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Images et sons

Dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2002/1 (no 73), pages 193 à 203
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0294-1759
ISBN 2724629175
DOI 10.3917/ving.073.0193
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IMAGES ET SONS

CAPITAINES D’AVRIL née de sa vie ». Tourné au printemps 1999


dans les rues de Lisbonne, sur les lieux
À Lisbonne, le 25 avril 1974, en quelques mêmes où s’étaient déroulés les principaux
heures et presque sans effusion de sang, épisodes de cette révolution des Œillets, le
un mouvement de jeunes capitaines, formé film commence dans la nuit du 24 au
quelques mois auparavant, renversait la 25 avril, peu avant la diffusion sur les
dictature salazariste, vieille de près d’un ondes de Rádio Renascença de la chanson
demi-siècle. Dès la fin de la journée, emblématique de José Afonso, Grândola,
Marcelo Caetano, successeur en sep- Vila Morena, signal du soulèvement, pour
tembre 1968 de Salazar comme président s’achever dans la nuit du 25 au 26, après le
du Conseil, remettait sa démission au gé- départ pour l’exil – à Madère, bientôt au
néral Spínola, « pour éviter que le pouvoir Brésil – de Caetano.
ne tombe dans la rue ». Figure embléma- Unité de lieu, unité de temps, unité
tique de la guerre coloniale en Guinée, d’action : c’est en s’inspirant de la règle des
encore hiérarque du régime salazariste au trois unités chère à la tragédie que la co-
début de l’année 1974, ce dernier se pro- médienne portugaise Maria de Medeiros,
pulsait ainsi sur l’avant-scène de la révolu- qui réalise ici son premier long métrage,
tion, avant de démissionner, le 30 sep- restitue à l’événement toute sa singularité,
tembre 1974, de ses fonctions de président sa logique et sa force mais aussi sa part de
– non élu – de la République. Auprès contingence, illustrant cette capacité que
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d’une partie de l’opinion internationale, peut avoir la mise en scène cinémato-
Spínola allait incarner un temps la révolu- graphique du passé à dire l’histoire dans
tion des Œillets, au point d’éclipser fort in- sa subtilité et son émotion. Ici, aucune
justement les véritables acteurs de celle-ci, concession à « l’illusion rétrospective de la
ces jeunes capitaines, alors âgés d’une fatalité », mais au contraire le souci de res-
trentaine d’années, aujourd’hui retombés tituer à ce passé toute sa part d’incertitude.
pour la plupart dans l’anonymat, dont l’ob- Derrière l’apparente détermination et le
jectif principal était bien d’en finir avec les sourire juvénile du capitaine Maia, derrière
guerres coloniales en rétablissant au préa- le calme imperturbable de la voix
lable les libertés et la démocratie – fait rare « d’Oscar » – celle d’Otelo de Carvalho qui
sinon unique au 20e siècle. de son poste de commandement confère
au déroulement des opérations l’illusion
En hommage au capitaine Maia, « l’inconnu »
d’un enchaînement parfaitement préparé –,
du 25 avril
il y a, palpable, cette peur indicible, cette
Le film de Maria de Medeiros – et ce conscience que tout peut basculer. Il y a ce
n’est pas là son moindre mérite – rend à périple insolite des blindés dans les rues
ces militaires un hommage vibrant et salu- ensoleillées de Lisbonne qui, malgré les
taire, notamment à « l’inconnu » du 25 avril, apparences, est tout sauf une « promenade
ce capitaine Salgueiro Maia prématuré- de santé ». Il y a surtout ce regard, à la fois
ment disparu en 1992 qui joua un rôle si admiratif et lucide, d’une jeune réalisatrice
déterminant tout au long de cette journée qui ne prétend pas reconstituer « les
et se retira dans sa caserne dès le lende- choses comme elles ont été », ni refaire
main, heureux d’avoir rempli sa mission, l’histoire au goût du jour ou, pire encore,
conscient d’avoir vécu « la plus belle jour- « le film officiel » de la révolution des

