syrienne.
Face à la faiblesse des alliances formalisées, un troisième
mode de coopération apparaît, les ententes ad hoc, nées dans
et de la guerre. Ne reposant pas sur un système de sens
partagé, ces alliances sont circonscrites et réversibles. Les
objectifs communs les plus ténus suffisent à faire émerger une
entente, renouvelable à l’issue d’une nouvelle évaluation des
intérêts de chacun. Ces alliances ne font plus système et
n’assurent pas le rôle de régulation attendu. Elles ne rendent ni
plus lisible, ni plus prévisible, la politique de ceux qui y
prennent part, puisqu’il est désormais possible de pactiser avec
un acteur soutenant le camp adverse. Les comportements turc
et russe, soutenant chacun un camp à Idlib, dernier bastion
rebelle, l’illustrent. Poutine prend en compte les intérêts
sécuritaires d’Erdogan en temporisant, sans transiger sur ses
objectifs de long terme. Certains analystes estiment ainsi que
la Turquie est un allié de l’OTAN mais n’est plus un
partenaire, tandis qu’elle est pour la Russie un partenaire et
non un allié7.
Il est aussi permis d’être le partenaire de deux puissances
ennemies entre elles. La Russie maintient des relations avec
Israël et l’Iran. L’alliance avec le second est fondée sur une
défense du régime syrien et a notamment donné lieu à la
livraison du système de missiles antiaériens S-300 à l’Iran en
2016, même si la stratégie de long terme diverge. La
restructuration de l’armée syrienne engagée par Moscou limite
notamment l’aspect confessionnel, exacerbé par les milices
iraniennes et pro-iraniennes. Quant à l’entente avec Israël, elle
repose sur une méfiance commune vis-à-vis des ambitions
iraniennes. Pour Benyamin Netanyahou, Vladimir Poutine est
le seul capable de cadrer l’influence iranienne en Syrie et de
sanctuariser le plateau du Golan occupé par Israël. Moscou
tolère ainsi les frappes israéliennes en territoire syrien contre
des cibles liées à l’Iran et ouvertement revendiquées depuis
janvier 20198. Israël n’a d’ailleurs pas intérêt à voir chuter le
dictateur syrien qui a assuré la tranquillité à sa frontière.
Paradoxalement, par leur fluidité, ces ententes permettent de
limiter l’escalade. Le fait que les Turcs aient abattu un avion
russe en novembre 2015 n’a pas empêché, quatre ans plus tard,
la livraison de missiles russes antiaériens S-400, ou le
renforcement de leur partenariat énergétique à travers le
gazoduc TurkStream.
Ces arrangements fondés sur la retenue réciproque et le jeu
d’équilibrisme de Moscou, dépourvus de vision politique, se
contentent cependant de geler le processus conflictuel.
L’exemple le plus probant est la négociation de zones de
désescalade en 2017 à Astana, qui n’aurait pu jouer un rôle
dans le règlement global que s’il s’était agi de trêves réelles et
non de pauses permettant au régime syrien de préparer la
reconquête. Le sort d’Idlib en témoigne.
Les dividendes sur la scène internationale
Les puissances régionales et internationales font de la crise
syrienne le support de leur vision des relations internationales.
Les puissances occidentales, au-delà du soutien rhétorique
aux aspirations démocratiques, défendent la protection des
civils à travers la notion onusienne de responsabilité de
protéger. Appliquée en Libye en mars 2011, celle-ci ne
parvient pas à être mobilisée pour la Syrie quelques mois plus
tard. Cette conception se manifeste également dans la lutte
contre l’impunité lors de l’utilisation d’armes prohibées par le
droit international comme les armes chimiques, ou les efforts
pour traduire en justice les auteurs de crimes contre
l’humanité, par exemple à partir du rapport César, du nom du
photographe de la police militaire syrienne qui a fait défection
avec les preuves de pratiques massives et systématiques de la
torture dans les prisons du régime.
D’autres puissances au profil hétéroclite accusent le devoir
de protection des populations de visées impérialistes. Les
épisodes irakien en 2003 puis libyen en 2011 contribuent au
succès de cet argumentaire méfiant des velléités de regime
change des pays occidentaux. Au-delà, l’ingérence dans les
affaires internes des États est dénoncée au nom de la stabilité,
quitte à soutenir de nouvelles formules autoritaires. Ces États,
au premier rang desquels la Russie, la Chine et l’Iran, mais
aussi les pays émergents soucieux de défendre leur
indépendance, contestent plus largement l’ordre international
unipolaire et occidentalo-centré.
Dans ce contexte, la crise syrienne a été pour Poutine le
tremplin vers un rôle mondial. Investie militairement, la
Russie est apparue comme une puissance fidèle à ses alliés,
contrairement aux États-Unis, qui avaient lâché Hosni
Moubarak face aux soulèvements populaires de 2011. La
coloration multilatérale de la politique russe séduit en outre les
États las de l’unilatéralisme occidental. Elle repose sur un
affichage légaliste qui trouve toutefois ses limites. Ainsi, la
notion russe de souveraineté, revendiquée face aux ambitions
occidentales, est limitée lorsqu’il s’agit des pays de sa zone
d’influence9. De même, la Russie a soutenu l’Organisation
pour l’interdiction des armes chimiques au moment de la crise
de 2013, mais bloqué, en novembre 2017, le renouvellement
du mécanisme d’enquête chargé de réunir des preuves sur ces
attaques. On observe d’ailleurs une banalisation de l’emploi de
la force. Les interventions militaires violant le droit
humanitaire sont présentées comme légales, car menées à
l’appel du régime syrien, seul acteur légitime pour Moscou. Le
déploiement des armements russes (plus de 200 types selon les
autorités de Moscou en 2018) constitue de fait une vitrine pour
le complexe militaro-industriel et engendre des gains
économiques certains.
Si ces discours contestataires ne sont pas nouveaux, ils sont
désormais portés au sein même des organisations
internationales. La politique onusienne de la Russie est très
performante : les résolutions adoptées ne concernent que des
questions transversales comme le terrorisme. Les thèmes qui
génèrent le plus de tensions, comme la condamnation de
violations des droits de l’homme, sont discutés informellement
sans aboutir. Quatorze résolutions ont été bloquées par le veto
russe depuis 2011. L’ONU conservant en dernière instance un
rôle de légitimation, elle sera toutefois sans nul doute
convoquée au moment de l’acte final, pour avaliser un
processus dont elle a perdu la maîtrise.

Le nombre et les objectifs des puissances en Syrie


alimentent l’idée d’un conflit insoluble, impression accentuée
par l’absence de cadre de régulation. L’enlisement des
puissances et leur incapacité à contribuer à une sortie de crise
est une des caractéristiques des crises d’Orient. Toutefois, la
perspective de la reconstruction ouvre un nouvel espace
d’intervention ou de pressions pour les Occidentaux. Les
dissensions manifestes au sein du régime et la crise
économique colossale, aggravée par les sanctions américaines
dans le cadre de la « loi César », maintiennent une pression sur
Bachar al-Assad, que la Russie pourrait être amenée à prendre
en compte, à condition de ne pas sembler se désavouer sur la
scène internationale. De fait, il apparaît chez tous les parrains
une préférence pour la stabilité, associée au mythe de l’État
fort, contre l’imprévisibilité attribuée aux mouvements
populaires et plus largement aux sociétés. Si ce n’est que 2011
laissait espérer la prise en compte des aspirations locales, il
n’y a rien ici de tout à fait nouveau.

Pour en savoir plus


François BURGAT et Bruno PAOLI (dir.), Pas de printemps pour
la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis
de la crise (2011-2013), La Découverte, Paris, 2013.
Gilles DORRONSORO, Adam BACZKO et Arthur QUESNAY, Syrie,
anatomie d’une guerre civile, CNRS Éditions, Paris,
2016.
Linda MATAR et Ali KADRI (dir.), Syria. From National
Independence to Proxy War, Palgrave, New York, 2019.
Manon-Nour TANNOUS, Chirac, Assad et les autres, PUF,
Paris, 2017.
1. Henry LAURENS, Les Crises d’Orient, Fayard, Paris, 2017.

É
2. Ghassan TUÉNI, Une guerre pour les autres, Lattès, Paris, 1985.

3. Bahgat KORANY, « The Middle East since the Cold War : still insecure », in Louise FAWCETT (dir.), International Relations of the Middle East,
Oxford University Press, Oxford, 2009.

4. Manon-Nour TANNOUS, « Geneva II : dealing with the devil », Singapore Middle East Papers, no 6/3, octobre 2014.

5. Le communiqué final du Groupe d’action pour la Syrie du 30 juin 2012 évoque une « transition qui réponde aux aspirations légitimes du peuple
syrien et lui permette de déterminer lui-même son avenir […] de façon démocratique », alors que la résolution 2254 du 18 décembre 2015 appelle à
une « gouvernance crédible, inclusive et non sectaire ».

6. Joseph BAHOUT, in Jean-Claude COUSSERAN, Jean-François DAGUZAN, Agnès LEVALLOIS et Manon-Nour TANNOUS, La « Syrie utile »-
éléments pour des solutions de sorties de crise, Études de la FRS, juillet 2016.

7. Maxim SUCHKOV, « Russia and Turkey : Flexible Rivals », Carnegie, 20 mars 2020.

8. Igor DELANOË, « Russie-Israël : la Syrie, nouveau déterminant de la relation bilatérale », Maghreb Machrek, no 241, juillet 2020.

9. Philip REMLER, « Russia at the United Nations : Law, Sovereignty, and Legitimacy », Carnegie, 22 janvier 2020.
Liban : l’impossible mouvement social

Aurélie Daher
Politologue et historienne, spécialiste du Liban
et du chiisme politique, enseignante à l’université Paris-
Dauphine et Sciences Po Paris

Le Liban reste probablement le pays du Proche-Orient le


plus sensible aux influences étrangères. Certes, la guerre civile
(1975-1990) avait ouvert la porte aux clientélismes régionaux
et internationaux, les communautés en compétition s’appuyant
chacune sur les alliés étrangers pour mieux défaire l’« ennemi
de l’intérieur ». Mais cette dimension n’est pas propre aux
temps de blocage institutionnel ou de violence collective.
De nature consociative, le système politique suppose, pour
pouvoir fonctionner, l’existence d’un État faible, sans capacité
réelle à mettre au pas, depuis une position supra-partisane et
désidéologisée, les diverses formations représentatives des
groupes confessionnels. Or, celles-ci ont pour habitude de ne
s’adresser aux institutions qu’en bout de chaîne, pour avaliser
des décisions négociées dans des arènes de discussion para-
étatiques. Le Parlement est en effet rarement le lieu où
s’affrontent les points de vue et où est pensée la législation ;
on se contente d’y valider a posteriori les choix des leaders
politiques et confessionnels. Sans surprise, une telle
configuration connaît des blocages réguliers que, le plus
souvent, seule l’intervention d’un arbitre installé
statutairement au-dessus des agents nationaux peut dissoudre.
D’où la place de choix des acteurs étrangers, gouvernements
ou institutions, sur l’échiquier libanais.
Les profondes divergences entre communautés autour de la
définition de leurs identités et paradigmes, d’une part, et de
leur appréhension du « nous » national, d’autre part,
accentuent cette particularité politique, en la doublant de liens
culturels et idéologiques d’intensités variables, entretenus
directement avec des pays tiers, perçus à la fois comme des
sources d’inspiration culturelle et comme des forces
protectrices face aux rivaux internes.
Les mouvements sociaux n’échappent pas à ce carcan – y
compris ceux qui démarrent pourtant de façon spontanée et
sans coloration partisane ou confessionnelle. La crise qui a
secoué le Liban à l’automne 2019 ne fait pas exception, et
illustre efficacement ces mécanismes liant jeu interne et
influence externe. Déclenchée en octobre suite au choix du
ministre des Télécommunications d’instaurer une taxe sur
l’utilisation de l’application WhatsApp, la protestation
dénonce les difficultés socio-économiques de plus en plus
intenables pour une grande partie de la population. Elle se veut
transcommunautaire et exclusivement nationale. Exigeant la
démission d’une classe politique jugée incompétente et
corrompue, elle scande des jours durant le slogan « Kellon,
ya’né kellon ! » (« Tous, cela veut dire tous [sans
exception] ! »), avertissant que les réflexes de patriotisme
communautaire ne fonctionneront pas, que les manifestants
n’excuseront pas leurs leaders confessionnels. Dans la même
veine, les commentaires formulés à Washington, Paris, Damas
ou Téhéran sur la situation glisseront sur les discours et les
récits des premiers jours. Les manifestants entendent
déconnecter leur action à la fois de leurs appartenances
confessionnelles, de leurs préférences idéologiques, et des
parrainages qui les lient à l’extranational.
Et pourtant. Il suffira de quelques semaines pour que les
grilles de lecture préexistantes des interactions
intercommunautaires et interpartisanes refassent surface – et
avec elles, une nouvelle fois, la prise en compte, à regret ou
avec soulagement, de l’élément extérieur.

Blocages à répétition, propices


à l’internationalisation
Au pays du Cèdre, depuis la fin de la guerre civile, les
initiatives d’expression collective socioéconomiques ou
politiques passent schématiquement par cinq phases
successives :
– le mouvement surgit spontanément. Le plus souvent
transconfessionnel, il se fixe sur une dénonciation ou une
réclamation relativement précise ;
– un blocage interne fait ensuite irruption, résultat d’une
incapacité à proposer un plan d’action cohérent, négocié et
opérationnel pour une sortie de crise ;
– l’appréhension des tenants et aboutissants de la situation
se réorganise immédiatement. La lecture des événements se
greffe, faute de grilles interprétatives alternatives pensées ad
hoc, sur les récits préexistants. Les anciennes revendications
ressurgissent, et s’ajoutent à la doléance initiale, au risque de
provoquer une cacophonie incohérente. Les justifications,
profondément enracinées dans des rivalités idéologiques
polarisées, se regroupent en suivant les lignes d’appartenance
communautaires ;
– cette confessionnalisation permet bientôt une reprise en
main des enjeux de la protestation par les leaders
communautaires ;
– à travers leurs relations de clientélisme extranationales, les
leaders communautaires inscrivent la crise dans une nouvelle
dimension, celle du régional et de l’international.
Cet enchaînement s’est vérifié à maintes reprises : en 1992,
à l’occasion de la chute brutale et rapide de la livre libanaise
face au dollar américain, ou même en 2005, suite à l’assassinat
de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, qui allait provoquer
des manifestations populaires monstres réclamant la fin de la
tutelle syrienne sur le pays.
2019 suit la règle : les credo opposés en termes existentiels
partisans du 14 Mars et du 8 Mars avaient été plus ou moins
muselés depuis l’alliance sacrée de 2016 entre le Courant
patriotique libre (CPL) chrétien du président Michel Aoun
(8 Mars) et le Courant du futur sunnite du Premier ministre
Saad Hariri (14 Mars) sous le parrainage du Hezbollah chiite
(8 Mars). La protestation leur donne l’opportunité de se faire
entendre à nouveau. Face à l’incapacité des manifestants à
expliquer factuellement les mécanismes de la corruption
institutionnelle, retraduire cette compréhension en une
stratégie d’action claire et organiser de nouvelles structures
militantes, ces vieilles revendications, à dimension
communautaire explicite, prennent le dessus et remettent au
goût du jour les logiques traditionnelles.
Lorsque Saad Hariri démissionne sous la pression de la rue
– avec une forte participation sunnite – fin octobre 2019, les
manifestants de sa communauté changent leur fusil d’épaule
dès le lendemain pour se présenter en groupe victime qui serait
le seul à avoir « joué le jeu » en destituant son premier
représentant. Une protestation parallèle émerge aussitôt,
réclamant cette fois la réinstallation du président du Conseil.
Au même moment, Hassan Nasrallah, secrétaire général du
Hezbollah, s’adresse aux chiites, les appelant à se retirer de la
protestation – ce qui est fait quelques heures plus tard. Côté
chrétien, le rapprochement historique de 2016 entre les deux
grandes tendances idéologiques – CPL et Forces libanaises –
éclate, Samir Geagea reprenant ses anciennes positions anti-
aounistes.
Minée par la réactivation des lignes de faille
confessionnelles et idéologiques anciennes, l’initiative
populaire s’essouffle d’autant plus rapidement que la crise
institutionnelle se double d’une mise à mal des constantes du
système bancaire national. La majorité des manifestants de la
première heure établissent rapidement un lien (à tort ou à
raison) entre, d’une part, leur entêtement à rejeter
systématiquement tout candidat au poste de Premier ministre
suggéré par une classe politique qui refuse de partir et, d’autre
part, le maintien du blocage des opérations bancaires. Fin
octobre, une partie seulement des salaires est versée, les
intérêts sur les dépôts retenus. Fin novembre, fin décembre se
produisent les mêmes dysfonctionnements.
Le besoin de faire face aux dépenses incontournables de la
vie quotidienne prend le pas sur les revendications politiques.
Quitte à nommer un « mauvais » Premier ministre, l’idée fait
son chemin selon laquelle les flux fiduciaires ne reviendront à
la normale que lorsqu’un nouveau gouvernement aura vu le
jour. Les révélations de la presse comme les communiqués des
responsables politiques mais aussi issus du monde bancaire
suggèrent que les réserves de la Banque centrale en monnaies
fortes sont dans un état critique. Non seulement les pratiques
massives de « madoffisme » des banques libanaises, des
années durant, jointes à la crise politique seraient venues à
bout de la santé du secteur financier national, mais la classe
politique en place, inquiète de l’agitation de la rue, aurait
évacué des dizaines de milliards de dollars vers l’étranger.
Rapidement, deux sources de salut émergent : la diaspora,
dont un effort supplémentaire est explicitement attendu, et une
aide internationale qui, entre modalités de gestion de la crise et
conditions politiques, finit d’installer un malaise profond
parmi les groupes protestataires de la première heure. L’espoir
porté par les relais familiaux à l’étranger explique l’accueil
(quasi) unanimement chaleureux réservé, vers Noël, au P-DG
de Renault Carlos Ghosn. Fils du pays du Cèdre, celui-ci fuit
la justice japonaise qui l’accuse de corruption pour se réfugier
au Liban. On espère alors qu’il saura rapatrier sa fortune vers
les banques du pays et participer à son redressement
économique. À la même période, les instances financières
internationales, à commencer par le Fonds monétaire
international (FMI), font trembler les plus vulnérables par
anticipation, des préconisations potentiellement similaires aux
précédents grec et chypriote, qui avaient ponctionné
significativement les comptes des petits épargnants, menaçant
de priver des centaines de milliers d’entre eux de leurs seules
sources de revenus.
Sur la scène institutionnelle interne, cette
internationalisation en puissance du déblocage de la crise
provoque de nouveaux durcissements. Le Hezbollah exprime
ses inquiétudes face à une aide internationale qui serait
conditionnée à des mesures politiques le visant plus
particulièrement. Une vieille fracture ressurgit, au sein des
sphères partisanes comme de la société. Certains se déclarent
favorables à une intervention qui « ferait d’une pierre deux
coups », rétablissant autant que faire se peut les équilibres
économiques et débarrassant la vie politique de la mainmise
du Hezbollah sur un certain nombre de leviers institutionnels.
D’autres réitèrent leur attachement aux armes du parti chiite et
refusent ce qu’ils qualifient de « nouvelle tutelle » étrangère.
Une société piégée
Dans l’attente d’un accord entre le FMI et le gouvernement,
les plus démunis, fer de lance du mouvement social de
l’automne, se replient en grand nombre sur les liens de
dépendance clientéliste, structurellement communautaires. Les
leaders confessionnels deviennent pour beaucoup les seuls
détenteurs de ressources accessibles, permettant à des familles
entières de survivre. Le dollar américain, stabilisé à un taux de
change d’environ 1 500 livres libanaises depuis le début des
années 1990, voit sa valeur – au marché noir, puis auprès de la
Banque centrale – grimper de façon inquiétante, atteignant le
record historique de 8 000 LL sur le marché noir à la fin du
mois de juin 2020. Par ailleurs, la pénurie de billets verts,
attestée dès l’automne, peine à se résorber malgré les apports
de la diaspora, les arrivées de dollars frais étant, selon de
nombreux rapports, significativement détournés vers la Syrie
voisine, qui peine elle aussi à accéder aux devises fortes.
Ce blocage général multidimensionnel constitue enfin une
fenêtre d’opportunité pour un retour ou un renforcement de la
place des patrons étrangers dans le jeu libanais. Si les
arrestations opérées à l’occasion de plusieurs accrochages
entre manifestants et forces de l’ordre, au printemps 2020,
semblent attester l’existence de réseaux nouvellement
soutenus par la Turquie ou réanimés par le Qatar, c’est surtout
l’Arabie saoudite qui pourrait se reconstituer des relais au sein
de la communauté sunnite. D’une influence primordiale dans
les circuits économiques libanais à partir du début des années
1990, lorsqu’il devient le principal financier de la
reconstruction d’après guerre, le royaume s’ancre durablement
et solidement dans le système politique, de manière plus ou
moins intrusive, en parrainant la famille Hariri : il permet à
Rafic (1944-2005), initialement homme d’affaires hors du jeu
politique et ami personnel du roi Fahd, de devenir Premier
ministre en 1992 et, rapidement, premier leader de la
communauté. Le fils de ce dernier, Saad, reprenant la direction
du parti au décès de son père et bientôt choisi pour présider lui
aussi le Conseil, maintient une relation privilégiée avec Riyad.
La politique musclée de Mohammed Ben Salman déstabilise
toutefois cette alliance en novembre 2017. Pour damer le pion
à un Iran jugé trop présent au Liban et à un Hezbollah
considéré comme un agent contrariant du pouvoir sunnite sur
la scène interne, l’Arabie force Saad Hariri à démissionner,
dans un scénario rocambolesque qui fera craindre un
embrasement de la région des semaines durant. La manœuvre
se retourne contre son instigateur, qui non seulement ne réussit
pas à mettre à mal la suprématie politique du Hezbollah mais
s’auto-éjecte des interactions libanaises et fragilise son
influence au sein de la communauté sunnite elle-même. Un
retour relatif et sous conditions de Riyad dans le jeu libanais
est négocié en 2017, maintenu à l’issue des élections
législatives de 2018 qui voient la victoire nette du Hezbollah
et de ses alliés. En échange de la réinstallation de Saad à la
présidence du Conseil, le royaume s’engage à ne plus
perturber les équilibres partisans intercommunautaires.
L’agitation de l’automne 2019 décide Saad à démissionner.
Son frère Bahaa, qui se présente comme un faucon décidé à
affaiblir les présences de l’Iran au Liban et du Hezbollah dans
le jeu interne, en profite pour incarner une nouvelle option
politique au sein de sa communauté. Échaudée par le fiasco de
2017, et après avoir pourtant misé à l’époque sur Bahaa
comme une alternative à un Saad jugé trop complaisant face à
ses adversaires, l’Arabie saoudite ne semble pas encore
décidée à reprendre ses positions belliqueuses. Cela pourrait
traduire une reconnaissance implicite des rapports de force qui
l’opposent à Téhéran au Liban, et une foi modérée en la
capacité de la protestation à modifier en profondeur les
pratiques politiques du pays.
Il n’en reste pas moins vrai que l’Arabie saoudite et dans
son sillage les Émirats arabes unis (EAU) étaient absents de la
réunion du Groupe international de soutien au Liban (GIS) qui
s’est tenue en décembre 2019. Le message est clair : en
rupture avec près de trente ans d’un soutien financier constant,
le royaume n’aidera pas le pays du Cèdre à remettre ses
comptes d’aplomb. En d’autres termes : sans contrepartie
politique, il n’aidera aucun Premier ministre sunnite à se
forger des réseaux clientélistes assez puissants pour se parer de
légitimité politique à l’échelon national.

