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Hélène Dorion, Mes Forêts

(éd. Bruno Doucey, 2021)

Etude du texte 2
Extrait de la 3e section, « L’onde du chaos »
Introduction
• H. Dorion est une poétesse contemporaine québécoise d’abord étudiante en philosophie,
puis enseignante puis critique et éditrice et, depuis une quarantaine d’années, une poétesse
et romancière reconnue et récompensée, qui préfère dire qu’elle est « écrivaine » et écrit des
« livres » plus que des romans ou des recueils. Elle lie les éléments (eau, vent, terre) à
l’expression de son rapport au monde sensoriel et sensible. Elle compte aussi sur les effets
d’écho & les partages (elle adresse par exemple une lettre saisonnière par email à ses
followers) avec ses lecteurs. Pourtant, si elle ne cache rien, collabore avec des artistes,
communique dans les médias, et répond aux itw, on ne sait que peu de chose de son
intimité.
• En milieu de recueil, après la longue, première section fragmentée (« l’écorce incertaine »),
après la brève section « Une chute de galets », elle se lance, avec l’onde du chaos » dans une
entreprise plus personnelle, avec une première personne plus franche et une esthétique de
la fêlure, à ce stade du recueil, clairement assumée.
Premières impressions & projet de
lecture
• Le texte, sans titre, se compose de six strophes versifiées mais non rimées,
sans régularité dans la disposition.
• Immédiatement, le lecteur est frappé par deux choses:
l’anaphore du « je » (quatre fois en tête de strophe mais jusqu’à six fois en tête de vers);
Les négations syntaxiques récurrentes
• Presque une contradiction entre le discours de soi à la première personne
qui semble verser dans la confession et le discours qui se refuse, qui se
bride, en maintenant l’emploi si insistant de la forme négative.
• A ce stade du recueil, déjà bien entamé, avec ces deux partis pris d’écriture
mal assortis, que peut nous dire H. Dorion d’elle-même et de son rapport à
la vie et au monde?
Mouvements du texte
• Les quatre premières strophes s’appuient sur de la négation (partielle) : « je n’ai rien… je n’ai
pas… pas vu… ».
La négation correspond-elle à un refus de dire? D’assumer? De se livrer? Est-ce par prudence,
pudeur, modestie? Est-ce parce que l’objet du discours est difficile à appréhender au point de
ne se livrer que par bribes ou ricochets? Est-ce une façon de dissimuler ou au contraire, de
stimuler la curiosité des lecteurs comme appâtés par ces demi-révélations?
• Les deux strophes finales, suivant la strophe médiane (« pas vu le ciel… La déchirure ») osent
la voix affirmative jusqu’à la négation finale qui sonne davantage comme un programme
revendiqué (« Je n’attends rien / de ce qui ne tremble pas ») que comme un renoncement.
• L’intégralité de ce poème est donc le récit d’une initiation: pour dire oui au monde, il faut
d’abord savoir lui opposer un non réfléchi.
Dynamique d’ensemble

• Glissement de la str. 1 à la str. 2 du discours concret (l’opposition entre le « chêne » robuste


et tout-terrain/ le « saule » plus gracile) au discours philosophique qui renvoie dos à dos
« faibles » et « puissants ». La poétesse compte de plus en plus sur nos capacités
de déduction et de raisonnement abstrait.
• La première strophe consiste en une déclaration de renoncement: négation syntaxique (ne …
rien), préfixe privatif (dé-poser), recours aux antonymes (« l’ombre » comme contraire de la
lumière). C’est dans ces premières strophes, celles du refus, que l’humain est présent,
presque trop présent (il sera relayé par les végétaux, les minéraux et les éléments –terre,
eau, ciel-) : « faibles », « puissants », « veilleur », « jardinier ».
• Cette catégorisation (les suffixes -eur, -ier désignant les agents en attestent) va devoir céder
le pas aux grands ensembles: éléments, généralités, instances sans spécialisation et parfois
même laissées à l’état de simples pronoms neutres (« le temps », « la terre », « la lumière », le
« monde », « ce qui »). Tout le poème favorise donc la dépossession pour rendre au monde
ce qui lui appartient et dont l’humain n’est pas le centre absolu qu’il croit.
Strophe 1

• Le poème, prudemment et pudiquement, démarre par des indices indirects et


une signification à reconstruire de manière progressive et déductive.
• L’enjambement du vers 1 au vers 2 mime le mouvement de chute suggérer
par le verbe « déposer ».
• Le vers 2 met en valeur le pronom indéfini « rien » qui est rejeté après un
espace typographique inhabituel : réflexion engagée sur ce rien qui se rend
présent deux fois en deux vers et qui étymologiquement renvoie à quelque
chose. Le rien n’est donc pas le nul et non avenu, ni le néant.
• Dorion nous interroge de façon indirecte sur ce qui n’est pas nommé, nous
laissant le soin de deviner, par contrepoint, ce qui est et nous laissant le soin
de reconstituer le référent derrière la symbolique du chêne, du saule, et
même de l’ombre.
Strophe 2

