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HARVARD UNIVERSITY

Graduate School o f Arts and Sciences

DISSERTATION ACCEPTANCE CERTIFICATE

The undersigned, appointed by the


Department of u {

have examined a dissertation entitled


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presented by L ci /u ryuv-xGf - fîtVoi

candidate for the degree of Doctor of Philosophy and hereby


certify that it is worthy of acceptance.

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Le proche et le lointain:
herméneutique du cannibale chez Jean de Léry

A dissertation presented
by

Lison Baselis-Bitoun

to

The Department of Romance Languages and Literatures

in partial fulfillment of the requirements


for the degree of
Doctor o f Philosophy
in the subject of
Romance Languages and Literatures

Harvard University
Cambridge, Massachusetts

May 2007

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UMI Number: 3267065

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© 2007 Lison Baselis-Bitoun
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Professor Tom Conley, Director Lison Baselis-Bitoun

“Le proche et le lointain: herméneutique du cannibale chez Jean de Léry”

Abstract

Jean de Léry figure aujourd’hui dans le corpus littéraire canonique du seizième

siècle, pour son Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. La gageure de ce travail

est de tracer une trajectoire distincte, qui fera sortir de l ’ombre l’autre texte de Léry,

l ’Histoire mémorable de la ville de Sancerre. publié en 1574. Il s’agit de démontrer

comment celui-ci amorce et rend possible l’écriture de l’Histoire d’un vovage et combien

il éclaire ce récit de Léry.

A l’origine de ce travail il y a une énigme: Pourquoi Léry a-t-il attendu vingt ans

pour écrire l’Histoire d’un vovage? De plus, pourquoi ce texte est-il si souvent remanié?

Le monde change, le texte aussi, ce texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse

remanié du vivant de l’auteur et ne connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit

impressions avant la mort de Léry, en 1613. Mais c ’est la lecture de l’Histoire

mémorable qui fait surgir la question essentielle sur laquelle porte cette étude: la question

du proche et du lointain, de la différence et de Yaltérité c’est là la clé de voûte de

l’édifice léryen.

Léry nous affirme dans sa préface que c’est la Cosmographie de Thevet qui rend

possible la rédaction et la publication de l’Histoire d’un vovage. Cependant, ce qu’il

démontre et prouve sans ambiguïté aucune dans toutes les éditions de l’Histoire d’un

vovage. c ’est le lien qui existe entre les deux “Histoires” celle mémorable de la ville de

Sancerre et celle du voyage faict en la terre du Brésil, dans lesquelles l’acte cannibale est

le fil d’Ariane qui les relie, fil rouge du sang du sacrifié, fil rouge de l’encre du Brésil.

iii

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION.................................................................................................................. 1

I. LÉRY EN SON TEMPS...................................................................................................... 9

1. Un peu d’histoire

1.1. La Réforme: une lame de fond.........................................................11

1.2. L’Affaire des Placards et ses conséquences............................. 13

1.3. La Saint Barthélémy: nuit inoubliable...................................... 17

1.4. De Coligny à Henri IV/ de Duplessis-Mornay à Léry 24

1.5. Sancerre: sinistre révélateur......................................................... 26

2. Les Vovaees

2.1. La “Découverte” .......................................................................... 28

2.2. Le voyage au seizième siècle....................................................... 30

2.3. Les voyageurs protestants............................................................ 31

2.4. La présence du Brésil..................................................................... 32

2.5.Théories du voyage ........................................................................ 33

3. Le texte de la Renaissance

3.1. L ’imprimerie........................................................................................... 35

3.2. Mise en page, mise en forme......................................................... 36

3.3. La cartographieet son essor............................................................. 38

iv

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H. SANCERRE: VÉRITÉ HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA DIFFÉRENCE: 40

1. Le siège de Sancerre

1.1. Ancrage hi stori que............................................................................. 43

1.2. Le conflit militaire: les huguenots défient le roi............................. 45

1.3. Le siège...................................................................................................52

1.4. La reddition: Trahisonde Léry ou du roi ?......................................... 54

2. Les discours sur le siège de Sancerre

2.1. le discours de Jean de La Gessée.......................................................... 60

2.2. Les fragments de Mathieu Béroald..................................................... 66

2.3. Le “Sommaire Discours”: version initiale du texte de Léry 70

2.4. Le texte et ses cadres: une forme révélatrice................................... 72

2.5. Une seule et unique édition en 1574................................................ 78

3. De Sancerre à Guanabara

3.1. Du journal de bord au témoignage................................................. 79

3.2. La famine: Pain quotidien peine quotidienne............................... 84

3.3. Surgissements des souvenirs du Brésil.......................................... 91

3.4. Les protestants: une différence menaçante................................... 93

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HI. VOYAGE & RÉCIT: LÉRY FACE À L’ALTÉRITÉ 98

1. Voyages et Tribulations

1.1. Pourquoi Léry est-il choisi? l’élection de Léry............................... 105

1.2. Les tribulations d’un homme et de son manuscrit.......................... 108

1.3. L’émergence du “je” de l’auteur, de 1558 à 1578........................ 111

1.4. Léry auteur célèbre en 1578: 4 sonnets............................................. 116

1.5. De Genève à Guanabara: sous le signe de l’espoir........................... 122

1.6. De Guanabara à Genève: sous le signe de l’échec............................ 126

2. La découverte de l’Amérindien: L’étrangeté

2.1. Le choc rétinal de la rencontre avec l’homme nu............................. 132

2.2. La fausse rencontre........................................................................... 134

2.3. Écrire en images: Part de la description chez Léry..................... 135

2.4. Les pratiques alimentaires des Tupinambas................................. 142

2.5. Le caouin, la musique, la danse et le chant chez les Tupinambas.. 143

2.6. La peur d’être “prins et boucané”........................................................145

3. La découverte de l ’Améridien: la familiarité

3.1. Le sage vieillard..................................................................................... 147

3.2. Cannibalisme & guerres de religion:vers une herméneutique 149

3.3. La famille Tupinamba.......................................................................... 156

3.4. Le ravissement du voyeur........................................................................ 160

3.5. Un monde traduisible: le “colloque”: microcosmebrésilien 165

vi

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IV. OBSESSIONS, TRAUMATISMES, MÉMOIRE & ÉCRITURE 174

1. Obsessions: De la théologie à la politique

1.1. Thevet: des Singularités à l’Histoire de deux voyages.................... 176

1.2. Villegagnon: du Chevalier de Malte au Caïn d’Amérique 187

1.3. Le démon du remaniement: plusieurs éditions de 1578 à 1611....... 198

2. Traumatismes

2.1. Comment définir le traumatisme chez Léry?......................................208

2.2. Léry le protestant.................................................................................. 209

2.3. Création d’un mythe............................................................................. 211

2.4. Culpabilité du survivant...................................................................... 214

2.5. Devoir de mémoire.............................................................................. 216

2.6. La figure du père................................................................................. 217

3. Mémoire & Ecriture

3.1. La mémoire au seizième siècle.......................................................... 219

3.2. Mémoire & activité littéraire chez Léry............................................ 221

3.3. Nostalgie du paradis perdu: À la recherche de Guanabara 223

3.4. Mémoire & Écriture.............................................................................. 225

3.5 Des Cannibales: de Guanabara à Sancerre.......................................... 230

CONCLUSION.............................................................................................................................. 234

APPENDICE................................................................................................................................... 238

BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................................... 239

vii

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REMERCIEMENTS

Qu’il me soit permis d’exprimer la profonde gratitude que j ’éprouve vis-à-vis de mes

quatre professeurs et lecteurs. Tom Conley qui le premier a cru en moi et sans lequel je

n’aurais jamais eu la chance de reprendre mes études. Virginie Greene qui avec sa lecture

attentive m’a aidé à clarifier mon propos. Christie McDonald qui a su emettre des

critiques fort judicieuses qui m’ont aidé à solidifier mon argumentation. Lawrence

Kritzman qui par ses remarques a su m’encourager à travailler dans le sens de la

psychanalyse.

Deux personnes ont été très présentes durant mes études et plus particulièrement durant

cette année de thèse: Ji-hyun Philippa Kim a été une amie constante et fidèle qui a su

m ’éclairer et me donner courage aux heures de doute. Jean-Pierre Baselis, mon mari m ’a

accordé la tendresse et la patience nécessaires pour mener à bien la tâche de l’écriture.

A ma mère, Jeanne Benkemoun, qui m’a donné l’amour des livres et de l’étude. Je sais

ce que je lui dois et combien elle aurait été heureuse et fière de me lire.

viii

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INTRODUCTION

Jean de Léry figure aujourd’hui dans le corpus littéraire canonique du seizième

siècle, pour son Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. La gageure de ce travail

est de tracer une trajectoire distincte, visant à faire sortir de l’ombre l ’autre texte de Léry,

l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre. publié en 1574. Il s’agit de démontrer

comment celui-ci amorce et rend possible l’écriture de l’Histoire d’un vovage et combien

il éclaire ce récit de Léry. Si tous les critiques contemporains allant essentiellement de

Michel de Certeau à Frank Lestringant ont beaucoup apporté à la compréhension et à la

reconnaissance de l’Histoire d’un voyage, leurs travaux, pour autant qu’ils aient une

valeur certaine, se cantonnent à l’analyse du “récit ethnographique” suivant la piste tracée

par Claude Lévi-Strauss qui fait de l’Histoire d’un vovage: “le bréviaire de l’ethnologue”

(CLS1955:89).

A l ’origine de ce travail il y a une énigme: Pourquoi Léry a-t-il attendu vingt ans

pour écrire l’Histoire d’un vovage? L’explication de Léry dans sa préface, étant floue et

peu satisfaisante, il a fallu chercher ailleurs des éléments de réponse à cette première

interrogation. De plus, pourquoi ce texte est-il si souvent remanié? Ce récit est à l’image

que nous peint Montaigne, de l’homme: “changeant et ondoyant” (Montaigne 13) et du

monde: “une branloire perenne” (Montaigne 782). Le monde change, le texte aussi, ce

texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse remanié du vivant de l’auteur et ne

connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit impressions avant la mort de Léry,

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en 1613.1 Mais c ’est la lecture de l’Histoire mémorable qui fait surgir la question

essentielle sur laquelle porte cette étude: la question du proche et du lointain, de la

différence et de Y altérité qui constitue la clé de voûte de l ’édifice léryen.

Si le seizième siècle est celui des grands voyages transatlantiques, de l’essor de la

Réforme et des guerres de religion en France, Jean de Léry est un homme de son temps.

Son œuvre témoigne explicitement de ces trois phénomènes. De plus, Léry participe au:

“penchant transformiste qui revendique sa place dans l’Histoire culturelle de la

Renaissance” (Jeanneret 1997:11). Jeune cordonnier Bourguignon, très attaché à la foi

réformée, Léry connaîtra une existence faite d’exils et de voyages. Sa vie a pour toile de

fond la répression et l’intolérance vis-à vis des protestants, puis les guerres de religion. Il

devient pasteur en 1562 et auteur dès 1558; cependant l’essentiel de sa production

littéraire s’étend de 1573 à 1611.

Dans le passage qui suit, Lévinas cherche à définir “l’ambiguïté de l’ontologie

contemporaine” (EN 14).

Comprendre l’outil — ce n ’est pas le voir, c ’est savoir le manier;


comprendre notre situation dans le réel — ce n ’est pas la définir, mais
se trouver dans une disposition affective; comprendre l ’être — c ’est
exister. Tout cela indique semble-t-il, une rupture avec la structure
théorétique de la pensée occidentale. Penser ce n ’est plus contempler,
mais s ’engager, être englobé dans ce qu’on pense, être embarqué —
événement dramatique de l’être-dans-le-monde. (Lévinas EN 14)

Les réflexions de Lévinas rendent parfaitement compte de ce qui travaille Jean de Léry

dans son écriture. Léry est “embarqué” dans la tourmente des guerres de religion peu

après son retour en France en 1558. Il s’était embarqué pour participer à l’établissement

1 Léry sera parfois enclin parfois contraint aux remaniements par la popularité de son texte dont les
exemplaires s ’épuisent. Les éditeurs, sentant la mane pécunière veulent sans cesse rééditer ou réimprimer.
Marie-Christine Gomez-Géraud déclare: “Certes l’ouvrage fait figure de ‘best-seller’ français sur
l’Amérique” dans Ecrire le vovage au 16esiècle en France. (Paris:PUF, 2000) 9.

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d’une colonie utopique huguenote au Brésil. Étant devenu pasteur de la foi réformée et

auteur ce jeune cordonnier aux talents multiples va “s’engager et être englobé” dans la

lutte qui oppose catholiques et protestants dans la seconde moitié du seizième siècle.

L’œuvre de Léry révèle les secretsde sa fabrication. Ce sont les notes ”d’ancre

de Brésil” qui engendrent tout d’abord les deux monographies de 1558, puis les

manuscrits de 1563 et de 1572. La Saint Barthélémy, le siège de Sancerre et son récit,

amorcent la carrière littéraire durable de Léry et vont permettre le récit du voyage. C’est

la confrontation avec l’anthropophagiesancerroise qui permet de comprendre le

cannibalisme tupinamba. L’hypothèse de base de ce travail est que dans le cas de Léry,

les livres, ou mieux devrait-on dire Le Livre est consubstantiel à l’auteur. Léry aurait pu

faire sienne la belle formule de Montaigne: “je suis moy-mesmes la matière de mon

livre” (Montaigne 9).

La Renaissance simultanément remonte vers le passé et se projette dans l’avenir.

Les voyages figurent parfaitement ces deux mouvements. Il y a tout d’abord le voyage

vers l ’Orient, le Levant, qui tend vers les rives antiques, et le voyage vers l’Ouest, le

Ponant qui élargit l ’espace géographique traditionnel. Cette concomitance du retour à

l’Antiquité et des navigations transatlantiques engendre une distortion de la connaissance.

La France est partie prenante dans cette mutation des représentations et tout

particulièrement de l’imaginaire qui en découle. Cependant chez Léry l’Est c’est Genève

et c’est surtout le voyage au Brésil qui fera sortir Léry du carcan social que lui réservait

sa naissance somme toute très modeste.

Depuis Ulysse, héros du retour mais aussi de l’exil, explorateur des frontières de

l’espace et du temps: l’homme voyage, parcourt le monde et rencontre l’autre et

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Tailleurs. Les humanistes, pour “consolider la rupture historique qui devait garantir leur

modernité construisent une image [...] simpliste et trompeuse du Moyen Age”, la critique

est réductrice mais “elle offre un repoussoir qui permet au XVIe siècle de rejeter une

vision du monde réputée statique afin d’émanciper l'esprit” de permettre et de faciliter le

changement qui a de surcroit une charge positive. (Jeanneret 1997:7) Léry participe

pleinement à ce projet, il se projette vers l’Ouest, là où se situe l’avenir ou mieux l’à-

venir de l’Europe et le “livre à venir” pour lui.2

Dans un premier chapitre nous étudions l’époque dans laquelle évolue Léry. En

effet, l’histoire de France, l’essor de la Réforme, les voyages de découvertes et les

progrès de l’imprimerie jouent un rôle considérable dans la vie de ce huguenot

bourguignon né en 1534 et mort en 1613. Jean de Léry est marqué par sa naissance dans

le duché de Bourgogne, par son appartenance à la foi réformée, et par son allégeance au

royaume de France. En 1557-1558 il fera un voyage au Brésil aussi significatif que

transformateur et sera pris dans l’engrenage des guerres de religion de 1562 à 1598 alors

qu’il mènera de front deux professions: celle de pasteur et celle d’écrivain. Si tous ces

facteurs sont déterminants dans l’émergence de Léry en tant qu’auteur, c’est surtout la

rupture que constitue les massacres de la Saint Barthélémy qui jouera un rôle majeur dans

son écriture. Dans ce chapitre il s’agira de poser le regard sur certaines des balises et des

pierres d’achoppement qui forgent Léry en tant qu’auteur.

2 Je reprends ici l’expression de Maurice Blanchot sur A la recherche du temps perdu, et le titre de son
ouvrage éponyme ILe livre à venir (Taris: Gallimard, 1986)].

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Dans le second chapitre, il s’agira de démontrer que c’est à partir du vécu et du

récit du siège de Sancerre dans l’Histoire mémorable, que Léry met en place la question

qui le taraude, qui traversera toute son oeuvre et conséquemment qui sera centrale à cette

étude: comment comprendre ou appréhender le proche, qui est différence menaçante,

souvent inhumaine, et le lointain qui est altérité attirante, bien plus humaine? Léry

aborde cette question dans l ’Histoire mémorable afin de comprendre l’attitude des

catholiques envers les protestants aux lendemains de la Saint Barthélémy. C’est la nature

des rapports entre catholiques et protestants, qui est un rapport de différence que Léry

s’efforce de rendre dans l’Histoire mémorable, qui va lui permettre de mettre cette

différence en regard avec Yaltérité des Tupis dans le récit du voyage au Brésil.

Dans le troisième chapitre nous marquerons dans le “récit ethnographique” la

découverte et la rencontre avec l’Amérindien Tupinamba. Cette rencontre avec l’altérité

tupinamaba est conçue en deux temps trahissant deux mouvements l’un marquant

Yétrangeté parfois effrayante parce que si étonnante et le second témoignant de la

familiarité et de la tentation de se glisser dans la peau de Vautre3 Léry conçoit de

manière non avouée 1Histoire d’un voyage comme un prolongement à ses propres textes

antérieurs et surtout à celui de 1574, l’Histoire mémorable, ainsi qu’aux deux

monographies rédigées dès 1558 et publiées dans Actes des Martyrs de Jean Crespin en

1564. Léry pose des bases, à partir desquelles il entretient un dialogue entre ses propres

textes, qui se renvoient, en quelque sorte, des regards croisés, s’interrogent et se

répondent.

3 C’est moi qui souligne.

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Les obsessions que l’on signale dans le quatrième chapitre vont être génératrices

d’écriture chez Léry. En effet, qu’il s’agisse de Thevet ou bien de Villegagnon, Léry

n’aura de cesse de passer en revue, d’une édition à l’autre de l’Histoire d’un vovage. tout

ce qu’il trouve à redire, à corriger ou à démentir concernant les accusations et les

affirmations de l’un ou de l’autre de ces deux hommes. Selon le Littré, du latin ob et

sedere, le verbe obséder veut dire: s’asseoir autour ou assiéger, c’est ce dont il sera

question et ce qui sera enjeu pour Léry dans son traitement de Thevet et de Villegagnon

tout autant que dans le travail des remaniements incessants auxquels il soumettra son

Histoire d’un vovage de 1578 à 1611. De plus ceci constitue également un rappel du

siège de Sancerre dont Léry fait le récit dans son Histoire mémorable.

Léry constate le surgissement du mal, à Guanabara et à Sancerre. Il voit, il se

souvient et il témoigne, afin que les victimes ne soient pas mortes en vain. Il assume la

pleine responsabilité d’écrire ce qu’il a vu, ce dont il a été témoin, non seulement comme

devoir de mémoire envers ses coreligionnaires, mais aussi, afin de gérer ce qu’il a vécu,

ce qui l’a traumatisé, dans une démarche visant à panser ses plaies psychiques ainsi que

celles de ses coreligionnaires.

La mémoire et l’oubli, jouent un rôle de premier plan dans l’œuvre de Léry,

puisqu’il y a entre le vécu et le récit du voyage et du séjour au Brésil une vingtaine

d’années durant lesquelles le Brésil scintille çà et là dans la mémoire de Léry. Dans

l’entreprise littéraire de Léry, il y a clairement en jeu un travail, une tension, entre la

mémoire et l’oubli. On remarque les instances où le Brésil est présent dans les

monographies de 1558, mais aussi comment il réapparaît dans le “Sommaire Discours”

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ainsi que dans l’Histoire mémorable en tant que réminiscences ponctuelles après des

années où il est resté enfoui.

Comme le remarque pertinemment Jeanneret: “le découpage des disciplines, au

XVIe siècle, diffère du nôtre [...]. Les classements sont moins étanches, ou passent par

d’autres clivages” (1997:11). Dès lors il est loisible de travailler aux lisières des

disciplines pour lire des textes de cette période. Ce travail joue un peu avec les divisions

entre les disciplines en proposant des grilles de lecture et des hypothèses de travail qui

traversent nombres d’entre elles, afin de rendre compte de l’aspect complexe et pluriel de

l’œuvre aussi bien sur le plan thématique que spatial ou temporel. Léry nous fait voyager

de Genève à Guanabara en passant par Sancerre.4 Des trajectoires diverses nous mènent

de la Réforme, au cannibalisme tupinamba, puis au siège et à la famine atroces comme

acmée de la quatrième guerre de religion dont l’apothéose est la scène/cène

d’anthropophagie sancerroise.

C’est autour des questions à*altérité et de différence, telles que ces deux notions

sont définies par le philosophe et anthropologue Francis Affergan que s’oriente une

grande partie de l’analyse. Toutefois la réflexion de Michel de Certeau sur l’écriture de

l’histoire permet de circonscrire le travail historiographique qu’effectue Léry dans l’un

comme dans l’autre de ses deux textes. En outre la position philosophique de Lévinas

marquant la relation éthique à l’autre comme condition antérieure et prépondérante dans

la constitution de l’être offre une grille de lecture pertinente dans le cas de Léry. De plus,

Marc Augé offre des définitions et des réflexions qui s’avèrent fécondes aussi bien quand

à l’ethnologie que sur la question de la mémoire.

4 Afin de guider le lecteur, nous avons dressé et inséré une brève chronologie de Léry en appendice.

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S’il est convenu que les questions de traumatisme et de mémoire appartiennent à

la critique du XXe siècle comme émanant directement des conséquences de la Shoah,

force est de constater que dans l’Histoire mémorable Léry peint des tableaux donc les

résonnances se retrouvent dans les témoignages de survivants des camps. Si la

distribution et le décor changent, on reprend le même répertoire, parfois même la même

pièce que l’on rejoue sur la scène humaine, où “l’homme est un loup pour l’homme”.

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Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style.
Agrippa d’Aubigné, Tragiques Princes v.77

I. LÉRY EN SON TEMPS

Jean de Léry est marqué par sa naissance dans le duché de Bourgogne, par son

appartenance à la foi réformée, et par son allégeance au royaume de France. En 1557-

1558 il fera un voyage au Brésil aussi significatif qu’altérant et sera pris dans l’engrenage

des guerres de religion de 1562 à 1598. L’hypothèse de base de ce travail est que ces

facteurs sont déterminants dans l’émergence de Léry en tant qu’auteur. Par un travail fait

de souvenirs et d’oublis en tissant des fils épais, rugueux avec d’autres plus ténus et

soyeux, le huguenot Léry fabrique une tapisserie qui rend et atteste tout à la fois de la

complexité et de la pluralité de son époque.1 Dans ce chapitre il s’agira de poser le regard

sur certaines des jalons et des obstacles qui façonnent Léry en tant qu’homme, pour sûr,

mais surtout qui le définissent en tant que témoin de son époque et en tant qu’auteur.

1. Un peu d’histoire

Il faut se promener dans le temps et dans l‘espace afin de mieux marquer les

événements et les lieux qui ont laissé des traces mnémoniques et mnésiques chez Léry.

Dans l’effort d’élucider et de comprendre cet événement aussi fondateur que révélateur

qu’est la Saint Barthélémy, et l’une de ses tragiques conséquences qu'est le siège de

Sancerre, il est essentiel de resituer les guerres de religion dans le contexte plus large de

l ’émergence, puis de l’essor de la Réforme française. Le rapide panorama historique

1 L'étymologie la plus vraisemblable pour le mot huguenot est le mot allemand Eidgenossen, confédéré, de
Eid, serment, et Genosse, compagnon, selon le Dictionnaire de la langue française de Littré.

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proposé ici tente de fournir des éléments de base permettant de lire Jean de Léry dans son

temps.

La Bourgogne, est incorporée dans le royaume de France en 1482; ce qui

n’empêche pas les habitants de cette région de conserver fièrement une identité

bourguignonne. Un gouverneur, choisi généralement parmi les fidèles du roi, se trouve à

la tête du duché. Les Guise, fervents catholiques, seront les titulaires de cette charge

durant une grande partie de la vie de Léry de 1543 à 1595, et la Bourgogne devient pour

eux un des foyers des guerres de religion. Ceci pourrait expliquer en partie le repli sur

Genève de Léry. Il est difficile de savoir de manière certaine si les parents de Léry

étaient protestants en 1534, à la naissance de celui-ci, ou bien si c’est lui, qui s’est orienté

vers la Réforme.2 Léry lui-même ne donne aucune indication précise à ce sujet dans ses

textes. Toutefois, Paul Gaffarel, dans sa préface de l’édition de l’Histoire d’un vovage.

nous offre quelques détails sur l’enfance de Léry en Bourgogne.

Il appartenait sans doute à quelque famille de bourgeois, peut-être même de


gentilshommes; car ce sont eux qui, les premiers, embrassèrent la Réforme en
Bourgogne, et les parents de Léry étaient dévoués aux idées nouvelles. (Gaffarel I)

Gaffarel ne semble laisser aucun doute quant à Léry et à ses parents concernant leur

sympathie pour la Réforme, même s’il ne cite pas ses sources. Prenant le contrepied de

ce que Gaffarel avait avancé en 1880, Frank Lestringant indique en 1994 que:

C’est sa conversion, sans doute précoce à la Réforme, qui, en ces temps de persécution
grandissante, donne figure de destin à l’existence ordinaire de cet artisan et lui ouvre
soudain les plus vastes horizons. (Léry 1994:27)

2 Réforme avec une majuscule dans cette étude implique le mouvement de réformation protestante, car il y
a eu durant la seconde moitié du seizième siècle un mouvement de réforme au sein de l’église catholique.
Je renvoie aux travaux de Thierry Wanegfellen, Ni Rome ni Genève: des fidèles entre deux chaires en
France au XVTen>e siècle, pour plus amples informations sur la question (pp 3-31).

10

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Semblablement à Gaffarel, lui non plus ne précise pas d’où il tire ses informations. En

fait rien ne laisse entendre pour sûr que Léry soit né de parents réformés, ou bien qu’il se

soit converti lui-même. Léry, plus plausiblement de naissance fort modeste, conservera

un silence révélateur sur les détails de sa vie personnelle. Seules les mentions, comme

celles des Registres de la Compagnie des Pasteurs, offrent quelques anecdotes, peu utiles

mais toutefois piquantes sur la vie de Léry.3 Ce que l ’on sait de manière certaine, c ’est

qu’en 1556 il est protestant et qu’il se trouve à Genève au moment où il est choisi ou plus

vraisemblablement où il se porte volontaire pour participer au voyage au Brésil, en tant

que jeune cordonnier dévoué aux idées de la Réforme.

1.1. La Réforme: une lame de fond

C’est un mouvement fondamental et d’importance dans la période dans laquelle

évolue Jean de Léry. Cette “nouvelle religion” a commencé tout d’abord en sourdine

comme un mouvement qui se répand surtout dans les villes, puis petit à petit dans les

campagnes. C’est une quête de la Vérité évangélique, qui est, au dire de certains, une

sorte “d’anarchie” de religion, qui récuse et rejette la religion traditionnelle et surtout les

abus et les excès de Rome.4 Dans La Réforme: Pourquoi?. Francis Higman explique

parfaitement et clairement les raisons qui sont à l’origine de l’émergence et de la

diffusion de ce mouvement qui déferle sur l’Europe de manière aussi rapide qu’étendue à

ce moment précis dans l’histoire. L’essentiel de la thèse est que la Réforme, qui “fut

surtout et avant tout un phénomène religieux et spirituel” (Higman 41) vient offrir un

3 Je renvoie à l’article de Louis Binz qui relate entre autre les démêlés de Léry dans une affaire de
“pallardise” en 1587-8. Voir Les Registres de la Compagnie des Pasteurs t.5 (Genève: Droz 1962).

4 L’expression: “anarchie de religion” est de Lucien Febvre cité par Denis Crouzet dans La Nuit de la Saint
Barthélémy. (Paris: Fayard, 1999)16.

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soulagement aux chrétiens à un moment où ils semblent pénétrés par une profonde

angoisse concernant leur salut. De plus, comme le remarque pertinemment Michel

Cassan: “la Réforme est d’abord une réponse spirituelle aux interrogations que les

fidèles, taraudés par le salut de leur âme et la peur de la mort se posent et que l’Église ne

sait pleinement satisfaire” (Cassan 77).

Dans l’Église catholique, Higman remarque que: “le pouvoir du prêtre est

incontournable [...] le corollaire du pouvoir du prêtre c’est l’asservissement du croyant”

(Higman 45). Or, l’essor de l’imprimerie et le travail philologique des humanistes

facilitent le retour aux textes originaux, ceux-ci proposent une alternative à

l’infantilisation forcée du croyant, dès lors, le “message essentiel de la Réforme est:

Liberté et co«/ja«ce” (Higman 47). En outre, il est important de noter, comme le

souligne Higman, que “la Réforme n’a pas rétabli quelque chose qui avait été perdu: elle

a instauré un changement radical dans la nature même de la religion et de la sensibilité

religieuse” (Higman 23). C’est dans cette effervescence spirituelle et religieuse, que Léry

vivra une grande partie de sa vie.

Marguerite de Navarre, sœur du roi François Ier, très sensible à la “nouvelle

religion”, a des expériences mystiques et compte dans son entourage de proximité

plusieurs réformés dont le poète Clément Marot. C’est aussi dans son dûché du Berry, à

Sancerre que l’on prêche la foi réformée très tôt comme le précise ici Léry.

Mais entre les principaux bénéfices que ceste ville de Sancerre a receus de Dieu, elle a
esté des premières en France où sa Parole a esté purement preschee. (Léry 2000:195)

Pour Léry, cette adhésion précoce à la Réforme sera une des marques d’élection divine de

la ville de Sancerre. Les habitants, fiers de cet aspect du passé de leur ville, se donneront

pour tâche de résister, le plus longtemps possible en 1573 et de rester fidèle à leur foi. La

12

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Réforme se répand, elle adhère rapidement et de façon durable au terroir berrichon. Entre

autres, Jean Calvin et François Hotman viennent séjourner à Bourges. Ils dispensent des

cours dans l’université de cette ville, où ils gagnent de nombreux adeptes aux idées de la

Réforme. Dès la conjuration d’Amboise en 1560, la ville de Sancerre devient une place

forte et une ville refuge pour les huguenots. Quand il sera contraint de fuire Bourges,

François Hotman viendra se réfugier à Sancerre, où il subira le court siège de 1569, avant

de s’installer à Genève de façon permanente. Léry nous fera le récit de l ’autre siège de la

ville de Sancerre, de celui de 1573, qui sera mené jusqu’au bout, avec la reddition qui

aura pour conséquence la fin des prêches réformés dans Sancerre, jusqu’en 1598.

1.2. L ’Affaire des Placards et ses conséquences

Durant la première partie du règne de François Ier, la couronne de France semble

assez ouverte et indulgente vis-à-vis de la Réforme. Cependant, l’an 1534, l’année de la

naissance de Léry, est marquée en France par “l’Affaire des Placards”. Dans la nuit du

17 au 18 octobre 1534, des feuilles intitulées “Articles véritables sur les horribles, grands

et insupportables abuz de la Messe papalle inventées directement contre la sainte Cène de

Nostre Seigneur, seul Médiateur et Saulveur Jésus-Christ” (Cassan 83) sont affichées un

peu partout dans les villes de Paris, d’Amboise, d’Orléans, et même “jusque sur la porte

des appartements du roi à Blois” (Cassan 83). Ce qui surprend, c’est que depuis la

rédaction du texte à Neûchatel, par Antoine de Marcourt, un pasteur d’origine lyonnaise

réfugié en Suisse, il y a une synchronisation du geste, qui dévoile une organisation

insoupçonnée et une préméditation inattendue. Les “Placards” déclenchent de vives

réactions de la part de La Sorbonne, et du parlement qui condamnent ces “luthériens”

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(Cassan 83). Le roi François Ier, en dépit du fait que sa sœur, Marguerite de Navarre,

était sensible aux idées de la Réforme, réagit de manière brutale à ce qu’il considère être

de la part des protestants une “contestation radicale de l’Église” (Cassan 83).

Ainsi, en 1534, un tournant est marqué par la réaction du roi François Ier à

“l’Affaire des Placards”. La bienveillance et la tolérance du royaume à l’égard des

protestants, cessent de manière aussi abrupte que radicale. Les humanistes protestants

doivent se cacher ou s’exiler; c’est le cas entre autres de Jean Calvin, qui est allé tout

d’abord à Strasbourg puis à Bâle et s’est installé définitivement à Genève, et c’est aussi le

cas de Clément Marot, qui se voit forcé de se réfugier à la cour de Ferrare.

Marcourt, quant à lui, se sentant en parfaite sécurité dans son refuge hélvétique,

persiste et signe, publiant peu de temps après ces affichages, un livret intitulé Petit traité

très utile et salutaire de la saincte Eucharistie de nostre Seigneur Jésus Christ. La messe

catholique y est décrite comme un “rite d’idolâtrie satanique et la transsubstantiation y est

niée” (Cassan 83). Le débat sur le sens de l’Eucharistie devient une inéluctable pierre

d’achoppement aux conséquences fort tragiques, pour les catholiques et les protestants.

Léry participe pleinement à ce débat, il en fera son cheval de bataille à partir de sa

première édition de l’Histoire d’un vovage de 1578 et ce jusqu’à sa dernière édition de

1611.

La Réforme en France tendant à être plurielle à cette époque, Calvin se donnera

pour tâche de réunir ces diverses tendances et c ’est en 1536 qu’il publie son texte

fondateur: Christianae Relipionis Institutio qu’il dédie d’ailleurs au roi François Ier dans

un geste que d’aucuns jugeront provocateur; ce texte en latin, ne sera traduit en français

14

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qu’en 1541.5 Le Christianae Religionis Institutio deviendra la pierre angulaire de la

Réforme française, qui à partir de 1536 et de ce texte particulier, entre dans sa phase plus

structurée et orthodoxe. Ce qui sera également marquant eu égard à ce texte, c’est que sa

diffusion coïncide, comme si elle leur était liée dans un rapport de cause à effet, avec

deux phénomènes qui à première vue s’opposent et se contredisent. Il y a tout d’abord, la

phase de politique royale de répression, comme conséquence directe de “l’Affaire des

Placards” qui s’intensifie. Puis, il y a par ailleurs, la vague de conversions, que la

diffusion de ce texte enclenche, qui est tout à fait surprenante et spectaculaire par son

envergure.

Plusieurs édits royaux définissent la politique de répression de François Ier allant

de 1538 à 1540, et la position du roi va encore se durcir à l’égard des calvinistes jusqu’à

sa mort en 1547. Dès l’avènement de son règne, Henri II va continuer, dans la voie de la

répression engagée par son père vis-à-vis des protestants, avec l’édit de Blois, en octobre

1547. Quelques années après, l’édit de Chateaubriant du 25 juin 1551, marque la période

des “feux” .6 Version française de l’Inquisition espagnole ou portugaise, cette période est

caractérisée par une recrudescence de persécutions à l’endroit des huguenots: considérés

comme hérétiques, ils sont brûlés vifs sur des bûchers allumés un peu partout en France,

à la manière des autodafés. Néanmoins, en dépit ou plus probablement à cause de ces

exactions, à la mort d’Henri II, en juin 1559, il y a en France environ 2500 églises

réformées — Jean de Léry sera pasteur de la foi dans l’une d’elles dès 1562— et quelques

5 Christianae Religionis Institutio est publié en 1536 à Bâle.

6 II est difficile de ne pas souligner l’ironie de cette date, en effet le 25 juin est le jour de la Saint Jean et
partout en France on honore ce saint en faisant des “feux de joie” aussi appelés les “feux de la Saint Jean”
au centre de chaque village. Le chapitre IV des Tragiques d ’Agrippa d ’Aubigné s’intitule “Feux” et donc
répond à la situation qu’il évoque.

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trois millions de fidèles aux idées de la “nouvelle religion”, ce qui représente près de dix

pour cent de la population du royaume de France (Mandrou 109-115 & 175).

La menace est dorénavant d’une telle ampleur aux yeux des catholiques, que la

confrontation devient inéluctable. Très vite donc, avec la conjuration d’Amboise en mars

1560, avec l ’échec du colloque de Poissy en 1561, puis avec les massacres de Wassy en

1562, va commencer le temps des “fers”, c’est à dire l’époque qui va correspondre plus

spécifiquement aux guerres de religion.7 Ces guerres feront rage dans le royaume de

France où une marée sanguinaire va se déchaîner contre les réformés, visant à les

anéantir, en les égorgeant ou bien en les forçant à abjurer leur foi. Ce qui fera dire à

d’Aubigné: “ce siecle n’est rien qu’une histoire tragique” (Tragiques “Princes” v. 206).

La première guerre date de 1562 et la dernière prendra fin avec la proclamation de l’édit

de Nantes en 1598, édit qui viendra clore temporairement ce sinistre chapitre de l’histoire

de France, dont les massacres de la Saint Barthélémy sont le point culminant.

Se réunissant de 1545 à 1563, le Concile de Trente, “le concile œcuménique que

Luther avait appelé de ses vœux” (Delumeau 127), réaffirme la notion de

transsubstantiation pour contrer l ’interprétation protestante de l’Eucharistie. Le débat

entre catholiques et protestants sur le sens de l’Eucharistie est au centre des

préoccupations de cette époque.8 Ceci n’échappe pas à Léry qui, dans son chapitre six de

L ’Histoire d’un voyage, en fait le nœud de la polémique qui oppose Villegagnon et les

7 Notons deux choses: tout d’abord, que la pierre d’achoppement qui fait échouer le colloque de Poissy est
la question de l’Eucharistie, puis que le chapitre V des Tragiques d ’Agrippa d’Aubigné qui marque cette
période, s’intitule “Fers”.

8 Pour de plus amples informations sur la question, je renvoie tout particulièrement aux deux premières
parties (9-146), de l ’ouvrage très complet de F. Lestringant, Une sainte horreur (Paris: PUF,1996).

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nouveaux arrivants calvinistes au Brésil. Cette thématique est cruciale et constitue un

thème récurrent dans l’œuvre de Léry.

1.3. La Saint Barthélémy, nuit inoubliable

“Tout citoyen français doit avoir oublié la Saint Barthélémy” (Renanl5), déclare

Ernest Renan dans le texte de la conférence “Qu’est-ce qu’une Nation?” prononcée le 11

mars 1882 en Sorbonne. Il est clair que pour Renan, qui plus est, dans le contexte qui est

le sien — c’est à dire dans la France démembrée d’après la défaite de 1870— la Saint

Barthélémy représente un très lointain passé qui pouvait cependant encore générer des

passions et diviser la France tout comme cela a été le cas lors des guerres de religion qui

ont marqué la seconde moitié du seizième siècle. Renan utilise l’expression “doit avoir

oublié” comme une obligation, un devoir d’oubli, de mise à l’écart, ce qui indique bien

non seulement que l’événement est majeur et marquant, mais de plus que cet événement

pourrait encore être dangereux ou nocif pour la nation comme il l’a été durant le dernier

quart du seizième siècle.

Pour Renan, “l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de

choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses” (Renan 15). Une

nation requiert donc, selon Renan, une mémoire sélective, accompagnée d’une amnésie

délibérée, de la part de ses citoyens. Ainsi, pour lui, cet événement qui a vu le pays se

diviser en deux camps, doit être relégué à l’oubli, afin de former une France forte et

unifiée après l’échec cuisant que vient de lui faire subir la Prusse, et les conséquences de

cet échec, à savoir, l’amputation du pays engendré par la perte de l’Alsace et de la

Lorraine. Renan cherche à réunir, ou plutôt à construire un capital symbolique fait

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d’oublis et de souvenirs stratégiques pour panser les blessures physiques et psychiques de

la France après la défaite de 1870.

Il n’en va pas de même à l’époque de Jean de Léry, et ce plus particulièrement

pour les protestants. Pour eux,lLa Saint Barthélémy n’est ni une simple date dans

l ’histoire de France, ni un événement parmi tant d’autres, ni non plus une date que l’on

doit oublier. La Saint Barthélémy représente, tout au contraire, un événement fondateur,

c ’est un souvenir douloureux qui devient un “monument”, au sens que Pierre Nora

attribue à ce terme. La Saint Barthélémy est une nuit mémorable et inouïe dans sa

cruauté, nuit durant laquelle, dans la capitale et dans ses faubourgs, le pays se déchire et

se démembre: une partie du pays martyrise et assassine l’autre partie.9

Pourtant, à en croire Denis Crouzet, tout ceci n’était pas prévu, les choses

n’auraient pas dû évoluer dans le sens de cette violence extrême.10 En effet, le pouvoir

bicéphale de Catherine de Médicis et de son fils Charles IX avait un autre projet en

invitant les nobles du royaume à se réunir, pour assister aux noces de la princesse

catholique, Marguerite de Valois, fille de Catherine de Médicis et sœur du roi Charles IX,

avec le prince huguenot Henri de Navarre, noces qui furent célébrées le 18 août 1572. Le

projet de la reine mère et de son fils le roi Charles IX était un espoir, “un rêve” (Crouzet

1994:1) de concorde, ou de réconciliation entre catholiques et protestants. Charles IX, roi

“philosophe” était très imbu et épris de néoplatonisme.

9 L ’image du pays comme un corps démembré reviendra et sera fort utile dans la lecture de l’œuvre de
Léry.

10 La thèse que développe Denis Crouzet dans, La nuit de la Saint Barthélémy, un rêve perdu de la
Renaissance (Paris: Fayard, 1994), est que Catherine de Médicis et son fils le roi Charles IX voulaient
trouver un moyen de réunir les catholiques et les protestants. Le mariage entre Henri de Navarre, prince
protestant, et Marguerite de Valois, princesse catholique, étant le symbole de cette concorde rêvée et si
désirée en 1572. Cette thèse ne fait pas l ’unanimité dans le camp des historiens spécialistes de l ’époque.

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Notons que l’abjuration d’Henri de Navarre était la condition sine qua non de la

possibilité d’accomplissement de ce “rêve” ce qui montre bien que ce n’était pas une

reconnaissance de la foi réformée, mais que c ’était surtout, de la part de la couronne de

France, une stratégie politique, un moyen de récupérer sinon de contrôler les huguenots et

d’endiguer l’essor de la Réforme. Or, les catholiques parisiens, sans doute sous

l’influence de La Ligue, voyaient cet acte comme une concession démesurée envers les

huguenots et dès lors inacceptable et de surcroit comme un affaiblissement

potentiellement dangereux de la couronne de France. La maison de Guise, qui avait pris

en main une riposte, venait d’échouer dans la tentative d’assassinat du puissant chef

huguenot Gaspard de Coligny le 22 août 1572. Vraisemblablement, sous l’emprise de la

rumeur d’une attaque calviniste sur la famille royale, Catherine aurait décidé en petit

comité et ce à l’insu du roi, son fils, de l’élimination de Coligny, proche conseiller du roi,

personnage bien trop puissant, et même menaçant à ses yeux, pour la couronne de

France.11 D ’Aubigné résume ainsi le rôle de Catherine de Médicis dans les massacres de

la Saint Barthélémy :

Fut le préparatif du brave bastiment


Que desseigoit pour lors la peste florentine.
D e dix mille maisons il voüa la ruine [... ]
Tant de gibier pour soy dans le palais du Louvre[...]
La louve boit le sang et fait son pain de morts.
('Tragiques “Fers”! 94-196. 212, 334)

Cet acte sera le déclencheur du bain de sang qui se répandra dans la capitale et ses

alentours dans la nuit du 23 au 24 août 1572, et qui atteindra les provinces durant les

jours qui suivront. La vérité historique de la nuit de la Saint Barthélémy se situe sans

11 Rumeur que Léry confirme d ’ailleurs avec la transcription de la lettre du roi dans son texte (2000:198).

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doute à mi-chemin entre la version néoplatonicienne et édulcorée de Denis Crouzet, et la

version, par trop outrée du “sanglier éviscéré” D ’Aubigné.12

C’est bien non seulement un moment clé, un point culminant, mais de plus un

point de non retour, marquant des débordements et des excès de barbarie d’une telle

ampleur, que même Catherine de Médicis, celle qui en aurait conçu le projet, celle qui en

aurait été l ’instigatrice, afin d’orchestrer l ’assassinat de l ’Amiral de Coligny — l’acte qui

a déclenché la déferlante sanglante— elle-même en aurait été surprise, pour ne pas dire

choquée, n’ayant point imaginé que l’on puisse aller si loin dans la haine et la sauvagerie.

Pour autant, l’excès de zèle et la haine contre les réformés mêlés au goût du sang, eurent

raison de la réserve prescrite aux soldats catholiques de sa majesté, quand on sonna le

tocsin dans la nuit du 23 août 1572.

Le peuple parisien a pris la relève et dès lors, la nuit a basculé non seulement dans

le délire de l’épuration religieuse, mais dans de sordides règlements de compte. Ce que

remarque d’Aubigné dans un passage de ses Tragiques: “il ne falloit qu’un mot pour

venger sa rancœur sous le nom d’huguenot” (Tragiques “fers” v. 824). L’eau de la Seine

en devint rouge, tellement elle reçut dans son lit le sang des corps mutilés et massacrés

des calvinistes. Denis Crouzet cite un calviniste de Millau qui relate les dernières paroles

du Comte de la Rochefoucauld: “Croiés que la cruaulté fust si grande, que la rivière en

fust toute roge de sang; de sorte que [ceux] de Paris demeurèrent un long temps sens

manger de poisson, causant la corruption de l’aue, de la puanteur des corps” (Crouzet

1994:31).

12 Cette lecture de l’événement par Denis Crouzet ne fait d’ailleurs pas l’unanimité auprès des historiens.
Je renvoie à la note n° 10 de ce chapitre. D ’Aubigné se conçoit comme “un sanglier éviscéré” en tant que
poète protestant dans ses Tragiques.

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Plus de tolérance ou de retenue possibles après cette nuit particulièrement

violente, tout devient envisageable.13 Les catholiques, sans jamais l’avouer ouvertement,

et les protestants, presqu’inconsciemment, l’ont parfaitement compris, plus moyen de

faire marche arrière, rien ne sera jamais plus comme avant, dès lors le rêve fou de

concorde est perdu, si tant est qu’il ait été même pressenti; il s’est dissout dans

l’épanchement de tout ce sang. Les déchaînements ont atteint un point de rupture et de

non retour, tout est permis, rien n’est plus impossible à faire, même les choses les plus

abjectes et les plus innommables, puisque le pouvoir royal, la raison d’État, l’Église,

voire même Dieu semblent s’être alliés pour qu’il en fut ainsi, pour que les protestants

considérés comme hérétiques n’aient non seulement plus droit de cité dans le royaume,

mais soient des figures sataniques, des parias que l’on se doit d’éliminer, pour montrer

son engagement et sa fidélité à la foi catholique.14 Le siège, la famine et les atrocités

imposés aux habitants de Sancerre ne seront que les conséquences prévisibles et logiques

de cette nuit de folie que fut la Saint Barthélémy, comme l’illustre le texte de Léry.

Pour la communauté protestante dont Jean de Léry fait partie, c’est un événement

fondamental et traumatisant.15 Nous reviendrons ultérieurement sur les conséquences de

ce choc. Jean de Léry lui, a échappé aux massacres de la Saint Barthélémy, ce qui ne fut

pas le cas pour son mécène, celui à qui il doit l’opportunité d’avoir fait le voyage au

13 S’il est convenu que ce sens du mot “tolérance” est généralement attribué à Voltaire et serait donc dans
l’usage que j ’en fait anachronique; il est toutefois utilisé au seizième siècle dans le sens de tolérance
religieuse par Montluc, d’Aubigné, et Condé. Voir Littré Dictionnaire de la langue française. De plus les
édits de paix sont souvent nommés à l’époque “édits de tolérance”.

14 Léry trace, dans son Histoire mémorable, une généalogie de l’horreur à partir de cet événement. En effet
ce texte de Léry à pour point de départ le 25 août 1572, le lendemain de la Saint Barthélémy, marquant bien
la volonté de Léry de faire de cet événement un moment majeur qui entame une escalade de la violence à
l’endroit des protestants.

15 Dans son sens premier le mot traumatisme, venant du grec voulait dire blessure et signifiait en chirurgie:
“État dans lequel une blessure grave jette l'organisme” (Littré). C’est essentiellement en tant que blessure
psychique, qu’il faut voir le traumatisme chez Léiy.

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Brésil, l’Amiral Gaspard de Coligny, qui fut la cible première et majeure de cette nuit

mémorable. Jean de Léry s’est enfui précipitemment de La charité-sur-Loire tout comme

un autre réformé illustre, Agrippa d’Aubigné qui avait quitté Paris quelques jours avant le

23 août. Tous deux ont ainsi échappé de justesse à ces massacres, ont vécu pour

témoigner, chacun à sa manière, des exactions dont ont été victimes leurs

coreligionnaires. Le témoignage de Léry, qui concernera surtout les répercusssions de

cette nuit mémorable sur le siège et la famine de la ville de Sancerre dans son ouvrage

Histoire mémorable de la ville de Sancerre commencera de manière parfaitement

intentionnelle de la part de l’auteur, au lendemain de la Saint Barthélémy, le 25 août

1572. Celui d’Agrippa d’Aubigné dans son épopée les Tragiques tracera un historique de

la montée de l’intolérance vis-à-vis des Protestants qui mènera au bain de sang que l ’on

sait, avant d’aboutir à l’édit de Nantes de 1598, dont le prix est l’abjuration d’Henri de

Navarre.

A la veille de la Saint Barthélémy, le “vœu de concorde” désiré par Catherine de

Médicis et son fils le roi Charles IX, vœu symbolisé par le mariage entre le prince

huguenot, Henri de Navarre et la princesse catholique, Marguerite de Valois, laisse

espérer que la “Paix de Saint Germain” marquant la fin de la troisième guerre de religion

sera durable. En effet, en août 1570 cet édit de paix est signé accordant la liberté de

conscience aux protestants. Selon Crouzet, l’espoir de voir et de laisser vivre côte à côte

catholiques et réformés semble sincère de la part de la couronne de France. En fait, ce

qui paraît plus plausible, c’est que l’on cherche déjà un modus vivendi permettant au

royaume de fonctionner dans l’ordre et au roi de regagner son autorité mise à mal durant

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ces premiers conflits de religion. C’est ce que l’abjuration que l’on exige d’Henri de

Navarre confirme.

Cependant, La Ligue catholique, menée par la puissante famille de Guise, est

d’avis que les concessions de la couronne aux protestants sont bien trop conséquentes et

qu’elles affaiblissent le royaume en tolérant la pratique de deux religions. Dès lors,

l’Amiral Gaspard de Coligny, proche conseiller du jeune roi Charles IX, comme il l’avait

été de son père Henri II, homme puissant et influent, figure de proue des protestants,

devient l’homme à abattre. Toutefois les Guise ratent leur cible ce 22 août 1572, ainsi il

incombera à celle que d’Aubigné définit comme: “Jesabel [qui] par poisons et prisons

besongne”(Tragiques “fers” v. 1301) à Catherine de Médicis, de faire en sorte que cette

“sale besogne” soit menée à bien afin d’apaiser le camp catholique.

La couronne ne pressent ni l’impact, ni les conséquences de cette exécution dans

l’un comme dans l’autre des deux camps. Le peuple de Paris se déchaîne contre les

hérétiques que représentent pour eux les Protestants, visant à les faire disparaître, à les

rayer de la carte. De leur côté, les Protestants qui réussissent à sortir vivants de cette nuit

infernale, croient au traquenard, et à l’orchestration par la couronne du massacre qui vient

d’avoir lieu et dont leurs coreligionnaires furent les victimes. Voici comment D ’Aubigné

représente le roi de France après la Saint Barthélémy: “[.. ]1’insensé descouvre Les

corbeaux noircissans le pavillon du Louvre” (Tragiques “Fers” v. 1017-8).

Les massacres de la Saint Barthélémy marquent une rupture à plusieurs niveaux.

Tout d’abord au niveau politique, la concorde étant devenue impossible, la répression

semble à présent le seul moyen de gérer le fait protestant pour la couronne. Charles IX se

voit donc contraint et forcé de reprendre la tâche, ce témoin que son père Henri II, avait

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reçu de François Ier et de réactualiser la voie de la répression comme unique solution. Le

roi Charles IX l’a très vite et très bien compris quand le 26 août 1572, il récupère à son

profit une situation qui lui avait échappé parce qu’elle l’avait dépassé. Il reconnaît et

assume la pleine responsabilité des massacres de la Saint Barthélémy, n’ayant plus à faire

face à l ’Amiral et étant à présent assuré du soutien de seigneurs puissants et du peuple

dans sa nouvelle politique de répression, politique qui va avoir pour fonction majeure de

renforcer son autorité après des jours et des nuits où la couronne avait perdu le contrôle

de la situation et où son autorité avait été défaillante. En outre, côté protestant, on se

méfie, on ne croit plus trop ni à la bonne volonté ni à la tolérance du “roi philosophe”. Sa

parole en sera à jamais mise en doute, il aura perdu toute crédibilité auprès de ses sujets

réformés ayant vécu les massacres. C’est dans ce contexte de scansion religieuse, sociale

et politique qu’il faut comprendre la situation qui précède et mène au siège de Sancerre.

1.4. De Coligny à Henri IV/ de Duplessis-Mornay à Léry

Afin de saisir l’impact de la disparition de L’Amiral de Coligny dans le camp

huguenot, il est judicieux de considérer le rôle majeur joué par Philippe Duplessis-

Mornay dans la construction et l’élaboration d’un nouveau chef de file en la personne du

Prince de Navarre, le futur roi Henri IV.16 En outre, une attention particulière à la

manière dont Duplessis-Mornay a mené de front après 1572 deux combats : le combat

théologique et le combat politique révèle certaines des préoccupations qui travaillent et

traversent l ’œuvre de Jean de Léry tout particulièrement entre 1578 et 1611.17 Dans cette

16 On reviendra, dans le chapitre IV de cette étude, sur l ’impact de cette disparition sur Jean de Léry.

17 Voir Hugues Daussy Duplessis-Momav Les Huguenots et le roi 1572-1600 (Genève : Droz, 2006) Raoul
Patry, Philippe Du Plessis-Momav. Un huguenot homme d'Etat H 549-1623) (Paris: Fischbacher,1933).

24

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optique, une lecture de Duplessis-Momav. Les Huguenots et le roi 1572-1600 ouvrage

récent d’Hugues Daussy s’avère féconde. L’objectif majeur de Daussy dans son étude est

de:

faire nettement apparaître l'articulation entre les dimensions politique et religieuse du


combat de Philippe Duplessis-Mornay. Seule la conviction qu'il existait une relation
intime entre la victoire politique d'Henri de Navarre et le triomphe de la Réforme l'a
conduit à délaisser le domaine théologique, qui avait naturellement sa préférence, pour
une implication politique totale pendant plus de quinze ans. [...] En 1598, au moment du
choix, lorsque la rupture définitive intervient finalement entre les deux dimensions de la
lutte, le gouverneur de Saumur n'hésite pas un seul instant et choisit le «suicide»
politique. Le triomphe absolu et définitif de la Réforme à l'échelle européenne semble
encore bien loin mais Momay ne renonce pas. Sacrifié par le roi à Fontainebleau au
profit, destin cruel, d'une réconciliation définitive avec le pape et frappé par la disgrâce, il
n'est plus, sur le plan politique, qu'un combattant désarmé. (Daussy 19 & 601 )

Daussy s’attèle à tracer le va-et-vient chez Duplessis-Mornay entre l’attachement à la foi

réformée d’une part et la nécéssité d’un engagement dans le combat politique de l’autre,

afin d’assurer sinon le triomphe, du moins la survie de sa foi. Duplessis-Mornay

conjugue divers talents — dont ceux d’homme d’État et de diplomate ne sont pas les

moins négligeables— afin de façonner la nouvelle figure de proue du camp protestant et

son futur roi. Le désir le plus cher de Duplessis-Mornay, qui est aussi celui du camp des

réformés, est certes de voir un protestant devenir roi de France. Il luttera longuement

dans ce sens: cependant il fait preuve de pragmatisme et possède une intelligence

politique lui permettant d’accepter qu’il n’est pas en mesure d’empêcher l’inévitable

conversion d’Henri IV. Duplessis-Mornay fait ensuite le choix de faire primer ses

convictions religieuses en œuvrant pour l’édit de Nantes et en leur sacrifiant son rôle

politique.

La posture de Duplessis-Mornay est fort éclairante pour comprendre celle de Léry

durant les mêmes années. On détecte chez l’un comme chez l’autre un entêtement et une

détermination très forts qui proviennent d’une profonde fidélité à leur foi. Tous deux,

25

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sans doute, prenant la pleine mesure de la cause désespérée des protestants dans le

royaume de France, jettent leur regard ailleurs; espérant trouver confort spirituel et

soutien politique dans une alliance avec les pays protestants du Nord de l’Europe. Pour

sûr l ’auteur Léry n’a pas du tout la stature du diplomate et homme d’État Duplessis-

Mornay, cependant il y a dans le profond attachement à la foi réformée un lien qui les

rapproche. En outre tous deux font preuve d’un certain pragmatisme politique et sont

aptes à accepter la nécéssité de la négotiation et la quête d’une voie médiane.18 Un peu à

la manière de Duplessis-Mornay, mais à bien plus petite échelle, contre vents et marées,

contraint bien souvent à l’exil, Léry conservera tout au long de sa vie une profonde

allégeance au royaume de France même quand il s’insurge: devant le constat d’échec de

la colonie du Brésil, après la Saint Barthélémy, ou bien après le siège de Sancerre. Il

revendiquera tout au long de sa vie d’une part son appartenance au duché de Bourgogne,

d’autre part l’importance de son identité française dans la définition de sa personne.

1.5. Sancerre: sinistre révélateur

Le fait que Léry ait choisi de marquer comme point de départ de son Histoire

mémorable le 25 août 1572 n’est ni innocent ni anodin. Léry a maille à partir avec une

royauté qui a non seulement profité du coup manqué des Guise du 22 août 1572, mais

aussi de la rage et des débordements du peuple parisien pour opérer un revirement radical

de sa politique vis-à-vis des réformés. Léry tient à souligner cet état de chose, quand il

entreprend de rendre son témoignage dans la rédaction de son récit de l’Histoire

mémorable. Léry l’a très bien compris et il s’efforce de faire passer le message dans ce

18 Pour Léry c ’est ce qu’il démontre dans les accords de reddition de Sancerre. Quant à Duplessis-Momay,
il fera le sacrifice de sa carrière politique pour faire aboutir l’édit de Nantes en 1598.

26

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texte, qu’il rédige à partir de son nouveau refuge en Suisse: il n’y a plus de possibilité de

concorde, ni non plus d’avenir pour les protestants dans le royaume de France. Un peu à

la manière de la tragédie grecque, on sait déjà ce qui va se passer quand on entre dans le

théâtre, quand on ouvre le livre, mais on veut, on doit: assister au spectacle, voir tomber

les têtes et boire le récit jusqu’à la lie.

Il est aussi important de comprendre que Sancerre est un des rares lieux de repli et

de refuge pour tous les protestants traqués qui courent à travers les campagnes de France

aux lendemains des massacres de Paris. Ils espèrent, comme on le leur a certifié et

promis, trouver la paix, pouvoir vivre et pratiquer leur culte en toute liberté. À leur

arrivée, nombreux en effet sont ceux qui croient encore en la parole du roi. Les habitants

de longue date de la ville de Sancerre, tout comme les réformés récemment arrivés ont

ceci en partage, ils veulent encore croire en leur roi et pensent qu’il tiendra la promesse

faite le 8 août 1570 lors de la “Paix de Saint Germain”, garantissant alors cet édit de paix

comme “perpétuel et irrevocable” (Léry 2000:197). Les habitants, catholiques et

protestants, pensent être dans leur bon droit quand ils tiennent tête aux autorités royales et

refusent l’entrée de la garnison dans l’enceinte de la ville, dans le seul but de préserver

leur liberté de conscience.

