Professional Documents
Culture Documents
Signature_________/ J ^ /H ^ ____________
Typedname: Prof. ( QiM. C ■>>\ ( C '-j
Signature
Typed name: Prof. V C- P v € C f / é £
o
Signature ~v— .
Typed name: Prof.
Signature
Typed name:
C
O-
Date:
f/
■f>t*
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Le proche et le lointain:
herméneutique du cannibale chez Jean de Léry
A dissertation presented
by
Lison Baselis-Bitoun
to
Harvard University
Cambridge, Massachusetts
May 2007
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
UMI Number: 3267065
INFORMATION TO USERS
The quality of this reproduction is dépendent upon the quality of the copy
submitted. Broken or indistinct print, colored or poor quality illustrations and
photographs, print bleed-through, substandard margins, and improper
alignm ent can adversely affect reproduction.
In the unlikely event that the author did not send a complété manuscript
and there are missing pages, these will be noted. Also, if unauthorized
copyright material had to be removed, a note will indicate the deletion.
UMI
UMI Microform 3267065
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
© 2007 Lison Baselis-Bitoun
Ail rights reserved.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Professor Tom Conley, Director Lison Baselis-Bitoun
Abstract
siècle, pour son Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. La gageure de ce travail
est de tracer une trajectoire distincte, qui fera sortir de l ’ombre l’autre texte de Léry,
comment celui-ci amorce et rend possible l’écriture de l’Histoire d’un vovage et combien
A l’origine de ce travail il y a une énigme: Pourquoi Léry a-t-il attendu vingt ans
pour écrire l’Histoire d’un vovage? De plus, pourquoi ce texte est-il si souvent remanié?
Le monde change, le texte aussi, ce texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse
remanié du vivant de l’auteur et ne connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit
mémorable qui fait surgir la question essentielle sur laquelle porte cette étude: la question
l’édifice léryen.
Léry nous affirme dans sa préface que c’est la Cosmographie de Thevet qui rend
démontre et prouve sans ambiguïté aucune dans toutes les éditions de l’Histoire d’un
vovage. c ’est le lien qui existe entre les deux “Histoires” celle mémorable de la ville de
Sancerre et celle du voyage faict en la terre du Brésil, dans lesquelles l’acte cannibale est
le fil d’Ariane qui les relie, fil rouge du sang du sacrifié, fil rouge de l’encre du Brésil.
iii
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION.................................................................................................................. 1
1. Un peu d’histoire
2. Les Vovaees
3. Le texte de la Renaissance
3.1. L ’imprimerie........................................................................................... 35
iv
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
H. SANCERRE: VÉRITÉ HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA DIFFÉRENCE: 40
1. Le siège de Sancerre
1.3. Le siège...................................................................................................52
3. De Sancerre à Guanabara
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
HI. VOYAGE & RÉCIT: LÉRY FACE À L’ALTÉRITÉ 98
1. Voyages et Tribulations
vi
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
IV. OBSESSIONS, TRAUMATISMES, MÉMOIRE & ÉCRITURE 174
2. Traumatismes
CONCLUSION.............................................................................................................................. 234
APPENDICE................................................................................................................................... 238
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................................... 239
vii
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
REMERCIEMENTS
Qu’il me soit permis d’exprimer la profonde gratitude que j ’éprouve vis-à-vis de mes
quatre professeurs et lecteurs. Tom Conley qui le premier a cru en moi et sans lequel je
n’aurais jamais eu la chance de reprendre mes études. Virginie Greene qui avec sa lecture
attentive m’a aidé à clarifier mon propos. Christie McDonald qui a su emettre des
critiques fort judicieuses qui m’ont aidé à solidifier mon argumentation. Lawrence
psychanalyse.
Deux personnes ont été très présentes durant mes études et plus particulièrement durant
cette année de thèse: Ji-hyun Philippa Kim a été une amie constante et fidèle qui a su
m ’éclairer et me donner courage aux heures de doute. Jean-Pierre Baselis, mon mari m ’a
A ma mère, Jeanne Benkemoun, qui m’a donné l’amour des livres et de l’étude. Je sais
ce que je lui dois et combien elle aurait été heureuse et fière de me lire.
viii
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
INTRODUCTION
siècle, pour son Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. La gageure de ce travail
est de tracer une trajectoire distincte, visant à faire sortir de l’ombre l ’autre texte de Léry,
comment celui-ci amorce et rend possible l’écriture de l’Histoire d’un vovage et combien
reconnaissance de l’Histoire d’un voyage, leurs travaux, pour autant qu’ils aient une
par Claude Lévi-Strauss qui fait de l’Histoire d’un vovage: “le bréviaire de l’ethnologue”
(CLS1955:89).
A l ’origine de ce travail il y a une énigme: Pourquoi Léry a-t-il attendu vingt ans
pour écrire l’Histoire d’un vovage? L’explication de Léry dans sa préface, étant floue et
peu satisfaisante, il a fallu chercher ailleurs des éléments de réponse à cette première
interrogation. De plus, pourquoi ce texte est-il si souvent remanié? Ce récit est à l’image
monde: “une branloire perenne” (Montaigne 782). Le monde change, le texte aussi, ce
texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse remanié du vivant de l’auteur et ne
connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit impressions avant la mort de Léry,
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
en 1613.1 Mais c ’est la lecture de l’Histoire mémorable qui fait surgir la question
Réforme et des guerres de religion en France, Jean de Léry est un homme de son temps.
Son œuvre témoigne explicitement de ces trois phénomènes. De plus, Léry participe au:
réformée, Léry connaîtra une existence faite d’exils et de voyages. Sa vie a pour toile de
fond la répression et l’intolérance vis-à vis des protestants, puis les guerres de religion. Il
Les réflexions de Lévinas rendent parfaitement compte de ce qui travaille Jean de Léry
dans son écriture. Léry est “embarqué” dans la tourmente des guerres de religion peu
après son retour en France en 1558. Il s’était embarqué pour participer à l’établissement
1 Léry sera parfois enclin parfois contraint aux remaniements par la popularité de son texte dont les
exemplaires s ’épuisent. Les éditeurs, sentant la mane pécunière veulent sans cesse rééditer ou réimprimer.
Marie-Christine Gomez-Géraud déclare: “Certes l’ouvrage fait figure de ‘best-seller’ français sur
l’Amérique” dans Ecrire le vovage au 16esiècle en France. (Paris:PUF, 2000) 9.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
d’une colonie utopique huguenote au Brésil. Étant devenu pasteur de la foi réformée et
auteur ce jeune cordonnier aux talents multiples va “s’engager et être englobé” dans la
lutte qui oppose catholiques et protestants dans la seconde moitié du seizième siècle.
L’œuvre de Léry révèle les secretsde sa fabrication. Ce sont les notes ”d’ancre
de Brésil” qui engendrent tout d’abord les deux monographies de 1558, puis les
amorcent la carrière littéraire durable de Léry et vont permettre le récit du voyage. C’est
cannibalisme tupinamba. L’hypothèse de base de ce travail est que dans le cas de Léry,
les livres, ou mieux devrait-on dire Le Livre est consubstantiel à l’auteur. Léry aurait pu
faire sienne la belle formule de Montaigne: “je suis moy-mesmes la matière de mon
Les voyages figurent parfaitement ces deux mouvements. Il y a tout d’abord le voyage
vers l ’Orient, le Levant, qui tend vers les rives antiques, et le voyage vers l’Ouest, le
La France est partie prenante dans cette mutation des représentations et tout
particulièrement de l’imaginaire qui en découle. Cependant chez Léry l’Est c’est Genève
et c’est surtout le voyage au Brésil qui fera sortir Léry du carcan social que lui réservait
Depuis Ulysse, héros du retour mais aussi de l’exil, explorateur des frontières de
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Tailleurs. Les humanistes, pour “consolider la rupture historique qui devait garantir leur
modernité construisent une image [...] simpliste et trompeuse du Moyen Age”, la critique
est réductrice mais “elle offre un repoussoir qui permet au XVIe siècle de rejeter une
changement qui a de surcroit une charge positive. (Jeanneret 1997:7) Léry participe
Dans un premier chapitre nous étudions l’époque dans laquelle évolue Léry. En
bourguignon né en 1534 et mort en 1613. Jean de Léry est marqué par sa naissance dans
le duché de Bourgogne, par son appartenance à la foi réformée, et par son allégeance au
transformateur et sera pris dans l’engrenage des guerres de religion de 1562 à 1598 alors
qu’il mènera de front deux professions: celle de pasteur et celle d’écrivain. Si tous ces
facteurs sont déterminants dans l’émergence de Léry en tant qu’auteur, c’est surtout la
rupture que constitue les massacres de la Saint Barthélémy qui jouera un rôle majeur dans
son écriture. Dans ce chapitre il s’agira de poser le regard sur certaines des balises et des
2 Je reprends ici l’expression de Maurice Blanchot sur A la recherche du temps perdu, et le titre de son
ouvrage éponyme ILe livre à venir (Taris: Gallimard, 1986)].
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Dans le second chapitre, il s’agira de démontrer que c’est à partir du vécu et du
récit du siège de Sancerre dans l’Histoire mémorable, que Léry met en place la question
qui le taraude, qui traversera toute son oeuvre et conséquemment qui sera centrale à cette
souvent inhumaine, et le lointain qui est altérité attirante, bien plus humaine? Léry
aborde cette question dans l ’Histoire mémorable afin de comprendre l’attitude des
catholiques envers les protestants aux lendemains de la Saint Barthélémy. C’est la nature
des rapports entre catholiques et protestants, qui est un rapport de différence que Léry
s’efforce de rendre dans l’Histoire mémorable, qui va lui permettre de mettre cette
différence en regard avec Yaltérité des Tupis dans le récit du voyage au Brésil.
tupinamaba est conçue en deux temps trahissant deux mouvements l’un marquant
manière non avouée 1Histoire d’un voyage comme un prolongement à ses propres textes
monographies rédigées dès 1558 et publiées dans Actes des Martyrs de Jean Crespin en
1564. Léry pose des bases, à partir desquelles il entretient un dialogue entre ses propres
répondent.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Les obsessions que l’on signale dans le quatrième chapitre vont être génératrices
d’écriture chez Léry. En effet, qu’il s’agisse de Thevet ou bien de Villegagnon, Léry
n’aura de cesse de passer en revue, d’une édition à l’autre de l’Histoire d’un vovage. tout
sedere, le verbe obséder veut dire: s’asseoir autour ou assiéger, c’est ce dont il sera
question et ce qui sera enjeu pour Léry dans son traitement de Thevet et de Villegagnon
tout autant que dans le travail des remaniements incessants auxquels il soumettra son
Histoire d’un vovage de 1578 à 1611. De plus ceci constitue également un rappel du
siège de Sancerre dont Léry fait le récit dans son Histoire mémorable.
souvient et il témoigne, afin que les victimes ne soient pas mortes en vain. Il assume la
pleine responsabilité d’écrire ce qu’il a vu, ce dont il a été témoin, non seulement comme
devoir de mémoire envers ses coreligionnaires, mais aussi, afin de gérer ce qu’il a vécu,
ce qui l’a traumatisé, dans une démarche visant à panser ses plaies psychiques ainsi que
mémoire et l’oubli. On remarque les instances où le Brésil est présent dans les
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
ainsi que dans l’Histoire mémorable en tant que réminiscences ponctuelles après des
XVIe siècle, diffère du nôtre [...]. Les classements sont moins étanches, ou passent par
d’autres clivages” (1997:11). Dès lors il est loisible de travailler aux lisières des
disciplines pour lire des textes de cette période. Ce travail joue un peu avec les divisions
entre les disciplines en proposant des grilles de lecture et des hypothèses de travail qui
traversent nombres d’entre elles, afin de rendre compte de l’aspect complexe et pluriel de
l’œuvre aussi bien sur le plan thématique que spatial ou temporel. Léry nous fait voyager
de Genève à Guanabara en passant par Sancerre.4 Des trajectoires diverses nous mènent
d’anthropophagie sancerroise.
C’est autour des questions à*altérité et de différence, telles que ces deux notions
sont définies par le philosophe et anthropologue Francis Affergan que s’oriente une
comme dans l’autre de ses deux textes. En outre la position philosophique de Lévinas
la constitution de l’être offre une grille de lecture pertinente dans le cas de Léry. De plus,
Marc Augé offre des définitions et des réflexions qui s’avèrent fécondes aussi bien quand
4 Afin de guider le lecteur, nous avons dressé et inséré une brève chronologie de Léry en appendice.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
S’il est convenu que les questions de traumatisme et de mémoire appartiennent à
force est de constater que dans l’Histoire mémorable Léry peint des tableaux donc les
pièce que l’on rejoue sur la scène humaine, où “l’homme est un loup pour l’homme”.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style.
Agrippa d’Aubigné, Tragiques Princes v.77
Jean de Léry est marqué par sa naissance dans le duché de Bourgogne, par son
1558 il fera un voyage au Brésil aussi significatif qu’altérant et sera pris dans l’engrenage
des guerres de religion de 1562 à 1598. L’hypothèse de base de ce travail est que ces
facteurs sont déterminants dans l’émergence de Léry en tant qu’auteur. Par un travail fait
de souvenirs et d’oublis en tissant des fils épais, rugueux avec d’autres plus ténus et
soyeux, le huguenot Léry fabrique une tapisserie qui rend et atteste tout à la fois de la
sur certaines des jalons et des obstacles qui façonnent Léry en tant qu’homme, pour sûr,
mais surtout qui le définissent en tant que témoin de son époque et en tant qu’auteur.
1. Un peu d’histoire
Il faut se promener dans le temps et dans l‘espace afin de mieux marquer les
événements et les lieux qui ont laissé des traces mnémoniques et mnésiques chez Léry.
Dans l’effort d’élucider et de comprendre cet événement aussi fondateur que révélateur
Sancerre, il est essentiel de resituer les guerres de religion dans le contexte plus large de
1 L'étymologie la plus vraisemblable pour le mot huguenot est le mot allemand Eidgenossen, confédéré, de
Eid, serment, et Genosse, compagnon, selon le Dictionnaire de la langue française de Littré.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
proposé ici tente de fournir des éléments de base permettant de lire Jean de Léry dans son
temps.
n’empêche pas les habitants de cette région de conserver fièrement une identité
la tête du duché. Les Guise, fervents catholiques, seront les titulaires de cette charge
durant une grande partie de la vie de Léry de 1543 à 1595, et la Bourgogne devient pour
eux un des foyers des guerres de religion. Ceci pourrait expliquer en partie le repli sur
Genève de Léry. Il est difficile de savoir de manière certaine si les parents de Léry
étaient protestants en 1534, à la naissance de celui-ci, ou bien si c’est lui, qui s’est orienté
vers la Réforme.2 Léry lui-même ne donne aucune indication précise à ce sujet dans ses
textes. Toutefois, Paul Gaffarel, dans sa préface de l’édition de l’Histoire d’un vovage.
Gaffarel ne semble laisser aucun doute quant à Léry et à ses parents concernant leur
sympathie pour la Réforme, même s’il ne cite pas ses sources. Prenant le contrepied de
ce que Gaffarel avait avancé en 1880, Frank Lestringant indique en 1994 que:
C’est sa conversion, sans doute précoce à la Réforme, qui, en ces temps de persécution
grandissante, donne figure de destin à l’existence ordinaire de cet artisan et lui ouvre
soudain les plus vastes horizons. (Léry 1994:27)
2 Réforme avec une majuscule dans cette étude implique le mouvement de réformation protestante, car il y
a eu durant la seconde moitié du seizième siècle un mouvement de réforme au sein de l’église catholique.
Je renvoie aux travaux de Thierry Wanegfellen, Ni Rome ni Genève: des fidèles entre deux chaires en
France au XVTen>e siècle, pour plus amples informations sur la question (pp 3-31).
10
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Semblablement à Gaffarel, lui non plus ne précise pas d’où il tire ses informations. En
fait rien ne laisse entendre pour sûr que Léry soit né de parents réformés, ou bien qu’il se
soit converti lui-même. Léry, plus plausiblement de naissance fort modeste, conservera
un silence révélateur sur les détails de sa vie personnelle. Seules les mentions, comme
celles des Registres de la Compagnie des Pasteurs, offrent quelques anecdotes, peu utiles
mais toutefois piquantes sur la vie de Léry.3 Ce que l ’on sait de manière certaine, c ’est
qu’en 1556 il est protestant et qu’il se trouve à Genève au moment où il est choisi ou plus
évolue Jean de Léry. Cette “nouvelle religion” a commencé tout d’abord en sourdine
comme un mouvement qui se répand surtout dans les villes, puis petit à petit dans les
campagnes. C’est une quête de la Vérité évangélique, qui est, au dire de certains, une
sorte “d’anarchie” de religion, qui récuse et rejette la religion traditionnelle et surtout les
abus et les excès de Rome.4 Dans La Réforme: Pourquoi?. Francis Higman explique
diffusion de ce mouvement qui déferle sur l’Europe de manière aussi rapide qu’étendue à
ce moment précis dans l’histoire. L’essentiel de la thèse est que la Réforme, qui “fut
surtout et avant tout un phénomène religieux et spirituel” (Higman 41) vient offrir un
3 Je renvoie à l’article de Louis Binz qui relate entre autre les démêlés de Léry dans une affaire de
“pallardise” en 1587-8. Voir Les Registres de la Compagnie des Pasteurs t.5 (Genève: Droz 1962).
4 L’expression: “anarchie de religion” est de Lucien Febvre cité par Denis Crouzet dans La Nuit de la Saint
Barthélémy. (Paris: Fayard, 1999)16.
11
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
soulagement aux chrétiens à un moment où ils semblent pénétrés par une profonde
Cassan: “la Réforme est d’abord une réponse spirituelle aux interrogations que les
fidèles, taraudés par le salut de leur âme et la peur de la mort se posent et que l’Église ne
Dans l’Église catholique, Higman remarque que: “le pouvoir du prêtre est
souligne Higman, que “la Réforme n’a pas rétabli quelque chose qui avait été perdu: elle
religieuse” (Higman 23). C’est dans cette effervescence spirituelle et religieuse, que Léry
plusieurs réformés dont le poète Clément Marot. C’est aussi dans son dûché du Berry, à
Sancerre que l’on prêche la foi réformée très tôt comme le précise ici Léry.
Mais entre les principaux bénéfices que ceste ville de Sancerre a receus de Dieu, elle a
esté des premières en France où sa Parole a esté purement preschee. (Léry 2000:195)
Pour Léry, cette adhésion précoce à la Réforme sera une des marques d’élection divine de
la ville de Sancerre. Les habitants, fiers de cet aspect du passé de leur ville, se donneront
pour tâche de résister, le plus longtemps possible en 1573 et de rester fidèle à leur foi. La
12
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Réforme se répand, elle adhère rapidement et de façon durable au terroir berrichon. Entre
autres, Jean Calvin et François Hotman viennent séjourner à Bourges. Ils dispensent des
cours dans l’université de cette ville, où ils gagnent de nombreux adeptes aux idées de la
Réforme. Dès la conjuration d’Amboise en 1560, la ville de Sancerre devient une place
forte et une ville refuge pour les huguenots. Quand il sera contraint de fuire Bourges,
François Hotman viendra se réfugier à Sancerre, où il subira le court siège de 1569, avant
de s’installer à Genève de façon permanente. Léry nous fera le récit de l ’autre siège de la
ville de Sancerre, de celui de 1573, qui sera mené jusqu’au bout, avec la reddition qui
aura pour conséquence la fin des prêches réformés dans Sancerre, jusqu’en 1598.
naissance de Léry, est marquée en France par “l’Affaire des Placards”. Dans la nuit du
17 au 18 octobre 1534, des feuilles intitulées “Articles véritables sur les horribles, grands
Nostre Seigneur, seul Médiateur et Saulveur Jésus-Christ” (Cassan 83) sont affichées un
peu partout dans les villes de Paris, d’Amboise, d’Orléans, et même “jusque sur la porte
des appartements du roi à Blois” (Cassan 83). Ce qui surprend, c’est que depuis la
13
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
(Cassan 83). Le roi François Ier, en dépit du fait que sa sœur, Marguerite de Navarre,
était sensible aux idées de la Réforme, réagit de manière brutale à ce qu’il considère être
Ainsi, en 1534, un tournant est marqué par la réaction du roi François Ier à
protestants, cessent de manière aussi abrupte que radicale. Les humanistes protestants
doivent se cacher ou s’exiler; c’est le cas entre autres de Jean Calvin, qui est allé tout
d’abord à Strasbourg puis à Bâle et s’est installé définitivement à Genève, et c’est aussi le
Marcourt, quant à lui, se sentant en parfaite sécurité dans son refuge hélvétique,
persiste et signe, publiant peu de temps après ces affichages, un livret intitulé Petit traité
très utile et salutaire de la saincte Eucharistie de nostre Seigneur Jésus Christ. La messe
niée” (Cassan 83). Le débat sur le sens de l’Eucharistie devient une inéluctable pierre
d’achoppement aux conséquences fort tragiques, pour les catholiques et les protestants.
1611.
pour tâche de réunir ces diverses tendances et c ’est en 1536 qu’il publie son texte
fondateur: Christianae Relipionis Institutio qu’il dédie d’ailleurs au roi François Ier dans
un geste que d’aucuns jugeront provocateur; ce texte en latin, ne sera traduit en français
14
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
qu’en 1541.5 Le Christianae Religionis Institutio deviendra la pierre angulaire de la
Réforme française, qui à partir de 1536 et de ce texte particulier, entre dans sa phase plus
structurée et orthodoxe. Ce qui sera également marquant eu égard à ce texte, c’est que sa
diffusion coïncide, comme si elle leur était liée dans un rapport de cause à effet, avec
diffusion de ce texte enclenche, qui est tout à fait surprenante et spectaculaire par son
envergure.
de 1538 à 1540, et la position du roi va encore se durcir à l’égard des calvinistes jusqu’à
sa mort en 1547. Dès l’avènement de son règne, Henri II va continuer, dans la voie de la
répression engagée par son père vis-à-vis des protestants, avec l’édit de Blois, en octobre
1547. Quelques années après, l’édit de Chateaubriant du 25 juin 1551, marque la période
des “feux” .6 Version française de l’Inquisition espagnole ou portugaise, cette période est
comme hérétiques, ils sont brûlés vifs sur des bûchers allumés un peu partout en France,
exactions, à la mort d’Henri II, en juin 1559, il y a en France environ 2500 églises
réformées — Jean de Léry sera pasteur de la foi dans l’une d’elles dès 1562— et quelques
6 II est difficile de ne pas souligner l’ironie de cette date, en effet le 25 juin est le jour de la Saint Jean et
partout en France on honore ce saint en faisant des “feux de joie” aussi appelés les “feux de la Saint Jean”
au centre de chaque village. Le chapitre IV des Tragiques d ’Agrippa d ’Aubigné s’intitule “Feux” et donc
répond à la situation qu’il évoque.
15
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
trois millions de fidèles aux idées de la “nouvelle religion”, ce qui représente près de dix
La menace est dorénavant d’une telle ampleur aux yeux des catholiques, que la
confrontation devient inéluctable. Très vite donc, avec la conjuration d’Amboise en mars
1560, avec l ’échec du colloque de Poissy en 1561, puis avec les massacres de Wassy en
1562, va commencer le temps des “fers”, c’est à dire l’époque qui va correspondre plus
spécifiquement aux guerres de religion.7 Ces guerres feront rage dans le royaume de
France où une marée sanguinaire va se déchaîner contre les réformés, visant à les
anéantir, en les égorgeant ou bien en les forçant à abjurer leur foi. Ce qui fera dire à
d’Aubigné: “ce siecle n’est rien qu’une histoire tragique” (Tragiques “Princes” v. 206).
La première guerre date de 1562 et la dernière prendra fin avec la proclamation de l’édit
de Nantes en 1598, édit qui viendra clore temporairement ce sinistre chapitre de l’histoire
préoccupations de cette époque.8 Ceci n’échappe pas à Léry qui, dans son chapitre six de
L ’Histoire d’un voyage, en fait le nœud de la polémique qui oppose Villegagnon et les
7 Notons deux choses: tout d’abord, que la pierre d’achoppement qui fait échouer le colloque de Poissy est
la question de l’Eucharistie, puis que le chapitre V des Tragiques d ’Agrippa d’Aubigné qui marque cette
période, s’intitule “Fers”.
8 Pour de plus amples informations sur la question, je renvoie tout particulièrement aux deux premières
parties (9-146), de l ’ouvrage très complet de F. Lestringant, Une sainte horreur (Paris: PUF,1996).
16
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
nouveaux arrivants calvinistes au Brésil. Cette thématique est cruciale et constitue un
“Tout citoyen français doit avoir oublié la Saint Barthélémy” (Renanl5), déclare
mars 1882 en Sorbonne. Il est clair que pour Renan, qui plus est, dans le contexte qui est
le sien — c’est à dire dans la France démembrée d’après la défaite de 1870— la Saint
Barthélémy représente un très lointain passé qui pouvait cependant encore générer des
passions et diviser la France tout comme cela a été le cas lors des guerres de religion qui
ont marqué la seconde moitié du seizième siècle. Renan utilise l’expression “doit avoir
oublié” comme une obligation, un devoir d’oubli, de mise à l’écart, ce qui indique bien
non seulement que l’événement est majeur et marquant, mais de plus que cet événement
pourrait encore être dangereux ou nocif pour la nation comme il l’a été durant le dernier
Pour Renan, “l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de
choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses” (Renan 15). Une
nation requiert donc, selon Renan, une mémoire sélective, accompagnée d’une amnésie
délibérée, de la part de ses citoyens. Ainsi, pour lui, cet événement qui a vu le pays se
diviser en deux camps, doit être relégué à l’oubli, afin de former une France forte et
unifiée après l’échec cuisant que vient de lui faire subir la Prusse, et les conséquences de
17
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
d’oublis et de souvenirs stratégiques pour panser les blessures physiques et psychiques de
pour les protestants. Pour eux,lLa Saint Barthélémy n’est ni une simple date dans
l ’histoire de France, ni un événement parmi tant d’autres, ni non plus une date que l’on
c ’est un souvenir douloureux qui devient un “monument”, au sens que Pierre Nora
attribue à ce terme. La Saint Barthélémy est une nuit mémorable et inouïe dans sa
cruauté, nuit durant laquelle, dans la capitale et dans ses faubourgs, le pays se déchire et
Pourtant, à en croire Denis Crouzet, tout ceci n’était pas prévu, les choses
n’auraient pas dû évoluer dans le sens de cette violence extrême.10 En effet, le pouvoir
invitant les nobles du royaume à se réunir, pour assister aux noces de la princesse
catholique, Marguerite de Valois, fille de Catherine de Médicis et sœur du roi Charles IX,
avec le prince huguenot Henri de Navarre, noces qui furent célébrées le 18 août 1572. Le
projet de la reine mère et de son fils le roi Charles IX était un espoir, “un rêve” (Crouzet
9 L ’image du pays comme un corps démembré reviendra et sera fort utile dans la lecture de l’œuvre de
Léry.
10 La thèse que développe Denis Crouzet dans, La nuit de la Saint Barthélémy, un rêve perdu de la
Renaissance (Paris: Fayard, 1994), est que Catherine de Médicis et son fils le roi Charles IX voulaient
trouver un moyen de réunir les catholiques et les protestants. Le mariage entre Henri de Navarre, prince
protestant, et Marguerite de Valois, princesse catholique, étant le symbole de cette concorde rêvée et si
désirée en 1572. Cette thèse ne fait pas l ’unanimité dans le camp des historiens spécialistes de l ’époque.
18
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Notons que l’abjuration d’Henri de Navarre était la condition sine qua non de la
possibilité d’accomplissement de ce “rêve” ce qui montre bien que ce n’était pas une
France, une stratégie politique, un moyen de récupérer sinon de contrôler les huguenots et
d’endiguer l’essor de la Réforme. Or, les catholiques parisiens, sans doute sous
l’influence de La Ligue, voyaient cet acte comme une concession démesurée envers les
en main une riposte, venait d’échouer dans la tentative d’assassinat du puissant chef
rumeur d’une attaque calviniste sur la famille royale, Catherine aurait décidé en petit
comité et ce à l’insu du roi, son fils, de l’élimination de Coligny, proche conseiller du roi,
personnage bien trop puissant, et même menaçant à ses yeux, pour la couronne de
France.11 D ’Aubigné résume ainsi le rôle de Catherine de Médicis dans les massacres de
la Saint Barthélémy :
Cet acte sera le déclencheur du bain de sang qui se répandra dans la capitale et ses
alentours dans la nuit du 23 au 24 août 1572, et qui atteindra les provinces durant les
jours qui suivront. La vérité historique de la nuit de la Saint Barthélémy se situe sans
11 Rumeur que Léry confirme d ’ailleurs avec la transcription de la lettre du roi dans son texte (2000:198).
19
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
doute à mi-chemin entre la version néoplatonicienne et édulcorée de Denis Crouzet, et la
C’est bien non seulement un moment clé, un point culminant, mais de plus un
point de non retour, marquant des débordements et des excès de barbarie d’une telle
ampleur, que même Catherine de Médicis, celle qui en aurait conçu le projet, celle qui en
aurait été l ’instigatrice, afin d’orchestrer l ’assassinat de l ’Amiral de Coligny — l’acte qui
a déclenché la déferlante sanglante— elle-même en aurait été surprise, pour ne pas dire
choquée, n’ayant point imaginé que l’on puisse aller si loin dans la haine et la sauvagerie.
Pour autant, l’excès de zèle et la haine contre les réformés mêlés au goût du sang, eurent
Le peuple parisien a pris la relève et dès lors, la nuit a basculé non seulement dans
remarque d’Aubigné dans un passage de ses Tragiques: “il ne falloit qu’un mot pour
venger sa rancœur sous le nom d’huguenot” (Tragiques “fers” v. 824). L’eau de la Seine
en devint rouge, tellement elle reçut dans son lit le sang des corps mutilés et massacrés
des calvinistes. Denis Crouzet cite un calviniste de Millau qui relate les dernières paroles
fust toute roge de sang; de sorte que [ceux] de Paris demeurèrent un long temps sens
1994:31).
12 Cette lecture de l’événement par Denis Crouzet ne fait d’ailleurs pas l’unanimité auprès des historiens.
Je renvoie à la note n° 10 de ce chapitre. D ’Aubigné se conçoit comme “un sanglier éviscéré” en tant que
poète protestant dans ses Tragiques.
20
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Plus de tolérance ou de retenue possibles après cette nuit particulièrement
violente, tout devient envisageable.13 Les catholiques, sans jamais l’avouer ouvertement,
faire marche arrière, rien ne sera jamais plus comme avant, dès lors le rêve fou de
concorde est perdu, si tant est qu’il ait été même pressenti; il s’est dissout dans
non retour, tout est permis, rien n’est plus impossible à faire, même les choses les plus
abjectes et les plus innommables, puisque le pouvoir royal, la raison d’État, l’Église,
voire même Dieu semblent s’être alliés pour qu’il en fut ainsi, pour que les protestants
considérés comme hérétiques n’aient non seulement plus droit de cité dans le royaume,
mais soient des figures sataniques, des parias que l’on se doit d’éliminer, pour montrer
imposés aux habitants de Sancerre ne seront que les conséquences prévisibles et logiques
de cette nuit de folie que fut la Saint Barthélémy, comme l’illustre le texte de Léry.
Pour la communauté protestante dont Jean de Léry fait partie, c’est un événement
ce choc. Jean de Léry lui, a échappé aux massacres de la Saint Barthélémy, ce qui ne fut
pas le cas pour son mécène, celui à qui il doit l’opportunité d’avoir fait le voyage au
13 S’il est convenu que ce sens du mot “tolérance” est généralement attribué à Voltaire et serait donc dans
l’usage que j ’en fait anachronique; il est toutefois utilisé au seizième siècle dans le sens de tolérance
religieuse par Montluc, d’Aubigné, et Condé. Voir Littré Dictionnaire de la langue française. De plus les
édits de paix sont souvent nommés à l’époque “édits de tolérance”.
14 Léry trace, dans son Histoire mémorable, une généalogie de l’horreur à partir de cet événement. En effet
ce texte de Léry à pour point de départ le 25 août 1572, le lendemain de la Saint Barthélémy, marquant bien
la volonté de Léry de faire de cet événement un moment majeur qui entame une escalade de la violence à
l’endroit des protestants.
15 Dans son sens premier le mot traumatisme, venant du grec voulait dire blessure et signifiait en chirurgie:
“État dans lequel une blessure grave jette l'organisme” (Littré). C’est essentiellement en tant que blessure
psychique, qu’il faut voir le traumatisme chez Léiy.
21
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Brésil, l’Amiral Gaspard de Coligny, qui fut la cible première et majeure de cette nuit
un autre réformé illustre, Agrippa d’Aubigné qui avait quitté Paris quelques jours avant le
23 août. Tous deux ont ainsi échappé de justesse à ces massacres, ont vécu pour
témoigner, chacun à sa manière, des exactions dont ont été victimes leurs
cette nuit mémorable sur le siège et la famine de la ville de Sancerre dans son ouvrage
1572. Celui d’Agrippa d’Aubigné dans son épopée les Tragiques tracera un historique de
la montée de l’intolérance vis-à-vis des Protestants qui mènera au bain de sang que l ’on
sait, avant d’aboutir à l’édit de Nantes de 1598, dont le prix est l’abjuration d’Henri de
Navarre.
Médicis et son fils le roi Charles IX, vœu symbolisé par le mariage entre le prince
espérer que la “Paix de Saint Germain” marquant la fin de la troisième guerre de religion
sera durable. En effet, en août 1570 cet édit de paix est signé accordant la liberté de
conscience aux protestants. Selon Crouzet, l’espoir de voir et de laisser vivre côte à côte
qui paraît plus plausible, c’est que l’on cherche déjà un modus vivendi permettant au
royaume de fonctionner dans l’ordre et au roi de regagner son autorité mise à mal durant
22
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
ces premiers conflits de religion. C’est ce que l’abjuration que l’on exige d’Henri de
Navarre confirme.
d’avis que les concessions de la couronne aux protestants sont bien trop conséquentes et
l’Amiral Gaspard de Coligny, proche conseiller du jeune roi Charles IX, comme il l’avait
été de son père Henri II, homme puissant et influent, figure de proue des protestants,
devient l’homme à abattre. Toutefois les Guise ratent leur cible ce 22 août 1572, ainsi il
incombera à celle que d’Aubigné définit comme: “Jesabel [qui] par poisons et prisons
l’un comme dans l’autre des deux camps. Le peuple de Paris se déchaîne contre les
hérétiques que représentent pour eux les Protestants, visant à les faire disparaître, à les
rayer de la carte. De leur côté, les Protestants qui réussissent à sortir vivants de cette nuit
d’avoir lieu et dont leurs coreligionnaires furent les victimes. Voici comment D ’Aubigné
représente le roi de France après la Saint Barthélémy: “[.. ]1’insensé descouvre Les
semble à présent le seul moyen de gérer le fait protestant pour la couronne. Charles IX se
voit donc contraint et forcé de reprendre la tâche, ce témoin que son père Henri II, avait
23
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
reçu de François Ier et de réactualiser la voie de la répression comme unique solution. Le
roi Charles IX l’a très vite et très bien compris quand le 26 août 1572, il récupère à son
profit une situation qui lui avait échappé parce qu’elle l’avait dépassé. Il reconnaît et
assume la pleine responsabilité des massacres de la Saint Barthélémy, n’ayant plus à faire
dans sa nouvelle politique de répression, politique qui va avoir pour fonction majeure de
renforcer son autorité après des jours et des nuits où la couronne avait perdu le contrôle
parole en sera à jamais mise en doute, il aura perdu toute crédibilité auprès de ses sujets
réformés ayant vécu les massacres. C’est dans ce contexte de scansion religieuse, sociale
et politique qu’il faut comprendre la situation qui précède et mène au siège de Sancerre.
huguenot, il est judicieux de considérer le rôle majeur joué par Philippe Duplessis-
Prince de Navarre, le futur roi Henri IV.16 En outre, une attention particulière à la
manière dont Duplessis-Mornay a mené de front après 1572 deux combats : le combat
traversent l ’œuvre de Jean de Léry tout particulièrement entre 1578 et 1611.17 Dans cette
16 On reviendra, dans le chapitre IV de cette étude, sur l ’impact de cette disparition sur Jean de Léry.
17 Voir Hugues Daussy Duplessis-Momav Les Huguenots et le roi 1572-1600 (Genève : Droz, 2006) Raoul
Patry, Philippe Du Plessis-Momav. Un huguenot homme d'Etat H 549-1623) (Paris: Fischbacher,1933).
24
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
optique, une lecture de Duplessis-Momav. Les Huguenots et le roi 1572-1600 ouvrage
récent d’Hugues Daussy s’avère féconde. L’objectif majeur de Daussy dans son étude est
de:
réformée d’une part et la nécéssité d’un engagement dans le combat politique de l’autre,
conjugue divers talents — dont ceux d’homme d’État et de diplomate ne sont pas les
son futur roi. Le désir le plus cher de Duplessis-Mornay, qui est aussi celui du camp des
réformés, est certes de voir un protestant devenir roi de France. Il luttera longuement
politique lui permettant d’accepter qu’il n’est pas en mesure d’empêcher l’inévitable
conversion d’Henri IV. Duplessis-Mornay fait ensuite le choix de faire primer ses
convictions religieuses en œuvrant pour l’édit de Nantes et en leur sacrifiant son rôle
politique.
durant les mêmes années. On détecte chez l’un comme chez l’autre un entêtement et une
détermination très forts qui proviennent d’une profonde fidélité à leur foi. Tous deux,
25
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
sans doute, prenant la pleine mesure de la cause désespérée des protestants dans le
royaume de France, jettent leur regard ailleurs; espérant trouver confort spirituel et
soutien politique dans une alliance avec les pays protestants du Nord de l’Europe. Pour
sûr l ’auteur Léry n’a pas du tout la stature du diplomate et homme d’État Duplessis-
Mornay, cependant il y a dans le profond attachement à la foi réformée un lien qui les
rapproche. En outre tous deux font preuve d’un certain pragmatisme politique et sont
la manière de Duplessis-Mornay, mais à bien plus petite échelle, contre vents et marées,
contraint bien souvent à l’exil, Léry conservera tout au long de sa vie une profonde
revendiquera tout au long de sa vie d’une part son appartenance au duché de Bourgogne,
Le fait que Léry ait choisi de marquer comme point de départ de son Histoire
mémorable le 25 août 1572 n’est ni innocent ni anodin. Léry a maille à partir avec une
royauté qui a non seulement profité du coup manqué des Guise du 22 août 1572, mais
aussi de la rage et des débordements du peuple parisien pour opérer un revirement radical
de sa politique vis-à-vis des réformés. Léry tient à souligner cet état de chose, quand il
mémorable. Léry l’a très bien compris et il s’efforce de faire passer le message dans ce
18 Pour Léry c ’est ce qu’il démontre dans les accords de reddition de Sancerre. Quant à Duplessis-Momay,
il fera le sacrifice de sa carrière politique pour faire aboutir l’édit de Nantes en 1598.
26
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
texte, qu’il rédige à partir de son nouveau refuge en Suisse: il n’y a plus de possibilité de
concorde, ni non plus d’avenir pour les protestants dans le royaume de France. Un peu à
la manière de la tragédie grecque, on sait déjà ce qui va se passer quand on entre dans le
théâtre, quand on ouvre le livre, mais on veut, on doit: assister au spectacle, voir tomber
Il est aussi important de comprendre que Sancerre est un des rares lieux de repli et
de refuge pour tous les protestants traqués qui courent à travers les campagnes de France
aux lendemains des massacres de Paris. Ils espèrent, comme on le leur a certifié et
promis, trouver la paix, pouvoir vivre et pratiquer leur culte en toute liberté. À leur
arrivée, nombreux en effet sont ceux qui croient encore en la parole du roi. Les habitants
de longue date de la ville de Sancerre, tout comme les réformés récemment arrivés ont
ceci en partage, ils veulent encore croire en leur roi et pensent qu’il tiendra la promesse
faite le 8 août 1570 lors de la “Paix de Saint Germain”, garantissant alors cet édit de paix
protestants, pensent être dans leur bon droit quand ils tiennent tête aux autorités royales et
refusent l’entrée de la garnison dans l’enceinte de la ville, dans le seul but de préserver
Léry s’efforce de transmettre la profonde foi, ainsi que l ’allégeance des habitants
de Sancerre à la couronne de France. C’est cette solide confiance en la parole donnée par
le roi, qui les mènera, en un premier temps, à espérer pouvoir trouver une solution à
l’amiable pour résoudre le différend qui les oppose aux soldats du roi. En outre,
l’événement de la Saint Barthélémy est trop rapproché pour permettre aux réformés de
prendre la pleine mesure des conséquences de celui-ci et de comprendre que rien ne sera
27
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
jamais plus comme avant pour eux en France. Ainsi, les habitants de Sancerre, tels
qu’ils sont représentés dans les premiers chapitres du texte de Léry, sont des gens
raisonables qui tâchent de trouver un terrain d’entente afin d’éviter une confrontation
avec les soldats. Pour autant que la concorde entre les deux camps devienne impossible,
comme le démontre le récit du siège que nous fait Léry, elle est toutefois désirée encore
et toujours. Dans son avis “au lecteur”, Léry va clore ses propos avec une prière. Il
[,..]supplie surtout le Seigneur, qu’en ayant pitié de son pauvre peuple de France, il luy
plaise bien unir en soy-mesme toutes les deux parties, et nous donner plus joyeux
argumens pour recognoitre et manifier sa puissance et bonté. (2000:186)
Le rêve de concorde est encore vivant dans l’esprit et le cœur de Léry, quand il rédige cet
avis au lecteur avant de publier son texte en 1574. Léry cherche encore la reconnaissance
et le droit à exister, pour les protestants dans le royaume de France, une concorde encore
impossible en 1574.
2. Les Vovaees
2.1. La “Découverte”
mais plutôt une mutation lente comme le soulignent Bartolomé et Lucile Bennassar:
[...]si l’Amérique a été découverte par les Européens le 12 octobre 1492, on ne l’a su que
bien longtemps après, douze à quinze ans plus tard, à ne s ’en tenir qu’aux navigateurs et
aux savants, une trentaine d’années au moins [...] s ’il s ’agit de l’opinion commune. [...]
C’est lorsque l’Amérique est comprise, représentée, confirmée par Cortès, El Cano ou
Pizarre, que se produisent les vraies ruptures.(Bennassar 9-12)
28
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Il faut attendre donc, pour ressentir les chocs et bouleversements qui vont éventuellement
émaner de cette rencontre. Les effets du choc rétinal de l’homme nu ressenti par les
L ’Europe avait conçu un monde qui se pensait fermé, qui s'imaginait complet,
d’où venait ce nouvel homme? La confrontation avec cette altérité est parfaitement bien
traduite par Montaigne dans “Des Coches”. Montaigne rédige ses Essais dans le dernier
quart du seizième siècle, qui est aussi la période durant laquelle Léry produit l’essentiel
de son œuvre. On verra combien et comment cet essai de Montaigne entre autres,
Nostre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si c ’est le dernier de ses
freres, puis que les Daemons et Sybilles et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu’asture?)
non moins grand, plain et membru que luy, toutesfois si nouveau et si enfant qu’on luy
apprend encore son a, b, c; il n ’y a pas cinquante ans qu’il ne sçavoit ny lettres, ny pois,
ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud au giron, et ne
vivoit que des moyens de sa mere nourrice. (Montaigne 886-7)
Dans ce passage Montaigne décrit le nouvel homme “ce frere que nous avons ignoré
humanité, et le peint dans la réalité qui est la sienne. Montaigne exprime la position de
cet homme-enfant, écologiste avant l’heure, qui se contente des “moyens de sa mere
nourrice” par une sorte de démultiplication du point de vue, ce que les ethnologues
panoptique, ce regard hautain, condescendant du conquérant qui dirige son regard vers le
ici, sont semblables à celles que nous constaterons chez Léry, à savoir de ne pas avoir
29
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Montaigne et Léry s’interrogent: comment concevoir des espaces inconnus, des hommes
Dans notre vision simplifiée, nous faisons naître une conscience nouvelle du voyage
effectué par Colomb en 1492. En fait, le processus fut lent et conflictuel, et ses effets en
retour se font encore sentir aujourd'hui. Durant le premier tiers du XVIe siècle, au sud,
les conquistadores espagnols, mus par la soif de l'or, pénétrèrent dans l'intérieur du
continent et exterminèrent les civilisations indigènes Aztèques et Incas. [...] Quels furent
les effets de cette première "mondialisation" sur la culture et la pensée en Europe? Il
fallut d'une part comprendre l'existence d'une humanité nouvelle pour laquelle la doctrine
chrétienne n'avait prévu aucune place. Ces hommes étaient-ils nés d'Adam ? Avaient-ils
reçu la Révélation ? [...] D'autre part, dans toute l'Europe, la curiosité fut alimentée par
d’innombrables récits de voyage, par des collections de compilation, par un fructueux
marché de l'image exotique. (Duviols 40)
l’événement. Toutefois ce passage trace les grandes lignes et les interrogations que cette
rencontre engendre essentiellement telles qu’elles sont perçues par les Européens. Ce qui
saute aux yeux en fait, c’est le point de vue essentiellement eurocentrique de ce texte
somme toute assez récent par rapport aux points de vues pluriels et plus ouverts que l’on
cependant, le voyage renaissant n’a plus en majeure partie les fins religieuses qu’il avait
19 Nous verrons que c ’est tout à fait la thèse que développe Francis Affergan dans Exotisme et altérité.
Nous reviendrons sur cela dans le chapitre III de la présente étude.
30
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
au Moyen Âge. La longue tradition des pèlerinages chrétiens médiévaux se voit qualifiée
d’ “ otieux et inutilles voyages” par Rabelais dans le Gargantua. Le voyage n’a pas pour
Ils échappent aussi à leur train de vie ordinaire, ces innombrables pèlerins qui, bâton en
main, prennent la route de Saint-Jacques-en-Galice, [...] de Rome, voire de Jérusalem.
