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Les Grands Espions Du Xxe Siecle 2009 Patrick Pesnot @EpubLivres
Les Grands Espions Du Xxe Siecle 2009 Patrick Pesnot @EpubLivres
DU XXe SIÈCLE
LES DOSSIERS SECRETS
DE MONSIEUR X
Dans la même collection :
Le Terrorisme islamique
Morts suspectes sous la Ve République
Les Espions russes
Les Dessous de la Françafrique
LES GRANDS
ESPIONS
e
DU XX SIÈCLE
LES DOSSIERS SECRETS
DE MONSIEUR X
Patrick Pesnot
I
Blunt, gentleman espion
1. Célèbre espion qui trahissait les services britanniques, voir Monsieur X, Mémoires
secrets, Denoël, 1998.
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Blunt, gentleman espion
Anne-Marie Lecoq2 :
L’essentiel de la leçon reste toujours actuel et tient à la per-
sonnalité du pédagogue. Une sensibilité extrêmement aiguë,
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Blunt, gentleman espion
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Miranda Carter1
Pourquoi Burgess sollicita-t-il Blunt ? Ce dernier n’était
pas une cible évidente. Ce n’était pas un communiste engagé ;
il ne projetait pas d’entrer à la BBC ou au Foreign Office ;
et ses contacts ne présentaient pas non plus un intérêt parti-
culier pour le NKVD. Néanmoins, ce recrutement avait une
certaine logique : Deutsch cherchait quelqu’un pour exploi-
ter l’engagement à gauche des étudiants de deuxième cycle
de Cambridge, après les départs de Burgess, Philby et
MacLean. Il avait besoin d’un « chasseur de têtes » et Blunt
faisait l’affaire. Ce professeur avait déjà la réputation de
fréquenter de brillants étudiants de gauche. Comme John
Hilton l’avait bien perçu, Anthony avait un talent pour être
1. Auteur d’une biographie d’Anthony Blunt, Gentleman espion, les doubles vies
d’Anthony Blunt, Payot, 2006. D’après elle, Burgess, piloté par Arnold Deutsch, a
joué un rôle prépondérant dans le recrutement de Blunt par le NKVD. En témoigne
le passage cité.
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Le plancher brûle en effet de plus en plus sous les pieds des espions
de Cambridge. Dès 1948, le contre-espionnage britannique est persuadé
de l’existence de taupes. Des fuites d’informations classées au Foreign
Office ont été mises en évidence. Pourtant, aussi surprenant que cela
puisse paraître, les contre-espions attendent trois ans avant de se mettre
en chasse. Est-ce encore la conséquence de l’action d’un deus ex machina?
En 1951, l’éclaircie vient des États-Unis. Là-bas, on commence à
décrypter les télégrammes Venona1. Au printemps de cette même année,
un cryptographe américain vient à bout de cette tâche. Le nom d’une
taupe apparaît : celui d’un certain Homère. Des détails sur les activités
diplomatiques d’Homère permettent de l’identifier: le pseudonyme cache
en réalité Donald MacLean, le chef de la section américaine au Foreign
Office, qui a accédé à ce poste malgré les nombreux esclandres qui ont
émaillé sa carrière. Comme les autres taupes de Cambridge et bien d’autres
espions, MacLean, soumis à un trop grand stress, boit exagérément.
L’un des premiers à être informés de l’identification de MacLean est
Kim Philby qui, après avoir failli être nommé directeur du MI6, occupe
alors une fonction très importante : il est en effet chargé de faire la liaison
entre la CIA et les services britanniques. MacLean n’est pas immédiate-
ment arrêté : les Américains cherchent à tout prix à préserver le secret
du décryptage des messages Venona pour avoir le temps de remonter
les pistes et de démasquer d’autres taupes. Ceux, en particulier, qu’on a
appelés « les espions atomiques » et qui ont donné la bombe A aux
Soviétiques. Philby, via son ami Burgess, avertit alors MacLean, qui met
à profit le temps dont il dispose pour préparer sa fuite en URSS.
Il est accompagné par Burgess qui, lui aussi, se sent menacé. Mais,
et c’est l’élément capital de cette affaire, Blunt donne un sérieux coup
de main à ses deux amis ; c’est même lui qui, après leur départ, vérifie
qu’ils n’ont rien oublié de compromettant derrière eux. Cette fuite par-
faitement organisée ne manque pas de provoquer un vrai scandale en
Grande-Bretagne. Les services secrets sont mis sur la sellette. En réponse
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Blunt, gentleman espion
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servir ses aveux puisqu’il avait coupé tout lien avec le monde du ren-
seignement ? Dans cette affaire, tout était pipé.
L’explication qui vient immédiatement à l’esprit, c’est que les ser-
vices secrets, déjà échaudés par toute une série de scandales, ont voulu
éviter une nouvelle fois d’être montrés du doigt. Autre explication :
les services cherchaient à dissimuler d’autres taupes. Mais poursuivons
encore un instant : Blunt, démasqué, continue à vivre très normalement
et se rend régulièrement auprès de la reine. A-t-elle été informée que
son conseiller artistique était une ancienne taupe soviétique ? Quoi qu’il
en soit, elle fait comme si de rien n’était. Elle continue apparemment
à accorder sa confiance à son conseiller qui était par ailleurs un excel-
lent historien de l’art. Il n’est même pas sûr que le Premier ministre
ait été tenu au courant.
Cependant la roue tourne pour Blunt quinze ans plus tard, en 1979.
Le même Goronwy Rees atteint d’un cancer incurable, décide sou-
dain de dire tout ce qu’il sait sur Blunt. Il se confie à un journaliste
qui écrit un livre-enquête sur les espions de Cambridge. Blunt est ainsi
publiquement dénoncé. Ce journaliste a beau l’affubler d’un pseudo-
nyme, le portrait est transparent. Rien ne pourra désormais empêcher
le scandale. D’autant que le pouvoir s’en mêle. Margaret Thatcher vient
alors de remporter les élections et d’être nommée Premier ministre.
Alors qu’elle est sur le point d’affronter de nombreuses difficultés sociales
et économiques, l’affaire Blunt arrive à point nommé. La Dame de
fer agit sans tarder.
Des journaux venant d’accuser nommément Blunt, la Dame de fer
se débrouille pour qu’un député lui pose une question aux Communes.
Aussitôt, dans sa réponse, elle déballe toute la vie de l’espion. Ce coup
politique occupe longtemps et opportunément la presse !
Blunt, protégé par cette immunité judiciaire qu’on lui a autrefois
promise, finira sa vie dans la plus grande discrétion et même assez digne-
ment. Quant à Margaret Thatcher, elle protégera la reine en affirmant
que, si Blunt avait continué à exercer ses fonctions auprès d’Élisabeth
II, c’était pour ne pas faire savoir aux Soviétiques qu’une de leurs taupes
avait été démasquée !
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Blunt, gentleman espion
George Steiner1
Un examen rapide du récit suffit pour montrer qu’il est
parsemé de lacunes, de questions sans réponses et d’invrai-
semblances, au point d’en être quasiment inutile. Admettons
qu’en 1940 il y ait eu quelque désordre dans le recrutement.
Néanmoins, comment se peut-il que le MI5 ait négligé, au
moment même du pacte Hitler-Staline, ce que Blunt avait
exposé de ses sentiments dans les colonnes du Spectator et dans
son essai de 1937 ? Qui a enterré ou soustrait un dossier remis
au MI5 dès 1939 par Walter Krivitsky, général soviétique en
fuite, un dossier où c’est tout juste si Blunt n’était pas iden-
tifié ? II est inévitable qu’on en infère une protection efficace
en très haut lieu. Voilà une double vie placée sous un charme
dès le départ. Comment a-t-on pu permettre à Blunt, qui
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de ce qu’ils avaient été abusés par Hiss. Il est certain que mon rôle dans
cette affaire m’a lancé sur la voie de la vice-présidence, mais elle m’a
aussi transformé, d’un jeune parlementaire assez populaire, jouis-
sant d’une presse limitée mais bonne, en une des personnalités les plus
controversées de Washington, amèrement contestée par les journa-
listes libéraux et les manipulateurs d’opinion les plus respectés et les
plus influents de l’époque.
Malgré cette contestation, quatre ans seulement après le début
de l’affaire Hiss, le jeune sénateur Nixon deviendra le vice-président
d’Ike Eisenhower. Il a donc incontestablement profité du retentisse-
ment de cet épisode de la guerre froide, vécu en Amérique comme un
feuilleton à suspense. Toujours est-il que, plus de soixante ans après,
la culpabilité d’Alger Hiss reste incertaine.
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Alger Hiss, la bête noire de Nixon
Mieux encore que des espions, et en tout cas plus dangereux ou plus
insidieux : ils ont placé des hommes d’influence dont le seul but est
de plaider en toute circonstance en faveur de l’URSS et de ses satellites.
Par conséquent, l’on suit avec beaucoup d’attention ce qui se passe alors
aux États-Unis. Or, dans ces toutes premières années de l’après-guerre,
les nouvelles sont préoccupantes : à la suite d’un certain nombre de
défections d’agents de l’Est, il apparaît que les plus hautes sphères de
l’administration américaine sont pénétrées par les communistes. C’est
donc dans un climat de suspicion généralisée qu’éclate l’affaire Hiss.
Alger Hiss est un « golden boy », pour reprendre une expression
contemporaine. Un homme à qui la vie a toujours souri. De bonne
extraction, il a reçu une excellente éducation dans les meilleures écoles
de la côte Est et possède une prestance certaine. Il incarne le type du
jeune homme élégant qui donne toujours l’impression de sortir de son
club de tennis.
Hiss commence par exercer la profession d’avocat, dans l’un des plus
grands cabinets. Mais assez rapidement, c’est dans la haute adminis-
tration qu’il choisit de faire carrière. Il y est conseiller juridique, au
ministère de l’Agriculture, puis il occupe les mêmes fonctions dans une
commission spéciale du Sénat chargée de l’industrie de l’armement.
Il est ensuite employé au ministère de la Justice. De fil en aiguille, il
accède aux plus hauts postes, jusqu’à occuper celui de secrétaire géné-
ral de la conférence qui donnera naissance à l’Onu.
Politiquement, Hiss, chouchou de l’administration Roosevelt, adhère
complètement aux idées progressistes du président américain. C’est un
libéral, comme on dit aux États-Unis, dans les années du New Deal.
Mais, pour les républicains et les conservateurs en général, il est qua-
siment d’extrême gauche. Quoi qu’il en soit, Alger Hiss est donc proche
de Roosevelt, qu’il a même accompagné en tant que conseiller à Yalta
pour la célèbre conférence avec Staline et Churchill. Une conférence où
Occidentaux et Soviétiques ont décidé du partage du monde.
Après la guerre, Hiss devient président de la Fondation Carnegie
pour la paix internationale, une prestigieuse institution. L’homme reste
influent et, malgré la disparition du président Roosevelt et son rem-
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beth Bentley, parle d’importance. Elle déclare avoir été recrutée au cœur
d’un réseau qui comptait parmi ses membres de nombreux employés
du gouvernement américain, dont certains étaient très bien placés. Elle
livre donc des dizaines de noms : s’y trouve une douzaine de membres
de la haute administration Truman. Cependant, sur cette liste, n’ap-
paraît pas celui d’Alger Hiss.
Y figure en revanche le nom de l’un de ses proches amis, un ancien
secrétaire d’État adjoint, Harry Dexter White, qui mourra d’ailleurs
rapidement d’une crise cardiaque après cette révélation.
Le FBI est d’abord chargé d’enquêter discrètement afin d’éviter le
scandale. Mais quand Élisabeth Bentley est appelée devant un grand
jury puis devant la Commission des activités anti-américaines, l’af-
faire fait alors grand bruit. Ses révélations sont sensationnelles, même
si certains journalistes proches des démocrates tentent de ridiculiser
celle qu’on appelle dans la presse « la reine de l’espionnage rouge ».
Toutefois, pour les libéraux, le pire est à venir : les membres de la
commission, présidée par un sénateur républicain, s’apprêtent à sortir
un autre as de leur manche : Chambers. Ce dernier confirme les révé-
lations de Bentley et les amplifie au point de donner à l’affaire un carac-
tère politique national : à la fin de cette année 1948, le président Truman
doit affronter les électeurs.
William Manchester1 :
Pour comprendre toute l’énormité du phénomène qui
commença pendant l’été 1948, une comparaison : qu’on ima-
gine une grande maisonnée où les enfants prétendent être
poursuivis par un croque-mitaine. Dans la famille, on essaie
de les rassurer en leur répétant à tout bout de champ que les
croque-mitaines, cela n’existe pas. On fouille la maison de
fond en comble, rien. Les enfants n’en persistent pas moins
dans leur fable : si, il y a un croque-mitaine qui les pour-
suit, mais on ne les écoute même plus. Or, un beau soir, alors
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Marie-France Toinet1 :
[C’est Hiss qui parle]
« Si c’est une photo de M. Chambers, il n’est pas d’ap-
parence exceptionnelle. Il ressemble à beaucoup de gens… Je
ne voudrais pas prêter serment que je n’ai jamais vu cet homme.
Je voudrais le voir et je pense que je pourrais mieux dire si je
l’ai déjà vu. » Alger Hiss, affirme l’auteur, vient ainsi de tres-
ser la corde pour se pendre : il n’a pas été assez clair – puisqu’il
semble avoir nié toute relation avec Chambers, ce qui fera
les titres des journaux, alors qu’il n’est pourtant pas complè-
tement sûr de ne pas le reconnaître. Tout paraît cependant aller
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1. Ancêtre de la CIA.
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Rémi Kauffer1 :
Né à Mannheim en 1903 d’un père alsacien et d’une
mère allemande, Lucien Wilhelm Boulanger, apprenti puis
ouvrier, adhère au communisme dès 1918. Secrétaire tech-
nique du Comité central du KPD (PC allemand), il effec-
tue en 1929 un stage comme officier de l’Armée rouge à
l’Académie Lénine de Moscou. En octobre 1932 débute l’exis-
tence clandestine de Lucien Boulanger. Responsable du M-
Apparat, l’appareil militaire du PC allemand, on le charge
de combattre les sections d’assaut nazies. En septembre 1933,
après la découverte de son projet d’enlèvement de Hitler (des
tankistes membres d’une cellule communiste devaient s’as-
surer du dictateur lors d’une visite dans leur caserne), il doit
fuir en Autriche puis en Union soviétique. Deux ans plus
tard, Boulanger s’installe à Strasbourg. Comme son père,
domicilié à Altkirch, il obtient sa réintégration dans la natio-
nalité française. Le voilà, côté cour, rédacteur en chef de
L’Humanité d’Alsace et de Lorraine et côté jardin, orga-
nisateur de réseaux-relais clandestins du Komintern vers
l’Allemagne.
Alors, qui sont ceux qui, partis en quête de la vérité, ont payé pour
leur curiosité ? Le premier à avoir essayé de démêler les fils de l’affaire
est André Marty, sans doute dans l’espoir d’en tirer un profit personnel
dans la lutte pour le pouvoir au sein du PC. Marty comprend d’emblée
ce que dissimule l’affaire Boulanger et essaie peut-être de s’en servir
1. Historia, 1997.
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Mais ce n’est pas tout. Beyer, lorsque Marty lui a demandé d’enquêter
sur Boulanger, a envoyé en Allemagne le nommé Teuléry. Lui aussi a
approché peu ou prou la vérité. Alors on cherche à le faire taire. Une ten-
tative curieusement orchestrée par la DST : à l’instigation des services
de sécurité du PC, le contre-espionnage monte une véritable machi-
nation contre cet homme. Teuléry, comme beaucoup d’autres anciens
FTP, nourrissait une grande admiration pour les partisans yougoslaves
de Tito. Quand Staline condamne le dirigeant yougoslave, le PCF s’aligne
purement et simplement sur la position soviétique. Teuléry a du mal à
l’accepter. Il rend publique sa sympathie. On profite de cet aveu pour
faire coup double et se débarrasser d’un contestataire en même temps
que d’un homme qui en sait trop sur l’affaire Boulanger. La DST, infor-
mée par les services de sécurité du PC que Teuléry entretient des rap-
ports discrets avec des agents communistes yougoslaves présents sur le
territoire français, intervient pour l’arrêter. Convaincu d’intelligence avec
des agents yougoslaves, Teuléry est condamné à cinq ans de prison. Une
nouvelle fois, un homme qui connaît l’affaire Boulanger est frappé.
Pour comprendre pourquoi ce dossier est si sulfureux, il faut se repla-
cer dans le contexte de 1944. En juin, les Alliés débarquent. La Résistance,
et au premier chef la direction des FTP, brûle de déclencher l’insurrec-
tion nationale, afin de chasser l’occupant au plus tôt. Mais cela ne fait pas
l’affaire de Staline. Le maître du Kremlin sait parfaitement que le partage
de l’Europe se fera sur la base des avancées militaires des différentes armées,
l’Armée rouge à l’est et les Anglo-Saxons à l’ouest. Par conséquent, il
est essentiel que ses troupes poussent leur avantage le plus loin possible.
Et ce sera le cas à Berlin comme dans d’autres capitales d’Europe de l’Est.
Du point de vue de Staline, tout ce qui peut retarder ses alliés occi-
dentaux est le bienvenu. De la même façon, tout ce qui peut permettre
de favoriser leur avance doit être combattu. C’est pourquoi Staline sou-
haite que les résistants communistes ne participent pas à la lutte armée
contre les nazis : en déclenchant l’insurrection, ils risqueraient d’aider
les armées alliées à avancer plus vite qu’il ne le faudrait. De fait, dans
certaines régions, la Résistance a largement aidé les Alliés, en dépit
des consignes officielles du Parti qui obéissait à Staline. Des hommes
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Charles Tillon1 :
Je dois dire enfin, qu’à l’approche des grands événements
prévus [la Libération], nous éprouvions des difficultés en zone
sud en raison des résistances des principaux responsables du
PC, Mauvais et Guyot, dans la mise en pratique par le comité
des FTP zone sud des directives du Comité militaire national
pour la préparation de l’insurrection nationale. Certes, le com-
mandant du CMZ, le faible Jacquot, se déclarait d’accord et
de bonne volonté à chacune de nos entrevues. Je savais que
Guyot avait été parachuté en France fin 1943, mais comment
me serais-je douté de quelle grave mission il était chargé,
puisque porteur d’un message pour Duclos, qui justifiait l’im-
portance du voyage. Le conseil, donné par Staline, était de
réduire au minimum le rôle militaire du Parti dans l’insur-
rection nationale en laissant les Alliés assumer au maximum
les combats pour la pacification du territoire. Un souci sur
lequel je n’aurai que bien plus tard une explication véritable.
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1. Voir chapitre I.
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Le Renard rouge
Rosenberg dont on sait maintenant que Julius, tout au moins, était réel-
lement coupable). Mais beaucoup sont passés à travers les mailles du
filet et n’ont jamais été démasqués par les services occidentaux. Ce n’est
pas le moindre mystère de ce dossier.
Deux raisons peuvent être avancées. La première, c’est que les Anglo-
Saxons, et particulièrement les Américains, ont répugné à reconnaître
à quel point ils avaient été infiltrés. Surtout lorsqu’il s’agissait de mettre
en cause des savants de renommée internationale. La deuxième rai-
son, beaucoup plus importante, relève encore aujourd’hui du secret !
Pour pénétrer ce dossier, il faut remonter le temps.
Staline est donc averti très tôt par ses services de renseignement et
le truchement de Cairncross que Britanniques et Américains travaillent
à la conception d’une arme nouvelle grâce à leurs recherches dans le
domaine atomique. Une arme terrifiante, une superbombe !
Par nature, le maître du Kremlin est plutôt sceptique. Mais s’il y a une
once de vérité dans cette information, les Soviétiques ne peuvent pas lais-
ser passer le coche… Staline lance donc les organes de renseignement
et le futur KGB sur la piste de l’atome. Nom de code: opération Enormoz.
Fuchs sera l’une des pièces maîtresses du dispositif.
Klaus Fuchs : un curieux personnage, qui à bien des égards reste une
énigme. C’est le fils d’un ministre du culte allemand, l’un des premiers
pasteurs à adhérer au Parti social-démocrate, avant même le premier
conflit mondial. Pendant la guerre, ce pasteur affiche clairement des opi-
nions pacifistes. Dans l’Allemagne prussienne, cette prise de position
est franchement hétérodoxe et lui attire de nombreuses réactions hostiles.
Le jeune Fuchs, incontestablement, en a souffert : plus tard, à l’école, il
se fait régulièrement casser la figure par les fils des anciens combattants…
Pourtant, très vite, Fuchs junior épouse lui-même la cause du socia-
lisme. À Kiel où son père s’est installé après guerre, on n’appelle plus
les Fuchs que « les Renards rouges1 » !… Le jeune homme ira plus loin
que son père : il abandonnera bientôt le Parti social-démocrate pour
adhérer au KPD, le Parti communiste allemand. Et ce à peu près au
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1. Ancêtre du KGB.
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Le Renard rouge
qui lui sont accordées avec parcimonie. Ces rencontres ont donc tou-
jours lieu dans la plus grande discrétion, à l’extérieur du centre d’ex-
périmentation, le plus souvent à New York.
Pourtant dès cette époque, les Américains nourrissent des soupçons.
Mais ce sont des soupçons particulièrement embarrassants !
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Le Renard rouge
tement d’un brillant analyste par les services secrets américains. Un type
génial dans son domaine, si génial qu’en se servant des renseignements
fournis par le transfuge, il a enfin réussi à casser le code des Soviétiques !
Les Américains ont donc pu déchiffrer les messages qui étaient
envoyés par les agents soviétiques, mais ils ont aussi pu lire à livre ouvert
tous les télégrammes non déchiffrés qu’ils avaient précieusement gar-
dés dans leurs archives. C’est ainsi qu’ils se sont rendu compte à quel
point leurs secrets atomiques avaient été pénétrés.
Mais pouvaient-ils pour autant exploiter ces renseignements ? Dans
toute affaire de ce genre, il y a un risque : si vous vous servez des infor-
mations que vous avez découvertes, vous alertez l’adversaire et la source
se tarit parce qu’il change sa méthode de chiffrage…
C’était un vrai dilemme qui n’était pas sans rappeler l’histoire
d’Enigma, la machine automatique à coder des Allemands. Les Alliés
avaient percé son secret, mais pour laisser les nazis dans l’ignorance
ils ont consenti d’énormes sacrifices en vies humaines comme le bom-
bardement de Coventry, par exemple.
Si les Américains n’ont pas arrêté ce savant de Los Alamos qui les
avait trahis, c’est parce qu’ils ont choisi de protéger avant tout le secret
de Venona. Pourtant Fuchs, lui, a été démasqué également grâce aux
renseignements « Venona ».
