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Cahiers d’histoire.

Revue d’histoire critique


109 | 2009
Architecture et politique au XXe siècle

Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et


la dimension esthétique
Luciana Saboia

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/chrhc/1912
DOI : 10.4000/chrhc.1912
ISSN : 2102-5916

Éditeur
Association Paul Langevin

Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2009
Pagination : 27-54
ISBN : 978-2-917541-18-0
ISSN : 1271-6669

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agronomique pour le développement

Référence électronique
Luciana Saboia, « Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique », Cahiers
d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 109 | 2009, mis en ligne le 01 juillet 2012, consulté le 10
octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/1912 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.
1912

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Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 1

Brasilia et Oscar Niemeyer: le


contexte politique et la dimension
esthétique
Luciana Saboia

Brasilia, construite en seulement quatre ans, entre 1957 et 1960, devint l’une des plus
grandes réussites du Mouvement Moderne au XXe siècle. La construction de la nouvelle
capitale brésilienne fut accueillie par la critique à l’échelle nationale et internationale
par des réactions allant de l’exaltation au rejet. S’exprimèrent à la fois l’exaltation de
l’épopée de la construction, en quatre ans, d’une ville totalement planifiée selon les
idéaux égalitaires de construction d’une société nouvelle et le rejet d’une ville
artificielle et utopique face à la réalité d’une société extrêmement hiérarchisée.
Brasilia, incarnation de la « ville fonctionnaliste », divisa la critique en deux grands
courants opposés : l’un la reconnaissant comme la capitale brésilienne moderne, et
l’autre l’acceptant comme la ville moderniste, reflet du Mouvement Moderne
International. Dans une vision triomphaliste, Brasília, considérée comme le sommet du
modernisme brésilien, fut appelée la « capitale de l’espoir » d’un nouveau Brésil en voie
de développement. Le projet moderne signifiait l’ouverture sur un pays encore à venir.
On croyait qu’à partir d’espaces ouverts à caractère public et égalitaire et d’horizons
libres, on pourrait produire un nouvel ordre social. À la fin août 1959, le ministre
français André Malraux visita Brasilia. Au milieu des travaux, avant l’inauguration de la
nouvelle capitale, il déclara :
« Presque toutes les villes se sont développées d’elles-mêmes, autour d’un lieu
privilégié. Que l’histoire contemple aujourd’hui avec nous l’apparition des premiers
bâtiments d’une ville faite par la volonté d’un homme et par la présence d’une
Nation1. »
Mais par ailleurs, Brasilia, la ville moderniste, fut systématiquement dénoncée pour ses
vides monumentaux et pour sa plasticité exacerbée. On accusait le projet de la capitale
d’être une imposition de l’État qui voulait construire une ville sans mémoire et sans
vie citadine. La structure urbaine moderne fut critiquée pour son manque de
dimension humaine. L’architecture gouvernementale fut critiquée pour ses aspects

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formels éloignés des préoccupations sociales d’un pays aux prises avec de graves
problèmes socio-économiques. Sybil Moholy-Nagy écrivit pour la revue Progressive
Architecture, en 1959, un article dans lequel elle critiquait la monumentalité de la
capitale et l’excès d’espaces urbains vides :
« Les squelettes rigides des ministères se dressent à gauche et à droite de l’axe
triomphal comme des ombres tardives de la Ville de trois millions de personnes de
1922. On se demande comment fonctionnent les communications entre les agences
gouvernementales d’un côté à l’autre d’une place publique de pareilles dimensions. 2
»
Le projet de Brasilia, en tant qu’application de la Charte d’Athènes, subit les critiques
faites au Mouvement Moderne. Pour Kenneth Frampton, l’inauguration de Brasilia en
1960 représenta le tournant du Mouvement Moderne international. La critique
n’épargna aucun argument contre ce que Manfredo Tafuri appela « l’architecture de la
bureaucratie ». Dans une critique ironique, Tafuri souligne les liens idéologiques entre
la configuration architectonique et les intérêts politiques de l’État : « Niemeyer avait
déjà montré les limites de son approche dans la nouvelle capitale du Brésil. […] Née
d’intentions démagogiques comme symbole d’une vitalité pionnière en habit
bureaucratique, elle fut aménagée par Costa sur un plan allégorique puéril – celui d’un
avion – et remplie d’un système de « super-blocs » résidentiels […]. Niemeyer produisit
la Place des trois pouvoirs – une paire de gratte-ciel flanquée d’une voûte sphérique et
de la tranche de coupole inversée du Sénat et de la Chambre des députés – avec la
cathédrale, le palais présidentiel, et d’autres bâtiments publics. Le gratuit y est teinté
de sophistication. Même si ces bâtiments offrent un beau spectacle, c’est un spectacle
de velléités superflues3. »
Quoique le projet urbain ait été conçu par Lucio Costa, les critiques de la ville et de la
conception architecturale furent adressées au seul Niemeyer. L’architecte, agent de
l’État, conçut en effet à l’invitation du président Juscelino Kubitschek la quasi-totalité
des œuvres gouvernementales de l’Axe Monumental de la capitale. Parallèlement à ses
activités professionnelles, comme d’autres intellectuels, Niemeyer participait à des
mouvements de gauche. Le militant Niemeyer n’hésita pas à exercer son activité
politique au PCB, le Parti Communiste Brésilien. Miguel Alves Pereira note qu’Oscar
Niemeyer subira toujours le poids de cette quête d’une cohérence entre l’œuvre et son
contenu social, quête qui le mena « à la recherche d’une explication d’un contenu
politique difficile et d’une formulation esthétique séparée du discours marxiste » :
« D’un côté le militant communiste, de l’autre le talent qui formule une expression
plastique exubérante ; d’un côté l’inspiration d’un monde (Union Soviétique), d’où
l’architecture moderne avait été bannie, de l’autre un pays (le Brésil) où les idéaux
de cette architecture fleurissaient d’une façon remarquable. D’un côté la
révolution ; de l’autre l’architecture. Que faire ?4 »
La question se pose donc de savoir comment Brasilia, œuvre construite et vécue, et
donc chaque jour reconfigurée, reprend la question de la matérialisation et de
l’imbrication des dimensions politique et esthétique. La compréhension de
l’architecture de Niemeyer s’affaiblit dans la recherche de l’équilibre entre ses
ambitions et le contenu social de son œuvre. L’analyse de Miguel Alves Pereira ouvrit la
voie à cette approche : en s’appuyant sur les textes d’Oscar Niemeyer, il concluait que
l’architecte n’opta pas pour le dialogue véritable sur son œuvre avec ses pairs de gauche,
négligeant la pensée marxiste non orthodoxe. Ce dialogue fut, d’autre part, également
négligé par la critique architecturale au profit de la volupté plastique de son œuvre.
Une autre question importante fut, et est encore la relation privilégiée entre

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l’architecte et la structure de pouvoir. En dépit de quelques désaccords sous le régime