(Mandrou 294)
Mais on voyage aussi par goût du nomadisme ou de l’évasion, pour apprendre à connaître
éponyme de son Pantagruel ou comme en atteste également Montaigne par son Journal de
doit être accordée au voyage au Nouveau Monde” (Céard & Margolin 14). Pour sûr, les
“larguer les amarres”. De plus, depuis Homère jusqu’à Butor, le voyage est producteur
Les protestants qui voyagent, comme nos “quatorze calvinistes”, qui quittent le
confort et la sécurité de Genève, pour se rendre au Brésil n’ont pas du tout le projet de
l ’évangélisation des autochtones. En effet, Léry ne semble pas du tout remarquer cette
intention de la part des ministres qui cherchent uniquement à prêcher la foi réformée aux
Français qui se trouvent au Fort Coligny, et à gagner les catholiques dans leur camp.
31
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Comme le répète bien souvent Léry, les protestants, qui ont fait un si long et périlleux
voyage, veulent uniquement établir un refuge pour les huguenots sur “l’île aux Français”,
afin de pouvoir pratiquer leur foi en toute liberté et en toute sécurité. Ce que Paolo Carile
Il y a donc, chez les protestants français, une volonté de s’installer et de fonder une
colonie protestante apte à recevoir d’autres réfugiés, persécutés à cause de leur désir de
rester fidèles à leur foi: en clair ils visent l’établissement d’une “nouvelle Jérusalem”. De
exprimés par Léry et ses coreligionnaires face à leur banissement du Brésil et à leur
Gonneville qui a séjourné au Brésil entre 1503 et 1505.20 Le Brésil semble présent dans
32
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
238).21 L’Arquebusier hessois, Hans von Staden, a effectué deux voyages au Brésil et
1550 met en scène le Brésil de façon spectaculaire pour accueillir en grande pompe Henri
II et Catherine de Médicis les 1er et 2 octobre de l’an 1550.23 Thevet est envoyé au Brésil
comme moine franciscain fin 1555, il y reste tout juste dix semaines, ne quittant pas “l ’île
des français” il obtient toutes ses informations de tiers, surtout de truchements et non par
sa propre expérience.24 Il participe peu avant Léry à un projet colonial soutenu par la
couronne de France, par le Duc de Lorraine, premier mécène de Villegagnon, puis par
l’Amiral Coligny proche d’Henri II, qui deviendra le chef de file des Huguenots.25
Établissant un lien fort judicieux entre voyage et écriture Répertoire IV de Michel Butor
J’ai beaucoup voyagé, [...] certes, pas assez pour mon goût; il suffit que je regarde un
globe terrestre ces innombrables régions où je ne suis jamais allé, pour que me saisissent
à nouveau ce violent désir, inverse de la nostalgie, pour lequel notre langue n’a pas de
nom [...]. [...] j ’écris et j ’ai toujours éprouvé l’intense communication qu’il y a entre
mes voyages et mon écriture; je voyage pour écrire [...] parce que pour moi, voyager,
[...] c ’est écrire (et d’abord parce que c ’est lire), et qu’écrire c ’est voyager. (Butor 9-10)
21 Mireille Huchon relève que “es terres du B r é s il renvoie à la Provence brûlée en 1536 par Charles Quint
et à la mort d ’Antoine de Lève durant le siège de Marseille (Rabelais 1265). Ce “titre de livre”
n ’apparaissait pas dans le catalogue de la bibliothèque St Victor de l’édition princeps de 1532.
22 Hans von Staden Der Americanischen neuer Welt Beschreibung... (Francfort, 1556). Voir les travaux de
Neil Whitehead sur Staden.
23 S de Merval, L ’entrée de Henri TT roi de France à Rouen au mois d ’octobre 1550 (Rouen: Boissel, 1868).
25 Le duc de Lorraine est aussi le mécène de Thevet pour son voyage au Levant. Voir la préface de
Cosmographie de Levant (Genève: Droz, 1985) xiii-Lxxxi.
33
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
La “théorie du voyage” particulière à Michel Butor, informe le travail d’écriture de Jean
de Léry, chez lui c’est aussi le voyage qui engendre l’écriture même s’il y a décalage
Michel Onfray bien après Michel Butor et d’une manière qui lui est propre, expose sa
Au commencement, bien avant tout geste, toute initiative et toute volonté délibérée de
voyager, le corps travaille, à la manière des métaux sous la morsure du soleil. Dans
l'évidence des éléments, il bouge, se dilate, se tend, se détend et modifie ses volumes.
Toute généalogie se perd dans les eaux tièdes d’un liquide amniotique, ce bain stellaire
primitif où scintillent les étoiles avec lesquelles, plus tard, se fabriquent des cartes du
ciel, puis des topographies lumineuses où se pointe et repère l'étoile du berger — que
mon père le premier m'apprit — parmi les constellations diverses. Le désir de voyage
prend confusément sa source dans cette eau lustrale, tiède, il se nourrit bizarrement de
cette nappe métaphysique et de cette ontologie germinative. On ne devient nomade
impénitent qu'instruit dans sa chair aux heures du ventre maternel arrondi comme un
globe, une mappemonde. Le reste développe un parchemin déjà écrit. (Onfray 15)
Onfray cherche à marquer que depuis l’origine de l ’être, dans le ventre même de la mère,
le désir d’espaces, le désir de voyage est déjà inscrit sur “un parchemin”, ce que le
lecteur dirait une carte portulane. Onfray marque la notion de “topographie” qui informe
les textes de Léry, lequel travaille en gros plan plutôt qu’en panorama. Onfray précise
“sédentaire”. On pourrait même dire que c’est le goût du voyage qui offre les délices du
retour à la vie sédentaire, puis le cycle se répète. Ces sensations seront visibles et lisibles
chez Léry qui ne voyage pas toujours par curiosité ou pour le plaisir de “tailler la route”.
34
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
3. Le texte de la Renaissance
3.1. L’imprimerie
désire et permet de répondre à une forte demande; c ’est sans doute ce qu’a perçu
publication de la Bible. Dès lors, le statut du texte sacré s’en trouve bouleversé puisqu’il
devient tout d’abord un objet commercial dont l’exclusivité échappe désormais à l ’Église;
l ’accès aux Écritures possible et loisible au plus grand nombre, a par là favorisé
imprimé. Le passage de l’un à l’autre n’a pas vraiment lieu au seizième siècle. Il y a un
l ’imprimerie en France a été tardive par rapport à sa percée en Italie. On peut expliquer
lettres, grâce aux travaux de Geoffroy Tory, qu’au niveau de l’élaboration et de la mise
26 Voir Erwin Panofsky, Renaissance and renascences in Western art (New York: Harper & Row, 1972) 42-
113.
35
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
typographique français devient la référence et détrône les modèles italiens et germaniques
par un aspect protéiforme, une maléabilité patente, une stabilité qui se cherche aussi bien
“branloire perenne” (Montaigne 782). De plus le rapport entre texte et image continue à
Ayant recours au lexique de la musique pour ses métaphores, Martin soulève ici deux
concurrence dans le rapport qu’entretient le texte avec l’image, puis il trace l’origine de
cette tension dans le fait que le texte et l’image obéissent “a des rhétoriques parfois
(docere, delectare, moverè), l’image peut, soit fonctionner à l ’unisson avec le texte,
avec le texte en s’écartant de lui pour se mouler sur une réalité observée dans le monde
36
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ce rapport tendu entre le texte et l’image se remarque chez Léry, particulièrement
dans le récit ethnographique de l ’Histoire d’un voyage, notamment avec le dialogue que
Léry entretient dans son texte entre les mots qu’il couche sur la page et la gravure qu’il
graveurs qui dans leur objectif de représenter le monde, travaillaient toujours à partir d’un
modèle réel, Léry loin des Tupinamabas depuis vingt ans, n’a plus que leur image gravée
pour les faire surgir les graver en quelque sorte dans son texte. Il s’avoue vaincu
d’avance: “il est malaisé de les bien représenter ni pas escrit, ni mesme par peinture”
mimétique. Ce qui manque, en premier lieu, comme le remarque Certeau, c’est “la
parole tupie” (Certeau 221), qui elle est restée là-bas, mais aussi c ’est le lieu Brésil que
Léry n’investit plus, d’où il a été chassé. Le silence et la perte du lieu régnent, alors que
Léry tente de nous peindre et de nous offrir la “réalité” tupinamba. Il ne reste que la
coquille vide et creuse, sans son noyau, ni son essence, ayant perdu sa voix, sa texture
spatiale.
Si les protestants sont iconoclastes ils s’avèrent toutefois attirés par les images et
pour certains fort compétents concernant les illustrations de textes. Il est vrai que pour la
plupart c’est dans un but polémique qu’ils auront recours à l’image. On pense aux
début des guerres de religion.21 Toutefois, deux illustrateurs: Bernard Salomon et Pierre
Eskrich, le premier que l’on suppose catholique et le second un huguenot, demeurent des
27 Jean Perrissin, Premier volume, contenant Ovarante tableavx ov histoires diuerses qui sont mémorables
touchant les guerres, massacres. & troubles aduenus en France en ces demieres années. Le tout recueillv
selon le tesmoienage de ceux qui v ont esté en personne. & qui les ont veus. lesquels sont nourtraits à la
vérité fGenève, ca. 1570).
37
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
références notables.28 Ils veilleront à illustrer de plus en plus les textes, que ce soient les
pages titulaires, les textes liminaires ou bien même à l ’intérieur même du texte, faisant de
La vue prenant parfois le dessus sur l’ouïe à la Renaissance — l ’oral cédant la place au
forme de raison que Martin nomme: “raison graphique” (Martin 329). Cette raison
informe aussi bien le texte imprimé, ou illustré que la carte de géographie, chacun étant
redécouvre Ptolémée vers la fin du quatorzième siècle, (Broc 9) et surtout à cause des
carte, incorporant texte et image, est lisible et visible, tout comme le texte renaissant. On
répertorie les cartes dans les chorographies, dans les cosmographies, et dans les atlas.
28“la mappemonde nouvelle papistique”, célèbre carte satyrique est gravée par Pierre Eskrich. Voir F.
Lestringant, Le livre des îles (Genève: Droz, 2002) 267-9.
38
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
de navigation, la carte devient vers la fin du siècle un instrument du pouvoir. Si le projet
décodent et se constatent aisément comme on le verra chez Jean de Léry qui annonce déjà
Montaigne. Il en ira de même pour l’émergence d’un sujet qui se définira par rapport à
39
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n'y inscrivait son histoire
André Gide
La sève du feuillage n és 'élucide qu 'au secret des racines.
Patrick Chamoiseau, Texaco.
Pourquoi Léry a-t-il attendu si longtemps pour faire le récit du voyage au Brésil?
éléments de réponse. Mais on doit surtout examiner l’autre texte de Léry: l’Histoire
mémorable, afin d’identifier les mécanismes qui déclenchent l’écriture et qui vont
produire le récit du Brésil. C’est dans le récit de Sancerre, qu’il a écrit pour ainsi dire à
chaud et qu’il a publié dans les quelques mois qui ont suivi le siège, qu’il est possible de
Léry affirme que tout ce qu’il écrit sur le siège de Sancerre est: “fidelement recueilly sur
le lieu par JEAN DE LERY” (Léry 2000:175). Cette pratique se poursuit également à la
page titulaire de l’Histoire d’un voyage, où Léry précise: “Le tout recueilli sur les lieux
Bourgongne” (Léry 1994:45). Dans ces textes Léry marque deux choses notables: tout
d’abord il s’agit “d’histoire” comme chacun des deux titres l’indique, ensuite Léry se
pose comme celui qui était sur place. De plus, on remarque l’évolution de la singularité
du lieu: Sancerre, avec l’Histoire mémorable, à la pluralité des lieux pour l’Histoire d’un
40
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
voyage. Sancerre représente un lieu: c’est une prison d’où l’on ne peut sortir. L ’Histoire
d’un vovage est marquée par des lieux que Léry traverse plus ou moins librement.
sûres et comme garanties de véracité; ce qu’il a vu et entendu, ce dont il a été témoin est
ce qu’il va rendre comme document “historique” sur la question, dans ses “histoires”.1
Rappelons que le mot “histoire” au sens étymologique est lié à la quête de la vérité et au
constater qu’à son époque, ceci relève d’une audacité inhérente et flagrante. Certeau,
C’est par une sorte de fiction que l’historien se donne cette place. [...] Il ne fait pas
l’histoire, il ne peut que faire de l’histoire [...]. Il joue au prince qu’il n’est pas [...].
Telle est la fiction qui ouvre à son discours la place où il s ’écrit. (Certeau 1975:15)
Léry n’est ni prince, ni historien, quand il prend la plume pour dénoncer les excès des
place naguère occupée par Thevet, et fait fi du rôle du “prince” comme celui qui “fait”
l’histoire.3
D ’ailleurs cette posture, de témoin, qui est en quelque sorte la signature de Léry,
est déjà présente dans sa première monographie intitulée “L ’estat de l’Eglise du Brésil”
1 L ’autopsie selon Littré: “Inspection, examen attentif que l'on fait soi-même. Étymologie: Termes grecs
s ig n ifia n t m ê m e e t v u e (v u e p a r so i-m ê m e )” P o u r le se n s p a rtic u lie r d ’a u to p s ie u tilis é d a n s ce tte é tu d e voir
F. Hartog, Le miroir d’Hérodote (Paris: Gallimard, 1980) 272.. Ce sens du mot est repris par F. Lestringant.
2 Littré: "Du latin, historia, le sens propre du terme grec est information, recherche intelligente de la vérité.
Le grec veut dire le savant, le témoin, et se rattache à un thème inusité du grec, signifiant savoir, voir, le
même que le latin videre, et le sanscrit vid”.
3 Thevet était non seulement Cosmographe mais aussi Historiographe des Valois. Voir F. Lestringant,
André Thevet. Cosmographe des derniers Valois fGenève: Droz, 1991)11-17.
41
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
qui date de 1558. Dans ce texte, Léry inscrit pour garantie et preuve de la véracité de ses
propos le fait qu’il était là, il a vu et entendu ce qu’il écrit en tant que témoin:
Combien que la vérité de soy-mesme sans aucun fard ou appuy simulé, suffit contre le
mensonge, & donne telle maiesté, qu’outre icelle, il n ’est loisible de rien innover:
toutefois elle peut estre tellement oppressée par l’effort des adversaires, que pour un long
temps, elle semblera comme ensevelie: mais en fin produit en lumière & découvre en
evidence, ce qui avoit esté profondement caché [...] il est aussi nécessaire de faire
entendre la vérité du faict de la tragédie qui a esté jouée en ladicte terre du Brésil.
(Crespin 857)
Dans ce passage qui semble prophétique, Léry met en avant le rôle du témoignage “sans
aucun fard”, pour déjouer les mensonges “des adversaires” et de cette manière rendre la
vérité historique, qui autrement resterait “ensevelie” et occultée. Léry marque sa volonté
de “faire entendre la vérité”. Force est de constater cependant que la juxtaposition dans
le titre même des deux termes “histoire” et “mémorable” instaure un paradoxe. Si le récit
jugement de valeur qui enlève quelque chose à l’intention d’historien de Léry. Le mot
“mémorable” suggère que “l’histoire” est digne de mémoire et qu’elle doit inspirer un
devoir de mémoire, ce qui fait du texte de Léry une injonction dans ce sens: un parti pris.
C’est à partir du récit du siège de Sancerre dans l ’Histoire mémorable, que Léry
met en place la question qui le taraude, qui traversera toute son œuvre et qui
proche, qui est différence menaçante, souvent inhumaine, et le lointain qui est altérité
attirante, bien plus humaine? Léry aborde cette question dans 1Histoire mémorable
quand il essaie de comprendre l’attitude des catholiques envers les protestants aux
42
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
irréconciliable. Les protestants réfutent et refusent la notion de transsubstantiation dans
l’Eucharistie où ils ne voient que des signes ou symboles de la présence du Christ alors
les catholiques insistent sur la présence dans les oblats. C’est la nature des rapports entre
catholiques et protestants, qui est un rapport de différence que Léry s’efforce de rendre
dans l ’Histoire mémorable, qui va lui permettre de mettre cette différence en regard avec
dans la vie de Léry mais surtout dans son émergence comme auteur. Notre hypothèse est
que ces événements engendrent des expériences traumatiques qui déclenchent, chez Léry
la nécessité de témoigner et de rendre compte en un mot d’écrire. Léry prend des notes
durant son séjour à Sancerre et ce dès son arrivée le 25 août 1572. Il répertorie les faits
de manière si précise qu’il n’aura aucune difficultés à rédiger le rapport sur la famine
s’effectue à partir de l’Histoire mémorable qui en est la toile de fond, l’amorce sans
laquelle le récit du voyage ne peut être conté, mais aussi dans laquelle il est toujours déjà
1. Le siège de Sancerre.
quelques décennies avant le siège, afin d’élucider et de mettre en évidence les raisons du
43
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
choix de cette ville aussi bien du côté des protestants que du côté des catholiques. Le
duché du Berry est offert par François Ier en 1517 à sa sœur Marguerite d’Orléans.4 Elle
permet à la Réforme de s’y installer et d’y prendre essor très tôt: “Michel Arande y
prêche dès 1523” (Léry 2000:41). Le siège de 1573 n’est pas le premier, la ville de
Sancerre avait déjà tenu tête au gouverneur du Berry, Monsieur de La Châtre lors d’un
premier siège en janvier 1569.5 La Paix de Saint-Germain signée le 8 août 1570 donne
l ’avantage aux protestants qui ont la garantie de quatre villes: La Rochelle, Montauban,
du roi dans chacune d’elles.6 Sancerre se démarque et irrite les autorités royales en
quatrième guerre de religion, un nouveau départ qui est perçu par les adversaires
sécession. En novembre 1572, le bailli Johanneau est élu “Gouverneur” (233) de la ville
consistoire. Il semblerait donc que l ’organisation religieuse conçue par Calvin pour la
5 Ce siège n ’a duré que cinq semaines, Monsieur La Châtre ayant été contraint de le lever. Ce qui pourrait
expliquer la détermination de La Châtre de faire fléchir Sancerre à ses lois en 1573.
44
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.2. Le conflit militaire, les huguenots défient le roi
Léry s’efforce de reconstituer la chronologie des événements qui ont mené tout
d’abord au conflit armé puis au siège. Il donne des éléments importants pour comprendre
qui en font une place forte. Au début de l’Histoire mémorable Sancerre est, de surcroit,
décrite comme lieu de perfection ayant quasiment la forme du cercle. “Elle est assise au
montagne[...]. Elle est en oval voire presque ronde.” (193-4). La figure géométrique du
cercle est un trope qui traverse les textes de Léry. De plus, il y a d’ores et déjà, la volonté
d’effectuer une spatialisation du drame, du destin tragique qui sera réservé à Sancerre. Il
Elle est assise au milieu et comme au centre du royaume de France, au pays et duché du
Berry, sur une haute et roide montagne... On n ’y peut aller sans monter de toutes parts:
qui fait la place naturellement forte.(La Popelinière 212)
Cependant tous deux, Léry comme plus tard La Popelinière marquent justement ce qui
[...] entre les principaux bénéfices que ceste ville de Sancerre a receus de Dieu, elle a
esté des premières en F ra n c e o u sa Par o le a été p u re m e n t p re s c h e e , a c a u se d e q u o i elle a
encouru la haine de ceux qui ne peuvent porter ny entendre ceste doctrine, assavoir des
Catholiques, qui des pieça luy portent une merveilleuse haine, l’ont assiegee et assaillie
plusieurs fois, et ont tasché par tous moyens de la surprendre.(195)
45
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Cette information n’est pas négligeable car elle explique bien que le ressentiment et la
hargne des catholiques vis-à-vis des habitants de Sancerre sont anciennes. Comme l’une
Sancerre se devait de par la longévité de son engagement à la cause des réformés d’en
être un des derniers bastions, et de fonctionner comme un des ultimes lieux de repli,
comme refuge de la dernière heure, pour les protestants harcelés et pourchassés aux
lendemains de la Saint Barthélémy. Le roi a révoqué l’édit de tolérance d’août 1570 dans
les jours qui ont suivi cette nuit mémorable. Ils sont “en nombre d’environ cinq cens”
[...] après estre reschappez, comme povres brebis de la gueule des loups, s ’y estoyent
retirez pour éviter la furie de ceux qui avoyent exécuté leur rage plusque barbare sans
aucun respect, sur tous ceux qu’ils avoyent pu atteindre. (195)
Léry lui-même fait partie de ce groupe de cinq cents nouveaux venus; chacun sait que
“les autres lieux de seurté leur estoyent interdits”(196). Léry souligne combien ces
encore moins leurs biens.7 Jean de Léry fait figure de notable dans la ville, non
seulement en tant que pasteur de la foi réformée, mais aussi en sa qualité d’homme
7 Ce qui est le cas pour Léry qui laisse son deuxième manuscrit de l’Histoire d’un voyage, manuscrit qui
selon lui, sera détruit lors de la prise de La Charité-sur-Loire (1994:62).
46
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
dans Sancerre.8 C’est sans doute pour cela que Monsieur de La Châtre fera appel à lui et
septembre, le “Baillif de Berry envoya à Sancerre une déclaration du Roy, pour faire
cesser les presches” (197). Ceci paraît choquant, étant parfaitement contraire à l ’édit de
pacification d’août 1570, “lequel le Roy avait déclaré perpétuel et irrevocable” (197).
Sancerre sont sommés de répondre aux lettres du Roi envoyées par le “Baillif du Berry”.
Dans sa première lettre que Léry dit nous transcrire dans son texte, le roi Charles IX a
[...] que le feu Admirai et autres ses adherans, estans en ceste ville, avoyent certainement
et évidemment conspiré contre nostre personne, celle de la Royne nostre treshonoree
dame et Mere, de nos treschers freres, les Ducs d ’Anjou, d ’Alançon et Roy de Navarre, et
autres Princes et Seigneurs, et estoyent prests à executer leur malheureuse entreprise, lors
que moins nous y pensions et que moins ils en avoyent occasion. Ce qu’ils eussent faict,
n ’eust esté que Dieu nous inspirant et nous faisant toucher au doigt ceste conjuration par
preuves plus certaines que ne desirions, nous n ’avons peu et deu moins que de les
prévenir, et les faire tomber. (198)
Le roi accuse ouvertement “le feu Admirai et autres ses adherans”, d’avoir fomenté un
complot visant sa personne, la reine, sa mère et ses frères, ainsi que d’autres seigneurs.
En outre, cette conspiration contre la royauté aurait été planifiée et manigancée “en ceste
8 Léry va initier les Sancerrois à l’usage du hamac, ainsi qu’à la consommation de cuirs bouillis et de peaux
de bêtes grillées (2000: 250,284).
47
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comme un acte de légitime défense, pour sauver la couronne de France. Pour le roi donc,
l’instigateur, le meneur de jeu Coligny ayant été éliminé, il reste à faire de même pour les
autres, “ses adherans” qui ont échappé à la Saint Barthélémy. Léry signale ainsi le
seulement à anticiper mais aussi à justifier le traitement qui leur sera réservé dans un
proche avenir par Monsieur de La Châtre, gouverneur du Berry et ses soldats catholiques.
Dans une seconde lettre citée par Léry, le roi, voulant adoucir ses propos
antérieurs, souligne qu’il cherche à protéger ses sujets, et n’est pas contre les habitants de
Sancerre:
[...Jdeclarans à tous nos sujets quelconques de ladite Religion prétendue reformée nostre
intention estre, qu’en toute seurté et liberté, ils puissent vivre et demeurer avec leurs
femmes, enfans et famille en leurs maisons sous la protection de nos edicts. Ne voulans
que pour raison de ce, il leur soit meffait, ny attendé à leur personnes et biens, sur peine
de la vie des delinquans et coulpables. (199)
La mise en place de la garnison dans l’enceinte de la ville est “nostre vouloir pour nostre
service, et pour vostre bien et conservation” (199) remarque le roi, marquant ainsi non
seulement son “bon vouloir” mais aussi la sécurité des habitants de Sancerre comme
justifications. Léry ne s’arrête pas là dans la transcription de la lettre du roi, car il tient à
mettre en évidence le double jeu politique du roi. Dans le passage qui suit, on
remarquera que, procédant de manière très adroite, et hypocrite, le roi dans son allusion à
la religion “prétendue reformée” (199), souligne ici qu’il ne veut point “contrevenir aux
edicts de pacification” (199). Ayant donné toute une série de promesses pour mieux
tromper les Sancerrois, il exige par conséquent que la ville reçoive ces “gens de guerre”
(199) et qu’elle obéisse au seigneur de la Chastre “comme à nous mesme” (200). Le roi
exerçant ses pleins pouvoirs, exprime ici l’exigence d’une obéissance aveugle et
48
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
inconditionnelle à ses vœux et désirs de la part de ses sujets. Les Sancerrois ayant bien
compris qu’on leur tendait un piège pour les forcer à abjurer ou pour les tuer, demandent
à ce que l’on respecte le fait qu’ils sont exempts de garnison “par privilège de leurs
Comtes” (200). Cependant, jouant de sagacité, “craignans d’estre surprins par ceux qui
espioyent l ’occasion, et qui voltigeoyent jour et nuict à l ’entour de leur ville” (200), les
habitants de Sancerre rentrent dans leur ville et réparent et colmatent les brèches de leur
Ils envoient un des leurs, Loys de Sainpré à la cour, pour plaider la cause de la
ville, l ’innocence de elle-ci et la fausse accusation de conspiration que l’on cherche à lui
imputer. Léry précise que la réponse du pouvoir royal fut une série de provocations
[...] quelque gens de cheval et de pied, parurent en la plaine [...], piaffans et bravans,
vindrent jusques au pied des vignes, assez prés de la ville: provoquans et appellans au
combat ceux qui se tenans clos et couverts ne demandoyent rien à personne, et les
injurians et convians aux nopces à Paris. (203)
L ’emploi de l’euphémisme “les nopces de Paris” sert à rappeler que les massacres de la
Saint Barthélémy avaient fait tomber tant de calvinistes parce qu’ils s’étaient réunis dans
août 1572. Notons donc ici “l’invitation” sarcastique des soldats catholiques aux
Sancerrois, “les injurians et convians” aux “noces de sang” à venir se faire massacrer. Ce
stratagème d’intimidation dura trois jours et par surplus de cruauté, les provocations
avaient souvent lieu “les matins et les heures du presche” (203) pour ajouter à l ’émoi et
aux alarmes des habitants. A bout de nerfs, les Sancerrois se défendent si bien et
“repoussent si vivement ces bravaches, qu’ils les firent reculer de plus de trois cens pas de
49
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
première abordee[...]” (203). Léry marque bien ici que les Sancerrois sont maintenant
groupe: “luy ayant touché de la liberté de conscience” à laquelle l ’envoyé du Roi ne peut
que répondre qu’ “il n’avoit aucune charge du Roy, de permettre l’exercice de La
Religion dans Sancerre” (213). Cette réponse a le mérite d’être claire, plus de doute
possible pour ceux qui sont de la foi réformée, ils ne peuvent acquiescer à la demande du
roi de laisser ses soldats entrer dans la ville. Monsieur de Fontaines leur a dit “qu’à ce
refus, il sçavoit qu’il avoit à faire, et qu’il mettroit à exécution la volonté et intention du
Roy” (214). Les dés sont jetés, les jeux sont faits, comme dans la tragédie classique il
n’y a plus d’espoir, pas de réconciliation possible entre la ville de Sancerre et les
Devant l’échec de la force, les soldats catholiques ont recours à la ruse, profitant
des dissensions et discordes entre les habitants et les habitués entre les jusquauboutistes
et les modérés, ils tentent d’entrer dans la ville par le château, qui se trouve au plus haut
les principaux citoyens du party contraire, qu’il estoit expédient de prendre garde au
Chasteau” (216), cependant les hommes qui se déplacent avec le Capitaine La Fleur pour
constater les faits ne peuvent rien déceler d’anormal. Léry se range du côté des opiniâtres
des purs et durs qui refusent de trouver un terrain d’entente et de négocier avec les soldats
position. L’assaut du château et l’échec des forces du Sieur de Racan, ayant fait fuire bon
9 “Les habitués” tel que ce terme est utilisé par Léry veut dire les réfugiés protestants dans Sancerre.
50
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
nombre de notables sancerrois, Léry précise que, quand tout est rentré dans l’ordre,
Sancerre sort “affoiblis d’hommes, et destituez de moyens par telle sortie et division”
(231).
Léry donne des indications sur l’organisation de la résistance qui commence dans
Sancerre. L’organisation “politique” de la ville est mise en place par les Sancerrois car il
n’y a plus d’espoir de négociation et que, contraints et forcés, ils se résignent à entrer
dans une logique de guerre pour survivre, comme l’illustre le passage suivant.
Or faut-il noter que jusques à ce temps et jusques après la reprise du Chasteau, ceux de
Sancerre, tant habitans qu’habituez (pensans qu’avec le temps les choses s ’adouciroyent,
et qu’après les avoir bien harassez, on les laisseroit en paix) n ’avoyent encore dressé
l’ordre requis en une ville de guerre, pour le faict et maniement des armes.[...] Mais
voyans qu’il en faloit passer par là, et que l’experience, qui est la maistresse des fols, leur
avait monstré que presque trop tard ils avoyent usé des moyens licites que Dieu leur avoit
mis en main, ils eslurent maistre André Johanneau Advocat [...] comme le plus propre
qu’il estoit, pour Gouverneur, ayant ja faict ceste charge ès autres troubles. (233)
Ainsi la décision des Sancerrois n’est pas préméditée mais vient en conséquence de la
prise de conscience vers la fin du mois de novembre 1572 que les pourparlers et les
pouvoir royal, c’est à dire l’acceptation de la révocation de l’édit de 1570, par conséquent
la nécessité d’abjurer était irrecevable pour les Sancerrois. Léry précise qu’il devient
parfaitement clair dans l’esprit des Sancerrois que le durcissement du conflit armé est
maintenant inéluctable. Il souligne par ailleurs que “Dieu avoit donné tel courage à tous”
(235), que les femmes et les enfants se joignent aux hommes pour défendre la ville. Léry
souligne à ce point dans son texte que c ’est vers le 16 novembre que:
[...] ceux de Sancerre [...]prindrent ouvertement les armes, pour conserver leurs viez et
la liberté de leurs consciences, suyvant l’Edict du Roy du mois d ’Aoust 1570, lequel
estant inviolable, ils vouloyent aussi maintenir. (235)
51
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Certains des habitants sont conscients des préparatifs du siège de la part du camp adverse,
et tâchent de faire entrer dans la ville le plus de vivres possible, cependant le gouverneur
Johanneau “mesprisoyent tous ces advertissements” (238), jugeant que le Roi était bien
trop occupé ailleurs pour se soucier de Sancerre. Dans une critique peu masquée de
l ’organisation et des préparatifs de Johanneau, Léry souligne que c ’est pourquoi “on ne
tint compte d’avitailler la ville comme il faloit” (238), ni de détruire les villages des
Il précise que c ’est aussi pour cette raison que l’on a négligé les préparatifs nécessaires au
niveau des fortifications de la ville pour soutenir le siège. Dans les premiers jours du
mois de janvier de nombreux soldats du Roi se trouvent en attente dans les approches de
1.3 Le siège
Les Protestants étant très forts et comme le souligne Léry, souvent aidés dans leur
lutte par leur foi, les soldats catholiques ne réussissent pas à prendre possession de la ville
par la force des armes. Afin de venir à bout de ces “rebelles”, de forcer ces protestants à
fléchir et à se rendre, un siège est mis en place comme seul moyen de les forcer à se
rendre, et ce à partir du 9 janvier 1573, siège qui durera jusqu’au 14 août de la même
année. A la Renaissance, comme le remarque Jean Delumeau: “le siège devient sinon
une figure imposée de la guerre, du moins une de ses manifestations les plus
spectaculaires” (182-191). Léry donne force détails des efforts déployés par chacun des
52
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
deux camps pour avoir le dessus. Il précise que c ’est à partir du 13 février que les
assiégeants commencent à les attaquer avec des coups de canons et non comme l ’avait dit
Jean de la Gessée en janvier (Gesséelô). Léry fait allusion, pour la première fois dans ce
texte, à son séjour au Brésil. Il mentionne qu’il conçoit l ’idée d’utiliser un linceul
comme hamac “à la façon des Sauvages Ameriquains” (250), geste qui sera imité par
plusieurs soldats évitant ainsi la vermine, les vêtements froissés, l ’inconfort de “la
paillasse, où les flasques, dagues et armes blessent quand on est couché” (250) et assurant
aussi d’être toujours prêt dès que l’“on crie Arme” (250). Mais dans le choix même du
rapprochement des mots linceul et hamac, Léry inscrit déjà le grand sommeil, la mort qui
envahit l ’espace de Sancerre. Il annonce ce qui arrivera dans les mois qui suivent, quel
sera le sort réservé à cette ville qui résiste, à cette ville “rebelle” .
Tout au long du texte Léry fait référence à Dieu qui bien souvent selon lui se
range du côté des assiégés et en fait ses “élus” comme pour reconnaître que leur cause est
juste et qu’ils sont bons, ce “Dieu qui avoit ordonné de nous préserver et garentir de cest
assault, [...]” (256) Léry va clore ce récit de l’assaut du 19 mars 1573 par le texte du
“Cantique d’action de grâces” qu’ont chanté les Sancerrois pour louer Dieu après la
victoire. Face à leur échec, les troupes du Roi ont maintenant adopté une nouvelle
stratégie, ne pouvant vaincre la ville par les armes ils ont décidé de l’affamer pour la faire
fléchir.
l’ennemy” (311). Il remarque que les Sancerrois étant coupés du monde extérieur n’ont
aucunes nouvelles des villes qui comme Sancerre tentent de résister. Dans la seconde
moitié du mois de juillet, Léry apprend au cours d’une conversation, accordée par les
53
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
deux camps, entre lui et un certain Monsieur de Saint-Pierre, un homme qu’il avait
rencontré au Synode national de Nîmes en mai 1572, lequel homme était à présent au
que “la paix estoit faicte” (313). Léry apprend également que le Duc d’Anjou, le frère du
roi, venait d’être élu roi de Pologne. C’est sans doute à partir de ce moment que Léry va
l’impasse dans laquelle se trouvent bloqués les Sancerrois. Léry affirme à Monsieur de
Saint-Pierre qu’il ne met pas sa parole en doute, mais qu’il aura du mal à convaincre les
Sancerrois de “ces choses, qu’ils estimoyent attrapoire, et esmorces pour les decevoir”
gouverneur, ni les capitaines du bien fondé de ce qu’il a appris. L’ère du soupçon règne à
présent dans la ville, car ses pauvres habitants ayant été tant de fois et de telle façon
Tout d’abord les informations avancées par Monsieur de Saint-Pierre puis communiquées
à ses coreligionnaires par Léry, quant au Duc d’Anjou élu roi de Pologne et à la reddition
premières discussions concernant la reddition ont lieu ce même jour. Puis Léry précise
que le 8 août, les pourparlers commencés deux jours avant se poursuivent, entre divers
Montigny qui l’assure que “ceux de Sancerre seroyent traitez doucement [. . .]”. (320),
54
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry nous dit que tous sont surpris par cette clémence à l’égard des Sancerrois, lui-même
le premier déclare:
[...] (attendu les massacres perpétrez aux autres villes et la dent qu’on sçavoit qu’ils
portoyent à celle de Sancerre) on n ’attendoit nul autre mercy, ny meilleur marché, que
passer au fil du glaive, si on tomboit entre leurs mains. Et quant à moy, je tiens pour un
miracle, qu’il soit advenu autrement. Car,[...] nous estions en extrême perplexité,
mesmes de la vie et avions eu en nous-mesme la sentence de mort, c ’est à dire que nous
estions tous résolus de mourir. (321)
Dans le passage ci-dessus, nous notons une des rares fois où Léry parle de ses sentiments
et offre à son lecteur une réaction personnelle. Pour lui il est de l’ordre du “miracle” que
les assiégeants veuillent traiter les Sancerrois avec clémence. On s’attendait à une fin de
siège toute autre: “nous estions tous résolus de mourir” nous dit Léry. Ceci paraît
totalement surprenant voire même incongru: “nous estions en extrême perplexité” déclare
Léry. Comment comprendre cela compte tenu de tout ce qui s’est passé depuis le début
du siège ou même encore depuis la nuit du 23 août 1572 donc, depuis près d’un an? Léry
explique la situation: “il nous veint bien à poinct, que les Seigneurs Polonois estoyent
arrivés en France en ce temps-là” (321). Les Seigneurs Polonais “avoient esleu pour leur
Roy” (321), le Duc d’Anjou. En contrepartie on doit “mettre en liberté toutes les villes et
Si c’est pour une raison d’État que Gaspard de Coligny est assassiné, dans la nuit
du 23 au 24 août 1572, c’est encore pour une raison d’État que l’on accuse et que l’on
par la famine à laquelle elle est contrainte. C’est finalement encore pour une raison
d’État que les habitants de la ville ont la vie sauve. Léry a bien montré que l’édit de paix
de 1570, qui selon les promesses du roi devait être “perpétuel et irrevocable”, a été du
jour au lendemain biffé des registres de justice sans autre forme de procès, uniquement
55
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
par la décision du roi. Les conséquences de cet acte ont pesé lourd pour la ville de
Sancerre puisque c’est à partir de ce moment qu’elle résiste et devient rebelle, refusant
Léry met en évidence l’aspect arbitraire des choses de la vie particulièrement pour
les protestants, montrant combien ils sont à la merci de la politique, des caprices et du
bon vouloir du monarque, sans considération aucune pour le bon droit ou la raison. C’est
dans ce sens que Léry se démarque également de ses contemporains exception faite de La
combien celui-ci est changeant, arbitraire, abusif et irrationnel. La raison en est simple,
Léry, contrairement à Thevet, n’est pas au service du roi : il n’a aucune charge royale.
Léry anticipe et annonce déjà les réflexions de Voltaire, de Rousseau et de Diderot quant
société.
Toutefois lors de la reddition, les Sancerrois n’en furent quittes ni à petit prix ni
facilement: puisqu’on ne pouvait plus leur ôter la vie, on leur extorqua une rançon de
“Soixante mille livres tournois” (327) pour leur assurer la vie sauve. Léry donne les
détails des discussions et négociations qui s’établissent dans la ville pour pouvoir payer la
Léry signale qu’il a rédigé un rapport sur la famine de Sancerre pour Monsieur de
la Châtre à la requête de ce dernier: “je luy portay et presentay [...] le discours de nostre
famine” (335).10 C’est symboliquement un an jour pour jour après la Saint Barthélémy
10 Ce rapport est le “Sommaire discours” retrouvé par Michel Simonin à la Bibliothèque Méjanes d’A ix en
Provence. Voir L ’intelligence du passé. (Tours: Publications de TUniversité de Tours, 1988), 127-37.
56
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
que Léry ayant présenté son rapport à Monsieur de la Châtre la veille, quitte la ville de
Châtre voulait-il le rapport de Léry? Cet homme de guerre qui deviendra Maréchal de
France sous Henri IV est sans doute curieux, il cherche à comprendre comment les
trahison”, Bruna Conconi postule que Jean de Léry dans son texte soutient et défend
tellement la cause des protestants et son propre comportement, qu’il effectue “l’apologie
d’une double trahison”. Tout d’abord pour Conconi, Léry et ses coreligionnaires sont
coupables de trahison envers le roi, car ils refusent de lui obéir. “Par leur opposition à
l’autorité, les assiégés ne se révèlent pas seulement de mauvais sujets, mais ils montrent
en même temps [...] les marques essentielles de l’hérésie” (Conconi BSHPF 672). C’est
sans doute une opinion légitime, mais rappelons que les Sancerrois refusent d’obéir au roi
parce qu’ils estiment que c’est lui, le roi, qui les a trahis en révoquant l’édit de paix
d’août 1570. Par ailleurs, Conconi pose que Léry fait aussi “l’apologie de la trahison
Voulant dire que Léry lui-même, est entré en négociation avec l’ennemi afin de
transmettre sa version du siège et de la famine. Léry ne nie pas cela, mais en fait il
semble fier et heureux d’avoir été sollicité par Monsieur de La Châtre pour rédiger son
faits.
Précisant qu’il n’est plus sur place, Léry évoque “ce qui est advenu à Sancerre”
(337) à partir d’informations que des “gens dignes de foy”(337) lui ont rapportées. Il
57
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
signale “l’estât déplorable de la povre ville de sancerre”(342), en 1574. disant que le
gouverneur Johanneau a été tué (339) ainsi que le ministre de la foi Pierre de la Bourgade
et sa femme (341). Toutes ces exactions ont été commises dans le secret et la fourberie.
Plus moyen de pratiquer la religion réformée, les habitants sont forcés d’aller à la messe
(342). Toutes les promesses qui avaient été faites ont été bafouées. Léry termine son
[,..]la ruine de l ’Église de Sancerre et des autres dissipées en la France, est advenüe non
seulement par la cruauté des adversaires, mais aussi et principalement à cause du mespris
des grâces de Dieu, qu’elles avoyent receuôs en si grande abondance, et nommément à
cause de ceste maudite avarice, qui a tant eu la vogue. (343)
Ainsi pour Léry, les réformés sont aussi responsables et coupables que leurs
“adversaires” de ce qui leur est advenu car ils se sont laissés prendre par “l ’avarice” et
ont ainsi méprisé les “grâces de Dieu”. Dans une allusion au “sainct Prophète Jeremie”
Léry marque un parallèle entre l’ancien peuple élu et le nouveau. Tout comme dans le
livre des “Lamentations” Jeremie blâme les juifs pour ce qui leur est arrivé, Léry en fait
de même pour les protestants.11 Cependant ne pouvant pas renoncer à l’élection des
protestants, Léry cherche visiblement à expliquer la raison pour laquelle ils sont vaincus à
Sancerre. Léry met en avant le péché d’avarice comme étant celui pour lequel le peuple
élu est déchu et puni. Léry laisse entendre la cause désespérée à ses yeux des réformés
dans le royaume de France. La Saint Barthélémy marque un point de non retour dans le
résolution pacifique du siège de Sancerre, à la fin du chapitre treize, Léry est obligé de
constater à présent que les protestants ont été bernés et se sont fait prendre par les
11 Ceci est un des nombreux exemples où Léry adosse son récit du siège de Sancerre, (indirectement ici) à
celui de Flavius Josèphe: La Guerre des Juifs contre les Romains. Voir l’appendice III de Géralde Nakam
dans: Jean de Léry, Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000)164-70.
58
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
promesses et les propos “myelleux” des autorités de l’État. Les protestants de France ont
encore un quart de siècle de souffrances à endurer avant de voir la fin des persécutions à
leur endroit avec la proclamation de l ’édit de Nantes en 1598. Face à une reconnaissance
du non retour que constituent les massacres de la Saint Barthélémy puis le siège et la
famine de Sancerre , l’écriture de Léry est née empruntant des trajectoires obliques pour
Il existe quatre relations du siège de Sancerre qui toutes, sauf celle de Léry dans
manuscrites au seizième siècle puis imprimées au vingtième siècle, les deux autres sont
première relation est celle de Jean de La Gessée, en effet son Nouveau discours sur le
siège de Sancerre date d’avril 1573. Il relate les événements jusqu’à la fin du mois de
mars 1573, alors que le siège allait entrer dans sa phase la plus terrible visant à affamer
les Sancerrois pour les forcer à se rendre. La seconde relation est celle de Mathieu
Béroald qui consiste en une série de notes et fragments faisant partie du Journal de ce
dernier rédigé à Sancerre entre 1572 et 1573. La troisième est celle de Léry, le
“Sommaire discours” du 24 août 1573 commandité par Monsieur de La Châtre qui traite
janvier 1573 au 20 août 1573, ainsi que de la période qui le précède à partir du 25 août
59
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1572, le lendemain de la Saint Barthélémy et de celle qui le suit jusqu’en octobre 1573
Ce premier texte est celui de Jean de la Gessée qui date d’avril 1573 alors que le
siège entre dans sa phase la plus terrible, cette relation partiale donc s’intitule: Nouveau
est né vers 1551 à Mauvezin. Il est de famille calviniste et achève ses études au célèbre
collège de Guyenne, celui même où Montaigne avait fait ses études quelques années
auparavant. Peu après, il entre au service de Jeanne d’Albret qui, en mourant le 19 juin
1572, laisse ce jeune gascon sans protecteur. La Gessée a des contacts constants avec des
ceux d’un journaliste, mais il se dit également poète, grand admirateur des poètes de la
Pléiade (Labrousse:vii-xxv).
bienveillance d’un seigneur, et c ’est ce qui le pousse cette année-là à produire trois textes.
12 Pour le texte de La Gessée, il y a eu trois éditions en avril 1573, celles de Paris, de Rouen et de Lyon.
J’ai consulté les éditions de Rouen et de Lyon, et je n ’ai remarqué que quelques différences de mise en
page entre les deux. Toutefois, l’édition de Rouen est celle qui détient le “Privilège” alors que celle de
Lyon ne détient que la “Permission”. Je n’ai pas eu accès à l’édition de Paris. Pour cette étude l’édition de
réference est celle de Lyon téléchargée en sa version numérique à partir du site Gallica de la BNF.
13 Les notes biographiques sont tirées de: Jean de La Gessée, Jeunesses.édition critique de Guy Demerson,
biographie & bibliographie de J. Ph. Labrousse, (Paris : Klinksieck /STFM, 1991).
60
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Nouveau discours sur le siège de La Rochelle, au début du mois d’avril et finalement: le
Nouveau discours sur le siège de Sancerre. fin avril de la même année. Jean Philippe
frontières idéologiques” (xix). En effet, La Gessée est un jeune homme qui cherche à
plaire à tout prix et qui passe facilement, sans le moindre état d’âme semble-t-il, d’un
Dans le titre même, Nouveau discours sur le siège de Sancerre. publié chez Benoit
Rigaud à Lyon en 1573, Jean de la Gessée marque son texte comme une nouveauté, un
discours qui veut se démarquer d’un éventuel discours sur le siège de 1569.14 Ou bien
serait-ce une sorte de réponse à un autre discours sans doute à celui de Léry anticipant le
“Sommaire discours” que ce dernier allait rédiger pour Monsieur de la Châtre, ou encore
l’Histoire mémorable pour lequel Léry prenait des notes journalières abondantes et qui
également par La Gessée, qui cherche par le biais de ce texte à faire montre de ses talents
(261-4) chanté par les Sancerrois le 19 mars 1573 pour célébrer leur victoire contre
l’assaillant et remercier Dieu de son aide. Il y a trois pièces liminaires, la première est
une épître dédicatoire à Monsieur de Sarrieu, la seconde est un sonnet “à la France” signé
“vita délia morte” et la troisième comporte des vers latins signés “vivere dat musa”.
