Professional Documents
Culture Documents
Politique
du clitoris
Historienne et sociologue, Delphine Gardey est professeure à l’Université de Genève à l’Institut des Études
Genre. Elle a récemment publié Les Sciences du désir. La sexualité féminine de la psychanalyse aux neurosciences (avec
Marilène Vuille) (Le bord de l’eau, 2018), Politiques de coalition. Penser et se mobiliser avec Judith Butler (avec
Cynthia Kraus) (Seismo, 2016) et Le Linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère
démocratique (Le bord de l’eau, 2015).
Graphisme de la couverture : Agnès Dahan
© éditions Textuel, 2019
4 impasse de Conti
75006 Paris
www.editionstextuel.com
Version numérique : 2019
ISBN : 9782845977969
Pour celles que j’ai vu grandir, parentés recomposées, amitiés électives, trublion·n·es des jours de classe et
d’été : Jeanne, Noémie, Nadja, Zoé, Lila,Loïse, Flora, Maia, Angela, Zélie, Mila.
Clitoris,
j’écris ton nom…
Cette phrase assassine est celle d’une Américaine d’origine égyptienne, formée
en anthropologie médicale et consultante sur les questions de santé aux
Nations Unies. Elle est livrée en commentaire d’un essai sur les mutilations
sexuelles et génitales en Égypte et au Soudan publié en 1991 par Daniel
Gordon79. Soheir Morsy ne commente pas ou peu les faits « médicaux » décrits
par l’auteur, si ce n’est pour se plaindre qu’ils sont décontextualisés et présentés
de façon non historique. Elle s’interroge : que signifie « excision » en dehors de
toute analyse contextuelle substantielle ? Elle s’insurge : la « compassion
occidentale » ne sert-elle pas qu’à reproduire des rapports « néo-coloniaux » et à
mettre en scène un « autre légendaire » ?
Comme on le sait depuis les travaux d’Edward Saïd, l’invention de l’Orient
pas l’Occident a contribué autant à enfermer celles et ceux qui ont été
exotisé·e·s dans une position subalterne qu’à justifier la domination coloniale
et la supériorité des blancs80. De nombreux travaux ont mis en évidence
quelques-uns des traits caractéristiques de la narration coloniale répétant à
l’envie la violence et la lascivité des populations non occidentales – autant
d’éléments permettant de justifier « l’œuvre » du colonisateur. Le poème du
Britannique Rudjiard Kipling Le Fardeau de l’homme blanc publié en 1899 a été
considéré comme un exemple parfait de justification de la colonisation. Loin
d’exploiter, d’extorquer ou de dominer, « l’homme blanc » y est peint comme se
« portant au secours » des populations locales, apportant organisation et savoir,
un fardeau quasi christique.
On pourrait dire des femmes colonisées que ces dernières ont
progressivement été définies comme le fardeau médical de l’homme blanc. C’est
le point que rend explicite Soheir Morsy. Médecins, officiers, administrateurs,
hommes de sciences, se sont progressivement persuadés qu’il était de leur
mission de sauver ces femmes des coutumes et traditions « barbares » imposées
par les hommes de leurs sociétés. Là s’exerçait une forme particulière de la
domination occidentale, l’exaltation d’une virilité spécifique. Contrôler la
sexualité et la reproduction de l’autre (qu’il s’agisse des femmes pauvres en
métropole ou des femmes des colonies) est un privilège des dominants. La
matrice et le sexe des femmes est le lieu par excellence où s’écrit depuis la fin
du XVIIIe siècle la politique de l’Empire et de la « race », de la Nation et de
l’État81. Accomplir la domination de « l’autre », c’est certes opérer cet
anéantissement concret et symbolique qui consiste à s’approprier son
environnement naturel et ses ressources, mais c’est aussi exploiter et extorquer
« les femmes » (épouses, mères et filles) de l’homme assujetti. La jouissance est
ici toute patriarcale. Ce qui est en jeu c’est la revitalisation et la virilisation de
l’homme blanc, un moteur autant qu’une finalité de l’entreprise coloniale82. La
science joue un rôle central en la matière en ce qu’elle définit les cadres
d’interprétation et légitime ce qui a cours. De multiples façons et en de
multiples lieux, ce récit imaginaire de l’intercession de l’homme blanc en faveur
des femmes colonisées sert à légitimer la mise sous tutelle du corps et de la
sexualité de ces femmes, ainsi que l’anéantissement de la masculinité et du rôle
social des hommes dits « de couleur »83.
Fait moins connu, il se trouve que la protection des femmes colonisées est
aussi devenue le « fardeau de la femme blanche » – comme autrefois les œuvres
des dames de la bonne société qui s’adressaient aux femmes des classes
laborieuses auxquelles elles prêchaient la morale et la résignation tout en leur
portant secours. Ce maternalisme des femmes blanches a pris des formes
multiples et paradoxales, les femmes des classes moyennes et supérieures, les
épouses, filles et sœurs des colons, luttant, en tant que colon et que femme,
pour des droits supérieurs à ceux des hommes et des femmes colonisés. C’est la
thèse du livre d’Antoinette Burton à propos de l’Empire britannique84. Elle
montre comment les féministes britanniques se sont approprié l’idéologie
nationale et impériale pour revendiquer leur droit au suffrage, comment elles
ont utilisé une imagerie orientaliste pour évoquer des Indiennes primitives et
soumises ayant besoin d’être libérées par leurs « sœurs » britanniques,
supérieures moralement et racialement. Les femmes britanniques se devaient
d’être émancipées, pour pouvoir assumer leurs tâches au sein de l’Empire et
assumer à leur tour « le fardeau de la femme blanche » 85.
Quand, à partir des années 1980, les féministes françaises affirment que les
mutilations sexuelles constituent le sommet de la violence masculine exercée au
sein des sociétés patriarcales, elles ne mesurent donc pas l’ancienneté de ce
maternalisme colonial et néo-colonial. Elles ont un combat à mener, celui de
l’émancipation des femmes, et elles s’y emploient d’une façon générique. La
lutte des femmes (la lutte en faveur de toutes les femmes) est première et balaye
tout autre considération. Comme l’exprime Benoîte Groult – l’une des
premières en France à établir auprès du grand public une communauté de
destin entre l’excision des femmes africaines et la sexualité soumise des femmes
européennes86 – les femmes sont soumises à des institutions et des us
patriarcaux qu’il convient de dénoncer. Cette règle universelle justifie l’action
des femmes occidentales au nom de celles qui sont opprimées. Une position
durablement partagée en France et en Europe, en pratique comme en théorie.
