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Renseignement Et Espionnage de La Renaissance A La Revolution 2021
Renseignement Et Espionnage de La Renaissance A La Revolution 2021
Renseignement
et espionnage
de la Renaissance
à la Révolution
(xve-xviiie siècles)
Éric Denécé et Patrice Brun (dir.) Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen
Âge, Ellipses, Paris, 2019.
Chérif Amir, Histoire secrète des Frères musulmans, Ellipses, Paris, 2015.
Gérald Arboit (dir.), Pour une école française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
Éric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
Éric Denécé (dir.) La Face cachée des révolutions arabes, Ellipses, Paris, 2012.
Éric Denécé (dir.), Renseignement, médias et démocratie, Ellipses, Paris, 2009.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, Paris, 2007.
Franck Daninos, La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé et Sabine Meyer, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risque,
Ellipses, Paris, 2006.
Alain Rodier, Al-Qaïda. Les connexions mondiales du terrorisme, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé (dir.), Al-Qaeda. Les nouveaux réseaux de la terreur, Ellipses, Paris, 2004.
Éric Denécé (dir.), Guerre secrète contre Al-Qaeda, Ellipses, Paris, 2002.
ISBN 9782340-057210
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2021
8/10 rue la Quintinie 75015 Paris
PRÉFACE
De la Renaissance à la Révolution : l’apprentissage de l’Intelligence
Préfet Yves Bonnet, ancien directeur de la DST..............................................11
PRÉSENTATION
Renseignement et espionnage à l’Époque moderne
Éric Denécé et Benoît Léthenet.............................................................................19
INTRODUCTION
Le renseignement français du XVe au XVIIIe siècle
Éric Denécé.................................................................................................................29
Les cabinets noirs de la Renaissance à la Révolution
Michel Klen................................................................................................................ 43
ENSEIGNEMENTS
Quels axes pour la recherche historique sur le renseignement
à l’Époque moderne ?
Éric Denécé et Benoît Léthenet.......................................................................... 493
Julie DESCARPENTRIE
Diplômée de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
en hindi et ourdou, chargée de recherche au CF2R.
Camille DESENCLOS
Maîtresse de conférences en histoire moderne, Université de Picardie Jules
Verne, CHSSC (UR-4289)/Centre Jean-Mabillon (UR-3624). Depuis 2015, elle
mène un projet de recherche, en collaboration avec la Bibliothèque nationale
de France, consacré aux pratiques cryptographiques (politiques, diplomatiques
et militaires) dans la France moderne (xvie-xviie siècles).
Pascale DROUET
Professeur en littérature civilisation britanniques des xvie et xviie siècles à
l’Université de Poitiers et traductrice.
Giuseppe GAGLIANO (Italie)
Diplômé de philosophie de l’université de Milan, président du Centro Studi
Strategici Carlo De Cristoforis (Côme), membre du comité des conseillers
scientifiques internationaux du CF2R.
Stéphane GENÊT
Agrégé et docteur en histoire. Chercheur associé au centre Roland Mousnier
(Paris-Sorbonne) et enseignant dans le secondaire à Tours. Auteur de Les espions
des Lumières, actions secrètes et espionnage militaire sous le règne de Louis XV
(Nouveau Monde, 2013).
Michel KLEN
Docteur ès-lettres et sciences humaines, ancien officier de l’armée de terre
ayant terminé sa carrière dans le renseignement, auteur de nombreux articles
et ouvrages sur le sujet (dernier livre paru : Dans les coulisses de l’espionnage,
Nuvis, 2020).
Benoît LÉTHENET
Docteur en histoire médiévale, directeur du pôle Histoire du CF2R, chargé
de cours à l’université de Strasbourg et membre associé à l’EA 3400 ARCHE
(Arts, civilisation et histoire de l’Europe). Auteur de Espions et pratiques du
renseignement. Les élites mâconnaises au début du xve siècle (2019) et Les espions
au Moyen Âge (Gisserot, 2021).
Yves-Michel MARTI
Ingénieur Télécom et MBA INSEAD. Ancien concepteur de radars en France
puis dans la Silicon Valley. Prix scientifique de la National Science Foundation.
À fondé et dirige l’agence d’intelligence économique The Baconian Company.
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Yves Bonnet
Préfet, ancien directeur de la DST (1982-1985), ancien député.
Président du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme
et d’aide aux victimes du terrorisme (CIRET-AVT).
Membre du Comité stratégique du CF2R.
Ce n’est pas une tentation, mais une nécessité que de percer les secrets
puisque ceux-ci ne valent précisément que par leur clandestinité. Le « besoin
d’en connaître » qu’invoquent les officiers du renseignement moderne comme
la sacro-sainte règle qui pose les limites de leurs investigations – « je suis qualifié
pour savoir et intervenir à partir de et jusqu’à » – ne pouvait qu’apparaître avec
le développement du dasein, ne serait-ce que pour des justifications de survie
et de vie commune dans un cadre qui n’a cessé de s’élargir, avec le changement
de dimensions des modèles d’agrégation sociale, passant de la famille au clan,
du clan à la tribu, de la tribu au peuple, du peuple à la nation.
Le besoin de sécurité, qui le dispute à celui de l’énergie au sommet des
conditions de l’existence, ne pouvait que se fonder – et se fonde toujours – sur
la connaissance du plus proche environnement, et cette dernière sur la perception
par tous les moyens que développe l’intelligence humaine.
Aussi loin que les écrits, mésopotamiens, égyptiens, le permettent, on
trouve donc, parmi les premières marques de l’organisation humaine, celles
qui se rapportent aux activités de l’« autre », qu’elles apparaissent ou non
dangereuses par leur voisinage. Il est probable que les premiers agents et les
premiers signes de cette reconnaissance sont apparus avec les premières sociétés
organisées, mais nous n’en avons connaissance qu’avec et par l’écriture. Ce
besoin de « savoir le caché », nous en trouvons une première manifestation
dans un des plus anciens de nos textes sacrés, la Bible. Celle-ci nous enseigne
ainsi que « l’Eternel parla en disant à Moïse : envoie des hommes pour explorer
le pays de Canaan que je donne aux enfants d’Israël » (nombres, 13).
Et plus loin : « dirigez-vous de ce côté, vers le Midi et vous monterez sur la
montagne. Vous verrez le pays, ce qu’il est, le peuple qui y habite, s’il est fort ou
faible, s’il est bon ou mauvais ; et quelles sont les villes où il habite, si c’est en des
tentes ou des villes fortifiées ; ce qu’est le roi, s’il est gras ou maigre ; s’il y a des
arbres, s’il n’y en a pas. Ayez bon courage et prenez du fruit du pays ».
Dans le parcours qu’a tracé le Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R) pour le second tome de son encyclopédie du renseignement,
qui court de la Renaissance et de la Réforme à la Grande Révolution française,
ce savoir le caché, auquel je préfère le mot anglo-saxon d’Intelligence, prend sa
forme et ses limites dans le service de l’État. L’évolution qu’il connaît alors
procède de celle des États-possessions, celle de territoires qui se confondent,
comme en France, avec des familles et des dynasties qu’il faut prémunir
d’agressions extérieures. Les souverains, qui les possèdent en apanages, au sens
médiéval, utilisent tous leurs moyens jusqu’aux plus immoraux pour les préserver,
les faire prospérer par l’accumulation de richesses, les agrandir. On voit alors
apparaître dans l’entourage des gouvernants, outre les grands capitaines et les
connétables qui disposent de la force militaire, des personnages plus discrets
qui leur apportent une matière préalable et indispensable à l’action guerrière :
la connaissance précise et actualisée des forces et des faiblesses de leurs ennemis.
Ce que Moïse prescrit à ses envoyés au pays de Canaan. Et comme la notion
d’ennemi est fluctuante et incertaine, c’est à tous les pays qui les entourent qu’ils
portent en définitive attention. Avec une nuance : ce voisinage immédiat impose
nécessairement de donner à la collecte du renseignement la dimension
fondamentale du « secret », de la « clandestinité ». La dimension, puis le nom.
Plus le souverain est puissant, plus le secret lui devient indispensable et
plus ceux qui pratiquent et protègent ce secret prennent de place dans l’immédiat
entourage des rois ou des reines. Apparaissent alors des personnages qui ne
bénéficient d’aucune protection – on dirait de nos jours d’aucune couverture –,
qui ne sont pas nécessairement rémunérés, en tout cas pas au niveau qu’ils
méritent et qui gagnent les plus belles des batailles, celles qu’on ne livre pas.
Les trois siècles de ce que l’on appelait dans les manuels de Mallet et Isaac
les Temps modernes et qui commencent par la Renaissance, la Réforme et
l’apparition de l’imprimerie posent le cadre et les conditions de la collecte du
renseignement. Ils posent également les bases de l’espionnage moderne, à savoir
« la matière », l’appropriation de données, et « la méthode », le recours à la
psychologie ou, pour employer une expression plus simple, la connaissance de
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Ce sont donc quelques-uns des exemples les plus emblématiques des activités
clandestines de la Renaissance à la Révolution que ce second tome de L’Histoire
mondiale du renseignement propose au lecteur. Il met en lumière le fait que, du
xvie au xviiie siècles – comme lors de l’Antiquité et du Moyen Âge –, l’Histoire
fut le théâtre d’une intense guerre secrète dans laquelle s’observent déjà toutes
les pratiques de l’espionnage moderne.
Évidemment, un tel ouvrage ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Manquent
en effet à ce tour d’horizon, pour la France, des travaux spécifiques concernant
le Père Joseph, l’espionnage sous Mazarin, le Secret du Roi, ou les opérations
de renseignement au cours de la guerre de Sept ans, comme lors des guerres
indiennes franco-britanniques en Amérique. La période agitée de la Révolution
mériterait par ailleurs de plus longs développements. De même, pour l’étranger,
ne sont pas évoquées les activités d’espionnage des autres villes marchandes
italiennes et de la Ligue hanséatique, les systèmes de renseignement de la Russie
d’Ivan le Terrible et de l’Empire ottoman, comme ceux d’autres empires asiatiques.
Les recherches sur le renseignement à l’Epoque moderne restent donc
encore largement à compléter en exhumant de nouvelles « histoires secrètes de
l’histoire ».
Bonne lecture !
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Éric Denécé
1. Extrait notamment de Éric Denécé, Les services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses,
Paris, 2012. Éric Denécé & Gérald Arboit, Histoire mondiale de l’espionnage, Ouest France
éditions, Rennes, 2010. Éric Denécé, Renseignement et contre-espionnage, collection
“Toutes les clés”, Hachette pratique, Paris, 2008. Jean-Pierre Alem, l’Espionnage, Histoire
et Méthodes, Lavanzelle, Paris, 1987.
2. Amable Sablon du Corail, Louis XI ou le joueur inquiet, Belin, 2011, p. 214.
et se trompait rarement. Le roi savait mieux que personne maîtriser les risques et
enchaîner les coups1 ».
Toutefois, cette « araignée universelle » qui tisse patiemment la toile de
son réseau d’agents secrets à travers l’Europe reste l’un des rois les plus
impopulaires de l’histoire de France. Son penchant pour le renseignement est
assimilé par ses contemporains à de la perfidie et son règne remarquable est
réduit, dans l’historiographie nationale, à de misérables cages de fer. Mais à
partir de son règne, il devient possible de suivre l’émergence définitive du
renseignement français.
À partir du xve siècle également, les écritures secrètes connaissent un
développement rapide dans le royaume. Rabelais, dans le chapitre xxiv de
Pantagruel, donne une liste complète des ingrédients nécessaires afin de créer
une encre sympathique. Bien que sa description contienne quelques fantaisies,
elle est pour l’essentiel extrêmement bien documentée. En effet, le savoir-faire
français se développe en matière de déchiffrement. Sous François Ier, le
gentilhomme de la Bourdaizière perce les mystères des messages secrets
allemands, espagnols et italiens et devient le premier déchiffreur du roi. Puis,
en 1586, le diplomate Blaise de Vigenère invente un procédé qui surpasse tous
les autres systèmes de chiffrement de l’époque. À son tour, Henri IV s’attache
les services d’un mathématicien – le vendéen Viète – pour lire les messages de
la Ligue. Les Espagnols l’accusent de sorcellerie, mais les papes, pratiquant
eux-mêmes la cryptologie, se gardent de l’inquiéter2. Toutefois, jusqu’au
xviie siècle, la culture cryptographique française n’est pas au niveau de celle de
Venise. La cité marchande correspond par mer avec ses différents comptoirs et
sait que ses messages peuvent être interceptés. Leur protection par un chiffre
inviolable est donc pour elle de la plus haute importance.
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1. Ibid.
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1. François de Callières, L’art de négocier sous Louis XIV, Nouveau Monde, Paris, 2006,
pp. 27-28.
2. Ibid., p. 21.
3. Ibid., p. 22.
4. Ibid., pp. 129-130.
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Sous Louis XV
Parfaitement conscient de l’importance des actions clandestines en politique
étrangère, Louis XV (1715-1774) décide de se doter d’un service secret de
renseignement et de d’action politique clandestine – le « Secret du Roi » – pour
1. Ernest Lavisse, Louis XIV, la Fronde, le Roi, Colbert, Paris, Hachette, 1905, p. 128.
2. Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1975, pp. 147-148.
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1. David S. Landers, Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, 2000, p. 357.
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leur sont également versés. Quinze ans plus tard, en 1792, la Convention le
charge encore d’aller récupérer plusieurs dizaines de milliers de fusils achetées
par la France et bloqués en Hollande.
Grâce à l’expérience acquise dans le renseignement, l’écrivain devient
expert dans l’art des stratagèmes et des intrigues, parfois les plus inextricables.
À ce titre, le théâtre est souvent le reflet de la vie de l’auteur : dans le Barbier
de Séville (1775), Figaro prépare ses actions, comme Beaumarchais les siennes,
avec le même tour d’intelligence combinatrice : « Moi j’entre ici, où, par la force
de mon art, je vais d’un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller
l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue et renverser tous les obstacles1 ».
