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Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)

Sous la direction d’Éric Denécé et Benoît Léthenet

Renseignement
et espionnage
de la Renaissance
à la Révolution
(xve-xviiie siècles)

Préface du préfet Yves Bonnet


Ancien Directeur de la Surveillance du territoire (DST)

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Ouvrages du CF2R publiés aux Éditions Ellipses

Éric Denécé et Patrice Brun (dir.) Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen
Âge, Ellipses, Paris, 2019.
Chérif Amir, Histoire secrète des Frères musulmans, Ellipses, Paris, 2015.
Gérald Arboit (dir.), Pour une école française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
Éric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
Éric Denécé (dir.) La Face cachée des révolutions arabes, Ellipses, Paris, 2012.
Éric Denécé (dir.), Renseignement, médias et démocratie, Ellipses, Paris, 2009.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, Paris, 2007.
Franck Daninos, La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé et Sabine Meyer, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risque,
Ellipses, Paris, 2006.
Alain Rodier, Al-Qaïda. Les connexions mondiales du terrorisme, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé (dir.), Al-Qaeda. Les nouveaux réseaux de la terreur, Ellipses, Paris, 2004.
Éric Denécé (dir.), Guerre secrète contre Al-Qaeda, Ellipses, Paris, 2002.

ISBN 9782340-057210
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2021
8/10 rue la Quintinie 75015 Paris

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SOMMAIRE

Présentation des auteurs....................................................................................................7

PRÉFACE
De la Renaissance à la Révolution : l’apprentissage de l’Intelligence
Préfet Yves Bonnet, ancien directeur de la DST..............................................11

PRÉSENTATION
Renseignement et espionnage à l’Époque moderne
Éric Denécé et Benoît Léthenet.............................................................................19

INTRODUCTION
Le renseignement français du XVe au XVIIIe siècle
Éric Denécé.................................................................................................................29
Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution
Michel Klen................................................................................................................ 43

RENSEIGNEMENT INTÉRIEUR ET SURVEILLANCE


DES POPULATIONS EN FRANCE (XVIe‑XVIIIe SIÈCLES)
La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais
au début des guerres de religion (1560-1570)
Gautier Mingous........................................................................................................57
La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV :
enjeux et limites de l’espionnage intérieur
Baptiste Werly.............................................................................................................73

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Sommaire

L’espionnage et la surveillance à Paris au XVIIIe siècle


Vincent Milliot...........................................................................................................93

L’ESPIONNAGE ÉTRANGER EN FRANCE


(XVIe‑XVIIIe SIÈCLES)
Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle :
l’exemple des voyages de Cartier et de Roberval au Canada (1534-1543)
Bernard Allaire........................................................................................................117
L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne
à l’époque de Richelieu : discours, mythes et réalités
Gayle K. Brunelle.....................................................................................................139
Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II
Olivier Blanc.............................................................................................................151

LE RENSEIGNEMENT EXTÉRIEUR FRANÇAIS


(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)
Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal
Benoît Léthenet........................................................................................................175
Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)
Camille Desenclos...................................................................................................201
Voltaire et le secret du roi
Gilles Perrault...........................................................................................................215
Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime
Ferenc Tóth............................................................................................................... 227
Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières
Stéphane Genêt....................................................................................................... 243

GUERRES DE L’OMBRE EN MÉDITERRANÉE


(XVIe ET XVIIe SIÈCLES)
Percer les secrets de la « Sublime Porte » : les services renseignement
de Charles Quint et Philippe II d’Espagne contre l’Empire ottoman
Gaël Pilorget..............................................................................................................261

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Sommaire

Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598) :


une préfiguration des services secrets modernes
Gaël Pilorget............................................................................................................. 277
Granvelle et ses espions : le « grand jeu » européen au XVIe siècle
François Pernot....................................................................................................... 285
Un espion au service de la diplomatie bernoise :
le curé Pierre Barrelet (1539-1549)
Benoît Léthenet........................................................................................................301
Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)
Giuseppe Gagliano..................................................................................................327
Les consuls de la marine et le renseignement naval français à Gênes
au XVIIe siècle
Laurent Bussière......................................................................................................361

L’ESSOR DU RENSEIGNEMENT BRITANNIQUE


(XVIe‑XVIIIe SIÈCLES)
Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I
Pascale Drouet......................................................................................................... 377
Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine :
comment le renseignement nourrit l’innovation ?
Yves-Michel Marti..................................................................................................393
Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine
Yves-Michel Marti................................................................................................. 409
Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)
Olivier Blanc.............................................................................................................431

LE DÉVELOPPEMENT DU RENSEIGNEMENT EN ASIE


(XIIIe‑XVIIIe SIÈCLES)
Le renseignement en Inde du XIIIe siècle à la colonisation britannique
Julie Descarpentrie................................................................................................ 455
Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming
François-Yves Damon........................................................................................... 467

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Sommaire

ENSEIGNEMENTS
Quels axes pour la recherche historique sur le renseignement
à l’Époque moderne ?
Éric Denécé et Benoît Léthenet.......................................................................... 493

Présentation du CF2R........................................................................................... 501

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Bernard ALLAIRE (Canada)


Historien québécois travaillant en France, spécialiste des sociétés et des économies
urbaines et maritimes d’Europe et d’Amérique du Nord. Il est impliqué dans
les projets à caractère historique concernant les correspondances, les métiers,
les sciences et techniques et les projets qui viennent compléter le travail de
l’archéologie.
Olivier BLANC
Ancien journaliste, historien et chercheur, biographe, auteur d’une dizaine d’essais
relatifs à l’histoire politique, sociale et diplomatique du règne de Louis XVI à
Napoléon, dont Les espions de la Révolution et de l’Empire (Perrin, 1995).
Yves BONNET
Ancien préfet, ancien Directeur de la Surveillance du territoire (DST), ancien
député, président du Centre international de recherches et d’études sur le
terrorisme et d’aide aux victimes du terrorisme (CIRET-AVT), membre du
Comité stratégique du CF2R.
Gayle K. BRUNELLE (Etats-Unis)
Professor Emeritus of History, University of Fullerton, California.
Laurent BUSSIÈRE
Docteur en histoire moderne, membre du Centre de recherches en histoire du
livre (CRHL), officier de réserve de la Marine, enseignant.
François-Yves DAMON
Sinologue et historien, directeur de recherche au CF2R. Membre de l’Amicale
des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN).
Éric DENÉCÉ
Docteur en science politique, HDR. Ancien analyste du renseignement. Directeur
du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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Présentation des auteurs

Julie DESCARPENTRIE
Diplômée de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
en hindi et ourdou, chargée de recherche au CF2R.
Camille DESENCLOS
Maîtresse de conférences en histoire moderne, Université de Picardie Jules
Verne, CHSSC (UR-4289)/Centre Jean-Mabillon (UR-3624). Depuis 2015, elle
mène un projet de recherche, en collaboration avec la Bibliothèque nationale
de France, consacré aux pratiques cryptographiques (politiques, diplomatiques
et militaires) dans la France moderne (xvie-xviie siècles).
Pascale DROUET
Professeur en littérature civilisation britanniques des xvie et xviie siècles à
l’Université de Poitiers et traductrice.
Giuseppe GAGLIANO (Italie)
Diplômé de philosophie de l’université de Milan, président du Centro Studi
Strategici Carlo De Cristoforis (Côme), membre du comité des conseillers
scientifiques internationaux du CF2R.
Stéphane GENÊT
Agrégé et docteur en histoire. Chercheur associé au centre Roland Mousnier
(Paris-Sorbonne) et enseignant dans le secondaire à Tours. Auteur de Les espions
des Lumières, actions secrètes et espionnage militaire sous le règne de Louis XV
(Nouveau Monde, 2013).
Michel KLEN
Docteur ès-lettres et sciences humaines, ancien officier de l’armée de terre
ayant terminé sa carrière dans le renseignement, auteur de nombreux articles
et ouvrages sur le sujet (dernier livre paru : Dans les coulisses de l’espionnage,
Nuvis, 2020).
Benoît LÉTHENET
Docteur en histoire médiévale, directeur du pôle Histoire du CF2R, chargé
de cours à l’université de Strasbourg et membre associé à l’EA 3400 ARCHE
(Arts, civilisation et histoire de l’Europe). Auteur de Espions et pratiques du
renseignement. Les élites mâconnaises au début du xve siècle (2019) et Les espions
au Moyen Âge (Gisserot, 2021).
Yves-Michel MARTI
Ingénieur Télécom et MBA INSEAD. Ancien concepteur de radars en France
puis dans la Silicon Valley. Prix scientifique de la National Science Foundation.
À fondé et dirige l’agence d’intelligence économique The Baconian Company.

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Présentation des auteurs

Auteur de L’Intelligence Économique. Les yeux et les oreilles de l’entreprise aux


Editions d’Organisation, primé par le journal Financial Times comme meilleur
ouvrage européen de management en 1995.
Vincent MILLIOT
Professeur d’histoire moderne à l’Université Paris 8, chercheur au laboratoire
Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie et de la Société, IDHES
(UMR CNRS 8533), membre de l’équipe DAMOCLES (Droit, Administration,
Ordre, Crime, Lois et Société), Université de Genève. Il travaille sur l’histoire
des polices urbaines, des régulations sociales et de l’ordre public à l’époque
des Lumières.
Gautier MINGOUS
Agrégé et docteur en histoire moderne de l’Université Lumière Lyon 2. Chercheur
associé au LARHRA (Laboratoire de Recherches Historiques Rhône-Alpes)-
UMR 5190. Lauréat du prix des thèses 2020 du CF2R.
François PERNOT
Professeur des Universités en histoire moderne, Chaire Jean Monnet « Guerre
et Europe : Défense, Sécurité, Patrimoine, Mémoire, Culture » 2017-2021,
Cergy Paris Université. Directeur de l’École Universitaire de Recherche (EUR)
« Humanités, Création, Patrimoine ».
Gilles PERRAULT
Journaliste, écrivain et scénariste français. Auteur d’une soixantaine d’ouvrages
dont une part significative est consacrée au renseignement, notamment, Le
Secret du Roi (3 tomes) : 1. La Passion polonaise (Fayard, 1992) ; 2. L’Ombre de
la Bastille (Fayard, 1993) ; 3. La Revanche américaine (Fayard, 1996).
Gaël PILORGET
Chercheur au CF2R (renseignement hispanique). Ancien professeur à l’École
militaire (EMSST, section « Sciences de l’homme – langues et relations
internationales », Centre de doctrine et d’enseignement du commandement),
ancien chargé de mission à l’Institut national des hautes études de Sécurité
et de Justice (INHESJ), actuellement chef d’un service de documentation et
d’information (ministère des Armées) et commandant ad honores (RC-T) auprès
du Gouverneur militaire de Paris.
Ferenc TÓTH (Hongrie)
Professeur des Universités, conseiller scientifique de l’Institut d’Histoire du
Centre de recherches en Sciences Humaines (centre d’excellence de l’Académie
hongroise des Sciences) à Budapest. Spécialiste de l’histoire des relations franco-

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Présentation des auteurs

hongroises aux xviie et xviiie siècles et de l’influence des guerres turques en


Europe à l’époque moderne. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux
articles.
Baptiste WERLY
Doctorant (cotutelle internationale), assistant en histoire du christianisme,
Faculté de théologie, Université de Genève (UNIGE)/Université de Lyon 3.

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PRÉFACE
DE LA RENAISSANCE À LA RÉVOLUTION :
L’APPRENTISSAGE DE L’INTELLIGENCE

Yves Bonnet
Préfet, ancien directeur de la DST (1982-1985), ancien député.
Président du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme
et d’aide aux victimes du terrorisme (CIRET-AVT).
Membre du Comité stratégique du CF2R.

Ce n’est pas une tentation, mais une nécessité que de percer les secrets
puisque ceux-ci ne valent précisément que par leur clandestinité. Le « besoin
d’en connaître » qu’invoquent les officiers du renseignement moderne comme
la sacro-sainte règle qui pose les limites de leurs investigations – « je suis qualifié
pour savoir et intervenir à partir de et jusqu’à » – ne pouvait qu’apparaître avec
le développement du dasein, ne serait-ce que pour des justifications de survie
et de vie commune dans un cadre qui n’a cessé de s’élargir, avec le changement
de dimensions des modèles d’agrégation sociale, passant de la famille au clan,
du clan à la tribu, de la tribu au peuple, du peuple à la nation.
Le besoin de sécurité, qui le dispute à celui de l’énergie au sommet des
conditions de l’existence, ne pouvait que se fonder – et se fonde toujours – sur
la connaissance du plus proche environnement, et cette dernière sur la perception
par tous les moyens que développe l’intelligence humaine.
Aussi loin que les écrits, mésopotamiens, égyptiens, le permettent, on
trouve donc, parmi les premières marques de l’organisation humaine, celles
qui se rapportent aux activités de l’« autre », qu’elles apparaissent ou non
dangereuses par leur voisinage. Il est probable que les premiers agents et les
premiers signes de cette reconnaissance sont apparus avec les premières sociétés
organisées, mais nous n’en avons connaissance qu’avec et par l’écriture. Ce
besoin de « savoir le caché », nous en trouvons une première manifestation

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Préface

dans un des plus anciens de nos textes sacrés, la Bible. Celle-ci nous enseigne
ainsi que « l’Eternel parla en disant à Moïse : envoie des hommes pour explorer
le pays de Canaan que je donne aux enfants d’Israël » (nombres, 13).
Et plus loin : « dirigez-vous de ce côté, vers le Midi et vous monterez sur la
montagne. Vous verrez le pays, ce qu’il est, le peuple qui y habite, s’il est fort ou
faible, s’il est bon ou mauvais ; et quelles sont les villes où il habite, si c’est en des
tentes ou des villes fortifiées ; ce qu’est le roi, s’il est gras ou maigre ; s’il y a des
arbres, s’il n’y en a pas. Ayez bon courage et prenez du fruit du pays ».
Dans le parcours qu’a tracé le Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R) pour le second tome de son encyclopédie du renseignement,
qui court de la Renaissance et de la Réforme à la Grande Révolution française,
ce savoir le caché, auquel je préfère le mot anglo-saxon d’Intelligence, prend sa
forme et ses limites dans le service de l’État. L’évolution qu’il connaît alors
procède de celle des États-possessions, celle de territoires qui se confondent,
comme en France, avec des familles et des dynasties qu’il faut prémunir
d’agressions extérieures. Les souverains, qui les possèdent en apanages, au sens
médiéval, utilisent tous leurs moyens jusqu’aux plus immoraux pour les préserver,
les faire prospérer par l’accumulation de richesses, les agrandir. On voit alors
apparaître dans l’entourage des gouvernants, outre les grands capitaines et les
connétables qui disposent de la force militaire, des personnages plus discrets
qui leur apportent une matière préalable et indispensable à l’action guerrière :
la connaissance précise et actualisée des forces et des faiblesses de leurs ennemis.
Ce que Moïse prescrit à ses envoyés au pays de Canaan. Et comme la notion
d’ennemi est fluctuante et incertaine, c’est à tous les pays qui les entourent qu’ils
portent en définitive attention. Avec une nuance : ce voisinage immédiat impose
nécessairement de donner à la collecte du renseignement la dimension
fondamentale du « secret », de la « clandestinité ». La dimension, puis le nom.
Plus le souverain est puissant, plus le secret lui devient indispensable et
plus ceux qui pratiquent et protègent ce secret prennent de place dans l’immédiat
entourage des rois ou des reines. Apparaissent alors des personnages qui ne
bénéficient d’aucune protection – on dirait de nos jours d’aucune couverture –,
qui ne sont pas nécessairement rémunérés, en tout cas pas au niveau qu’ils
méritent et qui gagnent les plus belles des batailles, celles qu’on ne livre pas.
Les trois siècles de ce que l’on appelait dans les manuels de Mallet et Isaac
les Temps modernes et qui commencent par la Renaissance, la Réforme et
l’apparition de l’imprimerie posent le cadre et les conditions de la collecte du
renseignement. Ils posent également les bases de l’espionnage moderne, à savoir
« la matière », l’appropriation de données, et « la méthode », le recours à la
psychologie ou, pour employer une expression plus simple, la connaissance de

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De la Renaissance à la Révolution : l’apprentissage de l’intelligence

l’humain. Ainsi vont se caractériser, à partir de cas emblématiques, le profil de


celles et ceux qui seront investis de cette mission. Ils ne sont pas nécessairement
identifiés, les noms de la plupart d’entre eux ont sombré dans l’oubli, sans
aucune chance de réapparaître. Mais il en est tout de même quelques-uns dont
la mémoire reste et dont les histoires particulières forment la trame de cet
ouvrage.
Le premier pionnier de la discipline, notre maître à tous, doit être reconnu
en Francis Walsingham. Ce personnage discret, qui apparaît le plus souvent
dans les films ou les séries consacrées à la Reine vierge, Elisabeth Ire d’Angleterre,
a préservé le trône des Tudor de ses ennemis de l’intérieur, comme de ceux de
l’extérieur. Il a marqué de son empreinte un règne exceptionnel par sa durée,
quarante-quatre ans, la fondation de l’unité nationale, l’expansion coloniale,
la restauration de l’anglicanisme et la sauvegarde de son indépendance ; de
chacune de ces réussites Walsingham a pris sa part au prix d’une loyauté, d’une
opiniâtreté et d’une capacité organisationnelle exceptionnelles. On peut le voir
en fondateur de l’espionnage moderne, collaborateur puis successeur de
Throgmorton à l’ambassade de Paris, puis faisant ses premiers pas dans une
fonction qui n’existe pas encore, celle de deus ex-machina royal, sorte de Richelieu
anglais. On peut aussi consigner ses interventions politiques majeures, en sa
qualité de secrétaire d’État. On aurait pu lui décerner avant l’heure, celle de
Cromwell, le titre de Lord Protecteur, toutes conséquences d’un quelque chose
d’inconcevable de la part d’Elisabeth, la confiance royale.
Elisabeth Tudor l’installe près d’elle et lui confère tous pouvoirs : elle lui
fait entière confiance pour assurer la sécurité du royaume qui passe par sa
propre sécurité à elle. La confiance, un mot nouveau, une pratique originale
dans un microcosme fait d’intrigues et de sourdes luttes pour le pouvoir. Nous
ne connaissons l’homme qui reçoit pareille responsabilité qu’à travers ses
victoires, silencieuses et discrètes, sur tous les ennemis du royaume, de Philippe II
d’Espagne à Marie Stuart, l’intrigante vendue au roi de France. Pour faire
fonctionner la machinerie élisabéthaine, il lui faut abattre un travail de titan,
choisir ses envoyés, les rétribuer de ses propres deniers, dépouiller en personne
leurs rapports comme les dépêches des diplomates, expédier des faux étudiants
en France et en Italie ; il connaît, seul, la totalité de son réseau. Forcément, il
remporte des succès inouïs : il apprend, par Stafford, agent double, le projet
monstrueux d’invasion de l’Angleterre, et il vainc l’invincible Armada du roi
Philippe II d’Espagne. Rien que cela ? Non, pas seulement : en plus, il désinforme,
il intoxique, il commande à John Dee, astrologue de la reine, une cryptographie
qui demeure encore de nos jours un mystère. Il inonde l’Espagne d’almanachs
prophétiques qui annoncent aux Ibériques inondations, grêle et neige en été,

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Préface

auxquels pour faire bonne mesure il ajoute des Convulsions de la terre et de


l’océan. Il s’attache les services du poète Christopher Marlowe et devient le
manipulateur le plus vicieux et le plus loyal des proches d’Elisabeth. Pour
couronner le tout, il se fait pédagogue et consigne son expérience de chef du
premier réseau organisé en Europe, dans un Projet pour obtenir des renseignements
en Espagne.
C’est avec Walsingham que naît le concept d’Intelligence, qui n’est pas
seulement la nouvelle acception d’un mot hérité du français et, au-delà, du latin,
mais une nouvelle discipline qui très vite se sépare de la morale et se met en
ménage avec la littérature et plus précisément la fiction : la psychologie, la
connaissance des ressorts de l’esprit humain.
Walsingham restera comme le précurseur du cynisme d’État, longtemps
ignoré par les uns, oublié par les autres. Que les puristes veulent bien appeler
la raison d’État, euphémisme réservé à ceux qui nous gouvernent. Pour lui, la
seule différence doit se faire entre le possible et l’impossible, non entre le permis
et le proscrit, ce qui n’interdit nullement de soigner les apparences. Il anticipe
de la sorte cette réflexion crétine de Napoléon à propos de Schulmeister au
revers duquel on lui demandait d’épingler la Légion d’Honneur : « On ne décore
pas les espions ». Ce qui va très bien avec cet amiral promu dans la même Légion
d’Honneur au lendemain du fiasco le plus retentissant de l’histoire de l’espionnage
français (1985).
Tout pour la reine, confondue avec sa grande île, rien pour ceux qui la
servent, la ligne est claire qu’à partir du xvie siècle il va falloir suivre si l’on veut
servir avec quelque chance de victoire. Car, quant à mériter le titre d’espion,
est-ce bien nécessaire ? Pour Walsingham, sûrement pas, qui va rester une
exception suffisamment longue pour que les autres pays d’Europe mettent
deux siècles avant de l’imiter, avant de faire leur apprentissage.
Les monarques absolus qui gouvernent la France n’ont pas de Walsingham.
Ils se fournissent en agents occultes dans les ordres religieux, jésuites, capucins,
et ne répugnent pas à utiliser celles qui apportent leur contribution, vieille
comme le monde, le commerce des sens et les autres, celles qui raisonnent :
Catherine de Médicis puise dans un vivier de jeunes femmes peu farouches qui
envahissent les couches de ceux des hommes qui ne sont pas tous des « mignons »,
ce qui prouve au passage que le « sexe charmant », – je préfère cette expression
à celle, lamentable, de « sexe faible » – a tout pour réussir dans le secret. Louis XIV
qui n’a peut-être pas de goût particulier pour l’espionnage, ne se défausse pas
en mettant à profit l’intelligence d’une femme d’intrigues qui brille par la
vivacité de son intelligence : elle se nomme Marie-Catherine Le Jumel de
Barneville, elle est baronne d’Aulnoy, on l’a mal mariée, elle s’est vue contrainte

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De la Renaissance à la Révolution : l’apprentissage de l’intelligence

à l’errance en Espagne puis en Angleterre et malgré tout, ou peut-être à cause


de cela, elle va se débrouiller suffisamment bien dans les investigations secrètes
pour que le roi de France Louis XIV lui reconnaisse des « services rendus à la
Cour ». Au passage admirons l’euphémisme « à la Cour », pas au roi, qui ne
veut pas entendre parler de crapuleries indignes de son rang. Par chance,
Madame d’Aulnoy ajoute à ses talents d’agent secret, ceux d’écrivain : ainsi le
partage se fait, les enfants connaissent ses contes, le roi connaît ses comptes.
Ils font bon mélange. D’autant que Louis XIV peut compter sur un autre « maître
de chapelle »
Nous le connaissons tous : son meilleur ministre, Colbert, va s’impliquer
dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’espionnage économique ou les transferts
de technologie dont il fait, pour la première fois en Europe, une discipline de
haut vol. Walsingham découvre « la méthode » avec la psychologie, Colbert
découvre « la matière » avec le renseignement économique.
La justification en est simple : il s’agit de mettre un terme à la dépendance
de la couronne aux importations coûteuses de produits de luxe, étoffes, miroiterie,
joaillerie, dépendance d’autant plus lourde que les besoins du roi de France
sont croissants. Colbert veut la faire cesser et transformer le handicap en atout.
Pour ce faire, il envoie des « gens à lui » dans les pays fournisseurs de ces produits
des meilleures facture et qualité, à charge pour eux d’en dérober les secrets de
fabrication et d’en recruter in situ les artisans eux-mêmes. Le plus remarquable
de ces espions est un prélat, l’évêque de Béziers : Pierre de Bondi, nommé
ambassadeur du roi de France à Venise, va en rapporter une double moisson,
celle du savoir-faire – on dirait aujourd’hui de technologie – et celle de la main
d’œuvre qualifiée en la personne de deux artisans de Murano qui deviennent
les premiers maîtres verriers de la manufacture de Saint Gobain. Leur aventure
tourne à l’épopée, sur fond d’assassinats de la part des Vénitiens outrés. Mais
il importe peu à Colbert qui fait de la France en peu d’années le premier pays
exportateur de miroirs. Exploit qu’il reproduit et multiplie en faisant des
manufactures royales d’Aubusson, de la Savonnerie, de Beauvais, de Vidalon,
de Sèvres et des mines et fonderies du Languedoc les établissements les plus
avancés pour la production d’étoffes, de porcelaine, de céramique, d’orfèvrerie
en Europe voire au monde.
La recette des coups tordus, au fond, ne doit pas être si détestable puisque
l’arrière-petit-fils de Louis XIV la reprend à son compte, lui aussi de manière
originale. Louis XV ne laisse à personne le soin d’organiser le premier service
de renseignement digne de ce nom et le dénomme le « Secret du Roi ». L’originalité
de l’innovation tient à sa seule et totale dépendance au monarque qui y tient
personnellement la main en choisissant d’abord ses collaborateurs, puis leurs

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Préface

surnoms – on dirait aujourd’hui leurs « pseudos » – lui se réservant celui de


l’avocat, enfin en assurant son étanchéité par le cloisonnement faisant de
l’ignorance qu’en ont les membres de leurs partenaires une règle et en recevant
personnellement leurs écrits et leurs rapports – on dirait aujourd’hui leurs
« productions », qu’il traite en direct avec son premier commis aux Affaires
étrangères, Jean-Pierre Tercier. Des trente-deux espions de Louis XV aujourd’hui
répertoriés, le plus audacieux et probablement le plus productif s’est construit
une légende par son talent à changer de sexe, le chevalier d’Eon, dit « l’Intrépide ».
Mais il serait injuste d’oublier que toutes ces réussites ne valent que par
l’intelligence, cette fois entendue dans son acception française, d’un roi qui ne
fut pas le pire des Bourbons ni le plus paresseux.
Louis le Bien-Aimé ne fait malheureusement pas d’émule en la personne
de son fils Louis-Dieudonné, couronné sous le nom de Louis XVI, qui va laisser
le trône pour la guillotine et dont l’épouse, Marie-Antoinette trahit froidement
la cause ; avec elle, la cour devient une officine de ragots et une source
d’indiscrétions qui vont des plus ridicules – le collier de la reine – jusqu’aux
plus graves – les renseignements sur les armées de la Révolution que la reine
fait tenir à son frère l’empereur. Elle se fait le premier « agent de l’étranger » et
ce n’est que justice si les lettres découvertes dans l’armoire de fer aux Tuileries
ajoutées à la correspondance de la reine avec l’ambassadeur d’Autriche en
France, le comte de Mercy d’Argenteau, l’expédient devant le Tribunal
Révolutionnaire.
Et l’intelligence dans tout cela ? Soyons clairs : elle n’a toujours pas droit
de cité en France, en raison de la mainmise du ministère des Affaires étrangères
sur les relations extérieures. Même Napoléon dont, il est vrai, le ministre
Talleyrand brille par son encyclopédique connaissance du monde et sa capacité
à anticiper les initiatives anglaises, n’est pas à la hauteur de l’enjeu : la domination
de l’Europe. Son ministre de la Police, Savary, qui vaut mieux que ce que nos
historiens en ont écrit, lance bien Charles-Louis Schulmeister dans la mêlée
mais il n’est qu’un homme seul qui prend des risques personnels insensés et
son mérite n’en est que plus grand de devenir l’artisan de la plus éclatante
victoire napoléonienne, celle d’Ulm. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps
et l’espionnage qui eût peut-être sauvé l’empire restera comme une lacune
napoléonienne irrémédiable.
La leçon de Louis XV et de son cabinet du roi est jetée aux oubliettes, et
c’est un grand dommage pour la France qui était bien partie pour faire de
l’intelligence une discipline majeure de son gouvernement. C’est peut-être la
faute majeure qu’a expié son fils, Louis XVI, que de ne pas la reprendre à son
compte.

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De la Renaissance à la Révolution : l’apprentissage de l’intelligence

Une époque s’achève, celle de la monarchie absolue et de l’apprentissage


de l’espionnage, une autre s’ouvre, celle de la Révolution industrielle et de sa
professionnalisation. Désormais la recherche du renseignement change de
dimension sinon de nature. Elle devient une source de technologie indispensable
au développement des activités nouvelles. Elle devient en quelque sorte un
ministère de la Recherche chez les autres. Les grands pays se soumettent à
l’obligation, mais chacun choisit ses critères : l’exemple britannique s’impose
comme le plus efficient, où les professionnels vont se voir reconnaître le statut
de garants de l’intégrité nationale : de Trinity College où ils sont recrutés comme
étudiants jusqu’à la Joint Section où ils terminent leur parcours, ils sont les
égaux et les partenaires du corps diplomatique. La France prend une autre
option, celle du « mal nécessaire », qui tolère le monde interlope des policiers
et des militaires pour laisser la prédominance à la diplomatie.
Les politiques, les historiens, les diplomates ignorent l’apport du
renseignement à la grande Histoire et les triomphes silencieux de ses pratiquants.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? C’est en tout cas une faute.
Mais, comme le disait Rudyard Kipling, ceci est une autre histoire.

Yves Bonnet

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PRÉSENTATION
RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE
À L’ÉPOQUE MODERNE

Éric Denécé et Benoît Léthenet

Dans le domaine de l’espionnage, les Temps modernes ne sont pas en


rupture avec les périodes précédentes1. Fonction permanente au service du
pouvoir, le renseignement accompagne la formation de l’État moderne. Royaumes,
principautés, républiques marchandes, cités… emploient tous des espions mais,
à l’exception de Venise, ils n’ont pas encore de véritables « services » spécialisés
et permanents, couvrant la sécurité interne, le contre-espionnage, le renseignement
extérieur, la cryptographie et les interventions clandestines (assassinats, sabotages,
subversion). Toutefois, la période qui s’étend du xvie au xviiie siècle permet
d’observer leur structuration progressive. En effet, au cours de ces trois siècles,
des événements importants se produisent qui vont avoir des conséquences
majeures pour le renseignement.
En premier lieu, la fin du xve siècle voit la naissance de l’imprimerie – seconde
révolution de l’information après l’invention de l’écriture – qui transforme le
rapport aux savoirs et à la connaissance. Dans le même temps, on assiste à la
mise en place des postes royales et de leurs « chevaucheurs », qui offrent un
nouveau mode de communication – et donc de transmission des
renseignements – plus rapide, mais pas nécessairement plus sûr que celui des
porteurs de missives privés. Cela accroît donc l’importance du chiffrement des
messages et les écritures secrètes se perfectionnent.
La naissance du protestantisme provoque dans toute l’Europe des clivages
religieux profonds et des guerres de religion. Cette période de remise en cause
du dogme catholique et d’insécurité généralisée impose la mise en place d’une
1. Cf. Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, Éric Denécé et Patrice
Brun (dir.), Paris, Ellipses, 2019.

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Présentation

surveillance étroite de la population, pour y distinguer le croyant de « l’hérétique »,


et s’assurer du contrôle des esprits.
Les grands conflits « internationaux » de la période (guerre de Trente ans,
guerres de Succession d’Espagne et d’Autriche, guerre de Sept ans, guerre
d’indépendance américaine, guerres de la Révolution française) renforcent la
nécessité du renseignement militaire et du contre-espionnage. En Méditerranée,
l’expansion de l’Empire ottoman, conduit au développement de réseaux d’agents
en Europe centrale, en Afrique du Nord et au Levant pour anticiper et perturber
les actions de la Sublime Porte.
Au cours de cette période, les grandes découvertes, qui repoussent les
limites du monde connu, entraînent également de nouvelles rivalités politiques
et commerciales entre États pour la conquête et la défense de nouveaux espaces
et de leurs richesses, multipliant les besoins en renseignement (surveillance des
concurrents, cartographie, techniques de construction navale, outils de
navigation, etc.). L’essor de l’activité marchande entraîne celui de l’activité
bancaire et toutes deux génèrent d’importants besoin de renseignements. Prêtant
aux États, les banquiers doivent être parfaitement informés de l’évolution
politique et du potentiel économique de leurs emprunteurs ; spéculant sur les
monnaies et sur les marchandises, ils doivent prévoir les événements pouvant
influer sur leurs cours. Enfin, au milieu du xviiie siècle, la première révolution
industrielle qui prend naissance en Angleterre déclenche une nouvelle compétition
qui se caractérise par l’accroissement de l’espionnage technologique.
Cependant, si les activités de renseignement connaissent un développement
significatif au cours de la période (diversification, spécialisation), les services
qui prennent forme en Europe à l’époque moderne ne sont toutefois pas
comparables à ceux que nous connaissons aujourd’hui. Ce sont souvent des
réseaux ad hoc liés un homme, des organisations momentanées créées pour un
objet particulier, etc. En raison de la nature embryonnaire et de la diversité de
ces premières structures, de leur forme floue et mouvante, il est vain de vouloir
dresser un modèle avec un organigramme ou des échelons hiérarchiques
clairement identifiés. De plus, au cours de cette époque « moderne », les activités
de renseignement extérieures ne sont pas encore distinctes de la diplomatie,
tandis que la reconnaissance militaire reste liée au seul temps de campagne. Et
dans certains cas, renseignement extérieur et intérieur relèvent des mêmes
structures.
Surtout, réseaux et structures sont généralement secrets et n’ont guère
laissé de traces dans les archives, d’où parfois la difficulté à les déceler, les
appréhender et à les décrire. En effet, l’exercice du pouvoir s’entoure alors d’une
aura de secret et tout ce qui en relève ne doit être divulgué hors du milieu

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Renseignement et espionnage à l’Époque moderne

restreint du prince et de ses conseillers, seuls aptes à en connaître. L’historien


ne doit pas sous-estimer cette difficulté, tout en sachant que l’absence de traces
n’est pas synonyme de l’inexistence du son objet de recherches.

Afin de dresser un tableau le plus large possible – sans toutefois prétendre


à l’exhaustivité – des évolutions du renseignement mondial entre les xvie et
xviiie siècles, nous avons choisi d’aborder dans ce second tome de l’Histoire
mondiale du renseignement que nous publions grâce au soutien des éditions
Ellipses, plusieurs thèmes majeurs qui rendent compte des évolutions de la
période.
En ouverture, deux présentations consacrées au renseignement français
et aux cabinets noirs européens de la Renaissance à la Révolution permettent
de dégager les traits majeurs des évolutions de la période dans une perspective
longue, Michel Klen y dressant un tableau très complet des diverses modalités
du renseignement mises en œuvre au cours de ces trois siècles à l’échelle de
l’Europe.
Nous aborderons ensuite le renseignement intérieur et la surveillance des
populations en France, grâce à trois contributions. Gautier Mingous nous décrit
l’intéressant exemple de Lyon et de sa région, où les élites urbaines ont mis
leurs efforts en commun pour surveiller la cité et la protéger des tentatives
d’espionnage et de subversion de l’ennemi. Baptiste Werly présente le recours
au renseignement et ses limites au cours de la période troublée des guerres
confessionnelles qui déchirent la France à partir du xvie siècle, à travers l’exemple
de la surveillance des protestants dans l’Intendance du Languedoc. Vincent
Milliot, dresse un tableau très fouillé de l’espionnage de police dans la capitale
au xviiie siècle, qu’il s’agisse de surveillance de l’opinion ou de l’activité des
étrangers et de leurs ambassades.
Ensuite, nous nous intéresserons aux opérations de renseignement des
États étrangers contre la France : Bernard Allaire présente les efforts espagnols
pour surveiller et contrer l’expansion française au-delà des mers en direction
du Nouveau monde à travers l’exemple des voyages de Cartier et de Roberval
au Canada (1534-1543). Gayle K. Brunelle montre que la couronne espagnole
n’hésite pas non plus à surveiller ses « ressortissants » portugais réfugiés en
France, afin de les pousser à rentrer au pays, ou à les rendre suspects à leur État
d’accueil s’ils ne le font pas. Olivier Blanc nous décrit enfin les actions de
renseignement et de déstabilisation auxquelles la Révolution doit faire face de
la part de l’étranger, à travers les activités de Berthold Proli, espion autrichien
opérant à Paris.

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Présentation

Puis nous suivrons le renseignement extérieur français en action, à l’occasion


des rivalités et conflits européens du xvie au xviiie siècle, qu’il s’agisse
d’espionnage, de cryptographie, de diplomatie secrète, de renseignement
militaire, mais aussi, à l’image de Voltaire, d’actions d’influence. Dès l’époque
moderne, tous les registres des opérations clandestines sont ainsi pratiqués
dans le royaume. Benoît Léthenet nous présente l’activité de Pierre Belon,
naturaliste réputé qui, profitant de la couverture que lui procuraient ses activités,
a joué le rôle d’informateur royal auprès de François Ier, Henri II et Charles IX.
Bénéficiant d’une liberté de circulation étonnante, ses voyages savants le portent
au plus proche des zones de combats entre catholiques et protestants. Camille
Desenclos dresse le tableau des progrès que connaît la cryptographie en France
au cours des xvie et xviie siècles et de la professionnalisation qui la caractérise.
Gilles Perrault, dont nous nous honorons de la participation à cet ouvrage, nous
révèle l’activité méconnue de Voltaire agent de renseignement et d’influence
au service du Secret du Roi. Ferenc Tóth nous éclaire sur un autre aspect
méconnu de l’histoire de la diplomatie secrète française : la manière dont elle
a employé des agents de l’émigration hongroise pour se renseigner et agir dans
des zones qu’elle connaissait mal : l’Europe centrale et surtout l’Empire ottoman.
Stéphane Genêt dresse enfin un tableau très complet des méthodes et pratiques
du renseignement et de l’espionnage militaires durant le xviiie siècle.
Quittant l’Hexagone, nous migrerons alors vers les rives de la Méditerranée,
cette Mare Nostrum autour de laquelle tourne encore largement le monde
européen à l’Époque moderne. Les puissances riveraines s’y livrent, à côté de
guerre ouvertes, de nombreuses guerres feutrées. Gaël Pilorget met en lumière
les nombreuses actions et dimensions du renseignement espagnol sous Charles
Quint et Philippe II d’Espagne, à travers deux textes passionnants. François
Pernot dresse le portrait de Granvelle, l’un des maitres espions espagnols du
« grand jeu » européen au xvie siècle. Benoît Léthenet s’intéresse au réseau d’un
espion helvétique opérant en France et en Italie, ainsi qu’aux informations qu’il
livre au Conseil de Berne pour lequel il travaille. Giuseppe Gagliano nous offre
un tableau très complet des pratiques de surveillance, de renseignement, de
contre-espionnage et de cryptographie à Venise. Il explique pourquoi et comment
la république marchande a cherché, dès le début de son histoire, à acquérir
l’information économique – indispensable à son développement et à
l’affaiblissement de sa rivale génoise – et politique – afin d’assurer la sécurité
de ses vaisseaux et de ses comptoirs, développant un très efficace réseau d’agents
dans toute la Méditerranée. Enfin, Laurent Bussière décrit avec précision l’activité
de renseignement des consuls de la Marine à Gênes, à des fins militaires ou
commerciales.

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Renseignement et espionnage à l’Époque moderne

Si la Méditerranée est encore le « cœur » de l’Europe, le centre de gravité


des affaires du monde se déplace peu à peu vers le Nord et les rivages de
l’Atlantique, sous l’impulsion d’un royaume britannique qui va prendre son
irrémédiable essor et devenir l’acteur dominant des relations internationales
et du renseignement. L’Angleterre va se constituer un empire sans pareil,
exploitant très efficacement toutes les ressources de l’espionnage pour assurer
sa prééminence, tant dans les domaines diplomatique, naval qu’économique
et technique. C’est ce que montre Pascale Drouet à travers la présentation de
la carrière de Francis Walsingham, véritable père fondateur du renseignement
britannique, qui met en place un service de cryptologie et crée le premier service
de renseignement et de contre-espionnage de la couronne. Yves-Michel Marti,
éminent spécialiste d’intelligence économique, nous offre deux passionnantes
contributions d’une étonnante actualité en décryptant les pratiques anglaises
en matière de renseignement scientifique et technique, toujours à l’époque
élisabéthaine. Puis Olivier Blanc nous livre un éclairage passionnant sur le
contre-espionnage anglais pendant la Révolution, qui comprend une grande
partie d’inédits importants pour le sujet.
Enfin, aux confins du monde connu des Européens, existent des expériences
et des pratiques du renseignement et d’action clandestine que les Occidentaux
ignorent le plus souvent, bien que l’époque soit aux grandes découvertes, aux
voyages maritimes et au développement des échanges commerciaux
internationaux. C’est principalement le cas de l’Extrême-Orient, où l’Inde et
la Chine disposent d’une tradition fort ancienne en matière de guerre secrète.
L’espionnage y est abondamment pratiqué, appuyant les opérations diplomatiques
et militaires, comme le décrivent Julie Descarpentrie, à travers l’exemple des
sultans puis empereurs moghols et des royaumes marathes en Inde, et François-
Yves Damon, qui nous relate près de trois siècles au cours desquels les activités
de renseignement et de sécurité de la Chine des Ming furent contrôlées par
plusieurs générations d’eunuques, en rivalité constantes avec le bureaucratie
impériale, épisode presque totalement inconnu du public francophone.

Le lecteur ne manquera pas de mesurer l’originalité et l’intérêt des textes


réunis dans le présent ouvrage – vingt-sept contributions produites par vingt-
deux auteurs de quatre nationalités – qui présentent les visions croisées
d’historiens et d’experts du renseignement, qui ont su exhumer dans les archives
ou déceler dans leur lecture de l’histoire les traces des opérations et pratiques
d’espionnage de l’époque, et nous les restituer.

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Présentation

Ce sont donc quelques-uns des exemples les plus emblématiques des activités
clandestines de la Renaissance à la Révolution que ce second tome de L’Histoire
mondiale du renseignement propose au lecteur. Il met en lumière le fait que, du
xvie au xviiie siècles – comme lors de l’Antiquité et du Moyen Âge –, l’Histoire
fut le théâtre d’une intense guerre secrète dans laquelle s’observent déjà toutes
les pratiques de l’espionnage moderne.
Évidemment, un tel ouvrage ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Manquent
en effet à ce tour d’horizon, pour la France, des travaux spécifiques concernant
le Père Joseph, l’espionnage sous Mazarin, le Secret du Roi, ou les opérations
de renseignement au cours de la guerre de Sept ans, comme lors des guerres
indiennes franco-britanniques en Amérique. La période agitée de la Révolution
mériterait par ailleurs de plus longs développements. De même, pour l’étranger,
ne sont pas évoquées les activités d’espionnage des autres villes marchandes
italiennes et de la Ligue hanséatique, les systèmes de renseignement de la Russie
d’Ivan le Terrible et de l’Empire ottoman, comme ceux d’autres empires asiatiques.
Les recherches sur le renseignement à l’Epoque moderne restent donc
encore largement à compléter en exhumant de nouvelles « histoires secrètes de
l’histoire ».
Bonne lecture !

Éric Denécé et Benoît Léthenet

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Extrait de L’Espionnage, Histoire et Méthodes, Jean-Pierre Alem, Lavauzelle, Paris, 1987.

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INTRODUCTION

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LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
DU XVe AU XVIIIe SIÈCLE1

Éric Denécé

À la fin du Moyen Âge, Louis XI (1423-1483) – servi notamment par Olivier


le Daim – s’affirme comme le premier monarque français à être profondément
imprégné de renseignement et d’intrigues, grâce auxquels il consolide le pouvoir
royal. « Le roi éprouvait une véritable passion pour ce qu’on appelle aujourd’hui
le renseignement. En l’absence de fichiers et de service spécialisé, tout reposait sur
la prodigieuse mémoire de Louis XI. Son réseau d’informateurs, sans être aussi
étoffé ni surtout aussi stable que celui des États italiens, n’était pas loin de les
valoir. Il lui permettait la plupart du temps de se préparer aux attaques désordonnées
de ses adversaires. Dès 1467, s’imposa chez ces derniers l’image de « l’universelle
araigne », au courant de tout avant les autres. Il en résulta chez les ennemis de
Louis XI une paranoïa et un complexe d’infériorité croissants. Qu’il dise le vrai
ou faux, le roi parvenait à instiller le doute chez ses ennemis2 ».
Au cours de sa longue rivalité avec Charles le Téméraire, Louis XI refuse
systématiquement la confrontation avec son adversaire qu’il sait militairement
plus fort. Il finira par le vaincre en l’épuisant par des actions de diversion,
notamment la révolte de Liège (1468) – que fomentèrent ses agents – et la guerre
contre les cantons suisses (1474) qui sera encouragée et financée par le souverain
français. « Louis XI évaluait avec exactitude les rapports de forces et connaissait
la psychologie de ses ennemis. Il se mettait à leur place, anticipait leurs réactions

1. Extrait notamment de Éric Denécé, Les services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses,
Paris, 2012. Éric Denécé & Gérald Arboit, Histoire mondiale de l’espionnage, Ouest France
éditions, Rennes, 2010. Éric Denécé, Renseignement et contre-espionnage, collection
“Toutes les clés”, Hachette pratique, Paris, 2008. Jean-Pierre Alem, l’Espionnage, Histoire
et Méthodes, Lavanzelle, Paris, 1987.
2. Amable Sablon du Corail, Louis XI ou le joueur inquiet, Belin, 2011, p. 214.

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Introduction

et se trompait rarement. Le roi savait mieux que personne maîtriser les risques et
enchaîner les coups1 ».
Toutefois, cette « araignée universelle » qui tisse patiemment la toile de
son réseau d’agents secrets à travers l’Europe reste l’un des rois les plus
impopulaires de l’histoire de France. Son penchant pour le renseignement est
assimilé par ses contemporains à de la perfidie et son règne remarquable est
réduit, dans l’historiographie nationale, à de misérables cages de fer. Mais à
partir de son règne, il devient possible de suivre l’émergence définitive du
renseignement français.
À partir du xve siècle également, les écritures secrètes connaissent un
développement rapide dans le royaume. Rabelais, dans le chapitre xxiv de
Pantagruel, donne une liste complète des ingrédients nécessaires afin de créer
une encre sympathique. Bien que sa description contienne quelques fantaisies,
elle est pour l’essentiel extrêmement bien documentée. En effet, le savoir-faire
français se développe en matière de déchiffrement. Sous François Ier, le
gentilhomme de la Bourdaizière perce les mystères des messages secrets
allemands, espagnols et italiens et devient le premier déchiffreur du roi. Puis,
en 1586, le diplomate Blaise de Vigenère invente un procédé qui surpasse tous
les autres systèmes de chiffrement de l’époque. À son tour, Henri IV s’attache
les services d’un mathématicien – le vendéen Viète – pour lire les messages de
la Ligue. Les Espagnols l’accusent de sorcellerie, mais les papes, pratiquant
eux-mêmes la cryptologie, se gardent de l’inquiéter2. Toutefois, jusqu’au
xviie siècle, la culture cryptographique française n’est pas au niveau de celle de
Venise. La cité marchande correspond par mer avec ses différents comptoirs et
sait que ses messages peuvent être interceptés. Leur protection par un chiffre
inviolable est donc pour elle de la plus haute importance.

De Richelieu à Louis XVI,


l’évolution du renseignement français

Sous Louis XIII


Avec Richelieu (1624-1642), le renseignement français connaît un essor
considérable. Les succès importants que le cardinal obtient en politique étrangère
sont principalement dus à la qualité de son service de renseignement, qui fut
1. Ibid., p. 317.
2. Sophie de Lastours, La France gagne la guerre des codes secrets, 1914-1918, Tallandier, Paris,
1998.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

d’une grande efficacité, notamment au cours de la guerre de Trente ans (1618-


1648). En effet, on imagine mal la France, première puissance européenne aux
xviie et xviiie siècles, parvenant à un tel statut sans un service de renseignement
adapté.
Les trois missions que Richelieu confia à ses « services » furent : l’abaissement
de la maison d’Autriche ; la répression des complots ourdis par la noblesse en
liaison avec les puissances ennemies ; et le démantèlement de l’organisation
protestante en France. Ainsi, des missions claires et précises étaient fixées.
Le chef d’orchestre de l’action clandestine française était le père Joseph.
Ce fils de diplomate – de son vrai nom François Le Clerc du Tremblay –, après
une courte carrière militaire, intègre l’ordre des Capucins. Il est certainement
l’un des hommes les mieux renseignés de son temps car il connaît tout des
coulisses de la diplomatie européenne. Il dispose d’informateurs dans toute
l’Europe et au Levant, principalement grâce son ordre des Capucins.
Véritable éminence grise de Richelieu, il est plus puissant que bien des
ministres de Louis XIII. Pendant le siège de La Rochelle, le père Joseph confie
trois missions à ses agents : le renseigner sur tout ce qui se passe en ville ; acheter
des Rochelais susceptibles de livrer les défenses de la cité ; saper le moral des
assiégés en introduisant sa propagande dans la place. Seul le second objectif ne
sera pas atteint. Mais on y voit déjà la combinaison du renseignement et de
l’action politique et psychologique. Le « Capucin botté », ainsi que le dénommaient
ses contemporains, est l’un des premiers à vouloir agir sur l’opinion via une
action que l’on qualifierait aujourd’hui de propagande, grâce à différentes
gazettes qu’il dirige dans l’ombre et à des pamphlets et manifestes qu’il fait
rédiger1.
Richelieu s’appuie également sur d’autres hommes : Claude Bouthillier,
sieur de Fouilletourte, comte de Chavigny ; son fils Léon ; et le comte de Barrault,
lequel pilote les opérations de renseignement concernant l’Espagne. Il parvient
à transmettre à Paris de précieuses informations, telles que des projets d’attaques
de ports français, ou obtient des originaux des délibérations du Conseil d’État
madrilène2.
Le cardinal élève, parallèlement, l’art de décrypter les écritures secrètes à
la hauteur d’une science d’État et s’assure les services d’un dénommé Rossignol,
orfèvre en la matière. Il créa le « Cabinet noir », une cellule secrète chargée
d’intercepter les correspondances postales de la noblesse française, des cours
étrangères et des protestants. Ses spécialistes travaillent enfermés dans des

1. Olivier Brun, « Richelieu », in Hugues Moutouh et alii, Dictionnaire du renseignement,


Perrin, Paris, 2018, pp. 653-654.
2. Ibid.

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Introduction

chambres garnies de rideaux et éclairées aux chandelles. Ils décachètent les


lettres au moyen d’un fil de fer brûlant et détachent les sceaux de cire à l’aide
de lames chauffées à blanc. Une fois les missives ouvertes, ils s’attachent à les
décoder.
À sa mort Richelieu est ainsi parvenu à constituer un service secret structuré,
opérationnel et de grande valeur, qui couvre tous les domaines de l’action
secrète : réseaux d’espionnage, diplomatie secrète, agents d’influence, surveillance
des frontières et contre-espionnage, contrôle postal, chiffrement et déchiffrement.
Le cardinal a ainsi jeté les bases du renseignement français moderne1. Mazarin,
puis Louvois, ministre de la Guerre de Louis XIV, héritent de cette organisation
et de ces savoirs-faire qui permettent à la France d’assurer sa prééminence en
Europe.

Sous Louis XIV


Une nouvelle impulsion est donnée au renseignement sous le règne du
Roi-Soleil (1643-1715), en particulier grâce à Colbert, dont la sollicitude pour
les manufactures françaises est connue. Afin d’encourager leur développement,
il n’hésite pas à envoyer des espions dans les nations voisines, afin de subtiliser
leurs secrets industriels. C’est ainsi que sont rapportés d’Angleterre les plans
du métier à bras, innovation française dont la technique s’était perdue. Colbert
procède de même dans le domaine de la flotte de guerre en envoyant des agents
observer les chantiers navals britanniques pour y surprendre les raisons de la
qualité supérieure de leurs vaisseaux.
Sur le plan politique, le Roi-Soleil parvient à infiltrer un agent à la cour
d’Angleterre. Louise de Keroual, belle duchesse bretonne, devient la confidente
puis la maîtresse du roi Charles II. Elle le pousse ainsi à déclarer la guerre à la
Hollande en 1672, servant la politique européenne de Louis XIV.
Surtout, le savoir de l’action secrète se formalise. François de Callières,
diplomate au service du Roi-Soleil, rédige en 1717, De la manière de négocier
avec les souverains. Cet ouvrage, qui traite autant de renseignement que de
diplomatie, est très vite traduit en anglais et devient particulièrement prisé
dans le monde anglo-saxon. Les recommandations qu’y donne l’auteur en font
un véritable manuel d’espionnage et d’action politique :

1. Ibid.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

« On appelle un ambassadeur un honorable espion, parce que l’une


de ses principales occupations est de découvrir les secrets des cours où il
se trouve1 ».
(…) « Un petit nombre de négociateurs bien choisis et répandus dans
les divers États de l’Europe sont capables de rendre au prince ou à l’État
qui les y envoie de très grands services, qu’ils font souvent avec des dépenses
médiocres autant d’effet que des armées entretenues, parce qu’ils savent
faire agir les forces des pays où ils négocient en faveur des intérêts du
prince qu’ils servent, et qu’il n’y a rien de plus utile qu’une diversion faite
bien à propos par un allié voisin ou éloigné2 ».
(…) « Un prince puissant qui entretient sans cesse de sages et d’habiles
négociateurs dans les divers États de l’Europe et qui y cultive des amis et
des intelligences bien choisies est en état de régler la destinée de ses voisins,
d’y maintenir la paix ou d’y entretenir la guerre, selon ce qui convient à
ses intérêts3 ».

Dans son chapitre « Des lettres en chiffre », de Callières développe également


l’importance des écritures secrètes, illustrant les grandes connaissances de la
diplomatie française en la matière :

« Après avoir examiné à fond cette matière et les règles du


déchiffrement, on a trouvé qu’une lettre bien chiffrée et avec un bon chiffre
est indéchiffrable sans trahison, c’est-à-dire à moins qu’on ne trouve
moyen de corrompre quelque secrétaire qui donne copie de la clef du
chiffre ; et on peut sûrement défier tout ce qu’il y a de déchiffreurs en
Europe de pouvoir déchiffrer des chiffres d’un très facile usage à ceux qui
en auront la clef, lorsqu’ils seront faits, comme ils le doivent être, sur un
modèle général qu’il est facile de donner, et sur lequel on peut faire un
nombre infini de différentes clefs de chiffre indéchiffrable. On ne parle
point de certains chiffres inventés par des régents de collège et faits sur
des règles d’algèbre ou d’arithmétique, qui sont impraticables à cause de
leur trop grande longueur et de leurs difficultés dans l’exécution, mais
des chiffres communs dont se servent tous les négociateurs et dont on
peut écrire une dépêche presque aussi vite qu’avec les lettres ordinaires4 ».

1. François de Callières, L’art de négocier sous Louis XIV, Nouveau Monde, Paris, 2006,
pp. 27-28.
2. Ibid., p. 21.
3. Ibid., p. 22.
4. Ibid., pp. 129-130.

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Introduction

À côté du renseignement extérieur et de la cryptologie, le développement


de la surveillance intérieure n’est pas en reste. Marc-René d’Argenson (1652-
1721), lieutenant général de la Police, est l’organisateur de la police civile comme
de la police politique. Ses contemporains disaient qu’il n’y avait pas un habitant
de Paris dont il ne sût la conduite et les habitudes. Par ses « mouches », espions
placés partout, d’Argenson est instruit de tout ce qui se trame dans la capitale.
L’organisation qu’il met en place subsistera jusqu’en en 1789 et tous ses successeurs
s’inspireront de ses pratiques efficaces.
Rien ne caractérise mieux la monarchie forte de Louis XIV que la nécessité
de surveiller et contrôler tout ce qui se passe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur
du royaume, ainsi qu’il le dit dans ses instructions à l’héritier du trône.

« Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps


agréable, car c’est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute
une terre, apprendre incessamment les nouvelles de toutes les provinces
et de toutes les rations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible
de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d’un
nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons, voir autour de
nous-mêmes ce qu’on nous cache avec le plus de soin, découvrir les vues
les plus éloignées de nos propres courtisans1 ».

Le Roi Soleil est particulièrement vigilant quand il s’agit de surveiller des


hommes qui lui sont proches par le rang. Chaque fois que se manifestent des
signes de mécontentement dans la population, il se trouve toujours des membres
de la famille royale et de la haute noblesse pour prendre la tête du mouvement
et l’exploiter au profit de leurs ambitions personnelles. Les rivaux les plus
dangereux du roi se recrutent ainsi dans son entourage immédiat2
Toutefois, au xviie siècle, l’emploi des espions ne rencontre que mépris
dans la haute société française, car ces méthodes sont contraires à l’honneur
et à l’héroïsme qui fondent sa culture, comme l’exprime Fénelon dans Les
Aventures de Télémaque (1699).

Sous Louis XV
Parfaitement conscient de l’importance des actions clandestines en politique
étrangère, Louis XV (1715-1774) décide de se doter d’un service secret de
renseignement et de d’action politique clandestine – le « Secret du Roi » – pour

1. Ernest Lavisse, Louis XIV, la Fronde, le Roi, Colbert, Paris, Hachette, 1905, p. 128.
2. Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1975, pp. 147-148.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

tromper les ennemis de la France et mener une diplomatie parallèle à sa politique


officielle. Véritable « domaine réservé », cette organisation secrète et strictement
cloisonnée, qui n’employa guère plus qu’une trentaine de personnes, va fonctionner
pendant près de vingt ans dans la clandestinité, à l’insu des ministres et de la
Cour. Elle est dirigée successivement par le prince de Conti, Jean-Pierre Tercier
et le maréchal de Broglie. Son existence n’est découverte que quelques jours
avant la mort de Louis XV, en 1774.
À l’origine, l’objectif du Secret du Roi est d’influencer les votes de la noblesse
polonaise et la politique des États européens afin d’installer le prince de Conti
sur le trône de Pologne. Mais cette opération se solde par un échec. Ce « service »
s’efforce alors de nouer une alliance secrète avec l’Autriche et la Russie, afin de
les écarter de la Prusse et de l’Angleterre. Louis XV accorde, plus que ses
contemporains et contre ses conseillers, une importance majeure à l’entrée en
Europe de la Russie dont il pressent la puissance montante. Il veut établir des
relations privilégiées avec le Tsar, hors de ses diplomates. C’est la mission qui
échoit au célèbre et androgyne chevalier d’Eon (1728-1810), lequel, déguisé en
femme, devient la lectrice de la tsarine Elisabeth Petrovna et peut ainsi établir
des relations privilégiées entre Louis XV et celle-ci. Le Secret du roi, travaille
ensuite à la préparation d’un débarquement français en Angleterre, peu après
la guerre de Sept ans. Le chevalier d’Eon est envoyé à Londres comme conseiller
d’ambassade et prépare les débarquements d’agents clandestins dans ce pays1.
Mais l’invasion n’aura jamais lieu.
Les espions de Louis XV n’ont rien de commun avec ceux de Richelieu et
de Louis XIV. Le souverain, en créant ce service qui fonctionne à l’insu des
ministres et de la cour, fait entrer la France dans l’ère du renseignement moderne.
Le Secret du Roi est un véritable service de renseignement et d’action aux
ramifications multiples. Il intercepte et lit le courrier des diplomates étrangers
et de la noblesse française. Il recrute des agents et distribue des fonds en Pologne,
en Suède – pour obtenir de ce pays une participation plus active aux
opérations – à Constantinople – pour combattre le rapprochement entre la
Prusse et le Sultan – et à Saint Petersbourg – pour saper les accords anglo-russes.
Toutes ces opérations sont payées sur la cassette personnelle de Louis XV qui
veille scrupuleusement au secret de ces opérations.
Pendant dix-huit ans, ce réseau clandestin, strictement cloisonné, poursuit
cette politique à long terme. Si ses plus célèbres agents sont le chevalier d’Eon,
Vergennes et Breteuil, diverses personnalités célèbres participent aussi à ses

1. Général Alain de Marolles, « La tradition française de l’action invisible », in


Le renseignement à la française, sous la direction de l’amiral Lacoste, Economica, Paris,
1998.

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Introduction

actions occultes. Voltaire joue un rôle actif en matière de renseignement et


d’influence. En 1742, le cardinal Fleury lui demande de se renseigner sur les
intentions du roi de Prusse, car il est le meilleur ami de Frédéric II. Il est
également chargé de « l’intoxiquer » en lui faisant part de faux points de vue
sur les intentions du roi de France. Voltaire s’acquitte de cette mission – qui ne
sera pas la seule – avec beaucoup de brio, certes contre rétribution et pas mal
d’avantages personnels. Plus tard, Choiseul, ministre des Affaires étrangères,
le charge d’une mission comparable, dont l’écrivain s’acquitte avec succès.
L’acharnement de ses adversaires – la marquise de Pompadour, la comtesse
du Barry, Choiseul et Aiguillon – comme la mort du Roi, contribuent à la
disparition de ce service secret. D’ailleurs, la paix revenue en Europe ne nécessite
plus son maintien. Toutefois, Broglie et ses agents joueront encore un rôle dans
l’implication de la France aux côtés des insurgés américains.
Sous Louis XV toujours, au cours de la guerre de succession d’Autriche
(1740-1748), la France bénéficie d’un autre service de renseignement
particulièrement actif, militaire celui-là, dirigé par le comte d’Argenson, secrétaire
d’État à la Guerre, même si l’administration centrale rechigne parfois à en
assurer les dépenses. Ainsi le 29 mai 1744, le comte de Bercheny lui écrivait :
« Vous savez Monseigneur, de quelle conséquence il est d’avoir des espions, sans
quoi on ne peut faire aucune espèce de guerre, et quand on en rencontre un bon,
on ne saurait le trop payer ».
La France est également très active en matière de renseignement économique,
notamment afin de percer les « secrets » des nouvelles technologies britanniques.
Paris n’hésite pas à envoyer outre-Manche des agents formés à observer, rendre
compte, et débaucher les artisans qualifiés. Ainsi en 1718-1720, à l’instigation
d’un expatrié écossais, John Law, la France se lance dans une traque systématique
aux techniciens anglais : horlogers et fabricants de montres, ouvriers lainiers,
métallurgistes, verriers, charpentiers de marine – au total quelque deux ou trois
cents personnes. Cette campagne inquiète tant les Britanniques qu’ils adoptent
une loi interdisant l’émigration de certains ouvriers qualifiés, première d’une
série de mesures qui couvre une gamme toujours plus étendue de métiers. Cette
législation, cependant, ne constitue pas une barrière infranchissable pour les
actions françaises. En 1764-1765, Gabriel-Jean Jars est envoyé visiter les
installations minières et sidérurgiques d’Angleterre. Les Anglais sont alors si
peu conscients de la nécessité de protéger leurs secrets industriels qu’ils le
reçoivent à bras ouverts dans les fonderies et les forges de Sheffield et du Nord-
Est1. Il peut en ramener une quantité importante de renseignements.

1. David S. Landers, Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, 2000, p. 357.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

Mais tous les esprits du siècle ne goûtent pas au renseignement. Au


xviiie siècle, l’espionnage commence à avoir mauvaise presse, notamment en
raison de son utilisation contre les adversaires de Louis XV. Ainsi Montesquieu
déclarait que « l’espionnage serait peut-être tolérable s’il pouvait être exercé par
des braves gens ; mais l’infamie nécessaire de la personne fait juger de l’infamie de
la chose ». Ce à quoi d’Argenson répondit, comme il lui était reproché d’utiliser
un certain nombre de malandrins dans ses services : « trouvez-moi d’honnêtes
gens qui veuillent bien faire ce métier ! ».

Sous Louis XVI


À la mort de Louis XV, la pratique des actions secrètes n’est pas remise en
cause. Remarquablement assisté par son ministre des Affaires étrangères, le
comte de Vergennes – un ancien du Secret du Roi, rompu aux actions
clandestines –, Louis XVI ne cesse d’acheter tout au long de son règne des
intelligences chez ses voisins européens. Il verse des pots-de-vin à tous ceux
qui peuvent être influents et favorables aux termes de sa politique. Surtout, il
s’engage dans la lutte aux côtés des « insurgents » américains en leur apportant
non seulement son soutien politique, mais aussi des renseignements, des armes
et finalement un corps expéditionnaire. Cette opération clandestine de soutien
aux colonies d’outre-Atlantique et de déstabilisation de l’empire britannique
est la riposte de la France à la défaite subie lors de la guerre de Sept ans (1756-
1763), qui a entraîné la perte de notre premier empire colonial. Les hommes
du Secret du roi, toujours actifs, sous la direction du maréchal de Broglie, jouent
un rôle important dans l’action de la France aux côtés des insurgés américains.
À l’image de Voltaire, Beaumarchais est également agent secret au service
de Louis XVI, sous le nom de Norac. Il est dépêché en Angleterre en juin 1774
pour détruire un pamphlet contre Mme du Barry ; puis il poursuit jusqu’à
Vienne l’auteur d’un texte sur la stérilité du mariage de Louis XVI et de Marie-
Antoinette. En mai 1775, il intervient auprès du chevalier d’Eon pour récupérer
des documents compromettants ayant appartenu à Louis XV. Puis Beaumarchais
joue un rôle actif dans le soutien de l’insurrection américaine. Il est chargé
d’acheter, en Europe, des armes pour les insurgents. Afin de les leur faire
parvenir, il fonde avec quelques amis une compagnie de négoce appelée Roderique-
Hortalez. Il profite même d’une représentation de Figaro à Bordeaux, en 1777,
pour superviser le départ d’une des premières cargaisons d’armes pour le
Nouveau monde. Ainsi, pendant la guerre d’Indépendance américaine, l’aide
invisible que la France apporte aux insurgents s’élève à plus de trois cents navires
qui transportent du matériel (300 canons, 70 000 fusils, des centaines de milliers
de cartouches), notamment sous l’impulsion de Beaumarchais. Des subsides

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Introduction

leur sont également versés. Quinze ans plus tard, en 1792, la Convention le
charge encore d’aller récupérer plusieurs dizaines de milliers de fusils achetées
par la France et bloqués en Hollande.
Grâce à l’expérience acquise dans le renseignement, l’écrivain devient
expert dans l’art des stratagèmes et des intrigues, parfois les plus inextricables.
À ce titre, le théâtre est souvent le reflet de la vie de l’auteur : dans le Barbier
de Séville (1775), Figaro prépare ses actions, comme Beaumarchais les siennes,
avec le même tour d’intelligence combinatrice : « Moi j’entre ici, où, par la force
de mon art, je vais d’un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller
l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue et renverser tous les obstacles1 ».
Beaumarchais fait recourir son personnage à des moyens identiques à ceux
qu’il utilisa dans le renseignement : lettres interceptées et artifices plus ou moins
innocents de la pharmacopée. Surtout, il illustre sa connaissance pratique de
la désinformation et de la calomnie :

« D’abord un bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle, avant


l’orage, pianissimo, murmure et file et sème en courant, le trait empoisonné.
Telle bouche le recueille et piano, piano, vous le glisse en l’oreille
adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine et rinforzado
il va, le diable ; puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie
se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol,
tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient,
grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de
haine et de proscription. Qui diable y résisterait2 ? ».

Mais la mauvaise réputation de l’espionnage policier, notamment les


violations des correspondances, finit par devenir un symbole du despotisme
sous Louis XVI.

Guerre secrète pendant la Révolution

Sous la Révolution, le renseignement français est principalement orienté


vers la lutte contre l’ennemi intérieur : royalistes, chouans, Vendéens et leurs
soutiens étrangers, notamment l’Angleterre, qui veut prendre sa revanche de
l’affaire américaine. William Pitt, le Premier ministre anglais, adversaire
irréductible de la jeune république française, soutient tous les réseaux contre-
révolutionnaires. Grâce à l’aide matérielle et financière de Londres, des centaines
1. Figaro dans Le Barbier de Séville, Acte 1, scène 6.
2. Bazille – le maitre de chant – dans Le Barbier de Séville, Acte 2, scène 7.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

d’émigrés débarquent sur les côtes de l’ouest de la France, dans de modestes


canots. Ils ont une double mission : recueillir des renseignements politiques,
militaires et psychologiques sur le pays ; et introduire armes, munitions et
messages à destination des mouvements soulevés contre Paris. Par ailleurs,
l’introduction massive de fausse monnaie, imprimée outre-Manche, a pour but
de déstabiliser l’économie de la république et d’accroître les troubles internes.
De 1792 à 1799, l’état permanent de la menace intérieure, souvent soutenue
depuis l’étranger, conduit au développement des pratiques de police secrète et
de contre-espionnage et à leurs abus. Face à de tels défis, le renseignement sur
l’étranger passe au second rang. Mais il n’est pas pour autant négligé, en raison
des opérations militaires sur les frontières, en Italie et en Égypte. Au sein du
Comité de Salut public, la recherche du renseignement extérieur est partagée
entre le Bureau de la partie secrète, rattachée au ministère de la Guerre, et
l’état-major militaire, dont les officiers recueillent des renseignements
topographiques et cartographiques. Par ailleurs, l’action subversive n’est pas
abandonnée par les dirigeants révolutionnaires. En 1792, la Convention n’hésite
pas à déclarer :

« Si à l’extérieur, nos agents ne peuvent nous faire du bien, qu’ils


s’occupent de faire du mal à nos ennemis. Il faut enfin abandonner pour
quelques temps les principes de délicatesse avec des ennemis peu délicats
ou pour mieux dire, aussi féroces que les nôtres (…). Il faut s’occuper
d’incendier leurs ports, leurs arsenaux, leurs ateliers, leurs vaisseaux et
même faire tomber leurs grandes têtes. Nous avons des Curtius, employons-
les, méditons avec eux les projets les plus désastreux contre l’Angleterre,
l’Espagne1 ».

On le voit, Churchill n’a rien inventé en créant le Special Operations Executive


(SOE) en 1940, dont la finalité était de « mettre le feu à l’Europe ». La subversion
fut notamment envisagée, en 1798, en réaction aux manœuvres anglaises. La
République tenta de soulever l’Irlande contre Londres, avec l’aide d’un contingent
français débarqué dans l’île, mais l’opération échoua.
En juillet 1797, Talleyrand s’installe au ministère des Relations extérieures.
Au cours des dernières années de la Ire République et sous le consulat, il constitue
un service secret dont lui seul tient tous les fils. Il l’anime pendant plus de dix
ans sans que l’on sache jamais si cette organisation œuvre à son profit personnel
ou à celui de la France. Les représentants consulaires constituent également
des réseaux de renseignement. Leurs objectifs principaux sont de connaître

1. Mémoire sur l’organisation des agents secrets, s. d. Aulard, cité par Jean-Pierre Alem,
L’Espionnage, histoire, méthodes, Lavauzelle, Paris, 1987, p. 198.

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Introduction

l’état d’esprit des populations, les intrigues de leurs dirigeants, la situation


économique et le potentiel militaire de leur pays de résidence.
La Révolution française et le passage aux guerres de masse qu’elle entraîne
modifient par ailleurs profondément l’art de la guerre. Les effectifs engagés sur
les champs de bataille européens à partir de la fin du xviiie siècle sont tellement
importants qu’ils doivent être soutenus par des moyens logistiques considérables.
Les déploiements nécessitent des plans de bataille bien plus détaillés que ceux
des décennies précédentes : les mouvements de troupes doivent être planifiés
longtemps à l’avance, les récoltes sont réquisitionnées et la production industrielle
est mobilisée. De plus, les progrès de l’armement sont nombreux, dans l’artillerie
notamment. Ce sont autant de sujets d’intérêt nouveaux pour les services de
renseignement.
Soudainement, des facteurs qui n’avaient jamais compté auparavant,
prennent de l’importance. Il devient possible d’obtenir des renseignements en
observant les troupes en marche, les stocks de provisions, les feux de camp. Les
occasions de faire des prisonniers susceptibles de donner des informations sur
l’état des approvisionnements ou les positions de l’artillerie adverse se multiplient.
Ces nouvelles conditions vont donner naissance au renseignement moderne.

Ainsi, fait généralement méconnu, de Louis XI à Talleyrand existe donc


bien une véritable permanence du renseignement français, situation qui n’a
rien à envier à celle de nos voisins italiens, espagnols ou britanniques.
Certes, la considération et les moyens dont ont bénéficié les hommes de
l’ombre n’a pas été la même sous tous les règnes : le renseignement est
particulièrement actif sous Louis XI. Il est moins prisé de François Ier à Henri IV.
Il redevient essentiel sous Louis XIII et Richelieu, et reste actif sous Louis XIV
et Colbert. Il joue un rôle majeur sous Louis XV – qui lui accorde toute son
attention – et n’est nullement négligé par Louis XVI, qui poursuit les actions
de son prédécesseur et conserve les hommes et les structures reçus en héritage.
Cette heureuse continuité permet notamment à la France de prendre sa revanche
sur l’Angleterre, en Amérique, suite à la défaite de la guerre de Sept ans. Ainsi,
il n’y a donc aucune éclipse du renseignement de Richelieu à la Révolution.
Malheureusement, la Révolution française, faisant table rase de bien des
structures d’Ancien Régime, viendra remettre en cause cette continuité, mais
donnera naissance à un autre système. Toutefois, à partir du xixe siècle,
l’espionnage et l’action secrète ne seront plus des sujets d’intérêt majeur gérés
directement par les plus hauts dirigeants du pays – à l’exception notable de
Napoléon.

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Le renseignement français du xve au xviiie siècle

C’est finalement là l’un des traits majeurs du renseignement français : il a


toujours existé et son importance n’a guère été moindre que celle de ses
adversaires. Mais notre histoire mouvementée lui a fait traverser des périodes
de rupture qui n’ont pas permis une capitalisation des expériences, une
transmission des savoirs et un entretien des réseaux de manière aussi suivie et
efficace qu’outre-Manche. Souvent, il a fallu en France tout reconstruire, dans
ce domaine comme dans tant d’autres…

Éric Denécé

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LES CABINETS NOIRS
DE LA RENAISSANCE À LA RÉVOLUTION

Michel Klen

« Il faut dormir comme un lion sans fermer les yeux. » (Richelieu)

Dans bon nombre de pays on entend souvent l’opposition ou la presse


accuser le pouvoir de posséder un « cabinet noir » pour étouffer certaines
affaires embarrassantes, surveiller discrètement des adversaires gênants, voire
même pour les piéger, les compromettre et les éliminer du champ politique.
Cette pratique sournoise existe depuis longtemps. Les historiens attribuent son
existence au monopole postal établi par Louis XI au xve siècle. Le Dictionnaire
de l’économie politique, paru en 1852, nous donne des précisions : « En France,
(…) on estimait que le Roi devait veiller à ce qu’on ne transportât aucune
correspondance nuisible à son service et au bien de l’État. Le fondateur de
l’administration des Postes, Louis XI, ordonnait l’ouverture des correspondances
transportées par ses courriers. » Dans l’Édit sur les postes promulgué par le
souverain français (19 juin 1464), il était stipulé que les postes étaient créées
« uniquement pour le service du Roi et de son gouvernement » (article 1) et que
les agents du service postal devaient prendre connaissance de toutes les
correspondances en s’assurant « qu’elles ne contiennent rien qui soit contraire au
service du Roi » (articles 13-17). Par la suite, Richelieu établit ce qu’on appelle
le cabinet noir, « pour amollir la cire et surprendre le secret des lettres particulières1 ».
Le caractère immoral de cette officine au service du gouvernant avait été dénoncé
une décennie plus tôt dans le Dictionnaire encyclopédique de la France paru en
1841. Son auteur, Philippe Le Bas, responsable de la bibliothèque de la Sorbonne,
président de l’Institut de France et précepteur de Louis-Napoléon Bonaparte – le
futur Napoléon III – y portait un jugement acerbe : « Le nom de cet établissement,
1. Jean Maffart, Dictionnaire du renseignement, sous la direction de Hugues Moutouh et
Jérôme Poirot, Perrin, 2018.

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Introduction

qui à lui seul est une flétrissure pour les gouvernements qui en font usage, désigne
le bureau secret entretenu dans des temps de funeste mémoire à l’intendance
générale des postes, et dont l’infâme spécialité consistait à amollir les cachets et à
violer les secrets des correspondances privées. Les serviteurs de la monarchie se
firent longtemps un jeu de ce crime, qu’ils exploitèrent largement pour perdre de
bons citoyens, complaire au Roi et à ses maîtresses et grossir le nombre des victimes
de la Bastille1. »
Le cabinet noir interceptait pour le compte du pouvoir des correspondances
non seulement privées, mais aussi les courriers diplomatiques qui étaient
généralement codés. Un service spécial était alors chargé de les déchiffrer. À
l’art du décachetage s’ajoutait la technique du décryptage. L’expression « cabinet
noir » désigne ainsi un service de renseignement, le plus souvent clandestin,
chargé de l’inquisition postale et de la cryptographie. Le terme provient des
pièces discrètes appelées « chambres noires » dans lesquelles s’installaient des
experts en interception des messages diplomatiques et des courriers « intéressants ».
Au fil du temps, cette locution a pris un sens plus large pour qualifier tout
organisme occulte chapeauté par un régime. Le but est d’obtenir des
renseignements sur une personnalité ou une entité jugée dangereuse. Les
informations ainsi recueillies peuvent alors servir à monter en sous-main une
opération de déstabilisation ou de neutralisation du soi-disant gêneur. Les
méthodes employées sont presque toujours en dehors du domaine de la légalité.
Couverts par le secret d’État, les cabinets noirs constituent de ce fait une
composante significative de l’espionnage.
Au premier siècle de notre ère, l’historien latin Tacite mentionne dans son
ouvrage Histoires (106-109) le rôle en coulisses des speculatores dans la République
romaine pour prévenir les révolutions de palais. L’auteur désigne par ce terme2
les agents secrets qui espionnaient pour le compte d’un cabinet noir les opposants
éventuels et rassemblaient un maximum d’informations dans le but de préparer
une riposte. Au vie siècle, l’empereur de Byzance Justinien Ier, avait entretenu
un bureau clandestin dans lequel sa séduisante épouse, l’ancienne actrice
Théodora, profitait de sa beauté lumineuse pour soutirer des renseignements
auprès de diplomates masculins. En 532, l’impératrice orientale sauve ainsi le
trône de son époux menacé par une révolte populaire qu’il n’avait pas vu venir.
Grâce aux informations recueillies par son cabinet secret, l’empereur pourra
mater l’insurrection. Le réseau d’agents monté et dirigé par la femme de Justinien
lui permettra de négocier l’envoi de contingents de tribus barbares qui, sous la

1. Philippe Le Bas, France, Dictionnaire encyclopédique, tome 7, éditions Firmin Didot, 1841,
réédité chez Hachette en 2014.
2. Speculare : observer.

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Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution

direction des généraux Narsès et Bélisaire, écraseront la rébellion. Forte de ce


succès qui sauva l’empire, Théodora bénéficiera d’un énorme capital de sympathie
dans toute la région. Sa méthode employée servira de référence à tous les
monarques et gouvernants de l’époque, soucieux de conserver leur pouvoir.
Au Moyen Âge, le florentin Nicolas Machiavel énoncera avec force une
doctrine pragmatique qui insiste sur la nécessité pour un souverain de posséder
une officine discrète mais efficace dans le but maîtriser les affaires politiques
et éviter les mauvaises surprises, comme les trahisons de ses amis. Le célèbre
auteur du livre Le Prince (1513) a exploré les tréfonds des relations politiques
souterraines et défini les préceptes de la diplomatie secrète. La République de
Venise a inscrit par la suite dans le marbre de sa constitution les principes de
Machiavel. Ses statuts comportaient des directives organisant le contrôle
systématique des correspondances : « Tous les deux mois, le tribunal se fera
apporter la boîte du courrier de Rome, et des lettres seront ouvertes pour prendre
connaissance des correspondances que les papalistes pourraient avoir avec cette
Cour1 ». (article 22). L’homme de lettres Pierre Daru, qui a occupé des postes
ministériels sous Napoléon, a très bien décrit le fonctionnement des différents
cabinets noirs dans son Histoire de la République de Venise (1821). Dans cette
œuvre majeure, il précise notamment que les nouvelles jugées dangereuses
« insérées dans une correspondance pouvaient être un grave délit. D’abord on
punissait (l’auteur de la nouvelle) de la peine du bannissement, ensuite on imagina
de faire couper la main qui avait tracé la lettre2. »
Pour maintenir son influence régionale, la République de Venise a largement
utilisé des cabinets noirs. Dans ces structures mystérieuses, les agents féminins
étaient prépondérants, en particulier dans les activités de collecte d’informations.
Les renseignements étaient nombreux dans les « bouches de vérité », ces boîtes
aux lettres qui servaient à recevoir les dénonciations par des citoyens vénitiens
de personnes susceptibles de nuire à l’intérêt de la République. La boîte qui
était fixée dans la muraille de la salle de la Boussole du palais ducal à Venise
était décorée d’une tête de lion. D’où le nom de « gueule de lion » qui lui a été
donné. On peut toujours la voir de nos jours. Pour exploiter cette mine de
données, les autorités locales instituent le 20 septembre 1539 le Tribunal des
inquisiteurs, chargé de « veiller sur les secrets de l’État. » Sous l’impulsion de
ce nouvel instrument d’investigations, la cité des doges déploie une armée de
confident(e)s, non seulement sur place, mais également dans toute la péninsule
italienne et au Levant. Dans cette logique de recherche d’informations, les

1. Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, tome 6, éditions Firmin Didot, 1821
2. Ibid.

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Introduction

femmes missionnées pour ce genre d’exercice usent abondamment de leur


pouvoir de séduction auprès des grands notables.
L’implantation de « boîtes à délation » n’est pas propre à Venise. Cette idée
avait été mise en pratique au viie siècle en Chine où l’impératrice Wu Chao
avait fait installer à Pékin une urne en bronze pour recueillir les dénonciations
« utiles aux intérêts de l’empire. » L’expérience sera reprise par le tsar Paul Ier
entre 1796 et 1801 : pour être mieux informé, l’empereur de Russie obsédé par
la crainte de subir le même sort que son père Pierre III assassiné en 1762, fera
installer des « boîtes jaunes1. » Malgré ces précautions, il sera lui-même assassiné
le 24 mars 1801, dans sa chambre.

L’Escadron volant de Catherine de Médicis

Catherine de Médicis (1519-1589), régente du royaume de France pendant


la minorité de Charles IX – qu’elle continua de dominer même lorsqu’il devint
majeur –, gouverna sans scrupule par la ruse et la dissimulation. Pour ce faire,
elle mena une politique active de recherche d’informations sensibles en
manigançant des opérations d’espionnage. Pour gérer ces actions clandestines,
elle créa « l’Escadron volant2 », une organisation secrète constituée de jeunes
et jolies femmes de la Cour qui œuvraient comme agents de renseignement
pour subodorer les intrigues, flairer les ambitieux et démasquer les conspirations.
Parmi ces courtisanes cultivées et attirantes, expertes dans l’art d’obtenir des
confidences sur l’oreiller, Isabelle de Limeuil (1535-1609) a suscité l’intérêt de
nombreux historiens. Sur ordre de son employeur royal qui la charge de
s’introduire « par tous les moyens de son choix » dans l’entourage des Guise
afin de lui rendre compte des complots qui s’y préparent, la femme galante en
mission va séduire et devenir la maîtresse de plusieurs ambassadeurs étrangers
et hautes personnalités de la noblesse. Parmi les amants piégés : Claude
d’Aumale – troisième fils du duc de Guise, Claude de Lorraine – et Florimont
Robertet II – neveu du premier Florimont Robertet, trésorier de François Ier.
Mais dans son « tableau de chasse » impressionnant, la plus grande réussite de
la sensuelle Isabelle reste Louis Ier de Bourbon, prince de Condé. La liaison
orchestrée par Catherine de Médicis avait pour objectif de détourner le prince
de son rôle de chef des troupes calvinistes. La naissance, au sein du « couple »,
d’un fils illégitime – événement non prévu dans le « contrat » –, provoquera la
mise à l’écart de la dulcinée espionne. Elle sera envoyée un temps au couvent
1. Michel Klen, Femmes de guerre, une histoire millénaire, Ellipses, 2010.
2. Ibid.

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Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution

des Cordelières, à Auxonne. Délaissée par le prince de Condé, Isabelle de Limeuil


mettra un terme à sa vie émaillée de scandales en épousant en 1567 Scipion
Sardini, le richissime financier italien de Catherine de Médicis. Le mariage fut
arrangé par l’influente reine-mère qui réalisa en cette occasion un véritable
coup de maître, faisant d’une pierre deux coups : d’une part, elle récompensait
son fidèle serviteur, à la recherche du grand amour, qui épousait l’une des plus
belles femmes de l’époque. D’autre part, elle neutralisait Isabelle de Limeuil,
devenue encombrante. Les deux conjoints vécurent dans l’opulence jusqu’à leur
mort en 1609, lui à 83 ans, elle à 74 ans.
Le plus efficace agent de « l’Escadron volant » demeure cependant Louise
de La Béraudière (1530-1586). La voluptueuse demoiselle à la beauté légendaire
réussit à enjôler, « sur ordre », le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, également
mari de Jeanne d’Albret, la mère du futur Henri IV. Le stratagème mijoté par
Catherine de Médicis aboutit à la conversion à la religion catholique d’Antoine
de Bourbon. Par ailleurs, le roi de Navarre, envoûté par l’excitante espionne,
sera convaincu par sa maîtresse alléchante de renoncer à la régence de la
Couronne de France pendant la minorité de Charles IX – successeur naturel
au trône, car fils d’Henri II, décédé brutalement dans un tournoi en 1559). Le
subterfuge atteint son but : devant l’effacement d’Antoine de Bourbon, hypnotisé
par sa passion lascive pour la sensuelle Louise, la roublarde Catherine de Médicis
put assurer la régence de 1560 à 1569. Jean Calvin, le propagateur de la Réforme
en France et en Suisse, a souligné le rôle efficace joué par l’habile ensorceleuse,
cheffe d’orchestre finaude et retorse d’un cabinet noir au féminin : « Il est tout
à Vénus, (…) la matrone, qui est expérimentée en cet art, a extrait de son harem
ce qui pouvait attraper l’âme de notre homme en ses filets1. »
L’Histoire mentionne une myriade d’autres soupirants qui auraient été
bernés par Louise de La Béraudière, véritable bourreau des cœurs. Parmi les
leurrés : le duc d’Anjou, Montaigne, Claude de Clermont, le vicomte de Tallard,
etc. L’un des plus passionnés fut le célèbre mémorialiste Brantôme qui, malgré
sa fougue amoureuse, a été rapidement évincé par la fascinante missionnaire
de « l’Escadron volant ». L’auteur des Vies des dames galantes a rédigé des
passages inoubliables sur son amante d’un – court – moment qui a bouleversé
son existence. Dans son œuvre, l’homme de lettres exalte à la fois l’esthétique
aguichante et la cruauté déchirante de sa fameuse maîtresse : « celle qui nous
vient du cœur par les beaux yeux d’une chaste beauté humainement cruelle. »
Brantôme a d’ailleurs très bien dépeint l’officine secrète de Catherine de Médicis
qu’il présente comme « une belle troupe de dames et demoiselles, créatures plutôt
divines qu’humaines, qui brillaient aux entrées de Paris et d’autres villes, aux

1. Ibid.

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Introduction

sacrées et superlatives noces des rois de France et de leurs sœurs, (…) toutes plus
gentilles les unes que les autres. On les voyait reluire dans les salles de bal, au Palais
ou au Louvre (…). Elles étaient religieuses de Vénus et de Diane, il fallait qu’elles
eussent bien de la sagesse et bien de l’habileté pour se garder de l’enflure du
ventre1 ! »

L’institutionnalisation du renseignement sous Richelieu

Au xviie siècle, les cabinets noirs acquièrent leurs lettres de noblesse sous
l’impulsion de Richelieu. C’est en effet le principal ministre de Louis XIII qui
établit les fondements de l’espionnage moderne en forgeant les structures d’un
service secret performant qui s’appuie sur des cabinets occultes manipulés par
l’exécutif et animés par des réseaux d’informateurs et des agents d’influence
opérationnels. On doit aussi à Richelieu la mise en place d’un bureau du chiffre
pour dissimuler les informations contenues dans les messages. Ce « bureau de
la partie secrète », monté par Antoine Rossignol, spécialiste en cryptographie.
Cet organisme clandestin s’emploiera à déchiffrer les courriers diplomatiques,
ainsi qu’à déjouer les interceptions pouvant être opérées par les États étrangers.
La dynastie Rossignol – Antoine, son fils Bonaventure, puis le petit-fils Antoine-
Bonaventure – fournira ainsi à Louis XIII, puis à Louis XIV des moyens de
plus en plus perfectionnés pour crypter, déchiffrer ou copier des lettres
interceptées. Au départ, ce travail d’orfèvre était effectué dans le domaine privé
de la famille à Juvisy-sur-Orge à l’intérieur d’une pièce secrète qui prendra le
nom de « cabinet noir. » Par la suite, il sera accompli dans une chambre – appelée
« chambre noire » – attenante au bureau du Roi à Versailles. Pour les historiens,
la famille Rossignol constitue le noyau des experts de l’ombre dans cette branche
particulière des transmissions. Le terme « Rossignol » est d’ailleurs devenu un
nom commun pour exprimer l’idée d’une clé ou d’un jeu de clés « passe-partout »
pour ouvrir tout ce qui est verrouillé. Le tout premier passe-partout, appelé
« clé squelette », fut du reste inventé par Antoine afin de pouvoir ouvrir les
serrures du royaume.
Richelieu a inscrit le cabinet noir dans les fonctions régaliennes de l’État.
Si l’aspect technique a été confié à Antoine Rossignol, le côté diplomatique est
revenu essentiellement à son homme de confiance, le père François Leclerc du
Tremblay qui deviendra le père Joseph lorsqu’il intégrera l’ordre des capucins.
Entretenant les canaux relationnels forgés par son géniteur – un diplomate qui
fut président de la chambre des requêtes du Parlement de Paris et ambassadeur
1. Brantôme, Vie des dames galantes, publié à la fin du xve siècle, ré edité chez Arléa en 2014.

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Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution

à Venise – et les filières alimentées par ses nombreuses tournées dans les
monastères et cercles spirituels, le moine diplomate organise avec succès des
missions de conversion au catholicisme en pays huguenot1. Grâce à son vaste
réseau de religieux, il bâtit un véritable service de renseignement avant l’heure
qu’il met à la disposition du cardinal dont il devient « l’éminence grise ». Cette
expression est demeurée gravée dans le marbre de l’histoire : elle désigne un
conseiller influent qui reste dans l’ombre d’une personnalité politique ou autre.
La formule provient du fait que le père Joseph était vêtu de la robe de bure grise
portée par les capucins. Dans le cadre de sa fonction officieuse, le père Joseph
participe à des rencontres secrètes, en France et à l’étranger, avec des confesseurs
des princes, des intellectuels bavards, des ecclésiastiques haut placés et bien
renseignés et surtout des confidents de souverains européens. Son entregent
lui permet de s’immiscer habilement dans les dédales des intrigues de Cour et
de s’informer des complots potentiels. Ce savoir-faire lui a permis d’être l’un
des principaux artisans en coulisses des traités de Westphalie (1648), qui
marquèrent l’émergence du principe de souveraineté des États comme fondement
du droit international. Mais le chef-d’œuvre de l’éminence grise de Richelieu
reste son action à la diète de Ratisbonne en 1630, où ses talents de négociateur
firent merveille. Ce maître de la ruse traite secrètement avec le commandant
en chef des armées de l’empereur Habsbourg, Wallenstein. Celui-ci lui confie
son ambition de mener une politique pour son propre compte. Fort de cet aveu
qu’il révèle discrètement à la cour d’Autriche, l’émissaire matois de Richelieu
parvient à faire destituer Wallenstein, puis à créer une coalition de princes
allemands contre l’empereur. Dans cette dynamique, il réussit à nourrir les
luttes intestines entre les principautés allemandes, affaiblissant d’autant plus
la puissance impériale et contraignant la maison Habsbourg à signer un traité
avantageux avec Louis XIII2. Au lendemain de sa disparition en 1638, à 61 ans,
Richelieu dira de son fidèle conseiller : « Je perds ma consolation et mon unique
secours, mon confident et mon appui. » L’éminence grise du cardinal sera remplacée
dans ce rôle par Mazarin qui s’imposa auprès du roi puis de la régente Anne
d’Autriche après la mort de Louis XIII.

Le cabinet noir du Roi Soleil

Les principes de la diplomatie de l’ombre érigés par Richelieu inspireront


Louis XIV. C’est sous le règne du Roi-Soleil que qu’intervint la violation à grande

1. Michel Klen, Dans les coulisses de l’espionnage, Nuvis, 2020.


2. Olivier Brun, Dictionnaire du renseignement, op. cit.

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Introduction

échelle du secret des lettres. Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, plus
communément appelé Grand Larousse du xixe siècle, paru en 1867, nous révèle
que « c’est sous Louis XIV que fut créé le cabinet noir, par un ministre complaisant,
qui ne fit aucun scrupule de violer le secret des lettres pour instruire son maître
des motifs qui faisaient correspondre entre elles certaines personnes. Dans ce but,
il n’avait trouvé rien de plus simple que de charger des employés spéciaux du soin
de décacheter les lettres des particuliers, de prendre connaissance du contenu et
de faire un extrait qu’on mettait sous les yeux du Roi de France et de Navarre1. »
Le meilleur agent de l’ombre de Louis XIV fut Louise de Kéroualle (1649-
1734). Le charme éclatant de cette jolie femme, issue d’une famille noble mais
désargentée de Bretagne, constitua son atout majeur. Cultivée et éduquée dans
les bonnes manières de la haute société, elle est placée à l’âge adulte comme
fille d’honneur auprès d’Henriette d’Orléans, la sœur du roi d’Angleterre
Charles II. La jeune femme est alors plongée dans les arcanes du royaume de
Sa Gracieuse Majesté. À la mort prématurée de sa protectrice, elle est remarquée
par le monarque anglais dont elle devient la confidente puis la maîtresse. En
toute logique, le roman d’amour de Louise de Kéroualle évolue en une aventure
d’espionnage audacieuse aux implications politiques. Son emprise sur le souverain
d’Angleterre est telle que la séduisante courtisane est utilisée comme informatrice
et agent de la diplomatie secrète de Louis XIV à Londres. La « presque reine
d’Angleterre » rapporte régulièrement les conversations auxquelles elle a assisté
et les confidences de son puissant amant. Habile tacticienne, opportuniste et
dotée d’un flair ingénieux, la dulcinée espionne acquiert la nationalité britannique
en 1673 et est élevée au rang de duchesse de Portsmouth. La nouvelle altesse
agit également avec brio comme intermédiaire financier dans les relations entre
les royaumes français et anglais. Son influence lui permet de convaincre le roi
britannique de pratiquer une politique de tolérance envers les catholiques et
de s’allier avec la France contre la Hollande, pour s’assurer les subsides de
Louis XIV. Mais ce succès significatif n’est pas le seul : devenue par son entregent
bien rôdé une experte de la diplomatie parallèle, Louise de Kéroualle réussit à
limiter les affrontements entre le France et la Hollande et à jouer un rôle discret
mais très efficace dans la signature du premier traité de Nimègue (11 août 1678)
entre la France et les Pays-Bas. Le critique libertin Saint-Evremond a résumé
avec une pertinence ironique les relations étroites qui ont soudé l’aguichante
agent d’influence à son bien-aimé qu’elle a mené en bateau pendant plus d’une
décennie : « Le ruban de soie qui serrait la taille de Mlle de Kéroualle unit la
France et l’Angleterre2. » À la mort de Charles II en février 1685, la nouvelle

1. Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, édité par Larousse, 1867
2. Charles de Saint-Evremond, Oeuvres mêlées, 1692, édition corrigée en 1705.

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Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution

retraitée de l’espionnage rentre dans son pays natal. Faîte par Louis XIV duchesse
d’Aubigny-sur-Nère pour ses services rendus à la France, l’ancienne agent de
renseignement et d’influence du Roi-Soleil vivra dans cette seigneurie du Berry
avec une rente d’État. Elle décédera à Paris en novembre 1734 à 85 ans1. Louise
de Kéroualle a eu un enfant avec Charles II, Charles Lennox, duc de Richmond,
qui compte dans sa lointaine descendance Lady Diana Spencer, l’épouse divorcée
du prince de Galles.
Le cabinet noir continua à fonctionner sous la régence (1715-1723). Il fut
géré par le cardinal Guillaume Dubois, le ministre des Affaires étrangères. C’est
grâce à cette structure occulte que fut déjouée la conspiration de Cellamare,
un complot ourdi par l’Espagne en 1718 pour retirer la régence du royaume de
France à Philippe d’Orléans2. Mis au courant des échanges entre les conjurés,
le cardinal Dubois laissa d’abord mûrir leur projet. Lorsqu’il jugea le moment
opportun, il fit investir l’ambassade d’Espagne, le 9 décembre 1718 : Cellamare
fut expulsé et les principaux cerveaux de la conspiration – parmi lesquels le
duc et la duchesse de Maine – furent emprisonnés quelques mois, puis obtinrent
le pardon du régent.

Le Secret du Roi de Louis XV


Convaincu de la nécessité d’un organisme de l’ombre pour déjouer les
complots, Louis XV met sur pied un « cabinet secret des postes ». Ce service
est analysé avec précision dans le Grand Larousse du xixe siècle. L’ouvrage
mentionne que « ce comité était composé de 22 membres rémunérés secrètement
sur des fonds détournés du ministère des Affaires étrangères. » De nombreux
témoignages attestent de cette activité controversée. Parmi ceux-ci, celui de la
femme de chambre de Madame de Pompadour qui rapporte « qu’elle a entendu
dire que le ministre Choiseul se plaisait à divertir ses amis avec les intrigues
amoureuses révélées par les lettres décachetées3. » Mais l’outil occulte le plus
utilisé par le monarque sera le « Secret du Roi », un véritable service de
renseignement, structuré et dirigé au sommet de l’État et qui a fonctionné en
toute clandestinité. Selon l’historien allemand Wolfgang Krieger, ce cabinet
noir constitue « le premier service secret bureaucratique de France4. »

1. M. Klen, Femmes de guerre, op. cit.


2. Cet événement tire son nom du prince de Cellamare, ambassadeur en France du roi
d’Espagne Philippe V.
3. Nicole du Hausset et Quentin Craufurd, Mémoires de Madame du Hausset, femme de
chambre de Mme de Pompadour, avec des notes et des éclaircissements historiques, Baudoin
frères, 1824.
4. O. Brun, op. cit.

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Introduction

Le principal objectif du Secret du Roi est de favoriser l’avènement sur le


trône électif de Pologne d’un prince français, dans la pensée avouée d’étendre
sur ce pays la protection, et donc l’influence, de la France. Par ailleurs, face à
l’alliance austro-hongroise, Louis XV cherche à nouer un pacte avec la Suède,
la Prusse et la Pologne, cette dernière étant alliée à l’époque à l’Angleterre – ennemie
de la France – depuis le traité de Varsovie (1745). Dans cette optique, le souverain
français va orchestrer en coulisses une politique parallèle pour « doubler » le
ministère des Affaires étrangères. Ce grand jeu de dupes s’appuiera sur un
réseau d’agents spécialistes de la diplomatie occulte. Le premier chef de ce
service clandestin est le prince de Conti, lui-même un temps candidat au trône
de Pologne. Tombé en disgrâce, il sera remplacé par son adjoint Jean-Pierre
Tercier. À la mort de ce dernier en 1767, c’est le comte de Broglie qui prendra
la tête du service. Le cabinet secret comprend deux grands ensembles : une
unité de renseignement qui procède à l’interception des courriers et produit
régulièrement des comptes rendus ; et un département des correspondances à
l’étranger pour mener une diplomatie parallèle. Il s’appuie sur un réseau
international « d’honorables correspondants » et de personnalités prestigieuses
qui, sous couvert de leur fonction de diplomate, manigancent en coulisses une
politique souterraine. Parmi ces diplomates officiels : Vergennes (ambassadeur
près l’Empire ottoman de 1755 à 1768, puis en Suède de 1771 à 1774, avant de
devenir ministre des Affaires étrangères de Louis XVI), Breteuil (ambassadeur
en Russie de 1760 à 1763, puis en Suède de 1763 à 1766 avant d’être nommé
ministre de la Maison du Roi de Louis XVI), le chevalier d’Éon (secrétaire
d’ambassade à diverses reprises en Russie et en Angleterre), etc. Ce dernier,
pour accomplir ses « missions spéciales », se travestira en femme. Cette opération
audacieuse de tromperie sera facilitée par son visage de jeune fille, totalement
dépourvu de barbe, et son talent extraordinaire d’acteur pour s’exprimer avec
une voix féminine. Ce stratagème a alimenté une importante littérature et
filmographie. L’exploit le plus spectaculaire du chevalier d’Éon reste son
infiltration rocambolesque à la cour de Saint-Pétersbourg où il est engagé
comme lectrice ! D’autres personnalités renommées comme le général Dumouriez
et l’écrivain Beaumarchais feront également partie du cabinet noir de Louis XV.
Malheureusement, le Secret du Roi a connu de nombreux échecs. Aucun
prince français n’est monté sur le trône de Pologne. Autre revers de taille : le
service chargera le chevalier d’Éon d’organiser une revanche contre l’Angleterre
après la guerre de Sept ans (1756-1763), en préparant un projet d’invasion de
la perfide Albion, mais l’opération n’eut jamais lieu. D’autres actions obscures
seront préparées en secret : la France soutiendra en sous-main une rébellion
nationale en Pologne, celle des Tatars en Crimée contre la Russie, et encouragera

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Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution

l’Empire turc à se battre contre le tsar. Ces politiques échoueront et conduiront


au démantèlement de la Pologne. Qui plus est, un scandale viendra affaiblir le
royaume de France peu de temps avant la mort du Roi en 1774 : le cabinet noir
des Habsbourg réussit à intercepter et à décrypter des dépêches de toute l’Europe,
y compris des correspondances de la France, apportant la preuve que la diplomatie
secrète de Louis XV était connue de la chancellerie autrichienne1. Le Secret du
Roi sera « officiellement » dissous par Louis XVI, mais certains agents resteront
actifs, en particulier Beaumarchais.
Le célèbre auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro avait déjà
été missionné par Louis XV pour empêcher la diffusion à Londres d’une brochure
injurieuse sur la comtesse du Barry, la maîtresse du monarque. Un an après la
mort du souverain, Louis XVI confiera le même type de mission à Beaumarchais
pour arrêter la diffusion d’un autre pamphlet humiliant évoquant la stérilité
du roi. Pour se procurer le brûlot injurieux, l’écrivain français, homme d’affaires
et aventurier madré, poursuit le rédacteur de ce document encombrant – un
certain Angelucci – en Angleterre, aux Pays-Bas et finalement jusque dans les
États allemands où il enlèvera le libellé diffamatoire à l’arrogant plumitif.
L’envoyé secret du monarque poursuit son voyage en Autriche où il tente de
soutirer des renseignements à l’impératrice Marie-Thérèse au cours d’une longue
entrevue. Son entreprise retorse est démasquée. Beaumarchais est incarcéré
dans sa chambre pour espionnage. Sa détention durera un mois. Loin de l’abattre,
cet échec va au contraire le revigorer. Chargé par le ministre des Affaires
étrangères Vergennes d’aider les États-Unis dans leur lutte pour l’indépendance,
l’agent secret écrivain s’engage pleinement dans cette mission à risques en
apportant un soutien matériel aux insurgés américains. Par le truchement d’une
société portugaise de négoce installée à Paris, il leur fournit des armes et des
munitions en échange de riz et de tabac. Encouragé et couvert par Louis XVI,
ardent partisan de la rébellion américaine contre la tutelle anglaise, Beaumarchais
arme des navires, via sa société de négoce, pour faire parvenir les marchandises
aux insurgés. N’étant pas un armateur professionnel, son entreprise s’empêtrera
dans des problèmes techniques. Dans cette action clandestine d’appui logistique,
un seul navire affrété arrivera à destination. Puis vient la Révolution. Son esprit
frondeur n’est plus dans l’air du temps. Soupçonné de corruption par la
Convention, il est emprisonné pendant la Terreur, mais il échappe miraculeusement
à la guillotine grâce à l’intervention de l’une de ses maîtresses. Réhabilité en
1793, Beaumarchais est nommé commissaire extraordinaire de la République.
C’est dans ce cadre que le dramaturge espion reprend du service pour les

1. Geoffroy d’Aumale et Jean-Pierre Faure, Guide de l’espionnage et du contre-espionnage,


Le Cherche-Midi, 1998.

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Introduction

missions obscures : il sera envoyé en Hollande pour se procurer secrètement


des armes. Mais l’affaire tournera mal et l’agent clandestin qu’il est redevenu
sera contraint de s’exiler à Hambourg jusqu’en 1796. Rentré à Paris complètement
ruiné, le célèbre auteur, autrefois adulé pour ses succès littéraires, mourra dans
la capitale en 1799, à 67 ans.
Touche-à- tout de génie, infatigable voyageur, motivé par un goût immodéré
du risque, aussi bien pour servir son pays – et son roi – que pour s’engager dans
des affaires financières et commerciales louches, Beaumarchais a bien mérité son
surnom « d’aventurier du siècle des Lumières » que lui ont donné les chroniqueurs.
Cette personnalité atypique a eu parcours picaresque où se sont entremêlés ses
talents d’écrivain, d’espion et de diplomate de l’ombre. Pendant toutes ses
pérégrinations au service du royaume de France, il n’a jamais trahi. Il s’est toujours
montré fidèle, contrairement au chevalier d’Éon qui, en poste à Londres pendant
plusieurs années, menaça de vendre des papiers compromettants pour la famille
royale à William Pitt, l’ancien Premier ministre anglais devenu chef de l’opposition.
Son odieux chantage sera couronné de succès ; en 1766, d’Éon obtient du Roi une
rente annuelle conséquente en échange de la restitution des documents secrets.

En 1789, de nombreux citoyens réclamèrent dans les cahiers de bailliages


l’abolition du cabinet noir et l’interdiction de l’ouverture des lettres. Ces requêtes
feront l’objet de débats houleux à l’Assemblée constituante. Elles seront
« officiellement » satisfaites et traduites dans le décret du 10 août 1790.
L’interception des correspondances privées fut cependant rétablie par la
Convention, le 9 mai 1793, dans un décret ordonnant l’ouverture systématique
du courrier adressé aux émigrés. Mais, en réalité, cette pratique n’avait jamais
cessé. Au demeurant, elle perdurera jusqu’à nos jours. La remarque ironique
de Voltaire, émise en 1775 dans ses Questions sur l’encyclopédie, a toujours été
d’actualité quels que soient les démentis des gouvernements et les époques : en
France (et ailleurs) « jamais le ministère qui a eu le département des postes n’a
ouvert les lettres d’aucun particulier, excepté quand il a eu besoin de savoir ce
qu’elles contenaient. »

Michel Klen

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RENSEIGNEMENT INTÉRIEUR
ET SURVEILLANCE
DES POPULATIONS EN FRANCE
(XVIe‑XVIIIe siècles)

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LA COOPÉRATION EN MATIÈRE
DE RENSEIGNEMENT ENTRE VILLES
DU LYONNAIS AU DÉBUT DES GUERRES
DE RELIGION (1560-1570)

Gautier Mingous

Les villes de l’époque moderne n’ont que peu attiré l’attention des spécialistes
de l’espionnage. L’activité de renseignement, comprise comme la collecte,
l’analyse et la diffusion d’informations par une institution, a surtout été étudiée
à travers le prisme des grands serviteurs de l’État ou des ambassadeurs1.
Lorsqu’elles ont eu lieu, ces études ont surtout concerné une approche militaire
de la question, ou se sont concentrées sur de puissantes cités-États aux moyens
et à l’organisation décuplés en comparaison avec toute autre ville2.
Pour gouverner, les autorités urbaines se sont pourtant très largement
appuyées sur des informations obtenues par des voies officieuses et détournées.

1. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 ; Stephen
Budiansky, Her Majesty’s Spymaster : Elizabeth I, Sir Francis Walsingham, and the Birth
of Modern Espionage, Londres, Plume Books, 2005 ; S. Hellin, « Espionnage et contre-
espionnage en France au temps de la Saint-Barthélemy : le rôle de Jérôme Gondi »,
Revue Historique, 2008, 2, no 646, pp. 279-313 ; A. Hugon, Au service du Roi Catholique.
« Honorables ambassadeurs » et « divins espions », représentation diplomatique et service
secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez, 2004 ;
Béatrice Pérez (dir.), Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs. Les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne, Paris, Presses de l’Université Paris-
Sorbonne, 2010 ; J.-M. Ribéra, Diplomatie et espionnage. Les ambassadeurs du roi de France
auprès de Philippe II du traité du Cateau-Cambrésis (1559) à la mort de Henri III (1589),
Paris, Garnier, 2e éd., 2018 ; Jacob Soll, The Information Master. Jean-Baptiste Colbert’s
Secret State Intelligence System, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2009.
2. Serge Brunet, « De l’Espagnol dedans le ventre ! » Les catholiques du Sud-Ouest de la France
face à la Réforme (vers 1540-1589), Paris, Honoré Champion, 2007, pp. 381-466 ; Ioanna
Iordanou, Venice’s Secret Service : Organizing Intelligence in the Renaissance, Oxford, Oxford
University Press, 2019 ; Pierre-Jean Souriac, Une guerre civile. Affrontements religieux et
militaires dans le Midi toulousain (1562-1596), Seyssel, Champ Vallon, 2008, pp. 269-273.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Les échevins, gouverneurs et autres ecclésiastiques n’ont pas hésité à recourir


à l’informel pour collecter, traiter et diffuser certaines nouvelles sensibles,
notamment lorsque la sécurité de la cité était en jeu. Au milieu du xvie siècle,
alors que le royaume de France est frappé par la déchirure confessionnelle et
subit les affres de la guerre civile, les villes constituent un échelon fondamental
dans la structuration du renseignement monarchique. Elles organisent en effet
de nombreuses missions d’espionnage pour épier l’ennemi, le devancer, déjouer
ses plans, voire le déstabiliser, en vue d’assurer la sécurité de la communauté.
Dans une guerre où les batailles sont peu nombreuses et où les surprises de
villes se révèlent parfois décisives, l’espionnage doit anticiper l’affrontement à
venir et lutter contre l’attente angoissée de l’ennemi. Grâce aux relais établis
entre l’échelle urbaine et le pouvoir central, les informations obtenues viennent
également renseigner la monarchie sur l’adversaire pour lui permettre d’élaborer
une stratégie militaire plus globale1. Les pratiques du renseignement urbain se
révèlent multiples et les acteurs qui les mettent en œuvre peu connus.
La difficulté d’approcher le fonctionnement et les ramifications de
l’espionnage urbain s’explique en partie par la place centrale accordée au secret
dans les pratiques de gouvernement local2. Les autorités entourent leurs actes,
leurs délibérations, leurs privilèges ou leur comptabilité d’un voile secret pour
préserver leur autonomie dans la gestion de la ville3. Le secret structure la société
entre l’inclusion de ceux qui ont accès au savoir des affaires, et l’exclusion de
ceux qui l’ignorent, entre les dirigeants et le reste de la communauté4. Ce
principe s’applique d’autant plus au monde du renseignement que l’espion est,
par nature, l’homme du secret qui obtient les informations par des voies dérobées,
qui doit rester discret sur son identité et qui manipule des nouvelles elles-mêmes
confidentielles5. De ce fait, les sources restent silencieuses sur ces activités, tout
comme sur les liens qu’entretiennent pouvoirs et espions.
En outre, l’espionnage constitue, au début de l’époque moderne, une
pratique suspecte liée à la trahison du Prince, voire à la tyrannie6. Cette conception

1. Sur cette question, voir Gautier Mingous, « Catherine de Médicis et l’espionnage.


Correspondances et structuration du renseignement royal à Lyon dans les années 1570 »,
dans Caroline zum Kolk, Guillaume Fonkenell (dir.), Catherine de Médicis (1519-1589).
Politique et art dans la France de la Renaissance, à paraître en 2021.
2. Michel Sénellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement,
Paris, Seuil, 1995, pp. 245-277.
3. Wolfgang Kaiser, « Pratiques du secret », Rives nord-méditerranéennes, 17­| 2004, pp. 7-10.
4. Jean-Baptiste Santamaria, Le secret du prince. Gouverner par le secret, France-Bourgogne
xiiie -xve siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018, p. 40.
5. Bély, Espions et ambassadeurs, op. cit., p. 52 ; Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie
historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 11.
6. Hugon, Au service du roi catholique, op. cit., p. 364.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

est d’autant plus prégnante lorsque la guerre est civile et qu’elle brouille les
frontières entre des camps qui ne sont plus clairement définis, entre des fidélités
qui se font et se défont, terreau favorable au risque de traîtrise. Personnage de
l’ombre, l’espion est associé à tous les vices et aux mœurs suspectes que l’on ne
peut dévoiler sans attirer l’opprobre de la société. L’espionnage vient donc
discréditer les autorités qui en font l’usage et ternit leur honneur1. Cacher les
informations sur ces réseaux secrets a pour vertu de garder les autorités à l’abri
de l’infamie et du soupçon, et de préserver intacte la morale des institutions2.
Malgré la difficulté de mettre en lumière le fonctionnement de l’espionnage
urbain de la première modernité, les sources produites dans le contexte des
guerres de Religion se révèlent particulièrement fécondes. La nécessité de se
défendre et de concevoir une stratégie efficace face au danger a légitimé de faire
sortir l’espionnage de sa clandestinité pour le laisser apparaître au cœur des
écrits officiels des municipalités. Au-delà des connaissances apportées sur
l’organisation locale du renseignement, l’étude de cette documentation fait
émerger des tentatives de coopérations urbaines menées à plus ou moins grande
échelle autour de l’espionnage. Les villes se sont en effet appuyées sur des
opérations secrètes menées conjointement, ou sur un intense commerce des
renseignements obtenus par le biais d’espions, pour élaborer une réponse
commune aux problématiques posées par la guerre. Ces réseaux informels
viennent en réalité doubler des relations officielles établies entre villes d’une
même région et participent à la mise en défense d’un espace à défendre grâce
à l’échange d’informations secrètes. Ce partage coordonné de renseignements
sensibles vient interroger la tentative de créer une véritable communauté élargie
du renseignement à l’échelle régionale.
Pour étudier ce phénomène, la ville de Lyon et ses régions environnantes
peuvent être prises comme terrain d’étude. Deuxième ville du royaume de
France, la cité rhodanienne occupe une position stratégique de premier ordre.
Située à la confluence du Rhône et de la Saône, elle est un point de passage
reliant le nord de la France à la Méditerranée et l’Italie. Place frontière, elle est
au contact du duché de Savoie, des Cantons suisses et de Genève, capitale
calviniste. Lyon s’intègre aussi à un réseau de villes françaises, telles Grenoble,
Mâcon, Valence ou Vienne, toutes unies autour d’un territoire catholique dont
il s’agit de préserver la sécurité face à l’ennemi protestant. Pour y parvenir, outre
l’organisation de campagnes armées, d’échange d’armes et de munitions, ces

1. Michel Nassiet, « L’honneur au xvie siècle : un capital collectif », dans Hervé Drévillon,
Diego Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2011, pp. 71-90.
2. Santamaria, Le secret du Prince, op. cit., p. 159.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

cités décident de mettre en commun le fruit de leurs opérations secrètes pour


proposer une stratégie d’action concertée.
La création de connexions interurbaines secrètes, à la fois multiples et
multiformes, est au cœur de cette réflexion. À travers elle, c’est la naissance
d’une communauté régionale du renseignement qu’il s’agit d’interroger, et avec
elle, le nécessaire effort d’institutionnalisation de l’espionnage urbain. Par les
communications secrètes, les échanges d’informations ou la circulation d’avis
et d’espions, c’est un vaste espace politique de l’informel qui émerge de l’obscurité1.

Le renseignement urbain, entre diversité


et politisation des structures

Étudier les formes de coopérations secrètes mises en place entre villes


durant les premières décennies des guerres civiles du xvie siècle nécessite
d’effectuer un rapide détour par l’organisation de l’espionnage urbain. Bien que
les sources municipales ne révèlent qu’avec parcimonie le fonctionnement du
renseignement pratiqué par les autorités locales, il est possible de brosser un
tableau non exhaustif des structures développées à l’intérieur d’une même ville.
Celles-ci se caractérisent par une diversité des personnels employés pour percer
le secret d’autrui, des institutions qui organisent le renseignement et des missions
confiées aux espions.
L’exemple lyonnais illustre parfaitement ce phénomène. L’échevinat comme
le gouverneur de la ville ont recours à un ensemble diversifié d’espions pour
mener leurs opérations secrètes. Les sources ne les nomment pas ainsi mais
utilisent des termes qui renvoient à leur fonction d’informateurs et au secret
qui les entoure. Il est fait mention, par exemple, des « messagiers secretz », des
« secretz explorateurs » ou encore de « gens » et de « personnages2 ». Il arrive
toutefois que certains espions soient explicitement nommés, de même que leur
état. En 1557, les échevins de Lyon emploient un certain Thomas Guérin,
marchand de profession, pour plusieurs missions, de même qu’un dénommé
Matthieu Croppet, habitant de Lyon3. En 1568, Jehan Corant, hôtelier lyonnais,
est envoyé en mission dans le Vivarais4. De son côté, le gouverneur François

1. Sébastien Laurent (dir.), Politiques du renseignement, Bordeaux, Presses Universitaires de


Bordeaux, 2009.
2. Archives municipales de Lyon (désormais AML), BB 79, f° 289v°, 11 octobre 1557 ; CC
1155, f° 63, 4 octobre 1568 ; CC 1203, f° 44v°, 1er septembre 1573.
3. AML, BB 79, f° 234v°, 31 août 1557 ; f° 280, 9 octobre 1557.
4. AML, BB 87, f° 121, 4 octobre 1568.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

de Mandelot entoure l’identité de ses espions d’un voile opaque. En 1569, l’envoi
de plusieurs gentilshommes de la maison du représentant royal est mentionné
sans autre détail1. La diversité des personnes employées met au jour des profils
variés en fonction des ordonnateurs de la mission. Les échevins semblent se
reposer sur des hommes modestes, certainement connus des autorités, souvent
bien insérés socialement et habitués à voyager ou à manier l’information. Le
gouverneur, en revanche, s’appuie sur des personnes issues de son entourage
proche. Il lui arrive aussi de recruter des espions de plus basse condition, tel le
page d’un prince allemand chargé d’épier son maître pour le compte du lyonnais2.
Cet ensemble hétéroclite d’informateurs secrets ne représente qu’une très
faible part des espions envoyés en mission, sur lesquels la documentation reste
muette. Comptes et délibérations insistent cependant sur la coopération qui
voit le jour entre espionnage municipal et gouvernemental. Les deux organes
du pouvoir urbain laïque organisent en effet régulièrement des missions
communes. Dès 1557, le siège de la ville voisine de Bourg-en-Bresse par les
troupes savoyardes et espagnoles incite le comte de Grignan, lieutenant général
de Lyon, à demander aux échevins d’envoyer « ordinairement gens sur les
champs3 » pour obtenir des informations sur l’ennemi. De même, en janvier 1576,
des rumeurs faisant état de la venue de reîtres en Bourgogne poussent le
gouverneur François de Mandelot à coopérer avec le corps de ville pour dépêcher
plusieurs espions auprès de ces troupes4. L’ordre de la mission peut aussi venir
des échevins. Alors que plusieurs villes voisines tombent aux mains des protestants
en octobre 1567, le gouverneur René de Birague est « contrainct à la priere du
consulat5 » d’envoyer plusieurs de ses informateurs dans les cités surprises. Les
liens tissés entre échevins et gouverneurs sont tels que lorsque Birague quitte
la lieutenance générale du Lyonnais, la municipalité loue, parmi tous les services
rendus, ses efforts pour organiser des opérations d’espionnage en coopération
et les sommes avancées pour entretenir un réseau d’espions étendu aux territoires
environnants6. Loin d’agir de manière séparée, espions municipaux et
informateurs du gouverneur mènent, au contraire, des actions communes.
La documentation ne donne aucun détail sur la façon dont s’organise cette
coopération au quotidien. Contrairement aux autres missions d’espionnage, le
résultat de l’enquête secrète est partagé. Les registres n’évoquent jamais l’acte
de transmission des renseignements découverts d’une institution à l’autre,

1. AML, BB 88, f° 232, 25 novembre 1569.


2. Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), Ms. Fr. 2704, f° 284, 21 novembre 1569.
3. AML, BB 79, f° 289v°, 11 octobre 1557.
4. AML, BB 94, f° 19v°, 22 janvier 1576.
5. AML, CC 1155, f° 63, 4 octobre 1568.
6. AML, BB 87, f° 220v°, 4 octobre 1568.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

confirmant bien la nature secrète de l’action. En revanche, le processus de


rémunération des différents espions apparaît dans les sources officielles. Dans
la plupart des cas, c’est le corps de ville qui prend en charge les frais dépensés
par les espions, même quand ces derniers dépendent du gouverneur. Au milieu
des années 1570 par exemple, le consulat finance « les affaires secretz de guerre1 »
menées par le gouverneur. Le budget consacré à ces collaborations est
particulièrement élevé. Au moment de son départ, René de Birague reçoit ainsi
la somme totale de 2 053 livres et 12 sols tournois pour toutes ses opérations
d’espionnage organisées à Genève, Mâcon, Vienne, ainsi que dans d’autres
villes dauphinoises2. De même, François de Mandelot perçoit un total de
1 591 livres tournois pour l’envoi de plusieurs agents, à l’intérieur comme à
l’extérieur du royaume, durant l’année 15733. Au cours de cette même année
1573, près de 2 000 livres tournois ont ainsi été dépensées pour des questions
d’espionnage.
L’ampleur des sommes engagées par le renseignement lyonnais s’explique
par les différents types de missions organisées. Lors des opérations ponctuelles,
les sommes proposées doivent couvrir les frais de bouche et de voyage,
dédommager l’informateur d’éventuelles pertes d’argent lorsqu’il n’exerce pas
son activité professionnelle habituelle, et l’inciter à se mettre en danger pour
la cité. Le risque se négocie et se paie parfois au prix fort, attirant, de ce fait, les
candidats vers l’espionnage. Les gouverneurs s’appuient aussi sur des espions
engagés de manière permanente chez l’ennemi, notamment à Genève ou en
Allemagne, nécessitant de débourser des gages annuels certainement élevés
pour fidéliser ces personnes infiltrées.
L’activité du renseignement reste profondément liée aux attributions de
chaque acteur du pouvoir. C’est en tant que garante de l’ordre public que la
municipalité se doit de maîtriser les situations intérieures et extérieures, en vue
de garder la population sous contrôle et l’ennemi sous surveillance. Pour ce
faire, l’alliance de ses réseaux d’informateurs avec ceux du gouverneur de la
province s’avère essentielle. Ce dernier, responsable des affaires militaires,
détient des informations souvent plus détaillées sur l’ennemi et peut compter
sur un réseau étendu de relations qui lui délivre des nouvelles ignorées par les
échevins. En prenant en charge la rémunération des espions au service du
gouverneur, le conseil de ville se réserve la possibilité de bénéficier de réseaux
structurés desquels il était auparavant exclu, sans avoir à tisser une toile toujours
longue à se mettre en place. La documentation municipale rend d’ailleurs

1. AML, CC 1221, f° 6v°, comptes de 1573-1574.


2. AML, CC 1155, f° 63, 4 octobre 1568.
3. AML, BB 91, f° 142, 1er septembre 1573.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

compte de la mission qui anime ces réseaux : à chaque fois que le gouverneur
met à contribution ses informateurs, c’est pour découvrir les complots « qui
pourroient estre entrepruis sur ceste ville » et pour œuvrer « à la surté et
conservation1 » de Lyon. Le système lyonnais repose donc sur un fonctionnement
en vase-clos, exclusivement dirigé par et pour les élites de la cité.
Coordonner les opérations et mettre en œuvre une politique officielle de
rémunération des espions tend à confirmer la volonté de faire de cette activité
la chasse gardée des autorités. Un fonctionnement similaire s’observe dans les
villes voisines. La documentation officielle des différentes municipalités met
en lumière l’utilisation régulière d’espions employés au service de la ville. En
décembre 1567 par exemple, les échevins de Vienne recrutent un homme pour
aller épier les armées ennemies présentes dans les environs, alors qu’un
informateur secret est dépêché en Bresse par la ville de Mâcon pour découvrir
les menées secrètes des adversaires durant l’année 15742.
Dans tous les cas, le système développé par les villes illustre parfaitement
la politisation du renseignement urbain3. Par le contrat et la rémunération qui
les lient aux pouvoirs qui les recrutent, les espions agissent généralement pour
le compte d’une institution unique pourvoyeuse d’ordres. Jamais les autorités
alliées ne procèdent à des transferts d’espions d’une ville à l’autre ou n’organisent
des opérations conjointes sur le terrain. À l’échelle interurbaine, chaque
institution agit pour son propre compte et ne dévoile rien du processus
d’acquisition du renseignement. Les autorités mènent leur action à l’abri des
regards sans avoir à assumer officiellement un recours à la ruse toujours stigmatisé
par la morale chrétienne4. Les coopérations régionales en matière de renseignement
doivent donc être comprises avant tout comme un échange d’informations
orchestré par les institutions urbaines qui décident ou non de transmettre leurs
données secrètes. Les espions sont absents du processus de diffusion du
renseignement régional. Ils n’entrent en jeu que dans le cadre des structures
institutionnelles qui les pilotent.

1. AML, BB 88, f° 232, délibération du 25 novembre 1569.


2. Archives municipales de Vienne (désormais AMV), BB 40, f° 346, 6 décembre 1567 ;
Archives municipales de Mâcon (désormais AMM), CC 86, f° 1, comptes de 1574-1575.
3. Benoît Léthenet, Espions et pratiques du renseignement. Les élites mâconnaises au début du
xve siècle, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2019, p. 35.
4. Santamaria, Le secret du prince, op. cit., p. 158.

63

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Circulations régionales des informations secrètes

Si les missions d’espionnage s’effectuent en toute en autonomie, le résultat


de la collecte des informations fait, lui, l’objet d’un intense commerce entre
cités alliées. Indispensables pour contrecarrer l’ennemi et préserver la sécurité
régionale, les renseignements secrets circulent sous différentes formes et font
intervenir une multiplicité d’acteurs qui rendent compte de la diversité et de la
vitalité des réseaux de communication informels mis en œuvre entre villes1.
La circulation des renseignements secrets procède tout d’abord d’échanges
directement organisés entre autorités. Une fois exposées les informations
découvertes par l’espion au retour de sa mission, les échevins comme le gouverneur
diffusent les avis obtenus2. Cela s’effectue de manière ciblée, les destinataires
étant choisis en fonction de la nature des informations découvertes et des
desseins de l’ennemi. Les renseignements peuvent être transmis à l’oral par un
messager spécialement envoyé à cet effet. À l’été 1557 par exemple, après s’être
rendu en Franche-Comté pour épier les agissements des troupes savoyardes et
espagnoles, l’espion lyonnais Claude Coignet est sommé de se rendre à Genève
pour tenir informé le Conseil d’État et rapporter ses conclusions aux échevins3.
Cette pratique peu commune fait intervenir l’espion comme messager de ses
propres découvertes à destination d’une autre ville. Sa mission se trouve à la
limite de l’officiel et du confidentiel. La lettre qu’il transporte et remet aux
Genevois est non seulement écrite par le consulat de Lyon en vue de l’introduire
auprès des syndics, mais aussi répertoriée dans le registre des délibérations du
Conseil, preuve que sa députation est officielle4. En revanche, le dialogue amorcé
entre le messager et ses interlocuteurs est passé sous silence, actant le caractère
secret des informations divulguées.
Ce type de fonctionnement reste exceptionnel. Dans la plupart des cas, les
renseignements transitent par d’autres canaux pour parvenir aux villes alliées.
En 1574 par exemple, plusieurs opérations d’espionnage organisées par le
consulat et le gouverneur de Lyon sont dirigées contre Genève et la Bresse. Dans
un premier temps, les avis sont délivrés aux autorités lyonnaises par l’espion,

1. Bastian Walter, « “Bons amis” et “agents secrets”. Les réseaux de communication informels
entre alliés », dans Laurence Buchholzer, Olivier Richard (dir.), Ligues urbaines et espace
à la fin du Moyen Âge. Städtebünde und Raum im Spätmittelalter, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, pp. 179-201.
2. Sur la mise en forme de ces avis, voir Bastian Walter, « Transmettre des secrets en temps de
guerre. L’importance des cedulae inclusae pendant les guerres de Bourgogne (1468-1477) »,
Revue d’Alsace, 138 | 2012, pp. 7-25.
3. AML, BB 79, f° 227v°, 10 août 1557.
4. Archives d’État de Genève, RC 57, f° 242v°, 19 juillet 1557.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

selon le schéma traditionnel généralement observé. Ces informations sont


diffusées, dans un second temps, vers d’autres cités comme celle de Mâcon. Les
fonds bourguignons ont en effet conservé plusieurs lettres lyonnaises qui font
état de mouvements de troupes observés à Genève, au printemps et à l’été 15741.
Pour assurer la fiabilité de leurs renseignements, les dirigeants lyonnais multiplient
les formules qui font référence à des informations obtenues de première main2.
La concordance de ces lettres avec l’organisation des missions d’espionnage ne
laisse que peu de doutes sur l’origine secrète des avis reçus. Le détail du message
a été simplifié pour n’en conserver que l’idée principale, opérant par ce biais
un changement de statut de l’information qui cesse d’être informelle pour
devenir une nouvelle officielle et certaine, méritant d’être diffusée et connue
par les alliés.
Le gouverneur participe également à ces échanges. Grâce à la toile tissée
dans les régions dominées par les protestants, il se montre capable de transmettre
à son tour des informations sensibles à ses homologues et pourvoir à la défense
de la province. Une lettre envoyée par le gouverneur François de Mandelot à
Bertrand de Gordes, lieutenant général en Dauphiné, rapporte ainsi les avis
secrets reçus d’Allemagne au sujet de mouvements d’armées en décembre 15723.
De même, trois ans plus tard, un avis très détaillé venu de Suisse et qui rend
compte des levées de troupes effectuées dans les Cantons et dans l’Empire pour
le prince de Condé, semble avoir été transmis à Gordes depuis Lyon4. Dans le
sens inverse, le Dauphinois a certainement transféré des renseignements obtenus
par la comtesse de Tournon, cette dernière lui demandant d’être le relais de ces
informations auprès de François de Mandelot5. L’absence de la correspondance
active de Bertrand de Gordes ne permet pas d’être certain que ce contre-don
de nouvelles confidentielles a bien été opéré. Comme dans le cadre des
informations officielles, l’envoi d’avis secrets peut en effet être suivi d’une
réciprocité destinée à remercier son allié et à poursuivre les échanges. Cette
pratique s’observe par exemple entre Lyon et Mâcon. Une dépêche mâconnaise
divulgue ainsi des renseignements obtenus grâce à des « gens en campagne »
ayant espionné des troupes en Bresse, après que les Lyonnais aient eux-mêmes

1. AMM, EE 49, f° 31, 35 et 36, le consulat de Lyon au consulat de Mâcon, Lyon, 21 mai,
16 juillet et 12 août 1574.
2. Les expressions utilisées sont, par exemple, « nous avons sceu pour certain que à Geneve »,
« nous scavons que ceulx de Geneve », ou encore « scaichant certainement que plusieurs
sont sortiz et sortent encore de Geneve ».
3. Bibliothèque du Château de Chantilly (désormais BCC), Série K, T. XIX, f° 221, François
de Mandelot à Bertrand de Gordes, Lyon, 2 décembre 1572.
4. BCC, Série K, T. XXX, f° 229, août 1575.
5. BCC, Série K, T. XIX, f° 21, la comtesse de Tournon à Bertrand de Gordes, Tournon,
27 février 1575.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

transmis des avis secrets1. La rareté de ces références directes indique que la
plupart des informations secrètes a été diluée dans les discours officiels sans se
référer à l’activité de l’espionnage que les autorités ne semblent pas tout à fait
assumer dans leurs correspondances interurbaines.
La diffusion du secret à l’échelle régionale ne concerne pas uniquement
des échanges directs entre autorités voisines. Les réseaux d’espionnage mettent
également en lumière d’autres formes de transmission des renseignements
reposant sur des acteurs disséminés dans les environs de Lyon, lesquels
interviennent pour transporter les messages secrets. Plusieurs exemples tirés
des sources officielles et épistolaires des autorités viennent illustrer ce phénomène.
En avril 1573, une missive rédigée par le gouverneur François de Mandelot
à l’attention du secrétaire d’État Nicolas Neufville de Villeroy détaille le circuit
emprunté par un avis secret envoyé par un espion allemand agissant pour le
compte des Lyonnais. Rédigé à Augsbourg, le message rejoint la Bourgogne par
le biais d’un particulier. Là, il est pris en charge par un second relais pour être
transporté à Lyon où l’attend un dernier contact qui remet finalement le pli au
gouverneur2. En tout, trois personnes interviennent dans le processus de
transmission du courrier avant que ce dernier n’arrive à son destinataire.
Mandelot dispose donc d’un réseau de connaissances ponctuellement mobilisé
pour transporter des données sensibles de manière indirecte. Même si ce procédé
ne permet pas une circulation du renseignement aussi rapide que celle observée
avec le système traditionnellement mis en œuvre, il procure l’avantage d’emprunter
des voies détournées pour ne pas remonter directement jusqu’au gouverneur,
et laisser ainsi dans l’ombre l’ordonnateur de la mission. De plus, ces relais
disséminés dans la région sont aussi un moyen de capter des informations qui
ne sont pas initialement destinées aux Lyonnais, mais qui sont relayées par ces
agents dormants, une fois parvenues entre leurs mains.
La municipalité de Lyon n’hésite pas à recourir à des procédés similaires.
En 1575, les échevins décident d’entretenir au moins deux hommes en Bresse,
l’un à Nantua et l’autre à Seyssel, pour les avertir « de toutes les occurrences et
passaiges qui se peuvent faire esdictz lieulx3 ». Le choix de ces deux villages
bressans est stratégique : situés en bordure des routes principales qui mènent
à Genève, ils sont traversés par des marchands venant de la capitale protestante.
Les hommes du consulat sont donc chargés de récupérer des informations
auprès de ces voyageurs, tout en observant les possibles mouvements de troupes
provenant de Suisse. À défaut de parler ici d’espions, ces informateurs clandestins
1. AML, AA 72, f° 21, le consulat de Mâcon au consulat de Lyon, Mâcon, 10 mars 1575.
2. BnF, Ms. Fr. 2704, f° 338v°, François de Mandelot à Nicolas Neufville de Villeroy, Lyon,
11 avril 1573.
3. AML, BB 93, f° 180, 2 novembre 1575.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

participent à élaborer un maillage de renseignement étendu au pays et guidé


par une ligne de conduite fixée par les autorités lyonnaises.
Un dernier exemple de cette circulation régionale est offert par un avis
d’espion datant de 15751. Reçu à Grenoble par Bertrand de Gordes le 14 septembre,
il consiste en une somme de renseignements venus des Cantons suisses et de
conseils adressés à François de Mandelot au sujet de la levée de troupes pour
le service du roi de France. Le gouverneur est cité à quatre reprises dans le
document, bien que ce dernier ne lui soit pas directement envoyé. En effet,
l’espion est employé par Bertrand de Gordes et doit donc s’adresser à lui pour
respecter la hiérarchie du réseau, même si les informations glanées ne lui sont
pas directement adressées. Ainsi, l’agent secret ne cloisonne pas ses opérations
et n’hésite pas à agir en faveur du gouverneur lyonnais lorsque la situation le
requiert. Le fait de citer le nom de Mandelot pour l’associer aux renseignements
diffusés indique également que l’espion est tenu au courant des intérêts des
différents acteurs politiques de la région pour œuvrer en leur faveur. Ce compte-
rendu met en lumière une certaine perméabilité des réseaux secrets et insiste
sur leur capacité à répondre à des attentes bien plus larges que celles de la simple
relation réticulaire, au service de la cause catholique de toute une région.
Les circulations d’avis secrets prises dans leur diversité dévoilent ainsi une
communauté du renseignement étendue à la proche région de Lyon. Fondée
sur le transfert et la mobilisation plus ou moins coordonnés d’informations
secrètes, elle repose avant tout sur des solidarités interurbaines mobilisées pour
percer les secrets de l’ennemi et ainsi prendre un temps d’avance sur lui. Par
ce procédé, le renseignement devient un outil politique qui n’a parfois plus
grand-chose à voir avec l’occulte. Cette évolution du statut de l’information ne
change pourtant rien à la clandestinité de l’espion qui demeure un agent qu’il
convient de laisser dans l’ombre. Pour être rendues plus efficaces encore,
l’ensemble de ces communications régionales ont enfin été complétées par des
tentatives de coopérations plus poussées encore.

Surveillances et actions communes

Les coopérations du renseignement régional ne reposent pas uniquement


sur la circulation d’avis secrets. Les autorités catholiques de la région lyonnaise
ont parfois pris le parti de briser le silence au sujet de l’espionnage pour favoriser
l’organisation de missions communes avec d’autres élites urbaines. Celles-ci
prennent part au phénomène du contre-espionnage. Pour le définir, deux types
1. BCC, Série K, T. XXX, f° 298, avis reçu à Grenoble, 14 septembre 1575.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

d’approches doivent être retenues : l’une défensive, l’autre offensive. La première


mission du contre-espionnage consiste à empêcher l’ennemi d’infiltrer le
territoire placé sous l’autorité des élites pour éviter l’organisation de complots.
Sa seconde mission a pour but de prévoir les intentions des agents secrets
ennemis pour détecter, en amont, toute tentative d’action secrète1. Le but du
contre-espionnage est donc d’identifier les objectifs, l’organisation et les réseaux
adverses pour mieux le combattre. Cette tâche implique de connaître les
structures secrètes de l’ennemi pour les infiltrer, les désorganiser, voire les
induire en erreur. Si les pouvoirs urbains organisent parfois seuls ces opérations,
d’autres reposent sur une entente plus étendue. Le contre-espionnage permet
en effet de défendre un territoire pensé comme un espace catholique à préserver
du danger huguenot. L’entraide interurbaine s’avère donc essentielle.
Cette coopération repose sur plusieurs piliers. Le premier d’entre eux
consiste à surveiller les espions ennemis et les suspects. Repérés comme de
possibles fauteurs de troubles ou comme des adversaires avérés, ils font l’objet
d’une communication entre pouvoirs pour procéder à leur arrestation et ce,
malgré leurs multiples déplacements. Une telle coordination nécessite d’obtenir,
en amont, des renseignements nombreux et précis sur les individus en question
pour que l’autorité réceptrice puisse les localiser, les surveiller et procéder à
leur capture. Généralement, les informations échangées concernent leur
apparence physique et son identité.
L’illustration de ce type de coopération peut s’observer dans une missive
envoyée par les échevins lyonnais à l’attention de leurs homologues de Mâcon,
datée du 13 avril 15702. Cette lettre dresse le véritable portrait-robot d’un suspect
huguenot surnommé Février. Homme « d’assez bon esperit » et « bon ingenyeur »,
il fait d’abord l’objet d’une surveillance à Lyon par les échevins, qui leur a permis
de connaître tous ses faits et gestes et d’établir un portrait-robot plutôt détaillé3.
Après avoir appris que le suspect avait quitté la ville pour se rendre à Mâcon,
les conseillers de ville envoient sa description physique aux échevins mâconnais :
« Il est homme de moyenne et quasi petite stature, assez trappe, les yeulx aulcunement
enfoncez en la teste, la barbe courte et assez espoisse, poil chastaignyer, de l’eage
d’environ quarante deux ou quarante troys ans, et est tel qu’il merite bien estre
veillé ».

1. A. Hugon, Au service du roi catholique, op. cit., p. 492.


2. AMM, EE 49, f° 5, le consulat de Lyon au consulat de Mâcon, Lyon, 13 avril 1570.
3. Sur ces aspects, voir Ilsen About, Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes,
Paris, La Découverte, 2010, pp. 8-55 ; Valentin Groebner, Who are you ? Identification,
Deception, and Surveillance in Early Modern in Europe, New York, Zone Books, 2007,
pp. 66-97.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

Le signalement donné aux Mâconnais se veut suffisamment précis pour


appréhender un individu dont la capacité de nuisance s’avère importante,
notamment s’il venait à rejoindre l’adversaire, raison pour laquelle il est intimé
aux autorités de le surveiller dès son arrivée en ville. Si le terme d’espion n’est
pas utilisé, il s’agit bien ici de contre-espionnage car le suspect est clairement
identifié comme un danger pour la sécurité urbaine et régionale, tant à cause
de sa religion que de ses connaissances ou de sa parenté. Contrôler cette personne
équivaut à se prémunir contre des complots éventuels et accroître les chances
de découvrir des renseignements secrets à l’insu de l’ennemi. L’échange
d’informations indique que la surveillance n’est plus uniquement envisagée à
l’échelle de la cité mais se pense entre autorités voisines pour protéger un
territoire régional structuré en réseau de villes alliées, catholiques et entièrement
dévouées au service du roi. La mobilité de l’ennemi à l’intérieur de cet espace
étendu justifie le partage de renseignements pour surveiller et contrer les
éléments dangereux. La communication interurbaine apparaît ici comme un
outil mis en œuvre pour percer le secret de l’ennemi sans attirer l’attention.
Au-delà de la surveillance des individus, le contre-espionnage comprend
aussi des actions beaucoup plus concrètes, second pilier de la coopération
régionale en matière de renseignement. En effet, la découverte ou l’arrestation
d’espions peut mener à élaborer des opérations communes entre villes, notamment
pour remonter la filière et porter un coup décisif à l’adversaire. Ces actions
présentent des ramifications parfois très étendues. Repérer et appréhender un
espion permet d’identifier ses complices, ses contacts, voire parfois ses chefs
ou ceux qui l’ont financé, soit autant d’acteurs qui ne se trouvent pas au même
endroit et qui appellent les autorités urbaines à collaborer pour frapper et
désorganiser le réseau.
Une lettre écrite par les échevins de Grenoble à ceux de Lyon en avril 1569
illustre à elle seule les opérations de contre-espionnage, offensif comme défensif,
qui ont pu être organisées à l’échelle de deux villes voisines. Une communication,
dont ne subsiste qu’une seule missive, s’est ainsi développée autour de l’arrestation
par les Grenoblois d’un espion nommé Antoine Lobet, suspecté d’avoir voulu
rejoindre les troupes du prince de Condé grâce à un passeport signé de la main
du gouverneur Mandelot1. L’interrogatoire de l’espion met en lumière le rôle
joué par un marchand lyonnais, Jacques Myard, natif de La Mure près de
Grenoble, qui lui aurait remis secrètement le document officiel ainsi que « la
description des villes et villaiges où il debvoit passer pour aller au camp du prince
de Condé ». Ces renseignements, transmis à Lyon, provoquent l’arrestation de
Myard par les autorités lyonnaises. Entretemps, un nouvel interrogatoire du

1. AML, AA 71, f° 27, le consulat de Grenoble au consulat de Lyon, Grenoble, 15 avril 1569.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

suspect permet de mieux envisager sa mission et les ramifications lyonnaises


de son réseau. Évoluant sous la fausse identité de « Brègne » pour rester dans
la clandestinité, il affirme avoir été hébergé par un certain Maistre Claude, chez
qui aurait été apporté le passeport. L’ensemble de ces informations est à nouveau
envoyé par écrit aux Lyonnais pour confondre Jacques Myard et arrêter le
troisième personnage. La lettre grenobloise permet de révéler les identités de
trois complices et de démanteler une partie d’un réseau ennemi à Lyon. Grâce
aux renseignements transmis, les autorités ont certainement pu remonter la
filière des contacts de Jacques Myard présents dans l’entourage du gouverneur,
ceux-là même qui lui ont octroyé un passeport officiel. Cet échange d’informations
rend bien compte de la solidarité urbaine à l’œuvre : le démantèlement du réseau
est permis par des acteurs extérieurs qui ne sont pas directement concernés
par le danger que représentent ces individus. Pouvoirs lyonnais et grenoblois
coopèrent pour briser les activités secrètes de l’adversaire et le mettre hors d’état
de nuire.
La même lettre évoque également des actions de contre-espionnage défensif.
En effet, les échevins de Grenoble affirment que le « xiie de ce moys fust pruis
ung aultre espyon au lieu de Gière, villaige près de Grenoble demy lieue1 ». Des
lettres datées du 7 avril et signées à Chambéry sont trouvées en sa possession.
Après interrogatoire, l’homme avoue venir de Genève et avoir été chargé de
transporter les missives. L’une d’elles laisse entendre qu’un complot vise la cité
rhodanienne puisque sont inscrits les mots suivants : « Ne vous trouves poinct
à ceste foire de Lyon et tenés vous en vostre maison2 ». L’information est transmise
aux échevins pour les inciter à rester sur leurs gardes et à surveiller les éléments
suspects pour les empêcher mettre à exécution leur machination supposée. La
réception de ce renseignement coïncide avec une convocation de la milice
urbaine lyonnaise par le gouverneur pour lui ordonner de prendre garde aux
étrangers de passage dans la ville pendant les foires3. Si le registre consulaire
ne lie pas directement cet appel à la vigilance aux informations reçues, la
concordance des dates ne laisse que peu de doutes sur l’origine de ce regain de
surveillance.
Deux autres exemples viennent également illustrer les tentatives d’actions
coordonnées entre villes. Au printemps 1573, les échevins de Vienne interceptent
un paysan chargé de transmettre des messages secrets à plusieurs habitants
huguenots de la ville. Ces informations font état d’un complot ourdi contre
Vienne et font intervenir des réseaux espions implantés dans la cité. Pour

1. Idem.
2. Idem.
3. AML, AA 88, f° 98, délibération du 19 avril 1569.

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La coopération en matière de renseignement entre villes du Lyonnais

contrecarrer leurs plans, les échevins se tournent vers le gouverneur de Lyon,


François de Mandelot, afin que ce dernier envoie deux cents arquebusiers pour
protéger ses voisins1. De même, en septembre 1575, un avis d’espion venu de
Suisse conseille aux Grenoblois et Lyonnais de développer des réseaux
d’espionnage à Genève « pour estre adverty de ce qu’il se manie2 ». Cet avis est
motivé par le fait que l’informateur secret se trouve loin de la capitale protestante,
ne lui permettant pas d’obtenir des informations viables. Cette note, transmise
à Grenoble, est envoyée aux autorités lyonnaises par le biais de Nicolas de Lange,
lieutenant général de la sénéchaussée de Lyon. Une telle demande est unique
et rend compte de réflexions sur l’espionnage pensées à l’échelle du pays. S’il
n’est pas énoncé que les réseaux lyonnais et grenoblois doivent nécessairement
coopérer, il est sous-entendu que les informations découvertes doivent parvenir
à l’auteur du billet pour amorcer une action destinée à profiter aux catholiques
dans leur ensemble. Dans ce cas précis, l’espionnage est envisagé par le biais
d’une action coordonnée à distance, suivie par une centralisation des données,
gages de résultats probants.
Bien que ponctuelles, ces tentatives ont tout de même été pensées en lien
avec l’extérieur, en réseaux de villes alliées, et pas uniquement à l’échelle d’une
seule communauté urbaine. Sans être parfaitement structurée, la coopération
interurbaine en matière de renseignement est venue confirmer l’idée que le
secret a constitué une arme à partager pour mieux frapper l’adversaire et le
déstabiliser.

Les premières décennies des guerres de Religion offrent un éclairage original


sur les pratiques de l’espionnage et du renseignement de la première modernité.
Loin de se développer uniquement dans les plus hautes sphères de l’État ou
dans les ambassades, le renseignement est aussi urbain, milieu dans lequel il
prospère et fait intervenir une grande diversité d’acteurs officiels comme
officieux. Malgré le secret nécessaire à l’organisation des opérations d’espionnage,
les autorités urbaines ont aussi cherché à coopérer les unes avec les autres pour
créer une communauté du renseignement catholique étendue à toute une région
traversée par les guerres et menacée par l’ennemi. Cette communauté fonctionne
sans commandement structuré, au gré des intérêts des différents pouvoirs
urbains et des informations possédées. Ces dernières sont échangées et donnent
lieu à une communication réciproque qui concourt à renforcer la cohésion entre
partenaires catholiques. Si la recherche des renseignements s’effectue le plus

1. AMV, BB 46, f° 60, 10 avril 1573.


2. BCC, Série K, T. XXX, f° 299, avis du 14 septembre 1575.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

souvent de manière autonome, les actions communes mises en œuvre illustrent


la tentative d’institutionnaliser l’espionnage et le partage du secret. Organisées
à l’échelle de toute une région, ces opérations ne sont pas généralisées et se
trouvent limitées, la plupart du temps, par des moyens souvent réduits et par
une coordination parfois incomplète. Toutefois, ces voies de communications
parallèles et les coopérations auxquelles elles ont donné lieu constituent l’un
des fondements de la cohésion entre alliés par-delà l’éloignement géographique1.
Ces réseaux interurbains parallèles et informels se situent donc à la limite entre
l’officiel et l’officieux, entre le visible et ce qui doit rester caché, dans un entre-
deux délibérément entretenu et mis au service d’une politique locale.
Le cas lyonnais et de sa région dans les années 1560 et 1570 invite à porter
un nouveau regard sur la manière dont se pense et s’organise le renseignement
à l’échelle d’une ville, ainsi que ses multiples ramifications. Nécessaires à la
mise en défense d’un territoire, ces coopérations tournées vers le secret et
l’espionnage illustrent de façon originale la vitalité des communications
interurbaines, pierre angulaire des solidarités bâties entre villes pour faire face
à la guerre civile.

Gautier Mingous

1. Walter, « “Bons amis” et “agents secrets” », art. cit., p. 194.

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LA SURVEILLANCE DES PROTESTANTS
DE L’INTENDANCE DU LANGUEDOC
SOUS LOUIS XV : ENJEUX ET LIMITES
DE L’ESPIONNAGE INTÉRIEUR

Baptiste Werly

De 1740 à 1760, environ la moitié des assemblées protestantes de la période


du Désert1 qui ont été dispersées par les troupes royales en Languedoc et mises
à l’amende furent initialement repérées et dénoncées par des espions spécialement
mobilisés par le pouvoir et rémunérés en conséquence. Cet article rend compte
de ce phénomène et de ses limites en proposant une contextualisation de cette
pratique, une explication de ses modalités, de ses objectifs et de son fonctionnement.

Un Désert sous haute surveillance

Entre 1685 et 1787, soit de la révocation de l’Édit de Nantes à l’Édit de


tolérance de Louis XVI, le protestantisme est interdit, poursuivi et condamné
en France. Pour les huguenots qui ne peuvent rejoindre clandestinement les
pays du Refuge (Angleterre, Allemagne, Suisse, Provinces-Unies…) et qui sont
principalement concentrés dans le « croissant » huguenot (de La Rochelle à
Grenoble, en passant par Montauban, Montpellier, Alès et Nîmes), c’est une
longue période d’incertitude qui s’ouvre, marquée par la clandestinité du culte,
l’interdiction des mariages et baptêmes en dehors du catholicisme, du catéchisme
des jeunes protestants et de la pratique de certains métiers. Les récalcitrants
sont arrêtés : les femmes sont emprisonnées à la tour de Constance à Aigues-

1. Expression inspirée directement de l’exil biblique des hébreux hors d’Egypte et désignant,
dans l’histoire du protestantisme français, la période de clandestinité des protestants
restés en France entre 1685 et 1787.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Mortes, les hommes envoyés aux galères royales et les enfants parfois enlevés
et éduqués dans la religion catholique.
Cette longue période est d’emblée marquée au début du xviiie siècle par
l’épisode violent de la guerre des Camisards1 (1702-1704) qui ravage en profondeur
la région des Cévennes, bastion protestant, et cristallise durablement la peur
de revoir un jour une énième guerre de religion en France. Le Désert protestant
s’organise dans la plus grande clandestinité. Les pasteurs itinérants, formés en
toute illégalité en Suisse – au séminaire de Lausanne à partir de 1726 – sillonnent
le pays, prêchent, sermonnent et donnent espoir aux huguenots lors des assemblées
illicites, souvent nocturnes, ayant lieu en périphérie des villes et villages.
Dans un tel contexte, il est inacceptable pour le pouvoir catholique de
savoir que les protestants se réunissent en assemblées, chantent les psaumes,
suivent leurs pasteurs, continuent d’éduquer en secret les enfants dans la foi
protestante malgré la législation en vigueur : il en va de l’unité du royaume et
du fameux adage « une foi, une loi, un roi ».
C’est dans ce cadre particulier qu’est pratiqué à un rythme soutenu et
durable l’espionnage des protestants de l’intendance du Languedoc.

L’intendance du Languedoc : un bastion du protestantisme

Le royaume compte environ 600 000 protestants au xviiie siècle dont 90 %


dans le Languedoc2. Ils sont inégalement répartis dans le pays et se concentrent
dans deux régions : le Sud-Est (Cévennes, Bas-Languedoc, Vivarais, Dauphiné)
et le Sud-Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Guyenne, Haut-Languedoc). Les
quatre provinces du Sud-Est regroupent à elles seules la moitié des protestants,
principalement localisés dans les Cévennes, le Haut Vivarais, la Vaunage et le
Castrais. C’est dans les diocèses de Montpellier, Nîmes, Uzès, Alès, Castres,
Agde, Béziers, du Bas-Montauban et de Mirepoix, qu’ils se concentrent
majoritairement, à plus de 90 %, par exemple, pour certains villages des Cévennes,
du Haut-Vivarais et de la Vaunage. Dans certains diocèses, ce sont bien souvent
les communautés protestantes qui sont majoritaires sur le plan démographique.
Aussi, ces régions sont au cœur des préoccupations du renseignement royal.

1. Dernière guerre de religion en France – révolte des paysans protestants des Cévennes
contre le pouvoir catholique – dont les causes sont à trouver directement dans la révocation
de l’édit de Nantes (1685). Cette guerre débute en juillet 1702, faisant au moins 2 000 morts
du côté huguenot. Elle se termine en 1704 par les campagnes de pacification du maréchal
de Villars, bien que des troubles soient à signaler jusqu’en 1710.
2. La population réformée était de l’ordre de 800 000 personnes avant la révocation de l’Édit
de Nantes et les départs pour le Refuge.

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

Le Languedoc est un espace géographique présentant une succession de


plaines littorales, de garrigues, de contreforts rocheux, ainsi que de montagnes.
Cette complexité topographique en fait une région difficile d’accès et au sein
de laquelle les communications sont limitées. Au xviiie siècle, hormis les grands
chemins royaux permettant de relier les grandes villes de l’intendance, l’espace
languedocien demeure sauvage, hostile et inaccessible, donc difficile à surveiller.
Sur les vingt-quatre diocèses que comprend l’intendance, dix ont réellement
fait l’objet de surveillance : ceux de Montpellier, Nîmes, Uzès, Alès, Castres,
Lavaur, Mende, du Puy, Albi et d’Agde. Sur 178 cas d’assemblées étudiés dans
les Archives départementales de l’Hérault (ADH) de 1744 à 1759, 78 furent
repérées par des espions rémunérés par le pouvoir pour signaler les regroupements
protestants en périphérie des villes et villages de l’intendance1.

Surveiller les assemblées du Désert : une pratique ancienne et durable


L’assemblée protestante regroupe, dans le cadre du culte2, l’ensemble de la
communauté huguenote en un lieu donné autour de son pasteur. Moment de
sociabilité et de communion, elle acte l’existence d’une foi persécutée, vécue
dans le secret. L’assemblée cristallise les peurs de la monarchie qui imagine que
là, à l’abri des regards et de l’Église, les baptêmes se font, les mariages sont
célébrés, les psaumes chantés et que les protestants complotent peut-être contre
le roi et prient pour les puissances ennemies ! L’assemblée est au cœur des
préoccupations politiques : il faut la surveiller.
C’est dans les diocèses de Castres, Montpellier, Nîmes et Uzès que l’on
comptabilise le plus grand nombre d’assemblées espionnées et dispersées durant
la période (67 sur les 78 cas répertoriés dans les ADH, soit 85 % du total) : 15
dans le diocèse de Castres, 11 dans celui de Montpellier, 17 dans celui d’Uzès
et 24 dans celui de Nîmes, le reste étant réparti dans les diocèses d’Agde (2),
d’Albi (1), d’Alès (3), de Béziers (2), de Lavaur (1), de Mende (1) et du Puy (1).
Les assemblées se tiennent généralement dans des lieux situés à proximité
des villes diocésaines. Pour Castres, les sites les plus surveillés par l’espionnage
royal sont ceux de Burlats, Roquecourbe et Espérausse. Pour le diocèse de
Montpellier (11 assemblées espionnées), les principaux lieux de réunion sont
situés autour de Montpellier, Pignan et Le Coulazou. Pour Uzès (17 assemblées
espionnées), la majorité des réunions ont eu lieu sur une douzaine des sites

1. ADH : C/351 ; C/353 ; C/357 ; C/360 ; C/363 ; C/365 ; C/3367 ; C/369 ; C/371 ; C/375 ; C/377 ;
C/379 ; C/382.
2. Nom de l’office religieux protestant caractérisé par la présence d’un pasteur donnant un
sermon, une prédication et pendant lequel la cène, les mariages et baptêmes peuvent être
célébrés.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

répartis autour de la ville, dans un périmètre ne dépassant pas vingt kilomètres.