En tant que mouvement social et politique et qu’espace de production de
savoir, le féminisme porte comme marque de fabrique originelle la volonté de
renverser toutes les formes institutionnelles et sociales de domination dont les
femmes sont victimes, d’améliorer leur vie, leurs possibilités de survie et de
santé, mais aussi leurs capacités d’autonomie, leurs marges de manœuvre et
leurs capacités à s’épanouir, notamment sur le plan personnel et sexuel. Une
façon d’être féministe dans laquelle les femmes de ma génération ont été
conscientisées et formées et dont les limites ne peuvent apparaître qu’a
posteriori. Tout comme n’apparaît comme problématique qu’a posteriori cette
« vocation » des femmes occidentales en faveur des « femmes du tiers-monde »
– justifiant ce que ces dernières dénonceront comme des « croisades » menées
en leur nom mais sans leur consentement ni leur expertise.
Il n’est pas question de s’exonérer ou de les exonérer de leurs responsabilités
quand je ou elles pensent et agissent « en toute innocence » – c’est-à-dire sans
tenir compte de ce qui me détermine ou les déterminent en tant que femmes du
Nord inscrites dans une culture et des rapports de pouvoir. Il est plutôt
question de signaler que penser et agir en ces termes est le fait d’une histoire et
d’une culture qui doivent être analysées afin de pouvoir être dépassées. Il se
peut que ce soit l’enjeu de notre époque que d’apprendre à penser autrement,
de se détacher des habitudes qui consistent justement à « penser de manière
innocente » (le mot est d’Isabelle Stengers87), dans un rapport « d’ignorance à
soi-même » pourrais-je dire, « d’auto-invisibilité » dirait Donna Haraway, ou
depuis la sphère de ce qu’elle appelle la « culture de la non-culture » qui définit
l’occidentalité88. C’est un enjeu central d’une pensée « décoloniale » que les
« blanc·he·s » ou les « dominant·e·s » prennent la mesure de ce qui les
positionne, de ce qui conditionne leurs expériences individuelles et collectives,
comme les normes et les valeurs qu’ils·elles ont forgées.
Bien qu’initialement localisée, la généralisation de la perspective de « genre »,
selon les mots de la Sénégalaise Maréma Touré Thiam, a toutefois permis « aux
femmes en général de devenir les sujets de la théorisation de leur propre
situation, et aux femmes d’Afrique, en particulier, de rompre le cercle qui les
réduisait au rang de consommatrices de théories et de pratiques élaborées
ailleurs »89. Mais la question de la localité et des modalités culturellement
contingentes d’émergence du féminisme n’a été véritablement explorée qu’à
partir des années 1990. La mise en question de l’universalisme de certains
discours féministes a en particulier conduit à enrichir ce qui relève de la
spécificité de genre dans les espaces non occidentaux. Depuis le milieu des
années 1980, Adrienne Rich plaide pour une « politique » de la
« localisation »90. En 1991, Chandra Talpade Mohanty en appelle à une
« décolonisation du genre » et une « reconnaissance des différences », cependant
que Gayatri Spivak dénonce la façon dont l’Occident colonise l’hétérogénéité
de l’expérience de celle qui est génériquement appelée la « Femme du Tiers-
Monde »91. Ces travaux mettent en évidence les dimensions sexuées et genrées
de la colonisation, interrogent l’histoire du point de vue des femmes
subalternes, deux fois « colonisées ». Rarement comprises en tant que telles, ces
perspectives obligent aussi, et symétriquement, à entendre et comprendre le
caractère local de la position occidentale ou blanche qui se détermine comme
neutre, savante, universelle, non questionnée. Ces points sont essentiels et
méritent d’être faits surtout dans le contexte républicain, positiviste et,
pourrait-on dire avec Isabelle Stengers, « provincialiste » français.
Mais revenons à la position de Soheir Morsy : une fois dénoncé, et à juste
titre, le colonialisme ou néo-colonialisme des blanc·he·s, les questions posées
demeurent : si faire campagne à propos de la « santé » ou des « droits » des
« autres » c’est imposer un point de vue et mobiliser normes et pratiques dans
un contexte de domination de l’Occident, le fait de critiquer cette position – au
nom par exemple de l’incapacité à prendre en compte et comprendre le point
de vue des « natif·v·e·s » – ne conduit-il pas, symétriquement, à cautionner des
pratiques telles que l’excision ou entériner leur perpétuation ? Comment se
positionner, comment articuler la justesse ou la justice des arguments ? Faut-il
être myope ou inhumain·e au nom du respect de la différence et de la lutte
contre le néo-colonialisme ? Est-il interdit de se mobiliser quand on constate
des atteintes graves aux personnes ? Peut-on être « activiste » sans mépriser ou
condamner la culture des autres ? Et existe-il d’autres alternatives que la
formulation de ces impasses ?
« Fran Hosken est une croisée. Pendant des années, elle s’est
battue pour porter la question de la circoncision féminine à
l’attention des universitaires, des africanistes, des féministes et
des organisations internationales de santé et de
développement. Et ce fut clairement une lutte difficile »
Margaret Jean Hay, 198192
On l’a vu, l’histoire des clitoris d’ailleurs, des clitoris d’Orient, des Suds, des
clitoris africains et « barbares », ou tout au moins « barbarisés », comme
l’histoire des clitoris opprimés à libérer, est l’histoire d’une longue relation
entre ce qui a été défini comme l’ici et « nos » femmes et ce qui a été défini
comme l’ailleurs et « leurs femmes » ou « ces » femmes qui sont « à protéger » et
à émanciper. Les études postcoloniales ne nous apprennent pas seulement à
multiplier et articuler les perspectives, tenir compte de la diversité des récits et
des expériences, elles ne sont pas seulement le témoin du voyage et de la
circulation des savoirs et des personnes d’un continent à un autre, elles nous
apprennent à considérer l’imbrication du présent et du passé dans les relations
contemporaines entre les Nords et les Suds. Mais encore à tenir compte de
l’hybridité, de la multiplicité, des ambivalences et des enchevêtrements des
identités d’aujourd’hui99.