militaire, Oscar Niemeyer parvint en effet à dissocier son architecture de tout courant
politique spécifique. En particulier, Niemeyer obtint la protection du mécénat d’État,
que le régime soit démocratique ou autoritaire.
Au moment où l’inauguration du Plan pilote de Brasilia a un demi-siècle, le présent
article se propose d’aborder ces deux aspects essentiels : en premier lieu, le contexte
culturel et politique de l’élaboration du Plan, puis l’analyse intra-urbaine des œuvres
majeures de l’Esplanade des Ministères. Le premier point traite de la relation des
intellectuels liés au Mouvement Moderne, incarné ici par la figure Niemeyer, avec la
structure de l’État et du pouvoir. Le second examine la dimension politique et
esthétique des œuvres principales de l’Esplanade des Ministères à Brasilia. L’analyse de
cet espace urbain et architectonique reprend les apports de penseurs marxistes non
orthodoxes, comme Manfredo Tafuri ou Herbert Marcuse. L’objectif est de comprendre
la configuration de ces œuvres en mettant en lumière des conflits propres à la réalité.
Au lieu d’exalter ou de rejeter les contradictions, cet article établit des liens
herméneutiques et des dialectiques entre tendances opposées.
La configuration architectonique n’est pas un travail fini et elle doit donc être traitée
dans son historicité. Cette approche prend appui surs les études herméneutiques de
Paul Ricœur pour qui l’acte de projeter, tout comme celui de raconter, fait partie du
processus mimétique de configuration de récits qui diffèrent au cours du temps 5. La
configuration de l’architecture est liée à des préfigurations faites de souvenirs et de
promesses. Dans un deuxième temps, ces récits sont matérialisés dans l’œuvre
architecturale. Cependant, la construction sera reconfigurée à partir d’expériences que
viendra compléter le cycle de la construction.
Cet article est donc divisé en deux principales parties : une discussion des catégories
présentes dans le contexte politique et architectural et une analyse de Brasilia dans sa
dimension politique et esthétique. Dans la première partie, on peut distinguer trois
étapes : l’Estado Novo (1930-1945), préfiguration de l’idéologie nationaliste ; la période
de transition démocratique (1945-1964), qui englobe la construction de la capitale
comme matérialisation de la politique de développement ; le régime militaire, suivi
d’une nouvelle ouverture démocratique (1964- présent), où la ville est consolidée et
reconfigurée par ses propres dynamiques sociales. La deuxième partie examine, elle, les
récits de reconfiguration de l’Esplanade des Ministères et met en évidence
l’affrontement entre les points de vue de l’orthodoxie marxiste et de la non-orthodoxie.
Au moyen de récits des reconfigurations de l’espace projeté et vécu, nous nous
concentrons sur les rapports dialectiques entre l’espace démocratique et l’espace
autoritaire.
Nous souhaitons donc explorer les tensions entre l’architecte, l’État et la collectivité. De
cette manière, nous reprenons l’analyse de la configuration de Brasilia, non dans le
cadre d’une critique bipolaire qui rejetterait ou accepterait purement et simplement
ses prémisses, mais comme une capitale qui possède une historicité propre. À la
différence de la critique qui analyse la ville comme une simple transposition et
matérialisation du projet de 1957, nous visons à contextualiser l’analyse
architectonique au sein de sa propre complexité recréée au fil du temps. Selon Tafuri,
l’analyse de l’architecture s’inscrit dans une conception de l’histoire qui explicite les
termes des contradictions et donne toute son ampleur à la problématique de
l’architecture.

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« Il faut renoncer à simplifier l’histoire, accepter son caractère intimement


contradictoire et sa pluralité, accentuer ses aspects dialectiques, en l’exaltant pour
ce qu’elle est vraiment.6 »

Partie I
Préfiguration : recherche d’identité culturelle, entre le moderne et le
national (1928-1956)

De jeunes artistes et intellectuels organisèrent la Semaine d’Art Moderne en 1922. Selon


Aracy do Amaral, cette génération de peintres et d’écrivains faisait partie d’une
nouvelle élite urbaine qui se renforçait avec l’expansion urbaine et le processus
d’industrialisation et se trouvait donc dans des centres comme Rio de Janeiro et São
Paulo7. Ce mouvement est né au moment exact où des flux migratoires importants
arrivent au Brésil, en majorité formés d’Européens, mais aussi d’Arabes et de Japonais.
Des villes, comme São Paulo, se transforment alors en centres cosmopolites recevant et
répercutant des influences diverses.
Non seulement le Mouvement Moderne développe de nouvelles configurations
compatibles avec l’ère des machines et des nouvelles technologies, mais il porte aussi le
projet d’un nouvel ordre social. Toutefois, c’est la combinaison de la modernité et de la
tradition qui donne son impulsion au Mouvement Moderne au Brésil. L’avant-garde
artistique introduit dans le débat socioculturel des questions sur la modernité et sur
l’identité culturelle. En 1928, Oswald de Andrade publie le Manifeste Anthropophage 8.
L’idée d’anthropophagie est utilisée comme potentiel critique des influences
civilisatrices étrangères. Pour le groupe moderniste, Oswald de Andrade, Mário de
Andrade, Tarsila do Amaral, entre autres, les idées de modernité et de développement
social peuvent être appropriées, sans pour autant anéantir une culture propre. Alors
que le Mouvement Moderne européen revendique en principe une rupture totale avec
la tradition culturelle, les intellectuels brésiliens prétendent installer la modernité au
moyen de retrouvailles du pays avec lui-même.
En 1928, Gregori Warchavchik construit la première maison à volumes purs et
esthétique géométrisante. Le projet cherche à reprendre, dans les conditions locales,
les principes de la « machine à habiter ». Cependant, dès que la maison de Warchavchik
est ouverte au public, son grand apport, pour les modernistes, est associé non à la
pureté géométrique, mais aux « adaptations » et « ajustements » aux conditions
techniques locales. La maison de la rue Santa Cruz est adoptée par des peintres, des
écrivains et des intellectuels, qui la considèrent comme l’introduction à la modernité
architecturale typiquement brésilienne 9, même si telle n’était pas l’intention initiale du
projet de l’architecte.
Cet ordre du jour nationaliste et culturel a fait qu’aux yeux de la dictature populiste de
Getúlio Vargas, l’Estado Novo, l’architecture moderne a été un symbole de
l’émancipation socioculturelle. Au Brésil, la révolution de 1930 a fait passer la direction
du pays sous l’influence d’une idéologie nationaliste, autoritaire et modernisante. Le
gouvernement prône un processus de modernisation sur des bases nationalistes,
processus qui coïncide avec le contenu programmatique du Mouvement Moderne d’un
nouvel ordre socio-spatial. Miguel Alves Pereira explique que l’Estado Novo ne peut se
passer des intellectuels. Selon Lúcia Oliveira, « l’État crée des appareils culturels

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propres destinés à produire et à diffuser sa conception du monde à l’ensemble de la


société10 ». Dans ce contexte, Lucio Costa, celui qui devient l’un des plus grands
représentants du modernisme brésilien, est appelé à reformuler les programmes du
cours d’architecture de l’École Nationale des Beaux-Arts (ENBA). En 1931, l’ancienne
direction est remplacée par un groupe de jeunes architectes qui, à cause des critiques
des courants néoclassiques les plus conservateurs, ne restera que neuf mois à l’ENBA,
mais cela fut suffisant pour établir les premiers liens avec l’Estado Novo.
En 1937, les architectes modernistes commencent à dominer le paysage culturel du
Brésil, avec le projet de construction du ministère de l’Éducation et de la Santé. Le
ministre de l’Éducation et de la Santé du gouvernement de Getúlio Vargas, Gustavo
Capanema, révoque le projet néoclassique qui avait remporté le concours pour la
construction du siège du ministère. À sa place, le ministre installe un nouveau groupe
d’architectes. Lucio Costa est invité à coordonner le nouveau projet et il commence les
travaux avec Carlos Leão, Jorge Moreira, Affonso Reidy, Ernani Vasconcelos, et le jeune
architecte Oscar Niemeyer11. Le projet suit presque rigoureusement le vocabulaire
proposé par Le Corbusier, mais avec quelques particularités dans l’implantation et la
monumentalité des piliers12. Des panneaux muraux artistiques en azulejos (pièce
traditionnelle de l’architecture coloniale brésilienne) sont aussi incorporés à l’édifice.
Les jardins formés d’espèces indigènes et de plantes tropicales expriment un autre
aspect de ces innovations. Les intellectuels, architectes et artistes liés au mouvement
moderne comme Mario de Andrade, Lucio Costa, Candido Portinari, Burle Marx, entre
autres, insistent sur l’articulation entre la tradition locale et la modernité de l’édifice.
Dans ce contexte, le charisme et le talent d’Oscar Niemeyer ne passent pas inaperçus.
En 1940, sur recommandation du ministre de l’Éducation et de la Santé, le maire de Belo
Horizonte, Juscelino Kubitschek, embauche le jeune architecte Oscar Niemeyer pour
l’expansion urbaine de Belo Horizonte vers le nord de la ville, où plusieurs bâtiments
sont projetés autour du lac nouvellement créé de Pampulha. Les projets de l’église, de la
maison de danse et d’un club de loisirs à Pampulha, tous conçus par Niemeyer, se
caractérisent par la liberté formelle. En contraste avec la sobriété des plans droits du
modernisme européen, l’église Saint-François, par exemple, possède une couverture
curviligne composée de quatre voûtes. Le succès de l’entreprise qui a favorisé la
croissance urbaine vers la partie nord de la ville, auparavant dévaluée et sans attrait, et
la répercussion internationale de l’œuvre marquent le début d’un partenariat fécond
qui se consolidera à Brasilia.
À partir de la Seconde Guerre mondiale, l’architecture moderne brésilienne gagne une
reconnaissance internationale. La première œuvre achevée est le pavillon du Brésil à
New York en 1939, œuvre qui suscite l’intérêt international et conduit à la publication
du catalogue Brazil Builts en 1942 13. Le développement de l’architecture au Brésil est vu
par les critiques comme l’une des variantes du « Style International », en référence au
manifeste International Style, écrit par Henry-Russell Hitchcock en 1932 14. Pour d’autres,
il est considéré comme une appropriation critique des principes modernistes. Sigfried
Giedion15 et Leonardo Benevolo considèrent que la synthèse brésilienne est caractérisée
par la simplicité formelle des projets, non dans le sens de la simplification, mais comme
une lecture concise d’un système sophistiqué dans une configuration unitaire et élégante
de parties complexes. Ils reconnaissent cette simplicité et cette unité de projet, en
particulier dans les œuvres d’Oscar Niemeyer, où le plan permet une lecture des parties
comme un tout unique, comme la lecture d’un diagramme :