Beaumarchais fait recourir son personnage à des moyens identiques à ceux
qu’il utilisa dans le renseignement : lettres interceptées et artifices plus ou moins
innocents de la pharmacopée. Surtout, il illustre sa connaissance pratique de
la désinformation et de la calomnie :
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1. Mémoire sur l’organisation des agents secrets, s. d. Aulard, cité par Jean-Pierre Alem,
L’Espionnage, histoire, méthodes, Lavauzelle, Paris, 1987, p. 198.
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Éric Denécé
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Michel Klen
qui à lui seul est une flétrissure pour les gouvernements qui en font usage, désigne
le bureau secret entretenu dans des temps de funeste mémoire à l’intendance
générale des postes, et dont l’infâme spécialité consistait à amollir les cachets et à
violer les secrets des correspondances privées. Les serviteurs de la monarchie se
firent longtemps un jeu de ce crime, qu’ils exploitèrent largement pour perdre de
bons citoyens, complaire au Roi et à ses maîtresses et grossir le nombre des victimes
de la Bastille1. »
Le cabinet noir interceptait pour le compte du pouvoir des correspondances
non seulement privées, mais aussi les courriers diplomatiques qui étaient
généralement codés. Un service spécial était alors chargé de les déchiffrer. À
l’art du décachetage s’ajoutait la technique du décryptage. L’expression « cabinet
noir » désigne ainsi un service de renseignement, le plus souvent clandestin,
chargé de l’inquisition postale et de la cryptographie. Le terme provient des
pièces discrètes appelées « chambres noires » dans lesquelles s’installaient des
experts en interception des messages diplomatiques et des courriers « intéressants ».
Au fil du temps, cette locution a pris un sens plus large pour qualifier tout
organisme occulte chapeauté par un régime. Le but est d’obtenir des
renseignements sur une personnalité ou une entité jugée dangereuse. Les
informations ainsi recueillies peuvent alors servir à monter en sous-main une
opération de déstabilisation ou de neutralisation du soi-disant gêneur. Les
méthodes employées sont presque toujours en dehors du domaine de la légalité.
Couverts par le secret d’État, les cabinets noirs constituent de ce fait une
composante significative de l’espionnage.
Au premier siècle de notre ère, l’historien latin Tacite mentionne dans son
ouvrage Histoires (106-109) le rôle en coulisses des speculatores dans la République
romaine pour prévenir les révolutions de palais. L’auteur désigne par ce terme2
les agents secrets qui espionnaient pour le compte d’un cabinet noir les opposants
éventuels et rassemblaient un maximum d’informations dans le but de préparer
une riposte. Au vie siècle, l’empereur de Byzance Justinien Ier, avait entretenu
un bureau clandestin dans lequel sa séduisante épouse, l’ancienne actrice
Théodora, profitait de sa beauté lumineuse pour soutirer des renseignements
auprès de diplomates masculins. En 532, l’impératrice orientale sauve ainsi le
trône de son époux menacé par une révolte populaire qu’il n’avait pas vu venir.
Grâce aux informations recueillies par son cabinet secret, l’empereur pourra
mater l’insurrection. Le réseau d’agents monté et dirigé par la femme de Justinien
lui permettra de négocier l’envoi de contingents de tribus barbares qui, sous la
1. Philippe Le Bas, France, Dictionnaire encyclopédique, tome 7, éditions Firmin Didot, 1841,
réédité chez Hachette en 2014.
2. Speculare : observer.
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1. Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, tome 6, éditions Firmin Didot, 1821
2. Ibid.
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1. Ibid.
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sacrées et superlatives noces des rois de France et de leurs sœurs, (…) toutes plus
gentilles les unes que les autres. On les voyait reluire dans les salles de bal, au Palais
ou au Louvre (…). Elles étaient religieuses de Vénus et de Diane, il fallait qu’elles
eussent bien de la sagesse et bien de l’habileté pour se garder de l’enflure du
ventre1 ! »
Au xviie siècle, les cabinets noirs acquièrent leurs lettres de noblesse sous
l’impulsion de Richelieu. C’est en effet le principal ministre de Louis XIII qui
établit les fondements de l’espionnage moderne en forgeant les structures d’un
service secret performant qui s’appuie sur des cabinets occultes manipulés par
l’exécutif et animés par des réseaux d’informateurs et des agents d’influence
opérationnels. On doit aussi à Richelieu la mise en place d’un bureau du chiffre
pour dissimuler les informations contenues dans les messages. Ce « bureau de
la partie secrète », monté par Antoine Rossignol, spécialiste en cryptographie.
Cet organisme clandestin s’emploiera à déchiffrer les courriers diplomatiques,
ainsi qu’à déjouer les interceptions pouvant être opérées par les États étrangers.
La dynastie Rossignol – Antoine, son fils Bonaventure, puis le petit-fils Antoine-
Bonaventure – fournira ainsi à Louis XIII, puis à Louis XIV des moyens de
plus en plus perfectionnés pour crypter, déchiffrer ou copier des lettres
interceptées. Au départ, ce travail d’orfèvre était effectué dans le domaine privé
de la famille à Juvisy-sur-Orge à l’intérieur d’une pièce secrète qui prendra le
nom de « cabinet noir. » Par la suite, il sera accompli dans une chambre – appelée
« chambre noire » – attenante au bureau du Roi à Versailles. Pour les historiens,
la famille Rossignol constitue le noyau des experts de l’ombre dans cette branche
particulière des transmissions. Le terme « Rossignol » est d’ailleurs devenu un
nom commun pour exprimer l’idée d’une clé ou d’un jeu de clés « passe-partout »
pour ouvrir tout ce qui est verrouillé. Le tout premier passe-partout, appelé
« clé squelette », fut du reste inventé par Antoine afin de pouvoir ouvrir les
serrures du royaume.
Richelieu a inscrit le cabinet noir dans les fonctions régaliennes de l’État.
Si l’aspect technique a été confié à Antoine Rossignol, le côté diplomatique est
revenu essentiellement à son homme de confiance, le père François Leclerc du
Tremblay qui deviendra le père Joseph lorsqu’il intégrera l’ordre des capucins.
Entretenant les canaux relationnels forgés par son géniteur – un diplomate qui
fut président de la chambre des requêtes du Parlement de Paris et ambassadeur
1. Brantôme, Vie des dames galantes, publié à la fin du xve siècle, ré edité chez Arléa en 2014.
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à Venise – et les filières alimentées par ses nombreuses tournées dans les
monastères et cercles spirituels, le moine diplomate organise avec succès des
missions de conversion au catholicisme en pays huguenot1. Grâce à son vaste
réseau de religieux, il bâtit un véritable service de renseignement avant l’heure
qu’il met à la disposition du cardinal dont il devient « l’éminence grise ». Cette
expression est demeurée gravée dans le marbre de l’histoire : elle désigne un
conseiller influent qui reste dans l’ombre d’une personnalité politique ou autre.
La formule provient du fait que le père Joseph était vêtu de la robe de bure grise
portée par les capucins. Dans le cadre de sa fonction officieuse, le père Joseph
participe à des rencontres secrètes, en France et à l’étranger, avec des confesseurs
des princes, des intellectuels bavards, des ecclésiastiques haut placés et bien
renseignés et surtout des confidents de souverains européens. Son entregent
lui permet de s’immiscer habilement dans les dédales des intrigues de Cour et
de s’informer des complots potentiels. Ce savoir-faire lui a permis d’être l’un
des principaux artisans en coulisses des traités de Westphalie (1648), qui
marquèrent l’émergence du principe de souveraineté des États comme fondement
du droit international. Mais le chef-d’œuvre de l’éminence grise de Richelieu
reste son action à la diète de Ratisbonne en 1630, où ses talents de négociateur
firent merveille. Ce maître de la ruse traite secrètement avec le commandant
en chef des armées de l’empereur Habsbourg, Wallenstein. Celui-ci lui confie
son ambition de mener une politique pour son propre compte. Fort de cet aveu
qu’il révèle discrètement à la cour d’Autriche, l’émissaire matois de Richelieu
parvient à faire destituer Wallenstein, puis à créer une coalition de princes
allemands contre l’empereur. Dans cette dynamique, il réussit à nourrir les
luttes intestines entre les principautés allemandes, affaiblissant d’autant plus
la puissance impériale et contraignant la maison Habsbourg à signer un traité
avantageux avec Louis XIII2. Au lendemain de sa disparition en 1638, à 61 ans,
Richelieu dira de son fidèle conseiller : « Je perds ma consolation et mon unique
secours, mon confident et mon appui. » L’éminence grise du cardinal sera remplacée
dans ce rôle par Mazarin qui s’imposa auprès du roi puis de la régente Anne
d’Autriche après la mort de Louis XIII.
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échelle du secret des lettres. Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, plus
communément appelé Grand Larousse du xixe siècle, paru en 1867, nous révèle
que « c’est sous Louis XIV que fut créé le cabinet noir, par un ministre complaisant,
qui ne fit aucun scrupule de violer le secret des lettres pour instruire son maître
des motifs qui faisaient correspondre entre elles certaines personnes. Dans ce but,
il n’avait trouvé rien de plus simple que de charger des employés spéciaux du soin
de décacheter les lettres des particuliers, de prendre connaissance du contenu et
de faire un extrait qu’on mettait sous les yeux du Roi de France et de Navarre1. »
Le meilleur agent de l’ombre de Louis XIV fut Louise de Kéroualle (1649-
1734). Le charme éclatant de cette jolie femme, issue d’une famille noble mais
désargentée de Bretagne, constitua son atout majeur. Cultivée et éduquée dans
les bonnes manières de la haute société, elle est placée à l’âge adulte comme
fille d’honneur auprès d’Henriette d’Orléans, la sœur du roi d’Angleterre
Charles II. La jeune femme est alors plongée dans les arcanes du royaume de
Sa Gracieuse Majesté. À la mort prématurée de sa protectrice, elle est remarquée
par le monarque anglais dont elle devient la confidente puis la maîtresse. En
toute logique, le roman d’amour de Louise de Kéroualle évolue en une aventure
d’espionnage audacieuse aux implications politiques. Son emprise sur le souverain
d’Angleterre est telle que la séduisante courtisane est utilisée comme informatrice
et agent de la diplomatie secrète de Louis XIV à Londres. La « presque reine
d’Angleterre » rapporte régulièrement les conversations auxquelles elle a assisté
et les confidences de son puissant amant. Habile tacticienne, opportuniste et
dotée d’un flair ingénieux, la dulcinée espionne acquiert la nationalité britannique
en 1673 et est élevée au rang de duchesse de Portsmouth. La nouvelle altesse
agit également avec brio comme intermédiaire financier dans les relations entre
les royaumes français et anglais. Son influence lui permet de convaincre le roi
britannique de pratiquer une politique de tolérance envers les catholiques et
de s’allier avec la France contre la Hollande, pour s’assurer les subsides de
Louis XIV. Mais ce succès significatif n’est pas le seul : devenue par son entregent
bien rôdé une experte de la diplomatie parallèle, Louise de Kéroualle réussit à
limiter les affrontements entre le France et la Hollande et à jouer un rôle discret
mais très efficace dans la signature du premier traité de Nimègue (11 août 1678)
entre la France et les Pays-Bas. Le critique libertin Saint-Evremond a résumé
avec une pertinence ironique les relations étroites qui ont soudé l’aguichante
agent d’influence à son bien-aimé qu’elle a mené en bateau pendant plus d’une
décennie : « Le ruban de soie qui serrait la taille de Mlle de Kéroualle unit la
France et l’Angleterre2. » À la mort de Charles II en février 1685, la nouvelle
1. Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, édité par Larousse, 1867
2. Charles de Saint-Evremond, Oeuvres mêlées, 1692, édition corrigée en 1705.
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retraitée de l’espionnage rentre dans son pays natal. Faîte par Louis XIV duchesse
d’Aubigny-sur-Nère pour ses services rendus à la France, l’ancienne agent de
renseignement et d’influence du Roi-Soleil vivra dans cette seigneurie du Berry
avec une rente d’État. Elle décédera à Paris en novembre 1734 à 85 ans1. Louise
de Kéroualle a eu un enfant avec Charles II, Charles Lennox, duc de Richmond,
qui compte dans sa lointaine descendance Lady Diana Spencer, l’épouse divorcée
du prince de Galles.
Le cabinet noir continua à fonctionner sous la régence (1715-1723). Il fut
géré par le cardinal Guillaume Dubois, le ministre des Affaires étrangères. C’est
grâce à cette structure occulte que fut déjouée la conspiration de Cellamare,
un complot ourdi par l’Espagne en 1718 pour retirer la régence du royaume de
France à Philippe d’Orléans2. Mis au courant des échanges entre les conjurés,
le cardinal Dubois laissa d’abord mûrir leur projet. Lorsqu’il jugea le moment
opportun, il fit investir l’ambassade d’Espagne, le 9 décembre 1718 : Cellamare
fut expulsé et les principaux cerveaux de la conspiration – parmi lesquels le
duc et la duchesse de Maine – furent emprisonnés quelques mois, puis obtinrent
le pardon du régent.
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Michel Klen
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Gautier Mingous
Les villes de l’époque moderne n’ont que peu attiré l’attention des spécialistes
de l’espionnage. L’activité de renseignement, comprise comme la collecte,
l’analyse et la diffusion d’informations par une institution, a surtout été étudiée
à travers le prisme des grands serviteurs de l’État ou des ambassadeurs1.
Lorsqu’elles ont eu lieu, ces études ont surtout concerné une approche militaire
de la question, ou se sont concentrées sur de puissantes cités-États aux moyens
et à l’organisation décuplés en comparaison avec toute autre ville2.
Pour gouverner, les autorités urbaines se sont pourtant très largement
appuyées sur des informations obtenues par des voies officieuses et détournées.
1. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 ; Stephen
Budiansky, Her Majesty’s Spymaster : Elizabeth I, Sir Francis Walsingham, and the Birth
of Modern Espionage, Londres, Plume Books, 2005 ; S. Hellin, « Espionnage et contre-
espionnage en France au temps de la Saint-Barthélemy : le rôle de Jérôme Gondi »,
Revue Historique, 2008, 2, no 646, pp. 279-313 ; A. Hugon, Au service du Roi Catholique.