L’histoire est curieuse. Fuchs est revenu en Angleterre en 1946. Il
a été immédiatement engagé au centre de Harwell où les Britanniques
préparaient dans le plus grand secret, et à l’insu des Américains, la fabri-
cation de leur propre bombe. Quand la CIA a révélé aux Anglais que
Fuchs était un espion, ils ont exigé de pouvoir l’arrêter : ils ne suppor-
taient pas de savoir qu’un savant atomiste inféodé aux Soviétiques tra-
vaillait chez eux. Mais c’était risquer de dévoiler le secret de Venona…
Alors les services britanniques, qui tenaient impérativement à neutra-
liser Fuchs, ont imaginé un stratagème : le savant ne serait pas démas-
qué, il se rendrait de lui-même.
Fuchs, a-t-on prétendu, ne supportait plus sa double vie et il a cra-
qué. La nature des aveux de Fuchs semble étrange et sent l’arrangement
et le faux. En effet, Fuchs a déclaré :
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Bizarre. Encore plus bizarre, le fait que Fuchs a aussi déclaré qu’il
s’était rendu parce qu’il commençait à avoir des doutes sur la justesse
de la politique soviétique. Or, dès sa libération, après avoir purgé neuf
ans de prison, Fuchs n’a eu rien de plus pressé que de rejoindre
l’Allemagne de l’Est où il a poursuivi ses travaux et a été décoré à plu-
sieurs reprises.
En tout cas, les Soviétiques n’ont absolument pas été dupes de la
manœuvre. Parce qu’entre-temps Moscou avait découvert Venona grâce
à Kim Philby, le membre le plus éminent des « Cinq de Cambridge ».
Dans les années d’après-guerre, l’espion avait été chargé de coordonner
les rapports entre les services secrets américains et anglais. C’est ainsi
qu’il a eu connaissance de Venona. Il a immédiatement alerté Moscou.
À partir de ce moment, Venona était mort. Mais les Américains ne le
savaient pas et c’est pourquoi, afin de protéger un secret qui n’en était
plus un, ils ont laissé courir un grand nombre d’agents soviétiques !
Dont celui qui était vraisemblablement le deuxième grand espion scien-
tifique de Los Alamos, le physicien américain Théodore Alvin Hall.
V
Mroz : la mort d’un petit capitaine
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L’autre catégorie d’agents est composée de ceux que l’on appelle dans
le jargon du renseignement les « illégaux ». Ce sont d’ailleurs les
Soviétiques qui les ont baptisés ainsi. Eux ne disposent d’aucune pro-
tection. S’ils sont pris, ils encourent les foudres de la loi du pays où
ils opèrent. Ils ne pourront espérer recouvrer la liberté qu’à l’occasion
d’un échange avec un espion du camp opposé. Cette situation pré-
caire impose donc qu’ils soient particulièrement bien camouflés. C’est
pourquoi, avant de rejoindre le pays où on les envoie, ils subissent un
long, très long apprentissage pendant lequel leur « légende » est confec-
tionnée. C’est-à-dire qu’on leur fabrique de toutes pièces une nou-
velle identité et une nouvelle biographie. Ils doivent aussi se familia-
riser avec les us et coutumes du pays où ils seront immergés. Autant dire
que cette préparation coûte très cher.
Les illégaux et les agents agissant sous couverture diplomatique ne
remplissent pas le même rôle. En général, un diplomate travaillant pour
un service secret joue le rôle d’officier traitant, c’est-à-dire qu’il doit recru-
ter des espions, des hommes ou des femmes occupant des fonctions dans
des secteurs sensibles où lui-même ne peut pénétrer. C’est donc essen-
tiellement un collecteur d’informations et un animateur de réseau.
Il en va tout autrement pour l’illégal. Sa mission consiste à infil-
trer lui-même une entreprise ou une institution afin d’y recueillir des
renseignements qu’il transmettra ensuite à sa centrale. Ce solitaire peut
éventuellement constituer son propre réseau en recrutant d’autres taupes
qui, consciemment ou inconsciemment, travailleront pour lui. Une
besogne très délicate à mettre en œuvre.
Dans le métier d’espion, le contact entre un officier traitant et son agent
suscite toujours l’inquiétude: c’est à cet instant que la taupe est la plus vul-
nérable. D’où l’utilisation d’un certain nombre de méthodes sophistiquées,
comme les boîtes à lettres mortes. Il s’agit de déposer un message dans
un endroit convenu à l’avance, une anfractuosité, un trou dans un mur,
etc. Il faut aussi protéger la cachette par un certain nombre de signes,
des marques à la craie par exemple, qui indiquent si la voie est libre ou pas.
Autre hantise de l’espion : la transmission des informations qu’il a
recueillies. Pour l’agent-diplomate, ce n’est pas très difficile car il utilise
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1. Voir chapitre I.
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ment expliquer que cet espion démasqué entre en France sous son vrai
nom ? Ce qui peut apparaître à première vue comme une énorme bévue
doit au contraire nous dessiller les yeux sur les manœuvres du KGB. Car
les services de l’Est n’ont pas coutume de commettre de telles erreurs.
Plusieurs explications sont possibles.
Certes, Wladyslaw Mroz a été démasqué par ce transfuge passé à l’Ouest
et son employeur en a été alerté. Mais lui-même, Mroz, le savait-il ? Un
agent grillé devient un agent inutile. En l’envoyant en France, les ser-
vices polonais ont peut-être tenté une manœuvre de diversion. Pendant
que le contre-espionnage s’intéressait à lui, ils pouvaient se livrer à
d’autres activités, voire sauver d’autres agents en difficulté, des espions
plus importants.
Dans le même esprit, on peut élaborer une autre hypothèse, encore
plus cynique : les Polonais auraient pu avoir envie de se débarrasser pour
une raison ou une autre de cet officier en l’envoyant en France où il
ne manquerait pas de se faire arrêter. Une objection cependant : il exis-
tait à l’Est, dans ces années-là, des moyens beaucoup plus radicaux pour
liquider quelqu’un. Cela dit, le régime communiste polonais avait évo-
lué du fait de la déstalinisation. Il devenait moins facile d’éliminer pure-
ment et simplement un élément gênant.
La troisième hypothèse est sans doute la plus vraisemblable.
Wladyslaw Mroz, agent de l’Est bien identifié par les services occi-
dentaux, franchit le rideau de fer. Il ne fait nul doute qu’il sera rapi-
dement repéré, d’autant qu’il n’a pas changé de nom. Alors peut-être a-
t-il pris lui-même l’initiative de se signaler en se présentant d’emblée
aux services de contre-espionnage. Cela signifierait que Mroz a « choisi
la liberté », comme on disait autrefois, en devenant un transfuge dont
les précieuses informations seront exploitées par nos services.
Jusqu’ici, tout concorde. Cependant, si Wladyslaw Mroz a été envoyé
sciemment à l’Ouest par ses employeurs polonais, l’affaire prend un
tout autre aspect. Dans ce cas-là, Mroz devient un faux transfuge chargé
d’intoxiquer la DST.
Décidément, rien n’est clair dans cette affaire. Ce point très impor-
tant, en particulier, fait question : comment Wladyslaw Mroz est-il entré
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Mroz : la mort d’un petit capitaine
1. Op. cit.
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Mroz : la mort d’un petit capitaine
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Mroz : la mort d’un petit capitaine
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Mroz : la mort d’un petit capitaine
Berlin, dans les années 1950, était un monde à part, une sorte d’îlot,
sans vraie frontière entre les secteurs de l’Ouest et celui de l’Est, c’est-
à-dire entre les secteurs contrôlés par les États-Unis, la Grande-Bretagne
et la France et le secteur soviétique. On pouvait alors passer libre-
ment d’un secteur à l’autre. Les contrôles n’existaient qu’en surface
et il suffisait de prendre le métro pour traverser sans difficultés la limite
théorique entre l’Ouest et l’Est. Dans ces conditions, Berlin était un
terrain de chasse idéal pour les espions de tout poil. Les plus nom-
breux, du côté occidental, étaient des agents américains et anglais, sou-
vent suppléés par des Allemands de l’Ouest qui, sous la direction du
général Gehlen1, réorganisaient leurs services. Dans cette ville qui
grouillait d’espions, il s’agissait essentiellement de faire du débauchage,
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Les grands espions du XXe siècle
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Un tunnel à Berlin
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Les grands espions du XXe siècle
Georges Suffert1 :
Henri Curiel est la pièce manquante du puzzle de la tra-
hison de George Blake, l’une des clefs secrètes du plus formi-
dable bluff de l’histoire du renseignement et d’une énigme
toujours en cours. George Blake, à Moscou, et Henri Curiel,
à Paris, sont-ils toujours liés, toujours opérationnels pour la
« pénétration » des groupuscules marginaux ou terroristes
au sein du tiers-monde ? Ce n’est peut-être pas par hasard que
George Blake a été aidé dans sa fuite par Sean Bourke, ter-
roriste de l’IRA, et qu’Henri Curiel s’est occupé, spécialement,
de la subversion en Irlande. Amer paradoxe tout de même :
au terme, c’est finalement le disciple fasciné à l’âge de qua-
torze ans qui est aujourd’hui l’officier traitant, et le maître
1. Le Point, 1977.
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Un tunnel à Berlin
1. Voir chapitre I.
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Les grands espions du XXe siècle
George Blake1 :
Je considère le temps que je passai à Cambridge comme
un des tournants de mon existence qui m’ouvrit de nouveaux
horizons. J’acquis la clé des trésors de la littérature russe, je
commençai à mieux comprendre le peuple russe et à me
prendre d’intérêt et de sympathie pour ses coutumes et ses tra-
ditions. Jusqu’alors je n’avais guère fait de distinction entre
les notions de « russe » et de « soviétique » ; je voyais les Russes
comme des semi-barbares, opprimés par une dictature impi-
toyable et athée, qui persécutait sans relâche tous les chrétiens.
Pendant la guerre, j’avais, bien sûr, regardé l’Union sovié-
tique avec espoir, j’avais admiré son esprit combatif et salué
ses victoires, conscient que les combats sur le front de l’Est
auraient une influence décisive sur l’issue de la guerre. Mais
ces sentiments étaient d’une part mêlés de peur et d’antipa-
thie pour le communisme, d’autre part dénués de toute affec-
tion particulière pour le peuple russe.
78
Un tunnel à Berlin
George Blake1 :
La question qu’il me fallait maintenant examiner, c’était
quelle action choisir. Il me semblait que, dans la situation
particulière où je me trouvais, trois voies s’ouvraient à moi.
Premièrement, je pouvais demander l’autorisation de rester
1. Op. cit.
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Un tunnel à Berlin
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Un tunnel à Berlin
cette manipulation et l’on peut se demander jusqu’où ils ont osé aller
dans l’intoxication. Le jeu était tentant, mais risqué : si les Anglais et les
Américains se doutaient un jour de la supercherie, ils pouvaient remon-
ter jusqu’à Blake… Or, un service secret n’a pas souvent l’occasion
d’avoir un agent infiltré au sein même de la citadelle ennemie. Il fal-
lait donc à tout prix que Blake ne soit jamais soupçonné. Voilà pour-
quoi la découverte du tunnel devait paraître accidentelle.
George Blake1 :
Pour ma part, j’avais naturellement suivi avec une cer-
taine anxiété des développements dont je savais qu’ils ne man-
queraient pas de se produire. Je guettais le moindre signe de
soupçon, de la part du SIS ou de la CIA, que les Soviétiques
avaient pu être renseignés. Mais la « découverte » avait été
mise en scène avec une telle habileté qu’une enquête menée peu
après, conjointement par le SIS et la CIA, sur les circonstances
entourant la fin de l’opération aboutit à la conclusion que la
cause en était d’ordre purement technique et qu’il n’était pas
question de fuite. Ce que le KGB avait fait, c’était d’attendre
qu’une réelle défaillance se produisît sur un câble ; d’où l’ins-
pection, qui fournit aux équipes des transmissions, apparem-
ment de bonne foi, une raison de découvrir l’écoute télépho-
nique. Comme les Américains surveillaient le câble, eux aussi
étaient au courant de cette défaillance : aussi considérèrent-
ils l’intervention soviétique comme parfaitement logique.
George Blake est donc passé à travers les mailles du filet et après l’épi-
sode du tunnel, il a continué à faire son petit boulot d’agent double.
Il finira tout de même par être démasqué à cause d’un transfuge polo-
nais passé à la CIA, en 1961.
Blake est arrêté, jugé et au cours du procès, il ne fait pas mystère de son
travail d’agent double. Bien au contraire, il se félicite, en tant que marxiste
1. Op. cit.
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Un tunnel à Berlin
Blake, s’il n’a pas nié ces dénonciations, qu’il estime à quatre cents,
affirme qu’aucune d’entre elles n’a donné lieu à des peines de mort. C’est
ce qu’il avait exigé du KGB ! Mais les Soviétiques ne se sont peut-être
pas tenus obligés de respecter leur engagement.
Un dernier détail plutôt pittoresque : c’est en 1990 que Blake publie
ses Mémoires en Occident, et en particulier en Angleterre. Le gouver-
nement britannique veut l’empêcher de toucher ses droits d’auteur au
motif que dans cet ouvrage Blake trahit des secrets de l’Intelligence
Service. Un procès a lieu mais le juge estime que Blake, ayant reconnu
sa trahison, ne peut être tenu au silence à vie. Le gouvernement est donc
débouté. Dernier succès de l’espion !
VII
Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
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Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
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Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
Oleg Penkovsky1 :
Au début de ma vie, j’ai cru dur comme fer au système
soviétique. Pendant la dernière guerre, j’ai commencé à com-
prendre que ce n’était pas le parti communiste qui nous pous-
sait et nous inspirait sur la route glorieuse de Stalingrad à
Berlin ; qu’il y avait autre chose dernière nous, la Russie tout
court ! Mais plus que la guerre, c’est mon travail de ces der-
nières années qui m’a ouvert les yeux. Car j’ai vécu au milieu
des autorités supérieures et des officiers généraux de l’Armée
rouge. Le destin a voulu que j’épouse une fille de général. Je
me trouve mêlé aux classes supérieures des soviets, je suis
devenu un privilégié. Là, j’ai compris que l’attachement de
ces gens au Parti et au communisme n’est que pure façade.
Entre eux, dans leur vie privée, ils mentent, ils trompent, ils
conspirent, ils intriguent, ils dénoncent, ils se poignardent
dans le dos les uns les autres. Cherchant de l’avancement et
de l’argent, ils deviennent les informateurs de la police secrète
et dénoncent leurs amis et leurs collaborateurs. Leurs enfants
détestent tout ce qui est soviétique, ne s’intéressent qu’aux films
étrangers et méprisent leurs concitoyens ordinaires.
1. Ce témoignage est issu d’un curieux document – dont l’authenticité est dou-
teuse – paru aux États-Unis en 1965, et censé constituer les carnets de l’espion,
Mémoires ou confessions. Voir l’explication en fin de ce chapitre.
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Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
1. Voir chapitre I.
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les services anglais, les hommes du KGB savent que l’Intelligence Service
dispose d’un informateur haut placé. Mais ils ne l’ont pas encore iden-
tifié. Aussi ont-ils mis sous surveillance tous les officiers supérieurs du
renseignement susceptibles d’avoir des contacts avec des Occidentaux.
Ils renforcent aussi la surveillance du personnel diplomatique anglo-
saxon. Car ils sont persuadés que le traître possède forcément un offi-
cier traitant opérant sous couverture et appartenant, selon toute vrai-
semblance, au corps diplomatique.
Penkovsky n’est pas plus soupçonné qu’un autre. Mais cette extraor-
dinaire opération de surveillance doit bien finir un jour ou l’autre par por-
ter des fruits. Justement, les gens du KGB observent que Penkovsky croise
un peu trop souvent dans la rue la femme d’un diplomate anglais, Janet
Chisholm, l’un de ces fameux contacts par balayage. Dès lors, le colo-
nel est épié en permanence. Rue Gorki, l’appartement qui se trouve au-
dessus du sien est promptement libéré par ses occupants ; des agents du
KGB s’y installent et creusent un trou dans le plafond afin d’y installer
une petite caméra. Mieux, afin de perquisitionner en toute tranquillité
l’appartement de Penkovsky et d’y placer à cette occasion des micros, des
spécialistes du KGB se débrouillent pour le rendre malade, en l’empoi-
sonnant ! Penkovsky, malade comme un chien, est hospitalisé. Pendant
son absence, son appartement est minutieusement fouillé. Et la vérité
éclate lorsque les hommes du KGB découvrent en particulier l’appareil
de micro-photographie qui lui a été donné par l’Intelligence Service.
Le traître que l’on s’efforce d’identifier depuis des mois est enfin
démasqué. Mais Penkovsky n’est pas arrêté. D’abord, le KGB cherche
à découvrir qui sont ses contacts. Ensuite, la centrale soviétique veut
savoir quel genre d’informations Penkovsky a transmises à l’Ouest.
Enfin, et surtout, les dirigeants du KGB imaginent pouvoir intoxi-
quer les Anglo-saxons grâce au colonel. Comment ? La spécialité de
Penkovsky, ce sont les missiles. Il y a donc tout lieu de croire que le colo-
nel a divulgué quelques-uns des secrets soviétiques dans ce domaine.
Or le plus grand de ces secrets repose sur un formidable bluff. En effet,
les Russes ont réussi à faire croire aux Américains qu’ils disposaient d’un
équipement en fusées intercontinentales équivalent au leur. Or cette
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Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
Oleg Penkovsky1 :
Je vis au milieu des dirigeants de l’Union soviétique et,
au fond de mon cœur, je leur souhaite la mort. Le gouver-
nement de Khrouchtchev est un gouvernement d’aventuriers
qui se drape dans la bannière de la paix. Khrouchtchev n’a
pas renoncé à la guerre. Il est parfaitement disposé à déclen-
cher une guerre si les circonstances lui paraissent favorables.
On ne doit pas le lui permettre. À Moscou, je vis dans un cau-
chemar nucléaire. Je connais le poison de la nouvelle doctrine
militaire, telle qu’elle est décrite dans les documents secrets
et qui consiste à frapper le premier à tout prix.
1. Op. cit.
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Penkovsky : le leurre des missiles de Cuba
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Il s’agit sans doute de l’une des histoires d’espionnage les plus extra-
ordinaires du siècle dernier… La plus audacieuse aussi.
En juillet 1962, l’Égypte, alors dirigée par le bouillant colonel
Nasser, expérimente quatre fusées. Des engins d’une portée de
soixante à cent vingt kilomètres. Donc des engins susceptibles de pou-
voir frapper Israël. En même temps, les services secrets israéliens
obtiennent des informations particulièrement préoccupantes : les
Égyptiens ont obtenu la collaboration de savants allemands qui
avaient travaillé préalablement pour le régime nazi.
C’est un danger mortel pour le jeune État hébreu : personne n’a
en effet oublié les fameuses armes secrètes que Hitler prétendait pos-
séder. Des armes qui lui auraient peut-être permis de changer le sort
de la Seconde Guerre mondiale s’il avait eu le temps de les utiliser
avant la capitulation de 1945.
Les Israéliens, comme à leur habitude, vont réagir promptement
pour écarter cette menace. Les savants identifiés, localisés, font l’ob-
jet d’avertissements musclés. Certains disparaissent même purement
et simplement. Et, à cette occasion, les services israéliens nouent
d’étranges alliances.
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Les fusées de Nasser
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Les fusées de Nasser
Uri Dan1 :
Joklik apporte des documents à l’appui : il a été chargé
de fournir des déchets radioactifs, notamment du cobalt 60,
pour la fabrication d’ogives nucléaires destinées aux fusées déjà
construites. Et il a commencé ces livraisons dès l’été 1962. Les
Égyptiens l’ont en outre chargé de se procurer des plans pour
la production de deux bombes atomiques.
Pendant que Harel considère les déclarations de Joklik
comme une preuve supplémentaire de la gravité de la situa-
tion, Amit ne veut y voir « qu’une histoire des Mille et Une
Nuits, un méli-mélo de fantaisie et de réalité »…
La tension qui existe déjà entre les deux hommes monte
d’un cran autour de l’évaluation du témoignage de Joklik.
Harel pense que les Égyptiens peuvent progresser dans le
domaine nucléaire. Amit estime que, malgré cette menace
potentielle, « la situation n’est pas encore dramatique ». Il
se range ainsi au côté du ministre adjoint de la Défense,
Shimon Peres, l’ennemi intime d’Isser Harel. La sympathie
n’a jamais régné entre ces deux hommes qui se disputent
107
Les grands espions du XXe siècle
Harel le Petit est bien décidé à continuer à traquer les savants alle-
mands.
Une lettre recommandée arrive chez le professeur Pilz, celui qui a
autrefois travaillé pour la France. Sa secrétaire ouvre le pli. La lettre
est piégée et explose à la figure de la pauvre femme qui est grièvement
blessée et perdra la vue. Le lendemain, un gros colis arrive à l’usine 333,
en Égypte. Cet envoi est censé contenir des documents scientifiques.
Les ingénieurs allemands l’ouvrent sans méfiance. Aussitôt, c’est l’ex-
plosion : il y a cinq morts et plusieurs blessés. Nouvel avertissement san-
glant. La presse internationale ne se prive pas de mettre en accusation
les services israéliens. Toutefois, comme à l’habitude, à Tel-Aviv, on
dément avec la plus grande fermeté. Mais Ben Gourion ne peut plus
accepter que son ami Isser Harel passe outre ses recommandations.
D’autant que le Mossad va commettre une grosse gaffe.
Abandonnant pour un temps les actions violentes, Isser Harel pour-
suit sur sa lancée en intimidant directement les savants allemands. Il
envoie en Europe l’un de ses agents accompagné du fameux Yoklik, afin
que ce dernier rende compte de sa propre expérience et des raisons
qui l’ont amené à refuser de continuer à travailler pour les Égyptiens.
Les deux hommes sont chargés de prendre contact avec la fille de
l’un de ces scientifiques installés en Égypte, le professeur Goerke, un
expert en électronique. Rendez-vous est pris en Suisse, à Bâle. Mais la
jeune femme qui se prénomme Heidi se méfie. Après la série d’atten-
tats qui ont frappé les savants allemands, elle a de bonnes raisons d’être
prudente. Aussi, avant de rencontrer ces deux hommes qu’elle ne
connaît pas, prend-elle contact avec la police suisse. Les policiers déci-
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Lotz : sauvé par un petit bout de chair…
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Égyptiens, s’est peu à peu rapproché des Israéliens. Grâce aux services
allemands, Lotz peut avoir accès aux archives de l’armée du IIIe Reich et
donc parfaire sa légende. En effet il lui faut boucher un très gros trou :
il y a un quart de siècle qu’il a quitté l’Allemagne. Ensuite, toujours grâce
aux services de Gehlen, il approche des anciens de l’Afrika Korps. Il accu-
mule informations et détails pour accroître sa crédibilité. Dernier point,
essentiel: le BND efface son vrai passé des archives de sa ville natale. Lotz
n’est plus le fils d’une Juive mais il est toutefois né en Allemagne.
Ce changement de peau et d’identité dure plusieurs mois. C’est seu-
lement à la fin de l’année 1960 qu’il débarque en Égypte pour monter
son centre équestre. Dans son portefeuille se trouve un bon gros paquet
de marks. Ce qui prouve que les services israéliens attachent une grande
importance à cette opération car ils ont la réputation d’être plutôt chiches.