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« De cette façon la composition devint élémentaire, allusive, et la texture de


l’édifice singulièrement raréfiée tandis que la forme de l’ensemble pouvait être
appréhendée à première vue, avec l’immédiateté d’un diagramme. »
En phase avec les intellectuels du Mouvement Moderne et ses interprètes, des
architectes brésiliens renforcent alors le lien historique entre la liberté et la simplicité
formelles de l’architecture brésilienne moderne et l’architecture coloniale et baroque
du XVIIIe siècle. Lucio Costa, l’un des principaux concepteurs de l’idéologie moderniste
brésilienne, compare la forme ovale de la place baroque de Saint-Pierre à Rome avec la
simplicité du trait concis d’Oscar Niemeyer : « […] Le cas de cette très belle place né
d’un simple trait – tout comme procède notre Oscar – […] ». En établissant un récit
national sur le modernisme brésilien, il distingue celui-ci d’une simple conséquence
d’idées importées ou de concepts régionalisés. Pour les architectes brésiliens, la
simplicité enracinée dans la tradition devient une catégorie spatiale spécifique, qui
permet de caractériser et de distinguer les œuvres brésiliennes du discours universel
hégémonique de filiation européenne. Selon Glauco Campelo :
« Au sein d’une vision moderniste brésilienne, la référence à la tradition n’était pas
seulement présente dans les revêtements et dans les matériaux adoptés dans les
œuvres modernes, comme dans le MSE, mais aussi dans l’allusion aux courbes du
projet de Pampulha au baroque brésilien. Pour Lucio Costa, l’église de Pampulha,
avec son audace formelle et ses formes inhabituelles, réinterprète l’archétype de
l’église baroque brésilienne : clocher, nef centrale, chœur, sacristie. 16 »
L’architecture moderne se présente donc comme un instrument modernisateur
national de l’État. L’État autoritaire et populiste arbitre les tensions entre les tendances
fascistes et la pensée catholique conservatrice d’une part et la valorisation, d’autre
part, des travailleurs urbains par des politiques ouvrières et nationalistes. Selon Alves
Pereira, le ministre Capanema est devenu célèbre grâce à cette médiation des contraires
permettant d’éviter les combats idéologiques. Cette conduite neutre cherche à mettre l’art
au-dessus de positions politiques radicales. Ce n’est donc pas un hasard si le groupe qui
travaille au projet du ministère de l’Éducation et de la Culture fonde aussi le Service du
Patrimoine Historique National (SPHAN) en 1937. Lucio Costa, Carlos Leão, Affonso Reidy,
invités par Rodrigo Melo Franco de Andrade, participent à la création du SPHAN.
Toutefois, ajoute Alves Pereira, des intellectuels tels que Mario de Andrade ne
nourrissaient pas d’illusions sur cette relation avec l’État, « mais ils croyaient à la force
de l’art et de la culture ». Ils croyaient que, grâce à un nouvel ordre socioculturel, on
pourrait modifier ou tout au moins orienter la société. D’autre part, l’absence
d’industrie de la construction civile, le besoin de main-d’œuvre qualifiée et les coûts
élevés de certains systèmes de construction inexistants dans le pays éloignèrent la
pratique de l’architecture moderne brésilienne de son contenu social. Ainsi, la culture
architecturale moderne oscillait entre des positions critiques vis-à-vis de la dépendance
culturelle et le besoin de reconnaissance internationale, entre le statut d’instrument
d’émancipation socio-économique et celui de symbole national.
On peut en conclure que le modernisme était vu comme le début du Brésil moderne.
Même si cette architecture moderne a été conçue à une époque d’industrialisation
précaire et dans un contexte politique plein de contradictions, l’architecture moderne
fut interprétée comme une expression esthétique de l’identité nationale brésilienne. Il
est un fait que, sans le parrainage de l’État dans presque toutes les grandes œuvres
modernes des années 1930 à 1950, leur construction n’aurait pas été viable et
l’architecture moderne brésilienne n’aurait pas eu à l’époque le même impact sur la

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culture nationale ni la même répercussion internationale. On peut dire que le


nationalisme était le moteur de cette recherche d’identité culturelle et portait la
promesse de la modernité.
Le projet de modernité nationale culmine dans la construction de Brasilia dans les
années 1950. Le déménagement de la capitale dans l’intérieur du pays incarne la
promesse de développement économique, d’intégration nationale d’une part et, d’autre
part, d’émancipation socioculturelle. La construction de la nouvelle capitale est un
projet de nature englobante, dans lequel convergent les intellectuels, l’État et le peuple
brésilien comme collectif. Le contenu programmatique du Mouvement Moderne est
incorporé dans l’idéologie du développement des années 1950. Dans les conceptions des
années 1930 à 1960, le moderne se propose de jeter les bases d’une pensée brésilienne,
dans laquelle l’affirmation de la culture nationale est liée au développement
économique. Miguel Alves Pereira fait valoir que, durant la période de la démocratie
populiste du gouvernement Kubitschek, « seul le développement économique
amènerait une culture brésilienne nouvelle et authentique.17 » Par conséquent, cette
macro-histoire du modernisme brésilien culmine dans le transfert de la capitale
fédérale de Rio de Janeiro au centre du pays, dans la construction de la nouvelle
capitale. On peut affirmer que Brasilia fut la méta-synthèse du projet de modernité
brésilien.

Brasilia : projet d’intégration nationale (1956-1964)

Le déménagement de la capitale brésilienne devint le point principal du projet


politique et économique du candidat à la présidence Juscelino Kubitschek. Après
l’effondrement du Pacte Populiste fondé sur le capital national émergent, le Plan d
’Objectifs 1956-1961 présenta un programme politique ouvert au capital étranger.
L’État assuma le rôle d’investisseur dans les domaines des infrastructures, de
l’industrie de base et des biens de consommation tout en favorisant l’entrée des
multinationales dans le pays. Avec la construction de la capitale, on prétendait
approfondir le processus de modernisation déjà commencé dans les années 1930, en
l’élargissant par l’entrée des capitaux étrangers.
Lorsque Juscelino Kubitschek fut porté à la tête du Gouvernement fédéral, le Brésil
venait de vivre l’une des phases les plus orageuses de son histoire : le suicide de Getúlio
Vargas et l’instabilité sous les deux chefs d’État suivants finalement renversés. La
création de Brasilia, appelée « méta-synthèse », fut envisagée par Juscelino Kubitschek
comme un moteur possible pour son « plan d’Objectifs ». Elle pourrait être un vecteur
de développement de l’intérieur du pays grâce à l’ouverture de routes, la stimulation de
l’agriculture et de l’élevage, la formation de nouveaux marchés intérieurs de
consommation, l’industrialisation des moyens de production et la création d’emplois.
La politique de développement « 50 ans en 5 » du gouvernement Kubitschek visait à
l’exploitation efficace du territoire par la mise en valeur des terres encore vierges
dont la population était en majorité indigène et métisse. Le déménagement de la
capitale de la côte vers les régions de hauts plateaux permettrait de déplacer le centre
de gravité du développement.
Pour Kubitschek, le rôle du « moderne » était de constituer un « capital symbolique national ».
Il fallait sortir d’un état d’arriération et d’une économie archaïque pour entrer « dans l’ère
atomique18 ». Brasilia incarnait le désir de progrès et la soif insatiable de modernité, auxquels

