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Ecologie, travail, féminisme : le nouveau conflit des générations 17/02/2023 14:12

TALI RANDALL

DÉBATS • ENQUÊTES IDÉES

Ecologie, travail,
féminisme : le
nouveau conflit des
générations
Par Nicolas Truong

Publié aujourd’hui à 08h00, mis à jour à 12h15


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ENQUÊTE | Même si les jeunes ne forment pas une


classe d’âge socialement homogène, le rapport au
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classe d’âge socialement homogène, le rapport au


travail et aux cultures numériques, la fluidité de
genre et les nouvelles formes de féminisme semblent
creuser un fossé générationnel, ravivé par l’urgence
écologique.

Des jeunes diplômés en quête de sens annoncent qu’ils ne perdront pas


leur vie à la gagner. Des adolescents a!chent leur « fluidité » de genre
devant des adultes qui ont l’impression de voir leur monde se liquéfier.
Des activistes aspergent de soupe à la tomate Les Tournesols, de Van
Gogh, afin d’alerter sur l’urgence écologique, essuyant les remarques
exaspérées de leurs aînés, pèlerins de la culture ou anciens militants
pour qui le musée est devenu un temple, et l’art, le dernier refuge du
sacré.

Une « génération Covid » perçue comme « sacrifiée » par une société qui
n’a pas fait le choix de confiner uniquement les plus âgés. Une
génération « éco-anxieuse » à qui on ne peut enlever l’impression que les
« boomeurs » ont essoré une planète désormais surchau"ée. Des lycéens
plus tolérants ou, c’est selon, plus complaisants à l’égard des signes
d’appartenance religieuse et de ce que leurs aînés qualifient d’« atteintes
à la laïcité ». Des féministes historiques déboussolées par la « radicalité »
des nouvelles formes d’intersectionnalité. Des éditorialistes aux accents
pompidoliens qui pérorent contre une génération prétendument
fascinée par le stipendié wokisme.

Il flotte dans l’air du temps comme un nouveau conflit de générations.


Non pas une simple di"érence entre les comportements, les goûts et les
aspirations des enfants et des parents. Mais bien ce que l’anthropologue
Margaret Mead (1901-1978) appelait un « fossé des générations ». Dans
l’essai publié aux Etats-Unis en 1970, l’intellectuelle américaine montrait
en e"et que, contrairement aux sociétés traditionnelles, les sociétés
contemporaines étaient « préfiguratives », dans la mesure où s’y opère
une inversion de la transmission : ce sont les enfants qui apprennent à
leurs parents comment aborder les rivages du nouveau monde, dans
lequel se déploient des technologies, des pratiques et des mœurs inédites
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lequel se déploient des technologies, des pratiques et des mœurs inédites


(Le Fossé des générations, traduction de Jean Clairevoye, Gonthier-Denoël,
1971).

Lire aussi la notion : « Boomers », ou les « nouveaux » vieux schnocks

« L’agitation qui secoue la jeunesse du monde entier », écrivait-elle dans


une époque bouleversée par les mouvements étudiants, est
incompréhensible, si l’on ne mesure pas « l’universalité » du fossé entre
les générations, qui est « sans homologie dans le passé ». En e"et,
« aucune génération n’a jamais connu, assimilé des changements aussi
rapides » qu’un monde alors unifié par les technologies de l’information
ou globalisé par la fin des empires – sans oublier une révolution
scientifique qui multiplie la production industrielle et agricole, mais qui
est aussi « en train de modifier d’une manière terriblement dangereuse et
radicale l’écologie de la planète », écrivait-elle. Assistons-nous au même
type de phénomène aujourd’hui ?

« Le choix des retraités »


Sans doute faut-il tempérer cette impression, car les études sur la
jeunesse ne cessent d’insister sur les di"érences de conditions sociales
qui déterminent davantage les trajectoires que la classe d’âge. Qu’y a-t-il
de commun entre le quotidien, la perception du présent et l’inscription
dans l’avenir d’un enfant d’une périphérie paupérisée et celles d’un

adolescent d’un centre-ville huppé ? Comme disait Pierre Bourdieu (1930-


2002), « la jeunesse n’est qu’un mot ». Aujourd’hui, le sociologue Camille
Peugny fait le constat d’« une génération fracturée par les inégalités ».
Certes, le taux de chômage des jeunes a baissé ces dernières années (21 %
en 2018, 16 % en 2022), mais cette diminution ne saurait occulter la
« marée montante de la précarité », explique Camille Peugny, dans Pour
une politique de la jeunesse (Seuil, 2022).