En Égypte, l’Israélien traite généreusement ses futurs clients et sus-
cite aussitôt la sympathie. Non seulement dans la colonie allemande
du Caire mais aussi dans les cercles du pouvoir égyptien. On verra chez
lui un Sadate. Ou encore des cadres des Moukhabarat, les services secrets
égyptiens. Son centre équestre va bientôt fonctionner. Ses chefs avaient
vu juste : les anciens officiers de l’Afrika Korps, férus d’équitation, s’y
précipitent, accompagnés par la fine fleur de la société cairote. L’endroit
est chic, il faut y être vu. On y boit beaucoup, on y fume même du
haschich. Cela permet des conversations des plus détendues et natu-
rellement, des confidences…
Cependant, pour approcher les savants allemands, Lotz procède pru-
demment. Ces scientifiques vivent pratiquement confinés dans le péri-
mètre de l’usine 333. Aussi, l’agent israélien compte-t-il sur ses nou-
veaux amis des services secrets égyptiens pour s’introduire un jour dans
cette base secrète. Mais il ne faut pas précipiter les choses, une trop
grande curiosité risquant de paraître suspecte.
Toutefois, assez rapidement, Lotz peut confirmer à ses chefs qu’ef-
fectivement l’Égypte s’est lancée dans un programme de fabrication
d’armes nouvelles. Pour ses communications avec Israël, il dispose d’un
poste émetteur miniaturisé caché dans le talon de l’une de ses bottes de
cheval. Plus tard, il en dissimulera un autre dans un pèse-personne ins-
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Lotz : sauvé par un petit bout de chair…
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Steve Eytan1 :
Le Dr Josef Eisig reçoit la missive suivante : « Tu es sur
la liste noire. Nous savons que tu es spécialement actif dans
la recherche aéronautique. C’est par souci pour ta femme
Ruth, ta fille Inge et ton fils Peter que nous te conseillons de
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Lotz : sauvé par un petit bout de chair…
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entretient avec le gratin de l’armée, est extrêmement bien placé pour exé-
cuter cette mission. Sous couvert de tourisme, il peut s’approcher des
bases militaires et même, après avoir fait état de ses hautes relations,
les visiter. Il envoie donc à Tel-Aviv des informations extrêmement fiables.
Les Israéliens auront par exemple une vue très complète des instal-
lations antiaériennes, batteries ou missiles sol-air fournis par les
Soviétiques. C’est excessivement important parce que la guerre des Six-
Jours commencera justement par une série de raids aériens qui anéan-
tiront l’aviation égyptienne et ses défenses. Les Israéliens disposeront
ensuite de la maîtrise du ciel dès les premières heures de la guerre, en
partie grâce à Lotz.
Cependant, en 1965, vers la fin du mois de février, lui et son épouse
sont arrêtés au retour d’une excursion dans la zone du canal de Suez.
Le couple d’espions vient de procéder au repérage d’une batterie anti-
aérienne. Mais quel indice a mené les Égyptiens sur la piste de Lotz ?
Plusieurs hypothèses peuvent être émises.
La première, la plus vraisemblable, c’est que les émissions radio
de l’agent infiltré ont fini par le trahir. À ce sujet, il faut noter qu’en
Syrie, c’est exactement à la même époque qu’un autre célèbre espion
israélien, élie Cohen1, sera démasqué et bientôt pendu ! Sans doute à
cause de ses transmissions radio ! En Syrie, comme en Égypte, les ser-
vices secrets avaient alors reçu une aide de spécialistes soviétiques en
radiogoniométrie. Or, depuis longtemps déjà, les Égyptiens recher-
chaient le mystérieux espion israélien qui était installé sur leur terri-
toire. Ils auraient donc demandé à ces experts de tenter de localiser
l’endroit d’où émettait cet agent.
Une seconde hypothèse veut que l’arrestation de Lotz et de son épouse
ait coïncidé avec la visite en Égypte du numéro un est-allemand, Walter
Ulbricht. À cette occasion, les autorités égyptiennes auraient décidé de
placer en résidence provisoire les membres les plus éminents de la colo-
nie allemande pour ne pas fâcher Ulbricht, et lui éviter des rencontres
fâcheuses avec d’anciens nazis. Un officier des services de sécurité se serait
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Lotz : sauvé par un petit bout de chair…
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Lotz : sauvé par un petit bout de chair…
Uri Dan1 :
[Dans cet extrait, l’auteur, Uri Dan, raconte son
ambassade auprès de son confrère allemand du Stern.]
Né et élevé en Israël, je n’ai pas ressenti dans ma chair
les méfaits de l’antisémitisme et de l’Holocauste, mais je sais
que l’État d’Israël a été établi, aussi, pour que cela ne se repro-
duise plus. Lorsque des savants allemands se mettent au ser-
vice de Nasser pour l’aider à produire des missiles sol-sol, des
savants qui ont déjà travaillé pour le IIIe Reich, alors, comme
tout Juif qui vit en Israël, je me sens menacé. Comme si les
Allemands recommençaient à nous détruire.
Vacek a pâli. Sa pâleur s’accentue lorsque je m’adresse
directement à lui :
— Voudrais-tu que la mort d’un Juif de plus, celle de
Wolfgang Lotz au Caire, dépende de ta conscience d’être
humain, d’Allemand, et de celle de ton journal ? Six millions
de Juifs au débit d’Hitler, un Juif au débit du Stern…
J’entends le tintement de la cuiller d’argent qui tombe
des mains d’Egon et heurte la soucoupe de la tasse de café.
Il est furieux :
— Toi aussi tu joues sur l’Holocauste ? Écoute-moi bien.
Je n’étais qu’un adolescent à l’époque, je ne me sens aucune
relation avec ce qu’a fait Hitler. Mais ton argument est valable.
Je n’aimerais pas qu’un homme perde la vie à cause d’un article
publié dans mon journal. Je verrai ce qu’on peut faire…
1. Voir chapitre I.
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Pâques : l’espion qui en cachait un autre
1. Le contre-espionnage britannique.
2. Voir chapitre XXI.
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D’autre part, le transfuge est surtout très bien informé pour tout
ce qui touche le monde anglo-saxon. En ce qui concerne la France,
ses tuyaux sont beaucoup moins précis.
C’est pourquoi la CIA tarde à les transmettre à Paris. Ce n’est pas
la seule raison. En réalité, les Américains attendent le bon moment avant
d’informer les services français. Le bon moment politique, c’est-à-dire
celui qui embarrassera le plus le gouvernement et le général de Gaulle
que Washington, non sans argument, soupçonne de ne pas être un par-
tenaire docile au sein de l’alliance occidentale.
Marcel Chalet1 :
[L’auteur évoque la personnalité de Golitsyne qu’il a
personnellement interrogé aux États-Unis.]
C’était un brillant sujet du KGB qui avait suivi tous les
stades d’initiation à l’intérieur des divers niveaux de forma-
tion pour les cadres du service secret soviétique. Golitsyne était
remarquablement doué pour ce métier. Compte tenu de la
diversité des postes qu’il a occupés, de ses facultés d’observa-
tion, de l’excellente connaissance qu’il avait des méthodes et
des mentalités, c’était un témoin de première grandeur. Je crois
qu’il a beaucoup aidé les services secrets occidentaux à prendre
conscience de la dimension réelle des moyens et des ambi-
tions du KGB dans les années 1960. C’est évident en ce qui
concerne la France. Il nous a aidés à mieux comprendre com-
ment le KGB voyait cet important théâtre d’opérations
qu’était devenu notre pays.
Plus loin, Chalet déclare encore :
C’était un homme de dossiers, non de terrain. Il est
apparu dès le départ destiné à devenir un expert du premier
type, c’est-à-dire quelqu’un dont les avis pourraient encore être
recueillis après qu’il aurait vidé son sac. À partir de là, il
s’est certainement efforcé de garder cette image d’expert inéga-
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Pâques : l’espion qui en cachait un autre
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de l’Est. Une opération qui mettra en évidence l’importance du pillage des secrets tech-
nologiques de l’Occident par les Soviétiques.
1. Réseau soviétique qui a opéré en France et en Belgique pendant la Seconde
Guerre mondiale et a rendu d’importants services à la Résistance.
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Pâques : l’espion qui en cachait un autre
1. Ce nom de code inspirera à Léon Uris, le titre de son best-seller, Topaze, 1967.
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Cependant, les enquêtes sur les vraies taupes ne sont en vérité guère
couronnées de succès. Une absence de résultats qui affecte l’image de
la France aux yeux de ses alliés. Car les Américains n’en démordent
pas : le pays est truffé de taupes soviétiques ! Très obligeamment ils l’ont
fait savoir à Paris. Or les autorités françaises sont incapables de les
découvrir ! La conclusion s’impose : la France est encore plus profon-
dément infiltrée par les Soviétiques que les Anglo-Saxons ne l’imagi-
nent puisque les taupes ont joué de toute leur influence pour paraly-
ser les enquêtes.
Il faut donc réagir, et vite. La découverte providentielle d’un espion,
Georges Pâques, permettra de sauver la face.
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Pâques : l’espion qui en cachait un autre
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Pâques : l’espion qui en cachait un autre
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André Frossard1 :
Quant aux documents politiques que l’on reproche à l’ac-
cusé d’avoir fournis au gouvernement russe, le meilleur moyen
de les tenir à l’abri des regards indiscrets n’était certainement
pas de les confier au chef adjoint d’un service de presse, le
caractère officiel d’un bureau d’information ne suffisant pas
toujours à l’empêcher d’informer. S’il s’agissait de documents
secrets, leur secret n’est plus un secret pour les Russes ; dès lors
à quoi bon le huis clos ? Et s’il s’agissait de papiers sans valeur,
à quoi bon le procès ?
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Cohen : le pendu de Damas
qu’en 1957, après avoir passé quelques mois en prison : Eli Cohen a été
très proche d’un réseau d’espionnage israélien implanté en Égypte, dont
certains membres ont d’ailleurs été condamnés à mort. Mais heureu-
sement Cohen, lui, est passé à travers les gouttes.
Eli a donc déjà une expérience du renseignement quand il arrive
en Israël, où il retrouve sa famille émigrée depuis longtemps. Il trouve
un premier emploi de traducteur au ministère de la Défense. En effet,
il a mis à profit son don exceptionnel pour les langues : en Égypte, il
a appris l’anglais, l’italien, l’espagnol et l’allemand.
Ce n’est donc nullement un hasard s’il est recruté par le ministère de
la Défense, où l’on sait parfaitement quel travail il a effectué en Égypte…
Il aurait donc dû être recruté par les services secrets, mais dans le
monde du renseignement, la règle est la prudence. Le Mossad, dans un
premier temps, se contente d’observer à distance le jeune homme, pour
mieux le connaître. On constate d’abord qu’après une période d’adap-
tation difficile Eli s’intègre bien dans la société israélienne. Il change
d’employeur, se marie, visite Israël. Un jour, il annonce à son épouse,
Nadia, qu’il vient d’être embauché comme représentant dans une grande
entreprise commerciale. Un job qui le conduira à aller souvent à l’étran-
ger : Bien sûr, le Mossad vient de le recruter ! Jugé apte, il est pris en
main par un homme qu’on surnomme « le Derviche » : Yitzhak Shamir,
le futur Premier ministre.
Cet ancien du redoutable groupe terroriste Stern est entré dans les
services secrets au milieu des années 1950. Petite taille et grosse mous-
tache, le Derviche est un homme d’expérience. Et, pendant de longs
mois, il impose un entraînement de tous les instants à son protégé.
Il lui apprend par exemple à déceler une filature puis à la déjouer. Ou
bien à se déplacer sous une fausse identité. Ou encore à se livrer à des
exercices de mémorisation visuelle.
Cohen ne connaît pas encore la mission qu’on va lui désigner.
À ce moment il s’applique surtout à devenir un parfait agent, un katsa,
comme on dit au Mossad. Mais quand le Derviche a commencé à lui
montrer des prototypes d’armes en usage dans les pays arabes, il a com-
pris où on allait l’envoyer. C’était assez évident. D’autant qu’il avait des
141
Les grands espions du XXe siècle
142
Cohen : le pendu de Damas
Gordon Thomas1 :
En décembre 1956, Cohen fit partie des Juifs expulsés d’É-
gypte après la crise de Suez. Il arriva à Haïfa et se sentit étran-
ger dans son nouveau pays. En 1957, il fut recruté par le contre-
espionnage militaire israélien, où son travail d’analyste ne tarda
pas à le lasser. Il se renseigna sur la filière d’entrée au Mossad,
mais sa candidature fut rejetée. « Notre refus l’a profondément
blessé, me raconta Meir Amit (c’était le patron du Mossad).
Cohen a quitté l’armée et s’est marié avec une Irakienne nom-
mée Nadia. » Pendant deux ans, Cohen mena une vie paisible
d’employé de bureau dans un cabinet d’assurances de Tel-Aviv.
Sans qu’il s’en doute, son dossier finit par refaire surface au
Mossad lors d’un examen des candidatures rejetées. Meir Amit
cherchait en effet un type particulier d’agent pour une mis-
sion très spéciale. N’en ayant trouvé aucun qui lui convienne
dans ses fichiers d’active, il s’était mis à éplucher les dossiers refu-
sés. Cohen lui parut offrir la meilleure possibilité. Il fut dis-
crètement mis sous surveillance. Les rapports hebdomadaires
du bureau de recrutement du Mossad firent état de sa routine
monotone et de son amour pour sa femme et ses enfants. Eli
Cohen travaillait dur, comprenait vite, faisait preuve d’effi-
cacité sous la pression. Finalement, il fut averti que le Mossad
le jugeait apte au service.
143
Les grands espions du XXe siècle
144
Cohen : le pendu de Damas
tion qui prend de plus en plus la forme d’une pure et simple annexion
de la Syrie par l’Égypte. Le parti Baas, en particulier, cristallise cette
hostilité. Déjà, il est vraisemblable qu’un jour ou l’autre il s’emparera
du pouvoir à Damas.
Cohen-Taabes joue donc la carte du Baas, et dans ses conversations
avec le journaliste, qui était lui aussi un sympathisant du Baas, il laisse
entendre qu’il n’aspire qu’à une chose : en finir avec sa vie d’exilé, aller
à Damas afin de se rendre utile à son pays. Et donc concourir à la vic-
toire du parti Baas pour se débarrasser de la tutelle égyptienne. Le jour-
naliste l’a très bien entendu et lui offre spontanément de lui procurer
des contacts à Damas. Mieux, il lui présente un homme qui va jouer
un grand rôle dans la vie politique syrienne, un sympathisant du Baas
lui aussi : le général Amin el-Hafez, attaché militaire syrien à Buenos
Aires et futur président de la Syrie… À ne pas confondre avec Hafez el-
Assad qui, lui, ne s’emparera du pouvoir qu’en 1970.
Hafez, averti des intentions de Taabes, lui demande : « Mais qu’at-
tendez-vous donc pour partir ? » Une invitation directe pour partir à
Damas ! Mais auparavant, le Mossad lui fait faire un crochet par Tel-Aviv
qui lui permet de revoir sa femme et de subir un nouvel entraînement.
Eli Cohen doit maintenant se perfectionner dans le maniement du poste
émetteur miniature qu’il va utiliser en Syrie. Un appareil grâce auquel
il transmettra, en morse, des messages chiffrés. C’est un point très impor-
tant, car chaque « pianiste », comme on appelait autrefois les opérateurs
radio, a une façon bien à lui de taper un message. Une « touche » per-
sonnelle qui ne ressemble à aucune autre, comme une signature. Par
conséquent, si un autre pianiste essaie d’envoyer un message sur le même
appareil, on aura immédiatement la preuve qu’il y a tromperie. Ou
encore, si l’utilisateur habituel change soudain de « touche », on saura
aussitôt qu’il envoie son message sous la contrainte. Donc, en même
temps que Cohen s’entraîne, les opérateurs qui recevront plus tard ses
messages apprennent à reconnaître sa « touche ».
Sa formation terminée, il s’envole une fois de plus pour Zurich où
il se dépouille de sa peau d’Israélien pour redevenir Kamal Amin Taabes.
Puis il se dirige vers Beyrouth, d’où il gagnera Damas par la route.
145
Les grands espions du XXe siècle
146
Cohen : le pendu de Damas
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Les grands espions du XXe siècle
née vers le Jarmouk, une rivière jordanienne. Les Israéliens ont fait tout
ce qu’il fallait pour retarder les travaux, et immédiatement après la guerre
des Six-Jours, ils occupent le Golan. La conquête de ce plateau straté-
gique était d’ailleurs l’un des objectifs majeurs des Israéliens, essen-
tiellement à cause de la ressource en eau.
Le faux Taabes accomplit donc un véritable exploit en visitant la
frontière en compagnie de son ami Maazi. On le laisse pénétrer sans
difficulté à l’intérieur des installations militaires, Maazi étant le neveu
du chef d’état-major… Cohen ne va pas en rester là. Au fil des mois,
il élargit le cercle de ses relations. C’est d’autant plus aisé que le géné-
ral El-Hafez, de retour en Syrie, gagne en influence et sera nommé pré-
sident en 1963.
Cohen-Taabes qui a immédiatement repris contact avec lui, devient
peu à peu un personnage qui compte dans la bonne société de Damas.
On le rencontre dans les ministères, il assiste aux conférences de presse,
il donne des réceptions. Bref, il a fait son trou et il se lie particulière-
ment avec deux hommes qui vont être pour lui des informateurs pri-
vilégiés. L’un, Georges Seif, est un haut fonctionnaire du ministère de
l’Information. L’autre, le colonel Hatoum, est le commandant des uni-
tés d’élite de l’armée syrienne. Dans ses relations avec ces deux hommes,
Cohen va se montrer très malin, et même un peu pervers.
Tous deux ont des maîtresses. Mais à Damas, les relations extra-
conjugales doivent rester confidentielles. D’une façon affable, l’espion
leur propose de rencontrer leurs petites amies chez lui. Il n’hésite pas
même à leur fournir un double des clefs de son appartement. C’est
un jeu dangereux : il y dissimule son poste émetteur. Toutefois l’appa-
reil est bien caché. En outre, quand ses deux amis viennent chez lui,
ils ont autre chose à faire que de fouiller la maison !
Cohen prend malgré tout des risques. De plus en plus sûr de lui,
il néglige sa sécurité et cela finira par lui coûter cher. En attendant, il
réalise un coup de maître car ces deux hommes, Seif et Hatoum, n’ont
désormais plus grand-chose à lui refuser. D’ailleurs, Cohen va encore
plus loin : il invite ses deux amis à venir passer des soirées chez lui avec
quelques jolies filles. Des soirées assez alcoolisées et très délurées. On
148
Cohen : le pendu de Damas
a toujours prétendu en Israël que Cohen n’y prenait pas part. Il ne fal-
lait pas écorner l’image du héros et ça se comprend. Cohen était marié,
il avait des enfants et c’était un Juif pratiquant. Quelle qu’ait été son
attitude pendant ces parties fines organisées dans son appartement, l’es-
pion israélien envoie au Mossad des informations essentielles. Son effi-
cacité est exceptionnelle.
À trois reprises, sous prétexte de se rendre en Suisse pour ses affaires,
Cohen peut effectuer de courts séjours en Israël. Des séjours pendant
lesquels l’espion est débriefé par ses chefs et qui lui permettent de revoir
sa femme et ses enfants. Son dernier voyage a lieu en novembre 1964.
Sa famille, mais aussi ses supérieurs, notent que l’espion est épuisé.
À la vérité, Eli Cohen n’en pouvait plus. Il aurait préféré en finir avec
sa mission, rester en Israël. Il avait certainement conscience qu’il ris-
quait à tous moments d’être démasqué. Sa situation devenait de plus
en plus dangereuse.
Ses chefs du Mossad auraient-ils dû comprendre? Ils ne pouvaient igno-
rer qu’étant donné l’état de délabrement moral de Cohen et la longévité
exceptionnelle de sa mission, il y avait de fortes probabilités qu’il se fasse
arrêter. En effet, plus le temps passait et plus il y avait de risques que les
services secrets syriens interceptent les messages envoyés par Cohen. Mais
la moisson récoltée par Cohen était tellement importante que le Mossad
pouvait difficilement y renoncer. Les services israéliens étaient tentés d’ex-
ploiter la source Cohen jusqu’au bout, quitte à la perdre. Dans les services
de renseignement israéliens, on ne fait guère de sentiment.
Cependant il faut aussi oser se demander si la fin de Cohen n’avait
pas été prévue, et si déjà les conséquences n’avaient pas été envisagées :
la soudaine révélation que les milieux du pouvoir, l’armée et peut-être
même les services secrets, avaient été infiltrés par les Israéliens ne pou-
vait que produire une véritable panique! D’autres taupes existaient peut-
être. Bref, cela pouvait être le début d’une vague d’espionnite où tout
le monde suspecterait tout le monde et où le système syrien perdrait
forcément en efficacité et en cohérence.
C’est ce qui arrive réellement après la capture de Cohen. Des cen-
taines de personnes sont arrêtées, et certaines sont jugées et condam-
149
Les grands espions du XXe siècle
nées à mort. Le simple fait d’avoir croisé le faux Taabes suffisait à vous
rendre suspect. La question demeure donc celle-ci : le Mossad avait-il
tout prévu et décidé froidement d’abandonner Cohen, une fois la mis-
sion de ce dernier accomplie ? L’interrogation demeure, mais à l’époque
chacun savait en Israël que tôt ou tard une nouvelle guerre éclaterait
avec les pays arabes. Alors, dans ces conditions, que vaut la vie d’un
homme ? D’autant que dès son retour à Damas, Cohen est pris d’une
véritable frénésie : il envoie message sur message. Un par jour et tou-
jours à la même heure. Il prend donc le risque d’être repéré. Or ses
employeurs du Mossad auraient pu l’inviter à faire preuve de plus de
prudence. Il semble bien qu’ils ne l’aient pas fait !
Sa capture était donc inévitable. En janvier 1965, grâce à un équi-
pement de radiogoniométrie, les services syriens, épaulés par des spé-
cialistes soviétiques, ont localisé l’endroit exact où se trouvait l’émet-
teur clandestin. Et ils ont enfoncé la porte de l’appartement de Cohen
au moment même où il était en train d’émettre ! Il lui était donc impos-
sible de nier et immédiatement, les Syriens ont essayé de le retourner
en l’obligeant à transmettre des messages truqués à Tel-Aviv. Mais la
« touche » particulière à chaque opérateur les a naturellement trahis.
Les gens du Mossad ont très vite compris que leur agent à Damas était
tombé aux mains des Syriens.
Eli Cohen a été jugé, mais le procès était joué d’avance. La sen-
tence ne pouvait être que la mort. D’ailleurs, les deux avocats français
qui devaient le défendre n’ont même pas eu le droit d’assister au pro-
cès ! Ajoutons que Cohen a fait preuve d’un courage absolu et que même
sous la torture, il n’a pas parlé. Il a simplement reconnu qu’il était,
comme il l’a lui-même dit, un soldat de la nation israélienne.