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pouvait répondre une politique de développement s’inspirant à la fois du nationalisme et de


l’ouverture au capital étranger :
« Mon œuvre est pleine de difficultés et d’aspérités, je le sais bien. Mais le Brésil
exige qu’elle soit entamée avec détermination. Il faut faire le choix définitif entre la
marche vers l’expansion, qui placera le pays, aussi grands que soient les sacrifices
du moment, parmi les grandes nations modernes, et la permanence dans la position
insatisfaite et frustrée de ne pas avoir été en mesure de remporter l’étape de
progrès auquel l’avaient destiné ses immenses possibilités naturelles… 19 »
Le projet de loi décidant le transfert de la capitale fut sanctionné le 19 septembre 1956.
Il stipulait que la capitale devrait être transférée mais aussi que la ville nouvelle devrait
être construite en moins de quatre ans. Pour Kubitschek, conscient des divergences
politiques et de l’importance de l’opposition à la nouvelle capitale, il était primordial
que la ville soit inaugurée avant la fin de son mandat. Cette « hâte » était nécessaire
pour qu’à la fin de celui-ci, Brasilia soit un fait irréversible, quels que soient les choix
ultérieurs, pour ou contre le transfert de la capitale. L’opposition à la Chambre des
députés était en effet forte, incarnée notamment par l’éloquence de Carlos Lacerda. En
fait, le projet de loi ne fut approuvé par le Congrès qu’en raison de l’incrédulité totale face
au projet de construction de la nouvelle ville, vu comme une mesure démagogique20. Cette
incrédulité fit que l’opposition approuva le projet de loi sur le transfert parce qu’elle
pensait que le gouvernement serait ridiculisé. Le concours national pour choisir le Plan
Pilote fut l’un des premiers actes de cette entreprise.
Son président, Israël Pinheiro, présida également le jury du concours, avec William
Holford, conseiller d’urbanisme du gouvernement britannique, André Sive, conseiller
du ministère de la Reconstruction de la France, Stamo Papadaki, de l’université de New
York, Paulo Antunes Ribeiro, de l’Institut des architectes du Brésil, Luís Hildebrando
Horta Barbosa, représentant du Club des ingénieurs, et l’architecte Oscar Niemeyer 21.
Seulement onze jours après l’approbation de la loi de transfert par le Congrès, l’avis du
concours fut publié, le 30 septembre 1956. Le 16 mars 1957, la commission de sélection
choisit le plan pilote de Lucio Costa, vainqueur du concours pour la construction de la
nouvelle capitale du Brésil.
Le plan proposé par l’urbaniste était caractérisé par le traçage de deux axes
perpendiculaires : « il s’agit d’un acte délibéré de prise de possession », mots du rapport
déposé le 10 mars 1957. Le plan urbanistique, choisi parmi les 26 concurrents, place le
point d’intersection entre l’Axe Routier et l’Axe Monumental au point le plus haut du
site Castanho22. C’est au croisement de deux voies, l’une correspondant à la vie
quotidienne et l’autre à l’activité gouvernementale, que se situe le noyau urbain. Dans
le sens nord-sud, 32 « super-blocs » résidentiels sont disposés le long de l’Axe Routier ;
perpendiculairement, dans le sens est-ouest, les immeubles gouvernementaux sont
placés le long de l’Axe Monumental. La forme en croix de ces deux axes s’insère dans le
format triangulaire du site, où l’axe résidentiel s’adapte aux courbes de niveau de la
topographie, et où l’axe gouvernemental s’impose par le biais d’immenses terre-pleins
qui forment le décor spécifique de l’échelle monumentale de la capitale. L’axe quotidien
de la ville, partant de l’aéroport, avant même d’atteindre l’axe routier, est constitué de
« super-blocs, composés de bâtiments résidentiels sur pilotis de gabarit uniforme,
“encadrés” par une large ceinture “densément boisée” », comme le décrit le mémento
du projet. Le parcours Monumental commence bien avant son centre, précisément à la
Gare du Chemin de Fer. Comme dans une hiérarchie naturelle, des places dans le vide
intérieur des pelouses entre les voies de l’axe – dans un caractère non-aedificandi et

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Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 9

libre – définissent la structure gouvernementale. La gare, la Place Municipale, des


bâtiments administratifs et sportifs, l’Esplanade de la Tour de Télévision, la plate-
forme de la Gare Routière, l’Esplanade des Ministères, et finalement, la Place des
Trois Pouvoirs, couronnée par le vide de la « plaine circonvoisine 23 », figurent la
dimension perpétuelle et symbolique de la capitale. Ce fut une intention explicite de
donner à l’ensemble projeté « le caractère monumental souhaitable 24 ». Le point de
départ était la nécessité de donner à la ville des caractéristiques dignes d’une capitale,
et de ne pas seulement en faire une ville planifiée moderne, comme cela est expliqué
dans le rapport :
« Elle doit être conçue non comme un simple organisme en mesure de remplir de
façon satisfaisante et sans effort les fonctions vitales spécifiques de toute ville
moderne, pas seulement comme URBS, mais comme CIVITAS, possédant les
attributs inhérents à une capitale25 ». Ce souci de l’arrangement du sol urbain et de
la viabilité économique des constructions pour la « totalité de la population » a
toujours été le point qui a suscité le plus de polémiques et de critiques vis-à-vis de
l’implantation de la ville. De nombreuses critiques dénoncèrent la « ville moderniste »
pour ses présupposés utopiques, critiques qui se révélèrent en fait être un instrument
idéologique des classes dirigeantes favorables à la ségrégation socio-spatiale de la
capitale. »

Reconfiguration : Brasilia, capitale et ville « moderne » (1964 - 1984)

En 1964, un coup d’État interrompit la période démocratique. Commença alors le


régime militaire qui dura les vingt années suivantes, soit jusqu’en 1984. À l’exemple de
l’Estado Novo ou de la soi-disant transition démocratique, sous le régime militaire
également, le sentiment nationaliste, l’autoritarisme et la dépendance sur les plans
culturel, artistique, technologique et scientifique se révélèrent comme le trépied sur
lequel se fonda le discours de l’État.
En dépit de points communs, les conceptions de la génération précédente d’une part, et
de celle des années 1960 d’autre part, présentent des différences indéniables. La
conception simpliste selon laquelle le progrès et la justice sociale, la culture
authentiquement nationale représenteraient une étape ultérieure, naturelle et
inévitable de la croissance économique, ou dit autrement que la croissance
économique était un prérequis pour la justice sociale, le progrès et l’expression
culturelle authentique ne s’imposait plus comme une évidence. La recherche du
développement ne s’accomplissait plus au sein d’une relation État/société basée sur
le populisme démocratique, même autoritaire. Désormais il s’agissait d’un régime
dictatorial où la répression affectait directement la libre production et l’expression des
intellectuels et des artistes brésiliens.
Si, comme nous l’avons vu antérieurement, dans les années 1930, l’élite intellectuelle
était indispensable pour l’Estado Novo comme instrument de transposition des valeurs
sociales dans la pratique politique, si lors de l’intervalle démocratique les intellectuels
cherchaient une identification avec le peuple, à partir de 1964, la relation entre l’État et
les intellectuels devint ambiguë et pleine de contradictions.
La combinaison culture/intellectuels évoquait l’idée de subversion. Néanmoins l’État,
en même temps qu’il réprimait et censurait, finançait et soutenait divers projets et
activités artistiques liés à la culture de masse. En étant associée au système capitaliste
implanté dans le pays, l’industrie culturelle de la culture de masse se subordonnait à la