Lire aussi la critique : « Pour une politique de la jeunesse » : radioscopie d’une classe d’âge fracturée

Une jeunesse dont l’avenir est, en France, scellé très tôt, analysait Louis
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Une jeunesse dont l’avenir est, en France, scellé très tôt, analysait Louis
Chauvel, dans Le Destin des générations (PUF, 2010), au point d’a!rmer
qu’« aucun pays n’est allé aussi loin que le nôtre dans cette maltraitance
des nouvelles générations ». C’est pourquoi l’essayiste et consultant
Hakim El Karoui, auteur de La Lutte des âges (Flammarion, 2013), regrette
que la France fasse aujourd’hui « le choix des retraités ». En e"et, relève
l’ancien directeur de l’Institut de l’entreprise Frédéric Monlouis-Félicité,
dans La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (Manitoba, 2022), « les
seniors sont les grands gagnants des transferts sociaux ». Ainsi que des
politiques publiques.

Lire aussi : Le rapport au travail des jeunes actifs a!ecté par l’horizon incertain de la retraite

Une orientation particulièrement manifeste lors du confinement,


d’ailleurs reconnue par le chef de l’Etat : « On demande les plus gros
sacrifices à notre jeunesse pour protéger les plus âgés », déclarait
Emmanuel Macron, le 29 septembre 2020. Mais la « lutte des âges » est à
la fois « aveugle et sourde », soutient Hakim El Karoui, c’est-à-dire
invisible et non déclarée. Elle est notamment atténuée par « les
solidarités intrafamiliales et donc intergénérationnelles qui sont
importantes » : beaucoup de parents aident leurs enfants pour leurs
études ou leur logement, relève Cécile Van de Velde, autrice de Sociologie
des âges de la vie (Armand Colin, 2015).

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L’« esprit du temps »


Le président de la République n’incarnait-il cependant pas une

jeunesse impatiente d’entrer dans le nouveau monde ? « Emmanuel


Macron est un président jeune qui défend l’intérêt des vieux », déplore
Hakim El Karoui, qui constate « le triomphe d’une gérontocratie
française ». Un « choix cynique » qui est celui d’une « rente électorale »,
puisque 50 % des votants sont des retraités et que 41 % des 18-24 ans se
sont abstenus au second tour de l’élection présidentielle de 2022 – alors
que 41 % des électeurs les plus âgés (65 ans et plus) ont accordé leurs voix
à Emmanuel Macron.

Impossible, donc, de confondre les jeunes surdiplômés et les étudiants


précarisés, la France des bacs pro et des BTS avec la frange inscrite à
Sciences Po ou à l’ENS. La jeunesse n’est qu’un mot traversé par tous les
maux de notre société. A-t-elle néanmoins conscience d’appartenir à une
génération marquée et portée par le même « esprit du temps », comme
l’expliquait le sociologue allemand Karl Mannheim (1893-1947) dans Le
Problème des générations (1928), observant les mouvements de jeunesse
dans une Allemagne fracturée par le traité de Versailles et la montée du
nazisme ?
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nazisme ?

Lire aussi l’entretien : Cécile Van de Velde : « C’est la jeune génération qui détient aujourd’hui les clés de sortie de

crise »

« Depuis quinze ou vingt ans, on observe une résurgence des tensions


générationnelles », analyse Cécile Van de Velde. Une « injustice » entre les
générations doublée d’une « incompréhension », dit-elle. C’est pourquoi
l’argument selon lequel il n’y aurait pas de conflit de générations puisque
les nouvelles revendications seraient menées par les nouveaux
« héritiers » ne tient pas vraiment. « En mai 1968, rappelle-t-elle, c’étaient
aussi les diplômés qui s’insurgeaient et se rebellaient contre leurs aînés. »

Autre rapport au monde


La nouvelle condition numérique creuse indéniablement l’écart entre les
générations. Cécile Renouard, cofondatrice et présidente du Campus de la
transition, au sein duquel se forment de nombreux jeunes à l’écologie,
compare et constate le décalage : « A l’occasion d’un voyage sac au dos en
Asie et Amérique latine, au début des années 1990, on appelait nos familles
une fois par mois. » Et le temps était plus vacant, les rythmes
d’apprentissage et les rites de passages plus lents, « loin des formes
parfois aliénantes d’accélération et d’addiction contemporaines aux
écrans ».