Enfin, pour le diocèse de Nîmes, sur les 24 sites d’assemblées répertoriés, 13
sont situés dans les garrigues de Nîmes, les autres étant principalement réparti
sur les hauteurs dominant la plaine de la Vaunage.
Un même site peut être surveillé à plusieurs reprises comme ce fut le cas
pour les garrigues de Nîmes : à treize reprises de 1745 à 1750, une cinquantaine
d’espions ont repéré des regroupements protestants sur les hauteurs situées au
nord de la ville1. L’espionnage permet ainsi de quadriller efficacement un petit
nombre de secteurs bien circonscrits.
L’ensemble de la correspondance adressée par les divers représentants
politiques, religieux et militaires au ministre de la Religion Prétendue Réformée
(RPR), Saint-Florentin, témoigne d’une peur envers les populations protestantes
de l’Intendance du Languedoc. Elle est entretenue par les souvenirs marquants
de l’épisode de la guerre des Camisards. Avant la Révocation de l’Edit de Nantes,
les espions pullulaient déjà dans la région et fournissaient au pouvoir des
renseignements sur les religionnaires2. En 1686, une note d’un espion indique
qu’« il faut investir lesdites montagnes, garder tous les passages et fere traquer les
bois, visiter les cavernes et tous lieux suspects, comme si on chassoit au sanglier3 ».
C’est à partir de 1734-1735 que les premières révoltes dans les Cévennes contre
des dénonciateurs ou des espions débutent ; elles suivent la répression qui succède
à la déclaration royale du 14 mai 17244 qui aboutit à la capture des pasteurs
Roussel (1728) et Claris (1732)5. L’espionnage prend alors une tournure plus
systématique. En 1734, une assemblée, dénoncée par un espion, se tient « au
rocher de Cailleux (Caylus) près de Saint-Affrique ». L’espionnage des protestants
se banalise :

« Pendant plusieurs années on s’est servi d’espions que les subdélégués


mandoient sur les chemins pour noter ceux qui aloient aux assemblées,
ou qui en revenoient (…). On les faisait dans la campagne de nuit,
dissimulées autant que possible, convoquées dans le plus grand secret,
tantôt dans telle forêt sur flanc des montagnes environnantes, tantôt dans

1. ADH, C/353, C/357, C/365, C/369.


2. ADH, C/274.
3. Edouard Rabaud, « L’Ancienne Église de Saint-Affrique du Rouergue (Aveyron)
1629-1789 », dans BSHF, 1919, pp. 97-137.
4. Voir : « Déclaration du Roi, donnée à Versailles le 14 mai 1724 concernant les
Religionnaires », Code de Louis XV, ou Recueil des principaux réglemens & ordonnances
de ce prince, tant sur la justice, police & finances, que sur la juridiction ecclésiastique. t. 1,
Grenoble, 1778. BNF, Département droit, économie, politique, F-26374.
5. Compte-rendu fait par Ch. Bost de l’ouvrage de l’Abbé Dedieu : Histoire politique des
protestants français (1715-1794), 2 vol., Paris, Gabalda, 1925, dans BSHPF, 1925, p. 108.

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

une gorge, tantôt dans une caverne, ou au milieu des rochers si nombreux
dans ce pays. Mais on était surveillé de près, environné d’espions1. »

Encore au début des années 1760, il existe des plaintes à l’encontre de ces
espions. Le 23 octobre 1761, dans une lettre rédigée depuis Ganges par le pasteur
Gal Pomaret à son frère Gal Ladevèze lors de l’arrestation du pasteur Rochette2,
il est dit que « les espions couraient le pays pour épier les démarches des pasteurs
et pour les intimider. Ces espions étaient des hypocrites, prétendus protestants, qui
affectaient de prendre les intérêts de leurs frères pour avoir leurs secrets et aller
ensuite les dénoncer à leurs ennemis3 ».

Un objectif : éviter une seconde guerre des Camisards


L’enjeu principal de cette surveillance est de prévenir une nouvelle guerre
des Camisards. En septembre 1741, l’intendant Bernage est informé que lors
d’une assemblée tenue le 10 du mois, « sur les onze heures du soir », aux alentours
d’Anduze, les troupes présentes sur les lieux ont été attaquées « par ceux qui
composoient cette assemblée, et qui usèrent quelques coups de pistolets4 ». De
même, lors d’une assemblée tenue par le pasteur Roux, le 3 mai 1744, des armes
sont repérées5. L’intendant Le Nain apprend « par [ses] espions (…), que la plupart
de ceux qui y assistent sont armés. Les uns secrètement de pistolets de poche, les
autres qui sy sont rendus à cheval, de pistolet d’arçon, et enfin d’autres de fusils,
et que ces derniers, pour se préparer une sorte d’excuse, portent une gibecière et se
déguisent en chasseur6 ». Des protestants sont également aperçus avec « des fusils
et des fourches de fer7 ». Le 24 août 1744 l’intendant Le Nain remarque que « les
assemblées ont recommencé aux portes de Montpellier avec un air de triomphe,
on rend publique les propos les plus séditieux (…) la rébellion est infiniment plus
générale que dans le temps des fanatiques et des Camisards8 ». Cette situation
dure. Au début des années 1750, lorsque l’intendant Saint-Priest 9

1. N.W., « Supplément au mémoire dressé dans le mois de juin 1752, sur l’État des Protestants
de la province du Languedoc », Paris, BSHPF, 1895, p. 185.
2. Dernier pasteur exécuté durant le Désert.
3. « Lettres inédites de Court de Gébelin et du pasteur Gal-Pomaret au sujet de l’affaire de
Rochette (1761) », BSHPF, 1852, p. 607.
4. ANF, TT/437, f°22.
5. ANF, TT/438, f°13.
6. ANF, TT/438, f°11.
7. ANF, TT/438, f°98.
8. ANF, TT/438, f°47.
9. Jean-Emmanuel Guignard, vicomte de Saint-Priest, (21 mai 1714-18 octobre 1785),
conseiller du roi, Maître des requêtes ordinaires, intendant de Languedoc (1er janvier 1751-
18 octobre 1785).

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

(janvier 1751-octobre 1785) prend ses fonctions et lance une importante campagne
de rebaptisations, les protestants continuent d’être armés aux assemblées, « non
seulement ils tiennent de fréquentes assemblées, mais encore (…) les nouveaux
convertis sont pourvus d’armes et ils menacent journellement les anciens
catholiques1 ». En 1756, le duc de Mirepoix fait état de la même situation :

« Selon tous les rapports et l’opinion de tous les gens en place, la


licence est entière dans les Cévennes ; tant pour la fréquence et la publicité
des assemblées, que pour celles des baptêmes et des mariages. Les peuples
y sont tous armés, il y a de la fermentation parmi eux, entretenue par
une trentaine de ministres2 ou proposants rependus dans ces cantons3 ».

Un déficit de troupes royales qui justifie un espionnage régulier


des communautés protestantes
Ce sont principalement les fameux dragons qui ont pour fonction de
disperser les assemblées, d’arrêter les participants et de les mettre à l’amende,
de capturer le pasteur du culte ou le proposant4 qui y prêchent. Mais, des années
1740 au début des années 1760, deux guerres, celle de Succession d’Autriche et
celle de Sept Ans, mobilisent les troupes royales sur d’autre théâtres. Le seul
moyen de continuer à suivre l’activité des protestants demeure l’espionnage.

« Une révolution peut être pour eux l’ouvrage d’un instant [1742], il
seroit a souhaiter que l’arrivée des troupes que nous attendons retablit
le bon ordre (…) on ne peut espérer de remédier au mal (…) qu’en laissant
des troupes dans la province pendant toute la campagne, surtout s’il y a
lieu de conjecturer une rupture avec les anglois et la continuation de la
guerre avec le Roy de Sardaigne5 »

Pour le pouvoir, moins il y a de troupes et plus le risque de révolte s’accroît.


En avril 1743, l’intendant Bernage6 (janvier 1725-août 1743) considère que
« lorsqu’en temps de guerre les troupes ont été plus éloignées et pour plus longtems,
les peuples usent d’un peu plus de liberté lorsqu’ils sont moins surveillés (…) ils

1. ANF, TT/440, f°188.


2. Un ministre est un pasteur, soit un fidèle exerçant un ministère reconnu par une église
réformée.
3. ANF, TT/441, f°139.
4. Un proposant est un protestant en formation pour devenir pasteur.
5. ANF, TT/437, f°83.
6. Louis-Basile de Bernage (1691-1767), seigneur de Saint-Maurice, de Vaux et de Chassy,
intendant de Languedoc (janvier 1725-août 1743).

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

n’ont point a craindre d’être surpris et arrêtés1 ». Pour l’archevêque de Toulouse,


« si la province se trouve sans troupes l’été prochain [1744], et qu’on ne puisse pas
imaginer quelqu’autre moyen pour persuader les calvinistes qu’en cas qu’ils aillent
à prendre les armes et a se révolter, on pourra leur résister, je crois qu’il y a tout à
craindre pour la religion2 ». L’absence des troupes gèle les opérations d’arrestation
des protestants : « je [Le Nain] persiste à penser que nous ne pouvons rien
entreprendre tant que nous ne serons pas sûr du séjour de quelques bataillons dans
la province3 ». Des requêtes populaires se multiplient et prient le pouvoir de
faire revenir des troupes dans la région, comme celle des habitants de Castres
d’avril 17454.
Dans un tel contexte, « il faut se contenter de faire épier les gens considérables
du pays qui pourront favoriser les religionnaires, pour découvrir leur démarche5 ».
L’intendant Saint-Priest est confronté aux difficultés des « religionnaires du
diocèse de Béziers [qui] sont en petit nombre, mais [qui] habitent des montagnes
inaccessibles, et d’un abord si difficile qu’ils se flattent presque toujours de l’impunité
dans leurs entreprises6 » . Ainsi, des agents du pouvoir sont mobilisés secrètement
dans les lieux les plus stratégiques de la province pour « veiller soigneusement
sur eux7 » et pour pouvoir déterminer « quels sont les plus coupables8 ». L’intendant
Jean Le Nain9 (septembre 1743-décembre 1750) « pense qu’il seroit nécessaire
[qu’il eut] des mouches dans les cantons les plus suspects10 ». Les espions mobilisés
pour repérer les rassemblements permettent de noter la fréquence des assemblées :
« je sçais pareillement qu’ils tiennent des assemblées, quelles se multiplient et
deviennent peu à peu de plus en plus nombreuses ». Il faut cerner « les cantons les
plus suspects ». Ainis, le Nain correspond avec le marquis de La Devèze11
(commandant en chef de 1743 à 1748) pour organiser le renseignement :

« Il convient encore pour etre bien averti de tous leurs mouvemens


d’avoir dans les trois parties des sevennes vivarais et la vaunage des gens
d’un certain caractere et de confiance, pour suivre leur demarche et nous

1. ANF, TT/437, f°98.


2. ANF, TT/438, f°127.
3. ANF, TT/4438, f°2.
4. ANF, TT/439, f°82.
5. ANF, TT/438, f°95.
6. ANF, TT/440, f°188.
7. ANF, TT/438, f°110.
8. ANF, TT/438, f°1.
9. Jean Le Nain, chevalier d’Asfeld, conseiller du Roi, maître des requêtes ordinaires
(1698-1750).
10. ANF, TT/438, f°6.
11. Pierre Paul de Clerc de La Devèze (1667-1748), lieutenant général en Languedoc
(1743-1748).

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

informer de leur disposition, et de tout ce qui pourra se passer, vous


penserés comme moy monseigneur que cela ne peut se faire qu’au moyen
de quelque argent quil faut leur répandre qu’on ne sçauroit mieux
employer1 ».

En avril 1744, il affirme qu’il faut des espions pour avoir ne serait-ce que
quelques informations sur la situation des protestants là où ils sont les plus
nombreux.

« Monseigneur,
Vous avés vû (…) les précautions que je croyais nécessaires pour être
particulièrement instruit de la conduite de nos religionnaires. J’ay eü
l’honneur de vous proposer d’avoir des personnes choisies pour joüer
parmi eux un certain rôle, et m’informer régulièrement de toutes leurs
démarches ; monseigneurs les commandants particuliers qui sont dans
les trois parties des sevennes, vivarais et la vaunage sont dans leurs postes
et ne sçavent pas la plupart du temps ce qui se passe dans les Montagnes,
n’y même dans la plaine, ou s’ils ont quelques avis, ils nous viennent trop
tard. Ainsi, il est absolument nécessaire d’avoir de ces sortes de gens qu’on
ne gagne qu’en les bien payant2 ».

Si le commandant La Devèze fait bien tout « pour être averti journellement


de tout ce qui se passe parmi eux3 » dans ces zones difficiles à surveiller, encore
faut-il savoir comment cet espionnage s’organise et fonctionne.

Les espions du Désert


Les espions du Désert sont soit des soldats mobilisés pour identifier et
disperser les assemblées, soit des civils rémunérés pour le faire.
Le 26 décembre 1751, douze livres sont versées à un dragon pour avoir
averti sa troupe à l’occasion d’une « assemblée tenue sur la montagne de Roques,
dans le terroir de Quissac4 ». C’est aussi un dragon qui, le 12 mai 1754, informe
ses supérieurs de la tenue d’une assemblée « dans l’arrondissement du Pompidou
près de Barre5 ». En 1758, deux soldats sont également envoyés en reconnaissance
pour localiser une assemblée située à proximité de Valborgne (diocèse d’Alès)6 :

1. ANF, TT/438, no 79.


2. ANF, TT/438, f°80.
3. ANF, TT/438, f°94.
4. ADH, C/369.
5. ADH, C/375.
6. ANF, TT/441, f°92.

80

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

« Le capitaine de la troupe qui est icy en garnison envoya deux soldats de confiance,
qui, faisant comme s’ils n’avoient d’autre desseins que celuy de se promener dans
un chemin royal, d’où ils etoient a portée de voir toute l’assemblée, en observèrent
distinctement toutes les cérémonies et en rendirent compte a l’officier ». En
décembre 1755, le dragon Jacques Boyer fils, appartenant au régiment de
Thianges, fils de « prédicant de Languedoc1 », se propose de fournir tous les
renseignements dont il dispose sur les correspondances qu’il dit exister entre
les protestants français et les Puissances étrangères, notamment l’Angleterre.
En effet, son père aurait eu avis de toutes les informations envoyées par les
pasteurs français en Angleterre2 et les lui auraient transmises. En février 1756,
Mirepoix s’entretient avec le dragon qui lui « a paru intelligent3 ». Il « compte
l’employer aux premiers jours et [s]’en servir maintenant pour être instruit des
projets et des desseins de nos religionnaires ».
De nombreux individus faisant partie du petit personnel politique espionnent
des assemblées protestantes. Dans la nuit du 28 au 29 juin 17584, une assemblée
ayant lieu en périphérie de Castres – dans un local à proximité d’un château
situé vers Le Vergnas –, est dénoncée par trois individus. Ce sont « trois valets
consulaires de Castres » qui sont allés repérer le lieu et ont ensuite donné l’alerte
aux troupes. 28 livres leur sont versées « pour les soins quils se sont donnés pour
découvrir ladite assemblée ». Le Chevalier de Beauteville5, commandant des
troupes, se servait au début des années 1750, du maire d’Alès, feignant un
rapprochement avec les réformés pour obtenir des renseignements « il l’avoit
même chargé [en janvier 1753] de s’aboucher avec Coste et Desferre, predicants6 »
pour tenter d’influencer les protestants, afin de réduire la fréquence des
assemblées, des mariages et baptêmes. En 1756, c’est le procureur général de
Nîmes, Caveyrac, qui est mandaté par le ministre Saint-Florentin pour tenter
de feindre une position modérée à l’encontre des pasteurs et de les convaincre
de réduire les assemblées trop publiques.
Comment peut-on expliquer que certains protestants ou nouveaux convertis
décident d’aider le pouvoir et de dénoncer leurs coreligionnaires ? D’abord parce
que la communauté réformée du Languedoc ne forme pas un ensemble social
unifié. Entre les paysans pauvres, les petits marchands et les bourgeois des
villes – les notaires par exemple –, le rapport aux assemblées et synodes n’est
pas similaire. Les notaires, sont réticents à assister aux assemblées lorsqu’elles

1. ANF, TT/441, f°192.


2. ANF, TT/441, f°195.
3. ANF, TT/441, f°194.
4. ADH, C/382.
5. Pierre de Buisson (1703-1790), chevalier de Beauteville, commandant en chef en Languedoc.
6. ANF, TT/440, f°208.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

paraissent trop séditieuses ou lorsque l’esprit de révolte s’y fait sentir. Ils sont
souvent hostiles aux foules de petits paysans protestants, parfois armés, qui y
participent. Les bourgeois protestants préfèrent alors le culte privé aux assemblées
publiques où la populace peut, en raison de ses agissements passionnés, déclencher
l’intervention des forces armées et donc donner lieu à des arrestations et à de
nouvelles amendes1. Quelques cas montrent que des protestants ont renseigné
les militaires en diverses occasions. Par exemple, en 1746, dans le contexte de
la guerre de Succession d’Autriche, Le Nain s’inquiète d’éventuelles relations
des huguenots avec « les émissaires que les Anglais ont envoyé en Languedoc » et
décide de se rapprocher des négociants protestants :

« J’ay fait agir en même tems deux religionnaires bien intentionnés


et sur lesquels je crois pouvoir me fier, pour découvrir les sentiments des
ministres, en cas que les anglais fissent quelques invasions en Languedoc,
ils m’ont procuré des lettres de leurs parts, dont j’ay l’honneur de vous
envoyer ci-joint des extraits2 » .

L’intendant Saint-Priest, le 16 février 1753, rapporte, au ministre Saint-


Florentin, qu’en raison de l’attitude publique des pasteurs « à marcher et à
paroitre avec si peu de précaution (…), des NC3 et des espions anciens catholiques
nous ont offert de procurer la capture de quelques uns tant icy aux environs de
Montpellier que du coté d’Alais4 ». Le maréchal de Richelieu5, commandant de
troupes en Languedoc (1738-1755), affirme en mars 1754 : « il y a beaucoup de
gens très zélés, même pour leur parti avec lesquels je suis en correspondances, qui
tempèrent les folies de ces fanatiques, et sont très contents des mesures [de répression]
qui sont prises, et qui prêchent et prêcheront la soumission aux nouveaux
arrangements6 ». Ces correspondances sont entretenues « secrètement » et
permettent « d’étudi[er] tout ce qui se disoit et se tramoit parmi eux et c’est sur
ces connoissances que [le maréchal de Richelieu] dirige [sa] conduite ». Ces relations
avec certains protestants – des bourgeois et notables hostiles aux démonstrations
de foi trop publiques des paysans – permettent de repérer les « furieux séditieux »
présents dans les diocèses du Languedoc. Certains protestants appartenant à

1. Yves, Krumenacker (dir.), Dictionnaire des pasteurs dans la France du xviiie siècle, Paris,
Honoré Champion, 2008.
2. ANF, TT/439, f°216.
3. NC : nouveaux convertis. Nom donné aux protestants restés en France après la Révocation,
convertis de force au catholicisme, mais qui, officieusement, conservèrent leur foi réformée.
4. ANF, TT/440, f°215.
5. Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis (1696-1788), duc de Richelieu (1715),
commandant en chef en Languedoc (1738-1755).
6. ANF, TT/441, f°19.

82

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

la bourgeoisie ont donc un intérêt à travailler avec le pouvoir, car limiter les
démonstrations publiques, c’est assurer une plus grande tranquillité de culte.
En 1757, le chevalier de Beauteville se plaint du manque de troupes dans
le « La Vaunage et dans la partie de La Gardonnenque dépendante d’Uzès qui
avoisine le La Vaunage ». Il ajoute que « les NC du côté de Sommières ont fait,
depuis le départ des troupes, l’exercice public de leur religion au milieu de plusieurs
villages ». Du côté de Sommières, des temples protestants sont en reconstruction
« je n’ay personne icy avec moy que 4 compagnies de milice mal armées ». Beauteville
ayant été informé par un « émissaire » qu’une assemblée devait avoir lieu près
de « saint-génies », au sud de Sommières, il réussit à faire envoyer sur place des
troupes de Nîmes en renfort de ses quatre compagnies. Son espion est envoyé
sur le site de l’assemblée et rapporte que « n’ayant osé suivre leur projet [d’assemblée]
à cause de l’arrivée des 5 compagnies, ils se sont assemblés, non pas précisément
dans un village à une lieu de là [Saint-Génies] ; mais dans une prairie attenante
à ce village ». La raison pour laquelle l’espion du chevalier de Beauteville n’a
aucune peine à infiltrer l’assemblée, c’est qu’il est tout simplement protestant1 !

Financer l’espionnage du Désert

Avec quel argent le renseignement est-il financé ? Les archives révèlent que
le système de financement de l’espionnage fonctionne de manière indépendante.

Des informateurs payés avec l’argent des contrevenants


Pour qu’un commandant comme La Devèze puisse rémunérer ses espions,
il doit demander l’autorisation à l’intendant du Languedoc qui fait remonter
la requête au ministre Saint-Florentin ; ce dernier, avec l’accord royal, débloque
l’ordonnance pour la somme convenue qui est issue des fonds du receveur
général constitué des amendes infligées aux protestants ; puis ce dernier alloue
la somme au commandant. Sur la période traitée, Saint-Florentin a renouvelé
à cinq reprises les ordonnances destinées à débloquer des fonds pour le
renseignement2. Le chevalier de Beauteville, – qui comme La Devèze, entretient
des espions en Languedoc – ne peut débourser des sommes sans avoir l’accord
de Saint-Florentin.

1. ANF, TT/441, f°240.


2. ADH, C/351 ; C/371 ; C/382 ; C/383 ; C/384.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

« Il est quasi impossible dans une pareille besogne de ne pas faire de


faux frais ; et souvent même, pour avoir un bon espion, il faut en payer
quelques mauvais (…). Il faut au moins m’authoriser [Chevalier de
Beauteville] a geter une vaintaine de louis [200 livres] dans differens de
mes quartiers, peut etre a la vérité inutilement, mais cest cependant le
seul moyen d’aquerir de nouveaux espions, chose absolument
indispensable1 ».

Ce système est centralisé à Paris. Le volet financier du renseignement est


géré depuis la capitale et sa dimension opérationnelle depuis l’intendance.
Le receveur général des amendes prononcées contre les NC, basé à
Montpellier, est le trésorier des fonds destinés aux questions protestantes dans
l’intendance. L’argent servant à payer les renseignements est directement issu
des amendes imposées aux protestants. Lorsqu’une assemblée est découverte,
c’est le cumul des amendes collectées par le receveur général qui compose le
budget de la trésorerie.
Le 4 juin 1752, les protestants de Pignan, Saussan, Saint George, Cournonteral,
Cournonsec, Saint Paul et Grabel (au sud-ouest de Montpellier), organisent
une assemblée dans le secteur de Caulazon, près de Cournonteral et sont
dénoncés par cinq espions. L’amende prononcée contre eux est datée du 13 juillet
17522 et le jugement prononcé par l’intendant ordonne de mettre l’arrondissement
ayant organisé l’assemblée à 500 livres d’amende et au paiement des frais de
procédures, soit 446 livres, dont 66 sont versées aux cinq espions (15 % des
frais). C’est également avec l’argent des contrevenants que sont payés les témoins
pouvant attester de l’assemblée et reconnaître éventuellement les protestants
s’y étant déplacés.
Les dépenses du renseignement sont totalement couvertes par les amendes,
ainsi cette activité n’est jamais déficitaire. Pour la période étudiée (1742-1762),
les paiements effectués aux espions à partir des frais de procédures s’élèvent à
3 278 livres pour 78 assemblées espionnées. En 1754, la dépense totale du receveur
général des amendes est de 31 557 livres, dont 1 349 livres sont attribuées au
paiement des informateurs. Cette somme est couverte par les revenus des
amendes prononcées contre les assemblées et le remboursement par les protestants
des frais de procédures, soit une recette annuelle de 48 000 livres dont environ
16 400 livres de bénéfices… L’ensemble des frais d’espions répertorié dans les
Archives nationales de France (ANF) et dans les ADH s’élève à un peu moins
de 20 000 livres. Ainsi, cette activité étant rentable, le pouvoir n’hésite pas à
utiliser largement les espions.
1. ANF, TT/441, f°36.
2. ADH, C/371.

84

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

Le prix du renseignement
Pour la période étudiée, les dépenses totales du receveur général pour les
affaires liées au protestantisme représentent environ 340 000 livres. L’espionnage
comptait en moyenne pour 6 % de ces dépenses, soit 19 150 livres. Mais ce
pourcentage varie en fonction des années. Pour les années 1746, 1747, 1760,
1761 et 1762, la part du budget attribuée au renseignement dépasse 10 % des
dépenses totales, avec un pic à presque 13 % en 1762 : 540 livres versées aux
espions sur un total de 4 248 livres de dépenses. Quatre autres années se situent
au-dessus de la moyenne des frais d’espion mais en dessous des 10 % : 1744
(7 %) ; 1750 (7,6 %) ; 1758 (8,5 %) ; 1759 (6,8 %). En écartant de cette moyenne
les années où l’emploi des espions a été le moins important – lorsque Saint-
Priest devient intendant et lance une politique de dureté remobilisant des
troupes royales dans l’intendance, de 1752 à 1755 –, on parvient à un peu plus
de 8,5 % du total des dépenses consacrés l’espionnage.
Pour les 78 assemblées espionnées, la part moyenne versée aux espions
représente environ 13 % du budget des frais de procédures, soit un peu moins
d’un quart du total. Il y a 11 cas d’assemblées découvertes par des espions pour
lesquels la part versée au renseignement dépasse 25 % ; ce pourcentage pouvant
varier et atteindre plus de 45 %, comme ce fut le cas pour la dénonciation de
l’assemblée ayant eu lieu dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1747, dans la carrière
de Pignan (diocèse de Montpellier). 168 livres – sur 372 livres – sont versées
« aux espions qui ont découvert l’assemblée1 ». Dans 31 cas, les frais de procédures
comportent une dépense pour le renseignement variant de 10 % à 25 % du
budget total. Dans 33 autres cas, moins de 10 % du budget y est dédié. Sur les
78 cas étudiés, la somme la plus fréquente payée à un espion découvrant une
assemblée est de 24 livres2.
Ainsi, l’étude des frais de procédure permet d’identifier 61 espions employés
de manière récurrente de 1744 à 1762 ; sept de ces espions ont, à eux seuls,
touché environ 6 000 livres pour 56 missions d’espionnage3.

Espion du Désert : un métier lucratif ?


La vie d’espion est risquée et engage des frais, les déplacements n’étant pas
payés par l’intendant. Ainsi, à deux reprises, l’espion Lagarde va demander une
aide supplémentaire pour pouvoir se déplacer et mener à bien ses enquêtes dans
1. ADH C/360.
2. Cette rémunération est nettement supérieure au salaire journalier d’un paysan qui est de
l’ordre d’une livre par jour de travail.
3. Résultats obtenus à partir des cotes ADH, C/351 à C/385B.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

le Languedoc. En juin 17501, il est dans le besoin pour entamer une mission et
« retourner dans les Cévennes ». Revenant de sa première tournée sur place, il
va voir l’intendant et lui dit « avoir grand besoin » de cet argent et de son soutien.
Le Nain lui fournit alors difficilement 100 livres le même jour2. Lagarde peut
repartir travailler, mais l’intendant sait « qu’il viendra encore demander
d’avantage3 ». La somme lui permet de vivre de juin à août 1750. Elle favorise
ses longs déplacements, lui permettant d’aller espionner jusque dans le Rouergue
et dans la généralité de Montauban.

« Pour prendre les conoissances nécessaires il me faut continuellement


voyager dans les endroits où la secte est répandue, et je ne le peux sans
être soutenu4 ».

De retour à Montpellier, il rédige un rapport et touche 48 livres. L’intendant


ne lui donne pas plus parce que, le 17 août 1750, il lui a déjà versé 300 livres5 pour
le récompenser d’une liste de signalements de protestants qu’il a transmis,
comprenant les « noms des peres, meres et femmes des ministres et proposants non
compris dans la première liste6 ». À partir de septembre 1750, Lagarde cherche à
trouver un emploi de couverture à Nîmes lui permettant de toucher un salaire
stable tout en continuant à espionner. Les deux salaires de 48 livres touchés le
22 août et le 3 décembre 1750 n’ont pas dû être suffisants. Il sait que la cour demeure
toujours réticente à avancer de l’argent. Aussi7, il propose de travailler en tant que
contrôleur général des manufactures de Nîmes pour gonfler ses revenus.

L’espionnage du Désert huguenot : quel bilan ?

Le renseignement permet-il d’arrêter les pasteurs ?


L’un des objectifs les plus importants du renseignement visait à débusquer
et faire arrêter les pasteurs qui prêchent dans l’intendance. Cela a-t-il fonctionné ?

1. ANF, TT/440, f°62.


2. ADH, C/367.
3. ANF, TT/440, f°62.
4. ANF, TT/440, f°16.
5. ADH, C/367.
6. Liste qui venait compléter la première réalisée au début de juin 1750 et fut envoyée à
l’intendant Le Nain.
7. ANF, TT/440, f°20.

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

Dans la nuit du 11 au 12 décembre 1745, dans Le Mazel, en Vivarais, a lieu


l’arrestation du pasteur Mathieu Majal dit Désubas1. A-t-il été arrêté sur
dénonciation d’espions ? Il existe un document non daté – sûrement de
janvier 1746 – relatant les conditions précédant l’interpellation du pasteur. Le
commandant des troupes, monseigneur de Châteauneuf, savait à ce moment,
vers novembre ou décembre 1746, que des pasteurs « rouloient dans le pays et
ne manquoient point de tenir des assemblées dans differens endroits chaque festes
et dimanches2 ». Pour ne pas déplacer des troupes inutilement et éveiller les
soupçons, il « avoit engagé par des promesses et de l’argent qu’il avoit distribué,
plusieurs particuliers de découvrir les lieux de retraite desdits ministres soit avant
ou après les assemblées et d’en donner d’abord avis aux officiers des troupes qui
se trouveroient le plus a portée et qui avoient ordre de leur preter main forte et de
s’y transporter pour les arrêter ». L’information remonte jusqu’au « chevalier de
Saint-Agrève, homme hardy ayant entrepris de surprendre le nommé Majal dit
Désubas ». Les personnes payées pour trouver l’endroit où se cache le pasteur
localisèrent une maison isolée vers Le Mazel appartenant à un certain « Rochette ».
Un groupe de « trente hommes et deux sergens de la compagnie de milice quy y
étoit en quartier [à Saint-Agrève] » est envoyé sur le site vers les dix heures du
soir pour s’emparer du pasteur et de son hôte. Désubas fut exécuté le 1er février
1746 et son ami Rochette envoyé aux galères perpétuelles3.
En janvier 1752 c’est le pasteur Bénezet qui est également arrêté4 et condamné
à mort5. Plusieurs indices suggèrent là aussi l’implication d’un espion. Le 27 mars,
jour de la pendaison du pasteur les 3 000 livres d’amendes prononcées contre
l’arrondissement qui l’avait caché et protégé sont versées « au profit du
dénonciateur, conformément à l’article 8 de l’ordonnance du Roy du 9 novembre
17286 ». L’intendant a « déjà fait payer sur le fond des amendes 480 livres tournois
a celui qui a fait procurer la capture ». La somme, très importante, stimule le
zèle des agents motivés par « l’appat d’une récompense » et les encourage « à
découvrir la retraite des ministres et leur capture ». Vers la même période, le
pasteur Fléchier est également arrêté sur dénonciation d’un espion. Saint-
Florentin invite Saint-Priest à débloquer les 3 000 livres de gratifications prévues
par les ordonnances royales pour payer l’espion. Toutefois Fléchier n’est pas
condamné à mort en raison de son abjuration et de son retour au catholicisme7.

1. ANF, TT/439, f°144.


2. ANF, TT/439, f°189.
3. ANF, TT/439, f°188.
4. ANF, TT/440, f°94.
5. ANF, TT/440, f°98.
6. ANF, TT/440, f°97.
7. Charles Augustin, Coquerel, Histoire des églises du désert chez les protestants de France,
depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’à la Révolution française, vol. 2, Librairie Ab.
Cherbuliez et Cie., Genève, 1841, p. 53.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Sur la période, très peu de pasteurs sont finalement capturés et l’emploi


des espions ne permet d’en livrer qu’une infime partie aux autorités. Toutefois,
la généralisation de l’espionnage a instauré un climat d’insécurité chronique,
obligeant les pasteurs à se déplacer sans cesse à fuir pour ne pas être appréhendés.

Sécurité et contre-surveillance : quand les protestants se défendent


Soumis à une surveillance intensive de la part des autorités, les protestants
ont appris à s’en prémunir. Il n’est pas rare de voir des missions d’espionnage
échouer en raison de dispositifs sécurité et de fuite. Les protestants protègent
leur assemblée en chargeant quelques-uns des leurs de procéder à une contre-
surveillance : ce sont les « sentinelles », qui contrecarrent les plans d’arrestation
des pasteurs et prédicants par les autorités. Il n’est pas rare de voir un pasteur
fuir à cheval parce qu’il a pu être averti par ces sentinelles de la venue des
troupes.
Ces sentinelles sont généralement postées en des lieux stratégiques : à
proximité des garnisons ; aux portes des villes ; sur les chemins, en périphérie
des lieux d’assemblée ; et sur les hauteurs. Le dimanche 27 août 1741, aux
environs de Nîmes, du côté du chemin de Sauve, le caporal Clément Marc du
régiment de Bretagne, qui était chargé de se diriger le plus discrètement vers
un lieu où une assemblée doit se tenir en pleine journée, vers quatorze heures,
dans une métairie proche de la ville, affirme que dès la sortie des faubourgs de
la ville ils « aperçurent un homme à environ deux cents pas d’eux qui regardoit
derrière luy1 ». Son officier demande alors au portier servant de guide et
d’informateur s’il peut s’agir d’un protestant placé là par sécurité. Le portier
confirme « qu’il falloit arrêté cet homme (…) parce qu’il pouvait bien être un
espion ». Un second caporal, Pierre Buisson, affilié au même régiment, confirme
« qu’à peine le détachement sorti du faubourg de Nîmes (…) l’officier qui le
commandoit et qui étoit à cheval poursuivit un homme qu’on dit être une sentinelle
ou espion qui était à l’entrée des chemins ». Alors qu’il se rapproche du lieu de
l’assemblée, le caporal repère également « un homme qui étoit caché à l’entrée
du bois (…) mais que comme il en avoit apperçu deux autres qui fuyaient, ils les
poursuivirent un demy quart de lieue sans pouvoir les joindre ». Lorsque les
troupes, guidées par le portier de Nîmes, arrivent sur le site présumé de
l’assemblée, il n’y a plus personne.

« Cette assemblée a été dissipée parce que, les troupes aïant êté en
mouvement, dès les deux heures, les sentinelles ou espions n’ont pas

1. ANF, TT/437, f°32.

88

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

manqué d’avertir qu’elles étoient sorties des casernes et que chacun a eu


le tems de prendre la fuite (…). Celuy qui devoit prêcher s’apelle Paul (…),
on le guette pour le faire arrêter. »

Ces sentinelles, placées en périphérie des assemblées, irritent le pouvoir


qui peine déjà à identifier les lieux dans lesquels elles se tiennent. Dans un
Mémoire sur les différentes entreprises des religionnaires dans le Languedoc, rédigé
en 1745, l’évêque d’Uzès rappelle que les assemblées, depuis la Révocation, ont
lieu « dans des bois, dans des lieux déserts et écartés des grands chemins » et c’est
là que les protestants « avoient soin de laisser des espions de poste en poste pour
être avertis et se dissiper en cas qu’on vint a les découvrir1 ». Ces vigies, « pour se
préparer une sorte d’excuse, portent une gibecière, se déguisent en chasseur et se
placent en sentinelle sur les différentes avenues2 ».
Ces sentinelles repoussent les plus curieux. Le 26 juillet 1744, une assemblée
a lieu du côté de Castres. Un nommé Viala, « NC accompagné de sa femme (…)
et de plusieurs autres », passe près de l’assemblée, en observe la constitution
pour « examiner ce qui s’y passoit ». Très rapidement, un individu se trouvant
à proximité déguisé en « mandiant » vient voir Viala et lui demande de participer
à l’assemblée ou de la fuir, mais de ne pas rester là à observer la scène. Le
lendemain, un autre protestant vient chez Viala et le menace de lui « donner
des coups de bâton pour avoir observé ce qui se passoit à l’assemblée » et part,
après avoir battu la femme de Viala3.
En février 1754, le duc de Richelieu, commandant des troupes, diffuse une
circulaire aux commandants des Corps royaux pour endiguer le phénomène
des sentinelles.

« Je subordonne aux commandants des Corps de faire arrêter les


gens en sentinelle que les religionnaires sont dans l’usage de mettre aux
environs des quartiers ou logent les troupes, pour être averti lorsquelles
font quelque mouvement (…). Il seroit bien important de pouvoir en
reconnoitre quelqu’un pour en faire des exemples (…), cette chaîne de
sentinelles que les religionnaires mettent depuis le quartier jusqu’aux
assemblées, les averti dès qu’on fait le moindre détachement de façon
qu’on peut rarement les surprendre4. »

Ce dispositif de sécurité permet d’alerter les assemblées et aux membres


de s’en sauver à temps. Deux mois après la circulaire du duc de Richelieu, les
1. ANF, TT/439, f°8.
2. ANF, TT/438, f°11.
3. ANF, TT/438, f46.
4. ANF, TT/441, f°18.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

mesures préconisées restent inefficaces, « une vingtaine de jeunes gens affidés


[aux pasteurs] observent les troupes dans les différens quartiers et (…) au moindre
mouvement ils en avertissent l’ancien1 (…) du consistoire de quartier2 », ce qui a
pour conséquence d’empêcher les tentatives d’attestations. En mai 1754, les
moyens mis en place sont globalement peu efficaces pour déjouer les sentinelles.
« Chasser les prédicants » est très incertain et « jusqu’ici, mes [Chevalier de
Beauteville] précautions et mes soins ont été infructueux et inutiles. Ils sont très
bien gardés et très bien avertis3 » . Pour permettre aux troupes d’approcher
discrètement les lieux d’assemblées, le pouvoir a même imaginé des stratagèmes
originaux, comme travestir en paysans des détachements entiers4, sans grand
succès…
Les guet-apens organisés pour capturer les pasteurs se soldent la plupart
du temps, eux aussi, par des échecs. Dans la nuit du 13 au 14 avril 1743, une
assemblée devait avoir lieu dans le territoire de Pignan, près de Montpellier.
Le commandant La Devèze utilise un espion, un certain Pierre Saultet habitant
de Pignan, pour héberger deux prédicants chez lui afin de faciliter la rafle. Deux
options s’offrent alors à La Devèze : soit, venir après « neuf à dix heures du
soir » pour les arrêter avant leur départ pour l’assemblée où ils doivent prêcher ;
soit, suivre Pierre Saultet après minuit jusqu’à la grange où elle se tiendra.
Celle-ci ne comportant qu’une seule entrée, il lui aurait été alors facile d’arrêter
l’ensemble des participants. Il choisit la seconde solution. Mais lorsque La
Devèze arrive sur le site de l’assemblée, le lieu est désert, les sentinelles ayant
donné l’alerte.
Une autre technique consiste à placer des sentinelles sur les promontoires
rocheux qui dominent les lieux d’assemblées. Le 12 mai 1754, un « berger qui
étoit posté sur une hauteur » fait « des signes » à ses camarades pour « qu’ils
fussent avertis » de la venue d’un peloton provenant de la garnison de Barre-
des-Cévennes5. Arrivé sur le site, les soldats ne trouvent personne, mais réussissent
tout de même à arrêter la sentinelle, maigre trophée… Le 6 octobre 1754, l’officier
qui commande les compagnies du régiment royal en quartier à Sauve envoie
sur une assemblée près de la ville un peloton composé de quelques grenadiers.
Malgré toute la discrétion employée et l’envoi « en première garde » de quelques
espions, des « sentinelles, postées vraisemblablement pour l’assemblée » sont

1. Les « anciens » sont des conseillers presbytéraux. Ils ont un rôle fondamental dans
l’accompagnement pastoral des fidèles.
2. ANF, TT/441, f°12.
3. ANF, TT/441, f°36.
4. ADH, C/210. Mémoire concernant une assemblée de NC qui devoit se tenir dans le terroir de
Pignan la nuit du 13 au 14 avril 1743.
5. ANF, TT/441, f°39.

90

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La surveillance des protestants de l’intendance du Languedoc sous Louis XV

repérées « sur le sommet des montagnes1 » et préviennent l’arrivée des troupes.


De même, en juin 1755, lors d’une assemblée à proximité d’Agde, le capitaine
du régiment de Soissonnais, qui est en quartier à Saint-Pargoire, décide
d’intervenir contre les protestants. Mais, « comme ils avoient des sentinelles sur
la montagne, elle [l’assemblée] se dispersa à la vue des soldats2 ». En 1758, le
maréchal de Thomond est dépassé par ces stratagèmes huguenots.

« Ils ont des sentinelles et des vedettes bien armées sur les hauteurs
qui entourent ce lieu, qui les instruisent des moindres mouvements et je
n’ay dans toute la partie du vigan et de Ganges que huit compagnies de
milices dispersées dont on n’a point grand peur dans les Cévennes et dont
l’approche auroit été annoncé a l’assemblée longtems avant qu’elles en
fussent à portée3 ».

Protéger les assemblées et les pasteurs


Mais les sentinelles ne se contentent pas d’alerter, elles ont également un
rôle défensif. À l’occasion de la tentative d’intervention contre l’assemblée du
6 octobre 1754, évoquée précédemment, l’intendant rapporte que non seulement
les quelques grenadiers envoyés en reconnaissance ont été repérés par les
sentinelles, mais encore qu’ils ont subi le feu de ces vigies qu’ils essayaient
d’arrêter. Cette escarmouche conduit les grenadiers à « leur tirer dessus », ce
qui provoque la mort de deux sentinelles4.
Ce fait n’est pas isolé ni nouveau puisque quelques années auparavant, lors
d’une assemblée tenue le 11 juin 1742 entre Bruzac et Vernoux-en-Vivarais, quatre
témoins affirment n’avoir vu aucun protestant armé au sein de la foule, mais en
revanche, l’un d’eux dit qu’il « avait aperçu sur les avenues un ou deux hommes
portant des fusils5 ». De même, en août 1742, le commandant La Devèze constate
que « les sentinelles qu’ils [les protestants] ont accoutumé de mettre sur les avenues
avoient chacun un fusil ». Le port d’arme constitue toujours un élément de tension
lorsque les sentinelles sont confrontées aux troupes royales. Cette situation amène
la plupart du temps à des échanges de tirs ou de jets de pierres. Ces sentinelles sont
parfois accompagnées de chiens de garde chargés de détecter l’arrivée des troupes
et de les attaquer, comme le stipule un témoin s’étant approché d’une assemblée

1. ANF, TT/441, f°72.


2. ANF, TT/441, f°116.
3. ANF, TT/442, f°97.
4. ANF, TT/441, f°72.
5. ADH, C/210.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

aux alentours de Castres le 16 avril 1748 au soir, terrorisé par la présence des
molosses répartis tout autour du site1. Lors de l’assemblée du 9 juin 1748, trois
espions sont repérés par des sentinelles qui leur déclarent qu’ils leur « couperoient
la gorge » s’ils dénoncent l’assemblée… Une note anonyme indique que les espions
se font souvent repérer et que les protestants enregistrent leurs visages et « qu’il
seroit bon de ne pas employer toujours les mêmes espions (…) il faudroit (…)
quelque fois d’autre gens à leur place2 » !

Que dire de l’espionnage du Désert huguenot ? Au cours du xviiie, il entretient


les tensions et violences entre catholiques et protestants héritées des guerres de
religion des xvie et xviie siècles et de la guerre des Camisards. L’espionnage du
Désert permit sans conteste de remplir les caisses de l’intendance en assommant
les protestants d’amendes et de disperser de nombreuses assemblées. Mais, en
raison d’un soutien insuffisant de la force armée, cet espionnage ne pouvait guère
porter véritablement ses fruits. En réalité, Il eut pour seul effet de maintenir un
climat durable de psychose et de peur. Du côté du pouvoir, le renseignement
amplifia la représentation d’un Languedoc toujours marqué par l’hérésie réformée,
attendant le moment opportun pour se révolter ; celle-ci devait donc être à tout
prix surveillée pour le bien de la monarchie. Du côté huguenot, cet espionnage
n’empêcha aucunement le protestantisme français de perdurer durant le siècle et
renforça au contraire la foi réformée, confortant ainsi les protestants dans l’idée
que leur situation était une mise à l’épreuve voulue par Dieu.
Ainsi, cet espionnage, s’il avait pour ses contemporains une indéniable
justification, relève a posteriori plus d’une forme d’acharnement politico-religieux,
issu d’une tradition monarchique antiprotestante, que d’une pratique de
renseignement réellement utile à l’État et à l’ensemble de ses sujets.

Baptiste Werly

1. ADH, C/225.
2. ADH, C/225, C/363.

92

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L’ESPIONNAGE ET LA SURVEILLANCE
À PARIS AU XVIIIe SIÈCLE

Vincent Milliot

Selon le moraliste Louis-Sébastien Mercier, la sûreté nocturne de Paris à


la fin de l’Ancien Régime, c’est « l’ouvrage du guet et de deux à trois cents mouchards,
qui battent le pavé, qui reconnaissent et qui suivent les gens suspects1 ». La
préservation de la tranquillité publique est associée à une double surveillance :
celle, ostensible, qu’assurent les patrouilles militarisées de la garde de Paris ; et
la surveillance secrète des « mouches ».
Depuis la fin du xviie siècle, la croissance démographique de la première
ville du royaume alimente la hantise des autorités. Comment parvenir à policer
un corps « si grand » ? Au-delà des problèmes matériels liés à l’expansion urbaine
qu’il convient de régler – assurer un approvisionnement régulier, lutter contre
l’insalubrité –, on redoute l’opacité grandissante d’une société travaillée par
une mobilité intense, où les liens interpersonnels se dissolvent, où les régulations
communautaires perdent de leur efficience2. Le contrôle des espaces interlopes
et des individus « sans aveu » est une préoccupation administrative ancienne
qui nourrit un souci récurrent de maîtrise du territoire et d’enregistrement des
hommes3. Dans les villes du Siècle des Lumières, le développement d’une
sociabilité « libre », reposant sur l’adhésion individuelle plus que sur l’obligation
de s’agréger à un corps, et l’apparition de nouveaux espaces publics comme le
café, incitent la police à multiplier ses instruments de connaissance et de contrôle

1. L.-S. Mercier, Le Tableau de Paris, (Amsterdam, 1781-1788), édition établie sous la direction
de J.-C. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, 2 vol. ; chapitre lxii, « Le guet », tome i,
pp. 164-166. Toutes les références à ce texte sont tirées de cette édition.
2. D. Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire, Paris, Aubier, 1981, pp. 11-37 ;
D. Garrioch, La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La découverte, 2013 (pour la trad. fr.).
3. B. Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris,
Gallimard, 1986 ; V. Denis, Une Histoire de l’identité, France, 1715-1815, Seyssel, Champ
Vallon, 2008.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

du monde social. Au chapitre « Sûreté » de ses Mémoires rédigés pendant la


Révolution, l’ancien lieutenant général de police Lenoir évoque le développement
de la surveillance policière et les « mesures d’espionnage » qu’il prît en réponse
à la transformation accélérée des pratiques de sociabilité dans les années 1780,
marquées par la multiplication des maisons publiques, des clubs et autres
assemblées « réputées illicites » qu’il « avait ordre de tolérer1 ».
L’espionnage dont il est question ici et dont se préoccupe la police du
Châtelet, est polyvalent et multiforme. Il mêle ce qui relève de l’espionnage
diplomatique et international à la surveillance de l’opinion, au contrôle des
activités suspectes et des groupes « à risques ». La surveillance des ambassades
est une activité constante qui mobilise une partie des services du lieutenant
général de police. Avec la surveillance des migrations, elle détermine l’apparition
d’un contrôle spécifique des « étrangers » confié à un inspecteur spécialisé
depuis le milieu du siècle2. Mais l’espionnage « généralisé » que les réformateurs
et les pamphlétaires dénoncent comme marque du despotisme de la police
d’Ancien Régime à la veille de 1789 et au début de la Révolution, a bien d’autres
cibles et d’autres motivations3. La surveillance des espaces publics ou des lieux
« privés » (cercles, clubs, salons) – dont certains sont des lieux habituels de
sociabilité populaire (cabarets) quand d’autres sont les lieux neufs d’une sociabilité
plus huppée ou socialement mixte (cafés, salles de spectacle) –, la tolérance
« sous contrôle » dont bénéficient des lieux qui tirent vers l’interdit et le clandestin
(cercles de jeux, maisons de prostitution, voire loges maçonniques), renvoient
à des objectifs spécifiques : répression du vol ou des activités de contrebande,
contrôle des mœurs, prévention des risques d’émotions dans les périodes de
cherté et de cabales ouvrières, maîtrise des « faux bruits, ces voies indirectes
de l’insurrection », information sur l’esprit public et l’état de l’opinion4.

1. J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, titre vi « sûreté », Médiathèque Orléans, fonds ancien, mss 1422,
édité dans V. Milliot, Un policier des Lumières, suivi de mémoires de J.-C.-P. Lenoir, ancien
lieutenant général de police de Paris, écrits en pays étrangers…, Seyssel, Champ Vallon, 2011,
pp. 625-626.
2. Bibliothèque de l’Arsenal (BA), Archives de la Bastille, mss 10028, Papiers de l’inspecteur
Buhot chargé de la partie des étrangers (1758) ; mss 10249, Surveillance des étrangers
domiciliés à Paris (1749-1752) ; mss 10283-10293, Rapports envoyés au Lieutenant général
de police par ses agents (1725, 1729-1748, 1750, 1753-1754, 1761, 1767) ; Archives du
Ministère des Affaires étrangères (AAE), Contrôle des étrangers (1771-1791) ; J.-F. Dubost,
« Les étrangers à Paris au Siècle des Lumières », dans D. Roche (dir.), La ville promise.
Mobilités et accueil à Paris fin xviie -début xixe siècle, Paris, Fayard, 2000, pp. 221-288.
3. P. Manuel, La Police de Paris dévoilée, par l’un des administrateurs de 1789, Paris,
J.B. Garnery, l’an second de la liberté, 2 vol.
4. A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Le Seuil, 1991 ;
R. Darnton, Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, Gallimard,

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

Ce large spectre de la surveillance est à l’image d’une police d’Ancien Régime


qui englobe de très vastes domaines de compétences, dont l’omnipotence
appellerait en quelque sorte l’omniscience. Un tel projet ne se traduit pas
forcément alors d’une façon universelle, à travers des services administratifs
bien identifiés, car la monarchie n’a pas toujours les moyens de ses ambitions.
On peut néanmoins s’efforcer d’appréhender ce que recouvre un tel « espionnage
de police », sinon à travers ses justifications du moins comme pratique, et
restituer les étapes qui président à son instauration dans le Paris du xviiie siècle.
Réponse pragmatique à l’opacité et à la labilité grandissantes du monde urbain,
peut-on analyser la quête généralisée de l’information sur la société comme
partie intégrante d’un « art de gouverner les hommes » ? En retour, on doit,
par-delà la légende noire de la police d’Ancien Régime, s’interroger sur les
profils des « informateurs de police » comme sur les réactions du corps social
à l’égard de ce mode d’administration fondé sur le secret et la clandestinité.

L’espionnage « de police » : affirmation d’une pratique ordinaire

L’évidente difficulté pour un appréhender un sujet qui relève plus que tout
autre du « secret du gouvernement » tient à l’état des sources, dispersées,
lacunaires et, lorsqu’elles existent, très inégalement bavardes. Les mémoires
policiers, et les dictionnaires et les témoignages littéraires constituent une
première ressource pour approcher l’espionnage en matière de police, mais
dont il faut toujours décrypter les intentions exactes. Dans la culture judiciaire
et administrative, les mots font longtemps défaut pour le caractériser. Quoique
peu conceptualisé et encadré par le droit, cet espionnage relève des pratiques
policières accoutumées au Siècle des Lumières. Dans ce qui subsiste des archives
de la Lieutenance générale, bulletins et registres des inspecteurs de la sûreté,
papiers des inspecteurs des mœurs ou liés à la surveillance de la Librairie,
dossiers personnels d’individus enfermés, registres d’ordre du Roi, gazetins de
police secrète – auxquels on peut ajouter les registres d’écrou de certaines
prisons ou les archives du ministère des Affaires étrangères et du contrôle des
étrangers –, les traces de la surveillance exercée par la police et ses acteurs
existent ; elles peuvent être rassemblées au prix d’une patiente collecte, toujours
fragmentaire1.

2010 ; F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris, 1715-1800, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 44-
57 ; J.-C.-P. Lenoir, op. cit., mss 1422, fol.667.
1. Voir supra note 5. Il faut notamment se plonger dans les fonds des Archives de la Bastille
conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal ; pour les gazetins de police, BA, Archives de

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Les mots pour le dire


Dans les dictionnaires de langue de l’Ancien Régime, « l’espion », celui qui
fait métier d’épier, renvoie systématiquement et depuis le Moyen Âge, à un
contexte militaire et diplomatique1. La notion « d’observateur » n’a aucune
acception policière dans ces ouvrages qui l’associent à un individu respectant
fidèlement un commandement religieux, une règle, ou qui s’applique à examiner
la nature. Le terme est tardivement retenu par Des Essarts dans son Dictionnaire
universel de police en 1786 pour désigner un informateur. Auparavant, c’est de
manière figurée, sous le terme de « mouche », que la réalité de l’observation
policière ressort dès l’édition de 1694 du Dictionnaire de l’Académie française.
La mouche se dit d’une personne « fort rusée » et qui « a l’esprit fin », ou encore
de celui « qui espionne quelqu’un, qui le suit partout pour observer sa conduite ».
L’édition de 1762 est plus précise. Elle enregistre en quelque sorte
l’institutionnalisation du mouchardage et son rapport avec la justice criminelle :
« se dit aussi de celui ou de celle que des officiers de Justice détachent pour observer
& suivre la marche de quelqu’un qu’ils ont ordre d’arrêter2 ».
Mais à en croire le Traité de la justice criminelle de Jousse, cette pratique,
qui n’est pas nommée en tant que telle, ne dispose d’aucune reconnaissance
légale à la différence de la dénonciation3. La « dénonciation est l’acte par lequel
on déclare au Juge (…) chargé de la poursuite des crimes, qu’un tel délit a été
commis ». En vertu de cet acte, le juge peut procéder à une information judiciaire.
Elle ne doit se pratiquer que pour des crimes graves, qui exigent une punition
exemplaire et publique. Elle émane soit de dénonciateurs volontaires – ceux
qui librement dénoncent des crimes à la justice –, soit de « dénonciateurs
nécessaires », tels que les « sergents des Forêts, ou les chirurgiens » qui doivent

la Bastille mss 10155-10170, (1726-1741) ; registres des inspecteurs Roussel, Dadvenel et


Poussot, BA, ms 10136-10140 ; dossiers individuels des prisonniers, BA, ms 10504-12471 ;
rapports venus des maîtresses des maisons de débauche, papiers des inspecteurs Meusnier et
Marais, BA, mss 10252-10253 et C. Piton, Paris sous Louis XV. Rapports des inspecteurs de
police au roi, (publiés et annotés par), Paris, Mercure de France, 1905-1914, 5 vol. Également
registres de Bicêtre, A.P.H.P. 1Q2/1-164, 1725-1950. Dans l’océan des minutes des
commissaires (Archives nationales, Y10719A-Y16009) on peut glaner des éléments, mais le
dépouillement systématique sur ce thème est difficile. D’une façon générale, la question du
financement reste un angle mort.
1. Dictionnaire d’autrefois, http://artfl-project.uchicago.edu/node/17 ; J. Poirot, « espion »
et J. Mafart « espionnage », dans H. Moutouh et al. (dir.), Dictionnaire du renseignement,
Paris, Perrin, 2018, pp. 345-359.
2. La définition de l’édition de 1798 infléchit la notion dans le sens d’une surveillance
constante.
3. M. Jousse, Traité de la justice criminelle, 1771, partie iii, livre ii, « De la procédure criminelle
en général », titre v, « Des plaintes, accusations, et dénonciations », article V, pp. 56-57.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

déclarer les personnes blessées qu’ils sont conduits à panser. Dans cette dernière
catégorie, justice et police peuvent aisément ranger la plupart de leurs auxiliaires
« naturels » : logeurs, revendeurs, orfèvres qui tiennent registre et doivent
informer la police en cas de transactions ou de comportements suspects. Jousse
précise que la valeur de la dénonciation est tributaire de la dignité et de la qualité
des personnes : les dénonciations de « personnes viles », émanant d’un « homme
du néant ou insolvable » doivent être rejetées, tout comme celles de personnes
issues d’une même parentèle, en particulier lorsqu’elles visent des personnes
d’un rang supérieur.
De telles nuances n’existent pas pour l’espion, moralement stigmatisé dans
de nombreux textes en Europe pour exercer une activité infâme : d’une part
parce qu’il trahit pour de l’argent, d’autre part parce qu’il agit clandestinement1.
Mais le mouchardage « de police » se distingue de l’espionnage diplomatique
en ce qu’il n’induit pas la trahison du prince ou de l’État souverain dont il est
le ressortissant. En revanche, l’espionnage de police subvertit la hiérarchie des
états et des dignités puisqu’il se montre moins regardant que la justice criminelle
sur le statut social des informateurs. Pour la police du xviiie siècle, une prostituée
peut informer sur les fredaines d’un marquis ou d’un ecclésiastique, un
domestique sur les propos d’après-boire d’un ambassadeur2. Le mouchard,
mercantile et dissimulateur, ne commet rien d’illicite, même si l’indignité
s’attache à ses actes et à son statut.
Dans les procès-verbaux des commissaires au Châtelet, dans les mémoires,
les notes et les rapports, la diversité du vocabulaire employé pour désigner les
« espions de police » souligne la diversité des acteurs et la fluidité des pratiques
d’information sur lesquelles la police fonde son action. Mouches, sous-inspecteurs,
commis, préposés, employés ou « travaillant à la police » sont utilisés dans des
contextes différents, sans toujours interdire des recouvrements entre ces
fonctions3. Cet éventail traduit pourtant l’existence d’une hiérarchie implicite
entre ces personnages qui participent à la collecte de l’information, allant du
collaborateur stable, déjà inséré aux premiers échelons de la hiérarchie policière,
jusqu’à l’informateur ponctuel et stipendié. Utiliser de mauvais sujets pour

1. L. Bely, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 ; P. Preto,
I Servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima., il
saggiatore, 2010 ; A. Hugon, Au service du roi catholique. « Honorables ambassadeurs » et
« divins espions ». Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-
françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velasquez, 2004, pp. 360-408.
2. E.-M. Benabou, La prostitution et la police des mœurs au xviiie siècle, Paris, Perrin, 1987,
pp. 155-175 et N. Kushner, Erotic exchange : the world of Elite Prostitution in Eighteenth-
Century Paris, Cornell University Press, 2014 ; A. Lilti, Le monde des salons, Sociabilité et
mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, p 384 et suiv.
3. A. Williams, The police of Paris, op. cit., p. 104.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

surveiller et neutraliser d’encore « plus mauvais sujets » reste un mal nécessaire :


c’est une vérité admise par la police du Châtelet que l’on énonce toujours
prudemment à la veille de la Révolution1. Mais ceux qui collaborent avec la
police et qui l’informent ne sont pas tous de « mauvais sujets ».
Loin d’être hors-la-loi, l’espionnage de police serait plutôt à côté de la loi.
Il apparaît comme une pratique subreptice nécessaire, ne reculant pas devant
la ruse et les manières dérobées, contribution indispensable à la prévention du
crime ou du désordre, parfois à sa répression après-coup2. L’espionnage peut
être préalable à une procédure judiciaire ; il se justifie parfois totalement en
dehors d’elle. Au nom du droit que la police d’Ancien Régime s’arroge de
soustraire un suspect considéré comme dangereux pour la vie sociale,
« l’enlèvement de police » et l’enfermement, inégalement régulés par l’usage
des ordres du roi, en constituent plus d’une fois l’aboutissement administratif3.
Le lieutenant général de police Lenoir, ancien lieutenant criminel au Châtelet
entre 1759 et 1765, n’ignore rien de ces distinctions. Il sépare nettement les
dénonciations, rattachées à la justice criminelle que le magistrat doit faire
vérifier scrupuleusement, de l’espionnage qui renvoie à la « manutention de la
police », plus expéditive, marquée par un exercice plus solitaire du pouvoir sur
la seule foi des rapports des subordonnés du lieutenant de police. Mais ce que
dans les années 1770-1780 Lenoir admet comme une indispensable part d’ombre
n’a pas, de toute éternité, appartenu au répertoire d’action des policiers4.

Le secret, marque d’un « nouveau style » de police


À la différence de l’espionnage diplomatique, attesté de longue date, le recours
systématique à des formes clandestines de police s’impose tardivement à Paris
pendant la magistrature de Marc-René de Voyer d’Argenson (1697-1718), le successeur

1. A. Farge, Dire et mal dire, op. cit., ; T. Luckett, “Hunting for spies and whores : a parisian
riot on the eve of the French Revolution”, Past and Present, 1997, no 156, pp. 116-143.
2. A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris,
Gallimard, 1994, pp. 87-115.
3. R. Couture, V. Milliot, « Les “enlèvements de police” à Paris au xviiie siècle, ou les
migrations de l’arbitraire policier », dans F. Chauvaud, P. Prétou (dir.), L’arrestation.
Interpellations, prises de corps et captures depuis le Moyen Âge, PUR, 2015, pp. 83-105 ;
G. Kerien, V. Milliot, « Les raisons de la colère. Relire les émeutes du printemps 1750 »,
S. Abdela et P. Bastien (dir.), Le peuple en colère, Dix-huitième siècle, 53, 2021, à paraître.
4. J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, titre xiii, « De la formation et des progrès de la police
administrative… », et titre xiv, « De la composition, de l’organisation de la police de
Paris… » Médiathèque Orléans, fonds ancien, Mss 1422, édités dans V. Milliot, Un policier
des Lumières…, op. cit., pp. 890-945.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

de La Reynie1. Dans le contexte difficile de la fin du règne de Louis XIV, d’Argenson


souhaite moraliser Paris, la purger de ses indésirables, lutter contre de multiples
comportements illégaux qui relèvent souvent de l’acte de survie pour les plus
fragiles. Il s’emploie à jeter sur la ville et les catégories populaires un filet de
surveillance jusqu’alors inédit. Convaincu de l’inefficacité répressive des juges, de
celle des commissaires au Châtelet, – « premiers juges » dans leurs quartiers – et
de celle des magistrats du Parlement, d’Argenson met en place dès sa prise de
fonction une filière autonome de répression du crime. À son gré, il confie à divers
officiers et auxiliaires de justice subalternes de la juridiction du Châtelet – hors de
toutes leurs fonctions officielles – des missions de surveillance des espaces publics,
d’infiltration des « groupes à risques ». Ces derniers utilisent des mouches et des
criminels « retournés ». D’Argenson leur fournit avec les ordres du roi « en blanc »,
un instrument d’arrestation par voie administrative de tous ceux que la police
considère comme suspects. Soutenu par son supérieur direct, le secrétaire à la
Maison du Roi, Jérôme de Pontchartrain, il dispose de fonds pour distribuer des
gratifications à cette nouvelle police de « commis » et d’exempts qui doit aussi
rétribuer ses informateurs. Elle est à l’origine de la constitution, d’abord officieuse,
du corps des inspecteurs de police. Celui-ci n’est officialisé qu’en 1708 sous la
pression du Parlement qui impose la transformation de ces fonctions en offices
vénaux, contrôlables par lui.
Ce nouveau style de police, secret et expéditif, non tenu de rechercher des
preuves juridiquement valables, sans possibilité d’appel devant les cours de
justice heurte à la fois le Parlement de Paris qui supporte mal cette extension
rapide des pouvoirs administratifs du lieutenant de police, certains officiers du
Châtelet comme les commissaires enquêteurs-examinateurs, mais aussi la
population parisienne. Au-delà des multiples abus qui entachent l’activité des
premiers inspecteurs et qui leur valent un procès diligenté par le Parlement
sous la Régence – chantage et extorsion de fonds, arrestations arbitraires,
violences, manque de compassion pour les pauvres –, cette politique qui promeut
de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques policières, accélère et entérine le
recul des formes publiques et juridictionnelles de la police traditionnelle2. Elle
s’inscrit dans le sillage de la création de la lieutenance générale de police en
1667.
1. P. Piasenza, Polizia e città. Strategie d’ordine, confliti e rivolte a Parigi tra Sei e Settecento,
Bologne, Il Mulino, 1990 ; P. Peveri, « Clandestinité et nouvel ordre policier dans le Paris de
la Régence : l’arrestation de Louis-Dominique Cartouche », dans S. Aprile et E. Retaillaud-
Bajac, Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (xvie-xxe s.), PUR, 2008,
pp. 154-156.
2. P. Piasenza, « Opinion publique, identité des institutions, “absolutisme”. Le problème de la
légalité à Paris entre le xviie et le xviiie siècle », Revue Historique, 1993, no 587, pp. 97-142 ;
R. Cheype, Recherches sur le procès des inspecteurs de police, 1716-1720, Paris, PUF, 1975.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Les larges pouvoirs du lieutenant général de police, le développement


progressif au xviiie siècle d’une administration centrale organisée en bureaux
peuplés de secrétaires, de commis et d’officiers fidèles, les contrôles renforcés
sur ses subordonnés – inspecteurs et commissaires au Châtelet – altèrent
l’ancienne conception de l’ordre public qui laissait au Parlement, au Bureau de
ville et à ses officiers municipaux, aux communautés de métiers, aux maîtres
et aux bourgeois un rôle dans la régulation et le règlement des conflits, hors la
nécessité de réprimer les affaires criminelles. Ce modèle de police consultatif
et public, incarné par les assemblées de police, ne disparaît pas complètement
et continue à jouer un rôle essentiel dans le gouvernement de la ville au
xviiie siècle, notamment en période de crise1. Mais il est encadré, circonscrit
et vidé pour une part de sa substance.
Le recul de la participation bourgeoise a pour contrepartie l’extension des
prérogatives des officiers du Châtelet sous la tutelle de plus en plus exclusive du
lieutenant général de police, en dépit des réticences du Parlement. Malgré la
mise en place chaotique du corps des inspecteurs, entre 1708 et 1740, l’institution
n’est jamais durablement remise en cause. Le contrôle sur le recrutement des
inspecteurs – et à travers eux sur les auxiliaires les plus subalternes de la
police – s’accentue même à partir de la magistrature de Berryer2. Si l’on excepte
quelques épisodes marquants comme le procès des inspecteurs sous la Régence,
les émeutes de mai 1750 ou la catastrophe de la rue royale en 1770 qui occasionnent
des rappels à l’ordre de la part du Parlement, les éventuels dysfonctionnements
de cette police sont le plus souvent réglés de manière interne, à « bas bruit »,
de façon à éviter tout scandale public et à préserver la réputation de l’institution.
On se situe alors aux antipodes des « montres de police », réception annuelle
de tous les officiers de police devant le prévôt de Paris, organisées à la fin du
xvie siècle et au début du xviie siècle, pour « répondre à tout ce dont le peuple
pouvait se plaindre d’eux » et en réclamer justice3. La « publicité » de la police,
placée sous la tutelle étroite de la justice, était ici totalement institutionnalisée.
La situation est radicalement différente au xviiie siècle. À la veille de 1789, les
principaux responsables de la police, comme ses acteurs ordinaires, peinent à

1. S.L. Kaplan, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, La Haye,
Mouton, 1976. Dans un ordre plus quotidien, N. Lyon-Caen, R. Morera, À vos poubelles
citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, xvie -
xviiie siècle), Ceyzerieu, Champ Vallon, 2020.
2. R. Couture, ‘Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public’ : les inspecteurs de police
parisiens, 1740-1789, doctorat d’Histoire de l’UCBN et de l’UQAM, janvier 2013, pp. 296-
350 ; pp. 535-582.
3. A. Massie, La police du Châtelet de Paris (1560-1610) : identité, organisation et pratique des
officiers, doctorat d’Histoire sous la direction de L. Hilaire-Pérez, Université de Paris,
2020, p. 297.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

admettre qu’on puisse leur demander de rendre des comptes et de justifier leurs
pratiques qui, de plus en plus, sont ressenties comme arbitraires1. La critique
est inaudible car depuis plusieurs décennies les pratiques du secret et l’espionnage
sont les fondements d’un système d’information policier institutionnalisé qui
apparaît aux yeux de l’institution comme le garant d’un art de bien gouverner.
Celui-ci suppose une accumulation de connaissances sur la population et ses
activités afin de la protéger de toute déviance dommageable au bien-être
commun.

Gouverner, c’est connaître

En matière de surveillance et d’espionnage, l’on prêtait aux services de la


lieutenance générale de police plus qu’ils ne pouvaient effectivement réaliser2.
Toutefois, le mythe de l’omniscience de la police parisienne n’était pas sans
fondement. Lors des interrogatoires, ceux qui mentent sur leur identité ou leurs
antécédents sont plus d’une fois démasqués grâce au recoupement des informations
dont dispose la police3. Les magistrats provinciaux n’hésitent pas à s’adresser
à Paris pour suivre à la trace un vagabond endurci ou un repris de justice4. À
une autre échelle, Sartine avait mis son point d’honneur à démontrer à la cour
de Vienne que les tribulations au long cours de certains suspects n’échappaient
pas à l’attention de ses services5. Ce système généralisé d’information, dont la
police du Châtelet doit être la grande ordonnatrice, apparaît comme une
contribution essentielle à la constitution de savoirs d’État sur la population du
Siècle des Lumières. Si ces fondations sont ancrées dans la surveillance et
l’espionnage, il nécessite pour fonctionner une architecture plus précise.

1. V. Milliot, L’admirable police. Tenir Paris au Siècle des Lumières, Ceyzerieu, Champ Vallon,
2016, pp. 357-358.
2. J.C.P. Lenoir, Mémoires, titre vi « Sûreté », op. cit., mss 1422, fol. 28-29.
3. J. Berlière, Policer Paris au Siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans
la seconde moitié du xviiie siècle, Paris, École des Chartes, pp. 307-318.
4. Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Coste, Ms 1132, Lettre de Prost de Royer, lieutenant
général de police de Lyon, à Lenoir, lieutenant général de police de Paris, Lyon, 28 août 1777.
5. P. Hilm, « “Une machine merveilleuse” de police dans la monarchie des Habsbourg au
cours des années 1770-1780 », IVe Journée d’études Circulation et construction des savoirs
policiers européens, 1650-1850, ANR/Université de Lille 3 – IRHiS, 4-6 décembre 2008,
http://irhis.recherche.univ-lille3.fr/ANR-CIRSAP.html.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

L’ombre de la Bastille
Sous la Régence de Philippe d’Orléans (1715-1723), alors que le contrôle
d’un organisme parisien toujours plus opaque motive les initiatives du lieutenant
de police d’Argenson, on constate l’intérêt simultané de la monarchie pour la
conservation et l’utilisation facilitée des informations collectées. En effet,
l’accumulation s’annonce exponentielle. Au-delà des milieux suspects que l’on
infiltre, la parole publique devient à peu près au même moment un objet de
surveillance policière, notamment dans les nouveaux lieux de sociabilité que
sont les cafés. Les « gazetins » de la police secrète, véritable innovation policière
des années 1720, sont destinés à collecter anonymement les « mauvais propos »
dans les espaces publics et dans les lieux ordinairement soustraits à la juridiction
du Châtelet1. La surveillance, quelles qu’en soient les cibles, tend à convertir ce
qui circule oralement en information écrite et de papier, plus facile à transmettre
et à utiliser. Le paradoxe de la collecte clandestine et secrète de l’information
est qu’il importe de créer ensuite les instruments et les lieux qui la rendent
manipulable et communicable, donc visible2.
La forteresse royale de la Bastille est choisie en 1716 pour recevoir les papiers
résultant de l’activité administrative du lieutenant général de police, c’est-à-dire
du travail de ses bureaux où s’activent secrétaires et commis, commissaires et
inspecteurs dotés de spécialités, où parviennent aussi les informations transmises
par tous ceux qui « travaillent à la police ». Cet ensemble s’étoffe rapidement
au cours du xviiie siècle et fait l’objet d’une préoccupation constante de la part
des responsables policiers et des ministres du roi. À partir de 1717, ces archives
y sont déposées au fur et à mesure qu’elles cessent d’être courantes, le reste
étant encore localisé dans l’hôtel du lieutenant général de police. La magistrature
de Berryer (1747-1757) et la mise en place de départements spécialisées de la
police comme la Sûreté, la Librairie, ou encore les Mœurs, marquent un autre
temps fort du développement de ce service. Dans de nombreux domaines, la
collecte systématique, la conservation et le recoupement des informations
deviennent la substance de l’activité policière. La gestion des archives revêt un
caractère de plus en plus stratégique pour la police, tout comme leur valeur
pour l’État. De multiples traces de cette volonté d’archivage demeurent à travers
les listes d’entrée de documents dans les archives de la Bastille, dressées dans

1. G. Malandain, « Les mouches de la police et le vol des mots. Les gazetins de la police
secrète et la surveillance de l’expression à Paris au deuxième quart du xviiie siècle », Revue
d’histoire moderne & contemporaine (RHMC), t. XLII, 1995, no 3, pp. 376-404 ; L. Jane
Graham, If the King Only Knew. Seditious Speech in the Reign of Louis XV, Charlottesville
and London, University Press of Virginia, 2000.
2. A. Dewerpe, Espion…, op. cit., pp. 119-152.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

la seconde moitié du xviiie siècle1. La constitution de cette « mémoire policière »


redouble « l’œil de la police » et la surveillance que celle-ci déploie dans Paris.

Organiser le système policier d’information


La stricte organisation des informations sous forme de registres de plus
en plus normés, de répertoires, d’inventaires divers, offrent selon les responsables
de la police une garantie d’efficacité et de bon fonctionnement de la machine
policière. La conviction est largement partagée et érigée en véritable finalité
politique. La pierre angulaire de ce savoir réside dans la multiplication des
opérations d’enregistrements, d’identification et de compilation de l’information
à laquelle se livrent les divers agents de la police2.
Pour de nombreux auteurs, l’efficacité de la police est conditionnée par la
bonne administration de cette mémoire de papier, coeur d’un mécanisme dont
le centre unique de commandement et d’impulsion réside en la personne du
lieutenant général. La machine policière parisienne devient remarquable par
sa capacité à mobiliser l’information, y compris en récupérant les strates les
plus anciennes de ses archives et en assurant sa transmission rapide. Cette
conviction est partagée hors de la police, au sein de la République des Lettres.
Louis-Sébastien Mercier dans le Tableau de Paris associe le pouvoir grandissant
de la police et l’accumulation des archives. La surveillance, puis l’enregistrement
systématique de suspects de toutes sortes, permettent selon lui de « moissonner
à coup sûr ces êtres violents et féroces qui arrivent de tous les pays et de toutes les
provinces, ces perturbateurs de l’ordre qui pensent être à l’abri des recherches dans
cette capitale immense3 ».
Pour leur part, les inspecteurs dotés de spécialités comme les « affaires
galantes », la Sûreté ou la police du livre et des gens de lettres, adoptent au cours
des années 1750-1760, des pratiques convergentes de manutention du papier.
Ils forment des dossiers individuels sur les personnes surveillées et arrêtées,
rédigent des bulletins, puis un journal destiné à fournir à intervalles réguliers
un résumé du flux des événements survenus dans le secteur de la société qu’ils

1. V. Denis, « Quand la police a le goût de l’archive : réflexions sur les archives de la police
de Paris au xviiie siècle », in M.-P. Donato et A. Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque
moderne. Europe, mondes coloniaux. Paris, Classiques Garnier, 2019.
2. V. Milliot, « L’Œil et la mémoire : réflexions sur les compétences et les savoirs policiers à la
fin du xviiie siècle, d’après les “papiers” du lieutenant général Lenoir », in V. Denis (coord.),
Histoire des savoirs policiers en Europe (xviiie -xxe siècles), Revue d’Histoire des Sciences
Humaines, no 19, 2008, pp. 51-75 ; V. Denis et P.-Y. Lacour, « La logistique des savoirs.
Surabondance d’informations et technologies de papier au xviiie siècle », Genèses, 102,1,
2016, pp. 107-122.
3. L.-S. Mercier, Le Tableau…, op. cit., chapitre dccl, « Signalement », tome II, p. 721.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

surveillent1. Ils se dotent aussi d’index, destinés à faciliter la recherche dans


leurs archives. Ces écrits nourrissent les échanges entre policiers, avec leurs
supérieurs et jusqu’aux ministères. L’élaboration d’instruments d’archivages
sophistiqués a pu être encouragée par l’administration, mais l’initiative des
agents chargés des départements compte pour beaucoup. Les solutions de
continuité dans l’organisation des archives des inspecteurs sont légion, au gré
des changements de titulaires qui ne sont pas forcément tous formés de la même
manière. Ainsi, les remarquables instruments de recherche patiemment mis au
point par l’inspecteur de la librairie Joseph d’Hémery, tant pour les hommes
de Lettres que pour les gens du livre, nourris par les notes de ses informateurs,
n’ont pas été poursuivis par ses successeurs2.
Cette pyramide de l’information repose sur un système de surveillance
étendue, dont il reste difficile de cerner les limites entre « auxiliaires naturels »
de la police d’une part et, d’autre part, informateurs aux statuts divers, du
« sous-inspecteur » à la « basse mouche ». Que peut-on savoir de ceux qui
nourrissent le fantasme d’une « surveillance généralisée » qui serait caractéristique
de la police parisienne avant 1789 ? Que peut-on restituer des attitudes et des
critiques qu’ils suscitent à la fin de l’Ancien Régime ?

Le « mal est à côté du bien » (L.-S. Mercier)

Dans ses mémoires, Lenoir avoue 3 000 informateurs à Paris pendant la


magistrature de Berryer (1747-1757), pour en confesser trois fois moins pendant
la sienne (1776-1785), chiffre vertueux des temps révolutionnaires dont on peut
douter3. Les pamphlets évoquent les millions de livres, essentiellement tirés de
la police des jeux, consacrés au financement de l’espionnage qui, à cette aune,
prolifèrerait4. Les rares estimations des historiens proposent des chiffres très
inférieurs, de l’ordre de 350 mouches employées régulièrement par la police5.
Au-delà des chiffres, difficiles à établir, ce qui ressort c’est l’extrême diversité
des figures d’informateurs et la méfiance universelle qu’ils inspirent.

1. C. Piton, op. cit.


2. J.-D. Mellot et al., La police des métiers du livre à Paris au Siècle des Lumières. Historique
des libraires et imprimeurs de Paris existans en 1752 de l’inspecteur d’Hemery, éd. critique,
Paris, BnF éditions, 2017.
3. J.C.P. Lenoir, Mémoires, titre ii « Discipline des mœurs », op. cit., Mss 1421, pp. 13-14 et
titre xiii « Police administrative », Mss 1422, fol. 897.
4. F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris, op. cit., pp. 25-72.
5. A. Williams, The police of Paris, op. cit., p. 110.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

Figures d’informateurs
La police recrute ses « informateurs » dans des milieux extrêmement divers,
de l’avocat au médecin, du colporteur de livres à la revendeuse, du domestique
à l’homme de Lettres, du franc-maçon au membre du clergé, du délinquant
retourné à la prostituée. Une sorte de typologie des observateurs de police est
toutefois possible à partir des textes policiers. Dans son mémoire manuscrit
rédigé à l’intention de la Cour de Vienne à la fin des années 1760, le commissaire
Lemaire présente trois catégories d’observateurs utiles à la police d’une grande
ville, que l’on retrouve mentionnées dans le Dictionnaire universel de police de
N. Des Essarts1.
Il y a d’abord les observateurs qui sont payés pour « instruire des conversations
qui peuvent se tenir dans les différents endroits publics, où se rassemblent des
nouvellistes et où se trouvent des esprits échauffés qui frondent en certains temps
la conduite du gouvernement ». Lemaire précise qu’il « faut beaucoup de choix
pour ces observateurs ». Il faut d’abord « des gens présentables, c’est-à-dire bien
mis et qui ne soient point dans le cas d’être soupçonnés de faire ce métier ». La
qualité des rapports suppose une bonne inclusion dans le groupe et l’espace
que l’on surveille, potentiellement ici les cafés et débits de boisson, les cabinets
de lecture, voire les cercles aux entrées plus sélectives. Viennent ensuite ceux
que l’on pourrait qualifier « d’espions sans le savoir » puisqu’on « ne les paie
pas » : « ce sont des gens désoeuvrés et peu à leur aise, grands parleurs, naturellement
curieux et aimant à se mêler de tout, qui font aisément connaissance avec tout le
monde2… ». Le troisième groupe, méprisé par la police mais cyniquement utilisé,
est celui des « basses mouches », placées dans les rues et dans les lieux « suspects »,
qui servent à monter des souricières et à organiser des captures. Ces indicateurs
rémunérés sont recrutés parmi les « mauvais sujets » retournés, petits délinquants,
libertins outrés, femmes de débauche, chômeurs et mendiants. « Ils ne vieillissent
point ordinairement dans ce métier », car ils perdent leur utilité dès qu’ils
deviennent des « employés ordinaires de la police ». La police les utilise pour
surveiller « d’encore plus mauvais sujets qu’eux », mais les contrôle étroitement

1. La Police de Paris en 1770. Mémoire inédit composé par ordre de G. de Sartine, sur la demande
de Marie-Thérèse, notes et introduction par A. Gazier, Mémoires de la Société de l’Histoire
de Paris, tome V, Paris, Champion, 1879, p. 65 et suiv. ; Le Moyne dit Des Essarts N.T.,
Dictionnaire universel de la police, Paris, Moutard, 1786-1789, article « observateurs ».
2. D. Diderot, Le Neveu de Rameau, dans Contes et Romans, édition de M. Delon, La Pléiade,
Paris, Gallimard, 2004.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

n’hésitant pas à punir sévèrement « leurs infidélités » et leurs « manœuvres


répréhensibles ». Les papiers de la Bastille regorgent de profils de ce type1.
Lenoir dit qu’il faut préférer les groupes qui entretiennent une forme de
dépendance à l’égard de la police pour être « exactement informé ». Cette
dépendance, c’est à la fois celle du délinquant retourné devenu indic, sur lequel
pèse la menace constante de l’enfermement, mais aussi celle de certains métiers
sur lesquels la police exerce une tutelle administrative. Il y a donc bien des
« auxiliaires naturels de la police » dont certains ont une obligation réglementaire
de collaborer et d’informer. Ainsi les aubergistes et les logeurs qui tiennent des
registres visés régulièrement par les inspecteurs et par les commissaires, ou les
chirurgiens2. Ainsi toutes les professions de la revente qui doivent se déclarer
à l’administration et contribuer à la lutte contre le vol et le recel3. Cette catégorie
des « auxiliaires naturels » peut être étendue à tous ceux qui tiennent des lieux
de sociabilité « libres », salons, cercles de jeux, clubs, comme l’expose un rapport
de Lenoir en 1779, auxquels on doit adjoindre les tenancières des lieux de plaisir
tolérés4. L’articulation entre les deux groupes, mouches d’un côté, « auxiliaires
naturels » de l’autre, est considérée comme relevant du fonctionnement normal
de la surveillance. Les témoignages de Lemaire et de Lenoir citent d’autres
observateurs privilégiés comme les domestiques. Le travail quotidien de la
police pour surveiller les étrangers dans la capitale repose sur des recrutements
dans les maisons de diplomates5. Dans les cartons de la « surveillance des
étrangers » conservés à la Bastille, on retrouve ces domestiques régulièrement
rémunérés par la police6. Grâce à eux, on capte des propos échangés jusques
dans l’intimité, on note des allées et venues furtives.

1. Par exemple, recrutement d’un couple de mendiants par l’inspecteur Poussot pour
« déterrer des bandes de voleurs », BA, Archives de la Bastille, mss 10136, 6/12/1747.
2. V. Milliot, “ La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du xvie siècle aux
années 1830”, dans D. Roche (dir.), La ville promise…, op.cit, Paris, pp. 21-76 ; C. Rabier,
« Le “service public” de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques
professionnelles à Paris au xviiie siècle », RHMC, vol. 58-1, 2011, pp. 101-127.
3. Pour la seule année 1763, 22 revendeuses, 5 marchands fripiers (ou leurs épouses),
3 brocanteurs collaborent régulièrement avec l’inspecteur de la Sûreté Sarraire ; BA,
Archives de la Bastille, mss 10144.
4. AN K 1021, dossier 3, pièce 89, pp. 3-7 ; E.-M. Benabou, op. cit.
5. Lettre de Lenoir à Vergennes, 23 juillet 1785, AAE, contrôle des étrangers, vol. 61 ; voir
aussi vol. 37, 1781, et vol. 53, lettre du 6 août 1784 de l’inspecteur Longpré, chargé des
étrangers.
6. BA, Archives de la Bastille Mss 10283-10293.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

Ceux qui « travaillent à la police »


Au-delà, procéder à une sociographie plus exacte de ceux qui « travaillent
à la police » reste difficile si l’on veut s’émanciper des figures du délinquant
retourné, du domestique, de la fille publique qui confinent parfois au stéréotype.
Les inspecteurs dont les rapports ont été conservés mentionnent leurs « gens »,
mais sans sortir d’un anonymat protecteur1. Les papiers des commissaires au
Châtelet laissent ponctuellement entrevoir des informateurs réguliers qui
revendiquent le fait de travailler pour la police, apparemment sans autre
occupation professionnelle2. On accède ici au-dessus du panier des « informateurs »,
à la partie encore visible de la machine policière, ce qui conforterait l’hypothèse
selon laquelle les « commis » des inspecteurs seraient d’anciens observateurs
promus3.
Avec les registres d’entrées à Bicêtre, on découvre néanmoins d’autres
strates. « Les mouchards de la police » y sont internés et placés au secret quand
« ils ont manqué à leurs instructions4 ». La profession semble – faussement – masculine
car Bicêtre est plutôt une prison pour hommes. Les « jeunes gens » qui n’ont
pas encore atteint l’âge du mariage – fixé pour Paris vers 27-28 ans à la fin
du siècle –, constituent environ la moitié des espions internés. Mais l’image
correspond mal à celle que propose Mercier qui décrit de « petits drôles », de
« très jeunes », « espions et délateurs à seize ans », exerçant un vil métier et
bientôt corrompus par le rôle que la police leur a fait jouer5.

1. L’enquête du Parlement après les émeutes du mois de mai 1750, fait apparaître la « bande
de l’inspecteur Poussot », AN X 2B 1367-1368 et BnF, Joly de Fleury, mss 1101-1102 ;
documents utilisés par C. Romon, “L’affaire des enlèvements d’enfants dans les archives
du Châtelet (1749-1750)”, Revue historique, 3, 1983, pp. 55-95 ; autre exemple, l’enquête liée
à la mise en cause de l’inspecteur des jeux Chassaigne, F. Freundlich, op. cit., pp. 58-62.
2. Les minutes des commissaires au Châtelet n’ont pas été exploités systématiquement dans
cette optique, sauf exception, par C. Romon soucieux et reconstituer des « équipes » de
policiers, “ Mendiants et policiers à Paris au xviiie siècle”, HES, 1982, no 2, pp. 259-295 et
J. Berlière, Policer Paris au Siècle des Lumières, op. cit., pp. 227-230 et pp. 358-362.
3. A. Williams, The police of Paris, op. cit., pp. 104-111.
4. L.-S. Mercier, Tableau de Paris, op. cit., chapitre dciv « Bicêtre », tome ii, pp. 243-254.
D’autres prisons ont également pu accueillir ces auxiliaires de police comme le For-L’Évêque
jusqu’au milieu du siècle ou la Bastille. Le dépouillement d’une vingtaine de registres
de Bicêtre, entre 1748 et 1786, livre 71 entrées d’individus, travaillant ou ayant travaillé
à la police, notamment pour les inspecteurs de la sûreté, représentant, en décomptant
les récidivistes, une cohorte de 59 observateurs. Les registres dépouillés correspondent
aux périodes suivantes : 1Q2/18-20, 1er avril 1748 au 29 sept 1750 (Magistrature Berryer,
3 registres) ; 1Q2/44-48, 1er août 1765 au 30 oct. 1768 (magistrature Sartine, 5 registres) ;
1Q2/59-72, 1er mai 1775 au 14 mars 1786 (magistratures Albert, Lenoir, Thiroux,
14 registres).
5. L.-S. Mercier, Ibid., p. 250.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Sur l’ensemble des individus internés pendant ces années 1748-1786, 20 %


sont des observateurs « professionnels » ne déclarant aucune autre activité.
Hors de ceux-là, les métiers déclarés sont plutôt qualifiés, même s’ils demeurent
dans la frange du salariat, assez souvent à ses premiers degrés, comme « garçon »
ou jeunes compagnons1. Les gros bataillons des informateurs enfermés à Bicêtre
se recrutent plutôt dans les catégories établies du salariat urbain. Les métiers
de service, non qualifiés, sont assez rares. Outre les traditionnels domestiques
et quelques soldats, on rencontre aussi des représentants subalternes de
l’administration, les métiers de la mobilité citadine (cochers et postillon), des
professions intellectuelles (un élève en chirurgie et un « écrivain »)2. Le registre
d’écrou ne dit rien des itinéraires de ces personnages, mais l’on peut s’interroger
sur la logique des recrutements, faute de pouvoir en saisir les circonstances plus
souvent mentionnées dans les dossiers personnels de la Bastille. Indépendamment
du cas des domestiques-espions, trois motifs de recrutement ressortent. Parmi
ces observateurs de police, on repère d’abord tous ceux pourraient être en
contact avec des voleurs et des activités de recel, de transformation ou
d’écoulement d’objets et de pièces de linge volés, mais également ceux qui
touchent à la fabrication et à la diffusion des imprimés -imprimeur en taille-
douce, blanchisseur et tailleur d’habits, metteur en œuvre, polisseur en métaux
précieux, orfèvre, chirurgien et divers marchands. On relève ensuite les métiers
qui peuvent avoir un rapport avec les techniques d’effraction ou avec les armes – le
serrurier pour les fausses-clefs ou le coutelier. Et puis le groupe, très large, des
métiers du contact et de l’observation, depuis la rue jusqu’à la boutique – cochers
et gagne-deniers, métiers de l’alimentation, de l’habillement et du bâtiment.

La détestation de la basse police


Les registres de Bicêtre témoignent de la répression qui frappe durement
les agents les plus subalternes de la police lorsqu’ils commettent des fautes3. La
mauvaise qualité des informations rapportées, l’infidélité à l’égard de la police

1. On compte des compagnons serrurier, vitrier, doreur en bâtiment, orfèvre, éventailliste,


carreleur, menuisier, charpentier et des garçons (apprentis) tailleur, perruquier, boulanger,
boucher, cordonnier, limonadier. La qualité de certains n’est pas spécifiée, qui sont dits
coutelier, pâtissier, metteur en œuvre – c’est-à-dire ouvrier chargé de monter des pierreries
chez un joaillier –, polisseur en or et en argent, couvreur, blanchisseur, imprimeur en
taille-douce. On rencontre encore les métiers de la revente ou de la vente : trois marchands
forains, deux « négociants », un marchand de chevaux, un autre de baromètre.
2. R. Darnton, Bohême littéraire et Révolution. Le monde des livres au xviiie siècle, Paris,
Gallimard/LE Seuil, 1983, pp. 43-71 et Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en
France, 1650-1850, Paris, Gallimard, 2010, pp. 141-325.
3. R. Couture, ‘Inspirer la crainte…, op. cit., pp. 539-549.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

et de son chef, les pratiques déviantes à l’encontre de la population (prévarication,


usages de faux, menaces et violences) et, d’une façon générale, tout ce qui porte
atteinte à la réputation de l’institution constituent des motifs de punition1. La
terreur qu’inspirent les cachots de Bicêtre permet à la police de tenir son monde.
Mais cette nécessité d’un sévère contrôle sur les « mouches » révèlent aussi les
abus qui se logent au cœur de la machine policière parisienne, attestant de
l’infamie morale de ceux qu’elle emploie pour les tâches de surveillance.
Les archives signalent la vive hostilité de la population à l’encontre de ceux
qui « travaillent à la police » qui, pourtant, sortent en partie des rangs du salariat
urbain et des figures accoutumées de la rue. Les « mouches » découvertes sont
fréquemment menacées et agressées, au minimum, moquées. L’inspecteur de
la sûreté Receveur relate dans son bulletin, en mai 1772, la mésaventure d’un
particulier, violemment battu parce que suspecté d’être l’un de ses informateurs2.
Voici encore en 1754, une émeute contre une mouche chargée de la police des
cochers qui est ponctuée du cri « il n’y a qu’à le tuer !! », comme en écho aux
événements violents du printemps 1750, lors des émeutes dites « des enlèvements
d’enfants3 ». Cela ne manque pas d’arriver quelquefois, comme en 1756 lorsque
le dénommé Pilon, mouche de la police étalant sur le quai de la Mégisserie, est
retrouvé noyé dans la Seine. Dans son rapport, l’inspecteur Roullier note que
« depuis longtemps plusieurs rôdeurs des quais de la ferraille et autres, en veulent
à nos mouches4 ». Si le recours à de telles extrémités n’est pas forcément l’ordinaire,
violences verbales et agressions physiques sont peut-être plus courantes. Geneviève
Joris est ainsi enfermée en 1762 sur ordre du Roi, « pour insultes et violences
envers la femme Lecontre, revendeuse, pour l’avoir troublée dans son travail
concernant la police, et pour avoir tenu des propos indécents contre le commissaire
Laumonier5 ». Les protestations ne prennent pas uniquement ce tour violent ;
elles empruntent certaines fois des voies plus administratives ou amorcent des
recours judiciaires qui postulent toujours une forme de publicité et de dévoilement
de pratiques cachées6.
1. Un décrotteur servant de « contre-mouche » (sic) aux contrebandiers et aux filous, est ainsi
enfermé à Bicêtre pendant un an, « pour servir d’exemple et empêcher les autres mouches
de tomber dans pareilles fautes », BA, Mss 10985, fol 152-165.
2. BA, Archives de la Bastille, mss 10127, 11 et 19/05/1772.
3. BA, Archives de la Bastille, mss 11867, fol 116-129 ; A. Farge et J. Revel, Logiques de la foule.
L’affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750, Paris, Hachette, 1988.
4. BA, Archives de la Bastille, mss 11942, fol. 62-75.
5. APP, registre d’ordres du roi, AB 365, mai 1762, et, BA, Archives de la Bastille, mss 12166.
6. Par exemple, lettre adressée au Chancelier en 1727 par la nommée Roquebrune,
enfermée à la Salpétrière, qui visait la mouche Dominique, accusée d’être un souteneur
et de rançonner les femmes sous la menace d’un emprisonnement par ordre du Roi ; BA,
Archives de la Bastille, mss 10988, Dossier de la nommée Roquebrune, fol. 168-189 ; voir
aussi BA, Archives de la Bastille, mss 10955, dossier de la nommée Baste, fol 134-152.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

Si on ne veut pas se contenter d’une légende noire, il faut s’efforcer de


restituer les logiques sous-jacentes à de tels conflits. Ce n’est pas forcément la
présence des informateurs dans la rue, dans un café ou dans un cercle, ni le fait
que certains individus puissent collaborer avec la police qui sont immédiatement
ou uniquement en cause lorsque le conflit se noue. D’autres ingrédients relevant
des rapports de voisinage, de concurrences économiques ou professionnelles
multiples, de tensions ordinaires accumulées jouent également. Tous ces conflits
ne sont pas directement liés à la police, même si l’activité de ceux qui collaborent
avec elle peut en fournir le prétexte, d’autant plus facilement que la réprobation
morale à l’égard de la duplicité de la « mouche » est largement partagée. Dans
une société qui valorise toujours les relations inter-personnelles, l’honneur et
les régulations communautaires, la dissimulation est suspecte1. Une frontière
passe entre ceux qui collaborent « ouvertement », comme les revendeuses
enregistrées, et ceux qui « se faufilent », susceptibles de trahir la confiance que
l’on met en eux. Dans les cercles de sociabilité policés par les pratiques de
mondanité, on sait que la police a disposé ses informateurs et l’on adopte des
attitudes réservées. Le marquis de Bombelles explique « qu’on ne cause pas
devant les gens lorsqu’on a quelque prudence ; d’autant plus qu’à Paris on est à
peu près sûr d’avoir toujours dans leur nombre un espion de police2 ». L’informateur
de police qui espionne un salon, trahit en quelque sorte les lois de l’hospitalité
par son activité. Repéré, on le prie alors simplement de libérer les lieux. S’il est
discret, on se contente de présupposer son existence et d’agir en conséquence.

Mal nécessaire ou insupportable despotisme policier ?


Tout au long du xviiie siècle, la construction du système d’information
policier parisien a eu pour corollaire la prolifération des indicateurs chargés
de l’indispensable « basse police » ainsi que le développement d’opérations
occultes sur lesquelles aucun autre contrôle que celui du lieutenant général ne
s’exerce apparemment. L’autonomie que le chef de la police du Châtelet a obtenu
pour ses bureaux et pour ses gens, devient après 1750, outre l’objet des réserves
traditionnelles du Parlement, la cible de critiques inspirées par le libéralisme
politique. Pour Montesquieu dans l’Esprit des Lois, l’espionnage politique
constitue le symptôme de l’illégitimité du pouvoir et il devrait être incompatible

1. M. Dinges, Der Maurermeister und der Finanzrichter : Ehre, Geld und soziale Kontrolle im
Paris des 18 Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994 et « Négocier son
honneur dans le peuple parisien au xviiie siècle : la rue, l’infra-judiciaire et la Justice », in
B. Garnot (dir), L’infrajustice de l’Antiquité au xxe siècle, Dijon 1996, pp. 393-404.
2. Journal du marquis de Bombelles, édité par F. Durif, J. Grassion, Genève, Droz, 1978, t. I,
1780-1784, 17 juillet 1782.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

avec la monarchie1. Au début de la Révolution, Manuel, dans la Police dévoilée,


dénonce dans un autre domaine « l’ambition policière de pénétrer par des conduites
souterraines dans le secret des familles2 ».
Selon certains policiers, des réformes hardies permettraient d’éviter le
recours à l’espionnage. En 1749, l’officier de la prévôté de l’Île-de-France Guillotté,
contributeur à l’Encyclopédie et ami de Diderot, conçoit, pour prévenir les
désordres, un système généralisé d’enregistrement de la population, articulé
sur un fichier central permettant au chef de la police de connaître l’identité, les
activités, les déplacements et le lieu de résidence de chaque individu3. Cette
utopie policière qui envisage l’instauration d’une transparence sociale et spatiale
absolue sous l’œil du magistrat, doit rendre possible l’abandon des pratiques
les plus sombres de la police. Guillotté développe un libéralisme politique
paradoxal puisqu’il souhaite éviter la multiplication des règlements et des
interdits, grâce à « une sorte de chaîne que personne ne puisse secouer, qui laisse
toute liberté de faire le bien et qui ne permette que très difficilement de commettre
le mal ».
Autant dans les années 1770-1780, le lieutenant général de police Lenoir
partage une aspiration à améliorer l’efficience et le professionnalisme de la
police, autant les critiques libérales heurtent les justifications qu’il donne à la
nécessité de l’espionnage4. Selon lui, il s’agit d’abord d’être en mesure de
neutraliser sans faiblesse les « indésirables » avant qu’ils ne commettent leurs
crimes. La protection de la société est à ce prix ; l’arbitraire lié au secret et aux
procédures administratives expéditives n’a qu’une portée limitée lorsqu’il frappe
la lie du peuple. D’autre part, il insiste beaucoup sur la prévention des scandales,
la protection de la réputation des familles parfois menacée par les frasques d’un
enfant libertin. Sa connaissance intime de certaines situations lui permet de
dénouer sans bruit des questions délicates, lui offre des moyens de négociation,
en amont de ce qui pourrait émouvoir le public5. Le chef de la police peut
légitimement être le dépositaire du secret et de l’honneur des familles, alors
qu’à la fin du siècle la procédure de règlement des différends familiaux perd de
plus en plus son caractère public dans les quartiers et se resserre sur la sphère

1. A. Dewerpe, Espion, op. cit., p. 92.


2. P. Manuel, La police dévoilée, op. cit., I, p. 2.
3. J. Seznec (éd.), Mémoire sur la réformation de la police de France (…) par M. Guillauté (1749),
Paris, Hermann, 1974.
4. J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, titre vi « Sûreté », op. cit.
5. L’inspecteur d’Hémery conçoit la surveillance des gens de lettres et du livre, jusques dans
leur intimité, dans cet esprit, moins pour mettre en œuvre une censure implacable, J.D
Mellot, op. cit. et R. Darnton, « La République des lettres : les intellectuels dans les dossiers
de la police », Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France,
Paris, Laffont, 1985, pp. 137-172.

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Renseignement intérieur et surveillance des populations en France (xvie-xviiie siècles)

privée1. La police du Châtelet endosse toujours à la fin du xviiie siècle la conception


d’une monarchie paternaliste, protectrice, englobante et défend son aptitude à
étendre ses domaines d’interventions et sa puissance tutélaire.
Dans le contexte des Lumières finissantes, de tels arguments sont de moins
en moins recevables au moment où l’opinion publique éclairée commence à
débattre de l’équilibre des pouvoirs et du rôle des corps intermédiaires dans la
« constitution politique » du Royaume. L’espionnage ne fait plus seulement
l’objet d’une condamnation morale traditionnelle ; la condamnation de cette
pratique devient politique. La transparence nécessaire de l’État va de pair avec
la montée des aspirations envers une souveraineté, sinon parfaitement
démocratique, du moins partagée et reposant sur des formes de délégation
renouvelée comme sur la séparation des pouvoirs2. À la fin des années 1780,
dans le Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier formule des critiques insistantes
à l’encontre de l’espionnage3. Associé à la censure, au contrôle de l’opinion et
de l’information, il contrevient au libre commerce des idées et abâtardit les
pratiques sociales. Pour tout dire, il corrompt les mœurs politiques. Contre
l’exercice solitaire, secret et sans contrôle du pouvoir de police, Mercier défend
au contraire la nécessité de rendre publique son action et la possibilité de rendre
des comptes aux administrés. Aussi estimable que soit l’intention de préserver
l’honneur et la réputation d’un individu ou d’une famille, aussi louable que soit
le désir de préserver la société des scandales, le secret et le pouvoir d’un seul
portent avec eux des effets pervers. L’intégrité morale d’un magistrat ne peut
à elle seule en préserver le corps social. Les parties les plus obscures de la police,
les plus exorbitantes de l’empire des Lois, l’usage des informateurs recrutés
parmi des délinquants retournés, sont parfois considérés par Mercier comme
des maux nécessaires, mais le risque d’avilir la police par de telles pratiques
demeure et soulève constamment la question de leur légitimité.

1. A. Farge et M. Foucault, Le désordre des familles : lettres de cachet des archives de la Bastille
au xviiie siècle, Paris, 1982 ; J.-C.-P. Lenoir, « Mémoires », titre vi « sûreté », op. cit., édité
dans V. Milliot, Un policier des Lumières, op. cit., pp. 291-300, pp. 603-756, et la thèse
en cours de G. Kerien. Police et population à Paris au xviiie s. un contrôle social partagé,
doctorat de l’Université Paris 8.
2. A. Dewerpe, op. cit., pp. 90-117 et 136-137 ; M. Porret, Beccaria, Le Droit de punir, Paris,
Michalon, 2003, pp. 41-53, pp. 116-117.
3. L.-S. Mercier, Le Tableau…, op. cit., chapitre lix, « Espions », tome i, p. 156 ; chapitre lxi,
« Hommes de la police », tome i, p. 161 ; chapitre lxiii, « Lieutenant de police », tome i,
pp. 167-172 ; chapitre ccxxxviii, « Filles publiques », tome i, p. 594 ; chapitre cdxxxvii,
« Enlèvements », tome i, pp. 1198-1201 ; chapitre dccl, « Signalement », tome ii, p. 721.

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L’espionnage et la surveillance à Paris au xviiie siècle

Parce qu’on ne sait rien ou presque, il est difficile d’affirmer que les plus
grandes villes du royaume n’ont pas rêvé de mettre en place un système
d’observation inspiré par celui de Paris1. Mais la ville-capitale bénéficie de
l’engagement décisif de l’État royal pour assurer la mise en place pérenne d’un
dispositif de surveillance étendu. Plus largement, il faut comprendre ce recours
à l’observation policière comme une réponse aux évolutions de la société urbaine,
mobile et anonyme, moins bien encadrée par les régulations communautaires
traditionnelles2. Le vaste système d’information parisien accompagne la
transformation progressive des relations entre l’État royal et la société.
L’accumulation d’informations issues des sphères publiques, privées et
professionnelles, avec une ambition totalisante, revient à confier à la police le
soin de structurer la société et de lui imposer sa tutelle au nom de la tranquillité
publique. Mais une telle dilatation de la sphère du secret d’État et des pratiques
clandestines qui lui sont associées, entre en contradiction avec les dynamiques
d’une société qui promeuvent de plus en plus droits et libertés individuelles.
Depuis la Révolution de 1789, il appartient à l’État libéral d’essayer de résoudre
une telle contradiction3.

Vincent Milliot

1. À Toulouse, la police des capitouls a probablement eu recours aux méthodes de l’espionnage


dans le domaine de la police des jeux. Les projets ont tourné court, faute de moyens, mais
l’intention existe, comme à Strasbourg à la fin du xviiie siècle ; J.-L. Laffont, Policer la ville.
Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, doctorat de l’Université Toulouse II Le
Mirail, 1997, 3 vol. ; V. Denis, « Peut-on réformer un “monument de la police” ? La réforme
de la police de Strasbourg en débat à la fin de l’Ancien Régime, 1782-1788 », dans V. Milliot
(dir.), Les Mémoires policiers 1750-1850. Les mémoires policiers en Europe au xviiie siècle,
Rennes, PUR, 2009, pp. 131-150.
2. D. Garrioch, La fabrique…, op. cit., pp. 267-291.
3. A. Dewerpe, op. cit. et M. Cicchini, V. Denis, (dir.) en collaboration avec V. Milliot et
M. Porret, Le noeud gordien. Justice et police des Lumières à l’État libéral (1750-1850), Georg
ed., 2018, pp. 13-47.

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L’ESPIONNAGE ÉTRANGER
EN FRANCE
(XVIe‑XVIIIe siècles)

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LES OPÉRATIONS DE RENSEIGNEMENT
IBÉRIQUES EN FRANCE AU XVIe SIÈCLE :
L’EXEMPLE DES VOYAGES DE CARTIER
ET DE ROBERVAL AU CANADA (1534-1543)

Bernard Allaire

La collecte et la transmission des renseignements font partie des rouages


essentiels des administrations hermétiques d’Ancien Régime. Discerner la vérité
du secret, des rumeurs et fournir les informations stratégiques sont des actions
indispensables à la prise de décision par les souverains et les cours, (Claerr &
Poncet, 2008) particulièrement en temps de guerre (Pratelli, 2013)1. Au xvie siècle,
les services de renseignement n’existent pas en tant qu’entité distincte. Les
correspondances sont gérées par les personnages importants autour de la
personne du roi et sont discutées lors des réunions de son conseil restreint.
Elles proviennent d’une nébuleuse de sources générales et particulières et
englobent dans le cas de l’Espagne et de l’Empire, le monde connu de cette
époque. Reste qu’une large majorité des correspondances de ce type se rapporte
aux affaires de politique intérieure car, pour gouverner efficacement, les rois
doivent garder la main sur les villes et les provinces.
Le contexte général des dispositifs de renseignement étrangers au xvie siècle
est bien connu. Les échanges sont sous le contrôle de la cour mais surtout, des
ambassadeurs à la cour de France qui doivent en temps normal régler divers
litiges et aplanir les relations bilatérales. En période de tension, ces représentants
sont au centre des réseaux. Ils organisent activement la collecte des informations
lorsqu’ils ne participent pas eux-mêmes aux opérations de recueil et de validation
des renseignements. Pour ce faire, les ambassadeurs ont souvent recours à leur

1. Roseline Claerr et Olivier Poncet, La Prise de décision en France (1525-1559), Paris, École
nationale des Chartes, 2008 et Michel Pretalli, « Du bon usage des Anciens. L’espionnage
technique chez les militaires italiens au xvie siècle » dans Dialogues d’histoire ancienne,
Supplément no 9, 2013, pp. 231-249.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

diaspora en France : négociants, consuls, interprètes dont le travail auprès des


marchands et des autorités locales, permet d’obtenir une vision plus réaliste
du terrain. Des sommes importantes sont souvent dépensées pour soudoyer
une vaste gamme d’informateurs de tout acabit. Malheureusement pour
l’historien, le nom des intermédiaires et le contenu d’une majorité des échanges
verbaux ne laisse aucune trace écrite. Les points essentiels se retrouvent en
revanche dans les dépêches officielles envoyées à la cour. La circulation de ces
dernières est protégée par l’immunité diplomatique mais les saisies de courrier
sont fréquentes. Les plus sensibles sont cryptées par les secrétaires chiffreurs
ou les ambassadeurs et parfois expédiées en plusieurs copies par des itinéraires
différents.
Le cas particulier que nous abordons dans cet article concerne l’espionnage
ibérique en France dans la première moitié du xvie siècle. Il se situe dans le
contexte politico-militaire tendu entre, d’une part, le Portugal de Jean III,
l’Espagne, l’Empire de Charles Quint et, de l’autre, la France de François Ier.
Pour reprendre le vocabulaire actuel, il s’agit ni plus ni moins d’une opération
de renseignement étranger de grande envergure sur le sol français. Son objectif
est la surveillance des préparatifs maritimes coloniaux de Jacques Cartier et de
J.-F. de La Rocque de Roberval au Canada entre 1534 et 1543. Si cet épisode de
l’histoire nous est bien connu grâce aux sources françaises, les archives ibériques
nous apportent un complément de détails inestimables. Nous avons décidé
d’aborder cette histoire en particulier car celle-ci marque un tournant au sein
du renseignement ibérique qui, en l’absence d’informations fiables, avait
longtemps sous-évalué la présence française en Amérique.

Le renseignement étranger en France au xvie siècle est un sujet qui a été


largement délaissé des chercheurs en raison des difficultés d’accès aux sources,
souvent mal conservées, avec une calligraphie pénible ou une cryptographie
hermétique. Hormis le travail d’archivistes à partir du xixe siècle (Buckingham
Smith, 1857 ; Gayangos & Hume, 1886-1899 ; Hapke, 1911 ; La Roncière, 1912 ;
Biggar, 1930)1, peu d’études récentes ont été consacrées au renseignement

1. Thomas Buckingham Smith, Colección de varios documentes para la historia de la Florida


y tierras adyacentes, Londres, Trübner, 1857 ; Pascual de Gayangos & Martin S. Hume,
Calendar of letters, despatches and state papers relating to the negotiations between England
and Spain, t. VI, part. I, London, HMSO, 1886-1899 ; Rudolf Hapke, « Der erste Kolonisation
versuch in Kanada » dans Hansische Geschichteblätter, no 2, 1911, pp. 447-450 ; Charles de La
Roncière, « Notre première tentative de colonisation au Canada dans Bibliothèque de l’école
des chartres, 1912 et Biggar, Henry Percival, A collection of documents relating to Jacques
Cartier and the sieur de Roberval, Ottawa, Public Archives of Canada, 1930.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

espagnol ou ibérique dans la première moitié du xvie siècle. Ce qui n’est pas le
cas de la période du règne de Philippes II (Haynes, 1992 ; Allaire & Hogarth,
1996 ; Hugon, 2004 ; Perez, 2010 ; Pilorget, 2011 ; Chaulet, 2013)1 ou du xviie siècle
(Bély, 1990)2. Les archives du renseignement ibérique des xvie-xviie siècles
figurent pourtant parmi les meilleures sources pour observer la France de
l’Ancien Régime, tant par ce regard alternatif que les informateurs étrangers
portent sur le royaume que par des détails absents des sources françaises ou à
propos d’événements souvent oubliés des Français eux-mêmes.
Pour en revenir au sujet de cet article, la surveillance dont furent l’objet
les voyages de Cartier et Roberval fut révélée au xixe siècle par des chercheurs
anglo-saxons (Buckingham-Smith, 1857 ; Gayangos & Hume, 1886-1899 ;
Medina, 1896)3 qui ont signalé au passage la présence de correspondances à ce
sujet parmi les missives espagnoles. Il faut attendre au début du xxe siècle pour
voir des historiens mettre en évidence l’importance historique de ces sources
(Hapke, 1911 ; La Roncière, 1912)4 et faire connaître un plus grand nombre de
documents. Malgré l’excellent travail de H.P. Biggar (Biggar, 1930)5 aucun
recensement complet de toute la documentation relative à ces voyages n’a été
réalisé dans les archives espagnoles et de l’Empire. Ceci est dû aux contraintes
d’accès à celles-ci qui furent, entre autres, saisies par les Français durant les
guerres de l’empire (1808) et rendues par Pétain à Franco en 1942 dans le
contexte de l’occupation. Un retour sur cette période stratégique a été encouragé
à la suite de la découverte, en 2005, du site colonial de Jacques Cartier et de La
Rocque de Roberval près de Québec, au Canada.

1. Alan Haynes, Invisible Power : the Elizabethan secret services, 1570-1603, Stroud, Sutton,
1992 ; Bernard Allaire et Donald D. Hogarth, « Martin Frobisher, The Spaniards and a
Sixteenth-Century Northern Spy » dans Terrae Incognitae, the journal for the history of
discoveries, vol. XXVIII (1996), pp. 46-57 ; Alain Hugon, Au service du Roi Catholique :
« Honorables ambassadeurs » et « divins espions ». Représentation diplomatique et service
secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez,
2004 ; Béatrice Perez, Ambassadeurs apprentis espions et maîtres comploteurs : les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de Paris
Sorbonne, 2010 ; Gaël Pilorget, Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598), une
préfiguration des services secrets modernes, dans CF2R, Note historique, no 32, août 2011 ;
Rudy Chaulet, « L’Espagne et l’espionnage en Méditerranée orientale dans la seconde
moitié du xvie siècle : agents, rémunérations, répression », Dialogues d’histoire ancienne,
2013 Supplement no 9, pp. 207-229.
2. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
3. Buckingham Smith, 1857, op. cit. ; Gayangos & Hume, 1886-1899, op. cit. et Medina, 1896,
op. cit.
4. Hapke, 1911, op. cit. et La Roncière, 1912, op. cit.
5. Biggar, 1930, op. cit.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Diplomatie et expansion atlantique au début du xvie siècle

S’il est évident que le renseignement est lié à un contexte historique


particulier, il n’est pas toujours aisé d’en faire clairement la démonstration. La
surveillance du royaume de France par ses voisins remonte au Moyen Âge. Les
enjeux stratégiques extérieurs prennent une place de plus en plus grande dans
les correspondances des ambassadeurs après la guerre de Cent-Ans. Peu à peu
la volonté de contrôler la péninsule italienne, la Méditerranée ou la côte africaine
se déplace au xvie siècle vers l’Atlantique et les Amériques. Car il faut rappeler
que les Français arrivent très tôt au Nouveau Monde dans le sillage des Portugais
et Espagnols : à Terre-Neuve pour y pêcher la morue ou capturer des baleines,
mais aussi en Amérique centrale et au Brésil pour les épices et le bois de teinture.
Ces progrès substantiels dans les navigations françaises en Amérique se
font graduellement, malgré l’opposition des Ibériques qui veulent garder le
contrôle sur la distribution des richesses du Nouveau Monde en Europe. Les
Français suivent non seulement les Ibériques à Terre-Neuve, aux Indes occidentales
et en Amérique du Sud, mais ils participent également à l’exploration des côtes.
C’est le cas de l’expédition de Verrazzano qui, en 1523-1524, confirme qu’un
seul et même continent unit la Floride et la région de Terre-Neuve. Cette
expansion atlantique n’est cependant pas linéaire. Elle connaît des reculs, entre
autres durant les guerres. C’est le cas après la défaite de Pavie (1525) et la
détention de François Ier en Espagne. Espagnols et Portugais profitent alors de
la faiblesse du pouvoir à Paris pour détruire de nombreux comptoirs français
aux Indes Occidentales et au Brésil1. Seules les pêches à Terre-Neuve échappent
à cette confrontation.
Après la Paix de Dames (1529), les navigations commerciales et les voyages
d’exploration des Français reprennent avec encore plus d’intensité qu’auparavant.
C’est dans ce contexte que François Ier décide d’envoyer Jacques Cartier explorer
et cartographier les environs de Terre-Neuve. Contrairement aux Antilles ou
au Brésil, il s’agit d’une région qui n’est pas occupée ou revendiquée par une
nation mais qui pourrait potentiellement permettre aux Français d’accéder au
Pacifique, voire de mettre la main sur des gisements de métaux précieux. Le
premier voyage en 1534 permet de connaître l’intérieur du golfe du Saint-Laurent
et de rencontrer des autochtones qui habitent loin en amont du fleuve, à Stadacona
(Québec). Les captifs que Jacques Cartier ramène avec lui en France laissent
entendre qu’il existe en amont du Saint-Laurent une mer immense où se trouve
des métaux précieux, des villes et des épices en quantité. Nous savons aujourd’hui
1. Stéphane Mouette, « Les balbutiements de la colonisation française au Brésil (1524-1531) »
dans Cahiers du Brésil Contemporain, 1997, no 32, pp. 7-18.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

que cette mer n’était pas le Pacifique mais les Grands Lacs et que le métal tiré
du royaume du Saguenay n’était pas de l’or, mais du cuivre natif échangé en
Amérique du Nord par les autochtones des Grands Lacs.
Quoi qu’il en soit, Cartier y retourne l’année suivante (1535) et remonte le
fleuve Saint-Laurent jusqu’à Québec (Stadacona) d’où proviennent les captifs
autochtones et pousse son exploration jusqu’à Montréal (Hochelaga). Mais la
navigation difficile sur le fleuve et le manque de temps ne lui permettent pas
d’atteindre cette mer à laquelle les autochtones (ont référence. L’explorateur
malouin et ses équipages décident de passer l’hiver 1535-1536 avec les autochtones
de Québec afin d’étudier le pays et rentrent en France au printemps suivant
avec une dizaine de nouveaux captifs pour servir de guides et d’interprètes
pour le prochain voyage. Lorsqu’il arrive à Saint-Malo, Cartier apprend que le
pays est à nouveau en guerre avec l’Empire. Ce conflit prend fin avec la trêve
de Nice à l’été 1538, sur des promesses espagnoles imprécises de gains territoriaux
pour les Français. Pour ne pas mécontenter Madrid et mettre en péril les
négociations, François Ier décide de retarder l’expédition coloniale de Cartier
au Canada, mais les navigations maritimes françaises vers l’Amérique continuent
malgré tout. François Ier parle toujours ouvertement du projet de Cartier à la
cour, même en présence des ambassadeurs étrangers, mais refuse de faire partir
l’expédition.
Il prendra cette décision à l’automne 1540 à la suite de la rupture des
négociations avec l’Espagne lorsque Charles Quint décide de léguer à son fils
les territoires promis aux Français. François Ier transformera le voyage
d’exploration de Jacques Cartier au Canada en une expédition coloniale sous
la direction d’un gouverneur militaire : Jean-François de La Rocque sieur de
Roberval. En plus des colons et artisans qu’il compte emmener, il décide que
les prisonniers qui encombrent les prisons du royaume seront envoyés au Canada
pour y effectuer des travaux forcés sous la garde d’un petit contingent de
militaire. Les préparatifs de cette expédition s’étaleront d’octobre 1540 jusqu’au
mois de mai 1541, avec le départ des navires de Jacques Cartier de Saint-Malo.
La flotte de Roberval qui devait partir un mois plus tard devra finalement
reporter son départ au printemps suivant en raison de retard dans les
approvisionnements et d’une aggravation du contexte militaire à l’été 1541.
Jacques Cartier passera l’hiver 1541-1542 au Canada, mais ne voyant pas arriver
les renforts de France, il quittera la colonie au printemps. Lorsque ses navires
font escale à Saint Jean Terre-Neuve, Cartier rencontre finalement la flotte de
Roberval en route pour le Canada, qui lui ordonne de l’accompagner. Cartier
profite de la nuit pour reprendre la mer et rentrer à Saint-Malo pendant que
Roberval va se réinstaller dans la colonie. Malgré des conditions difficiles, son

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

installation et les explorations progressent. Au printemps 1543, Roberval recevra


ordre de François Ier de ramener tout le monde en France car le pays est à
nouveau en guerre avec l’Espagne.

L’importance du contexte politico-militaire

On voit donc que le contexte historique est essentiel pour comprendre la


mise en place des voyages de Cartier, mais également une majorité d’expéditions
coloniales et de voyages d’exploration dans l’Ancien Régime. Attardons-nous
maintenant aux réactions des Ibériques face aux voyages des Français au Canada
dans les années 1530-1540. Ici encore, pour comprendre l’évolution des choses,
il faut entre autres connaître le passif des relations franco-espagnoles.
L’historiographie du xxe siècle a eu tendance à rassembler l’ensemble de leurs
affrontements militaires sous le vocable de Guerres d’Italie parce que c’est dans
la péninsule italienne que s’affrontèrent à partir du xve siècle les armées de
France et de l’Empire. Cinq de ces affrontements se déroulèrent sous les règnes
de François Ier et Charles Quint (1515-1516 ; 1521-1526 ; 1527-1529 ; 1535-1538
et 1542-1544), ponctués de petits intermèdes de paix.
Si à l’origine, les intérêts italiens et méditerranéens dominent, plus on
avance dans le xvie siècle et plus la place de la façade atlantique prend de
l’importance. Historiquement, c’est sous François Ier que cette stratégie outremer
s’imposera tant au niveau économique que militaire. Il n’en demeure pas moins
que la progression dans l’Atlantique ne légitimise pas tous les conflits. De
nombreux événements viennent influencer le cours des choses. Ainsi, en 1535,
la mort du duc de Milan précipite à nouveau les belligérants dans une guerre
pour le contrôle de la Lombardie, qui se termine par la Paix de Nice en 1538.
À partir de cette date, les deux souverains vivent en situation de paix
relative. Mieux encore, à l’automne 1539 François Ier invite Charles Quint à
passer par la France pour se rendre en Flandres mater la révolte de Gand. Cette
traversée de la France par Charles Quint du sud au nord du royaume donne
lieu à deux mois de festivités et de négociations pour affiner les termes de la
trêve. Les souverains se séparent au début de janvier 1540 à la frontière avec les
Flandres, puis François Ier attend une réponse positive à ses requêtes.
C’est également à cette époque qu’un jeu de dupes se dessine entre Charles V
et François Ier. Le premier sait que les Français préparent une expédition coloniale
depuis 1538 et le second n’hésite pas à diffuser ouvertement des rumeurs à la
cour sur ses projets pour mettre les Ibériques au défi. En effet, leurs réseaux de
renseignement n’avaient pas attendus cet événement pour mettre la cour de

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

France et les ports français sous surveillance, mais à partir de 1538, on accélère
la cadence comme jamais afin de recueillir un maximum d’informations. Les
ambassadeurs portugais et espagnol obtiennent des renseignements directement
du roi et des membres de la cour. L’on envoie aussi des agents dans les ports
pour recenser combien sont équipés en guerre ou pour la pêche. Certains
correspondants soulèvent des dangers alors que d’autres temporisent.
Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas besoin de chercher longtemps pour obtenir
des informations car le projet n’est aucunement préparé en secret. François Ier
n’hésite pas à en parler ouvertement à la cour en présence des ambassadeurs
étrangers. Ceux-ci contestent son droit d’y établir une colonie ou mettent en
doute la possibilité de trouver des métaux précieux dans un endroit aussi froid
que l’Amérique du Nord. Il leur répond que l’on extrait déjà des métaux précieux
dans les montagnes enneigées des Carpathes, alors pourquoi en serait-il autrement
au Canada. En ce qui concerne les prétentions exclusives des Ibériques sur
l’Amérique, il répond aux ambassadeurs qu’il aimerait voir la clause du testament
d’Adam afin de savoir comment il avait partagé la terre1.
L’on se renseigne également auprès de nombreux personnages à la cour.
En 1539, l’ambassadeur d’Espagne mange même avec l’amiral de France et
Jacques Cartier qui lui confirment que l’expédition coloniale est bien en
préparation. Un pilote portugais nommé Lagarto discute à plusieurs reprises
avec François Ier et rapporte la teneur de ses discussions à l’ambassadeur du
Portugal. Un représentant de l’ambassadeur d’Espagne réussi même à faire une
copie colorée d’une carte de la vallée du Saint-Laurent dressée par Cartier après
son retour en 1536.

Copie de la carte du Saint-Laurent de Jacques Cartier2

1. Cardinal de Tolède à Charles Quint, 27-01-1541, dans H.P. Biggar, A collection of document
relating to Jacques Cartier and the sieur de Roberval, Ottawa, Public archives of Canada,
1930, p. 189.
2. Real Academia de la Historia, Colección : Sección de Cartografía y Artes Gráficas,
Signatura : C-001-118. Lire aussi Carmen Manso Porto, “Datos y conjeturas sobre una carta

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

C’est au cours de cette période que François Ier invite Charles Quint à
traverser la France pour se rendre à Gand et à préciser des concessions territoriales,
voire un mariage princier entre les deux couronnes. La présence de nombreux
officiels espagnols dans le royaume de France permet de se renseigner plus
directement à propos de cette mystérieuse expédition montée par les Français.
Après ce voyage, le roi d’Espagne laisse cependant traîner les choses jusqu’en
septembre 1540, lorsqu’il décide officiellement de céder à son fils (le futur
Philippe II) des possessions que le roi de France affirmait lui revenir de droit.
Cette décision aura des répercussions immédiates sur la politique intérieure
du royaume. François Ier décidera de faire une purge dans son administration
allant jusqu’à renvoyer le connétable Montmorency dans son château de Chantilly.
Il n’y a désormais plus de retenue au niveau maritime. Les congés pour les
expéditions vers l’Amérique explosent. François Ier permet non-seulement à
Jacques Cartier de retourner au Canada, mais il décide d’augmenter la taille et
le budget de son projet afin d’en faire une colonie de peuplement durable sur
le modèle hispano-portugais en Amérique. Ce que les ambassadeurs de l’Espagne
et du Portugal tentaient d’empêcher ou de retarder était en train de se matérialiser.
Les Français allaient fonder une colonie en Amérique et peut-être, allaient-ils
s’en servir pour s’en prendre par la suite aux colonies ibériques. C’est à partir
de cette époque que les demandes de renseignements depuis l’Espagne et le
Portugal s’intensifient.

Les réactions espagnoles à l’automne 1540

Dès le mois d’octobre 1540, Charles Quint est averti que François Ier veut
encourager les navigations de ses compatriotes vers toutes les destinations
outremer d’Amérique. L’ambassadeur recommande de distribuer des pot-de-vin
aux personnes influentes pour empêcher le départ de ces navires, mais il
temporise en disant qu’il est trop tard dans l’année pour envoyer une flotte vers
les Açores. Quoi qu’il en soit, les préparatifs coloniaux canadiens en Bretagne
et en Normandie deviennent d’autant plus suspects que ce n’est plus Cartier,
mais un militaire – La Rocque de Roberval – qui dirige désormais les opérations1.
Face à cette situation, le roi d’Espagne est d’avis que les Français cherchent à
se positionner à proximité des Indes occidentales pour attaquer lors du prochain

náutica en pergamino de la desembocadura del río San Lorenzo (Canadá) conservada en la


Real Academia de la Historia” in Revista de Estudios Colombinos, no 5, junio 2009, pp. 75-
91.
1. Sarmiento à Los Cobos 06-10-1540 dans Biggar, 1930, pp. 110-115.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

conflit qui se dessine à l’horizon. Il demande vainement au roi du Portugal de


l’assister dans cette tâche, mais ce dernier refuse d’être entraîné dans un conflit
qui n’est pas le sien et craint par-dessus tout d’attiser la colère des Français dont
son pays est économiquement dépendant et qui sont supérieurs militairement.
En revanche, le roi est prêt à transmettre à Charles Quint les informations de
ses réseaux de renseignements français.
Le roi d’Espagne qui est occupé à préparer une flotte d’invasion de l’Algérie
prend alors deux décisions importantes. La première est de commander une
mission secrète de renseignement dans les ports français pour étudier de plus
près les préparatifs des en cours. Pour ce faire, Charles Quint s’adresse directement
à Christoval de Haro, un transfuge portugais et important marchand de Burgos
travaillant avec Anvers. À cette époque, Burgos est la ville qui assure le lien et
les approvisionnements de la capitale avec les provinces du nord (Galice, Pays
basque), mais surtout le principal marché de l’assurance maritime en Espagne.
À ce titre, ses marchands ont des oreilles dans tous les ports pour se renseigner
sur l’état de la navigation européenne. Ils sont donc les candidats idéaux pour
mettre sur pied ce genre d’opération de renseignement. La lettre que Charles
Quint adresse à Christoval de Haro marchand de Burgos est sans ambiguïté.

« Nous désirons savoir si dans les ports de France et de Bretagne, et


autres ports des domaines du Roi de France, sur son ordre ou sur celui
de l’Amiral, de quelque capitaine, d’un particulier ou d’un corsaire une
flotte ou vaisseau pirate sont préparés pour venir agresser nos sujets ou
pour partir aux Indes. Et parce que nous avons confiance en votre fidélité
et votre désir de nous servir, nous avons décidé de vous confier cette affaire
pour notre service en vous demandant de la traiter dans le secret le plus
absolu. Vous chercherez à savoir quelles personnes originaires de la ville
(de Burgos) ont des fils, frères ou parents ou des représentants dans le
royaume de France et plus particulièrement dans lesdits ports afin que
chacun écrive directement à son parent ou à son facteur pour qu’en
confidence et sous le sceau du secret, comme s’il s’agissait d’une information
qu’il lui serait indispensable de connaître dans son propre intérêt, pour
apprendre et enquêter si dans le port où il réside ou dans un autre, on a
armé, on arme, ou l’on envisage d’armer des bâtiments, et le nombre de
vaisseaux et d’équipages et leurs destinations. Demandez-leur surtout
de chercher à savoir si cette flotte doit partir pour Nos Indes ou celles du
Portugal (…)1 ».

1. Traduction de Charles V à Christoval De Haro, Madrid, 09-10-1540, dans Idem, pp. 115-
118.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Pour cette mission délicate, De Haro choisit un dénommé Pedro de Santiago


qui visite les ports de l’Atlantique depuis la frontière espagnole jusqu’en
Normandie sous le couvert d’activités commerciales. Ils correspondent entre
eux par courrier chiffré.
La seconde décision de Charles V est d’ordonner la mise sur pied d’une
escadre de plusieurs vaisseaux lourdement armés pour intercepter la flotte
française et envoyer leurs navires à la mer pour servir d’exemple1. Face au
manque de précision et doutant de la véracité des informations qu’on lui fournit,
il ordonne finalement que plusieurs vaisseaux soient équipés et ratissent plus
large vers les côtes africaines, vers les Indes occidentales et Terre-Neuve.
De son côté, le roi de France met la patience des envoyés espagnols à
l’épreuve. Le 27 décembre 1540, François Ier dit à l’ambassadeur d’Espagne qu’il
conteste les droits des Ibériques en Amérique et au refuse au pape le droit de
distribuer les nouvelles terres entre les rois. Entre autres parce que lui-même
et les autres souverains n’étaient pas présents lors de ce partage. En outre, le
fait d’explorer et de passer le long des côtes d’un continent n’est pas synonyme
d’en prendre possession2.
Le 2 janvier 1541 une expédition organisée par les Portugais pour voir si
les Français se rendent sur la côte africaine fait naufrage après son départ de
Lisbonne3. Avec peu d’informations précises et les rumeurs qui circulent, les
ambassadeurs et administrateurs espagnols commencent à douter de la possibilité
d’attraper les navires de Cartier et de Roberval4. Le 25 janvier 1541, De Haro
informe Charles Quint qu’il attend de ses nouvelles bientôt. Il rajoute que
Jacques Cartier pour l’instant, il n’y a aucun signe de guerre imminente car les
navires français continuent de livrer leur blé et marchandises à Bilbao et dans
les autres ports de Guipuscoa5. Deux jours plus tard, l’on rapporte à Charles
Quint des rumeurs de François Ier disant qu’il allait envoyer 120 navires en
trois endroits différents en flottes de 40 vaisseaux. Il aurait rajouté qu’il n’envoyait
pas ses navires pour faire la guerre ni pour briser la Paix de Nice.
Le 16 février, l’ambassadeur d’Espagne adresse une copie de la commission
royale donnée à Roberval. Il apprend par la même occasion qu’il n’y a que six
navires mis à sa disposition avec un maximum de 500 hommes de guerre. Il
précise que les navires ne sont pas prêts et ne pourront pas partir avant au

1. Charles Quint au cardinal de Tolède, 13-11-1540, dans Idem, pp. 140-143.


2. L’ambassadeur d’Espagne à Charles V, 27-12-1540, dans Idem, pp. 169-171.
3. Sarmiento au cardinal de Tolède 02-01-1541, dans Idem, pp. 171-174.
4. Ils soulèvent la question dans des correspondances du 02-01-1541 et du 08-02-1541, voir
Idem, p. 175 et p. 203.
5. De Haro à Charles Quint, 25-01-1541 et 27-01-1541, dans Idem, pp. 186-189.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

moins un mois1. À la fin février, De Haro informe Charles Quint que son agent
lui a écrit depuis la Bretagne et que, hormis trois navires armés depuis Bordeaux
et La Rochelle pour la côte de Guinée et les Malaguettes2, il n’avait pas vu
l’expédition recherchée3. À la mi-mars, Los Cobos demande à Sarmiento d’écrire
au pape et de se plaindre auprès du roi de France au sujet de Roberval et de
trois navires portugais capturés par des Français aux Canaries. Il doit lui rappeler
que cela met en péril la Paix de Nice4.
Le 24 mars, le conseil des Indes rend un rapport inquiétant mais pragmatique
face à la menace française. Les conquistadors Cortès et Pizarro sont conviés à
la réunion. Ils concluent que la mise sur pied d’une flotte d’interception sera
onéreuse et que l’on aura de la difficulté à trouver des équipages prêts à affronter
des corsaires. On affirme que quelques navires français ne pourront pas venir
à bout des colonies espagnoles et l’on recommande d’envoyer plus d’hommes
et d’armes en renfort dans les ports des Indes occidentales. Le conseil hésite
car des rumeurs disent que l’expédition se rend au nord de l’Amérique dans
un endroit difficilement habitable. L’on rapporte que dix-sept navires français
ont été vus aux Canaries allant faire du commerce aux Malaguettes et au Brésil
comme ils font chaque année. Le voyage à Terre-Neuve et au Canada est peut-
être une manœuvre de diversion cachant une attaque, mais la côte de Guinée,
les Malaguettes et le Brésil sont des domaines portugais que le roi d’Espagne
n’est pas tenu de protéger. L’on suggère de demander au roi du Portugal de
bannir les navires français de ses ports, mais le cardinal de Tolède craint que
cela ne mette les Français sur un pied de guerre5.
Le 8 avril 1541, Cristobal de Haro informe l’Empereur que son agent envoyé
en France, Pedro de Santiago, est revenu lui faire un rapport en personne. Il
dit lui avoir envoyé cinq lettres durant son périple mais une seule est parvenue
à De Haro, les autres ayant été perdues ou interceptées. Santiago raconte qu’il
a, entre autres, été détenu par le sénéchal de Concarneau, mais après examen
des courriers commerciaux qu’il avait en sa possession, parce qu’il parlait
couramment français et qu’il disait être natif de Rennes, on le relaxa. Santiago
mentionne qu’il a invité plusieurs marins à boire et à manger afin d’obtenir des
renseignements. Il a trouvé deux navires au Croisic dont les équipages disaient
qu’ils allaient rapporter des barres d’or comme l’année précédente. À Brest et

1. L’ambassadeur d’Espagne à Charles Quint, 16-02-1541, dans Idem, p. 206.


2. Egalement dénommées Côte du Poivre ou Côte des Graines : côte d’Afrique occidentale
correspondant aujourd’hui à la Sierra Leone et au Libéria.
3. De Haro à Charles Quint, 21-02-1541, dans Idem, p. 209.
4. Los Cobos à Sarmiento, 16-03-1541, dans Idem, p. 234.
5. Lettre du cardinal de Tolède et du conseil des Indes à Charles V, 24-03-1541, dans Idem,
pp. 239-253.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Morlaix, d’autres encore allaient partir pour le Brésil et Rio de la Plata. Il a vu


à Saint-Malo treize navires que le roi de France fait armer avec plus de deux
années de vivres sous la gouverne d’un pilote malouin dénommé Jacques Cartier.
Il a discuté avec ce dernier et son beau-père qui lui ont dit que cette flotte était
destinée à un pays nommé le Canada où ils vont pour construire un fort et une
colonie avec des colons et artisans.
Santiago confond les navires de la flotte de Cartier avec les morutiers dont
certains ont été réquisitionnés, puis évalue à 2 500 hommes la capacité de cette
flotte. Il précise que le roi de France a donné à Cartier le droit d’amener avec
lui tous les condamnés à mort des prisons du royaume. À Harfleur et Honfleur,
il a vu deux gros galions de 180 à 200 tonneaux et deux autres de 100 à
120 tonneaux bien équipés, qui vont rejoindre la flotte de Jacques Cartier. À
Rouen, Santiago a dormi et mangé dans le même hôtel où deux des capitaines
logeaient. De ces derniers et des employés de l’hôtel, il apprend que le commandant
en chef de cette flotte est un noble de la cour. À Dieppe on lui raconte qu’une
quinzaine de navires sont partis pour les Malaguettes, le Brésil et Rio de la
Plata. Cinq autres de 120 à 130 tonneaux sont sur le départ sans savoir leur
destination exacte. Certains avancent qu’ils vont au Brésil et d’autres disent
qu’ils partent pour un voyage d’exploration vers certains pays et îles. Tous ces
navires sont équipés par Jean Ango, le vicomte de Dieppe. La plupart des autres
ports n’avaient que des morutiers ou des navires marchands destinés à livrer
des marchandises en Espagne1.
Pendant ce temps, les représentations du roi d’Espagne auprès du pape ne
sont pas concluantes car avant de rendre sa décision sur la validité de l’action
des Français, il désire voir les actes signés concernant les colonies et consulter
les articles de la Paix de Nice2. Des détails supplémentaires arrivent en avril
par un informateur anonyme de l’ambassadeur d’Espagne3, probablement un
noble français soudoyé car les mentions auxquelles il fait référence ne sont
connues que des gens évoluant à la cour. Quoi qu’il en soit, il donne des
informations réalistes à commencer par une bonne description du nombre de
navires et de leur tonnage respectif. Il pousse même le souci du détail jusqu’aux
salaires, vêtements et nourriture des marins et artisans engagés pour ce voyage.
Son informateur a eu accès à la comptabilité de l’expédition qui mentionne le

1. De Haro à Charles Quint, 08-04-1541, dans Idem, pp. 259-266.


2. L’ambassadeur d’Espagne à Rome à Charles Quint, 14 avril 1541, dans Idem, pp. 268-269.
Le Pape écrira cependant à François Ier par son nonce à Paris. Voir dans Idem, p. 284.
3. La seule copie existante de cette lettre provient des archives de l’empire aux OSA de
Vienne. Elle a été repérée au début du xxe siècle par un chercheur autrichien qui en avait
fait un article : Hapke, 1911, p. 447 republié par La Roncière, 1912, p. 297 et Biggar, 1930,
pp. 275-279.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

nombre d’animaux, d’armes et d’équipements qu’ils apportent dans la colonie.


D’autres détails laissent à désirer. Il explique que pour se rendre au Canada il
faut remonter pendant 600 lieues une rivière près de Terre-Neuve. D’après ses
informateurs il en déduit que cette rivière remonte jusqu’aux colonies espagnoles
des Indes occidentales. Jacques Cartier explique qu’une fois sur place, ils
prendront plusieurs barques équipées de canons avec soldats armés et remonteront
la rivière le plus loin qu’il leur sera possible à la recherche d’une mine d’or qui
s’y trouve d’après les Amérindiens. L’expédition comptera huit à neuf cents
hommes dont trois cents soldats et une bonne vingtaine de gentilhommes.
Au début du mois de mai 1541, le roi d’Espagne écrit depuis Ratisbonne
au cardinal de Tolède pour lui dire qu’il accepte que l’expédition punitive soit
retardée jusqu’à l’arrivée de nouveaux renseignements de France. Il désire
toujours l’envoyer d’autant que, d’après d’autres informations, la flotte française
n’est pas importante. Il s’oppose en revanche au renfort en soldats pour les
Indes, ce qui lui apparaît une dépense inutile pour s’opposer à une attaque
éventuelle, tout comme les fortifications proposées qu’ils n’auront pas le temps
de terminer cette saison. Il demande d’envoyer des armes et armures et de dire
à tous les gens d’être sur leurs gardes et de retarder l’envoi des métaux précieux.
Mais Charles Quint se ravise le lendemain, à la réception du rapport de l’espion
de l’ambassadeur, car il doute de la validité des intentions des Français. S’il
s’agit du nord de l’Amérique il est prêt à les laisser faire car il croit qu’ils devront
abandonner. En revanche, il aimerait savoir plus précisément si cette rivière
que Cartier va remonter est proche de ses possessions et peut menacer les Indes.
Il demande alors une réunion du conseil d’État et des Indes pour préparer cette
expédition contre les Français. L’idée que ceux-ci puissent s’enraciner près de
ses colonies l’inquiète1.
Le 27 mai, on demande à De Haro de renvoyer son agent, Pedro de Santiago,
en France pour s’informer de la destination précise des navires en partance
pour l’Afrique et l’Amérique et de continuer jusqu’à Saint-Malo et Honfleur
pour vérifier si les flottes de Jacques Cartier et de Roberval sont parties.
Le problème est que Santiago est retenu à Valladolid pour un procès. De Haro
demande que le roi le fasse reporter de quatre mois pour lui permettre de faire
sa mission2. Santiago repart pour la France le 20 juin en direction de Bordeaux.
La semaine suivante le conseil des Indes et le conseil d’État en viennent aux
mêmes conclusions que Charles Quint : les Français vont s’installer à 750 lieues
vers le sud de Terre-Neuve – ce qui correspond aux Bahamas – afin d’être bien
positionnés pour attaquer les Indes lors du prochain conflit. On demande donc

1. Charles Quint, 07-05-1541, dans Idem, pp. 279-287.


2. Samano à De Haro, 26-05-1541 et la réponse de De Haro, 04-06-1541, dans Idem, pp. 297-304.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

de préparer en secret les navires pour chercher à savoir l’endroit où les Français
vont s’installer mais sans déclencher la guerre. Les choses traînent néanmoins
et ce n’est qu’au début juillet que l’on s’active à préparer deux caravelles.
Parmi tous ces avis de spécialistes, c’est le cardinal de Séville qui est le plus
clairvoyant. Pour sa part, il pense qu’il s’agit d’une erreur et affirme que les
Français vont s’installer en un endroit froid, improductif et inhabitable où ils
croient trouver de l’or et de l’argent comme les Espagnols l’ont fait aux Indes.
Mais ils vont perdre des hommes et vont devoir rentrer en France après une
courte excursion1. Au début de juillet, l’on essaie une fois de plus de convaincre
le roi du Portugal de se joindre à eux pour une expédition contre les Français.
Il est du même avis que le cardinal, assurant que Terre-Neuve est l’endroit où
les Français ont le moins de chance de faire du mal aux Ibériques. Cette terre,
située à la même latitude que les Flandres, est gelée une grande partie de l’année
et le roi du Portugal, son père, y a déjà perdu deux flottes par le passé 2.
Apparemment ces avis discordants ne persuadent personne à la cour d’Espagne.

L’assassinat des ambassadeurs de France

Les Espagnols continuent leurs enquêtes et préparatifs pour empêcher les


Français de s’installer en Amérique, mais sans provoquer un nouveau conflit.
C’est à ce moment que survient un évènement imprévu. Dans la deuxième semaine
de juillet 1541, François Ier est informé que ses ambassadeurs envoyés à Venise
et à Constantinople – Antoine de Rincon et César Frégose, ont disparu lorsqu’ils
traversaient l’Italie. Des rumeurs disent qu’ils seraient détenus à Crémone par
le gouverneur espagnol du Milanais. En représailles, François Ier fait aussitôt
arrêter Georges d’Autriche, archevêque de Valence et oncle de Charles V qui
passait alors par la France pour se rendre à Liège, en Flandres. Quelques jours
plus tard, la vérité est révélée par les domestiques qui se sont évadés du traquenard
italien : les deux ambassadeurs du roi de France ont été assassinés3.
En France, la faction anti-espagnole demande vengeance. Les Espagnols
nient d’abord toute implication, puis affirment que ces délégués n’étaient pas
des diplomates. L’on s’attendait alors à un déclenchement des hostilités, mais
il en fut autrement. François Ier, considérait que la trêve entre les deux pays ne

1. Voir le cardinal de Séville à Samano, 10-06-1541, dans Idem, p. 327.


2. Sarmiento à Los Cobos, 22-01-1542, dans Idem, p. 432.
3. Géraud Poumarède, « Le vilain et sale assassinat d’Antonio Rincon et Cesare Fregoso
(1541). Un incident diplomatique exemplaire ? » dans L. Bély et G. Poumarède (ed.),
L’incident diplomatique (xvie -xviiie siècle), Paris, Pedone, 2010, pp. 7-44.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

tenait plus, mais il n’était pas prêt financièrement et militairement à faire la


guerre. Après cet événement diplomatique de première importance, Roberval
réfléchit à l’idée de reporter son départ pour le Canada en raison du conflit
franco-espagnol latent. Il quitte Honfleur à la fin août 1541 avec un peu plus
de trois mois de retard sur Cartier, dans un climat diplomatique extrêmement
tendu. Les traités étaient caducs, mais aucun des belligérants n’était encore prêt
à déclarer ouvertement la guerre. L’arrestation de l’évêque de Valence, oncle de
Charles V, ne compensait en rien le meurtre des ambassadeurs de François Ier,
mais permettait toutefois de calmer l’ardeur des Espagnols face à la menace
d’un nouveau conflit. L’envoi des navires à la poursuite de Cartier et Roberval
pouvait éventuellement mettre le feu aux poudres.
Le roi d’Espagne refuse malgré tout de faire marche arrière et veut que l’on
intercepte les navires français avant qu’ils ne s’installent en Amérique et
menacent ses colonies. Mais les choses traînent et ce n’est qu’à la fin juillet 1541
que l’on trouve des navires et des équipages pour cette tâche. Le représentant
de Charles Quint, Juan de Garnica, fait armer à grands frais une caravelle
portugaise dans la ville espagnole de Baiona, au sud de Vigo, en Galice, et un
autre navire à San Lucar de Barrameda. Pour garder la chose secrète, les navires
sont armés sous le couvert d’une expédition de pêche à la morue1. Ils ont pour
mission de se rendre à Terre-Neuve en longeant les côtes françaises à la recherche
de la flotte de Cartier et du sieur de Roberval.
Vers Terre Neuve
Rouen
Honfleur
Brest Saint-Malo PARIS
flotte de Cartier
flotte de Roberval
navires espagnols
La Rochelle

Bordeaux

province
de Galice
BAIONA

MADRID

Atlantique
LISBONNE

SEVILLE

Méditerranée
Vers le Cap Vert

Carte des navires lancés à la recherche de Cartier et Roberval2

1. Voir les préparatifs dans Biggar, 1930, pp. 351-374.


2. Voir Bernard Allaire, La Rumeur Dorée : Roberval et l’Amérique, La Presse, 2013, p. 102.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Pendant ce temps un autre navire est dépêché vers les Antilles en passant
par les îles du Cap Vert pour confirmer si la flotte coloniale française a emprunté
cet itinéraire pour aller aux Indes occidentales. Audacieux et radical au départ,
ce projet d’interception perd lentement de l’ampleur en raison de l’arrestation
de Georges d’Autriche par les Français en juillet 1541, qui vient freiner les
ardeurs de Charles V. Finalement Charles Quint se résout à transformer
l’expédition punitive en une simple mission d’information sous le couvert de
navires de commerce ou de pêche. Comme le roi de France, il n’est pas prêt
pour une guerre car il a besoin de ses effectifs pour un assaut contre les corsaires
d’Alger, prévu en octobre 1541.
Les Espagnols se retrouvent face à deux flottes à poursuivre : celle de Cartier,
partie en mai, et celle de Roberval, partie fin août 1541. Lorsque les navires
espagnols prennent la mer en août 1541, Cartier est déjà loin au large, en route
vers le Canada. Puis, lorsque la flotte de Roberval passe au large de la pointe
bretonne en septembre, la flotte espagnole est déjà à Terre-Neuve. À leur retour
en novembre 1541, ces caravelles ont la chance de ne pas tomber sur la flotte
de La Rocque de Roberval qui rançonne les navires au large de la Bretagne avec
des vaisseaux remplis de soldats qui ne demandent qu’à se battre contre les
Espagnols. Il n’en demeure pas moins que les caravelles reviennent à bon port
en Espagne en novembre 1541 avec des résultats concrets. Leurs capitaines
apprennent par des pêcheurs à Terre-Neuve que la flotte de Cartier s’est arrêtée
puis est repartie vers l’intérieur du Saint-Laurent. L’autre caravelle partie vers
les îles du Cap-Vert et les Antilles rentre pour sa part tardivement à Séville en
janvier 1542, sans nouvelles du passage de la flotte coloniale de François Ier,
infirmant ainsi l’hypothèse d’une attaque contre les colonies espagnoles
d’Amérique1.
Pendant ce temps, à l’automne 1541, la recherche de renseignements continue
en France. Les ambassadeurs et le réseau du marchand De Haro de Burgos
multiplient les correspondances avec la cour et le roi d’Espagne. Pedro de
Santiago a refait son long périple depuis la frontière espagnole jusqu’en Normandie
pour enquêter une seconde fois sur les nombreux navires partis aux Indes, au
Brésil, à Rio de la Plata, mais surtout au sujet de l’expédition coloniale. Son
rapport est plus détaillé. Il confirme la division de la flotte en deux parties,
l’une sous la gouverne de Cartier, partie plus tôt, et l’autre, dirigée par Roberval,
qui est en retard. Pendant ce temps l’ambassadeur dépêché par Charles Quint
à Paris en 1541, François de Bonvalot, fourni des informations supplémentaires
qu’il collecte à la cour et auprès d’autres sources qu’il ne précise pas. Le 3 novembre

1. Rapport du capitaine Francisco Sanchez envoyé dans ces parages, où il n’a pas rencontré
Cartier, dans Buckingham-Smith, 1857, op. cit, p. 117.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

1541, il explique à l’Empereur que Cartier est parti pour la « Terre-Neuve dudit
Roi de Portugal » et que « Robert Val » s’apprête aussi à quitter la France. Il
croit qu’il ira vers les Indes espagnoles, mais il est en retard1.

Lettre de l’ambassadeur d’Espagne du 3 novembre 15412

De son côté, l’ambassadeur du Portugal obtient des renseignements qui


lui sont expédiés depuis le port de Nantes par quelqu’un qui a des informateurs
dans toute la Bretagne. Non seulement il corrobore les informations connues,
mais en plus, il apprend des marins de Cartier revenus à Saint-Malo, qu’un fort
d’une lieue de circonférence a été construit à 250 lieues en amont de la rivière
de Canada. Les Amérindiens leur ont montré plusieurs graines et fruits, ils ont
constaté que le climat était tempéré et on leur a répété qu’il y avait une mer et
plusieurs cités importantes vers l’intérieur. Ceci l’amène à conclure que les
Français se sont peut-être installés dans un bras de mer à l’intérieur du continent3.

1. François de Bonvalot, Abbé de Saint-Vincent, à Charles V, 03-12-1541, dans Biggar, 1930,


pp. 403-405.
2. Source : AGI, Patronato 267, N.1, R.9.
3. Voir Lettre de Nantes à l’ambassadeur du Portugal, 12-11-1541, dans Biggar, 1930, pp. 406-
411.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Les correspondances sur les activités des Français continuent durant l’année
1542 et pour élargir l’enquête, l’on décide de questionner les capitaines des
morutiers basques revenus en Espagne à l’été 1542. Ceux-ci font des révélations
intéressantes et précises d’autant qu’ils étaient présents à Saint Jean Terre-Neuve
lorsque les flottes de Cartier et de Roberval s’y sont rencontrées en juin 1542.
En revenant du Canada, Cartier transportait avec lui des barriques pleines d’or
et de diamants. Les marins basques précisent que Cartier a refusé de retourner
au Canada avec la flotte de Roberval et qu’il a préféré faire voile vers la France.
Si le roi d’Espagne doit être satisfait à l’idée d’apprendre que Roberval ne veut
plus s’attaquer à l’Espagne ou à ses navires, les Ibériques doivent dresser l’oreille
concernant les pierres et métaux précieux1. Reste qu’il est trop tard car la guerre
est déclenchée à l’automne. L’évènement vient non seulement mettre un terme
à la retenue qui prévalait, mais en plus, elle mettra fin à la colonie canadienne.
Face à la montée du conflit en France, François Ier envoie à l’été 1543 un ordre
à Roberval au Canada de rentrer au pays à la mi-juillet. La guerre aura donc
une fois de plus eu raison des évènements planifiés.

Information et prise de décision

Le règne de François Ier est une période clé dans l’histoire du renseignement
ibérique. À partir de cette époque, la navigation outremer vers les Amériques
s’invite dans les conflits avec la France. À défaut d’avoir les capacités pour
affronter les Espagnols sur le continent, François Ier utilise en effet l’expansion
maritime comme levier de sa stratégie militaire. C’est dans ce contexte que
s’explique la surveillance quasi excessive des expéditions de Jacques Cartier et
de Roberval au Canada. En effet, il ressort de toutes ces correspondances que
les Ibériques sont surpris par l’ampleur de la présence française dans des endroits
qu’ils considèrent leur appartenir. À partir de la fin des années 1530, c’est une
véritable frénésie qui s’empare des Espagnols et de Charles Quint. D’un côté,
on demande aux ambassadeurs d’augmenter la mise sous surveillance des
Français et de l’autre, l’on organise des missions parallèles de surveillance de
leurs ports. En outre, le roi d’Espagne insiste pour mettre sur pied une flotte
armée afin d’intercepter les navires de Cartier et de Roberval en mer, ou pour
détruire leur colonie au Canada.
Dans cette situation nouvelle, les mécanismes du renseignement espagnol
suivent leur cours avec l’aide hésitante des Portugais, plutôt préoccupés par

1. Interrogatoire des marins concernant Cartier, 21-09-1542, dans Idem, pp. 447-467.

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Les opérations de renseignement ibériques en France au XVIe siècle

leurs problèmes aux Indes orientales. Les Ibériques s’informent alors de tous
les côtés, auprès des marchands de la diaspora ou d’informateurs de toute
origine. Reste que la lenteur de l’obtention et de la transmission des ordres et
des informations met en péril la réaction des autorités espagnoles. Le manque
d’information, les rumeurs les plus folles et le contexte de guerre imminente
avec la France encouragent Madrid à envisager les pires scénarios. Malgré tous
les rapports produits, le roi d’Espagne persiste à douter des intentions réelles
des Français. À l’été 1541, l’on ne sait toujours pas avec précision où ils se sont
établis en Amérique.
Les réseaux de renseignement ibériques ont fait de leur mieux mais, paralysés
par la crainte d’un conflit qui se profile à l’horizon, les responsables sont réduits
au statut d’observateurs des préparatifs des Français. Non seulement ils ne
parviennent pas à les empêcher d’aller fonder leur colonie en Amérique du
Nord, mais en plus, il leur faudra près de deux années avant d’obtenir une
confirmation que l’expédition coloniale de Jacques Cartier et de La Rocque de
Roberval ne visait pas les Indes ou le Brésil.
Cette situation profitera bien sûr aux Français sur le long terme lorsque
les Ibériques réaliseront que leurs possessions ne sont pas en danger. Reste que
cette expansion est déjà en marche en Amérique du Nord, entre autres au niveau
de la pêche à la morue et de la chasse des baleines à Terre-Neuve, dans lesquelles
les Français s’engouffrent à partir des années 1530. Dans la foulée, ils hériteront
symboliquement de cette région qui sera désormais nommé Nouvelle France
sur toutes les cartes, même ibériques.
Avec les voyages de Cartier et Roberval, les Ibériques et particulièrement
les Espagnols ont investi beaucoup d’argent pour mettre la France sous
surveillance. Ils ont envoyé des espions, soudoyé des informateurs et mis sur
pied une flotte d’interception. À la fin de l’été 1541, les ports espagnols sont
sur le qui-vive, craignant une attaque maritime des Français. Avec le recul,
nous savons que tout ceci est excessif car ni les Indes ni le Brésil ne furent
inquiétés par les expéditions françaises. La guerre quant à elle, ne débutera
qu’en 1542. Reste que cet épisode fut très instructif pour les Ibériques qui
réalisent à cette époque l’ampleur réelle de l’avancée des Français en Amérique.
Jusqu’alors, les gouverneurs coloniaux ibériques signalaient parfois la présence
de navires français près des côtes américaines, mais ils n’avaient aucune vision
d’ensemble du phénomène.
C’est ce qui change à partir de cette période. Si cette coûteuse surveillance
des Français ne les empêcha pas de s’installer au Canada, les renseignements
obtenus dans la foulée de ces enquêtes ont permis aux Ibériques de dresser un
panorama de la progression de la navigation française aux Indes et en Amérique

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

du Sud. Les Ibériques apprendront de leurs erreurs et combleront les lacunes


de leurs services de renseignement afin de sauvegarder les enjeux coloniaux.
Autrefois négligés dans les correspondances officielles, la surveillance des
activités maritimes françaises et européennes deviendra une tâche de routine
pour les ambassadeurs et informateurs ibériques. Nous assistons ici à la mise
en place d’un système qui atteindra sa vitesse de croisière sous le règne de
Philippe II, le prochain roi d’Espagne.