Pour en savoir plus


Aurélie DAHER, Le Hezbollah. Mobilisation et pouvoir,
PUF, Paris, 2014.
Aurélie DAHER, « Patronages transnationaux et dynamiques
de polarisation : la rivalité entre l’Arabie saoudite et
l’Iran au Liban », Critique internationale, vol. 3, no 80,
juillet-septembre 2018, p. 155-177.
Mark FARHA, Lebanon. The Rise and Fall of a Secular State
under Siege, Cambridge University Press, Cambridge,
2019.
Amal SAAD, « Challenging the Sponsor-Proxy Model : the
Iran-Hizbullah Relationship », Global Discourse, vol. 9,
no 4, p. 627-650.
Fawwaz TRABOULSI, A History of Modern Lebanon, Pluto
Press, Londres, 2007.
Les Kurdes à l’épreuve

Sylvie Jan
Présidente de l’association France-Kurdistan

Jusqu’au XIXe siècle, les Kurdes forment des groupes assez


autonomes au sein des empires ottoman et perse. Ils
connaissent une longue ère de paix dans une relative
soumission. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’accord
franco-britannique Sykes-Picot organise le démantèlement de
l’Empire ottoman. Contrairement au traité de Sèvres de 1920,
qui envisageait un État kurde, celui de Lausanne de 1923
répartit le territoire des Kurdes entre la Turquie, l’Iran, l’Irak
et la Syrie. Depuis lors, ils n’ont cessé de réclamer la
reconnaissance de leur identité culturelle.
Jusqu’à la fin des années 1950, les Kurdes subissent de
terribles vagues répressives dans l’indifférence du monde.
S’inscrivant dans la matrice des mouvements d’émancipation
d’après guerre, ils s’engagent dans la résistance armée, sortent
de la marginalité et s’affirment progressivement.
Ce mouvement est traversé de contradictions entre les
Kurdes eux-mêmes. Les orientations de leurs différents partis
en témoignent : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK)
porte des choix conservateurs. L’Union patriotique du
Kurdistan (UPK) revendique une société laïque et antiféodale.
Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), anticapitaliste,
envisage une société débarrassée de la corruption et du
tribalisme. Leurs rivalités ont été utilisées par l’Est et l’Ouest,
à l’occasion d’alliances et de retournements d’alliances,
souvent de circonstance. Leurs divisions ne cessent de les
affaiblir, mais leur chemin est aussi ponctué de régulières
tentatives de rassemblement.
Le XXe siècle des Kurdes est marqué par trois éléments
structurants :
– l’éclatement entre quatre États aux frontières militarisées
brise leur continuité, mais ne les empêche pas de demeurer
unis autour d’un imaginaire commun ;
– l’affrontement à des nationalismes exclusifs (persan, arabe
ou turc) ne laisse aucune place aux autres communautés,
comme l’illustre tragiquement le génocide des Arméniens,
antérieur aux massacres des Kurdes ;
– leur volonté de cesser d’être considérés comme une
minorité, un groupe privé de droits.

Nouveau monde, nouvelle stratégie


La fin du XXe siècle marque aussi celle d’un monde bipolaire,
qui rebat les cartes du Moyen-Orient. Le jeu des alliances avec
l’Est ou l’Ouest s’écroule. Les puissances régionales
s’autonomisent. Les États-Unis, sans rival, donnent des leçons
de morale au monde, quitte à déstabiliser toute la région, avant
de s’en retirer progressivement. Les États créés dans les
années 1920, construits sur le modèle occidental sans en avoir
l’histoire, se révèlent de plus en plus répressifs. Chacun d’eux
cherche à devenir le leader de la région. Certains s’écroulent,
d’autres se radicalisent, tous sont de plus en plus contestés.
Les Kurdes vivent, sur le terrain, les soubresauts de ce
chaos et tentent de tirer leur épingle du jeu. Comprenant ce
nouveau monde, ils évoluent dans leur stratégie. Ils prennent
en compte les leçons des confrontations armées trop
meurtrières et décident d’internationaliser leur exigence de
reconnaissance, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes, des droits humains, de la démocratie et de la paix.
Ils revendiquent de moins en moins un État-nation kurde
indépendant et de plus en plus des autonomies régionales.
Leurs engagements migrent, non sans contradictions, de la
sphère militaire vers la sphère légale, institutionnelle. Sans
attendre, ils s’engouffrent dans chaque brèche ouverte,
pratiquent des politiques du fait accompli qui concrétisent leur
capacité à devenir des acteurs de développement, de paix et de
stabilité dans la région.
C’est au Kurdistan irakien que la quête d’autonomie a
d’abord abouti dans le contexte des deux guerres du Golfe de
1991 et de 2003. En 1991, le Conseil de sécurité de
l’Organisation des Nations unies (ONU) vote une résolution
créant, dans le nord de l’Irak, une zone de protection des
Kurdes qui dessinera les prémices d’une autonomie. À l’issue
de la seconde guerre du Golfe, l’élimination de Saddam
Hussein conduit les États-Unis à promouvoir une Constitution
irakienne fédérale qui émancipe largement les Kurdes. Le
Gouvernement régional kurde (GRK) fixe sa capitale à Erbil et
acquiert le statut d’un quasi-État. Profitant de ses richesses et
de sa relative stabilité, le Kurdistan irakien devient une zone
de paix et de croissance économique. Il sert également de
repère symbolique pour tous les Kurdes.

Un peuple méconnu

Le territoire des Kurdes est d’une superficie équivalente à


celle de la France. Situé au cœur de l’Asie Mineure, il
dessine un vaste croissant allant de la Méditerranée au
golfe Persique. Cette région de hauts plateaux et de
montagnes élevées recèle de nombreuses richesses
naturelles : le pétrole, les minerais, les importantes
ressources en eau du Tigre et de l’Euphrate, une
agriculture prospère.
Les Kurdes appartiennent au rameau iranien des
peuples indo-européens, se considèrent souvent comme
descendant des Mèdes et sont établis dans cet espace
territorial depuis le Moyen Âge. De nos jours, entre 30 et
40 millions de Kurdes vivent répartis entre la Turquie (de
15 à 20 millions), l’Iran (de 9 à 10 millions), l’Irak (de 5
à 7 millions) et la Syrie (de 2 à 3 millions). D’autres
communautés se trouvent en Arménie, en Géorgie ou en
Azerbaïdjan. Suite aux nombreuses vagues de répression,
une forte diaspora s’est établie en Europe et en Amérique
du Nord.
Ils ne forment pas un groupe homogène et connaissent
une diversité d’appartenance tribale, confessionnelle,
linguistique et politique. La langue kurde, apparentée au
persan moderne, connaît plusieurs variétés dialectales
comme le kurmanci et le sorani. La plupart des Kurdes
sont sunnites. Ils côtoient de fortes minorités, alévie en
Turquie, chiite et yézidie en Irak, chrétienne en Iran.
La Turquie aussi connaît des évolutions majeures. Dès
1991, des personnalités kurdes choisissent de se présenter aux
élections législatives. Leyla Zana, première femme kurde élue
à l’Assemblée nationale turque, et vingt-deux de ses
camarades deviennent députés. Malgré la tentative de l’État
turc de les faire taire en emprisonnant les plus connus d’entre
eux, ce signal démocratique aura des conséquences durables
sur l’engagement des Kurdes.
Arrivé à la tête du pays en 2002, Recep Tayyip Erdogan
parle de démocratie et promet de traiter la question kurde.
Stimulées, les forces progressistes kurdes s’engagent avec
succès dans la conquête de municipalités, jusqu’à en contrôler
102 en 2014. Celles-ci rassemblent des millions d’habitants
dans d’importantes communautés urbaines et rurales. Par un
travail d’éducation populaire de grande ampleur, elles
deviennent le laboratoire d’un projet politique fondé sur
l’égalité femmes-hommes, l’écologie sociale, la démocratie
participative et la paix.
La création, en 2012, du Parti démocratique des peuples
(HDP) accélère une dynamique qui commence à agréger des
forces progressistes citoyennes en Turquie. La modernité et le
charisme de son nouveau coprésident, l’avocat Selahattin
Demirtaş, créent la surprise aux élections présidentielle et
législatives de 2014-2015, au grand dam de R. T. Erdogan. La
jeunesse kurde reprend confiance. De fragiles négociations
s’ouvrent afin de créer les conditions d’un règlement du conflit
turco-kurde.
En Syrie, les années 1990 marquent le creusement de la
fracture entre les Kurdes et Bachar al-Assad. En 1998, ce
dernier scelle sa réconciliation avec la Turquie et expulse le
leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah
Öcalan. Les années 2000 voient la répression du régime
s’accentuer. L’insurrection populaire syrienne qui éclate en
mars 2011 témoigne du rejet de la dictature et de la vitalité des
aspirations démocratiques.
Certains pays comme les États-Unis, l’Arabie saoudite, la
Turquie ou la France y voient l’opportunité de se débarrasser
de Bachar al-Assad et d’extraire Damas de l’influence
iranienne. Ces ingérences conduisent rapidement à une
confessionnalisation croissante des oppositions. Dans un
premier temps, les Kurdes syriens participent à la révolte, mais
le Conseil national syrien (CNS), qui rassemble les
oppositions, reste sourd à leurs revendications. Le CNS
conserve, comme le régime de Damas, une vision
centralisatrice du pouvoir, tandis que les Kurdes réclament une
autonomie au sein d’une Syrie démocratique. Pour cette
raison, les Kurdes prendront leurs distances avec une
opposition de plus en plus sous tutelle d’Ankara et de Riyad.
Après le départ contraint des troupes de Bachar al-Assad du
nord du pays, les Kurdes prennent le contrôle des provinces
qu’ils nomment « Rojava » et proclament leur autonomie
démocratique. En 2014, ils adoptent le Contrat social de la
Fédération démocratique de la Syrie du Nord qui rejette le
nationalisme : il se fonde sur des valeurs d’égalité, de laïcité,
les droits des enfants, l’accès à l’éducation, l’écologie sociale
et le vivre-ensemble. Ce contrat s’élabore avec les diverses
confessions et une participation active des femmes.
Dans une région marquée par le tribalisme, la corruption,
l’analphabétisme, la domination souvent violente des hommes
sur les femmes, ces objectifs rencontrent des oppositions. Leur
caractère progressiste amène aussi les Kurdes à affronter les
pressions ultralibérales des puissances régionales et mondiales.
En Iran, les Kurdes sont considérés comme une minorité de
la République islamique. Leur langue et leur culture sont
reconnues, mais aucune forme d’autonomie politique et
administrative ne leur est accordée. Poursuivis pour
« moharebeli » (inimitié contre Dieu), ou accusés de « crime
contre l’État », les opposants kurdes sont arrêtés, condamnés à
mort par pendaison. Pour autant, le pouvoir ne parvient pas à
endiguer la contestation qui couve en permanence. Si le
mouvement kurde dispose d’une possibilité très restreinte
d’agir au sein de la République islamique d’Iran, une
effervescence culturelle et identitaire perdure.
À la charnière du millénaire, en un quart de siècle d’un
monde qui n’est plus bipolaire, le projet kurde d’expulser la
mort de leur territoire s’esquisse en Irak, en Turquie et en
Syrie. Les Kurdes réussissent à imposer, malgré l’adversité
d’États autoritaires et terriblement répressifs, leur existence et
la reconnaissance de leur cause comme légitime. Ils
développent leurs relations internationales par la diplomatie et
leurs nombreuses associations écologiques et féministes sont
aux rendez-vous de tous les forums citoyens régionaux et
mondiaux. Dans un Moyen-Orient patriarcal, autoritaire,
corrompu et guerrier, ils commencent à être perçus comme une
force de paix et d’avenir pour la région.

Résistances et trahisons
Autour de 2014, la situation va à nouveau bifurquer. En
juin, Daech lance une violente et vaste offensive en Irak.
Bagdad est obligé de retirer ses troupes du nord du pays et des
régions qui bordent le Kurdistan autonome. Le GRK peut alors
contrôler de nouveaux territoires abandonnés par l’armée
irakienne. En août, Daech attaque les Yézidis du Sinjar. Les
combattants kurdes (peshmergas) d’Irak, peu motivés à les
défendre, se replient. Des exactions abominables s’ensuivent
et seule l’intervention des combattants du PKK permet
d’arrêter le génocide.
Des milliers de réfugiés sont accueillis au Kurdistan turc par
les municipalités frontalières tenues par le HDP. En
septembre 2014, Daech poursuit son offensive éclair, cette fois
en Syrie. Il attaque Kobané, capitale d’un des cantons du
Rojava. Les médias annoncent la défaite imminente des
Kurdes, mais leurs forces conduites par le PYD-PYJ (Unité de
protection du peuple et des femmes), leurs alliés arabes et les
volontaires internationaux résistent et infligent, au bout de
cinq mois d’un combat acharné, leur première défaite aux
jihadistes. L’opinion internationale les découvre, admire alors
leur courage et notamment la place éminente des femmes dans
cette victoire.
Pour vaincre, ils bénéficient des frappes aériennes de la
coalition internationale conduite par les États-Unis. Ce combat
durera jusqu’en 2019. Sans les Kurdes et leur engagement sur
le terrain, très cher payé par plus de 11 000 morts, Daech
n’aurait sans doute pas pu être aussi massivement vaincu.
Pourtant, une nouvelle fois dans leur histoire, les Kurdes
risquent d’être utilisés comme monnaie d’échange, trahis au
nom des raisons d’États. Les États-Unis de Donald Trump se
désengagent, laissant la Turquie envahir le Rojava et
commettre les pires atrocités comme, encore à ce jour, à Afrin.
La Russie, de retour dans la région, fait du maintien de Bachar
al-Assad à la tête de la Syrie sa priorité. L’Europe et la France
affichent parfois de bonnes intentions, sans s’en donner les
moyens. Elles cèdent au chantage d’Erdogan à propos des
réfugiés, alors que celui-ci, dans sa guerre contre les Kurdes,
soutient les jihadistes jusqu’à leur fournir des armes et soigner
leurs blessés dans ses hôpitaux. L’Iran et la Turquie semblent
d’ailleurs vouloir profiter de l’affaiblissement de l’Irak et de la
Syrie pour prendre enfin leur revanche sur l’humiliation
toujours vivace de l’écroulement des empires perse et ottoman.
Cette escalade de la violence et du surarmement est une
impasse pour les pays de la région, comme pour l’Europe et le
monde.