« Honorables ambassadeurs » et « divins espions », représentation diplomatique et service
secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez, 2004 ;
Béatrice Pérez (dir.), Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs. Les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne, Paris, Presses de l’Université Paris-
Sorbonne, 2010 ; J.-M. Ribéra, Diplomatie et espionnage. Les ambassadeurs du roi de France
auprès de Philippe II du traité du Cateau-Cambrésis (1559) à la mort de Henri III (1589),
Paris, Garnier, 2e éd., 2018 ; Jacob Soll, The Information Master. Jean-Baptiste Colbert’s
Secret State Intelligence System, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2009.
2. Serge Brunet, « De l’Espagnol dedans le ventre ! » Les catholiques du Sud-Ouest de la France
face à la Réforme (vers 1540-1589), Paris, Honoré Champion, 2007, pp. 381-466 ; Ioanna
Iordanou, Venice’s Secret Service : Organizing Intelligence in the Renaissance, Oxford, Oxford
University Press, 2019 ; Pierre-Jean Souriac, Une guerre civile. Affrontements religieux et
militaires dans le Midi toulousain (1562-1596), Seyssel, Champ Vallon, 2008, pp. 269-273.
58
est d’autant plus prégnante lorsque la guerre est civile et qu’elle brouille les
frontières entre des camps qui ne sont plus clairement définis, entre des fidélités
qui se font et se défont, terreau favorable au risque de traîtrise. Personnage de
l’ombre, l’espion est associé à tous les vices et aux mœurs suspectes que l’on ne
peut dévoiler sans attirer l’opprobre de la société. L’espionnage vient donc
discréditer les autorités qui en font l’usage et ternit leur honneur1. Cacher les
informations sur ces réseaux secrets a pour vertu de garder les autorités à l’abri
de l’infamie et du soupçon, et de préserver intacte la morale des institutions2.
Malgré la difficulté de mettre en lumière le fonctionnement de l’espionnage
urbain de la première modernité, les sources produites dans le contexte des
guerres de Religion se révèlent particulièrement fécondes. La nécessité de se
défendre et de concevoir une stratégie efficace face au danger a légitimé de faire
sortir l’espionnage de sa clandestinité pour le laisser apparaître au cœur des
écrits officiels des municipalités. Au-delà des connaissances apportées sur
l’organisation locale du renseignement, l’étude de cette documentation fait
émerger des tentatives de coopérations urbaines menées à plus ou moins grande
échelle autour de l’espionnage. Les villes se sont en effet appuyées sur des
opérations secrètes menées conjointement, ou sur un intense commerce des
renseignements obtenus par le biais d’espions, pour élaborer une réponse
commune aux problématiques posées par la guerre. Ces réseaux informels
viennent en réalité doubler des relations officielles établies entre villes d’une
même région et participent à la mise en défense d’un espace à défendre grâce
à l’échange d’informations secrètes. Ce partage coordonné de renseignements
sensibles vient interroger la tentative de créer une véritable communauté élargie
du renseignement à l’échelle régionale.
Pour étudier ce phénomène, la ville de Lyon et ses régions environnantes
peuvent être prises comme terrain d’étude. Deuxième ville du royaume de
France, la cité rhodanienne occupe une position stratégique de premier ordre.
Située à la confluence du Rhône et de la Saône, elle est un point de passage
reliant le nord de la France à la Méditerranée et l’Italie. Place frontière, elle est
au contact du duché de Savoie, des Cantons suisses et de Genève, capitale
calviniste. Lyon s’intègre aussi à un réseau de villes françaises, telles Grenoble,
Mâcon, Valence ou Vienne, toutes unies autour d’un territoire catholique dont
il s’agit de préserver la sécurité face à l’ennemi protestant. Pour y parvenir, outre
l’organisation de campagnes armées, d’échange d’armes et de munitions, ces
1. Michel Nassiet, « L’honneur au xvie siècle : un capital collectif », dans Hervé Drévillon,
Diego Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2011, pp. 71-90.
2. Santamaria, Le secret du Prince, op. cit., p. 159.
59
60
de Mandelot entoure l’identité de ses espions d’un voile opaque. En 1569, l’envoi
de plusieurs gentilshommes de la maison du représentant royal est mentionné
sans autre détail1. La diversité des personnes employées met au jour des profils
variés en fonction des ordonnateurs de la mission. Les échevins semblent se
reposer sur des hommes modestes, certainement connus des autorités, souvent
bien insérés socialement et habitués à voyager ou à manier l’information. Le
gouverneur, en revanche, s’appuie sur des personnes issues de son entourage
proche. Il lui arrive aussi de recruter des espions de plus basse condition, tel le
page d’un prince allemand chargé d’épier son maître pour le compte du lyonnais2.
Cet ensemble hétéroclite d’informateurs secrets ne représente qu’une très
faible part des espions envoyés en mission, sur lesquels la documentation reste
muette. Comptes et délibérations insistent cependant sur la coopération qui
voit le jour entre espionnage municipal et gouvernemental. Les deux organes
du pouvoir urbain laïque organisent en effet régulièrement des missions
communes. Dès 1557, le siège de la ville voisine de Bourg-en-Bresse par les
troupes savoyardes et espagnoles incite le comte de Grignan, lieutenant général
de Lyon, à demander aux échevins d’envoyer « ordinairement gens sur les
champs3 » pour obtenir des informations sur l’ennemi. De même, en janvier 1576,
des rumeurs faisant état de la venue de reîtres en Bourgogne poussent le
gouverneur François de Mandelot à coopérer avec le corps de ville pour dépêcher
plusieurs espions auprès de ces troupes4. L’ordre de la mission peut aussi venir
des échevins. Alors que plusieurs villes voisines tombent aux mains des protestants
en octobre 1567, le gouverneur René de Birague est « contrainct à la priere du
consulat5 » d’envoyer plusieurs de ses informateurs dans les cités surprises. Les
liens tissés entre échevins et gouverneurs sont tels que lorsque Birague quitte
la lieutenance générale du Lyonnais, la municipalité loue, parmi tous les services
rendus, ses efforts pour organiser des opérations d’espionnage en coopération
et les sommes avancées pour entretenir un réseau d’espions étendu aux territoires
environnants6. Loin d’agir de manière séparée, espions municipaux et
informateurs du gouverneur mènent, au contraire, des actions communes.
La documentation ne donne aucun détail sur la façon dont s’organise cette
coopération au quotidien. Contrairement aux autres missions d’espionnage, le
résultat de l’enquête secrète est partagé. Les registres n’évoquent jamais l’acte
de transmission des renseignements découverts d’une institution à l’autre,
61
62
compte de la mission qui anime ces réseaux : à chaque fois que le gouverneur
met à contribution ses informateurs, c’est pour découvrir les complots « qui
pourroient estre entrepruis sur ceste ville » et pour œuvrer « à la surté et
conservation1 » de Lyon. Le système lyonnais repose donc sur un fonctionnement
en vase-clos, exclusivement dirigé par et pour les élites de la cité.
Coordonner les opérations et mettre en œuvre une politique officielle de
rémunération des espions tend à confirmer la volonté de faire de cette activité
la chasse gardée des autorités. Un fonctionnement similaire s’observe dans les
villes voisines. La documentation officielle des différentes municipalités met
en lumière l’utilisation régulière d’espions employés au service de la ville. En
décembre 1567 par exemple, les échevins de Vienne recrutent un homme pour
aller épier les armées ennemies présentes dans les environs, alors qu’un
informateur secret est dépêché en Bresse par la ville de Mâcon pour découvrir
les menées secrètes des adversaires durant l’année 15742.
Dans tous les cas, le système développé par les villes illustre parfaitement
la politisation du renseignement urbain3. Par le contrat et la rémunération qui
les lient aux pouvoirs qui les recrutent, les espions agissent généralement pour
le compte d’une institution unique pourvoyeuse d’ordres. Jamais les autorités
alliées ne procèdent à des transferts d’espions d’une ville à l’autre ou n’organisent
des opérations conjointes sur le terrain. À l’échelle interurbaine, chaque
institution agit pour son propre compte et ne dévoile rien du processus
d’acquisition du renseignement. Les autorités mènent leur action à l’abri des
regards sans avoir à assumer officiellement un recours à la ruse toujours stigmatisé
par la morale chrétienne4. Les coopérations régionales en matière de renseignement
doivent donc être comprises avant tout comme un échange d’informations
orchestré par les institutions urbaines qui décident ou non de transmettre leurs
données secrètes. Les espions sont absents du processus de diffusion du
renseignement régional. Ils n’entrent en jeu que dans le cadre des structures
institutionnelles qui les pilotent.
63
1. Bastian Walter, « “Bons amis” et “agents secrets”. Les réseaux de communication informels
entre alliés », dans Laurence Buchholzer, Olivier Richard (dir.), Ligues urbaines et espace
à la fin du Moyen Âge. Städtebünde und Raum im Spätmittelalter, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, pp. 179-201.
2. Sur la mise en forme de ces avis, voir Bastian Walter, « Transmettre des secrets en temps de
guerre. L’importance des cedulae inclusae pendant les guerres de Bourgogne (1468-1477) »,
Revue d’Alsace, 138 | 2012, pp. 7-25.
3. AML, BB 79, f° 227v°, 10 août 1557.
4. Archives d’État de Genève, RC 57, f° 242v°, 19 juillet 1557.
64
1. AMM, EE 49, f° 31, 35 et 36, le consulat de Lyon au consulat de Mâcon, Lyon, 21 mai,
16 juillet et 12 août 1574.
2. Les expressions utilisées sont, par exemple, « nous avons sceu pour certain que à Geneve »,
« nous scavons que ceulx de Geneve », ou encore « scaichant certainement que plusieurs
sont sortiz et sortent encore de Geneve ».
3. Bibliothèque du Château de Chantilly (désormais BCC), Série K, T. XIX, f° 221, François
de Mandelot à Bertrand de Gordes, Lyon, 2 décembre 1572.
4. BCC, Série K, T. XXX, f° 229, août 1575.
5. BCC, Série K, T. XIX, f° 21, la comtesse de Tournon à Bertrand de Gordes, Tournon,
27 février 1575.
65
transmis des avis secrets1. La rareté de ces références directes indique que la
plupart des informations secrètes a été diluée dans les discours officiels sans se
référer à l’activité de l’espionnage que les autorités ne semblent pas tout à fait
assumer dans leurs correspondances interurbaines.
La diffusion du secret à l’échelle régionale ne concerne pas uniquement
des échanges directs entre autorités voisines. Les réseaux d’espionnage mettent
également en lumière d’autres formes de transmission des renseignements
reposant sur des acteurs disséminés dans les environs de Lyon, lesquels
interviennent pour transporter les messages secrets. Plusieurs exemples tirés
des sources officielles et épistolaires des autorités viennent illustrer ce phénomène.
En avril 1573, une missive rédigée par le gouverneur François de Mandelot
à l’attention du secrétaire d’État Nicolas Neufville de Villeroy détaille le circuit
emprunté par un avis secret envoyé par un espion allemand agissant pour le
compte des Lyonnais. Rédigé à Augsbourg, le message rejoint la Bourgogne par
le biais d’un particulier. Là, il est pris en charge par un second relais pour être
transporté à Lyon où l’attend un dernier contact qui remet finalement le pli au
gouverneur2. En tout, trois personnes interviennent dans le processus de
transmission du courrier avant que ce dernier n’arrive à son destinataire.
Mandelot dispose donc d’un réseau de connaissances ponctuellement mobilisé
pour transporter des données sensibles de manière indirecte. Même si ce procédé
ne permet pas une circulation du renseignement aussi rapide que celle observée
avec le système traditionnellement mis en œuvre, il procure l’avantage d’emprunter
des voies détournées pour ne pas remonter directement jusqu’au gouverneur,
et laisser ainsi dans l’ombre l’ordonnateur de la mission. De plus, ces relais
disséminés dans la région sont aussi un moyen de capter des informations qui
ne sont pas initialement destinées aux Lyonnais, mais qui sont relayées par ces
agents dormants, une fois parvenues entre leurs mains.
La municipalité de Lyon n’hésite pas à recourir à des procédés similaires.
En 1575, les échevins décident d’entretenir au moins deux hommes en Bresse,
l’un à Nantua et l’autre à Seyssel, pour les avertir « de toutes les occurrences et
passaiges qui se peuvent faire esdictz lieulx3 ». Le choix de ces deux villages
bressans est stratégique : situés en bordure des routes principales qui mènent
à Genève, ils sont traversés par des marchands venant de la capitale protestante.
Les hommes du consulat sont donc chargés de récupérer des informations
auprès de ces voyageurs, tout en observant les possibles mouvements de troupes
provenant de Suisse. À défaut de parler ici d’espions, ces informateurs clandestins
1. AML, AA 72, f° 21, le consulat de Mâcon au consulat de Lyon, Mâcon, 10 mars 1575.
2. BnF, Ms. Fr. 2704, f° 338v°, François de Mandelot à Nicolas Neufville de Villeroy, Lyon,
11 avril 1573.
3. AML, BB 93, f° 180, 2 novembre 1575.
66
67
68
1. AML, AA 71, f° 27, le consulat de Grenoble au consulat de Lyon, Grenoble, 15 avril 1569.
69
1. Idem.
2. Idem.
3. AML, AA 88, f° 98, délibération du 19 avril 1569.
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71
Gautier Mingous
72
Baptiste Werly
1. Expression inspirée directement de l’exil biblique des hébreux hors d’Egypte et désignant,
dans l’histoire du protestantisme français, la période de clandestinité des protestants
restés en France entre 1685 et 1787.
Mortes, les hommes envoyés aux galères royales et les enfants parfois enlevés
et éduqués dans la religion catholique.