Léry s’efforce de transmettre la profonde foi, ainsi que l ’allégeance des habitants

de Sancerre à la couronne de France. C’est cette solide confiance en la parole donnée par

le roi, qui les mènera, en un premier temps, à espérer pouvoir trouver une solution à

l’amiable pour résoudre le différend qui les oppose aux soldats du roi. En outre,

l’événement de la Saint Barthélémy est trop rapproché pour permettre aux réformés de

prendre la pleine mesure des conséquences de celui-ci et de comprendre que rien ne sera

27

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jamais plus comme avant pour eux en France. Ainsi, les habitants de Sancerre, tels

qu’ils sont représentés dans les premiers chapitres du texte de Léry, sont des gens

raisonables qui tâchent de trouver un terrain d’entente afin d’éviter une confrontation

avec les soldats. Pour autant que la concorde entre les deux camps devienne impossible,

comme le démontre le récit du siège que nous fait Léry, elle est toutefois désirée encore

et toujours. Dans son avis “au lecteur”, Léry va clore ses propos avec une prière. Il

[,..]supplie surtout le Seigneur, qu’en ayant pitié de son pauvre peuple de France, il luy
plaise bien unir en soy-mesme toutes les deux parties, et nous donner plus joyeux
argumens pour recognoitre et manifier sa puissance et bonté. (2000:186)

Le rêve de concorde est encore vivant dans l’esprit et le cœur de Léry, quand il rédige cet

avis au lecteur avant de publier son texte en 1574. Léry cherche encore la reconnaissance

et le droit à exister, pour les protestants dans le royaume de France, une concorde encore

impossible en 1574.

2. Les Vovaees

2.1. La “Découverte”

A partir du quinzième siècle, la caravelle remplace bien souvent la caravane. Les

voyages et de manière plus générale le déplacement des personnes, la circulation des

idées, la distribution des objets, s’intensifient et se multiplient. La “découverte” ou plutôt

la rencontre avec le Nouveau Monde, n’occasionne ni un choc ni un effet de rupture,

mais plutôt une mutation lente comme le soulignent Bartolomé et Lucile Bennassar:

[...]si l’Amérique a été découverte par les Européens le 12 octobre 1492, on ne l’a su que
bien longtemps après, douze à quinze ans plus tard, à ne s ’en tenir qu’aux navigateurs et
aux savants, une trentaine d’années au moins [...] s ’il s ’agit de l’opinion commune. [...]
C’est lorsque l’Amérique est comprise, représentée, confirmée par Cortès, El Cano ou
Pizarre, que se produisent les vraies ruptures.(Bennassar 9-12)

28

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Il faut attendre donc, pour ressentir les chocs et bouleversements qui vont éventuellement

émaner de cette rencontre. Les effets du choc rétinal de l’homme nu ressenti par les

Européens et ceux du choc microbien ressenti par les Amérindiens.

L ’Europe avait conçu un monde qui se pensait fermé, qui s'imaginait complet,

d’où venait ce nouvel homme? La confrontation avec cette altérité est parfaitement bien

traduite par Montaigne dans “Des Coches”. Montaigne rédige ses Essais dans le dernier

quart du seizième siècle, qui est aussi la période durant laquelle Léry produit l’essentiel

de son œuvre. On verra combien et comment cet essai de Montaigne entre autres,

travaille l’œuvre de Léry.

Nostre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si c ’est le dernier de ses
freres, puis que les Daemons et Sybilles et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu’asture?)
non moins grand, plain et membru que luy, toutesfois si nouveau et si enfant qu’on luy
apprend encore son a, b, c; il n ’y a pas cinquante ans qu’il ne sçavoit ny lettres, ny pois,
ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud au giron, et ne
vivoit que des moyens de sa mere nourrice. (Montaigne 886-7)

Dans ce passage Montaigne décrit le nouvel homme “ce frere que nous avons ignoré

jusqu’asture”. Montaigne en faisant un “frere” de l’Amérindien, lui alloue sa propre

humanité, et le peint dans la réalité qui est la sienne. Montaigne exprime la position de

cet homme-enfant, écologiste avant l’heure, qui se contente des “moyens de sa mere

nourrice” par une sorte de démultiplication du point de vue, ce que les ethnologues

appellent la révolution du regard. Montaigne, tout comme Léry, refuse le regard

panoptique, ce regard hautain, condescendant du conquérant qui dirige son regard vers le

bas, ce regard réifiant, ce regard du colonisateur. L ’intention et la volonté de Montaigne

ici, sont semblables à celles que nous constaterons chez Léry, à savoir de ne pas avoir

recours à la comparaison où le nouvel homme est jugé à l’aune de l’Européen.

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Montaigne et Léry s’interrogent: comment concevoir des espaces inconnus, des hommes

impensables? Comment peut-on être Amérindien?

Dans L'Amérique vue et rêvée. Jean-Paul Duviols retrace la “découverte” du

Nouveau Monde et ses effets sur la conscience européenne.

Dans notre vision simplifiée, nous faisons naître une conscience nouvelle du voyage
effectué par Colomb en 1492. En fait, le processus fut lent et conflictuel, et ses effets en
retour se font encore sentir aujourd'hui. Durant le premier tiers du XVIe siècle, au sud,
les conquistadores espagnols, mus par la soif de l'or, pénétrèrent dans l'intérieur du
continent et exterminèrent les civilisations indigènes Aztèques et Incas. [...] Quels furent
les effets de cette première "mondialisation" sur la culture et la pensée en Europe? Il
fallut d'une part comprendre l'existence d'une humanité nouvelle pour laquelle la doctrine
chrétienne n'avait prévu aucune place. Ces hommes étaient-ils nés d'Adam ? Avaient-ils
reçu la Révélation ? [...] D'autre part, dans toute l'Europe, la curiosité fut alimentée par
d’innombrables récits de voyage, par des collections de compilation, par un fructueux
marché de l'image exotique. (Duviols 40)

Certaines des remarques de Duviols recoupent celles de Bartolomé et Lucile Bennassar

quant au décalage entre le moment de la rencontre et la prise de conscience de

l’événement. Toutefois ce passage trace les grandes lignes et les interrogations que cette

rencontre engendre essentiellement telles qu’elles sont perçues par les Européens. Ce qui

saute aux yeux en fait, c’est le point de vue essentiellement eurocentrique de ce texte

somme toute assez récent par rapport aux points de vues pluriels et plus ouverts que l’on

constate chez Montaigne et chez Léry .19

2.2. Le voyage au seizième siècle

À la Renaissance, on continue, comme au Moyen Âge, à voyager grâce au

compagnonnage pour apprendre un métier, ou bien on participe à la translatio studii, ce

mouvement culturel qui va de la Grèce antique à Rome et de Rome à Paris et à Oxford,

cependant, le voyage renaissant n’a plus en majeure partie les fins religieuses qu’il avait

19 Nous verrons que c ’est tout à fait la thèse que développe Francis Affergan dans Exotisme et altérité.
Nous reviendrons sur cela dans le chapitre III de la présente étude.

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au Moyen Âge. La longue tradition des pèlerinages chrétiens médiévaux se voit qualifiée

d’ “ otieux et inutilles voyages” par Rabelais dans le Gargantua. Le voyage n’a pas pour

autant uniquement des fins mercantiles ou politiques, n’en déplaise à Rabelais, on

continue à faire des pèlerinages. En effet, comme le remarque Robert Mandrou:

Ils échappent aussi à leur train de vie ordinaire, ces innombrables pèlerins qui, bâton en
main, prennent la route de Saint-Jacques-en-Galice, [...] de Rome, voire de Jérusalem.
(Mandrou 294)

Mais on voyage aussi par goût du nomadisme ou de l’évasion, pour apprendre à connaître

le monde, comme Rabelais le signale à travers les nombreux voyages du personnage

éponyme de son Pantagruel ou comme en atteste également Montaigne par son Journal de

voyage en Italie. Comme le remarque Jean-Claude Margolin: “une place prépondérante

doit être accordée au voyage au Nouveau Monde” (Céard & Margolin 14). Pour sûr, les

grandes découvertes vont procurer à certains aventuriers ambitieux de la trempe de

Villegagnon, ou à certains curieux comme Léry, de nouvelles et formidables occasions de

“larguer les amarres”. De plus, depuis Homère jusqu’à Butor, le voyage est producteur

de récits: il est générateur d’écriture, et Léry appartient à cette tradition. Le voyage au

Brésil est, pour Jean de Léry, décisif dans sa venue à l’écriture.

2.3. Les voyageurs protestants

Les protestants qui voyagent, comme nos “quatorze calvinistes”, qui quittent le

confort et la sécurité de Genève, pour se rendre au Brésil n’ont pas du tout le projet de

l ’évangélisation des autochtones. En effet, Léry ne semble pas du tout remarquer cette

intention de la part des ministres qui cherchent uniquement à prêcher la foi réformée aux

Français qui se trouvent au Fort Coligny, et à gagner les catholiques dans leur camp.

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Comme le répète bien souvent Léry, les protestants, qui ont fait un si long et périlleux

voyage, veulent uniquement établir un refuge pour les huguenots sur “l’île aux Français”,

afin de pouvoir pratiquer leur foi en toute liberté et en toute sécurité. Ce que Paolo Carile

confirme tout à fait dans la remarque suivante:

Les programmes semi-utopiques calvinistes ne répondaient donc pas, en premier lieu, à


des objectifs missionnaires, mais étaient destinés aux coreligionnaires eux-mêmes [...].
Autrement dit, les calvinistes cherchaient à construire une société autonome et en grande
partie autarcique, égalitaire par essence, composée d ’une population d ’émigrants,
homogène dès l’origine au plan culturel et au plan religieux parce que pensée comme une
communautée “rachetée”. (Carile 105)

Il y a donc, chez les protestants français, une volonté de s’installer et de fonder une

colonie protestante apte à recevoir d’autres réfugiés, persécutés à cause de leur désir de

rester fidèles à leur foi: en clair ils visent l’établissement d’une “nouvelle Jérusalem”. De

là vient sans doute la profonde tristesse et le douloureux sentiment d’échec ressentis et

exprimés par Léry et ses coreligionnaires face à leur banissement du Brésil et à leur

retour forcé en 1558.

2.4. La présence du Brésil

La première relation française sur le Brésil, est celle de Binot Paulmier de

Gonneville qui a séjourné au Brésil entre 1503 et 1505.20 Le Brésil semble présent dans

le Pantagruel de Rabelais de 1542 au chapitre sept sous la forme d’un volume de la

bibliothèque Saint Victor: “L'entrée de anthoine de Leive es terres du B résil” (Rabelais

20Binot Paulmier de Gonneville Le Voyage de Gonneville ('1503-1505') et la découverte de la Normandie


par les Indiens du Brésil, étude et commentaire de Leyla Perrone-Moisés, traduits par Ariane Witkowski.
(Paris: Chandeigne, 1995).

32

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238).21 L’Arquebusier hessois, Hans von Staden, a effectué deux voyages au Brésil et

publie le récit de ses voyages en 1556 à Francfort.22L’Entrée royale à Rouen en octobre

1550 met en scène le Brésil de façon spectaculaire pour accueillir en grande pompe Henri

II et Catherine de Médicis les 1er et 2 octobre de l’an 1550.23 Thevet est envoyé au Brésil

comme moine franciscain fin 1555, il y reste tout juste dix semaines, ne quittant pas “l ’île

des français” il obtient toutes ses informations de tiers, surtout de truchements et non par

sa propre expérience.24 Il participe peu avant Léry à un projet colonial soutenu par la

couronne de France, par le Duc de Lorraine, premier mécène de Villegagnon, puis par

l’Amiral Coligny proche d’Henri II, qui deviendra le chef de file des Huguenots.25

2.5. Théories du voyage

Établissant un lien fort judicieux entre voyage et écriture Répertoire IV de Michel Butor

éclaire ce qui est enjeu dans l’œuvre de Léry.

J’ai beaucoup voyagé, [...] certes, pas assez pour mon goût; il suffit que je regarde un
globe terrestre ces innombrables régions où je ne suis jamais allé, pour que me saisissent
à nouveau ce violent désir, inverse de la nostalgie, pour lequel notre langue n’a pas de
nom [...]. [...] j ’écris et j ’ai toujours éprouvé l’intense communication qu’il y a entre
mes voyages et mon écriture; je voyage pour écrire [...] parce que pour moi, voyager,
[...] c ’est écrire (et d’abord parce que c ’est lire), et qu’écrire c ’est voyager. (Butor 9-10)

21 Mireille Huchon relève que “es terres du B r é s il renvoie à la Provence brûlée en 1536 par Charles Quint
et à la mort d ’Antoine de Lève durant le siège de Marseille (Rabelais 1265). Ce “titre de livre”
n ’apparaissait pas dans le catalogue de la bibliothèque St Victor de l’édition princeps de 1532.

22 Hans von Staden Der Americanischen neuer Welt Beschreibung... (Francfort, 1556). Voir les travaux de
Neil Whitehead sur Staden.

23 S de Merval, L ’entrée de Henri TT roi de France à Rouen au mois d ’octobre 1550 (Rouen: Boissel, 1868).

24 Voir Singularitez de la France Antarctique & Cosmographie universelle.

25 Le duc de Lorraine est aussi le mécène de Thevet pour son voyage au Levant. Voir la préface de
Cosmographie de Levant (Genève: Droz, 1985) xiii-Lxxxi.

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La “théorie du voyage” particulière à Michel Butor, informe le travail d’écriture de Jean

de Léry, chez lui c’est aussi le voyage qui engendre l’écriture même s’il y a décalage

entre l ’un et l’autre.

Michel Onfray bien après Michel Butor et d’une manière qui lui est propre, expose sa

“théorie du voyage” en ces termes:

Au commencement, bien avant tout geste, toute initiative et toute volonté délibérée de
voyager, le corps travaille, à la manière des métaux sous la morsure du soleil. Dans
l'évidence des éléments, il bouge, se dilate, se tend, se détend et modifie ses volumes.
Toute généalogie se perd dans les eaux tièdes d’un liquide amniotique, ce bain stellaire
primitif où scintillent les étoiles avec lesquelles, plus tard, se fabriquent des cartes du
ciel, puis des topographies lumineuses où se pointe et repère l'étoile du berger — que
mon père le premier m'apprit — parmi les constellations diverses. Le désir de voyage
prend confusément sa source dans cette eau lustrale, tiède, il se nourrit bizarrement de
cette nappe métaphysique et de cette ontologie germinative. On ne devient nomade
impénitent qu'instruit dans sa chair aux heures du ventre maternel arrondi comme un
globe, une mappemonde. Le reste développe un parchemin déjà écrit. (Onfray 15)

Onfray cherche à marquer que depuis l’origine de l ’être, dans le ventre même de la mère,

le désir d’espaces, le désir de voyage est déjà inscrit sur “un parchemin”, ce que le

lecteur dirait une carte portulane. Onfray marque la notion de “topographie” qui informe

les textes de Léry, lequel travaille en gros plan plutôt qu’en panorama. Onfray précise

que tout un chacun contient la division en lui-même: on est à la fois “nomade” et

“sédentaire”. On pourrait même dire que c’est le goût du voyage qui offre les délices du

retour à la vie sédentaire, puis le cycle se répète. Ces sensations seront visibles et lisibles

chez Léry qui ne voyage pas toujours par curiosité ou pour le plaisir de “tailler la route”.

34

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3. Le texte de la Renaissance

3.1. L’imprimerie

Dans l ’aventure de la transmission du texte, l’invention de l ’imprimerie joue un

rôle capital: elle offre la possibilité de le démultiplier en autant d’exemplaires qu’on le

désire et permet de répondre à une forte demande; c ’est sans doute ce qu’a perçu

Gutenberg qui, ayant mis au point sa technique typographique, décide de l’appliquer à la

publication de la Bible. Dès lors, le statut du texte sacré s’en trouve bouleversé puisqu’il

devient tout d’abord un objet commercial dont l’exclusivité échappe désormais à l ’Église;

puis il devient également un objet d’étude pour les savants et humanistes de la

Renaissance désireux de retrouver la pureté du texte originel. L’imprimerie, rendant

l ’accès aux Écritures possible et loisible au plus grand nombre, a par là favorisé

l ’alphabétisation ainsi que la diffusion et l’essor de la Réforme.

Il n’y a pas de véritable phénomène de rupture entre le manuscrit et le livre

imprimé. Le passage de l’un à l’autre n’a pas vraiment lieu au seizième siècle. Il y a un

acheminement lent et sinueux marquant une évolution graduelle. L’arrivée de

l ’imprimerie en France a été tardive par rapport à sa percée en Italie. On peut expliquer

ce retard de la France en partie à cause de la grande qualité des livres manuscrits et

particulièrement des enluminures qui faisaient sa renommée européenne.26 Cependant,

une fois amorcée et lancée, l’imprimerie française, a opéré de grands bouleversements à

travers toutes sortes d’améliorations, tant au niveau de la conception et la fabrication des

lettres, grâce aux travaux de Geoffroy Tory, qu’au niveau de l’élaboration et de la mise

au point de nouvelles typographies, telles celle de Garamond. Dès 1530 le modèle

26 Voir Erwin Panofsky, Renaissance and renascences in Western art (New York: Harper & Row, 1972) 42-
113.

35

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typographique français devient la référence et détrône les modèles italiens et germaniques

qui 1’ avaient précédé (Martin 208).

3.2. Mise en page, mise en forme

Tout comme le monde s’ouvre, le texte reste ouvert à la Renaissance. Caractérisé

par un aspect protéiforme, une maléabilité patente, une stabilité qui se cherche aussi bien

au niveau de la mise en page qu’au niveau de la forme, le texte de la Renaissance est à

l’image de l’homme “changeant et ondoyant” (Montaigne 13) et du monde une

“branloire perenne” (Montaigne 782). De plus le rapport entre texte et image continue à

être problématique sinon ambigu, comme le remarque Henri-Jean Martin:

Avec l’invention de la gravure et de l’imprimerie, deux modes d ’expression à la fois


complémentaires et concurrents commencèrent à jouer dans le livre une partition double.
Obéissant à des rhétoriques souvent divergentes, ils visèrent des objectifs parfois
discordants (Martin 234)

Ayant recours au lexique de la musique pour ses métaphores, Martin soulève ici deux

notions d’importance: en premier lieu il précise la tension entre la complémentarité et la

concurrence dans le rapport qu’entretient le texte avec l’image, puis il trace l’origine de

cette tension dans le fait que le texte et l’image obéissent “a des rhétoriques parfois

divergentes”. En effet, si le texte se rapporte souvent à la rhétorique traditionnelle

(docere, delectare, moverè), l’image peut, soit fonctionner à l ’unisson avec le texte,

comme renfort, soutenant, réitérant cette rhétorique, ou bien a contrario, en assonance

avec le texte en s’écartant de lui pour se mouler sur une réalité observée dans le monde

alentour. En outre l’image peut tendre à s’affranchir totalement du texte, et à

revendiquer une autonomie par rapport à lui.

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Ce rapport tendu entre le texte et l’image se remarque chez Léry, particulièrement

dans le récit ethnographique de l ’Histoire d’un voyage, notamment avec le dialogue que

Léry entretient dans son texte entre les mots qu’il couche sur la page et la gravure qu’il

regarde en écrivant sa description des Tupinambas. Contrairement aux illustrateurs et

graveurs qui dans leur objectif de représenter le monde, travaillaient toujours à partir d’un

modèle réel, Léry loin des Tupinamabas depuis vingt ans, n’a plus que leur image gravée

pour les faire surgir les graver en quelque sorte dans son texte. Il s’avoue vaincu

d’avance: “il est malaisé de les bien représenter ni pas escrit, ni mesme par peinture”

(Léry 1994:234). Léry prend acte de l’échec de la présence dans la représentation

mimétique. Ce qui manque, en premier lieu, comme le remarque Certeau, c’est “la

parole tupie” (Certeau 221), qui elle est restée là-bas, mais aussi c ’est le lieu Brésil que

Léry n’investit plus, d’où il a été chassé. Le silence et la perte du lieu régnent, alors que

Léry tente de nous peindre et de nous offrir la “réalité” tupinamba. Il ne reste que la

coquille vide et creuse, sans son noyau, ni son essence, ayant perdu sa voix, sa texture

spatiale.

Si les protestants sont iconoclastes ils s’avèrent toutefois attirés par les images et

pour certains fort compétents concernant les illustrations de textes. Il est vrai que pour la

plupart c’est dans un but polémique qu’ils auront recours à l’image. On pense aux

gravures édifiantes de Tortorel et Périssin, qui représentent un historique graphique du

début des guerres de religion.21 Toutefois, deux illustrateurs: Bernard Salomon et Pierre

Eskrich, le premier que l’on suppose catholique et le second un huguenot, demeurent des

27 Jean Perrissin, Premier volume, contenant Ovarante tableavx ov histoires diuerses qui sont mémorables
touchant les guerres, massacres. & troubles aduenus en France en ces demieres années. Le tout recueillv
selon le tesmoienage de ceux qui v ont esté en personne. & qui les ont veus. lesquels sont nourtraits à la
vérité fGenève, ca. 1570).

37

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références notables.28 Ils veilleront à illustrer de plus en plus les textes, que ce soient les

pages titulaires, les textes liminaires ou bien même à l ’intérieur même du texte, faisant de

l’image bien souvent une aide à la lecture et du livre un objet esthétique.

3.3.La cartographie et son essor

La vue prenant parfois le dessus sur l’ouïe à la Renaissance — l ’oral cédant la place au

manuscrit puis lentement à l’imprimé— assure l’émergence et l’importance de cette

forme de raison que Martin nomme: “raison graphique” (Martin 329). Cette raison

informe aussi bien le texte imprimé, ou illustré que la carte de géographie, chacun étant

un objet à voir et à lire. La cartographie change et prend de l’essor à la Renaissance. On

redécouvre Ptolémée vers la fin du quatorzième siècle, (Broc 9) et surtout à cause des

voyages de découvertes, la production cartographique prend des proportions

impressionantes. Martin Waldseemüller, un cartographe de Saint-Dié est le premier qui

représente l’Amérique comme un continent séparé en 1507, et le nomme comme tel. La

carte, incorporant texte et image, est lisible et visible, tout comme le texte renaissant. On

répertorie les cartes dans les chorographies, dans les cosmographies, et dans les atlas.

Selon l’analogie proposée par Pierre Apian, la cosmographie est à la chorographie,

(topographie), ce que le visage est à l’œil ou à l’oreille (Conley 171). C’est le

mathématicien Oronce Finé qui est reconnu comme responsable de l ’essor de la

cartographie française (Martin 333).

Au fur et à mesure que se marquent et se consolident les frontières, que se

constitue la nation et que se renforce l’État, le statut de la carte bascule, de l’instrument

28“la mappemonde nouvelle papistique”, célèbre carte satyrique est gravée par Pierre Eskrich. Voir F.
Lestringant, Le livre des îles (Genève: Droz, 2002) 267-9.

38

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de navigation, la carte devient vers la fin du siècle un instrument du pouvoir. Si le projet

colonial est déjà en gésine dans l’essor de la cartographie et de l’iconographie du

Nouveau Monde vers la fin du siècle, le relativisme culturel et l’anticolonialisme se

décodent et se constatent aisément comme on le verra chez Jean de Léry qui annonce déjà

Montaigne. Il en ira de même pour l’émergence d’un sujet qui se définira par rapport à

Vautre, et ceci grâce à l ’essor des connaissances sur le Nouveau Monde.

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Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n'y inscrivait son histoire
André Gide
La sève du feuillage n és 'élucide qu 'au secret des racines.
Patrick Chamoiseau, Texaco.

H. SANCERRE: VÉRITÉ HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA DIFFÉRENCE

Pourquoi Léry a-t-il attendu si longtemps pour faire le récit du voyage au Brésil?

Les événements marquants considérés dans le chapitre précédent fournissent des

éléments de réponse. Mais on doit surtout examiner l’autre texte de Léry: l’Histoire

mémorable, afin d’identifier les mécanismes qui déclenchent l’écriture et qui vont

produire le récit du Brésil. C’est dans le récit de Sancerre, qu’il a écrit pour ainsi dire à

chaud et qu’il a publié dans les quelques mois qui ont suivi le siège, qu’il est possible de

trouver des éléments expliquant ces années de silence.

Depuis le début, Léry associe clairement sa vérité personnelle à la vérité

historique. On remarque cette tendance dès la page titulaire de l’Histoire mémorable, où

Léry affirme que tout ce qu’il écrit sur le siège de Sancerre est: “fidelement recueilly sur

le lieu par JEAN DE LERY” (Léry 2000:175). Cette pratique se poursuit également à la

page titulaire de l’Histoire d’un voyage, où Léry précise: “Le tout recueilli sur les lieux

par JEAN DE LERY, natif de la Margelle, terre de sainct Sene, au Duché de

Bourgongne” (Léry 1994:45). Dans ces textes Léry marque deux choses notables: tout

d’abord il s’agit “d’histoire” comme chacun des deux titres l’indique, ensuite Léry se

pose comme celui qui était sur place. De plus, on remarque l’évolution de la singularité

du lieu: Sancerre, avec l’Histoire mémorable, à la pluralité des lieux pour l’Histoire d’un

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voyage. Sancerre représente un lieu: c’est une prison d’où l’on ne peut sortir. L ’Histoire

d’un vovage est marquée par des lieux que Léry traverse plus ou moins librement.

Pour Léry l’expérience personnelle et “l’autopsie” s’imposent comme valeurs

sûres et comme garanties de véracité; ce qu’il a vu et entendu, ce dont il a été témoin est

ce qu’il va rendre comme document “historique” sur la question, dans ses “histoires”.1

Rappelons que le mot “histoire” au sens étymologique est lié à la quête de la vérité et au

témoin.2 Quant à la volonté et à l’entreprise de Léry d’écrire l’histoire: force est de

constater qu’à son époque, ceci relève d’une audacité inhérente et flagrante. Certeau,

signale ce domaine comme appartenant au “prince”.

C’est par une sorte de fiction que l’historien se donne cette place. [...] Il ne fait pas
l’histoire, il ne peut que faire de l’histoire [...]. Il joue au prince qu’il n’est pas [...].
Telle est la fiction qui ouvre à son discours la place où il s ’écrit. (Certeau 1975:15)

Léry n’est ni prince, ni historien, quand il prend la plume pour dénoncer les excès des

puissants. En se posant comme témoin qui assume le rôle de l’historiographe, il usurpe la

place naguère occupée par Thevet, et fait fi du rôle du “prince” comme celui qui “fait”

l’histoire.3

D ’ailleurs cette posture, de témoin, qui est en quelque sorte la signature de Léry,

est déjà présente dans sa première monographie intitulée “L ’estat de l’Eglise du Brésil”

1 L ’autopsie selon Littré: “Inspection, examen attentif que l'on fait soi-même. Étymologie: Termes grecs
s ig n ifia n t m ê m e e t v u e (v u e p a r so i-m ê m e )” P o u r le se n s p a rtic u lie r d ’a u to p s ie u tilis é d a n s ce tte é tu d e voir
F. Hartog, Le miroir d’Hérodote (Paris: Gallimard, 1980) 272.. Ce sens du mot est repris par F. Lestringant.

2 Littré: "Du latin, historia, le sens propre du terme grec est information, recherche intelligente de la vérité.
Le grec veut dire le savant, le témoin, et se rattache à un thème inusité du grec, signifiant savoir, voir, le
même que le latin videre, et le sanscrit vid”.

3 Thevet était non seulement Cosmographe mais aussi Historiographe des Valois. Voir F. Lestringant,
André Thevet. Cosmographe des derniers Valois fGenève: Droz, 1991)11-17.

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qui date de 1558. Dans ce texte, Léry inscrit pour garantie et preuve de la véracité de ses

propos le fait qu’il était là, il a vu et entendu ce qu’il écrit en tant que témoin:

Combien que la vérité de soy-mesme sans aucun fard ou appuy simulé, suffit contre le
mensonge, & donne telle maiesté, qu’outre icelle, il n ’est loisible de rien innover:
toutefois elle peut estre tellement oppressée par l’effort des adversaires, que pour un long
temps, elle semblera comme ensevelie: mais en fin produit en lumière & découvre en
evidence, ce qui avoit esté profondement caché [...] il est aussi nécessaire de faire
entendre la vérité du faict de la tragédie qui a esté jouée en ladicte terre du Brésil.
(Crespin 857)

Dans ce passage qui semble prophétique, Léry met en avant le rôle du témoignage “sans

aucun fard”, pour déjouer les mensonges “des adversaires” et de cette manière rendre la

vérité historique, qui autrement resterait “ensevelie” et occultée. Léry marque sa volonté

de “faire entendre la vérité”. Force est de constater cependant que la juxtaposition dans

le titre même des deux termes “histoire” et “mémorable” instaure un paradoxe. Si le récit

se veut impartial et objectif, l’ajout de l’adjectif qualificatif “mémorable” dénonce un

jugement de valeur qui enlève quelque chose à l’intention d’historien de Léry. Le mot

“mémorable” suggère que “l’histoire” est digne de mémoire et qu’elle doit inspirer un

devoir de mémoire, ce qui fait du texte de Léry une injonction dans ce sens: un parti pris.

C’est à partir du récit du siège de Sancerre dans l ’Histoire mémorable, que Léry

met en place la question qui le taraude, qui traversera toute son œuvre et qui

conséquemment sera centrale à cette étude: comment comprendre ou appréhender le

proche, qui est différence menaçante, souvent inhumaine, et le lointain qui est altérité

attirante, bien plus humaine? Léry aborde cette question dans 1Histoire mémorable

quand il essaie de comprendre l’attitude des catholiques envers les protestants aux

lendemains de la Saint Barthélémy. Les protestants et les catholiques sont en profond

désaccord essentiellement autour de la question de l’Eucharistie. C’est cette question qui

à mis fin au concile de Trente et au colloque de Poissy dans le désaccord le plus

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irréconciliable. Les protestants réfutent et refusent la notion de transsubstantiation dans

l’Eucharistie où ils ne voient que des signes ou symboles de la présence du Christ alors

les catholiques insistent sur la présence dans les oblats. C’est la nature des rapports entre

catholiques et protestants, qui est un rapport de différence que Léry s’efforce de rendre

dans l ’Histoire mémorable, qui va lui permettre de mettre cette différence en regard avec

Yaltérité des Tupis dans le récit du voyage au Brésil.

La nuit de la Saint Barthélémy du 23 au 24 août 1572, le repli sur Sancerre, le

siège, la famine, constituent un enchaînement d’événements fondateurs, liés et imbriqués

dans la vie de Léry mais surtout dans son émergence comme auteur. Notre hypothèse est

que ces événements engendrent des expériences traumatiques qui déclenchent, chez Léry

la nécessité de témoigner et de rendre compte en un mot d’écrire. Léry prend des notes

durant son séjour à Sancerre et ce dès son arrivée le 25 août 1572. Il répertorie les faits

de manière si précise qu’il n’aura aucune difficultés à rédiger le rapport sur la famine

quand le gouverneur de la Châtre le lui commandite. Tout comme l’Histoire mémorable

se construit et s’élabore à partir du “Sommaire discours”, l ’Histoire d’un voyage

s’effectue à partir de l’Histoire mémorable qui en est la toile de fond, l’amorce sans

laquelle le récit du voyage ne peut être conté, mais aussi dans laquelle il est toujours déjà

présent en gésine et s’inscrit en filigrane.

1. Le siège de Sancerre.

1.1. Ancrage historique

Il est essentiel de retracer les grandes lignes de l’histoire de la ville de Sancerre

quelques décennies avant le siège, afin d’élucider et de mettre en évidence les raisons du

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choix de cette ville aussi bien du côté des protestants que du côté des catholiques. Le

duché du Berry est offert par François Ier en 1517 à sa sœur Marguerite d’Orléans.4 Elle

permet à la Réforme de s’y installer et d’y prendre essor très tôt: “Michel Arande y

prêche dès 1523” (Léry 2000:41). Le siège de 1573 n’est pas le premier, la ville de

Sancerre avait déjà tenu tête au gouverneur du Berry, Monsieur de La Châtre lors d’un

premier siège en janvier 1569.5 La Paix de Saint-Germain signée le 8 août 1570 donne

l ’avantage aux protestants qui ont la garantie de quatre villes: La Rochelle, Montauban,

Cognac et La Charité, étant obligés de recevoir un gouverneur et une garnison de soldats

du roi dans chacune d’elles.6 Sancerre se démarque et irrite les autorités royales en

refusant ces deux contraintes, en vertu d’une ancienne dispense (45).

Après le choc de la Saint Barthélémy, le siège de Sancerre est un épisode de la

quatrième guerre de religion, un nouveau départ qui est perçu par les adversaires

catholiques comme une contestation radicale de l ’autorité du roi et un désir flagrant de

sécession. En novembre 1572, le bailli Johanneau est élu “Gouverneur” (233) de la ville

de Sancerre, la communauté s ’organise politiquement avec son assemblée générale et son

consistoire. Il semblerait donc que l ’organisation religieuse conçue par Calvin pour la

cité de Genève devienne une organisation politique à émuler.

4 Puis celle-ci devient Marguerite d ’Angoulême-Navarre, g ra n d -m è re d ’H e n ri IV , a u te u r de l ’H e p ta m é ro n .


née en 1492 morte en 1549. Tiré de Jacques Faugeras, Sancerre deux millénaires d’histoire (Sury-en-Vaux:
éditions du terroir, 1998)93-4.

5 Ce siège n ’a duré que cinq semaines, Monsieur La Châtre ayant été contraint de le lever. Ce qui pourrait
expliquer la détermination de La Châtre de faire fléchir Sancerre à ses lois en 1573.

6 La “Paix de Saint-Germain” marquant la fin de la troisième guerre de religion donnait la liberté de


conscience aux protestants.

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1.2. Le conflit militaire, les huguenots défient le roi

Léry s’efforce de reconstituer la chronologie des événements qui ont mené tout

d’abord au conflit armé puis au siège. Il donne des éléments importants pour comprendre

les raisons du choix de Sancerre. Tout d’abord il offre un aperçu de la topographie de la

région berrichonne et de la ville en soulignant les défenses naturelles qu’elle possède et

qui en font une place forte. Au début de l’Histoire mémorable Sancerre est, de surcroit,

décrite comme lieu de perfection ayant quasiment la forme du cercle. “Elle est assise au

milieu, et comme au centre du Royaume de France[...]sur une haute et roide

montagne[...]. Elle est en oval voire presque ronde.” (193-4). La figure géométrique du

cercle est un trope qui traverse les textes de Léry. De plus, il y a d’ores et déjà, la volonté

d’effectuer une spatialisation du drame, du destin tragique qui sera réservé à Sancerre. Il

y a peu de doute que La Popelinière ne se soit inspiré de la description de Léry.

Elle est assise au milieu et comme au centre du royaume de France, au pays et duché du
Berry, sur une haute et roide montagne... On n ’y peut aller sans monter de toutes parts:
qui fait la place naturellement forte.(La Popelinière 212)

Cependant tous deux, Léry comme plus tard La Popelinière marquent justement ce qui

topographiquement prédestinait Sancerre à être un refuge. Ce lieu jouissant d’une

protection naturelle, devient en contrepartie inaccessible, non seulement aux adversaires

mais aussi à d’éventuels alliés. Léry précise aussi qu’

[...] entre les principaux bénéfices que ceste ville de Sancerre a receus de Dieu, elle a
esté des premières en F ra n c e o u sa Par o le a été p u re m e n t p re s c h e e , a c a u se d e q u o i elle a
encouru la haine de ceux qui ne peuvent porter ny entendre ceste doctrine, assavoir des
Catholiques, qui des pieça luy portent une merveilleuse haine, l’ont assiegee et assaillie
plusieurs fois, et ont tasché par tous moyens de la surprendre.(195)

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Cette information n’est pas négligeable car elle explique bien que le ressentiment et la

hargne des catholiques vis-à-vis des habitants de Sancerre sont anciennes. Comme l’une

des premières ville du royaume ou la “Parole de Dieu a este purement preschee”

Sancerre se devait de par la longévité de son engagement à la cause des réformés d’en

être un des derniers bastions, et de fonctionner comme un des ultimes lieux de repli,

comme refuge de la dernière heure, pour les protestants harcelés et pourchassés aux

lendemains de la Saint Barthélémy. Le roi a révoqué l’édit de tolérance d’août 1570 dans

les jours qui ont suivi cette nuit mémorable. Ils sont “en nombre d’environ cinq cens”

comme nous le précise Léry à venir chercher refuge dans Sancerre,

[...] après estre reschappez, comme povres brebis de la gueule des loups, s ’y estoyent
retirez pour éviter la furie de ceux qui avoyent exécuté leur rage plusque barbare sans
aucun respect, sur tous ceux qu’ils avoyent pu atteindre. (195)

Léry lui-même fait partie de ce groupe de cinq cents nouveaux venus; chacun sait que

“les autres lieux de seurté leur estoyent interdits”(196). Léry souligne combien ces

réfugiés arrivent “destituez et desnuez”, ayant à quitter leur demeure souvent si

précipitemment qu’ils ne peuvent prendre le temps de réunir leurs effets personnels et

encore moins leurs biens.7 Jean de Léry fait figure de notable dans la ville, non

seulement en tant que pasteur de la foi réformée, mais aussi en sa qualité d’homme

éduqué, ayant voyagé et étant dotée de connaissances et d’un savoir faire

particulièrement utiles, de ce fait il devient un des moteurs de la résistance qui s’organise

7 Ce qui est le cas pour Léry qui laisse son deuxième manuscrit de l’Histoire d’un voyage, manuscrit qui
selon lui, sera détruit lors de la prise de La Charité-sur-Loire (1994:62).

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dans Sancerre.8 C’est sans doute pour cela que Monsieur de La Châtre fera appel à lui et

lui demandera un compte rendu de la famine.

Le récit de Léry rend compte des événements de manière chronologique. Le 8

septembre, le “Baillif de Berry envoya à Sancerre une déclaration du Roy, pour faire

cesser les presches” (197). Ceci paraît choquant, étant parfaitement contraire à l ’édit de

pacification d’août 1570, “lequel le Roy avait déclaré perpétuel et irrevocable” (197).

Comme suite logique de cette nouvelle interdiction,

Monsieur de la Chastre, Gouverneur et Lieutenant général pour le Roy, au pays et duché


de Berry, cerchait tous moyens pour mettre la ville de Sancerre à sa dévotion: pour à
quoy parvenir, il obtint une commission du Roy, afin d’y mettre garnison. (197)

L ’arc est dorénavant parfaitement bandé semble-t-il. Les habitants et notables de

Sancerre sont sommés de répondre aux lettres du Roi envoyées par le “Baillif du Berry”.

Dans sa première lettre que Léry dit nous transcrire dans son texte, le roi Charles IX a

déclaré qu’il sait:

[...] que le feu Admirai et autres ses adherans, estans en ceste ville, avoyent certainement
et évidemment conspiré contre nostre personne, celle de la Royne nostre treshonoree
dame et Mere, de nos treschers freres, les Ducs d ’Anjou, d ’Alançon et Roy de Navarre, et
autres Princes et Seigneurs, et estoyent prests à executer leur malheureuse entreprise, lors
que moins nous y pensions et que moins ils en avoyent occasion. Ce qu’ils eussent faict,
n ’eust esté que Dieu nous inspirant et nous faisant toucher au doigt ceste conjuration par
preuves plus certaines que ne desirions, nous n ’avons peu et deu moins que de les
prévenir, et les faire tomber. (198)

Le roi accuse ouvertement “le feu Admirai et autres ses adherans”, d’avoir fomenté un

complot visant sa personne, la reine, sa mère et ses frères, ainsi que d’autres seigneurs.

En outre, cette conspiration contre la royauté aurait été planifiée et manigancée “en ceste

ville” de Sancerre. À en croire cette lettre, Charles IX cherche à expliquer ou même à

absoudre le meurtre de l’Amiral, qui déclencha les massacres de la Saint Barthélémy,

8 Léry va initier les Sancerrois à l’usage du hamac, ainsi qu’à la consommation de cuirs bouillis et de peaux
de bêtes grillées (2000: 250,284).

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comme un acte de légitime défense, pour sauver la couronne de France. Pour le roi donc,

l’instigateur, le meneur de jeu Coligny ayant été éliminé, il reste à faire de même pour les

autres, “ses adherans” qui ont échappé à la Saint Barthélémy. Léry signale ainsi le

ressentiment du roi vis-à-vis de la ville de Sancerre et de ses habitants, visant non

seulement à anticiper mais aussi à justifier le traitement qui leur sera réservé dans un

proche avenir par Monsieur de La Châtre, gouverneur du Berry et ses soldats catholiques.

Dans une seconde lettre citée par Léry, le roi, voulant adoucir ses propos

antérieurs, souligne qu’il cherche à protéger ses sujets, et n’est pas contre les habitants de

Sancerre:

[...Jdeclarans à tous nos sujets quelconques de ladite Religion prétendue reformée nostre
intention estre, qu’en toute seurté et liberté, ils puissent vivre et demeurer avec leurs
femmes, enfans et famille en leurs maisons sous la protection de nos edicts. Ne voulans
que pour raison de ce, il leur soit meffait, ny attendé à leur personnes et biens, sur peine
de la vie des delinquans et coulpables. (199)

La mise en place de la garnison dans l’enceinte de la ville est “nostre vouloir pour nostre

service, et pour vostre bien et conservation” (199) remarque le roi, marquant ainsi non

seulement son “bon vouloir” mais aussi la sécurité des habitants de Sancerre comme

justifications. Léry ne s’arrête pas là dans la transcription de la lettre du roi, car il tient à

mettre en évidence le double jeu politique du roi. Dans le passage qui suit, on

remarquera que, procédant de manière très adroite, et hypocrite, le roi dans son allusion à

la religion “prétendue reformée” (199), souligne ici qu’il ne veut point “contrevenir aux

edicts de pacification” (199). Ayant donné toute une série de promesses pour mieux

tromper les Sancerrois, il exige par conséquent que la ville reçoive ces “gens de guerre”

(199) et qu’elle obéisse au seigneur de la Chastre “comme à nous mesme” (200). Le roi

exerçant ses pleins pouvoirs, exprime ici l’exigence d’une obéissance aveugle et

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inconditionnelle à ses vœux et désirs de la part de ses sujets. Les Sancerrois ayant bien

compris qu’on leur tendait un piège pour les forcer à abjurer ou pour les tuer, demandent

à ce que l’on respecte le fait qu’ils sont exempts de garnison “par privilège de leurs

Comtes” (200). Cependant, jouant de sagacité, “craignans d’estre surprins par ceux qui

espioyent l ’occasion, et qui voltigeoyent jour et nuict à l ’entour de leur ville” (200), les

habitants de Sancerre rentrent dans leur ville et réparent et colmatent les brèches de leur

enceinte craignant le pire.

Ils envoient un des leurs, Loys de Sainpré à la cour, pour plaider la cause de la

ville, l ’innocence de elle-ci et la fausse accusation de conspiration que l’on cherche à lui

imputer. Léry précise que la réponse du pouvoir royal fut une série de provocations

armées aux abords de la ville:

[...] quelque gens de cheval et de pied, parurent en la plaine [...], piaffans et bravans,
vindrent jusques au pied des vignes, assez prés de la ville: provoquans et appellans au
combat ceux qui se tenans clos et couverts ne demandoyent rien à personne, et les
injurians et convians aux nopces à Paris. (203)

L ’emploi de l’euphémisme “les nopces de Paris” sert à rappeler que les massacres de la

Saint Barthélémy avaient fait tomber tant de calvinistes parce qu’ils s’étaient réunis dans

la capitale pour assister aux noces de Marguerite de Valois et d’Henri de Navarre le 18

août 1572. Notons donc ici “l’invitation” sarcastique des soldats catholiques aux

Sancerrois, “les injurians et convians” aux “noces de sang” à venir se faire massacrer. Ce

stratagème d’intimidation dura trois jours et par surplus de cruauté, les provocations

avaient souvent lieu “les matins et les heures du presche” (203) pour ajouter à l ’émoi et

aux alarmes des habitants. A bout de nerfs, les Sancerrois se défendent si bien et

“repoussent si vivement ces bravaches, qu’ils les firent reculer de plus de trois cens pas de

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première abordee[...]” (203). Léry marque bien ici que les Sancerrois sont maintenant

résolus à ne pas se laisser faire et à se défendre au mieux.

Cependant la division règne toujours dans la ville et alors qu’un groupe se

rapproche et veut faire confiance aux “amyellemens” de Monsieur de Fontaines l ’autre

groupe: “luy ayant touché de la liberté de conscience” à laquelle l ’envoyé du Roi ne peut

que répondre qu’ “il n’avoit aucune charge du Roy, de permettre l’exercice de La

Religion dans Sancerre” (213). Cette réponse a le mérite d’être claire, plus de doute

possible pour ceux qui sont de la foi réformée, ils ne peuvent acquiescer à la demande du

roi de laisser ses soldats entrer dans la ville. Monsieur de Fontaines leur a dit “qu’à ce

refus, il sçavoit qu’il avoit à faire, et qu’il mettroit à exécution la volonté et intention du

Roy” (214). Les dés sont jetés, les jeux sont faits, comme dans la tragédie classique il

n’y a plus d’espoir, pas de réconciliation possible entre la ville de Sancerre et les

émissaires et soldats du Roi, il faut maintenant attendre et compter les morts.

Devant l’échec de la force, les soldats catholiques ont recours à la ruse, profitant

des dissensions et discordes entre les habitants et les habitués entre les jusquauboutistes

et les modérés, ils tentent d’entrer dans la ville par le château, qui se trouve au plus haut

point de la ville.9 “Plusieurs qui se doutoyent de ceste trahison, advertissoyent souvent

les principaux citoyens du party contraire, qu’il estoit expédient de prendre garde au

Chasteau” (216), cependant les hommes qui se déplacent avec le Capitaine La Fleur pour

constater les faits ne peuvent rien déceler d’anormal. Léry se range du côté des opiniâtres

des purs et durs qui refusent de trouver un terrain d’entente et de négocier avec les soldats

du roi. La famine et la nouvelle de la reddition de La Rochelle le feront changer de

position. L’assaut du château et l’échec des forces du Sieur de Racan, ayant fait fuire bon

9 “Les habitués” tel que ce terme est utilisé par Léry veut dire les réfugiés protestants dans Sancerre.

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nombre de notables sancerrois, Léry précise que, quand tout est rentré dans l’ordre,

Sancerre sort “affoiblis d’hommes, et destituez de moyens par telle sortie et division”

(231).

Léry donne des indications sur l’organisation de la résistance qui commence dans

Sancerre. L’organisation “politique” de la ville est mise en place par les Sancerrois car il

n’y a plus d’espoir de négociation et que, contraints et forcés, ils se résignent à entrer

dans une logique de guerre pour survivre, comme l’illustre le passage suivant.

Or faut-il noter que jusques à ce temps et jusques après la reprise du Chasteau, ceux de
Sancerre, tant habitans qu’habituez (pensans qu’avec le temps les choses s ’adouciroyent,
et qu’après les avoir bien harassez, on les laisseroit en paix) n ’avoyent encore dressé
l’ordre requis en une ville de guerre, pour le faict et maniement des armes.[...] Mais
voyans qu’il en faloit passer par là, et que l’experience, qui est la maistresse des fols, leur
avait monstré que presque trop tard ils avoyent usé des moyens licites que Dieu leur avoit
mis en main, ils eslurent maistre André Johanneau Advocat [...] comme le plus propre
qu’il estoit, pour Gouverneur, ayant ja faict ceste charge ès autres troubles. (233)

Ainsi la décision des Sancerrois n’est pas préméditée mais vient en conséquence de la

prise de conscience vers la fin du mois de novembre 1572 que les pourparlers et les

négociations, tous ces espoirs de naguère, sont maintenant révolus. La soumission au

pouvoir royal, c’est à dire l’acceptation de la révocation de l’édit de 1570, par conséquent

la nécessité d’abjurer était irrecevable pour les Sancerrois. Léry précise qu’il devient

parfaitement clair dans l’esprit des Sancerrois que le durcissement du conflit armé est

maintenant inéluctable. Il souligne par ailleurs que “Dieu avoit donné tel courage à tous”

(235), que les femmes et les enfants se joignent aux hommes pour défendre la ville. Léry

souligne à ce point dans son texte que c ’est vers le 16 novembre que:

[...] ceux de Sancerre [...]prindrent ouvertement les armes, pour conserver leurs viez et
la liberté de leurs consciences, suyvant l’Edict du Roy du mois d ’Aoust 1570, lequel
estant inviolable, ils vouloyent aussi maintenir. (235)

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Certains des habitants sont conscients des préparatifs du siège de la part du camp adverse,

et tâchent de faire entrer dans la ville le plus de vivres possible, cependant le gouverneur

Johanneau “mesprisoyent tous ces advertissements” (238), jugeant que le Roi était bien

trop occupé ailleurs pour se soucier de Sancerre. Dans une critique peu masquée de

l ’organisation et des préparatifs de Johanneau, Léry souligne que c ’est pourquoi “on ne

tint compte d’avitailler la ville comme il faloit” (238), ni de détruire les villages des

alentours, où les assiégeants ont pu s’installer confortablement. Selon Léry:

Ce mespris et nonchalance d’aucuns, causa beaucoup de maux: et empescha que plus de


trois mille boisseaux de blé, [...] ne furent mis dans la ville, dont s ’ensuyvit Pextreme
famine au mois de Juin, Juillet et Aoust [...] . (238)

Il précise que c ’est aussi pour cette raison que l’on a négligé les préparatifs nécessaires au

niveau des fortifications de la ville pour soutenir le siège. Dans les premiers jours du

mois de janvier de nombreux soldats du Roi se trouvent en attente dans les approches de

la ville, l’étau se resserre autour de Sancerre.

1.3 Le siège

Les Protestants étant très forts et comme le souligne Léry, souvent aidés dans leur

lutte par leur foi, les soldats catholiques ne réussissent pas à prendre possession de la ville

par la force des armes. Afin de venir à bout de ces “rebelles”, de forcer ces protestants à

fléchir et à se rendre, un siège est mis en place comme seul moyen de les forcer à se

rendre, et ce à partir du 9 janvier 1573, siège qui durera jusqu’au 14 août de la même

année. A la Renaissance, comme le remarque Jean Delumeau: “le siège devient sinon

une figure imposée de la guerre, du moins une de ses manifestations les plus

spectaculaires” (182-191). Léry donne force détails des efforts déployés par chacun des

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deux camps pour avoir le dessus. Il précise que c ’est à partir du 13 février que les

assiégeants commencent à les attaquer avec des coups de canons et non comme l ’avait dit

Jean de la Gessée en janvier (Gesséelô). Léry fait allusion, pour la première fois dans ce

texte, à son séjour au Brésil. Il mentionne qu’il conçoit l ’idée d’utiliser un linceul

comme hamac “à la façon des Sauvages Ameriquains” (250), geste qui sera imité par

plusieurs soldats évitant ainsi la vermine, les vêtements froissés, l ’inconfort de “la

paillasse, où les flasques, dagues et armes blessent quand on est couché” (250) et assurant

aussi d’être toujours prêt dès que l’“on crie Arme” (250). Mais dans le choix même du

rapprochement des mots linceul et hamac, Léry inscrit déjà le grand sommeil, la mort qui

envahit l ’espace de Sancerre. Il annonce ce qui arrivera dans les mois qui suivent, quel

sera le sort réservé à cette ville qui résiste, à cette ville “rebelle” .

Tout au long du texte Léry fait référence à Dieu qui bien souvent selon lui se

range du côté des assiégés et en fait ses “élus” comme pour reconnaître que leur cause est

juste et qu’ils sont bons, ce “Dieu qui avoit ordonné de nous préserver et garentir de cest

assault, [...]” (256) Léry va clore ce récit de l’assaut du 19 mars 1573 par le texte du

“Cantique d’action de grâces” qu’ont chanté les Sancerrois pour louer Dieu après la

victoire. Face à leur échec, les troupes du Roi ont maintenant adopté une nouvelle

stratégie, ne pouvant vaincre la ville par les armes ils ont décidé de l’affamer pour la faire

fléchir.

Léry précise que plusieurs Sancerrois “sautèrent la muraille et s’alloyent rendre à

l’ennemy” (311). Il remarque que les Sancerrois étant coupés du monde extérieur n’ont

aucunes nouvelles des villes qui comme Sancerre tentent de résister. Dans la seconde

moitié du mois de juillet, Léry apprend au cours d’une conversation, accordée par les

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deux camps, entre lui et un certain Monsieur de Saint-Pierre, un homme qu’il avait

rencontré au Synode national de Nîmes en mai 1572, lequel homme était à présent au

service de Monsieur de la Châtre, que La Rochelle, Montauban et Nîmes ont capitulé et

que “la paix estoit faicte” (313). Léry apprend également que le Duc d’Anjou, le frère du

roi, venait d’être élu roi de Pologne. C’est sans doute à partir de ce moment que Léry va

repenser sa position et va prôner une voie médiane et modérée en vue de résoudre

l’impasse dans laquelle se trouvent bloqués les Sancerrois. Léry affirme à Monsieur de

Saint-Pierre qu’il ne met pas sa parole en doute, mais qu’il aura du mal à convaincre les

Sancerrois de “ces choses, qu’ils estimoyent attrapoire, et esmorces pour les decevoir”

(314). À son retour dans l’enceinte de la ville, Léry ne saura convaincre ni le

gouverneur, ni les capitaines du bien fondé de ce qu’il a appris. L’ère du soupçon règne à

présent dans la ville, car ses pauvres habitants ayant été tant de fois et de telle façon

trompés et dupés, craignent et se méfient de tout, nul ne croyant plus personne.

1.4. La reddition: Trahison de Léry ou du roi?

Léry explique les raisons et conditions de la reddition de la ville de Sancerre.

Tout d’abord les informations avancées par Monsieur de Saint-Pierre puis communiquées

à ses coreligionnaires par Léry, quant au Duc d’Anjou élu roi de Pologne et à la reddition

des villes de Nîmes, de La Rochelle et de Montauban, sont confirmées le 6 août: les

premières discussions concernant la reddition ont lieu ce même jour. Puis Léry précise

que le 8 août, les pourparlers commencés deux jours avant se poursuivent, entre divers

notables de chaque camp. Finalement le Gouverneur Johanneau rencontre le sieur de

Montigny qui l’assure que “ceux de Sancerre seroyent traitez doucement [. . .]”. (320),

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Léry nous dit que tous sont surpris par cette clémence à l’égard des Sancerrois, lui-même

le premier déclare:

[...] (attendu les massacres perpétrez aux autres villes et la dent qu’on sçavoit qu’ils
portoyent à celle de Sancerre) on n ’attendoit nul autre mercy, ny meilleur marché, que
passer au fil du glaive, si on tomboit entre leurs mains. Et quant à moy, je tiens pour un
miracle, qu’il soit advenu autrement. Car,[...] nous estions en extrême perplexité,
mesmes de la vie et avions eu en nous-mesme la sentence de mort, c ’est à dire que nous
estions tous résolus de mourir. (321)

Dans le passage ci-dessus, nous notons une des rares fois où Léry parle de ses sentiments

et offre à son lecteur une réaction personnelle. Pour lui il est de l’ordre du “miracle” que

les assiégeants veuillent traiter les Sancerrois avec clémence. On s’attendait à une fin de

siège toute autre: “nous estions tous résolus de mourir” nous dit Léry. Ceci paraît

totalement surprenant voire même incongru: “nous estions en extrême perplexité” déclare

Léry. Comment comprendre cela compte tenu de tout ce qui s’est passé depuis le début

du siège ou même encore depuis la nuit du 23 août 1572 donc, depuis près d’un an? Léry

explique la situation: “il nous veint bien à poinct, que les Seigneurs Polonois estoyent

arrivés en France en ce temps-là” (321). Les Seigneurs Polonais “avoient esleu pour leur

Roy” (321), le Duc d’Anjou. En contrepartie on doit “mettre en liberté toutes les villes et

les personnes molestées en France pour la Religion” (321).

Si c’est pour une raison d’État que Gaspard de Coligny est assassiné, dans la nuit

du 23 au 24 août 1572, c’est encore pour une raison d’État que l’on accuse et que l’on

persécute la ville de Sancerre au point de la soumettre à des souffrances atroces causées

par la famine à laquelle elle est contrainte. C’est finalement encore pour une raison

d’État que les habitants de la ville ont la vie sauve. Léry a bien montré que l’édit de paix

de 1570, qui selon les promesses du roi devait être “perpétuel et irrevocable”, a été du

jour au lendemain biffé des registres de justice sans autre forme de procès, uniquement

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par la décision du roi. Les conséquences de cet acte ont pesé lourd pour la ville de

Sancerre puisque c’est à partir de ce moment qu’elle résiste et devient rebelle, refusant

d’obéir, tenant tête au pouvoir royal.

Léry met en évidence l’aspect arbitraire des choses de la vie particulièrement pour

les protestants, montrant combien ils sont à la merci de la politique, des caprices et du

bon vouloir du monarque, sans considération aucune pour le bon droit ou la raison. C’est

dans ce sens que Léry se démarque également de ses contemporains exception faite de La

Boétie et de Montaigne, car au lieu de glorifier le pouvoir royal ou princier il montre

combien celui-ci est changeant, arbitraire, abusif et irrationnel. La raison en est simple,

Léry, contrairement à Thevet, n’est pas au service du roi : il n’a aucune charge royale.

Léry anticipe et annonce déjà les réflexions de Voltaire, de Rousseau et de Diderot quant

à l’aspect imprévisible, autoritaire, injuste du pouvoir royal vis-à-vis de l’individu dans la

société.

Toutefois lors de la reddition, les Sancerrois n’en furent quittes ni à petit prix ni

facilement: puisqu’on ne pouvait plus leur ôter la vie, on leur extorqua une rançon de

“Soixante mille livres tournois” (327) pour leur assurer la vie sauve. Léry donne les

détails des discussions et négociations qui s’établissent dans la ville pour pouvoir payer la

somme requise par Monsieur de la Châtre. La capitulation de la ville est finalement

signée le 19 août 1573.

Léry signale qu’il a rédigé un rapport sur la famine de Sancerre pour Monsieur de

la Châtre à la requête de ce dernier: “je luy portay et presentay [...] le discours de nostre

famine” (335).10 C’est symboliquement un an jour pour jour après la Saint Barthélémy

10 Ce rapport est le “Sommaire discours” retrouvé par Michel Simonin à la Bibliothèque Méjanes d’A ix en
Provence. Voir L ’intelligence du passé. (Tours: Publications de TUniversité de Tours, 1988), 127-37.

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que Léry ayant présenté son rapport à Monsieur de la Châtre la veille, quitte la ville de

Sancerre, le 25 août 1573. La question mérite d’être posée: pourquoi Monsieur de La

Châtre voulait-il le rapport de Léry? Cet homme de guerre qui deviendra Maréchal de

France sous Henri IV est sans doute curieux, il cherche à comprendre comment les

Sancerrois ont pu tenir si longtemps.

Dans “L’Histoire mémorable de Jean de Léry, ou l’apologie d’une double

trahison”, Bruna Conconi postule que Jean de Léry dans son texte soutient et défend

tellement la cause des protestants et son propre comportement, qu’il effectue “l’apologie

d’une double trahison”. Tout d’abord pour Conconi, Léry et ses coreligionnaires sont

coupables de trahison envers le roi, car ils refusent de lui obéir. “Par leur opposition à

l’autorité, les assiégés ne se révèlent pas seulement de mauvais sujets, mais ils montrent

en même temps [...] les marques essentielles de l’hérésie” (Conconi BSHPF 672). C’est

sans doute une opinion légitime, mais rappelons que les Sancerrois refusent d’obéir au roi

parce qu’ils estiment que c’est lui, le roi, qui les a trahis en révoquant l’édit de paix

d’août 1570. Par ailleurs, Conconi pose que Léry fait aussi “l’apologie de la trahison

d’un homme qui, pour témoigner la vérité de l’histoire, s’approche de l’ennemi”(678).

Voulant dire que Léry lui-même, est entré en négociation avec l’ennemi afin de

transmettre sa version du siège et de la famine. Léry ne nie pas cela, mais en fait il

semble fier et heureux d’avoir été sollicité par Monsieur de La Châtre pour rédiger son

rapport (327). Il assume la responsabilité de dire ce qu’il a vu et de donner sa version des

faits.

Précisant qu’il n’est plus sur place, Léry évoque “ce qui est advenu à Sancerre”

(337) à partir d’informations que des “gens dignes de foy”(337) lui ont rapportées. Il

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signale “l’estât déplorable de la povre ville de sancerre”(342), en 1574. disant que le

gouverneur Johanneau a été tué (339) ainsi que le ministre de la foi Pierre de la Bourgade

et sa femme (341). Toutes ces exactions ont été commises dans le secret et la fourberie.