14 II y aura deux autres éditions/impressions la même année, une à Paris et une à Rouen. Géralde Nakam
mentionne Rouen comme lieu d ’édition la même année 1573 sans donner la référence bibliographique.
Elle cite par ailleurs une réédition du texte de la Gessée dans Relations du siège de Sancerre en 1573 de
Louis Raynal publié à Bourges en 1843. Jean de Léry Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000) 179.
61
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
maître de camp devant Sancerre, est signée par La Gessée à Paris le 20 avril 1573. Il est
évident que le but de La Gessée est de se faire remarquer, de plaire et ainsi de gagner un
le dit lui-même dans sa lettre, quant au siège: “vous en devez plus savoir que nul autre”
(Gessée 3), marquant bien qu’il ne prétend pas dans son Nouveau discours apprendre
quoi que ce soit à Sarrieu sur le siège de la ville de Sancerre. Ainsi il rédige ce texte pour
flatter: “adresser une louange [...] à celuy qui l’a mérité” (3), pour mettre en avant et en
l ’Infanterie, dans l’entreprise menée par Monsieur de La Châtre. Mais aussi, dans une
des dernières phrases de l’épître à Sarrieu, La Gessée souligne que leur région, la
Gascogne, est déjà au fait des “prouesses héroïques” de Sarrieu et que son projet est que
La Gessée offre un sonnet “à la France” dans lequel il note que les historiens font
un portrait de la France comme un pays puissant et glorieux dont les ennemis ont
“souvent ressenty la force de tes loys”(4). Mais lui constate “tout effroïé de ta civile
horreur,” la “diray soumise au premier conquereur,” puisqu’ “en leur propre sang tes
enfants t’ont souillée”(4). Dans ce sonnet, La Gessée marque bien son vœu de
réconciliation entre les protestants et les catholiques et de faire émaner la vie de toute
cette mort comme l ’indique sa signature “vita délia morte”. La dernière pièce liminaire
comporte des vers latins exposant la défense de la France comme objectif du projet de
l’auteur, qui signe cette fois en tant que poète: “vivere dat musa”.
Contrairement à Léry, Jean de la Gessée dans son Nouveau discours ne traite que
62
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1573. La Gessée ayant pour objectif de flatter les prouesses militaires de Monsieur de
Sarrieu se trouve dans l’impossibilité de poursuivre son Nouveau discours très vite après
récit et abandonne son projet fin mars 1573. Selon La Gessée, à partir du 19 mars,
Monsieur de la Châtre: “se résolut avec eux qu’il estoit bon de n’exposer plus ainsi leurs
gens à la boucherie, ny les faire aller à la breche”(21), visant à protéger les soldats et à
voyant qu’il ne pourrait vaincre les Sancerrois par la force a recours à la ruse et à la
patience. Après les pertes importantes subies lors de cet assaut manqué, il décide
avec le Siege, [...] par ce moyen on la pourrait affamer, & de la serait contrainte de se
Jean de la Gessée est de toute évidence un homme pressé en 1573, dans son
Nouveau Discours sur le siège de Sancerre il se limite aux trois mois de conflits armés
entre les deux camps, du 9 janvier au 31 mars 1573, qui ont mené à la mise en place du
blocus visant à forcer la reddition de la ville de Sancerre par la famine. La Gessée rédige
son Nouveau discours alors qu’il est loin de Sancerre, “suivant l’instruction des
mémoires que j ’en ay receu” (11), nous précise-t-il. Dans ce sens La Gessée n’est pas un
confortablement à Paris pour rédiger ses textes, qui a recours à des compte rendus et à
des rapports obtenus de tiers, un peu comme le géographe de cabinet, alors que Léry lui,
en véritable journaliste est sur le terrain, il fait un reportage en direct et sur le vif,
63
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
consignant les faits tels qu’il les a vus de l’intérieur, du point de vue des assiégés, avec un
assiégeants, comme le trahit parfaitement cette description des batailles: “Durant les
ville, plusieurs bons soldats furent tuez”.(20) Selon La Gessée, les “compagnies du
Roy” envahissent, actions nobles de conquérants, alors que ceux de la ville, désignation
volontairement dédaigneuse, les Sancerrois ne sont pas nommés, ils sont innommables
pour La Gessée, eux qui sont simplement montrés du doigt, n’ont que defences ou
Gessée, les résultats sont là: plusieurs bons soldats furent tuez, l’efficacité des Sancerrois
est indéniable même si elle semble échapper à l’auteur dans cet aveu involontaire. Le
style de La Gessée se distingue de celui de Léry en ce qu’il est moins sobre, ayant recours
De plus il fait bien souvent allusion à des exemples tirés de l’Antiquité grecque ou
romaine pour illustrer ce qu’il dit, ce que Léry ne fait que très rarement, car lui s’en tient
bien plus souvent aux “Écritures Saintes” et particulièrement à l’Ancien Testament pour
pour tout ce qui est arrivé de fâcheux en France “depuis treze ou quatorse ans”(8).
Toutefois, tout comme Léry, il marque la Saint Barthélémy comme un événement, étant
le moment à partir duquel le roi a décidé de faire disparaître les protestants, mais il
souligne, contrairement à Léry, que ceci a engendré une vive réaction de la part des
64
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
protestants qui ont pris “cœur & audace”(9) et se sont regroupés et organisés au mieux
dans certaines villes pour tenir tête et résister à la volonté du roi. Voici donc comment La
Gessée explique les circonstances qui ont mené au siège; il est clair qu’il soutient ici
vis-à-vis de la ville de Sancerre comme étant justifiée et légitime, car les protestants sont
d’après lui des rebelles qui visent une liberté politique autant que religieuse.
En outre, Jean de La Gessée louvoie et veut plaire au plus grand nombre, à la fin de son
considérons aumoins qu’en franchissant les limites de nostre pais ruiné, nous aspirons
désormais à la permanente habitation de ce monde, dont le regne est infini: & dans lequel
nous estans parvenus, & relogez, alors que Dieu nous appellera, ne pourrons estre
aucunement espouvantez ny par séditions populaires, ny par nouvelles prises, ou
saccagemens de villes. (23)
Cherchant à relativiser les conflits qui déchirent la France, Jean de La Gessée fait allusion
en quelque sorte dans une autre dimension. Ce passage est pour le moins surprenant
quand on considère que La Gessée n’a que 22 ans quand il le rédige, car il trahit une
l ’Histoire mémorable de Jean de Léry. Il ne s’adresse pas non plus au même public,
catholique, afin d’obtenir une quelconque charge dans les plus brefs délais semble-t-il.
Dès lors son récit exprimant un sentiment d’urgence, est ouvertement en faveur du roi et
de ses soldats catholiques qui ont, à ses yeux, le vent en poupe et contre les protestants,
65
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
qui mènent un combat perdu d’avance. Il est ironique que dans son Nouveau discours.
La Gessée se range dans le camp des assaillants précisément de janvier à mars 1573, alors
que cette période de grande offensive dont il traite, est infructeuse et semble donner
l ’avantage aux assiégés. Il est regrettable donc que La Gessée n’ait pas eu la patience
d’un Monsieur de La Châtre, et qu’il n’ait pas été témoin de la réussite de son camp, si
tant est que les soldats catholiques du roi sortent “gagnants” du siège et de la famine de
particulièrement dans le chapitre sur la famine, le point nodal de son récit, mais il a
l ’ambition de se projeter aussi dans l ’avenir en rédigeant tout d’abord son “Sommaire
discours” puis son Histoire mémorable, afin que ce qui est arrivé à la ville de Sancerre et
à ses habitants puisse être utile. De plus, comme nous allons le voir, Léry fait un
protestant, qui était tout comme Léry, sur les lieux du siège dans la ville de Sancerre de
1572 à 1573. Contrairement à celui de La Gessée ou de Léry, son récit n’est pas une
version achevée mais plutôt à l’état de notes ou de fragments allant du 4 novembre 1572
au 25 août 1573, jour où tout comme Léry il quitte Sancerre. Le récit du siège de Béroald
est le plus court étant d’une longueur de huit pages en sa version imprimée dans
l’ouvrage de Conconi.
66
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
De prime abord, s’il est vrai que le récit de Béroald ne se démarque pas de
manière significative du texte de Léry, force est de constater cependant que le récit de
Béroald est de manière plus prononcée et percutante pour la cause des protestants et donc
se veut moins impartial que celui de Léry. En effet, Béroald écrit de l’intérieur et à partir
de la position des assiégés, quand il entame son récit avec le compte rendu de l’assemblée
qui s’est tenue dans Sancerre le mardi 4 novembre 1572. Ce qui ressort très clairement
dans ce passage:
Béroald veut souligner la suprême allégeance à Dieu pour les protestants, même quand
celle-ci va à l’encontre du bon plaisir du roi. Cette position est renforcée dans le texte du
mémoire rédigé pour Monsieur de Fontaines par les Sancerrois, à l’issue de l’assemblée
générale sus-mentionnée, mémoire signé entre autres par Léry, et Béroald, dans lequel ils
précisent:
[... ]qu’ilz sont tresobeyssans subgetz et serviteurs du Roy. Le recognoissans après Dieu,
leur prince et souverain seigneur et par tant luy rendans toute obeyssance et service qu’ilz
luy doivent[...](195).
Ainsi Béroald déclare sans ambiguïté la primauté que ceux de son camp accordent à Dieu
marquant leurs responsabilités envers leur roi en seconde position. Il n’y a pas dans le
conséquent si apte à irriter le pouvoir royal. Léry est bien plus fin et subtil dans ses
67
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Mais le Dieu des armées, support des siens, nous fortifia tellement, qu’ilz furent
repoulsez et trez ignominieusement [,..]dont la gloire en est au Seigneur nostre Dieu, qui
nous ha renduz vittorieux. (197)
De plus, il souligne, tout comme Léry, que les protestants sont les élus de Dieu et que
pour cela ils sortent vainqueurs de cette attaque injuste à ses yeux.
Par rapport à celui de Léry, le texte de Béroald, quant à son contenu, est bien plus
incomplet et succinct, sautant toute la période de novembre à mars et reprenant son récit
le mercredi 18 mars veille du jour du grand assaut des soldats du roi le jeudi 19 mars que
Béroald qualifie: “à la façon papistique le jeudy absolut”. Alors que Léry dit
simplement: “Le jeudy que les Catholiques appellent Absolu”. De plus, le récit de
Béroald, dans un style beaucoup plus laconique, parfois même lapidaire, marque
essentiellement les coups de canons tirés par les “ennemis” (terme peu fréquent chez
Léry), des mois de mars à mai; puis mentionne brièvement la sortie du capitaine La Fleur
époux Potard et la vieille dame, qui ont mangé la fille Potard après sa mort, ont été
brûlés. Tout comme Léry, Béroald décrit Simon Potard comme un mauvais chrétien,
s’étant marié à l’église et “estant excommunié de l’eglise au par avant dix ans et ne s’en
estant autrement soucié” (199), dont les actes réprehensibles ne sont donc pas imputables
à la Réforme. Toutefois Béroald n’a sans doute pas été témoin de l’acte car il ne donne
ces termes: “Cas estrange et non veu de cest aage” (199). Contrairement à Léry il n’est
68
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Tout aussi surprenant est le fait que, quant à la fin du siège, selon Béroald, ce
serait Bretault et non Léry par le biais de Monsieur de Saint-Pierre, qui a donné des
nouvelles de la paix signée dans les autres villes qui tenaient bon. De plus, Béroald ne
mentionne pas du tout Léry, ni dans les préparatifs, ni dans les accords de la reddition de
la ville, ne lui accordant donc aucun rôle dans ces négociations. Ce qui est bien différent
dans le récit que nous donne Léry de sa rencontre avec Monsieur de La Châtre:
[...] il m ’appela à part en une salle, où il n ’y avait que luy et moy, et me pourmenay avec
luy environ demie heure. Il me dit en premier lieu qu’il avoit sceu que c ’estoit moy qui
avoit faict opiniastrer ceux de Sancerre, leur ayant enseigné la façon de manger les cuirs
et peaux, [...] et parce qu’on l’avoit adverti que je faisois mémoire et recueil de toutes
ces choses, il me commanda de luy faire un discours de la famine: ce que je luy
promis,[...] il trouvoit estrange que nous n ’avions voulu entendre aux offres que
monsieur de S. Pierre nous avoit faict lors qu’il parla avec moy [...]. Surquoy je luy
repliquay encores que nous ne nous pouvions nous asseurer en cela[...]nous n ’avions
entendu autre chose sinon qu’ils vouloyent du tout exterminer ceux de la Religion et ceux
qu’ils appelent Huguenots. (2000:327-9)
négocier alors qu’il n’y est convié que comme “otage” selon Léry. Comparons le
passage de Béroald à celui de Léry concernant le 14 août 1573: Béroald nous dit:
Quant à Léry voici ce qu’il donne comme compte rendu pour la même journée:
[,..]on envoya [...] en ostages à S. Satur, Pierre Bourgoin l’aisné, maistre Roch Raveau,
Robert Minot de la ville, et pour les habituez M. Béroald professeur en langue Hebraique
au paravant les troubles à Montargis. (2000:325)
Il semble assez clair que Béroald cherche à occulter le fait que Monsieur de La Châtre ne
l’a pas sollicité durant les pourparlers de reddition de la ville. Béroald se contente de
clore son récit en disant: “Mardi 25e aoust cessa le presche à Sancerre, la gloire de Dieu
69
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comme se cachant du peuple etc” (Conconi 201). Béroald paraît faire le choix de taire ce
qui est douloureux dans cette dernière phrase, car lui, semble-t-il faisait partie de ceux qui
plus opiniâtres que Léry n’ont ni pu, ni voulu négocier avec “l’ennemi” le gouverneur de
La Châtre. Béroald étant prêt à mourir dans Sancerre, comme il le dit: “nous ne nous
attendions pas aux hommes ains à nostre Dieu” (201), sous-entendu pour nous libérer.
En somme, dans ce récit fragmentaire, Béroald fait des choix précis: il va écrire
ou ne pas écrire certaines choses, ses notes semblent intentionnelles. Son propos, tout
comme son style, révèlent un parti pris contre la position des catholiques mais aussi, il
opère le procès de Léry, qui sans doute selon lui adopte une posture bien trop modérée et
conciliante vis-à-vis de l’adversaire. Il est fort probable que Béroald, jaloux de Léry, du
rôle et de la reconnaissance dont ce dernier jouissait aussi bien dans un camp que dans
l’autre, et peut-être plus particulièrement du fait que lui, Béroald, n’ait pas été choisi par
Monsieur de La Châtre, aurait décidé dans ses notes de donner sa propre version des faits
et de biffer le rôle de Jean de Léry dans les accords qui ont mis fin au siège.
1573, selon Léry dans 1Histoire mémorable. Monsieur de La Châtre “parce qu’on l’avoit
adverti que je faisois mémoire et recueil de toutes ces choses, il me commanda de lui
est donc le compte-rendu que Monsieur de La Châtre a commandité à Léry, qui deviendra
70
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
le chapitre dix, le centre ou mieux le cœur de l’Histoire mémorable et autour duquel se
Le "Sommaire Discours" est d’une quinzaine de pages tel qu’il est donné en Appendice I
du texte de Bruna Conconi Le Prove del Testimone. Il est introduit par une missive à
Monsieur de La Châtre. D ’entrée de jeu, Léry déclare dans cette lettre son projet
d’écriture et annonce que le "Sommaire Discours" n’est que le début et qu’il espère
“présenter le discours entier de tout le siege de ladite ville et tout ce qui s’y est passé
depuis un an.” (Conconi 174) Le désir de devenir écrivain et de rédiger le récit dans sa
totalité est donc déjà présent dans l’esprit de Léry qui sans doute traumatisé et affaibli par
le siège qu’il vient de subir, attend d’être en “quelque lieu de repos” (174) pour se mettre
au travail. Mais le livre, liber, n’est-il pas toujours déjà lié à être libre : liber, dans son
étymologie même? Léry joue sur ce lien: attendant d’être enfin libre pour rédiger son
Dans son premier paragraphe, Léry dans un style, moins sobre, plus lyrique que
celui auquel il aura recours dans son Histoire mémorable, avec l’exception de certains
passages du chapitre dix, pose la ville de Sancerre comme “exemplaire” et des plus
admirables par rapport à ces autres villes mentionnées dans l’Ancien Testament à savoir
Samarie, Jérusalem etNumance qui ont subi elles aussi sièges et famines.15
Chose non moins véritable qu’admirable, non ouye ne pratiquée de peuple quel qu’il soit,
dont la mémoire et les histoires facent mention. (Conconi 174) (Léry2000:279)
Pour Léry, les épreuves et les souffrances sont des marques d’élection pour Sancerre et
15 Les deux citations sont identiques dans les deux textes de Léry, marquant bien la volonté de placer dès
1573 la ville de Sancerre parmi ces villes martyres de l’Ancien Testament afin de renforcer le lien entre le
nouveau peuple élu (les protestants) et l’ancien (les juifs).
71
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
enchaîne, faisant tout comme dans le chapitre dix de 1Histoire mémorable le catalogue
des différentes étapes de la famine de manière précise, détaillée mais sans artifices ni
mangés et leur prix respectif, tout au long de la chronologie de la famine qui s’étend du
19 mars au 20 août, mais qui devient des plus terrible dans les trois derniers mois. Le
texte du "Sommaire Discours" est reproduit presqu’à l’identique dans le chapitre dix de
phrase suivante: “Et croy que la vieillesse desire et apete plus d’user ainsi de chair
humaine, comme si les vieilles gens se voulaient renouveller” (183). Elle n’apparaît pas
dans l ’Histoire mémorable ce qui rend la phrase qui suit: “Mais je laisse cette dispute aux
medecins”(183), tout à fait inintelligible. La seconde concerne la remarque sur les effets
de la famine qui va enfler d’un texte à l’autre passant de la famine qui a tué 4 fois à 6 fois
plus de gens que les canons et le nombre des morts de famine qui passe de 400 à 500
personnes. Puis, les dernières lignes du "Sommaire Discours", une quarantaine, résumant
la fin du siège qui seront incorporées dans le chapitre treize de l’Histoire mémorable.
Nous quittons à présent les divers discours pour traiter du texte de l’Histoire mémorable
de Léry
comme encadré, mis en relief, enchâssé par toute une série de pièces liminaires, à la
du lieu où elle fut établie est toujours déjà une ville élue qui bénéficie d’une défense
72
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
naturelle car elle est juchée sur un promontoire difficile d’accès, mais elle est de ce fait
l’attention du lecteur sur le texte qui se trouve logé en cet écrin. Il y a tout d’abord la
page titulaire, comportant le titre avec des sous-titres, des allusions aux parties contenues
dans le texte.
La vue est déjà la marque de Léry, cette signature est d’importance car elle
rendre compte, de témoigner de ce qu’il a vu et entendu “sur le lieu”. Léry fait part
“fidelement” souligne par son étymologie du latin fides le double projet de Léry, de rester
attaché à sa foi et de donner un rapport, fidèle à ce qu’il a vu, c ’est à dire vrai. L’auteur
marque donc un espace spécifique aussi bien temporel que géographique et précise que
son texte va rendre par écrit ce que lui, Jean de Léry, a vu et entendu dans cet espace
immédiate du moins très récente. Il est important de noter que Léry fait primer le sens
visuel: sa devise, “plus voir qu’avoir”, qu’il adoptera après 1580, est déjà pressentie ici. Il
nous invite à retracer ses pas, à le suivre et à “voir” en quelque sorte ce qu’il a vu. En
fait, le sens visuel va être mis en avant comme primordial dans toute l’œuvre de Léry,
c ’est à dire aussi bien dans l’Histoire mémorable que dans l’Histoire d’un voyage.
Il y a en second lieu une épigraphe tiré de Jérémie 15.15 qui apparaît également sur la
page titulaire:
73
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Par le biais de cette épigraphe tirée de la Bible et traduite en français, Léry rappelle
l’histoire de la prise de Jérusalem par les Romains et rapproche cet épisode de l’Ancien
Testament du récit de la prise de Sancerre qu’il va nous conter. De plus, Léry, comme
Jérémie fait appel à la colère de Dieu pour ceux qui ont persécuté et sa vengeance pour
ceux qui ont été persécutés, qui ont subi affres et souffrances en son nom, parce qu’ils
accidentel ni anodin car par ce choix Léry désigne sa volonté de dépasser, voire de
l’épreuve qui a “souffert opprobre” pour Dieu et attend “ire” et vengeance de ce dernier.
On remarque le lien que Léry veut établir entre le peuple ju if comme ancien “peuple élu”
et les protestants comme nouveau “peuple élu”. Géralde Nakam dans son analyse
marque de nombreuses similarités d’ordres structurel et textuel entre La guerre des Juifs
74
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Pas de doute possible, ici, le lecteur est déjà mis au fait de ce qu’il va lire dans les pages
qui vont suivre. Léry invite son lecteur à ne pas chercher plus loin, à négliger les récits
“exemplaire” au sens seizièmiste du terme (du latin exemplum, exemple) . Léry marque
sans ambages que l’histoire qu’il va nous conter est véritable, qu’elle vient de son vécu et
qu’elle n’est pas tirée d’un quelconque livre. “L’Histoire tragique” est un genre littéraire
important à l’époque de Léry, lancé par Pierre Boaistuau, qui en 1559 adapte plutôt qu’il
ne traduit les “novelles” de l’italien Matteo Bandello, puis repris par François de
Belleforest qui traduit Bandello la même année et fait vivre jusqu’en 1582, ce genre dont
Afrique, elle est sous nos yeux, dans notre propre pays, dans la ville de Sancerre où “de
l’enfant la chair servit de pain:”. Le mot est lâché: l’anthropophagie a été pratiquée à
Sancerre. Dès lors la barbarie des cannibales d’Amérique est relativisée et semble bien
banale, voire insignifiante, puisqu’eux tuent et consomment la chair de leurs ennemis, des
hommes qu’ils ont combattus et vaincus dans le cadre d’une bataille à armes égales. Léry
met ici en place ce qui permettra la publication de l ’Histoire d’un voyage en 1578 comme
projet théologico-politique. Léry est outré, par les extrémités auxquelles sont poussés les
assiégés, et sous l’emprise du choc, dans un élan lyrique, annonçant le d’Aubigné des
Tragiques. Léry implore le ciel, la terre, et Dieu d’ouvrir les yeux et de constater cet
“ouvrage”. Léry opte pour l’exagération pour toucher, movere, afin d’évoquer la pitié du
16 Sur le genre de l’histoire tragique, voir Thierry Pech, Conter le crime : droit et littérature sous la Contre-
Réforme : les histoires tragiques (1559-1644') (Paris: Champion, 2000) et Richard A.Carr, Pierre
Boaistuau’s Histoires tragiques : a studv o f narrative form and tragic vision (Chapel Hill : University o f
Norh Carolina Press, 1979).
75
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
lecteur quant à l’état des plus déplorable de ces pauvres loques exsangues, piètres figures
humaines qui sortent de l’enfer du siège de Sancerre après plusieurs mois d’enfermement
et de famine.
Dans l’avis “au lecteur” Léry insiste sur le fait qu’il n’a pas pris parti contre les
catholiques en faveur des réformés dans la teneur de ses propos mais qu’il n’y a mis que
“la simple et pure vérité”(179). Léry veut insister sur le fait que bien qu’il soit lui-même
pasteur de la foi réformée, il a voulu dans son témoignage faire preuve d’impartialité
Son objectif est de rendre de manière pure et intégrale ce qu’il a vu, sans aucun parti pris.
Dans ce texte Léry soutient la cause des juifs de l’Ancien Testament et souligne combien
ils ont été injustement affligés par tous, puis il rapproche encore, plus loin la situation des
protestants de celle des juifs. Léry va clore ce texte en expliquant pourquoi il a écrit ce
récit:
Léry souligne qu’il a opté pour un style “simple” dans sa façon d’écrire, qu’il ne s’est ni
laissé tenter par la rhétorique cicéronienne, ni par les effets de style usuels à son époque,
mais a choisi de rester au plus près de la vérité par la sobriété même et le manque de
recherche de son écriture. La simplicité et la sobriété sont les marques des choix de vie
des protestants qui veulent se démarquer des excès en tous genres des catholiques
exempliftés par la cour pontificale de Rome. Léry précise sa décision d’écrire ce récit
76
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comme un devoir de “perpétuelle mémoire”, de plus, il souligne l’importance de “mettre
en lumière”, de dire ce que l ’on a vu plutôt que “d’ensepvelir sous le silence”, de laisser
la place à l’obscurité comme ce fut le cas pour les massacres de la Saint Barthélémy dont
on a voulu particulièrement du côté du pouvoir royal masquer et occulter les faits dans un
premier temps. Rappelons à ce propos que Léry commence son récit à partir du
La “Complainte à Dieu tout bon tout puissant ”, est un poème qui n’a sans doute
pas été écrit par Léry car tout d’abord, il fait allusion à l’auteur à la troisième personne, et
de plus, ce poème est très ouvertement flatteur à l’égard de Léry et enfin parce qu’il est
signé par les initiales “S.S.S”. Cette complainte est adressée à Dieu qu’un “nous”
collectif tutoie et auquel il demande tour à tour, défense, protection, explication des maux
envoyés par Satan qui assaillent ses “brebis” et surtout de se manifester pour
“[...]Redresser nostre foy d’espoir et d’amour vuide?” . Ce “nous” reconnaît que les
maux endurés sont sûrement mérités mais voudrait avoir la conviction que Dieu est
témoin, qu’il regarde et qu’il n’abandonne pas les siens, “que ton œil nous conduise sans
cesse”, car selon lui, les humains ont besoin d’être guidés par Dieu.
Mais le ton change et dans les derniers vers c ’est à tous les autres et aux
catholiques en particulier que l’on s’adresse avec l’usage du “vous”, les engageant à
recevoir et à apprécier “L’utile-doux labeur de nostre de Lery” le texte qui suit donc, “ce
merveilleux ouvrage” qui en dépit des “tyrans” et de leur “cruel effort” réussira à sortir
77
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
temps et servira de rédemption à défaut de vengeance. Ce texte témoigne du soutien
Léry ne tardera pas à publier son récit pour rendre compte de ce dont il a été
témoin à Sancerre dans l’année qui a suivi la Saint Barthélémy. Ce texte ne sera pas
remanié par l’auteur et ne comportera qu’une édition unique en 1574, alors que Léry dans
son avis “au lecteur” annonçait qu’il envisageait une seconde édition pour corriger les
fautes que comportaient la première.17 Il semblerait donc pour Léry que ceci est de
l’ordre de la déposition judiciaire, c’est sa version des faits, tels qu’il les a vécus durant
les neuf mois du siège, tels qu’il aurait pu ou dû les déclarer devant un tribunal si les
protestants bénéficiaient à l’époque de la protection des lois du royaume. Léry dit nous
raconter et s’en tenir à ce qu’il a vu et qu’il nous donne un bilan concret basé sur les faits.
plus haut, le récit qu’en fait Léry en 1574 est un texte qui interpelle son époque. Ceci est
vrai tout autant du côté catholique que du côté protestant. Chez les catholiques, Brantôme
en parle dans le tome 5 de ses Oeuvres. Pierre de l’Estoile y fait allusion dans son Journal
pour le règne de Henri IV. finalement un anonyme ligueur italien, auteur du Journal du
sieee de Paris en 1590 en fait mention également.18 Du côté protestant, Lancelot Voisin
de La Popelinière dans La vrave et entière histoire des troubles puis, Simon Goulart
17 II y a eu cependant deux impressions de la même édition avec la correction de quelques coquilles dans la
seconde impression et le projet non abouti d ’une seconde édition dont il reste cependant la préface inédite.
Voir Jean de Léry Histoire mémorable (Genève: Slatkine, 2000)155.
18 Pierre de L ’Estoile, Journal pour le règne d ’Henri IV. p.63. Journal du siège de Paris en 1590 (Paris:
Léon Willem, 1876)307-8.
78
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
dans ses Mémoires de Testât de la France sous Charles IX et finalement Théodore
Ainsi même si l’Histoire mémorable est aujourd’hui dans l ’ombre de l’autre texte de Léry
3. De Sancerre à Guanabara
Léry s’exile à Sancerre pour sauver sa vie et habiter en un des rares lieux en
France, où il peut encore, pense-t-il, pratiquer sa foi. Il se trouve assez vite coincé,
emprisonné dans Sancerre, une des seules villes à tenir bon, à refuser d’abjurer et de se
rendre face aux pressions énormes de l’Église catholique par le biais de l ’État et de son
armée. Les conséquences de la Saint Barthélémy sont telles que peu de temps de répit
sera accordé à Jean de Léry après son arrivée à Sancerre, quelques jours seulement, car
les hostilités commencent très vite entre les soldats et les habitants de Sancerre. Dans son
Histoire mémorable Jean de Léry relate par le menu tous les détails relatifs au siège de
Sancerre. Après avoir vécu par ouïe-dire le traumatisme collectif que représente la Saint
Barthélémy pour les réformés, Léry veut faire un témoignage de ce qu’il a vécu
conséquence directe et inévitable des excès de la Saint Barthélémy. Cette histoire est
mémorable pour Léry, car elle se situe dans la lignée de cette rupture qu’inaugure la nuit
de la Saint Barthélémy, dans ce moment de haine sans borne qui se déchaîne contre les
79
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
réformés. Pour Léry, il est essentiel que cet événement entre dans l’Histoire afin peut-
être, que de tels excès ne se reproduisent plus; en vue de cela, il cherche à faire un récit
qui se veut document historique, authentique et factuel. C’est dans ce sens qu’il faut lire
Force est de constater que, pour le lecteur d’aujourd’hui, Léry, dans son texte, ne
de Vhistoire. Il crée un lieu et le place sur la carte de France. Léry en parfait topographe
inscrit la ville de Sancerre sur la carte régionale du Berry. Ce lieu, Sancerre, émerge
d’une manière singulière, car il y est inséré à un moment précis: du 25 août 1572 au 25
août 1573. Léry écrit sur et à partir de son espace d’expérience, il cherche à faire un
témoignage sur un événement historique et à faire de son livre non une œuvre de fiction,
mais un document historique, d’où son souci des dates et des chiffres précis.
le pouvoir royal. C’est ce que remarque Certeau au sujet des Discorsi et Istorie florentine
de Machiavel;
Léry dans son Histoire mémorable qui est tout autant un témoignage personnel qu’une
écriture de l ’histoire, se pose comme figure centrale qui fait, subit, dénonce et écrit
80
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
de son discours, rendu à la fois du dedans et du dehors; fixant par l’écriture un quotidien
En outre, ce qui ressort d’une lecture attentive de Léry, c’est que son discours
consigne de rendre ce qu’il a vu de ses propres yeux, de s’en tenir à l’autopsie. Toutefois
la situation se complique car Léry se pose comme témoin et comme historien, il est tout à
la fois dedans et dehors. Il écrit de l’intérieur en quelque sorte pour l’extérieur, comme
son “Sommaire discours” le signalait déjà. Les seules distinctions dans le discours de
Léry par rapport au discours historique habituel sont qu’il n’y a ni distance temporelle, ni
distance spatiale entre Léry et l’objet de son étude: le siège de la ville de Sancerre. Bien
entendu ces distinctions sont d’importance, car en tant qu’historien/écrivain il est sujet
mais en tant qu’huguenot dans Sancerre il est objet de sa propre étude. Cependant Léry
s’éloigner, à s’effacer, à disparaître devant son objet d’analyse et son propos, comme s’il
n’était qu’un observateur “neutre” s’octroyant ainsi la distance critique nécessaire à son
étude, voulant adopter la posture de l’anthropologue. Il cherche dans ce texte à faire plus
(Certeau 1975:100), qui est rendu comme différence, de ces réformés qui tâchent de
représentation des faits que nous offre Léry est toujours déjà une lecture, une analyse
filtrée et rendue à partir de ses convictions, de son point de vue, en tant qu’huguenot
81
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
D ’acteur dans la défense de la ville puis dans la négociation de sa reddition, Léry
devient auteur avec le sentiment d’être investi d’un devoir urgent à accomplir. Ce devoir
urgent consiste à dire, à témoigner. Léry se sent investi d’une véritable mission, d’une
responsabilité, de celle de parler pour les voix qui se sont tues. Dès son arrivée à
notes sur tout ce qu’il constate, comme s’il avait le pressentiment qu’il allait se passer
quelque chose d’important en ce lieu et à ce moment précis, qui ne devait pas être réduit
au silence sous une chape de plomb. Conscient de l’importance stratégique de cet espace
cas de documenter par écrit et de coucher sur papier ce qu’il a vu, pour en quelque sorte
exorciser le mal, percer l’abcès, pour ne pas sombrer dans la folie et tenter de redonner un
C’est une sorte de journal de bord, sans voyage, c’est d’un exil forcé, de
voyage fait au Brésil que Léry nous contera ultérieurement. Dans ce “journal” Léry
consigne les faits, les gestes, les mœurs avec un sens très précis aussi bien au niveau
compte, répertorie et chiffre toutes sortes de choses, notant la date et parfois même
l’heure, faisant le récit d’un vécu, d’un quotidien difficile, presque insuportable, qui dura
près de neuf mois, cette période de gestation n’ayant à Sancerre, et ce pour la majeure
82
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Tel un papillon sortant de sa chrysalide, métamorphosé en auteur dès le mois
témoignage n’est-il pas un type d’écriture particulier? Que veut dire témoigner? Est-ce
uniquement révéler ou rapporter ce que l’on sait, dire, ou parfois même certifier, ce que
l’on a vu ou entendu, selon que l’on se dise témoin oculaire ou bien témoin auriculaire?
Le témoin, en grec Histôr c’est comme le signale Benveniste: “le témoin en tant qu’il
sait, mais tout d’abord en tant qu’il a vu” (1969:73). De plus, témoigner implique bien
souvent une prise de position, un jugement, une partie considérée coupable que l’on
accuse, une partie considérée innocente et victime que l’on cherche à défendre parfois
même à venger. Le témoin dans ce cadre juridique, c’est celui qui, selon la formule
convenue, jure de “dire: la vérité, toute la vérité, rien que la vérité”. Celui qui lève la
main droite et qui dit: “je le jure” en plaçant la main gauche sur ses parties génitales,
jurant sur ses testicules.20 De plus, comme nous le rappelle Derrida: “Dans son
étymologie latine, le témoin (testis), c’est celui qui assiste en tiers (terstis) ”,21 Ainsi, c ’est
néanmoins présent. Cependant, dans le cadre juridique, lors d’un procès, le témoin
appartient à un camp, dans lequel il se range et parle soit pour la défense, soit pour
l’accusation. Toutefois Léry est témoin aussi au sens étymologique du mot “martyr”
n’étant pas lui-même martyr, mais partageant les souffrances de tous les assiégés
19 Métaphore double qui renvoie également au terme “parpaillot” de l ’occitant “parpailhol” qui veut dire
papillon, terme péjoratif par lequel on qualifiait les protestants, à cause des vêtements blancs que portaient
les calvinistes. Littré Dictionnaire de la langue française.
83
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
protestants ou non, car ne l’oublions pas il y avait aussi des catholiques pris dans l’étau
de Sancerre22
haut et fort d’être impartial, son témoignage étant un cri, une clameur contre l’injustice
Barthélémy. Il est en outre significatif que Léry ait choisi le moment où la discrétion est
de mise pour rompre son silence, celui qu’il observait depuis près de vingt ans. Il
s’insurge à présent contre ces “justiciers d’État” dont les mensonges, les masques et les
simulacres ont pour seul et unique but de démoniser, de sataniser les réformés pour
mieux justifier leur décision de les annihiler parce qu’ils incarnent une différence, perçue
comme un écart, une dérive et dès lors qui fait peur, qui dérange.
Avec le chapitre dix Léry marque une pause dans la narration chronologique du
siège pour entreprendre un récit inséré, enchâssé dans celle-là. Ne nous y trompons pas
Léry a ses raisons pour procéder de la sorte. La famine, comme il le précise à la fin du
chapitre, va tuer plus de gens à Sancerre que les 5915 coups de canons (2000:301). Mais
rapport sur la famine que Léry avait rédigé pour Monsieur de la Châtre au moment de la
22 Le sens étymologique du mot martyr est: “témoin”. Littré, Dictionnaire de la langue française.
84
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C’est autour de ce texte du compte-rendu de la famine que s’élabore et se
construit l ’Histoire mémorable. Léry en fait le centre, le nerf sensible de son livre; c ’est
sans aucun doute le chapitre le plus poignant de ce texte, car Léry y décrit avec force
20 août et dont les trois derniers mois furent les plus terribles et eurent raison de la
entame son récit faisant des allusions aux autres famines célèbres dont celle de Samarie,
puis celle de Jérusalem et celle de Numance, comme pour donner une aura semblable à
Sancerre qu’il place au sommet de ces villes martyres qui sont entrées dans l’Histoire. Il
reviendra à la fin du chapitre à d’autres allusion bibliques comme pour clore la boucle qui
Pour prendre la pleine mesure de cette partie du texte de Léry il est indispensable
par les manchettes en italiques qui marquent dans leur ensemble un moment précis et une
consommation précise.24 On peut lire ce chapitre de Léry comme une carte de géographie,
un portulan, dont les noms des villes portuaires seraient les manchettes en italique. Dès
lors le texte offre un itinéraire, une sorte de cabotage qui consiste en une spirale
centrifuge, aspirant les assiégés vers le bas, une descente aux enfers pour les séquestrés
de Sancerre.
(2000:280), on peut lire dans le texte: “dés le quatrième Avril suyvant on tua un Asne”, la
23 Nous avons eu la chance d ’avoir accès à la version originale non seulement en sa version numérisée
disponible sur le site de la BNF (Gallica) mais aussi dans cette version accessible à la Bibliothèque
Houghton de Cambridge Massachusetts.
24 L ’usage des manchettes est unique à ce chapitre précis dans ce texte de Léry.
85
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
manchette, elle, précise: “Premier Asne tué pour manger” l’usage de l ’italique
s’attarde sur toutes les manchettes parsemées à des points stratégiques du texte, on
constate en effet que l’on passe de 1’ “Asne”, aux “Chevaux”, aux “Chats”, aux “Rats
taupes & souris”, puis aux “Chiens”. On quitte à ce point la chair et l’on passe à la peau
des animaux avec les “Cuirs de bœufs, vaches peaux de moutons”. Puis on passe
maintenant dans un autre registre cher à Léry, à la “Cherté aux peaux”, pour revenir au
“Parchemin” qui entraîne la consommation de livres, le verbe est mangé. On revient aux
peaux avec les “Cornes de p ie d de cheval', les “Cornes de lanternes” les “Licols &
ham ois de cheval’ et les “ceintures de cuir”. Dans ce glissement on entre maintenant
dans le domaine végétal avec la consommation d'“Herbes”, à ce point Léry fait allusion
Bovrgongne, signale que certains sont morts durant la famine de 1528, pour avoir mangé
de la ciguë, tout ceci pour souligner que toutes les herbes ne sont pas comestibles. On
Paradin, livre 3” pour citer que le dernier cas d’anthropophagie commis en France date
de 1438. C’est là que s’arrêtent les manchettes mobiles et révélatrices de Léry, comme si
l’auteur lui-même voulait marquer un silence obligé par ce dont il vient d’être témoin.
Ce tableau atroce de gens mangeant leur enfant mort. Léry cède maintenant la parole à
Dieu. La “parole mangée” était donc celle de l’écrivain en quelque sorte. Léry, faisant
86
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
face à la situation desespérée des Sancerrois, va avoir à présent pour seul recours des
13,1,2,3,4,5”. Léry souligne ainsi, qu’il ne reste plus rien à faire pour ces pauvres êtres
languissants, que de prier, en attendant la mort, comme seule issue, comme salut, allant
monstres obsédés par la quête et le besoin de nourriture. Le catalogue des aliments que
nous présente Léry est une sorte de taxinomie de zoologie et de botanique marquant une
méprisable. Il égrène ces étapes comme autant de perles d’un chapelet, qui une à une,
petit à petit, comme une source qui se tarit et s’asséche, retirent toute honte, toute retenue
Dans la ville de Sancerre, selon Léry, les vivres ont commencé à se faire rares
dès le 19 mars, date du grand assaut. C’est d’ailleurs dès le 4 avril que l’on tua le
premier âne pour le manger. Au mois de mai on tue les chevaux pour les manger puis on
passe aux chats, aux rats, taupes et souris puis vient le tour des chiens. A la fin du mois
de juin les ressources de blés sont épuisés.25 L’alimentation de base de l’époque est le
pain et tous ses dérivés (Mandrou 33). En juillet, on commence à manger les cuirs de
Sancerre, Léry fait une deuxième allusion au voyage au Brésil, parlant du mois de famine
que ses compagnons et lui endurèrent en mer, sur le chemin du retour et durant lequel ils
25 La Gessée dira que dès le mois de mars on mange du pain d ’orge (Gessée 20).
87
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
mangèrent des morceaux de peau de tapir qu’ils faisaient griller (Léry 1994:529). Ainsi
c’est lui qui initie les Sancerrois, à cet usage comestible des cuirs et peaux de bêtes, usage
qu’il a acquis lors de son retour du Brésil mais aussi dont il avait sans doute déjà
Après les cuirs de ceintures et de harnais, on passe aux herbes, puis au pain de
paille et au pain d’ardoise. A partir du 8 juillet on tue les derniers chevaux de service qui
avaient été préservés pour ces dernières extrémités. Mais son récit va encore plus loin et
Léry est allé sur les lieux du crime et a constaté de visu le méfait car les criminels ont été
interrompus dans leur acte et pris en flagrant délit. Léry est horrifié par ce qu’il voit et
[...] je fus si effroyé et esperdu, que toutes mes entrailles en furent esmeues. Car
combien que j ’aye demeuré dix mois entre les Sauvages Ameriquains en la terre du
Brésil, leur ayant veu souvent manger de la chair humaine, (d’autant qu’ils mangent les
prisonniers qu’ils prennent en guerre) si n ’en ay-je jamais eu telle terreur que j ’eus
frayeur de voir ce piteux spectacle, lequel n ’avoit encores (comme je croy) jamais esté
veu en ville assiégée en nostre France. (291)
Léry avoue dans ce passage ne jamais avoir été si horrifié, ni si physiquement révulsé,
par les pratiques cannibales des Tupi s durant son séjour au Brésil. Il marque une
distinction qui selon lui fait toute la différence. Au Brésil on mange les prisonniers
Sancerre, dans cette ville assiégée et à bout, on mange son propre enfant, mort de faim,
pour survivre soit même et ne pas succomber. L’homme et la femme de Sancerre eux
88
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
cherchent à se défendre en disant que c’est la vieille femme qui a eu l’idée et a mis à
exécution le projet anthropophage disant que: “ce seroit dommage de mestre pourrir ceste
pour cette femme, toutefois Léry ne cède pas à la tendance de son époque car il ne la
catalogue pas comme sorcière digne d’être brûlée, bien que ce soit le sort qui est réservé
Ce passage est capital et comporte la clé qui ouvre l’espace reliant les deux textes
l’anthropophagie tupinamba que l’auteur met en place les fondations sur lesquelles se
construit son édifice littéraire. Ce choc sancerrois force Léry à puiser au plus profond de
deux plans. L’anthropophagie sancerroise est le catalyseur qui fait ressortir presque au
sens littéral la matière Brésil, enfouie et réprimée, qui est rendue comme idyllique et
moment fondateur que l’écriture de l’Histoire d’un vovage est finalement rendue possible
question centrale qui traverse les deux textes de Léry et qui occasionne leur mise en
Cela tient au fait que c’est non seulement une pratique inhabituelle donc une dérive, un
moment où le proche bascule dans l’abject par un comportement qui dérange et effraie.
89
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
voir et se pose comme une métaphore du démembrement du royaume de France, dans
lequel depuis août 1572 l’on tâche d’amputer, d’extraire, de déchirer la partie protestante
Léry marque que les limites de l’horreur et de la barbarie sont franchies avec le
cas d’anthropophagie qui a eu lieu à Sancerre. Cette prise de conscience est insoutenable
pour Léry, qui constate que le mal a pénétré le camp des assiégés à travers cet acte
commis par des parents sur leur propre enfant. Marquant l’histoire de Sancerre comme
une “histoire tragique” un lieu “Où de l’enfant la chair servit de pain” (177), comme il le
précise dans le poème d’ouverture de l’Histoire mémorable. Pour Léry le mal commis
par ces anthropophages sancerrois est horrible et réprehensible évidemment, mais il vient
d’un mal plus grand il est symptomatique de ce règne du mal et de l’intolérance des
catholiques vis-à-vis des réformés qui prend sa source dans les massacres de la Saint
Barthélémy.
engendrée par la famine et la barbarie qui sont imposées par les catholiques durant le
siège. En effet la famine de Sancerre est inexcusable, car elle n’est pas imputable à un
Renaissance. Cette famine atroce n’est pas conjecturelle, elle est uniquement orchestrée
“rebelles”. C’est une stratégie de guerre et comme telle, elle est imputable au roi et à ses
soldats catholiques, qui s’en prennent à leurs proches concitoyens et en font leurs
ennemis. Le protestant est maintenant l’ennemi juré, l’homme à abattre, ou plutôt dans le
cas du Sancerrois celui que l’on doit tuer à l’usure, à petit feu, en le faisant mourir de
90
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
faim, car on ne peut le vaincre honorablement à armes égales, comme on le pratique chez
les Tupinambas.
traiter de la sorte ses propres compatriotes? Léry s’insurge car tous les coups sont bons,
rien n’est interdit, ni jugé impossible. Catherine de Médicis et ses acolytes ont bien
déclenché la nuit du 23 août 1572, une vague de terreur inouïe et ont fait comme le
La disette et famine a tué à Sancerre en moins de six sepmaines, six fois plus de peuple
que le glaive n ’a fait en sept mois et demy qu’a duré le siege. [...] j ’ai opinion qu’il est
mort de faim dedans la ville, et à l’entour, de ceux qui s ’y estoyent enfermez, plus de cinq
cens personnes, et plus de deux cents alangourez, et presque morts: tellement que je puis
bien dire [...] qu’il en estoit mieux prins à ceux qui avoyent été tuez par le glaive, qu’à
ceux qui furent occis de la famine. (301)
Léry décrit ici les conditions horribles auxquelles ont été soumis les habitants de Sancerre
qui pour la plupart, n’avaient pas eu la chance de mourir par les armes, et ont dû endurer
des souffrances atroces avant d’expirer pour cause de famine. Cette dernière remarque
mises en œuvre lors du siège, particulièrement les nouvelles armes d’artillerie comme les
Il est tout à fait remarquable de constater que le Brésil est inscrit dans l ’Histoire
mémorable comme des éclats, des scintillements de souvenirs, qui parsèment le texte non
seulement pour l’illustrer mais souvent pour mettre face à face les pratiques des
91
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
jamais très flatteur à l’égard du royaume de France. Léry va tisser dans son discours un
en sont l’usage du hamac (250), la consommation des cuirs et peaux de bêtes (284) et
l’anthropophagie (291).