Cette longue période est d’emblée marquée au début du xviiie siècle par
l’épisode violent de la guerre des Camisards1 (1702-1704) qui ravage en profondeur
la région des Cévennes, bastion protestant, et cristallise durablement la peur
de revoir un jour une énième guerre de religion en France. Le Désert protestant
s’organise dans la plus grande clandestinité. Les pasteurs itinérants, formés en
toute illégalité en Suisse – au séminaire de Lausanne à partir de 1726 – sillonnent
le pays, prêchent, sermonnent et donnent espoir aux huguenots lors des assemblées
illicites, souvent nocturnes, ayant lieu en périphérie des villes et villages.
Dans un tel contexte, il est inacceptable pour le pouvoir catholique de
savoir que les protestants se réunissent en assemblées, chantent les psaumes,
suivent leurs pasteurs, continuent d’éduquer en secret les enfants dans la foi
protestante malgré la législation en vigueur : il en va de l’unité du royaume et
du fameux adage « une foi, une loi, un roi ».
C’est dans ce cadre particulier qu’est pratiqué à un rythme soutenu et
durable l’espionnage des protestants de l’intendance du Languedoc.
1. Dernière guerre de religion en France – révolte des paysans protestants des Cévennes
contre le pouvoir catholique – dont les causes sont à trouver directement dans la révocation
de l’édit de Nantes (1685). Cette guerre débute en juillet 1702, faisant au moins 2 000 morts
du côté huguenot. Elle se termine en 1704 par les campagnes de pacification du maréchal
de Villars, bien que des troubles soient à signaler jusqu’en 1710.
2. La population réformée était de l’ordre de 800 000 personnes avant la révocation de l’Édit
de Nantes et les départs pour le Refuge.
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1. ADH : C/351 ; C/353 ; C/357 ; C/360 ; C/363 ; C/365 ; C/3367 ; C/369 ; C/371 ; C/375 ; C/377 ;
C/379 ; C/382.
2. Nom de l’office religieux protestant caractérisé par la présence d’un pasteur donnant un
sermon, une prédication et pendant lequel la cène, les mariages et baptêmes peuvent être
célébrés.
75
76
une gorge, tantôt dans une caverne, ou au milieu des rochers si nombreux
dans ce pays. Mais on était surveillé de près, environné d’espions1. »
Encore au début des années 1760, il existe des plaintes à l’encontre de ces
espions. Le 23 octobre 1761, dans une lettre rédigée depuis Ganges par le pasteur
Gal Pomaret à son frère Gal Ladevèze lors de l’arrestation du pasteur Rochette2,
il est dit que « les espions couraient le pays pour épier les démarches des pasteurs
et pour les intimider. Ces espions étaient des hypocrites, prétendus protestants, qui
affectaient de prendre les intérêts de leurs frères pour avoir leurs secrets et aller
ensuite les dénoncer à leurs ennemis3 ».
1. N.W., « Supplément au mémoire dressé dans le mois de juin 1752, sur l’État des Protestants
de la province du Languedoc », Paris, BSHPF, 1895, p. 185.
2. Dernier pasteur exécuté durant le Désert.
3. « Lettres inédites de Court de Gébelin et du pasteur Gal-Pomaret au sujet de l’affaire de
Rochette (1761) », BSHPF, 1852, p. 607.
4. ANF, TT/437, f°22.
5. ANF, TT/438, f°13.
6. ANF, TT/438, f°11.
7. ANF, TT/438, f°98.
8. ANF, TT/438, f°47.
9. Jean-Emmanuel Guignard, vicomte de Saint-Priest, (21 mai 1714-18 octobre 1785),
conseiller du roi, Maître des requêtes ordinaires, intendant de Languedoc (1er janvier 1751-
18 octobre 1785).
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(janvier 1751-octobre 1785) prend ses fonctions et lance une importante campagne
de rebaptisations, les protestants continuent d’être armés aux assemblées, « non
seulement ils tiennent de fréquentes assemblées, mais encore (…) les nouveaux
convertis sont pourvus d’armes et ils menacent journellement les anciens
catholiques1 ». En 1756, le duc de Mirepoix fait état de la même situation :
« Une révolution peut être pour eux l’ouvrage d’un instant [1742], il
seroit a souhaiter que l’arrivée des troupes que nous attendons retablit
le bon ordre (…) on ne peut espérer de remédier au mal (…) qu’en laissant
des troupes dans la province pendant toute la campagne, surtout s’il y a
lieu de conjecturer une rupture avec les anglois et la continuation de la
guerre avec le Roy de Sardaigne5 »
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79
En avril 1744, il affirme qu’il faut des espions pour avoir ne serait-ce que
quelques informations sur la situation des protestants là où ils sont les plus
nombreux.
« Monseigneur,
Vous avés vû (…) les précautions que je croyais nécessaires pour être
particulièrement instruit de la conduite de nos religionnaires. J’ay eü
l’honneur de vous proposer d’avoir des personnes choisies pour joüer
parmi eux un certain rôle, et m’informer régulièrement de toutes leurs
démarches ; monseigneurs les commandants particuliers qui sont dans
les trois parties des sevennes, vivarais et la vaunage sont dans leurs postes
et ne sçavent pas la plupart du temps ce qui se passe dans les Montagnes,
n’y même dans la plaine, ou s’ils ont quelques avis, ils nous viennent trop
tard. Ainsi, il est absolument nécessaire d’avoir de ces sortes de gens qu’on
ne gagne qu’en les bien payant2 ».
80
« Le capitaine de la troupe qui est icy en garnison envoya deux soldats de confiance,
qui, faisant comme s’ils n’avoient d’autre desseins que celuy de se promener dans
un chemin royal, d’où ils etoient a portée de voir toute l’assemblée, en observèrent
distinctement toutes les cérémonies et en rendirent compte a l’officier ». En
décembre 1755, le dragon Jacques Boyer fils, appartenant au régiment de
Thianges, fils de « prédicant de Languedoc1 », se propose de fournir tous les
renseignements dont il dispose sur les correspondances qu’il dit exister entre
les protestants français et les Puissances étrangères, notamment l’Angleterre.
En effet, son père aurait eu avis de toutes les informations envoyées par les
pasteurs français en Angleterre2 et les lui auraient transmises. En février 1756,
Mirepoix s’entretient avec le dragon qui lui « a paru intelligent3 ». Il « compte
l’employer aux premiers jours et [s]’en servir maintenant pour être instruit des
projets et des desseins de nos religionnaires ».
De nombreux individus faisant partie du petit personnel politique espionnent
des assemblées protestantes. Dans la nuit du 28 au 29 juin 17584, une assemblée
ayant lieu en périphérie de Castres – dans un local à proximité d’un château
situé vers Le Vergnas –, est dénoncée par trois individus. Ce sont « trois valets
consulaires de Castres » qui sont allés repérer le lieu et ont ensuite donné l’alerte
aux troupes. 28 livres leur sont versées « pour les soins quils se sont donnés pour
découvrir ladite assemblée ». Le Chevalier de Beauteville5, commandant des
troupes, se servait au début des années 1750, du maire d’Alès, feignant un
rapprochement avec les réformés pour obtenir des renseignements « il l’avoit
même chargé [en janvier 1753] de s’aboucher avec Coste et Desferre, predicants6 »
pour tenter d’influencer les protestants, afin de réduire la fréquence des
assemblées, des mariages et baptêmes. En 1756, c’est le procureur général de
Nîmes, Caveyrac, qui est mandaté par le ministre Saint-Florentin pour tenter
de feindre une position modérée à l’encontre des pasteurs et de les convaincre
de réduire les assemblées trop publiques.
Comment peut-on expliquer que certains protestants ou nouveaux convertis
décident d’aider le pouvoir et de dénoncer leurs coreligionnaires ? D’abord parce
que la communauté réformée du Languedoc ne forme pas un ensemble social
unifié. Entre les paysans pauvres, les petits marchands et les bourgeois des
villes – les notaires par exemple –, le rapport aux assemblées et synodes n’est
pas similaire. Les notaires, sont réticents à assister aux assemblées lorsqu’elles
81
paraissent trop séditieuses ou lorsque l’esprit de révolte s’y fait sentir. Ils sont
souvent hostiles aux foules de petits paysans protestants, parfois armés, qui y
participent. Les bourgeois protestants préfèrent alors le culte privé aux assemblées
publiques où la populace peut, en raison de ses agissements passionnés, déclencher
l’intervention des forces armées et donc donner lieu à des arrestations et à de
nouvelles amendes1. Quelques cas montrent que des protestants ont renseigné
les militaires en diverses occasions. Par exemple, en 1746, dans le contexte de
la guerre de Succession d’Autriche, Le Nain s’inquiète d’éventuelles relations
des huguenots avec « les émissaires que les Anglais ont envoyé en Languedoc » et
décide de se rapprocher des négociants protestants :
1. Yves, Krumenacker (dir.), Dictionnaire des pasteurs dans la France du xviiie siècle, Paris,
Honoré Champion, 2008.
2. ANF, TT/439, f°216.
3. NC : nouveaux convertis. Nom donné aux protestants restés en France après la Révocation,
convertis de force au catholicisme, mais qui, officieusement, conservèrent leur foi réformée.
4. ANF, TT/440, f°215.
5. Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis (1696-1788), duc de Richelieu (1715),
commandant en chef en Languedoc (1738-1755).
6. ANF, TT/441, f°19.
82
la bourgeoisie ont donc un intérêt à travailler avec le pouvoir, car limiter les
démonstrations publiques, c’est assurer une plus grande tranquillité de culte.
En 1757, le chevalier de Beauteville se plaint du manque de troupes dans
le « La Vaunage et dans la partie de La Gardonnenque dépendante d’Uzès qui
avoisine le La Vaunage ». Il ajoute que « les NC du côté de Sommières ont fait,
depuis le départ des troupes, l’exercice public de leur religion au milieu de plusieurs
villages ». Du côté de Sommières, des temples protestants sont en reconstruction
« je n’ay personne icy avec moy que 4 compagnies de milice mal armées ». Beauteville
ayant été informé par un « émissaire » qu’une assemblée devait avoir lieu près
de « saint-génies », au sud de Sommières, il réussit à faire envoyer sur place des
troupes de Nîmes en renfort de ses quatre compagnies. Son espion est envoyé
sur le site de l’assemblée et rapporte que « n’ayant osé suivre leur projet [d’assemblée]
à cause de l’arrivée des 5 compagnies, ils se sont assemblés, non pas précisément
dans un village à une lieu de là [Saint-Génies] ; mais dans une prairie attenante
à ce village ». La raison pour laquelle l’espion du chevalier de Beauteville n’a
aucune peine à infiltrer l’assemblée, c’est qu’il est tout simplement protestant1 !
Avec quel argent le renseignement est-il financé ? Les archives révèlent que
le système de financement de l’espionnage fonctionne de manière indépendante.
83
84
Le prix du renseignement
Pour la période étudiée, les dépenses totales du receveur général pour les
affaires liées au protestantisme représentent environ 340 000 livres. L’espionnage
comptait en moyenne pour 6 % de ces dépenses, soit 19 150 livres. Mais ce
pourcentage varie en fonction des années. Pour les années 1746, 1747, 1760,
1761 et 1762, la part du budget attribuée au renseignement dépasse 10 % des
dépenses totales, avec un pic à presque 13 % en 1762 : 540 livres versées aux
espions sur un total de 4 248 livres de dépenses. Quatre autres années se situent
au-dessus de la moyenne des frais d’espion mais en dessous des 10 % : 1744
(7 %) ; 1750 (7,6 %) ; 1758 (8,5 %) ; 1759 (6,8 %). En écartant de cette moyenne
les années où l’emploi des espions a été le moins important – lorsque Saint-
Priest devient intendant et lance une politique de dureté remobilisant des
troupes royales dans l’intendance, de 1752 à 1755 –, on parvient à un peu plus
de 8,5 % du total des dépenses consacrés l’espionnage.
Pour les 78 assemblées espionnées, la part moyenne versée aux espions
représente environ 13 % du budget des frais de procédures, soit un peu moins
d’un quart du total. Il y a 11 cas d’assemblées découvertes par des espions pour
lesquels la part versée au renseignement dépasse 25 % ; ce pourcentage pouvant
varier et atteindre plus de 45 %, comme ce fut le cas pour la dénonciation de
l’assemblée ayant eu lieu dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1747, dans la carrière
de Pignan (diocèse de Montpellier). 168 livres – sur 372 livres – sont versées
« aux espions qui ont découvert l’assemblée1 ». Dans 31 cas, les frais de procédures
comportent une dépense pour le renseignement variant de 10 % à 25 % du
budget total. Dans 33 autres cas, moins de 10 % du budget y est dédié. Sur les
78 cas étudiés, la somme la plus fréquente payée à un espion découvrant une
assemblée est de 24 livres2.
Ainsi, l’étude des frais de procédure permet d’identifier 61 espions employés
de manière récurrente de 1744 à 1762 ; sept de ces espions ont, à eux seuls,
touché environ 6 000 livres pour 56 missions d’espionnage3.
85
le Languedoc. En juin 17501, il est dans le besoin pour entamer une mission et
« retourner dans les Cévennes ». Revenant de sa première tournée sur place, il
va voir l’intendant et lui dit « avoir grand besoin » de cet argent et de son soutien.
Le Nain lui fournit alors difficilement 100 livres le même jour2. Lagarde peut
repartir travailler, mais l’intendant sait « qu’il viendra encore demander
d’avantage3 ». La somme lui permet de vivre de juin à août 1750. Elle favorise
ses longs déplacements, lui permettant d’aller espionner jusque dans le Rouergue
et dans la généralité de Montauban.
86
87
« Cette assemblée a été dissipée parce que, les troupes aïant êté en
mouvement, dès les deux heures, les sentinelles ou espions n’ont pas
88
89
1. Les « anciens » sont des conseillers presbytéraux. Ils ont un rôle fondamental dans
l’accompagnement pastoral des fidèles.
2. ANF, TT/441, f°12.
3. ANF, TT/441, f°36.
4. ADH, C/210. Mémoire concernant une assemblée de NC qui devoit se tenir dans le terroir de
Pignan la nuit du 13 au 14 avril 1743.