Lire le reportage : En Seine-et-Marne, le château pour étudiants en quête de sens

Les écarts générationnels se creusent par les supports médiatiques, qui


véhiculent non seulement des informations mais portent en eux-mêmes
un autre rapport au monde. « Le message, c’est le médium », résumait le
théoricien de la communication Marshall McLuhan (1911-1980). « La
fracture générationnelle passe par une révolution de l’infrastructure,
confirme Gilles Gressani, directeur de la revue en ligne Le Grand
Continent. Le numérique impose partout des logiques nouvelles. »

Pour autant, le fossé se creuse aussi bien par les outils que par les
contenus. « Il y a des références générationnelles que les autres
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contenus. « Il y a des références générationnelles que les autres


générations ne maîtrisent absolument plus, remarque l’historienne
Ludivine Bantigny, qui a notamment publié Le Plus Bel Age ? Jeunes et
jeunesse en France de l’aube des “trente glorieuses” à la guerre d’Algérie
(Fayard, 2007). C’est un changement notable par rapport aux années 1960 :
même s’ils ou elles ne les aimaient pas toujours, les parents connaissaient
le jeune Johnny Hallyday, Françoise Hardy et les “yé-yé” ; même les Beatles
et les Rolling Stones. Aujourd’hui, quels parents connaissent les artistes
préférés de leurs enfants ? »

Les réseaux sont, eux aussi, « générationnels » : Instagram et surtout


TikTok pour les plus jeunes, Facebook pour les plus âgés. Alors que la
radio et la télévision s’écoutaient encore en famille jusque dans les
années 1990, « l’entre-soi culturel des jeunes, la culture par groupes de
pairs et non de pères-mères sont bien plus puissants et créent de
l’ignorance intergénérationnelle ».

Nouveaux rivages éthiques


Ainsi « le constat anthropologique de Margaret Mead demeure vrai,
poursuit Ludivine Bantigny. Il existe désormais une forte “culture
préfigurative”, car les aînés ont beaucoup à apprendre de leurs cadets,
notamment sur le plan technologique et en particulier numérique ».
Spécialiste des sociétés océaniennes, Margaret Mead distinguait, en e"et,
trois types de culture. La culture « postfigurative », dominante dans les
sociétés traditionnelles, au sein de laquelle les enfants sont instruits par
leurs parents (« le passé des adultes y est l’avenir de chaque génération ») ;
la culture « cofigurative » dans laquelle les enfants et les parents
apprennent de leurs pairs (à l’école par les professeurs, à l’armée par les
o!ciers, au travail par les cadres) ; et, enfin, la culture dite
« préfigurative », au sein de laquelle « tous les hommes sont des
immigrants qui pénètrent dans une nouvelle ère ».

Des immigrants qui atteignent un nouveau continent numérique et de


nouveaux rivages éthiques. Car la nouveauté sociologique des jeunes
générations tient également au rapport à la sexualité, au genre et à la
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générations tient également au rapport à la sexualité, au genre et à la


fluidité. « La question du consentement est devenue un enjeu majeur que
maîtrisent parfaitement les jeunes générations, assure Ludivine Bantigny.
Cela ne signifie pas qu’il y ait une absolue “libération”, car il y a encore
beaucoup de normativité et d’injonctions. » Comme l’a rappelé le
Baromètre sexisme 2023 du Haut Conseil à l’égalité, « le sexisme ne recule
pas en France. Au contraire, certaines de ses manifestations les plus
violentes s’aggravent, et les jeunes générations sont les plus touchées ».

Le rapport au féminisme a, lui aussi, changé. « Les féministes


d’aujourd’hui sont plus radicales que dans les années 1970 », relève
l’historienne Michelle Perrot, qui publie Le Temps des féminismes (avec
Eduardo Castillo, Grasset, 208 pages, 20 euros). Il faut dire que « la
révolution sexuelle fut assez complaisante à l’égard de la pédophilie,
comme envers certains mécanismes de domination irréductibles au droit »,
poursuit-elle.