Plus moyen de pratiquer la religion réformée, les habitants sont forcés d’aller à la messe

(342). Toutes les promesses qui avaient été faites ont été bafouées. Léry termine son

récit en disant que:

[,..]la ruine de l ’Église de Sancerre et des autres dissipées en la France, est advenüe non
seulement par la cruauté des adversaires, mais aussi et principalement à cause du mespris
des grâces de Dieu, qu’elles avoyent receuôs en si grande abondance, et nommément à
cause de ceste maudite avarice, qui a tant eu la vogue. (343)

Ainsi pour Léry, les réformés sont aussi responsables et coupables que leurs

“adversaires” de ce qui leur est advenu car ils se sont laissés prendre par “l ’avarice” et

ont ainsi méprisé les “grâces de Dieu”. Dans une allusion au “sainct Prophète Jeremie”

Léry marque un parallèle entre l’ancien peuple élu et le nouveau. Tout comme dans le

livre des “Lamentations” Jeremie blâme les juifs pour ce qui leur est arrivé, Léry en fait

de même pour les protestants.11 Cependant ne pouvant pas renoncer à l’élection des

protestants, Léry cherche visiblement à expliquer la raison pour laquelle ils sont vaincus à

Sancerre. Léry met en avant le péché d’avarice comme étant celui pour lequel le peuple

élu est déchu et puni. Léry laisse entendre la cause désespérée à ses yeux des réformés

dans le royaume de France. La Saint Barthélémy marque un point de non retour dans le

traitement des protestants en France. Malgré le récit plein d’espoir de concorde et de

résolution pacifique du siège de Sancerre, à la fin du chapitre treize, Léry est obligé de

constater à présent que les protestants ont été bernés et se sont fait prendre par les

11 Ceci est un des nombreux exemples où Léry adosse son récit du siège de Sancerre, (indirectement ici) à
celui de Flavius Josèphe: La Guerre des Juifs contre les Romains. Voir l’appendice III de Géralde Nakam
dans: Jean de Léry, Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000)164-70.

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promesses et les propos “myelleux” des autorités de l’État. Les protestants de France ont

encore un quart de siècle de souffrances à endurer avant de voir la fin des persécutions à

leur endroit avec la proclamation de l ’édit de Nantes en 1598. Face à une reconnaissance

du non retour que constituent les massacres de la Saint Barthélémy puis le siège et la

famine de Sancerre , l’écriture de Léry est née empruntant des trajectoires obliques pour

rendre compte de ce dont il a été témoin.

2. Les discours sur le siège de Sancerre

Il existe quatre relations du siège de Sancerre qui toutes, sauf celle de Léry dans

l’Histoire mémorable, sont partielles ou fragmentaires. Deux d’entre elles sont

manuscrites au seizième siècle puis imprimées au vingtième siècle, les deux autres sont

imprimées dès le seizième siècle. D ’après la date de rédaction ou de parution, la

première relation est celle de Jean de La Gessée, en effet son Nouveau discours sur le

siège de Sancerre date d’avril 1573. Il relate les événements jusqu’à la fin du mois de

mars 1573, alors que le siège allait entrer dans sa phase la plus terrible visant à affamer

les Sancerrois pour les forcer à se rendre. La seconde relation est celle de Mathieu

Béroald qui consiste en une série de notes et fragments faisant partie du Journal de ce

dernier rédigé à Sancerre entre 1572 et 1573. La troisième est celle de Léry, le

“Sommaire discours” du 24 août 1573 commandité par Monsieur de La Châtre qui traite

essentiellement de la disette, de la famine et de la chèreté des vivres dans Sancerre. La

quatrième est celle de Léry dans l’Histoire mémorable publiée en 1574,

vraisemblablement à Genève. Elle traite de toute la durée du siège, c’est à dire du 9

janvier 1573 au 20 août 1573, ainsi que de la période qui le précède à partir du 25 août

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1572, le lendemain de la Saint Barthélémy et de celle qui le suit jusqu’en octobre 1573

marquée par l’assassinat du Gouverneur et du pasteur de Sancerre.

2.1. Le discours de Jean de La Gessée

Ce premier texte est celui de Jean de la Gessée qui date d’avril 1573 alors que le

siège entre dans sa phase la plus terrible, cette relation partiale donc s’intitule: Nouveau

discours sur le siège de Sancerre.12 Toutefois, avant de passer au texte, s’imposent

quelques précisions biographiques sur Jean de La Gessée, dont la personnalité et le

comportement tranchent radicalement avec ceux de Léry.13 Jean de La Gessée ou Jessée

est né vers 1551 à Mauvezin. Il est de famille calviniste et achève ses études au célèbre

collège de Guyenne, celui même où Montaigne avait fait ses études quelques années

auparavant. Peu après, il entre au service de Jeanne d’Albret qui, en mourant le 19 juin

1572, laisse ce jeune gascon sans protecteur. La Gessée a des contacts constants avec des

libraires/imprimeurs et rédige de nombreux travaux qui seraient assimilés aujourd’hui à

ceux d’un journaliste, mais il se dit également poète, grand admirateur des poètes de la

Pléiade (Labrousse:vii-xxv).

En 1573, La Gessée n’a pas de protecteur: il cherche à attirer l’attention et la

bienveillance d’un seigneur, et c ’est ce qui le pousse cette année-là à produire trois textes.

Tout d’abord: Le Tombeau de Claude de Lorraine en mars, puis: La Rochelléide.

12 Pour le texte de La Gessée, il y a eu trois éditions en avril 1573, celles de Paris, de Rouen et de Lyon.
J’ai consulté les éditions de Rouen et de Lyon, et je n ’ai remarqué que quelques différences de mise en
page entre les deux. Toutefois, l’édition de Rouen est celle qui détient le “Privilège” alors que celle de
Lyon ne détient que la “Permission”. Je n’ai pas eu accès à l’édition de Paris. Pour cette étude l’édition de
réference est celle de Lyon téléchargée en sa version numérique à partir du site Gallica de la BNF.

13 Les notes biographiques sont tirées de: Jean de La Gessée, Jeunesses.édition critique de Guy Demerson,
biographie & bibliographie de J. Ph. Labrousse, (Paris : Klinksieck /STFM, 1991).

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Nouveau discours sur le siège de La Rochelle, au début du mois d’avril et finalement: le

Nouveau discours sur le siège de Sancerre. fin avril de la même année. Jean Philippe

Labrousse précise que: “la production ‘alimentaire’ de ce gascon ne connaissait pas de

frontières idéologiques” (xix). En effet, La Gessée est un jeune homme qui cherche à

plaire à tout prix et qui passe facilement, sans le moindre état d’âme semble-t-il, d’un

mécène protestant à un mécène catholique.

Dans le titre même, Nouveau discours sur le siège de Sancerre. publié chez Benoit

Rigaud à Lyon en 1573, Jean de la Gessée marque son texte comme une nouveauté, un

discours qui veut se démarquer d’un éventuel discours sur le siège de 1569.14 Ou bien

serait-ce une sorte de réponse à un autre discours sans doute à celui de Léry anticipant le

“Sommaire discours” que ce dernier allait rédiger pour Monsieur de la Châtre, ou encore

l’Histoire mémorable pour lequel Léry prenait des notes journalières abondantes et qui

allait être publié vraisemblablement à Genève en 1574? En outre le Nouveau discours.

de la Gessée comporte une “Complainte de la France, en forme de chanson”, composée

également par La Gessée, qui cherche par le biais de ce texte à faire montre de ses talents

lyriques, comme une sorte de pendant ou de réplique au “cantique d’action de grâces”

(261-4) chanté par les Sancerrois le 19 mars 1573 pour célébrer leur victoire contre

l’assaillant et remercier Dieu de son aide. Il y a trois pièces liminaires, la première est

une épître dédicatoire à Monsieur de Sarrieu, la seconde est un sonnet “à la France” signé

“vita délia morte” et la troisième comporte des vers latins signés “vivere dat musa”.

L ’épître à Monsieur de Sarrieu, gascon comme lui, gentilhomme de la Chambre du Roi,

14 II y aura deux autres éditions/impressions la même année, une à Paris et une à Rouen. Géralde Nakam
mentionne Rouen comme lieu d ’édition la même année 1573 sans donner la référence bibliographique.
Elle cite par ailleurs une réédition du texte de la Gessée dans Relations du siège de Sancerre en 1573 de
Louis Raynal publié à Bourges en 1843. Jean de Léry Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000) 179.

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maître de camp devant Sancerre, est signée par La Gessée à Paris le 20 avril 1573. Il est

évident que le but de La Gessée est de se faire remarquer, de plaire et ainsi de gagner un

nouveau mécène après la disparition de Jeanne d’Albret, sa dernière protectrice, comme il

le dit lui-même dans sa lettre, quant au siège: “vous en devez plus savoir que nul autre”

(Gessée 3), marquant bien qu’il ne prétend pas dans son Nouveau discours apprendre

quoi que ce soit à Sarrieu sur le siège de la ville de Sancerre. Ainsi il rédige ce texte pour

flatter: “adresser une louange [...] à celuy qui l’a mérité” (3), pour mettre en avant et en

valeur la contribution de Monsieur de Sarrieu, maître de camp et commandant de

l ’Infanterie, dans l’entreprise menée par Monsieur de La Châtre. Mais aussi, dans une

des dernières phrases de l’épître à Sarrieu, La Gessée souligne que leur région, la

Gascogne, est déjà au fait des “prouesses héroïques” de Sarrieu et que son projet est que

le reste du pays en soit mis au courant grâce à son Nouveau discours.

La Gessée offre un sonnet “à la France” dans lequel il note que les historiens font

un portrait de la France comme un pays puissant et glorieux dont les ennemis ont

“souvent ressenty la force de tes loys”(4). Mais lui constate “tout effroïé de ta civile

horreur,” la “diray soumise au premier conquereur,” puisqu’ “en leur propre sang tes

enfants t’ont souillée”(4). Dans ce sonnet, La Gessée marque bien son vœu de

réconciliation entre les protestants et les catholiques et de faire émaner la vie de toute

cette mort comme l ’indique sa signature “vita délia morte”. La dernière pièce liminaire

comporte des vers latins exposant la défense de la France comme objectif du projet de

l’auteur, qui signe cette fois en tant que poète: “vivere dat musa”.

Contrairement à Léry, Jean de la Gessée dans son Nouveau discours ne traite que

de la période comprise entre le début du mois de janvier et la fin du mois de mars de

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1573. La Gessée ayant pour objectif de flatter les prouesses militaires de Monsieur de

Sarrieu se trouve dans l’impossibilité de poursuivre son Nouveau discours très vite après

la défaite fracassante du 19 mars 1573. Prenant la pleine mesure à la fois, de

l’impuissance du camp qu’il soutient et de l’inutilité de sa propre entreprise, il cesse son

récit et abandonne son projet fin mars 1573. Selon La Gessée, à partir du 19 mars,

Monsieur de la Châtre: “se résolut avec eux qu’il estoit bon de n’exposer plus ainsi leurs

gens à la boucherie, ny les faire aller à la breche”(21), visant à protéger les soldats et à

arrêter les assauts de front. Monsieur de La Châtre, commandant pragmatique et réaliste,

voyant qu’il ne pourrait vaincre les Sancerrois par la force a recours à la ruse et à la

patience. Après les pertes importantes subies lors de cet assaut manqué, il décide

d’affamer Sancerre en ces termes: “Ils demeureroyent tousjours à l’entour de la ville,

avec le Siege, [...] par ce moyen on la pourrait affamer, & de la serait contrainte de se

rendre a quelque composition” (21).

Jean de la Gessée est de toute évidence un homme pressé en 1573, dans son

Nouveau Discours sur le siège de Sancerre il se limite aux trois mois de conflits armés

entre les deux camps, du 9 janvier au 31 mars 1573, qui ont mené à la mise en place du

blocus visant à forcer la reddition de la ville de Sancerre par la famine. La Gessée rédige

son Nouveau discours alors qu’il est loin de Sancerre, “suivant l’instruction des

mémoires que j ’en ay receu” (11), nous précise-t-il. Dans ce sens La Gessée n’est pas un

journaliste de terrain mais plutôt un “gratte-papier” bureaucrate, qui reste installé

confortablement à Paris pour rédiger ses textes, qui a recours à des compte rendus et à

des rapports obtenus de tiers, un peu comme le géographe de cabinet, alors que Léry lui,

en véritable journaliste est sur le terrain, il fait un reportage en direct et sur le vif,

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consignant les faits tels qu’il les a vus de l’intérieur, du point de vue des assiégés, avec un

souci constant de la vérité, de la justice et de la mesure.

En contrepartie, le récit de la Gessée est effectué ouvertement du point de vue des

assiégeants, comme le trahit parfaitement cette description des batailles: “Durant les

envahissemens des compagnies du Roy, & les defences, ou escarmouches de ceux de la

ville, plusieurs bons soldats furent tuez”.(20) Selon La Gessée, les “compagnies du

Roy” envahissent, actions nobles de conquérants, alors que ceux de la ville, désignation

volontairement dédaigneuse, les Sancerrois ne sont pas nommés, ils sont innommables

pour La Gessée, eux qui sont simplement montrés du doigt, n’ont que defences ou

escarmouches, comme moyens de réplique. Néanmoins en dépit de l’intention de La

Gessée, les résultats sont là: plusieurs bons soldats furent tuez, l’efficacité des Sancerrois

est indéniable même si elle semble échapper à l’auteur dans cet aveu involontaire. Le

style de La Gessée se distingue de celui de Léry en ce qu’il est moins sobre, ayant recours

à de nombreuses anecdotes et à quelques digressions, ainsi trahissant la verve du gascon.

De plus il fait bien souvent allusion à des exemples tirés de l’Antiquité grecque ou

romaine pour illustrer ce qu’il dit, ce que Léry ne fait que très rarement, car lui s’en tient

bien plus souvent aux “Écritures Saintes” et particulièrement à l’Ancien Testament pour

illustrer ses propos.

Dans son Nouveau discours. La Gessée met ouvertement en cause la Réforme

pour tout ce qui est arrivé de fâcheux en France “depuis treze ou quatorse ans”(8).

Toutefois, tout comme Léry, il marque la Saint Barthélémy comme un événement, étant

le moment à partir duquel le roi a décidé de faire disparaître les protestants, mais il

souligne, contrairement à Léry, que ceci a engendré une vive réaction de la part des

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protestants qui ont pris “cœur & audace”(9) et se sont regroupés et organisés au mieux

dans certaines villes pour tenir tête et résister à la volonté du roi. Voici donc comment La

Gessée explique les circonstances qui ont mené au siège; il est clair qu’il soutient ici

l’action du roi, par l’intermédiaire de Monsieur de La Châtre et de Monsieur de Sarrieu,

vis-à-vis de la ville de Sancerre comme étant justifiée et légitime, car les protestants sont

d’après lui des rebelles qui visent une liberté politique autant que religieuse.

En outre, Jean de La Gessée louvoie et veut plaire au plus grand nombre, à la fin de son

Nouveau discours quand pour le clore il s’exprime en ces termes:

considérons aumoins qu’en franchissant les limites de nostre pais ruiné, nous aspirons
désormais à la permanente habitation de ce monde, dont le regne est infini: & dans lequel
nous estans parvenus, & relogez, alors que Dieu nous appellera, ne pourrons estre
aucunement espouvantez ny par séditions populaires, ny par nouvelles prises, ou
saccagemens de villes. (23)

Cherchant à relativiser les conflits qui déchirent la France, Jean de La Gessée fait allusion

à la futilité des choses de la vie, si tragiques et importantes nous semblent-elles avant la

mort, quand en bon chrétien, aspirant à la “permanente habitation de ce monde”, on entre

en quelque sorte dans une autre dimension. Ce passage est pour le moins surprenant

quand on considère que La Gessée n’a que 22 ans quand il le rédige, car il trahit une

certaine résignation à la mort et un espoir de salut.

Enfin, le Nouveau discours de La Gessée n’a ni l’ambition ni l ’envergure de

l ’Histoire mémorable de Jean de Léry. Il ne s’adresse pas non plus au même public,

puisque La Gessée cherche uniquement un mécène, un protecteur dans le camp

catholique, afin d’obtenir une quelconque charge dans les plus brefs délais semble-t-il.

Dès lors son récit exprimant un sentiment d’urgence, est ouvertement en faveur du roi et

de ses soldats catholiques qui ont, à ses yeux, le vent en poupe et contre les protestants,

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qui mènent un combat perdu d’avance. Il est ironique que dans son Nouveau discours.

La Gessée se range dans le camp des assaillants précisément de janvier à mars 1573, alors

que cette période de grande offensive dont il traite, est infructeuse et semble donner

l ’avantage aux assiégés. Il est regrettable donc que La Gessée n’ait pas eu la patience

d’un Monsieur de La Châtre, et qu’il n’ait pas été témoin de la réussite de son camp, si

tant est que les soldats catholiques du roi sortent “gagnants” du siège et de la famine de

Sancerre. En contrepartie, Léry fait un répertoire du quotidien insoutenable du siège,

particulièrement dans le chapitre sur la famine, le point nodal de son récit, mais il a

l ’ambition de se projeter aussi dans l ’avenir en rédigeant tout d’abord son “Sommaire

discours” puis son Histoire mémorable, afin que ce qui est arrivé à la ville de Sancerre et

à ses habitants puisse être utile. De plus, comme nous allons le voir, Léry fait un

plaidoyer convaincant pour la cause des protestants, essayant toutefois de respecter

l ’autre camp même s’il ne peut pas être impartial.

2.2. Les fragments de Mathieu Béroald

Mathieu Brouard dit Béroald, le père de Béroalde de Verville, est un humaniste

protestant, qui était tout comme Léry, sur les lieux du siège dans la ville de Sancerre de

1572 à 1573. Contrairement à celui de La Gessée ou de Léry, son récit n’est pas une

version achevée mais plutôt à l’état de notes ou de fragments allant du 4 novembre 1572

au 25 août 1573, jour où tout comme Léry il quitte Sancerre. Le récit du siège de Béroald

est le plus court étant d’une longueur de huit pages en sa version imprimée dans

l’ouvrage de Conconi.

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De prime abord, s’il est vrai que le récit de Béroald ne se démarque pas de

manière significative du texte de Léry, force est de constater cependant que le récit de

Béroald est de manière plus prononcée et percutante pour la cause des protestants et donc

se veut moins impartial que celui de Léry. En effet, Béroald écrit de l’intérieur et à partir

de la position des assiégés, quand il entame son récit avec le compte rendu de l’assemblée

qui s’est tenue dans Sancerre le mardi 4 novembre 1572. Ce qui ressort très clairement

dans ce passage:

[...]nous avons délibéré de ne recevoyr aucun gouverneur, de peur d ’estre empeschez de


rendre le service et obeyssance que devons au roy des roys lequel doit estre en premier
lieu et devant toutes choses respecté et obey. (Conconil95)

Béroald veut souligner la suprême allégeance à Dieu pour les protestants, même quand

celle-ci va à l’encontre du bon plaisir du roi. Cette position est renforcée dans le texte du

mémoire rédigé pour Monsieur de Fontaines par les Sancerrois, à l’issue de l’assemblée

générale sus-mentionnée, mémoire signé entre autres par Léry, et Béroald, dans lequel ils

précisent:

[... ]qu’ilz sont tresobeyssans subgetz et serviteurs du Roy. Le recognoissans après Dieu,
leur prince et souverain seigneur et par tant luy rendans toute obeyssance et service qu’ilz
luy doivent[...](195).

Ainsi Béroald déclare sans ambiguïté la primauté que ceux de son camp accordent à Dieu

marquant leurs responsabilités envers leur roi en seconde position. Il n’y a pas dans le

texte de Léry de déclaration plaçant le roi si ouvertement en position subalterne et par

conséquent si apte à irriter le pouvoir royal. Léry est bien plus fin et subtil dans ses

remarques. Dans sa relation de l’assaut du 19 mars, Béroald marque ouvertement son

allégeance dans le passage suivant:

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Mais le Dieu des armées, support des siens, nous fortifia tellement, qu’ilz furent
repoulsez et trez ignominieusement [,..]dont la gloire en est au Seigneur nostre Dieu, qui
nous ha renduz vittorieux. (197)

De plus, il souligne, tout comme Léry, que les protestants sont les élus de Dieu et que

pour cela ils sortent vainqueurs de cette attaque injuste à ses yeux.

Par rapport à celui de Léry, le texte de Béroald, quant à son contenu, est bien plus

incomplet et succinct, sautant toute la période de novembre à mars et reprenant son récit

le mercredi 18 mars veille du jour du grand assaut des soldats du roi le jeudi 19 mars que

Béroald qualifie: “à la façon papistique le jeudy absolut”. Alors que Léry dit

simplement: “Le jeudy que les Catholiques appellent Absolu”. De plus, le récit de

Béroald, dans un style beaucoup plus laconique, parfois même lapidaire, marque

essentiellement les coups de canons tirés par les “ennemis” (terme peu fréquent chez

Léry), des mois de mars à mai; puis mentionne brièvement la sortie du capitaine La Fleur

et le fait qu’il a été pris par le camp adverse.

Eu égard au cas d’anthropophagie du 21 juillet 1573, Béroald signale que les

époux Potard et la vieille dame, qui ont mangé la fille Potard après sa mort, ont été

brûlés. Tout comme Léry, Béroald décrit Simon Potard comme un mauvais chrétien,

s’étant marié à l’église et “estant excommunié de l’eglise au par avant dix ans et ne s’en

estant autrement soucié” (199), dont les actes réprehensibles ne sont donc pas imputables

à la Réforme. Toutefois Béroald n’a sans doute pas été témoin de l’acte car il ne donne

aucune indication sur sa réaction personnelle à ce cas d’anthropophagie, qu’il décrit en

ces termes: “Cas estrange et non veu de cest aage” (199). Contrairement à Léry il n’est

pas choqué par l’anthropophagie sancerroise.

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Tout aussi surprenant est le fait que, quant à la fin du siège, selon Béroald, ce

serait Bretault et non Léry par le biais de Monsieur de Saint-Pierre, qui a donné des

nouvelles de la paix signée dans les autres villes qui tenaient bon. De plus, Béroald ne

mentionne pas du tout Léry, ni dans les préparatifs, ni dans les accords de la reddition de

la ville, ne lui accordant donc aucun rôle dans ces négociations. Ce qui est bien différent

dans le récit que nous donne Léry de sa rencontre avec Monsieur de La Châtre:

[...] il m ’appela à part en une salle, où il n ’y avait que luy et moy, et me pourmenay avec
luy environ demie heure. Il me dit en premier lieu qu’il avoit sceu que c ’estoit moy qui
avoit faict opiniastrer ceux de Sancerre, leur ayant enseigné la façon de manger les cuirs
et peaux, [...] et parce qu’on l’avoit adverti que je faisois mémoire et recueil de toutes
ces choses, il me commanda de luy faire un discours de la famine: ce que je luy
promis,[...] il trouvoit estrange que nous n ’avions voulu entendre aux offres que
monsieur de S. Pierre nous avoit faict lors qu’il parla avec moy [...]. Surquoy je luy
repliquay encores que nous ne nous pouvions nous asseurer en cela[...]nous n ’avions
entendu autre chose sinon qu’ils vouloyent du tout exterminer ceux de la Religion et ceux
qu’ils appelent Huguenots. (2000:327-9)

En outre, Béroald se représente comme envoyé auprès de Monsieur de La Châtre pour

négocier alors qu’il n’y est convié que comme “otage” selon Léry. Comparons le

passage de Béroald à celui de Léry concernant le 14 août 1573: Béroald nous dit:

[...jnous allasmes sous le saufconduit de monsieur de La Chastre lieutenant pour le roy


au pays de Berry, parler audit seigneur pour parlementer et conlure de la paix à Saint
Satur luy portans nostre pouvoir et procuration confermëe par assemblée publique des
habitans et habitués tenue à Saint Jan et seignëe par le greffier Berche. Mais ledit
seigneur ne trouva ce pouvoir suffisant. Parquoy retoumasme. (Conconi 200)

Quant à Léry voici ce qu’il donne comme compte rendu pour la même journée:

[,..]on envoya [...] en ostages à S. Satur, Pierre Bourgoin l’aisné, maistre Roch Raveau,
Robert Minot de la ville, et pour les habituez M. Béroald professeur en langue Hebraique
au paravant les troubles à Montargis. (2000:325)

Il semble assez clair que Béroald cherche à occulter le fait que Monsieur de La Châtre ne

l’a pas sollicité durant les pourparlers de reddition de la ville. Béroald se contente de

clore son récit en disant: “Mardi 25e aoust cessa le presche à Sancerre, la gloire de Dieu

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comme se cachant du peuple etc” (Conconi 201). Béroald paraît faire le choix de taire ce

qui est douloureux dans cette dernière phrase, car lui, semble-t-il faisait partie de ceux qui

plus opiniâtres que Léry n’ont ni pu, ni voulu négocier avec “l’ennemi” le gouverneur de

La Châtre. Béroald étant prêt à mourir dans Sancerre, comme il le dit: “nous ne nous

attendions pas aux hommes ains à nostre Dieu” (201), sous-entendu pour nous libérer.

En somme, dans ce récit fragmentaire, Béroald fait des choix précis: il va écrire

ou ne pas écrire certaines choses, ses notes semblent intentionnelles. Son propos, tout

comme son style, révèlent un parti pris contre la position des catholiques mais aussi, il

opère le procès de Léry, qui sans doute selon lui adopte une posture bien trop modérée et

conciliante vis-à-vis de l’adversaire. Il est fort probable que Béroald, jaloux de Léry, du

rôle et de la reconnaissance dont ce dernier jouissait aussi bien dans un camp que dans

l’autre, et peut-être plus particulièrement du fait que lui, Béroald, n’ait pas été choisi par

Monsieur de La Châtre, aurait décidé dans ses notes de donner sa propre version des faits

et de biffer le rôle de Jean de Léry dans les accords qui ont mis fin au siège.

2.3. Le “Sommaire Discours” version initiale du texte de Léry

Cette version initiale de l’Histoire mémorable, le "Sommaire Discours" est fort

utile à considérer de plus près pour comprendre la genèse de la version aboutie de la

relation du siège de Sancerre qu’est l’Histoire mémorable. Au début du mois d’août

1573, selon Léry dans 1Histoire mémorable. Monsieur de La Châtre “parce qu’on l’avoit

adverti que je faisois mémoire et recueil de toutes ces choses, il me commanda de lui

faire un discours de la famine: ce que je lui promis”(2000:327). Le "Sommaire Discours"

est donc le compte-rendu que Monsieur de La Châtre a commandité à Léry, qui deviendra

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le chapitre dix, le centre ou mieux le cœur de l’Histoire mémorable et autour duquel se

construira le reste du récit du siège de Sancerre.

Le "Sommaire Discours" est d’une quinzaine de pages tel qu’il est donné en Appendice I

du texte de Bruna Conconi Le Prove del Testimone. Il est introduit par une missive à

Monsieur de La Châtre. D ’entrée de jeu, Léry déclare dans cette lettre son projet

d’écriture et annonce que le "Sommaire Discours" n’est que le début et qu’il espère

“présenter le discours entier de tout le siege de ladite ville et tout ce qui s’y est passé

depuis un an.” (Conconi 174) Le désir de devenir écrivain et de rédiger le récit dans sa

totalité est donc déjà présent dans l’esprit de Léry qui sans doute traumatisé et affaibli par

le siège qu’il vient de subir, attend d’être en “quelque lieu de repos” (174) pour se mettre

au travail. Mais le livre, liber, n’est-il pas toujours déjà lié à être libre : liber, dans son

étymologie même? Léry joue sur ce lien: attendant d’être enfin libre pour rédiger son

livre l ’Histoire mémorable.

Dans son premier paragraphe, Léry dans un style, moins sobre, plus lyrique que

celui auquel il aura recours dans son Histoire mémorable, avec l’exception de certains

passages du chapitre dix, pose la ville de Sancerre comme “exemplaire” et des plus

admirables par rapport à ces autres villes mentionnées dans l’Ancien Testament à savoir

Samarie, Jérusalem etNumance qui ont subi elles aussi sièges et famines.15

Chose non moins véritable qu’admirable, non ouye ne pratiquée de peuple quel qu’il soit,
dont la mémoire et les histoires facent mention. (Conconi 174) (Léry2000:279)

Pour Léry, les épreuves et les souffrances sont des marques d’élection pour Sancerre et

ses courageux et nobles habitants. Puis quittant le style du premier paragraphe, il

15 Les deux citations sont identiques dans les deux textes de Léry, marquant bien la volonté de placer dès
1573 la ville de Sancerre parmi ces villes martyres de l’Ancien Testament afin de renforcer le lien entre le
nouveau peuple élu (les protestants) et l’ancien (les juifs).

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enchaîne, faisant tout comme dans le chapitre dix de 1Histoire mémorable le catalogue

des différentes étapes de la famine de manière précise, détaillée mais sans artifices ni

fleurs de rhétorique. Il répertorie et égrène la série des différents animaux et choses

mangés et leur prix respectif, tout au long de la chronologie de la famine qui s’étend du

19 mars au 20 août, mais qui devient des plus terrible dans les trois derniers mois. Le

texte du "Sommaire Discours" est reproduit presqu’à l’identique dans le chapitre dix de

1Histoire mémorable, il existe toutefois quelques variantes. La première concerne la

phrase suivante: “Et croy que la vieillesse desire et apete plus d’user ainsi de chair

humaine, comme si les vieilles gens se voulaient renouveller” (183). Elle n’apparaît pas

dans l ’Histoire mémorable ce qui rend la phrase qui suit: “Mais je laisse cette dispute aux

medecins”(183), tout à fait inintelligible. La seconde concerne la remarque sur les effets

de la famine qui va enfler d’un texte à l’autre passant de la famine qui a tué 4 fois à 6 fois

plus de gens que les canons et le nombre des morts de famine qui passe de 400 à 500

personnes. Puis, les dernières lignes du "Sommaire Discours", une quarantaine, résumant

la fin du siège qui seront incorporées dans le chapitre treize de l’Histoire mémorable.

Nous quittons à présent les divers discours pour traiter du texte de l’Histoire mémorable

de Léry

2.4. Le texte et ses cadres: une forme révélatrice

Condidérons à présent la composition générale du livre. Le texte de Léry apparaît

comme encadré, mis en relief, enchâssé par toute une série de pièces liminaires, à la

manière de la ville de Sancerre qui par son emplacement géographique et la topographie

du lieu où elle fut établie est toujours déjà une ville élue qui bénéficie d’une défense

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naturelle car elle est juchée sur un promontoire difficile d’accès, mais elle est de ce fait

isolée et livrée à elle-même. Ainsi les pièces liminaires orienteront le regard et

l’attention du lecteur sur le texte qui se trouve logé en cet écrin. Il y a tout d’abord la

page titulaire, comportant le titre avec des sous-titres, des allusions aux parties contenues

dans le texte.

La vue est déjà la marque de Léry, cette signature est d’importance car elle

annonce d’emblée la conscience du conteur comme auteur et le projet de celui-ci de

rendre compte, de témoigner de ce qu’il a vu et entendu “sur le lieu”. Léry fait part

également de son désir de rendre “fidelement” ce qu’il a constaté. Le choix du mot

“fidelement” souligne par son étymologie du latin fides le double projet de Léry, de rester

attaché à sa foi et de donner un rapport, fidèle à ce qu’il a vu, c ’est à dire vrai. L’auteur

marque donc un espace spécifique aussi bien temporel que géographique et précise que

son texte va rendre par écrit ce que lui, Jean de Léry, a vu et entendu dans cet espace

topographique, de manière absolument juste, authentique et véritable, durant une donnée

temporelle précise. Léry se déclare donc topographe et adepte de l’histoire sinon

immédiate du moins très récente. Il est important de noter que Léry fait primer le sens

visuel: sa devise, “plus voir qu’avoir”, qu’il adoptera après 1580, est déjà pressentie ici. Il

nous invite à retracer ses pas, à le suivre et à “voir” en quelque sorte ce qu’il a vu. En

fait, le sens visuel va être mis en avant comme primordial dans toute l’œuvre de Léry,

c ’est à dire aussi bien dans l’Histoire mémorable que dans l’Histoire d’un voyage.

Il y a en second lieu une épigraphe tiré de Jérémie 15.15 qui apparaît également sur la

page titulaire:

Ô Seigneur tu le cognois, aye mémoire de moy, et me visite et me venge de ceux qui me


persécutent: ne m ’oste point en la longue attente de ton ire: connoy que j ’ay souffert
opprobre pour toy (2000:175)

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Par le biais de cette épigraphe tirée de la Bible et traduite en français, Léry rappelle

l’histoire de la prise de Jérusalem par les Romains et rapproche cet épisode de l’Ancien

Testament du récit de la prise de Sancerre qu’il va nous conter. De plus, Léry, comme

Jérémie fait appel à la colère de Dieu pour ceux qui ont persécuté et sa vengeance pour

ceux qui ont été persécutés, qui ont subi affres et souffrances en son nom, parce qu’ils

étaient déterminés à lui rester fidèles. Le choix de la référence à Jérémie n’est ni

accidentel ni anodin car par ce choix Léry désigne sa volonté de dépasser, voire de

transcender la position de “vaincus” des protestants et d’en faire un peuple mis à

l’épreuve qui a “souffert opprobre” pour Dieu et attend “ire” et vengeance de ce dernier.

On remarque le lien que Léry veut établir entre le peuple ju if comme ancien “peuple élu”

et les protestants comme nouveau “peuple élu”. Géralde Nakam dans son analyse

marque de nombreuses similarités d’ordres structurel et textuel entre La guerre des Juifs

contre les Romains de Flavius Josèphe et l 'Histoire mémorable de Léry (2000:164-170).

Il y a un “sonet” très certainement de la main de l ’auteur, qui résume assez bien

ses sentiments après avoir vécu le siège et la famine de la ville de Sancerre:

Qui voudra voir une histoire tragique,


Ne lise point tant de livres divers
Grecs et Latins, semez par l’univers,
Monstrans l'horreur d’Amerique et d’Afrique.
Qu’il jette l’œil sur Sancerre l’antique,
Il y verra des ennemis pervers,
Canons, assaux, coups à tors, à travers,
Et tous efforts de la guerriere pique.
Combat terrible et plus cruelle faim,
Où de l ’enfant la chair servit de pain:
O ciel! O terre! O g ra n d D ieu ! Q u e l o u v rag e!
Qu’en moins d’un an su seul lieu fasse voir
Plus de pitiez, que ce que peut avoir
Tout l’univers de hideux en partagq. (177)

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Pas de doute possible, ici, le lecteur est déjà mis au fait de ce qu’il va lire dans les pages

qui vont suivre. Léry invite son lecteur à ne pas chercher plus loin, à négliger les récits

grecs et latins et à considérer “l’histoire tragique” de la ville de Sancerre comme

“exemplaire” au sens seizièmiste du terme (du latin exemplum, exemple) . Léry marque

sans ambages que l’histoire qu’il va nous conter est véritable, qu’elle vient de son vécu et

qu’elle n’est pas tirée d’un quelconque livre. “L’Histoire tragique” est un genre littéraire

important à l’époque de Léry, lancé par Pierre Boaistuau, qui en 1559 adapte plutôt qu’il

ne traduit les “novelles” de l’italien Matteo Bandello, puis repris par François de

Belleforest qui traduit Bandello la même année et fait vivre jusqu’en 1582, ce genre dont

Shakespeare s’est inspiré notamment pour sa tragédie “Hamlet”.16

Nul besoin selon Léry, de chercher la barbarie et l’horreur en Amérique ou en

Afrique, elle est sous nos yeux, dans notre propre pays, dans la ville de Sancerre où “de

l’enfant la chair servit de pain:”. Le mot est lâché: l’anthropophagie a été pratiquée à

Sancerre. Dès lors la barbarie des cannibales d’Amérique est relativisée et semble bien

banale, voire insignifiante, puisqu’eux tuent et consomment la chair de leurs ennemis, des

hommes qu’ils ont combattus et vaincus dans le cadre d’une bataille à armes égales. Léry

met ici en place ce qui permettra la publication de l ’Histoire d’un voyage en 1578 comme

projet théologico-politique. Léry est outré, par les extrémités auxquelles sont poussés les

assiégés, et sous l’emprise du choc, dans un élan lyrique, annonçant le d’Aubigné des

Tragiques. Léry implore le ciel, la terre, et Dieu d’ouvrir les yeux et de constater cet

“ouvrage”. Léry opte pour l’exagération pour toucher, movere, afin d’évoquer la pitié du

16 Sur le genre de l’histoire tragique, voir Thierry Pech, Conter le crime : droit et littérature sous la Contre-
Réforme : les histoires tragiques (1559-1644') (Paris: Champion, 2000) et Richard A.Carr, Pierre
Boaistuau’s Histoires tragiques : a studv o f narrative form and tragic vision (Chapel Hill : University o f
Norh Carolina Press, 1979).

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lecteur quant à l’état des plus déplorable de ces pauvres loques exsangues, piètres figures

humaines qui sortent de l’enfer du siège de Sancerre après plusieurs mois d’enfermement

et de famine.

Dans l’avis “au lecteur” Léry insiste sur le fait qu’il n’a pas pris parti contre les

catholiques en faveur des réformés dans la teneur de ses propos mais qu’il n’y a mis que

“la simple et pure vérité”(179). Léry veut insister sur le fait que bien qu’il soit lui-même

pasteur de la foi réformée, il a voulu dans son témoignage faire preuve d’impartialité

comme il le souligne ici:

[...]sans me taire ny de ce qui est digne de loüange, ny de ce qui m ’a semblé digne de


reprehension d’une part et de l’autre,suffira, comme j ’espere à m ’exempter de tout
soupçon d ’avoir plus ou moins dict que la vérité ne porte. (180)

Son objectif est de rendre de manière pure et intégrale ce qu’il a vu, sans aucun parti pris.

Dans ce texte Léry soutient la cause des juifs de l’Ancien Testament et souligne combien

ils ont été injustement affligés par tous, puis il rapproche encore, plus loin la situation des

protestants de celle des juifs. Léry va clore ce texte en expliquant pourquoi il a écrit ce

récit:

[,..]j’ay toutesfois mieux aymé mettre en lumière ce que j ’en ay soigneusement et


véritablement marqué, comme je l ’ay peu faire en ma façon simple d ’escrire, que
d ’ensepvelir sous silence choses tant dignes de perpétuelle mémoire. (185)

Léry souligne qu’il a opté pour un style “simple” dans sa façon d’écrire, qu’il ne s’est ni

laissé tenter par la rhétorique cicéronienne, ni par les effets de style usuels à son époque,

mais a choisi de rester au plus près de la vérité par la sobriété même et le manque de

recherche de son écriture. La simplicité et la sobriété sont les marques des choix de vie

des protestants qui veulent se démarquer des excès en tous genres des catholiques

exempliftés par la cour pontificale de Rome. Léry précise sa décision d’écrire ce récit

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comme un devoir de “perpétuelle mémoire”, de plus, il souligne l’importance de “mettre

en lumière”, de dire ce que l ’on a vu plutôt que “d’ensepvelir sous le silence”, de laisser

la place à l’obscurité comme ce fut le cas pour les massacres de la Saint Barthélémy dont

on a voulu particulièrement du côté du pouvoir royal masquer et occulter les faits dans un

premier temps. Rappelons à ce propos que Léry commence son récit à partir du

lendemain de la Saint Barthélémy.

La “Complainte à Dieu tout bon tout puissant ”, est un poème qui n’a sans doute

pas été écrit par Léry car tout d’abord, il fait allusion à l’auteur à la troisième personne, et

de plus, ce poème est très ouvertement flatteur à l’égard de Léry et enfin parce qu’il est

signé par les initiales “S.S.S”. Cette complainte est adressée à Dieu qu’un “nous”

collectif tutoie et auquel il demande tour à tour, défense, protection, explication des maux

envoyés par Satan qui assaillent ses “brebis” et surtout de se manifester pour

“[...]Redresser nostre foy d’espoir et d’amour vuide?” . Ce “nous” reconnaît que les

maux endurés sont sûrement mérités mais voudrait avoir la conviction que Dieu est

témoin, qu’il regarde et qu’il n’abandonne pas les siens, “que ton œil nous conduise sans

cesse”, car selon lui, les humains ont besoin d’être guidés par Dieu.

Mais le ton change et dans les derniers vers c ’est à tous les autres et aux

catholiques en particulier que l’on s’adresse avec l’usage du “vous”, les engageant à

recevoir et à apprécier “L’utile-doux labeur de nostre de Lery” le texte qui suit donc, “ce

merveilleux ouvrage” qui en dépit des “tyrans” et de leur “cruel effort” réussira à sortir

“vainqueur du temps et de la mort”. En d’autres termes il y a dans ces dernières phrases

la reconnaissance du récit de Léry comme un témoignage qui endurera l’épreuve du

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temps et servira de rédemption à défaut de vengeance. Ce texte témoigne du soutien

dont bénéficie Léry dans le camp protestant.

2.5. Une seule et unique édition en 1574

Léry ne tardera pas à publier son récit pour rendre compte de ce dont il a été

témoin à Sancerre dans l’année qui a suivi la Saint Barthélémy. Ce texte ne sera pas

remanié par l’auteur et ne comportera qu’une édition unique en 1574, alors que Léry dans

son avis “au lecteur” annonçait qu’il envisageait une seconde édition pour corriger les

fautes que comportaient la première.17 Il semblerait donc pour Léry que ceci est de

l’ordre de la déposition judiciaire, c’est sa version des faits, tels qu’il les a vécus durant

les neuf mois du siège, tels qu’il aurait pu ou dû les déclarer devant un tribunal si les

protestants bénéficiaient à l’époque de la protection des lois du royaume. Léry dit nous

raconter et s’en tenir à ce qu’il a vu et qu’il nous donne un bilan concret basé sur les faits.

Si le siège de Sancerre est un événement marquant comme nous l’avons souligné

plus haut, le récit qu’en fait Léry en 1574 est un texte qui interpelle son époque. Ceci est

vrai tout autant du côté catholique que du côté protestant. Chez les catholiques, Brantôme

en parle dans le tome 5 de ses Oeuvres. Pierre de l’Estoile y fait allusion dans son Journal

pour le règne de Henri IV. finalement un anonyme ligueur italien, auteur du Journal du

sieee de Paris en 1590 en fait mention également.18 Du côté protestant, Lancelot Voisin

de La Popelinière dans La vrave et entière histoire des troubles puis, Simon Goulart

17 II y a eu cependant deux impressions de la même édition avec la correction de quelques coquilles dans la
seconde impression et le projet non abouti d ’une seconde édition dont il reste cependant la préface inédite.
Voir Jean de Léry Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000)155.

18 Pierre de L ’Estoile, Journal pour le règne d ’Henri IV. p.63. Journal du siège de Paris en 1590 (Paris:
Léon Willem, 1876)307-8.

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dans ses Mémoires de Testât de la France sous Charles IX et finalement Théodore

Agrippa d’Aubigné dans les Tragiques et dans l ’Histoire Universelle, le mentionnent.

Ainsi même si l’Histoire mémorable est aujourd’hui dans l ’ombre de l’autre texte de Léry

l’Histoire d’un vovage. Il fit vraisemblablement en son temps couler presqu’autant

d’encre que l’événement qu’il relate fit couler de larmes.

3. De Sancerre à Guanabara

3.1. Du journal de bord au témoignage

Léry s’exile à Sancerre pour sauver sa vie et habiter en un des rares lieux en

France, où il peut encore, pense-t-il, pratiquer sa foi. Il se trouve assez vite coincé,

emprisonné dans Sancerre, une des seules villes à tenir bon, à refuser d’abjurer et de se

rendre face aux pressions énormes de l’Église catholique par le biais de l ’État et de son

armée. Les conséquences de la Saint Barthélémy sont telles que peu de temps de répit

sera accordé à Jean de Léry après son arrivée à Sancerre, quelques jours seulement, car

les hostilités commencent très vite entre les soldats et les habitants de Sancerre. Dans son

Histoire mémorable Jean de Léry relate par le menu tous les détails relatifs au siège de

Sancerre. Après avoir vécu par ouïe-dire le traumatisme collectif que représente la Saint

Barthélémy pour les réformés, Léry veut faire un témoignage de ce qu’il a vécu

directement, de l’extrême barbarie des catholiques vis-à-vis des protestants, là encore

dans les circonstances spécifiques et concrètes du siège de la ville de Sancerre, comme

conséquence directe et inévitable des excès de la Saint Barthélémy. Cette histoire est

mémorable pour Léry, car elle se situe dans la lignée de cette rupture qu’inaugure la nuit

de la Saint Barthélémy, dans ce moment de haine sans borne qui se déchaîne contre les

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réformés. Pour Léry, il est essentiel que cet événement entre dans l’Histoire afin peut-

être, que de tels excès ne se reproduisent plus; en vue de cela, il cherche à faire un récit

qui se veut document historique, authentique et factuel. C’est dans ce sens qu’il faut lire

ce récit ainsi que les pièces que Léry y ajoute à la fin.

Force est de constater que, pour le lecteur d’aujourd’hui, Léry, dans son texte, ne

déroge ni à l’analyse, ni à la classification de Michel de Certeau il effectue une écriture

de Vhistoire. Il crée un lieu et le place sur la carte de France. Léry en parfait topographe

inscrit la ville de Sancerre sur la carte régionale du Berry. Ce lieu, Sancerre, émerge

d’une manière singulière, car il y est inséré à un moment précis: du 25 août 1572 au 25

août 1573. Léry écrit sur et à partir de son espace d’expérience, il cherche à faire un

témoignage sur un événement historique et à faire de son livre non une œuvre de fiction,

mais un document historique, d’où son souci des dates et des chiffres précis.

Le travail historiographique de Léry dans l’Histoire mémorable remet en question

le pouvoir royal. C’est ce que remarque Certeau au sujet des Discorsi et Istorie florentine

de Machiavel;

[...Jl’historiographie cesse d’être la représentation d ’un temps providentiel, c ’est à dire


d’une histoire décidée par un Sujet inaccessible et déchiffrable seulement dans les signes
qu’il donne de ses volontés. Elle prend la position du sujet de l’action— celle du prince,
qui a pour objectif de “faire l ’histoire”. Elle donne à l ’intelligence la fonction de
modaliser les jeux possibles entre un vouloir et les réalités dont il se distingue. Sa
définition même lui est fournie par une raison d ’État: construire un discours cohérent qui
précise les “coups” dont un pouvoir est capable en fonction de données de fait, grâce à un
art de “traiter” les éléments imposés par un “environnement”. (Certeau 1975:14)

Léry dans son Histoire mémorable qui est tout autant un témoignage personnel qu’une

écriture de l ’histoire, se pose comme figure centrale qui fait, subit, dénonce et écrit

l’histoire, de là vient toute l ’audacité, la modernité et par voie de conséquence la valeur

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de son discours, rendu à la fois du dedans et du dehors; fixant par l’écriture un quotidien

insoutenable et ainsi le pérénisant.

En outre, ce qui ressort d’une lecture attentive de Léry, c’est que son discours

historiographique comporte un “pacte” de vérité dans lequel l’auteur se donne pour

consigne de rendre ce qu’il a vu de ses propres yeux, de s’en tenir à l’autopsie. Toutefois

la situation se complique car Léry se pose comme témoin et comme historien, il est tout à

la fois dedans et dehors. Il écrit de l’intérieur en quelque sorte pour l’extérieur, comme

son “Sommaire discours” le signalait déjà. Les seules distinctions dans le discours de

Léry par rapport au discours historique habituel sont qu’il n’y a ni distance temporelle, ni

distance spatiale entre Léry et l’objet de son étude: le siège de la ville de Sancerre. Bien

entendu ces distinctions sont d’importance, car en tant qu’historien/écrivain il est sujet

mais en tant qu’huguenot dans Sancerre il est objet de sa propre étude. Cependant Léry

ne semble pas conscient de la contradiction inhérente à ce double statut. Léry cherche à

s’éloigner, à s’effacer, à disparaître devant son objet d’analyse et son propos, comme s’il

n’était qu’un observateur “neutre” s’octroyant ainsi la distance critique nécessaire à son

étude, voulant adopter la posture de l’anthropologue. Il cherche dans ce texte à faire plus

que de l’histoire, déjà de l’ethnologie en effectuant “une mise en scène de Vautre”

(Certeau 1975:100), qui est rendu comme différence, de ces réformés qui tâchent de

survivre face à la déferlante sanguinaire qui s’acharne contre eux. Cependant la

représentation des faits que nous offre Léry est toujours déjà une lecture, une analyse

filtrée et rendue à partir de ses convictions, de son point de vue, en tant qu’huguenot

assiégé, en somme à partir de ses présupposés.

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D ’acteur dans la défense de la ville puis dans la négociation de sa reddition, Léry

devient auteur avec le sentiment d’être investi d’un devoir urgent à accomplir. Ce devoir

urgent consiste à dire, à témoigner. Léry se sent investi d’une véritable mission, d’une

responsabilité, de celle de parler pour les voix qui se sont tues. Dès son arrivée à

Sancerre, Léry se constitue comme chroniqueur ou journaliste et commence à prendre des

notes sur tout ce qu’il constate, comme s’il avait le pressentiment qu’il allait se passer

quelque chose d’important en ce lieu et à ce moment précis, qui ne devait pas être réduit

au silence sous une chape de plomb. Conscient de l’importance stratégique de cet espace

spécifique, autant que de l’urgence temporelle, il a la volonté de dire et surtout dans ce

cas de documenter par écrit et de coucher sur papier ce qu’il a vu, pour en quelque sorte

exorciser le mal, percer l’abcès, pour ne pas sombrer dans la folie et tenter de redonner un

sens à sa vie et à celle de ses coreligionnaires.

C’est une sorte de journal de bord, sans voyage, c’est d’un exil forcé, de

l’expérience d’une incarcération, d’un anti-voyage dont il s’agit, contrairement à ce

voyage fait au Brésil que Léry nous contera ultérieurement. Dans ce “journal” Léry

consigne les faits, les gestes, les mœurs avec un sens très précis aussi bien au niveau

qualitatif que quantitatif. Léry, à la manière du journaliste ou plutôt du jeune pigiste,

compte, répertorie et chiffre toutes sortes de choses, notant la date et parfois même

l’heure, faisant le récit d’un vécu, d’un quotidien difficile, presque insuportable, qui dura

près de neuf mois, cette période de gestation n’ayant à Sancerre, et ce pour la majeure

partie des assiégés, non la vie mais la mort pour conséquence.

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Tel un papillon sortant de sa chrysalide, métamorphosé en auteur dès le mois

d’août 1573, Léry éprouve la nécessité de rendre compte, de témoigner.19 Mais, le

témoignage n’est-il pas un type d’écriture particulier? Que veut dire témoigner? Est-ce

uniquement révéler ou rapporter ce que l’on sait, dire, ou parfois même certifier, ce que

l’on a vu ou entendu, selon que l’on se dise témoin oculaire ou bien témoin auriculaire?

Le témoin, en grec Histôr c’est comme le signale Benveniste: “le témoin en tant qu’il

sait, mais tout d’abord en tant qu’il a vu” (1969:73). De plus, témoigner implique bien

souvent une prise de position, un jugement, une partie considérée coupable que l’on

accuse, une partie considérée innocente et victime que l’on cherche à défendre parfois

même à venger. Le témoin dans ce cadre juridique, c’est celui qui, selon la formule

convenue, jure de “dire: la vérité, toute la vérité, rien que la vérité”. Celui qui lève la

main droite et qui dit: “je le jure” en plaçant la main gauche sur ses parties génitales,

jurant sur ses testicules.20 De plus, comme nous le rappelle Derrida: “Dans son

étymologie latine, le témoin (testis), c’est celui qui assiste en tiers (terstis) ”,21 Ainsi, c ’est

de surcroit la tierce personne, qui a vu ou entendu le méfait, ce tiers exclu mais

néanmoins présent. Cependant, dans le cadre juridique, lors d’un procès, le témoin

appartient à un camp, dans lequel il se range et parle soit pour la défense, soit pour

l’accusation. Toutefois Léry est témoin aussi au sens étymologique du mot “martyr”

n’étant pas lui-même martyr, mais partageant les souffrances de tous les assiégés

19 Métaphore double qui renvoie également au terme “parpaillot” de l ’occitant “parpailhol” qui veut dire
papillon, terme péjoratif par lequel on qualifiait les protestants, à cause des vêtements blancs que portaient
les calvinistes. Littré Dictionnaire de la langue française.

20DaidKuhn, La poétique de François Villon. (Paris. Colin, 1967) 171.

21 Jacques Derrida, Poétique et politique du témoignage. (Paris: L ’Heme, 2005) 23.

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protestants ou non, car ne l’oublions pas il y avait aussi des catholiques pris dans l’étau

de Sancerre22

Léry ne se démarquera pas de cette dernière définition, quoiqu’il se réclamera

haut et fort d’être impartial, son témoignage étant un cri, une clameur contre l’injustice

insupportable faite aux réformés au nom de Dieu, du roi, du royaume de France au

moment où régnent la dissimulation et l’intolérance qui suivent les massacres de la Saint

Barthélémy. Il est en outre significatif que Léry ait choisi le moment où la discrétion est

de mise pour rompre son silence, celui qu’il observait depuis près de vingt ans. Il

s’insurge à présent contre ces “justiciers d’État” dont les mensonges, les masques et les

simulacres ont pour seul et unique but de démoniser, de sataniser les réformés pour

mieux justifier leur décision de les annihiler parce qu’ils incarnent une différence, perçue

comme un écart, une dérive et dès lors qui fait peur, qui dérange.

3.2. La famine: Pain quotidien, peine quotidienne, ou penne quotidienne

Avec le chapitre dix Léry marque une pause dans la narration chronologique du

siège pour entreprendre un récit inséré, enchâssé dans celle-là. Ne nous y trompons pas

Léry a ses raisons pour procéder de la sorte. La famine, comme il le précise à la fin du

chapitre, va tuer plus de gens à Sancerre que les 5915 coups de canons (2000:301). Mais

aussi, et surtout, le chapitre dix reproduit en grande partie le “Sommaire Discours”, ce

rapport sur la famine que Léry avait rédigé pour Monsieur de la Châtre au moment de la

reddition et grâce auquel il a été très vraisemblablement en mesure de monnayer son

sauf-conduit jusqu’à Blet, comme il le précise dans le “Sommaire discours”.

22 Le sens étymologique du mot martyr est: “témoin”. Littré, Dictionnaire de la langue française.

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C’est autour de ce texte du compte-rendu de la famine que s’élabore et se

construit l ’Histoire mémorable. Léry en fait le centre, le nerf sensible de son livre; c ’est

sans aucun doute le chapitre le plus poignant de ce texte, car Léry y décrit avec force

détails et précisions la progression de la famine qui débute le 19 mars pour s’achever le

20 août et dont les trois derniers mois furent les plus terribles et eurent raison de la

volonté, de la détermination, de l’humanité, voire même de la vie des assiégés. Léry

entame son récit faisant des allusions aux autres famines célèbres dont celle de Samarie,

puis celle de Jérusalem et celle de Numance, comme pour donner une aura semblable à

Sancerre qu’il place au sommet de ces villes martyres qui sont entrées dans l’Histoire. Il

reviendra à la fin du chapitre à d’autres allusion bibliques comme pour clore la boucle qui

s’est resserrée autour du cou de Sancerre, tel un véritable noeud gordien.

Pour prendre la pleine mesure de cette partie du texte de Léry il est indispensable

de considérer l’édition originale.23 La graphie et le contenu du texte sont mis en tension

par les manchettes en italiques qui marquent dans leur ensemble un moment précis et une

consommation précise.24 On peut lire ce chapitre de Léry comme une carte de géographie,

un portulan, dont les noms des villes portuaires seraient les manchettes en italique. Dès

lors le texte offre un itinéraire, une sorte de cabotage qui consiste en une spirale

centrifuge, aspirant les assiégés vers le bas, une descente aux enfers pour les séquestrés

de Sancerre.

Prenons par exemple la première manchette à la page 131 du texte original

(2000:280), on peut lire dans le texte: “dés le quatrième Avril suyvant on tua un Asne”, la

23 Nous avons eu la chance d ’avoir accès à la version originale non seulement en sa version numérisée
disponible sur le site de la BNF (Gallica) mais aussi dans cette version accessible à la Bibliothèque
Houghton de Cambridge Massachusetts.

24 L ’usage des manchettes est unique à ce chapitre précis dans ce texte de Léry.

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manchette, elle, précise: “Premier Asne tué pour manger” l’usage de l ’italique

marquant la vitesse et la progression affolante vers une chute inéluctable. Si l ’on

s’attarde sur toutes les manchettes parsemées à des points stratégiques du texte, on

constate en effet que l’on passe de 1’ “Asne”, aux “Chevaux”, aux “Chats”, aux “Rats

taupes & souris”, puis aux “Chiens”. On quitte à ce point la chair et l’on passe à la peau

des animaux avec les “Cuirs de bœufs, vaches peaux de moutons”. Puis on passe

maintenant dans un autre registre cher à Léry, à la “Cherté aux peaux”, pour revenir au

“Parchemin” qui entraîne la consommation de livres, le verbe est mangé. On revient aux

peaux avec les “Cornes de p ie d de cheval', les “Cornes de lanternes” les “Licols &

ham ois de cheval’ et les “ceintures de cuir”. Dans ce glissement on entre maintenant

dans le domaine végétal avec la consommation d'“Herbes”, à ce point Léry fait allusion

en manchette à “Paradin”, Guillaume Paradin, qui dans son texte: Annales de

Bovrgongne, signale que certains sont morts durant la famine de 1528, pour avoir mangé

de la ciguë, tout ceci pour souligner que toutes les herbes ne sont pas comestibles. On

revient ensuite à de nouvelles préparations de “Pain de paille” et “Pain d ’ardoise”.

Puis Léry signale la consommation d’ “Excremens humains” et subrepticement,

on passe à “Teste, cervelle et fressure d ’un enfant mangez” le tabou anthropophagique

est franchi. Léry revient au texte de Paradin en manchette “Annales de Bourgongne de

Paradin, livre 3” pour citer que le dernier cas d’anthropophagie commis en France date

de 1438. C’est là que s’arrêtent les manchettes mobiles et révélatrices de Léry, comme si

l’auteur lui-même voulait marquer un silence obligé par ce dont il vient d’être témoin.

Ce tableau atroce de gens mangeant leur enfant mort. Léry cède maintenant la parole à

Dieu. La “parole mangée” était donc celle de l’écrivain en quelque sorte. Léry, faisant

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face à la situation desespérée des Sancerrois, va avoir à présent pour seul recours des

passages de la Bible, comme autant de prières, qui sont signalés en manchettes:

“Lamentations 4, 4”, “ Amos 4, 6”, “ Job 2, 4”, “Lamentations 4, 9” et finalement “Luc

13,1,2,3,4,5”. Léry souligne ainsi, qu’il ne reste plus rien à faire pour ces pauvres êtres

languissants, que de prier, en attendant la mort, comme seule issue, comme salut, allant

mettre fin à leurs souffrances.

Léry effectue un parcours, et jalonne toutes les étapes d’un processus de

déshumanisation, de bestialisation de ces êtres réduits à l ’état de tubes digestifs, de ces

monstres obsédés par la quête et le besoin de nourriture. Le catalogue des aliments que

nous présente Léry est une sorte de taxinomie de zoologie et de botanique marquant une

chute progressive et inéluctable, une dégringolade vers l’abject, l’abominable, le

méprisable. Il égrène ces étapes comme autant de perles d’un chapelet, qui une à une,

petit à petit, comme une source qui se tarit et s’asséche, retirent toute honte, toute retenue

et humanité à ses coreligionnaires.