Léry remarque par exemple que l’usage du hamac, conforme à la pratique des
Tupis s’avère pour les soldats sancerrois, une pratique qui est non seulement utile mais
aussi judicieuse car elle résoud les difficultés qu’ils rencontrent durant le siège pour
trouver un repos confortable malgré leur attirail de guerre, se mettre à l’abri de l’humidité
[...] je m ’advisay de faire un lict d ’un linceul lié par les deux bouts, et pendu en l’air à la
façon des sauvages Ameriquains, [... ] ce qui fut incontinent imité et pratiqué de tous nos
soldats [...]. (250)
de bêtes, grâce à laquelle ses compagnons et lui ont survécu durant le voyage de retour,
pour aider ses compagnons d’infortune bloqués dans Sancerre et faire en sorte qu’ils ne
meurent pas de faim. Ce souvenir permet à Léry de montrer combien la famine imposée
par les assiégeants est rude et inhumaine par rapport à la famine conjecturelle à bord du
[...] nous fusmes contraincts de manger des rondaches de cuir sec, [...] nous les mettions
seulement rostir sur les charbons par petits morceaux; [...]. (284)
Phillipes qui éveille les émotions les plus fortes chez Léry et qui fait surgir le souvenir de
la pratique cannibale des Tupinambas (291). Léry marque une distinction entre la
92
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ces trois exemples qui semblent bien réduits ou anodins ne le sont pas du tout en
fait, car c ’est par le biais de ces références que Léry se procure un moyen de mettre en
avant les pratiques des Tupis comme étant non seulement inventives et judicieuses mais
aussi marquant un degré d’humanité supérieur à celui que l’on rencontre dans le royaume
de France alors que les guerres de religion font rage. En effet Léry marque que les
cannibales Tupis ne mangent pas de leur propre chair comme les Potard qui mangent leur
propre enfant.
Léry nous révèle dans le passage qui suit les raisons qui expliquent le dénouement
[...] les Seigneurs Polonois estoyent arrivez en France en ce temps-là, pour venir quérir
Monsieur le Duc d’Anjou qu’ils avoient esleu pour leur Roy. Car ayans sçeu que
Sancerre estait encore assiégée, ils interpellèrent les Sieurs de Montluc, Evesque de
Valence, et Lansac, qui leurs avoyent esté envoyez en Ambassade, de la promesse qu’ils
leur avoyent faicte et jurée au nom du Roy leur maistre, de mettre en liberté toutes les
villes et personnes molestées en France pour la Religion. Ce que ne leur pouvant estre
honnestement desnié tout à plat les pauvres Sancerrois atténuez et à demy morts de
famine, furent délivrez en partie par ce moyen-là, et par ces bons personnages, que Dieu
leur suscita (et) envoya de lointain pays, et comme du bout du monde: leurs voysins, et
ceux des pays plus proches ne les ayans secourus. (321, c ’est moi qui souligne)
Selon Léry, tout est lié au fait que le Duc d’Anjou a été élu roi de Pologne et à la
promesse faite par les Évêques, Montluc et Lansac au nom du roi de France de mettre en
liberté les villes et les individus menacés pour cause de religion. Ainsi c ’est grâce à la
générosité, à la tolérance et à la bonne volonté de ces lointains voisins, les Polonais, que
les Sancerrois ont la vie sauve et échappent à la vengeance et aux rétributions qu’ils
93
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry marque bien ici que ceux qui sont proches et qui devraient se comporter de
manière bienveillante n’ont pas répondu à l’appel et ont laissé les Sancerrois dans la
famine et la souffrance. Seul ceux qui sont loin ont eu pitié d’eux et ont veillé à ce qu’ils
aient la vie sauve. Ceci est crucial car c ’est dans la nature des rapports de proximité entre
protestants et catholiques Français: les proches, que Léry remarque la plus grande haine
et férocité, alors que les Polonais se montrent plus généreux, plus tolérants et indulgents
à l’égard des protestants. Léry va revenir à cela dans l’Histoire d’un vovage quand il
marquera l’accueil et la générosité des Tupis de cette altérité alléchante alors que ses
correligionnaires et lui seront très mal traités par Villegagnon et ses acolytes.
car selon lui, c’est là que résident les seules conditions de validité, de survie et
différence avancées par Affergan constituent un lexique utile pour lire non seulement
l’Histoire d’un vovage. dans lequel: “L ’autre [...] est par essence lointain et désiré et
désiré parce que lointain” (Afferganlô); mais aussi l’Histoire mémorable, dans lequel
Vautre est différence et comme tel il est menaçant. En tout état de cause, la relation entre
94
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
les catholiques et les protestants dans les deux ouvrages de Léry est une relation de
sensation de danger, une peur d’être phagocyté, car dans le jeu de différence la seule
rapport de différence, Vautre n’est doté ni d’un espace qui lui est propre, ni d’une
temporalité qui lui appartient, il est défini uniquement par rapport au même, dans
l’espace et la temporalité du même. Il est pris, englobé, récupéré, réifié par le même
celui qui le considère de son regard panoptique, le décrit et fait de lui sa chose, sa
clair, une relation coloniale. C’est dans ce sens qu’il faudrait voir les conflits et les
affrontements religieux entre catholiques et protestants. Il s’agit d’une lutte qui oppose
une religion d’État, forte et établie, la religion catholique à une religion minoritaire, non
reconnue la foi reformée. Dès lors, les rapports entre catholiques et protestants sont à
colonisé pour se définir tout autant qu’il exige que le colonisé se définisse par rapport à
ses exigences.
Le constat après août 1572 est que les protestants sont “différents” et comme tels,
ils constituent un danger pour le royaume, par voie de conséquence l’on peut et l’on doit
les faire disparaître ou bien les réintégrer au sein de l‘Église catholique. Ils représentent
une différence menaçante que l’on doit récupérer ou biffer d’une manière ou d’une autre.
Les protestants sont français et chrétiens, mais ils revendiquent une manière distincte de
pratiquer et de vivre leur chrétienté. Ils prétendent suivre la vraie religion, être porteur de
95
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
la vérité de l’Évangile, ils prêchent un retour aux textes sacrés, pour chaque fidèle et
rejettent l’institution catholique menée à Rome par le pape, comme une institution
corrompue.
Très vite, presqu’à ses débuts, l’essor de la Réforme a été et a continué à être si
important qu’en 1562, quand commencent les guerres de religion, l’on compte en France
de “2000 églises[... ] plus de deux millions de fidèles” (H igm anll4) à “plus de deux
culte et de croyants gagnés aux idées de la Réforme en moins d’un quart de siècle. Bien
entendu ces chiffres sont forts alarmants et dérangeants pour un pays comme la France
qui se définit par la devise" une foi, une loi, un roi” et qui doit maintenant assumer et
prendre la mesure des changements qui se sont opérés à cause de l’essor de la Réforme.
Après la Saint Barthélémy, et à la fin du siège de Sancerre, les protestants sont devenus
en France cette différence qui doit disparaître, voilà la conclusion à laquelle arrive la
couronne et qui devient limpide autant qu’inéluctable pour Léry dans son Histoire
mémorable.
C’est par le biais de ce premier livre que Léry fait son entrée dans l’aréopage des
auteurs. C’est à partir de la publication de ce récit, que pourra être rendu un autre récit,
qui travaille Léry depuis une vingtaine d’années et qu’il élabore et fait publier quatre ans
après cette première publication. Dans cet autre récit, la question de Vautre protestant
Amérindien. Mais aussi Léry nous invitera à poser la question: Comment comprendre le
96
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
est une grille d’écriture et de lecture qui permet de dire et de lire l’Histoire d’un vovage.
ce récit du voyage au Brésil, placé en latence, en gésine, dans un coma forcé, bénéficiant
de quelques soins paliatifs, à l ’abri des fous de Dieu qui se déchaînent pillent et tuent.
théologique du voyage au Brésil que nous allons aborder dans le chapitre suivant.
97
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Il nous faudroit des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont esté. [...]
Je voudroy que chacun escrivit ce qu ’il sçait, et autant qu ’il en sçaitf...].
Montaigne
Chacun son tour d ’être mangé
Alfred Jarry Ubu Roi
Tupi or not Tupi that is the question
Oswaldo Andrade Manifesta Antropôfago
il est toujours pris dans un autre récit et le parcours du récit de voyage est aussi parcours
d’autres récits” (Hartog 303). Ainsi, tout texte entretient un dialogue avec un texte qui
l’a précédé, ou bien il se positionne comme une réponse à un autre texte; dès lors, il
semblerait loisible et judicieux de lire et d’analyser l’un avec l’autre. Au seizième siècle
on ne déroge pas à cette règle: par exemple, Marot entame son Adolescence clémentine
consciente ce texte, comme une réponse aux deux textes de Thevet qui l’interpellent.1
Mais aussi Léry conçoit, de manière non avouée ou inconsciente, l 'Histoire d’un vovage
l’Histoire mémorable, ainsi que ses deux monographies rédigées dès 1558 et publiées
dans Actes des Martyrs de Jean Crespin en 1564.2 Léry pose des bases, à partir
desquelles il entretient un dialogue entre ses propres textes, qui se renvoient en quelque
1 Je pense aux Singularité/ et à La Cosmographie. Comme Léry le déclare dans l ’incipit même: “D ’autant
que quelques Cosmographes et autres historiens de nostre temps ont jà par cy devant escrit [... ] de ceste
quatriesme partie du monde appelée Amérique” (Léry 1994:105).
2 Je prends le mot “continuation” dans le sens que lui donne Ronsard et voulant dire “prolongement”.
98
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Mais alors que le récit du siège de Sancerre est écrit à chaud, avec tout d’abord la
temps après l’événement et le vécu du siège les circonstances seront bien différentes pour
l’Histoire d’un vovage. En outre, 1Histoire mémorable est un texte qui est très vite fixé
et stabilisé dans une seule et unique édition en 1574. Il y aura pour le récit du voyage,
non seulement un décalage d’une vingtaine d’années entre le voyage au Brésil et le récit
de celui-ci, mais de plus, ce récit est à l’image que nous peint Montaigne, de l’homme:
(Montaigne 782). En effet ce texte de Léry restera ouvert, il sera sans cesse remanié du
vivant de l’auteur et ne connaîtra pas moins de cinq éditions distinctes et huit impressions
avant la mort de Léry, en 1613.3 Ce livre eut un grand succès du vivant de Léry, sans
doute dans le monde protestant, étant très vite traduit en latin (1586, 1592, 1594), en
L ’Histoire d’un voyage de Jean de Léry est un récit de voyage, comme tel il
récit de voyages est un genre qui n’est pas nouveau au seizième siècle, mais la destination
du voyage, est récente, sinon nouvelle et originale dans le cas de Léry et de Thévet.4 En
règle générale, dans le récit de voyage, le voyageur cherche à rendre aussi objectivement
que possible ce qu’il a vu. Le discours se veut aussi vrai et transparent que possible,
visant un accord total entre les hommes et les choses rencontrés et les mots qu’on utilise
3 Léiy sera parfois enclin parfois contraint aux remaniements par la popularité de son texte dont les
exemplaires s’épuisent. Les éditeurs, sentant la mane pécunière veulent sans cesse rééditer ou réimprimer.
Marie-Christine Gomez-Géraud déclare: “Certes l’ouvrage fait figure de ‘best-seller’ français sur
l ’Amérique” dans Ecrire le vovage au 16esiècle en France. (Paris:PUF, 2000) 9.
4 Si l’on s’en tient à la thèse d’Atkinson, l’Amérique ne fascine pas comme l’Orient. De plus, le premier
récit de Thévet traite d’un voyage en Orient: Cosmographie de Levant.
99
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
pour en rendre compte. Le récit de voyage a surtout la fonction d’instruire en traduisant
ce que le voyageur a vu, c’est tout à fait ce qu’entreprend Thevet dans ses Singularitez.
Si c ’est grâce au voyage au Brésil que Léry est en mesure d’écrire son Histoire d’un
vovaee. peut-il encore prétendre à cette fonction didactique de son récit vingt ans après le
Dès la page titulaire, Léry marque son récit comme la relation de ce qu’il a
observé lui même, comme il le précise: “Le tout recueilli sur les lieux par Jean de Lery”
sens que les géographes de l’antiquité grecque donnent à ce terme, de ce “je” qui a vu et
qui va décrire ce qu’il a vu de ses propres yeux.5 Dans la lignée de YHistôr antique, il
déclare:6
[...] mon intention et mon sujet sera en ceste histoire, de seulement déclarer, ce que j ’ay
pratiqué, veu, ouy et observé tant sur mer, [...] que parmi les sauvages Ameriquains,
entre lesquels j ’ay fréquenté et demeuré environ un an. (1994:105-6)
Pas moins de six usages du “je” dans le seul premier paragraphe. Comme le remarque
Hartog: “il s’agit en effet de l’œil comme marque d’énonciation d’un ‘j ’ai vu’ comme
intervention du narrateur dans son récit pour faire preuve” (Hartog 272). Léry se pose
comme témoin oculaire et auriculaire, comme celui qui a vu et entendu et qui va rendre
quand il signale: [...jj’ay esté le premier de l ’europe qui a fidelement escrit tout le
premier cette grande continué de terre tant Australe que Septentrionale[...]” (Thevet
6 Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes. (Paris:Minuit,1969) t. II, p. 173 cité par
Hartog op cit 272.
100
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Comme le souligne Benveniste: “Je est l’individu qui énonce la présente instance
commence comme observateur médusé, témoin d’une altérité sidérante qui le pénètre.
Pour reprendre à nouveau Hartog: “dire en effet qu’on l’a vu de ses propres yeux, c ’est à
la fois en ‘prouver’ le merveilleux et la vérité: je l’ai vu, il est vrai et il est vrai qu’il est
merveilleux” (Hartog 272). C’est tout à fait ce que met en œuvre Léry, dès qu’il amorce
Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. Léry voit la réalité brésilienne et il écrit
une description de celle-ci. “L’œil écrit” (Hartog 275), la vue engendre l’écriture et ainsi
tout le seizième siècles avec les récits de découverte, principalement de l’Amérique, sont
serait donc la découverte du Nouveau Monde, qui procure non seulement la rencontre
avec une altérité radicale, mais une fascination et un attrait pour celle-ci. Dans l’Histoire
d’un vovase. Léry témoigne clairement de sa fascination pour Vautre Amérindien. Mais
ce qui distingue Léry de Thevet, c ’est la volonté du premier de restreindre son champ
d’écriture à son champ visuel. Léry se considère comme un topographe; il marque son
rejet d’une vision totalisante. Thevet, en cosmographe, vise dans ses récits, à tout ceindre
et à tout englober.
101
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
mythe du “bon sauvage” 7. Si l ’on peut en effet noter que dans l ’Histoire d’un voyage.
Léry prône le relativisme par la révolution du regard, il ne s ’en tient pas là. L’homme est
au centre du projet de Léry mais ici l’homme est autre. Léry se démarque par rapport à
avec Thevet qui dans ses Singularité/ les traitent tour à tour de “bestes”, de “difformes”
Dieu: “leur as donné terreur de nous, tellement qu’à la seule mention de nous ils
tremblent de peur, et les as dispersez pour nous nourrir de leurs labeurs” (Léry 1994:169).
Léry se distingue de Thevet, en ce sens qu’il n’a pas recours à la comparaison dont la
culture tupinamba pour leur valeur intrinsèque, tenant compte de leur altérité sans réduire
ce qu’il remarque à une simple différence, un écart, ou une dérive, par rapport à une
Léry traite d’une aventure personnelle dans ce récit, tout comme c ’était le cas
dans le récit du siège de Sancerre. Il engage une autobiographie à partir de cette année
récit de sa vie, dans ce Bildungsroman avant la lettre, nous aurons droit à la relation de
ces années cruciales aussi formatrices que tansformatrices du jeune Léry qui resteront
marquées à jamais dans sa mémoire. Il s’agit de relever comment Léry procède dans un
double mouvement, qui d’une part occulte certains aspects de ses origines et de l ’autre
fabrique un mythe de soi afin de se réinventer. Dans une démarche concomitante, Léry
7 C’est la thèse de Frank Lestringant dans Jean de Lérv ou l’Invention du sauvage. (Paris:Champion, 1999).
102
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
L’Histoire d’un vovage a été publié tout d’abord vaisemblablement à Genève et
non à La Rochelle en 1578 tout comme la deuxième édition de 1580, qui sera l’édition de
référence pour cette étude.8 Le texte de l’édition de 1580 comporte vingt deux chapitres
liminaires au début du livre: la page titulaire, un avis de l’imprimeur aux lecteurs, une
sonnets à la gloire de Jean de Léry, une préface de l ’auteur et, un “sommaire des
chapitres”, puis une copieuse “table des matières” à la fin du livre, qui est en fait une
Le récit de Léry procède avec méthode, dans une organisation thématique qui
Thevet qui dans ses Singularitez révèle déjà son penchant pour la cosmographie.9 Le
récit de Léry comporte vingt-deux chapitres traçant toute l’histoire du voyage depuis les
motifs et les préparatifs du voyage jusqu’au retour en France. L’architecture du récit est
en fait très révélatrice des différents projets entrepris par Léry. Nous avons relevé trois
étude: tout d’abord ce “je” de Léry ensuite cet autre qui incarne d’abord l ’étrangeté, puis
8 Louis Binz le premier et Frank Lestringant ensuite, insistent que la première édition indique une fausse
adresse et qu’elle est en fait publiée à Genève comme la seconde. Voir: “le Huguenot et les sauvages: Jean
de Léry et son Histoire d ’un voyage au Brésil” Annals de la 3era Universitat d ’Estiu Andorra 84, Andorre
1985, p.47 et Jean de Léry, Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil. Frank Lestringant éditeur,
(Paris: Librairie Générale, 1994) 621-2. On pourrait voir dans cette notation fictive un désir de marquer
La Rochelle dans la mémoire collective des huguenots. La Rochelle, c ’est la ville où Richer, l’ancien
ministre de Guanabara, était pasteur, au moment où elle se rendit en juillet 1573 quelques semaines avant
Sancerre.
9 Avec Thevet le périple du voyage au Brésil nous mène du Havre jusqu’au Cap de Bonne Espérance côté
Atlantique Est, puis du sud de l’Argentine jusqu’à Terre Neuve, côté Atlantique Ouest, sans doute pour
occulter les maigres dix semaines passées à Guanabara. Voir F. Lestringant, Le Brésil d ’André Thevet.
(Paris: Chandeigne, 1997).
103
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1. Voyages et Tribulations: émergence du “je”
L Histoire d’un vovage faict en la terre du Brésil est le récit que nous offre Jean
sera mené par Nicolas Durand de Villegagnon. Ce projet avait trois objectifs: le rejet,
exprimé par François Ier et poursuivi pas son fils Henri II, du traité de Tordesillas du 7
juin 1494 et de la bulle papale Inter coetera du 4 mai 1493 dont il découlait.10 Le second
Antarctique”. En effet, François Ier était de l’avis que La France avait autant de droits sur
le Brésil que le Portugal et voici ses propos à ce sujet cité par Arthur Heulhard dans sa
biographie de Villegagnon:
François Ier avait des vues coloniales sur le Brésil parce que depuis de longues années les
qui servait à faire essentiellement de l ’encre ou de la teinture à peu de frais pour les
de Villegagnon, voulaient fonder une colonie protestante dès 1556, afin de ne plus être
soumis ni aux exactions ni à l’intolérance et de pouvoir pratiquer leur culte sans crainte et
sans se cacher.
10 Cette bulle papale définissait, à la requête du roi d’Espagne, Ferdinand d ’Aragon,les territoires espagnols
et p o rtu g a is d u N o u v e a u M o n d e. L e tra ité d e T o rd e silla s est selo n Ch. A. Ju lie n “u n e re c o n n a issa n c e
réciproque des zones privilégiées o ù les étrangers n e sont pas admis” (Julien 32).
104
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.1.Pourquoi Léry est-il choisi? L’élection de Léry
Léry est huguenot dans un pays où la religion d’État est le catholicisme. Avant
même de prendre la plume, il débute dans la position de Vautre, il est identifié à l’exclu.
Cette exclusion qui le force bien souvent à l’exil, va permettre à Léry de recevoir
rapport problématique. Léry est dès lors prédisposé à assumer la posture de l’ethnologue,
de celui qui vient de l’extérieur, bénéficiant d’une distance qui permet la critique étant à
la fois dedans et dehors. D ’après Géralde Nakam, Jean de Léry s ’expatrie à Genève en
1552, pour recevoir une formation théologique (Léry 2000:14). Toutefois, il est plus
plausible que sa vocation et sa formation soient plus tardives et postérieures à son voyage
au Brésil.11 Néanmoins c ’est en 1556, au cours de ce séjour à Genève, qu’il est choisi, ou
Il est important de noter deux choses au sujet dudit voyage. Tout d’abord
l ’Amérique comme pôle d’intérêt et comme destination est des plus surprenantes. “Les
Français de la Renaissance regardaient-ils donc vers l’Est plutôt que vers l ’Ouest? Il faut
le croire, et les livres imprimés nous portent à une telle conclusion pour toute l ’époque
considérée” (Atkinson 11). En outre, ce projet est essentiellement français, aussi bien
dans sa conception, dans son financement que dans sa mise en œuvre: seuls des Français
y participent. En effet les quatorze huguenots sont tous des Français réfugiés à Genève,
11 Lestringant le signale (HS 2000:78) D ’après nos recherches il n ’existe aucune trace de Léry comme
étudiant. Voir les Registres du Recteur de la Faculté de Théologie de Genève.
105
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
qui sont assez téméraires semble-t-il pour entreprendre ce long et périlleux voyage.12
sortir de son quotidien ordinaire d’artisan cordonnier. Ce voyage constitue une double
chance pour lui: tout d’abord l’opportunité de voir une partie du monde très insolite et
inconnue de beaucoup, puis, la possibilité de sortir du carcan social que lui réservait sa
naissance, assez modeste.13 C’est à partir de ce voyage, qui occasionne la rencontre avec
les Amérindiens Tupinambas, que Léry sera doublement métamorphosé. Tout d’abord, il
s’ouvrira à cet autre et façonnera une éthique de tolérance. En outre il se découvrira une
nouvelle vocation et commencera à prendre des notes aussi abondantes que précises qui
projet de colonie protestante, puis avoir fait le constat d’échec de celui-ci, Léry rentre en
France et retourne à Genève pour entreprendre ses études théologiques, sous la direction
12Selon Mandrou, à la Renaissance on a le goût de Tailleurs. “Chaque profession ou presque possède ses
voyageurs, qui entretiennent sans doute des traditions médiévales corporatives, mais satisfont, en même
temps, leur besoin de fuir de façon très positive, pour quelques années, leur vie de routine” (Mandrou 287).
14 Même si cette vocation ne produira pas le récit du voyage avant 1578 elle est confirmée dès 1558.
106
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
de Théodore de Bèze vraisemblablement.16 Il reçoit l’Habitation de Genève en 1560.17
La première des guerres de religion se déclare en 1562 alors que Léry assume les
religieuse et garde le silence.18 Le siège de Sancerre fera sortir Léry de sa réserve, c’est
en effet à partir de 1574, date de la publication de l’Histoire mémorable, que Léry entre
de manière claire et définitive dans une lutte qui sera productrice d’écriture.
Selon Léry, le projet calviniste au Brésil vient du fait que Villegagnon sollicite
auprès de Calvin qu’on lui “envoyast des Ministres de la Parole de Dieu”, mais aussi
Seigneur du Pont, l’un de ses proches, que l’Amiral de Coligny désigne pour mener
(1994:110), est clairement marqué par Léry mais ce n’est pas le seul.
Léry signale pour sa part, être “curieux de voir ce monde nouveau” (1994:112), et
avoir le goût de l’aventure comme d’autres raisons qui l’ont poussé à entreprendre un tel
voyage. Il partage ce goût de Montaigne: “Parmy les conditions humaines, cette cy est
assez commune: de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres et d’aymer le
16 Léry rédige les deux monographies qu’il donne à Crespin, éditeur à Genève et beau-père de son futur
éditeur Eustache Vignon (éditions de 1594,1599-1600 et 1611).
17 L ’Habitation est l’admission au rang de Bourgeois de la ville de Genève et confère le droit de participer
aux différents débats du Consistoire par exemple.
18 II faudra attendre de nombreuses années et surtout l’expérience du siège de Sancerre, le récit de celui-ci
dans l ’Histoire mémorable en 1574 et la publication de la Cosmographie universelle de Thevet en 1575
pour que Léry s ’engage enfin à rompre le silence, concernant son voyage au Brésil, essentiellement pour
défendre ouvertement et publiquement les huguenots faussement accusés par Thevet. Il continuera jusqu’à
sa mort dans ce projet.
107
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
remuement et le changement” (Montaigne 925). C’est ainsi que le 10 septembre 1556,
Jean de Léry quitte Genève en compagnie de treize autres calvinistes, pour faire ce
voyage d’environ “cent cinquante lieuës par terre, et plus de deux mille lieuës par mer”
(Léry 1994:111).
Comme il le déclare dans les premières lignes de sa préface, Léry a mis du temps
Pource qu’on pourrait esbahir de ce qu’après dixhuit ans passez que j ’ay faict le voyage
en l’Amerique, j ’aye tant attendu de mettre ceste histoire en lumière, j ’ay estimé, en
premier lieu, estre expédient de déclarer les causes qui m ’en ont empesché. (1994:61)
Ce qui voudrait dire que ce passage de la préface est rédigé en 1576 si l’on peut se fier à
la datation que nous offre Léry. Il propose à présent, de nous éclairer quant aux causes
Brésil entre 1557 et 1558. Durant ce long séjour, il prend des notes en encre rouge, sous
le signe du sang, de la vie, de l’espoir, de cette encre faite à partir de ce bois si cher aux
Européens le pau brasil. Le système de production, cette encre rouge, marque déjà la
création du lieu “Brésil” que Léry veut offrir à ses lecteurs. De retour à Genève, il étudie
pour devenir ministre de la foi réformée. Puis il devient pasteur dès 1562 et le 11
novembre 1564 il est nommé pasteur à Nevers.19 C’est le début des guerres de religion,
19 Selon les documents que nous avons obtenus lors de nos recherches à Genève et à Paris. Registres de la
Compagnie des Pasteurs de Genève. T. 2 (1553-1564), (Genève: Droz 1962) 111. Voir également “liste des
121 Pasteurs” in. BSHPF n° 8 [1859] 79.
108
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Dès son retour en 1558, Léry précise qu’il a rédigé deux monographies pour le
martyrologe: Actes des martyrs, publié par Jean Crespin en 1564. Léry signale
(1994:548), tout comme il l’avait déjà fait dans l’Histoire mémorable, concernant le
“Trois Martyrs en la terre du Brésil” marque les supplices que Villegagnon inflige aux
Tellement qu’ayant veu par là, [...] ces fideles serviteurs de Jésus Christ enduroyent les
tourmens, voire la mort cruelle que Villegagnon leur fit souffrir, [...] comme j ’eu matière
de rendre grâces à Dieu, [...] me sentant sur tous autres obligé d ’avoir soin que la
confession de foy de ces trois bons personnages fust enregistrée au catalogue de ceux qui
de nostre temps ont constamment enduré la mort pour le tesmoignage de l’Evangile, dés
cette mesme année 1558, je la baillay à Jean Crespin Imprimeur: lequel [...] l’insera au
livre des Martyrs. (1994:548)
Dans ce passage, Léry précise qu’il a “matière de rendre grâces à Dieu”, parce qu’il n’a
pas été tué par Villegagnon. Se “sentant sur tous autres obligé” de témoigner et de rendre
Léry est bien l’auteur de ces textes, son désir d’écrire et sa vocation d’écrivain se
révèlent, dès les premiers mois de son retour du Brésil, et ce dans le but de témoigner et
de rendre compte.20 Il existe donc des fragments, ou plus précisément une version
primitive de l’Histoire d’un vovage. Ce qui paraît logique, compte tenu des “mémoires
escrits d’ancre de Brésil”, durant son séjour “en l ’Amerique mesme” (1994:61), à partir
desquelles il construit le récit du voyage, tout comme ce fut le cas pour le séjour à
20 C’est cette même motivation qui le poussera à écrire l’Histoire mémorable ainsi que l ’Histoire d ’un
vovage. En effet, comme il le précise dans l’une comme dans l’autre des deux préfaces, l’auteur veut rendre
compte de ce qui s’est passé à Sancerre et à Guanabara.
109
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Sancerre.21 Léry n’ayant été ni repris, ni démenti sur ce point par ses contemporains, tout
porte à croire qu’il est bien, comme il le dit (1994:548), l’auteur de ces deux textes.
De plus, dans la préface, Léry précise que poussé par ses amis, il rédige un premier
des l’an 1563, j ’en avois fait un assez ample discours: lequel en despartant du lieu où je
demeurais lors, [...] il fut tellement esgaré, [...] il ne me fut pas possible de le recouvrer.
(1994:62)
Ainsi ce manuscrit semble perdu. Mais ce n’est pas tout, Léry poursuit indiquant qu’en
1572:
[...jj’avois derechef le tout mis au net. [...] je fus contraint, à fin d’éviter ceste furie, de
quitter à grand haste tous mes livres et papiers pour me sauver à Sancerre: [...] le tout
estant pillé, ce second recueil Ameriquain estant ainsi esvanoui, je fus pour la seconde
fois privé de mon labeur. (1994:62)
Il perd donc ce second manuscrit qui a été vraisemblablement détruit durant l’assaut et les
En 1574, alors qu’il est au calme en Suisse, il rédige l’Histoire mémorable, dont nous
avons traité dans le chapitre précédent. En 1576, comme par hasard, un an après la
circonstances assez incroyables et se met au travail dès cette année-là dans son refuge
hélvétique.
21 Lestringant conteste cela (Voir Léry (1994:548-9 n i). Il renvoie à ce passage dans Le Huguenot f ...l.
Léry n ’affirme pas explicitement être l’auteur de cette contribution de plusieurs amples
feuillets au martyrologe protestant. Celle-ci comme c ’est du reste la règle, n ’est pas
signée. Or il y a lieu de douter non seulement de la paternité de Léry sur ce texte, mais
qu’il ait pu même servir de truchement en la circonstance (Lestringant HS 2000:99).
Pour Lestringant on ne peut établir que Léry soit vraiment l’auteur de ces deux monographies, parce
qu’elles ne sont pas signées de sa main. Ceci était néanmoins tout à fait normal pour ce genre de texte et
pour cette époque. D e plus, si l’on se fie à un texte antérieur, Lestringant dit que Léry est bien l’auteur des
textes publiés dans le martyrologe de Crespin en 1564. (Voir “Catholiques et cannibales... ” in Pratiques et
discours alimentaires à la Renaissance (Paris: Maisonneuve & Larose, 1982) 244 nl6.
110
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.3. L’émergence du “je “ de l’auteur, de 1558 à 1578
Dans l’Histoire d’un vovage. l’écrivain de 1578 veut occulter le jeune Léry de
1557-1558. Cette tendance continuera à se renforcer dans les éditions suivantes. C’est
en effet dans le dialogue que Léry entretient entre les divers “je”, et dans la tension qu’il
déploie et maintient entre ces “je” que se situe un attrait majeur du texte. Mais Léry est-il
conscient de cela? Léry a-t-il la notion de ce qu’il opère?22 Il dit nous rendre l’intégralité
de ce qu’il a vu vingt ans auparavant, basant son texte sur des notes ainsi sur les deux
monographies de 1558 et sur une première mouture datant de 1563. Cherche-t-il à nous
faire croire que rien n’a changé, que l’homme qui a vécu l’aventure et a vu le Brésil est le
même que celui qui fait à partir de 1576 le récit du voyage? Force est de constater que le
Léry de 1578 n’est pas le Léry de 1557-1558, sa formation de pasteur est significative. Si
en 1578, Léry se rattache à ses souvenirs du Brésil, il n’a plus que ses “mémoires” et sa
mémoire pour faire surgir le Brésil, pour faire revivre ce passé mort, ce lieu disparu,
Pourquoi entretenir cette mémoire, à qui ces efforts sont-ils destinés? “A des
souvenirs qui nous sont chers” (2006:60) offre comme réponse l ’informateur Gedegbe
dans un ouvrage récent de Marc Augé. Le pasteur Léry a sous les yeux les notes du jeune
cordonnier Léry, il les manie et les façonne sans pour autant faire disparaître ou évacuer
entièrement le jeune Léry, alors qu’il s’attèle à faire revivre le Brésil par le biais de la
mémoire. C’est à ce déchiffrage de l’un et de l’autre qu’il faut s’attarder dans les pages
qui vont suivre, tenant compte également de l’année fatidique passée à Sancerre. La
22 Ou bien s ’agit-il plutôt d’un “inconscient graphique” dans le sens que Tom Conley donne à cette
expression? “Le concept d ’inconscient servait alors à ouvrir le texte classique à [...] une interactivité, mais
sans que celle-ci [...] édulcore la force ou la fabuleuse altérité de l ’objet”, (Tom Conley L’Inconscient
graphique. Paris: PU Vincennes 2000)15.
111
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
notion de temporalité doit être pensée autrement, plutôt de manière circulaire que de
manière chronologique ou linéaire dans cette étude, car, l’aventure du Brésil de 1557-
1558 est inscrite dans l’Histoire mémorable et l’aventure du siège de Sancerre est inscrite
dans l’Histoire d’un vovage. Il y a, comme pour les poupées russes, un processus
H I S T O IR E
D’VN V OYAG E
FA IC TEN L A T E R R E DV
B R E S I L , A V T R EME NT
dite Amérique.
C O N T E N A N T L A M A V I G A T IO
chofts remarquables, veuës fu r merf a r Caufleur. L e com
portement de ydlegagnon en te pays la.Lei moeurs & fafon»
de -votre effranges des Saunages Wmertquains:auec vetroBo-
que de leur langage. Enfembte ta d tfriftio n deplufteursA -
tùmaux, Arbres, Herbes, & autres chofesfingutieres, tir" da
teutim inues pardefès : dent en verra lesfemmairet d u cha
pitres au commencement du liurt.
R E V E V E , C O R R I G E E , E T B IE N
augmentée en cefte fécondé Edition, tant de iî-
guees,qu’autres chofes notables fur la
fuict de l’auteur.
P seavme c v m .
Seigneur, ic te ccîebreray entre les peuples, 6c
te diray Pfeaumcs entre les nations.
A G e n i y e .
Pour Antoine Chuppin.
M. D. L X X xT
Figure 1: Page titulaire de l’édition de 1580 tirée de Histoire d ’un voyage fait en la terre du Brésil, éd.
Jean-Claude MORISOT (Genève: Droz, 1975).
112
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Depuis la page titulaire, Léry s’inscrit comme témoin oculaire et auriculaire puis
comme auteur. Il marque dans cette page titulaire son terroir, son territoire et revendique
son identité française en dépit de son attachement à la foi réformée, qui le force bien
souvent à s’enfuir et à s’exiler de sa patrie (1994:45). Que l’on considère la page titulaire
de l’édition de 1580 (Figure 1): le titre place clairement l’accent sur l’expression “d’un
voyage”, mais aussi signale le choix fait par Léry de laisser de côté la terminologie
“France Antarctique” choisie par Thevet et d’opter pour “Amérique” marquant triplement
ainsi que celui qui a donné son nom à la France Antartique, Léry opère une double
plus, en marquant le refus d’appropriation, l’échec du projet colonial, Léry nie les
vitesse au lecteur— , Léry précise le contenu du livre et la division des divers chapitres, à
savoir: “la navigation et choses remarquables veuës sur mer” puis “le comportement de
Léry et celles de Boemus ou de Münster, il y a un ordre et une méthode chez Léry allant
113
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
de paire avec une volonté de réduire son champ d’analyse en se posant uniquement
comme topographe.23
L’imprimeur précise dans le troisième paragraphe que la nouvelle édition est non
seulement revue et corrigée, mais aussi qu’elle est augmentée par l’auteur “de figures” et
de “choses notables”. Le but étant bien ici de susciter la curiosité des lecteurs et de
Avec la phrase suivante: “Le tout recueilli sur les lieux par JEAN DE LERY,
Léry précise dans le quatrième paragraphe que l’histoire qui va suivre est basée sur des
informations qu’il a obtenues lui-même au Brésil. Léry établit un lien entre un fait réel et
un fait vécu, marquant bien le lien étymologique entre le substantif “fait” et le verbe
s’agit bien d’une signature de l’auteur tout comme dans le texte sur le siège de Sancerre,
mais ce que Léry ajoute ici, c’est qu’il se situe dans un lieu géographique précis et
s’inscrit en quelque sorte sur une carte topographique régionale en marquant son lieu de
naissance; “La Margelle”, son village: “sainct Sene” son duché: la “Bourgongne” et
partant, ses multiples appartenances. Léry inscrit sans ambiguïté son appartenance au
terroir et au territoire de France. Ceci est capital compte tenu de la vie diasporique et
errante à laquelle il sera bien souvent contraint par sa tenace fidélité à sa foi. Léry
marque de manière très claire qu’il se considère encore comme Français, même s’il est,
23 Allusion à Joannes Boemus Recueil de diverses histoires touchant les situations de toutes régions et pavs
contenuz es trois parties du monde : avec les particulières mœurs, loix. et caeremonies de toutes nations et
peuples v habitans (Paris : [Michel Fezandat for] Galiot Du Pré, [1539]) et à Sébastian Münster
Cosmographie universelle. 1540.
114
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
En comparant la page titulaire de l’Histoire d’un voyage à celle de l’Histoire
mémorable, on remarque que Léry a en 1578 une stature et une assurance qu’il ne
possédait pas en 1574, quand il signait simplement: “Jean de Léry” sans s’inscrire ou se
situer topographiquement comme il le fait en 1578. Cette page titulaire démontre que
Léry marque son appartenance religieuse à la foi réformée en terminant cette page
par un passage du Psaume CVIII: “Seigneur je te celebreray entre les peuples, & te diray
Pseaumes entre les nations” (1994:45). Léry indique le désir de rester fidèle à sa foi
même durant son séjour au Brésil, mais de façon étonnante il signale en 1578 son
célébrer son “Seigneur” et lui dire des psaumes. Cependant Léry ne s’est pas du tout
engagé dans cette voie durant son séjour brésilien, c’est de toute évidence un après coup
de la part du pasteur.
ainsi que le nom de l’imprimeur, Antoine Chuppin, protestant genevois, qui avait
de la page titulaire comporte des lettres romaines et des lettres italiques: on pourrait
constater que cette alternance d’une graphie à l’autre marque une double appartenance ou
115
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.4. Qui est Léry en 1578? Quatre sonnets à sa gloire
Léry est déjà célèbre en tant qu’auteur quand la première édition de l ’Histoire
d’un vovaee paraît en 1578 à en juger par les quatre sonnets à sa gloire.25 En effet, en
remarque que les Singularitez de Thevet contiennent deux odes à la gloire de Thevet ainsi
qu’un poème en latin. La forme antique de l’ode, choisie par Jodelle et par Belleforest
inscrit ce texte de Thevet dans une époque et un style anciens. On entre dans une autre
époque et dans un autre style avec Léry et les sonnets à sa gloire.26 Chacun des sonnets
Les sonnets sont placés sous une belle frise en bandeau représentant au centre une
tête qui semble porter une couronne ornée de part et d’autre de festons. Les propos
Avant même d'être rythme et combinaison, le plus simple thème d'ornement, la flexion
d'une courbe, un rinceau qui implique tout un avenir de symétries, d'alternance, de
dédoublements, de replis, chiffre déjà le vide où il paraît et lui confère une existence
inédite. Réduit à un mince trait sinueux, il est déjà une frontière et un chemin. Il
arrondit, il effile, il départage le champ arride où il s'inscrit. Non seulement il existe en
soi, mais il configure son milieu, auquel cette forme donne une forme. (Focillon 27)
250 n peut s ’interroger sur la notoriété de Léiy qui vient sans doute du coup audacieux que vient de porter
Léry à la Ligue et au Royaume de France avec la publication de son Histoire mémorable, ouvrage très vite
traduit en latin qui fait la renommée de Léry en Europe du Nord. Le nombre de sonnet ira croissant
d ’édition en édition.
116
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Comme Focillon le remarque, ces ornements ont au minimum une double fonction. Tout
d’abord, ils informent le texte qu’ils présentent traçant un “chemin qui conduit à celui-
ci”, mais de plus, ils marquent une “frontière” et servent à séparer ce texte-ci de celui
qui précédé. La frontière crée deux espaces distincts, mutuellement exclusifs, d’un côté
et de l’autre de la ligne qu’elle marque. Les titres sont en lettres romaines et le texte de
chacun des poèmes est en italiques, entérinant un topos du seizième siècle, le mélange de
comme lui s’est réfugié à Sancerre après la Saint Barthélémy.28 Dans ce sonnet, intitulé:
“A Jean de Léry sur son discours de l ’Histoire de l’Amerique”, Daneau veut honorer
Léry qui fidèle à sa devise fait “voir” et “peins un monde tout nouveau” et grâce à ses
talents “met en un” le “ciel” les “Elemens” et la “terre” dans son récit (1994:51).
L ’expression “en un” est au centre du poème; Daneau marque ainsi que c’est justement là
que se trouve l’essence du projet et aussi où se situe sa valeur, à savoir l’unification des
souligne que l’art de Léry est dans la manière de faire voyager son lecteur de lui faire
parcourir les mers et arpenter ces nouvelles parties du monde “sans mouiller le pied”. 29
28 Le fait que Lambert Daneau rende cet hommage à Léry soutient le fait que ce dernier a eu un
comportement honorable à Sancerre et n ’a pas agi en “traître” comme Bruna Conconi voudrait le faire
croire.
29 Voir préface d ’Ortelius citée dans Christian Jacob, L ’empire des cartes (Paris: Albin M ichel, 1992).
117
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Revenant à l ’étymologie même du mot, Daneau met en place une métaphore de l ’auteur
qui nous conduit et nous fait découvrir de nouveaux horizons avec sa “plume” comme
“gouvernail”. Il est assez remarquable que Daneau, dans ce sonnet, ne fasse aucune
allusion à l ’homme Amérindien que Léry nous décrit avec force détails et qu’il nous
engage à admirer ou tout au moins à considérer avec respect. Dans ce sonnet, Daneau se
limite à faire la louange de son ami et compagnon d’infortune Jean de Léry, qu’il a appris
Le second sonnet est de Pierre Melet, un autre compagnon qui a enduré le siège
de Sancerre, dont la dédicace est: “P. Melet à M. de Lery, son singulier amy” (1994:52).
Dans ce sonnet, Melet signale Léry tout d’abord comme un homme unique et original
dans l ’usage de l’épithète “singulier”, mais aussi à qui il accorde une amitié particulière.30
Melet le présente aussi comme celui qui a décrit les humains et les mœurs de ce “pays
insiste sur ce que Léry nous fait “veoir” marquant ainsi que Léry reste toujours pareil à
lui-même et fidèle à la devise “plus voir qu’avoir”.32 Le centre du poème est ici l’adverbe
“brusquement” qui décrit la manière dont “ceste nation” a été “façonné”, marquant sans
doute que la découverte de l’Amérique puis la rencontre avec l’Amérindien ont été
30 Cotgrave donne comme synonyme: excellent, exquis, sans pareil, qui dépasse les autres; ainsi que seul,
unique, bizarre, étrange (ma traduction).
118
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
inattendues et “brusque[s]” pour l ’Europe et ont engendré pour les Amérindiens une
accélération du temps.
faisant allusion à la “tres-aspre faim” ressentie par Léry lors du voyage de retour. Mais
Melet marque aussi l’acte anthropophagique commis dans Sancerre, insistant donc sur les
extrémités barbares auxquelles ont eu recours ceux qui ont mangé leur propre enfant. Si
Melet dit ici en quelque sorte l’inverse de ce que dit Léry au sujet de la famine, il est
d’accord avec Léry sur le point de non retour de barbarie et d’abjection que constitue
l’acte anthropophagique des époux Potard dans Sancerre.33 Ces deux sonnets semblent
traiter et mettre en avant deux parties distinctes de la vie de Léry, l’expérience du Brésil
et celle de Sancerre, comme deux parties d’un tout. Il faudrait les lire en notant bien leur
où l’on voudrait faire émerger des liens, des points de convergence des deux vécus et des
Le troisième sonnet, anonyme celui-là, va réunir les deux parties mises en avant
dans les deux premiers sonnets. La dédicace de ce sonnet est: “A Jean de Lery, sur son
derniers vers du second, car il commence avec l’allusion au célèbre adage, “à quelque
chose malheur est bon”. Toutefois l’objet du discours est décalé, ainsi des affres subies
durant le siège de Sancerre, l’auteur marque dans les vers cinq et six, deux vers rapportés
par le biais desquels il aborde maintenant les souffrances endurées par Léry à cause de la
33 Léry insiste sur le fait que la famine sur le bateau était encore plus terrible que celle de Sancerre parce
qu’elle était accompagnée de la soif la plus atroce.