Bernard Allaire

Bibliographie

Allaire, Bernard et Hogarth, Donald, « Martin Frobisher, The Spaniards and a Sixteenth-
Century Northern Spy » dans Terrae Incognitae, the journal for the history of discoveries,
vol. XXVIII (1996), pp. 46-57.
Allaire, Bernard, « Le décodage de la correspondance chiffrée des diplomates espagnols à
la fin du xvie siècle », dans Pierre Albert, Correspondre jadis et naguère, Paris, éditions
du CTHS, 1997, pp. 207-218.
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L’ESPIONNAGE DE LA PRÉSENCE
PORTUGAISE EN FRANCE PAR L’ESPAGNE
À L’ÉPOQUE DE RICHELIEU :
DISCOURS, MYTHES ET RÉALITÉS

Gayle K. Brunelle

En 1633, le cardinal Richelieu, Premier ministre de Louis XIII, fut confronté


à un problème diplomatique difficile, pouvant avoir des répercussions en France
et potentiellement sur les relations du royaume avec l’Espagne et la Hollande.
En 1631, Diego Oliveira, un marchand portugais résidant à Rouen, avait demandé
des lettres de naturalisation au gouvernement français. Pour cela, il se présenta
à un prêtre espagnol nommé Diego Cisneros afin d’obtenir un certificat de
catholicité exigé par la couronne. Mais ce dernier savait qu’Oliveira n’était pas
un fidèle catholique. Il le dénonça ainsi que plusieurs dizaines d’autres marchands
portugais, tant au gouvernement municipal rouennais qu’à l’Inquisition
espagnole. À ses yeux, ils étaient des crypto-juifs, des juifs convertis, appelés
conversos, ou leurs descendants qui pratiquaient encore secrètement le judaïsme.
Cisneros fut encouragé dans cette dénonciation par un autre prêtre espagnol,
Juan Bautista de Villadiego, arrivé à Rouen avec une commission de l’Inquisition
pour espionner les communautés portugaises en France et s’assurer de leur
loyauté, tant envers l’Église catholique que la couronne espagnole. À leur retour
en Espagne quelques années plus tard, Cisneros et Villadiego rédigèrent des
rapports sur leur espionnage des communautés portugaises dans toute la France1.
1. Le rapport de Cisneros se trouve au British Museum, Edgerton MS 343 (de Cisneros, Diego :
1637P). Voir aussi Gayle K. Brunelle, « Jewish Jews and Catholic Jews : confessionalization
and Portuguese New Christians in Ancien Régime Rouen » in Trouver sa place : Individus
et communautés dans l’Europe moderne, Antoine Roullet, Olivier Spina et Nathalie
Szczech, Madrid, Casa de Velázquez, 2011 ; et « Migration and Religious identity : the
Portuguese of Seventeenth-Century Rouen » Journal of Early Modern History, 7, pp. 283-
311. Voir aussi Natalia Muchnik, « De la défense des “impurs” à la critique du Saint-Office :
le plaidoyer de Juan Bautista de Villadiego (1636) », Revue d’histoire ecclésiastique, vol. 101,

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Les autorités rouennaises emprisonnèrent aussitôt les Portugais, mais ces


derniers réussirent à recouvrer la liberté en accusant Villadiego et Cisneros
d’espionnage au profit du roi d’Espagne, Philippe IV. En outre, ils adressèrent
une pétition au cardinal Richelieu, pour obtenir réparation, car ce dernier
nourrissait de la sympathie vis-à-vis des communautés conversos portugaises
de France. Mais alors même que le cardinal accédait à leur demande, il reçut
une lettre dénonçant les « juifs portugais espagnols » en France comme espions
et ennemis du roi Louis XIII et de toute la chrétienté1.
L’auteur, dont le vrai nom n’apparaît pas dans le document, prétendait être
un marchand de Navarre qui avait acquis ses connaissances sur la nature perfide
des nouveaux chrétiens portugais parce que « pendant l’espace de vingt-huit à
trente ans » il avait vécu parmi eux « sous prétexte et sous les traits d’un naturel
espagnol du royaume de Navarre de la ville de Destella sous le nom de Diego
Deperalta. » Deperalta ne mentionnait pas le conflit entre Villadiego et Cisneros
et les Portugais de Rouen dans sa lettre, mais il est probable que la libération
de ceux-ci par Richelieu et l’expulsion des deux prélats Espagnols pour espionnage
l’avait incité à écrire au Cardinal. Connaissant l’amitié que portait celui-ci aux
immigrés portugais, l’auteur chercha à le persuader que ces derniers, loin d’être
fidèles à la France et reconnaissants du refuge que le royaume leur avait offert
afin d’échapper aux persécutions de l’Inquisition espagnole, étaient en fait des
Espagnols indignes de confiance, des espions2.
Les rapports de Cisneros et Villadiego et la lettre de Deperalta témoignent
des vastes soupçons qui pesaient sur les marchands portugais en France à cette
époque. Le but de cet article est d’examiner pourquoi les Portugais ont été à la
fois les cibles de l’espionnage espagnol et accusés d’être des espions espagnols
en France. Nous nous concentrerons moins sur la réalité de leurs activités
d’espionnage que sur la perception que purent en avoir leurs contemporains,

No. 3, décembre 2006 ; « Du catholicisme des judéoconvers : Rouen, 1633 », xviie siècle, 231
(2006), pp. 321-343 ; et Carsten Lorenz Wilke « Le rapport d’un espion du Saint-Office sur
sa mission auprès des crypto-juifs de Saint-Jean-de-Luz (1611) », Sigila, 16 (2006) .
1. Pour l’histoire des Portugais à Rouen, voir Israël S. Révah, « Le premier établissement des
marranes portugais à Rouen (1603-1607) », Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire
orientales et slaves, tome XIII (1953), « Mélanges Isidore Lévy », Bruxelles, 1955 ; F. de Vaux
de Foletier, « Les Portugais à Rouen du xviie au xviiie siècle », Revue des sociétés savantes
de Haute-Normandie – Lettres et Histoire, no. 7, 1957, pp. 33-41 ; Cecil Roth, « Les Marranes
à Rouen : Un chapitre ignoré de l’histoire des Juifs de France », Revue des Études Juives,
88(1929), pp. 113-155.
2. « Advis sur le dommage que la France reçoit à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont
demeurés », Bibliothèque national de France, Manuscrits français, 17309 IV L-P, Français
17306-17311. Recueil de pièces sur l’histoire des règnes de Charles IX, Henri III, Henri IV et
Louis XIII, formé par le chancelier Séguier et intitulé : « Meslanges de diverses matières, selon
l’ordre alphabétique, volumes XLI-XLVI », folios 204-217.

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L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne à l’époque de Richelieu

à savoir que les Portugais étaient tous des crypto-juifs, des espions perfides et
des ennemis de tous les chrétiens. En réalité, il est peu probable que la plupart
des Portugais installés en France aient risqué de perdre leur statut de réfugiés
pour espionner au profit d’un roi qui avait permis à l’Inquisition de les chasser
de leurs maisons, de confisquer leurs richesses et d’assassiner leurs amis et
parents. Il est également peu probable qu’ils aient mis en péril les liens financiers
qu’ils conservaient avec l’Espagne – à la fois en tant que détenteurs de dette
espagnole et en tant qu’intermédiaires dans le commerce avec les possessions
espagnoles –, ou la vie de leurs proches vivant toujours en Espagne, en s’enrôlant
comme espions pour la France1. Pourquoi donc les Français et les Espagnols
étaient-ils donc convaincus que les Portugais étaient des espions au service de
l’autre ? Toutes ces accusations contre les Portugais relevaient en fait d’un
discours antisémite.
Dans l’Europe de l’Ancien Régime, les marchands rédigeaient régulièrement
des rapports, qu’ils échangeaient entre eux et transmettaient aux autorités
locales et aux dirigeants des pays dans lesquels ils résidaient. Ces rapports
livraient une grande variété de d’informations sur le commerce, les prix, les
taux de change et la situation politique qu’ils recueillaient lors de leurs voyages
ou auprès de ceux avec qui ils correspondaient2. Souvent, les commerçants
étaient donc soupçonnés d’être de potentiels espions.
Les Portugais ne faisaient pas exception à cette règle et étaient particulièrement
bien placés pour recueillir des renseignements, étant donné le vaste réseau la
diaspora portugaise à travers le monde. Un vaste réseau de marchands et
banquiers ibériques opérait au xviie siècle depuis l’Inde et l’Empire ottoman,
jusqu’aux Indes occidentales espagnoles. Il est important de souligner qu’il
n’existe aucune évidence que les marchands Portugais étaient plus engagés dans
l’espionnage que les autres groupes d’immigrés présents en France. Mais à une
époque où l’identité religieuse comptait autant – voire même plus – que l’a
nationalité, tous les immigrés étaient soupçonnés. Et les convertis Portugais,
qui cachaient soigneusement leur hétérodoxie religieuse, faisaient l’objet d’une
grande méfiance dans leur pays natal comme dans leurs pays de refuge.

1. Il existe de nombreuses recherches sur les Espagnols et Portugais en France, notamment


mes recherches dans les archives de Rouen, Nantes, Toulouse, Bordeaux, et Bayonne :
G.K. Brunelle, « Migration et Religious Identity ». Voir aussi Daviken Studnicki-Gizbert,
A Nation upon the Ocean Sea : Portugal’s Atlantic diaspora et the crisis of the Spanish Empire,
1492-1640, Oxford University Press, 2007.
2. Madeleine Haehl, Les Affaires étrangères au temps de Richelieu : Le secrétariat d’État, les
agents diplomatiques (1624-1642), Bruxelles, P.I.E-Peter Lang, 2006, pp. 294-304. La
meilleure étude de l’espionnage pendant l’Ancien Régime est celle de Lucien Bély, Espions
et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

De plus, les soupçons au sujet des Portugais à l’époque de Richelieu étaient


renforcés en raison des tensions politiques existant entre la France et l’Espagne.
Rappelons que de 1580 à 1640 la couronne espagnole occupa le Portugal et que
pendant cette période, ses habitants, autrefois alliés de la France, furent considérés
comme des ennemis du Royaume. Rappelons que Madrid et Paris s’affrontèrent
à plusieurs reprises au cours des xvie et xviie siècles : dans le contexte de la
guerre de Trente Ans (1618-1648), puis à l’occasion du long conflit franco-
espagnol de 1635 à 1659. Bien avant que la guerre ne soit déclarée, diplomates
et espions des deux pays s’employèrent activement à nouer des d’alliances en
prévision du conflit1. Dans ce contexte, les Portugais se trouvaient dans une
position particulièrement exposée car leurs immenses richesses et leurs réseaux
commerciaux leur permettaient potentiellement d’offrir une assistance
significative à l’un ou l’autre des adversaires. Pourtant, ni les Français ni les
Espagnols ne leur faisaient confiance, en grande partie à cause d’un discours
ambiant qui stigmatisait le « perfidie » juive et qui présentait les Portugais
comme des interlocuteurs peu fiables.

Les immigrés ibériques en France

Pendant un siècle, de 1550 à 1650, des dizaines de milliers de marchands


portugais – pour la plupart conversos, souvent appelés « nouveaux chrétiens »
ou « hommes de la nation » – émigrèrent de la péninsule ibérique pour se
réfugier dans les États d’Europe occidentale, fuyant l’Inquisition. Rappelons
que jusqu’à l’union de l’Espagne et du Portugal (1580), le tribunal inquisitorial
portugais était plus indulgent que son équivalent espagnol, raison pour laquelle
un grand nombre de descendants de Juifs espagnols s’étaient installés dans ce
pays. Lorsqu’après 1589 l’Inquisition portugaise commença à les persécuter, ils
émigrèrent en grand nombre au nord des Pyrénées.
Malgré la résistance des autorités municipales à la présence de ceux que
les habitants considéraient comme des rivaux commerciaux et des catholiques
peu sincères, la couronne française protégea les Portugais car ils représentaient
« un moyen économique, politique et logistique d’affaiblir l’hégémonie hispano-

1. Hervé Drévillon, Les Rois absolus 1629-1715, Paris : Belin, 2011, pp. 15-43 ; J.H. Elliott,
Imperial Spain 1469-1716, New York, Penguin Books, 2002. Voir aussi Lucien Bély, « France
and the Thirty Years War » in The Ashgate Research Companion to the Thirty Years War,
Olaf Asbach et Peter Schröder ed., Abingdon and New York, Routledge, 2016 ; et pour
une synthèse du rôle de la France dans la guerre de Trente Ans, David Parrott, Richelieu’s
Army : War, Government and Society in France, 1624-1642, Cambridge University Press,
2001.

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L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne à l’époque de Richelieu

habsbourgeoise1 ». En 1550, Henri II, publia des lettres patentes protégeant les
marchands portugais de France contre les poursuites religieuses. Le cardinal
Richelieu – dont le proche conseiller Alphonse Lopez était lui-même juif
portugais – fut l’un de leurs plus solides protecteurs2.
Si les plus importantes communautés de marchands portugais se trouvaient
à Amsterdam ou à Londres – où ils pouvaient vivre ouvertement en tant que
juifs –, des milliers d’autres avec leurs familles s’étaient installés à Paris, Rouen,
Bordeaux, Nantes, Bayonne et Toulouse. Leur implantation résultait à la fois
de leur expulsion du Portugal et de l’attractivité des villes françaises, qui offraient
de nombreuses opportunités économiques aux Portugais.
En France, la religion juive était alors interdite. Les conversos, vivaient donc
extérieurement comme des catholiques. Malgré les soupçons de leurs voisins,
concernant leur orthodoxie religieuse ou leur fidélité à la France, beaucoup
réussirent à obtenir les certificats de catholicité nécessaires à l’obtention de
leurs lettres de naturalisation, en partie au moins parce que leur commerce
était une source lucrative pour la couronne de France3. Bien sûr, les autorités
françaises savaient que la majorité des nouveaux chrétiens portugais étaient
des crypto-juifs. Pourtant, un nombre important de Portugais présent sen
France – peut-être le tiers – se considéraient comme de bons catholiques, même
si ceux parmi lesquels ils vivaient étaient sceptiques quant à leur conversion4.
Lorsqu’ils commencèrent à arriver en grand nombre dans les villes françaises
à partir de la fin du xvie siècle, les Portugais rejoignirent d’importantes
communautés de marchands espagnols qui vivaient déjà en France depuis la

1. Claude B. Stuczynski, « Richelieu in Marrano garb : conversos as agents of the French


confessional model, c. 1640 », Religious changes and cultural transformations in
Ancien Régime : western Sephardic communities, volume 54, Studies in Jewish History and
Culture, Leiden et Boston, Brill, 2019, p. 75.
2. Ibid., pp. 75-77 ; Voir aussi Françoise Hildesheimer, « Une créature de Richelieu : Alphonse
Lopez, le Seigneur Hebreo », in Les Juifs au regard de l’histoire. Mélanges en l’honneur de
Bernhard Blumenkranz, ed. Gilbert Dahan, Paris, Picard, 1985.
3. Les lettres de naturalisation des Portugais se trouvent dans de nombreuses archives,
notamment à la Bibliothèque municipale de Rouen (BMR). Le « Registre de la Chambre
des comptes de Normandie pour Noblesse, Legitimation et Naturaliti [é] depuis 1581
iusques en 1653, » contient une liste de toutes les naturalisations à Rouen de 1581 à 1653.
Certains Portugais de cette ville, en 1633, ont aussi été naturalisés dans d’autres villes
françaises, notamment Bordeaux et Nantes. D’autres lettres de naturalisation de Rouen
se trouvent au Bureau des finances des Archives départementales de la Seine-Maritime
(ADSM), Série C 1234-C 1321, 1587-1669.
4. Brunelle, « Jewish Jews et Catholic Jews », op. cit., pp. 109-115 ; David Graizbord, « A crisis
of Judeoconverso identity and its echoes, 1391 to the present » in Kaplan ed., Religious
changes et cultural transformations, pp. 3-22.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

fin du siècle précèdent1. Cette présence des marchands espagnols et portugais


créa un dilemme pour la couronne de France qui reconnaissait la richesse et
l’expertise commerciale qu’ils avaient apporté au royaume même si elle s’inquiétait
en raison de leurs liens avec l’Espagne. Les responsables municipaux et les
commerçants de France nourrissaient une forte méfiance, voire de la xénophobie,
à l’égard des étrangers lorsque leur nombre s’accroissait ou que leurs activités
devenaient particulièrement prospères. Cela conduisit souvent à des mesures
de contrôle des mouvements d’étrangers, parfois ciblées sur un groupe particulier,
mais souvent plus générale. Par exemple, en 1525, la municipalité rouennaise
décréta à deux reprises que les fonctionnaires de la ville devaient recueillir les
noms et la nationalité de tous les étrangers résidant en ville. De plus, le Parlement
pouvait arrêter et inventorier les biens des étrangers, même naturalisés, qui
n’étaient pas mariés, qui ne possédaient pas de biens immobiliers jusqu’à ce
que le tribunal soit convaincu qu’ils étaient honnêtes et qu’ils ne représentaient
aucune menace. Certains étrangers qui avaient de la famille et des biens
immobiliers en France, se voyaient parfois interdits de négocier ou de
communiquer avec des agents commerciaux étrangers sans la permission des
fonctionnaires de la ville2. De même, en 1585, les magistrats de la ville ordonnèrent
que « tous les étrangers de toute nation et qualité qu’ils pourraient être, même
ceux qui ont des lettres de naturalisation, doivent se retirer dans leurs maisons au
plus tard à six heures du soir et ne pas partir avant sept heures du matin pour
quelques raisons que ce soit sous peine de châtiments corporels3 ».
Parce que les marchands ibériques étaient parmi les étrangers les plus nombreux,
les plus riches – donc les plus en vue- en France au xvie siècle, et que le pays était
dans un contexte de guerre, il n’est pas surprenant qu’ils aient été particulièrement
suspects et souvent soumis à la surveillance des autorités et/ou des marchands
français, leurs concurrents. Aux yeux de ces derniers, la Couronne accordait de
manière trop systématique des lettres de naturalisation aux étrangers – comme
en témoigne un article rédigé pour les États de Blois en 1576 – leur permettant de
commercer sur un pied d’égalité avec les Français, alors que la réciprocité n’existait
ni en Espagne ni au Portugal. Les marchands français se considéraient donc
désavantagés. C’est pourquoi ils supplièrent la couronne de cesser de naturaliser

1. Gayle K. Brunelle, « Immigration, Assimilation and Success : Three families of Spanish


Origin in Sixteenth Century Rouen », The Sixteenth Century Journal, 20(1989)2, pp. 203-
219 ; et « Assimilation and economic activities of Iberian women in early modern France,
1550-1560 », in Women in Port Cities : Gendering Communities, Economies and Social
Networks in Atlantic Port Cities, 1500-1800, Doug Catterall et Jodi Campbell ed., Leiden,
Brill, 2012, pp. 155-182.
2. Bibliothèque municipale de Rouen (BMR), Série A, « Registres municipaux, » A 12, ;
folio 340 verso, le 11 mars, 1524[5], ; folio 344 verso, le 14 mars, 1525.
3. BMR, Série B, « Registres municipaux, » B 4, folio 282 recto, 24 avril, 1585.

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L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne à l’époque de Richelieu

les étrangers à moins qu’ils n’aient résidé en France pendant au moins une décennie,
qu’ils aient femmes et enfants français et qu’ils possèdent au moins 500 livres en
rentes foncières1. Ce type de plaintes se multiplièrent avec l’augmentation du
nombre d’immigrants portugais après 15802.

Les Portugais espionnés

C’est donc dans ce contexte que notre histoire d’espionnage singulière se


déroule. Le père Villadiego effectuait sa tournée des villes françaises abritant
d’importantes communautés portugaises, telles que Bayonne, Biarritz, Bordeaux,
Nantes, Toulouse et Rouen. Il n’était pas du tout inhabituel pour les ecclésiastiques
et les magistrats régionaux d’Espagne ou de France de garder un œil prudent
sur ces Portugais. En 1597, certains d’entre eux furent expulsés de Bordeaux3.
En 1619, le vicaire de Bayonne ordonna à deux prêtres d’espionner les Portugais
de Saint-Jean-de-Luz ainsi que deux prêtres locaux leur offrant les sacrements
sachant sciemment qu’ils étaient des crypto-juifs.
La région située entre Bordeaux et la frontière espagnole était un territoire
particulièrement sensible tant pour les Français que pour les Espagnols, en
raison des nombreux liens commerciaux et familiaux reliant les pays basque
français et espagnols et des importants échanges transfrontaliers. Les Portugais
y étaient particulièrement actifs. En 1611, Martin de Ylunbe, de San Sébastien,
écrivit un long rapport à Alonso Guerra, inquisiteur à Logroño en Espagne,
sur les activités des Portugais dans le sud-ouest de la France. La majorité,
insistait-il, « étaient des Juifs pratiquants en contact étroit avec leurs
coreligionnaires d’Amsterdam, Londres et d’ailleurs, à qui ils envoyaient et
argent et intelligence ». Lorsque Villadiego fit son voyage en France, les Portugais
de Saint-Jean-de-Luz avaient déjà été expulsés – à la suite d’une émeute contre
eux dans la ville – et s’étaient réinstallés à Biarritz et Bayonne. Les Espagnols

1. BMR, A 19, folios 426-428, le 8 novembre, 1576.


2. Mes recherches sur les contrats de mariage portugais à Rouen, par exemple, montrent
un schéma constant d’endogamie, ce qui n’est pas surprenant étant donné le nombre de
Portugais qui étaient des crypto-juifs.
ADSM, « Tabellionage de Rouen, » 2 meubles, 2E 1/1076, March 3, 1627 ; 2E 1/1078, le
4 août, 1627 ; 2E 1/1078 ; 2E 1/1078, le 25 août, 1627 ; 2E 1/1079 le 18 septembre, 1627 ; 2E
1/1079, le 13 octobre, 1627 ; 2E 1.1079, le 7 décembre, 1627 ; 2E 1/1080, le 26 janvier, 1628 ;
2E 1/1104, le 17 janvier, 1632 ; 2E 1/1104, le 6 février, 1632 ; 2E 1/1107, le 10 juillet, 1632 ; 2E
1/1110, le 30 janvier, 1633 ; 2E 1/1110, le 14 février, 1633. Révah, « Le premier établissement
des Marranes portugais à Rouen (1603-1607) », op. cit., p. 540.
3. Mais beaucoup revinrent plus tard et en 1633 la ville se targuait à nouveau de compte un
grand nombre de Portugais.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

ne se contentaient pas de les espionner mais incitaient également les Français


à les expulser. Dans chaque ville qu’il visita, Villadiego enquêta sur le nombre
de Portugais et évalua leur niveau d’orthodoxie religieuse. Puis, il publia une
proclamation appelant les catholiques français et portugais à dénoncer les
pratiquants secrets du judaïsme qui se cachaient parmi eux. Toutefois, la mission
de Villadiego fut un échec. En effet, Richelieu refusa de céder aux demandes
des autorités locales et des ecclésiastiques français d’expulser les Portugais,
comme cela s’était produit à Saint-Jean-de-Luz. Pire encore il expulsa à la place
Villadiego et Cisneros pour espionnage contre la France1.
Bien que dépourvu de commission officielle de la couronne espagnole,
Cisneros entreprit également d’identifier et de dénoncer publiquement les
crypto-juifs parmi les Portugais de France. Il s’installa à Rouen en 1630 et
s’associa à Villadiego Il voyagea tout autant que lui en France et enquêta
également sur les communautés portugaises installées ailleurs en Europe. En
1633, il rejoignit son compère en prison lorsque les Portugais obtinrent l’arrestation
des deux prêtres2.
L’un des objectifs de Villadiego était de faire revenir les marchands portugais
en Espagne avec leurs richesses. Sa stratégie consistait à exploiter leur caractère
mercantile, leur faible niveau d’intégration en France et leur fort attachement
à la culture ibérique. Villadiego croyait qu’ils accepteraient de revenir exercer
leur activité sur le territoire espagnol ou portugais en échange de l’immunité
de l’Inquisition. En outre, Cisneros et lui appartenaient à un groupe d’intellectuels
qui soutenaient que l’Inquisition avait « créé des juifs » en poussant certains
d’entre eux, sincèrement convertis au catholicisme, à fuir le pays et à trouver
refuge avec les « crypto-juifs » en France, en Hollande et ailleurs, où, pour
s’intégrer dans la communauté des exilés, ils durent réadopter la religion juive.
L’objectif de Villadiego et Cisneros était donc d’offrir l’opportunité aux
vrais catholiques de la diaspora juive portugaise de se montrer chrétiens et de

1. Carsten L. Wilke, « Le rapport d’un espion du Saint-Office sur sa mission auprès des
crypto-juifs de Saint-Jean-de-Luz (1611) », op. cit., p. 139 ; Anne Zink, « Une niche
juridique : l’installation des Juifs à Saint-Esprit-lès-Bayonne au xviie siècle », Annales HSS,
3, mai-juin 1994) pp. 639-669.
2. British Museum, Edgerton MS 343 (de Cisneros, Diego : 1637P). Concernant Cisneros et
Villadiego à Rouen, voir aussi Nicolás Broëns, Monarquía y capital mercantil : Felipe IV
y las redes commerciales portuguesas, Universidad Autonoma de Madrid, 1989 ; Brunelle,
« Jewish Jews and Catholic Jews » op. cit.. ; Muchnik, « De la défense de “impurs” à la
critique du Saint-Office » et « Du catholicisme des judéoconvers », op. cit. Voir aussi
Israël S. Révah, « Autobiographie d’un marrane. Édition partielle d’un manuscrit de
João (Moseh) Pinto Delgado », Revue des études juives, 3e série, 3-4, 1956, pp. 29-53 ; et
Roth, « Les marranes à Rouen » ; op. cit., tous deux ont publié des documents relatifs à
cet incident à Rouen ; Broëns, entre autres, a trouvé des documents supplémentaires en
Espagne et en Hollande.

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L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne à l’époque de Richelieu

dénoncer les Juifs pratiquants qu’ils fréquentaient. En dénonçant ces derniers,


les « juifs catholiques » pourraient gagner la confiance de la couronne espagnole,
du tribunal de l’Inquisition et obtenir la permission de rentrer dans leur patrie,
où ils apporteraient de précieux renseignements sur les activités des Portugais
en France. La menace implicite, bien sûr, était que les Juifs refusant de coopérer
avec Villadiego risquaient de perdre la capacité de commercer avec l’Espagne
et ses possessions. De même, leurs privilèges et ceux de leurs parents encore
présents en Espagne ou au Portugal disparaîtraient et les prêts consentis à la
couronne espagnole ne seraient pas remboursés.
Le parcours de Villadiego à travers la France ne fut pas facile. Malgré ses
efforts pour dissimuler son identité, il est probable que les autorités françaises
eurent connaissance de sa mission dès son entrée dans le royaume. Le gouverneur
de Bayonne l’arrêta et l’expulsa de la ville, mais lui permit de poursuivre sa
route en France. Villadiego arriva à Rouen en 1633 et là, les choses tournèrent
mal pour lui. Il convoqua les principaux Portugais et les mit au défi de dénoncer
les « juifs » infidèles parmi eux. Comme cela s’était produit dans d’autres villes,
la communauté portugaise de Rouen se divisa sur la manière de réagir face aux
manigances de ce prêtre qui se disait leur ami. Quelques-uns choisirent de se
ranger à ses côtés et de dénoncer les crypto-juifs de leur communauté. Villadiego
s’empressa d’en informer les autorités rouennaises et Pierre d’Acarie, chef du
tribunal ecclésiastique de Rouen et fils d’un membre acharné de la Ligue
catholique pendant les Guerres de religion, avec le soutien de l’évêque, des
échevins et du parlement, fit arrêter ceux que les Portugais « catholiques »
avaient dénoncés1.
Il n’en demeure pas moins que la majorité des Portugais de la ville serra
les rangs et réunit des fonds pour contester ces arrestations. De plus, ils
renversèrent habilement la situation en dénonçant Villadiego et Cisneros comme
des espions au service de l’Espagne. Ils offrirent également à Richelieu un pot-
de-vin de 260 000 livres en échange de la libération des personnes incarcérées
et du rejet de toutes les charges retenues contre eux. L’argent était tentant au
moment où le cardinal soutenait financièrement les ennemis de l’Espagne au
début de la guerre de Trente Ans. Il n’avait aucun désir de harceler les Portugais
et souhaitait par-dessus tout nuire à Philippe IV en lui refusant l’accès à la
richesse des nouveaux chrétiens portugais. Richelieu intervint donc au profit
des Portugais au grand dam des autorités rouennaises. Lorsque ces dernières
refusèrent d’obtempérer à son ordre, il envoya les militaires à Rouen pour forcer
le parlement à obéir.

1. Révah dans « Autobiographie d’un marrane » (op. cit., p. 73), liste à la fois ceux qui se sont
rangés du côté de Villadiego à Rouen et ceux qui se sont opposés à lui.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Non content de mettre fin à cet imbroglio d’espionnage franco-espagnol,


Richelieu s’empressa de donner aux Portugais des certificats de catholicisme
et des lettres de naturalisation afin de les protéger contre de nouveaux
harcèlements. Le cardinal fit également incarcérer Cisneros et Villadiego à
Paris ; il les expulsera plus tard de France comme espions au service de la
couronne espagnole. Le duo retourna en Espagne avec environ soixante-dix
Portugais de France bien décidés à accepter l’offre des prêtres et à témoigner
auprès de l’Inquisition contre les crypto-juifs de France1.

Le discours sur les Portugais « comme espions invétérés »

Revenons maintenant au document présenté au début de cet article : la


lettre à Richelieu en 1633, intitulée « Advis sur le dommage que la France reçoit
à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont demeurés ». Son auteur présumé,
Deperalta, affirmait qu’après son retour d’Espagne et des Antilles, le cardinal
lui avait donné et argent et protection. Deperalta insinuait qu’il avait espionné
à son profit pour la France pendant tout son séjour à l’étranger et qu’il était
bien connu de lui. En échange de la générosité de Richelieu, Deperalta proposa
de le faire bénéficier de son expérience. Ses conseils, affirma-t-il, méritaient une
attention particulière. Deperalta déclara avoir découvert la nature perfide des
nouveaux chrétiens portugais parce qu’il avait vécu parmi eux pendant vingt-
huit à trente ans, en se faisant passer pour un Espagnol du royaume de Navarre.
D’après lui, la menace pour la France était grave.
Sa lettre, bien que remplie d’incohérences2, est le reflet d’un discours
dominant en France à l’époque sur la véritable vocation des nouveaux chrétiens
portugais, lesquels étaient accusés d’être des espions et des ennemis de la France
et de la chrétienté. Ce discours semble être inspiré de celui ayant cours en
Espagne concernant les conversos, dont le « sang contaminé » et l’héritage
religieux signifiaient qu’ils ne se convertiraient jamais et chercheraient à saper
la chrétienté. Pourtant, soutenait Deperalta, les Espagnols avaient appris à gérer
ces conversos, tandis que les Français restaient naïvement ignorants des dommages
qu’ils provoquaient dans le royaume de France.

1. Bodian, Hebrews of the Portuguese nation, op. cit., p. 143 ; David L. Graizbord, Souls in
dispute : converso identities in Iberia and the Jewish diaspora (1580-1700), Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2004, pp. 73-74, 76 ; Israel, Diasporas within a diaspora,
op. cit., pp. 249-51.
2. « Advis sur le dommage que la France reçoit à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont
demeurés », op. cit., p. 205 recto.

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L’espionnage de la présence portugaise en France par l’Espagne à l’époque de Richelieu

L’argument central de Deperalta était que la couronne espagnole, dans sa


haine de la France, avait réussi à se débarrasser de ces nouveaux chrétiens – qu’il
suppose être tous vraiment juifs – et à les transformer en une arme contre son
rival. Selon lui, les dirigeants espagnols savaient très bien, quand ils ont expulsé
les Portugais, que ces derniers allaient se retourner contre leurs bienfaiteurs
français. Bien que Deperalta ne donne aucun argument expliquant pourquoi
les Portugais espionneraient au profit de l’Espagne – sauf la haine qu’il leur
attribue contre les chrétiens –, il exhorte Richelieu à suivre l’exemple espagnol
et à les expulser afin qu’ils ne sapent ni la moralité du royaume, ni son économie.
Selon Deperalta, « la demeure des Espagnols portugais en France » posait
un danger parce que leur négoce menait la France à la ruine. En utilisant leurs
connaissances commerciales, leur diaspora et leur richesse, ils cherchaient à
affaiblir le négoce français en ignorant toutes les ordonnances et lois sur le
commerce. Surtout, les juifs portugais étaient tous des informateurs cherchant
à connaître les affaires secrètes du roi pour les transmettre au souverain d’Espagne
sous couvert de leurs activités commerciales1. Enfin, il considérait qu’en cas de
guerre, les juifs portugais vivant en France agiraient comme espions en offrant
leurs services au roi d’Espagne, d’autant que c’était sur leur recommandation
que ce dernier avait imposé un embargo aux marchands français et avait
confisqué de leurs biens. Face à toute cette « malice », Deperalta conseillait à
Richelieu d’écouter les plaintes de ses fidèles sujets catholiques français et de
bannir tous les Portugais de France et de confisquer leurs richesses. Quant à
ceux qui avaient déjà reçu des lettres de naturalisation, il conseillait au cardinal
de leur faire payer une taxe, car les Portugais sont si riches qu’ils peuvent
facilement la payer2.

Il existe donc une grande similitude entre les rhétoriques fortement


antisémites de Villadiego, Cisneros et Deperalta, bien que les premiers affirment
plaider au nom des Portugais et que le second les condamne catégoriquement.
Certes, à la différence des conversos espagnols, la majorité des Portugais qui
avaient dû se convertir de force au christianisme demeurait composée de
« crypto-juifs ». Bien que les rabbins et les théologiens juifs aient une vision
sceptique de leur orthodoxie religieuse, ces crypto-juifs ont maintenu en vie
du mieux qu’ils pouvaient leurs croyances, rituels et pratiques. Pourtant, les
observateurs – juifs et chrétiens – de l’époque reconnaissaient que la communauté

1. Ibid., p. 206 verso.


2. « Advis sur le dommage que la France reçoit à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont
demeurés », op. cit., p. 207 verso.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

des conversos ibériques n’étaient en aucun cas monolithique dans ses croyances
religieuses. D’ailleurs, Villadiego et Cisneros ont mené une bataille acharnée
pour persuader leurs interlocuteurs que certains conversos portugais étaient
sincères dans leur catholicisme.
Le problème pour ces nouveaux chrétiens était que les cercles intellectuels,
tant juifs que catholiques, continuaient de répandre l’idée que les conversions
forcées étaient souvent imparfaites et que ceux vivaient comme des chrétiens
cachaient en réalité leur vraie foi. Dans un monde où la religion était au centre
de la vie quotidienne, l’opinion pouvait facilement se laisser convaincre par de
tels discours encourageant les gens à ne pas faire confiance à des étrangers
dissimulant leur véritable identité religieuse.
Les accusations d’espionnage, de dissimulation et de tromperie étaient
ainsi au cœur des discours circulant au sujet des Portugais dans l’Ancien Régime,
tant en France qu’en Espagne, ainsi que le reflètent les documents présentés
dans cet article. D’après ceux-ci, la diaspora portugaise présente à travers le
monde avait accès à des informations inestimables, ce qui la rendait à la fois et
utile et dangereuse aux yeux des dirigeants européens. C’est pourquoi les
couronnes française et espagnole espionnèrent les Portugais tout en essayant
de les persuader de mettre leurs richesses et leurs réseaux à leur disposition.
L’Espagne était toutefois désavantagée parce que l’Inquisition avait chassé un
grand nombre de Portugais du pays et les avait poussés dans les bras du roi de
France.
Cela explique finalement la similitude entre les discours sur les Portugais
en France et en Espagne depuis le Moyen Âge. Pour l’opinion des deux pays,
les nouveaux chrétiens portugais demeuraient fondamentalement des juifs ;
c’étaient donc des dissimulateurs, des ennemis des chrétiens et ils étaient par
nature indignes de confiance. Il était donc naturel qu’ils soient considérés
comme de parfaits espions aux yeux de tous.

Gayle K. Brunelle

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PROLI ET L’ESPIONNAGE AUTRICHIEN
À PARIS EN L’AN II

Olivier Blanc

Pierre Berthold Proli, aventurier politique extraordinaire, est un fil


conducteur et un révélateur d’une diplomatie d’influence qui, à Paris en 1792-
1794, a relevé de l’espionnage politique ; c’est à ce titre que le personnage a été
renvoyé devant le Tribunal révolutionnaire. Dans les chancelleries et cabinets
européens à l’époque de la Révolution, il était de notoriété publique – Robespierre
y fait lui-même allusion dans un discours aux Jacobins – que ce fils naturel du
comte de Kaunitz, chef du gouvernement autrichien, et de la comtesse Proli,
était un agent de l’Autriche, qualification ayant à voir avec l’espionnage. Cette
situation et ses qualités propres destinèrent en effet le comte Proli à jouer un
rôle majeur et méconnu dans l’histoire secrète de la diplomatie européenne,
jusqu’à sa mort tragique en mars 1794.
Pierre-Jean Berthold Proli – qui signe ainsi mais devient « Proly » sous la
plume d’Albert Mathiez1 et de différents historiens français – naquit à Bruxelles
le 18 décembre 1750, à l’époque de la domination autrichienne. Il était,
officiellement du moins, le fils du comte Balthazar Proli, conseiller de l’impératrice
Marie-Thérèse, d’origine florentine, receveur-général des domaines et finances
aux Pays-Bas, également directeur à Anvers d’une importante maison de banque
familiale et cofondateur des Compagnies des Indes d’Ostende et de Trieste.
Mais on murmurait dans le « monde » que sa mère, née Marie-Anne Thérèse
de Clodts – ou « Cloots » – avait eu des bontés pour l’ancien gouverneur des
Pays-Bas, le prince Wenceslas Antoine de Kaunitz – qui avait négocié l’alliance
franco-autrichienne de 1756 contre la Prusse, bénéficiant de la confiance absolue

1. La Révolution et les étrangers, Paris, 1918. A. Mathiez reprend à son compte les thèses
du Tribunal révolutionnaire et justifie les amalgames de circonstance opérés entre
« l’étranger » et les Girondins puis avec les Modérés de l’entourage de Danton.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

des souverains autrichiens –, demeuré à ce titre, même âgé et souffrant, le


véritable chef du gouvernement autrichien encore à l’époque du procès de
Louis XVI.

La révolution brabançonne

Après de bonnes études à Paris puis à Nantes où il étudia le commerce, le


jeune Proli voyagea en Europe, surtout en Italie, pratiquant au moins quatre
langues : l’allemand, l’anglais, le français et le néerlandais. Puis il séjourna deux
ans aux Indes où il s’enrichit, avant de fonder la Compagnie de commerce de
la mer Rouge dont les navires, chargés d’esclaves noirs, arboraient le pavillon
sarde, avec Nice pour port d’attache. Il affréta ainsi des navires pour le compte
de Jean-Joseph de Laborde, le banquier de la cour de Louis XVI, avec la famille
duquel il demeura en relation d’affaires et de société. Il se partageait entre Paris
et Bruxelles, ville dans laquelle il portait le titre d’auditeur à la Chambre des
comptes, fonction rémunératrice à quoi s’ajoutaient les bénéfices tirés de son
implication dans le « trafic de la mer Rouge et des Indes ». Menant la vie d’un
homme riche, dépensant largement les revenus de sa fortune, il fréquentait une
société cosmopolite, dont faisait partie l’ambassadeur d’Autriche en France,
comte de Mercy-Argenteau, un ami de sa mère, grâce à qui il rencontra un
certain Buscher de l’Epinoy qui fut son indéfectible complice. Dans les années
1780, les trois hommes fréquentaient, à Neuilly, la société libertine du surintendant
du comte d’Artois, Maximilien Radix de Sainte-Foix, lui-même à la veille de
devoir s’exiler suite à ses malversations. Attiré par la spéculation, pratique à la
mode sous Louis XVI, Berthold Proli réalisa plusieurs opérations boursières
lucratives en jouant ses titres à la faveur d’un mouvement baissier provoqué
par le ministre Calonne, avec d’autres initiés comme Étienne Clavières, l’abbé
d’Espagnac, le comte Goury de Champgrand ou le baron de Batz, relations
qu’il ne perdit jamais de vue. Il spécula ensuite à la hausse sur les actions de la
« Nouvelle » Compagnie des Indes du même Calonne grâce à qui il acquit à
bon compte des titres en grand nombre. Cet agiotage non ou mal régulé occupait
une place immense dans la vie financière et politique de la fin du xviiie siècle,
et encore sous la Révolution, les hommes politiques ne répugnaient jamais à
s’y adonner1.

1. Très entreprenant, Proli a passé des marchés à terme avec Baudard de Saint-James, peu
avant la faillite de celui-ci à l’époque de l’affaire du collier, cause de son arrestation comme
prêteur du cardinal de Rohan.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

Proli devait au final perdre beaucoup d’argent dans des choix spéculatifs
hasardeux. Néanmoins, l’agiotage fut pour lui une couverture pour ses premières
activités politiques, beaucoup plus discrètes et probablement rémunératrices,
puisque financièrement couvertes par les services secrets autrichiens. Appartenant
par sa naissance à la noblesse brabançonne, il entretenait des relations de société
et d’amitié avec des membres de la noblesse belge sous domination autrichienne :
Auguste de Lamark, prince d’Aremberg, ami et correspondant de Mirabeau ;
la comtesse de Lamark et son neveu le prince de Poix (Tristan de Noailles),
gendre du banquier de cour basque Joseph de Laborde1 ; le comte de Walckiers,
lui-même neveu par alliance de l’ex ministre Calonne et de Laborde ; et enfin
les banquiers de Pestre de Séneffe, cousins des précédents. Proli évoluait donc
dans le grand réseau endogame de l’aristocratie financière européenne, qui
provoqua les événements de 1789 puis s’opposa à la république et à la Convention.
Il est à noter que le futur ministre de la Guerre et maire de Paris, Nicolas
Pache – dont l’épouse était fille naturelle de la comtesse de Lamark d’Aremberg,
née de Noailles – appartenait lui aussi, par les liens de famille à ce même
réseau – sa fille était filleule de représentants de celle-ci2.
Lors de la révolution belge dite « vonckiste » – du nom du fameux avocat
Jean-François Vonck qui avait pris la tête de la révolte populaire contre le pouvoir
austro-hongrois –, Proli, en digne fils naturel de Kaunitz, intrigua secrètement
avec le cabinet autrichien contre les patriotes qu’il affectait de soutenir. Son
implication dans la révolution brabançonne est surtout annonciatrice du rôle
qu’il devait jouer à Paris en 1792-94. À la différence que, désireux de se débarrasser
de la domination autrichienne, les patriotes belges ne se doutèrent jamais que
celui-ci fût un traître à leur cause, un agent d’influence infiltré qui, grâce à ses
belles paroles, s’efforçait d’orienter discrètement leurs choix politiques. Depuis
le début de la révolution brabançonne, Proli entretenait une correspondance
secrète avec le comte de Lamark d’Aremberg et avec le comte de Mercy-
Argenteau – qui avaient la confiance des souverains autrichiens qu’ils
représentaient à Bruxelles – et celle en France, de Marie-Antoinette. Proli
feignait alors avoir partie liée avec quelques Français qu’on soupçonnait de
méditer un « coup d’état orléaniste en Belgique ». On citait entre autres les
noms de La Fayette, de Sémonville, de Mirabeau, qui, tous, auraient convoité
un ministère dans le gouvernement belge d’une hypothétique monarchie
constitutionnelle orléaniste. On ne sut jamais si cette rumeur de complot était
fondée, mais elle aboutit à desservir la cause des démocrates désireux de se
1. Jean Joseph de Laborde prêta de grosses sommes à l’État français et s’inquiétait de la
situation économique en 1788.
2. La comtesse de Lamark née Le Danois de Cernay et le maréchal de Castries, beau-père
naturel de Pache qui lui dut sa carrière et sa fortune.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

débarrasser de la domination autrichienne. Pour soutenir soi-disant les patriotes,


Proli avait fondé un Petit Comité1, cellule révolutionnaire active où, outre les
princes de la maison d’Aremberg, figuraient le diplomate français Huguet de
Sémonville – qu’on retrouva à Paris en 1792 comme conseiller secret des Tuileries,
sous la direction de Montmorin, Radix de Sainte-Foix et Talon –, le chevalier
Fox – un homme politique Ecossais bien connu pour ses idées libérales –, le
comte de Reul – beau-père du banquier Walckiers – et plusieurs chefs du parti
démocratique2. On sait aussi aujourd’hui que le chancelier Kaunitz n’ignorait
rien des menées secrètes de Proli, son fils, et le cabinet autrichien eut beau jeu
de dénoncer un « complot français », ruinant du même coup les espérances du
« parti démocratique » à qui il fut reproché d’être « soutenu par l’étranger ».
Suite à ces révélations qui discréditèrent Vonck, Proli demeura opérationnel
puisque son nom restait officiellement associé aux démocrates vonckistes, et il
quitta Bruxelles en tant que « réfugié politique » pour un autre théâtre, Paris.
On pourrait croire Proli attaché à la démocratie mais quelques documents
d’archives publiés depuis établissent formellement son allégeance au service
secret autrichien, c’est-à-dire au despotisme. Il avait prié Vonck, au mois de
novembre 1791, de prendre sous sa protection un journal qu’il allait fonder. En
marge de la lettre qu’il lui avait adressée – et ultérieurement saisie –, Vonck
avait annoté de sa main ces mots révélateurs : « Cette grande affaire dont M. Proli
fait mention, était celle, lorsqu’il m’est venu voir à Valenciennes, pour me faire
l’offre de deux millions de la part de M. le comte de Mercy-Argenteau ». On ne
peut être plus clair. Début décembre 1791, l’agent d’influence autrichien Proli
se présentait néanmoins à Paris comme « patriote belge réuni3 », ayant joué un
rôle dans la révolution brabançonne faisant illusion dans les clubs révolutionnaires
sur ses opinions démocratiques affichées4.

1. Ce réseau est comparable au « Petit comité perpétuel et souverain » que Marat avait
préconisé à Paris en 1791, afin de diriger et d’orienter la Société de salut public d’émanation
populaire, qu’il voulait créer.
2. Jacques Le Sueur (pseudonyme d’Alexandre Louis Bertrand Robineau de Beaunoir), Les
masques arrachés, ou vies privées de L.E. Henri Vander-Noot et van Eupen, Londres 1790,
p. 156.
3. H. Boulanger, L’affaire des « Belges et Liégeois unis », (1792-1793) Revue du Nord août 1910
pp. 216-244.
4. Pour ce qui précède, voir Théodore Juste Souvenirs diplomatiques du xviiie siècle. Le comte
de Mercy-Argenteau 1863, p. 165 ; et – G. Saint-Yves et A. Puis, « le complot de l’étranger »,
Nouvelles de France et Bulletin des Francais Résidant à l’Étranger, Volume 7, 1917, 295-296.
Voir aussi Mathiez « Vonck et Proli » AHRF, 1925 58-66 et 444.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

Un nouveau théâtre : Paris


Le rôle qu’il se donnait était mal défini dans l’esprit des patriotes français
qui le reçurent néanmoins au Club des Jacobins. Peu d’entre eux connaissaient
évidemment les relations du fils de prince de Kaunitz – chef du gouvernement
du pays à qui la France s’apprêtait à déclarer la guerre – avec Mercy-Argenteau,
ex-ambassadeur d’Autriche, et avec le comte de La Mark d’Arenberg dont, en
fait, il prit la place comme principal agent d’influence de l’Autriche en France1.
On le vit se presser dans les salons constitutionnels, menant une vie dispendieuse
alors qu’il disait s’être ruiné dans une spéculation à Amsterdam, et chacun
pouvait constater que l’argent ne lui manquait jamais. Pour ses projets consistant
à s’infiltrer dans les rouages du pouvoir et à surveiller, voire orienter le mouvement
révolutionnaire, il s’associa avec Jacques Marie-Joseph Régnier, ancien conseiller
à la Cour des aides, demeurant à Versailles, avec qui il rédigea un périodique
intitulé le Cosmopolite, journal de propagande dicté par les intérêts autrichiens.
Le premier numéro parut le 15 décembre 1791 et l’entreprise se poursuivit lors
des débats sur la guerre, jusqu’au 31 mars 1792 qui correspond à peu près la
déclaration de guerre de la France à l’Autriche et à la Prusse.
Proli élit domicile au Palais-Royal dans la maison de son ami Goury de
Champgrand, ami personnel de Philippe-Egalité, qui occupait deux vastes
appartement superposés (arcades 7-11) où il avait formé le club des Arcades
voisin du « 50 » de Mme de Sainte-Amaranthe. Pour s’assurer de protections
du côté des diverses administrations, l’espion chercha à séduire des députés
accessibles à la corruption, ceux notamment vendaient leur signature (certificats
de complaisance). Parmi ces derniers quelques membres de la police politique
dont François Chabot, Claude Basire, Nicolas Quinette ou encore Merlin de
Thionville qui avaient tous une inspection sur les maisons de jeu du Palais-
Royal en tant que membres du Comité de Surveillance générale de la Convention.
Ayant délaissé la maison de Champgrand, trop en vue2, il emménagea, à
l’automne 1792 rue Vivienne, chez le citoyen Richer de Sérizy, un journaliste
qui frayait avec les élus Tallien, Fréron et autres patriotes de circonstance3. Il
s’y lia particulièrement avec François Desfieux, négociant en vins et spiritueux,
fournisseur des maisons de jeu royalistes du Palais-Royal, celle notamment de

1. Il fut épaulé par, entre autres, les frères Junius et Emmanuel Dobruska von Shonfeld dits
« Frey » (libres).
2. Quartier général des spéculateurs comme Redern, Saint-Simon, Travanet, d’Espagnac,
Batz, etc., désirant tous rétablir la monarchie constitutionnelle.
3. Les relations de Proli sont révélées dans l’enquête policière et l’instruction de son procès
(voir A. Tuetey, Répertoire des sources manuscrites de l’histoire de la Révolution, vol. XI.
1914, p. 51 et suiv. sur Proli, Desfieux, Clootz etc.)

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Mme de Sainte-Amaranthe dont la sœur avait épousé le baron de Roll, lieutenant


et agent principal du comte d’Artois en émigration. Le Janus Desfieux, qui se
fit élire président des Jacobins, inexplicablement défendu par Robespierre1, est
un personnage emblématique du lien méconnu entre les agents de la coalition
à Paris et certains chefs ultra-révolutionnaires. Le député girondin Vergniaud
dit avoir Desfieux connu à Bordeaux « par ses escroqueries et ses banqueroutes,
dans Paris pour son apologie du 2 septembre, aux Jacobins par ses incitations
continuelles au meurtre ». Un autre personnage clé de l’entourage de Proli était
Pierre Bentabole, député du Bas-Rhin, l’un des plus actifs représentants de
l’exagération maratiste – on l’appelait « Marat le cadet2 ». Il appartenait au
« Petit comité » que Proli avait formé sur le modèle créé par lui pour noyauter
le mouvement démocratique brabançon. Secrétaire des Jacobins sous la présidence
de François Desfieux, le bruxellois Nicolas Joseph Joachim Buscher de l’Epinoy,
un « galopin diplomatique3 », lui aussi intime de Proli, fut compromis dans le
projet prêté au général Dillon, à Esprit de Castellane et le ci-devant prince
d’Hénin, de faire évader Marie-Antoinette de la prison du Temple.

Neutraliser Dumouriez

En novembre 1792, les coalisés s’inquiétaient des projets révolutionnaires de


Dumouriez. Entré victorieux à Bruxelles, le héros de Jemmapes désirait de continuer
sur sa lancée. Après avoir occupé les Pays-Bas autrichiens, il voulait révolutionner
les Provinces unies – la Hollande de Guillaume V d’Orange Nassau, puissance qui
était encore neutre4. Le ministre anglais Pitt, pour qui la place d’Amsterdam
représentait beaucoup pour le commerce de la Grande-Bretagne avec le reste de
l’Europe, ne pouvait admettre cette situation de dépendance à la République. Il fit
tout son possible, en sous-main, pour freiner l’avancée de l’armée du Nord, entre
autres en infiltrant dans l’état-major un de ses agents, l’aventurier Francisco
Miranda, à qui le ministre Servan avait confié quelques mois plus tôt un

1. Meillan, Mémoires, an III (édit. 1823, pp. 172-176).


2. On le soupçonnait d’être un agent stipendié du prince palatin de Bavière ; son épouse
royaliste dirigeait une maison de jeu discrètement contre-révolutionnaire au Palais-Royal.
3. Espion de l’Autriche, né vers 1734, il demeurait Maison Égalité, no 18, y fut arrêté le
4 frimaire an II puis condamné pour espionnage. Suite des Mémoires de Dumouriez,
Éd. Barrière, 1863, vol. XII, p. 54.
4. La France s’était engagée le 20 avril 1792 à ne pas conquérir ces états mais à simplement les
« libérer » du joug de la monarchie.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

commandement1. Par ailleurs, son ambassadeur à La Haye, lord Auckland, travaillait


ardemment à favoriser l’entrée de la Hollande dans la coalition. Chargé de veiller
aux intérêts de l’Autriche à Paris, Proli mit lui aussi tout en œuvre pour entraver
l’avancée inexorable de l’armée du Nord. À cet égard, il s’aligna sur la stratégie de
Nicolas Pache qui avait réussi, par intrigue, le tour de force de se faire nommer au
ministère de la Guerre par Jean-Marie Roland, lui-même mal conseillé par son
épouse qui avait connu Pache sous l’Ancien Régime. Depuis qu’il avait accédé à la
tête du ministère où il fit plus de dégâts qu’une armée ennemie2, malgré les
avertissements réitérés du girondin Vergniaud et de Carnot, Pache retardait,
sabotait les approvisionnements des armées de la République en munitions, vivres,
chevaux, chaussures, harnais, par le truchement d’un directoire contrôlé par son
gendre Audouin. Dès le mois de décembre, le général Dumouriez considérablement
ralenti dans sa marche vers la Hollande, vint s’en plaindre à la Convention où
nombreux députés et des hommes de l’art militaire lui donnèrent raison. Mais
Pache ne fut démis de ses fonctions – sans d’ailleurs rendre ses comptes et dépenses
secrètes – que début février 1793, au moment où l’Angleterre entrait à son tour en
guerre. Epuisée par la pénurie, au cœur de l’hiver 1792-93, l’armée du Nord
commençait à se débander comme ce fut d’ailleurs le cas pour l’armée des Ardennes
puis pour celle des Pyrénées. En outre, Pache qui bénéficiait de fortes protections
dans les milieux ultra-révolutionnaires de la Commune, se fit derechef nommer
maire de Paris, entreprenant aussitôt une campagne de presse calomnieuse contre
Dumouriez – campagne dirigée par ses deux sycophantes salariés (Marat et Hébert).
Il faisait distribuer leurs journaux gratuitement aux soldats sur les frontières pour
les pousser à la défiance envers leurs généraux.
L’expédient consistant à intriguer – en sorte que Dumouriez fût compromis,
disqualifié, destitué, pire encore – porta ses fruits. De premières tentatives
avaient visé à le séduire et l’attirer aux Jacobins pour mieux le couper des
Girondins qui le soutenaient contre Pache (Il raconte d’ailleurs lui-même dans
ses Mémoires, son entrevue à ce sujet avec Desfieux sous les auspices des
aventuriers Proli et Guillaume de Bonnecarrère)3. Républicains de la première

1. Les correspondances ministérielles anglaises et les archives Miranda prouvent amplement


son statut d’espion de l’Angleterre. Renvoi aux sources dans O. Blanc, La corruption sous la
Terreur, 1992, pp. 85-91.
2. Jean-Pierre Coste d’Arnobat Anecdotes curieuses et peu connues, 1793 (an III), pp. 65-79.
Militaire et littérateur Coste (1731-1810) a synthétisé ce que les députés Girondins ont
exprimé dans leurs discours avant d’être arrêtés, censurés et exécutés. Ce témoignage
important, contredisant les assertions hasardées de l’envahissante école robespierriste ou
soboulienne, se trouve confirmé par de récentes découvertes d’archives sur Pache et Marat
(Voir en ligne Geneant/darbroz).
3. Suite des Mémoires de Dumouriez, op.cit, p. 48. Une tentative d’intimidation avait été tentée
par Marat suivi de Pereyra, Desfieux et Bentabole au domicile du comédien Talma où

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

heure, les Girondins représentaient un danger pour les agents de la coalition


car depuis le 10 août, ils œuvraient – Barbaroux le rappelle dans ses Mémoires –,
pour l’élaboration rapide d’une constitution républicaine que leurs adversaires,
en semant la division, cherchaient à différer. Or il y avait urgence à faire
reconnaître la république pour négocier progressivement une paix séparée et
affaiblir un peu plus une coalition déjà plus divisée qu’on l’imagine1. Contrairement
aux Montagnards de 1793, les Girondins refusaient enfin de s’appuyer sur la
démagogie protestataire comme instrument de conquête du pouvoir et cultivaient
l’alternance et la probité exemplaires (le décret du 14 mai 1793 sur la transparence
des élus et des fortunes fut une des causes de leur perte).
Le 18 mars 1793, Proli, assisté de son collègue l’écrivain belge Dubuisson
et de Jacob Péreyra – un marchand de tabac de La Havane, allié à la puissante
famille Cappadoce d’Amsterdam, marié à une anglaise, révolutionnaire bon
teint mais agent double de l’espionnage britannique2 –, se fit donner par le
gouvernement une mission secrète aux Pays-Bas en qualité de « commissaire
des Jacobins et d’agent du ministre des Affaires étrangères ». Le but affiché de
cette mission était ainsi formulé : « faire tomber la banque d’Angleterre, par
l’entremise de Juifs portugais établis à Amsterdam, et au moyen d’opérations de
change combinées, au besoin par la contrefaçon des billets de (la) banque (des Pays
Bas)3 ». La place d’Amsterdam, plaque-tournante financière européenne où on
taillait et spéculait sur les diamants du Surinam et autres matières précieuses
et où l’Angleterre négociait ses denrées issues des colonies, était vitale pour les
gens de finances de la City qui pouvaient être lésés dans leurs opérations en cas
d’occupation de la Hollande par les Français. La menace que faisait peser
Dumouriez, qui avait conquis une partie des Pays-Bas autrichiens, provoqua
une grande inquiétude à Londres et Vienne.
Chargés de mission par le gouvernement – notamment par Lebrun, Danton
et Clavière –, Proli, Pereyra et Dubuisson quittèrent Paris le 19 mars 1793, mais
au lieu de prendre le chemin de la Hollande, ils s’annoncèrent de leur propre
chef au quartier-général de Dumouriez à Tournai. Celui-ci devinant que des
forces puissantes voulaient l’empêcher de républicaniser la Hollande, se montra
fort réservé. Il existe deux versions de la mission conduite par Proli et Pereyra :
celle qu’ils livrèrent aux Jacobins puis à la Convention ; et celle que Dumouriez
a résumée quelques mois plus tard en une phrase : « Ces (trois) députés (des

Dumouriez était fêté par les Girondins (Mémoires de Louise Fusil).


1. La Prusse et l’Autriche était divisées sur le partage de la Pologne et sur les réparations à
demander à la France depuis leur entrée en guerre.
2. O. Blanc, La corruption sous la Terreur, op. cit., pp.108-109.
3. A. Tuetey, op. cit., 1914, vol. XI.

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Jacobins), dit-il, m’ont proposé les plus belles choses du monde, à condition que je
les aidasse à culbuter la Convention1. »
Dumouriez ayant refusé de les suivre sur le terrain de la trahison, ils se
firent menaçants, l’assurant qu’on trouverait un prétexte pour le perdre. La
version des entretiens de Tournai (26-28 mars) fut rédigée par Proli et ses
compagnons de retour à Paris. Ils transmirent leur rapport le 2 avril 1793 aux
Jacobins, et le lendemain, une version très à charge et passablement infidèle fut
communiquée à la Convention ébahie2. Lu le 1er avril, le texte de Proli et consorts
était un concentré de menaces et autres diatribes prêtées à Dumouriez à l’égard
des institutions républicaines « dévoyées par les anarchistes », contre une
Convention paralysée par des conflits internes incessants, incapable de légiférer
et tardant à se doter d’une constitution républicaine, et contre une Commune
de Paris menaçante pour les malheureux prisonniers du Temple. On l’accusa
aussi d’avoir critiqué, ce qui était exact, l’institution d’un tribunal d’exception
qui devait rapidement devenir « révolutionnaire ». Et on lui prêtait ces mots :
« Il y a une guerre à mort entre les Jacobins et moi, je périrai ou je raserai leur
emplacement. (…) Votre Club (des Jacobins) a causé tout le mal de la France, je
sauverai la France, seul, malgré la Convention ». Plus grave encore aux yeux des
députés, le général promettait de lancer son armée contre l’Assemblée. Ce fut
un tollé et, sans trop prendre en compte le contexte, le « félon », le « traître »,
fut aussitôt mis en accusation, ce qui le décida à passer à territoire neutre (Suisse
puis Hambourg), simplement pour sauver sa tête3, abandonnant aux Autrichiens
les envoyés du gouvernement venus l’arrêter4. Tous ceux qui avaient appartenu
à son entourage, civils et militaires, y compris la famille d’Orléans, furent
décrétés d’arrestation et parfois exécutés, à l’exception du général espion Miranda
qui, quoique prévenu d’inaction calculée à Neerwinden, fut singulièrement
épargné5.

1. Rapports des représentans du peuple Camus, Bancal, Quinette, Lamarque, Paris, an IV, p. 16.
2. AN, C 359 pl.1906, IV p. 25.
3. Suite des Mémoires de Dumouriez où il dit « qu’une fois dépouillé de son commandement il
eut été poursuivi par les accusations calomnieuses d’Hassenfratz, mercenaire de Pache, en
relation avec le chevalier de Coigny, directeur de la chouannerie parisienne et correspondant
du maréchal de Castries » (p. 49).
4. Dont le général Beurnonville éphémère ministre girondin de la Guerre, exécré par Nicolas
Pache (« l’homme noir », disait-il) qui avait tenté de le faire assassiner par ses sbires le
8 mars 1793 (Biographie Universelle de Michaud, supplément, tome lxvi, p. 445). Il dut peu
après son salut à Dumouriez qui, en le « livrant » aux Autrichiens, lui épargna du moins
l’échafaud.
5. Miranda fut paradoxalement servi par le témoignage de Thomas Paine qui ignorait
encore que le général était un espion de l’Angleterre chargé comme Pache de desservir
le commandant en chef de l’armée du Nord. Il découvrit peu après une lettre de Pitt à

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

Quand la défection de Dumouriez fut actée, le premier Comité de Salut


public, encore girondin pour peu de temps, saisit cette occasion pour proposer
la paix à l’Autriche. Danton, qui apparemment ne doutait pas de la sincérité de
Proli, le choisit pour communiquer cette offre à Vienne. Et l’espion, qui n’espérait
pas une si belle couverture, annonça qu’il avait écrit le 5 avril à sa mère1 à
Bruxelles pour la charger de faire savoir à Mercy-Argenteau que la France était
désormais prête à envisager la paix dans un congrès où des plénipotentiaires
de la république seraient admis : « Montrez ma lettre à ceux qui gouvernent
aujourd’hui la Belgique, et si la maison d’Autriche veut mettre un terme à l’effusion
du sang et à la ruine de ses finances, qu’elle ratifie la trêve arrêtée par le traître
Dumouriez ; que cette suspension d’arme se prolonge de l’aveu des gouvernements
français et autrichien, et que ce dernier envoie sur-le-champ un négociateurs aux
frontières2 ».
Evidemment, les négociations échouèrent par le refus de l’Autriche de
reconnaître une république sans constitution. Et les Jacobins qui, eux, ne
voulaient pas entendre parler de paix, blâmèrent ces tractations, les imputant
non pas à Danton mais au ministre Lebrun qui les avait soutenues. Proli se
trouva lui-même critiqué dans L’Ami du peuple du 13 mai 1793 par le Napolitain
Pio3, admirateur de Robespierre, qui, ignorant des desseins secrets de Proli, lui
reprocha d’avoir favorisé la paix : « Pourquoi avoir chargé un Proly pour reconnaître
les intentions de Dumouriez ? Un Proli ci-devant agent secret de la Maison d’Autriche
depuis qu’on l’avait menacée d’une guerre et qu’elle craignait de perdre les Pays-
Bas ? Un Proli qui faisait imprimer un journal le “Cosmopolite” qui se distribuait
la grande partie gratis, journal qui prêchait la paix afin d’empêcher les armées
françaises de passer dans les Pays-Bas ? Un Proli qui, enveloppé des dehors les plus
mystérieux se logeait magnifiquement au Palais-Royal, en même temps qu’il
annonçait que pour vivre il avait besoin de faire un journal, journal qu’il a cessé
le même jour qu’on a déclaré la guerre à l’Autriche. Lebrun qui connaissait tout
cela l’a cependant envoyé à Dumouriez sous prétexte de surveillance. Mais n’était-ce
pas plutôt pour accélérer la contre-révolution ? ».
Lebrun fit répondre par Ysabeau son secrétaire : « Vous ne connaissez pas
cela, vous ne savez pas le secret ». Marat lui-même désavoua Pio en publiant le
8 juin suivant son soutien à Proli : « Je n’inculpe point Proli, je sais qu’il a servi

Miranda, renfermant 1 200 livres sterling soit 60 000 livres de France (Conway, Thomas
Paine, p. 254).
1. La comtesse Proli, très politisée et influente, fut, avec le banquier Perrégaux, son
intermédiaire avec le cabinet autrichien. Sur cette dame voir entre autres Prospectus ou
avant-propos du tableau de l’émigration des royalistes français, p. 69.
2. Cité par A. de Contades, Hérault de Séchelles ou la Révolution fraternelle, Perrin, p. 39.
3. Voir la justification de Proli dans les Révolutions de Paris, no 203, 25 mai-1er juin 193, p. 443

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la nation dans sa mission de Brabant, ainsi que Dubuisson et Péreyra ; à ce titre


il a bien mérité de la patrie. Je dois même à la justice de déclarer que je ne connais
aucun trait d’incivisme à reprocher à Proli ». L’espion fut donc blanchi par
l’influent Marat qui, selon Barère et Carnot dans leurs « mémoires » qui font
sur ce point écho à ceux des Girondins, était lui-même un agent d’influence
des agents de l’Angleterre (Calonne et Perrégaux), dont les dénonciations
incessantes favorisaient les affrontements partisans et la guerre civile1.

Noyautage des sections et harcèlement de la Convention

Dans un des salons privés du café Corazza situé au bas du domicile de


Champgrand, avait été créé à l’époque du procès de Louis XVI un « petit
comité » réunissant Desfieux, Buscher, Bentabole, Seiffert2, Guzman3, mais
aussi les frères Junius et Emmanuel Frey, François Chabot, etc. En février
suivant, ce premier noyau fut à l’origine d’un Comité insurrecteur de salut
public – dit parfois « des Dix » – qui s’appuya sur des hommes de main, les
prétendus « défenseurs de la République4 ». Fortement soutenu par la Commune
de Paris, ce comité devint un instrument démagogique très puissant, appelé à
jouer un rôle prépondérant dans le harcèlement qui faillit emporter la Convention
et fut fatal aux Girondins5. En concertation avec Desfieux, Proli mais aussi
Pache, le maire, Deschamps-Destournelles, Vallet de Villeneuve et autres chefs
de la Commune de Paris, le Comité insurrecteur de salut public eut la haute main
sur la plupart des sections qu’il mobilisa à gré, disposant pour ce faire de fonds

1. On remarque surtout que Marat recevait ses fonds de l’étranger par l’intermédiaire de
son beau-frère le Napolitain Joseph Persico, actionnaire avec Laborde des maisons de jeu
royalistes du Palais-Royal (rapports de Soltho-Douglas). Il figure dans la liste des clients
du banquier Perrégaux (AN MC Et X/813, 8 pluviôse an II, succession de Mme Perrégaux)
et était en liaison avec l’ex-ministre Calonne et Ferdinand Christin à Naples an avril 1793.
2. Mémoires de Dumouriez, op. cit., pp. 47-48.
3. L’espion autrichien Andres Maria T’Serclaes de Guzman de Tilly (d’origine espagnole),
joua un rôle majeur dans le mouvement sectionnaire anti-girondin, en lien avec Marat et
autres.
4. Ils formèrent une sorte de contre-police à usage du comité d’insurrection. À leur tête Louis
Dupérou, alias Junius Brutus dit Marchand, membre de la Commune et agent reconnu du
chevalier de Coigny et de la coalition, eut une influence prépondérante dans les décisions et
mots d’ordres, entretenant savamment la fermentation des esprits, poussant aux mesures
extravagantes et sanguinaires reconnues par la suite par Robespierre lui-même comme
exagérées. Il était associé à un notaire maratiste, Pierre Guesdon de Berchère (1746-1831),
qui avant de venir en France demeurait à Croydon (Surrey).
5. D. Garat, Mémoires sur la Révolution, Paris, l’an III, p. 103.

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dont l’origine, selon les Girondins, provenait de la Commune elle-même1. Le


Comité comptait d’ailleurs beaucoup sur le maire Pache pour perturber les
approvisionnements de Paris2, moyen efficace de « colérer le peuple » et le
pousser à l’insurrection. Il est surtout à l’origine d’une cinquantaine de clubs
ou sociétés populaires, sorte de satellites des comités de section, que Robespierre,
après les avoir approuvés contre les Girondins, dénonça fin 1793, une fois ses
malheureux rivaux morts ou en fuite. Ces sociétés ochlocrates furent supprimées
le 23 août 1795 par la Convention, sur un rapport de Jean Mailhe, en raison du
danger qu’elles représentaient pour la stabilité d’un état démocratique.
Les hommes déterminés du Comité d’insurrection avaient recruté ou
entraîné une foule de sans-culottes déterminés, dont plusieurs septembriseurs
qui redoutaient les enquêtes girondines sur les comptes de Pache et de la
Commune, et persistaient à réclamer, avec Marat, la tête des Girondins. Dans
la nuit du 9 au 10 mars 1793, ils avaient tenté une opération de subversion de
l’Assemblée en neutralisant préalablement le ministre Beurnonville – qui
s’échappa à temps, ainsi qu’il l’a lui-même raconté –, puis en forçant les portes
de la Convention pour y imposer la loi révolutionnaire, c’est-à-dire celle de la
Commune de Paris. Cette première tentative de renversement de la Convention
échoua par la présence d’esprit d’un courageux député du Finistère, Kervélégan,
qui échappant aux hommes de main du Comité d’insurrection, courut à une
caserne ou se trouvaient 400 fédérés bretons qui protégèrent la Convention.
Les Girondins ne se méprirent pas sur les origines de ce coup d’état manqué,
et Vergniaud relia les faits arrivés à sa connaissance avec son habituelle éloquence :
« Pendant la discussion de l’affaire de Louis, dit-il, on vous dénonça un arrêté
d’une section par lequel elle s’était déclarée en état d’insurrection. Elle observa
que, par “insurrection” elle entendait “surveillance” et cette explication parut vous
satisfaire. À la même époque il se formait aussi un comité d’insurrection, un comité
révolutionnaire et l’on a assuré que ce comité existait encore. Un comité révolutionnaire
auprès de la convention nationale ? Mais quels sont donc ses pouvoirs ? Quelle
révolution veut-il faire ? Le despotisme n’est plus et veut donc détruire la liberté ?
Il n’y a plus de tyrans. Il veut donc renverser la représentation nationale ? »

1. Sur le « comité d’insurrection », voir les rapports de police publiés dans les travaux
d’Adolphe Schmidt et de Ch. A. Dauban ; les mémoires de D.J. Garat, de A.J. Meillan, de
F. Buzot et de Manon Roland.
2. Malgré la destruction des compromettants papiers Pache par le Comité de sûreté générale,
de nouveaux témoignages en ce sens apparaissent en l’an III dans les pièces de son procès
publiées par Adrien Sée (Procès Pache, 1911 pp. 187-193), confirmant un fort témoignage
en ce sens de Gracchus Babeuf (Du système de dépopulation, an III, pp. 103-107).

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

Comme les événements du 31 mai 1793 le prouvèrent ensuite, ce complot


de mars, qui faisait suite aux premières semonces du 8 février1, n’avait rien de
chimérique. Pour beaucoup d’observateurs girondins, il fut le premier acte du
plan antirépublicain concerté avec les cabinets de Londres et de Vienne, qui
avaient prévu de lancer leurs armées sur Paris le jour où, grâce à leurs agents
d’influence sur place, la Convention serait prise en otage ou renversée « par le
peuple ». Le directeur des affaires étrangères d’Autriche, le comte de Thugut, a
d’ailleurs évoqué ce scenario prometteur dans un courrier au comte de Colloredo :
« Ce qui est essentiel pour le service (de l’Empereur), c’est qu’il y ait des partis en
France qui se combattent et s’affaiblissent mutuellement ; et qu’on profite de ces
conflits pour se rendre maîtres des forteresses et d’une aussi grande étendue de
pays qu’on pourra, afin de faire la loi au parti qui, en dernier résultat, aura prévalu ;
et de l’obliger d’acheter la paix et la protection de l’Empereur, en lui citant telle
partie de ses conquêtes que Sa Majesté jugera de sa convenance (1er avril 1793). »
Avec ses collègues du comité d’insurrection, Proli encouragea fortement
le mouvement de l’exagération calculée dont les visées étaient donc plus
importantes que la seule mise en arrestation de vingt-deux députés girondins2.
Pour monter les insurrections déstabilisatrices, les « agents de l’étranger »
disposaient de fonds importants confiés à eux par des banquiers politiques tels
que Perrégaux, avec lequel – Marat y compris – ils étaient en relation3. Ils
s’ajoutaient à ceux mis à disposition par le maire et ex-ministre de la Guerre
Pache, qui s’obstinait à ne pas rendre ses comptes de ministre de la Guerre,
malgré la demande pressante qui lui en était faite par les Girondins. Toutes ces
sommes conséquentes avaient été consacrées au financement d’un grand Comité
central révolutionnaire de la Commune4, grossi de membres des sections soldés

1. Quelques meneurs fanatisés par Marat, avaient fait pression sur la convention le 8 février
pour que celle-ci suspendît enquêtes et poursuites contre les septembriseurs suspectés de
vol ou de recel d’effets publics.
2. D’après une déclaration de Cézeron, Péreyra s’attribuait l’honneur de la manœuvre
décisive d’Henriot contre la Convention le 31 mai. « C’était lui, Péreyra, qui, secondé par
Griois commis au Trésor national, avait placé des troupes à la porte de la Convention pour
empêcher les députés de sortir ». D’après une déclaration de Nicolas, « Péreyra lui a dit “qu’il
avait été l’un des auteurs de la journée du 31 mai, mais que malheureusement, elle avait été
incomplète… Si l’insurrection avait eu lieu comme elle le devait, il n’aurait plus existé ce jour-
là ni Convention ni autorités constituées” » (voir J.A. Dulaure Esquisses historiques, 1823,
vol. IV, p. 127).
3. Il fut en effet convaincu de distribuer de l’argent pour exacerber les tensions.
4. Un Comité central d’insurrection « révolutionnaire » de la Commune de Paris version
élargie aux représentants des sections, s’installa fin mai dans une salle de l’évêché de Notre
Dame (presque en face de la Mairie alors dans la section de la Cité). Elle était composée à la
fois d’agents payeurs de l’étranger comme Guzman qui visaient à culbuter la Convention,
de meneurs stipendiés et d’égarés.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

ou égarés par la duplicité de certains de leurs collègues, et qui siégea à l’ex-évêché


de Paris, dans l’île de la Cité, en mai 1793.
Jusqu’au 31 mai 1793, les Girondins furent quotidiennement en butte à des
dénonciations relayées par Marat, qui, jour après jour, tendaient à prouver qu’ils
avaient partie liée avec la coalition et avec le « traître » Dumouriez. Vergniaud,
Brissot et Louvet avaient beau, dans leurs écrits et discours, apporter des
démentis à ces accusations sans fin, les divisions au sein de la Convention se
radicalisaient à la grande satisfaction des agents de la coalition. D’autres artifices
accélèrent ces accusations et divisions nourries par les vociférations des tribunes
remplies d’agitateurs à gages, dont beaucoup de femmes en grande détresse qui
répétaient slogans et mots d’ordre sans les comprendre. Le scenario, toujours
le même, visait à « colérer » le peuple et de mobiliser les sociétés populaires
chargées de désigner les « suspects » en vue d’une insurrection générale « pour
sauver la patrie ». Alors les « traîtres girondins » seraient égorgés et la Convention
« épurée ». Le désordre des tribunes publiques qui retentissaient de mots d’ordre
simplistes et menaçants, les colères libérées, les voies de fait à répétition et
l’exagération calculée, amenèrent la Convention à constituer une Commission
dite « des Douze », chargée d’enquêter sur les dangers que courait la Convention.
Mais il faut retenir que ette institution sous pression1 fut le prétexte, non la
cause comme l’écrivent toujours les historiens robespierristes, des événements
considérables qui actèrent, le 2 juin, la mise au pas des députés modérés, la
censure et le début de la fameuse Terreur2.
Le 4 septembre 1793, sur la proposition de Georges-Jacques Danton, la
Convention montagnarde décrétait que les assemblées des sections parisiennes
qui se tenaient tous les jours, ne pourraient plus que se tenir deux fois la semaine,
le jeudi et le dimanche, afin de diminuer une agitation endémique qui laissait
présager un nouveau mouvement populaire contre la Convention. Mais les
« sociétés populaires » que Proli avait contribué à fonder au printemps
continuèrent à tenir séance, pour établir des listes de suspects, dans la salle
réservée aux assemblées des sections, les jours où ces assemblées étaient interdites.
Les Montagnards redoutaient maintenant leur ancienne alliée, la Commune
remplie d’ochlocrates qui entretenaient un climat de guerre civile : on leur
prêtait le but d’établir un régime transitoire à caractère autoritaire, militaire,
1. C’est l’arrestation des ultra-démagogues Hébert, Varlet et Dobsen qui permit aux
conspirateurs de soulever l’opinion contre la Convention.
2. Ces événements furent réécrits pour les gazettes officielles – dont le Moniteur – ainsi que
Vergniaud le dénonça de sa prison, Barère et Lindet comme « imposteurs et assassins ».
Soixante-treize autres députés girondins furent ensuite incarcérés, et au total plus de 150
députés proches de Barbaroux, Vergniaud, ou Brissot, sans compter leurs parents et amis
furent les victimes innocentes du coup d’état le plus meurtrier de l’histoire parlementaire
française.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

sous l’autorité de Pache, Ronsin, Vincent, Henriot et autres conjurés. Dès la fin
novembre 1793, Robespierre lui-même ne douta plus du rôle particulier de Proli
qui lui sembla avoir concerté avec l’étranger la promotion des « fureurs
populaires1 ». Ses « conciliabules secrets » visaient à ravager la Convention par
les luttes internes, cette fois entre « exagérés » de la Commune et « modérés »
de l’entourage de Danton, Philippeaux et Desmoulins. Elles étaient en effet
entretenues par des provocateurs et des journalistes mercenaires comme le père
Duchesne (Hébert) qui colportaient dénonciations outrancières et calomnies
accentuant les divisions et attisaient la guerre civile. Sur proposition du citoyen
Dufourny, proche de Robespierre, l’arrestation de Proli, au titre d’étranger et
de suspect, fut une première fois opérée le 12 octobre 1793 au domicile du
« patriote » Desfieux, dont il avait reçu l’hospitalité et que Robespierre, dans
son aveuglement, avait jusque-là protégé. Cependant, le citoyen Collot d’Herbois
(ancien complice de Desfieux) prit la défense aux Jacobins des deux suspects,
obtenant leur mise en liberté immédiate2. Il semble avoir agi avec l’appui de
deux collègues du Comité de salut public : Barère et Hérault de Séchelles. Or
c’est Hérault de Séchelles seul qui paya au prix fort la singulière protection qu’il
avait accordée à Proli. Car cette protection avait pris les allures d’une affaire
d’espionnage qui mérite un rappel de la situation de l’Europe à l’époque où elle
fut révélée.

Un flagrant délit d’espionnage

À la fin de la guerre d’indépendance américaine où la France était intervenue


aux côtés des insurgés, la Grande-Bretagne s’était trouvée accablée d’une dette
colossale qu’elle différait péniblement à rembourser à ses créanciers français et
américains3. Les événements du 10 août 1792 qui avaient marqué la fin de la

1. Albert Mathiez a passablement déformé le sens à donner à cette conspiration dantoniste


dont l’affaire de la Cie des Indes, escroquerie impliquant Fabre d’Églantine et montée en
épingle par Barère, fut destinée à nuire par ricochet à Danton dont le véritable tort était
son généreux appel au modérantisme.
2. Dufourny, président du Département de Paris, déclara au Tribunal révolutionnaire, qu’il
n’avait pas osé faire arrêter Proli, « en raison de son intimité avec les représentants Barère et
Hérault de Séchelles, et avec le banquier Perrégaux ». Collot d’Herbois qui, avec Desfieux,
avait touché des fonds de la Liste civile avait été inquiété lors de la publication du Troisième
recueil des pièces trouvées dans l’armoire de fer publié sur ordre de la Convention nationale,
Paris (1793) volume CCI, pièces xxv et xxvi.
3. Les Français récupérèrent sur l’Angleterre les iles de Tobago et de Sainte-Lucie et d’autres
sources importantes de revenus coloniaux, ceux-ci constituant plus du tiers de son produit
intérieur brut en 1789.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

monarchie et l’avènement de la République furent, pour le ministre William


Pitt, une opportunité à saisir. Voyant la coalition austro-prussienne incapable
de surmonter ses désaccords profonds sur le partage de la Pologne, voyant
l’armée du général Dumouriez entrer triomphalement à Bruxelles et s’apprêtant
à conquérir la Hollande où transitaient les intérêts économiques et financiers
vitaux de la Grande-Bretagne, le ministre fit sien les enseignements de Machiavel.
La mort de Louis XVI – qu’il ne défendit pas exagérément –, fut l’occasion pour
ce ministre de réactiver la coalition par une intense diplomatie et des pressions
de toute nature auprès des cabinets d’Europe, notamment la Hollande et les
cours du Nord, peu disposées à abandonner leur commerce avec la France pour
une guerre qui semblait s’enliser. Quoique le cabinet Pitt le niât avec véhémence,
il s’agissait moins de restaurer les Bourbons que de spéculer sur une défaite de
la France républicaine, ainsi que le dénoncèrent quelques voix isolées de
l’opposition whig comme Lord Lansdowne, ou le déplorèrent, lors de la prise
de Toulon, des émigrés clairvoyants.
Entré dans la guerre, Pitt soutint un blocus général visant à affamer les
Français, doublé d’une stratégie – révélée par divers documents comme la Lettre
anglaise publiée par la Convention en août 1793 – visant à exacerber les rivalités
entre factions. L’enjeu d’une guerre civile épuisante, entretenue par la terreur,
devait en toute logique cynique favoriser la victoire des coalisés, victoire assortie
d’indemnités qu’il faut entendre au sens de réparations telles qu’en fit mention
l’amiral Hood lorsqu’il occupa le port de Toulon. En ce même été 1793, des
voix discordantes commencèrent à s’élever au sein même de la coalition des
« despotes couronnés » : la Prusse et l’Espagne qui, pour des raisons
diverses – partage de la Pologne pour l’une, possession du Mexique pour
l’autre – prirent respectivement leurs distances avec l’Autriche et la Grande-
Bretagne, envisagèrent même de reconnaître la République à la condition que
la Terreur cessât et que les enfants de Louis XVI, prisonniers au Temple, fussent
remis à l’Espagne. Dans le second semestre 1793, l’Angleterre persistait avec
l’Autriche à maintenir la coalition intacte et puissante. Pitt pensait que seule
cette course en avant à laquelle une partie de son opposition whig – dont lord
Lansdowne – était hostile, lui permettrait de combler sa dette nationale accrue
d’emprunts gigantesques qu’il fit régulièrement voter pour la poursuite de la
guerre totale – une diplomatie coûteuse (y compris l’espionnage) fut développée
à cet effet avec les divers cabinets d’Europe. Quant à l’Autriche, critiquée pour
n’avoir pas négocié la paix avec Danton qui avait tendu la main au printemps,
elle temporisait ; son cabinet affirmait n’avoir pas de preuves des intentions

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

impérialistes et conquérantes de l’Angleterre, quand bien même une grande


partie de l’émigration française ne doutait plus de la duplicité de Pitt1.
C’est dans ce contexte que Marie-Antoinette, devant être renvoyée au
Tribunal révolutionnaire, le député Hérault de Séchelles qui plaidait à la
Convention pour un retour à la paix, se trouva soumis à de fortes pressions
familiales pour épargner la tête de l’ex souveraine. Pour désolidariser l’Autriche
de l’Angleterre, Hérault eut l’idée de communiquer au cabinet autrichien des
éléments de preuve selon lesquels l’Angleterre ne visait qu’au démembrement
de la France et que son entrée en guerre avait pour but, certes, d’anéantir la
démocratie, mais surtout de dessiner une nouvelle carte de l’Europe et du
monde2. Et dans ce projet, l’Angleterre s’attribuerait l’ensemble des colonies
françaises d’un rapport économique immense, l’ile de Corse – qu’elle occupait
de fait –, et quelques parties du territoire national telles que les ports : maîtresse
des mers, elle régnerait alors sur le monde. Une preuve matérielle, qui s’ajoutait
à d’autres indices concordants, était une carte d’état-major en langue anglaise
récemment saisie sur un croiseur de guerre anglais arraisonné par la marine
française en Méditerranée. Le cabinet Pitt y avait anticipé un démembrement
de la France avec l’indication des territoires distribués à ses alliés, réduisant
du nord au sud les frontières françaises à leur état sous les Valois3. La
communication de ce démembrement projeté, pouvait, selon Hérault de Séchelles,
lui-même partisan comme Danton de la paix et de la modération, inciter Vienne
a davantage de réserve vis-à-vis de l’Angleterre, et l’incliner à entamer des
négociations et préliminaires de paix sur la base de l’alliance ancienne de la
France et de l’Autriche (1756). C’est à Proli qu’il connaissait, qu’Hérault de
Séchelles s’adressa pour transmettre ces documents, mais il était impératif que

1. L’émigration était divisée entre partisans du prétendant futur Louis XVIII, subventionné
par l’Espagne et la Russie et, d’autre part, les partisans du comte d’Artois dont l’exilé
Calonne ou le « comité Duteil » grassement entretenus par Pitt qui leur dictait ses
décisions.
2. Un célèbre agent de propagande anglais, Lewis Goldsmith, a soutenu sous l’Empire
que c’était l’Autriche et non l’Angleterre qui visait au démembrement de la France (L.
Goldsmith, Les crimes des cabinets (traduit de l’anglais), 1814 p. 193).
3. La question des réparations auxquelles prétendrait l’Angleterre pour son implication
militaire et financière dans la coalition, fut régulièrement évoquée dans les correspondances
de diplomates tels que le russe Woronzoff, ambassadeur russe à Londres, le baron
Jacobi-Kloest, ambassadeur prussien à Londres, ou par Lord Auckland (Journal), lord
Malmesbury dans ses dépêches à Lord Grenville, par l’opposition intérieure à William
Pitt (écrits sur Pitt de sir Philip Francis, de François Plowden), évidemment par les émigrés
constitutionnels (Mallet du Pan, Montlosier, Mounier etc.) ou enfin dans les publications
napoléoniennes (B. de Bauve, le baron Pichon, ou J.A. Dulaure). Voir aussi Commission
royale d’histoire, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique
Bulletin de la Commission royale d’histoire, 1877, pp. 133-134, 142-143.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

son nom n’apparût pas : en tant que membre éminent du Comité de Salut public,
chargé avec Barère son collègue de la section des Affaires étrangères du grand
Comité, il y allait de sa tête. Les choses se passèrent à peu près comme prévu,
et ayant pris sur lui de sortir les précieux documents il les porta chez lui, rue
du Bouloi, où Proli les examina à loisir et en prit copie.
Mais quelques semaines plus tard, suite à une dénonciation dont on ignore
l’origine exacte, le Comité de Sûreté générale (police politique) fut saisi de la
présence rue du Bouloi d’un émigré nommé Charles Pons Boutier de Catus,
qui fut arrêté le 15 mars1. Une perquisition au domicile d’Hérault, en mission
à Huningue, révéla du même coup la présence de documents confidentiels
appartenant au Comité, et leur consultation par Proli. Hérault fut arrêté à son
retour (17 mars), comme « suspect de modérantisme » et non pour cette affaire
de carte. Cette grave affaire d’espionnage que Barère a avoué plus tard connaître,
fut passée sous silence dans les rapports à la Convention qui conduisirent Proli
puis Hérault à l’échafaud2. On ne connaît donc que la version donnée plus tard
par Bertrand Barère qui s’est dédouané de tout3. Robespierre fut apparemment
maintenu dans l’ignorance de cette affaire tenant à la question sensible de la
poursuite, préconisée par Barère, de la guerre totale et de l’abandon de la
diplomatie (en conformité avec les plans de l’Angleterre), mais il eut sous les
yeux une dénonciation corroborant la suspicion d’espionnage dont Proli était
le centre : « Comment se fait-il que Proly, étranger et fils de la maîtresse du prince
de Kaunitz, par conséquent très fort dans le cas d’être soupçonné le bâtard et le
pensionnaire de ce prince autrichien, se soit donné à Paris comme un patriote à

1. AN, F7 4568 dossier 6 et F7 4635.


2. Dans ses mémoires posthumes publiés par H. Carnot (II, 159-165) et surtout dans son
Mémorial anti-britannique (no 6, daté 13 vendémiaire an XII), Barère a détaillé le contexte
de cette affaire : Lors de la guerre de 1792, le gouvernement anglais, après avoir inspiré le
partage de la France dans les traités de Pillnitz et de Pavie, fit dresser une carte géographique
de l’Europe dans laquelle la France a été effacée, et une autre carte géographique de la France
dans laquelle les ci-devant provinces étaient désignées pour le partage qui devait en être fait
à l’Europe ; cette dernière carte doit être dans les archives nationales elle fut saisie sur un
vaisseau ennemi par une de nos frégates sur la Méditerranée. Dans ses mémoires posthumes
il a révisé à son profit le rôle oblique qu’il a joué dans cette affaire, contribuant à la mort
d’Hérault.
3. Barère entraina finalement ses collègues du Comité à poursuivre la guerre – à l’éterniser
selon les modérés Philippeaux, Simon, Danton et Desmoulins –, en interdisant toute
négociation avec la Prusse et l’Espagne, en soutenant inutilement la répression à outrance
dans la Vendée exsangue, en châtiant les modérantistes et en encourageant les missions
sanguinaires des Lebon, Carrier et autres terroristes. Tout cela, s’étonnait Desmoulins
dans le Vieux Cordelier, au moment même où, à Londres, William Pitt, obsédé par le
démembrement qu’il affectait de nier, faisait voter (janvier 1794) un emprunt gigantesque
pour alimenter le brasier vendéen, soutenir le blocus et financer une guerre totale destinée
à épuiser la France.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

trente-six karats (sic), et qu’il n’ait pu jusqu’ici passer, malgré son adresse, que
pour un intrigant ? Comment se fait-il que Proly, qui n’est rien, qui ne doit se mêler
de rien, soit fourré dans toutes les affaires ? Comment se fait-il que Proly et Desfieux,
et leur cabale, sachent tous les secrets du gouvernement quinze jours avant la
convention nationale ; qu’ils connaissent les promotions futures, et qu’à point
nommé ils aient des nouvelles fraîches et ostensibles sur toutes les affaires, et des
nouvelles secrètes, qu’on devine à leur allure, et d’après lesquelles ils se conduisent ?
Comment se fait-il que Desfieux et Proly, étant de grands patriotes, soient les
inséparables des banquiers étrangers les plus dangereux, tels que Walquiers, de
Bruxelles [alias Walckiers], agent de l’empereur tels que (les) Simon, de Bruxelles
[homme d’affaires et carrossiers], agent(s) de l’empereur ; tels que Grenus, (banquier)
de Genève, grand inséparable de Proly ; tels que Greffus [Greffulhe associé à
Delessert] et Mons, autres agens de l’Empereur ».

La fin

Robespierre rappela aux Jacobins, le 27 brumaire (17 novembre)1 que Proli


avait contribué à fédérer les sections dans le fameux Comité insurrecteur de la
Commune de Paris de mars 1793, à l’origine d’une cinquantaine de clubs et
sociétés populaires désormais suspectes à ses yeux. Un arrêté des Comités de
Salut public et de Sûreté générale réunis ordonnait les jours suivants son
arrestation. On le chercha vainement chez Goury de Champgrand, chez le
royaliste Richer de Sérizy, chez Mme de Gougenot – ex-femme de chambre
Marie-Antoinette – et enfin chez la femme divorcée de son collègue Dubuisson2.
Dans les papiers de son secrétaire François Bompard, on trouva de précieux
renseignements sur ses fréquentations avec les banquiers ou agents de change,
dont le banquier Perrégaux distributeur des fonds de l’étranger « afin de pousser
les Jacobins au paroxysme de la fureur3 ». Lorsqu’on parvint à l’arrêter, le député
maratiste Bentabole, qu’il avait appelé à son secours, déclara que c’était pour
lui un « devoir sacré d’élever la voix en faveur de ses frères de la “petite société”
qui s’assemblait chez Desfieux et de venir au secours de l’innocence et du patriotisme
opprimés ». Interrogé sur sa mission de mars auprès de Dumouriez, sur la part
qu’il avait prise aux projets de la Commune de Paris tendant à l’avilissement
de la Convention nationale et à la perte de la République, il déclara avoir toujours

1. Le discours de Robespierre en date du 27 brumaire an II rapporté dans le Journal des


débats et de la correspondance des Jacobins, no 316, 2e jour du 3e mois (frimaire) de l’an
second, p. 420.
2. AN, W136, II, p. 58.
3. Jean Bouchary, Les Manieurs d’argent, II, p. 38.

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L’espionnage étranger en France (xvie-xviiie siècles)

agi et parlé dans le sens de la Révolution, aimant par-dessus tout la liberté,


ayant toujours attaqué de vive voix et par écrit les Brissotins. Il s’expliqua
curieusement au sujet de ses relations avec Richer de Serizy, qui lui avait souvent
parlé d’un parti de patriotes exagérés, ennemis de Danton, à la tête desquels se
trouvaient Hébert et Pache, parti auquel ce journaliste croyait que Proli
appartenait. Les choses étaient assez claires. Traduit devant le Tribunal
révolutionnaire, l’espion autrichien réclama des témoins à décharge qui
s’éloignèrent prudemment en province1. Mais trop de preuves l’accablaient : il
fut condamné à mort et mourut guillotiné le 24 mars 1794 avec Desfieux, Hébert
et les divers agents de Pache, tous cités dans le rapport rédigé par Saint-Just sur
la « faction de l’étranger ».
Robespierre qui savait à quoi s’en tenir avait en effet chargé Saint Just d’un
rapport sur une « nouvelle » conspiration de l’étranger qui faisait suite, croyait-il,
à celle des Brissotins ou Girondins. Mais, dans sa prose complotiste à sens
unique, Saint-Just se garda de rappeler les liens anciens de Robespierre, de
Collot d’Herbois ou de Barère avec ce même Desfieux, ou encore le pacte signé
à Charenton avec le maire Nicolas Pache, véritable patron du « parti de l’étranger »,
ainsi que le révéla Cambon en l’an III2. En ventôse an II les membres du Comité
de salut public voulurent éviter de raviver leur secret partagé et leurs
compromissions de circonstance avec l’exagération par calcul prônée par les
agents de l’étranger. C’est précisément pour cette raison que le nom de Pache,
quoiqu’arrêté et ses papiers saisis, fut retiré de l’accusation et qu’il ne comparut
pas avec Proli et les ses complices, tant on redoutait ses révélations gênantes.
Ce fut le grand secret des comités de la Terreur qui, après avoir cyniquement
amalgamé les Girondins à un « grand complot » – sur la base de calomnies
validées le 30 octobre au Tribunal révolutionnaire –, eurent le génie d’amalgamer,
dans le huis clos d’un procès truqué, quelques « modérés » ou « modérantistes »,
et notamment Danton, Philippeaux et Desmoulins, à de véritables espions
comme Proli, les frères Frey ou Guzman. Robespierre eut ensuite beau jeu, aux
Jacobins, de lancer de violentes attaques contre « le parti de l’étranger, espoir
des aristocrates et des modérés » : « Aujourd’hui, dit-il, l’on voit sur la sellette les
principaux agents des puissances étrangères, un Cloots, un Proly et tant d’autres
qui s’étaient vendus à ce parti odieux. Je dis que la punition de Proly coûtera des

1. Jean Bon Saint-André, Bentabole, Jay de Sainte-Foix, tous membres de la Convention, et le


ci-devant marquis de Girardin, membre d’un cabinet de lecture au jardin de l’Egalité.
2. Débats de la Convention nationale, 1828, V, pp. 453-454. Nicolas Pache bénéficia comme
Barère et autres de l’amnistie de brumaire an IV destinée à jeter un voile définitif sur les
atrocités et les trahisons du temps de la Terreur. Mais ce décret si désastreux ne dispense
pas l’historien d’aller au-delà des apparences.

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Proli et l’espionnage autrichien à Paris en l’An II

millions aux aristocrates et aux étrangers, parce qu’après cet exemple terrible, il
faudra que Pitt paye au centuple les espions qu’il voudra entretenir chez nous ».
Comme Saturne, la Révolution semblait vouloir dévorer ses enfants. Mais
était-ce un hasard, le résultat de luttes démocratiques normales ou bien un effet
induit où l’espionnage, au sens de l’influence souterraine sur fond de démagogie,
eut son rôle ?

Olivier Blanc

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LE RENSEIGNEMENT EXTÉRIEUR
FRANÇAIS
(XVIe-XVIIIe siècles)

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PIERRE BELON (1517-1565) :
NATURALISTE ET INFORMATEUR ROYAL

Benoît Léthenet

Le parcours de Pierre Belon1 éclaire son engagement au service de la couronne.


Il n’est pas inutile de revenir dessus. Pierre est né vers 1517. Il passe son enfance
entre le Maine et la Bretagne. Son intérêt pour la flore et la faune mûrit dès
l’adolescence lors de ses premières explorations du territoire breton. Sans doute à
partir de 1530, il entre dans la maison de Guillaume Duprat, évêque de Clermont.
Avant 1538, il passe au service de René du Bellay, évêque du Mans, en tant
qu’apothicaire. Il s’occupe du jardin de Touvoie2, l’un des premiers jardins botaniques
de France. Fort de cette première expérience il se rend, de 1540 à 1542, à Wittenberg
afin d’y rencontrer des botanistes. Pierre Belon complète sa formation auprès de

1. O. Goldman, « De son “pays” au monde : expériences et échelles du voyage chez Pierre


Belon du Mans et Nicolas de Nicolay », Le Verger, 12, 2017, pp. 1-23 ; M. Barsi, « Le
traitement des sources dans la Cronique de Pierre Belon du Mans, médecin (1562-1565) »,
Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Genève, Droz, 2008, pp. 203-
215 ; –, L’énigme de la chronique de Pierre Belon. Avec édition critique du manuscrit Arsenal
4 651, Milan, Edizioni universitarie di Lettere Economia Diritto, 2001 ; D. Duport, « Le
beau paysage selon Pierre Belon du Mans », Réforme, Humanisme, Renaissance, 53, 2001,
pp. 57-75 ; I. Zinguer, « La poétique du voyage en Orient au xvie siècle : Pierre Belon,
1553 », Cahiers de la Méditerranée, 35-36, 1987, pp. 79-101 ; F. Letessier, « Vie et survivance
de Pierre Belon », Actes du colloque Renaissance-Classicisme du Maine, Le Mans, mai 1971,
Paris, Librairie Nizet, 1975 ; J. Céard, « Pierre Belon, zoologiste », Actes du Colloque
Renaissance-Classique du Maine, Le Mans, 1971, pp. 129-140 ; P. Delaunay, Pierre Belon,
naturaliste [deuxième fascicule], Le Mans, Imprimerie Monnoyer, 1926, 271 p. ; –,
« L’aventureuse existence de Pierre Belon du Mans », Revue du Seizième siècle, 9, 3/4,1922,
pp. 251-268 ; É. Morren et L. Crié, À la mémoire de Pierre Belon, du Mans, 1517-1564,
Liège, Direction générale, 1885 ; J.-P. Niceron, art. « Pierre Belon », Mémoires pour servir à
l’histoire des hommes illustres, t. 24, Paris, Briasson, 1733, pp. 36-45.
2. Pierre Belon, Les Remonstrances sur le default du labour et culture des plantes et la
cognoissance d’icelles, contenant la manière d’affranchir et apprivoiser les arbres sauvages,
A Monsieur de Beauregard, Paris, Gilles Corrozet, 1558, fol. 14v. En 1540 Pierre Belon fonde
pour l’évêque du Mans le premier arboretum de France au château de Touvoie.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Valerius Cordus1. Il s’initie aux observations de terrain2. En 1542, recommandé


par les évêques de Clermont et du Mans, Pierre Belon s’installe à Paris pour mettre
ses compétences d’apothicaire au service du cardinal François de Tournon3. Il
devient son protégé et ce soutien se révélera décisif dans le financement de ses
déplacements futurs. Instruit sur l’Allemagne de Luther, il sert d’intermédiaire à
Guillaume du Bellay, ce qui lui vaut d’aller à Augsbourg en 1543 et d’être emprisonné
à Genève comme adversaire du zwinglianisme4. Bien en cour, il se voit confier une
mission en Turquie dont on ignore si elle est exclusivement botanique. Ainsi, en
1546, avec l’accord et l’argent du cardinal de Tournon, il se joint à l’ambassade
dépêchée par François Ier auprès de Soliman Ier. Après la traversée de la Méditerranée
orientale, Pierre Belon revient en France en 1549. Avec l’avènement d’Henri II
l’influence du cardinal de Tournon décline. Pierre Belon se rend à Rome puis en
Angleterre. À Londres, il est hébergé par l’ambassadeur vénitien Daniele Barbaro.
Les années 1550 sont celles d’une intense activité d’écriture et de publications. Le
succès de son ouvrage traitant des singularités de l’Orient5 lui permet de poursuivre
tout en finissant ses études de médecine. Au cours de cette période, ses explorations
scientifiques le mènent à Metz libérée des troupes de Charles Quint. Il est capturé
par les Espagnols à Thionville, en mars 1556, avant l’investissement de la ville par
François de Guise. En 1559, il reçoit les privilèges de la garde du bois de Boulogne.
Il s’implique du côté catholique dans les guerres de Religion. Au début de l’année
1562, il est à Moulins d’où il repart en août pour rejoindre l’armée royale à Bourges.
Cette année-là son protecteur François de Tournon meurt. Lui-même est assassiné
dans le bois de Boulogne en chemin vers Paris, en avril 1565, de la main d’un
voleur ou d’un de ses ennemis6.

1. Valerius Cordus (1515-1544) est l’auteur de la première pharmacopée officielle, le


Dispensatorium pharmacopolarum, imprimé à Nuremberg en 1546.
2. Euricius Cordus († 1535), père de Valerius, est le premier botaniste allemand à avoir
emmené ses étudiants en excursions botaniques. Voir P. Bachoffner, « Du nouveau sur
Euricius et Valerius Cordus », Revue d’Histoire de la pharmacie, 200, 1969, pp. 294-295.
3. M. François, Correspond du cardinal François de Tournon (1521-1562), Paris, Éditions
Honoré Champion, 1946 ; –, Le cardinal François de Tournon, homme d’État, diplomate,
mécène et humaniste (1489-1562), Paris, Éditions de Boccard (Bibliothèque des écoles
françaises d’Athènes et de Rome, 173), 1951 ; C. Michon, F. Nawrocki, « François de Tournon
(1489-1562) », Les Conseillers de François Ier, éd. C. Michon, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2011, pp. 507-525.
4. Doctrine religieuse d’Ulrich Zwingli, réformateur avec Luther et Calvin, qui nie la
présence réelle dans l’Eucharistie.
5. Pierre Belon, Voyage au Levant : les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs
singularités & choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Égypte, Arabie & autres
pays étranges (1553), éd. A. Merle, Paris, Éditions Chandeigne, 2008.
6. Catherine de Médicis, Lettres, éd. H. de la Ferrière, vol. 2 : 1563-1566, Paris, imprimerie
nationale, 1880. La cour était alors dans le sud de la France et ne résidait pas au château
de Madrid. E. Fournier, Énigmes des rues de Paris, Paris, Bonaventure et Ducessois, 1860,

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

Les données chronologiques et topographiques que Belon fournit sur ses


déplacements continuels pourraient être considérées à la lumière des épisodes
qui marquèrent la politique du règne de François Ier, d’Henri II et de Charles IX.
La coïncidence entre certaines dates et certains lieux est à la base de suppositions
sur l’activité moins connue du manceau, qui se retrouve en Angleterre, en
Allemagne, à Metz, à Thionville, à Moulins et Bourges. Ces mouvements liés
en apparence aux pérégrinations botaniques et zoologiques méritent notre
attention car ils relèvent indirectement de l’histoire diplomatique de l’époque.
Plusieurs éléments peuvent être pris en compte pour brosser un portrait plus
précis du naturaliste, qui dissimule sous une profession avérée, une activité
d’informateur royal.
C’est à éclaircir les aspects de cette vie au service de la science et de la
couronne de France qu’est consacrée cette étude.

Pierre Belon du Mans


Statue en bronze érigée en 19921, d’après l’original de 1891 fondu en 1942 par les Allemands.
Hameau de Soultière à Cérans-Foulletourte (Sarthe).

pp. 321-323, l’auteur parle de voleurs ; A. Expilly, Dictionnaire géographique, historique et


politique des Gaules et de la France, t. 4, Paris, 1766, p. 519, col. 2, mentionne un ennemi.
1. Description de la statue : Pierre Belon avance, vêtu d’un pourpoint à fraise et d’un chapeau
à plume, manteau sur le bras gauche, un livre coincé sur le côté, tenant de la main droite

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Un contexte favorable aux voyages savants

Les années de formation


Dans sa Chronique rédigée en 1560, remaniée en 1562, dont le manuscrit
4651 est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal1, Pierre Belon ne fait pas mystère
de ses relations nouées avec les puissants de ce monde. Il est incontestable que
le naturaliste a travaillé au service de la couronne de France, sous François Ier,
Henri II et Charles IX2. Il doit son entrée en cour à ses soutiens : les évêques
Guillaume Duprat et surtout René du Bellay. C’est particulièrement l’évêque
du Mans qui permet la rencontre avec son frère, Guillaume du Bellay, seigneur
de Langey, ambassadeur pour le roi François Ier et vice-roi du Piémont. Ce
puissant seigneur conduit des ambassades en Italie, en Angleterre et en Allemagne.
Il est réputé pour la qualité de son réseau de renseignement3. Or en 1541, Pierre
séjourne en Allemagne auprès des humanistes Valerius Cordius et Gaspard
Noevius. Avec l’appui de Jean-Frédéric Ier de Saxe dit le Magnanime, qui lui
ouvre gratuitement son université4, Pierre en explore les contrées :

un pic. Inscription portée sur le socle : à/pierre belon/médecin voyageur naturaliste/né en


1517/mort en 1565/cérans-foulletourte
1. Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. fr. 4 651 [microfilm Mf BN
R 50 979], Recueil formé par François Duchesne, historiographe de France, fils aîné d’André
Duchesne. Ce recueil contient plusieurs pièces dont la Cronique de Pierre Belon, du Mans,
médecin. Au roy Charles neufviesme de ce nom.
2. Pour l’époque Moderne on peut s’appuyer sur les travaux précurseurs de L. Bély, Espions
et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 ; C. Carnicer et J. Marcos,
Sebastián de Arbizu, espia de Felipe II : la diplomacia secreta española y la intervención
en Francia, Madrid, Nerea, 1998 ; A. Hugon, Au service du roi catholique : « honorables
ambassadeurs » et « divins espions ». Représentation diplomatique et service secret dans les
relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez, 2004 ; C. Carnicer
et J. Marcos, Espias de Felipe II los servicios secretos del Imperio español, Madrid, Esfera de
los libros, 2005 ; B. Haan, Les relations diplomatiques entre Charles Quint, Philippe II et la
France au temps de la paix du Cateau-Cambrésis (1555-1570). L’expérience de l’amitié, Thèse
de doctorat, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, 2006 ; S. Hellin, « Espionnage et
contre-espionnage en France au temps de la Saint-Barthélemy : le rôle de Jérôme Gondi »,
Revue historique, 646, 2008/2, pp. 279-313 ; Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres
comploteurs. Les systèmes de renseignement en Espagne à l’époque moderne, éd. B. Perez,
Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne (Iberica, 22), 2010.
3. Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantome, Mémoires contenant les vies des hommes
illustres et grands capitaines françois de son temps, vol. 1, Leyde, Jean Sambix le Jeune, 1699,
pp. 382-383.
4. Album Academiae Vitebergensis (1502-1560), éd. Ch. E. Forstemann, Leipzig, Charles
Tauchnitz, 1841, p. 192 : Sub rectoratu Clariss. Viri D. Chilianni Goldstein J.V. doctoris
[rubrique : Gratis inscripti] Petrus Bellon Turonensis Cenomaniae, Gallus (1540, octobre).

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

« jamais homme n’alla tant tant vicariant par les pais de Saxonie
et de Thuringie, et de Pomeranie que moy, et en somme en touttes les
forêts d’Allemagne et de Boheme (…) [Nous] passasmes durant l’espace
de quatre mois par touttes les contrées d’Allemagne, hantant ores chés
les theologiens et tantots chés les médecins, jusques enfin à estre parvenus
en basse Allemagne1. »

Cette première expérience est fondatrice, et ressemble fort à une


reconnaissance militaire sur les terres de Charles Quint, alors que celui-ci
déclare rassembler des troupes et vouloir rallumer le flambeau de la croisade2.
Guillaume du Bellay soupçonne une ruse ; le motif retarderait la mobilisation
d’une armée française peu encline à empêcher une si noble expédition. À son
retour c’est l’évêque René du Bellay, alors au camp de Perpignan, qui recommande
Pierre Belon au roi François Ier et au cardinal François de Tournon3. Pierre
retourne en Allemagne et en Suisse, en 1543, comme interprète dans l’ambassade
dirigée par Louis Daugerant, seigneur de Boisrigault4, à Soleure. Depuis la
signature, en novembre 1516, de la paix perpétuelle entre le royaume de France
et la Suisse, au traité de Fribourg, les rapports diplomatiques et militaires entre
les deux pays ont toujours été étroits. Le recrutement de 6 000 combattants
suisses est au cœur des discussions. Les hostilités entre Berne et Fribourg
risquent fort de le tarir. L’ambassadeur français s’efforce alors de maintenir la
paix intérieure en Suisse afin de permettre une attaque préventive contre Charles
Quint, au Luxembourg et dans le Roussillon, dans des conditions acceptables5.
En outre, Jean-Frédéric Ier de Saxe, protecteur de Martin Luther, est un allié
militaire du roi François Ier dans sa lutte contre Charles Quint. La participation
de la Saxe à la ligue de Smalkalde (1531) doit déboucher sur la guerre contre
l’empereur en 1545. Pierre porte des courriers aux princes allemands en vue
d’un rapprochement avec la France. Il va à Augsbourg d’où il rapporte des
lettres à l’ambassadeur de France. En marge de l’ambassade, Pierre renseigne
son maître sur la solidité de son allié. Il s’informe et mesure l’audience à Genève
des écrits du réformateur Ulrich Zwingli († 1531)6. C’est en 1541, lors de son
premier voyage, qu’il se rend de Dresde à Wittenberg et y rencontre Martin

1. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 102, § 64.


2. Martin du Bellay, Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellai-Langei, auxquels on a joint les
mémoires du maréchal de Fleuranges et le journal de Louise de Savoie, vol. 5, éd. A. Lambert,
Paris, Nyon fils, 1753, pp. 83-84.
3. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 102, § 65.
4. Ibid., p. 103, § 67.
5. Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellai-Langei, pp. 85-86.
6. P. Stephens, Zwingli le théologien, Genève, Labor et Fides, 1999.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Luther1. Cette rencontre achève de le convaincre que les propositions d’Ulrich


Zwingli, qui réfute l’idée de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie, est
une hérésie. S’il est possible de s’entendre avec les Luthériens, la rupture est
totale avec le courant réformé. Il faut en tenir compte pour assurer la cohésion
du recrutement des mercenaires qui iront en France. Pierre compte les ouvrages
disponibles à la vente chez les libraires genevois malgré la censure en Suisse
saxonne. Il joue de son réseau humaniste : « chirurgiens, apothicaires et
médecins2 ». À Genève, Pierre Belon est logé chez François Chapuis, un médecin,
avec lequel il échange sur la théologie de Zwingli. À la même époque, l’ambassadeur
français et le réformateur zurichois Heinrich Bullinger, continuateur d’Ulrich
Zwingli, échangent une longue correspondance. C’est dans ce contexte que
Pierre, peut-être agent provocateur, est capturé par des reîtres, roué de coups
et emprisonné six mois pour avoir défendu que le zwinglianisme est une hérésie.
Pierre Belon n’est pas seul à renseigner pour Guillaume du Bellay et Daugerant
de Boisrigault. Le seigneur de Langey, à la tête d’un réseau d’informateurs
capables, peut compter sur Stephan Lorenz, receveur à Soissons mais réfugié
en Allemagne, sur Ulrich Geiger3 le médecin de Boisrigault, qui traduit en
allemand ses discours et, sous couleur de pratiquer son art, espionne à Munich4.
De retour en France, les Suisses ayant rejoint le maréchal de France Claude
d’Annebault à Avignon – portant le corps des mercenaires à 14 000 hommes5 –,
Louis Dauregant remet à Pierre Belon des lettres de recommandation qui
l’introduisent davantage et définitivement auprès de François Ier6. Le naturaliste-
interprète est devenu en peu d’années un fin connaisseur des terres de Charles
Quint, de la Réforme et de ses nuances théologiques. À l’automne 1543, Pierre

1. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 104, § 72.


2. Ibid., p. 103, § 67.
3. Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, 4 vol., éd. V.-L. Bourrilly et F. Vindry, Paris,
Renouard, 1908 ; L. Piettre, Se mêler d’histoire : conseils et jugements de l’action politique
dans l’histoire-jugement, chez Guillaume du Bellay, Martin du Bellay, Monluc et Montaigne,
Thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, 2017.
4. V.-L. Bourrilly, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, 1491-1543, Paris, Société nouvelle
de librairie et d’édition, 1904, pp. 158-159.
5. Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellai-Langei, p. 113 ; voir aussi A. Sablon du Corail,
« “Ne debatez pas avecques eulx, se non ainsi qu’ilz voudront”. Les Suisses au service de
la France, de Louis xi à François Ier », Après Marignan, la paix perpétuelle entre la France
et la Suisse. Actes des colloques de Paris, 27 septembre et Fribourg, 30 novembre 2016, éd.
A. Dafflon, L. Dorthe et C. Gantet, Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire
de la Suisse romande, 2018, pp. 301-305 ; A. Sablon du Corail, « “Ce sont par nature des
hommes féroces et rustiques”. L’art de la guerre suisse au tournant des xve-xvie siècles »,
Après Marignan, la paix perpétuelle entre la France et la Suisse, pp. 409-414.
6. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 103, § 68 : « lettres adressantes à plusieurs
seigneurs de la cour pour me présenter au roy François, car il luy avoit parlé de moy et si il
luy avoit promis de m’envoier à luy ».

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

est déjà reparti à Luxembourg, récemment reconquise par Charles ii d’Orléans-


Angoulême. Guillaume du Bellay meurt au début de l’année suivante, les deux
hommes ne se sont que croisés.
Pierre retourne en Suisse en avril 1557. Sans mission diplomatique apparente,
il y étudie les conifères du mont Cenis, de Genève et d’ailleurs. À Zurich, il est
reçu par Conrad Gessner puis, à Berne, par Benoît Aretius.

Polygraphes et informateurs du xvie siècle à Soleure


Pierre Belon, polygraphe et informateur royal, n’est pas un cas isolé. D’autres
informateurs fréquentent Soleure. Ulrich Geiger 1 – alias Chélius ou
Petermann – médecin strasbourgeois originaire de Souabe, un temps au service
du seigneur de Langey, aurait été présenté au diplomate français par Jean
Günther d’Andernach. Ce jeune médecin et helléniste rhénan formé à Paris
exerce son art à Metz et à Strasbourg. Familier des seigneurs du Bellay, il traduit
Galien2 et Paul d’Égine3, dont il dédicace au cardinal Jean du Bellay une traduction
latine de l’Opus de re medica4. Avec l’appui de ses puissants protecteurs, Jean
Günther obtient une pension royale de 1 940 livres tournois en 1532, puis 120
écus en 1533, et reçoit le titre de docteur5. Une poésie d’Ulrich Geiger6 est
conservée à la suite d’une de ses traductions7. À partir de l’été 1534, Ulrich
Geiger œuvre, à Strasbourg8 et en Allemagne9, pour connaître sur quels points
les réformés peuvent s’accorder avec les catholiques et sur lesquels portent leurs
différences. Il joue un rôle considérable comme relais et agent officieux de la

1. Bulletin de la Société de l’histoire du Protestantisme français. Études, Documents, Chronique


littéraire, 52, (5e série), 1903, p. 230.
2. Claudii Galeni Pergameni De euchymia et cacochymia, seu de bonis malisque succis
generandis. Joanne Guinterio Andernaco interprete. Adjectus est Pselli commentarius de
victus ratione, Parisiis, Simonem Colinaeum, 1530.
3. Pauli Æginetæ opus de re medica, nunc primum integrum, latinitate donatum per Joannem
Guinterium Andernacum doctorem medicum, Parisiis, Simonem Colinæum, 1532.
4. Correspondance du cardinal Jean du Bellay, t. 3 : 1537-1547, éd. R. Scheurer et L. Petris,
Genève, Droz, 1969, p. 483.
5. Bourrilly, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, p. 119, note 4.
6. Claudii Galeni Pergameni de compositione medicamentorum κατὰ γένη, libri septem,
Joanne Guinterio Andernaco, interprete, Parisiis, Simones Colinaeum. 1530. L’ouvrage est
dédicacé à François Ier.
7. Sur les différentes traductions établies par Jean Gunther, voir : P. Renouard, Bibliographie
des Éditions de Simon de Colines (1520-1546), Paris, E. Paul, L. Huard et Guillemin, 1894,
p. 491.
8. T. de Bussierre, Histoire du développement du protestantisme à Strasbourg et en Alsace, t. 1 :
1529-1604, Strasbourg, Louis-François le Roux, 1839, p. 210.
9. Revue des études rabelaisiennes, 4, Paris, Honoré Champion, 1906, p. 118.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

France en Allemagne1 et il est certain que, dès le mois d’août 1534, il joue
l’intermédiaire entre la famille du Bellay2 et Melanchthon l’éminence grise de
Luther et l’ami de Jean Günther. Celui-ci n’hésite pas à le recommander3 et à
le mentionner à ses correspondants comme den Überbringer, den gemeinsamen
Freund [Ulrich] Geiger4. Le ton modéré des consultations laisse espérer une
réforme de l’Église sans rupture avec Rome. En mars 1537, une lettre destinée
à Jean du Bellay signée « Guilaume5 » – un pseudonyme employé par Ulrich
Geiger – fait une mise au point lucide de la situation en Allemagne6. Ce dernier
y mesure l’impact positif de l’Apologie de Guillaume du Bellay. Le seigneur de
Langey a acquis en Allemagne une réputation d’hommes de lettres, de générosité
et d’ouverture d’esprit. Il sait mettre ce renom au service de l’œuvre politique
de François Ier grâce aux concours dévoués et aux amitiés nouées avec leurs
protégés germanophones : Jean Günther d’Andernach, Ulrich Geiger, Jean
Sturm, Jean Sleidan (ou Philippson)7, puis Pierre Belon monté en scène en 1540.
Si ce dernier ne mentionne pas les trois premiers dans sa Chronique, il cite plus
de dix fois Jean Sleidan. Celui-ci entre également au service du cardinal Jean
du Bellay où il est employé dans les négociations avec les protestants allemands
sur une alliance possible contre Charles Quint. Il participe en 1541 à la diète
de Ratisbonne et, en 1544, à celle de Spire. Cependant ayant adopté les opinions
protestantes, il doit partir s’installer cette même année à Strasbourg en raison
de la rigueur des édits de François Ier contre les protestants.
Si le maître du jeu et de la diplomatie à l’égard des princes protestants reste
le roi de France, la domination de la famille du Bellay sur le Conseil et ses prises
de décisions est évidente8. Des érudits de haut vol se retrouvent en Suisse et en

1. C. Schneider, Melanchthons Briefwechsel, kritische und kommentierte Gesamtausgabe, Bd


12 : Personen F-K, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2005, pp. 124-125 ; Art. « Chelius »,
Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 6 : Ca-Cz, Strasbourg, Fédération des
sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, pp. 503-504 ; J.D. Pariset, Les relations de la
France avec l’Allemagne au milieu du xvie siècle, Strasbourg, 1981.
2. Melanchthons Briefwechsel – Regesten online | Regestnummer : 1467. Wittenberg, vor 1.
August 1534, Gutachten an Ulrich Geiger für Guillaume du Bellay.
3. Ibid., Regestnummer : 1469. Wittenberg, vor 1. August 1534, Melanchthon an Guillaume du
Bellay, Seigneur de Langey, [in Paris ?].
4. Ibid., Regestnummer : 1470. Wittenberg, vor 1. August 1534, Melanchthon an Johannes
Knoder in Stuttgart.
5. Correspondance du cardinal Jean du Bellay, t. 3 : 1537-1547, p. 398, no 726, note 1.
6. Ibid., p. 15, no 484.
7. Il est l’auteur et le traducteur de très nombreux ouvrages dont le De quatuor summis
imperiis, babylonico, persico, graeco et romano, Genève, Jean Crespin, 1557 et le De statu
religionis et rei publicae Carolo V. Caesare commentarii, Strasbourg, 1555.
8. C. Michon, « Conseils, conseillers et prise de décision sous François Ier », La Prise de
décision en France (1525-1559), éd. R. Claerr et O. Poncet, Paris : Publications de l’École
nationale des chartes, 2008, pp. 15-34.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

Allemagne autour de Louis Daugerant, seigneur de Boisrigault, officier-traitant


de cet ensemble d’informateurs, germanophones et polygraphes, qui avancent
découverts ou masqués.

Sociabilité
Cette première mission officielle, au service du pouvoir, met en lumière
une partie seulement du réseau des relations tissé par Pierre Belon. Les relations
nouées sont d’abord celles avec les élites du temps. Il dédie l’Histoire de la nature
des oiseaux au roi Henri II autour duquel gravite le cercle de Jean Brinon, célèbre
conseiller du Parlement, que Pierre fréquente. Sa connaissance de Nicolas
Denisot, Guillaume Aubert ou Ronsard1 confirme son prestige. Pierre dédicace
les Observations et le De admirabili à François, le cardinal de Tournon. Il fait
partie de son cercle d’artistes, poètes et hommes de culture2. Le débat théologique
dans lequel il s’est engagé en Suisse est l’écho des arguments théologiques et
polémiques de l’entourage du cardinal. Le chancelier François Olivier est un
ami indéfectible auquel est dédié le De arboribus. Il rend également hommage
dans sa dernière œuvre, les Remontrances (1558), à Anne de Montmorency, au
cardinal de Châtillon – dont il était le secrétaire – et au conseiller Jean du Thyer.
Son réseau de connaissances comprend par ailleurs des personnalités comme
André Thevet et Guillaume Postel, mentionnés dans la Chronique. Ses voyages
d’exploration et les œuvres qu’il en tire seraient impossibles sans le mécénat de
ces puissants. En Auvergne, Guillaume Duprat lui a « donné moyen de voir
beaucoup de singularitez3 ». Tournon est un mécène généreux, « singulier et
libéral », mais Pierre Belon est aussi « escholier du roy » sous François Ier,
Henri II puis Charles IX. Il en attend des pensions. En 1549, Henri II lui verse
200 écus. En 1555, dans l’Histoire de la nature des oiseaux, il remercie ce roi, le
cardinal de Tournon et le chancelier Olivier de l’avoir aidé durant ses études.
Henri II le soutient encore en 1556. En 1558, Anne de Montmorency lui « fourny
argent » pour des « pourtraicts » de serpents. Pierre est ainsi au cœur de la
République des Lettres. Il participe à cet espace virtuel qui transcende les États
et réunit les lettrés à travers des écrits et des rencontres, autour de valeurs
partagées et d’une langue de commune, le latin. En 1540, il est inscrit à l’université
de Wittenberg et approfondit ses connaissances auprès de Valerius Cordus. Il

1. V. Leroux, Juvenilia, Genève, Droz, 2009, pp. 266-267 ; M. Dassonville, Ronsard : étude
historique et littéraire, vol. 1, Genève, Droz (coll. Histoire des idées et critiques littéraires,
287), 1968, p. 209.
2. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 29, note 50.
3. Les Remonstrances sur le default du labour, fol. 24r.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

le rencontre une dernière fois en Ligurie avant son décès (septembre 1544).
À Wittenberg, il fait également la connaissance du médecin de Maurice de
Saxe, Gaspard Naevius. En Orient il est rattaché à l’ambassade de Gabriel de
Luels puis, à la mort de François Ier, auprès du baron de Fumel. Il fait la rencontre
de Pierre Gilles d’Albi, Juste Tenelle, Jean Chesneau et André Thévet1. Pierre
explore la Crète grâce aux hommes et aux vivres que quelques aristocrates
vénitiens – les frères Barrozo et le chevalier Antonio Calergo2 – mettent à sa
disposition. L’aide dont il dispose n’est pas sans lien avec la protection politique
du cardinal de Tournon. En 1550, à Londres, l’ambassadeur vénitien Daniele
Barbaro lui procure des dessins de poissons de la Méditerranée. Il rencontre à
Oxford le naturaliste Edward Wotton à l’occasion d’une leçon d’anatomie. À
Montpellier, cinq ans plus tard, il débute des études de médecine. Pierre échange
avec Guillaume Rondelet et suit ses cours dans l’université de la ville. En 1557,
à Zurich, il est auprès du physicien et naturaliste Conrad Gessner. L’Historia
animalium de celui-ci éclipse son Histoire de la nature des oyseaux. À Berne, la
même année, il loge chez le théologien Benoît Arétius.
Il est remarquable que Pierre Belon côtoie des rois, des ambassadeurs et
des humanistes. L’étendue des espaces qu’il traverse est étroitement dépendante
des logiques politiques et sociales de protection et d’introduction dont il jouit.
Cela le désigne comme un informateur royal de premier plan.

Un informateur royal

Au service du renseignement : perigrinatio academica ou curiositas ?


Les protections et le réseau de Pierre Belon facilitent son emploi comme
informateur sinon comme espion. Son profil le rend intéressant au regard du
pouvoir. Ses compétences linguistiques sont indéniables malgré le racontar

1. Delaunay, « L’Aventureuse existence », pp. 259-262 ; L. Moreri, art. « Pierre Gilles », Le


grand dictionnaire historique, t. 2, Paris, Denis Thierry, 1683, p. 57, col. 1. Pierre Belon,
domestique et compagnon de Pierre Gilles, lui aurait volé une partie de ses écrits. Un doute
est permis quant à l’identité dudit domestique car le fait n’est pas mentionné par Pierre
Gilles. Il pourrait davantage être question de Thevet.
2. Pierre Belon, Voyage au Levant : les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs
singularités & choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Égypte, Arabie & autres
pays étranges, Paris, Gilles Corrozet, 1553, p. 18 ; Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre
Belon, p. 132, § 154.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

malveillant sur « son ignorance de la langue latine1 » persifflé par Denis Lambin.
Sa notoriété, construite sur ses écrits naturalistes, autorise des déplacements
justifiés par une profession bien réelle et l’emploi d’une identité qui n’est pas
feinte : celle du jardinier et scientifique sarthois qui acclimate des semences
dans les jardins et les vergers royaux2. Ses déplacements sont protégés voire
favorisés par une ordonnance écrite entre 1551 et 1558. Elle l’autorise,

« [à] aller en tel lieu et endroict, qu’il advisera, soubs ville, bourg,
bourgade, villaiges, boys ou forests, et illex prendre ou sans prendre
recueillir, tirer et transporter telz lesdits jermes, arbres, graines ou
semances3 ».

Une liberté de mouvement que renforcent les clauses de l’ordonnance. Les


officiers doivent apporter à Pierre l’aide qu’il demandera et ne pas entraver sa
marche, ni celle de ses serviteurs ou de ses paquets chargés de plantes remarquables.
Il collectionne le monde pour son roi. De son propre aveu, une telle liberté
surprend ses contemporains4 et éveille les soupçons. D’ailleurs, les trois
arrestations dont il est l’objet (1541, 1556 et 1562) n’indiquent-elles pas qu’il est
étroitement surveillé ? Son aptitude au dessin, à apprécier les proportions, les
distances comme les détails, en fait un observateur de choix. Si Pierre a bon
œil, il a aussi une excellente ouïe. L’auteur de l’Histoire de la nature des oiseaux
sait distinguer les différents calibres d’armes dans la mêlée : les arquebuses
claquent : « toff, toff, toff » tandis que les boulets des fauconneaux, plus lourds,
franchissent l’air pesamment : « pauff, pauff, pauff5 ». Cet intérêt pour l’artillerie
n’est pas anodin. Cependant, Pierre est un homme trop connu, filé et observé,
pour se livrer à de l’espionnage via des sources confidentielles ; il se livre
davantage à du renseignement d’opportunité, au long de son itinéraire, sans
suivre un plan de recherche strictement défini, et quelques faits le placent
effectivement du côté des informateurs royaux.
Le premier élément est daté de l’automne 1543. De retour de Suisse, Pierre
Belon de passage à Luxembourg, montre une curiosité suspecte. Face à la ville,

1. H. Potez, « Deux années de la Renaissance (1552-1554), d’après une correspondance


inédite [de Denys Lambin] », Revue d’histoire littéraire de la France, 13, 1906, pp. 688-689.
2. G. Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge. La seconde vie des rois, Paris, Presses
universitaires de France (coll. Le Nœud gordien), 2015.
3. H. Michaud, Les formulaires de Grande Chancellerie, 1500-1580, Paris, Klincksieck, 1972,
p. 117, cité dans : Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, Appendice, pp. 367-368.
4. Les Remonstrances sur le default du labour, fol. 26v ; Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre
Belon, p. 27, note 48 : « plusieurs, me voiants abandonner son service [celui de François Ier]
prenant si librement congié, s’en emerveilloient ».
5. Ibid., p. 243, § 463.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

sur le mont Saint-Jean1, François Ier fait établir des fortifications. Pierre
accompagne les pionniers français qui creusent des tranchées2.
Le second fait remonte au 6 mars 1556. Pierre s’y exprime à demi-mot et
avoue avoir « pour expérience [les] pais des frontières en temps de guerre3 ».
Alors qu’il se rend à Metz4, il est reconnu comme Français et capturé par Jean
de Heu, seigneur de Blettange et de Montigny, sur le tronçon Toul – Pont à
Mousson au sud de Metz. Détenu à Thionville, Pierre est sommé de crier : « Vive
le roi Philippe ! » Le naturaliste répond qu’il prie Dieu volontiers afin que
Philippe ii d’Espagne vive car, dit-il :

« Il est hors de la cognoissance du soldat qu’on meine à la guerre de


s’enquerir si la cause du prince qui le souldoya est juste ou injuste5. ».

Le dernier épisode identifié se situe au moment du siège de Bourges par


l’armée royale à la fin du mois d’août 1562. Pierre Belon consigne dans sa
Chronique :

« Les souldats me prindrent me voiants escrire et trop curieusement


enquerir, me menerent au lieutenant de Monsieur de Randant dont bien
m’en prit, car tout à point m’aiant recognu me feist bailler à boire avec
d’aultres qu’il faisoit lors banqueter6 ».

Ainsi, Pierre fréquente l’armée, singulièrement les terrassiers, n’hésite pas


à se comparer à un soldat et mène des enquêtes assez fréquemment. Que retenir
de ces trois faits en apparence sans lien et quel autre portrait de Pierre Belon
dressent-ils ? L’affaire de la prise de Thionville, en 1558, peut nous éclairer.
François de Scépeaux, seigneur de Vieilleville, est appelé au Conseil du roi
Henri II en 1552. Il suggère de mettre un terme aux invasions des armées
espagnoles en s’emparant des Trois-Évêchés de Metz, Toul et Verdun7 alors que

1. Dudelange, cant. Esch-sur-Alzette, Luxembourg.


2. Voyage au Levant, chap. xv, fol. 16v.
3. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 88, § 30 & 31.
4. J. F Huguenin, Les Chroniques de la ville de Metz (900-1552), éd. S. Lamort, Metz, 1838,
pp. 881-890.
5. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, pp. 88-89, § 31.
6. Ibid., p. 262, § 516.
7. É. Durot, « Les Trois-Évêchés et les Guises, un double destin français au xvie siècle »,
Les Trois-Évêchés et l’Étranger, éd. C. Bourdieu-Weiss, Metz, Université de Lorraine (coll.
Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, 52), 2014, pp. 77-88 ; P. Choné, « Les
Trois-Évêchés au miroir de l’histoire », Metz, Toul et Verdun : Trois-Evêchés et la fortune de
France (1552-1648), éd. C. Bourdieu-Weiss, Metz, Université de Lorraine (coll. Centre de
Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, 44), 2012, pp. 9-35.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

le cardinal François de Tournon préconise une attaque en Italie1. Nommé


gouverneur des Trois-Évêchés en 1553, après la prise de Metz, il veut s’emparer
de Pont-à-Mousson et de Thionville. Pierre est alors nommé médecin ou
apothicaire du seigneur de Vieilleville2. En 1554, le superintendant de Thionville
et gouverneur du Luxembourg, Charles de Brimeu, comte de Megen et seigneur
d’Humbercourt, seconde les opérations de Martin van Rossem contre les
Français3. Charles de Brimeu est tenu en échec mais l’opposition ne désarme
pas et François de Scépeaux fait exécuter, en novembre 1555, les cordeliers de
Metz qui veulent livrer la cité aux Impériaux. Une vaste conspiration, dans les
principales villes du royaume, est découverte en 15564. Un messager messin, le
Balafré, avoue avoir effectué plusieurs portages de lettres de la part de comploteurs,
en direction de Thionville, à Charles de Brimeu. La garnison de Thionville
construit un fort sur la route de Metz, entre l’Orne et la Moselle, afin d’empêcher
les Français d’avancer5. En outre, cette ville passe pour être un important
arsenal. Informé par Vincent Carloix6 du projet de François de Scépeaux,
Henri II approuve le siège de Thionville et réquisitionne des mulets, des
charpentiers et prévoit de dresser des ponts sur la Moselle alors que « l’on disoit
l’artillerie ne pouvoir estre approchée de la ville7 ». Pierre pourrait avoir été
envoyé par Henri II, comme « ses yeux precurseurs8 », afin de préparer l’offensive
de 1558. Il est ce voyageur diligent qui regarde

1. V.N. Malov, « Lettres inédites du cardinal François de Tournon (juin-décembre 1552) »,


Bibliothèque de l’École des chartes, 145/1, 1987, pp. 129-161, lettre no 5 au connétable de
Montmorency (1552, juillet 10).
2. Delaunay, « L’Aventureuse existence », 10, 1923, p. 145.
3. H. Guillaume, « Brimeu, Charles (de) », Biographie nationale de Belgique, t. 3, Bruxelles,
B. Thiry (Académie royale de Belgique), 1872, pp. 63-68.
4. E. de Piguerre, L’histoire de France (…) soubs le règne des rois très chrestiens Henri et
François II, Charles IX et Henri III à présent régnant, Paris, Jean Poupy, 1581, p. 223, p. 265.
Les allées et venues ainsi que les connexions des cordeliers avec les habitants de Thionville
sont surveillées par les chevaux légers de Vieilleville.
5. Piguerre, L’histoire de France, p. 222. Le fort de la « Mauvaise S. »
6. Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France (xiiie -xviiie siècle), t. 9 :
V. Carloix, Mémoires de la vie de François de Scépeaux, sire de Vieilleville et comte de
Durestal, mareschal de France, éd. Michaud et Poujoulat, Paris, Adolphe Everat, 1838,
pp. 258-259.
7. Barthélemy Aneau, La prinse de Thionville sur Moselle, Lyon, Nicolas Edoard, 1558,
p. 10. Contemporain des faits, le poète français Barthélemy Aneau (1510-†1561) livre un
témoignage intéressant sur les préparatifs du siège de Thionville, voir : P. Stachowski,
« Les fortifications de Thionville du xvie au xviiie siècle », Cahiers Lorrains, 3/4 (Société
d’histoire et d’archéologie de la Lorraine), 2007, pp. 75-85 ; G. Stiller, « Relation du siège
de Thionville de 1558 », Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine,
58, 1958, pp. 1-34 ; C. Rahlenbeck, Metz et Thionville sous Charles Quint, Bruxelles,
Weissenbruch, 1880.
8. Aneau, La prinse de Thionville sur Moselle, p. 10.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

« de loing la voye par où il a à passer, si elle est droite ou oblique,


plaine ou raboteuse, afin que l’ayant bien preveüe, il ne se desvoie ou
tresbuche, quand se viendra à y passer1 ».

C’est avec l’approbation de François de Scépeaux, « curieux des singuliers


ouvrages de nature2 », qu’il prend la route. Au même titre que les peintres,
verriers ou enlumineurs, il est un érudit qui travaille sinon à la confection des
plans et des cartes à usage militaire3, du moins à en préciser les contours par
un renseignement d’ambiance et d’opportunité. Face aux Bourguignons, Pierre
compare lui-même son rôle à celui d’un soldat. Sous le couvert de ses études
botaniques, il a dû reconnaitre les vallées, les ponts et les gués, les routes et les
chemins, soit toutes les possibilités d’approches par lesquelles faire passer
l’artillerie. Ces chemins routiers et fluviaux, les fortifications, sont en principe
représentés sur les vues urbaines de l’époque. N’oublions pas que Pierre Belon
est un habitué des « portraits » et des « figures », un homme habile dans sa
pratique et qui passe aisément des représentations de détails aux figures
d’ensemble4. Le naturaliste sent la commodité du lieu, à l’entour de la ville,
malgré son aspect marécageux et envahi par l’eau. Son expertise géographique,
topographique et naturaliste donne une connaissance actualisée du théâtre des
opérations futures. Barthélemy Aneau, appartenant de son vivant au cercle
gravitant autour de Guillaume du Bellay, livre les mêmes indications sur la
préparation des Français : les chemins, la ville et ses abords. Bien que Pierre
Belon ne soit pas capturé dessinant – son œil vaut un croquis sur le vif –, il l’est
en écrivant ; ce qui est identique puisqu’un rapport écrit complète généralement
la carte. Concurremment, en mars-avril 1557, Emmanuel-Philibert de Savoie,
prince de Piémont, nommé gouverneur des Pays-Bas espagnols par Philippe II
son cousin, envoie l’ingénieur et portraiteur de places Jacques de Flectias5 faire
1. Ibid., p. 4. L’artillerie sera amenée à moins de 1 500 pas des murailles. Le pas correspond à
une enjambée, soit 5 pieds de 32 cm, ce qui place l’artillerie à une distance des fortifications
inférieure à 2 400 m.
2. Delaunay, « L’Aventureuse existence », 10, 1923, p. 144.
3. M. Pelletier, « L’ingénieur militaire et la description du territoire : du xvie au xviiie siècle »,
Cartographie de la France et du monde de la Renaissance au Siècle des lumières, Paris,
Éditions de la Bibliothèque nationale de France (coll. Conférences et Études), 2002, pp. 45-
68 ; D. Ribouillault, « Artiste ou espion ? Dessiner le paysage dans l’Italie du xvie siècle »,
Carnet du paysage, 24, 2013, pp. 169-185 ; P. Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor
de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive -xve siècle), Turnhout, Brepols (coll. Terrarum
Orbis, 14), 2018.
4. Duport, « Le beau paysage selon Pierre Belon du Mans », p. 62 ; Barsi, L’énigme de la
chronique de Pierre Belon, p. 28.
5. H.L.V. de La Popelinière, Histoire de France, vol. 1 : v. 1517-1558, éd. V. Larcade, T. Rambeaud
et alii, Genève, Droz (coll. Travaux d’Humanisme et Renaissance CDLXXXVIII), 2011,
pp. 436-437.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

un travail analogue. Comme les ingénieurs sur les routes d’Europe, Pierre
observe, interroge et décrit. Il dissimule son travail d’espionnage à l’intérieur
d’un carnet aux allures de souvenirs de voyage. Curieux, suivi de près, il encoure
la capture, passible du « crime de cartographie1 » : un domaine encadré et
réservé aux princes. Ce travail, pratiqué par exemple par le géographe du roi
Nicolas de Nicolay2, est encouragé par la littérature de voyage du moment. Le
Scienze matematiche ridotte in tavole recommande au voyageur de rechercher,

« si le lieu peut être approché à pied, et si la qualité du terrain permet


de le miner, si l’on peut l’assécher et l’assiéger facilement, ou l’inonder
par le moyen de quelque rivière3 ».

Nicolas Machiavel qui publie l’Art de la guerre en 1521, et Baldassare


Castiglione, dont Le Courtisan4 paru en 1528 est un best-seller, conviennent
que dans les armées certains doivent savoir,

« deseigner, pourtraire et avoir congnoissance de l’art propre de


peinture (…) pour traire les pays, situations, rivières, ponts, chasteaux,
forteresses et semblables choses lesquelles se peuvent monstrer à autruy5 ».

Pierre Belon se livre donc à un travail de description de la province au


service du roi de France Henri II. Vers quel élément sensible se dirigeait-il pour
qu’on décide sa capture : le fort sur la route de Thionville, le château d’Ennery,
une concentration de soldats ? Paul Delaunay n’y voit qu’une capture fortuite,
lors de la reprise des hostilités aux frontières du royaume, par Jean de Heu,
seigneur de Blettange et de Montigny, capitaine de cinquante hommes d’armes
pour le roi d’Espagne et gouverneur de Thionville6. Remarquons tout de même
1. P. Arnaud, « L’affaire Mettius Pompusianus ou le crime de cartographie », Mélanges de
l’École française de Rome, Antiquité, 95/2, 1983, pp. 677-699.
2. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des Navigations et Peregrinations Orientales,
de N. de Nicolay Daulphinoys, seigneur d’Arfeuille, valet de chambre, & Geographe ordinaire
du Roy. Avec les figures au naturel tant d’hommes que de femmes selon la diversité des
nations, & de leur port, maintien, & habitz, Lyon, Guillaume Rouillé, 1567 ; –, Dans l’empire
de Soliman le Magnifique, éd. M.-Ch. Gomez-Géraud et S. Yerasimos, Paris, Presses du
CNRS (coll. Singulier pluriel), 1989 ; R. Hervé, « L’œuvre cartographique de Nicolas de
Nicolay et d’Antoine de Laval (1544-1619) », Bulletin de la Section de Géographie du Comité
des Travaux Historiques et Scientifiques, 68, 1955, pp. 223-263.
3. Egnazio Danti, Le Scienze matematiche ridotte in tavole, Bologne, Compagnia della Stampa,
1577, p. 50.
4. Le Parfait Courtisan du comte Baltasar Castillonnois, éd. G. Chapuis, Lyon, Jean Hughetan,
1585.
5. Ibid., p. 133.
6. Delaunay, « L’Aventureuse existence », 10, 1923, p. 146 ; P.-M. Mercier, Les Heu, une famille
patricienne de Metz (xive -xvie siècle), Thèse de doctorat, Université Paul Verlaine-Metz,

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

qu’il est notoire que des Français soient arrêtés et détroussés sur le chemin qui
conduit à Metz. Dès lors, pourquoi emprunter cette voie, surtout si l’on se sait
suivi ? Une autre version de l’épisode affirme que Pierre a été arrêté par les
soldats de la garnison de Thionville, aux environs de Metz, comme partisan
des doctrines nouvelles1.

L’énigme d’une libération


Selon cette seconde version, écrite par Pierre lui-même, il n’avait pas les
moyens de payer sa rançon. Un dénommé de Hames2 (ou de Hammes),
gentilhomme et admirateur de Ronsard, lui aurait avancé la somme exigée.
Cette histoire suscite plusieurs questions.
— La première concerne ses conditions de captivité. Il est retenu au minimum
trois mois. Capturé en mars 1556, il soigne au mois de mai un gentilhomme
huguenot alors qu’il est encore en prison3. La fortune de Pierre Belon est
connue pour être médiocre. Qui paie pour ses frais pendant cette détention
et selon quelles modalités ? Il faut croire que c’est Jean de Heu, seigneur
Blettange et de Montigny, gouverneur de Thionville4, qui pourvoit aux
besoins de son prisonnier. La famille de Heu est en effet l’une des plus
riches et des plus puissantes de Metz. L’exercice de la médecine est permis
à Pierre sans qu’il soit pour autant licencié et il circule assez librement dans
la ville.
— La seconde question tient à sa rançon. Quelle était son montant ? Il était
élévé sans nul doute : Nos oportuit majorem redemptionem persolvere, dit
Belon, quam plerique opulenti5. À titre d’exemple, Ambroise Paré, fait
prisonnier à Hesdin en 1553 par les troupes du duc de Savoie œuvrant pour
les Espagnols, est libéré contre rançon par Henri II pour la somme de 200
écus. Chirurgien réputé, il circule librement pendant sa captivité et note
2011, p. 151, Jean de Heu a lui-même été fait prisonnier le 24 juin 1552, à Ivoix, par les
Français. Le montant de sa rançon n’est pas connu mais les raids lui permettent sans doute
de se refaire financièrement.
1. Art. « Belon (Pierre) », La Grande encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres
et des arts, t. 6, éd. M. Berthelot, Paris, H. Lamirault, 1886, p. 102, col. 2.
2. Pierre Belon, De neglecta stirpium cultura atque earum cognitione libellus, 1589, pp. 47-48 :
nobili cuidam viro Dn. de Hammes nuncupato ; art. « Belon (Pierre) », Histoire littéraire du
Maine, 3, éd. B. Hauréau, 1852, p. 253. L’auteur précise rapidement « ce n’est pas tout-à-fait
ainsi que Belon sortit des prisons de Thionville » et sans en avancer la preuve plaide pour
un financement extérieur.
3. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 184, § 310, p. 88, § 31.
4. Mercier, Les Heu, pp. 150-152 ; L. Moréri, Le grand dictionnaire historique, t. 4 : F-H,
Amsterdam, 1740, pp. 135-136.
5. Pierre Belon, De neglecta, p. 47

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

régulièrement les positions et mouvements des pièces d’artillerie dont il


fait un compte rendu détaillé au duc de Guise1. Il est d’usage que les
souverains versent les rançons par le biais d’intermédiaires avec une
explication loin des faits réels. Est-ce le cas pour Pierre, avec un intermédiaire
bourguignon ?
Car, qui est vraiment de Hames son libérateur ? Il pourrait être question
de Nicolas bâtard de Hames, gentilhomme de l’artillerie de Philippe ii, très
versé dans l’art de la guerre, les belles-lettres, l’histoire, la généalogie et les
armoiries2. Il sera élu en 1561 premier roi d’armes de l’ordre de la Toison d’or
et appelé Toison d’or ; en outre, il est déjà un grand partisan de la réforme3. C’est
donc par l’intermédiaire d’un officier de Philippe ii que Pierre Belon est libéré.
C’est sa notoriété internationale qui vaut à Pierre l’intervention du souverain
espagnol, auprès du seigneur de Blettange, par le biais de Nicolas bâtard de
Hames.
Les deux récits de sa capture nous livrent des versions complémentaires
qui ne sont pas nécessairement contradictoires.
Il ressort de la collecte d’informations durant sa captivité que les Espagnols
font preuve d’excès d’assurance. Ils pensent qu’un assaut est impossible. Les
murailles sont hors de portée de tir d’une artillerie trop lourde sur un sol trop
humide4. Libéré, Pierre Belon semble ensuite avoir été employé comme messager
régulier de Catherine de Médicis auprès du prince de Condé, à Orléans, dès
l’été 15565. La souveraine a toujours recherché l’équilibre entre les partis.

L’informateur face au roi


Un dernier élément place Pierre Belon dans le monde des informateurs
royaux. Le samedi 28 août 1562, au camp de Lazenay à une demi-lieue de
Bourges6, il présente sa Chronique remaniée à Catherine de Médicis et Charles IX
(12 ans). Il en profite pour leur rendre compte, par la lecture d’une harangue,
des méfaits des huguenots. Après l’avoir écouté la première, la reine lui conseille :

1. Ambroise Paré, Voyages et apologie, éd. J. Prévost, Paris, Gallimard (coll. La Renaissance),
1928, pp. 69-100.
2. Reiffenberg, Histoire de l’ordre de la Toison d’or, Bruxelles, 1830, pp. 485-487.
3. F. Koller, Au service de la Toison d’or : les officiers, Lelotte, 1971, p. 147.
4. Aneau, La prinse de Thionville, p. 14.
5. Pierre de Paschal, Journal de ce qui s’est passé en France durant l’année 1562 : principalement
dans Paris et à la cour, éd. M. François, introd. de P. Champion, Paris, H. Didier (Société
de l’histoire de France), 1950.
6. Catherine de Médicis, Lettres, vol. 1 : 1533-1563, pp. 385-387.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

« Souvenés vous de ce que vous m’avés dit et dittes tout ainsy au roy mon fils1 ».
Pierre se rend alors dans la chambre du roi, à l’étage, pour l’informer :

« Iceluy m’aiant escouté longuement, plusieurs me vouloient


interrompre comme aussy la reine estoit montée après souper, mais il me
print par le bras et me dit : « demeurés là », je continué à la lecture de
ma harangue, là où il print moult grand plaisir2 ».

Le profil psychologique de Pierre le prédispose au secret. Instruit et réfléchi,


il refuse la division de la société entre catholiques et protestants. Ce dualisme
n’est pas conforme à l’ordre des choses3. C’est donc un esprit intègre, rigoureux
et inflexible, mais à la violence verbale outrancière. La qualité de ses rapports
avec le pouvoir royal semble avoir évoluée dans le temps. De l’échange de
banalités, de propos superficiels ou plus personnels autour des livres, il évolue
vers la livraison d’informations et de confidences. Cette proximité se joue
spatialement par le rapprochement de Pierre avec le roi. Ils sont à distance
intime où des données privées sont révélées aux interlocuteurs : odeur, texture
de peau, netteté de l’hygiène, pilosité naissante4. Retenu par le bras, Pierre
poursuit. Le toucher du roi permet d’ancrer des affects ; mais, le rapport est
dissymétrique car l’initiative du geste appartient au dominant. Le toucher
permet une meilleure collaboration des deux hommes et facilite l’acceptation
de la requête royale à poursuivre5, au moment où Pierre paraît vouloir stopper
sa harangue, en raison des protestations parmi les familiers. Charles IX crée
un climat de confiance. Le petit souverain sait le faire parler. Adossé à son écrit,
Pierre hésite peu, la quantité des regards échangés fait le reste. Le roi amène
Pierre à agir et à parler selon ses propres convictions6. Pierre est valorisé dans
son sentiment de défendre avec le souverain une même et juste cause – la foi
catholique –, alors que ses informations valent un renvoi d’ascenseur. Pierre
Belon est un homme baroque. Sa vie est indissociable de l’affirmation de la foi
catholique en France. Or, la foi du manceau n’a pas encore été questionnée ; elle
permettrait d’en compléter l’image et de savoir d’où lui vient sa solide formation
théologique.

1. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 265, § 524.


2. Ibid.
3. G. Desmaretz, Le renseignement humain, Paris, Chiron, pp. 79-90.
4. G. Barrier, La communication non verbale. Aspects pragmatiques et gestuels des interactions,
Paris, ESF éditeur, 1996, pp. 54-54.
5. Ibid., pp. 41-42 ; voir aussi Th. Devers, Communiquer autrement. Expression non verbale,
attitudes et comportements, Paris, Éditions des Organisations (coll. Hommes et Techniques),
1985, pp. 29-31.
6. Desmaretz, Le renseignement humain, pp. 111-120.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

Pierre est un homme du « demi-monde1 » où la légalité et l’illégalité se


rejoignent. Ce monde est la marque d’une communauté familière du pouvoir.
Sans une preuve évidente, il n’est pas possible d’en dire davantage de Pierre
Belon. Le secret, autour de ses activités d’informateur royal pose la question
des sources. Une quittance de paiement trouvée dans les comptes des argentiers
de François Ier, Henri II ou Charles IX ; une lettre évocatrice dans la correspondance
du cardinal François de Tournon ; un rapport secret, paradoxalement recopié
à de nombreux exemplaires pour protéger son rédacteur d’un revers de fortune
de son commanditaire, nous permettraient de poursuivre l’enquête. Une telle
preuve n’a pas encore été retrouvée.

Pierre Belon au siège de Moulins (1562)

À défaut d’avoir une preuve formelle de l’implication de Pierre Belon dans


des activités d’espionnage, sa Chronique évoque des méthodes liées au
renseignement. Deux récits sont insérés à la fin du ms 4 651. Le premier relate
le siège de Moulins par les Huguenots en juin 15622 ; le second rapporte la
libération de la ville de Bourges par les catholiques en août 15623. Ces récits
sont riches en informations. D’emblée, les activités de renseignement sont
précisées. Pierre souligne la présence d’espions royaux car, dit-il, « les rois ont
longues mains, infinité d’yeux et d’oreilles, et qu’à la longue trouveront moien
de [se] venger4 ». L’engagement de Pierre Belon va au-delà de la simple curiosité
scientifique. En juin 1562, quittant Lyon pour Moulins, il est nommé à la suite
de Jean de Marconnay de Montaré, grand prévôt de France, gouverneur du
Bourbonnais et de Moulins.

1. P. Vasset, Un livre blanc. Récit avec cartes, Paris, Fayard, 2007. Le philosophe et géographe
Philippe Vasset désigne par « demi-monde » les zones blanches et non construites autour
de Paris. Ces espaces vides et provisoires sont laissés aux vagabonds et arpenteurs. Dans
l’émission Nid d’espions de France Culture, il réemploie l’expression pour parler de
l’univers de l’espionnage.
2. Recueil formé par François Duchesne ; « Le Siège des huguenots devant Molins [en 1562] »,
Mémoires inédits du temps, publiés avec une introduction et des notes par A. Vayssières,
Archiviste, correspondant du Ministère de l’Instruction publique pour les Travaux historiques,
Moulins, Durond, 1895.
3. Jean Glaumeau, Journal 1541-1562, Paris : Aubry, 1868, pp. 124-135 ; Ambroise Paré,
« Voyage de Bourges 1562 », Apologie et traicté contenant les voyages faicts en divers lieux,
Lyon, Veuve de Claude Rigaud et Claude Obert, 1632 ; Le Siège de Bourges, par le sieur
Catherinot, Bourges, 1684 (inachevé le récit va du mercredi 29 avril au jeudi 9 juillet 1562).
4. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, pp. 190-191, § 324.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Les moyens humains au service du renseignement


La maîtrise du temps est essentielle et les protestants mènent une stratégie
au long court. Le siège de Moulins est organisé en amont, depuis Lyon, dans le
cadre d’un projet plus vaste. La place entrave les communications entre Lyon
et Orléans. François de Boucé, seigneur de Poncenat, est d’avance désigné
gouverneur de Moulins une fois que celle-ci sera prise1. Il est placé à la tête de
l’armée qui entreprendra le siège. Les transfuges moulinois réfugiés à Lyon, et
les protestants sur place, renseignent déjà l’armée huguenote et lui servent de
guides2. Ils désignent les villages alentour pour contribuer à l’effort de siège3 et
travaillent avec la communauté protestante restée sur place. Celle-ci leur désigne
un capitaine de la ville avec lequel il est possible de s’entendre4. Dans le silence
et l’obscurité de la nuit, une entrevue avec ce capitaine de la milice, rue d’Allier,
leur assure sa trahison et l’ouverture du portail d’un pont sur la rivière. Enfin,
avant le coup, ces indicateurs5 désignent les catholiques les plus en vue, les
leaders d’opinion, ceux qui sont à même de gêner le ralliement des moulinois
aux protestants. Le lieutenant du domaine royal, M. Duret, est tout particulièrement
désigné6 ; en effet, il refuse de publier des lettres favorables aux protestants. Il
faudra le supprimer dès que possible… pour l’exemple. Ce sont ces mêmes
individus qui mènent, les jours précédents l’attaque, une intense campagne
anti-française et de désinformation. Des signes de reconnaissance et des mots
de passe circulent. Il faut épargner les fidèles réformés au moment de l’assaut.
À la question : « Qui vive ? » seront épargnés ceux qui répondront : « l’Évangile7 ! ».
Seule une préparation en amont peut assurer la diffusion du mot de passe. On
le sent, cette présence des transfuges et des traîtres est vitale. Pourquoi trahissent-
ils ? Pour de l’argent. Pierre Belon n’est pas une dupe et l’affirme sans équivoque :
« à bon jeu, bon argent8 » versé comptant ou par la préservation d’acquis

1. Ibid., pp. 257-258, § 507.


2. Ibid., p. 237, § 447 ; p. 245, § 472.
3. Ibid., p. 250, § 485.
4. Ibid., pp. 244-245, § 467. Était-il simplement un hésitant, un corrompu que des promesses
en argent ou en honneur compromettent davantage, un fervent Huguenot, c’est-à-dire un
traître ?
5. Ibid., p. 245, § 468.
6. Ibid. : « car les traistres de Molins avoient fait raport que sans luy la vérité fust entrée à
Moulins ; (…) et si les lettres patentes de la cour, qui mesmement luy estoient adressantes
en faveur des Huguenots, voiant qu’elles contenoient des articles desrogeantes au droit
Divin et humain, il les a retenues en ses armoires sans les publier ».
7. Ibid., pp. 240-241, § 452-455.
8. Ibid., p. 261, § 514.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

commerciaux, voire par un poste aux commandes de la ville. À moins qu’ils


ne soient nobles, ces traîtres ne sont pas des militaires.
Les armées utilisent des moyens propres de reconnaissance, d’alerte et de
sécurité, durant leur progression ou en stationnement. Pierre Belon mentionne,
en premier lieu, les éclaireurs ou « avant-coureurs1 ». Jean de Marconnay les
dépêche sur plusieurs chemins afin de connaître la route empruntée par François
de Boucé. Ce sont plusieurs reconnaissances armées, conduites par des
gentilshommes, qui empruntent les itinéraires envisageables pour une approche
de la ville. Ces forces d’avant-garde sont issues des formations régulières,
capables de collecter des informations sur l’ennemi par l’ouïe, la vue ou la
capture, de tester ses capacités de réaction et de maintenir des liaisons avec
l’arrière. Cette recherche de zone, qui donne à Jean de Marconnay une vision
actualisée des opérations, lui permet de trouver les huguenots au débouché
d’un bois à une lieue de la ville. Les éclaireurs catholiques escarmouchent les
avant-coureurs ennemis précédant le gros des forces dans la zone de l’objectif.
Ils portent un rude coup psychologique aux protestants en abattant le seigneur
de Marran, le neveu de Jacques Pape, seigneur de Saint-Auban. Assiégé dans
la ville, Jean de Marconnay de Montaré ordonne plusieurs hommes aux
« escoutes2 ». L’opération se déroule sous la forme d’écoutes des bruits suspects
aux remparts, dans le but d’obtenir des renseignements sur l’ennemi. Le dispositif
parvient à déceler les préparatifs d’une mine sous les murailles, placée par des
pionniers recrutés dans les faubourgs ; après avoir découvert son emplacement,
« sablonneux et aquatique », des experts concluent à sa faible dangerosité. Pierre
ne mentionne pas de mesures de protection contre cette mine. Ces forces de
sécurité, qui assurent la protection de la place, ne baissent pas la garde,

« il s’en trouva d’aultres qui escoutoient en aultre endroit, qui aiants


ouÿ grand bruit, le raportèrent au gouverneur, mais ce fut grande doutance
d’où il procedoit ; mais enfin l’on cognut que c’estoit du batement des
pieds des chevaux dans les estables prochaines3. ».