150
Cohen : le pendu de Damas
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Les grands espions du XXe siècle
154
Le chantage du faux résistant
Au cours de l’été 43, les agents de Canaris opèrent une grande rafle chez
les résistants du département où Lorrain est secrétaire général de la pré-
fecture. Le sous-préfet est alors arrêté en même temps que les vrais résis-
tants. Il a beau être agent de la Gestapo, les hommes de l’Abwehr ne
veulent rien entendre et surtout, ils veulent protéger leur propre taupe.
Lorrain, arrêté, sera jugé, aussi étonnant que cela paraisse.
Condamné à une peine légère, mais suffisante pour décider de son trans-
fert en Allemagne, il est donc déporté. Impuissante à empêcher son
départ, la Gestapo fait toutefois un geste pour son agent : sur le dos-
sier de Lorrain, elle parvient à introduire une mention spéciale qui signi-
fie « détenu à ménager en raison des services rendus ». Toutefois, même
avec un traitement de faveur, la déportation, surtout dans des endroits
comme Dachau ou Buchenwald, reste une terrible épreuve.
Paradoxalement, en déportant Lorrain, les Allemands lui ont rendu
un immense service : à la Libération, l’ancien sous-préfet est devenu un
authentique résistant ! Qui aurait l’idée d’accuser de trahison un homme
qui vient de passer presque trois ans dans des camps de concentration ?
À son retour en France, Lorrain est accueilli avec les honneurs, décoré
et immédiatement réintégré dans la préfectorale. Il est pourtant dénoncé
par une femme qui a été la secrétaire et la maîtresse de son officier trai-
tant de la Gestapo. Convoqué par un juge d’instruction, le préfet a eu le
temps de préparer sa défense: il admet avoir eu des contacts avec la Gestapo
mais, selon lui, uniquement sur ordre de son chef de réseau de la
Résistance! On l’aurait en somme chargé d’espionner les Allemands. Or
si Lorrain est bien devenu résistant sur ordre, c’est sur celui de la Gestapo!
L’histoire ne convainc cependant pas le magistrat, qui demande au par-
quet l’autorisation de creuser le dossier. Puis l’affaire se perd dans le maquis
judiciaire… À l’évidence, Lorrain a bénéficié de puissantes protections.
Jean Rochet1 :
Cette carence était déjà assez scandaleuse, elle le devint
davantage encore, quand, quelques mois après la transmis-
155
Les grands espions du XXe siècle
156
Le chantage du faux résistant
mais il était tenu par ceux qui connaissaient la vérité. Il était donc ten-
tant d’essayer de s’en sortir en pactisant avec un service occidental.
Adenauer ne viendra pas tout de suite à Paris. Lorrain ne recueille
donc pas le fruit de son impudente « ambassade ». Il recevra tout de
même, cinq ans plus tard, à l’initiative personnelle d’Adenauer, une
prestigieuse décoration allemande.
Contrairement à ses espérances, il ne devient pas non plus ministre
mais il ne cessera par la suite de postuler à d’autres postes. Pendant
un temps, il laissera même entendre qu’il est sur le point d’être nommé
à la tête de la DST ! Très souvent, les patrons du contre-espionnage fran-
çais ont été des préfets. Lorrain, étant donné ses états de carrière, peut
légitimement prétendre occuper ce poste. Le seul obstacle était son
passé, mais seuls ses employeurs de l’ombre le connaissaient… Cruauté
de l’histoire : c’est ce même service dont il espérait devenir le patron qui
mettra fin à sa carrière de taupe !
À la fin de la guerre, tous les services de renseignement alliés se sont pré-
cipités sur les archives nazies. Les Soviétiques ont souvent été les plus rapides.
Ils ont ainsi découvert dans les dossiers que l’ancien sous-préfet Lorrain
avait été immatriculé comme agent de la Gestapo! Dès lors, il était possible
de le faire chanter; Lorrain ne pouvait pas refuser de travailler pour eux.
Il doit vraisemblablement à ses nouveaux employeurs d’avoir
échappé si longtemps à la justice. Le KGB ne manquait pas de relais
dans les milieux de la Résistance, même chez les gaullistes.
Lorrain était un personnage qui avait la bougeotte. Il adorait fré-
quenter les gens qui comptent, les hommes politiques en particulier.
Cela faisait de lui un précieux informateur. Les Soviétiques ont toujours
été friands de renseignements sur le personnel politique. Naturellement,
en tant que préfet, leur agent n’avait pas accès à des secrets d’État. Mais
à la fin de sa carrière, il sera nommé à un poste stratégique, dans un
important ministère où il sera chargé des questions de défense. Là, enfin,
le KGB touchera la récompense de longues années de manipulation.
Lorrain sera finalement démasqué à cause des services allemands
avec lesquels, malgré ou à cause de ses activités de taupe soviétique, il
n’avait jamais cessé d’être en relation.
157
Les grands espions du XXe siècle
Le général Gehlen avait été un fidèle serviteur du IIIe Reich avant d’être
sorti d’affaire par les Américains, qui avaient décidé d’exploiter les talents
de ce spécialiste de l’anticommunisme. Dans l’entourage de Gehlen, on
trouvait donc beaucoup d’anciens nazis. Il ne fait aucun doute que ses ser-
vices de renseignement sont venus en aide à des gens qui étaient en déli-
catesse avec la justice à cause de leurs activités pendant la guerre. Lorrain,
sollicité par ses amis de l’organisation Gehlen, n’a jamais rechigné à se
rendre utile à ces proscrits. Il est ainsi intervenu plusieurs fois en faveur
d’anciens nazis et l’a d’ailleurs reconnu beaucoup plus tard devant ses juges.
Préfet d’un département où se trouvait une centrale pénitentiaire dans
laquelle étaient incarcérés de nombreux nazis et collaborateurs, il a obtenu
pour nombre d’entre eux des libérations conditionnelles ou des trans-
ferts en hôpital psychiatrique. Voici comment il s’en est expliqué lors de
son procès : En faisant libérer des condamnés, et j’ai fait libérer aussi des
condamnés de droit commun, j’ai pu remettre dans la société normale un
certain nombre de pauvres types qui sans moi seraient aujourd’hui des déchets.
Paradoxalement, ce sont ces actions qui l’ont perdu !
Jean-Marc Théolleyre1 :
Cependant, au nombre de ces condamnés qui durent direc-
tement ou indirectement des traitements de faveur à l’accusé,
il est frappant de trouver des gens comme Knochen, adjoint
du général SS Oberg à Paris. Et il est non moins surprenant de
connaître le texte d’une lettre que lui adressait d’Allemagne le
24 mai 1956, une dame, qui elle aussi s’intéressait au reclas-
sement des anciens condamnés nazis en France, et qui lui écri-
vait: « Les gens de la SS auxquels j’ai parlé de votre action m’ont
prié de vous exprimer toute leur admiration. »
« Que veut dire cela ? a demandé le président.
— Cela, a répondu l’accusé, prouve simplement que
j’agissais de façon désintéressée, librement et sans craindre
qui que ce soit. »
158
Le chantage du faux résistant
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Les grands espions du XXe siècle
ticulier pour tout ce qui concernait les années de guerre, avant sa dépor-
tation. C’était donc là qu’il fallait chercher ! Lorrain n’avait peut-être
pas été le courageux résistant qu’il prétendait avoir été.
De nouvelles investigations ont permis d’y voir plus clair. Au minis-
tère de la Justice, on a exhumé les procès-verbaux établis par le juge
d’instruction après la guerre et petit à petit, en recoupant ces pièces avec
d’autres informations, la vérité est apparue : Lorrain avait été un agent
de la Gestapo !
La DST a reçu l’autorisation de l’arrêter dès que la preuve de sa
collusion avec un service étranger sera apportée. Des policiers de la DST
se sont alors souvenus d’une ancienne affaire.
Georges Pâques1, ce haut fonctionnaire français travaillant à l’Otan
et qui a été lui aussi accusé d’espionnage au profit des Soviétiques, a
été arrêté en août 1963. À l’occasion de cet épisode, tous les diplomates
susceptibles d’être des hommes du KGB ont été mis sous surveillance.
Deux jours après l’arrestation de Pâques, un de ces agents soviétiques
s’est rendu chez Lorrain en pleine nuit et non sans avoir pris la précau-
tion de changer plusieurs fois de voiture… Il en est ensuite ressorti avec
un paquet. À l’époque, on n’avait pas donné suite, Lorrain ne faisant pas
partie des personnages qui pouvaient être suspectés d’espionnage.
Cependant, en 1968, à la lumière de ce que l’on savait maintenant
du passé du préfet, cet incident prenait une toute autre dimension.
La décision d’arrêter Lorrain a alors été prise, mais le ministre de
l’Intérieur a exigé un maximum de précautions et la présence perma-
nente d’un médecin dans les locaux de la DST: Lorrain avait été déporté
et était pensionné comme invalide de guerre.
Conduit rue des Saussaies, le préfet joue d’abord les outragés avant
de menacer. Il met en avant ses nombreuses et puissantes relations et
laisse entendre qu’il pourrait dénoncer des dizaines de gens à Paris, ce
qui est déjà un aveu en soi. D’ailleurs, très vite, après ces quelques ges-
ticulations oratoires, Lorrain se met à table. Surtout à partir du moment
où on lui révèle ce que l’on sait de son passé. Il ne nie donc pas être un
1. Voir chapitre X.
160
Le chantage du faux résistant
161
Les grands espions du XXe siècle
Jean Rochet1 :
J’eus droit à une avalanche de reproches sévères : la pro-
cédure était, à ses yeux, devenue incomplète, les interrogatoires
n’avaient pas été poussés à fond, il fallait tout reprendre et rem-
placer celui qui dirigeait les auditions. J’étais suffoqué de me
trouver devant un tel renversement de situation. Que s’était-
il passé pour, en quelques heures, le faire changer aussi bru-
talement d’attitude ? Était-ce la Chancellerie, peu fière d’avoir
enterré le dossier de l’occupation et voulant à tout prix éviter
un déballage public, qui avait réussi à le persuader de ce qu’il
me disait maintenant ? Était-ce le Quai d’Orsay qui voulait
éviter les complications diplomatiques? Ou bien fallait-il envi-
sager que des pressions occultes avaient été exercées sur lui, non
pas sur le plan personnel, mais à l’égard de la formation à
laquelle il appartenait ? Il est bien connu qu’en politique la
règle « tu me tiens, je te tiens » a, en différentes occasions, réussi,
hélas, à bloquer la marche normale de la justice.
1. Op. cit.
XIII
Frauenknecht, le voleur de Mirage
163
Les grands espions du XXe siècle
Depuis la création de leur État, les Israéliens sont obsédés par la ques-
tion de leur armement. La France leur a bien souvent fourni son aide.
Pour se doter de l’arme atomique, notamment. Après la guerre des Six-
Jours où le général de Gaulle a considéré qu’Israël était l’agresseur, le pré-
sident français décide d’un embargo sur les armes à destination de l’É-
tat hébreu après la destruction sur l’aéroport de Beyrouth de plusieurs
avions civils. Restent donc bloquées en France les fameuses vedettes de
Cherbourg1, des vedettes qui seront plus tard récupérées de façon rocam-
bolesque par les Israéliens, avec la complicité passive des autorités. Sont
aussi concernés par l’embargo gaullien cinquante Mirage V, comman-
dés mais jamais livrés, auxquels il faut ajouter cent Mirage F1 destinés
à moderniser de fond en comble la force de frappe israélienne.
Cet embargo n’est pas aussi catastrophique qu’il y paraît : les
Israéliens ont aussi la possibilité de s’approvisionner en avions de chasse
164
Frauenknecht, le voleur de Mirage
aux États-Unis, par exemple. Mais ils ont retenu la leçon : ils ne doivent
plus dépendre d’un fournisseur unique. Cependant le monde ne regorge
pas de constructeurs d’avions de combat performants. D’autant qu’il
n’est pas question de faire affaire avec les Soviétiques. D’où la déci-
sion de créer leurs propres avions. Une option qui représente, pour
un petit État comme Israël, un effort considérable à tous les points de
vue, économique mais aussi technologique.
Les pilotes israéliens ont toujours estimé que l’avion de combat idéal
était le Mirage, une machine qu’ils connaissaient bien et qu’ils avaient
même expérimentée dans des simulacres de combat contre le Mig 211,
l’appareil qui équipe la plupart des armées de l’air arabes. Ils souhaitent
donc fabriquer un sosie de Mirage, d’autant plus rapidement que la
France est sur le point de livrer des dizaines de Mirage aux Libyens.
Intervient alors l’affaire des vedettes de Cherbourg au cours de laquelle
les Français laissent filer les vedettes, sans doute en contrepartie du fabu-
leux contrat signé avec Kadhafi.
Israël sait parfaitement que les Mirage libyens pourront être mis à
la disposition des Égyptiens ou des Syriens. Il y a donc péril en la
demeure. Mais quand bien même les Israéliens possèdent de très bons
ingénieurs, il existe des obstacles technologiques considérables : un avion
du type Mirage ne se conçoit pas en quelques mois. Sans compter les
secrets de fabrication, les machines-outils qu’il faut concevoir… Bref,
il leur faudra sans doute des années de travail avant de faire voler le
premier appareil ! C’est pourquoi les Israéliens cherchent à tout prix à
gagner du temps. À l’instar des Soviétiques lorsqu’ils ont voulu construire
leur première bombe atomique, ils se résolvent à voler les plans dont
ils ont besoin. Et comme de coutume, ils opèrent très habilement.
Il existe naturellement, dans cette affaire comme dans beaucoup
d’autres, une vérité officielle. Cette version, de nature assez romanesque,
attribue l’entière responsabilité de l’affaire à Alfred Frauenknecht, ingé-
nieur suisse de l’aéronautique, le héros justicier.
1. Un Mig 21 qu’ils ont réussi à se procurer en parfait état de vol. Voir Monsieur X –
Journal secret, Denoël,1998.
165
Les grands espions du XXe siècle
166
Frauenknecht, le voleur de Mirage
167
Les grands espions du XXe siècle
aux originaux, il n’y aura qu’à les brûler. Le gain en place sera très appré-
ciable. Il en résultera donc des économies.
Le patron donne aussitôt son accord. Mais Frauenknecht, qui a pensé
à tout, ajoute que l’incinération de ces documents ultrasecrets devra
s’effectuer dans des conditions absolues de sécurité. À cet effet, il
conseille à son patron de faire appel à une société spécialisée, étroite-
ment contrôlée par les services secrets suisses. Ainsi, pour réaliser l’opé-
ration, on met au point un protocole très rigoureux. D’abord, il sera
fait une seule photo de chaque document. Cette prise de vue aura lieu
en présence d’un officier de la Sécurité militaire et dans un local isolé.
Les caisses seront ensuite transportées dans un véhicule jusqu’à l’inci-
nérateur municipal qui se trouve à un quart d’heure d’auto de l’usine.
Deux gardes armés surveilleront le chargement et le déchargement.
Frauenknecht propose de superviser lui-même cette opération minu-
tieuse. Mais il souligne qu’il existe quand même un risque pendant le
transport. C’est pourquoi il s’offre de fournir, pour conduire le véhi-
cule, un chauffeur de confiance, son propre cousin. Initiative risquée :
Frauenknecht n’est, à ce moment-là, pas loin de se trahir. Pourtant, son
idée est retenue, sans réserves.
Par la suite, le plan est rigoureusement mis à exécution : le photo-
graphe réalise donc une prise de vue de chaque plan, un travail lent
et fastidieux car les documents se comptent par dizaines de milliers.
Chaque soir, avant de quitter le studio, l’homme est fouillé. Puis les
agents de la Sécurité rangent soigneusement jour après jour les docu-
ments dans leurs caisses. Une fois par semaine, ces caisses sont char-
gées en direction de l’incinérateur, dans une fourgonnette, où s’installe
le très méticuleux Frauenknecht, au côté de son cousin chauffeur. À
vrai dire, ce n’est pas vraiment la place d’un cadre supérieur. Mais per-
sonne ne s’en étonne ; on loue au contraire la conscience profession-
nelle de Frauenknecht qui tient à veiller lui-même sur les documents
jusqu’au moment où, après avoir compté le nombre de caisses et de
cartons, un officier de la Sécurité militaire jette les plans dans l’inci-
nérateur et signe un récépissé de destruction en double exemplaire à
l’intention de la firme Sulzer.
168
Frauenknecht, le voleur de Mirage
169
Les grands espions du XXe siècle
la fantaisie d’aller faire une petite visite de son entreprise. Devant le han-
gar se trouve une auto. Au volant, Strecker, l’un de ses chauffeurs. Le
patron s’étonne de le voir là un samedi puisque l’entreprise est fermée.
D’autant plus que le chauffeur, dès qu’il aperçoit son patron, démarre
prestement et disparaît. Intrigué, le patron décide d’inspecter son han-
gar dans lequel il découvre, comme par hasard, une caisse portant la men-
tion « secret ». Naturellement, il alerte aussitôt les autorités suisses. Assez
rapidement, les policiers déroulent le fil de l’affaire : Frauenknecht est
arrêté. Il avoue sans difficulté, sous prétexte qu’il a parfaitement bonne
conscience. Il explique n’avoir agi de la sorte que pour venir en aide à
Israël. En aucune façon, il n’a cherché à nuire aux intérêts de son pays.
Certes, légalement il a eu tort mais pas moralement. Frauenknecht se
montre très sûr de lui. Il osera même déclarer lors de son procès qu’en
réalité, loin de faire du tort à la France, toute cette affaire a engendré une
formidable publicité pour les Mirage et la maison Dassault.
L’anecdote de la visite accidentelle du patron à son entreprise paraît
bien évidemment cousue de fil blanc. En réalité, cet homme, qui était
par ailleurs député, ne s’est rendu jusqu’à son hangar qu’après avoir
été informé qu’il se passait quelque chose de louche chez lui. On ne sait
pas qui l’a averti mais il est sûr que nombreux étaient ceux qui avaient
tout intérêt à dénoncer ce vol de documents : les ennemis d’Israël – des
États arabes – ou bien encore le KGB. On peut exclure de la liste des
dénonciateurs éventuels les services français, pour au moins deux rai-
sons : d’abord, parce que, dans les organes de renseignement, après avoir
si étroitement collaboré avec Israël pendant des années, on éprouvait
plutôt de la sympathie pour ce pays. Ainsi on y était globalement hos-
tile à l’embargo décidé par le général de Gaulle. En outre, on y était par-
faitement informé du trafic des plans, approuvé par la plupart et, sans
doute, favorisé par quelques-uns.
Les services français ont donc aidé en catimini les Israéliens dans cette
affaire. Il est probable, même, que l’idée de contourner l’embargo décidé
par le général de Gaulle en passant par la Suisse – où la société Sulzer
fabriquait des Mirage sous licence – ait été suggérée au Mossad par des
agents des services de renseignement. Cela signifie que la version de l’af-
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Les grands espions du XXe siècle
Steve Eytan1 :
En fait, dès le lendemain de la guerre des Six-Jours, la
priorité des priorités est réservée à l’appareil de combat israé-
lien, qui doit ressembler comme un frère au Mirage, mais que
tout le monde dans le pays appelle très vite le « Super-
Mirage ». La construction de l’Avara, celle du « Commodore
Jet » – il s’agit de deux avions civils – permettent de se faire
la main, d’acquérir le savoir-faire nécessaire, et aussi de se
procurer en Europe et particulièrement en France les
machines-outils nécessaires et aussi certains métaux assez rares
nécessaires à la fabrication des alliages spéciaux. Malgré l’em-
bargo, les douanes françaises ferment les yeux, qu’elles soient
dupes ou non du caractère « civil » de certaines commandes.
Un grave problème se pose cependant très vite : il ne suffit pas
d’avoir déjà des Mirage et de les connaître très bien pour en
construire d’autres. Il faut encore savoir quelle machine-outil
est capable de construire quelle pièce, et quel doit être exac-
tement son réglage. D’où l’opération entreprise en Suisse, qui
permettra par exemple aux ingénieurs israéliens de s’aperce-
voir que telle pièce essentielle sur laquelle ils « séchaient »
depuis longtemps était tout simplement fabriquée chez un
sous-traitant de Sulzer sur une machine-outil dont la desti-
nation normale était la fabrication des boîtiers de montres.
Malgré l’arrestation prématurée d’Alfred Frauenknecht, la
moisson aura été fructueuse et aura permis aux Israéliens de
gagner près de trois ans sur leurs prévisions initiales. AI
Schwimmer – c’est le responsable du projet – avait d’abord
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Frauenknecht, le voleur de Mirage
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Les grands espions du XXe siècle
Frauenknecht ont donc comparé les deux affaires en arguant du fait que
leur client avait agi en état de nécessité. L’État suisse occupait dans cette
affaire une position d’autant plus inconfortable que ses services secrets
avaient incontestablement failli en se laissant duper par le Mossad.
Gazette de Lausanne1 :
On peut s’interroger sur la relative modération de la peine
qui permettra à Alfred Frauenknecht de retrouver la liberté
dans le courant de l’année 1972. Il semble que la Cour ait
tenu compte du fait que, selon les propres termes du disposi-
tif, l’ingénieur de chez Sulzer n’est pas un « espion ordinaire ».
Malgré la somme considérable qu’il a touchée (et dont le solde
échoit assez curieusement à la Confédération) Frauenknecht
n’a pas été attiré en premier lieu par l’appât du gain. Il n’a
pas voulu non plus causer de dommages à la Suisse. Enfin, on
peut admettre que le préjugé favorable dont jouit dans notre
pays l’État d’Israël a joué un rôle dans ce jugement.
1. 25 juin 1971.
XIV
Gabriele Gast, Juliette de RFA
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d’un diplomate occidental une jolie fille, ou un joli garçon. Pour finir, les
galipettes étaient filmées par le KGB. Le diplomate, pour éviter le scan-
dale, devenait un agent, même si certains ont refusé ce chantage. En
résumé, le principe était brutal et uniquement basé sur l’exploitation
des instincts les plus primaires. Le HVA, quand il en a eu l’occasion, en
a usé de la même façon que le KGB. Mais cette technique présente le
grave inconvénient de produire des agents contraints de trahir car mena-
cés. Les diplomates – car c’étaient en général les cibles visées – se trou-
vaient obligés de collaborer. Wolf, au contraire, cherche à créer des espions
qui travaillent de leur plein gré. Pour atteindre cet objectif, il utilise le
plus beau des sentiments, l’amour.