Il s’agit en particulier de contester les catégories simplistes qui assignent à
chacun·e une carte d’identité monoculturelle en négligeant justement
l’ancienneté et la présence des échanges et appartenances multiples. Il s’agit
encore de comprendre ce qu’il en est du passage du temps colonial de
l’exotisation de l’autre au temps postcolonial de démarcation et reproduction
de l’autre « parmi nous ». Il s’agit inversement d’être en mesure de témoigner de
l’expérience du déplacement parmi celles et ceux qui, à de multiples égards,
incarnent par leur vie la présence d’un ici, d’un ailleurs, et d’un « ailleurs de
l’ici » dans chacun des « ici » et des « ailleurs » qui les constituent comme êtres
individuels et sociaux. Comme tente d’en rendre compte Nacira Guénif
Souilamas avec sa notion « d’altérité de l’intérieur » : il faut prendre acte du fait
que « l’exotisme n’est plus une réalité ou une ressource pour ceux qui l’ont
construit, dans la mesure où, d’une part, l’exotisme est rendu impossible par la
mondialité et par la coprésence, la simultanéité d’un certain nombre de
dynamiques ; et, d’autre part, ceux qui étaient les figures de l’exotisme sont
aujourd’hui parmi nous »100. Inversement, pourrait-on dire, « l’occidentalité »
devient une réalité, une contrainte et une ressource pour les « autres de
l’intérieur » que sont les migrant·e·s et les descendant·e·s de migrant·e·s.
Les migrations et les déplacements massifs de population des pays du Sud
signifient « l’apparition » en Europe de pratiques qui avait jusque-là été traitées
et conçues comme lui étant allogènes. La France est le premier pays à
criminaliser, en 1979, l’excision sur son territoire101. Du fait de procès
retentissants contre des exciseuses et des parents, l’opinion publique découvre
que des bébés ou des fillettes sont mutilées en France et que de jeunes
françaises le sont lors de visites dans le pays d’origine de leurs familles. Les
autorités françaises font le choix d’un traitement répressif de ces situations102,
contribuant à une stigmatisation particulièrement marquée. D’autres pays
occidentaux, l’Italie, par exemple, avec son modèle de « politique sanitaire
multiculturelle », empruntent d’autres voies, moins répressives et moins
polarisantes. Le traitement « républicain » et « universaliste » de ces « affaires »,
s’il se définit comme une défense « humaniste » de l’intégrité physique et
sexuelle des fillettes et des femmes mutilées, contribue tout autant à une
défense assimilationniste de l’intégrité du corps national français. La tolérance
« zéro » s’accompagne de peu d’accompagnements, au moins en ce qui concerne
les discours officiels et la ligne politique affichée.
C’est dans ce contexte singulier de criminalisation des pratiques qu’une autre
singularité se fait jour. Elle est d’abord le fait des activités médicales et
humanitaires d’un urologue français, Pierre Foldès. Celui-ci développe à la fin
des années 1990, dans le cadre de la médecine humanitaire, des techniques
chirurgicales visant à offrir des solutions aux femmes mutilées présentant des
complications graves et douloureuses. L’opération consiste à reconstituer un
« gland clitoridien », à restaurer une « anatomie normale » de l’organe, à
l’innerver et, si possible, à le rendre fonctionnel – une technique et des résultats
qui font l’objet d’une série d’articles dans des revues médicales103. Améliorant
ses connaissances tant de l’organe, des mutilations, que des possibilités de
recouvrer chirurgicalement une apparence et une fonctionnalité du clitoris,
Pierre Foldès importe en France une technique à laquelle il forme d’autres
chirurgien·n·es. Il opère personnellement près de 3 000 patientes entre 1998
et 2009. Son activisme est également à l’origine de la reconnaissance de la
nécessité de ces opérations pour le bien-être et la santé des femmes mutilées, et
il se traduit par le remboursement de ces opérations par l’assurance maladie.
En suivant la pensée d’une Soheir Morsy on pourrait sans doute lire
l’exceptionnalité française comme une forme caractérisée du néo-colonialisme
ou comme la définition très française d’un certain type de traitement
néocolonial de l’altérité. La reconnaissance des opérations de chirurgie
reconstructive du clitoris et leur remboursement par la sécurité sociale, le
transfert de techniques du terrain humanitaire au terrain français, la
légitimation en fait et en droit de l’interventionnisme médical (pratiqué et
défendu par les « French Doctors »), comme la notion même de « réparation »,
résonnent comme une sorte de « sauvetage national » des femmes « autres de
l’intérieur ». Ce point se doit d’être mentionné et pris en considération. Mais le
point symétrique qui consiste à rendre compte de l’intérêt de ce dispositif dans
l’amélioration concrète de la santé reproductive et sexuelle de milliers de
femmes, l’est tout autant.
Venons-en en effet à Awa, cette jeune femme d’origine malienne, dont les
propos ont été recueillis dans le cadre de ses recherches sur la clinique de la
réparation clitoridienne par la sociologue Michela Villani104. Sa parole nous
conduit du côté des ressources activables en cette fin des années 2000 en tant
que femme excisée vivant en France. Awa, fille de migrants et assistante
maternelle de 28 ans, témoigne d’un sentiment de honte, d’incomplétude,
d’anormalité. Pour elle, comme pour de nombreuses femmes interrogées, être
« normale », c’est être « entière », « comme tout le monde », avoir un « sexe
normal » et un sexe « capable ». La logique est bien de recouvrer une certaine
forme d’identité et d’intégrité en tant que femme – en renversement, en
quelque sorte, des significations imputées à l’excision comme un rituel de
« féminisation » ou d’inscription dans le genre féminin. La réparation
clitoridienne se fait réparation de la féminité. La réassignation dans le
sexe/genre féminin passe par cette dimension double d’un clitoris « normal »,
d’un point de vue visuel ou plastique, et conforme d’un point de vue sexuel ou
fonctionnel. Il s’agit de recouvrer un « vrai » sexe, esthétiquement,
anatomiquement, physiologiquement, intimement.