Changer d’optique
Les Kurdes peuvent être un point d’appui pour ne plus
s’hypnotiser sur les règles de la guerre qui n’a, de toute notre
histoire contemporaine, jamais réglé les problèmes qu’elle
prétendait résoudre. La zone autonome du Kurdistan d’Irak
demeure l’une des régions les plus pacifiées du Moyen-Orient.
Elle devrait être confortée par des coopérations solidaires.
En Syrie, malgré le contexte, le Rojava parvient encore à
faire société en maintenant une expérience progressiste,
inédite, mais forcément fragile. La présence des Kurdes aux
négociations de paix sous l’égide de l’ONU se révèle
indispensable.
En Turquie, le HDP, troisième force politique, confirme
viser un pays mosaïque, démocratique, vivant en paix. Ceci,
malgré la dictature qu’Erdogan impose à toute la société et son
entêtement à mener jusqu’au bout sa « guerre totale contre les
Kurdes ». Le conflit armé turco-kurde est une impasse. Sa
résolution passe par la négociation et la reconnaissance du
PKK comme « partie prenante au conflit » et non plus comme
une « organisation terroriste ».
En Iran aussi, la reprise des négociations est indispensable.
Le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire accentue
la souffrance du peuple et permet au régime de durcir sa
politique à l’égard des démocrates et des Kurdes.
Changer d’optique, ce serait convenir que les ventes
d’armes au Moyen-Orient n’ont fait qu’aggraver les foyers de
tension et leur internationalisation et qu’il est urgent de les
stopper. Ce serait enfin s’autoriser à penser un avenir commun
en sécurité, de gestion des conflits par une diplomatie non plus
économique mais politique. Cela passerait par le respect des
actrices et des acteurs de terrain dans ce qui fait leur histoire,
leur dignité, leurs urgences, leurs intelligences à penser
autrement le développement.
Un siècle après avoir été niés, longtemps considérés comme
des fauteurs de trouble et d’instabilité, les Kurdes sont
devenus incontournables pour l’avenir d’un Moyen-Orient en
paix.

Pour en savoir plus


Bertrand BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde. Un
autre regard sur l’« ordre international », La Découverte,
Paris, 2016.
Philippe BOULANGER, Géopolitique du Kurdistan, Ellipses,
Paris, 2006.
Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos
jours, Tallandier, Paris, 2013.
Olivier GROSJEAN, La Révolution kurde. Le PKK et la
fabrique d’une utopie, La Découverte, Paris, 2017.
André HEBERT, Jusqu’à Raqqa, avec les Kurdes contre
Daesh, Les Belles Lettres, Paris, 2019.
Ahmet INSEL, La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve
démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte,
Paris, 2017.
Guillaume PERRIER, Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan.
Essai, Solin/Actes Sud, Arles, 2018.
Dorothée SCHMIDT (dir.), La Turquie en 100 questions,
Tallandier, Paris, 2017.
L’Iran, entre jeu régional
et jeu international

Thierry Coville
Chercheur à l’IRIS

Depuis 2010, la politique étrangère de l’Iran a été


mobilisée autour de deux grandes questions : son programme
nucléaire et la gestion de fortes tensions régionales.
Tout d’abord, le dossier du nucléaire iranien est resté l’axe
central, sur lequel sont organisées les relations avec le reste du
monde. Les tensions semblaient avoir atteint leur apogée en
2012 avec le refus de l’Iran de mettre fin à l’enrichissement
d’uranium, comme l’exigeait le Conseil de sécurité des
Nations unies. Une solution diplomatique fut trouvée en
juillet 2015, avec la signature de l’accord de Vienne entre
l’Iran, les 5 + 1 – les membres du Conseil de sécurité (Chine,
États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) plus l’Allemagne –
et l’Union européenne (UE). La sortie unilatérale des États-
Unis de cet accord, en mai 2018, a représenté un véritable
choc pour la diplomatie iranienne. Les dirigeants de Téhéran
défendent toujours l’accord, mais le camp des « radicaux »
prône plutôt le rapport de forces. C’est pourquoi la République
islamique d’Iran (RII) mène depuis juin 2019 une stratégie
plus agressive, comme en témoignent de nombreux
« incidents » dans le golfe Persique. En mai 2019, des
sabotages ont visé plusieurs navires au large des Émirats
arabes unis. En juin, deux navires pétroliers, japonais et
norvégien, ont été attaqués dans la mer d’Oman et l’Iran a
abattu un drone américain. En septembre, des installations
pétrolières saoudiennes ont été la cible d’attaques de missiles,
revendiquées par les Houthis (Yémen).
Parallèlement, l’Iran s’est impliqué de plus en plus dans son
environnement proche. Sa participation à la guerre civile en
Syrie, son intervention en Irak pour lutter contre l’État
islamique et enfin l’aide aux Houthis au Yémen ont renforcé la
perception d’un Iran « hégémonique ».
La crise (sans fin ?) du nucléaire
En 2016, Saïd Hajjarian, ancienne tête pensante du
mouvement réformateur en Iran, a prédit que la scène politique
serait dorénavant divisée entre ceux qui acceptent « Barjam »,
nom iranien de l’accord sur le nucléaire, et ceux qui le
refusent1. Cet accord était en fait un choix fondamental quant
aux rapports de la RII avec le reste du monde.
De 2010 à 2013, le gouvernement de Mahmoud
Ahmadinejad (président de 2005 à 2013), en refusant de céder
aux résolutions de l’ONU demandant l’arrêt de
l’enrichissement de l’uranium, tout en multipliant les
provocations par rapport aux États-Unis et à Israël, retrouvait
les accents révolutionnaires qui avaient caractérisé la politique
étrangère iranienne du début des années 1980. Durant cette
période, la RII mettait en avant son mépris des règles établies,
sa volonté d’exporter la révolution et de se positionner comme
l’ennemi absolu des États-Unis et d’Israël. Or, dès la fin des
années 1980, sous l’impulsion d’Hashémi Rafsanjani,
président de 1989 à 1997, Téhéran avait mis l’accent sur une
approche plus « constructive » visant à être réintégrée dans le
concert des nations. L’accord de juillet 2015 fut la victoire de
cette approche.
Lors de la campagne présidentielle de 2013, Hassan Rohani
avait répété que la meilleure manière de défendre l’intérêt
national était d’établir la confiance avec le monde extérieur en
diminuant les tensions. Pour les « bardjamis », la logique de
cet accord était double : 1. « l’Iran pouvait se présenter comme
un pays pouvant régler des problèmes et non pas comme le
problème2 » ; 2. cette approche constituait le moyen le plus
efficace de défendre l’intérêt national. Cet accord ne signifiait
pas que la RII mettrait fin à son programme balistique et à ses
interventions dans la région, sujets de discorde à l’époque avec
les Occidentaux, mais qu’un processus de négociation pouvait
s’ouvrir à terme sur ces sujets.
Il faut donc réaliser le traumatisme qu’a représenté pour la
scène politique intérieure iranienne la sortie des États-Unis,
alors même que Téhéran respectait l’accord – de janvier 2016
à avril 2018, dix rapports de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA) l’avaient confirmé. Dans un
premier temps, le gouvernement iranien a tenté de s’appuyer
diplomatiquement sur les Européens, espérant qu’ils
réagiraient au retour des sanctions américaines. Mais,
progressivement, l’incapacité du Vieux Continent à s’opposer
à la politique américaine a contribué à un quasi-effondrement
de l’économie.
D’après l’Organisation des pays exportateurs de pétrole
(OPEP), les exportations de l’Iran ont reculé de près de
2 millions de barils par jour (b/j) en 20173 à près de 400 000 au
début de l’été 2019. Son produit intérieur brut (PIB) a diminué
de 5,4 % en 2018 puis de 7,6 % en 2019. L’inflation a atteint
31 % en 2018 et 41 % en 2019 d’après le Fonds monétaire
international (FMI). Non seulement l’approche
« constructive » s’est révélée inefficace, mais elle a conduit
l’Iran dans un piège. Avec un choix impossible : soit rester
dans l’accord tout en assistant passivement à une poursuite de
la crise économique, soit en sortir au risque de se retrouver
complètement isolé de la communauté internationale.
Sous l’impulsion des forces politiques « radicales », la RII
choisit finalement, à partir de juin 2019, de rester dans
l’accord tout en prenant des mesures tous les deux mois pour
en sortir progressivement, et en menant des actions de
déstabilisation dans le golfe Persique. L’objectif : rester dans
l’accord tout en augmentant le « coût » de la politique
américaine. Or, cette stratégie conduit à une montée
progressive des tensions avec Washington. Après des
affrontements en Irak entre les forces américaines et les
milices proches de l’Iran, le général Qassem Soleimani,
responsable des opérations extérieures chez les Pasdaran
(Gardiens de la révolution islamique), est assassiné par les
États-Unis début janvier 2020. L’Iran choisit de riposter en
attaquant des bases militaires américaines en Irak, mais sans
faire de victimes, évitant ainsi un affrontement entre l’Iran et
les États-Unis.
On peut penser, tout en restant prudent, que les autorités
iraniennes attendent le résultat de l’élection présidentielle
américaine de novembre 2020 en espérant que le rival de
Donald Trump, Joe Biden, soit élu, car les démocrates sont a
priori favorables à un retour dans l’accord de Vienne. Il est
quasiment impossible pour les dirigeants iraniens d’accepter,
comme le demandent les autorités américaines, de renégocier
l’accord de 2015, de mettre un terme à leur programme de
missiles balistiques, de se retirer de Syrie et de cesser de
soutenir leurs alliés régionaux, le Hezbollah libanais et le
Jihad islamique palestinien. En effet, les partisans de la ligne
« dure » estiment que les États-Unis ne veulent pas négocier
avec l’Iran, mais l’« affaiblir ».
Dans tous les cas, les tensions resteront élevées entre les
deux pays, comme l’ont démontré les protestations iraniennes
face au projet des États-Unis de s’opposer à la fin de
l’embargo sur les armes contre l’Iran en octobre 2020, prévue
dans l’accord de 2015. Cette crise a aussi servi de test quant
aux relations de l’Iran avec les autres signataires de l’accord.
Pour les autorités iraniennes, la crédibilité de l’Europe a été
affectée par son incapacité à s’opposer à la stratégie
américaine de pression maximale. À l’opposé, il semble que
les relations avec la Chine et la Russie en sortent plutôt
renforcées. La Chine a dû réduire ses achats de pétrole iranien
sous la pression américaine, mais reste néanmoins le seul
véritable client de l’Iran dans ce secteur. La Russie a accru ses
exportations vers l’Iran grâce à la mise en place d’un système
de troc et figure depuis 2018 parmi les dix premiers
fournisseurs du marché iranien.
Parallèlement, Téhéran s’est retrouvée impliquée, sans
doute comme jamais, dans son environnement régional.

Le poids croissant des enjeux régionaux


Depuis les années 2010, l’Iran a en effet été confronté à
plusieurs crises régionales. Conséquence des Printemps
arabes, le soulèvement populaire en Syrie s’est transformé en
guerre civile. À partir de 2012, la RII s’est impliquée dans ce
conflit en envoyant sur le terrain des officiers des Pasdaran
pour organiser l’action des milices chiites qui ont secondé
l’armée syrienne. Le Hezbollah libanais, proche de l’Iran,
avait très vite déployé des combattants en Syrie pour sauver le
pouvoir de Bachar al-Assad.
L’Iran, pour sa part, entendait éviter que les groupes
sunnites extrémistes, opposés au gouvernement syrien, tels
l’État islamique ou le Front al-Nosra (devenu aujourd’hui
Hayat Tahrir al-Cham), fondamentalement antichiites,
prennent pied en Syrie. Il s’agissait également de soutenir le
régime syrien, seul allié arabe de l’Iran pendant la guerre Iran-
Irak et élément clé de l’« axe de résistance » contre Israël.
Puis, du fait de l’invasion de l’Irak par l’État islamique
durant l’été 2014, l’Iran a également dû y intervenir, en
envoyant des officiers des Pasdaran afin d’encadrer l’action de
milices chiites irakiennes. Depuis la mise en place d’un
gouvernement chiite après l’invasion américaine de 2003,
l’Irak représente une priorité stratégique absolue pour l’Iran,
du fait de la menace qu’avait représentée pour lui le régime de
Saddam Hussein.
Enfin, en 2015, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis
[EAU] ont envahi militairement le Yémen pour rétablir le
gouvernement officiel chassé du pouvoir dans la capitale
Sanaa par les Houthis, une organisation politique composée de
zaïdites, proche des chiites. La RII, qui avait développé des
liens politiques avec les Houthis, a apporté à ce groupe un
appui militaire difficile à évaluer. On peut penser que son
objectif ici est plutôt d’affaiblir l’Arabie saoudite, le grand
rival régional de l’Iran.
Sur le plan militaire, la stratégie de la RII a été une réussite.
Les forces gouvernementales syriennes ont repris le contrôle
d’une grande partie du pays. En Irak, l’État islamique a été
vaincu. Au Yémen, l’Arabie saoudite et les EAU semblent
piétiner : sur le plan politique, en revanche, il n’est pas sûr que
la RII y développe une présence durable. En Syrie, il reste
encore beaucoup d’obstacles avant un rétablissement total du
contrôle de l’ensemble du pays par le gouvernement de Bachar
al-Assad, comme en témoigne l’intervention militaire turque
fin février 2020 dans la région d’Idlib. Parallèlement, les
forces iraniennes subissent des bombardements réguliers
d’Israël sans que la Russie ne s’y oppose. En Irak, les
manifestations de la population contre la corruption et
l’influence grandissante de l’Iran, fin 2019, sont le signe de
résistances nationalistes à cet interventionnisme. Aux yeux des
dirigeants iraniens, ces difficultés ne remettent toutefois pas en
question un certain nombre d’évidences stratégiques :
– ces crises ont démontré que la sécurité intérieure de la RII
était indissolublement liée à la stabilité régionale. L’État
islamique est d’abord parti de Syrie, pour ensuite envahir
l’Irak et s’approcher des frontières iraniennes ;
– la montée des tensions avec les États-Unis a plutôt
renforcé en Iran l’idée que la présence dans la région était
vitale. La stratégie de défense iranienne face au risque d’un
conflit direct avec les États-Unis (et compte tenu de la
disproportion des forces) consiste à menacer de porter le
conflit dans tout le Moyen-Orient ;
– l’Iran perçoit désormais l’importance géopolitique d’un
corridor stratégique unissant l’Iran, l’Irak et la Syrie. Cet axe
donne un accès à la Méditerranée et pourrait permettre de
créer une zone d’échanges économiques ;
– l’évolution du rapport de force interne en faveur des
« radicaux » signifie que la demande de départ des troupes
américaines de la région est au cœur de la politique régionale
iranienne.
Les dirigeants iraniens sont conscients des limites de leur
stratégie de développement de leur influence régionale. Mais,
parallèlement, leurs objectifs stratégiques, et notamment la
nécessité d’être présent dans la région pour résister à la
« pression maximale » américaine, sont encore plus prégnants.
Dans ces conditions, quiconque entend réellement sortir par le
haut de la crise actuelle avec l’Iran, sur le dossier du nucléaire
ou en ce qui concerne sa politique régionale, doit
nécessairement renouer un dialogue qui prenne en compte les
aspirations de ce pays en tant que puissance émergente au
Moyen-Orient.

Pour en savoir plus


Thierry COVILLE, Iran, la révolution invisible, La
Découverte, Paris, 2013.
Bernard HOURCADE, Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une
renaissance, Armand Colin, Paris, 2016 (2e éd.).
Nicki KEDDIE et Yann RICHARD, Modern Iran. Roots and
results of revolution, Yale University Press, Londres,
2003.
Pierre RAZOUX, La Guerre Iran-Irak, 1980-1988, Perrin,
coll. « Tempus », Paris, 2017.
1. Saïd HAJJARIAN, « Barjâm et nonbardjâm : caractéristique future de la politique en Iran », Iran, 8 mars 2016
<www.magiran.com/article/3328191>.

2. Déclaration de Mohamad Khatami, ancien président (1997-2005), lors d’une interview réalisée pour un documentaire de la BCC (Iran and the West.
Nuclear Confrontation, 3e partie, BBC, février 2009).

3. L’UE, qui était un important client, a quasiment cessé d’acheter du pétrole iranien. On estime que le tiers des exportations pétrolières iraniennes
étaient destinées à l’UE en 2017 (700 000 b/j sur près de 2 millions b/j d’après l’Organisation des pays exportateurs de pétrole [OPEP]).
Irak, la fausse sortie d’un conflit

Myriam Benraad
Politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure
à l’IRELI et chercheuse associée à l’IREMAM