Ce n’est évidemment pas l’élégance qui pousse Wolf à raisonner
de la sorte. Au contraire, son idée relève d’un calcul très cynique. Une
espionne amoureuse travaille mieux et surtout plus longtemps qu’une
espionne qu’on fait chanter. C’est pourquoi les services de Wolf ont
attaché une grande importance au choix des cibles dont le modèle cor-
respond au portrait-robot suivant : une femme de trente-quarante ans,
ni belle ni laide, célibataire naturellement, rendue vulnérable par une
déception amoureuse ou un manque d’affection. La proie succombe
d’autant plus facilement à un séducteur habile. Le Roméo, lui, géné-
ralement un peu plus âgé que sa cible, viril et rassurant, fait sa cour dans
les formes et, dans les meilleurs des cas, peut aller jusqu’à épouser la
cible. Toutefois il lui faut bien un jour ou l’autre jeter le masque et
demander à la femme séduite de se livrer à un travail d’espionnage. Mais
aussi curieux que cela puisse paraître, cela pose peu de difficultés car
pour ce faire, les Roméo de Markus Wolf disposent de toute une série
d’arguments dont le plus utilisé est la contribution au combat pour la
paix. Le mari ou l’amant insinue dans l’esprit de sa partenaire qu’en
subtilisant des documents, elle travaille pour une cause pacifiste. Les
bellicistes se trouvaient en effet toujours à l’Ouest et il fallait en quelque
sorte rétablir l’équilibre entre les deux camps.
Les Roméo font aussi appel à d’autres arguments. Si sa Juliette souffre
par exemple du machisme de ses collègues masculins, il est aisé de lui
suggérer qu’en les trahissant, elle ne fait que se venger. Autre argu-
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Les grands espions du XXe siècle
Et Gabriele Gast ? Son cas semble plus singulier qu’il n’y paraît à pre-
mière vue. Née en pleine guerre, et encore vivante aujourd’hui, elle
grandit dans un milieu plutôt conservateur d’Allemagne de l’Ouest.
Étudiante brillante en sciences politiques à l’université d’Aix-la-
Chapelle, elle demeure fidèle aux idées politiques de sa famille et par-
ticipe aux activités d’une organisation étudiante proche des démocrates-
chrétiens. C’est là qu’elle est remarquée par un éminent professeur,
Klaus Mehnert. Cet homme, spécialiste des pays de l’Est, appartient
vraisemblablement au BND, le service de renseignement de l’Allemagne
de l’Ouest, héritier du réseau Gehlen2. Gaby devient assez rapidement
l’assistante du professeur. Politologue talentueuse, elle pourra devenir
à terme une excellente recrue pour le renseignement allemand.
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Gabriele Gast, Juliette de RFA
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Les grands espions du XXe siècle
contrer l’un de ses meilleurs amis, Gottard Schramm. Il s’agit d’un agent
important du HVA, le service dirigé par Markus Wolf, et qui se pré-
sente comme tel à Gabriele Gast. Par la même occasion, cette dernière
apprend que son Karliczek est lui aussi un agent du HVA. Les deux
hommes ne cherchent pas à dissimuler leur véritable dessein parce qu’ils
savent la jeune femme piégée. Pour eux, assistante du professeur
Mehnert, elle a forcément partie liée avec le BND ouest-allemand et ne
s’est rendue en RDA que pour se livrer à des manœuvres d’espionnage.
Or, en Allemagne de l’Est, comme dans tous les autres pays commu-
nistes, on ne plaisante pas avec ce genre d’accusation. Quand bien même
les accusés sont innocents, on possède les moyens de leur extorquer des
aveux, imaginaires bien sûr, mais suffisants pour les emprisonner. Les
deux hommes profèrent donc des menaces et suggèrent à Gabriele
qu’elle pourrait échapper au pire en acceptant de collaborer avec eux.
Certes, elle n’est encore qu’étudiante; mais, proche d’un expert du BND
et engagée dans un mouvement étudiant très conservateur, elle est cer-
tainement capable de leur fournir des renseignements politiques inté-
ressants. D’autant que son avenir professionnel est prometteur.
La jeune femme accepte, non seulement parce qu’elle a peur, mais
aussi parce qu’elle est toujours amoureuse de son Karliczek, malgré la
révélation qu’il vient de lui faire ! Aussi extraordinaire que cela paraisse,
Gaby ne lui reproche pas d’avoir joué la comédie de la séduction pour
la recruter. Un peu plus tard, les deux amants convoleront même en
justes noces. Voilà une jeune femme qui se jette dans la gueule du loup
et qui, non contente de s’être fait croquer, en rajoute en allant jusqu’à
se marier avec l’homme qui l’a abusée !
Pour le HVA, le recrutement de cette jeune et brillante étudiante en
sciences politiques représente une sorte d’investissement. On la sait pro-
mise à un bel avenir. Effectivement, dès son retour en Allemagne de
l’Ouest, elle est officiellement recrutée par le service de renseignement
auquel appartient son directeur de thèse, le BND. Elle est engagée
comme chargée d’études. Gaby Gast doit rédiger des synthèses sur les
pays de l’Est à destination de la direction de son service mais aussi du
gouvernement ouest-allemand. Pour effectuer ce travail, la jeune femme
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Les grands espions du XXe siècle
Sans nier à aucun moment le fait que Gaby ait entretenu des rapports
avec les communistes, ne faut-il pas souligner d’abord l’importance des
services qu’elle a rendus au BND ? Ses rencontres avec Markus Wolf,
par exemple, n’ont-elles pas fait l’objet de rapports adressés à son service ?
Gaby Gast espionnait aussi bien l’Est que l’Ouest. D’ailleurs, à sa sortie
de prison, lorsqu’elle demande à être réhabilitée, elle affirme qu’elle n’était
rien d’autre qu’un agent d’information pour la paix. La vérité se trouve
certainement dans les archives du HVA de Markus Wolf. Cependant,
étrangement, l’un des hommes qui a été officiellement chargé d’évacuer
ces archives et, bien sûr, de les nettoyer, s’appelait Gottard Schram. Ce
n’était autre que l’un des officiers traitants de Gaby Gast! Le meilleur ami
de son cher Karliczek ! Il fallait à tout prix, même après la chute du Mur,
camoufler l’ampleur de la pénétration communiste en Allemagne de
l’Ouest et dissimuler bien des secrets, dont celui de Gabriele Gast,
espionne de l’Est ou bien agent double au service de l’Ouest.
Finalement, l’hypothèse la plus vraisemblable est que Gabriele Gast
a été manipulée par le BND : pour quelle autre raison son professeur
l’aurait-il envoyée en RDA ?
Christopher Andrew1 :
« Elle avait besoin de sentir que j’avais besoin d’elle, et
je lui accordais toute mon attention personnelle, devait écrire
Wolf. Parfois ses messages avaient le ton blessé d’une maîtresse
qui a l’impression de faire désormais partie du décor. » Wolf
la rencontra en personne à sept reprises. Égards richement
récompensés. « Gaby a fait pour nous un travail impeccable.
Elle nous a donné une représentation exacte de ce que
l’Occident savait et comprenait du bloc oriental tout entier.
Cela s’est révélé d’une importance vitale pour nous lorsque
nous avons dû affronter l’essor de Solidarité en Pologne au
début des années 1980. »
1. Dans son livre publié aux éditions Fayard, Le KGB contre l’Ouest, l’auteur affirme
que Gabriele Gast éprouvait une véritable fascination pour Markus Wolf.
XV
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Pham Xuan Ân : le faux ami américain
Jean-Claude Pomonti1 :
Un incident montre la complexité des relations dans une
société où chacun est invité à tenir sa place. Ân remarque
qu’un beau jour, le propriétaire du cyclo-pousse s’adresse à lui
de façon polie et non sur le ton employé à l’égard des
manœuvres. L’homme finit par lui dire qu’il ne veut plus le
laisser sous-louer son cyclo-pousse. Ân a beau lui expliquer
pourquoi il le fait de nuit, l’autre ne veut rien entendre et lui
reprend le cyclo-pousse. L’explication : quelques jours aupa-
ravant, Ân a transporté le fils d’un ami de sa famille et le petit
a rapporté le fait à son propre père, qui en a informé le père
de Ân. Malade, celui-ci en a beaucoup souffert. Il pense que
son fils est tombé bien bas pour exercer ce métier, sans réali-
ser que Ân se sacrifie pour aider sa famille.
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Olivier Todd1 :
Grand, les traits réguliers, courtois, maniant un anglais
impeccable et un français excellent, Ân impressionne.
Toujours bien renseigné, membre à plein temps du bureau
de Time à Saigon, il a ses entrées dans les états-majors mili-
taires et politiques. Il a collaboré au Christian Science
Monitor, travaillé pour Reuters. Sous Diêm, il vivait aux
États-Unis grâce à une bourse de l’Asia Foundation qui, à
tort ou à raison, passait pour une pépinière d’agents poten-
tiels de la CIA. Ân adore les chiens et les oiseaux. Il fournit
au moins quatre-vingts pour cent de la copie de Time en pro-
venance du Vietnam.
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C’est une histoire qui aurait pu être imaginée par John Le Carré.
Tous les ingrédients s’y trouvent réunis : l’époque, celle de la guerre
froide ; le décor, celui de l’Allemagne de l’après-guerre : les person-
nages enfin, ceux-là même qui ont inspiré l’écrivain britannique, à
commencer par « Karla », le machiavélique chef des services de ren-
seignement de l’Est, Markus Wolf 1 dans la réalité. L’homme sans
visage, comme on l’a longtemps appelé, et qui a coulé des jours tran-
quilles dans l’Allemagne réunifiée avant de mourir.
Alors de quoi s’agit-il ? De l’affaire Guillaume ou de l’affaire
Brandt, comme on l’a aussi appelée. Car la principale conséquence
de la révélation de cette énorme histoire d’espionnage a été la démis-
sion du chancelier allemand Willy Brandt en mai 1974. Mais y a-t-
il eu complot ? Et si oui, qui avait intérêt à obtenir le départ de Brandt,
Prix Nobel de la paix en 1971, et pionnier de la détente avec l’Est ?
Une partie de la vérité se trouve-t-elle dans le passé de cet homme d’É-
tat qui a été l’un des rares Allemands à fuir son pays pour mieux lut-
ter contre le nazisme ? Enfin, cette affaire n’était-elle que la partie
émergée d’une opération plus vaste visant à pénétrer les principales
structures de l’Allemagne fédérale ?
Autant de questions qui, aujourd’hui encore, demeurent sans
réponses malgré l’ouverture partielle des archives de la Stasi et du
KGB. Cette histoire, qui n’a pas livré tous ses mystères, plonge ses
racines dans le monde glauque de la guerre des espions !
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Les grands espions du XXe siècle
Voici en quoi consiste l’affaire, telle, en tout cas, qu’elle a été rela-
tée par les journaux. Au printemps 1974, dans l’entourage du chan-
celier Willy Brandt, un espion de l’Est est démasqué. Il s’agit de l’un de
ses conseillers, l’homme qui gérait son agenda, un certain Günter
Guillaume. Brandt en tire immédiatement les leçons. Affirmant haut
et fort qu’il désire assumer toutes ses responsabilités, il démissionne
et laisse son poste de chancelier à Helmut Schmidt. Ce dernier était
jusque-là son ministre des Finances et l’un des principaux dirigeants du
SPD, le parti socialiste allemand, mais aussi son challenger au sein du
parti. Malgré tout, Brandt demeure président du SPD. L’hypothèse
selon laquelle Schmidt l’aurait poussé dehors en utilisant cette affaire
ne tient donc pas. D’ailleurs, certains dirigeants socialistes essaieront
de dissuader Willy Brandt de démissionner. Car rien, sauf un sens aigu
de l’honneur, ne l’obligeait à quitter le gouvernement. D’autant qu’il
venait tout juste d’être triomphalement réélu.
Il est vrai que le chancelier allemand semblait las, mais il apparais-
sait alors comme l’une des personnalités européennes les plus en vue
et jouissait d’un grand prestige international. Il était, par exemple, le
premier dirigeant allemand à s’être rendu en Israël. Le premier aussi qui
ait osé s’agenouiller devant le mémorial du ghetto de Varsovie. Ces gestes
forts lui valaient l’admiration du monde entier.
Pour toutes ces raisons, sa démission provoque donc un choc considé-
rable dans l’ensemble du camp occidental : au reste, cette affaire révèle
que les services secrets de l’Est ont réussi à pénétrer l’État fédéral au plus
haut niveau. Or la RFA constitue alors une pièce essentielle dans le dis-
positif de l’Otan, à cause de sa proximité géographique avec les pays de l’Est.
À vrai dire, ce n’était pas la première fois qu’on mettait en lumière l’im-
portance de cette pénétration. En 1968, donc seulement quelques années
avant l’affaire Guillaume, un agent de l’Est, un nommé Runge, fait défec-
tion et passe de l’autre côté du rideau de fer. À la suite de cette fuite à l’Ouest
se propage une étrange épidémie de suicides. C’est d’abord Horst Wendland,
le numéro deux du BND, le service de renseignement, qui se donne la mort.
Le même jour le contre-amiral Hermann Lüdke, qui avait occupé de hautes
fonctions au QG de l’Otan, se tue d’un coup de revolver. Puis, peu de temps
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Carré le décrit comme un petit homme aux cheveux gris et aux yeux
bruns. Or, le vrai ressemblait plutôt à Paul Newman.
Parmi tous les exilés est-allemands, Wolf a glissé des milliers d’agents:
des femmes et des hommes qui se sont d’autant plus facilement inté-
grés qu’ils parlaient la langue. Certains sont longtemps restés des agents
dormants. D’autres n’ont même jamais été réveillés. Et beaucoup n’ont
jamais été découverts ! Ils le seront peut-être un jour, si les archives par-
lent. Mais la plupart des documents ont disparu. D’autres, étrange-
ment, sont détenus par la CIA. Profitant de la confusion qui a suivi la
chute du Mur, des hommes de la centrale américaine ont réussi à s’em-
parer d’archives est-allemandes très précieuses, archives que la CIA a
toujours refusé de communiquer aux autorités de l’Allemagne réuni-
fiée. Dans quel but ? Il n’est jamais inutile de détenir ce genre de docu-
ments très confidentiels pour faire chanter d’anciens agents de l’Est et
s’assurer qu’ils resteront des correspondants dévoués !
Michel Verrier1 :
Des centaines, voire des milliers de personnes tremblent
en Allemagne de voir leurs missions au service de l’ex-RDA
révélées au grand jour. Les activités des espions de l’ex-RDA
sont certes couvertes aujourd’hui par la prescription. Mais
l’accusation de trahison peut toujours mener des citoyens de
l’ex-Allemagne de l’Ouest qui renseignaient la RDA sur les
bancs du tribunal. Officiellement, les services secrets améri-
cains auraient avancé cet argument pour justifier leur refus
de rendre les documents en leur possession. Ils souhaiteraient
d’abord mesurer toutes les conséquences juridiques que peu-
vent entraîner leur mise au clair. Mais certains spécialistes
estiment en fait que la CIA a déjà profité des renseignements
1. Dans cet article publié par La Croix, le 10 février 1999, le journaliste accré-
dite la thèse selon laquelle des archives est-allemandes auraient été subtilisées par des
agents de la CIA, tout en reconnaissant ne pas savoir comment les Américains ont
pu mettre la main sur ce butin.
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Christopher Andrew2 :
Après l’invasion par Hitler de l’Union soviétique, en
juin 1941, Brandt modifia son attitude envers Moscou. La
1. Ancienne Tchéka qui deviendra le NKVD puis le KGB après la Seconde Guerre
mondiale.
2. Auteur de Le KGB contre l’Ouest, Fayard, 2000, un livre écrit à partir des car-
nets du dissident soviétique Mitrokhine.
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Henri de Bresson1 :
Farouchement combattue à domicile par une partie de
la droite, qui s’enferme dans une opposition systématique, cette
Ostpolitik ne laisse personne indifférent. Elle vaudra à Willy
Brandt des haines tenaces. À l’étranger, où certains, comme
Henry Kissinger, ne cachent pas leur méfiance, on est recon-
naissant au chancelier d’avoir eu le courage politique d’ad-
mettre les réalités de l’après-guerre. Il sait accomplir les gestes
pour convaincre de sa sincérité et faire passer au second plan
la suspicion que le rapprochement de Bonn et de l’Est ne ces-
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Les grands espions du XXe siècle
refuser : on le tient. C’est d’une vraie laisse dont disposent alors les com-
munistes allemands. Une laisse qu’on ne peut rompre à aucun prix.
Malgré tout, Guillaume adhère au parti communiste avec le même zèle
qu’il avait montré autrefois pour rejoindre les rangs nazis. Ainsi, lorsque,
beaucoup plus tard, il sera démasqué et arrêté, Günther Guillaume reven-
diquera avec beaucoup de fierté sa qualité d’officier des services est-alle-
mands. Quoi qu’il en soit, il est d’abord engagé en tant que photographe
dans une société d’édition réputée pour être une pépinière d’agents com-
munistes. Puis il est envoyé pour une longue période dans une école de
formation d’agents de renseignement, à Kiev. Guillaume, qui a des dons
certains, est déjà promis à une belle carrière d’espion. Les résultats qu’il
obtiendra dépasseront même l’espérance de ses chefs parmi lesquels on
trouve en premier lieu l’énigmatique Markus Wolf!
Après cette longue formation, Guillaume est donc prêt à devenir
opérationnel. Entre-temps, il s’est marié, sur ordre de ses employeurs,
très probablement. Son épouse, Christa ou Christel, est elle aussi un
agent du HVA, le service secret est-allemand. À l’étranger, un couple
attire moins l’attention qu’un célibataire. Mais il n’est pas exclu qu’entre
les deux agents un véritable sentiment soit né car les deux époux ont
toujours semblé très attachés l’un à l’autre, même si Guillaume ne se
privait pas de tromper son épouse.
L’objectif qu’on leur a fixé consiste à passer à l’Ouest. Ils se rodent
en effectuant quelques missions à Berlin-Ouest, avec succès puisqu’on
les autorise enfin à se rendre en RFA en 1955 ou 1956. À cette époque,
la frontière entre les deux Allemagnes n’est pas encore hermétiquement
close. C’est pourquoi les deux espions se glissent sans difficulté aucune
dans un groupe de réfugiés qui ont choisi la liberté, comme on disait
alors. Après avoir passé quelque temps dans un camp pour réfugiés,
ils sont interrogés par des hommes du contre-espionnage. Mais ils sont
suffisamment aguerris pour subir cet examen avec aisance. Désormais,
ils sont citoyens de la RFA. Ils s’installent à Francfort, fief du SPD,
où ils commencent par tenir un kiosque à journaux. On leur a assi-
gné un objectif : infiltrer le SPD. Günther et Christa s’inscrivent donc
dans une section locale du parti et deviennent rapidement des militants
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discrétion. Mais, alors qu’il vient tout juste d’être nommé conseiller
personnel de Willy Brandt, un transfuge soviétique permet aux services
français d’étayer leurs soupçons. En effet, dans une série de photos de
personnalités d’Allemagne de l’Ouest, cet homme reconnaît en Günther
Guillaume un ancien condisciple de l’école militaire de Kiev. Les
Français alertent aussitôt leurs homologues allemands. Mais Guillaume
n’est arrêté qu’un an plus tard ! Les services secrets allemands ont-ils fait
preuve de négligence ? Ou ont-ils sciemment écarté les informations
fournies par les Français, grâce à ce transfuge ? Et dans cette hypothèse,
qui a pu être à l’origine de cette désastreuse initiative ?
1. Les maîtres-espions, Robert Laffont, 1994. Les deux auteurs évoquent le cas d’un
certain Hans-Joachim Tiedge.
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Markus Wolf1 :
La chute de Willy Brandt, qui suivit de près celle des
Guillaume, fut une défaite politique grave. Nous savions que
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Les grands espions du XXe siècle
L’une des taupes dénoncées par Werner Stiller s’appelle Sperber, « Éper-
vier », le nom de code qu’on lui avait attribué dans les services est-alle-
mands1. Tout comme son dénonciateur, c’est un scientifique, physicien
de formation. Stiller exerçait en effet une fonction très importante au
HVA, le service de renseignement de la RDA. Il coordonnait le rensei-
gnement scientifique et avait à sa disposition une cinquantaine d’agents.
Il est passé à l’Ouest dans la nuit du 18 au 19 novembre 1979. Or,
Sperber a été arrêté en France dès le matin du 19. Même s’il fallait faire
vite afin d’éviter qu’il ne prenne la fuite, il faut constater que la com-
munication entre Berlin et Paris a été excessivement rapide. Mais cela
s’explique aisément : Stiller était en contact depuis un certain temps avec
les services de l’Allemagne de l’Ouest. Il avait fourni des noms de taupes
dissimulées dans les installations scientifiques des pays occidentaux.
Sperber était donc sans doute déjà dans le collimateur de la DST, le
contre-espionnage français. Toutefois, obstacle permanent pour les chas-
seurs de taupes, si on l’avait arrêté, on aurait risqué de mettre en péril la
source Stiller. En revanche, lorsque ce dernier décide de faire défection,
les services de contre-espionnage peuvent passer à l’action: Stiller est hors
d’atteinte ! C’est ainsi que quelques heures seulement après son passage
à l’Ouest, on procède à des arrestations, tant en France qu’en Allemagne !
Le pseudo-Sperber est né en Allemagne de l’Est, à peu près au
moment où Hitler prend le pouvoir. Après la guerre, il demeure dans
1. Le patronyme réel de cet homme n’apparaît pas dans ce récit, les auteurs ne sou-
haitant pas remuer un passé douloureux pour le principal protagoniste de cette his-
toire.
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Espionnage, science et conscience
1. Il faudra attendre la défection de son ami Stiller pour que l’on mette enfin un
visage sur ce mystérieux personnage. Le transfuge l’identifiera sur une photo prise
au cours d’une réunion de notables du parti communiste est-allemand.
2. Voir chapitre XIV.
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1. En 1999.
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Espionnage, science et conscience
Markus Wolf. Autant de secrets qui n’ont peut-être pas été per-
dus pour tout le monde, et pour certains spécialistes, cet esca-
motage n’est pas le moindre des exploits des hommes de Wolf!
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Les grands espions du XXe siècle
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Espionnage, science et conscience
Thierry Wolton1 :
Dans le cadre de ses activités scientifiques, il entre en
rapport avec un groupe de recherches sur la fusion thermo-
nucléaire par laser, qu’animent différents laboratoires de phy-
sique théorique et expérimentale de l’école polytechnique, tra-
vaillant pour l’armée. Il n’a pas accès à des documents
classifiés mais il fait parvenir au MFS – il s’agit du minis-
tère de la Sécurité est-allemand – tous les renseignements qui
lui tombent sous la main. Sa centrale lui a envoyé un appa-
reil photo Minox, dissimulé dans une pendulette, et une
caméra Pentaka qu’il a reçue dans un ours en peluche. Les
ordres de Berlin-Est sont transmis par messages codés en ondes
courtes, comme le font généralement les services de rensei-
gnement pour leurs « illégaux ». Sperber a aussi effectué plu-
sieurs voyages clandestins en RDA, via l’Allemagne de l’Ouest,
l’Autriche, la Suisse ou la Yougoslavie. Le MFS a même pré-
paré à son intention un plan de fuite en cas de danger. Deux
timbres-poste collés sur la boîte aux lettres, en bas de chez lui,
devaient donner l’alerte. Il lui fallait alors se rendre au plus
vite à Rotterdam, en Hollande, pour embarquer sur un
bateau est-allemand. En l’arrêtant le lendemain de la défec-
tion de Stiller, la DST n’a pas laissé le temps au MFS de le
prévenir.