119
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
“fureur” de “Villegagnon” et du “mensonge” de “Thevet” pour revenir en quelque sorte à
la case départ, la “guerre” civile pour cause de religion qui mène à Sancerre en passant
L’auteur signale toutes ces souffrances comme des obstacles que Léry a dû
surmonter pour faire enfin sortir de sa “plume la voix”. Les épreuves et traumatismes de
Léry sont des marques d’élection et sont producteurs d’écriture. Il explique ainsi le long
silence de Léry avant la publication du texte qui va suivre. Le centre du poème est ici le
mot “plume” qui marque l’auteur et est encadré d’un côté et de l’autre du poème par
“void” au troisième vers et “voir” au treizième comme une signature de Léry formant un
écrin pour sa “plume”. Il y a ici l’inscription par l’auteur de ce sonnet d’un thème
récurrent chez Léry, celui de la visibilité lié à la lisibilité dans l’écriture. On “voit” dans
le récit de Léry ce qu’il décrit et ce qu’il écrit avec l’aide de sa “plume” qui trace et
doute un protestant proche de Léry.35 Le titre du poème est: “Sur l’Histoire du voyage de
Léry, signalant ses “honnestes labeurs” qui “donnent aux bons esprits” un “repos
gracieux”. Cependant, très vite, il fait allusion à Thevet comme un “malade au degoust
vicieux” à 1’ “oeil louche et malicieux” qui ne saura pas apprécier le “doux” labeur de
34Alexandre Astruc fut le premier dans son essai La caméra-stvlo (1948) à comparer le travail du cinéaste
à celui de l’écrivain, précisant que le cinéaste “écrit” avec sa caméra comme l’écrivain avec son stylo.
Léry lui enteprend la démarche inverse et fait un film, produit des images avec sa plume, son “stylo-
caméra”.
35L’auteur est à ce jour encore dans l’anonymat à ma connaissance. Ni Frank Lestringant dans ses
nombreux ouvrages, ni Roger Le Moine dans son ouvrage L ’Amérique des poètes français de la
R e n a iss a n c e , n e ré v è le n t l ’id e n tité d e c e lu i qu i se c a c h e so u s l ’a c ro n y m e B.A.M.
120
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry (1994:54). “L’œil” est le mot qui se trouve au centre du poème et qui marque
célèbre vers d’Hugo: “l’œil était dans la tombe et regardait Caïn”, le regard implacable
de Dieu fixé sur Caïn. On voit déjà ici ce qui se passera quant à l’accueil que réservera
Thevet à la “gentille Histoire” (1994:54) de Léry. L’auteur insiste aussi sur le courage de
Léry, qui a “osé mordre ce benoist sainct Thevet”, en signalant dans son Histoire d’un
vovaee. les erreurs de Thevet Finalement l’auteur rapproche Thevet de Saint François
d’Assise en le nommant: “cest autre sainct François” mais ce Thevet, ancien moine
franciscain, lui, ne fait que “flater et mentir”. Dans son édition, Frank Lestringant
indique aussi qu’il y a une “allusion à YAlcoran des Cordeliers, célèbre pamphlet
protestant qui reprenait sur le mode ironique, la légende dorée de Saint François
d’Assise” (1994:54).36
Les auteurs de ces quatre sonnets, sans doute de proches amis de Léry et tous
protestants comme lui, mettent en avant, comme il est de mise dans ce genre d’exercice,
les qualités de Léry. On note qu’au moins deux d’entre eux, Daneau et Melet, étaient à
Sancerre avec lui et que les deux autres ont connaissance des souffrances de Léry en ce
lieu. Ce qui ressort de ces discours élogieux est tout d’abord la curiosité et l’audace de
non seulement la forte personnalité de ce dernier et sa “résilience” (au sens que Boris
Cyrulnik donne à ce mot) mais de plus son choix judicieux à leurs yeux, de finalement
donner à voir et à lire le Brésil de sa mémoire dans ce texte. De plus, ces sonnets ont une
36 Jacques de Voragine (vers 1228-1298) La Vie des saints dite Légende dorée.
121
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
valeur en ce sens qu’ils représentent des capsules temporelles contenant l ’ambiance de la
On note un changement dans ces pièces liminaires qui, dès la première édition de
1578, se démarquent par rapport à l’édition de l’Histoire mémorable de 1574. Les pièces
change d’objet et de statut. Les listes et répertoires qui comptabilisaient les coups de
canons, les noms des morts et des blessés comme autant de documents historiques en
considérations esthétiques entrent en jeu. Le genre du récit de voyage s’y prête, on s’y
doit de fournir cartes géographiques et images des humains aussi bien que de la faune et
de la flore du Nouveau Monde. C’est ce que nous offre Léry dans la relation de ses deux
voyages transatlantiques.
Pèlerinage à rebours: bien loin de rejoindre le corps référentiel d ’une orthodoxie (la ville
sainte, le tombeau, la basilique), l’itinéraire part du centre vers les bords, en quête d’un
espace où trouver un sol; il vise à construire là-bas le langage d ’une conviction nouvelle
(reformée). Au bout de cette recherche, il y a, produit de cet aller et retour, l’invention
du Sauvage. (Certeau 1975:219)
celui des croisés ou des pèlerins qui se rendent en terre Sainte, vers un corps
122
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
quête non d’un objet connu, mythique que l’on cherche à récupérer mais de l’inconnu.38
Un bond en avant et dans le vide guidé par la foi et le désir de trouver un lieu où
construire une nation et une vie en accord avec cette nouvelle foi. Quelque chose est
gagné mais aussi quelque chose est perdu, nonobstant, le voyageur Léry revient
métamorphosé.
Léry raconte la traversée d’Est en Ouest, les diverses rencontres avec la force et
parfois même la furie de la mer, avec la faune marine et surtout avec la rapacité et
l’avidité des corsaires, flibustiers et autres pirates.39 Il y avait en tout deux cent quatre
vingt dix personnes à bord de trois navires, la Petite Roberge, la Grand Roberge et la
Rosée qui ont pris la mer ce dix-neuvième jour de novembre de l’an 1556 (1994:113-4).
C’est chose admirable de voir qu’un vaisseau de bois, [... ] puisse ainsi résister à la fureur
et force de ce tant terrible element. [...] on ne saurait assez priser, tant l’excellence de
l’art de la navigation en général, qu’en particulier l’invention de l’Eguille marine.
(1994:115)
Léry montre combien il est d’une part émerveillé par la force de “ceste mer du Ponent” et
par la capacité d’un “vaisseau de bois” de résister à cette force. Il souligne d’autre part,
l’ingéniosité des humains. C’est ce regard toujours ébloui, neuf et frais qui trahit un
enthousiasme et une curiosité à toute épreuve qui sera en quelque sorte la signature de
38 Sur la relation d ’inconnu dans ce contexte, voir, Tom Conley, The Self-made map (Mineapolis: U of
Minnesota Press, 1996) 7-13.
123
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry. Ce regard particulier donne à son récit toute sa valeur non seulement historique, et
loi de la jungle, à la raison du plus fort, qui régnent en mer comme sur terre. U dit qu’il a
“veu pratiquer sur mer ce qui se fait aussi le plus souvent en terre: assavoir que celuy qui
a les armes au poing, et qui est le plus fort, l’emporte, et donne la loy à son compagnon”
(1994:116). Ayant relaté un autre incident de pillage commis par certains membres de
l’équipage Léry s’exclame: “Après ce beau chef d’œuvre, fait au regret de plusieurs”
(1994:125), soulignant de plus, qu’il n’y a ni ordre ni respect et que l’on traite ses amis
aussi mal que ses ennemis. Ceci est d’importance et deviendra un thème récurrent chez
Léry qui établit un rapport entre amis et ennemis qui entre en jeu dans le rapport déjà
L’état déchaîné de la mer et son propre état émétique poussent Léry à reprendre
les paroles du poète Juvénal et allant plus loin à dire: “le poëte qui a dit que ceux qui
vont sur mer ne sont qu’à quatre doigts de la mort, les en eslongne encore
qu’ils ne nous ont virez cent fois les Hunes en bas, et la Quille en haut: c’est à dire, ce
dessus dessous” (1994:138). Il est percutant que Léry marque de la sorte presque de
manière inconsciente, cette entrée dans le monde qui se trouve de l ’autre côté de
l’équateur comme un monde sens dessus dessous. De plus, pour Léry, l’expérience de la
tempête comporte également des aspects qui relèvent d’une expérience mystique, en ce
124
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
sens que la seule action envisageable est de s’en remettre à Dieu par la contemplation.
liège, une minute sur la crête de la vague, il est soulevé vers les ci eux, et l’autre dans le
creux de la vague, il semble plongé dans le gouffre des ténèbres. Le corps est contraint à
subir sans espoir de résistance, ce mouvement vertical allant de haut en bas et de bas en
haut.41 Léry, en bon protestant de la foi réformée en 1578, veut marquer par là, cet entre
comme le font parfois les images. Ce sont des marques ou des traces d’oralité, comme
autant de points de repères pour le lecteur, qui agissent comme rappels et jalons dans le
texte. Avec l’usage des manchettes, sorte de vocatif, Léry veut attirer l’attention sur
cette partie du texte dans laquelle il s’adresse à “messieurs les délicats” (1994:140), ces
hommes précieux, en une allusion non masquée aux “mignons” d’Henri III, roi de France
depuis la mort de son frère Charles IX en 1574.42 Léry prévient ces hommes par trop
raffinés qui ne sauraient endurer ces difficultés: “il ne vous en prendra encores moins
d’envie quand vous aurez entendu ce qui nous advint à notre retour” (1994:140).
Léry défend dans l’ensemble de son récit et plus particulièrement dans ces pages
sa pratique qui fait primer dans son récit l’autopsie et l’expérience, pratique à laquelle il
s’attèle et qu’il défend dès la page titulaire, mais dont il s’éloignera de plus en plus dans
42 Comme le remarque F. Lestringant c ’est aussi un poncif de la littéraure de voyage. Voir son Atelier du
Cosmographe, pp. 27-35.
125
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
siècle. Elle se rapporte au savoir faire, à la connaissance et à la sagesse acquis après
s’être entraîné et avoir répété maintes fois un même geste.43 En outre, le mot comporte
aussi le sens de ruse, comme un moyen de faire avec au sens certalien de ces termes.44
Léry signale ici qu’il adhère pleinement à ces principes, ce qui émane sans doute de sa
formation d’artisan cordonnier.45 Léry reprend à son compte la méthode empirique, qui
Méthode selon laquelle, la répétition et la pratique des discours oratoires est le moyen le
déclare: “me rapportant plustost de ce fait à ceux qui ont veu l’experience, qu’à ceux qui
ont seulement leu les livres” ou encore, “on ne m’alleguast jamais contre l’experience
d’une chose” (1994:133 & 142) marquant le vécu et non les livres comme moyen de
connaissance.46
Léry déclare que les souffrances du voyage aller ne sont rien en comparaison de
Voulez-vous vous aller embarquer pour vivre de telle façon? Comme je ne le vous
conseille pas, et qu’il vous en prendra encores moins d’envie quand vous aurez entendu
ce qui nous advint à nostre retour. (1994:140)
43 Selon Cotgrave. Montaigne III, xiii in Essais: “Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance”.
45 Comme tout métier manuel celui-ci consiste à être apprenti durant quelques années et à apprendre son
métier en observant et en tentant de répéter sans cesse les gestes sûrs du maître artisan.
46 Cette posture va changer à partir de l’édition de 1585, Léry va insérer beaucoup de références livresques.
Voir le chapitre IV de cette étude. 204-206.
126
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Le 4 janvier 1558, les huguenots embarquent sur “Le Jacques”, un navire “chargé de bois
de Brésil, Poivre long, Cottons, Guenons, Sagouins, Perroquets et autres choses rares par-
deça” (1994:505). Le départ s’annonce mal car le vaisseau est “entreouvert en quelques
endroits, mais aussi desjà si plein d’eau [...] que de la pesanteur, au lieu de se laisser
gouverner, on le sentoit peu à peu enfoncer” (1994:509). Le risque de périr est grand et
l ’on se précipite à bord pour activer les pompes et soutenir le navire assez bien en vue de
colmater les brèches afin de pouvoir naviguer. Les avis sont partagés quant à la
mettant en avant, qu’il voyoit bien s ’il retoumoit en terre que ses
matelots l’abandonneroyent, et qu’il aimoit mieux [...] hasarder sa vie
que de perdre ainsi son navire et sa marchandise: il conclut à tout péril
de poursuyvre sa route (1994:510).
Le capitaine veut entreprendre la traversée, mais il propose une barque à ceux qui veulent
Léry se compte parmi eux.47 Au moment de partir, lors d’un soudain changement de
destination, Léry s’explique: “me tendant la main dans la barque où j ’estois, il me dit, Je
vous prie de demeurer avec nous” (1994:510-1). Encouragé par la main tendue et
l’incitation de l’un de ses amis à remonter à bord du vaisseau, Léry saisit cette main
généreuse et sort de la barque, y laissant les trois futurs martyrs: Pierre Bourdon, Jean du
Bordel et Mathieu Verneuil. Léry cherche à se définir comme élu de Dieu, comme celui
qui échappe à plusieurs reprises à la faux de la mort, afin d’être en mesure de témoigner,
non seulement de son expérience personnelle, mais de plus afin de parler pour les “voix
47 Lestringant souligne que d ’après l’Histoire des Martyrs de Jean Crespin, c ’est Du Pont de Corquilleray et
Richer et non Léry, “qui seraient descendus dans la barque pour retourner vers Villegagnon” (Léry
1994:510 n i). Toutefois le texte ne dit pas exactement cela, mais simplement que Du Pont et Richer
“estoyent prests à se mettre dans la barque” et que “le dit Capitaine les retint” (Crespin 868).
127
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
chères qui se sont tues”.48 On pourrait aussi concevoir ce passage comme dévoilant le
Le vaisseau met voiles au vent, mais le moral à bord n’est pas des meilleurs à en
juger par ce que nous précise Léry: “nous nous rejettasmes derechef en mer dans ce vieil
et meschant vaisseau, auquel, comme en un sepulchre, nous attendions plus tost mourir
pessimisme des voyageurs et des marins. Le navire est en mauvais état et de nouvelles
brèches s’ouvrent durant la traversée, mais le matelot charpentier “un petit jeune homme
de bon cœur” (1994:521), trouve toujours le moyen de réparer pour éviter le pire. Léry
signale dans ces propos le respect qu’il a pour les petits artisans comme ce courageux
[...] comme nostre cannonier faisant seicher sa pouldre dans un pot de fer, le laissa si
longtemps sur le feu qu’il rougit, la poudre s’estant emprise, la flame donna de telle façon
d ’un bout en autre du vaisseau, [...] que peu s’en fallut qu’à cause de la graisse et du breits
dont le navire estait frotté et goldronné le feu ne s ’y mist, en danger d’estre tous bruslez au
milieu des eaux. (1994:525)
La conséquence fut telle qu’un matelot mourut de ses brûlures, alors que Léry,
témoignant d’une présence d’esprit certaine, échappe ici encore à la mort ayant “le bout
des oreilles et les cheveux grillez” (1994:525). On pourrait lire ici un retour cocasse du
fait cannibale, car Léry qui échappe au boucan durant son séjour brésilien est “grillé” par
la poudre à canon.
48 On reviendra dans le chapitre IV de la présente étude à la thématique de la mort élusive. Je reprends ici la
belle formule de Verlaine dans son poème “un rêve familier”.
128
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Mais c’est la faim et la soif qui seront cruelles et douloureuses durant les
Léry remarque qu’il n’y a plus rien à manger à bord. “Deux mariniers estans morts de
malle rage de faim”(1994:527), ont été jetés par dessus bord. On découvre alors les
morceaux de peau de tapir que l’on fait bouillir sans grand succès gastronomique puis
que l’on fait griller, ce qui semble satisfaire les papilles gustatives car ainsi ils rappellent
cuirs et peaux “les cornes des lanternes”( 1994:529), et les “chandelles de su if’
(1994:530), sont consommés. Puis la “nécessité inventeresse des arts” (1994:531), fait
passer les matelots et passagers du “Jacques” à la chasse aux rats et aux souris. On note
un rappel du catalogue des choses mangées durant la famine de Sancerre. Léry compare
la famine de Sancerre à celle du voyage retour: “n’y ayant eu faute ni d’eau ni de vin,
quoy qu’elle fust plus longue, si puis-je dire qu’elle ne fut si extreme que celle dont il est
ici question.” (1994:533). Si Léry marque la durée de la famine, il souligne qu’il y avait
de quoi boire à Sancerre ou ni l’eau ni le vin n’ont manqués. En contrepartie, sur “Le
Jacques”, l’un comme l’autre sont épuisés depuis des semaines, conjuguant ainsi la soif à
la faim.
Selon Léry, le caractère de l’homme est altéré et même dénaturé par la faim et il
“enrage de faim” (1994:535) et même “en regardant son prochain, voire sa femme et ses
enfants d’un mauvais œil il appetera d’en manger” (1994:535).49 Ceci peut être un moyen
s’évitent et ne se parlent que très peu sur “Le Jacques”, ayant peur de sombrer dans “ceste
129
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
acte barbare” (1994:536), de s’entre-tuer pour se manger. Le 24 mai “Le Jacques” arrive
enfin sur la côte bretonne et selon Léry, le capitaine du bateau avoue qu’ “il avoit délibéré
et résolu, non pas de jetter au sort, comme quelques uns ont fait en telle destresse, mais
sans dire mot, d’en tuer un d’entre nous pour servir de nourriture aux autres” (1994:538),
nul besoin de tirer à la courte paille, pour savoir comme dans la chanson “qui serait
voyage aller et retour respectivement, pour souligner leur différence. “La Grand
Roberge” fait partie d’une flottille de trois vaisseaux, c’est le plus grand: “environ dix-
huit toises de long, et trois et demi de large” (1994:115). Il comporte à son bord “six-
vingts” personnes (1994:113). Le départ de Honfleur ne passe pas inaperçu, il est fêté et
[...] à la sortie du port dudit Honfleur, les canonnades, trompettes, tabours, fifres, et
autres triomphes accoutumez de faire aux navires de guerre qui vont voyager, ne
manquèrent point en nostre endroit. (1994:114)
Léry marque dans ces propos deux choses d’importance: tout d’abord le “triomphe”
manifesté à ce départ, puis il signale qu’il s’agit de “navires de guerre”, donc cautionnés
et équippés par le royaume de France. Ce voyage aller s’effectue sous l’égide et avec le
soutien du roi de France, il est sous le sceau de l’espoir de fonder une colonie française
au Brésil. Le voyage retour, en contrepartie, est à la charge des calvinistes, qui mettent
en place un “marché de six cents livres tournois, et vivres du pays” (1994:504) afin
130
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comporte que “quarantecinq” personnes à son bord (1994:507). Le voyage retour n’a pas
lieu dans les mêmes conditions que le voyage aller, pas de célébration, les calvinistes sont
des parias indésirables aussi bien chez Villegagnon qu’en France. C’est la peur au
ventre, avec “grandes craintes et appréhensions” (1994:507), ainsi que des regrets que les
huguenots s’embarquent (1994:507). “Le Jacques” est un vieux raffiot qui prend eau de
tous côtés. Le charpentier “ayant dit qu’estant trop vieux et tout rongé de vers il ne
valloit rien pour faire le voyage” (1994:510). De plus le capitaine a reçu de Villegagnon
“un procès” visant à faire “brusler comme heretiques” les calvinistes à son bord
(1994:505). Les calvinistes sont accusés et abandonnés par Villegagnon, celui qui avait
attendent les calvinistes en France, annonçant déjà les guerres de religion en latence.
à ses yeux la première “veuë de l’Inde Occidentale, terre du Brésil, quarte partie du
monde, et incogneuë des anciens: autrement dite Amérique” ( 1994:146). Le ton de Léry
est solennel ici. Avec la déclinaison en chapelet de tous les noms dont cette partie du
Amérique, doive tout d’abord dépasser le stade du choc rétinal, et qu’il doive passer par
ce que Roland Barthes nomme : “fièvre de langage” (FDA 1977:191), qui d’ordinaire
accompagne le “coup de foudre”. Mais aussi le réflexe de nommer quelque chose qui
nous est inconnu et nous surprend est un moyen habituel de négocier cet inconnu et de
dominer l ’angoisse et la peur que cet inconnu nous procure, pour ne pas y succomber.
131
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
L’expression de la joie d’être enfin arrivé sur la terre ferme devra être différée encore
momentanément.
“Premièrement tant les hommes que la femme estoyent aussi entièrement nuds,
que quand ils sortirent du ventre de leurs meres:” (Léry 1994:149). C’est ainsi que Léry
va “dire quelque chose en passant”(149) sur la nudité des Amérindiens. Dans cette
remarque héritée de Christophe Colomb, Léry constate, mais il ne juge pas, il offre à son
lecteur une image des êtres humains nus comme étant naturelle ou même originelle sans
marquer cette pratique d’une charge moralisante.51 Léry, soulignant l’étrangeté des
Amérindiens, décrit tout d’abord l’aspect physique des hommes, disant qu’ils “estoyent
peints et noircis par tout le corps”, qu’ils étaient “tondus fort près sur le devant de la
teste”, avaient “sur le derrière les cheveux longs”, et qu’ils avaient “tous les levres de
dessous trouées et percées” (1994:149). Puis il décrit la femme, disant qu’elle n’avait pas
“la levre fendue” elle portait “les cheveux longs”, mais avait les oreilles “si
despiteusement percées qu’on eust pu mettre le doigt à travers des trous” (1994:149).
Léry souligne que les Amérindiens “n’ont entr’eux nul usage de monnoye” ainsi
le paiement se fait par troc et pour les vivres les huguenots donnent des “chemises,
A propos des “chemises”, Léry revient à la nudité des Amérindiens avec désinvolture ou
51 La phrase exacte de Colomb est: “Ils vont nus tels que leur mère les a enfantés,[ ...] ” . Voir Christophe
Colomb, La découverte de l’Amérique. Journal de bord Cl492-1493) (Paris: La Découverte, 1991) 60-61.
132
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
descouvrans ce que plustost il falloit cacher, ils voulurent encores, en
prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses
(1994:150).
N ’ayant pas la coutume de ces vêtements, ceux-ci représentent des objets rares,et donc
de valeurpour les Tupinambas qui tiennent à en prendre soin et à les préserver en les
utilisant avec attention et parcimonie. Léry précise que contrairement aux Européens qui
visent à cacher et à protéger leur peau et plus particulièrement celle de leurs fesses, les
Amérindiens “nous monstrans le cul preferent leurs chemises à leur peau” (1994:151) et
soignent ainsi ces chemises nouvellement acquises, qui pour eux ont une valeur plus
grande que “la peau des fesses”. Léry souligne avec humour cette pratique étrange pour
Montaigne s’interroge sur “la façon d’aller tout nud” des Amérindiens, cherchant à savoir
si c’est “l’originele des hommes” ou bien si cette pratique est liée à la zone climatique
dans laquelle ils évoluent. De fait, Montaigne tient ici à souligner que nous avons tous
cette pratique à l’origine, comme un moyen de nous inviter à considérer nos présupposés
et nos coutumes afin de les relativiser. Quant à lui, Léry a vu le corps nu des
Amérindiens, or, s’il en paraît choqué, par pudeur ou par respect envers eux, il refuse de
manière directe, il la révèle indirectement en remarquant: “l’erreur de ceux qui nous ont
voulu faire accroire que les sauvages estoyent velus” (1994:149). Le récit de la rencontre
sidérante, médusante, époustouflante avec les Amérindiens semble être encore différé.
133
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
2.2. La fausse rencontre: Les Margaïas et les Ouetacas
“Panurge”: il y a dans l’Histoire d’un vovage une fausse rencontre, ou plutôt une série de
rencontres manquées avant de faire la rencontre espérée avec les Tupinambas. Il y a tout
d’abord le premier contact avec les M argaïas, alliés des Portugais, et par conséquent
ennemis des Français, qui inspirent aux huguenots la peur “d’estre prins et boucanez”
(1994:152). Puis celle avec les “Ouetacas”, qui selon Léry, “portent les cheveux longs et
pendans jusqu’aux fesses” courent très vite, “comme un levrier” et “au surplus comme
chiens et loups” ceux-ci se nourissent de “chair crue” (1994:153-4). Léry marque ainsi
anthropophagie du cru. De plus, selon Léry, cette nation est placée “au rang des nations
Il est percutant que Léry marque le rejet de l’autre et la xénophobie des “Ouetacas”,
comme ayant sa source et émanant directement de leur incapacité de vivre en paix entre
eux. Ceci peut être considéré comme une critique à peine masquée de la situation en
France, où les catholiques ne peuvent s’entendre avec les protestants et veulent les
annihiler. Léry pose déjà un des éléments de sa comparaison: ce sont les Ouetacas qui
représenteront les catholiques alors que les Tupinambas représenteront les protestants.
134
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
2.3. Écrire en Images: L ’art de la description chez Léry
S’il est fort connu que les calvinistes, bien souvent targués d’iconoclasme ont à
l’égard des images une attitude sinon méfiante du moins réservée, Léry fait sans doute
figure d’exception. Léry n’a pas, de toute évidence, l’envergure d’un Bernard Solomon
description est la méthode de prédilection que va utiliser Léry, visant une nouvelle
consiste la description? Selon Hartog et ce depuis l’antiquité grecque: “décrire c’est voir
et faire voir” (Hartog 259). C’est exactement ce qu’opère Léry, le Brésil est à la fois
La manière de décrire de Léry est guidée par une sensibilité visuelle et bien
souvent il est apte à rendre non seulement la chose vue, mais à rendre la chose visible
pour ses lecteurs. En quoi consiste cet art de Léry? Comment se manifeste-t-il? Où
trouve-t-il son fondement? C’est sans doute parce qu’il est curieux, qu’il aime regarder
et observer que l’œil de Léry est aiguisé et que sa vue se manifeste comme un sens d’une
qu’il va scruter sans réserve, inlassablement, afin d’en rendre compte avec une myriade
expliquer les Tupinambas et leur culture, mais simplement à rendre compte de leur
étrangeté, à nous les offrir en images à nous les donner à voir. Avec l’image on arrête le
temps on le fige. C’est de là que vient sans aucun doute toute la valeur intemporelle de
135
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
son récit ethnographique. On remarque cette qualité de la description léryenne face à la
nudité des Tupinamaba. Léry va révéler sa capacité à recevoir l’autre, son ouverture
d’esprit, ainsi que la candeur de son regard dans son portrait de la nudité des “sauvages
Brésiliens”.
Il est clair que dans cette description Léry met en avant l’aspect naturel, originel et
Léry leur reconnaît le droit à cette pratique sans émettre de jugement de valeur, même si
en y revenant maintes fois (149, 214), il en souligne l’étrangeté pour l’Européen qu’il
est.52 Semblablement, dans le portrait qu’il nous dresse, les femmes Tupinambas aiment
les bijoux, les peignes et les miroirs mais ne semblent avoir aucun usage pour les
Vray est que pour pretexte de s ’en exempter et demeurer tousjours nues,
nous allegant leur coustume, qui est qu’à toutes fontaines et rivieres
claires qu’elles rencontrent, s ’accroupissans sur le bord, ou se mettans
dedans, elles jettent avec les deux mains de l’eau sur leur teste, et se
lavent et plongent ainsi tout le corps comme cannes, tel jour sera plus de
douze fois, elles disoyent que ce leur serait trop de peine de se
despouiller si souvent. (1994:232)
En faisant cette description du comportement des femmes Léry ne révèle pas du tout en
être choqué. Il souligne le côté pratique des femmes qui se “lavent et plongent” dans
l’eau si souvent selon leurs coutumes, qu’elles trouvent par trop contraignant d’avoir à se
52 Cette même attitude sera reprise par Montaigne dans son avis au lecteur: “si j ’eusse esté entre ces
nations [...], je t’asseure que je m ’y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud (Montaigne 9). Léry
et Montaigne témoignent d ’une ouverture d ’esprit vis-à-vis des pratiques vestimentaires des Tupinambas,
leur accordant le droit de faire selon leur usage.
136
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
“despouiller” si souvent. De toute évidence, selon Léry la nudité de la femme Tupi est
[...] que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillez, grands
collets fraisez, vertugales, robbes sur robbes et autres infinies bagatelles
(1994:234).
uniquement dans le but de séduire. Ce que Léry semble admirer chez l’homme et la
femme tupinamba, c’est le fait qu’ils vivent selon leurs us et coutumes en harmonie avec
l’analogie, faisant souvent des références à l’antiquité grecque ou romaine afin d’ancrer
parfaitement son discours dans sa propre réalité d’Occidental, Léry lui, trace des lignes, il
crée des liens, il s’engage avec ce qu’il voit. Il fait des dessins avec ses mots et sa plume
l ’homme Tupinamba afin d’illustrer l’écart qui existe entre la méthode de l ’un et celle de
Or maintenant nous faut escrire de la part que nous avons plus congnue,
& frequentée, qui est située environ le tropique brumal, & encores delà.
Elle a esté & est habitée pour le iourd’huy, outre les Chrestiens, qui
depuis Americ Vespuce l’habitent, de gens merveilleusement estranges,
& sauvages, sans foy, sans loy, sans religion, sans civilité aucune, mais
vivans comme bestes irraisonnables, ainsi que nature les a produits,
mangeans racines, demeurans tousiours nuds tant hommes que femmes,
iusques à tant, peut estre, qu’ils seront hantez des Chrestiens, dont ils
pourront peu à peu despouiller ceste brutalité, pour vestir une façon
plus civile et humaine. En quoy nous devons louër affectueusement le
Créateur, qui nous à esclarcy les choses ne nous laissant ainsi brutaux,
comme ces pauvres Amériques. (Thevet 1558:116)
137
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
cantonne à marquer l’infériorité des “Amériques” par rapport aux “Chrestiens”. Les
l’étalon par lequel on jauge les “Amériques”. Les “Amériques” ne sont pas des hommes,
ce sont des “bestes”. Ceux-ci, “sans foy, sans loy, sans religion” vivent comme des
connaître les “Amériques” semble déjà tout savoir sur eux. Thevet marque clairement ses
préjugés fondés sur son ignorance. Il témoigne d’un jugement a priori, d’une pensée
toute faite, incapable de recevoir l’autre. Thevet fonctionne uniquement dans son monde,
dans le monde qui lui est connu, il refuse tout contact avec l’inconnu. Thevet a peur que
cet inconnu n’ébranle ses idées bien ficelées qu’il ressasse sans cesse, comme pour se
rassurer et se conforter dans son quant à soi. Dès lors, la description de Thevet bestialise
humains. Les mots de Thevet sont cinglants, les “Amériques” sont “brutaux”, ils n’ont ni
“civilité” ni façon “humaine”. Ils sont sans noms, innomables. Thevet témoigne d’un
reconnaissance.
138
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
En nommant le peuple qu’il rencontre, Léry l’inscrit dès le départ dans la communauté
avec et “fréquenté familièrement” ces gens pendant près d’un an, Léry s’inscrit et
s’investit dans cette rencontre et de surcroit il la charge d’un affect que ne possède pas la
Léry de se compter dans cette famille. On note dans le choix des mots de Léry une
parité, une relation d’égal à égal. La description proprement dite se démarque également
de celle de Thevet, elle comporte trois phases. Dans la première Léry fait allusion aux
Européens ce n’est pas comme dans le cas de Thevet pour en faire la référence mais tout
physiques notables entre les Européens et les Tupinambas qui ne sont :’point plus grans,
plus gros ou plus petits” que “nous sommes”. Dans un second mouvement, Léry va
qui va à l’encontre des idées reçues qui font des Amérindiens des monstres ou des
géants53. Dans un troisième mouvement Léry va faire des Tupinambas la référence qu’il
faudrait considérer ou même émuler , car ils sont “plus robustes”, “plus forts”, “plus
disposts” et surtout “moins sujets à maladie”. Ces trois démarches subsument la volonté
n’y a pas de boiteux, de borgnes, contrefaits ni maleficiez entre eux”; Léry suggère qu’on
53 Thevet est visé directement par cette remarque de Léry car il a peint dans ses Sineularitez (206-7),
Quoniambec comme un roi, puis dans sa Cosmographie et ses Vrais Pourtraits comme un géant, ce que
Léry conteste sur les deux plans.
139
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
appartient au premier groupe alors que le récit de Thévet, les Sineularitez appartient au
second groupe. Léry décrit non par comparaison ou analogie, mais par images. Il écrit
des lignes physiques et émotives qui sont des textes/images, lisibles et visibles, qui
donnent à voir et à sentir ce qu’il décrit. Alors que Léry considère la réalité américaine
Pour Léry, les Tupinambas sont des hommes. Ils sont humains comme nous
donc, mais cependant autres. Léry met en place un paradoxe qui s’avère non seulement
neuf et génial, mais aussi fort utile et fécond pour la suite de son récit ethnographique.
partir decette tension que Léry est apte à recevoir cet autre. Dans son discours, Léry
semble diredu Tupinamba: “Il est humain comme moi, mais il est étrange etautre,
comme moi je suis autre en France chez moi et je suis autre ici chez lui”. Léry accorde
son altérité au Tupinamba, comme il reconnaît la sienne propre en France, en tant que
s’attèle à maintenir à travers la majeure partie du récit ethnographique, que l’on peut dire
140
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
La remarque d’Augé résume fort bien le projet et la posture de Léry. C’est aussi ce qui le
distingue de Thevet. Thevet veut enseigner sans rien apprendre. Il veut obtenir des
informations sans avoir à se rapprocher, ni avoir aucun contact véritable avec son objet
d’étude, les “Amériques”. Léry, quant à lui, marque toutes les étapes qui constituent la
méthode de l’anthropologue définie par Augé. Le point de vue de Léry n’est pas non
plus celui de Thevet. Léry se place au même niveau que l’homme tupinamba. C’est dans
l ’autre. C’est aussi là que se révèle le rapport éthique, dans le visage de l’autre homme
(Levinas TI 50). Le visage, “image affection” au sens deleuzien, est le lieu où se joue la
relation éthique54. C’est dans cette démarche, celle de la “visaéité” que Léry révèle son
en tant qu’homme, au moment précis où partout on lui nie son humanité et où la machine
coloniale Européenne est en train de se lancer dans une course infernale et destructrice.
Peut-on dire pour autant que Léry fait preuve d’altruisme, dans ces propos qui constituent
un discours anti-colonial en gésine? Rien n’est moins sûr, en accordant son humanité au
Tupinamba, Léry revendique la sienne propre et celle de ses coreligionnaires. C’est dans
ce sens qu’il faut lire le rapprochement qu’effectue Léry vis-à-vis des Tupinambas.
54 Sur la question de 1 “image affection” je renvoie à Gilles Deleuze, Cinéma I (Paris: Minuit 1983) 145-
172. Dans ces pages il s ’agit du visage vu en tant que champ de sensation et non de valeur que l’on
déduirait d’une physionomie.
141
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
2.4. Les pratiques alimentaires des Tupinambas
Les manières de table des Tupinambas, sont étranges et fort singulières: ils ont
l’habitude de jeter la nourriture d’assez loin dans leur bouche et sont très adroits à cette
pratique, “ils n’en espanchent pas un seul brin” (1994:240)55. Léry se contente de décrire
contraster ceux-ci avec les aliments européens, comme il le signale: “je parle de chairs,
(1994:246), pas de comparaison possible donc. Les Tupinambas: “ne mangent nullement
durant leurs beuveries, aussi quand ils mangent ils ne boyvent point parmi leur repas:
tellement que nous voyans entremesler l ’un parmi l ’autre, ils trouvoyent nostre façon fort
estrange” (1994:250). “Quand ils mangent ils font un merveilleux silence, [...] quand
[...] ils nous oyoyent jaser et caqueter en prenant nos repas, ils s’en savoyent bien
moquer” (1994:251). Dans ces deux passages, Léry nous donne accès à un autre point de
vue, par cette révolution du regard, ce sont les Tupinambas qui regardent et sont
interloqués par les pratiques des Européens qu’ils trouvent “estranges”. Le sentiment
d’étrangeté est partagé, étant ressenti non seulement par les Européens vis-à-vis des
pratiques des Tupinambas, mais aussi dans le sens inverse par les Tupinambas, vis-à-vis
des pratiques européennes. Cet effort pour rendre l’Amérindien Tupi et ses pratiques
visibles et saisissables pour son lecteur européen annonce déjà une préoccupation pour le
n’est pas de son usage” (Montaigne 203) semble déjà sous-jacente dans les pages sur
142
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
2.5. Le caouin, la musique, la danse et le chant chez les Tupinambas
Considérant le mode de vie des Tupinambas, Léry précise: “s’il est question de
sauter, boire et Caouiner”, c’est pour ainsi dire “leur mestier ordinaire” (223). La
juxtaposition des mots “sauter, boire et caouiner” avec “mestier” est significative. Les
Tupinambas ne travaillent pas, semble-t-il. Léry marque ainsi non seulement que les
Tupinambas aiment se réjouir mais que c’est là pour ainsi dire leur quotidien, leur
occupation majeure. La nature est généreuse et abondante dans la région où vivent les
Tupinambas. Montaigne tout comme Léry souligne ce fait: “ils jouyssent encore de cette
uberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires”
(Montaigne 208). Léry précise ainsi la joie de vivre et le goût pour le chant, la danse et
la musique des Tupinambas, mais aussi leur tendance à consommer le caouin, boisson
alcoolisée, équivalente à la chicha des Incas, faite à partir “de ce gros mil, nommé Avati”
la M araca en main, puis autour des reins le traditionnel Arraroye, cercle de plumes
réservé aux plus braves et les “sonnettes composées de fruict à l’entour des jambes”
(1994:228). Les Tupinambas: “ne mangeans jamais qu’ils n’ayent appétit, on peut dire
qu’ils sont aussi sobres en leur manger qu’excessifs en leur boire” (251), remarque Léry.
Cette réflexion est à mettre en regard avec le passage dans lequel il va nous peindre les
Tupinambas comme modérés et sages dans l ’usage des ressources naturelles par
l’intermédiaire du sage vieillard (310-14). Léry marque pour le manger et le boire une
alternance entre mesure et démesure chez les Tupinambas, qui : “sont les premiers et
56 Quand j ’ai visité le Pérou j ’ai entendu plusieurs fois la légende de Macchu Picchu, capitale sacrée des
Incas, qui ne fut jamais découverte par les Conquistadores. Cette légende veut que lors des jours de fêtes,
143
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Le caouin est une boisson opaque, à base de grains de maïs fermentés, qui peut
être blanche ou rouge (selon la couleur du maïs utilisé), un peu comme le vin, mais qui
aux femmes: “ce sont les femmes qui font ce mestier”(1994:247), même s’il est surtout
premier coup d’œil, parce que la fermentation du caouin s’effectue grâce à la salive des
femmes qui mâchent le maïs, et le recrachent (1994:255). A ceux qui pourraient être
dégoûtés par ce fait Léry: “les prie de se resouvenir de la façon qu’on tient quand on fait
le vin de par deçà” (1994:255-6). Il explique que la fabrication du vin qui se fait en
écrasant le raisin avec les “beaux pieds” et parfois avec les “soulliers” (256) n’est ni plus
hygiénique, ni moins repoussante. S’il est convenu que “le vin en cuvant et bouillant jette
toute ceste ordure” il est vrai que “nostre caou-in se purge aussi” (1994:256). L’usage du
Léry Sans doute conscient de ses propres défauts, Léry invite son lecteur à prendre
conscience des siens propres. Dans un même mouvement, Montaigne ne semble pas
s’étonner que: “nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, [...],
jugeans bien de leurs fautes nous soyons si aveuglez aux nostres” (Montaigne 207). Léry
nous représente ici les coutumes plutôt dyonisiaques des Tupinambas avec une
bienveillance et une indulgence visible. Cette tendance amorce la démarche qui tend à
minimiser les défauts des Tupinambas et à dilater leurs qualités, pour faire d’eux la
l’eau qui circulait d ’ordinaire dans les acqueducs soit remplacée par de la chicha, ce qui viendrait confirmer
les propos de Léry.
144
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
référence à l’aune de laquelle l’Européen doit être mesuré.57 Quant aux pratiques
Le cannibalisme des Amérindiens, est une pratique par laquelle ils tuent, et
mangent d’autres hommes, qui sont leurs ennemis, non par faim mais par vengeance. Ce
n’est pas un cannibalisme de subsistance à des fins strictement utilitaires. Léry aborde le
ethnographique, marquant sa grande peur d’être mangé. En effet, c’est à chaque fois
pour exprimer l’angoisse “d’estre prins et boucanez” (1994:148) angoisse de plus en plus
fortement ressentie car “la nation nommée Margaïas alliée des Portugais et par
conséquent tellement ennemie des François” (1994:147) peut d’une minute à l’autre
exercer ses prérogatives consistant à tuer et à manger ses ennemis, après les avoir fait
griller sur le boucan. Léry précise ensuite dans son récit des pratiques anthropophages,
comme ils ne peuvent demeurer en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils
guerre ouverte et continuelle, tant contre tous leurs voisins, que
généralement contre tous les estrangers (1994:152-3)
Cette remarque ne fait pas faiblir son angoisse. Ainsi la ligne de démarcation entre les
amis et les ennemis est floue chez les Ouetacas, dès lors, on peut manger un proche
voisin, aussi bien qu’un lointain étranger. En contrepartie, pour Léry, les Tupinambas se
distinguent de manière fondamentale des Ouetacas pour ceux-là la distinction entre amis
57 On pourrait également souligner ici que Léry n’est pas parfait. Il a été accusé et condamné “de
paillardise” le 6 février 1588. Il a dû comparaître devant le consistoire et s’excuser publiquement le 22
avril selon les Registres de la Compagnie des Pasteurs de Genève [t.5] (Genève: Droz ,1962) 183.
145
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
et ennemis est parfaitement et nettement marquée, ainsi chez eux on ne mange que les
Tout de même, lors de sa première visite chez les Tupinambas, Léry confie qu’il a
Cette anecdote de Léry révèle sa peur qui vient sans doute du fait que c’est la première
fois qu’il voit un pied humain boucané qui lui est présenté et offert. Léry nous dit: “Je
fus estonné de voire telle tragédie”, marquant son choc et sa désaprobation. Mais aussi,
Léry ne comprend rien de ce qu’on lui dit, le truchement n’étant pas à ses côtés pour le
et à l’horreur initiale. Assistant pour la première fois à un festin de chair humaine, Léry
pense qu’il va être le prochain à être boucané. L ’incident va se clore par une bonne
partie de rire entre les Tupinambas et les deux compagnons, Léry et le truchement, ce qui
va évacuer toute tension et surtout, en grande partie, la frayeur de Léry vis-à-vis des
Tupinambas qu’il va à présent compter parmi ses amis. C’est sans doute à partir de ce
moment que Léry a réussi à évacuer la crainte d’être mangé par les Tupinambas. Grâce à
cela il va être en mesure de relativiser cette pratique, ne ressentant jamais plus l’angoisse
d’être une des composantes du prochain repas chez ses amis les Tupinambas. C’est le
146
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
moment où il est en mesure de se rapprocher des Tupinambas et de sentir une certaine
bien des nouveaux aliments qu’on lui propose, il remarque que bien qu’ils
Léry signale ici sa capacité à s ’adapter “sans pain ni vin” mais aussi la générosité des
Tupinambas chez qui il se sent familier et parmi lesquels il fait “bonne chere”. Ceci
(1994:164).
récit enchâssé dans lequel Léry entretient une conversation aussi cruciale que révélatrice
de Brésil qui occupe les Français et les Portugais. Ce personnage fait figure du grand-
père qui s’adresserait à son petit-fils, essayant de lui transmettre sa connaissance des
vieillard Tupinamba qui ne comprend pas l’engouement des Européens pour le bois du
Brésil.
147
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Que veut dire que vous autres [... ] veniez de si loin quérir du bois pour vous
chauffer? N ’en y a-il point en vostre pays? (1994:310-1)
long et périlleux pour du bois “pour se chauffer”, qui n’a rien de précieux, se trouvant en
abondance chez lui. Léry qui lui explique l’usage spécifique que font les Européens de
ce bois du Brésil, ne répond pas vraiment à la question que pose le sage Tupinamba.
Celui-ci veut savoir pourquoi les Européens éprouvent la nécessité d’en avoir tant. Une
fois encore Léry ne semble pas répondre à la question sur l’échelle, sur la quantité, que
un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en
retournent chargez de ton pays. (311)
À ce point le vieillard pense que Léry lui raconte des fables et refusant de s’en laisser
conter, il rétorque:
Mais cest homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point? [... ]
Et quand doncques il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse? (311)
Pour le vieillard Tupinamba il est évident que les Mairs, c ’est à dire les Français sont de
“grands fols” (311), car ils parcourent les mers au péril de leur vie pour amasser des
richesses inutiles à ses yeux. Le sage Tupinamba interroge encore Léry: “la terre qui
vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir?” (311). L’autre
Amérindien tel que nous le peint Léry, n’est ni innocent, ni puéril, tout au contraire, il fait
aveuglante est une forme de folie selon le “philosophe nu” Tupinamba, mais aussi selon
Léry.
148
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Il y a là une mise en scène assez cocasse qui révèle l’échec de la communication,
mais qui, par là même, est productrice et révélatrice de sens. D ’où vient cette
abondance. Il ne ressent aucun manque donc il n’éprouve pas de désir. De plus, n’ayant
aucune connaissance de ce qu’il n’a pas, il ne peut par conséquent pas en ressentir le
avide et insatiable.58 Il feint de ne pas comprendre le sage vieillard, pour mieux actionner
une critique sociale dans laquelle il réitère que l ’avidité et l ’appât du gain causent de
grands maux.59 Pour le lecteur d’aujourd’hui, le sage Tupinamba se rapproche dans son
attitude, de celle des Indiens d’Amérique du Nord qui conçoive la terre comme une mère
nourricière que l ’on ne peut posséder mais que nous héritons de nos ancêtres et que nous
Comme on l’a remarqué plus haut, après l’angoisse initiale, Léry va mettre en
place une herméneutique du cannibale par laquelle il va adoucir son jugement vis-à-vis
59 Comme il l’avait déjà fait au sujet de Sancerre et qui est relevé dans le chapitre II de la présence étude,
p.58.