Alors qu’un nouveau gouvernement a vu le jour au


printemps 2020, au terme de longs mois d’une contestation
sociale véhémente, et que le pays proclamait deux ans plus tôt
sa « victoire » contre le groupe jihadiste État islamique, l’Irak
reste dans une situation des plus précaires, encore aggravée
par la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19. Plus de
quinze ans de violence, d’insécurité et de communautarisation
inlassables hantent ce berceau de la civilisation, et les
anniversaires successifs de la mise à bas du pouvoir de
Saddam Hussein ne peuvent occulter l’irrémédiable et
douloureuse descente aux enfers qu’ont endurée les Irakiens
depuis la guerre de 2003. L’état d’anarchie et les divisions
suscitées par ce bouleversement historique persistent à ce jour,
sans véritable horizon de sortie de crise.
Les élections organisées depuis 2005, source d’optimisme
pour une partie de la classe politique et de la population, n’ont
jamais répondu aux enjeux structurels auxquels le pays est
confronté. De surcroît, l’État islamique demeure très présent.
Quant aux civils, ils sont divisés et les représailles qui ont
suivi la déroute militaire des jihadistes rendent délicat le
processus de paix entre communautés. L’État central, failli et
contesté, doit faire son retour et lancer une reconstruction dont
l’absence, pour l’heure, ouvre de nouveaux espaces à la
violence. Cet État doit en l’espèce composer avec des acteurs
paramilitaires devenus puissants : milices chiites et acteurs
régionaux, au premier rang desquels l’Iran.
Refonder un État failli, restaurer
une communauté nationale
Non sans raison, de nombreux Irakiens demeurent
extrêmement sceptiques face aux accents positifs des
déclarations de leurs dirigeants depuis les opérations de
libération des territoires conquis par l’État islamique.
Beaucoup d’habitants, en particulier ceux des villes et zones
autrefois occupées, n’ont constaté aucun progrès tangible
depuis.
Parmi les enjeux présents figure la problématique
institutionnelle : l’Irak reste un État défaillant qui, au gré des
conflagrations, n’est jamais parvenu à se relever. Symptômes
de cette faillite, les cycles ininterrompus de soulèvements et de
guerres qui rongent la société et remontent loin dans le temps.
La dernière crise générée par l’État islamique est en quelque
sorte l’ultime expression de cette décomposition. Avant 2014,
l’Irak se trouvait déjà dans une situation de débâcle, à
plusieurs niveaux. La disparition territoriale du « califat » n’a
ni mis un terme à la violence jihadiste, de retour dans la
clandestinité et par la guérilla, ni défait la capacité de ces
militants et d’autres à se révolter.
Le rétablissement de l’État est par conséquent fondamental ;
sans lui, le danger d’une nouvelle déstabilisation est réel. Il
importe de comprendre, à ce titre, que la déroute des
institutions irakiennes procède d’une conjonction d’éléments
de fond et pas uniquement de divergences politiques
conjoncturelles. Le poids de la corruption et des
dysfonctionnements se ressent à la fois à l’échelle nationale et
au niveau local, où toute forme d’autorité légitime s’est parfois
évanouie. Le système judiciaire est faible, exposé aux
influences partisanes et aux menaces. Pour déchiffrer les
difficultés du pays en 2020, il ne suffit pas toutefois de se
pencher sur les facteurs immédiats de la crise ; il convient
d’observer le temps long.
On ne le rappellera jamais assez : les maux ayant conduit
l’Irak à l’effondrement ne sont pas inédits, et les leçons de
l’histoire devraient être retenues. Il est plus raisonnable, sans
doute, d’adopter une approche pragmatique et non une logique
normative : que peut concrètement l’Irak pour affronter une
réalité aussi sensible et contenir les forces centrifuges qui
l’agitent – ethniques, religieuses, socioéconomiques, tribales ?
Comment peut-il surmonter l’incertitude de conflits à venir et
rétablir un appareil d’État assez robuste pour leur résister ?
Il est trop tôt pour anticiper comment la pandémie du
coronavirus influencera les niveaux de violence, certains
équilibres déjà lourdement altérés par des années de guerre.
Ajoutons qu’au-delà de l’habituelle lecture tripartite entre
sunnites, chiites et Kurdes, chaque composante irakienne est
parcourue par ses propres tensions internes. La reconstruction
devra prendre en compte ces réalités humaines clivées,
fragmentées, et les lier à la question de l’État et de son
devenir.
Restaurer un État est indissociable des efforts de
refondation d’une communauté nationale, entendue comme
communauté de destin. Aucune victoire de long terme contre
le jihadisme et d’autres menaces n’est possible sans un effort
de rétablissement de la citoyenneté. L’insurrection irakienne
s’est en effet développée puis étendue en large part du fait des
divisions entre communautés et en raison de l’incapacité des
élites à les surmonter, sur fond de revendications sociales
restées vaines. Les conditions semblent tragiquement réunies
pour un nouveau cycle de violence, en l’absence d’une
stratégie claire de stabilisation. Il est évident que les réponses
humanitaires de court terme ne pourront se substituer à un
compromis politique entre forces adverses. Sans cette vision,
l’Irak restera instable et le recours aux armes perçu comme la
meilleure option par les acteurs radicaux. Comment
contrecarrer cette dynamique tout en reconnaissant
l’impossibilité d’un retour en arrière ?
La guerre civile irakienne fut avant tout le fruit de
l’incapacité du gouvernement à conduire une authentique
politique de réconciliation. On se souvient de l’échec cuisant
de l’ancien Premier ministre chiite, Nouri al-Maliki, qui avait
promis une concorde nationale dès 2006. Il n’existe aucune
solution exclusivement militaire aux soulèvements qui
ravagent le pays depuis 2003. Tout doit être mis en œuvre pour
permettre le retour à la confiance dans l’État – à commencer
par celle des civils et d’autres groupes, comme les tribus et
milices qui ont assuré l’effort de guerre anti-jihadiste et
réclament des contreparties. Ces acteurs, et d’autres, doivent
par tous les moyens être incités à travailler aux côtés du
gouvernement et non contre lui. Il sera essentiel pour Bagdad
de soutenir l’appareil sécuritaire et notamment l’armée,
institution nationale historique qui, malgré les crises, conserve
un grand prestige.
L’une des priorités est de prévenir, coûte que coûte,
l’éclosion de conflits entre communautés et d’en protéger les
membres. Les sunnites, par exemple, ont été exposés à de
graves actes de violence là où les milices chiites ont combattu
les jihadistes et maintenu leur présence armée. Depuis la
guerre Iran-Irak durant les années 1980, des décennies de
luttes endogènes ont polarisé la société, conduit à des
mouvements de populations au sein comme en dehors du pays,
renforcé la ségrégation sociale et modifié les réalités
démographiques. Les minorités ont été les plus touchées : on
estime à 70 % le taux de départ depuis 2003, notamment parmi
les chrétiens dans les provinces du Nord et plus récemment les
Yézidis sous le joug de l’État islamique. Beaucoup ont fui vers
les pays voisins et vers l’Europe. Alors que les chrétiens
étaient estimés à près d’un million et demi avant 2003, il n’en
resterait que quelques centaines de milliers, sans compter la
« neutralisation » pure et simple d’autres communautés (juive,
chabak, mandéenne, sabéenne).
Tandis que les sunnites restent dans l’inconnu et ne
réussissent pas à renégocier leur relation à l’État central, celui-
ci fait face à l’irrésistible ascension des milices chiites qui ont
garanti l’essentiel de la reconquête militaire contre l’État
islamique. L’avenir des Forces de la mobilisation populaire,
agrégat complexe de troupes paramilitaires, continuera de
peser sur la faculté de l’État à s’imposer à nouveau sur son
territoire en théorie souverain. Au-delà, Bagdad se heurte aux
Kurdes qui, en dépit de leur référendum désastreux sur
l’indépendance en 2017, n’ont pas dit leur dernier mot. Les
tensions entre Bagdad et Erbil se poursuivent ainsi, et la
« revanche » de l’État central dans les territoires disputés
comme Kirkouk n’est qu’une séquence parmi tant d’autres
d’un long conflit. Celle-ci vise également les formidables
ressources en hydrocarbures dont regorge le nord de l’Irak.

Quel horizon pour la population civile ?


La population irakienne est particulièrement jeune : 40 %
des habitants ont moins de 15 ans en 2020. Des milliers de
jeunes entrent sur le marché du travail chaque année, mais
beaucoup se voient réduits à l’inactivité. Leur taux de
chômage, bien supérieur à la moyenne du monde arabe,
avoisine les 30 %. Qu’ils soient éduqués ou non, ils sont
exposés au fléau du chômage, source d’une immense
frustration et d’un ralliement potentiel aux forces promettant
de le conjurer. Jihadistes et miliciens en ont fait un argument
de recrutement dans les zones rurales et tribales, où le combat
armé équivaut à une revanche sociale. Les femmes sont plus
touchées encore, souffrant des préjugés communautaires et
culturels quant à l’emploi féminin. Cette situation sanctionne
une régression dans un pays autrefois très fier de son capital
humain et des droits politiques et civiques que les femmes y
avaient acquis.
Autre groupe frappé de plein fouet par les crises à répétition
et la précarité : les déplacés internes, dont on estime le nombre
à plus d’un million, soit 3,5 % de la population totale. Depuis
2003, ils se concentrent dans cinq gouvernorats
essentiellement : Bagdad, Diyala, Kirkouk, Salahaddin et
Ninive, où la présence de l’État islamique a aggravé la
situation. Plusieurs milliers de Mossouliotes ont dû trouver
refuge dans des camps autour de leur ville, exposés à des
conditions particulièrement rudes. Dans bien des cas, ces
déplacés demeurent privés de tout revenu et de toute
possibilité d’un quelconque retour à l’emploi, sans compter un
accès quasi inexistant aux services de l’État. Un autre
phénomène illustrant les effets néfastes de ces migrations est
l’accélération – très destructrice – de l’urbanisation qui vide
les campagnes de leurs habitants et accentue leur vulnérabilité
aux violences. Certes, l’exode rural remonte aux années 1960,
lorsque l’Irak restait une société largement traditionnelle. Mais
le manque d’eau, de terres arables et les guerres en série l’ont
accentué.
Ces dernières années, de nombreuses migrations ont
également été provoquées par les affrontements
intercommunautaires. La composition sociologique des
quartiers de Bagdad a ainsi profondément muté. Ces
transformations, peu évoquées, n’ont pas simplement modifié
les valeurs et les attentes d’une partie de la population ; elles
ont façonné de nouvelles lignes de démarcation avec une
incidence très claire sur les schémas de la conflictualité.
Dépourvus d’emploi et d’un statut social leur permettant, en
guise d’exemple, de se marier, de nombreux hommes ont
rejoint les rangs de l’insurrection ; les trafics et réseaux
criminels sont devenus leur principale source de survie puis
d’ascension sociale dans bien des cas. L’État est-il en mesure
de démobiliser ces milliers de jeunes encore enrôlés dans les
groupes jihadistes et les milices ? De fait, ces acteurs non
étatiques ont su répondre à leurs besoins, à ceux de leurs
proches, leur ont permis de s’arroger certains privilèges que le
pouvoir en place ne leur aurait jamais offerts.

Résilience, gouvernabilité
Au-delà de ces circonstances changeantes, l’Irak est-il
encore gouvernable ? La violence reste omniprésente et le
jihadisme très ancré. Les revers militaires et humains essuyés
par l’État islamique n’ont que partiellement remis en cause son
implantation. Cette rémanence a permis au groupe de
convaincre à nouveau une partie des sunnites du bien-fondé de
son entreprise, notamment une jeunesse laissée pour compte et
encore séduite par son discours idéologique.
Depuis 2017, la situation n’a donc guère évolué. Une
pléiade de facteurs peut être mise en avant, à commencer par
l’atomisation de la communauté arabe sunnite elle-même et la
crise de leadership en son sein, laquelle éclaire en large part
pourquoi certains continuent de voir dans la sécession jihadiste
une option préférable au vide. À défaut d’autre projet
politique, l’utopie unificatrice de l’État islamique résonne
encore chez ceux qui manquent cruellement de repères.
Beaucoup reconnaissent cette assise générationnelle
profonde et le fait que l’État islamique s’est bâti sur la
pauvreté, le chômage et le manque d’éducation. Cette
génération est l’enfant d’une longue désocialisation entamée
durant la décennie d’embargo et prolongée sous l’occupation,
qui a achevé de banaliser la violence. La survivance jihadiste,
y compris dans les zones officiellement reprises à l’État
islamique, permet à ses partisans de poursuivre leur guerre
civile. Les années d’exercice du pouvoir à Mossoul ont
exacerbé les dissensions et la radicalisation des jihadistes a eu
pour corollaire celle, réactive, des militaires et paramilitaires
mobilisés contre eux. Des milices se sont rendues coupables
d’exactions contre les sunnites, quoique cet engrenage soit
plus ancien. Pour autant, cette période a vu une hausse
vertigineuse des faits d’armes et des atrocités.
D’une part, la bataille de Mossoul (2016-2017) et celles qui
ont suivi n’ont pas abouti à un règlement des questions qui, à
l’origine, avaient radicalisé une partie des populations locales.
D’autre part, il n’y a jamais eu, en amont du combat
antijihadiste, de plan négocié concernant l’après-Daech. Les
succès revendiqués par l’État ont même paradoxalement
conféré de nouvelles opportunités aux jihadistes. De fait, en
l’absence de stabilisation des provinces sunnites, un
environnement permissif a favorisé la poursuite de la
résistance armée et l’État islamique s’est redéployé dans
nombre de régions dont il n’avait en réalité jamais disparu, y
compris dans la capitale. Des représentants de tribus ayant
prêté allégeance au mouvement ont aussi facilité son retour, là
où il avait conservé de forts réseaux de sympathies.
Nombreuses sont les zones d’ombre qui entourent le devenir
de l’Irak au gré de sa lente et rude avancée vers la
reconstruction. Les élections nationales de 2018 n’auront
guère été un remède ; au contraire, l’année suivante a vu une
explosion de colère sociale dans tout le pays et les pressions
suscitées par la Covid-19 sont désormais inquiétantes. Seule
une coopération entre acteurs locaux pourra venir à bout de
cette impasse. C’est d’elle que dépendent la stabilisation des
territoires et la reconstruction. À cet impératif s’ajoute le défi
des réformes. Au plan social, en effet, les séquelles laissées
par la dernière crise ont été très lourdes pour une population
déjà fragilisée.

Pour en savoir plus


Myriam BENRAAD, Irak, la revanche de l’histoire. De
l’occupation étrangère à l’État islamique, Vendémiaire,
Paris, 2015.
Fanar HADDAD, Sectarianism in Iraq. Antagonistic Visions of
Unity, Presses universitaires d’Oxford, Londres, 2011.
Eric HERRING et Glen RANGWALA, Iraq in Fragments. The
Occupation and Its Legacy, Presses universitaires de
Cornell, Ithaca, 2006.
Pierre-Jean LUIZARD, Comment est né l’Irak moderne, CNRS
Éditions, Paris, 2009.
L’intrication des acteurs locaux,
régionaux et internationaux au Yémen

Laurent Bonnefoy
Chercheur CNRS au Centre français d’archéologie
et de sciences sociales (CEFAS)

Le conflit qui déchire le Yémen depuis mars 2015 mérite


indéniablement un effort de qualification particulier. En effet,
les niveaux de compréhension et d’intervention locaux,
régionaux et mondiaux s’y entremêlent et le rendent
inextricable. L’embarras à décrire cette guerre explique sans
doute pour partie la faiblesse de sa couverture médiatique,
mais aussi le peu de cas qu’en font les décideurs des grandes
puissances qui ont, manifestement, accepté de la voir pourrir
sur pied.
L’implication indirecte des puissances occidentales à travers
les contrats d’armements passés avec les pays de la coalition
menée par l’Arabie saoudite a parfois constitué un levier de
compréhension et de mobilisation. Depuis le déclenchement
des hostilités, certains journalistes européens ou américains ou
des organisations non gouvernementales comme l’Action des
chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) ont souligné la
responsabilité, par exemple française, dans le conflit. Ils ont
diffusé des documents classifiés ou décrit l’utilisation d’armes
occidentales sur le terrain, en insistant sur le fait que celles-ci
servent à de probables crimes de guerre. Des initiatives au
Royaume-Uni, en Allemagne ou aux États-Unis notamment
ont porté sur le plan juridique la nécessité d’interrompre les
livraisons d’armes aux belligérants, en particulier à l’Arabie
saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU). En
septembre 2018, une tribune de Mohamad Bazi, expert
rattaché à la New York University, prétendait ainsi que « les
États-Unis pourraient mettre fin à la guerre au Yémen s’ils le
souhaitaient1 ».
Livraisons d’armes et rapports de forces
régionaux
De fait, la fourniture aux belligérants de matériel militaire
constitue un mode d’intervention réel, qui vient violer des
engagements internationaux sur le commerce des armes.
Depuis le déclenchement de la guerre, les livraisons françaises
d’armement ont presque doublé, avoisinant 1,5 milliard
d’euros en 2019, en dépit de la convention de 2013 qui
encadre strictement le transfert d’équipement susceptible de
servir contre des civils. Les contrats entre le royaume saoudien
et les États-Unis ont connu une trajectoire croissante plus
marquée encore, pour atteindre 45 milliards d’euros par an en
moyenne.
Si certaines démarches juridiques ou judiciaires en 2018 et
2019 sont allées loin, emportant des majorités au sein de
parlements ou l’assentiment d’un juge administratif, elles ont
généralement été interrompues ou limitées par les pouvoirs
exécutifs, comme ce fut le cas aux États-Unis avec Donald
Trump. En avril 2019, celui-ci a mis son veto à une résolution
du Sénat, pourtant soutenue par de nombreux élus
républicains, qui visait à encadrer les ventes d’armes vers
l’Arabie saoudite2. Si l’enjeu moral et démocratique est
évident, s’il demeure entendu que les flux d’armements
contribuent à aggraver la violence du conflit par des
bombardements répétés, force est de reconnaître que cette
grille de lecture globale néglige bien des ressorts.
Parallèlement, par souci d’intelligibilité, on appréhende
souvent la guerre au Yémen comme un conflit par procuration
entre l’Arabie saoudite et l’Iran. La surdétermination de la
dimension régionale constitue ainsi un second filtre à nuancer.
Elle conforte la « communauté internationale » et bien des
acteurs yéménites qui peuvent laisser l’Arabie saoudite en
particulier trouver une issue au bourbier dans lequel elle est
enlisée. De fait, l’intervention de la coalition au Yémen en
mars 2015 résulte d’une décision unilatérale des dirigeants
saoudiens, en particulier du jeune ministre de la Défense
d’alors, Mohammed Ben Salman, devenu depuis prince
héritier.
L’engagement militaire au Yémen pour rétablir le pouvoir
du président dit légitime, Abderabouh Mansour Hadi, face à
l’ingérence iranienne menée via la rébellion houthiste, avait
pour fonction initiale de légitimer la puissance du nouveau
leadership. Face à un investissement iranien
vraisemblablement modeste en termes financiers pour
conseiller, armer et assister les houthistes, la logique
saoudienne a été extrêmement coûteuse. Les dépenses
militaires du royaume depuis 2015 sont ainsi évaluées par le
Stockholm International Peace Research Institute à 27 % du
budget de l’État et à 10 % du produit intérieur brut (PIB). Ces
chiffres font de l’Arabie saoudite l’un des États les plus
militarisés au monde. Pour redorer son image et gagner des
soutiens au sein de la société yéménite, elle s’est également
engagée sur le plan humanitaire via le Saudi Development and
Reconstruction Program for Yemen, revendiquant fin 2019 un
engagement de 14 milliards de dollars depuis le
déclenchement des hostilités. En juin 2020, Riyad organisa
une conférence virtuelle des donateurs. Dans le contexte de la
pandémie de la Covid-19, elle ne permit de lever qu’un peu
plus de 60 % des 2,4 milliards de dollars attendus par
l’Organisation des Nations unies pour ses programmes
humanitaires au Yémen.
Plus implicite que la logique de concurrence saoudo-
iranienne, la tension interne à la coalition anti-houthiste ajoute
de la complexité. Au fil de la guerre, il est devenu manifeste
que les objectifs des dirigeants saoudiens et de ceux des EAU
ne concordent pas pleinement. Alors que les premiers ont
formellement maintenu leur confiance au gouvernement
reconnu par la communauté internationale, en dépit de la
faiblesse de son soutien populaire, les seconds ont développé
des relations approfondies avec le mouvement sudiste qui
plaide pour la sécession du Yémen et a pris le contrôle effectif
d’Aden, seconde ville du pays et capitale temporaire. Symbole
de cette proximité avec Abou Dhabi, le dirigeant de ce
mouvement, Aydarous al-Zubaydi, s’exprime volontiers
depuis un pupitre cerné du drapeau sudiste de l’ex-Yémen du
Sud et du drapeau émirati.
La ligne de fracture entre les deux principaux membres de
la coalition concerne ainsi la forme de l’État et l’étendue de sa
fragmentation. Elle se double également d’une approche très
différente du rôle du parti al-Islah, branche locale des Frères
musulmans, que les Émirats abhorrent (allant jusqu’à soutenir
l’élimination physique de certains de leurs cadres à Aden)
quand les Saoudiens en ont fait un relais, certes ambivalent, de
leur présence au Yémen. Via le vice-président Ali Muhsin,
proche d’al-Islah, les Saoudiens semblent avoir accepté de
composer avec cette frange islamiste. Les tensions entre
Saoudiens et Émiratis signalent bien une lecture différente de
l’avenir de la région et de leur rôle respectif, au Yémen et au-
delà. Toutefois, ces divergences n’ont jamais conduit à la
rupture. Elles ont été rattrapées par les mises en scène
d’entente entre les deux décideurs, Mohammed Ben Salman et
son homologue Mohammed Ben Zayed, régent émirati.
Les analyses du conflit yéménite centrées sur les enjeux
internationaux et régionaux sont légitimes car fonctionnelles –
elles permettent d’éclairer nombre d’enjeux ou, par exemple,
de mobiliser pour la paix, y compris les sociétés civiles dans
les pays occidentaux. Elles soulignent les intrications entre les
différents niveaux et échelles, et les limites des logiques
nationales pour valoriser l’importance des flux transnationaux
et du principe de sécurité humaine : l’effondrement du Yémen
ne se produit pas à huis clos. Néanmoins, la mise en lumière
des dimensions régionales ou racines internationales de la
guerre n’en épuise pas la compréhension et se révèle même
parfois contre-productive, occultant la profondeur des
polarisations yéménites.

