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LES GRANDS ESPIONS

DU XXe SIÈCLE
LES DOSSIERS SECRETS
DE MONSIEUR X
Dans la même collection :

Le Terrorisme islamique
Morts suspectes sous la Ve République
Les Espions russes
Les Dessous de la Françafrique

Suivi éditorial : Sabine Sportouch


Corrections : Catherine Garnier
Maquette intérieure : Annie Aslanian

© Nouveau Monde éditions, 2009


24, rue des Grands-Augustins – 75006 Paris
ISBN : 978-2-36943-766-6
Dépôt légal : novembre 2009
N° d’impression : xxxxxxxxxx
Imprimé en France par Sagim
Monsieur X / Patrick Pesnot
avec la collaboration
d’Edmée et de Louis Pesnot

LES GRANDS
ESPIONS
e
DU XX SIÈCLE
LES DOSSIERS SECRETS
DE MONSIEUR X

nouveau monde éditions


Remerciements

Merci à Rébecca Denantes, Yannick Dehée, Jean-Pierre Guéno,


Ilinca Negulesco, Catherine Pesnot et Sabine Sportouch.
Les espions ont une particularité : ils ne font généralement parler
d’eux que lorsqu’ils sont pris ! C’est dire que dans le monde obscur du
renseignement, nombreux sont sans doute ceux qui n’ont jamais été
démasqués. Et qui, agents dormants ou pas, taupes actives ou non, sont
restés terrés.
Les espions qui figurent dans cet ouvrage, héroïques ou misérables,
patriotes ou traîtres, désintéressés ou cupides, sont par conséquent appa-
rus sous les feux de l’actualité et ont souvent payé de leur vie ou de plu-
sieurs années d’emprisonnement leur travail souterrain. Mais ils ont
rarement livré tout à fait leur petit tas de secrets : l’objet de ce nou-
veau livre conçu à partir des révélations de Monsieur X consiste d’abord
à éclaircir cet aspect singulier.
Plus largement, ce « bouquet » d’espions de toutes nationalités per-
met d’approcher au plus près la réalité de l’espionnage contemporain et
l’existence de ces petites mains du renseignement qui ont confié leur sort
à ces monstres froids que sont les services secrets des grandes puissances.

Patrick Pesnot
I
Blunt, gentleman espion

C’était un gentleman. Jusqu’au bout des ongles. Complet sombre


à fines rayures bleues, cravate rouge, chemise bleue sur une silhouette
mince, dégingandée et légèrement voûtée. Et surtout ce long visage
osseux à l’expression mélancolique où brillait un regard clair mais
froid. Enfin cette chevelure crantée et tout juste un peu longue, sépa-
rée à gauche par une impeccable raie. Un gentleman, familier de
Buckingham Palace, chevalier de la Couronne mais aussi comman-
deur dans l’ordre de notre Légion d’honneur. Pourtant, Sir Anthony
était aussi un espion. L’un de ces « Cinq magnifiques de Cambridge »,
comme on les a appelés. Cinq traîtres issus de la meilleure société et
qui, pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui ont
suivi, ont rendu d’immenses services aux Soviétiques.
Monsieur X a déjà évoqué cette affaire en s’intéressant en particu-
lier au plus flamboyant d’entre eux, Kim Philby1, un personnage qui
semble tout droit sorti d’un roman de John Le Carré. En revanche, il
est resté très discret sur Anthony Blunt, grand historien de l’art,
conseiller de la reine, dont le rôle n’a été rendu public qu’à la fin des
années 1970. Depuis longtemps pourtant, le service de contre-espion-
nage britannique savait toute la vérité sur Sir Anthony qui aurait aujour-
d’hui plus de cent ans. Mais aucune poursuite n’avait été entamée contre
lui. Ce n’est pas le moindre mystère d’une affaire dont tous les secrets
n’ont pas été totalement révélés. Un dossier sur lequel flotte un parfum
de scandale typiquement « british », mêlant sexe, politique et trahison.

1. Célèbre espion qui trahissait les services britanniques, voir Monsieur X, Mémoires
secrets, Denoël, 1998.

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Les grands espions du XXe siècle

Une récente et très précise biographie d’Anthony Blunt évoque les


doubles vies de ce gentleman espion : c’est en effet la caractéristique
de ce caméléon. D’un côté, il se présente comme un parfait produit
de la meilleure société britannique : un esthète passé par les écoles les
plus prestigieuses du royaume, un historien de l’art dont les travaux
font autorité et qui veille personnellement sur les collections de la famille
royale. Mais, sur l’autre versant, apparaît un personnage ambivalent qui
boit trop et dissimule autant qu’il le peut son homosexualité, à une
époque où les mœurs sont encore très corsetées.
Enfin, la dernière part d’ombre du personnage est sa vie d’espion. Un
espion qui, disons-le d’emblée, a trahi, au moins au début, par idéalisme.
Les Soviétiques ont rarement rétribué ses services, et toujours contre de
toutes petites sommes. Homosexuel, Blunt aurait aussi pu faire l’objet
d’un chantage mais il ne semble pas que ses officiers traitants successifs
en aient profité, alors même que les agents du KGB n’ont jamais hésité
à utiliser les affaires de mœurs pour recruter des taupes. Toutefois dans le
cas de Blunt, ce n’était pas nécessaire : son engagement était sincère.
Cependant cette affaire dissimule une histoire dans l’histoire. Certes,
la trahison de Blunt ne fait aucun doute. Mais le fait qu’elle ait été si
longtemps occultée ne cache-t-elle pas autre chose ? Et pourquoi
Margaret Thatcher a-t-elle cru bon de révéler l’affaire si peu de temps
après son accession au pouvoir ?
Anthony Blunt est le troisième fils d’un modeste pasteur. Il est néan-
moins apparenté de façon lointaine à la famille royale par sa mère, cou-
sine germaine du père de la future reine Élisabeth II. Malgré la rela-
tive pauvreté de ses parents, le garçon commence ses études dans une
Public School 1 renommée où la discipline est impitoyable et où les condi-
tions de vie sont très dures. Le jeune Anthony rafle les premières places
et obtient une bourse d’études pour le célèbre Trinity College de
Cambridge, qui sera le creuset de la formation des futurs « Cinq magni-
fiques ». Étudiant en lettres modernes, ce talentueux jeune homme
rejoint alors ce que l’on appelle le « groupe de Bloomsbury », un cercle

1. Établissement privé qui recrute dans la bonne société.

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Blunt, gentleman espion

d’artistes et d’intellectuels auquel a notamment appartenu Virginia


Woolf et qui regroupe des intellectuels contestataires, désireux de
rompre avec leur époque dans tous les domaines : artistique, naturel-
lement, mais aussi religieux, social et sexuel.
À Cambridge, Blunt se sent particulièrement à l’aise dans le groupe
de Bloomsbury. Un peu plus tard, il est également admis dans un autre
cercle très influent, « les Apôtres », un club de discussion très fermé, un
temps présidé par le futur économiste Keynes. Pour Blunt, il s’agit alors
d’une reconnaissance sociale et intellectuelle incontestable. En outre,
parmi les Apôtres, se trouvent nombre d’homosexuels, l’écrivain John
Foster par exemple.
Dans le petit monde très fermé de Cambridge, Blunt, brillant cau-
seur, est déjà considéré comme un personnage qui compte. D’autant
plus que le jeune étudiant vient de trouver sa véritable vocation : l’art ou
plutôt la recherche et la critique d’art. Blunt, qui a vécu une partie de
son enfance à Paris où son père était le pasteur de la communauté
anglaise, s’est en effet entiché de l’œuvre d’un peintre français, Nicolas
Poussin1, injustement sous-estimé et même méconnu à l’époque
moderne. Le jeune critique s’attache donc à le sortir de l’ombre et devient
peu à peu le meilleur connaisseur international de l’œuvre de ce peintre.
Il rédige d’ailleurs au début des années 1930 une thèse fort brillante
sur Poussin. Ce qui lui vaudra, après l’obtention d’une nouvelle bourse,
de faire ses débuts de conférencier à l’Institut Courtauld, le premier éta-
blissement artistique du genre à être créé en Grande-Bretagne. En même
temps, il écrit des critiques dans un journal spécialisé.

Anne-Marie Lecoq2 :
L’essentiel de la leçon reste toujours actuel et tient à la per-
sonnalité du pédagogue. Une sensibilité extrêmement aiguë,

1. Un des grands peintres du siècle de Louis XIV.


2. Dans cet article de Libération, 2006, la journaliste rend compte de l’une des
œuvres majeures d’Anthony Blunt, un monumental essai sur l’art et l’architecture fran-
çais entre 1500 et 1700.

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Les grands espions du XXe siècle

une capacité d’émotion devant les chefs-d’œuvre qui se ressent


jusque dans l’écriture: ingrédients plutôt rares dans les ouvrages
de synthèse. La réussite de celui-ci tient en grande partie à ce
ton personnel, qu’on pourrait définir comme celui de la passion
raisonnée. Blunt fait constamment alterner le discours histo-
rique et les descriptions détaillées des œuvres qui comptent, et
qu’il aime particulièrement. Cette série d’analyses exemplaires
nous apprend à voir, que ce soit le Louvre de Lescot, les paysages
de Claude Lorrain ou le Milon de Crotone de Puget. Il est rare,
finalement, de trouver un grand historien de l’art aussi égale-
ment sensible à la peinture, à l’architecture et à la sculpture.
Dans ce dernier domaine, en particulier, il faut lui savoir gré
de ne jamais négliger de parler de l’emplacement, de la manière
dont l’œuvre est vue de loin, de près et sous toutes ses faces.

En ces années 1930, sous l’influence de quelques éminents profes-


seurs, le milieu universitaire de Cambridge penche franchement à
gauche. Certains étudiants sont ainsi devenus des marxistes convain-
cus ; la montée des totalitarismes en Italie et en Espagne puis la guerre
d’Espagne ne sont pas étrangers à cette conversion. Quelques étudiants
décident même de prendre leur carte d’adhérent du Parti communiste
anglais. C’est le cas par exemple d’un homme qui jouera un grand rôle
dans l’existence d’Anthony Blunt : Guy Burgess1.
Un mot sur cet homme: à la différence de son grand ami Blunt, c’est
un homosexuel qui ne dissimule pas ses préférences. Il aurait même ten-
dance à les afficher de façon provocatrice. En outre, ce garçon érudit et exu-
bérant possède une conversation éblouissante. Cependant il souffre d’un
grave défaut: il boit beaucoup trop. Et parfois, lorsqu’il est ivre, il se laisse
aller aux confidences, ce qui n’est guère prudent pour un futur espion.
Il est ainsi presque miraculeux qu’il n’ait pas été démasqué plus tôt.
Question annexe : Blunt et Burgess ont-ils eu une liaison ?
Probablement. Mais si elle a effectivement existé, elle a été très brève,

1. L’un des cinq espions de Cambridge.

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Blunt, gentleman espion

essentiellement parce que Burgess n’aimait que les passades. D’ailleurs,


détail pittoresque, ce dernier servira souvent de sergent recruteur au
trop réservé Blunt. L’important reste qu’une profonde amitié lie les
deux hommes, amitié qui ne se démentira jamais, malgré leurs diffé-
rences marquées.
Burgess et un étudiant de troisième cycle, James Klugmann, com-
muniste encarté qui a beaucoup travaillé à répandre les idées marxistes
à Cambridge, exercent un ascendant politique décisif sur Blunt et ses
condisciples. Indéniablement, il existe au sein de cette prestigieuse uni-
versité un terreau très favorable pour le recrutement de futurs agents
d’influence. La plupart de ces jeunes gens sont issus des classes supé-
rieures et, quittant l’université, ils accéderont à des postes importants.
Les services soviétiques ont très vite compris l’avantage qu’ils pourraient
tirer de cette situation. Il faut ajouter qu’avant les grandes purges sta-
liniennes, le NKVD et le Komintern1 disposaient d’agents remar-
quables : des intellectuels cultivés, des représentants de l’intelligentsia
européenne, et parmi eux de nombreux Juifs polyglottes… Autant de
militants sincères qui seront ensuite décimés par Staline.
L’homme qui sera le grand recruteur de Cambridge s’appelle Arnold
Deutsch, un homme brillant qui parle couramment plusieurs langues
et a obtenu un doctorat à Vienne. D’abord envoyé spécial du Komintern
puis agent illégal du NKVD, Otto, tel était son nom de code, a d’abord
repéré Kim Philby lorsque ce dernier se trouvait à Vienne. Philby était
alors déjà politiquement très engagé. Il avait même participé physi-
quement à des combats de rue contre les nazis autrichiens. Après la
défaite des milices ouvrières socialistes (1934), Philby, mais aussi Otto,
se sont repliés en Grande-Bretagne et plus particulièrement à
Cambridge. À Trinity College, Philby, sous l’autorité de Deutsch, opère
les premiers recrutements, ainsi ceux de Donald MacLean et Guy
Burgess. Afin de ne pas éveiller les soupçons, il est demandé à ces jeunes
gens de rompre tout lien avec le parti communiste. Philby travaillera

1. NKVD : ancêtre du KGB. Komintern : institution regroupant l’ensemble des


partis communistes mondiaux et disposant d’instances clandestines.

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Les grands espions du XXe siècle

même dans un journal conservateur pour lequel il suivra la guerre


d’Espagne du côté franquiste.
Quand Philby, Burgess et MacLean quitteront Cambridge, Otto,
l’illégal du NKVD, approchera Blunt. Ce dernier, même s’il a claire-
ment épousé les idées du Parti, se garde bien de s’engager franchement,
que ce soit l’effet d’une sorte de dandysme d’artiste ou d’une volonté
d’indépendance. Quoi qu’il en soit, lorsque Deutsch-Otto l’approche,
Blunt ne se dérobe pas. Bien sûr, l’agent du NKVD ne lui demande pas
d’emblée de travailler pour les services soviétiques : il s’agit d’œuvrer
pour la paix et contre le fascisme. Blunt se laisse convaincre assez faci-
lement. Cet intellectuel, qui mène déjà une double vie en dissimulant
son homosexualité, éprouve certainement une forme de fascination
pour cette autre vie qu’on lui propose. Il est alors effectivement recruté
par le NKVD et enrôle lui-même trois autres étudiants dont John
Cairncross, celui qu’on a appelé « le cinquième homme ».

Miranda Carter1
Pourquoi Burgess sollicita-t-il Blunt ? Ce dernier n’était
pas une cible évidente. Ce n’était pas un communiste engagé ;
il ne projetait pas d’entrer à la BBC ou au Foreign Office ;
et ses contacts ne présentaient pas non plus un intérêt parti-
culier pour le NKVD. Néanmoins, ce recrutement avait une
certaine logique : Deutsch cherchait quelqu’un pour exploi-
ter l’engagement à gauche des étudiants de deuxième cycle
de Cambridge, après les départs de Burgess, Philby et
MacLean. Il avait besoin d’un « chasseur de têtes » et Blunt
faisait l’affaire. Ce professeur avait déjà la réputation de
fréquenter de brillants étudiants de gauche. Comme John
Hilton l’avait bien perçu, Anthony avait un talent pour être

1. Auteur d’une biographie d’Anthony Blunt, Gentleman espion, les doubles vies
d’Anthony Blunt, Payot, 2006. D’après elle, Burgess, piloté par Arnold Deutsch, a
joué un rôle prépondérant dans le recrutement de Blunt par le NKVD. En témoigne
le passage cité.

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Blunt, gentleman espion

« le noyau entouré d’un nuage d’électrons ». Il n’était pas asso-


cié de trop près à la cause, mais il était sensible aux idées de
gauche. Burgess avait aussi suffisamment d’intuition pour
se rendre compte que Blunt ferait un très bon espion : il était
déjà bien adapté aux principes de la double vie. Il avait l’ha-
bitude de compartimenter son quotidien et était d’une réserve
maladive. Il refoulait ses sentiments et se méfiait de l’intimité
affective. Une partie de lui-même avait besoin de garder ses
petits secrets. Au bout du compte, Blunt allait être ravi de
jouer ce jeu qui consistait à vivre plusieurs existences séparées.

En 1937, Blunt met pourtant un terme à sa collaboration avec le


NKVD ! Mais cette rupture est indépendante de sa volonté. À Moscou,
Staline, qui semble saisi d’une véritable folie meurtrière, ne cesse d’épu-
rer au sein du parti communiste, de l’Armée rouge et plus particuliè-
rement des services secrets. Le Petit Père des peuples n’éprouve aucune
sympathie pour les intellectuels cosmopolites qui peuplent les organes
clandestins, d’autant que nombre d’entre eux sont souvent juifs. Staline
leur reproche essentiellement d’être des communistes internationalistes
alors qu’il entend lui-même édifier en priorité le socialisme dans un seul
pays. L’URSS en l’occurrence. Se trouvent aussi dans les rangs des ser-
vices secrets et du Komintern, des bolcheviks de la première heure,
des hommes qui, pour Staline, sont des reproches vivants. Pour toutes
ces raisons, le maître du Kremlin procède à des purges sans précédent.
Ce faisant, il désorganise ses organes de renseignement. À Londres, par
exemple, le NKVD n’a plus de résidence : tous les agents recrutés par
Deutsch sont abandonnés à eux-mêmes, sans officier traitant.
Blunt se consacre alors entièrement à ses travaux et à sa carrière.
En quittant à son tour Cambridge, il multiplie ses activités journalis-
tiques et devient professeur dans cet Institut Courtauld dont il sera
un peu plus tard le directeur adjoint.
Il ne renoue avec les Soviétiques qu’en 1939 ou 1940. Lors du
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Moscou envoie enfin
un nouveau résident à Londres, un certain Anatoli Gorski. Sa présence

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Les grands espions du XXe siècle

est d’autant plus importante que les « Cinq de Cambridge » occupent


maintenant des fonctions intéressantes pour le renseignement sovié-
tique. Burgess, par exemple, malgré ses excentricités, a réussi à se faire
engager dans un département de l’Intelligence Service qui s’occupe
de sabotage et de guerre psychologique. MacLean est devenu diplomate.
Philby, lui aussi, travaille pour les services de renseignement où il s’oc-
cupe tout particulièrement du contre-espionnage extérieur au MI6.
Enfin Cairncross est secrétaire particulier d’un ministre qui préside
de nombreux comités secrets. Quant à Blunt, de façon tout à fait inat-
tendue, il a été recruté par le MI5, c’est-à-dire le service de contre-
espionnage. Il est affecté au service B, le plus secret mais aussi celui
qui détient les informations capitales.
Comment a-t-il été embauché ? Ce sont des amis de Cambridge qui
ont proposé sa candidature, des proches qui connaissaient pourtant ses
affinités pour le communisme et qui n’ignoraient rien de ses inclina-
tions sexuelles, alors même que les officiers du MI5 étaient réputés plu-
tôt homophobes. Et puis que pouvait apporter un professeur d’art à un
service de renseignement ? Il semble évident que Blunt ne soit pas arrivé
là par hasard et que ce recrutement cache une intervention extérieure.
En tout cas, Moscou et le NKVD se réjouissent de l’aubaine. Leurs
petits protégés de Cambridge, désormais formidablement bien placés,
sont en mesure de leur transmettre des renseignements de première main.
Pourtant, à la direction du NKVD ou même encore plus haut dans la
hiérarchie, certains se méfient, au vu de l’extraordinaire moisson récoltée
par les espions de Cambridge. La paranoïa stalinienne s’installant, ces hié-
rarques commencent à se demander s’ils ne font pas l’objet d’une intoxi-
cation des services britanniques. C’est ainsi que pendant un certain temps
les informations livrées par les taupes de Cambridge ne seront pas exploi-
tées comme elles auraient dû l’être ! Ce n’était pas la première fois que
les Russes négligeaient de prendre en compte une information capitale :
il en avait été de même lorsque l’agent Richard Sorge en poste à Tokyo
avait prévenu, en vain, le Kremlin que les nazis allaient attaquer l’URSS.
Tout au long de la guerre, Blunt fait parvenir à Moscou des quan-
tités impressionnantes de documents. Son poste est en effet stratégique.

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Blunt, gentleman espion

Il s’occupe d’abord de la surveillance des services diplomatiques étran-


gers, certains étant noyautés par les nazis. Il lui faut prendre des contre-
mesures. Mais il a aussi connaissance des télégrammes Ultra, les télé-
grammes allemands codés par la fameuse machine Enigma. Grâce à
Blunt, les Soviétiques apprennent que le chiffrement allemand n’a plus
de secret pour les Britanniques et les Américains. Information d’im-
portance car, même entre alliés, les cachotteries sont de mises.
Cependant, et c’est à mettre au crédit de Blunt, l’espion ne joue pas
contre son camp : en communiquant des informations à un Allié tant
que la guerre dure, il n’a pas l’impression de trahir. Mais, dès la fin
des hostilités, la guerre froide commence. Aussi Blunt demande-t-il à
son officier traitant, quelques mois après le débarquement, à ne plus
travailler pour les services soviétiques. Cependant le peut-il ? Quand on
est entré dans le monde du renseignement, on ne s’en libère jamais tout
à fait. Pour Blunt, il existe toutefois une manière radicale de pouvoir
en sortir : ne plus avoir d’informations à fournir !
Blunt fait donc en sorte de s’éloigner progressivement du MI5.
Il veut renouer avec ses chères études artistiques. Et, tout en travaillant
encore à mi-temps pour les services britanniques, il revient à l’Institut
Courtauld. En avril 1945, il est nommé conservateur de la collection
royale, poste qu’il occupera jusqu’en 1972. Quelques mois plus tard,
Blunt quitte définitivement les services secrets britanniques. Il ne pré-
sente plus alors d’intérêt pour Moscou : ce n’est pas dans l’entou-
rage royal qu’il peut glaner des renseignements intéressants pour
Moscou. Cependant, il n’a pas entièrement rompu : à l’occasion, il
rend encore de petits services à ses anciens maîtres. Il sert parfois de
courrier à Burgess qui travaille maintenant au Foreign Office, le minis-
tère des Affaires étrangères. Blunt joue ainsi le rôle d’intermédiaire
entre son ami et son officier traitant soviétique. Burgess sera ensuite
l’assistant personnel du ministre, ce qui lui permettra d’avoir connais-
sance de dossiers très sensibles. Or ils ne manquent pas en ces années
d’après-guerre. En outre – et ce sera son ultime travail d’espion – Blunt
vient en aide à ses amis de Cambridge en leur évitant d’être décou-
verts ou arrêtés !

17
Les grands espions du XXe siècle

Le plancher brûle en effet de plus en plus sous les pieds des espions
de Cambridge. Dès 1948, le contre-espionnage britannique est persuadé
de l’existence de taupes. Des fuites d’informations classées au Foreign
Office ont été mises en évidence. Pourtant, aussi surprenant que cela
puisse paraître, les contre-espions attendent trois ans avant de se mettre
en chasse. Est-ce encore la conséquence de l’action d’un deus ex machina?
En 1951, l’éclaircie vient des États-Unis. Là-bas, on commence à
décrypter les télégrammes Venona1. Au printemps de cette même année,
un cryptographe américain vient à bout de cette tâche. Le nom d’une
taupe apparaît : celui d’un certain Homère. Des détails sur les activités
diplomatiques d’Homère permettent de l’identifier: le pseudonyme cache
en réalité Donald MacLean, le chef de la section américaine au Foreign
Office, qui a accédé à ce poste malgré les nombreux esclandres qui ont
émaillé sa carrière. Comme les autres taupes de Cambridge et bien d’autres
espions, MacLean, soumis à un trop grand stress, boit exagérément.
L’un des premiers à être informés de l’identification de MacLean est
Kim Philby qui, après avoir failli être nommé directeur du MI6, occupe
alors une fonction très importante : il est en effet chargé de faire la liaison
entre la CIA et les services britanniques. MacLean n’est pas immédiate-
ment arrêté : les Américains cherchent à tout prix à préserver le secret
du décryptage des messages Venona pour avoir le temps de remonter
les pistes et de démasquer d’autres taupes. Ceux, en particulier, qu’on a
appelés « les espions atomiques » et qui ont donné la bombe A aux
Soviétiques. Philby, via son ami Burgess, avertit alors MacLean, qui met
à profit le temps dont il dispose pour préparer sa fuite en URSS.
Il est accompagné par Burgess qui, lui aussi, se sent menacé. Mais,
et c’est l’élément capital de cette affaire, Blunt donne un sérieux coup
de main à ses deux amis ; c’est même lui qui, après leur départ, vérifie
qu’ils n’ont rien oublié de compromettant derrière eux. Cette fuite par-
faitement organisée ne manque pas de provoquer un vrai scandale en
Grande-Bretagne. Les services secrets sont mis sur la sellette. En réponse

1. Des messages soviétiques enregistrés pendant la Seconde Guerre mondiale mais


qui n’avaient pu être décodés. Voir chapitre IV.

18
Blunt, gentleman espion

à cette humiliation, ils essaient de prendre leur revanche et de démas-


quer à tout prix d’autres taupes. Presque naturellement Anthony Blunt
figure parmi les premiers suspects, à cause des relations privilégiées qu’il
entretenait avec Burgess. On n’oublie pas non plus de lui reprocher son
passé cryptocommuniste alors même que, lors de son engagement dans
les services secrets, on ne s’en était guère soucié.
Ainsi Blunt est interrogé à de nombreuses reprises tout au long des
années 1950 et du début des années 1960. Apparemment il ne craque
pas. D’autant plus que les enquêteurs sont obligés de le ménager : Blunt
est maintenant un historien de l’art dont la réputation ne cesse de croître
en Grande-Bretagne mais aussi dans le monde entier. Il vient même
de recevoir le titre de chevalier pour services rendus à la Couronne.
Cependant, il est vrai que l’étau se resserre. Philby, dénoncé par le
patron du FBI, Edgar Hoover, est sur le point d’être démasqué. Mais
il est publiquement blanchi par le Premier ministre Harold MacMillan.
Il finira par disparaître en URSS en 1963. Quant au meilleur ennemi
de Blunt, un écrivain et journaliste gallois, Goronwy Rees, il consti-
tue alors une menace permanente. Ami intime de Burgess, Rees jalouse
depuis longtemps Blunt. Or il sait, grâce à une confidence d’ivrogne de
Burgess, que ce dernier et Blunt ont collaboré avec les Soviétiques. Déjà,
en 1956, cet envieux a publié un article qui, sans nommer directement
Blunt, le désigne assez clairement.
Cependant, il faut attendre 1964 pour que Blunt soit démasqué. Le
contre-espionnage interroge alors un Américain, un certain Michael
Staight. Celui-ci dénonce Blunt qui, affirme-t-il, l’aurait recruté lorsqu’il
étudiait à Cambridge. Pour autant, le gentleman espion refuse d’avouer.
Alors les chefs du contre-espionnage lui proposent un très curieux mar-
ché: s’il parle, s’il dit tout ce qu’il sait, il lui sera proposé une totale immu-
nité judiciaire ! Blunt accepte et livre la vérité sur ses activités passées et
ce club des taupes de Cambridge. À noter que le même marché sera aussi
proposé au cinquième homme, John Cairncross, qui acceptera lui aussi
et finira paisiblement ses jours dans le midi de la France.
Mais revenons à ce curieux marché : Blunt n’avait plus de contact
avec les Soviétiques depuis presque quinze ans. À quoi pouvaient donc

19
Les grands espions du XXe siècle

servir ses aveux puisqu’il avait coupé tout lien avec le monde du ren-
seignement ? Dans cette affaire, tout était pipé.
L’explication qui vient immédiatement à l’esprit, c’est que les ser-
vices secrets, déjà échaudés par toute une série de scandales, ont voulu
éviter une nouvelle fois d’être montrés du doigt. Autre explication :
les services cherchaient à dissimuler d’autres taupes. Mais poursuivons
encore un instant : Blunt, démasqué, continue à vivre très normalement
et se rend régulièrement auprès de la reine. A-t-elle été informée que
son conseiller artistique était une ancienne taupe soviétique ? Quoi qu’il
en soit, elle fait comme si de rien n’était. Elle continue apparemment
à accorder sa confiance à son conseiller qui était par ailleurs un excel-
lent historien de l’art. Il n’est même pas sûr que le Premier ministre
ait été tenu au courant.
Cependant la roue tourne pour Blunt quinze ans plus tard, en 1979.
Le même Goronwy Rees atteint d’un cancer incurable, décide sou-
dain de dire tout ce qu’il sait sur Blunt. Il se confie à un journaliste
qui écrit un livre-enquête sur les espions de Cambridge. Blunt est ainsi
publiquement dénoncé. Ce journaliste a beau l’affubler d’un pseudo-
nyme, le portrait est transparent. Rien ne pourra désormais empêcher
le scandale. D’autant que le pouvoir s’en mêle. Margaret Thatcher vient
alors de remporter les élections et d’être nommée Premier ministre.
Alors qu’elle est sur le point d’affronter de nombreuses difficultés sociales
et économiques, l’affaire Blunt arrive à point nommé. La Dame de
fer agit sans tarder.
Des journaux venant d’accuser nommément Blunt, la Dame de fer
se débrouille pour qu’un député lui pose une question aux Communes.
Aussitôt, dans sa réponse, elle déballe toute la vie de l’espion. Ce coup
politique occupe longtemps et opportunément la presse !
Blunt, protégé par cette immunité judiciaire qu’on lui a autrefois
promise, finira sa vie dans la plus grande discrétion et même assez digne-
ment. Quant à Margaret Thatcher, elle protégera la reine en affirmant
que, si Blunt avait continué à exercer ses fonctions auprès d’Élisabeth
II, c’était pour ne pas faire savoir aux Soviétiques qu’une de leurs taupes
avait été démasquée !

20
Blunt, gentleman espion

Toutefois la vérité semble plus complexe. En cherchant dans les


archives soviétiques, celles qui ont été brièvement ouvertes sous la pré-
sidence de Boris Eltsine, on découvre qu’Arnold Deutsch a recruté
pas moins de dix-sept agents à Cambridge et ailleurs. Or beaucoup man-
quent à l’appel. Tout laisse donc à penser que beaucoup de ces taupes
n’ont pas été identifiées. D’où cette hypothèse : en révélant la specta-
culaire traîtrise des « Cinq de Cambridge », n’a-t-on pas voulu élever
un véritable rideau de fumée pour protéger ces traîtres ? D’où le rôle
dévolu à l’affaire Blunt ! Il y avait là de quoi écrire un vrai roman-feuille-
ton : une aubaine en particulier pour les journaux populaires, la presse
du caniveau, comme on l’appelle. Tous les ingrédients étaient réunis
pour les attirer : le rang social du personnage, représentant exécré de
cette classe snob et imbue d’elle-même, son intellectualisme, sa proxi-
mité avec la famille royale. Et surtout son homosexualité ! Pendant ce
temps, on se dispensait de chercher la ou les autres taupes. Une rai-
son supplémentaire d’imaginer qu’une autorité supérieure et occulte
a agi en ce sens et manipulé l’opinion et les services.

George Steiner1
Un examen rapide du récit suffit pour montrer qu’il est
parsemé de lacunes, de questions sans réponses et d’invrai-
semblances, au point d’en être quasiment inutile. Admettons
qu’en 1940 il y ait eu quelque désordre dans le recrutement.
Néanmoins, comment se peut-il que le MI5 ait négligé, au
moment même du pacte Hitler-Staline, ce que Blunt avait
exposé de ses sentiments dans les colonnes du Spectator et dans
son essai de 1937 ? Qui a enterré ou soustrait un dossier remis
au MI5 dès 1939 par Walter Krivitsky, général soviétique en
fuite, un dossier où c’est tout juste si Blunt n’était pas iden-
tifié ? II est inévitable qu’on en infère une protection efficace
en très haut lieu. Voilà une double vie placée sous un charme
dès le départ. Comment a-t-on pu permettre à Blunt, qui

1. Philosophe et critique, Les Cahiers de l’Herne, 1981.

21
Les grands espions du XXe siècle

avait bel et bien partagé un appartement avec Burgess, de glis-


ser entre les mailles du filet lors du fracas de 1951 ? Rien n’est
bien plausible de ce qui concerne la confession de 1964 et
la garantie d’immunité.
[Et un plus loin, Steiner conclut :]
Une fois de plus, on pense à un ange gardien ou à une
cohorte d’anges gardiens planant dans de très hautes sphères.
Un philosophe d’Oxford, homme de longue expérience et d’une
perspicacité sans défaut, membre de ce cercle béni qu’est le
beau monde des mandarins britanniques, m’a dit carrément
que l’histoire Blunt, telle qu’on l’a racontée au peuple, est à
bien des égards une invention. On l’a conçue et divulguée pré-
cisément pour tendre un écran de fumée derrière lequel
d’autres personnages éminents du drame puissent déguerpir
et se mettre en sûreté.
II
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

C’est, toutes proportions gardées, l’affaire Dreyfus des Américains.


À tel point qu’aujourd’hui encore aux États-Unis, on continue à se
déchirer entre partisans et adversaires de la culpabilité de Hiss.
Alger Hiss, WASP1, brillant fonctionnaire américain, parfait repré-
sentant de la société patricienne de la côte est des États-Unis, libé-
ral enfin, est accusé en 1948 d’être un espion soviétique. L’accusation
paraît d’abord invraisemblable et, pour tout dire, parfaitement ridi-
cule. Mais on est en pleine guerre froide. L’heure est à l’anticommu-
nisme le plus radical, annonciateur du maccarthysme. En outre,
l’homme qui va mener la charge contre Alger Hiss est un jeune par-
lementaire aux dents longues, un sénateur tout juste élu qui a com-
pris que cette affaire est la chance de sa vie et qu’elle lui offre une occa-
sion inespérée d’accéder aux premiers rangs de la vie politique. Il
s’appelle Richard Nixon et l’on sait ce qu’il est devenu.
Nixon a d’ailleurs reconnu plus tard qu’il devait sans doute son
destin national à l’affaire Alger Hiss. Voici par exemple ce qu’il écrit
dans ses Mémoires :
L’affaire Hiss prouva sans l’ombre d’un doute l’existence d’une sub-
version communiste dirigée par les Soviétiques dans les plus hautes
sphères du gouvernement américain. Mais beaucoup de ceux qui
avaient défendu Hiss refusèrent purement et simplement de croire aux
preuves écrasantes de sa culpabilité. Certains retournèrent contre moi
leur colère et leur dépit, comme si j’étais en quelque sorte responsable

1. WASP : White, Anglo-Saxon, Protestant, acronyme désignant les élites de la côte


Est.

23
Les grands espions du XXe siècle

de ce qu’ils avaient été abusés par Hiss. Il est certain que mon rôle dans
cette affaire m’a lancé sur la voie de la vice-présidence, mais elle m’a
aussi transformé, d’un jeune parlementaire assez populaire, jouis-
sant d’une presse limitée mais bonne, en une des personnalités les plus
controversées de Washington, amèrement contestée par les journa-
listes libéraux et les manipulateurs d’opinion les plus respectés et les
plus influents de l’époque.
Malgré cette contestation, quatre ans seulement après le début
de l’affaire Hiss, le jeune sénateur Nixon deviendra le vice-président
d’Ike Eisenhower. Il a donc incontestablement profité du retentisse-
ment de cet épisode de la guerre froide, vécu en Amérique comme un
feuilleton à suspense. Toujours est-il que, plus de soixante ans après,
la culpabilité d’Alger Hiss reste incertaine.

Pour bien comprendre cette affaire, il est nécessaire de se replacer


dans le contexte historique. En 1946, dans un célèbre discours, Winston
Churchill, parle pour la première fois du « rideau de fer » que Staline
a édifié en Europe. Dès lors, le fossé ne cesse de se creuser entre les
anciens alliés. Aux États-Unis, débute ce qu’on a appelé la « chasse
aux sorcières », dont il ne faut exagérer ni l’importance ni la gravité.
Bien évidemment, rien n’excuse cette traque et les excès du maccar-
thysme. Mais l’époque est troublée : en Europe de l’Est, Staline mène,
lui, une chasse aux sorcières autrement plus terrible. Là-bas, on exécute,
on déporte ! Or, pendant cette période, on a feint de ne rien voir. Voire,
la chasse américaine aux sorcières communistes a permis d’occulter
les crimes de Staline : une seule faute commise dans une démocratie,
jugée vénielle à l’aune de ce qui se passait alors en URSS, est forcément
plus voyante qu’une série de crimes perpétrés dans une dictature. Telle
est malheureusement la loi.
Dans les services des pays occidentaux, on vit alors dans la han-
tise : l’omniprésence des taupes communistes. En effet, même en fai-
sant la part de la paranoïa de certains spécialistes de l’anticommunisme,
il faut reconnaître que les Soviétiques ont mis à profit la lutte commune
contre le nazisme pour infiltrer des agents dans les pays occidentaux.

24
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

Mieux encore que des espions, et en tout cas plus dangereux ou plus
insidieux : ils ont placé des hommes d’influence dont le seul but est
de plaider en toute circonstance en faveur de l’URSS et de ses satellites.
Par conséquent, l’on suit avec beaucoup d’attention ce qui se passe alors
aux États-Unis. Or, dans ces toutes premières années de l’après-guerre,
les nouvelles sont préoccupantes : à la suite d’un certain nombre de
défections d’agents de l’Est, il apparaît que les plus hautes sphères de
l’administration américaine sont pénétrées par les communistes. C’est
donc dans un climat de suspicion généralisée qu’éclate l’affaire Hiss.
Alger Hiss est un « golden boy », pour reprendre une expression
contemporaine. Un homme à qui la vie a toujours souri. De bonne
extraction, il a reçu une excellente éducation dans les meilleures écoles
de la côte Est et possède une prestance certaine. Il incarne le type du
jeune homme élégant qui donne toujours l’impression de sortir de son
club de tennis.
Hiss commence par exercer la profession d’avocat, dans l’un des plus
grands cabinets. Mais assez rapidement, c’est dans la haute adminis-
tration qu’il choisit de faire carrière. Il y est conseiller juridique, au
ministère de l’Agriculture, puis il occupe les mêmes fonctions dans une
commission spéciale du Sénat chargée de l’industrie de l’armement.
Il est ensuite employé au ministère de la Justice. De fil en aiguille, il
accède aux plus hauts postes, jusqu’à occuper celui de secrétaire géné-
ral de la conférence qui donnera naissance à l’Onu.
Politiquement, Hiss, chouchou de l’administration Roosevelt, adhère
complètement aux idées progressistes du président américain. C’est un
libéral, comme on dit aux États-Unis, dans les années du New Deal.
Mais, pour les républicains et les conservateurs en général, il est qua-
siment d’extrême gauche. Quoi qu’il en soit, Alger Hiss est donc proche
de Roosevelt, qu’il a même accompagné en tant que conseiller à Yalta
pour la célèbre conférence avec Staline et Churchill. Une conférence où
Occidentaux et Soviétiques ont décidé du partage du monde.
Après la guerre, Hiss devient président de la Fondation Carnegie
pour la paix internationale, une prestigieuse institution. L’homme reste
influent et, malgré la disparition du président Roosevelt et son rem-

25
Les grands espions du XXe siècle

placement par un autre démocrate, Truman, il demeure un des piliers


du camp libéral où il compte de nombreux et prestigieux amis. C’est
alors qu’éclate le scandale ou plutôt qu’il est rendu public. Le princi-
pal accusateur de Hiss, un certain Whittaker Chambers, un ancien com-
muniste, prétend pourtant que l’affaire a connu ses prémices dès 1939 :
cette année-là, il aurait même averti un proche de Roosevelt que Hiss
était un espion communiste, information aussitôt transmise à la Maison
Blanche. Mais à cette époque, le président aurait traité l’information
par le mépris, refusant, non sans raison, d’ordonner une enquête.
Cela s’explique aisément : depuis des années, l’homme du New Deal
avait l’habitude d’être la cible des conservateurs ; ainsi chacune de ses
réformes était assimilée à une mesure d’inspiration communiste et la
Commission des activités anti-américaines ne cessait de harceler ses col-
laborateurs. Une thèse faisait alors florès aux États-Unis, selon laquelle
la différence entre le communisme de Staline et le New Deal de
Roosevelt était insignifiante, invisible et tenait à l’épaisseur d’un che-
veu1. On peut donc comprendre son manque de réactivité lorsqu’il
est informé des soupçons pesant sur son collaborateur. Pourtant, tou-
jours selon Chambers, d’autres noms figuraient sur la note qu’il a trans-
mise à la Maison Blanche. Des noms de personnages encore plus impor-
tants. Mais encore faudrait-il s’assurer que le rapport ait réellement
été transmis au président Roosevelt.
Pendant la guerre, d’autres informations parviennent au FBI, tou-
jours à l’instigation de Chambers. Le FBI est alors dirigé par le célèbre
Edgar Hoover, un homme réputé pour n’être pas spécialement favo-
rable aux communistes. Malgré tout, semble-t-il, le FBI n’a pas pris ces
accusations au sérieux.
En 1945, un homme du KGB en poste au Canada, Igor Gouzenko,
fait défection et passe aux États-Unis. Il livre un certain nombre d’in-
formations sur la présence de taupes soviétiques à Londres et
Washington. Puis, deux mois plus tard, une femme qui travaille pour
les Soviétiques est retournée par un agent du FBI. Cette taupe, Élisa-

1. Cf. Jean-Paul Törok, Pour en finir avec le maccarthysme, L’Harmattan, 1999.

26
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

beth Bentley, parle d’importance. Elle déclare avoir été recrutée au cœur
d’un réseau qui comptait parmi ses membres de nombreux employés
du gouvernement américain, dont certains étaient très bien placés. Elle
livre donc des dizaines de noms : s’y trouve une douzaine de membres
de la haute administration Truman. Cependant, sur cette liste, n’ap-
paraît pas celui d’Alger Hiss.
Y figure en revanche le nom de l’un de ses proches amis, un ancien
secrétaire d’État adjoint, Harry Dexter White, qui mourra d’ailleurs
rapidement d’une crise cardiaque après cette révélation.
Le FBI est d’abord chargé d’enquêter discrètement afin d’éviter le
scandale. Mais quand Élisabeth Bentley est appelée devant un grand
jury puis devant la Commission des activités anti-américaines, l’af-
faire fait alors grand bruit. Ses révélations sont sensationnelles, même
si certains journalistes proches des démocrates tentent de ridiculiser
celle qu’on appelle dans la presse « la reine de l’espionnage rouge ».
Toutefois, pour les libéraux, le pire est à venir : les membres de la
commission, présidée par un sénateur républicain, s’apprêtent à sortir
un autre as de leur manche : Chambers. Ce dernier confirme les révé-
lations de Bentley et les amplifie au point de donner à l’affaire un carac-
tère politique national : à la fin de cette année 1948, le président Truman
doit affronter les électeurs.

William Manchester1 :
Pour comprendre toute l’énormité du phénomène qui
commença pendant l’été 1948, une comparaison : qu’on ima-
gine une grande maisonnée où les enfants prétendent être
poursuivis par un croque-mitaine. Dans la famille, on essaie
de les rassurer en leur répétant à tout bout de champ que les
croque-mitaines, cela n’existe pas. On fouille la maison de
fond en comble, rien. Les enfants n’en persistent pas moins
dans leur fable : si, il y a un croque-mitaine qui les pour-
suit, mais on ne les écoute même plus. Or, un beau soir, alors

1. La splendeur et le rêve, Robert Laffont, 1974.

27
Les grands espions du XXe siècle

que toute la famille est rassemblée dans le salon, un des enfants


remarque que la porte d’un placard est restée entrouverte.
II se lève, d’un geste brusque l’ouvre toute grande et voici
que du placard sort un croque-mitaine, un vrai – trois mètres
de haut et la bouche pleine de dents.

Qui est donc ce Chambers, déclencheur de l’affaire ? À vrai dire, c’est


apparemment un type louche qui possède la tête et l’allure d’un mou-
chard – gras, négligé, mal fagoté. En 1948, il est journaliste à l’heb-
domadaire Time où il occupe un poste important puisqu’il est en charge
de tout ce qui touche les activités communistes. D’ailleurs, on l’a engagé
parce que cet ancien militant d’extrême gauche était bien placé pour
connaître cette mouvance. En tout cas, cette situation professionnelle
prospère apparaît en contradiction avec son allure physique. Chambers
mettra mal à l’aise tout le monde, y compris les gens qui le soutiendront
et croiront dur comme fer à ses allégations.
Autre caractéristique du personnage : Whittaker Chambers recon-
naît sans difficulté qu’il s’est souvent conduit comme un coquin, aveu
qui n’est pas fait non plus pour donner du poids à ses accusations, sur-
tout face à un homme aussi distingué qu’Alger Hiss. De toute évidence,
Chambers en rajoute dans cet aspect sordide et sournois de son per-
sonnage, dont il joue subtilement. Ainsi, aux yeux de l’opinion
publique, il incarne l’image véritable du communiste, un militant qui
a trahi, certes, mais un repenti sincère ; un homme qui a abjuré et s’est
même converti au catholicisme. De fait, l’opinion n’en sera que plus
hostile à Alger Hiss qui, lui, cache son jeu sous son apparence de grand
bourgeois et qui n’a donc pas le courage d’assumer ses convictions.
Né dans une famille très modeste, Whittaker Chambers a vécu une
jeunesse plutôt aventureuse et douteuse. Il s’est inscrit très tôt au Parti
communiste américain, au milieu des années 1920. Il travaille d’abord
dans la presse du Parti. Mais au début des années 1930, on lui demande
de passer dans la clandestinité et donc de rompre tout lien officiel avec
le PC. Cet ordre émane des plus hautes autorités du Parti, à l’initiative,
selon ses dires, des services secrets soviétiques, le NKVD. Il est même

28
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

envoyé à Moscou pour suivre un stage de formation d’espion. De retour


aux États-Unis, il aurait monté, toujours selon ses aveux, un véritable
réseau de renseignement principalement implanté dans l’administra-
tion démocrate.
Cette affirmation semble peu crédible. Si on ne peut nier la volonté
des Soviétiques d’infiltrer l’administration américaine, est-il possible
d’imaginer qu’ils auraient confié cette tâche à un homme comme
Chambers qui ne possédait aucun contact dans les hautes sphères ? Plus
vraisemblablement, Chambers, effectivement recruté par le NKVD,
a joué le rôle d’agent de liaison entre les Soviétiques et les hommes
qui ont réellement ou non fourni des renseignements à Moscou. À
son niveau, Chambers pouvait facilement être intoxiqué : on pouvait
lui faire croire, par exemple, que l’administration Roosevelt était un nid
d’espions soviétiques. Dans le monde du renseignement, on pratique
aussi le billard : les meilleurs coups se jouent sur plusieurs bandes. Tout
ce qui pouvait à terme affaiblir le gouvernement américain était alors
bon à prendre. D’autant que les dirigeants soviétiques ont toujours pré-
féré, paradoxalement, avoir en face d’eux des interlocuteurs conserva-
teurs plutôt que des progressistes ou même des socialistes. En France,
par exemple, il est bien connu que Moscou a toujours voté à droite !
En 1937 ou 1938, Chambers rompt avec le PC et donc avec les ser-
vices soviétiques. Après s’être caché quelque temps, il trouve cet emploi
de journaliste au magazine Time. À peu près au même moment, il ren-
contre donc un proche de Roosevelt, auquel il remet toute une liste
de fonctionnaires qu’il accuse d’être des agents communistes. Curieux
destinataire pour ses révélations : si Chambers dit vrai, il est bien placé
pour savoir que l’administration Roosevelt est infiltrée. Alors pourquoi
se confier justement à un proche du président ?
En 1948, Élisabeth Bentley vient témoigner devant la Commission
des activités anti-américaines. Immédiatement après, c’est au tour de
Whittaker Chambers, d’enfoncer le clou. C’est un jeune enquêteur
de la commission qui sort Chambers de son chapeau, un jeune homme
proche de Richard Nixon, membre de cette même commission et qui
travaille en étroite collaboration avec le FBI. Ainsi, Edgar Hoover, l’in-

29
Les grands espions du XXe siècle

amovible patron du FBI, qui au début de l’affaire n’avait guère prêté


attention aux dénonciations de Chambers, a désormais changé son fusil
d’épaule. Après avoir soutenu pendant de si longues années les démo-
crates, il s’est rapproché des républicains qui sont alors assurés selon les
politologues de remporter l’élection présidentielle. Avec opportunisme,
Hoover apporte son aide au jeune sénateur Nixon, promis à un grand
avenir.
Whittaker Chambers est donc appelé à témoigner devant la com-
mission. D’emblée, il affirme que plusieurs personnalités démocrates,
dont Alger Hiss, ont constitué une cellule communiste clandestine au
sein de l’administration. Il les accuse par conséquent d’être des mili-
tants mais pas des espions. La différence est de taille, même si l’époque
est violemment anticommuniste. Convoqué à son tour, Hiss proteste
avec vigueur devant la commission et affirme qu’il n’a jamais été com-
muniste. En outre, il jure ne jamais avoir rencontré Whittaker
Chambers, même quand on lui présente des portraits de ce dernier.
Sa déposition fait une excellente impression : entre le mouchard
Chambers et le très policé Alger Hiss, l’opinion ne balance guère. Mais
les accusateurs ne sont pas décidés à en rester là. Ils marqueront bien-
tôt des points en acculant peu à peu Alger Hiss.

Marie-France Toinet1 :
[C’est Hiss qui parle]
« Si c’est une photo de M. Chambers, il n’est pas d’ap-
parence exceptionnelle. Il ressemble à beaucoup de gens… Je
ne voudrais pas prêter serment que je n’ai jamais vu cet homme.
Je voudrais le voir et je pense que je pourrais mieux dire si je
l’ai déjà vu. » Alger Hiss, affirme l’auteur, vient ainsi de tres-
ser la corde pour se pendre : il n’a pas été assez clair – puisqu’il
semble avoir nié toute relation avec Chambers, ce qui fera
les titres des journaux, alors qu’il n’est pourtant pas complè-
tement sûr de ne pas le reconnaître. Tout paraît cependant aller

1. La chasse aux sorcières, Complexes, 1995.

30
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

fort bien pour lui : il a fait la meilleure des impressions lors


de son audition et le président de la commission, Karl Mundt,
l’a même félicité d’avoir ainsi coopéré ; une bonne partie de la
presse semble de son côté et des éditoriaux attaquent vivement
les méthodes de la commission. Celle-ci, dans sa majorité, est
quelque peu refroidie par les derniers événements dont elle
craint qu’ils ne la fassent apparaître sous un mauvais jour.
Le représentant Hebert propose même que l’affaire soit remise
au département de la Justice. Seul Richard Nixon trouve que
Hiss n’a pas été assez net dans ses dénégations et souhaite pour-
suivre les interrogatoires. Il obtient finalement l’assentiment
de la commission – celle-ci, comme Nixon, sachant que son
sort dépend de la crédibilité de Chambers.

À ce stade de l’affaire, la question cruciale est donc celle-ci : Hiss


a-t-il oui ou non connu Chambers ? Chambers qui, au cours d’une nou-
velle audition, donne des détails relativement précis sur Alger Hiss, sa
maison, sa femme, ses habitudes de vie. Au fond, le cas personnel de
Hiss compte peu : il n’est d’ailleurs pas le seul que Chambers accuse.
Mais il est le seul que Chambers affirme avoir personnellement connu.
Par conséquent, si l’accusation parvient à démontrer qu’il dit la vérité
sur ce point précis, c’est l’ensemble de ses allégations qui devra être pris
au sérieux : toute la construction de l’existence d’une véritable conspi-
ration communiste sera ainsi confortée. D’où l’acharnement de l’ac-
cusation. D’autant que Hiss constitue une sorte de symbole, en tant
que représentant de cette classe sociale favorisée et arrogante de la côte
Est qui dirige le pays depuis tellement longtemps. Dans la partie adverse,
Nixon, républicain, originaire de la côte Ouest, fils d’un modeste
conducteur de tramway, figure l’Amérique oubliée et laborieuse qui veut
prendre sa revanche au nom des vraies valeurs.
À cet égard, Nixon a compris d’emblée le parti qu’il pourrait tirer
de l’affaire. Cette histoire devient pour lui une véritable rampe de lan-
cement électorale, ce que ne saisissent pas les défenseurs de Hiss, dépas-
sés par le déroulement des événements.

31
Les grands espions du XXe siècle

Déjà, Hiss amorce une reculade : au cours d’une nouvelle audition,


il affirme qu’il a peut-être connu Chambers, mais sous un autre nom,
ce qui expliquerait qu’il ne l’ait pas immédiatement identifié. Aussi,
quand on lui a présenté des photos, il n’a pas fait le rapport. Alors, sous
l’impulsion de Nixon qui apparaît de plus en plus comme l’homme fort
de la commission, il est décidé de procéder à une confrontation entre
Chambers et Hiss. Pour échapper à la meute des journalistes, celle-ci
a lieu dans une discrète chambre d’hôtel. À cette occasion, Hiss recon-
naît enfin Chambers comme un homme qu’il a rencontré en 1935 et
à qui il a même prêté un appartement dont le loyer ne lui a jamais été
payé. À rebours de la première déclaration, cet aveu fait très mauvaise
impression : il apparaît que Alger Hiss a menti au moins une fois. Alors
pourquoi serait-il de bonne foi lorsqu’il nie avoir été communiste ?
Un peu plus tard, Hiss commet une nouvelle erreur : il attaque
Chambers pour diffamation. De la sorte, il accule son adversaire dans
les cordes. Chambers, pour se défendre, doit apporter une preuve, sinon
il risque d’être condamné pour faux témoignage et parjure. Soudain,
l’affaire prend une dimension supplémentaire. Whittaker Chambers,
poussé par son arrière-garde, passe à la vitesse supérieure : non seule-
ment, affirme-t-il, Alger Hiss était communiste mais c’était aussi un
espion. La nouvelle déclaration de Chambers fait sensation car le dénon-
ciateur affirme avoir gardé par-devers lui des documents qui prouvent
indubitablement que Hiss s’est livré à des activités d’espionnage. Ces
accusations sont graves et troublantes : l’affaire, même si les faits repro-
chés à Hiss sont prescrits, prend maintenant une autre dimension !
Mais si Chambers possède effectivement la preuve que Hiss est un
espion, pourquoi n’en a-t-il pas parlé plus tôt ? Quant à ces documents
providentiels – des microfilms et des notes écrites de la main d’Alger
Hiss sur des papiers dactylographiés qui viendraient du Département
d’État – que Chambers aurait si longtemps conservés et dissimulés,
pourquoi n’auraient-ils pas été fabriqués à dessein, au moment où l’ac-
cusation en avait justement besoin ?
Plus étonnants encore sont les endroits où se trouvaient cachés ces
documents secrets : le premier lot était dissimulé chez un neveu de

32
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

Chambers dans un monte-plats ; le deuxième était caché à l’intérieur


d’une citrouille évidée dans le jardin de Chambers. C’est pourquoi
ces papiers passeront à la postérité sous l’appellation de « documents de
la citrouille », sobriquet dont la presse, surtout la presse opposée à
Chambers, ne manquera pas de se moquer. Mais au-delà de l’anecdote,
on ne sait rien de précis à propos de ces documents. Censés être secrets,
ils n’ont pu être produits publiquement. On en a seulement extrait
quelques bribes. L’important tient plus à leur existence qu’à leur réel
contenu, ce qui conforte l’idée qu’ils auraient pu être fabriqués de toutes
pièces. Du reste, l’un des microfilms sortis du lot a été analysé par un
expert de Kodak qui a affirmé que le film utilisé avait été fabriqué après-
guerre. Cependant, après avoir mis en évidence cette supercherie,
l’homme est revenu très vite sur sa première analyse.
Derrière les derniers développements de cette affaire, il est tentant
de voir la main du FBI. Un service qui a les moyens de fabriquer des
faux documents, mais aussi le cas échéant de faire efficacement pres-
sion sur les témoins. On doit néanmoins reconnaître qu’il n’existe
aucune preuve de falsification. Le seul fait troublant reste que le FBI
a mobilisé des centaines d’agents dans cette affaire. C’est dire qu’Edgar
Hoover était vraiment attaché à perdre Alger Hiss et à l’obliger à com-
paraître devant la justice.
Alger Hiss a donc fini par être jugé. En fait, le procès s’est déroulé
en deux temps : une première fois, en 1949, le jury ne parvient pas à
se mettre d’accord, Hiss est relaxé. Mais à l’issue d’un second procès,
quelques mois plus tard, il est lourdement condamné à cinq ans de pri-
son. Non pas pour espionnage, car il y avait prescription pour ces faits
qui dataient de l’avant-guerre, mais pour parjure. En effet, l’accusa-
tion a affirmé qu’il avait menti et qu’il était donc coupable de faux
témoignage. Aux États-Unis, on l’a encore vu avec l’affaire Monica
Lewinsky, on ne plaisante pas avec une accusation de faux témoignage
devant un juge.
L’ancien haut fonctionnaire a été incarcéré en mars 1951. Ensuite,
Alger Hiss n’a cessé de clamer son innocence et a multiplié les demandes
de révision de son procès, toujours en vain. Et il a fini par être libéré en

33
Les grands espions du XXe siècle

1954. Enfin, en 1975, il a pu réintégrer le barreau du Massachusets


dont il avait été radié après sa condamnation1.
Alors qu’en est-il réellement ? Tout porte à croire que Alger Hiss n’a
été qu’un bouc émissaire. Il n’est bien sûr pas exclu qu’il ait effective-
ment flirté avec le parti communiste. Peut-être même en a-t-il été
membre. Mais dans le climat de chasse aux sorcières qui a sévi dans
l’Amérique de l’après-guerre, il a été pris de panique dès qu’il a été accusé.
Il a d’abord pensé s’en tirer en niant de toutes ses forces. C’était stupide.
Car les autres personnages accusés en même temps que lui, ont, eux,
invoqué le cinquième amendement, qui permet à un citoyen améri-
cain de refuser de répondre à une question qui pourrait l’incriminer.
Ils n’ont donc pas été poursuivis. Mais Hiss, lui, s’est entêté et, de façon
assez absurde, il a attaqué à son tour. Ce faisant, il a permis à ses accu-
sateurs de monter une véritable machine de guerre contre lui. Le cas Hiss
en lui-même comptait peu. Il s’agissait, par-delà cette affaire, de saper le
parti démocrate en montrant qu’il était complètement infiltré par les
rouges, comme on appelait alors les communistes aux États-Unis.
La machination a parfaitement fonctionné, permettant par la même
occasion au jeune sénateur Richard Nixon de devenir en 1952, trois ans
seulement après l’affaire, vice-président.
En 1996, un certain nombre de télégrammes cryptés échangés entre
Moscou et ses agents en Occident ont été publiés. Ce sont les docu-
ments Venona. Dans l’un d’eux, daté du 30 mars 1945, il est fait allu-
sion à un agent dont le nom de code est ALES et qui travaillait avec
les services secrets soviétiques depuis 1935. Certains spécialistes ont
immédiatement fait un rapport avec Alger Hiss. ALES serait proba-
blement Hiss. « Probablement », c’est tout. En revanche, en 1993, un
historien russe, le général Volkogonov, a affirmé, après avoir fouillé dans
les archives du KGB datant de l’époque de la guerre froide, n’avoir
trouvé nulle trace d’Alger Hiss.
On en saura peut-être plus un jour prochain. En effet, les archives
du procès d’Alger Hiss devant le grand jury ont été ouvertes, malgré les

1. Alger Hiss est mort en 1996 à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

34
Alger Hiss, la bête noire de Nixon

objections du gouvernement américain. Des historiens se sont plon-


gés dans l’étude des milliers de pages de transcription. Leur travail n’est
pas terminé. Mais certains d’entre eux ont d’ores et déjà été frappés par
l’attitude de Nixon au cours du procès. Ils le décrivent comme un habile
manipulateur et ils citent en particulier ce moment assez extraordinaire :
D’un geste théâtral, Nixon provoque les jurés en brandissant le microfilm
contenant les enregistrements secrets du Département d’État connus sous
le nom de « documents de la citrouille », et il avertit la cour qu’elle devra
le contraindre par la force pour qu’il cède le coffret de l’enregistrement. Et
Nixon dit au grand jury : « Je ne me dessaisirai pas des films ! »
Enfin, dernière preuve que l’affaire Hiss préoccupe toujours les
Américains, le président Reagan a attribué en 1984 à titre posthume
à Whittaker Chambers la médaille de la Liberté. Et quatre ans plus tard,
la ferme de Chambers, là où se trouvait la fameuse citrouille évidée, a
été classée comme un lieu historique national !
III
Boulanger, le traître de Staline

L’histoire, étrange et sulfureuse, rappelle, par bien des aspects, l’af-


faire Jean Moulin. Ne serait-ce que parce qu’elle commence à Lyon pen-
dant la guerre et qu’on y retrouve le sinistre Klaus Barbie. Une affaire
de Résistance et de trahison donc, mais qui s’avère encore plus téné-
breuse que l’affaire Jean Moulin, eu égard aux conséquences impor-
tantes qu’elle entraîna au sein du Parti communiste français. Une his-
toire surtout dans laquelle les services secrets ont joué un rôle obscur.
Mais au cœur de cette affaire se trouve aussi un mystérieux réseau
d’espionnage, le « service B », organe de renseignement des résistants
communistes, les Francs-tireurs et partisans. Cet organe, dont une
partie des secrets a été révélée en 1985 par les journalistes Roger
Faligot et Rémi Kauffer, a été l’une des pièces maîtresses de l’es-
pionnage soviétique pendant la guerre. Parallèlement au célèbre
Orchestre rouge ou encore au réseau soviétique jumeau implanté en
Suisse, ce service secret était non seulement en relation avec Moscou
mais coopérait aussi à l’occasion avec Londres et l’OSS1 américain.
Regroupant des militants dévoués et courageux recrutés dans toutes
les couches de la population, le « service B » a pris une part émi-
nente dans la lutte contre l’occupant. Mais il a également été préci-
pité dans les luttes intestines du mouvement communiste interna-
tional et les règlements de comptes inspirés par Staline, qui désirait
par-dessus tout préserver les secrets d’une politique particulièrement
machiavélique. Ainsi furent sciemment sacrifiés, avant et après la
Libération, des hommes et des femmes remarquables !

1. Ancêtre de la CIA.

37
Les grands espions du XXe siècle

Lyon, on l’a souvent dit et écrit, était la capitale de la Résistance. Elle


était située en zone non occupée jusqu’en 1942 et Jean Moulin y a été
capturé en 1943 à la suite d’une trahison et arrêté par les hommes de
Klaus Barbie, un an avant les événements évoqués dans ce chapitre.
À Lyon, les FTP disposent alors d’une organisation très structurée
et très efficace commandée par le CMZ, le Comité militaire de la zone
sud. Parallèlement, il existe une branche du service de renseignement
des FTP, le « service B ». Un architecte, Boris Guimpel, le dirige. Ce
« service B » demeure assez mal connu et les communistes – parce que
c’était essentiellement un réseau communiste – ne lui ont guère donné
de publicité. En effet, ce réseau travaille directement et principalement
pour Moscou. Après la guerre, ses agents, comme ceux de l’Orchestre
rouge d’ailleurs, pouvaient donc être considérés comme des espions,
même s’ils étaient avant tout d’authentiques résistants. Il n’empêche
que, très vite, ces militants communistes sont devenus suspects. Certains
ont même eu de sérieux ennuis.
Mai 1944. Soudain, une vague d’arrestations décime le CMZ. La
conséquence sans aucun doute d’une trahison. Entre le 13 et le 15 mai,
Barbie et ses sbires, renseignés de façon très sûre sur les activités des résis-
tants, arrêtent la presque totalité de l’état-major interrégional des FTP.
Peu d’hommes en réchappent; parmi eux, leur chef Guimpel. L’architecte
doit sa survie au courage extraordinaire de sa femme. Un matin, des mili-
ciens et deux hommes de la Gestapo se présentent au domicile des
Guimpel à Lyon. Sa femme, enceinte, ouvre. Manon est seule. Elle est
bien évidemment au courant des activités de son mari car elle est elle-
même une résistante. Aussi, lorsque les miliciens commencent à l’in-
terroger, elle leur répond avec sang-froid que son mari est parti en voyage.
Les individus décident alors de s’installer chez elle, sous la menace de
leurs armes, et d’attendre son époux. Quand Manon Guimpel entend
un pas dans l’escalier puis la clef tourner dans la serrure, elle hurle : Boris,
sauve-toi ! Guimpel dévale l’escalier. Là-haut, les miliciens ont bondi à
l’extérieur. Du palier, ils tirent sur le fuyard. Mais Guimpel, bien que
blessé, parvient à s’échapper. Sa femme ne se fait nulle illusion sur son
propre sort : elle est arrêtée, torturée puis déportée. Mais elle parviendra

38
Boulanger, le traître de Staline

heureusement à s’en sortir et à retrouver son époux à la fin de la guerre.


Belle histoire d’amour et de résistance.
Qui était le traître ? Très rapidement, chez les FTP, on nourrit des
doutes. Un homme du CMZ, l’adjoint du comité technique, est soup-
çonné. Son pseudonyme est Boulanger. Lucien Iltis, de son vrai nom, est
un Alsacien né en Allemagne de père français et de mère allemande.
Cependant ce n’est pas à cause de ses origines qu’on le soupçonne mais
en raison d’un passé mystérieux qui intrigue ses camarades de combat des
FTP. Militant expérimenté, Boulanger, c’est ce qu’ils ont cru deviner,
est très certainement un agent du Komintern, l’organisation quasi clan-
destine des partis communistes. D’une façon très étonnante, cet homme
a été introduit d’emblée au plus haut niveau de l’appareil FTP par l’un
des principaux dirigeants du « service B », Georges Beyer. Il fallait donc
lui faire confiance : on n’accède pas à un tel niveau de responsabilités sans
avoir été testé et longuement interrogé par les instances dirigeantes.
C’est pourtant sur cet homme-là que se portent les soupçons après
la rafle opérée par Barbie. D’abord parce que lui n’a pas été arrêté.
Ensuite parce qu’il disparaît assez rapidement après cette vague d’ar-
restations. On ne le retrouvera que bien plus tard et dans d’étranges
circonstances.
En attendant, en mai 1944, le cours des événements s’accélère. Le
temps n’est pas encore venu d’enquêter sur ces affaires de trahison.
Quant aux rescapés, ils se mettent au vert, et essaient tant bien que mal
de reconstituer les filières et les réseaux. D’autant que bientôt ils se lan-
cent tous dans les opérations armées qui accompagnent la Libération.
Boulanger est provisoirement oublié. Au moins jusqu’en 1945.
À cette date, un dirigeant communiste important, André Marty,
le célèbre « mutin de la mer Noire », membre du Bureau politique,
décide de s’intéresser aux conditions dans lesquelles le CMZ a été déca-
pité. Il est probable que Marty, qui nourrissait de très hautes ambitions,
souhaitait constituer des dossiers compromettants contre certains cadres
du Parti. Ne serait-ce que pour se protéger lui-même au cas où on lui
chercherait noise. L’ancien mutin était bien placé pour savoir que pen-
dant la guerre de nombreux événements troubles avaient eu lieu. Par

39
Les grands espions du XXe siècle

exemple des liquidations arbitraires de militants. Or, ce n’étaient pas


toujours des traîtres qui avaient été abattus.
Tout naturellement, l’ancien mutin de la mer Noire s’adresse d’abord
à Georges Beyer, l’homme qui est à l’origine de l’ascension fulgurante
de Boulanger au sein des FTP. Beyer, ancien dirigeant du « service B »
et cadre du PCF, est devenu haut fonctionnaire du ministère de la
Guerre à la faveur de la Libération. Une nomination qu’il doit sans
doute à son beau-frère, Charles Tillon, le chef des FTP, ministre com-
muniste du général de Gaulle. Beyer convoque à son tour l’un des
anciens cadres du « service B », un certain André Teuléry auquel il
demande de se rendre dans une caserne française, située dans la région
de Constance. Là, affirme-t-il, il y trouvera Boulanger. Étrangement,
Beyer sait donc où se dissimule Boulanger, un homme soupçonné de
traîtrise et qui est peut-être à l’origine du démantèlement du CMZ !
Mais si Beyer détenait cette information, il est probable que dans les
hautes instances du Parti, on savait aussi. Sans la curiosité de Marty,
rien ne se serait passé ! L’ancien mutin comprend aussi que si Beyer
n’a pas cherché à faire la lumière sur la trahison de Lyon, c’est certai-
nement qu’il en avait reçu l’ordre.
Teuléry se rend donc en Allemagne pour y rencontrer Boulanger
et lui demander des comptes. Auparavant, il se produit un curieux inci-
dent. Beyer, alors qu’il se rend en automobile à Lyon, est victime d’un
accident qui ressemble à s’y méprendre à une tentative de meurtre.
À Lyon, là où, justement, le CMZ a été décimé par Klaus Barbie !

Roger Faligot et Rémi Kauffer1 :


BEYER, Georges, alias Bernard (1905-1976) est un ingé-
nieur chimiste. Étudiant à l’École de physique, ingénieur à la
Saponite. Permanent syndical de la Fédération de la chimie
de la CGT, officiellement représentant auprès du Bureau inter-
national du travail de Genève. Démobilisé en 1940, il rejoint
Charles Tillon à Paris. Il devient commissaire technique,

1. Service B, Fayard, 1985.

40
Boulanger, le traître de Staline

Santé-Armement-Renseignement, de l’Organisation spéciale,


puis des FTP. À ce titre, il est coordinateur du service B. En
1945, jusqu’à 1950, date de son éviction du Comité central
du PC, est responsable des problèmes de sécurité.
Par ailleurs, les mêmes auteurs écrivent :
Georges Beyer est en 1945 membre du Comité central
du PC, mais en même temps, dans les services du ministère
de la Guerre, l’adjoint du général Alfred Malleret-Joinville.
Secondé par des hommes comme Bob Guimpel et Jean-Pierre
Vigier, Beyer s’occupe de la section des cadres militaires, autre-
ment dit il suit de près les éléments pro-communistes au sein de
l’armée, et plus généralement les affaires de sécurité touchant le
Parti, aux côtés de Chaumeil. Contrairement à la légende, il
n’a jamais vraiment cessé de s’occuper de renseignement. Tous
les témoignages recueillis concourent à le démontrer.

Nombreux sont les proches de Beyer qui n’hésiteront pas à affir-


mer qu’il n’aurait jamais dû accepter l’enquête que lui a confiée Marty.
En tout cas, ce faux ou vrai accident n’empêche pas le nommé Teuléry
de se rendre en Allemagne où il retrouve sans aucune difficulté
l’Alsacien, celui qui dans la Résistance se faisait appeler Boulanger.
Un pseudonyme parmi beaucoup d’autres. À une autre époque, il était
aussi le général Bermann, ce qui prouve à l’évidence que cet étrange
personnage n’était pas un militant clandestin subalterne. Cependant,
c’est sous son vrai nom, Iltis, que Boulanger a été incorporé en tant
qu’adjudant-chef dans un bataillon de chasseurs à pied, fonction qu’il
cumule avec celle d’agent auxiliaire de la Sûreté française en Allemagne,
au vu et au su de tous. Teuléry l’informe des soupçons qui pèsent sur
lui. Boulanger réagit avec force dénégations. L’envoyé de Beyer et Marty
n’est pas dupe. Mais, après tout, ce n’est pas un enquêteur officiel. Il
se contente donc de rapporter fidèlement à Marty ce que lui a dit le
pseudo-Boulanger.
Manifestement, la direction du PCF n’a pas envie d’en savoir plus.
La cause est entendue. Toutefois, l’affaire ne tarde pas à rebondir d’une

41
Les grands espions du XXe siècle

façon tout à fait inattendue. En novembre 1946, la DST arrête un


homme de la Gestapo, Johannes Leber, ancien inspecteur criminel, mais
surtout spécialiste du renseignement. Très vite, ce nazi révèle des élé-
ments édifiants sur Boulanger dont il livre une partie du pedigree. Selon
ses dires, Boulanger était en réalité un agent nazi : Leber raconte qu’il
avait été arrêté par la Wehrmacht en 1940, alors qu’il était mobilisé dans
l’armée française. Cependant, en tant qu’Alsacien il avait été assez vite
libéré et était revenu à Strasbourg. Mais les Allemands ne le quittent
pas des yeux : ils viennent de découvrir que Boulanger est un respon-
sable communiste important, un agent du Komintern. Aussitôt,
l’homme est à nouveau arrêté et transféré à Berlin où on lui propose de
devenir un agent double de la Gestapo. L’Alsacien ne tarde pas à accep-
ter. Après moult pérégrinations, il est chargé d’infiltrer la Résistance
dans la zone sud-est. Johannes Leber lui sert alors d’agent traitant.
C’est de toute évidence grâce à sa qualité d’agent du Komintern que
Boulanger arrive à infiltrer la Résistance. Connu des plus hautes ins-
tances du Parti, alors clandestin, et recommandé par Moscou, il par-
vient à se mettre en relation avec l’appareil clandestin. Il est ainsi pro-
pulsé à l’état-major des FTP dans la zone sud tout en restant en contact
avec ses correspondants soviétiques.
Ici une question se pose : Iltis-Boulanger a intégré le commandant
du CMZ en 1943. Or le traître ne passe à l’action qu’en mai 1944.
Pourquoi avoir tant attendu, alors qu’il lui est facile de dénoncer tous
les dirigeants FTP à ses maîtres allemands ?
Après les confidences de Leber à la DST, Boulanger est arrêté dès le
mois de décembre 1946. Pour les survivants du CMZ, la nouvelle est
considérable : ils savent maintenant avec certitude qui a donné leurs
camarades. L’une de ces rescapées, l’admirable Manon Guimpel, reve-
nue de déportation un an et demi plus tôt, écrit aussitôt au tribunal mili-
taire de Lyon pour porter plainte contre le pseudo-Boulanger qu’elle
accuse en toute logique de haute trahison. Plus étonnant est le silence
assourdissant de la presse communiste et du Parti. Or Boulanger, s’il faut
en croire le nazi Leber, est quand même responsable de l’arrestation et
de l’exécution d’une quarantaine de militants FTP de très haut niveau.

42
Boulanger, le traître de Staline

À l’époque, l’épuration bat pourtant son plein. À longueur de


colonnes, les journaux communistes ne cessent de réclamer un châti-
ment exemplaire pour tous les traîtres et les collabos. Si le Parti ne
s’acharne pas contre Boulanger, c’est donc que des consignes supérieures
ont été données. Cependant cela n’empêche nullement certains anciens
FTP de réclamer justice haut et fort. Même si les plus lucides d’entre
eux s’étonnent du silence de leurs amis communistes. Toutefois, ils ne
vont pas jusqu’à accuser le Parti. Aussi préfèrent-ils mettre en cause
les autorités : Boulanger, lorsqu’il a été arrêté, n’était-il pas membre des
services de police français ?
Emprisonné, Boulanger fait l’objet d’une enquête sur ses activi-
tés et les actes de trahison dont il est estimé coupable. L’Alsacien se
bat comme un beau diable et finit par adopter un nouveau système
de défense : il ne nie plus mais argue de sa nationalité. Né de mère
allemande, en territoire allemand de surcroît, il affirme être de natio-
nalité allemande. Il ne peut donc être accusé de trahison ou d’intel-
ligence avec l’ennemi, quand bien même il a envoyé à la mort ou à
la déportation des dizaines de résistants. Il prétend avoir agi en tant
qu’agent allemand dans le cadre de véritables opérations de police.
Selon la convention de La Haye qui réglemente le droit international
de la guerre, un espion n’est autre qu’un auxiliaire d’une armée en
campagne. Raisonnement spécieux, certes, mais le résultat de cette
bataille juridique est qu’en 1955 Boulanger bénéficie d’un non-lieu.
Après avoir purgé neuf années de prison, il est libéré et déclaré quitte
avec la justice. Le PCF ne s’émeut pas autrement. Une indifférence
significative si ce n’est suspecte : manifestement, le cas Boulanger
embarrasse le Parti.
L’homme regagne alors l’Allemagne. Ce qu’il devient ensuite reste
relativement mystérieux. On le voit à Francfort. Puis on le perd de vue.
Tout laisse à penser que l’ancien général Bermann, passe alors en RDA,
de l’autre côté du rideau de fer, là où il a commencé il y a bien long-
temps sa carrière de militant du Komintern.
Un militant qu’il n’a jamais cessé d’être même quand il feignait de
travailler pour la Gestapo. Telle est la vérité, stupéfiante !

43
Les grands espions du XXe siècle

Le pseudo-Boulanger était bien un agent double, dont les vrais


maîtres se trouvaient à l’Est, avant comme pendant la guerre. Cela signi-
fie par conséquent que, lorsqu’il a trahi les FTP, il agissait encore en tant
qu’agent communiste. Tel est le grand secret de toute cette histoire. Un
secret qui a coûté très cher à tous ceux qui ont essayé de le percer !

Rémi Kauffer1 :
Né à Mannheim en 1903 d’un père alsacien et d’une
mère allemande, Lucien Wilhelm Boulanger, apprenti puis
ouvrier, adhère au communisme dès 1918. Secrétaire tech-
nique du Comité central du KPD (PC allemand), il effec-
tue en 1929 un stage comme officier de l’Armée rouge à
l’Académie Lénine de Moscou. En octobre 1932 débute l’exis-
tence clandestine de Lucien Boulanger. Responsable du M-
Apparat, l’appareil militaire du PC allemand, on le charge
de combattre les sections d’assaut nazies. En septembre 1933,
après la découverte de son projet d’enlèvement de Hitler (des
tankistes membres d’une cellule communiste devaient s’as-
surer du dictateur lors d’une visite dans leur caserne), il doit
fuir en Autriche puis en Union soviétique. Deux ans plus
tard, Boulanger s’installe à Strasbourg. Comme son père,
domicilié à Altkirch, il obtient sa réintégration dans la natio-
nalité française. Le voilà, côté cour, rédacteur en chef de
L’Humanité d’Alsace et de Lorraine et côté jardin, orga-
nisateur de réseaux-relais clandestins du Komintern vers
l’Allemagne.

Alors, qui sont ceux qui, partis en quête de la vérité, ont payé pour
leur curiosité ? Le premier à avoir essayé de démêler les fils de l’affaire
est André Marty, sans doute dans l’espoir d’en tirer un profit personnel
dans la lutte pour le pouvoir au sein du PC. Marty comprend d’emblée
ce que dissimule l’affaire Boulanger et essaie peut-être de s’en servir

1. Historia, 1997.

44
Boulanger, le traître de Staline

contre certains dirigeants. Sa popularité ne l’empêchera pas d’être la


victime d’un véritable procès de Prague en 1951, l’un de ces procès
en sorcellerie que les staliniens affectionnaient. Marty, le héros Marty,
est non seulement accusé de travail fractionnel mais il est traité plus bas
que terre. On l’accusera même d’être un flic. Rien n’est trop sordide
pour l’accabler, même si, par ailleurs, il n’était sans doute pas un saint.
Mais il ne sera pas le seul sacrifié : il entraîne dans sa chute l’autre légen-
daire mutin de la mer Noire, Charles Tillon, le chef des FTP en per-
sonne. Tillon fait partie de ceux qui n’ont pas apprécié la passivité de la
presse communiste lors de l’arrestation de Boulanger et pour cause : il
connaissait sans doute lui aussi la vérité.
Ces mises à l’écart ne sont donc pas de simples coïncidences. Certes,
la direction du PCF voulait se débarrasser au plus vite de tous ces FTP
qui s’étaient conduits en héros dans les maquis, tandis que Thorez,
lui, avait passé la guerre en URSS. Par conséquent, ces hommes faisaient
de l’ombre, à lui comme aux autres dirigeants qui ne s’étaient pas
mouillés sur le terrain.
L’affaire Marty-Tillon prend d’abord racine dans le terrible secret
de l’agent double Boulanger. Pour s’en convaincre, il suffit de noter un
certain nombre de coïncidences troublantes. Qui, par exemple, est l’ac-
cusateur de Marty et Tillon ? Georges Beyer, pourtant beau-frère de
Tillon. Beyer qui, après avoir enquêté sur Boulanger, accepte de jouer
les accusateurs parce qu’il est ligoté : c’est lui, en effet, qui a permis à
Boulanger de rejoindre l’état-major des FTP de la zone sud, sur ordre
de Moscou, bien sûr. En tant que chef du « service B », il a dû obéir
aux ordres. Mais peu importe : pour le Parti, c’est Beyer le responsable.
Et à tout moment, on peut l’en accuser. La seule conduite à adopter pour
garder sa place au Parti et dans ses instances, c’est de marcher droit, quitte
à se faire témoin de l’accusation, lorsqu’on le lui demande. Cependant,
la direction du Parti, qui a su lui imposer cet emploi machiavélique,
ne lui en sera nullement reconnaissante. Peu de temps après l’affaire
Marty-Tillon, Beyer sera renvoyé du Comité central du Parti et perdra
toutes les fonctions qu’il occupait dans l’appareil. De nouveau se véri-
fie l’idée qu’il ne fait pas bon savoir la vérité sur Boulanger.