Dans la ville de Sancerre, selon Léry, les vivres ont commencé à se faire rares

dès le 19 mars, date du grand assaut. C’est d’ailleurs dès le 4 avril que l’on tua le

premier âne pour le manger. Au mois de mai on tue les chevaux pour les manger puis on

passe aux chats, aux rats, taupes et souris puis vient le tour des chiens. A la fin du mois

de juin les ressources de blés sont épuisés.25 L’alimentation de base de l’époque est le

pain et tous ses dérivés (Mandrou 33). En juillet, on commence à manger les cuirs de

vaches et bœufs et les peaux de moutons. À ce point dans le récit de la famine de

Sancerre, Léry fait une deuxième allusion au voyage au Brésil, parlant du mois de famine

que ses compagnons et lui endurèrent en mer, sur le chemin du retour et durant lequel ils

25 La Gessée dira que dès le mois de mars on mange du pain d ’orge (Gessée 20).

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mangèrent des morceaux de peau de tapir qu’ils faisaient griller (Léry 1994:529). Ainsi

c’est lui qui initie les Sancerrois, à cet usage comestible des cuirs et peaux de bêtes, usage

qu’il a acquis lors de son retour du Brésil mais aussi dont il avait sans doute déjà

quelques notions de par sa formation de cordonnier.

Après les cuirs de ceintures et de harnais, on passe aux herbes, puis au pain de

paille et au pain d’ardoise. A partir du 8 juillet on tue les derniers chevaux de service qui

avaient été préservés pour ces dernières extrémités. Mais son récit va encore plus loin et

il cite un cas d’anthropophagie qui a eu lieu à Sancerre:

[... ] le vingt unième de Juillet il fut descouvert et avéré qu’un vigneron,


[...] sa femme, et une vieille femme qui se tenoit avec eux [...],
avoyent mangé la teste, la cervelle, le foye et la fressure d ’une leur fille
aagée d ’environ trois ans, morte toutesfois de faim et en langueur (291)

Léry est allé sur les lieux du crime et a constaté de visu le méfait car les criminels ont été

interrompus dans leur acte et pris en flagrant délit. Léry est horrifié par ce qu’il voit et

exprime ce qu’il ressent en ces termes:

[...] je fus si effroyé et esperdu, que toutes mes entrailles en furent esmeues. Car
combien que j ’aye demeuré dix mois entre les Sauvages Ameriquains en la terre du
Brésil, leur ayant veu souvent manger de la chair humaine, (d’autant qu’ils mangent les
prisonniers qu’ils prennent en guerre) si n ’en ay-je jamais eu telle terreur que j ’eus
frayeur de voir ce piteux spectacle, lequel n ’avoit encores (comme je croy) jamais esté
veu en ville assiégée en nostre France. (291)

Léry avoue dans ce passage ne jamais avoir été si horrifié, ni si physiquement révulsé,

par les pratiques cannibales des Tupi s durant son séjour au Brésil. Il marque une

distinction qui selon lui fait toute la différence. Au Brésil on mange les prisonniers

ennemis que l’on a vaincus à la guerre: au contraire, dans le royaume de France, à

Sancerre, dans cette ville assiégée et à bout, on mange son propre enfant, mort de faim,

pour survivre soit même et ne pas succomber. L’homme et la femme de Sancerre eux

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cherchent à se défendre en disant que c’est la vieille femme qui a eu l’idée et a mis à

exécution le projet anthropophage disant que: “ce seroit dommage de mestre pourrir ceste

chair en terre: [ . . ( 2 9 2 ) . La faim a fait disparaître l’interdit, le tabou d’anthropophagie

pour cette femme, toutefois Léry ne cède pas à la tendance de son époque car il ne la

catalogue pas comme sorcière digne d’être brûlée, bien que ce soit le sort qui est réservé

aux trois anthropophages à titre d’exemple.

Ce passage est capital et comporte la clé qui ouvre l’espace reliant les deux textes

majeurs de Léry. C’est en mettant face à face l’anthropophagie sancerroise et

l’anthropophagie tupinamba que l’auteur met en place les fondations sur lesquelles se

construit son édifice littéraire. Ce choc sancerrois force Léry à puiser au plus profond de

soi physiquement et psychiquement, le vomissement en étant la représentation sur les

deux plans. L’anthropophagie sancerroise est le catalyseur qui fait ressortir presque au

sens littéral la matière Brésil, enfouie et réprimée, qui est rendue comme idyllique et

merveilleuse par la mise en place de Pherméneutique du cannibale. C’est à partir de ce

moment fondateur que l’écriture de l’Histoire d’un vovage est finalement rendue possible

après vingt ans de latence.

Pourquoi l’anthropophagie sancerroise est-elle si alarmante pour Léry? C’est la

question centrale qui traverse les deux textes de Léry et qui occasionne leur mise en

regard. Le choc de la scène/cène sancerrroise est le catalyseur et le révélateur de toute la

réflexion de Léry sur le cannibalisme, qu’il soit catholique, sancerrois ou tupinamba.

Cela tient au fait que c’est non seulement une pratique inhabituelle donc une dérive, un

moment où le proche bascule dans l’abject par un comportement qui dérange et effraie.

De plus, le démembrement effectué dans la pratique anthropophage sancerroise donne à

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voir et se pose comme une métaphore du démembrement du royaume de France, dans

lequel depuis août 1572 l’on tâche d’amputer, d’extraire, de déchirer la partie protestante

comme une excroissance dangereuse, une véritable gangrène.

Léry marque que les limites de l’horreur et de la barbarie sont franchies avec le

cas d’anthropophagie qui a eu lieu à Sancerre. Cette prise de conscience est insoutenable

pour Léry, qui constate que le mal a pénétré le camp des assiégés à travers cet acte

commis par des parents sur leur propre enfant. Marquant l’histoire de Sancerre comme

une “histoire tragique” un lieu “Où de l’enfant la chair servit de pain” (177), comme il le

précise dans le poème d’ouverture de l’Histoire mémorable. Pour Léry le mal commis

par ces anthropophages sancerrois est horrible et réprehensible évidemment, mais il vient

d’un mal plus grand il est symptomatique de ce règne du mal et de l’intolérance des

catholiques vis-à-vis des réformés qui prend sa source dans les massacres de la Saint

Barthélémy.

Léry postule implicitement que l’anthropophagie, qui a eu lieu à Sancerre, est

engendrée par la famine et la barbarie qui sont imposées par les catholiques durant le

siège. En effet la famine de Sancerre est inexcusable, car elle n’est pas imputable à un

phénomène naturel, comme c’était souvent le cas durant le Moyen Age ou la

Renaissance. Cette famine atroce n’est pas conjecturelle, elle est uniquement orchestrée

pour venir à bout de la ville et de ses habitants considérés comme ‘hérétiques” et

“rebelles”. C’est une stratégie de guerre et comme telle, elle est imputable au roi et à ses

soldats catholiques, qui s’en prennent à leurs proches concitoyens et en font leurs

ennemis. Le protestant est maintenant l’ennemi juré, l’homme à abattre, ou plutôt dans le

cas du Sancerrois celui que l’on doit tuer à l’usure, à petit feu, en le faisant mourir de

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faim, car on ne peut le vaincre honorablement à armes égales, comme on le pratique chez

les Tupinambas.

Un protestant peut-il encore être Français? A-t-il un pays? Comment peut-on

traiter de la sorte ses propres compatriotes? Léry s’insurge car tous les coups sont bons,

rien n’est interdit, ni jugé impossible. Catherine de Médicis et ses acolytes ont bien

déclenché la nuit du 23 août 1572, une vague de terreur inouïe et ont fait comme le

remarque Montaigne de “l’homme un loup pour l’homme”. Léry souligne parfaitement

bien cela dans la conclusion de ce chapitre, disant:

La disette et famine a tué à Sancerre en moins de six sepmaines, six fois plus de peuple
que le glaive n ’a fait en sept mois et demy qu’a duré le siege. [...] j ’ai opinion qu’il est
mort de faim dedans la ville, et à l’entour, de ceux qui s ’y estoyent enfermez, plus de cinq
cens personnes, et plus de deux cents alangourez, et presque morts: tellement que je puis
bien dire [...] qu’il en estoit mieux prins à ceux qui avoyent été tuez par le glaive, qu’à
ceux qui furent occis de la famine. (301)

Léry décrit ici les conditions horribles auxquelles ont été soumis les habitants de Sancerre

qui pour la plupart, n’avaient pas eu la chance de mourir par les armes, et ont dû endurer

des souffrances atroces avant d’expirer pour cause de famine. Cette dernière remarque

n’est certes ni encourageante ni concluante pour les nouvelles technologies militaires

mises en œuvre lors du siège, particulièrement les nouvelles armes d’artillerie comme les

canons mobiles et autres couleuvrines.

3.3. Surgissements des souvenirs du Brésil

Il est tout à fait remarquable de constater que le Brésil est inscrit dans l ’Histoire

mémorable comme des éclats, des scintillements de souvenirs, qui parsèment le texte non

seulement pour l’illustrer mais souvent pour mettre face à face les pratiques des

“sauvages” d’Amérique avec celles des “civilisés” de France. Le rapprochement n’est

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jamais très flatteur à l’égard du royaume de France. Léry va tisser dans son discours un

réseau de références et de correspondances entre Sancerre et Guanabara. Les instances

en sont l’usage du hamac (250), la consommation des cuirs et peaux de bêtes (284) et

l’anthropophagie (291).

Léry remarque par exemple que l’usage du hamac, conforme à la pratique des

Tupis s’avère pour les soldats sancerrois, une pratique qui est non seulement utile mais

aussi judicieuse car elle résoud les difficultés qu’ils rencontrent durant le siège pour

trouver un repos confortable malgré leur attirail de guerre, se mettre à l’abri de l’humidité

et des insectes et être prêt à bondir et à agir quand on les appelle.

[...] je m ’advisay de faire un lict d ’un linceul lié par les deux bouts, et pendu en l’air à la
façon des sauvages Ameriquains, [... ] ce qui fut incontinent imité et pratiqué de tous nos
soldats [...]. (250)

En outre Léry se remémore et récupère la pratique de la consommation des cuirs et peaux

de bêtes, grâce à laquelle ses compagnons et lui ont survécu durant le voyage de retour,

pour aider ses compagnons d’infortune bloqués dans Sancerre et faire en sorte qu’ils ne

meurent pas de faim. Ce souvenir permet à Léry de montrer combien la famine imposée

par les assiégeants est rude et inhumaine par rapport à la famine conjecturelle à bord du

“Jacques” lors du voyage de retour.

[...] nous fusmes contraincts de manger des rondaches de cuir sec, [...] nous les mettions
seulement rostir sur les charbons par petits morceaux; [...]. (284)

Mais c’est le choc de la rencontre avec l’anthropophagie des Potard et de la vieille

Phillipes qui éveille les émotions les plus fortes chez Léry et qui fait surgir le souvenir de

la pratique cannibale des Tupinambas (291). Léry marque une distinction entre la

pratique alarmante et abjecte de ces Sancerrois déboussolés et éperdus par la faim et la

pratique rituelle et ancestrale des Tupis.

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Ces trois exemples qui semblent bien réduits ou anodins ne le sont pas du tout en

fait, car c ’est par le biais de ces références que Léry se procure un moyen de mettre en

avant les pratiques des Tupis comme étant non seulement inventives et judicieuses mais

aussi marquant un degré d’humanité supérieur à celui que l’on rencontre dans le royaume

de France alors que les guerres de religion font rage. En effet Léry marque que les

cannibales Tupis ne mangent pas de leur propre chair comme les Potard qui mangent leur

propre enfant.

3.4. Les protestants: une différence menaçante

Léry nous révèle dans le passage qui suit les raisons qui expliquent le dénouement

pour le moins inattendu du siège.

[...] les Seigneurs Polonois estoyent arrivez en France en ce temps-là, pour venir quérir
Monsieur le Duc d’Anjou qu’ils avoient esleu pour leur Roy. Car ayans sçeu que
Sancerre estait encore assiégée, ils interpellèrent les Sieurs de Montluc, Evesque de
Valence, et Lansac, qui leurs avoyent esté envoyez en Ambassade, de la promesse qu’ils
leur avoyent faicte et jurée au nom du Roy leur maistre, de mettre en liberté toutes les
villes et personnes molestées en France pour la Religion. Ce que ne leur pouvant estre
honnestement desnié tout à plat les pauvres Sancerrois atténuez et à demy morts de
famine, furent délivrez en partie par ce moyen-là, et par ces bons personnages, que Dieu
leur suscita (et) envoya de lointain pays, et comme du bout du monde: leurs voysins, et
ceux des pays plus proches ne les ayans secourus. (321, c ’est moi qui souligne)

Selon Léry, tout est lié au fait que le Duc d’Anjou a été élu roi de Pologne et à la

promesse faite par les Évêques, Montluc et Lansac au nom du roi de France de mettre en

liberté les villes et les individus menacés pour cause de religion. Ainsi c ’est grâce à la

générosité, à la tolérance et à la bonne volonté de ces lointains voisins, les Polonais, que

les Sancerrois ont la vie sauve et échappent à la vengeance et aux rétributions qu’ils

craignaient et auxquelles ils s’attendaient de la part de leurs compatriotes et ennemis les

soldats catholiques du roi de France.

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Léry marque bien ici que ceux qui sont proches et qui devraient se comporter de

manière bienveillante n’ont pas répondu à l’appel et ont laissé les Sancerrois dans la

famine et la souffrance. Seul ceux qui sont loin ont eu pitié d’eux et ont veillé à ce qu’ils

aient la vie sauve. Ceci est crucial car c ’est dans la nature des rapports de proximité entre

protestants et catholiques Français: les proches, que Léry remarque la plus grande haine

et férocité, alors que les Polonais se montrent plus généreux, plus tolérants et indulgents

à l’égard des protestants. Léry va revenir à cela dans l’Histoire d’un vovage quand il

marquera l’accueil et la générosité des Tupis de cette altérité alléchante alors que ses

correligionnaires et lui seront très mal traités par Villegagnon et ses acolytes.

Dans Exotisme et altérité Francis Affergan se met en quête d’une redéfinition de

l’anthropologie culturelle par laquelle cette dernière réussirait à quitter le domaine de la

différence qu’elle occupe depuis qu’elle “a prétendu s’ériger en science exacte”

(Affergan7). Pour Affergan, l’ethnologie doit se réorienter vers l’altérité et l’exotisme

car selon lui, c’est là que résident les seules conditions de validité, de survie et

d’existence même de cette discipline. En effet, Affergan cherche à comprendre:

“Comment et pourquoi en Occident, entre les récits de découverte du seizième siècle et

les discours ethno-anthropologiques des dix-neuvième et vingtième siècles 1’altérité s’est-

elle effacée au profit de la différence?”(Affergan 2). Les définitions de Y altérité et de la

différence avancées par Affergan constituent un lexique utile pour lire non seulement

l’Histoire d’un vovage. dans lequel: “L ’autre [...] est par essence lointain et désiré et

désiré parce que lointain” (Afferganlô); mais aussi l’Histoire mémorable, dans lequel

Vautre est différence et comme tel il est menaçant. En tout état de cause, la relation entre

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les catholiques et les protestants dans les deux ouvrages de Léry est une relation de

proximité tendue, difficile, souvent problématique, parfois insupportable.

Léry illustre bien qu’il y a de part et d’autre un sentiment de menace, une

sensation de danger, une peur d’être phagocyté, car dans le jeu de différence la seule

manière de négocier Vautre est de le réduire au même, de biffer la différence. Dans le

rapport de différence, Vautre n’est doté ni d’un espace qui lui est propre, ni d’une

temporalité qui lui appartient, il est défini uniquement par rapport au même, dans

l’espace et la temporalité du même. Il est pris, englobé, récupéré, réifié par le même

celui qui le considère de son regard panoptique, le décrit et fait de lui sa chose, sa

possession. Il y a dans ce genre de rapport une relation d’inégalité, de domination, en

clair, une relation coloniale. C’est dans ce sens qu’il faudrait voir les conflits et les

affrontements religieux entre catholiques et protestants. Il s’agit d’une lutte qui oppose

une religion d’État, forte et établie, la religion catholique à une religion minoritaire, non

reconnue la foi reformée. Dès lors, les rapports entre catholiques et protestants sont à

analyser dans le cadre de la relation coloniale dans lequel le colonisateur a besoin du

colonisé pour se définir tout autant qu’il exige que le colonisé se définisse par rapport à

ses exigences.

Le constat après août 1572 est que les protestants sont “différents” et comme tels,

ils constituent un danger pour le royaume, par voie de conséquence l’on peut et l’on doit

les faire disparaître ou bien les réintégrer au sein de l‘Église catholique. Ils représentent

une différence menaçante que l’on doit récupérer ou biffer d’une manière ou d’une autre.

Les protestants sont français et chrétiens, mais ils revendiquent une manière distincte de

pratiquer et de vivre leur chrétienté. Ils prétendent suivre la vraie religion, être porteur de

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la vérité de l’Évangile, ils prêchent un retour aux textes sacrés, pour chaque fidèle et

rejettent l’institution catholique menée à Rome par le pape, comme une institution

corrompue.

Très vite, presqu’à ses débuts, l’essor de la Réforme a été et a continué à être si

important qu’en 1562, quand commencent les guerres de religion, l’on compte en France

de “2000 églises[... ] plus de deux millions de fidèles” (H igm anll4) à “plus de deux

mille cent cinquante “communautés” réformées groupant le quart de la population du

royaume” (Delumeaul27). Ces chiffres sont ahurissants quant au nombre de lieux de

culte et de croyants gagnés aux idées de la Réforme en moins d’un quart de siècle. Bien

entendu ces chiffres sont forts alarmants et dérangeants pour un pays comme la France

qui se définit par la devise" une foi, une loi, un roi” et qui doit maintenant assumer et

prendre la mesure des changements qui se sont opérés à cause de l’essor de la Réforme.

Après la Saint Barthélémy, et à la fin du siège de Sancerre, les protestants sont devenus

en France cette différence qui doit disparaître, voilà la conclusion à laquelle arrive la

couronne et qui devient limpide autant qu’inéluctable pour Léry dans son Histoire

mémorable.

C’est par le biais de ce premier livre que Léry fait son entrée dans l’aréopage des

auteurs. C’est à partir de la publication de ce récit, que pourra être rendu un autre récit,

qui travaille Léry depuis une vingtaine d’années et qu’il élabore et fait publier quatre ans

après cette première publication. Dans cet autre récit, la question de Vautre protestant

indésirable, de Vautre catholique insupportable va être rapprochée de celle de Vautre

Amérindien. Mais aussi Léry nous invitera à poser la question: Comment comprendre le

cannibalisme des Tupis après l’anthropophagie pratiquée à Sancerre? Le récit du siège

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est une grille d’écriture et de lecture qui permet de dire et de lire l’Histoire d’un vovage.

ce récit du voyage au Brésil, placé en latence, en gésine, dans un coma forcé, bénéficiant

de quelques soins paliatifs, à l ’abri des fous de Dieu qui se déchaînent pillent et tuent.

L’expérience du siège et le traumatisme qui en découle, confirment et entérinent le but

théologique du voyage au Brésil que nous allons aborder dans le chapitre suivant.

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Il nous faudroit des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont esté. [...]
Je voudroy que chacun escrivit ce qu ’il sçait, et autant qu ’il en sçaitf...].
Montaigne
Chacun son tour d ’être mangé
Alfred Jarry Ubu Roi
Tupi or not Tupi that is the question
Oswaldo Andrade Manifesta Antropôfago

m . VOYAGE & RÉCIT: LÉRY FACE À L’ALTÉRITÉ

Comme le remarque François Hartog: “jamais le récit n’est surgissement originel,

il est toujours pris dans un autre récit et le parcours du récit de voyage est aussi parcours

d’autres récits” (Hartog 303). Ainsi, tout texte entretient un dialogue avec un texte qui

l’a précédé, ou bien il se positionne comme une réponse à un autre texte; dès lors, il

semblerait loisible et judicieux de lire et d’analyser l’un avec l’autre. Au seizième siècle

on ne déroge pas à cette règle: par exemple, Marot entame son Adolescence clémentine

par un “rondeau responsif’. Semblablement, Léry écrit tout d’abord de manière

consciente ce texte, comme une réponse aux deux textes de Thevet qui l’interpellent.1

Mais aussi Léry conçoit, de manière non avouée ou inconsciente, l 'Histoire d’un vovage

comme une “continuation” à ses propres textes, particulièrement à celui de 1574,

l’Histoire mémorable, ainsi que ses deux monographies rédigées dès 1558 et publiées

dans Actes des Martyrs de Jean Crespin en 1564.2 Léry pose des bases, à partir

desquelles il entretient un dialogue entre ses propres textes, qui se renvoient en quelque

sorte des regards croisés.

1 Je pense aux Singularité/ et à La Cosmographie. Comme Léry le déclare dans l ’incipit même: “D ’autant
que quelques Cosmographes et autres historiens de nostre temps ont jà par cy devant escrit [... ] de ceste
quatriesme partie du monde appelée Amérique” (Léry 1994:105).

2 Je prends le mot “continuation” dans le sens que lui donne Ronsard et voulant dire “prolongement”.

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Mais alors que le récit du siège de Sancerre est écrit à chaud, avec tout d’abord la

rédaction in situ du “Sommaire discours”, puis celle de 1Histoire mémorable peu de

temps après l’événement et le vécu du siège les circonstances seront bien différentes pour

l’Histoire d’un vovage. En outre, 1Histoire mémorable est un texte qui est très vite fixé

et stabilisé dans une seule et unique édition en 1574. Il y aura pour le récit du voyage,

non seulement un décalage d’une vingtaine d’années entre le voyage au Brésil et le récit

de celui-ci, mais de plus, ce récit est à l’image que nous peint Montaigne, de l’homme:

“changeant et ondoyant” (Montaigne 13) et du monde: “une branloire perenne”

(Montaigne 782). En effet ce texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse remanié du

vivant de l’auteur et ne connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit impressions

avant la mort de Léry, en 1613.3 Ce livre eut un grand succès du vivant de Léry, sans

doute dans le monde protestant, étant très vite traduit en latin (1586, 1592, 1594), en

allemand (1593) et en néerlandais (1597).

L ’Histoire d’un voyage de Jean de Léry est un récit de voyage, comme tel il

appartient à un genre qui se développe, se définit et se peaufine au seizième siècle. Le

récit de voyages est un genre qui n’est pas nouveau au seizième siècle, mais la destination

du voyage, est récente, sinon nouvelle et originale dans le cas de Léry et de Thévet.4 En

règle générale, dans le récit de voyage, le voyageur cherche à rendre aussi objectivement

que possible ce qu’il a vu. Le discours se veut aussi vrai et transparent que possible,

visant un accord total entre les hommes et les choses rencontrés et les mots qu’on utilise

3 Léiy sera parfois enclin parfois contraint aux remaniements par la popularité de son texte dont les
exemplaires s’épuisent. Les éditeurs, sentant la mane pécunière veulent sans cesse rééditer ou réimprimer.
Marie-Christine Gomez-Géraud déclare: “Certes l’ouvrage fait figure de ‘best-seller’ français sur
l ’Amérique” dans Ecrire le vovage au 16esiècle en France. (Paris:PUF, 2000) 9.

4 Si l’on s’en tient à la thèse d’Atkinson, l’Amérique ne fascine pas comme l’Orient. De plus, le premier
récit de Thévet traite d’un voyage en Orient: Cosmographie de Levant.

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pour en rendre compte. Le récit de voyage a surtout la fonction d’instruire en traduisant

ce que le voyageur a vu, c’est tout à fait ce qu’entreprend Thevet dans ses Singularitez.

Si c ’est grâce au voyage au Brésil que Léry est en mesure d’écrire son Histoire d’un

vovaee. peut-il encore prétendre à cette fonction didactique de son récit vingt ans après le

voyage? Si oui, quelle est la leçon qu’il cherche à impartir?

Dès la page titulaire, Léry marque son récit comme la relation de ce qu’il a

observé lui même, comme il le précise: “Le tout recueilli sur les lieux par Jean de Lery”

(1994:45). Léry place de prime abord l’importance de l’œil ou mieux de “l’autopsie”, au

sens que les géographes de l’antiquité grecque donnent à ce terme, de ce “je” qui a vu et

qui va décrire ce qu’il a vu de ses propres yeux.5 Dans la lignée de YHistôr antique, il

déclare:6

[...] mon intention et mon sujet sera en ceste histoire, de seulement déclarer, ce que j ’ay
pratiqué, veu, ouy et observé tant sur mer, [...] que parmi les sauvages Ameriquains,
entre lesquels j ’ay fréquenté et demeuré environ un an. (1994:105-6)

Pas moins de six usages du “je” dans le seul premier paragraphe. Comme le remarque

Hartog: “il s’agit en effet de l’œil comme marque d’énonciation d’un ‘j ’ai vu’ comme

intervention du narrateur dans son récit pour faire preuve” (Hartog 272). Léry se pose

comme témoin oculaire et auriculaire, comme celui qui a vu et entendu et qui va rendre

compte de cela strictement en topographe et en ethnographe. En contrepartie, Thevet

quand il signale: [...jj’ay esté le premier de l ’europe qui a fidelement escrit tout le

premier cette grande continué de terre tant Australe que Septentrionale[...]” (Thevet

2006:253), se représente en découvreur et en cosmographe.

5 Voir F. Hartog, Le miroir d’Hérodote op cit p.272..

6 Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes. (Paris:Minuit,1969) t. II, p. 173 cité par
Hartog op cit 272.

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Comme le souligne Benveniste: “Je est l’individu qui énonce la présente instance

de discours contenant l ’instance linguistique j e ” (Benveniste 1966: 252). Le “je” de Léry

commence comme observateur médusé, témoin d’une altérité sidérante qui le pénètre.

Pour reprendre à nouveau Hartog: “dire en effet qu’on l’a vu de ses propres yeux, c ’est à

la fois en ‘prouver’ le merveilleux et la vérité: je l’ai vu, il est vrai et il est vrai qu’il est

merveilleux” (Hartog 272). C’est tout à fait ce que met en œuvre Léry, dès qu’il amorce

son récit de l’aventure brésilienne. En donnant à lire ce qu’il a vu, en offrant la

description de ce dont il a été le témoin oculaire, il engendre le récit, il génère cette

Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. Léry voit la réalité brésilienne et il écrit

une description de celle-ci. “L’œil écrit” (Hartog 275), la vue engendre l’écriture et ainsi

Léry donne à voir et à lire le Brésil à son lecteur.

Francis Affergan remarque dans Exotisme et Altérité que la fin du quinzième et

tout le seizième siècles avec les récits de découverte, principalement de l’Amérique, sont

marqués par un “discours authentique sur la révélation de l’altérité” (Affergan 14). Ce

serait donc la découverte du Nouveau Monde, qui procure non seulement la rencontre

avec une altérité radicale, mais une fascination et un attrait pour celle-ci. Dans l’Histoire

d’un vovase. Léry témoigne clairement de sa fascination pour Vautre Amérindien. Mais

ce qui distingue Léry de Thevet, c ’est la volonté du premier de restreindre son champ

d’écriture à son champ visuel. Léry se considère comme un topographe; il marque son

rejet d’une vision totalisante. Thevet, en cosmographe, vise dans ses récits, à tout ceindre

et à tout englober.

Ce “bréviaire de l’ethnologue” (Lévi-Strauss 1955:89) établit les bases de ce qui

servira notamment à Jean-Jacques Rousseau et à Denis Diderot dans l ’élaboration du

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mythe du “bon sauvage” 7. Si l ’on peut en effet noter que dans l ’Histoire d’un voyage.

Léry prône le relativisme par la révolution du regard, il ne s ’en tient pas là. L’homme est

au centre du projet de Léry mais ici l’homme est autre. Léry se démarque par rapport à

ses contemporains: il reconnaît l ’humanité des Amérindiens Tupinambas. Ceci tranche

avec Thevet qui dans ses Singularité/ les traitent tour à tour de “bestes”, de “difformes”

de “canailles” (Thevet 1558:116,138,140). Villegagnon ne fait guère mieux, disant que

Dieu: “leur as donné terreur de nous, tellement qu’à la seule mention de nous ils

tremblent de peur, et les as dispersez pour nous nourrir de leurs labeurs” (Léry 1994:169).

Léry se distingue de Thevet, en ce sens qu’il n’a pas recours à la comparaison dont la

référence ou la norme est la France ou l’Europe. Léry observe et considère l’homme et la

culture tupinamba pour leur valeur intrinsèque, tenant compte de leur altérité sans réduire

ce qu’il remarque à une simple différence, un écart, ou une dérive, par rapport à une

norme européenne qui serait la référence.

Léry traite d’une aventure personnelle dans ce récit, tout comme c ’était le cas

dans le récit du siège de Sancerre. Il engage une autobiographie à partir de cette année

transformatrice, de ce séjour fondateur au Brésil. Dans l’Histoire d’un voyage, il offre un

récit de sa vie, dans ce Bildungsroman avant la lettre, nous aurons droit à la relation de

ces années cruciales aussi formatrices que tansformatrices du jeune Léry qui resteront

marquées à jamais dans sa mémoire. Il s’agit de relever comment Léry procède dans un

double mouvement, qui d’une part occulte certains aspects de ses origines et de l ’autre

fabrique un mythe de soi afin de se réinventer. Dans une démarche concomitante, Léry

pénètre un autre monde et se laisse pénétrer et altérer par lui.

7 C’est la thèse de Frank Lestringant dans Jean de Lérv ou l’Invention du sauvage. (Paris:Champion, 1999).

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L’Histoire d’un vovage a été publié tout d’abord vaisemblablement à Genève et

non à La Rochelle en 1578 tout comme la deuxième édition de 1580, qui sera l’édition de

référence pour cette étude.8 Le texte de l’édition de 1580 comporte vingt deux chapitres

encadrés de pièces liminaires au début et à la fin de l ’ouvrage. Il y a huit pièces

liminaires au début du livre: la page titulaire, un avis de l’imprimeur aux lecteurs, une

épître dédicatoire à François de Coligny, le fils de l’amiral Gaspard de Coligny, quatre

sonnets à la gloire de Jean de Léry, une préface de l ’auteur et, un “sommaire des

chapitres”, puis une copieuse “table des matières” à la fin du livre, qui est en fait une

sorte d’index; le tout encadrant le texte de Léry.

Le récit de Léry procède avec méthode, dans une organisation thématique qui

tranche radicallement avec l’aspect pêle-mêle, gigantesque “cabinet de curiosités” de

Thevet qui dans ses Singularitez révèle déjà son penchant pour la cosmographie.9 Le

récit de Léry comporte vingt-deux chapitres traçant toute l’histoire du voyage depuis les

motifs et les préparatifs du voyage jusqu’au retour en France. L’architecture du récit est

en fait très révélatrice des différents projets entrepris par Léry. Nous avons relevé trois

mouvements dans le texte de Léry qui donnent sa structure à ce chapitre de la présente

étude: tout d’abord ce “je” de Léry ensuite cet autre qui incarne d’abord l ’étrangeté, puis

dans un second temps la familiarité.

8 Louis Binz le premier et Frank Lestringant ensuite, insistent que la première édition indique une fausse
adresse et qu’elle est en fait publiée à Genève comme la seconde. Voir: “le Huguenot et les sauvages: Jean
de Léry et son Histoire d ’un voyage au Brésil” Annals de la 3era Universitat d ’Estiu Andorra 84, Andorre
1985, p.47 et Jean de Léry, Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. Frank Lestringant éditeur,
(Paris: Librairie Générale, 1994) 621-2. On pourrait voir dans cette notation fictive un désir de marquer
La Rochelle dans la mémoire collective des huguenots. La Rochelle, c ’est la ville où Richer, l’ancien
ministre de Guanabara, était pasteur, au moment où elle se rendit en juillet 1573 quelques semaines avant
Sancerre.

9 Avec Thevet le périple du voyage au Brésil nous mène du Havre jusqu’au Cap de Bonne Espérance côté
Atlantique Est, puis du sud de l’Argentine jusqu’à Terre Neuve, côté Atlantique Ouest, sans doute pour
occulter les maigres dix semaines passées à Guanabara. Voir F. Lestringant, Le Brésil d ’André Thevet.
(Paris: Chandeigne, 1997).

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1. Voyages et Tribulations: émergence du “je”

L Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil est le récit que nous offre Jean

de Léry de sa participation dans le projet utopique de l’Amiral Gaspard de Coligny, qui

sera mené par Nicolas Durand de Villegagnon. Ce projet avait trois objectifs: le rejet,

exprimé par François Ier et poursuivi pas son fils Henri II, du traité de Tordesillas du 7

juin 1494 et de la bulle papale Inter coetera du 4 mai 1493 dont il découlait.10 Le second

objectif témoigne d’une volonté d’expansion coloniale de la part du royaume de France.

Le troisième étant le désir d’établir un refuge pour les huguenots en “France

Antarctique”. En effet, François Ier était de l’avis que La France avait autant de droits sur

le Brésil que le Portugal et voici ses propos à ce sujet cité par Arthur Heulhard dans sa

biographie de Villegagnon:

Je voudrais bien qu’on me montrât l’article du testament d’Adam, qui partage le


Nouveau-Monde entre mes freres, l’Empereur Charles-Quint et le roi de Portugal en
m ’excluant de la succession. (Heulhard 85)

François Ier avait des vues coloniales sur le Brésil parce que depuis de longues années les

Français se préoccupaient de la richesse de ses forêts afin de récupérer le bois de Brésil

qui servait à faire essentiellement de l ’encre ou de la teinture à peu de frais pour les

besoins de l’imprimerie et de l’artisanat textile. Or les huguenots, sous l’égide de Nicolas

de Villegagnon, voulaient fonder une colonie protestante dès 1556, afin de ne plus être

soumis ni aux exactions ni à l’intolérance et de pouvoir pratiquer leur culte sans crainte et

sans se cacher.

10 Cette bulle papale définissait, à la requête du roi d’Espagne, Ferdinand d ’Aragon,les territoires espagnols
et p o rtu g a is d u N o u v e a u M o n d e. L e tra ité d e T o rd e silla s est selo n Ch. A. Ju lie n “u n e re c o n n a issa n c e
réciproque des zones privilégiées o ù les étrangers n e sont pas admis” (Julien 32).

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1.1.Pourquoi Léry est-il choisi? L’élection de Léry

Léry est huguenot dans un pays où la religion d’État est le catholicisme. Avant

même de prendre la plume, il débute dans la position de Vautre, il est identifié à l’exclu.

Cette exclusion qui le force bien souvent à l’exil, va permettre à Léry de recevoir

Valtérité tupinamba sans viser à la réduire à sa propre culture, avec laquelle il a un

rapport problématique. Léry est dès lors prédisposé à assumer la posture de l’ethnologue,

de celui qui vient de l’extérieur, bénéficiant d’une distance qui permet la critique étant à

la fois dedans et dehors. D ’après Géralde Nakam, Jean de Léry s ’expatrie à Genève en

1552, pour recevoir une formation théologique (Léry 2000:14). Toutefois, il est plus

plausible que sa vocation et sa formation soient plus tardives et postérieures à son voyage

au Brésil.11 Néanmoins c ’est en 1556, au cours de ce séjour à Genève, qu’il est choisi, ou

plus vraisemblablement qu’il se porte volontaire pour participer au projet de l ’Amiral

Gaspard de Coligny, en tant qu’artisan cordonnier.

Il est important de noter deux choses au sujet dudit voyage. Tout d’abord

l ’Amérique comme pôle d’intérêt et comme destination est des plus surprenantes. “Les

Français de la Renaissance regardaient-ils donc vers l’Est plutôt que vers l ’Ouest? Il faut

le croire, et les livres imprimés nous portent à une telle conclusion pour toute l ’époque

considérée” (Atkinson 11). En outre, ce projet est essentiellement français, aussi bien

dans sa conception, dans son financement que dans sa mise en œuvre: seuls des Français

y participent. En effet les quatorze huguenots sont tous des Français réfugiés à Genève,

11 Lestringant le signale (HS 2000:78) D ’après nos recherches il n ’existe aucune trace de Léry comme
étudiant. Voir les Registres du Recteur de la Faculté de Théologie de Genève.

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qui sont assez téméraires semble-t-il pour entreprendre ce long et périlleux voyage.12

.Jean de Léry, a envie de prendre le large, quand il s’embarque et quitte le port de

Honfleur le 19 novembre 1556. Il débarque dans la baie de Guanabara sur la côte du

Brésil le 7 mars 1557, et sera de retour en France le 24 mai 1558.

Le voyage au Brésil est fondateur et transformateur pour Léry, lui permettant de

sortir de son quotidien ordinaire d’artisan cordonnier. Ce voyage constitue une double

chance pour lui: tout d’abord l’opportunité de voir une partie du monde très insolite et

inconnue de beaucoup, puis, la possibilité de sortir du carcan social que lui réservait sa

naissance, assez modeste.13 C’est à partir de ce voyage, qui occasionne la rencontre avec

les Amérindiens Tupinambas, que Léry sera doublement métamorphosé. Tout d’abord, il

s’ouvrira à cet autre et façonnera une éthique de tolérance. En outre il se découvrira une

nouvelle vocation et commencera à prendre des notes aussi abondantes que précises qui

constitueront la première étape dans l’élaboration de sa vocation d’écrivain.14

Il y a décalage entre ce vécu de Léry, cette participation au projet de l’Amiral

Gaspard de Coligny, de la création d’une colonie utopique protestante et le récit ou plus

précisément la publication du récit effectuée elle en 1578.15 Après avoir participé au

projet de colonie protestante, puis avoir fait le constat d’échec de celui-ci, Léry rentre en

France et retourne à Genève pour entreprendre ses études théologiques, sous la direction

12Selon Mandrou, à la Renaissance on a le goût de Tailleurs. “Chaque profession ou presque possède ses
voyageurs, qui entretiennent sans doute des traditions médiévales corporatives, mais satisfont, en même
temps, leur besoin de fuir de façon très positive, pour quelques années, leur vie de routine” (Mandrou 287).

13 II n ’y a pas de traces documentaires sur sa famille à ma connaissance.

14 Même si cette vocation ne produira pas le récit du voyage avant 1578 elle est confirmée dès 1558.

15 Le projet colonial huguenot se distingue de l’espagnol, du portugais ou même du français habituel de


l’époque, car les Huguenots envisagent de s ’établir et de rester au Brésil, pas uniquement de piller ses
ressources. Je renvoie au chapitre I de la présente étude. Voir également Paolo Carile, Huguenots sans
frontières op, cit.pour plus amples informations sur la question.

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de Théodore de Bèze vraisemblablement.16 Il reçoit l’Habitation de Genève en 1560.17

La première des guerres de religion se déclare en 1562 alors que Léry assume les

responsabilités de son premier poste de pasteur à Belleville-sur-Saône (Léry 2000:6).

Jean de Léry, comme la plupart des protestants, se replie au sein de sa communauté

religieuse et garde le silence.18 Le siège de Sancerre fera sortir Léry de sa réserve, c’est

en effet à partir de 1574, date de la publication de l’Histoire mémorable, que Léry entre

de manière claire et définitive dans une lutte qui sera productrice d’écriture.

Selon Léry, le projet calviniste au Brésil vient du fait que Villegagnon sollicite

auprès de Calvin qu’on lui “envoyast des Ministres de la Parole de Dieu”, mais aussi

“que quelques nombres d’autres personnages bien instruits en la Religion Chrestienne

accompagnassent lesdits Ministres” (Léry 1994:109). C’est Philippe de Corguilleray,

Seigneur du Pont, l’un de ses proches, que l’Amiral de Coligny désigne pour mener

l’entreprise. Le but théologique du voyage “à fin d’annoncer l’Evangile en Amérique”

(1994:110), est clairement marqué par Léry mais ce n’est pas le seul.

Léry signale pour sa part, être “curieux de voir ce monde nouveau” (1994:112), et

avoir le goût de l’aventure comme d’autres raisons qui l’ont poussé à entreprendre un tel

voyage. Il partage ce goût de Montaigne: “Parmy les conditions humaines, cette cy est

assez commune: de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres et d’aymer le

16 Léry rédige les deux monographies qu’il donne à Crespin, éditeur à Genève et beau-père de son futur
éditeur Eustache Vignon (éditions de 1594,1599-1600 et 1611).

17 L ’Habitation est l’admission au rang de Bourgeois de la ville de Genève et confère le droit de participer
aux différents débats du Consistoire par exemple.

18 II faudra attendre de nombreuses années et surtout l’expérience du siège de Sancerre, le récit de celui-ci
dans l ’Histoire mémorable en 1574 et la publication de la Cosmographie universelle de Thevet en 1575
pour que Léry s ’engage enfin à rompre le silence, concernant son voyage au Brésil, essentiellement pour
défendre ouvertement et publiquement les huguenots faussement accusés par Thevet. Il continuera jusqu’à
sa mort dans ce projet.

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remuement et le changement” (Montaigne 925). C’est ainsi que le 10 septembre 1556,

Jean de Léry quitte Genève en compagnie de treize autres calvinistes, pour faire ce

voyage d’environ “cent cinquante lieuës par terre, et plus de deux mille lieuës par mer”

(Léry 1994:111).

1.2. Les tribulations d’un homme et de son manuscrit

Comme il le déclare dans les premières lignes de sa préface, Léry a mis du temps

avant de publier son Histoire d’un vovage.

Pource qu’on pourrait esbahir de ce qu’après dixhuit ans passez que j ’ay faict le voyage
en l’Amerique, j ’aye tant attendu de mettre ceste histoire en lumière, j ’ay estimé, en
premier lieu, estre expédient de déclarer les causes qui m ’en ont empesché. (1994:61)

Ce qui voudrait dire que ce passage de la préface est rédigé en 1576 si l’on peut se fier à

la datation que nous offre Léry. Il propose à présent, de nous éclairer quant aux causes

de ce retard. Une des raisons vient de la complication, sinon de l’empêchement que

représentait la situation politico-religieuse de l’époque. Revenons au début, il est au

Brésil entre 1557 et 1558. Durant ce long séjour, il prend des notes en encre rouge, sous

le signe du sang, de la vie, de l’espoir, de cette encre faite à partir de ce bois si cher aux

Européens le pau brasil. Le système de production, cette encre rouge, marque déjà la

création du lieu “Brésil” que Léry veut offrir à ses lecteurs. De retour à Genève, il étudie

pour devenir ministre de la foi réformée. Puis il devient pasteur dès 1562 et le 11

novembre 1564 il est nommé pasteur à Nevers.19 C’est le début des guerres de religion,

qui feront rage jusqu’à la fin du siècle.

19 Selon les documents que nous avons obtenus lors de nos recherches à Genève et à Paris. Registres de la
Compagnie des Pasteurs de Genève. T. 2 (1553-1564), (Genève: Droz 1962) 111. Voir également “liste des
121 Pasteurs” in. BSHPF n° 8 [1859] 79.

108

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Dès son retour en 1558, Léry précise qu’il a rédigé deux monographies pour le

martyrologe: Actes des martyrs, publié par Jean Crespin en 1564. Léry signale

l’existence de ces monographies directement dans le texte de l’Histoire d’un vovage.

(1994:548), tout comme il l’avait déjà fait dans l’Histoire mémorable, concernant le

“Sommaire discours” (2000:335). La première monographie: “L’estat de l’Eglise du

Brésil” traite des conséquences de l’ambivalence religieuse de Villegagnon. La seconde:

“Trois Martyrs en la terre du Brésil” marque les supplices que Villegagnon inflige aux

trois protestants qui étaient retournés au fort Coligny.

Tellement qu’ayant veu par là, [...] ces fideles serviteurs de Jésus Christ enduroyent les
tourmens, voire la mort cruelle que Villegagnon leur fit souffrir, [...] comme j ’eu matière
de rendre grâces à Dieu, [...] me sentant sur tous autres obligé d ’avoir soin que la
confession de foy de ces trois bons personnages fust enregistrée au catalogue de ceux qui
de nostre temps ont constamment enduré la mort pour le tesmoignage de l’Evangile, dés
cette mesme année 1558, je la baillay à Jean Crespin Imprimeur: lequel [...] l’insera au
livre des Martyrs. (1994:548)

Dans ce passage, Léry précise qu’il a “matière de rendre grâces à Dieu”, parce qu’il n’a

pas été tué par Villegagnon. Se “sentant sur tous autres obligé” de témoigner et de rendre

compte, il rédige les monographies. Si comme le soutient Michel de Certeau (1975:221),

Léry est bien l’auteur de ces textes, son désir d’écrire et sa vocation d’écrivain se

révèlent, dès les premiers mois de son retour du Brésil, et ce dans le but de témoigner et

de rendre compte.20 Il existe donc des fragments, ou plus précisément une version

primitive de l’Histoire d’un vovage. Ce qui paraît logique, compte tenu des “mémoires

escrits d’ancre de Brésil”, durant son séjour “en l ’Amerique mesme” (1994:61), à partir

desquelles il construit le récit du voyage, tout comme ce fut le cas pour le séjour à

20 C’est cette même motivation qui le poussera à écrire l’Histoire mémorable ainsi que l ’Histoire d ’un
vovage. En effet, comme il le précise dans l’une comme dans l’autre des deux préfaces, l’auteur veut rendre
compte de ce qui s’est passé à Sancerre et à Guanabara.

109

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Sancerre.21 Léry n’ayant été ni repris, ni démenti sur ce point par ses contemporains, tout

porte à croire qu’il est bien, comme il le dit (1994:548), l’auteur de ces deux textes.

De plus, dans la préface, Léry précise que poussé par ses amis, il rédige un premier

manuscrit à base de ses notes:

des l’an 1563, j ’en avois fait un assez ample discours: lequel en despartant du lieu où je
demeurais lors, [...] il fut tellement esgaré, [...] il ne me fut pas possible de le recouvrer.
(1994:62)

Ainsi ce manuscrit semble perdu. Mais ce n’est pas tout, Léry poursuit indiquant qu’en

1572:

[...jj’avois derechef le tout mis au net. [...] je fus contraint, à fin d’éviter ceste furie, de
quitter à grand haste tous mes livres et papiers pour me sauver à Sancerre: [...] le tout
estant pillé, ce second recueil Ameriquain estant ainsi esvanoui, je fus pour la seconde
fois privé de mon labeur. (1994:62)

Il perd donc ce second manuscrit qui a été vraisemblablement détruit durant l’assaut et les

incendies lors de la prise de la ville de La Charité-sur-Loire entre le 24 et le 25 août 1572.

En 1574, alors qu’il est au calme en Suisse, il rédige l’Histoire mémorable, dont nous

avons traité dans le chapitre précédent. En 1576, comme par hasard, un an après la

publication de la Cosmographie de Thevet, il retrouve son premier manuscrit dans des

circonstances assez incroyables et se met au travail dès cette année-là dans son refuge

hélvétique.

21 Lestringant conteste cela (Voir Léry (1994:548-9 n i). Il renvoie à ce passage dans Le Huguenot f ...l.
Léry n ’affirme pas explicitement être l’auteur de cette contribution de plusieurs amples
feuillets au martyrologe protestant. Celle-ci comme c ’est du reste la règle, n ’est pas
signée. Or il y a lieu de douter non seulement de la paternité de Léry sur ce texte, mais
qu’il ait pu même servir de truchement en la circonstance (Lestringant HS 2000:99).
Pour Lestringant on ne peut établir que Léry soit vraiment l’auteur de ces deux monographies, parce
qu’elles ne sont pas signées de sa main. Ceci était néanmoins tout à fait normal pour ce genre de texte et
pour cette époque. D e plus, si l’on se fie à un texte antérieur, Lestringant dit que Léry est bien l’auteur des
textes publiés dans le martyrologe de Crespin en 1564. (Voir “Catholiques et cannibales... ” in Pratiques et
discours alimentaires à la Renaissance (Paris: Maisonneuve & Larose, 1982) 244 nl6.

110

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1.3. L’émergence du “je “ de l’auteur, de 1558 à 1578

Dans l’Histoire d’un vovage. l’écrivain de 1578 veut occulter le jeune Léry de

1557-1558. Cette tendance continuera à se renforcer dans les éditions suivantes. C’est

en effet dans le dialogue que Léry entretient entre les divers “je”, et dans la tension qu’il

déploie et maintient entre ces “je” que se situe un attrait majeur du texte. Mais Léry est-il

conscient de cela? Léry a-t-il la notion de ce qu’il opère?22 Il dit nous rendre l’intégralité

de ce qu’il a vu vingt ans auparavant, basant son texte sur des notes ainsi sur les deux

monographies de 1558 et sur une première mouture datant de 1563. Cherche-t-il à nous

faire croire que rien n’a changé, que l’homme qui a vécu l’aventure et a vu le Brésil est le

même que celui qui fait à partir de 1576 le récit du voyage? Force est de constater que le

Léry de 1578 n’est pas le Léry de 1557-1558, sa formation de pasteur est significative. Si

en 1578, Léry se rattache à ses souvenirs du Brésil, il n’a plus que ses “mémoires” et sa

mémoire pour faire surgir le Brésil, pour faire revivre ce passé mort, ce lieu disparu,

perdu à jamais et dont il a la nostalgie.

Pourquoi entretenir cette mémoire, à qui ces efforts sont-ils destinés? “A des

souvenirs qui nous sont chers” (2006:60) offre comme réponse l ’informateur Gedegbe

dans un ouvrage récent de Marc Augé. Le pasteur Léry a sous les yeux les notes du jeune

cordonnier Léry, il les manie et les façonne sans pour autant faire disparaître ou évacuer

entièrement le jeune Léry, alors qu’il s’attèle à faire revivre le Brésil par le biais de la

mémoire. C’est à ce déchiffrage de l’un et de l’autre qu’il faut s’attarder dans les pages

qui vont suivre, tenant compte également de l’année fatidique passée à Sancerre. La

22 Ou bien s ’agit-il plutôt d’un “inconscient graphique” dans le sens que Tom Conley donne à cette
expression? “Le concept d ’inconscient servait alors à ouvrir le texte classique à [...] une interactivité, mais
sans que celle-ci [...] édulcore la force ou la fabuleuse altérité de l ’objet”, (Tom Conley L’Inconscient
graphique. Paris: PU Vincennes 2000)15.

111

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notion de temporalité doit être pensée autrement, plutôt de manière circulaire que de

manière chronologique ou linéaire dans cette étude, car, l’aventure du Brésil de 1557-

1558 est inscrite dans l’Histoire mémorable et l’aventure du siège de Sancerre est inscrite

dans l’Histoire d’un vovage. Il y a, comme pour les poupées russes, un processus

d’enchevêtrement ou plutôt d’enchâssement enjeu.

H I S T O IR E

D’VN V OYAG E
FA IC TEN L A T E R R E DV
B R E S I L , A V T R EME NT
dite Amérique.

C O N T E N A N T L A M A V I G A T IO
chofts remarquables, veuës fu r merf a r Caufleur. L e com­
portement de ydlegagnon en te pays la.Lei moeurs & fafon»
de -votre effranges des Saunages Wmertquains:auec vetroBo-
que de leur langage. Enfembte ta d tfriftio n deplufteursA -
tùmaux, Arbres, Herbes, & autres chofesfingutieres, tir" da
teutim inues pardefès : dent en verra lesfemmairet d u cha­
pitres au commencement du liurt.

R E V E V E , C O R R I G E E , E T B IE N
augmentée en cefte fécondé Edition, tant de iî-
guees,qu’autres chofes notables fur la
fuict de l’auteur.

Le tout recueilli fu r les lieux par I e a n n i


L E R y , n a tif de la M argelle, terre
defainfl. Sene, au Duché de
Bourgotigne.

P seavme c v m .
Seigneur, ic te ccîebreray entre les peuples, 6c
te diray Pfeaumcs entre les nations.

A G e n i y e .
Pour Antoine Chuppin.
M. D. L X X xT

Figure 1: Page titulaire de l’édition de 1580 tirée de Histoire d ’un voyage fait en la terre du Brésil, éd.
Jean-Claude MORISOT (Genève: Droz, 1975).

112

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Depuis la page titulaire, Léry s’inscrit comme témoin oculaire et auriculaire puis

comme auteur. Il marque dans cette page titulaire son terroir, son territoire et revendique

son identité française en dépit de son attachement à la foi réformée, qui le force bien

souvent à s’enfuir et à s’exiler de sa patrie (1994:45). Que l’on considère la page titulaire

de l’édition de 1580 (Figure 1): le titre place clairement l’accent sur l’expression “d’un

voyage”, mais aussi signale le choix fait par Léry de laisser de côté la terminologie

“France Antarctique” choisie par Thevet et d’opter pour “Amérique” marquant triplement

le refus ou l’échec de l’appropriation et de la récupération par la France de ce territoire,

sa volonté de se démarquer par rapport à Thevet et, en outre, la reconnaissance

d’Amerigo Vespucci comme véritable découvreur. Thevet se voulant le “découvreur”

ainsi que celui qui a donné son nom à la France Antartique, Léry opère une double

entrave au projet mégalomane de Thevet en récusant l’une et l’autre de ces données. De

plus, en marquant le refus d’appropriation, l’échec du projet colonial, Léry nie les

ambitions territoriales de Villegagnon à qui il impute néanmoins la perte du territoire, ne

semblant aucunement troublé par ce paradoxe.

Dans le second paragraphe en italique, — graphie qui procure une sensation de

vitesse au lecteur— , Léry précise le contenu du livre et la division des divers chapitres, à

savoir: “la navigation et choses remarquables veuës sur mer” puis “le comportement de

Villegagnon,” ensuite “les mœurs et façons de vivre estranges des Sauvages

Ameriquains: avec un colloque de leur l a n g a g e et finalement “la description de

plusieurs Animaux, Arbres, Herbes, et autres choses singulières, et du tout inconnues p a r

defà”(1994:45). S’il y a un rapprochement possible entre l ’énumération des mirabilia de

Léry et celles de Boemus ou de Münster, il y a un ordre et une méthode chez Léry allant

113

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de paire avec une volonté de réduire son champ d’analyse en se posant uniquement

comme topographe.23

L’imprimeur précise dans le troisième paragraphe que la nouvelle édition est non

seulement revue et corrigée, mais aussi qu’elle est augmentée par l’auteur “de figures” et

de “choses notables”. Le but étant bien ici de susciter la curiosité des lecteurs et de

vendre de nombreux exemplaires de cette nouvelle édition.

Avec la phrase suivante: “Le tout recueilli sur les lieux par JEAN DE LERY,

natif de la Margelle, terre de sainct Sene, au Duché de Bourgongne” (Léry 1994:45),

Léry précise dans le quatrième paragraphe que l’histoire qui va suivre est basée sur des

informations qu’il a obtenues lui-même au Brésil. Léry établit un lien entre un fait réel et

un fait vécu, marquant bien le lien étymologique entre le substantif “fait” et le verbe

“faire”. Il vise à rendre un témoignage de ce qu’il a vu et entendu durant son séjour. Il

s’agit bien d’une signature de l’auteur tout comme dans le texte sur le siège de Sancerre,

mais ce que Léry ajoute ici, c’est qu’il se situe dans un lieu géographique précis et

s’inscrit en quelque sorte sur une carte topographique régionale en marquant son lieu de

naissance; “La Margelle”, son village: “sainct Sene” son duché: la “Bourgongne” et

partant, ses multiples appartenances. Léry inscrit sans ambiguïté son appartenance au

terroir et au territoire de France. Ceci est capital compte tenu de la vie diasporique et

errante à laquelle il sera bien souvent contraint par sa tenace fidélité à sa foi. Léry

marque de manière très claire qu’il se considère encore comme Français, même s’il est,

par son choix religieux, taxé de rebelle, d’hérétique, ou même de traître.

23 Allusion à Joannes Boemus Recueil de diverses histoires touchant les situations de toutes régions et pavs
contenuz es trois parties du monde : avec les particulières mœurs, loix. et caeremonies de toutes nations et
peuples v habitans (Paris : [Michel Fezandat for] Galiot Du Pré, [1539]) et à Sébastian Münster
Cosmographie universelle. 1540.

114

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En comparant la page titulaire de l’Histoire d’un voyage à celle de l’Histoire

mémorable, on remarque que Léry a en 1578 une stature et une assurance qu’il ne

possédait pas en 1574, quand il signait simplement: “Jean de Léry” sans s’inscrire ou se

situer topographiquement comme il le fait en 1578. Cette page titulaire démontre que

Léry est un auteur reconnu en 1578.

Léry marque son appartenance religieuse à la foi réformée en terminant cette page

par un passage du Psaume CVIII: “Seigneur je te celebreray entre les peuples, & te diray

Pseaumes entre les nations” (1994:45). Léry indique le désir de rester fidèle à sa foi

même durant son séjour au Brésil, mais de façon étonnante il signale en 1578 son

prosélytisme en faisant allusion aux “peuples” et “nations” parmi lesquels il compte

célébrer son “Seigneur” et lui dire des psaumes. Cependant Léry ne s’est pas du tout

engagé dans cette voie durant son séjour brésilien, c’est de toute évidence un après coup

de la part du pasteur.

Le bas de la page titulaire, indique le lieu et la date de publication de l’édition

ainsi que le nom de l’imprimeur, Antoine Chuppin, protestant genevois, qui avait

également établi la première édition de 1578.24 Quoique conventionnelle, la typographie

de la page titulaire comporte des lettres romaines et des lettres italiques: on pourrait

constater que cette alternance d’une graphie à l’autre marque une double appartenance ou

même une ambivalence, un va-et-vient entre deux mondes, l’ancien et le nouveau,

l’Europe et l’Amérique, ainsi la forme informe et annonce le fond.

24 II n ’y a pas d’avis de l’imprimeur dans l’Histoire mémorable, ni de mention de l’éditeur ou du lieu


d ’édition, seule la date de parution figure sur la page titulaire.

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1.4. Qui est Léry en 1578? Quatre sonnets à sa gloire

Léry est déjà célèbre en tant qu’auteur quand la première édition de l ’Histoire

d’un vovaee paraît en 1578 à en juger par les quatre sonnets à sa gloire.25 En effet, en

1574 1Histoire mémorable, ne comportait aucun sonnet en hommage à l’auteur qui

sortait à peine de l’anonymat, seulement un sonnet écrit par l’auteur lui-même. On

remarque que les Singularitez de Thevet contiennent deux odes à la gloire de Thevet ainsi

qu’un poème en latin. La forme antique de l’ode, choisie par Jodelle et par Belleforest

inscrit ce texte de Thevet dans une époque et un style anciens. On entre dans une autre

époque et dans un autre style avec Léry et les sonnets à sa gloire.26 Chacun des sonnets

de l’Histoire d’un vovaee. dans un mouvement de complémentarité va révéler un aspect

distinct de la personnalité ou de la vie de Léry.27

Les sonnets sont placés sous une belle frise en bandeau représentant au centre une

tête qui semble porter une couronne ornée de part et d’autre de festons. Les propos

suivants d’Henri Focillon quant au sens de ce genre d’ornements sont pertinents:

Avant même d'être rythme et combinaison, le plus simple thème d'ornement, la flexion
d'une courbe, un rinceau qui implique tout un avenir de symétries, d'alternance, de
dédoublements, de replis, chiffre déjà le vide où il paraît et lui confère une existence
inédite. Réduit à un mince trait sinueux, il est déjà une frontière et un chemin. Il
arrondit, il effile, il départage le champ arride où il s'inscrit. Non seulement il existe en
soi, mais il configure son milieu, auquel cette forme donne une forme. (Focillon 27)

250 n peut s ’interroger sur la notoriété de Léiy qui vient sans doute du coup audacieux que vient de porter
Léry à la Ligue et au Royaume de France avec la publication de son Histoire mémorable, ouvrage très vite
traduit en latin qui fait la renommée de Léry en Europe du Nord. Le nombre de sonnet ira croissant
d ’édition en édition.

26 Je re n v o ie à l ’é p ig ra p h e d e D ’A u b ig n é au c h a p itre I d e c e tte étude.

270 n p o u rra it v o ir la c o n stru c tio n d ’u n e a u ra sin o n d ’u n m y th e de sa p e rs o n n e p a r sa v ie à la fo is d iffic ile e t


“e x e m p la ire ” a u se n s q u e l ’o n a cc o rd e au se iz iè m e siè c le à c e m ot.

116

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Comme Focillon le remarque, ces ornements ont au minimum une double fonction. Tout

d’abord, ils informent le texte qu’ils présentent traçant un “chemin qui conduit à celui-

ci”, mais de plus, ils marquent une “frontière” et servent à séparer ce texte-ci de celui

qui précédé. La frontière crée deux espaces distincts, mutuellement exclusifs, d’un côté

et de l’autre de la ligne qu’elle marque. Les titres sont en lettres romaines et le texte de

chacun des poèmes est en italiques, entérinant un topos du seizième siècle, le mélange de

ces deux graphies comme l’appartenance et la conjointure de deux mondes.