La confrontation des acteurs locaux demeure


centrale
C’est en effet pour l’essentiel autour des acteurs locaux que
se cristallise le conflit. Si ceux-ci entretiennent des relations de
clientèle avec des puissances régionales, ils demeurent ancrés
dans des logiques territoriales et s’inscrivent dans une histoire
politique particulière.
Le mouvement houthiste, qui revendique le renouveau de
l’identité zaïdite, branche spécifiquement yéménite du
chiisme, l’illustre bien. Au fil de la décennie 2000, son
émergence, autour de Hussein al-Houthi puis de son demi-
frère Abdulmalik, ne peut être déconnectée de la
transformation des équilibres religieux depuis les années 1960
dans les hautes terres, autrefois dominées par le zaïdisme.
D’une réaction marginale, le mouvement est devenu central du
fait de sa répression lors de la guerre menée de 2004 à 2010
par le pouvoir d’Ali Abdallah Saleh. La tentative de
modification des équilibres tribaux par ce dernier et l’armée a
directement contribué à l’ancrage territorial des houthistes,
érigés en défenseurs d’une certaine tradition.
Cette mécanique, profondément locale, étudiée par les
anthropologues Marieke Brandt et Luca Nevola3, a marginalisé
les soutiens les plus résolus du pouvoir central, y compris au
sein de la puissante confédération tribale Hashed. Cette assise
a joué un rôle majeur dans la montée en puissance des
houthistes, jusqu’à permettre leur prise de pouvoir par les
armes en septembre 2014. Depuis, leur gestion autoritaire du
fait tribal et des enjeux sécuritaires, alliée à un réflexe
nationaliste lié à l’offensive saoudienne, explique la faiblesse
de l’opposition dans les zones qu’ils contrôlent. La guerre ne
les a pas affaiblis ; une puissance qui n’a que peu à voir avec
le soutien iranien dont ils bénéficient.

La Covid-19 au Yémen

Face à la pandémie de Covid-19, le Yémen a rapidement


été désigné comme un maillon faible par les organisations
sanitaires internationales. La guerre a en effet rendu ses
infrastructures hospitalières exsangues et la population
est déjà fortement ébranlée par la crise humanitaire.
L’isolement du pays, la coalition arabe contrôlant les
entrées et sorties du territoire, et la fermeture de
l’aéroport de Sanaa ont certes pu retarder l’arrivée du
virus. Le premier cas a officiellement été annoncé le
10 avril 2020, le deuxième, trois semaines plus tard. Les
chiffres se sont ensuite emballés sans qu’aucune
statistique crédible ne puisse être diffusée. L’ampleur de
la catastrophe s’est alors matérialisée à travers les
nécrologies publiées sur les réseaux sociaux et les photos
volées de tombes fraîchement creusées.
Avant même l’apparition concrète de la pandémie, les
institutions politiques concurrentes ont veillé à sembler
prêtes à y faire face, usant de divers artifices. Le 12 avril
2020, l’Arabie saoudite a saisi l’opportunité de la crise
sanitaire pour se montrer magnanime et annoncer un
cessez-le-feu unilatéral, implicitement refusé par les
houthistes, en position de force sur le terrain. En interne,
la gestion de la Covid-19 a émergé comme mode de
légitimation pour des acteurs en conflit, se battant pour
incarner l’État yéménite et capter ses ressources
financières et symboliques. Cela exigeait de faire
semblant de décompter les malades, de mettre en scène la
désinfection de rues, d’imposer une quarantaine aux
quelques arrivants et de faire des campagnes de
sensibilisation à la distanciation physique.
Plus spécifiquement, cela a conduit, dès la mi-
mars 2020, à prendre des mesures contre le qat, ce
narcotique mâché quotidiennement et accusé de favoriser
la circulation du virus. La fermeture des marchés ou
l’interdiction de l’entrée de ce produit dans divers
gouvernorats sont restées des vœux pieux, illustrant in
fine l’incapacité des puissances publiques. Le qat est
devenu le symbole de l’incurie de l’ensemble des acteurs
qui prétendent parler au nom de l’État : houthistes à
Sanaa, sudistes à Aden et « gouvernement reconnu par la
communauté internationale » dans son réduit
déterritorialisé.
Cacher la faillite des institutions et « faire comme si »
ne peut durer qu’un temps. L’ampleur de la pandémie est
venue justifier les discours alarmistes des acteurs
humanitaires. Pourtant, pour bien des Yéménites, cette
pandémie n’était qu’une catastrophe de plus, qui vient
même justifier une coupe dans l’aide humanitaire,
éloignant encore les perspectives de pacification.
Face aux houthistes, le pouvoir emmené par Abderabouh
Mansour Hadi, que la communauté internationale entend
restaurer, se voit lui aussi (bien qu’avec moins de succès)
englué dans des logiques locales. Si le président, réfugié à
Riyad, est originaire du sud du Yémen, sa capacité de
mobilisation a, de fait, été sapée par celle du mouvement
sudiste dans cette zone. Sa rupture avec les populations du Sud
s’inscrit dans l’histoire politique depuis les années 1980 et
l’échec de l’unification de 1990, quand il semblait avoir pris le
parti des élites de Sanaa contre celles d’Aden.
De son côté, le mouvement sudiste n’est pas unifié. Des
logiques locales le fragmentent. Cette diversité et les rivalités
qu’elle génère semblent moins s’appuyer sur des divergences
idéologiques (par exemple, entre islamistes et mouvements
laïcs) qu’être le fruit d’une histoire politique marquée par la
violence. Entre Aden et Abyan, entre Shabwa et le
Hadramaout, les divisions s’incarnent dans des stratégies
différentes, y compris pour ce qui concerne les relations avec
les puissances régionales et les acteurs traditionnels, religieux
ou tribaux. La polarisation sudiste rend elle-même illusoire le
projet d’une sécession qui conduirait à la reconstitution du
Yémen du Sud, disparu en 1990.
Enfin, le camp anti-houthiste se fracture autour du rôle de
l’ancien régime d’Ali Abdallah Saleh, démis en février 2012
suite au Printemps yéménite. L’appréciation de cet épisode
révolutionnaire, perçu comme bénéfique ou destructeur,
constitue une ligne de fracture significative. Fin 2017, la
rupture de l’alliance, il est vrai assez étonnante, nouée en 2014
entre Ali Abdallah Saleh et les houthistes a mené à l’assassinat
du premier par les seconds, alors qu’il venait de prononcer son
alignement sur les positions saoudiennes. Depuis,
l’engagement militaire des partisans de Saleh, notamment de
son neveu Tariq Mohammed, contre les houthistes n’a pas eu
l’effet attendu. Le Congrès populaire général, parti fondé par
Saleh et qui continue de défendre son héritage tout en étant
celui de son successeur Hadi, n’en finit pas de se reconfigurer,
cherchant à émerger en tant que recours capable de réactiver
les équilibres du passé.
La pleine complexité du conflit yéménite ne peut être
rendue intelligible qu’en acceptant d’entremêler les niveaux.
Après plus de cinq ans de combats, l’intrication des acteurs
impose des solutions qui ne peuvent se satisfaire d’une
intervention univoque et centrée sur une seule échelle. C’est
dans l’enchevêtrement des modes de négociations, c’est-à-dire
dans une juste prise en compte de la nature interdépendante de
chaque acteur que se trouvent sans doute les leviers de
construction de la paix.

Pour en savoir plus


Laurent BONNEFOY, Yémen. De l’Arabie Heureuse à la
guerre, Fayard, Paris, 2017.
Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of
the Houthi Conflict, Hurst, Londres, 2017.
Stephen DAY et Noel BREHONY (dir.), Global, Regional, and
Local Dynamics in the Yemen Crisis, Palgrave
Macmillan, New York, 2020.
Helen LACKNER, Yemen in Crisis. Autocracy, neo-liberalism
and the disintegration of a state, Saqi, Londres, 2017.
Franck MERMIER (dir.), Yémen. Écrire la guerre, Garnier,
Paris, 2018.
1. <www.theatlantic.com/international/archive/2018/09/iran-yemen-saudi-arabia/571465>

2. <www.nytimes.com/2020/05/16/us/arms-deals-raytheon-yemen.html>

3. Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Hurst, Londres, 2017 ; Luca NEVOLA, « Houthis in the
Making : Nostalgia, Populism, and the Politicization of Hashemite Descent », Arabian Humanities, no 13, 2020.
L’islam en France, au prisme des conflits
du Proche-Orient

Franck Fregosi
Politologue, chargé de recherche au CNRS à l’université
Robert-Schuman de Strasbourg, responsable scientifique
de l’Observatoire du religieux

En France, l’islam se trouve régulièrement au centre de


controverses publiques qui pointent la prétendue urgence qu’il
y aurait à délester cette religion de certaines de ses expressions
visibles comme le voile, le ramadan ou le rapport au halal, en
passant par l’accusation d’alimenter le sécessionnisme
communautariste.
Les musulmans et certaines de leurs organisations en France
sont également suspectés de vouloir importer les conflits du
Proche-Orient comme le conflit israélo-palestinien.
Les derniers attentats qui ont frappé la France ont aussi
impacté brutalement le quotidien des musulmans,
symboliquement en alimentant la polémique sur la propension
de l’islam à servir de justification religieuse à la violence
terroriste, et en pratique en enjoignant les responsables
religieux à prendre part à la lutte contre la radicalisation dans
laquelle s’engagent certains jeunes coreligionnaires, en Syrie
comme en France.

Du soutien à la cause palestinienne…


Parmi un ensemble de causes, hier la Bosnie, de nos jours le
sort des populations civiles de Syrie, en passant par les
Rohingas de Birmanie, la cause palestinienne conserve une
indéniable aura chez les musulmans de France, par-delà les
origines, les sensibilités et les générations. Elle est
principalement relayée par des organisations issues de l’islam
politique telles que Musulmans de France (ex-Union des
organisations islamiques de France [UOIF]), par des collectifs
de jeunes musulmans (Union des jeunes musulmans, Jeunes
Musulmans de France, Collectif des musulmans de
France, etc.) et par d’autres mouvements comme le Parti des
Indigènes de la République.
Lors du rassemblement annuel dit des musulmans de France
au Bourget, plusieurs stands lui sont consacrés et mis
gratuitement à la disposition des associations ; une
reproduction du Dôme du Rocher trône même dans le hall
d’expositions. À cette occasion, les résolutions adoptées
mentionnent souvent le sort injuste réservé aux populations
palestiniennes (bouclage de Gaza et des Territoires, situation
humanitaire, interventions militaires, etc.), tout comme sont
dénoncées les exécutions ciblées de responsables palestiniens
par l’État hébreu. L’organisation Musulmans de France se
refuse toutefois officiellement, par pragmatisme, à cautionner
toute volonté vengeresse qui prendrait la France comme
théâtre d’action.
Ainsi, lors de l’assassinat du cheikh Yassine, chef spirituel
du Hamas en 2003, elle adressait ses condoléances à l’Autorité
palestinienne, tout en invitant les jeunes musulmans de France
« au respect et à la préservation de la paix et de la cohésion
nationale dans notre pays ». En avril 2012, quelques mois
après la tuerie de Toulouse, quatre prédicateurs invités par
l’UOIF seront néanmoins interdits de territoire par les
pouvoirs publics, dont l’ancien mufti d’Al-Aqsa de Jérusalem.
Le cheikh Youssef al-Qaradhawi, également invité, renonça à
venir, à la suite de pressions des autorités sur le Qatar. On leur
reprochait, pêle-mêle, de soutenir l’engagement des civils dans
la lutte contre Israël, des propos virulents envers les juifs et
une vision ultra-conservatrice des rapports femmes-hommes
dans l’islam.
Le soutien à la cause palestinienne est directement indexé
aux événements opposant Israël aux Palestiniens (première
Intifada [1987-1993], deuxième Intifada [2004-2006], blocus
de Gaza en 2009, guerre de Gaza en 2014, etc.), et impacté
localement, par des événements connexes (organisation de
galas de soutien à Tsahal par des institutions communautaires,
univocité des déclarations d’hommes politiques en faveur
d’Israël, etc.). Il se décline selon divers répertoires de l’action
collective : collecte de fonds, aide médicale, organisation de
conférences, prières spécifiques, plus occasionnellement
manifestations de rue, où flotte le drapeau palestinien, aux
côtés des drapeaux d’États musulmans (Algérie, Syrie,
Pakistan, etc.).
Celles-ci sont d’ailleurs rarement organisées par des
mosquées, mais plutôt par des collectifs associatifs laïques
(gauche radicale, Parti communiste, écologistes, Union juive
française pour la paix, Association France Palestine Solidarité,
Ligue des droits de l’homme, etc.), auxquels s’agrègent des
associations de banlieues, la mouvance indigéniste et des
collectifs de musulmans. Des drapeaux palestiniens, aux côtés
des drapeaux rom et kurde du Rojava ont également fait leur
apparition dans des cortèges de Gilets jaunes.
Par contraste, les autres fédérations musulmanes de France
(IMMP, UMF, Rassemblement des musulmans de France
[RMF], etc.), soucieuses de ne pas fragiliser leur partenariat
avec les pouvoirs publics, tiennent la cause palestinienne à
distance, au profit d’enjeux plus cultuels, alors que, pour une
importante fraction des jeunes générations, elle demeure la
cause de référence. Dans leur imaginaire, la cause
palestinienne est une cause miroir. Elle reflète un rapport de
force (dominants/dominés, colons/indigènes, Occident/tiers
monde, etc.) dont les musulmans de l’Hexagone s’estiment, à
une moindre échelle, également les victimes (racisme,
islamophobie, discrimination, etc.). Le soutien à la cause
palestinienne est aussi l’expression du soutien à une résistance
qui persiste malgré l’asymétrie des moyens militaires déployés
à son encontre.
C’est surtout via des organisations non gouvernementales
(ONG) humanitaires islamiques, comme le Comité de
bienfaisance et de secours aux Palestiniens (1990), Secours
islamique France (2006), ou Muslim Hands France (2007),
que la cause palestinienne survit dans le quotidien des
musulmans de France sous la forme d’un jihad humanitaire, où
la grammaire religieuse se combine avec les standards de
l’humanitaire séculier.

… aux accusations d’antisémitisme


Officiellement, les relations entre les organisations
représentatives des communautés juives (Consistoire central et
Conseil représentatif des institutions juives de France [CRIF])
et musulmane (Conseil français du culte musulman [CFCM])
en France sont plutôt apaisées, comme l’atteste l’invitation de
membres du CFCM et de la Grande Mosquée de Paris au dîner
annuel du CRIF (et en retour à la rupture du jeûne [iftar] du
CFCM), et, localement, les relations durables nouées entre
responsables religieux et laïcs des deux communautés.
Ces relations peuvent néanmoins se tendre au gré des
interventions militaires israéliennes à Gaza, du bouclage de la
Cisjordanie, des dérapages en marge de manifestations de
solidarité avec la Palestine (cris de « morts aux juifs », saccage
de magasins juifs à Sarcelles en juillet 2014, etc.), comme des
déclarations de responsables du CRIF qui établissent un lien
mécanique entre ces actes et l’islamité présumée de leurs
auteurs. L’assassinat de personnes de confession juive par des
individus identifiés comme musulmans a semblé conforter la
thèse selon laquelle la France connaîtrait un nouveau moment
antisémite, dominé par la rencontre entre un antisionisme
d’extrême gauche et l’islam politique. Peu importe que ces
crimes odieux renvoient à des situations différentes, mobile
crapuleux (Ilan Halimi en janvier 2006, Mireille Knoll en
mars 2018), délire otoxyque (affaire Sarah Halimi en
avril 2012), ou clairement idéologique, avec la tuerie de
mars 2012 dans une école juive de Toulouse. Pour nombre de
commentateurs, il existe un continuum entre leurs auteurs,
réduits à leur identité confessionnelle, et leurs victimes juives.
En dépit de la dénonciation systématique de ces faits par
l’ensemble des responsables musulmans, ils servent de toile de
fond au récit du remplacement du vieil antisémitisme racial de
l’extrême droite par un nouvel antisémitisme d’essence
musulmane sous couvert d’antisionisme. L’islamo-gauchisme
présumé des uns ferait ainsi cause commune avec l’islamo-
fascisme antisémite des autres. La simple critique de la
politique de colonisation israélienne, comme la détestation de
l’État d’Israël, se confondrait avec le rejet obsessionnel des
juifs perçus comme une communauté privilégiée, agissant au
nom d’un État lointain, avec pour ciment ultime un
antisémitisme musulman trouvant sa source dans les versets
bellicistes du Coran relatifs aux tribus juives opposées au
Prophète.
Ce processus de dénonciation s’est traduit médiatiquement
par la publication dans Le Parisien, en avril 2018, d’une
tribune de 250 personnalités (artistes, intellectuels, anciens
ministres, un ancien président de la République, religieux juifs
et chrétiens…) demandant « que les versets du Coran appelant
au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des
incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités
théologiques, […] afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer
sur un texte sacré pour commettre un crime. Nous attendons de
l’islam de France qu’il ouvre la voie. Nous demandons que la
lutte contre cette faillite démocratique qu’est l’antisémitisme
devienne cause nationale avant qu’il ne soit trop tard. Avant
que la France ne soit plus la France ».
Au sein même de l’islam de France, quelques voix
dissidentes se sont fait entendre, à l’instar de Hassen
Chalghoumi. Cet imam controversé se fait l’avocat zélé du
rapprochement entre responsables musulmans et juifs, sur fond
de refus d’importer le conflit israélo-palestinien et de défense
de la mémoire de la Shoah. S’il n’est pas le premier
responsable musulman à prôner l’amitié judéo-musulmane et à
dénoncer l’antisémitisme, il se singularise par sa propension à
reprendre à son compte la vulgate, promue par le CRIF,
assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme. Il se distingue
également par la fréquence de ses voyages officiels en Israël,
et ses relations décomplexées avec l’ambassade israélienne
dans l’enceinte de laquelle il s’est laissé filmer en train de
prier.
À l’exception de quelques groupuscules ultra-minoritaires
comme le Collectif cheikh Yassine, qui se réclame du Hamas,
ou le Parti antisioniste de France, d’obédience chiite, qui
lorgne vers l’Iran, les responsables musulmans prennent soin
de tenir à distance le conflit israélien de leur quotidien, sans
pour autant taire leur solidarité avec les populations
palestiniennes, et leur attachement à la création d’un État
palestinien. Malgré cela, l’intensification de la violence sur
place, et les réappropriations dont elle fait l’objet du côté de
jeunes de banlieue qui établissent un parallèle entre leur vécu
de discrimination et de stigmatisation et le sort des
Palestiniens, comme du côté de responsables communautaires
juifs et de responsables publics qui affichent un soutien sans
réserve à la politique d’Israël, n’en finissent pas d’inscrire ce
conflit à l’agenda de l’islam de France.
La tentative du CRIF, à partir d’un discours d’Emmanuel
Macron, d’imposer une loi criminalisant l’antisionisme, a
échoué. Mais sa campagne persistante visant à assimiler
antisionisme et antisémitisme risque de ne pas apaiser les
esprits. D’autant que d’autres conflits du Proche-Orient sont
venus bousculer le quotidien des musulmans français, à
l’instar du drame vécu par les populations syriennes. La
solidarité des musulmans de France transite là encore
principalement par des organisations humanitaires islamiques,
qui organisent la récolte de fonds et des programmes d’aide
médicale, à l’instar de Barakacity (2010) ou de Syria Charity
(2011-2015), sans parler de l’aide apportée localement à des
réfugiés par des communautés musulmanes.