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Œillets. Une réalisatrice qui n’ignore rien parler de la préhistoire. En cette fin des
des jeux subtils de va-et-vient entre le années 1980, la révolution était victime
passé et le présent. d’une sorte d’occultation, de refoulement.
Plus gros budget jamais réuni pour un Discret, d’une extrême pudeur, Maia en a
film portugais (coproduction européenne beaucoup souffert, y compris dans sa car-
de près de 11 millions d’euros), succès ci- rière militaire où il a été en quelque sorte
nématographique de l’an 2000 au Portugal, puni de sa volonté d’effacement. En me
en compétition officielle à Cannes la même confiant tous ces documents, il pariait
année, salué par la critique et le public en peut-être sur l’avenir…
Italie, en Espagne, au Brésil (meilleur film Quant aux autres capitaines qui ont joué
de la 24e Mostra internationale de São un rôle si important la journée du 25 avril,
Paulo), Capitaines d’avril est sorti en si, pour la plupart, ils ne sont pas incarnés
France le 24 janvier 2001. Projeté essentiel- à l’écran, c’est parce que je tenais absolu-
lement dans quelques salles parisiennes, le ment à centrer le film sur Maia, à m’ap-
film est resté à l’affiche plusieurs semaines, puyer sur les documents qu’il m’avait con-
remportant bien plus qu’un succès d’es- fiés, ses descriptions très minutieuses, ses
time auprès d’un public qui a largement souvenirs si précis. Très proches de Maia,
dépassé la seule communauté des Portu- leur compagnon d’armes auquel ils souhai-
gais de France. taient rendre hommage, les autres capi-
taines ont été associés de près à la prépa-
Rencontre avec la réalisatrice, scénariste et comé-
ration du film qui s’est étagée sur une
dienne Maria de Medeiros
dizaine d’années. Ils n’ont pas ménagé
Vingtième Siècle : Pourquoi le choix du leurs conseils et leurs encouragements,
capitaine Salgueiro Maia comme person- m’aidant ainsi à mieux comprendre leurs
nage principal de ces Capitaines d’avril ? difficultés d’alors, leurs problèmes logis-
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Maria de Medeiros : J’avais voulu ren- tiques, à mesurer par exemple à quel point
contrer le capitaine Maia il y a une quin- Lisbonne est une ville qui n’est pas faite
zaine d’années dans sa caserne de San- pour les blindés, ce dont j’allais avoir
tarém. Mon père me l’avait déjà présenté confirmation lors du tournage…
lorsque j’avais 14 ans et j’avais été très im- Ainsi Otelo de Carvalho, si généreux et
pressionnée par lui. Pourtant, à l’époque, qui a toujours voulu être acteur ; il s’est ef-
le nom de Maia n’évoquait rien aux jeunes facé, acceptant de rester invisible et d’être
de mon âge qui ne connaissaient qu’Otelo seulement la voix « off » du film, celle
de Carvalho ou Vasco Lourenço. Je voulais d’« Oscar » au poste de commandement. Il
vraiment rencontrer de nouveau cet « in- a su comprendre que ce poste de com-
connu » qui avait fait des choses si impor- mandement méritait à lui seul un beau
tantes le 25 avril 1974. Mon père écrivait film, mais que ce film ne serait pas le mien.
alors un roman dont un chapitre se dé- D’autres m’ont fourni les renseignements
roulait pendant la révolution. Il connaissait sur le déroulement des opérations à Radio
Maia qui lui avait fourni quelques-uns des Clube, la station de radio, renseignements
textes en forme de témoignages qui ont dont je me suis inspirée pour placer là des
servi de trame au film. C’est à la suite de la personnages de fiction qui empruntent des
lecture de ces textes que je me suis mise à traits à des personnages bien réels. Quant
dévorer tout ce que je pouvais trouver sur à Melo Antunes, déjà très souffrant, je suis
le 25 avril. Après m’avoir rencontré, Maia allée lui présenter la dernière mouture du
m’a confié de nouveaux textes, son journal scénario pour être sûre de ne pas trahir
des événements en quelque sorte. Auprès l’esprit des capitaines. Tous m’ont beau-
des jeunes recrues dont il avait alors la coup aidé, insistant, comme Otelo, pour
charge, parler du 25 avril, c’était comme qu’il y ait de l’action, du rythme, pour

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maintenir le spectateur en haleine et ne comme une sorte de curé, la barbe mal


pas ennuyer les gens avec trop d’explica- rasée, la cravate un peu défaite, fatigué,
tions, pour que cela reste « cinématogra- comme résigné. Un face-à-face empreint de
phique »… compréhension mutuelle auquel renvoie la
scène du départ en avion pour l’exil, même
V. S. : D’où ce choix de montrer à l’écran si, dans la réalité, ce n’était pas Maia qui fai-
finalement assez peu de personnages histo- sait face à Caetano sur le tarmac de l’aéro-
riques et de recourir à la fiction pour port. Quant à Spínola, très silencieux, hiéra-
rendre l’histoire vraie à l’écran ? tique derrière son légendaire monocle, Maia
M. de M. : À part Maia et, furtivement, avait servi sous ses ordres en Guinée et le
Caetano, Spínola, le directeur de la PIDE/ considérait avec déférence, sans pour
DGS, quelques autres encore, la narration autant être dupe du personnage.
s’appuie essentiellement sur des person-
nages fictifs inspirés librement de person- V. S. : Construire une intrigue et un récit,
nages réels, toujours dans le souci de tout en filmant la reconstitution des nom-
garder au film sa dynamique interne. À la breux moments forts de cette journée histo-
sortie du film, certains ont d’ailleurs cru se rique du 25 avril : comment choisir et réus-
reconnaître sous les traits de tel ou tel per- sir à monter un film qui ne dure que deux
sonnage, non sans ressentiment parfois. heures ?
Ces personnages en partie imaginaires me M. de M. : J’ai finalement dû m’autocen-
permettaient de mettre en scène des situa- surer, couper au montage près de trois
tions, des thèmes qui me semblaient essen- quarts d’heure, principalement des scènes
tiels. Ainsi, le personnage que j’interprète d’extérieur pourtant très belles à l’écran.
dans le film est celui d’une universitaire Nous avons eu également de la chance
mariée à un de ces jeunes capitaines. Plu- avec la météo, même si ce temps ensoleillé
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sieurs d’entre eux avaient épousé des en- n’était pas celui qui régnait le 25 avril 1974,
seignantes qui leur avaient inculqué – en bien plus gris. Était-ce un signe ? Tous les
cours du soir accéléré, en quelque sorte – plans de ces scènes en extérieur étaient
des rudiments de politique. D’une culture miraculeusement « raccord », avec la bonne
politique souvent très fruste, bien qu’im- lumière, des pluies torrentielles s’abattant
prégnée par l’air du temps, par Mai 68, les dès que nous filmions en intérieur.
campus américains, ces jeunes officiers ont Mon souci principal était de mettre en
ainsi acquis des bribes de langage militant. scène cette journée du 25 avril avec, sans
Par le biais notamment de mon person- aucun doute, le regard de ma génération,
nage, apparaissent toutes ces femmes qui en évitant à tout prix deux écueils, celui du
dans cette histoire de militaires, dans cette documentaire et celui du film épique. Sans
histoire d’hommes, contribuent à une prise vouloir faire un documentaire, j’ai pourtant
de conscience politique. choisi d’ouvrir le film par des images d’ar-
Pour les personnages historiques de Cae- chives montrant les atrocités commises
tano et de Spínola, je suis restée très fidèle dans le cadre des guerres coloniales en
au regard porté sur eux par Maia, à ses des- Afrique. Ces scènes qu’on voit au début, il
criptions. La lecture que je fais de l’attitude aurait été immoral de les recréer avec des
de Marcelo Caetano, celle d’un homme maquillages, des prothèses. Il s’agissait
comme soulagé par le déclenchement de avant tout de bien rappeler que la guerre
cette révolution, je l’emprunte à Maia. Avec coloniale avait été le point de départ, non
ses complexes, son sens inné de la hiérar- seulement dans la décision de faire la révo-
chie, Maia voyait Caetano dans cette pièce lution, mais aussi dans la manière de faire
du couvent de Carmo – siège de la Garde cette révolution avec un refus constant de
nationale républicaine où il s’était réfugié – la violence. Il y a, me semble-t-il, une dia-