Le premier sonnet est de Lambert Daneau, un compagnon de Jean de Léry, qui

comme lui s’est réfugié à Sancerre après la Saint Barthélémy.28 Dans ce sonnet, intitulé:

“A Jean de Léry sur son discours de l ’Histoire de l’Amerique”, Daneau veut honorer

Léry qui fidèle à sa devise fait “voir” et “peins un monde tout nouveau” et grâce à ses

talents “met en un” le “ciel” les “Elemens” et la “terre” dans son récit (1994:51).

L ’expression “en un” est au centre du poème; Daneau marque ainsi que c’est justement là

que se trouve l’essence du projet et aussi où se situe sa valeur, à savoir l’unification des

choses. Daneau reprend également ici un topos cartographique de l’époque quand il

souligne que l’art de Léry est dans la manière de faire voyager son lecteur de lui faire

parcourir les mers et arpenter ces nouvelles parties du monde “sans mouiller le pied”. 29

A l’aide d’une très belle phrase qui décrit le “labeur” de Léry :

Qui sans naufrage et peur nous rends en l’Amerique


Dessous le gouvernail de ta plume conduits. (1994:51)

28 Le fait que Lambert Daneau rende cet hommage à Léry soutient le fait que ce dernier a eu un
comportement honorable à Sancerre et n ’a pas agi en “traître” comme Bruna Conconi voudrait le faire
croire.

29 Voir préface d ’Ortelius citée dans Christian Jacob, L ’empire des cartes (Paris: Albin M ichel, 1992).

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Revenant à l ’étymologie même du mot, Daneau met en place une métaphore de l ’auteur

qui nous conduit et nous fait découvrir de nouveaux horizons avec sa “plume” comme

“gouvernail”. Il est assez remarquable que Daneau, dans ce sonnet, ne fasse aucune

allusion à l ’homme Amérindien que Léry nous décrit avec force détails et qu’il nous

engage à admirer ou tout au moins à considérer avec respect. Dans ce sonnet, Daneau se

limite à faire la louange de son ami et compagnon d’infortune Jean de Léry, qu’il a appris

à connaître durant le siège de Sancerre.

Le second sonnet est de Pierre Melet, un autre compagnon qui a enduré le siège

de Sancerre, dont la dédicace est: “P. Melet à M. de Lery, son singulier amy” (1994:52).

Dans ce sonnet, Melet signale Léry tout d’abord comme un homme unique et original

dans l ’usage de l’épithète “singulier”, mais aussi à qui il accorde une amitié particulière.30

Melet le présente aussi comme celui qui a décrit les humains et les mœurs de ce “pays

incognu à ce grand Ptolomée”. L’allusion à Ptolémée est d’importance historiquement,

car Ptolémée et sa conception cartographique, comme le signale Numa Broc, sont

redécouverts à la Renaissance.31 Là encore, tout comme dans le sonnet précédent, Melet

insiste sur ce que Léry nous fait “veoir” marquant ainsi que Léry reste toujours pareil à

lui-même et fidèle à la devise “plus voir qu’avoir”.32 Le centre du poème est ici l’adverbe

“brusquement” qui décrit la manière dont “ceste nation” a été “façonné”, marquant sans

doute que la découverte de l’Amérique puis la rencontre avec l’Amérindien ont été

30 Cotgrave donne comme synonyme: excellent, exquis, sans pareil, qui dépasse les autres; ainsi que seul,
unique, bizarre, étrange (ma traduction).

31Numa Broc, La Géographie de la Renaissance!!420-16201 (Paris: BN-CTHS,1980) 9. C’est Emmanuel


Chrysolaras, lettré byzantin, qui s’installe à Florence comme professeur de grec qui fait connaître la
Géographie de Ptolémée à Jacobus Angélus, son élève, qui la traduira et l’offrira au pape en 1409.

32 D e v is e q u e L éry a d o p te ra d è s l ’éd itio n d e 1585.

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inattendues et “brusque[s]” pour l ’Europe et ont engendré pour les Amérindiens une

accélération du temps.

Toutefois le sonnet de Melet se démarque par rapport à celui de Daneau en ce

qu’il remémore le traumatisme engendré par la famine durant le siège de Sancerre en

faisant allusion à la “tres-aspre faim” ressentie par Léry lors du voyage de retour. Mais

Melet marque aussi l’acte anthropophagique commis dans Sancerre, insistant donc sur les

extrémités barbares auxquelles ont eu recours ceux qui ont mangé leur propre enfant. Si

Melet dit ici en quelque sorte l’inverse de ce que dit Léry au sujet de la famine, il est

d’accord avec Léry sur le point de non retour de barbarie et d’abjection que constitue

l’acte anthropophagique des époux Potard dans Sancerre.33 Ces deux sonnets semblent

traiter et mettre en avant deux parties distinctes de la vie de Léry, l’expérience du Brésil

et celle de Sancerre, comme deux parties d’un tout. Il faudrait les lire en notant bien leur

complémentarité et leur concomitance. Ceci entérine le fondement même de cette étude

où l’on voudrait faire émerger des liens, des points de convergence des deux vécus et des

deux textes de Léry.

Le troisième sonnet, anonyme celui-là, va réunir les deux parties mises en avant

dans les deux premiers sonnets. La dédicace de ce sonnet est: “A Jean de Lery, sur son

Histoire de l’Amerique” (1994:53). L’auteur de ce sonnet semble enchaîner sur les

derniers vers du second, car il commence avec l’allusion au célèbre adage, “à quelque

chose malheur est bon”. Toutefois l’objet du discours est décalé, ainsi des affres subies

durant le siège de Sancerre, l’auteur marque dans les vers cinq et six, deux vers rapportés

par le biais desquels il aborde maintenant les souffrances endurées par Léry à cause de la

33 Léry insiste sur le fait que la famine sur le bateau était encore plus terrible que celle de Sancerre parce
qu’elle était accompagnée de la soif la plus atroce.

119

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“fureur” de “Villegagnon” et du “mensonge” de “Thevet” pour revenir en quelque sorte à

la case départ, la “guerre” civile pour cause de religion qui mène à Sancerre en passant

par le Paris fou de la Saint Barthélémy.

L’auteur signale toutes ces souffrances comme des obstacles que Léry a dû

surmonter pour faire enfin sortir de sa “plume la voix”. Les épreuves et traumatismes de

Léry sont des marques d’élection et sont producteurs d’écriture. Il explique ainsi le long

silence de Léry avant la publication du texte qui va suivre. Le centre du poème est ici le

mot “plume” qui marque l’auteur et est encadré d’un côté et de l’autre du poème par

“void” au troisième vers et “voir” au treizième comme une signature de Léry formant un

écrin pour sa “plume”. Il y a ici l’inscription par l’auteur de ce sonnet d’un thème

récurrent chez Léry, celui de la visibilité lié à la lisibilité dans l’écriture. On “voit” dans

le récit de Léry ce qu’il décrit et ce qu’il écrit avec l’aide de sa “plume” qui trace et

produit des images, fonctionnant presque comme une caméra.34

Le quatrième sonnet comporte comme signature l’acronyme B.A.M, l’auteur sans

doute un protestant proche de Léry.35 Le titre du poème est: “Sur l’Histoire du voyage de

l’Amerique” (Léry 1994:53). L’auteur de ce sonnet commence en faisant les louanges de

Léry, signalant ses “honnestes labeurs” qui “donnent aux bons esprits” un “repos

gracieux”. Cependant, très vite, il fait allusion à Thevet comme un “malade au degoust

vicieux” à 1’ “oeil louche et malicieux” qui ne saura pas apprécier le “doux” labeur de

34Alexandre Astruc fut le premier dans son essai La caméra-stvlo (1948) à comparer le travail du cinéaste
à celui de l’écrivain, précisant que le cinéaste “écrit” avec sa caméra comme l’écrivain avec son stylo.
Léry lui enteprend la démarche inverse et fait un film, produit des images avec sa plume, son “stylo-
caméra”.

35L’auteur est à ce jour encore dans l’anonymat à ma connaissance. Ni Frank Lestringant dans ses
nombreux ouvrages, ni Roger Le Moine dans son ouvrage L ’Amérique des poètes français de la
R e n a iss a n c e , n e ré v è le n t l ’id e n tité d e c e lu i qu i se c a c h e so u s l ’a c ro n y m e B.A.M.

120

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Léry (1994:54). “L’œil” est le mot qui se trouve au centre du poème et qui marque

doublement le regard malveillant de Thevet ou bien, peut-être, tout comme dans le

célèbre vers d’Hugo: “l’œil était dans la tombe et regardait Caïn”, le regard implacable

de Dieu fixé sur Caïn. On voit déjà ici ce qui se passera quant à l’accueil que réservera

Thevet à la “gentille Histoire” (1994:54) de Léry. L’auteur insiste aussi sur le courage de

Léry, qui a “osé mordre ce benoist sainct Thevet”, en signalant dans son Histoire d’un

vovaee. les erreurs de Thevet Finalement l’auteur rapproche Thevet de Saint François

d’Assise en le nommant: “cest autre sainct François” mais ce Thevet, ancien moine

franciscain, lui, ne fait que “flater et mentir”. Dans son édition, Frank Lestringant

indique aussi qu’il y a une “allusion à YAlcoran des Cordeliers, célèbre pamphlet

protestant qui reprenait sur le mode ironique, la légende dorée de Saint François

d’Assise” (1994:54).36

Les auteurs de ces quatre sonnets, sans doute de proches amis de Léry et tous

protestants comme lui, mettent en avant, comme il est de mise dans ce genre d’exercice,

les qualités de Léry. On note qu’au moins deux d’entre eux, Daneau et Melet, étaient à

Sancerre avec lui et que les deux autres ont connaissance des souffrances de Léry en ce

lieu. Ce qui ressort de ces discours élogieux est tout d’abord la curiosité et l’audace de

Léry et ensuite, sa vocation d’écrivain. Ces quatre "mousquetaires” de Léry soulignent,

non seulement la forte personnalité de ce dernier et sa “résilience” (au sens que Boris

Cyrulnik donne à ce mot) mais de plus son choix judicieux à leurs yeux, de finalement

donner à voir et à lire le Brésil de sa mémoire dans ce texte. De plus, ces sonnets ont une

36 Jacques de Voragine (vers 1228-1298) La Vie des saints dite Légende dorée.

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valeur en ce sens qu’ils représentent des capsules temporelles contenant l ’ambiance de la

société dans laquelle évoluait Léry.

On note un changement dans ces pièces liminaires qui, dès la première édition de

1578, se démarquent par rapport à l’édition de l’Histoire mémorable de 1574. Les pièces

liminaires changent de forme et se dilatent, une mutation s’opère en 1578. Le livre

change d’objet et de statut. Les listes et répertoires qui comptabilisaient les coups de

canons, les noms des morts et des blessés comme autant de documents historiques en

1574 cèdent la place à d’autres genres de documents liés à l’iconographie du Nouveau

Monde. On passe du livre comme document historique, au livre illustré où les

considérations esthétiques entrent en jeu. Le genre du récit de voyage s’y prête, on s’y

doit de fournir cartes géographiques et images des humains aussi bien que de la faune et

de la flore du Nouveau Monde. C’est ce que nous offre Léry dans la relation de ses deux

voyages transatlantiques.

1.5. De Genève à Guanabara: sous le signe de l’espoir

Comme le remarque judicieusement Certeau, Léry effectue un voyage circulaire,

car il part de Genève et y revient.37

Pèlerinage à rebours: bien loin de rejoindre le corps référentiel d ’une orthodoxie (la ville
sainte, le tombeau, la basilique), l’itinéraire part du centre vers les bords, en quête d’un
espace où trouver un sol; il vise à construire là-bas le langage d ’une conviction nouvelle
(reformée). Au bout de cette recherche, il y a, produit de cet aller et retour, l’invention
du Sauvage. (Certeau 1975:219)

Certeau inscrit le projet des huguenots comme un “pèlerinage à rebours” différent de

celui des croisés ou des pèlerins qui se rendent en terre Sainte, vers un corps

“référentiel”. Le voyage de Léry et de ses coreligionnaires est plutôt de l’ordre d’une

37 On retrouve donc la figure géométrique du cercle qui revient ici.

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quête non d’un objet connu, mythique que l’on cherche à récupérer mais de l’inconnu.38

Un bond en avant et dans le vide guidé par la foi et le désir de trouver un lieu où

construire une nation et une vie en accord avec cette nouvelle foi. Quelque chose est

gagné mais aussi quelque chose est perdu, nonobstant, le voyageur Léry revient

métamorphosé.

Léry raconte la traversée d’Est en Ouest, les diverses rencontres avec la force et

parfois même la furie de la mer, avec la faune marine et surtout avec la rapacité et

l’avidité des corsaires, flibustiers et autres pirates.39 Il y avait en tout deux cent quatre

vingt dix personnes à bord de trois navires, la Petite Roberge, la Grand Roberge et la

Rosée qui ont pris la mer ce dix-neuvième jour de novembre de l’an 1556 (1994:113-4).

Dans sa découverte de la mer, Léry souffrant du mal de mer ne cède cependant ni à la

peur, ni au désespoir mais il témoigne admiratif:

C’est chose admirable de voir qu’un vaisseau de bois, [... ] puisse ainsi résister à la fureur
et force de ce tant terrible element. [...] on ne saurait assez priser, tant l’excellence de
l’art de la navigation en général, qu’en particulier l’invention de l’Eguille marine.
(1994:115)

Léry montre combien il est d’une part émerveillé par la force de “ceste mer du Ponent” et

par la capacité d’un “vaisseau de bois” de résister à cette force. Il souligne d’autre part,

“l ’excellence de l’art de la navigation” et plus particulièrement “l’invention de l’Eguille

marine”, marquant ainsi son respect et sa considération pour le savoir faire et

l’ingéniosité des humains. C’est ce regard toujours ébloui, neuf et frais qui trahit un

enthousiasme et une curiosité à toute épreuve qui sera en quelque sorte la signature de

38 Sur la relation d ’inconnu dans ce contexte, voir, Tom Conley, The Self-made map (Mineapolis: U of
Minnesota Press, 1996) 7-13.

39 On retrouve ce trope de l’appât du gain déjà présent dans l’Histoire mémorable.

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Léry. Ce regard particulier donne à son récit toute sa valeur non seulement historique, et

ethnologique, mais aussi son aspect moderne et même intemporel.

Lors de la rencontre avec les pirates, Léry, trahissant la situation de minoritaire et

d’impuissance des protestants en France, marque son indignation face à l’injustice et à la

loi de la jungle, à la raison du plus fort, qui régnent en mer comme sur terre. U dit qu’il a

“veu pratiquer sur mer ce qui se fait aussi le plus souvent en terre: assavoir que celuy qui

a les armes au poing, et qui est le plus fort, l’emporte, et donne la loy à son compagnon”

(1994:116). Ayant relaté un autre incident de pillage commis par certains membres de

l’équipage Léry s’exclame: “Après ce beau chef d’œuvre, fait au regret de plusieurs”

(1994:125), soulignant de plus, qu’il n’y a ni ordre ni respect et que l’on traite ses amis

aussi mal que ses ennemis. Ceci est d’importance et deviendra un thème récurrent chez

Léry qui établit un rapport entre amis et ennemis qui entre en jeu dans le rapport déjà

posé entre le proche et le lointain.

L’état déchaîné de la mer et son propre état émétique poussent Léry à reprendre

les paroles du poète Juvénal et allant plus loin à dire: “le poëte qui a dit que ceux qui

vont sur mer ne sont qu’à quatre doigts de la mort, les en eslongne encore

trop”(1994:119).40 Les vents étaient si imprévisibles et changeant que “c’est merveille

qu’ils ne nous ont virez cent fois les Hunes en bas, et la Quille en haut: c’est à dire, ce

dessus dessous” (1994:138). Il est percutant que Léry marque de la sorte presque de

manière inconsciente, cette entrée dans le monde qui se trouve de l ’autre côté de

l’équateur comme un monde sens dessus dessous. De plus, pour Léry, l’expérience de la

tempête comporte également des aspects qui relèvent d’une expérience mystique, en ce

40Allusion signalée par F. Lestringant op cit (Léry 1994:119 ni).

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sens que la seule action envisageable est de s’en remettre à Dieu par la contemplation.

Dans l’immensité océane, le minuscule corps de l ’homme étant comme un bouchon de

liège, une minute sur la crête de la vague, il est soulevé vers les ci eux, et l’autre dans le

creux de la vague, il semble plongé dans le gouffre des ténèbres. Le corps est contraint à

subir sans espoir de résistance, ce mouvement vertical allant de haut en bas et de bas en

haut.41 Léry, en bon protestant de la foi réformée en 1578, veut marquer par là, cet entre­

deux qu’est le statut incertain et instable de l’homme face au salut.

Quant aux manchettes, elles entretiennent un rapport dialogique avec le texte,

comme le font parfois les images. Ce sont des marques ou des traces d’oralité, comme

autant de points de repères pour le lecteur, qui agissent comme rappels et jalons dans le

texte. Avec l’usage des manchettes, sorte de vocatif, Léry veut attirer l’attention sur

cette partie du texte dans laquelle il s’adresse à “messieurs les délicats” (1994:140), ces

hommes précieux, en une allusion non masquée aux “mignons” d’Henri III, roi de France

depuis la mort de son frère Charles IX en 1574.42 Léry prévient ces hommes par trop

raffinés qui ne sauraient endurer ces difficultés: “il ne vous en prendra encores moins

d’envie quand vous aurez entendu ce qui nous advint à notre retour” (1994:140).

Léry défend dans l’ensemble de son récit et plus particulièrement dans ces pages

sa pratique qui fait primer dans son récit l’autopsie et l’expérience, pratique à laquelle il

s’attèle et qu’il défend dès la page titulaire, mais dont il s’éloignera de plus en plus dans

les éditions postérieures à celle de 1580. L’expérience à un sens particulier au seizième

41 On constatera des mouvements ascendants et descendants semblables durant la cérémonie chamanique et


les transes qui l’accompagnent. En effet durant les danses les femmes et surtout les hommes se baissent, se
relèvent et sautent se propulsant vers le haut (1994:377-423).

42 Comme le remarque F. Lestringant c ’est aussi un poncif de la littéraure de voyage. Voir son Atelier du
Cosmographe, pp. 27-35.

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siècle. Elle se rapporte au savoir faire, à la connaissance et à la sagesse acquis après

s’être entraîné et avoir répété maintes fois un même geste.43 En outre, le mot comporte

aussi le sens de ruse, comme un moyen de faire avec au sens certalien de ces termes.44

Léry signale ici qu’il adhère pleinement à ces principes, ce qui émane sans doute de sa

formation d’artisan cordonnier.45 Léry reprend à son compte la méthode empirique, qui

constitue la base de l’enseignement de Quintillien dans De l’Institution oratoire.

Méthode selon laquelle, la répétition et la pratique des discours oratoires est le moyen le

plus sûr et avéré d’acquérir la connaissance et partant la sagesse. Semblablement, Léry

déclare: “me rapportant plustost de ce fait à ceux qui ont veu l’experience, qu’à ceux qui

ont seulement leu les livres” ou encore, “on ne m’alleguast jamais contre l’experience

d’une chose” (1994:133 & 142) marquant le vécu et non les livres comme moyen de

connaissance.46

1.6. De Guanabara à Genève: sous le signe de l’échec

Léry déclare que les souffrances du voyage aller ne sont rien en comparaison de

celles endurées lors du voyage retour.

Voulez-vous vous aller embarquer pour vivre de telle façon? Comme je ne le vous
conseille pas, et qu’il vous en prendra encores moins d’envie quand vous aurez entendu
ce qui nous advint à nostre retour. (1994:140)

43 Selon Cotgrave. Montaigne III, xiii in Essais: “Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance”.

44 Michel de Certeau, L ’Invention du quotidien l.Arts de faire (Paris: Gallimard, 1990).

45 Comme tout métier manuel celui-ci consiste à être apprenti durant quelques années et à apprendre son
métier en observant et en tentant de répéter sans cesse les gestes sûrs du maître artisan.

46 Cette posture va changer à partir de l’édition de 1585, Léry va insérer beaucoup de références livresques.
Voir le chapitre IV de cette étude. 204-206.

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Le 4 janvier 1558, les huguenots embarquent sur “Le Jacques”, un navire “chargé de bois

de Brésil, Poivre long, Cottons, Guenons, Sagouins, Perroquets et autres choses rares par-

deça” (1994:505). Le départ s’annonce mal car le vaisseau est “entreouvert en quelques

endroits, mais aussi desjà si plein d’eau [...] que de la pesanteur, au lieu de se laisser

gouverner, on le sentoit peu à peu enfoncer” (1994:509). Le risque de périr est grand et

l ’on se précipite à bord pour activer les pompes et soutenir le navire assez bien en vue de

colmater les brèches afin de pouvoir naviguer. Les avis sont partagés quant à la

possibilité de ce navire de pouvoir effectuer la traversée et le capitaine tranche,

mettant en avant, qu’il voyoit bien s ’il retoumoit en terre que ses
matelots l’abandonneroyent, et qu’il aimoit mieux [...] hasarder sa vie
que de perdre ainsi son navire et sa marchandise: il conclut à tout péril
de poursuyvre sa route (1994:510).

Le capitaine veut entreprendre la traversée, mais il propose une barque à ceux qui veulent

retourner à Guanabara. Quelques uns saisissent l’occasion de retourner au fort Coligny.

Léry se compte parmi eux.47 Au moment de partir, lors d’un soudain changement de

destination, Léry s’explique: “me tendant la main dans la barque où j ’estois, il me dit, Je

vous prie de demeurer avec nous” (1994:510-1). Encouragé par la main tendue et

l’incitation de l’un de ses amis à remonter à bord du vaisseau, Léry saisit cette main

généreuse et sort de la barque, y laissant les trois futurs martyrs: Pierre Bourdon, Jean du

Bordel et Mathieu Verneuil. Léry cherche à se définir comme élu de Dieu, comme celui

qui échappe à plusieurs reprises à la faux de la mort, afin d’être en mesure de témoigner,

non seulement de son expérience personnelle, mais de plus afin de parler pour les “voix

47 Lestringant souligne que d ’après l’Histoire des Martyrs de Jean Crespin, c ’est Du Pont de Corquilleray et
Richer et non Léry, “qui seraient descendus dans la barque pour retourner vers Villegagnon” (Léry
1994:510 n i). Toutefois le texte ne dit pas exactement cela, mais simplement que Du Pont et Richer
“estoyent prests à se mettre dans la barque” et que “le dit Capitaine les retint” (Crespin 868).

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chères qui se sont tues”.48 On pourrait aussi concevoir ce passage comme dévoilant le

désir ou la tentation de Léry de demeurer parmi les Tupis, ses amis.

Le vaisseau met voiles au vent, mais le moral à bord n’est pas des meilleurs à en

juger par ce que nous précise Léry: “nous nous rejettasmes derechef en mer dans ce vieil

et meschant vaisseau, auquel, comme en un sepulchre, nous attendions plus tost mourir

que de vivre”( l 994:511). La comparaison du vaisseau à une sépulture n’augure rien de

bon. L’état de délabrement du navire et le moral se conjuguent pour exacerber le

pessimisme des voyageurs et des marins. Le navire est en mauvais état et de nouvelles

brèches s’ouvrent durant la traversée, mais le matelot charpentier “un petit jeune homme

de bon cœur” (1994:521), trouve toujours le moyen de réparer pour éviter le pire. Léry

signale dans ces propos le respect qu’il a pour les petits artisans comme ce courageux

charpentier. Les péripéties se multiplient, il y a même un incident assez bizarre où la

poudre à canon prend feu, incident que Léry décrit ainsi:

[...] comme nostre cannonier faisant seicher sa pouldre dans un pot de fer, le laissa si
longtemps sur le feu qu’il rougit, la poudre s’estant emprise, la flame donna de telle façon
d ’un bout en autre du vaisseau, [...] que peu s’en fallut qu’à cause de la graisse et du breits
dont le navire estait frotté et goldronné le feu ne s ’y mist, en danger d’estre tous bruslez au
milieu des eaux. (1994:525)

La conséquence fut telle qu’un matelot mourut de ses brûlures, alors que Léry,

témoignant d’une présence d’esprit certaine, échappe ici encore à la mort ayant “le bout

des oreilles et les cheveux grillez” (1994:525). On pourrait lire ici un retour cocasse du

fait cannibale, car Léry qui échappe au boucan durant son séjour brésilien est “grillé” par

la poudre à canon.

48 On reviendra dans le chapitre IV de la présente étude à la thématique de la mort élusive. Je reprends ici la
belle formule de Verlaine dans son poème “un rêve familier”.

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Mais c’est la faim et la soif qui seront cruelles et douloureuses durant les

dernières semaines du voyage. “Dès le commencement du mois de May” (1994:527),

Léry remarque qu’il n’y a plus rien à manger à bord. “Deux mariniers estans morts de

malle rage de faim”(1994:527), ont été jetés par dessus bord. On découvre alors les

morceaux de peau de tapir que l’on fait bouillir sans grand succès gastronomique puis

que l’on fait griller, ce qui semble satisfaire les papilles gustatives car ainsi ils rappellent

les ”carbonnades de coines de pourceau” (1994:529). À partir de ce moment tous les

cuirs et peaux “les cornes des lanternes”( 1994:529), et les “chandelles de su if’

(1994:530), sont consommés. Puis la “nécessité inventeresse des arts” (1994:531), fait

passer les matelots et passagers du “Jacques” à la chasse aux rats et aux souris. On note

un rappel du catalogue des choses mangées durant la famine de Sancerre. Léry compare

la famine de Sancerre à celle du voyage retour: “n’y ayant eu faute ni d’eau ni de vin,

quoy qu’elle fust plus longue, si puis-je dire qu’elle ne fut si extreme que celle dont il est

ici question.” (1994:533). Si Léry marque la durée de la famine, il souligne qu’il y avait

de quoi boire à Sancerre ou ni l’eau ni le vin n’ont manqués. En contrepartie, sur “Le

Jacques”, l’un comme l’autre sont épuisés depuis des semaines, conjuguant ainsi la soif à

la faim.

Selon Léry, le caractère de l’homme est altéré et même dénaturé par la faim et il

“enrage de faim” (1994:535) et même “en regardant son prochain, voire sa femme et ses

enfants d’un mauvais œil il appetera d’en manger” (1994:535).49 Ceci peut être un moyen

pour Léry d’expliquer le contexte de l’acte anthropophagique sancerrois. Les hommes

s’évitent et ne se parlent que très peu sur “Le Jacques”, ayant peur de sombrer dans “ceste

49 Retour notable du mot “prochain” qui renvoie au trope du proche.

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acte barbare” (1994:536), de s’entre-tuer pour se manger. Le 24 mai “Le Jacques” arrive

enfin sur la côte bretonne et selon Léry, le capitaine du bateau avoue qu’ “il avoit délibéré

et résolu, non pas de jetter au sort, comme quelques uns ont fait en telle destresse, mais

sans dire mot, d’en tuer un d’entre nous pour servir de nourriture aux autres” (1994:538),

nul besoin de tirer à la courte paille, pour savoir comme dans la chanson “qui serait

mangé” le pire est évité de justesse.50

Il suffit de prendre “La Grand Roberge” et “Le Jacques” comme métaphore du

voyage aller et retour respectivement, pour souligner leur différence. “La Grand

Roberge” fait partie d’une flottille de trois vaisseaux, c’est le plus grand: “environ dix-

huit toises de long, et trois et demi de large” (1994:115). Il comporte à son bord “six-

vingts” personnes (1994:113). Le départ de Honfleur ne passe pas inaperçu, il est fêté et

célébré comme le signale Léry dans ce passage.

[...] à la sortie du port dudit Honfleur, les canonnades, trompettes, tabours, fifres, et
autres triomphes accoutumez de faire aux navires de guerre qui vont voyager, ne
manquèrent point en nostre endroit. (1994:114)

Léry marque dans ces propos deux choses d’importance: tout d’abord le “triomphe”

manifesté à ce départ, puis il signale qu’il s’agit de “navires de guerre”, donc cautionnés

et équippés par le royaume de France. Ce voyage aller s’effectue sous l’égide et avec le

soutien du roi de France, il est sous le sceau de l’espoir de fonder une colonie française

au Brésil. Le voyage retour, en contrepartie, est à la charge des calvinistes, qui mettent

en place un “marché de six cents livres tournois, et vivres du pays” (1994:504) afin

d’embarquer. De plus, ce voyage s’effectue sur un “moyen navire marchand”, “Le

Jacques” (1994:507). Ce navire est chargé de toutes sortes de marchandises et ne

50 Je fais allusion à la chanson “Il était un petit navire”.

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comporte que “quarantecinq” personnes à son bord (1994:507). Le voyage retour n’a pas

lieu dans les mêmes conditions que le voyage aller, pas de célébration, les calvinistes sont

des parias indésirables aussi bien chez Villegagnon qu’en France. C’est la peur au

ventre, avec “grandes craintes et appréhensions” (1994:507), ainsi que des regrets que les

huguenots s’embarquent (1994:507). “Le Jacques” est un vieux raffiot qui prend eau de

tous côtés. Le charpentier “ayant dit qu’estant trop vieux et tout rongé de vers il ne

valloit rien pour faire le voyage” (1994:510). De plus le capitaine a reçu de Villegagnon

“un procès” visant à faire “brusler comme heretiques” les calvinistes à son bord

(1994:505). Les calvinistes sont accusés et abandonnés par Villegagnon, celui qui avait

sollicité leur venue. Le voyage de retour signale le durcissement et l’intolérance qui

attendent les calvinistes en France, annonçant déjà les guerres de religion en latence.

2. La découverte de l’Amérindien: l’étrangeté

Léry commence le récit ethnographique en marquant la date et l ’heure où apparaît

à ses yeux la première “veuë de l’Inde Occidentale, terre du Brésil, quarte partie du

monde, et incogneuë des anciens: autrement dite Amérique” ( 1994:146). Le ton de Léry

est solennel ici. Avec la déclinaison en chapelet de tous les noms dont cette partie du

monde est affublée, il semble que ce moment si longtemps attendu, l’arrivée en

Amérique, doive tout d’abord dépasser le stade du choc rétinal, et qu’il doive passer par

ce que Roland Barthes nomme : “fièvre de langage” (FDA 1977:191), qui d’ordinaire

accompagne le “coup de foudre”. Mais aussi le réflexe de nommer quelque chose qui

nous est inconnu et nous surprend est un moyen habituel de négocier cet inconnu et de

dominer l ’angoisse et la peur que cet inconnu nous procure, pour ne pas y succomber.

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L’expression de la joie d’être enfin arrivé sur la terre ferme devra être différée encore

momentanément.

2.1. Le choc rétinal de la rencontre avec l’homme nu

“Premièrement tant les hommes que la femme estoyent aussi entièrement nuds,

que quand ils sortirent du ventre de leurs meres:” (Léry 1994:149). C’est ainsi que Léry

va “dire quelque chose en passant”(149) sur la nudité des Amérindiens. Dans cette

remarque héritée de Christophe Colomb, Léry constate, mais il ne juge pas, il offre à son

lecteur une image des êtres humains nus comme étant naturelle ou même originelle sans

marquer cette pratique d’une charge moralisante.51 Léry, soulignant l’étrangeté des

Amérindiens, décrit tout d’abord l’aspect physique des hommes, disant qu’ils “estoyent

peints et noircis par tout le corps”, qu’ils étaient “tondus fort près sur le devant de la

teste”, avaient “sur le derrière les cheveux longs”, et qu’ils avaient “tous les levres de

dessous trouées et percées” (1994:149). Puis il décrit la femme, disant qu’elle n’avait pas

“la levre fendue” elle portait “les cheveux longs”, mais avait les oreilles “si

despiteusement percées qu’on eust pu mettre le doigt à travers des trous” (1994:149).

Léry souligne que les Amérindiens “n’ont entr’eux nul usage de monnoye” ainsi

le paiement se fait par troc et pour les vivres les huguenots donnent des “chemises,

cousteaux, haims à pescher, miroir et autre marchandise” en dédomagement (1994:150).

A propos des “chemises”, Léry revient à la nudité des Amérindiens avec désinvolture ou

même avec humour, soulignant que ceux-ci:

[,..](n ’ayans pas accoustumé d’avoir linges ny autres habillemens sur


eux), à fin de ne pas les gaster en les troussant jusqu’au nombril, et

51 La phrase exacte de Colomb est: “Ils vont nus tels que leur mère les a enfantés,[ ...] ” . Voir Christophe
Colomb, La découverte de l’Amérique. Journal de bord Cl492-1493) (Paris: La Découverte, 1991) 60-61.

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descouvrans ce que plustost il falloit cacher, ils voulurent encores, en
prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses
(1994:150).

N ’ayant pas la coutume de ces vêtements, ceux-ci représentent des objets rares,et donc

de valeurpour les Tupinambas qui tiennent à en prendre soin et à les préserver en les

utilisant avec attention et parcimonie. Léry précise que contrairement aux Européens qui

visent à cacher et à protéger leur peau et plus particulièrement celle de leurs fesses, les

Amérindiens “nous monstrans le cul preferent leurs chemises à leur peau” (1994:151) et

soignent ainsi ces chemises nouvellement acquises, qui pour eux ont une valeur plus

grande que “la peau des fesses”. Léry souligne avec humour cette pratique étrange pour

un Européen qu’on les Amérindiens d’aller sans vêtements. Notons la réflexion de

Montaigne à cet égard, dans "De l'usage de se vestir".

Je devisoy, en cette saison frileuse, si la façon d'aller tout nud de ces


nations dernièrement trouvées est une façon forcée par la chaude
température de l'air, comme nous disons des Indiens et des Mores, ou si
c'est l'originele des hommes. (Montaigne 221)

Montaigne s’interroge sur “la façon d’aller tout nud” des Amérindiens, cherchant à savoir

si c’est “l’originele des hommes” ou bien si cette pratique est liée à la zone climatique

dans laquelle ils évoluent. De fait, Montaigne tient ici à souligner que nous avons tous

cette pratique à l’origine, comme un moyen de nous inviter à considérer nos présupposés

et nos coutumes afin de les relativiser. Quant à lui, Léry a vu le corps nu des

Amérindiens, or, s’il en paraît choqué, par pudeur ou par respect envers eux, il refuse de

se focaliser dessus et de le décrire à ce moment. Faisant donc abstraction de la nudité de

manière directe, il la révèle indirectement en remarquant: “l’erreur de ceux qui nous ont

voulu faire accroire que les sauvages estoyent velus” (1994:149). Le récit de la rencontre

sidérante, médusante, époustouflante avec les Amérindiens semble être encore différé.

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2.2. La fausse rencontre: Les Margaïas et les Ouetacas

Tout comme dans le Pantagruel de Rabelais, il y avait tout d’abord la rencontre

manquée avec “l’escholier limousin”, avant de faire la véritable rencontre avec

“Panurge”: il y a dans l’Histoire d’un vovage une fausse rencontre, ou plutôt une série de

rencontres manquées avant de faire la rencontre espérée avec les Tupinambas. Il y a tout

d’abord le premier contact avec les M argaïas, alliés des Portugais, et par conséquent

ennemis des Français, qui inspirent aux huguenots la peur “d’estre prins et boucanez”

(1994:152). Puis celle avec les “Ouetacas”, qui selon Léry, “portent les cheveux longs et

pendans jusqu’aux fesses” courent très vite, “comme un levrier” et “au surplus comme

chiens et loups” ceux-ci se nourissent de “chair crue” (1994:153-4). Léry marque ainsi

leur pratique de l’omophagie, comme le dégré le plus élevé de la sauvagerie, étant

anthropophagie du cru. De plus, selon Léry, cette nation est placée “au rang des nations

les plus barbares, cruelles et redoutées” car ses membres:

sauvages si farouches et estranges, que comme ils ne peuvent demeurer


en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils guerre ouverte et continuelle, tant
contre tous leurs voisins, que generalement contre tous les estrangers
(1994:152-3).

Il est percutant que Léry marque le rejet de l’autre et la xénophobie des “Ouetacas”,

comme ayant sa source et émanant directement de leur incapacité de vivre en paix entre

eux. Ceci peut être considéré comme une critique à peine masquée de la situation en

France, où les catholiques ne peuvent s’entendre avec les protestants et veulent les

annihiler. Léry pose déjà un des éléments de sa comparaison: ce sont les Ouetacas qui

représenteront les catholiques alors que les Tupinambas représenteront les protestants.

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2.3. Écrire en Images: L ’art de la description chez Léry

S’il est fort connu que les calvinistes, bien souvent targués d’iconoclasme ont à

l’égard des images une attitude sinon méfiante du moins réservée, Léry fait sans doute

figure d’exception. Léry n’a pas, de toute évidence, l’envergure d’un Bernard Solomon

ou d’un Pierre Eskrich, il n’est ni dessinateur ni graveur pour sûr. Néanmoins, la

description est la méthode de prédilection que va utiliser Léry, visant une nouvelle

episîemé, afin de rendre ou mieux de “traduire” ce Nouveau Monde. Mais en quoi

consiste la description? Selon Hartog et ce depuis l’antiquité grecque: “décrire c’est voir

et faire voir” (Hartog 259). C’est exactement ce qu’opère Léry, le Brésil est à la fois

lisible et visible dans son texte.

La manière de décrire de Léry est guidée par une sensibilité visuelle et bien

souvent il est apte à rendre non seulement la chose vue, mais à rendre la chose visible

pour ses lecteurs. En quoi consiste cet art de Léry? Comment se manifeste-t-il? Où

trouve-t-il son fondement? C’est sans doute parce qu’il est curieux, qu’il aime regarder

et observer que l’œil de Léry est aiguisé et que sa vue se manifeste comme un sens d’une

grande acuité. Le regard exhorbitant de Léry se manifeste surtout à l’égard de l’humain

qu’il va scruter sans réserve, inlassablement, afin d’en rendre compte avec une myriade

de détails, sans le juger ni lui ni ses coutumes. En ce sens, Léry se distingue

manifestement de son prédécesseur Thevet, Léry ne cherche ni à comprendre ni à

expliquer les Tupinambas et leur culture, mais simplement à rendre compte de leur

étrangeté, à nous les offrir en images à nous les donner à voir. Avec l’image on arrête le

temps on le fige. C’est de là que vient sans aucun doute toute la valeur intemporelle de

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son récit ethnographique. On remarque cette qualité de la description léryenne face à la

nudité des Tupinamaba. Léry va révéler sa capacité à recevoir l’autre, son ouverture

d’esprit, ainsi que la candeur de son regard dans son portrait de la nudité des “sauvages

Brésiliens”.

Sans monstrer aucun signe d’en avoir honte ni vergongne, demeurent et


vont coustumierement aussi nuds qu’ils sortent du ventre de leurs
meres. (1994:214)

Il est clair que dans cette description Léry met en avant l’aspect naturel, originel et

habituel de la nudité des Tupinambas. Les Tupinambas n’ont ni “honte” ni “vergongne”

Léry leur reconnaît le droit à cette pratique sans émettre de jugement de valeur, même si

en y revenant maintes fois (149, 214), il en souligne l’étrangeté pour l’Européen qu’il

est.52 Semblablement, dans le portrait qu’il nous dresse, les femmes Tupinambas aiment

les bijoux, les peignes et les miroirs mais ne semblent avoir aucun usage pour les

vêtements qui leur sont donnés.

Vray est que pour pretexte de s ’en exempter et demeurer tousjours nues,
nous allegant leur coustume, qui est qu’à toutes fontaines et rivieres
claires qu’elles rencontrent, s ’accroupissans sur le bord, ou se mettans
dedans, elles jettent avec les deux mains de l’eau sur leur teste, et se
lavent et plongent ainsi tout le corps comme cannes, tel jour sera plus de
douze fois, elles disoyent que ce leur serait trop de peine de se
despouiller si souvent. (1994:232)

En faisant cette description du comportement des femmes Léry ne révèle pas du tout en

être choqué. Il souligne le côté pratique des femmes qui se “lavent et plongent” dans

l’eau si souvent selon leurs coutumes, qu’elles trouvent par trop contraignant d’avoir à se

52 Cette même attitude sera reprise par Montaigne dans son avis au lecteur: “si j ’eusse esté entre ces
nations [...], je t’asseure que je m ’y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud (Montaigne 9). Léry
et Montaigne témoignent d ’une ouverture d ’esprit vis-à-vis des pratiques vestimentaires des Tupinambas,
leur accordant le droit de faire selon leur usage.

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“despouiller” si souvent. De toute évidence, selon Léry la nudité de la femme Tupi est

bien moins provocante,

[...] que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillez, grands
collets fraisez, vertugales, robbes sur robbes et autres infinies bagatelles
(1994:234).

et artifices des femmes européennes, qui elles s’habillent, se parent et se fardent

uniquement dans le but de séduire. Ce que Léry semble admirer chez l’homme et la

femme tupinamba, c’est le fait qu’ils vivent selon leurs us et coutumes en harmonie avec

la nature et de manière plus simple que les Européens.

Alors que Thevet se borne à décrire au moyen de la comparaison basée sur

l’analogie, faisant souvent des références à l’antiquité grecque ou romaine afin d’ancrer

parfaitement son discours dans sa propre réalité d’Occidental, Léry lui, trace des lignes, il

crée des liens, il s’engage avec ce qu’il voit. Il fait des dessins avec ses mots et sa plume

fonctionne comme un pinceau. Considérons ces deux descriptions de la rencontre avec

l ’homme Tupinamba afin d’illustrer l’écart qui existe entre la méthode de l ’un et celle de

l’autre de nos deux voyageurs. Voici tout d’abord le passage de Thevet.

Or maintenant nous faut escrire de la part que nous avons plus congnue,
& frequentée, qui est située environ le tropique brumal, & encores delà.
Elle a esté & est habitée pour le iourd’huy, outre les Chrestiens, qui
depuis Americ Vespuce l’habitent, de gens merveilleusement estranges,
& sauvages, sans foy, sans loy, sans religion, sans civilité aucune, mais
vivans comme bestes irraisonnables, ainsi que nature les a produits,
mangeans racines, demeurans tousiours nuds tant hommes que femmes,
iusques à tant, peut estre, qu’ils seront hantez des Chrestiens, dont ils
pourront peu à peu despouiller ceste brutalité, pour vestir une façon
plus civile et humaine. En quoy nous devons louër affectueusement le
Créateur, qui nous à esclarcy les choses ne nous laissant ainsi brutaux,
comme ces pauvres Amériques. (Thevet 1558:116)

Ayant recours à un ton doctoral, et péremptoire, faisant étalage de connaissances tant

géographiques qu’historiques, la description chez Thevet se donne pour objectif et se

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cantonne à marquer l’infériorité des “Amériques” par rapport aux “Chrestiens”. Les

“Chrestiens”, au nombre desquels Thevet se compte, sont la référence: ils constituent

l’étalon par lequel on jauge les “Amériques”. Les “Amériques” ne sont pas des hommes,

ce sont des “bestes”. Ceux-ci, “sans foy, sans loy, sans religion” vivent comme des

“bestes irraisonnables” et semblent irrécupérables aux yeux de Thevet. Celui-ci, sans

connaître les “Amériques” semble déjà tout savoir sur eux. Thevet marque clairement ses

préjugés fondés sur son ignorance. Il témoigne d’un jugement a priori, d’une pensée

toute faite, incapable de recevoir l’autre. Thevet fonctionne uniquement dans son monde,

dans le monde qui lui est connu, il refuse tout contact avec l’inconnu. Thevet a peur que

cet inconnu n’ébranle ses idées bien ficelées qu’il ressasse sans cesse, comme pour se

rassurer et se conforter dans son quant à soi. Dès lors, la description de Thevet bestialise

et réifie les “Amériques” ne leur allouant aucune reconnaissance en tant qu’êtres

humains. Les mots de Thevet sont cinglants, les “Amériques” sont “brutaux”, ils n’ont ni

“civilité” ni façon “humaine”. Ils sont sans noms, innomables. Thevet témoigne d’un

regard de cosmographe, d’un regard panoptique, dominateur et condescendent qui sera le

propre du regard du colonisateur.

A contrario, la description de Léry marque d’emblée l ’humanité et la

reconnaissance.

les sauvages de l ’Amérique, habitans en la terre du Brésil, nommez


Totloupinambaoults, avec lesquels j ’ay demeuré et fréquenté
familièrement environ un an, n’estans point plus grans, plus gros, ou
plus petits de stature que nous sommes en l’Europe n ’ont le corps ny
monstrueux ny prodigieux à nostre esgard: bien sont-ils plus forts, plus
robustes et replets, plus disposts, moins sujets à maladie: et mesme il
n ’y a presque point de boiteux, de borgnes, contrefaits ni maleficiez
entre eux. (Léry 1994:211)

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En nommant le peuple qu’il rencontre, Léry l’inscrit dès le départ dans la communauté

humaine. De plus, expliquant l’occasion de cette rencontre et comment il a “demeuré”

avec et “fréquenté familièrement” ces gens pendant près d’un an, Léry s’inscrit et

s’investit dans cette rencontre et de surcroit il la charge d’un affect que ne possède pas la

description de Thevet. L’usage du mot “familièrement “ est crucial et trahit le désir de

Léry de se compter dans cette famille. On note dans le choix des mots de Léry une

parité, une relation d’égal à égal. La description proprement dite se démarque également

de celle de Thevet, elle comporte trois phases. Dans la première Léry fait allusion aux

Européens ce n’est pas comme dans le cas de Thevet pour en faire la référence mais tout

au contraire pour insister justement sur le manque de différences corporelles et purement

physiques notables entre les Européens et les Tupinambas qui ne sont :’point plus grans,

plus gros ou plus petits” que “nous sommes”. Dans un second mouvement, Léry va

prendre le contrepied de Thevet disant qu’ils ne sont “ny monstreux, ny prodigieux”, ce

qui va à l’encontre des idées reçues qui font des Amérindiens des monstres ou des

géants53. Dans un troisième mouvement Léry va faire des Tupinambas la référence qu’il

faudrait considérer ou même émuler , car ils sont “plus robustes”, “plus forts”, “plus

disposts” et surtout “moins sujets à maladie”. Ces trois démarches subsument la volonté

d’humaniser les Tupinambas et de les considérer en tant qu’hommes “exemplaires”: “il

n’y a pas de boiteux, de borgnes, contrefaits ni maleficiez entre eux”; Léry suggère qu’on

devrait en faire la référence.

Comme le souligne Michel Jeanneret “la littérature de voyage se répartit en deux

catégories: textes descriptifs et textes normatifs” (Jeanneret 125). Le texte de Léry

53 Thevet est visé directement par cette remarque de Léry car il a peint dans ses Sineularitez (206-7),
Quoniambec comme un roi, puis dans sa Cosmographie et ses Vrais Pourtraits comme un géant, ce que
Léry conteste sur les deux plans.

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appartient au premier groupe alors que le récit de Thévet, les Sineularitez appartient au

second groupe. Léry décrit non par comparaison ou analogie, mais par images. Il écrit

des lignes physiques et émotives qui sont des textes/images, lisibles et visibles, qui

donnent à voir et à sentir ce qu’il décrit. Alors que Léry considère la réalité américaine

pour elle-même Thevet la pose en regard avec la réalité européenne, particulièrement

avec l ’antiquité grecque ou latine.

Pour Léry, les Tupinambas sont des hommes. Ils sont humains comme nous

donc, mais cependant autres. Léry met en place un paradoxe qui s’avère non seulement

neuf et génial, mais aussi fort utile et fécond pour la suite de son récit ethnographique.

Le paradoxe installe une tension productrice de récit, productrice d’écriture. C’est à

partir decette tension que Léry est apte à recevoir cet autre. Dans son discours, Léry

semble diredu Tupinamba: “Il est humain comme moi, mais il est étrange etautre,

comme moi je suis autre en France chez moi et je suis autre ici chez lui”. Léry accorde

son altérité au Tupinamba, comme il reconnaît la sienne propre en France, en tant que

calviniste et au Brésil en tant qu’Européen. C’est à partir de ce relativisme, que Léry

s’attèle à maintenir à travers la majeure partie du récit ethnographique, que l’on peut dire

qu’il initie un discours ethnographique et assume la position de l’ethnologue. En effet,

comme le remarque Augé dans un contexte plutôt théorique:

La position de l’anthropologue est toujours une position d’extériorité


par rapport au jeu des relations qu’il étudie. Cette extériorité est ce qui
le définit, aussi bien du point de vue de la méthode (il contacte des
informateurs, essaie de se faire accepter et comprendre, d ’apprendre la
langue...) que du point de vue de l’objet: jamais il ne sera un de ceux
qu’il étudie, il le sait et eux le savent, [...]. Il n ’est pas l ’un d ’entre
eux, mais il tente de s ’en rapprocher et eux aussi se rapprochent de lui
pour le meilleur et pour le pire. (2006:42-3)

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La remarque d’Augé résume fort bien le projet et la posture de Léry. C’est aussi ce qui le

distingue de Thevet. Thevet veut enseigner sans rien apprendre. Il veut obtenir des

informations sans avoir à se rapprocher, ni avoir aucun contact véritable avec son objet

d’étude, les “Amériques”. Léry, quant à lui, marque toutes les étapes qui constituent la

méthode de l’anthropologue définie par Augé. Le point de vue de Léry n’est pas non

plus celui de Thevet. Léry se place au même niveau que l’homme tupinamba. C’est dans

ce face à face que se joue la rencontre, le rapprochement et la reconnaissance de l’un à

l ’autre. C’est aussi là que se révèle le rapport éthique, dans le visage de l’autre homme

(Levinas TI 50). Le visage, “image affection” au sens deleuzien, est le lieu où se joue la

relation éthique54. C’est dans cette démarche, celle de la “visaéité” que Léry révèle son

audacité, il regarde en face le tupinamba, ainsi, en l’observant selon un ordre de sensation

et non de jugement, il est en mesure de dire et de donner à voir l’Amérindien Tupinamba

en tant qu’homme, au moment précis où partout on lui nie son humanité et où la machine

coloniale Européenne est en train de se lancer dans une course infernale et destructrice.

Peut-on dire pour autant que Léry fait preuve d’altruisme, dans ces propos qui constituent

un discours anti-colonial en gésine? Rien n’est moins sûr, en accordant son humanité au

Tupinamba, Léry revendique la sienne propre et celle de ses coreligionnaires. C’est dans

ce sens qu’il faut lire le rapprochement qu’effectue Léry vis-à-vis des Tupinambas.

54 Sur la question de 1 “image affection” je renvoie à Gilles Deleuze, Cinéma I (Paris: Minuit 1983) 145-
172. Dans ces pages il s ’agit du visage vu en tant que champ de sensation et non de valeur que l’on
déduirait d’une physionomie.

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2.4. Les pratiques alimentaires des Tupinambas

Les manières de table des Tupinambas, sont étranges et fort singulières: ils ont

l’habitude de jeter la nourriture d’assez loin dans leur bouche et sont très adroits à cette

pratique, “ils n’en espanchent pas un seul brin” (1994:240)55. Léry se contente de décrire

les différents aliments consommés par les Tupinambas se refusant de comparer ou de

contraster ceux-ci avec les aliments européens, comme il le signale: “je parle de chairs,

poissons fruicts et autres viandes du tout dissemblables de celles de nostre Europe”

(1994:246), pas de comparaison possible donc. Les Tupinambas: “ne mangent nullement

durant leurs beuveries, aussi quand ils mangent ils ne boyvent point parmi leur repas:

tellement que nous voyans entremesler l ’un parmi l ’autre, ils trouvoyent nostre façon fort

estrange” (1994:250). “Quand ils mangent ils font un merveilleux silence, [...] quand

[...] ils nous oyoyent jaser et caqueter en prenant nos repas, ils s’en savoyent bien

moquer” (1994:251). Dans ces deux passages, Léry nous donne accès à un autre point de

vue, par cette révolution du regard, ce sont les Tupinambas qui regardent et sont

interloqués par les pratiques des Européens qu’ils trouvent “estranges”. Le sentiment

d’étrangeté est partagé, étant ressenti non seulement par les Européens vis-à-vis des

pratiques des Tupinambas, mais aussi dans le sens inverse par les Tupinambas, vis-à-vis

des pratiques européennes. Cet effort pour rendre l’Amérindien Tupi et ses pratiques

visibles et saisissables pour son lecteur européen annonce déjà une préoccupation pour le

relativisme culturel. La célèbre réflexion de Montaigne: “chacun appelle barbarie ce qui

n’est pas de son usage” (Montaigne 203) semble déjà sous-jacente dans les pages sur

l’alimentation des Tupinamabas de Léry.

55 Les jeunes chahuteurs de réfectoire apprécieront sans doute cette pratique.

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2.5. Le caouin, la musique, la danse et le chant chez les Tupinambas

Considérant le mode de vie des Tupinambas, Léry précise: “s’il est question de

sauter, boire et Caouiner”, c’est pour ainsi dire “leur mestier ordinaire” (223). La

juxtaposition des mots “sauter, boire et caouiner” avec “mestier” est significative. Les

Tupinambas ne travaillent pas, semble-t-il. Léry marque ainsi non seulement que les

Tupinambas aiment se réjouir mais que c’est là pour ainsi dire leur quotidien, leur

occupation majeure. La nature est généreuse et abondante dans la région où vivent les

Tupinambas. Montaigne tout comme Léry souligne ce fait: “ils jouyssent encore de cette

uberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires”

(Montaigne 208). Léry précise ainsi la joie de vivre et le goût pour le chant, la danse et

la musique des Tupinambas, mais aussi leur tendance à consommer le caouin, boisson

alcoolisée, équivalente à la chicha des Incas, faite à partir “de ce gros mil, nommé Avati”

(1994:247), maïs fermenté. Léry représente le Tupinamba en pleine réjouissance, ayant

la M araca en main, puis autour des reins le traditionnel Arraroye, cercle de plumes

réservé aux plus braves et les “sonnettes composées de fruict à l’entour des jambes”

(1994:228). Les Tupinambas: “ne mangeans jamais qu’ils n’ayent appétit, on peut dire

qu’ils sont aussi sobres en leur manger qu’excessifs en leur boire” (251), remarque Léry.

Cette réflexion est à mettre en regard avec le passage dans lequel il va nous peindre les

Tupinambas comme modérés et sages dans l ’usage des ressources naturelles par

l’intermédiaire du sage vieillard (310-14). Léry marque pour le manger et le boire une

alternance entre mesure et démesure chez les Tupinambas, qui : “sont les premiers et

superlatifs en matière d’yvrongnerie” (252).56

56 Quand j ’ai visité le Pérou j ’ai entendu plusieurs fois la légende de Macchu Picchu, capitale sacrée des
Incas, qui ne fut jamais découverte par les Conquistadores. Cette légende veut que lors des jours de fêtes,

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Le caouin est une boisson opaque, à base de grains de maïs fermentés, qui peut

être blanche ou rouge (selon la couleur du maïs utilisé), un peu comme le vin, mais qui

contrairement à celui-ci se boit non chambrée mais tiédie (1994:247). La fabrication de

ce “breuvage” tupinamba, tout comme celle de la farine de manioc, incombe strictement

aux femmes: “ce sont les femmes qui font ce mestier”(1994:247), même s’il est surtout

mais non exclusivement à l’usage des hommes. La préparation semble étrange au

premier coup d’œil, parce que la fermentation du caouin s’effectue grâce à la salive des

femmes qui mâchent le maïs, et le recrachent (1994:255). A ceux qui pourraient être

dégoûtés par ce fait Léry: “les prie de se resouvenir de la façon qu’on tient quand on fait

le vin de par deçà” (1994:255-6). Il explique que la fabrication du vin qui se fait en

écrasant le raisin avec les “beaux pieds” et parfois avec les “soulliers” (256) n’est ni plus

hygiénique, ni moins repoussante. S’il est convenu que “le vin en cuvant et bouillant jette

toute ceste ordure” il est vrai que “nostre caou-in se purge aussi” (1994:256). L’usage du

“nostre” est d’importance et amorce le passage qui va de l ’étrangeté à la familiarité pour

Léry Sans doute conscient de ses propres défauts, Léry invite son lecteur à prendre

conscience des siens propres. Dans un même mouvement, Montaigne ne semble pas

s’étonner que: “nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, [...],

jugeans bien de leurs fautes nous soyons si aveuglez aux nostres” (Montaigne 207). Léry

nous représente ici les coutumes plutôt dyonisiaques des Tupinambas avec une

bienveillance et une indulgence visible. Cette tendance amorce la démarche qui tend à

minimiser les défauts des Tupinambas et à dilater leurs qualités, pour faire d’eux la

l’eau qui circulait d ’ordinaire dans les acqueducs soit remplacée par de la chicha, ce qui viendrait confirmer
les propos de Léry.

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référence à l’aune de laquelle l’Européen doit être mesuré.57 Quant aux pratiques

alimentaires, la plus étrange pour sûr, est celle de l’anthropophagie.

2.6 La peur d’être “prins et boucané”

Le cannibalisme des Amérindiens, est une pratique par laquelle ils tuent, et

mangent d’autres hommes, qui sont leurs ennemis, non par faim mais par vengeance. Ce

n’est pas un cannibalisme de subsistance à des fins strictement utilitaires. Léry aborde le

sujet troublant de l’anthropophagie, à trois reprises dès le début de son récit

ethnographique, marquant sa grande peur d’être mangé. En effet, c’est à chaque fois

pour exprimer l’angoisse “d’estre prins et boucanez” (1994:148) angoisse de plus en plus

fortement ressentie car “la nation nommée Margaïas alliée des Portugais et par

conséquent tellement ennemie des François” (1994:147) peut d’une minute à l’autre

exercer ses prérogatives consistant à tuer et à manger ses ennemis, après les avoir fait

griller sur le boucan. Léry précise ensuite dans son récit des pratiques anthropophages,

que chez les Ouetacas:

comme ils ne peuvent demeurer en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils
guerre ouverte et continuelle, tant contre tous leurs voisins, que
généralement contre tous les estrangers (1994:152-3)

Cette remarque ne fait pas faiblir son angoisse. Ainsi la ligne de démarcation entre les

amis et les ennemis est floue chez les Ouetacas, dès lors, on peut manger un proche

voisin, aussi bien qu’un lointain étranger. En contrepartie, pour Léry, les Tupinambas se

distinguent de manière fondamentale des Ouetacas pour ceux-là la distinction entre amis

57 On pourrait également souligner ici que Léry n’est pas parfait. Il a été accusé et condamné “de
paillardise” le 6 février 1588. Il a dû comparaître devant le consistoire et s’excuser publiquement le 22
avril selon les Registres de la Compagnie des Pasteurs de Genève [t.5] (Genève: Droz ,1962) 183.

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et ennemis est parfaitement et nettement marquée, ainsi chez eux on ne mange que les

ennemis que l’on a fait prisonniers durant une guerre.

Tout de même, lors de sa première visite chez les Tupinambas, Léry confie qu’il a

eu très peur d’être mangé.

Les sauvages dansans et achevans de boire le caouin d ’un prisonnier


qu’ils avoyent tué n ’y avoit pas six heures, duquel nous vismes les
pièces sur le boucan [...] je fus estonné de voire telle tragédie:
toutesfois, [...] cela ne fut rien au prix de la peur que j ’eu bien tost
après. [...] moy qui estois las, ne demandans qu’à reposer, [...] je me
renversay et couchay dans le lict de cotton sur lequel j ’estois assis. [...]
je fus bien resveillé: [...] l’un d’eux avec un pied d’iceluy, cuict et
boucané qu’il tenoit en sa main, s ’approchant de moy, me demandant
(comme je sceu depuis, car je ne l’entendois pas lors) si j ’en voulois
manger, par ceste contenance me fit une telle frayeur, qu’il ne faut pas
demander si j ’en perdi toute envie de dormir. [... Je croyais fermement
et m ’attendois devoir estre bien tost mangé (1994:451-3)

Cette anecdote de Léry révèle sa peur qui vient sans doute du fait que c’est la première

fois qu’il voit un pied humain boucané qui lui est présenté et offert. Léry nous dit: “Je

fus estonné de voire telle tragédie”, marquant son choc et sa désaprobation. Mais aussi,

Léry ne comprend rien de ce qu’on lui dit, le truchement n’étant pas à ses côtés pour le

lui expliquer, l’incompréhension et le malentendu qui en découle, vont s’ajouter au choc

et à l’horreur initiale. Assistant pour la première fois à un festin de chair humaine, Léry

pense qu’il va être le prochain à être boucané. L ’incident va se clore par une bonne

partie de rire entre les Tupinambas et les deux compagnons, Léry et le truchement, ce qui

va évacuer toute tension et surtout, en grande partie, la frayeur de Léry vis-à-vis des

Tupinambas qu’il va à présent compter parmi ses amis. C’est sans doute à partir de ce

moment que Léry a réussi à évacuer la crainte d’être mangé par les Tupinambas. Grâce à

cela il va être en mesure de relativiser cette pratique, ne ressentant jamais plus l’angoisse

d’être une des composantes du prochain repas chez ses amis les Tupinambas. C’est le

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moment où il est en mesure de se rapprocher des Tupinambas et de sentir une certaine

familiarité à leur égard.