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 10

politique de développement national, tout en servant d’instrument d’intégration


nationale et de soutien idéologique au régime politique.
Encore une fois, la relation de la culture, en général, et de l’architecture, en particulier,
avec le pouvoir autoritaire se répétait. Dans l’Histoire critique de l’architecture moderne,
Frampton donne des exemples de cette relation qui fut une constante du XXe siècle, et
met en évidence la relation entre architecture et État, idéologie et représentation en
Union soviétique, dans l’Italie fasciste et dans le Troisième Reich. Au Brésil, le régime
militaire, par besoin de propagande, chercha également à s’attacher de jeunes
architectes.
Selon Pedrosa26, la dictature militaire offrit aux architectes la possibilité de travailler
sans avoir à renoncer à leurs idéaux. Dans la vie professionnelle, il était courant
d’admettre la dualité entre gauche politique et pratique architectonique, permettant la
coexistence entre l’architecte et le militant. En effet, les années 1960 virent l’ouverture
aux architectes d’un nouveau terrain d’action donnant à la profession une nouvelle
image moins marquée par les réussites individuelles, mais davantage par le contenu
social de réalisations collectives menées au sein d’équipes pluridisciplinaires stimulées
par la planification urbaine.
La création même de la BNH, la Banque Nationale de l’Habitation, en 1964, responsable
de la conception et de la construction de milliers d’ensembles de logements sociaux
répartis dans tout le Brésil révélait la priorité nationale accordée à la lutte contre le
manque de logement, mettant à l’affiche le contenu social de l’architecture et de
l’urbanisme au Brésil.
Mais si se développait un travail de groupe des architectes, Oscar Niemeyer, au côté de
quelques autres représentants du Mouvement Moderne brésilien, comme Villanova
Artigas, ne cessa jamais d’imposer sa personnalité. Bien qu’il ait opté pour un exil
volontaire, le mécénat d’État, mis en place depuis l’Estado Novo, ne cessa de protéger sa
trajectoire même pendant le régime militaire. Si bien que Niemeyer ne cessa jamais
d’élaborer des projets au Brésil, y compris à Brasilia, siège du pouvoir national et
militaire entre 1964 et 1984.
Dans la phase la plus dure de la dictature, la décennie 1964 -1974, le Brésil subit l’action
d’un appareil d’État répressif face auquel l’expression culturelle et, par conséquent,
également l’expression urbanistique, se présenta sous un double aspect. D’une part, il y
avait un vide culturel, résultat de la politique officielle autoritaire responsable de la
production massive d’ensembles de logements dans une optique acritique généralisée.
D’autre part, on assistait à l’activité marginale ou, selon Sonia Moreira 27, alternative, de
résistance et de lutte contre le régime dictatorial encore en vigueur. Ce furent aussi des
années où la critique du Mouvement Moderne en architecture et en urbanisme connut
le choc entre des manifestations plurielles des tendances urbanistiques qui cherchaient
à comprendre la condition post-moderne, dont nous parle Jameson 28, ou « de haute
modernité », dont parle Berman29.
Les années 1970 connurent plusieurs formes de restructuration de l’État. L’accession
d’Ernesto Geisel à la présidence de la République (1974-1979) constitua le début de la
détente démocratique. Il ne s’agissait plus de protéger, au moyen des intellectuels, la
construction de l’identité nationale sur une base autoritaire. Même la conjoncture
économique mondiale, marquée par la « Déclaration et programme d’action pour
l’instauration d’un nouvel ordre économique international » 30, de 1974, contribua à
faire penser la nécessité d’une politique démocratique. La participation de la

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 11

population serait la condition sine qua non de l’existence de la culture comprise comme
l’une des dimensions du développement, intégré et basé sur une croissance endogène,
centré sur les potentialités locales et nationales31.
L’idée dominait que seul un État démocratique pourrait permettre l’expression
authentique d’une culture nationale, représentant la société tout entière et que seule
une culture vraiment brésilienne serait en mesure de permettre un développement
intégré. Ainsi, entre 1975 et 1985, à mesure que les questions relatives à la démocratie
et à la décentralisation prenaient de l’ampleur dans les discours sociaux et politiques,
on assista à ce que Cohn32 appela, à juste titre, la socialisation et la politisation de la
perception officielle du champ culturel.
En 1985, le Mouvement pour les Élections directes et l’élection, même indirecte, de
Tancredo Neves à la Présidence de la République, amena au processus démocratique de
la Nouvelle République, avec l’élection directe de Fernando Collor de Mello en 1989. Ce
fut un moment d’euphorie politique, d’indécision économique et de restructuration
culturelle. Euphorie politique, parce que depuis Jânio Quadros, il n’y avait plus eu
d’élection directe d’un Président de la République. Indécision économique à cause de la
confrontation entre le modèle international de tendance néolibérale et l’héritage
national récent caractérisé par une perméabilité ou une interaction commerciale assez
limitée. Restructuration culturelle ancrée dans une série de mesures qui traduisaient
un manque de prestige du champ culturel et une crise de l’architecture.

Partie II
Reconfiguration : l’esplanade en tant qu’espace démocratique

Il existe des écarts énormes entre la Brasilia de 1957 et celle inaugurée en 1960, ce qui
témoigne d’un « processus d’élaboration » continue de la ville. Le parti initial, comme
une idée à développer, commence à subir des changements dès la publication des
résultats du concours en mars 1957. Les premières mesures d’ajustement au projet de
1957 furent le déplacement de la bande résidentielle, l’éloignement de la bande de
résidences individuelles de l’autre côté du lac. Ces mesures entraînèrent, selon Maria
Elisa Costa et Adeildo Viegas de Lima33, le changement du plan urbain initial : « L’axe
routier devint plus arqué et plus court, doublant la longueur de l’axe ouest de l’Axe
Monumental en raison de l’éloignement de la voie ferrée34. Cette nouvelle répartition
de l’axe altéra beaucoup la disposition initiale des équipements gouvernementaux,
municipaux et fédéraux le long de cet axe. En outre, il y eut des répercussions sur la
configuration interne du centre urbain qui fut substantiellement élargi pour répondre
aux diverses demandes d’affectation des entités gouvernementales, bancaires et
commerciales dans la zone centrale de la ville. »
Avec le déplacement du croisement des axes, suggéré par Holford, à une altitude plus
basse, près du lac Paranoá, la zone centrale projetée pour un espace relativement plat
se trouva située sur un terrain en pente. Dans son nouvel emplacement, la plate-forme
de la gare routière devient partie intégrante d’un ensemble de quatre terre-pleins
successifs, le premier et le deuxième existant à l’origine où se trouvent la Tour de
Télévision et l’Esplanade des Ministères. La place centrale de la capitale devient partie
d’un troisième et nouveau terre-plein, suivi d’un dernier où serait sauvegardée la
végétation native du cerrado. Dans la transition du terre-plein de la Tour de

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 12

Télévision, la gare routière s’insère dans la topographie construite et s’ouvre sur


l’Esplanade des Ministères. Les tours jumelles du Congrès font la transition entre
l’esplanade et la place civique.
Cet échelonnement conduit à une lecture de la capitale dans trois contextes urbains
différents et successifs : le premier contexte montre une perspective de la place comme
matérialité symbolique de la capitale avec les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire,
et à l’arrière-plan le témoignage de la végétation native qui représente le vide originel.
Pour ses créateurs, le vide est une médiation entre le manque de caractère urbain et
l’ouverture de possibilités de développement de l’intérieur du pays. Le deuxième
contexte est caractérisé par l’axe des innombrables ministères couronné par les deux
tours en composition asymétrique par rapport aux coupoles des auditoriums du Sénat
fédéral et de la Chambre des députés. Enfin, le troisième contexte est constitué par
l’esplanade de la Tour de Télévision comme borne urbanistique de la ville, qui a pour
« base » dans cette perspective urbaine la plate-forme de la gare routière.
Dans le premier projet de la ville en 1957, Lucio Costa déplace le corps civique de la ville
de son centre traditionnel. La place traditionnelle, qui réunit généralement un
ensemble de bâtiments civiques, religieux et commerciaux, est démembrée dans le
projet moderne de Lucio Costa. L’urbaniste reconnaît ce changement quand il affirme :
« Généralement, les bâtiments publics sont au centre de la ville qui s’est développée
autour d’eux. Mais alors, face à cette topographie et au lac qui avait été créé, j’ai trouvé
intéressant de mettre cette place principale, place majeure – que j’ai baptisée des Trois
Pouvoirs35. »
Un tel geste de démembrement de la Grand Place en deux points différents conduit à
une relation dialectique : d’un côté, il conserve la matérialité symbolique du vide
monumental de la capitale, et d’un autre côté, il dématérialise la représentation de la
capitale pour faire place à la vie citadine. La plate-forme de la gare routière subsiste
comme centralité d’origine, où la plate-forme gigantesque devient le monument
immatériel, imperceptible sur une échelle monumentale, c’est-à-dire l’élément urbain
de connexion invisible de l’échelle grégaire. Le mémento du projet affirme que ce
déplacement du centre civique offrira « les attributs inhérents à une capitale » ou,
comme on dit, construira un lieu « où les trois pouvoirs de la démocratie sont offerts au
peuple comme dans la paume de la main d’un bras tendu qui est l’Esplanade des
Ministères36 ».
Il convient de souligner l’ambiguïté de la centralité dans Brasilia. Premièrement, la
Place des Trois Pouvoirs en vient à configurer la face matérielle de la symbolique
républicaine. La centralité civique se compose du palais présidentiel, du palais de
justice et du Congrès National dans chaque coin de la Place des Trois Pouvoirs, où elle
occupe le terre-plein triangulaire à l’Est, au sommet de l’axe monumental. Lorsqu’on
crée la place représentative de la capitale brésilienne et les bâtiments des pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire, il y a une différenciation entre l’espace cérémonial et
l’espace social de la ville. D’un autre côté, les deux tours du Congrès sont aussi bien les
protagonistes de la Place des Trois Pouvoirs que le foyer de la perspective de
l’Esplanade des Ministères vue de la gare routière.
S’établit alors une dialectique entre le vide monumental et le vide quotidien. D’une
part, l’immense plate-forme se dématérialise comme lieu d’élaboration de la continuité
entre le Congrès National et la Tour de la TV. Au niveau supérieur, la plate-forme
devient un point de vue sur les décors urbains de l’Esplanade des Ministères et de la