De la lutte contre le jihadisme à la refonte


de la gouvernance de l’islam
L’autre point d’entrée des conflits du Proche-Orient dans
l’islam de France est lié à l’enrôlement de jeunes musulmans
français dans les rangs de groupes jihadistes et aux attentats
qui ont frappé l’Hexagone.
En 2012 (Montauban et Toulouse), puis, après celui contre
Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher en janvier 2015, eurent lieu
les fusillades du Bataclan et des terrasses parisiennes en
novembre 2015, auxquels devaient succéder le drame de la
promenade des Anglais en juillet 2016 puis l’assassinat du
père Hamel. À chaque fois, les individus impliqués se
réclamaient de l’islam, d’Al-Qaida et surtout de Daech. Ces
attentats résonnent avec la situation chaotique du Proche-
Orient, dans laquelle sont quotidiennement plongées les
populations civiles de Syrie et d’Irak.
Ces ricochets sanglants de conflits régionaux ont
directement impacté le quotidien des musulmans français.
Certains analystes prétendent même que tel était le but des
idéologues du jihad guerrier : faire perpétrer des attentats en
Europe par des individus issus des communautés musulmanes
locales inciterait à la mise sur pied de politiques stigmatisant
les minorités musulmanes, ce qui conforterait leur sentiment
d’être rejetées en raison de leur religion. Cela renforcerait la
représentation d’un Occident honni, accusé de persécuter ses
propres musulmans, comme il pourchasse les combattants du
jihad ailleurs.
Enfin, n’oublions pas que des musulmans figurent parmi les
victimes de ces attentats ! Malgré cela, les musulmans de
France sont considérés schématiquement comme des témoins à
charge, car de la même religion que les terroristes et parce que
certains jeunes musulmans se sont laissé séduire par les appels
au jihad en Syrie. Les musulmans français sont ainsi perçus,
de façon paradoxale, comme la source principale des maux
dont souffre notre société (terrorisme, insécurité,
communautarisme, etc.) et la solution à cette crise. Leurs
responsables sont non seulement invités à réviser leur
compréhension de l’islam, mais également à prendre part à la
lutte contre le terrorisme en contrecarrant religieusement
l’appel au jihad. Habituellement sommés de se rendre
invisibles au nom de l’assimilation républicaine, les voilà
invités à dénoncer au nom de leur supposée communauté les
exactions commises par des coreligionnaires. Notons enfin que
le dernier rapport de la Commission nationale consultative des
droits de l’homme (CNCDH) relève, en 2019, une
augmentation des actes de violence islamophobes (+ 54 %)
plus sensible que celle des actes antisémites (+ 27 %).
Il est difficile d’ignorer l’incidence de ces faits dramatiques
sur le gouvernement de l’islam en France. Plusieurs rapports
d’enquêtes parlementaires (avril 2015, juin 2015, juillet 2016)
ont établi un lien entre la gouvernance de l’islam en France,
jugée défaillante, et la radicalisation de certains jeunes
musulmans, issus de familles de culture musulmane ou
convertis. Faut-il y voir une coïncidence, ou un lien de
causalité ? Toujours est-il que les attentats de 2015 seront
suivis par l’initiative de Bernard Cazeneuve de créer l’instance
de dialogue avec l’islam de France ! Pour le ministre de
l’Intérieur, il s’agissait de donner au partenariat entre les
pouvoirs publics et les organisations musulmanes ayant abouti
au CFCM une assise plus large en conviant d’autres acteurs du
champ islamique (associations, mosquées indépendantes,
imams, intellectuels, etc.) à s’engager dans un échange durable
avec les pouvoirs publics, sur des chantiers thématiques, dont
celui de contrer le processus qui a mené de jeunes musulmans
à partir en Syrie ou à commettre des attentats en France.
Il ressortira de cette initiative, en plusieurs points du
territoire, l’intégration progressive quoique discrète (laïcité
oblige !) d’acteurs religieux musulmans dans des dispositifs
publics de prévention et de lutte conte la radicalisation.
Certains imams se porteront même candidats à la production
d’une théologie de la riposte. À l’instar de ce qui s’observe
dans les pays musulmans, la République laïque entend donc
les solliciter afin qu’ils produisent une réponse religieuse à une
situation qui fait autant échos aux conflits profanes du Proche-
Orient, à une diplomatie asymétrique, qu’aux ressentis de
certains musulmans de France.

Pour en savoir plus


Jonathan BENTHAM et Jérôme BELLION-JOURDAN, The Charitable
Crescent. Politics of Aid in the Muslim World, IB Tauris,
Londres, 2003.
Pierre BIRNBAUM, Sur un nouveau moment antisémite. Jour
de colère, Fayard, Paris, 2015.
Kahina SMAÏL, Vincent GEISSER et Omero MARONGIU-PERRIA (dir.),
Musulmans de France, la grande épreuve. Face au
terrorisme, Éditions de l’Atelier, Ivry-su-Seine, 2017.
Julien TALPIN, Julien O’MIEL et Franck FREGOSI (dir.), L’Islam
et la Cité. Engagements musulmans dans les quartiers
populaires, Presses universitaires du Septentrion, Lille,
2017.
Fabien TRUONG, Loyautés radicales. L’islam et les
« mauvais garçons » de la Nation, La Découverte, Paris,
2017.
Cybersécurité et contrôle de la région

Romain Aby
Docteur de l’Institut français de géopolitique, spécialiste
du cyberespace arabophone

Envisager les rapports de force entre acteurs étatiques dans


le système international passe dorénavant par la prise en
compte des enjeux de la sécurité dans le cyberespace.
L’informatique est devenue, à partir des années 1990, un outil
vital au bon fonctionnement des structures étatiques et un
compagnon quotidien pour une bonne partie de l’humanité.
Les États arabes semblaient les grands absents de cette
révolution technologique et le Printemps arabe, à partir de
2010, a souvent été présenté comme l’entrée brutale des
régimes de la région dans l’ère du numérique, comme si un
ensemble géographique aussi large pouvait être sorti de sa
léthargie technologique par une hyperfocalisation soudaine sur
le rôle des réseaux sociaux. Certes, ces applications ont joué
un rôle majeur dans l’information, la mobilisation et la
structuration d’un mouvement s’étendant d’un État à l’autre,
au mépris des frontières. Cependant, cette contestation sociale
n’a pas émergé d’un désert numérique. Elle est, en quelque
sorte, l’héritage d’une évolution lente de la presse
transnationale, des chaînes satellitaires, de l’émergence des
médias en ligne qui ont permis l’éclosion d’un nouveau Web,
faisant la part belle aux blogs puis aux applications de réseaux
sociaux.
Face à l’irruption soudaine de ces nouveaux moyens de
communication, les États arabes se sont retrouvés démunis,
tant sur le plan stratégique que légal, face à des mouvements
sociaux présentant une approche disruptive de la contestation.
Le Printemps arabe a donc été pour eux un électrochoc
idéologique plus qu’une découverte des enjeux stratégiques du
cyberespace.
L’urgence pour ces États était donc de développer des
cyberstratégies cohérentes permettant d’agir sur tous les
rapports de force et dynamiques traversant le cyberespace. En
effet, ces nouvelles menaces protéiformes mettaient en danger
la sécurité des États autant dans leur individualité que dans
leur organisation systémique à l’échelle régionale et
internationale.
Il était vital de changer de paradigme, puisque les pays
arabes ont des populations jeunes, dont plus de 60 % ont
moins de trente ans, et que le taux de pénétration moyen
d’Internet a bondi de 39 % en 2012 à 71 % en 2019.
Historiquement, les États arabes ont entretenu des liens étroits
avec des puissances occidentales et orientales qui ont façonné
leurs structures de défense et leurs doctrines stratégiques. Les
nouveaux enjeux émergents de cybersécurité entraînaient, là
aussi, une dépendance aggravée par le recours quasi
systématique à une politique court-termiste d’acquisition de
technologies auprès de firmes américaines ou européennes, en
négligeant l’innovation locale ou la création d’un vivier
humain dans la région.
Les États du Golfe, forts de leur rente pétrolière, se
présentent comme les leaders arabes en matière de
cybersécurité avec une accélération remarquée de la stratégie
nationale en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU)
depuis 2014. Le royaume saoudien a ainsi fondé en 2017 la
National Cybersecurity Authority (NCA), et les EAU ont
renforcé en 2019 leur structure nationale avec le Dubai Cyber
Think Tank, qui vise surtout à planifier les stratégies de
cybersécurité.

Rapports de force et dématérialisation


des conflits
Dans une région traversée par des rapports de force
constants entre acteurs étatiques, aux intérêts stratégiques
diamétralement opposés, et des puissances étrangères
souhaitant maintenir ou renforcer leur influence sur la région,
une rivalité intense a lieu dans le cyberespace. Pour les États
concernés, il s’agit de renforcer leurs capacités offensives
(lancement de cyberattaques), défensives (protection des
infrastructures stratégiques) et de mener une lutte d’influence
idéologique dans le cybermonde arabophone (guerre
d’information).
Dans ce contexte, la dématérialisation des conflits, qui
échappent au seul prisme militaire, interroge. Sommes-nous à
l’orée d’une période de baisse drastique des confrontations
militaires ou d’une période de transformation dans la nature du
conflit, avec une facilitation du passage à l’acte, devenu
numérique ?
L’histoire des cyberattaques dans la région nous livre
plusieurs exemples passionnants offrant des signaux
contraires.
Ainsi, l’Iran, qui se trouvait dans une impasse avec la
communauté internationale au sujet de son programme
nucléaire, a été victime d’une cyberattaque (Stuxnet, identifié
pour la première fois en juin 2010) qui a entraîné la
destruction de mille centrifugeuses sur le site de Natanz. Cette
offensive était la première opération cyber coercitive menée
par des acteurs étatiques. Au-delà de son succès, cette action
israélo-américaine a retardé de plus d’un an les avancées
nucléaires iraniennes et probablement écarté l’option d’une
frappe militaire israélienne.
Un peu moins d’une décennie plus tard, de nouvelles
tensions entre l’Iran et les États-Unis dans le Golfe s’étaient
soldées par la destruction d’un drone américain survolant le
golfe Arabo-Persique en juin 2019. Cette opération iranienne,
qui avait fait craindre une escalade militaire, s’était finalement
soldée par un recours de Trump à une cyberattaque contre un
centre de données surveillant la navigation dans le Golfe.
À l’inverse, d’autres événements récents révèlent les
dangers militaires découlant d’actes hostiles dans le
cyberespace. En mai 2019, des hackers du Hamas avaient
lancé une opération cybernétique qui avait entraîné la
destruction par Israël du bâtiment d’où elle serait partie,
ouvrant pour la première fois la voie à l’usage de la force
militaire en réponse à une offensive dans le cyberespace.
Israël est l’État le plus en pointe au Moyen-Orient, très
préparé aux menaces asymétriques de l’Iran ou de
cybermilitants pro-iraniens ou palestiniens. L’unité 8200 de
Tsahal s’est ainsi durablement installée comme unité de
référence dans la structure israélienne de renseignement et de
cybersécurité. Le vivier de talents qui l’alimente irrigue
l’écosystème israélien dans le domaine de la cybersécurité et
cohabite en symbiose avec le pôle des industries de pointe.
L’autre acteur notable de la région est l’Iran, dont la
stratégie offensive s’appuie sur les cyberattaques en tant
qu’outil militaire asymétrique. L’exemple iranien est frappant,
puisqu’il montre comment un État aux capacités, en théorie,
limitées développe une cyberstratégie cohérente, servant les
intérêts du gouvernement. Pour le régime iranien, se doter de
capacités offensives offrait la possibilité de viser des États
jusque-là hors de portée. Ainsi, après la cyberattaque contre
son projet nucléaire, l’Iran a ciblé des institutions comme la
Bank of America, en 2011, avant une nouvelle série d’attaques
contre des banques en 2013 et 2014. En 2012, il fut accusé
d’être à l’origine du malware Shamoon lancé contre la
compagnie nationale d’hydrocarbures Saudi Aramco et
d’autres organisations saoudiennes. Ce logiciel contenant un
mécanisme d’effacement du disque dur avait endommagé
35 000 ordinateurs et très largement perturbé le
fonctionnement de l’entreprise saoudienne.
Dans ce contexte, bon nombre d’États du Moyen-Orient
observent passivement l’évolution des cyberconflits, tandis
que les acteurs étatiques actifs adoptent des stratégies plus
défensives qu’offensives. Ainsi, l’Arabie saoudite, qui a subi
le plus de cyberattaques dans la région en 2019, veut avant
tout préserver ses entreprises stratégiques et infrastructures
vitales. Bien qu’il soit difficile d’identifier leurs auteurs, des
études récentes montrent que près de 42 % des attaques
menées par « APT 33 » (un groupe de hackers liés à l’Iran)
visaient le royaume saoudien1. Ce qui en fait la première cible
de ce groupe, devant les États-Unis et Israël.
En revanche, l’usage des cyberattaques par des États arabes
contre des États tiers reste fort limité. On peut certes évoquer
le piratage supposé de l’agence de presse du Qatar par les
EAU, le 27 mai 2017, qui aurait servi de catalyseur à la crise
diplomatique dans le Golfe en attribuant à l’émir du Qatar des
propos élogieux sur l’Iran, les Frères musulmans, le Hamas et
le Hezbollah. Quelques jours plus tard, éclatait dans la presse
l’affaire du piratage de l’adresse mail de l’ambassadeur
émirien aux États-Unis, Youssef al-Otaiba, le Qatar étant cette
fois au banc des accusés.
Malgré l’apparition de plus en plus fréquente de ce type
d’événements, la priorité des États arabes s’oriente vers la
cyberinfluence, l’Arabie saoudite et ses alliés (EAU et Égypte
essentiellement) voulant imposer un discours dominant dans le
cybermonde arabophone. Il s’agit d’affaiblir les discours pro-
iraniens et pro-Frères musulmans (Qatar et Turquie) qui sont
considérés comme des entraves au rayonnement régional de
l’Arabie saoudite et de ses alliés.

Protection des données ou sociétés liberticides ?


Les régimes qui ont survécu au Printemps arabe ont mesuré
leur propre fragilité et la menace que représentait ce nouveau
vecteur de communication en ligne. Ils devaient donc se
moderniser et faire évoluer leur méthode de gouvernance en
prenant en considération ces nouveaux enjeux. Comme à
chaque évolution technologique majeure, le chemin pouvait
être vertueux, en incluant la jeunesse et en modernisant le lien
entre gouvernants et gouvernés ou, au contraire, utiliser la peur
liée à l’instabilité régionale pour imposer un contrôle plus
strict. Le contrôle étatique du cyberespace arabophone,
omniprésent, s’est durci durant la dernière décennie, avec en
toile de fond la volonté affichée de maintenir la cohésion
sociale, au risque de réduire au silence toute forme de
contestation politique, même la plus pacifiste.
Dans un autre registre, l’émergence de l’État islamique, à
partir de 2012, a mis en lumière le danger de la
cyberpropagande. L’enrôlement de jeunes Tunisiens, Syriens
ou Saoudiens a montré l’efficacité redoutable de l’EI sur
Internet, mais aussi donné aux gouvernants arabes un
argument pour durcir leur surveillance.
D’où un changement profond dans l’usage des outils
numériques, et le déplacement vers des messageries cryptées.
Les militants et sympathisants de l’État islamique ont eux
aussi opéré ce transfert, contraints par la menace des
gouvernements et par une politique de censure méthodique
mise en place par les réseaux sociaux populaires (Facebook et
Twitter). Le changement de méthodes de communication des
différents acteurs, aux stratégies diamétralement opposées, a
considérablement complexifié la cybersurveillance des États,
qui ont eu besoin de se doter de logiciels espions auprès de
firmes étrangères (occidentales, voire israéliennes).
Ainsi, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi,
le 2 octobre 2018, au sein du consulat d’Arabie saoudite en
Turquie, a révélé l’acquisition et l’utilisation par Riyad d’un
logiciel israélien, « Pegasus », fabriqué par NSO Group, qui a
également fourni des technologies d’espionnage aux EAU, à
Bahreïn et au Maroc. De son côté, l’Égypte a fait appel à
l’entreprise canadienne Sandvine, qui lui a fourni une
technologie capable de bloquer simultanément plus de 34 000
pages Internet. Le régime syrien, pourtant visé par des
sanctions américaines, aurait acquis auprès d’une société
américaine du nom de Blue Coat des outils pour filtrer le trafic
Internet.
L’importation de technologies de surveillance a déjà mené à
des violations sévères des droits de l’homme, à une destruction
méthodique de la vie privée dans l’espace numérique et à un
recul significatif de la liberté d’expression, autant d’éléments
vitaux pour la santé démocratique d’États prétendument en
voie de modernisation et d’ouverture.
La numérisation rapide de sociétés arabes aux populations
souvent très jeunes et hyperconnectées dresse un profil
d’internautes qui maîtrisent parfaitement les outils de
communication dans le cyberespace sans en connaître les
enjeux de sécurité. Ainsi, les États arabes sont souvent classés
comme les plus mauvais élèves en nombre d’ordinateurs
privés ou de smartphones infectés par des malwares.
Ce décalage profond entre la numérisation galopante de la
société arabe et la méconnaissance de la population à l’égard
des enjeux de sécurité numérique ouvre des brèches
habilement exploitées par des régimes liberticides. Le régime
syrien a, par exemple, utilisé la psychose liée à la crise de la
Covid-19 pour développer des applications dédiées au
coronavirus (plus de 70 au total), qui étaient en réalité des
logiciels espions permettant d’infecter puis de surveiller les
données des téléphones concernés.
De plus, le taux de pénétration d’Internet dans le monde
arabe, le nombre de smartphones ou objets connectés par
habitant et la bancarisation croissante des populations, jusque-
là exclues, représentent une combinaison explosive laissant
présager une flambée de la cybercriminalité lors des paiements
en ligne, voire un accroissement des rançongiciels. Ces
logiciels malveillants bloquent l’accès à l’ordinateur infecté et
réclament le paiement d’une rançon pour rendre le contrôle à
l’utilisateur.
De même, la propagation rapide de fake news a donné aux
gouvernements arabes liberticides un argument supplémentaire
pour renforcer leur contrôle, au nom de la promotion d’une
information de qualité. Si cette volonté de réglementer le
cyberespace et de se doter d’une législation sur la
cybercriminalité est souhaitable, l’adoption de nouvelles
réglementations inquiète grandement les organisations de
défense des droits de l’homme.
Ainsi, la loi égyptienne de lutte contre la cybercriminalité
de 2018 a donné, entre autres, au gouvernement la capacité de
bloquer tout site dont le contenu constituerait une menace pour
la sécurité nationale ou l’économie. Cette notion,
volontairement abstraite, renforce le contrôle de l’État
égyptien sur le cyberespace. Sous prétexte de garantir la
stabilité nationale, les autorités ont en réalité placé sous
surveillance tout site personnel, blog ou compte sur les
réseaux sociaux comptant plus de 5 000 abonnés. L’exemple
égyptien n’a rien d’exceptionnel, puisque les monarchies du
Golfe ont également promulgué des lois dont certains articles
criminalisaient un vaste éventail de comportements en ligne
jugés délictueux, en utilisant un vocabulaire juridique flou
ménageant de généreuses marges d’interprétation.
L’analyse des enjeux de cybersécurité dans le monde arabe
montre comment chaque processus de modernisation peut être
utilisé par les acteurs étatiques pour restreindre un peu plus les
espaces de liberté. Il est par ailleurs intéressant de s’interroger
sur le lancement de vastes projets de villes du futur – en
Arabie saoudite (Neom, par exemple) ou la modernisation de
Dubaï – qui prônent une profonde transformation par la
technologie. Le maillage numérique de ces villes intelligentes,
composé de milliers de caméras, de capteurs et d’objets
interconnectés peut tout à la fois faire entrer le citoyen dans la
modernité et l’émancipation technologique ou l’enfermer dans
une prison numérique.