5. ANF, TT/441, f°39.
90
« Ils ont des sentinelles et des vedettes bien armées sur les hauteurs
qui entourent ce lieu, qui les instruisent des moindres mouvements et je
n’ay dans toute la partie du vigan et de Ganges que huit compagnies de
milices dispersées dont on n’a point grand peur dans les Cévennes et dont
l’approche auroit été annoncé a l’assemblée longtems avant qu’elles en
fussent à portée3 ».
91
aux alentours de Castres le 16 avril 1748 au soir, terrorisé par la présence des
molosses répartis tout autour du site1. Lors de l’assemblée du 9 juin 1748, trois
espions sont repérés par des sentinelles qui leur déclarent qu’ils leur « couperoient
la gorge » s’ils dénoncent l’assemblée… Une note anonyme indique que les espions
se font souvent repérer et que les protestants enregistrent leurs visages et « qu’il
seroit bon de ne pas employer toujours les mêmes espions (…) il faudroit (…)
quelque fois d’autre gens à leur place2 » !
Baptiste Werly
1. ADH, C/225.
2. ADH, C/225, C/363.
92
Vincent Milliot
1. L.-S. Mercier, Le Tableau de Paris, (Amsterdam, 1781-1788), édition établie sous la direction
de J.-C. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, 2 vol. ; chapitre lxii, « Le guet », tome i,
pp. 164-166. Toutes les références à ce texte sont tirées de cette édition.
2. D. Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire, Paris, Aubier, 1981, pp. 11-37 ;
D. Garrioch, La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La découverte, 2013 (pour la trad. fr.).
3. B. Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris,
Gallimard, 1986 ; V. Denis, Une Histoire de l’identité, France, 1715-1815, Seyssel, Champ
Vallon, 2008.
1. J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, titre vi « sûreté », Médiathèque Orléans, fonds ancien, mss 1422,
édité dans V. Milliot, Un policier des Lumières, suivi de mémoires de J.-C.-P. Lenoir, ancien
lieutenant général de police de Paris, écrits en pays étrangers…, Seyssel, Champ Vallon, 2011,
pp. 625-626.
2. Bibliothèque de l’Arsenal (BA), Archives de la Bastille, mss 10028, Papiers de l’inspecteur
Buhot chargé de la partie des étrangers (1758) ; mss 10249, Surveillance des étrangers
domiciliés à Paris (1749-1752) ; mss 10283-10293, Rapports envoyés au Lieutenant général
de police par ses agents (1725, 1729-1748, 1750, 1753-1754, 1761, 1767) ; Archives du
Ministère des Affaires étrangères (AAE), Contrôle des étrangers (1771-1791) ; J.-F. Dubost,
« Les étrangers à Paris au Siècle des Lumières », dans D. Roche (dir.), La ville promise.
Mobilités et accueil à Paris fin xviie -début xixe siècle, Paris, Fayard, 2000, pp. 221-288.
3. P. Manuel, La Police de Paris dévoilée, par l’un des administrateurs de 1789, Paris,
J.B. Garnery, l’an second de la liberté, 2 vol.
4. A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Le Seuil, 1991 ;
R. Darnton, Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, Gallimard,
94
L’évidente difficulté pour un appréhender un sujet qui relève plus que tout
autre du « secret du gouvernement » tient à l’état des sources, dispersées,
lacunaires et, lorsqu’elles existent, très inégalement bavardes. Les mémoires
policiers, et les dictionnaires et les témoignages littéraires constituent une
première ressource pour approcher l’espionnage en matière de police, mais
dont il faut toujours décrypter les intentions exactes. Dans la culture judiciaire
et administrative, les mots font longtemps défaut pour le caractériser. Quoique
peu conceptualisé et encadré par le droit, cet espionnage relève des pratiques
policières accoutumées au Siècle des Lumières. Dans ce qui subsiste des archives
de la Lieutenance générale, bulletins et registres des inspecteurs de la sûreté,
papiers des inspecteurs des mœurs ou liés à la surveillance de la Librairie,
dossiers personnels d’individus enfermés, registres d’ordre du Roi, gazetins de
police secrète – auxquels on peut ajouter les registres d’écrou de certaines
prisons ou les archives du ministère des Affaires étrangères et du contrôle des
étrangers –, les traces de la surveillance exercée par la police et ses acteurs
existent ; elles peuvent être rassemblées au prix d’une patiente collecte, toujours
fragmentaire1.
2010 ; F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris, 1715-1800, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 44-
57 ; J.-C.-P. Lenoir, op. cit., mss 1422, fol.667.
1. Voir supra note 5. Il faut notamment se plonger dans les fonds des Archives de la Bastille
conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal ; pour les gazetins de police, BA, Archives de
95
96
déclarer les personnes blessées qu’ils sont conduits à panser. Dans cette dernière
catégorie, justice et police peuvent aisément ranger la plupart de leurs auxiliaires
« naturels » : logeurs, revendeurs, orfèvres qui tiennent registre et doivent
informer la police en cas de transactions ou de comportements suspects. Jousse
précise que la valeur de la dénonciation est tributaire de la dignité et de la qualité
des personnes : les dénonciations de « personnes viles », émanant d’un « homme
du néant ou insolvable » doivent être rejetées, tout comme celles de personnes
issues d’une même parentèle, en particulier lorsqu’elles visent des personnes
d’un rang supérieur.
De telles nuances n’existent pas pour l’espion, moralement stigmatisé dans
de nombreux textes en Europe pour exercer une activité infâme : d’une part
parce qu’il trahit pour de l’argent, d’autre part parce qu’il agit clandestinement1.
Mais le mouchardage « de police » se distingue de l’espionnage diplomatique
en ce qu’il n’induit pas la trahison du prince ou de l’État souverain dont il est
le ressortissant. En revanche, l’espionnage de police subvertit la hiérarchie des
états et des dignités puisqu’il se montre moins regardant que la justice criminelle
sur le statut social des informateurs. Pour la police du xviiie siècle, une prostituée
peut informer sur les fredaines d’un marquis ou d’un ecclésiastique, un
domestique sur les propos d’après-boire d’un ambassadeur2. Le mouchard,
mercantile et dissimulateur, ne commet rien d’illicite, même si l’indignité
s’attache à ses actes et à son statut.
Dans les procès-verbaux des commissaires au Châtelet, dans les mémoires,
les notes et les rapports, la diversité du vocabulaire employé pour désigner les
« espions de police » souligne la diversité des acteurs et la fluidité des pratiques
d’information sur lesquelles la police fonde son action. Mouches, sous-inspecteurs,
commis, préposés, employés ou « travaillant à la police » sont utilisés dans des
contextes différents, sans toujours interdire des recouvrements entre ces
fonctions3. Cet éventail traduit pourtant l’existence d’une hiérarchie implicite
entre ces personnages qui participent à la collecte de l’information, allant du
collaborateur stable, déjà inséré aux premiers échelons de la hiérarchie policière,
jusqu’à l’informateur ponctuel et stipendié. Utiliser de mauvais sujets pour
1. L. Bely, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990 ; P. Preto,
I Servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima., il
saggiatore, 2010 ; A. Hugon, Au service du roi catholique. « Honorables ambassadeurs » et
« divins espions ». Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-
françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velasquez, 2004, pp. 360-408.
2. E.-M. Benabou, La prostitution et la police des mœurs au xviiie siècle, Paris, Perrin, 1987,
pp. 155-175 et N. Kushner, Erotic exchange : the world of Elite Prostitution in Eighteenth-
Century Paris, Cornell University Press, 2014 ; A. Lilti, Le monde des salons, Sociabilité et
mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, p 384 et suiv.
3. A. Williams, The police of Paris, op. cit., p. 104.
97
1. A. Farge, Dire et mal dire, op. cit., ; T. Luckett, “Hunting for spies and whores : a parisian
riot on the eve of the French Revolution”, Past and Present, 1997, no 156, pp. 116-143.
2. A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris,
Gallimard, 1994, pp. 87-115.
3. R. Couture, V. Milliot, « Les “enlèvements de police” à Paris au xviiie siècle, ou les
migrations de l’arbitraire policier », dans F. Chauvaud, P. Prétou (dir.), L’arrestation.
Interpellations, prises de corps et captures depuis le Moyen Âge, PUR, 2015, pp. 83-105 ;
G. Kerien, V. Milliot, « Les raisons de la colère. Relire les émeutes du printemps 1750 »,
S. Abdela et P. Bastien (dir.), Le peuple en colère, Dix-huitième siècle, 53, 2021, à paraître.
4. J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, titre xiii, « De la formation et des progrès de la police
administrative… », et titre xiv, « De la composition, de l’organisation de la police de
Paris… » Médiathèque Orléans, fonds ancien, Mss 1422, édités dans V. Milliot, Un policier
des Lumières…, op. cit., pp. 890-945.
98
99
1. S.L. Kaplan, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, La Haye,
Mouton, 1976. Dans un ordre plus quotidien, N. Lyon-Caen, R. Morera, À vos poubelles
citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, xvie -
xviiie siècle), Ceyzerieu, Champ Vallon, 2020.
2. R. Couture, ‘Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public’ : les inspecteurs de police
parisiens, 1740-1789, doctorat d’Histoire de l’UCBN et de l’UQAM, janvier 2013, pp. 296-
350 ; pp. 535-582.
3. A. Massie, La police du Châtelet de Paris (1560-1610) : identité, organisation et pratique des
officiers, doctorat d’Histoire sous la direction de L. Hilaire-Pérez, Université de Paris,
2020, p. 297.
100
admettre qu’on puisse leur demander de rendre des comptes et de justifier leurs
pratiques qui, de plus en plus, sont ressenties comme arbitraires1. La critique
est inaudible car depuis plusieurs décennies les pratiques du secret et l’espionnage
sont les fondements d’un système d’information policier institutionnalisé qui
apparaît aux yeux de l’institution comme le garant d’un art de bien gouverner.
Celui-ci suppose une accumulation de connaissances sur la population et ses
activités afin de la protéger de toute déviance dommageable au bien-être
commun.
1. V. Milliot, L’admirable police. Tenir Paris au Siècle des Lumières, Ceyzerieu, Champ Vallon,
2016, pp. 357-358.
2. J.C.P. Lenoir, Mémoires, titre vi « Sûreté », op. cit., mss 1422, fol. 28-29.
3. J. Berlière, Policer Paris au Siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans
la seconde moitié du xviiie siècle, Paris, École des Chartes, pp. 307-318.
4. Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Coste, Ms 1132, Lettre de Prost de Royer, lieutenant
général de police de Lyon, à Lenoir, lieutenant général de police de Paris, Lyon, 28 août 1777.
5. P. Hilm, « “Une machine merveilleuse” de police dans la monarchie des Habsbourg au
cours des années 1770-1780 », IVe Journée d’études Circulation et construction des savoirs
policiers européens, 1650-1850, ANR/Université de Lille 3 – IRHiS, 4-6 décembre 2008,
http://irhis.recherche.univ-lille3.fr/ANR-CIRSAP.html.
101
L’ombre de la Bastille
Sous la Régence de Philippe d’Orléans (1715-1723), alors que le contrôle
d’un organisme parisien toujours plus opaque motive les initiatives du lieutenant
de police d’Argenson, on constate l’intérêt simultané de la monarchie pour la
conservation et l’utilisation facilitée des informations collectées. En effet,
l’accumulation s’annonce exponentielle. Au-delà des milieux suspects que l’on
infiltre, la parole publique devient à peu près au même moment un objet de
surveillance policière, notamment dans les nouveaux lieux de sociabilité que
sont les cafés. Les « gazetins » de la police secrète, véritable innovation policière
des années 1720, sont destinés à collecter anonymement les « mauvais propos »
dans les espaces publics et dans les lieux ordinairement soustraits à la juridiction
du Châtelet1. La surveillance, quelles qu’en soient les cibles, tend à convertir ce
qui circule oralement en information écrite et de papier, plus facile à transmettre
et à utiliser. Le paradoxe de la collecte clandestine et secrète de l’information
est qu’il importe de créer ensuite les instruments et les lieux qui la rendent
manipulable et communicable, donc visible2.
La forteresse royale de la Bastille est choisie en 1716 pour recevoir les papiers
résultant de l’activité administrative du lieutenant général de police, c’est-à-dire
du travail de ses bureaux où s’activent secrétaires et commis, commissaires et
inspecteurs dotés de spécialités, où parviennent aussi les informations transmises
par tous ceux qui « travaillent à la police ». Cet ensemble s’étoffe rapidement
au cours du xviiie siècle et fait l’objet d’une préoccupation constante de la part
des responsables policiers et des ministres du roi. À partir de 1717, ces archives
y sont déposées au fur et à mesure qu’elles cessent d’être courantes, le reste
étant encore localisé dans l’hôtel du lieutenant général de police. La magistrature
de Berryer (1747-1757) et la mise en place de départements spécialisées de la
police comme la Sûreté, la Librairie, ou encore les Mœurs, marquent un autre
temps fort du développement de ce service. Dans de nombreux domaines, la
collecte systématique, la conservation et le recoupement des informations
deviennent la substance de l’activité policière. La gestion des archives revêt un
caractère de plus en plus stratégique pour la police, tout comme leur valeur
pour l’État. De multiples traces de cette volonté d’archivage demeurent à travers
les listes d’entrée de documents dans les archives de la Bastille, dressées dans
1. G. Malandain, « Les mouches de la police et le vol des mots. Les gazetins de la police
secrète et la surveillance de l’expression à Paris au deuxième quart du xviiie siècle », Revue
d’histoire moderne & contemporaine (RHMC), t. XLII, 1995, no 3, pp. 376-404 ; L. Jane
Graham, If the King Only Knew. Seditious Speech in the Reign of Louis XV, Charlottesville
and London, University Press of Virginia, 2000.
2. A. Dewerpe, Espion…, op. cit., pp. 119-152.
102
1. V. Denis, « Quand la police a le goût de l’archive : réflexions sur les archives de la police
de Paris au xviiie siècle », in M.-P. Donato et A. Saada (dir.), Pratiques d’archives à l’époque
moderne. Europe, mondes coloniaux. Paris, Classiques Garnier, 2019.