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lectique intéressante entre quelque chose TROIS FRAGMENTS


qui prend naissance dans un sentiment de D’UNE CHRONOLOGIE D’ISRAËL :
culpabilité énorme et quelque chose qui se WADI(S), PAR AMOS GITAÏ
déroule dans une certaine candeur. Ces mi-
litaires, qui avaient tous combattu en Chaque été à Lussas, des passerelles
Afrique, se sentaient fortement coupables et s’édifient le temps d’une séance, entre un
ont pris des décisions en tout point monde dans tous ses états et cette enclave
opposées à ce qu’ils avaient connu aupara- de bien-être et de curiosité cinématogra-
vant. Dans les premières versions du scé- phique que sont les États Généraux du do-
nario, il y avait d’ailleurs de nombreux flash cumentaire. Ainsi en est-il, cette année,
backs sur la guerre, le personnage de d’une Wadi (vallée, en arabe) qui a visité le
Manuel – mon mari dans le film – étant sans public venu assister à la projection des
cesse hanté par des images de cette guerre. films éponymes d’Amos Gitaï. Commen-
Quant à faire un film épique, je ne pou- tant sa trilogie documentaire, le prolifique
vais l’envisager, tant cela aurait été trahir réalisateur raconta comment, encore jeune
l’esprit de cette révolution. Je tenais abso- étudiant en architecture, il sillonnait en
lument à restituer à l’écran la dimension voiture sa ville de Haïfa à la recherche de
délibérément humaine de toutes les dé- lieux nouveaux, de perspectives origi-
cisions. Dans les écrits de Maia domine le nales. Au cours d’une de ces échappées
sentiment de précarité, de peur qui im- exploratoires, il découvrit la Wadi Rus-
prègne ces capitaines. Je ne voulais en hmia, vallée ravagée par un projet d’urba-
aucun cas donner l’image erronée d’une nisme avorté, enclave devenue lieu d’ac-
simple promenade de santé, d’une révolu- cueil de réfugiés de toutes sortes. Le lieu
tion jouée d’avance, sans aucun risque. dut plaire au réalisateur, qui lui consacre
Ces capitaines qui avaient connu les hor- son deuxième film, en 1981. Ayant
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reurs de la guerre en Afrique m’ont tous dit conservé des liens étroits avec ses person-
n’avoir jamais eu aussi peur de leur vie nages, il revient les filmer dix ans plus tard
qu’en cette journée du 25 avril 1974. pour donner lieu à un montage des deux
Enfin, j’ai voulu que transparaisse dans périodes, Wadi – 1980-1990. En août der-
ce film, ce que moi-même, enfant, j’avais si nier à Lussas, c’est précédé de cet opus bi-
fortement ressenti en quittant Vienne, où je décennal qu’a été projeté Wadi Grand Ca-
vivais alors, et en arrivant à Lisbonne, fin nyon, volet 2001 de la série. Expérience
avril 1974 : cette grande tendresse phy- originale donc, que la réunion de ces trois
sique, cette démonstration d’affects. périodes qui composent une sorte de ca-
Quelque chose de très latin imprégnait la rottage sélectif, entre empathie et distan-
société portugaise et endiguait encore ciation, du matériau humain dont les
pour peu de temps cette déferlante idéolo- couches ont fait l’histoire de la vallée.
gique qui n’allait épargner aucun milieu, Grâce à elle affleure l’accumulation hété-
aucune tranche d’âge. Dans « ce jour qui rogène dont la société israélienne est le
éclaire », ce 25 avril 1974, j’ai voulu mon- produit, le lot de laissés pour compte
trer que celui-ci condense et conditionne qu’elle charrie : Arabes bien sûr mais aussi,
tout pour des gens comme moi, de ma gé- entre autres, Israéliens de la première
nération. En ce sens, il est facile de dater ce heure venus d’Europe de l’Est, Russes ar-
film, de dire quand il a été tourné. Je le re- rivés par charter en 1990, Éthiopiens et Pa-
vendique comme tel. À mes yeux, il n’est lestiniens aujourd’hui.
en rien un film officiel, un film définitif. Certains visages disparaissent pour
laisser place à de nouveaux, mais sans que
Propos recueillis et présentés par l’ensemble ne s’abîme dans une valse en-
Yves Léonard diablée de personnages entr’aperçus : s’il