La « réparation » n’est pas alors et seulement du côté de ce que le chirurgien
ou l’équipe médicale ont défini comme tel et se proposent d’offrir. C’est le
propre des technologies biomédicales de se présenter comme des solutions à un
problème qui – comme on le voit ici – n’est pas seulement médical, mais
individuel, social, culturel. L’idéologie du « sauvetage » se confronte aux
parcours réels et aux conditions de réussite effectives des opérations. Loin
d’être passives ou « victimes », les femmes qui se présentent sont les actrices
d’une histoire personnelle et culturelle qu’elles entreprennent de réécrire, de
réorienter. Awa, comme d’autres femmes, se saisit de l’opération comme d’un
droit. Elle ne demande pas réparation en justice – un nombre infime de
femmes mutilées sollicitent la justice en France pour obtenir réparation – mais
en « fait ». Dans les faits, la réussite de l’opération ne dépend pas des seuls
critères objectivés ou objectivables par la technique chirurgicale, mais du sens
négocié à propos de ce qui advient : itinéraires préalables, expériences, valeurs
et conceptions personnelle et collective du corps, du sexe, de la féminité, de la
sexualité.
De même, la plupart des équipes médicales proposent des prises en charge
pluridisciplinaires, persuadées que la chirurgie ne pourra réussir
qu’accompagnée d’un travail psychologique sur les dimensions traumatiques de
la mutilation ou de sa révélation. Une sorte de paradigme « biopsychosocial »
est ainsi mis en œuvre. Au fond, il apparaît que, pour que la « chirurgie
fonctionne », il est essentiel que la patiente « partage » le modèle de sexualité
promu par l’équipe médicale et le pays d’accueil. C’est aussi parce que ce
modèle est promu et socialement défendu que la patiente peut s’en saisir en
droit et en pratique. De nouveau, s’expriment ici à la fois une contrainte et une
opportunité.
Les femmes « mutilées » activent finalement un droit à l’égalité dans un
contexte (celui d’un pays occidental au début du XXIe siècle) où la norme
sexuelle est celle du corps capable et apte au plaisir. La socialisation aux
normes et aux valeurs occidentales mais aussi aux normes et comportements
sexuels qui y ont cours les conduit à définir pour elles-mêmes « ce qui leur
convient » ou « qui elles veulent être ». En ce sens, la demande de réparation est
aussi l’expression de ce temps nouveau de la « démocratie sexuelle » où
chacun·e peut devenir l’agent de son propre corps, de sa propre sexualité. La
demande apparaît alors, selon les termes de Michela Villani, comme une
revendication de capabilité « au nom de l’égalité », dans un contexte où la
sexualité et le plaisir sont définis comme des droits et des biens.
En s’intéressant tout particulièrement aux populations qui vivent « ici » mais
à la « frontière » de sociétés et d’ordres sociaux différents, ces travaux, comme
ceux, précurseurs en Europe, d’Armelle Andro, nous permettent de sortir des
cadres faciles d’analyse en termes soit d’émancipation, soit de domination. Ce
qui se joue s’avère bien plus complexe dès lors qu’on s’intéresse aux parcours
des femmes qui accèdent à une réparation clitoridienne qu’elles ont souhaitée,
qu’on étudie dans le détail les transformations des valeurs et des
comportements des aînées (mères et sœurs) à l’endroit de l’excision des plus
jeunes. Les « capacités d’agir », de s’opposer, de définir un autre rapport à la
sexualité ou de transgresser et transformer les rapports de genre se dessinent de
façon contrastée et dynamique. Et elles passent pour les femmes nées ailleurs ou
ici par le rapport à l’ordre biomédical et l’instrumentation possible de la
biomédecine. Pas plus pour ces femmes que pour toutes les autres, la question
n’est alors résolue de ce que l’offre médicale ouvre en termes d’opportunités ou
clôt en termes de prescriptions normatives et sociales. Ce qui est certain,
cependant, c’est qu’un espace de redéfinition des possibles s’ouvre pour elles, et
qu’elles sont de leur temps quand elles s’en saisissent.
3
Clito-today :
clitartefact,
clito straight,
lesbien ou queer ?
« Notre inquiétude, c’est d’opérer des gens qui n’en n’ont pas
besoin, voilà »
À propos de la nymphoplastie, Chirurgien, 2016105
Sur le long terme de l’histoire occidentale (aux XIXe et XXe siècles), le clitoris
n’est pas ou peu dessiné, pas ou peu nommé, pas ou peu analysé. Le XIXe siècle
se focalisant sur les dimensions reproductives de l’appareil génital féminin, le
clitoris disparaît pour l’essentiel des radars et ceci est encore vrai durant le
premier XXe siècle, moment où on représente rarement l’appareil génital
féminin sans représenter en fait une femme enceinte. Pire, si le clitoris est
présent dans le livre de chevet des étudiants en médecine américains (Gray’s
Anatomy) en 1901 (même si discrètement dessiné et nommé), il disparaît du
même traité en 1948 : plus un signe ! Quelques exceptions doivent être
mentionnées : la représentation du clitoris en érection (qui renvoie encore à
l’ancien système analogique et au pénis) et de ses bulbes spongieux par Koebelt
George Ludwig en 1844 (avec des planches considérées rétrospectivement
comme parmi les plus complètes et réalistes) ; le traité d’anatomie humaine de
Charpy et Poirier en 1901 ; l’étonnante collection de vulves et clitoris dessinés à
la main par Robert Dickinson entre 1935 et 1941 afin de tester l’hypothèse
selon laquelle la déviance sexuelle et la dégénérescence seraient détectables sur
le sexe des femmes, projet trouble dont l’interprétation finale démentira les
prémisses puisque Dickinson conclura à l’absence de différences notables entre
les clitoris des femmes lesbiennes et hétérosexuelles, comme entre ceux des
femmes blanches et afro-américaines. Un siècle et demi de distance, donc, et
pour l’essentiel une persistante invisibilité, ce qui autorise la philosophe Nancy
Tuana à faire du clitoris l’emblème d’une « épistémologie de l’ignorance »117.
Elle y suggère, on l’aura désormais compris, que l’ignorance n’est pas
qu’omission mais pratique active de production de significations, et que
l’absence de connaissance est directement connectée à la question de l’autorité
et du pouvoir. Dans le cas précis, plusieurs points intéressants méritent d’être
soulevés : le caractère non cumulatif du savoir sur l’organe ; l’apparition et la
disparition régulière des modalités de sa présence, de sa figuration ou de sa
labellisation ; l’absence d’investigations substantielles sur sa structure et son
fonctionnement physiologique.