^ év i-S tra u ss établit un lien entre les Indiens d’Amérique du Nord et ceux de l’Amérique du Sud. Voir son
Histoire de Lvnx (Paris: Pion, 1991)19-92.
149
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
d’un certain cannibalisme, celui des Tupinambas, afin de mieux faire ressortir d’autres
formes de cannibalisme, qui sont détestables à ses yeux. Si l’on s’en tient à Bernheim et à
Ainsi selon ces auteurs, durant des milliers d’années il n’existe que deux sortes de
pratiqué de façon courante et dans lesquelles cette pratique jouit même d’une charge
sociale positive. C’est le cas pour celle des Tupinambas telle que Léry nous la
ennemis pris en guerre, elle a pour Léry le mérite d’être clairement définie et ainsi elle
devient acceptable voire même presqu’admirable à ses yeux. Elle semble bien moins
barbare que celle des Ouetacas, qui eux mangent aussi bien voisins qu’ennemis, qui plus
est, tout cru, ou même que celle des Français catholiques, qui eux tuent leurs voisins et
leurs compatriotes. C’est cette fidélité au groupe et cette constance en amitié dans
laquelle il se reconnaît que Léry accorde et valorise chez les Tupinambas, et qui
150
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Dans ce passage les paroles de Léry sont limpides. S ’il met bien en avant la haine des
Tupinambas envers leurs ennemis, il insiste tout autant sur l’égard et la gentillesse qu’ils
témoignent à leurs amis et “confederez” le choix du mot n’est pas anodin61. Léry établit
un lien entre les Tupinambas et les huguenots qui lui est essentiel pour fonder et étayer
son argument. Léry persiste et signe: “je me fierois, et me tenois de fait lors plus asseuré
entre ce peuple que nous appelons sauvages, que je ne ferois maintenant en quelques
endroits de notre France”. En 1578 Léry marque clairement avec “fierois” et “tenois”
qu’il se fiait et se sentait plus en confiance et en sécurité en 1557 parmi les Tupinambas
qu’il ne se sentirait en sécurité aujourd’hui en France (s’il y était, car de fait il n’y est pas,
il est en Suisse quand il rédige ces mots). Léry se reconnaît en fait chez les Tupinambas,
s’il n’est pas l’un des leurs il se sent familier parmi eux.
Force est de constater que, quant à la question du cannibalisme Léry opère une
manducation d’un corps humain afin de construire son herméneutique cannibale. Ceci
semble pour le moins surprenant pour un pasteur. Quel objectif a-t-il en vue? Léry met
en place ce dont on a parlé plus haut, à savoir un système de comparaison par lequel le
peuple “que nous appelons sauvages” du Nouveau Monde, a une éthique qui fait défaut à
61 “confederez” renvoie à l’étymologie du mot huguenot (voir chapitre I de cette étude, note 1).
62 O n l ’a v u d a n s le c a s d e P a n th ro p o p h a g ie sa n c e rro ise , d a n s le c h a p itre II d e c e tte é tu d e , p . 89.
151
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
l ’Ancien et est en mesure dès lors d’être la référence par laquelle Léry va juger sa propre
société.
d’Aubigné semblent bien partager l’opinion de Léry et renforcer son propos. A l’instar de
Léry, Montaigne met lui aussi, en regard l’anthropophagie des Amérindiens avec celle
Pour Montaigne, les Français ont pratiqué un cannibalisme plus atroce que celui des
Amérindiens, durant les guerres de religion. Il s’insurge contre “nous, qui les surpassons
en toute sorte de barbarie” par ces débordements de haine effectués, “qui pis est, sous
pretexte de pieté et de religion. Montaigne signale ce qui est des plus réprehensible à ces
yeux, à savoir que tous ces débordements et ces excès de barbarie sont effectués sous
la cause protestante, Agrippa d’Aubigné dans ce passage des Tragiques, rappelle les
63 T o u t c o m m e M o n ta ig n e p la c e c e c o m m e n ta ire en a v an t av e c la p a re n th è se , C ’e st m o i q u i so u lig n e.
152
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Qu’il n’estoit pas bien né pour estre anthropophage
(Tragiques V v.680-684).
Pour Léry, pour Montaigne et pour d’Aubigné, le démembrement du corps du proche qui
va être mangé tout cru est insoutenable, du point de vu moral mais aussi parce qu’il est à
voir comme le démembrement de la France déchirée par les luttes intestines entre les
Par ailleurs, Bernheim et Stavridès relèvent dans leur texte Cannibales! que
l’Eucharistie telle qu’elle est pratiquée par les catholiques est en fait à voir comme un rite
orthodoxe. Pour Bernheim et Stavridès il s’agit bien de la part des catholiques, d’ingérer
Dans un mouvement similaire, Léry va tendre à simplifier tout le débat sur le sens
catholiques,
153
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
[...] vouloyent neantmoins non seulement grossièrement plustost que
spirituellement, manger la chair de Jésus Christ, mais qui pis estoit, à la
manière des sauvages nommez On-ëtacas, dont j ’ay parlé ci-devant, ils
la vouloyent mascher et avaler toute crue. (Léry 1994:176-7)
Ouetacas. Le cannibalisme des Tupinambas paraît acceptable parce qu’il consiste en une
Tupinamba. Cependant cette explication n’est pas totalement satisfaisante pour Alfred
Métraux:
L’ethnologue suggère néanmoins qu’il y a plus en jeu qu’un acte de vengeance dans les
met en avant le travail d’un sociologue brésilien, Florestan Fernandes, qui au milieu du
siècle dernier, s’est longuement penché sur la question du cannibalisme rituel Tupinamba
et selon lequel:
154
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
D ’après ce passage, Florestan Fernandes, dans ses hypothèses reprise par Métraux,
semble suggérer que ce ne serait pas la substance de l’ennemi que l’on recherche dans
groupe mangé par l’ennemi. Dans ce sens, l’acte cannibale serait une sorte de rite
quelque sorte à son pays d’origine. Selon Lestringant (1982:245), l ’étude de Métraux est
juger par les notes dans la religion des Tupinambas. Il paraît vraisemblable que Florestan
Fernandes, ait lui aussi, tenu bien compte des descriptions et détails de Léry pour son
Lestringant met en avant la thèse que Léry “allégorise” (IS 1999:82) la figure du
l’on s’en tient au sens stricte du mot allégorie, que le cannibale de Léry ne serait que
l’expression d’une idée. Or, il semble que Léry vise autre chose qu’une idée qu’il
rendrait par une image, une simple planche. Il y a bien plus en jeu dans le portrait que
nous dresse Léry de son cannibale Tupinamba. Il paraît bien plus une figure mythique
qu’allégorique, et de plus est producteur de récit. Si, comme le remarque Barthes: “Le
mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses” (Barthes
1957:251), cette démarche de faire un mythe du cannibale est un aveu des oublis et de la
perte que ressent Léry en 1578 concernant les Tupinambas. Si Léry relativise le
qu’une “beste” faite pour le servir et le protestant est l’homme à abattre. L’union faisant
155
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
la force, Léry s’allie au Tupinamba relevant et soulignant les parallèles entre le protestant
nouvel objet. Quel est dans cette nouvelle donne le statut de l’image, et partant quelle
principes qui révèlent des tensions et parfois même des contradictions. D ’une part elle
Dans le cas particulier à ce texte de Léry que dire de ces cinq puis de ces huit
gravures sur bois qui en fait n’en sont que sept distinctes.64 Elles servent à illustrer ses
64 II n ’y avait que cinq gravures dont quatre distinctes dans l’édition originale de 1578. En 1580 Léry pille
le fonds iconographique de Thevet et ajoute trois images. Alors que les gravures de l’édition originale sont
de l’ordre du portrait bien fini et très détaillé, les gravures prises chez Thevet sont des panoramas ou plan
d’ensemble moins détaillés et de facture plus grossière.
156
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
l’intégrité des parties.65 Dans son chapitre dix, Léry semble nous révéler l’identité de
En effet, alors que Léry dit regretter de ne pas avoir su convaincre Jean Gardien de faire
certains des dessins qui seront gravés pour ses éditions à partir de 1578.
l’homme, de la femme et de l’enfant qui vont être représentés dans la gravure sur bois de
le texte de Léry et cette gravure. On peut même en venir à se poser la question de savoir
si c’est l’image qui a devancé le texte ou vice versa, ou bien même si les deux ne sont
réalisés en même temps alors que la “sainte famille” tupinamba pose, pour la postérité.
D ’une manière comme une autre il y a concomitance, entre l’auteur et l’artiste. C’est un
l’image.
65 J’utilise le mot rhapsodique au sens de coudre mettre ensemble. Ceci est le cas pour les gravures de la
première mouture qui sont en harmonie avec le texte. Ceci n ’est plus tout à fait le cas pour les trois
gravures thevétiennes.
157
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
r. \~ i j -\. iw i a*, i v a v^ . v AV*
Figure 2: La famille tupinamba tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-Claude
Morisot (Genève: Droz, 1975) 107
Ce touchant portrait de famille aussi bien dans le texte que dans l’image dissimule
la nudité de la femme en la plaçant derrière et à gauche de son compagnon alors que celle
de l’homme n’est aucunement masquée. Léry et son illustrateur veulent rester dans la
158
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
décence et ne veulent pas succomber aux représentations de la femme amérindienne nue,
tient trois flèches dans la main droite et son arc débandé à la main gauche, il porte le
collier y-aci autour du cou. Son corps est de face il a la jambe droite légèrement fléchie
et fait montre d’une musculature impressionnante. Il a les cheveux tondus et “tout le poil
La femme dans un geste tendre et affectueux enlace de son bras droit le dos de
l’homme à la hauteur des épaules et laisse sa main nonchalamment reposer sur l’épaule
droite de son époux. Elle tient son enfant selon la coutume, dans une écharpe de coton.
L ’enfant semble soutenir la tête de sa mère, faisant d’elle une sorte de buste, en la prenant
au cou sous le menton. Il “tient le costé de la mere embrassé avec les deux
inclinent la tête et portent leur regard vers la gauche. L’ananas apparaît au premier plan
en bas à gauche, un plat de fruits ou de coloquintes est visible également au premier plan
en bas à droite, alors que le hamac, “lict de cotton, fait comme une rets à pescher, pendu
Léry va clore ce chapitre avec un constat d’échec dans l’effort qu’il vient de tenter de
faire emerger dans ses descriptions la présence qui n’est plus et par conséquent il exprime
par cette perte, par cette béance, sa nostalgie des Tupinamba. Léry conserve en mémoire
159
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
rendre une image vivante par écrit ou même par la peinture comme il le souligne dans le
passage suivant.
Ainsi Léry invite son lecteur à faire le voyage pour lui-même afin de se rendre compte de
ce qu’il tente de transmettre sans succès. Léry inscrit ici dans l’impossibilité pour la
l ’image.
Le chapitre qui traite de la religion des Tupinambas est un de ceux qui seront les
plus remaniés lors des diverses éditions de l’Histoire d’un voyage. La religion devient un
sujet très cher à Léry et sera une de ses grandes préoccupations à partir de 1578 et jusqu’à
pessimisme final marquant les Amérindiens comme descendants de Cham, donc voués à
la malédiction tout comme ce fils indigne de Noé, Léry a caché un récit, comme une
chapître seize une vingtaine de pages après le début et une vingtaine de pages avant la fin
(1994:396-406). On serait porté à croire que Léry a occulté ce passage, tout comme il
160
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
s’est caché en plein cœur du site où se tenait la cérémonie chamanique. Au début de ce
récit Léry cherche à nous informer quant aux “faux Prophètes qu’ils nomment Caraïbes”
(396), nous prévenant que les Tupinambas pensent que ce sont les Caraïbes qui font
croître les récoltes et qui insufflent le courage aux guerriers (396). L’intention de Léry
est ici comme plus haut dans ce chapitre, de démontrer la superstition et la condition
Nous avons tout d’abord une mise en scène théâtrale où le regard de Léry est non
seulement requis mais où ce dernier va être très vite captivé. Léry se trouve
rassemblement solennel qui a lieu tous les trois ou quatre ans. Voici comment il nous
conte la situation:
ayant couché une nuict en un village nommé Cotiva, le lendemain, de grand matin, que
nous pensions passer outre, nous vismes en premier lieu les sauvages des lieux proches
qui y arrivoyent de toutes parts: avec lesquels ceux de ce village, sortans de leurs maisons
se joignirent et furent incontinent en une grande place assemblez en nombre de cinq ou
six cens. Parquoy nous arrestans pour savoir à quelle fin cest assemblée se faisoit, ainsi
que nous nous en revenions, nous les vismes soudain séparer en trois bandes: assavoir
tous les hommes en une maison à part, les femmes en une autre, et les enfans de mesme.
Et parce que je vis dix ou douze de ces messieurs les Caraïbes qui s’estoyent rangez avec
les hommes, me doutant bien qu’ils feroyent quelque chose d’extraordinaire, je priay
instamment mes compagnons que nous demeurissions là pour voir ce mystère, ce qui me
fut accordé. (396-7)
Il est remarquable de voir combien, là encore, Léry fait montre d’une perspicacité à toute
épreuve, voulant faire croire à son lecteur qu’il est omniscient et anticipe la situation
alors que le jeu de l’écriture lui permet de contrôler et de dominer une situation qu’il ne
maîtrisait pas du tout au départ. Cependant, ce qui ressort dans ce passage, c ’est la
curiosité insatiable de Léry et son désir d’observer la scène qui se met en place, sans
161
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry se trouve dans la maison des femmes avec ses compagnons et dès que les
hommes font “un bruit fort bas, vous diriez le murmure de ceux qui barbotent leurs
heures”(397), les femmes répliquent et entrent en transes. Léry et ses compagnons sont
ébahis, ne sachant “quelle contenance tenir” (398). Puis, les femmes qui semblent se
laisser pénétrer le corps par le diable deviennent “soudain enragées” (398). Léry décrit
ainsi le “devenir diable”, des femmes, dans le sens deleuzien accordé au “devenir
Léry avoue un sentiment de frayeur, étant interloqué quant à “l’issue du jeu” (399).
Toutefois la curiosité a raison de la peur et l’engage même à prendre des risques quand le
chant scandé et les sauts violents laissent la place à une mélodie sortant de la maison des
hommes: “faisans resonner leurs voix d’un accord si merveilleux”(399). Léry séduit,
semble céder aux chants des sirènes et “moitié de gré moitié de force” (399), il se hasarde
à sortir de la maison des femmes pour se rapprocher de celle des hommes. Léry traduit
À ce point Léry— avatar du Villon des “Contredicts de Franc Gonthier” qui lui
“à fin de mieux voir à [s]on plaisir” (399), fait “avec les mains un petit pertuis en la
couverture” (400). Léry peut maintenant jouir ainsi d’une vue imprenable par le biais de
66 Dans les cérémonies chamaniques souvent par le biais de certaines substances, les transes constituent
des moments de métamorphose où l’esprit quitte le corps de la personne en transe et un autre esprit le
pénètre. C’est ce qui se joue ici, les femmes en transes se laissent envahir par le diable. Léry cédera à la
tendance de son temps et fera de ces femmes des sorcières, et des créatures du démon dans les trois éditions
subséquentes (1585,1599, 1611). Le “devenir animal” est “un devenir-moléculaire [,..]un choix maléfique
[... ] une déterritorialisation” G.Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux (Paris: Minuit, 1980) 285-380.
162
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
cette double transgression en pénétrant l ’espace qui lui était interdit et caché jusqu’alors.
La fête sauvage est ce qui surprend Léry [...], mais également ce qu’il surprend,
pénétrant par effraction chez les Tupis. Double transgression: par rapport à sa loi et par
rapport à la leur. [•.. ] Le récit raconte le plaisir de voir par le “petit perthuis” comme par
un trou de serrure, avant d’être dans un coin à jouir tout son soûl de ce “sabbat” et de ces
“Bacchanales”; plus encore il dit le plaisir d ’entendre de près les bruits effrayants et
séducteurs qui rendent irrésistible la témérité de s’approcher. (239)
Léry et ses acolytes cédant au goût de l’interdit, aux frissons mélés de peur et de plaisir,
se rendent à la tentation de voir de plus près et entrent dans la maison des hommes où ils
assistent à une danse bien distincte de celles qui accompagnent d’ordinaire le caouinage.
Léry marque parfaitement dans cette scène son intention qui consiste à se rapprocher à
devenir familier des Tupinambas Cette démarche qui est tout autant irrésistible et
audacieuse, n’aboutit pas vraiment au rapprochement ici. Celui-ci doit être encore un peu
le geste de venir plus près diminue la distance, mais il ne la supprime pas. Il crée une
situation d ’inter-dit. La voix transite en effet dans l’entre-deux du corps et de la
langue[...]. Etrange entre-deux, où la voix donne une parole sans “vérités”, et la
proximité, une présence sans possession. Ce moment échappe aux légalités, aux
disciplines du sens comme aux violences du corps; il est le plaisir, illégal et cérébral,
d’être là où le langage annonce en s ’évanouissant la venue d ’une violence convoitée,
redoutée, tenue à distance par l ’espace de l’audition. (240-1)
est aussi espace de “l’inter-dit”. Mais c’est aussi et surtout le lieu de l’inconnu, de là
vient tout son attrait, les frissons de frayeur et de plaisir que semble ressentir Léry.
163
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Reprenant le contrôle de soi, Léry, à présent à l’intérieur, mais toujours en
témoin, en tiers exclu, observe et nous décrit dans un discours scientifique élaboré, cette
Tous près à près Tun de l’autre, sans se tenir par la main ni sans se bouger d ’une place,
ains estan arrengez en rond, courbez sur le devant guidant un peu le corps remuans
seulement la jambe et le pied droit, chacun ayant aussi la main dextre sur ses fesses, et le
bras et la main gauche pendant, chantoyent et dansoyent de ceste façon. (401)
danse-ci, qui est de plus accompagnée de chant. L’image que nous peint Léry marque sa
volonté d’attester la vérité de ce qu’il dit avoir vu: “voici les morgues gestes et
l ’autre des deux espaces, des deux mondes (402). Durant la danse, les Caraïbes fument
le petun et rejettent la fumée qui envahit l’espace, comme une vapeur qui va insuffler par
La peur cédant la place à la jubilation, Léry résume ainsi ses sensations: “j ’avois
eu quelque crainte, j ’eu lors en recompense une telle joye [...] j ’en demeuray tout ravi“
(403). Léry éprouve la sensation et la tentation de se laisser glisser vers Vautre d’entrer
sous la peau de Vautre, de devenir Vautre dans cette scène de “ravissement” (403). Le
Vautre. Par un retour au discours scientifique, Léry obtient d’un truchement la traduction
des paroles du chant des Tupinambas, chant dont les paroles s’avèrent être une version du
récit du “deluge universel qui avint du temps de Noé” (405). Ceci nous permet d’aborder
dissout le charme. Léry accorde une importance à la langue pour preuve le “colloque”.
164
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
3.5. Un monde traduisible “Le colloque”: microcosme brésilien
Cotgrave.67 Dans quel sens Léry utilise-t-il ce mot? Quel est son objectif dans ce
chapitre? Dans “le colloque”, qui marque la fin du récit ethnographique, Léry effectue
une mise en scène “de l’entrée”, de la rencontre entre un Tupinamba et un Français. Léry
vise donc par un jeu de miroir, un retour au début donnant à son récit ethnographique une
question de la temporalité semble-t-il. Mais Léry opère également une mise en abyme du
miniature comme pour en faire un objet facilement transportable alors qu’il s’apprête à
quitter le Brésil à jamais. Quoi qu’il en soit, dans “le colloque” Léry cherche à faire
montre de ses connaissances de la langue des Tupinambas. Tous les échanges langagiers
qui suivent n’en sont que le prétexte. Mais il y a encore autre chose qui se met en place
Le début du colloque est une conversation dans laquelle deux hommes devisent
ensemble, l ’un est Tupinamba l’autre est Français. Mais très vite, on comprend que ce
Français c ’est lery-oussou, c ’est à dire, l’auteur lui-même, qui s ’inscrit dans ce récit
tu apporté tes coffres?”(481) marquant le désir de voir les objets venus de si loin. Le
67 Selon Cotgrave le sens du mot colloque est: conférence, communication, consultation, comparaison, (ma
traduction).
68 Avec bien entendu la salutation larmoyante, qui est la manière d ’accueillir un nouveau venu et de dire
adieu à un mort. Voir (Léry 1994:454 n i).
165
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
À en croire Léry, son ennemi juré, Thevet ne maîtrisait pas du tout la langue des
souvent utiliser des mots Tupinambas, les glosant, un peu à la manière de Rabelais qui
avait recours à l ’usage de binômes synonymiques afin de gloser une quantité de mots
qu’il avait inventés. Comme c’est le cas par exemple pour la première apparition du mot
“exotique” dans la langue française, aussitôt suivi d’un autre terme qui sert à l’expliquer:
Rabelais inscrit d’emblée dans la juxtaposition des deux mots “exotiques” et “perigrines”,
voyage pour rencontrer ces choses “exotiques” venues d’ailleurs, qui proviennent donc de
la périgrination, du voyage, qui est en fait l’un des thèmes majeurs du Quart livre, comme
son récit l ’altérité qu’il a rencontrée durant son voyage afin que le récit soit utile à ses
lecteurs. “Le langage oral attend pour parler qu’une écriture le parcourt et sache ce qu’il
Entre l ’Ancien et le Nouveau Monde, la traduction est à la fois ce qui maintient et ce qui
réduit la distance océane: elle est donc en même temps, la marque toujours présente de
leur coupure et le signe, toujours repris de leur suture; coupure-suture, deux temps d’un
même mouvement qui travaille le texte. (Hartog 249)
69 Concernant ce “colloque”, Thevet comme le remarque Lestringant: “affirmera sans preuve qu’il lui a été
dérobé par le ‘plagiaire Léry’ ” (FL2004:90). Cependant, même Heulhard, thuriféraire et défenseur
inconditionnel de Villegagnon dans son texte Villegagnon roi d ’Amérique confirme que Léry est bien
l ’auteur du colloque tupinamba.
70François Rabelais. Quart livre (Paris: Gamier Flammarion, 1971) 45. C’est moi qui souligne.
167
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
don et du contre-don se met en place, chacun indique à l ’autre ce qu’il a apporté pour
faire du troc. Cette scène de marché en plein air, produit un bestiaire et un herbier d’un
côté et une liste d’objets manufacturés de l’autre, tout ceci se résumant à une liste de
propos est de pénétrer la société tupinamba, et de se laisser pénétrer par elle. La langue
joue un rôle majeure dans ce projet, comme on a pu le voir particulièrement dans les
d’accéder à un autre, hors soi et en soi, c’est un moyen de se libérer de son ancienne
identité et de se redéfinir par rapport à cette nouvelle donne, cette nouvelle langue. C’est
ce qui est en jeu dans le nouveau baptême, le nouveau nom qu’adopte Léry. La grosse
huître: Lery-oussou, celle qui contient sans doute la perle, qui a pris tout ce temps à se
former et à se révéler au monde comme son Histoire d’un voyage qui a pris vingt ans. De
Léry ne déroge sans doute pas à cette tendance de “maîtrise”, cependant Léry n’a ni les
sur les créatures: Léry se nomme lui-même, il ne nomme rien d’autre. Il semble plutôt
mouvement, allant d’un point à l’autre, la grosse huître ayant du mal à trouver un rocher
166
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C’est tout à fait ce qui est en jeu dans le cas de Léry. Son Histoire d’un voyage découle
d’un travail de traduction qui culmine dans ce chapitre vingt, avec “le colloque”: écriture
Léry n’opère pas une mise en avant et même une glorification de l’oralité par rapport à
l’écriture; ce “colloque” présenté par Léry ne semble pas avoir l’ambition du célèbre
adage africain souvent repris par Hampaté Bâ: “Un vieillard qui meurt, c’est une
Certeau: “Il appartient à l’ethnologie d’articuler ces lois dans une écriture et d’organiser
en tableau de l’oralité cet espace de l’autre” (1975:215). Mais Certeau remarque en outre
que:
Il semble que tout ceci soit enjeu chez Léry qui d’une édition à l’autre penchera plus vers
toujours plus en avant l’exhorbitante barbarie des catholiques et fera passer ce texte d’un
conversation, alors que ce dernier écoute. Ceci renforce la tendance déjà observée plus
168
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
haut, par laquelle Léry va mettre en avant les qualités et la supériorité des Tupinambas
sur les Européens. Les sujets abordés recoupent certains de ceux présentés dans le récit
ethnographique. Mais c’est surtout le sage vieillard tupinamba du chapitre treize qui
semble être réincarné ici et dont l’intervention est reprise et amplifiée particulièrement
autour de la question du respect des ressources naturelles. “C’est le monde qui nous est
pour nostre bien. [...] Gardons le bien. C’est que nous le traittions en sorte qu’il soit
content de nous” (489) s’exclame le Tupinamba durant son discours d’écologiste avant
l’heure.
vocabulaire, on a les nouveaux mots mis en contexte dans une conversation, puis on a les
précisions grammaticales, c’est tout à fait ce qui se passe dans le “colloque” de Léry qui
procède à partir d’un même système opératoire. Arrivé au point de parler grammaire, on
utilise le corps et ses parties afin de marquer le possessif, les pronoms personnels, le
genre ainsi que le nombre. Les verbes, leurs temps et modes seront présentés par un
système semblable et surtout très structuré pour lequel l’apprentissage par coeur est sans
doute requis.
durant son séjour. Dans ce chapelet toponymique, Léry jalonne et place les noms sur
une carte topographique qu’il trace de la région qu’il a parcourue comme pour marquer
tout ceci dans sa mémoire. Cet épisode signale la fin du séjour, et annonce le récit du
voyage retour. Si, comme nous l’avons souligné plus haut, le début du “colloque”
marque le début du séjour, et la fin du” colloque” signale la fin du séjour, ce “colloque”
est en fait un résumé, ou une synthèse du récit ethnographique. De plus le choix de clore
169
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
son récit du séjour brésilien par ce “colloque”, par un retour à la rencontre, par la
projet initial de Léry et émane du désir de mettre l’humain au centre de son récit, le
mettant de surcroit aussi bien dans les marges et les pourtours que sur la partie centrale
du canevas dans une démarche semblable à celle du ail over de Jackson Pollock.
En somme, ce “colloque” est bien plus complexe qu’il n’en a l’air. Si c’est au
premier coup d’œil un lexique Tupi/Français, c ’est aussi une conversation, parfois un
discours qui se veut didactique, ayant parfois recours à la maïeutique. Mais c ’est aussi
une miniature du récit ethnographique qui a occupé Léry dans les chapitres précédents et
réflexion de Léry sur l’autre tupinamba qui est posé comme le sage.
à tout prix au même, elle est alléchante et non réductible à une simple différence dans le
L ’altérité prise en compte devrait ainsi faire naître une nouvelle dimension de la
conscience que nous appelerons [...] exotique dans la mesure où elle essaie d’embrasser le
lointain et d ’en élaborer une théorie. [...] Ce que la différence évacue et que l’altérité
pointe, c ’est la qualité ou intensité, du moment de la découverte, de la rencontre ou de la
vue. (Affergan 9)
Selon Affergan la véritable rencontre avec l’altérité “fait naître une nouvelle dimension
de la conscience”. Léry dans son récit ethnographique témoigne tout à fait de cela en
s’ouvrant à l’autre, en se laissant transformer par cette rencontre. Léry acquiert une
Léry, l’altérité des Amérindiens n’existe pas en rapport obligé avec les Européens mais
170
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
bien par elle-même, c’est là que se situe la plus percutante et géniale leçon que le texte de
Léry avait déjà le désir, sinon la vocation, de devenir écrivain quand il s’est
embarqué pour le Brésil en 1556. Pour preuve, les notes d’encre de Brésil qu’il a
commencé à prendre dès qu’il est arrivé au Fort Coligny. En outre, Léry est devenu un
écrivain dès son retour en Europe en 1558 quand il a rédigé et a donné ses deux
monographies à Jean Crespin, afin de défendre la cause des calvinistes du Brésil et que
les trois martyrs exécutés par Villegagnon ne soient pas morts en vain.
En définitive, pourquoi a-t-il attendu vingt ans pour publier l ’Histoire d’un
voyage? Très vite après son retour en Europe, il est à supposer que Léry a abandonné en
réalité tout intérêt pour le Brésil, tout d’abord parce que le Brésil était à jamais perdu
pour lui et ses correligionaires, mais aussi parce qu’il a été pris dans la tourmente des
guerres de religion. Le Brésil est resté loin et tapi dans sa mémoire au rang des souvenirs
quelques anecdotes avec ses compagnons. C’est en fait Thevet, avec les accusations à
charge des calvinistes formulées dans sa Cosmographie universelle, qui lui a procuré un
prétexte qu’il attendait et pour lequel il se préparait dans son refuge helvétique depuis
quelque temps. Quand paraît en 1578 la première édition de l ’Histoire d’un voyage.
Villegagnon est mort, Thevet n’a plus l ’aura qu’il avait. En effet, ces deux adversaires
sont désormais des proies faciles, des hommes de paille qui ont permis à Léry et au
l’Histoire d’un voyage un autre projet plus ambitieux, dont la portée n’est pas
171
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
uniquement théologique mais surtout politique et qui reprend, poursuit et étend le projet
Dès lors, le récit ethnographique n’est plus que le détour exotique obligé qui a
permis de mettre au grand jour la barbarie catholique et qui a servi de contre exemple
pour l’illustrer. Ce projet était encore assez difficile à mettre en lumière et à ceindre dans
les deux premières éditions dans lesquelles le lecteur est ravi et médusé par les tableaux
de Léry et ainsi ne peut y voir très clair, à cause de ces nombreux écrans de fumée que
Léry place ça et là dans son texte, peut-être pour mieux le cacher, comme autant de
leurres pour mieux ferrer le poisson. D ’ailleurs il s’agit souvent de “haims” (ou
hameçons) dans son texte et Léry nous confie que les enfants Tupinambas sont
particulièrement avides et férus de ces petits crochets fort utiles pour la pèche. Ce projet
devient limpide à partir de la troisième édition, celle de 1585 et ne fera que prendre de
Au seizième siècle le monde est altéré de manière aussi fondamentale que radicale
avec la découverte de l’Amérique qui va lentement entrer dans les consciences. Pour
Léry, la question de l’altérité que représente cet Amérindien que l’on vient de rencontrer
est fascinante. Dans son désir de résoudre l’énigme que pose cet autre, Léry n’aura pas
monde. Il ne tendra pas vers un système de comparaisons basé sur l ’analogie, prenant
l’Europe comme la norme et qui vise à réduire les différences et à mettre en avant les
172
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
épistémologique en place pour l’Ancien monde, un système qui disons-le bien, va
Nouveau monde, Léry comme Du Bellay marquera son refus de revenir aux sources de
l’Antiquité.71
qu’il affectionne tant et qu’il dit languir, notamment dans son poème: “Heureux qui,
Dans le cas de Léry il s’agit de négocier le Nouveau Monde de faire face à l’inconnu de
s’en délecter, d’en être ravi.72 Il remarquera à de nombreuses reprises dans le texte que ce
qu’il voit et qu’il constate est neuf, différent, surprenant, inouï et même incroyable, mais
en même temps attirant et fascinant. Comme nous l’avons dit plus haut, contrairement à
Thevet, Léry se cantonne à un récit descriptif et laisse à Thevet les jugements de valeur et
71 Dans Regrets du Bellay témoigne du refus de capter l’antiquité telle qu’elle se cherchait dans l ’Olive.
72 J’utilise le mot ravi au sens d ’être pris presque de force par une sorte d ’enchantement.
173
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Grains de poussière dans un rayon de soleil
Démocrite
A fanatic is someone who won ’t change his mind and won ’t change the subject
Winston Churchill
Afin qu 'en ce theatre de tout le monde, il y ait quelque commencement de descouverture
des hypocrites & gens de double cœur
Léry
Comme nous l’avons remarqué vers la fin du chapitre précédent, le Brésil, telle la
source qui s’épuise, semble perdre peu à peu de son importance pour Léry d’une édition à
l ’autre et ce, de manière plus spectaculaire et notoire à partir de la troisième édition, celle
de 1585, qui vient en quelque sorte comme réplique au texte de Thevet de 1584, Les
Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres. Toutefois, le Brésil demeure inscrit dans le
domaine de la mémoire et surgit ici et là dans le texte comme un paradis perdu, lieu
mythique et idyllique, empreint d’une certaine nostalgie qui est repérable aussi bien dans
les deux premières éditions de l’Histoire d’un voyage que dans les trois dernières. La
sphère d’intérêt de Léry paraît basculer, et avec la notoriété européenne dont il jouit à
1558 dans les monographies soumises à Jean Crespin et qu’il poursuit de manière plus
Cependant c’est essentiellement, mais non exclusivement, dans les chapitres six
sept et seize, ainsi que dans les préfaces de ses diverses éditions de 1 Histoire d’un
voyage, que Léry donne libre cours à ces débats théologiques et politiques qui
174
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
l’occuperont durant les trente dernières années de sa vie et qui se cristalliseront dans deux
mettre en lumière ces mouvements, et d’en élucider les motivations, les manifestations
ainsi que les conséquences, en retenant cependant les instances où le Brésil perdure,
Les obsessions vont être génératrices d’écriture chez Léry. En effet qu’il s’agisse
de Thevet ou bien de Villegagnon, Léry n’aura de cesse de passer en revue, d’une édition
à l’autre de l’Histoire d’un voyage, tout ce qu’il trouve à redire, à corriger ou à démentir
concernant les accusations et les affirmations de l ’un ou de l ’autre de ces deux hommes.
Littré indique que du latin ob et sedere, le verbe obséder veut dire: s’asseoir autour ou
assiéger, c’est ce dont il sera question et ce qui sera enjeu pour Léry dans son traitement
de Thevet et de Villegagnon tout autant que dans le travail des remaniements incessants
auxquels il soumettra son Histoire d’un voyage entre de 1578 et 1611. Cette posture
peut être conçue comme une réplique subconsciente au siège subi par Léry pendant un an
175
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.1. Thevet: des Singularitez à l’Histoire de deux voyages arrêt sur la Cosmographie
Tout commence avec Thevet pour plusieurs raisons: Thevet est le premier à faire
le voyage au Brésil et il publie les Singularitez de la France Antarctique dès 1557, alors
que Léry est lui, à présent, au Brésil. En effet Thevet s’était porté volontaire et avait été
Villegagnon l’avait instamment sollicité— voire, dit Thevet sous l’autorité du Roi— de
l’assister dans l ’exécution de son entreprise. Il ne faut pas oublier que le cordelier
d ’Angoulême [...] était déjà un personnage et passait pour avoir au suprême degré la
pratique des navigations lointaines. (Heulhard 102)
Arthur Heulhard pense sans doute, comme il le confirme plus loin dans son texte, que
Thevet a déjà fait un voyage au Brésil avant cela ce que ce dernier prétend mais qui n’est
pas du tout avéré1. Cependant, Thevet n’en reste pas aux Singularitez. et il publie tout
d’abord sa Cosmographie universelle en 1575, dans laquelle il attaque les calvinistes qui
ont séjourné au Brésil. Thevet récidive et renouvelle ses attaques vis-à-vis des calvinistes,
en défendant Villegagnon quelques années plus tard dans ses Vrais Pourtraits en 1584 et
ensuite dans l’Histoire de deux voyages, rédigée en 1588, ouvrage qui ne sera pas publié
du vivant de l’auteur.
cette époque là.2 Pour autant, comme le remarque Gilbert Chinard, Thevet, en dépit de
Pauvre écrivain, géographe dépourvu de tout sens critique et qui accepte sans contrôle les
pires légendes, quand il n ’en invente pas de nouvelles, Thevet n ’en est pas moins
1 C’est en effet ce qu’il certifie dans son Histoire de deux voyages (Genève: Droz,2006) 391.
2 Voir F. Lestringant André Thevet cosmographe des dernier Valois (Genève: Droz 1991) 220-1.
176
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
intéresssant pour nous: il nous semble être en effet [...] un des derniers représentants de
la science du moyen âge. Sa figure curieuse de moine coureur d ’aventures, badaud et
naïf, sa vantardise de Gascon, le rôle qu’il a joué de son temps surtout, et l’influence qu’il
a eue sur ses contemporains, font qu’on ne peut le négliger malgré ses défauts reconnus.
(Chinard 85)
En outre, selon Martin Fumée, cité par Léry dans sa préface de l ’édition de 1580: “ce
Toutefois, Léry nous assure qu’il n’aurait pas entrepris son récit du voyage afin de
démentir Thevet, si ce dernier n’avait pas calomnié, mais Thevet entreprend une attaque
en règle contre les calvinistes dans sa Cosmographie universelle publiée en 1575. Léry
[...] n ’a pas seulement renouvelé et augmenté ses premiers erreurs, mais, [...] sans autre
occasion, que l’envie qu’il a euë de mesdire et detracter des Ministres, [...] avec des
digressions fausses, piquantes et injurieuses, nous a imposé des crimes; à fin, di-je, de
repousser ces impostures de Thevet, j ’ay esté comme contraint de mettre en lumière tout
le discours de nostre voyage. (63)
En effet, face aux injures et aux mensonges de Thevet, Léry souligne ici qu’afin de
“repousser ces impostures de Thevet”, il nous avoue avoir “esté comme contraint de
mettre en lumière tout le discours de nostre voyage” et de donner ainsi sa version des
faits. À ce point dans la préface, Léry cite des passages de la Cosmographie de Thevet,
afin de mettre en évidence les mensonges auxquels ce dernier a eu recours. Voici donc,
énoncée par Léry la raison majeure qui l’a poussé à entreprendre ce récit comme réponse
ou plutôt comme réplique aux accusations de Thevet et donc de prime abord à partir
Il est important, toutefois de souligner que, Léry dans son Histoire d’un voyage
3 Dans la préface de sa traduction du texte de Francisco Lopez de Gomara: Histoire général le des Indes
Occidentales (Paris:M. Sonnius, 1568 et 1569).
177
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
déjà fait dans ses monographies de 1558 et dans l’Histoire mémorable en 1574. En outre,
Le voyageur écritf... ] pour dénoncer les récits “mensongers” d ’autres voyageurs. [... ] Le
mensonge ou le mûthos ont donc une double fonction. Ils sont producteurs de récits et
permettent aux récits de proliférer: j ’écris pour dénoncer le récit de l'autre; ils font donc
écrire. Ils font croire, puisque désigner le récit de l ’autre comme fiction, c ’est du même
coup, de la part du narrateur, valider son propre récit comme sérieux: il veut nous faire
croire qu’il a vu, mais je sais moi qu’il n ’en est rien, car moi, j ’ai réellement vu; c ’est
donc moi que vous devez croire. (Hartog 305)
C’est tout à fait ce qui se joue dans la querelle engagée à coup de feuillets entre Léry et
Thevet à partir de 1575. Cette querelle engendre l’écriture: une kyrielle de textes de part
et d’autres, mais aussi le thème récurrent dans chacun des textes est: “croyez-moi lecteur,
car moi, j ’ai vu, alors que l’autre n’a rien vu”. Il semble bien que Thevet sorte perdant
dans ce jeu du “diseur de lô g o i, du diseur de mûthos” (Hartog 305), car lui visant trop
haut et trop gros se contredit non seulement d’un texte à l ’autre, mais aussi à l’intérieur
d’un même texte, notamment dans sa Cosmographie (Lussagnet 95). Dans une remarque
certes moins subtile, Chinard montre, quant à Thevet, les conséquences de son goût pour
la mythomanie: “Il invoque si souvent son expérience, qu’il a vraiment dû finir par croire
lui-même à ces billevesées” (Chinard 89). Mais avec Léry, il se fait prendre à mentir et
Brésil le 31 janvier 1556, il y a plus de treize mois que Thevet est parti, quand les
calvinistes sont arrivés (1994:66), donc il n’y a eu aucun contact entre Thevet et les
4 Ce qui est d ’ailleurs confirmé par Thevet dans ses Singularitez. pp.l 13, 230.
178
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Dépuis l’an cinq cens cinquante cinq je feis un autre voyage, et accompagnay le Seigneur
de Villegagnon, avec lequel je demouray quelques années. Je sçay bien que ce menteur
Lery s’est persuadé que je retoumay en France la mesme année que j ’arrivay là, [...].
(Laborie & Lestringant 263)
Thevet saura néanmoins tirer un profit politique important de ce voyage écourté, car il
Cosmographe.5 Donc, malgré ce qu’il avance, Thevet n’est resté au Brésil que très peu
de temps, dix semaines tout au plus et n’a sans doute pas vu grand chose. En effet,
comme le signale tout d’abord Léry: “il ne bougea gueres de l’isle inhabitable où se
malade à son arrivée au Brésil” rentre en France “au bout de dix semaines le 31 janvier
1556” (1994:68).6 Pour Léry, Thevet n’était pas vraiment présent parmi les Tupinambas
du Brésil, où il n’a séjourné que très peu de temps et n’a acquis aucune connaissance de
visu, ainsi, contrairement à ce qu’il prétend et aux préceptes de Saint Thomas, Thevet ne
base pas ce qu’il croit sur ce qu’il voit, mais plus vraisemblablement sur ce que lui
Ceci est tout à fait ironique, car Thevet accusait son ennemi juré Belleforest, la
jamais voyager pour aller faire ses enquêtes sur le terrain, se posant, lui, en contrepartie,
trotter . Juste revers de la médaille, dans le cas du Brésil, c’est lui, Thevet, qui est le
5 II sera le cosmographe de quatre rois: Henri II, François II, Charles IX et Henri III. Voir F. Lestringant,
André T hevet. cosmographe des derniers Valois fGenève: Droz, 1991) 11-17.
6 Pour de plus amples informations sur ce point consulter F. Lestringant, André T hevet. cosmographe des
derniers Valois f Genève: Droz, 1991) 90-100.
7 Les attaques contre Belleforest sont bien plus nombreuses et traversent tout le texte de la Cosmographie
de Thevet. Les deux cosmographes très proches au milieu du siècle, sont devenus de véritables “frères
179
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
“géographe de cabinet” ou plutôt “le géographe dans le hamac”, c ’est lui qui obtient ses
expériences personnelles. Dès lors, on a le sentiment que, très souvent, Léry semble lui
adresser ces paroles comme un leitmotiv: “Tu n’as rien vu à Guanabara! tu n’as rien vu à
Guanabara”.
Dès qu’il entame son récit du voyage au Brésil, Léry cherche à se démarquer
coûte que coûte par rapport à Thevet en insistant sur son propre vécu et sur le
Selon Léry, Thevet dans sa Cosmographie: “avoit envie de pousser et mentir ainsi
Cosmographiquement: c ’est à dire, à tout le monde” (67). Léry marque ici le côté
voyages dans laquelle Thevet ment en affirmant qu’il a fait deux voyages en Amérique et
En recourant à ce subterfuge, Thevet fait plus fort que Léry, tout en se plaçant sur le
même terrain que lui: il multiplie par deux l’autopsie dont se targue son adversaire.
(Laborie & Lestringant 10)
En 1588, Thevet conscient de la menace que représente Léry, cherche dans ce chant du
cygne que représente ce dernier ouvrage, à le dépasser, à le doubler c’est pour cela qu’il
“multiplie Tautopsie”.8
ennemis” dans le dernier tiers du siècle. Voir Jean Simonin, Vivre de sa plume au XVIe siècle (Genève:
Droz, 1992) 180-6.
8 L ’Histoire de deux voyages rédigée en 1588 n ’étant pas publiée avant la mort de Thevet en 1592, Léry
n ’en a sans doute pas eu connaissance. Voir Histoire de deux voyages J. L. Laborie et F. Lestringant éds.
(Genève:Droz, 2006).
180
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Quelles sont les attaques précises formulées par Thevet et que Léry cherche à
réfuter dans son Histoire d’un vovaee? Tout d’abord, il est important de noter que
reprendre et les ressasser dans ses deux œuvres subséquentes à savoir ses Vrais Pourtraits
et son Histoire de deux voyages. A y regarder de plus près, les accusations de Thevet ont
de Léry afin d’insuffler une nouvelle énergie à celle de Thevet. Villegagnon étant mort
en 1572, ilne peut donc plus participer aux débats sur le Brésil qui opposent Thevet et
Léry, et quieux ont lieu de 1575 à 1592.9 Dans sa Cosmographie universelle Thevet,
déclare:
Au reste, j ’avois oublié à vous dire, que peu de temps auparavant y avoit eu quelque
sédition entre les François, advenuô par la division et partialitez de quatre Ministres de la
religion nouvelle, que Calvin y avoit envoyez pour planter sa sanglante Evangile, le
principal desquels estoit un Ministre séditieux nommé Richer, qui avoit esté Carme et
Docteur de Paris quelques années auparavant son voiage. Ces gentils predicans ne
taschans qu’à s’enrichir, et attraper ce qu’ils pouvoient, feirent des ligues et menees
sécrétés, qui furent causes que quelques uns des nostres furent par eux tuez. Mais partie
de ces séditieux estans prins furent executez, et leurs corps donnez pour pasture aux
poissons: les autres se sauvèrent du nombre desquels estoit ledit Richer, lequel bien tost
après s ’en vint rendre Ministre à la Rochelle, là où j ’estime qu’il soit encor de présent.