Lire notre enquête : Le genre gagne en fluidité

Avancée : « L’entrée dans l’ère du consentement. » Contrepartie : « La


frontière de la liberté a reculé. » Avantage : « Une attention aiguë aux abus
de pouvoirs et pas simplement aux inégalités. » Inconvénient : « Une
forme de moralisme. » Sans compter que les mobilisations s’étendent à de
nouvelles revendications. Action : « La question transgenre s’a!rme. »
Réaction : « La peur du queer comme de l’indi"érenciation sexuelle
s’accroît », relève Michelle Perrot, qui rappelle comment
« l’hermaphrodisme était vécu comme un malheur ».

Du politique au systémique
Chez les jeunes féministes, il y aurait une conscience plus vive
d’appartenir à un système de domination et à ne plus accepter des
formes invisibilisées d’oppression. Chez les plus anciennes, une attention
plus soutenue aux « libertés », ainsi qu’un souci accru des limites,
notamment autour des questions de procréation médicalement assistée
ou de transsexualité.
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ou de transsexualité.

En une génération, les questions d’identité ont glissé du politique au


systémique. « Ma génération était anticoloniale, observe l’historienne,
mais nous considérions que la question était réglée avec l’indépendance
des anciennes colonies. Or, ce n’est pas le cas, les e"ets sont plus profonds
et les ombres portées de cette histoire sont encore prégnantes
aujourd’hui. » Décolonial, woke, intersectionnalité : « Bien que je ne sois
pas totalement à l’aise avec ce vocabulaire qui n’est pas celui de ma
génération, reconnaît l’historienne, j’ai envie d’en savoir plus sur ces
concepts. »

D’autres intellectuelles n’ont pas le même point de vue. Ainsi, la


sociologue Nathalie Heinich, autrice notamment d’Oser l’universalisme
(Le Bord de l’eau, 2021), considère qu’ils sont « le vocable d’un nouveau
stalinisme basé sur le di"érentialisme ou le communautarisme – une
mouvance largement plus présente chez les jeunes générations ».

Lire aussi l’enquête : Derrière le débat sur le « wokisme », les trois mutations du racisme : biologique, culturel,

systémique

L’historien des idées François Cusset décèle dans cette critique du


wokisme une « haine de l’émancipation », qui passe notamment par « un
mépris générationnel ». Aujourd’hui, c’est par les questions sexuelles,
culturelles et écologiques que s’opère la subjectivation des plus jeunes,
assure-t-il. « La jeunesse du monde est ainsi, écrit-il : elle a partout du mal
à prononcer le mot nègre, même en titre d’un livre antiraciste. Elle trouve
insultant le portrait de famille immigrée (les Apu) dans le dessin animé “Les
Simpsons”. Elle ramasse, souvent sans y penser, les déchets laissés dans la
nature » (La Haine de l’émancipation, Gallimard, 64 pages, 3,90 euros).

Lycéen dans les années 1980, à l’époque des Rita Mitsuko mais aussi du
« Collaro Show », François Cusset trouve qu’« un monde où, pour faire rire
les copains, l’ado n’imite plus comme à cette époque l’accent africain ou la
démarche des nains, où les librairies ont cessé d’enterrer des pans entiers de
notre histoire, où on ne dîne plus en famille devant le strip-tease d’une
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soubrette, est tout simplement moins con ».

La différence et l’identité
Les divergences d’approches et les écueils ne manquent pas, pourtant, du
côté d’une partie de la nouvelle jeunesse émancipée des universités : un
certain « purisme du langage », une propension à « lancer des polémiques
inutiles et des surenchères frénétiques », ou des « dénonciations virales
débordant l’objectif visé » par du « trolling médisant ». Néanmoins, afin
d’éviter « le risque fatal d’une rupture des liens et de tout langage
commun » avec les jeunes générations, il convient de « les retrouver sur
leurs terrains », poursuit François Cusset, à savoir ceux de la di"érence et
de l’identité.

Lire aussi : Foucault, Deleuze, Derrida… Aux origines françaises du « wokisme »

Un prisme qui permettrait peut-être de déminer des questions piégées.


Tel un certain nombre de conflits liés à la question de la « laïcité ». Car,
pour une grande partie des jeunes, « porter un voile ou une abaya n’est
pas compris comme une a!rmation religieuse mais comme une
a!rmation identitaire, comme un choix personnel de l’apparence qui – au
même titre que les crop tops ! – doit rester libre », constate le sociologue
Olivier Galland, auteur avec l’historien Marc Lazar d’une enquête auprès
des 18-24 ans pour l’Institut Montaigne (« Une jeunesse plurielle »,
février 2022).