2. V. Milliot, « L’Œil et la mémoire : réflexions sur les compétences et les savoirs policiers à la
fin du xviiie siècle, d’après les “papiers” du lieutenant général Lenoir », in V. Denis (coord.),
Histoire des savoirs policiers en Europe (xviiie -xxe siècles), Revue d’Histoire des Sciences
Humaines, no 19, 2008, pp. 51-75 ; V. Denis et P.-Y. Lacour, « La logistique des savoirs.
Surabondance d’informations et technologies de papier au xviiie siècle », Genèses, 102,1,
2016, pp. 107-122.
3. L.-S. Mercier, Le Tableau…, op. cit., chapitre dccl, « Signalement », tome II, p. 721.
103
104
Figures d’informateurs
La police recrute ses « informateurs » dans des milieux extrêmement divers,
de l’avocat au médecin, du colporteur de livres à la revendeuse, du domestique
à l’homme de Lettres, du franc-maçon au membre du clergé, du délinquant
retourné à la prostituée. Une sorte de typologie des observateurs de police est
toutefois possible à partir des textes policiers. Dans son mémoire manuscrit
rédigé à l’intention de la Cour de Vienne à la fin des années 1760, le commissaire
Lemaire présente trois catégories d’observateurs utiles à la police d’une grande
ville, que l’on retrouve mentionnées dans le Dictionnaire universel de police de
N. Des Essarts1.
Il y a d’abord les observateurs qui sont payés pour « instruire des conversations
qui peuvent se tenir dans les différents endroits publics, où se rassemblent des
nouvellistes et où se trouvent des esprits échauffés qui frondent en certains temps
la conduite du gouvernement ». Lemaire précise qu’il « faut beaucoup de choix
pour ces observateurs ». Il faut d’abord « des gens présentables, c’est-à-dire bien
mis et qui ne soient point dans le cas d’être soupçonnés de faire ce métier ». La
qualité des rapports suppose une bonne inclusion dans le groupe et l’espace
que l’on surveille, potentiellement ici les cafés et débits de boisson, les cabinets
de lecture, voire les cercles aux entrées plus sélectives. Viennent ensuite ceux
que l’on pourrait qualifier « d’espions sans le savoir » puisqu’on « ne les paie
pas » : « ce sont des gens désoeuvrés et peu à leur aise, grands parleurs, naturellement
curieux et aimant à se mêler de tout, qui font aisément connaissance avec tout le
monde2… ». Le troisième groupe, méprisé par la police mais cyniquement utilisé,
est celui des « basses mouches », placées dans les rues et dans les lieux « suspects »,
qui servent à monter des souricières et à organiser des captures. Ces indicateurs
rémunérés sont recrutés parmi les « mauvais sujets » retournés, petits délinquants,
libertins outrés, femmes de débauche, chômeurs et mendiants. « Ils ne vieillissent
point ordinairement dans ce métier », car ils perdent leur utilité dès qu’ils
deviennent des « employés ordinaires de la police ». La police les utilise pour
surveiller « d’encore plus mauvais sujets qu’eux », mais les contrôle étroitement
1. La Police de Paris en 1770. Mémoire inédit composé par ordre de G. de Sartine, sur la demande
de Marie-Thérèse, notes et introduction par A. Gazier, Mémoires de la Société de l’Histoire
de Paris, tome V, Paris, Champion, 1879, p. 65 et suiv. ; Le Moyne dit Des Essarts N.T.,
Dictionnaire universel de la police, Paris, Moutard, 1786-1789, article « observateurs ».
2. D. Diderot, Le Neveu de Rameau, dans Contes et Romans, édition de M. Delon, La Pléiade,
Paris, Gallimard, 2004.
105
1. Par exemple, recrutement d’un couple de mendiants par l’inspecteur Poussot pour
« déterrer des bandes de voleurs », BA, Archives de la Bastille, mss 10136, 6/12/1747.
2. V. Milliot, “ La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du xvie siècle aux
années 1830”, dans D. Roche (dir.), La ville promise…, op.cit, Paris, pp. 21-76 ; C. Rabier,
« Le “service public” de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques
professionnelles à Paris au xviiie siècle », RHMC, vol. 58-1, 2011, pp. 101-127.
3. Pour la seule année 1763, 22 revendeuses, 5 marchands fripiers (ou leurs épouses),
3 brocanteurs collaborent régulièrement avec l’inspecteur de la Sûreté Sarraire ; BA,
Archives de la Bastille, mss 10144.
4. AN K 1021, dossier 3, pièce 89, pp. 3-7 ; E.-M. Benabou, op. cit.
5. Lettre de Lenoir à Vergennes, 23 juillet 1785, AAE, contrôle des étrangers, vol. 61 ; voir
aussi vol. 37, 1781, et vol. 53, lettre du 6 août 1784 de l’inspecteur Longpré, chargé des
étrangers.
6. BA, Archives de la Bastille Mss 10283-10293.
106
1. L’enquête du Parlement après les émeutes du mois de mai 1750, fait apparaître la « bande
de l’inspecteur Poussot », AN X 2B 1367-1368 et BnF, Joly de Fleury, mss 1101-1102 ;
documents utilisés par C. Romon, “L’affaire des enlèvements d’enfants dans les archives
du Châtelet (1749-1750)”, Revue historique, 3, 1983, pp. 55-95 ; autre exemple, l’enquête liée
à la mise en cause de l’inspecteur des jeux Chassaigne, F. Freundlich, op. cit., pp. 58-62.
2. Les minutes des commissaires au Châtelet n’ont pas été exploités systématiquement dans
cette optique, sauf exception, par C. Romon soucieux et reconstituer des « équipes » de
policiers, “ Mendiants et policiers à Paris au xviiie siècle”, HES, 1982, no 2, pp. 259-295 et
J. Berlière, Policer Paris au Siècle des Lumières, op. cit., pp. 227-230 et pp. 358-362.
3. A. Williams, The police of Paris, op. cit., pp. 104-111.
4. L.-S. Mercier, Tableau de Paris, op. cit., chapitre dciv « Bicêtre », tome ii, pp. 243-254.
D’autres prisons ont également pu accueillir ces auxiliaires de police comme le For-L’Évêque
jusqu’au milieu du siècle ou la Bastille. Le dépouillement d’une vingtaine de registres
de Bicêtre, entre 1748 et 1786, livre 71 entrées d’individus, travaillant ou ayant travaillé
à la police, notamment pour les inspecteurs de la sûreté, représentant, en décomptant
les récidivistes, une cohorte de 59 observateurs. Les registres dépouillés correspondent
aux périodes suivantes : 1Q2/18-20, 1er avril 1748 au 29 sept 1750 (Magistrature Berryer,
3 registres) ; 1Q2/44-48, 1er août 1765 au 30 oct. 1768 (magistrature Sartine, 5 registres) ;
1Q2/59-72, 1er mai 1775 au 14 mars 1786 (magistratures Albert, Lenoir, Thiroux,
14 registres).
5. L.-S. Mercier, Ibid., p. 250.
107
108
109
1. M. Dinges, Der Maurermeister und der Finanzrichter : Ehre, Geld und soziale Kontrolle im
Paris des 18 Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994 et « Négocier son
honneur dans le peuple parisien au xviiie siècle : la rue, l’infra-judiciaire et la Justice », in
B. Garnot (dir), L’infrajustice de l’Antiquité au xxe siècle, Dijon 1996, pp. 393-404.
2. Journal du marquis de Bombelles, édité par F. Durif, J. Grassion, Genève, Droz, 1978, t. I,
1780-1784, 17 juillet 1782.
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111
1. A. Farge et M. Foucault, Le désordre des familles : lettres de cachet des archives de la Bastille
au xviiie siècle, Paris, 1982 ; J.-C.-P. Lenoir, « Mémoires », titre vi « sûreté », op. cit., édité
dans V. Milliot, Un policier des Lumières, op. cit., pp. 291-300, pp. 603-756, et la thèse
en cours de G. Kerien. Police et population à Paris au xviiie s. un contrôle social partagé,
doctorat de l’Université Paris 8.
2. A. Dewerpe, op. cit., pp. 90-117 et 136-137 ; M. Porret, Beccaria, Le Droit de punir, Paris,
Michalon, 2003, pp. 41-53, pp. 116-117.
3. L.-S. Mercier, Le Tableau…, op. cit., chapitre lix, « Espions », tome i, p. 156 ; chapitre lxi,
« Hommes de la police », tome i, p. 161 ; chapitre lxiii, « Lieutenant de police », tome i,
pp. 167-172 ; chapitre ccxxxviii, « Filles publiques », tome i, p. 594 ; chapitre cdxxxvii,
« Enlèvements », tome i, pp. 1198-1201 ; chapitre dccl, « Signalement », tome ii, p. 721.
112
Parce qu’on ne sait rien ou presque, il est difficile d’affirmer que les plus
grandes villes du royaume n’ont pas rêvé de mettre en place un système
d’observation inspiré par celui de Paris1. Mais la ville-capitale bénéficie de
l’engagement décisif de l’État royal pour assurer la mise en place pérenne d’un
dispositif de surveillance étendu. Plus largement, il faut comprendre ce recours
à l’observation policière comme une réponse aux évolutions de la société urbaine,
mobile et anonyme, moins bien encadrée par les régulations communautaires
traditionnelles2. Le vaste système d’information parisien accompagne la
transformation progressive des relations entre l’État royal et la société.
L’accumulation d’informations issues des sphères publiques, privées et
professionnelles, avec une ambition totalisante, revient à confier à la police le
soin de structurer la société et de lui imposer sa tutelle au nom de la tranquillité
publique. Mais une telle dilatation de la sphère du secret d’État et des pratiques
clandestines qui lui sont associées, entre en contradiction avec les dynamiques
d’une société qui promeuvent de plus en plus droits et libertés individuelles.
Depuis la Révolution de 1789, il appartient à l’État libéral d’essayer de résoudre
une telle contradiction3.
Vincent Milliot
113
Bernard Allaire
1. Roseline Claerr et Olivier Poncet, La Prise de décision en France (1525-1559), Paris, École
nationale des Chartes, 2008 et Michel Pretalli, « Du bon usage des Anciens. L’espionnage
technique chez les militaires italiens au xvie siècle » dans Dialogues d’histoire ancienne,
Supplément no 9, 2013, pp. 231-249.
118
espagnol ou ibérique dans la première moitié du xvie siècle. Ce qui n’est pas le
cas de la période du règne de Philippes II (Haynes, 1992 ; Allaire & Hogarth,
1996 ; Hugon, 2004 ; Perez, 2010 ; Pilorget, 2011 ; Chaulet, 2013)1 ou du xviie siècle
(Bély, 1990)2. Les archives du renseignement ibérique des xvie-xviie siècles
figurent pourtant parmi les meilleures sources pour observer la France de
l’Ancien Régime, tant par ce regard alternatif que les informateurs étrangers
portent sur le royaume que par des détails absents des sources françaises ou à
propos d’événements souvent oubliés des Français eux-mêmes.
Pour en revenir au sujet de cet article, la surveillance dont furent l’objet
les voyages de Cartier et Roberval fut révélée au xixe siècle par des chercheurs
anglo-saxons (Buckingham-Smith, 1857 ; Gayangos & Hume, 1886-1899 ;
Medina, 1896)3 qui ont signalé au passage la présence de correspondances à ce
sujet parmi les missives espagnoles. Il faut attendre au début du xxe siècle pour
voir des historiens mettre en évidence l’importance historique de ces sources
(Hapke, 1911 ; La Roncière, 1912)4 et faire connaître un plus grand nombre de
documents. Malgré l’excellent travail de H.P. Biggar (Biggar, 1930)5 aucun
recensement complet de toute la documentation relative à ces voyages n’a été
réalisé dans les archives espagnoles et de l’Empire. Ceci est dû aux contraintes
d’accès à celles-ci qui furent, entre autres, saisies par les Français durant les
guerres de l’empire (1808) et rendues par Pétain à Franco en 1942 dans le
contexte de l’occupation. Un retour sur cette période stratégique a été encouragé
à la suite de la découverte, en 2005, du site colonial de Jacques Cartier et de La
Rocque de Roberval près de Québec, au Canada.
1. Alan Haynes, Invisible Power : the Elizabethan secret services, 1570-1603, Stroud, Sutton,
1992 ; Bernard Allaire et Donald D. Hogarth, « Martin Frobisher, The Spaniards and a
Sixteenth-Century Northern Spy » dans Terrae Incognitae, the journal for the history of
discoveries, vol. XXVIII (1996), pp. 46-57 ; Alain Hugon, Au service du Roi Catholique :
« Honorables ambassadeurs » et « divins espions ». Représentation diplomatique et service
secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez,
2004 ; Béatrice Perez, Ambassadeurs apprentis espions et maîtres comploteurs : les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de Paris
Sorbonne, 2010 ; Gaël Pilorget, Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-1598), une
préfiguration des services secrets modernes, dans CF2R, Note historique, no 32, août 2011 ;
Rudy Chaulet, « L’Espagne et l’espionnage en Méditerranée orientale dans la seconde
moitié du xvie siècle : agents, rémunérations, répression », Dialogues d’histoire ancienne,
2013 Supplement no 9, pp. 207-229.
2. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
3. Buckingham Smith, 1857, op. cit. ; Gayangos & Hume, 1886-1899, op. cit. et Medina, 1896,
op. cit.
4. Hapke, 1911, op. cit. et La Roncière, 1912, op. cit.
5. Biggar, 1930, op. cit.
119
120
que cette mer n’était pas le Pacifique mais les Grands Lacs et que le métal tiré
du royaume du Saguenay n’était pas de l’or, mais du cuivre natif échangé en
Amérique du Nord par les autochtones des Grands Lacs.