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 13

tour de TV. La gare routière est le noyau urbain de la zone centrale de Brasilia. Son
immense plate-forme supportée par des piliers énormes relie la partie nord et la partie
sud de la ville, et a été planifiée pour être le point de rencontre central et culturel de la
ville. Toutefois, la plate-forme est marquée par l’absence de bâtiments significatifs et la
rareté des éléments architectoniques. Simultanément, en « dématérialisant » le point
central de la gare routière, ses espaces amples et libres permettent son appropriation
par la population.
Dans ce décor entre la gare routière et la Place des Trois Pouvoirs, les tours jumelles du
Congrès national sont le point de tension entre la matérialité de la place, composée des
palais présidentiel et de justice, et l’immatérialité de la dimension monumentale de la
ville présente sur l’Esplanade des Ministères. La construction projetée par Oscar
Niemeyer est la synthèse de ce que fut la configuration architectonique de Brasilia dans
les premières années de sa construction. L’art, la forme et la beauté étaient des
catégories appropriées comme facteurs de liberté et d’expérimentation. L’équilibre de
la composition entre les coupoles et les tours en asymétrie, la simplicité prismatique
des tours du Congrès, la légèreté structurelle de la coupole de la Chambre des Députés,
l’exubérance et la plastique de l’ensemble révèlent ce que fut la promesse de liberté :
d’un côté la liberté formelle, la nécessité d’une matérialisation de l’audace plastique et
technique d’un pays encore à venir, de l’autre la liberté des espaces libres et amples qui
encadrent le Congrès National. La construction appartient tant au décor de la place
civique qu’au décor de l’Esplanade des Ministères.
Cette dialectique entre matérialité et immatérialité dans l’urbs moderne révèle la mé
diation entre la nécessité d’une représentation symbolique des aspects « inhérents à
la capitale du pays » et la nécessité de libération de l’espace public comme
reconnaissance juridique du citoyen. Pour Lucio Costa et Niemeyer, le vide était
avant tout la possibilité d’appropriation par le peuple brésilien, du fait de la
possibilité réelle d’abriter les masses populaires et les manifestations, et surtout la
possibilité de visualiser l’ensemble urbanistique permettant un sentiment de prise de
possession délibérée par chaque citoyen qui circule dans la zone centrale de la ville.
La liberté plastique et le vide urbain s’installent comme des instruments de
démocratie, comme espace potentiel de liberté.
Mario de Andrade, l’un des principaux précurseurs dès les années 1920, affirme que l’un
des principes spécifiques du modernisme brésilien était le droit à la recherche
esthétique. La plasticité présente dans l’œuvre de Niemeyer était justifiée comme une
stratégie démocratique d’auto-affirmation nationale. Le modernisme n’admettait pas
les emprunts étrangers et critiquait la soumission aux courants européens du
Mouvement Moderne. En même temps, les intellectuels acceptaient le contrôle
idéologique de l’État et même le capital étranger comme source de croissance
économique.
En réponse aux critiques qui accusaient Brasilia de ne pas avoir une architecture
sociale, Niemeyer dit souvent que ce n’était pas l’architecture qui était importante,
mais la vie. Et que la société ne changerait qu’à partir de mouvements révolutionnaires.
Projeter une architecture sociale était une illusion, puisque la société brésilienne ne
disposait pas d’une base sociale juste. Selon Miguel Alves Pereira, Niemeyer estimait
qu’une architecture sociale à ce moment aurait été une « fantaisie trompeuse ou une
attitude purement intellectuelle, qui ne pourrait aboutir à rien » 37.

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 14

Mais Pereira prétend que l’architecte refusa l’opportunité de discuter son œuvre à
partir de l’analyse marxiste non orthodoxe, comme le dit Manfredo Tafuri. Selon le
critique italien, l’architecture moderne est une dialectique entre une conception sociale
de l’espace et l’acceptation de valeurs contemplatives. L’accent mis sur le vide est
ambigu, puisque le vide implique la polarité entre la matérialité et la dématérialisation
entre l’objet symbolique et la crise de l’objet, entre l’espace représentatif et l’espace
social. Ainsi, le projet urbain et architectonique de Brasilia révèle cette ambiguïté en
déployant la place de la ville-capitale sur deux espaces : la Place des Trois Pouvoirs et la
plate-forme de la Gare Routière, unies par l’Esplanade des Ministères et par le Congrès
National.

Reconfiguration : l’esplanade comme espace autoritaire

Affectée, après son inauguration à la fin du mandat de Juscelino Kubitschek par la


démission de son successeur, Jânio Quadros, puis le bref gouvernement de João Goulart,
évincé en 1964 par le coup d’État militaire, Brasilia fluctua au cours des quatre
premières années de son existence officielle, entre la menace de devenir une ville
fantôme et la promesse de se réaffirmer, aux niveaux national et international, comme
la capitale du pays.
Si, d’une part, Brasilia continuait à être acclamée comme la Capitale de l’Espoir, comme
espace démocratique, comme promesse d’une vie future plus égalitaire, comme
symbole de la force et de l’intégration brésiliennes qui avaient été capables de réaliser
le miracle de la construction d’une capitale nationale dans un délai aussi court, d’autre
part son plan fonctionnaliste et déterministe, une fois matérialisé et vécu, devint
encore davantage la cible de critiques infatigables qui visaient le caractère autoritaire
de la ville.
Amorcée par Marcuse et Tafuri, entre autres, la critique de l’orthodoxie esthétique
marxiste contesta l’idée que l’existence d’une base sociale juste soit un facteur
indispensable à la production d’une architecture et d’un urbanisme à caractère social.
C’est ce second point de vue qui prévalut, compte tenu de la perception que la promesse
d’un marxisme orthodoxe ne se réaliserait pas à Brasilia, en particulier dans un paysage
politique profondément transformé en 1964 par la mise en place d’une dictature militaire.
Brasilia, qui avait été configurée comme un espace démocratique, en vint à être lue comme
espace autoritaire, célébré par le régime dictatorial et caractérisé par ses avenues grandes,
larges et interminables au service des défilés militaires et par ses vides inhospitaliers,
stériles et inhibiteurs du désir de rencontre et, par conséquent, de subversion.
Sous l’égide de la dictature, Brasilia s’imposa comme la capitale nationale dont le Plan
Pilote fut perçu comme une zone de sécurité maximale à protéger des masses
populaires. Celles-ci, étant donné le manque de planification régionale, affluaient vers
la nouvelle capitale fédérale, venant des régions les plus pauvres du pays à la recherche
de possibilités d’emploi et de revenus.
La ville fut ainsi occupée sans ordre dans ses zones centrales, ce qui conduisit le
pouvoir à adopter une stratégie d’éradication de la population migrante, déplacée vers
des établissements populaires dans les environs du Plan Pilote. L’autonomie prévue
pour les villes satellites qui devait se concrétiser lorsque Brasilia aurait dépassé ses
limites démographiques, ville projetée pour cinq cent mille habitants, n’exista jamais,
de fait, dans une capitale qui fut vécue comme un projet d’État.