Lors du repli huguenot, Jean de Marconnay ordonne à des hommes « de


les nombrer4 ». Ils établissent un compte-rendu de la présence hostile en précisant
ses forces, ses moyens et son agressivité. Ainsi, ils rapportent que l’armée de
siège était composée de 3 600 fantassins, dont 1 500 arquebusiers et 1 000

1. Ibid., pp. 240-241, § 453.


2. Ibid., p. 250, § 485.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 253, § 495-496.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

corselets1, et de 500 chevaux. L’adresse de quelques-uns couvre efficacement le


repli de l’armée. Ces tireurs de précision, lorsqu’ils « donnoient de la gueule de
leurs harquebouses », visent les têtes ; on compte immanquablement des morts,
des oreilles arrachées et des bonnets troués2. En dehors de leurs moyens propres,
les armées se renseignent auprès des populations et se guident grâce à elles.
Dans sa retraite, François de Boucé, qui craint d’être mis en déroute, se fait
conduire à travers la province par un guide3 – bourgeois ou villageois des
environs de Moulins. À l’étape, il questionne quelques habitants. Ils le découragent
d’aller plus en avant et, craignant la destruction de ses forces, il rebrousse
chemin.
Sans la diversité de ces moyens, internes ou extérieurs à la ville, les troupes
sont aveugles et en danger. Quelle était la place de Pierre Belon à Moulins ?
Logé dans une maison des faubourgs de la ville, Pierre est le témoin privilégié
du siège mené par les huguenots. Ils finissent par occuper son jardin et son
logis. L’auteur de la Chronique devient lui-même et de son plein gré un informateur
de premier plan pour Jean de Marconnay de Montaré.

La dimension psychologique de la guerre


L’action psychologique est primordiale et extrêmement redoutable. Dans
la profondeur, la nouvelle arrive de la prise de Mâcon par les armées catholiques.
Le Dictionnaire critique de Pierre Bayle (1697) ne retient qu’un seul épisode de
l’histoire de cette ville, celui des atrocités connues sous le nom de « sauteries4 »,
commises par les catholiques en août 1562. Des intelligences leur ouvrirent la
ville. Les Lyonnais sont en ébullition ; ils s’arment, craignant un assaut. L’affaire
de Moulins passe au second plan. Les arrières des protestants sont désorganisés,
l’armée de siège ne peut plus compter sur des renforts. Elle ne peut plus progresser
non plus. Bourges s’est rendue à l’obéissance du roi. La nouvelle consterne
François de Boucé mais elle réjouit les catholiques :

« après que la nouvelle s’espandit en ce royaulme que nostre armée


estoit en campagne, les pais (…) commencèrent à reprendre courage5. »

1. Le corselet est une cuirasse légère.


2. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 253, § 495-496.
3. Ibid., p. 258, § 507.
4. Pierre Bayle, art. « Mâcon », Dictionnaire historique et critique, vol. 10, Paris, Desoer, 1820,
pp. 33-37. D’une manière partisane, Pierre Bayle, second fils d’un pasteur protestant, omet
de mentionner les exactions des réformés à Mâcon et dans les environs. Catherine de
Médicis, Lettres, vol. 1 : 1533-1563, p. 332, pp. 343-344, pp. 388-390, p. 395.
5. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 261, § 514.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

À plus grande échelle, pour s’assurer de l’appui de la population locale et


l’empêcher de prendre le parti des protestants, le gouverneur Jean de Marconnay
déclenche une vaste opération de guerre psychologique et de dénigrement.
L’offensive débute le dimanche de la Pentecôte 1562, à l’occasion de la revue des
troupes dans les faubourgs de Moulins. Deux artisans séditieux sont pendus,
créant l’épouvante chez les huguenots dont plusieurs quittent la cité1. Cette
guerre psychologique joue de toutes les tonalités pour montrer à ces derniers
que leurs efforts sont vains et vaine leur patience. Ceux de la ville laissent sonner
les cloches annonçant la messe et montrent par-là que le service divin ne sera
pas délaissé. Un cuisinier nommé Guillemotar, du haut des remparts, sermonne
les protestants :

« Vous irés à la messe, Fribourgs, vous irés à la messe (…) Pensés


vous, Huguenots, que ceux de leans fassent peu, qui en soustenant vos
efforts ne veulent permettre que le divin service cesse ? La grand messe a
sonné et si quelque empesche qu’ils aient eu, si ont-ils tousjours eu Dieu
propice pour l’honneur qu’ils luy ont porté sçachant bien mieux que vous
que le gouvernement des choses humaines doidt estre assujety par la
puissance de Dieu pour réduire sa fin esperée à une seurté telle que l’avons
en nostre Eglise, et qui est en celle ville là où ils pretendent de se bin
deffendre en repoussant vos alarmes pour vous en rendre confus2. »

Les cloches sonnent intentionnellement pour réveiller volontairement les


ennemis, voire pour les induire en erreur, leur donnant de fausses craintes sur
un rassemblement de troupes, et les tenir toujours en alerte. Sensible aux sons
et à leur musicalité, Pierre Belon mentionne aussi les hautbois, les cornets à
bouquin, les fifres et autres instruments de musique envoyés aux portes, autant
pour montrer la force de résistance des assiégés, que pour démoraliser les
assiégeants. Les insultes sont jointes à la mélodie instrumentale : « canailles ! »,
« renards ! », « bougres ! », « Fribourgeois ! » ou encore « ladres ! ». Les huguenots
répondent en détruisant et en pillant les environs, dont l’abbaye aux femmes
de Saint-Menoux3. L’avis répandu chez les protestants est d’affamer la ville4.
Cette guerre psychologique repose aussi sur la circulation, publique ou
clandestine, de l’information. Le siège est nourri par un flot ininterrompu de
lettres et de messagers. Sans doute à des fins de renseignement, les huguenots
envoient à Moulins un soi-disant messager de la reine dont le laisser-passer est

1. Ibid., p. 237, § 445.


2. Ibid., p. 247, § 476-477.
3. Saint-Menoux, cant. Souvigny, arr. Moulins, Allier, Auvergne-Rhône-Alpes.
4. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 255, § 501.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

contrefait1. L’usage de faux permet de franchir les lignes françaises pour nouer
des intelligences dans la place. L’imitation doit être réalisée à partir de vrais
documents saisis sur des courriers royaux capturés. Dans un contexte où la
loyauté peut être feinte, les émissaires secrets sont traqués. À leur tour, les
huguenots interceptent un tambour2 du seigneur de La Fayette venu dire aux
assiégés la proximité des secours. Ces informations, utiles à tous, sont obtenues
sous la torture. Un messager du comte de Nevers, également tombé aux mains
des protestants, finit par livrer des informations ses pieds enduits de graisse et
rôtis au feu3. Par ailleurs, dans la place de Moulins, Duret ne publie pas les
lettres en faveur des protestants4. La remise en cause de la proclamatio annihile
la force de l’écrit. Les agitateurs noircissent le tableau et exploitent les rumeurs.
Ressurgit une série de fantasmes propres à toutes les guerres. Les religieuses,
venues d’Estrée5, sont menacées d’être dépouillées leurs « habits sans le haut6 ».
À Mâcon, un siècle plus tôt, les Armagnacs prévoyaient déjà de « tuer tous les
hommes habitants la ville, et les femmes envoyées par-dessus le pont en Bresse,
leurs robes et chemises tranchées au-dessus de la ceinture7 ». La guerre mortelle
que livrent les huguenots est faite de pillages, de femmes convoitées et de
meurtres infâmes sans secours ni confessions. L’espion se tient généralement
en retrait, plus éloigné, lors de la phase de combat.

La vie de Pierre Belon du Mans est riche d’expériences. Naturaliste réputé,


il sert la couronne de France à de nombreuses occasions. Il assure régulièrement
le rôle de messager et d’informateur. Il le fait soit officiellement, comme à
Soleure ou à Bourges, soit plus discrètement lors de ses pérégrinations botaniques.
Son rôle d’informateur royal est indéniable. Il ne s’en cache pas lorsqu’en 1562
il s’entretient avec le jeune Charles IX. Proche des cercles du pouvoir, protégé
par les puissants, notoirement le cardinal de Tournon, Pierre Belon est un agent
actionné par la famille du Bellay. Nous ignorons comment il a été formé aux
activités de renseignement : par mentorat auprès des intellectuels du cercle du
cardinal de Tournon ? Il est remarquable que Pierre accompagne, lors de leurs
missions officielles, des ambassadeurs et des officiers de haut rang, pourvoyeurs
et consommateurs d’informations stratégiques. D’ailleurs, son récit du siège

1. Ibid., pp. 238-240, § 451.


2. Ibid., p. 256, § 504.
3. Ibid., p. 251, § 487.
4. Ibid., p. 256, § 504.
5. Estrée, cant. Berck, arr. Montreuil, Pas-de-Calais, Hauts-de-France.
6. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 245, § 470.
7. Archives municipales de Mâcon, BB 13, fol. 89r.

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Pierre Belon (1517-1565) : naturaliste et informateur royal

de Moulins montre la prégnance des activités de renseignement dans le jeu


politique et la vie militaire du xvie siècle. Il voyage énormément et a des capacités
d’interprète. Il reste discret mais s’affirme comme un homme d’à-propos – sa
répartie face à ses geôliers montre assez son sens de la pirouette. Ses activités
interlopes lui valent trois captures – ce qui est peu banal – dont les raisons ne
sont pas claires. Il est libéré d’autant, mais cela prouve qu’il ne craint pas de
prendre des risques pour sa propre vie. Pierre Belon du Mans est assassiné en
avril 1565. Son meurtre peut ne pas être le fruit du hasard. En l’absence de
preuves formelles, la vie du manceau interroge plus largement le rôle des
intellectuels dans les activités d’espionnage.

Benoît Léthenet

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LE PREMIER ESSOR
DE LA CRYPTOGRAPHIE EN FRANCE
(1510–1630)1

Camille Desenclos

Le travail de renseignement est au coeur d’un véritable paradoxe : il doit


demeurer invisible pour porter ses fruits mais s’incarne dans une intense
production documentaire synthétisant à la fois la somme d’informations
collectées et les décisions en résultant. Seule preuve tangible de son existence,
l’écrit est essentiel au fonctionnement et à la qualité d’un appareil de renseignement
autant qu’il peut en causer la perte. Objet de toutes les convoitises et de tous
les dangers, la production documentaire ne peut donc se conformer aux règles
habituelles d’écriture, de transmission mais aussi de conservation et doit faire
l’objet d’une protection supplémentaire. Si la dissimulation est essentielle à la
protection de certains acteurs du renseignement, dont la participation doit
demeurer ignorée ou invisible, l’écrit ne peut qu’être ponctuellement dissimulé,
une absence totale de production documentaire, notamment de la part d’une
ambassade, étant plus suspecte encore. La matérialité de l’écrit ne pouvant être
occultée, son contenu doit l’être. Si certains procédés de stéganographie,
notamment l’encre invisible, peuvent y contribuer, la cryptographie demeure
le procédé le plus sûr, et de fait le plus usité, pour protéger l’information avant,
pendant et après sa transmission.
Peu présente dans les sources médiévales, la cryptographie semble se
généraliser soudainement au xvie siècle. Si la corrélation entre son essor et
l’établissement de relations diplomatiques permanentes entre les principaux

1. Cette contribution s’appuie sur un projet de recherche, au long cours, mené en partenariat
avec la Bibliothèque nationale de France (« Naissance et essor de la cryptographie en
France, xvie-xviie siècles ») et dont la première phase, actuellement en cours, consiste en
l’identification et datation des tables de chiffrement et dépêches chiffrées conservées par
l’institution.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

États européens ne peut être niée, cet essor ne doit pas être réduit à la seule
diplomatie. Effet de mode ou résultat d’une démultiplication des besoins de
protection dans un contexte politique instable, la cryptographie s’impose dans
les pratiques épistolaires politiques du second xvie siècle, conduisant à une
diversification de ses acteurs mais aussi à une démultiplication des pratiques
cryptographiques, au-delà de la seule sphère diplomatique, productrice principale,
mais non unique, de documents chiffrés. Cette visibilité soudaine de la
cryptographie, grâce à la diplomatie, révèle aussi en creux toute la difficulté de
l’étude des pratiques cryptographiques modernes, confrontée à une triple
déformation – institutionnelle, matérielle et archivistique – de la perspective.

Apparition ou révélation ?

Si son observation tient souvent de l’heureuse rencontre pour la période


médiévale1, le chiffre se fait omniprésent dans les dépêches diplomatiques
françaises à la fin des années 15202. La diplomatie constitue incontestablement
le principal vecteur du développement, à l’époque moderne, des pratiques
cryptographiques dans le royaume de France : tous les documents chiffrés
produits pendant le premier quart du xvie siècle émanent de représentants
français à l’étranger. Cette démultiplication des sources cryptographiques,
notamment dans les collections de la Bibliothèque nationale de France, est
néanmoins trompeuse.
L’hypothèse la plus communément admise repose sur une dissémination,
au tournant du xvie siècle, de la pratique cryptographique dans toute l’Europe
depuis la péninsule italienne, confrontée un siècle plus tôt au besoin accru
d’échanges protégés avec la démultiplication des représentations diplomatiques3.
Si l’origine italienne de la cryptographie moderne est indiscutable4, le lien avec
la pratique diplomatique, tout comme sa temporalité mérite d’être davantage
nuancé. Bien que des représentations permanentes se multiplient sous le règne

1. Stephen J. Harris, « Anglo-Saxon Ciphers », dans Katherine Ellison, Susan Kim (dir.),
A Material History of Medieval and Early Modern Cihers. Cryptography and the History of
Literacy, Routledge, New York/Londres, 2018, pp. 65-79.
2. Dès 1526, 33 % de la correspondance conservée de Nicolas Raincé, représentant français
à Rome, avec Anne de Montmorency est chiffrée (Bibliothèque nationale de France
[désormais BnF], fr. 2984).
3. Donald E. Queller, The office of ambassador in the middle ages, Princeton university press,
Princeton, pp. 140-141. Pour autant, la cryptographie ne naît pas au Quattrocento.
4. Jean-Marie Moeglin (dir.), Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales »
au Moyen Âge (ixe -xve siècle), PUF, Paris, 2017, pp. 642-645.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

de François Ier1, la diplomatie permanente n’apparaît pas soudainement au début


du siècle2 : des relations diplomatiques suivies existaient préalablement et se
sont progressivement incarnées dans de longues ambassades, certes
extraordinaires, mais dont la pratique continue de s’observer tout au long de
l’époque moderne, tandis que les représentations permanentes ne
s’institutionnalisent que fort progressivement3.
De la même manière que la diplomatie permanente ne naît pas soudainement
au début du xvie siècle, la cryptographie s’immisce progressivement dans les
pratiques diplomatiques. Dès la fin du xive siècle, des dépêches sont chiffrées
et décryptées4. La pratique demeure néanmoins ponctuelle et surtout inégalement
mobilisée dans les divers États européens5. En réalité, le soudain volume de
dépêches chiffrées à partir de la seconde moitié des années 1520 est moins dû
à l’émergence d’une nouvelle pratique scripturale qu’à une pratique archivistique
encore aléatoire : les correspondances produites pendant le premier quart du
xvie siècle nous sont, en partie, parvenues sous la forme de copies – sans mention
ni report du chiffrement – ou d’épaves, à l’image de cette dépêche chiffrée de
Louis de Solliès à Florimond Robertet, en date du 8 juillet 1513, rare vestige de
la correspondance entre les deux hommes, conservée dans un recueil de « lettres
escrites du règne de Louis XII [et de François Ier] touchant les affaires de l’Estat6 ».
Si la conservation des dépêches est loin d’être systématique par la suite,
l’importance des lacunes pour les correspondances du début du xvie siècle
empêche, outre une analyse quantitative, toute appréhension du degré
d’imprégnation de l’écriture cryptographique dans les pratiques épistolaires
de la diplomatie7.

1. D’un seul représentant permanent en 1515, la diplomatie française passe à dix en 1547
(Alain Tallon, La France et le concile de Trente, École française de Rome, Rome, 1997, p. 21).
2. Jean-Marie Moeglin, « La place des messagers et des ambassadeurs dans la diplomatie
princière à la fin du Moyen Âge », Études de lettres, 3 (2010), pp. 11-36 ; Stéphane Péquignot,
« Les diplomaties occidentales et le mouvement du monde », dans Patrick Boucheron (dir.),
Histoire du monde au xve siècle, Paris, Fayard, 2009, pp. 709-723.
3. Lucien Bély, L’art de la paix en Europe, Paris, P.U.F., 2007, pp. 41-67.
4. Jean-Marie Moeglin, Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales… »,
op. cit., pp. 642-645.
5. Les royaumes d’Angleterre et d’Aragon, mais aussi de France, ne paraissent recourir au
chiffre qu’à la fin du xve siècle (ibid., p. 644).
6. BnF, Dupuy 261, fol. 121.
7. Cette déformation créée par la conservation lacunaire des dépêches diplomatiques
s’observe avec plus de force encore pour l’époque médiévale, ne permettant pas de dater
avec précision l’adoption de la pratique cryptographique par la diplomatie française (Jean-
Marie Moeglin (dir.), Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales… »,
op. cit., p. 642).

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Les sources directes comme indirectes1 convergent néanmoins toutes vers


une pratique cryptographique déjà établie au sein de la diplomatie française
au début du xvie siècle, tandis que le recours au chiffre est immédiat pour toutes
les représentations permanentes nouvellement établies. La lettre de Louis de
Solliès est ainsi intégralement chiffrée, à l’exception de la formule finale de
politesse, et s’y observe déjà le report d’un déchiffrement interlinéaire, pratique
encore largement usitée au milieu du xviie siècle. La pratique cryptographique
au sein de la diplomatie est déjà quotidienne et n’appartient plus à l’extraordinaire.
L’établissement de représentations permanentes lui donne en réalité une surface
bien plus large. La production documentaire de la diplomatie étant accrue par
la multiplication des acteurs et l’augmentation de la fréquence épistolaire, la
pratique devient automatiquement plus visible dans les sources qui nous sont
parvenues.

Une absence de spécialisation dans la pratique

La diplomatie française ne cherche cependant nullement à s’emparer de


manière exclusive du chiffre. Au contraire, les conditions dans laquelle la
pratique cryptographique se développe contribuent à une plus ample diffusion.
Bien que celle-ci se généralise à l’aune de l’établissement progressif de
représentations permanentes et de l’intensification des échanges entre les
principaux États européens, elle n’est liée à aucune institution. En 1513, Louis
de Solliès adresse en effet ses dépêches, pourtant chiffrées, à Florimond Robertet,
trésorier de France et secrétaire des Finances. De même, Nicolas Raincé,
également agent à Rome, adresse, en 1526, les siennes à Anne de Montmorency,
alors grand maître de France. Si l’un et l’autre, tant en raison de leurs
charges – Florimond Robertet coordonne l’expédition des dépêches en tant que
secrétaire des Finances et Anne de Montmorency la réception des ambassadeurs
en tant que grand maître – que de leur proximité avec le roi, instrumentent une
grande partie de la correspondance diplomatique, ils n’en constituent pas pour
autant des ministres des Affaires étrangères avant l’heure2. Institués par un
1. Une dépêche adressée par François Ier à ses ambassadeurs en Angleterre mentionne ainsi,
fortuitement, le déchiffrement de la lettre que l’ambassadeur français auprès de l’empereur
lui a envoyée (BnF, fr. 5761, fol. 11-12 ; cité et transcrit par Monique Garant-Zobel : « Lettres
échangées entre François Ier et ses ambassadeurs à Londres (août-octobre 1518) », dans
Bibliothèque de l’École des chartes, 112 (1954), p. 118).
2. Bernard Chevalier, « Florimond Robertet (v. 1465-1527) », dans Cédric Michon, Les
conseillers de François Ier, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2011, pp. 99-116 ;
Thierry Rentet, « Anne de Montmorency (1493-1567). Le conseiller médiocre », dans ibid.,
pp. 279-309.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

règlement du 1er avril 1547, les secrétaires d’État ne s’organisent pas immédiatement
par compétences, mais par zones géographiques, regroupant indistinctement – et
aléatoirement en fonction des titulaires des charges –, dans un même portefeuille
provinces et États étrangers1 et augmentant d’autant la potentielle surface
d’utilisation du chiffre. Dès 1570, une première spécialisation s’observe par
l’attribution de la Maison du roi et de la gendarmerie à Simon Fizes, baron de
Sauve ; celle-ci n’est cependant ni automatique ni définitive. Il faut attendre le
règlement du 1er janvier 1589 pour voir rassemblée entre les mains d’un seul la
gestion des Affaires étrangères.
Cette absence d’institutionnalisation de la diplomatie au xvie siècle n’est
pas sans conséquence pour la pratique cryptographique. Mobilisée, dans un
premier temps, dans un contexte diplomatique, elle est en réalité exercée, certes
par des ambassadeurs au degré de professionnalisation par ailleurs très divers,
mais aussi par des officiers royaux en charge à la fois d’affaires extérieures et
intérieures, selon la conception du gouvernement de l’État propre à ce premier
xvie siècle. Ni leur pratique épistolaire – rien, si ce n’est le contexte d’écriture,
ne distingue une dépêche politique d’une dépêche diplomatique – ni leurs
attributions ne viennent dissocier leur pratique diplomatique de leur pratique
politique. De ce fait, il n’est guère étonnant de voir se déployer une écriture
cryptographique hors du contexte diplomatique2, et ce sans qu’il ne s’agisse
d’un phénomène de porosité, ni de transfert, des usages. Le manuscrit français
3029 de la Bibliothèque nationale de France contient ainsi plusieurs mémoires
intégralement chiffrés, émanant probablement de l’amiral de Bonnivet ou de
Louis de La Trémoille, à l’attention de Florimond Robertet. Si ces mémoires ne
sont ni datés ni signés, ils font partie d’un recueil cohérent de dépêches, tant
dans la date que dans les origines. Or, aucune d’elles n’a été écrite en dehors
des frontières du royaume et leur contenu permet de les dater du début des
années 1520. S’il n’a pas lieu de faire de Florimond Robertet le seul secrétaire
à manier le chiffre, la présence de mémoires chiffrés, hors usage diplomatique,
vient ici rappeler qu’avant d’être une pratique associée à la diplomatie, la
cryptographie répond à un besoin de dissimuler l’information pour protéger
les intérêts du royaume de France et qu’il n’a jamais été question d’en limiter

1. Sur la constitution et l’évolution de la charge de secrétaire d’État, voir Bernard Barbiche,


Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Presses Universitaires de
France, Paris, 2012, pp. 181-193. Plus spécifiquement sur le secrétariat d’État des Affaires
étrangères, voir également Madeleine Haehl, « Introduction », dans Les Affaires étrangères
au temps de Richelieu : le secrétariat d’État, les agents diplomatiques (1624-1642), Peter Lang,
Bruxelles, 2006, pp. 1-14.
2. Bernhard Bischoff, « Übersicht über die nichtdiplomatischen Geheimschriften des
Mittelalters », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 62 (1954),
pp. 1-27.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

l’usage aux seules correspondances diplomatiques. Il serait néanmoins intéressant


d’identifier avec précision l’épistolier à l’origine de ces mémoires chiffrés.
Contrairement à l’amiral de Bonnivet, Louis de La Trémoille n’a en effet réalisé
aucune mission diplomatique, du moins en dehors des frontières du royaume1
et son recours au chiffre témoignerait d’une pratique encore moins cloisonnée
qu’on n’a pu le penser. À l’inverse, les dépêches adressées par l’amiral de Bonnivet
à Florimond Robertet – et conservées dans ce recueil – datant de l’été 1521,
lorsque Bonnivet conduit l’offensive française en Navarre, des mémoires rédigés
en chiffre par l’amiral constitueraient une première preuve d’un usage militaire
du chiffre, bien antérieur aux premières sources jusqu’à présent identifiées2.
La seule différence entre les usages politiques et diplomatiques se situe en
réalité dans la fréquence d’emploi. Le chiffre est systématique en contexte
diplomatique : tous les agents disposent d’une table pour chiffrer, en cas de
besoin, leur correspondance avec le pouvoir royal. D’autres tables leur sont par
ailleurs octroyées, notamment pour correspondre avec les autres agents français,
sans qu’il soit possible de déterminer si des tables leur étaient fournies, avant
leur départ, pour correspondre avec l’ensemble de ceux-ci ou seulement certains
d’entre eux ; ou encore si leur obtention intervenait en fonction des besoins,
une fois à l’étranger. Néanmoins, si des tables de chiffrement sont systématiquement
fournies aux ambassadeurs ordinaires et extraordinaires – et parfois changées
en cours de mission en cas de suspicion –, des tables d’usage diplomatique
peuvent également être conçues pour d’autres acteurs, directs ou indirects, de
la diplomatie française – informateurs et pensionnaires notamment3.

1. Laurent Vissière, dans Cédric Michon, Les conseillers de François Ier, Presses Universitaires
de Rennes, Rennes, 2011, pp. 131-143.
2. L’usage militaire du chiffre reste, à ce stade de nos recherches, très marginal. Si tant l’histoire
des institutions – un secrétariat d’État de la guerre se structure très tardivement (Hélène
Michaud, « Aux origines du secrétariat d’État à la guerre : les règlements de 1617-1619 »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1972 (19), pp. 395-411) – que des archives – le
Service historique de la Défense ne conserve de fait que peu de documents antérieurs à
1630 et le seul chiffre antérieur qui y soit conservé est… d’usage diplomatique (Service
historique de la Défense, GR1A6, fol. 373, table de chiffrement entre Sébastien de Juye et
Gilles de Noailles, 1578) – expliquent pour partie ce silence, il paraît impensable que le
nombre et l’éloignement des campagnes militaires menées tout au long du xvie siècle, et
ce quelles que soient leurs conditions (présence du roi notamment), n’aient donné lieu à
aucun rapport ou même billet chiffré.
3. L’exemple le plus connu est certainement la correspondance, chiffrée, entre Henri IV et
Maurice de Hesse (Correspondance inédite de Henri IV roi de France et de Navarre avec
Maurice le Savant landgrave de Hesse, éd. C. von Rommel, Paris, 1840). Le chiffrement est
maintenu après la mort de Henri IV mais utilisé beaucoup plus rarement (BnF, fr. 15927,
fol. 366), témoignage évident de la confiance induite par la relation personnelle entre le
landgrave et Henri IV, mais aussi de la distension des relations entre les deux pays avec
l’évolution de la politique française dans l’Empire.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

À l’inverse, dans un contexte politique, seul le besoin – et non la charge


ou l’institution – donne naissance à la table de chiffrement. Les acteurs, tout
comme les systèmes cryptographiques restent, eux, identiques entre usages
politique et diplomatique1. Cette grande proximité s’avère favorisée voire
renforcée par les conditions dans lesquelles les tables de chiffrement sont
conçues. Si la présence au service du roi de cryptographes comme François
Viète ou Antoine Rossignol est attestée – tout comme leur participation à la
fois à la cryptanalyse des dépêches interceptées et probablement à la conception
de tables de chiffrement –, les rédacteurs quotidiens de ces tables demeurent
grandement méconnus. Il est vraisemblable que l‘élaboration de celles-ci ait
été réalisée ou supervisée par un clerc, puis par le premier commis du secrétaire
d’État des Affaires étrangères, également en charge du chiffrement et du
déchiffrement des dépêches2. Les inflexions observées dans les tables conçues
en août 1616 – présence accrue de caractères numériques – et à l’inverse le
retour aux caractères alphanumériques en avril 16173, soit lors de la disgrâce
de Pierre Brûlart, vicomte de Puisieux, puis à son retour comme secrétaire
d’État des Affaires étrangères tendent à le suggérer. Cette absence de spécialisation,
ou du moins l’absence de toute mention suggérant l’existence d’un « bureau du
chiffre », semble être la règle pour cette première modernité, tant dans les usages
que dans la conception des tables. Si le perfectionnement des systèmes
cryptographiques repose sans nul doute sur une étroite collaboration avec des
cryptographes, sinon de formation du moins d’expérience, la conception des
tables paraît être laissée aux mêmes mains que l’écriture des dépêches destinées
au chiffrement. La facilité notamment avec laquelle des tables de chiffrement
sont établies pour des besoins ponctuels tendent enfin à suggérer une conception
de tables de chiffrement bien plus ouverte et partagée que l’on ne pourrait le
penser. Les papiers de Jacques Bongars, résident français auprès des princes
protestants de l’Empire (1593-1611), contiennent en effet nombre de tables qui,
au regard de la forme et de l’écriture, paraissent avoir été élaborées par Bongars
1. Seule adaptation observable entre chiffres politiques et diplomatiques (en contexte
étatique), les noms présents dans le nomenclateur diffèrent, ce dernier étant adapté au lieu
d’envoi ou de résidence.
2. Camille Desenclos, « Transposer pour mieux transporter : le chiffrement dans les
correspondances diplomatiques du premier xviie siècle », dans Thérèse Bru, Solène de
la Forest d’Armaillé (dir.), Matière à écrire. Les échanges de correspondance du xvie au
xixe siècle, Presses Universitaires de Vincennes, Paris, 2017, pp. 139-142.
3. Dès mai 1617, Benjamin Aubéry du Maurier reprend le chiffre précédemment utilisé
avec Puisieux (Claire Martin, Mémoires de Benjamin Aubéry du Maurier : ambassadeur
protestant de Louis XIII (1566-1636), Droz, Genève, 2010, p. 125), tandis que Jean de
Péricard, appointé comme ambassadeur en septembre 1616 voit son chiffre changer en
mai 1617 (BnF, fr. 16131, fol. 57, lettre de Jean de Péricard à Pierre Brulart, vicomte de
Puisieux, 30 mai 1617).

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

lui-même. Bien que nombre de ces tables demeurent simples (nomenclateurs


ou jargons), plusieurs tables, autographes et donc a priori non réalisées par le
premier commis, témoignent d’une technicité proche de celle des tables produites
par le secrétariat d’État1 et d’une appropriation, aussi large que réelle, de la
pratique cryptographique.
Une dernière distinction mérite enfin d’être établie, entre usages étatique,
para-étatique et extra-étatique, quand bien même la conception de l’État demeure
embryonnaire et explique pour beaucoup cette grande diversité d’acteurs et
d’usages de la cryptographie au xvie siècle. La pratique cryptographique sort
en effet rapidement du seul giron de l’État. Néanmoins, à l’image de l’instauration
de représentations permanentes, les guerres de religion constituent pour ce
dernier usage un miroir grossissant, sans qu’il soit possible de déterminer si
elles ont fait naître un besoin nouveau ou si elles l’ont amplifié. En effet, les
correspondances chiffrées les plus anciennes ne répondant pas à un besoin
d’administration du royaume (affaires intérieures ou extérieures) – et à ce jour
identifiées – datent de la seconde moitié de la décennie 15702, empêchant par-là
d’observer d’éventuelles évolutions tant quantitatives que qualitatives d’un tel
usage. Cette pratique extra-étatique ne s’arrête cependant pas avec les guerres
de religion et tend à s’observer dès lors qu’un conflit, ouvert ou couvert, avec
l’autorité royale s’observe3. Si elle n’a pas perdu sa vocation première de protection
de l’information, la cryptographie est devenue autant une pratique politique
qu’une pratique culturelle, désormais amplement partagée, des officiers royaux
aux Grands du royaume4.
S’il n’est guère étonnant que la pratique se soit diffusée au-delà de la
diplomatie, probablement par l’entourage même du roi, la question du transfert
des compétences techniques reste posée. Les dépêches extra-étatiques témoignent
en effet d’une technicité similaire dans la pratique du chiffre : le même système
cryptographique (la substitution homophonique) s’applique. A priori surprenant,
ce recours n’est nullement le résultat d’un travail d’espionnage ou d’une fuite
malencontreuse. Non seulement, tous les États européens recourent à ce même
système – avec certes des spécificités –, mais rien ne vient interdire, si ce n’est
le vol de tables ou de dépêches, le recours à ce système. De fait, nombre de

1. BnF, fr. 7131, fol. 227.


2. BnF, fr. 4717.
3. Quelques cas de chiffre extra-étatique ont déjà été documentés, notamment pour les
révoltes huguenotes du règne de Louis XIII (Jean-Robert Armogathe, « Le chiffre en péril :
cryptographie et double langage au xviie siècle », Comptes rendus des séances de l’Académie
des inscriptions et Belles-Lettres, 158-2 (2014), p. 929).
4. Une majeure partie des sources extra-étatiques chiffrées, à ce jour retrouvées, pour la fin
du xvie siècle émanent en effet du duc de Nevers.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

cryptographes ou concepteurs de tables sont probablement au service simultané


de plusieurs princes.
Cette utilisation du chiffre, dans un contexte extra-étatique, va néanmoins
au-delà de la simple mobilisation du système de substitution homophonique.
Les tables de chiffrement présentent un degré de perfectionnement similaire
au chiffre diplomatique de la même époque1 et aucune erreur majeure dans
l’écriture du chiffre ne s’observe. La principale différence entre les chiffres
étatiques et extra-étatiques ne tient pas en réalité pas à leur technicité mais à
leurs conditions de production : le chiffre diplomatique peut et doit être uniforme.
Produites par un même bureau, dans un même objectif, les tables diplomatiques
reposent sur les mêmes mécanismes, allant jusqu’à réutiliser des tables anciennes
ou encore en usage2. À l’inverse, il y a autant de chiffres extra-étatiques que
d’utilisateurs et de besoins. La pratique cryptographique ne se conçoit en effet
pas en termes de nouveauté, ou même de technicité, mais en termes de
performance. Le chiffre extra-étatique est donc simplement adapté à des besoins
conjoncturels et ne reposant sur aucune permanence institutionnelle, d’où les
importantes fluctuations observées dans la qualité des tables. Tous les utilisateurs
du chiffre ne disposent pas nécessairement de cryptographes à demeure, prompts
à produire régulièrement de nouvelles tables ; mais toute table, même conçue
à la hâte, peut répondre au besoin d’immédiateté né d’un conflit, à condition
d’être régulièrement modifiée.

Un perfectionnement technique du chiffre

Contrairement à l’idée commune, la pratique cryptographique française


est, dès son essor au début du xvie siècle, déjà bien loin des antiques systèmes
de transposition. Ainsi, l’une des plus anciennes dépêches retrouvées à ce jour,
celle de Louis de Solliès adressée à Florimond Robertet3, présente déjà un
système de substitution mono-alphabétique : chaque lettre de l’alphabet est
remplacée par un signe cryptographique. Néanmoins, la technicité demeure
faible : le nombre de caractères correspond au nombre de lettres dans le texte
en clair et chaque lettre est systématiquement remplacée par le même caractère ;

1. Voir notamment BnF, fr. 3995, fol. 14, table de chiffrement utilisée entre le duc et la
duchesse de Nevers, 1585.
2. Camille Desenclos, Les mots du pouvoir : la communication politique de la France dans
le Saint-Empire au début de la guerre de Trente Ans (1617-1624), thèse de doctorat, École
nationale des chartes, 2014, t. 1, pp. 304-305.
3. BnF, Dupuy 261, fol. 121.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

seuls quelques rares mots codiques – un mot est représenté par un seul caractère
cryptographique – viennent freiner l’analyse des fréquences et donc la
cryptanalyse. Moins avancé que ses voisins méridionaux, le royaume de France
voit de fait ses dépêches régulièrement décryptées dans la première moitié du
xvie siècle1.
Néanmoins, si l’étude des pratiques cryptographiques peut s’appuyer sur
un imposant corpus de dépêches et de mémoires chiffrés, la cryptanalyse
demeure dans l’ombre. Sa nature la contraint plus encore au secret – l’avantage
obtenu ne peut être conservé que si le décryptage demeure insoupçonné – et
ne donne lieu à aucune production documentaire distincte. Rien ne peut venir
distinguer une dépêche déchiffrée d’une dépêche décryptée, et compte tenu
des modalités de constitution des fonds, notamment pour le xvie siècle, la
présence de dépêches étrangères, ou de langue étrangère, ne constitue nullement
un indice fiable. À l’inverse, la présence de certains recueils de dépêches,
nommément identifiées comme interceptées et décryptées – à l’image du Livre
de plusieurs lettres quy ont esté surprises pendant la ligue du roy d’Espagne Phelippe
second2 –, constituent des preuves d’une activité de cryptanalyse par le pouvoir
royal français. Ces rares mentions d’un décryptage, par ailleurs toujours
silencieuses sur l’auteur de la cryptanalyse, se retrouvent cependant
majoritairement sur des documents produits, et interceptés, pendant la Ligue
et passent sous silence des pratiques, peut-être plus quotidiennes, notamment
autour de correspondances diplomatiques.
Quelle que soit l’ampleur des pratiques françaises en la matière, la menace
que fait peser les interceptions et tentatives de cryptanalyse adverses conduit
à une transformation majeure du système cryptographique, passant de la
substitution mono-alphabétique à la substitution homophonique. Pour éviter
que le chiffre ne puisse être cassé par une simple analyse des fréquences – les
caractères les plus fréquents correspondraient aux lettres les plus fréquentes
dans la langue utilisée –, plusieurs caractères cryptographiques sont attribués
à une même lettre. Plus la lettre sera fréquente, plus le nombre de caractères
cryptographiques sera élevé. Par ailleurs, des caractères dépourvus de valeur – ou
à l’inverse permettant le redoublement d’un caractère (voire son annulation) – sont
introduits pour empêcher plus encore l’analyse des fréquences en cas d’interception

1. Nicole Lemaitre, « La correspondance diplomatique de la Renaissance comme document


historique ? Les lettres de Georges de Selve, ambassadeur à Rome (1537-1538) », dans
Bernadette Cabouret (dir.), La communication littéraire et ses outils : écrits publics, écrits
privés, Éditions du CTHS, Paris, 2018, p. 101.
2. BnF, fr. 3941.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

des dépêches. Enfin, la généralisation de nomenclateurs vient compléter ce


dispositif, tout en écourtant et simplifiant le temps d’écriture1.
Parallèlement, le recours accru au chiffre conduit au perfectionnement des
pratiques cryptographiques, notamment le choix des caractères afin de faciliter
et accélérer l’écriture du chiffre. Les caractères présents dans la dépêche de
Louis de Solliès prennent en effet majoritairement l’apparence de symboles
(carré, triangle inversé, astérisque, etc.), particulièrement délicats à former. Au
fil du xvie siècle, les caractères cryptographiques se rationalisent donc à la fois
pour faciliter l’écriture, le déchiffrement et rendre le chiffre moins visible en
cas d’interception et d’ouverture des dépêches. Alors que les symboles sont
majoritaires dans la première moitié du xvie siècle, ils s’effacent ainsi devant
des caractères latins et grecs, d’abord modifiés puis simples, puis devant des
nombres2.
Ces évolutions demeurent pourtant bien éloignées des systèmes complexes
développés par les cryptographes et, jusqu’au milieu du xviie siècle, science et
pratique cryptographique évoluent parallèlement3 sans se rejoindre autrement
que par le biais de quelques acteurs communs4. S’appuyant notamment sur le
système établi par Leon Battista Alberti5, la science cryptographique ne cesse
de se perfectionner avec l’invention de la substitution double de Giambattista

1. Camille Desenclos, « Écrire le secret quotidien. Pratiques de la cryptographie au sein de la


diplomatie française (xvie siècle-premier xviie siècle) », dans Spies, espionnage and secret
diplomacy in the early modern period, dir. G. Braun, S. Lachenicht, Stuttgart : Kohlhammer,
2021, pp. 85-103.
2. Sur l’évolution des caractères cryptographiques aux xvie et xviie siècles, voir ibid.
3. Sur l’écart entre science et pratique cryptographique à l’époque moderne, voir notamment
Benedekt Lang, « Real-Life Cryptology : Enciphering Practice in Early Modern Hungary »,
dans Katherine Ellison, Susan Kim, A Material History of Medieval and Early Modern
Ciphers. Cryptography and the History of Literacy, Routledge, New York, 2018, pp. 223-240.
4. Auteur d’un Traicté des chiffres ou secretes manieres d’escrire (Paris, 1586), Blaise de Vigenère
est aussi au service du duc de Nevers (Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal.
Genèse d’un compromis (ca 1550 – ca 1600), Droz, Genève, 2006, pp. 308-322) et, bien que
son activité la plus connue soit littéraire, voire apologétique, il est fort probable qu’il ait
également contribué à l’élaboration des tables de chiffrement pour le duc. Inversement,
Charles Brulart de Léon rédige un Traicté des chiffres (BnF, fr. 17538, fol. 48sq, v. 1630) à
partir de son expérience diplomatique antérieure. Si certains conseils peuvent s’appliquer
à la pratique, les systèmes cryptographiques présentés (notamment sous forme de roue)
demeurent inappliqués.
5. Leon Battista Alberti, De componendis cifris, Venise, 1568. Sur le traité d’Alberti, voir
notamment Nella Bianchi Bensimon, « Le De componendis cifris de Leon Battista Alberti »,
dans Bernard Darbord, Agnès Delage (dir.), Le partage du secret. Cultures du dévoilement
et de l’occultation en Europe, du Moyen Âge à l’époque moderne, Armand Colin, Paris, 2013,
pp. 227-238.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

della Porta1, perfectionnée ensuite par Blaise de Vigenère2, qui ne s’appuie plus
sur des caractères cryptographiques mais sur un double alphabet que l’on
combine grâce à un mot-clé. Ces systèmes sont évidemment plus sûrs que la
substitution homophonique ; ils ne sont pourtant pas utilisés, en raison de leur
plus grande complexité et de la lenteur d’écriture à laquelle ils contraignent3.
Quelle que soit la qualité des concepteurs des tables de chiffrement, leurs
utilisateurs ne sont ni cryptographes ni même diplomates ou militaires de
carrière4. L’usage ne peut donc être technique, y compris dans un contexte
diplomatique, et ce d’autant plus que l’absence de spécialisation entre usage
politique et diplomatique demeure pendant une majeure partie de l’époque
moderne. Certes, certains agents diplomatiques peuvent s’appuyer sur un
secrétaire d’ambassade ; cette assistance demeure cependant réservée aux seuls
ambassadeurs et, pas plus que pour ces derniers, l’expérience, et la recommandation,
ne constituent le mode privilégié de recrutement, bien devant leur éventuelle
habileté avec le chiffre. Celui-ci doit donc pouvoir être utilisé et manipulé sans
difficulté par tous. L’information doit être transmise rapidement et ne peut
donc supporter un temps de chiffrement et de déchiffrement trop long, d’où le
recours à des systèmes facilement maniables par les agents, notamment les
résidents qui doivent chiffrer eux-mêmes leurs dépêches. Sans cesse plus utilisée,
la cryptographie demeure hors des sphères mathématiques. De fait, si un
perfectionnement s’observe bien, celui-ci porte sur un seul et même procédé,
la substitution homophonique ou substitution à représentations multiples,
mobilisée dans la très grande majorité des sources cryptographiques jusqu’au
milieu du xviie siècle et l’introduction des systèmes à répertoire, dont le plus
connu reste à ce jour le Grand Chiffre conçu par Antoine Rossignol.
Cette rapidité d’écriture progressivement induite par le perfectionnement
du système de substitution homophonique n’entraîne pourtant pas une
multiplication du recours au chiffre. En 1535, George de Selve, ambassadeur à
Venise, chiffre déjà 70 % des dépêches qu’il adresse au cardinal du Bellay, alors
1. Giambattista della Porta, De Furtivis literarum notis vulgo de ziferis, Naples, 1563.
2. Blaise de Vigenère, Traité des chiffres ou secretes manieres d’ecrire, Abel Langelier, Paris,
1586.
3. Seules deux tables s’appuyant sur le système, simplifié, de Vigenère ont été retrouvées à ce
jour : BnF, fr. 4724, fol. 136, « Chiffre baillé par le Père François Ybernois », v. 1620 ; BnF,
fr. 4725, fol. 68, « Chiffre donné par M. Simon », v. 1610.
4. La question de la professionnalisation ou du moins spécialisation des diplomates a fait
l’objet de nombreuses études (voir notamment Indravati Félicité (dir.), L’identité du
diplomate (Moyen Âge-xixe siècle). Métier ou noble loisir ?, Garnier, Paris, 2020). En l’absence
de toute formation dédiée avant le début du xviiie siècle, les critères présidant au choix
d’un agent diplomatique pour une mission reposent majoritairement sur l’expérience, les
capacités de négociation, les qualités curiales et, pour certains postes, un goût des langues
ou un certain statut nobiliaire.

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Le premier essor de la cryptographie en France (1510–1630)

à Rome1. Le progrès est intangible : il accélère le temps d’écriture et ralentit le


temps de décryptage. Les fréquences pourtant demeurent variables tout au long
du xvie siècle2 et rappellent le rôle du chiffre dans la pratique épistolaire, qu’elle
soit politique ou diplomatique : une réponse à un besoin conjoncturel et non
un outil structurel dont il convient de se saisir à tout prix. L’existence ponctuelle
ou régulière de chiffrement à l’échelle d’une correspondance ou même l’absence
de tout chiffrement ne constituent en cela pas des solides preuves pour juger
de l’appropriation de la pratique cryptographique par une institution ou par
une catégorie sociale. Le recours au chiffre demeure le résultat d’un choix,
conscient, de l’épistolier pour protéger sa dépêche en fonction d’un contexte
donné3. Ni à l’échelle d’une correspondance ni à celle d’une dépêche, le chiffrement
systématique n’est donc la règle. L’absence du recours systématique au chiffrement
intégral peut néanmoins paraître étonnante. Une protection idoine des
documents, dépêches ou mémoires, envoyés tendrait en effet vers un chiffrement
intégral. La seule présence d’une signature, d’une date, d’une adresse fournit
déjà de nombreuses informations à un cryptanalyste, notamment la langue
utilisée et le contexte d’écriture pas – et donc les noms et sujets principaux
pouvant être mentionnés dans la dépêche. Pourtant, seule une infime minorité
de documents chiffrés, souvent des mémoires, ne présentent aucune de ces
informations. Si la conservation lacunaire des correspondances fausse peut-être
la proportion totale de ces documents intégralement chiffrés dans la masse
initialement produite, elle permet surtout d’estimer plus précisément le degré
de protection attendu des dépêches. Il s’agit moins d’empêcher toute tentative
de cryptanalyse – les systèmes cryptographiques demeurent trop faibles pour
cela – que de les ralentir, sans trop entraver le travail d’écriture et de lecture.
Dès lors que le chiffrement est suffisamment conséquent pour empêcher que
le contenu soit simplement deviné par déduction, le degré de protection attendu
est atteint.
Le chiffre constitue, au début de l’époque moderne, une protection
temporaire et non définitive. Aucun chiffrement ne tend à s’observer dès lors
qu’il n’y a pas besoin de transmettre une information à un tiers, quelle que soit
sa distance physique ou politique. Il sert à protéger l’information le temps de

1. BnF, Dupuy 265.


2. Une première analyse des fréquences cryptographiques dans les correspondances
diplomatiques de la première modernité a déjà été réalisée dans Camille Desenclos,
« Écrire le secret quotidien… », op. cit.
3. Dans certains cas, le recours au chiffre est également conditionné par des contraintes
matérielles. Bien que relativement peu technique, le chiffre demeure long à écrire,
nécessitant de passer par plusieurs phases de brouillon. Certains diplomates se justifient
ainsi de ne pas recourir au chiffre par manque de temps (Camille Desenclos, « Transposer
pour mieux transporter… », op. cit., pp. 134-135).

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

sa transmission, mais non au-delà. De fait, la présence régulière d’un déchiffrement,


interlinéaire ou marginal, directement inscrit sur la dépêche chiffrée originale,
confirme cette temporalité limitée de la protection recherchée par le recours
au chiffre. Dès lors que la transmission est assurée, la maniabilité de l’information
prédomine, notamment par le biais d’une lecture plus aisée du contenu de la
dépêche en cas d’alternances de passages en clair et chiffrés. Rien ne vient donc
protéger le document une fois reçu, si ce n’est la destruction volontaire1.
Si les épistoliers requièrent occasionnellement que leur dépêche soit détruite
après lecture2, le simple fait que nous ayons connaissance de cette requête
témoigne du non-respect de cette consigne et interroge quant à la mise à
exécution de semblables demandes. Bien que la conservation parfois intégrale
de certaines correspondances diplomatiques chiffrées puisse constituer un
premier élément de réponse, les modalités de constitution des fonds diplomatiques
comme politiques freinent considérablement l’analyse de cette pratique, dans
la mesure où il est impossible d’identifier avec certitude l’origine de certaines
lacunes, comme par ailleurs d’estimer finement les fréquences de recours au
chiffre. La conservation d’une typologie documentaire qui, elle, devait être
systématiquement détruite après usage – la table de chiffrement – suggère
néanmoins une faible attention accordée au chiffre, dès lors que celui-ci a fait
l’office recherché – protéger la transmission – et ce d’autant plus facilement que
le système cryptographique étant partagé, jusqu’au milieu du xviie siècle, par
la majorité des États européens, l’éventuel dévoilement d’une table de chiffrement,
désormais inutilisée, ne constituerait nullement un danger pour la sécurité des
futures dépêches chiffrées.

Camille Desenclos

1. De nombreux mémoires et dépêches nous sont parvenus sans déchiffrement. Il n’est


néanmoins pas certain que cette absence soit liée à une volonté consciente de protéger
le contenu du document. Le déchiffrement pouvant être reporté certes en interligne ou
en marge mais également sur un feuillet distinct, notamment dans le cas de documents
intégralement chiffrés, l’inviolabilité de ces documents peut devoir à une simple perte, au
gré des recompositions des fonds et collections, desdits feuillets.
2. Dès le Moyen Âge, la destruction volontaire d’une dépêche après lecture s’observe ;
elle vient cependant en remplacement du chiffre, encore exceptionnel dans sa pratique
(Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de
Jacques II d’Aragon (1291-1327), Casa de Velazquez, Madrid, 2009, pp. 118). Cette pratique
perdure néanmoins à l’époque moderne, après la généralisation de l’usage du chiffre
(Jean-Marie Ribera, Diplomatie et espionnage : les ambassadeurs du roi de France auprès de
Philippe II, Honoré Champion, Paris, 2007, pp. 389-390).

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VOLTAIRE ET LE SECRET DU ROI1

Gilles Perrault

Je ne suis pas historien et ne prétendrai jamais l’être. Au hasard de vastes


lectures, il était inévitable de rencontrer le Secret du Roi. Mais les meilleures
plumes ne l’évoquaient que de manière allusive, souvent contradictoire, et
presque toujours avec cette espèce de dégoût discret qu’on réserve aux affaires
secrètes. Comme j’ai pour elles une inclination décidée, je ne pouvais qu’essayer
d’aller plus avant. Edgar Boutaric avait publié en 1866 la correspondance secrète
de Louis XV ; ce n’était qu’une partie de l’iceberg. Douze ans après lui, le duc
de Broglie donna son Secret du Roi, qui allait rester pour longtemps le seul récit
cohérent de l’affaire. Puis Michel Antoine et Didier Ozanam publièrent en deux
volumes (1956 et 1961) la correspondance du comte de Broglie avec Louis XV.
Il ne s’agissait que de l’édition des lettres d’un agent du Secret, mais elle s’ouvrait
par une introduction d’une centaine de pages, synthèse magistrale de l’affaire,
qui malgré la réserve historienne de rigueur, suscitait l’enthousiasme du lecteur
pour des personnages extraordinaires animés par une grande passion ; elle
s’accompagnait aussi d’un appareil de notes d’une érudition enivrante : toutes
les sources – et les déficits – étaient inventoriées ; les pistes, indiquées ; les
problèmes, évoqués sinon résolus. Le travail de MM. Antoine et Ozanam, sans
retirer au livre du duc de Broglie son mérite fondateur et le plaisir qu’on prend
à sa lecture, marquait aussi ses limites. Le duc s’était principalement attaché à
restituer la figure de son arrière-grand-oncle, le comte de Broglie, et n’avait
utilisé qu’une partie de la documentation disponible. « L’histoire du Secret reste
donc à faire », concluaient nos savants auteurs. Il me semblait évident qu’ils
s’en chargeraient : ne venaient-ils pas d’en tracer minutieusement le chantier ?
J’ai attendu longtemps. Qu’aucun de leurs collègues n’ait choisi de traiter un
pareil sujet ne saurait, au fond, étonner : les historiens abhorrent aujourd’hui

1. Ce texte est extrait de « le Secret du Roi – La passion polonaise » de Gilles Perrault


© Librairie Arthème Fayard, 1992

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

l’événementiel – et rien de plus événementiel qu’une affaire de service secret.


Faute de pouvoir la lire, il ne me restait donc qu’à tenter d’écrire l’histoire du
Secret. Parmi tant de handicaps trop évidents, un atout me réconfortait. Une
longue familiarité avec plusieurs services secrets, dont certains relevant d’États
aujourd’hui disparus, me mettait en mesure d’entrer avec aisance dans cette
histoire et d’en appréhender les mécanismes. Sans doute les techniques ont-elles
évolué (moins qu’on ne le croit au demeurant), mais les ressorts humains restent
inchangés. Il serait facile de nommer quelques homologues contemporains du
comte de Broglie, de Tercier ou du chevalier d’Éon, dont la carrière a connu
une trajectoire identique à celle de leurs aînés. Les péripéties elles-mêmes
obéissent à une logique immuable, tant il est vrai que le jeu ne change pas et
que la violation de ses règles entraîne systématiquement les mêmes sanctions.
Pour le reste, la documentation ayant été si bien inventoriée et localisée, il ne
s’agissait que de la traiter avec rigueur et respect des faits. L’écriture de quelques
ouvrages portant sur des affaires récentes, mettant en jeu l’honneur de personnes
vivantes, m’avait dressé à cette discipline. Bien entendu, comme tout service
de cette nature, le Secret était trop intriqué dans son époque pour qu’on pût
s’abstenir d’évoquer quelque cinquante années qui comptent parmi les plus
passionnantes de l’histoire de France. Mais si le Secret ne saurait être compris
que réinséré dans son temps, il permet sans doute de le mieux comprendre.
Tout service est un microcosme qui reproduit en les exagérant les caractéristiques
de l’époque. Par plus d’un aspect, le Secret, même s’il subit les lois du genre, ne
pouvait appartenir qu’au xviiie siècle.

1743, Voltaire est à La Haye, en exil lui aussi, mais volontaire. Il a quitté
Paris abreuvé de rebuffades et d’affronts. Il n’en peut plus. D’abord, un échec
sanglant à l’Académie française. Il avait posé sa candidature au fauteuil du
cardinal de Fleury. Pourquoi pas ? Ne s’était-il pas réconcilié avec Son Éminence ?
Et qui eût été plus apte que lui à faire l’éloge funèbre de l’homme d’État qui
avait gouverné la France pendant dix-sept ans ? Sa candidature, approuvée par
le roi et sa maîtresse, semblait devoir passer comme lettre à la poste. C’était
compter sans le parti dévot, mobilisé autour de l’ancien évêque de Mirepoix,
Boyer, précepteur du dauphin et titulaire de la feuille des bénéfices, qui lui
donnait la direction temporelle du clergé. Ils en ont tant fait – un mécréant
succédant au cardinal ! – que Louis XV a retiré son appui. C’est l’évêque de
Bayeux qui a été élu à l’unanimité des voix (quelle claque pour Voltaire !), tout
surpris de ce fauteuil auquel il ne songeait pas. Bagage littéraire nul, pas une
ligne publiée. Voltaire en est pour ses frais ; il avait écrit à Boyer une lettre assez

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pitoyable (« Je suis bon citoyen et vrai catholique ») qui consterne ses amis et
enchante les autres.
Puis sa tragédie La Mort de Jules César, donnée une première fois huit ans
plus tôt au collège d’Harcourt, rejouée sans problème sur un théâtre privé, que
la Comédie-Française avait inscrite à son répertoire, répétée, et que la police
interdit la veille de la première… C’en est trop, il part, la Hollande sera sa
première étape. Il ira ensuite s’établir à la cour de Frédéric II, un roi capable
d’apprécier les poètes. Lettre amère à l’ami Thiériot : « J’ai une récompense bien
singulière et bien triste de trente années de travail. Ce n’est pas tant Jules César
que moi qu’on proscrit. » Vers désabusés à l’ami Cideville : « Non, terminons en
paix mon obscure carrière… » Lettre de coquette au « monarque charmant », à
« ma plus grande passion », Frédéric de Prusse : « Je n’y puis plus tenir ; le côté
de votre aimant m’attire trop fort, tandis que le côté de l’aimant de la France me
repousse. » Émilie du Châtelet, restée à Paris, annonce urbi et orbi la définitive
rupture : « … M. de Voltaire, très mécontent déjà de tout ce qui s’était passé au
sujet de l’Académie, a été si révolté du refus que l’on fait de laisser jouer la tragédie
de Jules César qu’il s’en est allé en Hollande, d’où il ira vraisemblablement en
Prusse… »
Barbier note dans son journal : « On ne dit rien de nouveau, si ce n’est que
Voltaire, notre fameux poète, est encore exilé, on n’en sait pas précisément la raison.
On dit que c’est peut-être pour avoir fait une critique un peu hardie de l’oraison
funèbre du cardinal de Fleury. »
Bon début : l’opération d’intoxication, première phase de la mission, a
réussi. L’échec à l’Académie n’était certes pas programmé, mais a été bien utile
pour accréditer l’image d’un Voltaire révolté par l’injustice du pouvoir.
L’interdiction de La Mort de Jules César a été délibérée (Amelot, secrétaire d’État
des Affaires étrangères, l’écrit explicitement à Valori, notre ambassadeur à
Berlin). Ainsi Voltaire quitte-t-il Paris avec la « couverture » d’un homme
dégoûté de Paris, écœuré par Versailles, qui n’a d’autre issue que de se jeter
dans les bras de son « adorable monarque ».
Cette fois, la mission a le sceau officiel. Les quatre secrétaires d’État l’ont
organisée ; le roi l’a approuvée. La coalition qui se noue contre la France apparaît
si menaçante qu’il serait fou de se priver de l’atout Voltaire. On lui remboursera
ses frais. Amelot lui a confié un code secret qui mettra sa correspondance à
l’abri des yeux indiscrets. Le code, d’une robuste simplicité, est basé sur une
méthode d’équivalences directes : un groupe de chiffres représente un mot ou
une phrase convenus d’avance ; ainsi le groupe chiffré 0631 représente-t-il la
Prusse. Le comte d’Argenson, condisciple de Voltaire à Louis-le-Grand, est
secrétaire d’État de la Guerre. Son aîné, le marquis d’Argenson, prendra bientôt

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

la place d’Amelot. Avec cette nouvelle génération – la sienne – qui arrive aux
affaires, c’en est fini des réticences décourageantes du vieux Fleury ; Voltaire
va enfin pouvoir devenir quelque chose.
Un embarras : Emilie du Châtelet, jalouse du roi de Prusse qui veut lui
voler son poète, s’est si fort opposée au voyage qu’on s’est résigné à la mettre
dans le secret. On s’en repentira.
Frédéric voyageant sans cesse pour passer ses troupes en revue ou surveiller
des travaux de fortification en Silésie, Voltaire s’installe à La Haye dans ce qu’il
nommera pour ses amis « le palais royal du roi de Prusse », en fait l’ambassade
prussienne, une vieille bâtisse hantée par les rats. Il y attend la convocation du
roi. Mais comme il est Voltaire et qu’il brûle de briller dans son nouvel emploi,
il étend d’autorité sa mission à l’espionnage de la Hollande. Le ministère français
avait les yeux fixés sur ce pays, qui avait promis son alliance à l’Angleterre mais
hésitait à passer à l’acte, redoutant l’éventualité – elle se vérifiera – d’une offensive
française contre les Pays-Bas autrichiens qui eût dangereusement rapproché la
guerre de ses frontières. Toute information sur la Hollande valait son pesant
d’or.
Voltaire les apporta par brassées. En trois mois, cet homme de génie fit la
démonstration éblouissante qu’il était aussi un génial agent de renseignement.
L’histoire des services secrets offre peu d’exemples d’une telle rapidité dans la
détection des sources, d’une pareille diversité dans l’information, d’une recherche
aussi minutieuse du détail signifiant. Esprit universel, exemplaire de ce siècle
où l’on survolait tout avec l’ambition de tout apprendre, Voltaire avait compris
d’emblée que le renseignement n’est fait que de détails. Point d’aigles dans ce
métier, mais des moineaux picoreurs. Les plus grands sont les plus modestes.
Il sut être modeste, ce qui lui était la chose peut-être la plus difficile au monde.
Nous le savions depuis sa précédente mission, quand nous l’avions vu avec
étonnement identifier les cartes géographiques achetées à Aix-la-Chapelle par
un aide de camp de Frédéric.
Il commence par un coup de maître. L’ambassadeur de Prusse à La Haye,
le jeune comte Podewils, avait pour maîtresse la femme d’un homme d’État
hollandais. Elle lui donnait copie de toutes les décisions gouvernementales.
Voltaire s’en procura les doubles et les fit passer à Versailles. Ce ne fut certes
pas sa seule source. Il écrivait dès le 6 juin à Amelot : « Je suis en liaison intime
avec quelques étrangers qui me font part de toutes les affaires et qui me mettront
en état de le [Frédéric] brouiller avec l’Angleterre. »
Le 15 juillet, un véritable exploit : il envoie au comte d’Argenson, ministre
de la Guerre, l’état détaillé des forces militaires hollandaises, soit un total de
quatre-vingt-quatre mille hommes subdivisés en sept mille sept cents cavaliers,

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soixante-deux mille fantassins, trois mille cinq cents dragons, neuf mille six
cents Suisses, mille deux cents artilleurs. Il y ajoute le budget ordinaire de la
guerre (10 098 156 florins) et le budget extraordinaire (5 774 561 florins). Il
indique que la dette hollandaise se monte pour l’année en cours à 32 852 665 florins,
dont l’intérêt annuel est de 1 478 694 florins. Versailles possède ainsi, à l’unité
près, le tableau complet de la puissance militaire et financière de cet ennemi
potentiel. Voltaire, un peu ému par l’importance de ces renseignements et par
le risque qu’il court, demande à d’Argenson de lui accuser réception de l’envoi
(conformément aux dispositions prises, il a été expédié à l’adresse d’Émilie du
Châtelet, qui fait office de boîte à lettres), « sans quoi j’aurais ici beaucoup
d’inquiétudes ».
Il annonce que La Haye a décidé de faire marcher quatorze mille six cents
hommes, destinés à rejoindre la coalition contre la France. Mais il ajoute : « Vous
pouvez être sûr que les Hollandais ne vous feront pas grand mal. Il est actuellement
huit heures du soir, 15 juillet. À sept heures, le général Hompèche, qui attendait
l’ordre de partir, a reçu un ordre nouveau de faire mettre petit à petit, ces quinze
jours-ci jusqu’au 1er août, les chevaux à la pâture. Les gardes à pied n’auront les
ordres pour la marche que le 24 juillet. Il est évident qu’on cherche à ne plus obéir
aux Anglais, sans leur manquer ouvertement de parole. » Le 18, il confirme :
« L’ordre de mettre les chevaux au vert est exécuté et subsiste pour dix ou douze
jours au moins. Les gardes à pied partent le 24 ou le 23 au plus tôt. Deux régiments
sont en marche actuellement aux environs de Maastricht. On dit hier en ma
présence au comte Maurice de Nassau, général de l’infanterie : Vous ne serez pas
avant deux mois au rendez-vous. Il en convint. »
Le 19 juillet, il écrit à Amelot sur Van Haren, ennemi décidé de la France,
qui avait convaincu le gouvernement hollandais de rallier la coalition et de lui
fournir vingt mille hommes. Contrairement à l’image qu’on en a à Versailles,
Voltaire estime que cet adversaire devrait être approché. « Je souhaiterais qu’un
homme de ce caractère pût être attaché à Sa Majesté, et je ne crois pas qu’il soit
impossible d’y réussir. » Voltaire est par ailleurs en contact permanent avec
l’ambassadeur d’Angleterre et l’envoyé du Hanovre, c’est-à-dire les représentants
des puissances ennemies. Leurs propos sont inquiétants. La coalition a pour
objectif d’arracher l’Alsace et la Lorraine à la France. Ils ne se méfient nullement
de Voltaire : « On me parle familièrement, et si j’étais dans le camp du roi
d’Angleterre, j’ai lieu de croire qu’on ne se déguiserait pas davantage, tant on me
croit peu à portée, par mon caractère et par ma situation, de profiter de cette
franchise. » La couverture est étanche.
Dans la même lettre, une information considérable : Frédéric emprunte
quatre cent mille florins à Amsterdam. « Cette nouvelle est aussi vraie

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qu’étonnante. » Le trésor laissé par le Roi-Sergent n’était donc pas inépuisable.


Si le nerf de la guerre vient à manquer, cela ouvre des perspectives. Ne
conviendrait-il pas d’offrir des subsides à Frédéric ? Ces subsides ne pourraient-
ils être affectés à l’achat de ravitaillement en Allemagne, ce qui aurait l’intérêt
d’affamer d’affamer les armées de la coalition ? Voltaire attend l’accord de
Versailles pour s’en ouvrir au roi de Prusse. D’autre part, il rend compte des
nombreuses visites que lui fait lord Stairs, commandant de l’armée anglaise,
qu’il connaît depuis vingt-cinq ans. « Si mes liaisons, et le bonheur que j’ai d’être
reçu partout avec bonté et sans défiance, peuvent être de la moindre utilité, il n’y
a rien que je ne sois prêt de faire. » Mais il attendra le feu vert ministériel pour
aller plus loin avec Stairs. Le 1er août, il envoie au comte d’Argenson l’analyse
hollandaise de la bataille de Dettingen, annonce le départ des gardes à cheval,
et ajoute : « Les meilleures têtes de la Hollande avouent qu’elles ne seraient pas
peu embarrassées si vous envoyez un corps sur la Meuse. »
Le même jour, il donne à Amelot des détails sur l’emprunt de Frédéric. Il
annonce surtout qu’il a informé le roi de Prusse, « par une voie très secrète »,
que les Hollandais faisaient remonter le Rhin à des transports de munitions
destinés à la coalition, et qui traverseraient des territoires de sa souveraineté.
Frédéric a accepté de bloquer les transports aussi longtemps qu’il pourra, mais
exige que l’ambassadeur de France ne soit pas mis dans le secret : « On ne veut
point paraître lié avec vous. On veut vous servir sous main, en ménageant la
République. Je tâcherai de faire fermenter ce petit levain. » Il y revient le lendemain
et confirme que, selon Frédéric, l’envoi d’un corps d’armée sur la Meuse
renforcerait puissamment le parti pacifiste en Hollande. Au ministère d’en
décider : « Je n’ai d’autre avantage que celui de mettre les partis différents et les
ministres étrangers à portée de me parler librement. Je me borne et bornerai à vous
rendre un compte simple et fidèle de tout. »
Le 6 août, il écrit à Amelot sur Van Haren, l’adversaire déclaré de la France.
Voltaire estime qu’il « serait très sensible à l’espérance de pouvoir être ambassadeur,
mais le temps n’est pas convenable ». Il communique au secrétaire d’État copie
de la dernière dépêche envoyée à La Haye par Van Hoy, ambassadeur de Hollande
en France. Il annonce que la ville de Nimègue refuse de payer sa part des subsides
promis à Marie-Thérèse. « Un des hommes les mieux instruits » lui a appris que
les Anglais « font au roi de Prusse les propositions les plus fortes. Il m’a promis de
m’en donner copie mais je doute de l’exécution de sa promesse. »
Le 8, il prévient que « les troupes hollandaises ne pourront certainement
joindre les alliés que le 15 ou le 16 septembre ». Le parti pacifiste est toujours aussi
fort. Une démonstration française de fermeté neutraliserait définitivement la
Hollande.

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Le 13 août, à Amelot, « une pièce très secrète » dont nous ne savons rien ;
mais « je ne crois pas que rien puisse mieux faire connaître l’état présent de ce
pays ». Il confirme que Podewils, ambassadeur de Prusse, s’active pour la paix.
C’est un homme qu’il faut absolument s’attacher. Le 16 août, au même Amelot,
sur Van Haren (Ah ! cet homme capital, cet adversaire, est aussi grand poète.
« Je suis bien aise, écrit Voltaire au marquis d’Argenson, pour l’honneur de la
poésie, que ce soit un poète qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine
de Hongrie, et que la trompette de la guerre ait été la très humble servante de la
lyre d’Apollon. »). Ce Van Haren, donc, « il faut le regarder comme un homme
incorruptible ; mais il peut aimer la gloire et les ambassades ». Voltaire est convaincu
que « l’espérance d’être nommé par la faveur même de la France à une ambassade
(dont il semble exclu par l’usage, étant né frison) pourrait flatter son amour-propre,
et le déterminer à servir le parti de la justice, de la raison et de la paix. Mais ce ne
peut être que l’ouvrage du temps, et même d’une liaison intime et secrète avec lui ».
Sagace Voltaire ! Comme il connaît son monde et quel agent recruteur il eût
fait ! Les annales des services secrets le démontrent à satiété : là où l’argent ne
réussit pas toujours, car les incorruptibles sont plus fréquents qu’on ne croit, la
vanité échoue rarement. Elle est l’arme absolue pour recruter ou retourner un
homme (non pas une femme, beaucoup moins vulnérable à ces pauvretés).
Toujours le 16 août, l’affaire du blocus des munitions va bien et les armées
de la coalition ne sont pas près de les recevoir. Podewils, dûment chapitré, écrit
à Frédéric dans un sens favorable à la France (mais il ne veut surtout pas d’une
brouille entre Prusse et Hollande, car cela le contraindrait à quitter sa maîtresse…).
Bonne nouvelle : Voltaire, qui a accès aux dépêches envoyées à La Haye par
l’ambassadeur de Hollande à Saint-Pétersbourg, peut assurer que Frédéric refuse
un traité défensif proposé par l’Angleterre et la Russie. Voltaire s’autorise à
signaler à Amelot (qui l’informe régulièrement de l’évolution diplomatique en
Europe) que, contrairement à ce que lui affirme son propre ambassadeur à
Pétersbourg, « le ministère russe paraît entièrement autrichien ». Il lui envoie, à
titre de preuve, copie de la dépêche hollandaise. À propos d’ambassadeur, il
s’est déjà pourvu de lettres de recommandation pour mylord Hyndford, ministre
anglais à Berlin : « Je tâcherai même de me lier avec lui, et de faire tourner à votre
avantage l’heureuse obscurité à l’abri de laquelle je peux être admis partout avec
familiarité. » Il termine en évoquant les dépêches décevantes de l’ambassadeur
de Hollande à Versailles, Van Hoy, dont il a également connaissance. L’affaire
des munitions continue d’aller bien, puisque les transports n’avancent pas.
Voltaire donne le 19 août la liste complète du matériel (1 290 boulets de canons

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de 3 livres de balles, 29 600 balles de mousquet, 36 714 pierres à fusil, etc.). La


deuxième semaine d’août, il se met en route pour Berlin où l’attend le roi de
Prusse.

Il est de tradition, chez les historiens, de traiter sur le ton de la comédie la


rencontre de Berlin. Au mieux, Voltaire est montré en grand écrivain s’égarant
dans un domaine qui n’est pas le sien et où il était trop léger, virevoltant,
pirouettant – voltairien – pour ne pas échouer. Le plus souvent, c’est un Voltaire
enivré de vanité, atteint de mégalomanie galopante, qui s’avance vers Berlin
avec la certitude de régler le sort de l’Europe en trois conversations.
Rien de plus faux. Nous venons de le voir trop appliqué aux minuties pour
lui croire la tête dans les nuages ; ce poète avait les pieds sur terre. Il a parfaitement
compris – ses lettres de La Haye ne cessent de le répéter – qu’il doit son efficacité
d’agent non point tant à sa célébrité qu’à son efficace couverture d’écrivain
persécuté dans son pays et contraint à l’exil. Quant à sa prétendue présomption,
il faut ne l’avoir point lu pour la soutenir. Comment cet homme dont l’intelligence
survole le siècle aurait-il été si sot que de croire au pouvoir magique de sa
séduction dans une affaire aussi grave ? Comment aurait-il méconnu que Frédéric
ne reprendrait les armes que si l’alliance avec la France lui paraissait sûre et
profitable ? Bien loin de partir gonflé de suffisance, Voltaire n’avait cessé de
modérer les espérances de Versailles. Le 2 août, il insiste sur la mauvaise opinion
qu’a Frédéric de la France : « J’ose vous supplier, ajoutait-il, de m’envoyer quelques
couleurs avec lesquelles je puisse faire un tableau qui le frappe quand je lui ferai
ma cour… » Le 13 août : « Je voudrais que vous fussiez content de mon zèle,
mais les choses sont à présent dans une situation qui me fait craindre que ce
zèle ne soit inutile, et qui me fait prendre la liberté de vous demander quelques
instructions qui m’empêchent de faire un faux pas. » Le 16 août : « Je suis bien
loin d’oser me promettre un succès qu’on doive à mes soins, je ne réponds que du
zèle le plus ardent. » Le 27 août, en route pour Berlin : « Je crois jusqu’à présent
n’avoir point donné de faux avis. Je ne veux pas non plus donner de fausses
espérances… » Le moins qu’on puisse dire est qu’il a claire conscience des
difficultés et qu’il ne se berce point d’illusions.
Chez ses biographes les mieux disposés, l’épisode reste embrumé de gêne.
Ils souffrent de voir le héraut de la tolérance, le défenseur de Calas et de Sirven,
l’homme des Lumières, s’abaisser à ces besognes. Ils déplorent de le voir trahir
la confiance de son hôte – tant d’odes dithyrambiques au Salomon du Nord
pour finir par l’espionner… Que répondre ? Voltaire va dans un pays qui
professera bientôt que « le renseignement est métier de seigneurs », mais la

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formule, à ce jour, n’a pas vraiment convaincu. Peut-être devrait-on mieux voir
que ces deux hommes – le roi Voltaire et le roi de Prusse – traitent de puissance
à puissance et que leurs rapports n’ont pas la simplicité des relations ordinaires.
Ils s’admirent sûrement ; ils s’aiment peut-être ; ils sont aussi des monstres froids.
Frédéric veut absolument fixer Voltaire à Berlin pour donner à sa cour l’éclat
qui lui manque, et tous les moyens lui sont bons. Voltaire voit dans le roi de
Prusse l’incomparable joker qui le sauve des situations délicates et peut assurer
sa promotion. Dans la longue partie qu’ils jouent l’un avec l’autre – l’un contre
l’autre –, Frédéric n’est d’ailleurs pas le dernier à ruser et à trahir. On aurait
tort de le confondre avec Stanislas Leszczynski. En avance sur tous les chefs
d’État, il avait deviné l’importance à venir du renseignement, tout comme la
puissance nouvelle de l’opinion publique. Aucun souverain ne s’ingénia autant
que lui à être exactement renseigné. Voltaire s’était trop démasqué pour ne
point lui faire dresser l’oreille. Cette lettre, par exemple, qui vantait le courage
français malgré Dettingen et malgré les replis de « l’ami de Strasbourg »,
comment le roi de Prusse ne l’eût-il pas trouvée singulière sous la plume d’un
écrivain absolument disgracié, réduit à l’exil, et qui, même en faveur à la cour,
ne se fût pas privé de brocarder les seigneurs pleins de morgue qui avaient fui
devant les fusils anglais ? Il y avait anguille sous roche. Frédéric s’employa à
soulever la roche.
Après sa candidature avortée à l’Académie, le poète avait envoyé à Berlin
des lettres où Boyer, responsable de son échec, était allègrement moqué. Voltaire
prétendait ainsi que le prélat signait toujours en abrégé « l’anc. évêque de
Mirepoix » mais que son écriture était si mauvaise qu’on lisait : « l’âne évêque
de Mirepoix ». Frédéric, machiavélique, écrivit à Rottenbourg, son agent à Paris :
« Voici un morceau d’une lettre de Voltaire que je vous prie de faire tenir à l’évêque
de Mirepoix par un canal détourné, sans que vous et moi paraissions dans cette
affaire. » L’objectif était double. D’abord, brouiller définitivement Voltaire avec
la France pour le contraindre à venir s’installer à Berlin ; mais aussi observer
la réaction de Versailles. Si aucune poursuite n’était engagée contre Voltaire,
preuve serait faite que, bien loin de le proscrire, le ministère français le protégeait.
Pour faire bonne mesure, Frédéric, peu regardant sur les moyens, avait greffé
sur une strophe de Voltaire un vers de sa composition où Louis XV était appelé
« le plus stupide des rois ». Il n’y eut pas de réaction. Voltaire, d’ailleurs, découvrit
la perfidie. Lettre de Frédéric II à son agent : « À propos de baladins, Voltaire a
déniché je ne sais comment la petite trahison que nous lui avons faite, et il en est
étrangement piqué ; il se défâchera, j’espère… » Voltaire se défâcha vite et il n’y
eut que l’âne de Mirepoix pour rester piqué. Selon Voltaire, le prélat s’étant
plaint à Louis XV de passer pour un sot à la face de l’Europe, « le roi lui répondit

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde ».
Voltaire prête au roi un esprit voltairien qu’on ne lui vit jamais.
Le secret semblait en tout cas éventé. L’imprudence d’Émilie du Châtelet
devait y avoir eu sa part : elle avait parlé et écrit à tort et à travers, notamment
à Mme de Tencin, redoutable personne, sœur du cardinal de Tencin, dont tout
le monde tenait pour établi qu’elle couchait avec lui. Mme de Tencin écrivait
dès le 18 juin : « On a publié que Voltaire était exilé, ou du moins que sur la crainte
de l’être, il avait pris la fuite ; mais la vérité est qu’Amelot et Maurepas l’ont envoyé
en Prusse pour sonder les intentions du roi de Prusse à notre égard. » Puis l’activisme
de Voltaire à La Haye, singulier de la part d’un homme soi-disant blessé, qui
prétendait ne plus aspirer qu’au recueillement, pouvait susciter des interrogations.
L’ambassadeur de France à La Haye, jaloux, comme tout diplomate de carrière,
de la concurrence d’un amateur, écrit à Versailles le 20 août, dix jours avant
l’arrivée de Voltaire à Berlin : « En même temps, Monseigneur, que je me fais un
devoir de rendre témoignage du zèle de M. de Voltaire, à son envie de devenir utile
au service du Roi et au désir extraordinaire qu’il a de mériter votre approbation,
je ne dois pas vous dissimuler que le motif de son voyage auprès du roi de Prusse
n’est plus un secret. »
Quelle importance ? La mission avait évolué, ne serait-ce qu’en raison de
l’excellence des renseignements transmis par Voltaire, qui faisaient découvrir
aux ministres, sous le baladin pour eux extravagant, l’instrument possible
d’une politique. On ne lui avait d’abord demandé que de tenter de percer à jour
les intentions de Frédéric ; on espéra bientôt qu’il aurait le talent de le ramener
dans l’alliance avec la France. Mais la couverture inventée pour le protéger,
efficace pour donner à Voltaire les apparences d’un écrivain exilé à qui Frédéric
s’ouvrirait sans méfiance, devenait un handicap dès l’instant que la mission,
cessant de se limiter au renseignement, devenait mission d’influence : pourquoi
le roi de Prusse aurait-il accordé crédit politique à un Français que la France
rejetait ? Voltaire le sentait si bien qu’il demanda à Maurepas une lettre à montrer
à Frédéric. Le ministre lui fit tenir par Émilie une belle épître l’assurant qu’il
avait eu tort de se croire en défaveur et qu’on comptait sur son rapide retour
en France.

Trente ans durant (1722-1792), de par la volonté de Louis XV et sous la


direction du prince de Conti, puis du comte de Broglie, le Secret du Roi fonctionne
à l’insu des ministres et de la cour. Son objectif ? Asseoir Conti sur le trône de
Pologne, seul trône électif en Europe. Dans un deuxième temps, après le
désastreux traité de Paris qui conclut la guerre de Sept Ans (1763), il s’agit

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Voltaire et le secret du roi

d’organiser la revanche contre l’Angleterre, notamment en préparant un


débarquement sur la côte anglaise.
Si l’on s’intéresse à l’Histoire, et aux affaires secrètes, comment ne pas se
passionner pour ce réseau clandestin dont quelques agents s’appellent Vergennes,
d’Eon. Breteuil, autour duquel gravitent un Beaumarchais ou un Dumouriez,
et qui aura pour adversaires acharnés la marquise de Pompadour et Choiseul ?
Techniquement, le Secret du Roi fait entrer la France dans l’ère du renseignement
moderne : réseau nombreux, strictement cloisonné, à vocation européenne,
poursuivant des objectifs à long terme. Nous sommes loin des missions ponctuelles
confiées, par exemple, à l’excellent agent que fut Voltaire. Aussi bien les péripéties
qui scandent l’histoire du Secret sont-elles de même sorte que celles qui ébranlent
nos services contemporains : lutte toujours recommencée entre chiffreurs et
casseurs de codes adverses, morts suspectes, défections imprévisibles,
retournements d’agents, avec, pour les chefs du Secret, la hantise
permanente – hélas ! trop souvent justifiée… – d’être « lâchés » par l’autorité
suprême, en l’occurrence Louis XV.
Il n’était pas aisé d’écrire une histoire, imbriquée à ce point dans la grande
Histoire : comment raconter l’action souterraine du comte de Broglie et de ses
agents sans évoquer la politique française officielle, qu’ils avaient le plus souvent
mission de neutraliser, voire de contrecarrer ? En revanche, la chronique
mouvementée du Secret est plus facile à reconstituer que celle de n’importe
quel autre service passé ou présent, car tout était écrit (ordres de Louis XV,
directives de Broglie, rapports des agents), et les archives, à quelques déficits
près, nous sont parvenues intactes.

Gilles Perrault

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Bibliographie indicative

Antoine (Michel) et Ozanam (Didier), Correspondance secrète du comte de Broglie avec


Louis XV, Paris, 1956-1961.
Antoine (Michel) et Ozanam (Didier), « Le Secret du Roi et la Russie », in Annuaire-Bulletin
de la Société de l’histoire de France, Paris, 1954-1955.
Antoine (Michel) et Ozanam (Didier), « Correspondance secrète inédite de Louis XV et
du général Monet, 1767-1772 », in Actes du LXXXe congrès des sociétés savantes,
Paris, 1955.
Blaga (Cornélius), L’Évolution de la technique diplomatique au xviiie siècle, Paris, 1937.
Boutaric (Edgar), Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère
avec le comte de Broglie, Tercier, etc., et autres documents relatifs au ministère secret…,
Paris, 1866.
Broglie (duc de), Le Secret du Roi. Correspondance secrète de Louis XV avec ses agents
diplomatiques, 1752-1774, Paris, 1878.
Ozanam (Didier), « La disgrâce d’un premier commis : Tercier et l’affaire de l’Esprit, 1758-
1759 », in Bibliothèque de l’École des chartes, Paris, 1955.
Ozanam (Didier), Éloge funèbre de M. Tercier, in Histoire de l’Académie royale des
inscriptions et belles-lettres, t. XXXVI, Paris, 1767.
Ozanam (Didier), Recueil des Instructions données aux ambassadeurs et ministres de France
depuis le traité de Westphalie jusqu’à la Révolution française, Paris, 1888.
Perrault (Gilles), Le Secret du Roi. Tome 1, « La Passion polonaise », Fayard, Paris, 1992. Tome
2, « L’Ombre de la Bastille », Fayard, Paris, 1993. Tome 3, « La Revanche américaine, »,
Fayard, Paris, 1996.
Piccioni (Camille), Les Premiers Commis des Affaires étrangères aux xviie et xviiie siècles,
Paris, 1928.
Przezdziecki (Renaud), Diplomatie et protocole à la cour de Pologne, Paris, 1934.
Samoyault (Jean-Pierre), Les Bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous
Louis XV, Paris, 1971.
Vandal (Albert), Louis XV et Élisabeth de Russie, Paris, 1896.

Les sources essentielles du Secret se trouvent naturellement aux archives


du ministère des Affaires étrangères, dans les gros volumes collationnant les
correspondances, tant officielles que secrètes, ainsi que dans les dossiers du
personnel. Un certain nombre de pièces sont conservées aux Archives nationales,
à la Bibliothèque nationale et aux Archives historiques de la Guerre.

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AGENTS HONGROIS AU SERVICE
DE LA FRANCE SOUS L’ANCIEN RÉGIME

Ferenc Tóth

La France profita, du moins depuis le règne de François Ier, d’alliances de


revers en Europe centrale et orientale contre son véritable ennemi, la monarchie
des Habsbourg. Dans les relations franco-hongroises au xviie siècle, les
mouvements d’indépendance hongrois jouèrent un rôle primordial. Pour les
projets stratégiques de la diplomatie française, les rebelles hongrois et la
Principauté de Transylvanie occupaient une place particulière puisqu’ils
permirent de rallier d’autres pays susceptibles de former un système d’alliance
de revers, à savoir l’Empire ottoman, la Suède, la Pologne et plus tard la Prusse.
Cette coopération franco-hongroise fonctionnait déjà dans la seconde moitié
de la guerre de Trente Ans lorsque le prince Georges Ier Rákóczi rejoignit
l’alliance française pour combattre les Impériaux. Néanmoins, l’époque
véritablement fleurissante des relations franco-hongroises se situe dans les
dernières décennies du xviie siècle et au début du siècle suivant. La conjuration
des Magnats (1670) et le mouvement d’Émeric Thököly (1677-1690) renforcèrent
les liens avec la diplomatie française qui envoyait des agents régulièrement en
Hongrie et Transylvanie.
L’autre période particulièrement riche en événements fut la guerre
d’indépendance du prince François II Rákóczi (1703-1711). Descendants des
princes de Transylvanie, Rákóczi était un allié oriental de Louis XIV qui profita
des troubles en Hongrie durant la guerre de Succession d’Espagne pour tenter
d’arracher l’indépendance aux Habsbourg. Après sa défaite, le prince déchu
trouva d’abord refuge à cour de Louis XIV. Ses officiers et partisans le suivirent
dans son émigration en France puis en Turquie. Beaucoup d’anciens combattants
de la guerre d’indépendance trouvèrent un emploi au sein de l’armée française,
au sein des fameux régiments de hussards. Certains furent employés comme
agents au service de la diplomatie ou du renseignement militaire. La présente

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

étude offre un aperçu de l’activité de ces agents à travers quelques exemples de


carrières remarquables1.

Les Hongrois au service de la diplomatie française

Des agents hongrois étaient au service de la France depuis le xvie siècle,


principalement dans le cadre des relations avec les Ottomans. Le premier
représentant connu de la diplomatie française auprès de la Sublime Porte fut
un noble hongrois d’origine croate, un certain Jean Frangepani, le fils du comte
Andreas Frangepani2. Plusieurs raisons expliquent pourquoi la diplomatie
française avait besoin d’agents hongrois. La principale était qu’ils disposaient
de connaissances des langues et des civilisations des pays d’Europe centrale et
orientale. Beaucoup avaient passé quelque temps dans les pays voisins de l’Empire
ottoman et surtout sur son territoire après l’échec des mouvements d’indépendance
hongroise. Ils avaient ainsi appris les langues que les diplomates français ne
maîtrisaient pas bien. Pour communiquer avec les autorités ottomanes, les ces
derniers utilisaient des interprètes qu’on appelait « drogmans », qui étaient le
plus souvent des membres de familles commerçantes levantines installées depuis
plusieurs générations à Péra, dans le quartier européen de Constantinople où
se trouvait la plupart des ambassades3. Ces clans de marchands, familiarisés

1. Les sources utilisées proviennent de différentes archives. Les documents concernant


l’activité diplomatiques des agents sont conservés aux Archives diplomatiques de La
Courneuve et du Centre des archives diplomatiques de Nantes, surtout dans les collections
des archives de l’ambassade de France à Constantinople. Les papiers d’importance militaire
se trouvent dans les fonds du Service historique de la Défense (Vincennes). Les richissimes
collections de la Bibliothèque nationale de France sont également très utiles pour l’étude
de ce sujet. J’ai également eu la chance de pouvoir dépouiller quelques archives familiales,
celles de Vergennes et d’Argenson. Les études comparatives avec les sources autrichiennes
conservées dans les Archives nationales autrichiennes (Österreichisches Staatsarchiv,
Haus –, Hof- und Staatsarchiv) ont été également utiles et enrichissantes.
2. Comte de Saint-Priest, Mémoires sur l’ambassade de France en Turquie, Paris, 1877,
p. 179. ; Jean-Louis Bacqué-Grammont, Sinan Kuneralp & Frédéric Hitzel, Représentants
permanents de la France en Turquie (1536-1991) et de la Turquie en France (1797-1991),
Istanbul-Paris, 1991. p. 1. ; Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History, Though,
and Literature (1520-1660), Paris, s. d. (vers 1938) p. 106.
3. En lisant les documents concernant les drogmans, on y retrouve très souvent les mêmes
noms de famille (Fonton, Fornetti, Peysonnel, Testa, Wiet etc.) ce qui montre que ces postes
semblaient être quasiment héréditaires dans les dynasties levantines de Péra. Voir sur les
dynasties des drogmans : Marie de Testa & Antoine Gautier, « Les drogmans au service de
la France au Levant – Quelques dynasties de drogmans », Revue d’Histoire Diplomatique
105 (1991) premier semestre, Paris, pp. 5 à 99.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

avec les Turcs, disposaient de moyens qu’ils essayaient d’exploiter durant les
négociations, selon leurs intérêts. L’espionnage et la vente de documents secrets
étaient une source de revenus pour ces agents toujours à la solde du plus offrant.
Il en résulta la nécessité de créer un corps d’interprètes plus indépendants et
plus fiables pour le service du roi de France. À l’exemple d’autres monarchies
européennes, Colbert créa en 1669 à Péra l’ « École des jeunes de langues1 ».
Les Hongrois, dont la langue ressemblait au turc, apprirent celle-ci avec une
facilité déconcertante et acquirent ainsi une assez bonne réputation comme
interprètes. Un autre avantage non négligeable était leur langue maternelle – très
particulière et quasiment incompréhensible pour les étrangers – qui leur permit
de communiquer entre eux en toute sécurité. Mais ces qualités linguistiques
ne sont pas la seule raison pour laquelle la diplomatie française fit appel aux
Hongrois.
D’une part, les agents magyars avaient une excellente connaissance du
terrain que les envoyés de la France ne pourraient jamais acquérir, en conséquence
de quoi, leurs missions étaient vouées à l’échec. En janvier 1704, lorsque l’armée
franco-bavaroise occupa la ville de Passau, la cour de Versailles voulut prendre
contact avec les rebelles hongrois et les aider, par l’envoi des troupes et de
l’argent. Le maréchal Ferdinand de Marsin2, commandant les troupes françaises
et alliées envoya alors le lieutenant Honoré Bonnet chez le prince Rákóczi en
Hongrie. N’étant pas capable de remplir sa mission incognito, il fut arrêté à
Vienne et pendu3. Un autre échec fut celui du colonel Charles-François Dumouriez,
envoyé en 1770 en Hongrie afin d’aider les confédérés polonais. Le célèbre
général des guerres révolutionnaires séjourna quelques mois dans la ville
d’Eperjes, mais sa mission ne réussit point en raison de son manque de
connaissance élémentaire des affaires locales4.
D’autre part, l’opposition hongroise disposait d’importants réseaux
internationaux. Une partie de l’élite magyare était favorable à l’intervention
des Turcs contre la maison de Habsbourg. Depuis longtemps, ils entretenaient

1. Elle était destinée à former les futurs en langues du Levant : turc, arabe, persan, arménien.
Frédéric Hitzel, « Les Jeunes de langues de Péra-lès-Constantinople », Dix-Huitième Siècle
no 28, 1996, pp. 57 à 70.
2. Le comte Ferdinand de Marsin naquit à Liège le 10 février 1656. Après un service en
Flandre, il fut envoyé à Madrid en qualité d’ambassadeur (1701-1702). Promu en 1703
maréchal de France, il fut nommé à la tête des troupes françaises de Bavière où il remplaça
le duc de Villars, brouillé avec l’électeur Maximilien Emmanuel II. Il participa à la bataille
d’Höchstädt (13 août 1704) et mourut le 9 septembre 1706.
3. Zoltán Bagi, « La mission secrète d’Honoré Bonnet en Hongrie en 1704. Le début de la
guerre de Succession d’Espagne et le projet de coopération franco-hongroise », Orients,
février 2013, pp. 125 à 140.
4. Jean-Pierre Bois, Dumouriez. Héros et proscrit, Perrin, Paris, 2005, pp. 70 à 81.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

des relations diplomatiques avec la Porte, dont ils connaissaient les personnages
les plus en vue. Leur collaboration avec les Turcs cessa d’être efficace après le
traité de paix de Karlowitz (1699), mais ces relations ne furent pas pour autant
abandonnées. Ainsi, les principaux chefs du mouvement d’indépendance
trouvèrent toujours refuge dans l’Empire ottoman après leurs défaites en
Hongrie. Notamment, après l’échec de la guerre d’indépendance de François II
Rákóczi, une colonie hongroise s’établit à Rodosto à proximité de Constantinople.
Les anciens combattants magyars se révélèrent des ennemis intransigeants des
Habsbourg et, à quelques exceptions près, furent des agents sur lesquels les rois
de France purent toujours compter. La colonie de Rodosto, ainsi qu’une partie
du corps des officiers des régiments de hussards hongrois de l’armée française,
devint le noyau d’un mouvement capable de relancer éventuellement la révolte
en Hongrie contre la Maison des Habsbourg. Cette menace, certes moins
sérieuse après l’échec cuisant de la guerre d’indépendance du prince Rákóczi
(1711), ne cessa de préoccuper les autorités autrichiennes au cours de la première
moitié du xviiie siècle.
Par ailleurs, le prince Rákóczi avait déjà pratiqué une diplomatie active à
l’époque de sa guerre d’indépendance. Le choix des agents et la gestion de
l’appareil diplomatique furent son œuvre personnelle1. Deux de ses agents
envoyés en France, Ladislas Vetési Kökényesdi2 et Dominique Brenner3, étaient
des hommes cultivés parlant les langues étrangères et avaient déjà vécu dans

1. Le prince avait l’habitude d’écrire lui-même ses lettres à Louis XIV et, dans la plupart
des cas, aux autres personnalités diplomatiques françaises. La langue française, en dehors
du latin et du hongrois, était la langue la plus souvent utilisée dans les correspondances
diplomatiques avec les pays occidentaux. À la cour de Rákóczi, il y avait d’ailleurs de
nombreux Français ou des étrangers francophones. Si l’on en croit Ignace Kont, « la langue
française était couramment parlée à la cour et certainement mi eux comprise que l’allemand ».
Ignác Kont, Étude sur l’influence de la littérature française en Hongrie 1772-1896, Paris,
1902. p. 47.
2. Ladislas Vetési Kökényesdi (1685-1756), alias « baron de Vetes », avait travaillé auprès de
l’Électeur de Bavière. Cet homme possédait presque toutes les qualités d’un diplomate de
son temps. Mais son talent allait de pair avec un arrivisme cynique et, après la chute du
prince, il entra immédiatement au service de l’empereur. Il présenta alors sa correspondance
avec Rákóczi à souverain, lequel lui accorda sa grâce. Cette correspondance a été publiée
par J. Fiedler (Actenstücke zur Geschichte Franz Rákoczys und seiner Verbindungen mit
dem Auslande/2 vol./, Wien, 1858.). Les chercheurs hongrois du xxe siècle, MM. Kálmán
Benda et Béla Köpeczi, ont démontré que ces documents avaient été falsifiés par Vetési
Kökényesdi. Voir sur son activité : Béla Köpeczi, Vetési Kökényesdi László. Kuruc diplomata
és a császár katonája 1680 ?-1756), Akadémiai Kiadó, Budapest, 2001.
3. Dominique Brenner (v. 1670-1721), prévôt de Szepes, agent hongrois. Voir sur son activité :
Béla Köpeczi, Brenner Domokos, a Rákóczi-szabadságharc és a bujdosás diplomatája és
publicistája, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1996. Cf. Journal inédit de Jean-Baptiste Colbert
marquis de Torcy, Paris, 1884. p. 221 et 229. ; Journal du marquis de Dangeau Tome III, Paris,
1858. p. 129.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

les pays concernés1. Ils continuèrent leur activité diplomatique après la fin de
la guerre, mais d’une manière différente : Vetési Kökényesdi entra au service
impérial ; Brenner resta à Paris où il se fit une réputation assez douteuse avant
de se suicider à la Bastille… Même si cette première phase de la diplomatie
hongroise montra beaucoup de faiblesses, il y avait dans l’entourage du prince
exilé plusieurs agents expérimentés.

L’utilisation de l’émigration hongroise par la France

Afin de comprendre l’attitude de la diplomatie française à l’égard des


Hongrois émigrés, en France ou en Turquie, il faut rappeler l’alliance de revers
mise en place par la France, qui fonctionnait assez bien en Europe centrale et
orientale, au moins depuis la guerre de Trente Ans2. Le premier, François Ier
s’était allié aux Turcs pour constituer une alliance de revers contre les Habsbourg.
Mais celui qui la développa fut incontestablement le cardinal de Richelieu. Très
pragmatique, il n’aurait pas hésité à faire alliance avec les protestants, voire
avec les musulmans, en cas de conflit armé avec la Maison d’Autriche3. La
politique de la France envers les Malcontents hongrois4 s’inscrivait dans ce
système d’alliance de revers et était par conséquent considérée, surtout au
xviiie siècle, comme une affaire liée à celles de l’Empire ottoman, principale
puissance opposée à la monarchie des Habsbourg. Ainsi, la France pouvait
réveiller les désirs d’indépendance des Hongrois réfugiés en Turquie lorsqu’elle
en avait besoin. L’emploi d’agents français au service du prince Rákóczi exilé
fut par ailleurs un moyen extraordinaire d’influencer la politique ottomane
sans compromettre la diplomatie française5. La diplomatie secrète de Louis XV,

1. Un autre agent au service du prince Rákóczi travaillait aussi en France. Il s’appelait Jean-
Henri Tournon. Il fut envoyé à Versailles, mais sa position était devenue incertaine, il
quitta son poste peu après son arrivée en France.
2. Voir à ce sujet : Michael Hochedlinger, Die französisch-türkischen Beziehungen 1525-1792
als Instrument antihabsburgischer Politik. Von der « osmanischen Diversion » zur Rettung
des « kranken Mannes am Bosporus » (MA Diplomarbeit), Universität Wien, 1991.
3. Voir sur ce sujet : Jörg Wollenberg, Richelieu. Staatsräson und Kircheninteresse. Zur
Legitimation des Politik des Kardinalpremier, Pfeffer, Passau, 1977.
4. On appelait Malcontents (mécontents) les chefs de l’opposition politique hongroise.
5. Le prince François II Rákóczi avait dans son entourage plusieurs officiers, envoyés et
aventuriers français dont certains étaient des agents au service de l’ambassade de France à
Constantinople. Voir à ce sujet le cas de la mission de Jacques de Boissième : Núria Sallés
Vilaseca, « Je n’étois envoyé qu’auprès du Prince de Transylvanie. La mission de Jacques
de Boissimène à la cour du sultan Ahmet III (1717-1718) », Revue d’histoire diplomatique
(2018) no 3, pp. 251 à 268.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

le fameux Secret du Roi1, y eut largement recours. Au cours du siècle des


Lumières, cette organisation secrète mit en place un réseau de renseignement
parallèle à celui de la diplomatie en Europe centrale et orientale, notamment,
dans le but de créer, le moment venu, un système d’alliance de revers entre la
France, l’Empire ottoman, la Pologne, la Suède et la Prusse, afin de séparer
l’Empire des Habsbourg de la Russie2. Plusieurs agents hongrois au service de
la France furent initiés au Secret du Roi.
Bien entendu, la correspondance entre les agents devait s’effectuer dans le
plus grand secret. Les lettre contenant des informations délicates, selon la
tradition européenne du xviie siècle, devaient être chiffrées. Cela rendait le
commerce épistolaire plus sûr, mais exigeait plus de personnels, notamment
des secrétaires et des chiffreurs plus nombreux. Et ce qui était toujours à craindre,
c’était qu’un traître ne livrât la clef. Il en résulta donc des changements fréquents
de code, ainsi que de temps à autre, d’agents, afin d’empêcher la vente des secrets
d’État3.
À cette époque, diplomatie autrichienne bénéficiait d’un avantage
incontestable sur ses concurrentes en Turquie : la proximité relative de Vienne
et de Constantinople grâce au réseau de routes et de poste permettant la
circulation plus rapide et sûr des courriers. Ainsi, les résidents impériaux en
terre ottomane entretenaient une correspondance régulière avec le président
du Conseil de guerre aulique4 (Hofkriegsrat) de Vienne. Et comme la plupart
des correspondances diplomatiques européennes depuis Constantinople passaient

1. C’était une diplomatie parallèle dont les objectifs furent parfois très différents de ceux de la
diplomatie officielle. Durant la période qui nous intéresse, Louis XV concentra principalement
son attention sur la Pologne où le parti francophile était assez fort. Son candidat français
fut le prince de Conti qui était en correspondance secrète avec les ambassadeurs français à
Varsovie, Constantinople, Stockholm et Saint-Pétersbourg, et initiés, bien entendu, au « Secret
du Roi ». Voir sur ce sujet : Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique
français, tome I, De l’Ancien Régime au Second Empire, CNRS, Paris, 1984. ; Gilles Perrault,
Le Secret du Roi. La Passion polonaise, Fayard, Paris, 1992. Duc de Broglie, Le secret du roi,
Correspondance secrète de Louis XV avec ses agents diplomatiques 1752-1774, Paris, 1878.
(2 vol.). Voir aussi récemment : Fred Warlin, J.-P. Tercier, l’éminence grise de Louis XV. Un
conseiller de l’ombre au Siècle des lumières, L’Harmattan, Paris, 2014.
2. Olivier Brun, « Secret du Roi », in Hugues Moutouh et al., Dictionnaire du renseignement,
Perrin, Paris, 2018, pp. 710-711. Cf. Jean Bérenger & Jean Meyer, La France dans le monde
au xviiie siècle, Sedes, Paris, 1993, pp. 66 à 67.
3. Voir sur ce sujet : Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, 1990 ;
David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, Macmillan, New York, 1968 ;
et récemment Lucien Bély, Les secrets de Louis XIV. Mystères d’État et pouvoir absolu,
Tallandier, 2013.
4. Le Conseil de guerre aulique était une institution complexe du gouvernement autrichien
dont les compétences étaient à la fois militaires et diplomatiques, notamment dans les
relations avec l’Empire ottoman.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

également par Vienne, elles furent régulièrement interceptées et décodées dans


les bureaux des déchiffreurs impériaux. Cela permit aux autorités autrichiennes
d’obtenir des renseignements essentiels quant aux démarches diplomatiques
des autres puissances européennes1.
Pour voyager en toute discrétion et en toute sécurité à travers l’Empire
ottoman -dont les différentes provinces se caractérisaient par des coutumes
très différentes – les agents devaient se déguiser, revêtir des habits orientaux et
adopter des comportements locaux. Le comte des Alleurs, ambassadeur de
France à Constantinople, donna des habits turcs à son agent hongrois André
de Tott2 « afin qu’il puisse se travestir et cacher son depart aux Ministres Etrangers3 ».
François de Tott, le fils de ce dernier, également agent au service de la France,
dut se déguiser également, contre sa volonté, en Crimée en 1767 ce qui fut
remarqué par les agents anglais de Pologne4. Mais le meilleur moyen de passer
inaperçu était d’adopter la langue et les mœurs de ces peuples. Dans ce but, la
diplomatie française envoyait les jeunes agents à Constantinople, afin qu’ils se
familiarisent avec ces contrées. Le jeune baron de Tott fut ainsi envoyé en
Turquie afin d’étudier la langue et la civilisation ottomane. Car le changement
d’habit n’était pas suffisant : une métamorphose mentale et un rapprochement
culturel avec les Orientaux étaient nécessaires pour les comprendre.

L’activité des agents hongrois au cours des guerres


des années 1730

Conformément à sa stratégie d’alliance de revers adoptée depuis le xviie siècle,


la France employa des agents hongrois, surtout en période de guerre ouverte
contre la Maison d’Autriche. Déjà vers 1717, il fut envisagé d’utiliser secrètement
un agent hongrois en Turquie5. Puis, pendant la guerre de Succession de Pologne,
1. Karl A. Roider Jr., Austria’s Eastern Question, Princeton University Press, Princton, 1982.
pp. 7 à 13. Cf. David do Paço, L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire
Foundation, 2015.
2. Voir sur la vie d’André de Tott : Général Raymond Boissau, Dictionnaire des officiers de
hussards de l’Ancien Régime. Des origines à Valmy (1693-1792), Archives & Culture, Paris,
2015, p. 188.
3. Lettre du 29 octobre 1748 (Constantinople) Centre des archives diplomatiques de Nantes
(CADN), Constantinople série A, fonds Saint-Priest 19, p. 775.
4. Public Record Office (London), State Papers – Poland (1767). Information aimablement
communiquée par M. Hamish Scott (University of St. Andrews en Écosse).
5. « Un particulier intelligent pourroit s’aquiter de cette commission plus heureusement. (…)
Il semble qu’il conviendroit à un homme de guerre, doué de courage et experimenté, de faire
ces sortes de représentations. Il seroit même à propos qu’il pût autoriser ses demarches de
quelque pretexte apparent, pour donner du poids a ses raisons et pour faire paroître plus de

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Versailles envoya André de Tott en Crimée, comme consul français auprès du


khan des Tatars pour favoriser la seconde élection de Stanislas Leszczynski – le
beau-père de Louis XV – sur le trône de Pologne1. De Tott remplit sa mission
sans faute en faisant rassembler deux armées tatares sur la frontière du khanat
de Crimée et, selon le mot d’Albert Vandal, « la Tartarie s’était mise tout entière
à la solde de la France2 ».
Les communautés émigrées de France et de l’Empire ottoman, étaient alors
en contact entre elles essentiellement via les agents hongrois. Leurs compatriotes
hussards combattirent activement les Impériaux durant les guerres tandis que
les émigrés de la petite colonie hongroise de Rodosto en Turquie conçurent des
projets secrets afin de relancer la révolte dans leur pays. Le contact entre les
deux pôles de la résistance hongroise était alors assuré par quelques gentilshommes
adroits, parmi lesquels André de Tott était le plus important. Le comte Ladislas
Berchény3, chef charismatique des émigrés hongrois en France, essaya de
rapprocher les deux émigrations en se rendant plusieurs fois en Turquie et en
attirant un nombre considérable de réfugiés magyars en France pour les enrôler
dans son propre régiment de hussards4. Durant la guerre austro-russo-turque
(1736-1739), plusieurs agents furent employés sur le terrain des opérations en
Europe centrale et orientale. Après le départ d’André de Tott, Adam Jávorka,
un ancien combattant de la guerre d’indépendance hongroise, fut nommé
consul français de Crimée où il resta jusqu’à l’arrivée des troupes russes en

seureté aux moyens qu’il proposeroit de mettre luy même en exécution. Il pourroit leur faire
voir la necessité ou ils sont de changer leur discipline non pas comme défectueuse, mais leur
proposant une nouvelle maniere de combattre pour vaincre infailliblement leurs ennemis. Il
pourroit leur démontrer que leur supériorité sera toujours inutile s’ils ne changent pas leur
ordre de bataille en combattant contre les Allemans. C’est ce que pourroit faire un homme
avoué de M. le Prince Ragotzi, et qui paroîtroit agir sur des pouvoirs qui luy feroient rechercher
la protection du Sultan pour appuyer les prétentions de ce Prince. » Bibliothèque universitaire
de Poitiers, Archives d’Argenson, série P 62, Réflexions sur les moyens d’engager les Turcs
à continuer la guerre.
1. Lavender Cassels, The Struggle for the Ottoman Empire 1717-1740, John Murray, London,
1966, p. 90. Cf. Gilles Veinstein, « Les Tatars de Crimée et la seconde élection de Stanislas
Leszczynski », Cahiers du Monde russe et soviétique, vol. 11, No. 1 (Jan. – Mar., 1970)
pp. 24 à 92.
2. Albert Vandal, Une ambassade française en Orient sous Louis XV. La mission du marquis de
Villeneuve 1728-1741, Paris, 1887, p. 196 à 197. Cf. Général Raymond Boissau, « Les débuts
de Berchény 1720/1743 (Première partie) », Vivat Hussar no 35, 2000, p. 20.
3. Voir sur la vie du comte Berchény : Général Raymond Boissau, Ladislas Bercheny Magnat
de Hongrie Maréchal de France, Institut Hongrois de Paris, Paris-Budapest-Szeged, 2006.
4. Sur les missions de Bercsényi en Turquie : Général Raymond Boissau, « Rattky Hussards
1716-1741 (Première partie) », Vivat Hussar no 33, 1998. pp. 16 à 17.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

17371. À la même époque, un autre hongrois, Adam Máriássy2, assurait la


correspondance diplomatique des ambassadeurs avec d’autres agents, à Hotin
en Moldavie.
L’ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de Villeneuve,
employa André de Tott pendant la guerre austro-turque. Il l’envoya à plusieurs
reprises au camp du Grand vizir afin de se tenir informé de l’évolution des
événements et reprit contact avec Jávorka et Máriássy. Ainsi, le réseau de
l’ambassade de France à Constantinople était composé en bonne partie de
Hongrois. De plus, un collaborateur du drogman de la Porte, l’illustre Ibrahim
Müteferrika – renégat hongrois qui introduisit l’imprimerie dans l’Empire
ottoman3 – appuya considérablement l’activité de ce réseau4. Selon le témoignage
de la lettre du drogman Delaria au marquis de Villeneuve, l’amitié des deux
diplomates d’origine hongroise était renforcée par leur ancien attachement à
la cause des guerres d’indépendance : « Ibrahim effendy nous est d’un grand
secours. L’amour de sa patrie qui est commune avec celle de M. Totte fait qu’il a
une entiere confiance pour luy. Il luy dit un jour fort plaisamment et avec un
epenchement du cœur : Vous vous est fait françois pour la liberté de la patrie et
moy Turc5. » Plus tard, la médiation du marquis de Villeneuve permit de conclure
les négociations de paix à Belgrade dans des conditions très avantageuses pour
l’Empire ottoman6.
Adam Jávorka était alors consul de France en Crimée. Lors de l’arrivée des
troupes russes il fut arrêté, puis passa à leur service7. En 1738, Tott fut envoyé
1. Extrait du journal de l’ambassade du marquis de Villeneuve, le 17 mai 1735 : « Le meme
jour Son Excellence fit partir M. Yavourka gentilhome hongrois qu’elle envoya en Crimee
pour y succeder a M de Tott dans les fonctions de consul de France auprès du Kan. » CADN,
Constantinople série A, fonds Saint-Priest 17 (Journal de l’ambassade de M. le marquis de
Villeneuve (1728-1741) p. 210. Cf. Faruk Bilici, La politique française en mer Noire (1747-
1789). Vicissitudes d’une implantation, Istanbul, 1994. p. 83.
2. Albert Vandal, Une médiation française en Orient au xviiie siècle. La paix de Belgrade d’après
des documents inédits (extrait de la Revue de France), Paris, 1880, pp. 16-18. ; Friedrich
Hausmann, Repertorium der diplomatischen Vertreter aller Länder seit dem Westfälischen
Frieden (1648) [Répertoire des Représentants diplomatiques de tous les Pays depuis la Paix de
Westphalie (1648)], II. Band (1716-1763), Zürich, 1950, p. 131. ; L. Cassels, The Struggle for…,
op. cit. pp. 110 à 136.
3. Lajos Hopp, « Ibrahim Müteferrika (1674/75 ?-1746) fondateur de l’imprimerie turque »,
Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae vol. XXIX (1975), no 1, p. 107 à 113.
4. Ferenc Tóth, « Ibrahim Müteferrika, un diplomate ottoman », Revue d’histoire diplomatique
2012/3, pp. 283 à 295.
5. CADN, Constantinople Constantinople série A, fonds Saint-Priest 135 [Correspondance
du marquis de Villeneuve avec Mrs. de Tott, de Laria et Olibon, envoyés en mission au camp
du Grand Visir (jan.- juin 1737)] fol. 200. Lettre du 22 juin 1737.
6. Ferenc Tóth, La guerre des Russes et des Autrichiens contre l’Empire ottoman 1736-1739,
Economica, Paris, 2011, pp. 104 à 109.
7. Ernest Herrmann, Beiträge zur Geschichte des russischen Reiches, Leipzig, 1843, p. 213.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

auprès de son commandant, le maréchal de Münnich qu’il revit l’année suivante.


Ce dernier proposa alors, par l’intermédiaire l’agent hongrois, une alliance
franco-russe au chef de la diplomatie française1. Même si ce projet resta à l’état
de projet – Münnich fut bientôt exilé par la tsarine Elisabeth I2 – le rôle joué
par Tott accrut sa valeur aux yeux de l’ambassadeur Villeneuve et, par son
intermédiaire même, à ceux de Versailles3.

Une occasion manquée : la guerre de Succession d’Autriche

Pendant la guerre de Succession d’Autriche, les espoirs des émigrés hongrois


se rallumèrent. Leur proportion dans les régiments de hussards était considérable4.
Après les campagnes en Bohême, à partir de 1744, ces unités servirent dans le
nord-est de la France et en Flandres, effectuant des opérations de reconnaissance
en territoire ennemi. Les quatre régiments (Berchény, David, Lynden, Pollereczky)
comprenant une majorité de Hongrois furent alors placés sous le commandement
du comte Ladislas Berchény, chef charismatique de l’émigration hongroise5.

1. Dans sa lettre au cardinal de Fleury, le comte de Münnich recommanda ainsi André de


Tott au chef de la diplomatie française : « C’est donc eu égard à la belle et bonne qualité que
je reconnois en M. de Tott que j’ai l’honneur de le recommander à la haute protection de Votre
Eminence vous priant tres humblement, Monseigneur, qu’au cas qu’il ait l’honneur de lui
referer de bouche, tant en ce qui regarde les circonstances avantageuses ou nous sommes, qu’en
ce qui touche les conjonctures presentes, trop heureuses, Monseigneur, si vous ne desavoués
pas la franchise avec laquelle je m’intéresse pour M. de Totte auquel je ne puis souhaitter
de plus solide avantage que celui de meriter l’attention de Votre Eminence… » Archives
Diplomatiques (La Courneuve), série Mémoires et documents – Russie, vol. 3, fol. 24.
2. Albert Sorel, La question d’Orient au xviiie siècle, Paris, 1902, p. 11. Cf. Francine-
Dominique Liechtenhan, La Russie entre en Europe. Elisatbeth I et la Succession d’Autriche
(1740-1750), CNRS, 1997.
3. Il fut également distingué par la Sublime Porte qui le gratifia de cadeaux et d’invitations,
comme « M. Tott s’étant rendu dans la capitale et ayant remis à la Sublime Porte les lettres
de la tsarine, fut l’objet d’un accueil des plus bienveillants. On le revêtit d’un manteau
d’honneur et le grand drogman d’une pelisse. » Constantin Dapontès, Ephémérides Daces
ou chronique de la guerre de quatre ans (1736-1739), tome II, Paris, 1881, p. 394. Cf. CADN,
Constantinople série A, fonds Saint-Priest 17, Journal de l’ambassade de M. le marquis de
Villeneuve (1728-1741) pp. 281 à 282 et 288-289.
4. À la veille de la guerre, les régiments de hussards avaient des effectifs fort réduits, environ
les mêmes qu’à la revue de 1737. Dans le régiment Rattsky, il y avait 282 hussards, dont 185
Hongrois ; dans celui de Berchény 211 hommes, dont 142 Hongrois ; et dans le nouveau
régiment de Bálint József Esterhazy 133 soldats, dont 84 Hongrois. Service historique de la
Défense, série 3Yc 313 ; série 8Yc 12, 21.
5. Ferenc Tóth, Ascension sociale et identité nationale. Intégration de l’immigration hongroise
dans la société française au cours du xviiie siècle (1692-1815), Collection « Officina Hungarica
IX », Budapest, 2000, pp. 57-58.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

Ce dernier joua un rôle important dans le renseignement militaire car il mit


en place, dans la région de Thionville, un réseau d’espions. Le service de
renseignement était alors dirigé par le ministre de la Guerre, le comte d’Argenson.
Afin de couvrir ses frais et de justifier sa demande de remboursement auprès
de ce dernier, Berchény lui écrivit, le 29 mai 1744 : « Vous savez, Monseigneur,
de quelle conséquence il est d’avoir des espions, sans quoi on ne peut faire aucune
espèce de guerre, et quand on en rencontre un bon, on ne saurait le trop payer.
Aussi ne m’a encore jamais été fait la moindre difficulté pour cette sorte de
remboursement, où je n’ai cherché uniquement que le bien du service1 ». Nous
savons aussi que le comte Berchény disposait de renseignements précis sur les
évènements en Hongrie par l’intermédiaire de son réseau et par les déserteurs
de l’armée impériale. De temps en temps, il proposa au ministre de la Guerre
certains hongrois comme agents pour le renseignement militaire. Parmi ses
candidats, notons ici le nom de Louis Michel Jeney (v. 1723-1797), officier et
écrivain d’un Traité de petite guerre dans lequel il soulignait l’importance des
espions2.
Vers la fin la guerre de Succession d’Autriche, alors que la France voulait
mettre fin aux hostilités sanglantes, se présenta une nouvelle occasion d’employer
des agents hongrois en Orient. Après avoir combattu pendant le conflit au sein
du régiment des hussards Berchény, André de Tott fut renvoyé en Turquie en
1747 afin de préparer la cocnlusion d’une paix favorable en poussant les Ottomans
à lancer une attaque de diversion en Hongrie. Un autre officier hongrois au
service de la France, Jean Nándory3 fut envoyé par le comte Berchény en Turquie
pour appuyer la mission de Tott. Le comte de Castellane, ambassadeur français
à Constantinople, essaya déjà depuis quelques temps de pousser les Ottomans
1. Capitaine Jean Colin, Les campagnes du maréchal de Saxe. L’armée au printemps 1744,
Paris, 1901, p. 288. Par ailleurs, la réponse du comte d’Argenson fut tout à fait positive :
« Sa Majesté consent que vous continuiez cette dépense, étant persuadée que vous n’userez
de cette permission qu’avec prudence, et autant que le bien de son service l’exigera. » Idem.
Cf. Stéphane Genêt, Les espions des Lumières. Actions secrètes et espionnage militaire sous
Louis XV, Nouveau Monde, Paris, 2013.
2. Une lettre de recommandation de Berchény en faveur de Jeney se trouve ainsi dans les
archives de la famille d’Argenson. Dans cette lettre, le comte caractérisait ainsi les qualités
de son agent : « Cet officier est rempli de mérite et de talents d’une conduite exemplaire, ceux
qu’il a de la peinture lui ont fourni les occasions de faire dans tous les pays où il a voyagé de
bonnes connaissances, il est grand dessinateur et en état de lever des plans, il parle et écris
plusieurs langues, surtout l’allemand, la latine, l’esclavonne ou bohémienne en un mot on
peut trouver en lui de grandes ressources, il a voyagé dans toutes les cours d’Allemagne, en
Flandres, et en Hollande, voilà Monsieur, tout ce que je puis vous en dire j’ajouterai encore
qu’il n’est ni buveur, ni adonné aux femmes ni joueur, très intelligent et discret. » Bibliothèque
universitaire de Poitiers, Archives d’Argenson, série P 41.
3. Voir sur la vie de Jean Nándory : Général Raymond Boissau, Dictionnaire des officiers…,
op. cit., pp. 150 à 151.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

à agir, mais ses courriers, interceptés et divulgués par les agents impériaux, ne
permirent pas à ses initiatives d’aboutir. Castellane fut alors rappelé et remplacé
par le comte des Alleurs, le fils de l’envoyé extraordinaire auprès du prince
François II Rákóczi. Comme les négociations avec la Porte ne parvenaient pas
aux résultats escomptés, la diplomatie française prit l’initiative de jouer la carte
hongroise. En décembre 1747, le nouvel ambassadeur envoya son agent à Rodosto
auprès des émigrés hongrois. Le but officiel de son voyage était de recruter des
volontaires parmi les ressortissants magyars en Turquie1. En réalité, son but
était de rencontrer leur chef, le comte Michel Csáky, vétéran de la guerre de
Rákóczi, afin de s’informer de la situation en Hongrie. La mission d’André de
Tott, censée être discrète, fit un grand bruit parmi les Hongrois émigrés. Le
comte Michel Csáky proposa alors au gouvernement français un projet fort
intéressant selon lequel les Hongrois devaient empêcher le couronnement du
fils de Marie-Thérèse et choisir celui de Louis XV pour roi de Hongrie2. De plus,
Csáky envisageait une intervention de la Porte ottomane en faveur des Malcontents
hongrois qui pouvaient, selon lui, s’appuyer sur les peuples voisins du sud de
la Hongrie (Serbes, Albanais etc.). Il espérait également une éventuelle aide
militaire française sous le commandement de Ladislas Berchény. L’ambassadeur
transmit ce mémoire à la cour de Versailles, et Tott informa le ministre
d’Argenson3. Entre-temps, la paix d’Aix-la-Chapelle mit fin aux aspirations des
émigrés hongrois.

1. Sur les instructions de Tóth, voir : Instructions aux ambassadeurs et ministres de la France
depuis le traité de Westphalie jusqu’à la Révolution française Tome XXIV, Turquie, éd.
P. Duparc, Paris, 1970, pp. 422-426.
2. « Dauphin de France qui a des droits assurément sur la Hongrie par rapport à la princesse de
Saxe, sa femme ». Cité dans le rapport de Tott conservé au Centre des archives diplomatiques
de Nantes (CADN), Constantinople série A, fonds Saint-Priest 158. Le mémoire et la
correspondance de Tóth se trouvent au CADN, Constantinople série A, fonds Saint-Priest,
158.
3. Ibid. Ce dernier, dans sa lettre du 16 avril 1748 adressée à l’ambassadeur, commenta ainsi
le projet du comte Csáky : « Le germe de mécontentement qui subsiste parmy les hongrois
peut fructifier toutes les fois que la Porte voudra les aider par des effets déclarés. Il me semble
que nous sommes encore bien éloignés de ce terme, mais comme les principaux qui gouvernent
actuellement la Porte ottomane peuvent changer il est bon d’entretenir parmy les mecontens
de Hongrie l’esperance de secouer un jour la domination allemande et de connoitre s’il y a
encore des gens considérables parmy eux qui puissent y concourir effectivement. »

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

La dernière mission à Rodosto

La paix revenue, les activités du renseignement ne cessèrent pas. Malgré


le rapprochement entre les cours de Versailles et de Vienne, le Secret du Roi
n’abandonna pas complètement les projets orientaux de Louis XV et chercha
des alliés parmi les aristocrates francophiles en Europe centrale et orientale.
Versailles chargea alors de nouveau André Tott d’une mission secrète en Turquie.
Cette fois-ci il devait accompagner le nouvel ambassadeur de France à
Constantinople, Charles Gravier comte de Vergennes (1719-1787). Il emmena
avec lui son fils cadet, François de Tott, afin qu’il apprenne « la langue et les
mœurs » des Turcs. Les études du jeune agent furent prises en charge par le roi
car il était destiné à remplacer son père dans les missions orientales de la
diplomatie secrète. Le but officiel du voyage d’André de Tott était une nouvelle
fois le recrutement pour les régiments de hussards, mais il était en réalité chargé
de réunir des informations sur les affaires hongroises. En effet, un soulèvement
populaire venait d’éclater dans plusieurs bourgs de la Grande plaine hongroise
(Mezőtúr et Hódmezővásárhely). Les meneurs de la révolte se servaient des
noms des anciens chefs de la guerre d’indépendance hongroises, le prince
François II Rákóczi et du comte Nicolas Bercsényi, morts en Turquie depuis
longtemps, dont ils se déclaraient partisans ! Les imposteurs furent bientôt
punis, et un grand nombre de leurs complices prirent le chemin de la Moldavie1.
Les deux Tott intégrés dans l’entourage du nouvel ambassadeur français
arrivèrent à Constantinople à la fin du mois de mai 1755. Après s’être installé
dans le quartier de l’ambassade de France à Péra-lès-Constantinople, André
de Tott partit bientôt pour Rodosto et demanda au maréchal de Belle-Isle les
subsides nécessaires pour le recrutement de hussards en Moldavie. Le comte
Berchény appuya également sa demande2. Avant son départ, Tott reçut ses
instructions oralement : « Le sieur de Tott, après avoir été quelques tems à
Constantinople, ira faire un voyage à Rodosto pour y revoir ses compatriotes. (…)
Il doit éviter avec grand soin de laisser entrevoir qu’il ait ordre de pénétrer par leur
moyen ce qui se passe en Hongrie. Mais comme vraisemblablement le comte Czaki
ou les autres ne lui cacheront pas leurs sentiments, il profitera de cette effusion de
cœur pour tirer d’eux les sujets de plaintes qu’ils forment contre le ministère
autrichien, les noms des principaux mécontents, leurs qualités, leurs forces, leurs

1. Imre Wellmann, « Az 1753-i alföldi parasztfelkelés » (La jacquerie de la Grande


Plaine hongroise en 1753), György Spira (dir.), Tanulmányok a parasztság történetéhez
Magyarországon 1711-1790 (Études sur l’histoire de la paysannerie en Hongrie 1711-1790),
Budapest, 1952, pp. 141 à 220.
2. SHD, série A1 3403 fol. 100.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

ressources, et ce qu’ils pourroient entreprendre dans le cas où ce même ministère,


les poussant à bout, les forceroit à demander, à main armée, le rétablissement de
leurs privilèges, ou l’exécution des promesses qu’on leur a faites.(…) Le nom de Sa
Majesté ne doit jamais y paroitre comme s’intéressant à leur sort ; il ne faut point
que les mécontents puissent se flatter qu’elle les secourra dans leurs entreprises ni
désepérer de n’en être soutenus dans le cas où la guerre, ce qu’à Dieu ne plaise,
viendroit à se rallumer entre elle et l’impératrice1. »
Son arrivée ranima les projets du comte Michel Csáky. Il s’adressa de
nouveau à Louis XV par une lettre dans laquelle il offrait son assistance dans
l’éventualité d’une intervention militaire française en Hongrie2. La lettre de
Csáky et le rapport de Tóth, qui se ralliait ouvertement au projet de révolte en
Hongrie, alarmèrent le comte de Rouillé, ministre des Affaires étrangères à
Versailles. Celui-ci craignait que les Malcontents hongrois – et ce qui était le
pire : un officier français parmi eux ! – n’entravent le processus de rapprochement
de la France avec l’Autriche3. Tott et Csáky moururent probablement de la peste
à Rodosto en 1757 et les relations de Versailles avec le reste de l’émigration
hongroise furent rompues à la suite de ce renversement des alliances4.

François de Tott : un agent secret hors pair

Le jeune fils d’André de Tott resta à Constantinople pour terminer ses


études. Il fit des progrès très rapides dans l’étude du turc et rédigea un rapport
détaillé sur les affaires de l’Empire ottoman. Il envoya cet opuscule intitulé
Mémoire sur la Turquie à Jean-Pierre Tercier, « éminence grise » de Louis XV
et un des chefs du Secret du Roi. Ce mémoire mérite à bien des égards notre
attention car il s’agit là d’une approche culturaliste de la société ottomane, basée
sur des connaissances linguistiques, politiques et religieuses. L’auteur y procède
à un amalgame des idées des Lumières françaises, en particulier celles de
Montesquieu, avec celles de la civilisation de l’islam, tirées du Coran et des
expériences du jeune agent5.
1. Instructions aux… op. cit. Tome XXIX, pp. 424-425.
2. Theodor-Orville Murphy, Charles Gravier, comte de Vergennes, French Diplomacy in the Age
of Revolution : 1719-1787, State University of New York Press, Albany, 1982, p. 80.
3. Ibid., p. 81.
4. Le père de Tott, brigadier des Armées du Roi et lieutenant du régiment de Berchény
mourut le 15 septembre 1757 dans les bras du comte Csaky. Lettre d’un commis des Affaires
Étrangères à un commis de la guerre, AD, série CP Turquie 133 fol. 339.
5. Nous ne connaissons qu’un seul exemplaire du texte qui se trouve aux Archives
diplomatiques de La Courneuve (cote : CP Turquie 133, fol. 270 à 293.). Certaines pensées
de l’auteur ont été insérées plus tard dans ses mémoires.

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Agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime

Ses études achevées, François de Tott rentra en France (1763) où il voulait


faire une carrière diplomatique. En 1767, il fut envoyé en Crimée, nommé consul
de France comme son père naguère, afin de déclencher un conflit militaire
entre la Russie et l’Empire ottoman. Il remplit sa mission avec succès et participa
même à la campagne aux côtés du khan des Tartares en 1768-1769, en rendant
régulièrement compte au ministre des Affaires étrangères, le duc de Choiseul1.
Par ailleurs, son frère, André de Tott le jeune, fut également employé à cette
époque par la diplomatie secrète française en Russie. Les deux frères
correspondirent jusqu’à l’expulsion d’André de Saint-Pétersbourg en 17682.
Ensuite, François de Tott se rendit à Constantinople. Après avoir vaillamment
participé à la défense du détroit des Dardanelles contre l’offensive navale de
l’amiral russe Orlov, il fut chargé d’organiser une école d’artillerie à tir rapide
(diligents ou süratchis en turc) à la capitale ottomane. Il y construisit d’autre
part une fonderie de canons, dont le bâtiment existe toujours à Istanbul. Cet
épisode de sa vie est raconté d’une manière détaillée dans le troisième livre de
ses mémoires. Sa dernière mission diplomatique aura lieu en 1776-1777 lorsqu’il
sera envoyé en tant qu’inspecteur des Échelles du Levant. En cette occasion, il
eut aussi une mission secrète : examiner la possibilité d’une éventuelle expédition
en Égypte dont il fut le plus ardent propagateur. Ce projet fut rejeté par le comte
de Vergennes, alors ministre des Affaires étrangères et ne verra le jour qu’en
1798, avec l’expédition de Bonaparte. La description de ce voyage constitue le
quatrième livre de ses mémoires. Le baron quitta la France sous la Révolution
et émigra en Hongrie où il termina ses jours en 1793. Il fut le dernier des grands
agents hongrois au service de la France sous l’Ancien Régime.

La Hongrie joua un rôle considérable pour la politique extérieure française


au cours de la seconde moitié du xviie et au début du xviiie siècle, grâce aux
bonnes relations entre les principaux leaders du mouvement d’indépendance
hongrois et la diplomatie française. Après la mort de Louis XIV, l’émigration
hongroise fut considérée par la politique étrangère française comme un élément
des affaires ottomanes.
La vie et l’activité des opposants hongrois réfugiés en Turquie furent
surveillées et protégées par la France et certains devinrent même des agents au

1. Voir la publication de la correspondance entre Tott et Choiseul : Correspondance consulaire


de Crimée du baron de Tott (1767-1770), Editions Isis, Istanbul, 2014.
2. André de Tott, le jeune avait ainsi un dossier d’agent au ministère des Affaires étrangères :
AD, série Personnel (première série) vol. 67. Cf. Ferenc Tóth, « André de Tott, un ami de
Casanova, capitaine de hussards », Vivat Hussar no 38 2003. pp. 86-89.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

service la diplomatie secrète française. Ils furent surtout employés sur le territoire
de l’Empire ottoman grâce à leurs connaissances linguistiques et à leurs relations
personnelles. Durant les guerres dynastiques de la première moitié du xviiie siècle,
ces agents n’hésitèrent pas à prendre contact avec leurs compatriotes de Rodosto
et à présenter leurs projets à la diplomatie française. Cette activité se poursuivit
jusqu’à la « révolution diplomatique » de 1756 qui marqua une rupture dans
les relations entre Versailles et les Hongrois. De nombreux autres émigrés
maguars servirent la France dans les régiments de hussards nouvellement créés.
Le comte Ladislas Berchény, chef de l’émigration, joua par ailleurs un rôle
considérable en matière de renseignement militaire, dans l’organisation des
réseaux émigrés hongrois ainsi au cours de la guerre de Succession d’Autriche.
Après le traité de Versailles, la Hongrie perdit son importance pour la
politique extérieure française. Cela ne signifia pas toutefois l’abandon des jeunes
agents magyars préparés à un emploi spécialisé sur les affaires en Europe centrale
et orientale, ainsi que la brillante carrière de François de Tott, au service de la
diplomatie et de l’armée françaises en est l’illustration.

Ferenc Tóth

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RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE
MILITAIRE À L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES

Stéphane Genêt

Au soir du 11 octobre 1746, la bataille de Raucoux1 prend fin. Le chevalier


de Belle-Isle en rédige la relation2. Au détour de son récit, il rapporte brièvement
et en quelques lignes seulement, un épisode qui aurait pourtant pu entraîner
une défaite cuisante. Avant le combat, les Français ont ainsi cherché à connaître
la localisation et les mouvements de l’armée ennemie. Charles de Lorraine qui
la commandait, avait choisi de s’appuyer défensivement sur la Meuse pour
protéger Liège et Maastricht. Des espions ont été envoyés pour s’informer.
Belle-Isle écrit qu’ils étaient tous revenus en affirmant que l’ennemi avait repassé
la Meuse et qu’il avait évacué ses positions. Par peur d’un assaut, Charles de
Lorraine avait donc préféré se replier. L’avis avait paru vraisemblable, mais la
méfiance gagnant les officiers français, des détachements furent envoyés pour
confirmation. La nouvelle qu’ils rapportèrent fut surprenante : si l’ennemi s’était
bien retiré, c’était pour mieux se mettre en ordre de bataille, prêt à recevoir les
Français. La prudence et cette seconde information avaient donc permis à ces
derniers de se déployer à leur tour et de remporter la victoire. Ce court récit
illustre en fait de nombreux aspects de l’espionnage militaire : son intérêt, ses
formes, mais aussi ses limites.
« La Guerre est une science couverte de ténèbres, dans l’obscurité desquelles
on ne marche pas d’un pas assuré » affirme Maurice de Saxe dans Mes Rêveries,
son ouvrage posthume3. Cette phrase est d’autant plus vraie au milieu du
xviiie siècle qu’il est devenu difficile tactiquement de faire la différence sur le
champ de bataille. L’art de la guerre a en effet peu évolué depuis le temps de

1. L’actuelle Rocourt, près de Liège en Belgique.


2. Service Historique de la Défense, GR A1 3149, f. 48 : Relation de la bataille de Raucoux par
le chevalier de Belle-Isle.
3. Saxe (Maurice de), Bois (Jean-Pierre) éd., Mes rêveries, Paris, Economica, 2002, p. 88.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Louis XIV. Les progrès technologiques majeurs sont antérieurs à 17401 et les
théories novatrices des penseurs restent dans les livres2. Les armées européennes
sont équipées de façon identique et confrontées d’ailleurs aux mêmes problèmes3.
Elles s’exercent selon des manœuvres similaires et s’affrontent selon la tactique
réglementée du combat en lignes. Quand une innovation a lieu, elle est rapidement
reprise par tous les belligérants. Les Autrichiens surpris et bousculés à Leuthen
par l’ordre oblique de Frédéric II (1757) se disposent par la suite de façon à ne
plus pouvoir être contournés. Le matériel abandonné par l’ennemi permet de
découvrir et de s’approprier tout progrès technique. Désormais, seuls le nombre,
la surprise ou l’habileté tactique du général peuvent donc faire la différence
dans cette période particulièrement belliqueuse.
Le siècle des Lumières est celui de la Raison, mais tout autant de la guerre.
De 1740 à 1763, l’Europe connaît quinze années de conflit autour de deux
affrontements majeurs, le premier ayant duré huit ans et le second sept, avec
une simple « trêve armée » entre les deux. Cette période guerrière voit pour la
France les victoires de Fontenoy (1745) ou de Minorque (1756), mais aussi les
désastres de Dettingen (1743) ou des plaines d’Abraham (1759). Deux guerres
qui s’enchaînent, mais bien différentes l’une de l’autre. La première est en quelque
sorte la dernière des grandes luttes de succession où les intérêts dynastiques et
les appétits territoriaux constituent les enjeux principaux. Marie-Thérèse
d’Autriche cherche à protéger son héritage patrimonial et assurer le trône
impérial à son mari ; Frédéric II souhaite conserver la Silésie, acquise par la
force. La France combat comme alliée du roi de Prusse. Les opérations militaires
la portent jusqu’à Prague, en Allemagne, dans le Piémont et aux Pays-Bas
autrichiens. À partir de 1756, la guerre change de nature. Désormais, le conflit
est plus étendu et se déroule selon des intérêts coloniaux et commerciaux.
D’ailleurs, l’entrée en guerre peut être datée du 21 décembre 1755 quand Louis XV
exige de l’Angleterre par ultimatum qu’elle rende navires et équipages saisis
lors de la rafle de Boscawen. Cet événement naval fait lui aussi suite à la
1. La baïonnette à douille par exemple, est inventée à la fin du xviie siècle.
2. On peut évoquer celles du chevalier de Folard qui essaye de résoudre le blocage tactique
induit par le combat en lignes. Quand il y a des expérimentations tactiques, elles restent
des cas isolés ou empiriques (le duc de Cumberland expérimente la colonne d’attaque à
Fontenoy du fait de la disposition des défenses françaises et du terrain). Cf. Jean-Pierre
Bois, Les guerres en Europe : 1494-1792, Belin, Paris, 2003, pp. 240-41.
3. Ayant abandonné la pique au début du siècle (la dernière utilisation attestée est par les
Suédois à Poltava 1709), les armées européennes sont toutes équipées du fusil à silex.
D’une portée limitée (en théorie trois cent mètres mais à l’efficacité quasi nulle après
cent cinquante mètres), l’arme posait des problèmes identiques aux belligérants qui s’en
servaient. Il était par exemple très difficile de combattre en temps humide tant la poudre
et le silex risquaient de faire long feu. Cf. Jean-Paul Bertaud, « Le guerrier » in Michel
Vovelle, (dir.), L’Homme des Lumières, Seuil, Paris, 1996, pp. 95-110.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

déportation brutale des Acadiens décidée par les autorités coloniales anglaises
avec le soutien au moins tacite de Londres. Nulle question ici de succession, de
problème dynastique, mais des enjeux clairement nouveaux et surtout franco-
anglais. La guerre de succession d’Autriche reste dans l’opinion comme une
guerre victorieuse dont l’apothéose est Fontenoy, victoire révélatrice d’un certain
génie militaire français. À l’inverse, la guerre de Sept Ans apparaît – à
tort – comme une suite de défaites (Rossbach sur le continent européen, les
plaines d’Abraham en Amérique du Nord pour ne citer que celles-là), illustrant
les défaillances des militaires et la nécessité pressante de réformes1. L’armée et
la diplomatie constituent la priorité du royaume de France pendant ces vingt-
trois années.

Acteurs et auxiliaires du renseignement militaire

Face à tous ces enjeux, le renseignement militaire est donc activement


recherché. Les espions d’armée ne sont pas les seuls utiles dans ce but et il faut
évoquer les autres sources, l’ordinaire du renseignement, permettant aux officiers
et décideurs stratégiques de lever « le voile de ténèbres ».
Les ingénieurs géographes, tout d’abord, dessinent les cartes des zones de
conflit ou convoitées lors d’une opération ; ils sont confrontés à une double
difficulté : la réalisation dictée en temps de guerre par les circonstances et
l’obsolescence ou l’inexactitude des indications rapportées. Leur fonction et le
caractère sensible de l’information que relèvent les cartographes, les exposent
à être considérés comme des espions. Ils prennent donc des risques et la plus
grande discrétion s’impose. Ayant ainsi constaté que l’uniforme d’un rouge
éclatant porté par les ingénieurs géographes du roi de France les signalait de
loin à l’ennemi pendant les reconnaissances, il est changé en 1744 et la couleur
rouge remplacée par le gris de fer, beaucoup plus discret2. Preuve de leur
importance militaire, l’un d’entre eux, un capitaine au régiment de la Sarre, du
nom de Morett, obtient en 1756 la croix de Saint-Louis pour l’ensemble de ses
travaux – dont une carte de la Silésie incluant les nouvelles fortifications réalisées
par le roi de Prusse3. Un homme surpris en territoire ennemi avec des cartes à

1. Les victoires lors de la guerre de Succession d’Autriche avaient caché des problèmes
structurels majeurs qui se révèlent au grand jour lors de la guerre de Sept Ans. Cf. Fadi
El Hage, La guerre de succession d’Autriche (1740-1748) : Le déclin de la puissance française,
Economica, Paris, 2017, p. 240.
2. Colonel Berthaut, Les ingénieurs géographes militaires, 1684-1831, Paris, Imprimerie du
service géographique, tome 1, 1902, p. 24.
3. Service Historique de la Défense, Ya 506, « Morett » : État de service du Sr Morett.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

la main ou en train de cartographier est forcément soupçonné d’espionnage.


Le 5 février 1745, M. Massart, subdélégué du Hainaut, reçoit un avis, signé d’un
habitant de Dixmude, lui signalant que le nommé Ignace Willaert, de Bruxelles,
se disant « conducteur de général », s’est informé « de toutes les avenues et situations
jusque et proche de Nieuport, et a fait différentes cartes volantes du territoire1 ».
Le fait de porter des cartes le rend donc suspect auprès de la population locale
et si Willaert n’est pas arrêté, il est toutefois l’objet d’une surveillance étroite.
Porter des cartes n’est pas toujours un acte incongru. Les soldats circulent ainsi
parfois, munis de cartes plus ou moins précises, en particulier dans des espaces
« exotiques » ou dont ils connaissent peu la géographie. En Amérique du Nord,
l’habitude a été prise de graver les cornes de poudre avec des cartes présentant
les routes conduisant d’un fort à l’autre ou dévoilant le plan de la campagne
militaire2.
Les habitants des lieux traversés par la guerre constituent aussi des auxiliaires
commodes, d’abord par la simple observation de leurs déplacements. Surtout
lorsque ces derniers vont vendre nourriture, fourrage et divers équipements à
l’adversaire : « les paysans de la Wetteravie3 portent beaucoup de denrées aux
camps des ennemis » rapporte le duc de Broglie au maréchal de Contades en
septembre 17594. Cette information qui peut paraître laconique exprime en fait
deux préoccupations majeures des officiers français. L’approvisionnement
abondant illustre le soutien – ou l’intérêt financier ? – de la population locale
vis-à-vis des troupes prussiennes et dévoile cruellement à l’inverse, le difficile
ravitaillement des troupes françaises. De même, la quantité apportée laisse
aussi supposer la taille d’une armée dont on ignore l’importance exacte, mais
qui cherche à chasser les Français de Hesse depuis la défaite de Minden5. Plus
1. Cité dans Colin, Les campagnes du Maréchal de Saxe, R. Chapelot, Paris, t. 1, p. 307.
2. Les musées du Canada conservent plusieurs de ces objets. À Montréal, au musée Mc Cord
(sous la référence M6935) se trouve ainsi une corne à poudre de 1759, portant les initiales
de son propriétaire (un dénommé John Rollo), soldat du 22e régiment d’infanterie anglaise
(le régiment de Cheschire en poste en Nouvelle France de 1756 à 1761). Sur la corne ont
été gravées les armoiries royales britanniques ainsi qu’une carte de l’État de New York
indiquant la route de la ville de New York au lac Champlain avec l’emplacement des forts.
Simple repère pour les soldats anglais, la corne devient ainsi carte potentielle pouvant être
utilisée par l’ennemi français en cas de capture de l’objet.
3. D’après la définition qu’en donne L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, t. 17, p. 607 :
« Wetteravie, (Géog. mod.) contrée d’Allemagne, dans le cercle du Haut Rhin, entre la Hesse
& le Mein. Son nom lui vient de la petite rivière de Wéter. Elle renferme plusieurs petits États.
On la divise en méridionale & septentrionale ; cette derniere porte le nom de Westerwald.
(D.J.) ».
4. Broglie (Duc de) & Vernier (J.), Correspondance inédite de Victor-François duc de Broglie
avec le Prince Xavier de Saxe, comte de Lusace, Albin Michel, Paris, tome 1, 1903, p. 105.
5. Franz A.J. Szabo, The Seven Years War in Europe, 1756-1763, Pearson Education Limited,
Harlow, 2008, pp. 261-262.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

largement, tout le commerce nécessaire à l’entretien et à la logistique des armées


livre des indices précieux. Aucune des armées européennes ne peut agir
instantanément ; toutes imposent des préparations intensives et la mise en place
d’infrastructures spécifiques. La construction de fours en amont d’un campement,
les opérations de fourrage indiquent ainsi les routes suivies. Frédéric II le
confirme :

« La chose qui découvre le plus sûrement le dessein de l’ennemi avant


l’ouverture de la campagne est la forme qu’il donne aux dépôts de ses
vivres. Par exemple, si les Autrichiens forment leurs magasins à Olnütz,
on peut compter que leur dessein est d’attaquer la haute Silésie ; lorsqu’ils
les forment à Königingrätz, alors le côté de Schweidnitz est menacé. (…)
C’est donc la première nouvelle qu’il faut apprendre : où l’ennemi forme-
t-il ses magasins1 ? »

Observer les ouvriers, noter les constructions, questionner les boulangers


donnent autant d’indices de la marche des armées. Le 2 mars 1759, un espion
rapporte aux officiers français que l’ennemi est en train de bâtir des fours à
Stadt Lohn, en Westphalie, près de la frontière avec les Provinces-Unies ; une
information extrêmement importante si elle est vraie, car elle indiquerait alors
la ligne de marche de Ferdinand de Brunswick2. M. de Saint Pern qui commande
dans la zone fait d’ailleurs beaucoup d’efforts pour vérifier ce rapport qui s’avère
finalement inexact. Les armées peuvent aussi se servir de ces habitants locaux
comme guides ou informateurs occasionnels. Cependant ils font souvent preuve
de mauvaise volonté, refusant de collaborer avec l’armée de passage. Frédéric
II raconte ainsi dans ses Instructions aux officiers : « L’année 1760, en traversant
la Lusace, pour marcher en Silésie, nous eûmes besoin de guides. On en chercha
dans des villages. [L] orsqu’on les amena, ils faisoient semblant de ne pas savoir
l’allemand, ce qui nous embarassoit fort : on s’avisa de les frapper, et ils parlèrent
allemand comme des perroquets3 ». Petite consolation pour les habitants : ils
peuvent passer d’un service à un autre. Un paysan, après avoir guidé les
Hanovriens au reste de l’armée anglaise en juin 1760, raconte tout à un hussard

1. Frederic II, op. cit., Article XV : « Des marques caractéristiques par lesquelles on peut
deviner les intentions de l’ennemi », p. 48.
2. S.H.D., A1 3513, f. 15 : construction de fours (rapport anonyme) cité par Kennett (Lee), The
French Armies in the Seven Years’ War, Durham, Duke University Press, 1967, p. 165.
3. Frédéric II (Roi de Prusse, Instruction militaire du roi de Prusse à ses généraux, Librairie
militaire de J. Dumaine, Paris, 1876, p. 276 (« Des précautions qu’il faut prendre en pays
ennemi, pour se procurer et s’assurer des guides »).

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

français en allant jusqu’à indiquer la route suivie et à considérer cette retraite


hanovrienne bien précipitée1.
L’interrogation des prisonniers et des déserteurs constitue un autre moyen,
communément répandu, de s’informer, bien que ce qu’ils disent est jugé de peu
de valeur. Si la désertion ou la capture fait perdre à l’ennemi un soldat, elle
fournit à l’armée adverse un informateur potentiel. Quand les candidats
manquent, des unités de cavalerie légère sont envoyées pour « faire des
prisonniers ». S’il s’agit en Europe d’une mission confiée aux unités de cavalerie
légère, dans les colonies comme en Amérique du Nord ce sont plutôt les Indiens
qui sont chargés de rapporter ces « lettres vivantes2 » comme ils les nomment.
Parfois, les informateurs arrivent d’eux-mêmes à l’image des déserteurs quittant
l’armée ennemie. Les plus bavards sont alors les compatriotes comme ce parisien,
capturé à Louisbourg puis enrégimenté dans l’armée anglaise. Il parvient à
s’enfuir le 7 juillet 1759, pendant le siège de Québec. Rejoignant à la nage les
troupes de M. de Lévis, il se montre précis dans son évaluation des forces
anglaises, illustrant l’intérêt des informations transmises par les déserteurs
conciliants. Ceux originaires du pays ennemi sont en revanche nettement plus
suspects. Un déserteur anglais arrivé au fort Beauséjour en juin 1755 ne répond
pas aux questions. On le soupçonne d’être un espion et il se retrouve en prison
avec des fers aux pieds et aux mains3.
D’un point de vue général, les informations transmises par les déserteurs
sont de qualité très inégale, souvent incomplètes ou imprécises. Un préjugé
moral les déconsidère a priori. Être capturé est le propre d’un mauvais soldat,
déserter est réservé aux hommes sans fidélité. Pour être bien accueillis, les
déserteurs risquent de dire ce que les officiers veulent bien entendre, des « contes
à rire4 ». Les prisonniers peuvent également prétendre le contraire de la réalité
pour induire ennemi dans l’erreur. C’est particulièrement vrai pour les nouvelles
concernant des zones éloignées du champ de bataille ; les informations circulent
aussi lentement que difficilement et les approximations des déclarations ne sont
pas toujours volontaires tant les soldats sont partis parfois depuis longtemps.
Le 18 août 1759, le marquis de Montcalm se désole dans son journal tant il est

1. Lettre de M. de Caraman à Xavier de Saxe, Neuhof, 14 juin 1760 citée dans J.-J. Vernier et
Commandant Veling, Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790,
Aube, série E* Fonds de Saxe, Imprimerie administrative Gustave Frémont, Troyes, 1903,
p. 289.
2. Louis-Antoine de Bougainville, Ecrits sur le Canada, Mémoires – Journal – Lettres, Sillery,
Québec, 2003, p. 179.
3. Journal de l’attaque de Beauséjour (1755) dans CASGRAIN (H.-R.), Collection des
manuscrits du maréchal de Lévis, Québec, L.-J. Demers, 1895, t. 11, p. 23.
4. Jean-Claude Panet [ancien notaire de Québec], Journal du siège de Québec, Eusèbe Sénécal,
Montréal, 1866, p. 11.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

accablé d’entendre « [t] rois déserteurs qui semblent débiter de vieilles gazettes et
se contredisent dans leurs dépositions, au point de ne pouvoir rien en conclure1 ».
Il n’y a rien à attendre selon lui de tels informateurs : « ce sont propos des
déserteurs », conclut-il amèrement2. Cette imprécision est généralisée. « Quelques
prisonniers que nous avons faits ont dit que le Prince y était, mais je n’ai pu savoir
d’eux si c’était le Prince Charles [de Lorraine] ou le Prince de Waldeck3 », écrit
Maurice de Saxe au ministre le 2 août 17464. Le détail a pourtant son importance :
le corps de troupe hollandais commandé par Waldeck est un moindre danger
face aux unités autrichiennes de Charles de Lorraine. Il parait étonnant d’ailleurs
que les prisonniers ne sachent faire la différence entre les uniformes de ces deux
nations. Le lendemain de cette lettre, Maurice de Saxe rencontre le prince de
Conti au château de Corroy qui lève l’ambigüité : il s’agit bien des Autrichiens5.
De façon significative, le partisan Leroy de Grandmaison place la qualité
informative des prisonniers et déserteurs au même niveau que les coups de fusil
et les aboiements de chiens6.
Appartenant à un corps de cavalerie légère – le régiment de Grassin –,
Leroy de Grandmaison doit certainement penser que le renseignement le plus
important provient des reconnaissances que ce type d’unité peut effectuer.
« Quoiqu’on ait de bons Espions, il ne faut pas pour cela manquer d’envoyer des
Partis dehors, pour reconnoître l’ennemi & faire des prisonniers ; par ces Détachements
on apprend quelquefois plus que par les Espions7 ». Cette maxime d’un auteur
militaire allemand, rapportée par l’auteur saxon Faesch dans son ouvrage de
compilation, souligne l’intérêt et la nécessité de la reconnaissance opérée par
les « partis ». Selon la définition du dictionnaire militaire d’Aubert de La Chesnaye,

1. Ibidem, p. 591.
2. Ouvrage non autographe mais relecture et corrections par Montcalm. Marquis de
Montcalm de Saint Veran, H.-R. Casgrain éd., Journal du marquis de Montcalm durant ses
campagnes en Canada de 1756 à 1759, Québec, Imprimerie de J.J. Demers & Frère, 1895,
p. 595.
3. Le prince Charles de Waldeck commandait les unités prussiennes en Flandre en 1745.
Cf. Denina (Carlo), La Prusse littéraire sous Frédéric II, H.A. Rottmann, Berlin, 1790,
p. 253.
4. La confusion est d’autant plus facile à faire que les deux princes s’appelaient Charles. Lettre
citée dans l’édition des Rêveries, préfacée par Jean-Paul Charnay, Economica, Paris, 2002,
p. 347.
5. Comte Pajol, Les guerres sous Louis XV, Firmin-Didot, Paris, 1884, t. 3, p. 450.
6. M. de Grandmaison, La petite guerre ou traité du service des troupes légères en campagne,
Chez Knoch & Esslinger, Francfort et Leipzig, 1758, p. 45.
7. Cité dans George Rodolf Faesch, Règles et principes de l’art de la guerre des meilleurs auteurs
qui ont écrit sur cette science, Chez les Héritiers de Weidmann & Reich, Leipzig, 1771, t. 2,
p. 336.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

le parti est « un corps de cavalerie, ou d’Infanterie1, qui va dans le païs ennemi,


à la découverte, & au pillage. On envoie des Partis à la guerre pour faire des
Prisonniers, & avoir des nouvelles de l’ennemi2 ». S’informer sur l’ennemi, « aller
à la découverte » comme on dit alors est donc une des principales missions de
la cavalerie légère (dragons et surtout hussards).

Le rôle majeur de l’espion d’armée

L’acteur majeur du renseignement militaire reste cependant l’espion d’armée.