45
Les grands espions du XXe siècle

Mais ce n’est pas tout. Beyer, lorsque Marty lui a demandé d’enquêter
sur Boulanger, a envoyé en Allemagne le nommé Teuléry. Lui aussi a
approché peu ou prou la vérité. Alors on cherche à le faire taire. Une ten-
tative curieusement orchestrée par la DST : à l’instigation des services
de sécurité du PC, le contre-espionnage monte une véritable machi-
nation contre cet homme. Teuléry, comme beaucoup d’autres anciens
FTP, nourrissait une grande admiration pour les partisans yougoslaves
de Tito. Quand Staline condamne le dirigeant yougoslave, le PCF s’aligne
purement et simplement sur la position soviétique. Teuléry a du mal à
l’accepter. Il rend publique sa sympathie. On profite de cet aveu pour
faire coup double et se débarrasser d’un contestataire en même temps
que d’un homme qui en sait trop sur l’affaire Boulanger. La DST, infor-
mée par les services de sécurité du PC que Teuléry entretient des rap-
ports discrets avec des agents communistes yougoslaves présents sur le
territoire français, intervient pour l’arrêter. Convaincu d’intelligence avec
des agents yougoslaves, Teuléry est condamné à cinq ans de prison. Une
nouvelle fois, un homme qui connaît l’affaire Boulanger est frappé.
Pour comprendre pourquoi ce dossier est si sulfureux, il faut se repla-
cer dans le contexte de 1944. En juin, les Alliés débarquent. La Résistance,
et au premier chef la direction des FTP, brûle de déclencher l’insurrec-
tion nationale, afin de chasser l’occupant au plus tôt. Mais cela ne fait pas
l’affaire de Staline. Le maître du Kremlin sait parfaitement que le partage
de l’Europe se fera sur la base des avancées militaires des différentes armées,
l’Armée rouge à l’est et les Anglo-Saxons à l’ouest. Par conséquent, il
est essentiel que ses troupes poussent leur avantage le plus loin possible.
Et ce sera le cas à Berlin comme dans d’autres capitales d’Europe de l’Est.
Du point de vue de Staline, tout ce qui peut retarder ses alliés occi-
dentaux est le bienvenu. De la même façon, tout ce qui peut permettre
de favoriser leur avance doit être combattu. C’est pourquoi Staline sou-
haite que les résistants communistes ne participent pas à la lutte armée
contre les nazis : en déclenchant l’insurrection, ils risqueraient d’aider
les armées alliées à avancer plus vite qu’il ne le faudrait. De fait, dans
certaines régions, la Résistance a largement aidé les Alliés, en dépit
des consignes officielles du Parti qui obéissait à Staline. Des hommes

46
Boulanger, le traître de Staline

comme Tillon ou Guingouin dans le Limousin ruent dans les brancards


et se lancent dans la bagarre. Mais, ce faisant, ils agissent donc contre
les ordres venus de Moscou, des ordres naturellement relayés par cer-
tains dirigeants communistes. Les mêmes qui, plus tard, instruiront
le dossier d’accusation contre Tillon et Marty.
L’un des principaux historiens du parti communiste, Philippe
Robrieux, affirme que Moscou avait demandé à Jacques Duclos, véri-
table patron de l’appareil en l’absence de Maurice Thorez, de ne pas enga-
ger le Parti dans le déclenchement de l’insurrection. Il note aussi que
ce même Duclos, au début du mois d’août 1944, laissera sans réponse
un message de Charles Tillon le pressant de susciter cette insurrection.

Charles Tillon1 :
Je dois dire enfin, qu’à l’approche des grands événements
prévus [la Libération], nous éprouvions des difficultés en zone
sud en raison des résistances des principaux responsables du
PC, Mauvais et Guyot, dans la mise en pratique par le comité
des FTP zone sud des directives du Comité militaire national
pour la préparation de l’insurrection nationale. Certes, le com-
mandant du CMZ, le faible Jacquot, se déclarait d’accord et
de bonne volonté à chacune de nos entrevues. Je savais que
Guyot avait été parachuté en France fin 1943, mais comment
me serais-je douté de quelle grave mission il était chargé,
puisque porteur d’un message pour Duclos, qui justifiait l’im-
portance du voyage. Le conseil, donné par Staline, était de
réduire au minimum le rôle militaire du Parti dans l’insur-
rection nationale en laissant les Alliés assumer au maximum
les combats pour la pacification du territoire. Un souci sur
lequel je n’aurai que bien plus tard une explication véritable.

Boulanger, malgré ses contacts avec la Gestapo et Klaus Barbie, est


resté un agent du Komintern, on le sait. Or en mai 1944, trois semaines

1. On chantait rouge, autobiographie, Robert Laffont, 1977.

47
Les grands espions du XXe siècle

avant le Débarquement, il dénonce ses camarades et permet ainsi l’éli-


mination de tout l’état-major FTP de la zone sud, obéissant servilement
aux ordres de Moscou. Il n’a pas hésité à trahir ses propres camarades
communistes ! Attitude abominable, certes, mais dont on comprend
qu’il fallait à tout prix préserver le sinistre secret.
IV
Le Renard rouge

Le vrai, le faux… En matière d’espionnage les certitudes vacillent.


Sous l’apparente réalité, il existerait donc une autre réalité, plus tor-
tueuse : la vraie réalité en somme. Celle du monde secret des ser-
vices de renseignement, des manœuvres clandestines, des coups bas…
Bref, il existerait un monde de l’au-delà du miroir. Mais ce n’est pas
un pays des merveilles qu’on y découvre.
Ainsi, avant d’évoquer l’espionnage atomique et la carrière du mysté-
rieux Dr Fuchs, cette histoire récente… En Israël, un maître espion
du Mossad, Yehuda Gil, a été arrêté il y a quelques années. Cet homme
passait pour l’un des meilleurs connaisseurs des pays arabes et en par-
ticulier de la Syrie où, depuis de longues années, il était l’officier trai-
tant d’une taupe, un général proche du président Hafez el-Assad. C’était
aussi un instructeur des jeunes recrues du service de renseignement
israélien à qui il enseignait l’art du mensonge, tant, en ce domaine, il
est aussi important de tromper l’adversaire que de surprendre ses secrets.
Yehuda Gil était un expert. En effet, sa taupe, le fameux général
syrien, n’a jamais existé : Gil inventait les informations ultrasecrètes
que cet officier supérieur était censé lui livrer. Et cela a duré pen-
dant des années sans que le Mossad ne soupçonne la supercherie !
C’est d’autant plus surprenant que cette supercherie a failli provo-
quer une nouvelle guerre entre Israël et la Syrie. En 1996, Yehuda Gil
révèle que Damas masse des troupes à la frontière : une attaque sur-
prise sur le Golan est imminente. Il faut mobiliser Tsahal et antici-
per la riposte. Heureusement, malgré l’avis de certains hauts dirigeants
du Mossad, le ministre de la Défense garde son sang-froid. C’est le
commencement de la fin pour Yehuda Gil. Bientôt, on découvre que

49
Les grands espions du XXe siècle

les informations qu’il a fournies sont totalement fausses. A-t-il été


intoxiqué, sa taupe lui a-t-elle menti ? L’agent est interrogé à plusieurs
reprises et il finit par avouer : il a tout inventé, son informateur n’a
jamais existé.
Cette affaire montre à l’évidence les limites de la confiance qu’on
peut faire à un officier traitant. Celui-ci est en quelque sorte un mon-
treur de marionnettes. Il manipule ses créatures et peut, à tout moment,
si l’une d’elles lui fait défaut, être tenté d’en inventer une nouvelle. C’est
d’autant plus facile que, pour des raisons de sécurité, il est le seul à avoir
le contact avec sa taupe, c’est-à-dire sa marionnette…
Refermons la parenthèse. L’homme qui a pratiquement offert la
bombe A à Staline s’appelait Klaus Fuchs. Mais cet espion était aussi
un éminent savant et un idéaliste quelque peu perdu dans cet univers
tortueux du renseignement.

Dès 1940, les Soviétiques apprennent que les Anglo-Saxons ont


décidé d’étudier la fabrication d’une arme de forte puissance à base
d’uranium 235. L’homme qui leur a fourni l’information s’appelle John
Cairncross : un espion de légende puisque c’est lui le fameux cinquième
homme du réseau Philby, Burgess, MacLean et Blunt1, ceux que l’on
a appelés les « Cinq magnifiques de Cambridge ». Un homme qui n’a
été démasqué que ces dernières années.
Staline comprend aussitôt l’importance de l’information : l’Union
soviétique ne peut pas rester à l’écart d’une telle découverte. Il ne s’agit
pas tant de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle l’URSS est bien-
tôt entraînée que de l’inévitable concurrence qui l’opposera au monde
occidental après la défaite du IIIe Reich. Or, en matière de recherche
nucléaire, les savants soviétiques sont en retard. Il faut donc faire vite,
très vite, pour pallier ces insuffisances, quitte à utiliser tous les moyens
afin de percer les secrets de l’atome anglo-saxon.
On a estimé que près de deux cents agents ont participé hors de
l’URSS à cette gigantesque opération d’espionnage (dont les époux

1. Voir chapitre I.

50
Le Renard rouge

Rosenberg dont on sait maintenant que Julius, tout au moins, était réel-
lement coupable). Mais beaucoup sont passés à travers les mailles du
filet et n’ont jamais été démasqués par les services occidentaux. Ce n’est
pas le moindre mystère de ce dossier.
Deux raisons peuvent être avancées. La première, c’est que les Anglo-
Saxons, et particulièrement les Américains, ont répugné à reconnaître
à quel point ils avaient été infiltrés. Surtout lorsqu’il s’agissait de mettre
en cause des savants de renommée internationale. La deuxième rai-
son, beaucoup plus importante, relève encore aujourd’hui du secret !
Pour pénétrer ce dossier, il faut remonter le temps.
Staline est donc averti très tôt par ses services de renseignement et
le truchement de Cairncross que Britanniques et Américains travaillent
à la conception d’une arme nouvelle grâce à leurs recherches dans le
domaine atomique. Une arme terrifiante, une superbombe !
Par nature, le maître du Kremlin est plutôt sceptique. Mais s’il y a une
once de vérité dans cette information, les Soviétiques ne peuvent pas lais-
ser passer le coche… Staline lance donc les organes de renseignement
et le futur KGB sur la piste de l’atome. Nom de code: opération Enormoz.
Fuchs sera l’une des pièces maîtresses du dispositif.
Klaus Fuchs : un curieux personnage, qui à bien des égards reste une
énigme. C’est le fils d’un ministre du culte allemand, l’un des premiers
pasteurs à adhérer au Parti social-démocrate, avant même le premier
conflit mondial. Pendant la guerre, ce pasteur affiche clairement des opi-
nions pacifistes. Dans l’Allemagne prussienne, cette prise de position
est franchement hétérodoxe et lui attire de nombreuses réactions hostiles.
Le jeune Fuchs, incontestablement, en a souffert : plus tard, à l’école, il
se fait régulièrement casser la figure par les fils des anciens combattants…
Pourtant, très vite, Fuchs junior épouse lui-même la cause du socia-
lisme. À Kiel où son père s’est installé après guerre, on n’appelle plus
les Fuchs que « les Renards rouges1 » !… Le jeune homme ira plus loin
que son père : il abandonnera bientôt le Parti social-démocrate pour
adhérer au KPD, le Parti communiste allemand. Et ce à peu près au

1. En allemand, fuchs signifie « renard ».

51
Les grands espions du XXe siècle

moment où Hitler arrive au pouvoir. Un geste courageux donc, même


si on sait aujourd’hui que la politique du Parti communiste allemand
téléguidée par Moscou a contribué paradoxalement à assurer le suc-
cès de Hitler et à la véritable et sanglante chasse aux rouges qui a suivi.
Comme les autres militants, Fuchs doit passer dans la clandestinité,
tandis que son père est arrêté. Traqué, il lui faut donc s’exiler. Il choisit
l’Angleterre.
Fuchs est un personnage brillant. Quand il quitte sa patrie, âgé seu-
lement d’une vingtaine d’années, il est déjà titulaire d’un diplôme de
physique et de mathématiques. Il décide de continuer ses études en
Angleterre, s’inscrit à l’université de Bristol et en très peu de temps,
passe un doctorat en physique théorique.
À noter qu’il a demandé à bénéficier provisoirement d’un statut de
réfugié et s’est bien gardé de faire état de ses convictions politiques
auprès des autorités de son nouveau pays. Pourtant, à l’université, il
ne se cache guère, professe clairement des idées procommunistes et
ne dissimule pas sa sympathie pour l’Union soviétique. À Bristol, il par-
ticipe même de façon fort active aux réunions d’une organisation de
masse, comme disent les communistes, la « Société pour les relations
culturelles avec l’Union soviétique ». Au cours de ces réunions, on donne
parfois lecture des transcriptions des sinistres procès de Moscou. Son
maître et directeur de recherches, le futur Prix Nobel Sir Neville Mott,
rapporte qu’il a été vivement impressionné par la passion avec laquelle
son brillant élève jouait le rôle de Vychinsky, l’implacable procureur de
ces procès de Moscou. Le savant dit encore que Fuchs accusait les pré-
venus d’une voix froidement venimeuse. Et il ajoute : Je n’aurais jamais
soupçonné cela chez un jeune homme si tranquille et si discret !
Comme la règle, pour tout espion soviétique, était de faire croire qu’on
était hostile à l’URSS, il semble donc que l’étudiant n’avait pas encore été
recruté par les services de renseignement de Moscou, même si ceux-ci
avaient sans doute repéré depuis longtemps ce jeune homme de talent…
Mais on attendait peut-être le bon moment pour prendre contact avec
lui ! C’est-à-dire le jour où Fuchs serait à même d’avoir accès à des infor-
mations scientifiques de premier ordre… Ce qui ne va guère tarder !

52
Le Renard rouge

D’un point de vue académique, le parcours scientifique de Fuchs est


impressionnant. Après Bristol, le jeune homme part travailler avec le
grand physicien Max Born, autre Prix Nobel qui a déjà fait des décou-
vertes essentielles en particulier dans le domaine nucléaire. Tout comme
Fuchs, c’est aussi un réfugié allemand. Toutefois ce n’est pas essentiel-
lement leur origine commune qui les rapproche. Born, incontestable-
ment, est d’emblée bluffé par les qualités scientifiques de Fuchs.
Cependant, il doit se passer de ses services durant plusieurs mois : certes
Fuchs a demandé la nationalité britannique, mais au moment où éclate
la Seconde Guerre mondiale il n’est pas encore naturalisé. En tant que
réfugié allemand, il est donc suspect. Fuchs, comme des centaines
d’autres exilés, est déporté au Canada par mesure de sécurité. Il ne doit
son rapatriement qu’à son patron, Max Born, qui a fait des pieds et des
mains pour obtenir cette mesure. Au-delà de la sympathie qu’il éprou-
vait pour Fuchs, le physicien avait une bonne raison pour le voir reve-
nir au plus tôt : les recherches sur la bombe atomique !
Dans les laboratoires anglais, on y travaillait déjà d’arrache-pied.
L’idée était née au début des années 1930 quand les physiciens atomistes
avaient découvert l’énergie formidable qui se dissimulait dans cette par-
ticule élémentaire. Mais encore fallait-il trouver le moyen de libérer
cette énergie ! Les Anglais, mais aussi les Américains, œuvraient dans
l’urgence : il était légitime de penser que l’Allemagne nazie poursui-
vait les mêmes recherches. La victoire, imaginaient-ils, appartiendrait
au premier qui réussirait. En fait, on le sait maintenant, les recherches
allemandes étaient beaucoup moins avancées que les Alliés ne le
croyaient. Mais peu importe, en ce début des années 1940, il y avait
réellement urgence.
Fuchs, par l’intermédiaire de Born, est donc associé à ces travaux
ultrasecrets.
Mais le contre-espionnage britannique, le MI5, donne l’alerte.
Attention, ce type est un communiste ! Cependant, il est décidé de pas-
ser outre car, en haut lieu, on estime qu’on ne peut pas se passer des ser-
vices d’un chercheur aussi éminent ! C’est ainsi que Fuchs pourra péné-
trer tous les secrets de Tube Alloys, « Alliage de tubes », le nom de code

53
Les grands espions du XXe siècle

que l’on a donné en Grande-Bretagne au comité secret chargé d’ana-


lyser et de coordonner les recherches sur la bombe atomique.
C’est vraisemblablement dès ce moment que Fuchs devient un
espion soviétique. Mais comment ?
Plus tard, le savant prétendra qu’il a pris lui-même l’initiative de
prendre contact avec les Russes. Mais, en faisant cet aveu, voulait-il se
donner le beau rôle et justifier sa trahison au nom de l’idéalisme ? En
fait, il est plus probable que ce sont les Soviétiques qui ont pris l’ini-
tiative. Ils n’ont d’ailleurs eu aucun mal à convaincre Fuchs de travailler
pour eux : au fond de lui-même, le savant était toujours communiste.
Son devoir était donc d’aider sa vraie patrie, la patrie du socialisme, à
construire une bombe A.
Déjà, Staline pensait à l’après-guerre. Il n’était pas le seul. Dès 1943,
les Américains avaient commencé à préparer la chasse aux cerveaux nazis
dans la perspective de l’inévitable rivalité qui les opposerait à Moscou,
une fois la paix revenue.
Le recrutement de Fuchs offre de brillantes perspectives aux
Soviétiques. Le savant est non seulement étroitement associé aux
recherches anglaises, mais en 1943 on lui demande de partir aux États-
Unis pour une mission encore plus secrète : le projet Manhattan, celui
qui aboutira à la construction de la première bombe A ! Les Soviétiques
ne pouvaient pas imaginer un meilleur scénario. D’autant que Fuchs
va maintenant travailler avec le gratin de la physique mondiale : les
Américains ont réuni à Los Alamos, dans le désert du Nouveau-
Mexique, pas moins de douze Prix Nobel.
Directement associé à la conception et aux travaux d’assemblage
de la première bombe A, celle qui explosera en juillet 1945, Fuchs a
ainsi accès aux documents les plus secrets. Il les transmet de la façon
la plus classique qui soit. Il a rendez-vous de temps à autre avec un
certain Harry Gold, un chimiste qui est un homme du NKVD1. Les
installations, mais aussi les hommes qui travaillent à Los Alamos étant
étroitement surveillés, Fuchs ne voit Gold que lors des courtes vacances

1. Ancêtre du KGB.

54
Le Renard rouge

qui lui sont accordées avec parcimonie. Ces rencontres ont donc tou-
jours lieu dans la plus grande discrétion, à l’extérieur du centre d’ex-
périmentation, le plus souvent à New York.
Pourtant dès cette époque, les Américains nourrissent des soupçons.
Mais ce sont des soupçons particulièrement embarrassants !

À Los Alamos, là où travaillait dans le plus grand secret


la crème des physiciens du monde occidental dont ces douze
lauréats du Prix Nobel, les scientifiques anglais, et parmi eux
Klaus Fuchs, qui avait été enfin naturalisé, avaient une
meilleure vue d’ensemble que leurs collègues américains. En
effet, il semble que les scientifiques britanniques pouvaient,
eux, accéder à toutes les divisions du projet Manhattan qui
était très compartimenté. Selon un ouvrage écrit après la
guerre par un officier de sécurité de Los Alamos, les Anglais
avaient en substance une connaissance complète de la chaîne
du montage du canon et du circuit de désintégration des
matières fissiles, de la configuration des bombes et des déve-
loppements possibles ultérieurement, y compris la bombe H.
Mais cet officier estimait toutefois qu’ils connaissaient seule-
ment un minimum d’éléments technologiques. En tout cas,
Fuchs a incontestablement pu transmettre aux Soviétiques des
éléments de documentation de premier plan sur la bombe.

À Los Alamos, le patron était le professeur Oppenheimer, un homme


aux idées plutôt progressistes qui avait même eu des sympathies pour
le communisme dans sa jeunesse… Aux États-Unis, voilà qui est réd-
hibitoire et qui suffisait à faire de vous un pestiféré. Pourtant, malgré
l’avis de la Sécurité militaire, Oppenheimer a été nommé directeur de
Los Alamos. Parce qu’il était indispensable ! Parce qu’il existait de par
le monde peu de cerveaux de ce calibre !
Placé à la tête du centre ultrasecret de Los Alamos, Oppenheimer
n’en est pas moins tenu à l’œil et son entourage est très étroitement sur-
veillé. Dès qu’il y a rumeur de fuites, c’est lui que l’on soupçonne en

55
Les grands espions du XXe siècle

priorité. Une situation extrêmement difficile : Oppenheimer est quand


même le patron du projet Manhattan ! Alors on l’interroge. Mais avec
des pincettes. Cependant, un jour, le savant finit par admettre que des
membres de son équipe ont été effectivement approchés par les
Soviétiques. Mais nuance capitale, Oppenheimer ne dit pas qu’ils ont
trahi mais qu’ils ont été approchés ! Ce qui est très différent.
Pour sa part, Fuchs ignorait que d’autres chercheurs avaient été en
contact avec les services soviétiques. Cloisonnement oblige, ces hommes se
côtoyaient dans les laboratoires sans savoir qui était ou n’était pas un espion!
On sait aujourd’hui qu’il existait un autre prestigieux collabora-
teur des Soviétiques à Los Alamos. Un savant d’une grande notoriété,
un éminent physicien américain. Il a été identifié mais jamais arrêté,
ceci afin de protéger un formidable secret.
Naturellement, la construction de la bombe aussi était un extraor-
dinaire secret, mais un secret terriblement volatil, les Américains n’ont
pas tardé à en prendre conscience… Quand ils ont réalisé qu’ils avaient
été espionnés tout au long du processus d’élaboration de la première
bombe A, il était trop tard : Moscou avait déjà reçu la plupart des infor-
mations qui lui étaient nécessaires pour rattraper son retard en matière
atomique. C’est en effet dès 1949 que les Russes feront exploser à leur
tour leur première bombe. Ce qui étonnera le monde entier, mais cer-
tainement pas les services secrets anglo-saxons !
Après avoir mis en évidence le pillage systématique effectué par les
Soviétiques grâce à l’opération Enormoz, ces spécialistes du renseigne-
ment s’attendaient à ce qu’un jour ou l’autre Moscou réussisse… C’était
inévitable.
En revanche, le secret qu’il fallait protéger à tout prix portait le nom
étrange et sulfureux de « Venona ».
Depuis longtemps déjà, les services américains avaient capté des mes-
sages envoyés par les espions soviétiques à leur centrale. Mais ils étaient
incapables de les déchiffrer parce qu’ils étaient codés et que leur code
avait été jusque-là impossible à casser. Or dans les années qui ont suivi
la fin de la guerre, il s’est produit une conjonction tout à fait intéres-
sante. Il y a d’abord eu la défection d’un agent du KGB, puis le recru-

56
Le Renard rouge

tement d’un brillant analyste par les services secrets américains. Un type
génial dans son domaine, si génial qu’en se servant des renseignements
fournis par le transfuge, il a enfin réussi à casser le code des Soviétiques !
Les Américains ont donc pu déchiffrer les messages qui étaient
envoyés par les agents soviétiques, mais ils ont aussi pu lire à livre ouvert
tous les télégrammes non déchiffrés qu’ils avaient précieusement gar-
dés dans leurs archives. C’est ainsi qu’ils se sont rendu compte à quel
point leurs secrets atomiques avaient été pénétrés.
Mais pouvaient-ils pour autant exploiter ces renseignements ? Dans
toute affaire de ce genre, il y a un risque : si vous vous servez des infor-
mations que vous avez découvertes, vous alertez l’adversaire et la source
se tarit parce qu’il change sa méthode de chiffrage…
C’était un vrai dilemme qui n’était pas sans rappeler l’histoire
d’Enigma, la machine automatique à coder des Allemands. Les Alliés
avaient percé son secret, mais pour laisser les nazis dans l’ignorance
ils ont consenti d’énormes sacrifices en vies humaines comme le bom-
bardement de Coventry, par exemple.
Si les Américains n’ont pas arrêté ce savant de Los Alamos qui les
avait trahis, c’est parce qu’ils ont choisi de protéger avant tout le secret
de Venona. Pourtant Fuchs, lui, a été démasqué également grâce aux
renseignements « Venona ».
L’histoire est curieuse. Fuchs est revenu en Angleterre en 1946. Il
a été immédiatement engagé au centre de Harwell où les Britanniques
préparaient dans le plus grand secret, et à l’insu des Américains, la fabri-
cation de leur propre bombe. Quand la CIA a révélé aux Anglais que
Fuchs était un espion, ils ont exigé de pouvoir l’arrêter : ils ne suppor-
taient pas de savoir qu’un savant atomiste inféodé aux Soviétiques tra-
vaillait chez eux. Mais c’était risquer de dévoiler le secret de Venona…
Alors les services britanniques, qui tenaient impérativement à neutra-
liser Fuchs, ont imaginé un stratagème : le savant ne serait pas démas-
qué, il se rendrait de lui-même.
Fuchs, a-t-on prétendu, ne supportait plus sa double vie et il a cra-
qué. La nature des aveux de Fuchs semble étrange et sent l’arrangement
et le faux. En effet, Fuchs a déclaré :

57
Les grands espions du XXe siècle

Presse britannique de l’époque :


J’ai utilisé la dialectique marxiste pour établir deux com-
partiments distincts dans mon esprit. Dans l’un, je m’auto-
risais des amitiés, des relations personnelles. Je pouvais me sen-
tir libre et heureux avec les autres sans crainte d’être découvert,
car je savais que l’autre compartiment prendrait le relais si je
m’aventurais en eaux profondes.

Bizarre. Encore plus bizarre, le fait que Fuchs a aussi déclaré qu’il
s’était rendu parce qu’il commençait à avoir des doutes sur la justesse
de la politique soviétique. Or, dès sa libération, après avoir purgé neuf
ans de prison, Fuchs n’a eu rien de plus pressé que de rejoindre
l’Allemagne de l’Est où il a poursuivi ses travaux et a été décoré à plu-
sieurs reprises.
En tout cas, les Soviétiques n’ont absolument pas été dupes de la
manœuvre. Parce qu’entre-temps Moscou avait découvert Venona grâce
à Kim Philby, le membre le plus éminent des « Cinq de Cambridge ».
Dans les années d’après-guerre, l’espion avait été chargé de coordonner
les rapports entre les services secrets américains et anglais. C’est ainsi
qu’il a eu connaissance de Venona. Il a immédiatement alerté Moscou.
À partir de ce moment, Venona était mort. Mais les Américains ne le
savaient pas et c’est pourquoi, afin de protéger un secret qui n’en était
plus un, ils ont laissé courir un grand nombre d’agents soviétiques !
Dont celui qui était vraisemblablement le deuxième grand espion scien-
tifique de Los Alamos, le physicien américain Théodore Alvin Hall.
V
Mroz : la mort d’un petit capitaine

Pour certains, c’était encore l’âge d’or de la guerre secrète, un temps


où les choses étaient claires : l’adversaire, bien identifié, se trouvait à
l’Est, séparé de l’autre monde par une frontière quasi imperméable.
Les maîtres espions, qui semblaient tout droit sortis d’un roman de
John Le Carré, jouaient une interminable partie sur cet immense échi-
quier que traversait le rideau de fer. Et, parfois, lorsque les deux par-
tenaires faisaient jeu égal, le pat se terminait dans la lumière glauque
d’un pont jeté entre les deux mondes, où l’on procédait à un échange
d’espions.
La présente affaire semble tout droit sortie de cette époque révo-
lue. Une histoire en clair-obscur, qui s’est déroulée en France dans les
années 1960 et où, comme dans les meilleurs récits d’espionnage,
les traîtres ne sont pas toujours ceux que l’on imagine. À cette occa-
sion, selon les dires d’un des anciens patrons de la DST, ce service est
entré dans l’ère moderne du contre-espionnage. C’est dire l’impor-
tance de cette affaire pratiquement méconnue.

Traditionnellement, dans tous les services de renseignement, on dis-


tingue deux sortes d’agents opérant à l’étranger. D’un côté, tous ceux
qui disposent d’une couverture qui les protège : un statut diplomatique.
Ces espions travaillent dans une ambassade ou un organisme interna-
tional, ce qui leur confère une protection automatique, le pire qui puisse
leur arriver, s’ils sont découverts, étant l’expulsion. On estime que, pen-
dant la période de la guerre froide, presque deux tiers des diplomates
soviétiques étaient en fait des agents du KGB ou du GRU, le service de
renseignement de l’Armée rouge.

59
Les grands espions du XXe siècle

L’autre catégorie d’agents est composée de ceux que l’on appelle dans
le jargon du renseignement les « illégaux ». Ce sont d’ailleurs les
Soviétiques qui les ont baptisés ainsi. Eux ne disposent d’aucune pro-
tection. S’ils sont pris, ils encourent les foudres de la loi du pays où
ils opèrent. Ils ne pourront espérer recouvrer la liberté qu’à l’occasion
d’un échange avec un espion du camp opposé. Cette situation pré-
caire impose donc qu’ils soient particulièrement bien camouflés. C’est
pourquoi, avant de rejoindre le pays où on les envoie, ils subissent un
long, très long apprentissage pendant lequel leur « légende » est confec-
tionnée. C’est-à-dire qu’on leur fabrique de toutes pièces une nou-
velle identité et une nouvelle biographie. Ils doivent aussi se familia-
riser avec les us et coutumes du pays où ils seront immergés. Autant dire
que cette préparation coûte très cher.
Les illégaux et les agents agissant sous couverture diplomatique ne
remplissent pas le même rôle. En général, un diplomate travaillant pour
un service secret joue le rôle d’officier traitant, c’est-à-dire qu’il doit recru-
ter des espions, des hommes ou des femmes occupant des fonctions dans
des secteurs sensibles où lui-même ne peut pénétrer. C’est donc essen-
tiellement un collecteur d’informations et un animateur de réseau.
Il en va tout autrement pour l’illégal. Sa mission consiste à infil-
trer lui-même une entreprise ou une institution afin d’y recueillir des
renseignements qu’il transmettra ensuite à sa centrale. Ce solitaire peut
éventuellement constituer son propre réseau en recrutant d’autres taupes
qui, consciemment ou inconsciemment, travailleront pour lui. Une
besogne très délicate à mettre en œuvre.
Dans le métier d’espion, le contact entre un officier traitant et son agent
suscite toujours l’inquiétude: c’est à cet instant que la taupe est la plus vul-
nérable. D’où l’utilisation d’un certain nombre de méthodes sophistiquées,
comme les boîtes à lettres mortes. Il s’agit de déposer un message dans
un endroit convenu à l’avance, une anfractuosité, un trou dans un mur,
etc. Il faut aussi protéger la cachette par un certain nombre de signes,
des marques à la craie par exemple, qui indiquent si la voie est libre ou pas.
Autre hantise de l’espion : la transmission des informations qu’il a
recueillies. Pour l’agent-diplomate, ce n’est pas très difficile car il utilise

60
Mroz : la mort d’un petit capitaine

la valise diplomatique ou les liaisons radio protégées entre l’ambas-


sade et son ministère. En revanche, la tâche des illégaux est plus dan-
gereuse, malgré les progrès des techniques de transmission, condensées
et cryptées grâce aux émissions radio flash. En une ou deux secondes,
on peut envoyer un long message. La besogne des services chargés de
surveiller les échanges radio en devient d’autant plus ardue. En effet,
plus la transmission est brève et moins il est possible de localiser la posi-
tion de l’émetteur.
Après ce long préambule théorique, venons-en à Wladyslaw Mroz.
Ce patronyme inconnu est celui d’un personnage qui a longtemps
retenu l’attention des services secrets français et dont la fin demeure
mystérieuse.
Un soir d’octobre 1960, Paul Prudhon regagne son domicile à
Argenteuil. Prudhon est un homme sans histoire qui exploite une car-
rière située tout près de chez lui, carrière qui lui donne bien des sou-
cis, parce que trop de banlieusards utilisent ce lieu isolé comme
décharge. Or, justement, ce soir-là, M. Prudhon aperçoit une auto, une
403, qui stationne sur le chemin qui conduit à sa carrière. Il s’apprête
à aller voir s’il ne s’agit pas à nouveau de gens indélicats. Avançant sur
la route, il distingue deux hommes, près de la voiture. Mais ceux-ci, dès
qu’ils l’aperçoivent, montent dans leur auto qui démarre en trombe.
Furieux, Prudhon essaie de les poursuivre avec son propre véhicule. Il
renonce vite : la 403 a pris trop d’avance.
Toutefois, avant de rentrer chez lui, il veut voir si les deux person-
nages ont eu le temps de jeter quelques détritus dans sa carrière. Il revient
donc sur les lieux. Et, stupeur, il découvre la présence d’un cadavre !
Les premières constatations établissent que le corps est celui d’un
homme d’une trentaine d’années, tué de trois balles de 7,65 tirées dans
la nuque. Le crime ressemble à une exécution perpétrée par des pro-
fessionnels. Seconde observation : il ne s’agit certainement pas d’un
crime crapuleux car la montre et le stylo en or de l’individu n’ont pas
été volés. D’autre part, les lettres, les factures et le journal polonais qu’il
porte sur lui permettent à la police de l’identifier rapidement. D’origine
polonaise, l’homme s’appelle Wladyslaw Mroz. Il est photographe et

61
Les grands espions du XXe siècle

habite Épinay-sur-Seine. Marié à une Française, il est père de deux


enfants. La police établit aussi que cet homme menait une vie parti-
culièrement tranquille. Tous les matins à la même heure, il emprun-
tait un bus pour la gare d’Argenteuil. Puis il prenait le train, direction
Saint-Lazare. Il gagnait ensuite le magasin de photos où il était employé.
À vingt heures, il était de retour chez lui. Rien, donc, qui puisse expli-
quer son assassinat.
Pourtant, quelques jours plus tard, la presse annonce avec des gros
titres que cet homme tranquille était en réalité un espion de l’Est à la
tête d’un important réseau tout juste démantelé par la DST.
Dans l’information donnée par les journaux, il se trouve bien une
part de vérité. Mais une part seulement : Mroz était vraiment un espion
de l’Est. Toutefois le reste n’est qu’un rideau de fumée soigneusement
élaboré par notre service de contre-espionnage. Alors qui était vraiment
ce petit photographe sans histoire ?
En Pologne, Mroz a effectivement travaillé pour les services secrets
de son pays, précisément pour la Sécurité d’État. Noté comme un très
bon élément, il est d’abord le secrétaire du patron de cet organisme.
Puis il monte en grade et remplit plusieurs missions en Grande-Bretagne
et Israël sous couverture diplomatique. Mais un incident se produit
dans sa carrière quand un transfuge polonais, Michael Golonievski,
révèle aux services occidentaux que le diplomate Wladyslaw Mroz est
en réalité un capitaine des services de la Sécurité d’État polonaise.
À l’époque un certain Philby1 occupe de très hautes fonctions au
MI5, le contre-espionnage britannique. Dès qu’il a connaissance de ces
faits, la taupe prévient aussitôt le KGB. Ce dernier répercute l’infor-
mation à son homologue polonais. Les services secrets polonais, comme
les autres services des pays de l’Est, sont alors entièrement inféodés au
KGB. L’inverse n’est pas toujours vrai. En fait, les Soviétiques consi-
déraient que les services des « pays frères », comme on les appelait à
l’époque, devaient jouer le rôle de satellites, collecteurs d’informations.
Moscou, seul, centralisait les renseignements obtenus.

1. Voir chapitre I.

62
Mroz : la mort d’un petit capitaine

À Varsovie, on apprend donc que Mroz est grillé. En conséquence,


le capitaine s’attend, en toute logique, à ne plus se voir confier de mis-
sions en Occident. Pourtant, quelque temps après, en 1959, Mroz est
autorisé à se rendre en France. Et sous son vrai nom, encore !

Marcel Chalet [ancien patron de la DST] et Thierry


Wolton1 :
Parmi les illégaux, certains sont envoyés en mission pour
simplement s’implanter dans le pays visé, en prévision d’évé-
nements ultérieurs. Ce sont des agents dormants. Inactifs pen-
dant un certain nombre d’années, ils se contenteront de main-
tenir un contact d’entretien avec leur centrale, à des dates très
espacées. Ces agents ont une idée assez précise de ce que pour-
rait être leur futur objectif. Pour cette raison ils s’implan-
tent dans des zones stratégiquement intéressantes. En prin-
cipe ils sont prévus pour être activés en cas de tension entre
l’État « d’accueil » et celui qui les a envoyés. Leur mission peut
même être, à la limite, de rester sur place, après un conflit par
exemple. Les conditions qui auraient pu faire activer ces agents
ne se sont heureusement jamais réalisées.
Quand Wolton demande à son interlocuteur si la
DST a déjà découvert des agents dormants de ce type, l’an-
cien chef du contre-espionnage répond :
Oui, c’est arrivé, sans entrer dans des détails car la matière
est délicate. Dans certains cas, je peux toutefois préciser que
nous nous sommes demandé si, non seulement en France mais
dans plusieurs pays, certains de ces agents n’avaient pas été, en
quelque sorte, « donnés » pour capter notre attention et du
coup nous empêcher d’en trouver d’autres en activité.

L’entrée en France de ce Polonais convaincu d’espionnage n’est-elle


pas une simple manœuvre des services spéciaux de Varsovie? Sinon, com-

1. Les Visiteurs de l’ombre, livre d’entretiens, Grasset, 1990.

63
Les grands espions du XXe siècle

ment expliquer que cet espion démasqué entre en France sous son vrai
nom ? Ce qui peut apparaître à première vue comme une énorme bévue
doit au contraire nous dessiller les yeux sur les manœuvres du KGB. Car
les services de l’Est n’ont pas coutume de commettre de telles erreurs.
Plusieurs explications sont possibles.
Certes, Wladyslaw Mroz a été démasqué par ce transfuge passé à l’Ouest
et son employeur en a été alerté. Mais lui-même, Mroz, le savait-il ? Un
agent grillé devient un agent inutile. En l’envoyant en France, les ser-
vices polonais ont peut-être tenté une manœuvre de diversion. Pendant
que le contre-espionnage s’intéressait à lui, ils pouvaient se livrer à
d’autres activités, voire sauver d’autres agents en difficulté, des espions
plus importants.
Dans le même esprit, on peut élaborer une autre hypothèse, encore
plus cynique : les Polonais auraient pu avoir envie de se débarrasser pour
une raison ou une autre de cet officier en l’envoyant en France où il
ne manquerait pas de se faire arrêter. Une objection cependant : il exis-
tait à l’Est, dans ces années-là, des moyens beaucoup plus radicaux pour
liquider quelqu’un. Cela dit, le régime communiste polonais avait évo-
lué du fait de la déstalinisation. Il devenait moins facile d’éliminer pure-
ment et simplement un élément gênant.
La troisième hypothèse est sans doute la plus vraisemblable.
Wladyslaw Mroz, agent de l’Est bien identifié par les services occi-
dentaux, franchit le rideau de fer. Il ne fait nul doute qu’il sera rapi-
dement repéré, d’autant qu’il n’a pas changé de nom. Alors peut-être a-
t-il pris lui-même l’initiative de se signaler en se présentant d’emblée
aux services de contre-espionnage. Cela signifierait que Mroz a « choisi
la liberté », comme on disait autrefois, en devenant un transfuge dont
les précieuses informations seront exploitées par nos services.
Jusqu’ici, tout concorde. Cependant, si Wladyslaw Mroz a été envoyé
sciemment à l’Ouest par ses employeurs polonais, l’affaire prend un
tout autre aspect. Dans ce cas-là, Mroz devient un faux transfuge chargé
d’intoxiquer la DST.
Décidément, rien n’est clair dans cette affaire. Ce point très impor-
tant, en particulier, fait question : comment Wladyslaw Mroz est-il entré

64
Mroz : la mort d’un petit capitaine

en contact avec le service français de contre-espionnage ? A-t-il été arrêté


ou s’est-il présenté de lui-même? Dans l’hypothèse où l’homme est effec-
tivement un faux transfuge, il est plus plausible de penser qu’il ait attendu
que les policiers de la DST viennent à lui, ce qui serait arrivé tôt ou tard.
Pourtant, en l’occurrence, c’est Mroz qui a pris l’initiative de venir
frapper à la porte des autorités françaises. Cette démarche accrédite la
thèse de l’individu qui choisit de faire défection et de passer à l’Ouest.
Toutefois, ces affaires sont toujours un casse-tête pour les services de
contre-espionnage. Comment peut-on juger de la sincérité d’un homme
qui affirme vouloir trahir son pays ? Au beau milieu d’un joli bouquet
d’informations peut se trouver une fleur vénéneuse. On a déjà vu les ser-
vices de l’Est livrer de bonnes informations et même sacrifier des agents
dans le but de faire passer une seule fausse information capitale pour eux.
C’est dire que le traitement d’un transfuge est toujours un exer-
cice très délicat. Les Américains, eux, utilisent le détecteur de men-
songes. Ils croient dur comme fer à son efficacité. Mais sur ce point
ils ont tort : un homme bien entraîné peut passer à travers les mailles
du filet. Or, les agents que les Soviétiques envoyaient à l’Ouest avaient
souvent subi ce genre d’entraînement qui consiste essentiellement à
apprendre à maîtriser ses émotions. Mieux vaut donc se fier aux ver-
tus de la psychologie, de l’observation et de la patience.

Marcel Chalet et Thierry Wolton1 :


S’il fallait les classer dans un ordre de nocivité décrois-
sante, il faudrait mettre en tête ceux qui font surface peu de
temps après l’arrivée d’un important transfuge qui, lui, avait
beaucoup de révélations à faire. Ce transfuge n° 2 – appe-
lons-le ainsi – a pu être formé dans le but de discréditer le
transfuge n° 1 en apportant au besoin, pour convaincre les
services de contre-espionnage qu’il va rencontrer, des infor-
mations véridiques, vérifiables et, si possible, importantes. Ces
renseignements accréditeront son authenticité et sa loyauté.

1. Op. cit.

65
Les grands espions du XXe siècle

C’est le prototype même du transfuge dangereux. Toutefois, si


l’on parvient à percer son jeu, il peut devenir utile. En pareil
cas, le transfuge n° 1 s’en trouve valorisé et l’opération per-
met de démasquer les intentions obscures de l’adversaire en
offrant une occasion remarquable de voir ce qu’il a dans la
tête, et de déterminer ce à quoi il attache de l’importance par
rapport à d’autres informations plus secondaires. En somme,
c’est un moyen de pénétrer l’adversaire à rebours.
Ces opérations sont intellectuellement fascinantes. Se faire
la main sur les transfuges est l’un des exercices favoris des
membres du contre-espionnage.

Revenons à Mroz. À son arrivée en France, il se rend à la préfec-


ture de police de Paris pour y déposer un dossier de demande d’asile
politique. Son nom alerte les fonctionnaires présents. D’autant qu’à
la préfecture il existait alors une section des Renseignements généraux
spécialiste des affaires d’espionnage. On s’intéresse donc aussitôt à ce
Mroz dont on apprend rapidement qu’il est un agent des services polo-
nais. Son dossier est transmis à la DST.
Convoqué, Mroz ne fait aucune difficulté pour reconnaître qu’il est
capitaine de la Sécurité d’État polonaise. Il est alors mis en observation.
Qu’il soit un vrai ou un faux transfuge, il est important pour la DST
qu’il continue à entretenir des relations avec son service. En même
temps, on s’occupe de pourvoir à ses besoins matériels les plus pres-
sants : on lui trouve un logement et un travail. Dans un pareil cas, les
Américains, par exemple, l’auraient mis au vert pour le débriefer et le
protéger. Mais une telle mesure aurait aussitôt signalé aux Polonais qu’il
était passé de l’autre côté du mur. Il fallait donc prendre le risque de
le laisser dans la nature en exploitant les renseignements qu’il était
susceptible de donner, avec la méfiance qui s’imposait, bien sûr.
Officier, Mroz est d’abord en mesure de livrer des informations
très précieuses sur l’organisation des services polonais. En outre, de toute
évidence, il sait s’il existe des réseaux d’espionnage polonais sur notre
sol. Ainsi, en les dénonçant, il donnera une bonne indication sur son

66
Mroz : la mort d’un petit capitaine

degré de sincérité. À condition, naturellement, que les taupes qu’il aidera


à démasquer soient du gibier de premier choix. Mais là encore, la pru-
dence s’impose.
Cependant, les résultats ne se font pas attendre. Depuis longtemps,
le contre-espionnage sait que les services polonais disposent en France
d’un important chef de réseau dont le nom de code est « Armand ».
Quelques années plus tôt, les hommes de la DST ont même cru l’iden-
tifier. En effet, en surveillant un diplomate soupçonné d’appartenir aux
services secrets polonais, ils ont surpris un rendez-vous furtif entre cet
homme et un inconnu. La DST a organisé une filature et les policiers
ont découvert qu’il s’agissait d’un certain Hermann Bertelé, un libraire
de banlieue.
Le passé politique de ce libraire s’avère très intéressant. D’origine
autrichienne, cet ancien des Brigades internationales a été militant com-
muniste. Pendant la guerre, il a appartenu à un groupe de FTP. À la
Libération, il choisit de demeurer en France où il est naturalisé. Détail
curieux, cet ancien communiste vend ensuite des ouvrages religieux dans
sa librairie. Ce Bertelé, qu’on identifie comme le chef de réseau Armand
est donc mis sous surveillance. Mais l’homme est habile. En alerte per-
manente, il parvient à déjouer les filatures dont il est l’objet.
Rien ne permet alors de l’incriminer. Pour le confondre, il faudrait
que les hommes de la DST arrivent à le prendre en flagrant délit de
livraison de documents, par exemple. De guerre lasse, après plusieurs
années de filatures, les policiers finissent par renoncer. Mais un jour,
soudainement, ils se décident à perquisitionner la librairie et l’appar-
tement de Bertelé. On est en 1959, l’année où, curieux hasard, Mroz
arrive en France. Il est évident que ce dernier n’est pas étranger à l’ac-
tion entreprise par le contre-espionnage.
La moisson se révèle très fructueuse. Les policiers de la DST décou-
vrent chez Bertelé une panoplie de parfait espion : poste radio pour cap-
ter les ondes courtes, codes de déchiffrement, carbone blanc. Hermann
était donc bien Armand. Il ne peut faire autrement que de l’avouer.
Mais en agent expérimenté, il essaie de minimiser son rôle en préten-
dant qu’il ne servait que de boîte à lettres.

67
Les grands espions du XXe siècle

Cette trouvaille débouche sur d’autres arrestations car Bertelé est le


pivot d’un réseau qui espionnait essentiellement l’Otan, dont le siège
est alors à Paris, et des installations militaires françaises. De nombreuses
taupes sont démasquées, des ingénieurs en particulier. La dernière tombe
dix jours seulement avant l’assassinat de Wladyslaw Mroz. Il s’agit d’un
aristocrate d’origine hongroise qui a d’abord travaillé à l’arsenal de Toulon.
Surpris en train de photographier des documents secrets, il est licencié et
se reconvertit dans le privé, sans être jamais inquiété, aussi surprenant que
cela paraisse. Pourtant, embauché dans une entreprise qui expérimente
des métaux spéciaux, il continue à transmettre des secrets de fabrica-
tion aux services polonais. Il est victime de sa cupidité. Il lui fallait de l’ar-
gent, toujours plus d’argent, pour rembourser ses dettes de jeu.
Ainsi, il semble que Mroz se soit montré loyal. Mais en apparence
seulement. Si, en effet, Mroz a permis que soit démantelé le réseau
« Armand », il est aussi clair qu’il n’a pas tout révélé à nos services. Il
existait alors un autre réseau polonais en France, le réseau « Béatrice »,
ô combien plus dangereux que celui mis en place par Hermann Bertelé.
Il n’est donc pas exclu que Mroz ait donné le réseau « Armand » pour
mieux protéger le réseau « Béatrice ». « Béatrice », alias Joseph Bitonski,
n’a été réellement démasqué qu’en 1963, trois ans après la mort de
Mroz. Mais il était surveillé depuis longtemps par le contre-espionnage.
Pourtant, Bitonski, titulaire de la Légion d’honneur, avait les plus
belles références qu’on puisse imaginer. Ce Polonais, arrivé en France
après la défaite de son pays devant les nazis, s’est aussitôt engagé dans
l’armée française. Puis après la débâcle et l’armistice, il a rejoint les rangs
de la Résistance. Après la guerre, il est resté en France, comme Bertelé,
mais à la différence que ce dernier a conservé sa nationalité polonaise.
Il anime la section française d’un parti politique, le PSL, Parti paysan
polonais en exil, un parti en principe anticommuniste. Mais quand il
se produit en Pologne, à la faveur de la déstalinisation, un assouplis-
sement du régime, Bitonski se rapproche de Varsovie, rompt avec le
PSL et crée un nouveau parti, le Parti paysan populaire. En fait, il s’agit,
même si ce n’est pas dit clairement, de rallier les nombreux émigrés
polonais de France à la cause du régime communiste de Varsovie.

68
Mroz : la mort d’un petit capitaine

Voilà une raison suffisante de soupçonner Bitonski qui, par ailleurs,


rencontre beaucoup de monde. Des hommes politiques, bien sûr, mais
aussi des journalistes, des diplomates. En outre, il vit sur un grand pied.
Quand on finira par l’arrêter, on découvrira chez lui, comme chez Bertelé,
tout un matériel d’espion. Bitonski était payé par les services polonais pour
fournir des renseignements politiques, économiques et, évidemment, de
discrètes informations sur la communauté polonaise de France.
Certes, Wladyslaw Mroz connaissait probablement l’existence de
« Béatrice ». Malgré tout, plusieurs éléments plaident quand même
en faveur de sa loyauté. Le transfuge a d’abord fourni à la DST de pré-
cieuses informations sur les techniques utilisées par les services polo-
nais et plus généralement les services des pays de l’Est : des techniques
utilisées par les officiers traitants pour organiser sans risque des ren-
contres avec leurs agents ; ou encore des ficelles permettant par exemple
d’échapper aux filatures. Les policiers de la DST ont ainsi appris que
les espions de l’Est avaient systématiquement repéré tous les bâtiments
de Paris comportant une double entrée afin de couper une filature.

Roger Faligot et Pascal Krop1 :


[Les auteurs relatent certaines des techniques utilisées
par les espions de l’Est pour échapper aux filatures, de celles
qui ont peut-être été révélées aux agents français par
Wladyslaw Mroz.]
Les Tchèques donnent du fil à retordre à la DST. Ils
ont imaginé « le coup de la première classe ». Le résident du
STB, le service secret tchèque, se déplace aux heures creuses.
Il s’engouffre dans la station de métro La Motte-Picquet, à
deux pas de l’ambassade, direction gare d’Austerlitz, et choi-
sit toujours le wagon du milieu, en première classe. Pour le
suivre, le fileur de la DST agit pareillement. Il est facile de
dévisager les passagers, peu nombreux l’après-midi. À la sta-
tion Émile-Zola, le Tchèque change de wagon pour monter

1. Police Secrète, Flammarion, 1999.

69
Les grands espions du XXe siècle

en seconde. Qui, sinon un poursuivant, déciderait, avec en


poche un ticket de première, de l’accompagner en seconde ?
À la même époque, à Prague, quand une voiture sort en
trombe de l’ambassade française, elle bifurque à droite, et, par
malchance, le feu se met au rouge. En fait, un policier est
chargé de commander manuellement le rouge, dès qu’on lui
annonce par radio qu’une automobile sort de l’ambassade de
France. Ce ralentissement permet à la voiture du STB d’en-
gager la filature: « C’est le commandant Crignola, du SDECE,
on peut y aller ! » annonce rituellement le chef d’équipe tan-
dis que sa Volga-Zis démarre sur les chapeaux de roues pour
ne plus quitter le Français. Il faudra des années au SDECE
pour saisir l’astuce, et diriger vers le fameux feu une voiture
leurre tandis que ses hommes se faufilent à pied dans la direc-
tion opposée.

Mroz a véritablement rendu des services à la France. Grâce à lui, la DST


a enregistré de réels progrès dans sa lutte contre l’espionnage venu de l’Est.
Le second élément qui plaide en sa faveur, c’est sa mort, malheu-
reusement. Il ne fait aucun doute que ce sont des tueurs des services
polonais qui l’ont abattu. Il représentait donc un véritable danger. Les
Polonais n’auraient pas abattu un faux transfuge. Mroz a été trahi ou
s’est trahi lui-même en se rendant à un rendez-vous avec ses contacts
de la DST. On peut aussi imaginer que les agents polonais avec lesquels
il était toujours en contact se sont rendu compte qu’il était l’objet d’une
surveillance. Quant à la protection dont il bénéficiait ipso facto, elle a
failli ce soir-là. À moins qu’on ait estimé qu’on pouvait désormais lui
faire confiance et qu’il n’avait plus besoin d’être surveillé.
Enfin, un dernier élément permet de penser que Wladyslaw Mroz
a été un transfuge de bonne foi : ce rideau de fumée édifié après sa mort.
La presse, informée par la DST, a révélé que Mroz était à la tête d’un
important réseau d’espions de l’Est qu’elle venait de démanteler.
Effectivement, plusieurs arrestations avaient eu lieu. Mais on appren-
dra bien après que, la plupart du temps, il s’agissait du menu fretin

70
Mroz : la mort d’un petit capitaine

ou même de gens sans lien avec le renseignement. Ils bénéficieront


d’ailleurs presque tous de non-lieux.
En réalité, toute l’opération était destinée à intoxiquer les Polonais.
Il fallait leur faire croire que Wladyslaw Mroz n’avait jamais trahi et
qu’ils l’avaient soupçonné et tué par erreur. L’objectif étant de proté-
ger le capital d’informations fournies par le transfuge, un capital qui
n’avait pas encore été totalement exploité et dont les Polonais devaient
à tout prix ignorer la richesse.
VI
Un tunnel à Berlin

Berlin. La ville qui symbolisait le mieux la tension permanente qui


existait entre l’Ouest et l’Est et où, avant la construction du mur en
1961, les deux superpuissances de l’un et l’autre camp étaient encore
en contact direct. Alors que partout ailleurs, le rideau de fer imposait
une stricte séparation entre les deux mondes.
Vingt ans après la destruction du mur, soixante ans après le com-
mencement de la guerre froide, on a du mal à imaginer ce qu’était à
l’époque la vie à Berlin. À moins, bien sûr, de se replonger dans les
romans de John Le Carré.
L’ex-capitale du IIIe Reich était alors un nid d’espions. Et la période
était étrange car on y trahissait encore par conviction…

Berlin, dans les années 1950, était un monde à part, une sorte d’îlot,
sans vraie frontière entre les secteurs de l’Ouest et celui de l’Est, c’est-
à-dire entre les secteurs contrôlés par les États-Unis, la Grande-Bretagne
et la France et le secteur soviétique. On pouvait alors passer libre-
ment d’un secteur à l’autre. Les contrôles n’existaient qu’en surface
et il suffisait de prendre le métro pour traverser sans difficultés la limite
théorique entre l’Ouest et l’Est. Dans ces conditions, Berlin était un
terrain de chasse idéal pour les espions de tout poil. Les plus nom-
breux, du côté occidental, étaient des agents américains et anglais, sou-
vent suppléés par des Allemands de l’Ouest qui, sous la direction du
général Gehlen1, réorganisaient leurs services. Dans cette ville qui
grouillait d’espions, il s’agissait essentiellement de faire du débauchage,

1. Voir chapitre VIII.

73
Les grands espions du XXe siècle

de retourner des membres des services ennemis. Mais pas seulement


des agents, car il fallait à tout prix recruter des fonctionnaires, des diplo-
mates, des militaires.
Tout cela était extraordinairement compliqué: les services, quels qu’ils
fussent, n’étaient jamais à l’abri de manœuvres d’infiltration. En outre,
même s’il était relativement facile de passer d’un secteur à l’autre, la fron-
tière était aussi psychologique et économique. En clair, il n’était pas
très recommandé d’être remarqué dans un secteur hostile, de peur d’être
suspecté de jouer un double jeu. Quant aux difficultés économiques,
elles tenaient à ce que le mark occidental valait beaucoup plus cher que
le mark oriental. Par conséquent, il était difficile aux Soviétiques des
troupes d’occupation d’aller faire leurs courses à l’Ouest ou encore d’al-
ler s’y amuser dans les innombrables boîtes de nuit. Car c’était cela aussi,
Berlin : un gigantesque lieu de plaisir. Mais pratiquement interdit aux
Soviétiques et aux Allemands de l’Est, parce que trop cher.
Cet état de fait a inspiré aux agents du MI61 un stratagème pour
attirer les Russes et les recruter. Les Britanniques savaient que les produits
occidentaux faisaient rêver les Soviétiques. Par exemple les bas, les
montres, les sous-vêtements féminins de luxe… Aussi, avec l’aide de
quelques trafiquants locaux, ont-ils purement et simplement créé un
magasin clandestin à l’intention de ces envieux. Le fonctionnement en
était très simple : le MI6 avait loué un très bel appartement non loin de
la zone soviétique pour y installer ce magasin clandestin, où l’on pou-
vait acquérir des produits de luxe introuvables à l’Est, à des prix défiant
toute concurrence. Les clients étaient approchés par des rabatteurs, sou-
vent des prostituées ou des entraîneuses qui travaillaient dans les éta-
blissements situés à l’Est. Une fois arrivé dans ce magasin clandestin, le
« client » était traité avec prévenance par le personnel. On lui consen-
tait des tarifs extraordinaires, des crédits s’il le fallait. Puis à la visite sui-
vante, comme par hasard, un autre homme était présent. Un agent anglais
bien entendu. Le vrai travail pouvait commencer. Il fallait se débrouiller

1. Service britannique de renseignement extérieur, l’un des départements de


l’Intelligence Service.

74
Un tunnel à Berlin

pour mettre le Russe en confiance, conquérir son amitié, mais surtout


découvrir ses goûts, ses vices… Pour ensuite en faire un agent.
Toutefois, ce système ingénieux n’a pas toujours donné de très bons
résultats. En effet, il ne faut pas oublier que les Soviétiques étaient très
surveillés et l’opération était tout de même assez limpide sinon voyante.
Ce fut donc un semi-échec. Pourtant les Anglais ont bien cru avoir une
touche sérieuse : une Soviétique, assez jolie femme. Cependant, après
enquête, il s’est révélé que cette jeune personne n’était nullement russe
mais travaillait en réalité pour la CIA, qui avait essayé de percer les
secrets de ce faux magasin ! La concurrence existait aussi entre les ser-
vices alliés.
L’aventure du magasin aux espions s’est donc rapidement terminée.
Mais la chasse aux renseignements ne s’est pas arrêtée pour autant. Elle
va même prendre un aspect spectaculaire avec un personnage tout à fait
exceptionnel: George Blake, une taupe britannique qui travaillait depuis
longtemps pour Moscou, et qui a sans doute été l’un des espions les
plus importants de son époque, celui qui a peut-être causé le plus de
dégâts dans les organes occidentaux.
George Blake a eu une vie étonnante et pour le moins mouvemen-
tée. Il est né au début des années 1920 aux Pays-Bas. Sa mère est hol-
landaise. Son père, Albert Behar, a lui-même mené une existence assez
aventureuse. Fils d’un riche marchand juif de Smyrne installé au Caire,
Behar, sujet britannique, a fait la guerre de 14-18 dans la Légion étran-
gère puis dans l’armée anglaise. Plusieurs fois blessé et décoré, il se fixe
après la guerre aux Pays-Bas où il rencontre sa future épouse. Il a juste
le temps de lui faire trois enfants avant de quitter le foyer conjugal. Il
meurt en 1936 à Rotterdam à l’âge de quarante-cinq ans.
Sans ressources, la mère de George décide alors de confier son fils
à la famille de son mari, qui réside en Égypte. Là, le futur espion1 est
recueilli par une tante, une femme mariée à un richissime banquier, un
certain Curiel. Il s’agit du père d’Henri Curiel, un dirigeant révolu-
tionnaire assassiné en France en 1978. On a d’ailleurs prétendu à tort

1. Il doit son patronyme de Blake au second mari de sa mère, un citoyen anglais.

75
Les grands espions du XXe siècle

que Curiel était un agent du KGB et une véritable campagne de presse,


précédant sa mort, a même été organisée contre lui. Ce qui est établi,
en revanche, c’est que Curiel a été le fondateur du Parti communiste
égyptien. Plus tard, il a donc été tentant de suggérer que Blake avait été
recruté par son cousin Curiel comme agent du KGB. Cependant le
jeune homme, lorsqu’il a rencontré Curiel, n’avait que quatorze ans.
Un âge un peu tendre pour devenir un espion. D’autre part, Blake n’a
séjourné au total qu’un peu plus de deux ans en Égypte. Enfin, Blake
n’a eu plus tard nul besoin de Curiel pour devenir un agent double et
un espion convaincu, la suite de cette histoire le prouve.
Pourtant, Georges Suffert, le journaliste qui est à l’origine de la
campagne de presse désignant Curiel comme un homme du KGB,
a publié dans Le Point, en 1977, un long article sur George Blake.
Il affirme que lors de son séjour en Égypte, l’adolescent a été fasciné
par son cousin. George, désormais, n’aurait eu de cesse de devenir
l’émule d’Henri Curiel. Et le journaliste de souligner le fait que sa
parenté avec son cousin n’est curieusement jamais apparue dans son
dossier de l’Intelligence Service.

Georges Suffert1 :
Henri Curiel est la pièce manquante du puzzle de la tra-
hison de George Blake, l’une des clefs secrètes du plus formi-
dable bluff de l’histoire du renseignement et d’une énigme
toujours en cours. George Blake, à Moscou, et Henri Curiel,
à Paris, sont-ils toujours liés, toujours opérationnels pour la
« pénétration » des groupuscules marginaux ou terroristes
au sein du tiers-monde ? Ce n’est peut-être pas par hasard que
George Blake a été aidé dans sa fuite par Sean Bourke, ter-
roriste de l’IRA, et qu’Henri Curiel s’est occupé, spécialement,
de la subversion en Irlande. Amer paradoxe tout de même :
au terme, c’est finalement le disciple fasciné à l’âge de qua-
torze ans qui est aujourd’hui l’officier traitant, et le maître

1. Le Point, 1977.

76
Un tunnel à Berlin

d’hier, le manipulé. George Blake le marginal est à Moscou,


tranquille, honoré, décoré. Il est chez lui : des voyageurs l’ont
vu se promener librement en plein jour. Henri Curiel, lui,
reste dans l’ombre.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Blake se trouve en


vacances chez sa mère, en Hollande. En tant que sujet britannique, il
est interné quelques semaines par l’occupant. Mais dès sa libération,
le jeune homme n’hésite pas une seconde et s’engage dans la Résistance !
Un geste courageux : il a tout juste dix-huit ans et, demi-juif, il prend
encore plus de risques que ses camarades clandestins.
Blake passe en France, prend contact avec des résistants, réussit à fran-
chir les Pyrénées mais se fait arrêter par la police espagnole. Enfin, après
nombre de mésaventures, il parvient à gagner l’Angleterre. Après avoir
rempli maints dossiers et répondu à plusieurs interrogatoires, il est incor-
poré dans la marine où il reçoit une formation d’officier. Devenu officier,
George Blake exprime le souhait de rejoindre les services secrets : s’il
demande cette affectation, c’est parce qu’il désire devenir agent de liaison
entre Londres et la résistance hollandaise. Après avoir subi un sévère entraî-
nement de parachutisme, Blake est admis dans le Secret Intelligence
Service, section MI6. Toutefois, alors que la guerre vit ses derniers mois,
Blake ne pourra pas réaliser son rêve : sauter au-dessus de la Hollande.
Lorsqu’il arrivera enfin dans son pays natal pour y installer une antenne
du service secret, les Pays-Bas auront déjà été libérés.
Après la victoire alliée, Blake continue d’apprendre son métier
d’agent secret, puis il est envoyé en Allemagne occupée où il est chargé
de monter un réseau de renseignement servant à espionner les
Soviétiques présents dans l’autre Allemagne, celle de l’Est. Officier per-
manent du MI6, il lui est ensuite demandé de suivre des cours de russe
à Cambridge. Cambridge qui a décidément joué un grand rôle dans
l’histoire de l’espionnage puisque c’est sur ce campus prestigieux qu’ont
été recrutés Philby et les autres1.

1. Voir chapitre I.

77
Les grands espions du XXe siècle

George Blake1 :
Je considère le temps que je passai à Cambridge comme
un des tournants de mon existence qui m’ouvrit de nouveaux
horizons. J’acquis la clé des trésors de la littérature russe, je
commençai à mieux comprendre le peuple russe et à me
prendre d’intérêt et de sympathie pour ses coutumes et ses tra-
ditions. Jusqu’alors je n’avais guère fait de distinction entre
les notions de « russe » et de « soviétique » ; je voyais les Russes
comme des semi-barbares, opprimés par une dictature impi-
toyable et athée, qui persécutait sans relâche tous les chrétiens.
Pendant la guerre, j’avais, bien sûr, regardé l’Union sovié-
tique avec espoir, j’avais admiré son esprit combatif et salué
ses victoires, conscient que les combats sur le front de l’Est
auraient une influence décisive sur l’issue de la guerre. Mais
ces sentiments étaient d’une part mêlés de peur et d’antipa-
thie pour le communisme, d’autre part dénués de toute affec-
tion particulière pour le peuple russe.

Il semble donc – et Blake, en 1990, n’avait aucune raison de mentir –


que le futur agent double était encore loin d’avoir fait sa révolution
culturelle.
Une fois sa formation terminée, Blake est envoyé à Séoul en Corée
du Sud, en tant qu’agent secret et sous couverture diplomatique évi-
demment. Officiellement, il est vice-consul. Séoul est alors l’un des
points chauds du globe. La guerre de Corée n’a pas encore commencé
mais après 1949 et la prise du pouvoir de Mao en Chine, on s’attend
à tout moment à ce que les troupes du Nord envahissent la Corée du
Sud. D’autre part, Séoul n’est guère éloignée de Vladivostok. L’une des
missions de Blake consiste donc à recueillir des informations sur les ins-
tallations militaires de ces provinces maritimes de l’URSS.
À Séoul, il est profondément marqué par ce qu’il observe : la cor-
ruption du régime et les méthodes brutales de la police. Lorsque la guerre

1. Une vie d’espion – Mémoires, Stock, 1990.

78
Un tunnel à Berlin

éclate, Blake, comme d’autres diplomates ou agents, est pris au piège


dans Séoul rapidement conquise par les troupes nord-coréennes. Il est
fait prisonnier et malgré une tentative d’évasion, il restera trois ans aux
mains des communistes. Trois années très dures dans un camp où l’on
n’est pas particulièrement tendre avec les représentants de l’impérialisme,
comme on dit à l’époque. Si Blake, à ce moment-là, avait déjà été un
agent de l’Est, il est peu probable qu’il aurait été traité aussi durement.
Au contraire, on se serait certainement débrouillé pour qu’il s’évade.
Malgré ces conditions de détention, Blake, pendant sa longue cap-
tivité, réfléchit, lit… Pour lui, si ses geôliers sont aussi impitoyables,
c’est à cause de la guerre, une guerre elle-même impitoyable, meurtrière.
Une guerre dont il attribue la responsabilité aux seuls États-Unis.
Est-il alors victime du syndrome de Stockholm, qui fait que les
otages finissent par éprouver de la sympathie pour ceux qui les détien-
nent ? Ou bien a-t-il subi un lavage de cerveau ? En tout cas, alors qu’il
est encore prisonnier, Blake fait passer une lettre aux représentants
soviétiques en Corée du Nord. C’est une offre de service, qui sera accep-
tée assez rapidement. Pour le KGB, Blake peut se révéler être une recrue
de choix. Mais, très intelligemment, on se garde bien de le faire libé-
rer prématurément, afin de ne pas éveiller les soupçons de ses
employeurs britanniques.
George Blake, enfin libéré, peut rejoindre la Grande-Bretagne où
il est accueilli en héros. Il ne tarde pas à reprendre son travail d’agent et
est nommé à Berlin ! Nous sommes en 1955 et Blake va alors pouvoir
donner la mesure de ses talents, pour le plus grand profit de ses nou-
veaux employeurs.

George Blake1 :
La question qu’il me fallait maintenant examiner, c’était
quelle action choisir. Il me semblait que, dans la situation
particulière où je me trouvais, trois voies s’ouvraient à moi.
Premièrement, je pouvais demander l’autorisation de rester

1. Op. cit.

79
Les grands espions du XXe siècle

en Corée du Nord quand la guerre serait terminée pour aider


à la reconstruction de ce pays. Deuxièmement, je pouvais
retourner en Angleterre, démissionner du service, m’inscrire
au parti communiste et vendre le Daily Worker ou faire un
autre travail de propagande de ce genre. Troisièmement, je
pouvais utiliser ma position au SIS pour transmettre à
l’Union soviétique des renseignements qui passaient à ma por-
tée sur les opérations menées par le SIS et d’autres services
de renseignement occidentaux contre ce pays, contre ceux du
bloc socialiste et contre le mouvement révolutionnaire mon-
dial – et, ce faisant, les condamner à l’échec […]. Je me ren-
dais compte que j’allais trahir la confiance que l’on avait mise
en moi, trahir mes amis et mes collègues du service. Je savais
aussi que j’allais trahir le pays à qui je devais fidélité. Je sou-
pesai tout cela et, au bout du compte, j’estimai que je devais
assumer cette culpabilité, si lourde qu’elle fût. Être dans une
position où l’on peut prêter assistance à une si grande cause et
ne pas le faire, serait encore plus répréhensible.

Un agent n’a d’existence que s’il renseigne parfaitement le service auquel


il appartient. Or, afin de se rendre indispensable pour les services britan-
niques, Blake avait mis au point un système très intelligent. S’il voulait res-
ter crédible, il lui fallait apporter du solide. Il s’en est alors ouvert à son
officier traitant du KGB et celui-ci lui a désigné un fonctionnaire sovié-
tique installé à Berlin, un homme qui serait désormais sa source de ren-
seignement. Ce qui est extraordinaire est que ce Soviétique, dont le nom
de code était « Boris », était une vraie taupe, démasquée par le KGB mais
laissée en place aux fins d’intoxiquer l’adversaire. Ce personnage n’a donc
jamais su qu’il communiquait des informations à un agent double. Un
coup de maître puisque même si cette taupe décidait de faire défection
et de passer à l’Ouest, Blake ne pouvait pas être soupçonné de trahison.
Pour le Soviétique, ce dernier était un véritable agent anglais.
Cette géniale manipulation conduit tout droit à l’opération Gold, cou-
ronnement de la carrière d’espion de Blake. À l’époque, on étudie déjà

80
Un tunnel à Berlin

sérieusement les méthodes d’espionnage techniques et électroniques (tech-


nint), par opposition au renseignement humain (humint). Ainsi, quelque
temps plus tôt, à Vienne, les Occidentaux ont réussi à mettre sur écoute
les communications soviétiques dans la capitale autrichienne. C’est à par-
tir de cet exemple qu’ils ont mis au point l’opération Gold, la construction
d’un tunnel sous Berlin-Est ! La galerie doit mesurer cinq cents mètres
de long et aboutir au complexe militaire soviétique de Karlshorst qui abrite
le quartier général du renseignement. Le but étant de pirater les com-
munications des Soviétiques en plaçant des bretelles sur leurs lignes télé-
phoniques souterraines. La construction du tunnel n’a pas été sans mal,
tous les travaux devant rester invisibles à la surface! Aussi les constructeurs
les ont-ils dissimulés sous couvert de l’édification d’un radar pour l’US Air
Force. Mais, lorsque l’ouvrage a atteint la partie est de Berlin, il a fallu
redoubler de prudence pour ne pas donner l’alerte. Autre obstacle de taille,
l’évacuation des terres: en tout, plus de mille mètres cubes. Les ingénieurs
ont alors imaginé de creuse d’un entrepôt souterrain adjacent au tunnel
pour y déverser les gravats. Il y eut encore mille autres problèmes tech-
niques à résoudre. Par exemple, les opérateurs qui travailleraient dans la
chambre d’écoute devaient bénéficier de l’air conditionné. Mais en aucun
cas il ne fallait dégager de chaleur, le tunnel se trouvant à deux mètres sous
la surface : si de la chaleur s’en échappait, elle aurait fait fondre la neige
accumulée sur le sol en hiver, révélant ainsi le tracé du tunnel!
Les travaux durèrent presque un an: début 1955, les branchements sont
effectués et les enregistrements peuvent commencer. Des centaines de kilo-
mètres de bandes magnétiques, à tel point que, lorsque l’opération Gold
prit fin, il fallut encore deux ans pour décrypter ce fabuleux matériel!
Le tunnel a été construit avec l’assistance technique et financière des
Américains, mais par des Britanniques. Blake, en poste à Berlin, a été l’un
des artisans de son édification! Cette extraordinaire opération, dès qu’elle
a été réalisée, a permis pendant plus d’un an, le piratage téléphonique
de centaines de lignes des Soviétiques et fourni une masse énorme de ren-
seignements aux Occidentaux. Mais quelle était leur fiabilité puisque
l’agent double Blake n’avait pas manqué d’informer son correspondant
du KGB à propos de cette originale méthode d’espionnage ?

81
Les grands espions du XXe siècle

Selon la version rendue publique par Moscou, un jour d’avril 1956,


les Soviétiques constatent des dysfonctionnements sur leurs lignes télé-
phoniques du quartier général de Karlshorst… Ils entreprennent des
vérifications et découvrent le pot aux roses : le tunnel et les installations
d’écoute, ces bretelles censées avoir perturbé le fonctionnement des
lignes. En suivant le tunnel, ils s’aperçoivent que la galerie conduit
jusque dans le secteur américain. Aussitôt, décidant d’exploiter cette
découverte, les autorités soviétiques convoquent une conférence de
presse, invitent les journalistes à déambuler eux-mêmes dans le tunnel.
C’est un énorme succès pour la propagande soviétique qui a beau jeu
de dénoncer les manœuvres d’espionnage de la CIA !
Ce succès se retourne néanmoins contre les Soviétiques, car les jour-
nalistes qui ont assisté à la démonstration ont également mis en valeur
l’exploit technique réalisé par les Anglo-Saxons qui ont même réussi
à ne perdre aucun homme dans l’aventure : les abords de l’ouvrage
étaient surveillés en permanence et dès que les guetteurs ont signalé une
activité inhabituelle au-dessus du tracé du tunnel, ils ont donné l’alerte
et permis l’évacuation des opérateurs.
Mais si le KGB connaissait l’existence du tunnel, pourquoi les
Soviétiques ne sont-ils pas intervenus plus tôt ?
La première explication serait que, le quartier général espionné dépen-
dant de l’armée, le KGB aurait « négligé » d’en avertir son homologue mili-
taire, le GRU. Plusieurs analystes occidentaux apportent du crédit à cette
hypothèse, qui arrangeait bien les services secrets de l’Ouest. En effet, les
Anglo-Saxons, surtout les Américains, ont toujours prétendu que, grâce au
tunnel, ils avaient accru de façon considérable leurs informations sur l’état
des forces du pacte de Varsovie. Notamment en ce qui concernait les effec-
tifs, les armes, les stratégies. Mais pour rendre tout cela crédible, il fallait
expliquer pourquoi, malgré la trahison de Blake qui sera révélée quelques
années plus tard, ils avaient pu s’emparer d’autant de renseignements impor-
tants. Seule la fable de la rivalité entre Soviétiques pouvait accréditer cette
thèse! D’autant qu’il est toujours difficile d’avouer qu’on a été abusé!
Il est donc vraisemblable que le tunnel a, dès le départ, servi la dés-
information soviétique. Cependant, les Russes jouaient avec le feu dans

82
Un tunnel à Berlin

cette manipulation et l’on peut se demander jusqu’où ils ont osé aller
dans l’intoxication. Le jeu était tentant, mais risqué : si les Anglais et les
Américains se doutaient un jour de la supercherie, ils pouvaient remon-
ter jusqu’à Blake… Or, un service secret n’a pas souvent l’occasion
d’avoir un agent infiltré au sein même de la citadelle ennemie. Il fal-
lait donc à tout prix que Blake ne soit jamais soupçonné. Voilà pour-
quoi la découverte du tunnel devait paraître accidentelle.

George Blake1 :
Pour ma part, j’avais naturellement suivi avec une cer-
taine anxiété des développements dont je savais qu’ils ne man-
queraient pas de se produire. Je guettais le moindre signe de
soupçon, de la part du SIS ou de la CIA, que les Soviétiques
avaient pu être renseignés. Mais la « découverte » avait été
mise en scène avec une telle habileté qu’une enquête menée peu
après, conjointement par le SIS et la CIA, sur les circonstances
entourant la fin de l’opération aboutit à la conclusion que la
cause en était d’ordre purement technique et qu’il n’était pas
question de fuite. Ce que le KGB avait fait, c’était d’attendre
qu’une réelle défaillance se produisît sur un câble ; d’où l’ins-
pection, qui fournit aux équipes des transmissions, apparem-
ment de bonne foi, une raison de découvrir l’écoute télépho-
nique. Comme les Américains surveillaient le câble, eux aussi
étaient au courant de cette défaillance : aussi considérèrent-
ils l’intervention soviétique comme parfaitement logique.

George Blake est donc passé à travers les mailles du filet et après l’épi-
sode du tunnel, il a continué à faire son petit boulot d’agent double.
Il finira tout de même par être démasqué à cause d’un transfuge polo-
nais passé à la CIA, en 1961.
Blake est arrêté, jugé et au cours du procès, il ne fait pas mystère de son
travail d’agent double. Bien au contraire, il se félicite, en tant que marxiste

1. Op. cit.

83
Les grands espions du XXe siècle

convaincu, d’avoir pu aider l’URSS. Il est condamné à quarante-deux ans


de prison et purgera sa peine dans l’une des prisons les plus étroitement
surveillées du royaume, Wormwood Scrubs. Mais il était dit que Blake n’était
décidément pas un homme comme les autres car, en 1967, il réussit à s’éva-
der ! Il a apparemment bénéficié de la complicité d’anciens détenus qui
auraient appartenu à l’IRA. Il est néanmoins légitime de nourrir des doutes
sur cette explication. En effet, un espion arrêté sert souvent de monnaie
d’échange pour obtenir la libération d’autres agents détenus par l’adversaire.
Blake aurait donc pu s’échapper à la faveur d’un tel marché.
Quoi qu’il en soit, l’agent double a tranquillement rejoint l’URSS.
Il est aujourd’hui protégé par le service secret qui a pris la suite du KGB
et il lui arrive de donner des cours aux aspirants qui s’engagent dans
les services secrets russes, des services qui ne sont pourtant plus com-
munistes. Mais Blake est peut-être devenu un authentique patriote russe,
même s’il a gardé sa nationalité britannique. Il aurait même abandonné
sa foi communiste pour se convertir à l’orthodoxie. Dans sa très dis-
crète mais confortable datcha de Voronej, il vit douillettement et
demeure un héros pour les Russes. Blake a d’ailleurs été décoré de l’ordre
du Drapeau rouge, une distinction qui n’est décernée qu’aux plus valeu-
reux des combattants. Mieux encore, il y a tout juste deux ans, il a
reçu des mains mêmes de Vladimir Poutine la médaille de l’Amitié, la
plus haute décoration qui puisse être attribuée à un non-Russe ! Une
preuve supplémentaire que Blake a certainement été l’un des espions
soviétiques les plus importants de ce siècle.
George Blake, espion par conviction, a également été à l’origine
de l’arrestation de plusieurs dizaines d’agents de l’Est qui travaillaient
pour les Américains ou les Anglais.

Christopher Andrew et Oleg Gordievsky1 :


Au cours des quatre ans qu’il passa à Berlin, Blake
« donna » plusieurs agents britanniques et américains, parmi
lesquels le général de division Robert Bialek, du service de

1. Le KGB dans le monde, Fayard, 1990.

84
Un tunnel à Berlin

la Sécurité d’État (SSD) de la RDA, qui avait fait défec-


tion en 1953 et vivait à Berlin-Ouest sous une identité d’em-
prunt. Un soir de février 1956, alors qu’il promenait son
chien, il fut brutalement jeté dans une voiture, ramené au
quartier général du SSD à Berlin-Est et exécuté. Blake tra-
hit aussi le lieutenant-colonel du GRU (les services secrets
de l’armée soviétique) Piotr Popov, qui était devenu en 1953
la plus importante taupe de la CIA dans le service de ren-
seignement soviétique. En 1959, quelques mois après le retour
de Blake à Londres, Popov fut arrêté par le KGB. Son pro-
cès secret eut lieu en 1963 dans la grande salle du mess des
officiers du KGB. Toutes les dépositions, y compris celle de
Popov, furent soigneusement répétées avant l’ouverture des
débats, et la procédure dura moins de deux heures. Popov passa
devant un peloton d’exécution.