Pour en savoir plus


Ardavan AMIR-ASLANI, « Stuxnet vs Shamoon : la cyberguerre
au Moyen-Orient », Sécurité globale, no 24, 2013/2, p. 9-
14.
Olivier DANINO, « La cyberstratégie cybernétique de l’État
d’Israël », Sécurité globale, no 24, 2013/2, p. 15-24.
Frédérick DOUZET, « La géopolitique pour comprendre le
cyberespace », Hérodote, no 152-153, 2014/1, p. 3-21.
Frédérick DOUZET, « Le cyberespace, troisième front de la
lutte contre Daech », Hérodote, no 160-161, 2016/1,
p. 223-238.
Frédérick DOUZET et Aude GÉRY, « Le cyberespace, ça sert,
d’abord, à faire la guerre. Prolifération, sécurité et
stabilité du cyberespace », Hérodote, no 177-178, 2020/2,
p. 329-350.
Yves GONZALEZ-QUIJANO, Arabités numériques. Le printemps du
Web arabe, Actes Sud/Sindbad, Arles, 2012.
1. Yoel GUZANSKY et Ron DEUTCH, How Prepared is Saudi Arabia for a Cyber War, INSS Insight, no 1190, 10 juillet 2019.
L’ONU à la merci des grandes puissances

Anne-Cécile Robert
Professeur associé à l’Institut d’études européennes
(Paris-VIII), journaliste au Monde diplomatique

Le Moyen-Orient est sans doute la région du globe qui


mobilise le plus, depuis 1945, l’Organisation des Nations
unies (ONU) en proportion de sa population. Organisation
interétatique destinée à construire, par le dialogue, un ordre
mondial pacifique, l’ONU reflète l’évolution des relations
internationales. Et c’est dans le traitement des dossiers liés au
Proche-Orient que les actuelles recompositions géopolitiques
sautent le plus aux yeux : « unisolationnisme » américain1,
retour de la Russie, montée en gamme de la Chine,
affaiblissement relatif de la France et des pays européens.
Après le départ de Nikki Haley le 31 décembre 2018, les
États-Unis prirent neuf mois pour nommer un nouvel
ambassadeur à l’ONU, Kelly Craft, manifestant avec éclat leur
dédain pour l’organisation. Le Conseil de sécurité est
désormais le théâtre d’un subtil pas de deux sino-russe. La
Russie bloque toute résolution condamnant les crimes commis
par le régime de Damas depuis 2011, souvent avec l’abstention
complice de la Chine. Sur le Proche-Orient, Pékin suit Moscou
comme dans le cas des sanctions applicables au Yémen.
Une super-agence de secours international ?
C’est également au Proche-Orient qu’apparaissent le plus
nettement les interrogations sur le rôle de l’ONU. Cette
dernière se voit, par exemple, marginalisée dans le règlement
politique de la guerre en Syrie : paralysée par les divisions des
membres permanents, elle a pris en marche le train des
négociations d’Astana pilotées par la Russie, l’Iran et la
Turquie.
En revanche, elle occupe une place centrale dans la gestion
humanitaire de la crise. Le Programme alimentaire mondial
(PAM) distribue des centaines de milliers de rations
alimentaires d’urgence aux populations du nord-ouest de la
Syrie, victimes de la guerre qui ravage le pays depuis 2011. Le
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)
pilote le soutien aux quelque 9 millions de déplacés
(6,6 millions de Syriens, 2,1 millions d’Irakiens, 280 000
Yéménites). Devant le Conseil de sécurité, l’envoyé spécial de
l’ONU pour la Syrie, Geir O. Pederson, a réclamé un cessez-
le-feu pour faire face à la pandémie de Covid-19. Exerçant son
magistère moral le 30 mars 2020, António Guterres, secrétaire
général de l’ONU, a étendu cet appel à tous les conflits. Sera-
t-il entendu ?
L’engagement humanitaire de l’ONU est patent. Mais
l’organisation doit-elle se contenter d’être une super-agence de
secours international, abandonnant toute fonction de régulation
politique au risque de voir la société internationale sombrer
dans le chaos ? Il est aisé de la critiquer quand la
responsabilité incombe aux États qui naviguent à vue en
fonction de leurs seuls intérêts. On pourrait voir dans les
tensions au Moyen-Orient une sorte de crash-test mettant
avant tout au défi la volonté des gouvernements de coopérer à
un ordre pacifique, juste et durable plutôt que de laisser libre
cours aux tentations du « soleil noir de la puissance2 ».
La crise syrienne, sorte de précipité des mutations
géopolitiques en cours, dépasse l’ONU. Elle implique
directement non seulement trois membres permanents (Russie,
États-Unis, France), mais aussi des puissances régionales
comme la Turquie ou l’Iran, sur fond de crise migratoire et
d’explosion des inégalités dans la sous-région. Elle traduit une
divergence sur les règles du jeu international, inédite par son
ampleur depuis 1945 : d’un côté, une vision conforme à la
Charte, fondée sur l’égalité souveraine des États et la non-
ingérence ; de l’autre, une nouvelle vision, marquée par la
contestation, au nom des droits de l’homme, de cette
souveraineté (devoir d’ingérence humanitaire, « responsabilité
de protéger »3).
La Russie et la Chine s’affirment en défenseuses de la
première, justifiant ainsi leur soutien au régime légal de
Damas confronté à une insurrection appuyée de l’extérieur. La
France et les États-Unis, dans le droit fil des actions menées au
Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, penchent vers la
seconde. En janvier 2018, la France, le Royaume-Uni et les
États-Unis ont ainsi, sans autorisation du Conseil de sécurité,
bombardé des installations syriennes soupçonnées d’abriter la
fabrication d’armes chimiques. Ils ont justifié cet acte illégal
par les violations graves et répétées du droit international
humanitaire par Damas, notamment l’utilisation d’armes
chimiques. Il n’en demeure pas moins que trois membres
permanents du Conseil de sécurité, qui devraient montrer
l’exemple, se sont permis d’outrepasser les règles « claires »
(selon l’expression d’Antonio Guterres) régissant le recours à
la force. La France, qui se pose en gardienne du temple
onusien et en chantre d’un « multilatéralisme fort », ne craint
pas les contradictions.
Tant que les cinq membres permanents (Chine, États-Unis,
Royaume-Uni, Russie et France) ne se seront pas accordés,
comme ils l’ont fait en 1945, sur une conception commune du
droit international, la solution à certaines crises sera
considérablement retardée. À ce titre, beaucoup de critiques
adressées à l’ONU devraient en réalité être dirigées vers les
États membres qui ont perdu le souffle qui les a conduits, il y a
tout juste 75 ans, à refonder l’ordre international.
Au Moyen-Orient, l’organisation confirme l’importance de
son action humanitaire, sans laquelle des millions de
personnes ne pourraient pas survivre. Mais tout dépend de
l’engagement des États, qui restreignent leurs contributions de
façon inédite. Le 21 août 2019, la coordinatrice humanitaire de
l’ONU pour le Yémen, Lise Grande, a annoncé que seuls 3 des
34 programmes prévus pourraient être financés. Dans ce pays
du golfe Persique, 12 millions de personnes ont besoin d’aide
alimentaire et sanitaire.
Le sort réservé aux réfugiés palestiniens illustre également
cette mauvaise passe pour la solidarité internationale. En
décembre 2019, le mandat de l’Office de secours et de travaux
des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le
Proche-Orient (UNWRA) a été renouvelé pour trois ans à une
écrasante majorité par l’Assemblée générale de l’ONU.
Environ 5,6 millions de personnes bénéficient de son soutien
(santé, éducation, aide sociale) pour un budget de 1,4 milliard
de dollars.
Alors que, pour imposer le « plan Trump » aux Palestiniens,
les États-Unis ont brutalement coupé leurs crédits (de
360 millions de dollars en 2018 à 60 millions début 2019, puis
zéro), la Chine a, en grande pompe, versé un million de dollars
supplémentaire en juillet 2019. Cela traduit le désintérêt
américain et l’investissement croissant de Pékin. Confrontée à
une crise budgétaire sans précédent, l’UNWRA a été contraint
d’économiser près de 500 millions de dollars en deux ans. Le
parti pris américain jette une lumière crue sur la timidité des
autres acteurs : face au « plan de paix » pour la Palestine
formulé unilatéralement en janvier 2020 par les États-Unis,
contraire au droit international, la réponse du Quai d’Orsay fut
assez molle, et celle de l’Union européenne uniquement
verbale.
Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas,
entendu par le Conseil de sécurité le 24 février 2020, renonça
à demander le vote d’une résolution. Et Washington s’est bien
gardée d’en déposer une de son côté. Sur la question
palestinienne, la dichotomie relevée plus haut s’expose avec
éclat : la politique pour les États, l’humanitaire pour l’ONU.
« Tant qu’il n’y aura pas de solution juste et durable au sort
des réfugiés palestiniens, nous sommes la seule agence
capable de fournir le type de services essentiels auxquels les
réfugiés palestiniens ont droit », a pourtant rappelé Christian
Saunders, commissaire général par intérim de l’UNWRA fin
janvier.
Malgré tout, l’ONU tente de jouer son rôle de forum
international permettant d’exposer les crises, de dénouer les
tensions, de réaffirmer les principes du droit international.
Ainsi l’Assemblée générale avait-elle dénoncé, le 9 décembre
2016, face à un Conseil de sécurité paralysé, les crimes et
violences commis en Syrie, appelant tous les États impliqués à
respecter le droit international humanitaire. Elle avait souligné
la nécessité de régler durablement la crise par un processus
politique conduit par les Syriens. Ce type de prise de position
est rarissime, le maintien de la paix dans des situations
particulières relevant de la compétence du Conseil de sécurité.
Pour contourner cet obstacle, elle avait invoqué la résolution
« Unis pour le maintien de la paix », dite résolution Dean
Acheson, du nom du secrétaire d’État américain qui l’avait
inspirée en 1950, durant la guerre de Corée4. Celle-ci prévoit
que l’Assemblée peut « examiner » une situation si le Conseil
de sécurité « manque à sa responsabilité » d’en traiter lui-
même.

Faire évoluer le droit, offrir une tribune


On peut regarder avec circonspection ce type de résolutions
qui relèvent trop souvent de l’incantation. Cependant, elles
constituent aussi des marqueurs, des signaux politiques, à
destination des acteurs privés et publics nationaux et
internationaux.
Face au « plan de paix » américain pour la Palestine,
A. Guterres a par exemple rappelé la position de l’ONU : deux
États (Israël et la Palestine) « vivant côte à côte dans la paix et
la sécurité à l’intérieur de frontières reconnues, sur la base des
lignes antérieures à 19675 ». De son côté, le Conseil de sécurité
ne peut jamais agir contre les violations du droit international
commises par Israël (colonisation) en raison du parti pris des
États-Unis, qui recourent systématiquement au veto, à une
exception près (résolution 2334 du 23 décembre 2016, adoptée
grâce à l’abstention de Washington à la fin du mandat de
Barack Obama).
Les résolutions, contraignantes ou pas, peuvent également
contribuer à faire évoluer le droit international. C’est ainsi à
l’occasion du massacre de milliers de Kurdes par l’Irak de
Saddam Hussein que le Conseil de sécurité avait, en 1988,
étendu aux violations systématiques des droits de l’homme la
définition des « menaces à la paix » qui justifient son
intervention au regard de la charte de l’ONU. Auparavant, une
acception plus étroite prévalait, liée à la violence armée
internationale. L’organisation joue ici son rôle : définir les
règles qui régissent les relations internationales.
L’ONU offre une précieuse tribune à des mouvements trop
faibles pour se faire entendre face à des États ou à des
institutions puissantes. On se souvient, par exemple, que c’est
à l’Assemblée générale que le président de l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat a formulé sa
première grande offre de paix à Israël, le 13 novembre 1974.
Depuis 2012, la Palestine bénéficie du statut d’« État non
membre » de l’ONU, son adhésion pleine et entière étant
rendue impossible par un probable veto américain. Ce statut
lui confère une reconnaissance symbolique, mais aussi l’accès
à certaines réunions et moyens de l’organisation. Toujours
dans l’optique de dévoiler et analyser des événements graves
qui pourraient, sans cela, passer inaperçus, notons l’action de
rapporteurs spéciaux ou des commissions d’enquête. Le 6 avril
2020, par exemple, un comité d’enquête de l’ONU a révélé les
bombardements de plusieurs hôpitaux syriens en violation du
droit international.
Une certaine théâtralité gagne parfois les instances
onusiennes, y compris le Conseil de sécurité, sorte de
« temple », selon l’expression de l’ambassadeur Jean-Marc de
La Sablière, où l’on peut commodément faire résonner sa
voix6. Mais les prêtres du temple se livrent parfois à une
pantomime sinistre comme lorsque, en 2003, le secrétaire
d’État américain Colin Powell y avait brandi une petite fiole
supposée contenir un produit chimique meurtrier fabriqué par
l’Irak de Saddam Hussein. Face à lui, le ministre français des
Affaires étrangères Dominique de Villepin y avait prôné avec
éloquence le règlement pacifique des différends, dans une
crise qui devait se conclure par la désastreuse intervention
militaire des États-Unis en Irak… sans l’aval de l’ONU.
Certes, l’organisation n’a pas empêché cette guerre, mais elle
l’a rejetée hors du droit. Rien ne pouvait sans doute, à
l’époque, arrêter l’hyperpuissance américaine meurtrie par les
attentats du 11 Septembre. La menace du veto français a peut-
être préservé l’ONU d’un discrédit durable, voire mortel.
Les échanges tendus sur la guerre d’Irak confirment que
l’ONU s’adapte aux soubresauts de la société internationale.
Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats, le Conseil
de sécurité, réuni d’urgence, avait estimé que ceux-ci
constituaient une menace à la paix et à la sécurité
internationales, élargissant ainsi la définition de ces notions
fondamentales autorisant l’organisation à agir au nom de la
sécurité collective. Le Conseil de sécurité avait approuvé
l’invocation par Washington du principe de légitime défense
(article 51 de la Charte) pour bombarder l’Afghanistan. Il
n’avait pas été question de l’implication de l’Arabie saoudite
dans les attentats.
Depuis 2001, la lutte contre le terrorisme a élargi les
compétences du Conseil de sécurité qui peut, dans ce cadre,
traiter du gel d’avoirs bancaires destinés à financer des
attentats, des mesures pénales dérogatoires envers des
individus soupçonnés, de la lutte contre le blanchiment
d’argent (résolution 1373 du 28 septembre 2001). Aucune
définition précise du terrorisme n’a été adoptée par
l’Assemblée générale depuis que la question lui a été posée en
1970 : les pays du Sud craignent une criminalisation des
mouvements de libération, y compris en Palestine. L’ONU est
parfois directement visée par les terroristes, comme lors de
l’explosion de son quartier général à Bagdad qui avait tué son
représentant, Sergio Viera de Mello, le 18 août 2003. En 2020,
la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui)
se trouve prise entre deux feux : les attentats perpétrés par
Daech et les ripostes américaines.
Alors que l’ONU fête ses 75 ans en 2020, il appartient aux
193 gouvernements qui la composent, en particulier aux plus
puissants d’entre eux, de renouer un dialogue fécond,
notamment au Proche-Orient, pour que cet anniversaire ne
marque pas son crépuscule. Une annexion, même partielle, de
la Cisjordanie par Israël, en violation flagrante du droit
international et contre l’avis de la quasi-totalité des États du
monde, pourrait marquer le retour à la « loi de la jungle »
internationale.

Pour en savoir plus


Ronald HATTO, Le Maintien de la paix. L’ONU en action,
Armand Colin, Paris, 2015.
Nikolaï KOŽHANOV, « Que cherche la Russie au Proche-
Orient ? », Le Monde diplomatique, mai 2018.
Jean-Marc DE LA SABLIÈRE, Le Conseil de sécurité de l’ONU.
Ambitions et limites, Larcier, Bruxelles, 2018.
Anne-Cécile ROBERT et Romuald SCIORA, Qui veut la mort de
l’ONU ?, Eyrolles, Paris, 2018.
Julia ROY, L’ONU et les réfugiés palestiniens. Le rôle de
l’UNRWA, L’Harmattan, Paris, 2016.
1. L’expression est de François Delattre, représentant permanent de la France à l’ONU (2014-2019).

2. Titre d’une biographie de Napoléon rédigée par Dominique de Villepin.

3. Anne-Cécile ROBERT, « Origine et vicissitude du “droit d’ingérence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.

4. Jacques LEPRETTE, « Le Conseil de sécurité et la résolution 377A (1950) », Annuaire français de droit international, Paris, 1988.

5. Propos tenus le 3 février 2020 à New York, devant le Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien.

6. Jean-Marc DE LA SABLIÈRE, Indispensable ONU, Plon, Paris, 2017.


Le sabotage de l’accord de Vienne
et ses conséquences

François Nicoullaud
Analyste de politique internationale, ancien ambassadeur
de France en Iran

L’accord nucléaire conclu le 14 juillet 2015 à Vienne entre


l’Iran, d’une part, l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la
France, la Grande-Bretagne et la Russie, d’autre part, a clos
une douzaine d’années d’âpres négociations. Celles-ci avaient
été lancées en octobre 2003 par la France, l’Allemagne et la
Grande-Bretagne. Ces trois États ont été rejoints à partir de
2006 par la Russie et la Chine, puis par les États-Unis.
D’abord pilotées par les Européens, ces négociations ont
connu des hauts et des bas – surtout des bas, à vrai dire. Début
2013, le président Obama, désireux d’obtenir un accord avant
la fin de son second mandat, confie le dossier à son nouveau
secrétaire d’État, John Kerry, avec mission d’aboutir. Côté
iranien, le printemps voit l’élection d’un président modéré,
Hassan Rohani, désireux d’en finir avec les lourdes sanctions
infligées à son pays. Ces ouvertures offrent une occasion
décisive.
Après deux ans de dures discussions, d’abord secrètes entre
Américains et Iraniens, puis élargies aux cinq autres pays
impliqués, un accord est enfin atteint à Vienne. Mais il souffre
dès l’origine d’une grave faiblesse. Les négociateurs
américains, en effet, ne veulent pas qu’il prenne la forme d’un
traité au sens du droit international, afin d’éviter d’avoir à le
soumettre au Congrès, où il se heurterait à une majorité hostile
à l’Iran. Ce sera donc une sorte d’arrangement administratif,
un simple « plan commun d’action », comme l’indique son
intitulé en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action
(JCPOA).
Les négociateurs américains veillent à ce que le mot
« accord » n’apparaisse nulle part dans la centaine de pages du
texte. Le document n’est pas signé ; il entre en vigueur par une
déclaration commune. Enfin, lorsqu’il est soumis au Conseil
de sécurité, ce dernier « approuve » le JCPOA, « appelle
instamment » à son application, mais sans en rendre le respect
obligatoire en vertu de la Charte des Nations unies.
C’est ainsi qu’après une brève période d’application par une
administration américaine finissante, la mise en œuvre du
JCPOA se voit remise en cause en octobre 2017 par le
nouveau président, Donald Trump. Celui-ci, pendant sa
campagne, a régulièrement dénoncé « le pire accord jamais
signé par les États-Unis ». Outre le fait qu’il a été conclu par
Barack Obama, qu’il poursuit d’une haine tenace, il reproche
au JCPOA, à l’unisson des « faucons » américains, de ne
retarder que d’une dizaine d’années la capacité iranienne
d’accession à l’arme nucléaire. Et il lui fait grief d’avoir omis
de traiter les autres sujets de contentieux de la communauté
internationale avec l’Iran : le développement inquiétant de son
arsenal balistique, ses ambitions hégémoniques sur son
environnement.