« Un homme d’honneur ne fera jamais ce métier », affirmait en 1771 le théoricien
saxon Georg Faesch3. Il reflète bien par ses mots le rejet de cette activité secrète
par ses contemporains, qu’ils soient militaires – le chevalier du Bousquet
qualifiait les espions de « sangsues insatiables4 » –, philosophes – Montesquieu
parlait « d’infamie inséparable de la chose5 » – ou même juristes – selon Vattel,
l’espionnage est « une trahison & un métier infâme6 ». Et pourtant, tous
reconnaissent qu’il s’agit d’un mal nécessaire ; « On ne sçauroit trop faire d’attention
aux espions et aux guides », écrit Maurice de Saxe7.
Quelles sont les qualités attendues d’un espion d’armée au milieu du
xviiie siècle ? D’abord un trio : de « l’intelligence » pour comprendre clairement
les missions, de l’efficacité pour les accomplir et la fidélité pour éviter toute
trahison. Une bonne présentation et une éducation soignée ensuite, car elles
permettent de se mêler à des gens importants, propres à fournir des informations
utiles. Les fréquentations de l’agent peuvent devenir des informateurs ou des
correspondants potentiels ; ses réseaux sont donc précieux. L’espion doit aussi
être en bonne santé et d’un âge ne lui interdisant pas des opérations périlleuses.
L’expérience dans le domaine de l’action secrète représente un autre élément
de choix : un agent est d’autant plus efficace qu’il a déjà eu l’habitude de cette

1. L’auteur précise certainement « infanterie » pour incorporer dans sa définition les Dragons
qui sont considérés comme de l’infanterie montée.
2. « Parti » in Aubert de la Chesnaye (attr.), Dictionnaire militaire, David, Paris, p. 306.
3. Faesch, op. cit., p. 333 [Cette citation, à l’inverse de beaucoup d’autres dans l’ouvrage
surtout composé de maximes piochés dans les lectures de l’auteur, est de sa propre plume ;
elle apparaît en note de bas de page].
4. Du Bousquet, Instructions militaires sur le service de garnison et de campagne ; dictées à
Messieurs les élèves de l’École Royale Militaire, Lyon, Chez Benoît Duplain, t. 1, 1769, p. 254.
5. Montesquieu, Œuvres de Montesquieu, L’Esprit des Lois,, A. Bavoux, Paris, 1825, p. 112.
6. Emerich de Vattel, Le droit des gens ou Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite
& aux affaires des Nations et des souverains, Londres, tome 2, 1758, p. 157.
7. Maurice de Saxe, Jean-Pierre Bois éd., Mes rêveries : suivies d’un choix de correspondance
politique, militaire et privée, Economica, Paris, (1732) 2002, p. 218.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

vie dangereuse et des attentes de ses commanditaires. La connaissance des


zones à parcourir et des langues étrangères est plus que souhaitable. Toute
compétence annexe, enfin, est intéressante. Des talents de dessinateurs peuvent
s’avérer fondamentaux pour la réalisation de plans de positions ennemies de
fortifications, de passages. Une irréprochable moralité peut constituer un
argument important pour sélectionner un espion ; une conduite dépravée
laisserait de grands doutes sur le sérieux de l’agent. En résumé, l’espion idéal
semble être une synthèse de plusieurs archétypes sociaux, particulièrement
prégnants au xviiie siècle : « l’honnête homme » (bonnes mœurs, « intelligence »,
sociabilité), le militaire (fidélité totale, obéissance absolue au roi et à son
commanditaire, « coup d’œil » pour percevoir ce qu’on attend de lui) et l’aventurier
(le goût des voyages, du secret et du risque). À la lecture de ces qualités, il
apparaît que les candidats remplissant tous les critères se font rares.
Qui sont ces espions ? Majoritairement des militaires, officiers pour la
plupart avec une surreprésentation des partisans. On trouve aussi des professions
liées à l’armée comme commissaires de guerres, ingénieurs aux armées ou des
commis aux fourrages. La compétence technique de ces derniers, leurs relations
et leurs déplacements dans les camps les rendent aptes à fournir des informations
précises. La facilité de circulation des marchands, les réseaux de relations
nécessaires pour leur négoce, les correspondances qu’ils entretiennent dans les
pays étrangers sont autant d’atouts leur permettant de faire d’excellents agents
de renseignement, opérant toujours à la limite de la légalité et de la justification
professionnelle. Les ecclésiastiques sont finalement – et contrairement à ce que
l’on pourrait imaginer – peu nombreux pour cette période (et probablement
davantage dans des temps de crispations religieuses).
Beaucoup de ces informateurs se proposent pour cette fonction, agissant
souvent par opportunisme, l’occasion faisant l’espion. Si la plupart des offres
restent sérieuses, d’autres candidatures apparaissent à la limite du fantasque
en avançant des initiatives irréalistes ou absurdes. À ce titre, les motivations
ne peuvent se résumer, comme les contemporains semblaient le croire, à de
simples considérations vénales. Les historiens anglo-saxons résument
généralement les raisons pour espionner, par l’acronyme MICE, qui désigne
les quatre leviers que peut utiliser un officier-traitant pour recruter un agent :
Money (argent), Ideology (attachement à une cause, Compromission (chantage),
Ego (frustrations de l’individu), ces ressorts de la manipulation étant ou pas
cumulatifs. Ce schéma s’applique cependant au renseignement contemporain.
Peut-il être pertinent au xviiie siècle ? Si l’égo, l’intérêt financier ou le chantage
demeurent aussi universels qu’intemporels, la dimension idéologique a perdu
de l’acuité pendant la période. Les années 1740-63 constituent en effet une pause

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

dans le combat doctrinal, notamment religieux. Un changement s’est opéré. La


religion guide moins les actions politiques et militaires, le sentiment national
l’ayant progressivement remplacé. Il agit à la fois comme un atout et une
contrainte en matière de renseignement. L’intérêt, le service du roi et de sa
patrie deviennent les trois mobiles et parfois confondus, conduisant à l’espionnage
militaire. L’action secrète fournit ainsi de précieux indices sur le patriotisme
naissant, particulièrement en terre allemande pendant la guerre de Sept Ans.
Les populations des différents États allemands semblent avoir été favorables à
Frédéric II et à son général, Ferdinand de Brunswick. « Pour quelque somme
que ce soit, on ne trouverait pas en Hesse un espion, pendant que l’ennemi est
informé de nos moindres mouvements » se lamente le maréchal d’Estrées en
septembre 17591. Même en Saxe où la dynastie était une proche alliée de la
France, les habitants soutiennent tant Frédéric II que Soubise ne peut pas y
trouver des espions2. Dans le landgraviat de Hesse, cette difficulté apparaît
vraiment critique. La principauté est l’une des rares du Saint Empire à s’être
alliée à la Prusse. Selon le baron de Bonneval qui s’en désole auprès de Belle-
Isle, les Français ne peuvent pas placer un seul soldat « sans que les paysans
partent en informer l’ennemi3 ». Ne comprenant pas ces réactions locales, les
officiers français l’attribuent à un « fanatisme » religieux4.
S’ils n’agissent souvent que dans le cadre d’une seule campagne, dans de
rares cas, les agents sont de quasi-professionnels, passant d’une mission
d’espionnage à une autre. Un dénommé Simon Louvrier connaît ainsi une
carrière impressionnante d’agent de renseignement. Il sert ainsi de 1733 à 1761,
c’est-à-dire pendant vingt-huit ans, les meilleurs officiers et hommes d’influence
de la période tels que Maurice de Saxe, Belle-Isle, le dauphin ou encore Choiseul5.
Les figures de l’espion juif et de la femme intrigante, fréquentes dans les
mentalités de l’époque et dans l’historiographie plus tardive, méritent d’être
reconsidérées tant l’un et l’autre apparaissent très minoritaires dans la liste des
espions identifiés pour ce siècle. En ce qui concerne les femmes, les défauts
qu’on leur attribue alors semblent les déconsidérer par nature en les rendant
« impropres » à la qualité d’agent. Elles sont considérées comme bavardes quand
il faut conserver le secret, peu instruites alors que l’intelligence est une vertu
cardinale, faibles quand elles sont supposées résister à la tentation d’un ennemi
1. SHD, GR A1 3522, f. 47 : Lettre de D’Estrées à Belle-Isle, 3 septembre 1759 citée dans Lee
Kennett, The French Armies in the Seven Years’ War, Durham, Duke University Press, 1967,
p. 48.
2. Ibidem.
3. S.H.D, GR A1 3519, f. 16 : Lettre du Baron de Bonneval à Belle-Isle, 16 juillet 1759 citée
dans Lee Kennett, op. cit.
4. S.H.D, GR A2 35, f. 1 : Belle-Isle à Clermont, 19 janvier 1758 citée dans Lee Kennett, op. cit.
5. S.H.D., GR Ya 504, Droy de Louvrier

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

prodigue, libertines quand on attend une moralité exemplaire, oisives et


superficielles tandis que l’agent s’inscrit dans l’activité et le dévouement. Le
manque de fiabilité caractérise les sources féminines, conséquence supposée
de leur imagination débordante et dangereuse. La femme, quand elle se pique
de renseignement, semble surtout se montrer maladroite à l’image de la dame
Leotardi. Contre toutes les recommandations qu’elle avait reçues de l’officier
français qui l’avait approchée, une dénommée Leotardi, du comté de Nice,
maîtresse du gouverneur piémontais de Saorge, lui transmit, cachée dans une
pelote de laine, une offre négociée de reddition. Le papier ayant été découvert,
le gouverneur fut arrêté, jeté en prison et les biens de la dame Leotardi confisqués,
cette dernière devant se réfugier sur les terres du roi de France1.

Modes opératoires de l’espion d’armée

Comment s’informent les espions d’armée ? L’espion est « une personne que
l’on paye pour examiner les actions, les mouvemens » affirme Le Blond dans
L’Encyclopédie2. Il est donc d’abord une sentinelle, à l’affût d’un indice précieux
pouvant être rapporté à son commanditaire. Tout doit l’intéresser : les
déplacements et cantonnements des ennemis, l’état des fortifications et des
capacités défensives des villes, l’arrivée de vivres ou une activité anormalement
élevée d’un port, la constitution de stocks dans une place, en particulier lorsqu’il
s’agit d’approvisionnements ou de ressources pouvant servir à la logistique
militaire (fourrage ou bois par exemple), etc.
Outre l’observation, un espion efficace est aussi un homme à l’écoute, à
l’affût, aux aguets. Il se doit de tendre l’oreille à ce que disent les paysans, retenir
ce que murmurent les habitants des villes et toutes les informations intéressantes
susceptibles d’être colportées. Beaucoup de ces paroles ne font que reprendre
des rumeurs, des ragots, voire recopient les gazettes. Mais dans cette multitude
d’approximations, de demi-vérités ou de vraies erreurs, se trouvent parfois des
pépites dignes d’intéresser le ministre le plus blasé. Quand ces informations
proviennent des régiments ou des camps, elles prennent plus d’importance.
Elles sont d’autant plus facilement accessibles que la notion de secret militaire
n’est pas aussi développée qu’elle peut l’être désormais. La veille de la bataille
de Minden, le 31 juillet 1759, les officiers sortant du conseil de guerre, lieu du

1. L’affaire est relatée dans SHD, GR Ya 505 (dossier Leotardy : demande de pension pour
Madame de Leotardy, août 1748).
2. Guillaume Le Blond, « Espion » dans Diderot & d’Alembert (dir.), L’Encyclopédie, Briasson,
Paris, t. 5, 1751, p. 971.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

mystère où se décident toutes les stratégies, lancent aux officiers et soldats qu’ils
croisent : « Allez aiguiser vos couteaux ; demain matin, bataille, si le prince
Ferdinand nous attend ». Mercoyrol de Beaulieu qui rapporte cette histoire dans
ses mémoires précise ensuite : « Dans l’instant, Minden, ville ennemie où étoit
le quartier général, retentit de la nouvelle de la bataille pour le lendemain et cette
certitude se communiqua au camp avec une rapidité étonnante1 ». Cette indiscrétion
n’eut guère de conséquences fâcheuses puisque le prince Ferdinand de Brunswick
avait déjà été averti par l’arrivée de déserteurs.
Pour s’informer, les espions d’armée doivent aussi favoriser les entretiens
avec des personnes aptes à leur transmettre ce qu’ils cherchent à savoir. Les
espions n’hésitent pas à parler à tous, du domestique au noble local. Cette
sociabilité intéressée doit cependant respecter les contingences et normes
sociales. Les interlocuteurs les plus précieux restent les voyageurs croisés au
cours des missions de renseignement, puis les soldats et officiers directement
concernés, les marchands, banquiers, fournisseurs de l’armée ennemie et enfin
les hommes de pouvoir, appelés par leur situation et leurs responsabilités à
connaître les déplacements des troupes.
L’acquisition de l’information secrète s’opère sur différents théâtres : dans
la ville où l’espion peut successivement jouer plusieurs rôles (poliorcète,
« cinquième colonne », honorable correspondant, etc.), en missions planifiées
autour d’objectifs à repérer – le cas le plus fréquent, avec parfois une grande
précision des directives concernant les cibles à espionner – ou lors d’opérations
lointaines, comme en Pologne en 1748, où trois agents sont diligentés à la
rencontre de l’armée russe qui fait son entrée surprise dans le conflit. Ces trois
agents, qui ne se connaissent pas sont envoyés par deux secrétaires d’État, le
comte d’Argenson (Guerre), Puysieux (Affaires étrangères) et par Lowendal,
un officier supérieur ; ces missions se croisent sur le territoire polonais, se
découvrent, mettant en péril la sécurité de tous. Certains d’entre eux sont
fantasques à l’image de l’Italien Pazetti qui prend pour l’occasion le nom de
Mathioli – un des noms donnés au masque de fer2. Castéra, le résident français
à Varsovie, rencontre et conseille ces espions, tout en apportant grâce à ses
propres réseaux, des informations précieuses à son ministre. Les réseaux
diplomatiques sont ainsi largement mis à contribution en temps de paix, mais
aussi en temps de guerre, pour la collecte de l’information militaire. Dans un

1. Jacques Mercoyrol de Beaulieu, Campagnes de Jacques Mercoyrol de Beaulieu, capitaine au


régiment de Picardie (1743-1763), publiées d’après le manuscrit original pour la société de
l’histoire de France par le marquis de Vogüe et Auguste Le Sourd, Librairie Renouard, Paris,
1915, pp. 221-222.
2. L’affaire est relatée au SHD dans le fonds GR Ya 505, Dossier « Labunague » ; un des
rapports des agents est au SHD en GR A1 3278, f. 105.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

souci de multiplier et de croiser les indications reçues, leur action peut être
doublée, voire triplée par d’autres agents, y compris ceux envoyés par le secrétaire
d’État aux Affaires étrangères.
L’espionnage militaire repose ainsi sur ces réseaux plus ou moins organisés,
souvent additions d’informateurs singuliers. Concurrents, parfois partagés – Belle-
Isle confie ainsi son réseau au maréchal de Noailles en 17441 –, ils permettent
aux officiers, commandants de places et intendants d’acquérir l’information
militaire utile et de la transmettre au secrétaire d’État à la Guerre, vers lequel
tout converge. L’intendant Moreau de Séchelles se distingue notamment par la
qualité et l’organisation d’un réseau très efficace d’agents opérant dans les Pays-
Bas autrichiens en 17442. Son réseau d’une quinzaine de personnes au minimum
est hiérarchisé selon une logique pyramidale fondée sur trois critères : l’expérience,
le mérite et la confiance de l’intendant. Les agents en poste en constituent le
premier maillon : simples relais, ils se contentent de transmettre les bruits,
souvent de seconde main, qui leur parviennent. Les espions ambulants sont
chargés eux, de vérifier les informations, mais Séchelles n’hésite pas à proposer
la même mission à plusieurs pour mieux comparer leurs récits. Enfin, les
correspondants « le[s] plus éclairé[s] », rares et précieux, fournissent des
renseignements de première main, issus des sources les plus fiables et des
interlocuteurs les plus crédibles, dont Hasselmann, un des responsables de
l’état-major autrichien à Bruxelles. Quand le 4 mai 1745, le roi arrive à la tête
des armées à Valenciennes, reçu en sa généralité par l’intendant Séchelles, ce
dernier peut l’aider à établir le plan de la campagne, arrêté une semaine plus
tard3.
L’information étant un enjeu de pouvoir, elle peut ainsi servir les
commanditaires par l’avantage qu’elle leur octroie. L’espion est donc aussi un
faire-valoir. Il s’inscrit totalement dans un rapport personnel, contrôlé par un
supérieur dont il est le « client », souvent la créature et plus rarement, l’homme
de confiance.

1. Jean Colin (Capitaine), Les campagnes du maréchal de Saxe, R. Chapelot, Paris, t. 1 :


« L’armée au printemps de 1744 », 1901, p. 273.
2. Ibidem, pp. 262-265.
3. Jean-Pierre Bois, Fontenoy, 1745, Louis XV, arbitre de l’Europe, Economica, Paris, 1996,
p. 50.

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Le renseignement extérieur français (xvie-xviiie siècles)

Transmission et protection du renseignement

Une fois le secret militaire dévoilé, il convient de transmettre et de protéger


le précieux renseignement obtenu. L’interception postale est un risque calculé
contre lequel chacun essaye de se prémunir par des procédés techniques – jus de
citron, doubles enveloppes, alias, « boîte à lettres », etc. –, par le chiffrage des
dépêches ou de façon plus sûre, par le contrôle des voies de communication. Les
rétablir en cas d’occupation militaire est un impératif et une préoccupation constante
comme lorsque Belle-Île est aux mains des Anglais en 1761. Une permanence
postale est alors établie dans l’île voisine d’Houat permettant aux habitants de
Belle-Île de continuer à informer nuitamment les Français de la situation insulaire1.
L’ennemi utilise les mêmes méthodes pour s’approprier le secret et la menace
est multiforme. Les voyageurs, les diplomates étrangers, les soldats en rupture
d’engagement, les enrichis ou les habitants des chambres garnies sont tous suspectés
d’intelligence avec l’ennemi. La lutte contre ces agents adverses ne repose que sur
deux méthodes : le hasard et la dénonciation. En cas d’arrestation, il faut encore
prouver le crime tandis que les suspects sont parfois retournés au profit du Roi ou
jetés en prison dans l’attente d’une libération. Les procès pour espionnage sont
extrêmement rares – la justice des camps est souvent expéditive et l’espion pendu
pour l’exemple –, mais quand ils se tiennent, ils permettent de dévoiler tout le
fonctionnement d’une activité de renseignement. Le 8 mai 1758 s’ouvre à Londres
le procès pour haute trahison du docteur Hensey, accusé d’être un espion pour la
France en temps de guerre et d’avoir donné des informations sur les troupes
militaires et navales du roi George. Le cœur du débat porte sur les lettres qu’il a
envoyées aux représentants français à La Haye et qui ont été interceptées. Un maître
de poste rendu méfiant par l’abondant courrier vers l’étranger et l’origine irlandaise
du docteur a approché une de ses lettres d’une bougie, faisant apparaître le mot
« Monsieur » qui avait été rendu transparent par le jus de citron. L’espion est
condamné à mort, mais échappe à l’exécution et parvient à se réfugier en France2.

De tous les champs d’action de l’espionnage – domestique, de cour, politique,


voire diplomatique –, c’est donc à l’armée que l’on considère les espions comme
étant les plus utiles pour connaître les intentions de l’ennemi, les mouvements
projetés, voire pour remporter une bataille. L’information militaire, probablement

1. Voir à ce sujet SHD, GR Ya 504, Dossier « Duclos ».


2. Voir notamment Leonard A. Parry, Some famous medical trials, F. & A. Churchill,
Londres493. A.A.E.

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Renseignement et espionnage militaire à l’époque des Lumières

la plus secrète de toutes, est l’objet d’une recherche systématique, utilisant des
procédés traditionnels et éprouvés – interrogatoires des prisonniers et déserteurs,
patrouilles de cavalerie légère – et des opérations plus secrètes. Acteur majeur du
renseignement, l’espion d’armée est une figure méconnue de la période, paradoxe
étonnant tant son rôle est quotidien auprès des armées de l’Ancien Régime. À la
marge de la société civile et du militaire, il navigue entre ces deux univers. Parfois
contraint d’espionner, appâté par un gain potentiel, le goût de l’aventure ou une
reconnaissance sociale, il prend toujours des risques, plus ou moins calculés, pour
satisfaire un commanditaire. Il lui apporte une information qui peut être utile,
mais qui s’avère bien souvent incomplète ou inexacte. C’est là toute l’ambiguïté
d’une activité essentielle, mais marginale et tout autant méprisée que peu gratifiante,
hors des codes d’honneur, qui se cache par nécessité et pratiquée par des gens
qu’on ne sait pas nommer – « espions » des autres, « agents » pour soi1.
Malgré l’utilisation quotidienne et banale de l’espionnage, rarement son
rôle n’apparaît comme décisif. La dépense ne semble guère à la hauteur du
résultat escompté. Confrontés à des êtres qu’ils considèrent de faible moralité,
les officiers peinent à croire ce qui est transmis. Cette méfiance généralisée à
l’égard des informations et des acteurs qui les collectent, entraîne une réserve
de la part des décideurs qui bien souvent, n’osent prendre des initiatives qui
pourraient se révéler désastreuses en cas de tromperie. Dans un siècle d’affirmation
de la Raison, le renseignement échappe à la science : il n’indique que des
probabilités, des conjectures, trop peu de certitudes. Dans le champ militaire,
cette variabilité entre le réel et le supposé est d’autant plus anxiogène qu’une
erreur d’appréciation peut avoir des suites dramatiques.
Les missions secrètes connaissent aussi une réussite inégale, les armées de
l’Ancien Régime contrôlant mal les problèmes de communication. La viscosité
du temps et de l’espace, les dépendances saisonnières, les obligations
logistiques – approvisionnements des hommes et animaux – altèrent l’utilité
immédiate d’une nouvelle. Les informations sont rarement transmises à temps
pour permettre une décision stratégique.
Finalement, l’efficacité augmente lorsque la distance diminue entre le
commanditaire et l’agent, donc à l’échelle tactique. Le paysan que l’officier
envoie de l’autre côté de la colline apporte une donnée plus immédiatement
exploitable pour le renseignement militaire que celle transmise par le commissaire
des guerres missionné par Versailles en Suède. Le renseignement change aussi
rarement le cours d’une bataille qui dépend de trop nombreux facteurs pour
qu’une information militaire transmise au préalable puisse y jouer un rôle
décisif. Pourtant, tous les échelons de l’armée continuent à entretenir des espions.

1. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Fayard, Paris, 1990, p. 51.

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Le renseignement extérieur français

À défaut d’en attendre un avantage déterminant, il s’agit surtout de perpétuer


une tradition dans un acte à la limite de la superstition et confirmer peut-être,
par les informations rapportées, des a priori sur une situation.
L’action secrète n’entraîne pas de bouleversements majeurs, mais au contraire,
s’inscrit dans une pratique tout à fait ordinaire – et souvent infructueuse – des
armées. Loin d’une image romanesque, l’espion joue à un jeu dangereux, mais
somme toute habituel. Il est une arme d’une efficacité inégale, parfois utilisée en
interne quand les informations qu’il peut découvrir servent les intérêts d’une partie
dans un conflit de pouvoir. Les agents ne sont pas seulement attachés au ministre
des Affaires étrangères, mais aussi à celui de la Guerre ou de la Marine. Une telle
duplication des efforts conduit forcément souvent à la redondance et à la rivalité.
Chaque ministre dispose de ses agents, chaque officier a son réseau. Cette forte
personnalisation des rapports, qui n’empêche pas une éventuelle coopération, rend
toutefois difficile une organisation autre que pyramidale vers le ministre qui reçoit
toutes les informations. Dans une époque d’émergence de l’État moderne, cette
logique entrave la structuration en services. Ils signifieraient une limitation de
l’autonomie des officiers – qui recrutent et envoient leurs espions – et une perte
de l’avantage « monnayable » à l’échelon supérieur, que procure parfois une
information prisée. Des rapports personnels très étroits unissent agents et
commanditaires. Mais l’absence de collaboration entre ces derniers provoque
parfois de véritables compétitions entre certains espions servant plusieurs maîtres.
L’espion est en fait à l’époque un intermittent de la guerre : il gravite autour
des camps, reçoit ses instructions et son argent des officiers, mais en cas de
découverte, la pendaison – peine infamante – l’attend. Ni soldat ni civil, mais
appartenant aux deux mondes, il est l’un des membres de la « sous-culture
militaire ». Il reste cependant, et ce malgré toutes les qualités qu’on peut
éventuellement lui reconnaître, toujours d’un niveau inférieur : client dans une
relation de patronage, serviteur d’un maître qui le contrôle et élément d’un
réseau dont il ignore tout.
« Si on savait toujours d’avance les desseins de l’ennemi, on ne manquerait
jamais de lui être supérieur avec une armée inférieure », la citation de Frédéric
II, issue de ses instructions à ses généraux, est connue1. La suite l’est beaucoup
moins et elle reste cependant aussi actuelle que pertinente : « Tous les généraux
qui commandent des armées tâchent de se procurer cet avantage, mais il n’y en a
guère qui y réussissent ».

Stéphane Genêt

1. Frédéric II, Instruction militaire du roi de Prusse à ses généraux, Librairie militaire de
J. Dumaine, Paris, 1876, p. 34.

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GUERRES DE L’OMBRE
EN MÉDITERRANÉE
(XVIe et XVIIe siècles)

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PERCER LES SECRETS
DE LA « SUBLIME PORTE » :
LES SERVICES RENSEIGNEMENT
DE CHARLES QUINT ET PHILIPPE II
D’ESPAGNE CONTRE L’EMPIRE OTTOMAN

Gaël Pilorget

De 1520 à 1566, le sultan Soliman « le Magnifique » règne sur l’Empire


ottoman qui connaît alors son apogée. Son empire, solidement ancré sur trois
continents, est devenu un acteur majeur de l’échiquier géopolitique et le bassin
méditerranéen va devenir le théâtre d’un affrontement sans concessions avec
l’Empire espagnol.
Dans les années 1520, l’armée ottomane démontre sa redoutable invincibilité,
de la Syrie à la Grèce, en passant par la Bulgarie. Le 29 août 1526, la bataille de
Mohács, près de Budapest, voit la défaite des troupes du jeune roi Louis II de
Hongrie, qui ne survit pas à cette déroute face à l’armée de Soliman, dont en
Europe on ignore à peu près tout sur le plan tactique comme stratégique ; ce
qui n’est nullement le cas du côté turc, où le renseignement militaire est, lui,
déjà parvenu à un très haut niveau.
Le médecin, historien et ecclésiastique Paul Jove publie en 1532 le
Commentario de le cose de’ Turchi et dédie cet ouvrage consacré à la civilisation
ottomane à l’empereur Charles Quint (Charles Ier d’Espagne), le seul qui puisse,
à ses yeux, contrecarrer l’expansion turque. Certains conseillers poussent même
le souverain du Saint Empire romain germanique à se lancer dans une guerre,
une sorte de nouvelle Croisade contre le « péril turc ». Dans ce contexte, s’impose
rapidement l’idée que Charles Quint se doit de défendre la Chrétienté face à la
menace que représente le Grand Turc. En 1529, le premier siège de Vienne
manque bien de faire tomber la ville entre les mains de Soliman. Le sultan

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

tentera à nouveau de la conquérir en 1532, mais se heurtera alors à la grande


armée placée sous le commandement de Charles Quint.
La mise sur pied d‘un véritable service de renseignement devient nécessaire
face aux succès des raids des Barbaresques et à l’élargissement de l’emprise
territoriale de la Sublime Porte, qui s’est emparée aisément des terres berbères
en Afrique du Nord. En 1534, le sultan nomme, pour la plus grande frayeur de
ses ennemis chrétiens – et singulièrement du vice-royaume de Naples –, le
corsaire Barberousse, beylerbey de la régence d’Alger, amiral d’une flotte turco-
berbère qui suscite désormais toutes les appréhensions.
À la fin des années 1560, les rapports d’agents se font de plus en plus
inquiétants quant à la politique d’expansion voulue par le sultan Selim II (1566-
1574). D’autant qu’en 1570, les représentants du Tsar Ivan IV « le Terrible »
signent un traité de paix à Constantinople et que les expéditions du sultan dans
le Hidjaz (Arabie saoudite) et au Yémen sont victorieuses. En 1571, la garnison
de Famagouste1 (côte est de Chypre), la plus imposante forteresse vénitienne
en Méditerranée, est conquise par les Turcs. Et en août 1574, les Ottomans
reprennent Tunis, qu’ils arrachent à l’Empire espagnol.

Perception et représentations de l’Empire ottoman en Europe

« Horde de barbares », « loups sauvages », ou bien peuple d’hommes aux


mœurs singulières : ce sont là, selon Gennaro Varriale2, quelques-unes des
représentations les plus communes des Européens du xvie siècle au sujet des
Turcs, colportées à travers le continent grâce aux nouvelles techniques de
l’imprimerie. Mais dans les villes italiennes, c’est surtout la peur panique qui
domine. La prise et le sac d’Otrante (1480) par les Turcs est encore dans toutes
les mémoires.
L’Empire ottoman suscite autant de peur que de secrète admiration. Afin
de mieux le cerner, dans tous les sens du terme, l’administration de la Couronne
cherche alors à s’informer en profondeur sur l’ennemi, autant en consultant la
« littérature » disponible sur le sujet qu’à travers les missives d’informateurs
infiltrés au sein même de l’Empire turc ou opérant sur ses marges. Rapidement,

1. Malgré les promesses ottomanes faites au chef vénitien Marco Antonio Bragadin de lui
laisser la vie sauve s’il se rendait, il est écorché vif. Cet assassinat entraîne en réponse
la création de la flotte de la Sainte-Ligue (République de Venise, États des Habsbourg
d’Espagne, de Naples, de Sicile et les États pontificaux) qui vainc les Ottomans à Lépante
(octobre 1571). Malgré cette victoire, les Vénitiens reconnaîtront la souveraineté ottomane
sur Chypre lors du traité de Constantinople du 7 mars 1573.
2. Spécialiste de l’Histoire diplomatique, culturelle et sociale de la Méditerranée au xvie siècle.

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

les rapports des agents présents sur le terrain sont davantage pris en considération
par les décideurs, en raison de leur fiabilité, que les ouvrages « savants ».
Les renseignements d’ordre militaire – notamment sur une armée turque
dépeinte comme sadique et prenant particulièrement plaisir à constater la peur
panique qu’elle suscite –, forment l’essentiel du contenu des rapports d’espions,
mais les informateurs y décrivent aussi parfois la société turque et la cour du
sultan : les comptes-rendus de renseignement sont accompagnés de « réflexions »
ou de « conclusions » plus ou moins pertinentes… et propres à leurs auteurs.
L’agent en mission, infiltré chez l’ennemi, est devenu néanmoins pour sa haute
hiérarchie un témoin des plus précieux dont on ne remet pas en cause la fiabilité
des rapports, même s’il s’agit, le plus souvent, de la description d’une « réalité » – à
travers le prisme d’a priori politiques, religieux et culturels de l’auteur – que du
recueil rigoureux de données concrètes et observables.
La grande violence des Turcs à l’encontre des Chrétiens et des autres
religions au sein de l’Empire ottoman est une constante dans les notes des
agents : il s’agit là d’informations peu objectives, car dans ce domaine, le Grand
Turc se montre en fait plus clément que les Habsbourg vis-à-vis des cultes
minoritaires. Les agents insistent par ailleurs sur la cruauté « caractéristique »
des Turcs et sur l’atrocité du traitement qu’ils réservent notamment aux espions.
Depuis l’Europe, la religion islamique est, elle, accusée de favoriser un
despotisme qui s’incarne à travers la figure du sultan. Dans Le Prince, Machiavel
oppose Orient et Occident, et sous sa plume, le Grand Turc incarne la même
tyrannie qui sévit en Perse. Pourtant, durant son règne, Soliman, apparemment
tout à la fois capable de sagesse et de bravoure, réunit paradoxalement des
qualités qui rendent bien difficile toute opération de déstabilisation de la Sublime
Porte par le biais de la dévalorisation du souverain. Mais un angle d’attaque
apparaît néanmoins : le sultan, selon divers agents, a bien du mal à contrôler
ses accès de colère. On ne peut qu’y voir, bien « évidemment », le caractère
« intrinsèquement violent » des Turcs… Usant de leur jargon spécifique mêlant
langues italienne et espagnole, les agents insistent sans cesse sur la « furie » des
Ottomans, trait caractéristique, à leurs yeux, tant du peuple turc, de son armée,
que de ses dignitaires.
Afin de déconsidérer le sultan, les espions de la Couronne présentent la
mort du Grand vizir Ibrahim Pacha (1536) – un proche de Soliman – au sein
même du palais impérial de Topkapi, comme un assassinat lié à une obscure
trahison. Selon les agents, la véritable explication de ce meurtre est que le Grand
vizir commençait à représenter, de par son influence grandissante, une menace
politique pour Soliman. En fait, ce dernier semble n’avoir qu’ordonné le jugement
d’Ibrahim Pacha, mais les rapports des agents n’hésitent pas à dépeindre le

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

sultan comme l’assassin – ou le commanditaire de l’assassinat – de cet ami


intime.
S’appuyant sur les querelles fratricides entre héritiers de Soliman, les services
de la couronne espagnole alimentent également une véritable campagne de
désinformation autour de la mort de Mustapha, le fils aîné du sultan. Leurs
missives diffusent bientôt à travers toute l’Europe l’image d’un souverain cruel
jusqu’à faire couler son propre sang. Soliman, « auteur moral » de l’assassinat,
aurait cédé à un accès de violence incontrôlé. Aux yeux des agents, le sultan
aurait également tué ou fait tuer son fils cadet Cihangir, alors que celui-ci est
sans doute mort de chagrin suite au décès de son demi-frère Mustapha.
Observant les tensions entre les autres fils de Soliman dans la perspective
de sa succession, les espions cherchent à connaître le fond de la pensée du
souverain et à en déduire les conséquences que ses décisions pourraient avoir
sur le devenir de l’Empire ottoman. Dans leurs rapports, Soliman est décrit
comme un vieillard usé et dépressif, guère en état d’assumer ses fonctions. Sa
vie privée est l’objet de toute l’attention des informateurs qui se livrent à des
conjectures quant à l’état de son moral, y décelant des failles psychologiques.
L’agent Jerónimo Bucchia dépeint ainsi, dès 1550, un sultan toxicomane, addict
aux substances opiacées. Par ailleurs, ses rapports soulignent le rôle des femmes
au sein du palais impérial, où règne la polygamie qui fait de chaque épouse du
sultan l’incarnation d’une faction particulière. Le harem dépeint par les agents
n’a rien d’enchanteur : ils le décrivent comme un « nid de vipères », les sultanes
étant extrêmement jalouses les unes des autres et disposées à tout pour se défaire
de leurs rivales.
D’entre toutes, Roxelane est sans doute la véritable souveraine de l’Empire
ottoman. Sa très grande beauté lui ouvre grandes les portes du palais impérial
où elle connaît une ascension fulgurante : esclave, odalisque puis finalement
Haseki, c’est-à-dire favorite du sultan. Les rapports des agents insistent sur le
rôle politique à leurs yeux excessif qui lui est conféré. L’opportunité est trop
belle de décrire l’Empire ottoman comme un pouvoir déclinant, puisque dirigé
somme toute par une simple esclave. Les espions de la Couronne font par ailleurs
de Roxelane l’instigatrice cynique de manœuvres et de complots : Ibrahim
Pacha et Mustapha auraient été en fait assassinés car trop « gênants » aux yeux
de l’ambitieuse Haseki.
Les agents évoquent fréquemment la piété du sultan et des dignitaires turcs,
une pratique religieuse qui n’est pas sans incidences sur la politique ottomane.
Des religieux cherchent même, leur semble-t-il, à influer sur la politique du
Grand Turc. Après l’échec du Grand siège turco-berbère de Malte (1565) et la
défaite contre l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, le renseignement napolitain

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

apprend qu’à l’occasion d’une entrevue entre le sultan et le Grand mufti – la


plus haute autorité religieuse de l’Empire ottoman –, ce dernier a pesé de toute
son influence pour éviter à plusieurs pachas d’être exécutés.

Le renseignement hispanique au « Levant1 »

Au xvie siècle, les « services secrets » de la Couronne opèrent dans un cadre


très hiérarchisé, avec de nombreux niveaux de responsabilité, le sommet de la
pyramide étant incarné par le monarque lui-même. Le renseignement hispanique
connaît alors comme une apogée, en raison de l’insatiabilité du monarque
toujours avide d’informations secrètes. On prête d’ailleurs au « roi paperassier »
Philippe II cette réaction froidement incongrue à la fondamentale victoire de
Lépante sur les Turcs (1571) : « Rédigez-moi une note… ».

Des réseaux multiples


Pour se tenir informé, le souverain espagnol dispose de nombreux réseaux :
ceux de la Maison d’Autriche et de l’ambassade espagnole de Venise ; ceux du
vice-roi de Sicile et du vice-roi de Naples ; enfin ceux, privés, de riches financiers
et de grands aristocrates.
Vienne transmet régulièrement des renseignements à Madrid, même après
l’abdication de l’empereur Charles Quint, en octobre 1555. Contrairement à la
Couronne espagnole, les archiducs d’Autriche entretiennent en effet des relations
diplomatiques avec le sultan, via un ambassadeur à Constantinople. La frontière
hongroise est le théâtre d’affrontements armés épisodiques qui se concluent
par des négociations de paix et des échanges de prisonniers. Par ailleurs, Vienne
dispose d’un autre atout : ses liens avec les princes des Balkans, engagés tout
comme l’Autriche dans la lutte contre l’expansionnisme ottoman.
Venise, parfois raillée comme « la concubine » du Grand Turc, entretient
également d’étroites relations diplomatiques et commerciales avec Constantinople.
Aux échanges économiques s’ajoutent des interactions culturelles, ce qui permet
au renseignement vénitien de bénéficier d’une connaissance précise et documentée

1. Historiquement, la conception hispanique de Levante (au-delà du « Levante » espagnol,


situé sur la côte méditerranéenne de l’Espagne) renvoie à l’ensemble de la Méditerranée
orientale et dépasse la délimitation contemporaine du Levant (Syrie, Liban, Jordanie et
Israël). L’acception historique lui ajoute l’est de la Libye, l’Égypte, Chypre, la Turquie et la
Grèce. Par ailleurs, l’expression française médiévale « commerce du Levant » inclut même
les échanges avec l’Afrique du Nord.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

des réalités de l’Empire ottoman, d’autant que l’expansion de celui-ci s’effectue


au plus près de ses « possessions », qu’il vient menacer. La Sérénissime est
informée tant par ses réseaux « officiels » que par ceux de ses marchands, et les
renseignements recueillis sont d’une très haute valeur pour les autres États
européens.
Le contexte n’est pourtant pas à la pleine et franche « collaboration » entre
les services de Vienne et Venise, qui entretiennent de sérieuses divergences
quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Empire ottoman. La neutralité et la
realpolitik de la Sérénissime vis-à-vis du conflit entre l’empereur et le sultan
devient vite un sujet de discorde, et les agents et dignitaires de la Maison
d’Autriche n’hésitent à dénoncer par tous les moyens les relations très
« privilégiées » et « contre-nature » qu’entretiennent Venise et l’ennemi turc.
Venise est ainsi accusée de trahir la Chrétienté, notamment en ne
communiquant pas les informations glanées au sujet du Grand Turc par ses
services. La Maison d’Autriche tente même de « retourner » des agents vénitiens,
comme Bartolomeo Brutti. Mais la Couronne doit dans le même temps veiller
à ce que ses relations avec la Sérénissime ne se dégradent pas trop, afin que ses
agents et représentants n’y soient pas déclarés personæ non gratæ et qu’ils puissent
continuer à bénéficier des précieuses informations qui y convergent depuis
l’ensemble du bassin méditerranéen.
Situé lui aussi idéalement au centre de la Méditerranée, le vice-royaume
de Sicile est la base arrière des agents envoyés en terres berbères et en Europe
orientale. Drépane – Trapani, ville située à la pointe ouest de la Sicile – permet
la pénétration d’agents en Tunisie, tandis que Messine accueille ceux opérant
du Levant. Depuis Messine, l’Espagne surveille ainsi Alexandrie, plaque tournante
du commerce ottoman. Mais le renseignement sicilien, s’il est parfois mis en
valeur dans certaines circonstances, subit d’une manière générale la prééminence
des réseaux du vice-royaume de Naples.
Les facteurs qui donnent à celui-ci une telle importance sur le plan du
renseignement sont sa proximité géographique avec le Levant, ses ressources
financières – toujours fort utiles en la matière – et le fait qu’en son sein coexistent
des réfugiés de diverses origines, dont des Grecs et des Albanais en provenance
de l’Empire ottoman. Alfonso Granai Castriota, marquis d’Atripalda, gouverneur
des Terres de Bari et d’Otrante, « père fondateur » du renseignement au Levant
est ainsi un descendant d’exilés albanais ; il parvient à implanter ses espions au
cœur même de l’Empire ottoman. À l’été 1531, l’ensemble du réseau de Castriota
couvre une zone si vaste que ses agents sont déployés jusqu’aux confins orientaux
de l’Empire ottoman (Inde).

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

Les principaux centres névralgiques pour ce qui est du Maghreb sont


Valence, Malaga et Carthagène, où les agents se concentrent surtout sur la
surveillance des corsaires algérois. En 1531, est lancée une vaste opération sur
la côte algérienne visant à contrer l’alliance entre Soliman et Barberousse.
L’amiral génois Andrea Doria obtient un grand succès naval à Cherchell, libère
ainsi des centaines d’esclaves, mais essuie ensuite une lourde défaite. Barberousse
contre-attaque alors en prenant en chasse les navires espagnols et en profite
pour mettre à sac les côtes italiennes et de Provence.
Quand Pedro de Toledo devient vice-roi de Naples (1532), il transforme la
ville pour en faire une des principales places fortes espagnoles en Méditerranée
et adopte une politique de défense fondée sur le renseignement, car la place est
essentielle dans le flux d’informations entre Levant et Ponant.
Le réseau d’espionnage du vice-roi de Naples – qui est le véritable chef du
renseignement hispanique en Méditerranée orientale – embrasse tout le Levant,
privilégiant un maillage étroit d’agents implantés à demeure plutôt que l’envoi
d’agents itinérants. De par sa situation géographique, la république de Raguse
(Dubrovnik) est un centre d’informations essentiel pour le renseignement
hispanique ; et Naples y compte bien entendu un agent en poste. Les rapports
des espions sont adressés à un certain Dominio Simeone de Zagueria, un
marchand d’Ancône, qui n’est autre que le vice-roi de Naples lui-même.
Par ailleurs, le vice-royaume investit également dans le renseignement
naval : Naples entretient une petite flotte dédiée au recueil d’informations dans
les mers Adriatique et Ionienne. Déguisés en marchands, les membres d’équipage
transportent les missives des agents infiltrés chez l’ennemi, mais se risquent
également à des opérations clandestines sur les rives de l’Empire ottoman, et
n’hésitent, lorsque l’occasion se présente, à arraisonner un navire adverse,
opération la plus « productive » en matière de renseignement.
À la mort de Toledo (1553), le réseau napolitain est confié un temps au
vice-roi de Sicile, car à Naples on combat davantage des opposants locaux que
l’ennemi ottoman. Ou, plus exactement, les menées turques n’y sont analysées
qu’au regard de celles des rebelles napolitains. Le responsable du renseignement
pour le Levant, Ferrante Loffredo, marquis de Trevico, prend personnellement
en charge les interrogatoires des rebelles, car le contrôle de Naples, ville la plus
peuplée de l’Empire et l’un des centres névralgiques du renseignement hispanique
du renseignement, est une priorité absolue pour l’Empire.
Enfin, en marge des structures « officielles » du renseignement, de riches
financiers et de grands aristocrates disposent de réseaux personnels, qui
contribuent cependant à l’information du souverain. Le cardinal Granvelle en
est un exemple éloquent : pendant des décennies, il sert la Couronne dans le

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

cadre de manœuvres stratégiques de la plus haute importance. Proche conseiller


de Charles Quint puis de Philippe II, Granvelle dispose d’agents dans toute
l’Europe, dont Gerónimo Bucchia, basé dans ce haut lieu du renseignement
vénitien qu’est Kotor (Monténégro), et agent très bien coté auprès de Sa Majesté.
Au cours de l’hiver 1552, le vice-royaume de Naples s’attend à ce que, l’été
venu, la flotte ottomane attaque ses côtes. Une dépêche de Gerónimo
Bucchia – agent au service de Granvelle – fournit non seulement des informations
sur les menées turco-barbaresques, mais souligne également l’absence de
coopération entre un réseau privé de renseignement et les services du vice-
royaume, ce que confirme pleinement le fait qu’à Lecce (Pouilles), un messager
de Bucchia a été arrêté par les hommes du gouverneur.

Des acteurs diversifiés


Durant tout le xvie siècle, le renseignement napolitain emploie des opérateurs
de nature très diverse pour acquérir et transmettre les informations.
En premier lieu, il procède à l’envoi d’espions au Levant. Une fois parvenu
à destination, l’agent remplit naturellement sa mission d’observation et tente
de recruter sur place des personnes susceptibles de vouloir s’en prendre au
pouvoir ottoman. Pour se rendre à Constantinople, l’agent se rend d’abord à
Raguse, puis de là emprunte une route très particulière, la plus discrète possible,
faisant halte dans des monastères, des auberges isolées ou des « planques »
prévues à cette fin. La seconde voie de pénétration, maritime celle-ci, est la
« route des îles », un périple moins secret mais plus rapide. Les agents, déguisés
en marchands ou en négociateurs chargés de la libération de prisonniers prêtent
une oreille très attentive aux rumeurs circulant dans les ports grecs, et entrent
en contact avec les informateurs de la Couronne qui surveillent déjà les
mouvements de l’ennemi en mer Ionienne et en mer Égée.
Ensuite, il exploite les notes d’agents établis à l’étranger. Ceux-ci forment
une communauté plutôt disparate, limitée dans son efficacité par leur sédentarité.
La Couronne investit pourtant des capitaux considérables pour rémunérer ses
agents infiltrés en Turquie : en 1569, le vice-royaume de Naples finance plus
d’une centaine d’espions dans la capitale ottomane. Dans les îles grecques,
plusieurs générations de la famille Prohotico œuvrent pour le compte de la
Maison d’Autriche. Le crédit de ce réseau est tel que ses messages, adressés
depuis Zante ou Céphalonie, sont étudiés avec une attention toute particulière
par leurs destinataires.
Les prisonniers, de Constantinople ou d’Alger, forment également un
groupe important de « collaborateurs » des services de la Couronne. Leur

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histoire ressemble très souvent à celle du « renégat » génois Gregorio Bragante,


qui échoue dans la capitale ottomane après avoir été fait prisonnier par des
corsaires berbères. Sur place, il se convertit à l’islam, adopte le nom de Morat
Agá et se place sous la protection de dignitaires ottomans. Grâce à ses contacts
au sein du palais impérial, le Topkapi, il devient une pièce-maîtresse du réseau
de renseignement hispanique. Mais « l’agent double » sera démasqué en 1571
et les sbires du sultan le noieront en punition de sa trahison.
Les négociateurs de prisonniers rapportent eux aussi de précieuses
informations à la Couronne. Parmi eux, des membres d’ordres religieux
établissent des comptes-rendus détaillés à chacun de leurs retours des zones
turco-berbères. Qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques, ils ont le devoir et le pouvoir
de conclure des accords entre la Couronne et de hauts dignitaires turcs insatisfaits
du gouvernement du sultan. L’administration ottomane est, à cet égard, un
vivier de recrutement très intéressant. Dans les années 1570, les services secrets
de Philippe II parviennent à s’assurer les services d’Hurren Bey, le Grand
drogmán, traducteur et négociateur du sultan dans ses échanges avec les
émissaires européens. Originaire de Lucques (Toscane), Hurren Bey maîtrise
diverses langues et est très apprécié à la cour de Constantinople où il participe – au
bénéfice de la Couronne – aux opérations de renseignement les plus audacieuses,
jusque dans la demeure même du sultan.
Les marchands sont enfin d’une très grande utilité pour le renseignement.
Ils peuvent aisément parcourir la Méditerranée sans trop éveiller de soupçons,
leurs voyages incessants pouvant être pleinement justifiés par leur activité.
Toutefois, l’absence d’échanges commerciaux entre l’Empire ottoman et la
Couronne contraint celle-ci à recruter des marchands étrangers. C’est notamment
le cas d’Aurelio Santa Croce, commerçant vénitien devenu « patron » du réseau
de Constantinople, après avoir intégré – suite à la défaite navale de Djerba
(mai 1560) – cette « antenne » naissante des services de la Couronne dans la
capitale ottomane.

Des méthodes déjà modernes


Les données recueillies sur le terrain par les agents sont envoyées, contre
rémunération, à l’administration royale. Les missives parviennent à des secrétaires
qui les analysent après les avoir décodées. On ne s’embarrasse guère alors de
sécurité des transmissions, les dépêches parvenant aux décideurs politiques et
diplomatiques par les simples voies du courrier ordinaire ; et seul un péril
manifeste et urgent rend la communication des documents de manière plus
précautionneuse.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Des techniques astucieuses sont alors employées pour masquer le réel


contenu des rapports des agents. Leurs missives incluent ainsi des codes connus
de la seule administration du vice-royaume de Naples et de ses secrétaires dédiés
au renseignement. Une fois parvenus à destination, les rapports sont traités
chimiquement suivant le signe codé reporté sur les enveloppes : la mention
« TZ » requiert l’usage de charbons enflammés, tandis que « TT » indique aux
secrétaires qu’ils doivent mouiller la lettre et en déchiffrer le contenu à la lumière
d’une bougie.
Dans certains cas, la sécurité opérationnelle est particulièrement poussée.
Ainsi, pour la transmission des renseignements à destination et en provenance
des agents stationnés à Constantinople, un ermitage de l’île ionienne de Zante
fait office de « coupe circuit ». Sur place, un sacristain identifie et accueille les
messagers clandestins selon un protocole de sécurité tout à fait singulier, puisque
les arrivants attestent de leur qualité… en lui mordant l’oreille !

Opérations secrètes chez le Grand Turc

Mais l’activité du renseignement hispanique au Levant ne se limite pas à


la recherche d’informations et à l’élaboration de rapports. Les agents doivent
aussi ourdir des complots, des projets d’assassinats et autres opérations spéciales
contre les dignitaires et intérêts de l’Empire ottoman ; et identifier et neutraliser
les espions de la Sublime Porte.

Actions clandestines
Quand, à la fin des années 1560, le pouvoir du corsaire ottoman Ali Pacha1
commence à devenir trop prééminent à son goût, Philippe II soutient autant
les voies politiques qui pourraient permettre de le contrer… que les projets
d’empoisonnement du corsaire, qui paraissent pouvoir résoudre plus radicalement
le problème…
Les services de la Couronne envisagent sans cesse de nouvelles opérations,
naturellement très risquées, car l’ennemi veille… En 1567, le « contre-espionnage »
ottoman met à jour les réelles motivations du voyage à Constantinople de
Giovanni María Renzo, émissaire de Philippe II auprès de ses agents clandestins.

1. Renégat calabrais dénommé Giovanni Dionigi Galeni, converti à l’islam et devenu régent
d’Alger de 1568 à 1577. Il sera nommé amiral de la flotte (kapudan paşa) à la suite de la
bataille de Lépante (7 octobre 1571).

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

Renzo est finalement « exfiltré » sous un faux nom par le réseau de Constantinople
de Santa Croce, grâce à un sauf-conduit obtenu auprès de l’ambassadeur de
France.
Au cours des années 1570, les agents de Philippe II, en s’appuyant sur leurs
réseaux personnels, organisent également l’exfiltration de chrétiens retenus
prisonniers à Constantinople et reclus dans les « bains turcs » – qui méritent
plutôt le nom de bagnes1.
En 1571, un agent chypriote déclenche une attaque spectaculaire en mettant
le feu à une poudrière de l’arsenal de Constantinople. Lui et ses complices sont
immédiatement arrêtés et subiront, pour leur méfait, le supplice du pal.
Les agents de la Maison d’Autriche se consacrent également à la déstabilisation
de l’Empire ottoman via la propagation de fausses informations. Et dans les
territoires européens soumis à l’Empire ottoman, la monarchie hispanique
soutient, bien entendu, tous les mouvements de révolte contre Constantinople.
Ainsi, le vice-royaume de Naples apporte son aide à la ville d’Himarë (Albanie
du Sud) dans sa résistance contre les agressions turques – en 1571 notamment – en
lui fournissant armes et capitaux en échange de renseignements militaires.
En 1576, le Grec Théophile Ventura propose à Philippe II une opération
commando des plus téméraires : la prise de Monemvasia (Malvoisie, ville
fortifiée du sud du Péloponnèse). En effet, la forteresse et le port seraient bien
mal gardés. Sur la base de ces « informations », le Roi demande alors au vice-roi
de Naples, le marquis de Mondéjar, de mobiliser le groupe d’agents grecs à son
service, afin qu’ils étudient la faisabilité de l’opération. Le scénario privilégié
est encore celui de l’incendie de l’arsenal…
Sur ordre du vice-roi de Naples, l’ancien officier Martín Vázquez de Acuña
se rend en 1577 dans la capitale ottomane pour en saboter l’arsenal accompagné
de clandestins. Sur place, il doit agir en liaison avec Santa Croce, chef du réseau
de Constantinople, qui lui recommande de pénétrer en ville avant l’aube.
L’opération est périlleuse car les Turcs s’attendent à être attaqués un jour ou
l’autre. Par ailleurs, le contre-espionnage du sultan compte dans ses rangs un
Grec, surnommé « Esteban », qui connaît très bien les espions de la Couronne
car il a été lui-même agent du vice-royaume de Naples. La maladresse dont
Acuña fait preuve en cette occasion conduit à l’échec de l’opération et met en
danger le réseau de renseignement d’Aurelio Santa Croce.
L’enchaînement des faits qui mène à l’échec de l’opération de sabotage se
déroule ainsi : Santa Croce cache les « clandestins » chez son gendre, et bien
qu’il leur ait interdit de sortir de la « planque », les hommes d’Acuña n’en font

1. Le mot « bagne » vient d’ailleurs de l’italien bagno, nom d’une prison de Livourne bâtie sur
d’anciens thermes romains.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

qu’à leur tête. Ils sont finalement reconnus dans la rue par Esteban, qui s’empresse
d’en avertir sa hiérarchie, et les fait incarcérer. Cette capture est un coup dur
pour le réseau de Constantinople : sous la torture, un des hommes révèle pour
qui il travaille et Martín Vázquez de Acuña est alors très activement recherché.
C’est alors que Santa Croce a l’idée de « servir » aux Turcs une toute autre
version que celle d’une incursion visant à un sabotage : il parvient à leur faire
croire qu’Acuña est en fait venu, sur ordre de Philippe II, en mission diplomatique
auprès du Grand Turc afin de parvenir à une trêve entre les deux souverains.
Le problème est que Martín de Acuña ne dispose d’aucune lettre de créances
qui puisse authentifier la nature de sa démarche. Santa Croce et Acuña rédigent
alors une fausse missive du roi qu’Hurren Bey traduit en turc. Et Santa Croce,
après avoir habilement convenu d’un entretien secret avec Sokollu Mehmet
Pacha, le Grand vizir, lui présente Martín de Acuña comme l’émissaire de
Philippe II. Ce dernier, « dupe » ou feignant de l’être, se réjouit de cette inédite
volonté de paix de la Couronne hispanique. Puis Acuña se rend à Naples afin
d’informer sa hiérarchie du fait que non seulement l’arsenal n’a pas été saboté,
mais qu’à l’inverse, les Turcs sont à présent « paradoxalement » disposés à
engager des négociations de paix.
Cela n’épargnera pas à Acuña, quelques années plus tard, d’être accusé
d’avoir manqué de discrétion dans sa mission et d’être enfermé dans la forteresse
de Pinto (près de Madrid), où il mourra par strangulation dans sa cellule.
Aurelio Santa Croce, à peine débarqué, sera, lui, incarcéré à Palamós (Catalogne),
accusé par plusieurs informateurs d’être un agent double à la solde des Turcs.

Contre-espionnage
Parallèlement à la recherche du renseignement offensif et aux opérations
clandestines, les agents de Philippe II ont également une mission de contre-
espionnage. Le franciscain Diego de Mallorca met en place, dans la seconde
moitié des années 1570, un nouveau réseau d’espions dédiés à cette mission à
Constantinople et prévient Naples que des agents ottomans sont parvenus à
s’infiltrer dans le vice-royaume. Les informateurs de Mallorca désignent, entre
autres, les agissements clandestins d’un morisque1 de Valence qui vit dans la
zone du Castel Nuovo et est aux ordres d’Ali Pacha.
Par ailleurs, le renseignement hispanique intervient dans le cadre des
négociations diplomatiques entre les deux puissances. En amont des pourparlers,

1. Nom donné aux musulmans d’Espagne convertis – généralement de force – au catholicisme


à partir de la fin du xve siècle.

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

les agents cherchent à percer les réelles intentions des Ottomans, afin de parer
à toute manœuvre qui porterait atteinte à la Couronne.

Un agent nommé… Cervantès

Cervantès est non seulement l’illustre écrivain espagnol que l’on connaît,
mais également un expert du monde méditerranéen dans son ensemble. Le
célèbre « manchot de Lépante » – il a reçu, lors de bataille, trois coups d’arquebuse
et perdu l’usage de la main gauche – en a une connaissance intime, l’ayant
parcouru à divers titres : au service de la Curie pontificale, comme militaire et
comme prisonnier accusé d’espionnage, à Alger, pendant cinq ans (1575-1580).
Dans la pièce La Grande sultane, Cervantès utilise des tournures linguistiques
propres au jargon des agents du Levant, et démontre ainsi qu’il connaît très
bien le réseau de renseignement hispanique à Constantinople, qu’il évoque à
travers le personnage d’Andrea, l’espion.
L’agent fictif en question est d’origine ligure – comme les espions Gregorio
Bragante ou Giovanni María Renzo –, et prend le soin de « camoufler » ses
réelles activités en s’habillant à la mode grecque, pour mieux se fondre dans
Constantinople et y favoriser ensuite la fuite de chrétiens vers Naples. Le
personnage de la Grande sultane, lui, renvoie à Roxelane, la favorite de Soliman,
qui, selon le renseignement hispanique, ensorcelle le sultan par sa beauté, comme
Catalina dans la pièce. Certains châtiments mis en scène au théâtre sont bel et
bien le lot tragique des informateurs de la Couronne hispanique, l’étranglement
fictif du pícaro1 Madrigal correspondant à la peine infligée à Morat Agá, l’agent
génois Gregorio Bragante, en 1571.
La pièce fait également mention d’une parade de soldats turcs et de
conversations secrètes entre la diplomatie perse et la Sublime Porte : des éléments
que l’on retrouve « étrangement » dans des rapports des agents de la Couronne…
Le spectateur espagnol, désormais plus que jamais fermé aux différences
culturelles et cultuelles2, y découvre le mystérieux et exotique palais de Topkapi
et les êtres « singuliers » qui y évoluent, eunuques en tête…

1. Ce terme – qui a donné son nom à tout un genre en Espagne (la littérature dite « picaresque »
prenant pour « héros » des personnages en marge de la société) – peut se traduire par
« voleur ; malin, coquin ; voyou ».
2. L’Espagne du xvie siècle se referme sur elle-même, sous l’influence d’un catholicisme d’État
intolérant, obscurantiste et fanatisé, socle de la fameuse « Légende noire de l’Espagne »
symbolisée, entre autres, par l’Inquisition.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Cervantès se livre sans retenue à la caricature d’un religieux musulman,


en écho à l’image véhiculée dans les rapports des agents de la Couronne : si les
dignitaires ottomans sont si crédules, voire ridicules, c’est bien leur foi qui est
en cause. Ainsi, dans La Grande sultane, le juge musulman (le Cadi), accorde-
t-il finalement la vie sauve à Madrigal en échange de sa promesse d’apprendre
le castillan… à un éléphant du sultan ! Cette provocation « cervantesque » en
dit long sur la perception éminemment réductrice et condescendante du monde
islamique, qui n’est pas propre à l’écrivain, mais se nourrit des stéréotypes
quelque peu grossiers que les agents de la Couronne, pourtant souvent infiltrés
au sein même de l’Empire ottoman, non seulement ne nuancent ni ne démentent
pas, mais contribuent au contraire, à renforcer.

Au xvie siècle, un étonnant parallèle entre protestants et chiites est souvent


établi par les agents du Levant. En fait, les espions utilisent la référence de
l’« hérésie » protestante afin d’expliciter de manière plus frappante à leur
hiérarchie les raisons du conflit qui oppose alors le Grand Turc, sunnite, au
Shah perse, chiite. En 1532 déjà, l’importance du chiisme en Syrie est l’objet de
toute l’attention des services de la Couronne car ils estiment qu’il pourrait
servir de contrepoids aux desseins expansionnistes du sultan.
À travers l’analogie entre chiites et protestants, on mesure combien les
agents de la Couronne modèlent le contenu de leurs rapports selon le mode de
perception de leurs destinataires. Mais ils vont également marquer, par leurs
écrits, les représentations littéraires, artistiques et même philosophiques du
monde islamique et de l’Orient de la Renaissance.
Le plus étonnant est que cette contribution des agents de la Couronne
espagnole à l’élaboration d’une perception globale de l’« orientalité » finira par
aboutir à un « folklorisme espagnol » dont s’emparera la littérature française
du xixe siècle, et qui associera, en les confondant presque, les traits de la patrie
de Cervantès et ceux de sa Grande sultane : « En Espagne, un cigare donné et
reçu établit des relations d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du
sel », nous dit Prosper Mérimée dans Carmen (1847). Théophile Gautier, dans
son récit de voyage Constantinople (1853), associe étroitement, lui aussi, coutumes
d’Espagne et du lointain « Levant » : « Le beïram est une cérémonie dans le genre
des baisemains officiels d’Espagne, où tous les grands dignitaires de l’empire
viennent faire leur cour au padischa ». On le voit, la perception, française entre
autres, de « l’exotisme espagnol » – en dépit de l’occupation napoléonienne puis

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Percer les secrets de la « Sublime Porte »

des interactions croissantes1 qui auraient pu le remodeler en le « démystifiant » –,


inclut de fait confusément l’Espagne dans l’univers indistinct de l’Orient.
Aux agents de la Couronne espagnole qui pensaient saper la domination
ottomane en colportant vers l’Europe une vision caricaturale de la culture
« orientale » et islamique – totalement opposée à une Espagne ardente figure
de proue de la Chrétienté occidentale, l’Histoire adresse comme un démenti
ironique : l’héritage d’Al-Andalus puis les conquêtes successives de la Couronne
d’Aragon, des Rois catholiques et des Habsbourg, ont fait de l’Espagne, non
pas un simple appendice de l’Europe chrétienne, mais un condensé pluriel de
plus en plus dense de tous les visages de la Méditerranée.
Le contraste entre les positions française et espagnole vis-à-vis du Grand
Turc est saisissant. Il est légitime de se demander si les « services » de François Ier,
lorsqu’il entreprit de conclure une « alliance impie » avec Soliman – une « union
sacrilège de la fleur de lys et du croissant » –, contrairement à ceux de la Couronne
espagnole, ne lui dépeignirent pas l’Empire ottoman et son sultan avec bien
plus d’objectivité. En ce sens, ils auraient assumé une dimension plus moderne
du renseignement et de la diplomatie secrète : non pas étayer les visions préconçues
des gouvernants, mais éclaircir les choix possibles par rapport à un interlocuteur,
quel qu’il soit.
Dans le feu de leurs danses ensorceleuses, se confondent ainsi l’Andalouse
Carmen et la favorite Roxelane. Les agents des Habsbourg, pour lesquels les
deux cultures étaient radicalement opposées et qui percevaient leur mission
comme la démonstration de cette incompatibilité, n’avaient pas encore la
maturité d’un Baltasar Gracian2, dont la lecture aurait pu, fort utilement, changer
la philosophie de leur action, que cela concerne leur pratique de collecte
d’informations (« Le premier signe de l’ignorance, c’est de présumer que l’on sait »)
ou leur vision plus globale d’un monde invitant autant à se défier d’autrui qu’à
se reconsidérer soi : « Une partie du monde se moque de l’autre, et l’une et l’autre
rient de leur folie commune ».

Gaël Pilorget

1. Dont l’expédition militaire des « Cent mille fils de Saint-Louis » de 1823 (soutenue, entre
autres, par Chateaubriand) visant à porter secours aux absolutistes espagnols dans leur
lutte contre les libéraux, et à rétablir sur le trône le roi Ferdinand VII. C’est dans le cadre
de ce conflit qu’eut lieu la bataille du Trocadéro, qui a donné son nom à la célèbre place
parisienne.
2. Écrivain et essayiste jésuite du Siècle d’or espagnol (xviie siècle).

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LES ESPIONS DE PHILIPPE II D’ESPAGNE
(1527-1598) : UNE PRÉFIGURATION DES
SERVICES SECRETS MODERNES

Gaël Pilorget

Le roi Philippe II – un temps Philippe Ier du Portugal –, fils de l’empereur


Charles Quint (Charles Ier d’Espagne), mit en place, au cours de son règne, un
réseau très développé d’espionnage et de renseignement qui contribua à fortifier
cet empire1 sur lequel, comme le voulait la célèbre formule, « jamais le soleil ne
se couchait ». L’espionnage occupa sous son règne une très grande place dans
la politique royale, notamment dans le cadre des luttes d’influence des empires
espagnol et ottoman.
De la même manière qu’il serait aujourd’hui inconcevable qu’une grande
puissance ne dispose pas de services de renseignement suffisamment développés
pour répondre aux enjeux internationaux qui la concernent au premier chef,
au xvie siècle la monarchie espagnole ne pouvait se passer de réseaux de
renseignement proportionnels à son poids politique et aux menaces qui la
guettaient de manière permanente.
C’est pourquoi Philippe II maintient, tout au long de ses quarante-deux
années de règne, un large maillage de réseaux d’espionnage dans tous les recoins
de son empire ; il en hérita en partie de son père, Charles Quint, mais ils furent
développés par sa propre administration. La direction de ces services secrets
est assurée par le roi lui-même. Prudent, réservé et même secret, Philippe II, le
roi « paperassier » (rey papelero) – qui doit ce nom à l’administration complexe

1. Sous le règne de Philippe II, l’empire espagnol compte, outre la péninsule ibérique
(l’Espagne et le Portugal, « espagnol » de 1580 à 1640, de même que ses dépendances
coloniales), les possessions d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, mais également la
Sardaigne, la Sicile, le duché de Milan, Naples, le Roussillon et la Cerdagne, les Flandres
et la Franche-Comté ; enfin, le roi Philippe (encore Infant à l’époque) a donné en 1521 son
nom à un nouveau territoire, asiatique cette fois, conquis pour l’Espagne par le Portugais
Magellan : les Philippines.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

et tatillonne qu’il met en place – manifeste une nette inclination pour les affaires
d’espionnage. Conseillé par ses secrétaires du Conseil d’État, il conçoit et donne
son aval à des missions de renseignement, approuve ou rejette le recrutement
de certains agents secrets, et contrôle tout ce qui concerne la transmission de
l’information et l’utilisation des fonds secrets.
À un second niveau, les services secrets de Philippe II sont organisés et
contrôlés par ses représentants à l’étranger : les vice-rois, les gouverneurs
généraux et les ambassadeurs. Ces lieutenants du roi dirigent les réseaux locaux
de renseignement et font parvenir à la Cour les informations glanées par leurs
espions. Les ministres de Philippe II n’agissent souvent que comme une simple
courroie de transmission entre les agents et les véritables cerveaux de l’espionnage
royal, les secrétaires du monarque, grands et fins connaisseurs des méandres
de la diplomatie secrète, grâce à des relations directes avec les espions.

Les différents types d’agents

Au dernier échelon, se trouvent les espions et les informateurs. Les motifs


qui poussent un homme du xvie siècle à s’enrôler dans les services secrets sont
très variés, mais pas très différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui.
Depuis ce que l’on peut considérer comme des raisons de type idéologique ou
religieux, en passant par des motifs personnels – comme la recherche d’une
réhabilitation ou d’une vengeance – jusqu’à la motivation la plus commune de
toutes : la simple cupidité. Les services d’espionnage attirent de simples
opportunistes, des personnes sans scrupule qui voient dans les activités secrètes
une manière de gagner leur vie – parfois très commodément, même si cela
suppose de vivre dangereusement – en accédant de plus à une fonction sociale
difficile à obtenir d’une autre manière. Il s’agit souvent de marginaux, d’individus
louvoyant entre deux mondes, comme les « renégats », ces chrétiens capturés
par les Turcs ou les pirates berbères, qui se sont convertis à l’islam pour être
mieux traités durant leur captivité. Nombre de ces informateurs tentent de tirer
profit de l’un et de l’autre camp, la figure de l’agent double apparaissant donc
très fréquemment.
Parmi les personnes qui se consacrent à l’espionnage, on peut distinguer
différentes catégories selon leurs fonctions ; les services secrets espagnols sont
en effet, dès cette époque, très organisés, suivant des catégories précises de
« personnels ». Ainsi, nous trouvons les « agents », dont l’activité se rapproche
le plus de l’image habituelle que nous avons des espions ; les « correspondants »
qui font parvenir des renseignements depuis un lieu déterminé, mais de manière

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Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598)

occasionnelle ; les « agents retournés », individus du camp ennemi que l’on


soudoie pour qu’ils deviennent des agents doubles ; les espions « forcés » qui se
trouvent impliqués dans des activités secrètes de par des liens personnels ou
de parenté avec un agent ; et les agents de liaison, qui sont responsables de
fournir protection et sécurité aux espions quand ils les introduisent en territoire
hostile.

Le cas Acuña

Le cas de l’espion Martín Vázquez de Acuña, exécuté le 5 février 1585,


illustre très bien le fonctionnement des services secrets de l’époque, l’impact
de la diplomatie secrète dans des épisodes historiques déterminants – comme
l’amorce des trêves entre les empires turc et espagnol –, les motivations des
espions, les loyautés ambiguës qu’ils entretiennent avec leurs « hiérarchies »,
les risques de s’aventurer trop loin dans le monde tortueux de l’espionnage, les
tensions au sein des différents réseaux d’espions et le rôle des chefs du
renseignement dans le contrôle des activités de leurs agents.
La carrière d’espion d’Acuña commence 10 ans avant son fatal dénouement
à Pinto. En 1574, Martín de Acuña, cadet d’une famille noble de Valladolid,
commande les forces qui se portent au secours de la forteresse nord-africaine
de la Goulette, près de Tunis, menacée par les Turcs. Cervantès lui-même relate
dans le Quichotte (chapitre 34) la défense et la chute de La Goulette dans le
fameux récit du captif, récit éminemment autobiographique. Ce à quoi Cervantès
ne fait pas allusion, ce sont les graves soupçons de trahison et d’infiltration de
l’espionnage turc qui entourent cet épisode et qu’Acuña dénoncera par la suite.
Peu avant que Cervantès ne soit fait prisonnier par les corsaires algériens,
Martín de Acuña, comme des centaines de prisonniers capturés à La Goulette
et Tunis, est conduit à Constantinople, capitale de l’empire ottoman. Sa captivité
dure à peine neuf mois car sa famille paye la rançon, et il est libéré au milieu
de l’année 1575. Pourtant, Acuña reste encore un mois et demi à Constantinople,
où il se consacre à envoyer des avisos – les informations qu’envoyaient les
espions – et à dénoncer les activités d’agents turcs infiltrés dans les possessions
espagnoles, ainsi que l’existence d’agents doubles dans le réseau d’espionnage
méditerranéen du roi d’Espagne.
À son retour en Espagne en 1576, il se présente comme un spécialiste du
renseignement en Méditerranée orientale et est reçu par le secrétaire d’État,
Antonio Pérez, alors au sommet de sa carrière politique et de son influence à
la Cour. Étant donné sa position et ses indubitables dons personnels pour la

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

fonction, c’est lui qui dirige personnellement l’espionnage en Italie et dans le


bassin méditerranéen.
Acuña lui expose un plan plutôt intrépide visant à mettre le feu à la flotte
turque dans le port même de Constantinople. Le projet se nourrit du souvenir
de la destruction quasi complète de l’arsenal de Venise en 1569, événement qui
se révélera très opportun pour les Turcs, qui, un an plus tard, lanceront une
attaque contre l’île de Chypre, possession vénitienne, qui sera conquise par le
sultan Selim II (1566-1574). Cette attaque provoquera la création de la Sainte
Ligue, unissant Venise, l’Espagne et la Papauté ; c’est là l’alliance qui remportera
la célèbre victoire de Lépante en 1571.
Philippe II approuve le projet d’Acuña et précipite le départ de l’agent pour
Naples où, avec l’aide du vice-roi, celui-ci doit organiser tous les détails du
projet pour le mener à bien. On accorde à Acuña 40 écus mensuels de salaire,
plus 500 autres pour le voyage. À Naples, on lui en remet 3 000 autres pour la
réalisation de l’entreprise. La structure pyramidale des services secrets de
Philippe II transparaît dans le fait que la mission et l’agent lui-même sont
imposés par la Cour aux autorités espagnoles en Italie. Juan de Zúñiga,
ambassadeur à Rome, le duc de Sessa, général des galères, et le marquis de
Mondéjar, vice-roi de Naples, désapprouvent pourtant le recrutement d’Acuña
dans le cadre d’une entreprise aussi risquée, déclarant ouvertement la mauvaise
opinion qu’ils ont de sa personne. Néanmoins, ce sont les dirigeants « centraux »
du renseignement espagnol qui ont le dernier mot.

Le courrier et le chiffre

Un des aspects fondamentaux pour le bon fonctionnement des services


secrets est la transmission, sûre et exacte, des informations obtenues par les
espions. Au xvie siècle, ce travail est réalisé par le correo (courrier) et l’utilisation
du « chiffre » (la cifra).
Philippe II s’appuie sur un système complexe de courrier géré par la famille
Tassis. Aux énormes efforts économiques et d’organisation qui lui sont consacrés,
s’ajoutent les difficultés propres à un service qui, en substance, n’a pas varié
depuis l’époque romaine et qui doit toujours couvrir d’énormes distances. Les
attaques et assassinats de « courriers » et surtout la volonté, de la part de différents
notables locaux, d’accéder à de hautes charges – comme celle de correo mayor
(grand responsable du « courrier ») d’une ville déterminée – sont très fréquents
dans l’Europe de la Renaissance. Cela en fait un authentique champ de bataille
des divers services secrets pour le contrôle de l’information.

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Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598)

La nécessité de préserver le secret mène les services d’espionnage à utiliser


un langage codé, connu des seuls émetteurs et récepteurs des messages
confidentiels. La cryptographie, discipline qui étudie le « chiffre », vit un véritable
âge d’or tout au long du xvie siècle, tant au niveau de la réflexion théorique – avec
des figures comme J.-B. Porta et León B. Alberti – qu’au niveau des applications
pratiques, avec d’illustres déchiffreurs comme Pietro Partenio à Venise, François
Viète en France et Luis Valle de la Cerda en Espagne.

Les agents doubles

En janvier 1577, escorté par une dizaine de compagnons, parmi lesquels


un prêtre orthodoxe lui servant de guide, Acuña traverse le détroit d’Otrante
jusqu’à Corfou, assisté par l’agent de liaison chargé d’orienter et de contrôler
les espions qui vont et reviennent d’Orient, Pedro Lance ; celui-là même qui,
des années plus tard, jouera un rôle fondamental dans l’arrestation et l’exécution
d’Acuña. Après avoir débarqué en Grèce, et être passé par Edesse, il atteint
Constantinople fin février.
Dans la capitale ottomane, Acuña est accueilli par le réseau de renseignement
dirigé par le commerçant Aurelio de Santa Cruz, personnage soupçonné, comme
pratiquement la totalité des membres de son réseau, d’être un agent double. La
mission initiale d’incendier au port la flotte turque se révèle être un fiasco : à
son retour à Naples, Acuña peut à peine démontrer qu’il a mis le feu à un petit
galion. Par contre, plusieurs de ses hommes sont arrêtés immédiatement, que
ce soit sur dénonciation de l’ambassadeur vénitien à Constantinople, par le
« mouchardage » d’un membre du réseau lui-même, voire en raison de
l’indiscrétion avec laquelle agit Acuña lui-même.
Le fait est que, pour sauver la vie de ses compagnons, Acuña se présente
devant le vizir du sultan Mourad III (1574-1595), Mehemet Sokobi, muni de
lettres de créance falsifiées qui font de lui l’envoyé spécial de Philippe II ayant
mission de conclure les termes d’une trêve. Les conversations entre Acuña et
le vizir, durant le mois de mars 1577, ont été l’objet d’une grande controverse
et de nombreuses interrogations. Mais quand l’agent revient à Naples en avril,
s’est déjà répandue à travers la ville, ainsi qu’à Rome et à Venise, la surprenante
nouvelle de ce que la flotte turque ne partira pas en campagne cette année-là,
car Acuña a négocié une trêve entre les deux empires.
L’impact de la nouvelle est immense, car cela signifie pour l’Espagne d’être
libérée du pesant fardeau économique que représente la lutte contre l’emprise
turque en Méditerranée, précisément à une période durant laquelle les finances

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

espagnoles continuent de payer les conséquences de la banqueroute de 1575, et


alors que l’on négocie par ailleurs en Flandres une issue à la guerre menée
contre les protestants1. Le Pape, qui verse d’importantes donations pour mener
la guerre contre l’infidèle, menace de couper cette indispensable manne pour
les finances de l’Espagne si la trêve devient réalité. Les Vénitiens, méfiants, et
l’empereur d’Autriche craignent que le retrait du « bouclier espagnol » les laisse
seuls face aux Turcs en Méditerranée et en Europe centrale.
Philippe II ne veut pas perdre la face en donnant l’image d’avoir demandé
la paix au sultan ; il souhaite donc que la trêve soit limitée à un armistice secret,
sans échange d’ambassadeurs entre les deux puissances. Acuña, qui s’est trop
compromis dans l’affaire par les promesses qu’il a faites à Mehemet Sokobi, est
écarté des négociations suivantes, sous le prétexte fallacieux qu’il est malade.
On envoie à sa place le milanais Giovanni Margliani, qui réussit à prolonger
l’armistice jusqu’en 1581, puis obtient ensuite une trêve de trois ans, jusqu’en
1584.
L’absence d’attaques turques en Méditerranée permet à Philippe II de se
consacrer à la succession du trône du Portugal à partir de 1578, et de préparer
la future annexion du pays voisin, laquelle se fera en 1580. En Flandres, l’Espagne
reprend l’initiative avec une série de victoires qui culminent avec la prise
d’Anvers en 1585. L’impact de la mission d’Acuña à Constantinople a donc eu
d’énormes effets sur la politique globale de la monarchie espagnole. C’est dans
doute en signe de reconnaissance qu’en 1579, Acuña est introduit, ce qui est un
honneur très recherché, au sein de l’ordre prestigieux de Santiago2.
Mais le réseau d’espionnage d’Orient, d’une loyauté douteuse, est profondément
affecté par les conversations d’Acuña avec le vizir : durant les mois et années qui
suivent, des personnages comme Santa Cruz tenteront l’impossible pour ne pas
perdre le rôle qu’ils ont joué jusque-là dans le contexte oriental, que cela soit en
s’attribuant le mérite de l’accord, en s’immiscant dans les négociations ou en
entravant les démarches de Margliani. Il est probable que l’intuition de ces agents
leur ait fait comprendre que l’époque dorée où ils jouaient un rôle de premier plan
et jouissaient de salaires très généreux est en train de prendre fin. Là comme

1. La guerre des Flandres sera pourtant perdue par Philippe II en 1581, quand les provinces
protestantes du Nord proclameront leur indépendance sous la dénomination des
« Provinces unies », ancêtre des Pays-Bas. Quant aux provinces du sud, elles formeront
par la suite la Belgique.
2. Ordre de Santiago : ordre religieux et militaire créé au xiie siècle, dont le propos était,
d’une part, de protéger les pèlerins se rendant à Saint-Jacques de Compostelle (Santiago de
Compostela) et, d’autre part, d’expulser les Maures de la péninsule ibérique.

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Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598)

ailleurs, on peut mesurer combien des éléments des services secrets peuvent devenir
des obstacles aux intérêts de la puissance qu’ils sont censés servir, quand ils entrent
en conflit avec les intérêts du réseau lui-même.

Une mort mystérieuse

Quant à Acuña, il semble bien qu’il ait refusé de se voir relégué à l’arrière-plan
après avoir été au centre des enjeux. C’est là un trait psychologique qui affecte de
nombreux espions pour lesquels la récompense financière ou l’ascension sociale
ne sont pas suffisantes : ils recherchent de plus la satisfaction narcissique d’être au
cœur de choix décisifs et de lourds secrets d’État. Après l’annexion du Portugal,
Acuña, sous le faux nom de Pero Rondela, entre en contact avec l’ambassadeur
français Saint-Gouard, avant d’intégrer l’équipe d’espions de son successeur,
Longlée. Mais Acuña offre aux Français davantage de promesses de révélations
que des renseignements pertinents. Quand il est arrêté en juin 1584, Longlée craint
qu’on n’ait découvert ses contacts secrets avec le gentilhomme espagnol.
Mais, même s’il est probable que ces contacts étaient connus et aient pesé
dans l’arrestation et l’exécution d’Acuña, il apparaît que c’est bien davantage
l’interception de lettres d’Acuña adressées à l’amiral de la flotte turque – Euldj Alí
(el Luchali dont parle Cervantès dans le passage du Quichotte déjà mentionné),
ennemi déclaré des trêves – qui a dû être fatale à Acuña. Son arrestation se produit
à une période où le renouvellement des accords turco-espagnols est à nouveau
d’actualité. La plainte contre Acuña provient, on l’a vu, de ce Pedro Lance qui
supervisait l’espionnage en Orient ; elle reçoit l’aval de Juan de Zúñiga, conseiller
influent de Philippe II, qui connaît bien les affaires orientales pour avoir été
ambassadeur à Rome et vice-roi de Naples, précisément à la période où se négociait
la première trêve. C’est pour cela que, même si la sentence qui condamne Acuña
est toujours demeurée secrète et même si l’on ne sait toujours pas avec certitude
de quoi on l’accusa précisément, tout indique qu’Acuña s’était trop exposé dans
ses missions d’espionnage pour que ses chefs ne voient pas en lui une menace.

Le bilan contrasté de l’espionnage espagnol

Les succès des services secrets de Philippe II peuvent être ainsi listés :
— sept tentatives d’assassinat du roi ont été comptabilisées ; nombre d’entre
elles ont été avortées grâce aux services secrets ;

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

— l’obtention d’une carte indiquant les colonies huguenotes en Floride ; leur


postérieure destruction par Pedro Méndez de Avilés en 1565 ;
— le renseignement a autant contribué à la victoire navale de Lépante (1571)
que les choix stratégiques ; la Sainte Ligue y vainc la flotte ottomane, laquelle
perd la plus grande partie de ses navires, ainsi que 30 000 hommes ;
— la signature des trêves avec le sultan ottoman négociées depuis 1577 ;
— l’espionnage, le « retournement » d’agents et le soudoiement ont joué un
rôle-clé dans l’annexion du Portugal en 1580 ;
— la capture du prétendant à la Couronne portugaise, Antonio de Crato, qui
parvient à s’enfuir en achetant ses geôliers, mais sera toujours entouré de
« taupes » au service de l’Espagne durant son exil en Angleterre ;
— le « retournement » au bénéfice de l’Espagne de l’ambassadeur permanent
d’Isabelle Ire d’Angleterre, Sir Edward Stafford, et de l’ambassadeur français,
le baron de Châteauneuf, à l’époque de l’Invincible Armada1 ;
— l’échec des attaques anglaises de 1589 contre l’Armada et de l’expédition
aux Caraïbes d’Hawkins et de Drake, en 1595.
Quant aux échecs des services de Philippe II, ils sont, entre autres, les
suivants :
— la perte de la forteresse tunisienne de La Goulette en 1574, favorisée par
la trahison de soldats espagnols « retournés » par l’espionnage turc ;
— le vol d’un plan d’opérations de la Grande Armada et les premières
informations triomphalistes au sujet de victoires sur la flotte anglaise ;
— peu de déchiffrages cryptographiques ;
— l’incapacité à capturer et assassiner Antonio Pérez, qui fuit l’Espagne après
avoir trahi la Couronne ;
— l’intervention en France, à partir de 1589, afin de placer, avec le soutien de
la Ligue catholique, l’infante Isabel Clara Eugenia sur le trône de France
ou, tout du moins, d’empêcher Henri de Navarre, futur Henri IV, d’y
accéder.

Gaël Pilorget

1. Invincible Armada : nom de la flotte que constitue Philippe II en 1588 afin d’attaquer et
envahir l’Angleterre. Elle connaîtra une cuisante défaite, ce qui amènera naturellement
l’Europe de la fin du xvie siècle à douter de son qualificatif ; cette célèbre défaite est l’un
des premiers symboles de la lente déchéance de l’empire espagnol. Il est à noter par ailleurs
que le terme « armada » n’a en espagnol qu’une connotation maritime (celle d’une flotte
imposante), et ne renvoie nullement à l’acception du terme en français.

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GRANVELLE ET SES ESPIONS :
LE « GRAND JEU » EUROPÉEN
AU XVIe SIÈCLE

François Pernot

De 1530 à 1586, les Granvelle dominent la vie politique de la monarchie


des Habsbourg ; le père tout d’abord, Nicolas Perrenot ; puis l’aîné de ses fils,
Antoine Perrenot. Celui-ci naît à Besançon le 20 août 1517 et « chef-d’œuvre de
son père1 », il reçoit une formation très soignée, étudie le droit à l’université de
Padoue en 1537, puis la théologie à l’université de Louvain en 1538. Surtout, ce
futur grand homme d’État et diplomate parle couramment le français, l’espagnol,
l’italien et le latin et comprend bien l’allemand, le flamand et l’anglais2.
Évêque d’Arras de 1538 à 1561, archevêque de Malines de 1561 à 1583,
cardinal de Granvelle en 1561, archevêque de Besançon en 1584, Antoine
Perrenot de Granvelle occupe du milieu des années 1540 à sa mort en 1586 de
nombreuses fonctions politiques et diplomatiques importantes, prend part à
plusieurs diètes d’Empire, participe aux discussions préalables au Concile de
Trente – c’est lui qui le convoque au nom de Charles Quint –, joue un rôle de
premier plan dans les négociations de paix qui suivent la défaite de la Ligue de
Smalkalde à la bataille de Mühlberg en 1547, parvient à conclure la trêve de
Passau en 1552, et arrange en 1553 les détails du mariage de Marie d’Angleterre
et de Philippe II d’Espagne. Après l’abdication de Charles Quint, Antoine

1. Lucien Febvre, Philippe II et la Franche-Comté. Étude d’histoire politique, religieuse et


sociale, texte intégral de la thèse de doctorat publiée originalement en 1912 par la Librairie
ancienne Honoré Champion, Collection « Science de l’histoire », Les Éditions Flammarion,
Paris, 1970, 538 pages, p. 99.
2. Maurice van Durme, El Cardenal Granvella (1517-1586). Imperio y revolución bajo Carlos
V y Felipe II, Editorial Teide, Barcelone, 1957, XV-439 pages, (traduction espagnole revue
et augmentée de Maurice van Durme, Antoon Perrenot. Bisschop van Atrecht Kardinal van
Granvelle. Minister van Karel V en van Filips II (1517 1586), Paleis des Academién, Brussel,
1953, XXXIV-417 pages), p. 34.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Perrenot de Granvelle fait figure de grand et principal commis de l’État espagnol :


en avril 1559, il est le premier des ambassadeurs espagnols qui négocient le
traité du Cateau-Cambrésis au nom du roi Philippe II, puis celui-ci le nomme
premier conseiller de sa demi-sœur Marguerite de Parme, la gouvernante des
Pays-Bas espagnols, avec pour mission de la surveiller1. Après un exil en
Franche-Comté entre 1564 et 1570, afin de l’éloigner des Pays-Bas où son action
pour empêcher le développement des idées réformées lui a attiré l’hostilité de
la noblesse flamande2, il revient aux affaires en 1570 lorsque Philippe II lui
confie une mission diplomatique de première importance à Rome. Granvelle
négocie en effet et conclut, le 25 mai 1571, une alliance entre les États pontificaux,
la république de Venise et la couronne d’Espagne contre l’Empire ottoman,
alliance qui aboutit à la victoire des chrétiens à la bataille de Lépante. Cette
même année 1571, il est nommé vice-roi de Naples, un statut important et une
fonction sensible qu’il assure pendant cinq ans avec brio avant d’être appelé en
1575 à Madrid comme président du conseil des affaires d’Italie. À ce poste, il
déploie toutes ses qualités de diplomate et montre surtout son expérience de
grand politique européen : en 1580, il mène les négociations qui se concluent
par l’union des couronnes d’Espagne et de Portugal et, en 1584, il permet le
mariage de l’infante Catherine avec Charles-Emmanuel Ier de Savoie, une union
qui gêne considérablement la France. Ce sont ses derniers feux, le cardinal de
Granvelle meurt à Madrid le 21 septembre 1586.

L’État moderne : le gouvernement par l’écrit et par l’information

Granvelle est bien un grand serviteur de l’État espagnol et, quand on


s’intéresse aux raisons expliquant sa carrière si brillante, force est de constater
qu’il la doit d’abord et avant tout à son talent pour savoir recueillir et exploiter
la moindre information, toute l’information, ouverte ou « couverte ». Et en cela
Granvelle est un parfait représentant des élites politiques et administratives
des États modernes qui se créent ou se développent au xvie siècle, au premier
rang desquels l’État espagnol qui se « bureaucratise » alors de plus en plus,
notamment en raison du poids croissant que prennent les letrados à tous les
postes clés du pouvoir assurant ainsi aux souverains la maîtrise du pilotage de
l’État par l’écrit et par l’information. Ainsi, « l’essor du renseignement – ou des
politiques d’information –, écrit Béatrice Pérez, loin d’être le simple caprice du

1. Idem, pp. 225-226.


2. Notamment Hoorne, Egmont et Guillaume le Taciturne qui obtiennent de Philippe II son
renvoi des Pays-Bas espagnols.

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Granvelle et ses espions

Prince omniscient, est consubstantiel au développement des monarchies modernes :


il accompagne autant la construction – voire l’hypertrophie – administrative de
l’État autoritaire que l’orientation des politiques nationales. Si le renseignement,
en soi, ne constitue guère une finalité mais plutôt l’instrument nécessaire à la mise
en œuvre d’un programme politique, l’histoire de ses rouages alors éclaire l’ambition
de toute action politique1 ».
Et de fait, la puissance espagnole repose sur la collecte et l’exploitation des
informations politiques et militaires qui éclairent notamment ses actions contre
l’Empire ottoman en Méditerranée. Philippe II hérite ainsi des réseaux
d’information de son père Charles Quint et il dirige lui-même le renseignement,
suit de près la transmission des informations – en se reposant sur la famille
Tassis pour l’acheminement des ordres et du courrier –, et surveille le
chiffrement – la cifra – et le décryptage des lettres – Gaël Pilorget souligne ici
que la cryptographie connaît un âge d’or au xvie siècle2 – ainsi que l’utilisation
des fonds secrets3.
Au niveau régional, ce sont les vice-rois, gouverneurs et ambassadeurs de
Charles Quint puis de Philippe II qui contrôlent les informateurs, les agents et
les réseaux locaux de renseignement, et font remonter au souverain les
informations recueillies, mais les véritables analystes des services de renseignement
de l’empire espagnol sont des letrados de confiance, les secrétaires et les proches
conseillers du roi4.
Or, à côté des « réseaux royaux », Granvelle dispose de son propre service
de renseignement et de ses propres agents qui lui envoient régulièrement des
rapports et des informations qu’il choisit ou non de communiquer à Charles
Quint puis à Philippe II ou d’autres. Nous allons nous intéresser ici à cinq
catégories d’agents caractéristiques du « système Granvelle », correspondant à
cinq types d’informations différentes et cinq finalités distinctes.

1. Béatrice Pérez (dir.), Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs. Les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne. Préface d’Annie Molinié, PUPS, Paris,
2010, 543 pages, introduction.
2. Voir l’excellente synthèse de Gaël Pilorget, « Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-
1598) : une préfiguration des services secrets modernes », Note historique no 32, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement, 2011, p. 1.
3. Idem, p. 4.
4. Idem, p. 1.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Parents et alliés, les espions du premier cercle des Granvelle

La force de Granvelle c’est son assise natale, son enracinement en Franche-


Comté et, en cela, les Granvelle forment une coterie, un clan : « Les Granvelle
sont, au sens romain du mot, les patrons des Comtois, écrit Jean-François Solnon.
Ils savent s’attacher des fidèles, servir les ambitions locales, récompenser les services
rendus1 ». Comme son père avant lui, Antoine Perrenot de Granvelle possède
en effet une parentèle et une clientèle qui le servent fidèlement et lui font des
rapports réguliers sur ce qui se passe dans la province comtoise, le berceau de
la famille. Le premier des réseaux de Granvelle est donc constitué par ses
proches, sa famille, ses quatre frères – Thomas, Jérôme, Charles et Frédéric –,
tous bien installés avec pour but d’entourer l’aîné et de favoriser sa carrière,
mais aussi ses sœurs et surtout leurs époux, car toutes ont fait de beaux mariages,
non pas avec de grands noms de la noblesse de Bourgogne, mais avec des
hommes venant de lignages moyens, sorte de noblesse seconde bourguignonne
totalement acquise à Granvelle car dépendant de ses faveurs – ce qui n’aurait
pas été le cas avec la grande noblesse comtoise – : « Le cardinal hérite d’un
véritable réseau de clientèles qu’il ne cesse de perfectionner, écrit Jean-François
Solnon. L’administration comtoise est entre ses mains ou celles de ses parents,
serviteurs et alliés et alliés2 ». Tous ces gens qui peuplent la cour de Dole,
l’administration des salines3, le diocèse de Besançon, etc. constituent donc le
premier cercle de ses soutiens et surtout de ses informateurs zélés.
Granvelle dispose encore en Franche-Comté d’un vaste réseau d’hommes
de confiance sur lesquels il se repose pour ses affaires privées et qui représentent
son second vivier régional d’agents non seulement de renseignement, mais aussi
d’influence : son cousin, le prieur de Bellefontaine, dont la correspondance a
été bien étudiée par Simon-Pierre Dinard4 ; Bonnet Jacquemet, ancien secrétaire
de son père devenu trésorier des salines de Salins ; Claude de Chavirey, un
proche cousin receveur-payeur du cardinal en Franche-Comté ; Jean Amyot,
ex-secrétaire de sa mère ; Jacques de Vers, ancien maître d’hôtel de son frère
Thomas ; François Dalonval, chanoine de Saint-Anatoile de Salins, etc. Et quand
il s’agit de remplir des missions très délicates, Granvelle n’hésite pas à s’adresser
à ces Comtois qu’il sait lui être totalement dévoués. Ainsi, lorsqu’il doit quitter
les Flandres en mars 1564 pour se retirer en Franche-Comté, le cardinal laisse
1. Jean-François Solnon, Quand la Franche-Comté était espagnole, Fayard, 1983 (rééd. 1998),
Paris, 312 pages, p. 71.
2. Idem, p. 71.
3. Idem, p. 100.
4. Cf. Simon-Pierre Dinard, Le cardinal de Granvelle et la Franche-Comté. La correspondance
comme instrument de gouvernement, École Nationale des Chartes, Paris, 2000.

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Granvelle et ses espions

derrière lui son parent l’écuyer Bordey, attaché à la maison de Marguerite de


Parme, la gouvernante des Pays-Bas espagnols, et Bordey se révèle un très bon
informateur, loyal et fidèle. Granvelle récompense tous ses agents en leur
octroyant faveurs et pensions payées sur le « surject » une imposition
extraordinaire moins importante que l’impôt comtois – le « don gratuit » – voté
par les États, mais largement suffisante pour récompenser les meilleurs serviteurs
du pays et les bonnes volontés subalternes1.
Tel est le premier grand réseau, double réseau, sur lequel Granvelle peut
s’appuyer : d’une part, sa famille proche, d’autre part, ses familiers et hommes
de confiance ; tous sont à la fois des agents d’influence en Franche-Comté et
des sources fidèles de renseignement sur la vie locale. Ce sont des « agents-
parents » et des « agents-clients », ceux que Gaël Pilorget appelle les espions
« forcés2 », un petit monde à ses ordres que Granvelle régente comme un père
de famille, qu’il admoneste durement quand il s’estime mal servi et qu’il félicite
à peine lorsqu’ils lui apportent un renseignement d’importance, comme si cela
était naturel ; mais des gens qui constituent le socle, la base même de son service
d’information.

Castillo l’agent d’influence « infiltré » dans la Curie romaine


et Bucchia, le maître-espion de Granvelle dans le monde turc

Le deuxième grand type d’agent que Granvelle actionne est celui représenté
par Andrés de Castillo, protonotaire et fonctionnaire de la Curie romaine, dont
la correspondance avec le cardinal a été étudiée par Raquel Garcia Requena
dans sa thèse de doctorat La lengua francesa en la administración vaticana del
siglo XVI. Cartas de Andrés de Castillo a la familia Granvela3. Ainsi, entre 1537
et 1544, Andrés de Castillo adresse plus d’une centaine de « lettres d’information »
à Nicolas puis Antoine Perrenot de Granvelle sur des sujets relatifs aux questions
administratives et juridiques impliquant les affaires de la famille Granvelle
devant le Saint-Siège. Homme de loi, chargé d’affaires et homme à tout faire
très discret de la famille Granvelle auprès du Vatican, Andrés de Castillo s’occupe
notamment de la gestion des questions relatives aux prébendes, bénéfices, offices
et titres ecclésiastiques des membres de la famille Granvelle. Rouage de la grande
1. Lucien Febvre, Philippe II et la Franche-Comté… op. cit., p. 72.
2. Gaël Pilorget, op. cit., p. 2.
3. Voir Raquel Garcia Requena, La lengua francesa en la administración vaticana del siglo
XVI. Cartas de Andrés de Castillo a la familia Granvela, tesi doctoral dirigida per Da. Julia
Benavent y Benavent y Da. Elena Molto Hernandez, Facultat de Filologia, Traduccio i
communicacio, Universitat de Valencia, Valencia, 2013, 489 paginas.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

machine vaticane, il est surtout l’œil des Granvelle sur la Curie romaine et il
les renseigne sur tout ce qui s’y passe, ce qui se dit, se prépare, se trame, qui a
la faveur du pape, qui appartient à la coterie de qui, qui est bienveillant pour
les Granvelle, qui ne l’est pas, etc. Andrés de Castillo représente un deuxième
type d’agent bien particulier : le personnage discret, intégré à une institution,
qui, tout en étant un agent de renseignement, œuvre en sous-main pour le
succès des affaires de son maître.
Troisième type d’agent, l’agent de terrain chargé de collecter des
renseignements d’ordre militaire et politique à grande échelle, une catégorie
que personnifie Jerónimo Bucchia, autre grand informateur d’Antoine Perrenot
de Granvelle, chargé de surveiller le Turc en Méditerranée, et qui a été étudié
par María José Bertomeu dans sa thèse de doctorat soutenue à l’université de
Valence en 2006, Cartas de un espía de Carlos V. La correspondencia de Jerónimo
Bucchia con Antonio Perrenot de Granvela1.
Jerónimo Bucchia, qui se définit lui-même comme un espion (un espía) au
service de Granvelle, réside à Naples dans les années 1552-1555. D’origine
vénéto-monténégrine, il est natif de la cité côtière dalmate de Cataro (Kotor
aujourd’hui au Monténégro), alors territoire vénitien, au sud de Raguse2, où sa
famille semble occuper une place éminente. Bucchia a d’abord travaillé pour
Charles Quint pendant de nombreuses années et à différents postes, mais son
principal objet de surveillance a toujours été le Turc.
Nous ne disposons pas de beaucoup d’informations sur Jerónimo Bucchia :
nous savons que son père a été capitaine de galères vénitiennes et que plusieurs
membres de sa famille occupent des postes importants dans les armées de
Venise en 1551, son cousin Trifon Bucchia est capitaine général élu d’une flotte
de sept galères vénitiennes basées à Cataro3. Nous savons aussi qu’il a commencé
sa carrière comme ambassadeur de Guillaume, duc de Bavière, auprès de la
République de Venise, mais qu’en 1541 il est arrêté et emprisonné à Venise avec
un autre agent impérial, Juan Luis de Parma, lui aussi accusé d’espionnage. En
1551, alors qu’il effectue un séjour à la cour espagnole, Bucchia informe
directement le roi sur les manœuvres turques en Méditerranée4. Et, lorsque
Guillaume de Bavière et Maurice de Saxe – un prince luthérien – décident de
l’envoyer en 1551-1552 en ambassade secrète auprès du roi de France Henri II
pour l’assurer de leur soutien s’il s’oppose à Charles Quint, Bucchia refuse de

1. Cf. María José Bertomeu, Cartas de un espía de Carlos V. La correspondencia de Jerónimo


Bucchia con Antonio Perrenot de Granvela, Publicacions de la Universitat de Valencia,
Valencia, 2006, 226 pages.
2. Aujourd’hui Dubrovnik.
3. María José Bertomeu, Cartas… op. cit., p. 13.
4. Idem, p. 15.

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Granvelle et ses espions

trahir l’empereur et communique tous leurs plans secrets à… Granvelle1 !


Qu’est-ce qui lie cet obscur Vénéto-Monténégrin à Granvelle ? Leur jeunesse.
Ils ont en effet tous deux étudié le droit en même temps à Padoue en 1537 et il
semble bien que des liens d’amitié se sont alors noués entre les deux condisciples.
C’est pourquoi, lorsque peu de temps après, il se trouve à Naples sous les ordres
du vice-roi, Bucchia fournit régulièrement à Granvelle quantité de renseignements
sur le monde turc à travers de très longues lettres écrites dans un bizarre mélange
d’italien, de vénitien et de napolitain, lettres se trouvant rassemblées dans
plusieurs manuscrits de la Biblioteca Nacional de Madrid. Mais Bucchia n’apprécie
pas son poste à Naples et, en 1553, il réclame à plusieurs reprises dans ses lettres
à Granvelle d’être autorisé à rentrer dans sa cité natale pour s’y marier, arguant
également qu’il s’agit là d’un lieu privilégié pour suivre et se tenir informé de
tous les mouvements des Turcs. Nous ne savons pas quand il reçoit cette
permission, nous savons seulement qu’en 1554 il est encore à Rome et qu’en
1560 il réside à Raguse, Fernand Braudel écrivant à son sujet : « interviennent
auprès du roi, en cette même année 1560, le docteur Juan de Sepulveda et l’extravagant
docteur Buschia, agent mal connu de l’Espagne à Raguse, un de ces informateurs
qui pour gagner leur vie à tant la ligne, racontent souvent des propos de tavernes2 ».
Bucchia lui-même explique dans une lettre retranscrite par María José
Bertomeu ce qu’est, selon lui, sa mission au service de l’Espagne : « Puisque le
fait de servir consiste si possible dans l’intelligence [le renseignement] et le fait de

1. Idem, p. 14.
2. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,
Armand Colin, 2 volumes, Paris, 1985 (1re éd. 1949), vol. 2, p. 295. Voir aussi sur Bucchia,
ses lettres aux Archives nationales, Paris, série K, 1493, B 11, f°111 (20, 28, 30 septembre,
4, 8, 13 octobre 1560). Sur les informateurs fantaisistes du Levant, Granvelle à Philippe II,
Naples, 31 janvier 1572, Simancas, E 1061. Voir aussi pour relativiser le jugement de
Braudel : J.M. Floristan Imizcoz, « Correspondencia inédita de Macario de Heraclea-
Pelagonia con Antonio Perrenot, Cardenal de Granvela (1551) », Byzantion, Bruxelles,
tome LXV, 1995, p. 505, note 21 : « No tengo clara la identidad y actividad de esre personaje.
(…) es posible que estuviera en relacion con los circulos eruditos y humanistas de su época y
quizas con alguna universidad. (…) Su dominio del italiano y sus conocimientos historico-
politicos sobre el Imperio y otros paises (…), nos indican que era una persona culta y que
conocia probablernente el italiano desde pequeño, si es que no era su lengua materna (…)
Buchia era lo que hoy denominariamos un consejero aulico de politica oriental, un agente
encargado de canalizar, estudiar o impulsar o rechazar las propuestas efectuadas por las
distintas comunidades sometidas al sultan » (« Je ne suis pas sûr de l’identité et de l’activité de
ce personnage. (…) il est possible qu’il ait été en relation avec les cercles érudits et humanistes
de son temps et peut-être avec une université. (…) Sa maîtrise de l’italien et sa connaissance
historique et politique de l’Empire et d’autres pays (…) indiquent qu’il était une personne
cultivée et qu’il avait appris probablement l’italien dans son enfance, si ce n’était pas sa langue
maternelle (…) Buchia était ce que nous appellerions aujourd’hui un conseiller en politique
orientale, un agent chargé d’orienter, d’étudier ou de promouvoir ou de rejeter les propositions
faites par les différentes communautés soumises au sultan » – Traduction de l’auteur).

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

suivre les nations chrétiennes vassales du Turc en Europe (…) et que cela fait 18
ans que moi et ma famille, agissons ainsi (…) et avec passion et de façon continue,
nous servons à nos frais et avec tant de fatigue, de difficultés, de problèmes et de
dangers Sa Majesté et ses ministres dans les avis de Constantinople et du Levant
en apprenant pour le compte de S.M. les moyens et les hommes qui ordinairement
et extraordinairement viennent dans toutes les parties de la Turquie, d’Europe et
d’Asie et d’Afrique, et, payant la plupart du temps les espions particuliers et les
messagers qui portent les lettres, quand il faut, de notre argent1 ».
Et de fait, entre 1551 et 1553, Bucchia est prolixe sur l’Empire et les
mouvements de la flotte ottomans. Dans ses premières lettres, il donne un
rapide aperçu de la famille royale2 et des factions sur lesquelles pourrait s’appuyer
l’Espagne pour contrôler le sultan ; un peu plus loin, il dresse une liste quasi
complète des types de navires qui composent la flotte ottomane3. Ailleurs, il
explique comment il recueille ses informations : il possède de multiples agents,
la plupart du temps des parents, dont deux de ses frères – Vincenzo Bucchia,
un dominicain professeur de théologie et vicaire général de Dalmatie, et Dominik
Bucchia, lui aussi dominicain, professeur de théologie et Provincial des monastères
dalmates –, deux cousins, Benedetto Bolizza et Trifon Bucchia habitant à Venise,
et un ami de la famille, Antonio Proculiano, d’une vieille lignée noble
d’Antivari – aujourd’hui Bar, près de Raguse. Tous les informateurs de Bucchia
sont donc bien répartis géographiquement et résident dans des lieux
particulièrement propices pour noter les passages de navires et de troupes turcs,
collecter des informations et des nouvelles, mais qui sont aussi bien souvent
des bruits et des rumeurs. Autrement dit, Bucchia a son propre réseau, centralise
les informations qui arrivent par différents canaux, puis les retranscrit en
indiquant toutefois qui les lui a fournies4. Et, si la plupart du temps les espions
de Bucchia ne font que rapporter des ragots, il leur arrive aussi de fournir des
indications particulièrement intéressantes. Ainsi, surveiller la production de
« biscotti », des biscuits de marins cuits deux fois (bis cotti) pour mieux les
conserver, est une manière de savoir si la flotte turque va bientôt appareiller
car les navires ne partent jamais sans ce type de vivres.
Agents de renseignement militaire et politique, Jerónimo Bucchia et ses
informateurs sont ceux des opérateurs de Granvelle qui vivent le plus
dangereusement : ils sont en effet au contact même de l’ennemi de la Chrétienté,
voire vivent dans la zone contrôlée par les Turcs. Ils risquent donc un supplice
et une mort particulièrement pénibles s’ils sont pris. C’est le sort des espions,
1. María José Bertomeu, Cartas de un espía… op. cit., p. 16.
2. Idem, p. 18.
3. Idem, p. 20.
4. Idem, p. 26.

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Granvelle et ses espions

tel ce colporteur capturé alors qu’il note les mouvements de la relève du guet
de la ville de Reims et qui cache son matériel d’agent secret dans sa hotte :

« L’on a prins audict Rains une espie portant une botte plaine de
boutions et toutes aultres manières de mercheries. Et percevant par l’ung
du ghuet de la porte que ledict personnage regardoit le maintien de leur
ghuet, se doubta et fait apréhender soubdain. Visitant sadicte hotte fut
trouvé au fond d’icelle un petitte boitte, en quoy estoit enclose une petitte
lettre de fin papier de poste de sept ou huyt double d’espez, cachetté de
cincque seaulx de diverses sorte, en laquelle estoit escript : « Vous croirés
ce que ce porteur vous diras de bouche », y ayant plusieurs signalz tant
de la lune que du soleil et aultres signalz et noms pour servir de chifres.
Ledict espie est prisonnier, dont l’on entendra grand’cbose de luy1 ».

« Honorables correspondants » et agents « d’humeur »

Quatrième type d’agent, « l’honorable correspondant », généralement


l’homme de cour, tel Niccolo Belloni, un juriste de Casale qui réside à Nancy
dans les années 1550, auprès de la duchesse douairière de Lorraine, Christine
d’Oldenbourg, et transmet à Granvelle des informations sur la cour de Nancy,
ce qui s’y dit, s’y prépare, les intrigues qui s’y jouent, et les préparatifs militaires
des Français comme des princes allemands. Cependant, comme une bonne
partie de la Lorraine est, dans les années 1550-1585, largement sous le contrôle
des Français, toute la correspondance entre Granvelle et ses agents locaux est
chiffrée, de même que la correspondance que Granvelle entretient avec les
gouvernants des Pays-Bas espagnols. Pour aller d’Espagne, d’Italie ou de
Franche-Comté jusqu’aux Flandres, les courriers espagnols doivent en effet
emprunter le Camino español et longer des territoires ou des enclaves françaises
en Lorraine. Ils courent donc le risque d’être interceptés, à tel point que Granvelle
préfère s’en remettre à la poste et au « courrier ordinaire », moins susceptible
d’éveiller l’attention des Français que les chevaucheurs extraordinaires, comme
il s’en explique dans une lettre de 1583 adressée à Marguerite de Parme :

1. « Rapport faict au gouverneur d’Avesnes (Jean d’Yves) par une de ses espies qu’il a en France
et arrivé audict Avesnes », 8 octobre 1575, Archives de l’Audience, liasse 152, s.l., in
Correspondance du cardinal de Granvelle 1565-1583, publiée par M. Charles Piot, faisant
suite aux papiers d’état du cardinal de Granvelle, publiés dans la collection de documents
inédits sur l’histoire de France, tome 5, F. Hayez, imprimeur de l’académie royale de
Belgique, Bruxelles, 1886, p. 631.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

« Madame, J’ay receu les lettres de Vostre Altèze, du premier de ce


moys. Je n’escripviz par le courrier, que Aldobrandino depescha, pour ce
que deux jours après debvoit partir l’ordinaire, que oyres que plus tard,
je pensoie arriveroit plus sheurement, et il convient, allans mes lettres
sans ziffre ; car les dépesches, que vont par courriers extraordinaires sont
ceulx que les François ordinairement plus espient, pensans en iceulx
trouver quelque chose de plus de substance que par la voie ordinaire1… ».

Enfin, dernier type d’espion, le pur informateur, « l’agent d’humeur »,


l’obscur qui n’agit pas, mais entend tout et répercute toutes les informations
qu’il reçoit, les vraies comme les plus fantaisistes, les plus capitales comme les
petits riens de la vie quotidienne, les faits et les paroles les plus exacts comme
les rumeurs et les « propos d’auberge ». Le meilleur exemple de ce type d’agent
de l’ombre est celui de Pierre Denise, dont nous ne savons pratiquement rien,
sinon qu’il est qualifié d’« apostat », qui renseigne Granvelle sur ce qui se passe
chez les protestants français alors que le cardinal est en exil en Franche-Comté.
Et les rapports que Denise envoie sont des modèles du genre en termes de
renseignement « d’ambiance », à mi-chemin entre la note d’information et le
« rapport d’étonnement » lorsqu’il écrit :

« Le synode provincial des Eglises réformées de Champaigne, Brie


et Isle-de-France, Vexin et Frenaye, fut assemblé le XXVII d’apvril 1564,
à La Fertez-soubs-Jouerre, où estoient environ quarante-cinq à quarante-
six ministres, avec leurs diacres et surveillans, auquel lieu ont demeuré
ensamble jusques au premier jour de may. La Roche, autrement dict
Chandieu, fut esleu président de ladicte assamblée, avecq deux notaires
ou greffiers, l’ung desquels estoit le ministre de La Feriez, et l’aultre de
Paris. A ladicte assamblée furent envoyées lettres de toutes parts, lesquelles
furent lues par ledict président, entre aultres furent lues les lettres de
Baize, par lesquelles il animoit ung chacun de tenir fermement et
constamment le propos de leur religion, et que l’on fust bien sur sa garde,
d’aultant plus que le rembourssement que les prêtres fesaient des domaines
ecclésiastiques depuis naguères vendus, estoit seulement pour amasser
argent, affin d’exterminer la vérité du Seigneur. Pour aquoy contreminer
falloit advertir les Eglises réformées d’amasser argent en toute dilligence,

1. Lettre du Cardinal de Granvelle à Marguerite de Parme, Madrid, 26 août 1583, Archives


Farnèse à Naples, fascicule 1756, in Correspondance du cardinal de Granvelle 1565-1583,
publiée par M. Charles Piot, faisant suite aux papiers d’état du cardinal de Granvelle,
publiés dans la collection de documents inédits sur l’histoire de France, tome 10, F. Hayez,
imprimeur de l’académie royale de Belgique, Bruxelles, 1893, p. 333.

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Granvelle et ses espions

et envoyer vers les Eglises de Flandres, pour savoir leur disposition et les
entretenir (…) Les ministres La Roche et Capelle dirent alors que les
Eglises réformées n’auroient jamais de repos pendant que la Royne
gouverneroit, et que ce magistral tyran auroit la domination. Lors
disputèrent longtemps de la nature du magistrat, et quel il debvoit estre,
et sembloient conclure qu’il n’y en avoit que ung de légitime en France,
comme si tout le but où tendoient les lettres de Baize et la délibération
des concluants fût d’exterminer tous les magistrats catholicques, et de
subroguer des huguenots en leurs lieux.
Perocelly dict que la Royne avoit escritpt à l’admiral lettres fort rudes
et estranges, par lesquelles lui mandoit d’estre bien adverti que ceulx de
la religion réformée se délibéroient de recommencer les troubles du temps
passé, pour auxquels obvier elle employeroit toutte la puissance du
royaulme et de ses alliez, sy comme du Pape, Roy d’Espaigne et aultres.
Lequel récit achevé, ledict Perocelly dict que la Royne leur imposoit
par ses lettres ce qu’elle-mesme avoit intention de faire, et partant qu’il
estoit d’aviz de suplier que chacun de leur dicte religion célébrasse le
jeusne la sepmaine devant la Penthecouste, afin que Dieu les veuille
inspirer de bon conseil et addresser ceux de sa saincte Eglise, et que si la
Royne demandoit à quelz fins cette jeusne seroit par eulx publiée, luy-
mesrae lui respondroit que la raison vouloit bien qu’ainsy fust faict,
attendu qu’ilz avoient descouvert ses menaces et entreprinses.
Le président dict assez sagement que la Royne ne feroit point tout
ce qu’elle voudroit.
L’assamblée prie au dict Perocelly de recommander l’affaire de leur
Eglise au prince de Condé, et l’amener toujours de point perdre courage.
Le prince de Portien envoya aussi lettres à ladicte assamblée, par
un sien ministre, nommé monsieur Pacquet, par lesquelles leur signifioit
qu’il vouloit employer son corps, biens et crédit pour soutenir et deffendre
la querelle du Seigneur et leur religion.
Le duc de Boillon a envoyé lettres de crédence à Perocelly, aux
enseignes qu’il avoit parlé à lui à Troyes ou environ en certaines formules,
par lesquelles lui donnoit à entendre le bon vouloir que luy et madame
sa femme ont d’eulx employer pour leur dicte querelle, et que briefvement
extermineroit la messe et les prêtres de ses terres, de quoy ne pouvoit estre
empesché, d’aultant qu’il les tient de Dieu et de l’espée, et prie à ladicte
assamblée de lui faire venir des régens de Genève, pour ce qu’il veult
ériger ung collège à Sedan, lequel il veult renter de deux à trois mil livres

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

par chacun an, et promettoit que ses places seront seur refuge aux tidèles,
et qu’il les avoit souffisamment munyes de tout ce qui leur est nécessaire.
Ces jours passez, ont esté envoyez plusieurs gentilshommes par les
Eglises, les solliciter de faire amas d’argent à la plus grande dilligence que
faire se polra, et qu’ils le tiennent prest, attendu que le cardinal faict
secrettement fort grandes finances. Ceux de Flandres ont esté secrettement
sollicitez par un quidam, gentilhomme de quelque grand seigneur, de
prendre les armes, et ont faict prier monsieur de Colincourt de leur
envoyer huit cents ou mil chevaulx, et que quand il vouldra commencer,
l’argent ne lui fauldra point.
Le jour de la Penthecouste se doibt faire à Crespy en Vallois une
assamblée bien de cinq cents chevaulx soubs couleur de presche, et sont
iceulx tant de Rheyms, Challons, que des villes circonvoisines, il seroit
bon de se donner de garde des frontières de Picardie, lesquelles pourroient
surprendre les troubles commencez1 ».

Quels bénéfices Granvelle peut-il tirer de ce type de rapport, alors même


qu’il est en exil en Franche-Comté depuis la fin du mois de mars 1564 ? Ce
document contient en fait des détails très précis sur la situation générale des
protestants français lorsque se tient le synode provincial de l’Ile-de-France, à
la Ferté-sous-Jouarre2, les 27-30 avril 1564, sous la présidence du pasteur Antoine
de la Roche-Chandieu. Or, l’événement majeur survenu au cours de ce synode
est la tentative qu’effectue le théologien protestant Jean Morelly3, excommunié
par le Consistoire de Genève en 1563 pour son Traité de la discipline et police
chrétienne4, d’être réintégré. Cependant, le rapport de Denise ne le mentionne
pas, car les disputes théologiques au sein de l’Église calviniste n’intéressent en
rien Granvelle. Ce qui importe aux yeux de ce dernier – et son informateur le
sait – ce sont toutes les informations attestant des tensions qui s’exacerbent
entre réformés et catholiques en France, notamment entre les chefs de l’Église
réformée française, d’une part, le roi, la reine-mère et la cour très inquiets par
la teneur de ce synode, d’autre part. Nous le savons parce que nous disposons
d’un courrier que Granvelle envoie à l’empereur Ferdinand Ier en juin 1564 et

1. « Rapports d’un espion au cardinal de Granvelle qui, de Besançon, où il s’est retiré en 1563,
continue à prendre une grande part aux affaires des Pays-Bas », in Bulletin de la Société de
l’Histoire du Protestantisme Français (1852-1865), vol. 4, No. 4/6 (1855 août à octobre),
pp. 196-198.
2. La Ferté, dont le seigneur est alors Louis de Bourbon, premier prince de Condé, est un
centre important de la Réforme.
3. Ou Morély, dit aussi « Villiers ».
4. Un ouvrage modéré, finalement publié en 1564, dans lequel l’auteur exprime seulement le
souhait d’un retour à l’ancienne constitution démocratique des communautés chrétiennes.

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Granvelle et ses espions

qui nous renseigne sur les points précis que le Cardinal a retenues et exploitées
du rapport de Denise : « En ceste assemblée, écrit Granvelle, se sont traictées
beaucoup de choses pernicieuses entre ces prédicantz, et spécialement si
l’administration du roy très-chrestien et de la royne sa mère estoit legitime, des
moyens pour se soubstenir, comme ils disoient, contre la tyrannie d’iceuxl, de ce
que légitimement ils pouvoyent faire pour leur religion1… ».
Pourquoi Granvelle donne-t-il ces informations à l’empereur et non à
Philippe II ? Parce qu’il sait que Ferdinand est justement occupé à ce moment
précis à chercher une médiation dans les affaires religieuses entre catholiques
et protestants dans les territoires allemands et qu’il a besoin du maximum
d’atouts et donc d’informations dans ce but.
En réalité, dans son exil comtois, Granvelle a plus que jamais besoin du
maximum de renseignements car il sait que c’est la maîtrise de l’information
qui lui permettra de rentrer en grâce auprès de Philippe II. Granvelle entretient
donc une correspondance très active et directe avec l’empereur Ferdinand, la
duchesse Christine de Lorraine, Marie Stuart et surtout avec tous ses réseaux
dans les territoires allemands, en Italie, en France, en Ecosse et en Angleterre2.
D’ailleurs il s’abstient d’écrire à Philippe II entre juin et octobre 1564, préférant,
d’une part, faire jouer les soutiens à la cour en sa faveur, d’autre part, accumuler
suffisamment de renseignements précieux pour les communiquer de manière
opportune non seulement au roi – et regagner ainsi sa confiance –, mais aussi
à tous les puissants alliés de l’Espagne et ennemis de la France, tel l’empereur
Ferdinand Ier.

Les cinq branches du « service » de Granvelle

Granvelle actionne donc lui-même cinq types d’agents, cinq catégories


d’informateurs ou d’espions, représentant cinq niveaux de renseignement pour
cinq finalités différentes :
— « l’agent-membre de la famille » et « l’agent-client », ceux qui appartiennent
au premier cercle, le cercle familial de la « base arrière », le sanctuaire
régional qu’est la Franche-Comté, et celui des familiers et amis dont les
informations servent au cardinal à asseoir, consolider et tenir son pouvoir,
non seulement dans la province, mais dans tous les lieux de pouvoir. Ainsi

1. Lettre de Granvelle à l’empereur Ferdinand, Baudoncourt, 3 juin 1564, in Charles Weiss,


Papiers d’État du cardinal de Granvelle, Imprimerie nationale, Paris, 1850, t. VIII, 719
pages, p. 17.
2. Maurice van Durme, El Cardenal Granvella… op. cit., p. 273.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

son secrétaire et chargé d’affaires Maximilien Morillon, son confident


Viglius de Zuichem, le conseiller Christophe d’Assonleville – qu’il laisse
derrière lui avec l’écuyer Pierre Bordey lorsqu’il doit quitter les Pays-Bas
pour s’exiler en Franche-Comté en 1564 ; tous le tiennent parfaitement
informé de tout ce qui se passe dans les Flandres après son départ1.
— L’agent d’influence « infiltré », celui qui travaille dans un organisme d’État,
qu’il s’agisse de l’État espagnol, ou d’un autre État, ou encore de l’Église – la
Curie ; un personnage qui n’est pas un décideur, mais qui travaille dans
l’ombre, un secrétaire intermédiaire qui sait écouter, comprendre vite et
avancer un nom, une parole afin de pousser au bon moment tel ou tel
dossier pour le plus grand profit de Granvelle. Peut-être le plus discret de
tous les agents, celui dont les informations et l’activité servent directement
les intérêts du cardinal et de sa famille en veillant à ce que les pensions,
bénéfices, prébende, soient bien versés à Granvelle et à sa parentèle et en
s’assurant que ceux-ci soient les premiers informés des nouveaux postes
qui se libèreraient et de toutes nouvelles occasions d’enrichissement.
— L’agent de terrain, en première ligne face à l’ennemi, voire même infiltré
chez l’ennemi, l’agent de renseignement militaire et politique permettant
à Granvelle de disposer de la meilleure vue stratégique sur l’Europe ou la
Méditerranée.
— « L’honorable correspondant », homme de cour, souvent proche des Grands
et recueillant leurs confidences, leurs espoirs, leurs regrets, leurs déceptions.
Ni un grand, ni un petit noble, un bon représentant d’une certaine « noblesse
seconde » espagnole, flamande, allemande, italienne, ou un letrado d’un
rang relativement élevé qui est certainement le meilleur connaisseur des
intrigues autour du prince et l’informateur privilégié des cours européennes.
— Enfin, l’agent d’humeur, d’humori, c’est-à-dire de ce que pensent et disent
les alliés, amis et ennemis de l’empereur et du roi, l’agent d’ambiance, le
compilateur d’informations, l’informateur obscur qui n’agit pas et dont
l’Histoire – comme Granvelle souvent – ne retient pas le nom, chargé
uniquement d’observer et de rapporter ce qu’il voit, lit, entend ou entend
dire et dont les oreilles recueillent toutes les informations sans que celles-ci
ne soient vérifiées. Parfois celles-ci sont précises, mais le plus souvent elles
sont de l’ordre de la rumeur, du « on-dit », du « bruit de fond », certes très
utile pour juger du moral de la population ou de l’état moral d’une société,
mais toujours à la limite du ragot entendu dans une taverne, voire de la
nouvelle forgée de toutes pièces afin d’avoir quelque chose à raconter et
d’être payé…

1. Idem.

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Granvelle et ses espions

Cinq types d’agents de renseignement animés par des motivations


variées – familiales ou amicales, idéologiques, religieuses, mais presque toujours
financières –, cinq types d’informations servant la politique de Granvelle sur
cinq registres différents. Au-delà de leurs différences, ces cinq types d’agents
présentent un certain nombre de caractéristiques communes : tout d’abord, le
portrait-type de l’espion est celui d’un familier, soit un homme très proche du
cardinal ou de sa famille qu’il a fréquenté pendant ses études – tel Bucchia –,
ou bien qu’il a repéré lors de ses années de formation auprès de son père, installé
dans des lieux de pouvoir ou des lieux géopolitiquement ou géostratégiquement
importants1.
Une autre caractéristique des « réseaux Granvelle » est qu’ils ne recourent
pas forcément au chiffre pour protéger leurs messages car le cardinal sait que
le chiffre espagnol est trop simple, pas assez sûr ; aussi utilisent-ils un autre
mode de « cryptage », soit en ne désignant pas explicitement telle ou telle
personne, soit en employant des périphrases ou des antonomases faisant référence
à des particularités physiques ou psychologiques des gens cités que seuls le
cardinal et son informateur peuvent connaître ou sur lesquelles ils se sont
entendus avant.
Enfin, et il s’agit là d’une caractéristique majeure, tous ces renseignements
sont souvent plus de l’ordre de la « note d’information » verbeuse que du vrai
renseignement précieux de « niveau A1 », ayant une réelle portée géopolitique
ou géostratégique. De fait, les informations reçues par Granvelle sont, dans
presque tous les cas, des catalogues de nouvelles se succédant sans ordre, sinon
celui dans lequel elles ont été connues, sans aucun classement des informations
en termes de fiabilité, à tel point que le cardinal rappelle régulièrement à ses
correspondants de ne lui transmettre que des renseignements sûrs, fiables,
exhaustifs, et surtout récents ! Malgré tout, Granvelle suit les règles du monde
du secret : jamais il ne fait part à ses informateurs de l’importance de leurs
renseignements, de l’utilisation qu’il en a faite ni des conséquences que les
informations ont pu avoir pour l’Empire espagnol ; en cela il respecte parfaitement
une loi très ancienne et très moderne du renseignement : il y a ce dont les espions
ont à connaître et le reste.

Granvelle n’aurait jamais été le grand homme d’État qu’il a été sans ses
agents de renseignement, informateurs, espions, tous ces gens qui l’alimentent

1. Cf. Bernard Darbord, Agnès Delage, Le Partage du secret : Cultures du dévoilement et de


l’occultation en Europe, du Moyen Âge à l’époque moderne, Armand Colin, Paris, 2013, 480
pages.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

chaque jour de dizaines de courriers, de notes, de lettres remplies d’informations


diverses ayant rarement une réelle portée géopolitique ou géostratégique. Le
plus souvent anodines, anecdotiques, mais, une fois agrégées, elles permettent
à un gouvernant, un décideur et à un État d’analyser les situations au plus juste,
d’orienter les stratégies politique, diplomatique, militaire, voire économique,
sociale et culturelle. Car les États découvrent à l’époque moderne qu’il ne suffit
pas d’être le plus fort militairement pour obtenir la victoire ou l’hégémonie sur
un territoire, il faut aussi que le prince soit bien informé pour pouvoir prendre
la bonne décision, anticiper les crises internationales, savoir ce que disent, ce
que pensent, ce que veulent, ce que vont faire ou que font déjà ses ennemis – ses
amis aussi ! – évaluer leurs forces et leurs faiblesses, analyser le risque que l’Autre
représente, lutter contre ses menaces, se protéger contre toutes ses manœuvres
d’ingérence, voire l’intoxiquer en diffusant de fausses informations… Granvelle
l’a compris, maîtriser l’information, y compris la plus basique et la plus anodine,
c’est être le maître du « grand jeu européen ».

François Pernot

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UN ESPION AU SERVICE
DE LA DIPLOMATIE BERNOISE :
LE CURÉ PIERRE BARRELET (1539-1549)

Benoît Léthenet

Pierre Barrelet1 est né vers 1480 dans le Val-de-Travers dans le canton de


Neuchâtel. Chapelain de l’autel Saint-Antoine de l’église Notre-Dame de Môtiers,
il demande à recevoir le sacrement de l’ordre et la prêtrise. Alexandre VI
approuve sa demande le 25 mai 1501. Il s’installe à Lausanne et devient chapelain
de l’autel Saint-Georges. L’année 1536 met un point final à sa carrière ecclésiastique.
Les Bernois se portent au secours de Genève occupée par Charles III duc de
Savoie. Ils envahissent le Pays de Vaud, une possession ducale, et mettent fin
au culte catholique. Pierre Barrelet participe à la délégation du Chapitre cathédral
de Lausanne venu plaider sa cause à Berne au mois d’avril. Comme les Vaudois
se montrent peu empressés à embrasser la religion réformée, les Bernois décident
de convoquer une Dispute religieuse à Lausanne, du 1er au 8 octobre 1536, dans
la cathédrale de la ville2. Les principaux dirigeants catholiques refusent d’y

1. Je tiens à exprimer ma gratitude au professeur Jean-Daniel Morerod pour le dossier qu’il


m’a communiqué. H. Meylan, « Un agent secret de MM. de Berne : le curé du Vautravers,
Pierre Barrelet », Musée Neuchâtelois, 1964, pp. 168-178 ; –, « Un rapport d’espion sur le
concile de Trente (1546) », Schaffhauser Beiträge zur vaterländischen Geschichte, 1968,
pp. 316-326 ; M. Bourquin-Ravussin, Un curé espion au xvie siècle, mémoire de licence,
Lausanne, 1967 ; C. Favre-Bulle Chasles, Un espion bernois au lendemain de la Réforme :
Pierre Barrelet, ancien curé du Vautravers, mémoire de Master, sous la direction de J.-D.
Morerod, Université de Neuchâtel (Institut d’Histoire), 2006.
2. C. Subilia, La Dispute de Lausanne, une page de l’histoire de la réformation dans le pays de
Vaud, Lausanne, impr. G. Bridel, 1885 ; A. Piaget, Les Actes de la Dispute de Lausanne, 1536,
publiés intégralement d’après le manuscrit de Berne, Neuchâtel, Secrétariat de l’Université
(Mémoires de l’Université de Neuchâtel, 6), 1928 ; La dispute de Lausanne (octobre 1536).
R. Deluz et H. Meylan (dir.), Lausanne, Bibliothèque de la Faculté de théologie (Cahiers
de la Faculté de Théologie de l’Université de Lausanne, 8), 1936 ; G. Bavaud, La Dispute de
Lausanne (1536). Une étape de l’évolution doctrinale des réformateurs romands, Fribourg,
Éditions universitaires, 1956 ; La Dispute de Lausanne (1536). La théologie réformée après

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

participer. Pierre Barrelet est cependant présent. Il fait la rencontre de l’avoyer


de Berne Hans Jakob von Wattenwyl1, de Niklaus von Wattenwyl son frère et
du secrétaire urbain Peter Cyro2. Pour les chanoines c’est la défaite. Charles III
accorde qu’Évian soit la nouvelle résidence du chapitre en exil. Pierre Barrelet
écrira « j’étais prêtre et j’avais deux chapelles (…) l’une dans l’église de Lausanne
et l’autre à Morges3 ». Il reste attaché à son titre de « curé du Vautravers ».
En 1537, il prête serment au Conseil bernois. Il approche la soixantaine
quand il débute sa carrière d’espion. Son premier rapport d’espionnage, daté
du 14 juillet 1539, porte sur un voyage à Nice ; en décembre, il écrit aux Bernois
depuis Évian. En 1540, il est à Paris, à Saint-Quentin et à Cambrai. L’année
suivante il repart en France. Un an après, il réclame des arriérés de salaires
pour avoir établi, au nom du bailli de Thonon, Hans-Rudolf Nägeli, le livre des
reconnaissances du prieuré de Ripaille, possession de la maison de Savoie4. On
l’accuse alors d’être « le plus grand luthérien du monde5 ». Le prieur de Ripaille,
Sébastien de Montfalcon, également évêque de Lausanne, est un farouche
opposant de la Réforme. À ses yeux, Pierre Barrelet travaille pour l’occupant
ce qui est une trahison. Il reprend la route et se trouve à Marseille en août 1542.
En 1543 et 1546, ses pas le portent en Italie à Milan et Trente. Un ultime voyage
le situe, en 1546-15476, en Alsace et à Montbéliard. Les rapports sont-ils tous

Zwingli et avant Calvin, É. Junod (dir.), Textes du colloque international sur la Dispute de
Lausanne (29 septembre – 1er octobre 1986), Lausanne, (Bibliothèque Historique Vaudoise,
90), 1988.
1. H. Braun, Die Familie von Wattenwyl. La famille de Watteville, Murten, Licorne, 2004,
pp. 30-46 ; –, « Hans Jakob von Wattenwyl » (trad. P.-G. Martin), Dictionnaire historique
de la Suisse [désormais DHS] | mis en ligne le 11.04.2012 ; –, « Niklaus von Wattenwyl »
(trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 11.04.2012 ; K. Tremp-Utz, « Die Chorherren des
Kollegiatstifts St. Vinzenz in Bern », Berner Zeitschrift für Geschichte und Heimatkunde,
1984, 46, pp. 55-110.
2. M. Sulser, Der Stadtschreiber Peter Cyro und die Bernische Kanzlei zur Zeit des Reformation,
Berne, 1922 ; J. Jordan, « Un fribourgeois, chancelier de Berne, au xvie siècle, Peter Cyro »,
Annales fribourgeois, 1923, 9, pp. 17-44 ; H.R. Lavater, « Peter Cyro », Der Berner Synodus
von 1532, vol. 2 : Studien und Abhandlungen, éd. G.W. Locher, Neukirchen, Neukirchener
Verlag, 1988, pp. 370-374 ; S. Lutz : « Peter Cyro » (trad. P. Vaney), DHS | mis en ligne le
16.03.2004.
3. Staatsarchiv des Kantons Bern [désormais StABe] Unnütze Papiere [désormais UP] 44 no
66.
4. Th. Clément, Le « drame de Ripaille » : Conséquences de la mort du comte Amédée VII de
Savoie, 1 vol., mémoire de Master 2, sous la direction de L. Ripart, Université Savoie Mont-
Blanc (Institut d’Histoire), 2016 ; M. Bruchet, Le château de Ripaille, Paris, Delagrave, 1907.
5. Bern, Burgerbibliothek [désormais BBB] Mss h. h. iii 258 no 32.
6. StABe UP 59 no 15. Un doute persiste sur la date, une main au crayon a ajouté la mention :
« Tonon 1547 », en haut à gauche de la première page.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

conservés1 ? Aspirant au repos, il se marie à 66 ans avec sa servante. Elle lui


donne deux enfants. Il obtient encore les actes de la diète d’Augsbourg en 15482
et adresse une lettre à Jean Fatton en mai 1548. L’ancien curé meurt
vraisemblablement entre 1553 et 15593.
Dix originaux autographes sont conservés. Ces documents, dont trois
lettres, nous permettent d’évoquer le savoir-faire d’un espion du xvie siècle.

Pierre Barrelet, explorator

Au service de Berne
Dans les villes de la Confédération, l’autorité appartient aux Conseils4. Le
Petit Conseil, dont les origines sont à situer au xive siècle parmi un petit groupe
d’habitants riches et puissants, dirige les affaires de la ville. Présidé par l’avoyer,
il se compose de vingt-sept magistrats suprêmes, assistés d’un nombre variable
de conseillers (jusqu’à cinquante). Le Petit Conseil tranche toutes les questions
de politique intérieure et extérieure, il est l’autorité administrative suprême et
détient les principales compétences judiciaires. Il convoque le Grand Conseil
(Rät und Burger) à un rythme que seul lui contrôle. Il siège avec lui et garde la
main sur les débats. Le Grand Conseil est né d’un élargissement du Petit Conseil
porté à plus de 300 membres grâce aux dirigeants des corporations. Il sanctionne
les décisions importantes puisqu’il incarne la communauté urbaine réunie.
Enfin, le Petit Conseil peut confier des tâches à un Conseil secret ou à des
commissions. Ces dernières sont composées de magistrats suprêmes et de
conseillers expérimentés : elles incarnent « le centre de la puissance exécutive,
la véritable et réelle autorité5 ». L’avoyer (Schultheiss), au milieu du xiiie siècle,
1. Il manque les années 1544 et 1545, puis 1547 à 1549 ; il est peu probable que le curé n’ait pas
espionné à ces dates.
2. StABe Deutsche Missivenbücher A iii 27 Z f° 243. Il s’agit d’une copie de l’Interim
d’Augsbourg.
3. Le dernier document qui mentionne Pierre Barrelet en vie date du 15 mars 1553. En 1559,
un acte notarié en faveur des héritiers du curé porte « feu messire Pierre » (C. Favre-Bulle
Chasles, op. cit., p. 8).
4. A. Holenstein : « Petit Conseil » (trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 30.06.2010.
H. Berner : « Grand Conseil » (trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 31.01.2006. Il est
ouvert à tous les habitants de la ville qui possèdent la citoyenneté, qui sont rattachés à une
guilde et qui sont âgés de plus de 14 ans. G. Ehrstine, Theater, Culture and Community in
Reformation Berne, 1523-1555, Leiden, Brill, 2002, pp. 42-43. Plus généralement Conseils
et conseillers dans l’Europe de la Renaissance, 1450-1550, C. Michon (dir.), Tours, Presses
universitaires François-Rabelais (Renaissance), 2012.
5. Cité dans : E. Fabian, Geheime Räte in Zürich, Basel und Schaffhausen, Köln, Böhlau, 1974.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

représente en droit l’empereur mais en fait la bourgeoisie. Élu par le Grand


Conseil avec les autres magistrats suprêmes, il préside le Petit Conseil et le
tribunal de la ville. Il dirige la diplomatie et les activités de renseignement. À
Berne, comme à Lucerne, Fribourg et Soleure, l’avoyer prend au xve siècle la
tête de la ville et de l’État.
Les questions de politique extérieure tranchées par le Petit Conseil, Pierre
Barrelet reçoit ses instructions de celui-ci1. Le premier rapport du curé du
Vautravers est une mise par écrit d’un compte-rendu oral fait au Conseil. Cette
présentation est l’occasion pour les conseillers de découvrir Pierre Barrelet,
d’examiner ses capacités et de s’assurer que sa loyauté ne sera pas remise en
question par des obligations tenues autre part. Le curé se présente dans une
courte biographie. Parentèle, clientélisme et bons services rendus sont évoqués2.
Suffisamment idoine pour travailler comme espion, il prête serment et se voit
accorder un versement de 200 florins3. Cette somme est-elle un salaire ou
couvre-t-elle les frais de fonctionnement de l’agent secret en mission ? Toujours
est-il que le serment détaille qu’il doit en rendre « bon et loyal compte4 » au
Conseil. Ces 200 florins seront versés annuellement, de 1542 à 1549, par le bailli
d’Yverdon5. Cet examen d’entrée n’est sans doute pas le seul face-à-face avec le
Conseil6. Missionné et payé par lui pendant dix ans au moins, d’autres contacts
ont eu lieu. Avant les missions puis à leur retour. Voici un ordre de marche du
Conseil au curé :

« Pierre Barrelet – De la part de l’avoyer, du banneret et des secrets


conseillers de Berne. Notre salutation honorable. Très cher, nous avons
avisé de vous envoyer à la cour de l’empereur, pour vérifier les nouvelles
concernant l’agitation et les troubles de guerre qui ont lieu en Allemagne.
Pour cela, nous voulons que vous régliez vos affaires sur-le-champ, et
qu’après vous faisiez le déplacement jusque vers nous, pour entendre de

1. StABe UP 67 no 136 ; BBB Mss h. h. iii 258 no 32. Parmi d’autres exemples : « par ordre de
mes très redoutés seigneurs » ; « il me fut ordonné. »
2. Il est le fils de Vuillemin Barrelet et membre d’une fratrie de cinq garçons.
3. StABe UP 13 no 123 : « quand je fis le serment à vos seigneuries, il me fut promis 200 florins.
De toute l’année passée je n’en ai eu que 100. »
4. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 : « Et de ce qui me sera délivré, j’en rendrai bon et loyal compte,
sur le serment que j’ai fait. »
5. H. Meylan, art. cit., p. 171. En 1549, il est porté sur le registre du bailli : Ussgeben der
Predicanten, dem Kilchherren Vaultravers, iic ffl. Le curé serait donc encore au service de
Berne à cette date.
6. Un second document mentionne au dos : Spach cure Vaultravers (« paroles du curé
Vaultravers ») ce qui laisse penser à un compte-rendu oral du rapport de mission (StABe
UP 13 no 98).

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

quoi nous vous chargerons, et que vous fassiez ce voyage. Le 9 juillet


1546. – À l’honorable notre très cher Pierre Barrelet1. »

C’est ce que laisse entendre aussi le curé : « pour ne pas donner lieu à de
grands soupçons, je ne suis pas allé à Berne dire mon rapport2. » Plusieurs réalités
se côtoient ; elles sont la preuve d’une relative souplesse dans les pratiques. Le
mémoire, daté de Berne le 11 août 1546, est rédigé à son retour puis transmis
au Conseil alors que les rapports de février et mars 1540 semblent être des
comptes-rendus suivis rédigés durant la mission. Un autre semble avoir été pris
par le secrétaire urbain sous la dictée du curé. L’écriture de l’information est
« l’engagement final qui fait d’un sujet un agent et le lieu privilégié du risque3 ».
À la même époque Jean Arpeau, espion genevois et négociant à Lyon, rédige
des lettres avec d’innombrables détails et les numérote4 – ce que ne fait pas le
curé. Ce dernier est incontestablement polyglotte et il maitrise le latin. Ces
rapports sont certifiés être vrais « sur le serment fait5 » par l’espion à ses
employeurs.
Plusieurs sont annotés ou retouchés par la chancellerie de Berne6. Au dos
des documents sont ajoutés l’auteur et un résumé du contenu7 car les originaux
autographes ne sont pas tous signés. Seules les trois lettres sont signées « votre

1. Traduit et cité dans : C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., p. 14, tiré de : StABe Welsche
Missivenbücher A iii 160 C f° 102. Lorsque Pierre Barrelet arrive à Berne sa mission change
et il part en Italie au concile de Trente.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 32.
3. L. Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
4. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
Revue Historique, 1900, 74-2, pp. 318-332. Il rédige sept lettres de juillet à septembre 1546.
Cinq seulement nous sont conservées : i. Annecy, 19 juillet 1546 ; ii. Lyon, 24 juillet ; iii.
[abs.], 26 juillet ; iv. La Charité/Loire, 3 août ; v. [abs.], 3-8 août ; vi. Paris, 8 août ; vii. Lyon,
26 septembre.
5. StABe UP 59 no 15.
6. Le premier recueil judiciaire de Berne date de 1411, celui des missives de 1442. J. Headley,
The Emperor and his chancellor: a study of the imperial chancellery under Gattinara,
Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Chancelleries et chanceliers des princes à la
fin de Moyen Âge : actes de la table ronde de Chambéry, 5 et 6 octobre 2006, G. Castelnuovo
et O. Mattéoni (dir.), De part et d’autre des Alpes, Chambéry, Université de Savoie (Sociétés,
religions, politiques, 19), 2011 ; K. Hübner, « Au nom du bien commun. Fonctions et
compétences du personnel auxiliaire dans la diplomatie des villes de la Confédérations
au Moyen Âge tardif », Études de lettres, 2010, 3, pp. 99-118 | mis en ligne le 15 septembre
2013.
7. Nüwe zÿtung von Barrillier, des allten kilchhern von Vaultravers, selbs geschriben, 14. Julÿ
1539 (StABe UP 44 no 66) ; « Cure de Vaultravers » (BBB Mss h. h. iii 258 no 33) ; Spach
Cure Vaultravers (StABe UP 13 no 98) ; Cure Wautraver, explorator (ibid., no 97) ; Cure W.,
nowelles Keyser… Savoy (ibid., no 126) ; Exploratio Curati de Vautraver per Massilie, 1542, in
augusto (ibid., no 123) ; Exploratio in Julio, 1543, Cure (ibid., UP 67 no 136).

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

entièrement humble serviteur » et portent son sceau. À proximité de Paris, quand


le danger le menacera, Jean Arpeau ne signera pas non plus sa lettre1. Les
annotations témoignent d’un souci de classer et de recouper les informations
dont dispose la ville ; le curé n’est pas le seul agent du Conseil, lequel emploie
d’autres canaux d’informations. Le document daté du 14 juillet 1539 est passé
entre plusieurs mains. Outre une mention au dos qui est en allemand, la première
note entre deux paragraphes, est du secrétaire Peter Cyro ; une seconde note
en français, à la fin du texte, est d’une main inconnue ; le document est à nouveau
repris avec une dernière note insérée à l’extrême fin en allemand2. Ces notes
insérées dans les textes sont peu nombreuses. On y trouve des déplacements
de seigneurs laïques et ecclésiastiques et des mouvements de troupes dont la
connaissance est venue par un autre biais3. Le rapport sur le voyage en Italie et
le concile de Trente a été pris en dictée par le chancelier Peter Cyro4. D’autres
traces d’usage sont visibles. Lorsque le curé du Vautravers signale, en août 1546,
s’être procuré une copie des premiers décrets du concile de Trente, le paragraphe
est encadré – ce qui souligne son importance et – ce qui laisse penser à une
vérification dans les archives de la ville5. Enfin, des corrections orthographiques
ont été portées sur des noms de lieux ou généralisées à tout le document comme
cela a été fait par Peter Cyro pour la lettre de 1543. Ce dernier texte ressemble
davantage à un brouillon préparatoire qu’à une mise au net du rapport. Après
leur emploi les documents voués à la destruction ont été classés dans les Unnütze
Papiere (« papiers inutiles »).
Les mémoires les plus importants sont lus devant le Grand Conseil de la
ville convoqué et présidé par le Petit Conseil. C’est le cas du rapport de mission
à Marseille, rédigé à Berne en août 1542, lu le 18 septembre suivant aux Deux-
Cents comme l’indique la note de fin : 18 septembris geläsen in Senatn. Ces
assemblées réunissent un public choisi, composé des maîtres des métiers et
leaders d’opinion. Il incombe à cette minorité informée la formation d’une
opinion publique. Elle devra livrer aux Bernois des renseignements choisis de
façon à obtenir un consensus sur les menées et la position de la ville au regard

1. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
pp. 318-332. Il ne signe pas sa lettre de Paris, du 8 août 1546, sinon de : « Votre bon subiect,
duquel sçavez le nom ».
2. Notes du document du 14 juillet 1539 : no 1, Das Ursach sie, da sein verstand mit den
tütscher… ; no 2, « Le marquis de Mis et de router d’Espanie et ost a Milan » ; no 3, Der
keyser wie man sagt Treues mitt dem Türcken gmacht. Ime adresse gen an einen amptman…
zu Älenn.
3. Ibid., « la raison est que… », semble indiquer que l’information est arrivée par une autre
voie.
4. C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., p. 12.
5. StABe UP 82 no 75 ; voir aussi ibid., UP 67 no 82.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

du jeu franco-savoyard. Ce qui intéresse Berne au plus haut point reste la sécurité
de la route marchande Genève – Lyon et le rapprochement de la France avec la
Savoie. Une action militaire française pourrait rendre le Chablais et le pays de
Gex à Charles iii. Berne perdrait alors les bailliages de Gex, de Thonon et de
Ternier. Le renseignement, objet de la plus grande attention, est « l’inconscient
de la diplomatie1 ». Celle-ci reste le domaine de quelques familles influentes du
Conseil.
Diplomatie et renseignement sont entre les mains de Hans Jakob von
Wattenwyl2, seigneur de Colombier – localité à proximité immédiate du Val-
de-Travers –, élu avoyer en 1533. Pierre Barrelet lui adresse deux lettres. Pionnier
de la réforme, Niklaus le frère de l’avoyer échange dès 1522 avec Ulrich Zwingli3,
Hans Jakob et Niklaus soutiennent Guillaume Farel4 dans le Pays de Vaud. Le
contact direct du curé avec l’avoyer est motivé par un accord pris avant son
départ5. Il garantit la discrétion de l’action. Les lettres prennent la forme de
l’amicitia, elles satisfont à deux démarches : offrir une information, réclamer
un bienfait matériel ou moral6. L’information précise l’histoire évènementielle
et la plainte traduit le désagrément et la souffrance engendrés par l’éloignement.
La petitio offre au destinataire un moyen de soutenir le rédacteur de la lettre
par l’obtention d’un bienfait : froment, avoine et vin s’ajoutent aux 200 florins ;
une autre fois, 6 couronnes sont versées au curé7.

1. L. Bély, « L’invention de la diplomatie », R. Frank (dir.), Pour l’histoire des relations


internationales, Paris, Presses universitaires de France (coll. Le Nœud Gordien), 2012,
pp. 107-137.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 ; ibid., no 32. Sur le même sujet : M. Pouspin, « Des lettres
de nouvelles au temps des guerres d’Italie de Charles viii (avril-mai 1495) », Cahiers de
recherches médiévales, 2009, 18, pp. 459-478.
3. P. Stephens, Zwingli le théologien, Genève, Labor et Fides, 1999.
4. Actes du colloque Guillaume Farel, Neuchâtel 29 septembre-1er octobre 1980, P. Barthel,
R. Scheurer et R. Stauffer (dir.), Genève – Lausanne – Neuchâtel, Droz, 1983 ; L.-É. Roulet,
« Farel, agent bernois ? (1528-1536) », ibid., pp. 99-105.
5. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 : « il fut convenu que pour plus de sûreté vous me feriez apporter
ma dépêche au Val-de-Travers, tel qu’il plaira à mes très redoutés seigneurs ».
6. Ibid., « la nourriture sera très chère (…) il plaira à mes seigneurs de m’envoyer ce qui vous
semblera être nécessaire » ; StABe UP 13 no 126 : « je vous supplie de m’avoir toujours dans
vos bonnes grâces. »
7. C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., pp. 38-39.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Tableau 1. Les rapports du curé du Vautravers

Objets touchant
Références Nature Traces d’usage
la mission ou l’espion
Rapport en français Ajouts de 3 notes
StABe UP 44 n° 66 1) biographie du curé
(après audition) dont une de Peter Cyro
14 juillet 1539, s. l. 2) demande d’argent
« voici ce que j’ai dit » en allemand
1) moyens de ne pas
BBB Mss h. h. iii 258 n° 33 Lettre en français à
- éveiller les soupçons
24 décembre 1539, Évian « l’avoyer de Berne »
2) demande d’argent
1) lettres reçues
Mémoire en français
StABe UP 13 n° 98 de Jeanne de Hochberg
« de ce que je aye peuz -
Février 1540, s. l. pour voyager
entedre »
en sécurité
StABe UP 13 n° 97 Mémoire en français
Mars 1540, Berne « des avertissements et Ajout d’une note de fin
Idem
[au dos : cure Wautravers de tout se que je aye peuz en français
explorator] entedre »
BBB Mss h. h. iii 258 n° 32 Lettre en français à 1) lettres reçues
-
25 mai 1540, Vautravers « l’avoyer de Berne » du prévôt de Lausanne
Lettre en français au 1) salaire de 100 florins
StABe UP 13 n° 126 Ajout d’une note au dos
« secretayre de Berne » reçu du bailli
17 mars 1541, Évian en français
Peter Cyro de Thonon
StABe UP 13 n° 123 1) voyage sous couvert
Ajout d’une note en
Août 1542, Berne d’un pèlerinage
Rapport en français du allemand :
[au dos : Exploratio 2) demande d’argent
« voage que je aye fayt » 18 septembris geläsen in
curati de Vautraver per 3) réclamations
Senatn
Massilie] (salaire et maison)
StABe UP 67 n° 136
Rapport en français Correction
Août 1543, Berne
de « tout se que je aye systématique de la main -
[au dos : Exploratio
entendu » de Peter Cyro
in Julio 1543, cure]
Texte écrit sous 1) grâce à l’argent de
la dictée du curé Berne achat d’une copie
par Peter Cyro. des décrets du concile
Rapport en allemand :
StABe UP 67 n° 218 Paragraphe encadré : 2) un espion surpris
Das so ich ussgricht
11 août 1546, Berne ich hab durch gütt et pendu
uund erfaren hab
mittell uund mit gällt 3) surveillance
ein copy alles des so renforcée, abandon
gehanndlet ist (…) de la mission
1) lettres de l’avoyer
pour voyager
Corrections d’une autre
Mémoire en français en sécurité
StABe UP 59 n° 15 main
et réponse « de la charge 2) se déclare un ami
fin 1546, Berne Correction de la date :
que me a este donne » de Guillaume Farel
fin 1547
pour avoir
des informations

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

Peter Cyro, contact privilégié de Pierre Barrelet ?


En contact avec le Petit Conseil, l’avoyer et le Grand Conseil, Pierre Barrelet
entretient un rapport particulier avec le secrétaire de la chancellerie bernoise,
Peter Cyro, qui pourrait s’affirmer comme son officier traitant.
Peter Cyro († 1564) est le fils de Richard Giro, conseiller de Fribourg. Il
suit des études de droits comme boursier à l’Université de Bâle. Avec le soutien
du fribourgeois Peter Falck, il se rend à Pavie en 1514 et obtient sa maîtrise. Il
poursuit ses études grâce à une bourse du roi de France. En 1520, il est envoyé
par Fribourg et Berne en mission diplomatique auprès du Saint-Siège. Il devient
greffier du tribunal de la ville de Fribourg en 1522, puis secrétaire de la ville de
Berne (1525-1561). Il est élu membre du Grand Conseil en 1526 et participe à
une trentaine de missions diplomatiques au service de Berne. En 1533, Peter
Cyro réorganise la chancellerie et les archives. C’est à cette date qu’est élu l’avoyer
de la ville Hans Jakob von Wattenwyl. Le rôle et le caractère des hommes sont
déterminants1. On aimerait connaître la profondeur des rapports humains
entre l’avoyer et son secrétaire : leur mésentente annihilerait de nombreux
efforts. De quel poids Niklaus von Wattenwyl, en son temps chanoine du chapitre
Saint-Nicolas de Fribourg, pèse-t-il sur les décisions de son frère ? Les connexions
économiques, comme les réseaux personnels des conseillers urbains, fournissent
à la ville un bon moyen de se procurer ou de transmettre des informations.
Elles offrent une possibilité de lobbying politique2. Berne est un centre de
renseignement important où affluent chaque jour de nombreuses informations.
Peter Cyro dispose d’un réseau familial et professionnel dense réparti entre
Fribourg, Bâle, Genève. Il importe à la ville et ses alliés de disposer de systèmes
de communication parallèles ou informels3. Le secrétaire centralise la gestion

1. J.-B. Duroselle, « Histoire des relations internationales », Revue française de science


politique, 1956, 2, pp. 399-405 ; –, « La nature des conflits internationaux », Revue française
de science politique, 1964, 2, pp. 295-308.
2. B. Walter, « Urban Espionage and Counterespionage during the Burgundian Wars
(1468-1477) », Medieval Military History, 2011, 9, pp. 132-145 ; ‒, Informationen, Wissen
und Macht. Akteure und Techniken städtischer Außenpolitik Bern, Straßburg und Basel
im Kontekt des Burgunderkriege (1468-1477), Stuttgart (Vierteljahrschrift für Sozial- und
Wirtschaftsgeschichte Beiheft, 218), 2012.
3. Parmi l’abondante littérature sur les lettres échangées entre membres d’une même famille,
voir : N. Davis, Paston Letters and Papers of the fifteenth century, Oxford, 2004, 2 vol. ;
C.L. Kingsford, The Stonor Letters and Papers (1290-1483), Londres, 1919, 2 vol. Sur les
échanges épistolaires entre marchands, l’article de J. Hayez, « La gestion d’une relation
épistolaire dans les milieux d’affaires toscans à la fin du Moyen Âge », La circulation des
nouvelles au Moyen Âge, XXIVe Congrès de la SHMES, Avignon, juin 1993, Paris, 1994,
pp. 63-83.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

du renseignement bernois1. Jeanne Niquille relève dans les comptes fribourgeois2


de nombreuses mentions d’espions désignés en allemand : Specher, Spär, Späher,
heimliche Gsellen, heimliche Lütten, Kundschafter ou Erkundiger ; le latin explorator,
plutôt rare, témoigne d’une certaine culture. Ils espionnent à Besançon, Dijon,
Lyon, Pontarlier ou Troyes, en Bourgogne et en Savoie. Pour Genève, Jean
Arpeau voyage jusqu’à Paris. Entre les villes alliées de Berne, Fribourg et Genève,
les informations qui circulent hors des voies officielles sont écrites dans des
cedulae insertae3. Ce sont de petites feuilles volantes insérées dans des lettres
officielles. Le choix de vocabulaire (liebsten brüderlich Hertzfrünnden, « très
chers et fraternels amis de cœur ») suggère au destinataire une action commune4.
Les cédules renforcent la confiance entre alliés alors que l’information partagée
sert de base à une identité collective.
À la Dispute de Lausanne Cyro entre en contact avec le curé du Vautravers,
dont les convictions en faveur de l’Évangile sont connues, mais qu’un statut
incertain – d’aucuns diraient une position arrangeante – situe encore dans
l’orbite catholique. La Réforme le rend opportunément disponible. Enfin, à une
époque où les relations interpersonnelles restent primordiales, Peter Cyro sent
bien Pierre Barrelet. Il pourrait être un « spécialiste social5 » – s’il ne l’est pas
déjà –, c’est-à-dire un officier subalterne dont les rapports sociaux vont au-delà
de ses fonctions officielles et de sa catégorie sociale, intégré par des relations
de clientélisme (les Hochberg et les Wattenwyl) et doué de capacités spécifiques
comme la connaissance des langues ou des coutumes. Les acteurs de la diplomatie
secrète se recrutent chez ces « spécialistes sociaux ». De plus, par sa présence à
la Dispute de Lausanne, Pierre Barrelet montre une sensibilité à la diplomatie.
Ces sensations et ces convictions convergentes sont à l’origine du recrutement
du curé par le Conseil de Berne. La lettre du 17 mars 1541, de l’espion au
secrétaire, reconnaît le lien qui unit les deux hommes : « Et merci à vous
Monseigneur, qui vous êtes toujours soucié de mes affaires6 ». L’échange épistolaire
se termine sur la recommandation de Pierre Barrelet aux bons soins de Peter
1. Pour la correspondance de Peter Cyro avec le Conseil de Genève, voir : Registres du
Conseil de Genève à l’époque de Calvin, t. iv : 1539, S. Coram-Mekkey et C. Chalazon (éd.),
Genève, Droz (Travaux d’Humanisme et de Renaissance), 2003-2009 ; J. Niquille, « Espions
fribourgeois », Revue Suisse d’histoire, 1960, 10, pp. 497-514 ; H. Hauser, « Correspondance
d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) », pp. 318-332.
2. J. Niquille, art. cit., p. 504.
3. B. Walter, « Transmettre des secrets en temps de guerre. L’importance des cedulae inclusae
pendant les guerres de Bourgogne (1468-1477) », Revue d’Alsace, 2012, 138, pp. 7-25.
4. J. Holzapfl, Kanzleikorrespondenz des späten Mittelalters in Bayern. Schriftlichkeit,
Sprache und politische Rhetorik, München, C.H. Beck (Schriftenreihe zur bayerischen
Landesgeschichte, 159), 2008.
5. K. Hübner, art. cit., p. 109.
6. StABe UP 13 no 126.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

Cyro. Celle-ci est une demande : témoigner que le secrétaire urbain se souviendra
de lui et lui obtiendra d’autres bienfaits.

Le curé en mission

Le réseau d’un informateur bernois


L’inscription du curé du Vautravers dans un réseau amical est un facteur
essentiel. L’espion ne circule pas anonymement pour un nombre assez important
de partisans bernois que l’on peut regrouper en deux catégories. La première
est celle des dirigeants. Le rapport lu au Grand Conseil, le 18 septembre 1542,
ne laisse planer aucun doute sur son identité puisqu’on y lit des éléments
biographiques. Par exemple,

« Que votre bon plaisir soit de me renvoyer dans votre seigneurie, à


Lausanne, dans une maison que j’avais achetée de la clergie, et de me
redonner le revenu de ma chapelle de saint Georges. J’en avais une bonne
à Morges, qu’il vous a plu de donner à un prêtre de Morges1. »

Ainsi, outre Peter Cyro et Hans Jakob von Wattenwyl, les conseillers
connaissent l’identité de l’espion. De même, l’agent genevois Jean Arpeau
recommande sa femme restée à Genève à la bienveillance du Conseil et n’hésite
pas à l’employer pour porter des messages2. Les agents sont bien connus de
leurs employeurs. Les administrateurs des conquêtes bernoises ne sauraient
l’ignorer non plus. Le bailli de Thonon, ville tombée aux mains des Bernois en
1536, verse à Pierre l’argent de ses missions. Le comté de Neuchâtel possession
de Jeanne de Hochberg, mis sous la tutelle des Confédérés dès 1512, est gouverné
par George de Rive seigneur de Prangins en 1529. Ils lui accordent pour dissimuler
ses déplacements plusieurs lettres. Ce qui nous amène à conclure à l’estime et
à la bonne réputation dont jouit Pierre Barrelet. L’amitié est une ressource, un
capital social, car « avoir des amis, c’est avoir du pouvoir. Avoir la possibilité

1. Ibid., no 123.
2. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
p. 323, p. 326, pp. 329-331. On pourrait parler d’un couple d’espions. Jean Arpeau utilise
son épouse pour transmettre en toute sécurité des lettres aux Genevois (« J’ay adressé
les présentes à ma femme pour vous les bailler sûrement, la-vous recommandant s’il lui
survenait quelque chose ») ou pour s’informer plus discrètement qu’il ne le ferait (« J’ay
mandé à ma femme la publication qu’en fut faite à Paris, imprimée en cette ville, pour vous
la bailler »).