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 15

Tant et si bien que l’inauguration de Taguatinga eut lieu deux ans avant celle de
Brasilia. Et après ce noyau satellite pionnier, beaucoup d’autres suivirent, comme le
Núcleo Bandeirante, Samambaia, Gama, Guará, Sobradinho, entre autres.
En fait, c’est l’État qui fut le principal agent de l’organisation urbaine de la capitale,
jouant le rôle de planificateur, promoteur, constructeur et financeur du processus de
production spatiale. La séquence de création d’établissements montra très clairement
l’embryon d’une dynamique d’expansion urbaine qui allait marquer la configuration
territoriale de la capitale à partir de ce moment. L’occupation urbaine polynucléaire,
avec la création des villes dites satellites, disposées au-delà de la ceinture verte
entourant le plan urbanistique originel, l’expropriation de terres et le mépris des
structures urbaines préexistantes dans les limites du District fédéral, sont des
caractéristiques marquantes de ce premier moment.
Dans un second moment, l’approfondissement de la ségrégation spatiale fut continu et
on observa l’expansion et l’intensification des noyaux urbains préexistants comme
Planaltina et Brazlândia, ainsi que des villes satellites créées précédemment. Ces
noyaux périphériques constituèrent initialement de simples « villes-dortoirs », avec un
modèle urbanistique inspiré de la zone centrale, mais de qualité inférieure. Par la suite,
la pénurie de logements liée à la politique constante et délibérée du gouvernement
local de déplacer les bidonvilles en dehors des limites territoriales du Plan Pilote
explique l’approfondissement de ce processus de ségrégation, responsable, entre
autres, de la relation de dépendance établie entre la ville et les villes satellites,
installant un mouvement pendulaire d’influence mutuelle et contradictoire. D’une part,
l’esthétique urbanistique et architectonique du Plan Pilote influença la configuration
des villes satellites et maintînt la masse à une distance de sécurité. D’autre part, la
nécessité quotidienne de déplacements entre les villes-dortoirs et le lieu de travail
suscita une reconfiguration du Plan.
Pourtant, le Plan Pilote de Brasilia, rêvé comme une totalité sociale, culturelle et
artistique, œuvre d’art total, continua à être construit selon l’architecture d’Oscar
Niemeyer, matérialisation des contradictions de l’époque. D’une part, à la tête d’œuvres
de l’ampleur et de l’importance de la Cathédrale ou du Palais Itamaraty, on trouvait un
architecte ouvertement athée et communiste, affilié au PCB, Parti Communiste du
Brésil. D’autre part, pour la dictature militaire, terminer et consolider Brasilia et, avec
elle, le nationalisme, l’intégration nationale, représentait une urgence qui permettait
un degré élevé de tolérance envers la position politique d’un personnage clé dans le
processus d’affirmation de la nouvelle capitale du Brésil, Niemeyer lui-même.
Le fait est que la Cathédrale comme l’Itamaraty, commencés entre la fin des années 1950
et le début des années 1960, avaient été interrompus lors du coup d’État militaire, mais les
travaux furent ensuite repris sous la direction d’Oscar Niemeyer et de son équipe et achevés
en 1970. Les deux projets, symboles respectivement de l’Église catholique et des relations
diplomatiques du Brésil dans la capitale fédérale, sont dans une situation privilégiée au sein
de la configuration du Plan Pilote. Insérés en plein Axe Monumental, en évidence sur
l’Esplanade des Ministères, ils constituent des œuvres paradigmatiques de Niemeyer, qui
excitèrent la critique internationale pour laquelle ils représentaient l’incohérence entre
l’exercice de la profession et le discours politique, entre l’architecte et le militant.
L’orthodoxie esthétique marxiste, fondée sur l’interprétation des valeurs d’une
expression artistique par les seuls rapports de production existants, exigeait des

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 16

réponses. Quel était le fondement d’une formulation plastique exubérante si éloignée


de l’esthétique et du discours marxistes ?
En fait, le point de vue du marxisme orthodoxe selon lequel l’existence d’une base sociale
juste est un facteur indispensable pour la production d’une architecture à caractère social
amena Niemeyer à se tenir à l’écart de l’architecture et de l’urbanisme à contenu social
parrainés par l’État durant cette période et concrétisés principalement dans les grands
ensembles de logements du BHN. Selon M. Pereira38, Niemeyer « préféra admettre que faire
une architecture sociale dans une société sans base sociale juste » signifieraient faire « une
fantaisie trompeuse ou une attitude purement intellectuelle qui ne pourrait aboutir à rien ».
Pour lui, dans une phase de grand souci des détails, tant la Cathédrale que le Palais
Itamaraty cherchaient donc à exprimer un contenu social et une cohérence avec les
mouvements progressistes en mesure de donner à l’architecture et à son architecte,
créateur et créature, le prestige nécessaire pour devenir un instrument de
dénonciation dans une société historiquement injuste et inégale.
Mais à mesure qu’avançaient les années 1970, Niemeyer assuma une posture qui prenait
ses distances par rapport à une explication idéologique. C’est une fois de plus Miguel
Pereira qui nous montre que, après avoir adopté une vision prémonitoire de l’histoire
et un discours messianique qui faisait de son expression architectonique le décor d’une
vie, d’une société fraternelle qui s’approchait, située dans un avenir pas trop lointain,
Niemeyer se lança dans des appels au subconscient et aux théories génétiques pour
tenter de justifier l’exubérance de ses formes architectoniques.
Dans cette perspective, la forme, la plastique exubérante, l’architecture légère aux
courbes généreuses s’explique entre autres par les courbes de la femme brésilienne, la
géographie nationale et locale.
« Ce n’est pas l’angle droit qui m’attire. Ni la ligne droite, dure, inflexible, créée par
l’homme. Ce qui m’attire c’est la courbe libre et sensuelle. La courbe que je trouve
dans les montagnes de mon pays, dans le cours sinueux de ses rivières, dans les
nuages du ciel, dans le corps de la femme aimée. Tout l’univers est fait de courbes.
L’univers courbe d’Einstein39. »
Pourtant, entre 1985 et 1986, Niemeyer conçut le Panthéon de la Patrie, de la Liberté et
de la Démocratie. Au plus fort du moment politique de réouverture démocratique,
planté sur les bords de la Place de Trois Pouvoirs, le Panthéon semble sauver la vision
messianique, la croyance en la possibilité de la concrétisation de la promesse de
l’orthodoxie marxiste, au moyen de l’accession, après tant de décennies de répression,
des mouvements, partis et politiciens de gauche au pouvoir.

Conclusion
À partir des années 1990, on assiste à la politisation et à la culturalisation de la sphère
locale, de la ville. L’idée de la ville comme construction collective dont la dimension
esthétique est au service de la société, se superpose à la notion de la ville globale. Le
processus de promotion de l’espace urbain fondé sur une planification stratégique qui
prétend remplacer la planification fonctionnaliste se met en place. Dans ce scénario de
compétition et de marketing se redéfinit encore une fois la relation entre politique et
culture/architecture.
Basé sur le néo-libéralisme, l’État national perd son rôle central au profit de
partenariats associant le public et le privé et de la montée d’autres formes

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 17

d’institutions sociopolitiques tels que les États transnationaux 40 et les villes elles-
mêmes41. On adopte, dans la sphère publique, les modalités de gestion d’entreprise
fondées sur la captation d’investissements capables de générer une plus grande
productivité. Les grands projets architectoniques deviennent, pour la plupart des
politiciens de la dernière décennie du XXe siècle, et d’une manière de plus en plus
indépendante de l’orientation politique de gauche ou de droite, une manière efficace de
présenter au public une politique municipale ambitieuse, moderne, victorieuse. En
d’autres termes, le projet architectonique à caractère culturel se révèle être la meilleure
« carte de visite » de celui qui se veut le principal acteur de cette politique fondée sur la
question du développement local, le politicien. Matérialisée en particulier dans les projets
de musées et de maisons de la culture, l’architecture avec « griffe », avec « signature », en
vient à être considérée comme un instrument d’insertion internationale de la sphère
locale.
Dans ce contexte, la signature la plus importante de l’architecture brésilienne reste
celle d’Oscar Niemeyer qui, en effet, signe les œuvres que sont le Musée d’Art Moderne
de Niterói, le Musée Oscar Niemeyer de Curitiba et, plus récemment, le Musée National
de Brasilia.
Dans la capitale fédérale, entre 1987 et 2009, l’architecture de Niemeyer n’a cessé de
ponctuer l’Axe Monumental et ses environs. Après le monument commémoratif de
l’inscription de Brasilia sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO en 1987,
vinrent l’Espace Lúcio Costa et l’Espace Culturel Oscar Niemeyer, entre 1988 et 1989, le
monument à Israël Pinheiro, en 1991, l’annexe II de la Cour suprême (1995-1998), le siège
du Bureau du procureur général de la République (1995-2002) et, récemment, le Musée
National et la Bibliothèque Nationale (2008), complétant le Secteur Culturel Sud dans une
zone visible de l’Esplanade des Ministères, entre la Cathédrale et la Gare Routière 42.
En observant cet ensemble d’œuvres de Niemeyer et plus précisément les formes du
Musée National et de la Bibliothèque Nationale, la réflexion d’Edson Mahfuz apparaît
comme particulièrement pertinente quand il affirme que « s’il est vrai que depuis les
années 1930 jusqu’à Brasilia, l’œuvre de Niemeyer se caractérisa par l’inspiration des
précédents de Le Corbusier, manipulés avec brio, à partir de ce moment sa propre
œuvre devient la référence de base.43 »
Chez Niemeyer, selon Mahfuz, la forme ne suit pas la fonction aussi catégoriquement
que le présuppose le postulat moderniste, puisque, à partir de Brasilia, la même forme
s’adapte à différentes fonctions. Selon Niemeyer lui-même, « lorsque la forme crée de la
beauté elle assume une des fonctions les plus importantes dans l’architecture », cette
fonction à laquelle se réfère Niemeyer étant la dénonciation.
Pendant toute la période de 1985 à aujourd’hui, la critique de l’orthodoxie esthétique
marxiste, entreprise entre autres par Marcuse et Tafuri dans les années 1970, a trouvé
beaucoup d’autres partisans. La croyance dans le pouvoir politique de la forme, de la
beauté n’est plus une hérésie dans la pensée marxiste qui, de façon catégorique, a
toujours nié l’esthétique du beau, considérée comme expression de la bourgeoisie.
Toutefois, bien qu’il soit possible de croire que l’expression exubérante de la forme, de
la courbe dans l’architecture de Niemeyer trouve encore sa fonction sociale dans la
dénonciation d’une base sociale injuste, ce qui fait qu’elle est sollicitée, aimée, détestée,
critiquée ou louée, c’est sa capacité à se mettre elle-même et son créateur au-dessus de
toute idéologie politique.