• La seconde strophe prend des allures, à partir de la première, de réduction, puisque


nous passons d’un tercet à un distique. Ce dernier revêt dans l’histoire de la
versification, deux vocations en apparence inconciliables: rendre compte de la parole
morale, sévère, des censeurs (comme Caton), mais aussi des lamentations élégiaques
(chez Catulle par exemple). De la même façon chez Dorion, il revêt l’apparence du
discours subjectif et intime (le « je » est le leitmotiv du poème) mais pour engager
une réflexion morale sur la faiblesse et la puissance, mises, par la négation corrélée
(ni….ni…) finalement sur un pied d’égalité.
• La poétesse, certes sujet du verbe de parole et placée à l’attaque du vers et de la
strophe, demeure seule face à ce double pluriel « les faibles » et les « puissants »
confondus dans un seul et même camp adverse. Comme elle va le montrer ensuite, à
l’action et la démonstration de force, elle substituera la contemplation et la patience.
Strophe 3

• La troisième strophe se présente sous la forme d’un sizain, strophe pratiquée par Ronsard,
Eluard ou Hugo mais surtout propre à Malherbe et Boileau, par Hugo dans ses Châtiments,
qui permet d’une pensée morale pour ne pas dire polémique. Dans ce poème de six
strophes, trois des strophes sont des sizains, attestant de la qualité démonstrative de ce
poème, qui se présente come une réfutation suivie de l’exposition d’un modèle à suivre.
• L’intervention humaine et le processus de transformation ou de fabrication sont très
présents: « jardinier », « cueillir », « veilleur », « miel », « soie ». Tout à l’inverse de ces
modèles d’action volontaristes, la parole poétique choisit un travail minimal: allitérations,
parfois à la limite de la paronymie (vu/veilleur, la mer/le miel, cueillir/crocus). Aux innovations
et opérations sophistiquées, Dorion préfère les simples modulations: : la troisième strophe
est marquée par une variation à partir de « je n’ai pas vu », devenu par ellipse, « pas vu » et
par légère synonymie « pas trouvé ».
Strophe 4: charnière entre les 2 mouvements.