3. La découverte du Tupinamba: La familiarité

Se rapprochant de plus en plus de ses amis Tupinambas, Léry s’accomode fort

bien des nouveaux aliments qu’on lui propose, il remarque que bien qu’ils

[...]ne sement ni ne plantent bleds, ni vignes en leur pays, [...] on ne


laisse pas pour cela de s ’y bien traiter et d ’y faire bonne chere sans pain
ni vin. (1994:237)

Léry signale ici sa capacité à s ’adapter “sans pain ni vin” mais aussi la générosité des

Tupinambas chez qui il se sent familier et parmi lesquels il fait “bonne chere”. Ceci

tranche avec l ’accueil et le traitement de Villegagnon à l’égard des calvinistes

(1994:164).

3.1. Le sage vieillard Tupinamba

Le chapitre qui traite au premier coup d’œil essentiellement de la flore

brésilienne, se distingue des précédents en un point majeur, il comporte en son sein un

récit enchâssé dans lequel Léry entretient une conversation aussi cruciale que révélatrice

avec un vieillard Tupinamba, sage et perspicace, concernant la récolte et la traite du bois

de Brésil qui occupe les Français et les Portugais. Ce personnage fait figure du grand-

père qui s’adresserait à son petit-fils, essayant de lui transmettre sa connaissance des

choses de la vie, en un mot sa sagesse. La conversation commence avec les questions du

vieillard Tupinamba qui ne comprend pas l’engouement des Européens pour le bois du

Brésil.

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Que veut dire que vous autres [... ] veniez de si loin quérir du bois pour vous
chauffer? N ’en y a-il point en vostre pays? (1994:310-1)

Le sage Tupinamba ne peut ni comprendre, ni concevoir que l’on fassse un voyage si

long et périlleux pour du bois “pour se chauffer”, qui n’a rien de précieux, se trouvant en

abondance chez lui. Léry qui lui explique l’usage spécifique que font les Européens de

ce bois du Brésil, ne répond pas vraiment à la question que pose le sage Tupinamba.

Celui-ci veut savoir pourquoi les Européens éprouvent la nécessité d’en avoir tant. Une

fois encore Léry ne semble pas répondre à la question sur l’échelle, sur la quantité, que

pose le Tupi. Il réitéré la nécessité de la quantité sans l’expliquer. Il dit simplement:

un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en
retournent chargez de ton pays. (311)

À ce point le vieillard pense que Léry lui raconte des fables et refusant de s’en laisser

conter, il rétorque:

Mais cest homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point? [... ]
Et quand doncques il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse? (311)

Pour le vieillard Tupinamba il est évident que les Mairs, c ’est à dire les Français sont de

“grands fols” (311), car ils parcourent les mers au péril de leur vie pour amasser des

richesses inutiles à ses yeux. Le sage Tupinamba interroge encore Léry: “la terre qui

vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir?” (311). L’autre

Amérindien tel que nous le peint Léry, n’est ni innocent, ni puéril, tout au contraire, il fait

preuve de bon sens et raisonne parfaitement à l’inverse de l’Européen dont l’avidité

aveuglante est une forme de folie selon le “philosophe nu” Tupinamba, mais aussi selon

Léry.

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Il y a là une mise en scène assez cocasse qui révèle l’échec de la communication,

mais qui, par là même, est productrice et révélatrice de sens. D ’où vient cette

incompréhension de la part du vieillard Tupinamba? Il semblerait que l ’incompréhension

provienne d’une différence d’échelle. Le sage Tupinamba, proche de la terre, se contente

de ce qu’il a, il vit en autarcie et dans la mesure. Il a ce qu’il lui faut, en quantité

suffisante. N ’éprouvant donc aucune pénurie, il n’éprouve ni le besoin effréné

d ’amasser, ni le désir de consommer sans réserve des ressources qui sont là en

abondance. Il ne ressent aucun manque donc il n’éprouve pas de désir. De plus, n’ayant

aucune connaissance de ce qu’il n’a pas, il ne peut par conséquent pas en ressentir le

besoin. Léry, en contrepartie, jouant l ’avocat du diable, assume le rôle de l’Européen,

avide et insatiable.58 Il feint de ne pas comprendre le sage vieillard, pour mieux actionner

une critique sociale dans laquelle il réitère que l ’avidité et l ’appât du gain causent de

grands maux.59 Pour le lecteur d’aujourd’hui, le sage Tupinamba se rapproche dans son

attitude, de celle des Indiens d’Amérique du Nord qui conçoive la terre comme une mère

nourricière que l ’on ne peut posséder mais que nous héritons de nos ancêtres et que nous

empruntons à nos descendants.60

3.2. Cannibalisme & guerres de religion: vers une herméneutique

Comme on l’a remarqué plus haut, après l’angoisse initiale, Léry va mettre en

place une herméneutique du cannibale par laquelle il va adoucir son jugement vis-à-vis

58 L’avidité contre quoi le pasteur Léry s ’insurge constamment.

59 Comme il l’avait déjà fait au sujet de Sancerre et qui est relevé dans le chapitre II de la présence étude,
p.58.

^ év i-S tra u ss établit un lien entre les Indiens d’Amérique du Nord et ceux de l’Amérique du Sud. Voir son
Histoire de Lvnx (Paris: Pion, 1991)19-92.

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d’un certain cannibalisme, celui des Tupinambas, afin de mieux faire ressortir d’autres

formes de cannibalisme, qui sont détestables à ses yeux. Si l’on s’en tient à Bernheim et à

Stavridès dans leur texte Cannibales!

Depuis quelques millénaires, l’histoire de l’humanité n ’étant le plus


souvent qu’une hideuse chronique de la faim, les témoignages et
références au cannibalisme de survie nous rappellent à l’ordre
(Bemheim & Stavridès 9-10).

Ainsi selon ces auteurs, durant des milliers d’années il n’existe que deux sortes de

cannibalisme: le cannibalisme de pénurie, pour améliorer un ordinaire et celui de

subsistance de survie. La problématique du cannibalisme va se présenter autrement avec

la découverte du Nouveau Monde. En effet, à partir de la fin du quinzième siècle, avec

les Indiens Caraïbes de Colomb, on rencontre des civilisations où le cannibalisme est

pratiqué de façon courante et dans lesquelles cette pratique jouit même d’une charge

sociale positive. C’est le cas pour celle des Tupinambas telle que Léry nous la

représente. La pratique cannibale des Tupinambas étant restreinte uniquement aux

ennemis pris en guerre, elle a pour Léry le mérite d’être clairement définie et ainsi elle

devient acceptable voire même presqu’admirable à ses yeux. Elle semble bien moins

barbare que celle des Ouetacas, qui eux mangent aussi bien voisins qu’ennemis, qui plus

est, tout cru, ou même que celle des Français catholiques, qui eux tuent leurs voisins et

leurs compatriotes. C’est cette fidélité au groupe et cette constance en amitié dans

laquelle il se reconnaît que Léry accorde et valorise chez les Tupinambas, et qui

[...]tout ainsi qu’ils haissent si mortellement leurs ennemis, que [...]


quand ils les tiennent [...] ils les assomment et mangent: par le
contraire ils aiment tant estroitement leurs amis et confederez, tels que
nous estions de ceste nation [...] je me fierois, et me tenois de fait lors
plus asseuré entre ce peuple que nous appelons sauvages, que je ne
ferois maintenant en quelques endroits de notre France, avec les
François desloyaux et degenerez[...]. (1994:464, c ’est moi qui
souligne)

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Dans ce passage les paroles de Léry sont limpides. S ’il met bien en avant la haine des

Tupinambas envers leurs ennemis, il insiste tout autant sur l’égard et la gentillesse qu’ils

témoignent à leurs amis et “confederez” le choix du mot n’est pas anodin61. Léry établit

un lien entre les Tupinambas et les huguenots qui lui est essentiel pour fonder et étayer

son argument. Léry persiste et signe: “je me fierois, et me tenois de fait lors plus asseuré

entre ce peuple que nous appelons sauvages, que je ne ferois maintenant en quelques

endroits de notre France”. En 1578 Léry marque clairement avec “fierois” et “tenois”

qu’il se fiait et se sentait plus en confiance et en sécurité en 1557 parmi les Tupinambas

qu’il ne se sentirait en sécurité aujourd’hui en France (s’il y était, car de fait il n’y est pas,

il est en Suisse quand il rédige ces mots). Léry se reconnaît en fait chez les Tupinambas,

s’il n’est pas l’un des leurs il se sent familier parmi eux.

Force est de constater que, quant à la question du cannibalisme Léry opère une

construction assez spectaculaire. En effet, contrairement à sa posture habituelle, qui tend

plutôt à observer, à décrire et à s’abstenir de tout jugement, il révèle par rapport à

l’anthropophagie des positions bien arrêtées.62 Dans sa considération du cannibalisme

tupinamba, il fait abstraction totale du problème moral inhérent à la mutilation et à la

manducation d’un corps humain afin de construire son herméneutique cannibale. Ceci

semble pour le moins surprenant pour un pasteur. Quel objectif a-t-il en vue? Léry met

en place ce dont on a parlé plus haut, à savoir un système de comparaison par lequel le

peuple “que nous appelons sauvages” du Nouveau Monde, a une éthique qui fait défaut à

61 “confederez” renvoie à l’étymologie du mot huguenot (voir chapitre I de cette étude, note 1).
62 O n l ’a v u d a n s le c a s d e P a n th ro p o p h a g ie sa n c e rro ise , d a n s le c h a p itre II d e c e tte é tu d e , p . 89.

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l ’Ancien et est en mesure dès lors d’être la référence par laquelle Léry va juger sa propre

société.

Tout autant, sur le sujet de la barbarie et du cannibalisme, Montaigne et Agrippa

d’Aubigné semblent bien partager l’opinion de Léry et renforcer son propos. A l’instar de

Léry, Montaigne met lui aussi, en regard l’anthropophagie des Amérindiens avec celle

des catholiques français.

Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le


manger mort, à deschirer par tourmens et par geénes un corps encore
plein de sentiment, le faire rostir par le menu le faire mordre et meurtrir
aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu,
mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et
de religion), que de le rostir et manger après qu’il est trespassé. 63 [...]
Nous les pouvons donq bien appeller barbares, eu esgard aux réglés de
la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute
sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant
d ’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir; elle
n ’a autre fondement parmy eux que la seule jalousie de la vertu.
(Montaigne 207-8)

Pour Montaigne, les Français ont pratiqué un cannibalisme plus atroce que celui des

Amérindiens, durant les guerres de religion. Il s’insurge contre “nous, qui les surpassons

en toute sorte de barbarie” par ces débordements de haine effectués, “qui pis est, sous

pretexte de pieté et de religion. Montaigne signale ce qui est des plus réprehensible à ces

yeux, à savoir que tous ces débordements et ces excès de barbarie sont effectués sous

couvert de “religion”. Semblablement et de manière encore plus ouvertement partisane à

la cause protestante, Agrippa d’Aubigné dans ce passage des Tragiques, rappelle les

horreurs commises à Lyon notamment.

[... jFurent comme chrestiens punis par ces canailles


Qui, en plusieurs endroits, ont rosti et masché,
Savouré, avalé, tels cœurs en plain marché:
Si quelqu’un refusoit, c'estoit à son dommage

63 T o u t c o m m e M o n ta ig n e p la c e c e c o m m e n ta ire en a v an t av e c la p a re n th è se , C ’e st m o i q u i so u lig n e.

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Qu’il n’estoit pas bien né pour estre anthropophage
(Tragiques V v.680-684).

Pour Léry, pour Montaigne et pour d’Aubigné, le démembrement du corps du proche qui

va être mangé tout cru est insoutenable, du point de vu moral mais aussi parce qu’il est à

voir comme le démembrement de la France déchirée par les luttes intestines entre les

catholiques et les protestants.

Par ailleurs, Bernheim et Stavridès relèvent dans leur texte Cannibales! que

l’Eucharistie telle qu’elle est pratiquée par les catholiques est en fait à voir comme un rite

anthropophagique, (qui remonte à l’époque païenne), ce que les protestants avaient

dénoncé il y a bien longtemps avec Luther et Swingli entre autres.

En effet, selon Saint Jean, Jésus prononce un véritable discours


eucharistique, non à l’occasion de la Cène mais dans la synagogue de
Caphamaüm:
“En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils
de l’homme et ne buvez son sang, vous n ’aurez pas la vie en vous. Qui
mange ma chair et boit mon sang a la vie étemelle et je le ressusciterai
au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang
vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure
en moi et moi en lui” (Jean 6:53-6) (Bemheim 243-4)

Ce passage du Nouveau Testament ne laisse aucun doute sur le sens de l’Eucharistie et

sur la notion de transsubstantiation qu’elle comporte dans la liturgie catholique

orthodoxe. Pour Bernheim et Stavridès il s’agit bien de la part des catholiques, d’ingérer

la chair et le sang du “Fils de l’homme”, de phagocyter sa chair et son sang afin de

récupérer en soi son essence et de s’assurer ainsi le salut et la vie éternelle.

Dans un mouvement similaire, Léry va tendre à simplifier tout le débat sur le sens

de l’Eucharistie en vue du même objectif. Dans l’esprit de Léry, la pratique catholique

de l ’Eucharistie est semblable à l’anthropophagie des Ouetacas. Selon Léry, les

catholiques,

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[...] vouloyent neantmoins non seulement grossièrement plustost que
spirituellement, manger la chair de Jésus Christ, mais qui pis estoit, à la
manière des sauvages nommez On-ëtacas, dont j ’ay parlé ci-devant, ils
la vouloyent mascher et avaler toute crue. (Léry 1994:176-7)

Pour Léry, la pratique de l’Eucharistie catholique est une théophagie omophagique et

endogame, tout aussi réprehensible et barbare que le cannibalisme omophagique des

Ouetacas. Le cannibalisme des Tupinambas paraît acceptable parce qu’il consiste en une

pratique exogame et du cuit.

A en croire Thevet et Léry, il s’agirait donc de cannibalisme rituel, chez les

Tupinamba. Cependant cette explication n’est pas totalement satisfaisante pour Alfred

Métraux:

Les Tupinambas interprétaient eux-mêmes le cannibalisme comme la


forme parfaite de la vengeance. Ils étaient si persuadés qu’il fallait
manger ou mordre pour obtenir réparation d ’une offense ou d ’un tort,
qu’ils appliquaient cette loi du talion aux animaux et aux objets.
(Métraux 68)

L’ethnologue suggère néanmoins qu’il y a plus en jeu qu’un acte de vengeance dans les

pratiques complexes et variées qui régimentaient le traitement des prisonniers. Métraux

met en avant le travail d’un sociologue brésilien, Florestan Fernandes, qui au milieu du

siècle dernier, s’est longuement penché sur la question du cannibalisme rituel Tupinamba

et selon lequel:

Ce n ’était donc pas [...], les énergies du prisonnier , mais la substance


du parent mangé par lui qu’on cherchait à s ’approprier. Il s ’agit là
naturellement de pures spéculations qu’aucun document ne vient
étayer. En termes sociologiques, la collectivité récupérait son intégrité
et le groupe ennemi en la personne du sacrifié, était amoindri et
humilié. “Les actions de cannibalisme ne visaient pas à communiquer
une terreur physique aux ennemis, mais à exercer sur eux une
domination d ’ordre magique menaçante pour leur sécurité collective”.
(Métraux 70)

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D ’après ce passage, Florestan Fernandes, dans ses hypothèses reprise par Métraux,

semble suggérer que ce ne serait pas la substance de l’ennemi que l’on recherche dans

l’acte cannibale, mais la récupération de l’essence ou de l’âme de l’ancêtre de son propre

groupe mangé par l’ennemi. Dans ce sens, l’acte cannibale serait une sorte de rite

funéraire, voué à la récupération de l’âme de l’ancêtre, afin que celle-ci revienne en

quelque sorte à son pays d’origine. Selon Lestringant (1982:245), l ’étude de Métraux est

en partie fondée sur le témoignage de Léry, comme on peut facilement le constater à en

juger par les notes dans la religion des Tupinambas. Il paraît vraisemblable que Florestan

Fernandes, ait lui aussi, tenu bien compte des descriptions et détails de Léry pour son

étude sociologique sur le cannibalisme rituel Tupinamba.

Lestringant met en avant la thèse que Léry “allégorise” (IS 1999:82) la figure du

cannibale dans sa représentation de l’Amérindien Tupinamba. Ce qui voudrait dire, si

l’on s’en tient au sens stricte du mot allégorie, que le cannibale de Léry ne serait que

l’expression d’une idée. Or, il semble que Léry vise autre chose qu’une idée qu’il

rendrait par une image, une simple planche. Il y a bien plus en jeu dans le portrait que

nous dresse Léry de son cannibale Tupinamba. Il paraît bien plus une figure mythique

qu’allégorique, et de plus est producteur de récit. Si, comme le remarque Barthes: “Le

mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses” (Barthes

1957:251), cette démarche de faire un mythe du cannibale est un aveu des oublis et de la

perte que ressent Léry en 1578 concernant les Tupinambas. Si Léry relativise le

cannibalisme du lointain Tupinamba c’est afin de mieux fait ressortir la barbarie du

français catholique, ce proche, ce voisin, ce concitoyen pour lequel le Tupinamba n’est

qu’une “beste” faite pour le servir et le protestant est l’homme à abattre. L’union faisant

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la force, Léry s’allie au Tupinamba relevant et soulignant les parallèles entre le protestant

et l ’Amérindien qui ont le même ennemi en partage: l ’hégémonie catholique.

3.3. La famille tupinamba

L’époque de Léry est celle du livre illustré, il participe pleinement à l’élaboration de ce

nouvel objet. Quel est dans cette nouvelle donne le statut de l’image, et partant quelle

est sa légitimité? Selon Henri-Jean Martin, la légitimité de l’image découle de deux

principes qui révèlent des tensions et parfois même des contradictions. D ’une part elle

provient de “la rhétorique” de l’autre de “l’observation fidèle” (Martin 234). Si la

rhéthorique traditionelle entend le docere, le delectare et le movere, l’image participe-t-

elle à ce projet? Quel rapport entretient-elle avec le texte? Fonctionne-t-elle commme

complément harmonieux du texte? Ou bien plutôt joue-t-elle une autre partition

indépendante se dissociant du texte et revendiquant un statut séparé de celui-ci? En tout

état de cause, le rôle de l’image devient prépondérant à la Renaissance et le livre imprimé

illustré en est l’exemple concret.

Dans le cas particulier à ce texte de Léry que dire de ces cinq puis de ces huit

gravures sur bois qui en fait n’en sont que sept distinctes.64 Elles servent à illustrer ses

descriptions, dans un rapport rhapsodique, qui rassemble et associe en préservant

64 II n ’y avait que cinq gravures dont quatre distinctes dans l’édition originale de 1578. En 1580 Léry pille
le fonds iconographique de Thevet et ajoute trois images. Alors que les gravures de l’édition originale sont
de l’ordre du portrait bien fini et très détaillé, les gravures prises chez Thevet sont des panoramas ou plan
d’ensemble moins détaillés et de facture plus grossière.

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l’intégrité des parties.65 Dans son chapitre dix, Léry semble nous révéler l’identité de

l ’artiste de certains portraits:

j ’ay souvent prié un nommé Jean Gardien, de nostre compagnie, expert


en l’art de pourtraiture de contrefaire tant cestuy-là que beaucoup
d ’autres,[...] à quoy neantmoins à mon bien grand regret, il ne se
voulut jamais adonner(1994:275).

En effet, alors que Léry dit regretter de ne pas avoir su convaincre Jean Gardien de faire

des “portraits” d’animaux, il dévoile l’expertise de ce dernier dans “l’art de pourtraiture”,

comme une manière un peu détournée de le reconnaître semble-t-il comme le créateur de

certains des dessins qui seront gravés pour ses éditions à partir de 1578.

Léry lui-même révèle son talent de peintre de l’humain avec la description de

l’homme, de la femme et de l’enfant qui vont être représentés dans la gravure sur bois de

la famille Tupinamba avec l’ananas l’arc et le hamac. Il y a un rapport harmonieux entre

le texte de Léry et cette gravure. On peut même en venir à se poser la question de savoir

si c’est l’image qui a devancé le texte ou vice versa, ou bien même si les deux ne sont

réalisés en même temps alors que la “sainte famille” tupinamba pose, pour la postérité.

D ’une manière comme une autre il y a concomitance, entre l’auteur et l’artiste. C’est un

exemple d’unisson, d’harmonie où le texte et l ’image jouent à partir d’une même

partition, se répondent et produisent un son mélodieux. Il y a peu d’écart entre le texte et

l’image.

65 J’utilise le mot rhapsodique au sens de coudre mettre ensemble. Ceci est le cas pour les gravures de la
première mouture qui sont en harmonie avec le texte. Ceci n ’est plus tout à fait le cas pour les trois
gravures thevétiennes.

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r. \~ i j -\. iw i a*, i v a v^ . v AV*

Figure 2: La famille tupinamba tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-Claude
Morisot (Genève: Droz, 1975) 107

Ce touchant portrait de famille aussi bien dans le texte que dans l’image dissimule

la nudité de la femme en la plaçant derrière et à gauche de son compagnon alors que celle

de l’homme n’est aucunement masquée. Léry et son illustrateur veulent rester dans la

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décence et ne veulent pas succomber aux représentations de la femme amérindienne nue,

comme figure allégorique de l’Amérique, terre à conquérir. En effet, le bras gauche de

l’homme et le corps de l’enfant cachent la poitrine et le sexe de la femme. L’homme

tient trois flèches dans la main droite et son arc débandé à la main gauche, il porte le

collier y-aci autour du cou. Son corps est de face il a la jambe droite légèrement fléchie

et fait montre d’une musculature impressionnante. Il a les cheveux tondus et “tout le poil

qui croist sur luy arraché”(1994:227).

La femme dans un geste tendre et affectueux enlace de son bras droit le dos de

l’homme à la hauteur des épaules et laisse sa main nonchalamment reposer sur l’épaule

droite de son époux. Elle tient son enfant selon la coutume, dans une écharpe de coton.

L ’enfant semble soutenir la tête de sa mère, faisant d’elle une sorte de buste, en la prenant

au cou sous le menton. Il “tient le costé de la mere embrassé avec les deux

jambes”(1994:227). Seule la femme regarde droit devant elle, l’homme et l’enfant

inclinent la tête et portent leur regard vers la gauche. L’ananas apparaît au premier plan

en bas à gauche, un plat de fruits ou de coloquintes est visible également au premier plan

en bas à droite, alors que le hamac, “lict de cotton, fait comme une rets à pescher, pendu

en l ’air” (1994:227), se trouve à l’arrière plan de la gravure.

Cependant, malgré ses descriptions précises et détaillées que l’image entérine,

Léry va clore ce chapitre avec un constat d’échec dans l’effort qu’il vient de tenter de

faire emerger dans ses descriptions la présence qui n’est plus et par conséquent il exprime

par cette perte, par cette béance, sa nostalgie des Tupinamba. Léry conserve en mémoire

et ce de manière indélébile, le souvenir des Tupinamba mais avoue être incapable de

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rendre une image vivante par écrit ou même par la peinture comme il le souligne dans le

passage suivant.

[...] si est-ce neantmoins, qu’à cause de leurs gestes et contenances du


tout dissemblables des nostres, je confesse qu’il est malaisé de les bien
représenter, ni par escrit, ni mesme par peinture. Par quoy pour en avoir
le plaisir, il les faut voir et visiter en leur pays (1994:234).

Ainsi Léry invite son lecteur à faire le voyage pour lui-même afin de se rendre compte de

ce qu’il tente de transmettre sans succès. Léry inscrit ici dans l’impossibilité pour la

représentation de toute tentative de produire la présence. Les images ne sont jamais

justes ni une parfaite reproduction de la réalité, il y a toujours un déficit patent dans

l ’image.

3.4.Le ravissement du voyeur

Le chapitre qui traite de la religion des Tupinambas est un de ceux qui seront les

plus remaniés lors des diverses éditions de l’Histoire d’un voyage. La religion devient un

sujet très cher à Léry et sera une de ses grandes préoccupations à partir de 1578 et jusqu’à

sa mort en 1613. Entre l’accusation d’athéisme au début de ce chapitre seize et le

pessimisme final marquant les Amérindiens comme descendants de Cham, donc voués à

la malédiction tout comme ce fils indigne de Noé, Léry a caché un récit, comme une

véritable perle dans l’huître. Ce passage se démarque et on y retrouve le jeune Léry

ébloui et ravi, sous l’emprise du charme de la cérémonie chamanique à laquelle il assiste

en témoin non invité ou plutôt en voyeur qui se tapit et épie.

Ce passage est d’une petite dizaine de pages, et se situe en fait au cœur du

chapître seize une vingtaine de pages après le début et une vingtaine de pages avant la fin

(1994:396-406). On serait porté à croire que Léry a occulté ce passage, tout comme il

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s’est caché en plein cœur du site où se tenait la cérémonie chamanique. Au début de ce

récit Léry cherche à nous informer quant aux “faux Prophètes qu’ils nomment Caraïbes”

(396), nous prévenant que les Tupinambas pensent que ce sont les Caraïbes qui font

croître les récoltes et qui insufflent le courage aux guerriers (396). L’intention de Léry

est ici comme plus haut dans ce chapitre, de démontrer la superstition et la condition

irrécupérable des Tupinambas. Cependant force est de constater qu’ici la démonstration

est mise en échec, de là toute sa portée.

Nous avons tout d’abord une mise en scène théâtrale où le regard de Léry est non

seulement requis mais où ce dernier va être très vite captivé. Léry se trouve

accidentellement avec Jaques Rousseau et un truchement de Normandie lors d’un

rassemblement solennel qui a lieu tous les trois ou quatre ans. Voici comment il nous

conte la situation:

ayant couché une nuict en un village nommé Cotiva, le lendemain, de grand matin, que
nous pensions passer outre, nous vismes en premier lieu les sauvages des lieux proches
qui y arrivoyent de toutes parts: avec lesquels ceux de ce village, sortans de leurs maisons
se joignirent et furent incontinent en une grande place assemblez en nombre de cinq ou
six cens. Parquoy nous arrestans pour savoir à quelle fin cest assemblée se faisoit, ainsi
que nous nous en revenions, nous les vismes soudain séparer en trois bandes: assavoir
tous les hommes en une maison à part, les femmes en une autre, et les enfans de mesme.
Et parce que je vis dix ou douze de ces messieurs les Caraïbes qui s’estoyent rangez avec
les hommes, me doutant bien qu’ils feroyent quelque chose d’extraordinaire, je priay
instamment mes compagnons que nous demeurissions là pour voir ce mystère, ce qui me
fut accordé. (396-7)

Il est remarquable de voir combien, là encore, Léry fait montre d’une perspicacité à toute

épreuve, voulant faire croire à son lecteur qu’il est omniscient et anticipe la situation

alors que le jeu de l’écriture lui permet de contrôler et de dominer une situation qu’il ne

maîtrisait pas du tout au départ. Cependant, ce qui ressort dans ce passage, c ’est la

curiosité insatiable de Léry et son désir d’observer la scène qui se met en place, sans

inquiétudes quant aux risques éventuels.

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Léry se trouve dans la maison des femmes avec ses compagnons et dès que les

hommes font “un bruit fort bas, vous diriez le murmure de ceux qui barbotent leurs

heures”(397), les femmes répliquent et entrent en transes. Léry et ses compagnons sont

ébahis, ne sachant “quelle contenance tenir” (398). Puis, les femmes qui semblent se

laisser pénétrer le corps par le diable deviennent “soudain enragées” (398). Léry décrit

ainsi le “devenir diable”, des femmes, dans le sens deleuzien accordé au “devenir

animal”.66 La situation se reproduit à l’identique dans la maison des enfants semble-t-il et

Léry avoue un sentiment de frayeur, étant interloqué quant à “l’issue du jeu” (399).

Toutefois la curiosité a raison de la peur et l’engage même à prendre des risques quand le

chant scandé et les sauts violents laissent la place à une mélodie sortant de la maison des

hommes: “faisans resonner leurs voix d’un accord si merveilleux”(399). Léry séduit,

littéralement sous le charme, ne pouvant plus se retenir, tel un compagnon d’Ulysse il

semble céder aux chants des sirènes et “moitié de gré moitié de force” (399), il se hasarde

à sortir de la maison des femmes pour se rapprocher de celle des hommes. Léry traduit

bien cette tension qui d’un côté le pousse et de l’autre le retient.

À ce point Léry— avatar du Villon des “Contredicts de Franc Gonthier” qui lui

regarde “par un trou de mortaise”— adopte la posture du voyeur ou de l ’anthropologue et

“à fin de mieux voir à [s]on plaisir” (399), fait “avec les mains un petit pertuis en la

couverture” (400). Léry peut maintenant jouir ainsi d’une vue imprenable par le biais de

66 Dans les cérémonies chamaniques souvent par le biais de certaines substances, les transes constituent
des moments de métamorphose où l’esprit quitte le corps de la personne en transe et un autre esprit le
pénètre. C’est ce qui se joue ici, les femmes en transes se laissent envahir par le diable. Léry cédera à la
tendance de son temps et fera de ces femmes des sorcières, et des créatures du démon dans les trois éditions
subséquentes (1585,1599, 1611). Le “devenir animal” est “un devenir-moléculaire [,..]un choix maléfique
[... ] une déterritorialisation” G.Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux (Paris: Minuit, 1980) 285-380.

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cette double transgression en pénétrant l ’espace qui lui était interdit et caché jusqu’alors.

Comme le souligne Certeau:

La fête sauvage est ce qui surprend Léry [...], mais également ce qu’il surprend,
pénétrant par effraction chez les Tupis. Double transgression: par rapport à sa loi et par
rapport à la leur. [•.. ] Le récit raconte le plaisir de voir par le “petit perthuis” comme par
un trou de serrure, avant d’être dans un coin à jouir tout son soûl de ce “sabbat” et de ces
“Bacchanales”; plus encore il dit le plaisir d ’entendre de près les bruits effrayants et
séducteurs qui rendent irrésistible la témérité de s’approcher. (239)

Léry et ses acolytes cédant au goût de l’interdit, aux frissons mélés de peur et de plaisir,

se rendent à la tentation de voir de plus près et entrent dans la maison des hommes où ils

assistent à une danse bien distincte de celles qui accompagnent d’ordinaire le caouinage.

Léry marque parfaitement dans cette scène son intention qui consiste à se rapprocher à

devenir familier des Tupinambas Cette démarche qui est tout autant irrésistible et

audacieuse, n’aboutit pas vraiment au rapprochement ici. Celui-ci doit être encore un peu

différé, parce que, comme le remarque encore Michel de Certeau

le geste de venir plus près diminue la distance, mais il ne la supprime pas. Il crée une
situation d ’inter-dit. La voix transite en effet dans l’entre-deux du corps et de la
langue[...]. Etrange entre-deux, où la voix donne une parole sans “vérités”, et la
proximité, une présence sans possession. Ce moment échappe aux légalités, aux
disciplines du sens comme aux violences du corps; il est le plaisir, illégal et cérébral,
d’être là où le langage annonce en s ’évanouissant la venue d ’une violence convoitée,
redoutée, tenue à distance par l ’espace de l’audition. (240-1)

La remarque pertinente de Certeau souligne que le rapprochement n’élimine pas la

distance, dans cette situation de “présence” sans “possession” la voix est

incompréhensible donc dénuée d’une quelconque vérité. Cet espace de la transgression

est aussi espace de “l’inter-dit”. Mais c’est aussi et surtout le lieu de l’inconnu, de là

vient tout son attrait, les frissons de frayeur et de plaisir que semble ressentir Léry.

163

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Reprenant le contrôle de soi, Léry, à présent à l’intérieur, mais toujours en

témoin, en tiers exclu, observe et nous décrit dans un discours scientifique élaboré, cette

danse si particulière avec force précision et détails en ces termes:

Tous près à près Tun de l’autre, sans se tenir par la main ni sans se bouger d ’une place,
ains estan arrengez en rond, courbez sur le devant guidant un peu le corps remuans
seulement la jambe et le pied droit, chacun ayant aussi la main dextre sur ses fesses, et le
bras et la main gauche pendant, chantoyent et dansoyent de ceste façon. (401)

Il souligne bien dans ce passage la complexité et l’aspect orchestré et rituel de cette

danse-ci, qui est de plus accompagnée de chant. L’image que nous peint Léry marque sa

volonté d’attester la vérité de ce qu’il dit avoir vu: “voici les morgues gestes et

contenances qu’ils tenoyent” (401). Il effectue également un va-et-vient entre l’Europe,

là-bas et l’Amérique, ici, afin de se garder de se livrer, marquant l’idolâtrie de l’un et de

l ’autre des deux espaces, des deux mondes (402). Durant la danse, les Caraïbes fument

le petun et rejettent la fumée qui envahit l’espace, comme une vapeur qui va insuffler par

osmose de la force et du courage aux Tupinamaba présents (402).

La peur cédant la place à la jubilation, Léry résume ainsi ses sensations: “j ’avois

eu quelque crainte, j ’eu lors en recompense une telle joye [...] j ’en demeuray tout ravi“

(403). Léry éprouve la sensation et la tentation de se laisser glisser vers Vautre d’entrer

sous la peau de Vautre, de devenir Vautre dans cette scène de “ravissement” (403). Le

charme à nouveau rompu, Léry se ressaisit et résiste à la tentation de se fondre dans

Vautre. Par un retour au discours scientifique, Léry obtient d’un truchement la traduction

des paroles du chant des Tupinambas, chant dont les paroles s’avèrent être une version du

récit du “deluge universel qui avint du temps de Noé” (405). Ceci nous permet d’aborder

la question de la langue des Tupinambas, la traduction tout en résolvant le mystère

dissout le charme. Léry accorde une importance à la langue pour preuve le “colloque”.

164

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3.5. Un monde traduisible “Le colloque”: microcosme brésilien

Au seizième siècle le mot colloque à plusieurs sens distincts comme le signale

Cotgrave.67 Dans quel sens Léry utilise-t-il ce mot? Quel est son objectif dans ce

chapitre? Dans “le colloque”, qui marque la fin du récit ethnographique, Léry effectue

une mise en scène “de l’entrée”, de la rencontre entre un Tupinamba et un Français. Léry

vise donc par un jeu de miroir, un retour au début donnant à son récit ethnographique une

forme circulaire (comme indiquée ci-dessus), effectuant une mise en tension ou en

question de la temporalité semble-t-il. Mais Léry opère également une mise en abyme du

récit ethnographique. Peut-être Léry cherche-t-il à le synthétiser ici le rendant en

miniature comme pour en faire un objet facilement transportable alors qu’il s’apprête à

quitter le Brésil à jamais. Quoi qu’il en soit, dans “le colloque” Léry cherche à faire

montre de ses connaissances de la langue des Tupinambas. Tous les échanges langagiers

qui suivent n’en sont que le prétexte. Mais il y a encore autre chose qui se met en place

dans ce jeu de poupées russes.

Le début du colloque est une conversation dans laquelle deux hommes devisent

ensemble, l ’un est Tupinamba l’autre est Français. Mais très vite, on comprend que ce

Français c ’est lery-oussou, c ’est à dire, l’auteur lui-même, qui s ’inscrit dans ce récit

comme pour signer ce “colloque”. Les deux hommes se saluent et se présentent se

faisant les politesses habituelles.68 Le Tupinamba demande: “ Erérou dé caramémo? As-

tu apporté tes coffres?”(481) marquant le désir de voir les objets venus de si loin. Le

Français rétorque: “Mae/ pererou potafl Que veux-tu apporter?”(484). La pratique du

67 Selon Cotgrave le sens du mot colloque est: conférence, communication, consultation, comparaison, (ma
traduction).

68 Avec bien entendu la salutation larmoyante, qui est la manière d ’accueillir un nouveau venu et de dire
adieu à un mort. Voir (Léry 1994:454 n i).

165

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À en croire Léry, son ennemi juré, Thevet ne maîtrisait pas du tout la langue des

Tupinambas.69 En contrepartie Léry va l’apprendre grâce à l’aide de truchements et va

souvent utiliser des mots Tupinambas, les glosant, un peu à la manière de Rabelais qui

avait recours à l ’usage de binômes synonymiques afin de gloser une quantité de mots

qu’il avait inventés. Comme c’est le cas par exemple pour la première apparition du mot

“exotique” dans la langue française, aussitôt suivi d’un autre terme qui sert à l’expliquer:

[...] divers animaulx, poissons, oizeaulz, et aultres marchandises exotiques e tperigrines,


qui estaient en l ’allee du mole et par les halles du port.70

Rabelais inscrit d’emblée dans la juxtaposition des deux mots “exotiques” et “perigrines”,

dans la mise en place de ce binôme synonymique, la présence ou la nécessité même du

voyage pour rencontrer ces choses “exotiques” venues d’ailleurs, qui proviennent donc de

la périgrination, du voyage, qui est en fait l’un des thèmes majeurs du Quart livre, comme

de celui qui nous occupe.

En outre, selon Certeau, l’oralité est le système de “communication propre à la

société sauvage, ou primitive ou traditionnelle” (1975:215). Comme on l ’a signalé plus

haut, le travail du voyageur consiste à rendre compréhensible, ou mieux à traduire dans

son récit l ’altérité qu’il a rencontrée durant son voyage afin que le récit soit utile à ses

lecteurs. “Le langage oral attend pour parler qu’une écriture le parcourt et sache ce qu’il

dit”, remarque Certeau (1975: 216). De plus, comme le souligne Hartog:

Entre l ’Ancien et le Nouveau Monde, la traduction est à la fois ce qui maintient et ce qui
réduit la distance océane: elle est donc en même temps, la marque toujours présente de
leur coupure et le signe, toujours repris de leur suture; coupure-suture, deux temps d’un
même mouvement qui travaille le texte. (Hartog 249)

69 Concernant ce “colloque”, Thevet comme le remarque Lestringant: “affirmera sans preuve qu’il lui a été
dérobé par le ‘plagiaire Léry’ ” (FL2004:90). Cependant, même Heulhard, thuriféraire et défenseur
inconditionnel de Villegagnon dans son texte Villegagnon roi d ’Amérique confirme que Léry est bien
l ’auteur du colloque tupinamba.

70François Rabelais. Quart livre (Paris: Gamier Flammarion, 1971) 45. C’est moi qui souligne.

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don et du contre-don se met en place, chacun indique à l ’autre ce qu’il a apporté pour

faire du troc. Cette scène de marché en plein air, produit un bestiaire et un herbier d’un

côté et une liste d’objets manufacturés de l’autre, tout ceci se résumant à une liste de

mots de vocabulaire dans ce lexique Tupi/Francais.

La gageure de Léry au début de sa rencontre avec l’altérité amérindienne et de son

propos est de pénétrer la société tupinamba, et de se laisser pénétrer par elle. La langue

joue un rôle majeure dans ce projet, comme on a pu le voir particulièrement dans les

situations d’incompréhension. L’apprentissage d’une autre langue est le moyen

d’accéder à un autre, hors soi et en soi, c’est un moyen de se libérer de son ancienne

identité et de se redéfinir par rapport à cette nouvelle donne, cette nouvelle langue. C’est

ce qui est en jeu dans le nouveau baptême, le nouveau nom qu’adopte Léry. La grosse

huître: Lery-oussou, celle qui contient sans doute la perle, qui a pris tout ce temps à se

former et à se révéler au monde comme son Histoire d’un voyage qui a pris vingt ans. De

plus, comme le remarque Hartog:

On sait, depuis le récit de la Genèse, ce que la nomination comporte de maîtrise: en


nommant les créatures de Dieu Adam proclame en même temps sa prééminance sur elles.
(Hartog 253)

Léry ne déroge sans doute pas à cette tendance de “maîtrise”, cependant Léry n’a ni les

prétentions d’Adam, ni celles de Thevet. Il ne vise ni la possession ni la “prééminance”,

sur les créatures: Léry se nomme lui-même, il ne nomme rien d’autre. Il semble plutôt

traverser et se laisser traverser par l ’espace et le temps “Brésil”. Il est toujours en

mouvement, allant d’un point à l’autre, la grosse huître ayant du mal à trouver un rocher

stable sur lequel elle pourrait s’accrocher.

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C’est tout à fait ce qui est en jeu dans le cas de Léry. Son Histoire d’un voyage découle

d’un travail de traduction qui culmine dans ce chapitre vingt, avec “le colloque”: écriture

de l ’oralité, dictionnaire français /Tupinamba ou “plutôt un Assimil” (Certeau 1975:232),

qui consiste en une “coupure-suture” de la langue française et de la langue tupinamba .

Léry n’opère pas une mise en avant et même une glorification de l’oralité par rapport à

l’écriture; ce “colloque” présenté par Léry ne semble pas avoir l’ambition du célèbre

adage africain souvent repris par Hampaté Bâ: “Un vieillard qui meurt, c’est une

bibliothèque qui brûle”. Pourquoi cela? D ’ordinaire, comme le remarque Michel de

Certeau: “Il appartient à l’ethnologie d’articuler ces lois dans une écriture et d’organiser

en tableau de l’oralité cet espace de l’autre” (1975:215). Mais Certeau remarque en outre

que:

La découverte du Nouveau monde, le morcèlement de la chrétienté [...] engendrent un


autre fonctionnement de récriture et de la parole. Prise dans l’orbite de la société
moderne, leur différentiation acquiert une pertinence épistémologique et sociale qu’elle
n ’avait pas encore; en particulier, elle devient Y instrument d ’un double travail qui
concerne d’une part le rapport à l’homme “sauvage”, d’autre part le rapport à la tradition
religieuse. Elle sert à classer les problèmes qu’ouvrent à une intelligentsia le soleil levant
du “Nouveau Monde” et le crépuscule du christianisme “médiéval” . (Certeau 1975:217)

Il semble que tout ceci soit enjeu chez Léry qui d’une édition à l’autre penchera plus vers

la doxa calviniste et où le cannibale tupinamba servira de contre exemple pour metttre

toujours plus en avant l’exhorbitante barbarie des catholiques et fera passer ce texte d’un

discours ethnologique à un discours théologique inséparable d’un discours politique

durant ce dernier tiers du siècle.

Dans ce “colloque”, le dialogue est en alternance avec le monologue dans lequel

le Tupinamba, maître de la parole, est plus loquace que le Français et monopolise la

conversation, alors que ce dernier écoute. Ceci renforce la tendance déjà observée plus

168

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haut, par laquelle Léry va mettre en avant les qualités et la supériorité des Tupinambas

sur les Européens. Les sujets abordés recoupent certains de ceux présentés dans le récit

ethnographique. Mais c’est surtout le sage vieillard tupinamba du chapitre treize qui

semble être réincarné ici et dont l’intervention est reprise et amplifiée particulièrement

autour de la question du respect des ressources naturelles. “C’est le monde qui nous est

pour nostre bien. [...] Gardons le bien. C’est que nous le traittions en sorte qu’il soit

content de nous” (489) s’exclame le Tupinamba durant son discours d’écologiste avant

l’heure.

Comme dans tout manuel d’apprentissage de langue étrangère, après la liste de

vocabulaire, on a les nouveaux mots mis en contexte dans une conversation, puis on a les

précisions grammaticales, c’est tout à fait ce qui se passe dans le “colloque” de Léry qui

procède à partir d’un même système opératoire. Arrivé au point de parler grammaire, on

utilise le corps et ses parties afin de marquer le possessif, les pronoms personnels, le

genre ainsi que le nombre. Les verbes, leurs temps et modes seront présentés par un

système semblable et surtout très structuré pour lequel l’apprentissage par coeur est sans

doute requis.

Le “colloque “ de Léry va se clore avec le rappel des vingt-deux villages visités

durant son séjour. Dans ce chapelet toponymique, Léry jalonne et place les noms sur

une carte topographique qu’il trace de la région qu’il a parcourue comme pour marquer

tout ceci dans sa mémoire. Cet épisode signale la fin du séjour, et annonce le récit du

voyage retour. Si, comme nous l’avons souligné plus haut, le début du “colloque”

marque le début du séjour, et la fin du” colloque” signale la fin du séjour, ce “colloque”

est en fait un résumé, ou une synthèse du récit ethnographique. De plus le choix de clore

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son récit du séjour brésilien par ce “colloque”, par un retour à la rencontre, par la

conversation et la communication avec Vautre tupinamba, va tout à fait dans le sens du

projet initial de Léry et émane du désir de mettre l’humain au centre de son récit, le

mettant de surcroit aussi bien dans les marges et les pourtours que sur la partie centrale

du canevas dans une démarche semblable à celle du ail over de Jackson Pollock.

En somme, ce “colloque” est bien plus complexe qu’il n’en a l’air. Si c’est au

premier coup d’œil un lexique Tupi/Français, c ’est aussi une conversation, parfois un

discours qui se veut didactique, ayant parfois recours à la maïeutique. Mais c ’est aussi

une miniature du récit ethnographique qui a occupé Léry dans les chapitres précédents et

en ce sens une mise en abyme du récit ethnographique en tant que synthèse de la

réflexion de Léry sur l’autre tupinamba qui est posé comme le sage.

En somme, l’altérité des Amérindiens, chez Léry n’est ni dénigrée, ni à subsumer

à tout prix au même, elle est alléchante et non réductible à une simple différence dans le

sens ethnologique qu’Affergan attribue à ce mot.

L ’altérité prise en compte devrait ainsi faire naître une nouvelle dimension de la
conscience que nous appelerons [...] exotique dans la mesure où elle essaie d’embrasser le
lointain et d ’en élaborer une théorie. [...] Ce que la différence évacue et que l’altérité
pointe, c ’est la qualité ou intensité, du moment de la découverte, de la rencontre ou de la
vue. (Affergan 9)

Selon Affergan la véritable rencontre avec l’altérité “fait naître une nouvelle dimension

de la conscience”. Léry dans son récit ethnographique témoigne tout à fait de cela en

s’ouvrant à l’autre, en se laissant transformer par cette rencontre. Léry acquiert une

“conscience [...] exotique”, il cherche à “embrasser le lointain” Tupinamba et rend

compte aussi bien de la “qualité” que de 1’ “intensité” du moment de la rencontre. Pour

Léry, l’altérité des Amérindiens n’existe pas en rapport obligé avec les Européens mais

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bien par elle-même, c’est là que se situe la plus percutante et géniale leçon que le texte de

Léry nous offre.

Léry avait déjà le désir, sinon la vocation, de devenir écrivain quand il s’est

embarqué pour le Brésil en 1556. Pour preuve, les notes d’encre de Brésil qu’il a

commencé à prendre dès qu’il est arrivé au Fort Coligny. En outre, Léry est devenu un

écrivain dès son retour en Europe en 1558 quand il a rédigé et a donné ses deux

monographies à Jean Crespin, afin de défendre la cause des calvinistes du Brésil et que

les trois martyrs exécutés par Villegagnon ne soient pas morts en vain.

En définitive, pourquoi a-t-il attendu vingt ans pour publier l ’Histoire d’un

voyage? Très vite après son retour en Europe, il est à supposer que Léry a abandonné en

réalité tout intérêt pour le Brésil, tout d’abord parce que le Brésil était à jamais perdu

pour lui et ses correligionaires, mais aussi parce qu’il a été pris dans la tourmente des

guerres de religion. Le Brésil est resté loin et tapi dans sa mémoire au rang des souvenirs

de jeunesse qu’il se remémorait de manière sporadique et au sujet duquel il partageait

quelques anecdotes avec ses compagnons. C’est en fait Thevet, avec les accusations à

charge des calvinistes formulées dans sa Cosmographie universelle, qui lui a procuré un

prétexte qu’il attendait et pour lequel il se préparait dans son refuge helvétique depuis

quelque temps. Quand paraît en 1578 la première édition de l ’Histoire d’un voyage.

Villegagnon est mort, Thevet n’a plus l ’aura qu’il avait. En effet, ces deux adversaires

sont désormais des proies faciles, des hommes de paille qui ont permis à Léry et au

groupe de soutien protestant de l’Europe du Nord qui le cautionne, de dissimuler sous

l’Histoire d’un voyage un autre projet plus ambitieux, dont la portée n’est pas

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uniquement théologique mais surtout politique et qui reprend, poursuit et étend le projet

amorcé dans l ’Histoire mémorable dès 1573.

Dès lors, le récit ethnographique n’est plus que le détour exotique obligé qui a

permis de mettre au grand jour la barbarie catholique et qui a servi de contre exemple

pour l’illustrer. Ce projet était encore assez difficile à mettre en lumière et à ceindre dans

les deux premières éditions dans lesquelles le lecteur est ravi et médusé par les tableaux

de Léry et ainsi ne peut y voir très clair, à cause de ces nombreux écrans de fumée que

Léry place ça et là dans son texte, peut-être pour mieux le cacher, comme autant de

leurres pour mieux ferrer le poisson. D ’ailleurs il s’agit souvent de “haims” (ou

hameçons) dans son texte et Léry nous confie que les enfants Tupinambas sont

particulièrement avides et férus de ces petits crochets fort utiles pour la pèche. Ce projet

devient limpide à partir de la troisième édition, celle de 1585 et ne fera que prendre de

l’essor, se dilater et se renforcer dans les éditions subséquentes.

Au seizième siècle le monde est altéré de manière aussi fondamentale que radicale

avec la découverte de l’Amérique qui va lentement entrer dans les consciences. Pour

Léry, la question de l’altérité que représente cet Amérindien que l’on vient de rencontrer

est fascinante. Dans son désir de résoudre l’énigme que pose cet autre, Léry n’aura pas

comme Thevet recours à un système de comparaison entre l’Ancien et le Nouveau

monde. Il ne tendra pas vers un système de comparaisons basé sur l ’analogie, prenant

l’Europe comme la norme et qui vise à réduire les différences et à mettre en avant les

similarités ou bien l’écart énorme entre l’homme et la “beste”. Léry contrairement à

Thevet va mettre en place un nouveau système épistémologique pour cette nouvelle

donne du monde. Alors que Thevet se cantonne à l ’application du système

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épistémologique en place pour l’Ancien monde, un système qui disons-le bien, va

pousser Thevet vers la mise en place de parallèles et de rappels entre l’Ancien et le

Nouveau monde, Léry comme Du Bellay marquera son refus de revenir aux sources de

l’Antiquité.71

Pour du Bellay ce rejet de l’Antiquité romaine témoigne surtout du sentiment de

Heimweh, de mal du pays, producteur de vers de poésie, de cette “doulceur Angevine”

qu’il affectionne tant et qu’il dit languir, notamment dans son poème: “Heureux qui,

comme Ulysse, a fait un beau voyage”

Plus me plaist le séjour qu'ont basty mes ayeux,


Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaist l'ardoise fine :

Plus mon Loyre Gaulois, que le Tybre Latin,


Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur Angevine. (Du Bellay, Regrets31)

Dans le cas de Léry il s’agit de négocier le Nouveau Monde de faire face à l’inconnu de

s’en délecter, d’en être ravi.72 Il remarquera à de nombreuses reprises dans le texte que ce

qu’il voit et qu’il constate est neuf, différent, surprenant, inouï et même incroyable, mais

en même temps attirant et fascinant. Comme nous l’avons dit plus haut, contrairement à

Thevet, Léry se cantonne à un récit descriptif et laisse à Thevet les jugements de valeur et

le choix du récit normatif.

71 Dans Regrets du Bellay témoigne du refus de capter l’antiquité telle qu’elle se cherchait dans l ’Olive.

72 J’utilise le mot ravi au sens d ’être pris presque de force par une sorte d ’enchantement.

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Grains de poussière dans un rayon de soleil
Démocrite
A fanatic is someone who won ’t change his mind and won ’t change the subject
Winston Churchill
Afin qu 'en ce theatre de tout le monde, il y ait quelque commencement de descouverture
des hypocrites & gens de double cœur
Léry

IV. OBSESSIONS, TRAUMATISMES, MÉMOIRE & ÉCRITURE

Comme nous l’avons remarqué vers la fin du chapitre précédent, le Brésil, telle la

source qui s’épuise, semble perdre peu à peu de son importance pour Léry d’une édition à

l ’autre et ce, de manière plus spectaculaire et notoire à partir de la troisième édition, celle

de 1585, qui vient en quelque sorte comme réplique au texte de Thevet de 1584, Les

Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres. Toutefois, le Brésil demeure inscrit dans le

domaine de la mémoire et surgit ici et là dans le texte comme un paradis perdu, lieu

mythique et idyllique, empreint d’une certaine nostalgie qui est repérable aussi bien dans

les deux premières éditions de l’Histoire d’un voyage que dans les trois dernières. La

sphère d’intérêt de Léry paraît basculer, et avec la notoriété européenne dont il jouit à

partir de 1578 grâce à la publication de la première édition de l’Histoire d’un vovage. il

retourne semble-t-il, vers les préoccupations théologiques et politiques amorcées dès

1558 dans les monographies soumises à Jean Crespin et qu’il poursuit de manière plus

nette dans l’Histoire mémorable de 1574.

Cependant c’est essentiellement, mais non exclusivement, dans les chapitres six

sept et seize, ainsi que dans les préfaces de ses diverses éditions de 1 Histoire d’un

voyage, que Léry donne libre cours à ces débats théologiques et politiques qui

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l’occuperont durant les trente dernières années de sa vie et qui se cristalliseront dans deux

personnages: Thevet et Villegagnon. En outre, nous soulèverons d’autres personnages

importants et certains des événements obsédants, traumatiques ou mémorables, qui sont

générateurs d’écriture et traversent les récits de Léry. Il s’agira dans ce chapitre de

mettre en lumière ces mouvements, et d’en élucider les motivations, les manifestations

ainsi que les conséquences, en retenant cependant les instances où le Brésil perdure,

saignant et teignant le texte/tissu du rouge de la matière de sa fabrication, s’inscrivant

dans le palimpseste qu’est l’œuvre de Léry.

1. Obsessions: de la théologie à la politique

Les obsessions vont être génératrices d’écriture chez Léry. En effet qu’il s’agisse

de Thevet ou bien de Villegagnon, Léry n’aura de cesse de passer en revue, d’une édition

à l’autre de l’Histoire d’un voyage, tout ce qu’il trouve à redire, à corriger ou à démentir

concernant les accusations et les affirmations de l ’un ou de l ’autre de ces deux hommes.

Littré indique que du latin ob et sedere, le verbe obséder veut dire: s’asseoir autour ou

assiéger, c’est ce dont il sera question et ce qui sera enjeu pour Léry dans son traitement

de Thevet et de Villegagnon tout autant que dans le travail des remaniements incessants

auxquels il soumettra son Histoire d’un voyage entre de 1578 et 1611. Cette posture

peut être conçue comme une réplique subconsciente au siège subi par Léry pendant un an

à Sancerre, une revanche, un moyen d’évacuer les traumatismes de l’enfermement, du

bruit terrifiant des 5915 coups de canons, de la famine.

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1.1. Thevet: des Singularitez à l’Histoire de deux voyages arrêt sur la Cosmographie

Tout commence avec Thevet pour plusieurs raisons: Thevet est le premier à faire

le voyage au Brésil et il publie les Singularitez de la France Antarctique dès 1557, alors

que Léry est lui, à présent, au Brésil. En effet Thevet s’était porté volontaire et avait été

sélectionné par Villegagnon pour aller au Brésil comme le remarque Heulhard:

Villegagnon l’avait instamment sollicité— voire, dit Thevet sous l’autorité du Roi— de
l’assister dans l ’exécution de son entreprise. Il ne faut pas oublier que le cordelier
d ’Angoulême [...] était déjà un personnage et passait pour avoir au suprême degré la
pratique des navigations lointaines. (Heulhard 102)

Arthur Heulhard pense sans doute, comme il le confirme plus loin dans son texte, que

Thevet a déjà fait un voyage au Brésil avant cela ce que ce dernier prétend mais qui n’est

pas du tout avéré1. Cependant, Thevet n’en reste pas aux Singularitez. et il publie tout

d’abord sa Cosmographie universelle en 1575, dans laquelle il attaque les calvinistes qui

ont séjourné au Brésil. Thevet récidive et renouvelle ses attaques vis-à-vis des calvinistes,

en défendant Villegagnon quelques années plus tard dans ses Vrais Pourtraits en 1584 et

ensuite dans l’Histoire de deux voyages, rédigée en 1588, ouvrage qui ne sera pas publié

du vivant de l’auteur.

Thevet participe à la première expédition au Brésil auprès de Villegagnon en tant

que catholique, étant moine Franciscain à l’époque. Belleforest dans sa propre

Cosmographie universelle lui accorde cependant une certaine sensibilité à la Réforme à

cette époque là.2 Pour autant, comme le remarque Gilbert Chinard, Thevet, en dépit de

ses défauts, est vite devenu incontournable sur la matière du Brésil.

Pauvre écrivain, géographe dépourvu de tout sens critique et qui accepte sans contrôle les
pires légendes, quand il n ’en invente pas de nouvelles, Thevet n ’en est pas moins

1 C’est en effet ce qu’il certifie dans son Histoire de deux voyages (Genève: Droz,2006) 391.

2 Voir F. Lestringant André Thevet cosmographe des dernier Valois (Genève: Droz 1991) 220-1.

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intéresssant pour nous: il nous semble être en effet [...] un des derniers représentants de
la science du moyen âge. Sa figure curieuse de moine coureur d ’aventures, badaud et
naïf, sa vantardise de Gascon, le rôle qu’il a joué de son temps surtout, et l’influence qu’il
a eue sur ses contemporains, font qu’on ne peut le négliger malgré ses défauts reconnus.
(Chinard 85)

En outre, selon Martin Fumée, cité par Léry dans sa préface de l ’édition de 1580: “ce

livre des Singularitez est singulièrement farci de mensonges”(63).3

Toutefois, Léry nous assure qu’il n’aurait pas entrepris son récit du voyage afin de

démentir Thevet, si ce dernier n’avait pas calomnié, mais Thevet entreprend une attaque

en règle contre les calvinistes dans sa Cosmographie universelle publiée en 1575. Léry

lit ce texte en 1577 et constate, comme il le précise ici, que Thevet:

[...] n ’a pas seulement renouvelé et augmenté ses premiers erreurs, mais, [...] sans autre
occasion, que l’envie qu’il a euë de mesdire et detracter des Ministres, [...] avec des
digressions fausses, piquantes et injurieuses, nous a imposé des crimes; à fin, di-je, de
repousser ces impostures de Thevet, j ’ay esté comme contraint de mettre en lumière tout
le discours de nostre voyage. (63)

En effet, face aux injures et aux mensonges de Thevet, Léry souligne ici qu’afin de

“repousser ces impostures de Thevet”, il nous avoue avoir “esté comme contraint de

mettre en lumière tout le discours de nostre voyage” et de donner ainsi sa version des

faits. À ce point dans la préface, Léry cite des passages de la Cosmographie de Thevet,

afin de mettre en évidence les mensonges auxquels ce dernier a eu recours. Voici donc,

énoncée par Léry la raison majeure qui l’a poussé à entreprendre ce récit comme réponse

ou plutôt comme réplique aux accusations de Thevet et donc de prime abord à partir

d’une position défensive.

Il est important, toutefois de souligner que, Léry dans son Histoire d’un voyage

entreprend de défendre en premier lieu et surtout ses correligionnaires, comme il l’avait

3 Dans la préface de sa traduction du texte de Francisco Lopez de Gomara: Histoire général le des Indes
Occidentales (Paris:M. Sonnius, 1568 et 1569).