Après la courte période d’appropriation et de resignification féministe des
années ١٩٨١-١٩٧١, une période qu’on pourrait caractériser de « backlash
clitoridien » s’ouvre à nouveau, pour plus d’une décennie118. Le travail
développé par les Women’s Health Center demeure en effet local et la plupart des
manuels autorisés proposent des schémas allusifs et peu détaillés du point de
vue anatomique. Du côté des disciplines scientifiques d’importance, comme la
biologie de l’évolution, on défend des recherches déclarées « neuves » mais qui
ne font que réitérer de vieilles antiennes. On y apprend par exemple que le
vagin est « biologiquement » destiné à « s’adapter » au pénis et à favoriser le
développement de l’espèce ; et que l’orgasme féminin est la « récompense »
pour l’accomplissement de la tâche reproductive, une raison pour laquelle il
peut être considéré du point de vue de l’évolution comme « adaptatif »119.
Étonnant retour au nom de la science de la naturalisation de la fonction
reproductive des femmes ! Doit-on alors croire, Helen O’Connel, jeune
urologue australienne, lorsqu’elle écrit, à la fin des années 1990, que le clitoris
qu’elle découvre sous son bistouri n’a rien à voir avec les descriptions
anatomiques disponibles ? Oui, cette assertion mérite d’être prise au sérieux.
Un sondage réalisé en 1994 sur la base de données médicales Medline (6 500
journaux et plus de 5 500 000 articles médicaux) donnait 78 articles avec le
terme « clitoris » en mot clef (et 1611 avec le terme « pénis »). Un gap d’intérêt
ou un déficit de connaissance qui mérite bien quelques explications. Tout
comme le regain d’intérêt pour l’organe à la fin des années 1990.
La dernière décennie du XXe siècle se caractérise en effet par des
transformations notables dans l’ordre des savoirs et pratiques médicales
s’intéressant aux organes sexuels des hommes et des femmes. La « médecine
sexuelle » se répand et se traduit par une biologisation des troubles de la
sexualité – dont témoigne, côté masculin, la mise en œuvre du viagra et, côté
féminin, l’insistance sur la prévalence des « dysfonctions sexuelles »120. Dans ce
nouveau paysage marqué par une « renaturalisation » de la sexualité féminine121,
nombre de praticiennes s’inscrivant dans un agenda féministe s’attachent à
revisiter, notamment via de nouvelles technologies de visualisation, les
connaissances disponibles sur l’anatomie et la physiologie du clitoris. Elles
poursuivent et modifient les travaux de Masters & Johnson sur la réponse
sexuelle féminine et développent des moyens nouveaux d’observation. La mise
en œuvre de nouveaux concepts, de nouvelles technologies et de nouvelles
pharmacopées pour soigner les troubles du désir féminin focalise le renouveau
sur les organes et leur fonctionnement.
1998 est une date intéressante qui témoigne de ces convergences. C’est l’année
où le viagra est commercialisé – mais où est aussi revendiquée une nouvelle
« première », une « description scientifique du clitoris ». Dans l’un et l’autre cas
l’urologie est au centre. Cette discipline concentre alors l’essentiel des savoirs
de la clinique du masculin reproducteur à un moment où une grande
imagination technophile et pharmaceutique se déploie dans la recherche sur la
sexualité. Les urologues américain·e·s jouent aussi un rôle déterminant dans la
création de comités et campagnes de diffusion des diagnostics de « dysfonctions
sexuelles féminines », en lien avec les compagnies pharmaceutiques cherchant à
commercialiser une « molécule » susceptible de pallier « l’absence de désir
féminin ».
Mais revenons à l’itinéraire de l’Australienne Helen O’Connel. Son intérêt
pour le clitoris dérive du terrain où elle opère, les connaissances et la clinique
urologiques dans le masculin. Son champ d’action est la chirurgie périnéale, un
domaine où les descriptions anatomiques au masculin générique prévalent
(l’appareil féminin faisant l’objet de brefs ajouts) et où les pratiques
thérapeutiques diffèrent selon le genre du patient.
Jeune urologue, Helen O’Connel s’étonne que les chirurgiens procédant à
l’ablation de la prostate, en cas de cancer, prennent soin de préserver la
fonction sexuelle des hommes « en évitant des nerfs particuliers et les vaisseaux
sanguins », mais qu’ils ne prennent pas de telles précautions chez la femme, par
ignorance parie-t-elle – par habitude penserait l’historienne du genre, l’un
n’excluant probablement pas l’autre. O’Connel met donc en œuvre une série
d’études sur l’anatomie du périnée qui font l’objet de publications successives
de 1993 à 2005122. Les premiers articles reposent sur la restitution de
dissections anatomiques comparées, les suivants sur la confrontation des
connaissances acquises dans ce champ avec la production d’images nouvelles de
l’organe par résonance magnétique. Constatant la rareté, l’absence ou le
caractère hâtif des descriptions du périnée féminin, elle considère les nerfs
supportant les tissus érectiles autour de l’urètre. Rapidement, le clitoris passe
au centre et devient l’objet principal de l’analyse123. C’est une sorte de seconde
« Renaissance » pour le clitoris. En 1998, O’Connell met en évidence son
innervation dense. Elle montre comment les descriptions antérieures de
l’organe restaient superficielles, ne s’intéressant qu’aux parties externes les plus
visibles (le gland, le frein) mais ignorant ou n’intégrant pas les parties internes
de l’organe, volumineuses, et consistant en un système complexe. La taille de
l’organe (9 à 10 cm en tout, 4 à 5 cm pour les bulbes du clitoris), son volume,
ses fonctions externe et interne, ses liens avec le reste de l’anatomie (et en
particulier l’urètre et le vagin) sont mis en évidence. Les recherches
d’O’Connell montrent comment « les bulbes, le corps et les piliers » forment le
groupe de tissus érectile qu’est le clitoris – qui se trouve à son tour entouré
partiellement par l’urètre et le vagin, formant un ensemble imposant.