Le ravage des sanctions américaines


Dès lors, rien ne parvient à le faire changer d’avis : ni les
arguments des quelques personnes de bon sens qui l’entourent,
bientôt écartées, ni les objurgations de ses pairs, notamment
européens, parmi lesquels le président français, Emmanuel
Macron, déploie le plus d’efforts. En mai 2018, Donald Trump
décide de retirer sans plus attendre les États-Unis du JCPOA.
La décision est d’effet immédiat : les sanctions américaines
s’imposent à nouveau à l’Iran, mais aussi à tous ses partenaires
commerciaux. Le JCPOA ne les avait pas abolies, en l’absence
de vote du Congrès, mais avait du moins effacé leurs effets
dits « secondaires », qui obligeaient de fait à s’y soumettre
toutes les entreprises ayant le moindre lien avec les États-Unis,
notamment les entreprises européennes. Après une brève
embellie, les voilà donc à nouveau contraintes de rompre avec
l’Iran. Craignant toutefois de déstabiliser le marché du pétrole,
l’administration américaine autorise quelques grands clients de
l’Iran comme la Chine, l’Inde, le Japon… à continuer, pour
des quantités et des périodes limitées, à acheter du pétrole
iranien. Mais Trump ne doute pas qu’en quelques mois il sera
parvenu à mettre l’Iran à genoux, à le faire revenir à la table de
négociation, à le plier à ses conditions.
La suite des événements ne répond pas à ses attentes. L’Iran
et ses cinq partenaires restants au sein du JCPOA décident de
maintenir malgré tout l’accord en vie. L’Iran veille
scrupuleusement à ne pas être pris en défaut par l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA) quant à ses
obligations découlant de l’accord, notamment sur la limitation
du nombre de ses centrifugeuses en activité, et le
plafonnement, en volume et en degré d’enrichissement, de son
stock d’uranium. Il qualifie cette ligne de conduite de
« patience stratégique ». Mais il n’est guère récompensé car,
malgré leur volonté politique, ses partenaires, notamment
européens, ne parviennent pas à lui assurer au moins une partie
des bénéfices qu’il escomptait tirer de son attitude. Les
banques, les entreprises ne suivent pas. Elles n’entendent pas
sacrifier leurs positions sur le marché mondial et sur le marché
américain pour les beaux yeux de la République islamique.
L’économie iranienne se dégrade, la population souffre,
mais le régime ne rompt pas. Il n’écarte pas l’idée de
négociation, mais demande que les États-Unis reviennent au
préalable au sein du JCPOA. Cette exigence est évidemment
inacceptable pour le président américain, qui décide au
contraire, à compter d’avril 2019, de durcir ses sanctions en
plusieurs vagues, en commençant par supprimer presque
toutes les exemptions en matière d’exportation de pétrole. Là,
les Iraniens se rebiffent et décident d’opposer une « résistance
maximale » à la « pression maximale » américaine.
Cette nouvelle posture se déploie sur deux fronts. Sur le
front régional, l’Iran envoie des signaux de plus en plus
appuyés à ses adversaires de la péninsule Arabique et, au-delà,
aux Américains eux-mêmes. Entre mai et juin 2019, des
pétroliers sont mystérieusement frappés dans les environs du
détroit d’Ormouz puis, en septembre, des drones et des
missiles de croisière détruisent des installations pétrolières
saoudiennes. Ces attaques ne sont pas revendiquées, mais leur
signature est aisément déchiffrable, ainsi que leur message :
« Puisque nous sommes empêchés d’exporter notre pétrole,
nous pouvons entraîner tout le monde dans notre chute. » Et
entre les deux épisodes, fin juin, un drone américain trop
curieux a été abattu par un missile iranien. Une façon de
signifier à Washington que l’Iran n’a pas l’intention de se
laisser intimider par le déploiement des forces américaines
dans le golfe Persique.
Le second front est celui des affaires nucléaires. Là, le
message s’adresse d’abord aux Européens. Tant qu’ils ne
parviendront pas à desserrer l’étau des sanctions américaines,
tant qu’ils seront incapables de lui offrir la récompense prévue
pour avoir accepté un contrôle renforcé de ses activités
nucléaires, l’Iran s’affranchira progressivement, de deux mois
en deux mois, de ses obligations au titre du JCPOA. Téhéran
se dit néanmoins toujours attaché à l’accord, et prêt à revenir à
son strict respect dès qu’il pourra en percevoir les dividendes.
C’est ainsi qu’il franchit le plafond fixé à son stock
d’uranium enrichi, puis le seuil d’enrichissement de son
uranium, s’exonère des restrictions posées à ses recherches sur
des centrifugeuses plus avancées et enfin ne se sent plus lié par
le nombre maximal de centrifugeuses en activité. Mais tout
cela se fait par petites touches, sans geste provocateur. Et,
surtout, l’Iran continue d’accepter les contrôles renforcés de
l’AIEA sur ses activités nucléaires dans le cadre de l’accord de
Vienne. Tous les coups de canif au JCPOA sont donc donnés
en plein jour, et dûment référencés dans les rapports de
l’AIEA.
Mais, là non plus, cette politique ne produit pas les résultats
escomptés. Certes, les Émirats arabes unis, craignant pour leur
prospérité après les premiers coups de semonce iraniens,
reprennent langue avec Téhéran. L’Arabie saoudite elle-même
fait passer des messages pour dire qu’elle est prête à composer.
Et Trump, quand un de ses drones est abattu, renonce à des
représailles qui auraient entraîné des morts. Pourtant, le
premier mort viendra en décembre 2019, lorsqu’un Américain
sera tué sur une base américaine en Irak par une roquette
probablement tirée par une milice locale proche de l’Iran. Et
là, une brusque spirale de violence se déchaîne. Les
représailles américaines sur des bases de miliciens irakiens
sont suivies d’une manifestation populaire à Bagdad forçant la
première enceinte de protection de l’ambassade américaine.
Vient alors une réplique de Washington : à l’aéroport de
Bagdad, une frappe de drone tue le général iranien Qassem
Soleimani et le principal coordinateur des milices irakiennes,
Abou Mehdi al-Mohandes. L’Iran, où la mort de Soleimani
soulève une émotion immense, répond à force ouverte par des
frappes balistiques sur deux bases américaines en Irak, faisant
plusieurs dizaines de blessés sérieux, mais pas de mort. Et
pour ajouter au drame, la défense antiaérienne iranienne abat
par erreur, près de Téhéran, un avion civil ukrainien, faisant
176 victimes. L’escalade s’arrête alors au bord du gouffre.

Côté nucléaire, rien de nouveau


Les Européens ne se montrent guère plus brillants. Les
premières infractions iraniennes à l’accord de Vienne ne les
ont pas fait bouger, tout juste émettre des communiqués
demandant à l’Iran de revenir à ses obligations. En
février 2020, ils se résolvent à mettre en œuvre le processus de
règlement des différends prévu par le JCPOA. Un désaccord
persistant pourrait alors conduire à rétablir les sanctions
infligées à l’Iran par le Conseil de sécurité de 2006 et 2010,
précisément supprimées à la suite de l’accord de Vienne.
Mais l’Iran a fait savoir depuis longtemps qu’il quitterait
l’accord, voire le Traité de non-prolifération nucléaire, s’il
était à nouveau traîné devant le Conseil de sécurité. L’on
entrerait alors dans un scénario à la nord-coréenne, pouvant
conduire au franchissement fatidique du seuil débouchant sur
la possession de l’arme nucléaire. Les Européens précisent
donc qu’ils n’ont pas l’intention de pousser le dossier jusqu’au
Conseil de sécurité. Quant au rétablissement d’échanges
commerciaux minimaux avec l’Iran, notamment par l’achat de
son pétrole, rien ne bouge.
Tant la question régionale que le dossier nucléaire sont donc
à l’arrêt. Si les situations s’étaient figées en un point
d’équilibre, elles seraient tolérables. Mais tel n’est pas le cas.
À Téhéran, on répète que l’Iran ne sera vengé de la mort de
Soleimani que le jour où tous les Américains auront quitté la
région. À Bagdad, où le Parlement a pris position en faveur du
départ des troupes américaines, les milices pro-iraniennes
continuent de les provoquer.
À Vienne, le directeur général de l’AIEA met les Iraniens en
difficulté en exigeant que ses inspecteurs aient accès à des
sites où ils auraient entreposé documents, équipements et
matériel relatifs à leur ancien programme clandestin de mise
au point d’une arme nucléaire. Ce programme a certes été
interrompu depuis au moins une dizaine d’années, mais
l’agence conserve le devoir de faire sur lui toute la lumière.
L’Iran s’y refuse, voyant en cette affaire la main des Israéliens,
qui ont en effet mené sur son sol un raid pour récupérer
certains de ces documents, et, bien entendu, celle des
Américains. À Washington, les « faucons », qui demandent
sans relâche l’application de sanctions de plus en plus dures à
l’égard de l’Iran, espèrent ardemment que ce dernier cédera
bientôt. Pas question, donc, de relâcher la pression.
En termes de politique intérieure, aucune ouverture ne se
dessine non plus. Depuis les élections de février 2020, le
Parlement iranien est dominé par les conservateurs, enfermés
dans leur logique obsidionale. Le président Rohani, qui avait
tout misé sur le succès du JCPOA, parcourt comme une
marche au supplice les derniers mois de son second et ultime
mandat. Les plus durs du régime, et notamment les Pasdaran
ou Gardiens de la révolution, sont sans doute tentés de pourrir
la campagne électorale de Trump, qui joue sa réélection en
novembre 2020.
Or Trump ne peut se permettre de paraître faible devant sa
base électorale. Mais cette même base, qui nourrit une
profonde antipathie pour l’Iran, ne veut plus de guerres
lointaines, sales, coûteuses en argent et en vies américaines. Il
ne lui reste donc que la voie étroite des sanctions.
Devant ces dynamiques contraires, les Européens sont
paralysés. Ils n’ont jamais osé condamner à haute voix les
États-Unis pour avoir cassé l’élan du JCPOA, ce qui aurait
trop entamé leur relation indéfectible à l’Amérique. Ils n’ont
jamais osé non plus mettre en place chez eux des instruments
comparables à l’Office of Foreign Assets Controls (OFAC),
impitoyable machine d’intimidation et de punition des
entreprises récalcitrantes aux réglementations américaines, ce
qui aurait ouvert un conflit frontal avec Washington. Les voilà
donc neutralisés.
S’ajoutant à ce sombre tableau, est apparue la pandémie du
coronavirus qui, aussitôt après la Chine, a frappé l’Iran de
façon dramatique, puis l’Europe, l’Amérique et les autres
continents. Elle a repoussé beaucoup d’autres sujets au second
plan, et assourdi un certain nombre de querelles.
En ce qui concerne le sort de l’Iran, de son programme
nucléaire, de sa population soumise aux terribles coups de la
nature et des hommes, il semble qu’il faille passer le cap de
l’élection présidentielle américaine pour voir quelles solutions,
parfaites ou imparfaites, pourraient se dessiner. Trump, s’il est
réélu, donc libéré du souci de sa réélection, cherchera-t-il du
côté de l’Iran, même au prix de concessions, le grand succès
diplomatique qui pourrait enfin marquer sa présidence ? Si un
autre président arrive, tendra-t-il la main à l’Iran ? Le prochain
président iranien qui devra être élu en 2021, même
conservateur confirmé, saisirait-il de telles occasions ? Peut-
être, s’il n’a rien à prouver en matière de loyauté au régime.
En relations internationales, les opportunités de résolution de
conflits naissent souvent de combinaisons nouvelles, parues
avec le temps. Cette pensée permet à l’optimisme de n’être pas
entièrement étouffé.

Pour en savoir plus


Guillaume BEAUD, « La France et le nucléaire iranien :
enjeux bureaucratiques et politique étrangère », Politique
étrangère, IFRI, hiver 2019.
Marie-Hélène LABBÉ, La Quête nucléaire de l’Iran, Presses
de l’université Paris-Sorbonne, Paris, 2020.
Clément THERME (dir.), L’Iran et ses rivaux. Entre nation et
révolution, Passés composés, Paris, 2020.
Les auteurs

Romain Aby Docteur de l’Institut français de


géopolitique, spécialiste du
cyberespace arabophone.
Matthieu Directeur du Shift Project, groupe
Auzanneau de réflexion sur la transition
énergétique, auteur d’Or noir. La
grande histoire du pétrole, La
Découverte, Paris, 2016 (nouv. éd.).
Isabelle Journaliste.
Avran
Bertrand Sciences Po Paris.
Badie
Dominique Journaliste.
Bari
Denis Conseiller spécial Moyen-Orient,
Bauchard Institut français des relations
internationales (IFRI).
Myriam Politologue, spécialiste du Moyen-
Benraad Orient, professeure à l’Institut libre
d’étude des relations internationales
(ILERI) et chercheuse associée à
l’Institut de recherches et d’études
sur le monde arabe et musulman
(IREMAM, CNRS).
Karim Émile Directeur de l’Institut des sciences
Bitar politiques de l’université Saint-
Joseph de Beyrouth, chercheur
associé à l’Institut de relations
internationales et stratégiques
(IRIS).
Laurent Chercheur CNRS au Centre français
Bonnefoy d’archéologie et de sciences sociales
(CEFAS).
Hamit Historien et sociologue du fait
Bozarslan politique au Moyen-Orient,
directeur d’études à l’École des
hautes études en sciences sociales
(EHESS).
Jean-Paul Professeur émérite des universités.
Chagnollaud
Frédéric Professeur des universités en
Charillon science politique (UCA),
coordonnateur des enseignements de
questions internationales à l’École
nationale d’administration (ENA).
Thierry Chercheur à l’Institut de relations
Coville internationales et stratégiques
(IRIS).
Sylvain Journaliste, spécialiste des États-
Cypel Unis.
Aurélie Politologue et historienne,
Daher spécialiste du Liban et du chiisme
politique, enseignante à l’université
Paris-Dauphine et Sciences Po
Paris.
Igor Delanoë Directeur adjoint de l’Observatoire
franco-russe (Moscou).
Philippe Professeur de science politique,
Droz- Sciences Po Grenoble.
Vincent
Franck Politologue, chargé de recherche au
Fregosi CNRS à l’université Robert-
Schuman de Strasbourg, responsable
scientifique de l’Observatoire du
religieux.
Philip Golub Professeur, Université américaine de
Paris (AUP).
Alain Gresh Directeur du journal en ligne
OrientXXI.info.
Rayan Docteur en relations internationales
Haddad de Sciences Po Paris et membre du
Cercle des chercheurs sur le Moyen-
Orient (CCMO).
Bernard Directeur de recherche émérite au
Hourcade Centre national de la recherche
scientifique (CNRS), Centre de
recherche sur le monde iranien,
Paris.
Ahmet Insel Professeur émérite, université
Galatasaray.
Sylvie Jan Présidente de l’association France-
Kurdistan.
Henry Professeur au Collège de France,
Laurens chaire d’histoire contemporaine du
monde arabe.
Agnès Maîtresse de recherche à la
Levallois Fondation pour la recherche
stratégique (FRS), vice-présidente
de l’Institut de recherche et d’études
Méditerranée Moyen-Orient
(iReMMO), chargée de cours à
Sciences Po.
Sandrine Chercheuse associée au Centre de
Mansour recherche internationale et
atlantique (CRHIA), université de
Nantes.
François Analyste de politique internationale,
Nicoullaud ancien ambassadeur de France en
Iran.
Alhadji Enseignant à l’université Bordeaux
Bouba Montaigne, chercheur associé au
Nouhou Centre Montesquieu de recherche
politique (CMRP)-Institut de
recherche Montesquieu (IRM).
Karim Ancien enseignant à l’université de
Pakzad Kaboul, chercheur associé à
l’Institut de recherches
internationales et stratégiques
(IRIS).
Anne-Cécile Professeur associé à l’Institut
Robert d’études européennes (université
Paris-VIII), journaliste au Monde
diplomatique, auteur, avec Romuald
Sciora, de Qui veut la mort de
l’ONU ?, Eyrolles, Paris, 2018.
Manon-Nour Politologue, université de Reims
Tannous Champagne-Ardenne, chercheuse
associée au Centre Thucydide
(université Paris-II) et à la chaire
d’histoire contemporaine du monde
arabe au Collège de France.
Dominique Journaliste et historien, auteur de
Vidal nombreux ouvrages sur le Proche-
Orient.
Table of Contents
Page de titre
Présentation
Les auteurs
Collection
Copyright
Table
Introduction. Une analyse internationale du Moyen-Orient -
Bertrand Badie
I. Genèse
Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient
contemporain - Henry Laurens
De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche
et l’islamisme arabes face à l’Occident - Hamit Bozarslan
Le Moyen-Orient dans la Guerre froide - Alain Gresh
Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un
leadership régional - Denis Bauchard
La révolution iranienne de 1979 et l’émergence
de nouveaux États - Bernard Hourcade
Le rôle du pétrole du Golfe dans le système international
depuis les années 1950 - Matthieu Auzanneau
Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau
« grand jeu » ? - Frédéric Charillon
Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une
idéologie - Sylvain Cypel
II. Jeux d’acteurs et enjeux
Du décrochage de l’économie moyen-orientale
par rapport à l’économie-monde - Karim Émile Bitar
Le réveil des sociétés - Jean-Paul Chagnollaud
La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière
de la pandémie de Covid-19 - Agnès Levallois
Coopération militaire, grandes puissances et ventes
d’armes - Philippe Droz-Vincent
Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs à multiples
facettes d’une région en mutation - Rayan Haddad
Les castes militaires et les services secrets au cœur
de l’État et face au système international - Agnès
Levallois
Israël redéploie ses alliances internationales - Dominique
Vidal
Le pari chinois - Dominique Bari
Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot
oriental » de la Russie - Igor Delanoë
De nouvelles interactions avec l’Afrique - Alhadji Bouba
Nouhou
La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire - Ahmet
Insel
L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens de faire
respecter le droit au Proche-Orient ? - Isabelle Avran
Le désengagement américain - Philip Golub
III. Études de cas
La question palestinienne marginalisée - Sandrine
Mansour
L’Afghanistan, au cœur des conflits - Karim Pakzad
Le jeu des puissances régionales et internationales dans
le conflit syrien - Manon-Nour Tannous
Liban : l’impossible mouvement social - Aurélie Daher
Les Kurdes à l’épreuve - Sylvie Jan
L’Iran, entre jeu régional et jeu international - Thierry
Coville
Irak, la fausse sortie d’un conflit - Myriam Benraad
L’intrication des acteurs locaux, régionaux
et internationaux au Yémen - Laurent Bonnefoy
L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-
Orient - Franck Fregosi
Cybersécurité et contrôle de la région - Romain Aby
L’ONU à la merci des grandes puissances - Anne-Cécile
Robert
Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences -
François Nicoullaud
Les auteurs

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