Quoi qu’il en soit, Cartier y retourne l’année suivante (1535) et remonte le
fleuve Saint-Laurent jusqu’à Québec (Stadacona) d’où proviennent les captifs
autochtones et pousse son exploration jusqu’à Montréal (Hochelaga). Mais la
navigation difficile sur le fleuve et le manque de temps ne lui permettent pas
d’atteindre cette mer à laquelle les autochtones (ont référence. L’explorateur
malouin et ses équipages décident de passer l’hiver 1535-1536 avec les autochtones
de Québec afin d’étudier le pays et rentrent en France au printemps suivant
avec une dizaine de nouveaux captifs pour servir de guides et d’interprètes
pour le prochain voyage. Lorsqu’il arrive à Saint-Malo, Cartier apprend que le
pays est à nouveau en guerre avec l’Empire. Ce conflit prend fin avec la trêve
de Nice à l’été 1538, sur des promesses espagnoles imprécises de gains territoriaux
pour les Français. Pour ne pas mécontenter Madrid et mettre en péril les
négociations, François Ier décide de retarder l’expédition coloniale de Cartier
au Canada, mais les navigations maritimes françaises vers l’Amérique continuent
malgré tout. François Ier parle toujours ouvertement du projet de Cartier à la
cour, même en présence des ambassadeurs étrangers, mais refuse de faire partir
l’expédition.
Il prendra cette décision à l’automne 1540 à la suite de la rupture des
négociations avec l’Espagne lorsque Charles Quint décide de léguer à son fils
les territoires promis aux Français. François Ier transformera le voyage
d’exploration de Jacques Cartier au Canada en une expédition coloniale sous
la direction d’un gouverneur militaire : Jean-François de La Rocque sieur de
Roberval. En plus des colons et artisans qu’il compte emmener, il décide que
les prisonniers qui encombrent les prisons du royaume seront envoyés au Canada
pour y effectuer des travaux forcés sous la garde d’un petit contingent de
militaire. Les préparatifs de cette expédition s’étaleront d’octobre 1540 jusqu’au
mois de mai 1541, avec le départ des navires de Jacques Cartier de Saint-Malo.
La flotte de Roberval qui devait partir un mois plus tard devra finalement
reporter son départ au printemps suivant en raison de retard dans les
approvisionnements et d’une aggravation du contexte militaire à l’été 1541.
Jacques Cartier passera l’hiver 1541-1542 au Canada, mais ne voyant pas arriver
les renforts de France, il quittera la colonie au printemps. Lorsque ses navires
font escale à Saint Jean Terre-Neuve, Cartier rencontre finalement la flotte de
Roberval en route pour le Canada, qui lui ordonne de l’accompagner. Cartier
profite de la nuit pour reprendre la mer et rentrer à Saint-Malo pendant que
Roberval va se réinstaller dans la colonie. Malgré des conditions difficiles, son
121
122
France et les ports français sous surveillance, mais à partir de 1538, on accélère
la cadence comme jamais afin de recueillir un maximum d’informations. Les
ambassadeurs portugais et espagnol obtiennent des renseignements directement
du roi et des membres de la cour. L’on envoie aussi des agents dans les ports
pour recenser combien sont équipés en guerre ou pour la pêche. Certains
correspondants soulèvent des dangers alors que d’autres temporisent.
Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas besoin de chercher longtemps pour obtenir
des informations car le projet n’est aucunement préparé en secret. François Ier
n’hésite pas à en parler ouvertement à la cour en présence des ambassadeurs
étrangers. Ceux-ci contestent son droit d’y établir une colonie ou mettent en
doute la possibilité de trouver des métaux précieux dans un endroit aussi froid
que l’Amérique du Nord. Il leur répond que l’on extrait déjà des métaux précieux
dans les montagnes enneigées des Carpathes, alors pourquoi en serait-il autrement
au Canada. En ce qui concerne les prétentions exclusives des Ibériques sur
l’Amérique, il répond aux ambassadeurs qu’il aimerait voir la clause du testament
d’Adam afin de savoir comment il avait partagé la terre1.
L’on se renseigne également auprès de nombreux personnages à la cour.
En 1539, l’ambassadeur d’Espagne mange même avec l’amiral de France et
Jacques Cartier qui lui confirment que l’expédition coloniale est bien en
préparation. Un pilote portugais nommé Lagarto discute à plusieurs reprises
avec François Ier et rapporte la teneur de ses discussions à l’ambassadeur du
Portugal. Un représentant de l’ambassadeur d’Espagne réussi même à faire une
copie colorée d’une carte de la vallée du Saint-Laurent dressée par Cartier après
son retour en 1536.
1. Cardinal de Tolède à Charles Quint, 27-01-1541, dans H.P. Biggar, A collection of document
relating to Jacques Cartier and the sieur de Roberval, Ottawa, Public archives of Canada,
1930, p. 189.
2. Real Academia de la Historia, Colección : Sección de Cartografía y Artes Gráficas,
Signatura : C-001-118. Lire aussi Carmen Manso Porto, “Datos y conjeturas sobre una carta
123
C’est au cours de cette période que François Ier invite Charles Quint à
traverser la France pour se rendre à Gand et à préciser des concessions territoriales,
voire un mariage princier entre les deux couronnes. La présence de nombreux
officiels espagnols dans le royaume de France permet de se renseigner plus
directement à propos de cette mystérieuse expédition montée par les Français.
Après ce voyage, le roi d’Espagne laisse cependant traîner les choses jusqu’en
septembre 1540, lorsqu’il décide officiellement de céder à son fils (le futur
Philippe II) des possessions que le roi de France affirmait lui revenir de droit.
Cette décision aura des répercussions immédiates sur la politique intérieure
du royaume. François Ier décidera de faire une purge dans son administration
allant jusqu’à renvoyer le connétable Montmorency dans son château de Chantilly.
Il n’y a désormais plus de retenue au niveau maritime. Les congés pour les
expéditions vers l’Amérique explosent. François Ier permet non-seulement à
Jacques Cartier de retourner au Canada, mais il décide d’augmenter la taille et
le budget de son projet afin d’en faire une colonie de peuplement durable sur
le modèle hispano-portugais en Amérique. Ce que les ambassadeurs de l’Espagne
et du Portugal tentaient d’empêcher ou de retarder était en train de se matérialiser.
Les Français allaient fonder une colonie en Amérique et peut-être, allaient-ils
s’en servir pour s’en prendre par la suite aux colonies ibériques. C’est à partir
de cette époque que les demandes de renseignements depuis l’Espagne et le
Portugal s’intensifient.
Dès le mois d’octobre 1540, Charles Quint est averti que François Ier veut
encourager les navigations de ses compatriotes vers toutes les destinations
outremer d’Amérique. L’ambassadeur recommande de distribuer des pot-de-vin
aux personnes influentes pour empêcher le départ de ces navires, mais il
temporise en disant qu’il est trop tard dans l’année pour envoyer une flotte vers
les Açores. Quoi qu’il en soit, les préparatifs coloniaux canadiens en Bretagne
et en Normandie deviennent d’autant plus suspects que ce n’est plus Cartier,
mais un militaire – La Rocque de Roberval – qui dirige désormais les opérations1.
Face à cette situation, le roi d’Espagne est d’avis que les Français cherchent à
se positionner à proximité des Indes occidentales pour attaquer lors du prochain
124
1. Traduction de Charles V à Christoval De Haro, Madrid, 09-10-1540, dans Idem, pp. 115-
118.
125
126
moins un mois1. À la fin février, De Haro informe Charles Quint que son agent
lui a écrit depuis la Bretagne et que, hormis trois navires armés depuis Bordeaux
et La Rochelle pour la côte de Guinée et les Malaguettes2, il n’avait pas vu
l’expédition recherchée3. À la mi-mars, Los Cobos demande à Sarmiento d’écrire
au pape et de se plaindre auprès du roi de France au sujet de Roberval et de
trois navires portugais capturés par des Français aux Canaries. Il doit lui rappeler
que cela met en péril la Paix de Nice4.
Le 24 mars, le conseil des Indes rend un rapport inquiétant mais pragmatique
face à la menace française. Les conquistadors Cortès et Pizarro sont conviés à
la réunion. Ils concluent que la mise sur pied d’une flotte d’interception sera
onéreuse et que l’on aura de la difficulté à trouver des équipages prêts à affronter
des corsaires. On affirme que quelques navires français ne pourront pas venir
à bout des colonies espagnoles et l’on recommande d’envoyer plus d’hommes
et d’armes en renfort dans les ports des Indes occidentales. Le conseil hésite
car des rumeurs disent que l’expédition se rend au nord de l’Amérique dans
un endroit difficilement habitable. L’on rapporte que dix-sept navires français
ont été vus aux Canaries allant faire du commerce aux Malaguettes et au Brésil
comme ils font chaque année. Le voyage à Terre-Neuve et au Canada est peut-
être une manœuvre de diversion cachant une attaque, mais la côte de Guinée,
les Malaguettes et le Brésil sont des domaines portugais que le roi d’Espagne
n’est pas tenu de protéger. L’on suggère de demander au roi du Portugal de
bannir les navires français de ses ports, mais le cardinal de Tolède craint que
cela ne mette les Français sur un pied de guerre5.
Le 8 avril 1541, Cristobal de Haro informe l’Empereur que son agent envoyé
en France, Pedro de Santiago, est revenu lui faire un rapport en personne. Il
dit lui avoir envoyé cinq lettres durant son périple mais une seule est parvenue
à De Haro, les autres ayant été perdues ou interceptées. Santiago raconte qu’il
a, entre autres, été détenu par le sénéchal de Concarneau, mais après examen
des courriers commerciaux qu’il avait en sa possession, parce qu’il parlait
couramment français et qu’il disait être natif de Rennes, on le relaxa. Santiago
mentionne qu’il a invité plusieurs marins à boire et à manger afin d’obtenir des
renseignements. Il a trouvé deux navires au Croisic dont les équipages disaient
qu’ils allaient rapporter des barres d’or comme l’année précédente. À Brest et
127
128
129
de préparer en secret les navires pour chercher à savoir l’endroit où les Français
vont s’installer mais sans déclencher la guerre. Les choses traînent néanmoins
et ce n’est qu’au début juillet que l’on s’active à préparer deux caravelles.
Parmi tous ces avis de spécialistes, c’est le cardinal de Séville qui est le plus
clairvoyant. Pour sa part, il pense qu’il s’agit d’une erreur et affirme que les
Français vont s’installer en un endroit froid, improductif et inhabitable où ils
croient trouver de l’or et de l’argent comme les Espagnols l’ont fait aux Indes.
Mais ils vont perdre des hommes et vont devoir rentrer en France après une
courte excursion1. Au début de juillet, l’on essaie une fois de plus de convaincre
le roi du Portugal de se joindre à eux pour une expédition contre les Français.
Il est du même avis que le cardinal, assurant que Terre-Neuve est l’endroit où
les Français ont le moins de chance de faire du mal aux Ibériques. Cette terre,
située à la même latitude que les Flandres, est gelée une grande partie de l’année
et le roi du Portugal, son père, y a déjà perdu deux flottes par le passé 2.
Apparemment ces avis discordants ne persuadent personne à la cour d’Espagne.
130
Bordeaux
province
de Galice
BAIONA
MADRID
Atlantique
LISBONNE
SEVILLE
Méditerranée
Vers le Cap Vert
131
Pendant ce temps un autre navire est dépêché vers les Antilles en passant
par les îles du Cap Vert pour confirmer si la flotte coloniale française a emprunté
cet itinéraire pour aller aux Indes occidentales. Audacieux et radical au départ,
ce projet d’interception perd lentement de l’ampleur en raison de l’arrestation
de Georges d’Autriche par les Français en juillet 1541, qui vient freiner les
ardeurs de Charles V. Finalement Charles Quint se résout à transformer
l’expédition punitive en une simple mission d’information sous le couvert de
navires de commerce ou de pêche. Comme le roi de France, il n’est pas prêt
pour une guerre car il a besoin de ses effectifs pour un assaut contre les corsaires
d’Alger, prévu en octobre 1541.
Les Espagnols se retrouvent face à deux flottes à poursuivre : celle de Cartier,
partie en mai, et celle de Roberval, partie fin août 1541. Lorsque les navires
espagnols prennent la mer en août 1541, Cartier est déjà loin au large, en route
vers le Canada. Puis, lorsque la flotte de Roberval passe au large de la pointe
bretonne en septembre, la flotte espagnole est déjà à Terre-Neuve. À leur retour
en novembre 1541, ces caravelles ont la chance de ne pas tomber sur la flotte
de La Rocque de Roberval qui rançonne les navires au large de la Bretagne avec
des vaisseaux remplis de soldats qui ne demandent qu’à se battre contre les
Espagnols. Il n’en demeure pas moins que les caravelles reviennent à bon port
en Espagne en novembre 1541 avec des résultats concrets. Leurs capitaines
apprennent par des pêcheurs à Terre-Neuve que la flotte de Cartier s’est arrêtée
puis est repartie vers l’intérieur du Saint-Laurent. L’autre caravelle partie vers
les îles du Cap-Vert et les Antilles rentre pour sa part tardivement à Séville en
janvier 1542, sans nouvelles du passage de la flotte coloniale de François Ier,
infirmant ainsi l’hypothèse d’une attaque contre les colonies espagnoles
d’Amérique1.
Pendant ce temps, à l’automne 1541, la recherche de renseignements continue
en France. Les ambassadeurs et le réseau du marchand De Haro de Burgos
multiplient les correspondances avec la cour et le roi d’Espagne. Pedro de
Santiago a refait son long périple depuis la frontière espagnole jusqu’en Normandie
pour enquêter une seconde fois sur les nombreux navires partis aux Indes, au
Brésil, à Rio de la Plata, mais surtout au sujet de l’expédition coloniale. Son
rapport est plus détaillé. Il confirme la division de la flotte en deux parties,
l’une sous la gouverne de Cartier, partie plus tôt, et l’autre, dirigée par Roberval,
qui est en retard. Pendant ce temps l’ambassadeur dépêché par Charles Quint
à Paris en 1541, François de Bonvalot, fourni des informations supplémentaires
qu’il collecte à la cour et auprès d’autres sources qu’il ne précise pas. Le 3 novembre
1. Rapport du capitaine Francisco Sanchez envoyé dans ces parages, où il n’a pas rencontré
Cartier, dans Buckingham-Smith, 1857, op. cit, p. 117.