L’aspect tridimensionnel de l’organe devient manifeste avec le recours à
l’IRM qui permet également, du fait de l’observation de l’organe dans son état
vivant, de mettre en évidence son aspect hautement vascularisé. Ces nouvelles
technologies de visualisation donnent à voir une autre réalité qui devient
accessible à un moment donné des relations sociales et de genre, mais aussi des
agendas physiologiques dans le champ de la médecine sexuelle et de la chirurgie
urologique. Entre dissection et IRM, technologies anciennes et techniques
nouvelles, le clitoris est repris et resignifié dans la tradition anatomique. Ainsi,
la mise en évidence du tissu érectile entourant l’urètre est-elle attestée autant
dans le travail de dissection que d’imagerie in vivo. Si O’Connel déplore que le
plan « sagittal » – la modalité traditionnelle de représentation des organes en
anatomie, une modalité favorable à l’affichage d’une structure telle que le pénis
– ait été dans les faits défavorable à la « vérité » anatomique du clitoris mieux
représenté sur le plan « axial » ou « transversal », elle s’inscrit dans la posture
scientifique requise par la discipline et négocie le neuf avec l’ancien pour faire
valoir ses propres « faits » et « preuves ». Si de nouvelles technologies
d’imagerie médicales ont été nécessaires pour faire advenir ce « nouveau »
clitoris, les technologies visuelles utilisées pour présenter les résultats obtenus
ne rompent pas toutes avec les codes habituels. Ici, l’insertion aux côtés
d’images techniques et de graphiques d’une photographie d’une vulve
découverte par le gant d’un médecin, nous rappelle qu’il s’agit bien du
dévoilement par la science de la vérité scientifique de l’organe.
L’emballement médiatique autour de la « découverte » de ce clitoris est
symptomatique. Il est vrai qu’O’Connel va contribuer à diffuser ces nouvelles
connaissances en les récapitulant dans un article qu’elle veut « éducatif » et qui
se propose de présenter de façon didactique, pour la première fois, l’ensemble
des éléments (vagin, hymen, vulve, pubis, gland du clitoris (avec prépuce, frein,
lèvres), bulbes clitoridiens, liens à l’urètre et l’arrière du vagin) à un public large
dans un objectif de « communication plus générale à propos des questions
sexuelles ». Une véritable effervescence en résulte. Ce nouveau complexe
clitoridien, ce clitoris « at large », volumineux et tridimensionnel circule
massivement sur les réseaux sociaux, et circule en boucle. Il est projeté dans la
sphère publique et médiatique, réapproprié, commenté, discuté, déplacé.
« Pour la première fois en France, un clitoris à taille réelle a été
modélisé et imprimé en 3D »
Makery, Le Media de tous les Labs, 2016.
Mais délaissons le clitoris straight, pour envisager le clitoris queer. Pour classer
les personnes dites « intersexes », les médecins convoquent un certain nombre
de critères – anatomiques, endocrinologiques, génétiques – mais, en dernière
instance, comme on peut le lire ici, la taille du clitoris peut être déterminante et
faire tomber le sujet dans telle ou telle catégorie des classifications médicales de
genre. Dans un monde où les corps sexués le sont du fait des gonades (ovaires,
testicules) mais aussi des hormones et des chromosomes, dans un monde où il
est question de sexe phénotypique et de sexe génétique, et où l’ensemble de ces
indications peuvent présenter des ambiguïtés et de fortes divergences130, quelle
est la part de l’anatomie (et des organes tels que le clitoris) dans la
détermination de ce qui fonde la nature dite « sexuée » des corps ?
Avant de revenir à la scène contemporaine et au rôle que continue ou non d’y
jouer l’anatomie des organes génitaux, un retour s’impose sur l’histoire de ces
transformations, sur la façon dont on a historiquement recherché dans les
corps les déterminants « naturels » de l’« orientation sexuelle ». La construction
des identités et la catégorisation des sexes n’est en effet jamais innocente, et elle
a des conséquences que connaissent bien, dans leurs chairs et souvent à leurs
dépens, celles et ceux qui naissent et vivent aux frontières de ce que les savoirs
médicaux et les normes sociales et juridiques construisent comme séparant le
masculin du féminin, le normal du pathologique.
Plusieurs temps sont à différencier. On a vu la plasticité des représentations
et la variété possible des êtres encore en vigueur aux XVIe et XVIIe siècles. Elle
s’atténue avec l’affirmation d’un système binaire et dichotomique reposant sur
la fonctionnalité des organes génitaux et leurs capacités reproductives, un
mouvement qui s’affirme à la fin du XIXe siècle lorsque les corps et le sexe sont
de plus en plus définis biologiquement131. C’est ce qu’on a appelé l’ère des
« gonades », une époque où les ovaires et les testicules sont considérés comme
les indicateurs essentiels de l’anatomie. Dans cette conception, il existe
désormais, en théorie du moins, une « vérité » lisible du sexe dans les corps.
Un autre mouvement opère en parallèle. Après Geoffroy Saint-Hilaire (1805-
1861), les hermaphrodites quittent l’ordre merveilleux de la nature et la
tératologie pour entrer dans le monde des sciences naturelles, médicales et de la
pathologie. Hermaphrodites – et bien sûr homosexuels – passionnent en
France, en Grande-Bretagne et en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Ils·elles
sont étudié·e·s, classé·e·s, traité·e·s – parfois confondu·e·s. Concernant les
hermaphrodites, il s’agit d’ordonner leur sexualité en fonction de ce qui est
retenu comme la « vérité » première de leur sexe. Concernant les homosexuels,
une catégorie qui émerge comme catégorie médicale au sein de la psychiatrie
criminelle, il s’agit de statuer sur l’origine congénitale, cérébrale ou héréditaire
de ces « perversions »132. L’homosexualite est désormais considérée comme
étant le contraire de l’hétérosexualite, c’est-à-dire l’inversion de l’instinct
« normal » du désir133. Il convient alors d’expliquer pourquoi « l’instinct
sexuel » se dirige vers un objet inapproprié. Une quête qui mobilise modèles et
explications somatiques et psychiques, innées et acquises.