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ne ménage guère ses interlocuteurs dans le d’existences individuelles. Remodelée selon


cours des entretiens, Gitaï manifeste le cette approche archéologique, l’histoire
souci évident de les laisser s’exprimer. A d’Israël transparaît seulement dans les réfé-
leur sollicitation s’impose comme corol- rences implicites des personnages, ces
laire l’octroi d’un temps de parole auquel traces marquant le récit de leurs propres
répond, d’un film à l’autre, la mise en pers- vies. Comme l’histoire de l’archéologue se
pective chronologique des discours. Fi- recompose indirectement, au gré des
gures transversales, et donc primordiales objets et des pierres révélées sous son pin-
au sein d’une composition inscrite dans la ceau. Les décennies passant, le récit au
durée, Yussuf l’arabe et Miriam la juive présent laisse davantage place au désir de
d’origine hongroise revêtent peu à peu un « raconter de vieilles histoires » (archéolo-
caractère emblématique à l’égard de la gein, en grec), à la recherche de l’origine.
vallée. Coïncidence et/ou choix du réalisa- Ainsi des références nostalgiques des
teur, le « couple » d’amis (Joseph et Marie) Arabes à un passé révolu, d’avant 1948, où
porte ainsi, en filigranes, la présence des toutes religions et tous peuples viv(r)aient
trois religions du Livre. Esprit du lieu ? Ce en parfaite harmonie. Dans une scène en
dernier est tout entier dans les corps et les clair-obscur intime et sépulcrale, Gitaï
voix des personnages, dont les récits se laisse libre cours au talent de conteuse de
croisent d’une époque à l’autre, et au sein la femme de Yussuf. Cette voix empreinte
de chaque période. Ainsi l’histoire d’amour de résignation se souvient d’un temps où,
entre Miriam et l’arabe Skandar, de sym- quand une femme arabe tombait, elle était
bole de résistance face aux pressions d’une immédiatement secourue par les hommes
société scindée en 1980, propose en 1990 du Kibboutz… Ce dernier Wadi, tout juste
une image d’échec sur cette cohabitation monté à l’été 2001, recoupe évidemment
dont la vallée semble l’asile. Sous la pres- les préoccupations dont le cinéaste a im-
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sion de ses enfants, Skandar a fait fuir prégné sa dernière fiction. En visitant les
Miriam en lui rendant la vie insupportable. utopies fondatrices d’Israël, Eden interroge
Déjà perceptible à ce moment de l’œuvre, indirectement l’actualité du pays. Selon
le sentiment de détérioration ne fait qu’em- une trajectoire inverse, Wadi donne par-
pirer dans Wadi – Grand Canyon, le plus fois à penser qu’il ne reste plus aujour-
noir des épisodes. Une certaine histoire d’hui, en Israël, d’utopies autres que cet
d’Israël semble s’éteindre avec la vieillesse âge d’or mythique dont les derniers survi-
de Yussuf et Miriam, peu à peu dépassés vants peinent à retrouver la trace. Restent
par une modernisation à laquelle la vallée les histoires quand leur lieu, à force de se
semblait pouvoir échapper. Le réalisateur, clarifier, a perdu de son identité.
au risque de l’inconvenance parfois, oblige Si les plans généraux, panoramiques et
à dire la décrépitude, la mort en route, travellings ne font pas défaut au premier
jusqu’à provoquer un sursaut de dignité. montage (1980-1990), le spectateur peine
Cette dignité que la caméra scrute, sans pourtant à se « faire une image » de la
complexe, sur des visages et des corps ra- vallée, à en saisir la topologie. Il sent
vinés. confusément qu’elle se dévoile bien dans
Clairement méfiant à l’égard du ces plans fixes sur quelques touffes
« docucu » historique ou ethnologique, d’herbe un peu desséchée, malmenées par
Gitaï parle du cinéma documentaire en le vent sur un sol ingrat. Il sait plus sûre-
termes d’ « excavation » : mise en lumière ment qu’il ne lui est possible d’en saisir
de l’enclave géographique derrière la l’existence que dans les corps et les pa-
façade officielle, trop lisse peut-être et par- roles de ceux qui l’habitent. Sa représenta-
tisane à coup sûr, mais aussi recomposi- tion est fragmentée, en autant de parcelles
tion d’une durée historique dans le cours que de parcours humains venus y vivre,