Blake, s’il n’a pas nié ces dénonciations, qu’il estime à quatre cents,
affirme qu’aucune d’entre elles n’a donné lieu à des peines de mort. C’est
ce qu’il avait exigé du KGB ! Mais les Soviétiques ne se sont peut-être
pas tenus obligés de respecter leur engagement.
Un dernier détail plutôt pittoresque : c’est en 1990 que Blake publie
ses Mémoires en Occident, et en particulier en Angleterre. Le gouver-
nement britannique veut l’empêcher de toucher ses droits d’auteur au
motif que dans cet ouvrage Blake trahit des secrets de l’Intelligence
Service. Un procès a lieu mais le juge estime que Blake, ayant reconnu
sa trahison, ne peut être tenu au silence à vie. Le gouvernement est donc
débouté. Dernier succès de l’espion !
VII
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

C’était il y a quarante-cinq ans exactement, à l’occasion de la crise


des fusées de Cuba. La semaine où la guerre atomique a failli écla-
ter ! le monde, semble-t-il, est passé tout près de l’anéantissement
nucléaire. « Semble-t-il », car dans le jeu des deux supergrands qui
s’affrontaient alors, il y avait aussi une grande part de bluff. Et les
deux « K », Kennedy et Khrouchtchev, n’étaient ni l’un ni l’autre vrai-
ment décidés à appuyer sur le bouton du feu nucléaire.
Mais cette dramatique semaine au cours de laquelle le monde
entier a tremblé dissimule aussi une extraordinaire histoire d’es-
pionnage. En réalité, les cartes étaient biseautées depuis le début et
chacun des partenaires de cette fantastique partie de poker menteur
en savait beaucoup plus qu’il ne voulait bien le reconnaître.
L’homme clé de cette affaire s’appelait Oleg Vladimirovitch
Penkovsky. Il était colonel dans les services de renseignement de l’ar-
mée soviétique, le GRU. Mais d’abord un bref rappel de cette crise
de Cuba.
Le 22 octobre 1962, le président Kennedy apparaît sur les écrans
de télévision américains. Il est inhabituellement grave. Il annonce à
ses compatriotes que les États-Unis ont la preuve que des bases de lan-
cement de fusées balistiques soviétiques sont en cours d’installation
à Cuba. Des fusées équipées de têtes nucléaires qui menaceront direc-
tement le territoire américain lorsqu’elles seront opérationnelles. Pour
Kennedy, c’est inacceptable. L’Amérique, dit-il, fera face ! Il annonce
alors la mise en place immédiate d’un blocus autour de Cuba afin d’in-
terdire toute nouvelle livraison d’armes offensives. Ce blocus existera
tant que les missiles n’auront pas été retirés. Le président annonce

87
Les grands espions du XXe siècle

enfin qu’il tient l’URSS pour responsable et qu’en cas d’incident,


des fusées américaines fondront sur le territoire soviétique.
L’opinion publique internationale est frappée de stupeur. Si les
dirigeants soviétiques n’obtempèrent pas, c’est la guerre atomique à
coup sûr. Et tandis que Kennedy reçoit l’appui quasi unanime du
camp occidental – le général de Gaulle étant le premier à se ranger
derrière lui – on note qu’un peu partout dans le monde les forces amé-
ricaines sont placées en état d’alerte maximum. Dans le même temps,
on signale que des bâtiments soviétiques font route vers Cuba. Or,
à Moscou, Khrouchtchev qui dénonce la piraterie américaine et la
folie de l’impérialisme dégénéré ne semble pas décidé à céder. D’autant
moins qu’il nie l’existence des fusées de Cuba. Que va-t-il se passer
si la marine des États-Unis arraisonne un navire soviétique ? Le monde
retient son souffle. La crise va durer une semaine, la semaine la plus
longue de cet après-guerre.

Au moment de la crise de Cuba, de Gaulle s’est montré un allié par-


ticulièrement loyal envers nos fidèles amis américains et britanniques.
Pourtant, dans cette affaire, ces derniers ont tenu Paris à l’écart de ce qui
se passait réellement à l’arrière-plan, dans le secret des services de ren-
seignement. Et ce malgré le fait que la France ait montré en d’autres cir-
constances que ses services savaient collaborer dès lors que l’intérêt des
démocraties occidentales était en jeu. L’affaire Farewell l’a démontré ulté-
rieurement avec éclat : grâce à cette incomparable taupe contrôlée par
les services français, des dizaines, des centaines d’agents soviétiques ont
été démasqués dans le monde entier au début des années 1980.
Conséquence de cette mise à l’écart des services français, ces derniers
n’ont pu reconstituer les dessous de l’affaire qu’une fois la crise de Cuba
terminée alors même que certains épisodes se sont déroulés sur notre
sol, sans que nous le sachions.
Qu’est-ce qui autorise à penser que cette affaire des fusées de Cuba
dissimule en réalité une histoire d’espionnage ?
Il faut d’abord se souvenir que, tout de suite après le dramatique
message de Kennedy à la télévision, le Pentagone a rendu public un

88
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

certain nombre de documents, des photos prises au-dessus de Cuba


par un avion espion U2, tel que celui de Francis Gary Power abattu
peu de temps avant au-dessus de l’URSS. Ce sont ces photos qui ont
permis aux Américains d’affirmer que les Russes étaient en train d’ins-
taller des bases de fusées. On voyait sur ces documents des bâtiments
de stockage, des rampes de lancement et même deux longs tubes qui,
à l’évidence, devaient être des missiles. Les services de renseignement
américains semblaient tout connaître de la technologie soviétique des
fusées. Mais là n’est pas le plus étonnant. Pour des raisons que nous
examinerons plus loin, les Russes veulent donc installer des fusées bra-
quées sur les États-Unis à quelque trois cents kilomètres des côtes amé-
ricaines. L’endroit choisi pour la base est situé en pleine jungle. Rien
de plus facile que de camoufler ces installations. D’autant que les
Soviétiques connaissent parfaitement les capacités d’observation des
avions espions U2. Or, ils ne prennent aucune précaution particulière.
Exactement comme si le Kremlin voulait que les Américains décou-
vrent ces installations et sachent que des fusées équipées de têtes
nucléaires allaient être braquées sur leur territoire. Reste à comprendre
dans quel but.
Auparavant, intéressons-nous à un homme qui a sans doute été l’un
des espions les plus importants de la deuxième moitié du XXe siècle :
Oleg Penkovsky, un parfait produit du système soviétique. Brillant offi-
cier pendant la Seconde Guerre mondiale, il est décoré à plusieurs
reprises. Intelligent, très introduit dans les cercles du pouvoir, il devient
spécialiste des missiles tout en accédant aux plus hauts échelons des ser-
vices secrets, le GRU, le service de renseignement de l’armée, service
rival du KGB. Colonel, Penkovsky est chargé de la recherche dans le
monde anglo-saxon, c’est-à-dire de l’espionnage scientifique et du pillage
technologique. Ainsi, sous prétexte de missions diplomatiques et com-
merciales diverses, il noue de nombreux contacts en Occident. Et
lorsque des délégations anglo-saxonnes se rendent à Moscou, Penkovsky
ne manque jamais de les rencontrer.
Tous ceux qui l’ont connu s’accordent à dire que l’homme est un
bon vivant, un type qui ne crache pas sur la vodka. À cette époque-là,

89
Les grands espions du XXe siècle

on boit beaucoup dans les soirées de la nomenklatura soviétique et


Penkovsky ne se comporte pas autrement que ses semblables. Ses com-
pagnons de beuverie s’appellent Serov – c’est le chef du GRU – ou
encore Varentsov, un maréchal commandant en chef des missiles et
de l’artillerie. Du beau monde auquel il faut ajouter des membres du
gouvernement. Mais Penkovsky, lui, fait pourtant preuve de plus de
retenue au cours de ces soirées arrosées. À la différence de ses congé-
nères, c’est un homme relativement secret qui, malgré ses amitiés dans
ces cercles supérieurs, cultive la solitude. À cet égard, bien qu’il occupe
de hautes fonctions, il vit assez modestement dans un deux-pièces,
rue Gorki, en compagnie de sa femme, sa fille et sa mère. Quatre, donc,
dans un deux-pièces. Un détail qui a son importance.
Très tôt, le colonel Penkovsky observe avec beaucoup de lucidité
la société soviétique. Au poste où il se trouve, il ne peut rien ignorer
de la corruption des dirigeants, du népotisme généralisé, du cynisme
des maîtres du Kremlin. En outre, il connaît l’Occident et sait que le
niveau de vie des habitants de l’Ouest n’a rien à voir avec celui des
Russes, contrairement à ce qu’on prétend en URSS. Mais, même s’il est
sans illusion, il profite néanmoins du système et des avantages réser-
vés aux privilégiés du régime.
Malheureusement pour lui, un fonctionnaire zélé du KGB découvre
que le père de Penkovsky a été un officier blanc qui a combattu contre
l’Armée rouge après la révolution. Voilà une menace sérieuse pour sa
carrière. Cette découverte est-elle fortuite ? Difficile à croire. Étant
donné le système policier en place en URSS, le KGB ne pouvait man-
quer de connaître cette information. S’il en est fait état, c’est que le
moment est venu de l’utiliser contre lui.
Deux explications sont possibles : ou bien Penkovsky fait de l’ombre
à quelqu’un, ou bien le KGB a tenu à rappeler à ce brillant officier du
GRU qu’il ne devait pas se croire tout permis. Quoi qu’il en soit, cette
soudaine révélation est un véritable choc pour Penkovsky. Toute la haine
qu’il ressent depuis si longtemps pour le régime, sans jamais avoir osé
l’exprimer, affleure d’un seul coup. Son amertume se traduit par un irré-
sistible désir de se venger.

90
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

Oleg Penkovsky1 :
Au début de ma vie, j’ai cru dur comme fer au système
soviétique. Pendant la dernière guerre, j’ai commencé à com-
prendre que ce n’était pas le parti communiste qui nous pous-
sait et nous inspirait sur la route glorieuse de Stalingrad à
Berlin ; qu’il y avait autre chose dernière nous, la Russie tout
court ! Mais plus que la guerre, c’est mon travail de ces der-
nières années qui m’a ouvert les yeux. Car j’ai vécu au milieu
des autorités supérieures et des officiers généraux de l’Armée
rouge. Le destin a voulu que j’épouse une fille de général. Je
me trouve mêlé aux classes supérieures des soviets, je suis
devenu un privilégié. Là, j’ai compris que l’attachement de
ces gens au Parti et au communisme n’est que pure façade.
Entre eux, dans leur vie privée, ils mentent, ils trompent, ils
conspirent, ils intriguent, ils dénoncent, ils se poignardent
dans le dos les uns les autres. Cherchant de l’avancement et
de l’argent, ils deviennent les informateurs de la police secrète
et dénoncent leurs amis et leurs collaborateurs. Leurs enfants
détestent tout ce qui est soviétique, ne s’intéressent qu’aux films
étrangers et méprisent leurs concitoyens ordinaires.

Malgré sa disgrâce, les fonctions de Penkovsky lui permettent d’en-


trer en contact aisément avec des Occidentaux et sans attirer l’atten-
tion. Un beau jour de 1960, à Moscou, il prend langue avec un homme
d’affaires britannique, un certain Greville Wynne. Penkovsky raisonne
en Soviétique. Il est bien placé pour savoir que les missions commer-
ciales russes à l’étranger sont truffées d’agents. Par conséquent il ima-
gine qu’il en va de même pour les missions occidentales : ce Wynne
est immanquablement un homme des services secrets de son pays. Or
en l’occurrence, il a raison : Wynne est bien un correspondant occa-

1. Ce témoignage est issu d’un curieux document – dont l’authenticité est dou-
teuse – paru aux États-Unis en 1965, et censé constituer les carnets de l’espion,
Mémoires ou confessions. Voir l’explication en fin de ce chapitre.

91
Les grands espions du XXe siècle

sionnel du MI6, c’est-à-dire de l’Intelligence service ! Ce qui prouve que


les Soviétiques avaient quand même des raisons légitimes de se méfier.
Wynne et Penkovsky se rencontrent donc. Le Russe laisse entendre
qu’il est déçu par son pays et qu’il exècre le système soviétique. Wynne,
craignant d’avoir affaire à une manœuvre de provocation, le laisse par-
ler. Mais il ne peut manquer d’être tout de même intéressé : il sait par-
faitement qui est Penkovsky, un gros poisson. Si bien que, lorsque le
colonel lui propose d’informer les autorités occidentales sur la véritable
situation de l’URSS, il tend vraiment l’oreille.
Les deux hommes mettent au point une rencontre à Londres à l’oc-
casion de la visite d’une mission commerciale soviétique au printemps
61. Pendant la quinzaine de jours qu’il passe à Londres, Penkovsky subit
un véritable débriefing opéré par des spécialistes du MI6 mais aussi
de la CIA. Les services des deux pays alliés n’ont pas grand-chose à se
cacher. D’autant plus que les Anglais, face à une prise d’une telle impor-
tance, préfèrent certainement demander la collaboration du grand frère
d’outre-Atlantique.
Penkovsky n’est évidemment pas le seul membre soviétique de cette
mission commerciale. Il lui faut donc donner le change pour rencon-
trer ses interlocuteurs, ce qu’il réussit de façon assez amusante. Dans
la journée, le colonel remplit strictement sa mission : il recueille des
informations commerciales et scientifiques pour son service. Bref, il
se livre à son travail d’espion russe. Mais chaque soir, à l’hôtel, il change
discrètement de chambre et bavarde longuement avec ses interlocuteurs
anglais et américains.
Ceux-ci sont assez rapidement convaincus que Penkovsky est sin-
cère. Ils analysent les informations que leur donne le colonel, les recou-
pent avec leur propre documentation et se rendent compte que
Penkovsky dit vrai. Des perspectives fantastiques s’ouvrent à eux. En
effet, s’ils arrivent à maintenir le contact avec l’espion russe à son retour
à Moscou, ils auront pour la première fois une taupe au sein même
des services soviétiques. Il est vrai que d’autres agents soviétiques ont
trahi, des transfuges partis à l’Ouest avec leur petit paquet de secrets.
Mais, une fois leurs secrets livrés aux Occidentaux, ils n’étaient plus

92
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

d’aucune utilité. Tandis qu’avec Penkovsky Anglais et Américains peu-


vent espérer disposer d’une source permanente d’informations. Une
sorte de Philby1 à l’envers.
Mais encore faut-il pouvoir recueillir ces informations, c’est-à-dire
maintenir le contact avec Penkovsky, ce qui s’avère beaucoup plus dif-
ficile à faire à Moscou qu’à Londres. Bien sûr, les Anglais reçoivent le
concours de Greville Wynne. L’homme d’affaires peut rencontrer
Penkovsky sans éveiller les soupçons. Mais il ne peut quand même pas
se rendre à Moscou tous les quatre jours. Alors, outre le recours aux
boîtes à lettres mortes, on imagine des procédures compliquées et for-
cément risquées pour récupérer les documents que Penkovsky a pho-
tographiés : les contacts par balayage. Il s’agit de furtives rencontres dans
la rue, minutieusement préparées.
En quoi consiste ce procédé ? Deux personnes se croisent. Elles se
frôlent sans s’arrêter et à cette occasion une enveloppe change discrè-
tement de main. Cette technique ne peut fonctionner durablement qu’à
la condition que la personne croisée dans la rue ne soit pas toujours
la même, au cas où l’espion serait l’objet d’une surveillance ou d’une
filature. D’où l’obligation faite au service de disposer d’un personnel
nombreux. Or, à Moscou, les services occidentaux se trouvaient sin-
gulièrement démunis. Malgré tout, pendant de longs mois, Penkovsky
effectue un travail considérable. D’après des estimations réalisées par la
suite, il aurait transmis au moins cinq mille documents à l’Ouest.
En septembre 1961, Penkovsky se rend à Paris, en mission officielle
une fois de plus. Naturellement, son ami Greville Wynne l’y attend.
Penkovsky lui remet de nombreux documents et lui confie qu’à Moscou,
il a l’impression de faire l’objet d’une surveillance. L’homme d’affaires
anglais lui suggère, sagement, de rester à l’Ouest. Mais le colonel pense
à sa famille. S’il fait défection, le KGB risque de s’en prendre à sa femme
ou à sa mère. Alors, malgré le danger, il décide de retourner en URSS.
Les soupçons du Soviétique sont justifiés : il est effectivement sur-
veillé. Depuis quelque temps, grâce à leurs propres taupes infiltrées dans

1. Voir chapitre I.

93
Les grands espions du XXe siècle

les services anglais, les hommes du KGB savent que l’Intelligence Service
dispose d’un informateur haut placé. Mais ils ne l’ont pas encore iden-
tifié. Aussi ont-ils mis sous surveillance tous les officiers supérieurs du
renseignement susceptibles d’avoir des contacts avec des Occidentaux.
Ils renforcent aussi la surveillance du personnel diplomatique anglo-
saxon. Car ils sont persuadés que le traître possède forcément un offi-
cier traitant opérant sous couverture et appartenant, selon toute vrai-
semblance, au corps diplomatique.
Penkovsky n’est pas plus soupçonné qu’un autre. Mais cette extraor-
dinaire opération de surveillance doit bien finir un jour ou l’autre par por-
ter des fruits. Justement, les gens du KGB observent que Penkovsky croise
un peu trop souvent dans la rue la femme d’un diplomate anglais, Janet
Chisholm, l’un de ces fameux contacts par balayage. Dès lors, le colo-
nel est épié en permanence. Rue Gorki, l’appartement qui se trouve au-
dessus du sien est promptement libéré par ses occupants ; des agents du
KGB s’y installent et creusent un trou dans le plafond afin d’y installer
une petite caméra. Mieux, afin de perquisitionner en toute tranquillité
l’appartement de Penkovsky et d’y placer à cette occasion des micros, des
spécialistes du KGB se débrouillent pour le rendre malade, en l’empoi-
sonnant ! Penkovsky, malade comme un chien, est hospitalisé. Pendant
son absence, son appartement est minutieusement fouillé. Et la vérité
éclate lorsque les hommes du KGB découvrent en particulier l’appareil
de micro-photographie qui lui a été donné par l’Intelligence Service.
Le traître que l’on s’efforce d’identifier depuis des mois est enfin
démasqué. Mais Penkovsky n’est pas arrêté. D’abord, le KGB cherche
à découvrir qui sont ses contacts. Ensuite, la centrale soviétique veut
savoir quel genre d’informations Penkovsky a transmises à l’Ouest.
Enfin, et surtout, les dirigeants du KGB imaginent pouvoir intoxi-
quer les Anglo-saxons grâce au colonel. Comment ? La spécialité de
Penkovsky, ce sont les missiles. Il y a donc tout lieu de croire que le colo-
nel a divulgué quelques-uns des secrets soviétiques dans ce domaine.
Or le plus grand de ces secrets repose sur un formidable bluff. En effet,
les Russes ont réussi à faire croire aux Américains qu’ils disposaient d’un
équipement en fusées intercontinentales équivalent au leur. Or cette

94
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

information s’avère complètement fausse. En fait, à cette époque, leur


arsenal est quatre fois inférieur en importance à l’arsenal américain.
L’URSS ne possède en tout et pour tout que soixante-quinze missiles
intercontinentaux. Penkovsky le sait évidemment. Il a donc forcément
transmis cette information capitale à l’Ouest. Les Soviétiques doivent
alors réagir d’urgence. C’est là l’origine de l’affaire de la crise des fusées
de Cuba, qui trouve son point de départ dans la trahison d’un homme.

Oleg Penkovsky1 :
Je vis au milieu des dirigeants de l’Union soviétique et,
au fond de mon cœur, je leur souhaite la mort. Le gouver-
nement de Khrouchtchev est un gouvernement d’aventuriers
qui se drape dans la bannière de la paix. Khrouchtchev n’a
pas renoncé à la guerre. Il est parfaitement disposé à déclen-
cher une guerre si les circonstances lui paraissent favorables.
On ne doit pas le lui permettre. À Moscou, je vis dans un cau-
chemar nucléaire. Je connais le poison de la nouvelle doctrine
militaire, telle qu’elle est décrite dans les documents secrets
et qui consiste à frapper le premier à tout prix.

La coexistence pacifique prônée par Khrouchtchev, et apparemment


acceptée par Kennedy, n’a de sens que si les deux partenaires sont à éga-
lité, c’est-à-dire si leurs forces sont équivalentes. Or il faut remarquer
qu’en cette année 1962, les dirigeants soviétiques ne manquent pas une
occasion de mettre en valeur la puissance de leurs armes. La révéla-
tion de Penkovsky s’avère donc pour eux catastrophique car les États-
Unis risquent de douter de la toute-puissance des fusées soviétiques.
Il faut donc leur donner une preuve tangible de leur nombre, mon-
trer de très près que ces missiles existent bel et bien et qu’ils sont redou-
tables. D’où l’installation de fusées à Cuba !
Tout d’abord, les Russes se servent de Penkovsky à son insu. Ils lui
permettent d’avoir accès à un document sur l’installation des rampes

1. Op. cit.

95
Les grands espions du XXe siècle

de lancement de missiles intercontinentaux. Consciencieusement,


comme il le fait maintenant depuis presque dix-huit mois, le colonel
photographie le document et le fait passer aux Anglo-Saxons. Au même
moment, des spécialistes soviétiques commencent à construire des
rampes dans la jungle cubaine, sans aucune espèce de camouflage. Ces
installations sont faites pour être vues. Ce qui arrive bien évidemment :
un avion U2 qui passe régulièrement au-dessus du territoire cubain
photographie le site. Les Américains comparent avec le document fourni
par Penkovsky : les similitudes sont évidentes. Il apparaît donc que les
soviétiques installent effectivement des rampes de lancement de mis-
siles intercontinentaux à proximité des côtes de Floride. Par conséquent,
les Américains en concluent que l’arsenal de Moscou est bien plus consi-
dérable qu’on ne le pense.
En réalité, Khrouchtchev a simplement voulu montrer ses biceps !
Ce qui explique qu’ensuite, la démonstration ayant eu lieu, il a bien
gentiment fait machine arrière. La crise a quand même duré une petite
semaine. Mais les bâtiments soviétiques qui étaient censés livrer des
fusées à Cuba n’ont jamais affronté la flotte américaine. Ils ont rebroussé
chemin en plein Atlantique. Mieux, sur ordre du Kremlin, certains
bateaux se sont laissé inspecter par les Américains. De la même façon,
les rampes ont été démantelées. C’est bien la preuve qu’il s’agissait
d’abord d’abuser Washington, même si, plus tard, en cas de non-réac-
tivité des Américains, les Soviétiques auraient très bien pu transfor-
mer ce leurre en véritable dispositif offensif.
Le fait est que Khrouchtchev avait aussi des raisons politiques impé-
rieuses d’agir ainsi.
Sur le plan intérieur, le chef du Kremlin est alors en difficulté. Il se
maintient au pouvoir en surfant sur le mythe de la déstalinisation. Mais,
en réalité, rien n’évolue en URSS. La situation économique ne s’amé-
liore pas et personne ne croit aux perspectives brillantes que ne cesse
de prédire Khrouchtchev. Et puis surtout, les rivaux du numéro un sovié-
tique commencent à s’agiter. Il lui faut donc agir. Après la crise des fusées
de Cuba, la propagande communiste le présente au contraire comme
le champion de la paix. Certes, Fidel Castro, lui, n’a guère apprécié cette

96
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba

reculade organisée. Mais il a eu tort : grâce à cette affaire, les États-Unis


ont été contraints de renoncer à toute nouvelle attaque contre Cuba.
Reste à étayer la relation entre les révélations de Penkovsky et la crise
des fusées. Aucun document ne fait le lien entre les informations four-
nies par l’espion et la crise de Cuba, si ce n’est la confirmation que
Penkovsky a bien transmis aux Occidentaux un rapport sur l’édification
des sites de missiles. Rapport qui a permis aux hommes de la CIA d’ef-
fectuer un rapprochement avec les travaux réalisés dans la jungle cubaine.
Il existe pourtant un signe qui ne trompe pas : à la mi-octobre 1962,
les Américains découvrent que les Russes installent des rampes de lan-
cement à Cuba. Pendant une semaine, Kennedy et ses conseillers réflé-
chissent. Comment réagir ? Le 22 octobre, la crise des fusées devient
publique avec le célèbre discours télévisé du président américain où il
met fermement en garde l’URSS. Le 22 octobre ! Or, ce même jour,
le colonel Penkovsky est arrêté ! Étrange coïncidence qui signifie sans
doute que Penkovsky a cessé d’être utile. Il a joué son rôle, on se sépare
de lui et on s’arrange pour le réduire au silence.
Six mois plus tard, alors que d’habitude les Soviétiques donnent peu
de publicité à ce genre d’affaires, la presse écrit que le colonel Penkovsky
a été jugé pour trahison, condamné à mort et aussitôt exécuté. Comment
ne pas interpréter cette annonce comme une sorte de clin d’œil cynique
adressé aux Anglo-saxons, une façon pour les Russes de leur dire qu’ils
n’ont jamais été dupes et qu’ils ont eux aussi joué un rôle capital dans
cette formidable partie de poker menteur ? À noter enfin que le contact
de Penkovsky, ce Greville Wynne, est également tombé dans les pattes du
KGB. À l’occasion d’un séjour un peu imprudent dans un pays de l’Est,
il est kidnappé, envoyé à Moscou et jugé lui aussi. Peu de temps après,
il est échangé contre un espion soviétique, un homme qui se faisait appe-
ler Lonsdale et qui a appartenu au réseau de Rudolf Abel.
La malheureuse histoire de Penkovsky ne s’est pas arrêtée avec son
exécution. En 1965, deux ans après la mort du colonel, un éditeur amé-
ricain a publié les carnets de Penkovsky, des réflexions écrites jour après
jour. Une charge violemment anticommuniste et pro-occidentale dans
laquelle l’espion décrivait notamment la corruption généralisée qui

97
Les grands espions du XXe siècle

régnait en URSS dans les milieux du pouvoir. Il y accuse le bellicisme


des dirigeants et affirme aussi – ce qui a beaucoup intéressé les ser-
vices de Paris – que les organes soviétiques de renseignement travaillaient
en étroite collaboration avec les communistes français afin de percer les
secrets militaires de l’Otan. Dénonciation invraisemblable car, de toute
évidence, les Russes avaient renoncé depuis longtemps à se servir des
militants communistes. Ces carnets étaient en fait des faux, fabriqués
de toutes pièces par la CIA. La meilleure preuve, c’est que Penkovsky
y raconte qu’il a tapé lui-même le texte de sa pseudo-confession à la
machine, le soir, en cachette de sa famille. Comment aurait-il pu le faire
dans ce minuscule deux-pièces où il habitait avec sa femme, sa fille et
sa mère ? Et puis comment imaginer qu’un espion, qui doit être en per-
manence sur ses gardes, écrive ses Mémoires au risque de voir un jour
son texte saisi par la police ?
Quelque temps plus tôt, les Soviétiques avaient donné le ton en auto-
risant la publication d’un livre de Konon Molody, alias Gordon Lonsdale,
cet espion échangé contre Greville Wyne. Un livre qui était bien entendu
écrit tout entier à la gloire des services de Moscou. Les carnets de
Penkovsky constituaient donc une réponse du berger à la bergère.
Dernière information : dans le livre de Christopher Andrew et Oleg
Gordievsky1 consacré à l’histoire du KGB, on peut lire que Penkovsky,
qui était surveillé depuis longtemps, a été arrêté le 22 octobre 1962,
parce que la caméra installée dans le plafond de son appartement a indi-
qué qu’il travaillait à la fabrication d’un faux passeport. Craignant qu’il
ne s’échappe à l’étranger, les hommes du KGB auraient alors décidé
de l’arrêter.

1. Le KGB contre le monde, Fayard, 1990.


VIII
Les fusées de Nasser

Il s’agit sans doute de l’une des histoires d’espionnage les plus extra-
ordinaires du siècle dernier… La plus audacieuse aussi.
En juillet 1962, l’Égypte, alors dirigée par le bouillant colonel
Nasser, expérimente quatre fusées. Des engins d’une portée de
soixante à cent vingt kilomètres. Donc des engins susceptibles de pou-
voir frapper Israël. En même temps, les services secrets israéliens
obtiennent des informations particulièrement préoccupantes : les
Égyptiens ont obtenu la collaboration de savants allemands qui
avaient travaillé préalablement pour le régime nazi.
C’est un danger mortel pour le jeune État hébreu : personne n’a
en effet oublié les fameuses armes secrètes que Hitler prétendait pos-
séder. Des armes qui lui auraient peut-être permis de changer le sort
de la Seconde Guerre mondiale s’il avait eu le temps de les utiliser
avant la capitulation de 1945.
Les Israéliens, comme à leur habitude, vont réagir promptement
pour écarter cette menace. Les savants identifiés, localisés, font l’ob-
jet d’avertissements musclés. Certains disparaissent même purement
et simplement. Et, à cette occasion, les services israéliens nouent
d’étranges alliances.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pays arabes ont


été pour nombre de nazis des refuges presque naturels. En effet, le
IIIe Reich avait entretenu des rapports privilégiés avec le monde arabe
et ses dirigeants, tel le Grand Mufti de Jérusalem, mais pas seulement.
Beaucoup de ces pays étaient encore des protectorats britanniques ou
français et, sous couvert de dénoncer la colonisation, les Allemands

99
Les grands espions du XXe siècle

avaient mené une politique active de propagande et d’agitation. En


Égypte, par exemple, les milieux nationalistes et les futurs colonels
qui renverseront le roi Farouk ont eu des contacts avec les nazis. Par
conséquent, bon nombre de criminels de guerre allemands en fuite ont
choisi de s’installer dans les pays arabes où ils ont été généralement bien
accueillis. Cela sera encore plus évident après la création de l’État d’Israël
parce qu’ils partageront le même antisémitisme que les dirigeants locaux.
Ainsi, avant et après la chute de Farouk, d’anciens officiers nazis sont
chargés de réorganiser l’armée égyptienne et les services de sécurité. On va
donc rencontrer en Égypte des hommes comme le sinistre Aloïs Brunner,
ou un haut dignitaire SS, Hartmann Lauterbacher, responsable de l’ex-
termination des Juifs dans le Hanovre. Skorzeny aussi séjournera au Caire:
il sera même pendant plus d’un an le conseiller du colonel Nasser.
Moins connu est le fait que ces officiers ne se contentent pas d’ai-
der les autorités égyptiennes. Ce sont aussi d’honorables correspondants
du BND, les services secrets de la République fédérale allemande. Le
général Gehlen, qui a créé cet organisme avec l’aide de la CIA, n’a jamais
hésité à recruter des nazis et même des criminels de guerre. Lui-même,
pendant la guerre, était le chef du service de renseignement sur le front
russe. C’est pourquoi les Américains se sont empressés de lui mettre la
main dessus à cause des précieuses informations qu’il détenait sur l’URSS.
Cette politique de recrutement de nazis était pourtant en parfaite
contradiction avec la doctrine officielle de la RFA qui prônait la déna-
zification. Il était même strictement interdit aux services publics d’em-
baucher d’anciens nazis. Mais dans la lutte contre les communistes,
les scrupules étaient superflus. Parallèlement, dans les pays de l’Est,
on saura aussi reconnaître les talents très particuliers des anciens nazis.
La Stasi est-allemande, notamment, récupérera quelques spécialistes du
renseignement du IIIe Reich.
Pour sa part, Gehlen fait donc feu de tout bois et constitue un réseau
très efficace dans les pays arabes. Il se sert en particulier des associations
d’anciens combattants, les anciens de l’Afrika Korps, l’armée du maré-
chal Rommel. Une formation qui bénéficie toujours d’un grand pres-
tige chez les Arabes.

100
Les fusées de Nasser

En 1956, le colonel Nasser est défait à Suez. Israël triomphe pour la


deuxième fois de son histoire. Le dirigeant égyptien décide alors de doter
son pays d’usines de fabrication d’armes modernes. Toutefois, l’Égypte
étant encore sous-développée et ne possédant pas les ingénieurs et les
techniciens nécessaires, il lui faut trouver des spécialistes. Pour plusieurs
raisons, Le Caire se tourne alors en priorité vers l’Allemagne. Il y a
d’abord les excellentes relations avec les officiers allemands qui forment
l’encadrement militaire égyptien. Ensuite, les savants allemands ayant
pour la plupart travaillé pour Hitler, ne nourrissent guère de sympathie
pour les Juifs et l’État d’Israël qui demeure l’ennemi de l’Égypte. Enfin,
ces scientifiques sont souvent désœuvrés. Non seulement ils disposent
de très peu de crédits, mais les Alliés de la Seconde Guerre mondiale
ont interdit à la République fédérale d’effectuer des recherches dans
le domaine des fusées et du nucléaire militaire. Il est donc tentant pour
ceux qui n’ont pas été débauchés par les Américains, les Russes ou les
Français, d’aller voir chez les Égyptiens. Surtout quand on leur propose
des salaires mirifiques !
Nasser crée alors un service pour les projets spéciaux de défense. Il
place à sa tête l’un de ses proches, Mahmoud Khalil. Cet ancien militaire
sera le missi dominici de Nasser. Chargé d’embaucher des savants alle-
mands, il s’intéresse d’abord aux avionneurs dont le plus célèbre, Willy
Messerschmitt, l’ingénieur qui a construit les avions de combat de Hitler
et qui a également mis au point le premier avion à réaction opérationnel.
Khalil prend donc contact avec lui. Messerschmitt réagit très favorable-
ment. Cependant une collaboration entre son entreprise et l’État égyp-
tien pourrait embarrasser les autorités de la RFA. Par conséquent, il sug-
gère de passer par la filiale qu’il a créée en Espagne. Un faux nez, en
quelque sorte. Un accord est conclu, Messerschmitt s’engage à construire
une usine aéronautique en Égypte et il viendra lui-même au Caire pour
superviser les travaux. Parallèlement, on construit une autre usine où
on va fabriquer des moteurs à réaction. À noter que l’homme qui va diri-
ger cette unité est un ancien SS autrichien, le Dr Ferdinand Brandner.
Khalil, secondé par ce même Brandner, s’attaque ensuite aux fusées,
un domaine dans lequel les spécialistes allemands sont nombreux.

101
Les grands espions du XXe siècle

Wernher von Braun, le créateur des tristement célèbres V1 et V2, est


parti aux États-Unis. Mais certains de ses collaborateurs sont encore
disponibles. Ils sont recrutés par Brandner et acceptent de partir tra-
vailler en Égypte. Parmi eux se trouve un certain Wolfgang Pilz, un
savant qui a déjà participé à la mise au point de la fusée française
Véronique, l’ancêtre des missiles de la force de frappe française.
Tous ces spécialistes vont donc travailler dans une base ultra-secrète
uniquement connue sous son nom de code, « l’usine 333 ». Pour
brouiller les pistes et acheter les pièces détachées indispensables, Khalil
crée en Suisse deux sociétés-écrans.
Israël n’ignore rien des projets des Égyptiens qui veulent se doter au
plus tôt de fusées sol-sol. Les dirigeants de l’État hébreu connaissent
aussi l’existence de cette usine 333. Mais leurs renseignements s’arrê-
tent là. Aussi, quand en juillet 1962 les Égyptiens procèdent au tir de
quatre fusées, tombent-ils de haut : à Tel-Aviv, on ne pensait pas que
l’adversaire aboutirait si vite.
De plus, les experts militaires juifs, au vu des informations qu’ils
recueillent, estiment que ces missiles, s’ils sont tirés du Sinaï, peuvent
provoquer de gros dégâts en Israël, même si leur système de guidage
ne semble pas encore très au point.
En tout cas, la nouvelle de l’existence de ces fusées provoque un véri-
table pataquès en Israël. Les services secrets se déchirent. L’Aman, c’est-
à-dire le service de renseignement de l’armée, accuse le Mossad d’im-
péritie. La rivalité permanente qui existe entre les deux services et leurs
chefs, Meir Amit pour l’Aman et Isser Harel pour le Mossad, est relan-
cée. Les deux hommes se détestent et sont toujours à couteaux tirés.
Toutefois le pire est encore à venir.

Geoffroy d’Aumale et Jean-Pierre Faure1 :


Né en 1912 en Biélorussie à Vitebsk, Isser Harel, qui
s’appelle alors Halperin, émigre en 1928 à l’âge de seize ans
en Palestine sous mandat britannique. Il travaille au kib-

1. Le Guide mondial de l’espionnage, Le Cherche-Midi, 1998.

102
Les fusées de Nasser

boutz Sfaim comme magasinier et s’engage dans la Haganah


où ses qualités d’observation, sa maîtrise de l’arabe, appris en
quelques mois, en font un agent de renseignement très vite
hautement apprécié. En 1936, il rejoint le Sha’I, le service
secret clandestin de la Haganah, cette milice paramilitaire de
protection des colonies juives que les Britanniques tolèrent.
Harel commande le poste du Sha’I de Tel-Aviv pendant la
guerre d’indépendance de 1948. À ce titre, il doit surveiller
les menées de l’Irgoun, un groupe extrémiste juif qui refuse de
se plier aux directives du tout nouveau gouvernement israélien.
En 1948, Harel, déjà lieutenant-colonel, est membre du
groupe qui décide de la dissolution du Sha’I et de la créa-
tion des quatre services de renseignement israéliens : l’unité
des Affaires étrangères, le Mossad pour le renseignement exté-
rieur, le Shin Mem, précurseur de l’Aman, pour le rensei-
gnement militaire et le Shin Beth pour le contre-espionnage.
Il est nommé premier directeur du Shin Beth, le service
de sécurité intérieure d’Israël. Sa priorité est alors de lutter
contre les communistes israéliens du parti Mapam, soutenu
par les Arabes. En 1953, à la suite de l’opération du Mossad
pour récupérer les Juifs irakiens qui tourne au fiasco, Harel
est nommé chef du Mossad, tout en conservant la direction
du Shin Beth.

Harel le Petit, ainsi nommé à cause de sa petite taille, devient alors


le chef tout-puissant des services de renseignement, celui qu’on appelle
en Israël « le Mémouné », un homme qui va détenir tous les secrets
d’Israël pendant près de quinze ans et qui organisera la capture d’Adolf
Eichmann.

À la même époque, un physicien autrichien, le Dr Otto Yoklik qui


fait partie de ces savants recrutés par les Égyptiens, prend contact avec
le Mossad. Ses révélations sont particulièrement inquiétantes pour les
Israéliens.

103
Les grands espions du XXe siècle

Pourquoi a-t-il décidé de s’adresser aux Israéliens ? Il affirme qu’il


a des problèmes de conscience. En effet, selon lui, les Égyptiens sont
en train de fabriquer des armes de destruction massive. Nasser et ses
savants allemands prévoient de charger la tête de leurs fusées, non pas
avec des explosifs classiques, mais avec des poisons bactériologiques
et même des déchets radioactifs ! L’information est d’autant plus consi-
dérée avec sérieux que l’antenne du Mossad en Suisse a découvert que
des agents égyptiens avaient récemment acheté du cobalt à Zurich !
Le général Gehlen, qui possédait un excellent réseau de renseigne-
ment dans les pays arabes, devait forcément être au courant des travaux
secrets effectués par les savants allemands. Il n’a pourtant jamais rien
fait pour les entraver. C’est d’autant plus curieux que dans le même
temps, Israël et l’Allemagne se rapprochent. Cela commence par la
signature d’un contrat secret entre le chancelier allemand Adenauer
et le Premier ministre israélien Ben Gourion. Contrat qui ne sera connu
que très tardivement. L’accord prévoit que les Allemands fourniront
annuellement et gratuitement pour cinquante millions de dollars de
matériel militaire à Israël : tanks, avions, hélicoptères…
Dans l’esprit du chancelier allemand, ces cadeaux sont à l’évidence
destinés à expier les crimes commis contre les Juifs. Pourtant, il y avait
déjà eu un accord sur les compensations dues aux Juifs et à l’État hébreu,
signé par Ben Gourion et Adenauer. La RFA s’est alors engagée à ver-
ser un milliard de marks à Israël mais le chancelier a voulu aller au-delà.
Secrètement toutefois, car il ne voulait pas s’aliéner la sympathie des
pays arabes. Quant à Ben Gourion, il avait lui aussi intérêt à respecter
le secret. D’abord pour ne pas choquer ses concitoyens encore très ger-
manophobes. Enfin pour ne pas alerter ses voisins arabes.
Cependant un autre rapprochement tout aussi surprenant et secret
s’est effectué entre les deux pays, au niveau des services de renseigne-
ment. Et cela en dépit du fait que l’organisation Gehlen était truffée
d’anciens nazis qui préféraient collaborer avec le Moukhabarat, c’est-à-
dire les services égyptiens, ou encore avec les Syriens. Aloïs Brunner sera
d’ailleurs longtemps le chef de la résidence du BND à Damas. Mais une
nouvelle génération d’agents est arrivée à Pullach, le siège de l’organi-

104
Les fusées de Nasser

sation Gehlen. Ceux-là, fortement encouragés par les Américains, sont


partisans de nouer des relations avec le Mossad. Gehlen joue donc sur
les deux tableaux. ça va même très loin puisque l’un de ses adjoints
en tient pour Israël tandis que l’autre est arabophile. Gehlen s’en accom-
mode et, s’il tolère la coopération avec le Mossad, c’est qu’il pense
qu’Israël est un pion important dans la lutte contre le communisme.
Isser Harel, quant à lui, ne doute pas un instant de la vraisemblance
des révélations du Dr Otto Yoklik. D’autant qu’il est violemment ger-
manophobe et qu’il est intimement persuadé que tous ces savants alle-
mands sont forcément antisémites.
L’affaire est néanmoins discutée au plus haut niveau du gouverne-
ment israélien. Très vite, deux camps se dessinent. Pour les uns, dont
Harel et le ministre des Affaires étrangères Golda Meir, il faut agir vite
et fort en éliminant physiquement ces savants engagés par Nasser ! Pour
les autres, dont le ministre de la Défense Shimon Peres et le chef du ren-
seignement militaire Meir Amit, il convient de faire preuve de prudence.
D’abord, disent-ils, le danger n’est pas immédiat puisque les Égyptiens
ne disposent pas encore de système de guidage pour leurs fusées.
Ensuite, une politique systématique d’assassinats ou de neutralisation
des savants allemands pourrait braquer l’opinion publique allemande
et donc mettre en péril l’exécution de ce contrat secret signé avec le
chancelier Adenauer. Or dans l’attente d’une nouvelle guerre israélo-
arabe, guerre inévitable, Tsahal a un besoin urgent de ces équipements.
Ben Gourion lui-même est partagé. Les arguments des uns et des
autres sont recevables. Le leader israélien prononce donc un jugement
de Salomon. Il autorise le Mossad à passer à l’action. Mais une action
modérée : une action d’intimidation qui consistera à faire peur à ces
savants. D’autre part, Ben Gourion s’entretiendra prudemment avec le
chancelier Adenauer afin qu’il intervienne auprès de ces chercheurs
en faisant appel à leur conscience. Enfin, il est décidé du lancement
d’une vaste campagne destinée à informer l’opinion internationale du
danger qui plane sur Israël à cause de la coopération scientifique des
savants allemands avec les Égyptiens. Cela semble d’autant plus aisé
qu’au moment de la crise de Suez, des journaux et des hommes poli-

105
Les grands espions du XXe siècle

tiques occidentaux avaient déjà présenté Nasser comme étant un nou-


veau Hitler.
Isser Harel a donc en partie obtenu satisfaction. Mais cela ne lui suf-
fit pas et il est bien décidé à agir à sa guise en appliquant ce qu’il avait
proposé : l’élimination physique des savants. Le chef du Mossad déso-
béira donc sciemment à Ben Gourion et ce dès le mois de sep-
tembre 1962.
Aux côtés de Brandner, un autre homme, Heinz Krug, joue aussi les
sergents recruteurs auprès des savants allemands. Directeur adminis-
tratif de l’Institut de Stuttgart, il est bien placé pour procéder à des
débauchages dans les milieux scientifiques. En outre, Krug a créé une
société qui achète des équipements dont l’Égypte a besoin pour
construire ses fusées. Krug est donc une pièce essentielle dans ce mon-
tage. Le Mossad en fait l’un de ses premiers objectifs.
Un soir, ce Krug dîne avec un nommé Kleinwachter, un spécialiste
des systèmes de propulsion des fusées, et un Égyptien, sans doute
Mordekhaï Louk1. À l’issue de ce dîner, Krug monte en voiture. On ne
le reverra jamais. On retrouvera son véhicule, vide, pas très loin de
son domicile, près de Munich. Que lui est-il arrivé ? Deux hypothèses
peuvent être alors envisagées : ou bien des agents israéliens l’ont assas-
siné et ont fait disparaître son corps. Ou bien il a été kidnappé par ces
mêmes hommes et envoyé ensuite de l’autre côté de la Méditerranée.
En fait, il est probable que Krug a été purement et simplement liquidé.
Le Mossad n’en reste pas là. Peu de temps après, le spécialiste de la
propulsion des fusées qui a dîné avec Krug, le nommé Kleinwachter,
est lui aussi victime des agissements des agents israéliens. Pourtant, après
la disparition de son ami, il a pris des précautions et il est armé en per-
manence. Mais ce jour-là, au début de l’année 1963, à peine est-il sorti
en voiture de son laboratoire qu’une grosse Mercedes lui barre la route…
Il plonge sur le plancher de son véhicule tandis qu’un homme vide un

1. Il s’agit de la victime de la fameuse histoire de la malle aux espions, qui a failli


être envoyé en Égypte dans une malle spécialement aménagée. Plus tard, il a été révélé
que Louk était un agent israélien infiltré dans les services égyptiens. Voir Monsieur X,
Journal secret, Denoël, 1998.

106
Les fusées de Nasser

chargeur entier à travers le pare-brise de son auto. Kleinwachter s’en


sort miraculeusement. Peu de temps après, la police repérera la voi-
ture de ses agresseurs, une auto volée, bien sûr. Mais on retrouvera à
l’intérieur des cartes de visite au nom d’un certain Ali Samir, le chef des
services secrets égyptiens, le fameux Moukhabarat. Il arrive aussi aux
espions d’avoir de l’humour !
L’important dans cette affaire menée de bout en bout par le chef
du Mossad, c’est que les savants allemands qui travaillent pour Nasser
savent désormais qu’ils sont des cibles !
Isser Harel a donc contourné avec succès les ordres de Ben Gourion.
Car il est plus que jamais certain de l’authenticité des des informa-
tions fournies par le savant autrichien, Otto Yoklik.

Uri Dan1 :
Joklik apporte des documents à l’appui : il a été chargé
de fournir des déchets radioactifs, notamment du cobalt 60,
pour la fabrication d’ogives nucléaires destinées aux fusées déjà
construites. Et il a commencé ces livraisons dès l’été 1962. Les
Égyptiens l’ont en outre chargé de se procurer des plans pour
la production de deux bombes atomiques.
Pendant que Harel considère les déclarations de Joklik
comme une preuve supplémentaire de la gravité de la situa-
tion, Amit ne veut y voir « qu’une histoire des Mille et Une
Nuits, un méli-mélo de fantaisie et de réalité »…
La tension qui existe déjà entre les deux hommes monte
d’un cran autour de l’évaluation du témoignage de Joklik.
Harel pense que les Égyptiens peuvent progresser dans le
domaine nucléaire. Amit estime que, malgré cette menace
potentielle, « la situation n’est pas encore dramatique ». Il
se range ainsi au côté du ministre adjoint de la Défense,
Shimon Peres, l’ennemi intime d’Isser Harel. La sympathie
n’a jamais régné entre ces deux hommes qui se disputent

1. Mossad, 50 ans de guerre secrète, Presses de la Cité, 1995.

107
Les grands espions du XXe siècle

l’oreille de leur leader admiré Ben Gourion, probablement


pour renforcer leur propre position.
D’après Peres et ses experts au ministère de la Défense, il
ne faut pas prendre Joklik au sérieux. « Ce n’est pas plus mal
que Nasser continue à gaspiller des ressources dans des pro-
jets qui n’ont aucune chance d’aboutir. » Isser Harel est fou
de rage contre Amit et surtout contre Peres.

Harel le Petit est bien décidé à continuer à traquer les savants alle-
mands.
Une lettre recommandée arrive chez le professeur Pilz, celui qui a
autrefois travaillé pour la France. Sa secrétaire ouvre le pli. La lettre
est piégée et explose à la figure de la pauvre femme qui est grièvement
blessée et perdra la vue. Le lendemain, un gros colis arrive à l’usine 333,
en Égypte. Cet envoi est censé contenir des documents scientifiques.
Les ingénieurs allemands l’ouvrent sans méfiance. Aussitôt, c’est l’ex-
plosion : il y a cinq morts et plusieurs blessés. Nouvel avertissement san-
glant. La presse internationale ne se prive pas de mettre en accusation
les services israéliens. Toutefois, comme à l’habitude, à Tel-Aviv, on
dément avec la plus grande fermeté. Mais Ben Gourion ne peut plus
accepter que son ami Isser Harel passe outre ses recommandations.
D’autant que le Mossad va commettre une grosse gaffe.
Abandonnant pour un temps les actions violentes, Isser Harel pour-
suit sur sa lancée en intimidant directement les savants allemands. Il
envoie en Europe l’un de ses agents accompagné du fameux Yoklik, afin
que ce dernier rende compte de sa propre expérience et des raisons
qui l’ont amené à refuser de continuer à travailler pour les Égyptiens.
Les deux hommes sont chargés de prendre contact avec la fille de
l’un de ces scientifiques installés en Égypte, le professeur Goerke, un
expert en électronique. Rendez-vous est pris en Suisse, à Bâle. Mais la
jeune femme qui se prénomme Heidi se méfie. Après la série d’atten-
tats qui ont frappé les savants allemands, elle a de bonnes raisons d’être
prudente. Aussi, avant de rencontrer ces deux hommes qu’elle ne
connaît pas, prend-elle contact avec la police suisse. Les policiers déci-

108
Les fusées de Nasser

dent de surveiller le rendez-vous et même de placer un micro dans la


pièce où la rencontre doit avoir lieu.
Au cours du rendez-vous, Yoklik et l’homme du Mossad mettent en
garde Heidi : si son père continue de travailler pour Nasser, il pour-
rait avoir des ennuis. Des menaces donc, même si les propos sont res-
tés mesurés. Après cette rencontre, les deux hommes sont filés et finis-
sent par être arrêtés par la police suisse. L’enregistrement de leur
conversation avec Heidi ne laisse aucun doute sur le caractère de leur
mission. Ils sont convaincus de travailler pour une puissance étrangère,
une accusation très grave en Suisse. Toutefois les autorités helvétiques,
qui restent extrêmement discrètes, ne peuvent empêcher une fuite. La
presse locale annonce à grand bruit qu’un réseau d’espionnage israélien
vient d’être démantelé sur le territoire de la Confédération.
C’est très embarrassant pour le Mossad, d’autant qu’on ne peut man-
quer de faire le lien avec les actions meurtrières déjà entreprises contre
les scientifiques allemands… D’ailleurs, très vite, la République fédé-
rale allemande demande l’extradition des deux hommes. Mais les Suisses
refusent. Ils seront donc jugés sur place.
Le Mossad organise aussitôt la contre-offensive en révélant à la presse
la vérité sur les travaux des savants allemands en Égypte et les pro-
grammes de fabrication d’armes de destruction massive. La manœuvre
est habile : les Israéliens ne sont plus en position d’accusés. Au contraire,
il apparaît qu’ils n’ont fait qu’agir en état de légitime défense. À l’époque,
il faut savoir que le petit État hébreu bénéficie d’un formidable capi-
tal de sympathie. Autre conséquence de ce système de défense : les
Suisses et surtout les Allemands sont montrés du doigt et accusés de
complicité avec les méchants Égyptiens.
La mise en cause de la RFA irrite les autorités israéliennes qui redou-
tent que le contrat d’armement passé entre les deux pays ne soit annulé.
Ben Gourion furieux, ordonne à Isser Harel de mettre immédiatement
fin à sa campagne de dénigrement de l’Allemagne. Mais le Premier
ministre israélien va encore plus loin. Sans doute remonté par Meir
Amit, le chef du renseignement militaire, il demande à Harel de ces-
ser toute action violente contre les savants allemands et surtout de lui

109
Les grands espions du XXe siècle

fournir un rapport détaillé sur les menaces que représentent réellement


les travaux de ces scientifiques ! Il nourrit donc des doutes. Harel, qui
est pourtant son ami depuis si longtemps, le prend de haut : Ben
Gourion, en agissant ainsi, met en cause la fiabilité et même l’inté-
grité du Mossad. Il démissionne sur-le-champ. Son adversaire de tou-
jours, Meir Amit, le remplacera.
Heidi, la fille de Goerke, est donc directement responsable de la
démission du patron du Mossad.
Yoklik et l’homme du Mossad ne pourront cependant pas échapper
à un procès en raison de l’existence de la bande enregistrée de la conver-
sation qu’ils ont eue avec la fille du savant. Mais la campagne de presse
habilement orchestrée par le Mossad portera ses fruits. Les magistrats suisses
considèrent que l’Israélien qui accompagnait Yoklik a agi par patriotisme.
Quant au savant autrichien, on reconnaît qu’il a eu raison de dénoncer les
tentatives égyptiennes de se procurer des armes de destruction massive.
Les deux accusés sont condamnés à des peines de principe et rapidement
libérés. Toutefois le procureur souligne que le gouvernement suisse ne peut
tolérer que son territoire serve de champ d’action à des manœuvres secrètes,
quels que soient les motifs qui animent les hommes qui les perpètrent.
Ce verdict de clémence obéit pourtant à des raisons moins avouables:
dans cette affaire, les Suisses ont aussi beaucoup à se reprocher. À com-
mencer par ces achats de cobalt qui auraient eu lieu chez eux !
Cependant, une question demeure : les révélations d’Otto Yoklik
étaient-elles sérieuses ?
Si Isser Harel a démissionné aussi soudainement, c’est peut-être que
son dossier n’était pas aussi solide qu’il le prétendait. Des agents du
Mossad ont établi que ces achats de colbalt ont bien existé, mais les
quantités étaient très faibles. Elles n’auraient en aucune façon consti-
tué une grave menace pour Israël. En réalité, il s’agissait d’échantillons.
Mais le chef du Mossad a vu là l’occasion de mettre fin de façon expé-
ditive à la collaboration scientifique entre les savants allemands et l’É-
gypte. Il a donc probablement gonflé le dossier pour convaincre Ben
Gourion. Il a aussi exagéré le niveau de compétence de ce Dr Yoklik qui
n’était qu’un simple ingénieur parmi d’autres. Un spécialiste de radio-

110
Les fusées de Nasser

logie et non pas un physicien comme il l’affirmait afin de rendre plus


crédible la menace des fusées égyptiennes.
Le procès en Suisse et la démission d’Isser Harel n’ont pas empêché
les Israéliens de poursuivre leur action contre les savants allemands de
Nasser. Mais le Mossad et son nouveau chef vont choisir une autre tactique.
Ils entrent d’abord en contact avec le général Gehlen, leur nouvel
ami, et lui proposent d’organiser le rapatriement des savants allemands.
Comme tous ces scientifiques ont longtemps fricoté avec les nazis et
que Gehlen est lui-même bien placé pour en connaître certains d’entre
eux, le Mossad suggère de leur offrir, s’ils quittent l’Égypte, des situa-
tions intéressantes dans leur pays. Gehlen accepte, parce que c’est un
moyen honorable pour l’Allemagne de rompre avec ses vieux démons.
Ensuite, les Israéliens se livrent à une véritable campagne d’envoi de
lettres anonymes. Envoyées aux savants, ces lettres sont très menaçantes
et très troublantes, parce qu’elles prouvent que le Mossad les a clairement
identifiés et connaît même très bien leur vie. Leur présence en Égypte
était pourtant entourée du plus grand secret. Mais les services israéliens
disposaient d’un agent qui avait réussi à infiltrer ces milieux ultra-secrets.
Un certain Wolfgang Lotz qui sera évoqué dans le prochain chapitre. Lotz
qui a sans doute été l’un des plus grands espions du XXe siècle.
Un dernier point : l’opération initiée par Harel pour éliminer les
savant allemands avait pour nom de code Damoclès et elle a été super-
visée par Yitzhak Shamir, le futur Premier ministre et chef du Likoud.
Elle a bénéficié d’un soutien inattendu de la part d’Otto Skorzeny, le
chef des commandos d’Hitler et le libérateur de Mussolini. Les Israéliens
avaient réussi à le faire entrer dans leur jeu, c’est-à-dire à travailler pour
eux. Comment ? Cela reste un mystère et naturellement, Skorzeny ne
s’en est jamais vanté. Mais les contacts avec les Israéliens ont dû être
noués à la fin des années 1950, alors que le Mossad s’était lancé dans
la chasse à Eichmann. Skorzeny a-t-il été payé ou a-t-il été victime d’un
chantage ? Ou encore d’une menace physique ?… Toujours est-il qu’il
a collaboré avec les services israéliens et que, lui aussi leur a fourni des
renseignements très précieux sur les savants allemands qu’il connaissait
bien pour avoir longtemps séjourné en Égypte.
IX
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

Il a été l’un des plus grands espions du XXe siècle. Un nommé


Wolfgang Lotz. C’est lui qui aurait permis aux Israéliens d’identi-
fier, de localiser et de châtier les savants nazis qui travaillaient en
Égypte à la construction de fusées1.
Tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux zéla-
teurs du IIIe Reich trouvent refuge dans les pays arabes. Des pays
où la propagande hitlérienne avait été particulièrement efficace avant
et pendant la guerre. Et ce choix n’est pas innocent dans la mesure où
les dirigeants de ces pays arabes vont bientôt se dresser contre le tout
jeune État hébreu.
Parmi ces exilés allemands, regroupés essentiellement en Égypte,
on trouve une importante brochette de scientifiques. Des hommes
qui ont participé aux travaux de Von Braun, l’homme qui a construit
les V1 et V2, ces fusées qui ont causé de terribles dégâts en Angleterre.
Désœuvrés après la guerre, car les Alliés ont interdit à la nouvelle
Allemagne de se doter de fusées, ces savants acceptent d’aller en
Égypte où le colonel Nasser entend équiper son pays d’armes
modernes. Et en 1962, le dirigeant égyptien fait procéder au tir de
quatre fusées. Des armes d’une portée telle qu’elles peuvent atteindre
le territoire israélien, même si leur système de guidage n’est pas encore
au point. À Tel-Aviv, c’est la panique. D’autant qu’un de ces spécia-
listes fait défection et vient raconter aux services secrets israéliens que
les Égyptiens envisagent d’équiper leurs fusées d’ogives contenant des
déchets radioactifs.

1. Voir chapitre précédent.

113
Les grands espions du XXe siècle

Inquiétude et embarras des dirigeants israéliens. Embarras car au


moment où leurs relations avec l’Allemagne sont au beau fixe toute
campagne anti-allemande serait malvenue. Mais c’est la sécurité
d’Israël qui est en jeu. Le chef du Mossad prend alors sur lui de lan-
cer l’opération Damoclès. Une série d’attaques ciblées, assassinats,
envois de lettres piégées, menaces, est programmée contre ces savants
allemands qui travaillent pour Nasser dans le plus grand secret. C’est
ici qu’intervient ce Wolfgang Lotz…

Une observation d’abord : dans l’Égypte de Nasser, tout ce qui tou-


chait à l’existence des savants allemands était tabou. On n’en parlait
jamais et ces scientifiques, dont beaucoup avaient été des serviteurs zélés
du régime hitlérien, vivaient et travaillaient au nord du Caire dans un
complexe ultrasecret uniquement connu sous son numéro de code,
« 333 ». Il était pratiquement impossible d’y pénétrer à moins d’être
extraordinairement audacieux. Ce qui a été le cas de Lotz.
Cet Israélien qui a rendu d’immenses services à son pays est né en
Allemagne au début des années 1920. Sa mère est une actrice juive et
son père, un « pur aryen », comme on disait à l’époque, est professeur
de théâtre. Détail très important : Lotz n’a pas été circoncis ! Cette
particularité lui sauvera la vie.
Les époux Lotz divorcent quelques années après la naissance de leur
fils. Lors de l’avènement de Hitler, en 1933, la mère de Wolfgang prend
aussitôt conscience du danger qui menace les Juifs et émigre en Palestine
accompagnée de son fils. Le jeune Wolfgang, qui fréquente une école
sioniste, change de nom. Il s’appelle désormais Zeev – c’est la traduc-
tion en hébreu de Wolf, « le loup » – Gour-Arieh. Très tôt, le jeune
homme s’engage dans la Haganah, c’est-à-dire la branche armée clan-
destine du mouvement sioniste. En dehors de cette activité souterraine,
le militant a une passion, l’équitation. C’est aussi un bon vivant et un
séducteur. Avant même d’avoir vingt ans, il s’est déjà marié deux fois !
Après ses études secondaires, il rejoint la division juive qui combat
aux côtés des Britanniques contre les puissances de l’Axe et on le retrouve
en Égypte où il est chargé d’interroger les prisonniers de guerre alle-

114
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

mands de l’Afrika Korps. L’Égypte est alors un protectorat britannique


où Zeev Gour-Arieh rend de grands services grâce à sa connaissance
de l’allemand, sa langue maternelle. Le jeune homme est d’ailleurs très
doué pour les langues. Il parle à la perfection l’allemand, l’anglais, l’hé-
breu et l’arabe. Autant de talents qui lui seront bien utiles plus tard.
Au physique, c’est un grand costaud blond aux yeux bleus. Un type
téméraire qui n’hésite jamais à prendre des risques. Dans les années qui
suivent la guerre, il fait du trafic d’armes au profit de la Haganah puis
combat en tant que lieutenant lors de la première guerre israélo-arabe
de 1948. Il choisit alors de faire carrière dans l’armée. En 1956, lors
de l’affaire de Suez, il commande une brigade d’infanterie, une unité
d’élite. Peu après, il est approché par l’Aman, le service de renseigne-
ment de l’armée israélienne. Son physique et ses connaissances lin-
guistiques ont attiré l’attention des recruteurs.
Les services israéliens ont déjà appris que Nasser, humilié par la
défaite de la campagne de Suez, entend se lancer dans la fabrication
d’armes modernes avec l’aide de spécialistes allemands. Les Israéliens
veulent donc en savoir plus sur les projets du colonel Nasser. D’où l’idée
d’envoyer Lotz en Égypte, un pays qu’il connaît bien. En raison de
son physique aryen, il peut très bien se faire passer pour un ancien offi-
cier de la Wehrmacht ou même de la SS. Un parmi d’autres car nom-
breux sont les anciens militaires nazis qui ont trouvé refuge en Égypte.
Il faut d’abord lui construire une légende, comme on dit dans les
services secrets. Aussi subit-il un long entraînement. On lui apprend
les techniques de l’espionnage et on lui invente une nouvelle vie. Lotz,
qui reprend son premier nom, est censé être un ancien officier de l’Afrika
Korps, l’armée de Rommel qui a combattu en Afrique du Nord et en
Libye. Il a eu des sympathies pour le parti nazi mais n’a jamais été
encarté. Riche éleveur de chevaux, il compte monter un centre équestre
en Égypte, et il espère bien trouver des clients dans la nombreuse colo-
nie allemande établie en Égypte.
Afin d’authentifier sa couverture, il est envoyé en Allemagne où il est
pris en charge par le service de renseignement, le BND du célèbre et
mystérieux général Gehlen. Gehlen qui, tout en collaborant avec les

115
Les grands espions du XXe siècle

Égyptiens, s’est peu à peu rapproché des Israéliens. Grâce aux services
allemands, Lotz peut avoir accès aux archives de l’armée du IIIe Reich et
donc parfaire sa légende. En effet il lui faut boucher un très gros trou :
il y a un quart de siècle qu’il a quitté l’Allemagne. Ensuite, toujours grâce
aux services de Gehlen, il approche des anciens de l’Afrika Korps. Il accu-
mule informations et détails pour accroître sa crédibilité. Dernier point,
essentiel: le BND efface son vrai passé des archives de sa ville natale. Lotz
n’est plus le fils d’une Juive mais il est toutefois né en Allemagne.
Ce changement de peau et d’identité dure plusieurs mois. C’est seu-
lement à la fin de l’année 1960 qu’il débarque en Égypte pour monter
son centre équestre. Dans son portefeuille se trouve un bon gros paquet
de marks. Ce qui prouve que les services israéliens attachent une grande
importance à cette opération car ils ont la réputation d’être plutôt chiches.
En Égypte, l’Israélien traite généreusement ses futurs clients et sus-
cite aussitôt la sympathie. Non seulement dans la colonie allemande
du Caire mais aussi dans les cercles du pouvoir égyptien. On verra chez
lui un Sadate. Ou encore des cadres des Moukhabarat, les services secrets
égyptiens. Son centre équestre va bientôt fonctionner. Ses chefs avaient
vu juste : les anciens officiers de l’Afrika Korps, férus d’équitation, s’y
précipitent, accompagnés par la fine fleur de la société cairote. L’endroit
est chic, il faut y être vu. On y boit beaucoup, on y fume même du
haschich. Cela permet des conversations des plus détendues et natu-
rellement, des confidences…
Cependant, pour approcher les savants allemands, Lotz procède pru-
demment. Ces scientifiques vivent pratiquement confinés dans le péri-
mètre de l’usine 333. Aussi, l’agent israélien compte-t-il sur ses nou-
veaux amis des services secrets égyptiens pour s’introduire un jour dans
cette base secrète. Mais il ne faut pas précipiter les choses, une trop
grande curiosité risquant de paraître suspecte.
Toutefois, assez rapidement, Lotz peut confirmer à ses chefs qu’ef-
fectivement l’Égypte s’est lancée dans un programme de fabrication
d’armes nouvelles. Pour ses communications avec Israël, il dispose d’un
poste émetteur miniaturisé caché dans le talon de l’une de ses bottes de
cheval. Plus tard, il en dissimulera un autre dans un pèse-personne ins-

116
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

tallé dans sa salle de bains. Mais il ne l’utilise qu’avec parcimonie, de


peur d’être repéré. Le point faible d’un agent clandestin reste en effet
la communication avec sa centrale. Aussi, lorsqu’il doit transmettre
un compte-rendu exhaustif, Lotz préfère effectuer un bref voyage en
Europe, où il peut rencontrer son agent traitant. C’est à l’occasion de
l’un de ses déplacements qu’il fait une curieuse et très séduisante
connaissance…

Dan Raviv et Yossi Melman1 :


[Les deux auteurs israéliens évoquent le recrutement
de Wolfgang Lotz par l’Aman, le service de renseignement
de Tsahal.]
Les officiers des Renseignements militaires étaient impres-
sionnés par l’apparence si peu israélienne de Gour-Aryeh.
Blond, massif et… bon buveur, l’incarnation même d’un
ancien officier allemand.
Les recruteurs d’Aman lui demandèrent s’il pouvait cacher
sa judaïté et convaincre une partie du monde qu’il était un
ancien nazi. Au cours d’une formation qui se révéla « inten-
sive et épuisante », Lotz apprit à oublier son identité véritable
et retourna en Allemagne pour affiner sa couverture. Il serait
désormais un homme d’affaires allemand ayant servi dans l’ar-
mée de Hitler en Afrique du Nord, puis qui avait séjourné
onze ans en Australie en élevant des chevaux de course.
Aman l’implanta en Égypte au mois de décembre 1960
en lui fournissant un capital suffisant – une somme énorme
selon les critères israéliens – pour monter un ranch. Les
Israéliens estimaient improbable que le Moukhabaratel-
Amma, les Renseignements égyptiens, fouillent profondément
le passé de ce riche Allemand. Le risque existait, racontera
Lotz, mais il fut « l’un des rares agents secrets à avoir travaillé
sous son vrai nom, avec ses vrais papiers ».

1. Tous les espions sont des princes, Stock, 1991.

117
Les grands espions du XXe siècle

Lotz se rend d’abord à Berlin, puis il part pour Paris où il a rendez-vous


avec son agent traitant. Dans le train, il rencontre une superbe créature,
une certaine Waltraud Martha Neumann, réfugiée de l’Allemagne de l’Est
qui vit aux États-Unis. Naturellement séducteur, Lotz apprécie les jeunes
et jolies femmes. Celle-là lui plaît beaucoup. Il fait rapidement sa conquête
et décide de l’épouser. Deux semaines seulement après leur rencontre dans
le train Berlin-Paris, le mariage est conclu et célébré.
Ici se posent plusieurs questions. D’abord, Lotz est déjà marié en Israël.
Cependant, en acceptant sa mission au Caire, il a dû quitter provisoire-
ment son épouse. Ensuite, l’agent n’a pu se marier à nouveau qu’avec l’ac-
cord de son officier traitant. Il est donc évident qu’il a été autorisé à s’unir
à cette femme, dans l’intérêt du service. Effectivement, Waltraud appar-
tient elle aussi à la communauté du renseignement. C’est une espionne
allemande, un agent du BND de Gehlen. Il est par conséquent vrai-
semblable que ce mariage a été arrangé entre les Allemands et les Israéliens,
qui n’avaient alors rien à refuser à Bonn. Notamment en raison du contrat
secret passé entre Ben Gourion et le chancelier Adenauer à propos des
équipements militaires livrés gratuitement à Israël. Parmi ces matériels se
trouvaient des chars Patton qui seront bien utiles au général Moshe Dayan
lors de la guerre des Six-Jours et de sa chevauchée à travers le Sinaï.
Certes, le service secret allemand possède bien une résidence
au Caire. Mais en plaçant un agent auprès de Lotz, le BND estime, non
sans raison, qu’il obtiendra assez aisément des informations de première
main sur ces savants allemands qui travaillent pour Nasser et nuisent
incontestablement à l’image de la nouvelle Allemagne.
Les tourtereaux partent donc pour l’Égypte. Ils donnent vraiment
l’impression d’être mari et femme. C’est si vrai que lorsque toute cette
affaire sera terminée, Wolfgang Lotz choisira de vivre avec sa Waltraud
et divorcera de son épouse israélienne à laquelle on fera comprendre
crûment qu’elle doit se sacrifier au nom de raisons supérieures.
En tout cas, Waltraud est une compagne zélée qui aide son nouvel
époux à enrichir sa position sociale. Cette très jolie personne donne
de magnifiques réceptions pour les Allemands du Caire et les notabi-
lités égyptiennes. Le champagne y coule à flots. Et, au cours de ces

118
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

soirées bien arrosées, Waltraud ne manque pas d’afficher un antisémi-


tisme qui est apprécié autant par les Allemands que par les dirigeants
égyptiens. Quant au travail d’espionnage, il progresse à grands pas.
Lotz est maintenant persona grata dans les hautes sphères égyptiennes
et peut circuler dans tout le pays sans difficultés. Même dans la base secrète
333, aussi invraisemblable que cela paraisse. Il s’est même débrouillé pour
en faire la visite avec comme guide le commandant de la base en personne.
Présenté comme un grand ami de l’Égypte, il a donc pu prendre directe-
ment contact avec les scientifiques allemands qui y travaillent et glaner pour
son service de précieux renseignements sur l’avancement de leurs travaux.
Toutefois, bientôt, sa mission change de nature. Le spectaculaire tir
de quatre fusées en juillet 1962 n’étonne qu’à moitié les Israéliens qui,
grâce à Lotz, sont relativement bien informés. Autrement plus graves
sont les révélations d’un savant autrichien, Yoklik1, qui a d’abord tra-
vaillé pour les Égyptiens puis a fait défection. C’est lui qui apprendra au
Mossad que Nasser envisage de bourrer les ogives de ses fusées avec des
éléments radioactifs et même des germes bactériologiques. Isser Harel,
le chef du Mossad, contre l’avis du Premier ministre David Ben Gourion
qui veut avant tout préserver ses bonnes relations avec l’Allemagne,
décide alors de frapper fort : ce sera l’opération Damoclès au cours de
laquelle de nombreux savants allemands seront visés et même tués.
Wolfgang Lotz est chargé de la partie égyptienne de cette offensive.
Il faut d’abord savoir qu’à l’occasion de la préparation de l’opération
Damoclès, Isser Harel, qui règne en maître sur deux des principaux ser-
vices secrets israéliens, le Mossad et le Shin Beth, exige que Lotz passe
sous son contrôle et non plus sous celui de l’armée. Il obtient satisfaction:
Meir Amit, le patron de l’Aman, n’est pas en situation de force et doit
s’incliner. Lotz, nouvel agent du Mossad, est sollicité par Harel qui a
besoin de la liste des savants allemands et de leurs adresses. La mission est
aisée pour l’Israélien qui est maintenant à tu et à toi avec tout ce beau
monde. En possession de ces informations postales, les services d’Isser
Harel peuvent envoyer des lettres piégées, souvent postées en Allemagne.

1. Voir chapitre précédent.

119
Les grands espions du XXe siècle

Un premier colis de livres tue cinq personnes à la base 333 et pro-


voque de gros dégâts. Mais les Égyptiens prennent des contre-mesures :
les courriers venant de l’étranger et adressés aux savants sont mainte-
nant systématiquement radiographiés avant d’être ouverts. Harel, qui
n’entend pas renoncer à cette campagne de terreur, demande donc à
Lotz de confectionner lui-même ces lettres et de les poster au Caire.
La mission est risquée mais Lotz l’accepte. Le Mossad lui fait parve-
nir des explosifs dissimulés dans des savonnettes.
Au cours de sa longue période d’entraînement en Israël, Lotz a bien
sûr appris comment piéger des courriers. Une technique qui a déjà été
utilisée par le Mossad et de nombreux services secrets dans le monde.
Conformément aux instructions qu’il a reçues, il envoie donc de nom-
breuses lettres piégées. Ces engins sont d’une redoutable efficacité et ne
tardent pas à semer la panique dans la communauté scientifique alle-
mande vivant en Égypte. Malgré la protection dont les savants bénéfi-
cient de la part des autorités, ils se sentent très vulnérables, d’autant qu’ils
reçoivent aussi des lettres de menaces très précises. Dans ces lettres ano-
nymes, on donne des détails sur leur travail ou sur leur famille et, surtout,
on leur conseille explicitement de partir d’Égypte le plus vite possible.
C’est ainsi que peu à peu, ces hommes apeurés commencent à rega-
gner leur patrie. Au moins ceux qui ne sont pas recherchés pour crimes de
guerre.
Contrepartie inévitable : les services secrets égyptiens, les
Moukhabarat, savent désormais qu’il existe un espion israélien au Caire.
Un homme vraisemblablement infiltré dans la colonie allemande puis-
qu’il connaît parfaitement les hommes qui en font partie.

Steve Eytan1 :
Le Dr Josef Eisig reçoit la missive suivante : « Tu es sur
la liste noire. Nous savons que tu es spécialement actif dans
la recherche aéronautique. C’est par souci pour ta femme
Ruth, ta fille Inge et ton fils Peter que nous te conseillons de

1. L’œil de Tel-Aviv, éditions Stanké, 1978.

120
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

quitter l’Égypte et de rentrer en Allemagne. Plus tôt tu ren-


treras, mieux cela vaudra pour ta famille.
Signé : Les baïonnettes. »

Le 27 septembre, malgré toutes les précautions prises par


les Égyptiens, une lettre pourtant préalablement radiogra-
phiée saute à la figure du Dr Kirmayer, autre spécialiste de
l’aéronautique. Quelques jours plus tard, une autre lettre, des-
tinée à un troisième savant allemand, saute entre les mains
d’un employé au bureau de poste de Meadi.
Ces démonstrations répétées, ces actions venant du Caire
même, comme en fait preuve à chaque fois le cachet de la poste,
incitent de nombreux Allemands au départ, au grand désar-
roi des Égyptiens qui sont incapables de les retenir, puisqu’ils
ne sont plus capables d’assurer leur sécurité. À la fin du mois
de septembre, Wolfgang Pilz, le meilleur spécialiste des fusées,
quitte l’Égypte sans idée de retour, accompagné de la mal-
heureuse Hannelore Wenda.
[Cette dernière, secrétaire du savant, a été défigurée par
une lettre piégée et a perdu la vue. Un dernier détail : Steve
Eytan écrit que Wolfgang Lotz était l’un des Allemands les
plus déchaînés contre « la campagne de terreur sioniste ».]

Lotz a donc pris le risque d’être identifié en exécutant cette mission


que le Mossad lui a confiée. Mais, heureusement pour lui, les services égyp-
tiens échouent à le « loger ». Dans le même temps, d’ailleurs, le Mossad
lui demande de passer à autre chose. En effet, il n’y a plus guère de savants
allemands en Égypte : la plupart, et parmi eux les meilleurs, ont fui.
L’opération Damoclès a donc été un grand succès pour les Israéliens.
Une nouvelle mission est donc confiée à l’espion du Caire : comme
une prochaine guerre avec l’Égypte semble quasiment inévitable, on
lui demande de s’informer sur l’ordre de bataille de l’armée égyptienne
et surtout sur les équipements militaires que Moscou ne cesse d’envoyer.
Encore une fois, Wolfgang Lotz, en raison des excellentes relations qu’il

121
Les grands espions du XXe siècle

entretient avec le gratin de l’armée, est extrêmement bien placé pour exé-
cuter cette mission. Sous couvert de tourisme, il peut s’approcher des
bases militaires et même, après avoir fait état de ses hautes relations,
les visiter. Il envoie donc à Tel-Aviv des informations extrêmement fiables.
Les Israéliens auront par exemple une vue très complète des instal-
lations antiaériennes, batteries ou missiles sol-air fournis par les
Soviétiques. C’est excessivement important parce que la guerre des Six-
Jours commencera justement par une série de raids aériens qui anéan-
tiront l’aviation égyptienne et ses défenses. Les Israéliens disposeront
ensuite de la maîtrise du ciel dès les premières heures de la guerre, en
partie grâce à Lotz.
Cependant, en 1965, vers la fin du mois de février, lui et son épouse
sont arrêtés au retour d’une excursion dans la zone du canal de Suez.
Le couple d’espions vient de procéder au repérage d’une batterie anti-
aérienne. Mais quel indice a mené les Égyptiens sur la piste de Lotz ?
Plusieurs hypothèses peuvent être émises.
La première, la plus vraisemblable, c’est que les émissions radio
de l’agent infiltré ont fini par le trahir. À ce sujet, il faut noter qu’en
Syrie, c’est exactement à la même époque qu’un autre célèbre espion
israélien, élie Cohen1, sera démasqué et bientôt pendu ! Sans doute à
cause de ses transmissions radio ! En Syrie, comme en Égypte, les ser-
vices secrets avaient alors reçu une aide de spécialistes soviétiques en
radiogoniométrie. Or, depuis longtemps déjà, les Égyptiens recher-
chaient le mystérieux espion israélien qui était installé sur leur terri-
toire. Ils auraient donc demandé à ces experts de tenter de localiser
l’endroit d’où émettait cet agent.
Une seconde hypothèse veut que l’arrestation de Lotz et de son épouse
ait coïncidé avec la visite en Égypte du numéro un est-allemand, Walter
Ulbricht. À cette occasion, les autorités égyptiennes auraient décidé de
placer en résidence provisoire les membres les plus éminents de la colo-
nie allemande pour ne pas fâcher Ulbricht, et lui éviter des rencontres
fâcheuses avec d’anciens nazis. Un officier des services de sécurité se serait

1. Voir chapitre XI.

122
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

alors présenté chez Lotz et, en l’absence du propriétaire, ce fonctionnaire


aurait pris l’initiative de procéder à un examen des lieux. Il aurait ainsi
découvert le poste émetteur de l’espion et même des explosifs.
La troisième hypothèse est celle de la trahison. Le Mossad et le BND
de Gehlen entretenaient des relations de plus en plus confiantes. Or les
services secrets allemands étaient très infiltrés par leurs homologues de
l’Est. Un de ces agents doubles a peut-être eu connaissance de l’exis-
tence de Lotz ou bien encore des rapports que son épouse Waltraud devait
envoyer régulièrement à sa centrale. Markus Wolf, le patron des services
de l’Allemagne de l’Est, aurait ainsi pu alerter les Moukhabarat égyptiens.
L’essentiel reste que Lotz a fini par être démasqué. Pour le Mossad,
le coup est dur.
L’espion est rapidement confondu car les preuves matérielles l’acca-
blent : l’émetteur, les explosifs, etc. Toutefois l’espion va jouer une par-
tie assez habile. Il ne peut nier qu’il a effectué un travail d’espionnage au
profit des Israéliens mais il prétend qu’il a seulement agi par esprit de
lucre. Il affirme qu’il avait des difficultés financières dans son cercle
équestre qui lui coûtait très cher. Approché par des agents israéliens, il
aurait accepté de leur fournir des renseignements contre le versement
d’importantes sommes d’argent. Mais surtout, il s’en tient à sa couver-
ture : il s’appelle vraiment Lotz et il est réellement éleveur de chevaux.
Aux yeux des Égyptiens, sa défense tient : comme il n’est pas cir-
concis, on estime qu’il n’est pas juif. Grâce à son prépuce, Lotz sauve sa
vie ! Cependant, il n’est pas pour autant sorti d’affaire. En Allemagne,
où cette histoire fait naturellement grand bruit – on n’a pas oublié la
mystérieuse série d’attentats qui a frappé les savants – des journalistes
enquêtent. L’un d’eux, plus malin que les autres, un reporter du maga-
zine Stern, découvre une partie de la vérité sur les véritables origines
de Lotz : sa mère juive, son émigration vers Israël dans les années 1930
puis sa naturalisation en tant que citoyen israélien.
Le journaliste a entre les mains la matière d’un véritable scoop. S’il
est publié, ça peut coûter très cher à l’espion ! Heureusement pour Lotz,
un journaliste israélien, Uri Dan, très proche du Mossad, est mis au
courant. Il se rend aussitôt à Hambourg et rencontre le patron de ce

123
Les grands espions du XXe siècle

journaliste qui se trouve être un ami personnel. Il argue que si cette


information est publiée avant le procès, Lotz sera vraisemblablement
condamné à mort et exécuté. Ses arguments sont entendus : le jour-
naliste décide de retarder la publication de son scoop. Toutefois, un des
avocats allemands représentant les parties civiles (la famille d’un des
savants qui a péri dans un attentat perpétré par le Mossad) a lui aussi
percé la véritable identité de Wolfgang Lotz.
Ce qui suit est stupéfiant. Le procès de Lotz et de son épouse a déjà
commencé lorsqu’on communique au président du tribunal une lettre
de cet avocat, lettre où il révèle ce qu’il sait sur l’espion israélien. Le
président en commence la lecture et, soudain, il s’interrompt, demande
aux journalistes d’évacuer la salle et ordonne le huis clos. En décou-
vrant que Lotz est un Israélien qui a berné pendant des années les plus
hauts personnages de son pays, le magistrat a peut-être estimé que cette
information ridiculiserait l’Égypte et ses dirigeants. Une question
d’honneur, en somme. Un espion allemand travaillant pour Israël,
c’était déjà assez ennuyeux. Mais un espion israélien infiltré dans les
instances dirigeantes les plus importantes du pays, c’était impossible à
reconnaître publiquement.
Cependant il existe une autre explication possible: le président du tri-
bunal savait en effet que des négociations secrètes avaient été engagées
entre Israéliens et Égyptiens au sujet de Lotz. Le Mossad, qui venait déjà
de perdre Eli Cohen à Damas, tenait absolument à sauver son espion
au Caire. À l’occasion de la première visite en France d’un dirigeant égyp-
tien depuis l’affaire du canal de Suez, des émissaires israéliens et égyptiens
se sont discrètement rencontrés à Paris. Le Mossad a proposé des millions
de dollars pour éviter que Lotz soit mis à mort à l’issue de son procès. Les
Égyptiens ont accepté ce marchandage. Mais pour respecter les termes de
cet accord, il fallait impérativement que la fiction de Lotz, espion alle-
mand travaillant pour Israël, soit maintenue : l’opinion arabe n’aurait
jamais admis qu’un espion israélien pris sur le fait ne soit pas exécuté !
Waltraud a été condamnée à trois ans de prison et Wolfgang Lotz, à
la réclusion à perpétuité. Toutefois après la guerre des Six-Jours, les deux
pays ont procédé à un échange de prisonniers. Israël avait capturé des mil-

124
Lotz : sauvé par un petit bout de chair…

liers de soldats égyptiens et au moins douze généraux. Tel-Aviv n’a accepté


leur libération qu’en échange de celle des époux Lotz. Ce qui montre l’im-
portance que le Mossad attachait à son espion. Mais officiellement, en
Égypte, il n’a jamais été dit que Lotz était un espion juif…

Uri Dan1 :
[Dans cet extrait, l’auteur, Uri Dan, raconte son
ambassade auprès de son confrère allemand du Stern.]
Né et élevé en Israël, je n’ai pas ressenti dans ma chair
les méfaits de l’antisémitisme et de l’Holocauste, mais je sais
que l’État d’Israël a été établi, aussi, pour que cela ne se repro-
duise plus. Lorsque des savants allemands se mettent au ser-
vice de Nasser pour l’aider à produire des missiles sol-sol, des
savants qui ont déjà travaillé pour le IIIe Reich, alors, comme
tout Juif qui vit en Israël, je me sens menacé. Comme si les
Allemands recommençaient à nous détruire.
Vacek a pâli. Sa pâleur s’accentue lorsque je m’adresse
directement à lui :
— Voudrais-tu que la mort d’un Juif de plus, celle de
Wolfgang Lotz au Caire, dépende de ta conscience d’être
humain, d’Allemand, et de celle de ton journal ? Six millions
de Juifs au débit d’Hitler, un Juif au débit du Stern…
J’entends le tintement de la cuiller d’argent qui tombe
des mains d’Egon et heurte la soucoupe de la tasse de café.
Il est furieux :
— Toi aussi tu joues sur l’Holocauste ? Écoute-moi bien.
Je n’étais qu’un adolescent à l’époque, je ne me sens aucune
relation avec ce qu’a fait Hitler. Mais ton argument est valable.
Je n’aimerais pas qu’un homme perde la vie à cause d’un article
publié dans mon journal. Je verrai ce qu’on peut faire…

1. Mossad, 50 ans de guerre secrète, Presses de la Cité, 1995.


X
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

L’affaire a longtemps été présentée comme la plus importante affaire


d’espionnage jamais découverte en France : Georges Pâques, norma-
lien, haut fonctionnaire détaché à l’Otan, l’organisation militaire occi-
dentale, a été accusé d’être un espion soviétique. Recruté pendant la
Seconde Guerre mondiale, il aurait, durant deux décennies, fourni à ses
maîtres du KGB une moisson d’informations sensibles. Arrêté en 1963,
Pâques a été condamné en 1964 à la détention à perpétuité par la Cour
de Sûreté de l’État. Mais, en 1968, le général de Gaulle a commué sa
peine en vingt ans de réclusion. Deux ans plus tard, le nouveau prési-
dent de la République, Georges Pompidou, normalien comme Pâques,
a gracié le condamné. Ainsi, cet homme, qui aurait été pour la France
l’espion du siècle, n’a purgé que sept ans de prison.
Cette affaire pose beaucoup d’autres questions, certaines n’ayant
d’ailleurs jamais été résolues. Mais, pour comprendre l’extraordinaire
écho qui a été donné à la découverte de cette taupe soviétique, il faut
tenir compte du contexte de l’époque. Au début des années 1960, grâce
à la défection d’un haut responsable du KGB, les services occidentaux
découvrent à quel point ils sont infiltrés par leurs adversaires de l’Est.
En Grande-Bretagne, en particulier, on met à jour les activités des
fameux « Cinq de Cambridge1 », Philby et les autres… Des hommes
qui ont été recrutés par les Soviétiques avant même la Seconde Guerre
mondiale et qui ont patiemment creusé leur trou, jusqu’à occuper des
postes de responsabilités dans le renseignement ou la diplomatie. Une
découverte qui provoqua un véritable séisme dans les services anglais.