229
Les grands espions du XXe siècle
Dès qu’elle est connue, l’affaire fait grand bruit : on n’arrête pas tous
les jours un physicien soupçonné d’espionnage ! Immédiatement, les
rumeurs les plus folles commencent à courir. Un journaliste prétend
même que Sperber a transmis à l’Est le secret du rayon de la mort fran-
çais ! Une extrapolation fantaisiste : le physicien atomiste, ainsi qu’on
le nomme dans la presse, étudiait bien l’action de puissants lasers pour
réaliser une fusion thermonucléaire, mais il ne travaillait nullement à
mettre au point une arme redoutable, ce soi-disant rayon de la mort…
Mais il faut bien avouer que l’histoire de ce savant espion avait tout
pour exciter les imaginations. Un prolifique auteur de romans policiers
se met d’ailleurs de la partie. Il s’agit de Gérard de Villiers, qui publie dans
Paris-Match un article sur Sperber et aussi, plus généralement, sur la péné-
tration des taupes communistes en France. Au passage, l’écrivain accuse
un authentique savant, Jean-Pierre Vigier, sous prétexte qu’il avait été com-
muniste, d’avoir favorisé l’entrée de Sperber au CNRS. Jean-Pierre Vigier
était une figure de l’université française, un physicien de renom lui aussi
et un grand résistant qui avait rompu avec le parti communiste depuis fort
longtemps. Mais il s’est trouvé un député de la majorité de droite pour
reprendre à l’Assemblée nationale les accusations formulées contre Vigier
et l’accuser de complicité avec Sperber. Ce parlementaire en a même rajouté
dans la fantasmagorie: selon lui, le physicien faisait des recherches sur la
bombe à neutrons et il a donc transmis les secrets de la bombe à l’Est!
L’affaire, tout en prenant un tour très politique, semble ainsi prendre
de plus en plus d’importance. Elle va bouleverser toute la communauté
française des chercheurs.
Au départ, les scientifiques français ont été abasourdis. L’accusation
était grave : leur collègue allemand était tout de même soupçonné
d’intelligence avec une puissance étrangère. Mais peu à peu, ils vont
réfléchir. En ce sens, l’attaque contre Jean-Pierre Vigier est un véri-
table déclencheur ! Sperber bénéficiera désormais d’une large solida-
rité chez ses collègues.
De son côté, après une période d’abattement consécutive à son arres-
tation, le chercheur relève la tête et se défend bec et ongles. Il nie avec
la plus grande vigueur avoir jamais appartenu à un service de rensei-
230
Espionnage, science et conscience
231
Les grands espions du XXe siècle
sage alors de faire juger le physicien par un tribunal militaire. Mais aupa-
ravant, juste avant sa suppression, la Cour de sûreté de l’État a reconnu
que Sperber n’avait divulgué aucun secret de défense nationale.
Finalement, Sperber échappe au tribunal militaire et saisit la Cour
européenne de justice parce qu’il est incarcéré depuis plus de trois ans
sans avoir été jugé. En 1983, il est remis en liberté sous caution et après
pas mal de péripéties juridiques, il comparaît en 1990, onze ans après
son arrestation, devant la cour d’assises spéciale de Paris. Les magistrats
lui infligent douze ans de réclusion mais la réaction de la communauté
scientifique est telle que six mois plus tard Sperber est remis en liberté.
L’arrêt de la cour est cassé et il est à nouveau jugé fin 1991. Cette fois,
il est acquitté! Mais il aura quand même passé près de cinq ans en prison!
Malgré les demandes pressantes des avocats de Sperber, son principal
accusateur, le transfuge Stiller, n’a jamais comparu, sous le prétexte qu’il
avait subi une opération de chirurgie esthétique et que nul ne devait voir
son nouveau visage. Les magistrats auraient pu demander le huis clos, mais
si Stiller n’a pas comparu, c’est qu’il aurait pu révéler quelques vérités
gênantes: sa situation d’agent double d’abord, mais aussi le fait que Sperber
n’était pas réellement un espion! Au sens où l’on l’entend ordinairement.
Certes, il ne fait nul doute que le physicien a été recruté par la cen-
trale de Markus Wolf. Mais une fois arrivé en France, Sperber, uni-
quement préoccupé par ses recherches, a renoncé à être l’espion qu’il
devait être. Malgré tout, d’une certaine façon, il était toujours tenu par
ses employeurs est-allemands. Il lui fallait par conséquent faire sem-
blant et cela explique qu’il ait envoyé en RDA des documents non clas-
sifiés en utilisant toute la panoplie d’espion qui avait été mise à sa dis-
position. Ainsi, il donnait l’impression aux services secrets de la RDA
qu’il remplissait sa mission, sans toutefois trahir son pays d’adoption.
232
Espionnage, science et conscience
235
Les grands espions du XXe siècle
y a des précédents qui ont fait grand bruit. L’affaire Pollard, par
exemple, qui a été présentée en 1985 par le secrétaire à la Défense
américain, Caspar Weinberger, comme l’une des plus graves histoires
d’espionnage que les États-Unis aient connues !
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Pollard : l’espionnage entre amis
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Pollard : l’espionnage entre amis
Pollard, estimant être lâché, tente une ultime manœuvre : avec son
épouse, il monte en voiture et entre en force dans l’ambassade israé-
lienne à Washington en profitant de l’ouverture de la grille, au pas-
sage d’une autre automobile. Mais il a été filé par le FBI. Plusieurs
voitures de la police fédérale font déjà le siège de l’ambassade. À l’in-
térieur, les services de sécurité ont compris. Pour éviter un incident avec
le FBI, ils refoulent Pollard, malgré son passeport israélien.
Tous les agents du Lakam qui ont eu affaire à lui s’empressent aus-
sitôt de quitter les États-Unis. Quant à Pollard, abandonné et donc
arrêté, il passe immédiatement aux aveux.
La suite est prévisible : aux États-Unis, on pousse un gros coup de
colère tandis qu’à Jérusalem, après avoir nié dans un premier temps, on
présente des excuses et on rejette la faute sur Eitan et quelques subalternes.
Enfin, de part et d’autre, on essaie d’atténuer la portée de l’affaire.
Mais la trahison de Pollard, malgré son extrême gravité, ne brouille
pas fondamentalement les relations entre les deux pays : les États-Unis
et Israël sont liés par des intérêts autrement importants. Toutefois, il est
certain que l’affaire a jeté un froid temporaire. Il faut d’ailleurs souli-
gner que, malgré les demandes pressantes des autorités israéliennes réité-
rées à plusieurs reprises et même encore très récemment lors de la der-
nière campagne électorale en Israël, Washington n’a jamais accepté de
gracier Pollard, condamné à la prison à perpétuité.
Lors des négociations de Wye Plantation entre Israéliens et Palestiniens,
le Premier ministre Netanyahou a menacé par exemple de ne pas signer
si Pollard n’était pas libéré. Un chantage auquel Clinton n’a pas cédé…
Alors pourquoi cette obstination des Américains ? Après tout, Pollard
a déjà passé presque vingt-cinq ans en prison et il est citoyen d’un pays
qui est le meilleur allié des États-Unis au Proche-Orient. Il est, de plus,
devenu en Israël une sorte de héros national, à l’instar d’Eli Cohen1.
Pour comprendre pourquoi les Américains s’obstinent à le garder en
prison, il faut avoir à l’esprit la violence avec laquelle Caspar Weinberger
s’était exprimé. Il était même allé jusqu’à dire que Pollard méritait d’être
245
Les grands espions du XXe siècle
fusillé. En effet, l’activité de Pollard allait plus loin que l’espionnage entre
deux pays alliés comme il s’en était déjà produit entre Israël et les États-
Unis. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque: dans les années 1980,
les Israéliens font tout ce qu’ils peuvent pour obtenir que les Juifs sovié-
tiques soient autorisés à émigrer en Israël. Parmi ces Juifs, il y a des gens
très qualifiés, des scientifiques de haut niveau par exemple, des person-
nages qui intéressent donc beaucoup les Israéliens. Mais Moscou fait la
sourde oreille. Alors naît l’idée d’un marché: dans les précieux documents
fournis par Pollard, il y a beaucoup d’informations militaires qui pour-
raient intéresser les Soviétiques. Par exemple la panoplie des méthodes
utilisées par la marine américaine pour repérer et traquer les sous-marins
nucléaires soviétiques, une information capitale en cas de conflit. Les
Israéliens ont vraisemblablement communiqué ces secrets militaires à
Moscou. En retour, de nombreux Juifs soviétiques ont soudain obtenu la
permission de venir en Israël. Mais, par un moyen ou un autre, les ser-
vices de renseignement américains ont appris le fin mot de l’affaire. Et
Jonathan Pollard en a payé le prix fort !
Le célèbre journaliste américain Seymour Hersch1 affirme avoir reçu
des confidences de responsables de la CIA, furieux à l’idée que la Maison
Blanche, cédant à la pression israélienne, pourrait un jour gracier
Pollard. Pour bloquer cette possibilité, ils ont révélé que l’espion avait
causé des dégâts considérables. Encore plus considérables que ce qu’on
imaginait puisque certaines de ses informations avaient abouti en URSS!
Les Américains ont affublé Polyakov d’un curieux nom de code, « Top
Hat », c’est-à-dire « Haut-de-forme ». Peut-être ne faut-il retenir que
le premier terme : top, le « sommet », pour comprendre ce surnom. Car
rarement espion n’a semblé être autant au sommet de son art. D’ailleurs
247
Les grands espions du XXe siècle
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Le mystère Polyakov
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Les grands espions du XXe siècle
Constantin Melnik1 :
Faut-il donc croire [Polyakov] lorsqu’il affirmera pen-
dant son procès qu’il était révolté – paradoxe insondable de
l’âme humaine – par la décomposition, après la mort de
Staline, du système communiste auquel il s’était tellement
dévoué durant son enthousiaste jeunesse ? Le stalinisme pur
et dur débouchant sur la défense de la démocratie… On doit
plutôt penser que c’est son tempérament entier et exigeant qui
1. Les espions, réalités et fantasmes, Ellipse, 2008. L’auteur a supervisé les services
secrets français au temps de la guerre d’Algérie.
250
Le mystère Polyakov
fera ne pas accepter par cet espion de haut vol les grandes
insuffisances et les petites lâchetés bureaucratiques. Le
Renseignement au jour le jour n’est pas fait que d’exploits à
la Richard Zorgué ou à la Kim Philby, sans même parler de
l’imbécile James Bond…
[Ainsi, selon Melnik, c’est cette révolte contre un orga-
nisme tatillon et mesquin, qui l’aurait poussé à se dévouer
corps et âme à un système démocratique et à une
« Centrale » étrangère qu’il rêvait et idéalisait pour ne pas
les connaître de l’intérieur.]
251
Les grands espions du XXe siècle
252
Le mystère Polyakov
déré que tous ceux qui contredisaient son transfuge préféré étaient for-
cément manipulés ou inspirés par le KGB. Polyakov, dont Angleton s’est
toujours méfié, entrait forcément dans cette catégorie.
Autre apport considérable de l’espion, la dénonciation de nom-
breuses taupes soviétiques infiltrées à l’Ouest. Mais s’agissait-il de vraies
taupes ? Pour revenir à Golitsyne, on sait que certains des prétendus
espions dénoncés par le transfuge ont fini par être disculpés parce qu’on
n’a pas été capable de mettre en évidence des charges contre eux. Au
contraire, les taupes dénoncées par Top Hat se sont avérées être de vrais
espions, ce qui semblerait accréditer sa bonne foi. En apparence en
tout cas, car dans l’histoire du renseignement, on a parfois vu des ser-
vices secrets dénoncer leurs propres agents pour conforter la crédibi-
lité d’un transfuge et donc donner du poids aux informations qu’il
livrait à l’adversaire. On sacrifie les petits poissons au profit d’un plus
gros ou alors on communique à l’ennemi le nom de taupes qui sont
sur le point de tomber et qu’on peut donc dénoncer sans réel danger
pour les réseaux existants dont les agents ont été préalablement mis
à l’abri. C’est dans cette mesure que l’espionnage, comme l’assassi-
nat pour Thomas de Quincey, peut être considéré comme l’un des
beaux-arts !
Alors qu’en est-il réellement des deux taupes dénoncées par Polyakov,
deux sujets britanniques ? Le premier, John Vassall, employé de l’ami-
rauté, victime d’un chantage, a été attiré dans les filets du KGB en rai-
son de son homosexualité. Le deuxième, Frank Bossard, travaillait au
ministère britannique de la Défense comme spécialiste du guidage des
missiles. Selon toute vraisemblance, il a trahi par esprit de lucre. Quand
il le fallait, Moscou rémunérait généreusement ses informateurs. Quoi
qu’il en soit, ces deux taupes sont dénoncées par Polyakov au milieu des
années 1960. Ce dernier a fait passer à ses officiers traitants améri-
cains des documents transmis au KGB qui ne pouvaient avoir été com-
muniqués que par ces deux espions. Ils sont donc identifiés et arrêtés.
Mais les services britanniques, qui n’ont pas été capables de détecter
eux-mêmes ces traîtres, apprécient modérément le fait que ce soit la
CIA qui les alerte. D’autant que cette découverte arrive au plus mau-
253
Les grands espions du XXe siècle
1. Voir chapitre I.
2. Stock, 1989.
254
Le mystère Polyakov
domaine dont il avait une parfaite connaissance étant donné ses hautes
responsabilités au sein du renseignement militaire soviétique.
Pour avoir une vue claire sur ces questions, il faut remonter à la fin
de la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Américains et Russes se
livrent à une véritable chasse aux cerveaux nazis. Parmi ces scientifiques
qu’on se dispute parfois férocement, se trouvent en particulier des
savants qui sont allés très loin dans leurs recherches sur les armes chi-
miques et biologiques, avec le terrible succès que l’on sait. Il ne faut
jamais oublier que c’est un Allemand, Fritz Haber, par ailleurs Prix
Nobel de chimie, qui a inventé le gaz Zyklon B utilisé dans les usines
nazies de la mort. Cette compétence très particulière attire donc les
convoitises. Aussi, tant à Moscou qu’à Washington, on essaie de s’ar-
racher ces savants sans conscience. Allemands mais aussi Japonais – les
médecins sadiques de la trop célèbre unité 731.
Ces recherches sur la mise au point d’armes chimiques et biologiques
font aussi l’objet de nombreuses opérations d’espionnage et de
manœuvres de désinformation. D’une part, il s’agit de s’emparer des
secrets de fabrication de l’adversaire. De l’autre, il faut persuader ce der-
nier qu’on est les meilleurs, afin de le pousser à poursuivre des recherches
de plus en plus coûteuses. En somme c’est un peu l’équivalent de la
« guerre des étoiles » de Ronald Reagan qui n’a eu pour véritable objec-
tif que de ruiner l’URSS.
Mais cette guéguerre de l’information produit parfois des effets dévas-
tateurs. Vers la fin des années 1960, les militaires américains cessent de
poursuivre leurs recherches. Ils se rendent certainement compte que l’uti-
lisation massive de ces armes chimiques ou biologiques sur un champ
de bataille demeurera toujours aléatoire. Surtout quand on dispose
d’armes nucléaires autrement plus efficaces ! Un arsenal qu’on s’efforce
de miniaturiser et qui est toujours plus sophistiqué, à l’image de la bombe
à neutrons, la soi-disant bombe propre qui tue les hommes sans détruire
les équipements. Bref, Nixon, qui dirige alors les États-Unis, prend la
décision de ralentir les recherches en matière chimique et biologique, sans
toutefois détruire les stocks existants. Cependant, la désinformation, elle,
ne cesse pas. Un agent double américain, un certain Cassidy, fait parve-
255
Les grands espions du XXe siècle
256
Le mystère Polyakov
différence avec Ames: Hanssen, lui, était un agent du FBI. Les deux prin-
cipaux services de renseignement américains étaient donc infiltrés. Aussi
cette double découverte résonne-t-elle comme une sorte d’hommage rétros-
pectif à James Angleton qui, toute sa vie, a prétendu qu’une « grosse taupe »
– c’était son expression – sévissait au cœur du renseignement américain!
Le plus étonnant est l’annonce par les Soviétiques eux-mêmes, via
la Pravda, que Polyakov a été un agent double au service des Américains.
D’ordinaire, ils gardaient pour eux ce genre d’informations qui n’ho-
noraient guère ni leur pays ni leur régime. Alors pourquoi rendre
publique cette nouvelle cinq ans ou presque après le procès supposé de
Polyakov et son exécution tout aussi présumée ? Seule explication plau-
sible : Moscou a voulu légitimer a posteriori la masse de renseignements
que Polyakov avait fournis à la CIA et qui tenaient pour la plupart de
la désinformation. Mais au milieu desquels, pour rendre crédible cette
désinformation, on a fait en sorte de glisser de vrais renseignements. Par
conséquent, Polyakov arrêté, la CIA ne pouvait plus douter de la véra-
cité de l’énorme masse d’informations livrées par le Russe.
Ainsi Polyakov n’était pas un traître. La meilleure preuve reste que,
malgré toutes les sollicitations de la CIA, le général du GRU n’a jamais
envisagé de venir vivre à l’Ouest. Or, s’il avait été un agent double des
Américains, il risquait la peine de mort après avoir été démasqué. Autre
fait qui va dans le même sens : Polyakov n’a pratiquement jamais accepté
de rétributions de la CIA. Seule concession, ce passionné d’ébéniste-
rie mais aussi de chasse, a consenti à se voir offrir des outils de menui-
serie et une carabine de chasse. Il faut avouer que c’est bien peu pour
un espion de sa classe.
Enfin, la dernière preuve : si l’on en croit le traître du FBI, Robert
Hanssen, qui aurait dénoncé l’espion à ses maîtres du KGB, c’est dès
1980 qu’il a effectué cette manœuvre. Or, selon la Pravda, c’est seule-
ment au milieu des années 1980 que Polyakov aurait été démasqué.
Alors pourquoi attendre cinq ans avant de l’arrêter ? Et permettre à
Polyakov de continuer à fréquenter ses anciens collègues ?
Qu’est devenu réellement Polyakov ? On peut imaginer que les
Soviétiques aient profité de sa mort naturelle ou accidentelle pour inven-
257
Les grands espions du XXe siècle
259
Les grands espions du XXe siècle
est coiffé d’un petit calot et ses grosses lunettes lui donnent un air dis-
tingué. Mais à peine a-t-il fait quelques pas sur le trottoir qu’une
camionnette jaune canari pile à sa hauteur. Plusieurs hommes en sur-
gissent, le saisissent, le projettent à l’arrière du véhicule qui démarre
aussitôt. Impossible de résister ! D’autant que cet homme plutôt petit
n’est pas de force face à ces hommes costauds et décidés.
L’enlèvement est réussi. Deux détails troublants, pourtant : d’abord
la couleur du véhicule. Lorsque l’on veut procéder à un rapt sur la
voie publique, il n’est pas inutile d’utiliser une voiture plus discrète !
Autre erreur, le kidnapping a eu lieu devant le domicile de la victime.
Or un familier, un proche, peut être témoin de l’enlèvement et don-
ner l’alerte… C’est effectivement ce qui va se produire : la secrétaire
de cet Africain se trouvait à une fenêtre et elle a assisté au kidnapping.
Naturellement, elle prévient immédiatement la police.
L’homme qui a été prestement enlevé s’appelle Umaru Dikko et il s’agit
d’un ancien ministre nigérian. Il était même le principal collaborateur du
président Shehu Shagari, un président démocratiquement élu en 1979 après
plusieurs années de dictature militaire. Cependant, en 1983, quelques mois
avant l’enlèvement de Dikko, Shagari a été victime d’un putsch et les mili-
taires sont revenus au pouvoir. Comme d’habitude, ils ont promis de réta-
blir la démocratie une fois qu’ils auront remis de l’ordre et moralisé la vie
politique. En réalité, ils vont instituer une véritable dictature. Et de putsch
en putsch, il faudra attendre 1999 pour assister à un authentique retour
aux urnes. Mais c’est une autre histoire… Quoi qu’il en soit, l’actualité
récente confirme que la situation demeure toujours chaotique au Nigeria.
Très proche du président Shagari, lorsque les militaires se sont empa-
rés du pouvoir, Umaru Dikko a dû fuir son pays dans des conditions très
rocambolesques. Se sachant recherché, il s’est d’abord caché quelques
jours dans la capitale, Lagos. Heureusement, il a réussi à se procurer une
soutane. C’est donc déguisé en prêtre qu’il a passé la frontière du Togo
juché sur un cyclomoteur. Puis il s’est envolé pour Amsterdam, avant de
se fixer à Londres. Il a donc trouvé refuge chez l’ancien colonisateur,
comme le font naturellement presque tous les opposants nigérians
lorsque, contraints et forcés, ils doivent quitter leur patrie !
260
La malle de « Baba »
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Les grands espions du XXe siècle
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La malle de « Baba »
Le Monde1 :
Cet homme « pèse » à lui tout seul 1,4 milliard de dol-
lars, dit-on à Lagos. Alhadji Umaru Dikko, l’homme le plus
recherché par les autorités nigérianes, a été désigné, dès le len-
demain du coup d’État du 31 décembre 1983, qui a mis fin
au régime civil de M. Shegu Shagari, comme bouc émissaire,
symbole de la corruption qui a gangrené l’administration nigé-
riane. Il y avait quelques raisons à cela…
Beau-frère du président Shagari, M. Dikko, qui était
ministre des transports et de l’aviation dans le dernier gou-
vernement civil, était en réalité le « numéro deux », voire,
selon certains, le véritable « homme fort » du Nigeria.
Organisateur de la campagne électorale du chef de l’É-
tat lors de l’élection présidentielle du 6 août 1983, il s’occu-
pait également des campagnes électorales du parti présiden-
tiel, le NPN (National Party of Nigeria).
M. Dikko était en outre chargé de la coordination de
toutes les importations de produits alimentaires du Nigeria.
Aucun contrat important ne pouvait être signé sans son aval,
c’est-à-dire sans que de juteuses commissions soient prélevées
au passage.
La fortune de M. Dikko, dit-on à Lagos, a été essen-
tiellement constituée par des détournements de fonds et des
pots-de-vin ; notamment par le biais des contrats d’impor-
tation du riz.
1. 7 juillet 1984.
263
Les grands espions du XXe siècle
Le pouvoir nigérian s’est donc résolu à enlever Dikko pour lui arra-
cher ses secrets. Une mission qui relève des services secrets puisqu’il
s’agit de mener une action parfaitement illégale dans un pays étranger
avec lequel on entretient de bons rapports, même s’il existe parfois des
tensions entre les deux capitales. Comme toutes les ex-puissances colo-
niales, les Britanniques ont en effet tendance à considérer qu’ils sont
encore un peu chez eux au Nigeria.