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 109 | 2009


Brasilia et Oscar Niemeyer: le contexte politique et la dimension esthétique 18

Effectivement, Niemeyer a obtenu tout au long de sa carrière ce que Le Corbusier a


toujours voulu, sans succès : les faveurs de l’État, qu’il soit démocratique ou dictatorial.
Autrement dit, du haut de ses 100 ans, Niemeyer est plus grand que toute idéologie
politique, tout comme Brasilia dans son presque demi-siècle de vie.
Si la Brasilia conçue et projetée naquit de la préfiguration de souvenirs et de
promesses, si la Brasília construite se configura à partir de la matérialisation de ces
anticipations dans l’œuvre architectonique et urbanistique, la Brasilia vécue se
reconfigure, quotidiennement, à partir de données spécifiques au fil des ans. Tant et si
bien que le débat sur le projet le plus récent d’Oscar Niemeyer pour l’Axe Monumental,
la Place de la Souveraineté, a révélé que le vide, qui est la matière première essentielle
de l’urbanistique moderne et qui fut par conséquent si intensément critiqué dans le
passé, a été applaudi, une fois approprié, honoré et requis par une population qui ne
voulait plus qu’on l’occupe.
Ni démocratique ni autoritaire, ni espace de ségrégation ni espace d’union, Brasilia ne
se définit pas comme « ceci » ou « cela », mais se détermine dans la dialectique entre la
base et la superstructure. Si la société brésilienne et, par conséquent celle de Brasilia,
continue à être injuste et inégalitaire, la vision non orthodoxe de l’esthétique marxiste
montre que, dans la mesure où Brasilia se révèle comme une œuvre d’art, accessible
architectoniquement et urbanistiquement au grand public, elle sensibilise la société à la
perception de l’esthétique du beau, dénonçant ainsi l’abîme social. C’est peut-être là la
plus grande contribution de Niemeyer tout au long de sa relation privilégiée avec les
structures du pouvoir.

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NOTES
1. Kubitschek, 1975, p. 242.
2. Moholy-Nagy, 1959.
3. Tafuri, 1979, p. 354.
4. Pereira, 1997.

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5. Ricœur, 1998.
6. Tafuri, Teorias e História da Arquitectura, 1979, p. 282.
7. Amaral, 1998.
8. Inspiré par Marx, Freud, André Breton et Rousseau, il théorise sur la révolution dans les
Caraïbes et le mythe du bon sauvage contre le cannibalisme. Andrade se réfère à « une
transformation permanente du Tabou en Totem. » Il se réfère au fait que le guerrier qui mange la
chair d’un autre brave guerrier assimile son courage et sa bravoure. Le mythe du bon sauvage de
Rousseau est inversé, il transforme l’ennemi ou étranger en sa propre chair. L’indigène devient
l’agent de l’action civilisatrice : en digérant et en assimilant des forces extérieures, le guerrier
devient plus fort et en même temps renforce ses traditions et ses croyances. D’autre part, le
guerrier sacrifié est divinisé plus tard. L’acte cannibale, considéré comme tabou, devient un acte
sacré se transformant en totem, Oliveira, 2002.
9. Segawa, 1998, p. 49
10. Oliveira & al, 1982, p. 72 cité par Pereira, 1997, p. 65.
11. Segawa, 1998, p. 89.
12. Segawa, 1998, Comas, 1987, Cavalcanti, 2001.
13. Selon Lauro Cavalcanti, l’exposition Brazil Builds organisée par Philip Goodwin et GE Kidder
Smith parcourut plus de 47 pays en trois ans. Elle comprenait les principales œuvres modernes,
construites depuis 1928 jusqu’alors au Brésil, période considérée comme la période héroïque de
l’architecture brésilienne moderne, Cavalcanti, 2001.
14. Pour certains, ce n’était que le reflet de la propagation du Mouvement moderne, comme le
souligne Kenneth Frampton, dans son chapitre « Variations d’un style international », Frampton,
1985.
15. Giedion, 1956.
16. Campelo, 2001, p. 16.
17. Pereira, 1997, p. 95.
18. Kubitschek, 1975, p. 48.
19. Kubitschek, 1975, p. 48.
20. Kubitschek, 1975, p. 45.
21. Sabbag, 1985, p. 29.
22. Le point marqué par le maréchal José Pessoa par l’érection de la Croix de Bois en Mai 1955,
est considéré par Juscelino Kubitschek comme la véritable pierre angulaire de la ville. Cette zone
est maintenant connue sous le nom de Cruzeiro, Kubitschek, 1975, p. 33.
23. Lucio Costa se réfère au cerrado indigène, qui serait conservé comme une référence à la
grandeur nationale et à l’immensité du territoire.
24. Costa, Memória Descritiva do Plano Piloto, 1997, p. 283.
25. Costa, Memória Descritiva do Plano Piloto, 1997, p. 283.
26. Apud Pereira, p. 107.
27. Pereira, 1997, p. 87.
28. Jameson, 1997.
29. Berman, 1988.
30. ONU, 1974.
31. Medeiros, 2002.
32. Cohn, 1987.
33. Dans un document préparé pour la NOVACAP en 1985.
34. Sabbag, 1985.
35. Costa, Lucio Costa, 1992.
36. Costa, Considerações em torno do Plano-Piloto de Brasília, 1974.
37. Pereira, 1997, p. 138.
38. Pereira, 1997, p. 139.

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39. Niemeyer, 1988.


40. Jouve, 1999. Voir aussi Medeiros M. d., 2000.
41. Sassen, 1991.
42. Schlee, 2007.
43. Mahfuz, 2007.

RÉSUMÉS
Le Mouvement moderne gagne le Brésil dès les années 1930. En 1940, le maire de Belo Horizonte,
Juscelino Kubitschek, fait appel à Oscar Niemeyer pour l’extension de sa ville. Quelques années
plus tard, en tant que président du pays, il confie la réalisation de la nouvelle capitale, Brasilia, à
Lucio Costa et à Niemeyer. Comment ce dernier, enclin à une architecture légère aux courbes
généreuses, peut-il concilier son engagement militant au Parti communiste et auprès des
courants marxistes orthodoxes du pays avec la poursuite de son œuvre pendant la dictature
militaire des années 1960 à 1980 ? Dans quelle mesure la grande esplanade de Brasilia, conçue
initialement comme un espace vide, lieu de l’appropriation politique populaire, prend-elle une
nouvelle signification ?

INDEX
Index chronologique : XXe siècle
Index géographique : Brésil
Mots-clés : Niemeyer, Brasilia, architecture, politique, identité nationale

AUTEUR
LUCIANA SABOIA
Docteure en architecture, enseignante à l’université de Brasilia

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