1. Voir chapitre I.

127
Les grands espions du XXe siècle

Mais, curieusement, la France semble provisoirement à l’écart. Les


services spéciaux français n’auraient-ils donc pas été infiltrés ? La
réponse, brutale, vient de Washington. Dans une lettre adressée au
général de Gaulle, le président Kennedy lui révèle l’ampleur de la
pénétration soviétique en France. Des dizaines de taupes existent et
ce, jusque dans l’entourage même du chef de l’État ! De Gaulle,
furieux, exige une enquête. Des noms prestigieux sont prononcés dans
la presse et la méfiance s’installe à tous les niveaux. Mais le résultat
de cette agitation sera l’arrestation du seul Georges Pâques, notre
unique taupe donc… Un rideau de fumée, à l’évidence.

L’affaire Pâques est, au fond, un jeu de poupées russes. Plus on creuse


et plus on découvre de nouvelles strates, avec des objectifs toujours plus
machiavéliques. Un jeu de poupées qui débute par un moment clé de l’his-
toire de l’espionnage : en décembre 1961, un certain Anatoli Klimov, se
présente avec femme et enfants à l’ambassade américaine d’Helsinki. Il
demande l’asile politique aux États-Unis. Klimov, de son vrai nom Anatoli
Golitsyne, est un major du KGB, un personnage éminent de la centrale
soviétique. Le transfuge, loin d’être un homme d’action, est un analyste.
Il dispose d’une mémoire fabuleuse et il affirme, en raison des hautes fonc-
tions qu’il a occupées au sein du KGB, avoir une vue d’ensemble des acti-
vités de la centrale en direction de l’Ouest. Sa défection est donc un évé-
nement considérable et les Américains ne s’y trompent pas: très rapidement,
Golitsyne est transféré à Washington où le chef du contre-espionnage de la
CIA en personne, James Angleton, s’occupe de le débriefer.
Le résultat est inespéré : le Soviétique a une connaissance intime
de toutes les manœuvres d’infiltration du KGB dans les services occi-
dentaux et dans les organisations internationales telles que l’Onu ou
l’Otan. Il apportera par exemple la preuve définitive de la culpabilité
de Philby et de ses camarades de Cambridge. Golitsyne est donc une
recrue de taille, d’autant que ses révélations corroborent les informa-
tions obtenues grâce à l’opération Venona1. La masse énorme de ren-

1. Voir chapitre IV.

128
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

seignements contenus dans les messages interceptés depuis des années


devenait alors déchiffrable pour les Américains. Ils n’imaginaient pas
que l’infiltration ait pu être aussi importante. Mais la conséquence a été
cruelle : ce déballage a d’abord eu pour effet d’instiller la méfiance dans
tous les services secrets occidentaux. Aux États-Unis, par exemple, le
directeur du renseignement pour le bloc soviétique à la CIA est devenu
suspect et en Grande-Bretagne le chef du MI51 lui-même, Sir Roger
Hollis, s’est retrouvé dans la ligne de mire des chasseurs de taupes !
D’où le soupçon qui germe dans l’esprit de certains spécialistes :
Golitsyne ne serait-il pas un faux transfuge, téléguidé par le KGB pour
introduire la confusion à l’Ouest ?
L’exemple de l’affaire Yourtchenko2, le faux transfuge, illustre bien
ce qui semble être une méthode traditionnelle des services russes.
Pourtant, il s’avérera que Golitsyne était sans l’ombre d’un doute
un transfuge authentique ! Ses accusations sont donc crédibles, mais
dans une certaine mesure seulement. En effet, le Soviétique, malgré sa
vue d’ensemble de l’infiltration des services occidentaux, ne connais-
sait pas le nom des taupes. Il savait seulement, c’est très différent,
qu’elles existaient !
Ce bureaucrate avait connaissance de documents très secrets volés à
l’Ouest puisqu’il était chargé de les analyser. Il pouvait, à la rigueur,
situer à peu près l’origine de la fuite mais sans avoir la possibilité d’iden-
tifier formellement la taupe. Aux services de renseignement de faire
ensuite des recoupements, de trier peu à peu parmi les hommes ou les
femmes qui étaient susceptibles d’avoir accès à ces documents sensibles.
Si des noms ont été prononcés, souvent à tort et à travers, il faut,
avant de mettre en cause la crédibilité du transfuge, imputer cette vague
de dénonciations au compte de la paranoïa ambiante : Angleton, en
particulier, faisait partie des hommes qui voyaient des espions partout.
Les révélations de Golitsyne arrivaient à point nommé pour nourrir
son délire.

1. Le contre-espionnage britannique.
2. Voir chapitre XXI.

129
Les grands espions du XXe siècle

D’autre part, le transfuge est surtout très bien informé pour tout
ce qui touche le monde anglo-saxon. En ce qui concerne la France,
ses tuyaux sont beaucoup moins précis.
C’est pourquoi la CIA tarde à les transmettre à Paris. Ce n’est pas
la seule raison. En réalité, les Américains attendent le bon moment avant
d’informer les services français. Le bon moment politique, c’est-à-dire
celui qui embarrassera le plus le gouvernement et le général de Gaulle
que Washington, non sans argument, soupçonne de ne pas être un par-
tenaire docile au sein de l’alliance occidentale.

Marcel Chalet1 :
[L’auteur évoque la personnalité de Golitsyne qu’il a
personnellement interrogé aux États-Unis.]
C’était un brillant sujet du KGB qui avait suivi tous les
stades d’initiation à l’intérieur des divers niveaux de forma-
tion pour les cadres du service secret soviétique. Golitsyne était
remarquablement doué pour ce métier. Compte tenu de la
diversité des postes qu’il a occupés, de ses facultés d’observa-
tion, de l’excellente connaissance qu’il avait des méthodes et
des mentalités, c’était un témoin de première grandeur. Je crois
qu’il a beaucoup aidé les services secrets occidentaux à prendre
conscience de la dimension réelle des moyens et des ambi-
tions du KGB dans les années 1960. C’est évident en ce qui
concerne la France. Il nous a aidés à mieux comprendre com-
ment le KGB voyait cet important théâtre d’opérations
qu’était devenu notre pays.
Plus loin, Chalet déclare encore :
C’était un homme de dossiers, non de terrain. Il est
apparu dès le départ destiné à devenir un expert du premier
type, c’est-à-dire quelqu’un dont les avis pourraient encore être
recueillis après qu’il aurait vidé son sac. À partir de là, il
s’est certainement efforcé de garder cette image d’expert inéga-

1. Les Visiteurs de l’ombre, Grasset, 1990.

130
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

lable dans certains domaines afin de rester utile le plus long-


temps possible aux services de renseignement qui l’ont uti-
lisé, la CIA en premier lieu.
[Intéressant, cette dernière phrase : un transfuge,
quand il a livré son lot de secrets, n’est-il pas tenté d’en
rajouter, afin de continuer à exister ?]

Au printemps 1962, John Kennedy envoie donc une lettre au géné-


ral de Gaulle par porteur spécial. Le président américain veut en effet
que son message soit remis en mains propres au général ! Personne dans
son entourage ne doit en prendre connaissance avant lui. Kennedy veut
ainsi signifier à de Gaulle qu’il n’a nulle confiance dans ses collabora-
teurs les plus proches.
Évidemment, le procédé provoque une réelle mauvaise humeur chez
le général. Encore plus que la teneur elle-même de la lettre. Pourtant
il y a de quoi contrarier le président français : Kennedy annonce crû-
ment à de Gaulle que les services américains détiennent la preuve que
la France est pénétrée au plus haut niveau par le KGB !
Même si de Gaulle pense qu’il y a là une manœuvre tendant à sabo-
ter ses tentatives de rapprochement avec Moscou, il lui est cependant
difficile de traiter cette affaire avec légèreté. Par conséquent, il décide
d’envoyer un émissaire secret à Washington, un général, le chef du
2e bureau de l’armée. Mais, et c’est à noter, ni le SDECE ni la DST ne
sont informés, et encore moins l’ambassade de France aux États-Unis.
Avec l’autorisation des hommes de la CIA, ce général rencontre Golitsyne
et revient avec la conviction que le transfuge est vraiment en possession d’in-
formations très préoccupantes sur la France. De Gaulle, manifestement trou-
blé, finit par décider l’envoi à Washington d’une équipe mixte formée de
spécialistes du renseignement choisis parmi les as de la DST et du SDECE.
Dans ce petit groupe figure un homme très intéressant qui devien-
dra plus tard le patron de la DST, Marcel Chalet1. Cet excellent poli-

1. Chalet pilotera la fameuse affaire Farewell, du nom de code de cette taupe du


KGB qui collaborera avec la DST et permettra de démasquer des dizaines d’espions

131
Les grands espions du XXe siècle

cier, qui connaît en outre parfaitement la langue anglaise, a la réputa-


tion d’être très subtil. Mais comme d’autres membres du contre-espion-
nage, il est obsédé par la pénétration soviétique issue de la Résistance
et parfois initiée avant même la Seconde Guerre mondiale comme les
réseaux soviétiques du type de l’Orchestre rouge1.
Chalet pense, mais il n’est pas le seul, que les hommes et femmes
qui ont fait partie de ces réseaux étaient des agents soviétiques avant
d’être des résistants ou des militants antifascistes. Mieux, il est per-
suadé que les organismes de renseignement de Moscou ont profité
de la Résistance pour infiltrer des taupes et pénétrer ainsi les milieux
politiques à la Libération. Un point de vue et des convictions qui fri-
sent parfois l’obsession.
La délégation des « contre-espions » français arrive donc à Washington
et rencontre Golitsyne. Toutefois jamais les agents du SDECE et de
la DST ne se retrouveront seuls avec le transfuge. Des agents de la
CIA assisteront toujours à ces entretiens, probablement pour surveiller
leur taupe.
Les Français font longuement parler Golitsyne et obtiennent une
liste très précise de documents secrets qui auraient été livrés au KGB
par des sources françaises. Cependant le transfuge ne livre pas de noms.
Aussi, au cours d’un deuxième voyage, les membres de cette commis-
sion d’enquête reviennent-ils avec une masse impressionnante de dos-
siers de suspects, autant de personnages qui auraient pu travailler avec
le KGB. Le spectre est donc très large. Il rassemble, par exemple, tous
les fonctionnaires ou hommes politiques amenés à avoir des contacts
professionnels avec les Soviétiques. On prétend même que le dossier du
général de Gaulle figure dans le tas !
En soumettant ces dossiers personnels à Golitsyne, les agents fran-
çais espèrent éveiller des souvenirs, établir des connexions, des corréla-
tions… Mais le transfuge, s’il laisse parfois planer le doute, ne prononce

de l’Est. Une opération qui mettra en évidence l’importance du pillage des secrets tech-
nologiques de l’Occident par les Soviétiques.
1. Réseau soviétique qui a opéré en France et en Belgique pendant la Seconde
Guerre mondiale et a rendu d’importants services à la Résistance.

132
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

toujours pas de noms. Toutefois, lorsque les Français reviennent à Paris,


ils ont acquis la terrible conviction qu’il existe au moins une cinquan-
taine de taupes de haut niveau dans l’Hexagone, infiltrées dans les organes
de renseignement mais aussi dans les plus hautes sphères de l’État !
Le SDECE et la DST se doutaient depuis longtemps qu’un certain
nombre d’agents étaient infiltrés en France. Peut-être même l’espéraient-
ils ? Un service secret ne vaut d’être espionné que s’il est efficace ! Mais
rien ne les avait préparés aux inquiétantes révélations de Golitsyne.
La traque commence. Elle est assez logiquement orientée vers les milieux
les plus antiaméricains. À l’exclusion des communistes: dans les services,
on sait depuis longtemps que les Soviétiques ont renoncé à recruter dans
des cercles idéologiquement proches. Il faut donc chercher plutôt à droite.
Les mieux placés, parce qu’ils sont généralement antiaméricains, sont
les gaullistes, qui détiennent alors le pouvoir. Un pouvoir qui, selon
les renseignements obtenus à Washington, serait pénétré par maintes
taupes soviétiques !
La DST, mais aussi le SDECE commencent à enquêter. Il s’agit d’un
travail délicat. Mais comme les premiers résultats sont décevants, cer-
tains petits malins, vraisemblablement aiguillonnés par la CIA, lâchent
des noms. À commencer par celui de l’éminence grise du général, Jacques
Foccart ! On évoque aussi celui d’un autre homme politique impor-
tant qui est l’un des principaux ministres du général et fut l’un des négo-
ciateurs des accords d’Évian qui ont scellé la fin de la guerre d’Algérie.
Conséquence immédiate, la méfiance gagne et pas seulement dans
les sphères du pouvoir politique. Dans les services de renseignement
aussi, la panique se répand : d’après Golitsyne, il existe au sein même
du SDECE un réseau nommé « Saphir1 » qui regrouperait plusieurs
officiers supérieurs. Cette information, insidieusement propagée, pro-
voque inévitablement de sérieux dégâts en multipliant les soupçons !
Des agents seront chassés, plus ou moins discrètement et sans même
qu’on ait réuni la moindre preuve contre eux. Le simple fait qu’ils sont
suspects permet de les éloigner des services !

1. Ce nom de code inspirera à Léon Uris, le titre de son best-seller, Topaze, 1967.

133
Les grands espions du XXe siècle

Cependant, les enquêtes sur les vraies taupes ne sont en vérité guère
couronnées de succès. Une absence de résultats qui affecte l’image de
la France aux yeux de ses alliés. Car les Américains n’en démordent
pas : le pays est truffé de taupes soviétiques ! Très obligeamment ils l’ont
fait savoir à Paris. Or les autorités françaises sont incapables de les
découvrir ! La conclusion s’impose : la France est encore plus profon-
dément infiltrée par les Soviétiques que les Anglo-Saxons ne l’imagi-
nent puisque les taupes ont joué de toute leur influence pour paraly-
ser les enquêtes.
Il faut donc réagir, et vite. La découverte providentielle d’un espion,
Georges Pâques, permettra de sauver la face.

Roger Faligot et Pascal Krop1 :


D’autres enquêtes vont démarrer côté SDECE, à par-
tir de la source Golitsyne, mettant en cause plusieurs offi-
ciers dirigeants de la Piscine, sans qu’aucune preuve défini-
tive de trahison n’ait jamais permis des inculpations. Le
soupçon régnant provoquera simplement la mise à l’écart de
certains d’entre eux en 1970. Mais la paranoïa délirante
d’Angleton, alimentée par des arrière-pensées antigaulliennes
dans la communauté du renseignement américain, va
déteindre fortement sur certains responsables du contre-espion-
nage et provoquer une crise profonde du SDECE, à partir
d’informations vagues et d’une connaissance indirecte du dos-
sier français par Golitsyne. Sur la base de ces informations,
on en arrive à suspecter même ceux qui ont participé à la
traque. Tel est le cas du colonel Georges Barazer de Lannurien
qui a combattu dans les maquis slovaques pendant la Seconde
Guerre mondiale et qui, devenu le chef du cabinet du direc-
teur du SDECE, le général Jacquier, s’est rendu aux États-
Unis en 1963 interroger Golitsyne. Or, à partir de cette date,
Lannurien est mis sur écoute par la DST qui le suspecte d’être

1. DST, police secrète, Flammarion, 1999.

134
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

un agent soviétique comme lui-même avait suspecté d’autres


officiers du SDECE: les colonels Beaumont, Hounau, Delseny
ou Saar-Demichel.

D’après les renseignements obtenus via Golitsyne, un important


document de l’Otan est parvenu au KGB. Or ce dossier avait transité
par la résidence de la centrale soviétique à Paris. On pouvait donc en
déduire logiquement que la taupe était française ou, au minimum,
qu’elle avait des activités en France.
Les premières investigations démontrent que près de huit cents per-
sonnes ont pu avoir accès à ce document, qui n’était donc pas si secret
qu’il a été prétendu. D’élimination en élimination, les policiers de la
DST arrivent à un petit cercle de quatre personnes, trois officiers supé-
rieurs et un haut fonctionnaire français, Georges Pâques. Tout ce petit
monde est mis sur écoute et filé. Sans résultat. Les enquêtes menées dis-
crètement sur la personnalité de ces hommes n’apportent pas plus d’élé-
ments permettant d’amorcer un dossier d’accusation.
Ces suspects ne sont donc pas directement interrogés. On se contente
de les surveiller sans donner l’éveil. Puis brusquement, alors que les
investigations traînent depuis un bon moment, un policier de la DST
recueille un renseignement très intéressant. Georges Pâques, qui a la
réputation d’être un homme de droite, par ailleurs très catholique,
cacherait son jeu. Dans l’intimité, il professerait plutôt des idées de
gauche. Chalet, qui dirige l’enquête, pense aussitôt qu’un homme
capable d’une telle duplicité cache peut-être quelque chose de beau-
coup plus important. Il décide de renforcer la surveillance de Pâques.
On est alors au début du mois d’août 1963.
Georges Pâques travaille depuis deux ans à l’Otan et occupe le poste
de directeur adjoint du service de presse. Une fonction qui ne doit pas
donner accès à beaucoup de secrets militaires. Pâques, normalien, a
eu une carrière assez chaotique, qui a commencé à Alger pendant la
guerre. Il a appartenu à plusieurs cabinets ministériels sous la
IVe République avant de devenir directeur de l’Institut des hautes études
de la Défense nationale. Un poste qui ne lui permet pas non plus de

135
Les grands espions du XXe siècle

surprendre de grands secrets. Les travaux de cette institution sont sur-


tout théoriques et relativement ouverts. D’ailleurs Pâques, sans nul
doute, aurait pu aspirer à exercer de plus hautes fonctions. Mais la vie
en a décidé autrement et peut-être aussi la personnalité de cet homme
tranquille qui a une réputation de bon vivant et de joyeux camarade.
Quoi qu’il en soit, les policiers de la DST le surveillent donc étroi-
tement. Un dimanche du mois d’août, ils le filent jusque dans un char-
mant village de la banlieue parisienne. Là, l’attitude de Pâques leur semble
curieuse. Manifestement, il semble attendre quelque chose ou quelqu’un.
Or, soudain, les policiers voient arriver une auto qu’ils identifient sans
peine parce qu’elle appartient au parc de l’ambassade soviétique ! À bord,
ils reconnaissent deux hommes qui sont réputés être des agents du KGB,
sous couverture diplomatique. Il ne peut s’agir d’une coïncidence.
Survient alors un incident très curieux : une voiture de police se pré-
sente dans le village. Aussitôt, les Soviétiques déguerpissent. Fait étrange,
car des agents du KGB, sous couverture diplomatique qui plus est, n’au-
raient pas eu à s’inquiéter de la présence d’une voiture de la police
officielle. En réalité, ces espions savent bien que ce sont des hommes
de l’ombre qui leur donnent la chasse et pas des individus en uniforme.
Quant à Pâques, il flâne encore un peu dans les rues du village et
rentre un peu plus tard chez lui, à Paris. Pourtant, dès le lendemain soir,
il est interpellé par des hommes de la DST et conduit rue des Saussaies,
où, pendant une demi-heure il nie tout lien avec les Soviétiques. Mais
soudain, il se met à table et dans une remarquable confession écrite
d’une dizaine de pages, il avoue.
Le haut fonctionnaire reconnaît qu’il a des contacts avec les Russes
et qu’il lui est arrivé de leur donner des informations. Mais jamais de
secrets touchant la défense nationale ou les intérêts supérieurs du pays.
Pâques est à sa façon un idéaliste. En collaborant avec le KGB, il a tou-
jours eu le sentiment de travailler pour la paix. Il affirme qu’au fond,
il n’a pas agi autrement que le général de Gaulle, qui s’est toujours défié
des États-Unis et a décidé de se rapprocher de l’URSS. Il prétend même
qu’au cours de la crise de Berlin, il a joué un rôle essentiel dans la
sauvegarde de la paix en faisant savoir à Moscou que les Américains

136
Pâques : l’espion qui en cachait un autre

étaient prêts à en découdre et à utiliser le feu nucléaire si Khrouchtchev


ne reculait pas.
Il explique aussi qu’il a été recruté pendant la guerre à Alger. Il est vrai
qu’à Alger se sont alors trouvés, parmi les hommes de la France libre, quelques
personnages qui sont devenus soit des agents soviétiques, soit des agents d’in-
fluence. En tout cas, Pâques déclare que c’est lui qui a pris l’initiative d’ap-
procher les Russes qui, souligne-t-il, étaient alors nos alliés. Il leur a donné
des informations sur les intentions belliqueuses des Américains qui, affirme-
t-il encore, entendaient s’en prendre à l’URSS après avoir vaincu Hitler.
En somme, dit-il, Pâques n’a jamais cherché à nuire à son pays.
D’ailleurs il n’a jamais rien transmis qui soit vraiment dommageable à la
France, sinon des broutilles, comme des biographies d’hommes politiques.
Alors pourquoi cette affaire a-t-elle été montée en épingle ? Était-ce
parce qu’on était tellement content d’avoir enfin arrêté une taupe? Même
si, pour les gens sérieux, il apparaissait que c’était une toute petite taupe.
En réalité, Georges Pâques a servi de bouc émissaire. Et, surtout, il
a été arrêté à la place d’un autre homme, qui lui était un véritable espion!
Deux faits viennent étayer cette hypothèse. Premièrement, Golitsyne
a fait défection avant que Georges Pâques soit embauché à l’Otan. Alors
comment Golitsyne aurait pu avoir connaissance d’une transmission
de documents de l’Otan que Pâques, par la force des choses, n’avait pas
encore effectuée ? Impossible. Ensuite, lorsqu’on examine minutieu-
sement les circonstances dans lesquelles Pâques a été découvert puis
arrêté, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une opération d’intoxication habile-
ment montée par les Soviétiques.
Tout d’abord, cette histoire des opinions prétendument de gauche
de Pâques est une affabulation. Ce grand serviteur de l’État a toujours
été un homme de droite, même s’il n’était pas indifférent aux idées pro-
gressistes. On a sciemment fait connaître ce détail aux enquêteurs de la
DST afin qu’ils s’intéressent à lui. Puis cette histoire de rendez-vous
dans un village de la banlieue. Cela ne ressemble pas à une opération
sérieuse. En effet, le choix d’un rendez-vous dans un village quasi désert
où les moindres allées et venues attirent l’attention est étrange, alors
qu’il existe tant d’endroits dans une grande ville où l’on peut se ren-

137
Les grands espions du XXe siècle

contrer discrètement. Quant à la voiture de l’ambassade soviétique, elle


était là uniquement pour compromettre Pâques et pour le désigner aux
policiers de la DST.
Il est donc à peu près certain que le KGB a vendu Pâques : la décou-
verte de sa toute petite compromission avec les services de l’Est per-
mettait d’élever un rideau de fumée autour du véritable traître, celui
qui espionnait réellement l’Otan.
Il s’agissait d’un Canadien du nom de Hambleton, qui a été décou-
vert et arrêté beaucoup plus tard en Angleterre. Les Français ont donc
été abusés. Ou, en tout cas, ont fait semblant de l’être. Mais, dans cette
affaire, les Russes n’étaient pas les seuls maîtres du jeu… Les Américains
contrôlaient les déclarations de Golitsyne et ne le laissaient jamais seul
avec les enquêteurs français. Il n’est pas improbable qu’il ait été amené
à intoxiquer ces derniers, à l’instigation de ses amis de la CIA. Cela, dans
le but de désorganiser les services de renseignement de Paris en y ins-
tillant la méfiance et surtout d’embarrasser le général de Gaulle dont
la politique extérieure commençait à inquiéter sérieusement Washington!
En tout cas, le procès rapide et plutôt bâclé de Georges Pâques,
qui s’est parfois tenu à huis clos, n’a pas apporté de preuve très convain-
cante de sa culpabilité. Un argument supplémentaire pour tous ceux
qui pensent que le péché du haut fonctionnaire n’était que véniel !

André Frossard1 :
Quant aux documents politiques que l’on reproche à l’ac-
cusé d’avoir fournis au gouvernement russe, le meilleur moyen
de les tenir à l’abri des regards indiscrets n’était certainement
pas de les confier au chef adjoint d’un service de presse, le
caractère officiel d’un bureau d’information ne suffisant pas
toujours à l’empêcher d’informer. S’il s’agissait de documents
secrets, leur secret n’est plus un secret pour les Russes ; dès lors
à quoi bon le huis clos ? Et s’il s’agissait de papiers sans valeur,
à quoi bon le procès ?

1. Le Figaro, 17 juillet 1964.


XI
Cohen : le pendu de Damas

Pour les Israéliens, c’est un héros national! Une véritable légende. Un


homme mort en service pour sa patrie, au cours d’une mission particu-
lièrement dangereuse et audacieuse… Il s’appelait Eli Cohen. Une nuit
de mai 1965, les mains liées et sous bonne garde, il est monté sur l’écha-
faud qui avait été dressé place des Martyrs au centre de la ville de Damas.
Malgré l’heure tardive, des milliers de Syriens se pressaient autour du
gibet. La scène était retransmise en direct par la télévision locale.
Au pied de l’échafaud, un vieux rabbin a commencé à ânonner une
prière. Là-haut, le bourreau, un géant nommé Abbu-Salim, a tenté de
poser un capuchon sur la tête du condamné. Mais Cohen a secoué
la tête et refusé. Quelques secondes plus tard, la corde était passée
autour de son cou. Après deux minutes, Eli Cohen était déclaré mort
par le bourreau. L’un des espions les plus célèbres venait de mourir.
En Israël, on ne l’a toujours pas oublié : en 2000, on a célébré offi-
ciellement l’anniversaire de sa disparition et un timbre à son effigie
a été mis en vente. Cette même année, le Premier ministre, Ehud
Barak, a demandé officiellement que sa dépouille soit restituée à Israël
afin d’y être enterrée. Mais la Syrie a refusé. Comme elle avait déjà
refusé à de nombreuses reprises dans le passé, malgré les demandes
pressantes des différents gouvernements israéliens.
Eli Cohen a notamment été comparé au célèbre Richard Sorge,
l’espion soviétique qui avait pu annoncer à l’avance l’attaque des
troupes de Hitler contre l’URSS en juin 1941. Mais les circonstances
au cours desquelles cette taupe israélienne, infiltrée à Damas au cœur
même de la classe dirigeante syrienne, a été démasquée, n’ont jamais
été tout à fait éclaircies.

139
Les grands espions du XXe siècle

Eli Cohen était ce qu’on appelle dans le langage du renseignement


un « illégal », c’est-à-dire qu’il ne bénéficiait d’aucun statut protecteur
comme celui de diplomate, par exemple. Un illégal, c’est un homme
qui, sous une fausse identité, s’insère dans une société étrangère, y fait
sa place, noue des contacts et attend le moment d’être activé par le
service qui l’a envoyé. Cela peut parfois durer très longtemps. Très
peu de services de renseignement utilisent des illégaux, parce que cette
méthode demande une longue et coûteuse préparation. C’est un sys-
tème auquel les Soviétiques avaient largement recours ; les Israéliens
également !
Il faut d’abord savoir qu’un agent illégal doit être un personnage
d’une trempe exceptionnelle, un homme avec des nerfs d’acier car il tra-
vaille dans un milieu hostile et doit veiller en permanence à ne pas
sortir de la légende qu’on lui a construite.
La « légende », dans le jargon du renseignement, désigne la fausse
personnalité de l’agent illégal. Sa nouvelle identité, son faux passé…
Tout ce qui caractérise un homme, en somme. Un illégal est un indi-
vidu qui a deux vies. Mais il doit bien se garder d’oublier autant que
possible la première !
Eli Cohen est né au début des années 1920 à Alexandrie où il exis-
tait alors une forte communauté juive. Il reçoit une éducation tradi-
tionnelle, les Juifs d’Alexandrie étant des orthodoxes très attachés à la
tradition hébraïque. Le jeune Eli, rejeton d’une famille modeste ori-
ginaire de Syrie, n’en fait pas moins de bonnes études. Il est particu-
lièrement doué pour les langues. En dehors de l’hébreu et de l’arabe,
il parle aussi un excellent français. C’est un garçon brillant, qui se pas-
sionne également pour les mathématiques et rêve de devenir ingénieur,
après avoir failli opter pour le rabbinat. Mais les circonstances vont
en décider autrement. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le jeune
homme prend très vite contact avec les milieux sionistes auxquels il
adhère. Dès cette époque, encore à Alexandrie, il est mêlé à des actions
clandestines visant à permettre aux Juifs égyptiens de rejoindre la
Palestine. Lui-même rêve de pouvoir s’y rendre. Toutefois, ses chefs
jugent qu’il est plus utile à la cause en Égypte et il ne rejoindra Israël

140
Cohen : le pendu de Damas

qu’en 1957, après avoir passé quelques mois en prison : Eli Cohen a été
très proche d’un réseau d’espionnage israélien implanté en Égypte, dont
certains membres ont d’ailleurs été condamnés à mort. Mais heureu-
sement Cohen, lui, est passé à travers les gouttes.
Eli a donc déjà une expérience du renseignement quand il arrive
en Israël, où il retrouve sa famille émigrée depuis longtemps. Il trouve
un premier emploi de traducteur au ministère de la Défense. En effet,
il a mis à profit son don exceptionnel pour les langues : en Égypte, il
a appris l’anglais, l’italien, l’espagnol et l’allemand.
Ce n’est donc nullement un hasard s’il est recruté par le ministère de
la Défense, où l’on sait parfaitement quel travail il a effectué en Égypte…
Il aurait donc dû être recruté par les services secrets, mais dans le
monde du renseignement, la règle est la prudence. Le Mossad, dans un
premier temps, se contente d’observer à distance le jeune homme, pour
mieux le connaître. On constate d’abord qu’après une période d’adap-
tation difficile Eli s’intègre bien dans la société israélienne. Il change
d’employeur, se marie, visite Israël. Un jour, il annonce à son épouse,
Nadia, qu’il vient d’être embauché comme représentant dans une grande
entreprise commerciale. Un job qui le conduira à aller souvent à l’étran-
ger : Bien sûr, le Mossad vient de le recruter ! Jugé apte, il est pris en
main par un homme qu’on surnomme « le Derviche » : Yitzhak Shamir,
le futur Premier ministre.
Cet ancien du redoutable groupe terroriste Stern est entré dans les
services secrets au milieu des années 1950. Petite taille et grosse mous-
tache, le Derviche est un homme d’expérience. Et, pendant de longs
mois, il impose un entraînement de tous les instants à son protégé.
Il lui apprend par exemple à déceler une filature puis à la déjouer. Ou
bien à se déplacer sous une fausse identité. Ou encore à se livrer à des
exercices de mémorisation visuelle.
Cohen ne connaît pas encore la mission qu’on va lui désigner.
À ce moment il s’applique surtout à devenir un parfait agent, un katsa,
comme on dit au Mossad. Mais quand le Derviche a commencé à lui
montrer des prototypes d’armes en usage dans les pays arabes, il a com-
pris où on allait l’envoyer. C’était assez évident. D’autant qu’il avait des

141
Les grands espions du XXe siècle

atouts : Cohen connaissait à la perfection l’arabe. Et son physique, che-


veux bruns et teint hâlé, lui permettait de passer aisément pour musul-
man natif du Proche-Orient.
Cela fait maintenant presque trois ans qu’il est en Israël, mais il n’en
a pas fini avec sa formation. Il lui faut encore étudier l’islam et fréquenter
les mosquées qui existent en Israël. Enfin, à la fin de l’année 1960,
son instructeur lui dévoile à la fois sa destination – ce sera la Syrie –
et sa nouvelle identité, sa légende.
Eli Cohen s’appellera donc désormais Kamal Amin Taabes. Un
patronyme typiquement syrien. On lui attribue le nom de son prétendu
père, l’origine de sa fausse famille et tous les détails qui permettent de
lui forger une identité crédible. D’autre part, il s’astreint à étudier l’his-
toire du pays, sa culture, sa vie politique, etc.
Cependant, avant de partir pour la Syrie, il doit s’entraîner à prendre
l’accent syrien, très différent de l’égyptien. Il subit en même temps une
préparation plus technique : utilisation d’émetteurs miniatures ou d’ap-
pareils microphotographiques… Bref, le b.a.-ba du parfait espion.
Depuis la création de l’État hébreu, la Syrie et Israël sont toujours
en guerre. Régulièrement, des troubles éclatent à la frontière entre les
deux pays. Le Golan est alors encore sous contrôle de la Syrie et, à
partir de ce plateau qui domine la Galilée, les Syriens ouvrent le feu épi-
sodiquement sur les pêcheurs du lac de Tibériade ou sur les agriculteurs
des kibboutz du Nord. À chaque fois, les Israéliens ripostent et les inci-
dents sont fréquents. D’autre part, Israël surveille en permanence les
forces armées syriennes qui reçoivent de plus en plus de matériel
moderne de leur allié soviétique. En Israël, on a donc peur qu’un jour
ou l’autre les Syriens ne passent à l’offensive sur leur frontière nord.
D’autant qu’il y a une autre question qui n’est pas moins impor-
tante : celle de l’eau ! Une donnée essentielle dans le conflit qui oppose
aujourd’hui encore Israéliens et Palestiniens. Or, la Syrie, qui contrôle
le Golan, peut alors tout à fait assécher Israël en détournant les rivières
qui alimentent le lac de Tibériade. Les Israéliens entendent, quant à
eux, se servir de cette eau pour irriguer leurs cultures au sud et en par-
ticulier dans le désert du Néguev.

142
Cohen : le pendu de Damas

Eli Cohen est fin prêt à accomplir sa première mission. Pourtant,


surprise, alors qu’il s’apprêtait à se rendre en Syrie, c’est en Argentine
que le Mossad va l’envoyer !

Gordon Thomas1 :
En décembre 1956, Cohen fit partie des Juifs expulsés d’É-
gypte après la crise de Suez. Il arriva à Haïfa et se sentit étran-
ger dans son nouveau pays. En 1957, il fut recruté par le contre-
espionnage militaire israélien, où son travail d’analyste ne tarda
pas à le lasser. Il se renseigna sur la filière d’entrée au Mossad,
mais sa candidature fut rejetée. « Notre refus l’a profondément
blessé, me raconta Meir Amit (c’était le patron du Mossad).
Cohen a quitté l’armée et s’est marié avec une Irakienne nom-
mée Nadia. » Pendant deux ans, Cohen mena une vie paisible
d’employé de bureau dans un cabinet d’assurances de Tel-Aviv.
Sans qu’il s’en doute, son dossier finit par refaire surface au
Mossad lors d’un examen des candidatures rejetées. Meir Amit
cherchait en effet un type particulier d’agent pour une mis-
sion très spéciale. N’en ayant trouvé aucun qui lui convienne
dans ses fichiers d’active, il s’était mis à éplucher les dossiers refu-
sés. Cohen lui parut offrir la meilleure possibilité. Il fut dis-
crètement mis sous surveillance. Les rapports hebdomadaires
du bureau de recrutement du Mossad firent état de sa routine
monotone et de son amour pour sa femme et ses enfants. Eli
Cohen travaillait dur, comprenait vite, faisait preuve d’effi-
cacité sous la pression. Finalement, il fut averti que le Mossad
le jugeait apte au service.

Le Mossad envoie Cohen en Argentine. En effet, il y a là-bas une


forte communauté arabe d’au moins un demi-million d’exilés en pro-
venance du Proche et du Moyen-Orient. Eli doit y parfaire sa légende :
il s’appelle Taabes, il est né à Beyrouth. Mais sa famille, d’origine

1. Histoire secrète du Mossad, Nouveau Monde éditions, 2006.

143
Les grands espions du XXe siècle

syrienne, a émigré depuis longtemps en Argentine. Détail anecdotique :


le berceau de sa vraie famille juive se trouve réellement en Syrie ! Et ce
n’est pas tout à fait un hasard. Le Mossad a bien préparé son affaire.
Pour que sa couverture d’exilé soit crédible, avant de se rendre en Syrie,
l’espion doit se familiariser avec l’Argentine et la façon de vivre de cette
importante colonie arabe.
Bien sûr, Cohen n’effectue pas le voyage directement de Tel-Aviv à
Buenos Aires. Il fait une escale à Zurich, où le correspondant local du
Mossad le prend en charge. Cohen en profite pour se débarrasser de tout
ce qui l’attache encore à Israël : ses vêtements, ses papiers, les photos de
sa famille. C’est donc un homme d’affaires spécialisé dans l’import-export,
muni d’un superbe passeport sud-américain au nom de Taabes et doté
d’une bonne liasse de dollars, qui reprend l’avion pour l’Argentine.
Détail cruel, sa famille ignore tout de sa nouvelle vie. Lorsque Cohen
voudra donner des nouvelles à son épouse, il enverra en même temps
que ses rapports des lettres à Zurich et l’agent du Mossad en changera
l’enveloppe et les postera à destination de Tel-Aviv. En prenant bien
soin de varier le lieu d’expédition, pour faire croire que Cohen ne cesse
de se déplacer. Le vrai Cohen doit donc mentir à son épouse. Une véri-
table épreuve pour ce Juif pratiquant très attaché à sa famille. D’ailleurs,
au fil des années, il supportera de plus en plus mal la séparation et cette
double vie qui l’oblige à mentir aux êtres qui lui sont les plus chers.
Il va rester plusieurs mois en Argentine. Cohen-Taabes y donne toute
la mesure de ses talents d’espion. Il se coule aussitôt dans la peau de son
personnage, fréquente les lieux où se réunissent les exilés syriens et liba-
nais et se lie d’amitié avec quelques-uns d’entre eux. Il vérifie donc
très vite que sa couverture est crédible. Mais il doit toujours se tenir sur
ses gardes : on l’a prévenu avant son départ, les services secrets arabes
sont très actifs en Argentine. En tout cas, il fait une rencontre déci-
sive en la personne du rédacteur en chef d’un journal en langue arabe,
un Syrien. Les deux hommes parlent beaucoup de politique. À cette
époque, au début des années 1960, Nasser a obtenu que l’Égypte et
la Syrie unissent leur destin pour former la fameuse République arabe
unie. Mais un nombre grandissant de Syriens critiquent cette unifica-

144
Cohen : le pendu de Damas

tion qui prend de plus en plus la forme d’une pure et simple annexion
de la Syrie par l’Égypte. Le parti Baas, en particulier, cristallise cette
hostilité. Déjà, il est vraisemblable qu’un jour ou l’autre il s’emparera
du pouvoir à Damas.
Cohen-Taabes joue donc la carte du Baas, et dans ses conversations
avec le journaliste, qui était lui aussi un sympathisant du Baas, il laisse
entendre qu’il n’aspire qu’à une chose : en finir avec sa vie d’exilé, aller
à Damas afin de se rendre utile à son pays. Et donc concourir à la vic-
toire du parti Baas pour se débarrasser de la tutelle égyptienne. Le jour-
naliste l’a très bien entendu et lui offre spontanément de lui procurer
des contacts à Damas. Mieux, il lui présente un homme qui va jouer
un grand rôle dans la vie politique syrienne, un sympathisant du Baas
lui aussi : le général Amin el-Hafez, attaché militaire syrien à Buenos
Aires et futur président de la Syrie… À ne pas confondre avec Hafez el-
Assad qui, lui, ne s’emparera du pouvoir qu’en 1970.
Hafez, averti des intentions de Taabes, lui demande : « Mais qu’at-
tendez-vous donc pour partir ? » Une invitation directe pour partir à
Damas ! Mais auparavant, le Mossad lui fait faire un crochet par Tel-Aviv
qui lui permet de revoir sa femme et de subir un nouvel entraînement.
Eli Cohen doit maintenant se perfectionner dans le maniement du poste
émetteur miniature qu’il va utiliser en Syrie. Un appareil grâce auquel
il transmettra, en morse, des messages chiffrés. C’est un point très impor-
tant, car chaque « pianiste », comme on appelait autrefois les opérateurs
radio, a une façon bien à lui de taper un message. Une « touche » per-
sonnelle qui ne ressemble à aucune autre, comme une signature. Par
conséquent, si un autre pianiste essaie d’envoyer un message sur le même
appareil, on aura immédiatement la preuve qu’il y a tromperie. Ou
encore, si l’utilisateur habituel change soudain de « touche », on saura
aussitôt qu’il envoie son message sous la contrainte. Donc, en même
temps que Cohen s’entraîne, les opérateurs qui recevront plus tard ses
messages apprennent à reconnaître sa « touche ».
Sa formation terminée, il s’envole une fois de plus pour Zurich où
il se dépouille de sa peau d’Israélien pour redevenir Kamal Amin Taabes.
Puis il se dirige vers Beyrouth, d’où il gagnera Damas par la route.

145
Les grands espions du XXe siècle

Entre-temps, en Syrie, il l’a appris avant son départ d’Israël, un coup


d’État a porté au pouvoir des officiers baassistes et remis en cause l’unité
avec l’Égypte. Situation favorable pour Cohen, puisque ses contacts
se situent tous dans la mouvance de ce parti.
Il passe la frontière sans encombre, son émetteur soigneusement dis-
simulé dans un appareil ménager truqué. Dès son arrivée à Damas, il
cherche un appartement : pas question pour lui de vivre à l’hôtel, où
son matériel finirait par attirer l’attention. Il trouve à se loger dans un
petit immeuble situé en face de la caserne qui abrite l’état-major de l’ar-
mée syrienne. Cela lui permet de glaner quelques informations. Les
soirs où les lumières de la caserne restent allumées très tard, Cohen peut
aisément en déduire qu’il se prépare quelque chose. Toutefois, ce bel
appartement où il s’installe a surtout un avantage : il est situé au der-
nier étage. L’espion peut ainsi installer sur le toit une discrète antenne
pour son poste émetteur.
Il noue une première relation sérieuse avec un jeune Syrien, le fils
de ce journaliste arabe qu’il a rencontré en Argentine, un certain Kemal.
C’est d’ailleurs ce dernier qui lui a permis de trouver son appartement.
Kemal est un jeune homme à la mode, très introduit dans les
meilleurs cercles de la capitale syrienne. Grâce à lui, Cohen-Taabes se
constitue rapidement un excellent carnet d’adresses, toujours sous la
couverture de l’import-export. Le prétendu Taabes annonce à tous les
gens qu’il rencontre qu’il entend exporter des meubles et des produits
artisanaux syriens. Ce qu’il fera effectivement. Toujours grâce à Kemal
et à ses précieuses relations, Cohen rencontre un jeune lieutenant pré-
nommé Maazi qui n’est autre que le neveu du chef d’état-major de l’ar-
mée syrienne ! Les deux hommes deviennent très vite amis. Cohen a
vraiment le sens des contacts humains, et il est incontestablement sym-
pathique. Ce n’est que le soir, lorsqu’il est seul chez lui et qu’il envoie
des messages à Tel-Aviv qu’il redevient Eli Cohen.
Le lieutenant Maazi est donc un contact précieux. Au cours d’une
conversation toute simple mais habilement orientée, on peut apprendre
beaucoup de choses. Toujours grâce à Maazi, il accomplira un exploit
incroyable !

146
Cohen : le pendu de Damas

Ben Porat et Uri Dan1 :


Il avait déjà rencontré, dès les premières semaines de
son séjour à Damas, un certain nombre d’industriels et de
commerçants, afin de leur proposer d’exporter en Europe, tout
particulièrement à Munich et Zurich, des tables damas-
céennes, de fabrication artisanale, qui servent en général de
tables de jeu et sont le décor naturel des cafés et restaurants en
Syrie et au Liban. Il découvrit également différentes sortes
d’objets d’art fabriqués en Syrie, des bijoux anciens et nou-
veaux, et des objets variés en cuir, qui tous étaient, à son avis,
susceptibles d’alimenter les marchés d’Europe. L’espion eut
soin d’expliquer aux commerçants qu’il était en rapport avec
une importante société d’importation en Europe et dont les
sièges sociaux se trouvaient à Munich et à Zurich, ce qui lui
permettrait d’exporter les objets d’art et les tables folkloriques,
très recherchées en Europe. Ces pourparlers lui permirent en
attendant de correspondre avec l’agent principal de cette société
en Europe. Agent qui n’était autre que l’antenne principale
de Cohen, son ami Salinger2.

Les relations entre le lieutenant Maazi et Cohen-Taabes deviennent


si confiantes que l’espion israélien parvient à convaincre son ami de
lui faire visiter la frontière, côté Golan. Cette visite est du plus grand
intérêt pour Cohen. Non seulement il pourra donner à Tel-Aviv des
indications précises sur les positions fortifiées de l’armée syrienne mais
cela lui permettra en outre de jeter un œil sur d’éventuels travaux visant
à détourner l’eau des rivières du plateau.
Ce projet de détournement a d’ailleurs eu un commencement d’exé-
cution effectué par des experts soviétiques : le plan du canal a été tracé
et les premiers bulldozers ont commencé à creuser. Le projet prévoit
que l’eau de l’une des rivières qui alimentent le lac Tibériade sera détour-

1. L’espion qui venait d’Israël, Fayard, 1967.


2. C’est-à-dire, selon Uri Dan et Ben Porat, l’agent du Mossad en Suisse.

147
Les grands espions du XXe siècle

née vers le Jarmouk, une rivière jordanienne. Les Israéliens ont fait tout
ce qu’il fallait pour retarder les travaux, et immédiatement après la guerre
des Six-Jours, ils occupent le Golan. La conquête de ce plateau straté-
gique était d’ailleurs l’un des objectifs majeurs des Israéliens, essen-
tiellement à cause de la ressource en eau.
Le faux Taabes accomplit donc un véritable exploit en visitant la
frontière en compagnie de son ami Maazi. On le laisse pénétrer sans
difficulté à l’intérieur des installations militaires, Maazi étant le neveu
du chef d’état-major… Cohen ne va pas en rester là. Au fil des mois,
il élargit le cercle de ses relations. C’est d’autant plus aisé que le géné-
ral El-Hafez, de retour en Syrie, gagne en influence et sera nommé pré-
sident en 1963.
Cohen-Taabes qui a immédiatement repris contact avec lui, devient
peu à peu un personnage qui compte dans la bonne société de Damas.
On le rencontre dans les ministères, il assiste aux conférences de presse,
il donne des réceptions. Bref, il a fait son trou et il se lie particulière-
ment avec deux hommes qui vont être pour lui des informateurs pri-
vilégiés. L’un, Georges Seif, est un haut fonctionnaire du ministère de
l’Information. L’autre, le colonel Hatoum, est le commandant des uni-
tés d’élite de l’armée syrienne. Dans ses relations avec ces deux hommes,
Cohen va se montrer très malin, et même un peu pervers.
Tous deux ont des maîtresses. Mais à Damas, les relations extra-
conjugales doivent rester confidentielles. D’une façon affable, l’espion
leur propose de rencontrer leurs petites amies chez lui. Il n’hésite pas
même à leur fournir un double des clefs de son appartement. C’est
un jeu dangereux : il y dissimule son poste émetteur. Toutefois l’appa-
reil est bien caché. En outre, quand ses deux amis viennent chez lui,
ils ont autre chose à faire que de fouiller la maison !
Cohen prend malgré tout des risques. De plus en plus sûr de lui,
il néglige sa sécurité et cela finira par lui coûter cher. En attendant, il
réalise un coup de maître car ces deux hommes, Seif et Hatoum, n’ont
désormais plus grand-chose à lui refuser. D’ailleurs, Cohen va encore
plus loin : il invite ses deux amis à venir passer des soirées chez lui avec
quelques jolies filles. Des soirées assez alcoolisées et très délurées. On

148
Cohen : le pendu de Damas

a toujours prétendu en Israël que Cohen n’y prenait pas part. Il ne fal-
lait pas écorner l’image du héros et ça se comprend. Cohen était marié,
il avait des enfants et c’était un Juif pratiquant. Quelle qu’ait été son
attitude pendant ces parties fines organisées dans son appartement, l’es-
pion israélien envoie au Mossad des informations essentielles. Son effi-
cacité est exceptionnelle.
À trois reprises, sous prétexte de se rendre en Suisse pour ses affaires,
Cohen peut effectuer de courts séjours en Israël. Des séjours pendant
lesquels l’espion est débriefé par ses chefs et qui lui permettent de revoir
sa femme et ses enfants. Son dernier voyage a lieu en novembre 1964.
Sa famille, mais aussi ses supérieurs, notent que l’espion est épuisé.
À la vérité, Eli Cohen n’en pouvait plus. Il aurait préféré en finir avec
sa mission, rester en Israël. Il avait certainement conscience qu’il ris-
quait à tous moments d’être démasqué. Sa situation devenait de plus
en plus dangereuse.
Ses chefs du Mossad auraient-ils dû comprendre? Ils ne pouvaient igno-
rer qu’étant donné l’état de délabrement moral de Cohen et la longévité
exceptionnelle de sa mission, il y avait de fortes probabilités qu’il se fasse
arrêter. En effet, plus le temps passait et plus il y avait de risques que les
services secrets syriens interceptent les messages envoyés par Cohen. Mais
la moisson récoltée par Cohen était tellement importante que le Mossad
pouvait difficilement y renoncer. Les services israéliens étaient tentés d’ex-
ploiter la source Cohen jusqu’au bout, quitte à la perdre. Dans les services
de renseignement israéliens, on ne fait guère de sentiment.
Cependant il faut aussi oser se demander si la fin de Cohen n’avait
pas été prévue, et si déjà les conséquences n’avaient pas été envisagées :
la soudaine révélation que les milieux du pouvoir, l’armée et peut-être
même les services secrets, avaient été infiltrés par les Israéliens ne pou-
vait que produire une véritable panique! D’autres taupes existaient peut-
être. Bref, cela pouvait être le début d’une vague d’espionnite où tout
le monde suspecterait tout le monde et où le système syrien perdrait
forcément en efficacité et en cohérence.
C’est ce qui arrive réellement après la capture de Cohen. Des cen-
taines de personnes sont arrêtées, et certaines sont jugées et condam-

149
Les grands espions du XXe siècle

nées à mort. Le simple fait d’avoir croisé le faux Taabes suffisait à vous
rendre suspect. La question demeure donc celle-ci : le Mossad avait-il
tout prévu et décidé froidement d’abandonner Cohen, une fois la mis-
sion de ce dernier accomplie ? L’interrogation demeure, mais à l’époque
chacun savait en Israël que tôt ou tard une nouvelle guerre éclaterait
avec les pays arabes. Alors, dans ces conditions, que vaut la vie d’un
homme ? D’autant que dès son retour à Damas, Cohen est pris d’une
véritable frénésie : il envoie message sur message. Un par jour et tou-
jours à la même heure. Il prend donc le risque d’être repéré. Or ses
employeurs du Mossad auraient pu l’inviter à faire preuve de plus de
prudence. Il semble bien qu’ils ne l’aient pas fait !
Sa capture était donc inévitable. En janvier 1965, grâce à un équi-
pement de radiogoniométrie, les services syriens, épaulés par des spé-
cialistes soviétiques, ont localisé l’endroit exact où se trouvait l’émet-
teur clandestin. Et ils ont enfoncé la porte de l’appartement de Cohen
au moment même où il était en train d’émettre ! Il lui était donc impos-
sible de nier et immédiatement, les Syriens ont essayé de le retourner
en l’obligeant à transmettre des messages truqués à Tel-Aviv. Mais la
« touche » particulière à chaque opérateur les a naturellement trahis.
Les gens du Mossad ont très vite compris que leur agent à Damas était
tombé aux mains des Syriens.
Eli Cohen a été jugé, mais le procès était joué d’avance. La sen-
tence ne pouvait être que la mort. D’ailleurs, les deux avocats français
qui devaient le défendre n’ont même pas eu le droit d’assister au pro-
cès ! Ajoutons que Cohen a fait preuve d’un courage absolu et que même
sous la torture, il n’a pas parlé. Il a simplement reconnu qu’il était,
comme il l’a lui-même dit, un soldat de la nation israélienne.

Dan Raviv et Yossi Melman1 :


Si Cohen (et ses contrôleurs) avait fait preuve de plus
de prudence, il aurait pu sauver sa vie. En novembre 1964,
il se trouvait en permission en Israël afin d’assister à la nais-

1. Tous les espions sont des princes, Stock, 1991.

150
Cohen : le pendu de Damas

sance de son troisième enfant. Cohen fit durer sa permission


et laissa entendre au Mossad qu’il espérait, après quatre ans
à l’étranger, retrouver une vie plus sereine. Il expliqua aussi
qu’il redoutait le colonel Ahmed Suedani, chef des
Renseignements militaires syriens. Malheureusement, les
hommes du Mossad ne prêtèrent pas attention à cet appel. La
tension s’était encore accrue à la frontière et l’éventualité d’une
guerre semblait de plus en plus sérieuse. Il était vital d’avoir
quelqu’un à Damas. On fit donc pression sur Cohen pour
qu’il reprenne son poste le plus tôt possible.

Roger Faligot et Rémi Kauffer1 :


C’est un mari à bout de nerfs que Nadia Cohen retrouve
une dernière fois en octobre-novembre 1964. Ses chefs le ren-
voient pourtant vers la mort. Son procès s’ouvre le 28 février.
Eli Cohen sera pendu sur une place publique le 17 mai. De
l’avis de tous, adversaires compris, il mourra courageusement.
En Israël, son sacrifice sera célébré comme celui d’un
héros. En Syrie, son arrestation puis son procès provoquent
une vague de méfiance chronique, renforçant la tendance
au durcissement du régime : si Kamel Taabes était un agent
du Mossad, alors n’importe qui pouvait l’être. Sur ce plan, les
effets de l’affaire Cohen vont s’avérer extrêmement durables.
Encore aujourd’hui, Nadia Cohen critique les chefs du
Mossad, qui n’auraient pas, selon elle, dû renvoyer en mission
un agent « au bord de l’effondrement ».

1. Histoire mondiale du renseignement, Robert Laffont, 1993.


XII
Le chantage du faux résistant

Pendant longtemps, la question a été taboue : il ne fallait pas tou-


cher à la Résistance ! Attaquer l’un de ses membres, c’était mettre
en question le courage et l’honneur de tous. Pire, il a été difficile de
mettre à bas le mythe d’une France résistante tout entière dressée
contre l’occupant alors qu’en réalité, nous le savons aujourd’hui, les
Français dans leur majorité, plutôt que d’être vichystes ou résistants,
ont d’abord été attentistes. Ce qui, entre parenthèses, ne confère que
plus de mérite à ceux qui ont eu l’audace ou la lucidité de choisir le
bon camp, celui de l’antinazisme !
La libération du territoire commencée, il importait donc au plus
tôt de se ranger du côté des vainqueurs. Car, on pouvait l’imaginer
aisément, l’avenir appartiendrait à ceux qui auraient dans leur poche
un brevet de résistant. Il y a donc eu des résistants de la dernière heure
ou de la vingt-cinquième heure, des hommes qui se sont dépêchés
d’enfiler un brassard de FFI sur la manche de leur chemise. Mais il
y a eu plus grave : les vrais faux résistants. Des hommes qui, pour
échapper à leur passé et aux tribunaux, sont passés sans coup férir
de la collaboration à la Résistance, en se fabriquant de faux états de
service, en achetant des témoignages ou même en inventant d’ima-
ginaires réseaux… Collabos hier, résistants aujourd’hui, ils sont ainsi
passés à travers les mailles souvent très lâches de l’épuration. Pendant
des années, ils ont été intouchables tant les vrais résistants, attachés
à défendre leur honneur, ont fait en sorte que la Résistance, telle la
femme de César, ne puisse jamais être soupçonnée. Au risque de pro-
téger les traîtres qui s’y étaient frauduleusement infiltrés.

153
Les grands espions du XXe siècle

Quand l’affaire éclate, à la fin des années 1960, Maurice Lorrain1


est un préfet bardé de décorations. Tout comme Papon, à la Libération,
il est passé à travers les gouttes. Avant guerre, il est déjà dans la pré-
fectorale, modeste sous-préfet. L’homme n’est pas particulièrement
remarquable, c’est un fonctionnaire comme un autre, un personnage
promis à une carrière ordinaire et qui, selon toutes probabilités, gravira
sagement les échelons. Mais Lorrain est un extraverti qui aime la bonne
vie et qui n’hésite jamais à jouer des coudes pour se faire valoir.
Ambitieux, il a une haute idée de lui-même !
Lorsque la guerre survient, il est secrétaire général d’une préfec-
ture à titre intérimaire. Mais, dès la fin de l’année 40, il est titularisé.
En effet, il n’est nullement hostile à Vichy et fait partie de tous ces hauts
fonctionnaires qui vont obéir à Pétain sans aucun état d’âme. Dans la
préfectorale, les « Jean Moulin » ne seront qu’une poignée. Toutefois,
très vite, Lorrain ose aller plus loin et noue des contacts réguliers avec
le responsable local de la Gestapo.
Le sous-préfet devient un agent et est d’ailleurs immatriculé en tant
que tel par les services allemands.
Presque naturellement, Lorrain participe à la politique de répression
nazie contre la Résistance. Mais, de façon assez cynique, et sans doute
à l’instigation de ses maîtres allemands, il approche un réseau de résis-
tants. Une sorte de couverture ou d’assurance sur la vie, même si, en
ces toutes premières années de la guerre, la victoire allemande semble
incontestable. Toutefois, le vent peut toujours tourner.
Lorrain est donc désormais agent double. Cependant, en infiltrant
ce réseau, il privilégie incontestablement son employeur allemand auquel
il transmet de précieuses informations sur la Résistance. Toutefois, il n’est
bientôt plus en mesure de choisir : le destin a décidé pour lui !
Lorrain est victime de la guerre des polices : il a toujours existé une
rivalité féroce entre l’Abwehr, le service de renseignement dirigé par
l’amiral Canaris, et la Gestapo, la police secrète du régime. L’Abwehr
a introduit un agent dans le réseau où Lorrain lui aussi s’est infiltré.

1. Il s’agit d’un pseudonyme.

154
Le chantage du faux résistant

Au cours de l’été 43, les agents de Canaris opèrent une grande rafle chez
les résistants du département où Lorrain est secrétaire général de la pré-
fecture. Le sous-préfet est alors arrêté en même temps que les vrais résis-
tants. Il a beau être agent de la Gestapo, les hommes de l’Abwehr ne
veulent rien entendre et surtout, ils veulent protéger leur propre taupe.
Lorrain, arrêté, sera jugé, aussi étonnant que cela paraisse.
Condamné à une peine légère, mais suffisante pour décider de son trans-
fert en Allemagne, il est donc déporté. Impuissante à empêcher son
départ, la Gestapo fait toutefois un geste pour son agent : sur le dos-
sier de Lorrain, elle parvient à introduire une mention spéciale qui signi-
fie « détenu à ménager en raison des services rendus ». Toutefois, même
avec un traitement de faveur, la déportation, surtout dans des endroits
comme Dachau ou Buchenwald, reste une terrible épreuve.
Paradoxalement, en déportant Lorrain, les Allemands lui ont rendu
un immense service : à la Libération, l’ancien sous-préfet est devenu un
authentique résistant ! Qui aurait l’idée d’accuser de trahison un homme
qui vient de passer presque trois ans dans des camps de concentration ?
À son retour en France, Lorrain est accueilli avec les honneurs, décoré
et immédiatement réintégré dans la préfectorale. Il est pourtant dénoncé
par une femme qui a été la secrétaire et la maîtresse de son officier trai-
tant de la Gestapo. Convoqué par un juge d’instruction, le préfet a eu le
temps de préparer sa défense: il admet avoir eu des contacts avec la Gestapo
mais, selon lui, uniquement sur ordre de son chef de réseau de la
Résistance! On l’aurait en somme chargé d’espionner les Allemands. Or
si Lorrain est bien devenu résistant sur ordre, c’est sur celui de la Gestapo!
L’histoire ne convainc cependant pas le magistrat, qui demande au par-
quet l’autorisation de creuser le dossier. Puis l’affaire se perd dans le maquis
judiciaire… À l’évidence, Lorrain a bénéficié de puissantes protections.

Jean Rochet1 :
Cette carence était déjà assez scandaleuse, elle le devint
davantage encore, quand, quelques mois après la transmis-

1. Cinq ans à la tête de la DST, Plon, 1985.

155
Les grands espions du XXe siècle

sion du rapport établi par le procureur général, le ministre de


la Justice accepta, sans réaction apparente, que ce fonction-
naire soit affecté dans un poste d’autorité important et soit
décoré de la Légion d’honneur. Il est vrai que, depuis son
retour d’Allemagne, il s’était employé à trouver les moyens
nécessaires pour échapper au sort qu’il méritait : adhérant à
l’une des principales formations politiques gouvernementales
de l’époque, possédant la preuve de la trahison d’un parle-
mentaire se réclamant du même parti, et qu’il avait entraîné
dans la collaboration avec la Gestapo, notre homme avait fini
par obtenir des attestations de Résistance de complaisance.

Réintégré dans la préfectorale, Maurice Lorrain fait une très belle


carrière. Il passe de chef-lieu en chef-lieu mais un préfet peut espérer
un poste plus prestigieux que celui d’administrateur d’un département.
Par exemple, de hautes fonctions dans les services centraux de l’État.
En 1958, l’année du retour au pouvoir du général de Gaulle, l’am-
bitieux Lorrain joue à fond la carte gaulliste : il se verrait bien ministre.
Pour précipiter les événements, ce germanophile prend une initiative
assez audacieuse en rencontrant le chancelier Adenauer à Bonn. Le pré-
fet se présente comme un proche du général de Gaulle et presse le chan-
celier de venir au plus tôt à Paris pour y rencontrer le général et sceller
ainsi de façon spectaculaire le rapprochement entre leurs deux pays. Il
est évident que Lorrain veut apparaître aux yeux du nouveau pouvoir
comme l’artisan de ce rapprochement et donc en tirer tout le bénéfice.
Au cours de cet entretien avec Adenauer, Lorrain serait même allé
jusqu’à faire des offres de service au chancelier. Il aurait laissé entendre
qu’il était en contact avec des gens de l’Est et aurait alors proposé au
chancelier et à son chef des services secrets, le célèbre général Gehlen,
de jouer un double jeu ! Il se disait donc prêt à les faire profiter de toutes
les informations qu’il était susceptible de recueillir.
Extravagante proposition qui s’explique par la situation du préfet :
Lorrain était depuis des années sur la corde raide, à cause de son encom-
brant passé. Non seulement il pouvait à tous moments être dénoncé,

156
Le chantage du faux résistant

mais il était tenu par ceux qui connaissaient la vérité. Il était donc ten-
tant d’essayer de s’en sortir en pactisant avec un service occidental.
Adenauer ne viendra pas tout de suite à Paris. Lorrain ne recueille
donc pas le fruit de son impudente « ambassade ». Il recevra tout de
même, cinq ans plus tard, à l’initiative personnelle d’Adenauer, une
prestigieuse décoration allemande.
Contrairement à ses espérances, il ne devient pas non plus ministre
mais il ne cessera par la suite de postuler à d’autres postes. Pendant
un temps, il laissera même entendre qu’il est sur le point d’être nommé
à la tête de la DST ! Très souvent, les patrons du contre-espionnage fran-
çais ont été des préfets. Lorrain, étant donné ses états de carrière, peut
légitimement prétendre occuper ce poste. Le seul obstacle était son
passé, mais seuls ses employeurs de l’ombre le connaissaient… Cruauté
de l’histoire : c’est ce même service dont il espérait devenir le patron qui
mettra fin à sa carrière de taupe !
À la fin de la guerre, tous les services de renseignement alliés se sont pré-
cipités sur les archives nazies. Les Soviétiques ont souvent été les plus rapides.
Ils ont ainsi découvert dans les dossiers que l’ancien sous-préfet Lorrain
avait été immatriculé comme agent de la Gestapo! Dès lors, il était possible
de le faire chanter; Lorrain ne pouvait pas refuser de travailler pour eux.
Il doit vraisemblablement à ses nouveaux employeurs d’avoir
échappé si longtemps à la justice. Le KGB ne manquait pas de relais
dans les milieux de la Résistance, même chez les gaullistes.
Lorrain était un personnage qui avait la bougeotte. Il adorait fré-
quenter les gens qui comptent, les hommes politiques en particulier.
Cela faisait de lui un précieux informateur. Les Soviétiques ont toujours
été friands de renseignements sur le personnel politique. Naturellement,
en tant que préfet, leur agent n’avait pas accès à des secrets d’État. Mais
à la fin de sa carrière, il sera nommé à un poste stratégique, dans un
important ministère où il sera chargé des questions de défense. Là, enfin,
le KGB touchera la récompense de longues années de manipulation.
Lorrain sera finalement démasqué à cause des services allemands
avec lesquels, malgré ou à cause de ses activités de taupe soviétique, il
n’avait jamais cessé d’être en relation.

157
Les grands espions du XXe siècle

Le général Gehlen avait été un fidèle serviteur du IIIe Reich avant d’être
sorti d’affaire par les Américains, qui avaient décidé d’exploiter les talents
de ce spécialiste de l’anticommunisme. Dans l’entourage de Gehlen, on
trouvait donc beaucoup d’anciens nazis. Il ne fait aucun doute que ses ser-
vices de renseignement sont venus en aide à des gens qui étaient en déli-
catesse avec la justice à cause de leurs activités pendant la guerre. Lorrain,
sollicité par ses amis de l’organisation Gehlen, n’a jamais rechigné à se
rendre utile à ces proscrits. Il est ainsi intervenu plusieurs fois en faveur
d’anciens nazis et l’a d’ailleurs reconnu beaucoup plus tard devant ses juges.
Préfet d’un département où se trouvait une centrale pénitentiaire dans
laquelle étaient incarcérés de nombreux nazis et collaborateurs, il a obtenu
pour nombre d’entre eux des libérations conditionnelles ou des trans-
ferts en hôpital psychiatrique. Voici comment il s’en est expliqué lors de
son procès : En faisant libérer des condamnés, et j’ai fait libérer aussi des
condamnés de droit commun, j’ai pu remettre dans la société normale un
certain nombre de pauvres types qui sans moi seraient aujourd’hui des déchets.
Paradoxalement, ce sont ces actions qui l’ont perdu !

Jean-Marc Théolleyre1 :
Cependant, au nombre de ces condamnés qui durent direc-
tement ou indirectement des traitements de faveur à l’accusé,
il est frappant de trouver des gens comme Knochen, adjoint
du général SS Oberg à Paris. Et il est non moins surprenant de
connaître le texte d’une lettre que lui adressait d’Allemagne le
24 mai 1956, une dame, qui elle aussi s’intéressait au reclas-
sement des anciens condamnés nazis en France, et qui lui écri-
vait: « Les gens de la SS auxquels j’ai parlé de votre action m’ont
prié de vous exprimer toute leur admiration. »
« Que veut dire cela ? a demandé le président.
— Cela, a répondu l’accusé, prouve simplement que
j’agissais de façon désintéressée, librement et sans craindre
qui que ce soit. »

1. Le Monde, 28 octobre 1968.

158
Le chantage du faux résistant

Les actions de Lorrain en faveur d’anciens nazis, actions qu’il entre-


prenait à la demande de Gehlen, ont fini par attirer l’attention sur lui.
Au reste, le préfet était tenu d’accepter : les Soviétiques n’étaient pas
les seuls à connaître son passé de traître. Gehlen aussi était bien placé
pour connaître son pedigree. Lorrain était donc victime d’une sorte
de double chantage.
À Paris, on s’est étonné de voir qu’un ancien résistant, décoré à
plusieurs reprises, entretenait de si bons rapports avec d’anciens nazis
et collabos. Que cachaient ces accointances ? Une enquête discrète a
alors été ordonnée et la DST, que Lorrain avait eu l’ambition de diri-
ger, en a été chargée.
On a commencé à surveiller discrètement le personnage: écoutes, fila-
tures, le jeu habituel… On a d’abord eu confirmation que le préfet fré-
quentait bien des individus au passé douteux. Deuxièmement, et c’était
une surprise, il a été découvert que « monsieur le Préfet » ne dédaignait
pas les petites combines et se livrait même à l’occasion au trafic d’armes !
Enfin et surtout, la preuve a été apportée que Lorrain était effecti-
vement en contact avec des agents étrangers. Il rencontrait notamment
des Anglais et des Américains ! Même si ce point n’a jamais été formel-
lement éclairci, Lorrain devait agir ainsi à l’instigation de ses employeurs
soviétiques, afin de se procurer une couverture : en relation étroite avec
des individus qui faisaient notoirement partie de services anglo-saxons,
qui aurait pu soupçonner qu’en réalité il travaillait pour le KGB ?
Cependant, malgré ce début d’enquête, Lorrain n’est pas tout à fait
démasqué. Et surtout, ses liens avec le centre soviétique n’ont pas encore
été mis formellement en évidence, même si on a constaté qu’il lui arri-
vait de rencontrer des diplomates, connus pour être des agents du KGB.
Les preuves manquaient. D’autant qu’en haut lieu, l’affaire était sui-
vie de très près et qu’on n’accuse pas à la légère un préfet, ancien déporté
de surcroît !
En attendant de pouvoir aller plus loin, les enquêteurs de la DST se
sont intéressés au passé du préfet. Ils ont deviné qu’il y avait peut-être
là une faille. Ils ont fait une première constatation très troublante : le
dossier administratif de Lorrain comportait de sérieuses lacunes, en par-

159
Les grands espions du XXe siècle

ticulier pour tout ce qui concernait les années de guerre, avant sa dépor-
tation. C’était donc là qu’il fallait chercher ! Lorrain n’avait peut-être
pas été le courageux résistant qu’il prétendait avoir été.
De nouvelles investigations ont permis d’y voir plus clair. Au minis-
tère de la Justice, on a exhumé les procès-verbaux établis par le juge
d’instruction après la guerre et petit à petit, en recoupant ces pièces avec
d’autres informations, la vérité est apparue : Lorrain avait été un agent
de la Gestapo !
La DST a reçu l’autorisation de l’arrêter dès que la preuve de sa
collusion avec un service étranger sera apportée. Des policiers de la DST
se sont alors souvenus d’une ancienne affaire.
Georges Pâques1, ce haut fonctionnaire français travaillant à l’Otan
et qui a été lui aussi accusé d’espionnage au profit des Soviétiques, a
été arrêté en août 1963. À l’occasion de cet épisode, tous les diplomates
susceptibles d’être des hommes du KGB ont été mis sous surveillance.
Deux jours après l’arrestation de Pâques, un de ces agents soviétiques
s’est rendu chez Lorrain en pleine nuit et non sans avoir pris la précau-
tion de changer plusieurs fois de voiture… Il en est ensuite ressorti avec
un paquet. À l’époque, on n’avait pas donné suite, Lorrain ne faisant pas
partie des personnages qui pouvaient être suspectés d’espionnage.
Cependant, en 1968, à la lumière de ce que l’on savait maintenant
du passé du préfet, cet incident prenait une toute autre dimension.
La décision d’arrêter Lorrain a alors été prise, mais le ministre de
l’Intérieur a exigé un maximum de précautions et la présence perma-
nente d’un médecin dans les locaux de la DST: Lorrain avait été déporté
et était pensionné comme invalide de guerre.
Conduit rue des Saussaies, le préfet joue d’abord les outragés avant
de menacer. Il met en avant ses nombreuses et puissantes relations et
laisse entendre qu’il pourrait dénoncer des dizaines de gens à Paris, ce
qui est déjà un aveu en soi. D’ailleurs, très vite, après ces quelques ges-
ticulations oratoires, Lorrain se met à table. Surtout à partir du moment
où on lui révèle ce que l’on sait de son passé. Il ne nie donc pas être un

1. Voir chapitre X.

160
Le chantage du faux résistant

agent du KGB et reconnaît que les Soviétiques sont en possession de son


dossier de la Gestapo et qu’il était donc obligé de travailler pour eux !
Lorrain tente bien sûr de minimiser l’importance de sa collabora-
tion. En somme, d’après lui, il se serait contenté de fournir quelques
notices biographiques d’hommes politiques et des renseignements sans
réelle importance. Mais il était évident qu’il mentait. Toutefois la DST
n’a jamais vraiment pu découvrir la vérité à cause de l’étrange inter-
vention d’un ecclésiastique. Un homme qui non seulement était une
sorte d’autorité morale dans le monde de la Résistance mais aussi avait
connu Lorrain en déportation.
Avec l’aval des plus hautes autorités de l’État, ce clerc a pu rencon-
trer le préfet au cours de sa garde à vue. À partir de ce moment, le pré-
fet n’a plus rien voulu dire.
Quel était le vrai secret de Lorrain ?
Il est vraisemblable que le préfet détenait des dossiers sur des hommes
qui, comme lui, avaient eu des faiblesses pendant la guerre. Grâce à ses amis
soviétiques, grâce aussi à Gehlen, il avait accumulé des archives assez explo-
sives. D’où ces menaces proférées dès son interpellation: il y a des dizaines
de personnes dans Paris qui vont trembler si je tombe ! L’ecclésiastique
qui est intervenu a dû raisonner Lorrain et le convaincre de se taire…
Sans doute pour sauver l’honneur de la Résistance et lui épargner la boue
de nouvelles dénonciations! Mieux, il lui a donné l’assurance qu’il serait
bientôt libre et que son affaire serait réglée tôt ou tard, à son avantage.
Lorrain a été jugé très rapidement et condamné à quelques années
de réclusion pour espionnage. Mais très peu de temps après, il était
libéré pour raisons médicales. Il a ensuite été amnistié lors de l’élec-
tion de Georges Pompidou et il a récupéré non seulement ses médailles
mais aussi sa retraite.
Jean Rochet, patron du contre-espionnage à l’époque, fait allusion
dans ses Mémoires à la visite de cet ecclésiastique alors que Lorrain se
trouvait en garde à vue dans les locaux de la DST. Il s’étonne en par-
ticulier qu’au lendemain de cette visite le ministre de l’Intérieur, qui
l’avait félicité la veille, le convoque et lui assène une véritable volée de
bois vert. Comme s’il avait été coupable d’arrêter… un coupable !

161
Les grands espions du XXe siècle

Jean Rochet1 :
J’eus droit à une avalanche de reproches sévères : la pro-
cédure était, à ses yeux, devenue incomplète, les interrogatoires
n’avaient pas été poussés à fond, il fallait tout reprendre et rem-
placer celui qui dirigeait les auditions. J’étais suffoqué de me
trouver devant un tel renversement de situation. Que s’était-
il passé pour, en quelques heures, le faire changer aussi bru-
talement d’attitude ? Était-ce la Chancellerie, peu fière d’avoir
enterré le dossier de l’occupation et voulant à tout prix éviter
un déballage public, qui avait réussi à le persuader de ce qu’il
me disait maintenant ? Était-ce le Quai d’Orsay qui voulait
éviter les complications diplomatiques? Ou bien fallait-il envi-
sager que des pressions occultes avaient été exercées sur lui, non
pas sur le plan personnel, mais à l’égard de la formation à
laquelle il appartenait ? Il est bien connu qu’en politique la
règle « tu me tiens, je te tiens » a, en différentes occasions, réussi,
hélas, à bloquer la marche normale de la justice.

1. Op. cit.
XIII
Frauenknecht, le voleur de Mirage

L’homme est petit. Visage rond et souriant, il est vêtu de façon


ordinaire. Un personnage passe-partout. Pourtant, cet homme est
le personnage clé d’une considérable affaire d’espionnage, une affaire
qui touche de très près la France et ses intérêts. Une histoire dont
on ne connaît que les grandes lignes et qui dissimule encore bien
des mystères.
En voici la version officielle: le samedi 20 septembre 1969, en début
de matinée, Hans Rotzinger, député du canton de Bâle et directeur
d’une société d’import-export, inspecte par hasard l’un de ses entre-
pôts, situé à proximité de la frontière allemande. Au moment de son
arrivée, il aperçoit l’un de ses employés de nationalité allemande, Hans
Strecker, qui stationne devant le bâtiment, au volant de sa Mercedes
220. La présence de celui-ci n’a rien de très étonnant. Plus étrange
est le fait que Strecker démarre en trombe dès qu’il aperçoit son patron.
Intrigué, ce dernier se livre à une inspection de l’entrepôt. Il y découvre
ainsi une petite caisse qui porte l’inscription suivante : « Secret mili-
taire ». À l’intérieur, des papiers de couleur marqués également du tam-
pon « Secret » ! Ce sont des croquis, des plans. En bon citoyen suisse,
Rotzinger alerte immédiatement le contre-espionnage suisse.
Quelques jours plus tard, le procureur fédéral suisse, M. Hans
Walder, annonce l’arrestation d’un ingénieur suisse, M. Alfred
Frauenknecht, convaincu d’avoir vendu à des agents israéliens une
vingtaine de caisses contenant des plans du Mirage III-S, pour la
somme de huit cent soixante mille francs suisses. Le magistrat déclare
solennellement qu’il s’agit de la plus grosse affaire d’espionnage sur-
venue en Suisse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

163
Les grands espions du XXe siècle

En raison d’un accord avec la firme Dassault et la Snecma, une


société suisse, l’entreprise Sulzer, fabriquait sous licence des Mirage.
Mais afin d’éviter toute fuite, les Suisses s’étaient engagés à garantir un
secret total et des mesures de surveillance draconiennes. Or
Frauenknecht occupait un poste très sensible au sein de cette entreprise.
Quatre jours après la révélation de cette affaire, le colonel Zvi
Allon, attaché militaire de l’ambassade d’Israël à Rome, mais égale-
ment accrédité à Berne, est déclaré persona non grata et prié de quit-
ter le territoire de la Confédération helvétique. Mais Allon a pris les
devants : il a déjà quitté la Suisse. Quant à son prédécesseur, le géné-
ral Nechemia Kaïn, également impliqué dans l’affaire selon les auto-
rités suisses, il a été rappelé à Tel-Aviv.
Frauenknecht est emprisonné et bientôt jugé. Mais il réfutera l’ac-
cusation de trahison. S’il a livré des plans à Israël, dira-t-il, c’était uni-
quement pour venir en aide à l’État hébreu menacé par ses voisins
arabes. Espion par idéalisme, en somme. Une pirouette qui n’explique
pas toutes les étrangetés de ce dossier.