Lire aussi notre entretien : « La jeunesse est traversée par un malaise démocratique profond »

« Sur la question de la laïcité, on constate de vraies divergences


générationnelles », résume Olivier Galland, qui observe que les jeunes
sont, en moyenne, sur « une position nettement plus accommodante à
l’égard de comportements qui paraissent déroger aux règles de la laïcité ».
Toutefois, précise-t-il, « la majorité d’entre eux ne le font pas pour des
raisons religieuses mais au nom de la primauté des choix de vie personnels
sur certaines règles collectives ». Etudiant en histoire et en science
politique à l’université Paris-VIII, Baptiste Cord l’assure : « J’ai grandi avec
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politique à l’université Paris-VIII, Baptiste Cord l’assure : « J’ai grandi avec


des Noirs, des musulmans, des gays, des bisexuels, des végans… et les
anciennes générations ont parfois du mal à accepter que nous a!rmons
juste la liberté d’être ce que nous sommes. »

« Vol d’avenir »
Le rapport au travail, lui aussi, s’est modifié, loin du procès en paresse fait
à toute une génération. On observe « un refus de la subordination comme
des bullshit jobs », témoigne Cécile Renouard. Une envie de se réaliser, de
profiter de la vie, de rechercher du sens à son travail, qui n’est plus l’alpha
et l’oméga de l’existence. Face : une volonté de « prendre soin de soi, des
autres et du monde ». Pile : « une réticence à accepter les contraintes, la
verticalité et à s’inscrire dans un engagement durable », dit la philosophe.

Lire aussi : Retraite et travail : « Pour les jeunes générations, l’impression d’une arnaque généralisée »

Les aînés ont tendance à « plaquer les normes de leur époque sur la
nôtre », remarque Bastian Gery, étudiant en histoire et en science
politique à l’université Paris-VIII. La « santé mentale », à savoir le bien-
être, est « une valeur supérieure » aujourd’hui, poursuit-il : « La
génération de nos parents et grands-parents considérait avant tout qu’il
fallait avoir un bon travail et un bon salaire. La vie était envisagée comme
un grand concours. Beaucoup percevaient les moments de détente avec les
amis, par exemple, comme un à-côté. Entre burn-out et échecs a"ectifs, ils
ont oublié de vivre. »

Lire aussi l’enquête : Le rapport des jeunes au travail, une révolution silencieuse

La jeunesse serait donc avant tout dominée par le « désir joyeux d’un
monde qui ne soit pas binaire », estime François Cusset. Mais la joie est-
elle toujours au rendez-vous ? Rien n’est moins sûr : la crise climatique et
le désastre écologique obturent l’horizon des nouvelles générations, qui
se retournent parfois sévèrement vers les précédentes. Professeure à
l’université de Montréal et actuellement plongée dans une recherche sur
la montée de la colère sociale au sein des jeunes générations de part et
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la montée de la colère sociale au sein des jeunes générations de part et


d’autre de la planète, Cécile Van de Velde évoque le développement d’une
« colère d’usure » portée par une jeunesse qui a l’impression de subir un
« vol d’avenir ».

La résurgence des « tensions générationnelles » depuis 2008 est marquée


par un « discours de dépossession », déclare-t-elle, illustré par de
nombreux slogans qu’elle a relevés à Madrid, à Paris, à Montréal ou à
Santiago du Chili : « Vous allez mourir de vieillesse, nous de détresse » ;
« Comment osez-vous ? » ; « On n’a plus de plan B, vous avez tout gâché ».

Réquisitoire sévère
La sensation d’un héritage trop lourd à porter semble traverser une
génération à la fois désabusée et hautement responsabilisée. Une
impression d’être même plus adulte que ses aînés, qui se comportent
comme de grands enfants, incapables de modérer leur alimentation
carnée ou de renoncer à leurs week-ends en avion à bon marché. Au
risque d’adopter un rigorisme résumé d’un trait par l’écrivain Régis
Debray, retournant un vers célèbre de Rimbaud : « On est trop sérieux
quand on a 17 ans » (L’Exil à domicile, Gallimard, 2022). « Si on grossit un
peu le trait, on pourrait aller jusqu’à dire que les générations les plus
anciennes sont en train de sacrifier le futur des jeunes générations »,
analyse la journaliste Salomé Saqué, qui publie Sois jeune et tais-toi !
(Payot, à paraître le 15 mars).
« Si on accorde aux soixante-huitards un minimum de capacité
autocritique, ils sont conscients de leur part de responsabilité dans le bien
mauvais état du présent », réplique le sociologue Erik Neveu, qui concède
avoir fait, « tant pour [ses] loisirs que [pour son] travail, de très, trop
nombreux vols aériens ». Les « valeurs environnementales » font
« relativement consensus » aujourd’hui, même si « l’intérêt et les
préoccupations sont plus marqués chez les jeunes », tempère Olivier
Galland.