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parfois s’y échouer. Significativement, il rête pas de s’élargir à de nouveaux objets


faut attendre la fin du Wadi 2001, quand la de recherche. Chronologiquement, on
vallée est au bord de l’abandon, pour par- considère la thèse doctorale de Angel Luis
venir enfin à saisir en une image « satis- Hueso Montón (Le cinéma, source histo-
faisante » son enclavement et son essence : rique du XXe siècle, université d’Alcalá de
cernée de bulldozers appliqués à raser soi- Henares, 1974) comme le primal scream
gneusement tout ce qui dépasse, la maison des études en Espagne. Vers 1976, c’est à
de Yussuf est complètement isolée au fond la suite du travail du collectif « Drac Màgic »
désert de la vallée. Elle incarne alors le lieu que s’organise à Barcelone la première ex-
et son histoire à l’instant où cette réalité est périence didactique en milieu universi-
révolue, remplacée par un nouvel urba- taire, autour de l’usage du cinéma comme
nisme fait d’immeubles à bas prix et du ressource pour l’historien. Dans le sillage
plus grand centre commercial du Moyen de cette expérience pionnière, des institu-
Orient. Amos Gitaï endosse à merveille le tions comme la Filmothèque nationale de
rôle d’archéologue en milieu urbain : sau- l’Espagne (1977), la Fondation Joan-Miró
veur des ultimes traces avant la reconstruc- (1977), le Forum cinématographique
tion, empêcheur d’effacer en rond. Mais Caspe (1978) et, surtout, l’université de
contemporain de l’ensevelissement, il fouille Barcelone permettent à ce champ de re-
un terreau humain fait de paroles et de vi- cherche de prendre son élan.
sages. Ainsi celui de Yussuf qui visite, in- C’est au début des années 1980 que la
crédule, le futur centre d’attractions dont thématique s’impose au sein de l’Univer-
les murs peints imitent le Grand Canyon sité espagnole, avec le cours donné par
qui donne son nom au complexe et au Hueso Montón au département d’histoire
film. L’homme y est désespérément, presque de l’université de Santiago de Compostela
caricaturalement seul : à la vallée sauvage (1980), et celui qu’organise à l’université
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et habitée s’est substituée l’image d’un de Barcelone, en 1981, Josep María Ca-
Wild West de cartoon ; le site disparaît der- parrós-Lera. Historien et critique cinémato-
rière un décor. Trop belle occasion d’illus- graphique valencien, ce dernier est le fon-
trer a contrario ce que Wadi et un certain dateur du Centre de recherches Film-
cinéma documentaire cherchent précisé- Història à l’université de Barcelone,
ment dans l’attention portée non aux seuls devenu le laboratoire le plus actif d’Es-
lieux mais aux rapports qu’au gré du pagne dans le domaine. Créé en 1983, le
temps, si loin si proche des séismes de l’ac- Centre s’est transformé en 2001 pour
tualité, des hommes tissent entre eux et s’adapter aux nouvelles exigences du
avec lui. savoir universitaire et aux défis posés par
les nouvelles technologies de la communi-
Martin Goutte cation. L’objectif est d’utiliser le film
comme un outil de recherche et un moyen
didactique permettant d’approfondir la
connaissance de la société, des mentalités
CINÉMA ET HISTOIRE EN ESPAGNE et des représentations, sans laisser de côté
les aspects artistiques et industriels du ci-
Les études sur le cinéma et l’histoire en néma. Le Centre anime des activités di-
Espagne ont déjà leur propre histoire. À verses, de l’édition de vidéos (« Histoire du
partir d’influences diverses, comme le tra- cinéma muet », « La guerre du Vietnam à
vail pionnier de Marc Ferro et les apports l’écran »), à la publication des livres et
des historiographies anglo-saxonnes (bri- thèses (« Histoire du cinéma espagnol » en
tanniques, américains et australiens) de- anglais), en passant par un enseignement
puis la fin des années 1970, le champ n’ar- sur le cinéma espagnol ouvert aux cher-