Depuis la création de leur État, les Israéliens sont obsédés par la ques-
tion de leur armement. La France leur a bien souvent fourni son aide.
Pour se doter de l’arme atomique, notamment. Après la guerre des Six-
Jours où le général de Gaulle a considéré qu’Israël était l’agresseur, le pré-
sident français décide d’un embargo sur les armes à destination de l’É-
tat hébreu après la destruction sur l’aéroport de Beyrouth de plusieurs
avions civils. Restent donc bloquées en France les fameuses vedettes de
Cherbourg1, des vedettes qui seront plus tard récupérées de façon rocam-
bolesque par les Israéliens, avec la complicité passive des autorités. Sont
aussi concernés par l’embargo gaullien cinquante Mirage V, comman-
dés mais jamais livrés, auxquels il faut ajouter cent Mirage F1 destinés
à moderniser de fond en comble la force de frappe israélienne.
Cet embargo n’est pas aussi catastrophique qu’il y paraît : les
Israéliens ont aussi la possibilité de s’approvisionner en avions de chasse

1. Cf. Monsieur X, Mémoires secrets, éditions Denoël, 1998.

164
Frauenknecht, le voleur de Mirage

aux États-Unis, par exemple. Mais ils ont retenu la leçon : ils ne doivent
plus dépendre d’un fournisseur unique. Cependant le monde ne regorge
pas de constructeurs d’avions de combat performants. D’autant qu’il
n’est pas question de faire affaire avec les Soviétiques. D’où la déci-
sion de créer leurs propres avions. Une option qui représente, pour
un petit État comme Israël, un effort considérable à tous les points de
vue, économique mais aussi technologique.
Les pilotes israéliens ont toujours estimé que l’avion de combat idéal
était le Mirage, une machine qu’ils connaissaient bien et qu’ils avaient
même expérimentée dans des simulacres de combat contre le Mig 211,
l’appareil qui équipe la plupart des armées de l’air arabes. Ils souhaitent
donc fabriquer un sosie de Mirage, d’autant plus rapidement que la
France est sur le point de livrer des dizaines de Mirage aux Libyens.
Intervient alors l’affaire des vedettes de Cherbourg au cours de laquelle
les Français laissent filer les vedettes, sans doute en contrepartie du fabu-
leux contrat signé avec Kadhafi.
Israël sait parfaitement que les Mirage libyens pourront être mis à
la disposition des Égyptiens ou des Syriens. Il y a donc péril en la
demeure. Mais quand bien même les Israéliens possèdent de très bons
ingénieurs, il existe des obstacles technologiques considérables : un avion
du type Mirage ne se conçoit pas en quelques mois. Sans compter les
secrets de fabrication, les machines-outils qu’il faut concevoir… Bref,
il leur faudra sans doute des années de travail avant de faire voler le
premier appareil ! C’est pourquoi les Israéliens cherchent à tout prix à
gagner du temps. À l’instar des Soviétiques lorsqu’ils ont voulu construire
leur première bombe atomique, ils se résolvent à voler les plans dont
ils ont besoin. Et comme de coutume, ils opèrent très habilement.
Il existe naturellement, dans cette affaire comme dans beaucoup
d’autres, une vérité officielle. Cette version, de nature assez romanesque,
attribue l’entière responsabilité de l’affaire à Alfred Frauenknecht, ingé-
nieur suisse de l’aéronautique, le héros justicier.

1. Un Mig 21 qu’ils ont réussi à se procurer en parfait état de vol. Voir Monsieur X –
Journal secret, Denoël,1998.

165
Les grands espions du XXe siècle

Cet homme exemplaire, citoyen helvétique au-dessus de tout soup-


çon, vit paisiblement à Zurich et travaille donc dans l’entreprise Sulzer
qui fabrique en particulier des Mirage sous licence pour l’armée suisse.
Il y occupe un poste important et gagne très bien sa vie. Son plan de
carrière, comme on dit aujourd’hui, est parfait, son avenir assuré. Mais
M. Frauenknecht est surtout un homme qui a du cœur: ce citoyen suisse
sans histoire ne supporte pas l’injustice. Selon lui, l’embargo sur les
armes à destination d’Israël décidé par le général de Gaulle est le type
même de cette injustice qui l’indigne. Car pour les besoins de son tra-
vail, il a été amené à rencontrer et à sympathiser avec des collègues israé-
liens, à Paris, chez Dassault. Avant l’embargo, bien sûr.
Le Suisse cherche alors le moyen de venir en aide aux Israéliens.
De son point de vue, l’aspect le plus scandaleux consiste dans le fait que
les pièces détachées sont soumises elles aussi à embargo. Ainsi l’aviation
israélienne est incapable d’assurer la maintenance des Mirage qu’elle
possède déjà, à moins de cannibaliser certains chasseurs, c’est-à-dire
récupérer des pièces détachées sur des appareils pour en équiper d’autres,
au risque d’affaiblir son potentiel militaire.
Toujours selon la version officielle, Frauenknecht, révolté par cette situa-
tion, cherche donc un moyen de rétablir l’équité: il acquiert assez vite l’idée
que la seule solution consiste à subtiliser des plans pour les fournir à Israël.
Les plans du Mirage mais surtout tous les plans des machines-outils néces-
saires à la fabrication des pièces détachées. Une opération risquée: les plans
sont, bien entendu, couverts par le secret. La firme Sulzer s’est en effet enga-
gée par contrat à ne communiquer à personne ces documents ultrase-
crets. Frauenknecht doit donc imaginer un stratagème particulièrement
subtil pour s’emparer de ces documents et les transmettre aux Israéliens.

Eisenberg, Dan et Landau1 :


Un soir qu’ils [Frauenknecht et ses collègues israéliens]
dînaient ensemble, l’ingénieur suisse remarqua sur l’avant-
bras de l’un de ses compagnons un tatouage mystérieux.

1. Mossad, Stanké, 1977.

166
Frauenknecht, le voleur de Mirage

— Puis-je demander ce dont il s’agit ? demanda-t-il.


— C’est un souvenir de mon séjour forcé à Dachau,
répondit l’Israélien.
Frauenknecht était embarrassé et troublé. Au point qu’à
son prochain voyage en Allemagne, il s’arrangea pour faire une
visite symbolique au mémorial de ce camp de concentration.
Le soudain embargo imposé par le président de Gaulle en 1967
fut un choc non seulement pour les Israéliens, mais également
pour Alfred Frauenknecht. Il était mieux placé que quiconque
pour savoir que le refus de Paris de livrer les pièces de rechange
vitales pour les Mirage bloquerait au sol l’ensemble de la force
aérienne israélienne en cas de guerre un peu prolongée.
Comme beaucoup de Suisses, l’ingénieur avait reçu une
éducation plutôt stricte. Avec ses principes moraux, il était
révolté par le cynisme avec lequel les Français « poignardaient
Israël dans le dos au moment précis où ils avaient le plus grand
besoin de secours », au beau milieu de la guerre qui mena-
çait leur existence. Il considérait également comme impar-
donnable le refus de De Gaulle de livrer les cinquante Mirage
juifs commandés et payés.
L’ingénieur suisse décida que l’indignation morale était
à elle seule insuffisante. Lui, Alfred Frauenknecht, allait faire
quelque chose pour aider les Juifs. C’était la décision la plus
impressionnante qu’il ait jamais prise, et quand son plan fut
établi, il se mit au travail avec une efficacité totale et inspirée.

Frauenknecht demande un jour à rencontrer son patron : il a une


idée lumineuse propre à réaliser des économies – un patron écoute tou-
jours évidemment avec bienveillance ce genre de discours. Frauenknecht
lui parle des plans du Mirage et en particulier des réacteurs. Ces docu-
ments, rangés dans de nombreuses caisses, occupent beaucoup de place.
Or, la société Sulzer, dont les activités sont en plein essor, est logée à
l’étroit. Elle est même obligée de louer des entrepôts pour stocker ses
matériels. Frauenknecht suggère alors de microfilmer les plans. Quant

167
Les grands espions du XXe siècle

aux originaux, il n’y aura qu’à les brûler. Le gain en place sera très appré-
ciable. Il en résultera donc des économies.
Le patron donne aussitôt son accord. Mais Frauenknecht, qui a pensé
à tout, ajoute que l’incinération de ces documents ultrasecrets devra
s’effectuer dans des conditions absolues de sécurité. À cet effet, il
conseille à son patron de faire appel à une société spécialisée, étroite-
ment contrôlée par les services secrets suisses. Ainsi, pour réaliser l’opé-
ration, on met au point un protocole très rigoureux. D’abord, il sera
fait une seule photo de chaque document. Cette prise de vue aura lieu
en présence d’un officier de la Sécurité militaire et dans un local isolé.
Les caisses seront ensuite transportées dans un véhicule jusqu’à l’inci-
nérateur municipal qui se trouve à un quart d’heure d’auto de l’usine.
Deux gardes armés surveilleront le chargement et le déchargement.
Frauenknecht propose de superviser lui-même cette opération minu-
tieuse. Mais il souligne qu’il existe quand même un risque pendant le
transport. C’est pourquoi il s’offre de fournir, pour conduire le véhi-
cule, un chauffeur de confiance, son propre cousin. Initiative risquée :
Frauenknecht n’est, à ce moment-là, pas loin de se trahir. Pourtant, son
idée est retenue, sans réserves.
Par la suite, le plan est rigoureusement mis à exécution : le photo-
graphe réalise donc une prise de vue de chaque plan, un travail lent
et fastidieux car les documents se comptent par dizaines de milliers.
Chaque soir, avant de quitter le studio, l’homme est fouillé. Puis les
agents de la Sécurité rangent soigneusement jour après jour les docu-
ments dans leurs caisses. Une fois par semaine, ces caisses sont char-
gées en direction de l’incinérateur, dans une fourgonnette, où s’installe
le très méticuleux Frauenknecht, au côté de son cousin chauffeur. À
vrai dire, ce n’est pas vraiment la place d’un cadre supérieur. Mais per-
sonne ne s’en étonne ; on loue au contraire la conscience profession-
nelle de Frauenknecht qui tient à veiller lui-même sur les documents
jusqu’au moment où, après avoir compté le nombre de caisses et de
cartons, un officier de la Sécurité militaire jette les plans dans l’inci-
nérateur et signe un récépissé de destruction en double exemplaire à
l’intention de la firme Sulzer.

168
Frauenknecht, le voleur de Mirage

Il faut reconnaître que le système mis au point par Frauenknecht


est effectivement très ingénieux, mais pour de tout autres raisons. Le tra-
jet en voiture de l’usine à l’incinérateur dure à peu près un quart d’heure.
Imaginez maintenant un local, un garage par exemple, situé sur le tra-
jet. L’auto entre dans ce garage. Les caisses sont déchargées, rempla-
cées par des caisses tout à fait semblables. L’opération n’a pris que deux
ou trois minutes, tout au plus. Dans les caisses, les documents ont été
remplacés par de vieux plans sans importance que Frauenknecht a récu-
pérés ici et là. Puis le véhicule repart vers l’incinérateur. L’homme de la
Sécurité militaire qui est chargé de vérifier les documents avant de les
brûler, n’est pas un ingénieur. Il n’est pas compétent pour découvrir la
supercherie. D’ailleurs, les dossiers comportent sur leurs premières pages
la mention « Secret ». Il lui est donc interdit de se montrer trop curieux.
Le plan fonctionne ainsi pendant des semaines et des semaines sans
que personne ne se pose de questions. Chaque samedi, Frauenknecht
et son cousin retournent dans le garage où a eu lieu la substitution ;
ils y préparent les caisses de faux plans pour la semaine suivante. Quant
aux caisses de vrais plans, elles sont chargées dans une auto et partent
en direction de l’Allemagne où elles sont déchargées dans un entrepôt
situé dans une zone industrielle tout près de la frontière. Là, un chauf-
feur de cette société de dépôt, qui a l’habitude de passer fréquemment
la frontière pour son travail et qui connaît donc très bien les doua-
niers des deux côtés, prend en charge les caisses et les fait passer en
Allemagne. Ensuite le chauffeur, un certain Strecker, se rend sur un dis-
cret petit terrain d’aviation qui accueille des avions privés. Les caisses
sont chargées à bord d’un petit appareil qui décolle aussitôt pour un
aérodrome du sud de l’Italie où attend un avion de la compagnie El Al.
Le tour est joué dans des conditions d’efficacité sans pareilles. Ainsi,
la presque totalité des plans du Mirage parvient en Israël. À l’exception
toutefois de quelques documents : même les systèmes les mieux hui-
lés comportent des failles.
En l’occurrence, dans cette affaire, l’erreur est humaine. Toujours
selon la version officielle, elle survient à cause de l’un des chauffeurs. Un
beau samedi, le propriétaire de l’entrepôt situé près de la frontière prend

169
Les grands espions du XXe siècle

la fantaisie d’aller faire une petite visite de son entreprise. Devant le han-
gar se trouve une auto. Au volant, Strecker, l’un de ses chauffeurs. Le
patron s’étonne de le voir là un samedi puisque l’entreprise est fermée.
D’autant plus que le chauffeur, dès qu’il aperçoit son patron, démarre
prestement et disparaît. Intrigué, le patron décide d’inspecter son han-
gar dans lequel il découvre, comme par hasard, une caisse portant la men-
tion « secret ». Naturellement, il alerte aussitôt les autorités suisses. Assez
rapidement, les policiers déroulent le fil de l’affaire : Frauenknecht est
arrêté. Il avoue sans difficulté, sous prétexte qu’il a parfaitement bonne
conscience. Il explique n’avoir agi de la sorte que pour venir en aide à
Israël. En aucune façon, il n’a cherché à nuire aux intérêts de son pays.
Certes, légalement il a eu tort mais pas moralement. Frauenknecht se
montre très sûr de lui. Il osera même déclarer lors de son procès qu’en
réalité, loin de faire du tort à la France, toute cette affaire a engendré une
formidable publicité pour les Mirage et la maison Dassault.
L’anecdote de la visite accidentelle du patron à son entreprise paraît
bien évidemment cousue de fil blanc. En réalité, cet homme, qui était
par ailleurs député, ne s’est rendu jusqu’à son hangar qu’après avoir
été informé qu’il se passait quelque chose de louche chez lui. On ne sait
pas qui l’a averti mais il est sûr que nombreux étaient ceux qui avaient
tout intérêt à dénoncer ce vol de documents : les ennemis d’Israël – des
États arabes – ou bien encore le KGB. On peut exclure de la liste des
dénonciateurs éventuels les services français, pour au moins deux rai-
sons : d’abord, parce que, dans les organes de renseignement, après avoir
si étroitement collaboré avec Israël pendant des années, on éprouvait
plutôt de la sympathie pour ce pays. Ainsi on y était globalement hos-
tile à l’embargo décidé par le général de Gaulle. En outre, on y était par-
faitement informé du trafic des plans, approuvé par la plupart et, sans
doute, favorisé par quelques-uns.
Les services français ont donc aidé en catimini les Israéliens dans cette
affaire. Il est probable, même, que l’idée de contourner l’embargo décidé
par le général de Gaulle en passant par la Suisse – où la société Sulzer
fabriquait des Mirage sous licence – ait été suggérée au Mossad par des
agents des services de renseignement. Cela signifie que la version de l’af-

170
Frauenknecht, le voleur de Mirage

faire selon laquelle Frauenknecht, seul, a pris l’initiative d’aider Israël,


est assurément controuvée. L’ingénieur avait certainement des sympa-
thies sincères pour l’État hébreu. Mais il ne faut pas oublier que ce per-
sonnage apparemment désintéressé a été rémunéré. Et même assez gras-
sement. Pourtant Frauenknecht n’a pas été très gourmand. Il aurait pu
demander beaucoup plus que les deux cent mille dollars qu’il a reçus.
Ainsi l’initiative de voler les plans n’est en aucun cas le fait du Suisse.
Cette histoire a été forgée après coup pour atténuer la gravité de la faute
de Frauenknecht mais surtout pour dissimuler la responsabilité des
Israéliens dans cette affaire, afin d’éviter un incident diplomatique. Les
Suisses sont, il est vrai, assez chatouilleux dès qu’il s’agit d’opérations
illégales sur leur territoire. Il était donc hors de question que le Mossad
apparaisse trop visiblement. Pour cette raison, Frauenknecht a prétendu
qu’il n’avait volé les plans que pour venir au secours d’Israël grave-
ment menacé par ses voisins arabes. Quand bien même ce mensonge
ne pouvait tromper longtemps les Suisses, les apparences étaient sauves.
C’est également pourquoi les plans volés étaient embarqués depuis un
aérodrome allemand et non pas suisse.
En réalité, on l’aura compris, toute l’affaire était pilotée par le Mossad.
Le nommé Strecker, par exemple, le chauffeur qui prétendait être un
réfugié d’Allemagne de l’Est, était en fait un agent israélien. Celui-ci
ne s’est fait engager que pour passer les plans de Suisse en Allemagne.
Avant même l’arrestation de Frauenknecht, Strecker a purement et sim-
plement disparu, dès ce samedi où il a été surpris par son patron.
L’ingéniosité avec laquelle l’opération a été conçue et mise en œuvre
(le prétexte des microfilms, l’utilisation du garage situé entre l’entre-
prise Sulzer et l’incinérateur, la substitution des plans, etc.) porte la
marque d’un service secret. Est-il plausible qu’un homme seul ait pu
imaginer et concrétiser un tel montage ? D’ailleurs, les Suisses, qui
avaient tout compris quoi qu’ils en disent, ont expulsé en représailles le
représentant local du Mossad.
Au total, il semble que, sur les vingt-quatre caisses de plans,
Frauenknecht ait réussi à en subtiliser vingt. D’après la Gazette de
Lausanne, Alfred Frauenknecht a transmis aux Israéliens environ deux

171
Les grands espions du XXe siècle

mille dessins de pièces de propulseurs, quatre-vingt mille à cent mille


descriptions de méthodes de travail, quarante mille dessins de machines-
outils et quinze mille spécifications concernant divers éléments et pro-
cédés. Au total des centaines de kilos de documents.

Steve Eytan1 :
En fait, dès le lendemain de la guerre des Six-Jours, la
priorité des priorités est réservée à l’appareil de combat israé-
lien, qui doit ressembler comme un frère au Mirage, mais que
tout le monde dans le pays appelle très vite le « Super-
Mirage ». La construction de l’Avara, celle du « Commodore
Jet » – il s’agit de deux avions civils – permettent de se faire
la main, d’acquérir le savoir-faire nécessaire, et aussi de se
procurer en Europe et particulièrement en France les
machines-outils nécessaires et aussi certains métaux assez rares
nécessaires à la fabrication des alliages spéciaux. Malgré l’em-
bargo, les douanes françaises ferment les yeux, qu’elles soient
dupes ou non du caractère « civil » de certaines commandes.
Un grave problème se pose cependant très vite : il ne suffit pas
d’avoir déjà des Mirage et de les connaître très bien pour en
construire d’autres. Il faut encore savoir quelle machine-outil
est capable de construire quelle pièce, et quel doit être exac-
tement son réglage. D’où l’opération entreprise en Suisse, qui
permettra par exemple aux ingénieurs israéliens de s’aperce-
voir que telle pièce essentielle sur laquelle ils « séchaient »
depuis longtemps était tout simplement fabriquée chez un
sous-traitant de Sulzer sur une machine-outil dont la desti-
nation normale était la fabrication des boîtiers de montres.
Malgré l’arrestation prématurée d’Alfred Frauenknecht, la
moisson aura été fructueuse et aura permis aux Israéliens de
gagner près de trois ans sur leurs prévisions initiales. AI
Schwimmer – c’est le responsable du projet – avait d’abord

1. L’œil de Tel-Aviv, édition spéciale, 1970.

172
Frauenknecht, le voleur de Mirage

prévu le vol du premier prototype pour 1974. Dès la fin de


l’année 1969, il est en mesure d’annoncer cette première à
Moshe Dayan pour la fin de l’année 1971.

Les attachés militaires occidentaux ont mis longtemps avant de


prendre au sérieux le Super-Mirage israélien baptisé Kfir, c’est-à-dire
« le jeune lion ». L’idée qu’un petit pays puisse construire si rapidement
un appareil supersonique et déjà très sophistiqué n’était ni logique
ni même raisonnable. Et pourtant la brillante opération menée pour
récupérer les plans a eu les résultats que l’on sait : les Israéliens ont
pu concevoir et construire en un temps record un avion qui ressem-
blait étrangement au Mirage III-S.
Quant à Frauenknecht, restait à définir le chef d’inculpation retenu
contre lui puis à le juger. Il ne pouvait être inculpé de trahison au profit
d’une puissance étrangère puisque les plans n’étaient pas suisses mais fran-
çais, la société Sulzer n’en étant que le dépositaire. Frauenknecht n’a donc
pas vraiment porté d’atteinte directe aux intérêts helvétiques. Les magis-
trats avaient alors le choix entre un article du code pénal qui réprime la
divulgation de renseignements économiques et un autre article du code
militaire qui punit l’espionnage et la divulgation de secrets d’ordre mili-
taire. Dans le premier cas, Frauenknecht risquait trois ans de réclusion,
dans le deuxième, vingt ans. Bien évidemment, ses avocats ont tout fait
pour que le premier chef d’inculpation soit retenu. Mais ils ont échoué.
Néanmoins, Frauenknecht ne sera pas lourdement condamné, aussi
surprenant que cela paraisse. Il faut croire qu’il a incontestablement béné-
ficié d’un certain capital de sympathie. Certes, il a touché de l’argent des
Israéliens mais bien peu par rapport à ce qu’il aurait pu exiger.
D’autre part, on a souligné la dimension morale de son acte ; à cet
égard, ses avocats ont chatouillé l’amour-propre des magistrats en rap-
pelant une histoire bien embarrassante pour la Suisse, celle d’un citoyen
helvétique du nom de Grüninger, condamné après-guerre pour avoir
permis à plus de trois mille Juifs de trouver refuge en Suisse, malgré
les ordres de ses supérieurs. Finalement, les autorités d’alors s’étaient
trouvées contraintes de le réhabiliter. À bon escient, les avocats de

173
Les grands espions du XXe siècle

Frauenknecht ont donc comparé les deux affaires en arguant du fait que
leur client avait agi en état de nécessité. L’État suisse occupait dans cette
affaire une position d’autant plus inconfortable que ses services secrets
avaient incontestablement failli en se laissant duper par le Mossad.

Gazette de Lausanne1 :
On peut s’interroger sur la relative modération de la peine
qui permettra à Alfred Frauenknecht de retrouver la liberté
dans le courant de l’année 1972. Il semble que la Cour ait
tenu compte du fait que, selon les propres termes du disposi-
tif, l’ingénieur de chez Sulzer n’est pas un « espion ordinaire ».
Malgré la somme considérable qu’il a touchée (et dont le solde
échoit assez curieusement à la Confédération) Frauenknecht
n’a pas été attiré en premier lieu par l’appât du gain. Il n’a
pas voulu non plus causer de dommages à la Suisse. Enfin, on
peut admettre que le préjugé favorable dont jouit dans notre
pays l’État d’Israël a joué un rôle dans ce jugement.

Les Israéliens ont, bien sûr, exprimé leur reconnaissance à


Frauenknecht, mais en secret. Le récompenser équivalait à reconnaître
l’implication totale du Mossad dans l’affaire. Cela leur était donc diffi-
cile. Ils se sont alors contentés d’inviter Frauenknecht en Israël, mais offi-
cieusement. Un citoyen ordinaire lui a envoyé une invitation, en payant
ses frais d’hébergement. Il n’est toutefois pas exclu que les Israéliens aient
trouvé une autre façon de remercier discrètement l’homme qui leur a
permis de construire aussi rapidement leur sosie du Mirage.

1. 25 juin 1971.
XIV
Gabriele Gast, Juliette de RFA

On les appelait les « Roméo ». C’est un journaliste occidental qui


avait baptisé ainsi ces agents est-allemands chargés de séduire des
secrétaires de l’Ouest, en RFA, et de les faire travailler pour les ser-
vices secrets de l’autre Allemagne, la RDA.
Une entreprise très fructueuse qui a permis au camp de l’Est, à
l’époque de la guerre froide, de glaner quantité de renseignements
ultraconfidentiels. Car ces secrétaires étaient effectivement choisies
en fonction de leurs attributions : assistantes de ministres ou
d’hommes politiques, par exemple.
Le personnage qui a présidé à cette importante opération n’est autre
que Markus Wolf, le patron des services de renseignement est-allemand.
En lançant à travers la RFA ses Roméo, Wolf n’a fait au fond
qu’adapter le système soviétique des « hirondelles », ces femmes de
peu de vertu chargées de piéger les diplomates et agents occidentaux
en poste en URSS selon une méthode éprouvée depuis longtemps
dans le monde de l’espionnage. On séduit, on couche et les complices
photographient. À moins qu’un supposé conjoint n’arrive à l’impro-
viste et menace l’imprudent de provoquer un scandale. Ainsi fut pris
au piège un ambassadeur de France à Moscou qui a eu ensuite bien
du mal à s’en sortir et s’est attiré cette remarque cinglante du géné-
ral de Gaulle : « Alors Dejean, on couche ! »
Quel véritable rôle ont joué ces Roméo et ces Juliette et plus par-
ticulièrement l’une d’entre elles, une certaine Gabriele Gast ?

Avant d’en venir à l’histoire même de Gabriele Gast, il convient


d’évoquer Markus Wolf, l’inventeur de ce que l’on a donc appelé le sys-

175
Les grands espions du XXe siècle

tème des Roméo. Wolf, le grand homme du renseignement est-alle-


mand, est un vrai personnage de légende. Pour une fois l’expression
n’est pas usurpée. Il est né au début des années 1920, près de Stuttgart,
dans une famille d’artistes d’origine juive. Son père est dramaturge et
l’un de ses frères sera cinéaste. Tout de suite après la prise du pouvoir
par Hitler et dès qu’ils prennent conscience du danger qui les menace
en Allemagne, les Wolf décident de quitter l’Allemagne. Communistes,
ils rejoignent naturellement la patrie du socialisme, l’URSS. Là-bas,
le jeune Markus Wolf, que tous ses amis appellent désormais Misha,
intègre une école de formation du Komintern, l’internationale com-
muniste, qui instruit alors tous les voyageurs de commerce de la révo-
lution dans le monde entier. Puis Markus travaille dans une radio sovié-
tique qui émet en direction de l’Allemagne. Le jeune homme, déjà
très engagé, est alors très tôt pris en charge par les « organes » comme
on disait à l’époque, c’est-à-dire par la bureaucratie soviétique et son
appareil de direction. La preuve en est que, dès 1945, il se trouve parmi
les premiers communistes allemands autorisés à entrer à Berlin après
la capitulation des nazis. La suite de sa carrière s’enchaîne très rapide-
ment : il est successivement journaliste puis diplomate de la nouvelle
RDA, la République démocratique allemande, et entre au Comité cen-
tral du parti communiste.
C’est au tout début des années 1950 qu’on lui annonce qu’il a été
choisi pour être l’un des futurs dirigeants des services de contre-espion-
nage est-allemands. Malgré ce départ pour l’Allemagne, Wolf, quoi qu’il
en ait dit par la suite, demeurera un homme de Moscou. Des liens
infrangibles. D’ailleurs le service qu’il est amené à diriger constituera
l’une des pièces essentielles du dispositif de renseignement soviétique
en Europe, peut-être même la plus importante. Car, outre sa subordi-
nation au KGB, ce service est directement au contact de l’Occident :
rien n’est plus facile pour un Allemand de l’Est que de s’introduire en
Allemagne de l’Ouest et d’y devenir un espion. D’autant que dans les
premières années d’existence de la RDA, les frontières sont encore
ouvertes entre les deux pays. Les services de l’Est mènent donc une poli-
tique active de pénétration des principales administrations de

176
Gabriele Gast, Juliette de RFA

l’Allemagne de l’Ouest voire de ses partis politiques. Des milliers de


taupes prennent position à l’Ouest, certaines en activité et d’autres
qui resteront longtemps dormantes, le temps de se faire une belle situa-
tion. Une vraie toile d’araignée se tisse, si dense qu’on estime qu’aucune
information ne pouvait rester secrète plus de quelques jours en
Allemagne de l’Ouest. Aujourd’hui encore, il existe dans l’Allemagne
réunifiée des hommes et des femmes qui n’ont jamais été démasqués.
Wolf, nommé général alors qu’il a tout juste dépassé la trentaine,
prend la direction du HVA1, le service de renseignement de la RDA,
un organisme directement rattaché au ministère de la Sécurité. Selon
la répartition internationale des activités des services secrets des pays
communistes imposée par le KGB, le HVA est chargé des missions de
pénétration et de désinformation en Allemagne de l’Ouest et au sein de
l’Otan. Par opposition à la Stasi, un autre service uniquement chargé
du renseignement intérieur, qui dépend aussi du ministère de la Sécurité,
mais se consacre à la surveillance des citoyens est-allemands. Mais par-
delà la distinction, il est certain qu’il existait des passerelles entre la Stasi
et le service de Wolf, malgré les dénégations ultérieures de ce dernier.
L’homme possède des qualités assez étonnantes. Communiste zélé
et même stalinien, il ne ressemble pourtant pas à ces tristes fonctionnaires
est-allemands, piliers du régime. C’est un personnage brillant, cultivé,
très intelligent qui, pendant les longues années où il a été le chef des
services de renseignement, a toujours attaché une grande importance à
l’aspect humain de son activité. Sans aller jusqu’à dire qu’il était un phi-
lanthrope, il est certain que Wolf a porté une grande attention à tous
les aspects psychologiques du métier d’espion. Ainsi, assez bizarrement,
il n’hésite jamais à payer de sa personne pour entretenir des liens parti-
culiers avec ses agents traitants. Voire à se déplacer hors de la RDA, pour
tisser des liens avec eux. Ce sera particulièrement le cas avec Gabriele Gast.
Autre fait d’importance : Wolf règne sur son service pendant plus de
trente ans alors même qu’il entretenait des rapports très tendus avec son

1. Acronyme de Direction principale de la reconnaissance (Hauptverwaltung


Aufklärung).

177
Les grands espions du XXe siècle

ministre de tutelle. Il doit sa longévité, outre à ses grands talents, aux


liens très étroits qu’il a conservés avec Moscou. Wolf a rendu de si grands
services à ses camarades soviétiques du KGB qu’il a su se montrer irrem-
plaçable. Enfin, il a construit avec soin sa légende d’homme de l’ombre.
Un seul détail suffit à le prouver : les Occidentaux n’obtiendront une
photo de lui qu’à la fin des années 1980, c’est-à-dire à un moment où
il a déjà abandonné la tête de son service.
Mais d’où vient vraiment que Wolf a réussi une telle carrière de
maître espion ? En réussissant à tisser une véritable toile d’araignée en
Allemagne de l’Ouest, il a dû mettre au point des techniques de recru-
tement particulièrement efficaces. Naturellement, il a usé de toutes
les méthodes traditionnelles en usage dans le monde du renseignement,
le chantage, par exemple. Il ne faut pas oublier que le KGB avait raflé
à la fin de la guerre les archives du parti nazi. Ainsi le chantage au passé
hitlérien a permis aux services est-allemands de recruter un grand
nombre d’agents. D’autre part, Wolf et les siens ont eu recours à d’autres
moyens de chantage, plus classiques : l’argent ou le sexe. Mais surtout,
Wolf a innové. D’une façon assez machiavélique, il a ordonné à ses ser-
vices de procéder à un fichage systématique des cibles, les personnes
susceptibles d’être recrutées. Ainsi, grâce à ses correspondants en RFA
et à Berlin-Ouest, il a pu répertorier des milliers de cibles possibles.
Dans le même temps, les services du HVA ont eu recours aux écoutes
téléphoniques, de façon immodérée. Certains spécialistes ont estimé
que les services de Wolf ont écouté plusieurs centaines de milliers de
lignes téléphoniques en Allemagne de l’Ouest. Encore plus subtilement,
Markus Wolf a jugé qu’il était souvent plus utile et plus facile de recru-
ter un subordonné que son chef. Une bonne secrétaire en sait parfois
autant que son patron : c’est elle qui tape ses papiers, les classe et par-
fois les range dans son coffre-fort. Si cette secrétaire ou ce militaire d’un
rang inférieur travaille au sein d’un organisme où circulent de nom-
breuses informations, elle ou il aura accès à ces documents plus faci-
lement qu’un haut fonctionnaire. En outre, on se méfiera moins de ces
personnages subalternes. Voilà comment les services de Wolf ont réussi
à recruter des dizaines et peut-être même des centaines de petites mains.

178
Gabriele Gast, Juliette de RFA

Geoffroy d’Aumale et Jean-Pierre Faure1 :


Le premier grand succès du HVA consiste dans une opé-
ration réussie de pénétration du parti socialiste d’Allemagne
de l’Ouest, dirigé par Willy Brandt : un de ses agents, Günther
Guillaume arrive au sommet de l’État en devenant un des
principaux conseillers du chancelier Brandt. En 1968, le vice-
amiral Lüdke, directeur adjoint de la logistique à l’Otan,
et le général Horst Wendland, directeur adjoint du BND,
se suicident lorsqu’on découvre qu’ils ont été recrutés par le
HVA. Selon diverses estimations, le HVA a entretenu plus
d’un millier de taupes en Allemagne fédérale dans les
années 1970 et 1980. En outre, nombreux ont été les
Allemands de l’Ouest contraints à devenir des agents du HVA,
une fois pris dans les filets de nature variée : chantage au passé
nazi d’abord, chantage au rapprochement familial, séduction
par des Roméo, compromissions diverses basées sur une excel-
lente connaissance des individus, etc.

Avec la méthode des Roméo, le système Wolf touche à la perfection :


on forme spécialement des hommes pour attirer l’attention des cibles
féminines et faire en sorte que ces femmes finissent par en tomber amou-
reuses. Il existait ainsi à l’Est une sorte d’école de Roméo dans laquelle
ces jeunes hommes recevaient à la fois une formation d’espion mais
apprenaient aussi les techniques de séduction !
Stratégiquement, Wolf les envoie à Bonn, cette petite ville provin-
ciale devenue capitale de la RFA, où les secrétaires des ministères, sou-
vent célibataires, s’ennuient à mourir.
En prenant en compte les sentiments de ses cibles, Wolf renouvelle
profondément les méthodes utilisées par ses amis du KGB. Le système
soviétique des « hirondelles » était assez fruste. On mettait dans les pattes

1. Auteurs d’un Guide de l’espionnage, Le Cherche-Midi, 1998. Selon eux, le HVA


a disposé de moyens considérables et les résultats obtenus ont largement satisfait le
protecteur soviétique.

179
Les grands espions du XXe siècle

d’un diplomate occidental une jolie fille, ou un joli garçon. Pour finir, les
galipettes étaient filmées par le KGB. Le diplomate, pour éviter le scan-
dale, devenait un agent, même si certains ont refusé ce chantage. En
résumé, le principe était brutal et uniquement basé sur l’exploitation
des instincts les plus primaires. Le HVA, quand il en a eu l’occasion, en
a usé de la même façon que le KGB. Mais cette technique présente le
grave inconvénient de produire des agents contraints de trahir car mena-
cés. Les diplomates – car c’étaient en général les cibles visées – se trou-
vaient obligés de collaborer. Wolf, au contraire, cherche à créer des espions
qui travaillent de leur plein gré. Pour atteindre cet objectif, il utilise le
plus beau des sentiments, l’amour.
Ce n’est évidemment pas l’élégance qui pousse Wolf à raisonner
de la sorte. Au contraire, son idée relève d’un calcul très cynique. Une
espionne amoureuse travaille mieux et surtout plus longtemps qu’une
espionne qu’on fait chanter. C’est pourquoi les services de Wolf ont
attaché une grande importance au choix des cibles dont le modèle cor-
respond au portrait-robot suivant : une femme de trente-quarante ans,
ni belle ni laide, célibataire naturellement, rendue vulnérable par une
déception amoureuse ou un manque d’affection. La proie succombe
d’autant plus facilement à un séducteur habile. Le Roméo, lui, géné-
ralement un peu plus âgé que sa cible, viril et rassurant, fait sa cour dans
les formes et, dans les meilleurs des cas, peut aller jusqu’à épouser la
cible. Toutefois il lui faut bien un jour ou l’autre jeter le masque et
demander à la femme séduite de se livrer à un travail d’espionnage. Mais
aussi curieux que cela puisse paraître, cela pose peu de difficultés car
pour ce faire, les Roméo de Markus Wolf disposent de toute une série
d’arguments dont le plus utilisé est la contribution au combat pour la
paix. Le mari ou l’amant insinue dans l’esprit de sa partenaire qu’en
subtilisant des documents, elle travaille pour une cause pacifiste. Les
bellicistes se trouvaient en effet toujours à l’Ouest et il fallait en quelque
sorte rétablir l’équilibre entre les deux camps.
Les Roméo font aussi appel à d’autres arguments. Si sa Juliette souffre
par exemple du machisme de ses collègues masculins, il est aisé de lui
suggérer qu’en les trahissant, elle ne fait que se venger. Autre argu-

180
Gabriele Gast, Juliette de RFA

ment susceptible d’emporter l’adhésion de la cible : les Roméo jouent


des opinions politiques de leur Juliette. À une femme nostalgique du
régime hitlérien, on fait croire qu’on travaille clandestinement pour une
organisation d’anciens nazis. Et à une Juliette résolument pro-occi-
dentale, on prétend faire partie d’un service de renseignement anglo-
saxon. Il s’est ainsi trouvé des espionnes abusées qui ont en toute bonne
foi livré des documents secrets à leur amoureux en pensant qu’elles lut-
taient ainsi contre la pénétration communiste, alors même que ces docu-
ments partaient aussitôt de l’autre côté du rideau de fer. Cela veut dire
en tout cas qu’avant d’approcher sa cible, le Roméo doit avoir une
connaissance très approfondie de sa Juliette.
Un exemple particulièrement édifiant de ces manipulations est celui
d’éléonore Sutterlin. Celle qu’on appelait « Lola », d’après le nom de
code que lui avaient donné les services de Wolf, était secrétaire d’un
chef de département au ministère ouest-allemand des Affaires étran-
gères. Elle a été approchée par un certain Sutterlin qui se prétendait
photographe. Il s’en est suivi une véritable idylle ponctuée par un
mariage en bonne et due forme. C’est alors que l’époux a commencé
très habilement à convaincre Lola des dangers de la guerre froide.
Pourquoi, lui disait-il, les dirigeants de la RFA se font-ils construire des
abris atomiques sans en faire bénéficier le reste de la population alle-
mande ? Le but inavoué était de la faire douter de la sincérité et de l’hon-
nêteté des dirigeants occidentaux. Mais ce n’était qu’un début. Sutterlin
lui a ensuite révélé qu’il existait de par le monde des hommes qui se
regroupaient afin de tenter par tous les moyens de prévenir une guerre
nucléaire. Et il a fini par lui laisser entendre qu’il appartenait lui-même
à cette organisation pacifiste. C’est ainsi que la naïve Lola s’est retrou-
vée piégée sans savoir à aucun moment que son époux était en fait un
agent de l’Est. Ni jamais accepter d’être rétribuée pour ses services.
La suite est d’autant plus épouvantable que Lola était sincère. Un agent
passé à l’Ouest a dénoncé les deux époux, qui ont été arrêtés. La vérité
a éclaté : Sutterlin n’était qu’un Roméo qui avait joué la comédie de
l’amour. Le choc a été si dur pour Lola que la pauvre femme a fini par
se suicider dans sa cellule !

181
Les grands espions du XXe siècle

Luc Rosenzweig et Yacine Le Forestier1 :


Tout en se défendant d’avoir cyniquement joué avec le des-
tin de femmes accablées par la solitude, Markus Wolf reconnaît
aujourd’hui que cette méthode était d’une grande efficacité :
« Les vraies raisons de cette méthode de recrutement sont
simples : une secrétaire ou une documentaliste en poste dans un
ministère, au BND ou au quartier général de l’Otan est mille
fois plus utile que son chef de service ou quelqu’un de l’entou-
rage du ministre. Tous les documents – notes, comptes rendus,
rapports confidentiels – lui passent entre les mains, et elle est
la mieux placée pour les photocopier ou les photographier. Il en
va de même dans l’armée, où il est préférable, à la limite, de
recruter l’adjudant qui timbre les enveloppes que le colonel, qui,
à ma connaissance, ne s’adonne que très rarement à ce genre
de labeur. » L’histoire, en général, se termine tragiquement pour
la secrétaire séduite, qui sera abandonnée par son Roméo en cas
de découverte et devra subir les rigueurs de la justice.

Et Gabriele Gast ? Son cas semble plus singulier qu’il n’y paraît à pre-
mière vue. Née en pleine guerre, et encore vivante aujourd’hui, elle
grandit dans un milieu plutôt conservateur d’Allemagne de l’Ouest.
Étudiante brillante en sciences politiques à l’université d’Aix-la-
Chapelle, elle demeure fidèle aux idées politiques de sa famille et par-
ticipe aux activités d’une organisation étudiante proche des démocrates-
chrétiens. C’est là qu’elle est remarquée par un éminent professeur,
Klaus Mehnert. Cet homme, spécialiste des pays de l’Est, appartient
vraisemblablement au BND, le service de renseignement de l’Allemagne
de l’Ouest, héritier du réseau Gehlen2. Gaby devient assez rapidement
l’assistante du professeur. Politologue talentueuse, elle pourra devenir
à terme une excellente recrue pour le renseignement allemand.

1. Parfaits espions, Le Rocher, 2007.


2. Gehlen : ancien général nazi et créateur des services de renseignement ouest-
allemands à l’instigation des Américains. Voir chapitre VIII.

182
Gabriele Gast, Juliette de RFA

En attendant, la jeune Gaby doit finir ses études et rédiger sa thèse.


C’est le professeur Mehnert qui lui en suggère le sujet : la condition des
femmes en RDA. Et il encourage sa protégée à se rendre sur place afin
d’enquêter.
Gaby Gast, en pleine guerre froide, reçoit sans difficulté toutes les
autorisations nécessaires pour aller tranquillement enquêter de l’autre
côté du rideau de fer. Elle est accueillie au sein d’une université est-alle-
mande, à Karl-Marx-Stadt – qui s’appelle aujourd’hui Chemnitz. On
lui promet même qu’elle aura la possibilité d’interroger des femmes
exerçant de hautes responsabilités.
Les services de Markus Wolf, particulièrement bien informés sur
tout ce qui avait trait à l’Allemagne de l’Ouest, savaient-ils que cette
étudiante était l’assistante d’un professeur affilié au BND ? Il est évi-
dent que c’est en connaissance de cause qu’ils lui ont accordé l’autori-
sation de venir en Allemagne de l’Est. Que penser alors des risques
que le professeur Mehnert a fait encourir à sa protégée ?
En Allemagne de l’Est, Gabriele Gast commence en 1968 à inter-
viewer des femmes de RDA, pour les besoins de sa thèse. Au bout de
quelques semaines, elle fait la connaissance d’un homme charmant, un
certain Karl Heinz Schmidt qui dit exercer la profession de mécanicien
automobile : ce n’est donc pas un intellectuel, au contraire de la jeune
femme. Gaby Gast, même si elle se doute certainement qu’elle risque
d’être approchée, ne se méfie pas. Pourtant, à l’époque, tous les
Occidentaux qui se rendent au-delà du rideau de fer peuvent s’attendre
à subir des manœuvres de recrutement de la part des services de l’Est.
C’est notamment le cas des diplomates, des militaires, des journalistes
et même des hommes d’affaires. Gaby, assistante d’un spécialiste des pays
de l’Est, a certainement été prévenue. Quoi qu’il en soit, ce Schmidt se
présente comme un homme tellement affable, amusant et séduisant que
Gabriele tombe rapidement dans ses bras, peut-être pour tromper son
ennui dans ce pays morose. Elle devient alors la maîtresse du mécanicien.
C’est à l’occasion d’un deuxième séjour de Gaby à Karl-Marx-Stadt
que les choses se précisent. Un soir, Karliczek – c’est un surnom tendre
que Gaby a donné à Schmidt – l’invite chez lui. Il veut lui faire ren-

183
Les grands espions du XXe siècle

contrer l’un de ses meilleurs amis, Gottard Schramm. Il s’agit d’un agent
important du HVA, le service dirigé par Markus Wolf, et qui se pré-
sente comme tel à Gabriele Gast. Par la même occasion, cette dernière
apprend que son Karliczek est lui aussi un agent du HVA. Les deux
hommes ne cherchent pas à dissimuler leur véritable dessein parce qu’ils
savent la jeune femme piégée. Pour eux, assistante du professeur
Mehnert, elle a forcément partie liée avec le BND ouest-allemand et ne
s’est rendue en RDA que pour se livrer à des manœuvres d’espionnage.
Or, en Allemagne de l’Est, comme dans tous les autres pays commu-
nistes, on ne plaisante pas avec ce genre d’accusation. Quand bien même
les accusés sont innocents, on possède les moyens de leur extorquer des
aveux, imaginaires bien sûr, mais suffisants pour les emprisonner. Les
deux hommes profèrent donc des menaces et suggèrent à Gabriele
qu’elle pourrait échapper au pire en acceptant de collaborer avec eux.
Certes, elle n’est encore qu’étudiante; mais, proche d’un expert du BND
et engagée dans un mouvement étudiant très conservateur, elle est cer-
tainement capable de leur fournir des renseignements politiques inté-
ressants. D’autant que son avenir professionnel est prometteur.
La jeune femme accepte, non seulement parce qu’elle a peur, mais
aussi parce qu’elle est toujours amoureuse de son Karliczek, malgré la
révélation qu’il vient de lui faire ! Aussi extraordinaire que cela paraisse,
Gaby ne lui reproche pas d’avoir joué la comédie de la séduction pour
la recruter. Un peu plus tard, les deux amants convoleront même en
justes noces. Voilà une jeune femme qui se jette dans la gueule du loup
et qui, non contente de s’être fait croquer, en rajoute en allant jusqu’à
se marier avec l’homme qui l’a abusée !
Pour le HVA, le recrutement de cette jeune et brillante étudiante en
sciences politiques représente une sorte d’investissement. On la sait pro-
mise à un bel avenir. Effectivement, dès son retour en Allemagne de
l’Ouest, elle est officiellement recrutée par le service de renseignement
auquel appartient son directeur de thèse, le BND. Elle est engagée
comme chargée d’études. Gaby Gast doit rédiger des synthèses sur les
pays de l’Est à destination de la direction de son service mais aussi du
gouvernement ouest-allemand. Pour effectuer ce travail, la jeune femme

184
Gabriele Gast, Juliette de RFA

dispose de documents fournis directement au BND par ses honorables


correspondants ou par le personnel diplomatique, documents par consé-
quent excessivement confidentiels. Au BND, avant d’être engagée,
Gabriele Gast a fait l’objet d’une enquête, comme ça se pratique dans
tous les services. Étrangement, le fait qu’elle soit restée si longtemps
en RDA n’a pas posé de problèmes.
Il va sans dire que, si sa collaboration avec le HVA continue, les
Allemands de l’Est disposeront, grâce à l’espionne, d’une source d’in-
formations de premier ordre. Mais il leur faut mettre au point tout un
système pour garder le contact avec elle et permettre qu’elle fasse par-
venir à l’Est toutes ces informations exceptionnelles. Pour les obtenir,
le HVA envoie un couple d’agents en RFA qui joueront le rôle de cour-
riers. Les services est-allemands ont ensuite recours aux techniques clas-
siques en matière d’espionnage pour recueillir les informations de la
jeune femme. Quant au mari, Karliczek, Gaby Gast a coupé tous les
ponts avec lui pendant six mois. Désormais, ils ne se verront plus qu’à
l’étranger lors de rencontres organisées dans des camps de vacances par
Markus Wolf en personne, avec, bien sûr, un luxe de précautions. Gaby
rencontre ainsi Wolf à plusieurs reprises. Le maître espion est-allemand,
manifestement ravi par l’excellent travail de son agent, est aussi séduit
par les qualités personnelles et intellectuelles de la jeune femme. Et dans
une ambiance de vacances, ils bavardent à n’en plus finir.
Malheureusement, tout a une fin: en septembre 1990, plusieurs mois
après la chute du Mur et alors qu’elle ne travaille plus pour le HVA, Gaby
Gast est arrêtée. Le service a été dissous et Markus Wolf a démissionné
de son poste cinq ans plus tôt en prétextant qu’il n’était plus sur la même
ligne conservatrice que les dirigeants de son parti. C’est un ancien offi-
cier du HVA qui a dénoncé l’espionne. Elle est appréhendée au moment
où elle passe la frontière autrichienne pour aller vraisemblablement
rejoindre son époux. Gabriele Gast est jugée pour haute trahison. Mais,
curieusement, même si elle est frappée par une peine de plusieurs années
de prison, elle recouvre assez rapidement la liberté. Voilà une incohé-
rence de plus dans ce dossier, incohérences qui concourent à mettre en
doute la version officielle faisant de Gast une espionne de l’Est.

185
Les grands espions du XXe siècle

Sans nier à aucun moment le fait que Gaby ait entretenu des rapports
avec les communistes, ne faut-il pas souligner d’abord l’importance des
services qu’elle a rendus au BND ? Ses rencontres avec Markus Wolf,
par exemple, n’ont-elles pas fait l’objet de rapports adressés à son service ?
Gaby Gast espionnait aussi bien l’Est que l’Ouest. D’ailleurs, à sa sortie
de prison, lorsqu’elle demande à être réhabilitée, elle affirme qu’elle n’était
rien d’autre qu’un agent d’information pour la paix. La vérité se trouve
certainement dans les archives du HVA de Markus Wolf. Cependant,
étrangement, l’un des hommes qui a été officiellement chargé d’évacuer
ces archives et, bien sûr, de les nettoyer, s’appelait Gottard Schram. Ce
n’était autre que l’un des officiers traitants de Gaby Gast! Le meilleur ami
de son cher Karliczek ! Il fallait à tout prix, même après la chute du Mur,
camoufler l’ampleur de la pénétration communiste en Allemagne de
l’Ouest et dissimuler bien des secrets, dont celui de Gabriele Gast,
espionne de l’Est ou bien agent double au service de l’Ouest.
Finalement, l’hypothèse la plus vraisemblable est que Gabriele Gast
a été manipulée par le BND : pour quelle autre raison son professeur
l’aurait-il envoyée en RDA ?

Christopher Andrew1 :
« Elle avait besoin de sentir que j’avais besoin d’elle, et
je lui accordais toute mon attention personnelle, devait écrire
Wolf. Parfois ses messages avaient le ton blessé d’une maîtresse
qui a l’impression de faire désormais partie du décor. » Wolf
la rencontra en personne à sept reprises. Égards richement
récompensés. « Gaby a fait pour nous un travail impeccable.
Elle nous a donné une représentation exacte de ce que
l’Occident savait et comprenait du bloc oriental tout entier.
Cela s’est révélé d’une importance vitale pour nous lorsque
nous avons dû affronter l’essor de Solidarité en Pologne au
début des années 1980. »

1. Dans son livre publié aux éditions Fayard, Le KGB contre l’Ouest, l’auteur affirme
que Gabriele Gast éprouvait une véritable fascination pour Markus Wolf.
XV
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

M. Pham Xuan Ân ne nie pas avoir espionné. Mais il a ses coquet-


teries : il n’aime pas qu’on lui colle l’étiquette d’espion. Il préfère dire
qu’il a été un « agent de renseignement stratégique » ! Mais peu
importe la nuance : ce vieil homme courtois, discret et modeste, a
néanmoins été l’une des taupes les plus considérables du siècle der-
nier. Un patriote vietnamien qui, plus que tout autre, a joué un rôle
essentiel dans le destin de son pays.
Pham Xuan Ân a longtemps été un journaliste reconnu, le cor-
respondant permanent de prestigieux organes de presse anglo-saxons.
Mais personne ne pouvait deviner qu’il était aussi le meilleur agent
de Hanoi et qu’il a transmis aux généraux nord-vietnamiens des ren-
seignements si importants que le sort de la guerre du Vietnam en a
été modifié. Au soir de sa vie, l’ancien journaliste reconnaît non sans
humour qu’il avait minutieusement compartimenté son existence.
Il a confié à Jean-Claude Pomonti, longtemps envoyé spécial per-
manent du Monde et qui lui a consacré un livre, cette réflexion qui
le résume : Le journaliste est en quête de la moindre nouvelle pour la
publier alors que l’espion se prête au même exercice mais pour cacher
ce qu’il a découvert ! Détail amusant, son prénom, Ân, signifie
« caché ». Peut-être une curieuse prémonition de ses parents, qui l’ont
baptisé ainsi.

Pham Xuan Ân était un personnage incontournable dans le Saigon


des années 1960 et 1970. Il n’a jamais usurpé sa réputation : il était le
journaliste le mieux informé du Vietnam en guerre. Ses confrères, lors-
qu’ils voulaient vérifier une information ou quémander un tuyau, ne

187
Les grands espions du XXe siècle

manquaient jamais de lui rendre une petite visite. En général, Ân par-


tageait volontiers ses informations. Toujours extrêmement courtois, il
était donc unanimement apprécié. Journaliste très bien renseigné, il
n’était pas pour autant un agent d’influence : ses papiers ont toujours été
extrêmement rigoureux et impartiaux. Aujourd’hui encore, alors que
l’on connaît la vérité sur son activité de taupe, ses anciens employeurs
anglo-saxons ne regrettent pas d’avoir fait appel à ses services. De nom-
breux journalistes occidentaux sont d’ailleurs demeurés ses amis.
Patriote plutôt que traître, Pham Xuan Ân a toujours été d’une rare
lucidité. Honoré dans son pays – il a reçu de nombreuses médailles et a
même été nommé général –, il a cependant veillé à prendre ses distances
avec les autorités communistes lorsqu’il le fallait. Après la guerre, il a gardé
cet esprit critique qui devrait toujours guider les vrais journalistes.
Ân est issu d’une famille de la petite bourgeoisie vietnamienne. Son
père, cadre de l’administration coloniale, était géomètre. Une situation
privilégiée pour un « indigène ». Toutefois le jeune garçon déçoit assez
vite son père. S’il est sage et manifeste un profond respect filial, comme
il est d’usage au Vietnam, Ân est en revanche un écolier médiocre et
peu assidu. Or le père nourrit de grandes ambitions pour son fils aîné.
Voilà pourquoi, afin de le ramener à la raison, le père l’envoie chez l’un
de ses frères installé à la campagne. Une sorte de punition. Mais, à cette
occasion, le garçonnet découvre la réalité de la vie des Vietnamiens, qui
sont essentiellement des paysans. Le jeune garçon prend conscience
de la situation qui est faite à ses compatriotes. L’exploitation, l’injustice
sociale, le racisme des enfants de colons… Cela décidera de ses futures
orientations politiques.
Il ira au collège puis au lycée à Saigon mais, alors qu’il est sur le point
de passer le bac, Ân abandonne tout pour rejoindre le Vietminh. Nous
sommes en 1945, au moment où les Japonais chassent par la force les
autorités françaises nommées par Vichy. Le Vietminh n’est pas encore
l’organisation communiste qu’il deviendra plus tard : c’est d’abord un
mouvement de résistance qui a entrepris la lutte contre l’occupant japo-
nais, mais qui est aussi décidé à arracher l’indépendance du Vietnam
après la guerre, sous l’autorité de son chef, le communiste Hô Chi Minh.

188
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

À l’époque, la dimension nationaliste et anticoloniale l’emporte. Ce qui


a dû d’abord séduire le jeune homme.
Quand Ân s’engage, il a tout juste dix-huit ans et fait office de cour-
rier. Il suit également une brève formation militaire. Pourtant, deux ans
plus tard, il doit provisoirement décrocher pour des raisons familiales.
Son père est malade, Ân doit faire vivre sa famille. Il exerce alors trois
métiers à la fois ! Comptable le matin, il donne des cours de français
l’après-midi, langue qu’il parle et écrit parfaitement, et enfin, il conduit
un pousse-pousse dans la soirée !

Jean-Claude Pomonti1 :
Un incident montre la complexité des relations dans une
société où chacun est invité à tenir sa place. Ân remarque
qu’un beau jour, le propriétaire du cyclo-pousse s’adresse à lui
de façon polie et non sur le ton employé à l’égard des
manœuvres. L’homme finit par lui dire qu’il ne veut plus le
laisser sous-louer son cyclo-pousse. Ân a beau lui expliquer
pourquoi il le fait de nuit, l’autre ne veut rien entendre et lui
reprend le cyclo-pousse. L’explication : quelques jours aupa-
ravant, Ân a transporté le fils d’un ami de sa famille et le petit
a rapporté le fait à son propre père, qui en a informé le père
de Ân. Malade, celui-ci en a beaucoup souffert. Il pense que
son fils est tombé bien bas pour exercer ce métier, sans réali-
ser que Ân se sacrifie pour aider sa famille.

Cette hyperactivité ne l’empêche pas d’organiser des manifestations


étudiantes antifrançaises. Il n’a en effet jamais rompu avec le Vietminh.
Au début des années 1950, il passe avec succès un concours pour deve-
nir inspecteur des Douanes et devient fonctionnaire de l’administra-
tion coloniale.
Bientôt sa vie bascule : Ân a été repéré par un dirigeant important
du Vietminh qui est aussi le médecin personnel de Hô Chi Minh. Il lui

1. Un Vietnamien bien tranquille, Équateurs, 2006.

189
Les grands espions du XXe siècle

est proposé de devenir agent de renseignement dans la zone de Saigon,


où il est chargé de monter de toutes pièces un réseau de renseigne-
ment vietminh. Le jeune homme n’est pas enthousiaste, il se méfie ins-
tinctivement de ces activités de l’ombre. Mais ce médecin ne lui laisse
guère le choix : Pham Xuan Ân, s’il veut continuer à agir au sein du
Vietminh, doit accepter.
Une décision douloureuse : s’il s’engage dans la clandestinité, il devra
rompre en apparence avec ses options politiques. Il lui faudra désor-
mais afficher des opinions opposées et collaborer avec ses ennemis, les
colonialistes et les militaires français.
Peu après, le jeune homme est adoubé : au cours d’une cérémonie
clandestine qui se déroule dans la jungle, Ân est solennellement admis
à devenir membre du Parti communiste vietnamien. La cérémonie a
été présidée par un cadre important, Le Dûc Tho, qui n’est autre que
le futur négociateur des pourparlers de paix à Paris et qui se verra beau-
coup plus tard décerner le prix Nobel de la paix, conjointement avec
Henry Kissinger.
Quoi qu’il en soit, malgré sa répugnance initiale, Pham Xuan Ân
s’affirme très vite comme étant une recrue de choix pour le Vietminh :
peu après Diên Biên Phu, il réussit en effet, grâce à des relations fami-
liales, à intégrer le TRIM, un organe de liaison entre la nouvelle armée
sud-vietnamienne, les militaires français qui ne sont pas encore partis
et les Américains qui brûlent de prendre leur place. Cela lui permet
d’éviter d’être incorporé dans un régiment ordinaire. Même au niveau
du modeste sous-officier qu’est alors Ân, le TRIM est un endroit où
l’on a accès à nombre d’informations de première main.
Sa fonction lui permet en outre de se doter d’un très bon carnet
d’adresses. Il fait par exemple la connaissance d’un futur chef d’État,
le général Van Thieu, puis d’un futur Premier ministre, le général
Nguyen Cao Ky. Il est également amené à rencontrer bon nombre
d’agents de la CIA. Mais Ân noue aussi des contacts avec d’autres ser-
vices secrets, à commencer par les Sud-Vietnamiens, dont le chef, le
Dr Tuyen, deviendra l’un de ses amis personnels. Simultanément, il fré-
quente discrètement les agents locaux du SDECE. Si, sur le terrain,

190
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

les Français ont dû abandonner la partie, certains officiers apprécient


peu de constater que les gens de la CIA font tout ce qu’ils peuvent pour
les mettre définitivement à la porte du Vietnam… Cette rivalité ira
même si loin que ces militaires, avec l’appui des services secrets de Paris,
perpétreront même des attentats antiaméricains à Saigon.
Ân a donc pu être un agent occasionnel du SDECE : tout était bon
pour lui permettre de transmettre au Vietminh des renseignements pui-
sés aux meilleures sources. Il accumule des informations très précieuses
pour Hanoi. Il fournit ainsi des renseignements précis sur le déplace-
ment des dernières forces françaises, sur l’aide militaire américaine,
ou encore sur la position géographique des stocks d’essence. Toutefois,
après la signature en 1954 des accords de Genève et le retrait annoncé
de l’armée française, sa position au TRIM perd de son importance. Il
est d’ailleurs affecté au département de la guerre psychologique, tou-
jours dans l’armée sud-vietnamienne.
À Hanoi, ses chefs se posent sérieusement la question de son avenir.
Ân a déjà donné d’incontestables preuves de ses aptitudes au métier
d’espion. Où pourra-t-il être désormais le plus efficace ? Au cours d’un
rendez-vous clandestin avec son supérieur direct, la question est abor-
dée. Certes, le jeune militant a toutes les qualités pour s’engager dans
une carrière politique. Mais, à cause des luttes de clan au Sud-Vietnam,
son destin risquerait d’être instable sinon dangereux. Reste l’armée,
mais, sous-officier, Ân peut tout juste espérer finir colonel. Alors, de
but en blanc, l’homme du Vietminh propose à Pham Xuan Ân de deve-
nir journaliste. Une profession qui pourrait être une excellente cou-
verture pour ses activités d’espionnage. À condition de devenir un pro-
fessionnel de premier plan qui aura ses entrées dans les cercles dirigeants
et sera même considéré comme un égal par ses confrères américains.
Il lui faut toutefois apprendre son nouveau métier. Aussi Ân est-il
prié d’aller étudier le journalisme aux États-Unis, c’est-à-dire chez l’en-
nemi, au moment même où les Américains, au nom de la théorie des
dominos, s’impliquent de plus en plus au Vietnam pour lutter contre
le communisme. Le jeune homme s’incline : seul l’état de santé de son
père aurait pu le retenir mais celui-ci meurt avant son départ.

191
Les grands espions du XXe siècle

Ân ne restera que deux ans aux États-Unis. En effet, il a vite dépensé


toutes ses économies : ses chefs ne lui ont pas donné assez d’argent. Mais
ce qui le décide surtout à rentrer, c’est un message codé de son frère qui
lui a appris la création au Sud-Vietnam d’un Front national de libéra-
tion. L’insurrection ne va pas tarder : Ân n’y tient plus et veut revenir
chez lui au plus vite pour se rendre utile. Cependant, en revenant pré-
cipitamment, il enfreint les ordres de ses chefs et nourrit quelque appré-
hension avant de renouer.
Curieusement, dès son retour au pays, sa première visite est pour
le chef des services secrets du régime de Saigon, le Dr Tuyen, « le petit
docteur » comme on le surnommait. Pham Xuan Ân, qui le connais-
sait bien avant son départ pour les États-Unis, se voit proposer de deve-
nir l’un de ses agents. Comme le jeune homme vient de faire des études
de journaliste, « le petit docteur » le fait engager à l’agence de presse
officielle, Vietnam-Presse. Au fond, Tuyen reprend sans le savoir l’idée
des services de renseignement Vietminh.
Ân a également renoué avec les services communistes, mais avec
quelques difficultés car la répression est efficace et sans pitié. Ainsi le
chef direct de Ân a-t-il été démasqué. Mais il n’a pas donné le nom
de son agent.
Pham Xuan Ân, dont le travail de journaliste est de plus en plus appré-
cié, se voit obligé d’être un peu moins assidu auprès du Dr Tuyen. L’agence
britannique Reuters lui a demandé de devenir son correspondant. En
cette période – on est alors à l’orée des années 1960 – où la présence mili-
taire américaine monte en puissance, ce travail l’occupe à plein temps.
L’année 1965 voit l’apothéose de sa carrière journalistique : Ân est
débauché par le prestigieux hebdomadaire Time Magazine. Il est alors
le seul journaliste vietnamien à travailler officiellement pour ce grand
magazine et à bénéficier d’un salaire américain payé en dollars. Il donne
aussi des piges à d’autres publications américaines.
Pham Xuan Ân fait désormais partie du gratin de la presse de Saigon.
Confortablement installé dans une chambre du célèbre hôtel
Intercontinental, il dispose aussi d’une table réservée au non moins
célèbre glacier Givral, rue Catinat. Peu à peu, pour ses confrères occi-

192
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

dentaux et surtout anglo-saxons, Ân devient une sorte de légende. Dans


le petit monde des correspondants étrangers, on parle même de Radio
Catinat lorsqu’on fait référence aux informations divulguées par Ân
et deux de ses amis, des journalistes vietnamiens en compagnie desquels
il s’attable chaque jour à l’heure du café ou de l’apéritif. On les appelle
alors à Saigon « les trois mousquetaires » !
Fort de sa position et de ses relations, il aurait été très facile à Ân de
devenir un agent d’influence en répandant de fausses informations.
Pourtant, il s’y est toujours refusé. En revanche, très habilement, il n’a
jamais formellement réfuté la rumeur qui faisait de lui un agent de la CIA,
alors qu’en réalité, il était au service du camp opposé. Cette dualité exi-
geait de lui une discipline intellectuelle exigeante et épuisante et il est
presque miraculeux qu’il n’ait jamais été démasqué. Mais, tout au long
de sa carrière de taupe, Ân a été d’une extrême prudence, évitant au maxi-
mum les rencontres physiques avec ses officiers traitants et travaillant
surtout en solitaire. Seules son épouse et une collaboratrice connaissaient
son secret. À Hanoi ou à l’état-major du Front de Libération, le Vietcong,
il n’y aura jamais qu’une poignée de cadres pour connaître sa véritable iden-
tité. Même le général Giap, à qui il transmettra tant de précieuses infor-
mations, ne saura jamais qui était son informateur. Il faudra attendre de
longues années après la victoire pour que les deux hommes se rencontrent.
Cependant, malgré toutes ces précautions, Ân sera toujours à la merci
d’une bévue ou d’une trahison. Il lui arrivera à plusieurs reprises d’avoir
peur pour sa vie. Lorsque, grâce à ses contacts, il « empruntait » des docu-
ments confidentiels pour les microphotographier dans le secret de son
cabinet de toilettes, il courait le risque d’être surpris, même s’il avait dressé
ses deux bergers allemands à l’alerter au moindre bruit suspect. La trans-
mission des renseignements qu’il obtenait présentait un risque supplé-
mentaire, le système des boîtes aux lettres mortes n’étant pas infaillible.
Toutefois, en dépit des contraintes et des dangers, les informations
recueillies et transmises par Pham Xuan Ân étaient si considérables que
le général Giap, qui ne le connaissait que sous son nom de code, a pu
dire un jour : « Grâce à lui, j’ai l’impression de me trouver dans la salle
d’opérations américaine ! »

193
Les grands espions du XXe siècle

Olivier Todd1 :
Grand, les traits réguliers, courtois, maniant un anglais
impeccable et un français excellent, Ân impressionne.
Toujours bien renseigné, membre à plein temps du bureau
de Time à Saigon, il a ses entrées dans les états-majors mili-
taires et politiques. Il a collaboré au Christian Science
Monitor, travaillé pour Reuters. Sous Diêm, il vivait aux
États-Unis grâce à une bourse de l’Asia Foundation qui, à
tort ou à raison, passait pour une pépinière d’agents poten-
tiels de la CIA. Ân adore les chiens et les oiseaux. Il fournit
au moins quatre-vingts pour cent de la copie de Time en pro-
venance du Vietnam.

À partir des renseignements qu’il obtenait, Pham Xuan Ân se livrait


à de véritables analyses sur la stratégie de l’ennemi et donc sur les
réponses à lui apporter. Par conséquent, il proposait son interpréta-
tion à ses chefs et l’expérience a prouvé qu’il a souvent été entendu à
Hanoi. Dès 1961, année où le président des États-Unis fraîchement
élu, John Fitzgerald Kennedy, décide de venir militairement au secours
de son homologue sud-vietnamien, Diêm, Ân est en mesure de trans-
mettre tous les plans de cette « guerre spéciale », comme on l’appelle au
Pentagone. Les généraux communistes savent donc à quoi s’attendre.
Un an et demi plus tard, l’armée sud-vietnamienne, encadrée par
des conseillers américains, lance une grande offensive dans la plaine des
Joncs, à quelques dizaines de kilomètres de Saigon. Pour la première
fois, des hélicoptères sont utilisés. Or, malgré une infériorité évidente,
tant en effectifs qu’en matériel, le Vietcong inflige une véritable défaite
aux troupes sud-vietnamiennes : Ân avait communiqué les plans enne-
mis. Ce succès lui vaudra de recevoir sa première médaille militaire, une
décoration qui l’attendra évidemment à Hanoi. Le journaliste espion
fera savoir à ses correspondants que cette bataille perdue a porté un coup
mortel à la « guerre spéciale » imaginée à Washington.

1. Cruel avril 1975, Robert Laffont, 1987.

194
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

Effectivement, les stratèges du Pentagone prendront la décision de


s’engager encore plus au Vietnam. Débarrassés du président Diêm, assas-
siné sur ordre de la Maison Blanche, les généraux américains vont direc-
tement conduire la guerre. Là encore, grâce à Ân, Hanoi n’en ignore
rien. Ses informations sont sans cesse plus importantes et elles sont tou-
jours prises au sérieux. Autre exemple, la fameuse offensive commu-
niste du Têt en 1968, à un moment où le contingent des USA compte
déjà un demi-million d’hommes.
Pham Xuan Ân a été prévenu plusieurs mois à l’avance. Pour la pre-
mière fois, il sort de son rôle de taupe : ses supérieurs lui demandent de
définir un certain nombre de cibles, en particulier à Saigon. À cette
occasion, le journaliste prend un risque inouï : il guide un chef viet-
cong, directement sorti du maquis, dans la capitale sud-vietnamienne.
Cette imprudence ne lui ressemble pas, mais Ân est un personnage
insoupçonnable. Personne ne s’étonne ainsi de le voir visiter la ville
en compagnie d’un ami inconnu.
L’offensive du Têt, même si elle ne débouche pas sur un succès nord-
vietnamien, ébranle fortement la machine de guerre américaine. Ce coup
de semonce décide du sort de la guerre et des négociations entre
Washington et Hanoi qui commencent en mai 68 à Paris. Au même
moment, les communistes se lancent dans une nouvelle offensive.
Toutefois, Ân intervient : il estime que les bombardements, qui touchent
plus les civils que les objectifs militaires, sont inutiles. Il en informe Hanoi
qui décidera de mettre fin à l’offensive. Son influence est donc désormais
décisive. On le constatera une nouvelle fois, quelques années plus tard.
1975 est l’année de la prise de Saigon et de la fin de la guerre. À
l’époque, après les accords de Paris signés en 1973, les États-Unis ne
participent plus directement aux combats mais ils sont toujours pré-
sents, moins nombreux mais toujours opérationnels, en cas de néces-
sité. En outre, ils continuent à apporter une aide matérielle et mili-
taire importante à l’armée sud-vietnamienne.
Une question cruciale se pose alors aux dirigeants communistes.
La victoire leur semble à portée de main, d’autant que le gouverne-
ment sud-vietnamien, affaibli, peut se disloquer à tout moment. Mais

195
Les grands espions du XXe siècle

comment réagiront les Américains si Hanoi donne le signal de l’of-


fensive finale ? S’y opposeront-ils militairement et viendront-ils au
secours de leurs alliés sud-vietnamiens ? Encore une fois, Ân répon-
dra à cette question primordiale ! Une réponse décisive, dont dépen-
dra la poursuite de la guerre ou la paix si les communistes parvien-
nent à gagner.
Lourde responsabilité pour le journaliste, qui va encore faire preuve
d’une extraordinaire audace. Grâce à ses relations au plus haut niveau
à l’intérieur du pouvoir sud-vietnamien, il réussit à mettre la main sur
un rapport ultrasecret. Ce document, rédigé à l’intention du prési-
dent Thieu par un comité d’études stratégiques, décrit d’abord avec réa-
lisme l’état de déliquescence de l’armée sud-vietnamienne. Une armée
qui pourtant, au moins sur le papier, est supérieure en effectifs et en
matériel aux troupes que Giap pourrait engager au sud. Mais elle est
moralement inférieure, car peu motivée.
Toutefois, il y a encore plus important : selon ce document ultra-
secret signé par un général sud-vietnamien, il est écrit noir sur blanc
que les Américains, qui réduisent de jour en jour le nombre de leurs
soldats présents au Vietnam, n’interviendront pas en cas d’offensive
communiste. Autre information capitale, ce général désigne le point
faible du dispositif de défense sud-vietnamien, une région de hauts pla-
teaux. Si l’ennemi réussit à la franchir, tout le reste s’écroulera…
Pham Xuan Ân s’empresse de photographier le document et d’en-
voyer une copie à ses chefs. Cela permettra non seulement à Giap et
aux généraux nord-vietnamiens de lancer leur offensive mais également
d’enfoncer un coin dans cette zone de hauts plateaux signalée par le
général sud-vietnamien. Puis ce sera la prise des principales villes et la
chute de Saigon en avril 1975.
L’action de la taupe Pham Xuan Ân a donc été considérable et on
peut estimer sans exagérer que le journaliste a sans doute abrégé la guerre
en permettant aux communistes de triompher plus rapidement. Sans
les renseignements transmis par Ân, l’armée du Sud, forte de plus d’un
million d’hommes et disposant du même nombre de miliciens armés,
aurait été capable de résister plus longtemps et plus efficacement.

196
Pham Xuan Ân : le faux ami américain

Après la chute de Saigon, devenue Hô Chi Minh-Ville, la réunifi-


cation intervient. Mais auparavant, l’arrivée des soldats communistes à
Saigon n’est pas sans danger pour Pham Xuan Ân : le journaliste n’est
alors connu – et encore souvent indirectement – que d’une poignée
de dirigeants de Hanoi. À Saigon, tous ceux qui le fréquentent ou l’ont
croisé pensent sincèrement qu’il est un ami des Américains et des « fan-
toches sud-vietnamiens ». Il risque donc d’être dénoncé et arrêté ou
même fusillé sans autre forme de procès.
Sans aller jusqu’à se cacher, le journaliste prend quand même la pré-
caution d’envoyer sa famille aux États-Unis. Mais lui-même accomplira
deux gestes étonnants : d’abord, au risque de sa vie, il arrache aux mains
des soldats nord-vietnamiens l’un de ses confrères américains du Time.
Le deuxième geste est encore plus spectaculaire. « Le petit docteur »,
le chef des renseignements sud-vietnâmiens, même si son étoile a pâli,
est une cible naturelle pour les vainqueurs. Or, contre toute attente, Ân
va faire l’impossible pour organiser sa fuite et, après pas mal de péri-
péties, réussira à lui trouver une place à bord de l’un des derniers héli-
coptères américains qui quittera Saigon pour aller se poser sur un porte-
avions qui croise au large.
Fait étrange : Tuyen était quand même un ennemi pour Ân. Si ce
sauvetage avait été connu à Hanoi, le journaliste aurait pu le payer
très cher. Cependant il a couru le risque, d’abord parce que le journa-
liste lui était reconnaissant de l’avoir aidé lors de son retour des États-
Unis. Ensuite, Ân, s’il a été un patriote convaincu et courageux qui a
rendu d’immenses services à son pays, a toujours été un communiste
plutôt tiède. Il n’a par exemple jamais approuvé les méthodes stali-
niennes mises en œuvre au Vietnam après la victoire : les camps, les
liquidations expéditives, la suppression des libertés.
Toutefois, il est vrai qu’il a puissamment contribué à l’installation
de ce régime dictatorial car l’indépendance de son pays était son véri-
table et principal objectif. Il n’a d’ailleurs jamais raté une occasion d’af-
ficher son esprit de liberté. Malgré ses décorations, et même son élé-
vation dans la hiérarchie militaire, il devra faire un séjour dans un
institut de rééducation. Les autorités ont estimé qu’il avait trop long-

197
Les grands espions du XXe siècle

temps vécu au contact du monde capitaliste et qu’il avait été contaminé,


en somme. Mais le dilettantisme de Ân et ses blagues incessantes ont
eu raison de la patience de ses instructeurs : au bout de quelques mois,
on a renvoyé cet esprit indépendant dans ses foyers !

Colonel Bui Tin1 :


C’était un confident de Tran Van Don, le ministre de
la Défense du Vietnam du Sud, et de Tran Kim Tuyen, le chef
du renseignement et du contre-espionnage sud-vietnamien,
deux hommes qui travaillaient main dans la main avec la
CIA. C’était également un ami proche de journalistes amé-
ricains, britanniques, français et japonais basés à Saigon. Il
les accompagnait sur le terrain à bord d’hélicoptères améri-
cains et, à son retour, il répandait toutes sortes d’histoires
sur Radio Catinat, c’est-à-dire l’usine à ragots des bars et des
cafés de la principale avenue de Saigon. En même temps, il
remettait des photographies et de nombreux documents inté-
ressants à Cu Chi (il s’agit de son officier traitant) pour qu’ils
soient transmis à Hanoi. Ce réseau de renseignement n’avait
que deux membres : Pham Xuan Ân et une femme, Chi Ba
(Sœur n° 3), qui lui servait de courrier. Il est incroyable qu’ils
aient pu remplir cette mission pendant vingt ans sans être
jamais découverts ! Ils furent tous deux honorés du titre de
héros de l’Armée populaire en 1976.

1. Figure héroïque de l’armée nord-vietnamienne qui a rompu avec son pays en


1990. Neuf ans plus tard, il publie aux éditions Kergour, Vietnam, la face cachée du
régime, d’où est extrait ce passage.
XVI
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

C’est une histoire qui aurait pu être imaginée par John Le Carré.
Tous les ingrédients s’y trouvent réunis : l’époque, celle de la guerre
froide ; le décor, celui de l’Allemagne de l’après-guerre : les person-
nages enfin, ceux-là même qui ont inspiré l’écrivain britannique, à
commencer par « Karla », le machiavélique chef des services de ren-
seignement de l’Est, Markus Wolf 1 dans la réalité. L’homme sans
visage, comme on l’a longtemps appelé, et qui a coulé des jours tran-
quilles dans l’Allemagne réunifiée avant de mourir.
Alors de quoi s’agit-il ? De l’affaire Guillaume ou de l’affaire
Brandt, comme on l’a aussi appelée. Car la principale conséquence
de la révélation de cette énorme histoire d’espionnage a été la démis-
sion du chancelier allemand Willy Brandt en mai 1974. Mais y a-t-
il eu complot ? Et si oui, qui avait intérêt à obtenir le départ de Brandt,
Prix Nobel de la paix en 1971, et pionnier de la détente avec l’Est ?
Une partie de la vérité se trouve-t-elle dans le passé de cet homme d’É-
tat qui a été l’un des rares Allemands à fuir son pays pour mieux lut-
ter contre le nazisme ? Enfin, cette affaire n’était-elle que la partie
émergée d’une opération plus vaste visant à pénétrer les principales
structures de l’Allemagne fédérale ?
Autant de questions qui, aujourd’hui encore, demeurent sans
réponses malgré l’ouverture partielle des archives de la Stasi et du
KGB. Cette histoire, qui n’a pas livré tous ses mystères, plonge ses
racines dans le monde glauque de la guerre des espions !