177

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déjà fait dans ses monographies de 1558 et dans l’Histoire mémorable en 1574. En outre,

comme le remarque pertinemment Hartog:

Le voyageur écritf... ] pour dénoncer les récits “mensongers” d ’autres voyageurs. [... ] Le
mensonge ou le mûthos ont donc une double fonction. Ils sont producteurs de récits et
permettent aux récits de proliférer: j ’écris pour dénoncer le récit de l'autre; ils font donc
écrire. Ils font croire, puisque désigner le récit de l ’autre comme fiction, c ’est du même
coup, de la part du narrateur, valider son propre récit comme sérieux: il veut nous faire
croire qu’il a vu, mais je sais moi qu’il n ’en est rien, car moi, j ’ai réellement vu; c ’est
donc moi que vous devez croire. (Hartog 305)

C’est tout à fait ce qui se joue dans la querelle engagée à coup de feuillets entre Léry et

Thevet à partir de 1575. Cette querelle engendre l’écriture: une kyrielle de textes de part

et d’autres, mais aussi le thème récurrent dans chacun des textes est: “croyez-moi lecteur,

car moi, j ’ai vu, alors que l’autre n’a rien vu”. Il semble bien que Thevet sorte perdant

dans ce jeu du “diseur de lô g o i, du diseur de mûthos” (Hartog 305), car lui visant trop

haut et trop gros se contredit non seulement d’un texte à l ’autre, mais aussi à l’intérieur

d’un même texte, notamment dans sa Cosmographie (Lussagnet 95). Dans une remarque

certes moins subtile, Chinard montre, quant à Thevet, les conséquences de son goût pour

la mythomanie: “Il invoque si souvent son expérience, qu’il a vraiment dû finir par croire

lui-même à ces billevesées” (Chinard 89). Mais avec Léry, il se fait prendre à mentir et

ainsi perd sa mise, sa crédibilité et par là son aura.

Selon Léry, Thevet est arrivé à Guanabara le 14 novembre 1555 et a quitté le

Brésil le 31 janvier 1556, il y a plus de treize mois que Thevet est parti, quand les

calvinistes sont arrivés (1994:66), donc il n’y a eu aucun contact entre Thevet et les

calvinistes comme il l’insinue dans sa Cosmographie (Lussagnet 15) et il le prétend de

manière mensongère dans son Histoire de deux voyages.4

4 Ce qui est d ’ailleurs confirmé par Thevet dans ses Singularitez. pp.l 13, 230.

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Dépuis l’an cinq cens cinquante cinq je feis un autre voyage, et accompagnay le Seigneur
de Villegagnon, avec lequel je demouray quelques années. Je sçay bien que ce menteur
Lery s’est persuadé que je retoumay en France la mesme année que j ’arrivay là, [...].
(Laborie & Lestringant 263)

Thevet saura néanmoins tirer un profit politique important de ce voyage écourté, car il

obtiendra peu après son retour en France les charges d’Historiographe et de

Cosmographe.5 Donc, malgré ce qu’il avance, Thevet n’est resté au Brésil que très peu

de temps, dix semaines tout au plus et n’a sans doute pas vu grand chose. En effet,

comme le signale tout d’abord Léry: “il ne bougea gueres de l’isle inhabitable où se

fortifia Villegagnon” (1994:79), puis selon Lestringant: “Thevet tombé opportunément

malade à son arrivée au Brésil” rentre en France “au bout de dix semaines le 31 janvier

1556” (1994:68).6 Pour Léry, Thevet n’était pas vraiment présent parmi les Tupinambas

du Brésil, où il n’a séjourné que très peu de temps et n’a acquis aucune connaissance de

visu, ainsi, contrairement à ce qu’il prétend et aux préceptes de Saint Thomas, Thevet ne

base pas ce qu’il croit sur ce qu’il voit, mais plus vraisemblablement sur ce que lui

racontent les truchements normands.

Ceci est tout à fait ironique, car Thevet accusait son ennemi juré Belleforest, la

véritable cible de sa Cosmographie, d’être uniquement un “géographe de cabinet”, de ne

jamais voyager pour aller faire ses enquêtes sur le terrain, se posant, lui, en contrepartie,

comme le modèle de Yhomo viator, l’exemple à émuler et à suivre, le véritable globe-

trotter . Juste revers de la médaille, dans le cas du Brésil, c’est lui, Thevet, qui est le

5 II sera le cosmographe de quatre rois: Henri II, François II, Charles IX et Henri III. Voir F. Lestringant,
André T hevet. cosmographe des derniers Valois fGenève: Droz, 1991) 11-17.

6 Pour de plus amples informations sur ce point consulter F. Lestringant, André T hevet. cosmographe des
derniers Valois f Genève: Droz, 1991) 90-100.

7 Les attaques contre Belleforest sont bien plus nombreuses et traversent tout le texte de la Cosmographie
de Thevet. Les deux cosmographes très proches au milieu du siècle, sont devenus de véritables “frères

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“géographe de cabinet” ou plutôt “le géographe dans le hamac”, c ’est lui qui obtient ses

informations uniquement de truchements et non comme Léry, surtout à partir de ses

expériences personnelles. Dès lors, on a le sentiment que, très souvent, Léry semble lui

adresser ces paroles comme un leitmotiv: “Tu n’as rien vu à Guanabara! tu n’as rien vu à

Guanabara”.

Dès qu’il entame son récit du voyage au Brésil, Léry cherche à se démarquer

coûte que coûte par rapport à Thevet en insistant sur son propre vécu et sur le

témoignage, comme autant de sceaux attestant la réalité et la vérité de ce qu’il écrit, à

partir d’un espace géographique et temporel précis et limités, se voulant topographe.

Selon Léry, Thevet dans sa Cosmographie: “avoit envie de pousser et mentir ainsi

Cosmographiquement: c ’est à dire, à tout le monde” (67). Léry marque ici le côté

mythomane de Thevet qui ressortira çà et là notamment dans son Histoire de deux

voyages dans laquelle Thevet ment en affirmant qu’il a fait deux voyages en Amérique et

non un seul. En effet comme le remarquent pertinemment Laborie et Lestringant:

En recourant à ce subterfuge, Thevet fait plus fort que Léry, tout en se plaçant sur le
même terrain que lui: il multiplie par deux l’autopsie dont se targue son adversaire.
(Laborie & Lestringant 10)

En 1588, Thevet conscient de la menace que représente Léry, cherche dans ce chant du

cygne que représente ce dernier ouvrage, à le dépasser, à le doubler c’est pour cela qu’il

“multiplie Tautopsie”.8

ennemis” dans le dernier tiers du siècle. Voir Jean Simonin, Vivre de sa plume au XVIe siècle (Genève:
Droz, 1992) 180-6.

8 L ’Histoire de deux voyages rédigée en 1588 n ’étant pas publiée avant la mort de Thevet en 1592, Léry
n ’en a sans doute pas eu connaissance. Voir Histoire de deux voyages J. L. Laborie et F. Lestringant éds.
(Genève:Droz, 2006).

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Quelles sont les attaques précises formulées par Thevet et que Léry cherche à

réfuter dans son Histoire d’un vovaee? Tout d’abord, il est important de noter que

Thevet formule ses accusations essentiellement dans sa Cosmographie et qu’il va les

reprendre et les ressasser dans ses deux œuvres subséquentes à savoir ses Vrais Pourtraits

et son Histoire de deux voyages. A y regarder de plus près, les accusations de Thevet ont

deux objectifs qui se rejoignent et se fondent en un seul. En effet, il s’agit dans un

premier mouvement d’entacher et de ternir la réputation des calvinistes en vue de redorer

de la sorte le blason largement oxydé de Villegagnon, cependant dans un second

mouvement, ce même processus va avoir pour objectif complémentaire de réduire l’aura

de Léry afin d’insuffler une nouvelle énergie à celle de Thevet. Villegagnon étant mort

en 1572, ilne peut donc plus participer aux débats sur le Brésil qui opposent Thevet et

Léry, et quieux ont lieu de 1575 à 1592.9 Dans sa Cosmographie universelle Thevet,

déclare:

Au reste, j ’avois oublié à vous dire, que peu de temps auparavant y avoit eu quelque
sédition entre les François, advenuô par la division et partialitez de quatre Ministres de la
religion nouvelle, que Calvin y avoit envoyez pour planter sa sanglante Evangile, le
principal desquels estoit un Ministre séditieux nommé Richer, qui avoit esté Carme et
Docteur de Paris quelques années auparavant son voiage. Ces gentils predicans ne
taschans qu’à s’enrichir, et attraper ce qu’ils pouvoient, feirent des ligues et menees
sécrétés, qui furent causes que quelques uns des nostres furent par eux tuez. Mais partie
de ces séditieux estans prins furent executez, et leurs corps donnez pour pasture aux
poissons: les autres se sauvèrent du nombre desquels estoit ledit Richer, lequel bien tost
après s ’en vint rendre Ministre à la Rochelle, là où j ’estime qu’il soit encor de présent.
Les Sauvages irritez de telles tragédies, peu s ’en fallut qu’il ne se ruassent sur nous et
missent à mort ce qui restoit. (Lussagnetl5)

Reprenant ce passage intégralement dans sa préface de l’Histoire d’un voyage de 1580,

Léry souligne en manchette que Thevet “devoit dire oublié de mentir” (1994:64). En

effet comme le remarque Lestringant dans ce passage : “Thevet faisait délibérément

9 A n n é e d e la m o rt d e T h ev et.

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l’amalgame entre les “truchements” révoltés contre Villegagnon en février 1556 et les

huguenots entrés en dissidence théologique dans le courant de l’année 1557” (64).10

Cette fable voulait faire croire que le cordelier Thevet était resté plus de dix semaines au

Brésil, voire même jusqu’en 1557 et aurait donc été présent au moment où les huguenots

y étaient, ce qui est faux et que Léry dénonce avec véhémence. On remarque également

dans ce passage du récit de Thevet que la révolte des “truchements” contre les règles

austères de comportement prescrites par Villegagnon est mise sur le même plan que le

débat théologique sur l’Eucharistie qui oppose Villegagnon et les huguenots, ce qui pour

Léry représente une insulte supplémentaire à l’endroit des calvinistes.

De plus, selon Thevet, les calvinistes avec leur “sanglante Evangile” ne visent

qu’à “s’enrichir et attraper ce qu’ils pouvoient”. Ceci n’est pas une mince accusation

pour le pasteur Léry, qui lui s’était insurgé, contre l’avidité et l’appât du gain des

Sancerrois dans son Histoire mémorable et qui contre-attaque dans la préface de son

Histoire d’un voyage, voulant montrer qu’en ce passage Thevet a été “aussi asseuré

menteur qu’impudent calomniateur” (1994:65).

Plus loin, Thevet semble se réjouir du sort des “martyrs” calvinistes qui ont servi

de “pasture aux poissons”, ces hommes dont Léry s’était fait le devoir de rappeler la

fidélité et le sacrifice à leur foi et “desquels la vie peut estre un exemple à un chacun”

(Crespin 857). En outre Thevet écrit sa Cosmographie bien après les massacres de la

Saint Barthélémy et les redditions des villes fortes huguenotes de Sancerre, de

Montauban et de La Rochelle, qui en sont les conséquences, il sait donc parfaitement que

Richer n’est plus pasteur dans la ville de La Rochelle, mais feint de l’ignorer, comme une

10 Thevet qui avait quitté le Brésil le 31 janvier 1556 n ’était présent ni lors de la révolte des truchements
datant du 4 février 1556, ni durant le conflit qui allait opposer les huguenots à Villegagnon au sujet du sens
de l ’Eucharistie durant l’année 1557.

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marque supplémentaire de dédain à son égard." Finalement, comme pour mettre une

touche finale à son chapelet de mensonges et d’injures, Thevet diabolise les Tupinambas

signalant qu’ils avaient des vélléités de se ruer sur ceux qui restaient sur l’île Coligny.

Ces remarques sont non seulement infondées mais insultantes et insoutenables

pour Léry qui va citer à présent un autre segment du récit de Thevet dans lequel ce

dernier se contredit en poursuivant ses mensonges et affabulations.

Au reste, si j ’eusse demeuré plus long temps en ce païs là, j ’eusse tasché à gaigner les
ames esgarees de ce pauvre peuple, plustost que de m ’estudier à fouiller en terre, pour y
cercher les richesses que nature y a cachées. Mais d ’autant que je n ’estois encores bien
versé en leur langue, et que les Ministres que Calvin y avoit envoyez pour y planter sa
nouvelle Eglise, entreprenoient ceste charge, envieux de ma délibération je delaissay
ceste mienne entreprinse. (Lussagnet 95)

Thevet veut à présent faire croire qu’il aurait aimé convertir les “sauvages”, s’il était resté

plus longtemps, et s’il avait pu parler leur langue et ainsi communiquer avec eux. Thevet

se contredit ici, par rapport à ce qu’il avait affirmé précédemment, car tout d’abord il

avoue indirectement n’être resté que peu de temps au Brésil, alors que dans le passage

précédent il voulait nous faire croire qu’il y était encore en 1557, puis il avoue ne pas

avoir appris à parler la langue, là encore il dit le contraire, car plus avant dans son récit il

se dit “conversant avec eux” (Lussagnet 38). Thevet se contredisant tellement qu’il finit

par dire la vérité ici, dès lors, ce sont deux points sur lesquels Léry ne trouvera rien à

contester. L’objectif de Thevet est cependant de dire que ce sont les calvinistes qui ont

entrepris son projet de convertir “ce pauvre peuple” et qui lui ont, en quelque sorte, volé

l’idée. Pour Léry ce ne sont que balivernes et Thevet “fait de tout bois flesches”

(1994:66), car il n’a parlé ni de leur rencontre, ni de toutes ces fautes des “Ministres”

dans ses Singularitez en 1557 et il en parle plus de quinze ans après dans sa

11 Les massacres de la Saint Barthélémy se déroulent du 23 août 1572 jusqu’en octobre de la même année.
Les villes de la Rochelle, Nîmes, Montauban et Sancerre se rendent entre juin et août 1573.

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Cosmographie, ce qui pour Léry montre que Thevet “avoit envie de pousser et de

mentir” (1994:67).

En outre, Léry se moque ouvertement des prétentions démesurées de Thevet dans

ce passage:

Somme, quoy qu’il ne soit pas d ’accord avec soy-mesme, tant y a qu’à voir les
censures, réfutations et corrections qu’il fait és œuvres d ’autruy, on diroit que tous ont
esté nourris dans des bouteilles, et qu’il n ’y a que le seul Thevet qui ait tout veu par le
trou de son chaperon de Cordelier. (1994:83)

Léry souligne que Thevet prétend avoir tout vu “par le trou de son chaperon” et ainsi

s’octroie le titre de censeur et par là, le droit de corriger et de dénoncer les “erreurs” des

autres, alors que lui même erre et se contredit bien souvent. Léry, qui très souvent

revendique un style, simple, sobre et sans artifices, montre bien ici qu’il a un don pour la

répartie, qu’il a de l’esprit et qu’il est même très apte au sarcasme. Concernant encore

Thevet, Léry ajoute:

je suis contant [...] de le nommer encore, non simplement Cosmographe, mais qui plus
est si général et universel que comme s ’il n ’y avoit pas assez de choses remarquables en
toute ceste machine ronde ni en ce monde (duquel cependant il escrit ce qui est et ce qui
n ’est pas), il va encores outre cela, chercher des fariboles au royaume de la lune, pour
remplir et augmenter ses livres des contes de la cigongne. (1994:77)

Léry, moqueur, fait ici de Thevet un “Cosmographe général et universel”, qui a vu le

monde entier et qui invente au reste comme véritable faiseur de contes, et affabulateur

allant même jusqu’à chercher sa matière “au royaume de la lune”.

Cependant, comme le souligne Suzanne Lussagnet dans son introduction, force

est de constater que la matière brésilienne est fort ressemblante chez Thevet et Léry car

tous deux tirent une partie importante, de leurs informations de truchements et ceci est

sans doute plus avéré pour Thevet que pour Léry, compte tenu du temps passé au Brésil

et des échanges avec les autochtones.

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Ces truchements connaissaient parfaitement la vie indigène qu’ils partageaient parfois
jusqu’au cannibalisme inclus. Ils étaient en majeure partie Normands aussi accueillirent-
ils avec joie leurs compatriotes qui constituaient l’essentiel des colons de Villegaignon.
(Lussagnetivii)

La différence entre les deux textes les Singularitez de Thevet et l’Histoire d’un vovage de

Léry se ressent surtout au niveau de la disposition et de la méthode d’énonciation de

l’information.12 Dans ces domaines Léry dépasse de plusieurs longueurs son

prédécesseur, adoptant une organisation thématique ainsi qu’une série d’anecdotes qui

ponctuent le récit. Cette formule est bien plus attrayante et engageante pour le lecteur

que la compilation impressionante ou plutôt exténuante, vaste et pêle-mêle de Thevet qui,

elle, vient visiblement directement des truchements sans offrir les anecdotes personnelles

et piquantes d’un Léry, comme garanties du vécu, du témoignage et de la véracité de ce

qui est avancé. À cet égard, Léry signale:

[,..]q u ’à l’ouyr discourir au long et au large, vous diriez qu’il a non seulement veu, ouy
et remarqué en propre personne toutes les coustumes et maniérés de faire de ceste
multitude de divers peuples sauvages habitans en ceste quarte partie du monde, mais
aussi qu’il a arpenté toutes les contrées de l’Inde Occidentale: à quoy neantmoins pour
beaucoup de raisons, la vie de dix hommes ne suffirait pas. (1994:79)

Léry soulève ici une différence notoire entre lui et Thevet, quant à l’ambition débordante

de ce dernier, qui, en tant que Cosmographe, vise à ceindre et à peindre le monde entier

ou plus précisément ici la totalité de “ceste quarte partie du monde”. Alors que lui, Léry,

anticipant et suivant presque à la lettre l’injonction à venir de Montaigne:13

12 En plus des différences épistémologiques signalées dans le chapitre III de la présente étude.

13 On pourrait d ’ailleurs penser que dans ce passage, Montaigne visait directement Thevet qui a commencé
par faire un voyage au Levant et a donc “veu la Palestine”, puis s ’est cru omniscient sur le monde entier.

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Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils
ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous d’avoir veu la Palestine, ils veulent jouir
de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroy que
chacun escrivit ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait, non en cela seulement, mais en tous
autres subjects. (Montaigne 203)

Se démarquant parfaitement de Thevet, Léry n’a ni la vision, ni la volonté totalisantes et

englobantes de son adversaire, mais se contentant strictement à ce point du rôle de

topographe, Léry vise à rendre uniquement ce qu’il a connu, ce qu’il a vu ou entendu,

rien de moins, rien de plus.14

Si l’on remarque assez aisément que Thevet est la personne que Léry vise avec

Villegagnon comme étant à l’origine des maux et accusations contre les huguenots, force

est de constater que pour Thevet, en 1588, Léry incarne l’ennemi de la dernière heure

ayant même presque totalement pris la place occupée par Belleforest en 1575. Léry était

pratiquement inconnu en 1575 alors qu’en 1588 il a déjà trois éditions de l’Histoire d’un

voyage ainsi que l’originale et la traduction en latin de l’Histoire mémorable à son actif.

Il occupe une place que Thevet convoite comme lui revenant de droit. L’Histoire de deux

voyages de Thevet constitue l’ultime série de flèches dans le carquois fort démuni de

Thevet, dont la cible est Léry, ce pasteur, ancien cordonnier, à présent porté aux nues

dans le camp protestant. La renommée et le crédit dont jouit à présent Léry sont

insoutenables pour le vieillard aigri et oublié qu’est devenu Thevet en 1588, d’où son

dernier atout, ce mythe de deux voyages qu’il construit afin de dépasser ou plutôt de

surpasser ce nouvel adversaire.

14 Cette posture va changer chez Léry à partir de 1585, comme on le verra plus loin dans cette étude,
pp.200-6.

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1.2. Villegagnon: du Chevalier de Malte au Caïn d’Amérique

La première référence que nous offre Léry du chevalier Nicolas Durand de

Villegagnon se trouve dans sa monographie de 1558 intitulée “l’Estat de l’Eglise du

Brésil”. Cette anecdote est révélatrice si le lecteur s’y attarde un peu.

Estant Nicolas de Villeg. ordonné Visadmiral en Bretaigne, entra en discord avec le


Capitaine du chasteau de Brest[...]. Ce discord engendra mescontentement et haine
mortelle entre eux, jusques à espier les occasions de se surprendre l’un l’autre. Leur
querelle parvint jusques aux oreilles du roy Henri II [...jduquel estoit beaucoup plus
favorisé le Capitaine du chasteau que Villeg. qui luy donna tresmauvaise esperance de
l’issue de sa querelle. Il est certain qu’il esperoit abismer ou pour le moins rendre infâme
son adverse partie, mais considérant que peu il avançoit son entreprinse [...] des-lors
commença à se desplaire en France. [...] voulant sortir de France en honneur &
réputation, il luy convenoit faire une grande despence[... ] le Roy eust trouvé fort mauvais
que sans occasion il eust quitté son service, pour se retirer en exil volontaire[...] par
subtils moyens il s ’insinua en faveur, faisant entendre à tous ceux, desquels il esperoit
grand support, & qui pourroyent advancer son entreprinse heureusement, qu’il avoit un
ardent désir & affection incroyable de cercher un lieu de repos & tranquilité, pour retirer
ceux qui sont affligez pour l’Evangile en ce pays de France. (Crespin 857-8)

À en croire ce récit, tout d’abord, Léry nous signale déjà que Villegagnon a du mal à

s’entendre avec le Capitaine du château de Brest, Marc de Carné. Heulhard soutient que

les protestants exagèrent dans cette description de la situation:

Villegagnon, que les protestants ont naturellement accusé d ’avoir cherché le conflit par
de “folles provocations”, fit preuve au contraire d ’un esprit de modération rare, allant
jusqu’à parler d’obéir, au lieu de commander, comme il en avait le droit, si le bien de
l’Etat en dépendait. (Heulhard 71)

On a du mal à croire que le fougueux Vice Amiral Villegagnon puisse faire preuve de

“modération” quand il se sent blessé dans son amour propre et quand on refuse de lui

obéir comme ce fut sans doute le cas pour le Capitaine de Carné. De plus, selon Léry, le

dit Capitaine de Carné étant un favori du roi, l’aire de manœuvre de Villegagnon s’en

trouve réduite comme une peau de chagrin. D ’où le désir de Villegagnon de quitter la

France afin de s’éloigner d’une situation aussi insoutenable que désespérée concernant

son différend avec le Capitaine du château de Brest. Dès lors, le projet d’un refuge

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protestant au Brésil était un prétexte judicieux permettant à Villegagnon de quitter la

France “en honneur & réputation” . Son “ardent désir & affection incroyable” ne seraient

donc que simulacres machiavéliques servant à avancer sa propre cause et à redorer son

blason terni dans la querelle de Bretagne. Nous avons déjà présent dans ce passage les

éléments clés qui définissent pour Léry et son camp, le personnage Nicolas Durand de

Villegagnon et serviront à expliquer son comportement vis-à-vis des calvinistes.

Son biographe et thuriféraire, Arthur Heulhard, le présente ainsi:

Avec des dons variés et merveilleux, une constitution d ’athlète, une ambition de
conquérant, une puissance d’esprit égale aux forces du corps, audacieux et brave comme
un Français, intrigant comme un Anglais, patient et rusé comme un jésuite espagnol,
soldat qui sent l’eau de mer, marin qui sent les bois, homme des âges anciens qu’enivre le
souffle des Indes, Villegagnon a porté toute sa vie la peine d’une origine médiocre et sans
aïeux. (Heulhard 2)

Mis à part le style outré, daté et pompeux d’Arthur Heulhard, tout à fait transparent mais

cependant propre au genre de la biographie exagéremment élogieuse du dix-neuvième

siècle, deux éléments notoires sont à relever dans ce passage. Tel que Heulhard le

représente, en premier lieu, Nicolas Durand de Villegagnon, est de noblesse de robe et

“de robe très courte”(2) et non d’épée. En second lieu, quand il écrit: “soldat qui sent

l’eau de mer, marin qui sent les bois” Heulhard marque d’emblée ce que d’aucuns ont

reproché bien souvent à Villegagnon, à savoir, l’ambiguïté et les contradictions

inhérentes au personnage. À y regarder de plus près, ce qui ressort dans ce portrait, c ’est

que Villeganon veillera par son ambition et son ambivalence à occulter sa naissance

“sans aïeux”, pas assez brillante, c’est un homme, qui n’a pas une mince opinion de sa

personne, et qui vise toujours à être reconnu comme maître incontesté des lieux sur “l ’île

aux Français”.

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Afin de mener à bien son projet de “France Antarctique” Villegagnon fait appel

en même temps, à deux mécènes de sensibilités religieuses différentes, l’un, le Duc de

Lorraine, fervent catholique, l’autre, l ’Amiral Gaspard de Coligny proche et puissant

conseiller du roi, qui deviendra la figure de proue dans le camp huguenot puis la première

cible et le premier martyr de la Saint Barthélémy. Villegagnon semble posséder les

attributs du parfait capitaine d’industrie qui fixe le regard sur ses objectifs, faisant fi de

toutes considérations morales ou éthiques, n’hésitant pas à s’approcher et à charmer tour

à tour un catholique et un homme sensible à la Réforme (s’il n’est pas encore protestant),

assurant chacun d’eux de la sincérité de sa foi, afin de mieux atteindre ses propres

objectifs.

Dans son épître dédicatoire, Léry précise concernant la perte du Brésil, qu’ “il faut

attribuer la faute et la discontinuation [...]à Villegagnon” (1994:48). Puis dans sa

préface: “pour réfuter Thevet, et pour monstrer quant et quant quelle religion Villegagnon

faisoit semblant de tenir lors” (67), mais aussi afin de mieux ancrer ses propos dans la

vérité ou du moins dans un effet de vérité, Léry va offrir une copie de la lettre de

Villegagnon à Calvin traduite en français, dans laquelle Villegagnon insiste sur la joie

qu’il éprouve de recevoir les “freres” que Calvin lui envoie, et dont Léry fait partie.15 En

effet, dans cette lettre, Villegagnon fait part à Calvin: “qu’on ne scauroit déclarer par

paroles combien m ’ont resjouy vos lettres, et les freres qui sont venus avec icelles”(67-8).

Pas de doute possible, selon Léry, quant à la religion à laquelle Villegagnon prétendait

appartenir ces temps-ci, de plus, comme Lestringant le remarque: “Le terme ‘freres’ a ici

une connotation évangélique, sinon protestante”(67).

15 La lettre constitue un document officiel et historique. Léry l ’utilise à ces fins ici, tout comme c ’était le
cas dans l’Histoire mémorable avec les lettres du roi, voir pp. 198-200.

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C’est cependant dans le sixième chapitre de son Histoire d’un voyage que Léry

nous offre le premier trait de Villegagnon, relevé lors de leur rencontre initiale:

[...]nous fusmes trouver Villegagnon, lequel nous attendant en une place nous saluasmes
tous l’un après l’autre: comme aussi luy de sa part avec un visage ouvert, ce sembloit,
nous accolant et embrassant nous fit un fort bon accueil. (161)

Villegagnon semble faire “fort bon accueil” et très bonne impression au premier contact

selon Léry. Une fois que les dirigeants du groupe de calvinistes, à savoir le seigneur Du

Pont et le pasteur Richer déclarent leur but principal de “dresser une Eglise reformée

selon la parole de Dieu en ce pays-là” (161), Villegagnon réplique: “ayant voirement dès

long temps, et de tout mon cœur désiré telle chose, je vous reçois tresvolontiers à ces

conditions” (162). Villegagnon réitère son projet d’un refuge,

[,..]une rettraitte aux povres fideles qui seront persécutez en France, en Espagne et
ailleurs outre mer à fin que sans crainte ni du Roy ni de l’Empereur ou d ’autres potentats,
ils y puissent purement servir à Dieu selon sa volonté. (162)

Difficile de ne pas noter l’ambition et la mégalomanie de Villegagnon qui dans ce projet

se pose comme “Sauveur”, figure christique, mais de plus, comme faisant concurrence

non seulement au Roi de France, Henri II mais aussi à l’Empereur d’Espagne, Charles

Quint dans l’établissement de cette colonie réformée.

Léry ne signale aucune ambivalence religieuse chez Villegagnon qui, bien au

contraire, fait plutôt de l’excès de zèle: “ne cessant de joindre les mains, de lever les

yeux au ciel, de faire de grands soupirs, et autres semblables contenances, faisoit

esmerveiller un chacun de nous” (163). Ce “jeu” réussit fort bien à Villegagnon car selon

Léry, le pasteur Richer lui-même est très favorablement impressionné disant: “que nous

avions trouvé un second sainct Paul en Villegagnon” (165). Léry nous avoue qu’il n’est

190

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pas si convaincu, car très vite Villegagnon semble profiter de ses nouvelles recrues,

comme il le signale dans ce passage:

Finalement notre dernier mets fut, que pour nous rafraischir du travail de la mer [...], on
nous mena tous porter des pierres et de la terre en ce fort Coligni qu’on continuoit de
bastir. C’est le bon traitement que Villegagnon nous fit dés le beau premier jour, à nostre
arrivée. [...]il sembloit bien nous traiter un peu plus rudement que le devoir d ’un bon
pere [...] ne portoit envers ses enfans. (164-5)

On note une pointe de déception dans le ton de Léry qui considère que Villegagnon

“sembloit bien” les traiter “plus rudement” qu’un “bon pere”. Villegagnon veut être un

“pere” pour les calvinistes et non un “frere”, marquant sa volonté de les dominer en

maître. Cependant le moral et la bienveillance perdurent dans le camp huguenot et chacun

courbant l ’échine se dévoue à la cause et continue à œuvrer pour la construction du fort.

Pour sûr, la dévotion de Villegagnon à la foi réformée semble excuser et faire pardonner

ses tendances tyranniques et esclavagistes ainsi que le mode de vie Spartiate qu’il impose

à ces nouveaux arrivants.

En effet: “on nous bailla une maisonnette laquelle un sauvage esclave de

Villegagnon achevoit de couvrir d’herbe[...], nous pendismes des linceux et des licts de

Coton pour nous coucher en l’air” (164). La simple “maisonnette” est en construction et

Léry marque avec la description des hamacs tout d’abord l ’exotisme, mais aussi de

manière presque inconsciente, la mort avec les “linceux” et la manière de dormir “en

l’air”, c ’est à dire déjà enroulé dans la pièce de coton, le vêtement mortuaire, et le corps

suspendu en l’air, ni tout à fait sur terre ni au ciel mais dans cet entre-deux, cet espace

liminaire qui marque le passage d’un lieu à l’autre, d’un monde à l’autre, de la vie à la

mort.16

16 On a déjà vu une image semblable à Sancerre, relevée ci-dessus pp.52-3.

191

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Ceci indique tout d’abord, que Villegagnon et son comité d’accueil n’étaient pas

tout à fait prêts à recevoir les calvinistes, mais aussi, ce passage augure assez mal et

semble déjà signifier le rejet et le banissement des calvinistes, qui seront forcés de quitter

l’île, seront réduits à vivre à la “briqueterie” parmi les Tupinambas et dont la vie sera

mise en danger lors du difficile voyage de retour sur le vieux raffiot nommé Le Jacques.

Léry réitère toutefois très souvent, que les calvinistes restent dévoués et serviables vis-à-

vis de Villegagnon: “tant qu’il fit profession de l’Evangile” (166). Léry paraît même très

souvent admirer le zèle et la dévotion de Villegagnon sans toutefois manquer d’émettre

une certaine pointe d’ironie de temps à autre, comme quand il souligne que Villegagnon

s’était “mis à genoux sur un carreau de velours” (167). En effet le côté théâtral, exagéré

et quelque peu comique de la scène n’échappera à aucun lecteur, de plus, comme le

souligne Lestringant: “L’agenouillement est perçu par Léry comme un vestige du

papisme” (167).

Villegagnon semble en faire un peu trop pour être honnête, et le pasteur Léry

souligne: “combien il estoit mal-aisé de cognoistre le cœur et l’intérieur de cest homme”

(168). Ce propos est d’importance: il marque la première allusion dans le texte de Léry à

la complexité du personnage de Villegagnon à son inconstance et à son ambivalence.

Heulhard lui-même, dans sa biographie, autrement fort partisane et élogieuse, marque lui

aussi cet aspect changeant et troublé de Villegagnon quant à la religion.

Il y eut peut-être un moment où dans l’ébranlement universel des consciences, il se


demanda de quel côté était la vérité, si c ’était à Rome, avec le Pape, à Genève, avec
Calvin, ou en Allemagne, avec les Princes, élèves de Luther. Il avait l’esprit assez
troublé [...] lorsqu’il obtint du Roi la permission de fonder sa colonie. (Heulhard: 127)

C’est particulièrement autour de la question du sens de l’Eucharistie, que l’ambivalence

religieuse de Villegagnon va surgir et se faire sentir de manière de plus en plus limpide.

192

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Quelle est la nature du rapport entre les oblats, c’est à dire le pain et le vin, avec la chair

et le sang du Christ? En fait, à ce point-ci, dans ses oraisons lors de la célébration de la

cène, Villegagnon reste en accord avec l’interprétation de Calvin et de Bèze et donc avec

la doxa calviniste, précisant que les “ames” sont sustantées “de la chair et du sang” de

Jésus Christ (171).

Mais bien vite: “on appercevoit aisément qu’il n’y avoit qu’ostentation en son

fait” (175), remarque Léry. En effet, Villegagnon et son acolyte Cointa, s’ils rejettent

ouvertement l’interprétation “papiste” de la Transsubstantiation et l’interprétation

luthérienne de la Consubstantiation, ils n’acceptent pas pour autant la doctrine calviniste

par laquelle Jésus Christ “se communique en nourriture spirituelle” (175). Selon Léry,

pour Villegagnon et Cointa, les paroles de Jésus Christ: “Ceci est mon corps: Ceci est

mon sang, ne se peuvent autrement prendre sinon que le corps et le sang de Jésus Christ y

soyent contenus” (176). Plus loin, Léry cite Villegagnon: ‘quand Jésus Christ a dit du

pain, Ceci est mon corps, il faut croire sans autre interprétation, qu’il y est enclos: et

laissons dire ces gens de Geneve” (182). Pour Villegagnon et Cointa, défenseurs du

dogme de la Présence Réelle, les mots du Christ sont à prendre au sens propre, au premier

degré et non comme le requiert l’interprétation calviniste au sens figuré, en tant que

symboles. Tout serait donc une question d’interprétation et un désaccord de sémiologie

linguistique.17 Comme nous l’avons souligné plus haut pour beaucoup et pour les

protestants en particulier, selon Bernheim et Stavridès l’Eucharistie catholique est une

forme de cannibalisme héritée d’anciennes pratiques païennes.

Manger la chair de Dieu pour s ’approprier ses qualités surnaturelles est un concept
étranger à la religion juive. Par contre cette notion est familière à l’Antiquité païenne

17 Comme le remarque pertinemment Montaigne dans son “Apologie de Raimond Sebond”: “La plus part
des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes” (Montaigne 508).

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comme l’écrit Charles Guignebert: ‘Dans l’Antiquité, l’idée de la communion établie
avec le dieu par la manducation du dieu, pour obtenir part à la vie divine était très
répandue’. (Bemheim & Stavridès 244)

En outre, comme le remarque Lestringant pour clore son essai — intitulé: “Catholiques et

cannibales. Le thème du cannibalisme dans le discours protestant au temps des Guerres

de religion”— Léry entend démontrer que:

l ’hérésie catholique de l ’Eucharistie est double: d ’abord parce qu’elle se fonde sur la
perversion anthropophage; ensuite parce qu’elle inverse cette anthropophagie elle-même,
en en faisant une opération régressive de retour au cru. (Margolin & Sauzet 1982: 243)

Le débat sur le sens de l’Eucharistie n’a pas fini de faire couler de l’encre dans un camp

comme dans l’autre. En effet ce débat perdure et se retrouve dans chacune des cinq

éditions de l’Histoire d’un voyage, c’est à dire qu’il se poursuit pour Léry de 1578 à

1611.

Dans les dix dernières pages de son sixième chapitre, Léry va offrir quelques

explications pour tenter d’élucider, sinon d’excuser le comportement de Villegagnon vis-

à-vis des calvinistes. Tout d’abord Léry marque le constat qui date du jour de la “Cene

de Pentecoste”, moment où Villegagnon déclare : “qu’il avoit changé l’opinion qu’il

disoit autrefois avoir eue de Calvin [...] dit que c’estoit un meschant heretique desvoyé

de la foy” (186). Le jugement de Villegagnon a le mérite d’être tout à fait limpide et

ainsi il éclaire parfaitement les calvinistes, comme le remarque Léry: “la dissimulation de

Villegagnon nous fut si bien descouverte, qu’ainsi qu’on dit communément, nous

cognusmes lors de quel bois il se chauffoit” (186). Le masque tombe, Villegagnon révèle

son véritable visage, le jeu qu’il avait joué devient transparent. Dans son effort pour

faire comprendre les motivations de Villegagnon à ses lecteurs, Léry explique que

Villegagnon avait reçu par courrier, des remontrances notamment du Cardinal de

194

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Lorraine, son mécène catholique: “de ce qu’il avoit quitté la religion Catholique

Romaine, de crainte qu’il en eut, il changea soudain d’opinion”(187).

L ’explication de Léry paraît ici simplifier une situation qui était sans doute bien plus

complexe comme il l’avouera lui-même plus loin.

En outre Léry va souligner, la brutalité, la cruauté, la barbarie et le manque

d’humanité de Villegagnon, que ce soit dans ses rapports avec les Tupinambas, avec les

truchements normands, ou avec les calvinistes, qu’il finit par chasser de son île à “la fin

du mois d’Octobre” (195). Pour Léry, les “sauvages” Tupinambas sont autrement “plus

humains que celuy lequel, sans luy avoir meffait, ne nous peut souffrir avec luy” (196).

Léry avait déjà marqué sans ambiguïté l’aspect brutal, cruel et inhumain de Villegagnon

dans la seconde monographie qu’il rédigea en 1558: “Trois martyrs en la terre du Brésil”

et qui traite des trois calvinistes torturés et tués par Villegagnon, Jean du Bordel,

Matthieu Vermeil et Pierre Bourdon. Voici un exemple du comportement de

Villegagnon à l’égard des gens dont il a la charge, dont il se voulait être le père:

[...]'Villegagnon esmeu de grande cholere desment ce povre patient & levant le poing luy
en donne un tel coup sur le visage, que tout incontinent le sang sortist du nez et de la
bouche en abondance. [...] Villegagnon se mocquant l’appeloit douillet & tendron:
pourcequ’il pleuroit d’une chiquenaude. (Crespin 888)

Chacun aura droit à un sort semblable avant de périr dans les flots par ordre de

Villegagnon, qui une fois débarassé de ces calvinistes, “se trouva grandement soulagé en

son esprit” et “il ordonna que largesse de vivres fust faite [...] en mémoire de très grande

rejouissance”(Crespin 898). Ce rituel de punition et de récompense sert à asseoir le

pouvoir chancelant de ce tyrannique et bien ambivalent chevalier. Agrippa d’Aubigné,

profondément touché, comme Léry, par le sort réservé à ces trois calvinistes, a relaté leur

supplice dans les vers suivants de ses Tragiques:

195

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Dieu poursuit Satan et lui fit guerre ouverte
Jusques en Amérique, où ces peuples nouveaux
Ont esté spectateurs des faits de nos bourreaux.
Leurs flots ont sçeu noyer, ont servi de supplices,
Et leurs rochers hautains presté leurs précipices:
Ces aigneaux eslongnez en ce sauvage lieu
N ’estoyent pas esgarés, mais dans le sein de Dieu;
Lors qu’eslevés si haut leurs languissantes veuës
Vers leur païs natal furent de loin tenduës,
Leurs desseins impuissants pour n’estre assez légers,
Eurent secours des vents; ces ailez messagers
En apportèrent l ’air aux rives de la France.
La mer ne dévora le fruict de leur constance.
Ce n ’est en vain que Dieu desploya ses thresors
Des bestes du Brésil aux solitaires bords,
Afin qu’il n ’y ait cœur ni ame si sauvage
Dont l’oreille il n ’ait peu frapper de son langage
(Tragiques Feux, v.330-346).

D ’Aubigné souligne ici, sans toutefois nommer l’instigateur, que l’acte odieux de

Villegagnon a été non seulement commis devant témoins, mais de plus que les échos en

sont arrivés jusqu’en France. Pour d’Aubigné comme pour Léry ces martyrs ne sont pas

morts en vain : “la mer ne dévora le fruict de leur constance”, leur voix ne sombre pas

dans l ’oubli, elle perdure et est transmise afin que demeure et dure le souvenir de leurs

souffrances.

En contrepartie, on peut trouver quelques instances où Léry soutient et défend

Villegagnon:

Villegagnon par l’advis du conseil fit deffense à peine de la vie, que nul ayant titre de
Chrestien n ’habitast avec les femmes des sauvages. [...] pas un seul des gens de
Villegagnon ny de nostre compagnie ne la transgressa, mais aussi quoy que depuis mon
retour j ’aye entendu dire de luy: que quand il estoit en l’Amerique il se polluoit avec les
femmes sauvages, je luy rendray ce tesmoignage, qu’il n’en estoit point soupçonné de
notre temps. (180-1)

Ce qui ressort de ce passage, c’est que Léry fait montre ici de justice et de probité, faisant

la part des choses, ne se laissant aller, ni à l’amalgame pratiqué par Thevet, ni au

mensonge, afin de peindre aussi négativement que possible Villegagnon, qui pourtant ne

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méritait pas toujours le respect et la considération que Léry lui alloue. Léry comme il le

remarque lui même, ne veut “taire non plus ce qui estoit louable que vituperable en

Villegagnon” (180). Cette attitude, modérée, sobre et juste de Léry s’efforçant

d’accorder crédit quand il est mérité, même à celui qui est devenu ennemi des calvinistes,

est cette même attitude de tolérance, de modération et d’ouverture qui lui a valu d’être

jugé comme “traitre” par Bruna Conconi. En effet Conconi, reproche à Léry de s’être

“rapproché de l’ennemi”(Conconi:678), lors de la reddition de la ville de Sancerre.18

Pour Léry, et sans doute il exagère en cela, l’échec de la tentative française au

Brésil est imputable essentiellement à l ’ambivalence, à la palinodie et à la tyrannie de

Villegagnon. De plus, Léry s’insurge surtout contre les mensonges et l’hypocrisie de

Thevet qui veut par ses inventions et machinations rendre les calvinistes responsables de

l’échec du projet colonial français au Brésil. Les torts sont sans doute partagés par

Villegagnon et ses deux mécènes le Duc de Lorraine et l’Amiral Coligny, par les

calvinistes et aussi sans doute par le Roi qui n’ayant peut être pas assez cru en ce projet,

ne lui a pas accordé l’attention et les ressources nécessaires afin de le mener à bien.

L’ironie de la situation est, comme le remarque Lestringant, qu’ “[e]n détournant à lui

une paternité encombrante, Thevet s’expose à voir converger sur sa personne les attaques

jusqu’alors destinées à Villegagnon” (CDDV199L239). En effet, Thevet en opérant

cette mythification se rend vulnérable et devient une proie auto-désignée et facile pour

Léry.

Pourquoi au bout du compte, est-il si impératif pour Léry de remettre Thevet et

Villegagnon à leur place et de dénoncer leurs mensonges et leurs fourberies? Léry est à

présent un porte parole de taille dans le camp huguenot, en tant que pasteur il se bat à

18 Accusation peu fondée et que nous avons tenté de réfuter dans le chapitre deux de cette étude p. 57.

197

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coup de sermons, de paroles, en tant qu’écrivain à coup de mots sur la page, aussi

puissants, perçants et tranchants que possible afin que surgisse “la Vérité”, car Léry et

ses coreligionnaires sont sûrs de leur fait, ils sont sûrs de détenir et de prêcher la véritable

parole de Dieu, et c’est dans ce combat qu’ils s’engagent. Ce sont ces nouveaux

“guerriers de Dieu” qui vont livrer une bataille tout autant théologique que politique, car

les deux sont indissociables dans le contexte des guerres de religion.19 C’est cette

occupation, littéraire, car productrice de textes, et théologico-politique, qui monopolisera

les trente dernières années de la vie de Léry qui se décèle déjà dans la seconde édition de

l’Histoire d’un voyage, et n’ira que croissant dans les éditions subséquentes. Laissant

momentanément Thevet et Villegagnon de côté, considérons par le biais d’un regard plus

axé sur les différentes versions de l’Histoire d’un voyage, comment Léry opère et

fonctionne pour récupérer la place occupée par Villegagnon et Thevet afin de mener à

bien son double projet théologico-politique et littéraire.

1.3. Le démon du remaniement: plusieurs éditions de 1578 à 1611

Cette forme d’obsession dont Léry révélera les signes dans sa réécriture

incessante de l’Histoire d’un voyage entre 1578 et 1611 est liée tout d’abord à la nature

irrésolue du débat qui l ’oppose à Thevet et à Villegagnon. En effet, alors que le combat

cesse généralement faute de combattants, il n’en va pas de même pour Léry qui continue,

persiste et signe après la mort de Villegagnon et même après celle de Thevet. Comment

expliquer cette “folie du remaniement”, ce mouvement qui va du récit de la rencontre

personnelle éblouissante avec les Tupinambas à l’obsession maladive vis-à-vis de Thevet

19 Je reprends ici le titre de l’ouvrage de Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu (Seyssel: Champ Vallon,
1990), dans lequel il traite de la période des troubles puis des guerres de religion au seizième siècle.

198

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et de Villegagnon? Si comme il nous le dit lui-même, c’est la publication de la

Cosmographie universelle d’André Thevet en 1575 qui a amorcé la pompe, qui a

déclenché l’écriture de la première version en 1578, comment expliquer la pléthore de

versions ultérieures? D ’où vient l’obsession constante de Léry de réviser son texte entre

1578 et 1611? Il y aura en tout huit éditions de son vivant dont cinq éditions nouvelles et

trois réimpressions.

Pour sûr, la situation politique tumultueuse et changeante offre en partie une

explication pour les nombreuses remises à jour du texte car Léry — et ce particulièrement

pour les trois premières éditions (1578, 1580 et 1585)— se compte parmi les “militants”

qui combattent pour la cause protestante dans un mouvement qui dépasse largement les

frontières de la France. Léry devient “un écrivain engagé” avant 1‘heure, un pamphlétaire

qui en parfait cordonnier fait de son récit une alêne, une arme qu’il veut de plus en plus

pointue et perçante faisant dès lors de Thevet et de Villegagnon de simples instruments

dans un projet plus ambitieux dans lequel il trouvera et comptera des partenaires qui se

rangeront à ses côtés pour valider et soutenir son discours.

En outre, il y a un combat intérieur qui force un Léry grisonnant, vieillissant, tel

une véritable Pénélope, à toujours remettre sur son métier son ouvrage, il résiste et

combat pour faire perdurer et vivifier une mémoire à partir du moment où il prend

conscience qu’elle s’estompe et commence à lui échapper. L’expérience du voyage, la

rencontre avec les Tupinambas et la vie parmi eux commence à se dissiper, à disparaître,

à faire défaut, à occasionner une béance et à se vider de son contenu, au fur et à mesure

que les années passent, dès lors Léry s’évertue à tenter de fixer son récit ethnographique

et à l’encrypter, désireux de le loger dans un monument, un mausolée qu’il voudrait

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toujours plus solide et paradoxalement le texte, lui devient changeant et fluide. Mais

c ’est peut-être aussi le constat de la disparition du jeune homme aux yeux équarquillés,

ébloui et ravi par la rencontre inouïe avec les Tupinambas qui travaille l’homme mûr.

Par ailleurs, le texte de Léry se conforme tout à fait à la double tendance de son

époque, tout d’abord à l’image de l’homme il se façonne et se transforme, de plus, il

s’allonge d’édition en édition, en effet il y a très peu d’instances où Léry va réduire ou

amputer son texte. Toutefois, un des lieux où Léry retire et biffe ce qu’il a écrit concerne

la phrase entre parenthèses: “(ô cruauté plus que prodigieuse)” (362), faisant allusion à la

pratique Tupinamba qui consiste à frotter le corps des enfants du sang des ennemis afin

de leur inculquer un goût pour la vengeance; cette remarque disparaîtra à partir de la

troisième édition de 1585.

On constate essentiellement deux mouvements majeurs qui résument la quasi

totalité des remaniements. Il y a le mouvement théologico-politique essentiellement mais

non exclusivement de 1578 à 1585 qui tend à faire avancer la cause des protestants à

travers trois stratégies: la première visant à relativiser la barbarie des cannibales

Tupinambas afin de mieux souligner celle des catholiques, la seconde à acculer Thevet et

Villegagnon de tous les défauts rendant ce dernier presqu’entièrement responsable de

l’échec de la colonie brésilienne, la troisième à montrer du doigt et à ridiculiser les

pratiques catholiques, comme émanant de superstitions. Le second mouvement, littéraire

celui-ci, va surtout mais non exclusivement de 1599-1600 à 1611 et consiste à insérer

dans le texte de Léry des références et des exemples d’autres auteurs afin de renouveler,

de valider et d’étendre l’importance et la renommée de Léry et de son texte.

200

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Considérons de plus près et plus en détails ces changements qui traversent les cinq

éditions de Léry.

En 1580 dès la page titulaire on annonce au lecteur une seconde édition “revue

corrigée et bien augmentée [...] tant de figures, qu’autres choses notables sur le sujet de

l’auteur” (45). De plus dans son avis au lecteur, l’imprimeur Antoine Chuppin, déclare

que cette nouvelle édition: “semblera comme une nouvelle Histoire” (46). Comme le

remarque pertinemment Michel Jeanneret: “La pensée et la pratique du changement sont

constitutives de l’humanisme” (1997:10) le changement et le renouvellement sont des

valeurs prisées, à cette époque et l’on cherche à donner à ce texte précis les attributs qui

tendront à le valider. Pour autant, de l’une à l’autre de ces deux éditions, l’on constate

uniquement quelques changements dans le texte. Léry dans sa position à l’égard des

Tupinambas commence à se vouloir moins moralisateur et plus souple. La raison en est

simple, Léry va faire des Tupinambas et de leurs us et coutumes les contre-exemples

nécessaires pour étayer son argumentation visant à les montrer sous un jour encore plus

bienveillant afin de mieux faire ressortir la barbarie, la sauvagerie et les excès des

catholiques.

En contrepartie, la position de Léry va continuer à se durcir vis-à vis de

Villegagnon et de Thevet, de ces représentants catholiques, cibles auto-désignés par leur

comportement aussi injuste qu’inhumain et leurs accusations infondées ce qui fera d’eux

de véritables repoussoirs. En effet, Villegagnon est depuis 1578 affublé du sobriquet de

“Caïn d’Amérique” (1578:422 & 549) et son orthodoxie calviniste sera de plus en plus

marquée et accentuée par Léry, comme par exemple dans le cas des sacrements qui dès

1580 sont définis comme des pratiques que Villegagnon veut: “sans aucune addition

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humaine” (166), afin de mieux mettre en évidence sa palinodie et son hypocrisie, dans le

revirement radical que Léry et ses coreligionnaires lui attribueront. En outre, c ’est

essentiellement encore dans la préface que les mensonges et les exagérations de Thevet,

émis dans sa Cosmographie, seront à nouveau et plus fortement réfutés et récusés par

Léry.

En examinant comment et combien le sujet du traitement de ses coreligionnaires

sera amplifié d’une édition à l’autre, on constate que Léry s’engage de manière décisive

dans le combat théologico-politique et devient en quelque sorte le porte-parole des

protestants et de leur cause. On trouve par exemple en 1578: “[...]les persécutions qui

estoyent de ce temps la en France pour le fait de la religion”( l 578:3), et en 1580 on a une

version plus percutante et audacieuse:

[...] les persécutions: lesquelles de fait estoyent telles qu’en ce temps-là lusieurs
personnages, de tout sexe et de toutes qualitez, estoyent en tous les endroits du Royaume
de France, par Edits du Roy et par arrests des Cours du Parlemens, bruslez vifs, et leurs
biens confisquez pour le faict de la Religion. (106)

Léry marque ici qu’il est parfaitement au courant et veut informer ses lecteurs quant aux

conséquences des “Edits du Roy” tels que celui dit de Chateaubriant de 1551 et des

“Cours du Parlemens” telles que celle connue sous le nom de “Chambre ardente”, un

arrêté de celle-ci menait directement au bûcher, d’où son nom. De plus, Léry signale

qu’il y avait des conséquences économiques non-négligeables à l ’élimination de ses

coreligionnaires, puisque “leurs biens” étaient “confisquez” et récupérés par la couronne.

Dans un autre exemple d’amplification Léry va critiquer de manière plus incisive la

pratique catholique du carême. On trouve en effet en 1578 “de telles abstinences”

(1578:58) qui devient en 1580: “les loix de telle superstitieuse abstinence” (158). Léry

202

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juge ici cette pratique comme “superstitieuse” ce qui n’est pas une mince attaque à

l ’endroit de la religion du roi et du royaume de France.

C’est à partir de 1585 que l ’ouvrage se transforme encore, inscrivant de manière

significative les polémiques théologico-politiques au devant de la scène, relégant le récit

ethnographique à un arrière plan. En effet, d’une édition à l ’autre, c ’est essentiellement

la préface qui enfle, elle passe de trente à cinquante pages. De plus, c ’est dans cette

édition que Léry signe pour la première fois et en deux endroits, à la fin de sa préface et à

la fin du récit: “Plus veoir qu’avoir” (1585: 68 & 498). Il conservera cette devise comme

signature dans toutes ses éditions subséquentes.

À partir de 1585 Léry ne semble plus trop se soucier de son récit ethnographique,

les Tupinambas sont loin et paraissent à jamais perdus. L ’auteur donne l’impression de

perdre tout désir de revisiter la partie ethnographique de son récit, il a l’air de se dégager

de cette altérité naguère si alléchante et va une fois encore se concentrer sur Thevet et

Villegagnon qui incarnent pour lui la différence menaçante au point d’en devenir obsédé.

C’est en majeure partie la raison pour laquelle les critiques ignorent presque totalement

les éditions subséquentes à la seconde, celle de 1580, considérée comme la plus

remarquable.

Les changements opérés d’une édition à l ’autre entre 1578 et 1585 marquent

essentiellement une volonté de relativiser et même d’atténuer la barbarie des lointains

Tupinambas par rapport aux proches catholiques. En effet d’un bout à l’autre de son récit

Léry sera littéralement obsédé par la constatation qu’au Brésil, les Tupinambas ont été

plus humains que les catholiques envers les protestants. Mon intérêt, pour les éditions

subséquentes dans ce chapitre provient du soupçon qu’elles paraissent marquer pour Léry

203

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une orientation supplémentaire et de nouveaux objectifs. Qu’en est-il ? Ya-t-il de la part

de Léry une volonté de rupture, un désir d’oubli? On pourrait effectivement le penser

compte tenu du fait que Léry donne l’impression de se diriger vers d’autres horizons. On

constate ce qui pourrait faire croire à un choix de mise à l’écart sinon de renoncement de

1’altérité, mais en réalité il s’agit de tout autre chose. Ce qui est en jeu surtout après

l’édition de 1585, et à partir de celle de 1599-1600, c ’est que Léry devient conscient de

deux choses, la première concerne un événement extérieur à lui, la seconde une

constatation en son for intérieur.

L’événement extérieur concerne les répercussions de la proclamation de l’édit de

Nantes, pour sûr, face à cette nouvelle réalité politique. Léry semblerait perdre à la fois sa

cause et son rôle. Dès lors, la question qu’il doit se poser est: comment faire pour rester

au devant de la scène théologico-politique et littéraire? En effet, après la proclamation de

l’édit de Nantes en 1598, Léry devrait changer de cheval de bataille semble-t-il, ce qu’il

ne fait pas en réalité. Certes, la cause des protestants si elle semble gagnée sur le plan

religieux est perdue sur le plan politique. Henri IV qui est roi de France depuis 1594 a dû

abjurer sa foi réformée pour être sacré roi et entrer dans Paris. Les protestants français,

Du Plessis-Mornay à leur tête, doivent se résigner, ils ont perdu l’espoir de voir un roi

protestant sur le trône de France.20 Avec l’édit de Nantes, le roi ne fait qu’apaiser les

douleurs mais ne guérit pas la maladie, même s’il demeure sensible et dévoué à la cause

des protestants il n’est plus l’un d’eux.

Léry reste fidèle à ses convictions et conserve ses idées fixes et ses obsessions,

pour preuve la préface enflée de 1611 dont le titre est: “Préfacé monstrant

20 Telle était l’ambition des protestants. Du Plessis-Momay sera écarté de tout rôle politique avec le
rapprochement entre Henri IV et le pape. Voir Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi (Genève: Droz,
2002 ) 601 .

204

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principalement les erreurs et mensonges de Thevet” (1611:xxvii) ce qui marque bien

l’intention de l’auteur de réfuter encore et toujours Thevet. Léry, qui est depuis quelque

temps un auteur reconnu dans le milieu protestant, se voit dans l’obligation de maintenir

son aura et d’entretenir son mythe. Les remaniements à partir de l’édition de 1599-1600

tendront surtout vers ce projet. La prise de conscience que la donne extérieure a changé,

semble engager Léry à poser son regard aussi ailleurs, à jouer sur des alliances, des

connaissances et des amitiés, afin d’opérer et de renouveler un intérêt pour son texte et

pour son personnage.

En vue de mener à bien ce double projet, Léry fera des concessions et

contrairement à ses préceptes antérieurs, il fera de nombreuses allusions livresques

faisant même appel à des auteurs en vue, les invitant à contribuer et à participer à ses

dernières éditions. Il avait d’ailleurs déjà établi une liste de “Livres et auteurs alléguez

en ceste Histoire de l’Amérique” dès sa troisième édition (1585:xvii). Cette liste ira

croissant dans les deux dernières éditions, mais, toutefois Léry persiste et signe toujours:

“plus veoir qu’avoir” même dans son ultime édition de 1611. L ’exemple le plus

spectaculaire de cette nouvelle tendance, est le chapitre (XVbls) élaboré à partir de récits

livresques dès 1585 (571) inséré par Léry à partir de l’édition de 1599-1600 et dans

lequel, selon Lestringant,“Léry agglomère les anatomies rompues, rassemble des

supplices géographiquement dispersés, afin de produire un théâtre grand-guignolesque

centré sur le cannibalisme” (571). Léry a très bien compris que le cannibalisme fascine

car il fait partie de ces choses “exotiques et perigrines” qui vont mobiliser l’intérêt des

205

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lecteurs.21 Cependant, il y a bien plus enjeu: le cannibalisme semble être la clé de voûte

de l’édifice léryen.

Léry qui au début se targuait de faire uniquement appel à la vérité personnelle, à

l’autopsie et au vécu comme seuls sources et guides dans ses récits, a maintenant recours

à une sélection, à un amoncellement de textes. Il tombe dans le catalogue et la

compilation traits qu’il reprochait à Thevet. En effet la quasi totalité des ajouts de 1599-

1600 et de 1611 vont se déployer dans la matière brésilienne et la diluer dans de

nombreuses comparaisons et allusions à d’autres cultures. La valeur, l’originalité et

même l’essence du récit ethnographique, tout comme dans le procédé de “cire perdue”,

seront évacuées dans la construction de ce nouvel édifice, de ce monument, de ce

tombeau de l’écrivain Léry.

À propos des références livresques, et des textes insérés, il est important de noter

que, dans The Invention of the Evewitness: Witnessing and Testimonv in Earlv Modem

France. Andréa Frisch ne semble faire aucun cas de l’évolution du texte de Léry dans ces

différentes éditions tardives quand elle remarque: “Léry does not embed his observations

o f the tupi in material from other texts spécifie to his own culture, the Histoire is not only

capable o f standing alone, but also o f circulating well beyond the historical nexus [...]

(Frischl78). Si ceci est tout à fait juste et avéré concernant les deux premières éditions

(1578 et 1580), cela le devient un peu moins à partir de l ’édition de 1585, et pour sûr,

cela n’est plus du tout le cas en ce qui concerne les deux dernières éditions publiées du

vivant de Léry (1599-1600 et 1611). En effet, le texte des deux premières éditions de

Léry, qui se démarque des Sinaularitez et de la Cosmographie Unviverselle de Thevet,

21 François Rabelais, Quart livre. (Paris:Gamier Flammarion, 1971) 45.

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/

donne à voir et à lire le Brésil vécu par Léry alors que dans les éditions subséquentes,

Léry s’évertue tant le récit du séjour au Brésil tombe dans le piège de la documentation,

du catalogue et de la compilation ajoutant une quantité d’allusions livresques et de

citations d’autres auteurs et dès lors en visant la cosmographie comme modèle à émuler.