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

d’entreprendre, la puissance d’agir » (Hobbes). Une solidarité dite instrumentale


est à l’œuvre, avec ceux sur qui on peut compter, par exemple François Mayors
de Lutry qui recommande le curé à Georges de Genève pour accéder à Charles III
de Savoie.
Au cœur de quelle chaîne d’interconnaissances évolue Pierre Barrelet ? Le
curé, « spécialiste social », est-il un personnage central au cœur de l’information ?
Une approche de la centralité1 se base sur l’idée simple que l’information atteint
plus facilement les personnes qui sont centrales dans un réseau de communication ;
ou, pour renverser l’argument, les personnes sont centrales si l’information les
atteint facilement. Une analyse des documents autographes a été réalisée à l’aide
du logiciel d’analyse en sciences sociales Pajek2. Celui-ci offre beaucoup plus
qu’une simple technique de visualisation des systèmes de relations : il permet
de mesurer un certain nombre de propriétés structurales propres aux individus
et des liens qui composent les réseaux3. Ces propriétés peuvent être modélisées
ensuite sous forme de variables dans le cadre de classifications et d’analyses de
propriétés globales. Les dix documents ont livré les noms de 93 individus (ou
« unités sociales », appelées aussi « sommets ») reliés entre eux par 247 liens
(« arcs » orientés ou « arêtes » non-orientées) affectés d’une valeur selon la
fréquence des mentions. Le graphe qui en résulte est présenté dans le tableau 24.
Le calcul des « degrés » des sommets (le nombre de liens qui sont attachés
aux individus) fournit un indicateur de l’intégration sociale. Il montre que
Pierre Barrelet est au centre de 59 liens sur les 247 qu’il décrit. Charles Quint

1. Pour une première approche des relations entre unités sociales, des méthodes, concepts
et théories mobilisables pour décrire leur formation et leurs transformations, voir :
S. Wasserman, K. Faust, Social Network Analysis. Methods and Applications, Cambridge,
Cambridge University Press (Structural analysis in the social sciences, 8), 1994 ; A. Degenne,
M. Forsé, Les réseaux sociaux. Une approche structurale en sociologie, Paris, Armand
Colin (« U »), 2004 ; E. Lazega, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, Presses
universitaires de France (Que sais-je ? no 3399), 2008 ; P. Mercklé, Sociologie des réseaux
sociaux, Paris, La Découverte (Repères), 2011.
2. W. de nooy, A. Mrvar, V. Batagelj, Exploratory Social Network Analysis with Pajek,
Cambridge, Cambridge University Press (Structural analysis in the social sciences, 34), 2011,
2e édition ; L. Beaugitte, Initiation à Pajek logiciel pour l’analyse des réseaux sociaux, UMR
Géographie-Cités 8504, 2011 | en ligne : https://cel.archives-ouvertes.fr/cel-00564414 ;
L. Beaugitte et P. Mercklé, « Analyse des réseaux : une introduction à Pajek », Quanti, 2011
| en ligne : http://quanti.hypotheses.org/512
3. On entend par réseau la forme que prennent les relations sociales des individus qui
contribuent à modeler leur comportement individuel et en tant que comportement influe
sur leurs relations sociales.
4. Le graphe est le produit de l’algorithme de Fruchterman-Reingold (2D) qui traite les
sommets comme s’ils se repoussaient les uns les autres tout en étant reliés par des ressorts.
Pour une meilleure lisibilité, nous avons choisi de ne pas faire apparaître les liens entre les
sommets.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

est au centre de 36 liens ; François Ier, 22 ; Charles III de Savoie, 18 ; Paul III, 14
et Süleyman Ier, 11. Ces gens de pouvoir sont au cœur des réseaux les plus
complets1. Dans le graphe, ils sont représentés par des carrés proportionnels
au nombre de liens qu’ils entretiennent. Cela donne un panorama de la moisson
d’informations rapportée par le curé et les chemins par lesquels elles lui arrivent.
Lorsque Pierre Barrelet rencontre un serviteur de Nicolas Perrenot de Granvelle,
le chemin jusqu’à Charles Quint est court puisqu’il n’y a que trois arêtes qui le
séparent de l’empereur (espion – serviteur – chancelier – empereur). Le chemin
de l’information qui le renseigne sur le roi de France est encore plus court, avec
deux arêtes seulement, lorsqu’il rencontre Sébastien de Montfalcon. D’autres
chemins passant par plusieurs sommets sont plus longs et posent la question
de l’altération ou de la confiance dans l’information ainsi reçue ; cependant, la
redondance de certains chemins renforce l’efficacité des communications.
Le réseau personnel (« egocentré » en sociologie) du curé du Vautravers,
représenté sur le graphe par des triangles proportionnels au nombre de liens
qu’il entretient avec les autres sommets, est composé des individus avec lesquels
il entre en relation directe ; et au-delà, des relations entretenues par ces individus
représentées par des cercles. Hans Jacob von Wattenwyl et Jeanne de Hochberg
entretiennent ainsi 10 liens avec d’autres sommets. C’est le cas aussi avec le
prédicant de Montbéliard, Pierre Toussain, qui connaît Guillaume Farel et le
secrétaire d’Ulrich de Wurtemberg. Ce sont les relations du prédicant avec le
secrétaire d’Ulrich qui font entrer le Conseil dans la connaissance des démêlés
des Wurtemberg et Brandenbourg avec l’empereur. La position du curé dans
le réseau est centrale puisque les documents autographes sont une mise en récit
de son action. Le calcul des vecteurs propres donne une idée de la centralité2.
Comprise entre 0 et 1, elle est de 0,6 pour le curé ; 0,3 pour le Conseil ; 0,2 pour
Jeanne de Hochberg et Charles Quint ; 0,1 pour Paul III, Charles III et François Ier.
En s’éloignant du centre Süleyman Ier, Khizir Khayr ad-Dîn, Nicolas Perrenot
de Granvelle ou les chanoines de Lausanne se situent à une distance identique
du curé avec l’indice 0,07. On aurait ici un seuil : celui des mieux informés. Les
informateurs du curé : soldats, marins, serviteurs mais aussi ambassadeurs,
évoluent entre 0,07 et 0,05. Plus loin encore, Jean de la Baume, rencontré par
l’espion et cité plusieurs fois, ne livre aucun renseignement. Henri viii, Henri II,
1. La commande communities (méthode Louvain) de Pajek fait apparaître neuf clusters. Le
plus important fait graviter autour de Charles Quint : Henri viii, Ferdinand Ier, Venise, les
nombreux italiens et soldats rencontrés ; le second rassemble les rencontres et relations de
Barrelet. Charles III et François Ier sont au cœur de deux clusters d’égale importance bien
que le roi de France apparaisse écartelé entre Charles Quint, Charles III et Süleyman Ier.
Les cardinaux, les Wurtemberg forment deux communautés supplémentaires auxquelles
s’ajoutent quelques sommets isolés, multipolarisés ou hors réseau.
2. Il s’agit de la commande eigenvector centrality du logiciel Pajek.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Isabelle du Portugal ou Guillaume de Clèves sont des noms évoqués à la marge


mais encore inscrits dans un réseau – l’indice est de 0,03. Sans intérêt pour le
Conseil de Berne Orseline Balisequor (0,005), dont le nom nous parvient au
hasard d’une réponse faite par le seigneur de Morvillars, est mentionnée par
le curé. D’autres partagent cet indice. Hors réseau, avec un indice nul, Guilio
Colonna et Cesar de Naples ne sont rattachés à aucun sommet par le curé. Il
revient au Conseil de faire le lien avec l’empereur. Enfin le graphe ne rend pas
compte des relations hors réseau qui influencent Pierre Barrelet (« on dit que… »).
Ce capital social est important. Il n’est pas un carnet d’adresses mais le
produit d’un réseau personnel, du volume d’informations qu’il contient, et des
chances d’accès à cette ressource. Les aptitudes du curé à évoluer dans ce réseau
sont évidentes.

Les aptitudes de Pierre Barrelet


Les documents nous montrent un homme d’à-propos doté de la présence
d’esprit, de la lucidité et de l’esprit de suite indispensables à l’espion. Ces
dispositions de l’esprit se rencontrent dans plusieurs passages, particulièrement
en août 1542, lorsqu’il se rend à Marseille pour s’informer de la présence turque.
Pour voyager plus sûrement, il circule de Lyon à Avignon par voie d’eau puis
il voyage par relais poste dont la fréquentation oblitère son anonymat, aussi
décide-t-il de finir le chemin avec des muletiers venus de Lyon. Le premier
regard porté sur la ville est ainsi plus libre, hors du contrôle imposé par les
soldats présents en ville1, il fouille à son aise le paysage. L’esprit d’à-propos,
doublé d’un esprit de suite, est saillant lorsqu’une fois en ville, le curé est arrêté
et interrogé sur ses intentions. Il prétexte alors un pèlerinage à saint Lazare et
choisit, pour « mieux donner le change », de loger à proximité de l’église de la
Major. Il joue le jeu à fond et demande à voir le chef du glorieux martyr puis
la prévoyance le pousse à demander un certificat de pèlerinage2. Il pourra s’en
retourner plus sûrement à Berne et s’attarder à sa guise en chemin protégé par
le fameux papier. Cette vivacité d’esprit se retrouve en 1546 lorsque à Montbéliard,
manquant cruellement d’informations, il s’invite au culot au nom de Guillaume
Farel chez le prédicant du lieu3.
La prévoyance du curé est un autre trait caractéristique. Il semble avoir
part à la planification de la mission4.

1. StABe UP 13 no 123 : « Là, il y a une grosse garde, car outre la garnison ordinaire, le roi y a
envoyé deux compagnies de soldats à cheval ».
2. Ibid. : « pour m’en retourner de manière plus sûre ».
3. Ibid., UP 59 no 15.
4. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 : « il fut convenu ».

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

L’argent d’abord. C’est une donnée indispensable au bon déroulement de


la mission1. Le trésorier Michael Augsburger (de 1536 à 1548)2 lui verse la somme
estimée nécessaire avant son départ. Soutien à l’investigation, elle est dépensée
dans les tavernes, utiliser à acheter des documents et à prolonger la mission.
La participation à une rencontre des princes est compromise si l’argent fait
défaut car les prix de la nourriture s’envolent. Hans-Rudolf Nägeli lui verse
100 florins3. Toutefois la moitié des papiers abordent cette question. La cité
manque de fonds4, de même que Jeanne de Hochberg5, d’où les plaintes réitérées
du curé sur le retard de ses appointements. Il est contraint d’avancer les frais
sur ses biens propres. Ces fonds personnels devaient être assez importants pour
faire face aux dépenses. La pension de 20 écus, sur les revenus de l’abbaye de
Fontaine-André6, obtenue en 1544 de Jeanne de Hochberg, facilite ses avances
de frais. La raison est suffisante pour réclamer prébendes et bénéfices qui lui
sont dus.
La couverture ensuite. Elle est un souci constant. Non pas qu’il joue un
rôle car le risque d’erreurs serait trop grand en endossant une identité autre
que la sienne. Il reste le curé du Vautravers, sujet du marquis de Rothelin, Louis
d’Orléans-Longueville († 1516), et de son épouse Jeanne de Hochberg. Il dissimule
scrupuleusement ses déplacements sous de faux prétextes. Il ancre ses missions
dans la réalité qui est la sienne. En effet, accusé d’être « le plus grand luthérien
du monde » par les chanoines repliés à Évian, il obtient de François Mayors de
Lutry, dernier prévôt de la cathédrale de Lausanne, une lettre de recommandation7
adressée à son cousin George de Genève, seigneur de Lullin et gouverneur de
Verceil. Muni de celle-ci, il pourra se disculper auprès du duc de Savoie en
Flandres. Le prévôt de Lausanne le décrit comme un homme, « qui n’a rien de
plus cher que sa bonne réputation (fama) (…) décrépit en son vieil âge, spolié de
tous ses biens, pour avoir été persévérant et constant dans sa vocation ecclésiastique8 ».

1. StABe UP 44 no 66 ; ibid., UP 13 no 123, no 126 ; BBB Mss h. h. iii 258 no 33.


2. U. Moser « Michael Augsburger » (trad. M. Thévenaz), DHS | mis en ligne le 26.11.2001.
3. StABe UP 13 no 126. Il réclame le remboursement de 4 écus et 1 teston, déboursés pour
faire le livre des revenus de Ripaille. Le manuel du Conseil bernois montre qu’il a été payé.
4. Ibid., UP 44 no 66 : « lorsqu’il plairait à mes seigneurs de me donner de quoi m’entretenir
(…) ».
5. Ibid., UP 13 no 97 : « elle avait tant donné, que pour les deux ans à venir, elle n’avait plus
rien à toucher des revenus de son comté. » Les historiens s’accordent sur la mauvaise
gestion du domaine par Jeanne de Hochberg.
6. C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., p. 15.
7. Cette lettre a été publiée par A.L. Herminjard, Correspondance des réformateurs dans les
pays de langue française, t. 6 : 1539-1540, Genève – Bâle – Lyon, H. Georg, 1883, pp. 213-
215.
8. Ibid., p. 214.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Il se fait également porteur d’une lettre rédigée par Hans Jakob von
Wattenwyl au seigneur de Morvillars, dans le comté de Ferrette, au sujet d’une
vente consentie par le gentilhomme à l’avoyer de Berne. La vente est bien réelle
mais la lettre opacifie opportunément la raison profonde du voyage. Elle est
rédigée « afin que j’aie meilleure façon » nous rappelle le curé. Jeanne de Hochberg,
installée à Paris, lui obtient plusieurs lettres comme son sujet ou en fait rédiger
par Georges de Rive. L’une d’elle repose sur un problème de prébende que les
nobles de Goumoëns, seigneurs de Biolay, refusent au curé1. Ces attestations
sont autant d’aubaines pour l’espion qui peut circuler librement. Aucune ne le
rattache explicitement au Conseil bernois.
À pied, en bateau ou en poste, Pierre est mobile et parcourt de grandes
distances2. Le tableau 3 en donne une idée. C’est le signe que l’homme est encore
alerte et de bonne condition physique. Son voyage de 1546, le plus long, lui fait
parcourir 1 050 km par Berne – Milan – Presso – Trente et le Tyrol (Innsbruck ?).
Il faut ajouter des distances identiques au retour. Dans l’Italie où se tient le
concile de Trente, le curé joue de la transhumance des ecclésiastiques entre la
cité et les capitales européennes. Il y compte « plus de 40 évêques, des protonotaires,
des abbés et des moines d’innombrables ordres3. » C’est amplement suffisant pour
couvrir, voire justifier, sa présence en Italie. Quelques-uns de ses itinéraires
l’éloignent de chez lui de plus de 750 km. Au début de l’année 1540, il réalise
même deux voyages consécutifs dans le nord de la France et cumule 2 800 km
(aller-retour) auxquels s’ajoutent, en mai 1539, les kilomètres d’un voyage à
Nice. Le plus court de ses déplacements, celui de 1546/1547 en direction de
Montbéliard, est inférieur à 250 km. Pour plus de sécurité, il ne voyage pas seul,
les textes montrent Pierre Barrelet entouré de compagnons de route.
Voyageur infatigable, certaines phrases montrent que Pierre Barrelet
comprend pleinement la tâche qui lui est confiée. Il écrit : « Et puisque ma charge
principale était de savoir4… » ou « comme j’ai pu comprendre5 ». Pour autant, s’il
respecte l’esprit de la mission, il n’en demeure pas moins libre dans sa réalisation.
Au lendemain de la paix d’Ardres, en août 1546, il se rend à Milan où 20 000

1. Archives cantonales vaudoises, P. de Goumoëns 189 (6 décembre 1527) : Pierre Barrelet,


chapelain de la cathédrale de Lausanne, avait résigné son canonicat et sa prébende. Le
chapitre de Neuchâtel avait institué à sa place Jean de Goumoëns. Ce dernier constitue à
Pierre Barrelet une pension viagère de 13 ducats en dédommagement. C’est le versement
de cette pension qui pose un problème.
2. Voyages et voyageurs au Moyen Âge, Actes du XXVIe congrès de la Société des historiens
médiévistes de l’enseignement supérieur public, Aubazine – 1995, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996.
3. StABe UP 67 no 218.
4. Ibid., UP 13 no 123.
5. Ibid., UP 67 no 218.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

Espagnols, dit-on, arrivent de Gênes. Sur place, son enquête auprès des concernés1
lui apprend qu’ils ne sont pas plus de 4 000. Afin de connaître leurs intentions,
il voyage un temps avec la troupe mais au-delà d’un certain point, il n’est plus
possible de la suivre sans être inscrit sur un registre. Prudemment, il s’éloigne
et se garde bien d’écrire son rapport dans les tavernes à l’étape. Un manque de
précaution qui conduit tout droit à la potence un espion piémontais. Au même
moment, un second espion de Berne est démasqué par les Français2. Sans doute,
le curé est-il déjà sur le temps d’après. Il se dirige vers Trente pour s’informer
des avancées du concile. Par son travail mené dans la durée, le curé s’affirme
comme un spécialiste sinon un professionnel du renseignement.

Les oreilles et les yeux de Berne


Il est perspicace à rechercher l’information. Le listage de toutes les
occurrences des expressions de recherche aboutit à 68 mentions sur les dix
documents3. La première réalité qui s’impose est la sensibilité de l’espion aux
informations ouvertes qui sont accessibles à tous. Elles proviennent des
conversations de tavernes, de l’écoute des crieurs urbains, des voyageurs ; elles
s’entendent aux fontaines et aux points d’eau, aux marchés et sur les routes. Les
informations qui arrivent à Berne sont à 60 % des rumeurs : « on dit », le « bruit
court », « j’ai entendu4 ». Les rumeurs rapportées sont générales, tentées de
crainte ou d’espérance, d’incertitude5. À dix-sept reprises, le curé du Vautravers
les donne « pour vrai », sinon il opère une mise à distance par un avis exprimé
(« je crois que… »). Ce constat nous apprend qu’habituellement les recherches
du curé se font sans contact direct avec les personnes : de bonnes oreilles
suffisent. Un doute persiste avec la mention « j’ai appris » qui relève soit de
l’écoute soit de la conversation. Ce sont des renseignements que le curé pourrait
éliciter de discussions avec ses compagnons de route. Il joue effectivement de
l’écoute active et de la discussion : « comme dans cette ville je ne pouvais pas

1. Ibid., « je me suis soigneusement renseigné auprès d’eux ».


2. H. Meylan, art. cit., pp. 168-178.
3. Le décompte aboutit aux résultats suivants : « on dit », 31 (45 %) ; « j’ai appris », 15 (22 %) ;
« j’ai entendu », 6 (9 %) ; « j’ai rencontré », 6 (9 %) ; « j’ai vu », 4 (5 %) ; « le bruit court », 3
(5 %) ; « j’ai parlé », 2 (3 %) ; « j’ai demandé », 1 (2 %).
4. C. Gauvard fait l’état des lieux de la recherche sur la rumeur dans son article « Rumeur
et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », La circulation des nouvelles au Moyen Âge, op. cit.,
pp. 158-177.
5. BBB Mss h. h. iii 258 no 32 : « on dit par toute la France » ; StABe A iii 160 C f° 136 : « on
dit à travers toute l’Italie (…). On espère (…), on sait bien (…), on ne sait pas (…), on craint
fort ».

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

bien entendre parler des évènements1 », il change de procéder et interroge


directement le prédicant de Montbéliard.
La mise en avant de ces contacts humains est plus rare. C’est la seconde
réalité de l’agent en mission. Silencieux par nécessité, il demande et parle peu.
Cependant, il sait saisir une opportunité lorsqu’elle se présente à lui. Les
rencontres avec les messagers, les serviteurs et les ambassadeurs sont mentionnées
à six reprises seulement. C’est l’occasion de questionner et d’avoir des nouvelles
de première main, semi-ouvertes et d’un accès difficile. Sa rencontre avec le
messager (Läufer) de Neuchâtel est un temps d’échanges : le serment des
chevaucheurs bernois stipule des compétences d’éclaireur2. Les chevaucheurs
s’emploient également au poste d’échanson durant les banquets, ayant ainsi
accès à des informations réservées à un petit nombre. Toutes ces rencontres ne
sont pas de la même qualité. Davantage que les compagnons, les soldats – des
lansquenets – et les marins avec lesquels il partage dans les tavernes3, le curé
croise commandants de compagnies et « gens d’importance4 » avec lesquels il
loge. Aubaines, il croise un serviteur de Nicolas Perrenot de Granvelle5, garde
des Sceaux et chancelier de l’empereur Charles Quint6, peut-être lui-même
espion, ainsi que des Espagnols fraîchement arrivés de la cour madrilène7. Il
parle également avec les serviteurs de l’ambassade du duc de Savoie8. On regrette
que Pierre Barrelet, en possession d’une lettre l’introduisant auprès de Charles III
afin de se disculper, n’y donne suite. Il ne dit rien non plus des mots échangés
avec le puissant Jean de la Baume. On peut penser que des comptes-rendus
oraux ont été faits au Conseil. Pierre Barrelet écoute, mais que dit-il de Neuchâtel,
voire de Berne ? Il ne semble pas avoir colporter de rumeurs ou de fausses
nouvelles, ni avoir été un agitateur.
1. Ibid., UP 59 no 15.
2. Ibid., A i 630 Eidbuch nr. ii : Der Rytern Eyd, f° xxix : (…) ouch minen herren die rätt und ir
amptlüt ir hänndelln wie joch die sind nit uss zurichten unnd zu hälen was si hören das ein
statt angatt, oder si mercken oder inen zuverstan wirdt geben, dass si hälen söllen (…) cité
dans : K. Hübner, art. cit., p. 106.
3. Ibid., UP 13 no 123.
4. Ibid., UP 67 no 136.
5. Nicolas Perrenot de Granvelle est originaire de la vallée de la Loue en Franche-Comté.
En 1527, il acquiert la seigneurie de Grandvelle en Haute-Saône. Entre 1534 et 1547, il fait
bâtir un palais à Besançon. Les rencontres avec le personnel au service de Granvelle, dans
l’espace géographique proche du comté de Neuchâtel, peuvent ne pas être liées au hasard.
Sur ce puissant conseiller voir : D. Antony, Nicolas Perrenot de Granvelle, Besançon, éd.
du Sekoya, 2006 ; Les Granvelle et l’Italie au xvie siècle : le mécénat d’une famille, Actes
du colloque international de Besançon, 2-4 octobre 1992, J. Brunet et G. Toscano (dir.),
Besançon, Cêtre, 1996.
6. StABe UP 13 no 98.
7. BBB Mss h. h. iii 258 no 32 ; StABe UP 13 no 126.
8. Ibid., no 97.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

À aucun moment, Pierre Barrelet livre des informations fermées nécessitant


une intrusion ou une effraction. Au mieux voit-il une lettre datée de Paris, du
21 février 1541, adressée aux chanoines d’Évian, dans laquelle l’évêque de
Lausanne affirme aider secrètement le duc de Savoie1. Dans un second texte, il
affirme avoir vu une lettre dans laquelle l’empereur ordonne au duc Charles III
de Savoie de rester où il se trouve2. Lui l’a-t-on montrée ? La vue, rarement
mentionnée, est encore engagée lorsqu’à l’écart de Trente il compte 50 chars
chargés de matériel de guerre. L’œil n’est pas un organe mis en avant par le curé.
Son ancien statut d’ecclésiastique a-t-il conditionné son regard à l’humilité, ses
oreilles à l’écoute attentive des confessions et son esprit à la psychologie humaine ?
Le réseau et les compétences du curé du Vautravers permettent une moisson
d’informations fructueuse et de qualité.

La qualité de l’information recueillie par Pierre Barrelet

Rivalités franco-espagnoles sur fond de guerres d’Italie


Dans l’épreuve de force qui oppose François Ier3 à Charles Quint4, la France
s’allie par réalisme politique avec les princes protestants allemands et conclue
une alliance de revers avec les Turcs par la Capitulation de 1536. L’activité
d’information du curé débute entre la huitième et la neuvième guerre d’Italie

1. Ibid., no 126.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 33.
3. Les conseillers de François Ier, C. Michon (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes
(Histoire. L’univers de la cour), 2011 ; J.-M. Le Gall, « François Ier et la guerre », Réforme,
Humanisme, Renaissance, 2014, 79, pp. 35-63 ; D. Le Fur, François Ier, Paris, Perrin, 2015 ;
François Ier et l’espace politique italien : États, domaines et territoires, J.-C. D’Amico,
J.L. Fournel (dir.) Rome, École française de Rome, 2019 ; P. Brioist, François Ier, Paris, PUF
(Biographies), 2020.
4. K. Brandi, Charles Quint, Paris, Payot, 1939 ; A. Pagden, Spanish Imperialism and the
Political Imagination, New Haven, Yale University Press, 1990 ; A. Musi, Nel sistema
imperiale, l’Italia spagnola, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1994 ; A. Molinié-
Bertrand et J.-P. Duviols, Charles Quint et la monarchie universelle, Paris, Presses de
l’Université Paris-Sorbonne (Iberica, 13), 2001 ; H. Kamen, Empire. How Spain became
a World Power, 1492-1763, Londres, Penguin Books, 2002 ; J.-C. D’Amico, Charles Quint
maître du monde, Caen, Publications de l’université de Caen, 2004 ; M.J. Levin, Agents
of Empire. Spanish Ambassadors in Sixteenth-Century Italy, Ithaca, Cornell University
Press, 2005 ; P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2012 ; Q. Jouaville,
« L’empereur et son chancelier et la politique impériale en Italie. Lettres et mémoires de
Mercurino Gattinara à Charles Quint en 1527 », Atti dell Società Ligure di Storia Patria,
2017, 131, pp. 81-146.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

(1542-1546)1. Présent à Nice, en mai 1539, il rapporte des différends qui sont le
prélude à la reprise des hostilités. L’informateur mentionne au Piémont les
troupes aux ordres de l’italien Baptista Lodrone2 – environ 6 000 hommes –, à
Asti, Chieri, Fossano et Verceil3. La région reste occupée par les Français. Guiges
Guiffrey, dit « le brave Boutières4 », gouverneur de Turin et lieutenant général
du roi pour le Piémont, fortifie Turin et tient Pignerol, Savigliano et Moncalieri.
Ses garnisons occupent le marquisat de Saluces et le passage du Montdenis5,
en Maurienne.
En 1540, le curé confirme que Charles Quint traverse la France avec la
permission de François Ier pour aller châtier ses sujets gantois. Deux rapports
successifs mentionnent l’arrivée de l’empereur à Paris puis son départ du
royaume6. Aux forces qui accompagnent l’empereur, l’informateur rapporte
que d’autres se massent à la frontière, franchissent le Mont Cenis ou sont déjà
dans la vallée de la Maurienne. Elles doivent se regrouper à Chambéry, ce que
François Ier ne peut tolérer sans mettre en danger ses territoires. Le curé relève
les préparatifs de guerre du roi dans la région. Toutefois, on espère encore la
paix. Des pourparlers doivent se tenir à Cambrai et à Bruxelles mais les désaccords
sont si importants que la dernière rencontre est annulée. L’espion note que « la
paix entre l’empereur et le roi est révoquée7 ». Une aubaine pour les mercenaires
suisses ; une inquiétude pour les villes toujours menacées par les armées en
marche. Cette année, le curé indique également que « le Turc a commis de grandes
cruautés en Hongrie8 ». Hongrois et Habsbourg s’apprêtent à assiéger Buda aux
mains des Turcs (1541). Ce sera un échec.

1. Idées d’empire en Italie et en Espagne (xive au xviie siècles), F. Cremoux et J.-L. Fournel,
Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2010 ; M. Mallet, C. Shaw, The Italian Wars,
1494-1559. War, State and Society in Early Modern Europe, Harlow, Pearson, 2012, pp. 106-
109 ; M. Le Gall, Les guerres d’Italie (1494-1559). Une lecture religieuse, Genève, Droz
(Cahiers d’Humanisme et Renaissance), 2017.
2. Du Bellay, Mémoires, t. 2, Paris, éd. Petitot (Collection complète des mémoires relatifs à
l’histoire de France), 1827, p. 45 ; Bratômes, Œuvres complètes, t. 1, L. Lalanne (éd.), Paris,
1864, pp. 343-346 ; « Spain : July 1527, 16-25. » Calendar of State Papers, Spain, vol. 3-1 :
1525-1526 et vol. 3-2 : 1527-1529, P. de Gayangos (éd.), Londres, Public Record Office, 1877 ;
Commentaires de Blaise de Monluc : maréchal de France, vol. 50, P. Courteault (éd.), Paris :
Picard et fils, 1925 ; L.-V. La Popelinière (sieur de), L’histoire de France, vol. 1, Genève, Droz
(Travaux d’humanisme et Renaissance), 2011, p. 382.
3. StABe UP 44 no 66.
4. M. Fakhoury, Jacques de Mailles et le chevalier de Boutières, deux compagnons de Bayard,
Grenoble, Éditions de Belledonne, 2001.
5. Le Montdenis est un passage peu éloigné du Mont Cenis (que Barrelet orthographie Seniz).
Il n’y a pas de confusion possible.
6. StABe UP 13 no 98 ; BBB Mss h. h. iii 258 no 33.
7. Ibid., no 32.
8. StABe UP 13 no 97.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

Un rapport de 1541 fait mention des préparatifs de guerre engagés par


Charles Quint et de l’établissement des garnisons espagnoles en Italie1.
En 1542, les armes tonnent dans le Milanais. Au mois d’août, Pierre Barrelet
est à Marseille pour s’informer de la présence turque. « Il n’y a rien, excepté au
port de Marseille, il y a un grand navire du Turc, qui amena les chevaux dont le
Turc a fait présent au roi et à ses enfants. Il y a aussi deux galères du Turc, qui
attendent son ambassadeur, qui est à la cour2. » L’inquiétude que suscite cette
présence est à replacer dans la nouvelle vague de l’expansion ottomane en
Méditerranée orientale qui débute en 15373. La rencontre en France permet de
préparer la suite des opérations. François Ier songe à utiliser la flotte du corsaire
Khizir Khayr ad-Dîn – dit Barberousse – en vue d’une nouvelle attaque de
l’Italie dont l’enjeu reste la prise du Milanais. Mais l’affaire ne peut se régler
sans Venise4.
Le rapport d’août 1543 ne fait pas faute de mentionner l’union entre Paul III
et Charles Quint. Celui-ci reçoit le gouvernement de Milan et l’autorisation de
lever un impôt sur l’Église pour faire la guerre à Süleyman Ier dit le Magnifique.
Florentins et Génois participent également à l’effort de guerre. L’empereur
stimule les défenseurs italiens et organise la défense des ports et forteresses
maritimes. C’est une escadre franco-turque qui assiège Nice au mois d’août.
Le curé estime qu’ « il mène plus de deux cents voiles5 ». La ville est rattachée au
duché de Savoie, allié de Charles Quint. Le roi permet à la flotte d’hiverner à
Toulon alors que les combats entre Français et Espagnols se poursuivent dans
le Piémont. Charles Quint répond par une invasion en Allemagne et Henry viii
attaque Boulogne. Une nouvelle paix est signée sans modifications majeures
dans l’équilibre entre les maisons de France et d’Autriche. De retour à Milan

1. Ibid., no 126.
2. Ibid., no 123.
3. J. Heers, Les Barbaresques, Paris, Perrin, 2001 ; L. Lagartempe, Histoire des Barbaresques,
Paris, éditions de Paris, 2005 ; La frontière méditerranéenne, xve -xviie siècles : circulations,
échanges, affrontements. Actes du colloque international, Tours, 17-20 juin 2009, B. Heyberger,
A. Fuess et P. Vendrix (dir.), Turhout, Brepols, 2014, pp. 181-195 ; Les Musulmans dans
l’histoire de l’Europe, tome 2 : Passages et contacts en Méditerranée, J. Dakhlia, W. Kaiser
(dir.), Paris, Albin Michel, 2013 ; L. Sicking, « Islands, Pirates, Privateers and the Ottoman
Empire in the Early Modern Mediterranean », Dejanirah Couto, Feza Gunergun, Maria
Pia Pedani (dir.), Seapower, Technology and Trade. Studies in Turkish Maritime History,
Istanbul, Piri Reis University Publications, 2012, pp. 239-252.
4. R. Finlay, Venice Besieged. Politics and Diplomacy in the Italian Wars, 1494-1534, Aldershot,
Ashgate, 2008 ; A. Fontana, 1992, « L’échange diplomatique. Les relations des ambassadeurs
vénitiens en France pendant la Renaissance », La circulation des hommes et des œuvres entre
la France et l’Italie pendant la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1992,
pp. 19-37.
5. StABe UP 67 no 136.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

en 1546, le curé note encore des concentrations de troupes, de cavalerie et de


charriots italiens, espagnols ou allemands que l’on envoie vers l’Allemagne.
Les renseignements recueillis par le curé du Vautravers ne sont pas seulement
guerriers, diplomatiques et politiques, ils sont aussi religieux.

L’offensive de François Ier contre les réformés (1540)


et le concile de Trente (1546)
À partir de 1520, les doctrines se répandent en France. Si François Ier se
montre enclin à leur égard, sous l’influence de sa sœur Marguerite de Navarre
portée à l’évangélisme, la dénonciation de la transsubstantiation lors de l’Affaire
des placards du 18 octobre 1534, est une provocation qui incite le roi, Rex
christianissimus (« Roi Très Chrétien »), à faire publiquement profession de foi
catholique. L’auteur de cette attaque contre l’Eucharistie, Antoine Marcourt,
pasteur de Neuchâtel, n’est pas arrêté, mais l’imprimeur Antoine Augereau est
exécuté. L’édit de Fontainebleau, du 1er juin 1540, frappe les hérétiques. Beaucoup
choisissent l’exil. De Genève, où la République est proclamée, Jean Calvin
diffuse les idées protestantes en France à partir de 1541. Les Bernois, inquiets
de l’offensive du roi de France contre les protestants, envoient Pierre Barrelet.
Il se rend en France en février, mars et mai 1540. On le trouve d’abord à Paris
et Saint-Quentin, puis à Cambrai et à Troyes, enfin à Reims.
L’espion rapporte que François Ier, préparant l’édit de Fontainebleau, a
expulsé du royaume six docteurs de la Sorbonne auxquels il avait demandé leur
avis sur les Évangiles1. La Sorbonne est appelée à formuler vingt-cinq articles
de foi (1543), auxquels François Ier donne force de loi, reconnaissant ainsi
l’autorité des théologiens dont les rangs viennent d’être purgés : ils affirment
notamment la doctrine de la transsubstantiation, l’unité de l’Église et la nécessité
du culte des saints et de la Vierge Marie. Il ajoute que le roi, toujours en préparation
de l’édit, a enlevé les droits de juridiction aux ecclésiastiques de son royaume
et se les ait attribués2. Il dessaisit en matière de crimes religieux les tribunaux
ecclésiastiques, trop lents, au profit des tribunaux royaux. Il s’agit essentiellement
du pouvoir de juger ou de rédiger des documents qui feront foi en justice. Ces
droits appartiennent à la juridicité de l’Église. L’édit de Fontainebleau enjoint
les officiers royaux – sous peine de suspension de leurs offices – de rechercher
et poursuivre les luthériens, de les livrer au jugement des cours souveraines.
Car François Ier ne peut se satisfaire de l’indulgence bienveillante entretenue
dans certaines juridictions à l’égard des réformés. Il évite ainsi tout compromis ;

1. Ibid., UP 13 no 98.
2. Ibid., no 97.

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Un espion au service de la diplomatie bernoise

le zèle des parlements conduit au massacre des Vaudois de Provence (1545) et


aux supplices d’Étienne Dolet ou des réformés de Meaux (1546). Le roi est pressé
par le cardinal de Tournon puisque le risque est sérieux d’un schisme en France.
Il est également encouragé par l’empereur. Le curé du Vautravers souligne à
plusieurs reprises l’appel de l’empereur fait au roi pour rompre l’alliance avec
les Suisses de foi réformée1. Il écrit d’ailleurs que Charles Quint envisage de
faire la guerre aux protestants des Pays-Bas.
Les derniers mémoires conservés de Pierre Barrelet nous situent dans la
seconde moitié de l’année 1546. Le concile2, convoqué le 22 mai 1542 en réponse
aux propositions formulées par Martin Luther et Jean Calvin, s’est ouvert dans la
cathédrale de Trente le 13 décembre 1545. Le concile, appelé par Martin Luther
dès 1518 et convoqué par Paul III à Mantoue en 1536, a été prorogé à plusieurs
reprises3. Le curé y observe la première séance (1545-1549), indique les noms des
principaux participants4 – ils sont peu nombreux car le concile passe pour être
dominé par l’empereur – et obtient même une copie des cinq premiers décrets.
C’est l’unique mention d’un soudoiement par le curé, la copie en italien est signée
Presbyter Jacobus Veronensus scriba5. Les pères conciliaires condamnent les
doctrines protestantes : le 8 avril 1546, ils définissent la Tradition comme un
élément de la Révélation ; et le 17 juin ils réitèrent la conception catholique du
péché originel, mais Paul III s’inquiète des relations qui se tendent avec l’empereur.
Militaires, diplomatiques ou religieuses, les informations fournies par
l’espion à la solde de Berne sont précises et confirment une chronologie des
évènements aujourd’hui bien connue.

Les magistrats fribourgeois, recommandent aux baillis de choisir pour


espionner des « personnes de confiance, des gens capables, raisonnables, discrets

1. Ibid., no 98.
2. P. Richard, Concile de Trente (Continuation de l’Histoire des Conciles, par Hefele-
Hergenroether), t. 9 (2 vol.), Paris, Letouzey et Ané, 1930-1931 ; L. Cristiani, Le Concile
de Trente (t. 17 de l’Histoire de l’Église de Fliche-Martin-Amann), Paris, Bloud & Gay,
1947 ; G. Schreiber, Das Weltkonzil von Trient. Sein Werden und Wirken, 2 Bände, Freiburg,
1951 ; A. Tallon, La France et le Concile de Trente (1518-1563), Rome, École Française de
Rome, 1997 ; –, Le Concile de Trente, Paris, Éditions du Cerf, 2000 ; Das Konzil von Trient
und die katholische Konfessionskultur (1563-2013), P. Walter, G. Wassilowsky (Hrsg.),
Wissenschaftliches Symposium aus Anlass des 450. Jahrestages des Abschlusses des Konzils
von Trient, Freiburg, 18. – 21. September 2013, Münster (Reformationsgeschichtliche Studien
und Texte, 163), 2016.
3. StABe UP 44 no 66.
4. Ibid., UP 67 no 218.
5. H. Meylan, « Un rapport d’espion sur le concile de Trente (1546) », art. cit., p. 325.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

et surtout modestes et prudents1 ». Il en est de même à Berne. Ancien curé du


Vautravers, Pierre Barrelet possède à fond les vertus cardinales que sont la
prudentia (« prudence »), la temperantia (« tempérance ») et la fortitudo (« force »).
Ces perfections sont à l’œuvre dans la pratique du curé. On reconnaît distinctement
la force qui lui permet de rester ferme dans les difficultés. Il écrit à l’avoyer « je
ne partirai pas d’ici jusqu’à ce que je puisse apprendre d’autres nouvelles2 ». Cette
vertu est au cœur de sa démarche. Elle lui commande de s’attabler à Nice avec
huit hommes arrivés sur des galères, puis rejoints par des bourgeois venus
banqueter avec eux, pour s’informer sur la présence turque. De la seconde vertu
exercée par l’espion, la prudence, saint Ambroise affirme qu’elle « s’applique à
la découverte du vrai et inspire le désir d’une science plus complète3 ». Par son
expérience sensorielle, il peut sans crainte avertir ou assurer le Conseil de la
vérité d’une information. Son regard est un collyre posé sur l’œil du Conseil
afin qu’il ait connaissance de toute chose. L’audition, jointe à la vue, prolonge
les organes sensoriels des dirigeants qui protègent Berne. Il participe enfin à la
préservation du pouvoir par la qualité de tempérance. Elle se distingue nettement
lorsque, les enquêtes ne pouvant plus être menées sans risque, il renonce à les
poursuivre. Une capture divulguerait les menées bernoises. La survie et la
longévité du curé sont attachées à l’exercice des vertus cardinales. Cette longévité
doit aussi beaucoup à l’acception de la double vie vécue par l’espion. L’existence
prolongée de Pierre Barrelet dans le monde du renseignement est aussi liée à
la discrétion des autorités bernoises. Loin de l’enrichir ostensiblement, elles ne
lui donnent même pas toujours gain de cause dans ses affaires personnelles :
maison, prébendes et bénéfices ecclésiastiques lui glissent des mains. Toutefois
l’aisance du curé l’autorise à prêter un peu d’argent à qui lui demande4. À
dessein, il passe au Vautravers une existence banale avec ses difficultés. Elles
justifient à l’occasion ses déplacements.
Cependant, la place occupée par le curé dans les volumes des Unnütze
Papiere doit être nuancée. Il n’était pas le seul… En explorant ces registres pour
les seules années 1536-1559, Céline Favre-Bulle Chasles a examiné plus de 330
rapports d’espions – ce seul chiffre plaide en faveur d’un service permanent
d’espionnage. En élargissant la chronologie, on rencontre même une descendante
de Hans Jakob von Wattenwyl, l’espionne bernoise Katharina Franziska von
Wattenwyl accusée d’espionnage en 1690 au profit de Louis XIV.

Benoît Léthenet
1. J. Niquille, art. cit., p. 505.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 32.
3. Saint Ambroise, Les devoirs, tome 1, M. Testard (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2003.
4. H. Meylan, art. cit., p. 175.

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Tableau 2. Réseau et contacts de Pierre Barrelet. Réalisation sous Pajek : B. Léthenet (2020)

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Tableau 3 – Les voyages connus de Pierre Barrelet. Réalisation B. Léthenet (2020)

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ESPIONNAGE ET CONTRE-ESPIONNAGE
À VENISE (XVIe ET XVIIe SIÈCLES)

Giuseppe Gagliano

Le thème de l’espionnage à l’époque moderne a généré, jusqu’à présent,


un intérêt historiographique limité et, à l’exception de l’œuvre monumentale
de Lucien Bély sur les services secrets français à l’époque du Roi Soleil, ce sont
surtout des historiens amateurs, à la recherche de curiosités anecdotiques, qui
s’en sont occupés1.
Selon Paolo Preto, deux préjugés concomitants ont contribué à rendre ce
thème impopulaire. Le premier est celui de la faible influence de l’espionnage
sur le cours des événements historiques ; le second concerne la difficulté de le
reconstituer à travers la recherche documentaire : par définition, l’espion opère
de façon occulte et tente de laisser derrière lui le moins de traces possibles.
Le premier préjugé a été remis en cause par Alem qui a affirmé que
l’espionnage, avec l’autre phénomène occulte par excellence – la
corruption – auraient joué sur le cours de l’histoire un rôle infiniment plus
grand que celui auquel l’on s’attend habituellement2.
Souvent ce qui nous leurre quant à la marginalité du phénomène, c’est
justement le peu de documentation, facteur qui, comme nous l’avons vu,
contribue à décourager les historiens professionnels de s’aventurer le long de
ce parcours de recherche.
Pourtant, à l’époque pré-technologique, la communication entre les espions
et leurs mandants devait se faire à travers un réseau dense de correspondances,
pas toujours détruites. Il est possible d’en déduire qu’il est possible, à travers
un minutieux travail de recherche, d’en faire émerger une partie consistante.
Si la collecte des renseignements sur les adversaires a été, de tous temps, une
démarche constante chez tous les dirigeants politiques, la structuration de l’État

1. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris 1990.


2. Jean-Pierre Alem, Spionaggio, controspionaggio, Naples 1984, p. 12.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

moderne a conduit à la naissance d’appareils de collecte des informations de


plus en plus complexes, dont l’importance a été fonction de l’étendue des intérêts
de l’État lui-même.
Il n’est, donc, pas surprenant, que la République de Venise, puissance
politique et commerciale majeure aux xvie et xviie siècles, ait cultivé ses propres
services secrets, efficaces et compétitifs par rapport à ceux des plus grandes
monarchies européennes.

État moderne et renseignement

Si l’utilisation d’espions et de délateurs par les politiques était répandue, y


compris dans l’Antiquité, c’est seulement avec la naissance des États modernes
que l’activité d’espionnage commence à se structurer sous forme d’organisations
de plus en plus complexes, sans pour autant en atténuer la désapprobation
sociale qui frappe normalement ceux qui se prêtent au jeu de la délation
professionnelle.
Les villes italiennes, au cours de leur évolution de communes libres à
seigneuries, offrent, selon Paolo Preto, un excellent exemple de la concomitance
entre le développement des nouvelles structures administratives et bureaucratiques
et la naissance des services secrets. Tant Francesco Bonaini que Robert Davidsohn
attestent de l’existence, au sein des embryonnaires appareils politiques urbains,
de fonctionnaires chargés de la coordination de l’activité de délation en faveur
de la res publica1. Mais les observateurs de l’époque sont les premiers à rendre
compte de l’emploi d’agents secrets par les dirigeants politiques, tels que le
chroniqueur Benedetto Dei qui, dans sa Cronica, liste de nombreux « espions
et chanceliers très secrets » envoyés par Florence, en affirmant que les dépenses
publiques pour le financement de cette activité étaient conséquentes, mais très
utiles – Dei, lui-même fut payé par la jeune principauté des Médicis, en tant
qu’agent secret. Activité qui, toujours selon les auteurs de l’époque, devint plus
intense avec l’ascension au pouvoir du duc Côme, qui allouera à ses propres
services secrets la somme de plus de quarante mille ducats, comme l’a rapporté
le secrétaire Vincenzo Fedeli, dans un rapport au Sénat (1561).
Le service de police créé par Côme, est défini comme « asphyxiant » par
Preto, lequel sur ce point s’exprime ainsi : « La Florence de Côme est peuplée de
citoyens sourds et muets à cause de leur terreur de prononcer ou d’entendre ne

1. Francesco Bonaini, Statuti inediti della città di Pisa dal XII al XIV sec., Florence 1870 ;
Robert Davidsohn, Storia di Firenze, Florence 1977.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

serait-ce qu’un mot hostile au prince1 ». Ses successeurs en héritent et Pierre


Léopold L’illuminé en fait également usage, quoique dans le but louable de
connaître par son intermédiaire les besoins de ses sujets. La République de
Gênes calque ses propres services secrets sur ceux de sa principale rivale, Venise,
à travers l’instauration des Inquisiteurs d’État (1628) dans le but de « surveiller
avec la plus grande sollicitude et diligence, afin d’entendre et rechercher tout ce
qui… aurait été dit ou écrit par les détracteurs de l’État et du gouvernement de la
République2 ».
Comme cela s’était déjà produit à Venise, la magistrature génoise est née
suite à une tentative échouée de conspiration, celle de Giulio Cesare Vachero
(avril 1628) :

« La conjuration décrite produisit un autre excellent effet, celui de


l’Institution de la Magistrature des Inquisiteurs d’État née au début du
mois d’octobre de l’année 1628, puisque les Collèges estimant, au vu de
la condition des affaires publiques dans des temps aussi difficiles et
turbulents, devoir appliquer la plus grande sollicitude et vigilance en vue
du bien et de la sécurité de la République, jugèrent nécessaire de créer
une Magistrature composée de six Citoyens Nobles et d’un Procureur
nommés Inquisiteurs d’État, lesquels en se réunissant deux fois par
semaine, et délibérant par cinq voix conformes, étaient chargés d’enquêter
avec la plus grande diligence sur tout ce qui dans la Ville et dans l’État
était dit, pratiqué et ourdi en préjudice de la République ou de sa Ville,
avec le pouvoir de dépenser à ces fins l’argent, qui serait alloué par le
Public, et de faire arrêter et incarcérer tous ceux qui, citoyens ou étrangers,
ils estimaient, à cause de preuves et d’indices, s’être rendus suffisamment
coupables d’actions préjudiciables à la République ; et à son Autorité ; et
de juger dans ces affaires et crimes avec l’autorité suprême jusqu’à la
peine de mort naturelle, celle-ci non moins exclue ; et quant à elle, les
deux Collèges devaient se réunir et après leur avoir communiqué l’affaire
et lu tout le Procès, émettre avec eux la Sentence au suffrage des deux
tiers du Corps entier3 ».

1. Paolo Preto, I Servizi segreti di Venezia, Milan 1994, p. 27.


2. Romano Canosa, Alle origini delle Polizie politiche. Gli inquisitori di Stato a Venezia e a
Genova, Milan 1989, p. 15.
3. Filippo Casoni, Annali della Repubblica di Genova del secolo decimosettimo, tome V, p. 168.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

La nouvelle magistrature se distingua dès son instauration par sa sévérité,


mais aussi par sa capacité à prévenir et réprimer les délits politiques, à travers
un efficace service de renseignement : en septembre 1629 – un peu moins d’un
an après leur création –, les Inquisiteurs firent arrêter deux hommes, soupçonnés
d’être des agents du duc de Savoie, arrivés à Gênes avec la mission secrète
d’assassiner le sénateur Agostino De Marini ; au mois d’avril de la même année
l’on jugea et condamna l’auteur maladroit d’une tentative de meurtre sur la
personne du Doge :

« Le vingt et un avril, au cours de l’Octave de Pâques, le Doge et les


Collèges devaient assister à la Messe en l’Église de Saint-Laurent et à la
procession, sous le Siège du Doge, l’on trouva un mortier, c’est-à-dire, un
cylindre en fer avec à l’intérieur trois balles, avec l’ouverture tournée vers
le haut, et la corde de l’arquebuse installée mais non encore allumée :
quelle que soit la façon dont cet acte fut ourdi, nous n’en avons pas eu
connaissance ; l’exécuteur fut condamné à la prison et le bourreau
l’accompagna la corde au cou1 ».

Les États Pontificaux n’étaient pas dotés d’un appareil spécifique chargé
du renseignement, mais les papes jouissaient d’un incomparable système de
collecte des informations, assuré dans le monde entier par le clergé régulier et
séculier.
Ce furent les grandes monarchies européennes qui offrirent le modèle le
plus concret de rapport entre création des structures de l’État moderne et
développement des services secrets.
L’Espagne semble faire exception. Après que furent chassés les juifs et les
moriscos, le pays ne connut pas de mouvements d’opposition interne significatifs
et ce fut l’inquisition qui se chargea de la répression de la dissidence. C’est pour
ces raisons que l’espionnage intérieur n’eut qu’un rôle modeste. En revanche,
le renseignement ex térieur, cibla nt les traditionnels ennemis
extérieurs – Habsbourg, France, Angleterre et surtout Empire ottoman – demeura
frénétique. À l’époque de Charles V – qui selon Federico Chabod, alloua pour
le seul mois d’octobre 1553, 4 000 écus « pour espions et menus services2 » –, le
coordinateur des services secrets espagnols au Levant fut Battista Lomellini,
auquel succéda Gerolamo Combi. La base pour l’envoi d’espions en terre
ottomane était Raguse, tandis que les îles vénitiennes de Zante, Corfou et
Céphalonie leur servaient de centres de support.

1. Ibid., p. 170.
2. Federico Chabod, Il Ducato di Milano e l’Imperatore Carlo V, Turin 1971, p. 122.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Tant que l’Espagne eut des ambitions de puissance mondiale, elle finança
largement un service secret à la hauteur de ses objectifs, lequel déclinera
progressivement après la mort de Philippe II. Les services d’espionnage autrichien
et français suivirent une trajectoire inverse. Le premier se développa parallèlement
à l’expansion politico-militaire de l’Empire entre le xviie et le xviiie siècle. Le
cœur du dispositif de renseignement de la maison de Habsbourg était le « cabinet
noir », créé dans la deuxième moitié du xviiie siècle par Léopold I, perfectionné
par Kaunitz, et qui demeura efficace jusqu’au Congrès de Vienne. Il était
spécialisé dans l’interception de la correspondance et dans la production de
fausses lettres à des fins de compromission. Le perfectionnement de l’absolutisme
dans la France des Bourbons conduisit également à la naissance d’un service
secret dirigé au plus haut niveau, d’abord par Mazarin, puis par Colbert. Il fera
l’objet de critiques de la part de Montesquieu qui estimait que la surveillance
de la correspondance privée de la part de la monarchie était systématique.
Au milieu du xviiie siècle, le prince de Conti créa, à la demande de Louis XV,
une structure clandestine chargée de conduire une diplomatie parallèle,
dépendant directement du Roi et placée sous la direction du comte de Broglie,
à laquelle il sera donné le nom confidentiel de Secret du Roi. Le secret naissait
avec l’intention explicite de de Louis XV de récupérer ses prérogatives en matière
de politique étrangère, en les soustrayant à son envahissant ministre Choiseul,
très difficile à limoger en raison de son excessive popularité à la cour.

« Ce poste de confiance avait été confié au comte de Broglie, véritable


chef du cabinet royal. Les souverains, qui ont le sentiment du bien de
leur couronne et de la grandeur du pays, se réservent les affaires de
l’extérieur, et ils ont raison de ne pas les abandonner absolument à des
ministres. La maison de Bourbon avait toujours eu ce grand instinct ;
cette correspondance intime avec les ambassadeurs était donc dirigée par
M. de Broglie, et sous lui, par un homme de grande activité, M. Favier,
habile surtout à résumer les questions les plus délicates et les plus difficiles
de la diplomatie. C’est par ce canal, que passaient les dépêches personnelles
de Louis XV, souvent en désaccord avec la pétulance de M. le duc de
Choiseul qu’il savait très compromettant. Ainsi, quand le ministre écrivait
à M. de Vergennes de hâter la déclaration de la Porte contre la Russie,
M. de Broglie lui donnait des ordres contraires au nom du roi. Il résultait
de là un certain conflit d’influence qui était un grand embarras pour les
affaires1 ».

1. Jean-Baptiste Honoré Capefigue, Luigi XV e la società del secolo XVIII, tome IV, Naples
1846, p. 128.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Le Secret du Roi, qui opérait souvent de manière contraire à la diplomatie


française officielle, employait de nombreux espions, dont le plus caractéristique
et pittoresque fut l’ineffable Éon de Beaumont.

« Souvent Louis XV avait, à l’extérieur, des agents personnels secrets


qui lui rendaient compte de la situation des cabinets, et l’un de ces agents
les plus célèbres fut le chevalier d’Éon, être problématique, qui remplit à
l’aide de sa renommée les plus délicates et les plus difficiles missions.
Charles-Timothée d’Éon de Beaumont était issu d’une bonne famille de
Bourgogne ; son extrait de naissance en fait foi ; après une jeunesse consacrée
à l’étude, il publia plusieurs essais remarquables, qui le firent attacher
au cabinet secret de Louis XV ; envoyé en mission spéciale pour Saint-
Pétersbourg, il y réussit parfaitement ; sa correspondance avec Louis XV
est éminemment remarquable ; principal auteur du traité d’alliance entre
la France et la Russie dans la guerre de sept ans, il servit avec distinction
et obtint la croix de Saint-Louis ; puis à la paix, fut nommé ministre
plénipotentiaire du roi à Londres, y resta quatorze ans et tint pendant
cette époque une correspondance intime avec Louis XV1 ».

Capefigue observait de façon machiavélique le fait que cette diplomatie


parallèle offrait l’avantage de pouvoir utiliser avec plus de désinvolture
l’instrument de l’espionnage et de pouvoir être, le cas échéant, désavouée en
cas d’insuccès.

« Dans les affaires, cette diplomatie secrète a son côté éminemment


utile ; elle observe, informe, et l’on peut toujours la désavouer quand elle
compromet. Les agents diplomatiques officiels ont une certaine tenue qui
ne permet pas toutes les démarches ; un diplomate sans caractère reconnu
peut tout pénétrer et se tenir au courant de la démarche la plus intime
des affaires : tel fut le chevalier d’Éon2 ».

En Angleterre, c’est seulement au xvie siècle, selon Preto, qu’est né un


véritable service secret sous Cromwell, lequel avait envoyé, pour le compte
d’Henri VIII, une cinquantaine d’agents en Europe. Il se spécialisa par la suite
au cours de l’époque puritaine dans l’interception postale à grande échelle et
dans le déchiffrement des messages cryptés, sous la direction de John Wallis.
Sous le gouvernement de Cromwell, l’espionnage d’État concerna surtout
la surveillance intérieure, afin de lutter contre la dissidence politique et en

1. Ibid.
2. Ibid.

332

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

alimentant des légendes politiques difficilement vérifiables. Cromwell lui-même


diffusait parmi la population des nouvelles quant à un possible retour au pays
de Charles II afin de vérifier par le biais de ses informateurs, la fidélité des sujets
au nouveau régime républicain :

« L’on vit affichées dans tous les recoins des places publiques de la
ville de Londres des feuilles imprimées, qui contenait une même chose,
soit certains ordres concernant la conduite du Gouvernement, adressés
aux anglais par Charles II. Roi de Grande-Bretagne et son unique
souverain. Beaucoup crurent à une invention de Cromwell lui-même,
pour découvrir quel était le sentiment du peuple sur ce sujet et si le peuple
lisait avec délectation et application, et qu’à cet effet il avait placé des
espions1 ».

Les actions d’espionnage du régime républicain s’étendirent également


aux cours européennes, prouvant par là son efficacité. Selon Burnet, il employa
en tant qu’espions certains banquiers juifs, lesquels étaient reconnaissants à
l’Angleterre puritaine d’avoir accordé une plus grande tolérance religieuse :

« Certains historiens affirmèrent que les Juifs s’était assuré les faveurs
de Cromwell par la promesse de beaucoup d’argent ; d’autres, que ce
dernier, entravé dans ses entreprises par l’insuffisance des deniers publics,
avait compté sur leur aide. L’activité et les correspondances des Juifs dans
tous les pays ne furent pas inutiles au Protecteur ; et selon Burnet, ils lui
servirent d’espions dans toute l’Europe, en grande partie en Espagne et
au Portugal ; il en récolta des nouvelles précieuses sur les divisions et la
situation des cours étrangères, dont il eut connaissance comme jamais
personne2 ».

Il est certain que Cromwell disposa d’un réseau d’informateurs dense avant
même d’arriver au pouvoir. Il fit du renseignement sur ses adversaires politiques,
obtenant notamment ses informations via la corruption des courtisans, l’un
des facteurs de son succès politique et personnel.

« Tous les projets de Charles étaient d’ailleurs déconcertés par la


surveillance des explorateurs dont Cromwell l’entourait, En vain Manning,
convaincu d’être l’espion de Cromwell, avait péri du dernier supplice :

1. Gregorio Leti, Historia e Memorie recondite sopra la vita di Oliviero Cromwell, detto il
Tiranno senza vizi, il principe senza virtù, Partie II, Amsterdam 1692, p. 93.
2. Cesare Cantù, Enciclopedia storica, Documenti alla Storia Universale, tome VI, Turin 1844,
p. 467.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Willis était toujours le confident de Clarendon, et le correspondant de


Thurloe. L’or de Cromwell trouvait d’autres traîtres dans cette cour errante
et pauvre. Cromwell était instruit des circonstances les plus secrètes de
la vie du jeune Roi1 »

La Prusse et la Russie – où des agents secrets sont utilisés par Ivan IV dit
le Terrible, pour des actions d’infiltration – disposent également à l’époque
d’organisations dédiées à l’espionnage et à la surveillance intérieure.

Les services secrets de Venise

Romano Canosa affirme que « l’existence d’organes publics appelés à veiller


sur la sécurité intérieure et extérieure est une caractéristique que l’on retrouve
uniquement dans les États modernes2 » et plutôt tardivement. Mais, en la matière,
Venise révèle une extraordinaire précocité : D.M. Nicol, évoque le cas de deux
espions, envoyés à Constantinople en 1392, afin d’enquêter sur une éventuelle
alliance entre l’empereur Manuel et le sultan3. D’autres exemples de même
nature existent, vers la même époque, de recherche d’informations à des fins
commerciales.
Selon Paolo Preto, l‘impulsion ayant entraîné la constitution d’une sorte
de service secret dans la République vénitienne, viendrait de la naissance du
Conseil des Dix (1310), lequel à partir de 1382, disposera d’une caisse autonome
pour les « frais secrets ». La création du ténébreux Conseil s’insère dans l’évolution
institutionnelle de la République vénitienne et plus particulièrement dans
l’évolution d’un système de gouvernement populaire à un système oligarchique
que Venise connut au cours des premiers huit siècles de son histoire.

Le Conseil des Dix dans le système institutionnel de la République


Le Doge, qui cumulait entre ses mains d’amples prérogatives de type
exécutif, normatif et judiciaire était, depuis les temps les plus anciens, le sommet
du système institutionnel de la République de Venise. À l’époque du sixième
doge, Monegario, en 756, l’on renforça la magistrature suprême de la République
par deux tribuns annuels afin que – comme le dit Mauro Macchi – ceux-ci en

1. Abel François Villemain, Storia di Cromwell, compilata dietro le memorie contemporanee e


le raccolte parlamentari, Milan 1848, p. 617.
2. R. Canosa, Alle origini delle Polizie politiche…, op. cit.
3. Donald M. Nicol, Venezia e Bisanzio, Milan 1990, p. 427, 458.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

tempèrent le pouvoir. Les Tribuns travaillaient en étroite collaboration avec le


Doge, ils étaient

« ses conseillers et indicateurs, (…) pour que ensemble il soit décidé


et jugé de tout ; ils avaient, par ailleurs, pour de nombreuses affaires, une
entière et absolue dépendance à son égard. Et cette charge, qui était
annuelle, cessa à la mort de ce doge1 ».

Toutefois, Macchi lui-même rapporte le fait que cette institution n’eut pas
l’effet escompté. L’on assista, en 1082, à une nouvelle réorganisation institutionnelle,
suite à l’élection aux fonctions de doge de Domenico Flabianico, lequel imposa
l’interdiction aux doges d’associer leurs enfants à ces fonctions, afin d’éviter
la création de dynasties au sommet de la République – dont la famille Orseoli,
principal ennemi de Flabianico, avait été un exemple. Il imposa également
l’obligation pour tous les doges d’indiquer de son vivant son successeur. Domenico
Flabianico lui-même voulu

« que l’on retire l’abus de donner au doge un collègue et qu’on lui


attribue deux conseillers annuels pour l’assister dans l’administration
de l’État, et que finalement il lui soit concédé de choisir librement, à
chaque fois que cela était nécessaire, quelques autres sages et illuminés
citoyens, dont découla le Conseil des Priés2 ».

En 1172, fut institué le Grand Conseil, composé de 470 personnes3. À ce


nouvel organe

« fut intégralement confié l’ensemble des affaires. Il était modifié


chaque année ; et chaque Vénitien pouvait y être admis. Arbitre de la
guerre et de la paix, il élisait les magistrats ; et c’est ainsi qu’en découla
le pouvoir aristocratique à Venise4 ».

À partir de cette époque, le Doge ne fut plus élu par le peuple, mais par
des commissaires électeurs spécifiques, bien que pour perfectionner l’élection,
il fallait que le peuple la ratifie par acclamation. Dans un premier temps, les
électeurs furent au nombre de onze, ensuite de quarante, et enfin pour éviter

1. Giuseppe Cappelletti, Storia della repubblica di Venezia, tome III, pp. 385-386.
2. Mauro Macchi, Storia del Consiglio dei Dieci, tome I, p. 41.
3. Certaines sources évoquent 450 membres, d’autres de 480. Dans les derniers temps de la
République, plus de 2 000 patriciens appartinrent à ce conseil. Mais si l’on écarte ceux qui
n’avaient aucune influence politique, le nombre de participants actifs dépassa rarement les
900 personnes.
4. Ibid., p. 42.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

l’inconvénient de l’égalité des voix – ce qui advint à l’occasion de l’élection de


Giacomo Tiepolo –, leur nombre fut porté à quarante et un.
Vers 1231, Giacomo Tiepolo ordonna qu’à la mort de chaque doge, l’on
élise cinq Correcteurs à la Promission ducale, lesquels devaient revoir la
constitution de la République, au cours du très bref interrègne et pouvaient
proposer les corrections qu’ils estimaient opportunes. De plus, furent institués
trois Inquisiteurs, dont la mission était de juger le doge défunt : au cas où ils
constataient des abus, ils avaient le pouvoir d’infliger une contravention à ses
héritiers. Venise tenta, à travers cette démarche, de prévenir les abus et d’empêcher
le népotisme.
Mais le centre institutionnel de la République était le Grand Conseil
« véritablement doté de l’autorité souveraine », à qui revenait le droit de
promulguer de nouvelles lois et d’abroger les anciennes, de procéder aux
nominations et de juger la conduite des magistrats. Il se réunissait, normalement
une fois par semaine, le dimanche, « et selon une loi antique devait se terminer
avant le coucher du soleil » Le Grand Conseil était présidé par la seigneurie, à
qui revenait le droit de le convoquer en voie extraordinaire et de lire toutes les
supplications et les actes qui lui étaient adressés. En 1506, furent institués les
Avogadori, chargés de la rédaction du Livre d’Or. Ils vérifiaient les titres de ceux
qui aspiraient à faire partie du Conseil et ses délibérations ne pouvaient avoir
force de loi si elles n’étaient pas effectuées avec le concours d’au moins l’un
d’entre eux.
C’est avec Pietro Gardenico, issu du patriciat urbain, que les systèmes
démocratiques républicains subirent une involution oligarchique à travers un
décret qui limita l’accès au Grand Conseil aux membres des familles qui en
avait déjà fait partie précédemment. « La Venise démocratique, après le nouveau
système, à cause duquel il fut dit vulgairement que le Grand Conseil était fermé,
s’achemina et devint aristocratique à perpétuité1 ». Sur ce point, Romanin s’exprime
ainsi :

« Il n’est pas vrai que par effet de la loi de 1297, devenue célèbre
comme la fermeture du Grand Conseil, celui-ci devenait pérenne et
inamovible quant aux mêmes personnes et leurs familles ; mais, en
revanche, la condition d’y avoir pris part auparavant… fut instaurée. La
loi doit donc être considérée sous l’aspect d’une épuration, non point d’un
resserrement du Conseil ; mais cette épuration conduisit ensuite
naturellement à l’établissement de l’aristocratie et mit, petit à petit, tout
le gouvernement entre ses mains2 ».
1. Antonio Quadri, Compendio di Storia Veneta, tome II, p. 168.
2. Samuele Romanin, Storia documentata di Venezia, tome II, p. 346.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

L’instauration du Conseil des Dix traduit la nouvelle physionomie


oligarchique que prit la République. Les familles nobles, exclues de la possibilité
d’accéder au Grand Conseil, se coalisèrent autour de Bajamonte Tiepolo, qui
réussit à impliquer dans son projet politique de coup d’État les familles Badoeri
et Quirini. Et c’est justement le palais de cette dernière qui devint le lieu de
rendez-vous des conjurés. Mais, en dépit du fait que la révolte politique des
populares s’insérât dans un moment de crise de la république maritime – les
déconvenues subies par les flottes vénitiennes à Curzola et à Gallipoli étaient
récentes et les conséquences en avaient été graves en raison de la perte de
Ptolémaïs, de l’interdit de Clément V et de l’occupation de Caorle – et qu’elle
disposait de l’appui de Padoue – dont les secours n’arrivèrent pas ou trop
tard – elle échoua (14 juin 1310). Les troupes du Doge, informées de cette
conjuration, attendirent les rebelles sur la place Saint-Marc, où ces derniers
s’étaient donné rendez-vous, après avoir pillé archives et tribunaux. Malgré
une résistance acharnée, les populares furent vaincus par les troupes de la
République, plus nombreuses, et la tentative de coup d’État fut ainsi neutralisée.
C’est justement pour juger les personnes impliquées dans la conjuration
et en identifier les complices que fut instauré, par le Grand Conseil, aux côtés
de la Quarentia criminelle – compétente pour juger toutes sortes de crimes –,
le Conseil des Dix, en tant que tribunal politique, mais aussi en tant que
magistrature chargée de veiller sur la sécurité publique. Le nouvel organe prouva
sa macabre efficacité dans la persécution de ces conjurés, qui parvinrent, dans
un premier temps, à échapper à l’arrestation. À ce propos, Cappelletti rapporte :

« De l’importance et des avantages de cette magistrature, l’État eut


des preuves solennelles, depuis les origines de son instauration, cette dernière
ayant su suivre avec diligence les traces des conjurés en exil et notamment
celles de Bajamonte, lequel manigançait de nouveaux pièges contre la
tranquillité et la liberté de Venise. En effet, en raison du faible nombre des
nobles intervenus au Grand Conseil lorsque fut prononcée contre lui et ses
complices la peine de l’exil, il se vanta du fait que le nombre de ses partisans
secrets dépassait la croyance commune : et c’est sur la base de cette flatterie
qu’il ourdit de nouvelles tentatives pour atteindre son but. Et il y serait
même arrivé si la vigilance des décemvirs n’avait pas pénétré ses intentions
et ses occultes manigances. Par l’intermédiaire d’explorateurs de confiance,
le Conseil des Dix fut derrière tous les conjurés, et il apprit bientôt que
Bajamonte avait trouvé protection et aide auprès de Richard de Camino,
vicaire impérial de Trévise, et auprès de quelques nobles de Padoue1 ».

1. G. Cappelletti, op. cit., tome III, p. 118.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Romanin attribue la mort de Bajamonte à l’action d’un sicaire du Conseil


des Dix suite à un travail de renseignement effectué par ses espions – les
« explorateurs » dont parle Cappelletti1 :

« Le doge Giovanni Soranzo régnait et il ne semblait pas pouvoir y


avoir la paix tant que ne serait soustrait du monde cet homme (Tiepolo)
qui ne cessait de manigancer, et duquel venait de tels et si nombreux
désordres. Ce fut donc Federico Dandolo qui en fut chargé par le Conseil
des Dix avec un très ample pouvoir (Misti, III, 58 t. 31, janvier 1328-9) ;
et depuis ce jour, ne trouvant plus aucun acte parlant de Bajamonte
Tiepolo vivant, force est de conclure qu’il était décédé de mort violente
des mains de quelque sicaire préposé ; ce qui explique la raison pour
laquelle l’on ne sait si aucune récompense a été payée publiquement au
tueur, comme cela avait été fait pour la mort de Nicolò Quirini et d’autres2 »

Selon Paolo Preto, ce fut la répression de la conjuration – qui se prolongea


durant environ une vingtaine d’années, avec un usage systématique de la
délation, des récompenses, des assassinats et des espions – qui fut le prélude à
l’organisation des services secrets de l’ère moderne3.
Le Conseil des Dix, création initialement temporaire afin de réprimer la
conjuration de Bajamanote, ne devint une institution permanente qu’en 1335.
Son importance au sein du système institutionnel vénitien ne va faire que
croître, le Conseil acquérant au fil du temps de nouvelles compétences, souvent
de façon arbitraire.
Cet élargissement de son pouvoir – qui concerna aussi des sujets
politiques – commença très tôt, en 1318. Le Grand Conseil, dans un moment
de crise, sollicita le Conseil des Dix afin qu’il lui apporte conseil ; à partir de ce
moment-là, les Dix prirent part au Conseil majeur. Lorsque la République
étendit sa domination à la terre ferme, les Dix furent chargés de réprimer les
délits commis dans les provinces assujetties, puis ceux des clercs et des moines
et enfin, les homicides dont étaient victimes les membres du patriciat. Gaetano

1. Le terme explorateur comme synonyme d’espion est déjà entré dans l’usage à la Renaissance
et est également utilisé par Savonarole et Machiavel. Le terme entre dans l’usage également
à Venise, mais bien plus tard (deuxième moitié du XVIII siècle). Le terme confident est à
Venise un terme équivalent à celui d’espion, mais il a une connotation moins négative,
signifiant une personne appartenant à une classe élevée qui, au sein d’une administration
étrangère, révèle des secrets à la République. Ce terme se répandra successivement y
compris dans le reste de l’Italie, prenant cependant une connotation négative, comme
synonyme d’espion, rapporteur et délateur. Cf. Paolo Preto, I Servizi Segreti di Venezia,
Milan 1994, pp. 41-51.
2. S. Romanin, op. cit., tome III, p. 40.
3. P. Preto, op. cit., p. 52.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Cozzi considère que c’est l’expansion de la République sur la terre ferme qui
rendit plus pressante

« La nécessité d’un organisme qui (…) imprimât un cours plus rapide


et serré à la politique intérieure et extérieure, donnât au fonctionnement
de la justice pénale un caractère incisif, qui en d’autres termes, fît sentir
vigoureusement la souveraineté de la Sérénissime Seigneurie1 ».

Dès lors, le nouveau Conseil entra en concurrence, pas toujours pacifique,


avec les autres structures de pouvoir existantes – la jalousie réciproque entre
Décemvirs et Quarentia était notoire – ; leurs décrets acquirent la même force
normative que ceux du Conseil souverain. Leurs attributions s’élargirent à la
politique étrangère – notamment la négociation de traités avec les ennemis,
l’échange ou la cession des provinces –, à la répression des trahisons militaires
et de la sodomie, à la moralité publique et au soin des bois ; le décemvirat fut
enfin investi de la délicate mission de réprimer les propagateurs de fausses
nouvelles et les activités d’espionnage portant préjudice de l’État. L’élargissement
des compétences du Conseil des dix fut en quelque sorte facilité par l’ambiguïté
même de la portée du décret qui en délimitait les compétences :

« L’on relève dans l’ensemble du décret rapporté ci-dessus et de


quelques phrases en particulier, que dans les affaires d’État (super istis
negotìis istarum novitatum), les Dix pouvaient juger et émettre des
sentences selon leurs compétences, sans obligation de rendre de comptes
en aucune manière à quiconque (possint facere quæ eis videbuntur). Et
c’est pour cela que ce tribunal, ensuite enveloppé dans le plus sombre
mystère, provoqua bientôt autant d’effroi. Le pire c’est que les limites de
ses compétences n’étaient pas bien déclarées alors que la loi le rendait
juge non seulement en cas de conjure manifeste, mais également dans
toutes ces circonstances qui pouvaient donner lieu à des soupçons de
rébellion ou qui pouvaient d’une quelconque manière se référer à une
rébellion (et super omnibus quæ ad ea quocumque modo spectant, vel
spectari possint)2 ».

Ce à quoi Romanin ajoute :

« Les matières attribuées au Conseil des Dix furent les conjurations


et leurs appartenances. Ensuite s’y ajoutèrent toutes les affaires d’État ;

1. Gaetano Cozzi, Michael Knapton, La Repubblica di Venezia nell’età moderna. Dalla guerra
di Chioggia al 1517, dans Storia d’Italia, Turin 1986, tome XII, pp. 111-113.
2. M. Macchi, op. cit., tome I, p. 42.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

les internes cependant, c’est-à-dire les délits de sédition et ceux qui avaient
un quelconque lien avec ceux-ci. C’est pourquoi tombaient sous le jugement
des Dix, les abus, surtout des nobles ; un outrage à un masque ; un différend
sur un bateau ; une rixe au théâtre ; un litige entre confréries1 ».

Le Conseil des Dix et le secret, piliers du pouvoir du patriciat vénitien


Le Conseil des Dix devint bientôt, un organisme opaque, obsédé par le
secret. Cette attitude imprégna la politique de la jeune république maritime, à
laquelle Girolamo Giganti, donna, en 1584, une base théorique. Selon Mario
Sbriccoli l’auteur de De Crimine laesae maiestatis n’impose pratiquement pas
de limites au secret pouvant couvrir les décisions et intentions du princeps. Le
secret devint ainsi un pilier du pouvoir du patriciat vénitien. Il entoura toutes
les décisions et pratiques politiques, jusqu’à la condamnation et à l’exécution
des opposants ; ce n’est que pour les délinquants de droit commun et pour les
grands traîtres que prévalait l’intérêt à ce qu’il y ait exécution publique
spectaculaire.

« Les accusations, qu’elles fussent secrètes ou publiques, si le Conseil


avait décidé de les accepter, étaient enregistrées dans un livre prévu à cet
effet. On les appelait des plaintes ; l’on appelait les accusateurs les
plaignants, une fois acceptées, l’on entamait le procès ; lequel une fois
terminé était inséré dans une archive nommé caisson et ensuite, selon
l’ordre progressif de la date, était soumis à la délibération des Dix. Et il
existe de nombreuses lois qui recommande la sollicitude. L’accusé était
arrêté par ordre des chefs du Conseil ; l’arrestation était effectuée à
l’improviste, sans formalités, sans en donner communication ni à lui, ni
à sa famille. La plupart des fois, l’arrestation se faisait de nuit2 ».

Le secret des procès politiques et les faibles garanties accordées aux accusés3
n’étaient évidemment pas une caractéristique seulement propre à Venise Pour
Benassar, ces pratiques coïncident avec le développement de l’État moderne.
Toutefois, le secret qui couvrit l’action des plus hautes magistratures

1. S. Romanin, op. cit., tome III, p. 58.


2. Agostino Sagredo, Venezia e le sue lagune, tome I, p. 154.
3. Le 30 octobre 1387, fut rédigée une loi qui ordonnait que les accusations sans signature,
adressées au Dix soient brûlées. L’on admettait les accusations secrètes mais non celles
anonymes. Avec la loi du 1er décembre 1667, de plus amples garanties furent reconnues
aux accusés qui avaient le droit d’appeler pour leur défense des témoins et des documents
écrits et pouvaient se faire aider par écrit mais non oralement par un avocat.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

vénitiennes – et du Conseil des Dix en particulier – devint un véritable mythe


historique.

« La matière du Conseil des Dix et des Inquisiteurs d’État, dit Sagredo,


est la moins connue et la plus injustement jugée. Pendant de longs siècles
elle fut enveloppée de mystère ; et ce mystère très jalousement entretenu ;
faute de l’État de chercher, de seulement tenter de lever l’épais rideau
qui le cachait aux yeux de chacun1 ».

Cappelletti écrit également :

« Qui, dans les jours de la république avait une bonne histoire, ne


pouvait pas l’écrire car il ne lui était pas permis de dire la vérité ; des
maximes sur certains articles de la politique vénitienne, lesquels pour
conférer au gouvernement respect et force, exigeaient un certain mystère ;
et ce mystère donna ensuite lieu à de nombreuses étranges et arbitraires
interprétations lesquelles répandirent et agrandirent jusqu’à un gigantesque
fantasme, la rigueur, si bien que la république continuait à être respectée
et puissante. C’est pourquoi, il est certain et évident que le secret dans la
tractation des affaires publiques… est la raison d’ambiguïtés dans l’esprit
des spectateurs, de méfiances nocives, de sinistres interprétations2 ».

Un exemple en est donné par l’enquête sur le condottiere Francesco


Carmagnola, Celle-ci dura huit mois « dans le plus profond silence » et inspira
à Juan Antonio De Vera la rédaction du traité El Emabajador (1620). La capacité
du gouvernement vénitien à empêcher les fuites d’informations a fait, aux xixe
et xxe siècles, l’objet d’un débat serré. L’historien Jacob Burckardt a prouvé,
documents à l’appui, que les fuites d’informations relatives à la plus importante
autorité de la République étaient fréquentes, malgré la sévérité avec laquelle
elles étaient punies3. Bien que la République redéfinît à plusieurs reprises (1449,
1459, 1480 et 1499-1500), ses règles institutionnelles afin d’empêcher ces fuites,
celles-ci se poursuivirent tout de même, rendant presque permanentes les
magistratures extraordinaires afin de réprimer ce phénomène.
Entre 1357 et 1388, quatre procès suivis de condamnations pour révélation
de secrets d’État se succédèrent. Parmi eux, trois eurent comme protagonistes
des nobles qui transmettaient des informations à la famille de Carrare, à l’époque
ennemie de la République ; au xve siècle, les procès et les condamnations pour
révélation d’informations confidentielles furent encore plus nombreux. L’un
1. A Sagredo, op. cit., tome I, p. 7.
2. G. Cappelletti, op. cit.,
3. Jacob Burckardt, La Civiltà del rinascimento in Italia, Florence 1962, p. 53.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

des plus graves – surtout en raison de la qualité des personnes impliquées – fut
celui qui concerna Elisabetta Zeno (1472), sœur du pape Paul II Barbe, et d’autre
nobles vénitiens membres de hautes magistratures. L’épisode eut lieu lors de la
négociation entre Venise et le Saint-Siège, afin d’ « obtenir que les bénéfices de
l’État vénitien ne soient jamais conférés, ni par renonciation, ni par aucun autre
moyen à d’autres que les sujets de la République, nobles ou citoyens ». Le contexte
dans lequel se déroulait la négociation était favorable aux Vénitiens, étant donné
que « pendant que toutes leurs forces maritimes étaient occupées à sauver la
chrétienté du joug des infidèles, cela aurait été indécent que le Saint-Siège se montrât
peu généreux à leur égard1 ». Toutefois,

« Alors que cette affaire était traitée à Rome, le Conseil des Dix
découvrit que dame Elisabetta Zeno, sœur du Pape Paul II et mère du
cardinal Zeno, avait dévoilé aux prélats romains de nombreuses décisions
secrètes du Sénat. Girolamo Badoer, conseiller de la Seigneurie, Domenico
Zane, Savio Grande, Pantaleone Barbo de la Quarentia Criminale et
quelques autres nobles, furent accusés d’avoir pris part à cette infidélité.
Ils furent tous arrêtés et mis en prison. Elisabetta Zeno fut exilée au cap
d’Istrie ; Badoer et Barbo furent condamnés à un an de prison et exclus
à perpétuité de tous les conseils ; l’on rendit la liberté aux autres, reconnus
innocents2 ».

Un épisode semblable se répéta peu d’années après, impliquant Lorenzo


Zane, évêque de Brescia, condamné à l’exil à perpétuité pour espionnage en
faveur de la curie (1478) et d’autres cas similaires marquèrent l’histoire de Venise
au cours de ces années tumultueuses.

Les Inquisiteurs d’État : la police politique de la République


Sous l’impulsion du Conseil des Dix, furent créées d’autres magistratures
vouées à protéger la sécurité et la tranquillité de l’État. Parmi elles, méritent
d’être signalés les Inquisiteurs d’État, « composante fondamentale de la politique
répressive de la République et de son appareil d’espionnage3 ». Canosa attribue
aux Inquisiteurs le rôle d’une « véritable police politique4 ». Ils furent le « plus
grand soutien du pouvoir des Dix », assumant les fonctions « plus explicitement
politiques », qui requéraient « le secret et la rapidité de décision », et subissant,

1. Marc Antoine Laugier, Storia della Repubblica di Venezia, Venise 1852, tome II, p. 93.
2. Ibid.
3. P. Preto, op. cit., p. 52.
4. R. Canosa, op. cit., p. 33.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

comme les Décemvirs, les mêmes critiques de tyrannie et de despotisme1. La


raison de la création de cette institution est l’incapacité à empêcher les fuites
d’informations évoquées précédemment, incapacité que les Dix eux-mêmes
reconnurent dans le texte du décret par lequel le nouvel ordre fut créé.

« Pour de nombreuses prévisions qui ont été faites pour ce Conseil,


rien n’a pu encore être fait, si bien que les plus importantes matières
traitées dans nos Conseils secrets ne sont pas entendues et publiées, comme
nous en avons des nouvelles sûres cela est vraiment indigne et ce grave
malheur et dommage à notre état est grand et pernicieux ; c’est pourquoi
il ne faut laisser aucun remède intenté que l’on puisse utiliser contre un
tel désordre2 ».

« Pour ne laisser aucun remède intenté », le 20 avril 1539, le Conseil élit


trois inquisiteurs chargés de lutter « contre la propagation des secrets ». Au
départ, magistrats temporaires, ils furent systématiquement renouvelés jusqu’à
devenir partie intégrante de la structure administrative de Venise, à la fin du
xvie siècle (1596-1597), à travers un mécanisme identique à celui qui vit le
Conseil des Dix devenir une institution permanente.
Le 25 octobre 1539, fut créée la fonction de secrétaire des Inquisiteurs
d’État3, et le 23 décembre, il fut décidé de les faire participer au Conseil des
Dix, lorsqu’il serait nécessaire de traiter des questions relatives à la sécurité de
l’État. À l’origine, ce sujet représentait le seul domaine de compétence des
Inquisiteurs. C’est seulement après la suppression du Conseil des Dix, en 1582,
qu’ils se virent confier des attributions plus étendues.

L’affaire Foscarini et la réorganisation des Dix


Le moyen le plus utilisé par les Inquisiteurs pour soutirer des informations
fut la rémunération des informateurs et des délateurs. Cette pratique exposa
cependant la magistrature vénitienne à de nombreuses erreurs, suite à des

1. G. Cozzi, op. cit., p. 154, 213-216.


2. Conseil des Dix, communa ; le texte du décret est intégralement retranscrit dans Macchi,
op. cit.
3. Selon Bianchi-Giovini et Siebenkees, le nom Inquisiteurs serait postérieur à 1595. « Ce fut
vers la fin du XVI siècle que les inquisiteurs prirent le nom d’inquisiteurs d’État ; il semble
que ce nom leur ait été donné pour la première fois dans une lettre qui leur était adressée de
Ancône, en 1596, et quatre ans après, le Sénat se servit de la même expression » cf. Johann
Philipp Siebenkees, Saggio sulla Storia dell’Inquisizione di Stato a Venezia, Nurimbers 1791,
p. 51 ; Aurelio Angelo Bianchi-Giovini, Biografia di frà Paolo Sarpi, teologo e consultore di
Stato della Repubblica veneta, tome I, Zurich 1836, p. 210.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

tentatives souvent réussies de tromperie de la part d’aventuriers sans scrupule


ou en raison de fausses dénonciations :

« La délation encouragée donna naissance à une société occulte de


délateurs qui, parfois accusateurs parfois témoins, recouvraient ceux
qu’ils voulaient voir perdus, d’imputations criminelles, toujours dangereux
devant un tribunal qui laissait peu de moyens de défense aux innocents
et qui avait pour habitude de condamner sur la base d’un soupçon comme
d’une preuve1 ».

Les fausses accusations et les faibles possibilités de défense accordées aux


accusés d’espionnage, devinrent source d’erreurs judiciaires souvent tragiques,
dont la plus grande fut sans aucun doute l’affaire Foscarini.
En 1628, Antonio Foscarini, qui était auparavant ambassadeur en France,
fut accusé anonymement d’intelligence avec l’ennemi et d’avoir révélé des secrets
d’État ; condamné après un rapide procès, il fut pendu.

« Le succès multiplia les délations : elles furent donc nombreuses et


l’impudence des espions en risqua de tellement invraisemblables qu’à la
fin l’on ouvrit les yeux : les scélérats furent découverts et punis, la mémoire
de Foscarini restaurée2 ».

Malgré le fait que l’erreur judiciaire ait été reconnue par les Décemvirs
eux-mêmes à travers un avis et médiatisée par la renommée même de
Foscarini – déjà accusé précédemment de faits similaires en raison de sa conduite
ambigüe3 –, l’appareil de répression des crimes politiques de la République fut
sur le point d’être emporté.
L’affaire se produisit en effet dans un climat d’indignation généralisée du
patriciat vénitien à l’égard des Dix et des Inquisiteurs d’État en raison des abus
qui suivirent la répression de l’énigmatique conjuration de Bedmar (1618), mais
dans le contexte d’une lutte politico-familiale entre le clan des Zeno et celui
des Cornaro4 : le patricien Renier Zeno, qui désapprouvait les attributions

1. B.P.A. Daru, Storia della Repubblica cit., tome VII, p. 156 et suivantes.
2. Ibid.
3. Il semblerait qu’il se soit introduit, déguisé, pendant la nuit, à l’ambassade espagnole, bien
que par la suite l’on en clarifia les raisons – galantes et non politiques.
4. « Il existait entre sa maison et celle des Zeno, une de ces inimitiés trop souvent héréditaires
en Italie. Renier Zeno, s’étant retrouvé l’un des chefs du Conseil des Dix, censurait tout ce
que faisait le doge avec une telle rigueur que plus que du patriotisme c’était de l’animosité.
Il s’insurgeait contre certaines faveurs qui par respect de ce vieux avaient été accordées à ses
enfants, il l’accusait d’en tolérer les désordres, et lui intimait de les réprimer publiquement.
Le pape avait décoré du titre de cardinal Federico Cornaro, évêque de Bergame, fils du doge ;

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

excessives désormais arbitrairement assumées par les Dix, demanda au Grand


Conseil une réforme de l’organe ; il fut d’abord intimidé par les partisans du
doge, et ensuite accusé1. Les nombreuses tentatives de faire taire Zeno – parmi
lesquelles celle de le poursuivre en justice – non seulement ne portèrent pas
leurs fruits, mais contribuèrent à accroître l’opposition contre le despotisme
des Décemvirs.

« L’irritation que cette sentence produisit contre le Conseil des Dix


est indicible ; l’on rappelait le fait récent de Foscarini, la libération de
Maffelli, la partialité évidente dans les intérêts du doge ; l’on disait que
l’on ne devait plus tolérer un Conseil qui se rendait coupable de telles
exubérances, l’on recherchait toutes les anciennes lois qui en limitait le
pouvoir et le subordonnait au Grand Conseil ; l’on finissait par considérer
comme nécessaire et indispensable de réformer, et de corriger tous les
autres Conseils, soumettre à la correction le Conseil lui-même et pourquoi
ne pas croire que le Conseil des Dix aussi pouvait être tombé dans les
abus qu’il fallait supprimer ? Cela bénéficierait à la République, plus
encore au Conseil des Dix lui-même, lequel une fois corrigé, serait plus
durable et plus estimable puisque les choses du monde ont besoin pour
se maintenir d’être parfois réduites à leurs principes, et plus on les croit
éloignées des abus et plus elles sont vénérées2 ».

Les critiques les plus radicaux du Décemvirat contestèrent son pouvoir à


créer de nouvelles magistratures, pour des durées excessivement longues, et
notamment l’instauration des Inquisiteurs d’État dont le mandat dépassait en
durée celui des chefs mêmes des Dix.

« Nos Majeurs, ils disaient, avaient été très prudents, ayant voulu
que les crimes graves fussent punis, mais que en même temps certains
citoyens ne deviennent pas trop puissants, ils avaient diminué la durée
des magistrats les plus influents, parmi lesquels en premier lieu les Chefs
du Conseil des Dix, ils voulurent que la durée de leur mandat fût d’un
seul mois ; mais à présent ils veulent créer avec le Conseil des Dix une
formidable magistrature qui dure un an entier. Pourquoi ne pourrait-on
pas confier les enquêtes sur les affaires d’état aux Chefs eux-mêmes ?
C’est trop long un an pour une telle autorité, car s’il arrivait que l’on

et sitôt Zeno s’écriait qu’avait été violée la loi interdisant aux fils d’un doge d’accepter tout
bénéfice de la part de la curie romaine tant que le père régnât ».
1. Memorie intorno all’accaduto per il Consiglio dei Dieci, 1628 ; Leopoldo Curti, Memorie
Istoriche e politiche della Repubblica di Venezia, tome II, cap. 4.
2. S. Romanin, op. cit., tome VII, p. 82.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

nommât comme accusateur une personne imprudente ou facilement


influençable, cela pourrait être la fin pour de nombreux innocents, comme
cela est arrivé par le passé1 ».

Si d’aucuns considéraient comme urgent de réformer cette institution, ce


fut toutefois la nature de la révision de ses pouvoirs qui divisa le parti réformateur.
Aux propositions radicales de certains, souhaitant ramener l’autorité aux limites
fixées par le décret d’instauration, s’opposèrent ceux qui estimaient que l’on ne
pouvait confier le jugement des patriciens à un tribunal ordinaire. Ils proposaient
de limiter la réforme à une nouvelle composition du Conseil qui garantirait
son indépendance vis-à-vis du doge.

« Certains soutenaient que le Conseil des Dix, s’étant approprié de


la quasi-totalité du pouvoir de jugement des affaires criminelles, avait
opéré contrairement au but pour lequel il avait été instauré et qu’il était
nécessaire de le restreindre dans les limites fixées par la loi de 1468. D’autres,
en revanche, estimant qu’il serait inconvenant que des nobles et des personnes
d’autorité fussent jugés pour des crimes graves en plus de ceux nommés
par cette loi par un tribunal autre que celui des Dix, en exposant ainsi par
la publicité du jugement toute la classe des nobles et autorités de l’État à
un funeste déshonneur en les avilissant face au peuple, disaient qu’il n’était
pas nécessaire de réduire à l’intérieur de certaines limites la juridiction de
ce Conseil, mais que d’autres corrections étaient indispensables, parmi
lesquelles, quelqu’un rappelait qu’il serait opportun pour l’avenir d’en
exclure la personne du doge ou au moins lui retirer le droit de vote car une
personne dont le mandat était à perpétuité et ayant autant d’autorité dans
un tribunal composé d’un aussi faible nombre d’individus acquérait trop
facilement un grand pouvoir, comme le prouvait l’exemple du doge présent ».

Comme Romanin le relève, les différentes positions au sein du parti


réformateur correspondaient aux différentes orientations de classe : la petite
noblesse, éloignée de la vie politique de la République, pressentit la possibilité
de reconquête que la réforme du Conseil des Dix pouvait lui permettre ; alors
que la classe dirigeante traditionnelle vénitienne – persuadée de l’impossibilité
de maintenir inchangée l’institution et sans doute scandalisée par ses abus – tenta
d’en limiter la réforme par des mesures qui lui permettaient de garder le contrôle
politique2.
1. Ibid.
2. « L’on voit bien dans ces discours l’âme d’un parti, qui composé notamment par la basse
noblesse, tentait, comme elle le fît d’autres fois, une subversion de l’ordre existant, dans un
sens que nous dirions démocratique ». Cf. Romanin, op. cit., tome VII, p. 82.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Toutefois, les divergences au sujet du contenu à donner à la réforme, en retarda


d’environ trente ans la mise en œuvre. Toutefois, selon Paolo Preto, cela mit un
frein à l’avalanche de fausses accusations et délations, mais ne réduisit pas la
vigilante surveillance de la police des Inquisiteurs. Ce fut la décadence progressive
de la puissance politique de la République de Venise qui vida ses secrets de leur
importance et qui rendit le contrôle de la République par l’insitution moins serré.

La protection des messages et l’évolution de la cryptographie

L’Encyclopédie populaire du XIX siècle donne du mot cryptographie la


définition suivante : « C’est un mot grec qui signifie l’art d’écrire de manière
couverte, cachée ou chiffrée, sans que personne d’autre que celui qui écrit et
celui a qui l’on écrit puisse comprendre1 ». La notion de chiffre est liée à la
cryptographie

« un système de caractères conventionnels, variables à l’infini et qui


peuvent servir à la fois à représenter certaines choses que l’homme veut
garder pour lui seul en mémoire sans que personne ne puisse en avoir
connaissance, et à transmettre secrètement à d’autres des informations,
des ordres, des pensées si bien que même si l’écrit tombe entre les mains
de celui qui a intérêt à le lire, celui-ci ne pourra en comprendre la
tournure2 ».

Le rédacteur du mot dit ensuite de la cryptographie que :

« C’est un art presque aussi ancien que l’écriture, car la possibilité


de transmettre à d’autres nos pensées grâce à un écrit comportait
naturellement le désir de trouver le moyen de pouvoir le faire secrètement3 ».

En effet, déjà dans le monde classique gréco-romain, l’homme éprouvait


le besoin de protéger ses messages pour des raisons politiques, économiques
ou militaires. L’un des systèmes les plus anciens de dissimulation des messages
était la scytale, utilisée à Sparte. Les Éphores de Sparte faisaient tourner deux
morceaux de bois de forme cylindrique, en en gardant un pour eux et en donnant
l’autre au général de l’armée ou aux ambassadeurs, au moment où ces derniers
s’apprêtaient à partir pour une mission publique. Lorsque les Éphores devaient
1. Nuova Enciclopedia Popolare ovvero Dizionario Generale di Scienze, lettere, Arti, Storia e
Geografia, Turin 1849.
2. Ibid.
3. Ibid.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

leur communiquer des ordres ou des informations, ils enroulaient autour du


cylindre de bois, en spires parfaitement contigües, une bande de cuir blanche,
large environ d’un demi-doigt et assez longue pour entourer tout le bâton. Ils
écrivaient sur la bande le message pour leurs correspondants. Celui-ci apparaissait
écrit de façon déformée et incompréhensible pour quiconque l’aurait intercepté,
sauf pour son destinataire légitime, lequel en étendant la bande de cuir sur son
propre bâton, de forme identique à celui des Éphores, réussissait à en lire le
contenu. Divers auteurs rapportent cette ingénieuse méthode de cryptage des
messages, tels Aulo Gellio, lequel en parla de manière circonstanciée1, mais
également Thucydide, dans sa narration sur la Guerre du Péloponnèse, et
Plutarque qui la mentionna dans sa biographie de Lysandre2. Un système de
chiffres plutôt élémentaire pour la communication de messages à caractère
militaire fut également utilisé par César3.
Au Moyen Âge, la cryptographie ne connut guère d’évolution significative,
en raison de la suspicion avec laquelle on la regardait, étant donné qu’elle était
associée à la magie noire. Le premier livre imprimé sur la cryptographie est la
Polygraphie de Jean de Heidelberg dit Trithemius, du nom latin de son village
natal (1462-1516).
Les écritures chiffrées qui se développent à nouveau en Europe à partir de
la fin du Moyen Âge, se classent en trois types :
— la transposition consiste à changer la position des éléments d’un texte clair,
selon une règle convenue. Les principales méthodes de chiffrement par
transposition sont : simple, avec clé, double avec grilles ou figures ;
— la substitution consiste à remplacer les éléments du texte clair par d’autres,
selon des règles spécifiques. Les méthodes de chiffrement par substitution
peuvent être monoalphabétiques simples ou polyalphabétiques ; l’on utilise
fréquemment les caractères nuls, c’est-à-dire sans signification correspondante
et les homophones, c’est-à-dire plusieurs signes, utilisés pour les lettres les
plus fréquentes.
— l’utilisation de répertoires ou nomenclatures ; de longues listes de lettres,
nombres, syllabes, mots ou phrases entières sont remplacées par des chiffres
particuliers – voire même par des lettres imaginaires – et font parfois l’objet
d’une opération de surchiffrement4.

1. Aulo Gellio, Notti Attiche, livre xvii, chap. 9, 6-14.


2. Plutarque, Vies parallèles, Lysandre 20,2, dans l’épisode où le Roi Pharnabaze donne à
Lysandre de fausse scytales.
3. Francesco Vesin, La cryptographie dévoilée, ou art de traduire ou de déchiffrer toutes les
écritures en quelques caractères et en quelques langues que ce soit, quoique l’on ne connaisse
ni ces caractères ni ces langues, Bruxelles 1840, p. 61.
4. P. Preto, op. cit.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Très utile pour les opérations de chiffrement, le cadran chiffrant élaboré


par Leon Battista Alberti (1404-1472) se composait de deux disques concentriques
en cuivre, de diamètre différent, tournant autour d’un pivot. Sur le plus grand,
fixe, était écrit l’alphabet dans le bon ordre. Sur le plus petit, mobile, l’alphabet
apparaissait dans le désordre. L’expéditeur devait commencer à ajuster les deux
disques de sorte que les A coïncident. Pour chaque lettre du message en clair,
il cherchait ensuite la lettre sur le grand disque : la lettre codée était celle qu’il
lisait alors en face sur le petit disque. De cette manière Alberti avait conçu un
dispositif très simple pour crypter les messages à travers une substitution de
lettres, qui fut utilisé pendant cinq siècles1. Le cadran d’Alberti sera perfectionné
par Giambattista della Porta. Furent également utilisées pour le chiffrement,
les grilles de Girolamo Cardano (1501-1576). Ses travaux ont représenté un
progrès fondamental pour la cryptographie du xvie siècle : dans certains passages
de De subtitulitate et de De rerum varietate, il introduisit de nouveaux alphabets
à clé numérique auto-chiffrante et surtout la célèbre grille à fenêtre sur laquelle
de nombreuses chancelleries européennes basèrent leur chiffrement pendant
au xvie et le xviie siècles.
Puis, les progrès les plus significatifs en matière de chiffrement furent
l’œuvre de mathématiciens géniaux tels que Blaise de Vigenère (1523-
1596) – inventeur d’un chiffre par substitution polyalphabétique avec un mot-
clé secret – et François Viète (1540-1603).
Au cours des siècles suivants, la cryptographie ne fit pas d’avancées majeures,
à l’exception de l’intuition qu’eut Antoine Rossignol, cryptographe au service
de Mazarin puis de Richelieu, de mettre en désordre les mots contenus dans
les nomenclateurs, auparavant présentés par ordre alphabétique en clair et en
code, en prédisposant deux tables, l’une avec les mots en clair par ordre
alphabétique et les mots en code en désordre, l’autre pour le déchiffreur, avec
les mots en code par ordre alphabétique ou numérique et les mots en clair en
désordre2.
Si la chancellerie de Rome utilisa les premiers chiffres dès 1326-27, et
instaura en 1540, un secrétariat des chiffres, comme le feront à l’époque moderne
les principales cours européennes, Venise brilla encore une fois par sa précocité
dans ce domaine : le premier témoignage d’une écriture chiffrée utilisée par la
République remonte au 13 mars 1226. La capacité de Venise à inventer de
nouveaux chiffres ou à décrypter ceux de ses adversaires devint célèbre : en
1569, le nonce Giovanni Antonio Facchinetti en poste dans la république
recommanda de prendre toutes les précautions afin d’éviter que l’on intercepte

1. Mirella Manaresi (dir.), Matematica e cultura in Europa, 2005, p. 256.


2. P. Preto, op. cit., p. 266.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

les messages chiffrés, étant donné la grande facilité avec laquelle les fonctionnaires
vénitiens arrivaient à les lire.
En 1606, le secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Constantinople, Gaspare
Spinelli, déchiffra sans difficulté des correspondances avec des chiffres « de
deux alphabets de beaucoup de mots entiers et en langue espagnole » et en 1702,
Girolamo Alberti décrypta les correspondances d’un espion français. L’usage
de l’écriture chiffrée fut néanmoins, aussi la cause d’un incident diplomatique
entre Venise et l’Empire ottoman. Preto raconte l’épisode des remontrances
du Pacha, après qu’il eut découvert que l’ambassadeur écrivait de manière
chiffrée ; l’on était en 1567 et la qualité des relations vénéto-turques ne paraissait
pas justifier une telle précaution : la justification de la part du Conseil des Dix
fut qu’une telle précaution avait été prise pour protéger la confidentialité des
relations entre les deux pays par rapport à des ingérences étrangères1…
Un autre système utilisé au xvie siècle pour protéger les messages, était
l’utilisation d’encres sympathiques, dont il existait une large gamme, ainsi que
le signale Nicolas Machiavel. Il s’agissait d’un système de dissimulation très
ancien comme le démontre Pline dans sa Naturalia Historia, dans laquelle il
parle de l’herba lactaria, dont le jus très blanc s’évaporait rapidement, en
réapparaissant toutefois, comme par magie, si l’on couvrait la feuille de cendre.
Le nombre d’encres sympathiques se mulplia à l’époque moderne et fut moquée
par Rabelais dans Gargantua et dans Pantagruel. Venise aussi utilisa ce type
d’expédient pour dissimuler les messages et Conti rappelle notamment, quelques
épisodes, relatifs à la guerre de Chypre, au cours de laquelle cette méthode se
révéla précieuse2.

Assassinats, incendies et empoisonnements

En plus de l’espionnage et de l’infiltration des troupes ennemies, sabotages,


assassinats ciblés et emploi d’armes bactériologiques ont toujours été des moyens
de guerre classiques, tant pour les Vénitiens que pour d’autres armées.

1. Ibid., p. 273.
2. Natale Conti, Delle historie dei suoi tempi, Venise 1589, p. 73.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Empoisonnements
Les opérations de pollution de l’eau ou des puits étaient toutefois délicates.
Malgré une tradition également très ancienne1, cette forme de guerre était vue
comme très incorrecte, car elle était susceptible de faire des victimes collatérales
parmi les civils et la plupart des moralistes la désapprouvaient. Bien que nombreux
soient ceux qui distinguent subtilement l’empoisonnement de l’eau des puits
de leur simple corruption – parmi eux, le père du droit naturel, Ugo Grotius
(De Jure belli ac pacis, 1625) –, l’on observe un constant recours à cette méthode :

« Vattel, Lampredi, Schmalz et de nombreux autres écrivains déclarent


illégitimes les moyens indiqués. À ce propos, Martiglioni s’exprime ainsi :
il est manifeste à quel point est inhumaine et fausse l’opinion de ceux qui
concluent que le droit de tuer les ennemis impliquent que peu importent
les moyens utilisés pour arriver à ces fins ; et donc ils affirment à tort que
les gens ont le droit d’ôter la vie à l’ennemi à travers le fer insidieux ou
le venin et également, pour le détruire, par la corruption des puits et des
sources ; ce qui n’est pas seulement, comme le fait noter sagement Floro,
contre les mœurs de la majorité des individus mais aussi contre la justice
des dieux. Heureusement, cependant, de telles atrocités furent proscrites
au sein de toutes les nations cultivées2 »

1. Un rapide résumé des principaux épisodes d’empoisonnement à des fins de guerre, ou


présumés tels, depuis le Moyen Âge jusqu’aux Guerres d’Italie, est donné par la Nuova
Enciclopedia Popolare italiana ovvero Dizionario generale di Scienze, Lettera e Arti,
tome XVII, Turin 1863, p. 195 : « Vital Ier Michele, doge de Venise, assiégeait Constantinople
en 1173, lorsque son armée fut frappée par la peste et il fut dit qu’elle avait été causée par
l’empereur Manuel Ier Comnène lequel avait empoisonné les puits tout comme il avait donné
de la farine dans laquelle il y avait de la craie au Allemands qui devenaient croisés, si bien qu’ils
moururent. Au cours de la grande peste de 1348, Guy de Chauliac, médecin de Clément VI, dit
que l’on crut que les Juifs avaient empoisonné le monde, et par conséquent ils étaient trucidés :
et l’on plaça des gardes dans les villes qui ne laissaient entrer les inconnus : et si l’on retrouvait
sur eux des onguents ou des poudres, on les obligeait à les avaler (Chirurgia magna Guidonis
de Cauliaco. Lyon 1585, p. 104). Pour l’Allemagne et l’Espagne ce fut alors une grande tuerie
de Juifs ; le pape Clément I certifia leur innocence et les recueillit en lieu sûr en Avignon. En
1496, l’armée française à Naples fut frappée par la peste et elle se crut empoisonnée par les
Aragonais, bien que ces derniers aussi en fussent frappés. À nouveau, en 1528, les Français
campaient à Naples, trois quarts de l’armée mourut et parmi eux le vice-roi Lautrec, et l’on dit
que les Napolitains avaient empoisonnés les puits ».
2. On peut retrouver une synthèse du xixe siècle de cette tradition de pensée dans
Domenicantonio Galdi, Enciclopedia Legale ovvero Repertorio alfabetico di Legislazione,
giurisprudenza e dottrina in Diritto Civile, commerciale, criminale, amministrativo,
canonico, pubblico, naturale delle genti, tome IV, Naples 1866, p. 360, de laquelle sont tirées
les citations dans le texte.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

La dérivation des fleuves et rivières pour priver l’ennemi de ressources en


eau était en revanche mieux acceptée, comme le rapporte Lampredi :

« il est, toutefois, permis de croiser les courants de la source et dévier


ailleurs un fleuve et corrompre les eaux, mais sans venin, pour obliger
ainsi les assiégés à se rendre, c’est pourquoi affaiblir l’obstination de
l’ennemi sans massacre et sans sang, non seulement est une action virile,
mais elle porte en elle quelque chose de surhumain (Jur. pub. univ., part
III, cap. 12, S 3)1 »

Les Vénitiens avaient subi ce type de guerre bactériologique pendant leur


conflit contre l’empereur byzantin, Manuel Ier Comnène qui, en 1172 avait fait
empoisonner l’eau des fontaines de Constantinople, provoquant une épidémie
chez les marins vénitiens2.

« Cent-vingt navires, conduits par le doge Vitale Michiel, levèrent


l’ancre pour venger l’honneur offensé de Venise (…) En bref, la flotte
vénitienne dévasta l’Eubée, Chios et de nombreuses autres îles grecques
et, enfin, elle contraignit l’empereur à demander la paix avec la promesse
de payer une très grosse somme en réparation des dommages. Mais
pendant que l’on accomplissait les formalités de paix, artificiellement
ralenties par les perfides grecs, l’armée vénitienne, qui hivernait devant
Chios fut frappée par la peste. La contagion fut terrible, en peu de jours
les soldats et les marins vénitiens furent réduits à un mince petit groupe
et il fallut incendier une partie des navires à cause du manque de marins
capables de les gouverner. Chaque jour la maladie sévissait de plus en
plus horriblement ; et les moribonds accusaient l’empereur d’avoir fait
empoisonner les eaux potables3 »

Du reste, les Vénitiens aussi utilisèrent ces moyens. Dans sa Chronique,


Villani raconte un épisode d’empoisonnement du canal Bovolenta, entre Chioggia
et Padoue, des mains de Marsilio Rossi, au cours de la guerre contre Mastino
della Scala (1336-1338) :

« L’on partit avec deux mille cinq cents cavaliers et l’on arriva près
de Mantoue à sept milles sans encombre. Et ensuite, entendant que les
Padouans disaient que messire Pierre et messire Marsilio Rossi, et leur
cavalerie, ne pouvaient retourner au champ de Bovolento, soudain, le

1. Ibid.
2. Cesare Cantù, Storie Minori, tome ii, Turin 1864.
3. Oscar Pio, D’Italia sua origine sino all’acquisto di Roma, tome IV, Milan 1875, p. 213.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

premier juillet l’on bougea et en deux jours l’on se plaça sur le canal entre
Bovolento et Chioggia, afin qu’aucune victuaille ou autre ravitaillement
ne puisse arriver ni depuis Venise ni depuis Chioggia au champ de bataille
de Bovolento, afin d’empêcher que messire Marsilio qui se trouvait à cinq
milles avec sa cavalerie et ses gens, à cause de l’arrivée soudaine de messire
Mastino, ne puisse aller de l’avant sans risquer un grand péril pour lui
et pour ses gens. Et Mastino aurait brisé toute l’armée si la providence
de messire Piero Rossi qui était au champ de Bovolento et sachant que
messire Mastino ne pouvait avoir d’eau pour son armée, si ce n’est celle
du canal, ordonna que toutes les ordures de l’armée de Bovolento soit
jetées en continu dans le canal ; et en plus de cela, dans cette contrée il y
avait une herbe nommée ciguë dont le jus est transformé en venin, il la
fit cueillir par des ribauds qui étaient sur le champ de bataille, la couper
et la broyer et la jeter dans le canal ; si bien que l’eau du canal fut à tel
point empoisonnée sur le champ de bataille de messire Mastino qui se
trouvait à trois milles, que ni les hommes ni les bêtes en buvaient car cela
les mettait en danger de mort. C’est pourquoi il fut décidé que messire
Mastino partît avec son armée et retourna à Vérone le 13 juillet1 ».

Si dans pendant les guerres d’Italie, l’usage d’armes chimiques et de poisons


était épisodique, il fut en revanche systématique pendant celles contre les Turcs,
comme le documente Preto, et notamment pendant celle de Crète (1645-1669),
qui se termina par l’évacuation de l’île par les troupes vénitiennes2.
Lunardo Foscolo, qui était Provéditeur général en Dalmatie et Albanie se
montra infatigable dans la conception d’attaques chimiques contre l’ennemi,
nombre desquelles restèrent cependant au stade du simple projet. Preto raconte
que le 14 juin 1614, Foscolo demanda au Conseil des Dix plusieurs livres d’arsenic
afin d’empoisonner des puits, à la veille du siège de Novigrad. Toutefois, le
retard avec lequel il reçut le poison l’empêcha de mettre à exécution le plan
imaginé – entre-temps, Novigrad avait déjà été libérée. En 1650, le Provéditeur
général pensa utiliser une liqueur, confectionnée par le médecin juif Salomone
da Zara – « provenant des pustules » de certaines victimes de la récente épidémie
de peste de 1646 – afin d’infecter les ennemis, mais la peur que les troupes
vénitiennes soient aussi contaminées en fit abandonner le projet3.
Cela n’était pas nouveau : déjà en 1570-73, le bruit avait couru que Giovanni
Miches avait envoyé six félons à Corfou et à Messine avec des vêtements infectés
de la maladie, afin de la répandre dans ces places.

1. Villani, Cronica, livre. 11, p. 64.


2. P. Preto, op. cit., p. 317 et suivantes.
3. P. Preto, op. cit., p. 319.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Toujours, Puis, en 1653, Foscolo envisgea d’empoisonner quelques puits,


aux alentours de la ville de Candie. Dans cette optique il se fit expédier de
l’arsenic depuis Venise, en plus de s’en procurer sur place1.
Les projets et pratiques de guerre chimique revinrent sur le devant de la
scène pendant la guerre vénéto-turque de 1684, au cours de laquelle, l’on conçu
un projet de pollution de l’eau d’une citerne de la place di Imoschi, seul obstacle
à la marche des troupes républicaines sur Mostar.

Incendies
À l’occasion des nombreuses guerres contre les Turcs, l’incendie fut
également une arme fréquemment utilisée par la République, notamment pour
se débarrasser des flottes ennemies. L’une des opérations la plus célèbre fut celle
conduite par le sicilien Antonio Duro qui, avec quelques compagnons, tenta,
en 1472, de détruire la flotte turque ; il n’y parvint qu’en partie et en paya de sa
vie sa courageuse action.

« Mais bien que toutes les actions des personnes privées, ne sont pas
à rappeler, il ne faut pas passer sous silence l’action singulière d’Antonio
Duro, de Messine ; cela se produisait il y a environ cinq ans. Étant donné
que ce dernier avait résidé pendant de nombreuses années entre Turcs et
Grecs, il connaissait très bien leur langue. Ayant d’abord communiqué
avec l’amiral de la flotte quant à ses intentions (puisque à l’époque il y
avait la guerre entre les Turcs et les Vénitiens), et après avoir reçu de sa
part, six valeureux hommes, conscients des faits, il mit le feu pendant la
nuit aux navires des Turcs, en brûla six dans l’arsenal et trois trirèmes ;
monté en vitesse sur un petit bateau il s’enfuit. Au même moment les
Turcs réveillés par la fumée et les flemmes crépitantes, cherchèrent l’auteur
de la trahison, en enquêtant les Turcs capturèrent tout de suite Antonio
et les siens. Après que ses compagnons furent tués, il fut conduit devant
le roi et il répondit fermement à l’interrogatoire en confessant être l’auteur
de l’incendie et avoir fait cela en l’honneur des chrétiens et par haine
envers les turcs et de pouvoir le faire, les Vénitiens étant au courant de
cet événement2 »

La guerre de la ligue Cambrai (1508-1516) – qui mit en danger la survie


de la République –, stimula sa volonté de résistance et la conduisit à recourir
largement aux modes d’actions clandestins. Les actes de sabotage les plus

1. Ibid, p. 321.
2. Francesco Maurolico, Della Storia di Sicilia, tome VI, p. 306.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

marquant furent les incendies intentionnels provoqués en 1512 dans différentes


localités d’Autriche par des agents vénitiens : dans une déposition devant le
Conseil des Dix le 3 septembre 1512, Mondin Daper, révéla que « de mars à
juillet ont brûlé en Autriche environ 200 villes1 » Sanudo décrit, pour ces opérations,
la mise en place d’une véritable organisation d’action secrète2.

Assassinats
Toujours au cours de cette guerre, Venise élimina sans pitié les espions
adverses ou supposés tels. Sur la base d’une série de documents d’archives,
Paolo Preto raconte de nombreux épisodes de ces actions de contre-espionnage3.
Parallèlement, la République organisa des assassinats ciblés, comme celui
de Achille Borromeo. Ce fut le Conseil des Dix lui-même qui, le 12 juin 1509,
dans un contexte de révolte anti-impériale à Padoue, ordonna aux provéditeurs
de l’armée de tuer l’adversaire « per illum bonum, cautum et secretum, qui fierit
poterit ». L’élimination par empoisonnement fut bientôt étendue à tous les
ennemis de la République. Malgré des démentis répétés de l’historiographie
vénitienne, toujours au cours l’été 1509, des projets d’assassinat de Louis XII,
alors installé à Peschiera, furent envisagés. Trois ans plus tard, les Dix, au cours
d’un conseil très secret, décidèrent de s’en remettre au frère Giovanni
Ragusa – auquel il sera accordé une prime de mille cinq cents ducats – afin
d’empoisonner l’empereur Maximilien4.

Les autres registres de l’espionnage vénitien

Le doge Andrea Gritti (1523-1538), notamment, fut un partisan convaincu


de l’espionnage dont il sollicita auprès des Dix à plusieurs reprises une plus
efficace organisation.

La surveillance des écrivains


La République de Venise fut très active quant à la préservation de sa
réputation via la censure des œuvres et des livres imprimés susceptibles de
compromettre son autoreprésentation en tant qu’État pacifique et bien ordonné.
1. Nuovo Archivio Veneto, tome 19, p. 418.
2. Marin Sanudo, Diari, tome XXV, p. 663.
3. P. Preto, op. cit.,
4. Ibid., p. 304.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Preto qualifie « d’espionnage intellectuel », ce contrôle des hommes de lettres


que les dirigeants de la République pensaient qu’ils pouvaient salir les institutions
ou en tout cas, en détériorer l’image.
En 1575, les Dix ordonnèrent une enquête sur un certain Giorgio di Casale
Monferrato, un religieux qui, pour le compte du duc de Mantoue, était à la
recherche de documents concernant l’acquisition de Candie (la Crête) par
Venise. Une fois que ce dernier arriva effectivement à ses fins, on lui confisca
ses documents et il fut torturé, afin qu’il révèle dans quel but il voulait s’en
servir.
En 1597, la réaction des Dix à l’égard de Apollinare Caldarisi, auteur de I
Discorsi sopra la ragion di Stato di Botero – dans lesquels les Vénitiens étaient
décrits comme colériques et ambitieux – fut hystérique et ils en arrivèrent même
à l’idée de l’enlever et de l’empoisonner.
En 1651, Venise tenta de bloquer la publication d’un noble ecclésiastique,
résidant à Milan, Pietro Paolo Orengaro, ayant pour sujet les prétentions du
duc de Savoie sur le trône de Chypre. Au xviie siècle, le génois Luca Assarino
fut, lui, corrompu afin qu’il modifie certains jugements historiques, initialement
défavorables, sur la République de Venise. Du reste, Assarino, historien officiel
de la cour de Savoie, était habitué à maquiller sa narration en fonction de la
générosité des puissants1.
La cour de Paris subit des pressions pour faire arrêter Amelot de Houssage,
auteur d’une Histoire du gouvernement de Venise, qui contribua à faire largement
connaître le despotisme du Conseil des Dix. Dans cet ouvrage, l’auteur s’employa
à démontrer que le pouvoir décisionnaire de la République s’était depuis
longtemps déplacé du Séna t- désormais réduit à un rôle subalterne, – vers le
Conseil des Dix et le Doge. Par tradition, ces institutions étaient représentées
dans la littérature favorables à Venise, comme des magistratures, à l’instar des
autres, soumises à la loi.

« Tous ceux qui ont fait des Relations de Venise nous disent que le
Duc n’a pas plus d’autorité qu’un autre Sénateur, et qu’il est sujet aux
Loix ; Que le Conseil de Dix est un Tribunal de grande importance, où
tous les Nobles et tous les Criminels d’État font jugez avec une forme de
Justice extraordinaire. Tout cela est feu de tout le monde, et il ne faut
point de Livres pour l’apprendre2 ».

1. L’on renvoie à Ercole Ricotti, Della veridicità di alcuni scrittori di Storia italiana nel secolo
XVII, Turin 1688.
2. Abraham Nicolas Amelot de Houssage, Histoire du gouvernement de Venise, Paris 1676,
préface.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

Toutefois, pour l’auteur français, il existait un écart entre ce que nous


appellerions aujourd’hui la constitution formelle et celle matérielle, si bien qu’au
lieu de répéter ce que d’autres avaient déjà écrit, il préférait

« dire comment les Vénitiens en usent avec leur duc. En quoi consiste
la grandeur quelles sont les fonctions et les obligations de quel esprit on
le veut il me semble que ce sont des choses qui méritent bien d’être écrites,
vu qu’elles servent à la connaissance parfaite de ce Gouvernement. Pour
la même raison j’ai tâché de tirer le Conseil de Dix au naturel, estimant
que ce portrait serait d’autant plus agréable, que l’on y verrait en raccourci
toutes les plus délicates Maximes de la République, et les mystères les
plus cachez de sa Domination ».

Si Amelot fut effectivement retenu à la Bastille pendant quelques temps,


ses amitiés politiques lui permettront d’en sortir et les tentatives de la Sérénissime
de convaincre Louis XIV de condamner au bûcher les copies du livres furent
vaines.
Parfois, la censure et la limitation de la circulation d’un livre avaient une
valeur diplomatique : en 1740, l’on ordonna de retirer de la circulation toutes
les copies de De Regno Dalmatiae et Croatiae de Giovanni Lucio – ouvrage
publié pour la première fois à Amsterdam en 1666 – et en 1681, l’on ordonna à
l’abbé Francesco Petronio de remettre aux magistrats un manuscrit rédigé par
l’un de ses moines, frère Prospero, concernant l’histoire de l’Istrie – ce le livre
ne sera publié que des siècles plus tard. Dans les deux cas, le but était de ne pas
troubler les relations avec les Habsbourg, lesquels avaient des prétentions sur
ces territoires.
Des cas similaires eurent lieu aux xviie et le xviiie siècles. La diffusion des
œuvres des philosophes des Lumières – notamment, celles de Rousseau – fera
l’objet d’une intense surveillance.

L’espionnage et le contre-espionnage industriel et commercial


Le renseignement économique est sans doute encore plus ancien que
l’espionnage militaire. Les secrets de l’élevage du ver à soie et de la production
de porcelaine, volé aux Chinois par les Byzantins, puis par un jésuite français,
sont deux cas emblématiques d’espionnage industriel à l’époque médiévale et
moderne.
Selon Bergier, l’espionnage industriel remplit aux xviie et xviiie siècles,
une importante fonction, permettant la diffusion des idées et des techniques
de production, lesqulles auraient autrement été jalousement conservées au sein

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

de cercles restreints d’artisans1, protégés par les lettres de privilège. Carlo Maria
Cipolla a mis en évidence le fait que la circulation des idées en époque
préindustrielle avait lieu surtout à travers les migrations humaines2. Au cours
du xviiie siècle, la plupart des États envoyaient leurs espions dans les pays
considérés comme les plus avancés industriellement, pour leur voler des
informations secrètes. De telles opérations d’espionnage eurent lieu dans toute
l’Europe, surtout en Angleterre.
L’histoire du commerce vénitien est riche d’épisodes d’espionnage, certains
ourdis par des particuliers, d’autres par la République elle-même. Selon Preto,
l’un des chapitres les plus intéressants de l’espionnage industriel vénitien au
xviiie siècle concerna la porcelaine, dont la technique de fabrication fut soustraite
aux Français3. Mais les secrets de sa fabrication alimentèrent aussi un espionnage
interne, qui impliqua différentes familles d’artisans vénitiens, en compétition
les unes avec les autres, pour se l’approprier. Entre 1728 et 1731, Girolamo
Vignola, résident à Londres, transmit à Venise des rapports et des dessins
portant sur différentes machines pour éteindre les incendies. L’ambassadeur
vénitien à Londres, Simone Cavallin, se consacra également à l’espionnage
industriel et en 1781, réussit, à la demande des Inquisiteurs d’État, un important
vol technologique relatif à différentes innovations anglaises dans le domaine
de la mécanique (cylindre pour amincir les lames et technique de doublure des
coques des navires avec du cuivre). Ce ne sont là que quelques exemples de
l’espionnage industriel de la République.
Parfois, la République convainquit des ouvriers émigrés de rentrer au pays :
ce fut le cas de quelques typographes vénitiens qui fuirent de Venise à Raguse
où il fondèrent une imprimerie, mais rentrèrent ensuite au pays grâce à la
médiation de Sebastiano Alberti (1571) ; ce fut également le cas de Carlo Locatelli,
tisseur de velours hautement qualifié –, qui en 1748 s’enfuit de Udine en Autriche,
où il installa sa fabrique en y attirant différents ouvriers vénitiens : son retour
sera le fruit d’une négociation qui impliqua également l’ambassadeur vénitien
à Vienne.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les rôles s’inversèrent et les
manufactures vénitiennes durent se protéger de l’espionnage français. La
République dut également protéger ses techniques de fabrication des miroirs
contre les tentatives de piratage industriel des États étrangers. L’avidité avec
laquelle Venise tenta de percer les secrets de ses adversaires n’eut d’équivalent
que la jalousie avec laquelle elle protégea les siens : les Inquisiteurs lancèrent
1. Jacques Bergier, Spionaggio Industriale, Milan 1970, p. 47.
2. Carlo Maria Cipolla, La diffusione delle tecniche, dans Le tre rivoluzioni e altri saggi di storia
economica e sociale, Bologne 1989, pp. 225-231.
3. P. Preto, op. cit., p. 381.

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Espionnage et contre-espionnage à Venise (XVIe et XVIIe siècles)

de vastes et fructueuses opérations de contre-espionnage. Ils surveillaient les


mouvements des ouvriers, craignant qu’en les achetant, des agents étrangers
puissent les conduire à émigrer, pour renforcer les capacités d’innovation et de
productions étrangers. Le vol de secrets techniques était puni par l’exil, l’expulsion,
la prison et dans certains cas par la mort. Ainsi, en 1521, Alvise Fantini, capitaine
du pape qui s’était rendu à Venise afin de corrompre certains ouvriers d’arsenal
pour leur soutirer des informations, fut étranglé. Enfin, en 1765, la République
tenta d’empêcher la publication de Il Giornale d’Italia de Francesco Grisellini,
qui donnait la description d’une machine agricole, inventée par un cultivateur
de Vicence.

Giuseppe Gagliano

Bibliographie

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parlamentari, Milan 1848.

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LES CONSULS DE LA MARINE
ET LE RENSEIGNEMENT NAVAL FRANÇAIS
À GÊNES AU XVIIe SIÈCLE1

Laurent Bussière

On observe à l’époque moderne, et plus particulièrement en France sous


le règne de Louis XIV, un intérêt croissant pour les relations internationales.
L’État s’affirme au-dedans, avec l’affermissement du rôle de ses agents, les
intendants de justice, police et finances. Il s’affirme aussi au-dehors, en recherchant
une place prépondérante parmi les autres États. Or, pour mener une politique
étrangère, Louis XIV et ses ministres ont besoin d’informations les concernant.
C’est à partir des connaissances dont ils disposent qu’ils peuvent prendre une
décision pacifique ou au contraire hostile, dans le cas où la négociation ne
parvient pas à atteindre les objectifs fixés. L’activité de renseignement est donc
capitale, et il convient de l’étudier.
Pour obtenir des informations, le pouvoir royal met à contribution les
agents qu’il entretient à l’étranger, répartis en deux catégories : les ambassadeurs
et les consuls. Les historiens du renseignement se sont beaucoup intéressés aux
ambassadeurs, dont le rôle est de représenter leur pays, de l’informer et de
négocier pour son compte. Jusqu’à présent ils ont délaissé les consuls, sans
doute moins connus. C’est aux consuls que nous portons notre attention, et
plus particulièrement aux consuls de la France. Dans le poste qu’ils occupent
à l’étranger, ils sont chargés de protéger les marchands français et de promouvoir
leur commerce. Plus généralement, ils défendent les intérêts de leurs compatriotes,
expatriés pour une longue durée ou seulement de passage. Comme les
ambassadeurs, ils existent depuis l’origine des relations entre les peuples, même
s’ils ne s’appelaient alors pas consuls. Le commerce international s’est développé
principalement par voie maritime, c’est pourquoi ils sont présents surtout dans

1. Cet article a été initialement publié dans la revue Renseignement et opérations spéciales,
n° 12, novembre 2002, CF2R/L’Harmattan.

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

les ports. C’est aussi la raison pour laquelle ils dépendent du secrétaire d’État
à la Marine, au moins depuis 1668, et, avec un bref intermède entre 1761 et 1766,
jusqu’à 1793, date à laquelle ils sont rattachés définitivement au ministère des
Affaires étrangères. Il s’agit pour nous de les présenter comme agents de
renseignement. J’aborderai le sujet sous trois aspects. Tout d’abord, la fonction
consulaire est-elle propice à l’activité de renseignement ? Ensuite quelles méthodes
les consuls utilisent-ils pour obtenir l’information ? Enfin il s’agira de faire une
critique des informations transmises au secrétaire d’État à la Marine. Ces
informations sont-elles exactes ?
Pour répondre à ces questions, il convient de se rendre aux Archive nationales
et de consulter les registres contenant les lettres envoyées par les consuls au
secrétaire d’État, conservés dans la série Affaires étrangères. Les registres du
consulat de Gênes ont retenu mon attention. Grâce au premier d’entre eux, on
peut affirmer que le rattachement des consulats au département de la Marine
était effectif dès 1668, ainsi que l’atteste sa première lettre. L’année 1689 marque
le terme de cette étude. C’est le début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg,
beaucoup plus incertaine que les précédentes. Cette année peut-être considérée
comme la bissectrice du règne guerrier de Louis XIV. Avant, des victoires
triomphales. Après, beaucoup de défaites, des guerres qui n’en finissent plus,
grevant le budget de l’État, pesant lourdement sur les Français, pour une position
de la France en Europe remise en cause. Durant la période 1668-1689, deux
secrétaires d’État à la Marine se succèdent, Jean-Baptiste Colbert jusqu’à sa
mort en 1683, puis son fils le marquis de Seignelay.

Le cas de la République de Gênes apparaît particulièrement adapté à notre


étude. Elle occupe une position stratégique intéressante dans le contexte
international de l’époque. Voyons la situation internationale et particulièrement
le cas des relations entre la France et l’Espagne. Les Pyrénées n’ont pas encore
disparu. L’Espagne est toujours l’ennemie séculaire de la France. Les deux pays
vivent une guerre froide. Ils ne s’attaquent pas directement, mais sur le terrain
des possessions espagnoles hors du territoire ibérique, plus spécialement en
Méditerranée. L’Espagne dispose de possessions en Italie et des galères espagnoles
sillonnent la Méditerranée pour relier ces territoires à la péninsule ibérique,
soit en passant le long des côtes italiennes, soit en passant au-delà de la Corse.
Les galères françaises ne cessent de les rechercher pour les attaquer. Durant la
guerre de Hollande, des combats navals ont lieu près de la Sicile. La France
s’empare un temps de Messine et d’une partie de l’île, mais elle doit l’abandonner.

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Les consuls de la marine et le renseignement naval français à Gênes au XVIIe siècle

Dans ce contexte, la République de Gênes est un pays satellite de l’Espagne.


Située à mi-chemin de la péninsule ibérique et des possessions italiennes, elle
est utile aux communications entre les deux entités espagnoles. Les navires
militaires, galères ou autres, font escale dans son port. Les Espagnols peuvent
s’approvisionner en toutes sortes de matériel militaire. Leurs gouverneurs
utilisent les galères génoises pour leurs communications. La République est
donc une pièce importante du dispositif de Madrid en Méditerranée. Or elle
est aussi aux portes de la France. Qui plus est, elle avait choisi l’alliance française
au xvie siècle. Mais en se rapprochant de l’Espagne, elle a rompu le contrat. En
conséquence, Louis XIV voit les facilités qu’elle accorde aux Espagnols comme
de la provocation. Il suffirait qu’il envahisse la République pour mettre fin à
cette collaboration et affaiblir l’empire espagnol. Mais il choisit une autre
solution. Sa politique est de surveiller ce qui s’y passe et de veiller à ce que
l’attitude génoise n’aille pas au-delà de l’inacceptable. La République de Gênes
est ainsi un champ d’action privilégié pour le renseignement. Les travaux
historiques nous disent que le point de non-retour est franchi lorsque les galères
génoises sont mises à la disposition des escadres espagnoles. Louis XIV décide
alors le bombardement de la ville. Les raisons de cette action sont multiples :
humaines – la situation des Français dans cette ville –, politiques et militaires.
Il m’a semblé intéressant d’étudier quelles furent les informations transmises
par le consul français lors de cette crise.

P
Na
Sa

50 kms

République de Gênes F : Final


M : État de Milan
P : Présides toscans
Espagne
Sa : royaume de Sardaigne
Na : royaume de Naples
Possessions espagnoles en Italie

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Guerres de l’ombre en Méditerranée (xvie et xviie siècles)

Les acteurs du renseignement français à Gênes

La France dispose à Gênes de deux agents, un ambassadeur et un consul.


L’ambassadeur porte le titre d’« envoyé de France ». C’est une fonction
intermédiaire entre « résident »- tout en bas de l’échelle – et « ambassadeur » – titre
le plus prestigieux – qui correspond à l’importance relative de la République
de Gênes parmi les autres pays. L’« envoyé » ne reste jamais longtemps. Neuf
se succèdent entre 1668 et 1689. Quand ils ont accompli une mission, ils rentrent.
Un autre arrive pour une mission différente. Ils n’ont donc pas le temps de
travailler à la constitution d’un réseau d’informateurs durable et ne peuvent
travailler de manière approfondie à leur tâche d’agent de renseignement. Si les
ambassadeurs passent, au contraire, les consuls restent. Il y en a seulement deux
pour notre période. Les activités du premier cessent avec sa mort, le second
continue ses activités bien après 1689. Ils ont tout le temps nécessaire pour se
consacrer à leur tâche ; selon toute présomption, ce sont eux les véritables
pourvoyeurs d’informations du gouvernement.
La troisième raison qui explique l’intérêt de la république de Gênes est la
quantité d’informations disponibles. C’est un port. Les navires qui y parviennent
ont navigué dans toute la Méditerranée. Les gens qui s’y trouvent peuvent
donner des informations sur les événements qui se passent en cette mer et dans
les États alentours. Ils ont pu être en contact dans leur port de provenance avec
d’autres gens venant de plus loin encore. Le territoire couvert par les consuls
est donc très vaste. On peut le diviser en trois parties : la République de Gênes,
le bassin méditerranéen, enfin des contrées encore plus lointaines. Le lieu le
plus éloigné de Gênes, où un événement s’est passé, rapporté par un consul, est
la côte orientale de l’Inde. En janvier 1673, il rapporte que dans le cadre de la
guerre de Hollande, un capitaine de navire – monsieur de la Haye – a quitté
Santhomé1 avec deux vaisseaux, après avoir ruiné la loge2 hollandaise, dévasté
la ville et attaqué sept navires des Provinces Unies. En février, les Hollandais
empêchent les Français revenus dans la ville de conclure la paix avec son roi,
alors que trois navires appartenant à leur compagnie de commerce croisent au
large, de conserve avec les navires anglais3. Surveillance de la part de la France,
rôle incontestable des consuls en matière de renseignement, importance du
marché de l’information, tels sont les éléments qui font de la République de
Gênes un terrain d’étude privilégié du renseignement consulaire.

1. Localité située au sud de la ville de Madras.


2. Comptoir européen en Asie ou en Afrique.
3. AE, B1511, lettre du 5 décembre 1674. Les registres n’étant pas foliotés, les références
données sont les dates des lettres.

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Les consuls de la marine et le renseignement naval français à Gênes au XVIIe siècle

Le poste de consul est idéal pour se consacrer à l’activité de renseignement.


Le secrétaire d’État à la Marine accroît son contrôle sur ses agents. En 1668, les
consuls sont des officiers, au sens qu’avait ce terme sous l’Ancien Régime. Ce
sont des gens qui ont suffisamment d’argent pour acheter leur charge et en
disposent ensuite comme d’un bien patrimonial. Ils peuvent la transmettre, la
vendre. Ils ne sont tenus à aucune obligation et conservent cette charge quoiqu’il
arrive. L’assiduité des consuls à leur tâche, leur compétence et leur efficacité
sont donc très aléatoires. Le secrétaire d’État à la Marine, Jean-Baptiste Colbert,
prend des mesures pour remédier à cette situation dès son arrivée au ministère
de la Marine. Par le Livre premier de la Grande ordonnance de Marine du
3 mars 1681, il transforme le statut des consuls. Ce ne sont plus des officiers,
mais des commissaires. Le roi les nomme désormais pour une durée déterminée
par une lettre de commission appelée « lettre de consul », fixant exactement
leurs obligations. Ils doivent présenter cette lettre à l’assemblée générale des
marchands et prêter serment de la respecter. Aucune commission ne peut être
accordée à un individu qui n’aurait pas 30 ans et n’aurait pas la nationalité
française. Toute autre activité professionnelle est proscrite. Les consuls doivent
se dévouer entièrement à leur métier. Les abus et les prévaricateurs sévèrement
sanctionnés. Les consuls qui prélèveront des droits excessifs pour prix de leurs
services seront rendus coupables de concussion. Ainsi les titulaires de cette
charge ne sont plus des particuliers qui rendent éventuellement service à leurs
compatriotes mais des serviteurs de l’État. Leur recrutement ne se fait plus
selon l’argent, mais selon l’aptitude à servir le roi. Ils dépendent désormais
directement de leur ministre et ont une obligation de résultat. Ce sont des agents
motivés.
Le cas des consuls de Gênes permet de vérifier si la pratique est conforme
à la théorie. Au cours de la période étudiée, on constate bien le changement de
statut consulaire. Nicolas de Compans a acheté sa charge consulaire. Il ne l’a
pas payée en une seule fois. Chaque année, il doit verser une rente de 400 francs
à la veuve ou au fils d’un certain Monnier, précédent propriétaire de la charge.
Ce dernier a vendu à Nicolas de Compans la survivance de cette charge, c’est-
à-dire le droit de l’exercer et de jouir de ses revenus après sa mort. Celui-ci est
donc un officier. Mais, au moins à partir de 1672, il reçoit des lettres de commission
valables trois années et renouvelées chaque fois jusqu’à sa mort. Colbert par sa
grande ordonnance n’a donc fait qu’entériner ce qu’il avait déjà mis en pratique.
Les deux formes d’activité, l’office vénal et la commission délivrée par le roi,
coexistent. En revanche, avec Jean-Baptiste Aubert, le consulat n’est plus qu’une
commission. Conformément aux instructions de Colbert, le nouveau consul
prête serment de fidélité entre les mains de l’ambassadeur, en présence de la

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nation, c’est-à-dire l’ensemble des Français résident à Gênes, le dimanche


9 novembre 1681. Nicolas de Compans semble avoir été assidu avant même
d’être transformé en commissaire, ce qui est tout à son honneur. Le changement
de statut n’a donc pas influé sur l’assiduité des consuls.
Dans le cas des consuls de Gênes, un autre élément, outre la transformation
de leur charge, favorise leur motivation à remplir ponctuellement leurs devoirs :
c’est le mode de rémunération. Les émoluments consulaires sont réglés sur des
bases différentes selon les pays. À Gênes, ils sont constitués d’un pourcentage
sur le prix des marchandises apportées par les bateaux français, ainsi que d’un
droit particulier sur les tabacs. Ils dépendent donc étroitement du commerce
français. Or celui-ci a fondu en raison du déplacement des principales voies
commerciales vers l’océan Atlantique et de l’insécurité permanente que font
régner les pirates barbaresques en Méditerranée. De plus, le commerce du tabac
est rapidement interdit à Gênes. Nos consuls sont donc très mal rémunérés et
ne manquent pas de se plaindre. Mais ils peuvent espérer des revenus
extraordinaires. Le secrétaire d’État à la Marine peut leur accorder des
gratifications, à condition qu’ils fassent du bon travail. Régulièrement, les
consuls réclament ces gratifications en justifiant éventuellement leur demande
par l’envoi d’un renseignement important. Nicolas de Compans reçoit quatre
rémunérations d’au moins 1 000 livres entre 1674 et 1678. Ainsi, grâce à ces
gratifications, le ministre dispose d’un moyen de pression pour activer le zèle
de ses serviteurs. En fait, cela ne fonctionne qu’à moitié, car les consuls trouvent
d’autres expédients pour accroître leurs revenus. Contrairement à ce que prévoit
la grande ordonnance de Marine, ils s’adonnent au commerce. Nicolas de
Compans exporte en France de la soie en point de Gênes et vend du blé en
Sicile. Il est vrai qu’il exerçait ses fonctions avant la parution de l’ordonnance.
Son successeur achète des navires à la République. Il a l’intention d’en revendre
un et d’affréter le second qui doit naviguer sous le nom de son frère. Tout cela,
nous le savons par la correspondance, de Jean-Baptiste Aubert par laquelle il
explique ses activités au ; c’est donc bien que cette activité commerciale était
plus ou moins autorisée. Vraisemblablement il semblait accepté que la chute
du commerce en Méditerranée et donc des revenus des consuls, ne pouvait être
compensée par de simples gratifications épisodiques.
Les liens entre le secrétaire d’État et les consuls ne sont pas seulement
fonctionnels, ils sont aussi personnels. Ils font part de leur intérêt pour sa santé,
pour sa famille. Surtout ils apparaissent comme ses agents privés. Ils agissent
selon les termes de l’époque « pour son particulier ». Nicolas de Compans
répond à des demandes épisodiques, comme celle qui porte sur deux livres de
la vie de sainte Catherine de Sienne. Jean-Baptiste Aubert, outre quelques

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fournitures épisodiques – des diablotins de chocolats, des boîtes de poids


verts – fournit le marquis de Seignelay en orangers pour son château de Sceaux
à plusieurs reprises en 1686.
Agents zélés, les consuls sont en contact avec de nombreuses sources
d’informations potentielles. Pour commencer, ils connaissent tous les Français
vivant à Gênes. Ils sont choisis parmi les marchands qui y font du commerce.
Ils ne sont pas parachutés, ce sont des membres de la nation française locale et
ils connaissent bien tous les autres membres qu’ils rencontrent tous les dimanches
sur une place. Une fois consuls, ils sont les chefs de la nation française et
organisent toutes les manifestations durant lesquels leurs compatriotes se
regroupent. De plus, par sa fonction de défenseur des intérêts des Français, le
consul se trouve en rapport non seulement avec ceux qui vivent à Gênes mais
aussi avec ceux qui y sont simplement de passage pour leurs affaires : les patrons
de barque. Ce sont des marchands français qui viennent à Gênes sur de petits
bateaux de commerce qu’ils commandent eux-mêmes. Ce sont eux qui fournissent
la majeure partie de la clientèle du consul car ils ont à subir les vexations de
toutes sortes de la part des Génois. Enfin, comme autre catégorie de gens avec
qui le consul est en relation statutairement, on trouve la Marine. Les consuls
montent à bord des escadres de galères de passage à Gênes, car ils doivent
assurer leur ravitaillement en biscuits ou en espèces (monnaies diverses). Ils
rencontrent alors le chef d’escadre, par exemple le comte de Vivonne, ou le
commissaire général -ce terme ayant ici le sens de celui qui pourvoit au
ravitaillement et au matériel nécessaire à la bonne marche de l’escadre. Même
si les escadres n’ont besoin de rien, il peut arriver qu’elles fassent escale dans la
République. Le consul monte alors à bord, converse avec le chef d’escadre et
repart. Il transmet aussi les lettres destinées aux marins et assure le soutien
logistique de la Marine. Par exemple, quand la galère l’Heureuse coule non loin
de la côte génoise, il fournit tout le matériel nécessaire pour que le maximum
de matériel puisse être récupéré.
Outre les Français, les consuls rencontrent beaucoup de Génois, qui
appartiennent à toutes les couches de la société. Ils participent aux réceptions qui
accompagnent l’arrivée des nouveaux ambassadeurs français, organisées par les
autorités ou par de grandes familles. Ils s’y trouvent en contact avec toute la noblesse
de la République qui s’y presse. Les « envoyés » français organisent des fêtes à
l’intention de tous les Génois qui veulent y participer lors d’événement heureux
pour la France ou pour la chrétienté. Ainsi, en 1683, pour fêter la levée du siège de
Vienne, l’envoyé organise une fête avec une fontaine de vin sur la place1. Dans des
occasions comme celles-ci les consuls rencontrent plutôt les éléments populaires

1. AE, B1519, lettre du 5 octobre 1683.

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de la société génoise. La défense des intérêts des Français les amène à côtoyer
beaucoup de Génois ayant une fonction dans le monde politique et l’appareil d’État,
le doge, les membres des différents conseils de gouvernement et des administrateurs
spécialisés : les conservateurs de la mer dans le domaine maritime, les magistrats
de Saint-Georges dans le domaine commercial. Ils rencontrent aussi des fonctionnaires
subalternes tels que le sergent-major du port ou les douaniers. Comme ils doivent
approvisionner la Marine en toutes sortes de produits – essentiellement des étoffes
de soie pour les galères -ils rencontrent aussi des banquiers, qui leur avancent
l’argent nécessaire à ces achats, des marchands et des ouvriers en soierie. Le consul
ayant une fonction officielle, il vit dans une maison de fonction qui est pour tout
le monde la maison consulaire, avec les armes royales sur la porte. C’est donc
quelqu’un que tout le monde connaît, facilement identifiable, et les gens désireux
de fournir des renseignements à la France savent que c’est vers lui qu’il faut aller.

Les méthodes d’acquisition du renseignement

La fonction consulaire offre donc des conditions favorables à l’activité de


renseignement. Voyons maintenant quelles sont les méthodes employées dans
ce contexte.
Le consul commence par lire les instructions que lui envoie le ministre. Ce
dernier écrit chaque semaine, et à raison d’une fois sur trois, il rappelle les
informations qu’il veut obtenir. La plupart du temps il demande des informations
sur la navigation et le commerce. Chaque mois, invariablement, il rappelle ces
deux thèmes. La navigation, dans l’esprit du ministre, ce sont les mouvements des
bâtiments militaires. Et ce qui l’intéresse surtout, ce sont les mouvements des
galères espagnoles. La nécessité d’obtenir des informations sur ce sujet est rappelée
régulièrement1. De temps à autre, le ministre exprime le souhait être informé de
toutes les « nouveautés ». Au contraire des précédentes demandes, cela est très
vague. C’est ce qu’e l’on appelle aujourd’hui les « signaux faibles », tout ce qui sort
de l’ordinaire, tout élément pouvant confirmer ou au contraire faire évoluer la
représentation que peut avoir le ministre de la République de Gênes ou de la
puissance espagnole en Méditerranée. Les consuls se procurent les informations
demandées de la manière la plus simple, qui n’est pas forcément la moins efficace.
Les consuls ouvrent tout grand leurs yeux, à chaque instant. Ils se procurent
ainsi l’information directement, en assistant à l’événement. Par exemple, si une
escadre de galères entre dans le port, il suffit de regarder le pavillon en haut de

1. Dans sa lettre du 30 septembre 1682 (AE, B1518), Jean-Baptiste Aubert proteste qu’il se
conforme bien aux ordres.

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mât pour connaître leur nationalité1. En ce qui concerne les bateaux de commerce,
cela est plus compliqué car ils peuvent naviguer sous pavillon de complaisance,
et la seule contemplation du pavillon ne peut garantir à 100 % sa nationalité.
Mais, comme ils ne peuvent être partout, le plus souvent les consuls se procurent
l’information indirectement. Ils reçoivent des lettres de leurs correspondants,
ou bien écoutent les gens qui parlent librement, sans se douter que ce qu’ils
disent peut-être très important. Éventuellement ils posent quelques questions
pour se faire préciser ce qui est dit, et retiennent les propos tenus devant eux.
Ils rétribuent un ensemble de collaborateurs stables répartis dans tout le territoire
de la République de Gênes, les vice-consuls2, dont le rôle est de communiquer
ce qui se passe là où ils sont, particulièrement dans le domaine de la navigation
militaire. Ils sont en poste à Savonne, Arache, Alasio, Porto-Venere et Bonifacio.
En décembre 1682, un nouveau vice-consul est établi à Dian. Pour connaître
le nombre, la nature et la nationalité de bâtiments de guerre faisant escale
localement sans être sur les quais, les consuls peuvent consulter de loin le fanal
du port qui donne toutes ces indications par un système de signaux.
En ce qui concerne les informations tenues secrètes – parce qu’elles engagent
la sécurité de l’État de la République de Gênes ou la réussite des opérations
militaires de l’Espagne – le consul interroge des gens qui ont un motif pour
passer outre à la consigne et divulguer ces informations. Leurs motivations
sont variées. Tout d’abord la simple bonne disposition envers la France. Ensuite,
l’amitié. Nicolas de Compans peut compter sur des amis bien placés qui peuvent
lui fournir des informations intéressantes : le poulvériste3 de la ville lui
communique les quantités de poudre commandées par les Espagnols ; et le
lieutenant général des convois de la République lui indique leur contenu. En ce
qui concerne ce lieutenant général, Nicolas de Compans nous dit « c’est un ami
que j’ai de longue main ». S’il souligne cet état de fait, c’est assurément pour
valoriser l’information et insister sur le crédit qu’il lui accorde. Mais la principale
raison de la divulgation des informations secrètes tient à l’organisation politique
et sociale de la république ligure. La classe dirigeante est une noblesse qui puise
son origine dans les succès des entreprises maritimes et commerciales de ses
ancêtres. Dans la première moitié du xviie siècle, au temps où Van Dick peignait
ses plus illustres représentants, on appelait Gênes – à cause de sa morgue – La

1. Les pavillons sont alors nombreux et chatoyants, les petits États italiens et les villes
maritimes importantes ayant leur propre pavillon. Ils sont différents selon que le bateau
est marchand ou militaire et évoluent.
2. L’appellation « vice-consul » existe au moins depuis le 3 mars 1661, date à laquelle
Louis XIV octroie à Nicolas de Compans, alors vice-consul, l’office de secrétaire de la
résidence de la France à Gênes.
3. Marchand de poudre.

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Superba. Les réflexions que nous font les consuls montrent que dans la seconde
moitié du siècle, l’aristocratie de la République n’a point perdu de son arrogance,
et tous ceux qui ont à souffrir de son mépris – bourgeois plus ou moins fortuns
et classes populaires – peuvent par vengeance livrer des informations sensibles
auxquelles ils auraient eu accès par hasard.
Un autre motif de divulgation d’informations confidentielles est le
comportement du pouvoir. Comme à Venise, Gênes est dotée d’un système
répressif très poussé contre tout ce qui est censé porter tort à la sécurité de la
République, pour laquelle la liberté individuelle n’a aucun sens. En mars 1675,
un jeune gentilhomme est banni de la cité pour avoir composé un sonnet louant
la France. Sa mère en meurt quatre jours plus tard. Assurément il n’y a pas
meilleure raison pour vendre le gentilhomme et sa famille aux intérêts étrangers.
Par ailleurs, certains dirigeants importants de la République peuvent trahir.
C’est le cas du marquis Centurion, dont le nom revient à maintes reprises dans
la correspondance consulaire, et qui est capital pour le renseignement français.
Il occupe une fonction importante au sein de la République – il est magistrat
des galères – et communique apparemment toutes les informations dont il
dispose. Peut-être agit-il ainsi par dépit, pour n’avoir pu réaliser une ambition
personnelle. En ce cas, il serait bien représentatif d’un état d’esprit de la classe
dirigeante génoise très individualiste, à l’origine de belles entreprises maritimes
au xvie siècle, mais qui se caractérise ensuite par de fortes rivalités d’intérêts
personnels au détriment de ceux de la République. La correspondance consulaire
se fait l’écho des chamailleries pour l’obtention de tel ou tel poste, qui semblent
constituer l’essentiel des conversations dans les livres des différents conseils.
Cet état d’esprit est assurément un terreau très favorable pour l’activité d’un
agent de renseignement. En ce qui concerne le marquis Centurion, pour revenir
à lui, vue la façon dont les consuls en parlent, il semble qu’il s’agisse surtout
d’un noble désoeuvré cherchant l’aventure. Il fait partie de la clientèle traditionnelle
de la France à Gênes, qui agit pour le roi dans son intérêt. Tous ces gens savent
que le consul recherche des informations et ont conscience de l’intérêt des
renseignements qu’ils peuvent lui donner, qu’ils soient secrets ou non. Les
consuls travaillent à donc. À étoffer leur réseau et à exploiter les motivations
particulières de leurs informateurs.
En définitive, c’est cette tâche d’acquisition du renseignement par des agents
qui accapare le plus mes consuls. Il peut y avoir de nombreuses étapes entre le
moment où un événement se produit et sa connaissance par le consul, et chacune
d’entre elles peut être est soit écrite, soit orale. Prenons par exemple l’activité
de monsieur de la Haye sur la côte orientale de l’Inde : nous trouvons trois
relations écrites de l’événement de janvier 1673 entre le moment où il se produit
et celui où il est porté à la connaissance du consul.

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Nature des renseignements recherchés

Les renseignements recherchés par les consuls pour répondre aux demandes
ministérielles se répartissent en plusieurs catégories. En ce qui concerne le
commerce, les consuls mentionnent les entrées et les sorties des navires marchands
dans le port de Gênes, ainsi que la nature de leur cargaison et le montant des
sommes en argent liquide s’il y en a. Pour la navigation, ils notent le passage
des bâtiments de guerre le long des côtes génoises, leur arrêt éventuel dans le
port de guerre, qu’ils soient isolés ou en escadre, quelle que soit leur nationalité.
Les escadres espagnoles sont suivies le plus loin possible dans leurs périples en
Méditerranée. Quant aux « nouveautés » laissées au libre choix des consuls, on
constate que ces derniers observent de manière systématique la vie politique et
la vie militaire. Dans le cadre de la première, ils indiquent le nom des nouveaux
doges, avec un commentaire sur leur orientation pro espagnole ou pro française,
et ceux des représentants de la République à la cour de France. Lorsqu’un
ambassadeur étranger arrive à Gênes, ils étudient la manière dont il se loge et
dont il est reçu pour essayer d’évaluer les relations entre la République et son
pays d’origine. La vie militaire fait l’objet d’une attention toute particulière. Le
nombre des troupes génoises, nombre de canons qu’elles possèdent, l’évolution
des fortifications, le nombre des galères, leurs trajets… tout cela fait l’objet d’une
attention de tous les instants. Si les galères portent des troupes espagnoles à
leur garnison de Final, le nombre de ces troupes est aussi soigneusement
consigné. Les consuls s’intéressent également aux produits qu’achètent les
Espagnols et à leur quantité.
Tous ces renseignements sont transmis à l’état brut dans les lettres destinées
au ministre. Il n’y a aucune synthèse, mais une accumulation de petits faits,
mis les uns après les autres, classés de manière thématique. Ces lettres sont en
fait des tableaux qui, au lieu de comporter des colonnes et des lignes, sont
rédigés, mais restent très fastidieuses à lire. Il n’y a jamais de synthèse, c’est le
ministre ou son premier commis qui doit la faire. Parfois on trouve un détail
pittoresque ou une formule heureuse destinée à atténuer la pénibilité de la
lecture. Car il faut que le ministre ait plaisir à lire ces lettres. Nicolas de Compans
conte par exemple par le détail des tribulations vécues par des Français en
Méditerranée. Au début du mois de mars 1670 arrivent dans le port de Gênes
sur un frêle esquif des gens harassés qui ont connu des aventures à rebondissements,
dont la succession est si extraordinaire qu’il ne peut s’empêcher de les narrer
par le détail. Ce sont des membres de l’équipage du Mercoeur, navire commandé
par le chevalier de Beaumont. Le vaisseau a capturé un navire anglais chargé
de morues à un vaisseau turc au sud de l’Espagne. Alors qu’il ramène cette

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prise à Toulon, à proximité Barcelone, il est à son tour capturé avec sa prise par
un corsaire d’Alger et tous trois font route vers la côte de Barbarie. À l’occasion
d’une tempête, le navire anglais où se trouvaient les Français et quelques Turcs
se sépare des deux autres bateaux. Il vogue vers Bizerte mais les Français s’en
rendent maîtres et mettent le cap sur Toulon. Ils sont à nouveau chassés par les
Turcs, mais se sauvent sur un esquif et atteignent Gênes1.
Nicolas de Compans n’hésite pas à faire preuve de style dans les commentaires
qui accompagnent ses rapports. Ainsi en évoquant la guerre contre les Provinces
Unies et ses prolongements sur la côte indienne, où les Hollandais connaissent
quelques succès, il écrit ceci : « néanmoins coupant le gros de l’arbre en Europe,
les branches verdoyantes en Orient sécheront bientôt ». La lettre une fois écrite,
les consuls y joignent des documents justificatifs, mettent le tout dans une
enveloppe qu’ils cachètent et la confie à la poste royale. Ils écrivent une fois par
semaine et donnent leur missive courrier du roi de passage à Gênes, en provenance
de Rome. Le ministre reçoit ces lettres dans ses bureaux, situés d’abord chez
lui, rue Vivien2, puis à partir de 1682, à Versailles.
Les informations transmises sont-elles exactes ? On observe que les méthodes
utilisées pour la collecte de l’information évoluent dans le temps et qu’elles
permettent d’obtenir des informations de plus en plus intéressantes, ainsi que
nous le montre la comparaison entre les pratiques du premier consul et celles
du second. Les informations sont de plus en plus fiables. Nicolas de Compans
recourt à la météorologie pour localiser les galères qui viennent de quitter
Gênes. Selon qu’il fait beau ou mauvais, il évalue la distance qu’elles ont parcourue.
Le problème est que cette distance ne varie pas en fonction du temps mais du
vent. Il peut faire très beau, si tout d’un coup le vent cesse, les galères doivent
cesser de marcher à la voile, faire appel aux rameurs et leur vitesse se trouve
considérablement réduite. Ses estimations sont donc erronées. C’est sans doute
pour cela que Jean-Baptiste Aubert ne se hasarde plus à faire appel à la
météorologie pour déterminer la position des galères. Il ne parle plus des
Espagnols, dont les propos sont sujets à caution. Les bruits qui courent,
difficilement vérifiable, ne sont plus mentionnés dans ses rapports.
Jean-Baptiste Aubert porte plus attention aux écrits qu’aux dires.
Le pourcentage de documents écrits parmi ses sources passe de 17 % à 27 %.
C’est véritablement un progrès. La parole n’engage pas forcément celui qui la
prononce. Au contraire, l’écrit reste, il peut être éventuellement opposé à des
dénégations. Il engage beaucoup plus son auteur, il est beaucoup plus crédible.
Parmi les sources écrites, les gazettes disparaissent. En revanche la proportion

1. AE, B1511, récit sur une feuille séparée faisant suite à la lettre du 5 mars 1670.
2. Aujourd’hui rue Vivienne.

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des lettres augmente, passant de 12 % à 17 %. et apparaissent des lettres


confidentielles, écrites par des personnages officiels : un sénateur, le comte de
Mendossa, représentant de l’Espagne à Gênes, le vice-roi de Sardaigne, etc.
Les informations sont non seulement plus fiables mais aussi de plus grande
valeur. Les dirigeants de la République, qui prennent les grandes décisions, sont
beaucoup plus nombreux. Grâce aux lettres de ceux qui font fonctionner la
République, Jean-Baptiste Aubert peut avoir accès à des informations
confidentielles de la plus haute importance. On peut se demander comment il
est parvenu à gagner la connivence de grands personnages. La réponse est
simple : par une méthode que ne semble pas avoir employé son prédécesseur
et qui consiste à les acheter. En juillet 1682, il « recrute » une personne appartenant
au Petit Conseil et au Sénat qui l’avertira de tout ce qui se dira dans ces assemblées,
par deux lettres chaque semaine. Il ajoute ce commentaire : « Il me faudra faire
des présents de quelque considération1 ». En janvier 1684 il recrute une autre
personne, « fort sûre, qui l’avertira fort exactement de tous les traités que la
République fera avec l’Espagne ». Et il lui en a coûté de « bons présents2 ». Pour
ce qui concerne les lettres, on ne sait pas comment il se les est procurées. Peut-
être en soudoyant des serviteurs, ou peut être par l’intermédiaire des dirigeants
de la République qui lui en fournissent des copies. Ainsi, outre les informations
habituelles, les consuls obtiennent des informations de plus en plus politiques.
Ils s’affirment ainsi comme des agents de renseignement polyvalents, qui
réussissent à pénétrer les secrets de la République de Gênes au profit de Louis XIV
et de sa politique de surveillance intense de la cité ligure.
Toutefois, les consuls privilégient certaines informations au détriment d’autres.
À lire la correspondance consulaire, le commerce français à Gênes diminuerait
sans cesse. Plus on avance dans le temps, moins il y aurait de bateaux français
entrant dans le port. Pourtant, Jean-Baptiste Aubert paraît mieux gagner sa vie
que son prédécesseur. À la lecture du livre d’Edoardo Grendi, La Repubblica
aristocratica dei genovesi, on s’aperçoit au contraire que le nombre de bateaux
français entrant dans le port de Gênes augmente et que le commerce français se
développe3. Donc les consuls, dont le rôle au premier chef est de donner des
informations commerciales, n’hésitent pas à s’affranchir de leurs obligations. Sans
doute est-ce pour privilégier d’autres renseignement, principalement d’ordre
militaire. Mais on s’aperçoit que seulement 60 % des mouvements des escadres
françaises le long de la côte de Gênes sont cités. Les opérations navales en
Méditerranée lors de la guerre de Hollande font l’objet de rapports en général assez
1. AE, B1518, lettre du 1er juillet 1682.
2. AE, B1519, lettre du 4 janvier 1684.
3. Voir pages 343 (tableau concernant le commerce français) et 346 (tableau concernant le
commerce général).