1. Voir chapitre XIV.

199
Les grands espions du XXe siècle

Voici en quoi consiste l’affaire, telle, en tout cas, qu’elle a été rela-
tée par les journaux. Au printemps 1974, dans l’entourage du chan-
celier Willy Brandt, un espion de l’Est est démasqué. Il s’agit de l’un de
ses conseillers, l’homme qui gérait son agenda, un certain Günter
Guillaume. Brandt en tire immédiatement les leçons. Affirmant haut
et fort qu’il désire assumer toutes ses responsabilités, il démissionne
et laisse son poste de chancelier à Helmut Schmidt. Ce dernier était
jusque-là son ministre des Finances et l’un des principaux dirigeants du
SPD, le parti socialiste allemand, mais aussi son challenger au sein du
parti. Malgré tout, Brandt demeure président du SPD. L’hypothèse
selon laquelle Schmidt l’aurait poussé dehors en utilisant cette affaire
ne tient donc pas. D’ailleurs, certains dirigeants socialistes essaieront
de dissuader Willy Brandt de démissionner. Car rien, sauf un sens aigu
de l’honneur, ne l’obligeait à quitter le gouvernement. D’autant qu’il
venait tout juste d’être triomphalement réélu.
Il est vrai que le chancelier allemand semblait las, mais il apparais-
sait alors comme l’une des personnalités européennes les plus en vue
et jouissait d’un grand prestige international. Il était, par exemple, le
premier dirigeant allemand à s’être rendu en Israël. Le premier aussi qui
ait osé s’agenouiller devant le mémorial du ghetto de Varsovie. Ces gestes
forts lui valaient l’admiration du monde entier.
Pour toutes ces raisons, sa démission provoque donc un choc considé-
rable dans l’ensemble du camp occidental : au reste, cette affaire révèle
que les services secrets de l’Est ont réussi à pénétrer l’État fédéral au plus
haut niveau. Or la RFA constitue alors une pièce essentielle dans le dis-
positif de l’Otan, à cause de sa proximité géographique avec les pays de l’Est.
À vrai dire, ce n’était pas la première fois qu’on mettait en lumière l’im-
portance de cette pénétration. En 1968, donc seulement quelques années
avant l’affaire Guillaume, un agent de l’Est, un nommé Runge, fait défec-
tion et passe de l’autre côté du rideau de fer. À la suite de cette fuite à l’Ouest
se propage une étrange épidémie de suicides. C’est d’abord Horst Wendland,
le numéro deux du BND, le service de renseignement, qui se donne la mort.
Le même jour le contre-amiral Hermann Lüdke, qui avait occupé de hautes
fonctions au QG de l’Otan, se tue d’un coup de revolver. Puis, peu de temps

200
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

après, un haut fonctionnaire du ministère de l’Économie, un certain Schenk,


se pend. Le lendemain, une fonctionnaire du Bureau de presse fédéral,
Edeltraud Grapentin, avale des somnifères. Et ce n’est pas terminé! Trois
jours plus tard, un officier supérieur de l’état-major, Grimm, se suicide à
son tour. Suivi, encore trois jours plus tard par un haut fonctionnaire du
ministère de la Défense, Gerhard Böhm. Cette mystérieuse série accré-
dite l’idée que, selon toute vraisemblance, ces hommes et cette femme
étaient des espions craignant d’être dénoncés par Runge. À moins qu’ils
n’aient été poussés au suicide. Quoi qu’il en soit, officiellement, on a affirmé
qu’ils avaient tous été victimes de dépression nerveuse. Mais les observa-
teurs sérieux ne s’y sont pas laissé tromper!
En remontant encore un peu plus loin dans le temps, on s’aperçoit
que les services secrets ouest-allemands étaient infiltrés de longue date.
Preuve en a été donnée par l’affaire Felfe. Cet officier de renseignement
commandait le bureau du contre-espionnage dirigé contre l’URSS au
sein du BND, l’organisation du général Gehlen. Un poste par consé-
quent très sensible. Démasqué au début des années 1960, il s’avère qu’il
était depuis longtemps une taupe, un agent du KGB. Or ce Felfe a pro-
voqué des dégâts considérables. Gehlen lui-même le rend responsable
de l’arrestation d’une centaine de ses agents dans les pays de l’Est.
Inévitablement, l’Allemagne de l’Ouest pullulait d’espions et cela
pour de nombreuses raisons. D’abord, à cause de l’existence de
l’Allemagne de l’Est. Tout citoyen de la RDA qui passait à l’Ouest acque-
rait automatiquement la nationalité allemande. Depuis la fin de la guerre
et avant la construction du Mur, ils ont été des dizaines de milliers à
passer à l’Ouest, peut-être même des centaines de milliers. Parmi eux
se trouvaient des gens sincèrement désireux de fuir un régime dicta-
torial et honni. Mais d’autres étaient envoyés en RFA par le HVA, le
service secret de la RDA, dirigé par le légendaire Markus Wolf. l’homme
dont s’est inspiré John Le Carré pour son « Karla ». Même si pour créer
son personnage, Le Carré, qui ne connaissait pas personnellement Wolf,
a fait œuvre d’imagination. Ainsi, à l’Ouest, lorsque, pour la première
fois, on a vu une photo de lui, dans les années 1970, on a découvert un
individu qui ne ressemblait pas au ténébreux Karla qu’on imaginait. Le

201
Les grands espions du XXe siècle

Carré le décrit comme un petit homme aux cheveux gris et aux yeux
bruns. Or, le vrai ressemblait plutôt à Paul Newman.
Parmi tous les exilés est-allemands, Wolf a glissé des milliers d’agents:
des femmes et des hommes qui se sont d’autant plus facilement inté-
grés qu’ils parlaient la langue. Certains sont longtemps restés des agents
dormants. D’autres n’ont même jamais été réveillés. Et beaucoup n’ont
jamais été découverts ! Ils le seront peut-être un jour, si les archives par-
lent. Mais la plupart des documents ont disparu. D’autres, étrange-
ment, sont détenus par la CIA. Profitant de la confusion qui a suivi la
chute du Mur, des hommes de la centrale américaine ont réussi à s’em-
parer d’archives est-allemandes très précieuses, archives que la CIA a
toujours refusé de communiquer aux autorités de l’Allemagne réuni-
fiée. Dans quel but ? Il n’est jamais inutile de détenir ce genre de docu-
ments très confidentiels pour faire chanter d’anciens agents de l’Est et
s’assurer qu’ils resteront des correspondants dévoués !

Michel Verrier1 :
Des centaines, voire des milliers de personnes tremblent
en Allemagne de voir leurs missions au service de l’ex-RDA
révélées au grand jour. Les activités des espions de l’ex-RDA
sont certes couvertes aujourd’hui par la prescription. Mais
l’accusation de trahison peut toujours mener des citoyens de
l’ex-Allemagne de l’Ouest qui renseignaient la RDA sur les
bancs du tribunal. Officiellement, les services secrets améri-
cains auraient avancé cet argument pour justifier leur refus
de rendre les documents en leur possession. Ils souhaiteraient
d’abord mesurer toutes les conséquences juridiques que peu-
vent entraîner leur mise au clair. Mais certains spécialistes
estiment en fait que la CIA a déjà profité des renseignements

1. Dans cet article publié par La Croix, le 10 février 1999, le journaliste accré-
dite la thèse selon laquelle des archives est-allemandes auraient été subtilisées par des
agents de la CIA, tout en reconnaissant ne pas savoir comment les Américains ont
pu mettre la main sur ce butin.

202
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

en sa possession pour rendre visite aux anciens espions qui l’in-


téressaient et qui pourraient éventuellement travailler aujour-
d’hui à son service. De là viendrait le refus persistant des États-
Unis de rendre les documents de la Stasi aux autorités fédérales
et même de leur en fournir une simple copie.

Le chantage explique aussi que Wolf ait pu envoyer et utiliser tant


d’espions en RFA : il a exploité sans vergogne le passé nazi de ces
femmes et de ces hommes. Quand les intéressés refusaient d’obéir,
on menaçait de rendre publics leurs états de service dans le parti nazi
ou l’armée du IIIe Reich. Rien d’étonnant donc à ce que d’anciens nazis
soient devenus des agents communistes. Mais les services de l’Est n’en
sont pas restés là. Ils ont aussi exploité au mieux les renseignements
qu’ils possédaient sur des gens, installés en Allemagne fédérale, qui
avaient autrefois collaboré avec eux. Des hommes du Komintern, par
exemple, ou simplement d’anciens militants communistes. Dans
l’Allemagne de l’après-guerre, l’Allemagne fédérale, il n’était pas recom-
mandé d’avoir fricoté autrefois avec les communistes. Mieux valait
même, quelquefois, avoir appartenu au parti nazi. Le général Gehlen
avait lui-même entretenu des rapports très étroits avec les nazis. Ce qui
ne l’a nullement empêché de devenir le chef des services de rensei-
gnement de la RFA !
L’Allemagne, dans ces années d’après-guerre, devient alors une sorte
de terre d’élection pour les espions de l’Est, d’où un climat perma-
nent de soupçons. On est prompt à voir dans son voisin, son collègue
de bureau ou son chef, un homme qui travaille pour « l’autre côté »,
comme on disait, c’est-à-dire la RDA. Personne n’est à l’abri, pas même
les personnages les plus importants de la République fédérale. Willy
Brandt, lui-même, fait l’objet de nombreux soupçons. Certains l’ac-
cusent d’être un homme de la CIA, tandis que d’autres prétendent qu’il
est un agent du KGB.
Pour comprendre ce feu nourri de suspicions, il faut s’intéresser à
la biographie du chancelier. Brandt ne s’appelle pas Brandt. Ce pseu-
donyme est en réalité son nom de guerre. Comme beaucoup de résis-

203
Les grands espions du XXe siècle

tants en France, il a gardé ce nom après la Seconde Guerre mondiale


lorsqu’il est revenu dans son pays.
Herbert Frahm, de son vrai patronyme, est né à Lübeck, juste avant
le début de la guerre de 14-18, dans un milieu très modeste, à la limite
de la misère. Sa mère était vendeuse dans un magasin et son grand-père,
ouvrier agricole sur un domaine appartenant à un junker1, était devenu
militant socialiste après s’être révolté contre les méthodes brutales de
ce propriétaire à l’égard de son personnel. Le jeune Herbert n’a jamais
connu son père. Peut-être même n’a-t-il jamais su qui il était car sa mère
ne s’est pas mariée avec le géniteur de son enfant. On imagine sans dif-
ficulté la vie de cette fille mère dans une société aussi corsetée que l’était
celle de cette Allemagne du début du xxe siècle. Bien des années après,
la faute de la mère rejaillit encore sur le fils : lorsque Brandt est devenu
un dirigeant politique de premier plan, il s’est trouvé des adversaires pour
exhumer cette affaire et mettre en lumière le passé de sa mère !
Brillant élève, le jeune Frahm obtient une bourse pour aller étu-
dier au lycée. Il passe son bac. Mais c’est la politique qui occupe déjà
l’essentiel de sa vie. L’influence du grand-père, la médiocre condition
sociale de la mère, tous ces éléments lui font acquérir rapidement une
conscience politique, à gauche, naturellement. Très tôt, il adhère aux
Jeunesses socialistes. À dix-sept ans à peine, il rejoint le SPD, le parti
socialiste. Puis, jugeant le parti un peu trop complaisant et surtout exces-
sivement légaliste, il le quitte pour un groupe dissident, toujours dans
la mouvance socialiste. Herbert se méfie aussi des communistes qu’il
juge trop inféodés à Staline. C’est alors que débute la montée irrésis-
tible de Hitler qui devient chancelier au début de 1933. D’emblée,
les militants de gauche sont traqués. Herbert Frahm passe alors dans
la clandestinité où il adopte le pseudonyme de Willy Brandt. Très peu
de temps après la prise du pouvoir par Hitler, le jeune homme s’em-
barque pour la Norvège où il est chargé de créer un bureau de liaison
du parti socialiste. Sa vie vient de basculer : il ne reverra pas son pays
avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, à l’exception d’un voyage

1. Aristocrate et grand propriétaire terrien.

204
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

clandestin qu’il effectuera en 1936 pour prendre des contacts avec la


résistance intérieure.
En Norvège, Brandt reprend ses études mais surtout, milite et orga-
nise la résistance au nazisme parmi les groupes d’immigrés allemands.
Déchu de sa nationalité, il devient alors citoyen norvégien et écrit dans
de nombreux journaux. C’est en tant que reporter qu’il se rend en
Espagne en pleine guerre civile. En réalité, plutôt que journaliste, Willy
Brandt est d’abord une sorte de commis voyageur de la résistance anti-
nazie. Il se déplace beaucoup et prend notamment contact avec les
Allemands qui combattent au sein des Brigades internationales. Il
éprouve de la sympathie pour le POUM1 et connaît ses premiers dif-
férends avec les communistes, qui considèrent cette organisation comme
un nid de trotskystes et de gauchistes. Les staliniens liquideront d’ailleurs
physiquement bon nombre de ses membres.
Willy Brandt devient donc une cible pour les communistes. Le diri-
geant socialiste fait alors l’objet d’accusations aussi absurdes les unes
que les autres : on le soupçonne tantôt d’être un agent de la Gestapo,
tantôt un espion de Franco. On insinuera même qu’il travaille à l’in-
filtration du POUM pour le compte de la Sûreté nationale française.
En 1940, l’invasion de la Norvège par les troupes de Hitler surprend
Willy Brandt. Il risque gros si les Allemands découvrent sa véritable
identité. Prisonnier, il se fait passer pour un officier norvégien. Plus
tard, ses adversaires politiques utiliseront cette information en l’accu-
sant d’avoir combattu ses propres compatriotes. Il réussit cependant à
se faire libérer et à passer la frontière suédoise. Là, il se montre exces-
sivement prudent. Pays neutre, la Suède, qui compte néanmoins de
nombreux sympathisants du régime hitlérien, surveille de très près les
activités des opposants allemands. Certains seront même internés dans
des camps. Mais Brandt, lui, est citoyen norvégien, ce qui lui permet
de poursuivre ses activités de résistance. Sous sa couverture de jour-

1. Le Parti ouvrier d’unification marxiste (ou POUM, en espagnol Partido Obrero


de Unificación Marxista) était une organisation révolutionnaire espagnole, créée en
1935.

205
Les grands espions du XXe siècle

naliste, il fait aussi du renseignement. Grâce au réseau de résistants qu’il


a constitué en Allemagne, en Norvège ou au Danemark, le dirigeant
socialiste centralise des informations qu’il transmet à Londres mais aussi
à Moscou après l’invasion de l’URSS par Hitler. Malgré ses réticences
vis-à-vis de Staline, Brandt, non sans raison, pense que seule l’efficacité
commande. Or l’URSS appartient désormais au camp allié contre le
nazisme. Lui fournir des renseignements, c’est donc contribuer à la
défaite de Hitler. Après avoir pris contact avec l’ambassade soviétique
à Stockholm, il est mis en relation avec des représentants des services
secrets, des agents du NKVD1 qui se trouvent dans la capitale sué-
doise sous couverture diplomatique. Pour autant, Brandt ne devient
pas un agent des Soviétiques. Il continue à transmettre des informa-
tions aux autres Alliés.
Cependant, lorsqu’on commence à avoir des contacts réguliers avec
les services soviétiques, on risque d’être compromis et d’être entraîné
bien au-delà de ce que l’on envisageait au départ. Ainsi, il est certain
que le NKVD a tenté de piéger Brandt afin de le recruter. Les
Soviétiques ont même essayé de lui donner de l’argent. Il a accepté au
moins une fois cet argent de Moscou contre la remise duquel il a signé
un reçu. Grave erreur ! Les agents du NKVD ont aussitôt envoyé ce pré-
cieux document à Moscou dans l’idée de s’en servir plus tard.
Comment justifier ce faux pas ? Willy Brandt était résistant et son
organisation avait besoin d’argent pour fonctionner. À partir du moment
où cet argent contribuait à lutter contre Hitler, qu’importait sa prove-
nance ? Mais, après la guerre, cette imprudence a failli lui coûter cher.

Christopher Andrew2 :
Après l’invasion par Hitler de l’Union soviétique, en
juin 1941, Brandt modifia son attitude envers Moscou. La

1. Ancienne Tchéka qui deviendra le NKVD puis le KGB après la Seconde Guerre
mondiale.
2. Auteur de Le KGB contre l’Ouest, Fayard, 2000, un livre écrit à partir des car-
nets du dissident soviétique Mitrokhine.

206
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

résidence du NKVD à Stockholm, où il s’était réfugié lorsque


les Allemands avaient occupé la Norvège, annonça une scis-
sion parmi les « trotskistes norvégiens ». Certains, dont
Brandt, étaient désormais prêts à collaborer avec l’Union
soviétique pour la défaite d’Hitler. À l’automne de 1941,
M. S. Okhounev, alias « Oleg », officier d’opérations à la rési-
dence de Stockholm, alla voir Brandt et, ne le trouvant pas
chez lui, laissa sa carte de visite. Le lendemain soir, Brandt
se rendit à l’ambassade soviétique et s’entretint pendant trois
heures avec Okhounev et le résident du NKVD, Mikhaïl
Sergueïevitch Vetrov. Il expliqua qu’il dirigeait une agence de
presse comptant parmi ses clients des médias américains, qu’il
était prêt à faire n’importe quoi pour hâter la destruction
du nazisme et qu’il serait ravi d’envoyer des articles de « cama-
rades soviétiques » aux États-Unis (qui n’étaient pas encore
entrés en guerre), si nécessaire en dissimulant ses sources.
[Andrew ajoute qu’il s’ensuivit des rencontres clan-
destines tous les quinze jours.]

De quelle nature étaient les renseignements que Willy Brandt trans-


mettait aux services alliés ? Il s’agissait essentiellement d’informations
militaires, par exemple sur la position des forces nazies en Norvège,
ou encore sur les mouvements de la flotte allemande dans la mer du
Nord ou la mer Baltique. Mais Brandt était aussi bien placé à Stockholm
pour suivre les efforts diplomatiques du IIIe Reich visant à persuader
les dirigeants suédois de renoncer à leur sacro-sainte neutralité. C’est
pourquoi on ne peut nier l’importance des activités résistantes de
Brandt. Certains pensent même que c’est à partir des renseignements
qu’il a fournis que la Royal Air Force a pu, avec succès, bombarder dans
un port norvégien le fameux cuirassé Tirpitz.
À la fin de la guerre, le résistant revient très vite chez lui, en
Allemagne. C’est en tant que journaliste scandinave qu’il effectue ce
retour, car il possède toujours la citoyenneté norvégienne. Il couvre
en particulier le procès de Nuremberg pour la presse norvégienne. Mais,

207
Les grands espions du XXe siècle

assez vite, en 1947, il recouvre la nationalité allemande dont il a besoin


pour se lancer dans une carrière politique.
Brandt est demeuré socialiste. Mais, il n’est plus le socialiste qui a
quitté l’Allemagne en 1933. En Suède, il a découvert la social-démo-
cratie pour laquelle il a abandonné le marxisme pur et dur de sa jeunesse.
Il faut d’ailleurs noter que l’une de ses premières actions politiques aura
pour but de faire échec à la tentative des communistes de l’Est de deve-
nir les chefs de file de la gauche allemande. Brandt demeure donc réso-
lument anticommuniste : voilà qui réduit à néant la thèse de ceux qui
veulent en faire un agent du KGB. Il est vrai que, souvent, les agents
soviétiques exprimaient volontiers des opinions anticommunistes pour
mieux se dissimuler. Mais Brandt est un homme politique de grande
envergure qui, toute sa vie, malgré sa politique de rapprochement avec
l’Est, demeurera inflexible dans son hostilité idéologique au système
communiste, notamment au moment de la crise de Berlin.
Brandt creuse rapidement son trou dans l’appareil du SPD, le parti
socialiste allemand. Ambitieux et talentueux, intelligent et bel homme,
il a notamment un certain succès auprès des femmes, ce qui lui vaudra
quelques déboires. On le comparera même à Kennedy et pas seulement
à cause de son charisme et de son éloquence! Il n’empêche que Brandt dis-
pose de beaucoup d’atouts. D’autant que, dans une Allemagne où rôdent
encore pas mal de fantômes de l’époque nazie, il peut, lui, afficher un passé
de résistant, même si une partie de la droite lui reproche d’avoir combattu
ses compatriotes pendant la guerre. Une droite au sein de laquelle on trouve
nombre d’anciens sectateurs du régime hitlérien, passés à travers les mailles
du filet ou hâtivement « dénazifiés », comme on disait alors.
Enfin et surtout, Willy Brandt incarne un nouveau style de socialiste,
le social-démocrate, un homme qui a rompu avec le sectarisme d’au-
trefois, un politicien qui tranche avec la raideur et le côté petit-bourgeois
de la classe politique traditionnelle allemande. Brandt, de manière
patente, semble promis à un brillant avenir. Il le prouve en devenant dès
1955 président du parlement berlinois puis maire de Berlin. L’ancienne
capitale du IIIe Reich, nid d’espions et enclave occidentale au milieu
de la RDA, est l’objet de toutes les attentions de la part de Moscou.

208
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

C’est pourquoi les Soviétiques se souviennent opportunément de


leur ancien informateur ! Le NKVD – et c’est un point qui a donné lieu
à maintes supputations tendancieuses –, à l’époque où Brandt ren-
contrait ses agents à Stockholm, avait attribué un nom de code à Willy
Brandt, « Poliarnik ». ce qui signifie « Polaire », vraisemblablement en
lien avec le séjour de Brandt en Scandinavie. Or, d’habitude, c’est à
un agent qu’on attribue un nom de code. Une nouvelle fois se pose la
question de savoir jusqu’où Brandt a collaboré avec les Soviétiques. Il
est aussi légitime de se demander par quel canal, à l’Ouest, on a appris
que le nom de code « Poliarnik » avait été attribué à Brandt, même si,
sur ce point, la seule explication est celle d’une fuite volontaire.
Élu maire de Berlin, Brandt refuse une première fois toute prise de
contact avec les Soviétiques qui se rappellent à son bon souvenir. Il sait pour-
tant que le KGB possède ce fameux reçu qu’il a eu l’imprudence de signer.
Brandt ne semble donc pas craindre un chantage quelconque sur ses acti-
vités pendant la guerre, nouvel argument qui s’oppose à l’idée qu’il ait pu
être un agent. Cependant Moscou ne se résout pas facilement à renoncer
à pêcher ce gros poisson sans doute promis à un destin national.
Les gens du KGB ayant donc échoué une première fois changent de
tactique. Avec l’aide de la Stasi, la police secrète de la RDA, et la col-
laboration du HVA de Markus Wolf, ils lancent une véritable campagne
de calomnie contre Willy Brandt, offensive largement relayée par la
droite allemande. Après avoir vainement fait courir le bruit qu’il a été
un agent des services de renseignement américains pendant la guerre,
on met en avant ses convictions cryptocommunistes d’autrefois en rap-
pelant son engagement dans ce groupe marxiste qui a fait sécession avec
le SPD. Rumeur savoureuse si elle émane vraiment des services de ren-
seignement de l’Est !
En outre, bien entendu, on met en doute son patriotisme : n’a-t-il
pas passé la guerre en exil, alors que le peuple allemand souffrait ?
L’objectif est de le déstabiliser afin de mieux le prendre ensuite dans
les filets du KGB.
De fait, Willy Brandt se trouve vulnérabilisé par cette campagne de
calomnie qui tombe au plus mauvais moment pour lui, puisque son parti

209
Les grands espions du XXe siècle

vient de le désigner comme candidat à la chancellerie contre le vieux


Konrad Adenauer. Conséquence, il perdra les élections de 1961 et devra
attendre 1969 pour devenir chancelier. 1961, c’est aussi l’année de la
construction du mur de Berlin. À cette occasion, Willy Brandt se révèle
et prend même une stature internationale en se battant avec acharnement
contre l’édification du mur, faisant appel à Kennedy et aux Occidentaux.
Il compare même la construction du mur à l’occupation de la Rhénanie
par Hitler. En vain, comme on le sait. Toutefois, dans cette affaire, Brandt
apparaît comme un adversaire irréductible de Moscou. Au Kremlin, on
juge urgent d’essayer à nouveau de le circonvenir.
Fin 1961 ou début 1962, Moscou lui envoie un émissaire, un
homme du KGB, sans doute un journaliste ou un diplomate, pour le
faire chanter. Cet homme laisse entendre à Brandt que s’il renoue avec
les excellentes relations qu’il a entretenues pendant la guerre avec le
NKVD, il lui sera alors possible d’entamer des négociations sérieuses
avec Moscou sur le statut de Berlin. Willy Brandt refuse une nouvelle
fois. Le chantage échoue. L’homme du KGB essaie bien de lui repar-
ler du fameux reçu. Mais il bluffe : le reçu a disparu du dossier de
« Poliarnik » ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, à la suite de la
première tentative de chantage et de son échec, quelqu’un, au KGB, a
pris l’initiative de détruire ce document devenu inutile. Cet acte prouve
ainsi de façon irrémédiable que Brandt n’a jamais été un agent de
Moscou. Dans les services secrets, quels qu’ils soient, on ne détruit
jamais un document susceptible de tenir un agent. Pourtant les services
de l’Est n’en ont pas encore terminé avec Willy Brandt.
Auparavant, un mot sur la politique de Brandt vis-à-vis de l’Est, véri-
table clef de cette histoire d’espionnage.
Devenu chancelier, Willy Brandt est resté profondément marqué
par la crise de Berlin et la construction du mur en 1961 à un moment
où il était maire de l’ancienne capitale du Reich. Il a donc vécu l’évé-
nement en première ligne. Or qu’a-t-il constaté ? Malgré toutes les
bonnes paroles prodiguées en faveur des Berlinois, le camp occidental
s’est montré impuissant à empêcher l’édification du mur. Même la
fameuse visite de Kennedy en 1963 n’a rien changé : Ich Bin ein

210
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

Berliner !, « Je suis un Berlinois ! », n’étaient que des paroles, pas des


actes. Le futur chancelier acquiert à cette époque la conviction que rien
ne pourra se régler à Berlin, et plus généralement en Allemagne, contre
l’URSS. C’est pourquoi, dès qu’il accède au pouvoir, en 1969, il affirme
haut et fort son intention d’entamer une politique d’ouverture avec
l’Est : il pense que la seule issue est dans le dialogue et pas seulement
avec l’Allemagne de l’Est, mais avec tout le Bloc soviétique et d’abord
avec Moscou, naturellement. Cette initiative ne manque pas d’inquié-
ter à l’Ouest. Toutefois, dans le même temps, le chancelier allemand
assure qu’il demeure résolument ancré dans le camp occidental et qu’il
est attaché à la construction européenne.
Cependant il est vrai qu’en choisissant l’Ostpolitik, Brandt brise un
tabou. Il faut savoir que, pour Bonn, depuis la création de la RFA, la
RDA n’est considérée que comme la « zone d’occupation soviétique en
Allemagne ». Or Brandt s’apprête à discuter avec les dirigeants alle-
mands de cette prétendue zone d’occupation. Bien entendu, la droite
allemande crie au charron. Cette droite qui, nous l’avons déjà men-
tionné, ne se prive pas de rappeler les accusations de cryptocommu-
nisme déjà portées contre Willy Brandt. Mais le chancelier n’en a cure :
l’opinion le soutient. Les Allemands, dans leur grande majorité, veu-
lent aussi la réconciliation et la paix.
Willy Brandt souhaite avancer vite : à cette fin, il noue des contacts
avec le Kremlin et son homologue en RDA, Willy Stoph. En résulte la
signature d’un traité à Moscou en 1970, entériné par un autre traité signé
à Varsovie. L’Allemagne fédérale reconnaît les frontières de l’après-guerre,
la célèbre frontière Oder-Neisse entre l’Allemagne et la Pologne, mais
aussi, et c’est encore plus spectaculaire, la frontière entre les deux
Allemagnes ! De ce fait, Willy Brandt accepte la partition, ce que la RFA
n’avait jamais admis. Il pense en effet que pour aboutir à une éven-
tuelle réunification, il importe préalablement de faire preuve de réalisme
en reconnaissant ce qui existe. Il opte donc pour le rapprochement plu-
tôt que pour l’hostilité permanente. En outre, il affirme que s’il existe
réellement deux États, il n’y a qu’une nation allemande. La RDA et la
RFA vont par conséquent faire en même temps leur entrée à l’Onu. Elles

211
Les grands espions du XXe siècle

multiplient aussi les contacts officiels et privés et échangent des repré-


sentations, mais pas d’ambassadeurs, parce que Brandt tient essentiel-
lement à ce que, à l’Ouest comme à l’Est, on garde le sentiment d’ap-
partenir à une même communauté. Des relations diplomatiques
formelles auraient affadi ce sentiment. Ici, une question se pose : Willy
Brandt n’a-t-il pas fait preuve de naïveté en espérant que la RDA pour-
rait évoluer? Surtout, n’a-t-il pas avant tout donné satisfaction à l’URSS?
La reconnaissance des frontières de l’après-guerre était une revendica-
tion permanente de Moscou. Toutefois, pour Brandt, rien ne peut se
faire contre l’URSS. Mieux vaut donc composer, avancer pas à pas et,
par exemple, améliorer le sort des Berlinois de l’Ouest qui ont enfin l’au-
torisation d’aller visiter leur famille restée à l’Est. Certes, le Mur reste en
place. Mais Berlin-Ouest est aussi associée à cette reconnaissance réci-
proque: Moscou accepte enfin que l’ancienne capitale du Reich devienne
partie intégrante de la RFA. Les Soviétiques prennent acte de l’existence
d’une sorte de tête de pont occidentale au-delà du rideau de fer.
Dans les faits, le Kremlin ne peut que se réjouir des positions prises
par le chancelier allemand. Mais quand on dîne avec le diable, il faut
une très longue cuiller. Et celle de Willy Brandt n’a peut-être pas été
assez longue. L’affaire Guillaume en témoigne.

Henri de Bresson1 :
Farouchement combattue à domicile par une partie de
la droite, qui s’enferme dans une opposition systématique, cette
Ostpolitik ne laisse personne indifférent. Elle vaudra à Willy
Brandt des haines tenaces. À l’étranger, où certains, comme
Henry Kissinger, ne cachent pas leur méfiance, on est recon-
naissant au chancelier d’avoir eu le courage politique d’ad-
mettre les réalités de l’après-guerre. Il sait accomplir les gestes
pour convaincre de sa sincérité et faire passer au second plan
la suspicion que le rapprochement de Bonn et de l’Est ne ces-

1. Le Monde, 10 octobre 1992. Le journaliste a consacré un long article à Willy


Brandt à l’occasion de sa mort intervenue en octobre 1992.

212
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

sera d’éveiller dans les milieux dirigeants des autres capitales


occidentales. Lors de sa visite à Varsovie pour signer le traité,
son agenouillement silencieux devant le monument aux vic-
times du ghetto de Varsovie a un retentissement considérable
dans le monde. Il reçoit, en novembre 1971, le prix Nobel de
la paix, ce qui n’est pas rien pour l’Allemagne, vingt-sept ans
seulement après la capitulation. Dans son discours, le chan-
celier affirme qu’aucun intérêt national ne peut plus être
aujourd’hui séparé de la responsabilité globale pour la paix.

Günther Guillaume, mort en 1995, portait un patronyme fran-


çais. Si son nom était réellement Guillaume, il était certainement le des-
cendant d’un huguenot français émigré en Allemagne après la révoca-
tion de l’Édit de Nantes. Mais son véritable état civil importe peu. Seule
son histoire compte. Enfin ce que l’on en sait car les zones d’ombre
demeurent nombreuses. Un seul exemple : selon certaines sources, son
père aurait été un médecin berlinois, un homme aux sympathies com-
munistes qui aurait soigné Willy Brandt à l’époque où celui-ci était tra-
qué par la Gestapo. Mais d’autres affirment au contraire que le père
de Guillaume aurait été un violoncelliste nazi. Ce dont on est à peu près
sûr en revanche, c’est que le jeune Günther Guillaume, né dans les
années 1920, s’engage dans les Jeunesses hitlériennes. On le retrouve
à la fin de la guerre dans la Wehrmacht. Il est capturé par des soldats
britanniques mais réussit à s’évader et retourne chez lui, à Berlin. Là,
il apprend que son père a été lui-même fait prisonnier par les Russes.
Bien qu’habitant le secteur attribué aux Soviétiques, il n’est pas inquiété
par son passé nazi. L’époque est encore confuse. Beaucoup de gens com-
promis ont changé d’identité ou se cachent.
Guillaume essaie de gagner sa vie et travaille comme photographe.
Mais il est rapidement rattrapé par son passé. Dès cette époque, la police
secrète est-allemande commence à s’organiser et à éplucher les archives
du IIIe Reich, avec l’aide très active du KGB. C’est ainsi que Günther
Guillaume est repéré et qu’il rejoint le camp de tous ces anciens nazis
recrutés par les services de renseignement est-allemands. Impossible de

213
Les grands espions du XXe siècle

refuser : on le tient. C’est d’une vraie laisse dont disposent alors les com-
munistes allemands. Une laisse qu’on ne peut rompre à aucun prix.
Malgré tout, Guillaume adhère au parti communiste avec le même zèle
qu’il avait montré autrefois pour rejoindre les rangs nazis. Ainsi, lorsque,
beaucoup plus tard, il sera démasqué et arrêté, Günther Guillaume reven-
diquera avec beaucoup de fierté sa qualité d’officier des services est-alle-
mands. Quoi qu’il en soit, il est d’abord engagé en tant que photographe
dans une société d’édition réputée pour être une pépinière d’agents com-
munistes. Puis il est envoyé pour une longue période dans une école de
formation d’agents de renseignement, à Kiev. Guillaume, qui a des dons
certains, est déjà promis à une belle carrière d’espion. Les résultats qu’il
obtiendra dépasseront même l’espérance de ses chefs parmi lesquels on
trouve en premier lieu l’énigmatique Markus Wolf!
Après cette longue formation, Guillaume est donc prêt à devenir
opérationnel. Entre-temps, il s’est marié, sur ordre de ses employeurs,
très probablement. Son épouse, Christa ou Christel, est elle aussi un
agent du HVA, le service secret est-allemand. À l’étranger, un couple
attire moins l’attention qu’un célibataire. Mais il n’est pas exclu qu’entre
les deux agents un véritable sentiment soit né car les deux époux ont
toujours semblé très attachés l’un à l’autre, même si Guillaume ne se
privait pas de tromper son épouse.
L’objectif qu’on leur a fixé consiste à passer à l’Ouest. Ils se rodent
en effectuant quelques missions à Berlin-Ouest, avec succès puisqu’on
les autorise enfin à se rendre en RFA en 1955 ou 1956. À cette époque,
la frontière entre les deux Allemagnes n’est pas encore hermétiquement
close. C’est pourquoi les deux espions se glissent sans difficulté aucune
dans un groupe de réfugiés qui ont choisi la liberté, comme on disait
alors. Après avoir passé quelque temps dans un camp pour réfugiés,
ils sont interrogés par des hommes du contre-espionnage. Mais ils sont
suffisamment aguerris pour subir cet examen avec aisance. Désormais,
ils sont citoyens de la RFA. Ils s’installent à Francfort, fief du SPD,
où ils commencent par tenir un kiosque à journaux. On leur a assi-
gné un objectif : infiltrer le SPD. Günther et Christa s’inscrivent donc
dans une section locale du parti et deviennent rapidement des militants

214
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

modèles, toujours prêts à afficher, distribuer des tracts ou participer à


d’interminables réunions. Ils font tant et si bien que bientôt, on leur
propose de devenir des permanents. Certes, ils ne sont pas encore en
mesure d’envoyer des informations capitales à Berlin-Est. Mais toute
manœuvre d’infiltration demande du temps. D’ailleurs, à Berlin,
Markus Wolf ne s’impatiente pas. Car il attend que le SPD arrive au
pouvoir, une hypothèse de plus en plus probable à partir de la moitié
des années 1960.
Le SPD se compose de diverses tendances. Guillaume, très habile-
ment, rejoint l’aile la plus droitière du parti, et donc la plus anticom-
muniste. La plupart des taupes communistes infiltrées à l’Ouest n’agi-
ront pas autrement.
L’espion devient l’homme-lige d’un député de cette tendance de
droite, Georg Leber, futur ministre de Willy Brandt. Quant à Christa,
elle grimpe les échelons dans l’administration du parti. Leur mission se
déroule donc de façon idéale.
Pourtant, les deux espions l’ont échappé belle une première fois !
Voulant monter toujours plus haut dans l’appareil, Guillaume pose sa
candidature à un poste de conseiller technique à la chancellerie dès la
victoire des sociaux-démocrates et de Willy Brandt aux élections de 1969.
Son patron, Georg Leber, le recommande chaudement. Mais, pour être
engagé, Günther Guillaume doit faire l’objet d’une enquête de sécurité.
Certes, il a déjà subi une telle enquête en arrivant en RFA mais, à
l’époque, c’était une affaire de routine. Cette fois, c’est différent car
Guillaume postule à un poste de toute première importance. Or dans
son CV, un détail cloche ! En épluchant son dossier, le contre-espion-
nage ouest-allemand découvre un témoignage selon lequel Guillaume
aurait fait autrefois un voyage en RFA pour le compte de cette maison
d’édition réputée pour être un nid d’espions de l’Est. La direction du
contre-espionnage recommande alors une enquête plus détaillée et
déconseille l’engagement de Günther Guillaume à la chancellerie.
Mais Guillaume rebondit rapidement et fait preuve d’un grand sang-
froid : convoqué par le propre directeur de cabinet de Willy Brandt, il
demande à être confronté au témoin qui l’accuse. Il remporte facilement

215
Les grands espions du XXe siècle

la partie : le directeur de cabinet lui déclare que l’informateur qui l’ac-


cuse est mort, ce qui rend toute confrontation impossible ! Guillaume
est alors apparemment disculpé ; le service secret à l’origine de l’af-
faire, le BfV, semble l’oublier – même si un service secret n’oublie jamais.
Pourtant, en arrêtant leur enquête, les services allemands commet-
tent une grave négligence. Il se trouve que les Français détiennent des
informations sur Günther Guillaume. À Paris, les services de rensei-
gnement ont repéré depuis longtemps ce personnage qui a fait de fré-
quents voyages en France, en provenance de l’Est. Certes, cela ne suf-
fit pas pour en faire un suspect. Mais au SDECE, on a appris depuis
peu qu’il existe une taupe dans l’entourage de Willy Brandt. Guillaume,
candidat possible, fait donc l’objet d’une surveillance attentive. La DST,
qui a pris le relais, acquiert la quasi-certitude que Guillaume ne se rend
pas en France pour faire du tourisme mais pour rencontrer son offi-
cier traitant ou envoyer des messages par le fameux système des boîtes
aux lettres mortes. Toutefois, aucune preuve n’étaie ces soupçons. On
se contente donc de garder l’individu à l’œil.
Le HVA, le service de renseignement de Markus Wolf, va bénéficier
d’un coup de chance extraordinaire. En effet, jusqu’en 1972, Günther
Guillaume n’est qu’un conseiller technique parmi d’autres à la chancel-
lerie, ce qui lui permet quand même d’accéder à certaines informations
qui intéressent la RDA. C’est l’époque de l’Ostpolitik : les Allemands
de l’Est et leur grand frère soviétique sont à l’affût : ils veulent négocier
dans les meilleures conditions. Or il n’est jamais inutile de connaître à
l’avance les intentions de celui avec qui l’on va traiter. Mais en 1972, le
conseiller particulier de Willy Brandt, celui qui s’occupe de son agenda
et qui l’accompagne partout, même en vacances, décide de se lancer dans
la politique. La place libre échoit à Guillaume, certainement soutenu par
des membres de l’entourage de Brandt qui l’ont encouragé à faire ce choix.
Les taupes ne manquaient pas autour de Willy Brandt. Quoi qu’il en soit,
cette nomination est un succès inespéré pour Markus Wolf qui a main-
tenant un homme à lui au cœur du pouvoir ouest-allemand.
À la chancellerie, très vite, Günther Guillaume se révèle être un excel-
lent élément, un homme de confiance qui fait preuve de la plus grande

216
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

discrétion. Mais, alors qu’il vient tout juste d’être nommé conseiller
personnel de Willy Brandt, un transfuge soviétique permet aux services
français d’étayer leurs soupçons. En effet, dans une série de photos de
personnalités d’Allemagne de l’Ouest, cet homme reconnaît en Günther
Guillaume un ancien condisciple de l’école militaire de Kiev. Les
Français alertent aussitôt leurs homologues allemands. Mais Guillaume
n’est arrêté qu’un an plus tard ! Les services secrets allemands ont-ils fait
preuve de négligence ? Ou ont-ils sciemment écarté les informations
fournies par les Français, grâce à ce transfuge ? Et dans cette hypothèse,
qui a pu être à l’origine de cette désastreuse initiative ?

Roger Faligot et Rémi Kauffer1 :


Né en 1937 à Berlin, ce fonctionnaire entre au BfV – il
s’agit du contre-espionnage ouest-allemand – à l’âge de vingt-
neuf ans. Ses nouvelles fonctions vont lui permettre de suivre
les développements de l’affaire Guillaume en 1973-1974.
Irréprochable et apprécié de ses supérieurs, Tiedge est promu
en 1979 chef de service. Spécialité : les opérations en
Allemagne de l’Est. Mais, le 22 août 1985, il disparaît mys-
térieusement avant de se réfugier en RDA, provoquant, le
27 août, la chute d’Heribert Hellenbroich, le président du
BND, le service de renseignement allemand.

Est-ce donc ce Tiedge, taupe de l’Est, qui a freiné les investigations


concernant Guillaume ? Ou faut-il mettre l’interruption de l’enquête
sur le compte de l’incompétence ou de la négligence des services qui,
à l’époque, étaient infiltrés à un très haut niveau ?
Néanmoins, des fonctionnaires du BfV, le contre-espionnage allemand,
qui se méfiaient de Guillaume depuis longtemps, ont continué de mener
leurs propres investigations dans la plus grande discrétion parce qu’ils crai-
gnaient qu’on les dissuade d’enquêter, comme ça s’était déjà passé en 1969.

1. Les maîtres-espions, Robert Laffont, 1994. Les deux auteurs évoquent le cas d’un
certain Hans-Joachim Tiedge.

217
Les grands espions du XXe siècle

S’attaquer au conseiller particulier du chancelier, ce n’était pas rien. En


outre, ces agents de renseignement soupçonnaient qu’au sommet de leur
organisation, quelqu’un ne voulait pas que cette enquête sur Guillaume
aboutisse. Alors l’un des fonctionnaires a eu l’idée d’exhumer des archives
des messages codés envoyés par les services d’Allemagne de l’Est sur les
ondes courtes et interceptés par le contre-espionnage: des milliers de mes-
sages décryptés, certes, mais jamais vraiment exploités car la plupart des
taupes auxquelles ces messages étaient adressés n’avaient pu être identi-
fiées. Toutefois, à partir du moment où l’on détient l’identité d’un suspect,
il devient possible de faire des recoupements. Or, il faut savoir que les
services est-allemands, comme d’autres services des pays de l’Est, avaient
une curieuse coutume: ils n’oubliaient jamais de souhaiter l’anniversaire
de leurs agents et même des membres de leur famille! Markus Wolf tenait
à nouer des contacts chaleureux avec ses agents, des femmes et des hommes
exilés menant une vie dangereuse dans un milieu hostile. On leur rappe-
lait ainsi régulièrement qu’on ne les oubliait pas.
Ce zélé fonctionnaire du contre-espionnage se penche donc sur ces
vieux dossiers, les plus récents étant inexploitables car le HVA, grâce à
une de ses taupes, ayant appris que ses messages étaient décodés, a changé
de méthode de cryptage. Après avoir effectué un vrai travail de béné-
dictin, le fonctionnaire du BfV s’aperçoit qu’un certain nombre de mes-
sages d’anniversaire correspondent exactement aux dates de naissance
des membres de la famille Guillaume ! À partir de ce moment, le contre-
espionnage a la conviction que Guillaume est un agent communiste :
le président du BfV, Günther Nollau, est enfin officiellement informé.
Comme Guillaume, Nollau est un réfugié de l’Allemagne de l’Est. C’est
un ancien avocat qui a été membre de l’administration nazie en Pologne
occupée. Après le dénouement de l’affaire Guillaume, certains journalistes
ne se priveront pas d’affirmer que le président du contre-espionnage était
un agent de l’Est. C’était aussi le sentiment des services français. Toutefois
on n’a jamais vraiment éclairci ce point. En tout cas, après tout ce tumulte,
Nollau a dû démissionner pour éviter le scandale. Lorsqu’il est averti des
charges qui pèsent sur Guillaume, Nollau, agent de l’Est ou pas, se trouve
bien obligé d’en informer la chancellerie. Il n’affirme pas que le conseiller

218
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

est un agent. Il laisse seulement entendre que de vagues soupçons pèsent


sur lui. Willy Brandt demeure assez sceptique. Contrairement à ce qu’on
a dit, le chancelier n’est pas très lié avec Guillaume. Pour lui, c’est un col-
laborateur, un point c’est tout. Mais de là à imaginer que c’est une taupe?
Brandt n’y croit pas beaucoup. Toutefois, en homme d’État responsable,
il demande au chef du contre-espionnage ce qu’il convient de faire ; la
réponse de Nollau est proprement extravagante: il lui demande de le gar-
der auprès de lui et lui garantit une surveillance constante. C’est prendre
un risque considérable. Il se passera en effet un an avant que le contre-
espionnage ne se décide à passer à l’action en arrêtant Guillaume et son
épouse. Un an pendant lequel l’espion continue à envoyer des informa-
tions secrètes à ses maîtres de l’Est.
Comment expliquer la faute de ce Günther Nollau ? Si ce dernier
avait été plus catégorique, Brandt se serait immédiatement séparé de
son collaborateur. Par la suite, l’enquête aurait très vite démontré que
Guillaume était réellement un espion.
Aussi, comment ne pas imaginer un complot contre le chancelier,
machination ourdie dès le jour où Brandt a été informé des soupçons
qui pesaient sur son conseiller ? En gardant si longtemps près de lui
un homme soupçonné d’espionnage, Willy Brandt se condamnait lui-
même. Certes, il n’a fait que suivre les recommandations du chef du
contre-espionnage. Mais encore faudrait-il le prouver ? Or d’autres per-
sonnages, eux, savent déjà que Günther Guillaume est une taupe. Ils
en ont été informés par Nollau en personne. Notamment le ministre
libéral de l’Intérieur, Hans Dietrich Genscher. Mais aussi un autre
homme, Herbert Wehner, le président du groupe social-démocrate au
parlement, un politicien qui n’a pas beaucoup de sympathie pour Willy
Brandt et qui œuvre dans l’ombre pour le chasser de la chancellerie.
C’est lui, par exemple, qui a expliqué aux notables du parti, après l’ar-
restation de Guillaume, que ce dernier risquait de faire des révélations
très gênantes sur la vie privée de Brandt et nuisibles au SPD.
Wehner est sans aucun doute l’âme du complot. Voilà pourquoi seuls
les amis les plus proches de Brandt ont essayé de le dissuader de démis-
sionner. Mais il y a encore plus intéressant. Ce Wehner avait un passé

219
Les grands espions du XXe siècle

très révélateur. Avant la guerre, il a été communiste. C’était à l’époque


un grand ami d’Erich Honecker devenu en 1973 le numéro un de la RDA.
De là à imaginer que lui aussi était une taupe… Il n’était peut-être pas
un agent au strict sens du terme mais certainement un correspondant. Il
suffit pour s’en convaincre de constater que le KGB possédait sur lui un
dossier très chargé. Pendant la grande terreur stalinienne, il se trouvait à
Moscou où il a dénoncé un certain nombre de ses camarades. À tel point
que les Soviétiques l’ont même soupçonné un temps d’être un agent de
la Gestapo. Il a ensuite vraisemblablement été manipulé par le KGB.
Pourtant, le Kremlin avait-il intérêt à faire tomber Willy Brandt,
l’homme de l’Ostpolitik, tout en sacrifiant Günther Guillaume, qui
rendait de si grands services ? À Moscou, tout le monde n’était pas favo-
rable à l’Ostpolitik du chancelier allemand. Au plus haut sommet du
pouvoir, un clan, très influent au KGB, estimait que cette Ostpolitik
risquait un jour ou l’autre de conduire à la réunification de l’Allemagne.
Par conséquent, il fallait la combattre et faire en sorte que son pro-
moteur, Willy Brandt, soit obligé de quitter le pouvoir. Moscou a donc
imaginé ce complot contre Willy Brandt avec la participation active
d’Herbert Wehner qui n’avait rien à refuser à ses amis soviétiques. Même
les Allemands de l’Est ont été tenus dans l’ignorance. Le KGB avait
ses petits secrets pour l’organisation de Markus Wolf. Ce dernier avouera
d’ailleurs que les Soviétiques lui faisaient parfois des cachotteries et qu’il
lui arrivait d’apprendre par des sources occidentales – ses taupes en RFA
– l’existence de contacts clandestins entre les Soviétiques et des politi-
ciens de Bonn. Quant à Günther Guillaume, malgré ses excellents états
de service, il était condamné à terme. Pour Moscou, ce n’était qu’un
bouc émissaire. Mais il en allait autrement pour ses maîtres est-alle-
mands qui ont perdu avec lui un informateur de tout premier ordre !

Markus Wolf1 :
La chute de Willy Brandt, qui suivit de près celle des
Guillaume, fut une défaite politique grave. Nous savions que

1. L’œil de Berlin, écrit avec le journaliste Maurice Najman, Balland, 1992.

220
L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt

Brandt pratiquait et allait approfondir son Ostpolitik, qui


recoupait nos propres intérêts stratégiques. Nous n’avions
aucun intérêt à le faire tomber. Bien au contraire !
XVII
Espionnage, science et conscience

L’histoire commence comme dans les meilleurs romans d’espion-


nage qui se passent au temps de la guerre froide : un homme, accom-
pagné d’une femme et d’une petite fille, de lourdes valises à la main,
progresse à pas rapides dans un couloir sombre. On entend le gron-
dement sourd des rames du métro. Soudain, il s’arrête devant une
porte métallique. L’homme pose à terre une des valises, sort un passe
de sa poche et l’engage dans la serrure. La porte grince. L’homme,
la femme et l’enfant s’engagent dans l’ouverture. De l’autre côté, c’est
l’Ouest, le monde libre. Werner Stiller a réussi. Bientôt, les services
secrets occidentaux vont se précipiter sur les centaines et les centaines
de documents et de microfilms que ses valises contiennent.
La scène s’est déroulée dans le métro de Berlin à la gare de
Friedrich-Strasse, à la frontière entre l’Est et l’Ouest. Au même ins-
tant, un officier du service de renseignement de la RDA découvrait
qu’un coffre de sécurité du département XIII, celui de l’espionnage
scientifique, avait été forcé et qu’un passe spécial permettant de fran-
chir le mur de Berlin avait disparu. Aussitôt, le patron du service, le
légendaire Markus Wolf, était alerté. Mais il était trop tard, il ne pou-
vait que constater que l’un de ses adjoints, le lieutenant Werner Stiller,
était vraisemblablement passé à l’Ouest. Les dégâts risquaient d’être
considérables : Stiller connaissait le nom de nombreuses taupes infil-
trées dans les laboratoires et les centres de recherches occidentaux.
Il fallait donc réagir au plus vite, activer les procédures d’alarme et
d’exfiltration prévues de longue date. Quelques-unes de ces taupes
allaient effectivement pouvoir être prévenues à temps et passer à tra-
vers les mailles du filet. Mais en France, un scientifique de haut niveau

223
Les grands espions du XXe siècle

était appréhendé dès le lendemain. Son arrestation allait mobiliser


le monde de la recherche, susciter de violentes controverses et poser
une question fondamentale : où finit le libre et nécessaire échange
d’informations scientifiques entre savants du monde entier et où com-
mence l’espionnage ? Une question qui est toujours d’actualité à une
époque où les services secrets consacrent une part de plus en plus
importante de leur activité au renseignement technologique.

L’une des taupes dénoncées par Werner Stiller s’appelle Sperber, « Éper-
vier », le nom de code qu’on lui avait attribué dans les services est-alle-
mands1. Tout comme son dénonciateur, c’est un scientifique, physicien
de formation. Stiller exerçait en effet une fonction très importante au
HVA, le service de renseignement de la RDA. Il coordonnait le rensei-
gnement scientifique et avait à sa disposition une cinquantaine d’agents.
Il est passé à l’Ouest dans la nuit du 18 au 19 novembre 1979. Or,
Sperber a été arrêté en France dès le matin du 19. Même s’il fallait faire
vite afin d’éviter qu’il ne prenne la fuite, il faut constater que la com-
munication entre Berlin et Paris a été excessivement rapide. Mais cela
s’explique aisément : Stiller était en contact depuis un certain temps avec
les services de l’Allemagne de l’Ouest. Il avait fourni des noms de taupes
dissimulées dans les installations scientifiques des pays occidentaux.
Sperber était donc sans doute déjà dans le collimateur de la DST, le
contre-espionnage français. Toutefois, obstacle permanent pour les chas-
seurs de taupes, si on l’avait arrêté, on aurait risqué de mettre en péril la
source Stiller. En revanche, lorsque ce dernier décide de faire défection,
les services de contre-espionnage peuvent passer à l’action: Stiller est hors
d’atteinte ! C’est ainsi que quelques heures seulement après son passage
à l’Ouest, on procède à des arrestations, tant en France qu’en Allemagne !
Le pseudo-Sperber est né en Allemagne de l’Est, à peu près au
moment où Hitler prend le pouvoir. Après la guerre, il demeure dans

1. Le patronyme réel de cet homme n’apparaît pas dans ce récit, les auteurs ne sou-
haitant pas remuer un passé douloureux pour le principal protagoniste de cette his-
toire.

224
Espionnage, science et conscience

ce qui deviendra la RDA et y fait ses études. Il est particulièrement doué


en physique et en mathématiques et il semble qu’il soit approché très
vite par les services de sécurité. À l’époque, la Stasi, c’est-à-dire le minis-
tère de la Sécurité, n’est pas encore la pieuvre qu’elle deviendra au fil
des ans mais déjà, en ces années troublées, on surveille de très près la
jeunesse étudiante.
Sperber est donc enrôlé. Mais, brillant espoir dans le domaine de
la recherche scientifique, il ne doit pas avoir beaucoup de temps à consa-
crer à moucharder ses camarades ou ses professeurs.
À l’époque, Markus Wolf1 est déjà le patron du service de rensei-
gnement est-allemand, malgré son jeune âge, à peine trente ans. Il voit
très loin : il sait que l’espionnage est un travail de longue haleine et qu’il
faut placer des pions parfois des années à l’avance avant qu’ils ne devien-
nent utiles. Ainsi enverra-t-il à l’Ouest, et d’abord en RFA, des cen-
taines, peut-être même des milliers d’agents dormants qu’on ne réveillera
que le jour où leur position professionnelle ou sociale leur permettra de
rendre des services à leur patrie d’origine2. Il enverra aussi tous ces
« Roméo » chargés de séduire les secrétaires ouest-allemandes travaillant
dans des secteurs sensibles, surtout dans les ministères.
Sperber a donc d’abord été repéré par la Stasi puis par les hommes de
Markus Wolf. En même temps qu’il poursuit des études scientifiques de
très haut niveau à l’université Humboldt, le jeune homme reçoit une
formation d’espion. Sperber le reconnaîtra sans difficulté lorsqu’il sera
interrogé plus tard par les policiers de la DST. Mais dans cette Allemagne
stalinienne où les organes de sécurité étaient tout-puissants, le jeune
homme pouvait-il refuser de collaborer ? S’il l’avait fait, il aurait mis
en péril sa carrière, sa famille… Beaucoup d’Allemands de l’Est ont été
amenés à travailler pour la Stasi parce qu’on ne leur a pas donné le choix !
Dans une société totalitaire, les hommes sont des pions que l’on mani-
pule comme on veut, tant les moyens de coercition ne manquent pas.

1. Il faudra attendre la défection de son ami Stiller pour que l’on mette enfin un
visage sur ce mystérieux personnage. Le transfuge l’identifiera sur une photo prise
au cours d’une réunion de notables du parti communiste est-allemand.
2. Voir chapitre XIV.

225
Les grands espions du XXe siècle

En outre, il n’est pas exclu que le jeune Sperber, au moins dans un


premier temps, ait été sincèrement convaincu qu’il allait travailler pour
sa patrie et pour le socialisme. Mais, à l’issue de cette formation tant
scientifique que technique, le plus difficile restait à faire : l’infiltration
à l’Ouest de ce brillant sujet !

Le Berliner Zeitung1 a consacré récemment un article


à Werner Stiller, l’homme qui a dénoncé Sperber. On y lisait
effectivement qu’avant même sa défection, l’ancien agent est-
allemand travaillait pour le BND, c’est-à-dire le service de ren-
seignement de l’Allemagne fédérale. Toujours très élégant, cynique
– on lui prête ce mot : « Quand le monde va aussi mal actuel-
lement, le mieux est d’en tirer le maximum de profits ! » –
Stiller a subi une opération de chirurgie esthétique faciale afin
d’échapper à une éventuelle vengeance de ses anciens
employeurs. Dans les années 1980, il a écrit un premier livre
de souvenirs, Au centre de l’espionnage. Des spécialistes du
BND auraient collaboré à la rédaction de cet ouvrage. Il en
publiera un second dix ans plus tard.
Cet espion a vécu longtemps aux États-Unis où il a tra-
vaillé successivement dans l’immobilier puis à la Bourse. Il
vivrait aujourd’hui à Budapest, sous une fausse identité, natu-
rellement. Enfin, la chaîne de télévision allemande ARD
envisage de lui consacrer un film : Le Chacal rouge.
Titre choc! Mais ceux qui l’ont connu affirment que Stiller
se prenait volontiers pour James Bond. À la lecture de cet article,
on peut se poser des questions sur la fiabilité de ce personnage
et donc sur l’authenticité des renseignements qu’il a passés à
l’Ouest. Mais le saura-t-on jamais ? En effet, si la plupart des
archives de la Stasi ont été récupérées par les autorités allemandes,
et parfois rendues publiques, il n’en a pas été de même pour celles
du HVA, le service de renseignement si longtemps dirigé par

1. En 1999.

226
Espionnage, science et conscience

Markus Wolf. Autant de secrets qui n’ont peut-être pas été per-
dus pour tout le monde, et pour certains spécialistes, cet esca-
motage n’est pas le moindre des exploits des hommes de Wolf!

À l’instigation du HVA, Sperber se rend d’abord en RFA. En 1959,


le mur de Berlin n’a pas encore été édifié et les échanges sont nombreux
entre l’Est et l’Ouest. Le but est de faire de Sperber un Allemand de l’Ouest.
Chose aisée : à l’époque, un Allemand de l’Est qui choisissait de passer
en RFA recevait automatiquement la nationalité ouest-allemande. C’est
donc un citoyen allemand dont les papiers sont parfaitement en règle
qui pénètre sur le territoire français, un homme dont on peut penser qu’il
a franchi volontairement le rideau de Fer et choisi la liberté.
Par conséquent, il n’est même pas obligé de dissimuler qu’il a fait ses
études scientifiques en Allemagne de l’Est. En France, Sperber pourra
faire état de façon tout à fait régulière de ses connaissances et des
diplômes qu’il a obtenus à l’université Humboldt.
Il trouve très vite du travail et devient stagiaire dans le laboratoire
de Louis de Broglie, le prix Nobel de physique. Bientôt, il sera engagé
par le CNRS, le Centre national de la recherche scientifique, et tra-
vaillera à l’université de Paris-Jussieu. Il passera même une thèse au sein
de cet organisme.
Sperber est un mathématicien et un théoricien. Sa spécialité, c’est la
physique des plasmas. Les plasmas sont des fluides instables qu’on
obtient très fugitivement en portant des gaz à de très hautes tempéra-
tures, l’hydrogène par exemple. Pour arriver à un tel résultat, on uti-
lise de puissants lasers. Ce domaine est alors à la pointe de la recherche.
Recherche d’un intérêt d’abord théorique, mais qui peut à terme débou-
cher sur la domestication de la fusion thermonucléaire.
Certes, la fabrication des bombes H ressort de cette technique. Mais
pour les savants, il s’agit dune fusion thermonucléaire non contrôlée.
Or les scientifiques comme Sperber cherchent à maîtriser cette fusion
pour un usage civil, c’est-à-dire la production d’énergie : la fusion des
atomes du plasma dégage en effet une énergie fantastique et quasi
inépuisable puisqu’on trouve de l’hydrogène partout !

227
Les grands espions du XXe siècle

Sperber travaille donc sur les plasmas et essaie de traduire mathé-


matiquement les phénomènes qui se produisent lors de leur création.
Il peut paraître étonnant que ces recherches théoriques passionnent
le monde du renseignement. Mais à partir du moment où ils peuvent
déboucher sur des applications pratiques, ces travaux scientifiques inté-
ressent aussi les espions. En outre, ces recherches coûtent très cher et
exigent des investissements intellectuels et technologiques considérables.
S’approprier le secret de ces travaux dans un pays concurrent permet
donc de réaliser de sérieuses économies !
Une idée qu’il faut toutefois tempérer : les savants du monde entier
publient leurs travaux et échangent sans cesse des informations au cours
de colloques scientifiques ou même, aujourd’hui, par Internet.
Cependant, il leur arrive de garder pour eux-mêmes toute une série d’in-
formations : les astuces technologiques ou mathématiques qui leur ont
permis par exemple d’aboutir… Cela devient encore plus vrai lorsque ces
recherches théoriques peuvent avoir d’éventuelles applications militaires.
Sperber est donc installé en France où il s’est marié avec une com-
patriote. Il travaille dans les laboratoires les plus prestigieux et les plus
pointus et, fidèle à sa patrie, communique le résultat de ses recherches
aux services secrets de la RDA. Pour transmettre ces documents, il uti-
lise la panoplie complète du parfait petit espion : les messages codés, les
microphotographies, les écritures invisibles et le système des boîtes aux
lettres mortes… Il est même allé jusqu’à dissimuler des papiers dans
une fausse crotte de chien, de celles que l’on trouve dans les magasins
de farces et attrapes. Sperber a été rétribué, mais trois fois rien. En
presque vingt ans, il n’a reçu que cinq cent mille francs. L’argent n’était
donc pas son mobile. Mais avait-il conscience, en agissant ainsi, qu’il
se livrait à un travail d’espionnage ?
Le chercheur, même s’il utilisait des méthodes d’espion, a toujours
prétendu qu’il n’était pas un traître ! Lors de ses interrogatoires ou plus
tard lors des nombreux procès où il a dû comparaître, il a toujours
affirmé qu’il ne transmettait que des documents ouverts, c’est-à-dire
des documents publiés ou qui allaient l’être tôt ou tard. Par conséquent,
pour lui, il ne s’agissait pas d’espionnage. Mais dans ce cas, pourquoi

228
Espionnage, science et conscience

transmettre clandestinement ces documents ouverts ? Il suffisait de les


envoyer par la poste à ses correspondants est-allemands !

Thierry Wolton1 :
Dans le cadre de ses activités scientifiques, il entre en
rapport avec un groupe de recherches sur la fusion thermo-
nucléaire par laser, qu’animent différents laboratoires de phy-
sique théorique et expérimentale de l’école polytechnique, tra-
vaillant pour l’armée. Il n’a pas accès à des documents
classifiés mais il fait parvenir au MFS – il s’agit du minis-
tère de la Sécurité est-allemand – tous les renseignements qui
lui tombent sous la main. Sa centrale lui a envoyé un appa-
reil photo Minox, dissimulé dans une pendulette, et une
caméra Pentaka qu’il a reçue dans un ours en peluche. Les
ordres de Berlin-Est sont transmis par messages codés en ondes
courtes, comme le font généralement les services de rensei-
gnement pour leurs « illégaux ». Sperber a aussi effectué plu-
sieurs voyages clandestins en RDA, via l’Allemagne de l’Ouest,
l’Autriche, la Suisse ou la Yougoslavie. Le MFS a même pré-
paré à son intention un plan de fuite en cas de danger. Deux
timbres-poste collés sur la boîte aux lettres, en bas de chez lui,
devaient donner l’alerte. Il lui fallait alors se rendre au plus
vite à Rotterdam, en Hollande, pour embarquer sur un
bateau est-allemand. En l’arrêtant le lendemain de la défec-
tion de Stiller, la DST n’a pas laissé le temps au MFS de le
prévenir.

Sperber est donc appréhendé chez lui seulement quelques heures


après la défection de Stiller. Il passe tout de suite aux aveux. D’ailleurs,
il lui aurait été difficile de nier car la DST n’ignorait probablement rien
de ses activités. D’autre part, grâce à Stiller, les policiers vont disposer
d’un dossier accablant pour Sperber.

1. Le KGB en France, Grasset, 1986.

229
Les grands espions du XXe siècle

Dès qu’elle est connue, l’affaire fait grand bruit : on n’arrête pas tous
les jours un physicien soupçonné d’espionnage ! Immédiatement, les
rumeurs les plus folles commencent à courir. Un journaliste prétend
même que Sperber a transmis à l’Est le secret du rayon de la mort fran-
çais ! Une extrapolation fantaisiste : le physicien atomiste, ainsi qu’on
le nomme dans la presse, étudiait bien l’action de puissants lasers pour
réaliser une fusion thermonucléaire, mais il ne travaillait nullement à
mettre au point une arme redoutable, ce soi-disant rayon de la mort…
Mais il faut bien avouer que l’histoire de ce savant espion avait tout
pour exciter les imaginations. Un prolifique auteur de romans policiers
se met d’ailleurs de la partie. Il s’agit de Gérard de Villiers, qui publie dans
Paris-Match un article sur Sperber et aussi, plus généralement, sur la péné-
tration des taupes communistes en France. Au passage, l’écrivain accuse
un authentique savant, Jean-Pierre Vigier, sous prétexte qu’il avait été com-
muniste, d’avoir favorisé l’entrée de Sperber au CNRS. Jean-Pierre Vigier
était une figure de l’université française, un physicien de renom lui aussi
et un grand résistant qui avait rompu avec le parti communiste depuis fort
longtemps. Mais il s’est trouvé un député de la majorité de droite pour
reprendre à l’Assemblée nationale les accusations formulées contre Vigier
et l’accuser de complicité avec Sperber. Ce parlementaire en a même rajouté
dans la fantasmagorie: selon lui, le physicien faisait des recherches sur la
bombe à neutrons et il a donc transmis les secrets de la bombe à l’Est!
L’affaire, tout en prenant un tour très politique, semble ainsi prendre
de plus en plus d’importance. Elle va bouleverser toute la communauté
française des chercheurs.
Au départ, les scientifiques français ont été abasourdis. L’accusation
était grave : leur collègue allemand était tout de même soupçonné
d’intelligence avec une puissance étrangère. Mais peu à peu, ils vont
réfléchir. En ce sens, l’attaque contre Jean-Pierre Vigier est un véri-
table déclencheur ! Sperber bénéficiera désormais d’une large solida-
rité chez ses collègues.
De son côté, après une période d’abattement consécutive à son arres-
tation, le chercheur relève la tête et se défend bec et ongles. Il nie avec
la plus grande vigueur avoir jamais appartenu à un service de rensei-

230
Espionnage, science et conscience

gnement. En effet, explique-t-il, on peut avoir été mis en contact avec


des agents secrets sans pour autant appartenir à un service. Toutefois,
il y a tous ces procédés qu’il a utilisés, ces moyens que seuls les espions
mettent en œuvre ! Sperber prétend qu’il a été obligé d’agir ainsi à cause
de la guerre froide et de l’isolement de la RDA. Il affirme que ses col-
lègues scientifiques est-allemands n’ont pas la possibilité de voyager
librement. Par conséquent, il leur est venu en aide en leur envoyant des
documents qu’ils auraient pu aisément se procurer eux-mêmes s’ils
avaient pu venir en France, des documents qui n’étaient donc pas secrets.
Uniquement des papiers de physique théorique.
Sperber contre-attaque aussi en revendiquant le droit pour les scien-
tifiques de communiquer avec leurs collègues du monde entier. La
science, dit-il, est supranationale. Cela n’explique toujours pas les pro-
cédés d’espion qu’il a utilisés, mais il raconte qu’il cherchait à préve-
nir une éventuelle violation du secret postal. Or, si ces documents
n’étaient pas secrets, que craignait-il ?
À l’évidence, la défense du scientifique est-allemand n’est pas entiè-
rement probante. En tout cas, le physicien et ses défenseurs ne se lais-
sent pas démonter. Ils font remarquer que nul article de loi n’interdit
d’envoyer par la poste une lettre écrite à l’encre invisible. Nulle inter-
diction non plus lorsqu’il s’agit d’écouter la radio ! Or on l’accuse d’avoir
reçu des messages codés par ce moyen, des messages envoyés par les ser-
vices secrets est-allemands. Enfin, et surtout, Sperber affirme haut et
fort que jamais il n’a porté atteinte aux intérêts de la France.
Quoi qu’il en soit, son argumentation semble suffisamment crédible
pour que des centaines de scientifiques renommés viennent à son secours
en signant une pétition demandant sa libération immédiate et en dénon-
çant le climat d’espionnite suscité par cette affaire.
Cependant Sperber reste en prison. Et comme il se défend d’être un
espion, il refuse à l’avance toute idée d’un échange entre la France et l’Est.
Un véritable marathon judiciaire commence. Lorsque Sperber est
arrêté, la Cour de sûreté de l’État existe encore. Il doit donc compa-
raître devant cette juridiction. Mais en 1981, la gauche la supprime
parce qu’elle considère que c’est une juridiction d’exception. On envi-

231
Les grands espions du XXe siècle

sage alors de faire juger le physicien par un tribunal militaire. Mais aupa-
ravant, juste avant sa suppression, la Cour de sûreté de l’État a reconnu
que Sperber n’avait divulgué aucun secret de défense nationale.
Finalement, Sperber échappe au tribunal militaire et saisit la Cour
européenne de justice parce qu’il est incarcéré depuis plus de trois ans
sans avoir été jugé. En 1983, il est remis en liberté sous caution et après
pas mal de péripéties juridiques, il comparaît en 1990, onze ans après
son arrestation, devant la cour d’assises spéciale de Paris. Les magistrats
lui infligent douze ans de réclusion mais la réaction de la communauté
scientifique est telle que six mois plus tard Sperber est remis en liberté.
L’arrêt de la cour est cassé et il est à nouveau jugé fin 1991. Cette fois,
il est acquitté! Mais il aura quand même passé près de cinq ans en prison!
Malgré les demandes pressantes des avocats de Sperber, son principal
accusateur, le transfuge Stiller, n’a jamais comparu, sous le prétexte qu’il
avait subi une opération de chirurgie esthétique et que nul ne devait voir
son nouveau visage. Les magistrats auraient pu demander le huis clos, mais
si Stiller n’a pas comparu, c’est qu’il aurait pu révéler quelques vérités
gênantes: sa situation d’agent double d’abord, mais aussi le fait que Sperber
n’était pas réellement un espion! Au sens où l’on l’entend ordinairement.
Certes, il ne fait nul doute que le physicien a été recruté par la cen-
trale de Markus Wolf. Mais une fois arrivé en France, Sperber, uni-
quement préoccupé par ses recherches, a renoncé à être l’espion qu’il
devait être. Malgré tout, d’une certaine façon, il était toujours tenu par
ses employeurs est-allemands. Il lui fallait par conséquent faire sem-
blant et cela explique qu’il ait envoyé en RDA des documents non clas-
sifiés en utilisant toute la panoplie d’espion qui avait été mise à sa dis-
position. Ainsi, il donnait l’impression aux services secrets de la RDA
qu’il remplissait sa mission, sans toutefois trahir son pays d’adoption.

Jean Guisnel et Bernard Violet1 :


Depuis le début des années 1970, la DST rassemble
régulièrement des chercheurs – une quinzaine de milliers par

1. Services secrets sous François Mitterrand, La Découverte, 1988.

232
Espionnage, science et conscience

an – dans des amphithéâtres et tentent de leur inculquer un


minimum de « culture du secret ». Problème : les scientifiques
y sont rétifs et réclament pour leur part, à l’inverse, de plus
larges échanges entre toutes les structures de recherche du
monde entier, dans pratiquement tous les domaines. Les res-
ponsables des services de sécurité ont beau s’arracher les che-
veux quand ils s’en aperçoivent, les scientifiques persistent sou-
vent à ouvrir les portes de leurs laboratoires et de leurs centres
de recherche à leurs homologues étrangers. Sur quatre-vingt
mille visiteurs et stagiaires étrangers reçus en France dans
ces conditions en 1986, la DST en a contrôlé trente-quatre
mille, dont huit cents venus d’URSS et deux mille Japonais.
Sept cents de ces derniers avaient manifesté un intérêt tout
particulier pour le Commissariat à l’énergie atomique.
[Mais plus loin, ces deux journalistes donnent la
parole à Maurice Bernard, directeur des études et de la
recherche de l’École polytechnique :]
La communication est essentielle : faire savoir aux autres
scientifiques ce que l’on vient de découvrir et apprendre au plus
vite ce que les autres viennent de trouver sont des impératifs.
La recherche par essence est transparente dans ses résultats et
internationale dans son champ d’existence. Il en résulte qu’une
institution, une multinationale comme IBM par exemple, ou
une nation comme l’URSS qui l’une et l’autre ont un inté-
rêt stratégique à faire de la recherche, doivent nécessairement
laisser à leurs chercheurs une grande liberté de communica-
tion, quelque grands que soient les risques, respectivement com-
merciaux ou politiques, que la liberté fait courir à l’entité cor-
respondante. L’histoire montre que la privation de cette liberté
étouffe toute recherche vivante en quelques années.
XVIII
Pollard : l’espionnage entre amis

En 2001, un vaste réseau d’espionnage israélien a été démantelé aux


États-Unis. Il aurait regroupé plus d’une centaine de prétendus jeunes
étudiants en beaux-arts, en réalité des agents, liés à des sociétés travaillant
dans le secteur des technologies de pointe. Le FBI avait interpellé dis-
crètement ces faux étudiants et la plupart avaient été expulsés. Seulement
une douzaine d’entre eux demeureraient emprisonnés aux États-Unis.
Une information au conditionnel car le FBI n’a ni infirmé ni
confirmé cette information révélée par un enquêteur d’une chaîne de
télévision américaine, Fox News. Naturellement, les autorités israé-
liennes ont nié avec la plus grande énergie. Il faut toutefois souli-
gner que cette chaîne de télévision est jugée généralement très proche
de la droite conservatrice et donc de l’équipe Bush. Par conséquent,
il se peut que Washington ait approuvé ou encouragé cette révélation
embarrassante pour Israël. Mais il y a encore plus intéressant : l’in-
terpellation de ces agents israéliens aurait eu lieu au cours de l’été
2001, donc juste avant les événements du 11 septembre. Mais cer-
tains des agents du réseau israélien auraient fréquenté des lieux où
résidaient les membres présumés d’Al-Qaida qui allaient dérouter les
avions du 11 septembre… S’agit-il seulement d’une coïncidence ?
Et si ça n’en est pas une, que faisaient les espions israéliens ?
Surveillaient-ils les futurs terroristes ? Et dans ce cas, possédaient-ils
des informations sur la préparation des attentats ? Mais si c’est vrai,
pourquoi Israël, dont on dit parfois en plaisantant qu’il est le 51° État
des États-Unis, n’aurait-il pas averti son meilleur allié ?
Autant de questions troublantes qui relancent la question très épi-
neuse et très sensible de l’espionnage israélien en Amérique. Car il

235
Les grands espions du XXe siècle

y a des précédents qui ont fait grand bruit. L’affaire Pollard, par
exemple, qui a été présentée en 1985 par le secrétaire à la Défense
américain, Caspar Weinberger, comme l’une des plus graves histoires
d’espionnage que les États-Unis aient connues !

Si la question de l’espionnage israélien aux États-Unis est si sen-


sible, c’est que les deux pays entretiennent des liens très étroits, sur-
tout à cause de l’existence en Amérique du Nord d’une communauté
juive de six millions de personnes. Les services israéliens ont été sou-
vent tentés de recruter dans la diaspora juive et cela pose la question
de la double allégeance : fidélité à son pays d’origine et désir de venir
en aide à l’État hébreu… Question très grave puisque cela a pour consé-
quence de nourrir des soupçons à l’égard de toute une communauté
et de propager l’antisémitisme.
Aussi, officiellement en tout cas, les services israéliens devaient-ils
éviter de faire appel aux Juifs américains à des fins d’espionnage. Mais
dans la réalité, il en a été tout autrement. Des Juifs américains occupent
des places éminentes dans les administrations, les entreprises sensibles,
les médias et aussi dans les services de renseignement. Alors il était ten-
tant de leur proposer de mettre entre parenthèses leur citoyenneté amé-
ricaine et de leur rappeler qu’ils devaient d’abord en priorité assistance
à l’État juif. Bien sûr, cela signifiait pour ces gens accepter de trahir leur
vrai pays mais les Israéliens avaient un argument très fort pour les
convaincre : ils leur affirmaient que les Américains leur faisaient des
cachotteries. Les services américains étaient censés garder pour eux
des informations essentielles pour la sécurité d’Israël. Donc, il était
du devoir des futurs agents de recueillir ces précieux renseignements !
Ainsi, n’auraient-ils pas le sentiment de trahir.
Les exemples sont nombreux. Dans les années 1960, on a surpris
le propriétaire d’une usine de traitement d’uranium en train de fournir
des informations à un consulat israélien. En 1977, le directeur adjoint
de l’US Air Force a été démis de ses fonctions : il communiquait des
renseignements secrets à Israël. Dans les années 1980, un conseiller
de la CIA a été limogé pour les mêmes raisons, et un industriel, qui

236
Pollard : l’espionnage entre amis

occupait aussi un poste de conseiller à l’Otan, a été accusé d’avoir


exporté illégalement vers Israël des détonateurs de bombe atomique.
Il y a eu une quarantaine de cas semblables.
De tels actes de déloyauté n’étaient donc pas aussi rares qu’on aurait
pu l’imaginer. Mais en matière de renseignement, la morale n’existe pas.
D’ailleurs, Israël était également capable de faire de sérieuses entorses à
cette alliance avec les États-Unis quand ses intérêts le commandaient. En
1967, pendant la guerre des Six-Jours, les forces armées israéliennes n’ont
pas hésité à envoyer par le fond un navire espion américain qui naviguait
un peu trop près de leurs côtes: plus de trente marins américains ont péri.
Cependant, la plupart de ces affaires furent classées et il n’y a guère
eu de poursuites. Il fallait ménager l’allié israélien dont on avait telle-
ment besoin au Proche-Orient. C’est donc l’affaire Pollard qui a été la
plus spectaculaire. Et d’abord parce qu’elle a été très vite rendue publique.
Il y avait certainement une volonté américaine derrière cette divulga-
tion. Mais, d’autre part, cette affaire était d’une telle dimension qu’elle
ne pouvait être, comme beaucoup d’autres, étouffée ou classée sans suite.
Il est probable qu’en rendant publique cette affaire d’espionnage, les
Américains désiraient adresser une sorte d’avertissement aux Israéliens. En
outre, au sein même du gouvernement, tous les ministres n’étaient pas for-
cément sur la même longueur d’onde. Si le président Reagan était réso-
lument pro-israélien – c’est sous sa présidence qu’ont été signés plusieurs
accords de coopération militaire et qu’on a décidé de faire don de trois mil-
liards et demi de dollars par an à Israël – il n’en allait pas de même pour
d’autres habitués de la Maison Blanche. Le secrétaire d’État à la Défense,
Caspar Weinberger, par exemple, n’était pas très favorable à Israël. Il va
d’ailleurs jouer un grand rôle dans cette affaire et on peut même penser
qu’il n’est pas tout à fait étranger à sa révélation dans la presse.
Jonathan Pollard était un employé des services de renseignement de
la marine américaine, et donc placé sous l’autorité de Weinberger.
Originaire d’une famille juive installée dans l’Indiana, la relative aisance
de sa famille lui a permis de fréquenter une très bonne université. Mais
le personnage est étrange : chez lui, il est toujours difficile de démêler
le vrai du faux. Affabulateur, mythomane, il affirme par exemple à ses

237
Les grands espions du XXe siècle

camarades de l’université Stanford qu’il a des liens avec le Mossad ou


encore qu’il est le fils d’un ancien responsable de la CIA.
Le jeune homme est de toute évidence déjà obnubilé par les services
secrets. En outre, et c’est plus inquiétant, il a un sérieux penchant pour
la drogue. Ceux qui l’ont bien connu affirmeront même qu’il était cocaï-
nomane. Un personnage qui ne semble donc pas très équilibré et dont
on aurait eu de bonnes raisons de se méfier.
Après l’université, Pollard essaie d’entrer à la CIA mais sa candi-
dature est rejetée : son passage au détecteur de mensonge a été désas-
treux. De plus, on lui reproche d’avoir sous-estimé ses problèmes de
drogue. Pollard se tourne alors vers la marine qui dispose elle aussi d’un
service de renseignement. L’enquête qu’on a faite sur lui a dû être brève
sinon bâclée, car sa candidature est acceptée. Mais, après tout, les offi-
ciers qui l’ont recruté ont peut-être estimé que le poste subalterne
d’analyste qui lui serait proposé ne lui donnerait accès à aucune don-
née secrète.
Toutefois, Pollard se révèle être un très bon analyste. Il est donc promu
et muté dans un nouvel organisme créé après le terrible attentat contre
l’immeuble des marines américains à Beyrouth : un centre d’alerte anti-
terroriste, situé près de Washington, qui dépend de l’US Navy.
En 1984, nouvelle promotion, Pollard est nommé officier de garde
de la division « analyse des menaces ». Il a désormais accès à des infor-
mations classées « confidentiel » ou « top secret » concernant le terro-
risme et émanant de tous les services de renseignement américains. Une
possibilité qui lui permet aussi de consulter les banques de données
les plus secrètes de ces organismes. Des informations qui dépassent lar-
gement le strict cadre du terrorisme…

Dan Raviv et Yossi Melman1 :


Comment les employeurs américains de Pollard ont-ils
pu ignorer son comportement bizarre, ses vantardises et ses
mensonges alors qu’il était étudiant, voilà qui demeure un

1. Tous les espions sont des princes, Stock, 1991.

238
Pollard : l’espionnage entre amis

mystère. Pollard avait demandé à être engagé par la CIA en


1977, deux ans avant d’entrer dans la marine, mais sans suc-
cès. Le DIS, le service d’investigation du ministère de la
Défense, fit son enquête de routine avant de l’engager dans les
Renseignements de la marine. Le DIS interrogea son père et
quelques anciens condisciples de l’école Fletcher. Mais la CIA
ne fournit pas au DIS le dossier qu’elle possédait sur Pollard,
qui concluait en disant qu’il s’agissait d’« un menteur invé-
téré, un espion de pacotille, un sioniste zélé et un drogué ».
En 1981, la marine lui supprima un temps son droit d’ac-
cès aux documents secrets, pour cause de troubles psychiques
qualifiés simplement de comportement bizarre. Pollard affir-
mait même avoir pour ami un haut responsable des
Renseignements d’Afrique du Sud, mais ses patrons décou-
vrirent le mensonge lorsque l’homme en question vint en visite
officielle aux États-Unis. Ils invitèrent Pollard à consulter un
psychiatre, mais celui-ci batailla pendant six mois contre l’ad-
ministration et obtint finalement l’annulation de la décision
parce qu’ils n’avaient rien de concret à lui reprocher.