Si le lien entre sécrétion hormonale et orientation (ou identité) sexuelle n’est
jamais établi, la quête biologique de l’identité hermaphrodite conduit
l’embryologiste Richard Goldschmidt en 1917 à proposer le terme nouveau
d’« intersexualité »134. Mais anciennes taxonomies et doctrines nouvelles
coexistent. Ainsi, Magnus Hirschfeld, psychiatre allemand, et homosexuel,
devient un grand défenseur de la théorie du « troisième sexe » au tournant du
siècle. Aux côtés de la femme et de l’homme, ce troisième sexe est vu comme
constitué d’une série de types sexuels classés en quatre catégories principales :
« hermaphrodites, androgynes, homosexuels, transvestistes (travestis et
transsexuels) » 135. Pour l’essentiel, les investigations médicales sur les
homosexuels concernent alors les hommes, qui sont au centre des
préoccupations sociales et juridiques. Les « amitiés féminines », souvent
euphémisées, sont conçues comme moins dangereuses que les pratiques homo-
érotiques masculines et comme des phases de transition qu’il faut surveiller et
ne pas encourager, mais qui ont vocation à disparaître. Si la tolérance est de
mise à l’égard de l’homosexualité féminine c’est que la sexualité féminine n’est
pas vraiment considérée comme autonome. Et le désir lesbien étant peu
thématisé, à l’instar du désir féminin, il ne constitue pas un vrai problème136.
Entre les deux guerres, particulièrement aux États-Unis, c’est la figure
« masculine » de la « lesbienne » qui focalise la recherche sur les « déviances de
sexe ». Lors de l’enquête conduite à New-York dans les années 1930 sur des
femmes ayant des pratiques homo-érotiques137, seule la femme dite
« masculine » est définie comme « homosexuelle » – car on interprète son corps
comme relevant, en partie, de la « physiologie » du sexe fort (densité
musculaire, comportements agressifs, impériosité du désir sexuel). Le « désir
lesbien » ne peut en effet être constitué qu’au « masculin », qui est la norme du
sujet autonome et désirant, et la femme qui transgresse la passivité de son rôle
social et sexuel est présumée « masculine ». Les femmes dites « féminines » qui
se déclarent homosexuelles sont étiquetées « narcissiques » et non-
homosexuelles par les enquêteurs. Une raison en est que les médecins ne
parviennent pas à établir un lien entre la taille de la vulve, et en particulier la
présence d’une « vulve infantile », selon leurs termes, avec leur comportement
sexuel. Au moment où on cherche dans les corps et leurs composantes visibles
et invisibles des indicateurs de l’identité sexuelle, on fabrique donc encore et
toujours de la dichotomie – par exemple entre « lesbiennes » aux traits et
comportements « masculins » ou « féminins ». Toutefois, qu’il s’agisse de
chercher les causes de l’attrait pour un individu du même sexe dans l’anatomie
– ou, sujet plus central de l’entre-deux-guerres, dans les anomalies hormonales
– les tentatives de trouver un fondement biologique à l’homosexualité (ou de la
traiter par les hormones) échouent – et elles sont provisoirement abandonnées.
En revanche, l’entre-deux-guerres développe une meilleure compréhension de
la biologie de l’intersexualité et met à jour la complexité des situations
biologiques recouvertes par ce terme. On classe alors, par exemple, les cas
d’intersexualité selon leur origine (embryologique, chromosomique,
hormonale)138 et on développe une première clinique de la réassignation
sexuelle.
Les problèmes posés par le non alignement de l’anatomie, du désir et de
l’identité sexuelle sont eux-mêmes questionnés par le développement de
l’endocrinologie139, mais surtout, dès l’entre-deux-guerres, par les technologies
chirurgicales. C’est ce que montre les travaux de Bernice Hausmann qui retrace
la continuité des pratiques médicales de prise en charge des personnes dites
« intersexuelles » dans l’Amérique des années 1930 – avec, dans les années 1950,
la mise en place de la première clinique de la transsexualité140. Le premier cas
connu de changement volontaire de sexe, par les seuls moyens de la chirurgie,
est celui du peintre danois Einer Wegener (devenue Lili Elbe), qui le raconte
dans son autobiographie141. L’ablation des testicules fut suivie d’une greffe
d’ovaires mais Wegener décéda deux ans plus tard suite à une nouvelle
opération, de vaginoplastie cette fois. Dans ce qui devient la clinique de
réassignation de sexe pour les personnes intersexuées, ou de transition vers un
autre sexe/genre pour les personnes diagnostiquées en trouble d’identité, les
organes génitaux visibles apparaissent souvent en contradiction avec d’autres
indicateurs. Dans tous les cas, en fonction des remédiations endocrinologiques
et chirurgicales, les organes sont investis ou désinvestis, détruits ou
reconstruits, mais les médecins et chirurgiens visent pour l’essentiel à rétablir à
la fois la binarité sexuée (des corps « lisiblement » féminins ou masculins et
libérés de toute ambiguïté) et la matrice hétérosexuelle (les corps transformés
doivent pouvoir fonctionner « normalement » en termes de sexualité génitale
adulte).
Dans ce décor, le clitoris compte et ne compte pas. Il est peu ou pas mobilisé
comme organe identificatoire s’il s’agit de rétablir ou d’établir le sujet comme
féminin – c’est alors un vagin susceptible d’être pénétré qui importe.
Inversement il est amené à compter, comme la citation en exergue en témoigne,
s’il s’agit d’établir un sujet masculin : homologue du pénis (du point de vue du
développement embryologique notamment), le clitoris peut être
symboliquement et matériellement utilisé pour élaborer un « pénis ».
Dans les années d’après-guerre, la clinique de la transsexualité devient le lieu
où s’explore la disjonction possible entre régimes « anatomiques »,
« psychiques » et « sociaux » du corps et de la subjectivité. La médecine des
états intersexuels (puis transsexuels) vise en effet à soigner les personnes dont
l’identité corporelle (ou de sexe) et l’identité psychique sont en conflit. En
1968, Robert Stoller propose une gradation du biologique au psychisme (et au
social) et définit plusieurs niveaux d’identification de genre pour l’individu142.
La notion qu’il propose de « core gender identity » pour dire l’intime
conviction de la personne d’appartenir à un sexe ou à un autre est notamment
retenue. Se développe ainsi une conception nouvelle et plus fine de la
complexité des identités sexuées, conception qui part plutôt de l’intériorité que
de l’extériorité, de la subjectivité plutôt que des traits biologiques (le plus
souvent conflictuels) et des normes sociales. La notion de « genre » prend alors
de l’épaisseur et met en son centre, pour parler de l’identité sexuée, les tensions
complexes entre dimensions psychiques, biologiques et sociales.