• La quatrième strophe consiste en un quatrain très irrégulier et « troué », avec des zones de béance et poursuit l’état
des lieux négatif, en martelant encore le « rien » isolé au troisième vers de la strophe. Paradoxalement le rien ressort
comme une proposition en lui-même, d’autant plus qu’il suit son contraire, « quelque chose » au vers précédent.
L’inversion (haut/bas ; air/eau) est aussi à l’œuvre entre « le ciel » et « l’étang » séparé par un espace vide. L’aspect
charnière de cette strophe est souligné par l’ambivalence fonctionnelle de « dans l’étang », ou bien complément de
lieu de « ciel » ou bien complément de lieu de « quelque chose de la solitude ». Au moment où le vide et le rien sont
si marqués, le sens semble donc se donner plusieurs directions possibles.
• « Solitude » et « déchirure », tous deux substantifs placés à la rime, forment un binôme sonore qui certes rend ces
termes particulièrement stridents mais que l’on peut aussi inscrire dans le réseau sonore formé avec « crocus » et
« continue »). Le rien et le négatif n’empêchent donc pas parallèlement la musicalité poétique qui consacre des
alliances subtiles et retisse du sens, modestement et patiemment, d’un mot à l’autre et d’une strophe à l’autre.
• La fusion de l’intériorité de la locutrice avec le paysage extérieur observé peut commencer à porter ses fruits. Le
champ lexical de la vue ouvre (avec « vu ») et ferme la strophe (avec « paraitre ») pour la consacrer simple témoin
de la scène; elle a également disparu en tant que sujet puisque dans cette strophe seulement, le pronom de la
première personne s’est effacé.
2nd mouvement: strophes 5 & 6,
dynamique d’ensemble
• Les strophes 5 & 6 sont des sizains, qui reprennent le « je » mais ce dernier désormais engage une action
positive, à la forme affirmative (« je me suis assise », str.5, « je me laisse étreindre », str.6). L’énonciation à
la 1e personne n’est plus un préalable systématique (débutant la strophe par l’anaphore) : il se pose à
présent en tant que résultat (en milieu et fin de strophe : « je n’attends rien », ce qui prouve que l’initiation
est accomplie. A la dernière strophe, la locutrice admet arriver, dans le poème comme d’après la grande
chronologie universelle, après « les animaux », « la lumière » et le « monde ».
• Le positionnement de soi (avant, après, parmi c’est-à-dire « au milieu de ») est l’enjeu, avec des verbes
souvent pronominaux, c’est-à-dire, dans la langue française, mettant en cause le rapport sujet/objet:
« s’adresser », « s’asseoir », « s’infiltrer », « s’accorder ». Un même verbe peut-être utilisé de façon transitive
puis pronominale: « laisser paraitre » à la 2ème strophe devenant « se laisser étreindre » en fin de poème.
• La fin de poème mise davantage sur la rencontre physique active (après la vue, place au geste)
(« s’asseoir », « s’infiltrer », « s’accorder », pour peu que l’on aille au début de l’étymologie de l’accord, qui
ramène au cœur, « étreindre », « trembler »). Le texte aura donc orchestré la rencontre enfin mûrie donc
permise avec le monde.
5e strophe
• Le sizain va mettre le « je » liminaire en contact avec les éléments de façon très progressive, comme
pour mimer l’entrée prudente dans la forêt: je me suis assise/au milieu de ces vastes alliés/ sans voix ,
NOTA BENE « sans voix » pouvant aussi bien porter sur « s’asseoir » que compléter les « vastes alliés »
• Le rapport délicat à la nature est signifié par la désignation volontiers approximative et ambiguë,
périphrastique (« vastes alliés » pour les arbres ou les étangs ou le ciel et les étang) et générale avec
des éléments désignés par des termes génériques et au moyen des articles définis (« le temps », « la
terre », « les rochers »): par contrepoint, la présence humaine y est d’autant plus modeste.
• Un retour au concret naturel matérialisé dans le poème par la syllepse voix / gorge (jeu de mots qui
nous fait passer du son au larynx humain au verbe signifiant remplir mais pouvant par homophonie
désigner aussi l’espace naturel étroit (une gorge dans une vallée).
• Le sujet de « gorge » peut aussi bien être « le temps » que « la terre » juste au-dessus ; l’absence de
ponctuation c’est-à-dire de norme de lecture typiquement humaine autorise l’équivocité. La fusion de
l’humain dans l’élément n’est pas une perte mais un gain : le sens s’en trouve démultiplié.
6e strophe
• Nouveau jeu de mots entre le pas qui est l’élément adverbial constitutif d’une négation (le
fameux forclusif dans « ne… pas ») et le pas au sens d’empreinte au fil de la marche. Le pas
négatif est ici devenu un pas progressif, celui qui avance.
• La lumière, qui répond à l’ombre du début du poème, peut désormais répandre son rayon par
l’irradiation consonantique de la liquide [l] dans la strophe : « lumière », « lenteur », « laisse » et
on se rend compte qu’elle était déjà annoncée à la strophe précédente par « alliés », « le
temps », « infiltrer », mais on n’était alors pas en mesure de la voir puisqu’on n’était pas
réceptif aux éléments de la nature (on n’était pas encore assis « au milieu » de la nature).
• L’allitération en [l] dans cette dernière strophe est adoucie par le couplage avec la labiale [m] ,
la consonne fondamentale des débuts de l’humanité, au sein du même mot « lumière », où
répartis entre deux partenaires sonores « lenteur / monde », « me / laisse ». La notion de
collaboration indiquée par le verbe s’accorder est mise en application de façon presque
musicale par la collaboration entre plusieurs sons ici. C’est une leçon d’harmonie que permet la
nature.
Bilan, ouverture: conclusion
• Sorte de confession énigmatique, prudente, le poème en dit beaucoup plus long qu’il ne veut faire
croire (par ses tournures floues et indirectes) sur la locutrice (pour la première fois dans le recueil,
celle-ci se dévoile d’ailleurs par le genre féminin : « je me suis assise »). Par ricochet et contrepoint,
nous la voyons se déposséder de l’avoir, des enjeux de pouvoir, des tentations de la
hiérarchisation (qui oppose et fait croire à des puissances illusoires), au profit d’une relocalisation
de soi dans la nature, le monde et le poème.
• Relocalisation aussi dans la parole finale qui semble lacunaire (l’indéfini « rien », quel contenu au
neutre dans « ce qui » ?) « je n’attends rien / de ce qui ne tremble pas » mais dont la formulation
comme le fond doivent beaucoup à la grande influence de Dorion, Albert Camus, qui avait déjà
produit ce type de sentences mystérieuses, simples d’apparence mais fortes dans leur éthique
inébranlable, à rechercher dans Postérité du soleil (où rayonnait alors une lumière provençale) :
« Ici vit un homme libre / Personne ne le sert ». Même paradoxe pour qui refuse les schémas
traditionnels (où il faudrait, pour exister, posséder et dominer), même affirmation qui sait dire non,
un non fondamental pour dire oui à la liberté.

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