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cheurs étrangers. Séminaires et congrès in- Les études sur histoire et cinéma sont
ternationaux se sont succédé sur des aussi présentes au département d’histoire
thèmes divers : « Rends-toi ! : tracts et contemporaine de l’université du Pays
guerre psychologique au XXe siècle », « Le basque (Vitoria), sous la responsabilité du
cinéma et les documentaires historiques », professeur Santiago de Pablo. L’équipe
« Les exils dans le monde du XXe siècle ». qu’il dirige organise depuis 1998, chaque
L’activité la plus remarquable dans le année pendant le mois d’octobre, une ren-
champ éditorial du Centre est la publica- contre sur « L’histoire à travers du cinéma »,
tion de la revue trilingue (espagnol, anglais qui a déjà donné lieu à la publication de
et catalan) Film-Historia, dont 30 numéros trois ouvrages, consacrés à La chute du
sont déjà parus. Depuis novembre 2001, la Mur, Le franquisme, L’Union soviétique. En
revue est disponible en format numérique, 2001, la rencontre portait sur « Histoire et
sous le titre FILMHISTORIA Online mémoire dans l’Espagne de l’après-
(www.pcb.ub.es/filmhistoria), et une édi- guerre ». En novembre 2001, enfin, la
tion en CD-ROM est annoncée 1. revue Historia contemporánea (université
Du 16 et au 20 juillet 2001, le Centre or- du Pays basque) a publié une livraison
ganisait à l’université de Barcelone un consacrée au bilan historiographique et
séminaire sur « L’Espagne de Franco vue aux nouvelles approches sur les rapports
par le cinéma de son temps ». Cinq séances entre histoire et cinéma. C’est dire la vita-
de travail ont permis la projection de films lité de ce secteur de la recherche espa-
consacrés à la dictature franquiste, dont gnole.
chacune fut introduite par la conférence
d’un spécialiste. L’objectif était de dresser Mario Ranaletti
un panorama historique général du cinéma
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sous le franquisme, en présentant et en dé-
battant de son succès et de ses contradic-
ALBERT GLEIZES, PEINTRE CUBISTE ?
tions, comme de son inscription probléma-
tique dans l’histoire du cinéma de son
Le musée des Beaux-Arts de Lyon pré-
temps. Ont été successivement abordées
sente du 7 septembre au 10 décembre
les thèmes suivants : le personnage de
2001 une exposition consacrée à l’œuvre
Franco, autour du film Raza (Race, du réa- d’Albert Gleizes. Né à Paris en 1881, cet ar-
lisateur José Luis Sáenz de Heredia, 1941) ; tiste développe sa carrière de peintre
la reconstruction à l’écran de l’après-guerre entre 1901 et 1953, année de son décès.
civile, autour de Surcos (Sillons, José An- Intitulée Albert Gleizes, le cubisme en
tonio Nieves Conde, 1951), l’opposition à majesté – terme appliqué à la peinture de
la dictature autour de Calle Mayor (Juan l’artiste en 1913 par Guillaume Apollinaire
Antonio Bardem, 1956) ; l’héritage de la dans les Méditations esthétiques 2 –, l’expo-
guerre civile espagnole, avec la projection sition inscrit le travail de cet artiste dans la
de La caza (La chasse, Carlos Saura, tendance avant-gardiste majeure du début
1965) ; la satire du régime franquiste, du 20e siècle. Si, dans l’histoire du cubisme,
enfin, suivie de la projection de ¡Bienve- le rôle d’Albert Gleizes ne fut pas négli-
nido, Míster Marshall ! (1952), de Luis geable, sa peinture ne contribua guère à la
García Berlanga, en présence du réalisa- révolution picturale amorcée quelques
teur. années plus tôt par ses aînés, Picasso et
1. L’adresse du Centre d’Investigacions « Film-Història »
Braque. Cette rétrospective illustre toute
est : Parc Científic de Barcelona, c/. Adolf Floresa, 8, F2. –
08028 Barcelona / Espagne. Tél. 93-403 44 80 / Fax : 93-449 2. Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes, médita-
8510. E-mail : filmhist@trivium.gh.ub.es. tions esthétiques, Paris, 1913.

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l’ambiguïté d’une œuvre dont le contenu, connier, Lhote, etc, ne sont pas aujour-
c’est-à-dire l’objet de la recherche du d’hui aussi connus que Braque, Picasso,
peintre, n’a jamais été très défini alors Léger Delaunay, etc. Au-delà de toute po-
même que Gleizes s’est aussi fait connaître lémique, il ne s’agit pas pour l’histoire de
comme théoricien. l’art de revendiquer un cubisme authen-
Albert Gleizes aborde le problème du tique à travers les travaux de Picasso ou de
volume – question récurrente dans le cu- Braque, c’est bien la lecture puis l’analyse
bisme –, avec un certain lyrisme : dans un des œuvres qui ont permis de comprendre
premier temps à l’aide de grandes masses et d’écrire l’histoire d’un mouvement qui
sobres de couleurs ( Femme au Phlox, n’a d’ailleurs aucun acte de naissance. Si le
1910 ; Cathédrale, 1912 ; l’Éditeur Eugène cubisme constitue une révolution pictu-
Figuière, 1913) qui peu à peu s’allègent et rale, l’histoire de l’art du 19e siècle le doit à
se dépouillent (Portrait d’un médecin mili- Picasso, véritable chercheur qui dé-
taire, 1914 ; La Parisienne, 1915 ; Femme sapprend l’héritage classique pour mieux
au gant noir, 1920). La ligne, omnipré- éduquer le voir, le savoir et le faire. Parti
sente, construit l’espace et géométrise le de l’analyse de Vélasquez, d’Ingres et sur-
sujet. La qualité de ses œuvres graphiques tout de Cézanne, il trouve les réponses à
est à ce titre exemplaire. Sa formation ses tâtonnements dans la sculpture
d’autodidacte et son apprentissage dans archaïque ibère puis dans la statuaire afri-
l’atelier de dessin industriel de son père ne caine. Ce ne sont pas des sources d’inspi-
sont sans doute pas étrangers à cet aspect ration ou de représentation en tant que
récurrent dans son travail. Après 1920, telles, mais elles le confortent dans sa
Gleizes mêle à sa peinture certains aspects réévaluation de la peinture : le tableau ou
des travaux de Robert Delaunay connus la sculpture sont à considérer comme des
sous le terme d’Orphisme, ( Support de faits plastiques indépendants.
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contemplation, 1932-1934). À la fin de sa Le point de départ du cubisme se situe
vie, il tente de renouveler l’art sacré en donc dans une tentative de Picasso et de
s’inspirant de sources médiévales et byzan- Braque pour résoudre le problème de la
tines. Selon Pierre Cabanne, « son intellec- forme tel qu’il avait été posé par Cézanne
tualisme précipitera rapidement Albert dans la dernière phase de son œuvre, pé-
Gleizes dans les chemins tortueux ; cet riode appelée cubisme cézannien (1907-
homme à idées, à théories, deviendra un 1909). Mais le terme « cubisme », en tant
peintre à systèmes, un bavard ennuyeux et que nom d’un mouvement pictural, n’ap-
prolixe qui répandra dans de nombreux paraît qu’en 1911. Ce n’est que bien ré-
livres ou opuscules un intellectualisme, gé- trospectivement que Picasso et Braque
néreux certes et animé d’intentions nobles, sont devenus les fondateurs d’un mouve-
mais terriblement doctrinaire » 1. ment auquel ils n’ont en fait jamais appar-
En présentant environ soixante-dix pein- tenu. Le public 2 découvre le cubisme lors
tures et soixante œuvres graphiques, cette de l’exposition de 1911 au Salon des Indé-
exposition a le mérite de faire connaître un pendants, à travers la peinture d’autres ar-
artiste méconnu. Cependant, il est regret- tistes que Braque et Picasso dont on ignore
table qu’elle ne précise pas clairement la alors les travaux. Parmi les peintres ex-
place et le rôle d’Albert Gleizes dans le dé- posés dont les tableaux provoquent un
veloppement du cubisme, ce qui aurait grand scandale, citons Albert Gleizes, Jean
permis aux visiteurs de comprendre pour-
2. Notion qui, au début du 19e siècle, renvoie à une tout
quoi Gleizes, mais aussi Metzinger, Le Fau- autre réalité que celle que nous connaissons aujourd’hui. En
1911, le public est pour l’essentiel constitué de parisiens ap-
1. Pierre Cabanne, L’Épopée du Cubisme, Paris, La Table partenant à l’élite bourgeoise ou intellectuelle et aux mar-
Ronde, 1963, p. 238. chands et critiques du monde de l’art.