Le réquisitoire n’en demeure pas moins sévère : « Nous, jeunes nés à


partir des années 1990, nous n’étions pas nés quand les décisions les plus
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partir des années 1990, nous n’étions pas nés quand les décisions les plus
néfastes ont été prises (extraction des énergies fossiles, politique
productiviste, destruction de la biodiversité, détricotage des droits sociaux
à partir des années 1980, etc.) et nous serons pourtant les premiers à en
subir les conséquences, s’emporte Salomé Saqué. D’où une certaine
amertume. Non seulement rien de significatif n’est entrepris pour aider les
jeunes, mais, en plus, ils doivent tolérer les critiques incessantes d’une
partie des plus âgés, notamment dans les médias, sur leur soi-disant
paresse, leur “obsession woke” et autres clichés conservateurs. »

« Un piège à dépasser »
« Inventer des responsabilités collectives et universelles, c’est estomper les
vraies », rétorque Erik Neveu, qui a mené une vaste enquête sur celles et
ceux qui ont fait Mai 68 loin de la capitale, notamment en Bretagne (Des
soixante-huitards ordinaires, Gallimard, 2022). Car, « dès les années 1970,
le syndicat des paysans travailleurs et la CFDT dénonçaient les méfaits du
productivisme, les dégâts du progrès que promeuvent aujourd’hui de
jeunes technos dans les ministères et à Bruxelles. Les bilans carbone sont
aussi corrélés aux revenus et au statut social. Un tradeur trentenaire
“pollue” plus que ne l’aura fait, sa vie durant, un employé ou un instituteur
septuagénaire ! »

Une analyse que ne dément pas Salomé Saqué, bien au contraire. La jeune
essayiste estime que, si « un conflit de générations se développe », il s’agit
d’un « piège à dépasser » : « Les jeunes ne peuvent pas changer les choses
seuls, ils ne pourront pas mener une quelconque révolution une fois que
tout sera détruit, il appartient donc aux plus âgés de tendre la main aux
plus jeunes pour utiliser au mieux nos ressources communes et réussir à
créer ensemble de nouvelles utopies. »

Pas de valeur spécifiquement générationnelle


« Qui a intérêt à ce qu’on se fasse la guerre ? », renchérit Laëtitia Riss,
rédactrice en chef du média en ligne Le Vent se lève. La jeune philosophe
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rédactrice en chef du média en ligne Le Vent se lève. La jeune philosophe


refuse l’« image fausse » d’un conflit de générations qui opposerait les
boomeurs de la société de consommation aux jeunes écolos. Il n’y a pas
de valeur spécifiquement générationnelle : « Ce n’est pas parce qu’on est
jeune qu’on est féministe. C’est parce que le monde est confronté à des
questions féministes que les jeunes s’interrogent », déclare-t-elle.

Inutile de rejeter la faute sur les anciens, il convient plutôt de « penser


avec les générations de morts et des futurs vivants ». La nouveauté,
a!rme-t-elle, c’est que nous appartenons à « la première génération des
derniers hommes », écrivait le philosophe allemand Günther Anders
(1902-1992), devant « une humanité en sursis ».

Avec le désastre écologique, la nouvelle condition terrestre marque une


di"érence ontologique avec les générations précédentes. Cette nouvelle
condition humaine « nous oblige à regarder ce dont nous avons hérité »,
explique Laëtitia Riss, et à forger « un héritage des Lumières à la hauteur
du présent ». Malgré les indéniables incompréhensions et tensions,

chacun invite à dépasser l’apparent conflit des générations. Afin de


prolonger la longue histoire de l’émancipation, de « réactiver un passé
inachevé », enjoint Laetitia Riss, mais aussi d’inventer un futur qui, cette
fois-ci, ne se fracassera pas contre un mur.

Nicolas Truong

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