Cette opération qui doit être conduite en territoire étranger est d’au-
tant plus délicate que les Anglais n’apprécient guère qu’on se livre dans
leur pays à ce genre d’actions illégales. Peu de temps auparavant, un
grave incident s’est produit devant l’ambassade de Libye : le meurtre
d’une femme policier britannique par un occupant de l’ambassade. Une
affaire qui a secoué l’opinion publique et provoqué son indignation,
car, protégés par leur immunité diplomatique, les personnels de l’am-
bassade ont pu quitter libres le bâtiment.
Dans ce contexte, les autorités nigérianes doivent marcher sur des
œufs. Principale difficulté, si les Nigérians disposent bien d’un service
secret, ses agents ne sont pas assez compétents pour organiser une telle
opération dans un pays européen où la police est particulièrement effi-
cace. Ils décident donc de solliciter une aide. D’une façon tout à fait
inattendue, ils se tournent vers Tel-Aviv.
Certes, les Israéliens ont contribué à organiser et former les services
secrets de plusieurs pays africains. Mais, après la guerre des Six-Jours
et l’occupation des Territoires, la plupart des États du continent ont
rompu leurs relations diplomatiques avec Israël. Il n’empêche que des
liens informels ont subsisté, sans compter les relations d’affaires. Plusieurs
dizaines de sociétés israéliennes sont ainsi implantées au Nigeria.
Quatre agents israéliens sont donc directement chargés de conce-
voir et diriger l’opération Dikko. Ils seront naturellement secondés par
des Nigérians en poste à Londres ou envoyés là-bas à cette occasion.
Toutefois, il leur faut d’abord localiser l’ancien ministre.
Bien entendu, celui-ci, qui a de bonnes raisons de craindre pour
sa vie, se cache. Les gens qui ont résolu de l’enlever doivent par consé-
quent se livrer à un véritable jeu de piste pour retrouver sa trace dans
264
La malle de « Baba »
une ville aussi vaste que Londres. Une telle quête mobilise un large effec-
tif et le soutien d’une solide organisation. Après de sérieuses investi-
gations, en particulier dans la communauté africaine, Dikko est enfin
« logé », et la surveillance commence. Il faut tout savoir de ses habitudes
avant d’intervenir. Le 5 juillet 1984, le commando passe enfin à l’ac-
tion dans les conditions décrites plus haut.
Dès que la secrétaire de Dikko donne l’alarme, Scotland Yard se
mobilise et recherche la camionnette jaune. Simultanément les ports,
les gares et les aéroports sont mis sous surveillance.
Stansted est un aérodrome de fret situé à une cinquantaine de kilo-
mètres au nord de Londres. La veille, un avion-cargo nigérian s’y est
posé. Ses soutes étaient vides. Le pilote a déclaré qu’il devait convoyer
plusieurs caisses sous bordereaux diplomatiques qui seraient expédiées
par l’ambassade nigériane à destination de Lagos. Jusque-là rien d’éton-
nant. Toutefois, sur ordre de la police britannique, les agents de sécu-
rité nigérians présents à bord n’ont pas été autorisés à quitter l’enceinte
de l’aéroport. Londres soupçonnait les militaires nigérians de vouloir
s’en prendre à des exilés qui avaient trouvé refuge en Grande-Bretagne.
On peut donc penser que les Britanniques disposaient d’informa-
tions relativement précises, même s’ils ne savaient pas que Dikko serait
spécifiquement visé. Quoi qu’il en soit, trois heures après l’enlèvement
du politicien nigérian, la camionnette jaune se présente devant les grilles
de l’aéroport de Stansted. Un citoyen nigérian brandissant un passeport
diplomatique en descend et demande à entrer pour déposer deux caisses
qui doivent être acheminées dans son pays à bord de cet avion-cargo qui
a atterri la veille. La camionnette est autorisée à pénétrer dans l’enceinte
et la police des frontières autorise même le transbordement des caisses
dans les soutes du Boeing 707 nigérian. Une attitude étrange, alors que
Scotland Yard a déjà transmis le signalement de la camionnette.
En fait, la police et la douane britanniques veulent pincer les
Nigérians en flagrant délit. Un gabelou pénètre dans la soute et, sous
prétexte qu’il a entendu un bruit suspect dans l’une des caisses, demande
le déchargement des deux gros colis qui, c’est écrit sur les bordereaux,
sont destinés à rejoindre le ministère nigérian des Affaires étrangères.
265
Les grands espions du XXe siècle
Libération1 :
[Le journal signale d’abord que cette affaire d’enlè-
vement intervient à un moment où les relations entre le
gouvernement de Mme Thatcher et les militaires de Lagos
sont assez délicates.]
Avant même que n’éclate cette affaire, la Grande-
Bretagne avait été la cible de violentes attaques de Lagos. Le
numéro deux du régime militaire avait accusé jeudi la
Grande-Bretagne d’avoir exploité le Nigeria et de servir de
« refuge » aux « fugitifs » nigérians responsables de la crise
économique de ce pays.
Mais il sera plus difficile à la Dame de fer de se mon-
trer aussi brutale avec le Nigeria qu’elle ne l’a été avec le colo-
nel Kadhafi. Membre influent du Commonwealth, le Nigeria
1. 18 juillet 1984.
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La malle de « Baba »
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Les grands espions du XXe siècle
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La malle de « Baba »
ner un coup de main aux services nigérians, c’est donc que l’État hébreu
y trouvait son compte d’une façon ou d’une autre.
La première hypothèse a une odeur de pétrole. Le Nigeria était en
effet l’un des principaux fournisseurs d’or noir d’Israël. L’État hébreu
pouvait légitimement croire que le changement de régime au Nigeria
aurait des conséquences négatives sur les accords pétroliers qui exis-
taient entre les deux pays. Lorsque les dirigeants israéliens ont appris
que Lagos voulait récupérer Dikko et sa fortune par tous les moyens,
ils ont pu être tentés de proposer leurs services et leur expérience. Il faut
en effet rappeler que l’un des exploits les plus spectaculaires du Mossad
avait été la capture d’Eichmann et son exfiltration vers Israël. Donc, en
contrepartie de leur participation, ils auraient pu demander que le
Nigeria continue à leur fournir du pétrole.
Toutefois, il est peu vraisemblable que l’or noir ait été la principale
motivation d’Israël : si le Mossad s’était complètement impliqué dans
une affaire aussi importante – rien moins que l’approvisionnement en
pétrole du pays – il se serait conduit de façon beaucoup plus profes-
sionnelle. Dès lors, ses agents n’auraient sans doute pas commis tant d’er-
reurs ou auraient veillé à ce que leurs partenaires n’en commettent pas.
La location de la camionnette jaune canari, notamment, une location
qui n’a pas été effectuée par la partie israélienne mais par un agent nigé-
rian. Si les hommes du Mossad sont bien intervenus, ils n’ont donc pas
maîtrisé l’ensemble de l’opération : parce que les chefs du service secret
ont estimé que les intérêts vitaux d’Israël n’étaient pas en jeu.
La réalité est plus triviale. De nombreuses entreprises israéliennes
faisaient des affaires au Nigeria. Un certain nombre d’entre elles ne par-
venaient pas à récupérer l’argent qu’elles avaient engagé dans le pays, ni
celui prêté à l’État nigérian. D’où l’idée d’aider Lagos à mettre la main
sur Dikko… et surtout sur l’argent volé. Avec l’espoir que ces entre-
preneurs seraient dédommagés grâce à la fortune de Dikko.
Parmi les entreprises en question, il y avait d’abord une importante
société de travaux publics qui dépendait de la principale fédération syn-
dicale israélienne, l’Histadrut. Il y avait également un consortium suisse
dirigé par un capitaliste juif très proche de la droite israélienne. Si proche
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Les grands espions du XXe siècle
Le Monde1 :
Depuis le coup d’État du 31 décembre dernier qui a mis
fin à l’expérience « démocratique » du régime civil de M.
Shagari, les autorités de Lagos ne cessent d’affirmer que la
corruption générale qui sévissait sous l’ancienne adminis-
tration est la cause essentielle de la crise actuelle.
M. Dikko avait été désigné comme le symbole de cette
corruption, et les militaires nigérians avaient juré d’obtenir
son extradition. Milliardaire, l’ancien ministre des transports
avait certes, grâce aux responsabilités qui étaient les siennes,
de nombreux moyens de s’enrichir frauduleusement. Comme
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La malle de « Baba »
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Les grands espions du XXe siècle
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Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion
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Les grands espions du XXe siècle
d’être fusillé ! Il y avait donc une taupe… Mais jusque-là, les Américains
n’avaient pu l’identifier !
Interrogé à ce sujet, Yourtchenko déclare qu’il connaît au moins
un agent infiltré dans les services américains, un ancien officier de la
CIA dont le nom de code est Robert. Il ajoute quelques détails.
Rapidement, ce Robert est identifié. Il s’agit d’un certain Edward Lee
Howard. Il n’appartient plus à la centrale américaine, mais il y a joué
un rôle essentiel et particulièrement dévastateur.
Devant ses interlocuteurs éberlués, Yourtchenko reconstitue son histoire.
Howard, un petit jeune homme très malin et bourré de diplômes, a
été recruté par la CIA au début des années 1980. Il a été affecté à la divi-
sion soviétique. L’objectif était de l’envoyer à Moscou où il serait chargé
du traitement des agents. Un poste important et sensible. Howard subit
un entraînement rigoureux avant de remplir la mission qui lui a été dési-
gnée. À Langley, on lui ouvre les dossiers de tous les agents infiltrés en
URSS qu’il sera chargé de suivre. Cependant, avant son départ, Howard
subit lui aussi un test au détecteur de mensonge. Les Américains, qui ont
donc une confiance absolue dans cet appareil, en usent et abusent.
En l’occurrence, le résultat se révèle catastrophique : Howard est
non seulement malhonnête et menteur mais il boit et consomme à
l’occasion de la drogue ! Plus question désormais de l’envoyer à
Moscou ! Les spécialistes de la CIA, en attendant le dernier moment
pour effectuer ce test, ont commis une erreur impardonnable qui va
leur coûter très cher ! Recalé par la CIA, Howard est abandonné à
lui-même. Pourtant, possédant maintenant des informations confi-
dentielles, il devrait être strictement surveillé.
Ce n’est pas le cas et c’est la deuxième erreur capitale de la CIA :
Howard, assez facilement, trompe ses anges gardiens et ne tarde pas à
prendre contact avec les Russes. Il leur vend ses informations et, pour
échapper définitivement aux sbires de la CIA, il choisit de se réfugier
derrière le rideau de fer !
Dénonçant les uns après les autres tous les agents américains du
poste de Moscou, il cause des dégâts considérables et annihile des
années de travail !
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Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion
Le Matin1 :
Les espions sont comme ces dominos accolés debout et dont
les Japonais raffolent; il suffît d’une chiquenaude et voilà l’ali-
gnement de centaines de dominos qui exécute un long mou-
vement de chutes successives. Cette théorie des « dominos cul-
buteurs » peut se vérifier à la lumière tamisée des informations
révélées par le Los Angeles Times sur le cas d’un diplomate
soviétique, Vitali Yourtchenko, disparu à Rome au milieu
du mois d’août. Là où la théorie des « dominos culbuteurs et
culbutés » se vérifie, c’est dans l’immense branle-bas de com-
bat qui a saisi les services secrets comme les services officiels
ouest-allemands au mois d’août. Les autorités italiennes
avaient annoncé le 8 août la disparition de Vitali Yourtchenko
de l’ambassade d’URSS à Rome. Le 19 août, Hans-Joachim
Tiedge, patron du contre-espionnage ouest-allemand, pas-
sait, lui, à l’Est. Le Corriere Della Sera annonçait alors que
la fuite de Tiedge était directement liée à la disparition de
Yourtchenko : l’URSS rappelait plusieurs de ses espions opé-
rant en Occident de peur qu’ils ne tombent, à la suite des révé-
lations de Yourtchenko. Disparaissaient aussi plusieurs secré-
1. 28 septembre 1985.
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Les grands espions du XXe siècle
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Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion
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Les grands espions du XXe siècle
Valentina… Mais aurait-il fait défection pour retrouver une femme qu’il
n’avait pas vue depuis cinq ans et dont il ne savait pas si elle l’aimait
toujours ? Cela paraît grotesque.
Il est plus vraisemblable que l’aller et retour de Yourtchenko était
prévu dès le départ. Il faisait partie d’une opération préparée avec beau-
coup de subtilité.
Benoît Rayski1 :
Qu’est-ce que vous préférez dans le genre burlesque, hila-
rant et surréaliste ? Les Marx Brothers, Hellzapoppin ou Y
a-t-il un pilote dans l’avion ? Pour l’affaire Yourtchenko, qui
éclabousse les États-Unis, et avant tout la Maison Blanche,
vous n’avez que l’embarras du choix, à moins que vous ne pré-
fériez un titre plus d’actualité, par exemple: Comment Ronnie
a été roulé par Vitali ? Car c’est bien Ronald Reagan qui, dans
cette tragédie montée de main de maître par un metteur en
scène du nom de Mikhail Gorbatchev, apparaît comme la
seule et lamentable victime. Voilà un homme dont certains
exaltent, avec un enthousiasme digne d’une meilleure cause,
les talents de grand communicateur et qui fait flèche de tout
bois pour dénoncer les violations des droits de l’homme en
URSS, cet « empire du mal ». Voilà un homme qui multiplie
les initiatives médiatiques, Ies proclamations et les interviews
dans l’espoir de s’asseoir, le 19 novembre à Genève, en face
d’un Gorbatchev qu’il aura mis dans la situation d’un per-
dant. Eh bien, cet homme se trouve aujourd’hui ridiculisé
par un espion, Vitali Yourtchenko dont la défection avait fait
triompher les Américains et qui maintenant annonce, de
l’ambassade d’URSS à Washington, que la ClA l’a kidnappé,
torturé et obligé à déclarer n’importe quoi.
Quand Ronald Reagan sera le 19 décembre à Genève, il
sait qu’il lui faudra accepter sans broncher les sourires enten-
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Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion
La guerre que mènent les services secrets est souvent de nature psy-
chologique. Il est important de marquer un point contre l’adversaire,
mais le principal reste souvent de le lui faire savoir : l’affaire Yourtchenko
est en réalité une action de déstabilisation. Pour mieux comprendre,
il faut quitter un instant le dossier Yourtchenko et se reporter à l’opé-
ration Ivy Bells, une affaire sensationnelle ! Les américains avaient ima-
giné un système très sophistiqué pour espionner les manœuvres sovié-
tiques dans la mer d’Okhotsk, à l’est de l’URSS et au large de l’île
Sakhaline. Une région particulièrement fréquentée par les sous-marins
nucléaires soviétiques et où l’on procédait régulièrement à des essais
de missiles balistiques. Une région militaire très sensible, donc.
Depuis longtemps, les Américains cherchent à en savoir plus sur ces
essais. Les techniciens de la NSA, la plus importante agence de ren-
seignement américaine, ont finalement trouvé la solution : piéger les
câbles sous-marins utilisés par les Russes et intercepter les informations
transmises par ces câbles ! Des informations qui, la plupart du temps,
ne sont même pas codées tant les Soviétiques ont confiance dans l’in-
vulnérabilité de leurs câbles.
La procédure est la suivante : un sous-marin repère d’abord le câble
qui repose au fond de la mer. Puis des plongeurs fixent sur le câble
une sorte de boîte, une cosse bourrée d’enregistreurs et le tour est joué.
Toutes les communications passant dans le tuyau seront électronique-
ment captées. Une sorte de suceur d’informations qui n’endommage
pas le câble. Un véritable exploit technologique. Il est même prévu que
si, pour une raison ou une autre, une panne par exemple, les Russes
remontent leur câble, la cosse s’en séparera au moindre mouvement !
Seul bémol : les informations captées sont recueillies seulement deux
fois par an, car la zone fourmille de patrouilles anti-sous-marines. Les
renseignements ne sont donc pas très frais, mais grâce à cette cosse,
les spécialistes de la NSA peuvent recueillir des données très précises
sur les tirs de missiles.
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Yourtchenko, faux transfuge et vrai espion
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Les grands espions du XXe siècle
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Les grands espions du XXe siècle
Le 22 février 1994, au petit matin, les habitants d’une petite rue pai-
sible d’Arlington, une cité résidentielle de Virginie, sont réveillés par
un déploiement policier sans précédent. Ce sont des agents fédéraux
qui sont mobilisés ! Sous les objectifs des caméras de télévision, les poli-
ciers du FBI investissent une confortable maison de Randolph Street.
Bientôt, ils en ressortent avec un couple, menottes aux mains. Aldrich
Ames et son épouse Maria del Rosario. Dans le quartier, c’est la stu-
peur ! Pour tous les habitants de cette rue tranquille, Ames est un fonc-
tionnaire du Département d’État, un homme sans histoire. Personne
ne sait que c’est l’un des responsables les plus importants de la CIA,
le chef du contre-espionnage de l’agence, c’est-à-dire l’homme chargé
de protéger l’agence contre toute manœuvre d’infiltration.
Grâce aux premières déclarations des porte-parole du FBI, on
apprend rapidement que ce chasseur de taupes est en réalité une taupe
lui-même. Un agent des Soviétiques puis aujourd’hui des Russes.
Ce salaud, comme on l’appelle dans la presse, a livré de nombreux
agents qui travaillaient pour les États-Unis. Des espions arrêtés et fusillés
après avoir été dénoncés par Ames.
La révélation de l’affaire ne manque pas d’étonner. Il est rare de don-
ner autant de publicité à l’arrestation d’un tel personnage. Dans les ser-
vices, on préfère la discrétion. Et dans la mesure du possible, avant d’en-
voyer éventuellement les gens en prison, on lave d’abord son linge sale
en famille. Surtout quand il s’agit d’une affaire qui risque de provoquer
pas mal d’éclaboussures.
Le second sujet d’étonnement, c’est l’intervention du FBI. Il aurait
été logique que ce soient d’abord des agents de la CIA qui interpel-
lent Ames et mènent une enquête interne, avant éventuellement de
confier la taupe aux policiers fédéraux. D’autant qu’il a toujours existé
une rivalité entre les deux services. Une question de compétence. En
principe, la CIA n’agit que sur les théâtres extérieurs, tandis que le
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Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes
FBI est chargé de la sécurité intérieure. Mais ça n’a pas toujours été le
cas. La CIA, à l’occasion, a trempé dans pas mal d’histoires où elle n’avait
rien à faire. L’affaire du Watergate, par exemple. Quant au FBI, il n’a
jamais hésité à empiéter sur le domaine de la CIA. Donc, là, il y a
matière à s’interroger.
Très vite, des informations en provenance du FBI filtrent sur la tra-
hison d’Aldrich Ames. Il serait devenu un agent soviétique en 1985…
Comment ? C’est très simple : à court d’argent, il a simplement été frap-
per à la porte de l’ambassade d’URSS à Washington pour proposer ses
services contre rétribution.
À l’époque, Ames travaille déjà à la CIA mais il n’occupe pas encore
le prestigieux poste de chef du contre-espionnage ! C’est quand même
un agent important de la CIA. Et il est difficilement imaginable qu’un
espion américain puisse se présenter de cette façon à l’ambassade sovié-
tique, un bâtiment diplomatique surveillé en permanence par les
Américains. On sait qui y entre, qui en sort ! Il faut donc faire preuve
d’une imprudence insensée pour agir ainsi. D’autant qu’il existe d’autres
méthodes pour entrer en contact avec l’adversaire : les réceptions diplo-
matiques, les inaugurations, les premières de représentations artistiques.
On y trouve toujours un diplomate soviétique ou d’un pays de l’Est. Et
comme la moitié au moins de ces individus sont des agents, ça n’est
guère difficile d’engager la conversation le plus benoîtement du monde,
sans attirer l’attention !
Autre motif d’étonnement, la presse américaine, informée par les
bons soins de la CIA et du FBI, trace un curieux portrait d’Aldrich Ames.
Il est décrit comme un type paresseux. Un viveur qui ne pense qu’à
l’argent et qui boit comme un trou ! Il est vrai que les espions ne sont
pas toujours sobres. Les fameux espions de Cambridge, par exemple,
Philby et les autres, étaient connus pour boire plus que de coutume !
Ames est donc présenté comme un type minable. Quasiment un inca-
pable ! Dans ces conditions, on ne peut pas ne pas se demander com-
ment il a pu accéder à de si hautes fonctions ! Des fonctions très sensibles
en outre. Bien sûr, la bureaucratie de l’institution, l’incompétence de
certains fonctionnaires ou tout simplement le j’m’en-foutisme peuvent
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Les grands espions du XXe siècle
L’Événement du Jeudi :
[D’après un rapport du Pentagone du début 1996]
La vie d’Aldrich Ames, fils d’un agent de la CIA alcoo-
lique en poste à Rangoon (Birmanie), n’a été qu’un long déra-
page. Après des études d’Histoire et des velléités de comédien,
son père le fait entrer à la CIA comme petit employé. Son pre-
mier poste est à Ankara où, en 1971, son chef le décrit comme
« paresseux, dispersé et pas fait pour la vie d’un agent opé-
rationnel en poste à l’étranger ». Il ajoute : « il lui faut un
poste tranquille, loin des lignes de front de la guerre froide ».
Ames est un alcoolique. On l’a souvent ramassé dans le cani-
veau. Il lui est arrivé de perdre des documents confidentiels et
de manquer des rendez-vous secrets de première importance.
En 1981, il est nommé à Mexico, un nid d’espions du KGB.
Il y fait la connaissance de Maria del Rosario Casas Dupuy,
Colombienne de 29 ans, bourgeoise sans fortune. Ils tombent
amoureux. En 1983, il est nommé à la tête de la branche
soviétique du groupe de contre-espionnage de la CIA. Poste
ultra-sensible ! Il n’est pas de niveau. Mais il parle le russe cou-
ramment et, derrière ses allures de Professeur Tournesol, ses
supérieurs sont persuadés que se cache un génie !
Alors qui est Ames plus précisément? Il est né au début des années 1940.
Son père est professeur mais il collabore aussi avec les services secrets. Ce
qui vaut au fils d’être engagé par la CIA en 1963 après des études très pas-
sables: seulement deux années d’université dans un département d’Histoire
où il n’a guère brillé. Ce parfait Américain moyen va pourtant devenir
l’un des plus grands espions du siècle. En matière de renseignement, affirme
souvent Monsieur X, rien n’est pire que de croire au hasard!
Aldrich Ames occupe d’abord plusieurs postes subalternes dont un
seul à l’étranger, à Ankara. Après des débuts calamiteux, Ames revient
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Les grands espions du XXe siècle
d’occuper un des postes les plus prestigieux et les plus sensibles au sein
de l’agence. Il est nommé chef du contre-espionnage de la CIA !