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Metzinger, Henri Le Fauconnier, Roger de casso illustre la tendance de la contre-


La Fresnaye, André Lhote, Robert De- culture, c’est-à-dire de l’avant-garde. Leur
launay, Fernand Léger, Juan Gris. Albert cubisme a une valeur libératrice, dont la
Gleizes n’a aucun contact avec ses aînés, modernité repose sur l’autonomie de la
dont il connaît le travail seulement grâce à peinture : revendication du plan ; remise en
l’exposition de Braque en 1908 chez le cause du sujet, remise en cause de l’objet ;
marchand Kahnweiler. Sa connaissance de affranchissement de la couleur ; rejet des
l’œuvre de Cézanne est limitée ; il n’y voit tabous techniques ; usages de matériaux
que les réussites de la géométrisation, ce non nobles. Après ce cubisme, tout est pos-
qui fonde d’ailleurs l’essentiel de sa théorie sible et c’est aussi ce qui explique que la
écrite en 1912 avec Metzinger, Du Cu- plupart des peintres, entre 1909 et 1920,
bisme 1, en donnant à la composition une aient été cubistes. Alors, l’ampleur du scan-
expressivité architecturale d’un monde dale provoqué par l’exposition de 1911 est
inorganique. ambiguë parce que la révolution picturale a
Le regard que Pierre Cabanne porte à ce eu lieu plus tôt et surtout, parce qu’elle se
texte est d’ailleurs sans concession : Du poursuit ailleurs : en mars-avril 1911, c’est à
Cubisme donne à ce mouvement un visage New York que sont exposées quatre-vingt-
de modernisme ascétique et rigoureux, il trois œuvres de Picasso, peintes entre 1905
en fait une sorte de « rappel à l’ordre » et, et 1910, qui retracent la « naissance » du cu-
[…] il le dépouille de l’essentiel de son fer- bisme.
ment révolutionnaire. Là où Gleizes et Met- À la question, Gleizes est-il un peintre
zinger pensaient donner la clé d’une pein- cubiste ? Il ne peut y avoir de réponse tran-
ture nouvelle, on ne trouve que rai- chée. Le cubisme de Gleizes a certes
sonnements, démonstrations, vaticinations, donné lieu à un nouvel académisme en se
laissant enfermer dans une doctrine. Les
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sophismes ou lieux communs qui […] font
de leur ouvrage un formulaire didactique à peintres de cette école cubiste ont reçu le
peu près impossible à lire aujourd’hui » 2. cubisme, mais ils n’ont pas été des explo-
Guillaume Apollinaire, – dont Christian rateurs. Cependant, à l’instar de ses contem-
Briend 3 a repris certains termes pour le titre porains, Gleizes a apporté au cubisme « si
de son exposition –, n’a pas loué d’emblée peu constitué et si mal défini, un enrichis-
la peinture de Gleizes, Metzinger et le Fau- sement, ajoutant des démonstrations aux
connier, « plate imitation sans vigueur démonstrations, provoquant parfois des
d’ouvrages non exposés et peints par un ar- déviations, étendant son action » 5. C’est
tiste doué d’une forte personnalité et qui, en donc bien sous l’angle de sa pluralité qu’il
outre n’a livré ses secrets à personne. Ce faut aborder la première manifestation
grand artiste se nomme Pablo Picasso » 4. La d’avant-garde du 20e siècle.
tendance cubiste à laquelle appartient
Gleizes s’inscrit dans une modernité définie Sylvie Lagnier
par rapport à la science et à l’industrie, avec
une interprétation parfois mécanisée de la
représentation. Le cubisme de Braque et Pi-
UN CD-ROM SUR LA PERSÉCUTION
1. Albert Gleizes, Jean Metzinger, Du Cubisme, Paris, DES JUIFS DE FRANCE
Eugène Figuière Éditeurs, 1912.
2. Pierre Cabanne, op. cit., 1963, p. 238.
3. Conservateur du musée des Beaux-Arts de Lyon et Les travaux de la mission d’étude sur la
commissaire de l’exposition Albert Gleizes, le Cubisme en spoliation des Juifs de France ont donné
majesté, 7 septembre-10 décembre 2001.
4. Guillaume Apollinaire, compte rendu du Salon
lieu à la publication de rapports divers.
d’Automne, Poésie, 1910, Cité par Pierre Cabanne, op. cit.,
p. 238. 5. Pierre Cabanne, op. cit., p. 106.