En amplifiant son texte, il l’appauvrit.

Par ailleurs, comme nous l’avons signalé plus haut, la nouvelle donne théologico-

politique génère chez Léry une constatation intérieure, en effet il donne l’impression de

ressentir la sensation d’un vide, d’une béance laissée par la matière brésilienne reléguée à

un arrière plan, enfouie dans les limbes de la mémoire, devenue évanescente. Léry

éprouve le sentiment de la perte de ce vécu et de l’espoir de revoir un jour ce paradis, qui

cependant scintille çà et là, refusant de disparaître totalement. Mais comme le souligne

parfaitement bien Proust, les paradis sont toujours déjà perdus, c’est ce qui les définit

comme tels.

[ ...]si le souvenir, grâce à l’oubli, n ’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre
lui et la minute présente, s ’il est resté à sa place, à sa date, s ’il a gardé ses distances, son
isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d ’un sommet, il nous fait tout à coup
respirer un air nouveau, précisément parce que c ’est un air qu’on a respiré autrefois, cet
air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne
pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà,
car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. (Proust TR: 177)

C’est justement parce que dans sa jeunesse Léry a eu cette chance inouïe de voyager au

Brésil et de recevoir avec curiosité et délectation l’altérité si inouïe des Tupinambas lui

permettant de vivre parmi eux et lui rendant l’humanité, la reconnaissance et la générosité

qu’il leur avait accordée, dans ce lieu devenu idyllique de la baie de Guanabara, qu’il est

revenu métamorphosé par cette rencontre et surtout par ces échanges, ayant la tête et les

carnets remplis de souvenirs heureux et douloureux. Ce paradis “perdu” en devenant la

matière centrale du livre qui n’en fini pas de s’écrire, de se métamorphoser, s’il

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s’estompe, s’il quitte et se perd pour Léry, il perdure sur les pages et traverse toutes les

éditions dans ses formes, floues, variées, instables et fluides, dans un mouvement de

renouvellement constant qui traduit ou mieux trahit sa vitalité, son refus de disparaître.

Léry anticipe et pourrait faire sienne la célèbre formule de Lavoisier: “Rien ne se perd,

rien ne se crée, tout se tranforme”. Le changement, dès lors, s’avère constitutif du texte

de Léry, qui se présente comme toujours en préparation, susceptible d’être remanié,

repris, revu et corrigé, en phase d’être fixé, de la surgit une partie de sa modernité.

2. Traumatismes

2.1. Comment définir le traumatisme chez Léry?

En psychanalyse, le traumatisme psychique se définit ainsi:

Événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le
sujet d ’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables
qu’il provoque dans l’organisation psychique. En termes économiques, le traumatisme se
caractérise par un afflux d’excitations qui est excessif relativement à la tolérance du sujet
et à sa capacité de maîtriser et d’élaborer psychiquement ces excitations. (Laplanche &
Pontalis 499)

Le terme de blessure psychique est utile à retenir dans le cas de Léry, dans le sens où les

événements menaçants et difficiles qu’il a endurés ont laissé des traces fortes et durables.

Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre des deux années transformatrices: de l’expérience

brésilienne ou bien de l’expérience sancerroise, les récits qu’en fait Léry sont révélateurs.

Léry signale l’impact de ces événements qui resteront ancrés à jamais dans sa mémoire

par le biais de l’écriture.

Judith Herman définit l’étude des traumatismes psychiques ainsi:

To study psychological trauma is to come face to face both with human vulnerability in
the natural world and with the capacity for evil in human nature. [...] bearing witness to
horrible events. [...] when the traumatic events are o f human design, those who bear
witness are caught in the conflict between victim and perpetrator. It is morally

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impossible to remain neutral in this conflict. [...] A il the perpetrator asks is that the
bystander do nothing. [...] The victim demands action, engagement and remembering.
(Herman:7-8)

Dans cette définition Herman relève bien des notions qui sont visibles et lisibles car

clairement marqués dans les écrits de Léry qu’il s’agisse des monographies de 1558, du

“Sommaire discours” ou même des deux “Histoires”. Léry en tant que Français

protestant est bien souvent à la fois témoin et victime. Il lui est impossible de rester

neutre dans les conflits qui opposent les catholiques et les protestants. Il est toujours déjà

dans la position de l’exclu, de la victime, dès qu’il est témoin d’une quelconque exaction

envers l ’un de ses coreligionnaires.22 Léry en tant que protestant, ne se conçoit pas

comme un individu, il appartient à un groupe il se rallie et s’indentifie à ce dernier.

Léry constate le surgissement du mal, à Guanabara et à Sancerre, tel qu’il est

perpétré non comme on l’attendrait par ces sauvages cannibales, les Tupinambas, mais

par ses propres concitoyens. Il voit, il se souvient et il témoigne, afin que les victimes

n’aient ni soufferts, ni ne soient mortes en vain. Il assume la pleine responsabilité

d’écrire ce qu’il a vu, ce dont il a été témoin, non seulement comme devoir de mémoire

envers ses coreligionnaires, mais aussi, afin de gérer ce qu’il a vécu, ce qui l’a traumatisé,

dans une démarche visant la catharsis, pour lui-même et pour le groupe auquel il

appartient et s’adresse.

2.2. Léry le Protestant : de Genève à Guanabara et retour en passant par Sancerre

De quelle nature sont les traumatismes endurés par Léry? Comment se sont-ils

manifestés pour Léry ? Les conditions de vie, ou plutôt de survie, d’un protestant

22 Je rappelle le lien étymologique entre témoin et martyr. Voir note 22 du chapitre II de cette étude.

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Bourguignon ou de toute autre province, sont parfois accablantes et impossibles dans le

royaume de France. Quelles que soient les circonstances de son enfance — que Léry

laisse volontairement dans l’ombre— un fait est certain: son choix de vie, son adhésion et

sa fidélité à la foi réformée, deviennent très vite des sources de complications, de

difficultés et de traumatismes qui le forceront tout d’abord à quitter le lieu où il a vu le

jour, pour prendre le chemin de l’exil vers l’Est, en direction de Genève. Un peu à la

manière des Croisés du Moyen Âge, Léry commence par aller vers l’Est, seulement pour

lui, le voyage est moins long, la Terre Sainte est pour lui la République de Genève,

ouverte aux nouvelles idées de la Réforme, tolérante et accueillante vis-à-vis de Calvin et

de ses disciples.

En schématisant un peu, on pourrait presque caractériser et résumer la vie de

Léry, durant de longues années, par une alternance entre le voyage forcé et le voyage

choisi, entre l’exil et le voyage. Une vie contrainte bien souvent à l ’errance, d’une part et

à un désir fou souvent insaisissable d’appartenance, de l’autre. Vraisemblablement, au

début des années 50, suite à l’édit de Chateaubriant et au durcissement de l’intolérance

qu’il entraîne, Léry sera forcé de fuire la Bourgogne et de se réfugier à Genève, puis il

choisira d’aller au Brésil en 1556, il sera forcé de quitter le fort Coligny en octobre 1557

mais choisira de rentrer en France en janvier 1558 et souffrira de famine sur “Le

Jacques”. Il sera ensuite forcé de se réfugier encore une fois à Genève où il sera nommé

bourgeois de la ville en 1560. Il choisira de retourner en France comme pasteur, tout

d’abord à Belleville-sur-Saône en 1562, puis à Nevers en 1564. Au lendemain de la Saint

Barthélémy le 25 août 1572, il sera forcé de quitter la Charité-sur-Loire et choisira de se

réfugier à Sancerre durant un an. Là, il subira non seulement les tentatives d’assauts des

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soldats, mais aussi la terrible famine occasionnée par le blocus mis en place par le

Gouverneur de La Châtre devant Sancerre, qu’il sera forcé de quitter plus tard, lors de la

reddition de cette ville en août 1573. Il choisira cette fois de se réfugier à Berne, et le va-

et-vient entre la France et la Suisse continuera jusqu’aux dernières années de sa vie qu’il

passera en Suisse, où il meurt en 1613. Cette vie mouvementée et diasporique, faite de

voyages et d’exils, a un prix lourd pour “la grosse huître”, qui aurait sans doute bien aimé

rester attachée à son rocher. Cependant les deux “Histoires” de Léry en sont le fruit,

gestation et enfantement difficiles pour sûr, ou bien juste rançon de la gloire.

2.3. Création d’un mythe

Parsemé çà et là à travers les écrits, qu’il s’agisse de version primitives, ou de

textes publiés en son nom, on remarque que Léry n’échappe pas lui non plus à la

tendance mythomane qui touche entre autres Thevet et Villegagnon. Léry lui aussi crée

un mythe de sa personne, pour revendiquer sa position d’élu, mais aussi afin tout d’abord

de construire et ensuite d’étoffer son identité littéraire. Comment ce jeune cordonnier

Bourguignon a-t-il pu être sélectionné pour le voyage au Brésil? Car c ’est cette

opportunité, cette chance saisie au vol, qui donnera une envergure et un sens à sa vie et la

transformera d‘une vie vouée à une existence de simple artisan en une vie remarquable de

signifiance. Léry lui-même va dire deux choses qui semblent contradictoires au sujet de

sa sélection. Il précise tout d’abord, que parce que beaucoup ne “voulurent point entrer

en lice, ni s’enroller et s’embarquer en tel voyage [...] après plusieurs semonces et

recerches de tous costez” (111) il se porta volontaire. Puis, un peu plus loin il dit qu’il

fut choisi par Coligny et durant toute sa vie il va entretenir ce mythe. Qu’en est-il?

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Sûrement un peu des deux, il se porte volontaire et est retenu par Coligny, le

commanditaire de l’expédition, sans doute faute de candidats aventureux.

De plus, chez Léry, ce goût de l’aventure, ce désir et ce courage d’effectuer un si

long et périlleux voyage s’expliquent parfaitement bien, car selon Mandrou tout comme

selon Affergan on voyage beaucoup au seizième siècle. En effet, pour Mandrou:

L ’évasion, [est] conçue comme un moyen d’échapper au m onde[...] une activité de


compensation qui ne manque jamais d’adeptes [...] et particulièrement dans la société
française moderne. (Mandrou 287)

Sans doute pour Léry l’évasion dont parle Mandrou, est désirable dans le contexte de

l’Europe où semblent poindre des conflits religieux non négligeables.23 Léry prend

conscience que sa naissance et son métier modeste n‘augurent ni aventures mirobolantes,

ni renommée européenne, ni changement de destinée, en clair, tout ce que le séjour au

Brésil lui offrira directement et indirectement. Il y a toutefois chez Léry, comme nous

l’avons signalé plus haut, une nostalgie du pays natal, celui qu’il a dû quitter contraint et

forcé, même s’il y a chez lui une curiosité marquée pour Tailleurs. Relevons à cet égard,

le choix de la traduction de son nom en “lery-oussou” la grosse huître qui n’est pas

anodin. L ’huître s’attache au rocher, comme le lierre à la brique, comme l ’homme à sa

terre, y vit et y meurt. C’était sans doute le rêve fou de Léry, qui ne renia jamais son

appartenance et son allégeance au royaume de France: “j ’aye tousjours aimé et aime

encores ma patrie”(507), déclare-t-il au moment de quitter le Brésil. De plus Léry

23Puis pour Affergan: “Entre le XlTme et le XVIeme, les motivations de départ, de voyages, et de
découvertes s’apparentent plutôt à un appétit irrépressible:
de sortir de l ’enfermement occidental
d’errance
de découvrir l’altérité exotique
de se découvrir soi-même à travers autrui”. (Affergan 13)
Pour Léry l’aventure brésilienne remplit toute les fonctions exprimées par Affergan et Mandrou.

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revendique également son attachement à son terroir à ce duché de Bourgogne où il est né

(1994:45).

Le moment précis où Léry fait un mythe de sa personne se situe au moment où

quelques calvinistes apeurés par l’état délabré du “Jacques” décident de s’en retourner au

Brésil. À ce moment, Léry cherchant sans doute à souligner et à renforcer son élection

divine, “se place dans la barque” mais il va en ressortir:

[,..]nous prenions congé de nos compagnons, l’un d ’iceux du regret qu’il avoit à mon
départ, poussé d ’une singulière affection d ’amitié qu’il me portoit, me tendant la main
dans la barque où j ’estois, il me dit, je vous prie de demeurer avec nous. (510-1)

Léry saisit cette main providentielle qui lui est tendue, et presque par miracle, il quitte la

barque et ainsi échappe à la mort. C’est ainsi qu’il raconte l’événement:

[...]en me ressouvenant que moy seul de nostre compagnie [...Jestois ressorti de la


barque, dans laquelle je fus tout prest de m ’en retourner avec eux. (548)

Léry accomplit deux objectifs dans cette “invention”. Tout d’abord il marque l ’aspect

fantastique ou même fabuleux de sa destinée qui se transforme ici d’une simple sélection

en une véritable élection divine et qui pour la première fois lui fait miraculeusement

échapper à une mort certaine, puisque le sort de ceux qui sont restés dans la barque n’est

pas un mystère en 1578. Il est par ailleurs frappant mais non surprenant de noter que

Thevet dans sa poursuite de l’amalgame amorcé dans sa Cosmographie, place Léry avec

les futurs martyrs, dans cette barque qui retourne à Guanabara, dans son Histoire de deux

voyages.

Les conspirateurs estaient quatre artisans, sçavoir Jean Bourdel [...], Mathieu Vermeil
[...], Pierre Bourdon [...], Jean Lery, cordonnier, Villegagnon les nomme ainsy par la
sentence et jugement qu’il leur donna, ainsy qu’ont attesté plusieurs [...] qui assistèrent à
la mort de trois de ces artisans, et quant au quatriesme, qui estoit Lery, fin, et accort, fit
tant qu’il se deferra les deux jambes, et se sauva de nuit dans un bateau avec d ’autres
[...]. (Laborie & Lestringant 264-5)

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Si les motivations de Thevet ne sont pas, de toute évidence, celles de Léry, Thevet est

toutefois en train de participer, à son insu, à la construction du mythe de survivant que

Léry cherche à se forger. La notion de la mort élusive deviendra non seulement un thème

récurrent qui sera constitutif du mythe de l’élection divine, mais de plus il engendre des

sentiments qui seront générateurs d’écriture: une profonde culpabilité en tant que

survivant, et par voie de conséquence, une responsabilité vis-à-vis de ceux qui n’ont pas

eu sa chance et n’ont pas pu échapper à la mort, que ce soit au Brésil, sur “Le Jacques”,

durant les massacres de la Saint Barthélémy ou même à Sancerre.

2.4. Culpabilité du survivant

Léry nul doute est né sous une bonne étoile, il a un ange gardien qui travaille sans

relâche, la mort élusive, devient pour lui un leitmotiv et la preuve de son élection divine.

La fuite du pays natal et l’exil à Genève, pour échapper sans doute aux exactions qui font

suite à l’édit de Chateaubriant de 1551 marquent à jamais sa destinée. Léry nous conte

dans ses deux “Histoires” qu’il échappe in extremis à la mort plusieurs fois. Tout d’abord

au Brésil, Léry nous relate plusieurs anecdotes où il a le sentiment d’échapper de justesse

à la mort anticipée ou assurée, ou (comme c’est le cas dans un passage déjà cité), à la

manducation des cannibales qui l’attend et risque de le surprendre d’un moment à l’autre

avant qu’il ne finisse par prendre conscience de son erreur et voir son angoisse se dissiper

face au rire des Tupinambas (452-3).

Puis, en janvier 1558, avant la traversée de retour, dans le passage mentionné plus

haut, Léry nous laisse entendre qu’il sort de la barque où se trouvaient les futurs martyrs,

grâce à la main providentielle tendue d’un compagnon, qui lui sauve la vie en l’incitant à

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retourner à bord du “Jacques” (510). Ensuite, il ressent encore la caresse furtive de la

mort le frôler, lorsqu’il a les cheveux et les oreilles “grillez” (525) lors d’un accident

causé par un armurier étourdi, qui a oublié la poudre qu’il faisait sécher dans une marmite

placée sur le feu. Puis, c ’est la faim et la soif, qui menacent dès le mois de mai 1558 et

auxquelles il réussit à résister (526-38). Ensuite, vient l’assaut sur La Charité, d’où il

s’enfuit, échappant aux flammes et à la faux des justiciers catholiques déchaînés, et

finalement il y a le siège de la ville de Sancerre de 1573. Là encore il échappe bien

souvent aux boulets de canons qu’il sent parfois siffler tout à côté de lui. Mais surtout il

y a la terrible famine comme conséquence du blocus de Sancerre d’où il sort famélique

mais vivant. Pour Léry, nul doute, sa capacité de survivre est un signe de son élection

divine, qu’il marque dès son édition de 1578 ainsi:

[... ]j ’ay esté délivré de tant de forces de dangers, voire de tant de gouffres de morts, ne
puis-je pas bien dire avec ceste saincte femme mere de Samuel que j ’ay expérimenté
l’Etemel estre celuy qui fait mourir et fait vivre? (1578:423)

Léry reçoit ces situations où il a frôlé et cotoyé la mort de très près comme les signes

d’un statut privilégié, d’une élection.

Il assume qu’en contrepartie, cette élection divine incombe des responsabilités de

sa part. Il se sent investi du devoir de témoigner, de dire ce qu’il a vu et entendu, de

parler pour ceux qui ne le peuvent plus, d’être le porte-voix de celles qui se sont tues.

C’est ce qu’il avoue concernant les martyrs du Brésil:

[...] comme j ’eus matière de rendre grâces à Dieu de ceste mienne particulière
délivrance, aussi me sentant sur tous autres obligé d ’avoir soin que la confession de foy
de ces trois bons personnages fust enregistrée au catalogue de ceux qui de nostre temps
ont constamment enduré la mort pour le tesmoignage de l ’Evangile, dès cette mesme
année je la baillay à Jean Crespin [...]. (548)

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En effet Léry écrit les monographies qu’il donne à Crespin, essentiellement en vue de

préserver et de perpétuer le souvenir de ces martyrs. Cependant il faut discerner entre les

deux monographies. L’une: “L’Estat de l’Eglise du Brésil” est celle qui est basée sur son

vécu et relate des événements dont il a été témoin. L’autre, “Trois martyrs en la Terre du

Brésil”, est un récit fait à partir d’informations obtenues d’un tiers “digne de foy”

(Crespin 857). Léry n’était plus présent sur les lieux au moment où les événements se

sont déroulés. Léry semble toujours plus anxieux de perpétuer un souvenir quand il en

éprouve le manque. Il n’a aucune mémoire personnelle de ce qui s’est passé, il s’en

remet à un témoin pour remplir un manque, et c ’est ce vide qui exacerbe, son sentiment

de l ’importance et de l’urgence de ne pas oublier, mais aussi son sentiment de culpabilité

vis-à-vis des martyrs. Ce sont également des sentiments semblables qui l ’animent et qui

l’ont poussé à écrire le “Sommaire discours”, l’Histoire mémorable et les multiples

versions de l’Histoire d’un voyage, afin de laisser les traces des souffrances endurées par

ceux qui sont morts en martyrs par fidélité à leur foi, pour de ne pas “ensepvelir sous

silence choses tant dignes de perpétuelle mémoire” (Léry 2000:185). Léry éprouve la

culpabilité du survivant, étant toujours déjà conscient, que c’est lui qui aurait pu y rester,

c’est lui qui aurait pu mourir à Guanabara, à Paris ou à Sancerre.

2.5. Devoir de mémoire

Léry ressent l’obligation morale de témoigner pour les martyrs de Guanabara et

de Sancerre dans ses deux autobiographies, deux années mémorables, deux tranches de

vie. Le rôle de la mémoire est crucial dans la création d’une identité littéraire chez Léry.

Léry a vécu une série de traumatismes majeurs au cours de ces deux années aussi

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fatidiques que mémorables. Ces traumatismes ont des conséquences surprenantes car,

rarement paralysantes, elles sont bien souvent positives et surtout fécondes attestant

d’une extrême solidité physique et morale et d’une résilence psychique aussi significative

qu’impressionante. La résilience, ce refus de sombrer dans la dépression paralysante que

pourraient engendrer les traumatismes, est cette aptitude qui chez Léry mène à la volonté

d’agir, de témoigner, de rendre compte. Cette volonté se manifeste dans l’écriture dès

1558, elle est à la fois porteuse et garante de créativité. Cette célèbre phrase de Nietzsche

dans Ecce homo résume parfaitement la notion de résilience chez Léry: “Ce qui ne tue

pas rend plus fort”.

2.6. La figure du père

La figure de l’Amiral Coligny est celle d’un “père” pour Léry. Cet être cher, est

présent et se fond dans la personne que Léry devient avec la souffrance de cette

disparition avec le vide, la béance de cette présence qui lui fait défaut. Léry manifeste un

effort constant pour préserver et entretenir la mémoire de l’Amiral de Coligny. Léry ne

parle jamais de sa vie privée, nous ne savons rien de son enfance. S’il tait sa profession

de cordonnier comme le lui a reproché Thevet, il n’est guère plus loquace concernant

d’autres fait de sa jeunesse. On a l’impression que sa vie commence par “génération

spontanée” quand il est choisi par Coligny pour faire partie du groupe de calvinistes et

peut-être Léry veut-il orienter ses lecteurs dans ce sens. Comme il le remarque dans son

épître dédicatoire à François de Coligny le fils de l’Amiral:

Monsieur, parce que l’heureuse mémoire de celuy par le moyen duquel Dieu m ’a fait voir
les choses dont j ’ai basti la présente Histoire, me convie d’en faire recoignoissance,
puisque luy avez succédé, ce n ’est pas sans cause que je prends la hardiesse de vous la
présenter. [ ...] aussi ay-je estimé estre mon devoir de faire entendre à la postérité combien
la louange de celuy qui en fut la cause et le motif doit estre à jamais recommendable. (47)

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Léry tient à signaler au fils de son bienfaiteur et par la même occasion à ses lecteurs,

combien il se sent redevable vis-à-vis de l’Amiral. De plus il insiste sur la valeur de cet

homme, dont on doit conserver le souvenir impérissable, car c’est lui, qui “fut la cause et

le m otif’ du projet de colonie protestante au Brésil. Ce serait donc l’Amiral Gaspard de

Coligny qui lui aurait donné naissance en quelque sorte, ce serait lui, ce “père adoptif’

auquel il restera à jamais attaché dans son effort de façonner non seulement sa vie, mais

surtout son identité littéraire. C’est effectivement Coligny qui lui avait offert la

possibilité de se réinventer, de redéfinir sa vie à partir de l’expérience époustouflante du

Brésil.

Après les massacres de la Saint Barthélémy dont Gaspard de Coligny est la

première victime, quand Léry rédige et publie finalement la première édition de son

Histoire d’un vovage. l’Amiral Coligny est devenu un martyr, une figure christique,

même mythique dans le camp protestant. Léry s’efforcera de maintenir le souvenir et se

fera un devoir de mémoire envers ce père absent. Il est important de remarquer que Léry

n’ayant pas assisté au meurtre de Coligny, s’est evertué de combler la béance provenant

du manque de mémoire directe et personnelle de cet événement. Ce qui n’a fait

qu’exacerber le vide laissé par la disparition de cet homme de poids non seulement dans

le camp protestant, mais aussi dans la propre vie de Léry.

Parfaitement conscient de sa dette de gratitude envers Gaspard de Coligny, celui

qui est responsable d’avoir donné un nouvel élan à sa vie, Léry est demeuré fidèlement

attaché au souvenir de cet homme, comme on le constate à travers chacune de ses

éditions de l’Histoire d’un vovage. On note les regrets de Léry pour le perroquet qu’il

destinait à Gaspard de Coligny et qu’il n’a pu lui offrir, ayant dû se résigner à le sacrifier

218

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à la “maie rage de faim” sur “Le Jacques” aux derniers jours du voyage de retour en mai

1558.

[...] un [perroquet] que j ’avois, aussi gros qu’une oye [...] lequel mesme de grand désir
de le sauver à fin d ’en faire présent à M. l’Amiral, je tins cinq à six jours caché [...]
toutesfois j ’en eus tant plus de regret que cinq jours après que je l’eu tué nous vismes
terre. (536-7)

Ce perroquet mangé est une espèce de symbole du Brésil perdu, que Léry voulait offrir à

Coligny. Léry annonce déjà les déboires du Brésil, qui sera “mangé” comme le perroquet

par l ’entreprise coloniale qui s’est mise en place sous la direction de Mem de Sâ. En vue

de perpétuer “l’heureuse mémoire” de L’Amiral Gaspard de Coligny, Léry a maintenu

toute sa vie durant une allégeance sans faille à l’égard des enfants de ce dernier. François

de Coligny, son fils, est le dédicataire des trois premières éditions de l’Histoire d’un

vovage et la Princesse d’Orange, Louise de Coligny, sa fille, est la dédicataire des deux

dernières.

3. La Mémoire

3.1. La mémoire au seizième siècle

L’essor de l’imprimerie au seizième siècle, et son rôle dans la diffusion de la

culture humaniste pourrait laisser attendre l’éventualité d’une lutte entre écriture et

mémoire, où l’une atténuerait l’autre. Cependant, contre toute attente, la Renaissance est

l’âge d’or de la mémoire et des techniques et pratiques qui tendent à la développer. Dans

The Art of Memory. Frances Yates, s’interroge ainsi:

Why , when the invention o f printing seemed to have made the great Gothic artificial
memories o f the Middle Ages no longer necessary, was there this recrudescence o f the
interest in the art o f memory in the strange forms in which we find it in the Renaissance
systems o f Camillo, Bruno and Fludd? (Yates 12)

219

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Yates cherche à comprendre pourquoi la mise en place de systèmes mnémoniques

souvent magiques et occultes perdure autant durant la Renaissance alors que l'imprimerie

aurait dû les rendre obsolètes. Dans The Gallerv of Memory Lina Bolzoni au contraire ne

se pose même plus la question que se posait Frances Yates. Pour Bolzoni la mémoire

est partie prenante dans la formulation du nouveau, qui occupe la Renaissance ou mieux

les Renaissances.

In a world so obsessed with giving itself norms and establishing models, memory plays
an essential rôle. If, in fact, imitation o f the old is a stage in the production o f something
new, and if a writer’s individuality cannot be expressed without appropriating ‘other’
texts, then writing means above ail remembering. (Bolzoni:xv)

Ces propos de Bolzoni informent tout à fait les deux textes majeurs de Léry. L’intérêt

pour le passé des hommes — la “ reverence de l’antiquaille” dont se moque Rabelais —

fait surgir une multiplicité de livres et recueils “d’Antiquitez” et de “Mémoires” des pays

et des villes, ou encore les anthologies de proverbes anciens et même populaires. Les

“mémoires” sont pour leur part recherchés tant par les écrivains et historiens que par les

imprimeurs. Léry participe à ce double projet: à faire revivre le passé par un travail fait

de mémoire et d’oublis et à se projeter dans l’avenir. Il propose dans 1Histoire

mémorable une réécriture de l’Histoire des iuifs de Flavius Josèphe, à laquelle il adosse

son texte.24 Semblablement l’Histoire d’un voyage est d’une part une constante réécriture

des Singularitez et de la Cosmographie de Thevet ainsi que de ses propres éditions

antérieures, auxquelles elle s’adosse et qui lui servent de toile de fond.

De plus, la notion de “mémoire” — que l’on traite de la faculté humaine de garder

à l’esprit, de se souvenir, ou bien de la reconnaissance et la renommée des hommes et

femmes illustres ou encore de “lieux de mémoire” ou de “monuments” à la mémoire—

24 Voir l’appendice III de Géralde Nakam dans Jean de Léry l’Histoire mémorable. (Genève: Slatkine,
2000)164-170.

220

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investit de nouveaux espaces dans les démarches intellectuelles et la création littéraire,

historique, artistique ou philosophique.25 Un écrivain comme Charles de Bovelles

refaçonne la tradition aristotélicienne et augustinienne : il donne à la mémoire un rôle

majeur en qualifiant l’intelligence humaine d’union entre les attributs de l’esprit et la

capacité mnénonique. La muse Mnémosyne patronne toujours la poésie; le goût pour

toutes les formes de remémoration du passé encourage et lance l’exploration de certains

engouements poétiques comme celui des tombeaux.

En ce qui concerne les protestants, ils ne dérogent pas au mouvement général et

sont eux aussi très férus de mémoire, ce qui, comme le souligne Philippe Joutard

constitue un paradoxe.

Le calvinisme, qui inspire la majeure partie du protestantisme français, présente la


théologie chrétienne la moins favorable à l’existence d’une mémoire profane. [...]
Pourtant, plus qu’un autre groupe religieux, les réformés français ont une mémoire de
longue durée. [...] Qu’un pasteur, [...] consacre cinq livres à la jeunesse marque bien
l’enjeu de l’histoire pour la communauté huguenote. (1997: 2654-5)

Nous verrons combien les remarques de Joutard sont éclairantes pour comprendre au

moins une des obsessions de Léry à savoir le devoir de mémoire. Cette obligation

fortement ressentie chez lui de témoigner de dire ce qu’il avait vu et vécu de perpétuer la

mémoire.

3.2. Mémoire & activité littéraire chez Léry

La mémoire et l‘oubli, corollaire inévitable de celle-ci, jouent un rôle de premier

plan dans l’oeuvre de Léry, puisqu’il y a entre le vécu et le récit du voyage et du séjour au

Brésil une vingtaine d’années durant lesquelles le Brésil scintille çà et là dans la mémoire

25 Notamment dans le sens que Pierre Nora a donné à ces deux notions dans Les Lieux de Mémoire 3 vol.
(Paris: gallimard, 1997).

221

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du texte. De plus comme le remarque Marc Augé: “L ’oubli [.. ,]est la force vitale de la

mémoire et le souvenir en est le produit” (Augé 2001:30). Dans l’entreprise littéraire de

Léry, il y a clairement en jeu un travail, une tension, entre la mémoire et l’oubli. Nous

avons vu les instances où le Brésil est présent dans les monographies de 1558, mais aussi

comment il réapparaît dans le “Sommaire Discours” ainsi que dans l’Histoire mémorable

en tant que réminiscences ponctuelles après des années où il est resté enfoui.

En outre, le Brésil perdure et s’estompe dans un constant va-et-vient, tel le “frou

frou des étoiles” dirait Rimbaud, durant les années qui verront la publication des diverses

éditions de l’Histoire d’un voyage, occupant l’espace de la mémoire et cédant la place

aux conflits théologico-politiques qui semblent de plus en plus remplir le vide et la

béance laissés par la perte, par l’absence du Brésil. Comme le remarque pertinemment

Proust, la vie de tout un chacun est façonnée en grande partie par la mémoire, par les

souvenirs du passé qui nous relient aux êtres et aux choses dans un “réseau” ou se

trament “des communications” inévitables.

[S]’il s ’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des “fils mystérieux”
que la vie brise.26 Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres,
entre les événements, qu’elle entrecroise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la
trame, si bien qu’en le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de
souvenirs ne laisse que le choix des communications. (ProustTR 335)

Il en va de même pour Léry, qui n’échappe à cet état de chose ni dans sa vie, ni dans son

œuvre.

Il y a dans l’Histoire d’un voyage deux instances de mémoire involontaire qui

ouvrent des pans de souvenirs et sont productrices de récit. Après avoir décrit la

préparation du manioc (238), dans un passage on ne peut plus proustien, dont l’avatar

26 Allusion faite par Proust dans Le temps retrouvé au poème “Tristesse d’Olympio” de Victor Hugo, dans
lequel le poète évoque le souvenir comme seul apte à faire revivre la nostalgie de la jeunesse et de bonheurs
passés.

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sera la petite madeleine trempée dans le thé qui rend Combray à Marcel, Léry évoque la

force del’odorat comme sens qui lui faire revivre vingt ans après, une tranche devie

passée. Il précise que depuis son retour en Europe quand il percevait l’odeur d’amidon:

[...] ce flair me fit ressouvenir de l’odeur qu’on sent ordinairement ès


m a iso n s d e s sa u v a g e s, q u a n d o n y fa it d e la fa rin e d e ra c in e (1 9 9 4 :2 3 8 ).

Ainsi il revoyait les maisons des Tupinambas d’où émanait une telle odeur quand on y

faisait de la farine de manioc. C’est le seul passage où Léry évoque les mécanismes de la

réminiscence par le biais de l’odorat. Mais ce passage trahit un profond attachement et

révèle la familiarité que Léry a ressentie durant son séjour et qu’il revit ici, comme un

souvenir de jeunesse, par le biais de la mémoire involontaire.

Dans le second passage de réminiscence, qui a lieu durant la cérémonie

chamanique, la musique joue un rôle de premier ordre pour Léry qui esttransporté et

subit une sorte d’élévation mystique par les voix “magiques” (403) pour ne pas dire

divines des Tupinambas, surtout par leur inintelligibilité. Cette sensation restera ancrée

dans le psychisme de Léry qui garde cette musique en mémoire et “tressaillant” (403)

chaque fois qu’il semble avoir les mélodies “encore aux oreilles” (403).

3.3. Nostalgie du paradis perdu: à la recherche de Guanabara

Léry marque souvent la nostalgie qu’il éprouve quand il se souvient d’un aspect

de la vie qu’il a menée au Brésil ou quand il a devant les yeux de sa mémoire ce paradis

perdu. Pour preuve ce passage à la fois lyrique et mystique couronne le chapitre XIII qui

marque les attraits et l’importance de ce lieu, de sa faune et de sa flore dans la pensée de

Léry.

223

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[T]outes les fois que l’image de ce nouveau monde, que Dieu m ’a fait voir, se représente
devant mes yeux: et que je considéré la sérénité de l’air, la diversité des animaux, la
variété de oyseaux, la beauté des arbres et des plantes, l’excellence des fruicts: et brief en
général les richesses dont ceste terre du Brésil est decorée, incontinent ceste exclamation
du Prophète au Pseaume 104 me vient en mémoire.
O seigneur Dieu que tes œuvres divers
Sont merveilleux p a r le monde univers:
O que tu as tout fa it p a r grande sagesse!
Bref, la terre est p lein e de ta largesse. (334)

On note que Léry fait un tableau idyllique des aspects physiques du Brésil, faisant

allusion à la richesse et à la luxuriance de sa végétation ainsi qu’à la grande diversité du

monde animal qui s’y trouve, gratifiant Dieu de cette merveilleuse “largesse” dans sa

création. Toutefois, Léry s’abstient ici de parler de l’homme qu’il avait décrit avec

grande attention et générosité notamment dans le chapitre huit. Le pasteur Léry, ou bien

comme le définit Certeau, “l ’exégète et le voyageur” (1975:222), a l’intention d’énoncer

à présent certaines critiques au sujet de l’homme et de ses pratiques sociales et

“religieuses

Dans un autre passage situé vers la fin du texte, Léry fait part de ses regrets et

marque le Brésil qu’il a connu comme un lieu paradisiaque:

[ ...]je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j ’ay
amplemens monstré en ceste histoire) j ’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-
deça, lesquels à leurs condamnation portent titres de Chrestiens. (508)

Il réitère dans ce passage le jeu de comparaison qui fait que c ’est le Tupinamba qui sort

gagnant aux yeux de l ’observateur étant plus humain et témoignant de plus de “rondeur”

que ceux que l’on nomme “Chrestiens”. La précision inutile, le lecteur initié sait lire

entre ces lignes que Léry vise ici les catholiques.

On croit déjà entendre Montaigne qui dans “Des Cannibales” nous confie:

[...]il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation à ce qu’on m ’en a rapporté,
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage [...]. (Montaigne 203)

224

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Cependant ce qui distingue Léry de Montaigne c ’est que l ’un, Léry, base ses réflexions à

partir d’un voyage fait au Brésil et de la mémoire qui lui reste de ce séjour éblouissant,

alors que l ’autre, Montaigne, fonde ses remarques à partir de son imagination. Les deux

se rejoignent en quelque sorte dans l ’écriture, cet entre-deux qui est le lieu où

l ’imaginaire rejoint la mémoire. Les réflexions de Léry posent les bases pour la mise en

place, d’une relation“éthique” à l ’autre comme nécessaire dans la constitution de soi au

sens que Lévinas donne à ce rapport et ce peu de temps avant Montaigne.

3.4. Mémoire & Écriture

Susan Rubin Suleiman, dans son introduction au volume Exile and Creativitv

s’interroge quant à la situation de l’intellectuel exilé: “Is this distance a falling away

from some original wholeness and source o f creativity , or is it on the contrary a spur to

creativity?” (Suleiman 1996:1). Si dans une manœuvre d’un anachronisme certain et

avoué on considère le cas de Léry, la réponse paraît aisée, en effet, ce sont surtout ses

deux “exils” majeurs, le séjour brésilien et le refuge à Sancerre qui sont à la source et

serviront non seulement à aiguillonner sa créativité et son écriture, mais qui les

entretiendront durant la totalité de sa vie adulte.27

Le pain manquant à Sancerre engendre la peine et la révolte de Léry mais comme

l ’image du rébus de Picardie tirée des Bigarrures de Tabourot “voz tours me donnent

peines” ou “vautours me donnent pennes”(Figure 3).28 Ce traumatisme provoque et

27 Je prends le mot “exil” ici dans un sens plutôt large.


28 Je dois à Tom Conley la découverte de ce rébus ainsi que la référence bibliographique. Estienne
Tabourot, Bigarrures (Genève: Droz 1986). Voir aussi J.Céard et J.C. Margolin, Rébus de la Renaissance:
des images qui parlent Paris: Maisonneuve et Larose, 1986).

225

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engendre l’écriture chez Léry, qui prend la penne/plume de façon quotidienne durant son

séjour à Sancerre.

Figure 3: Estienne Tabourot, Bigarrures (Genève: Droz 1986)16

En effet, d’entrée de jeu, Léry déclare son projet d’écriture et annonce que le

“Sommaire Discours” n’est que le début et qu’il espère “présenter le discours entier de

tout le siege de ladite ville et tout ce qui s’y est passé depuis un an.” (Conconi 174). Léry

va clore son “Sommaire Discours” avec une préoccupation trahissant encore l ’écrivain

qu’il veut devenir: “Le stille et le langage de ce discours estant fait à grand haste, se

poura limer en metan[t] au net le reste de tout ce qui s’est passé à Sancerre depuis

an[...]” (Conconi 188). Comme le souligne Michel Simonin: “Promesse tenue dès 1574”

(Simonin 134), par Jean de Léry.

Si c’est à partir d’un choc, d’un sentiment d’injustice et de révolte que Léry nous

dit avoir voulu publier son Histoire d’un voyage, il ne faut ni oublier que ceci était aussi

le cas pour les autres textes de Léry qu’il s’agisse des monographies de 1558, du

226

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“Sommaire discours” de 1573 ou bien de l’Histoire mémorable de 1574, ni par

conséquent négliger leur impact, avoué et dès lors aussi fécond. Il y a tout d’abord les

deux mémoires que Léry rédige et donne à Jean Crespin en 1558, dans lesquels il atteste

le comportement tyrannique et brutal de Villegagnon. Ces deux textes seront en large

partie récupérés et incorporés essentiellement mais non uniquement dans le chapitre six

de l ’Histoire d’un voyage. Puis Léry nous dit avoir mis en forme le récit du séjour

brésilien dans un premier manuscrit de 1563 (62), manuscrit perdu et retrouvé en 1576

(62), date à laquelle il commence vraisemblablement à préparer le récit de son Histoire

d’un vovaee. en réunissant et en donnant forme à ces différentes composantes. Toutefois,

il affirme que c ’est la Cosmographie universelle de Thevet, que Léry ne va lire qu’en

1577 (63), qui va lui procurer le “prétexte” qu’il attendait, aux deux sens du mot: tout

d’abord comme raison apparente dont il se sert pour occulter le véritable motif et ensuite

comme pre-texte, premier ou avant-texte, par rapport auquel il réagit et contre lequel il

écrit.

Michel de Certeau, quand il définit le champ de l’ethnologie dans son Écriture de

l’histoire, offre sinon des stratégies du moins quelques indices, qui signalent ce qui est en

jeu dans l’entreprise de Léry, de rendre compte du Brésil. Pour Certeau, l’ethnologie

s’organise scientifiquement autour de quatre notions, que l’on pourrait appeler axes ou

même comme lui “lois”: “l’oralité”, “la spatialité, “l’altérité” et “l’inconscience”. Puis il

précise qu’ “Il appartient à l’ethnologie d’articuler ces lois dans une écriture et

d’organiser en tableau de l’oralité cet espace de l’autre” (Certeau 1975:215). C’est tout à

fait ce dont il s’agit et ce qui incombe à Léry dans son travail de passeur, de traducteur du

Brésil pour l’Europe du dernier tiers du seizième siècle.

227

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Les expériences nouvelles d ’une société ne dévoilent pas leur “vérité” à travers une
transparence de ces textes; elles y sont transformées selon les lois d ’une mise en scène
scientifique propre à l’époque. (Certau 1975: 217)

Avec la découverte du Nouveau Monde, face au l ’altérité, mais aussi pris dans le

tourbillon, sinon la tourmente de la Réforme, qui disons-le bien, sonne le glas d’un

certain rapport à la foi, le rapport qui existait jusqu’alors entre l’écriture et la parole est

remis en question, ou mieux ces changements comme le signale Certeau: “engendrent un

autre fontionnement de l’écriture et de la parole” (Certeau 1975:217). Léry participe

pleinement à ce double projet en conjuguant, sa participation au projet américain de

l’Amiral Gaspard de Coligny et son adhésion fidèle à la foi réformée. Comme le signale

Certeau, il s’agit pour Léry d’entreprendre le travail de l’ethnologue c’est à dire, de

rendre compte par écrit d’une civilisation orale qui ne connaît ni l’écriture ni Les

Écritures.

Léry quant à lui cherche dans l’un comme dans l’autre de ses deux textes majeurs

à panser les plaies, à adoucir les souffrances non seulement ressenties par lui-même, mais

surtout celles qui ont été infligées à ses coreligionnaires, par le biais du témoignage, de

la déposition en un mot: de l’écriture. Il ne faut pas perdre de vue que Léry nous dit

prendre la plume dès le départ, il prend des notes durant son séjour au Brésil et dès 1558,

il rédige deux monographies pour Jean Crespin se sentant investi d’une responsabilité,

d’un devoir de révéler par écrit, les souffrances subies par ses coreligionnaires au Brésil

puis il en va de même dès 1572 et jusqu’en 1573 à Sancerre.29

29 Notons le lien qui unit Jean Crespin à Eustache Vignon l’éditeur de Léry pour l’Histoire d ’un vovage
(1594,1599-1600 et 1611). Crespin est le beau-père de Vignon auquel il lègue sans doute sa maison
d ’édition. On constate en effet la même signature pour l’un comme pour l’autre de ces deux éditeurs: une
ancre marine, autour de laquelle s’enroule un serpent.

228

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Mais Léry devenu trop ambitieux ou inconscient, ce qui revient souvent au même,

se donne un autre objet d’écriture qui est tout à fait dans le prolongement de ses

monographies de 1558, de son “Sommaire discours” de 1573, de son Histoire

mémorable de 1574, il milite pour la cause des protestants. Tant que cette ambition est

mesurée et contrôlée, c ’est à dire jusqu’en 1580 tout va bien, il y a un plaisant fondu

entre le récit ethnographique et les débats théologico-politiques qui servent parfaitement

l’une et l’autre des deux trames narratives. Quand Léry bascule dans la harangue et les

diatribes, en un mot dans la démesure, le récit ethnographique perd de sa force et par là

même le discours théologico-politique en est lui aussi affaibli, car rappelons-le, les deux

se tiennent ou plutôt se tenaient, main dans la main chacun opérant et facilitant

l’expression et marquant la force de l’autre.

Le projet d’écriture bien que présent très tôt chez Léry et formulé explicitement

comme tel dès 1573 dans le “Sommaire discours” ne semble pas au début un projet

narcissique même s’il peut être conçu comme tel plus tard. On pourrait donc suggérer

que c ’est par le biais de l’écriture que Jean de Léry acquiert la possibilité de se constituer

une assise subjective lui permettant de sortir de sa position d’exclu. Cependant, force est

de constater que Léry se rattache et se conçoit en tant que membre d’un groupe et il fait

primer bien souvent les valeurs et les obligations du groupe avant les siennes propres. En

ce sens il appartient bien à son époque et Montaigne dans sa conscience subjective, le

devance de plusieurs longueurs.

229

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3.5. Des Cannibales: de Guanabara à Sancerre

Si comme nous l’avons remarqué dans le second chapitre c ’est l’Histoire

mémorable qui engage un processus d’écriture qui devient constant et durable, par lequel

le cordonnier, devenu pasteur, se mue en écrivain, comment comprendre cela concernant

le rôle de la mémoire et son impact sur la dimension formelle de l’œuvre de Léry?

Quand il revient du Brésil, Léry a les yeux et les cahiers saturés par une quantité de

stimulations visuelles, d’anecdotes, de tranches de vie. Comment faire le tri? Comment

mettre tout ceci en ordre? Comment donner une forme à ce vécu? Comment rendre

l ’espace: Brésil? Comment rendre compte de la temporalité Tupinamba? Comment

circoncire l’altérité éblouissante rencontrée durant ce séjour? Un double décalage, le

passage des années, en tant que distance temporelle, et l ’éloignement géographique, en

tant que distance spatiale, sont nécessaires afin de mener à bien un tel projet pour sûr.

Comment dire Vautre quand on se sent soi même exclu et marginalisé? En fait,

on est témoin et on raconte une histoire, alors qu’on est conscient qu’on n’aurait pas dû

s’en sortir, seulement la vie nous a joué des tours, elle nous a réservé des surprises en

nous préservant. Léry, dans les vingt années de silence, de décalage entre le séjour

brésilien et son récit, cherche le moyen de dire tout à la fois le merveilleux, le fabuleux,

du peuple, de la faune et de la flore mais aussi la souffrance de l’échec de l’entreprise et

la perte de ce refuge potentiel pour les huguenots, alors que les guerres de religion font

rage. Il y a un besoin et un désir de concilier deux réalités: la brésilienne et la huguenote,

afin de pouvoir les rendre en un même récit. C’est par le dédoublement et la mise en

scène de ces deux trames narratives rattachées à deux temporalités ainsi qu’a deux

230

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spatialités distinctes que Léry découvre la structure formelle adéquate pour rendre enfin

son récit.

Quant à la temporalité: il y a tout comme on l ’avait vu dans le “Sommaire

discours” et dans l’Histoire mémorable d’une part, le recours à un temps objectif,

mesurable et mesuré, à l’aide d’un système d’unités de temps et d’instruments de mesure

qui rend compte de la réalité européenne de manière rigoureuse scientifique et

quantifiable. Concrètement dans l’Histoire d’un vovage cela veut dire que nous avons

des données temporelles précises concernant le départ, les préparatifs du voyage, le

voyage aller, l’arrivée au Brésil, le séjour au Fort Coligny, le départ du Fort, le séjour à la

Briqueterie et le voyage retour. Ce qui échappe à ce temps objectif, c’est le récit

ethnographique qui étant mis en scène dans une temporalité collective, de l’ordre d’un

temps anthropologique, en devient intemporel, marqué qu’il est par les rythmes divers et

répétés de la vie sociale et rituelle des Tupinambas. On a relevé plus haut la circularité

du voyage et la circularité dans le “colloque” récit enchâssé et mise en abyme du récit

ethnographique. De plus, il y a deux réalités géographiques et spatiales présentes: l ’une

dans l ’univers Tupinamba, l’autre dans la colonie des Français catholiques et huguenots

au Fort Coligny. Ainsi ce qui se joue, dans le texte de Léry c ’est ce va-et-vient entre un

monde et l’autre où en fait on assiste au bout du compte à l’adieu, à l’évacuation, à

l’abandon du Brésil et l’on constate que c’est la nostalgie et le travail de deuil qui vont

remplir ce vide, cette béance. La crise et la perte de la présence éveillent la mémoire qui

va permettre et rendre possible l’écriture.

C’est cette manière de confronter, de mettre en regard, d’intégrer, deux réalités

temporelles et spatiales, deux trames narratives: celle des Français et celle des

231

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Tupinambas en un récit, sans avoir recours à la comparaison ou à l’analogie, où l’Ancien

Monde est la référence pour le Nouveau, mais plutôt l ’inverse, qui donne toute son

originalité et sa modernité au texte de Léry. La question de la forme du récit semble être

d’importance pour Léry qui retouchera et remaniera son récit maintes fois espérant

arriver à la forme la plus révélatrice et parfaite ou bien, c ’est aussi et surtout le travail de

remaniement qui l’obsède plutôt que son aboutissement.

Dans sa volonté de dire ou mieux de redire les excès et les dérives des catholiques

qu’il avait déjà décrits à propos de Sancerre et de faire surgir en contrepartie la beauté, la

gentillesse et la tolérance des Indiens Tupinambas et de leur civilisation dans le cadre

luxuriant du Brésil, Léry, prenant les Tupinambas comme référence, comme le modèle à

émuler, va tenter de tisser des liens entre les deux mondes afin de fondre les deux trames

narratives en une, en préservant toutefois l’intégrité de chacune. Léry opère une fusion

entre ces deux trames narratives de l’Histoire d’un voyage en rapprochant le débat sur

l ’Eucharistie du cannibalisme Tupinamba. C’est là la clé de voûte de l’édifice léryen.

En effet, pour Léry la pratique catholique de l’Eucharistie est une des formes les

plus sauvages de cannibalisme ressemblant à celle des Ouetacas en ce qu’elle consiste en

une pratique endogame et omophagique (176-7). Le cannibalisme Tupinamba semble

honorable et moins barbare car il est rituel, exogame et consiste à manger la chair cuite

de ses ennemis, tués dans un combat à armes égales. En outre, Léry reprend et prolonge

par là, une thématique déjà abordée dans l’Histoire mémorable, à savoir que le

cannibalisme sancerrois est plus troublant et insoutenable que celui des Tupinambas, car

dans la consommation de la chair de leur fille, le couple Potard pratique une

anthropophagie endogame proche de l’inceste.

232

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Ceci nous ramène aux inquiétudes et aux préoccupations centrales de Léry.

Comment est-il possible pour des proches d’être si barbares les uns envers les autres?

Comment peut-on expliquer et comprendre que les lointains, Tupinambas soient si

généreux et bienveillants envers les Français, qu’ils soient calvinistes ou catholiques?

Léry nous affirme dans sa préface (1994:61) que c’est la Cosmographie de Thevet qui

rend possible la rédaction et la publication de l’Histoire d’un vovage. Cependant, ce qu’il

démontre et prouve sans ambiguïté aucune dans toutes les éditions de l’Histoire d’un

vovage. c’est le lien qui existe entre les deux “Histoires” celle mémorable de la ville de

Sancerre et celle du vovage faict en la terre du Brésil, dans lesquelles l ’acte cannibale est

le fil d’Ariane qui les relie, fil rouge du sang du sacrifié, fil rouge de l’encre du Brésil.

Pour lire Léry il ne faut pas “chercher la femme” mais “chercher le corps”: celui

de l’enfant qui bout dans la marmite à Sancerre, et qui constitue un tableau insoutenable.

Celui du Christ qui est distribué et consommé dans l ’église durant la messe, que le

huguenot Léry ne peut absolument pas cautionner, parce qu’il témoigne d’une extrême

barbarie étant théophagie omophagique. Au bout du compte le tableau du cannibalisme

des Tupinambas celui de l’ennemi, qui grille sur le boucan à Guanabara semblerait

acceptable, étant rituel de guerre et anthropophagie exogame et du cuit. Léry nous

engage et nous force à remettre en question les notions et les réponses toutes faites que

nous avons quant à la barbarie, à travers son regard sur le cannibalisme. Léry semble

nous dire: “le plus barbare n’est pas toujours celui que l’on croit être tel”. Voici ce que

Léry entreprend d’original et d’audacieux, ce vers quoi il tend dans son Histoire d’un

vovage. ce qu’il construit, ce en quoi il réussit en 1580.

233

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Possible ou impossible, le pardon nous tourne vers le passé. Il y a aussi de l'à-venir dans le pardon.
Jacques Derrida
Nous embrassons tout, mais nous n ’étreignons que du vent
Montaigne

CONCLUSION

Nous avons remarqué que dans son travail d’écriture Léry témoigne d’une triple

audace: Il joue à l’historien qu’il n’est pas, il défie la description convenue de

l ’Amérindien et il peint la pratique de l ’Eucharistie selon la doxa catholique comme une

omophagie. Tout ceci sur fond de guerres de religion.

Consignant sa version des faits sur l’échec de la colonie huguenote au Brésil ainsi

que sur le siège et la famine de Sancerre, Léry fait montre de témérité, dans son écriture

de l ’H istoire. “Il joue au prince qu’il n’est pas” (Certeau 1975:15). Il usurpe le pouvoir

de l ’historiographe et il se démarque de ses contemporains, exception faite de La Boétie

et de Montaigne, parce qu’au lieu de glorifier le pouvoir royal ou princier il montre

combien celui-ci est, changeant, arbitraire, abusif, ou irrationnel. Léry anticipe et

annonce déjà les réflexions de Voltaire, de Rousseau et de Diderot quant à l’aspect

imprévisible, autoritaire, et même injuste du pouvoir royal vis-à-vis de l’individu dans la

société. Cependant Léry agit, fonctionne et se considère en tant que membre d’un groupe

en cela il ne démontre ni la singularité ni la modernité de Montaigne.

Si un Léry émerveillé conçoit l ’Amérindien comme un homme et tend vers un

tableau qui tranche radicalement avec celui d’un Thevet ou d’un Villegagnon, Le pasteur

Léry ne fait pas moins preuve de certains préjugés raciaux déjà présents au seizième

siècle et qui perdurent. Léry révèle clairement dans son écriture les tenants et les

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aboutissants de son projet théologique. L ’Amérindien est au bout du compte manipulé et

exploité par Léry à titre de contre-exemple dans son projet idéologique et pamphlétaire.

Inutile de s’attarder plus longuement sur la troisième audace de Léry: celle qui

consiste à faire de l’Eucharistie telle que la pratiquent les catholiques une omophagie.

Elle aussi participe au projet sus-mentionné. Léry fait partie d’un groupe qui le

cautionne, le soutient et l’enjoint à s’engager dans ces voies théologico-politiques. Point

d’acte gratuit donc chez Léry semble-t-il. Si dans l’Histoire mémorable Léry témoigne

de mesure et d’ouverture d’esprit vis-à-vis de l’autre, ces qualités se perdent au fil des

années comme on en constate l’évolution de l’une à l’autre des éditions de l ’Histoire d’un

voyage. Il devient incapable de passer outre les exactions endurées par le groupe auquel

il s’identifie. Le pardon est une notion irrecevable pour les calvinistes outragés qu’il

représente. Comme eux, il reste obsédé, bloqué dans une éternelle spirale répétitive de

harangues et de diatribes ainsi se perd la perle du Brésil que l ’huître Léry n’a su

préserver.

Toutefois, à l’image de son siècle, Léry est en tant qu’homme, mais surtout en

tant qu’auteur, une figure protéenne. Les cinq éditions de l’Histoire d’un voyage en

témoignent. S’il a tardé et a eu du mal à engager le récit, il a démontré encore plus de

difficultés à conclure. En effet Léry a mis vingt ans avant de livrer sa première édition, et

il retravaille cette édition pendant trente trois ans. Son travail comme celui de Montaigne

est fait de couches l’une s’empilant ou plutôt s’incrustant, se fondant ou parfois même

recouvrant totalement l’autre c ’est là que se situe la modernité de ce texte palimpseste qui

demeure ouvert et fluide laissant suinter l’encre rouge du premier manuscrit avec l ’arôme

de l’amidon qui lui rend Guanabara et ses vingt ans.

235

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De plus Léry ouvre plus de questions qu’il n’offre de réponses: une autre marque

de sa modernité. La question centrale surtout demeure entière: comment vivre ensemble?

Elle était cruciale pour les français au seizième siècle et ne l’est non moins pour nous

aujourd’hui. Comment comprendre ou négocier le proche, qui est différence menaçante,

et le lointain qui est altérité attirante?

Dans la culture des Tupinambas l’accueil et l’adieu se manifestent par une même

scène larmoyante (figures 4 et 5).

184 H 1 s f o 1 r. te

Figure 4: La scène larmoyante de l’accueil tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-
Claude Morisot (Genève: Droz, 1975) 284.

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L ’arrivée d’un étranger, comme le départ pour le grand sommeil, d’un proche

parent ou ami, se manifestent de la même manière. La joie rejoint le chagrin, la naissance

se fond avec la mort.

D F. L' a m e r i V !. ;0 r

Figure 5: La scène larmoyante du deuil tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-
Claude Morisot (Genève: Droz, 1975) 301.

Peut-être, suivant l’injonction de Francis Affergan, le moment est-il venu

aujourd’hui, de repenser la notion de différence dans le sens que Lévinas propose, c ’est

à dire plutôt comme non-indifférence.

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APPENDICE

Brève chronologie de Jean de Lérv

1534 Naissance en Bourgogne

1556 Séjour à Genève

1557-1558 Voyage et séjour au Brésil

1558 Deux monographies sur le Brésil

1563 Premier manuscrit sur le Brésil perdu

1564 Crespin publie les 2 monoaraphies dans son Actes des Martvrs

1572 Deuxième manuscrit sur le Brésil perdu

1572 Du 23 au 24 août: Massacres de la Sait Barthélémy

1572-1573 Siège de Sancerre

1573 24 août Sommaire discours (version primitive de l’Histoire memorablel

1574 Histoire mémorable

1576 Premier manuscrit sur le Brésil retrouvé

1578 Histoire d’un vovage première édition

1580 Histoire d’un vovage deuxième édition

1585 Histoire d’un vovaae troisième édition

1599-1600 Histoire d’un vovage quatrième édition

1611 Histoire d’un vovaae cinquième édition

1613 Mort en Suisse

238

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Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le

comportement de Villegaenon en ce pavs-là. Les mœurs & façons de viure

estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble

la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &

du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au

cômencement du liure. Reveve corrigée et bien augmentée en ceste troisième

édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l’autheur. l ere éd.

La Rochelle : Antoine Chuppin, 1578.

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Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le

comportement de Villegagnon en ce pavs-là. Les mœurs & façons de viure

estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble

la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &

du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au

239

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cômencement du liure. Reveve corrigée et bien augmentée en ceste troisième

édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. 2e éd.

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. Histoire d’vn voyage fait en la terre dv Brésil, autrement dite Amérique.

Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le

comportement de Villegagnon en ce pavs-là. Les mœurs & façons de viure

estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble

la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &

du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au

cômencement du liure. Reveve corrigée et bien augmentée en ceste troisième

édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. 3e éd.

Genève: Antoine Chuppin, 1585.

. Histoire d’vn voyage fait en la terre dv Brésil, autrement dite Amérique.

Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le

comportement de Villegagnon en ce pavs-là. Les mœurs & façons de viure

estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble

la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &

du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au

cômencement du liure. Reveve corrigée et bien augmentée en ceste troisième

édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. Genève:

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navigation. & choses remarquables, veues sur mer par l ’autheur. Le

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comportement de Villegagnon en ce païs la. Les mœurs & façons de viure

estranges des sauvages brésiliens: avec un colloque de leur langage. Ensemble la

description de plusieurs animaux, poissons, diformes. arbres, herbes, fruicts.

racines. & sommaires des chapitres au commencement du livre. Avec les figures,

reveue. corrigée & bien augmentée par l’autheur. 4e éd. Genève: Pour les héritiers

d’Eustache Vignon, 1600.

. Histoire d’un vovage fait en la terre du Brésil, dite Amérique. Contenant la

navigation & choses remarquables, veues sur mer par l’autheur. Le comportement

de Villegagnon en ce pays la. Les mœurs & façon de vivre estranges des

Sauvages bersiliens: avec un colloque de leur langage. Ensemble la description de

plusieurs animaux, poissons difformes, arbres, herbes, fruicts. & racines. &

sommaires des chapitres au devant la préfacé. Avec les figures, reveue. corrigée

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