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vagues. En fait, ce qui intéresse les consuls, c’est la crise entre la France et la
République de Gênes, examinée d’un point de vue militaire. Ils rendent compte
de la collaboration navale grandissante avec l’Espagne et des efforts vains de la
France pour la contenir. La visite obligatoire des bateaux de commerce génois par
les navires de guerre français, puis leur capture, la canonnade du faubourg huppé
de San Pier d’Arena et de San Remo1, tout cela n’entame en rien la détermination
des Génois renforcent leurs fortifications pour parer à une attaque. Le samedi
6 février 1683, le Grand Conseil décide la construction de six galères pour porter
leur nombre total à 10, et les joindre aux galères espagnoles. La transmission de
cette information va mettre le feu aux poudres. Louis XIV attend que les Génois
reviennent sur cette décision, mais devant leur refus, décide le bombardement de
la ville en mai 1684. Ce bombardement n’est pas une surprise, un acte de guerre
isolé en pleine paix ainsi que le présentent souvent les livres d’histoire. Au contraire,
à lire la correspondance consulaire, on s’aperçoit que c’est le point d’orgue d’une
série de mesures coercitives, dans un contexte de guerre larvée entre la France et
l’Espagne en Méditerranée.

Au cours du xviie siècle, notamment en sa seconde partie, les consuls de


France à Gênes, agents de la Marine, s’éveillent aux techniques de renseignement
pour contribuer efficacement à la politique extérieure de la France. Ayant accès
à de nombreuses informations, ils se spécialisent progressivement délaissant
le renseignement commercial au profit des objectifs militaires en raison des
tensions croissantes entre la France et la République, alliée de l’Espagne. En
l’absence des techniques sophistiquée dont nous disposons aujourd’hui, ils ont
su mettre en œuvre les ressources de leur esprit pour atteindre ce but. Ils
apparaissent moins des consuls traditionnels que les ancêtres embryonnaires,
avec une grande liberté d’initiative, des futurs attachés navals.
Cet exemple permet d’observer combien le renseignement français est déjà
actif sous le règne de Louis XIV.

Laurent Bussière

1. AE, B1519, lettre du 10 février 1683.

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L’ESSOR DU RENSEIGNEMENT
BRITANNIQUE
(XVIe‑XVIIIe siècles)

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SIR FRANCIS WALSINGHAM (1532-1590),
« SPYMASTER » DE LA REINE ÉLISABETH I

Pascale Drouet

Par nature, les services secrets sont censés être secrets et le rester. C’est
donc généralement avec une certaine parcimonie que les informations relatives
à leur existence, à leur mode de fonctionnement et à l’identité de leurs agents,
parviennent aux oreilles des profanes. Or, au xxe siècle, les adaptations
cinématographiques ont rendu populaire le héros des romans d’espionnage de
l’ancien agent britannique de Ian Fleming (dénommé Bond, James Bond,
agent 007 au service de sa Majesté), ainsi que quelques membres incontournables
du MI6 (les personnages de M et de Q) et les imposants bâtiments du SIS (Secret
Intelligence Service), désormais situés sur la rive droite de la Tamise, près de
Vauxhall Bridge, bâtiments qui furent inaugurés en 1992 par la reine Élisabeth II.
Rien de tel, naturellement, quelques quatre cents ans plus tôt sous le règne
d’Élisabeth I (1558-1603)1. Pourtant, la dernière reine de la dynastie Tudor avait
à son service un Spymaster2 remarquable en la personne de Sir Francis
Walsingham, qu’on a pu considérer comme le père fondateur du MI5 et du
MI63. Qui était Walsingham ? Comment en arriva-t-il à occuper les fonctions
successives d’ambassadeur, de Secrétaire d’État et de chef de la sécurité ? Quelles
furent ses missions ? Par quels moyens perça-t-il les énigmes de la cryptographie ?
Comment parvint-il à mettre sur pied un réseau d’espionnage qui s’étendait

1. Pour une approche exhaustive de son règne, voir Bernard Cottret, La Royauté au féminin :
Élisabeth Ire d’Angleterre, Paris, Fayard, 2009.
2. Littéralement « le maître des espions ». On serait tenté de traduire « spymaster » par Chef
des services secrets, mais ces services n’existaient pas encore institutionnellement, c’est
Walsingham qui développa son propre réseau d’espionnage. Pour cette raison, on gardera
le terme anglais de « spymaster ».
3. MI5, pour Military Intelligence, section v, service de renseignement responsable de la
sécurité intérieure britannique aujourd’hui dénommé Security Service. MI6, pour Military
Intelligence, section vi : service chargé du renseignement extérieur aujourd’hui dénommé
Secret Intelligence Service.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

de Constantinople jusqu’aux nouveaux territoires du Canada et de la Virginie ?


Pour quelles raisons se dévoua-t-il tant (au point d’y laisser sa santé) pour servir
la reine Élisabeth I ?
S’il est possible aujourd’hui d’apporter quelques réponses à ces vastes
questions, c’est grâce à plusieurs témoignages et travaux de recherche. D’abord,
les écrits, publiés en 1592, de deux hommes qui furent au service de Walsingham,
Robert Beale et Nicholas Faunt : respectivement, le Treatise of the Office of a
Councillor and Principal Secretary to Her Majesty (Beale) et le Discourse Touching
the Office of Principal Secretary of Estate (Faunt), qui détaillent les nombreuses
tâches qui incombaient au Secrétaire d’État, parmi lesquelles la sécurité de la
reine. Sous le règne de Jacques I, William Candem est le premier historien à
s’intéresser au parcours de Walsingham afin de l’intégrer à son histoire du
règne d’Élisabeth I, laquelle fut publiée en latin entre 1615 et 1625 sous le titre
Annales rerum anglicarum regnante Elisabetha. Avec prudence – car le Spymaster
était tenu pour responsable de l’exécution de Mary Stuart, mère de Jacques
I – Candem y présente Walsingham comme « a most sharp maintainer of the
purer religion » (un des plus vifs défenseurs de la plus pure religion [le
protestantisme]) et « a most subtil searcher of hidden secret » (un homme des
plus subtils pour débusquer les secrets bien dissimulés)1. En 1634, dans Fragmenta
Regalia, l’écrivain et homme politique Sir Robert Naunton rend hommage aux
personnalités qui œuvraient à la cour d’Élisabeth I, dont Walsingham qu’il
dépeint comme fidèle à sa Majesté, préoccupé de sa sécurité, et doué de « secret
ways of intelligence above the rest » (méthodes secrètes hors du commun pour
obtenir des renseignements)2. Son témoignage est précieux car il avait rencontré
Walsingham en personne en 1589 et savait de quoi les services secrets retournaient,
puisque lui-même avait été un agent du comte d’Essex dans les années 1590. Il
faut ensuite attendre la seconde moitié du xixe siècle pour que l’on s’intéresse
à Walsingham, à commencer par l’historien James Anthony Froude qui, dans
son History of England from the fall of Wolsey to the defeat of the Spanish Armada
(1856-1870), présente Walsingham comme le Spymaster d’Élisabeth I. Puis, en
1899, le biographe et critique littéraire britannique Sidney Lee lui consacre une
entrée dans The Dictionary of National Biography et commente positivement
ses méthodes d’espionnage. En 1925, l’historien américain Conyers Read publie,
en trois volumes, Mr Secretary Walsingham and the Policy of Queen Elizabeth3.

1. John Cooper, The Queen’s Agent : Sir Francis Walsingham and the Rise of Espionage in
Elizabethan England, New York, Pegasus Book, 2012, p. 161. Cet article se base très
largement sur cet ouvrage excellemment documenté.
2. Ibid., p. 162.
3. En 1941, Conyers Read fut recruté à Washington D.C. par l’Office of the Coordinator of
Information (COI) et devint responsable de la section « Empire britannique » au sein de

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Au début du xxie siècle, le livre d’Alan Haynes, Walsingham : Elizabethan


Spymaster & Statesman (2004), les travaux conjoints de Simon Adams, Alan
Bryson et Mitchell Leimon, pour la notice concernant Walsingham dans The
Oxford Dictionary of National Biography (2009), et l’ouvrage de l’historien John
Cooper, The Queen’s Agent : Sir Francis Walsingham and the Rise of Espionage
in Elizabethan England (2012), donnent accès à des informations précises, nous
permettant de suivre l’évolution de la carrière de celui dont on se souvient
aujourd’hui comme du Spymaster d’Élisabeth I.
Il semble indispensable de préciser d’ores et déjà que le parcours de
Walsingham est indissociablement lié aux remous politico-religieux qui ne
cessèrent d’agiter le xvie siècle. Né sous le règne d’Henry VIII, c’est encore un
petit enfant lorsque le roi rompt avec Rome et s’autoproclame, en 1534, « Chef
Suprême de l’Église d’Angleterre1 ». Il a une vingtaine d’années lorsque Mary
Tudor, en 1553, monte sur le trône et tente de restaurer le catholicisme, faisant
persécuter de nombreux protestants. Refusant tout compromis, Walsingham
choisit l’exil : il part à Bâle et à Padoue, séjourne dans les villes protestantes de
Francfort, Strasbourg, Genève et Zurich, et ne rentre dans son pays qu’en 1559,
un an après la mort de Mary Tudor et le couronnement d’Élisabeth I. Lors du
massacre de la Saint Barthélémy en août 1572, Walsingham, ambassadeur
d’Angleterre depuis un an à Paris, accueille au péril de sa vie les protestants
anglais terrifiés qui viennent chercher refuge à l’ambassade. Il en reste durablement
marqué2. S’il demeure au service de la Couronne jusqu’à la fin de ses jours, c’est

l’Office of Strategic Services (OSS) qui sera remplacé par la Central Intelligence Agency (CIA)
en 1947.
1. Cette rupture avec Rome lui permet, entre autres, de divorcer de sa première femme,
Catherine d’Aragon, qui ne lui donne qu’une fille (qui deviendra la reine Mary Tudor,
fervente catholique comme sa mère espagnole), pour épouser sa deuxième femme, Ann
Boleyn qui, elle aussi, ne lui donne qu’une fille (qui deviendra la reine Élisabeth I, adepte
de la Réforme, comme son père). Henry VIII fait un troisième mariage, avec Jane Seymour,
pour avoir un héritier de sexe masculin (qui deviendra très brièvement le roi Edouard
VI, mourant à l’âge de seize ans à peine). Pour une synthèse du schisme et de la Réforme
protestante, voir Jean-Pierre Moreau, L’Angleterre des Tudors (1485-1603), Paris, Ophrys-
Ploton, 2000, pp. 51-80.
2. Walsingham meurt en 1590. Il ne verra donc pas la pièce de théâtre, jouée par la troupe de Lord
Strange en 1593, intitulée Massacre at Paris (Massacre à Paris), où Christopher Marlowe met
en scène le massacre des protestants. Il est probable que le dramaturge ait aussi travaillé pour
Walsingham. Pour une traduction française de la pièce de Marlowe : Massacre à Paris, trad.
Pascal Collin, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2004 ; Massacre à Paris, trad. Dorothée
Zumstein, Paris, Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, 2017. Sur les activités d’espionnage
de Marlowe et sur sa mort énigmatique en mai 1593, voir Alan Haynes, Invisible Power : The
Elizabethan Secret Services, 1570-1603, Stroud, Allan Sutton, 1992, pp. 91-102 (Chapter Ten :
Death of a Spy). Voir aussi Stephen Greenblatt, « Who Killed Christophe Marlowe ? », The New
York Review of Books, 2006 Apr. 6, 53(6), pp. 42-46.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

certes par loyauté envers sa reine et son pays, mais c’est aussi pour prévenir une
invasion catholique et éviter qu’un affrontement sanglant entre catholiques et
protestants ne se produise sur le sol anglais. Comme le souligne John Cooper,
l’obligation que Walsingham se sentait envers Élisabeth I et l’Angleterre était
étroitement liée au devoir qu’il avait envers Dieu ; ainsi ses priorités n’étaient-
elles pas sans évoquer celles de Thomas More quand ce dernier était secrétaire
d’Henry VIII et avait pour devise : « the king’s servant, but God’s first » (au
service du roi, mais serviteur de Dieu avant tout)1. On comprend dès lors
pourquoi Walsingham n’eut de cesse d’infiltrer les communautés catholiques
à l’intérieur et à l’extérieur de son pays. Il fallait à tout prix déjouer les complots
de ces dernières, qui visaient à détrôner Élisabeth I pour mettre à sa place Mary
Stuart – notamment les complots Throckmorton (1583) et Babington (1586) – et
contrer la menace d’invasion espagnole par l’Invincible Armada en 1588.

Les années préparatoires (1532-1573) : de Cambridge à Paris

Son éducation, son mariage, son réseau


Le jeune Walsingham fait ses études à Cambridge, plus précisément à
King’s College dont l’ethos est fermement réformiste après 1547. Il y apprend à
interpréter les Écritures, à manier la rhétorique et à construire une dialectique
en étudiant les textes classiques des Grecs et des Latins (Aristote, Platon,
Cicéron)2, soit une compétence à bâtir un argumentaire, ou à en retourner un
déjà existant, qui se retrouvera sans doute plus tard dans sa capacité à convertir
les espions ennemis en agents doubles3. Il étudie aussi le droit et les langues
vivantes dans lesquelles il excelle, le français et l’italien en particulier. Son exil
en Europe (1555-1559) lui permet de parfaire ses compétences linguistiques,
d’autant qu’il continue à s’exercer quotidiennement à la traduction (notamment
des textes latins en français et vice versa) – il l’ignore encore, mais cet intérêt
pour les langues étrangères et pour la traduction trouvera son prolongement
avec la cryptographie. Enfin, il lit les récits historiques, les Vies parallèles des
hommes illustres de Plutarque, L’Histoire de Rome depuis sa fondation de Tite-

1. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 96.


2. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », Oxford
Dictionary of National Biography, https://doi-org.ezproxy.bu.edu/10.1093/ref:odnb/28624.
3. John Cooper rappelle ce talent dès le début de son ouvrage : « Francis Walsingham is justly
famous as a spymaster, a pioneer in cryptography and an expert in turning his enemies into
double agents paid by the state », The Queen’s Agent, op. cit., pp. 2-3.

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Live, mais aussi tout écrit formateur dans l’art de bien gouverner. Ainsi suivait-il
sans doute les conseils donnés par Machiavel dans Le Prince :

« Quant à l’exercice de l’esprit, le prince doit lire l’histoire, s’intéresser


principalement aux actions des plus grands modèles ; voir comment ils
se sont comportés au cours des guerres ; examiner les causes de leur succès
et de leurs échecs, afin de pouvoir imiter les premières en évitant les
secondes ; et surtout faire comme quelques-uns des meilleurs princes du
passé : ils choisissaient un maître aux prouesses particulièrement glorieuses,
et le gardait toujours présent à l’esprit (…). Voilà comment doit se comporter
un prince prudent : ne jamais demeurer oisif en temps de paix, mais
employer ce temps à amasser un bagage qui pourra lui servir aux jours
d’adversité. Si la fortune alors lui est hostile, elle le trouvera prêt à résister
aux assauts1 ».

Ces lectures lui seront certainement précieuses lorsqu’il sera nommé


Secrétaire d’État par Élisabeth I en 1573.
Certes Walsingham hérite du réseau relationnel de son père William, avocat
qui avait épousé la fille de Sir Edmund Denny of Cheshunt, et de son oncle, Sir
Edmund Walsingham, qui occupait le poste important de gouverneur de la
Tour de Londres (« lieutenant of the Tower of London »)2. Mais il sait consolider
et étendre ce réseau lors de ses années d’exil – en Allemagne, en Suisse et en
Italie – et par son mariage. En 1562, il épouse la jeune veuve Anne Carleill, ce
qui présente plusieurs avantages en termes de réseaux relationnels et politiques :
le père d’Anne Carleill, Sir George Barnes, a été maire de Londres en 1552-1553
et a œuvré en faveur de la succession de Jane Grey, de confession protestante,
et non de Mary Tudor la catholique ; son père et son premier mari ont fondé la
Compagnie de Moscou, dont le but est de favoriser les échanges commerciaux
avec la Russie ; la fille qu’Anne Carleill a eu de son premier mariage a épousé
Christopher Hoddeston, un marchand balte3. Ainsi Walsingham peut-il être
informé des allées et venues des dissidents catholiques – il va d’ailleurs devenir
directeur ou directeur adjoint de la Compagnie de Moscou en 1569. Deux ans
après la mort prématurée d’Anne Carleill en 1564, Walsingham se remarie avec
Ursula St Barbe, fille de gentilhomme, avec laquelle il a une fille, Frances, qui
épousera deux des courtisans les plus brillants de l’ère élisabéthaine : le poète

1. Machiavel, Le Prince, trad. Jean Anglade, Paris, Le Livre de Poche, 1983, chapitre xiv,
p. 78.
2. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis »,
Oxford Dictionary of National Biography, op. cit.
3. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., pp. 44-45.

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Sir Philip Sidney, figure majeure de la cause protestante, puis, après la mort de
ce dernier, le comte d’Essex, qui fut un temps le favori de la reine Élisabeth I1.
Les choix de Walsingham, pour lui-même et pour sa fille, attestent de sa solide
foi protestante, de sa proximité avec la sphère politique et les milieux
aristocratiques, et de son intérêt pour les relations internationales.

Ses premières missions en tant qu’ambassadeur d’Angleterre à Paris


(1570-1573)
Nommé ambassadeur d’Angleterre à Paris à la fin de l’année 1570,
Walsingham se voit confier des missions de nature économique et politico-
religieuse. Il doit d’abord préserver le flux de libre-échange entre la France et
l’Angleterre, s’assurer que les marchands anglais peuvent maintenir leurs
activités commerciales et, le cas échéant, intervenir en leur faveur. Il doit aussi
s’assurer que le roi de France, Charles IX, fait bien observer les droits en faveur
des protestants, obtenus lors de la paix de Saint-Germain-en-Laye, signée le
8 août 1570, peu avant l’arrivée de Walsingham à l’ambassade2. Enfin, il doit se
faire le porte-parole d’Élisabeth I dans les négociations politico-religieuses
concernant le mariage de la reine avec le duc d’Anjou. Walsingham n’a sans
doute aucune envie de voir devenir roi d’Angleterre ce jeune efféminé de dix-
neuf ans à peine – Élisabeth I en a trente-sept – qui a pris parti contre les
Huguenots. Mais le stratège politique en lui reconnaît la nécessité de ce mariage :
le duc d’Anjou ne serait plus sous la coupe du duc de Guise qui ralliait les
partisans de Mary Stuart dans le but de détrôner Élisabeth I pour placer la
reine d’Écosse, de confession catholique, à sa place ; il pourrait donner un fils
à Élisabeth I, ce qui règlerait la question si cruciale de la succession ; l’alliance
de l’Angleterre et de la France affaiblirait l’Espagne, dont les forces catholiques
gagnaient en puissance3. Il faut néanmoins surmonter un obstacle majeur : si
Élisabeth I se dit prête à accepter que le duc d’Anjou ne se plie pas à la lettre au
rituel protestant, elle demeure fortement opposée à ce qu’il puisse pratiquer le
culte catholique en Angleterre, car cela créerait un précédent et pourrait être

1. Sir Philip Sidney (1554-1586), poète mais aussi ambassadeur et homme politique, est
passé à la postérité pour ses écrits critiques, romanesques et poétiques, respectivement,
The Defence of Poesie (An Apologie for Poetry), Arcadia, et Astrophel and Stella. Quant au
comte d’Essex, Robert Devereux, il est resté tristement célèbre pour sa rébellion contre
Élisabeth I, laquelle échoue et lui vaut d’être exécuté en février 1601.
2. La paix de Saint-Germain-en-Laye autorise les protestants à pratiquer leur culte dans
certains lieux et leur concède, pour deux ans, quatre villes fortifiées : La Rochelle, Cognac,
Montauban et La Charité.
3. Pour plus de détails sur ce mariage et ses enjeux, voir John Cooper, The Queen’s Agent,
op. cit., pp. 65-71.

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Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I

pris pour une incitation. Walsingham est tellement convaincu de la qualité


stratégique de cette union qu’il prend l’initiative personnelle d’atténuer quelque
peu les exigences de la reine en matière de religion, mais l’inflexibilité d’Élisabeth I
a raison de ses efforts : après plusieurs de mois de négociations matrimoniales,
du printemps à l’été 1571, le projet de mariage échoue. Échoue également,
l’année suivante, la proposition d’un mariage avec le duc d’Alençon, le dernier
fils de Catherine de Médicis1. Si l’année 1572 voit la signature du traité de Blois
(en avril), cette alliance défensive qui stipule que ni la France ni l’Angleterre
n’apporteront leur soutien aux pays étrangers qui attaqueraient l’un d’eux – la
France acceptait donc de ne pas intervenir en faveur de Mary Stuart en Écosse –,
elle voit aussi le massacre de la Saint Barthélémy (en août) et l’augmentation
des factions pro-catholiques en France. Walsingham ne tarde pas à être rappelé
en Angleterre auprès de la reine pour y devenir son Secrétaire d’État (1573),
puis son chef de la sécurité (1577) ; ainsi abandonne-t-il ses fonctions
d’ambassadeur et d’administrateur pour celles d’homme d’État et de Spymaster.

Au service de sa Majesté : l’art de déjouer les complots


pro‑catholiques

La montée en puissance de la Mission catholique en Angleterre


Dans les années 1570, Walsingham s’occupe essentiellement des affaires
internationales, de l’éventuel mariage de la reine avec le duc d’Anjou et de
l’épineuse question des Pays-Bas. Or, en novembre 1577, avec l’exécution publique
du prêtre catholique Cuthbert Mayne, partisan pur et dur de la Contre-Réforme
et très actif politiquement, Walsingham prend conscience de la présence croissante
des prêtres missionnaires en Angleterre et du danger grandissant qu’ils
représentent. Plusieurs missions catholiques ont été créées, à Douai et à Reims,
ainsi qu’aux Pays-Bas, pour y éduquer les émigrés catholiques qui viennent des
universités anglaises. Le fondateur de la Mission de Douai puis de son séminaire,
William Allen, instaure alors le modèle du prêtre missionnaire, lequel a pour
mission de relancer la Contre-Réforme en se rendant directement chez les
1. Sept ans plus tard, en 1578, Catherine de Médicis propose à nouveau son dernier fils, le
duc d’Alençon, pour une alliance entre la France et l’Angleterre. Élisabeth I est dans sa
quarante-sixième année et Walsingham, qui exerce alors les hautes fonctions de Secrétaire
d’État et qui craint que la reine ne meure en accouchant, n’œuvre pas en faveur de ce
mariage qui, lui non plus, n’aboutit pas. Voir ibid., pp. 115-125. Voir aussi Simon Adams,
Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », « The Anjou episode,
1578-1581 », Oxford Dictionary of National Biography, op. cit.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

particuliers. Ces prêtres missionnaires voyagent incognito, changeant


régulièrement de vêtements et de chevaux pour effacer leurs traces. En 1580,
William Allen en a déjà envoyé une centaine en Angleterre1. Les catholiques
non exilés, qui jusqu’alors se contentaient de ne pas attirer l’attention sur eux
en adoptant la doctrine de non-résistance, entrent dans une forme de résistance
active, avec l’espoir que Mary Stuart finira par prendre la place d’Élisabeth I.
Cette radicalisation du catholicisme en Angleterre contraint Walsingham à
redéfinir ce qu’on entend par « catholique » : ce terme devient synonyme de
traître ; les prêtres catholiques sont alors considérés comme hors-la-loi.
Walsingham s’attache à infiltrer les communautés catholiques, pour arrêter les
missionnaires qui y sèment les germes d’une nouvelle Contre-Réforme et
débusquer les agents crypto-catholiques qui œuvrent pour le compte de Mary
Stuart. Comme le résume clairement John Cooper, « l’arrivée de la Mission
anglaise mena Walsingham dans les méandres obscurs des complots et des
traquenards, des délateurs et des renégats, des messages chiffrés et des pratiques
intégrant la torture2 ». Walsingham met tout en œuvre pour faire échouer les
conspirations qui ne visent pas moins que la vie de sa reine. Il en déjoue un
certain nombre, les plus célèbres étant les complots Throckmorton et Babington.

Le complot Throckmorton (1583) et le « Bond of Association »


Francis Throckmorton n’était sans doute qu’un simple exécutant, obéissant
aux instructions qui venaient de Paris et de Madrid. Il est recruté par Claude
de Courcelles, de l’ambassade de France à Londres, pour effectuer une mission
dangereuse : acheminer la correspondance secrète entre Marie Stuart et ses
sympathisants anglais. Walsingham est informé de la chose par son agent
Laurent Feron qui, en poste à l’ambassade, a accès au contenu de la valise
diplomatique de l’ambassadeur Michel de Castelnau. En novembre 1583,
Throckmorton est surpris par les hommes de Walsingham en train d’écrire
une lettre à la reine d’Écosse. Avant d’être exécuté en 1584, il est emprisonné
à la Tour de Londres et, sous la torture, il donne tous les détails du complot qui
devait porter son nom, mais qui, en réalité, avait l’ampleur d’une coalition
franco-hispano-britannique. En bref, il s’agissait de faire coïncider le soulèvement
de l’aristocratie catholique anglaise avec un assaut naval mené par le duc de
Guise et financé par Philippe II d’Espagne, afin de détrôner Élisabeth I en
faveur de Mary Stuart. Le complot et son échec – preuve de la redoutable

1. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 137.


2. Ibid., pp. 128-129, ma traduction (« The coming of the English mission led Walsingham into
a bleak landscape of plots and snares, informers and renegade priests, ciphers and torture »).

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Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I

efficacité des indicateurs et des agents de Walsingham – sont racontés dans un


pamphlet de propagande, écrit par un proche du Spymaster et publié peu de
temps après l’exécution de Throckmorton sous le titre A Discoverie of the Treasons
Practised by Francis Throckmorton. Si l’on en croit Christopher Andrew, ce
pamphlet est la première publication dans l’histoire d’Angleterre à louer
officiellement le rôle des services secrets dans la découverte de la trahison et
dans sa mise en échec1.
En octobre 1583, juste avant l’arrestation de Throckmorton, un dénommé
John Somerville profère publiquement qu’il a pour mission de tuer Élisabeth I.
Il est arrêté pour haute trahison et retrouvé mystérieusement pendu dans sa
cellule. En 1584, Walsingham tire parti de la tentative de régicide de Somerville
et du complot Throckmorton pour promouvoir un sentiment d’unité nationale
et encourager la loyauté envers la reine. Pour prévenir les complots contre
Élisabeth I, il propose de mettre en place un contrat moral, appelé Bond of
Association, qui engage les sujets de la reine à une vigilance constante, une
« vigilante justice2 », les appelant ainsi à défendre Élisabeth I quoi qu’il en coûte.
En conséquence, comme le souligne Jean-Pierre Moreau, « des milliers de
personnes promettent de poursuivre jusqu’à la mort quiconque essaierait d’imposer
un successeur par la violence, ou ce successeur lui-même, qu’il cautionne ou non
le coup de force. Marie Stuart est évidemment visée3 ». Lorsque la reine d’Écosse
elle-même signe ce contrat pour prouver sa bonne foi, Walsingham sait que
cette signature vaut de l’or : ainsi pourra-t-il légalement prendre en défaut Mary
Stuart lorsque ses agents lui apporteront la preuve qu’elle est partie prenante
des complots contre Élisabeth I – ce qui n’allait plus tarder.

Le complot Babington (1586) et la chute de Mary Stuart


En septembre 1585, Walsingham décide d’interdire à Mary Stuart – assignée
à résidence en Angleterre – d’utiliser la valise diplomatique de l’ambassade de
France à Londres pour envoyer et recevoir sa correspondance. Un jeune catholique
du nom de Gilbert Gifford se présente à elle en lui proposant de faire passer ses
lettres incognito dans des tonneaux de bière. La reine d’Écosse le prend à son
service, sans se douter qu’il œuvre pour le Spymaster. En mai 1586, après des
mois de surveillance et de décryptage – toutes les lettres que Mary Stuart
recevait et envoyait passaient par les services de Walsingham et étaient décryptées

1. Christopher Andrew, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English Intelligence »


(Chapter 10), in Secret World : A History of Intelligence, New Haven, Yale University Press,
2018, pp. 174-175.
2. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 196.
3. Jean-Pierre Moreau, L’Angleterre des Tudors, op. cit., p. 134.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

par Thomas Phelippes –, les hommes du Spymaster ont la preuve écrite que
Mary Stuart a donné sa bénédiction au complot Babington qui, comme celui
de Throckmorton, prévoyait de faire coïncider soulèvement catholique anglais
et intervention de forces militaires étrangères, mais envisageait aussi clairement
l’évasion de la reine d’Écosse – ce dont Babington avait la charge personnelle – et
l’assassinat d’Élisabeth I. Comme le précise John Cooper dans The Queen’s
Agent, la chute de Mary Stuart est étroitement liée non seulement à l’interception
de documents cryptés, mais aussi à leur habile décryptage. Pour correspondre
avec Anthony Babington, la reine d’Écosse utilisait un alphabet chiffré assez
sophistiqué1. Avant d’être exécuté, Francis Throckmorton avait révélé l’identité
de l’excellent chiffreur – et déchiffreur – au service Mary Stuart, celui que l’on
considérait comme l’éminence grise de la résistance catholique établie à l’étranger
dans les années 1580 : Thomas Morgan. Ce dernier aurait créé quarante alphabets
différents pour la reine d’Écosse2. De son côté, Walsingham a son propre
cryptanalyste en la personne de Thomas Phelippes, ainsi qu’un talentueux
faussaire du nom d’Arthur Gregorye, capable de refaire un sceau à la cire de
sorte que personne ne se doute que le pli a été ouvert3. Ainsi la correspondance
entre Mary Stuart et Anthony Babington peut-elle être déchiffrée, voire
truquée – Walsingham fit ajouter un post-scriptum dans une lettre de Mary
Stuart à Babington, postscriptum dans lequel la reine d’Écosse demandait à
connaître le nom des six gentilshommes susceptibles d’assassiner Élisabeth I4.
Il est même probable que la lettre particulièrement incriminante écrite de la
main même de la reine d’Écosse, que Babington devait brûler après lecture et

1. Pour connaître quelques éléments de cet alphabet chiffré, voir John Cooper, The Queen’s
Agent, op. cit., pp. 206-207.
2. Ibid., p. 205. Pour une étude substantielle de la cryptographie, voir Gerhard F. Strasser,
« The rise of cryptology in the European Renaissance », in Karl de Leeuw et Jan Bergstra
(eds.), The History of Information Security : A Comprehensive Handbook, Amsterdam/
Oxford, Elsevier Science, 2007, pp. 277-325.
3. En raison de ses problèmes urinaires récurrents, Walsingham voyait des médecins, comme
John Dee ou Timothy Bright, parallèlement susceptibles de le renseigner sur la chimie
des écritures secrètes et sur son évolution. Timothy Bright, qui partageait la passion de
Thomas Philippes, avait inventé un système d’écriture sténographique basé sur dix-huit
symboles, dont crochets, boucles et lignes faisaient varier la signification, et il avait créé
plus de cinq cents mots spécifiques. Il n’est pas étonnant que Walsingham lui ait demandé
de traduire des passages de l’ouvrage de l’Italien Giovanni Battista della Porta, De Furtivis
Literarum Notis, une étude de la cryptographie. Pour ces questions, voir ibid., pp. 199-206.
4. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », « The
outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary of National
Biography, op. cit. L’intégralité de ce post scriptum est retranscrite dans Christopher
Andrew, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English Intelligence », chapitre cité,
p. 177. On y trouve également une copie de la version manuscrite « originale », résultat du
remarquable travail d’encodeur et de faussaire de Thomas Phelippes, p. 180.

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Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I

qu’il brûla très certainement, ait été remplacée à l’insu de Babington par un
facsimile, puisque l’original put être brandi comme preuve accablante lors du
procès de Mary Stuart.
La correspondance interceptée et décodée de la reine d’Écosse, d’une part,
et la confession de Babington, d’autre part, permettent aux hommes de
Walsingham d’arrêter et de faire exécuter un certain nombre de conspirateurs
catholiques. Quant à Mary Stuart, déclarée coupable d’avoir pris part à un
complot attentant à la vie de la reine d’Angleterre, elle est décapitée en février 1587,
malgré les réticences d’Élisabeth I – ce sont son Conseil privé et Walsingham
qui lui forcent la main. La découverte du complot Babington et la chute de Mary
Stuart sont considérées comme la plus belle réussite de de Walsingham. Mais
le Spymaster allait encore s’illustrer avec le projet d’invasion de l’Espagne.

Le dernier coup de maître de Walsingham :


vaincre l’Invincible Armada (1588)

Au centre des préparatifs contre l’Invincible Armada


Lorsque la menace d’une invasion espagnole par la mer se précise – elle
couve depuis 1584 –, Walsingham met tout en œuvre pour obtenir les
renseignements stratégiques permettant d’organiser la défense anglaise contre
l’imposante flotte de Philippe II, appelée – à tort comme l’issue allait le
prouver – l’Invincible Armada, dont la mission est d’envahir l’Angleterre afin
d’y imposer le catholicisme à nouveau, comme l’avait fait Marie Tudor dont le
roi espagnol avait été l’époux de 1553 à 1558. Walsingham, outre sa foi protestante
et son dévouement pour son pays, a un intérêt tout personnel à faire échouer
l’invasion espagnole : sa vie même est en jeu. Car si le but de Philippe II est de
rétablir le catholicisme comme religion officielle et de récupérer le contrôle
complet des Pays-Bas, et s’il entend se faire dédommager des actes de piraterie
commis contre les vaisseaux espagnols, il exige également l’exécution du
Spymaster1.
Dès avril 1586, soit quelques jours à peine après que le roi d’Espagne lui-
même a eu connaissance du document original, Walsingham, grâce à son
excellent agent Antony Standen – connu sous le nom de Pompeo Pellegrini –,
dispose d’une copie du rapport du Marquis de Santa Cruz, lequel était supposé
piloter l’opération en Espagne et ne prévoyait pas moins de cent cinquante
navires de guerre, sans compter les bateaux censés transporter l’artillerie, les

1. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., pp. 305-306.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

chevaux de la cavalerie et une infanterie se montant à cinquante-cinq mille


hommes, soit une flotte de cinq cent dix embarcations au total1. Walsingham
et le comte de Leicester – Robert Dudley – convainquent la reine d’envoyer
l’ancien corsaire Francis Drake torpiller une partie de la flotte espagnole avant
qu’elle ne prenne la mer : c’est le raid de Cadiz en avril 1587, un coup de maître
qui retarde la mise à l’eau de la flotte, donnant ainsi plus de temps aux Anglais
pour qu’ils préparent leur défense. Drake, qui a pris conscience de l’ampleur
des préparatifs espagnols, ne se fait aucune illusion sur la capacité de la flotte
espagnole à se reconstituer et à envahir l’Angleterre, et il alerte Walsingham
en ce sens. Le Spymaster entend bien l’avertissement, mais il reçoit des rapports
contradictoires de ses agents et ne parvient pas à savoir où l’Invincible Armada
projette d’aborder (sur une côte du Kent ? sur l’île de Wight ? sur l’île de Thanet ?
était-ce vraiment sûr qu’elle finirait par lever l’ancre ?) – son agent Sir Edward
Stafford était, en fait, un agent double au service de Philippe II2. Le 24 juillet
1588, Walsingham, sans préciser par quels canaux il a obtenu cette information
cruciale, est enfin en mesure d’écrire à Henry Radcliffe, préfet et capitaine de
Portsmouth : « We have certainlie discovered that their whole Plott and Desseigne
is against the Cittie of London3 » (nous avons découvert, avec certitude, que le
but final de leur manœuvre est d’attaquer la ville de Londres). Les forces anglaises
sont donc rassemblées sur la rive nord de la Tamise, à Tilbury, où les 8 et 9 août
1588 Élisabeth I en personne vient galvaniser son armée4. Avec une météo qui
joue en leur faveur, les navires anglais parviennent à disperser la flotte espagnole
qui fait marche arrière, remportant ainsi la victoire.

L’après Armada
La victoire anglaise est célébrée en grande pompe – l’année 1588 correspond
également à la trentième année du règne d’Élisabeth I – et immortalisée par le

1. Ibid., p. 296.
2. À ce sujet, voir ibid., pp. 307-307.
3. Cité dans Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir
Francis », « The outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary
of National Biography, op. cit. La citation provient de Simon Adams (ed.), « The Armada
correspondence in Cotton MSS Otho E VII and E IX », The Naval Miscellany, ed. M. Duffy,
Navy RS, 6, 2003, pp. 37-92.
4. Son discours, connu sous le nom de « discours de Tilbury », est resté célèbre, notamment
pour ce passage : « I know I have the body but of a weak and feeble woman, but I have the
heart and stomach of a King, and of a King of England too » (je sais que mon corps n’est
que celui d’une faible femme sans défense, mais j’ai le cœur et l’estomac d’un roi, et d’un
roi d’Angleterre qui plus est), in Victor Stater, The Political History of Tudor and Stuart
England : A Sourcebook, London and New York, Routledge, 2002, p. 125.

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Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I

célèbre tableau attribué à George Gower, Portrait of Elizabeth I of England, the


Armada Portrait1, où l’on voit, en arrière-plan, deux tableaux dans le tableau,
qui montrent l’avant et l’après, le départ, puis la déroute, de l’Invincible Armada.

Portrait of Elizabeth I of England, the Armada Portrait, attribué à George Gower, c. 1588,
National Portrait Gallery, Londres / Wikimedia Commons

Mais Walsingham, qui n’a pas ménagé sa peine et dont les agents ont joué
un rôle crucial, demeure dans l’ombre. Le tableau de Gower qui contribue au
culte de la reine (jeunesse éternelle, étoffes chatoyantes et raffinées, perles en
abondance, attributs du pouvoir) créé un contraste saisissant avec le portrait
de Walsingham, réalisé quelques années plus tôt par John de Critz2 : vêtu de
noir – comme à son habitude –, le visage déjà marqué par le temps, le Spymaster
renvoie une image d’austérité, teintée peut-être d’une certaine lassitude3.

1. Portrait of Elizabeth I of England, the Armada Portrait, attribué à George Gower, c. 1588,
huile sur panneau de bois, 105 x 133 cm, National Portrait Gallery, Londres.
2. Le peintre était employé par Walsingham : il devait acheter pour lui des œuvres d’art en
Europe, mais il est probable qu’il était aussi un de ses agents. Voir à ce sujet John Cooper,
The Queen’s Agent, op. cit., pp. 289-291.
3. Sir Francis Walsingham, John de Critz the Elder, c. 1585, huile sur panneau de bois,
76,2 x 63,5 cm, National Portrait Gallery, Londres.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Sir Francis Walsingham, par John de Critz the Elder, c. 1585,


National Portrait Gallery, Londres / Wikimedia Commons

Épuisé par des années de bons et loyaux services, Walsingham est rattrapé
par ses problèmes de santé – dérèglements urinaires ? diabète ? calculs rénaux ? – et
doit se mettre en retrait. Sa dernière action dans la sphère politique, attestant une
fois encore de son inébranlable foi protestante, est sans doute d’intervenir auprès
d’Élisabeth I, après l’assassinat du roi Henri III – anciennement duc d’Anjou – en
août 1589, pour la convaincre d’apporter son soutien au roi de Navarre, de confession
protestante, nouvellement couronné Henri IV, roi de France1. Le 6 avril 1590, la
maladie a raison de lui : il décède dans sa maison, à Seething Lane, dix-huit mois
après l’épuisant épisode de l’Invincible Armada. Il est enterré en toute discrétion,
sans cérémonie officielle, dans la même tombe que son gendre, Sir Philip Sidney,
dans la cathédrale Saint-Paul à Londres. Une tablette en bois présente un résumé
de sa carrière en latin, résumé qui lui rend hommage pour avoir contribué à la
sécurité et à la paix de son pays ; on y lit également un poème en anglais, écrit en
pentamètres iambiques, qui prend la forme d’un acrostiche et renvoie plus
spécifiquement à son travail de Spymaster, comme dans les quatre vers qui suivent :

In foreign countries their intents he knew,


Such was his zeal to do his country good,
When dangers would by enemies ensue,
As well as they themselves he understood2.

1. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », « The
outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary of National
Biography, op. cit.
2. Cité dans John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 324. La tombe où étaient enterrés
Sidney et Walsingham ainsi que la tablette en bois dédiée à Walsingham furent détruites

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Sir Francis Walsingham (1532-1590), « spymaster » de la reine Élisabeth I

(Des pays étrangers il perçait les desseins,


Tel fut son zèle au service de son pays,
Et quand les ennemis ourdissaient des complots
C’est aussi bien qu’eux-mêmes qu’il les comprenait.)

L’investissement de Sir Francis Walsingham auprès de la reine Élisabeth I


et de son pays, d’abord en tant qu’ambassadeur, puis en tant que Secrétaire
d’État et chef de la sécurité, ne fait aucun doute. Cet investissement nous apparaît
d’autant plus remarquable aujourd’hui que Walsingham n’avait pas de « services
secrets » à proprement parler, c’est-à-dire pas d’organisation institutionnelle
sur laquelle il pouvait s’appuyer : il comptait sur son propre réseau relationnel
et recrutait lui-même ses secrétaires et ses agents. Ces derniers, venant de
milieux sociaux très divers – de l’aristocratie mais aussi des bas-fonds londoniens –,
n’étaient pas les rouages d’une machine étatique mais des électrons libres,
œuvrant pour le compte d’un homme spécifique, le Spymaster. Walsingham
les payait souvent de sa poche quand l’argent de la Couronne ne suffisait pas,
ce qui explique en partie les dettes qu’il avait accumulées et qu’il ne fut pas,
malgré ses efforts, en mesure de rembourser1. Nuls quartiers généraux dédiés
au renseignement à l’époque élisabéthaine, si ce n’est chez Walsingham lui-
même, où il conservait tous ses documents. À sa mort, on ne compta pas moins
de soixante-huit chevaux dans l’écurie de sa demeure de Barn Elms, témoignage
de l’impressionnant système postal qu’il avait lui-même mis à la disposition de
ses agents2.
Aussi, quiconque se trouve face à l’un des derniers portraits de la reine,
The Rainbow Portrait of Queen Elizabeth I3, ne peut le regarder de la même façon
s’il a connaissance de l’important travail accompli dans l’ombre par Walsingham
au service de sa Majesté. Les yeux et les oreilles qui sont brodés sur l’étoffe

par le grand incendie de 1666. La plaque commémorative qui les a remplacées ne


mentionne que le nom de Sidney. La traduction qui suit la citation est la nôtre (le rythme
du pentamètre iambique a été rendu par des alexandrins, mais les rimes ont été perdues).
1. Si l’on en croit Allan Haynes, en effet, la Reine ne se montrait guère généreuse envers les
espions qui travaillaient à son service (voir Alan Haynes, Invisible Power : The Elizabethan
Secret Services, 1570-1603, Stroud, Alan Sutton, 1992, p. 157).
2. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 47.
3. The Rainbow Portrait of Queen Elizabeth I, attribué à Isaac Oliver, entre c. 1600 et c.
1602, huile sur toile, 127 x 99,1 cm, collection du Marquis de Salisbury, Hatfield House,
Hertfordhire. Ce portrait aurait été commandé par Sir Robert Cecil (le fils de Sir William
Cecil, Lord Burghley) qui finit par reprendre en main le réseau d’espionnage mis en
place par Walsingham après les années de flottement qui suivirent la mort du Spymaster
(voir à ce sujet Christopher Andrew, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English
Intelligence », chapitre cité, pp. 185-190).

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

orangée de la robe de la souveraine, métonymies symboliques de son omniscience1,


n’auraient sans doute pas lieu d’être sans le formidable réseau de renseignement
mis en place des années plus tôt par Sir Francis Walsingham.

Pascale Drouet

Ouvrage cités

Adams, Simon (ed.), « The Armada correspondence in Cotton MSS Otho E VII and E IX »,
The Naval Miscellany, ed. M. Duffy, Navy RS, 6, 2003, pp. 37-92.
Adams, Simon, Bryson, Alan, et Leimon, Mitchell, entrée « Walsingham, Sir Francis »,
Oxford Dictionary of National Biography, Oxford, OUP, https://doi-org.ezproxy.
bu.edu/10.1093/ref:odnb/28624.
Andrew, Christopher, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English Intelligence »
(Chapter 10), in Secret World : A History of Intelligence, New Haven, Yale University
Press, 2018, pp. 158-190.
Cooper, John, The Queen’s Agent : Sir Francis Walsingham and the Rise of Espionage in
Elizabethan England, New York, Pegasus Book, 2012.
Cottret, Bernard, La Royauté au féminin : Élisabeth Ire d’Angleterre, Paris, Fayard, 2009.
Greenblatt, Stephen, « Who Killed Christophe Marlowe ? », The New York Review of Books,
2006 Apr. 6, 53(6), pp. 42-46.
Haynes, Alan, Invisible Power : The Elizabethan Secret Services, 1570-1603, Stroud, Allan
Sutton, 1992.
Haynes, Alan, Walsingham : Elizabethan Spymaster & Statesman, Stroud, The History
Press, 2004.
Machiavel, Le Prince [Il Principe, 1532], trad. Jean Anglade, préface de Raymond Aron,
Paris, Le Livre de Poche, 1983.
Moreau, Jean-Pierre, L’Angleterre des Tudors (1485-1603), Paris, Ophrys-Ploton, 2000.
Read, Conyers, Mr Secretary Walsingham and the Policy of Queen Elizabeth, 3 volumes,
Oxford, Clarendon Press, 1925.
Stater, Victor, The Political History of Tudor and Stuart England : A Sourcebook, London
and New York, Routledge, 2002.
Strasser, Gerhard F., « The rise of cryptology in the European Renaissance », in Karl de
Leeuw et Jan Bergstra (eds.), The History of Information Security : A Comprehensive
Handbook, Amsterdam/Oxford, Elsevier Science, 2007, pp. 277-325.

1. Pour une analyse détaillée de la valeur symbolique des attributs de la Reine dans ce
portrait, voir la contribution, dans ce même tome, d’Yves-Michel Marti.

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LES MARCHANDS DE LUMIÈRE
DE LA RENAISSANCE ÉLISABÉTHAINE :
COMMENT LE RENSEIGNEMENT
NOURRIT L’INNOVATION ?

Yves-Michel Marti1

Au début de l’ère élisabéthaine, l’Angleterre est un pays pauvre. Elle a trois


fois moins d’habitants que l’Espagne et cinq fois moins que la France. Le pays
est arriéré sur le plan des technologies et n’a quasiment pas d’armée permanente.
La dette représente un an du budget de l’État, alors que les rivaux de l’Angleterre
sont richissimes. Le Portugal contrôle les routes maritimes de l’Asie et tire des
revenus gigantesques du commerce des épices. L’Espagne contrôle les routes
maritimes des Amériques et importe des tonnes d’or du Pérou. Le pape Pie V
a excommunié la reine Elisabeth et soutient des complots pour l’assassiner.
L’Angleterre est un état paria à la périphérie d’une Europe catholique.
Or c’est sous le règne d’Elisabeth I (1558-1603) que sont amorcés la Révolution
industrielle et l’Empire britannique. Sir Francis Bacon (1561-1626) est une des
figures clés de ce renouveau :
— comme épistémologue, il est le père de la démarche empirique en sciences.
Il a influencé Descartes2 et inspiré l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert3.
Kant lui a dédié sa Critique de la raison pure ;

1. In Memoriam. Je désire honorer ici le professeur Stevan Dedijer (1911-2004), pionnier de


l’intelligence économique, pour sa science qu’il partageait avec gentillesse et générosité.
C’est lui qui a suscité ma curiosité pour Francis Bacon et pour le portrait de l’arc-en-ciel de
la reine Elisabeth.
2. Robert Arnăutu, “Early Modern Philosophy of Technology : Bacon and Descartes”, PhD,
Thesis, Central European University, Hungary 2013, p. 155.
3. « À la tête de ces illustres personnages doit être placé l’immortel chancelier d’Angleterre,
François Bacon… on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus
éloquent des philosophes ». Jean d’Alembert, Discours préliminaire à l’Encyclopédie, 1751.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

— comme juriste, il a inspiré le Code napoléonien1 et il est considéré comme


le père de la jurisprudence moderne2 ;
— il a influencé les rosicruciens et les francs-maçons3, en particulier avec la
lumière comme symbole du savoir. Il est l’inventeur de l’expression
« Marchands de Lumière » ;
— et il a été le premier à formaliser le « cycle du renseignement4 » et à l’orienter
vers l’innovation scientifique et technique.
Francis Bacon a vécu plusieurs vies. Il a été courtisan, avocat, politicien,
conseiller et ministre d’Elisabeth I et de son successeur James I. Puis il a été
philosophe, chercheur scientifique et écrivain de génie. Notre thèse est que l’on
n’a pas accordé assez d’attention à une troisième vie de Francis Bacon où il a
pratiqué, utilisé ou observé le renseignement. Nous pensons que cela l’a amené
à:
— s’intéresser aux finalités de l’acquisition des connaissances, par opposition
à la philosophie aristotélicienne, pour qui les idées valent par elles-mêmes ;
— développer sa méthode d’induction, en partant des faits pour arriver à des
« modèles mentaux » utiles à la décision.
— à s’intéresser aux biais cognitifs qui provoquent des erreurs de raisonnement
et de jugement ;
— à être le premier à décrire une approche taylorienne de la production de
la connaissance et de l’information stratégique dans son ouvrage New
Atlantis5.
Ainsi, pour bien comprendre l’œuvre de Francis Bacon, il faut aussi s’y
intéresser sous l’angle du renseignement.

Le renseignement selon Francis Bacon

Chez les Bacon, le renseignement était une affaire de famille. En effet :


— il était le fils de Sir Nicholas Bacon, le garde des sceaux de la reine Elisabeth,
un poste qui signifiait une confiance totale de la part de la souveraine ;
— son oncle était William Cecil, baron Burghley, le premier des patrons du
renseignement d’Elisabeth I ;

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Bacon#Influence
2. Ibid.
3. “It is also believed by the Rosicrucian organisation AMORC that Bacon would have… inspired
a colony of Rosicrucians led by Johannes Kelpius to journey across the Atlantic… and move on
to Pennsylvania in the late 17th century”. https://en.wikipedia.org/wiki/New_Atlantis
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
5. Francis Bacon, New Atlantis, 1626.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

— son frère aîné, Anthony Bacon, dont il était très proche, était un agent de
Sir Francis Walsingham et ensuite de Robert Devereux, comte d’Essex,
tous les deux chefs de services de renseignement de la reine1.
Francis Bacon a été très jeune en contact avec les plus hauts décideurs. À
l’université de Cambridge, son tuteur particulier fut John Whitgift, le futur
archevêque de Canterbury. La reine Elisabeth elle-même le félicitait pour sa
précocité et ses études brillantes.
Suivant une tradition très britannique, son père l’envoya à seize ans vivre
à Paris dans la famille de Sir Amias Paulet, l’ambassadeur anglais en France.
Il y effectua divers travaux diplomatiques et découvrit les enjeux politiques de
la France d’Henri III. Il réalisa aussi quelques missions de renseignement pour
Sir Walsingham, le baron Burghley, pour la reine elle-même, ainsi que pour
son favori Robert Dudley.
Les instructions2 qu’on lui donna furent de ne pas chercher à obtenir du
renseignement, mais de se construire des modèles mentaux3 du fonctionnement
des lieux de pouvoir dans les pays étrangers qu’il visita. Le résultat fut une
monographie, l’ouvrage Notes on the State of Christiendom (Notes sur l’état de
la chrétienté).
Son frère Anthony Bacon faisait du renseignement de terrain et partageait
ses informations avec son cadet. Il voyageait dans toute l’Europe, se constituant
un précieux réseau d’amis et d’agents. Il devint l’ami personnel d’Henri de
Navarre – le futur roi de France Henri IV –, du philosophe Michel de Montaigne,
du théologien protestant Théodore Beza et du secrétaire d’État espagnol Antonio
Perez – ce dernier fera ensuite défection en Angleterre apportant avec lui de
précieux renseignements et documents45. Recruté et géré par Anthony, un espion
du nom de Standen avait réussi à placer un agent dans l’entourage proche de
l’amiral Santa Cruz, commandant la flotte espagnole. Les plans de l’Armada

1. Oxford Dictionary of National Biography.


2. « Lastly, for the Government, your end must not be like an Intelligencer, to spend all your time
in fishing after the present News, Humours, Graces, or Disgraces Of Court, which happily may
change before you come home ; but your better and more constant ground will be, to know the
Consanguinities, Alliances, and Estates of their Princes ; Proportion between the Nobility and
Magistracy ; the Constitutions of their Courts of Justice ; the state of the Laws, as well for the
making as the execution thereof ; How the Sovereignty of the King infuseth itself into all Acts
and Ordinances ; how many ways they lay Impositions and Taxations, and gather Revenues to
the Crown. ». William T. Smedley. The Mystery of Francis Bacon, Robert Banks & Son, 1912,
chapitre xi.
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Mental_model
4. Geoffroy d’Aumale et Jean-Pierre Faure, Guide de l’espionnage et contre-espionnage.
Histoire et techniques, Le Cherche Midi, 1998.
5. Alan Haynes, The Elisabethan Secret Services, The History Press, 2009.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

étaient lus par Walsingham à peine quelques jours après que le roi d’Espagne
Philippe II y ait accès1 !
Cette expérience du renseignement a enrichi la pensée de Francis Bacon.
Cela l’a conduit a formuler des maximes qui illustrent les étapes du cycle du
renseignement moderne2 :
— la nécessité du renseignement : « Knowledge is power » (La connaissance
c’est la puissance, ou savoir c’est pouvoir) ; « Intelligence is the light of the
state » (Le renseignement est la lumière de l’État) ; « The glory of God is to
conceal a thing, but the glory of the king is to find it out » (La gloire de Dieu
est de cacher les choses, celle du roi est de les trouver) ;
— savoir poser les bonnes questions : « A prudent question is one-half of
wisdom » (Une question avisée est déjà la moitié de la sagesse) ; « Who
questions much, shall learn much, and retain much » (Qui questionne
beaucoup, apprend beaucoup et retient beaucoup) ;
— les techniques d’interview : « Scientiam dissimulando simulavit » (Feindre
l’ignorance) ; « Tell a lie and find a truth » (Prêcher le faux pour savoir le vrai) ;
— la necessité de l’analyse et de la désinformation : « It is an immense ocean
that surrounds the island of Truth » (C’est un immense océan qui entoure
l’île de la Vérité).
Les textes de Francis Bacon évoquent souvent des processus du renseignement.
Ainsi, il distingue trois niveaux de secret : le secret, la dissimulation et la
simulation3. Il avait bien conscience que l’excès de désinformation pouvait nuire
à l’émetteur, et il nous met en garde dans ses Essays sur la dissimulation, car
elle détruit la confiance4. Ce serait d’ailleurs Francis Bacon qui aurait inventé
le terme de « taupe » pour désigner un agent de renseignement infiltré5.
De plus, Francis Bacon s’est passionné pour la cryptologie. Il pensait que
c’était une science légitime car elle permettait d’assurer la sécurité des informations
sensibles pour les gouvernements et pour les scientifiques6. Il a inventé un
système de chiffrement original basé sur un codage binaire des lettres de
l’alphabet, tout comme les ordinateurs d’aujourd’hui. La même lettre pouvait
s’écrire sous deux typographies très semblables mais légèrement différentes

1. John Cooper, The Queen’s Agent : Francis Walsingham at the Court of Elisabeth, Faber &
Faber, Kindle Edition. p. 268.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
3. Francis Bacon, “Of Simulation and Dissimulation” in The Essays & Counsels, Civil and
Moral, 1597.
4. Ibid.
5. Jean-Paul Brunet, « Le langage du secret, des mots pour (ne pas) le dire », in Les cahiers de
la sécurité intérieure, IHESI, 1997, p. 92.
6. Gerhard Strasser. “The rise of cryptology in the European renaissance” in The History of
Information Security : A Comprehensive Handbook, Elsevier 2007.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

pour ne pas attirer l’attention (cf. illustration ci-dessous1). Parfois la nuance


typographique est si subtile qu’il faut une loupe pour en repérer les différences.
Un caractère écrit dans une typographie représentait un « 0 » binaire et dans
l’autre un « 1 ». Francis Bacon est donc un des précurseurs du code Morse des
transmissions et du codage binaire des ordinateurs2 !

Francis Bacon, The Works of Francis Bacon, Baynes and Son, tome 7, 1824, p. 288.

Francis Bacon fut le premier à définir ce qu’est un chiffre de qualité3.


Celui-ci doit avoir trois caractéristiques : il doit être facile à lire et à écrire ; il
doit être difficile à détecter ; et il ne doit pas générer de suspicion au cas où celui
qui l’intercepte recherche un message secret.

Un message pour la reine : le portrait de l’arc-en-ciel

Ce portrait célèbre aurait été offert à la reine Elisabeth I par Robert Cecil,
patron du renseignement royal, probablement à l’inspiration de Francis Bacon4.
Ce portrait comporte de nombreux symboles et messages allégoriques qu’à
l’époque tout le monde pouvait comprendre, même les illettrés. En effet,
Elisabeth I maîtrisait sa communication et organisait très précisément les
messages qu’elle voulait faire passer à son peuple, à ses courtisans et à l’étranger5.

1. G. Strasser, op. cit.


2. https://www.fbrt.org.uk/bacon/baconian-history/
3. Richard Deacon, John Dee. Scientist, geographer, astrologer & secret agent to Elisabeth I,
Frederick Muller 1968, p. 240.
4. Stevan Dedijer, “The Rainbow Scheme. British Secret Service and Pax Britannica”, in Clio
goes spying. Eight essays on History of Intelligence, Wilhelm Agnell and Bo Huldt editors,
University of Lund, Sweden, 1983.
5. Susan Frye, Elisabeth I, The competition for Representation, Oxford University Press, 1993.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Le professeur Stevan Dedijer en a fait une analyse détaillée1, aussi nous en


reprendrons seulement les points principaux.

The Rainbow Portrait of Queen Elisabeth I, attribué à Isaac Oliver, entre c. 1600 et c. 1602,
Collection du Marquis de Salisbury, Hatfield House, Hertfordhire / Wikimedia Commons

Symboles d’autorité :
— l’autorité divine : « Non sine sole iris » (Pas d’arc-en-ciel sans le soleil).
Elisabeth tient dans sa main l’arc-en-ciel qui symbolise l’autorité divine.
Cela fait référence à l’histoire biblique de Dieu montrant son arc-en-ciel à
Noé après le déluge ;
— l’autorité spirituelle. L’arc-en-ciel est une allusion aux couleurs représentant
les étapes de la transmutation des alchimistes : la purification, l’illumination
et la perfection.

1. S. Dedijer, op. cit.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

Symboles de pouvoir et de force :


— le gantelet en fer à droite du cou représente la force. Il indique qu’Elisabeth
est prête à se battre s’il le faut ;
— une croix faite de cercles. C’est une représentation du cosmos : le terrain
naturel pour l’expansion économique de l’Angleterre. C’est l’expression
d’un des axes de la stratégie expansionniste d’Elisabeth ;
— la robe couleur dorée symbolise la richesse. Elle est ornée de pensées, fleurs
qui ne fleurissent qu’au printemps et qui symbolisent une renaissance ;
— le portrait a été réalisé lorsqu’Elisabeth avait soixante-sept ans. Or elle se
fait représenter sous les traits de la jeunesse. C’est un symbole d’invincibilité.

Symboles de renseignement :
— de nombreux yeux et oreilles (symboles allégoriques du renseignement)
sont brodés sur son manteau (symbole de protection et de prospérité) ;
— les yeux et les oreilles sont nombreux et le gantelet est de petite taille. Cela
signifie que le renseignement permet d’économiser la force ;
— les plis de la robe représentent des bouches fermées (symbole du secret).
Nous avons là l’expression graphique de la fameuse devise d’Elisabeth :
« Video Et Taceo » (Je vois et je ne dis rien) ;
— elle porte un voile. Cela signifie qu’elle peut voir sans être vue ;
— le voile est orné de perles, symbole de pureté. Cela signifie qu’elle exerce
sa surveillance avec des intentions pures. Elisabeth avait dit :« I have no
desire to make windows into men’s souls. » (Je n’ai pas le désir d’ouvrir des
fenêtres dans l’âme des gens). ;
— une aigrette sur la tête est un symbole de vigilance ;
— le gros serpent sur sa manche gauche est le symbole de l’intelligence pratique
de Lucifer. Le serpent est enroulé sur lui-même, ce qui est un symbole de
la complexité ;
— quel que soit l’angle sous lequel on regarde le tableau, on a l’impression
que la reine nous regarde (impression d’omniscience).

Ce portrait résume en une seule image un ensemble de concepts qu’il faut


une page pour énumérer. Quelle force et quelle concision dans l’expression ! Il
est rare de voir des décideurs afficher ainsi leur intérêt pour le renseignement.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Le renseignement, inspiration pour la philosophie des sciences


de Bacon

Francis Bacon a soutenu à de nombreuses reprises que la connaissance doit


avoir des applications pratiques et qu’elle doit être orientée vers le bien commun.
Nous pensons que cette attitude est la conséquence des trois premières étapes
de sa vie.
— Sa formation à l’université de Cambridge. Il y a suivi un enseignement
médiéval et scolastique. Le cursus académique couvrait l’étude des textes
d’Aristote : dialectique, grammaire et rhétorique. Les débats (disputations)
commençaient par des sophismes et se concluaient par des démonstrations
de vérités (les propositions d’Aristote), grâce à une série de syllogismes1.
La critique de Francis Bacon était féroce. Premièrement, pour Aristote, les
idées primaient sur l’observation des faits. Il soutenait par exemple que les
femmes ont moins de dents que les hommes. « Il s’est marié deux fois, mais
il ne lui est jamais venu à l’idée d’ouvrir la bouche de ses femmes et de compter
leurs dents23 » ! Deuxièmement, ces analyses n’avaient pas d’intérêt pratique4.
Francis Bacon a payé de sa vie sa passion pour la vérification expérimentale,
car il est mort de pneumonie en réalisant une expérience de congélation
de poulet5 !
— Son expérience du renseignement. Le cœur du renseignement est de répondre
à des questions de décideurs en se basant sur l’observation des faits, d’analyser
en évitant les biais cognitifs et de proposer des recommandations d’action.
— Son expérience juridique d’avocat et de procureur : partir des faits et
construire des preuves par le raisonnement, ainsi qu’en témoigne son
rapport sur la trahison du docteur Roderigo Lopez6. Nous pensons que
cette expérience est celle qui a eu le moins d’impact, car Francis Bacon a
très peu plaidé et s’est surtout intéressé aux aspects théoriques de la loi7.

1. Daniel Boorstin, The Seekers, Knowledge Series, Knopf Doubleday Publishing Group,
Kindle Edition, p. 176.
2. Robert Lomas, The invisible college. The Royal Society, Freemasonry and the birth of modern
science, Headline Book Pub Ltd, 2002, p. 17.
3. Bertrand Russell, The impact of Science on Society, Routledge, 2016.
4. « Instead of a fruitful womb for the use and benefit of man’s life, they end in monstrous
altercations and barking questions », Francis Bacon, The Advancement of Learning, Kindle
Edition, Location 458.
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Bacon#Death
6. Francis Bacon, A True Report of the Detestable Treason intended by Dr Roderigo Lopez, 1594.
7. James Spedding, The Life and Letters of Francis Bacon, 1858.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

Dans son ouvrage Novum Organum1 Francis Bacon présente sa nouvelle


méthode d’analyse scientifique. Tout professionnel du renseignement ne peut
que constater que c’est ainsi qu’il travaille au quotidien pour transformer
l’information brute en information élaborée. En voici les éléments principaux :
— démarrer à partir de principes clairs en observant la nature. Bacon
recommande de ne pas se contenter d’examiner celle-ci, mais aussi les
hommes et leurs productions, en particulier les humbles artisans ;
— raisonner par induction à partir des faits bien observés et classés en tables
de présence et d’absence2. C’est une méthode assez similaire à celle de
l’analyse des hypothèses concurrentes inventée par les analystes de la CIA3.
La méthode de Francis Bacon et celle de l’agence de renseignement
américaine ont toutes les deux pour but de minimiser les biais cognitifs
(cf. infra) ;
— expérimenter, passer de la prédiction à l’observation. En science,
l’expérimentation confirme ou infirme la théorie. Dans le management
des entreprises, on applique la méthode Plan-Do-Check-Act4 (Planifier-
Agir-Contrôler-Corriger). Dans le renseignement, on applique le cycle du
renseignement5 qui comporte la mise en œuvre des recommandations par
les décideurs allant parfois jusqu’à la désinformation.
Francis Bacon a été un des précurseurs de l’analyse des biais cognitifs6,
laquelle a pris un essor remarquable ces dernières années. Il les appelle des
idoles car ils faussent le jugement. Il en identifie quatre sortes7 :
— les idoles de la tribu qui sont spécifiques à l’Humanité. Par exemple, le fait
d’être excessivement influencé par des évènements très rares qui ne sont
pas représentatifs ;
— les idoles de la tanière qui sont spécifiques à l’individu. Par exemple, certains
se concentrent sur les différences entre les choses alors que d’autres se
concentrent sur ce qu’il y a de commun ;
— les idoles du marché (le forum) qui sont spécifiques à mauvaise utilisation
du langage. Ce sont des erreurs de communication ;

1. Francis Bacon, Novum Organum, sive Indicia Vera de Interpretatione Naturae, 1620.
2. « In an example he gives on the examination of the nature of heat, Bacon creates two tables,
the first of which he names « Table of Essence and Presence », enumerating the many various
circumstances under which we find heat. In the other table, labelled « Table of Deviation,
or of Absence in Proximity ». https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_scientific_
method#Francis_Bacon’s_eliminative_induction
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_des_hypoth%C3%A8ses_concurrentes
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roue_de_Deming
5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_cognitif#Historique_et_d%C3%A9bats
7. F. Bacon, Novum Organum, op. cit., Section XXXIX.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

— les idoles du théâtre, qui découlent des dogmes de pensées ou des préjugés.
Par exemple, l’ambassadeur du roi Philippe II d’Espagne à Londres,
Bernardino de Mendoza, était tellement agressif qu’il a tenté de faire assassiner
la reine Elisabeth lors du complot Throckmorton. Seules les informations
négatives sur l’Angleterre1 l’intéressaient, avec pour conséquence une grave
sous-estimation des forces anglaises. C’est un exemple du biais cognitif de
confirmation2. Francis Bacon aurait pu dire que Mendoza était victime de l’idole
de la tanière ou du théâtre !

The New Atlantis : le renseignement au cœur de la R&D


et de l’innovation

La Nouvelle Atlantide3 est une nouvelle utopique de Francis Bacon. Écrite


en 1624 mais publiée après sa mort, c’est une sorte de testament, de synthèse
de ses idées sur l’innovation et le renseignement. Il y décrit une île gouvernée
par une organisation appelée la Maison de Salomon. C’est une société orientée
vers la recherche et le développement scientifique. Cependant c’est aussi un
centre de renseignement et d’espionnage45.
Ce livre a eu un retentissement considérable et a été à l’origine de la création
de la Royal Society6, l’institution scientifique la plus prestigieuse du monde,
mais aussi une formidable centrale de renseignement scientifique et technologique.
Pour l’analyste du renseignement voici les concepts clés que l’on peut en
extraire :
— le renseignement est plus important que l’argent ou que le commerce, car
il est la base de la croissance7 ;

1. Spies in Tudor England : The History and Legacy of English Spy Networks during the Tudor
Period, Charles River Editors, Kindle Edition. 2017, Location 713.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_de_confirmation
3. F. Bacon, New Atlantis, op. cit.
4. « to bring them news and intelligence of other countries » : F. Bacon, New Atlantis, op. cit.,
Kindle Location 216.
5. S. Dedijer, op. cit.
6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Royal_Society
7. « We maintain a trade not for gold, silver, or jewels ; nor for silks ; nor for spices ; nor any other
commodity of matter ; but only for God’s first creature, which was Light : to have light (I say)
of the growth of all parts of the world » : F. Bacon, New Atlantis, op. cit., Kindle Edition.
Location 317.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

— l’information brute est une matière première qu’il faut traiter afin d’en
tirer un maximum de valeur ajoutée pratique ;
— le processus de traitement de l’information est clairement défini, de façon
presque taylorienne. Il est comparable à une chaîne de fabrication industrielle ;
— l’activité de renseignement est intégrée à l’activité de R&D et d’innovation ;
— ses spécialistes constituent la noblesse de l’île.

Les spécialistes participant au traitement de l’information sont décrits


ainsi :
— Marchands de lumière (Merchants of Light) : ce sont des espions, envoyés à
l’étranger, sous de fausses nationalités, pour ramener de l’information,
des livres et des instruments. Aujourd’hui, ce sont des agents qui vont
collecter l’information au contact sur le terrain ;
— Déprédateurs (Depredators), qui filtrent l’information dans les livres. De
nos jours, on utiliserait le terme d’Open Sources Intelligence1 (renseignement
d’origine source ouverte) ;
— Hommes du mystère (Mystery-men), qui cherchent à dévoiler les secrets
techniques. Aujourd’hui on les appellerait des spécialistes de la rétro-
ingéniérie2 ;
— Compilateurs (Compilers), qui organisent et structurent la connaissance.
De nos jours, on les appellerait des spécialistes du Knowledge Management3 ;
— Lampes (Lamps) qui suggèrent de nouvelles expériences ;
— Pionniers, qui essaient les nouvelles expériences suggérées par les lampes.
Aujourd’hui on les appellerait des inventeurs ;
— Inoculateurs (Inoculators), qui tentent de les mettre en œuvre et passer de
l’invention à l’innovation ;
— Bienfaisants (Dowry-men ou Benefactors), qui cherchent à appliquer la
connaissance pour le bien commun ;
— Interprètes de la Nature (Interpreters), qui généralisent les travaux des autres.

Un chercheur russe astucieux, Maxim Tsepkov4, a eu l’idée géniale de


décrire le processus de traitement de l’information avec un logiciel de
schématisation de processus. C’est époustouflant (cf. illustration) !

1. Robert David Steele, Open Source Intelligence, Books LLC, 2010.


2. https://en.wikipedia.org/wiki/Reverse_engineering
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Knowledge_management
4. https://mtsepkov.org/Specialization_of_scientists_by_Francis_Bacon

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

dans La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon.


Processus d’élaboration de la connaissance
Maxim Tsepkov.

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

L’audace de la pensée de Francis Bacon est incroyable. Par exemple, il décrit


un centre de recherches sur la désinformation, basée sur l’illusion des sens :
« We have also houses of deceits of the senses ; where we represent all manner of
feats of juggling, false apparitions, impostures, and illusions ; and their fallacies.
And surely you will easily believe that we that have so many things truly natural
which induce admiration, could in a world of particulars deceive the senses, if we
would disguise those things and labour to make them seem more miraculous1 ».
Cette désinformation peut s’appuyer sur :
— la manipulation des images : « We have (…) perspective-houses, where we
make demonstration of all lights and radiations, and of all colours (…) Also
all colourations of light, all delusions and deceits of the sight, in figures,
magnitudes, motions, colours, all demonstrations of shadows (…) We procure
means of seeing objects afar off, as in the heavens, and remote places ; and
represent things near as afar off, and things afar off as near, making feigned
distances. (…) We make artificial rainbows, halos, and circles about light » ;
— la manipulation des sons : « We have (…) soundhouses, where we practise
and demonstrate all sounds and their generation (…) We have also divers
strange and artificial echoes reflecting the voice many times, and as it were
tossing it ; and some that give back the voice louder than it came, some shriller,
and some deeper. Yea some rendering the voice differing in the letters or
articulate sound from that they receive » ;
— la manipulation des odeurs et des saveurs : « We have also perfume houses,
wherewith we join also practices of taste (…) we imitate smells, making all
smells to breathe out of other mixtures than those that give them. We make
divers imitations of taste likewise, so that they will deceive any man’s taste. »
Cela nous fait penser aux logiciels de traitement d’images et de vidéos,
ainsi qu’aux logiciels à base d’intelligence artificielle qui permettent de créer
un film où l’on croit voire un président des Etats-Unis dire des choses idiotes
qu’il n’a jamais dites en réalité2.

1. F. Bacon, New Atlantis, op. cit., Kindle location 550.


2. “Fake Obama created using AI tools to make phoney speeches”, BBC News, 17 juillet 2017.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

La Royal Society : une centrale de renseignement scientifique

L’influence de Francis Bacon a été si forte, que trente-deux ans après sa


mort, des scientifiques se réunissent et créent la Royal Society12 en s’inspirant
des principes de la Nouvelle Atlantide3. Il s’agit probablement de la société savante
la plus prestigieuse au monde. Être un Fellow of the Royal Society vous ouvre
presque autant de portes que d’être un prix Nobel. Difficile de résister à la vanité
de rejoindre des géants des sciences tels que Newton, Darwin, Einstein, d’autant
que son réseau relationnel est très puissant.
Une des premières missions de la Royal Society fut de maîtriser les
technologies du chronomètre. En effet, la mesure précise du temps est
indispensable pour le calcul de la longitude. Sans mesure de longitude, pas de
navigation au long cours ni de maîtrise des océans. Incapables de connaître
leur longitude, les baleiniers, les navires marchands, les navires de guerre et les
bateaux de pirates se regroupaient le long de routes très fréquentées à latitude
constante. Ainsi en 1592, le pirate anglais Sir Walter Raleigh a pu tendre une
embuscade à La Madre de Deus, un énorme galion portugais de retour d’Inde4.
La Royal Society finançait l’envoi d’étudiants dans les universités étrangères
ainsi que des expéditions scientifiques, comme celles de Cook dans le Pacifique
(1768-1779)5. Le mathématicien et astronome hollandais Christiaan Huygens
était l’inventeur du ressort à spirale bien plus fiable que le pendule pour les
chronomètres marins. Bien qu’étranger, il était membre de la Royal Society
anglaise et avait choisi de lui léguer tous ses rapports de recherche à sa mort6.
Comme la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, la Royal Society était un
centre de R&D avec le renseignement dans ses gènes. Ainsi, un de ses fondateurs,
Sir Robert Moray, était un espion écossais à la solde du Premier ministre français,
le cardinal de Richelieu7 ! Le renseignement est aussi au cœur de ses processus.
Ainsi les Queries publiées dans son journal Philosophical Transactions sont un

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Royal_Society
2. “Bacon was a hero to Robert Hooke and Robert Boyle, founders of the Royal Society”. https://
www.britannica.com/biography/Francis-Bacon-Viscount-Saint-Alban/Thought-and-
writings
3. “Salomon’s House was no romantic figment. It became real in England when royal charters
were issued (1662-63) for the Royal Society of London for the Improving of Natural Knowledge
(better known as the Royal Society)”. D. Boorstin, The Seekers, op. cit., p. 179.
4. Sobel, Dava, Longitude, HarperCollins Publishers, Kindle Edition. p. 15.
5. Michael R. Matthews. “Perfecting Mechanical Timekeeping and Solving the Longitude
Problem”, in Innovations in Science Education and Technology book series (ISET), volume 8,
Springer 2000.
6. https://en.wikipedia.org/wiki/Christiaan_Huygens
7. https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Moray

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Les marchands de lumière de la renaissance élisabéthaine

processus de questions/réponses itératif qui est le fondement même du cycle


du renseignement. L’illustration ci-dessous en donne un exemple :

Philosophical Transactions of the Royal Society of London, The Royal Society, 1er janvier 1674

La gestion de l’information y est étonnamment moderne. Le partage de


l’information y est favorisé, afin d’en maximiser la collecte. Ainsi, le roi Charles II,
dans la deuxième charte de la Royal Society, lui accorde la possibilité d’échanger
informations, savoir et intelligence, sans aucune restriction, avec tous les
étrangers1.
Par contre, quand l’information a une grande valeur, c’est alors le secret
qui est imposé. Par exemple, en 1671, Isaac Newton présente à la Royal Society
son télescope à réflexion qui plonge l’assistance dans la stupeur. En plus d’éviter
l’aberration chromatique, l’appareil obtient un meilleur agrandissement que
les télescopes à lentilles, bien qu’il soit de plus petite taille. Le plus grand souci
de la Royal Society est alors d’éviter qu’un étranger ne copie ce télescope2.

Avons-nous régressé depuis l’époque élisabéthaine ? Lorsque l’on voit des


systèmes de renseignement vieux de quatre siècles aussi bien conçus et que l’on
observe l’état des systèmes d’intelligence économique et technologique dans
nos entreprises, on ne peut s’empêcher d’avoir envie d’y inviter Francis Bacon

1. “ full power and authority… to enjoy mutual intelligence and affairs with all and all manner
of strangers and foreigners, wether private or collegiate, corporate or politic, without any
molestation, interruption, or disturbance whatsoever”. Second Charter of the Royal
Society 1663. https://royalsociety.org/~/media/Royal_Society_Content/about-us/history/
Charter2_English.pdf ?la=en-GB
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Isaac_Newton#Optique

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

pour y faire du consulting et y construire des systèmes puissants et pérennes !


Et quelle belle manière de valoriser et de motiver les chercheurs d’information,
les scientifiques ou agents de renseignement, en les appelant du joli nom de
« Marchands de lumière » !
L’enseignement de Francis Bacon que nous semblons avoir oublié est que
le renseignement aide à minimiser l’utilisation de la force. En y accordant sa
priorité, Elisabeth I a pu transformer un pays faible, aux ressources limitées,
en une superpuissance mondiale. Le stratège chinois Sun Tzu a exprimé ce
concept ainsi : « Un bon espion vaut 10 000 soldats ». Aujourd’hui, nous dirions
que le retour sur investissement du renseignement est de 10 000 pour 1 !

Yves-Michel Marti

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LE RENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE
ET TECHNOLOGIQUE À L’ÉPOQUE
ÉLISABETHAINE

Yves-Michel Marti

La stratégie de l’Angleterre à l’époque de la Renaissance était d’unifier les


Îles britanniques et de les protéger grâce à sa marine1. Cette pensée était exprimée
par l’adage « Britain’s best bulwarks are her wooden walls » (les meilleurs remparts
de la Grande-Bretagne sont les murs en bois de ses bateaux). Cette stratégie
avait plusieurs avantages :
— exporter les destructions des guerres hors du territoire national ;
— développer le commerce international, indispensable à la prospérité.
L’explorateur anglais Sir Walter Raleigh disait “Whosoever commands the
sea commands the trade ; whosoever commands the trade of the world commands
the riches of the world, and consequently the world itself” (celui qui commande
la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce du
monde commande les richesses du monde, et par conséquent le monde
lui-même) ;
— le grand danger étant alors l’Espagne de Philippe II qui régnait sur une
partie de l’Europe du Nord, avoir une marine puissante permettait de
contrôler les communications entre l’Espagne et ses provinces flamandes2.

1. “Cecil’s long-term goal was a united and Protestant British Isles, an objective to be achieved by
completing the conquest of Ireland and by creating an Anglo-Scottish alliance. With the land
border with Scotland safe, the main burden of defence would fall upon the Royal Navy, Cecil
proposed to strengthen and revitalise the Navy, making it the centerpiece of English power.”
https://en.wikipedia.org/wiki/William_Cecil,_1st_Baron_Burghley
2. N.A.M. Rodger, The Safeguard of the Sea : A naval History of Britain, Penguin Books, 1997,
p. 195.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Les technologies clés à conquérir

Cependant, le retard technologique anglais sur les Vénitiens, les Espagnols


et les Portugais était encore grand1, particulièrement dans les domaines clés
de la cartographie, de la navigation, de la construction navale et de la fabrication
de canons. Un rattrapage s’imposait, mais était rendu difficile car ces savoirs
étaient considérés comme des secrets d’État et jalousement protégés2.

Cartographie
De bonnes cartes marines étaient indispensables pour s’affranchir de la
navigation côtière et s’aventurer sur les océans. Les ministres d’Elisabeth I
avaient conscience qu’il était impossible d’établir des colonies aux Amériques
sans disposer de cartes précises. Vers 1550, la cartographie anglaise était très
en retard3. Il faudra attendre les années 1570 pour que des cartes soient publiées
ou que des globes terrestres soient construits en Angleterre. Lorsque le pirate
et explorateur Francis Drake prépara son voyage autour du monde, il fut obligé
d’aller à Lisbonne pour acheter des cartes4. Les plus grands cartographes se
trouvaient dans les Flandres espagnoles, car c’est là que vivaient les meilleurs
artisans sachant réaliser les gravures sur cuivre pour l’imprimerie5.

Techniques de navigation
En 1536, à la suite du schisme entre l’Eglise d’Angleterre et Rome, les
monastères furent vendus et leur bibliothèques détruites ou dispersées. La
cosmographie, l’astronomie et les mathématiques, sciences indispensables à la
navigation en haute mer, étaient considérées par beaucoup comme des pratiques
magiques occultes et condamnables6. En 1555, le savant John Dee fut arrêté,

1. Adam Max Cohen, “Tudor Technology in Transition” in A Companion to Tudor Literature,


Kent Cartwright, 2010.
2. Paul J. McKittrick, Modernity and the spirit of the sea. Maritime influences on early modern
English state institutions and society, 1485-1763, PhD Thesis, School of History and
Sociology Georgia Institute of Technology May 2018, p. 25, 35, 192.
3. Éric H. Ash, Power, Knowledge and expertise in Elizabethan England, John Hopkins
University Press, 2004, p. 74.
4. David Buisseret, The mapmakers’ Quest. Depicting new worlds in Renaissance Europe,
Oxford University Press, 2003, p. 103.
5. Daniel Boorstin, The Discoverers, Random House, 1985, p. 272.
6. Benjamin Woolley, The Queen’s Conjurer. The science and magic of John Dee, adviser to
Queen Elisabeth I, Henry Holt, 2001, p. 12.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

accusé d’avoir « calculé » les horoscopes de la reine Marie Stuart et de la princesse


Elisabeth.

Architecture navale et construction de bateaux


La Navy anglaise était pratiquement inexistante au début de l’ère des rois
Tudor. Le roi Henry VIII (règne de 1509 à 1547), le père d’Elisabeth I, en avait
fait une de ses priorités en établissant sa première structure administrative
permanente (la Navy Board), des chantiers navals royaux, en plantant des forêts
de chênes pour la construction, en construisant des ports fortifiés en eau
profonde et des écoles de navigation1. Cependant le retard était patent face aux
galions espagnols et portugais.

Métallurgie et construction de canons


Au début de son règne, le roi Henry VIII était obligé d’importer presque
tous ses canons2. Ils étaient fabriqués en bronze, coûtaient une fortune et étaient
décorés comme des œuvres d’art. Les canons en fer étaient beaucoup plus lourds
et moins fiables, car ils explosaient fréquemment, tuant leurs opérateurs.
Malheureusement, l’Angleterre n’avait pas de mines de cuivre pour la fabrication
du bronze. Par contre elle disposait de beaucoup de mines de fer. Il lui fallait
donc développer la technologie des canons en fonte.

Méthodes de renseignement scientifique et technologique

La contribution du renseignement à ce rattrapage technologique a été


fondamentale. Cet article présente ses méthodes et ses résultats exceptionnels,
qui ont permis à la marine britannique de dominer les océans pendant plus de
trois siècles.
Notre objectif est d’identifier les méthodes permettant le rattrapage
technologique accéléré sous l’angle du renseignement. C’est pourquoi nous
avons choisi de les présenter par difficulté d’implémentation croissante plutôt
que par ordre chronologique ou de domaine d’application.

1. Éric H. Ash, op. cit.


2. Nicholas Canny, The origin of Empire, Oxford University Press, 1988, p. 86.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Poser les bonnes questions : le plan de renseignement


La première étape du « cycle du renseignement1 » est de poser les bonnes
questions. L’ensemble des questions posées au début d’une recherche d’information
s’appelle un « plan de renseignement2 » (les Anglo-Saxons disent Key Intelligence
Topics3).
En 1553, l’ancien pilote principal espagnol Sebastian Cabot, recruté par
les Anglais pour leur transmettre son expertise technique, donna ses instructions
au navigateur Sir Hugh Willoughby qui préparait un voyage de découverte
maritime vers la Russie en suivant le passage du Nord-Est4. Il lui recommanda
de noter les noms des personnes et des choses observées et de les décrire
précisément : “the names of the people of every Island, are to be taken in writing,
with the commodities, and incommodities of the same, their natures, qualities,
and dispositions, the site of the same, and what things they are most desirous of,
& what commodities they wil most willingly depart with”. Il leur imposa de
conserver un journal de bord détaillé de toutes les informations hydrographiques,
navales et astronomiques : “daily write, describe, and put in memorie the Navigation
of every day and night, with the points, and observation of the lands, tides, elements,
altitude of the sunne, course of the moon and starres, and the same so noted by
the order of the Master and pilot of every ship to be put in writing, the captaine
generall assembling the masters together once every weeke (if winde and weather
shal serve) to conferre all the observations, and notes of the said ships, to the intent
it may appeare wherein the notes do agree, and wherein they dissent, and upon
good debatement, deliberation, and conclusion determined, to put the same into
a common leger, to remain of record for the company”.
De même le compilateur et cartographe Richard Hakluyt, cherchant à
identifier des opportunités commerciales, précisait ainsi le type d’informations
à collecter : les plantes cultivées localement, les matières utilisées pour teindre
les vêtements et en rapporter des échantillons5. Poser la bonne question ne
suffisait pas pour que l’observateur fasse un bon travail. Il fallait aussi lui
expliquer le contexte et les motivations, afin qu’il comprenne bien les enjeux

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
2. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/plan/61347/locution?q=renseignement
3. Jan P. Herring, “Key intelligence topics : A process to identify and define intelligence
needs”, Competitive Intelligence Review, Volume 10, Issue 2, Q2, 1999.
4. Paul J. McKittrick, op. cit., p. 153.
5. Daniel Carey, “Hakluyt’s instructions : The Principal Navigations and sixteenth-century
travel advice”, in Studies in Travel Writing, Routledge, 2009, p. 14.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

de la question. Ainsi Hakluyt prit la peine d’expliquer que l’Angleterre fabriquait


les meilleurs tissus et laines du monde, mais que sans teinture, elles étaient peu
appréciées par les marchés.

Achat d’ouvrages étrangers


En 1584, le Hollandais Lucas Janszoon Waghenaer fit imprimer le premier
atlas nautique De Spieghel der Zeevaerdt (Le Miroir du marin). Les marins
avaient toujours navigué en utilisant une série d’outils tels que des cartes, des
dessins des côtes, des instructions écrites et orales, des sondages de profondeur,
des points de repère, des mouillages sûrs et des tableaux pour trouver l’altitude
du soleil. Pour la première fois, Waghenaer avait rassemblé tout cela en un seul
volume. Y étaient même indiquées les profondeurs des chenaux à marée basse1.
Cet ouvrage devint la publication la plus importante de l’histoire de la navigation.
Son succès fut immédiat. Un an après sa publication, Lord Howard (1536-1624),
lord Grand amiral d’Angleterre le fit traduire, corriger et améliorer.
Par ailleurs, beaucoup de marins mouraient du scorbut. En fait c’était la
cause principale de décès, allant parfois jusqu’à perdre 90 % de l’équipage. En
1579, le moine et médecin Agustin Farfán publia un livre dans lequel il
recommandait des oranges et des citrons contre le scorbut, un remède déjà
connu dans la marine espagnole. En 1593 l’amiral Richard Hawkins appliqua
ces méthodes qui furent ensuite généralisées2. La demande de citrons pour
lutter contre le scorbut devint ensuite si forte, que la Sicile se couvrit de citronniers
pour fournir la marine anglaise, et ce fut une des raisons de l’émergence de la
mafia sicilienne au xixe siècle3.
Pour sa part, le savant John Dee collectionnait tous les livres liés à l’industrie
minière et métallurgique en Allemagne, Bohème et Hongrie4. Ainsi, il avait
acquis De re metallica écrit par le « père » de la minéralogie, Georgius Agricola
(1494-1555), et De La pyrotechnie écrit par l’armurier italien Vannoccio Biringuccio

1. Robert Baldwin, « The development and interchange of navigational information and


technology between the maritime communities of Iberia, North-Western Europe and Asia,
1500-1620 », Masters thesis, Durham University, 1980. p. 250.
2. https://en.wikipedia.org/wiki/Scurvy#History
3. Arcangelo Dimico, Alessia Isopi & Ola Olsson, “Origins of the Sicilian Mafia : The Market
for Lemons”, Working Papers in Economics no 532, School of Business, Economics and Law,
University of Gothenburg. 2012.
4. Robert Baldwin, “John Dee’s interest in the application of nautical science, mathematics
and law to English naval affairs”, in Stephen Clucas, John Dee : Interdisciplinary Studies in
English Renaissance Thought, Springer 2006, p. 115.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

(1480-1539). Ces ouvrages comportaient beaucoup d’informations pratiques


concernant les sites miniers prometteurs, l’analyse et le traitement des minerais,
le forage de puits et le creusement de tunnels.

Achat d’informations auprès de brokers


Abraham Ortelius était un entrepreneur astucieux. Il avait commencé
comme apprenti en ornant et illustrant les cartes, dont celles de Gérard Mercator.
Il se lança ensuite dans le négoce. Il achetait des cartes dans l’Europe entière
et les revendait après les avoir embellies1. Il comptait parmi ses clients le grand
cartographe anglais Richard Hakluyt et le savant John Dee. Il entretenait avec
eux une correspondance régulière en les informant de ses nouvelles acquisitions.
En 1573 il fut nommé « géographe royal » de Philippe II d’Espagne, mais il
continua cependant à échanger des informations cartographiques avec les
Anglais.

Visites professionnelles à l’étranger


Lors d’une visite en Italie, l’architecte naval anglais Matthew Baker découvrit
les techniques vénitiennes de construction de bateaux basées sur des proportions
mathématiques. Il s’en inspira pour développer sa technique de wholemoulding
qui garantissait d’excellentes qualités nautiques aux navires et permettait
d’uniformiser la fabrication2.

Rapport d’étonnement3
En 1620, l’ambassadeur anglais en poste en Allemagne, Henry Wotton, fut
témoin d’une démonstration originale de la Camera Obscura4 par l’astronome
Johannes Kepler. Le principe de base en était connu depuis longtemps, mais
Kepler avait trouvé le moyen de s’en servir pour faire des relevés topographiques
et pour observer les taches solaires. Henry Wotton en fit immédiatement un
compte-rendu au scientifique Francis Bacon5.
1. Daniel Boorstin, The Discoverers, Random House, 1985, p. 295.
2. Richard Barker, “Design in the Dockyards, about 1600” in Carvel Construction Technique :
Fifth International Symposium on Boat and Ship Archaeology (Amsterdam, 1988), Oxbow
Books, 1991, p. 64.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_d%27%C3%A9tonnement
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Camera_obscura
5. Todd Andrew Borlik, “The Whale Under The Microscope : Technology And Objectivity
In Two Renaissance Utopias”, in Philosophies of Technology : Francis Bacon and his
Contemporaries, Brill Academic Publishers, 2008.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

Debriefings – Rapports de mission


Le savant John Dee était le conseiller de plusieurs compagnies marchandes
dont la Muscovy Company et la Cathay Company. Il en formait les navigateurs,
leur fournissait des cartes et des instruments. Il a probablement aidé Francis
Drake à préparer son voyage autour du monde1. Il les débriefait soigneusement
à leur retour. Il était particulièrement intéressé à compiler des informations
sur les îles qui pouvaient servir de bases et de stations intermédiaires pour la
traversée océanique, et de lieux favorables à l’établissement de colonies2.

Formations à l’étranger
À la fin des années 1540, après avoir terminé ses études à Cambridge, le
jeune John Dee s’en fut étudier à Louvain. Il fréquenta les plus grands cartographes
de son époque, dont beaucoup devinrent ses amis, comme Gerardus
Mercator3 – qui lui fit cadeau de cartes et de globes terrestres – et Gemma
Frisius4 – qui lui fit don de divers instruments d’astronomie. Il récupéra ainsi
les savoirs cartographiques des Espagnols car les Pays-Bas faisaient partie du
Saint-Empire romain germanique de Charles Quint.
En 1553, à la mort du roi Henry VIII, sa fille Mary Tudor devint reine
d’Angleterre. Catholique, elle épousa le fils du roi d’Espagne, le prince Philippe.
Steven Borough, disciple du navigateur Sebastian Cabot et grand explorateur
de la Compagnie de Moscou, profita de ce rapprochement anglo-espagnol pour
se former à la Casa de Contratación de Séville. Il pratiqua le troc d’informations
en partageant ses connaissances de la navigation arctique en échange des secrets
espagnols. Deux ans plus tard, il revint avec dans ses bagages un document
précieux : le manuel de navigation Arte de Navegar de Martin Cortes5. Cet
ouvrage était une mine d’or d’informations. Il décrivait en détail la fabrication
ainsi que l’utilisation des instruments de navigation les plus avancés tels que
l’astrolabe, le quadrant, le bâton de Jacob (cross-staff )6. L’ouvrage présentait
aussi les méthodologies de réalisation de cartes marines. Traduit par le cartographe
Richard Eden, il devint le document de référence des navigateurs anglais pendant

1. Éric H. Ash, op. cit.


2. Paul J. McKittrick, op. cit., p. 25, 35, 226.
3. Adam Max Cohen. “Tudor Technology in Transition”. Dans “A Companion to Tudor
Literature”. Ed. Kent Cartwright. 2010.
4. Jennifer M. Rampling. “John Dee and the sciences : early modern networks of knowledge“. In
journal “Studies in History and Philosophy of Science”. Editions Elsevier 2012. p. 19
5. P.J. McKittrick, op. cit., p. 171.
6. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit. p. 238.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

près d’un siècle. Il est très probable que le pirate anglais Francis Drake, qui
causa tant de torts aux Espagnols, en ait été un des premiers acheteurs1. Steven
Borough ramena aussi d’Espagne des innovations organisationnelles dont par
exemple l’idée d’une administration et d’écoles dédiées à la navigation, avec
des concours et examens rigoureux. La fabrication des nouveaux instruments
de navigation fut confiée à des artisans anglais, permettant ainsi une économie
considérable par rapport à leur acquisition au marché noir auprès d’intermédiaires
ibères.

Echange et troc d’informations


Le respect réciproque entre le pirate anglais Francis Drake et le corsaire
français – huguenot – Guillaume le Testu se transforma en amitié. Celui-ci
montra à Drake son atlas folio personnel de 56 cartes réalisées à partir de ses
propres voyages sur les côtes brésiliennes. Il lui révéla qu’il devait exister un
passage entre les océans Atlantique et Pacifique, au sud de la Patagonie2. Cette
information fut essentielle pendant le tour du monde de Drake lors duquel il
intercepta un galion espagnol rempli d’un trésor exceptionnel : plus de 26 tonnes
d’argent. Cela représentait une telle masse que le ballast de ses bateaux fut
remplacé par des lingots d’argent3 !

Réseaux relationnels
Le savant John Dee entretenait un réseau relationnel scientifique important.
Il était en contact épistolaire avec des savants de toute l’Europe – Paris, Cologne,
Anvers, Ferrare, Heidelberg, Orléans, Rome, Vérone, etc. – et était l’ami de
beaucoup d’entre eux comme le cartographe Gérard Mercator, le pilote portugais
Pedro Nunez, et l’astronome Tycho Brahe. C’était une sorte de collège informel
de navigation4 qui a formé le noyau de la future société scientifique Royal Society5.
Tycho Brahe disposa de ressources considérables pour construire son
observatoire d’Uraniborg6, où il fut capable de d’effectuer des mesures
astronomiques de l’ordre de la minute d’arc, soit avec dix fois plus de précision

1. David Childs, Tudor Sea Power : The Foundation of Greatness, Seaforth Publishing, 2010,
p. 144.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_Le_Testu
3. Hugh Bicheno, Elisabeth’s Sea Dogs : How England’s Mariners Became the Scourge of the
Seas, Conway, 2012.
4. Richard Deacon, John Dee. Scientist, geographer, astrologer & secret agent to Elisabeth I,
Frederick Muller, 1968, p. 37, 93.
5. P.J. McKittrick, op. cit, p. 229.
6. https://en.wikipedia.org/wiki/Uraniborg

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

qu’auparavant. Les données de Tycho Brahe étaient compilées dans des tables
appelées Tables Rudolphines1, gardées secrètes, qui ne furent publiées que vingt-
six ans après sa mort par son disciple Johannes Kepler. Elles comportaient non
seulement des tableaux de données mais aussi des algorithmes, ses utilisateurs
pouvant ainsi calculer les futures positions des planètes2. Il est fort probable
que John Dee ait pu avoir accès à ces données, des décennies avant tous les
autres savants européens.

Achat de produits étrangers


En tant que catholique, la reine Mary Tudor s’allia à l’Espagne, et par
conséquent les architectes navals anglais purent accéder aux méthodes de
conception et de fabrication des navires de guerre espagnols. Mary commanda
la construction de trois galions aux normes espagnoles : le Philip & Mary de
550 tonnes (1554), le Mary Rose (II) de 600 tonnes (1556) et le Golden Lion de
600 tonnes (1557). Ces navires représentèrent une évolution importante de la
technologie navale anglaise. La génération suivante, les navires des pirates
Drake, Frobisher et Hawkins, ainsi que les nouveaux race-built galleons (galions
de course) de la Navy fut développée sur des bases technologiques espagnoles3.

Rétro-ingéniérie4
La méthode de projection cylindrique introduite par Mercator en 1569
avait aplati la terre en méridiens parallèles, donnant aux marins des repères
réguliers et mesurables pour suivre les routes rectilignes à travers les océans
(les lignes de rhumb). Mercator avait gardé ses formules de projection secrètes.
Lors d’une navigation aux Açores en 1589, Edward Wright craqua l’algorithme
de Mercator grâce à son expérience de marin et son habileté mathématique. Il
en corrigea les erreurs et inventa une projection cylindrique plus précise. Allant
au-delà d’une carte améliorée, Edward Wright fournit une méthode de calcul
permettant de produire sa propre carte5. Au lieu d’être de simples utilisateurs
des cartes de Mercator, les Anglais devinrent autonomes en matière de
cartographie nautique.

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Rudolphine_Tables
2. https://www.pablogarcia.org/hackers-of-the-renaissance
3. Angus Konstam. « Tudor Warships. Elisabeth I’s Navy ». Ed Osprey, 2008, p. 5.
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Reverse_engineering
5. Mark Monmonier. “The Wright Approach. Rhumb Lines and Map Wars : A Social History of
the Mercator Projection”. Chicago, Ill. : University of Chicago Press. 2004. pp. 65-67.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Recrutement d’experts étrangers


En 1553, les Anglais réussirent le coup de maître de recruter le pilote
portugais Antonio Anes Pinteado. Ce dernier avait été obligé de fuir le Portugal
car impliqué dans un meurtre. Pinteado pilota les Anglais lors de leur premier
voyage en Guinée. Inquiet de la perte d’informations et de savoirs stratégiques,
le roi du Portugal lui offrit le pardon et un titre de noblesse s’il acceptait de
revenir1. Le cartographe portugais Diogo Homem s’enfuit en Angleterre pour
les mêmes raisons.
En 1561, le pirate John Hawkins entra secrètement en affaires avec un
entrepreneur des iles des Canaries, Pedro de Ponte afin d’organiser le commerce
triangulaire des esclaves. John Hawkins se chargea du transport et Pedro de
Ponte fournit la nourriture, les entrepôts… et du renseignement. En particulier,
il mit à disposition de Hawkins son pilote et navigateur personnel, Juan Martinez,
qui connaissait très bien les mers des Caraïbes et les ports clandestins de trafic
tels que Monte Cristo, sur l’île de Saint Domingue2.
Simon Fernandes était un pilote portugais formé à la Casa de Contratación
à Séville qui se tourna vers la piraterie en s’alliant au pirate anglais John Callis.
Il fut capturé en 1577 et condamné à la pendaison. Il faut sauvé par le maître
espion élisabéthain Francis Walsingham qui désirait briser le monopole
commercial des Espagnols en Amérique. Celui-ci convainquit Fernandes de
devenir protestant et d’entrer au service de la reine d’Angleterre. Le Portugais
accepta et pilota ensuite plusieurs expéditions britanniques aux Amériques et
aux Açores3.
Dans la nuit du 7 au 8 août 1588, les Anglais attaquèrent l’Armada espagnole
avec des barques bourrées d’explosifs et de matières incendiaires, qu’ils firent
dériver vers les navires ennemis. Cette manœuvre inattendue sema la terreur
et la pagaille dans leurs rangs. Ces bateaux appelés fire-ships ou hellburners
avaient été conçus par l’ingénieur italien Federigo Giambelli, recruté par
Elisabeth I4. L’innovation était un système de mise à feu retardée construit par
un horloger hollandais. Pour éviter que les trois barques chargés d’explosifs ne
soient coulés par les canons espagnols, Giambelli fit construire trente-six bateaux
vides comme leurres5.

1. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit, p. 108.
2. http://tenerifeprivatetours.com/from-plymouth-to-adeje-in-canary-islands/
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Simon_Fernandes
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Hellburners
5. https://www.warhistoryonline.com/instant-articles/hellburners-weapons-destruction.
html

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

Les ministres du Privy Council favorisèrent le développement des industries


minières et métallurgiques, allant jusqu’à y investir leurs fonds personnels.
Ainsi William Cecil (Lord Burghley), secrétaire d’État d’Elisabeth I fut un
investisseur important de la Compagnie royale des mines1. Des experts miniers
allemands comme Daniel Höchstetter et Burchard Cranach furent recrutés
afin de réaliser le drainage des mines et le concassage des rochers par des
machines mues par des soufflets à eau. Cranach importa la technologie de tamis
à fils métalliques répandue en Allemagne mais inconnue en Angleterre2. En
1564, l’expert allemand Christopher Schutz, aidé de vingt ouvriers germanophones,
construisit le premier haut-fourneau d’Angleterre à Tintern. Schutz était payé
la somme considérable de 10 000 livres sterling pour transmettre son art du
travail des métaux3. Pour développer les techniques de métallurgie destinées à
fabriquer les canons en fer, Henry VIII fit venir de nombreux experts en fonderie
français4.

Elicitation5 et techniques d’interview


Le navigateur Sebastian Cabot donnait des conseils à ses élèves navigateurs
afin d’extraire le maximum d’informations des étrangers rencontrés lors de
leurs voyages6. Son premier conseil était de ne pas divulguer qu’ils étaient de
confession protestante et donc de faire semblant de respecter les coutumes
locales. Il exhortait les marins anglais à ne pas traiter les gens qu’ils rencontraient
avec dédain ; au contraire, ils devaient rester circonspects et faire preuve de
douceur. Cabot présentait la rencontre comme une occasion d’émerveillement
mutuel, afin de connaître les dispositions des populations locales. Il suggérait
d’embarquer un indigène sur le bateau pour faire connaissance. Si c’était une
femme, alors il ne fallait pas lui manquer de respect. La personne, après avoir
été bien divertie, était remise à terre et utilisée comme agent afin d’inciter
d’autres personnes à coopérer davantage. Cabot ajoutait que le fait de faire boire
à la personne du vin ou de la bière permettrait aux Anglais de découvrir « les

1. James W. Scott, “Technological and Economic Changes in the Metalliferous Mining and
Smelting Industries of Tudor England”, in Albion : A Quarterly Journal Concerned with
British Studies, vol. 4, No. 2 (Summer, 1972), pp. 94-110.
2. Andrew Foot, « Burchard Cranach (c 1515-1578) », texte d’une conférence de la Lerryn
History Society, 19 novembre 2010 (http://lerrynhistory.co.uk/docs/LER-13/LER-13-1.
pdf).
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Christopher_Schutz
4. Carlo M. Cipolla, Guns, Sails and Empires. Technological Innovation and the Early Phases of
European Expansion. 1400-1700, Minerva Press, 1865, pp. 39-43.
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Elicitation_technique
6. Daniel Carey, op. cit., p. 7.

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secrets de son cœur ». Si des individus apparaissaient sur le rivage avec de l’or
ou des pierres précieuses, Cabot recommandait de s’approcher tout en jouant
d’un instrument de musique afin de susciter un désir de contact.
Le cartographe anglais Richard Hakluyt (1552-1616) fut nommé aumônier
auprès de sir Edward Stafford, l’ambassadeur d’Angleterre en France, avec pour
instructions d’obtenir des informations sur les voyages espagnols et français
vers l’Amérique. En utilisant sa fonction ecclésiastique comme prétexte, il put
approcher de nombreuses sources d’information de grande valeur comme par
exemple, Don Antonio, le prétendant au trône du Portugal et « cinq ou six de
ses meilleurs capitaines et pilotes ». Il trouva même le moyen de s’introduire
dans la bibliothèque royale de l’abbaye de Saint Martin à Paris, où il put prendre
des notes sur les voyages du corsaire français Jacques Cartier dans le golfe de
Saint-Laurent, au Canada, en 15341. Il récupéra aussi des informations sur les
colonies espagnoles aux Antilles, notamment des précisions sur leurs ports,
l’importance de leurs garnisons et de leurs stocks de nourriture2.

Recrutement de collaborateurs de concurrents


Le navigateur vénitien Jean Cabot entra au service des Anglais en 1496.
Son fils, Sébastien Cabot, effectua ses premières navigations pour le compte
des rois anglais Henry VII et Henry VIII. En 1512, il passa au service de l’Espagne
où il exerça pendant trente-cinq ans les fonctions de Pilote major et eut accès
aux techniques les plus avancées de navigation et aux secrets cartographiques.
En 1547, il fut recruté à prix d’or par le Privy Council de la reine Elisabeth I3, à
la demande des marchands anglais qui voulaient acquérir les techniques de
navigation céleste des Espagnols4. La première étape du transfert de savoir fut
en 1550 un voyage de navigation avec pour but de former une nouvelle génération
de pilotes anglais. Parmi eux se trouvait Matthew Baker5, le plus grand architecte
naval de l’Angleterre élisabéthaine, qui construisit la nouvelle génération de
bateaux de guerre qui vainquirent l’Armada espagnole. Pour ce voyage, Sébastien
Cabot avait fait réaliser des copies d’instruments de navigation espagnols par
des artisans anglais, ce qui éleva leur niveau de technicité dans la gravure sur

1. John Cooper. “The Queen’s Agent : Francis Walsingham at the Court of Elisabeth I”, Faber &
Faber, 2011, p. 242.
2. Alan Haynes, Walsingham. Elisabethan spymaster & stateman, The History Press, 2004,
p. 43.
3. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit.,
p. 108, 226.
4. P.J. McKittrick, op. cit, p. 159.
5. Éric H. Ash, op. cit.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

métal. En 1553, Cabot organisa et dirigea la Muscovy Company qui avait pour
but de découvrir le passage du Nord-Est1 vers la Chine, et dont le résultat fut
un commerce très profitable avec la Russie.
En 1540, Le roi Henry VIII lança un programme de recrutement systématique
de pilotes français. Soixante d’entre eux émigrèrent, dont Jean Rotz, qui fut
nommé au poste d’hydrographe royal2. Il apporta dans ses bagages de nombreux
ouvrages de navigation, ainsi que des documents confidentiels. À la mort
d’Henry VIII, le salaire de Jean Rotz fut divisé par deux et il accepta la proposition
du roi Henri II de revenir en France.
Le navigateur huguenot Jean Ribault, avait été choisi par l’amiral Gaspar
de Coligny, chef des protestants français, pour explorer les côtes de Floride en
vue d’y établir une colonie huguenote. Il s’exila en Angleterre en 1563 et proposa
ses informations, son savoir et ses services à Elisabeth I. Ayant changé d’avis,
il fut emprisonné par les Anglais mais réussit à s’échapper3.
Le roi Henry VIII et la reine Elisabeth I employèrent pendant au moins
quarante ans des architectes navals vénitiens – en particulier Augustino
Levello – à la construction de galères de guerre4. Ceux-ci importèrent la technique
italienne consistant à monter les canons au centre du navire, et non sur les
châteaux de poupe et de proue, abaissant ainsi le centre de gravité et améliorant
la stabilité5. Cela permit aux capitaines anglais de développer des techniques
de tir redoutables – dites Broadside Tactics (concentration des feux) – avec leur
artillerie de marine.

Vol d’informations
Le marchand hollandais Jan Huyghen van Linschoten travailla de 1583
à 1589 à Goa comme secrétaire de l’archevêque portugais. Il put alors avoir
accès à des informations commerciales, nautiques et cartographiques
ultrasensibles, en particulier des cartes que les Portugais gardaient secrètes
depuis plus d’un siècle. Il vola des relevés nautiques des mers de l’Inde, tels que
les courants, les profondeurs, les îles et les bancs de sable, qui étaient absolument
vitales pour une navigation sûre, ainsi que des représentations côtières pour se
repérer. La publication de ces informations permit d’ouvrir le passage vers les
Indes orientales au commerce des Néerlandais, des Français et des Anglais. En

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Northeast_Passage
2. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit.,
p. 213.
3. Ibid. p. 219
4. N.A.M. Rodger, op. cit., p. 195
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Tudor_navy

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

conséquence, les Compagnies des Indes orientales néerlandaise et britannique


purent briser le monopole des Portugais au xvie siècle sur le commerce avec les
Indes orientales1.
Les Anglais furent les bénéficiaires de nombreux vols d’informations, mais
en furent aussi les victimes. En 1547, le soldat et cartographe français Nicolas
de Nicolay subtilisa le Rutter of the North2, un ouvrage de cartes et de conseils
de navigation dans les mers écossaises. C’était une fuite d’information sérieuse
pour les Anglais, car elle pouvait favoriser une invasion du royaume par ses
ennemis.

Enlèvement d’experts étrangers


Une des activités favorites du pirate Francis Drake était de capturer des pilotes
espagnols ou portugais. S’ils coopéraient, ils étaient richement récompensés ; sinon,
ils étaient jetés à la mer. En 1579, Drake captura dans les îles du Cap Vert le bateau
espagnol Santa Maria. Dans le butin, Drake récupéra un astrolabe, plusieurs cartes
nautiques et fit prisonnier le pilote Nuño Da Silva. Ce dernier conseilla Drake lors
de la traversée de l’océan Atlantique Sud et lors de sa navigation le long des côtes
du Brésil. Drake libéra finalement Da Silva sur la côte pacifique du Mexique où le
malheureux fut interrogé et torturé par les Espagnols. Parfois Francis Drake
attaquait un bateau juste pour récupérer un pilote ou des cartes. Ainsi, il captura
des pilotes chinois qui le guidèrent dans la traversée du Pacifique jusqu’à Manille,
aux Philippines3. Drake put ainsi naviguer dans les mers asiatiques avec autant de
facilité que les Espagnols et les Portugais. Sans les informations de ces pilotes,
Drake aurait probablement tenté de rentrer en Angleterre par le passage du Nord-
Ouest4, au nord du Canada, qui était ardemment recherché par les Anglais, mais
impraticable car constamment gelé.

Le cas particulier de John Dee, maître de l’élicitation


et des techniques d’interview

John Dee (1527-1608) était un savant mais aussi un agent de renseignement,


travaillant pour Elisabeth I et pour son chef espion Francis Walsingham. Il
signait ses lettres à la reine du sigle « ōō7 », qui aurait inspiré l’écrivain Ian

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Jan_Huyghen_van_Linschoten
2. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit., p. 246
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Drake%27s_circumnavigation
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Northwest_Passage

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

Fleming pour le personnage de James Bond1. John Dee partageait avec la


souveraine ainsi qu’avec beaucoup de personnes cultivées de son époque, le
goût pour les symboles portant une signification cachée. Ainsi les caractères
« ōō » représentaient ses yeux, réservés uniquement à la reine. Le chiffre « 7 »
était un chiffre sacré symbolisant la totalité, comme les sept jours de la Création
ou les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Cela signifiait que John Dee disait tout à
la reine, et à elle seule.
En 1583, John Dee quitta Londres pour un périple de six ans en Europe
centrale. Or c’était dans cette région que se trouvait la plus grande concentration
de mines et d’experts en métallurgie. Il est possible que John Dee y ait mené
une mission de renseignement technologique à la demande du Privy Council
de la Reine.

Techniques de « pot-de-miel »
Dans le monde de renseignement ou bien de la sécurité informatique, on
appelle « pot de miel », une technique consistant à mettre en avant des
informations alléchantes afin d’attirer des proies pour des opérations de
renseignement2. Il n’y a pas besoin d’aller chercher l’information : les sources
viennent spontanément à vous en toute confiance. John Dee utilisait probablement
plusieurs techniques « pot-de-miel » dans ses approches de renseignement, en
ouvrant sa bibliothèque scientifique à ses cibles et grâce à sa réputation
d’astrologue et d’alchimiste.
En effet, il constitua une des plus grandes bibliothèques privées de l’Angleterre
élisabéthaine. Elle dépassait de loin les bibliothèques des universités d’Oxford
et de Cambridge et aurait contenu 4 000 volumes. Ce n’était pas qu’une
bibliothèque, c’était aussi un conservatoire scientifique avec de nombreux
instruments de mesure, de navigation, des cartes et des globes terrestres. C’était
également un laboratoire et un centre de R&D où John Dee pratiquait l’alchimie
et toutes sortes d’expériences3. Il s’est pratiquement ruiné en achetant des livres
rares à l’étranger, comme par exemple le traité de stéganographie de Johann
Trithemius, le livre le plus avancé de l’époque en cryptologie4. Il semble que
John Dee employait même un copiste à Rome pour reproduire des manuscrits
précieux5. Sa bibliothèque était un passage obligé pour tout scientifique étranger

1. R. Deacon, op. cit., pp. 1-4.


2. https://en.wikipedia.org/wiki/Honeypot_(computing)
3. William Sherman, John Dee : The Politics of Reading and Writing in the English Renaissance,
University of Massachusetts Press, 1995. p. 74, 86.
4. R. Deacon, op. cit., p. 70.
5. Oxford Dictionary of National Biography, entrée sur John Dee.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

séjournant à Londres. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Jérôme Cardan,


l’inventeur de la théorie des probabilités, un des plus grands scientifiques de
son époque.
John Dee était un astrologue très réputé. Elisabeth I l’avait choisi comme
son astrologue personnel et l’avait en particulier consulté pour choisir la date
de son couronnement. Lorsqu’une nouvelle étoile apparut dans la constellation
de Cassiopée en 1572, beaucoup furent très inquiets, pensant que cela pouvait
présager de grands malheurs. Elisabeth I consulta John Dee qui la rassura en
affirmant que c’était un présage favorable de son ascension royale en termes
économiques, politiques et religieux1. À l’époque élisabéthaine, la frontière
entre la science et la magie n’était pas aussi claire qu’aujourd’hui. Pour beaucoup
de gens, il n’y avait pas de différence entre prédire l’avenir dans les étoiles et
l’influencer2. John Dee devint un astrologue très demandé. Partout où il voyageait,
les personnes importantes, les nobles et les courtisans se pressaient pour qu’il
fasse leur horoscope. Son journal personnel contenait de nombreuses références
à de tels rendez-vous avec des Very Important Persons3.
Enfin, les princes et les hommes de pouvoir étaient irrésistiblement attirés
par sa réputation d’alchimiste qui lui ouvrit l’accès aux cours royales européennes.
La liste en est longue : l’empereur Rudolphe II, Stefan Batory – roi de Pologne
et grand-duc de Lithuanie –, Charles V d’Espagne, Maximilien II de Hongrie,
etc. Même le tsar de Russie lui proposa une fortune pour qu’il devienne son
conseiller. John Dee refusa, mais son fils Arthur Dee, lui aussi alchimiste,
accepta4.

Profils psychologiques
Depuis toujours, les agences de renseignement réalisent des profils
psychologiques de décideurs politiques, économiques, religieux ou militaires5.
Cela se pratiquait bien sûr à l’époque élisabéthaine. Par exemple, lors des
négociations concernant le possible mariage d’Elisabeth I avec le duc d’Anjou,
le chef espion Francis Walsingham demanda à John Dee de réaliser l’horoscope

1. Susan Ronald, The Pirate Queen, HarperCollins e-books. pp. 182-183.


2. Jason Louv, John Dee and the Empire of Angels : Enochian Magick and the Occult Roots of the
Modern World, Inner Traditions/Bear & Company, Kindle Edition, p. 87.
3. Deacon, op. cit., p. 42.
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Arthur_Dee
5. “Jerrold Post : The man who analyzed the minds of world leaders”, BBC News, 6 décembre
2020.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

du futur époux1, ce qu’il fit. Mais suite à cela, John Dee donna un avis négatif
à l’union et la reine suivit son conseil.
En 1552, il fit la connaissance de Jérôme Cardan (Gerolamo Cardano), un
des scientifiques les plus féconds de la Renaissance. En tant que professeur de
médecine, Cardan fut le premier à décrire les symptômes cliniques du typhus.
Mais c’était aussi un joueur passionné de cartes, de dés et d’échecs. Sa passion
du jeu le poussa à inventer la théorie mathématique des probabilités et des jeux
de hasard… ainsi que des théories psychologiques qu’il résuma dans plusieurs
ouvrages, dont De Genitura – où il dressa les profils astrologiques de personnes
célèbres2 – et dans son Traité des Songes. Ces livres inspirèrent Sigmund Freud
qui considérait Cardan comme un véritable pionnier3. En 1558, Jérôme Cardan
publia un ouvrage étonnant sur la métoposcopie, c’est-à-dire l’analyse des
personnalités et des caractères4. Il était très détaillé, avec plus de 800 illustrations,
accompagnées de commentaires. Cardan analysait les traits du visage et y
recherchait des formes ressemblant à des symboles astrologiques.

1. Benjamin Woolley, The Queen’s Conjurer. The science and magic of John Dee, adviser to
Queen Elisabeth I, Henry Holt, 2001, p. 144.
2. https://archaeologyofreading.org/bibliography/dee-corpus/cardano/
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Cardan#Le_trait%C3%A9_des_
songes
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Metoposcopy

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Illustrations tirées de Metoposcopia libris tredecim de Jérôme Cardan1

1. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Illustration_from_Cardanus,_Metoposcopia_
libris_tredecim…_Wellcome_L0017244.jpg

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

Dee et Cardan collaborèrent sur des projets de recherche scientifique1. John


Dee possédait de nombreux livres sur la métoposcopie2. Lors de son séjour à
Prague, il logea chez un ami astrologue, Tadeus Hagecius de Hajek qui avait
aussi publié sur ce sujet. Il est probable que John Dee pratiquait la métoposcopie
afin d’établir les profils psychologiques de ses cibles de renseignement avant
de les interviewer.

Techniques d’interview
John Dee était célèbre pour ses séances de spiritisme, où il avait des
conversations avec des anges. Des livres entiers ont été consacrés à ce sujet. On
sait moins que des personnages importants venaient le consulter pour avoir
des réponses des esprits célestes à leurs questions. La théorie de l’historien
Richard Deacon est que John Dee se servait de ces sessions pour extraire des
informations à ses visiteurs3 : « Il suffit de comparer les récits des “conversations
angéliques” lorsque Dee et Kelley étaient en train de chercher seules avec ceux
lorsqu’elles cherchaient avec d’autres à noter certaines différences subtiles. Lorsque
Dee et Kelley cherchaient seuls, les conférences spirituelles étaient essentiellement
didactiques et presque entièrement destinées à obtenir des informations
philosophiques, à l’exception de quelques divertissements occasionnels… Mais
lorsqu’il s’agissait de Laski, Stephen ou Rosenberg, les procédures étaient bien
différentes. Il y avait des recherches spirituelles sur les secrets de l’univers,
probablement assez pour faire croire que c’était le but principal de Dee, mais les
questions et les réponses entre le spirite et les anges formaient un tout autre schéma,
celui de la recherche d’informations sur des sujets purement profanes ».
C’est par sa maîtrise des techniques d’interview que John Dee a pu percer
un des secrets les plus jalousement gardés par les Portugais : l’existence de l’île
de Sainte Hélène. Cette île perdue, isolée au milieu de l’océan Atlantique Sud,
était une base de ravitaillement idéale sur la route des Indes. Elle leur permettait
de se ravitailler en eau et en nourriture de façon sûre et discrète car elle était
inhabitée ; elle était de plus, couverte de forêts et fournissait donc le bois pour
les réparations de navires. John Dee en entendit parler lors d’un de ses voyages
à Rome et réussit à la localiser en rassemblant et analysant des bribes
d’informations diverses4. Plus tard, les Anglais de la Compagnie britannique

1. https://en.wikipedia.org/wiki/John_Dee#Later_life
2. Martin Porter, Windows of the soul. The art of physiognomy in European culture 1470-1780,
Oxford Historical Monographs, 2005, p. 36, 116, 181.
3. R. Deacon, op. cit., p. 220.
4. Ibid., p. 67.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

des Indes orientales se l’approprieront et elle sera le dernier exil de l’empereur


Napoléon Ier.

Désinformation
Les informations fournies à Sir Francis Walsingham par son réseau
d’espionnage européen le convainquirent qu’une armada espagnole serait lancée
contre l’Angleterre en 1588. Il demanda à John Dee de calculer les conditions
météorologiques et astrologiques d’une invasion. Celui-ci répondit qu’une
tempête dévastatrice allait provoquer un désastre en Europe. Lorsque la nouvelle
fut divulguée et parvînt en Espagne, le recrutement pour la flotte se ralentit et
il y eut même des désertions de marins. À Lisbonne, un astrologue ayant répété
la prédiction fut accusé d’avoir répandu de fausses informations. Recourant à
la guerre psychologique, John Dee informa l’empereur Rodolphe de Bohême
et le roi Étienne de Pologne que la tempête prédite « provoquerait la chute d’un
puissant empire ». Rudolf transmit alors l’avertissement à l’ambassadeur
d’Espagne1.

Grâce au rattrapage technologique de la période des rois Tudor, la marine


anglaise devint une des plus puissantes du monde pour près de trois siècles. En
1588, elle défit la puissante Armada espagnole. En 1667, après avoir été longtemps
source d’inspiration pour la Navy, ce furent les Vénitiens qui construisirent
leurs navires de guerre en copiant les vaisseaux anglais2. L’industrie métallurgique
se développa vigoureusement. Les Anglais fabriquaient des canons en fonte
pour à peine 10 à 20 % du prix de ceux en bronze3, qui furent reconnus comme
les meilleurs du monde et devinrent un produit d’exportation très rentable4.
Grâce à ces nombreux progrès techniques, l’Angleterre constitua le plus grand
empire colonial du monde et amorça sa révolution industrielle et scientifique.
Quels enseignements peut-on tirer de ce rattrapage technologique
remarquable ? D’abord, le renseignement n’est pas un substitut à l’innovation,
mais il fait gagner un temps et un argent considérables. Ensuite, c’est une
discipline riche de techniques relativement méconnues.
La clé du renseignement pour l’innovation, ce n’est pas seulement d’apporter
des informations techniques, c’est aussi de provoquer un changement des

1. https://wikispooks.com/wiki/Document:The_British_Occult_Secret_Service
2. Louis Sicking, “Naval warfare in Europe, c. 1330- c. 1680”, in European Warfare in Europe,
chapter 11. Cambridge University Press, 2012, p. 236.
3. N.A.M. Rodger, op. cit., p. 214.
4. P.J. McKittrick, op. cit., p. 157.

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Le renseignement scientifique et technologique à l’époque élisabethaine

mentalités. Plus que d’avantages techniques, la supériorité des navires de guerre


anglais sur les espagnols provenait de concepts nouveaux. Les vaisseaux espagnols
étaient conçus comme des forteresses flottantes et comme des transports de
troupes, alors que les bateaux anglais étaient conçus comme des plateformes
d’artillerie flottantes avec du personnel marin technique spécialisé. L’Intelligence
au sens anglo-saxon du terme c’est donc aussi de rendre les décideurs plus
intelligents en leur apportant de nouvelles visions du monde.
Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi lutter contre les freins internes au
changement au sein des organisations. En 1660 le ministre français Colbert fut
impressionné par la qualité des navires de guerre anglais et par les méthodes
économes de construction navales des Hollandais. Il envoya divers espions
dans ces deux pays – notamment son propre fils – avec une liste de questions
très longue et très détaillée. Ceux-ci firent un excellent travail et rapportèrent
de nombreuses informations techniques. Par exemple, ils apprirent que les
planches des navires hollandais étaient assemblées avec des tenons et des
mortaises en bois qui gonflaient sous l’action de l’eau, alors que les bateaux
français étaient assemblés avec des clous en fer qui rouillaient. Mais lorsqu’il
voulut imposer cette technique en France, Colbert rencontra une forte résistance
des maîtres des chantiers navals qui s’obstinaient à construire les bateaux de
manière traditionnelle, malgré les règlements et les normes qu’il imposa1.
En conclusion, le renseignement est une pratique incroyablement efficace
qui fait économiser temps et argent. Il doit d’abord être pris en compte par les
décideurs, mais ceux-ci doivent impliquer leurs collaborateurs dans son exécution.

Yves-Michel Marti

1. Larrie D. Ferreiro, Ships and Science. The Birth of Naval Architecture in the Scientific
Revolution, 1600-1800, MIT Press, 2007, p. 91.

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LE CONTRE-ESPIONNAGE ANGLAIS
SOUS LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
(1792‑1804)

Olivier Blanc

De temps immémorial, la nation irlandaise était inféodée à la Grande-


Bretagne et continûment sujette à des troubles politiques et religieux vivement
réprimés, tandis qu’une majorité d’Irlandais, qui pouvaient être tentés par la
révolte, composaient la force navale britannique. Plus que jamais en 1792, la
propagande des indépendantistes soutenus par l’église catholique, réclamait
l’indépendance de l’île devenue le véritable talon d’Achille de la Grande-Bretagne.
Pour le Premier ministre Pitt, il était temps d’activer le contre-espionnage en
Irlande mais aussi sur le continent où de nombreux indépendantistes avaient
trouvé refuge, cherchant à intéresser la jeune république française à leur cause.
Suite aux événements du 10 août 1792, l’ambassadeur anglais et sa suite – dont
son directeur de l’espionnage, le diplomate George Stratton1 – étaient retournés
à Londres, mais plusieurs agents anglais demeurèrent à Paris, exerçant des
fonctions diverses d’influence ou de renseignement. À la fin de l’année, l’agent
George Monro, « grillé », retourna à son tour à Londres par Calais, et fut
remplacé par un Irlandais d’origine, Charles Marien Somers, ancien chanoine
de Vendôme2. Pour son service secret, le gouvernement britannique eut souvent
recours à des prêtres catholiques irlandais vivant en France, parfois naturalisés
et enseignant depuis longtemps dans des collèges et séminaires à Saint-Omer,

1. Il demeura à Calais en maintenant une correspondance avec Samuel Baldwyn et autres


espions anglais. Il est remarquable que jusqu’à la déclaration de guerre, la plupart des
correspondances anglaises transitaient par Calais (dont celles de l’huissier Poiré,
correspondant du Courrier de Londres, et de l’ultra révolutionnaire Jacob Pereyra dont on
saisit les papiers avant leur exécution pour espionnage en 1794).
2. En 1786, il avait été nommé chanoine majeur au chapitre royal de Vendôme et, trois ans
plus tard, il était commanditaire au prieuré simple de Saint Marc, jouissant en cette qualité
d’une confortable pension.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Bordeaux ou Paris1. Le plus remarquable d’entre eux, par sa longévité


professionnelle si l’on peut dire, est ce Somers, déjà opérationnel à l’époque de
la Constituante, ainsi que le révèlent une archive du Comité des recherches et
les papiers de Francisco Miranda conservés à Caracas. Contrairement à une
idée commune, les réseaux chouans alimentés par l’étranger et particulièrement
par la Grande Bretagne étaient aussi bien parisiens que provinciaux ; c’est donc
à Paris que Somers participa à une réunion politique secrète au no 13, rue Notre-
Dame des Victoires, chez le ci-devant chevalier Henri Baude de Saint-Thual,
fils cadet d’Elisabeth Butler, née comme lui à la Jamaïque et mariée au comte
Baude de La Vieuville, marquis de Châteauneuf en Bretagne2. La famille Baude
de La Vieuville était très impliquée dans cette chouannerie, qu’il faut entendre,
du moins dans le présent article, comme un acte de résistance à la Révolution
et non pas comme brigandage à quoi les gouvernements – dont Napoléon – ont
parfois cherché à l’assimiler. Ce « brigandage » au sens littéral, a d’ailleurs
souvent été inutile tant ont été importants les fonds anglais destinés à orienter
la chouannerie dans le sens d’une restauration monarchique sous condition,
fondée sur la provocation et l’intransigeance, par opposition à la voie des
élections préférée par les constitutionnels émigrés (Mounier, Malouet, Montlosier,
Mallet du Pan, Cazalès etc.).
Quinze ans durant, des fonds immenses destinés à miner la République
puis l’Empire transitèrent par la Hollande, l’Espagne, la Suisse, Hambourg,
Jersey, souvent par le canal de banquiers-correspondants aussi célèbres que
Walter Boyd, William Ker, William Herries, Frédéric Perrégaux, Étienne
Delessert ou Jacques Récamier3. D’autres correspondants de la banque anglaise,
comme Gregory ou les associés Turnbull et Forbes, ont pu, du moins jusqu’en
1793, assurer l’acheminement de ces fonds à Paris4. Ces derniers furent d’ailleurs
les payeurs de Charles Somers mais aussi ceux de sa relation citée précédemment,
le général Miranda, qui, ayant reçu des instructions de Londres, fut imprudemment
recommandé par le maire de Paris Jérôme Pétion à Joseph Servan, lui-même
mal conseillé, et fut recruté à l’armée du Nord, non pas pour seconder le général
Dumouriez dans son entreprise victorieuse en Belgique, mais pour rendre

1. Liam Swords “Irish Priests and Students in Revolutionnary France”, Protestants, Catholic
and Dissenter, Dublin, 1997.
2. AN D XXIX bis 33 dossier 343, 16 à 18.
3. L’historien Hugues Marquis a montré dans ses articles que les fonds anglais affectés à
l’espionnage étaient, de très loin, les premiers en importance par rapport à la France et aux
autres États de la coalition.
4. Des chargés de procuration comme les citoyens Geneste ou Formalaguès prirent le relais
en l’an II, puis la banque Suisse (Jacques Martin ou F. Barthélemy Audéoud) au début du
Directoire, ou encore l’Espagne sous le Consulat avec Diego Carrere).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

compte au cabinet de Saint-James de ses projets militaires vers la Hollande,


tant redoutés par le ministre Pitt1.
Charles Somers avait fini ses études à Nantes, puis ordonné prêtre et
naturalisé vers 1770, il enseigna à la Flèche près du Mans. Après avoir été
précepteur des enfants Baude de La Vieuville au château du Lude, il vint à Paris,
demeurant quelques années à l’hôtel de La Vieuville, passant pour « l’enfant
de la maison ». Grand et bel homme aux yeux bleus, d’une intelligence et d’une
souplesse remarquables, apparemment dénué de scrupules, il voyageait
régulièrement en Angleterre et en Irlande. Son domicile ou simplement son
adresse postale à Londres se trouvait au no 18, Hercules Buildings2. Dans une
lettre datée Portsmouth, le 15 mai 1790, il écrivait au colonel Francisco Miranda
(no 47 Jermyn Street, Saint James’s) de lui adresser son courrier à l’adresse du
secrétaire de William Pitt : « Send your letter under cover to my friend De Berdt,
no 10 Great St Helens : he corresponds with Gregory3 the English banker at Paris
will forward the Letters me ». Ce document important, tiré des papiers saisis de
Miranda, prouve donc bien que, en 1790, Somers était déjà employé par le
gouvernement britannique. Retourné à Paris, il y prêtait serment à la Constitution
civile du clergé et se défroquait de manière à prouver qu’il s’était bien rallié aux
idées de la Révolution. Un certain Nicolas Madget, ancien curé de Civrac qui
se disait son « ami pour la vie4 », lui aussi d’origine irlandaise, prêtait le serment
en même temps que lui. Après avoir été chapelain de lord Fanning, ce Madget
avait travaillé comme traducteur au Point du Jour, journal créé par Barère de
Vieuzac dont il resta le traducteur attitré jusque sous l’Empire. Madget ne perdit
jamais de vue Charles Somers et chose curieuse, ils moururent à trois jours de
distance en mars 1813.
La première dénonciation du 21 avril 1791, qui n’eut pas de suite, révèle
que Somers complotait alors avec le jeune chouan Henri de La Vieuville de
Saint-Thual, dans l’hôtel du même nom. Avec eux, étaient cités les sieurs
Chavagnac, le baron (Talhouët) de Bonamour5 et les frères La Houssaye, tous
1. Sur Miranda agent de l’Angleterre voir aussi les correspondances ministérielles anglaises
et la notice en ligne Miranda (voir en ligne Geneanet/darbroz, notice Miranda).
2. Lettre de Charles Somers à Miranda le 10 mars 1790 in Archivo del Gal Miranda, Caracas,
1930, p. 47.
3. Gregory était un des banquiers que le gouvernement anglais utilisait pour créditer les
comptes de ses agents en France. On trouve ce nom cité dans la Lettre anglaise publiée en
août 1793 par la Convention.
4. AN, W 548 p. 7 (lettre datée Londres le 7 mai 1795).
5. Céleste Frédéric François Talhouët ci-devant marquis de Bonamour, agent de
correspondance d’après Puisaye, beau-frère de La Vieuville, marié à Elisabeth de La
Vieuville elle-même impliquée dans les réseaux chouans. Dame de compagnie de
Joséphine, elle a été identifiée comme étant « l’ami de Paris » chargée de la correspondance
avec le gouvernement anglais sous le Consulat.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

chouans ayant joué un rôle important jusque sous le Directoire. Le 18 mai 1791,
Somers s’apprêtait à repartir à Londres et choisissait pour mandataire le citoyen
Blaise Cailly, huissier à cheval au Châtelet, qu’il chargea de percevoir ses rentes1.
Il apporta au secrétariat de Pitt des nouvelles de Paris, dont probablement de
précieuses informations sur les mouvements chouans qui se formaient. En
retour, il reçut des consignes du gouvernement anglais pour la suite de sa mission
à Paris, où il revint à la veille du 10 août 1792. Le banquier Gregory lui transmettait
son courrier d’Angleterre et on trouve aussi son nom dans le registre des clients
de Frédéric Perrégaux, le célèbre banquier neuchâtelois employé un temps par
le Comité de salut public et qui fut le payeur d’une quantité d’espions anglais
sur le continent2. Somers savait enfin donner le change sur ses opinions jacobines
en affectant, dans les clubs, le ton et le costume « sans-culotte ». Cependant,
au lendemain des massacres de septembre 1792, il rencontrait le journaliste et
pamphlétaire ultra-royaliste Peltier, se félicitant que celui-ci ait échappé à une
mort affreuse3.

Agent secret à Paris du gouvernement anglais

Avec l’espion Samuel Baldwyn, ancien professeur de langues au château


de Versailles, Charles Somers devint un des principaux collaborateurs de George
Monro4, l’agent attitré de Pitt. Le lieu de ralliement de tous les Anglo-saxons
de Paris était alors l’auberge dite Hôtel de White où Monro prit d’ailleurs un
logement après le 10 août. Pitt était attentif à ce que ses espions fréquentent
cette maison White pour y surprendre tous les secrets des opposants des Trois
royaumes (Angleterre, Irlande, Ecosse) réfugiés sur le continent, et ce lieu était
devenu leur quartier général. Il avait demandé à Monro de surveiller
particulièrement Thomas Payne, réfugié en France, fameux auteur d’un essai
sur les droits de l’homme et élu député : Londres redoutait son influence auprès
du gouvernement français. Après le départ de lord et lady Gower, Monro

1. AN, MC, notaire Rameau, et XX/750.


2. En septembre 1793, Perrégaux, correspondant de lord Auckland (William Eden), fut
accusé de faire distribuer, de la part de Pitt, l’argent qui divise dans les clubs pour, selon
l’expression du courrier (en anglais) qu’on lui adressait, « pousser les Jacobins au paroxysme
de la fureur ».
3. J.-G. Peltier, Dernier tableau de Paris, Londres, 1793, vol. II, p. 266.
4. Monro fut secrétaire d’ambassade puis coordonnateur des opérations d’espionnage anglais
à Paris. Il est cité dans les correspondances de l’ambassadeur Gower publiées par Oscar
Browning. Voir l’excellent article de Hugues Marquis, « L’espionnage britannique à la fin
de l’Ancien Régime », Histoire, économie et société 1998 (17/2) pp. 261-276.

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

continua d’assurer la correspondance secrète et, le 8 septembre 1792, il écrivait


au sujet de Thomas Payne : « Que penser de l’avenir d’une nation qui a assez peu
de discernement dans l’élection de ses représentants pour élire un tel garnement ».
Il demandait à ses compatriotes Baldwyn et Somers, qui parlaient un Français
parfait, de recueillir des informations de première main dans les clubs patriotiques
français où ils se faisaient passer pour d’ardents républicains. Somers se disait
fier de sa qualité de prêtre défroqué, affichant sa liaison avec la fille d’un
cordonnier sans culotte avec laquelle il venait d’emménager rue des Vieux
Augustins, au no 10. Mais aux Jacobins, il était tenu en méfiance comme l’indique
Monro dans une dépêche à lord Grenville : « He was not only suspected, but
marked here. » L’historien Christopher Andrew rappelle que Somers sut aussi
obtenir des renseignements du Comité de Défense nationale, première mouture
de ce qui deviendrait le Comité de Salut public. Il semble aussi avoir obtenu
des informations de première main au ministère de la Marine par l’intermédiaire
d’une relation, le fameux amiral de Bougainville, qui y eut de précieux contacts1.
Un libraire de Londres nommé Thompson étant arrivé entre temps à Paris, il
dénonça Monro aux Jacobins comme espion ayant infiltré leur société. Devenu
suspect, celui-ci se fit discret et ses dépêches cessèrent en février 1793 ; il s’apprêtait
à retourner à Londres lorsqu’il fut arrêté. C’est au généreux Thomas Payne qu’il
dut à la fois son élargissement et d’obtenir un passeport pour retourner en
Angleterre2.
Somers, qui demeurait quasi insoupçonnable, le remplaça au pied levé,
poursuivant une correspondance particulière avec sir Bland Burges et déguisant
ses notes sous la forme banale de formules commerciales. Dans une de ses
lettres inédites de décembre 1792, qu’il avait adressée au célèbre Edmund Burke,
il évoquait le discours prononcé à la barre par le défenseur de Louis XVI,
Raymond de Sèze, et évoquait aussi l’espoir nourri par les amis du roi que le
jugement serait renvoyé au peuple réuni en assemblées primaires. Quant aux
Jacobins alliés à la faction d’Orléans, il les déclarait « ennemis de l’humanité3 ».
Il félicitait enfin Edmund Burke de s’être opposé à Fox et à ses amis, favorables
à l’envoi d’un ambassadeur anglais en France après la mort du roi, et le priait
de faire suivre un courrier pour Lord Grenville et un autre pour « un émigré
de sa connaissance ». Dans une autre lettre, de janvier 1793 au gouvernement
anglais, il exprimait le plus ardent et désintéressé amour « pour la personne
sacrée de mon roi et pour la constitution de mon pays qui a été indignement

1. Christopher Andrew The Secret World : A History of Intelligence, 2018, p. 141.


2. Payne explique comment il fut souvent abusé par des compatriotes se disant amis de la
France républicaine ou même par le général Miranda qu’il défendit publiquement avant
d’avoir acquis la preuve de son espionnage au profit de l’Angleterre.
3. Archives de la ville de Sheffield (Grande-Bretagne), WWM Bk/2776.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

outragée (par) une horde de traîtres qui conspirent contre l’un et l’autre ». De la
même époque date une lettre dans laquelle il attirait l’attention de William
Wickham sur le général Arthur Dillon qui venait de soumettre au gouvernement
français un plan de descente en Irlande. S’adressant à lord Grenville le 13 février
1793, il dénonçait un projet – probablement une rumeur – dont il avait entendu
parler, selon laquelle un « monstre » du nom de Morgan, fils d’un parlementaire
irlandais de Limerick, avait offert au gouvernement français de tuer à la fois
George III et William Pitt1. Le 4 mars 1793, Somers dénonçait au même Grenville
quatre jeunes Irlandais qui étaient sur le point d’embarquer avec une mission
de renseignement sur l’état de l’opinion en Irlande : « A Mr Duckett and Mr
(Edward) Ferris are two of them2 ». Cette dépêche eut du moins un résultat : elle
aboutit à l’arrestation de ces jeunes gens dès leur arrivée en Angleterre. Libérés
à dessein par la police britannique, ils reprirent leur route vers Dublin, mais
furent filés à leur insu par l’un de leur compatriote nommé Nicolas Madget,
ancien curé de Blaignan près de Bordeaux, qui demeura à Dublin jusqu’en 1794.
Il ne faut pas le confondre avec son cousin et homonyme Nicolas Madget, curé
de Civrac, qui fut à la fois un ami de Somers et le traducteur attitré de Barère
de Vieuzac, puis employé au ministère de la Marine avant de passer au Comité
de Salut public en l’an II, et enfin au ministère des Relations extérieures sous
Delacroix3.
Après la déclaration de guerre avec l’Angleterre, la Convention prescrivit
que les résidents britanniques feraient connaître leur service auprès de six
citoyens de leur section, et au cas où ils ne seraient ni en affaires ni propriétaires
fonciers, ils devraient déposer leurs propriétés en gage. Quelques mois plus
tard, un trafic de faux certificats de résidence et de passeports fut révélé à la
Convention, et le girondin Biroteau demandait des mesures plus fortes : « Sous
prétexte de protections à accorder au peuple anglais il ne faut pas, disait-il, que le
peuple anglais nous inonde d’espions4 ». Mais après la chute de la Gironde et
pratiquement jusqu’en octobre 1793, les ressortissants anglais ne furent pas
sérieusement inquiétés et les plus suspects d’entre eux, comme Walter Boyd,
obtinrent des passeports par des voies providentielles ; d’autres sortirent
miraculeusement de prison sur l’intervention de membres des comités. La
plupart échappèrent à l’échafaud. Au printemps 1793, l’espion Somers qui
semblait pouvoir voyager aisément, effectua une mission secrète dans le Nord,
peut-être pour se rapprocher et communiquer avec Miranda. Celui-ci s’apprêtait,

1. La correspondance de Somers avec Bland-Burges et Grenville a été publiée en partie par


Richard Hayes, Liam Sword et Hugues Marquis.
2. R. Hayes, Biographical Dictionnary of Irishmen in France, Dublin, 1945, p. 62 et 212.
3. Les deux Nicolas Madget étaient neveux d’un troisième de ce nom qui fut évêque de Kerry.
4. Cité par Hugues Marquis, L’espionnage britannique en France (…), op. cit. p. 276.

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

par inaction calculée, à favoriser la défaite de Neerwinden, événement qui


précipita une intense campagne de dénigrement de Dumouriez, commandant
en chef de l’armée du Nord dans la presse maratiste et hébertiste. Ce harcèlement
provoqua ses fruits, à savoir la défection et la fuite de Dumouriez en pays neutre
(en Suisse puis à Hambourg), impuissant face à une calomnie qui lui promettait
l’échafaud1. Somers écrivait d’Ostende le 12 avril à Burke, puis le 19 de Bruxelles,
mais sans rien confier au papier des motifs de son voyage. Il était de retour à
Paris au début de l’été 1793, à l’époque où la Convention était saisie d’un
document d’espionnage anglais découvert inopinément et imprimé sous le titre
La Lettre anglaise. Il révélait un vaste plan d’attentats et d’incendies sur le
territoire français – visant notamment les entrepôts et arsenaux – et exposait
dépenses et moyens, du moins dans les grandes lignes, avec les noms,
reconnaissables pour certains agents britanniques, dont celui du banquier
William Herries qui s’était rendu propriétaire d’une importante manufacture
d’armes à Moulins. Suite à de nouvelles mesures prises contre les étrangers,
Somers fut arrêté et interrogé le 19 août 1793 à son comité de section. Il n’eut
aucun mal à plaider sa bonne foi et ses bonnes intentions, présentant d’ailleurs
son titre de naturalisation qui prouvait ses dires. Il fut relâché grâce aussi,
dit-on, à l’appui d’un certain Richard Ferris, lui aussi prêtre irlandais, lui aussi
un espion2.

Un « ami de vingt ans » : Richard Ferris

Aussi remarquable de culture et d’intelligence que Charles Somers, le prêtre


irlandais Richard Ferris, dont l’itinéraire contient encore bien des zones d’ombre,
est né en Irlande mais fut naturalisé. Licencié en droit, avocat, chanoine de la
cathédrale d’Amiens, promoteur général de ce diocèse, aumônier du roi pour
le département de ses finances, il enseigna aussi au collège de Montaigu3. Ayant
démissionné de son poste au début de la Révolution, il partit en émigration

1. Le procès Miranda dont où des jurés furent achetés par les anglo-royalistes dont Mme de
Rochechouart née Durey de Morsan (selon les Mémoires de Mme Roland), ne permit pas
d’établir la trahison de l’aventurier qui fut néanmoins emprisonné. Echappé à la guillotine,
il reprit ses activités d’espionnage sous le Directoire, toujours au service anglais, malgré les
tentatives des Français, pour le « retourner ». Il partit avec un ordre de mission et des fonds
anglais pour soi-disant « libérer » le Mexique de l’Espagne, jusqu’à son arrestation par les
Espagnols. Il mourut en prison à Cadix.
2. Hugues Marquis, L’espionnage britannique (…), op. cit., p. 268.
3. Comptes des recettes et dépenses du collège de Montaigu, rendus par Richard Ferris, procureur
dudit collège. 1789-1791.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

sans prêter le serment constitutionnel, rejoignit une brigade irlandaise royaliste


qui stationnait à Coblence et servit comme quartier-maître à l’armée de Condé.
Nommé capitaine au régiment de Berwick, promu aide de camp du duc de
Fitz-James qu’il connaissait de longue date1, il participa à la désastreuse campagne
de 1792 qui, pour les coalisés, se solda par la déception de Valmy et de Jemmapes.
Ferris voulut servir autrement la coalition et fut agréé par Pitt comme espion.
Revenu à Paris à la fin du procès de Louis XVI, il annonça au ministre Lebrun
qu’il disposait de plans relatifs à l’Irlande (20 décembre 1792)2. Il soutenait que
la contestation fermentait, que l’Irlande était mûre pour se soulever contre
« l’envahisseur » anglais, que 80 000 volontaires étaient prêts à s’insurger et que
le moment d’une descente des Français était propice. Il assura au ministre avoir
reçu la promesse d’une aide de la part d’officiers de la Brigade irlandaise qui
servaient les princes anglais, les présumant disposés à soutenir les insurgés en
cas de soulèvement général. Il disait même pouvoir se rendre lui-même en
Espagne pour y solliciter l’aide de la brigade des officiers irlandais stationnée
dans ce pays3. Il affirmait que l’Ecosse ne tarderait pas à suivre l’exemple de
l’Irlande et, s’offrant de se rendre en Angleterre pour tenir le gouvernement
informé de ce qu’il s’y passait, il enverrait au gouvernement des rapports sur
les mouvements des troupes britanniques et de la Navy.
On ignore si son vaste programme intéressa le ministre car on ne connaît
pas d’ordre officiel le concernant. Après la chute des Girondins et le remplacement
de Lebrun, le Comité de Salut public renouvelé examina une nouvelle fois sa
demande. De Triel, où il s’était retiré chez le duc de Fitz-James émigré, il envoyait
(4 août 1793) à François Louis Michel Chemin de Forgues (ci-après Deforgues)4,
le successeur de Lebrun aux Affaires étrangères, un copieux mémoire concernant
la politique de l’Angleterre et de l’Irlande : « Le citoyen Benoist (d’Angers) vous
instruira du reste, dit-il, c’est lui qui était envoyé récemment à Londres pour l’affaire

1. Le duc et la duchesse de Fitz-James qui avaient leur château à Triel assuraient aide et
protection aux Irlandais de France et en particulier les prêtres exerçant sur le territoire
français.
2. AE, CP, vol. 587, f°178 et suivants.
3. AE, ibid.
4. Il était sous les ordres de Barère, son employeur et son patron, devenu aussi influent
que Robespierre au sein du grand Comité de salut public. En l’absence de Hérault de
Séchelles en mission, Barère qu’on disait « ambigu », coiffait le ministère où Deforgues
fut son agent d’exécution jusqu’en mars 1794. Barère qui eut aussi en charge la Marine en
l’absence de Jean Bon Saint-André souvent en mission, eut des amitiés fortes avec plusieurs
personnages de premier rang comme lord Stanhope ou lord Mulgrave : menacé sous la
Restauration, il choisit ainsi (seul ex-terroriste dans ce cas) de se réfugier à Londres sous le
nom de Roquefeuil pour y obtenir la protection des ministres anglais, notamment les lords
Castelreagh et Mulgrave (voir O. Blanc, Les espions de la Révolution, Perrin, 1995, pp. 45-
83).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

d’Irlande et qui a rédigé sur cet objet important un mémoire déposé dans vos
bureaux1 ». Le 19 août, Ferris répétait sa demande en faisant valoir la confiance
que lui aurait déjà témoignée l’ex ministre Lebrun2. Deforgues exposa en effet
que Ferris avait été invité au mois de décembre 1792 par ce ministre, au nom
du Conseil exécutif, à venir en France et à y prolonger son séjour « pour une
opération utile au service de la République » ; ce séjour avait été l’objet d’un arrêté
du département de Seine-et-Oise en vertu du décret du 24 août de la Convention
nationale concernant les étrangers. Il avait donc cru bon de mettre Ferris sous
la sauvegarde de la loi en attendant que le Conseil exécutif prononçât sur son
cas. Le Conseil, après en avoir délibéré, considéra qu’il ne pouvait se permettre
d’interpréter la loi dans un cas particulier, et arrêta finalement que cette question
serait proposée au Comité de Salut public où Barère était chargé des recrutements
d’agents pour l’extérieur3. C’est ainsi que le 17 septembre suivant, le Conseil
exécutif provisoire, après en avoir été autorisé par le Comité, validait la
candidature de Ferris au ministère des Affaires étrangère4. Or à peine pourvu
de papiers et autorisations, le prêtre irlandais s’empressa de trahir son employeur
français. Dans une lettre qu’il écrivait les jours suivants à Lord Grenville, il
soulignait s’être « aussitôt » rendu chez le prêtre Charles Somers « agent secret
du gouvernement anglais » pour l’informer de la bonne nouvelle. Les deux
larrons qui, ici ou là dans des correspondances saisies, se disent de vieux amis,
avaient d’ailleurs un complice, lui aussi un « ami pour la vie », Nicolas Madget,
le traducteur de Barère, qui de l’an de l’an II à l’an VI, devint conseiller du
gouvernement pour les affaires d’Irlande, situation que son compatriote l’Irlandais
Duckett chercha vainement à dénoncer aux autorités et au péril de sa vie.
Le 8 octobre 1793, Ferris embarquait en mission pour l’Angleterre, emportant
aussi avec lui des dépêches de ses amis agents du contre-espionnage britannique,
Charles Somers et Nicolas Madget – le tout à destination du ministère britannique.
Il entra sans tarder en contact avec le Foreign Office, et le 13 octobre, le sous-
secrétaire d’État Bland Burges écrivait à Lord Grenville que :

« Ferris, retourné il y a quelque temps en France, entré dans la


confiance des Jacobins, venait d’être envoyé à Londres par M. de Forgues,
portant sur lui une correspondance secrète. Il ajoutait qu’on lui avait
confié un chiffre qu’il disait être le même que celui employé par d’autres
agents français en Allemagne et ailleurs, chiffre qu’il m’a confié afin que
je puisse le copier ».

1. AE, CP, vol 587, f° 16 et 173.


2. Ibid.
3. A. Aulard, Actes du Comité de Salut public, 1889, p. 70.
4. AN, AF/FII/57 dossier 219 plaquette 1.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

Bland Burges ajoutait :

« De Forgues ne lui a pas caché qu’il éprouverait des difficultés à


entrer dans le secret de notre gouvernement, mais il lui a donné le nom
d’un employé des bureaux de votre seigneurie qui a été acheté et qui
transmet depuis un moment des donnés secrètes.
Parmi les autres commissions données par de Forgues il y en a une
qui mérite attention. C’est assurer la sécurité ici de personnes chargées
d’assassiner le roi et ceux de ses serviteurs redoutés du parti Jacobin J’ai
particulièrement mis en garde M. Ferris de veiller à ne pas laisser
soupçonner qu’il a des communications avec notre gouvernement1 ».

Ferris a lui-même raconté à lord Grenville, peut-être le sourire aux lèvres,


comment il avait été embauché sans trop de peine par Deforgues lui-même
sous l’influence de Barère : Le ministre des Affaires étrangères m’avait promis
un passeport à une condition, c’est que je serve la République depuis l’Angleterre :

« – Vous êtes anglais, me dit-il, et la facilité avec laquelle vous parlez


le français vous rend crédible en Angleterre.
Jouer le rôle d’un traître même envers un scélérat blesse ma délicatesse
mais (…) je suis arrivé à la conclusion qu’il y a des circonstances où on
doit se sacrifier au bien commun. Je me suis immédiatement rendu au
domicile de M. Somers votre agent secret à Paris et mon ami depuis vingt
ans. Je lui ai fait part de l’offre du ministre français et il n’a pu retenir sa
joie. Car depuis trois mois sa correspondance avec Lord Grenville avait
dû s’interrompre.
– En feignant d’accepter leurs propositions, me dit-il, vous pouvez
aisément la rétablir, et vous serez en mesure dans la crise présente d’offrir
un service essentiel à l’Angleterre ».

Le 16 novembre 1793, Lord Grenville écrivait encore au secrétaire d’État


Bland Burges que Ferris voulait avoir une copie des instructions que ce dernier
avait fournies à Somers2
Représentant de la couronne britannique à Gênes, Francis Drake révéla
en décembre 1793 dans une dépêche privée à Lord Grenville, « les noms de
quelques personnes en Irlande qui pourraient l’informer des intrigues séditieuses
qui y sévissent et sont si mal connues » et il décrivait Richard Ferris comme « le

1. Fortescue Ms. (Dropmore papers) vol. II, pp. 467-468.


2. Ferris urged me strongly to write in vitriol by the next post to Somers and to let him have my
letter that he might write ostensibly to him on the first page of it. As the proposition of this
accorded but badly with the reasons he assigned for.

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

plus capable et le plus digne de confiance de ces personnes pour donner des
informations1 ». Pendant les derniers mois de 1793, l’astucieux prêtre fit de
constants voyages entre la France et l’Angleterre. Quelques-unes des lettres
conservées dans les archives anglaises montrent qu’il s’employa à apporter au
cabinet britannique – « au péril de ma vie », dit-il –, les dépêches hebdomadaires
de l’espion Charles Somers, avant que celui-ci se rende lui-même à Londres
après la chute de Robespierre.