Les Sauvages irritez de telles tragédies, peu s ’en fallut qu’il ne se ruassent sur nous et
missent à mort ce qui restoit. (Lussagnetl5)
Léry souligne en manchette que Thevet “devoit dire oublié de mentir” (1994:64). En
9 A n n é e d e la m o rt d e T h ev et.
181
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
l’amalgame entre les “truchements” révoltés contre Villegagnon en février 1556 et les
Cette fable voulait faire croire que le cordelier Thevet était resté plus de dix semaines au
Brésil, voire même jusqu’en 1557 et aurait donc été présent au moment où les huguenots
y étaient, ce qui est faux et que Léry dénonce avec véhémence. On remarque également
dans ce passage du récit de Thevet que la révolte des “truchements” contre les règles
austères de comportement prescrites par Villegagnon est mise sur le même plan que le
débat théologique sur l’Eucharistie qui oppose Villegagnon et les huguenots, ce qui pour
De plus, selon Thevet, les calvinistes avec leur “sanglante Evangile” ne visent
qu’à “s’enrichir et attraper ce qu’ils pouvoient”. Ceci n’est pas une mince accusation
pour le pasteur Léry, qui lui s’était insurgé, contre l’avidité et l’appât du gain des
Sancerrois dans son Histoire mémorable et qui contre-attaque dans la préface de son
Histoire d’un voyage, voulant montrer qu’en ce passage Thevet a été “aussi asseuré
Plus loin, Thevet semble se réjouir du sort des “martyrs” calvinistes qui ont servi
de “pasture aux poissons”, ces hommes dont Léry s’était fait le devoir de rappeler la
fidélité et le sacrifice à leur foi et “desquels la vie peut estre un exemple à un chacun”
(Crespin 857). En outre Thevet écrit sa Cosmographie bien après les massacres de la
Montauban et de La Rochelle, qui en sont les conséquences, il sait donc parfaitement que
Richer n’est plus pasteur dans la ville de La Rochelle, mais feint de l’ignorer, comme une
10 Thevet qui avait quitté le Brésil le 31 janvier 1556 n ’était présent ni lors de la révolte des truchements
datant du 4 février 1556, ni durant le conflit qui allait opposer les huguenots à Villegagnon au sujet du sens
de l ’Eucharistie durant l’année 1557.
182
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
marque supplémentaire de dédain à son égard." Finalement, comme pour mettre une
touche finale à son chapelet de mensonges et d’injures, Thevet diabolise les Tupinambas
signalant qu’ils avaient des vélléités de se ruer sur ceux qui restaient sur l’île Coligny.
pour Léry qui va citer à présent un autre segment du récit de Thevet dans lequel ce
Au reste, si j ’eusse demeuré plus long temps en ce païs là, j ’eusse tasché à gaigner les
ames esgarees de ce pauvre peuple, plustost que de m ’estudier à fouiller en terre, pour y
cercher les richesses que nature y a cachées. Mais d ’autant que je n ’estois encores bien
versé en leur langue, et que les Ministres que Calvin y avoit envoyez pour y planter sa
nouvelle Eglise, entreprenoient ceste charge, envieux de ma délibération je delaissay
ceste mienne entreprinse. (Lussagnet 95)
Thevet veut à présent faire croire qu’il aurait aimé convertir les “sauvages”, s’il était resté
plus longtemps, et s’il avait pu parler leur langue et ainsi communiquer avec eux. Thevet
se contredit ici, par rapport à ce qu’il avait affirmé précédemment, car tout d’abord il
avoue indirectement n’être resté que peu de temps au Brésil, alors que dans le passage
précédent il voulait nous faire croire qu’il y était encore en 1557, puis il avoue ne pas
avoir appris à parler la langue, là encore il dit le contraire, car plus avant dans son récit il
se dit “conversant avec eux” (Lussagnet 38). Thevet se contredisant tellement qu’il finit
par dire la vérité ici, dès lors, ce sont deux points sur lesquels Léry ne trouvera rien à
contester. L’objectif de Thevet est cependant de dire que ce sont les calvinistes qui ont
entrepris son projet de convertir “ce pauvre peuple” et qui lui ont, en quelque sorte, volé
l’idée. Pour Léry ce ne sont que balivernes et Thevet “fait de tout bois flesches”
(1994:66), car il n’a parlé ni de leur rencontre, ni de toutes ces fautes des “Ministres”
dans ses Singularitez en 1557 et il en parle plus de quinze ans après dans sa
11 Les massacres de la Saint Barthélémy se déroulent du 23 août 1572 jusqu’en octobre de la même année.
Les villes de la Rochelle, Nîmes, Montauban et Sancerre se rendent entre juin et août 1573.
183
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Cosmographie, ce qui pour Léry montre que Thevet “avoit envie de pousser et de
mentir” (1994:67).
ce passage:
Somme, quoy qu’il ne soit pas d ’accord avec soy-mesme, tant y a qu’à voir les
censures, réfutations et corrections qu’il fait és œuvres d ’autruy, on diroit que tous ont
esté nourris dans des bouteilles, et qu’il n ’y a que le seul Thevet qui ait tout veu par le
trou de son chaperon de Cordelier. (1994:83)
Léry souligne que Thevet prétend avoir tout vu “par le trou de son chaperon” et ainsi
s’octroie le titre de censeur et par là, le droit de corriger et de dénoncer les “erreurs” des
autres, alors que lui même erre et se contredit bien souvent. Léry, qui très souvent
revendique un style, simple, sobre et sans artifices, montre bien ici qu’il a un don pour la
répartie, qu’il a de l’esprit et qu’il est même très apte au sarcasme. Concernant encore
je suis contant [...] de le nommer encore, non simplement Cosmographe, mais qui plus
est si général et universel que comme s ’il n ’y avoit pas assez de choses remarquables en
toute ceste machine ronde ni en ce monde (duquel cependant il escrit ce qui est et ce qui
n ’est pas), il va encores outre cela, chercher des fariboles au royaume de la lune, pour
remplir et augmenter ses livres des contes de la cigongne. (1994:77)
monde entier et qui invente au reste comme véritable faiseur de contes, et affabulateur
est de constater que la matière brésilienne est fort ressemblante chez Thevet et Léry car
tous deux tirent une partie importante, de leurs informations de truchements et ceci est
sans doute plus avéré pour Thevet que pour Léry, compte tenu du temps passé au Brésil
184
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ces truchements connaissaient parfaitement la vie indigène qu’ils partageaient parfois
jusqu’au cannibalisme inclus. Ils étaient en majeure partie Normands aussi accueillirent-
ils avec joie leurs compatriotes qui constituaient l’essentiel des colons de Villegaignon.
(Lussagnetivii)
La différence entre les deux textes les Singularitez de Thevet et l’Histoire d’un vovage de
prédécesseur, adoptant une organisation thématique ainsi qu’une série d’anecdotes qui
ponctuent le récit. Cette formule est bien plus attrayante et engageante pour le lecteur
elle, vient visiblement directement des truchements sans offrir les anecdotes personnelles
[,..]q u ’à l’ouyr discourir au long et au large, vous diriez qu’il a non seulement veu, ouy
et remarqué en propre personne toutes les coustumes et maniérés de faire de ceste
multitude de divers peuples sauvages habitans en ceste quarte partie du monde, mais
aussi qu’il a arpenté toutes les contrées de l’Inde Occidentale: à quoy neantmoins pour
beaucoup de raisons, la vie de dix hommes ne suffirait pas. (1994:79)
Léry soulève ici une différence notoire entre lui et Thevet, quant à l’ambition débordante
de ce dernier, qui, en tant que Cosmographe, vise à ceindre et à peindre le monde entier
ou plus précisément ici la totalité de “ceste quarte partie du monde”. Alors que lui, Léry,
12 En plus des différences épistémologiques signalées dans le chapitre III de la présente étude.
13 On pourrait d ’ailleurs penser que dans ce passage, Montaigne visait directement Thevet qui a commencé
par faire un voyage au Levant et a donc “veu la Palestine”, puis s ’est cru omniscient sur le monde entier.
185
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils
ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous d’avoir veu la Palestine, ils veulent jouir
de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroy que
chacun escrivit ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait, non en cela seulement, mais en tous
autres subjects. (Montaigne 203)
Si l’on remarque assez aisément que Thevet est la personne que Léry vise avec
Villegagnon comme étant à l’origine des maux et accusations contre les huguenots, force
est de constater que pour Thevet, en 1588, Léry incarne l’ennemi de la dernière heure
ayant même presque totalement pris la place occupée par Belleforest en 1575. Léry était
pratiquement inconnu en 1575 alors qu’en 1588 il a déjà trois éditions de l’Histoire d’un
voyage ainsi que l’originale et la traduction en latin de l’Histoire mémorable à son actif.
Il occupe une place que Thevet convoite comme lui revenant de droit. L’Histoire de deux
voyages de Thevet constitue l’ultime série de flèches dans le carquois fort démuni de
Thevet, dont la cible est Léry, ce pasteur, ancien cordonnier, à présent porté aux nues
dans le camp protestant. La renommée et le crédit dont jouit à présent Léry sont
insoutenables pour le vieillard aigri et oublié qu’est devenu Thevet en 1588, d’où son
dernier atout, ce mythe de deux voyages qu’il construit afin de dépasser ou plutôt de
14 Cette posture va changer chez Léry à partir de 1585, comme on le verra plus loin dans cette étude,
pp.200-6.
186
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
1.2. Villegagnon: du Chevalier de Malte au Caïn d’Amérique
À en croire ce récit, tout d’abord, Léry nous signale déjà que Villegagnon a du mal à
s’entendre avec le Capitaine du château de Brest, Marc de Carné. Heulhard soutient que
Villegagnon, que les protestants ont naturellement accusé d ’avoir cherché le conflit par
de “folles provocations”, fit preuve au contraire d ’un esprit de modération rare, allant
jusqu’à parler d’obéir, au lieu de commander, comme il en avait le droit, si le bien de
l’Etat en dépendait. (Heulhard 71)
On a du mal à croire que le fougueux Vice Amiral Villegagnon puisse faire preuve de
“modération” quand il se sent blessé dans son amour propre et quand on refuse de lui
obéir comme ce fut sans doute le cas pour le Capitaine de Carné. De plus, selon Léry, le
dit Capitaine de Carné étant un favori du roi, l’aire de manœuvre de Villegagnon s’en
trouve réduite comme une peau de chagrin. D ’où le désir de Villegagnon de quitter la
France afin de s’éloigner d’une situation aussi insoutenable que désespérée concernant
son différend avec le Capitaine du château de Brest. Dès lors, le projet d’un refuge
187
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
protestant au Brésil était un prétexte judicieux permettant à Villegagnon de quitter la
France “en honneur & réputation” . Son “ardent désir & affection incroyable” ne seraient
donc que simulacres machiavéliques servant à avancer sa propre cause et à redorer son
blason terni dans la querelle de Bretagne. Nous avons déjà présent dans ce passage les
éléments clés qui définissent pour Léry et son camp, le personnage Nicolas Durand de
Avec des dons variés et merveilleux, une constitution d ’athlète, une ambition de
conquérant, une puissance d’esprit égale aux forces du corps, audacieux et brave comme
un Français, intrigant comme un Anglais, patient et rusé comme un jésuite espagnol,
soldat qui sent l’eau de mer, marin qui sent les bois, homme des âges anciens qu’enivre le
souffle des Indes, Villegagnon a porté toute sa vie la peine d’une origine médiocre et sans
aïeux. (Heulhard 2)
Mis à part le style outré, daté et pompeux d’Arthur Heulhard, tout à fait transparent mais
siècle, deux éléments notoires sont à relever dans ce passage. Tel que Heulhard le
“de robe très courte”(2) et non d’épée. En second lieu, quand il écrit: “soldat qui sent
l’eau de mer, marin qui sent les bois” Heulhard marque d’emblée ce que d’aucuns ont
inhérentes au personnage. À y regarder de plus près, ce qui ressort dans ce portrait, c ’est
que Villeganon veillera par son ambition et son ambivalence à occulter sa naissance
“sans aïeux”, pas assez brillante, c’est un homme, qui n’a pas une mince opinion de sa
personne, et qui vise toujours à être reconnu comme maître incontesté des lieux sur “l ’île
aux Français”.
188
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Afin de mener à bien son projet de “France Antarctique” Villegagnon fait appel
conseiller du roi, qui deviendra la figure de proue dans le camp huguenot puis la première
attributs du parfait capitaine d’industrie qui fixe le regard sur ses objectifs, faisant fi de
à tour un catholique et un homme sensible à la Réforme (s’il n’est pas encore protestant),
assurant chacun d’eux de la sincérité de sa foi, afin de mieux atteindre ses propres
objectifs.
Dans son épître dédicatoire, Léry précise concernant la perte du Brésil, qu’ “il faut
préface: “pour réfuter Thevet, et pour monstrer quant et quant quelle religion Villegagnon
faisoit semblant de tenir lors” (67), mais aussi afin de mieux ancrer ses propos dans la
vérité ou du moins dans un effet de vérité, Léry va offrir une copie de la lettre de
Villegagnon à Calvin traduite en français, dans laquelle Villegagnon insiste sur la joie
qu’il éprouve de recevoir les “freres” que Calvin lui envoie, et dont Léry fait partie.15 En
effet, dans cette lettre, Villegagnon fait part à Calvin: “qu’on ne scauroit déclarer par
paroles combien m ’ont resjouy vos lettres, et les freres qui sont venus avec icelles”(67-8).
Pas de doute possible, selon Léry, quant à la religion à laquelle Villegagnon prétendait
appartenir ces temps-ci, de plus, comme Lestringant le remarque: “Le terme ‘freres’ a ici
15 La lettre constitue un document officiel et historique. Léry l ’utilise à ces fins ici, tout comme c ’était le
cas dans l’Histoire mémorable avec les lettres du roi, voir pp. 198-200.
189
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C’est cependant dans le sixième chapitre de son Histoire d’un voyage que Léry
nous offre le premier trait de Villegagnon, relevé lors de leur rencontre initiale:
[...]nous fusmes trouver Villegagnon, lequel nous attendant en une place nous saluasmes
tous l’un après l’autre: comme aussi luy de sa part avec un visage ouvert, ce sembloit,
nous accolant et embrassant nous fit un fort bon accueil. (161)
Villegagnon semble faire “fort bon accueil” et très bonne impression au premier contact
selon Léry. Une fois que les dirigeants du groupe de calvinistes, à savoir le seigneur Du
Pont et le pasteur Richer déclarent leur but principal de “dresser une Eglise reformée
selon la parole de Dieu en ce pays-là” (161), Villegagnon réplique: “ayant voirement dès
long temps, et de tout mon cœur désiré telle chose, je vous reçois tresvolontiers à ces
[,..]une rettraitte aux povres fideles qui seront persécutez en France, en Espagne et
ailleurs outre mer à fin que sans crainte ni du Roy ni de l’Empereur ou d ’autres potentats,
ils y puissent purement servir à Dieu selon sa volonté. (162)
se pose comme “Sauveur”, figure christique, mais de plus, comme faisant concurrence
non seulement au Roi de France, Henri II mais aussi à l’Empereur d’Espagne, Charles
contraire, fait plutôt de l’excès de zèle: “ne cessant de joindre les mains, de lever les
esmerveiller un chacun de nous” (163). Ce “jeu” réussit fort bien à Villegagnon car selon
Léry, le pasteur Richer lui-même est très favorablement impressionné disant: “que nous
avions trouvé un second sainct Paul en Villegagnon” (165). Léry nous avoue qu’il n’est
190
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
pas si convaincu, car très vite Villegagnon semble profiter de ses nouvelles recrues,
Finalement notre dernier mets fut, que pour nous rafraischir du travail de la mer [...], on
nous mena tous porter des pierres et de la terre en ce fort Coligni qu’on continuoit de
bastir. C’est le bon traitement que Villegagnon nous fit dés le beau premier jour, à nostre
arrivée. [...]il sembloit bien nous traiter un peu plus rudement que le devoir d ’un bon
pere [...] ne portoit envers ses enfans. (164-5)
On note une pointe de déception dans le ton de Léry qui considère que Villegagnon
“sembloit bien” les traiter “plus rudement” qu’un “bon pere”. Villegagnon veut être un
“pere” pour les calvinistes et non un “frere”, marquant sa volonté de les dominer en
Pour sûr, la dévotion de Villegagnon à la foi réformée semble excuser et faire pardonner
ses tendances tyranniques et esclavagistes ainsi que le mode de vie Spartiate qu’il impose
Villegagnon achevoit de couvrir d’herbe[...], nous pendismes des linceux et des licts de
Coton pour nous coucher en l’air” (164). La simple “maisonnette” est en construction et
Léry marque avec la description des hamacs tout d’abord l ’exotisme, mais aussi de
manière presque inconsciente, la mort avec les “linceux” et la manière de dormir “en
l’air”, c ’est à dire déjà enroulé dans la pièce de coton, le vêtement mortuaire, et le corps
suspendu en l’air, ni tout à fait sur terre ni au ciel mais dans cet entre-deux, cet espace
liminaire qui marque le passage d’un lieu à l’autre, d’un monde à l’autre, de la vie à la
mort.16
191
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ceci indique tout d’abord, que Villegagnon et son comité d’accueil n’étaient pas
tout à fait prêts à recevoir les calvinistes, mais aussi, ce passage augure assez mal et
semble déjà signifier le rejet et le banissement des calvinistes, qui seront forcés de quitter
l’île, seront réduits à vivre à la “briqueterie” parmi les Tupinambas et dont la vie sera
mise en danger lors du difficile voyage de retour sur le vieux raffiot nommé Le Jacques.
Léry réitère toutefois très souvent, que les calvinistes restent dévoués et serviables vis-à-
vis de Villegagnon: “tant qu’il fit profession de l’Evangile” (166). Léry paraît même très
une certaine pointe d’ironie de temps à autre, comme quand il souligne que Villegagnon
s’était “mis à genoux sur un carreau de velours” (167). En effet le côté théâtral, exagéré
papisme” (167).
Villegagnon semble en faire un peu trop pour être honnête, et le pasteur Léry
(168). Ce propos est d’importance: il marque la première allusion dans le texte de Léry à
Heulhard lui-même, dans sa biographie, autrement fort partisane et élogieuse, marque lui
192
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Quelle est la nature du rapport entre les oblats, c’est à dire le pain et le vin, avec la chair
cène, Villegagnon reste en accord avec l’interprétation de Calvin et de Bèze et donc avec
la doxa calviniste, précisant que les “ames” sont sustantées “de la chair et du sang” de
Mais bien vite: “on appercevoit aisément qu’il n’y avoit qu’ostentation en son
fait” (175), remarque Léry. En effet, Villegagnon et son acolyte Cointa, s’ils rejettent
par laquelle Jésus Christ “se communique en nourriture spirituelle” (175). Selon Léry,
pour Villegagnon et Cointa, les paroles de Jésus Christ: “Ceci est mon corps: Ceci est
mon sang, ne se peuvent autrement prendre sinon que le corps et le sang de Jésus Christ y
soyent contenus” (176). Plus loin, Léry cite Villegagnon: ‘quand Jésus Christ a dit du
pain, Ceci est mon corps, il faut croire sans autre interprétation, qu’il y est enclos: et
laissons dire ces gens de Geneve” (182). Pour Villegagnon et Cointa, défenseurs du
dogme de la Présence Réelle, les mots du Christ sont à prendre au sens propre, au premier
degré et non comme le requiert l’interprétation calviniste au sens figuré, en tant que
linguistique.17 Comme nous l’avons souligné plus haut pour beaucoup et pour les
Manger la chair de Dieu pour s ’approprier ses qualités surnaturelles est un concept
étranger à la religion juive. Par contre cette notion est familière à l’Antiquité païenne
17 Comme le remarque pertinemment Montaigne dans son “Apologie de Raimond Sebond”: “La plus part
des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes” (Montaigne 508).
193
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comme l’écrit Charles Guignebert: ‘Dans l’Antiquité, l’idée de la communion établie
avec le dieu par la manducation du dieu, pour obtenir part à la vie divine était très
répandue’. (Bemheim & Stavridès 244)
En outre, comme le remarque Lestringant pour clore son essai — intitulé: “Catholiques et
l ’hérésie catholique de l ’Eucharistie est double: d ’abord parce qu’elle se fonde sur la
perversion anthropophage; ensuite parce qu’elle inverse cette anthropophagie elle-même,
en en faisant une opération régressive de retour au cru. (Margolin & Sauzet 1982: 243)
Le débat sur le sens de l’Eucharistie n’a pas fini de faire couler de l’encre dans un camp
comme dans l’autre. En effet ce débat perdure et se retrouve dans chacune des cinq
éditions de l’Histoire d’un voyage, c’est à dire qu’il se poursuit pour Léry de 1578 à
1611.
Dans les dix dernières pages de son sixième chapitre, Léry va offrir quelques
à-vis des calvinistes. Tout d’abord Léry marque le constat qui date du jour de la “Cene
disoit autrefois avoir eue de Calvin [...] dit que c’estoit un meschant heretique desvoyé
ainsi il éclaire parfaitement les calvinistes, comme le remarque Léry: “la dissimulation de
Villegagnon nous fut si bien descouverte, qu’ainsi qu’on dit communément, nous
cognusmes lors de quel bois il se chauffoit” (186). Le masque tombe, Villegagnon révèle
son véritable visage, le jeu qu’il avait joué devient transparent. Dans son effort pour
faire comprendre les motivations de Villegagnon à ses lecteurs, Léry explique que
194
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Lorraine, son mécène catholique: “de ce qu’il avoit quitté la religion Catholique
L ’explication de Léry paraît ici simplifier une situation qui était sans doute bien plus
d’humanité de Villegagnon, que ce soit dans ses rapports avec les Tupinambas, avec les
truchements normands, ou avec les calvinistes, qu’il finit par chasser de son île à “la fin
du mois d’Octobre” (195). Pour Léry, les “sauvages” Tupinambas sont autrement “plus
humains que celuy lequel, sans luy avoir meffait, ne nous peut souffrir avec luy” (196).
Léry avait déjà marqué sans ambiguïté l’aspect brutal, cruel et inhumain de Villegagnon
dans la seconde monographie qu’il rédigea en 1558: “Trois martyrs en la terre du Brésil”
et qui traite des trois calvinistes torturés et tués par Villegagnon, Jean du Bordel,
Villegagnon à l’égard des gens dont il a la charge, dont il se voulait être le père:
[...]'Villegagnon esmeu de grande cholere desment ce povre patient & levant le poing luy
en donne un tel coup sur le visage, que tout incontinent le sang sortist du nez et de la
bouche en abondance. [...] Villegagnon se mocquant l’appeloit douillet & tendron:
pourcequ’il pleuroit d’une chiquenaude. (Crespin 888)
Chacun aura droit à un sort semblable avant de périr dans les flots par ordre de
Villegagnon, qui une fois débarassé de ces calvinistes, “se trouva grandement soulagé en
son esprit” et “il ordonna que largesse de vivres fust faite [...] en mémoire de très grande
profondément touché, comme Léry, par le sort réservé à ces trois calvinistes, a relaté leur
195
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Dieu poursuit Satan et lui fit guerre ouverte
Jusques en Amérique, où ces peuples nouveaux
Ont esté spectateurs des faits de nos bourreaux.
Leurs flots ont sçeu noyer, ont servi de supplices,
Et leurs rochers hautains presté leurs précipices:
Ces aigneaux eslongnez en ce sauvage lieu
N ’estoyent pas esgarés, mais dans le sein de Dieu;
Lors qu’eslevés si haut leurs languissantes veuës
Vers leur païs natal furent de loin tenduës,
Leurs desseins impuissants pour n’estre assez légers,
Eurent secours des vents; ces ailez messagers
En apportèrent l ’air aux rives de la France.
La mer ne dévora le fruict de leur constance.
Ce n ’est en vain que Dieu desploya ses thresors
Des bestes du Brésil aux solitaires bords,
Afin qu’il n ’y ait cœur ni ame si sauvage
Dont l’oreille il n ’ait peu frapper de son langage
(Tragiques Feux, v.330-346).
D ’Aubigné souligne ici, sans toutefois nommer l’instigateur, que l’acte odieux de
Villegagnon a été non seulement commis devant témoins, mais de plus que les échos en
sont arrivés jusqu’en France. Pour d’Aubigné comme pour Léry ces martyrs ne sont pas
morts en vain : “la mer ne dévora le fruict de leur constance”, leur voix ne sombre pas
dans l ’oubli, elle perdure et est transmise afin que demeure et dure le souvenir de leurs
souffrances.
Villegagnon:
Villegagnon par l’advis du conseil fit deffense à peine de la vie, que nul ayant titre de
Chrestien n ’habitast avec les femmes des sauvages. [...] pas un seul des gens de
Villegagnon ny de nostre compagnie ne la transgressa, mais aussi quoy que depuis mon
retour j ’aye entendu dire de luy: que quand il estoit en l’Amerique il se polluoit avec les
femmes sauvages, je luy rendray ce tesmoignage, qu’il n’en estoit point soupçonné de
notre temps. (180-1)
Ce qui ressort de ce passage, c’est que Léry fait montre ici de justice et de probité, faisant
mensonge, afin de peindre aussi négativement que possible Villegagnon, qui pourtant ne
196
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
méritait pas toujours le respect et la considération que Léry lui alloue. Léry comme il le
remarque lui même, ne veut “taire non plus ce qui estoit louable que vituperable en
d’accorder crédit quand il est mérité, même à celui qui est devenu ennemi des calvinistes,
est cette même attitude de tolérance, de modération et d’ouverture qui lui a valu d’être
jugé comme “traitre” par Bruna Conconi. En effet Conconi, reproche à Léry de s’être
Thevet qui veut par ses inventions et machinations rendre les calvinistes responsables de
l’échec du projet colonial français au Brésil. Les torts sont sans doute partagés par
Villegagnon et ses deux mécènes le Duc de Lorraine et l’Amiral Coligny, par les
calvinistes et aussi sans doute par le Roi qui n’ayant peut être pas assez cru en ce projet,
ne lui a pas accordé l’attention et les ressources nécessaires afin de le mener à bien.
L’ironie de la situation est, comme le remarque Lestringant, qu’ “[e]n détournant à lui
une paternité encombrante, Thevet s’expose à voir converger sur sa personne les attaques
cette mythification se rend vulnérable et devient une proie auto-désignée et facile pour
Léry.
Villegagnon à leur place et de dénoncer leurs mensonges et leurs fourberies? Léry est à
présent un porte parole de taille dans le camp huguenot, en tant que pasteur il se bat à
18 Accusation peu fondée et que nous avons tenté de réfuter dans le chapitre deux de cette étude p. 57.
197
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
coup de sermons, de paroles, en tant qu’écrivain à coup de mots sur la page, aussi
puissants, perçants et tranchants que possible afin que surgisse “la Vérité”, car Léry et
ses coreligionnaires sont sûrs de leur fait, ils sont sûrs de détenir et de prêcher la véritable
parole de Dieu, et c’est dans ce combat qu’ils s’engagent. Ce sont ces nouveaux
“guerriers de Dieu” qui vont livrer une bataille tout autant théologique que politique, car
les deux sont indissociables dans le contexte des guerres de religion.19 C’est cette
les trente dernières années de la vie de Léry qui se décèle déjà dans la seconde édition de
l’Histoire d’un voyage, et n’ira que croissant dans les éditions subséquentes. Laissant
momentanément Thevet et Villegagnon de côté, considérons par le biais d’un regard plus
axé sur les différentes versions de l’Histoire d’un voyage, comment Léry opère et
fonctionne pour récupérer la place occupée par Villegagnon et Thevet afin de mener à
Cette forme d’obsession dont Léry révélera les signes dans sa réécriture
incessante de l’Histoire d’un voyage entre 1578 et 1611 est liée tout d’abord à la nature
irrésolue du débat qui l ’oppose à Thevet et à Villegagnon. En effet, alors que le combat
cesse généralement faute de combattants, il n’en va pas de même pour Léry qui continue,
persiste et signe après la mort de Villegagnon et même après celle de Thevet. Comment
19 Je reprends ici le titre de l’ouvrage de Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu (Seyssel: Champ Vallon,
1990), dans lequel il traite de la période des troubles puis des guerres de religion au seizième siècle.
198
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
et de Villegagnon? Si comme il nous le dit lui-même, c’est la publication de la
versions ultérieures? D ’où vient l’obsession constante de Léry de réviser son texte entre
1578 et 1611? Il y aura en tout huit éditions de son vivant dont cinq éditions nouvelles et
trois réimpressions.
explication pour les nombreuses remises à jour du texte car Léry — et ce particulièrement
pour les trois premières éditions (1578, 1580 et 1585)— se compte parmi les “militants”
qui combattent pour la cause protestante dans un mouvement qui dépasse largement les
frontières de la France. Léry devient “un écrivain engagé” avant 1‘heure, un pamphlétaire
qui en parfait cordonnier fait de son récit une alêne, une arme qu’il veut de plus en plus
dans un projet plus ambitieux dans lequel il trouvera et comptera des partenaires qui se
une véritable Pénélope, à toujours remettre sur son métier son ouvrage, il résiste et
combat pour faire perdurer et vivifier une mémoire à partir du moment où il prend
rencontre avec les Tupinambas et la vie parmi eux commence à se dissiper, à disparaître,
à faire défaut, à occasionner une béance et à se vider de son contenu, au fur et à mesure
que les années passent, dès lors Léry s’évertue à tenter de fixer son récit ethnographique
199
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
toujours plus solide et paradoxalement le texte, lui devient changeant et fluide. Mais
c ’est peut-être aussi le constat de la disparition du jeune homme aux yeux équarquillés,
ébloui et ravi par la rencontre inouïe avec les Tupinambas qui travaille l’homme mûr.
Par ailleurs, le texte de Léry se conforme tout à fait à la double tendance de son
amputer son texte. Toutefois, un des lieux où Léry retire et biffe ce qu’il a écrit concerne
la phrase entre parenthèses: “(ô cruauté plus que prodigieuse)” (362), faisant allusion à la
pratique Tupinamba qui consiste à frotter le corps des enfants du sang des ennemis afin
non exclusivement de 1578 à 1585 qui tend à faire avancer la cause des protestants à
Tupinambas afin de mieux souligner celle des catholiques, la seconde à acculer Thevet et
dans le texte de Léry des références et des exemples d’autres auteurs afin de renouveler,
200
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Considérons de plus près et plus en détails ces changements qui traversent les cinq
éditions de Léry.
En 1580 dès la page titulaire on annonce au lecteur une seconde édition “revue
corrigée et bien augmentée [...] tant de figures, qu’autres choses notables sur le sujet de
l’auteur” (45). De plus dans son avis au lecteur, l’imprimeur Antoine Chuppin, déclare
que cette nouvelle édition: “semblera comme une nouvelle Histoire” (46). Comme le
valeurs prisées, à cette époque et l’on cherche à donner à ce texte précis les attributs qui
tendront à le valider. Pour autant, de l’une à l’autre de ces deux éditions, l’on constate
uniquement quelques changements dans le texte. Léry dans sa position à l’égard des
nécessaires pour étayer son argumentation visant à les montrer sous un jour encore plus
bienveillant afin de mieux faire ressortir la barbarie, la sauvagerie et les excès des
catholiques.
comportement aussi injuste qu’inhumain et leurs accusations infondées ce qui fera d’eux
“Caïn d’Amérique” (1578:422 & 549) et son orthodoxie calviniste sera de plus en plus
marquée et accentuée par Léry, comme par exemple dans le cas des sacrements qui dès
1580 sont définis comme des pratiques que Villegagnon veut: “sans aucune addition
201
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
humaine” (166), afin de mieux mettre en évidence sa palinodie et son hypocrisie, dans le
revirement radical que Léry et ses coreligionnaires lui attribueront. En outre, c ’est
essentiellement encore dans la préface que les mensonges et les exagérations de Thevet,
émis dans sa Cosmographie, seront à nouveau et plus fortement réfutés et récusés par
Léry.
sera amplifié d’une édition à l’autre, on constate que Léry s’engage de manière décisive
protestants et de leur cause. On trouve par exemple en 1578: “[...]les persécutions qui
[...] les persécutions: lesquelles de fait estoyent telles qu’en ce temps-là lusieurs
personnages, de tout sexe et de toutes qualitez, estoyent en tous les endroits du Royaume
de France, par Edits du Roy et par arrests des Cours du Parlemens, bruslez vifs, et leurs
biens confisquez pour le faict de la Religion. (106)
Léry marque ici qu’il est parfaitement au courant et veut informer ses lecteurs quant aux
conséquences des “Edits du Roy” tels que celui dit de Chateaubriant de 1551 et des
“Cours du Parlemens” telles que celle connue sous le nom de “Chambre ardente”, un
arrêté de celle-ci menait directement au bûcher, d’où son nom. De plus, Léry signale
(1578:58) qui devient en 1580: “les loix de telle superstitieuse abstinence” (158). Léry
202
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
juge ici cette pratique comme “superstitieuse” ce qui n’est pas une mince attaque à
la préface qui enfle, elle passe de trente à cinquante pages. De plus, c ’est dans cette
édition que Léry signe pour la première fois et en deux endroits, à la fin de sa préface et à
la fin du récit: “Plus veoir qu’avoir” (1585: 68 & 498). Il conservera cette devise comme
À partir de 1585 Léry ne semble plus trop se soucier de son récit ethnographique,
les Tupinambas sont loin et paraissent à jamais perdus. L ’auteur donne l’impression de
perdre tout désir de revisiter la partie ethnographique de son récit, il a l’air de se dégager
de cette altérité naguère si alléchante et va une fois encore se concentrer sur Thevet et
Villegagnon qui incarnent pour lui la différence menaçante au point d’en devenir obsédé.
C’est en majeure partie la raison pour laquelle les critiques ignorent presque totalement
remarquable.
Les changements opérés d’une édition à l ’autre entre 1578 et 1585 marquent
Tupinambas par rapport aux proches catholiques. En effet d’un bout à l’autre de son récit
Léry sera littéralement obsédé par la constatation qu’au Brésil, les Tupinambas ont été
plus humains que les catholiques envers les protestants. Mon intérêt, pour les éditions
subséquentes dans ce chapitre provient du soupçon qu’elles paraissent marquer pour Léry
203
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
une orientation supplémentaire et de nouveaux objectifs. Qu’en est-il ? Ya-t-il de la part
compte tenu du fait que Léry donne l’impression de se diriger vers d’autres horizons. On
constate ce qui pourrait faire croire à un choix de mise à l’écart sinon de renoncement de
1’altérité, mais en réalité il s’agit de tout autre chose. Ce qui est en jeu surtout après
l’édition de 1585, et à partir de celle de 1599-1600, c ’est que Léry devient conscient de
Nantes, pour sûr, face à cette nouvelle réalité politique. Léry semblerait perdre à la fois sa
cause et son rôle. Dès lors, la question qu’il doit se poser est: comment faire pour rester
l’édit de Nantes en 1598, Léry devrait changer de cheval de bataille semble-t-il, ce qu’il
ne fait pas en réalité. Certes, la cause des protestants si elle semble gagnée sur le plan
religieux est perdue sur le plan politique. Henri IV qui est roi de France depuis 1594 a dû
abjurer sa foi réformée pour être sacré roi et entrer dans Paris. Les protestants français,
Du Plessis-Mornay à leur tête, doivent se résigner, ils ont perdu l’espoir de voir un roi
protestant sur le trône de France.20 Avec l’édit de Nantes, le roi ne fait qu’apaiser les
douleurs mais ne guérit pas la maladie, même s’il demeure sensible et dévoué à la cause
Léry reste fidèle à ses convictions et conserve ses idées fixes et ses obsessions,
pour preuve la préface enflée de 1611 dont le titre est: “Préfacé monstrant
20 Telle était l’ambition des protestants. Du Plessis-Momay sera écarté de tout rôle politique avec le
rapprochement entre Henri IV et le pape. Voir Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi (Genève: Droz,
2002 ) 601 .
204
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
principalement les erreurs et mensonges de Thevet” (1611:xxvii) ce qui marque bien
l’intention de l’auteur de réfuter encore et toujours Thevet. Léry, qui est depuis quelque
temps un auteur reconnu dans le milieu protestant, se voit dans l’obligation de maintenir
son aura et d’entretenir son mythe. Les remaniements à partir de l’édition de 1599-1600
tendront surtout vers ce projet. La prise de conscience que la donne extérieure a changé,
semble engager Léry à poser son regard aussi ailleurs, à jouer sur des alliances, des
connaissances et des amitiés, afin d’opérer et de renouveler un intérêt pour son texte et
faisant même appel à des auteurs en vue, les invitant à contribuer et à participer à ses
dernières éditions. Il avait d’ailleurs déjà établi une liste de “Livres et auteurs alléguez
en ceste Histoire de l’Amérique” dès sa troisième édition (1585:xvii). Cette liste ira
croissant dans les deux dernières éditions, mais, toutefois Léry persiste et signe toujours:
“plus veoir qu’avoir” même dans son ultime édition de 1611. L ’exemple le plus
spectaculaire de cette nouvelle tendance, est le chapitre (XVbls) élaboré à partir de récits
livresques dès 1585 (571) inséré par Léry à partir de l’édition de 1599-1600 et dans
centré sur le cannibalisme” (571). Léry a très bien compris que le cannibalisme fascine
car il fait partie de ces choses “exotiques et perigrines” qui vont mobiliser l’intérêt des
205
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
lecteurs.21 Cependant, il y a bien plus enjeu: le cannibalisme semble être la clé de voûte
de l’édifice léryen.
l’autopsie et au vécu comme seuls sources et guides dans ses récits, a maintenant recours
compilation traits qu’il reprochait à Thevet. En effet la quasi totalité des ajouts de 1599-
même l’essence du récit ethnographique, tout comme dans le procédé de “cire perdue”,
À propos des références livresques, et des textes insérés, il est important de noter
que, dans The Invention of the Evewitness: Witnessing and Testimonv in Earlv Modem
France. Andréa Frisch ne semble faire aucun cas de l’évolution du texte de Léry dans ces
différentes éditions tardives quand elle remarque: “Léry does not embed his observations
o f the tupi in material from other texts spécifie to his own culture, the Histoire is not only
capable o f standing alone, but also o f circulating well beyond the historical nexus [...]
(Frischl78). Si ceci est tout à fait juste et avéré concernant les deux premières éditions
(1578 et 1580), cela le devient un peu moins à partir de l ’édition de 1585, et pour sûr,
cela n’est plus du tout le cas en ce qui concerne les deux dernières éditions publiées du
vivant de Léry (1599-1600 et 1611). En effet, le texte des deux premières éditions de
206
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
/
donne à voir et à lire le Brésil vécu par Léry alors que dans les éditions subséquentes,
Léry s’évertue tant le récit du séjour au Brésil tombe dans le piège de la documentation,
citations d’autres auteurs et dès lors en visant la cosmographie comme modèle à émuler.
Par ailleurs, comme nous l’avons signalé plus haut, la nouvelle donne théologico-
politique génère chez Léry une constatation intérieure, en effet il donne l’impression de
ressentir la sensation d’un vide, d’une béance laissée par la matière brésilienne reléguée à
un arrière plan, enfouie dans les limbes de la mémoire, devenue évanescente. Léry
parfaitement bien Proust, les paradis sont toujours déjà perdus, c’est ce qui les définit
comme tels.
[ ...]si le souvenir, grâce à l’oubli, n ’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre
lui et la minute présente, s ’il est resté à sa place, à sa date, s ’il a gardé ses distances, son
isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d ’un sommet, il nous fait tout à coup
respirer un air nouveau, précisément parce que c ’est un air qu’on a respiré autrefois, cet
air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne
pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà,
car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. (Proust TR: 177)
C’est justement parce que dans sa jeunesse Léry a eu cette chance inouïe de voyager au
Brésil et de recevoir avec curiosité et délectation l’altérité si inouïe des Tupinambas lui
qu’il leur avait accordée, dans ce lieu devenu idyllique de la baie de Guanabara, qu’il est
revenu métamorphosé par cette rencontre et surtout par ces échanges, ayant la tête et les
matière centrale du livre qui n’en fini pas de s’écrire, de se métamorphoser, s’il
207
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
s’estompe, s’il quitte et se perd pour Léry, il perdure sur les pages et traverse toutes les
éditions dans ses formes, floues, variées, instables et fluides, dans un mouvement de
renouvellement constant qui traduit ou mieux trahit sa vitalité, son refus de disparaître.
Léry anticipe et pourrait faire sienne la célèbre formule de Lavoisier: “Rien ne se perd,
rien ne se crée, tout se tranforme”. Le changement, dès lors, s’avère constitutif du texte
repris, revu et corrigé, en phase d’être fixé, de la surgit une partie de sa modernité.
2. Traumatismes
Événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le
sujet d ’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables
qu’il provoque dans l’organisation psychique. En termes économiques, le traumatisme se
caractérise par un afflux d’excitations qui est excessif relativement à la tolérance du sujet
et à sa capacité de maîtriser et d’élaborer psychiquement ces excitations. (Laplanche &
Pontalis 499)
Le terme de blessure psychique est utile à retenir dans le cas de Léry, dans le sens où les
événements menaçants et difficiles qu’il a endurés ont laissé des traces fortes et durables.
brésilienne ou bien de l’expérience sancerroise, les récits qu’en fait Léry sont révélateurs.
Léry signale l’impact de ces événements qui resteront ancrés à jamais dans sa mémoire
To study psychological trauma is to come face to face both with human vulnerability in
the natural world and with the capacity for evil in human nature. [...] bearing witness to
horrible events. [...] when the traumatic events are o f human design, those who bear
witness are caught in the conflict between victim and perpetrator. It is morally
208
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
impossible to remain neutral in this conflict. [...] A il the perpetrator asks is that the
bystander do nothing. [...] The victim demands action, engagement and remembering.
(Herman:7-8)
Dans cette définition Herman relève bien des notions qui sont visibles et lisibles car
clairement marqués dans les écrits de Léry qu’il s’agisse des monographies de 1558, du
“Sommaire discours” ou même des deux “Histoires”. Léry en tant que Français
protestant est bien souvent à la fois témoin et victime. Il lui est impossible de rester
neutre dans les conflits qui opposent les catholiques et les protestants. Il est toujours déjà
dans la position de l’exclu, de la victime, dès qu’il est témoin d’une quelconque exaction
envers l ’un de ses coreligionnaires.22 Léry en tant que protestant, ne se conçoit pas
perpétré non comme on l’attendrait par ces sauvages cannibales, les Tupinambas, mais
par ses propres concitoyens. Il voit, il se souvient et il témoigne, afin que les victimes
d’écrire ce qu’il a vu, ce dont il a été témoin, non seulement comme devoir de mémoire
envers ses coreligionnaires, mais aussi, afin de gérer ce qu’il a vécu, ce qui l’a traumatisé,
dans une démarche visant la catharsis, pour lui-même et pour le groupe auquel il
appartient et s’adresse.
De quelle nature sont les traumatismes endurés par Léry? Comment se sont-ils
manifestés pour Léry ? Les conditions de vie, ou plutôt de survie, d’un protestant
22 Je rappelle le lien étymologique entre témoin et martyr. Voir note 22 du chapitre II de cette étude.
209
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Bourguignon ou de toute autre province, sont parfois accablantes et impossibles dans le
royaume de France. Quelles que soient les circonstances de son enfance — que Léry
laisse volontairement dans l’ombre— un fait est certain: son choix de vie, son adhésion et
jour, pour prendre le chemin de l’exil vers l’Est, en direction de Genève. Un peu à la
manière des Croisés du Moyen Âge, Léry commence par aller vers l’Est, seulement pour
lui, le voyage est moins long, la Terre Sainte est pour lui la République de Genève,
de ses disciples.
Léry, durant de longues années, par une alternance entre le voyage forcé et le voyage
choisi, entre l’exil et le voyage. Une vie contrainte bien souvent à l ’errance, d’une part et
qu’il entraîne, Léry sera forcé de fuire la Bourgogne et de se réfugier à Genève, puis il
choisira d’aller au Brésil en 1556, il sera forcé de quitter le fort Coligny en octobre 1557
mais choisira de rentrer en France en janvier 1558 et souffrira de famine sur “Le
Jacques”. Il sera ensuite forcé de se réfugier encore une fois à Genève où il sera nommé
réfugier à Sancerre durant un an. Là, il subira non seulement les tentatives d’assauts des
210
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
soldats, mais aussi la terrible famine occasionnée par le blocus mis en place par le
Gouverneur de La Châtre devant Sancerre, qu’il sera forcé de quitter plus tard, lors de la
reddition de cette ville en août 1573. Il choisira cette fois de se réfugier à Berne, et le va-
et-vient entre la France et la Suisse continuera jusqu’aux dernières années de sa vie qu’il
voyages et d’exils, a un prix lourd pour “la grosse huître”, qui aurait sans doute bien aimé
rester attachée à son rocher. Cependant les deux “Histoires” de Léry en sont le fruit,
textes publiés en son nom, on remarque que Léry n’échappe pas lui non plus à la
tendance mythomane qui touche entre autres Thevet et Villegagnon. Léry lui aussi crée
un mythe de sa personne, pour revendiquer sa position d’élu, mais aussi afin tout d’abord
Bourguignon a-t-il pu être sélectionné pour le voyage au Brésil? Car c ’est cette
opportunité, cette chance saisie au vol, qui donnera une envergure et un sens à sa vie et la
transformera d‘une vie vouée à une existence de simple artisan en une vie remarquable de
signifiance. Léry lui-même va dire deux choses qui semblent contradictoires au sujet de
sa sélection. Il précise tout d’abord, que parce que beaucoup ne “voulurent point entrer
recerches de tous costez” (111) il se porta volontaire. Puis, un peu plus loin il dit qu’il
fut choisi par Coligny et durant toute sa vie il va entretenir ce mythe. Qu’en est-il?
211
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Sûrement un peu des deux, il se porte volontaire et est retenu par Coligny, le
long et périlleux voyage s’expliquent parfaitement bien, car selon Mandrou tout comme
Sans doute pour Léry l’évasion dont parle Mandrou, est désirable dans le contexte de
l’Europe où semblent poindre des conflits religieux non négligeables.23 Léry prend
Brésil lui offrira directement et indirectement. Il y a toutefois chez Léry, comme nous
l’avons signalé plus haut, une nostalgie du pays natal, celui qu’il a dû quitter contraint et
forcé, même s’il y a chez lui une curiosité marquée pour Tailleurs. Relevons à cet égard,
le choix de la traduction de son nom en “lery-oussou” la grosse huître qui n’est pas
terre, y vit et y meurt. C’était sans doute le rêve fou de Léry, qui ne renia jamais son
23Puis pour Affergan: “Entre le XlTme et le XVIeme, les motivations de départ, de voyages, et de
découvertes s’apparentent plutôt à un appétit irrépressible:
de sortir de l ’enfermement occidental
d’errance
de découvrir l’altérité exotique
de se découvrir soi-même à travers autrui”. (Affergan 13)
Pour Léry l’aventure brésilienne remplit toute les fonctions exprimées par Affergan et Mandrou.