Dans les années 1990, le traitement des cas d’intersexualité, tel qu’il se
pratique aux États-Unis143, établit que l’identité de genre est modifiable jusqu’à
l’âge de 18 mois environ. Pour la minorité d’enfants qui présentent à la fois
ovaires et testicules ou qui sont marqués par des traits biologiques relevant des
deux sexes, des examens (évaluation du sexe chromosomique, radiographie de
l’appareil génital, etc.) permettent de « fonder » un choix. Si le sexe masculin est
attribué au nourrisson, la réparation initiale du pénis est généralement
entreprise au cours de la première année et une nouvelle intervention
chirurgicale est effectuée avant que l’enfant n’entre à l’école. La taille de
l’organe joue un rôle important : dans le cas des enfants dont le phallus est dit
« sous développé », la question n’est pas de savoir si c’est un pénis mais s’il est
« assez bon » pour le demeurer. Si à la fin de la période de traitement
hormonal, le tissu phallique n’a pas répondu, ce qui était un pénis potentiel (et
avait été désigné comme un « clitoropenis ») est maintenant considéré comme
un clitoris élargi (ou un « pénoclitoris ») – et la chirurgie reconstructive
correspondante peut être envisagée. L’analyse des corpus médicaux et des
pratiques effectives atteste du fait que, dans les cas d’intersexualité
contemporains, c’est principalement le « pénis qui fait le genre ». Un « bon
pénis » équivaut au masculin ; une absence de bon pénis équivaut au féminin. Il
est intéressant de noter alors que, pour faire du féminin, la question n’est pas
tant d’avoir des organes que de ne pas être doté·e de l’Organe. Il y a peu
d’attention à la taille ou la forme des organes génitaux féminins – en dehors de
l’évaluation de la capacité future du vagin à pouvoir accueillir un pénis – et
ceux-ci ne comptent pas comme critères en dernière instance.
Dans une logique de catégorisation binaire le sexe ne peut être que clitoris ou
pénis et l’enjeu consiste à dire quand le bourgeon cesse d’être un clitoris et
quand il devient un pénis (au niveau embryonnaire, le clitoris et le pénis sont la
même chose). Le phénomène de sexuation est conceptualisé par l’embryologie
comme un ensemble complexe où le masculin acquiert par activité et le féminin
par passivité. La différenciation dans le féminin est dite passive car ne
nécessitant pas d’apport hormonal ; dans le sexe masculin elle est dite active car
elle nécessite un apport d’hormones et d’androgènes. À défaut d’activité
hormonale, c’est « du » féminin qui se constitue – en bref c’est parce qu’il ne
devient pas mâle (action) que le fœtus advient féminin (par défaut). Ces
éternels mots d’actif (pour le masculin) et de passif (pour le féminin) sortent
tout droit des idéologies ordinaires les plus sexistes, et il ne fait pas de doute
que des descripteurs plus « égalitaires » pourraient être utilisés pour décrire ces
phénomènes biologiques et biochimiques complexes et qui doivent se lire à
diverses échelles. Cela a été autrefois bien montré par Emily Martin144 à propos
de l’usage des métaphores en biologie – dans son cas sur les fameux récits du
spermatozoïde actif pénétrant l’ovule gros et passif – et qui nous rappellent si
nécessaire le caractère hautement contingent et problématique dans lesquels les
questions et résultats de science sont souvent présentés, notamment lorsque la
sexualité est concernée145.
Le clitoris occupe néanmoins une place particulière dans la partie
reconstructrice des organes – notamment depuis une trentaine années, moment
où la chirurgie de réassignation de sexe se développe et propose des techniques
alternatives. La métaidoïplastie, par exemple, permet dans les cas de transition
female to male « d’élargir » progressivement le clitoris vers une taille moyenne lui
permettant « d’évoluer » vers un pénis. La technique est plus simple que la
phalloplastie – même si elle permet moins que cette dernière d’avoir des
rapports sexuels « avec pénétration ». Dans le cas d’une transition male to female,
les services spécialisés insistent aujourd’hui auprès de leurs patient·e·s sur le
soin apporté à la reconstitution du « clitoris ». Et l’attention porte sur la
préservation des sensations, le « néo-clitoris » étant vascularisé de façon à
« toujours remplir son rôle érogène ».
La moindre focalisation sur le phallus et la sexualité pénétrative d’un côté, la
visibilisation plus grande des « néo-clitoris » – après les seuls « néo-vagins » –
de l’autre, témoignent du caractère de plus en plus plastique non seulement des
technologies chirurgicales, mais aussi des « états du corps/sexe/genre » et des
répertoires sexuels. Le fait est aussi bien médical que social et relève autant de
la mobilisation des personnes « trans » que des pratiques sexuelles elles-
mêmes146. Ainsi, le parcours très normalisé du point de vue médical, très centré
sur les organes, et qui visait in fine à la transformation totale du sujet, à la
destruction de son appareil génital initial et la reconstruction d’un appareil
génital opposé, tend à être remis en cause. Si la clinique de la transsexualité a
historiquement fonctionné comme une machine à inscrire définitivement les
individu·e·s dans un sexe/genre de destination lisible (et donc à renforcer le
système dichotomique de genre), on sait qu’elle a aussi fonctionné comme une
machine à éliminer de l’homosexualité ou de la bisexualité en attendant des
sujets qu’ils pratiquent une sexualité hétérosexuelle et pénétrative. On le sait,
un des critères d’éligibilité à l’entrée dans les protocoles médicaux a longtemps
été de témoigner de cette adhésion à la matrice hétérosexuelle. Mais dès
l’origine de cette histoire, les sujets-patient·e·s ne sont pas restés inactif·v·e·s.
Ils·Elles ont flibusté les scripts médicaux, contesté la psychiatrisation de leur
condition, vécu d’autres vies sexuelles que celles qui leur étaient assignées.
Ils·Elles se sont évidemment emparés des ressources disponibles et les ont
réinterprétées, resignifiées. Un espace politique subjectif s’est ainsi ouvert dans
les interstices des protocoles médicaux et des plateformes techniques, qui ont
dû composer avec ces détournements et revoir leurs visions simplistes et
binaires des futurs possibles. Pour toutes et tous, un espace politique et
personnel s’ouvre ainsi avec ou sans organes, ou avec de « néo-organes », et il
trouble l’espace corporel, subjectif, politique des possibles.
« Le fait que le pénis, le vagin, les seins et autres traits soient
nommés “parties sexuelles” est un acte qui réduit le corps
érogène à ces parties, et de ce fait, fragmente le corps pris
comme totalité »
Judith Butler, 1990147