Les projets de soutien aux indépendantistes irlandais

De nombreux plans, projets ou rapports adressés au gouvernement français


et destinés à soutenir l’indépendance du peuple irlandais, sont conservés dans
divers fonds des archives nationales : ils vont de la guerre d’indépendance
américaine aux guerres napoléoniennes. Mais on connaît moins bien le jeu des
forces obscures qui, en France même, ont cherché à paralyser les visées militaires
françaises dans les Trois Royaumes. Quelques personnages méconnus, quelques
espions de haut vol, tant agents de renseignement qu’agents d’influence, illustrent
pourtant, éclairent parfois, les divers aspects de ces opérations de contre-
espionnage qui ne sont pas si nébuleuses qu’on pourrait le croire. D’autant que
ces opérations entourées d’un grand secret, plus ou moins rattachées à la
chouannerie politique, et encore mal cernées par l’historiographie, n’ont
probablement pas été sans effet sur les renoncements ou échecs successifs d’un
débarquement de soutien aux Irlandais unis entre 1792 et 1804.
Le gouvernement français voulait créer un contre-feu en Irlande qui, de
temps immémorial, était le talon d’Achille de l’Angleterre pour des raisons à
la fois politiques et religieuses, qui devinrent idéologiques lorsque le modèle
républicain français prôné par Thomas Payne réactiva les diverses oppositions
politiques dans les Trois Royaumes (1792). D’ailleurs, depuis le règne de Louis XV,
des rapports et des plans de débarquement en Irlande s’entassaient au département
des Affaires étrangères mais singulièrement, y compris sous l’Empire, ils ne
furent presque jamais suivis d’un commencement d’exécution2. Fin 1792, l’avocat
diplomate Pierre Benoit dit d’Angers3, le général Arthur Dillon – constitutionnel

1. R. Hayes, Dictionnary of Irishmen, op. cit. (article “Ferris”).


2. Les plus notables étant ceux menés sans succès par les généraux Hoche et Humbert, celui
enfin médité par Bonaparte en 1804 qui inquiéta fort la Grande-Bretagne (voir les rapports
publiés par le comte Remacle, Relations secrètes des agents secrets de Louis XVIII, Paris,
1899, où il en est plusieurs fois question).
3. Factotum d’Omer Talon et agent diplomatique secret à Berlin depuis mars 1792, l’avocat
Benoît d’Azy dit d’Angers fut aussi le gendre d’un ministre de Louis XVI.

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

lui aussi –, le député républicain Condorcet, le pasteur Rabaut Saint-Etienne


ou encore l’écrivain Nicolas Roch Chamfort – qui avaient tous des contacts et
des correspondances avec l’Irlande1 – conseillaient le ministère des Affaires
étrangères Lebrun sur l’état de l’opinion et sur les perspectives de succès d’une
aide militaire aux indépendantistes irlandais (Irish Defenders). Une mission
« sur le terrain » s’avéra nécessaire : avec trois autres compatriotes2, un Irlandais
naturalisé et enseignant en France, William Duckett, se disant « homme de
lettres », embarqua en mars 1793 pour une mission secrète à Dublin qui avait
été proposée par le premier comité diplomatique de la Convention, et validée
par le conseil exécutif. Dénoncés au gouvernement anglais par Charles Somers
et Nicolas Madget, les voyageurs furent arrêtés à Londres où ils devaient transiter,
puis relâchés et filés. Ils se rendirent ensuite en Irlande où ils tentèrent, pour le
compte du gouvernement français, d’évaluer les chances de succès d’une
insurrection populaire contre l’occupant anglais3.
Aux yeux des Républicains, un soutien logistique aux insurgés irlandais
paraissait une juste réponse au financement de la chouannerie par l’Angleterre.
Assez bien informé par ses divers agents en France4, le contre-espionnage anglais
entreprit donc de neutraliser les velléités de soutien aux Irlandais Unis, en
faisant surveiller, infiltrer ou en tentant de « noyauter » certains services de la
jeune République, ceux surtout touchant aux affaires étrangères et à la marine.
C’est dans ce contexte que le révérend William Jackson, profondément hostile
à l’Angleterre et soutien fidèle des Irlandais, fut à son tour pressenti pour
informer le gouvernement français sur les conditions d’un débarquement sur
les côtes d’Irlande (lieu, période, état de l’opinion publique, etc.). Or c’est Nicolas
Madget, infiltré au ministère de la Marine, qui fut la cheville ouvrière de cette
nouvelle mission au terme de laquelle William Jackson fut capturé et condamné
à mort. Cette mission dramatique a fait l’objet de nombreuses publications sur
lesquelles on ne reviendra pas ici. Mais il est singulier de constater que l’opération

1. Leurs papiers personnels, saisis par le Comité de sûreté générale, étaient convoités par la
Grande Bretagne qui chercha à se les approprier par la corruption O. Blanc, Les espions de
la Révolution, pp. 32-35.
2. Dont T.L. Lewins (dit Luynes) et Edward Ferris.
3. Au printemps 1793, on envoya aussi à Dublin, à des fins de renseignements sur l’état de
l’opinion et de la situation politique, un militaire nommé John Oswald, mais sa mission
éphémère, n’eut aucun impact sur les décisions ultérieures du Comité de Salut public.
4. Plusieurs royalistes comme le général Le Michaud d’Arçon, ami de Mallet du Pan, furent
recrutés dans les services du ministère de la guerre sous Pache et Bouchotte, d’autres
comme l’abbé Mathias Auguste d’Alençon cherchèrent à infiltrer le ministère de la marine
au plus fort de la Terreur. Le député Charles Bailleul assure dans son Almanach des
bizarreries humaines (édition 1889, pp. 38-39), que Barère (qui octroya une dérogation de
résidence à l’abbé d’Alençon) ne fut pas non plus étranger à ces recrutements (cf. en ligne
Geneanet/darbroz voir notice d’Alençon Mathias Auguste, 1760-1816).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

entre Paris, Londres et Dublin, fut également conduite par les frères John et
William Stone, deux hommes d’affaires britanniques, constitutionnels, se disant
amis de la France, mais qui depuis septembre 1792, renseignaient le ministère
anglais – William Stone qui recevait les dépêches de son frère à Paris, les
transmettait au gouvernement anglais, y compris après la déclaration de guerre
(1er février 1793)1. Les agents anglais ou chouans infiltrés dans l’administration
républicaine de 1792 à 1804 ont su pour un certain nombre d’entre eux, échapper
à la suspicion, et c’est seulement avec le recul du temps et l’accès à des documents
inédits ou mal exploités, que la vérité s’est faite jour. C’est ainsi que Nicolas
Madget, le traducteur qui fournissait des données confidentielles à Somers et
Ferris, a bénéficié d’une sorte d’oubli lié à de mauvaises interprétations de
documents le concernant, à l’idéalisation de Barère par une certaine
historiographie, à l’absence de recoupements nécessaires ou à l’ignorance de
pièces accusatrices ; enfin, à son habileté propre. Il apparaît pourtant que Madget
contribua à faire échouer la mission de l’envoyé secret français Jackson, et que
Charles Somers, son correspondant particulier et secret – son ami aussi –, pesa
sur l’issue du procès de Jackson qui, après avoir été filé depuis Londres, fut
arrêté à Dublin. Un document à ce sujet, adressé par le général Kilmaine à
Barras, éclaire un peu plus cette affaire et la personnalité de Charles Somers,
espion de haute volée, et met en relief le rôle trouble de son alter ego, Nicolas
Madget, qui lui passa au travers des mailles de la police française :

« Vous me demandez mon ami des renseignements sur M. Somers.


Quelqu’éloigné que je sois de dire du mal d’autrui, le caractère de cet
homme est si pervers qu’en vérité s’est rendre service à la société que de
le faire connaître. Figurez-vous un homme qui déchire à belles dents amis,
ennemis, inconnus etc. qui n’a jamais dit du bien d’un être vivant et vous
n’aurez encore qu’une faible idée du mauvais caractère de cet individu.
M. Somers est né en Irlande, il y a été ordonné prêtre et est venu
achever ses études à Mantes. Si on examinait aujourd’hui ses papiers,
on y trouverait des extraits de baptême pour lui de trois pays différents.
Il est né, suivant les titres qu’il possède, en Irlande, en Angleterre et à la
Jamaïque. Il s’est fait de plus naturaliser français, ainsi il peut à volonté
changer de pays comme il a si souvent changé d’opinions. Je ne parlerai

1. Plusieurs pièces citées au procès de pure forme de William Stone en font foi et sont en
contradiction avec une thèse contestable tant dans la forme que dans le fond, dont le but
insistant est de « blanchir » avec application les frères Stone de toute mauvaise intention à
l’égard de la France républicaine (Une adhérente à la Révolution, Miss H.M. Williams, Paris
1935). Voir les notices en ligne contrariant cette thèse (cf. Geneanet/darbroz, voir notices
J.H. Stone et W. Stone).

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

pas de sa conduite pendant la Révolution : tout le monde sait qu’il a été


employé par les deux partis à la fois.
Je ne parlerai pas non plus de l’entrepôt qu’il avait formé à Versailles
où il recevait des émigrés et à qui il faisait payer des sommes considérables
pour leur fournir des certificats de résidence… Un seul trait suffit pour
le faire connaître : il était à Londres en 1794 lorsque le pauvre Jackson a
été condamné à mort à Dublin comme espion français. Le Vice-Roi
d’Irlande écrivit au Ministère anglais pour avoir la grâce de cet infortuné
vieillard ; sur cette demande, le Conseil privé s’assemble, on y fait paraître
Somers pour l’entendre déposer, ayant connu Jackson à Paris, et il a eu
l’infâmie de charger le malheureux Jackson au point que la grâce a été
refusée. Jackson n’a pas attendu son supplice, il s’est empoisonné dans la
prison. Le sieur Somers s’est vanté lui-même de ce fait durant son séjour
à Londres1. »

Le 28 août 1794 (8 vendémiaire an III) Le Comité de Sûreté générale


chargeait la Commission de police administrative de Paris de « découvrir la
demeure d’Ellis, agent de Pitt qui l’a placé près de Malmesbury et lord Mulgrave,
et de Somers anglais (qui) vit dans un hôtel proche des nouveaux bâtiments de la
rue des Filles Saint Thomas ». Un certificat de résidence, peut-être de complaisance,
en date du 2 octobre 1794, indique que Somers est bien encore à Paris à cette
date2. Mais c’est fin 1794 qu’il trouva le moyen de retourner à Londres pour y
suivre le procès Jackson, se chargeant de « l’infâme mission » dont parle le
général Kilmaine.

Somers, Madget et Jackson

D’Angleterre, Somers écrivit deux lettres, datée des 7 et 10 mai 1795, à son
complice Nicolas Madget le traducteur du Comité de Salut public, pour lui
annoncer son retour d’Angleterre. Ces lettres ont été saisies très fortuitement

1. AN, F7 6367. Le Comité de salut public avait mis 14 000 livres à la disposition de N. Madget
pour assurer la défense de W. Jackson, émissaire du gouvernement français auprès des
Irlandais. On ignore à qui ont profité ces fonds imprudemment confiés (sans doute par
l’influence de Barère) à Madget pour le procès de W. Jackson, sinon à Charles Somers qui
les aura utilisés comme on sait.
2. AN, F7 6244, dos. 4947. Ce certificat de résidence signé par neuf membres de la section
Guillaume Tell porte qu’âgé de 45 ans, il mesure 5 pieds 5 pouces, a le nez long yeux bleus
bouche moyenne menton rond cheveux châtain visage ovale, et demeurant rue des Vieux
Augustins (fait le 12 vendémiaire an III sans culottide).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

lors d’une perquisition de routine au domicile de Madget, au moment où celui-ci


accueillait chez lui son cousin et homonyme qui venait d’être dénoncé dans les
journaux comme un espion de l’Angleterre1. Ces deux lettres ne laissent aucun
doute sur le degré d’intimité entre Charles Somers et le traducteur Nicolas
Madget. Si le traducteur momentanément arrêté réussit à se tirer d’affaire tant
il avait su se ménager de protections, son cousin homonyme qui voyageait sous
le pseudonyme de W. Stourms Burus, fut renvoyé devant un tribunal militaire
qui se montra toutefois d’une incroyable mansuétude et le relaxa. D’après un
document cité par R. Hayes, Somers aurait peut-être – mais on ne sait
comment – contribué à cette relaxe2. Charles Somers fut plusieurs fois dénoncé
sous le Directoire, mais chaque fois, de façon inexplicable, la police faisait chou
blanc. Les perquisitions à son domicile de Versailles, puis dans celui de Paris,
ne donnèrent jamais rien. Il fut plus sérieusement inquiété lorsque, à la veille
du 18 fructidor an V, fut démantelé le réseau chouan de Paris dont les membres
appartenaient, pour les uns au club de Clichy, pour les autres à l’agence royaliste
de Brottier, des Pommelles, Sourdat et Duverne de Presle. Un rapport de police
cite « Un Irlandais dit Somers (qui) est en liberté et a répondu aux divers
interrogatoires qu’il a subis avec beaucoup d’esprit et de sang-froid » (octobre 1797).
Pas plus que sous le Directoire, la police de Fouché et celle du Grand Juge
Régnier ne parvinrent à le coincer. Comme Ferris, comme Madget, qui au
ministère, émargeait toujours dans les affaires secrètes d’Irlande à la fin du
Directoire, Somers était décidément d’une redoutable habileté… Peut-être fut-il
un temps un « agent dormant », se préoccupant de quelques affaires commerciales
pour se faire oublier. Cependant, en janvier 1798, John Forster écrivait de
Londres à son ami le colonel Blackwell à Paris, que Somers, qui avait été mis
en relation par Burke avec Pitt, Dundas et Grenville, était « le plus dangereux
des espions » du gouvernement anglais à Paris. Il ajoutait avoir incidemment
appris d’un prêtre irlandais (« who not suspecting me ») que Somers portait un
grand nombre de noms différents, dont celui de « Somerville » – il devait avoir
plusieurs passeports à différents noms. Il le conjurait enfin de ses méfier de tous
les prêtres irlandais se trouvant à Paris3.
Il semble que Somers avait conservé des liens, après la mort de Mme de La
Vieuville en 1798, avec les réseaux chouans qui continuaient à se démener dans
l’ombre. Notamment avec sa fille et son gendre, le marquis de Talhouet, qui
assura la correspondance secrète des chouans entre Paris et la Bretagne. Somers

1. Il avait été reconnu par le plus grand des hasards en faisant viser à Paris son faux passeport.
Ses défraiements successifs dans les archives du service secret britannique ont été publiés.
2. Cité par R. Hayes, Ireland and Irishmen, 1932, p. 214.
3. AN, F7 6152, dos.868 (26 pluviôse an VI). Voir aussi F7 6244, no 4947 (recherches
concernant Somers).

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

était donc toujours en relation étroite avec cette famille et il semble qu’il a pu
lui-même jouer un rôle notable qu’on ignore encore dans les réseaux anglo-
chouans. En 1810, il se fit envoyer sur le continent par le gouvernement anglais,
avec un passeport pour la Suède. Là, il rencontra l’ambassadeur Didelot et se
fit délivrer, sous le nom de « Durand » un passeport pour la France. Son but
était toujours le même : infiltrer et rapporter à son gouvernement les activités
séditieuses des Irlandais réfugiés en France1.
Cette fois, il se fit prendre suite à une maladresse indigne de lui. Ayant
laissé le soin à quelqu’un de sa connaissance d’expédier une de ses lettres, celle-ci
fut saisie et aboutit au ministère de la Police. Au mois d’octobre suivant, il était
arrêté chez lui, rue de La Calandre, et tous ses papiers saisis : il n’avait aucune
chance de s’en sortir tant les découvertes à son domicile furent nombreuses et
accablantes pour lui. Depuis des années, il avait défié toutes les polices, bénéficiant
de la protection de Madget, se jouant de l’extrême naïveté de certains
fonctionnaires français. Jugé pour fait d’espionnage, il fut condamné à la peine
de mort et fusillé dans la plaine de Grenelle le 13 mars 1813. Trois jours avant
cette exécution, et sans que l’on sache pourquoi, Nicolas Madget, son ami,
mourait prématurément chez lui, sans avoir jamais été confondu. Dans un
testament, celui-ci avait confié le soin de ses papiers et de sa succession à…
l’espion Richard Ferris, qui continua plus ou moins à faire illusion jusque sous
la Restauration, grâce à la protection particulière du duc de Feltre qui semble
avoir été abusé.

Duckett et Madget

Si Somers fut confondu ainsi que le révèlent les pièces de son procès, si les
archives anglaises citées plus haut révèlent clairement l’espionnage de Richard
Ferris, Nicolas Madget, fut à peine soupçonné. Il fut pourtant démasqué par
la perspicacité de son compatriote William (ou Guillaume) Duckett, qui était
particulièrement bien placé pour confondre les traîtres à la cause irlandaise.
Mais ceci expliquant cela, Duckett fut régulièrement écarté des conseils, décrié
sous l’effet de pressions mystérieuses, au point de risquer la prison ou pire. Les
accusations visant à noircir Duckett aux yeux du gouvernement français
émanaient en partie de Nicolas Madget et de sa coterie. Il se trouve que depuis
1792, où il commença à faire parler de lui à Paris, Duckett avait été particulièrement
actif dans la propagande anti-anglaise en Irlande, et il ne dévia jamais de sa

1. Public Record Office, F0 27/82 (Jul. 1810-oct. 1811).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

ligne depuis la fin de la Législative jusque sous l’Empire. Défenseur de


l’indépendance de l’Irlande, on lui doit des articles très bien sentis dans le
Northern Star, sous la signature de Junius Recidivus ou « Redivivus ». Comme
indiqué plus haut, il était parti en Irlande en mars 1793, avec quelques jeunes
compatriotes en tant qu’agent du renseignement français, mais aussi en tant
qu’agent de propagande. Visé dans la répression ciblant tant les agents républicains
que les indépendantistes irlandais dans les Trois Royaumes, il dut se cacher.
En 1794, il songea à quitter l’île ou sa tête était mise à prix. On ne sait comment,
mais il réussit à débarquer au Havre en mai 17951.
Sans tarder, il remit un mémoire sur l’Irlande au représentant Tallien2. On
ignore quelle suite celui-ci donna à ce rapport qui proposait un éclairage d’expert
sur la situation réelle en Irlande, car depuis le début de la Convention, le
gouvernement recevait parfois des rapports biaisés, présentés par des agents
soldés et dictés par les intérêts de William Pitt. On peut penser que dès l’arrivée
de Duckett, Madget l’a décrié auprès de chacun de ses interlocuteurs. Une guerre
d’influence divisait les milieux irlandais sur le continent où les uns se méfiaient
des autres, parfois à juste titre mais pas toujours. Il n’y avait alors aucune raison
de douter de la sincérité de Duckett, mais Madget, profitant de l’emprise qu’il
conserva sur le jeune et candide Theobald W. Tone – un patriote irlandais qui
arrivait de Philadelphie –, mais surtout sur le ministre Delacroix qu’il
« conseillait » pour ce qui touchait aux affaires de l’Irlande, leur peignit Duckett
sous des couleurs défavorables, les invitant à se méfier de lui et même à l’écarter
de tout projet relatif à l’Irlande, et notamment à celui de Hoche. C’est une
dénonciation anonyme attribuable à Madget qui fut probablement le moyen le
plus commode pour se débarrasser du tant redouté Duckett, dont l’arrivée en
France pouvait servir efficacement la grande expédition de Hoche contre les
intérêts de la Grande-Bretagne en Irlande3. À peine était-il arrivé à Paris que
Duckett fut en effet soudainement accusé de vouloir assassiner les membres
du Directoire et de contrevenir à la loi sur les étrangers. Or, ses dénonciateurs
de l’ombre, ignoraient qu’il était naturalisé français depuis 1784 et la loi sur la
résidence des étrangers ne s’appliquait pas à lui. Mais, en ces temps de méfiance
des étrangers, la dénonciation porta et Duckett devint théoriquement passible
de la peine de mort. D’après le registre Labat 845 (161), une perquisition fut

1. AN, AFII, 63.


2. AN. 284 AP 10 dossier 8 (an III).
3. Th. W. Tone ne parlait pas français et ses propos comme ses mémoires sur l’Irlande étaient
traduits et communiqués par Madget qui filtrait. Il apparaît que celui-ci traduisait de façon
infidèle les écrits de Tone qui étaient ensuite transmis au ministre Delacroix et d’autres
comme Hoche dont l’expédition en Irlande, pour cette raison et d’autres, tourna court (O.
Blanc Les espions de la Révolution, 1995, pp. 132-133 et notes).

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L’essor du renseignement britannique (xvie-xviiie siècles)

ordonnée « chez cet individu qui est en arrestation » (section du Théâtre français,
30 messidor an IV) et le même jour, le pauvre Duckett adressait une lettre
indignée au ministre des Relations extérieures, Delacroix.

« Citoyen ministre
Je vous écris aujourd’hui de ma prison sur une dénonciation vague
la police a lâché après moi trois de ses agents.
On m’a supposé assujetti à la loi du 21 floréal mais ce n’était qu’un
motif apparent et rogatoire. Il reste encore quelque chose de plus grave :
dans la dénonciation produite je suis accusé d’avoir voulu égorger le
Directoire exécutif et d’avoir coopéré aux massacres de septembre. Est-il
donc possible qu’un ministre de la police ait pu ordonner mon arrestation
sur les propos hasardés de quelques infâmes calomniateurs. Faut-il que
dans la République française, celui qui s’est expatrié pour la liberté trouve
des prisons comme récompense des services qu’il a rendus à la cause ?
Est-ce mon sort de subir à Paris la punition qui m’attendait à Londres ?
Le patriotisme deviendrait-il aujourd’hui un brevet de persécution ?
Mon arrestation a été l’ouvrage de quelques agents de Pitt. Ce zèle
que j’ai toujours employé en défendant la cause de la liberté a excité
contre moi une foule d’ennemis. Dans ce nombre se trouve ce qu’il y a
d’anglais à Paris. Ils connaissent tous mes sentiments politiques. Ils sont
convaincus de la haine que je porte à l’Angleterre et des efforts continuels
que je n’ai cessé de faire pour contribuer à l’indépendance de mon pays.
Avec d’autres idées, je ne serai pas forcé aujourd’hui de respirer l’air
méphitique d’une prison. Les agents de la police ont fait souvent mention
de votre nom. Ils ont même dit qu’ils tenaient mon adresse de vos bureaux.
Je ne peux pas citoyen ministre, ajouter foi à une pareille déclaration.
Mes liaisons avec vous n’ont rien eu de criminel. Ma conduite a été
toujours franche et désintéressée. Qui est ce qui s’est montré plus zélé
partisan de la liberté. Mes écrits et les renseignements que je n’ai cessé
de communiquer au gouvernement l’attestent. Je demande justice des
torts qui me sont faits. J’espère que le ministre des Relations extérieures
ne saura pas la refuser à un martyr de la Liberté.
Je ne suis point assujetti à la loi su 21 floréal. Je demeure à Paris
depuis 1784. Pour les autres chefs d’accusation je les livre à l’infâme qu’ils
secrètent.
De la prison du bureau central 6 heures
Signé « Duckett1 »

1. AN, F7 7249 dos 8074 (thermidor an IV-floréal an V).

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

PS : le Bureau central fête aujourd’hui la justice. J’avais beau écrire


deux lettres au citoyen Limodin, pas de réponse. Est-ce ainsi que l’on doit
se jouer de la liberté individuelle ? »

Le 4 thermidor (an III), Duckett, arrêté comme ayant contrevenu à la loi


du 21 floréal an III, et sur la preuve par lui qu’il était à Paris domicilié avant
1789, fut remis en liberté. L’année suivante, il songea à s’expatrier aux États
Unis mais y renonça1
Un Mémoire sur l’Irlande était peu après adressé au ministre de la Police,
le 1er floréal an VI :

« La persécution élevée par le ministère anglais contre les patriotes


qui supportent impatiemment son joug, les horreurs exercées en Irlande
forcent des milliers de ses habitants à s’expatrier. Les uns gagnent
l’Amérique, les autres cherchent un asyle à Hambourg. Ceux qui se
trouvent dans cette ville s’y sont rendus dans l’espoir de gagner la France
et de coopérer à l’indépendance de leur patrie (…) Parmi les Irlandais
qui résident à Hambourg, il s’en trouve un qui a déjà mérité la confiance
du gouvernement français dont il a été l’agent. Il devait participer à
l’expédition de la baie de Bantry. Il en a rédigé les proclamations et avait
été employé par le pouvoir exécutif sous l’administration de Lebrun
comme agent en Irlande. Il s’appelle Duckett. Je l’ai connu à Paris où il
avait fait ses études, dès le commencement de la Révolution, comme un
jeune homme plein d’intelligence et de patriotisme, et soupirant déjà
après l’affranchissement de sa patrie. Son père, aussi zélé que lui, est à
Brême. Il existe en outre deux (autres) Irlandais. L’un est maintenant à
Dublin, et l’autre à Londres, que leurs lumières et leur patriotisme rendent
également recommandables. L’un s’appelle Lescure, l’autre Despard. Le
premier est en Irlande depuis le mois de juillet 1796. Il est connu dans la
Révolution française. Il a été le collaborateur de Loustalot et l’ami de
Santhonax. On peut consulter ce dernier qui le reconnaitra à ce double
titre. L’autre, qui a rempli les premières places dans les établissements
des Indes, est connu pour le Républicain le plus énergique de Londres.
Ses principes l’ont déjà exposé à plusieurs arrestations ministérielles mais
son caractère et ses vertus l’ont tiré d’embarras. Tous les deux marchent
dans le même sens. Leur but est l’indépendance de leur patrie. Despard
a commandé un régiment anglais et passe pour le premier ingénieur de
la Grande Bretagne. En vain le gouvernement qui avait offert le
commandement en second de l’armée continentale. Mon épée a-t-il
1. AN, AF III 58 dos 228 planche ii (30 frim. an VI).

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L’essor du renseignement britannique

toujours répondu, ne servira jamais que pour les amis et contre les ennemis
de la liberté. Personne ne connaît mieux que lui l’État militaire des Trois
Royaumes. Duckett est en correspondance directe avec Lescure en Irlande.
On pourra employer deux autres Irlandais ; l’un s’appelle Carey, il est
Defender catholique et s’est sauvé d’Irlande. L’autre est Irlandais uni et
vient dernièrement d’être arrêté à Londres. On pourrait les employer
utilement ».

À Londres, Lord Castlereagh, qui était informé du rôle de Duckett, avait


donné des ordres pour que celui-ci soit capturé. Un nommé Samuel Turner,
protégé de Madget, informa le ministre anglais que Duckett avait quitté Paris :
« Duckett est à Hambourg ; il a dénoncé (John Hurford) Stone à Paris comme étant
un traître. J’ai entendu dire qu’il avait obtenu de grosses sommes du gouvernement
français dans le but de réactiver les mutineries dans la flotte britannique1 ».
Dans l’un de ses rapports, Léonard Bourdon – agent français à Hambourg,
devenu le « patron » de Duckett qu’il emploie dans réserve – fait allusion à ces
projets de mutinerie. Il parle aussi des « moyens d’entretenir des intelligences
secrètes en Angleterre et en Irlande et du mécontentement qui règne dans la marine
anglaise et notamment dans la flotte de Cork » (9 ventôse an VI). Son Mémoire
est accompagné d’un déchiffrement donnant l’interprétation des lettres employées
pour désigner des personnes proposées au Directoire comme agents secrets.
Parmi eux, on relève les noms de Duckett, Tremblett, Lescure, Despard, Hastings,
Edward Ferris, Oléary, Catayne, Shugroe et Perks2.
À Paris, Nicolas Madget, toujours retranché au ministère, faisait tout ce
qu’il pouvait pour discréditer Duckett auprès des autorités. En revanche, il
recommandait chaudement le célèbre espion anglais Samuel Turner au
gouvernement français. Bien ancré dans l’administration républicaine – assez
aveugle ou complice, il faut bien le dire –, il ne doute de rien :

« Le citoyen Turner est, écrit-il, un homme sur lequel on peut compter.


Proscrit dans l’Irlande dans sa patrie pour son républicanisme. Il vit
depuis deux ans à Hambourg sur une fortune médiocre dont il consacre
une grande partie à ourdir des correspondances avec l’Angleterre et
l’Irlande pour entretenir parmi ses compatriotes le saint amour de la
liberté et une haine implacable contre le gouvernement anglais. »

1. Lettre de Samuel Turner au marquis de Downshire in Castlereagh’s Lettres and Speeches,


vol. I, page 306 et vol IV, 130-131 (il ne faut pas confondre Samuel Turner avec son
homonyme négociant à Cognac).
2. AN, AF III 5753 dos 226 pl. I.

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Le contre-espionnage anglais sous la première République (1792‑1804)

Et Madget ajoute :

« Le Duckett dont il parle dans sa lettre fut chassé il y a deux ans


comme un homme très suspect de la société des Irlandais Unis de Paris ».

Et il enfonce le clou :

« Le citoyen Robert (alias Turner) témoigne son étonnement de ce


que le gouvernement français continue à employer à Altona le nommé
Duckett en qualité de correspondant. Cet homme lui paraît infiniment
suspect et vraisemblablement soudoyé par l’Angleterre.
1°/ Parce sans autre moyen apparent de subsister que ses appointements,
il mène à Altona un train qui suppose au moins une dépense de mille
louis par an, somme qui certainement ne lui est pas allouée par le
gouvernement français.
2°/ parce qu’ayant entrepris tout récemment une feuille périodique
il a débuté dans son premier numéro par une diatribe épouvantable
contre le gouvernement français. Ses associés ont été si scandalisés de
cette jactance qu’ils n’ont plus voulu travailler avec lui ; il y a toute
apparence que l’article était commandé par l’Angleterre ou au moins
écrit dans l’intention de lui faire la cour. »

Fidèle à sa stratégie éprouvée, Madget torpille la réputation de Duckett,


l’Irlandais le plus honnêtement attaché à la cause de l’Irlande indépendante et
serviteur fidèle de la France républicaine ; et il tresse des louanges à Turner, un
espion avéré en espérant que les membres du gouvernement français seront
trompés une nouvelle fois par ses intrigues.
Le 27 ventôse, Bourdon, habilement secondé par Duckett et son père,
indique qu’il s’est établi à Brême un bureau de contre-révolution sous la direction
d’un colonel nommé Donn, anglais de nation1.

« C’est le bureau principal de toutes les intrigues du continent. Il est


composé en grande partie d’émigrés chargés de la correspondance avec
les conspirateurs qui se trouvent en France. Donn réside à Brême depuis
plus de deux ans en qualité de commissaire anglais chargé de la rectification
des comptes relatifs aux dépenses de la guerre continentale, ce n’est qu’une
mission apparente. C’est en vérité le représentant de Pitt et le distributeur
des fonds affectés à la contre-révolution. Le bureau du ministre Wickham,
établi à Bâle, a été même subordonné à celui de Brême. L’agent affidé de

1. AN, F7 6151 pl. X.

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L’essor du renseignement britannique

ce Donn est un nommé Harcourt qui a été employé tout le temps de la


guerre à l’état-major du duc d’York. Il parcourt la France tantôt comme
Américain et tantôt comme Suisse ».

C’est sans doute le même « Harcourt » qui est vanté par Richard Ferris
auprès de Bland Burges, fils du comte d’Harcourt, représentant des princes
français à Londres, dévoué à Pitt et employeur de Duteil de Tellemont sur le
continent. Quant à Donn, il sera fait prisonnier par les Français. Sous le Consulat,
Bonaparte (Correspondance générale) proposera de l’échanger contre les Irlandais
Napper-Tandy et Blackwell qui furent capturés par les Anglais. Bourgoing puis
Otto proposeront que Mme Donn vienne à Paris donner des soins à son mari
à la condition que Mme Blackwell puisse en faire autant. Pitt ne voulut rien
entendre et n’eut de cesse que les cadavres de Napper-Tandy et de Blackwell se
balancent au bout d’une corde.
Duckett échappa au sort funeste qui frappa nombre de ses compatriotes
et revint à Paris en 1803 après avoir participé à l’enlèvement de George Rumbold,
chargé d’affaires anglais à Hambourg, et surtout à la saisie de ses papiers formant
plusieurs cartons riches de renseignements inexploités par les historiens : tout
l’espionnage anglais dans le Cercle de Basse Saxe y est contenu, permettant
d’identifier un certain nombre de faux frères parmi les « patriotes irlandais ».
Des lettres de Castlereagh et d’Hamilton Rowan notamment, révèlent que
celui-ci avait bien, comme certains s’en doutaient un peu, été retourné par le
contre-espionnage britannique. À Paris où il se sentait en sécurité, Duckett
s’occupa paisiblement de sa famille renonçant à toute activité politique. Il est
l’auteur d’une Grammaire anglaise qui fut publiée en 1828.

Olivier Blanc

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LE DÉVELOPPEMENT
DU RENSEIGNEMENT EN ASIE
(XIIIe‑XVIIIe siècles)

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LE RENSEIGNEMENT EN INDE
DU XIIIe SIÈCLE À LA COLONISATION
BRITANNIQUE

Julie Descarpentrie

Depuis l’Antiquité, l’Inde a été en proie à de multiples guerres qui ont façonné
son histoire, ses mœurs et sa culture. Bien que protégé par les contreforts himalayens,
le sous-continent indien a été l’objet d’invasions, de pillages et d’annexions par les
empires voisins – perses, grecs ou musulmans – après que leurs troupes eurent
franchi la passe de Khyber. Situé entre le Pakistan et l’Afghanistan, ce haut col
montagneux reliant l’Asie centrale à la plaine indo-gangétique joua ainsi un rôle
géostratégique majeur dans la conquête des territoires indiens. Les envahisseurs
apportèrent avec eux des pratiques d’espionnage et de contre-espionnage qui sont
à l’origine du renseignement en Inde.

Le renseignement sous les sultanats de Delhi (1206-1526)

Le contrôle du nord de l’Inde par les musulmans débuta dès le viiie siècle
et se prolongea jusqu’à l’établissement de l’Empire moghol au xvie siècle.
Toutefois, celui-ci ne fut pas homogène, car alors que les premiers conquérants
arabes laissèrent aux hindous le droit de pratiquer leur religion en échange du
paiement de la jizya1, et ne pillèrent pas le pays, au début du xie siècle, des
mercenaires turcs islamisés établis en Afghanistan et menés par Mahmoud de
Ghazni2 lancèrent de nombreux raids dévastateurs destinés à se procurer
1. Il s’agit de l’impôt annuel de capitation évoqué dans le Coran et collecté auprès des hommes
non musulmans en âge d’effectuer le service militaire, en échange de leur protection.
2. Mahmoud de Ghazni, de son vrai nom Yamîn al-Daoulâ Abu al-Qasim Mahmoud Ibn
Soubouktigîn, né en 971 et mort en 1030, fut le dirigeant de l’Empire ghaznévide fondé par
une dynastie mamelouke d’origine turque.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

richesses et esclaves, entrainant massacres et destructions. Un demi-siècle plus


tard, un nouveau groupe de mercenaires turcs, basés à Ghor, au centre de l’actuel
Afghanistan, et menés par Mohammed de Ghor, s’emparèrent de la totalité de
l’Inde du Nord et fondèrent le sultanat de Delhi1 en 1206. En dépit de la forte
résistance des habitants du Gujerat (situé à l’ouest) et de l’aristocratie rajpoute – et
tandis que certains royaumes restèrent indépendants, comme ce fut le cas du
Pendjab, du Rajasthan, de certaines parties du Deccan et du Malwa (Inde
centrale) et de Vijaynagar (sud de l’Inde) –, toute la région couvrant l’actuel
Pakistan, le Bengale et une grande partie de l’Inde du Nord passa sous la
domination des sultans de Delhi.
Bien qu’il existe peu d’éléments attestant de l’établissement par les
conquérants turcs d’Asie centrale de réseaux d’informateurs et d’espions, le
souverain de la dynastie des esclaves du trône de Delhi, Ghiyâs ud-Dîn Balbân
(1265-1287), et après lui le sultan Alâ ud-Dîn Khaljî (1296-1316), sont réputés
avoir instauré un système de renseignement particulièrement efficace, dédié
notamment au contrôle étroit des administrateurs du sultanat, à la surveillance
des éléments séditieux susceptibles de renverser le pouvoir, mais également à
celle de l’avancée des troupes mongoles dans le Penjab. C’est aussi notamment
grâce à ses espions que Ghiyâs ud-Dîn Balbân put repousser l’armée de Gengis
Khan après que ce dernier se fut emparé de la ville de Lahore, située dans l’actuel
Pakistan. Cependant, bien que ces deux souverains durent leurs victoires
militaires et l’établissement d’une administration stable et aux nombreux
rapports d’informations – sur l’état du royaume et l’analyse des forces en
présence – transmis par leurs officiers, leurs espions (munhis) et leurs rédacteurs
spécialisés (barids), Ghiyâs ud-Dîn Khaljî ne parvint pas à repousser les troupes
de Tamerlan qui déferlèrent sur le pays et pillèrent Delhi (1398), ce qui entraîna
la chute de la dynastie des Khaljî, Elle fut remplacée par celle des Tughlûq, qui
conserva les réseaux d’informateurs précédemment établis.

1. Le sultanat de Delhi est le royaume musulman qui s’étendit sur le nord de l’Inde de 1206
à 1526. Plusieurs dynasties turco-afghanes règnèrent successivement sur le sultanat : la
dynastie des esclaves ou dynastie des Muizzî/Mamelouks (1206-1290), la dynastie des
Khaljî (1290-1320), la dynastie des Tughlûq (1320-1413), la dynastie des Sayyîd (1414-1451)
et la dynastie des Lhodî (1451-1526).

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Le renseignement en Inde du xiiie siècle à la colonisation britannique

Les réseaux de surveillance et d’espionnage de l’Empire moghol


(1526-1857)

En 1526, la victoire de Babur (1483-1530) sur le dernier descendant de la


dynastie des Lhodi à Panipat (actuel État d’Haryana, Inde) marqua le début de
l’Empire moghol1. Descendant de Tamerlan par son père – le turco-mongol
Miran Shah qui fut roi du Ferghana – et de Gengis Khan par sa mère, Babur – de
son vrai nom Zahir ud-din Muhammad – était un prince timouride. Il fut le
fondateur de l’Empire qui marqua l’apogée de l’expansion musulmane en Inde
jusqu’en 1857, date de la proclamation par les Britanniques de l’établissement
du Raj et de l’exil du dernier souverain, Muhammad Bahâdur Shâh (1837-1857).
Si l’Empire moghol perdura pendant près de trois siècles, c’est notamment parce
que ses administrateurs, pour la plupart tolérants et soucieux d’administrer le
pays durablement et de façon équitable, veillèrent à ne pas réagir de façon
brutale vis-à-vis ceux qui se dressèrent contre leur autorité.
Bien qu’il soit régulièrement fait mention de l’opposition farouche
qu’opposèrent les princes rajpouts2 aux conquérants moghols, ils furent dans
l’incapacité de repousser l’ennemi, en raison notamment de la désintégration
de leurs armées suite aux pillages de Tamerlan qui avaient laissé le pays exsangue,
ainsi qu’en raison de leurs rivalités intestines pour s’assurer la puissance et la
gloire. Ces derniers auraient été en outre réticents à recourir à des stratagèmes
jugés immoraux tels que l’emploi de poisons, l’attaque de l’ennemi à revers ou
la destruction de ses champs afin d’empêcher l’approvisionnement de ses
troupes. Alors que l’espionnage, les raids-éclairs et la recherche de la surprise
constituaient les points forts de la culture militaire turque, les Rajpouts
n’adoptèrent pas de telles pratiques. De plus, le caractère féodal marqué de
l’Inde du début du Moyen Âge, combiné à la division sociale et à l’inégalité des
castes, créa un fort clivage entre les sujets et leurs souverains dont l’armée était
au demeurant composée de mercenaires étrangers, rendant par conséquent

1. Le nom « moghol » est dérivé du nom de la zone d’origine des Timourides, ces steppes
d’Asie centrale autrefois conquises par Genghis Khan et connues par la suite sous le
nom de « Moghulistan » : « terre des Mongols ». Bien que les premiers Moghols aient été
sunnites et aient conservé des coutumes turco-mongoles, ils avaient pour l’essentiel été
« persanisés » sous l’égide des Safavides. C’est ainsi qu’ils introduisirent la littérature et la
culture persanes en Inde, jetant les bases d’une culture indo-persane.
2. Les Rajpouts (« fils de prince » de « raja », prince, et « putra », fils) appartiennent en
majorité à la caste des guerriers (Kshatriya) et forment la majorité des habitants du
Rajasthan -autrefois le Rajputana – et une partie de celle du Gujarat et du Penjab. Leurs
royaumes se trouvant près de la passe de Khyber, la voie classique d’entrée dans le sous-
continent indien, ils se sont trouvés confrontés à la plupart des invasions qu’il a connues,
en particulier celles des Arabes et des Moghols.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

impossible toute cohésion entre celle-ci et la population afin de résister aux


envahisseurs. Ainsi, en raison de cette fragmentation sociale et des rivalités
entre les dirigeants des fiefs locaux (jagirs), la création d’une armée unifiée sous
un même commandement et d’un système d’espionnage efficace ne purent avoir
lieu. Le manque de conscience nationale explique ainsi qu’à la fin du xvie siècle,
les empereurs moghols parvinrent à s’imposer.
Aussi, les princes rajpouts, connus pour leur bravoure et leur résistance
contre les envahisseurs musulmans – mais dont les territoires furent intégrés
de force à l’Empire moghol – conclurent-ils un « pacte de non-agression » avec
l’empereur Akbar (1542-1605), lequel, en retour, leur proposa de participer à
l’administration du territoire et d’y occuper des postes militaires. Cette tactique
permit ainsi aux Moghols de s’assurer la fidélité des guerriers hindous, tout en
les surveillant de près.
Ils eurent par ailleurs la sagesse de mettre en place une administration
multi-ethnique et multi-confessionnelle, au sein de laquelle se côtoyaient
musulmans afghans, turcs, ouzbeks, chiites et sunnites, ainsi que des Rajpouts,
des brahmanes et des Marathes hindous. De plus, soucieux de se tenir informés
des agissements de leurs feudataires et de préserver l’unité de leur empire, les
Moghols construisirent de nombreuses voies de communications et organisèrent
de vastes réseaux d’informateurs, plaçant des espions dans les royaumes
nouvellement conquis afin d’assurer le contrôle de leurs vastes possessions,
couvrant tout le nord de l’Inde et qui s’étendirent, en 1595, jusqu’au plateau du
Deccan.
Le système de renseignement moghol reposait sur plusieurs catégories de
fonctionnaires spécialisés :
— des rapporteurs établissant des comptes-rendus écrits et oraux, parmi
lesquels on trouvait : les waqa’i nawis ou waqai’nigar (les rapporteurs) et
les sawanih nawis ou swanih nigar (les archivistes, ceux qui enregistraient
les nouvelles) ;
— les khufia nawis (les rapporteurs secrets) ;
— les harkaras (les coureurs), qui transmettaient les missives ou rapportaient
le renseignement oralement ;
— enfin les espions proprement dits (jasus ou munshiyan), qui étaient recrutés
au sein de la population locale et sur le travail desquels les précédents se
fondaient pour rédiger leurs rapports.
Instauré par l’empereur Akbar1, ce système d’espionnage était en réalité
l’héritier des premiers réseaux d’informateurs permanents mis en place par

1. Akbar (1542-1605) fut le troisième empereur de la dynastie moghol. Son règne se


caractérisa par une grande tolérance religieuse qui le conduisit à opérer une fusion entre

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Le renseignement en Inde du xiiie siècle à la colonisation britannique

l’Afghan d’origine pachtoune, Sher Shah Suri (1540-1545), qui régna sur l’Inde
du Nord à partir de 1538. Egalement appelé Fahrid Khan ou Sher Khan, il fut
le troisième empereur de l’Inde musulmane et fondateur de l’empire Suri après
avoir défait l’empereur moghol Humayun, fils de Babur. Les services de
renseignement que Sher Shah Suri mit en place furent particulièrement efficaces
et contribuèrent grandement au succès de son administration ; c’est pourquoi
ses successeurs moghols, qui reprirent le pouvoir sous Akbar, pérennisèrent
un tel système. Considérant comme ses prédécesseurs que l’administration
d’un vaste territoire reposait avant tout sur l’établissement de voies de
communication, Sher Shah Suri fit construire de nombreuses routes, ainsi qu’un
système postal grâce auquel les harkaras pouvaient transmettre rapidement les
informations capitales et secrètes, récoltées dans toutes les régions, au
gouvernement central. Ainsi, tous les dix kilomètres, furent mis en place des
avant-postes ou relais de harkaras. Parallèlement, d’autres agents ou informateurs
de l’empereur travaillaient à la cour de l’administrateur (nazim) et étaient
connus sous le nom de tarikh nawis (historiens) – et plus tard sous le celui de
akbar nawis ou waqa’i nawis.
Dans le système administratif moghol, le gouvernement des provinces était
organisé selon les mêmes principes que le gouvernement central. En dehors du
gouverneur (subahdar), chaque province avait ses propres fonctionnaires parmi
lesquels le waqa’i nawis faisait office de rapporteur et était chargé du recueil et
de la compilation des événements se déroulant au sein de l’empire. Afin de lui
permettre de s’acquitter correctement de ses fonctions, il jouissait d’une grande
liberté. Il avait pour instruction de ne pas montrer ses rapports au subahdar et
ne dépendait d’aucun ministre, mais seulement de l’empereur. Son poste était
extrêmement important car il permettait à l’empereur de « prend le pouls » de
son empire ; il attendait de lui qu’il demeure totalement impartial et extrêmement
précis dans ses comptes-rendus. Collectant des informations au sein de la
population et de l’administration, il avait pour mission de rédiger des rapports
quotidiens sur les travaux des fonctionnaires et des barons locaux (jagirdar)1,

les divers éléments de l’empire : Mongols et Radjpouts, musulmans et brahmanes. Lui-


même était musulman de naissance, mais son scepticisme et l’intolérance des oulémas lui
firent abandonner l’islam. Il eut des conférences avec les missionnaires jésuites de Goa,
avec les Guèbres, fit traduire en persan les livres sacrés des différents peuples et enfin
fonda une religion nouvelle dont il se déclara le chef spirituel qu’il nomma Dîn-i-Ilâhi,
« foi divine ».
1. Le système jagirdar a été introduit par le sultanat de Delhi et a perduré pendant l’empire
moghol. Un jagir était un type de concession de terres féodales en vertu duquel les pouvoirs
de gouverner et de collecter l’impôt sur une succession étaient accordés à une personne
nommée par l’État. Les locataires étaient considérés comme étant placés de facto sous la
tutelle et l’autorité du jagirdar.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

sur tous les événements survenant dans la région où ils étaient détachés, ainsi
que sur les activités des pillards et des malfaiteurs. La fonction de waqa’i nawis
était primordiale non seulement pour l’information du gouvernement central,
mais également pour les militaires et les diplomates, car ces hommes
accompagnaient tous les corps expéditionnaires et les ambassadeurs envoyés
à l’étranger. Ils recueillaient par ailleurs des informations plus sensibles auprès
de groupes d’agents et de rapporteurs secrets appelés khufia nawis. Une fois par
semaine, les waqa’i nawis envoyaient leurs comptes-rendu à l’empereur par le
biais de coureurs (harkaras) qui, placés sous l’autorité du chef des postes
responsable de la sécurité des lettres royales, avaient également pour fonction
de contrôler et de surveiller les waqa’i nawis sans que ces derniers le sachent.
Les tribunaux étaient eux aussi, dotés d’un « service de renseignement »
qui transmettaient des informations sur les litiges juridiques, commerciaux et
éthiques ou religieux au profit du magistrat civil (kazi), du responsable religieux
(mufti) et du superviseur (muhtasib). De même, le chef de la police de la ville
(kotwal) avait son propre personnel de veilleurs (chaukidars) qui patrouillaient
dans les rues jour et nuit. Chargés d’observer chaque maison, ils rapportaient
dans le journal de la police tous les méfaits, les infractions à la loi et les meurtres
commis. Enfin, la collecte d’informations était également complétée par la
production de rapports émanant de divers agents secrets (swanih nigar et khufia
nawis) qui se déplaçaient dans les campagnes, écoutant ce qui se disait au sein
de la population et vérifiant le contenu des rapports des gouverneurs provinciaux,
ainsi que les comptes-rendus officiels des rapporteurs et des harkaras.
De leur côté, les princes hindous du Rajasthan recouraient pour se renseigner,
à des informations collectées auprès de clercs ou lors de cérémonies religieuses.
D’après l’explorateur et médecin vénitien, Niccolò Manucci – qui occupa
différents postes en Inde à la cour des Moghols –, les soufis, les astrologues et
les médecins itinérants participaient aussi à la collecte d’informations ; mais
de cela il existe peu de traces car il ne s’agissait pas là d’un réseau organisé et
« institutionnalisé ».

Renseignement et guérilla sous le règne de Shivaji (1630-1680)

Contrairement aux provinces du nord qui étaient acquises au pouvoir


moghol, le vaste plateau du Deccan1 – qui occupe la majeure partie de l’Inde

1. Le plateau couvre aujourd’hui en partie plusieurs États indiens, : le Maharashtra au nord,


le Chhattisgarh au nord-est, le Télangana et l’Andhra Pradesh à l’est, le Karnataka à l’ouest,
la partie la plus méridionale s’étendant dans le Tamil Nadu. La ville la plus importante du

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Le renseignement en Inde du xiiie siècle à la colonisation britannique

centrale et méridionale et était alors composé des sultanats chiites d’Ahmednagar,


de Bijapur et de Golconde – connaissait des troubles. En effet, bien qu’étant
inféodés aux souverains moghols depuis la conquête d’Akbar le Grand (1593)
et de Shah Jahan, les sultans de Bijapur et d’Ahmadnagar demeuraient
incontrôlables en raison des luttes incessantes qui les opposaient et qui ne
cessaient de fragiliser le pays. Soucieux de rétablir l’indépendance des Indiens,
Shivaji Bhonsle (1630-1680), un guerrier hindou et administrateur du fief de
Pune (Bijapur), entreprit d ’orga niser la résista nce du peuple
marathe – principalement constitué de paysans shudras pauvres, mais unis et
solidaires – contre la domination moghole. Il déclencha alors une guérilla
populaire dans laquelle ses espions jouèrent un rôle majeur.
Stratège hors pair et fondateur du royaume indépendant (swaraj hindavi)
du Maharasthra – dont les frontières s’étendirent à partir de 1674, de la vallée
du Gange à une grande partie de l’Inde centrale –, Shivaji incarne les valeurs
du patriotisme indien car il parvint, grâce à son action, à réunir les Indiens
sous une même bannière après avoir rallié à lui les populations locales opposées
à la suzeraineté des derniers empereurs de la dynastie moghole, Shah Jahan
(1592-1666) et Aurangzeb (1618-1707). Bien que la confédération marathe ait
été ensuite vaincue par la Compagnie britannique des Indes orientales (1818)
et intégrée à l’empire colonial britannique, elle n’en demeure pas moins
responsable d’avoir, dans une large mesure, mis fin à la domination moghole
sur la plupart du sous-continent indien.
Notamment inspiré par le mouvement dévotionnel hindou de la Bhakti1,
promu par le poète Tukaram et par le saint Ramdas, Shivaji fit de la tolérance
religieuse et de l’égalité entre individus, les fondements même de sa politique.
C’est ainsi qu’il veilla à ce que le système des castes ne constitua plus un frein
à l’émergence d’une certaine conscience « nationale ». Ayant compris que
l’absence d’une armée populaire et unie rendait impossible la reconquête des
territoires du Deccan, il supprima les forces féodales et mit fin au mercenariat.
Il parvint à fédérer les populations locales au sein d’une armée compétente et
motivée et à faire émerger pour la première fois de l’histoire de l’Inde un vrai
sentiment national qui galvanisa la confédération marathe contre l’empire
moghol, ainsi que contre ses vassaux.
Deccan est Hyderâbâd, la capitale du Télangana. Parmi les autres cités importantes, on
compte Bangalore, la capitale du Karnataka, ainsi que Nagpur, Pune et Sholapur dans le
Maharashtra.
1. Le mouvement Bhakti fait référence à la tendance de dévotion théiste qui a émergé dans
l’hindouisme médiéval. Originaire du sud de l’Inde (actuels Tamil Nadu et Kerala) au
viiie siècle, il s’est répandu dans le nord et l’est de l’Inde à partir du xve siècle, atteignant
son apogée entre le xve et le xviie siècle. Le mouvement est considéré comme ayant entraîné
une réforme sociale majeure de l’hindouisme.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

La stratégie de Shivaji, appelée ganimi kawa (guérilla) – également connue


sous le nom de Shiva Sutra -consistait à attaquer ses ennemis au moment où ils
s’y attendaient le moins. Il s’inspira notamment de son père et de son grand-
père, Maloji Bhonsle, ancien bras droit de Malik Ambar1 – un ancien esclave
éthiopien qui, pendant deux décennies, repoussa avec succès les tentatives
répétées de l’empereur Jahangir d’annexer le royaume d’Ahmadnagar grâce
aux embuscades et multiples raids opérés par ses troupes de mercenaires. Le
jeune roi devint ainsi un expert en matière de ruse et de guérilla.
Sous son impulsion, profitant de la nature accidentée de leur territoire, les
Marathes recoururent à des tactiques asymétriques qui maximisèrent l’efficacité
de leur cavalerie légère, rapide et mobile, attirant les unités mogholes dans des
ravins étroits, attaquant leurs caravanes de ravitaillement et interceptant les
communications impériales.
Mais, pour être en mesure de mener ses attaques au moment opportun, il
était important pour Shivaji de disposer d’informations précises sur les positions
ennemies, sur la topographie et la disposition des lieux, ainsi que sur les
possibilités de repli qu’offraient les forts de la région. De même, afin d’être tenu
informé des décisions prises à la cour du vice-roi du Deccan – à Aurangabad –,
par l’empereur – à Agra et à Delhi –, et par les sultanats voisins, le renseignement
se révélait indispensable.
Fervent, lecteur de l’Arthashastra2 de Kautilya, Shivaji accorda un rôle
majeur à l’emploi des espions, mais cet attrait pour le renseignement lui vint
surtout des enseignements de son précepteur, Dadaji Kondadeo. Celui-ci comprît
très tôt la nécessité de l’espionnage et de l’action clandestine. Il croyait que le
combat frontal n’apportait de résultats que s’il était appuyé par une manœuvre
« derrière la scène ». À partir de 1637, il va développer un véritable service de
renseignement et d’action (Jasud) et y initier son souverain, qui le placera sous
l’autorité de son conseiller ou ministre aux Affaires étrangères (dabir).

1. Malik Ambar (1548-1626) fut général et Premier ministre du sultanat d’Ahmadnagar. Né


en Ethiopie, il fut vendu par ses parents comme esclave à des Arabes qui l’emmenèrent à
Bagdad. Son maître l’éduqua, le convertit à l’islam et l’amena à Ahmadnagar où il entra au
service du sultan.
2. L’Arthashâstra est un traité ancien de politique, d’économie et de stratégie militaire,
écrit en sanskrit, sans doute au IVe siècle avant l’ère chrétienne, et dont le titre se traduit
comme « science du politique ». Rédigé par Kautilya, le conseiller et Premier ministre du
roi Chandragupta Maurya, L’Arthashastra consacre de nombreux chapitres aux objectifs,
à l’organisation et aux méthodes des services secrets, et à la façon de construire puis
d’utiliser un réseau d’espions travaillant au bénéfice de l’État.

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Shivaji donna à ses agents secrets les noms évocateurs – selon leur domaine
d’action – d’ « ombres » et de « solutionneurs ». Son service comprenait quatre
départements1 :
— le premier était appelé « Oreille à l’écoute » : ses agents devaient tout
écouter – discours, proclamation, supplications, murmures, etc. –, de
couloirs sombres en salles d’audience, des boudoirs aux cuisines, et rendre
compte ;
— le deuxième était dénommé « Oeil aux aguets ». Il était responsable de
l’observation directe : évaluation des troupes adverses et de leur armement,
des fortifications, des routes et des ponts, etc. ;
— le troisième, intitulé « Commérage », avait pour mission de recueillir toutes
les rumeurs circulant dans les bazars et les marchés afin de déterminer
l’humeur du peuple ;
— le dernier, regroupait les « solutionneurs ». C’était le service action de
Shivaji. Ses hommes n’avaient pas de nom. Personne ne les connaissait ni
ne savait ce qu’ils faisaient. Pendant vingt ans, ils préparèrent toutes ses
opérations militaires dans le plus grand secret par des reconnaissances et
des sabotages, rendant ainsi plus facile la victoire de l’armée marathe.
Chaque fois que les forces de Shivaji se lançaient à l’assaut de forteresses
imprenables, elles trouvaient falaises et murailles pitonnées de solides
crochets auxquels il ne leur restait qu’à accrocher leurs échelles : les
« solutionneurs » étaient passés par là.
Ce département était également chargé de procurer à l’armée un exemplaire
de toutes les nouvelles armes développées par l’ennemi moghol2, aussi bien à
Kandahar, en Afghanistan – première place pour le trafic des armes en Asie –,
qu’auprès des princes de Samarkand, des empereurs de Perse et naturellement
des « honnêtes » commerçants étrangers dans leurs comptoirs des côtes de
l’Inde. Shivaji avait ainsi une parfaite connaissance de ce qui se faisait de mieux
en matière d’armement dans le monde3 !
Bien que la plupart de ses espions soient restés dans l’anonymat, certains
tels que Vishvasrao Nanaji Dige, Bahirji Naik et Sunderji Prabhuji sont connus
pour avoir dirigé les opérations de Shivaji, comme la prise de la ville portuaire
de Surat (Gujarat actuel) en 1664, privant ainsi les Moghols de ce précieux port

1. Jean-Marie de Beaucorps, Shivaji. Le roi hindou vainqueur de l’Empire moghol (1627-1680),


Perrin, 2003.
2. Les Moghols disposaient de trois éléphants blindés qu’ils expérimentaient dans des
opérations secondaires. Les « solutionneurs » en dérobèrent un et le ramenèrent à Shivaji.
Comment firent-ils pour l’enlever, et pour organiser son acheminement sur plus de mille
cinq cents kilomètres ? Cela reste un mystère. (cf. J-M de Beaucorps, op. cit.).
3. J-M de Beaucorps, Shivajii, op. cit.

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d’où entraient et sortaient toutes les marchandises et où étaient installés les


comptoirs étrangers – dont le premier avant-poste anglais établi en 1619.
Grâce aux renseignements dont il disposait, Shivaji avait une connaissance
approfondie de chaque vallée du Deccan, de tous les forts et de toutes les armées
de la région. Combinant astucieusement renseignement, ruse et stratégie
indirecte, Shivaji vainquit d’abord le royaume de Bijapur puis s’empara de Pune,
Junnar, Indapur, Baramati, Chakan, Maval et des régions environnantes. Il mit
en échec le dernier empereur moghol Aurangzeb et contribua à la constitution
de la confédération marathe qui, sous son règne et sous celui de son fils Sambhaji,
s’étendit du Tamil Nadu au sud, à Peshawar (aujourd’hui au Pakistan) et aux
régions du nord-est, telles que l’Orissa et le Bengale occidental. Devenu la
première puissance du subcontinent au xviiie siècle, le vaste Empire marathe
se fractionna toutefois à la mort de Shivaji en plusieurs entités régionales
confédérées et fut battu lors de la troisième guerre anglo-marathe qui aboutit
à la prise de contrôle de la plupart du sous-continent indien par la Compagnie
des Indes orientales.

Lors de l’arrivée des Britanniques aux Indes au xviie siècle, le département


des espions (Jasud) des Marathes était particulièrement efficace, mais la mort
de Shivaji et de ses successeurs entraîna son déclin. Les Moghols disposaient
également d’un système performant de renseignement, en place de longue date.
Mais en raison du manque de coordination, des nombreuses révoltes qui se
firent jour – notamment celle des Marathes –, les fonctionnaires employés en
tant qu’espions de l’Empire devinrent la cible privilégiée des rebelles, ce qui
entraîna son déclin progressif, expliquant ainsi le fait que l’empereur Aurangzeb
ne fut pas informé de l’imminence d’une guerre avec les Anglais. À cela
s’ajoute – d’après Christopher Alan Bayly1 – que les harkaras furent quant à
eux de plus en plus fréquemment employés dans le cadre de missions d’extorsion
et de corruption à des fins privées ; Ce fut notamment le cas sous Lala Jhau Lal,
un Kayashta 2 travaillant pour le Dauk, un service de renseignement
particulièrement efficace mais qui finit par devenir, d’après sir John

1. Christopher Alan Bayly, Empire and Information : Intelligence Gathering and Social
Communication in India, 1780-1870, Cambridge University Press, 1999.
2. Le nom « Kayastha » désigne une communauté assez disparate, dont les composantes
sont différemment dénommées selon les régions de l’Inde dans lesquelles elles étaient
situées (nord de l’Inde, Maharashtra et Bengale notamment). Depuis l’Inde médiévale,
les Kayasthas ont occupé de hauts postes gouvernementaux, servant de ministres et de
conseillers dans les royaumes du centre de l’Inde et dans l’Empire moghol, puis ont assuré
des fonctions administratives importantes pendant le Raj britannique.

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Le renseignement en Inde du xiiie siècle à la colonisation britannique

Shore – gouverneur général du Bengale de 1793 à 1797 –, « une source de grande


oppression ». En effet, Lala Jhau Lal fusionna les bureaux du directeur des
recettes (diwan) et du chef des renseignements, ce qui lui permit d’employer
ses espions et informateurs à des fins peu honorables et purement mercantiles.
Par conséquent, au moment de l’établissement par les Anglais de l’East Indian
Company, puis du Raj britannique en 1858, les réseaux d’informateurs de
l’empire étaient de plus en plus utilisés au service des intérêts privés de tel ou
tel commerçant ou baron local et ne remplissaient donc plus leur office auprès
du gouvernement central, à savoir, garantir une justice équitable et la juste
répartition des richesses, notamment.
Malgré cela, le système de renseignement moghol ne fut pas complètement
détruit car de nombreux fonctionnaires ayant participé à son fonctionnement
finirent par être recrutés par la Compagnie britannique des Indes orientales,
tandis que l’ingénieux service postal appelé Dak Chaukis continua d’être utilisés
par les Britanniques. C’est ainsi qu’après la disparition de l’Empire moghol, les
États indiens participèrent au processus recueil du renseignement au bénéfice
des Anglais. À titre d’exemple, le souverain de l’Awadh1, vaincu en 1764, leur
fournit de nombreuses copies d’akhbarat et autres rapports de renseignements
tirés de son propre réseau étendu d’akhbar nawis et de juristes (wakils) à travers
l’Inde. Enfin, une source majeure du renseignement pendant la conquête
britannique, fut l’exploitation des bulletins d’information persans collectés et
envoyés à Calcutta par des administrateurs indiens tels que Mohamed Reza
Khan et Ali Ibrahim Khan. Ces rapports instruisirent les Anglais sur le
fonctionnement des services de renseignement locaux, et furent à l’origine de
leur admiration pour le système administratif mis en place par les Moghols
entre 1769 et 1772 ; cela entraîna l’intégration de celui-ci, au moins en partie,
dans l’administration britannique.

Julie Descarpentrie

Bibliographie indicative

Anil Madhav Dave, Shivaji & Suraj : An Iconic Leader & Good Governance Prabhat Prakashan,
Prabhat Books, 2012.
B.N. Puri, M.N. Das, A Comprehensive History of India : Comprehensive history of medieval
India, Sterling Publishers Pvt. Ltd, 2003.

1. L’Awadh, connue avant l’indépendance de l’Inde sous le nom de Provinces unies d’Agra et
d’Oudh, est une région du nord-ouest de l’État indien actuel d’Uttar Pradesh.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

Christopher Alan Bayly, Empire and Information : Intelligence Gathering and Social
Communication in India, 1780-1870, Cambridge University Press, 1999.
Dennis Kincaid, Shivaji The Grand Rebel, Srishti Publishers & Distributors, 2018.
Jaswant Lal Mehta, Advanced Study in the History of Medieval India, Volume 2, Sterling
Publishers Pvt. Ltd, 1979.
Jean-Marie de Beaucorps, Shivaji : Le roi hindou vainqueur de l’Empire moghol 1627-1680,
Perrin, 2003.
Ranjit Desai, Shivaji, Harper Collins India, 2017.
Shabir Ahmad Reshi, Dr. Seema Dwived, « Pre Colonial Intelligence System in India
with Special Reference to Mughals », Scholars Journal of Arts, Humanities and Social
Sciences, 3(2D):580-583, 2015.

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LE CONTRÔLE DES SERVICES SECRETS
PAR LES EUNUQUES
SOUS LA DYNASTIE DES MING

François-Yves Damon

« Tout ce qui regarde le service du roi, des reines et des concubines,


le gouvernement du palais et de la maison royale était fait autrefois par
dix mille eunuques dont je pourrais décrire amplement la conduite,
l’avarice, les richesses, l’orgueil, l’impureté, si ce discours n’était hors de
mon sujet ; mais aussitôt que les Tartares furent maîtres de l’empire, ils
en chassèrent neuf mille et n’en réservèrent que mille pour la conduite
intérieure du palais1 »

Les empereurs de la dynastie Ming, ont, à partir de 1477 conféré aux


eunuques (宦官, houankuan) du Palais impérial de Pékin, le monopole des
activités de renseignement. Mais, les mentions des activités de ces derniers, y
compris le renseignement, ont été pour la plupart omises – ou réduites à leurs
malversations – lors de la rédaction des « Véritables documents », compilation
des rapports administratifs, rescrits impériaux et décisions judiciaires destinés
à la rédaction des annales dynastiques, les deux sources qui nous sont le plus
commodément accessibles. D’autant plus que les rédacteurs des Véritables
documents et des annales sont les mandarins, adversaires irréductibles des
eunuques.
Les agents des Dépôts, les officines de renseignement tenues par les eunuques
de la dynastie des Ming n’ayant pas laissé de mémoires, leurs fichiers étant soit
disparus, soit inaccessibles, il est donc impossible de connaître l’identité de

1. Gabriel de Magaillans (1609-1677), père jésuite, réside à Pékin de 1648 à 1677 : Nouvelle
relation de la Chine, 1668, traduction française Claude Barbin, Paris, 1688, p. 283.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

leurs informateurs à la cour et à la ville, et quasi impossible d’établir un


organigramme – s’il en existait un – de ces organisations.
Ces agences d’espionnage sont des excroissances parmi d’autres de la
mainmise totale des eunuques sur la cité impériale des Ming. Aussi, il a paru
pertinent de contextualiser cette activité de renseignement, en particulier en
présentant l’affrontement récurrent avec la bureaucratie. C’est en effet, pour
tenir celle-ci à distance que les empereurs Ming en attribuèrent la responsabilité
aux eunuques. Les Dépôts étaient d’ailleurs moins des services de renseignement
d’État qu’un réseau d’espionnage doublé d’une police secrète au profit exclusif
d’un empereur autocrate, en tout point comparable aux Opritchniki du tsar de
Russie Ivan le Terrible (1547-1584). De même a-t-il paru tout aussi pertinent de
signaler l’impact sur la société chinoise du contexte de mondialisation – l’argent
d’Amérique, ainsi que du contexte social, une société agraire et repliée sur elle-
même.
Les Dépôts d’espionnage eunuques des Ming n’ont d’ailleurs pas survécu
à la conquête mandchoue : activité disparue, mémoire presque abolie en tant
que pan honteux – à l’instar des pieds mutilés des femmes chinoises – de
l’histoire dynastique.

Vingt-six dynasties se sont succédées en Chine, des Hia1 mythiques2 à celle,


mandchoue, des Ch’ing, La plus durable d’entre elles, celle des Ming, dura
deux-cent soixante-seize ans, de 1368 à 16443, et connut un contexte culturel
prestigieux, mais aussi des tensions entre orthodoxie néo-confucéenne et quête
spirituelle en raison de l’arrivée massive de l’argent d’Amérique dans la deuxième
moitié du xvie siècle, et un contexte géopolitique agité : invasions mongoles
jusqu’au milieu du xvie, puis émergence au nord-est d’un puissant et agressif
État mandchou.
La dynastie mongole des Yuan fut renversée en 1368 par la secte des Turbans
rouges ayant à sa tête Tchou Yüan-tch’ang. Celui-ci, prenant le nom d’empereur
Hong Wou, institua la nouvelle dynastie des Ming. Il inaugura ce nouveau règne
par une prise de pouvoir meurtrière destinée à imposer l’idéal millénariste des
Turbans rouges, celui d’une société agraire et puritaine. À cet effet, il créa en 1382
une police impériale, les « Gardes écarlates », relevant directement de l’empereur :

1. La transcription retenue est celle de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), plus


accessible aux lecteurs francophones que le pinyin, lequel demeure cependant plus
approprié aux recherches sur internet.
2. 2205-1767 avant J.-C.
3. Soit des règnes de Charles V, 1364-1380 à la régence d’Anne d’Autrice, 1643-1651.

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

chargés de purger propriétaires fonciers et mandarins de leurs éléments réticents


à se conformer au standard puritain, ils les exécutèrent par milliers. L’ultime purge
visa ses compagnons de route Turbans rouges. Hong wou conclut en rétablissant
dans la population le système de surveillance mutuelle mis en place par le Premier
empereur1. De quelques milliers sous Hong wou, le nombre de Gardes écarlates
augmenta jusqu’à atteindre 60 000 sous le douzième empereur Kia king (1521-1566).
Malgré les troubles persistant aux frontières – raids mongols au nord,
pirates japonais sur les côtes méridionales – l’empire demeura stable, non sans
connaître de sporadiques convulsions, pendant les cent cinquante premières
années, c’est-à-dire les neuf règnes qui suivirent celui de la fondation dynastique.
Aucun contre-pouvoir, parlement, États généraux, Grande charte, ne vint
tempérer sous les Ming le renforcement de l’autocratie impériale héritée des
dynasties précédentes, qui devint ainsi la plus despotique de toutes les dynasties
chinoises.
Tableau 1. Les empereurs Ming
Nom de règne Règne Nom de règne Règne
1 Hong wou 洪武 1368-1398 9 Tche’ng hua 成化 1464-1487
2 Kien wen 建文 1398-1402 10 Hong tche 弘治 1487-1505
3 Yong lö 永樂 1402-1424 11 Tcheng tö 正德 1505-1521
4 Hong si 洪熙 1424-1425 12 Kia king 嘉靖 1521-1566
5 Hiuan tö 宣德 1425-1435 13 Long k’ing 隆慶 1566-1572
6 Tseng T’ong 正統 1435-1449 14 Wan li 萬曆 1572-1619
7 King t’ai 景泰 1449-1457 15 T’ai tch’ang 泰昌 1620
8 T’ien chouen 天順 1457-1464 16 Ti’en k’i 天啟 1620-1627
17 Tch’ong tchen (崇禎 1627-1644

Le Dépôt de l’Est

À la mort de son fils aîné Hong Wou désigna comme successeur son petit-
fils Kien wen qui se défiait des eunuques et s’appuya sur les mandarins. Soucieux
de consolider son trône, il entreprit d’assassiner ses oncles, mais le quatrième
parvint à échapper aux tentatives dirigées contre lui et répliqua par un coup
d’État avec l’appui décisif des eunuques qui saisirent cette opportunité de
retrouver leur autorité amoindrie par Kien wen. Le neveu renversé, l’oncle
1. François-Yves Damon, « Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne », in Éric Denécé
et Patrice Brun (dir.), Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-âge,
Ellipses, 2019, pp. 113-135.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

occupa la capitale, Nankin, et se proclama empereur sous le nom de Yong lö.


Une telle prise du pouvoir en violation des règles successorales – d’autant
plus que le nouvel empereur restaurait les pouvoirs des eunuques – suscita
l’hostilité des fonctionnaires impériaux, gardiens de ces règles. Yong lö s’en
défiant désormais instaura en 1420 un service secret chargé de les surveiller :
le Dépôt de l’Est (東廠, Tung tch’ang), qui devait son nom à son installation à
proximité de la façade extérieure du mur oriental de la Cité interdite. Ce service
secret fut confié aux Gardes écarlates, dirigés par un superviseur en chef
(tou tch’ou, 督主), assisté par un chef du bataillon pénal (tch’anghsing tch’ienhou,
掌刑千戶) et un commandant de la compagnie d’exécution (lising paihou, 理
刑百戶各) à la tête des personnels de service(li yi, 隸役) et de détention (kiche,
緝事). Ce superviseur était autorisé à soumettre ses mémoires directement à
l’empereur, à en recevoir les ordres et à exécuter les verdicts, y compris l’arrestation,
la détention et l’interrogatoire des mandarins, avant de remettre ceux-ci aux
tribunaux.
Une agence similaire au Dépôt, l’Office de sécurité de la capitale
(Huang tch’en-sseu, 皇城司) fonctionnait déjà, dirigé par un militaire ou par
un eunuque, sous la précédente dynastie chinoise des Song (960-1279), dans
ses capitales successives : K’aifeng pour les Song du Nord (960-1127), puis, après
en avoir été chassés par les Mongols, Hangtcheou pour les Song du Sud (1127-
1279).
Le Dépôt de l’Est, dont la compétence s’étendait à tous les habitants de
l’Empire avait cependant deux missions prioritaires : en premier lieu, surveiller
la Cité interdite – soit le gynécée, les servantes et les eunuques – afin d’y traquer
les rumeurs y circulant et les fréquentes intrigues s’y nouant et d’empêcher
celles-ci d’évoluer en complots ; en second lieu, espionner la bureaucratie
impériale. Le Dépôt exerça ses activités pendant toute la durée de la dynastie.

Les lettrés-fonctionnaires ou mandarins

Sous les Ming, cette bureaucratie comptait 20 000 mandarins recrutés sur
concours littéraire. Ils avaient pour tâche d’administrer l’empire, c’est-à-dire
13 provinces 250 préfectures et 1 300 sous-préfectures, comptant 70 millions
d’habitants à la fin du xive, et plus de 160 deux siècles plus tard.
La plus grande concentration de mandarins se trouvait dans la capitale où
travaillaient deux mille fonctionnaires, répartis entre la prestigieuse « Académie
de la forêt des pinceaux », le Censorat, le Grand secrétariat, les six

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

ministères – Guerre, Justice, Personnel, Revenus, Rites et Travaux publics –,


l’administration de la capitale et celle de la province.
À « l’Académie » étaient affectés les premiers reçus au concours triennal
du doctorat, conseillers impériaux, chargés de l’éducation de l’héritier impérial,
de l’interprétation des classiques, de rassembler, classer et donner forme aux
Che lou, les « véritables documents » destinés à la rédaction future des annales
dynastiques, de rédiger celles de la dynastie précédente et diriger le département
des langues étrangères. Le tout puissant Censorat évaluait, tous les six ans, les
états de service de chaque mandarin, les promouvait ou sanctionnait, voire les
démettait. Le poste de Premier ministre ayant été supprimé par l’empereur
Hong wou, fondateur de la dynastie, des grands secrétaires de moindre autorité
coordonnaient l’activité des six ministères. Les bureaux, y compris la bibliothèque
de l’Académie1, étaient situés dans le palais impérial, mais à l’extérieur de la
Cité interdite.
Administrer l’empire, c’était en assurer l’harmonie, c’est-à-dire : maintenir
l’ordre et la stabilité ; rendre la justice, en se fondant sur le Code pénal des Ming
(明律, Ming lou), édicté en 1397 ; protéger la frontière nord, la Grande muraille,
surtout les années de sécheresse, quand les Nomades mongols alors privés de
pâtures migraient vers le sud et tentaient, souvent avec succès, de franchir la
muraille. C’était aussi : consolider les digues du fleuve Jaune dont le lit, exhaussé
par les alluvions, coulait au-dessus du niveau de la plaine de Chine du Nord ;
entretenir le Grand canal, artère vitale où circulaient les centaines de jonques – c’est
par ce moyen que le père jésuite Matteo Ricci fit, en 1598, le voyage Nankin/
Pékin – transportant ravitaillement et matériaux en provenance de la vallée du
Yang’tseu à destination de Pékin et des garnisons de la grande muraille. C’était
enfin alimenter les « greniers de famines », afin d’empêcher, en cas d’aléas
climatiques – inondations ou sécheresses dues à la variation des moussons – des
famines dangereuses car génératrices de mouvements insurrectionnels. En
aucun cas, l’avis du peuple n’était sollicité, pas plus qu’il ne l’est aujourd’hui
en Chine.

« On peut dire au peuple ce qu’il doit faire mais on ne saurait lui en


faire comprendre le pourquoi2 »

Pour assurer au quotidien le maintien de cette harmonie, les mandarins


étaient guidés par l’idéal vertueux de bienséance néo-confucéen, porté par les
Classiques qui leur avaient été enseignés. Cet idéal était incarné par l’empereur,

1. Incendiée en 1901 lors du siège des Légations.


2. Les Entretiens de Confucius, traduction Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, VIII.9.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

intermédiaire entre le ciel et la terre, garant, par sa vertu, de l’ordre cosmique,


dont l’ordre et la stabilité dans l’empire étaient les pendants terrestres :

« Quand le gouvernement repose sur des règlements et que l’ordre


est assuré à force de châtiments, le peuple se tient à carreau mais demeure
sans vergogne. Quand le gouvernement repose sur la vertu et que l’ordre
est assuré par les rites, le peuple acquiert le sens de l’honneur et se soumet
volontiers1 ».

Selon l’éthique confucéenne l’efficacité de la vertu était conditionnée par


la fiabilité du modèle, c’est-à-dire l’empereur :

« Celui qui fonde son gouvernement sur la vertu peut se comparer


à l’étoile polaire qui demeure immobile, cependant que les autres étoiles
tournent autour d’elle2 »

La vertu comme mode de régulation exclusif du fonctionnement


bureaucratique trouvait toutefois vite des limites à son efficacité. En effet, d’une
part, nombre des fonctionnaires ne résistaient pas aux pressions, sollicitations
et cadeaux de la gentry, des propriétaires fonciers et des usuriers locaux ; et ils
compensaient d’autre part, leurs maigres émoluments par la surtaxation de
leurs administrés. Aisé à obtenir dans les riches préfectures méridionales du
bas Yang tseu – la plus riche était Soutcheou dans le sud-Kiangsou –, moins
dans celles du pauvre Chansi septentrional, le montant de cette prédation variait
de dix à cent fois celui de la solde des mandarins. La corruption portait également
sur l’approvisionnement des greniers de famines ou sur le détournement des
fonds destinés à l’entretien de la muraille. La régulation par la vertu était encore
réduite par le fait que la majorité des fonctionnaires, carriéristes, se ralliait à
l’un ou l’autre réseau d’intrigue et d’influence qui leur fournissait les appuis
indispensables à la progression de leur carrière. Les échanges de services, rendus
ou à rendre, étaient la règle de ces réseaux, qui, pour être pleinement efficaces,
nécessitaient des parrainages assez élevés dans la hiérarchie, parfois jusqu’à
l’un des grands secrétaires. Ainsi, ces réseaux divisèrent la bureaucratie en
factions rivales.

1. Ibid, II.3.
2. Ibid, II.1.

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

Les eunuques

Les eunuques ont, sous les Ming, constitué une bureaucratie parallèle au
service exclusif de l’empereur, et concurrente de celle, officielle, des lettrés-
fonctionnaires. Cette concurrence risquait, à chaque nouveau règne, de dégénérer
en affrontements : la bureaucratie impériale conservait une vive mémoire des
deux dynasties qui en avaient péri : les Han postérieurs (25-220), à partir de
166, puis les T’ang (618-907), à partir de 827 – année où le seizième empereur,
T’ang King-tsong, fut assassiné par un parti d’eunuques et de gardes impériaux
mené par Liu K’o-ming, dont les membres furent, à leur tour, mis à mort par
un autre groupe d’eunuques conduits par le puissant directeur du palais impérial,
Wang Chou-tch’eng1.
Le cinquième empereur élargit le domaine de compétence des eunuques :
nonobstant l’interdiction édictée par le fondateur de la dynastie de leur apprendre
à lire et écrire, il institua une « École de l’intérieur » (neichout’ang, 內書堂) leur
étant destinée. Des sessions regroupant deux à trois cents enfants eunuques
permirent à ceux-ci de se familiariser avec les documents officiels, domaine
jusque-là réservé des mandarins, renforçant ainsi la concurrence entre les deux
clans.
Imitant en cela leurs ancêtres Han, les empereurs Ming confièrent à leurs
eunuques des mission s diplomatiques aussi bien que militaires. Ils furent alors
chargés de la surveillance des généraux, permettant à l’empereur d’être
directement informé des situations militaires – ils sont donc les ancêtres des
commissaires politiques de la République populaire – sans dépendre du bon
vouloir des ministres de la Guerre.
Les plus célèbres de ces missions demeurent les sept expéditions conduites
entre 1405 et 1433 par l’eunuque Tcheng Ho (1371-1433). Expéditions restées
sans suite en raison, d’abord, du transfert de la capitale à Pékin au détriment
de Nankin – et donc de la perte de l’ouverture qu’offrait le Yang’tseu vers l’espace
océanique –, suite à l’interdit maritime (haikin, 海禁) ; puis en raison de
l’interdiction de commercer avec les étrangers décidée par le sixième empereur,
Tseng T’ong, en 1435, qui perdura jusqu’en 1566, suivant le précepte « fermer
les portes et verrouiller le pays » (閉關鎖國, pikuan sokuo), afin de se conformer
à l’idéal de société agraire voulue par le fondateur de la dynastie2.
1. Le parti vainqueur installa sur le trône un nouvel empereur, Wentsong. Ses sept successeurs
ne parvinrent pas à s’émanciper de l’influence des eunuques qui précipitèrent la fin de la
dynastie T’ang.
2. Tous les documents relatifs aux voyages de Tcheng ho ont été détruits. L’auteur de cette
destruction, un haut fonctionnaire du ministère de la Guerre, prétendit avoir voulu empêcher
que ces documents servent à la préparation de nouvelles expéditions du même type car celles

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

Une période d’influence majeure des eunuques se produisit sous le règne


de Tseng T’ong. Le directeur du Département des cérémonies, Wang Tch’en,
surmontant l’opposition mandarinale, parvint, en 1449, à convaincre l’empereur
de mener lui-même l’armée – ce qui était contraire aux rites – contre un prince
mongol menaçant1. Le commandant eunuque de la garnison de Tat’ong – dont
le titre officiel était « Grand défendeur » –, bénéficiait, tout autant que
Wang Tch’en, de la confiance de l’empereur. Ainsi sur les conseils de ces deux
hommes, celui-ci conduisit l’expédition contre le prince mongol rebelle Esen,
mais l’armée fut défaite et le souverain capturé, et Wang Tch’en fut tué par des
officiers Ming. Afin de ne pas avoir à négocier la libération de l’empereur, les
mandarins en promurent un autre, King t’ai, son frère puîné. Lorsque Tseng
T’ong fut finalement libéré, il se vit confiné huit ans dans son palais, avant de
revenir au pouvoir en 1457 à la faveur d’un coup d’État – le deuxième de la
dynastie après celui de Yung lö contre son neveu – et prendre le nom de règne
de T’ien chouen.
Les eunuques étaient surtout les maîtres de la Cité interdite, administrée
via les trente-cinq départements ou agences qu’ils dirigeaient, gérant les entrepôts
et magasins de la plus grande base logistique du monde (cf. tableau 2), dont
dépendait largement l’équipement et l’armement des troupes stationnées sur
la muraille. L’autorité de l’un de ces départements dépassait le cadre de la Cité :
celui des sceaux impériaux. Ceux-ci n’étaient, en effet, pas confiés aux mandarins
chargés de la rédaction des édits et documents impériaux, mais aux eunuques
du Département des sceaux impériaux, qui restaient maîtres de la validation,
donc de la publication, de ces édits et documents.

de Tcheng ho avaient coûté des centaines de milliers de taels d’argent et de nombreuses vies, et
que les perspectives de relations extérieures qu’elles ouvraient allaient à l’encontre de cet idéal
de société agraire fermée.
1. Le risque d’une attaque perdurait en effet aux frontières septentrionales de l’Empire.
C’est d’ailleurs pour mieux y faire face que Yong lö, le troisième empereur, avait déplacé
la capitale impériale de Nankin à Pékin, plus proche du système défensif de la grande
muraille. Il conduisit lui-même trois campagnes au-delà de la muraille contre les Mongols,
en 1410, 1414 et 1423. En alternance avec les expéditions militaires étaient menées des
missions diplomatiques – trente-cinq en tout –, toutes dirigées par des eunuques, dont
neuf par Hai T’ong, qui parvint à convaincre quelques chefs de clans mongols de verser
tribut à l’Empire.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

Estimés à moins de 20 000 au début de la dynastie, à une centaine de milliers


en 1644 – dont près de 10 000 dans la Cité interdite –, les eunuques étaient les
serviteurs exclusifs du gynécée depuis l’empereur Kuang Wu (5 avant
J.-C. – 57 après J.-C.) de la dynastie des Han.
Afin de se les procurer, le palais ne recourait pas aux trafiquants – tels les
marchands arabes fournisseurs en eunuques des harems du califat, jusqu’à sa
destruction au xiiie siècle par les Mongols, puis, du xive au xxe siècles, de
l’empire ottoman –, marchands qui allaient s’approvisionner en esclaves1 auprès
des monarques africains puis, traversant le Sahara, les conduisaient vers leurs
destinations en caravanes dans lesquelles beaucoup mourraient. Ce sont la
guerre et les royaumes tributaires qui fournissaient leur lot d’eunuques.
Ex-colonie des Tang, l’Annam avait gagné son indépendance en 907. Yung lö
y mena la guerre en 1406-1407 et des milliers de prisonniers de guerre annamites
furent exécutés ou castrés par les Chinois. Redevenu tributaire de la Chine
jusqu’en 1427, le royaume dut, pendant vingt ans, fournir Pékin en eunuques.
Parmi ceux-ci se trouva Nguyen An qui devint l’architecte en chef de la Cité
interdite. D’autres États tributaires fournissaient également l’Empire, en
particulier la Corée où l’empereur aimait également s’approvisionner en
concubines.
Mais la plupart des eunuques provenaient de la masse des pauvres de Chine,
vivant constamment au seuil de la famine. La vente d’un enfant au castreur
permettait à ses parents, au moins pendant un temps, de parvenir à nourrir
leur famille, et assurait à l’enfant, s’il survivait à l’ablation, un emploi au palais
ou dans une résidence d’un des membres de la parentèle impériale. Quelques-
uns mêmes recouraient à l’auto-mutilation, encore plus risquée, pour y accéder.
La castration était un monopole impérial : des eunuques pouvaient être
attribués par les empereurs à leurs 200 000 collatéraux et descendants, mais
l’article 403 du code pénal punissait de 100 coups de bambou lourds – souvent
mortels – et de l’exil, tout particulier, princes et mandarins y compris, qui
adoptait et castrait de jeunes garçons sans autorisation. Pour maintenir un
effectif permanent de 100 000 eunuques, sur la base d’un taux de renouvellement
annuel de 10 %, l’Empire a dû procéder, en 276 ans, à au moins deux millions
de castrations. Les Ming n’ont jamais manqué d’eunuques, l’offre était même
supérieure à la demande, et les Gardes écarlates qui veillaient aux portes de la
Cité devaient parfois repousser des bandes d’auto-mutilés venus postuler un
emploi au palais.
1. Tidiane N’Diaye, « Alors que la traite transatlantique a duré quatre siècles, c’est pendant
treize siècles sans interruption que les Arabes ont razzié l’Afrique subsaharienne. La plupart
des millions d’hommes qu’ils ont déportés ont disparu du fait des traitements inhumains et de
la castration généralisée » (Le génocide voilé, Gallimard 2008, Folio, p. 4).

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

Issus de familles pauvres, ces individus étaient exclus de la société chinoise


organisée autour du culte des ancêtres puisque désormais dans l’incapacité
d’engendrer un fils pour les honorer après leur mort. La société les méprisait
autant pour cette raison que pour leur apparence physique transformée par les
modifications hormonales et par l’odeur d’urine qui les accompagnait, due à
l’incontinence consécutive à la castration1. Ils n’avaient, pour le restant de leurs
jours, d’autre alternative que le dévouement sans faille à l’empereur, constituant
ainsi le seul groupe dont le souverain était assuré de la fidélité ; ce qui n’était
pas le cas des mandarins, ni celui de sa parentèle, dont il pouvait craindre les
intrigues et parfois des révoltes, telle celle, en 1510, d’un prince du Kansou,
Tchen Fan, écrasée par une armée commandée par l’eunuque Tchang Yong.
Cette fidélité assurée a, selon Wittfogel2, fourni aux autocrates l’instrument
principal de leur emprise, dont la perpétuation demeura, face aux mandarins,
l’objectif principal des empereurs Ming, les renseignements fournis par le Dépôt
de l’Est devant leur en donner les moyens.
Leur identification aisée et l’aversion dont ils étaient l’objet empêchait les
eunuques de circuler incognito au milieu des populations. Ils durent donc
déléguer l’activité d’espionnage en milieu ouvert – c’est-à-dire hors de palais
impérial et de ses abords – aux hommes de la Garde impériale instituée par le
fondateur de la dynastie : les Gardes aux uniformes de brocart ou Gardes
écarlates.

La Cité interdite

Beijing, (北京) – la capitale du nord, comme l’avait baptisée Yong lö – était


divisée en deux villes : extérieure, au sud ; et intérieure, au nord, où se dressait
le palais impérial. La polygamie impériale étant institutionnelle, Yung lö, lors
son installation fit bâtir une seconde enceinte dans l’enceinte : la Cité interdite,
destinée à isoler les épouses et concubines de son gynécée, leurs servantes et
les milliers d’eunuques dirigés par le plus éminent d’entre eux, le directeur du
Département des cérémonies.
Les eunuques étaient les maîtres de la Cité, de jour comme de nuit. De jour,
les eunuques du neuvième département des documents délivraient à tous ceux
qui entraient dans la Cité des laissez-passer sous forme de tablettes d’ivoire
qu’ils restituaient à la sortie. De nuit, tous les hommes devaient avoir quitté au

1. La castration étant intégrale, il s’agissait donc d’une émasculation (阉割, yenko).


2. Karl Wittfogel, Le despotisme oriental, traduction française, Les éditions de Minuit, 1964,
cf. Les classes dans la société hydraulique, les eunuques, pp. 427-432.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

crépuscule les 71 hectares interdits de la Cité réservés jusqu’à l’aube à l’empereur,


ses épouses et concubines, leurs servantes et les eunuques. Ces derniers
possédaient donc sur les mandarins l’avantage d’une proximité continue avec
le souverain. Exclus la nuit de la Cité, les mandarins n’y disposaient pas d’antenne
de renseignement et se retrouvaient donc contraints, surtout le grand secrétariat,
toujours en quête d’informations, de recourir aux eunuques pour obtenir des
informations – rarement fournies à titre gracieux – sur les intrigues et rumeurs
de la Cité interdite, mais surtout sur la santé et l’humeur de l’empereur, la
moindre altération de celles-ci risquant d’affecter la conduite de l’empire. Les
collusions entre eunuques et fonctionnaires étaient redoutées par l’empereur
qui les châtiait lourdement selon l’article 61 du Code pénal (交結近侍官員,
kiaokie kinche kuanyüan) :

Si des officiels ou fonctionnaires s’associent à des eunuques du palais


afin d’obtenir des informations, frauder, mener des intrigues, ou conspirent
pour présenter un mémoire au trône, la peine encourue sera la décapitation,
et l’exil à 2000 li1 de leurs femmes et enfants.

De même, la circulation des eunuques hors de la Cité était strictement


réglementée par l’article 210 qui précisait les modalités de contrôle – rigoureuses – de
leur identité à l’entrée et la sortie (關防內使出入, kuanfang neiche tch’oujou) :
ils devaient porter un passe d’identification, se soumettre à une fouille au corps,
indiquer leur destination, préciser le motif de cette sortie et ne rien emporter
ni rapporter. Tout contrevenant était sanctionnée de cent coups de bambou
lourd. Toutes les sorties des eunuques étaient scrupuleusement enregistrées.
Après la sécurité de l’empereur – et avant même la recherche de
renseignements –, la seconde mission des eunuques était de veiller à la descendance
impériale. Des serviteurs du palais – le Deuxième département –, accompagnés
de gardes du corps du Douzième département se rendaient donc, au crépuscule,
chercher l’épouse ou la concubine choisie pour la nuit par l’empereur, la
conduisaient auprès de lui, puis, ébats achevés, la ramenaient dans ses quartiers.
Ils l’inscrivaient ensuite dans le registre approprié puis chargeaient des duègnes
de surveiller ses menstrues.
Le rêve de toute épouse et concubine était de mettre au monde le futur
empereur, c’est-à-dire le fils premier-né du souverain, car cette mère-là était
assurée de sa promotion et de la fortune de son lignage. Les eunuques devaient
donc protéger sa grossesse puis le nouveau-né contre d’éventuelles menées
malveillantes provenant d’intrigues motivées par la jalousie d’autres épouses
ou concubines. Le fondateur de la dynastie Ming interdit de choisir celles-ci
1. Le li équivaut à 460 mètres environ.

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

dans les rangs de la haute noblesse et imposa de les sélectionner dans la petite
noblesse militaire, escomptant que ses lignages moins puissants, disposeraient
de peu d’appuis à la cour et y seraient donc moins influents.
Le pouvoir des eunuques franchit un nouveau palier à partir du neuvième
empereur, Tche’ng hua. Ils mirent en effet à profit l’influence que conserva sur
ce souverain sa nourrice, devenue sa concubine Wan, plus âgée que lui de dix-
sept ans. Dame Wan avait, en 1466, donné naissance au premier fils de l’empereur,
ce qui lui valut le titre d’honorable concubine impériale ; mais l’enfant mourut
âgé de moins d’un an. Afin d’empêcher toute naissance avant qu’elle ait conçu
de nouveau et retrouvé ainsi son statut de mère du futur empereur, elle chargea
ses eunuques de traquer les grossesses dans le gynécée, et d’y mettre
systématiquement fin par des avortements forcés et le meurtre de rares nouveau-
nés. La traque dura cinq ans. Mais au cours de ces années-là, un fils – l’aîné – de
l’empereur né en 1470, fut élevé en secret par sa mère, la concubine Ki et les
eunuques à son service. Il avait cinq ans lorsque son existence d’héritier impérial
fut enfin dévoilée son père.
Dame Wan n’eut jamais d’autre enfant., mais n’oublia pas ceux qui la
servirent fidèlement. L’eunuque Wang tche, né au Kuanghsi, issu de la minorité
Yao, Wang avait été fait prisonnier comme rebelle et castré. Il était entré en
1467, au service de Dame Wan et de sa campagne d’avortements. En 1475,
n’ayant plus besoin de lui, et en récompense de son dévouement, Dame Wan
lui obtint le poste de Grand eunuque directeur du Cinquième département,
celui des écuries impériales.
Devenant de plus en plus méfiant après le décès du fils de Dame Wan,
Tche’ng hua n’eut plus confiance qu’en ses eunuques, auxquels il remit en 1477
la direction – jusque-là tenue par les Gardes écarlates – du Dépôt de l’Est,
s’appuyant sur des milliers d’informateurs1. La compétence du Dépôt s’étendit
alors désormais aussi sur la Cité interdite. Les eunuques ne pouvant intervenir
hors de celle-ci, les Gardes écarlates agissaient à leur profit à l’extérieur pour
surveiller mandarins, marchands et les paysans.

Le Dépôt de l’Ouest

L’intrusion, avec la complicité d’eunuques, d’un travesti, Li tseu-nong, dans


la Cité interdite – où il se serait livré, avec des femmes du gynécée, à des pratiques
de sorcellerie – renforça la méfiance de l’empereur et le conduisit à créer, début
1477, une seconde officine d’espionnage, le Dépôt de l’Ouest dont il confia la

1. Comme nous l’avons vu, malheureusement aucun d’entre eux n’est identifiable.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

direction à l’eunuque Wang tche, avec autorité sur le Dépôt de l’Est et les Gardes
écarlates.
Installé dans une ancienne fabrique de chaux, le Dépôt de l’Ouest devait
doubler le Dépôt de l’Est dans sa mission d’espionnage et de prévention des
complots à l’intérieur de la Cité interdite. De plus, ce nouveau service était doté
d’une compétence extra-judiciaire pour les crimes de trahison, empiétant ainsi
sur celles des tribunaux officiels, donc grosse de conflits avec les mandarins.
Ceux-ci redoutaient d’autant plus Wang tche qu’il avait la réputation de sortir
du palais accompagné de Gardes écarlates, tous déguisés, à la recherche de
suspects.
Deux hobereaux du Foukien, Yang Ye et son père Yang T’ai, qui avaient
été arrêtés par les Gardes écarlates pour des exactions commises sur leurs
paysans, furent transférés au Dépôt. Yang Ye y mourut sous la torture et Yang T’ai
fut exécuté. Deux fonctionnaires impliqués dans l’affaire furent rétrogradés
par le censorat. Les mandarins protestèrent – y compris le premier Grand
secrétaire, Tch’ang Lou – contre la procédure extra-judiciaire et les tortures
administrées – non conformes à celles prévues pour de tels cas par le code
pénal – et contre l’exécution de suspects qui s’avérèrent innocents. Ils demandèrent
le renvoi de Wang tche et la dissolution du Dépôt de l’Ouest, mais l’empereur
les débouta et augmenta même le nombre d’agents affectés ce service, dont les
effectifs furent bientôt le double de celui de l’Est. Mais Hong tche, le bienveillant
dixième empereur suspendit, dès le début de son bref règne, en 1487, l’activité
du Dépôt de l’Ouest.

Directeur
Directeurs
Empereur Règnes du Dépôt de l’Est Dates
des autres Dépôts
(東廠 Tong tch’ang)
Hong wou 洪武 1368-1398
Kien wen 建文 1398-1402
紀綱 et 門逹
Ki k’ang et Meng ta
Yong lö 永乐 1402-1424
Gardes écarlates
Kin yi wei 錦衣衛
Hong si 洪熙 1424-1425 Idem 1420
Siuan tö 宣德 1425-1435 Idem Idem
Tch’eng tong 正统 1435-1449 Idem Idem
King t’ai 景泰 1449-1457 Idem Idem
T’ien shun 天顺 1457-1464 Idem Idem
Chang Ming 尚銘
Tch’eng houa 成化 1464-1477 1477
Tch’en tch’un 陳凖

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

Directeur
Directeurs
Empereur Règnes du Dépôt de l’Est Dates
des autres Dépôts
(東廠 Tong tch’ang)
Wang tche 汪直
1477-84
Dépôt de l’Ouest
西廠 Hsi ch’ang
Hong tche 弘治 1487-1505 Wang Yue 王岳 1477-1481
K’ieou kiu 丘聚
Dépôt de l’Ouest
Kong hong
Tcheng tö 正德 1505-1521 ? 谷大用
Huang kin 張雄 Ku Tayong
Tchang jouei 張銳 1505
1505-1510 Liu kin 劉瑾
1511-1512 Dépôt du Palais
1512 內行廠
1512-1521 Neihsingtch’ang
Pao Tchong 鮑忠 1505-1510
Mai Fu 麥福
Kia king 嘉靖 1521-1566
Huang kinn 黃錦
Feng pao 馮保 1557
Long ch’ing 隆慶 1566-1572 Feng pao
Feng pao
Tchang king 張鯨
Tchang tch’eng 張誠
Sun hien 孫暹 1557-1582
Wan li 萬曆 1572-1619
Tch’en chü 陳矩 1582
Li chün 李竣
?
Lou chou 盧受
Wei Tchong-hien魏忠 1607
T’ien tch’ang 泰昌 1620

T’ien k’i 天啟 1620-1644 Idem 1620-1627
1627-1644

Tableau 3 : Les Directeurs des Dépôts

Le Dépôt des affaires intérieures

Déjà vif sous le règne du neuvième empereur (1465-1487), les conflits répétés
et parfois meurtriers entre les eunuques et les mandarins s’exacerbèrent ensuite
durant le long cycle (1506-1627), des onzième (1506-1521), douzième (1522-
1566), quatorzième (1573-1620, le plus long) et seizième (1620-1627) règnes
d’empereurs aux personnalités capricieuses, y compris en ce qui concerne les
affaires de l’État laissées aux mains des eunuques, cycle qui affaiblit irréversiblement
la dynastie.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

Le onzième empereur, Tcheng tö, avait 14 ans quand il succéda à son père.
Élevé par des eunuques, il plaça toute sa confiance en eux et leur laissa les rênes
de l’État. Ceux-ci, dénommés les huit Tigres, et dirigés par son favori, Kiu Kin
(劉瑾, 1451-1510), l’encourageaient à se promener déguisé dans les rues de Pékin
accompagné de Gardes écarlates.
En 1506, Kiu Kin reçut pouvoir d’approuver tous les documents officiels
avant que ceux-ci ne soient transmis au Grand secrétariat, ce qui revenait à
placer l’administration impériale sous son contrôle. Puis le chef des huit Tigres,
obtint de l’empereur la création d’une nouvelle officine dont la direction lui fut
attribuée : le Dépôt des affaires intérieures(内行廠, Neisingch’ang,), chargé de
surveiller l’activité des autres Dépôts, alors dirigés par deux des Tigres ; celui
de l’Est par K’ieou chü ; et celui de l’Ouest – rétabli à leur demande – par
Ku Tayong, qui obtint pour son père le commandement des Gardes écarlates.
Le 27 octobre 1506, vingt-deux mandarins – dont le ministre des Revenus
Han Wen et le directeur du Département des cérémonies, un eunuque hostile
à Kiu Kin – rédigèrent un mémoire demandant le renvoi des Huit. Le mémoire
devait être présenté le 28 au matin à l’empereur, mais les agents de Kiu Kin,
éventèrent le projet dans la nuit et en informèrent aussitôt leur chef. Ce dernier
convainquit l’empereur qu’il s’agissait d’une conspiration dirigée contre lui.
Les vingt-deux mandarins, Han Wen y compris, furent arrêtés, battus, démis
de leurs fonctions et bannis à Nankin ; leurs alliés eunuques furent assassinés
et Kiu Kin fut promu directeur du Département des cérémonies. Par la suite,
des milliers d’opposants au chef des Tigres, ministres et censeurs, civils et
militaires – dont le général Yang Yi-Kin – furent arrêté et torturés, parfois
jusqu’à la mort. La plupart des interrogatoires étaient menés par les gardes
écarlates.
Les augmentations de taxes foncières imposées par les Huit provoquèrent
alors des soulèvements. En mai 1510, un prince local, Anhoua, en prit la tête
au Chansi. Le général, Yang Yi kin et Chang Yong l’un des huit Tigres furent
chargés de le réprimer. Yang Yi-Kin qui gardait rancune à Kiu Kin de l’avoir
démis de ses fonctions en 1507, parvint à convaincre le Tigre, dont les relations
avec le directeur des cérémonies s’étaient dégradées, que ce dernier projetait
d’assassiner l’empereur au moyen de stylets dissimulés dans des éventails, puis
de placer sur le trône son propre neveu. Après avoir ramené le prince Anhoua
à Pékin – vaincu suite à la trahison d’un de ses officiers – pour y être exécuté,
Chang Yong rapporta le complot à l’empereur qui fut convaincu en découvrant
l’immensité des richesses accumulées par le chef des Tigres. Arrêté, celui-ci fut
condamné à la plus infamante des trois modalités de peines capitales, le ling

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

tch’e (凌遲) ou mort par découpage : commencée le 27 septembre, son exécution


dura trois jours1.
Bien que les Dépôts des Affaires intérieures et de l’Ouest aient été dissous,
et le système établi par Kiu Kin démantelé après son exécution, l’empereur ne
retira pas sa confiance aux eunuques : deux des Tigres, Wei Pin et Kao Feng,
furent nommés directeurs du Département des cérémonies2
En 1517, un parti de Mongols assiégea une forteresse de la grande muraille.
L’empereur prit la tête d’une colonne de secours, ce qui était, comme en 1449
pour Tcheng T’ong, contraire aux rites, et lui valut un refus de franchir la
muraille de la part d’un censeur impérial. Contraint de retourner à Pékin,
Tcheng tö démit le censeur de ses fonctions, nomma un eunuque à sa place et
conduisit l’armée au-delà de la muraille, rompant, plusieurs mois durant, toute
relation avec ses fonctionnaires.

Une défaillance du Dépôt de l’Est

Tcheng tö mort sans héritier, son cousin, Kia king (1521-1566) lui succéda
comme douzième empereur. Afin de ne pas rompre la lignée impériale, les
mandarins proposèrent son adoption posthume par Tcheng tö, mais le nouveau
souverain écarta cette solution au profit d’une filiation issue de la dignité
impériale conférée à titre posthume à son propre père. Une controverse de dix
années s’ensuivit, qui divisa profondément la bureaucratie entre partisans de
l’une ou l’autre solution. Cela profita aux eunuques, surtout à partir de 1539,
quand Kia king cessa, jusqu’à la fin de son règne, d’accorder des audiences et
de recevoir ses ministres, lesquels n’eurent plus affaire qu’aux eunuques tandis
que l’empereur se consacrait à des pratiques taoïstes d’immortalité et à une
débauche sexuelle stimulée par des aphrodisiaques que lui fournissaient ses
eunuques.
Divisés entre partisans de l’adoption ou du sacre posthume, les mandarins
l’étaient également entre intègres et corrompus, ces derniers ayant à leur tête
Yen Song, grand secrétaire de 1544 à 1545, puis de 1548 à 1562. Il fut le modèle
du mandarin corrompu vendant les postes de fonctionnaires aux plus offrants.
D’intègres et courageux mandarins adressèrent alors à l’empereur des
mémoires lui enjoignant de revenir à la vertu en écartant les eunuques et en

1. Les deux autres modalités étaient, dans l’ordre d’infamie, la décapitation puis la
strangulation ; soit l’inverse du notre où la décapitation épargnait l’infamante exposition
du cadavre pendu au gibet.
2. La réussite des huit Tigres incita de nombreux de jeunes gens à les prendre pour modèles
et recourir à l’autocastration pour devenir eunuques.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

renonçant à ses débauches, mais ils ne furent, écoutés et se virent même parfois
condamnés à des coups de bambou lourd. À l’issue de l’exécution de la sentence,
des eunuques du Dépôt de l’Est relevaient les identités des Pékinois venus porter
assistance aux suppliciés, et les tablettes d’ivoire remises à l’entrée de la Cité
interdite furent désormais numérotées afin de faciliter aux eunuques le contrôle
inopiné auquel devait se soumettre les visiteurs, fonctionnaires y compris,
circulant dans l’enceinte.
La disparition des Dépôts des Affaires intérieures et de l’Ouest avait de
nouveau laissé l’exclusivité de l’espionnage à celui de l’Est. Mais la création de
ceux-ci avait entraîné des conflits de compétences entre « services » – cf. le
différend entre Kiu Kin et Chang Yong – et des séquelles subsistaient qui
génèrent le Dépôt de l’Est dans sa reprise en main de l’espionnage du Palais,
notamment des difficultés pour reconstituer son réseau d’informateurs, en
particulier dans le gynécée.
Cette faille l’empêcha d’être averti d’un complot s’y tramant, qui trouvait
son origine dans la débauche impériale. Ce fut la seule tentative d’assassinat
d’un empereur Ming par des femmes du gynécée, fait unique dans les annales
dynastiques. Les préparatifs de cette action échappèrent à la vigilance du Dépôt
de l’Est, en dépit du fait que ses instigatrices étaient nombreuses – quinze
femmes y compris une concubine impériale –, soit un groupe conséquent propice
à des fuites1.
La tentative2 eut lieu le 21 décembre 1542. Suivant ses préceptes taoïstes
d’immortalité, l’empereur Kia king entretenait de fréquents rapports sexuels
avec de très jeunes vierges, dont le vigoureux yin féminin devait renforcer son
yang masculin affaibli. Son abondante consommation de vierges nécessitait un
renouvellement fréquent du stock de jeunes filles, les déflorées ayant perdu
toute valeur. Le traitement cruel dont étaient victimes ces dernières aurait
scandalisé le gynécée et conduit au complot. Quatorze femmes conduites par
la concubine impériale Wang Ning firent un soir irruption dans les appartements
de la concubine Touan – celle-ci étant alors absente – où se trouvait l’empereur
et tentèrent de l’étrangler. Prévenue par une soubrette témoin de la scène,
l’impératrice Fang et ses eunuques arrivèrent à temps pour sauver la vie du
souverain qu’ils trouvèrent inconscient. Sans attendre son réveil, l’impératrice

1. Affaire d’autant plus étonnante que la mobilité des femmes était alors limitée par la coutume
des pieds dits « bandés », appellation impropre puisque qu’un bandage est réversible alors
qu’il s’agissait d’une atrophie irréversible consécutive au repli forcé des métacarpes sous
la voûte plantaire et leur compression par une bandelette. C’est en 1993 que le célèbre
chausseur chinois Neiliansheng (內聯升 fondé en 1853 et toujours en activité) honora sa
dernière commande de chaussures pour « petits pieds bandés ».
2. 宮女起義, kung nuch’i, La révolte des femmes du palais.

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

condamna les comploteuses à mort par Ling tche, y compris la concubine


impériale Wang Ning, la soubrette, mais aussi, malgré son absence des lieux, – ce
que l’empereur ne lui pardonna pas – la concubine Touan.

Un cas unique de collaboration entre un eunuque


et un mandarin

Le quatorzième empereur, Wanli étant mineur quand son père décéda, la


régence fut confiée à l’impératrice douairière, Hsiaoting. Les dix premières
années (1572-1582) de son règne furent marqués par une étroite
collaboration – unique sous les Ming – entre le directeur du Département des
cérémonies et du Dépôt de l’Est, Feng Pao, et le Premier Grand secrétaire,
Tchang Tchou-tcheng, lequel dût à cette collaboration de devenir le plus puissant
Grand secrétaire de la dynastie et le plus célèbre.
C’est en 1554, sous Kia king, le douzième empereur, que l’eunuque Feng
Pao fut, nommé à la fois directeur du Département des cérémonies et du Dépôt
de l’Est. Il s’allia alors avec Tchang Tchou-tcheng mandarin membre de l’académie
Hanlin et secrétaire privé impérial.
Pendant la régence Hsiaoting de Feng Pao entra en conflit avec Kao Kong,
le Grand secrétaire, en 1566-67, puis de 1569 à 1572. Mais il devait à son statut
de compagnon de jeux de l’empereur d’avoir l’oreille et la protection de
l’impératrice. Il obtint ainsi le renvoi de Kao Kong et la nomination de
Tchang Tchou-tcheng comme Grand secrétaire. Ce statut valut à Feng Pao, en
1573, lors de la cérémonie d’intronisation de Wanli, de se tenir à côté du trône,
ce qui choqua la plupart des assistants. Le nouvel empereur lui témoigna encore
sa gratitude par l’offre d’un sceau gravé des quatre caractères : 光明正大
(kuangming tchengta : lumineux et loyal).
Cette même année 1573, sous prétexte qu’il était à l’origine d’un différend
mineur avec l’empereur, Feng Pao fit arrêter le ministre Wang. Interné au Dépôt,
celui-ci y fut contraint d’avouer qu’il avait été inspiré par Kao Kong et des
rumeurs de complot d’assassinat du souverain se répandirent aussitôt. Après
la condamnation à mort de Wang, tous ceux qui tentèrent de s’opposer à Feng
Pao se heurtèrent à l’impératrice douairière et à Tchang Tchou-tcheng pendant
les dix ans que celui-ci passa comme Grand secrétaire (1572-1582).
Les collusions entre mandarins et eunuques étaient régulièrement dénoncées
par des mémoires qu’adressaient à l’empereur des fonctionnaires vertueux ou
ralliés à une coterie moins efficace à promouvoir ses partisans. La démarche
était risquée, car si la collusion était bien sanctionnées par l’article 61 du Code,

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

l’auteur du mémoire pouvait se voir sanctionné par l’article 359 qui punissait
de 100 coups de bambou lourd et de l’exil à 3 000 li le porteur de fausses
accusations (誣告, wukao). C’est sur la base de cet article qu’en 1577 le mandarin
Tsou Yuan-piao fut condamné à 80 coups – bienveillante réduction de 20
coups – et cinq ans d’exil pour avoir adressé à l’empereur un mémoire dénonçant
les agissements de Tchang Tchou-tcheng et de Feng Pao. Ce jeune et vertueux
mandarin avait sous-estimé la solidité des liens unissant le Grand secrétaire
au directeur du Dépôt de lEest qui laissait le premier en consulter les fichiers.
Tchang Tchou-tcheng mourut en 1582, peu de temps après avoir quitté sa
charge. Ses opposants l’accusèrent aussitôt de corruption et de factionnalisme.
Les révélations qui suivirent son décès confirmèrent la collusion exposée dans
le mémoire présenté cinq ans plus tôt par Tsou Yuan-piao. Le discrédit posthume
de l’ex Grand secrétaire atteignit Feng Pao. Déchu de ses fonctions de directeur
du Dépôt de l’Est – il l’était resté vingt-cinq ans –, il fut incriminé de corruption
et de collusion par Tchang king, son successeur à la tête du Dépôt. Exclu du
palais par décret impérial et exilé à Nankin, il y mourut un an plus tard. Son
immense fortune lui fut confisquée, y compris le tombeau monumental digne
d’un empereur qu’il s’était fait ériger. Arrêtés en même temps que lui, son jeune
frère, Feng Yu, et son neveu Feng Pangning moururent en prison. Une telle
collaboration ne se renouvela pas, empêchée par les mandarins ou par les
eunuques, ou les deux conjointement.

La succession de Wanli

En 1578, Wanli avait épousé l’impératrice Hsiao touan hsian qui donna
naissance à une fille, mais n’eut plus d’autre enfant. En 1582, il prit donc deux
épouses et neuf concubines. L’une des épouses, Dame Tcheng, devint rapidement
sa favorite.
Wanli aurait voulu garder secrète la relation passagère qu’il avait eu cette
même année 1582 avec Hsiaoking, une servante de sa mère, l’impératrice
douairière, lors d’une visite à celle-ci. Mais cette relation avait – comme toutes
celles de l’empereur – été consignée par écrit, de même que la grossesse qui
s’ensuivit. Hsiaoking donna bientôt naissance à un fils, le premier de Wanli,
événement qu’il apprit par sa mère. Mais le jeune souverain refusa de suivre
son conseil de faire de la servante sa concubine et c’est à la douairière que
Hsiaoking dut d’être promue « honorable concubine ». Selon la coutume
dynastique, l’enfant, Tchou tch’ang lo, devenait, en tant que fils aîné, l’héritier
présomptif.

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Le contrôle des services secrets par les eunuques sous la dynastie des Ming

En 1586, Dame Tcheng donna naissance à un fils, Tchou Tch’angsouen.


Wanli songea dès lors à s’écarter du principe de primogéniture et de choisir
comme héritier le fils de sa favorite, mais son Grand secrétaire et ses ministres
s’y opposèrent et plusieurs mémoires lui furent adressées en ce sens. Lassé de
ces oppositions continuelles, Wanli cessa en 1587 de tenir ses audiences
quotidiennes, rompant ainsi le dialogue avec son Grand secrétaire et ses ministres
et laissa en suspens sa succession.
Le long atermoiement impérial, 1583-1601, entraîna une nouvelle division
partisane des fonctionnaires, la faction légaliste penchant pour le fils de
Hsiaoking, tandis que l’autre soutenait le choix impérial du fils de la favorite
Tcheng. Ce ne fut qu’en 1601 sous la pression de l’impératrice douairière et face
à la ténacité de ses ministres que Wanli investit formellement Tchou Tch’ang
lo héritier impérial.
Le royaume des Ryukyu étant tributaire de la Chine, le Dépôt de l’Est y
avait installé une antenne, celle-ci découvrit l’existence d’un projet d’alliance
nippo-coréen conduit par une faction anti Ming de la cour de Séoul, alors que
la Corée était également un royaume tributaire de la Chine. Le renseignement
permit aux armées chinoises de repousser les deux tentatives japonaises d’invasion
de la péninsule coréenne 1592 et 1597, Ce fut là l’un des derniers succès du
Dépôt avant la dégradation des années Wei Chonghsien.
Déjà mises à mal par les expéditions coréennes, les finances de l’État
l’étaient tout autant par la prédation impériale : en 1596, Wanli remplaça les
fonctionnaires collecteurs des taxes sur le sel et les mines par ses eunuques afin
d’obtenir de nouvelles sources de revenus pour les dépenses du Palais. La
brutalité de ces nouveaux percepteurs envers l’administration et les populations
locales ainsi que leurs pratiques frauduleuses – propriétaires extorqués afin
d’éviter l’expropriation sous prétexte que leur maison était situé sur une
mine – furent à l’origine de nombreuses révoltes à tel point que, dans un mémoire
à l’empereur, Li Sants’ai, le Grand coordinateur de Fengyang (Anhouei), le
prévint que les troubles générés par les excès de ses eunuques constituaient un
réel danger pour la dynastie ; mais il ne fut pas écouté.
Les eunuques de Dame Tcheng, l’épouse favorite du quatorzième empereur,
furent impliqués dans deux tentatives d’assassinat de son successeur. La première,
en 1615, échoua ; un intrus soudoyé par es eunuques parvint, armé d’un bâton,
à pénétrer dans le palais mais fut arrêté avant d’atteindre l’héritier du trône.
La seconde aurait réussi : T’ai tch’ang, le quinzième empereur mourut en effet
un mois après son intronisation en 1620 et la rumeur courut qu’une pilule fatale
lui avait été administrée par les eunuques de Dame Tcheng. Celle-ci ne fut pas
inquiétée, mais c’est à un quasi-coup de force des Tonglin que T’ien k’i, le fils

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

de T’ai tch’ang, dut d’être intronisé, afin d’empêcher les eunuques d’intervenir
en faveur du fils de Dame Tcheng pour le placer sur le trône.

Wei Chonghsien et l’apogée des eunuques

Peu intéressé par les affaires de l’État, T’ien k’i, le seizième empereur, en
laissa les rênes à sa nourrice, Dame Ke, et à l’eunuque Wei Chongsien, l’un des
personnages les plus honnis de l’historiographie chinoise. De même que Feng
Pao sous Wanli, c’est grâce à sa proximité, lorsqu’il était enfant, avec l’héritier
du trône qu’il devait la confiance et la faveur que lui témoigna celui-ci devenu
empereur. Et de même que les eunuques Kiu kin – sous Tcheng tö – et Feng
Pao – sous Wanli –, il cumula les directions du Département des cérémonies
et du Dépôt de l’Est, ainsi que la possibilité de remettre des mémoires à l’empereur.
Il obtint également la subordination des Gardes écarlates au Dépôt de l’Est, ce
qui lui donnait tout pouvoir de police sur les mandarins.
Le Palais, devait, en ces temps-là, recruter environ trois mille eunuques
par an afin de maintenir un effectif de seize mille. En raison même de leur
nombre, ceux-ci n’étaient pas unis. Des divisions existaient entre eux en raison
des rivalités entre concubines au service desquelles les uns les autres étaient
attachés, entre grands eunuques directeurs des départements et agences du
palais impérial, ou encore dues à leur ralliement à l’une ou l’autre faction
mandarinale.
L’ascension de Wei Chongsien divisa les mandarins. La faction légaliste
Tonglin (東林黨) lui était opposée, tandis que la faction mandarinale se rallia
à lui pour former la « faction des eunuques » Yentang (閹黨) – littéralement le
« parti des castrés » –, car l’ascension de Wei lui offrait l’opportunité d’anéantir
leurs adversaires Tonglin. Dès 1621, une première purge frappa les eunuques
qui avaient pris le parti des Tonglin contre Wei et Dame Ke. Leur leader,
Wang An, fut assassiné, les autres démis de leurs fonctions et renvoyés à des
tâches subalternes.
En 1624, un millier de partisans et de sympathisants Tonglin rédigèrent
une nouvelle pétition accusant publiquement Wei Chongsien de multiples
crimes et demandèrent le départ du « dictateur eunuque ». En réaction, une
purge commença aussitôt par l’arrestation de six leaders Tonglin : transférés
au Dépôt, ils y moururent sous la torture. Puis la traque s’étendit à tout l’empire :
les Gardes écarlates assassinèrent des centaines de membres et de sympathisants
de Tonglin, les autres furent contraints de quitter leurs fonctions. Wei Chonghsien

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avait ainsi transformé le Dépôt de l’Est d’agence de renseignement en instrument


de sa dictature.
Afin de perpétuer sa domination après le décès, en 1627, de l’empereur
T’ien k’i mort sans héritier, Wei Chongsien pressa l’impératrice Tchang d’adopter
son neveu, mais elle refusa. C’est Tch’ong tchen, le frère du souverain qui lui
succéda et mit fin à cette apogée du pouvoir eunuque sous la quasi dictature
de Wei Chongsien. Ce dernier fut contraint de se suicider tandis que Dame Ke
était mise à mort.

Le dernier règne

Tch’ong tchen, le dix-septième et dernier empereur de la dynastie hérita


d’un contexte difficile, confronté simultanément à des insurrections rurales de
grande ampleur et à la montée en puissance menaçante de l’État mandchou.
Les mauvaises récoltes successives dues au « Petit âge glaciaire » provoquèrent
des insurrections dans tout l’Empire, d’autant plus quand les paysans affamés
trouvaient les greniers de famine insuffisamment approvisionnés. Dans les
provinces du nord, où des coupes budgétaires frappaient les armées stationnées
le long de la muraille depuis que les guerres de Corée avaient épuisé les ressources
financières de la dynastie, des soldats licenciés s’y joignirent.
Une décision de la cour de Madrid aggrava encore cette situation : depuis
1552, des galions espagnols chargés d’argent métal extrait des mines de San
Luis Potosi en Bolivie partaient d’Acapulco (Mexique) à destination de Manille
(Philippines) où leur cargaison était échangée contre de la soie, du thé et de la
porcelaine apportés de Canton par des marchands chinois. En retour, ceux-ci
rapportaient le métal sur le continent. De Canton, l’argent circulait en abondance
dans l’empire où les taxes foncières étaient désormais perçues en monnaies
d’argent, tandis qu’étaient levés les interdits maritimes. Mais, au début du
xvie siècle, Madrid en manque de numéraire, détourna ce flux monétaire vers
l’Espagne. Il s’ensuivit un effondrement du trafic Acapulco-Manille qui fut
divisé par vingt1, ce qui tarit les arrivées d’argent à Canton. La soudaine
raréfaction du métal frappa d’abord les provinces du sud puis, s’étendant à tout
l’Empire, elle y précipita la chute des prix agricoles La pression des propriétaires
fonciers et des collecteurs d’impôts sur les paysans s’accentua quand ceux-ci
se retrouvèrent dans l’incapacité de payer les taxes foncières, augmentant
derechef les ralliements à l’insurrection. Les armées Ming qui devaient faire

1. Pierre Chaunu, Le Galion de Manille, Annales 1951, 6-4, pp. 447-462.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

face à l’agression mandchoue ne furent pas en mesure de contenir également


l’avancée des paysans insurgés.
Nurhaci (1559-1626) l’unificateur des Mandchous, envoyait régulièrement
à Pékin des espions se procurer quelques exemplaires du journal publié par le
Palais, le Ti-pao (邸報) ou « Bulletin du Palais1 » grâce auquel il pouvait s’informer
des dissensions à la cour et à travers celles-ci percevoir les faiblesses de l’Empire.
En 1621, les Mandchous s’emparaient de Chenyang et repoussaient en-deçà de
la Grande muraille les armées chinoises venues à leur encontre. La forteresse
de Chanhaikuan restait le dernier obstacle les séparant de la capitale. C’est à
Ningyüan en 1626, qu’eut lieu la dernière victoire des Ming sur les Mandchous.
Puis Hong T’aik’i, le fils de Nuhraci, se débarrassa de son vainqueur, l’efficace
général-artilleur Yuan Tchonghouen (1584-1630), par ses agents à Pékin qui
firent passer pour une trahison la trêve qu’il venait de négocier avec lui. Intoxiqué
par les cabales des mandarins rivaux de Yuan à la cour, jaloux de ses succès,
l’empereur fit condamner à mort son meilleur général.
Dès lors, les défaites allaient s’enchainer. La forteresse de T’alinho, située
à 190 kilomètres au nord de Pékin tomba en 1631 et les officiers Ming
commencèrent à rallier le camp mandchou. En 1636, Hung T’aik’i proclama
la fondation d’une nouvelle dynastie, les Ts’ing. La même année, il boutait les
Ming hors de la péninsule du Liaotong, puis envahissait et vassalisait la Corée,
abandonnée par son suzerain chinois désormais trop affaibli pour porter secours
à son ancien tributaire. La dernière armée Ming envoyée contre les Mandchous
fut défaite en 1641. Le général Wou Sankouei, commandant de la forteresse de
Chanhaikuan, la plus puissante de toute la muraille et clé de la route de Pékin,
en ouvrit les portes aux Mandchous le 22 mai 1644.
Entre temps, Li Tche tch’eng (1606-1645), qui avait pris la tête de l’insurrection
du Shaanxi, avait instauré en 1643 une nouvelle dynastie, celle des Shun, dont
il se proclama roi ; puis, bousculant les maigres effectifs Ming envoyées contre
lui, il marcha sur Pékin où il entra le 25 avril 1644. Ce jour-là, l’empereur
Tch’ong tchen se pendit dans la Cité interdite, de même que l’impératrice
Tchang, qui s’était courageusement opposé à Wei Chonghsien en 1627. Li
Tche tch’eng se proclama empereur le 3 juin 1644, mais s’enfuit le lendemain.
Le 5 octobre 1644, les avant-gardes mandchoues entraient dans les faubourgs
de la capitale, mettant fin à une dynastie qui avait duré 276 ans.
Le Dépôt de l’Est s’avéra inopérant contre ces deux menaces. Telle n’était
pas, il est vrai, sa vocation, entièrement dédiée à l’espionnage des mandarins
1. Journal officiel et seul journal publié par le Palais, il circulait dans tout l’Empire. Destiné
aux fonctionnaires, il en débordait cependant le cercle et un large public lettré pouvait ainsi
prendre connaissance, outre des informations de nature administrative, des différends
opposant l’empereur à ses fonctionnaires.

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et à la surveillance des intrigues dans la Cité interdite. Cette priorité au


renseignement intérieur correspond d’ailleurs à la société fermée voulue par le
premier empereur Ming dont témoignent les interdits maritimes. Le Dépôt de
l’Est, puis les deux autres Dépôts se retrouvèrent, à partir du onzième empereur,
de plus en plus impliqués dans l’incessante succession d’intrigues de cour,
d’autant plus qu’ils étaient contraints de prendre parti pour l’une ou l’autre des
factions mandarinales antagonistes qu’avaient générées ces mêmes intrigues,
surtout quand il s’agissait de succession impériale. Wei Chongsien acheva la
dégénérescence du Dépôt en faisant du service de renseignement dont il était
directeur, un organe de police politique au service de sa marche vers la dictature.
Le Dépôt en sortit diminué et ne fut d’aucune utilité face aux Mandchous.

François-Yves Damon

Bibliographie

Ouvrages
Ding Yizhu (明代特务政治), Mingdai tewu zhengzhi (Les services secrets sous la dynastie
Ming), Qunzhong chubanshi, Pékin, 1984.
Huang, Ray, 1587, A Year of no Signifiance, The Ming Dynasty in Decline, Yale University
Press, 1981.
Ma Li, Pouvoir et philosophie chez Zhu Yuanzhang, Despotisme et légitimité, Editions
Youfeng, 2002.
Mc Mahon, Keith, Celestial Women, Imperial Wives and Concubines in China from Song to
Qing, Roman and Littlefield, 2016, Part II, The Ming Dynasty, pp. 73-157.
Shih-shan Henry Tsai, The Eunuchs in the Ming Dynasty, State University of New York
Press, 1996.
Twitchett (Denis) et Mote (Frederick W.) (eds.), The Cambridge History of China, Volume 8,
The Ming dynasty, 1368-1644, Part 2, The Lung-Ch’ing and Wan-Li Reigns, 1567-1620.
Wang Xueru (剑光谍影), Jianguang Dieying (Guerres ouvertes et guerres de l’ombre), Editions
de l’Université du Seu Tch’ouan, 2015, pp. 156-206.

Articles
Hucker, Charles O., “The Ming Dynasty, Its Origins and Evolving Institutions”, Center
for Chinese Studies, The University of Michigan, 1978, Eunuch Power, Its Limits and
Effects, pp. 92-96.
Crawford, Robert B., “Eunuch Power in the Ming Dynasty”, T’oung Pao, Second Series,
vol. 49, Livr. 3 (1961), pp. 115-148.

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Le développement du renseignement en Asie (xiiie-xviiie siècles)

Atlas, Codes et Dictionnaires


Da Ming Lü (大明律), The Great Ming Code, translated and Introduced by Jiang Yong Lin,
University of Washington Press, 2005.
Zhongguo lishi diguoji(中國曆史地國集), The Historical Atlas of China, vol. 7, The Yuan
Dynasty Period and the Ming Dynasty Period, Shanghai, 1982.

Ressources électroniques (toutes langues)


Dardess, Jonh W. Blood and History in China : The Donglin Faction and its Repression,
https://pdfs.semanticscholar.org/66f1/513426bbc82383f84b4c56439caa36c17bb8.pdf?_
ga=2.7524658.1251318648.1605432606-393115857.1602176347
https://knit.ucsd.edu/minghistoryinenglish/wp-content/uploads/sites/84/2017/08/
19.226.5927-5933-Hai-Rui.pdf.
Da Ming Lü (大明律), The Great Ming Code, texte original chinois.
https. //ctext.org/wiki.pl?if=gb&res=936241&remap=gb.
https://www.britannica.com/place/China/The-dynastic-succession#ref590280.
Ming Shi, 明史, Annales des Ming : https://zh.wikisource.org/wiki/%E6%98%8E%E5%8F%B2
Mc Mahon, Keith, The Institution of Polygamy in the Chinese Imperial Palace : https://
www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=the+institution+of+polygamy+
in+the+chinese+imperial+palace.
Sur Wan Kueifei, 1430-1487, concubine impériale la plus célèbre et la plus influente de
la dynastie https://zh.wikipedia.org/wiki/%E8%90%AC%E8%B2%9E%E5%85%92.
https://projects.iq.harvard.edu/files/cbdb/files/hucker_official_titles_ocr_searchable_
all_pages.pdf.

Sur la castration et ses effets


https://www.inkstonenews.com/china/how-men-became-eunuchs-serve-imperial-chinas-
forbidden-city/article/2179649.
https://utsouthwestern.pure.elsevier.com/en/publications/long-term-consequences-of-
castration-in-men-lessons-from-the-skop.
https://www.researchgate.net/publication/270377933_Skeletal_effects_of_castration_on_
two_eunuchs_of_Ming_China.

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ENSEIGNEMENTS
QUELS AXES POUR LA RECHERCHE
HISTORIQUE SUR LE RENSEIGNEMENT
À L’ÉPOQUE MODERNE ?

Éric Denécé et Benoît Léthenet

En France, l’angle d’attaque pour une histoire du renseignement a été,


traditionnellement jusqu’au milieu des années 1990, celui d’une histoire de la
diplomatie. Les années 1990 marquent un tournant avec les études des spécialistes
de l’Époque moderne, particulièrement Lucien Bély (Espions et ambassadeurs
au temps de Louis XIV, Paris, 1990) ouvrant le champ à de nouveaux travaux
tels ceux d’Alain Hugon (2004) ou de Béatrice Perez (2010). Aujourd’hui le
nombre des contributions s’élargit et les ouvrages collectifs – depuis le recueil
coordonné par Keith Neilson en 1992 (Go Spy the Land. Military Intelligence in
History) – apportent des points de comparaison dans les méthodes, le temps et
l’espace. On pense à L’envers du décor. Espionnage, complot, trahison, vengeance
et violence en pays bourguignons et liégeois, dirigé par Jean-Marie Cauchies et
Alain Marchandisse (2008) ; à Politiques du renseignement, avec des textes
rassemblés par Laurent Sébastien (2009) ; ou encore Renseignement et espionnage
pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, sous la direction de Patrice Brun et Éric
Denécé (2020) et au présent volume.

La volonté d’une Histoire mondiale du renseignement

Cet ouvrage est bien dans la continuité du premier volume. Il permet de


suivre, en langue française, quelques grandes évolutions historiques du
renseignement à travers le monde et à travers le temps. Le premier tome de

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Enseignements

l’Histoire mondial du renseignement (2020) a posé des jalons sûrs pour les grandes
civilisations, principalement du bassin méditerranéen, sur lesquels s’appuyer
pour poursuivre les enquêtes. Les contributions de cet ouvrage font encore une
large place à la France et l’Europe.
On saisit que le monde romain et le Moyen Âge y ont laissé leur marque
mais on poursuit avec le « beau xvie siècle1 ». La Renaissance avec la révolution
de l’imprimerie, l’apparition des premiers incunables2, transforme le rapport
aux savoirs et à la connaissance alors que les premiers feux de la Réforme et de
l’humanisme, avec la redécouverte des sciences, du savoir et des langues antiques,
bénéficient aux activités d’espionnage. Les élites urbaines et intellectuelles
deviennent une véritable pépinière d’espions. En forçant à peine le trait, La
Trémoille, le cardinal de Tournon, Walsingham, le père Joseph, le chevalier
d’Éon et les principaux acteurs cités dans ce second tome sont des aventuriers,
prenant tous les risques (techniques, financiers, mais aussi intellectuels et
politiques) pour percer les secrets de l’État voisin. Ils évoluent en Europe sur
une mer d’informations décuplée par les imprimés. À l’image d’une époque
en pleine effervescence, ces entrepreneurs sont bouillonnants d’idées et inventifs.
Ils cherchent à étancher une « une inextinguible curiosité » (L. Bély). En
Méditerranée, l’expansion de l’empire Ottoman3 ne doit pas faire oublier l’intérêt
des Turcs pour les renseignements fournis par Venise et Raguse principalement4.
Car il est des États qui ne produisent pas ou produisent peu de renseignements !
Ils délèguent tout ou partie des tâches liées à ces activités. Ces spécificités
interrogent et appellent aussi des travaux.
La découverte par Christophe Colomb de ce qu’il pense être les Indes
orientales, en fait un nouveau continent, étire les communications – complétées
et étendues au début du xvie siècle par le voyage de Magellan5 – et multiplie les
besoins en renseignement. La colonisation européenne impose dans les territoires

1. B. Quilliet, La France du beau xvie siècle (1490-1560), Paris, Fayard, 1998. Il reprend ici une
expression d’Emmanuel Le Roy Ladurie.
2. G. Bischoff, Le siècle de Gutemberg. Strasbourg et la révolution du livre, Strasbourg, Nuée
Bleue, 2018.
3. J.-F. Solnon, Le Turban et la Stambouline – L’Empire ottoman et l’Europe, xvie -xxe siècle,
affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2009 ; A. Blondy, Bibliographie du
monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2003.
4. I. Iordanou, Venice’s Secret Service : Organizing Intelligence in the Renaissance, Oxford,
Oxford University Press, 2019 ; P. Preto, I servizi segreti di Venezia, Milan, il Saggiatore,
1994 ; J.C. Davis, “Shipping and Spying in the Early Career of a Venetian Doge, 1496-1502”,
Studi Veneziani, 1974, 16, pp. 97-105 ; A. Servantie, Charles Quint aux yeux des Ottomans |
en ligne : (PDF) Charles Quint aux yeux des Ottomans | Alain Servantie – Academia.edu
5. R. Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Paris, Verdier, 2020 ; – (dir.),
L’exploration du monde. Une autre histoire des Grandes découvertes, Paris, éd. Seuil, 2019 ;

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Quels axes pour la recherche historique sur le renseignement à l’époque moderne ?

conquis ses procédés et ses techniques1 mais, pour la collecte de l’information,


joue des pratiques indigènes. Les interprètes au rôle ambigu sont manipulateurs,
espions et agents doubles2. Les contributions de ce volume montrent que
l’expansion européenne au-delà des mers, en direction de l’Amérique,
s’accompagne d’une intense guerre du renseignement menée principalement
par l’Espagne et l’Angleterre. Ces travaux complètent par petites touches les
tableaux esquissés pour l’Espagne de la Reconquista ou l’Angleterre lors de la
guerre de Cent ans. Ce n’est qu’au milieu du xviiie siècle que l’ensemble des
ruptures décrites plus haut se font sentir. La naissance de la machine à vapeur
et de l’industrie moderne, en Angleterre, se diffuse sur le continent européen
et de là au reste du monde. Dans le champ philosophique et religieux, le long
Moyen Âge se termine avec l’Encyclopédie qui introduit la pensée rationnelle,
la science et la technologie modernes. Diderot et d’Alembert sont, autant que
Napoléon Ier, à l’origine du Code civil (1804). La fin du xviiie siècle, correspond
dans le domaine politique aux mouvements antimonarchiques. Le système
féodal y trouve un point d’achèvement. La Révolution est une vraie rupture en
Europe : le rationalisme s’oppose à l’empirisme.
Cependant, les césures chronologiques classiques doivent être réévaluées
hors d’Europe3. Au Japon, la période féodale (Chûsei) débute en 1185 et se
termine en 1603 laissant place aux Temps modernes (Kinsei) de la période Edo
qui s’achève en 1868. C’est de cette dernière époque que date le traité Gunpô
jiyôshû (1618) sur les shinobi4. Dans la Chine impériale, à partir de 1368, la
dynastie Ming d’origine Han s’installe et développe un important appareil
administratif sur lequel s’appuie le renseignement. Elle n’est renversée qu’en
1644 par les Mandchous. L’aperçu qui en est donné dans cet ouvrage prolonge
opportunément les travaux sur la Chine ancienne5. En Inde, l’empire moghol
(1526-1857), qui connaît son extension maximale sous Aurangzeb († 1707), a

J.M. Garcia, Fernão de Magalhães. Herói, traidor ou mito. A história do primeiro homem a
abraçar o mundo, Queluz de Baixo, Manusucrito, 2019.
1. R. Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, xvie -xviie siècle,
Paris, éd. Seuil, 2011 ; J. Baschet, La civilisation féodale : de l’an mil à la colonisation de
l’Amérique, Paris, Flammarion, 2006 (3e édition) ; C. Bernard, S. Gruzinski, Histoire du
Nouveau Monde, 2 vol., Paris, Fayard, 1991-1993.
2. B. Faugère, É. Taladoire, « Le renseignement en Amérique préhispanique : espionnage et
contre-espionnage au pays Aztèque », Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le
Moyen Âge, É. Denécé et P. Brun (dir.), Paris, Ellipses, 2019, p. 486 et suiv.
3. J. Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, éd. Seuil, 2014.
4. G. Lemagnen, « Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval »,
Renseignement et espionnage, op. cit., p. 495.
5. F.-Y. Damon, « Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne », ibid., pp. 113-135 ; A. Lycas,
« Renseignement et espionnage en Chine ancienne », ibid., pp. 137-152. Les auteurs
brossent principalement la période qui va de 771 à 206 av. J.C.

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Enseignements

une chronologie qui déborde largement sur l’histoire contemporaine1. Dans


une perspective longue, le travail présenté ajoute des éléments à un premier
travail sur l’Inde ancienne2.
Les missions d’évangélisation des Jésuites et les premières installations
portugaises à Macao (1516), comme la mise en place de la Compagnie des Indes
orientales (1757), changent la donne. L’océan Indien devient alors le « centre
du monde3 » et une plaque tournante du renseignement. Le trait d’union entre
ces périodes et ces espaces est incontestablement la route de la soie4, relais de
nombreuses civilisations en Asie et une artère de l’information qui mériterait
une étude. Le champ de recherche est vaste comme le monde, l’Histoire mondiale
du renseignement devrait porter son regard sur la côte swahili (Zanzibar) en
Afrique orientale, au bord de l’océan Indien ; ce serait un premier pas fait en
direction de recherches dans l’Afrique précoloniale. Mais dans cet espace,
l’historien se heurte au problème des sources comme en Polynésie où le
peuplement, selon la légende des Sept Explorateurs Polynésiens, trouve son
origine dans une politique suivie de renseignement5.

Quelques pistes de réflexion pour de recherches futures

Aujourd’hui, les études se multiplient mais reposent souvent sur une période
chronologique beaucoup trop brève – souvent de l’ordre d’un évènement ou
d’une dizaine d’années – pour comprendre les évolutions et les pratiques de
l’espionnage. Les acteurs et les espaces géographiques sont plus nombreux à
être étudiés et les recherches devront se porter dorénavant sur une histoire du
corps et des sens, sur les modalités du recrutement et les compétences recherchées
(linguistiques, militaires et techniques), la formation des opérateurs sur le
terrain, les emprunts culturels, les réseaux de parentèles, d’amitiés ou de

1. C. Markovits (dir.), L’Histoire de l’Inde moderne, 1480-1950, Paris, Fayard, 1994.


2. J. Descarpentrie, « Le renseignement dans l’Inde ancienne, des Vedas à l’Arthashastra de
Kautilya », Renseignement et espionnage, op. cit., pp. 97-112. Le ive siècle av. J.-C. sert de
cadre à l’étude.
3. E. Vagnon, É. Vallet (dir.), La Fabrique de l’océan Indien, Paris, Publications de la Sorbonne,
2017.
4. L. Boulnois, La route de la soie : Dieux, guerriers et marchands, Genève, Olizane (coll.
« Objectif Terre »), 2010 ; L. Xinru, The Silk Road in World History, Oxford, Oxford
University Press, 2010 ; É. et F.-B. Huyghe, La route de la soie ou les empires du mirage,
Paris, Payot, 2008.
5. H. Martinsson-Wallin et S. Crockford, « Early settlement on Rapa-Nui (Easter Island) »,
Asian Perspective, 2002, 40, pp. 244-278 ; T.S. Barthel, The Eighth Land : The Polynesian
Settlement of Easter Island, Honolulu, University of Hawaï, 1978.

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Quels axes pour la recherche historique sur le renseignement à l’époque moderne ?

clientèles, les cadres institutionnels, l’emploi de gadgets1. Les perspectives de


recherche sont nombreuses jusqu’à l’utilisation faite de l’information transmise
par l’espion ou au travail d’exploitation des chancelleries. En Europe, l’enquête
doit beaucoup à la démarche des juges. Dans une approche comparatiste, il
faudrait mesurer l’évolution des pratiques de l’espionnage à l’aune de celle des
cadres juridiques légaux2. Mais ailleurs, avant la domination européenne du
monde ? L’activité de renseignement est à replacer dans la sphère religieuse et
philosophique des Vedas indiens, de la divination chinoise, du contrôle de
l’oumma dans le Coran ou des divinités protectrices des marchands-espions
(Pochtecas) nahuatls. Au cœur même de l’époque moderne, la dimension
religieuse des activités d’espionnage est prépondérante. Ce sont autant de
facteurs qui méritent l’attention de l’historien pour mieux définir le profil de
l’espion, les contours et les finalités de son action et dégager des structures ou
des organigrammes – embryonnaires ou non.
De plus, à l’information officielle s’oppose la rumeur, l’information officieuse
et illégitime. Chargée de violences et de dangers, elle peut déstabiliser le pouvoir.
Ce qui ouvre le champ du renseignement intérieur et de sécurité, des contre-
espions (Adalides espagnols, wo ti chinois), agents subversifs ou d’influence
(shou maï en Chine), des mises en œuvre de surveillance des populations
(sourate 8 : « Al-Anfaal » et 64 : « Al-Taghabounes »). Ici, la dimension morale
et éthique de la pratique du renseignement doit être questionnée au regard de
la culture étudiée. L’activité est bénéfique lorsqu’elle permet une résolution
pacifique des conflits, mais elle reste néanmoins moralement imparfaite dans
la mesure où elle est entachée d’une tromperie qui lui est inhérente. Les grandes
civilisations comme les religions monothéistes semblent porter un regard
largement positif sur cette activité lorsqu’elle préserve l’État sans limitation des
droits sujets sinon c’est une malédiction.
Au cours de l’époque qui nous intéresse les opérateurs et agents ont un
métier, non pas tant par besoin de couverture – il s’agit là de leur profession
première – que par souci de subvenir à leurs besoins. Il n’existe pas encore,
semble-t-il, d’effectifs permanents dédiés 100 % à ces tâches et de substructures
susceptibles de les employer à plein temps. À l’exception de ceux qui, dans
l’ombre du pouvoir, pilotent cet espionnage et orientent les agents – on pense
à Imbert de Batarnay sous Louis XI – l’immense majorité sont des intermittents
du renseignement. Pour autant, les réseaux d’espionnage sont nombreux et ces
hommes et ces femmes réalisent un travail considérable mais ambigu : Une
1. Le gadget peut être compris comme tout accessoire utile à la mission sans la compromettre
par son poids, sa visibilité, sa difficulté de mise en œuvre. Pensons aux bâtons creux utilisés
pour faire parvenir en Europe les vers à soie venus de Chine.
2. B. Léthenet, Les espions au Moyen Âge, Quintin, Gisserot, 2021.

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Enseignements

question se pose alors : les individus les plus fidèles, récurrents et efficaces,
sont-ils seulement des spécialistes du renseignement ou sont-ils en train de
devenir des professionnels à part entière ? Louis II de La Trémoille, Pierre Belon
ou les cryptographes illustrent cette professionnalisation en marche en dehors
des critères familiaux ou de parrainages.
Une autre réflexion surgit à la lecture de ces contributions. Face à l’importance
des activités du renseignement observées (politique, diplomatique, militaire,
économique et religieuse), du développement et de l’amélioration constants de
pratiques spécifiques (cryptographie, courriers, agents en place, agents itinérants,
relais, hommes de main) au long des xvie-xviiie siècles, comment cette « ruche
bourdonnante » de l’espionnage a-t-elle gagné en efficience ? Au Japon, le ninjutsu
prépare l’esprit, le corps et enseigne l’art du déguisement, de l’effraction et de
la dissimulation au shinobi. Une telle préparation est peu fréquente sinon unique.
En France, les collègues des jésuites offrent sans doute un tronc commun
complété par un cursus universitaire pour les officiers et les agents royaux. Le
Prytanée de La Flèche fondée par Henri IV (en 1604) a accompagné ce
bouillonnement des hommes et des savoirs : le maréchal de France Nicolas de
Neufville de Villeroy, le chancelier de France Daniel Voysin de la Noiraye ou
Pierre Cholonec, administrateur des Premières nations du Canada, sont tous
des anciens élèves du Prytanée. Leur culture livresque est à interroger. Quel
projet de formation et donc de collecte attendue de renseignement se cache
derrière leurs lectures ? La question se pose immanquablement de la formalisation
et de la transmission des savoirs, des « arts de la clandestinité », des plus
expérimentés aux novices rejoignant « le grand jeu ». Des initiatives locales
ont-elles jouées ? Car les opérateurs sont nombreux et, en dépit de déboires
réguliers et inévitables (échecs, arrestations, pendaisons), ils sont performants.
Or, une telle efficacité sur une période aussi longue ne peut exister sans formation
et ni amélioration constante des pratiques professionnelles.
En définitive, lorsqu’il étudie le renseignement, un chercheur peut être
conduit à s’intéresser à plusieurs champs :
— aux entités administratives chargées de cette mission, à la place et à
l’importance de celles-ci dans l’appareil gouvernemental de défense et de
sécurité. On note une grande diversité dans les pratiques. Réseaux et
structures sont le plus souvent discrets sinon secrets, d’où la difficulté à les
déceler, les appréhender et à les décrire ;
— aux savoir-faire professionnels clandestins développés pour remplir les
missions. Eux seuls permettent de mesurer le professionnalisme d’une
organisation, mais c’est un domaine pour lequel les archives sont plutôt
rares et les universitaires peu formés ;

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Quels axes pour la recherche historique sur le renseignement à l’époque moderne ?

— aux résultats produits, c’est-à-dire aux renseignements recueillis, à leur


qualité et à la façon dont ils sont pris en compte ou pas par les autorités.
On pense particulièrement à la cartographie (depuis la table de Peutinger1),
au développement des dessins de villes lors des guerres d’Italie ou de cartes
utilisées au niveau opératif pour le transit de l’artillerie et niveau tactique
lors de bataille en cours ;
— la manière dont un pouvoir (État) s’informe sur le monde qui l’entoure afin
de demeurer maître de son destin et de faire aboutir ses initiatives politiques
ou militaires ;
— à la culture du renseignement, c’est-à-dire au rapport qu’entretient la
collectivité nationale avec le renseignement. Il est primordial de préciser
ce que l’on appelle génériquement « culture du renseignement ». Cela ne
recouvre pas seulement le renseignement. Cette expression englobe
l’ensemble des domaines dits de la « guerre secrète », qu’il s’agisse de se
renseigner, d’agir ou d’influencer : renseignement et contre-espionnage,
actions clandestines et opérations spéciales, interceptions et décryptement,
guerre psychologique et mystification. Ces activités ne sauraient être
dissociées les unes des autres ; seule une approche globale est de nature à
faire comprendre les effets qu’engendrent leurs actions et surtout leurs
interactions2.
Enfin, l’historien ne doit pas sous-estimer le poids du secret3. Considéré
comme un indispensable auxiliaire politique au gouvernement des États, cette
pratique est caractéristique de la sphère gouvernante : l’exercice du pouvoir
doit s’entourer d’une aura de secret et tout ce qui en relève ne doit être divulgué
hors du milieu restreint du prince et de ses conseillers seuls aptes à en connaître.
« La vérité est le devoir des sujets, tandis que le secret est un privilège du prince4 ».

1. E. Weber, Paul Struzl, Tabula Peutingeriana. Codex Vindobonensis 324, Österreichische


Nationalbibliothek, Wien, Graz, 2004 ; Tabula Peutingeriana. Le antiche vie del mondo,
sous la direction de F. Prontera, Florence, Olschki, 2003 ; G. Thiollier-Alexandrowicz,
Itinéraires romains en France, d’après la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’Antonin, Guide
Monde et musées, Faton, 2000.
2. É. Denécé & G. Arboit, Les études sur le renseignement en France, CF2R, Rapport de
recherche no 8, novembre 2009.
3. J.-B. Santamaria, Le secret du Prince. Gouverner par le secret, France-Bourgogne, xiiie -
xve siècle, Paris, Champ Vallon (Époques), 2018.
4. F. Hildensheimer, « L’Écriture du cardinal », 1648, La paix de Westphalie. Vers l’Europe
moderne, Paris, Imprimerie nationale, 1998, p. 52.

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Enseignements

Ce sont là des axes de recherche essentiel qu’il incombe aux historiens de


creuser, qui permettra de démontrer, nous n’en doutons plus, que le renseignement
est une science d’État depuis bien avant la Renaissance.

Éric Denécé et Benoît Léthenet

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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

PRÉSENTATION DU
CF2R

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VOCATION
Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think
Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité
internationale. Il a pour objectifs :
- le développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement
et à la sécurité internationale,
- l’apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration,
parlementaires, médias, etc.),
- la démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public.

ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés.

HISTOIRE DU OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE


RENSEIGNEMENT DU RENSEIGNEMENT qui a pour objet l’analyse des grands
qui étudie les activités de renseignement qui analyse le fonctionnement enjeux de la sécurité internationale :
à travers l’histoire : du renseignement moderne : - Terrorisme,
- Renseignement et contre-espionnage, - Organisation et coordination des - Conflits,
- Actions clandestines et opérations services, - Crises régionales,
spéciales, - Budget et effectifs, - Extrémisme politique et religieux,
- Interceptions et décryptements, - Analyses d’opérations, - Criminalité internationale,
- Guerre psychologique, - Technologies du renseignement, - Cybermenaces,
- Tromperie et stratagèmes. - Gouvernance et éthique du - Nouveaux risques, etc.
renseignement,
- Intelligence économique et privatisation
du renseignement,
- Contrôle parlementaire.

ÉQUIPE DE RECHERCHE
Le CF2R compte une équipe de 25 chercheurs, dont 13 docteurs,
parmi lesquels 3 sont habilités à diriger des recherches (HdR).

DIRECTION OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE


• Éric Denécé, Directeur DU RENSEIGNEMENT • Alain Rodier, Directeur de recherche
• Daniel Martin, Vice-Président • Nathalie Cettina, Directrice de recherche (Terrorisme et criminalité organisée)
• Claude de Langle, Directeur (sécurité intérieure et lutte antiterroriste) • Alexandre Delvalle, Directeur de
du développement • Claude Delesse, Directrice de recherche- recherche (géopolitique, islamisme)
associée (intelligence économique et • Yannick Bressan, Directeur de recherche
HISTOIRE DU renseignement électronique) (Neuropsychologie et Cyper Psyops)
• François-Yves Damon, Directeur de • Youssef Chiheb, Directeur de recherche
RENSEIGNEMENT (Radicalisation islamiste et mutations du
recherche-associé (renseignement
• Benoit Lethenet, Directeur de recherche chinois) monde arabe)
(histoire médiévale) • David Elkaim, Chercheur (Renseignement • Général Alain Lamballe, Directeur de
• Laurent Moënard, Chercheur israélien) recherche-associé (Asie du Sud)
• Gaël Pilorget, Chercheur (renseignement • Alain Charret, Chercheur-associé • Michel Nesterenko, Directeur
hispanique) (Renseignement technique, SIGINT) de recherche (sources ouvertes,
• Franck Daninos, Chercheur • Olivier Dujardin, Chercheur associé cyberterrorisme et sécurité aérienne)
(renseignement américain) (renseignement, technologie et • Jamil Abou Assi, Chercheur (Moyen-
• Laurence Rullan, Chercheur armement) Orient, écoterrorisme)
• Jean-François Loewenthal, Chercheur- • Fabrice Rizzoli, Chercheur (Mafias et
associé (Renseignement sources criminalité organisée)
ouvertes) • Tigrane Yégavian, Chercheur (Moyen-
Orient, Caucase, monde lusophone)
• Philippe Raggi, Chercheur (Indonésie,
Pakistan)

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ACTIVITÉS
• RECHERCHE ACADÉMIQUE • PARTICIPATION À DES RÉUNIONS • ASSISTANCE AUX MÉDIAS
ET ENCADREMENT DE THÈSES SCIENTIFIQUES ET COLLOQUES Le CF2R met son expertise à la
EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER disposition des journalistes, scénaristes,
• ORGANISATION DE COLLOQUES, romanciers, éditeurs et traducteurs
CONFÉRENCES ET • ACTIONS DE SENSIBILISATION pour les aider dans leur approche du
DINERS-DÉBAT consacrés à l’intention des parlementaires et des renseignement (conception de dossiers
aux questions de renseignement. décideurs politiques et économiques. spéciaux et de documentaires, conseil
pour scénarios).
• SOUTIEN À LA RECHERCHE • FORMATIONS SPÉCIALISÉES
Chaque année, le CF2R décerne deux Notamment une session internationale • MISSIONS D’EXPERTISE DE TERRAIN
prix universitaires qui récompensent « Management des agences de ET D’ÉVALUATION DES CONFLITS
les meilleurs travaux académiques renseignement et de sécurité (MARS) ». INTERNATIONAUX
francophones consacrés au Unique formation de ce type dans le
renseignement : monde francophone, elle a pour finalité • MISSIONS DE CONSEIL, D’ÉTUDE
- le « Prix Jeune chercheur » prime un d’apporter à des participants provenant ET DE FORMATION au profit d’entre-
mémoire de mastère, des secteurs public et privé une prises, de clients gouvernementaux,
- le « Prix universitaire » récompense connaissance approfondie de la finalité et d’institutions internationales ou
une thèse de doctorat. du fonctionnement des services. d’organisations non gouvernementales.

PUBLICATIONS
Les publications du CF2R comprennent :
• DES ANALYSES SPÉCIALISÉES • DES LETTRES SPÉCIALISÉES • PLUSIEURS COLLECTIONS D’OUVRAGES
RÉDIGÉES RÉGULIÈREMENT - Renseignor, bulletin hebdomadaire CONSACRÉS AU RENSEIGNEMENT
PAR SES EXPERTS d’écoutes des programmes radiopho- - « Poche espionnage » (Ouest France),
- Rapports de recherche, niques étrangers en langue française, - « CF2R » (Ellipses),
- Notes d’actualité, - CF2R Infos, lettre mensuelle rendant - « Culture du renseignement »
- Notes historiques, compte des activités et des publications (L’Harmattan),
- Notes de réflexion, du CF2R, - « Arcana Imperii » (VA Éditions),
- Bulletins de renseignement, - IntelNews, revue de presse - Divers ouvrages individuels et collectifs.
- Notes CyberRens, quotidienne en français et en anglais
- Tribunes libres, sur le renseigne-ment, l’intelligence
- Foreign Analyzes. économique et les cybermenaces.

Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 110 livres, 30 rapports de recherche, 400 articles, 900 notes
d’analyse et 1100 bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
interviews dans les médias (TV, radio, presse écrite).

PARTENARIATS SCIENTIFIQUES
Le CF2R entretient des relations
scientifiques régulières avec de nombreux
À l’étranger
centres de recherche français et étrangers. • Réseau international francophone de • Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA),
formation policière (FRANCOPOL), Montréal, Jerusalem, Israël.
En France Canada. • Observatoire Sahélo-Saharien de
• Centre international de recherche et • Belgian Intelligence Studies Centre (BISC), Géopolitique et de Stratégie (OSGS),
d’études sur le terrorisme et d’aide aux Bruxelles. Bamako, Mali.
victimes du terrorisme (CIRET-AVT), Paris. • Istituto italiano di studi strategici Niccolo • Centre d’études et d’éducation politiques au
• Institut de veille et d’études des relations Machiavelli, Rome, Italie. Congo (CEPCO), Kinshasa, Congo.
internationales et stratégiques (IVERIS), • Centro Studi Strategici Carlo de Cristoforis, • Centre d’études et de recherche sur
Paris. Milan, Italie. renseignement (CERR), Kinshasa, Congo.
• Institut international des hautes études de • International Intelligence History • Centre d’études diplomatiques et
la cybercriminalité (CyberCrimInstitut), Paris. Association (IIHA), Hambourg, Allemagne. stratégiques (CEDS), Dakar, Sénégal.
• Haut comité français pour la défense civile
(HCFDC), Paris.

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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

12-14 Rond-Point des Champs Élysées


75 008 Paris - FRANCE
Courriel : info@cf2r.org
Tel. 33 (1) 53 53 15 30

www.cf2r.org

©lucilecollignon.com 2021

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