Toujours en 1984, au cours d’une soirée chez un homme d’affaires


juif de New York, Pollard fait la connaissance d’un colonel de l’avia-
tion israélienne, Aviem Sella. Une rencontre qui n’est certainement pas
le fruit du hasard. Sella est un brillant pilote qui est venu aux États-
Unis pour suivre des cours d’informatique. Pollard est très impres-
sionné par Sella, dont on ne compte plus les exploits militaires en Israël.
Il a un héros en face de lui ! Mais le héros fera de lui un espion ! En réa-
lité, Sella, brillant officier israélien, est aussi lié épisodiquement aux
services secrets de son pays.
Depuis longtemps déjà, les Israéliens ont repéré Pollard et ont estimé
qu’il était psychologiquement prêt à être recruté.
Le service qui se trouve derrière cet objectif est alors pratiquement
inconnu : il s’agit du Lakam, un organisme excessivement discret qui
s’occupe surtout de renseignement scientifique. Le Lakam a été créé à

239
Les grands espions du XXe siècle

l’initiative de Shimon Peres lorsqu’il était ministre de la Défense. Il a par


exemple joué un rôle primordial dans l’élaboration du programme
nucléaire israélien. En 1984, le Lakam est alors dirigé par le légendaire
Rafi Eitan, « Rafi le Sale » comme on l’appelle familièrement. Il a ainsi
été nommé parce que, au cours de la guerre qui a précédé la création
d’Israël, après un attentat contre les forces britanniques, il se serait enfui
par les égouts. Mais Eitan, qui est par ailleurs un protégé d’Ariel Sharon,
est surtout connu pour avoir dirigé le commando qui a enlevé Eichmann.
Pourquoi le Lakam s’occupe-t-il de Pollard, alors que cet organisme
secret s’intéresse essentiellement au renseignement scientifique? Il y a deux
raisons. D’abord, Eitan ne se refuse jamais la possibilité de faire un croche-
pied aux autres services de renseignement israéliens… Ensuite, Pollard l’in-
téresse beaucoup: les services de renseignement de la marine américaine
sont en possession d’innombrables informations technologiques, codes,
procédures, secrets industriels, autant d’informations très précieuses.
Certes, les rapports privilégiés qu’entretiennent Israël et les États-
Unis devraient lui inspirer des scrupules. Mais Rafi le Sale n’a pas ce genre
d’états d’âme. Pour lui, seule l’efficacité compte et comme il est persuadé
que, malgré les accords conclus entre les services israéliens et américains,
ces derniers continuent à faire de la rétention d’information, il fonce.
Malgré tous les risques que cela représente en cas de coup dur.
Eitan joue aussi sur le fait que le Lakam est un service qui n’a aucune
existence officielle. Seules les plus hautes autorités israéliennes connais-
sent ses activités.
À l’époque, c’est un gouvernement d’union nationale qui est aux
commandes. Shamir est aux affaires étrangères, Rabin à la Défense et
Shimon Peres est Premier ministre. Peres qui est à l’origine de la créa-
tion du Lakam. Il est donc vraisemblable que le Premier ministre a cou-
vert l’opération et qu’il en a informé les deux autres. Même si, bien sûr,
le gouvernement israélien niera toujours avoir été au courant. Mais c’est
la règle: quand il y a un accroc, on se décharge sur les échelons inférieurs.
Preuve supplémentaire de la duplicité du gouvernement israélien dans
cette affaire : la nature des renseignements qui vont être fournis par
Pollard ne pouvait laisser aucun doute sur leur origine américaine. Or

240
Pollard : l’espionnage entre amis

ces précieux renseignements seront communiqués aux autorités, à charge


pour elles de les exploiter. Par conséquent, Peres et les autres ne pou-
vaient pas ignorer que Eitan disposait d’une source aux États-Unis…
Après le premier contact avec le colonel Sella, Pollard est mis à
l’épreuve. Il lui est demandé de faire une démonstration de son effica-
cité. Une première livraison de renseignements éblouit le Lakam: Pollard
a rassemblé des informations essentielles sur les programmes militaires
des pays arabes voisins d’Israël. Des informations que les Israéliens ne
connaissaient pas. C’est d’autant plus important qu’en prenant connais-
sance de ces documents, ils découvrent ce qu’ils soupçonnaient : les
Américains se gardent bien de leur révéler tout ce qu’ils savent !
Malgré les accords les liant à Israël, les États-Unis entretiennent aussi
des relations privilégiées avec un certain nombre de pays arabes dits
modérés tels que l’Arabie saoudite mais aussi l’Égypte et la Jordanie,
des pays auxquels ils vendent des armes. Ils n’ont donc nullement l’in-
tention d’en informer précisément leur allié israélien.
D’une certaine façon, cette dissimulation justifiait l’espionnage israé-
lien. Informées de la richesse de cette première moisson, les autorités
de Jérusalem ont donc autorisé le Lakam à poursuivre le traitement
de la taupe Pollard en dépit du risque politique que cela représentait.
Dans un premier temps, le colonel Sella continue à être l’officier
traitant de Pollard. Les deux hommes sont d’ailleurs devenus des amis.
Mais cela ne peut pas durer : le pilote israélien n’est pas un profession-
nel de l’espionnage! C’est un véritable agent de renseignement qui prend
la suite, un certain Yagour, officiellement attaché scientifique au consu-
lat d’Israël à New York. Il bénéficie donc de l’immunité diplomatique,
ce qui n’était pas le cas de Sella.
À partir de ce moment, les contacts avec Pollard deviennent plus
rigoureux. Connaissant le profil psychologique plutôt inquiétant de
leur agent, les Israéliens font en sorte de le caresser dans le sens du poil.
Au fond, Pollard le mythomane a besoin avant tout de reconnaissance.
Par conséquent, ses employeurs n’ont jamais manqué de lui faire savoir
qu’il rendait des services inestimables à Israël. Ce qui n’était que la pure
vérité : les documents que Pollard leur fournissait étaient effectivement

241
Les grands espions du XXe siècle

de toute première importance. L’espion collectait des renseignements


dans les banques de données des services américains auxquelles il avait
accès ou dans les archives secrètes où il était autorisé à pénétrer. Puis
il les imprimait. Quand il s’agissait de documents originaux, des pho-
tos prises par satellite par exemple, il les empruntait quelque temps,
le temps de les communiquer à son officier traitant. Une procédure ris-
quée : quittant son bureau avec des documents ultrasecrets, il se trou-
vait ainsi à la merci d’une fouille inopinée. Ce qui finira par le perdre.

Jacques Derogy et Hesi Carmel1 :


[Dans cet extrait, les deux journaliste décrivent la ren-
contre entre Pollard et le colonel Sella chez un riche Juif
de New York, Steven Stern.]
Sella sollicite l’accord de son chef, le général Amos
Lapidot, qui l’encourage à adresser un rapport à Rafi Eitan,
le patron du Lakam, l’obscur office de liaisons scientifiques
du ministère de la Défense qui ne figure même pas dans l’or-
ganigramme des services secrets israéliens détenu par la CIA.
Eitan fait transmettre son feu vert à Sella pour le nouveau
rendez-vous. Pollard apporte un dossier bourré d’informa-
tions de première qualité. Surexcité, Eitan croit tenir la chance
de sa vie de surpasser son rival du Mossad, mais, au Lakam,
ses subordonnés regimbent : d’une part, le service n’a pas pour
mission d’espionner les Américains chez eux ; d’autre part,
l’expertise graphologique de l’écriture de Pollard laisse à dési-
rer. En conséquence, ils exigent de leur chef une attestation
reconnaissant avoir été averti par eux de la dangerosité du
personnage et lui demandent de ne pas faire du colonel Sella
son agent traitant. Décidé à n’en faire qu’à sa tête, Eitan s’en-
vole pour les États-Unis convaincre Sella de continuer la
manipulation de sa recrue, en lui assurant qu’il y est auto-
risé par les décideurs politiques.

1. Israël, ultra-secret, Robert Laffont, 1989.

242
Pollard : l’espionnage entre amis

Après avoir recueilli ces documents, la procédure utilisée par les


Israéliens est la suivante : Pollard se rend tous les quinze jours dans
une villa dans les environs de Washington achetée par le Lakam. Là,
une photocopieuse ultramoderne est à la disposition de la taupe. Une
fois les documents dupliqués, il peut repartir, regagner son bureau et
replacer les papiers ou photos là où il les a pris.
Pollard est un panier percé, criblé de dettes. Il a donc toujours besoin
d’argent. Le Lakam le rétribue assez largement. Une solde mensuelle,
une bague offerte à sa fiancée, un voyage de noces en Europe dans les
meilleurs hôtels et l’ouverture d’un compte en Suisse : au total, plusieurs
dizaines de milliers de dollars. Pollard n’agit donc pas seulement par
sympathie pour Israël et, au fond, le Lakam n’est pas mécontent : il
est plus facile de tenir une taupe qu’on paie. En outre, plus Pollard reçoit
d’argent et plus il est conforté dans l’idée qu’il rend des services consi-
dérables à Israël, ce qui est psychologiquement très important. Cela
l’encourage à faire encore plus d’efforts !
Désormais, Pollard travaille à la demande. Au début de sa collabo-
ration avec le Lakam, c’est lui qui prenait l’initiative de dénicher des
documents qui pouvaient intéresser Israël. Maintenant, on va lui dési-
gner des secteurs de recherche et pour le tranquilliser – car il sera obligé
de prendre de plus en plus de risques – on lui donne un passeport israé-
lien, sous un autre nom, naturellement. Il a donc l’assurance de pou-
voir venir s’installer en Israël si les choses tournent mal. En tout cas,
c’est ce qu’on lui laisse clairement entendre.
Pollard a livré aux Israéliens des milliers et des milliers de pages. Des
renseignements sur les systèmes de communication de la marine amé-
ricaine, les dispositifs militaires soviétiques au Proche-Orient, les ventes
d’armes aux pays arabes et nombre de photos satellite. Si l’aviation israé-
lienne peut bombarder le QG de Yasser Arafat à Tunis en octobre 1985,
elle le doit aux documents aériens fournis par la taupe !
À Washington, ce dernier « exploit » israélien met la puce à l’oreille
de quelques spécialistes du renseignement. Le bombardement les a éton-
nés car ils savaient très bien que les Israéliens ne pouvaient pas dispo-
ser des photos aériennes nécessaires à la préparation d’une telle opéra-

243
Les grands espions du XXe siècle

tion. Seuls les services américains les possédaient. L’hypothèse de l’exis-


tence d’une taupe israélienne fait peu à peu son chemin.
Dans le même temps, Pollard intrigue de plus en plus ses supérieurs
hiérarchiques de l’US Navy. Et d’abord à cause de son train de vie : le
couple Pollard semble rouler sur l’or. Grave imprudence sans doute due
au peu de professionnalisme des gens du Lakam : leurs rivaux du Mossad
n’auraient certainement pas autorisé Pollard à fréquenter les meilleurs
tailleurs ou à dîner dans les restaurants les plus chers. À noter qu’ils feront
preuve du même amateurisme lorsque leur taupe sera démasquée.
D’autre part, à plusieurs reprises, Pollard est pris en flagrant délit
de mensonge. Il invente par exemple de faux prétextes pour consulter
des archives hautement confidentielles, ou bien il ment sur son emploi
du temps. Plus inquiétant, un de ses collègues l’a vu quitter son travail
avec une grosse quantité de documents, des documents secrets qui, après
vérification, n’auraient jamais dû sortir du bâtiment où Pollard travaillait.
L’espion fait donc l’objet de soupçons de plus en troublants. Mais
c’est l’installation clandestine d’une caméra dans son bureau qui révé-
lera le pot aux roses. Le contre-espionnage de la marine découvre que
Pollard consulte des documents qui n’ont rien à voir avec son travail sur
le terrorisme. Pourtant, interrogé de façon très courtoise, Pollard a
réponse à tout : s’il consulte tant de documents étrangers à son tra-
vail, c’est qu’il a découvert une importante affaire d’espionnage.
Sa défense est habile mais il va commettre une erreur fatale. Autorisé
à téléphoner à sa femme, il lui indique, grâce à un message codé, qu’il
lui faut au plus vite se débarrasser de quelques documents qu’il a ran-
gés à son domicile. Son épouse, paniquée, ne trouve rien de mieux
que d’entasser ces papiers dans une valise et de confier celle-ci à ses voi-
sins. Ces derniers, intrigués et méfiants, trouvent l’affaire suspecte. Ils
alertent les autorités.
Toutefois Pollard n’a pas encore été arrêté. Le soir-même, il peut
rejoindre son domicile. Mais il sent bien que les carottes sont cuites! Aussi
téléphone-t-il à Yagour, son officier traitant. Il demande à être exfiltré
au plus vite. Il découvre alors que, contrairement à ce qu’on lui avait pro-
mis, rien n’a été prévu : ni procédure d’exfiltration ni filière d’évasion !

244
Pollard : l’espionnage entre amis

Pollard, estimant être lâché, tente une ultime manœuvre : avec son
épouse, il monte en voiture et entre en force dans l’ambassade israé-
lienne à Washington en profitant de l’ouverture de la grille, au pas-
sage d’une autre automobile. Mais il a été filé par le FBI. Plusieurs
voitures de la police fédérale font déjà le siège de l’ambassade. À l’in-
térieur, les services de sécurité ont compris. Pour éviter un incident avec
le FBI, ils refoulent Pollard, malgré son passeport israélien.
Tous les agents du Lakam qui ont eu affaire à lui s’empressent aus-
sitôt de quitter les États-Unis. Quant à Pollard, abandonné et donc
arrêté, il passe immédiatement aux aveux.
La suite est prévisible : aux États-Unis, on pousse un gros coup de
colère tandis qu’à Jérusalem, après avoir nié dans un premier temps, on
présente des excuses et on rejette la faute sur Eitan et quelques subalternes.
Enfin, de part et d’autre, on essaie d’atténuer la portée de l’affaire.
Mais la trahison de Pollard, malgré son extrême gravité, ne brouille
pas fondamentalement les relations entre les deux pays : les États-Unis
et Israël sont liés par des intérêts autrement importants. Toutefois, il est
certain que l’affaire a jeté un froid temporaire. Il faut d’ailleurs souli-
gner que, malgré les demandes pressantes des autorités israéliennes réité-
rées à plusieurs reprises et même encore très récemment lors de la der-
nière campagne électorale en Israël, Washington n’a jamais accepté de
gracier Pollard, condamné à la prison à perpétuité.
Lors des négociations de Wye Plantation entre Israéliens et Palestiniens,
le Premier ministre Netanyahou a menacé par exemple de ne pas signer
si Pollard n’était pas libéré. Un chantage auquel Clinton n’a pas cédé…
Alors pourquoi cette obstination des Américains ? Après tout, Pollard
a déjà passé presque vingt-cinq ans en prison et il est citoyen d’un pays
qui est le meilleur allié des États-Unis au Proche-Orient. Il est, de plus,
devenu en Israël une sorte de héros national, à l’instar d’Eli Cohen1.
Pour comprendre pourquoi les Américains s’obstinent à le garder en
prison, il faut avoir à l’esprit la violence avec laquelle Caspar Weinberger
s’était exprimé. Il était même allé jusqu’à dire que Pollard méritait d’être

1. Voir chapitre XI.

245
Les grands espions du XXe siècle

fusillé. En effet, l’activité de Pollard allait plus loin que l’espionnage entre
deux pays alliés comme il s’en était déjà produit entre Israël et les États-
Unis. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque: dans les années 1980,
les Israéliens font tout ce qu’ils peuvent pour obtenir que les Juifs sovié-
tiques soient autorisés à émigrer en Israël. Parmi ces Juifs, il y a des gens
très qualifiés, des scientifiques de haut niveau par exemple, des person-
nages qui intéressent donc beaucoup les Israéliens. Mais Moscou fait la
sourde oreille. Alors naît l’idée d’un marché: dans les précieux documents
fournis par Pollard, il y a beaucoup d’informations militaires qui pour-
raient intéresser les Soviétiques. Par exemple la panoplie des méthodes
utilisées par la marine américaine pour repérer et traquer les sous-marins
nucléaires soviétiques, une information capitale en cas de conflit. Les
Israéliens ont vraisemblablement communiqué ces secrets militaires à
Moscou. En retour, de nombreux Juifs soviétiques ont soudain obtenu la
permission de venir en Israël. Mais, par un moyen ou un autre, les ser-
vices de renseignement américains ont appris le fin mot de l’affaire. Et
Jonathan Pollard en a payé le prix fort !
Le célèbre journaliste américain Seymour Hersch1 affirme avoir reçu
des confidences de responsables de la CIA, furieux à l’idée que la Maison
Blanche, cédant à la pression israélienne, pourrait un jour gracier
Pollard. Pour bloquer cette possibilité, ils ont révélé que l’espion avait
causé des dégâts considérables. Encore plus considérables que ce qu’on
imaginait puisque certaines de ses informations avaient abouti en URSS!

1. The New Yorker, 1999.


XIX
Le mystère Polyakov

Le plus grand espion du XXe siècle ? Peut-être. En tout cas certai-


nement l’un des plus mystérieux. Il s’appelait Dimitri Federovitch
Polyakov et, encore aujourd’hui, nombreux sont les spécialistes amé-
ricains du renseignement à estimer que jamais la CIA n’a possédé une
source aussi précieuse au cœur de « l’Empire du mal », pour reprendre
l’expression de Ronald Reagan. Toutefois il se trouve aussi d’autres
experts pour estimer que le général Polyakov était en réalité un agent
double chargé d’intoxiquer la centrale de Langley. Mais alors pourquoi
ce haut responsable des services secrets de l’Armée rouge aurait-il été
fusillé au milieu des années 1980 ? Sa condamnation à mort a été révé-
lée par la Pravda en 1990. C’est-à-dire à une époque où l’URSS exis-
tait encore. Il s’agissait donc d’une information officielle directement
téléguidée par le Kremlin. C’est pourquoi ces mêmes experts, qui met-
taient en cause la duplicité de Polyakov, ont estimé qu’il y avait là un
subterfuge, une manœuvre de désinformation, un classique du KGB.
Où se trouve la vérité ? Autant le dire tout de suite, la chute de
l’Empire rouge n’a guère permis d’éclaircir les mystères des services
secrets soviétiques, soigneusement protégés par leurs avatars actuels,
le FSB ou le SVR. Mais comment s’en étonner quand on sait que
l’homme fort de la Russie est un ancien du KGB qui a fait en sorte de
placer à la tête de son pays un grand nombre de ses ex-camarades ?

Les Américains ont affublé Polyakov d’un curieux nom de code, « Top
Hat », c’est-à-dire « Haut-de-forme ». Peut-être ne faut-il retenir que
le premier terme : top, le « sommet », pour comprendre ce surnom. Car
rarement espion n’a semblé être autant au sommet de son art. D’ailleurs

247
Les grands espions du XXe siècle

la CIA lui a aussi attribué un autre pseudonyme très aristocratique :


« Bourbon », preuve que les Américains tenaient Polyakov en très haute
estime. Et pourtant de hauts responsables de la CIA ont considéré que
Dimitri Polyakov était d’abord le prototype le plus abouti du faux trans-
fuge, l’espion qui feint de changer de camp pour mieux désinformer l’ad-
versaire. On aborde là l’aspect le plus tortueux du monde du rensei-
gnement, une zone floue où toute certitude semble abolie.
Alors qu’en a-t-il été ? Polyakov était-il un vrai ou un faux transfuge ?
Une remarque liminaire : Polyakov n’a jamais été physiquement un
transfuge. Contrairement à d’autres Soviétiques, il n’a jamais choisi le
monde libre, pour reprendre la célèbre expression de Kravchenko. Non,
Polyakov qui a pourtant souvent résidé hors des frontières de l’URSS
n’a pas rompu avec sa patrie. Ainsi, lorsque pour lui l’heure de la retraite
a sonné, il n’a pas cherché à fuir à l’Ouest. Bien au contraire, il est
resté en URSS. Pour son malheur. Selon les apparences, en tout cas. Car
l’annonce officielle de sa condamnation à mort et de son exécution
ne signifie pas pour autant qu’il ait été réellement fusillé. Ce n’est
d’ailleurs pas la seule incertitude qui plane sur cette affaire.
Dimitri Federovitch Polyakov est né en 1921 en Ukraine. Fils d’un
comptable, étudiant brillant, il est admis à intégrer la prestigieuse école
militaire de Frounzé, l’institution qui forme alors les cadres de l’Armée
rouge. Naturellement, il est mobilisé lors de la Seconde Guerre mon-
diale. Officier d’artillerie, il se conduit avec bravoure, ce qui lui vaut
d’être décoré à plusieurs reprises. Après l’armistice, il poursuit sa for-
mation militaire et se retrouve très vite affecté au service de renseigne-
ment de l’Armée rouge, le GRU. Quant à sa vie privée, elle se déroule
sans histoire. Polyakov s’est marié avec une infirmière militaire qui lui
a donné deux fils.
Dès 1956, le jeune officier occupe son premier poste à l’étranger,
aux États-Unis, plus précisément. En pleine guerre froide, c’est une pro-
motion. D’autant qu’on lui confie une mission de confiance : membre
de la délégation soviétique aux Nations unies, il est chargé de coor-
donner le travail des illégaux infiltrés aux États-Unis, c’est-à-dire des
espions qui ne bénéficient pas d’une couverture diplomatique. Polyakov

248
Le mystère Polyakov

donne satisfaction puisqu’on le nomme colonel. Après un bref retour


en URSS, il revient à New York où il retrouve son poste.
Le début des années 1960 marque un vrai tournant dans la vie de
Polyakov, puisque débute sa carrière d’agent double. Avant d’examiner
les détails de sa trahison, continuons à suivre le fil de sa carrière offi-
cielle au GRU. Après New York, Polyakov regagne une nouvelle fois
Moscou. Puis il est nommé attaché militaire en Birmanie : à une époque
où les Américains sont engagés dans leur guerre du Vietnam, Rangoon
est une place stratégique pour un officier de renseignement. On le
retrouve ensuite en Inde où il occupe le poste de chef de la résidence
soviétique. Nommé général, il revient en URSS où il dirige le dépar-
tement chinois du GRU. Arrivé au sommet, son grade et sa fonction
lui permettent d’avoir accès aux secrets les mieux gardés de l’Armée
rouge. Enfin, au début des années 1980, il prend sa retraite. Une retraite
paisible qu’il occupe à satisfaire l’un de ses violons d’Ingres : l’ébénis-
terie, jusqu’au jour où il sera démasqué, au milieu de ces mêmes années
1980, à un moment donc où il n’est plus réellement en activité, même
s’il a naturellement conservé des liens avec ses anciens collègues.
D’emblée c’est la longévité de sa carrière d’agent double qui surprend,
longévité qui ne peut s’expliquer que par l’extrême prudence du person-
nage. À moins évidemment qu’il n’ait été qu’un faux agent double, un
homme qui aurait trahi sur ordre. Un seul exemple de l’excessive prudence
de Polyakov : dans ses contacts avec ses officiers traitants américains, le
Soviétique a toujours imposé ses propres méthodes. Ainsi il a toujours
refusé les contacts humains et choisi lui-même l’emplacement des boîtes
aux lettres mortes – les cachettes auxquelles on ne peut accéder qu’après
avoir respecté une procédure particulièrement compliquée – qui lui per-
mettaient de communiquer des informations aux Américains. Plus tard,
toujours dans le but d’éviter des relations humaines forcément risquées,
il a exigé de bénéficier des techniques les plus sophistiquées. En consé-
quence, la CIA lui a concocté un système ingénieux: un émetteur capable
d’envoyer des signaux radio extrêmement condensés et donc pratiquement
indétectables. Ainsi, passant devant un bâtiment américain à l’intérieur
d’un véhicule de transport public, pouvait-il d’un simple clic sur la fer-

249
Les grands espions du XXe siècle

meture de son attaché-case envoyer en trois secondes un message équi-


valent à une liasse de cinquante pages dactylographiées.
Remontons au début de sa collaboration avec les services américains,
au début des années 1960. Deux versions coexistent. La première veut
que Polyakov, en poste à New York, ait été approché non par la CIA
mais par le FBI. Aux États-Unis, l’agence fédérale est aussi chargée du
contre-espionnage, donc rien n’empêche le FBI de participer au débau-
chage d’un fonctionnaire soviétique.
La deuxième version semble plus plausible, étant donné la person-
nalité de Polyakov : c’est le Soviétique qui a pris l’initiative de contacter
les Américains. Pour quelle raison ? Nous entrons là une nouvelle fois
dans le domaine des hypothèses. Première explication de la trahison de
Polyakov : le général, profondément marqué par les horreurs de la
Seconde Guerre mondiale, aurait voulu épargner à son pays le drame
d’un second conflit. Polyakov craignait qu’une guerre n’éclate un jour
ou l’autre entre les deux superpuissances. Patriote, il ne voulait cepen-
dant pas que l’URSS l’emporte. Une contradiction seulement appa-
rente : Polyakov désirait surtout éviter que triomphent le régime sovié-
tique et ses dirigeants corrompus ! Or, à tort ou à raison, il considérait
que les Américains péchaient par naïveté et n’avaient pas pris la mesure
du danger soviétique. Tôt ou tard, ils finiraient par succomber et seraient
mangés par plus malin qu’eux.

Constantin Melnik1 :
Faut-il donc croire [Polyakov] lorsqu’il affirmera pen-
dant son procès qu’il était révolté – paradoxe insondable de
l’âme humaine – par la décomposition, après la mort de
Staline, du système communiste auquel il s’était tellement
dévoué durant son enthousiaste jeunesse ? Le stalinisme pur
et dur débouchant sur la défense de la démocratie… On doit
plutôt penser que c’est son tempérament entier et exigeant qui

1. Les espions, réalités et fantasmes, Ellipse, 2008. L’auteur a supervisé les services
secrets français au temps de la guerre d’Algérie.

250
Le mystère Polyakov

fera ne pas accepter par cet espion de haut vol les grandes
insuffisances et les petites lâchetés bureaucratiques. Le
Renseignement au jour le jour n’est pas fait que d’exploits à
la Richard Zorgué ou à la Kim Philby, sans même parler de
l’imbécile James Bond…
[Ainsi, selon Melnik, c’est cette révolte contre un orga-
nisme tatillon et mesquin, qui l’aurait poussé à se dévouer
corps et âme à un système démocratique et à une
« Centrale » étrangère qu’il rêvait et idéalisait pour ne pas
les connaître de l’intérieur.]

Il est arrivé que d’autres espions ou agents d’influence – Georges


Pâques en particulier – aient pensé œuvrer pour la paix en trahissant leur
pays. Parce que, en agissant ainsi, ils estimaient contribuer à maintenir
un équilibre militaire et stratégique entre l’Est et l’Ouest. À la différence
près que Polyakov aurait, lui, considéré que c’était l’Ouest qui avait besoin
d’aide, l’Ouest qui sous-estimait la puissance soviétique et son pouvoir
de nuisance. On sait aujourd’hui qu’il n’en était rien : cette analyse était
erronée, au moins d’un point de vue strictement militaire. À la fin des
années 1970, Youri Andropov, patron du KGB et futur numéro un de
l’URSS, dressera même secrètement un tableau catastrophique de la com-
pétition entre les États-Unis et l’URSS, en défaveur de cette dernière.
Mais revenons à Dimitri Polyakov. Selon d’autres sources, une rai-
son supplémentaire a peut-être renforcé le Soviétique dans sa décision de
trahir: alors qu’il est en poste à New York, au tout début des années 1960,
l’aîné de ses fils, qui est alors très jeune, tombe gravement malade.
Polyakov demande que son enfant soit soigné par les meilleurs spécia-
listes américains, ce qui coûte cher. Mais son supérieur refuse de lui allouer
les sommes nécessaires. Résultat, l’enfant meurt. Polyakov en conçoit une
haine définitive contre les autorités de son pays. Vrai ou faux ?
Autre question essentielle : sait-on exactement quelles informations
Polyakov a transmises aux services américains, au FBI1 d’abord puis à

1. En principe, le FBI n’est pas compétent en dehors du territoire américain.

251
Les grands espions du XXe siècle

la CIA lorsqu’il sera en poste en Birmanie puis en Inde ? Selon la plu-


part des spécialistes, sa moisson a été fabuleuse. On a même prétendu
que sa seule production était si abondante que deux pièces du siège
de la CIA à Langley lui étaient consacrées. Mais cette exagération ne
relève sans doute que d’une manœuvre de propagande d’un service tou-
jours prompt à célébrer ses succès.
Un catalogue des révélations de l’espion permet cependant d’ap-
procher la réalité. Tout d’abord, Polyakov a livré de très nombreux
secrets militaires sur l’armement soviétique et ses derniers progrès tech-
niques. Ainsi, il aurait transmis à la CIA des documents sur les mis-
siles soviétiques antichars, informations qui auraient permis plus tard
aux forces américaines de neutraliser ces armes livrées aux Irakiens lors
de la première guerre du Golfe. Mais, bien avant, lorsque l’espion se
trouvait en poste en Birmanie, il a transmis des renseignements très pré-
cis sur l’aide matérielle que Russes et Chinois apportaient au Vietcong.
Par ailleurs, Polyakov a confirmé à ses officiers traitants que la rupture
entre les deux Grands du communisme, malgré cette collaboration ponc-
tuelle en faveur des combattants vietnamiens, était réelle et ne résultait
pas d’une manœuvre destinée à tromper les Occidentaux. Or, cette infor-
mation essentielle n’allait pas de soi pour un certain nombre d’analystes
de la CIA. Le service de contre-espionnage de la centrale américaine s’ap-
puyait alors sur les informations d’un transfuge soviétique, le fameux
Golitsyne, auquel le non moins fameux James Jesus Angleton, chef de ce
service, accordait toute sa confiance1. Golitsyne a en effet toujours pré-
tendu que la rupture entre Pékin et Moscou était un trompe-l’œil des-
tiné à abuser les puissances occidentales. Cette affirmation péremptoire
n’a pas manqué d’étonner et de faire douter de la sincérité du transfuge
Golitsyne. D’autant que James Angleton, tout-puissant chef du contre-
espionnage de la CIA jusqu’au milieu des années 1970, a d’emblée consi-

1. Le transfuge Golitsyne, ancien officier du KGB, a persuadé Angleton que tous


les services de renseignement occidentaux étaient infiltrés par les Soviétiques. Il en
est résulté une chasse aux taupes qui a durablement déstabilisé ces mêmes services.
À tel point qu’on s’est même demandé si le génial Angleton n’était pas lui-même
téléguidé par le KGB.

252
Le mystère Polyakov

déré que tous ceux qui contredisaient son transfuge préféré étaient for-
cément manipulés ou inspirés par le KGB. Polyakov, dont Angleton s’est
toujours méfié, entrait forcément dans cette catégorie.
Autre apport considérable de l’espion, la dénonciation de nom-
breuses taupes soviétiques infiltrées à l’Ouest. Mais s’agissait-il de vraies
taupes ? Pour revenir à Golitsyne, on sait que certains des prétendus
espions dénoncés par le transfuge ont fini par être disculpés parce qu’on
n’a pas été capable de mettre en évidence des charges contre eux. Au
contraire, les taupes dénoncées par Top Hat se sont avérées être de vrais
espions, ce qui semblerait accréditer sa bonne foi. En apparence en
tout cas, car dans l’histoire du renseignement, on a parfois vu des ser-
vices secrets dénoncer leurs propres agents pour conforter la crédibi-
lité d’un transfuge et donc donner du poids aux informations qu’il
livrait à l’adversaire. On sacrifie les petits poissons au profit d’un plus
gros ou alors on communique à l’ennemi le nom de taupes qui sont
sur le point de tomber et qu’on peut donc dénoncer sans réel danger
pour les réseaux existants dont les agents ont été préalablement mis
à l’abri. C’est dans cette mesure que l’espionnage, comme l’assassi-
nat pour Thomas de Quincey, peut être considéré comme l’un des
beaux-arts !
Alors qu’en est-il réellement des deux taupes dénoncées par Polyakov,
deux sujets britanniques ? Le premier, John Vassall, employé de l’ami-
rauté, victime d’un chantage, a été attiré dans les filets du KGB en rai-
son de son homosexualité. Le deuxième, Frank Bossard, travaillait au
ministère britannique de la Défense comme spécialiste du guidage des
missiles. Selon toute vraisemblance, il a trahi par esprit de lucre. Quand
il le fallait, Moscou rémunérait généreusement ses informateurs. Quoi
qu’il en soit, ces deux taupes sont dénoncées par Polyakov au milieu des
années 1960. Ce dernier a fait passer à ses officiers traitants améri-
cains des documents transmis au KGB qui ne pouvaient avoir été com-
muniqués que par ces deux espions. Ils sont donc identifiés et arrêtés.
Mais les services britanniques, qui n’ont pas été capables de détecter
eux-mêmes ces traîtres, apprécient modérément le fait que ce soit la
CIA qui les alerte. D’autant que cette découverte arrive au plus mau-

253
Les grands espions du XXe siècle

vais moment. D’une part, parce que la trahison de Philby1 continue à


provoquer des vagues et entretient la suspicion des services américains
à l’égard de leurs alliés britanniques. D’autre part, le transfuge Golitsyne
a affirmé que le Premier ministre travailliste Harold Wilson était un
agent soviétique, tant et si bien que le leader britannique fait l’objet
d’une surveillance permanente.
La concomitance de toutes ces affaires aboutit inévitablement à un
refroidissement considérable entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
À tel point que Harold Wilson envisage d’expulser l’antenne de la CIA
installée à Londres. Un tel résultat, si favorable à Moscou, n’aurait-il
pas mérité le sacrifice de deux taupes, Vassall et Bossard, qui, à cause de
leurs imprudences, auraient fatalement fini par se faire prendre ?

Edward Epstein journaliste américain, auteur de Intox,


CIA-KGB, la guerre des mots2, se souvient dans un pas-
sage de son ouvrage d’une comédie de Peter Ustinov,
Romanoff et Juliette. Dans une scène, le Premier ministre
d’un petit pays européen déclare à l’ambassadeur d’Union
soviétique que les États-Unis sont au courant de certaine opé-
ration secrète. « Nous savons qu’ils savent », répond celui-ci.
Le Premier ministre va alors trouver l’ambassadeur des États-
Unis et lui dit : « Ils savent que vous savez. » « Nous savons
qu’ils savent que nous savons », lui réplique-t-on. Il retourne
ensuite auprès de l’ambassadeur soviétique qui lui explique :
« Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils savent. »
Lorsque l’Américain en est informé, il compte les niveaux
de supercherie sur ses doigts, puis lève brusquement les bras
au ciel en s’écriant : « Quoi ? Ils savent que… »

Polyakov a aussi joué un rôle primordial dans un domaine parti-


culièrement sensible, celui des armes chimiques et biologiques. Un

1. Voir chapitre I.
2. Stock, 1989.

254
Le mystère Polyakov

domaine dont il avait une parfaite connaissance étant donné ses hautes
responsabilités au sein du renseignement militaire soviétique.
Pour avoir une vue claire sur ces questions, il faut remonter à la fin
de la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Américains et Russes se
livrent à une véritable chasse aux cerveaux nazis. Parmi ces scientifiques
qu’on se dispute parfois férocement, se trouvent en particulier des
savants qui sont allés très loin dans leurs recherches sur les armes chi-
miques et biologiques, avec le terrible succès que l’on sait. Il ne faut
jamais oublier que c’est un Allemand, Fritz Haber, par ailleurs Prix
Nobel de chimie, qui a inventé le gaz Zyklon B utilisé dans les usines
nazies de la mort. Cette compétence très particulière attire donc les
convoitises. Aussi, tant à Moscou qu’à Washington, on essaie de s’ar-
racher ces savants sans conscience. Allemands mais aussi Japonais – les
médecins sadiques de la trop célèbre unité 731.
Ces recherches sur la mise au point d’armes chimiques et biologiques
font aussi l’objet de nombreuses opérations d’espionnage et de
manœuvres de désinformation. D’une part, il s’agit de s’emparer des
secrets de fabrication de l’adversaire. De l’autre, il faut persuader ce der-
nier qu’on est les meilleurs, afin de le pousser à poursuivre des recherches
de plus en plus coûteuses. En somme c’est un peu l’équivalent de la
« guerre des étoiles » de Ronald Reagan qui n’a eu pour véritable objec-
tif que de ruiner l’URSS.
Mais cette guéguerre de l’information produit parfois des effets dévas-
tateurs. Vers la fin des années 1960, les militaires américains cessent de
poursuivre leurs recherches. Ils se rendent certainement compte que l’uti-
lisation massive de ces armes chimiques ou biologiques sur un champ
de bataille demeurera toujours aléatoire. Surtout quand on dispose
d’armes nucléaires autrement plus efficaces ! Un arsenal qu’on s’efforce
de miniaturiser et qui est toujours plus sophistiqué, à l’image de la bombe
à neutrons, la soi-disant bombe propre qui tue les hommes sans détruire
les équipements. Bref, Nixon, qui dirige alors les États-Unis, prend la
décision de ralentir les recherches en matière chimique et biologique, sans
toutefois détruire les stocks existants. Cependant, la désinformation, elle,
ne cesse pas. Un agent double américain, un certain Cassidy, fait parve-

255
Les grands espions du XXe siècle

nir à ses contacts soviétiques un renseignement très préoccupant: les cher-


cheurs américains auraient mis au point un gaz neurotoxique redouta-
blement performant. Conséquence immédiate : à Moscou, les autorités
ordonnent à leurs propres savants de mettre les bouchées doubles. Et,
c’est le paradoxe de cette histoire, ils aboutissent effectivement à créer une
arme chimique d’une efficacité effrayante, grâce aux Américains et alors
même que ceux-ci, de leur côté, ont renoncé !
Polyakov se trouve avoir été l’un des acteurs de cette manœuvre de
désinformation à l’origine de l’invention de cette nouvelle arme de dis-
suasion massive. Le général soviétique, après l’agent double Cassidy, a
en effet concouru à renseigner Moscou au sujet des prétendus succès
américains en matière d’armement chimique. Mais a-t-il désinformé
Moscou à l’instigation des Américains ? Ou bien, a-t-il jugé qu’il était
de son devoir d’alerter les autorités de son pays ? En résumé, Polyakov
était-il un traître ou un serviteur loyal de Moscou ?
Avant de répondre à cette question, intéressons-nous à la chute de
Polyakov. Selon la version soviétique – corroborée, ce n’est pas le
moindre des paradoxes, à peu de choses près par la CIA – le KGB com-
mence à nourrir des soupçons à l’encontre de Polyakov en 1980. Le
général, qui approche de la soixantaine, est alors invité à faire valoir
ses droits à la retraite, comme on dit. Ce limogeage n’entraîne pas
d’autres représailles et le Soviétique vit ensuite plusieurs années auprès
des siens en se livrant à son activité favorite : l’ébénisterie.
La réalité semble tout autre: du moins si l’on en croit les Américains
qui éclaireront en partie cette affaire très tardivement. En 1994, ils vien-
nent de confondre un espion, Aldrich Ames1, qui opérait au sein de la CIA.
Ames, interrogé par ses collègues, reconnaît alors qu’il a dénoncé Polyakov
à ses contacts soviétiques dès le début des années 1980. Mais Ames n’au-
rait pas été le seul à avoir trahi Polyakov. Un autre célèbre agent double
démasqué au début du troisième millénaire, Robert Hanssen2, tout aussi
cupide que son prédécesseur, aurait lui aussi dénoncé Polyakov. Seule

1. Voir chapitre XXII.


2. Voir chapitre XXIII.

256
Le mystère Polyakov

différence avec Ames: Hanssen, lui, était un agent du FBI. Les deux prin-
cipaux services de renseignement américains étaient donc infiltrés. Aussi
cette double découverte résonne-t-elle comme une sorte d’hommage rétros-
pectif à James Angleton qui, toute sa vie, a prétendu qu’une « grosse taupe »
– c’était son expression – sévissait au cœur du renseignement américain!
Le plus étonnant est l’annonce par les Soviétiques eux-mêmes, via
la Pravda, que Polyakov a été un agent double au service des Américains.
D’ordinaire, ils gardaient pour eux ce genre d’informations qui n’ho-
noraient guère ni leur pays ni leur régime. Alors pourquoi rendre
publique cette nouvelle cinq ans ou presque après le procès supposé de
Polyakov et son exécution tout aussi présumée ? Seule explication plau-
sible : Moscou a voulu légitimer a posteriori la masse de renseignements
que Polyakov avait fournis à la CIA et qui tenaient pour la plupart de
la désinformation. Mais au milieu desquels, pour rendre crédible cette
désinformation, on a fait en sorte de glisser de vrais renseignements. Par
conséquent, Polyakov arrêté, la CIA ne pouvait plus douter de la véra-
cité de l’énorme masse d’informations livrées par le Russe.
Ainsi Polyakov n’était pas un traître. La meilleure preuve reste que,
malgré toutes les sollicitations de la CIA, le général du GRU n’a jamais
envisagé de venir vivre à l’Ouest. Or, s’il avait été un agent double des
Américains, il risquait la peine de mort après avoir été démasqué. Autre
fait qui va dans le même sens : Polyakov n’a pratiquement jamais accepté
de rétributions de la CIA. Seule concession, ce passionné d’ébéniste-
rie mais aussi de chasse, a consenti à se voir offrir des outils de menui-
serie et une carabine de chasse. Il faut avouer que c’est bien peu pour
un espion de sa classe.
Enfin, la dernière preuve : si l’on en croit le traître du FBI, Robert
Hanssen, qui aurait dénoncé l’espion à ses maîtres du KGB, c’est dès
1980 qu’il a effectué cette manœuvre. Or, selon la Pravda, c’est seule-
ment au milieu des années 1980 que Polyakov aurait été démasqué.
Alors pourquoi attendre cinq ans avant de l’arrêter ? Et permettre à
Polyakov de continuer à fréquenter ses anciens collègues ?
Qu’est devenu réellement Polyakov ? On peut imaginer que les
Soviétiques aient profité de sa mort naturelle ou accidentelle pour inven-

257
Les grands espions du XXe siècle

ter cette manipulation et intoxiquer la CIA. Quoi qu’il en soit, le mys-


tère Polyakov n’est pas entièrement dissipé et fait encore débat parmi
les meilleurs spécialistes du renseignement. Une dernière remarque cepen-
dant : il n’est pas exclu que ce patriote ait joué parfois un rôle personnel
en utilisant les liens qu’il avait noués avec ses officiers traitants de la CIA
pour arrondir certains angles et donner, en somme, un petit coup de pouce
au destin. Mais travailler pour la paix, est-ce encore trahir ? Si on en juge
par le témoignage de Robert Gates, ancien directeur de la CIA et aujour-
d’hui ministre américain de la Défense, récemment reconduit par Barack
Obama, Top Hat a rendu un immense service au monde entier. En effet,
selon Gates, Polyakov, en transmettant à la CIA des documents ultrase-
crets du commandement suprême de l’Armée rouge, a permis aux États-
Unis d’évaluer très précisément la menace nucléaire soviétique et le
manque de précision de leurs engins intercontinentaux. Une évaluation
qui a convaincu Washington que les Soviétiques ne pourraient jamais
gagner une guerre atomique. Polyakov a donc concouru, même malgré
lui, à mettre un terme à la course aux armements. À moins, bien évi-
demment, qu’il n’ait fait qu’obéir aux ordres des dirigeants soviétiques
qui avaient conscience que la course aux armements finirait par ruiner
l’URSS. Ce qui est effectivement arrivé !
XX
La malle de « Baba »

Le procédé n’est pas nouveau mais il est généralement efficace : il


suffit de disposer d’une simple caisse et d’une accréditation diplo-
matique. Ajoutez une poignée de gros bras et un homme qui pos-
sède quelques notions médicales. Le tour est joué : vous pouvez pro-
céder au rapatriement forcé d’un individu avec lequel vous souhaitez
avoir une conversation soutenue et en toute discrétion. Mais par-
fois il peut y avoir des ratés. Des gabelous trop curieux ou des mani-
festations intempestives du locataire de la caisse sont susceptibles
de faire échouer l’opération.
C’est ainsi que des agents des services secrets du président Nasser
ont été surpris sur l’aéroport de Rome alors qu’ils étaient en train
d’embarquer une malle qui contenait un espion auquel ils avaient
beaucoup de questions à poser. Mais ce n’était certainement pas la
première fois que cette malle aux espions, conçue pour transporter
un voyageur dans les meilleures conditions possibles de confort et évi-
ter les désagréments provoqués par la brutalité des bagagistes, était
utilisée par les agents de Nasser. Et il ne fait nul doute que des moyens
de transport semblables ont été imaginés par d’autres services secrets.
La mésaventure d’Umaru Dikko rappelle irrésistiblement le fiasco
égyptien. Elle démontre que même les meilleurs services secrets peu-
vent faillir. Et que leurs agents peuvent être pris la main dans le pot
de confiture !

La scène se passe en plein centre de Londres, dans un quartier


cossu… Ce jour de juillet 1984, un Africain sort d’un bel ensemble rési-
dentiel. Il porte une tenue traditionnelle, une longue robe blanche ; il

259
Les grands espions du XXe siècle

est coiffé d’un petit calot et ses grosses lunettes lui donnent un air dis-
tingué. Mais à peine a-t-il fait quelques pas sur le trottoir qu’une
camionnette jaune canari pile à sa hauteur. Plusieurs hommes en sur-
gissent, le saisissent, le projettent à l’arrière du véhicule qui démarre
aussitôt. Impossible de résister ! D’autant que cet homme plutôt petit
n’est pas de force face à ces hommes costauds et décidés.
L’enlèvement est réussi. Deux détails troublants, pourtant : d’abord
la couleur du véhicule. Lorsque l’on veut procéder à un rapt sur la
voie publique, il n’est pas inutile d’utiliser une voiture plus discrète !
Autre erreur, le kidnapping a eu lieu devant le domicile de la victime.
Or un familier, un proche, peut être témoin de l’enlèvement et don-
ner l’alerte… C’est effectivement ce qui va se produire : la secrétaire
de cet Africain se trouvait à une fenêtre et elle a assisté au kidnapping.
Naturellement, elle prévient immédiatement la police.
L’homme qui a été prestement enlevé s’appelle Umaru Dikko et il s’agit
d’un ancien ministre nigérian. Il était même le principal collaborateur du
président Shehu Shagari, un président démocratiquement élu en 1979 après
plusieurs années de dictature militaire. Cependant, en 1983, quelques mois
avant l’enlèvement de Dikko, Shagari a été victime d’un putsch et les mili-
taires sont revenus au pouvoir. Comme d’habitude, ils ont promis de réta-
blir la démocratie une fois qu’ils auront remis de l’ordre et moralisé la vie
politique. En réalité, ils vont instituer une véritable dictature. Et de putsch
en putsch, il faudra attendre 1999 pour assister à un authentique retour
aux urnes. Mais c’est une autre histoire… Quoi qu’il en soit, l’actualité
récente confirme que la situation demeure toujours chaotique au Nigeria.
Très proche du président Shagari, lorsque les militaires se sont empa-
rés du pouvoir, Umaru Dikko a dû fuir son pays dans des conditions très
rocambolesques. Se sachant recherché, il s’est d’abord caché quelques
jours dans la capitale, Lagos. Heureusement, il a réussi à se procurer une
soutane. C’est donc déguisé en prêtre qu’il a passé la frontière du Togo
juché sur un cyclomoteur. Puis il s’est envolé pour Amsterdam, avant de
se fixer à Londres. Il a donc trouvé refuge chez l’ancien colonisateur,
comme le font naturellement presque tous les opposants nigérians
lorsque, contraints et forcés, ils doivent quitter leur patrie !

260
La malle de « Baba »

Quelques généralités d’abord. Si les Nigérians vivent dans une


extrême pauvreté, leur pays est riche. Le Nigeria, véritable géant de
l’Afrique aux cent dix millions d’habitants, est le principal produc-
teur de pétrole du continent. Mais le pétrole fait rarement le bonheur
d’un pays. À cause de la corruption bien sûr, mais pas seulement. Quand
cette ressource est la principale richesse du pays, elle est souvent aléa-
toire et tributaire des fluctuations du prix du baril. D’autre part, si l’ex-
ploitation n’est pas accompagnée d’installations de transformation, elle
rend le pays étroitement dépendant de l’étranger. Enfin, il faudrait veiller
à gérer rigoureusement cette rente pétrolière afin d’éviter de trop s’en-
detter. Or, quand le prix du baril baisse, la tentation est grande de
faire appel aux prêteurs internationaux. Le Nigeria est donc victime
de sa richesse. Surtout lorsque, au début des années 1980, sous la pré-
sidence de Shagari, le pétrole perd soudain 60 % de sa valeur.
Dikko est surnommé « Baba », « le Vieux » en langue Yoruba.
Pourtant, au moment des faits, il n’a pas même la cinquantaine. Mais
il doit sans doute son surnom au respect qu’il inspire. « Baba », donc,
est originaire du nord du Nigeria. Il a fait ses études dans un établis-
sement où l’on forme l’élite nigériane, avant de partir pour Londres
où il passe avec succès une licence de mathématiques et travaille un
temps à la BBC.
Très tôt, Dikko est tenté par la politique. À Londres, il est par
exemple leader d’une organisation d’étudiants nigérians puis, lorsqu’il
revient au pays, il est nommé commissaire aux finances de l’État où il
réside (le Nigeria est un État fédéral). Dikko grimpe peu à peu les éche-
lons. Toutefois la grande chance de sa vie, c’est sa rencontre avec le futur
président Shagari, dont il devient le beau-frère. Il faut aussi observer
que son propre frère sera nommé conseiller pour les affaires pétrolières,
un poste clé au Nigeria.
Quand Shagari est élu à la présidence, Dikko se trouve presque natu-
rellement au cœur du pouvoir et devient ministre des Transports et
de l’Aviation. Cependant, ce poste dissimule la vraie nature de ses fonc-
tions. En réalité, Dikko est le numéro deux du régime. À tel point que
certains ont comparé son pouvoir à celui qu’exerçait Foccart sous la pré-

261
Les grands espions du XXe siècle

sidence du général de Gaulle. Une éminence grise donc et un person-


nage très influent. C’est si vrai que le président lui confiera le soin d’or-
ganiser sa future campagne électorale. Pourtant c’est une autre de ses
prérogatives qui attire l’attention sur lui.
Le riz est une composante traditionnelle de l’alimentation des
Nigérians. Or, le pays n’est pas autosuffisant et doit par conséquent
importer des quantités considérables de cette céréale. Des importations
et des distributions qui ne donnent pas entièrement satisfaction. Aussi,
le président Shagari a-t-il décidé de créer un organisme spécialisé qu’on
va appeler un peu pompeusement la « Task Force on Rice » !
Il s’agit d’une sorte de commando qui doit mettre de l’ordre dans ce
commerce et stabiliser les prix. Dikko est chargé de diriger ce nouvel
organisme gouvernemental qui doit réguler des importations d’une
valeur de plusieurs dizaines de millions de dollars. Ainsi, c’est lui qui
désormais signe les contrats avec les importateurs.
La tentation est grande de se servir au passage ou d’exiger des pots-
de-vin des producteurs et des transporteurs, d’autant que Dikko est éga-
lement ministre des Transports. « Baba » se constitue peu à peu une
immense fortune évaluée par certains à un milliard de livres. Cette cor-
ruption systématique, qui profite aussi au parti présidentiel, est l’une
des raisons qui poussera les militaires à agir et chasser Shagari.
Dikko avait donc d’excellentes raisons pour fuir son pays lorsque les
militaires se sont installés au pouvoir, car il aurait dû répondre de ses
malversations. Exilé à Londres, il ne se prive pas de faire des déclara-
tions très hostiles au nouveau pouvoir nigérian qu’il accuse de pratiques
antidémocratiques. Mieux, il annonce son intention de réunir les oppo-
sants en exil et de coordonner la lutte contre les militaires. Dans une
interview, il parle même d’un djihad à mener contre le régime put-
schiste. Il espère ainsi soulever les populations musulmanes du nord du
Nigeria, où l’islam est majoritaire.
Cependant, les nouveaux maîtres du Nigeria n’ont pas demandé
à Londres son extradition. Sans doute en raison de la longueur de la
procédure. Pourtant les militaires nigérians sont relativement pres-
sés : ils veulent mettre la main au plus tôt sur la fortune de Dikko. Bien

262
La malle de « Baba »

plus que « le Vieux », ce sont donc les dizaines ou peut-être même


les centaines de millions de dollars qu’il a accumulés qui les intéres-
sent. Si Dikko tombe entre leurs mains, ils se font fort de lui extorquer
les numéros de ses comptes en banque ! Y compris en utilisant des
méthodes musclées. Ensuite, il sera toujours temps de le juger et vrai-
semblablement de l’exécuter.

Le Monde1 :
Cet homme « pèse » à lui tout seul 1,4 milliard de dol-
lars, dit-on à Lagos. Alhadji Umaru Dikko, l’homme le plus
recherché par les autorités nigérianes, a été désigné, dès le len-
demain du coup d’État du 31 décembre 1983, qui a mis fin
au régime civil de M. Shegu Shagari, comme bouc émissaire,
symbole de la corruption qui a gangrené l’administration nigé-
riane. Il y avait quelques raisons à cela…
Beau-frère du président Shagari, M. Dikko, qui était
ministre des transports et de l’aviation dans le dernier gou-
vernement civil, était en réalité le « numéro deux », voire,
selon certains, le véritable « homme fort » du Nigeria.
Organisateur de la campagne électorale du chef de l’É-
tat lors de l’élection présidentielle du 6 août 1983, il s’occu-
pait également des campagnes électorales du parti présiden-
tiel, le NPN (National Party of Nigeria).
M. Dikko était en outre chargé de la coordination de
toutes les importations de produits alimentaires du Nigeria.
Aucun contrat important ne pouvait être signé sans son aval,
c’est-à-dire sans que de juteuses commissions soient prélevées
au passage.
La fortune de M. Dikko, dit-on à Lagos, a été essen-
tiellement constituée par des détournements de fonds et des
pots-de-vin ; notamment par le biais des contrats d’impor-
tation du riz.

1. 7 juillet 1984.

263
Les grands espions du XXe siècle

Le pouvoir nigérian s’est donc résolu à enlever Dikko pour lui arra-
cher ses secrets. Une mission qui relève des services secrets puisqu’il
s’agit de mener une action parfaitement illégale dans un pays étranger
avec lequel on entretient de bons rapports, même s’il existe parfois des
tensions entre les deux capitales. Comme toutes les ex-puissances colo-
niales, les Britanniques ont en effet tendance à considérer qu’ils sont
encore un peu chez eux au Nigeria.
Cette opération qui doit être conduite en territoire étranger est d’au-
tant plus délicate que les Anglais n’apprécient guère qu’on se livre dans
leur pays à ce genre d’actions illégales. Peu de temps auparavant, un
grave incident s’est produit devant l’ambassade de Libye : le meurtre
d’une femme policier britannique par un occupant de l’ambassade. Une
affaire qui a secoué l’opinion publique et provoqué son indignation,
car, protégés par leur immunité diplomatique, les personnels de l’am-
bassade ont pu quitter libres le bâtiment.
Dans ce contexte, les autorités nigérianes doivent marcher sur des
œufs. Principale difficulté, si les Nigérians disposent bien d’un service
secret, ses agents ne sont pas assez compétents pour organiser une telle
opération dans un pays européen où la police est particulièrement effi-
cace. Ils décident donc de solliciter une aide. D’une façon tout à fait
inattendue, ils se tournent vers Tel-Aviv.
Certes, les Israéliens ont contribué à organiser et former les services
secrets de plusieurs pays africains. Mais, après la guerre des Six-Jours
et l’occupation des Territoires, la plupart des États du continent ont
rompu leurs relations diplomatiques avec Israël. Il n’empêche que des
liens informels ont subsisté, sans compter les relations d’affaires. Plusieurs
dizaines de sociétés israéliennes sont ainsi implantées au Nigeria.
Quatre agents israéliens sont donc directement chargés de conce-
voir et diriger l’opération Dikko. Ils seront naturellement secondés par
des Nigérians en poste à Londres ou envoyés là-bas à cette occasion.
Toutefois, il leur faut d’abord localiser l’ancien ministre.
Bien entendu, celui-ci, qui a de bonnes raisons de craindre pour
sa vie, se cache. Les gens qui ont résolu de l’enlever doivent par consé-
quent se livrer à un véritable jeu de piste pour retrouver sa trace dans

264
La malle de « Baba »

une ville aussi vaste que Londres. Une telle quête mobilise un large effec-
tif et le soutien d’une solide organisation. Après de sérieuses investi-
gations, en particulier dans la communauté africaine, Dikko est enfin
« logé », et la surveillance commence. Il faut tout savoir de ses habitudes
avant d’intervenir. Le 5 juillet 1984, le commando passe enfin à l’ac-
tion dans les conditions décrites plus haut.
Dès que la secrétaire de Dikko donne l’alarme, Scotland Yard se
mobilise et recherche la camionnette jaune. Simultanément les ports,
les gares et les aéroports sont mis sous surveillance.
Stansted est un aérodrome de fret situé à une cinquantaine de kilo-
mètres au nord de Londres. La veille, un avion-cargo nigérian s’y est
posé. Ses soutes étaient vides. Le pilote a déclaré qu’il devait convoyer
plusieurs caisses sous bordereaux diplomatiques qui seraient expédiées
par l’ambassade nigériane à destination de Lagos. Jusque-là rien d’éton-
nant. Toutefois, sur ordre de la police britannique, les agents de sécu-
rité nigérians présents à bord n’ont pas été autorisés à quitter l’enceinte
de l’aéroport. Londres soupçonnait les militaires nigérians de vouloir
s’en prendre à des exilés qui avaient trouvé refuge en Grande-Bretagne.
On peut donc penser que les Britanniques disposaient d’informa-
tions relativement précises, même s’ils ne savaient pas que Dikko serait
spécifiquement visé. Quoi qu’il en soit, trois heures après l’enlèvement
du politicien nigérian, la camionnette jaune se présente devant les grilles
de l’aéroport de Stansted. Un citoyen nigérian brandissant un passeport
diplomatique en descend et demande à entrer pour déposer deux caisses
qui doivent être acheminées dans son pays à bord de cet avion-cargo qui
a atterri la veille. La camionnette est autorisée à pénétrer dans l’enceinte
et la police des frontières autorise même le transbordement des caisses
dans les soutes du Boeing 707 nigérian. Une attitude étrange, alors que
Scotland Yard a déjà transmis le signalement de la camionnette.
En fait, la police et la douane britanniques veulent pincer les
Nigérians en flagrant délit. Un gabelou pénètre dans la soute et, sous
prétexte qu’il a entendu un bruit suspect dans l’une des caisses, demande
le déchargement des deux gros colis qui, c’est écrit sur les bordereaux,
sont destinés à rejoindre le ministère nigérian des Affaires étrangères.

265
Les grands espions du XXe siècle

En pratique, ces caisses sont protégées en raison de leur caractère diplo-


matique. Mais théoriquement rien n’empêche un douanier de faire
preuve d’une curiosité excessive mais légitime. Dans de nombreux cas,
cela a permis de découvrir que certaines valises diplomatiques trans-
portaient des armes ou même de la drogue.
En l’occurrence, les deux caisses sont transportées dans un hangar
et sont ouvertes en présence d’un représentant de l’ambassade nigériane.
Dans la première, on découvre Dikko. Mais le politicien, qui est incons-
cient et semble avoir été drogué, n’est pas tout seul ! À côté de lui, se
trouve un autre homme, une seringue à la main. Il s’avérera un peu plus
tard qu’il s’agit d’un médecin anesthésiste israélien qui devait injecter
une nouvelle dose de neuroleptique au prisonnier si celui-ci se réveillait
prématurément. De plus, pour éviter tout risque d’étouffement, cet
honorable praticien avait aussi pratiqué sur le prisonnier la pose d’une
sonde trachéale : il fallait vraiment que Dikko arrive vivant au Nigeria.
Dans la deuxième caisse, on découvrira deux autres hommes. Comme
par hasard, ce sont encore deux citoyens israéliens !

Libération1 :
[Le journal signale d’abord que cette affaire d’enlè-
vement intervient à un moment où les relations entre le
gouvernement de Mme Thatcher et les militaires de Lagos
sont assez délicates.]
Avant même que n’éclate cette affaire, la Grande-
Bretagne avait été la cible de violentes attaques de Lagos. Le
numéro deux du régime militaire avait accusé jeudi la
Grande-Bretagne d’avoir exploité le Nigeria et de servir de
« refuge » aux « fugitifs » nigérians responsables de la crise
économique de ce pays.
Mais il sera plus difficile à la Dame de fer de se mon-
trer aussi brutale avec le Nigeria qu’elle ne l’a été avec le colo-
nel Kadhafi. Membre influent du Commonwealth, le Nigeria

1. 18 juillet 1984.

266
La malle de « Baba »

est aussi un partenaire économique de taille, le l0e marché


d’exportation pour la Grande-Bretagne et son principal
débouché en dehors de l’Europe et des États-Unis.
L’affaire est d’autre part révélatrice des choix des mili-
taires au pouvoir à Lagos qui se sont engagés dans une vague
de procès anticorruption. De nombreux ministres, gouver-
neurs et hauts fonctionnaires de l’ancien régime ont été
condamnés à de très lourdes peines d’emprisonnement par des
tribunaux militaires siégeant à huis clos, sans possibilité d’ap-
pel. Un décret a fixé la peine minimum de ces procès à 22 ans
de prison, le maximum étant la prison à vie. La Grande-
Bretagne avait déjà fait savoir qu’elle refuserait d’extrader
Umaru Dikko s’il devait être jugé dans de telles conditions.

Après la découverte de ces deux hommes dans l’autre caisse, il s’avère


donc que trois Israéliens sont impliqués. Il est certain que d’autres agents
ont participé au coup de main, mais ces hommes ont pris la précaution
de disparaître dès que le succès de l’opération leur a semblé acquis. Ils
ne pouvaient pas savoir que les caisses seraient ouvertes à l’aéroport.
Au total, Scotland Yard a mis la main sur une quinzaine de personnes
appartenant à plusieurs nationalités. Pour leur part, les citoyens israé-
liens ont affirmé qu’ils n’étaient que des mercenaires chargés par de
riches hommes d’affaires nigérians de s’assurer de la personne de Dikko
et de le ramener au pays. Ils s’en sont toujours tenus peu ou prou à cette
version et n’ont donc impliqué ni Israël ni le gouvernement nigérian.
Au fond, ça arrangeait bien Londres qui n’avait aucune envie de jeter
de l’huile sur le feu et de déclencher une grave crise diplomatique.
Pourtant, le torchon a brièvement brûlé entre la Grande-Bretagne
et son ancienne colonie. Ce regain de tension a débouché sur la réten-
tion provisoire d’un avion britannique sur l’aéroport de Lagos. Une
simple mesure de rétorsion prise par des militaires vexés. Londres, pre-
nant soin de ne pas mettre directement en cause les autorités nigérianes,
s’est contenté d’émettre une protestation toute diplomatique qui s’est
quand même traduite par un rappel réciproque des ambassadeurs.

267
Les grands espions du XXe siècle

Pour sa part, l’État hébreu ne s’est senti concerné en aucune façon,


même s’il a été établi que les kidnappeurs avaient tous fricoté un jour
ou l’autre avec le Mossad. D’ailleurs, un peu plus tard, au cours du pro-
cès, leur propre défenseur, un célèbre avocat britannique, a pu décla-
rer que les services secrets israéliens n’avaient sans doute jamais été
très éloignés de cette affaire.
Mais apparemment, Londres a choisi d’accepter la version des
Israéliens mercenaires. Pourtant, dans la coulisse, il y a eu une sévère
explication de texte entre le contre-espionnage britannique et les chefs
des services israéliens. Toutefois, c’est la piétaille qui a payé pour ce qui
est apparu comme une action inamicale, et surtout inexcusable, sur le
territoire de la Grande-Bretagne ! En 1985, à l’issue d’un procès où le
ministère public s’est bien gardé d’évoquer les sujets susceptibles de
fâcher, comme l’implication officielle des autorités de Lagos et la mise
en cause du Mossad, le médecin anesthésiste et les deux autres Israéliens
ont été lourdement condamnés à dix années de prison. Un avertisse-
ment lancé à tous ceux qui auraient l’intention de régler leurs petites
affaires sur le territoire britannique…
Ici, il faut s’attarder sur le cas particulier du médecin. Un praticien
qui, en participant à cette opération, a gravement manqué au serment
d’Hippocrate. Ce médecin, par ailleurs professionnellement très réputé,
s’est défendu en affirmant qu’il avait cru agir par patriotisme, pour
rendre service à son pays. Un quasi-aveu d’une participation de l’État
hébreu à travers son célèbre service secret.
Mais si, comme cela est vraisemblable, le Mossad a agi ès qualités
dans cette affaire, comment l’expliquer ? Certes, il est déjà arrivé aux
Israéliens d’intervenir pour donner un coup de main à d’autres services
étrangers. Ainsi on peut penser qu’ils ont joué un rôle dans l’affaire Ben
Barka, l’opposant marocain étant un des leaders de la Tricontinentale,
une fédération d’organisations tiers-mondistes qui n’était guère favo-
rable à Israël… Ils ont aussi collaboré avec les services sud-africains et
leur contribution dans les trafics de l’Irangate a été essentielle.
Cependant, il faut le noter, à chaque fois, c’est parce qu’ils estimaient
que leurs intérêts le leur commandaient. Si le Mossad a cru bon de don-

268
La malle de « Baba »

ner un coup de main aux services nigérians, c’est donc que l’État hébreu
y trouvait son compte d’une façon ou d’une autre.
La première hypothèse a une odeur de pétrole. Le Nigeria était en
effet l’un des principaux fournisseurs d’or noir d’Israël. L’État hébreu
pouvait légitimement croire que le changement de régime au Nigeria
aurait des conséquences négatives sur les accords pétroliers qui exis-
taient entre les deux pays. Lorsque les dirigeants israéliens ont appris
que Lagos voulait récupérer Dikko et sa fortune par tous les moyens,
ils ont pu être tentés de proposer leurs services et leur expérience. Il faut
en effet rappeler que l’un des exploits les plus spectaculaires du Mossad
avait été la capture d’Eichmann et son exfiltration vers Israël. Donc, en
contrepartie de leur participation, ils auraient pu demander que le
Nigeria continue à leur fournir du pétrole.
Toutefois, il est peu vraisemblable que l’or noir ait été la principale
motivation d’Israël : si le Mossad s’était complètement impliqué dans
une affaire aussi importante – rien moins que l’approvisionnement en
pétrole du pays – il se serait conduit de façon beaucoup plus profes-
sionnelle. Dès lors, ses agents n’auraient sans doute pas commis tant d’er-
reurs ou auraient veillé à ce que leurs partenaires n’en commettent pas.
La location de la camionnette jaune canari, notamment, une location
qui n’a pas été effectuée par la partie israélienne mais par un agent nigé-
rian. Si les hommes du Mossad sont bien intervenus, ils n’ont donc pas
maîtrisé l’ensemble de l’opération : parce que les chefs du service secret
ont estimé que les intérêts vitaux d’Israël n’étaient pas en jeu.
La réalité est plus triviale. De nombreuses entreprises israéliennes
faisaient des affaires au Nigeria. Un certain nombre d’entre elles ne par-
venaient pas à récupérer l’argent qu’elles avaient engagé dans le pays, ni
celui prêté à l’État nigérian. D’où l’idée d’aider Lagos à mettre la main
sur Dikko… et surtout sur l’argent volé. Avec l’espoir que ces entre-
preneurs seraient dédommagés grâce à la fortune de Dikko.
Parmi les entreprises en question, il y avait d’abord une importante
société de travaux publics qui dépendait de la principale fédération syn-
dicale israélienne, l’Histadrut. Il y avait également un consortium suisse
dirigé par un capitaliste juif très proche de la droite israélienne. Si proche

269
Les grands espions du XXe siècle

même qu’il finançait un parti conservateur allié du Premier ministre


Menahem Begin, donc un homme à qui le pouvoir israélien n’avait pas
grand-chose à refuser. En outre ce magnat du transport avait person-
nellement d’excellentes raisons d’en vouloir à Dikko. Il avait en effet
mis la main sur une part importante du marché du riz. C’est son entre-
prise qui acheminait au Nigeria cet aliment essentiel. Il était donc en
affaires avec Dikko qui régentait ces importations. Or Dikko, après
avoir réceptionné plusieurs grosses cargaisons de riz, avait omis de lui
payer le transport. La facture se montait à des millions de dollars… Il
n’a pas été trop difficile à cet ami du pouvoir israélien de convaincre
le Premier ministre Begin de lui prêter un petit commando du Mossad.
Mais on ne peut pas exclure que les agents du Mossad, peu enthou-
siastes à l’idée de travailler pour des intérêts privés, aient traité l’af-
faire à la légère. Ce qui explique les maladresses, sinon les bévues.
Parmi les personnes recherchées par Scotland Yard à cause de leur
implication dans l’affaire Dikko, figurait aussi le directeur londonien
de la compagnie aérienne nationale, Nigerian Airways… Ce person-
nage s’est caché plusieurs jours. Il a fini par quitter le territoire bri-
tannique… dissimulé dans une caisse lui aussi ! Ce qui prouve que ce
moyen de transport n’était pas aussi inédit qu’il y paraissait !

Le Monde1 :
Depuis le coup d’État du 31 décembre dernier qui a mis
fin à l’expérience « démocratique » du régime civil de M.
Shagari, les autorités de Lagos ne cessent d’affirmer que la
corruption générale qui sévissait sous l’ancienne adminis-
tration est la cause essentielle de la crise actuelle.
M. Dikko avait été désigné comme le symbole de cette
corruption, et les militaires nigérians avaient juré d’obtenir
son extradition. Milliardaire, l’ancien ministre des transports
avait certes, grâce aux responsabilités qui étaient les siennes,
de nombreux moyens de s’enrichir frauduleusement. Comme

1. Éditorial du 7 juillet 1984.

270
La malle de « Baba »

plusieurs centaines de personnalités de l’ancien régime aujour-


d’hui incarcérées dans les prisons nigérianes en attendant
d’être jugées pour détournement de fonds, il avait profité d’un
système qui permettait tous les abus. Il n’avait jamais caché,
d’autre part, son intention d’utiliser « toutes les méthodes et
toutes les armes » pour abattre le gouvernement du général
Buhari. Apparemment, on a tenté, avec des « méthodes » simi-
laires, de le prendre de vitesse…
Au-delà de la personnalité de M. Dikko, cette affaire
illustre la politique de fuite en avant qui semble dominer
au Nigeria. Les procès qui se déroulent à Lagos n’ont-ils pas
pour but de détourner l’opinion des difficultés que rencontre
le gouvernement à surmonter la crise économique ?
XXI
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

Dans l’histoire de l’espionnage nombreux sont les cas de défec-


tions. Un jour, un homme quitte son camp, passe à l’ennemi et vend
ce qu’il possède de plus précieux : son lot de secrets ! Si la moisson
est suffisamment bonne, le transfuge peut espérer disposer d’une rente
à vie et jouir d’une existence paisible, quelquefois sous un visage nou-
veau transformé par la chirurgie esthétique.
Plus étonnante est l’histoire, assez rare, des agents qui ont fait l’al-
ler et retour. Des hommes qui ont doublement trahi : leur camp puis
celui de leurs protecteurs…
Ainsi l’extraordinaire affaire Otto John. Du nom de ce chef du
contre-espionnage allemand qui, en 1954, est passé avec armes et
bagages à l’Est avant de revenir à l’Ouest un an plus tard. Mais il s’agis-
sait d’une manipulation montée par un service rival !
Dans le présent chapitre, l’aller et retour est encore plus surpre-
nant, plus rocambolesque. Et toujours inexpliqué.
En 1985, Vitali Yourtchenko est un cadre important du KGB.
Responsable d’un directoire consacré au contre-espionnage, il est
considéré à l’Ouest comme étant le numéro cinq de la centrale sovié-
tique. Pendant cinq ans, de 1975 à 1980, il a été préalablement offi-
cier de sécurité de l’ambassade d’URSS à Washington. C’est-à-dire
qu’il a dirigé une partie du réseau d’espionnage soviétique infiltré
en Amérique du Nord. À son retour à Moscou, c’est lui qui traite le
cas Farewell, la fameuse taupe soviétique qui travaillait pour la DST
française et qui finira devant un poteau d’exécution.
Yourtchenko est donc un maître espion. Mais en juillet 1985, une
année tumultueuse où se multiplient défections et découvertes de

273
Les grands espions du XXe siècle

taupes, à l’Est comme à l’Ouest, cet éminent kgbiste choisit la liberté,


comme on disait autrefois.
Pour les Américains, c’est pain béni ! Pendant plusieurs semaines,
Yourtchenko est débriefé par les spécialistes de la CIA. Le Soviétique
donne les noms de plusieurs agents qui ont travaillé pour le KGB. Les
Américains n’ont donc aucune raison de douter de sa sincérité. Mais
quatre mois à peine après son arrivée aux États-Unis, Yourtchenko
fait défection et se réfugie à l’ambassade soviétique à Washington. J’ai
été capturé et drogué par la CIA ! déclare-t-il à la presse. Et il mani-
feste aussitôt son intention de rentrer chez lui. Ce qu’il fait. Peu de
temps après, on annonce qu’il a été fusillé. Moscou dément. Et effec-
tivement, Vitali Yourtchenko réapparaît. Il a repris son travail d’es-
pion et se porte comme un charme. Ses employeurs ne lui ont nul-
lement fait grief de sa brève défection.
Invraisemblable ? Non : Yourtchenko a agi sur ordre. Son passage
à l’Ouest était une mystification. Mais pour quelle raison ?

Au sein de l’organigramme du KGB, Yourtchenko travaillait essen-


tiellement dans le domaine anglo-saxon. Les hommes de la CIA savaient
parfaitement qui il était. Ils le soupçonnaient même d’avoir été l’exé-
cuteur d’un certain Shadrin, un agent double du KGB qui travaillait
aussi pour les Américains. En 1975, Shadrin a mystérieusement dis-
paru à Vienne. Personne ne l’a jamais revu. En fait, il a été kidnappé
puis exécuté par une équipe dirigée par Yourtchenko.
Fin juillet 1985, Yourtchenko se trouve à Rome. Il vient supervi-
ser le déplacement d’une poignée de savants soviétiques en Sicile. Des
scientifiques qui doivent participer à un congrès international sur les
armes nucléaires. Naturellement, il s’agit de contrôler leurs rendez-vous
et déplacements et aussi d’assurer leur sécurité. Bien entendu, l’équipe
du KGB placée sous les ordres de Yourtchenko doit également veiller
en priorité à ce que ces scientifiques ne passent pas à l’Ouest. Ce qui ne
manque pas de sel quand on connaît la suite de l’histoire.
Début août, Yourtchenko décide d’aller visiter les musées du Vatican.
Il part de l’ambassade soviétique, monte dans un taxi et disparaît dans

274
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

la nature. Vingt-quatre heures plus tard, Yourtchenko n’ayant toujours


pas reparu, ses compatriotes présents à Rome s’affolent. Les Soviétiques
préviennent la police. Les Italiens, très embarrassés, commencent à faire
des recherches tandis que l’affaire prend une dimension internationale.
À Moscou, le ministère des Affaires étrangères exige des résultats. Déjà,
on accuse la CIA d’avoir enlevé Yourtchenko.
En réalité, Yourtchenko n’est jamais allé au Vatican. Deux heures
à peine après son départ de l’ambassade soviétique, il a trouvé refuge
à la représentation diplomatique américaine où il demande aussitôt
l’asile politique. Très rapidement, la CIA est alertée. Yourtchenko est
un gros, un très gros poisson. Il est immédiatement décidé de le trans-
férer discrètement aux États-Unis dans les meilleurs délais.
Ce n’est que deux mois plus tard qu’on apprendra officiellement
de source américaine la défection de ce haut responsable du KGB.
Yourtchenko est alors logé dans une villa située en pleine nature, pas
très loin de Langley où se trouve le siège de la CIA et où il sera inter-
rogé sans relâche. Mais, prudemment, les services secrets lui font
d’abord passer un test au détecteur de mensonge : Yourtchenko pour-
rait être un faux transfuge, un « cheval de Troie » comme on dit dans
le jargon du contre-espionnage. C’est-à-dire un agent qui fait sem-
blant d’avoir trahi pour mieux intoxiquer ceux chez lesquels il a trouvé
refuge…
Le Soviétique passe avec succès le test du détecteur de mensonge !
Cet appareil très sophistiqué mis au point par des spécialistes du ren-
seignement est jugé infaillible. Les hommes de la CIA n’ont donc plus
aucune raison de se méfier.
Yourtchenko parle d’abondance. Très vite, il donne des informations
de grande valeur. Il commence par reconnaître sa responsabilité dans la
disparition de Shadrin. Puis il élucide une autre histoire qui tracassait
beaucoup l’état-major de Langley.
En 1984, le chef de la station de Moscou de la CIA donne l’alerte.
Ses hommes tombaient les uns après les autres, identifiés, arrêtés par
le KGB et finalement expulsés. Plus grave encore, un important infor-
mateur de la CIA, un expert soviétique en aviation, Tolkachev, venait

275
Les grands espions du XXe siècle

d’être fusillé ! Il y avait donc une taupe… Mais jusque-là, les Américains
n’avaient pu l’identifier !
Interrogé à ce sujet, Yourtchenko déclare qu’il connaît au moins
un agent infiltré dans les services américains, un ancien officier de la
CIA dont le nom de code est Robert. Il ajoute quelques détails.
Rapidement, ce Robert est identifié. Il s’agit d’un certain Edward Lee
Howard. Il n’appartient plus à la centrale américaine, mais il y a joué
un rôle essentiel et particulièrement dévastateur.
Devant ses interlocuteurs éberlués, Yourtchenko reconstitue son histoire.
Howard, un petit jeune homme très malin et bourré de diplômes, a
été recruté par la CIA au début des années 1980. Il a été affecté à la divi-
sion soviétique. L’objectif était de l’envoyer à Moscou où il serait chargé
du traitement des agents. Un poste important et sensible. Howard subit
un entraînement rigoureux avant de remplir la mission qui lui a été dési-
gnée. À Langley, on lui ouvre les dossiers de tous les agents infiltrés en
URSS qu’il sera chargé de suivre. Cependant, avant son départ, Howard
subit lui aussi un test au détecteur de mensonge. Les Américains, qui ont
donc une confiance absolue dans cet appareil, en usent et abusent.
En l’occurrence, le résultat se révèle catastrophique : Howard est
non seulement malhonnête et menteur mais il boit et consomme à
l’occasion de la drogue ! Plus question désormais de l’envoyer à
Moscou ! Les spécialistes de la CIA, en attendant le dernier moment
pour effectuer ce test, ont commis une erreur impardonnable qui va
leur coûter très cher ! Recalé par la CIA, Howard est abandonné à
lui-même. Pourtant, possédant maintenant des informations confi-
dentielles, il devrait être strictement surveillé.
Ce n’est pas le cas et c’est la deuxième erreur capitale de la CIA :
Howard, assez facilement, trompe ses anges gardiens et ne tarde pas à
prendre contact avec les Russes. Il leur vend ses informations et, pour
échapper définitivement aux sbires de la CIA, il choisit de se réfugier
derrière le rideau de fer !
Dénonçant les uns après les autres tous les agents américains du
poste de Moscou, il cause des dégâts considérables et annihile des
années de travail !

276
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

Yourtchenko a donc mis la CIA sur la piste de Howard. Mais il est


trop tard. Le mal a été fait. Howard ne peut même pas répondre de
sa trahison puisqu’il se trouve désormais à l’Est. Néanmoins, le trans-
fuge a satisfait la curiosité des Américains qui comprennent enfin pour-
quoi une telle épidémie d’arrestations a frappé leur poste de Moscou.
Toutefois, en leur révélant la source de leurs déboires, et donc la tra-
hison de Howard, Yourtchenko n’a fait qu’éclairer une histoire ancienne.
Une affaire qui ne pouvait donner lieu à aucun nouveau développement
opérationnel ! Dénoncer un agent soviétique désormais inactif ne pou-
vait guère inquiéter le KGB ! Mais cela permettait au transfuge de cré-
dibiliser son personnage.

Le Matin1 :
Les espions sont comme ces dominos accolés debout et dont
les Japonais raffolent; il suffît d’une chiquenaude et voilà l’ali-
gnement de centaines de dominos qui exécute un long mou-
vement de chutes successives. Cette théorie des « dominos cul-
buteurs » peut se vérifier à la lumière tamisée des informations
révélées par le Los Angeles Times sur le cas d’un diplomate
soviétique, Vitali Yourtchenko, disparu à Rome au milieu
du mois d’août. Là où la théorie des « dominos culbuteurs et
culbutés » se vérifie, c’est dans l’immense branle-bas de com-
bat qui a saisi les services secrets comme les services officiels
ouest-allemands au mois d’août. Les autorités italiennes
avaient annoncé le 8 août la disparition de Vitali Yourtchenko
de l’ambassade d’URSS à Rome. Le 19 août, Hans-Joachim
Tiedge, patron du contre-espionnage ouest-allemand, pas-
sait, lui, à l’Est. Le Corriere Della Sera annonçait alors que
la fuite de Tiedge était directement liée à la disparition de
Yourtchenko : l’URSS rappelait plusieurs de ses espions opé-
rant en Occident de peur qu’ils ne tombent, à la suite des révé-
lations de Yourtchenko. Disparaissaient aussi plusieurs secré-

1. 28 septembre 1985.