212
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
revendique également son attachement à son terroir à ce duché de Bourgogne où il est né
(1994:45).
quelques calvinistes apeurés par l’état délabré du “Jacques” décident de s’en retourner au
Brésil. À ce moment, Léry cherchant sans doute à souligner et à renforcer son élection
[,..]nous prenions congé de nos compagnons, l’un d ’iceux du regret qu’il avoit à mon
départ, poussé d ’une singulière affection d ’amitié qu’il me portoit, me tendant la main
dans la barque où j ’estois, il me dit, je vous prie de demeurer avec nous. (510-1)
Léry saisit cette main providentielle qui lui est tendue, et presque par miracle, il quitte la
Léry accomplit deux objectifs dans cette “invention”. Tout d’abord il marque l ’aspect
fantastique ou même fabuleux de sa destinée qui se transforme ici d’une simple sélection
en une véritable élection divine et qui pour la première fois lui fait miraculeusement
échapper à une mort certaine, puisque le sort de ceux qui sont restés dans la barque n’est
pas un mystère en 1578. Il est par ailleurs frappant mais non surprenant de noter que
Thevet dans sa poursuite de l’amalgame amorcé dans sa Cosmographie, place Léry avec
les futurs martyrs, dans cette barque qui retourne à Guanabara, dans son Histoire de deux
voyages.
Les conspirateurs estaient quatre artisans, sçavoir Jean Bourdel [...], Mathieu Vermeil
[...], Pierre Bourdon [...], Jean Lery, cordonnier, Villegagnon les nomme ainsy par la
sentence et jugement qu’il leur donna, ainsy qu’ont attesté plusieurs [...] qui assistèrent à
la mort de trois de ces artisans, et quant au quatriesme, qui estoit Lery, fin, et accort, fit
tant qu’il se deferra les deux jambes, et se sauva de nuit dans un bateau avec d ’autres
[...]. (Laborie & Lestringant 264-5)
213
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Si les motivations de Thevet ne sont pas, de toute évidence, celles de Léry, Thevet est
Léry cherche à se forger. La notion de la mort élusive deviendra non seulement un thème
récurrent qui sera constitutif du mythe de l’élection divine, mais de plus il engendre des
sentiments qui seront générateurs d’écriture: une profonde culpabilité en tant que
survivant, et par voie de conséquence, une responsabilité vis-à-vis de ceux qui n’ont pas
eu sa chance et n’ont pas pu échapper à la mort, que ce soit au Brésil, sur “Le Jacques”,
Léry nul doute est né sous une bonne étoile, il a un ange gardien qui travaille sans
relâche, la mort élusive, devient pour lui un leitmotiv et la preuve de son élection divine.
La fuite du pays natal et l’exil à Genève, pour échapper sans doute aux exactions qui font
suite à l’édit de Chateaubriant de 1551 marquent à jamais sa destinée. Léry nous conte
dans ses deux “Histoires” qu’il échappe in extremis à la mort plusieurs fois. Tout d’abord
à la mort anticipée ou assurée, ou (comme c’est le cas dans un passage déjà cité), à la
manducation des cannibales qui l’attend et risque de le surprendre d’un moment à l’autre
avant qu’il ne finisse par prendre conscience de son erreur et voir son angoisse se dissiper
Puis, en janvier 1558, avant la traversée de retour, dans le passage mentionné plus
haut, Léry nous laisse entendre qu’il sort de la barque où se trouvaient les futurs martyrs,
grâce à la main providentielle tendue d’un compagnon, qui lui sauve la vie en l’incitant à
214
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
retourner à bord du “Jacques” (510). Ensuite, il ressent encore la caresse furtive de la
mort le frôler, lorsqu’il a les cheveux et les oreilles “grillez” (525) lors d’un accident
causé par un armurier étourdi, qui a oublié la poudre qu’il faisait sécher dans une marmite
placée sur le feu. Puis, c ’est la faim et la soif, qui menacent dès le mois de mai 1558 et
auxquelles il réussit à résister (526-38). Ensuite, vient l’assaut sur La Charité, d’où il
souvent aux boulets de canons qu’il sent parfois siffler tout à côté de lui. Mais surtout il
mais vivant. Pour Léry, nul doute, sa capacité de survivre est un signe de son élection
[... ]j ’ay esté délivré de tant de forces de dangers, voire de tant de gouffres de morts, ne
puis-je pas bien dire avec ceste saincte femme mere de Samuel que j ’ay expérimenté
l’Etemel estre celuy qui fait mourir et fait vivre? (1578:423)
Léry reçoit ces situations où il a frôlé et cotoyé la mort de très près comme les signes
parler pour ceux qui ne le peuvent plus, d’être le porte-voix de celles qui se sont tues.
[...] comme j ’eus matière de rendre grâces à Dieu de ceste mienne particulière
délivrance, aussi me sentant sur tous autres obligé d ’avoir soin que la confession de foy
de ces trois bons personnages fust enregistrée au catalogue de ceux qui de nostre temps
ont constamment enduré la mort pour le tesmoignage de l ’Evangile, dès cette mesme
année je la baillay à Jean Crespin [...]. (548)
215
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
En effet Léry écrit les monographies qu’il donne à Crespin, essentiellement en vue de
préserver et de perpétuer le souvenir de ces martyrs. Cependant il faut discerner entre les
deux monographies. L’une: “L’Estat de l’Eglise du Brésil” est celle qui est basée sur son
vécu et relate des événements dont il a été témoin. L’autre, “Trois martyrs en la Terre du
Brésil”, est un récit fait à partir d’informations obtenues d’un tiers “digne de foy”
(Crespin 857). Léry n’était plus présent sur les lieux au moment où les événements se
sont déroulés. Léry semble toujours plus anxieux de perpétuer un souvenir quand il en
éprouve le manque. Il n’a aucune mémoire personnelle de ce qui s’est passé, il s’en
remet à un témoin pour remplir un manque, et c ’est ce vide qui exacerbe, son sentiment
vis-à-vis des martyrs. Ce sont également des sentiments semblables qui l ’animent et qui
versions de l’Histoire d’un voyage, afin de laisser les traces des souffrances endurées par
ceux qui sont morts en martyrs par fidélité à leur foi, pour de ne pas “ensepvelir sous
silence choses tant dignes de perpétuelle mémoire” (Léry 2000:185). Léry éprouve la
culpabilité du survivant, étant toujours déjà conscient, que c’est lui qui aurait pu y rester,
de Sancerre dans ses deux autobiographies, deux années mémorables, deux tranches de
vie. Le rôle de la mémoire est crucial dans la création d’une identité littéraire chez Léry.
Léry a vécu une série de traumatismes majeurs au cours de ces deux années aussi
216
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
fatidiques que mémorables. Ces traumatismes ont des conséquences surprenantes car,
rarement paralysantes, elles sont bien souvent positives et surtout fécondes attestant
d’une extrême solidité physique et morale et d’une résilence psychique aussi significative
pourraient engendrer les traumatismes, est cette aptitude qui chez Léry mène à la volonté
d’agir, de témoigner, de rendre compte. Cette volonté se manifeste dans l’écriture dès
1558, elle est à la fois porteuse et garante de créativité. Cette célèbre phrase de Nietzsche
dans Ecce homo résume parfaitement la notion de résilience chez Léry: “Ce qui ne tue
La figure de l’Amiral Coligny est celle d’un “père” pour Léry. Cet être cher, est
présent et se fond dans la personne que Léry devient avec la souffrance de cette
disparition avec le vide, la béance de cette présence qui lui fait défaut. Léry manifeste un
parle jamais de sa vie privée, nous ne savons rien de son enfance. S’il tait sa profession
de cordonnier comme le lui a reproché Thevet, il n’est guère plus loquace concernant
spontanée” quand il est choisi par Coligny pour faire partie du groupe de calvinistes et
peut-être Léry veut-il orienter ses lecteurs dans ce sens. Comme il le remarque dans son
Monsieur, parce que l’heureuse mémoire de celuy par le moyen duquel Dieu m ’a fait voir
les choses dont j ’ai basti la présente Histoire, me convie d’en faire recoignoissance,
puisque luy avez succédé, ce n ’est pas sans cause que je prends la hardiesse de vous la
présenter. [ ...] aussi ay-je estimé estre mon devoir de faire entendre à la postérité combien
la louange de celuy qui en fut la cause et le motif doit estre à jamais recommendable. (47)
217
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Léry tient à signaler au fils de son bienfaiteur et par la même occasion à ses lecteurs,
combien il se sent redevable vis-à-vis de l’Amiral. De plus il insiste sur la valeur de cet
homme, dont on doit conserver le souvenir impérissable, car c’est lui, qui “fut la cause et
Coligny qui lui aurait donné naissance en quelque sorte, ce serait lui, ce “père adoptif’
auquel il restera à jamais attaché dans son effort de façonner non seulement sa vie, mais
surtout son identité littéraire. C’est effectivement Coligny qui lui avait offert la
Brésil.
première victime, quand Léry rédige et publie finalement la première édition de son
Histoire d’un vovage. l’Amiral Coligny est devenu un martyr, une figure christique,
fera un devoir de mémoire envers ce père absent. Il est important de remarquer que Léry
n’ayant pas assisté au meurtre de Coligny, s’est evertué de combler la béance provenant
qu’exacerber le vide laissé par la disparition de cet homme de poids non seulement dans
qui est responsable d’avoir donné un nouvel élan à sa vie, Léry est demeuré fidèlement
éditions de l’Histoire d’un vovage. On note les regrets de Léry pour le perroquet qu’il
destinait à Gaspard de Coligny et qu’il n’a pu lui offrir, ayant dû se résigner à le sacrifier
218
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
à la “maie rage de faim” sur “Le Jacques” aux derniers jours du voyage de retour en mai
1558.
[...] un [perroquet] que j ’avois, aussi gros qu’une oye [...] lequel mesme de grand désir
de le sauver à fin d ’en faire présent à M. l’Amiral, je tins cinq à six jours caché [...]
toutesfois j ’en eus tant plus de regret que cinq jours après que je l’eu tué nous vismes
terre. (536-7)
Ce perroquet mangé est une espèce de symbole du Brésil perdu, que Léry voulait offrir à
Coligny. Léry annonce déjà les déboires du Brésil, qui sera “mangé” comme le perroquet
par l ’entreprise coloniale qui s’est mise en place sous la direction de Mem de Sâ. En vue
toute sa vie durant une allégeance sans faille à l’égard des enfants de ce dernier. François
de Coligny, son fils, est le dédicataire des trois premières éditions de l’Histoire d’un
vovage et la Princesse d’Orange, Louise de Coligny, sa fille, est la dédicataire des deux
dernières.
3. La Mémoire
culture humaniste pourrait laisser attendre l’éventualité d’une lutte entre écriture et
mémoire, où l’une atténuerait l’autre. Cependant, contre toute attente, la Renaissance est
l’âge d’or de la mémoire et des techniques et pratiques qui tendent à la développer. Dans
Why , when the invention o f printing seemed to have made the great Gothic artificial
memories o f the Middle Ages no longer necessary, was there this recrudescence o f the
interest in the art o f memory in the strange forms in which we find it in the Renaissance
systems o f Camillo, Bruno and Fludd? (Yates 12)
219
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Yates cherche à comprendre pourquoi la mise en place de systèmes mnémoniques
souvent magiques et occultes perdure autant durant la Renaissance alors que l'imprimerie
aurait dû les rendre obsolètes. Dans The Gallerv of Memory Lina Bolzoni au contraire ne
se pose même plus la question que se posait Frances Yates. Pour Bolzoni la mémoire
est partie prenante dans la formulation du nouveau, qui occupe la Renaissance ou mieux
les Renaissances.
In a world so obsessed with giving itself norms and establishing models, memory plays
an essential rôle. If, in fact, imitation o f the old is a stage in the production o f something
new, and if a writer’s individuality cannot be expressed without appropriating ‘other’
texts, then writing means above ail remembering. (Bolzoni:xv)
Ces propos de Bolzoni informent tout à fait les deux textes majeurs de Léry. L’intérêt
fait surgir une multiplicité de livres et recueils “d’Antiquitez” et de “Mémoires” des pays
et des villes, ou encore les anthologies de proverbes anciens et même populaires. Les
“mémoires” sont pour leur part recherchés tant par les écrivains et historiens que par les
imprimeurs. Léry participe à ce double projet: à faire revivre le passé par un travail fait
mémorable une réécriture de l’Histoire des iuifs de Flavius Josèphe, à laquelle il adosse
son texte.24 Semblablement l’Histoire d’un voyage est d’une part une constante réécriture
24 Voir l’appendice III de Géralde Nakam dans Jean de Léry l’Histoire mémorable. (Genève: Slatkine,
2000)164-170.
220
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
investit de nouveaux espaces dans les démarches intellectuelles et la création littéraire,
sont eux aussi très férus de mémoire, ce qui, comme le souligne Philippe Joutard
constitue un paradoxe.
Nous verrons combien les remarques de Joutard sont éclairantes pour comprendre au
moins une des obsessions de Léry à savoir le devoir de mémoire. Cette obligation
fortement ressentie chez lui de témoigner de dire ce qu’il avait vu et vécu de perpétuer la
mémoire.
plan dans l’oeuvre de Léry, puisqu’il y a entre le vécu et le récit du voyage et du séjour au
Brésil une vingtaine d’années durant lesquelles le Brésil scintille çà et là dans la mémoire
25 Notamment dans le sens que Pierre Nora a donné à ces deux notions dans Les Lieux de Mémoire 3 vol.
(Paris: gallimard, 1997).
221
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
du texte. De plus comme le remarque Marc Augé: “L ’oubli [.. ,]est la force vitale de la
Léry, il y a clairement en jeu un travail, une tension, entre la mémoire et l’oubli. Nous
avons vu les instances où le Brésil est présent dans les monographies de 1558, mais aussi
comment il réapparaît dans le “Sommaire Discours” ainsi que dans l’Histoire mémorable
en tant que réminiscences ponctuelles après des années où il est resté enfoui.
frou des étoiles” dirait Rimbaud, durant les années qui verront la publication des diverses
béance laissés par la perte, par l’absence du Brésil. Comme le remarque pertinemment
Proust, la vie de tout un chacun est façonnée en grande partie par la mémoire, par les
souvenirs du passé qui nous relient aux êtres et aux choses dans un “réseau” ou se
[S]’il s ’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des “fils mystérieux”
que la vie brise.26 Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres,
entre les événements, qu’elle entrecroise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la
trame, si bien qu’en le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de
souvenirs ne laisse que le choix des communications. (ProustTR 335)
Il en va de même pour Léry, qui n’échappe à cet état de chose ni dans sa vie, ni dans son
œuvre.
ouvrent des pans de souvenirs et sont productrices de récit. Après avoir décrit la
préparation du manioc (238), dans un passage on ne peut plus proustien, dont l’avatar
26 Allusion faite par Proust dans Le temps retrouvé au poème “Tristesse d’Olympio” de Victor Hugo, dans
lequel le poète évoque le souvenir comme seul apte à faire revivre la nostalgie de la jeunesse et de bonheurs
passés.
222
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
sera la petite madeleine trempée dans le thé qui rend Combray à Marcel, Léry évoque la
force del’odorat comme sens qui lui faire revivre vingt ans après, une tranche devie
passée. Il précise que depuis son retour en Europe quand il percevait l’odeur d’amidon:
Ainsi il revoyait les maisons des Tupinambas d’où émanait une telle odeur quand on y
faisait de la farine de manioc. C’est le seul passage où Léry évoque les mécanismes de la
révèle la familiarité que Léry a ressentie durant son séjour et qu’il revit ici, comme un
chamanique, la musique joue un rôle de premier ordre pour Léry qui esttransporté et
subit une sorte d’élévation mystique par les voix “magiques” (403) pour ne pas dire
divines des Tupinambas, surtout par leur inintelligibilité. Cette sensation restera ancrée
dans le psychisme de Léry qui garde cette musique en mémoire et “tressaillant” (403)
chaque fois qu’il semble avoir les mélodies “encore aux oreilles” (403).
Léry marque souvent la nostalgie qu’il éprouve quand il se souvient d’un aspect
de la vie qu’il a menée au Brésil ou quand il a devant les yeux de sa mémoire ce paradis
perdu. Pour preuve ce passage à la fois lyrique et mystique couronne le chapitre XIII qui
Léry.
223
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
[T]outes les fois que l’image de ce nouveau monde, que Dieu m ’a fait voir, se représente
devant mes yeux: et que je considéré la sérénité de l’air, la diversité des animaux, la
variété de oyseaux, la beauté des arbres et des plantes, l’excellence des fruicts: et brief en
général les richesses dont ceste terre du Brésil est decorée, incontinent ceste exclamation
du Prophète au Pseaume 104 me vient en mémoire.
O seigneur Dieu que tes œuvres divers
Sont merveilleux p a r le monde univers:
O que tu as tout fa it p a r grande sagesse!
Bref, la terre est p lein e de ta largesse. (334)
On note que Léry fait un tableau idyllique des aspects physiques du Brésil, faisant
monde animal qui s’y trouve, gratifiant Dieu de cette merveilleuse “largesse” dans sa
création. Toutefois, Léry s’abstient ici de parler de l’homme qu’il avait décrit avec
grande attention et générosité notamment dans le chapitre huit. Le pasteur Léry, ou bien
“religieuses
Dans un autre passage situé vers la fin du texte, Léry fait part de ses regrets et
[ ...]je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j ’ay
amplemens monstré en ceste histoire) j ’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-
deça, lesquels à leurs condamnation portent titres de Chrestiens. (508)
Il réitère dans ce passage le jeu de comparaison qui fait que c ’est le Tupinamba qui sort
gagnant aux yeux de l ’observateur étant plus humain et témoignant de plus de “rondeur”
que ceux que l’on nomme “Chrestiens”. La précision inutile, le lecteur initié sait lire
On croit déjà entendre Montaigne qui dans “Des Cannibales” nous confie:
[...]il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation à ce qu’on m ’en a rapporté,
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage [...]. (Montaigne 203)
224
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Cependant ce qui distingue Léry de Montaigne c ’est que l ’un, Léry, base ses réflexions à
partir d’un voyage fait au Brésil et de la mémoire qui lui reste de ce séjour éblouissant,
alors que l ’autre, Montaigne, fonde ses remarques à partir de son imagination. Les deux
se rejoignent en quelque sorte dans l ’écriture, cet entre-deux qui est le lieu où
l ’imaginaire rejoint la mémoire. Les réflexions de Léry posent les bases pour la mise en
Susan Rubin Suleiman, dans son introduction au volume Exile and Creativitv
s’interroge quant à la situation de l’intellectuel exilé: “Is this distance a falling away
from some original wholeness and source o f creativity , or is it on the contrary a spur to
avoué on considère le cas de Léry, la réponse paraît aisée, en effet, ce sont surtout ses
deux “exils” majeurs, le séjour brésilien et le refuge à Sancerre qui sont à la source et
serviront non seulement à aiguillonner sa créativité et son écriture, mais qui les
l ’image du rébus de Picardie tirée des Bigarrures de Tabourot “voz tours me donnent
225
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
engendre l’écriture chez Léry, qui prend la penne/plume de façon quotidienne durant son
séjour à Sancerre.
En effet, d’entrée de jeu, Léry déclare son projet d’écriture et annonce que le
“Sommaire Discours” n’est que le début et qu’il espère “présenter le discours entier de
tout le siege de ladite ville et tout ce qui s’y est passé depuis un an.” (Conconi 174). Léry
va clore son “Sommaire Discours” avec une préoccupation trahissant encore l ’écrivain
qu’il veut devenir: “Le stille et le langage de ce discours estant fait à grand haste, se
poura limer en metan[t] au net le reste de tout ce qui s’est passé à Sancerre depuis
an[...]” (Conconi 188). Comme le souligne Michel Simonin: “Promesse tenue dès 1574”
Si c’est à partir d’un choc, d’un sentiment d’injustice et de révolte que Léry nous
dit avoir voulu publier son Histoire d’un voyage, il ne faut ni oublier que ceci était aussi
le cas pour les autres textes de Léry qu’il s’agisse des monographies de 1558, du
226
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
“Sommaire discours” de 1573 ou bien de l’Histoire mémorable de 1574, ni par
conséquent négliger leur impact, avoué et dès lors aussi fécond. Il y a tout d’abord les
deux mémoires que Léry rédige et donne à Jean Crespin en 1558, dans lesquels il atteste
partie récupérés et incorporés essentiellement mais non uniquement dans le chapitre six
de l ’Histoire d’un voyage. Puis Léry nous dit avoir mis en forme le récit du séjour
brésilien dans un premier manuscrit de 1563 (62), manuscrit perdu et retrouvé en 1576
il affirme que c ’est la Cosmographie universelle de Thevet, que Léry ne va lire qu’en
1577 (63), qui va lui procurer le “prétexte” qu’il attendait, aux deux sens du mot: tout
d’abord comme raison apparente dont il se sert pour occulter le véritable motif et ensuite
comme pre-texte, premier ou avant-texte, par rapport auquel il réagit et contre lequel il
écrit.
l’histoire, offre sinon des stratégies du moins quelques indices, qui signalent ce qui est en
jeu dans l’entreprise de Léry, de rendre compte du Brésil. Pour Certeau, l’ethnologie
s’organise scientifiquement autour de quatre notions, que l’on pourrait appeler axes ou
même comme lui “lois”: “l’oralité”, “la spatialité, “l’altérité” et “l’inconscience”. Puis il
précise qu’ “Il appartient à l’ethnologie d’articuler ces lois dans une écriture et
d’organiser en tableau de l’oralité cet espace de l’autre” (Certeau 1975:215). C’est tout à
fait ce dont il s’agit et ce qui incombe à Léry dans son travail de passeur, de traducteur du
227
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Les expériences nouvelles d ’une société ne dévoilent pas leur “vérité” à travers une
transparence de ces textes; elles y sont transformées selon les lois d ’une mise en scène
scientifique propre à l’époque. (Certau 1975: 217)
Avec la découverte du Nouveau Monde, face au l ’altérité, mais aussi pris dans le
tourbillon, sinon la tourmente de la Réforme, qui disons-le bien, sonne le glas d’un
certain rapport à la foi, le rapport qui existait jusqu’alors entre l’écriture et la parole est
l’Amiral Gaspard de Coligny et son adhésion fidèle à la foi réformée. Comme le signale
rendre compte par écrit d’une civilisation orale qui ne connaît ni l’écriture ni Les
Écritures.
Léry quant à lui cherche dans l’un comme dans l’autre de ses deux textes majeurs
à panser les plaies, à adoucir les souffrances non seulement ressenties par lui-même, mais
surtout celles qui ont été infligées à ses coreligionnaires, par le biais du témoignage, de
la déposition en un mot: de l’écriture. Il ne faut pas perdre de vue que Léry nous dit
prendre la plume dès le départ, il prend des notes durant son séjour au Brésil et dès 1558,
il rédige deux monographies pour Jean Crespin se sentant investi d’une responsabilité,
d’un devoir de révéler par écrit, les souffrances subies par ses coreligionnaires au Brésil
29 Notons le lien qui unit Jean Crespin à Eustache Vignon l’éditeur de Léry pour l’Histoire d ’un vovage
(1594,1599-1600 et 1611). Crespin est le beau-père de Vignon auquel il lègue sans doute sa maison
d ’édition. On constate en effet la même signature pour l’un comme pour l’autre de ces deux éditeurs: une
ancre marine, autour de laquelle s’enroule un serpent.
228
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Mais Léry devenu trop ambitieux ou inconscient, ce qui revient souvent au même,
se donne un autre objet d’écriture qui est tout à fait dans le prolongement de ses
mémorable de 1574, il milite pour la cause des protestants. Tant que cette ambition est
mesurée et contrôlée, c ’est à dire jusqu’en 1580 tout va bien, il y a un plaisant fondu
l’une et l’autre des deux trames narratives. Quand Léry bascule dans la harangue et les
même le discours théologico-politique en est lui aussi affaibli, car rappelons-le, les deux
Le projet d’écriture bien que présent très tôt chez Léry et formulé explicitement
comme tel dès 1573 dans le “Sommaire discours” ne semble pas au début un projet
narcissique même s’il peut être conçu comme tel plus tard. On pourrait donc suggérer
que c ’est par le biais de l’écriture que Jean de Léry acquiert la possibilité de se constituer
une assise subjective lui permettant de sortir de sa position d’exclu. Cependant, force est
de constater que Léry se rattache et se conçoit en tant que membre d’un groupe et il fait
primer bien souvent les valeurs et les obligations du groupe avant les siennes propres. En
229
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
3.5. Des Cannibales: de Guanabara à Sancerre
mémorable qui engage un processus d’écriture qui devient constant et durable, par lequel
Quand il revient du Brésil, Léry a les yeux et les cahiers saturés par une quantité de
mettre tout ceci en ordre? Comment donner une forme à ce vécu? Comment rendre
tant que distance spatiale, sont nécessaires afin de mener à bien un tel projet pour sûr.
Comment dire Vautre quand on se sent soi même exclu et marginalisé? En fait,
on est témoin et on raconte une histoire, alors qu’on est conscient qu’on n’aurait pas dû
s’en sortir, seulement la vie nous a joué des tours, elle nous a réservé des surprises en
nous préservant. Léry, dans les vingt années de silence, de décalage entre le séjour
brésilien et son récit, cherche le moyen de dire tout à la fois le merveilleux, le fabuleux,
la perte de ce refuge potentiel pour les huguenots, alors que les guerres de religion font
afin de pouvoir les rendre en un même récit. C’est par le dédoublement et la mise en
scène de ces deux trames narratives rattachées à deux temporalités ainsi qu’a deux
230
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
spatialités distinctes que Léry découvre la structure formelle adéquate pour rendre enfin
son récit.
quantifiable. Concrètement dans l’Histoire d’un vovage cela veut dire que nous avons
voyage aller, l’arrivée au Brésil, le séjour au Fort Coligny, le départ du Fort, le séjour à la
ethnographique qui étant mis en scène dans une temporalité collective, de l’ordre d’un
temps anthropologique, en devient intemporel, marqué qu’il est par les rythmes divers et
répétés de la vie sociale et rituelle des Tupinambas. On a relevé plus haut la circularité
dans l ’univers Tupinamba, l’autre dans la colonie des Français catholiques et huguenots
au Fort Coligny. Ainsi ce qui se joue, dans le texte de Léry c ’est ce va-et-vient entre un
l’abandon du Brésil et l’on constate que c’est la nostalgie et le travail de deuil qui vont
remplir ce vide, cette béance. La crise et la perte de la présence éveillent la mémoire qui
temporelles et spatiales, deux trames narratives: celle des Français et celle des
231
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Tupinambas en un récit, sans avoir recours à la comparaison ou à l’analogie, où l’Ancien
Monde est la référence pour le Nouveau, mais plutôt l ’inverse, qui donne toute son
d’importance pour Léry qui retouchera et remaniera son récit maintes fois espérant
arriver à la forme la plus révélatrice et parfaite ou bien, c ’est aussi et surtout le travail de
Dans sa volonté de dire ou mieux de redire les excès et les dérives des catholiques
qu’il avait déjà décrits à propos de Sancerre et de faire surgir en contrepartie la beauté, la
luxuriant du Brésil, Léry, prenant les Tupinambas comme référence, comme le modèle à
émuler, va tenter de tisser des liens entre les deux mondes afin de fondre les deux trames
narratives en une, en préservant toutefois l’intégrité de chacune. Léry opère une fusion
entre ces deux trames narratives de l’Histoire d’un voyage en rapprochant le débat sur
En effet, pour Léry la pratique catholique de l’Eucharistie est une des formes les
honorable et moins barbare car il est rituel, exogame et consiste à manger la chair cuite
de ses ennemis, tués dans un combat à armes égales. En outre, Léry reprend et prolonge
par là, une thématique déjà abordée dans l’Histoire mémorable, à savoir que le
cannibalisme sancerrois est plus troublant et insoutenable que celui des Tupinambas, car
232
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Ceci nous ramène aux inquiétudes et aux préoccupations centrales de Léry.
Comment est-il possible pour des proches d’être si barbares les uns envers les autres?
Léry nous affirme dans sa préface (1994:61) que c’est la Cosmographie de Thevet qui
démontre et prouve sans ambiguïté aucune dans toutes les éditions de l’Histoire d’un
vovage. c’est le lien qui existe entre les deux “Histoires” celle mémorable de la ville de
Sancerre et celle du vovage faict en la terre du Brésil, dans lesquelles l ’acte cannibale est
le fil d’Ariane qui les relie, fil rouge du sang du sacrifié, fil rouge de l’encre du Brésil.
Pour lire Léry il ne faut pas “chercher la femme” mais “chercher le corps”: celui
de l’enfant qui bout dans la marmite à Sancerre, et qui constitue un tableau insoutenable.
Celui du Christ qui est distribué et consommé dans l ’église durant la messe, que le
huguenot Léry ne peut absolument pas cautionner, parce qu’il témoigne d’une extrême
des Tupinambas celui de l’ennemi, qui grille sur le boucan à Guanabara semblerait
engage et nous force à remettre en question les notions et les réponses toutes faites que
nous avons quant à la barbarie, à travers son regard sur le cannibalisme. Léry semble
nous dire: “le plus barbare n’est pas toujours celui que l’on croit être tel”. Voici ce que
Léry entreprend d’original et d’audacieux, ce vers quoi il tend dans son Histoire d’un
233
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Possible ou impossible, le pardon nous tourne vers le passé. Il y a aussi de l'à-venir dans le pardon.
Jacques Derrida
Nous embrassons tout, mais nous n ’étreignons que du vent
Montaigne
CONCLUSION
Nous avons remarqué que dans son travail d’écriture Léry témoigne d’une triple
Consignant sa version des faits sur l’échec de la colonie huguenote au Brésil ainsi
que sur le siège et la famine de Sancerre, Léry fait montre de témérité, dans son écriture
de l ’H istoire. “Il joue au prince qu’il n’est pas” (Certeau 1975:15). Il usurpe le pouvoir
société. Cependant Léry agit, fonctionne et se considère en tant que membre d’un groupe
tableau qui tranche radicalement avec celui d’un Thevet ou d’un Villegagnon, Le pasteur
Léry ne fait pas moins preuve de certains préjugés raciaux déjà présents au seizième
siècle et qui perdurent. Léry révèle clairement dans son écriture les tenants et les
234
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
aboutissants de son projet théologique. L ’Amérindien est au bout du compte manipulé et
exploité par Léry à titre de contre-exemple dans son projet idéologique et pamphlétaire.
Inutile de s’attarder plus longuement sur la troisième audace de Léry: celle qui
consiste à faire de l’Eucharistie telle que la pratiquent les catholiques une omophagie.
Elle aussi participe au projet sus-mentionné. Léry fait partie d’un groupe qui le
d’acte gratuit donc chez Léry semble-t-il. Si dans l’Histoire mémorable Léry témoigne
de mesure et d’ouverture d’esprit vis-à-vis de l’autre, ces qualités se perdent au fil des
années comme on en constate l’évolution de l’une à l’autre des éditions de l ’Histoire d’un
voyage. Il devient incapable de passer outre les exactions endurées par le groupe auquel
il s’identifie. Le pardon est une notion irrecevable pour les calvinistes outragés qu’il
représente. Comme eux, il reste obsédé, bloqué dans une éternelle spirale répétitive de
harangues et de diatribes ainsi se perd la perle du Brésil que l ’huître Léry n’a su
préserver.
Toutefois, à l’image de son siècle, Léry est en tant qu’homme, mais surtout en
tant qu’auteur, une figure protéenne. Les cinq éditions de l’Histoire d’un voyage en
difficultés à conclure. En effet Léry a mis vingt ans avant de livrer sa première édition, et
il retravaille cette édition pendant trente trois ans. Son travail comme celui de Montaigne
est fait de couches l’une s’empilant ou plutôt s’incrustant, se fondant ou parfois même
recouvrant totalement l’autre c ’est là que se situe la modernité de ce texte palimpseste qui
demeure ouvert et fluide laissant suinter l’encre rouge du premier manuscrit avec l ’arôme
235
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
De plus Léry ouvre plus de questions qu’il n’offre de réponses: une autre marque
Elle était cruciale pour les français au seizième siècle et ne l’est non moins pour nous
Dans la culture des Tupinambas l’accueil et l’adieu se manifestent par une même
184 H 1 s f o 1 r. te
Figure 4: La scène larmoyante de l’accueil tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-
Claude Morisot (Genève: Droz, 1975) 284.
236
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
L ’arrivée d’un étranger, comme le départ pour le grand sommeil, d’un proche
D F. L' a m e r i V !. ;0 r
Figure 5: La scène larmoyante du deuil tirée de Histoire d ’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-
Claude Morisot (Genève: Droz, 1975) 301.
aujourd’hui, de repenser la notion de différence dans le sens que Lévinas propose, c ’est
237
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
APPENDICE
1564 Crespin publie les 2 monoaraphies dans son Actes des Martvrs
238
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
BIBLIO G R APH IE
LÉRY, Jean (de). Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1573V Genève: Slatkine,
2000 .
approches ... & autres efforts des assiegeans: les résistances ... la famine extreme
& deliurance notable des assiégez ... Le tout fidelement recueilli sur le lieu. 1574.
---------------- . Histoire d’vn vovage fait en la terre dv Brésil, autrement dite Amérique.
Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le
la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &
du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au
édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l’autheur. l ere éd.
---------------- . Histoire d’vn vovage fait en la terre dv Brésil, autrement dite Amérique.
Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le
la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &
du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au
239
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
cômencement du liure. Reveve corrigée et bien augmentée en ceste troisième
édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. 2e éd.
Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le
la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &
du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au
édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. 3e éd.
Contenant la navigation. & choses remarquables veues sur mer par l’autheur. Le
la description de plusieurs animaux, arbres, herbes. & autres choses singluieres. &
du tout inconues par deçà: dont on verra les sommaires des chapitres au
édition, tant de figures, qu’autres choses notables sur le suiet de l ’autheur. Genève:
240
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
comportement de Villegagnon en ce païs la. Les mœurs & façons de viure
racines. & sommaires des chapitres au commencement du livre. Avec les figures,
reveue. corrigée & bien augmentée par l’autheur. 4e éd. Genève: Pour les héritiers
navigation & choses remarquables, veues sur mer par l’autheur. Le comportement
de Villegagnon en ce pays la. Les mœurs & façon de vivre estranges des
plusieurs animaux, poissons difformes, arbres, herbes, fruicts. & racines. &
sommaires des chapitres au devant la préfacé. Avec les figures, reveue. corrigée
& encore de nouveau bien augmentée par l ’autheur. 5e éd. Genève: Pour I.
Vignon, 1611.
. Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, éd. Paul GAFFAREL. Paris:
A. Lemerre, 1880.
Payot, 1927.
doExército, 1961.
241
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . Vovage au Brésil. Éd. Michel CONTAT. Lausanne: Bibliothèque romande,
1972.
---------------- . Histoire d’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Jean-Claude MORISOT.
---------------- . Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil. Paris: Plasma, 1980.
---------------- . Histoire d’un vovage fait en la terre du Brésil, éd. Frank LESTRINGANT.
---------------- . Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, éd. Frank LESTRINGANT.
---------------- . Journal de bord de Jean de Lerv en la terre de Brésil 1557. éd. M.-R.
---------------- . "Sommaire discours." Le prove del testimone. Bologna: Pàtron, 2000. [174-
188]
Journal du siège de Paris en 1590. rédigé par un des assiégés, éd. Alfred FRANKLIN.
Tidinss out of Brazil. éd. Mark GRAUBARD et John PARKER. Minneapolis: University of
BANDELLO, Matteo. Histoires tragiques, éd. Richard A. CARR et al. Paris: Honoré
Champion, 1977.
242
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
BEROALD, Mathieu. "Journal." Le prove del testimone. Bologna: Pàtron, 2000. [194-201]
grecs & latins, sacreg & prophanes. divisées en trois tomes. Le premier mis en
BRY, Theodor (de). Le théâtre du Nouveau monde: les grands voyages de Théodore de
1911.
DUPUY, Christophe. De Thou and the Index. Letters from Christophe Dupuv (1603-
2003.
243
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
FRANKLIN, Alfred. Journal du siège de Paris en 1590. rédigé par un des assiégés: publié
GOULART, Simon. Mémoires de l’Estat de France, sous Charles IX: contenans les choses
plus notables, faites & publiées tant par les Catholiques que par ceux de la
HenrichWolf, 1578.
HABANC, Vérité. Nouvelles histoires tant tragiques que comiques (15851. éd. Jean-
LA GESSÉE, Jean (de). Nouveau discours sur le siège de Sancerre. Lyon: Benoit Rigaud,
1573.
occurances suruenues ez prouinces de l’Europe & pavs voisins, soit en paix soit
en guerre, tant pour le fait séculier qu’eclesiastic. depuis lan 1550 iusques a ces
---------------- . Les trois mondes, éd. Anne-Marie BEAULIEU. Genève: Droz, 1997.
244
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
LESCARBOT, Marc. Histoire de la Novvelle France, contenant les navigations.
découvertes. & habitations faites par les François és Indes Occidentales &
Nouvelle-France souz l’avœu & authorité de noz rois tres-chrétiens. & les
diverses fortunes d’iceux en l’execution de ces choses, depuis cent ans iusques à
hui. En quov est comprise l’histoire morale, naturele. & géographique de la dite
province: avec les tables & figures d’icelle. Paris: IeanMilot, 1609.
L ’ESTOILE, Pierre (de). Journal pour le règne de Henri IV. Paris: Honoré Champion,
1948.
Nunez Cabeza de Vaca sur les deux expéditions qu’il fit aux Indes. Paris: Mercure
de France, 1980.
R A BELA IS, François. Quart livre, éd. Mireille HUCHON. Paris: Gallimard, 1998.
TABOUROT, Estienne. La Bigarrures du seigneur des Accords. Premier livre, éd. Francis
THEVET, André. Le Brésil et les Brésiliens, éd. Suzanne LUSSAGNET. Paris: Presses
245
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . Cosmographie de Levant, éd. Frank LESTRINGANT. Genève: Droz, 1985.
voyages par luv faits aux Indes Australes, et Occidentale, éd. Jean-Claude
DICTIONNAIRES
A u t r e s Ou v r a g e s c o n s u l t é s
(1859): 79.
AFFERGAN, Francis. Exotisme et altérité: essai sur les fondements d’une critique de
AQUILON, Pierre et al. L’intelligence du passé: les faits, l ’écriture et le sens: mélanges
offerts à Jean Lafond par ses amis. Tours: Université de Tour, 1988.
246
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
ARGOD-DUTARD, Françoise. Histoire d’un vovage en la terre du Brésil. Jean de Lérv:
avant 1610. et traitant des pavs et des peuples non européens, que l’on trouve dans
Picard, 1927.
---------------- . The extraordinarv vovage in French literature before 1700. New York:
Maspero, 1974.
BARTHES, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris: Editions du Seuil, 1984.
247
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . Mvthologies. Paris: Seuil, 1957.
Perrin, 1991.
1969.
BINZ, Louis. "Le Huguenot et les sauvages: Jean de Léry et son Histoire d'un voyage au
BLUM, Claude et al. (éd.). Montaigne et le Nouveau Monde: actes du colloque de Paris.
BOISSON, Didier. Les protestants dans la France moderne. Paris: Belin, 2006.
BOLZONI, Lina. The gallerv of memorv: literarv and iconographie models in the âge of
BOUCHET, Phillip P.. Les Nouvelles Frances: France in America. 1500-1815. an impérial
248
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . L’assassinat de Colignv. Genève: Droz, 1992.
2006.
CÉARD, Jean et Jean Claude (éd.). Voyager à la Renaissance: actes du colloque de Tours.
CHENU, Bruno et al. Le livre des martyrs chrétiens. Paris: Centurion, 1988.
249
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
CHIAPPELLI, Fredi et al. (éd.). First images o f America: the impact o f the New World on
La Découverte, 1991.
COMBÈS, Isabelle. La tragédie cannibale chez les anciens Tupi-Guarani. Paris: Presses
CONCONI, Bruna. Le prove del testimone: scrivere di storia. fare letteratura nella seconda
2000 .
2000
Fayard, 1994.
---------------- . Le haut cœur de Catherine de Médicis: une raison politique aux temps de la
250
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
CYRULNIK, Boris. Le murmure des fantômes. Paris: O. Jacob, 2003.
DÂLLENBACH, Lucien. Le récit spéculaire: essai sur la mise en abvme. Paris: Éditions du
Seuil, 1977.
---------------- . Apories: mourir - s’attendre aux "limites de la vérité." Paris: Galilée, 1996.
DESAN, Philippe et Giovanni DOTOLI. D ’un siècle à l’autre: littérature et société de 1590
DICKASON, Olivia Patricia. The mvth of the savage and the beginning o f French
1985.
Bordeaux, 1987.
251
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . Le baroque en Europe et en France. Paris: Presses universitaires de France,
1995.
DUCHET, Michèle. Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Paris: Albin Michel,
1995.
essais d’histoire européenne aux 16e-18e siècles. Paris: Éditions de l’École des
Gallimard, 1960.
Terroir, 1998.
FOCILLON, Henri. Vie des formes. Paris: Presses universitaires de France, 1943.
252
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse: au-delà du principe du plaisir - psychologie
FRISCH, Andréa. The invention o f the evewitness: witnessing and testimonv in earlv
GREENBLATT, Stephen. Learning to curse: essavs in earlv modem culture. New York:
Routledge, 1990.
---------------- . Marvelous possessions: the wonder o f the New World. Chicago: University
GUNDERSHEIMER, Werner L. The life and works o f Louis Le Rov. Genève: Droz, 1966.
GUSDORF, Georges. Les sciences humaines et la pensée occidentale. Paris: Payot, 1966.
253
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
HARISSE, Henry. Notes pour servir à l ’histoire, à la bibliographie et à la cartographie de
Gallimard, 1980.
HAUSER, Henri. Les sources de l’histoire de France. XVIe siècle (1484-1610). Nendeln,
HIGMAN, Francis M.. Lire et découvrir: la circulation des idées au temps de la Réforme.
---------------- . La Réforme, pourquoi?: essai sur les origines d’un événement fondateur.
JEANNERET, Michel. "Léry et Thevet: comment parler d’un monde nouveau?" Mélanges
254
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
JILL, Robbins. Prodigal son/elder brother: interprétation and alteritv in Augustine.
JULIEN, Charles André. Les voyages de découverte et les premiers établissements (XVe
KINGDON, Robert McCune. Mvths about the St. Bartholomew’s Dav massacres. 1572-
---------------- . André Thevet: cosmographe des derniers Valois. Genève: Droz, 1991.
---------------- . Une sainte horreur, ou. le vovage en eucharistie: XVP-XVIII8 siècle. Paris:
255
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- (éd.). La France-Amérique (XVT-XVIIf siècles!: actes du XXXVE
---------------- . Jean de Lérv. ou l’invention du sauvage: essai sur l’Histoire d’un vovage
Kimé, 1995.
et l’idéologie anglaise aux XVIe et XVIIe siècles. Paris: Éditions de Minuit, 1981.
256
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
MARIN, Louis. Utopiques: jeux d’espaces. Paris: Éditions de Minuit, 1973.
MARTIN, Henri Jean. La naissance du livre moderne: XIVe-XYIIe siècles: mise en page
MENSCH, James R.. Ethics and selfhood. alteritv and the phenomenologv o f obligation.
---------------- . Hiddenness and alteritv: philosophical and literarv sightings o f the unseen.
MÉTRAUX, Alfred. La Religion des Tupinamba et ses rapports avec celle des autres
MICHELET, Jules. Leçons inédites de l’École normale: histoire des XlVe. XVe et XVIe
Valladolid, 1983.
257
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
NOGUÈRES, Henri. La Saint-Barthélemv. 24 août 1572. Paris: R. Laffont, 1959.
Poche, 2006.
PAGDEN, Raoul. European Encounters with the New World. From Renaissance to
PANOFSKY, Erwin. Renaissance and renascences in Western art. New York: Harper &
Row, 1972.
PECH, Thierry. Conter le crime: droit et littérature sous la Contre-Réforme: les histoires
RAYNAL, Louis Hector Chaudrude. Histoire du Berrv: depuis les temps les plus anciens
RENAN, Ernest. Ou’est-ce qu’une nation?. Paris: Mille et une nuits, 1997.
REVERDIN, Olivier. Quatorze Calvinistes chez les Topinambous: histoire d’une mission
ROMEYER-DHERBEY, Gilbert. Une trace infime d’encre pâle: six études de littérature &
258
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
ROSSI, Paolo. Logic and the art o f memorv: the quest for a universal language. Chicago:
SAMARAS, Zoé (éd.). Montaigne, espace, vovage. écriture: actes du congrès international
SAUZET, Robert et al. (éd.). Les frontières religieuses en Europe du XVe au XVIIe siècle:
SCHEHR, Lawrence R . Figures o f alteritv: French realism and its others. Stanford, CA:
SIMONIN, Michel. "La version primitive inédite de VHistoire des délivrances de la ville
faits, l’écriture et le sens. Mélanges offerts à Jean Lafond par ses amis. Tours:
SULEIMAN, Susan Rubin. Crises o f memorv and the Second World War. Cambridge,
259
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
d’anecdotes relatives aux voyageurs tirées des mémoires du temps: ouvrage
THOU, Jacques Auguste (de). Histoire universelle. Bâle: J. L. Brand Muller, 1742.
du Seuil, 1982.
VERMEIL, Jean. Les bruits du silence: l’autre histoire de France. Paris: Éditions du Félin,
2002 .
1994.
VORAGINE, Jacques (de). La légende dorée, éd. Jean BATALLIER. Paris: Honoré
Champion, 1997.
WANDEL, Lee Palmer (éd.). Historv has manv voices. Kirksville, MO: Truman State
---------------- . Ni Rome ni Genève: des fidèles entre deux chaires en France au XVIe
260
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
---------------- . De Michel de L’Hôpital à rédit de Nantes: politique et religion face aux
WEISS Nathaniel. La Chambre ardente: étude sur la liberté de conscience en France sous
François 1er et Henri II <1540-1550> suivie d’environ 500 arrêts inédits, rendus
WELLER, Shane. Beckett. literature and the ethics o f alteritv. Basingstoke, England; New
261
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.