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L’un d’eux était un énorme recueil de additifs durent être apportés aux lois origi-
textes législatifs publiés dans le Journal of- nelles. Finalement, les dossiers furent
ficiel de l’Etat français, dans les différents ouverts à nouveau à la fin des années
bulletins des colonies françaises et dans les 1990, avec la création de la mission Mat-
Verordnungsblätter allemands, les jour- téoli en 1997, et le recueil montre les textes
naux d’ordonnances. Les plus nombreux qui en ont résulté, y compris ceux concer-
proviennent du Bulletin officiel de l’Etat- nant l’accès aux archives de la période de
major militaire allemand en France, mais la Deuxième guerre mondiale.
le Bulletin équivalent à Bruxelles a publié Il s’agit donc là d’un travail considé-
des ordonnances concernant les départe- rable de compilation, pour un ouvrage
ments français du Nord et du Pas-de-Ca- conçu comme un outil de recherche. La
lais. Le recueil contient également les version papier est monumentale et il est
textes de spoliation en Alsace et en Mo- intéressant de consulter celle délivrée sur
selle, tirés des Bulletins de l’administration un support multimédia. L’interface en est
civile allemande en Alsace et de celui de claire et facile à utiliser. Une petite ru-
l’Administration de Lorraine. La grande brique de présentation, bilingue français-
quantité de décrets et avis présentée té- anglais, montre la préface du Premier mi-
moigne du caractère administratif, « léga- nistre, une notice méthodologique et un
liste » de la spoliation en France et aussi de avant-propos de Jean Mattéoli, président
la division du territoire français en diffé- de la mission de recherche. Le CD-Rom
rentes zones pendant la période de l’Occu- est divisé en deux parties, l’une pour les
pation. Les ordonnances portant sur les spoliations et l’autre pour les restitutions ;
restitutions, dédommagements et répara- la coupure brutale de la Libération justifie
tions ne sont pas moins nombreuses. Elles cette organisation, d’autant plus qu’il n’y a
ont été largement françaises, publiées au pas de correspondance logique entre les
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Journal officiel de la République. Les diffi- textes juridiques de la spoliation et ceux
cultés inhérentes à une juste réparation ont de la restitution. La recherche peut se
fait se multiplier les textes. Si ceux portant faire par la chronologie, par année et par
sur les réparations et les restitutions ont été mois. On voit l’intitulé de l’ensemble des
nombreux jusqu’en 1952, ceux concernant textes et on peut en sélectionner une
le statut des déportés et internés ont été partie, pour les visualiser. Apparaît à
constamment complétés et le sont encore l’écran la reproduction du texte tel qu’il se
aujourd’hui. On trouve dans le recueil les trouve dans la publication d’origine, avec
décisions sur les dommages de guerre, des crochets l’encadrant, pour que le lec-
dans lesquels ont été englobées certaines teur ne perde pas de temps à le chercher
catégories de spoliations, ainsi que les dis- sur la page. La reproduction est assez
positions légales concernant les certificats bonne, mais les caractères sont souvent
de décès des déportés. Ce problème juri- petits pour une longue lecture sur l’écran.
dique a été constamment repris et les lois Il est possible d’agrandir jusqu’à six fois
retouchées jusque dans les années 1990, l’image et de l’imprimer. Un second type
avec l’apposition sur les actes officiels de la de recherche est prévu, par thèmes. Une
mention « mort en déportation ». A partir liste de mots clés est proposée.
de 1954, ce sont les textes allemands qui Une partie seulement des textes est dis-
prennent la relève, avec l’administration de ponible à l’affichage, ce qui est dommage
pensions pour les déportés, les réparations mais s’explique par le choix de montrer
(Wiedergumachung) pour les familles et des fac-similés des textes plutôt qu’une
les dédommagements des pertes maté- transcription dactylographiée, qui aurait
rielles (Lois Brüg). Ces procédures furent requis beaucoup de mémoire sur le
aussi très bureaucratiques et de nombreux disque. Pour les autres textes, le lecteur a

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accès au titre complet et aux numéros de Mission d’étude sur la spoliation des
pages. L’avantage réside dans le faible Juifs de France, Claire Andrieu (dir.), La
volume du CD-Rom. Le prix élevé fait de persécution des Juifs de France 1940-1944
cet outil un achat pour bibliothèques et et le rétablissement de la légalité ré-
centres de recherche et non pour des par- publicaine. Recueil des textes officiels
ticuliers. Une certitude enfin : des versions 1940-1999, Paris, La Documentation Fran-
CD-Roms du Journal officiel depuis qu’il çaise, PC, 2000, 230 €.
est publié seraient d’utiles supports à la re-
cherche. Jean-Marc Dreyfus
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