La règle, dans un service de renseignement, c’est de compartimen-
ter les activités afin d’éviter qu’une taupe ne détruise tout l’édifice. La
seule exception, c’est justement le département chargé du contre-espion-
nage ! Le responsable d’un tel secteur est pratiquement le seul person-
nage à connaître non seulement l’identité des sources extérieures, c’est-
à-dire les agents opérant à l’étranger, mais aussi celle des agents de
l’intérieur. Il peut donc consulter tous les fichiers puisque son travail
consiste à chasser les taupes où qu’elles soient.
Autre attribution de ce groupe très particulier : l’évaluation des trans-
fuges. Il s’agit de déterminer si on a affaire à de vrais transfuges ou à
des agents ennemis. En effet, un faux transfuge peut se livrer à une dés-
information systématique en persuadant ses nouveaux employeurs qu’au-
cune taupe n’existe dans leurs services. Ou bien encore en les orientant
vers des pistes erronées qui aboutissent au limogeage d’agents honnêtes
et efficaces et à une véritable autodestruction de l’agence. Enfin le contre-
espionnage doit surveiller ceux qui sont soupçonnés d’être des agents
doubles. Distillant d’abord quelques informations authentiques pour
obtenir la confiance de l’ennemi, il sont ensuite capables de manœuvres
d’intoxication particulièrement dommageables.
L’infiltration d’une taupe dans un département de contre-espionnage
est par conséquent l’objectif suprême pour un service ennemi puisque c’est
le seul secteur où l’on a accès à tous les dossiers et à toutes les sources.
Frederick Forsyth1 :
Chaque service de renseignement dispose en son sein
d’une équipe dont la mission est de contrôler la fiabilité de
chacun, ce qui la rend évidemment peu populaire. Le contre-
espionnage remplit trois principales fonctions : d’abord, il
assiste et préside au débriefing des transfuges ennemis, afin de
déterminer s’il s’agit d’une véritable défection ou d’un plan
1. Icône, roman où l’écrivain a mis en scène Aldrich Ames, Albin Michel, 1997.
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sant ainsi à tort et à travers l’argent qu’ils lui donnent. Mais la vie dis-
pendieuse de leur agent ne semble pas les inquiéter. Ni même les impru-
dences manifestes qu’il ne cesse d’accumuler. Un seul exemple, acca-
blant : quand il est arrêté, on trouve chez lui des papiers ultrasecrets
du Pentagone. Des listes de noms de personnels de la CIA… Tout ça
dans une simple boîte rangée dans un placard. Pire, les agents du FBI
découvrent une mine de renseignements sur le disque dur de son ordi-
nateur. C’est bien simple, ce curieux espion conserve tout ! Exactement,
comme s’il s’estimait intouchable !
Espion imprudent, pénétré par l’idée de sa propre invulnérabilité,
Aldrich Ames a causé plus de dégâts qu’aucune autre taupe. Sans aucun
remords, il n’hésitera pas à s’en vanter après son arrestation. Depuis sa
prison, il s’autoproclamera espion du siècle. Toutefois, cette vanité ne
colle pas avec la personnalité du super-espion qu’il prétend être ! Dans
ce métier, on est essentiellement discret ! Les plus grands espions n’ont
jamais raconté leur vraie vie. Rudolf Abel – ou plutôt celui qui se faisait
appeler ainsi – a-t-il fait des déclarations fracassantes ? Non, cet homme
qui était le chef de l’espionnage soviétique aux États-Unis dans les
années 1940 et 1950 s’est tu. Même après son arrestation. Et il est ren-
tré en URSS avec ses secrets. Les espions qui ont publié des livres auto-
biographiques les ont écrits à la demande de leur centrale dans un but
de propagande et en taisant soigneusement les détails les plus intéressants.
Il existe donc chez Ames une fêlure qui donne à penser qu’il n’était
pas l’espion qu’il prétendait être. Ou plutôt qu’on a prétendu qu’il était !
Ames, patron du contre-espionnage, a donc accès aux fichiers des agents
américains en URSS et dans les pays de l’Est, c’est-à-dire des citoyens sovié-
tiques qui travaillent pour la CIA. L’agence américaine est assez richement
pourvue et dispose d’un grand nombre d’agents doubles. Beaucoup plus
que le KGB n’en possède encore aux États-Unis ou dans les autres pays
occidentaux. Le temps des espions désintéressés qui travaillaient par sym-
pathie pour le communisme est fini depuis longtemps. L’URSS de Brejnev,
Andropov ou Tchernenko n’a rien qui puisse susciter l’enthousiasme.
Oublié le temps de la patrie des travailleurs. Il faut maintenant payer les
agents. Le recrutement devient beaucoup plus difficile et aléatoire.
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Aldrich Ames : la taupe qui traquait les taupes
Tous les espions américains donnés par Aldrich Ames n’ont pas été
pris. Deux au moins ont réussi à échapper à la nasse. L’un d’eux, un offi-
cier du KGB, est en poste à Athènes lorsqu’il est soudain rappelé à
Moscou : son fils est gravement malade. Il a pourtant des doutes. Il
prend contact avec le représentant de la CIA à Athènes et il est exfil-
tré vers les États-Unis.
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financière de tous les suspects, afin de savoir s’ils n’auraient pas béné-
ficié de dons occultes. Mais un fonctionnaire important de la CIA
s’y oppose. Il affirme qu’en procédant de la sorte on violerait les droits
civiques de ces agents ! Le même personnage souligne aussi qu’en conti-
nuant à chercher la prétendue taupe, on va ressusciter le climat de
chasse aux sorcières des années 1960 et 1970, un climat qui a pro-
fondément affaibli l’agence. Et devant cette menace, il obtient gain de
cause. Alors que si l’on avait effectué ces enquêtes financières, on aurait
démasqué Aldrich Ames, incapable de justifier l’amélioration specta-
culaire de son train de vie.
Autre intervention de ce personnage : il a été de ceux qui ont per-
suadé les meilleurs cerveaux de la CIA d’abandonner la chasse à la taupe
avec le raisonnement suivant : si les Soviétiques ont procédé à cette série
d’arrestations simultanées, c’est bien sûr qu’ils ont disposé d’informa-
tions données par une taupe opérant à l’intérieur de la CIA. Mais ils
n’auraient pas pris ce risque si cette taupe était toujours active, afin
de ne pas la griller. Conclusion, la taupe ne fait plus partie des ser-
vices. En conséquence, les agents du contre-espionnage ont commencé
à chercher parmi les traîtres qui avaient été précédemment identifiés.
Des hommes que le vrai-faux transfuge Yourtchenko1 avait dénoncés.
Or l’un d’eux avait réussi à fuir en URSS. Il était tentant de penser qu’il
était à l’origine de la vague d’arrestations de Moscou. C’est ainsi qu’on
a abandonné, au moins provisoirement, la chasse à la taupe. Voilà pour-
quoi, paradoxalement, Gorbatchev a eu raison d’ordonner l’arrestation
massive de tous les espions américains.
Ce haut fonctionnaire de la CIA, si persuasif, ne peut être que le
mystérieux protecteur d’Aldrich Ames. Une super-taupe qui ne sera
jamais inquiétée et coule aujourd’hui des jours paisibles en Europe.
Ce dirigeant de la CIA a fait une brillante carrière, en particulier
grâce à ses amis soviétiques.
L’activité de la taupe de la CIA ne s’est pas arrêtée avec la dénon-
ciation des espions américains de Moscou. Il a été responsable de l’échec
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fait la part du feu. Ils ont sacrifié Ames pour protéger l’autre qui avait
à leurs yeux beaucoup plus d’importance.
Le chef du contre-espionnage, qui multipliait les imprudences, était
de toute évidence condamné à terme. Les Russes n’ont donc pas hésité
à le dénoncer. Parfois, dans le monde du renseignement comme dans
la vie, il faut faire des choix drastiques… Les Russes l’ont fait sans
états d’âme. Quant aux Américains, ils sont entrés dans leur jeu : ils
soupçonnaient qu’un autre homme se trouvait au-dessus d’Aldrich
Ames. Mais pour ne pas provoquer un scandale encore plus considé-
rable, ils ont feint de croire qu’Ames était la seule taupe. Et, pour mas-
quer la vérité, ils ont soutenu que son seul train de vie avait attiré l’at-
tention du FBI et ils ont inventé cette absurde histoire de son offre
de service à l’ambassade soviétique.
Édouard Sablier1 :
L’affaire Ames révèle au grand jour l’extraordinaire inca-
pacité de la CIA. Il va falloir ouvrir des milliers de dossiers
pour découvrir l’étendue des dégâts. Toutes les opérations dont
Ames a eu connaissance, de près ou de loin sont irrémédia-
blement compromises. Tous les agents dont la CIA et les autres
organisations de sécurité disposaient à l’intérieur de la Russie
sont probablement inutilisables. La colère du Congrès est une
redoutable menace pour l’avenir de la centrale du rensei-
gnement mais aussi pour l’avenir des relations avec la nou-
velle Russie : « Nous ne payons pas les Russes pour que des
traîtres comme Ames reçoivent des millions », proclame un
député républicain de New York à la Chambre des repré-
sentants. « Il est inouï, étant donné I’ampleur de l’assistance
que la Russie quémande chez nous et ailleurs, que les Russes
puissent encore trouver des fonds pour payer leurs espions »
affirme un autre !
1. Article du Spectacle du monde, paru en 1994 sous le titre « Le plus grand désastre
de l’histoire de la défense nationale ».
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Les grands espions du XXe siècle
Le cas Gordievsky :
Sérieux, compétent, discipliné et intelligent, cet officier
se conduit en parfait petit soldat du KGB jusqu’en 1973.
Il travaille d’abord au Centre à Moscou. Puis il est envoyé à
Copenhague où il est chargé de traiter les illégaux, les agents
qui ne bénéficient pas d’un statut diplomatique. À la fin des
années 1960, il revient brièvement à Moscou et repart au
Danemark. C’est là, en 1973, que ce brillant sujet prend
contact avec le SIS, c’est-à-dire le Secret Intelligence Service,
service de renseignement des Britanniques. Comme le géné-
ral Polyakov, il ne trahit pas pour de l’argent mais par convic-
tion. Parce qu’il ne supporte plus la pesanteur du régime, l’ab-
sence de démocratie et la corruption qui va avec. Pour
l’Occident, c’est une recrue de choix ! Grâce à ses différentes
fonctions, Oleg Gordievsky a une connaissance intime du
KGB et de ses hommes.
Après un nouveau retour en URSS, Gordievsky qui a
gagné au fil des ans ses galons de colonel, est nommé au début
des années 1980 résident-adjoint à Londres, le poste le plus
important après celui de Washington. En 1985, nouvelle pro-
motion : il devient résident à Londres. Mais il est à peine
nommé qu’au mois de mai 1985, il reçoit l’ordre de revenir
à Moscou. On lui dit qu’il s’agit d’officialiser sa nomina-
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1. Taupe du KGB, arrêtée au milieu des années 1990. Voir chapitre précédent.
303
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Hanssen : l’homme qui ne riait jamais
rait avec les Russes depuis deux ans. La taupe a été démasquée le plus
simplement du monde : tous les trois ans, les agents américains de la
CIA doivent se soumettre au test de polygraphe, le détecteur de men-
songes ; à la question « Cachez-vous des contacts avec une puissance
étrangère ? », Nicholson a manifesté une émotivité qui n’a pas échappé
à l’appareil. Ici, il faut souligner que les espions soviétiques sont géné-
ralement entraînés à subir ce test mais cela nécessite que l’agent en ques-
tion ait des contacts physiques avec les officiers traitants. Or c’est bien
trop dangereux. Seuls les espions qui venaient de Russie ou autrefois de
l’URSS étaient préparés à tromper le polygraphe…
Nicholson se trahit donc ! Même si cet échec ne peut être considéré
comme une preuve absolue, il est néanmoins l’objet d’une surveillance
permanente : une caméra installée dans son bureau le prend en train de
photographier des documents classés. C’est pour de l’argent que
Nicholson a choisi de trahir les services secrets américains: il a longtemps
vécu à l’étranger et, de retour au pays, sa solde lui paraît trop modeste…
Cette affaire traitée par le FBI, seul habilité à traquer les espions sur le sol
américain, a ravi les flics fédéraux, toujours prêts à tailler des croupières
à leurs rivaux de la CIA. Ils n’auraient pourtant pas dû se réjouir trop vite!
Un mois après l’arrestation de Nicholson, le FBI doit avouer la pré-
sence d’une taupe en son sein, un certain Earl Pitts. Chargé de la sur-
veillance des agents du KGB en poste à l’Onu, cet individu a été
retourné. Toujours par cupidité. Lui aussi avait besoin d’argent et contre
quelque deux cent mille dollars, il a livré aux Soviétiques la liste de cer-
tains agents fédéraux chargés de les surveiller. Il a cependant été démas-
qué bien des années après l’implosion de l’URSS, en 1996, exactement.
Son épouse, qui travaillait elle aussi pour le FBI, avait deviné que son
mari s’était livré à des activités douteuses. Sans doute prise de remords,
elle a fini par le dénoncer. Il n’a pas été arrêté immédiatement : le FBI
a préféré le prendre sur le fait en le piégeant grâce à de faux agents russes,
des agents fédéraux qui, prétendant être russes, lui ont tendu un piège.
Et Pitts, toujours aussi cupide, tombe dedans à pieds joints !
Ces deux affaires, Nicholson et Pitts, demeuraient toutefois relati-
vement mineures, même si la première a valu au patron de la CIA, John
305
Les grands espions du XXe siècle
1. Voir chapitre I.
306
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais
Johanna McGueary1 :
À 32 ans, il était plus mature que la plupart des jeunes
recrues, souvent condescendant vis-à-vis de ses collègues, et
habité d’une grande foi religieuse. « Les gens qui sont super
religieux et pour lesquels seul Dieu est digne d’eux, n’ont pas
de temps à consacrer à de simples mortels », raconte un agent
retraité, ancien employé dans la division soviétique à New
York où travailla Hanssen de 78 à 81 puis de 85 à 87. « Il
pensait qu’il était mentalement supérieur à ses collègues et
probablement à sa direction » affirme Robert Bryant, ancien
assistant du directeur du FBI. En raison de cette subtile arro-
gance, il n’avait que peu d’amis au bureau et on le surnom-
mait « le croquemort » à cause de son teint cireux, de ses che-
veux noirs, de ses complets sombres et de son regard dénué
d’humour. Parce qu’il était très maladroit dans les relations
avec les autres, on ne lui confia jamais la mission de recru-
ter des agents soviétiques. « Il n’avait pas un bon contact
humain » selon un ancien collègue qui se demande si les cruels
surnoms dont il était affublé ne l’ont pas poussé à trahir.
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Les grands espions du XXe siècle
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Hanssen : l’homme qui ne riait jamais
divers, ces officiers du KGB, qui s’avèrent être des taupes, sont rappe-
lés à Moscou et aussitôt arrêtés. Deux seront fusillés et le troisième
condamné à une longue peine de prison.
Les dramatiques conséquences de sa trahison ne dissuaderont nul-
lement Robert Hanssen de continuer à aller à l’église chaque dimanche
avec sa petite famille…
Appâtés, les Soviétiques mordent donc immédiatement à l’hameçon
mais ne peuvent répondre favorablement au mystérieux « B ». Non
seulement ils ne savent pas qui il est mais ils sont aussi dans l’impossi-
bilité de le joindre. En réalité, jamais les Russes ne l’identifieront for-
mellement, même s’ils savent qu’il appartient indéniablement à un très
petit cercle du contre-espionnage américain. Seule une poignée d’agents
au FBI ont accès à des renseignements aussi sensibles. Mais ce qui impor-
tait était que Hanssen continue à leur fournir des documents.
Peu de temps après l’envoi de la première lettre, « B » fait parvenir au
domicile de l’officier du KGB en poste à Washington un gros paquet conte-
nant un échantillon de ces documents classifiés qu’il avait promis. Il sait
parfaitement qu’au vu des informations qu’il a transmises, les hommes du
KGB n’hésiteront pas à payer lorsqu’il le leur demandera. Ce qui ne tarde
pas, en effet. Un troisième courrier arrive. Et cette fois, ce professionnel
du renseignement indique précisément la marche à suivre.
Hanssen a choisi le système bien connu de la boîte aux lettres morte,
une procédure qui exclut tout contact physique entre l’agent et son offi-
cier traitant : il s’agit d’utiliser des caches, désignées à l’avance et qui
se trouvent généralement dans des lieux publics. Un signal (une marque
à la craie par exemple) disposé à quelque distance indique si la « boîte
aux lettres » a été approvisionnée. De la même façon, par un autre signal,
la taupe rend compte de la réception de la lettre ou du colis. Hanssen
a retenu comme cache un petit pont situé dans un parc de Virginie.
Le paquet, soigneusement enveloppé dans un sac poubelle, doit être
déposé près de la pile du pont. Des morceaux de bande adhésive col-
lés sur des panneaux routiers font office de signaux. C’est ainsi qu’il
reçoit ses premiers cent mille dollars. Puis il marque une pause. Obsédé
par sa sécurité, Hanssen attend de connaître les retombées de sa pre-
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Les grands espions du XXe siècle
310
Hanssen : l’homme qui ne riait jamais
nion, c’était pour dissimuler la vérité: le FBI ne tenait pas à ce qu’on sache
comment Robert Hanssen avait réellement été démasqué !
Pour comprendre, il faut remonter au début des années 1990, le FBI
et la CIA ont alors acquis la conviction qu’une taupe agit au sein des
services spéciaux. Ils sont intrigués par l’échec de certaines de leurs opé-
rations. Une cellule ultrasecrète a même été mise en place afin de démas-
quer la taupe. Encore une fois, cette information ne peut pas passer
inaperçue de Robert Hanssen. Par conséquent, il décide prudemment
de faire le mort, ce qui lui est d’autant plus facile que, dans les contacts
avec les Russes, c’est toujours lui qui prend l’initiative. En 1994, il
respire lorsque Aldrich Ames est arrêté.
En 1996, la chasse aux taupes donne de nouveaux résultats avec l’ar-
restation de Nicholson et Pitts. Hanssen attend 1999 pour renouer avec
les Russes. Sans doute a-t-il voulu connaître une dernière fois les fris-
sons du Grand Jeu. Il faut aussi dire – on en a eu la preuve après son
arrestation – qu’il méprisait tellement ses collègues qu’il les croyait inca-
pables de le démasquer. Il l’a même écrit à ses amis soviétiques : vous
surestimez le FBI !
Mais le danger est venu de l’autre versant : Hanssen a été trahi
par un homme qui connaissait quelques-uns des secrets de l’espion-
nage russe. Depuis longtemps déjà, les chasseurs d’espions se dou-
taient que la taupe appartenait au FBI et à un très haut niveau. Mais
malgré leurs investigations, ils avaient échoué à l’identifier. Aussi déci-
dèrent-ils d’essayer de retourner un agent russe afin d’obtenir des
tuyaux sur la taupe.
À l’automne 2000, le premier secrétaire de la représentation russe à
l’Onu, Sergueï Tretiakov, disparaît brusquement. Ce n’est qu’en jan-
vier 2001, quatre mois plus tard, qu’on a appris qu’il avait fait défec-
tion et demandé l’asile politique aux États-Unis. Signalons d’ailleurs
qu’aujourd’hui encore, pour le FBI, ce Tretiakov n’a rien à voir avec l’af-
faire Hanssen. Pourtant, il est certain que le diplomate était un membre
des services secrets, parce qu’il n’est pas arrivé les mains vides : il possé-
dait toute la correspondance échangée au fil des ans entre Hanssen et les
services soviétiques puis russes, tout le dossier du mystérieux « B ».
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Les grands espions du XXe siècle
Confidentiel Defense1
POUR LA SÉCURITÉ DU PATRIMOINE DE MES
ENFANTS, JE SOUHAITE QUE VOUS ME FASSIEZ
PARVENIR DES DIAMANTS EN ATTENDANT DES
TEMPS MEILLEURS LORS DESQUELS VOUS POUR-
REZ ACHETER MES SERVICES COMME
CONFÉRENCIER. TÔT OU TARD, J’APPRÉCIERAI
UN PLAN DE FUITE DE VOTRE PART (JAMAIS RIEN
NE DURE).
[Le journaliste de Confidentiel Defense commente :]
Cette dernière phrase indique clairement qu’Hanssen
songeait à Kim Philby qui, une fois réfugié en Russie, vécut
effectivement de conférences spécialisées qu’il donnait aux offi-
ciers du KGB au quartier général de Yassenevo. Pour autant,
Kim Philby avait toujours refusé l’argent que lui proposaient
les Russes car il travaillait pour les Russes par idéal. Le pas-
sage de cette lettre est donc très intéressant car il indique une
certaine naïveté chez Hanssen qui se montre, d’emblée, très
gourmand avec des gens ayant un système idéologique de pen-
sée et des rapports à l’argent opposés à ceux de la civilisation
américaine. Hanssen ne trahissait donc pas par idéologie,
comme Philby, mais plutôt, semble-t-il, pour vivre lui-même
l’aventure du célèbre Anglais, ce qui, d’une certaine manière,
lui faisait perdre un peu le sens des réalités. Il lui fallait donc
trouver un mobile valable aux yeux des Soviétiques car il
n’avait pas non plus de gros besoins matériels. Mais ses véri-
tables motivations étaient inavouables parce que, de manière
irrationnelle, elles correspondaient à un fantasme, ce que ne
pouvaient comprendre d’eux-mêmes les Russes. De plus, la
nature des rapports fut scellée dès le départ par la première
1. Confidentiel Defense, un site Internet qui publie des informations sur le monde
du renseignement, cite des extraits du dossier d’accusation du FBI, en particulier un
passage d’une des lettres dactylographiées que la taupe envoyait à ses correspondants.
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Hanssen : l’homme qui ne riait jamais
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Les grands espions du XXe siècle
Jacques Isnard1 :
En dévoilant l’affaire Robert Hanssen, Washington fait
indirectement d’une pierre deux coups. Les Américains mon-
trent qu’ils n’ont pas baissé la garde à l’encontre des intrusions
soviétiques sur leur sol et ils tentent de dissuader leurs alliés
de coopérer avec Moscou dont ils espèrent discréditer les
méthodes. Ainsi, pour Washington, les Russes n’auraient qu’un
seul et véritable objectif en tête : s’informer des capacités et
performances technologiques que l’Europe maîtrise mieux
qu’eux et les piller pour se les approprier à moindres frais et
en faire profiter leur industrie de défense qui peine à finan-
cer sa modernisation.
Mais la bataille qui s’instaure, depuis l’arrivée de George
W. Bush à la Maison Blanche, autour des grands programmes
d’armement du futur est une autre paire de manches. Elle
augure une explosion de coups fourrés entre services. Chacun
« met la pression » sur l’autre. Ne dit-on pas, en effet, aux
États-Unis, que le FSB a retrouvé, avec quelque 300 agents
potentiels à Washington, le niveau des effectifs du KGB avant
1989, et, en Russie, ne rétorque-t-on pas que l’expansion des
activités déployées par les services occidentaux en Europe cen-
trale ou dans les États baltes, est telle qu’elle constitue une
menace pour Moscou ?
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