277
Les grands espions du XXe siècle

taires de services officiels ouest-allemands : les taupes chan-


geaient de galeries souterraines. Les dominos étaient culbu-
tés. En parallèle avec un autre réseau également éreinté : celui
des espions soviétiques de Grande-Bretagne, expulsés après que
le responsable des opérations du KGB en Grande-Bretagne,
Oleg Gordievski, se fut livré aux Britanniques.

Le débriefing d’un transfuge est semblable à une pelote de laine


qu’on déroule. Il faut être patient, psychologue… C’est tout un art.
Alors, dans les premières semaines, on laisse du mou dans le fil.
Apparemment, la méthode est efficace : Yourtchenko donne des infor-
mations précises et concordantes et livre d’autres noms. Même s’il s’agit
toujours de taupes qui ne sont plus fonctionnelles.
Passées ces premières semaines, Yourtchenko s’ennuie. Il vit isolé
dans une grande maison au milieu des bois. Il veut voir du monde, par-
ler le russe… Le patron de la CIA en personne, Bill Casey, se déplace
et vient dîner avec le transfuge. Une reconnaissance flatteuse pour ce
personnage qui a occupé de si hautes fonctions au KGB !
Casey lui promet que lorsque son débriefing sera achevé, Yourtchenko
percevra un salaire de ministre, disposera d’une villa achetée à son nom et
bénéficiera de la gratuité des soins médicaux. La belle vie! Néanmoins, ça
ne suffit pas. Yourtchenko exige de quitter sa cage dorée. Dangereux, pour
un transfuge ordinaire. À moins qu’il ne sache déjà qu’il ne risque rien!
Le 2 novembre, soit quatre mois après la défection de Yourtchenko
à Rome et surtout quinze jours avant une rencontre importante à
Genève entre Reagan et Gorbatchev, le transfuge est donc autorisé à
dîner en ville. À Washington ! Un choix qui ne doit rien au hasard.
Évidemment, Yourtchenko est accompagné d’un agent de la CIA,
chargé tout à la fois de le protéger et le surveiller. Le Soviétique a choisi
un restaurant chic de Washington réputé pour l’excellence de sa cuisine,
Le Pied de Cochon ! Yourtchenko partage son repas avec son ange gar-
dien. Mais soudain, il se lève de table. Souriant, il regarde l’homme de
la CIA : Si je me lève et que je sors, que faites-vous ? Vous me tirez dessus ?
L’autre, éberlué, fait non. Yourtchenko éclate de rire. Il dit qu’il en a pour

278
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

une vingtaine de minutes. Il quitte le restaurant et disparaît très vite.


Quelques minutes plus tard, il pénètre le plus tranquillement du monde
dans l’ambassade soviétique. S’il avait choisi Le Pied de Cochon, c’était
en raison de sa proximité avec l’ambassade !
Le pire est encore à venir pour les Américains ! En effet, dès le len-
demain, Yourtchenko donne une conférence de presse dans les locaux
de l’ambassade, où il explique à sa façon sa prétendue défection. Il accuse
ni plus ni moins la CIA de l’avoir enlevé à Rome. Drogué, il aurait été
ensuite transporté aux États-Unis. Là, dans une villa de la CIA, toujours
drogué, on l’aurait interrogé et même torturé. Et Yourtchenko d’ajou-
ter qu’il ne sait pas ce qu’il a dit au cours de ces interrogatoires. Si vous
voulez savoir si j’ai fait des révélations, il faut le demander à la CIA !
Incontestablement, le coup est dur pour les autorités américaines
alors que la CIA, quelques semaines plus tôt, rendant publique la défec-
tion de Yourtchenko, avait présenté l’affaire comme un succès de taille.
Les Américains sont donc ridiculisés et le président Reagan lui-même
est affaibli. Il ne fait nul doute que dans la prochaine partie de bras
de fer qui va l’opposer à Gorbatchev, il sera en difficulté.
La CIA essaie tout de même de sauver la face. La seconde défection
s’expliquerait par une histoire d’amour : Yourtchenko aurait été folle-
ment amoureux. C’est pour cette raison qu’il se serait jeté dans les bras
des Américains à Rome. Valentina, c’est le nom de sa dulcinée, est
l’épouse d’un diplomate soviétique. Yourtchenko l’aurait rencontrée lors-
qu’il était en poste à Washington à la fin des années 1970. Depuis son
retour à Moscou, il se languissait d’elle. En 1985, son diplomate de mari
était en fonction au Canada. En passant aux États-Unis, Yourtchenko
se rapprochait d’elle. D’ailleurs, il aurait demandé à la CIA de l’aider à
rejoindre sa bien-aimée. À deux reprises, escorté par des agents de la CIA,
Yourtchenko se serait rendu à Montréal. Mais la belle ne voulait plus
de lui. Alors, le Soviétique éconduit aurait plongé dans une profonde
dépression et il aurait finalement choisi de retrouver la mère patrie !
Une explication peu crédible. Ce roman à l’eau de rose n’a guère
abusé grand monde. Cependant il est très possible que Yourtchenko,
qui avait la réputation d’un homme à femmes, ait eu une liaison avec

279
Les grands espions du XXe siècle

Valentina… Mais aurait-il fait défection pour retrouver une femme qu’il
n’avait pas vue depuis cinq ans et dont il ne savait pas si elle l’aimait
toujours ? Cela paraît grotesque.
Il est plus vraisemblable que l’aller et retour de Yourtchenko était
prévu dès le départ. Il faisait partie d’une opération préparée avec beau-
coup de subtilité.

Benoît Rayski1 :
Qu’est-ce que vous préférez dans le genre burlesque, hila-
rant et surréaliste ? Les Marx Brothers, Hellzapoppin ou Y
a-t-il un pilote dans l’avion ? Pour l’affaire Yourtchenko, qui
éclabousse les États-Unis, et avant tout la Maison Blanche,
vous n’avez que l’embarras du choix, à moins que vous ne pré-
fériez un titre plus d’actualité, par exemple: Comment Ronnie
a été roulé par Vitali ? Car c’est bien Ronald Reagan qui, dans
cette tragédie montée de main de maître par un metteur en
scène du nom de Mikhail Gorbatchev, apparaît comme la
seule et lamentable victime. Voilà un homme dont certains
exaltent, avec un enthousiasme digne d’une meilleure cause,
les talents de grand communicateur et qui fait flèche de tout
bois pour dénoncer les violations des droits de l’homme en
URSS, cet « empire du mal ». Voilà un homme qui multiplie
les initiatives médiatiques, Ies proclamations et les interviews
dans l’espoir de s’asseoir, le 19 novembre à Genève, en face
d’un Gorbatchev qu’il aura mis dans la situation d’un per-
dant. Eh bien, cet homme se trouve aujourd’hui ridiculisé
par un espion, Vitali Yourtchenko dont la défection avait fait
triompher les Américains et qui maintenant annonce, de
l’ambassade d’URSS à Washington, que la ClA l’a kidnappé,
torturé et obligé à déclarer n’importe quoi.
Quand Ronald Reagan sera le 19 décembre à Genève, il
sait qu’il lui faudra accepter sans broncher les sourires enten-

1. Le Matin, 6 novembre 1985.

280
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

dus de Gorbatchev, qui des deux, est assurément, et de loin,


le meilleur joueur.

La guerre que mènent les services secrets est souvent de nature psy-
chologique. Il est important de marquer un point contre l’adversaire,
mais le principal reste souvent de le lui faire savoir : l’affaire Yourtchenko
est en réalité une action de déstabilisation. Pour mieux comprendre,
il faut quitter un instant le dossier Yourtchenko et se reporter à l’opé-
ration Ivy Bells, une affaire sensationnelle ! Les américains avaient ima-
giné un système très sophistiqué pour espionner les manœuvres sovié-
tiques dans la mer d’Okhotsk, à l’est de l’URSS et au large de l’île
Sakhaline. Une région particulièrement fréquentée par les sous-marins
nucléaires soviétiques et où l’on procédait régulièrement à des essais
de missiles balistiques. Une région militaire très sensible, donc.
Depuis longtemps, les Américains cherchent à en savoir plus sur ces
essais. Les techniciens de la NSA, la plus importante agence de ren-
seignement américaine, ont finalement trouvé la solution : piéger les
câbles sous-marins utilisés par les Russes et intercepter les informations
transmises par ces câbles ! Des informations qui, la plupart du temps,
ne sont même pas codées tant les Soviétiques ont confiance dans l’in-
vulnérabilité de leurs câbles.
La procédure est la suivante : un sous-marin repère d’abord le câble
qui repose au fond de la mer. Puis des plongeurs fixent sur le câble
une sorte de boîte, une cosse bourrée d’enregistreurs et le tour est joué.
Toutes les communications passant dans le tuyau seront électronique-
ment captées. Une sorte de suceur d’informations qui n’endommage
pas le câble. Un véritable exploit technologique. Il est même prévu que
si, pour une raison ou une autre, une panne par exemple, les Russes
remontent leur câble, la cosse s’en séparera au moindre mouvement !
Seul bémol : les informations captées sont recueillies seulement deux
fois par an, car la zone fourmille de patrouilles anti-sous-marines. Les
renseignements ne sont donc pas très frais, mais grâce à cette cosse,
les spécialistes de la NSA peuvent recueillir des données très précises
sur les tirs de missiles.

281
Les grands espions du XXe siècle

Le système fonctionne jusqu’en 1981. Cette année-là, un satellite


américain qui prend régulièrement des photos de la mer d’Okhotsk
repère un regroupement de navires juste au-dessus de la zone où la cosse
a été fixée sur le câble soviétique. Cela ne signifie pas forcément que les
Russes ont découvert leur mouchard, mais, selon toute vraisemblance,
ils savent exactement où le chercher ! Pour les hommes de la NSA, il ne
peut y avoir de doute : quelqu’un a trahi. En somme l’espionnage
humain a fait échouer l’espionnage électronique…
Quelque temps après, les Américains ont envoyé un sous-marin sur
le site et se sont aperçus effectivement que leur cosse avait disparu.
Après cet échec, ils ne renoncent pas pour autant à cette ingénieuse
méthode. Mais les électroniciens de la NSA proposent une amélioration
appréciable du système. L’inconvénient principal de l’opération Ivy Bells
étant le retard entre l’enregistrement des informations et leur recueil,
la NSA préconise la pose simultanée de plusieurs cosses d’écoute sur
les installations sous-marines soviétiques posées au large de la côte nord
de l’URSS. Mais au lieu d’enregistrer, ces cosses transmettront directe-
ment leurs informations par l’intermédiaire d’un câble sous-marin posé
uniquement à cet effet et relié aux divers mouchards. Ce système devrait
acheminer les informations recueillies jusqu’au Groenland et doit donc
passer sous la calotte glaciaire avec une longueur totale prévue de douze
cents miles. Une opération au prix démesuré ! Cependant, en matière
militaire, les chiffres, même les plus astronomiques, n’effraient guère.
Sous Reagan, rien n’est alors trop cher pour lutter contre l’URSS.
C’est dans ce contexte que Yourtchenko fait défection aux États-
Unis. À peine arrivé, il livre le nom de quelques espions brûlés. Et l’air
de rien, il déclare aux officiers qui l’interrogent qu’il existe une taupe
à la NSA. Immédiatement, les gens de la CIA pensent à l’échec de l’opé-
ration Ivy Bells. Yourtchenko affirme que ce type de la NSA l’a contacté
au téléphone six ans auparavant alors qu’il était lui-même en poste à
l’ambassade soviétique à Washington.
Le Soviétique affirme ne pas connaître son nom mais en réalité,
Yourtchenko joue au chat et à la souris avec ses interlocuteurs. Il sait
très bien que toutes les communications téléphoniques de l’ambas-

282
Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion

sade soviétique sont enregistrées par les Américains. Il suffit donc à


ces derniers de fouiller parmi les bandes enregistrées il y a six ans.
Les agents de la CIA procèdent aussitôt à cette recherche : la voix du
mystérieux correspondant de Yourtchenko est identifiée par ses col-
lègues de la NSA travaillant dans la division soviétique. Il s’agit d’un
certain Ronald Pelton. Un homme qui, depuis, a démissionné de la
NSA. Il n’est donc plus utile aux Russes. Tout comme Howard et les
autres taupes que Yourtchenko a dénoncées.
On retrouve Pelton sans peine et il passe aux aveux. Cet homme qui
avait occupé un poste plutôt subalterne à la NSA avait néanmoins accès
à des informations très confidentielles. Il savait par exemple quels étaient
les systèmes de communication soviétiques espionnés par la NSA, dont
le câble sous-marin de la mer d’Okhotsk… En outre, ce Pelton était
doué d’une mémoire prodigieuse. Il enregistrait tout. Et, en trahissant,
il avait apporté aux Russes une moisson de renseignements.
Alors que cherchait Yourtchenko en mettant les Américains sur la
piste de Pelton ? Le but était de leur montrer, preuves à l’appui, que
Moscou n’ignorait rien de leurs projets d’espionnage électronique sous-
marin, et de bien d’autres liés en particulier à la fameuse « guerre des
étoiles » du président Reagan ! Pour les agences américaines, CIA et
NSA, il s’agissait d’une véritable catastrophe. Il leur fallait remettre
en cause nombre de projets et même des systèmes existants.
Yourtchenko n’est donc venu brièvement aux États-Unis que dans
ce but : humilier les agences américaines et introduire chez elles une
belle pagaille. Le reste, et en particulier l’humiliation de Reagan devant
Gorbatchev, n’était, si l’on peut dire, que la cerise sur le gâteau !

Genovefa Etienne et Claude Moniquet1 :


Rentré à Moscou le 6 novembre 1985, accompagné d’un
autre officier du KGB, Valéri Martinov, Yourtchenko laisse
derrière lui une CIA ridiculisée qui, à la veille du sommet
américano-soviétique, tente d’analyser ses erreurs et de com-

1. Histoire de l’espionnage mondial, Éditions du Félin, 2002.

283
Les grands espions du XXe siècle

prendre ce qui lui est arrivé. Peu de temps après le retour de


Yourtchenko en URSS, des rumeurs laisseront entendre qu’il
aurait été exécuté. Selon une vieille tradition, sa famille aurait
même reçu la facture des balles utilisées pour le tuer. La presse
occidentale se délectera de l’histoire, jusqu’à ce que le mort
s’avère bien vivant et commence à donner des interviews…
De temps à autre, dans les années suivantes, le KGB le res-
sortira du placard où il est censé végéter. Mais personne n’ex-
pliquera jamais le fin mot de son incroyable aller et retour.
Toutefois, il est plus que probable que, si Yourtchenko avait
été un véritable transfuge, il aurait connu le sort que le KGB
a, de tous temps, réservé aux traîtres.
XXII
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

« Il faut ramener le chat à la maison ! »


Dans le jargon des services secrets, cette phrase énigmatique signi-
fie que lorsqu’on a constaté des fuites importantes dans un système
de sécurité, il convient d’identifier au plus vite le maillon défaillant
et de s’assurer de la personne du fautif.
Aldrich Ames, le chat dont il va être question dans ce chapitre, a
été démasqué très tardivement. Et, avant son arrestation, en 1994,
il a eu le temps de provoquer des dégâts considérables. Peut-être même
s’agit-il de la manœuvre de pénétration la plus importante qu’ait subie
l’un des plus grands services de renseignement au monde, la CIA.
Cette affaire récente a fait scandale aux États-Unis et a encore un
peu plus ruiné la confiance des Américains dans leurs services secrets.
Une confiance déjà mise à mal à la suite de quelques échecs reten-
tissants. Mais, dans le cas de Aldrich Ames, on atteignait des som-
mets : cet agent qui travaillait pour le KGB puis pour le SVR, le ser-
vice qui lui a succédé après l’effondrement de l’URSS, n’était autre
que le chef du contre-espionnage au sein de la CIA. Bref, l’homme
chargé de traquer les taupes était lui-même une taupe !
Ames a donc été découvert. Il a avoué et il a été condamné à la pri-
son à vie. Affaire classée ? Ce dossier n’a pourtant pas livré tous ses
secrets. La CIA désirait malgré tout faire bonne figure et ne voulait
pas que l’opinion publique mesurât exactement l’état des dégâts pro-
voqués par cette taupe exceptionnelle. Mais s’il y avait autre chose ?
D’encore plus inavouable !
L’histoire est donc complexe, truffée de retournements, de mani-
pulations, de manœuvres obscures, de trahisons. Une affaire digne

285
Les grands espions du XXe siècle

des meilleurs romans d’espionnage. Un montage de poupées russes…


Plus on avance dans ce dossier ténébreux et plus on découvre d’élé-
ments nouveaux et troublants !

Le 22 février 1994, au petit matin, les habitants d’une petite rue pai-
sible d’Arlington, une cité résidentielle de Virginie, sont réveillés par
un déploiement policier sans précédent. Ce sont des agents fédéraux
qui sont mobilisés ! Sous les objectifs des caméras de télévision, les poli-
ciers du FBI investissent une confortable maison de Randolph Street.
Bientôt, ils en ressortent avec un couple, menottes aux mains. Aldrich
Ames et son épouse Maria del Rosario. Dans le quartier, c’est la stu-
peur ! Pour tous les habitants de cette rue tranquille, Ames est un fonc-
tionnaire du Département d’État, un homme sans histoire. Personne
ne sait que c’est l’un des responsables les plus importants de la CIA,
le chef du contre-espionnage de l’agence, c’est-à-dire l’homme chargé
de protéger l’agence contre toute manœuvre d’infiltration.
Grâce aux premières déclarations des porte-parole du FBI, on
apprend rapidement que ce chasseur de taupes est en réalité une taupe
lui-même. Un agent des Soviétiques puis aujourd’hui des Russes.
Ce salaud, comme on l’appelle dans la presse, a livré de nombreux
agents qui travaillaient pour les États-Unis. Des espions arrêtés et fusillés
après avoir été dénoncés par Ames.
La révélation de l’affaire ne manque pas d’étonner. Il est rare de don-
ner autant de publicité à l’arrestation d’un tel personnage. Dans les ser-
vices, on préfère la discrétion. Et dans la mesure du possible, avant d’en-
voyer éventuellement les gens en prison, on lave d’abord son linge sale
en famille. Surtout quand il s’agit d’une affaire qui risque de provoquer
pas mal d’éclaboussures.
Le second sujet d’étonnement, c’est l’intervention du FBI. Il aurait
été logique que ce soient d’abord des agents de la CIA qui interpel-
lent Ames et mènent une enquête interne, avant éventuellement de
confier la taupe aux policiers fédéraux. D’autant qu’il a toujours existé
une rivalité entre les deux services. Une question de compétence. En
principe, la CIA n’agit que sur les théâtres extérieurs, tandis que le

286
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

FBI est chargé de la sécurité intérieure. Mais ça n’a pas toujours été le
cas. La CIA, à l’occasion, a trempé dans pas mal d’histoires où elle n’avait
rien à faire. L’affaire du Watergate, par exemple. Quant au FBI, il n’a
jamais hésité à empiéter sur le domaine de la CIA. Donc, là, il y a
matière à s’interroger.
Très vite, des informations en provenance du FBI filtrent sur la tra-
hison d’Aldrich Ames. Il serait devenu un agent soviétique en 1985…
Comment ? C’est très simple : à court d’argent, il a simplement été frap-
per à la porte de l’ambassade d’URSS à Washington pour proposer ses
services contre rétribution.
À l’époque, Ames travaille déjà à la CIA mais il n’occupe pas encore
le prestigieux poste de chef du contre-espionnage ! C’est quand même
un agent important de la CIA. Et il est difficilement imaginable qu’un
espion américain puisse se présenter de cette façon à l’ambassade sovié-
tique, un bâtiment diplomatique surveillé en permanence par les
Américains. On sait qui y entre, qui en sort ! Il faut donc faire preuve
d’une imprudence insensée pour agir ainsi. D’autant qu’il existe d’autres
méthodes pour entrer en contact avec l’adversaire : les réceptions diplo-
matiques, les inaugurations, les premières de représentations artistiques.
On y trouve toujours un diplomate soviétique ou d’un pays de l’Est. Et
comme la moitié au moins de ces individus sont des agents, ça n’est
guère difficile d’engager la conversation le plus benoîtement du monde,
sans attirer l’attention !
Autre motif d’étonnement, la presse américaine, informée par les
bons soins de la CIA et du FBI, trace un curieux portrait d’Aldrich Ames.
Il est décrit comme un type paresseux. Un viveur qui ne pense qu’à
l’argent et qui boit comme un trou ! Il est vrai que les espions ne sont
pas toujours sobres. Les fameux espions de Cambridge, par exemple,
Philby et les autres, étaient connus pour boire plus que de coutume !
Ames est donc présenté comme un type minable. Quasiment un inca-
pable ! Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas se demander com-
ment il a pu accéder à de si hautes fonctions ! Des fonctions très sensibles
en outre. Bien sûr, la bureaucratie de l’institution, l’incompétence de
certains fonctionnaires ou tout simplement le j’m’en-foutisme peuvent

287
Les grands espions du XXe siècle

être mis en cause. Mais ça ne tient pas longtemps : le chef du contre-


espionnage au sein de la CIA ne peut pas être un second couteau !

L’Événement du Jeudi :
[D’après un rapport du Pentagone du début 1996]
La vie d’Aldrich Ames, fils d’un agent de la CIA alcoo-
lique en poste à Rangoon (Birmanie), n’a été qu’un long déra-
page. Après des études d’Histoire et des velléités de comédien,
son père le fait entrer à la CIA comme petit employé. Son pre-
mier poste est à Ankara où, en 1971, son chef le décrit comme
« paresseux, dispersé et pas fait pour la vie d’un agent opé-
rationnel en poste à l’étranger ». Il ajoute : « il lui faut un
poste tranquille, loin des lignes de front de la guerre froide ».
Ames est un alcoolique. On l’a souvent ramassé dans le cani-
veau. Il lui est arrivé de perdre des documents confidentiels et
de manquer des rendez-vous secrets de première importance.
En 1981, il est nommé à Mexico, un nid d’espions du KGB.
Il y fait la connaissance de Maria del Rosario Casas Dupuy,
Colombienne de 29 ans, bourgeoise sans fortune. Ils tombent
amoureux. En 1983, il est nommé à la tête de la branche
soviétique du groupe de contre-espionnage de la CIA. Poste
ultra-sensible ! Il n’est pas de niveau. Mais il parle le russe cou-
ramment et, derrière ses allures de Professeur Tournesol, ses
supérieurs sont persuadés que se cache un génie !

Alors qui est Ames plus précisément? Il est né au début des années 1940.
Son père est professeur mais il collabore aussi avec les services secrets. Ce
qui vaut au fils d’être engagé par la CIA en 1963 après des études très pas-
sables: seulement deux années d’université dans un département d’Histoire
où il n’a guère brillé. Ce parfait Américain moyen va pourtant devenir
l’un des plus grands espions du siècle. En matière de renseignement, affirme
souvent Monsieur X, rien n’est pire que de croire au hasard!
Aldrich Ames occupe d’abord plusieurs postes subalternes dont un
seul à l’étranger, à Ankara. Après des débuts calamiteux, Ames revient

288
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

bien vite à Langley, près de Washington, où se trouve le gigantesque


siège de la centrale américaine. Sa vie privée n’est guère plus brillante.
Ames a fait un beau mariage avec l’héritière d’une grande famille de
la côte Est. Toutefois il mène une vie de patachon, boit et découche
régulièrement. Tant et si bien qu’un beau jour son épouse le quitte, non
sans prendre la précaution de déménager préalablement la maison.
Pour des raisons de sécurité, ces désordres auraient dû attirer l’at-
tention de ses supérieurs : un fonctionnaire d’un service de renseigne-
ment qui mène une existence aussi agitée risque de devenir une cible
pour l’adversaire. Il est probable que le KGB devait certainement l’avoir
à l’œil depuis un bout de temps.
Pour la future taupe, le grand tournant se situe en 1981. Ames est
nommé à Mexico et commence aussitôt, comme d’habitude, à se
conduire de façon tout à fait détestable : non seulement il continue à
boire mais il se choisit comme compagnon de débauche un diplomate
soviétique en poste à l’ambassade de Mexico, un type qui appartient
naturellement au KGB.
Une nouvelle fois, son attitude aurait dû attirer l’attention de ses
supérieurs : son ivrognerie est de notoriété publique. À plusieurs
reprises, alors qu’il est complètement saoul, la police mexicaine doit le
ramener chez lui.
Pourtant, Ames va soudain s’amender. Apparemment en tout cas. Il
a en effet rencontré une charmante attachée d’ambassade colombienne.
Universitaire brillante, issue d’une bonne famille de Bogota, elle se
nomme Maria del Rosario Dupuy. Sans doute grâce à Ames, elle est
recrutée par la CIA qui la charge d’infiltrer le cercle des étudiants cubains
qui résident à Mexico. Mais d’ores et déjà, il est permis de se poser la
question : la jeune femme, familière du monde du renseignement, n’ap-
partenait-elle pas préalablement à un autre service ?
Quoi qu’il en soit, Aldrich et Maria del Rosario deviennent rapi-
dement amants. Et, un peu plus tard, lorsque Ames divorce, il se rema-
rie avec Maria del Rosario !
Il revient aux États-Unis en 1983. Et là, brusquement, la carrière de
ce modeste agent connaît une progression fulgurante : il lui est proposé

289
Les grands espions du XXe siècle

d’occuper un des postes les plus prestigieux et les plus sensibles au sein
de l’agence. Il est nommé chef du contre-espionnage de la CIA !
La règle, dans un service de renseignement, c’est de compartimen-
ter les activités afin d’éviter qu’une taupe ne détruise tout l’édifice. La
seule exception, c’est justement le département chargé du contre-espion-
nage ! Le responsable d’un tel secteur est pratiquement le seul person-
nage à connaître non seulement l’identité des sources extérieures, c’est-
à-dire les agents opérant à l’étranger, mais aussi celle des agents de
l’intérieur. Il peut donc consulter tous les fichiers puisque son travail
consiste à chasser les taupes où qu’elles soient.
Autre attribution de ce groupe très particulier : l’évaluation des trans-
fuges. Il s’agit de déterminer si on a affaire à de vrais transfuges ou à
des agents ennemis. En effet, un faux transfuge peut se livrer à une dés-
information systématique en persuadant ses nouveaux employeurs qu’au-
cune taupe n’existe dans leurs services. Ou bien encore en les orientant
vers des pistes erronées qui aboutissent au limogeage d’agents honnêtes
et efficaces et à une véritable autodestruction de l’agence. Enfin le contre-
espionnage doit surveiller ceux qui sont soupçonnés d’être des agents
doubles. Distillant d’abord quelques informations authentiques pour
obtenir la confiance de l’ennemi, il sont ensuite capables de manœuvres
d’intoxication particulièrement dommageables.
L’infiltration d’une taupe dans un département de contre-espionnage
est par conséquent l’objectif suprême pour un service ennemi puisque c’est
le seul secteur où l’on a accès à tous les dossiers et à toutes les sources.

Frederick Forsyth1 :
Chaque service de renseignement dispose en son sein
d’une équipe dont la mission est de contrôler la fiabilité de
chacun, ce qui la rend évidemment peu populaire. Le contre-
espionnage remplit trois principales fonctions : d’abord, il
assiste et préside au débriefing des transfuges ennemis, afin de
déterminer s’il s’agit d’une véritable défection ou d’un plan

1. Icône, roman où l’écrivain a mis en scène Aldrich Ames, Albin Michel, 1997.

290
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

d’infiltration machiavélique. Sous le couvert de quelques ren-


seignements véridiques, en effet, un faux transfuge peut pro-
pager une désinformation systématique, soit en persuadant
ses nouveaux employeurs qu’aucun traître n’existe parmi eux,
soit en les conduisant vers une multitude de pistes erronées
et de culs-de-sac. Dans ce cas, une « greffe » intelligemment
menée peut représenter des années de travail stérile et de vains
efforts. Ensuite, le contre-espionnage garde l’œil sur ceux de
l’autre camp qui, sans avoir clairement tourné casaque, accep-
tent de « collaborer » mais pourraient être en fait des agents
doubles. Resté aux ordres de ses supérieurs, l’agent double dis-
tille quelques informations réellement fiables pour obtenir la
confiance de l’ennemi, ce qui lui permet ensuite de semer la
confusion. Enfin, le contre-espionnage doit vérifier en per-
manence que son propre camp n’a pas été infiltré, ne compte
pas de traîtres dans ses rangs.

La responsabilité du chef du contre-espionnage est donc essentielle


et écrasante ! Alors pourquoi confier ce poste à un ivrogne au passé
trouble, aux performances très moyennes et qui n’a exercé jusque-là que
des fonctions subalternes ? Seules deux explications sont possibles.
La première, c’est que Aldrich Ames dispose dans les instances diri-
geantes de l’agence de puissantes protections. Mais si c’est vraiment
le cas, pourquoi n’en a-t-il pas bénéficié plus tôt, alors que sa carrière
végétait ? Ça signifierait donc qu’il existe au sommet de la hiérarchie un
ou des personnages qui éprouvent le besoin subit, urgent, de placer
Ames à ce poste. Un parrainage intéressé qui pourrait avoir pour objec-
tif de dissimuler leurs propres turpitudes.
La deuxième explication n’est pas forcément contradictoire avec la
première : si Ames est nommé à un poste aussi important, c’est qu’après
tant d’années de médiocrité, il a soudain fait la preuve de ses compé-
tences en fournissant à ses chefs des informations de première main sur
les pays de l’Est. D’un seul coup, Ames monte dans l’estime de ses supé-
rieurs. Et lorsqu’il s’agit de nommer un nouveau patron du contre-

291
Les grands espions du XXe siècle

espionnage, il figure dans la liste des postulants grâce à ses récents


exploits. Reste à savoir comment il a obtenu ces informations de pre-
mière main. Ne lui aurait-on pas procuré ces précieux renseignements
justement pour le faire grimper dans la hiérarchie ?
Dans cette dernière hypothèse, le KGB pourrait bien être ce four-
nisseur d’informations. Si l’on veut faire une bonne pêche, il faut par-
fois rejeter à la mer quelques petits poissons qui servent d’appâts pour
en pêcher de plus gros !
En tout cas, cette deuxième explication ruine la fable rocambolesque
d’un Aldrich Ames frappant en 1985 à la porte de l’ambassade sovié-
tique de Washington pour offrir ses services. Car Ames est nommé à
la tête du contre-espionnage en 1983, deux ans plus tôt. Et selon toute
vraisemblance, il est déjà une taupe !
Mais arrêtons-nous pourtant sur la version officielle de l’affaire Ames,
version rendue publique après son arrestation. En 1985, Ames, chef du
contre-espionnage de la CIA, a des difficultés pécuniaires. Il vient de
divorcer et doit verser une importante pension alimentaire à son ex-
épouse. D’autre part, Maria del Rosario, qui a cessé sa collaboration avec
la CIA, déteste vivre chichement. Ames réfléchit à la façon de gagner beau-
coup d’argent d’un seul coup pour en finir avec ces difficultés. Il dira plus
tard, après sa condamnation, qu’il avait même pensé braquer une banque.
Un beau jour d’avril 1985, il s’en va donc tout bonnement à l’am-
bassade soviétique et demande à parler au responsable de l’antenne
du KGB à Washington. Le résident, comme on l’appelle dans les ser-
vices, un agent qui jouit naturellement d’une couverture diplomatique.
Mis en présence de ce personnage, Ames déclare qu’il est prêt à trahir
contre des dollars, beaucoup de dollars. Et pour donner des gages à
l’homme du KGB, il lui donne trois noms. Ceux de trois agents doubles
soviétiques qui ont fait des offres de service à la CIA. Le résident appré-
cie à sa juste valeur le tuyau d’Aldrich Ames. En contrepartie, il lui remet
tout de suite quelques milliers de dollars. Et, bien sûr, les deux hommes
conviennent d’établir rapidement un nouveau contact. Le Soviétique
laisse miroiter à Ames que les prochains renseignements pourraient être
payés extrêmement cher !

292
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

Ames, appâté, ressort tranquillement de l’ambassade, sans se soucier


de la présence des caméras du FBI. Plusieurs rendez-vous suivent. Ils
ont lieu dans un restaurant à la mode de Washington. Toutefois, pru-
demment, le résident du KGB y envoie un sous-fifre, alors même, tou-
jours selon la version développée après l’arrestation d’Aldrich Ames,
que celui-ci ne fait pas montre d’une particulière discrétion : lorsqu’il
doit rencontrer son officier traitant du KGB, il fourre tous les docu-
ments originaux qu’il veut lui communiquer dans un sac en plastique,
sans même prendre la précaution de faire des photocopies. Puis il quitte
paisiblement son bureau, monte dans sa voiture et franchit l’enceinte
de Langley avec tous ces documents ultrasecrets posés à côté de lui.
À chacune de ses livraisons dans ce restaurant de Washington, il
est payé. Et grassement payé ! Plusieurs millions de dollars en tout !
Quand on connaît la pingrerie des Soviétiques, ce sont des sommes
considérables qui ne peuvent être accordées qu’en contrepartie de four-
niture de renseignements de première importance.
La règle, mais elle est valable pour tous ceux qui reçoivent de l’ar-
gent dont ils ne peuvent justifier l’origine, c’est la prudence : les sommes
sont placées sur des comptes en Suisse ou aux Bahamas ou dans n’im-
porte quel autre paradis fiscal. De l’argent qu’on laisse dormir jusqu’au
moment où on pourra l’utiliser sans risque et surtout sans éveiller l’at-
tention de la police ou du fisc. Il faut donc éviter de changer de train
de vie. Or pour Ames, foin de toutes ces précautions : il dépense tant
et plus et ne s’en cache pas. Maison, villa de vacances, appartement
en Colombie, objets de luxe, tableaux, Jaguar, le haut cadre de la CIA
mène la vie à grandes guides.
Au sein de la CIA, certains de ses collègues ne manquent pas de se
poser des questions. Mais Aldrich a réponse à tout : sa femme, prétend-
il, a fait un héritage. Grâce à cet argent, il a réalisé des placements très
fructueux ! Évidemment, l’administration fiscale ne pourrait se satisfaire
d’explications aussi sommaires. Mais Ames passe à travers les mailles
du filet. Jusqu’à son arrestation, il n’est pas inquiété le moins du monde.
Plus étonnante encore est l’attitude des Soviétiques. Ils sont bien
placés pour savoir que leur taupe risque d’attirer les soupçons en dépen-

293
Les grands espions du XXe siècle

sant ainsi à tort et à travers l’argent qu’ils lui donnent. Mais la vie dis-
pendieuse de leur agent ne semble pas les inquiéter. Ni même les impru-
dences manifestes qu’il ne cesse d’accumuler. Un seul exemple, acca-
blant : quand il est arrêté, on trouve chez lui des papiers ultrasecrets
du Pentagone. Des listes de noms de personnels de la CIA… Tout ça
dans une simple boîte rangée dans un placard. Pire, les agents du FBI
découvrent une mine de renseignements sur le disque dur de son ordi-
nateur. C’est bien simple, ce curieux espion conserve tout ! Exactement,
comme s’il s’estimait intouchable !
Espion imprudent, pénétré par l’idée de sa propre invulnérabilité,
Aldrich Ames a causé plus de dégâts qu’aucune autre taupe. Sans aucun
remords, il n’hésitera pas à s’en vanter après son arrestation. Depuis sa
prison, il s’autoproclamera espion du siècle. Toutefois, cette vanité ne
colle pas avec la personnalité du super-espion qu’il prétend être ! Dans
ce métier, on est essentiellement discret ! Les plus grands espions n’ont
jamais raconté leur vraie vie. Rudolf Abel – ou plutôt celui qui se faisait
appeler ainsi – a-t-il fait des déclarations fracassantes ? Non, cet homme
qui était le chef de l’espionnage soviétique aux États-Unis dans les
années 1940 et 1950 s’est tu. Même après son arrestation. Et il est ren-
tré en URSS avec ses secrets. Les espions qui ont publié des livres auto-
biographiques les ont écrits à la demande de leur centrale dans un but
de propagande et en taisant soigneusement les détails les plus intéressants.
Il existe donc chez Ames une fêlure qui donne à penser qu’il n’était
pas l’espion qu’il prétendait être. Ou plutôt qu’on a prétendu qu’il était !
Ames, patron du contre-espionnage, a donc accès aux fichiers des agents
américains en URSS et dans les pays de l’Est, c’est-à-dire des citoyens sovié-
tiques qui travaillent pour la CIA. L’agence américaine est assez richement
pourvue et dispose d’un grand nombre d’agents doubles. Beaucoup plus
que le KGB n’en possède encore aux États-Unis ou dans les autres pays
occidentaux. Le temps des espions désintéressés qui travaillaient par sym-
pathie pour le communisme est fini depuis longtemps. L’URSS de Brejnev,
Andropov ou Tchernenko n’a rien qui puisse susciter l’enthousiasme.
Oublié le temps de la patrie des travailleurs. Il faut maintenant payer les
agents. Le recrutement devient beaucoup plus difficile et aléatoire.

294
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

Mais grâce à Ames, les Soviétiques reprennent la main au milieu des


années 1980. Il livre des noms. Et quand les noms ne figurent pas en
toutes lettres dans les fichiers, il donne suffisamment de détails sur le pedi-
gree de ces personnages pour qu’ils soient identifiés rapidement. Le KGB
débusque ainsi une bonne quinzaine d’agents américains ou occidentaux.
Arrêtés, interrogés, ils sont ensuite fusillés sans autre forme de procès.

Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine1 :


Aldrich Ames, qui vient offrir ses services au KGB en
1985, travaille depuis dix-huit ans pour la CIA. En l’es-
pace de deux mois, il va trahir vingt agents au service de
l’Ouest (surtout aux États-Unis), notamment Dimitri
Polyakov, un général du GRU qui travaille pour le FBI et
la CIA depuis plus de vingt ans, Adolf Tolkatchev, spécia-
liste en électronique qui a livré d’excellents renseignements
sur l’avionique soviétique, et au moins onze officiers du KGB
et du GRU en différentes régions du monde. Une majorité
d’entre eux seront fusillés. À eux tous, ces agents figuraient
la pénétration la plus réussie de l’Union soviétique par
l’Occident depuis la révolution bolchevique. La cupidité est
le principal moteur de la trahison d’Ames. Arrêté neuf ans
plus tard, il aura déjà reçu du KGB et de l’institution qui lui
a succédé près de trois millions de dollars (le record, sans doute,
de l’histoire de l’espionnage soviétique) : deux autres mil-
lions lui étaient encore promis.

Tous les espions américains donnés par Aldrich Ames n’ont pas été
pris. Deux au moins ont réussi à échapper à la nasse. L’un d’eux, un offi-
cier du KGB, est en poste à Athènes lorsqu’il est soudain rappelé à
Moscou : son fils est gravement malade. Il a pourtant des doutes. Il
prend contact avec le représentant de la CIA à Athènes et il est exfil-
tré vers les États-Unis.

1. Le KGB contre l’Ouest, Fayard, 2002.

295
Les grands espions du XXe siècle

Le deuxième à avoir échappé au coup de filet s’appelle Oleg Gordievsky1.


L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985 ne change fondamenta-
lement rien en matière d’espionnage. Même si, en 1987, pour la première
fois, sont noués des contacts officiels entre le patron du KGB, Krioutchkov,
et les responsables de la CIA. Il s’agit de coordonner les actions dans un
certain nombre de domaines: la drogue ou le terrorisme, par exemple…
Mais lorsque Krioutchkov rencontre aux États-Unis ses homologues amé-
ricains, il doit rire dans sa barbe. Il est bien placé pour savoir que la CIA
est pénétrée au plus haut niveau par ses propres agents.
À l’Ouest, les services de renseignement se rendent assez vite compte
que leurs espions qui ne répondent plus, ont vraisemblablement été
démasqués et interpellés. Ce qui trouble en particulier la CIA, c’est la
simultanéité de ces arrestations. Les Soviétiques ont sans doute com-
mis une erreur en procédant à cette rafle collective… Mais le KGB
n’y est pour rien. C’est Gorbatchev en personne qui a donné l’ordre
d’arrêter tous ces espions en prenant le risque de mettre en danger la
taupe Aldrich Ames. Paradoxalement, il a eu raison.
Dans un premier temps, la CIA se persuade qu’elle a une taupe en
son sein ! Donc, on dresse une liste des deux cents agents qui peuvent
avoir accès au fichier des espions en poste à l’Est. Parmi eux, figure en
bonne place le nom d’Aldrich Ames. Ce n’est pas la première fois qu’il
est soupçonné. À chaque fois, il s’en est sorti. Il a même passé à deux
reprises avec succès le test du détecteur de mensonge.
Des milliers de dossiers sont examinés à la loupe par les spécialistes
de la CIA. Mais, et c’est le paradoxe de toute cette affaire, en tant que
chef du contre-espionnage, Ames se trouve aussi du côté des chasseurs.
Il lui est facile d’échapper aux pièges qu’on risque de lui tendre. Il peut
donc continuer son sale boulot. Et avec lui, celui ou ceux qui le pro-
tègent ou le manipulent.
L’enquête sur la mystérieuse taupe n’aboutit pas. Toutefois, il existe
à la CIA des hommes qui veulent aller plus loin. Ils proposent par
exemple que l’on procède à un examen approfondi de la situation

1. Voir son histoire en annexe de ce chapitre.

296
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

financière de tous les suspects, afin de savoir s’ils n’auraient pas béné-
ficié de dons occultes. Mais un fonctionnaire important de la CIA
s’y oppose. Il affirme qu’en procédant de la sorte on violerait les droits
civiques de ces agents ! Le même personnage souligne aussi qu’en conti-
nuant à chercher la prétendue taupe, on va ressusciter le climat de
chasse aux sorcières des années 1960 et 1970, un climat qui a pro-
fondément affaibli l’agence. Et devant cette menace, il obtient gain de
cause. Alors que si l’on avait effectué ces enquêtes financières, on aurait
démasqué Aldrich Ames, incapable de justifier l’amélioration specta-
culaire de son train de vie.
Autre intervention de ce personnage : il a été de ceux qui ont per-
suadé les meilleurs cerveaux de la CIA d’abandonner la chasse à la taupe
avec le raisonnement suivant : si les Soviétiques ont procédé à cette série
d’arrestations simultanées, c’est bien sûr qu’ils ont disposé d’informa-
tions données par une taupe opérant à l’intérieur de la CIA. Mais ils
n’auraient pas pris ce risque si cette taupe était toujours active, afin
de ne pas la griller. Conclusion, la taupe ne fait plus partie des ser-
vices. En conséquence, les agents du contre-espionnage ont commencé
à chercher parmi les traîtres qui avaient été précédemment identifiés.
Des hommes que le vrai-faux transfuge Yourtchenko1 avait dénoncés.
Or l’un d’eux avait réussi à fuir en URSS. Il était tentant de penser qu’il
était à l’origine de la vague d’arrestations de Moscou. C’est ainsi qu’on
a abandonné, au moins provisoirement, la chasse à la taupe. Voilà pour-
quoi, paradoxalement, Gorbatchev a eu raison d’ordonner l’arrestation
massive de tous les espions américains.
Ce haut fonctionnaire de la CIA, si persuasif, ne peut être que le
mystérieux protecteur d’Aldrich Ames. Une super-taupe qui ne sera
jamais inquiétée et coule aujourd’hui des jours paisibles en Europe.
Ce dirigeant de la CIA a fait une brillante carrière, en particulier
grâce à ses amis soviétiques.
L’activité de la taupe de la CIA ne s’est pas arrêtée avec la dénon-
ciation des espions américains de Moscou. Il a été responsable de l’échec

1. Voir chapitre XXI.

297
Les grands espions du XXe siècle

de plusieurs dizaines d’opérations de l’agence et participé à de nom-


breuses manœuvres de désinformation.

Genovefa Etienne et Claude Moniquet1 :


Au-delà de l’ampleur exceptionnelle de l’affaire, ce qui
est vraiment intéressant dans le cas d’Aldrich Ames, c’est que
l’homme, recruté par le KGB en 1985, a travaillé, après
1991, pour la Russie démocratique de Boris Eltsine. Les
régimes changent, les espions demeurent. Moscou, d’ailleurs,
ne le nie pas : le général Mikhaïl Kolesnikov, chef d’état-
major de l’armée russe, ne déclarait-il pas, après l’arresta-
tion de Ames : « Ames a travaillé pour la Russie aux États-
Unis. Il a protégé les intérêts russes lorsqu’il a démasqué des
espions qui transmettaient des secrets russes aux États-
Unis… » Le plus inquiétant, pour la CIA, c’est certainement
qu’AIdrich Ames ait réussi à se maintenir aussi longtemps en
place et à déjouer toutes les procédures de sécurité de l’Agence
américaine et notamment le sacro-saint passage au détecteur
de mensonges auquel doivent se soumettre régulièrement les
femmes et les hommes de l’Agence. Plus grave encore : selon
James Woolsey, le directeur de la CIA, Ames « n’avait pas
accès à toutes les informations qui ont permis au KGB de
démasquer des agents américains ces dernières années ». En
français dans le texte : il y aurait d’autre taupes à la CIA.
L’affaire, en tout cas, a coûté leur place à deux cadres supé-
rieurs de l’Agence : le directeur adjoint aux opérations, John
McGaffney, et le chef des opérations pour le Proche-Orient,
Frank Anderson.

La CIA a donc recommencé à chercher qui était cette taupe. Les


soupçons se sont portés sur Ames mais aussi sur son protecteur. Avertis,
les Russes, puisque cela s’est passé après l’effondrement de l’URSS, ont

1. L’Histoire de l’espionnage mondial, Éditions du Félin, 2002.

298
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

fait la part du feu. Ils ont sacrifié Ames pour protéger l’autre qui avait
à leurs yeux beaucoup plus d’importance.
Le chef du contre-espionnage, qui multipliait les imprudences, était
de toute évidence condamné à terme. Les Russes n’ont donc pas hésité
à le dénoncer. Parfois, dans le monde du renseignement comme dans
la vie, il faut faire des choix drastiques… Les Russes l’ont fait sans
états d’âme. Quant aux Américains, ils sont entrés dans leur jeu : ils
soupçonnaient qu’un autre homme se trouvait au-dessus d’Aldrich
Ames. Mais pour ne pas provoquer un scandale encore plus considé-
rable, ils ont feint de croire qu’Ames était la seule taupe. Et, pour mas-
quer la vérité, ils ont soutenu que son seul train de vie avait attiré l’at-
tention du FBI et ils ont inventé cette absurde histoire de son offre
de service à l’ambassade soviétique.

Édouard Sablier1 :
L’affaire Ames révèle au grand jour l’extraordinaire inca-
pacité de la CIA. Il va falloir ouvrir des milliers de dossiers
pour découvrir l’étendue des dégâts. Toutes les opérations dont
Ames a eu connaissance, de près ou de loin sont irrémédia-
blement compromises. Tous les agents dont la CIA et les autres
organisations de sécurité disposaient à l’intérieur de la Russie
sont probablement inutilisables. La colère du Congrès est une
redoutable menace pour l’avenir de la centrale du rensei-
gnement mais aussi pour l’avenir des relations avec la nou-
velle Russie : « Nous ne payons pas les Russes pour que des
traîtres comme Ames reçoivent des millions », proclame un
député républicain de New York à la Chambre des repré-
sentants. « Il est inouï, étant donné I’ampleur de l’assistance
que la Russie quémande chez nous et ailleurs, que les Russes
puissent encore trouver des fonds pour payer leurs espions »
affirme un autre !

1. Article du Spectacle du monde, paru en 1994 sous le titre « Le plus grand désastre
de l’histoire de la défense nationale ».

299
Les grands espions du XXe siècle

L’affaire Ames a donc provoqué deux départ importants à la CIA :


ceux du directeur adjoint aux opérations, John McGaffney, et du chef
des opérations pour le Proche-Orient, Frank Anderson. L’un de ces deux
hommes était-il le protecteur de Ames ? Celui qui est aujourd’hui à la
retraite ? Dans un article publié en 1996 par L’Événement du Jeudi et
signé par Pascal Krop, il est mentionné un autre nom. Celui de Milton
Bearden, chef de la section de l’Europe de l’Est à la CIA. Il a été accusé
par l’un de ses collègues d’avoir prévenu Ames des soupçons qui pesaient
sur lui. Accusation qu’il aurait d’ailleurs reconnue. Retraité, il réside-
rait à Bonn et vient de publier un livre sur la lutte entre la CIA et le KGB!

Le cas Gordievsky :
Sérieux, compétent, discipliné et intelligent, cet officier
se conduit en parfait petit soldat du KGB jusqu’en 1973.
Il travaille d’abord au Centre à Moscou. Puis il est envoyé à
Copenhague où il est chargé de traiter les illégaux, les agents
qui ne bénéficient pas d’un statut diplomatique. À la fin des
années 1960, il revient brièvement à Moscou et repart au
Danemark. C’est là, en 1973, que ce brillant sujet prend
contact avec le SIS, c’est-à-dire le Secret Intelligence Service,
service de renseignement des Britanniques. Comme le géné-
ral Polyakov, il ne trahit pas pour de l’argent mais par convic-
tion. Parce qu’il ne supporte plus la pesanteur du régime, l’ab-
sence de démocratie et la corruption qui va avec. Pour
l’Occident, c’est une recrue de choix ! Grâce à ses différentes
fonctions, Oleg Gordievsky a une connaissance intime du
KGB et de ses hommes.
Après un nouveau retour en URSS, Gordievsky qui a
gagné au fil des ans ses galons de colonel, est nommé au début
des années 1980 résident-adjoint à Londres, le poste le plus
important après celui de Washington. En 1985, nouvelle pro-
motion : il devient résident à Londres. Mais il est à peine
nommé qu’au mois de mai 1985, il reçoit l’ordre de revenir
à Moscou. On lui dit qu’il s’agit d’officialiser sa nomina-

300
Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes

tion. Il est prévu qu’il rencontre quelques pontes du KGB.


Gordievsky n’a encore aucune raison de se méfier : la trahison
d’Aldrich Ames n’a pas encore produit d’effets. Quoi qu’il
en soit, ce n’est certainement pas l’esprit très tranquille qu’il
se prépare à faire le voyage de Moscou : un rappel, si peu de
temps après sa nomination lui semble étrange. Il risque pour-
tant le coup mais part sans sa femme et ses deux enfants.
À Moscou, Gordievsky a très vite une mauvaise impres-
sion. Le fonctionnaire de la Milice qui examine son passeport
diplomatique est étonnamment lent. Et pourquoi passe-t-il
un coup de fil avant de lui rendre son document ? L’officier
du KGB prend un taxi pour gagner son appartement mos-
covite. Là, nouvelle alerte : quelques indices lui donnent à
penser que son logement a été visité. Heureusement, il n’y dis-
simule aucun objet ou document compromettants à part
quelques ouvrages de Soljenitsyne. Il n’empêche que
Gordievsky est préoccupé : incontestablement, on le suspecte.
Dès le lendemain, il en a une nouvelle preuve ! Venu à Moscou
pour rencontrer les chefs les plus importants du KGB, on le
fait lanterner sous les prétextes les plus divers. ça dure plus
d’une semaine… Puis soudain, une voiture du KGB vient
le chercher. Direction, une datcha que le Centre possède à
quelques kilomètres de Moscou. Plusieurs officiers supérieurs
du KGB l’y attendent dont un colonel du contre-espionnage.
Gordievsky n’est pas interrogé tout de suite. D’abord,
on mange et on boit. De l’alcool, bien sûr. Malgré sa méfiance,
il lui est difficile de refuser de trinquer. Mais il ne peut savoir
qu’il est drogué à son insu. C’est dans un état second qu’il com-
mence à subir le feu des questions des hommes du KGB. On
lui parle d’abord des livres interdits qu’il détient chez lui. Puis
on lui prouve qu’on n’ignore rien de sa vie familiale et des
conversations téléphoniques qu’il a échangées avec sa femme et
ses filles. Même drogué, Gordievsky se rend compte que son
appartement a été sonorisé, c’est-à-dire qu’on y a placé des

301
Les grands espions du XXe siècle

micros. Enfin ses interrogateurs en viennent à l’essentiel : il est


accusé d’être une taupe britannique. Malgré son état de fai-
blesse, le colonel nie à plusieurs reprises et finit par sombrer
dans l’inconscience. Le lendemain, au réveil, il se trouve tou-
jours dans la datcha. Pas très en forme. Il ne donne pas cher
de sa peau quand il voit apparaître le colonel du contre-espion-
nage qui procède à un nouvel interrogatoire, en particulier sur
son emploi du temps à Londres. Toutefois, soudain, les ques-
tions cessent. Gordievsky est raccompagné chez lui !
À l’évidence, les hommes du KGB n’ont pas de certitudes,
seulement des soupçons. Et puisque Gordievsky ne peut pas
leur échapper, ils entendent prendre leur temps pour le faire
avouer. Cela veut dire qu’Aldrich Ames ne leur a pas donné
de renseignements suffisamment précis sur Gordievsky. Ils vont
donc continuer à le tenir en laisse. Il lui est d’autre part
annoncé qu’il est mis fin à ses fonctions à l’étranger et que
sa famille va rentrer en URSS. Une fois revenues à Moscou,
sa femme et ses filles deviennent des otages. Gordievsky est
piégé. Et il sait que tôt ou tard, on le fera avouer. Sa seule
chance de s’en sortir, c’est donc la fuite ! Mais comment est-
ce possible alors qu’il est surveillé en permanence par le KGB ?
Les services britanniques volent à son secours. Gordievsky,
après avoir noué le contact, prépare toute une série de fausses
pistes et, un beau jour, alors qu’il fait son jogging, il se retrouve
caché dans une fourgonnette truquée de l’ambassade britan-
nique. Dissimulé sous un faux plancher, il parvient à franchir
la frontière de la Finlande. Mais sa famille est restée en URSS.
Passé à l’Ouest, le transfuge rendra des services inappréciables !
XXIII
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

On l’appelait « le croquemort »… Un grand type au visage cireux, tou-


jours vêtu d’un complet noir, qui peinait même à sourire et ne riait jamais.
Marié à une femme dévote, père de famille nombreuse et catholique
conservateur proche de l’Opus Dei, il n’aurait manqué pour rien au
monde la messe dominicale célébrée dans une petite église de la banlieue
résidentielle de Vienna, une ville de l’État de Virginie, près de Washington.
Quel emploi occupait-il ? Ses voisins devinaient que cet homme
tranquille qui se déplaçait dans une Ford Taurus cabossée devait être
un modeste fonctionnaire dans quelque administration fédérale. Mais
ils n’en savaient guère plus. « Le croquemort » n’était pas très liant.
Bonjour, bonsoir et c’est tout. Simplement remarquait-on que le soir
il avait l’habitude de promener son chien dans l’un ou l’autre des parcs
de cette ville de banlieue. Seul, toujours seul.
Aussi la stupéfaction a-t-elle été totale lorsque, le 18 février 2001,
on a appris que Robert Philip Hanssen était un crac du FBI et qu’il
venait d’être arrêté pour espionnage. Depuis plus de quinze ans, cet
as du contre-espionnage communiquait des documents ultrasecrets
aux Russes. D’abord au KGB, puis au service qui lui a succédé, le SVR.
Le chasseur d’espions était donc un espion lui-même. Cette nou-
velle histoire semblait être une réplique parfaite de l’affaire Aldrich
Ames1, du nom de cette taupe dissimulée au cœur de la CIA et qui
était lui aussi un spécialiste du contre-espionnage.
Mais si cette nouvelle affaire a provoqué un véritable choc au sein
de la communauté américaine du renseignement et, bien sûr, de l’ad-

1. Taupe du KGB, arrêtée au milieu des années 1990. Voir chapitre précédent.

303
Les grands espions du XXe siècle

ministration fédérale, c’est qu’on semblait soudain découvrir que mal-


gré la fin de la guerre froide, les services secrets russes demeuraient
aussi actifs qu’autrefois.
Cette affaire Hanssen a été vécue comme une véritable humilia-
tion par le FBI. Mais a-t-elle révélé tous ses secrets ?

Avec la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’empire sovié-


tique, les Américains ont pu espérer une sorte d’accalmie sur le front
de l’espionnage : la Russie était désormais une nation amie. Son état de
déliquescence laissait penser que les espions de l’Est baisseraient les bras,
au moins provisoirement. Mais il n’en a rien été.
La chute du mur de Berlin et la désagrégation générale qui s’en est
suivie en Europe de l’Est ont obligé la CIA à changer de méthodes. Ainsi
a-t-elle renoncé à utiliser des hommes de terrain au profit de l’infor-
mation électronique. De nombreux postes clandestins établis à l’étran-
ger ont été fermés et la CIA a préféré se reposer sur ses systèmes d’écoute
et ceux de la NSA, l’Agence nationale de sécurité. Le résultat est connu :
sans contacts avec le terrain, la centrale américaine s’est enfoncée dans
la paperasserie et s’est révélée malheureusement incapable de prévenir
les actes de terrorisme, comme à New York au mois de septembre 2001.
Cette évolution a en fait été amorcée au beau milieu des années 1970
lorsque le gouvernement des États-Unis a décidé de moraliser les acti-
vités de la CIA en s’interdisant les assassinats de dirigeants étrangers
et la collaboration d’hommes au passé douteux. En principe, finis, les
coups tordus ! Mais on ne fait pas du renseignement avec des bons
sentiments. C’était donc le début d’un certain immobilisme.
Robert Hanssen a été démasqué au début de 2001 mais auparavant,
la CIA avait déjà dû faire face à l’affaire Ames, une affaire excessivement
grave puisqu’on a découvert à cette occasion que cette taupe avait créé
des dommages irréparables à la CIA et que de nombreux agents amé-
ricains en poste derrière le rideau de fer avaient été arrêtés et exécutés
à cause de lui. Ce n’était pas la seule affaire embarrassante ! En 1996,
par exemple, un chef de service de la CIA est arrêté alors qu’il est sur
le point de quitter le territoire américain : Harold Nicholson collabo-

304
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

rait avec les Russes depuis deux ans. La taupe a été démasquée le plus
simplement du monde : tous les trois ans, les agents américains de la
CIA doivent se soumettre au test de polygraphe, le détecteur de men-
songes ; à la question « Cachez-vous des contacts avec une puissance
étrangère ? », Nicholson a manifesté une émotivité qui n’a pas échappé
à l’appareil. Ici, il faut souligner que les espions soviétiques sont géné-
ralement entraînés à subir ce test mais cela nécessite que l’agent en ques-
tion ait des contacts physiques avec les officiers traitants. Or c’est bien
trop dangereux. Seuls les espions qui venaient de Russie ou autrefois de
l’URSS étaient préparés à tromper le polygraphe…
Nicholson se trahit donc ! Même si cet échec ne peut être considéré
comme une preuve absolue, il est néanmoins l’objet d’une surveillance
permanente : une caméra installée dans son bureau le prend en train de
photographier des documents classés. C’est pour de l’argent que
Nicholson a choisi de trahir les services secrets américains: il a longtemps
vécu à l’étranger et, de retour au pays, sa solde lui paraît trop modeste…
Cette affaire traitée par le FBI, seul habilité à traquer les espions sur le sol
américain, a ravi les flics fédéraux, toujours prêts à tailler des croupières
à leurs rivaux de la CIA. Ils n’auraient pourtant pas dû se réjouir trop vite!
Un mois après l’arrestation de Nicholson, le FBI doit avouer la pré-
sence d’une taupe en son sein, un certain Earl Pitts. Chargé de la sur-
veillance des agents du KGB en poste à l’Onu, cet individu a été
retourné. Toujours par cupidité. Lui aussi avait besoin d’argent et contre
quelque deux cent mille dollars, il a livré aux Soviétiques la liste de cer-
tains agents fédéraux chargés de les surveiller. Il a cependant été démas-
qué bien des années après l’implosion de l’URSS, en 1996, exactement.
Son épouse, qui travaillait elle aussi pour le FBI, avait deviné que son
mari s’était livré à des activités douteuses. Sans doute prise de remords,
elle a fini par le dénoncer. Il n’a pas été arrêté immédiatement : le FBI
a préféré le prendre sur le fait en le piégeant grâce à de faux agents russes,
des agents fédéraux qui, prétendant être russes, lui ont tendu un piège.
Et Pitts, toujours aussi cupide, tombe dedans à pieds joints !
Ces deux affaires, Nicholson et Pitts, demeuraient toutefois relati-
vement mineures, même si la première a valu au patron de la CIA, John

305
Les grands espions du XXe siècle

Deutch, d’être limogé ! En revanche, la trahison de Hanssen est vécue


comme un désastre, car c’est tout le contre-espionnage américain qui
tremble sur ses bases lorsque l’affaire est révélée.
Au moment où il est arrêté, Hanssen est sur le point de prendre sa
retraite. Il est né à la fin de la guerre à Chicago. Son père est un policier
qui a travaillé presque toute sa vie à traquer les communistes, alors
que son fils, lui, finira par collaborer avec le KGB ! A-t-il agi par rébel-
lion ? Il semble en fait que les motivations de Hanssen aient été, mal-
gré les apparences, beaucoup plus complexes! Élevé au sein d’une famille
très chrétienne, considéré par tous ceux qui l’ont connu à cette époque
comme un adolescent très poli, c’est un élève discipliné et travailleur…
Unique point négatif : Hanssen est un solitaire et ne participe à aucune
activité extérieure. Son parcours est excellent mais un peu sinueux. Il
étudie d’abord la chimie et réussit son diplôme… À noter qu’il a choisi
comme deuxième langue le russe. Ensuite, Hanssen se lance dans des
études de dentisterie. Puis il bifurque à nouveau et s’oriente vers la
comptabilité. Quoi qu’il en soit, il obtient aisément son diplôme d’ex-
pert-comptable. Et, après avoir travaillé dans un cabinet, il entre au
Département de la police de Chicago comme enquêteur à la section
financière. Puis, en 1976, il est recruté par le FBI. C’est le début d’une
brillante carrière au sein de la police fédérale. Il s’occupe d’abord de
délinquance financière mais assez vite, il rejoint les services chargés plus
spécifiquement du contre-espionnage eu égard à ses talents d’infor-
maticien. Et bientôt, accrédité « secret » – l’équivalent de notre « secret-
défense » –, il est chargé de concevoir une base de données où sont
regroupées les fiches de tous les officiers de renseignement américains.
Il a ainsi accès à des informations hautement confidentielles ! Il n’en-
visage pas encore à l’époque de trahir son pays, même si, d’après une
lettre qu’il écrira plus tard à ses correspondants soviétiques, il affir-
mera avoir toujours voulu être une sorte de Kim Philby1.
Hanssen l’avouera lui-même plus tard, il a pris beaucoup de plai-
sir à espionner, même s’il était parfaitement conscient des risques qu’il

1. Voir chapitre I.

306
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

prenait… Telle était une des composantes psychologiques de cet éton-


nant personnage ! L’homme austère, très religieux, qui méprisait une
bonne partie de ses contemporains, avait trouvé un dérivatif dans la
double vie d’espion. De cette façon, il jouait avec le feu et mettait au
défi ses supérieurs, ses collègues, de le démasquer un jour.

Johanna McGueary1 :
À 32 ans, il était plus mature que la plupart des jeunes
recrues, souvent condescendant vis-à-vis de ses collègues, et
habité d’une grande foi religieuse. « Les gens qui sont super
religieux et pour lesquels seul Dieu est digne d’eux, n’ont pas
de temps à consacrer à de simples mortels », raconte un agent
retraité, ancien employé dans la division soviétique à New
York où travailla Hanssen de 78 à 81 puis de 85 à 87. « Il
pensait qu’il était mentalement supérieur à ses collègues et
probablement à sa direction » affirme Robert Bryant, ancien
assistant du directeur du FBI. En raison de cette subtile arro-
gance, il n’avait que peu d’amis au bureau et on le surnom-
mait « le croquemort » à cause de son teint cireux, de ses che-
veux noirs, de ses complets sombres et de son regard dénué
d’humour. Parce qu’il était très maladroit dans les relations
avec les autres, on ne lui confia jamais la mission de recru-
ter des agents soviétiques. « Il n’avait pas un bon contact
humain » selon un ancien collègue qui se demande si les cruels
surnoms dont il était affublé ne l’ont pas poussé à trahir.

Robert Hanssen a-t-il trahi par idéologie ? Ce catholique intégriste


ne pouvait adhérer au communisme athée. C’est donc l’argent qui a été
sa principale motivation. Les Soviétiques ont dû apprécier : on tient
mieux une taupe qu’on rétribue.
Hanssen a bien été payé pour les services qu’il a rendus au KGB puis
au SVR, qui lui a succédé après l’effondrement de l’URSS. Mais il n’a

1. Time Magazine, 5 mars 2001.

307
Les grands espions du XXe siècle

pas profité des centaines de milliers de dollars qu’il a reçus et il a pris


soin de ne pas modifier son train de vie. D’autre part, il aurait pu obte-
nir des sommes beaucoup plus importantes en échange des renseigne-
ments qu’il a fournis aux Russes : l’argent n’a donc pas été le seul moteur
de sa trahison.
L’attitude de Hanssen n’a jamais inspiré de soupçons. Il s’intéressait
à tout : aux systèmes informatiques, bien sûr, mais aussi à tout ce qui
touchait l’électronique, caméras miniaturisées, micros cachés… En
outre, c’est un homme qui dévorait toute la littérature paraissant sur
le sujet. Il est vrai que parfois sa boulimie de savoir étonnait. Mais on
mettait cette attitude sur le compte de sa curiosité. Il était donc un agent
du FBI parfaitement noté, ce qui explique son ascension fulgurante à
l’intérieur de l’agence fédérale où on lui a confié des postes de plus en
plus importants, tous en relation avec le contre-espionnage et parti-
culièrement la lutte contre les menées soviétiques aux États-Unis.
C’est lui qui a proposé, de façon très simple, ses services aux Russes,
vraisemblablement en 1985 ! Un jour, il a envoyé une lettre au domi-
cile privé de l’officier soviétique en poste à Washington. Hanssen était
bien placé pour savoir comment était exercée la surveillance de cet agent
du KGB ; il n’a donc pris aucun risque inconsidéré : il pouvait être sûr
que ce courrier ne serait pas ouvert. À l’intérieur se trouvait une
deuxième enveloppe cachetée, qui devait être remise en mains propres
au chef du contre-espionnage à l’ambassade soviétique, un certain
Cherkashin, colonel du KGB et spécialiste de la manipulation des agents
doubles. L’envoi était anonyme : Hanssen s’est contenté de signer « B » !
Dans ce message, il réclamait cent mille dollars en contrepartie de
la fourniture de documents classifiés sur le renseignement américain.
En demandant d’emblée une aussi grosse somme, Hanssen indiquait
ainsi qu’il était capable de fournir des renseignements de la plus haute
importance. Il apportait en outre la preuve de son sérieux en envoyant
aux Soviétiques une information capitale : les noms de trois taupes, trois
officiers du KGB en poste aux États-Unis qui avaient été recrutés par
les services américains ! Il connaissait pourtant les méthodes du KGB
et n’ignorait pas ce qu’il adviendrait de ces agents : sous des prétextes

308
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

divers, ces officiers du KGB, qui s’avèrent être des taupes, sont rappe-
lés à Moscou et aussitôt arrêtés. Deux seront fusillés et le troisième
condamné à une longue peine de prison.
Les dramatiques conséquences de sa trahison ne dissuaderont nul-
lement Robert Hanssen de continuer à aller à l’église chaque dimanche
avec sa petite famille…
Appâtés, les Soviétiques mordent donc immédiatement à l’hameçon
mais ne peuvent répondre favorablement au mystérieux « B ». Non
seulement ils ne savent pas qui il est mais ils sont aussi dans l’impossi-
bilité de le joindre. En réalité, jamais les Russes ne l’identifieront for-
mellement, même s’ils savent qu’il appartient indéniablement à un très
petit cercle du contre-espionnage américain. Seule une poignée d’agents
au FBI ont accès à des renseignements aussi sensibles. Mais ce qui impor-
tait était que Hanssen continue à leur fournir des documents.
Peu de temps après l’envoi de la première lettre, « B » fait parvenir au
domicile de l’officier du KGB en poste à Washington un gros paquet conte-
nant un échantillon de ces documents classifiés qu’il avait promis. Il sait
parfaitement qu’au vu des informations qu’il a transmises, les hommes du
KGB n’hésiteront pas à payer lorsqu’il le leur demandera. Ce qui ne tarde
pas, en effet. Un troisième courrier arrive. Et cette fois, ce professionnel
du renseignement indique précisément la marche à suivre.
Hanssen a choisi le système bien connu de la boîte aux lettres morte,
une procédure qui exclut tout contact physique entre l’agent et son offi-
cier traitant : il s’agit d’utiliser des caches, désignées à l’avance et qui
se trouvent généralement dans des lieux publics. Un signal (une marque
à la craie par exemple) disposé à quelque distance indique si la « boîte
aux lettres » a été approvisionnée. De la même façon, par un autre signal,
la taupe rend compte de la réception de la lettre ou du colis. Hanssen
a retenu comme cache un petit pont situé dans un parc de Virginie.
Le paquet, soigneusement enveloppé dans un sac poubelle, doit être
déposé près de la pile du pont. Des morceaux de bande adhésive col-
lés sur des panneaux routiers font office de signaux. C’est ainsi qu’il
reçoit ses premiers cent mille dollars. Puis il marque une pause. Obsédé
par sa sécurité, Hanssen attend de connaître les retombées de sa pre-

309
Les grands espions du XXe siècle

mière livraison, craignant d’avoir déclenché les soupçons du FBI. Il s’ef-


face donc provisoirement, ce qui ne manque pas d’inquiéter ses nou-
veaux « clients » ! Mais bientôt, il reprendra contact et fera parvenir des
milliers de documents au KGB puis au SVR !
Spécialiste du contre-espionnage, Hanssen a essentiellement permis
à Moscou de déjouer les pièges tendus par la CIA ou le FBI. Par consé-
quent, les agents du KGB ont pu évoluer avec plus de sérénité sur le sol
américain. Il a aussi révélé une extraordinaire opération mise en œuvre
par la NSA, l’Agence nationale de Sécurité : les Américains avaient com-
mencé à creuser un tunnel sous l’ambassade de l’ex-URSS à Washington,
comme l’avaient fait les Anglo-Saxons, dans les années 1960, à Berlin,
pour surprendre les secrets des communications des Soviétiques. Le tun-
nel commençait à Berlin-Ouest et aboutissait au sous-sol du bâtiment
qui abritait le commandement des forces communistes. À Washington,
il s’agissait à peu près de la même opération. Les Américains voulaient
installer des systèmes d’écoute sous l’ambassade russe.
Nouvelle preuve que la fin de la guerre froide n’avait pas affecté les
activités d’espionnage de part et d’autre : cette affaire avait été envisa-
gée avant l’effondrement de l’URSS ; et son commencement d’exécu-
tion a eu lieu alors que la Russie avait cessé d’être soviétique. La révé-
lation de cette affaire, après l’arrestation de Robert Hanssen, a jeté un
sérieux froid sur les relations entre la nouvelle administration Bush et
le gouvernement russe !
Robert Hanssen a entamé sa collaboration avec Moscou en 1985 mais
il n’a été arrêté qu’en 2001. Pendant cette longue période, il n’a donc
jamais fait l’objet de soupçons. Il est demeuré extrêmement méfiant et
prudent. À plusieurs reprises, l’espion a préféré oublier ses correspondants
russes, comme il l’avait fait par le passé. Et, aux différents postes qu’il a
occupés, il était le mieux placé pour découvrir s’il était soupçonné. Il
consultait d’ailleurs régulièrement son propre dossier sur les ordinateurs
du FBI ! Ces intrusions ne risquaient-elles pas de laisser des traces dans
les systèmes informatiques ? On a dit que c’était l’une des raisons de la
chute de la taupe : ses collègues se seraient interrogés sur ces recherches
trop fréquentes. Mais si on a lancé cette explication à destination de l’opi-

310
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

nion, c’était pour dissimuler la vérité: le FBI ne tenait pas à ce qu’on sache
comment Robert Hanssen avait réellement été démasqué !
Pour comprendre, il faut remonter au début des années 1990, le FBI
et la CIA ont alors acquis la conviction qu’une taupe agit au sein des
services spéciaux. Ils sont intrigués par l’échec de certaines de leurs opé-
rations. Une cellule ultrasecrète a même été mise en place afin de démas-
quer la taupe. Encore une fois, cette information ne peut pas passer
inaperçue de Robert Hanssen. Par conséquent, il décide prudemment
de faire le mort, ce qui lui est d’autant plus facile que, dans les contacts
avec les Russes, c’est toujours lui qui prend l’initiative. En 1994, il
respire lorsque Aldrich Ames est arrêté.
En 1996, la chasse aux taupes donne de nouveaux résultats avec l’ar-
restation de Nicholson et Pitts. Hanssen attend 1999 pour renouer avec
les Russes. Sans doute a-t-il voulu connaître une dernière fois les fris-
sons du Grand Jeu. Il faut aussi dire – on en a eu la preuve après son
arrestation – qu’il méprisait tellement ses collègues qu’il les croyait inca-
pables de le démasquer. Il l’a même écrit à ses amis soviétiques : vous
surestimez le FBI !
Mais le danger est venu de l’autre versant : Hanssen a été trahi
par un homme qui connaissait quelques-uns des secrets de l’espion-
nage russe. Depuis longtemps déjà, les chasseurs d’espions se dou-
taient que la taupe appartenait au FBI et à un très haut niveau. Mais
malgré leurs investigations, ils avaient échoué à l’identifier. Aussi déci-
dèrent-ils d’essayer de retourner un agent russe afin d’obtenir des
tuyaux sur la taupe.
À l’automne 2000, le premier secrétaire de la représentation russe à
l’Onu, Sergueï Tretiakov, disparaît brusquement. Ce n’est qu’en jan-
vier 2001, quatre mois plus tard, qu’on a appris qu’il avait fait défec-
tion et demandé l’asile politique aux États-Unis. Signalons d’ailleurs
qu’aujourd’hui encore, pour le FBI, ce Tretiakov n’a rien à voir avec l’af-
faire Hanssen. Pourtant, il est certain que le diplomate était un membre
des services secrets, parce qu’il n’est pas arrivé les mains vides : il possé-
dait toute la correspondance échangée au fil des ans entre Hanssen et les
services soviétiques puis russes, tout le dossier du mystérieux « B ».

311
Les grands espions du XXe siècle

Confidentiel Defense1
POUR LA SÉCURITÉ DU PATRIMOINE DE MES
ENFANTS, JE SOUHAITE QUE VOUS ME FASSIEZ
PARVENIR DES DIAMANTS EN ATTENDANT DES
TEMPS MEILLEURS LORS DESQUELS VOUS POUR-
REZ ACHETER MES SERVICES COMME
CONFÉRENCIER. TÔT OU TARD, J’APPRÉCIERAI
UN PLAN DE FUITE DE VOTRE PART (JAMAIS RIEN
NE DURE).
[Le journaliste de Confidentiel Defense commente :]
Cette dernière phrase indique clairement qu’Hanssen
songeait à Kim Philby qui, une fois réfugié en Russie, vécut
effectivement de conférences spécialisées qu’il donnait aux offi-
ciers du KGB au quartier général de Yassenevo. Pour autant,
Kim Philby avait toujours refusé l’argent que lui proposaient
les Russes car il travaillait pour les Russes par idéal. Le pas-
sage de cette lettre est donc très intéressant car il indique une
certaine naïveté chez Hanssen qui se montre, d’emblée, très
gourmand avec des gens ayant un système idéologique de pen-
sée et des rapports à l’argent opposés à ceux de la civilisation
américaine. Hanssen ne trahissait donc pas par idéologie,
comme Philby, mais plutôt, semble-t-il, pour vivre lui-même
l’aventure du célèbre Anglais, ce qui, d’une certaine manière,
lui faisait perdre un peu le sens des réalités. Il lui fallait donc
trouver un mobile valable aux yeux des Soviétiques car il
n’avait pas non plus de gros besoins matériels. Mais ses véri-
tables motivations étaient inavouables parce que, de manière
irrationnelle, elles correspondaient à un fantasme, ce que ne
pouvaient comprendre d’eux-mêmes les Russes. De plus, la
nature des rapports fut scellée dès le départ par la première

1. Confidentiel Defense, un site Internet qui publie des informations sur le monde
du renseignement, cite des extraits du dossier d’accusation du FBI, en particulier un
passage d’une des lettres dactylographiées que la taupe envoyait à ses correspondants.

312
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais

demande de 100 000 dollars. Pour les Soviétiques, quelle


qu’ait été la valeur des informations que lui remettait
Hanssen, ce dernier ne pouvait être considéré que comme
un personnage mercantile, indigne de leur considération. On
peut raisonnablement supposer que si Hanssen avait plutôt
tenté de faire croire qu’il agissait par idéologie, il serait aujour-
d’hui en sécurité en Russie.

En possession de ces documents, le FBI avait désormais la possibi-


lité de mener une véritable enquête pour découvrir qui était la taupe
connue sous le nom de code « B » ! Il semble que, cette fois, l’infor-
mation n’ait été divulguée qu’à un très petit nombre d’agents fédéraux,
dont Hanssen ne faisait pas partie.
Détail essentiel: dans une des lettres de Hanssen, figurait une descrip-
tion très précise du système des boîtes aux lettres mortes utilisé par la taupe.
Après avoir examiné les lieux, les agents du FBI ont trouvé un morceau de
sac poubelle sur lequel ils ont relevé deux empreintes digitales qu’ils ont iden-
tifiées comme celles de Hanssen en lançant une recherche systématique dans
les fichiers du FBI1. Cependant le FBI veut prendre la taupe en flagrant délit
car, pour confondre Hanssen, il n’existe que ces deux empreintes.
La cache sous le petit pont se trouve près de chez lui ; donc, le hasard
aurait pu faire que ce sac poubelle se soit envolé de chez lui ou que
Hanssen s’en soit débarrassé là en promenant son chien, par exemple.
D’autant que son dossier était parfaitement lisse. Rien n’indiquait qu’il
aurait pu être une taupe !
Le FBI décide donc de le piéger: une souricière est installée près du pont
où Hanssen vient déposer ses documents et récupérer l’argent que lui don-
nent les Russes. Il est pris la main dans le sac au moment où il s’empare
d’une valise contenant cinquante mille dollars. Le Grand Jeu est terminé.
L’homme qui voulait marcher dans les pas de Kim Philby est perdu!

1. Comme dans beaucoup d’autres administrations américaines, les agents fédé-


raux doivent tous accepter que leurs empreintes soient relevées au moment de leur
embauche.

313
Les grands espions du XXe siècle

Jacques Isnard1 :
En dévoilant l’affaire Robert Hanssen, Washington fait
indirectement d’une pierre deux coups. Les Américains mon-
trent qu’ils n’ont pas baissé la garde à l’encontre des intrusions
soviétiques sur leur sol et ils tentent de dissuader leurs alliés
de coopérer avec Moscou dont ils espèrent discréditer les
méthodes. Ainsi, pour Washington, les Russes n’auraient qu’un
seul et véritable objectif en tête : s’informer des capacités et
performances technologiques que l’Europe maîtrise mieux
qu’eux et les piller pour se les approprier à moindres frais et
en faire profiter leur industrie de défense qui peine à finan-
cer sa modernisation.
Mais la bataille qui s’instaure, depuis l’arrivée de George
W. Bush à la Maison Blanche, autour des grands programmes
d’armement du futur est une autre paire de manches. Elle
augure une explosion de coups fourrés entre services. Chacun
« met la pression » sur l’autre. Ne dit-on pas, en effet, aux
États-Unis, que le FSB a retrouvé, avec quelque 300 agents
potentiels à Washington, le niveau des effectifs du KGB avant
1989, et, en Russie, ne rétorque-t-on pas que l’expansion des
activités déployées par les services occidentaux en Europe cen-
trale ou dans les États baltes, est telle qu’elle constitue une
menace pour Moscou ?

Le 10 mai 2002, en échange de sa coopération avec les autorités amé-


ricaines, Hanssen, qui plaide coupable, évite la peine de mort et est
condamné à la prison à vie. Il purge actuellement sa peine dans le péni-
tencier fédéral de très haute sécurité d’ADX à Florence dans le Colorado.
Hanssen passe vingt-trois heures par jour absolument seul, à l’écart
des autres détenus.

1. Le Monde, mars 2001.


Table des matières

I Blunt, gentleman espion .................................... 9


II Alger Hiss, la bête noire de Nixon ...................... 23
III Boulanger, le traître de Staline ............................ 37
IV Le Renard rouge ................................................ 49
V Mroz : la mort d’un petit capitaine .................... 59
VI Un tunnel à Berlin.............................................. 73
VII Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba .......... 87
VIII Les fusées de Nasser............................................ 99
IX Lotz : sauvé par un petit bout de chair…............ 113
X Pâques : l’espion qui en cachait un autre ............ 127
XI Cohen : le pendu de Damas................................ 139
XII Le chantage du faux résistant.............................. 153
XIII Frauenknecht, le voleur de Mirage...................... 163
XIV Gabriele Gast, Juliette de RFA ............................ 175
XV Pham Xuan Ân : le faux ami américain .............. 187
XVI L’affaire Guillaume : un complot contre Brandt.... 199
XVII Espionnage, science et conscience ...................... 223
XVIII Pollard : l’espionnage entre amis ........................ 235
XIX Le mystère Polyakov .......................................... 247
XX La malle de « Baba » .......................................... 259

315
Les grands espions du XXe siècle

XXI Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion.......... 273


XXII Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes .... 285
XXIII Hanssen : l’homme qui ne riait jamais ................ 303

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