132
1541, il explique à l’Empereur que Cartier est parti pour la « Terre-Neuve dudit
Roi de Portugal » et que « Robert Val » s’apprête aussi à quitter la France. Il
croit qu’il ira vers les Indes espagnoles, mais il est en retard1.
133
Les correspondances sur les activités des Français continuent durant l’année
1542 et pour élargir l’enquête, l’on décide de questionner les capitaines des
morutiers basques revenus en Espagne à l’été 1542. Ceux-ci font des révélations
intéressantes et précises d’autant qu’ils étaient présents à Saint Jean Terre-Neuve
lorsque les flottes de Cartier et de Roberval s’y sont rencontrées en juin 1542.
En revenant du Canada, Cartier transportait avec lui des barriques pleines d’or
et de diamants. Les marins basques précisent que Cartier a refusé de retourner
au Canada avec la flotte de Roberval et qu’il a préféré faire voile vers la France.
Si le roi d’Espagne doit être satisfait à l’idée d’apprendre que Roberval ne veut
plus s’attaquer à l’Espagne ou à ses navires, les Ibériques doivent dresser l’oreille
concernant les pierres et métaux précieux1. Reste qu’il est trop tard car la guerre
est déclenchée à l’automne. L’évènement vient non seulement mettre un terme
à la retenue qui prévalait, mais en plus, elle mettra fin à la colonie canadienne.
Face à la montée du conflit en France, François Ier envoie à l’été 1543 un ordre
à Roberval au Canada de rentrer au pays à la mi-juillet. La guerre aura donc
une fois de plus eu raison des évènements planifiés.
Le règne de François Ier est une période clé dans l’histoire du renseignement
ibérique. À partir de cette époque, la navigation outremer vers les Amériques
s’invite dans les conflits avec la France. À défaut d’avoir les capacités pour
affronter les Espagnols sur le continent, François Ier utilise en effet l’expansion
maritime comme levier de sa stratégie militaire. C’est dans ce contexte que
s’explique la surveillance quasi excessive des expéditions de Jacques Cartier et
de Roberval au Canada. En effet, il ressort de toutes ces correspondances que
les Ibériques sont surpris par l’ampleur de la présence française dans des endroits
qu’ils considèrent leur appartenir. À partir de la fin des années 1530, c’est une
véritable frénésie qui s’empare des Espagnols et de Charles Quint. D’un côté,
on demande aux ambassadeurs d’augmenter la mise sous surveillance des
Français et de l’autre, l’on organise des missions parallèles de surveillance de
leurs ports. En outre, le roi d’Espagne insiste pour mettre sur pied une flotte
armée afin d’intercepter les navires de Cartier et de Roberval en mer, ou pour
détruire leur colonie au Canada.
Dans cette situation nouvelle, les mécanismes du renseignement espagnol
suivent leur cours avec l’aide hésitante des Portugais, plutôt préoccupés par
1. Interrogatoire des marins concernant Cartier, 21-09-1542, dans Idem, pp. 447-467.
134
leurs problèmes aux Indes orientales. Les Ibériques s’informent alors de tous
les côtés, auprès des marchands de la diaspora ou d’informateurs de toute
origine. Reste que la lenteur de l’obtention et de la transmission des ordres et
des informations met en péril la réaction des autorités espagnoles. Le manque
d’information, les rumeurs les plus folles et le contexte de guerre imminente
avec la France encouragent Madrid à envisager les pires scénarios. Malgré tous
les rapports produits, le roi d’Espagne persiste à douter des intentions réelles
des Français. À l’été 1541, l’on ne sait toujours pas avec précision où ils se sont
établis en Amérique.
Les réseaux de renseignement ibériques ont fait de leur mieux mais, paralysés
par la crainte d’un conflit qui se profile à l’horizon, les responsables sont réduits
au statut d’observateurs des préparatifs des Français. Non seulement ils ne
parviennent pas à les empêcher d’aller fonder leur colonie en Amérique du
Nord, mais en plus, il leur faudra près de deux années avant d’obtenir une
confirmation que l’expédition coloniale de Jacques Cartier et de La Rocque de
Roberval ne visait pas les Indes ou le Brésil.
Cette situation profitera bien sûr aux Français sur le long terme lorsque
les Ibériques réaliseront que leurs possessions ne sont pas en danger. Reste que
cette expansion est déjà en marche en Amérique du Nord, entre autres au niveau
de la pêche à la morue et de la chasse des baleines à Terre-Neuve, dans lesquelles
les Français s’engouffrent à partir des années 1530. Dans la foulée, ils hériteront
symboliquement de cette région qui sera désormais nommé Nouvelle France
sur toutes les cartes, même ibériques.
Avec les voyages de Cartier et Roberval, les Ibériques et particulièrement
les Espagnols ont investi beaucoup d’argent pour mettre la France sous
surveillance. Ils ont envoyé des espions, soudoyé des informateurs et mis sur
pied une flotte d’interception. À la fin de l’été 1541, les ports espagnols sont
sur le qui-vive, craignant une attaque maritime des Français. Avec le recul,
nous savons que tout ceci est excessif car ni les Indes ni le Brésil ne furent
inquiétés par les expéditions françaises. La guerre quant à elle, ne débutera
qu’en 1542. Reste que cet épisode fut très instructif pour les Ibériques qui
réalisent à cette époque l’ampleur réelle de l’avancée des Français en Amérique.
Jusqu’alors, les gouverneurs coloniaux ibériques signalaient parfois la présence
de navires français près des côtes américaines, mais ils n’avaient aucune vision
d’ensemble du phénomène.
C’est ce qui change à partir de cette période. Si cette coûteuse surveillance
des Français ne les empêcha pas de s’installer au Canada, les renseignements
obtenus dans la foulée de ces enquêtes ont permis aux Ibériques de dresser un
panorama de la progression de la navigation française aux Indes et en Amérique
135
Bernard Allaire
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(2006), pp. 321-343 ; et Carsten Lorenz Wilke « Le rapport d’un espion du Saint-Office sur
sa mission auprès des crypto-juifs de Saint-Jean-de-Luz (1611) », Sigila, 16 (2006) .
1. Pour l’histoire des Portugais à Rouen, voir Israël S. Révah, « Le premier établissement des
marranes portugais à Rouen (1603-1607) », Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire
orientales et slaves, tome XIII (1953), « Mélanges Isidore Lévy », Bruxelles, 1955 ; F. de Vaux
de Foletier, « Les Portugais à Rouen du xviie au xviiie siècle », Revue des sociétés savantes
de Haute-Normandie – Lettres et Histoire, no. 7, 1957, pp. 33-41 ; Cecil Roth, « Les Marranes
à Rouen : Un chapitre ignoré de l’histoire des Juifs de France », Revue des Études Juives,
88(1929), pp. 113-155.
2. « Advis sur le dommage que la France reçoit à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont
demeurés », Bibliothèque national de France, Manuscrits français, 17309 IV L-P, Français
17306-17311. Recueil de pièces sur l’histoire des règnes de Charles IX, Henri III, Henri IV et
Louis XIII, formé par le chancelier Séguier et intitulé : « Meslanges de diverses matières, selon
l’ordre alphabétique, volumes XLI-XLVI », folios 204-217.
140
à savoir que les Portugais étaient tous des crypto-juifs, des espions perfides et
des ennemis de tous les chrétiens. En réalité, il est peu probable que la plupart
des Portugais installés en France aient risqué de perdre leur statut de réfugiés
pour espionner au profit d’un roi qui avait permis à l’Inquisition de les chasser
de leurs maisons, de confisquer leurs richesses et d’assassiner leurs amis et
parents. Il est également peu probable qu’ils aient mis en péril les liens financiers
qu’ils conservaient avec l’Espagne – à la fois en tant que détenteurs de dette
espagnole et en tant qu’intermédiaires dans le commerce avec les possessions
espagnoles –, ou la vie de leurs proches vivant toujours en Espagne, en s’enrôlant
comme espions pour la France1. Pourquoi donc les Français et les Espagnols
étaient-ils donc convaincus que les Portugais étaient des espions au service de
l’autre ? Toutes ces accusations contre les Portugais relevaient en fait d’un
discours antisémite.
Dans l’Europe de l’Ancien Régime, les marchands rédigeaient régulièrement
des rapports, qu’ils échangeaient entre eux et transmettaient aux autorités
locales et aux dirigeants des pays dans lesquels ils résidaient. Ces rapports
livraient une grande variété de d’informations sur le commerce, les prix, les
taux de change et la situation politique qu’ils recueillaient lors de leurs voyages
ou auprès de ceux avec qui ils correspondaient2. Souvent, les commerçants
étaient donc soupçonnés d’être de potentiels espions.
Les Portugais ne faisaient pas exception à cette règle et étaient particulièrement
bien placés pour recueillir des renseignements, étant donné le vaste réseau la
diaspora portugaise à travers le monde. Un vaste réseau de marchands et
banquiers ibériques opérait au xviie siècle depuis l’Inde et l’Empire ottoman,
jusqu’aux Indes occidentales espagnoles. Il est important de souligner qu’il
n’existe aucune évidence que les marchands Portugais étaient plus engagés dans
l’espionnage que les autres groupes d’immigrés présents en France. Mais à une
époque où l’identité religieuse comptait autant – voire même plus – que l’a
nationalité, tous les immigrés étaient soupçonnés. Et les convertis Portugais,
qui cachaient soigneusement leur hétérodoxie religieuse, faisaient l’objet d’une
grande méfiance dans leur pays natal comme dans leurs pays de refuge.
141
1. Hervé Drévillon, Les Rois absolus 1629-1715, Paris : Belin, 2011, pp. 15-43 ; J.H. Elliott,
Imperial Spain 1469-1716, New York, Penguin Books, 2002. Voir aussi Lucien Bély, « France
and the Thirty Years War » in The Ashgate Research Companion to the Thirty Years War,
Olaf Asbach et Peter Schröder ed., Abingdon and New York, Routledge, 2016 ; et pour
une synthèse du rôle de la France dans la guerre de Trente Ans, David Parrott, Richelieu’s
Army : War, Government and Society in France, 1624-1642, Cambridge University Press,
2001.
142
habsbourgeoise1 ». En 1550, Henri II, publia des lettres patentes protégeant les
marchands portugais de France contre les poursuites religieuses. Le cardinal
Richelieu – dont le proche conseiller Alphonse Lopez était lui-même juif
portugais – fut l’un de leurs plus solides protecteurs2.
Si les plus importantes communautés de marchands portugais se trouvaient
à Amsterdam ou à Londres – où ils pouvaient vivre ouvertement en tant que
juifs –, des milliers d’autres avec leurs familles s’étaient installés à Paris, Rouen,
Bordeaux, Nantes, Bayonne et Toulouse. Leur implantation résultait à la fois
de leur expulsion du Portugal et de l’attractivité des villes françaises, qui offraient
de nombreuses opportunités économiques aux Portugais.
En France, la religion juive était alors interdite. Les conversos, vivaient donc
extérieurement comme des catholiques. Malgré les soupçons de leurs voisins,
concernant leur orthodoxie religieuse ou leur fidélité à la France, beaucoup
réussirent à obtenir les certificats de catholicité nécessaires à l’obtention de
leurs lettres de naturalisation, en partie au moins parce que leur commerce
était une source lucrative pour la couronne de France3. Bien sûr, les autorités
françaises savaient que la majorité des nouveaux chrétiens portugais étaient
des crypto-juifs. Pourtant, un nombre important de Portugais présent sen
France – peut-être le tiers – se considéraient comme de bons catholiques, même
si ceux parmi lesquels ils vivaient étaient sceptiques quant à leur conversion4.
Lorsqu’ils commencèrent à arriver en grand nombre dans les villes françaises
à partir de la fin du xvie siècle, les Portugais rejoignirent d’importantes
communautés de marchands espagnols qui vivaient déjà en France depuis la
143
144
les étrangers à moins qu’ils n’aient résidé en France pendant au moins une décennie,
qu’ils aient femmes et enfants français et qu’ils possèdent au moins 500 livres en
rentes foncières1. Ce type de plaintes se multiplièrent avec l’augmentation du
nombre d’immigrants portugais après 15802.
145
1. Carsten L. Wilke, « Le rapport d’un espion du Saint-Office sur sa mission auprès des
crypto-juifs de Saint-Jean-de-Luz (1611) », op. cit., p. 139 ; Anne Zink, « Une niche
juridique : l’installation des Juifs à Saint-Esprit-lès-Bayonne au xviie siècle », Annales HSS,
3, mai-juin 1994) pp. 639-669.
2. British Museum, Edgerton MS 343 (de Cisneros, Diego : 1637P). Concernant Cisneros et
Villadiego à Rouen, voir aussi Nicolás Broëns, Monarquía y capital mercantil : Felipe IV
y las redes commerciales portuguesas, Universidad Autonoma de Madrid, 1989 ; Brunelle,
« Jewish Jews and Catholic Jews » op. cit.. ; Muchnik, « De la défense de “impurs” à la
critique du Saint-Office » et « Du catholicisme des judéoconvers », op. cit. Voir aussi
Israël S. Révah, « Autobiographie d’un marrane. Édition partielle d’un manuscrit de
João (Moseh) Pinto Delgado », Revue des études juives, 3e série, 3-4, 1956, pp. 29-53 ; et
Roth, « Les marranes à Rouen » ; op. cit., tous deux ont publié des documents relatifs à
cet incident à Rouen ; Broëns, entre autres, a trouvé des documents supplémentaires en
Espagne et en Hollande.
146
1. Révah dans « Autobiographie d’un marrane » (op. cit., p. 73), liste à la fois ceux qui se sont
rangés du côté de Villadiego à Rouen et ceux qui se sont opposés à lui.
147
1. Bodian, Hebrews of the Portuguese nation, op. cit., p. 143 ; David L. Graizbord, Souls in
dispute : converso identities in Iberia and the Jewish diaspora (1580-1700), Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2004, pp. 73-74, 76 ; Israel, Diasporas within a diaspora,
op. cit., pp. 249-51.
2. « Advis sur le dommage que la France reçoit à cause du trafic des Portugais Juifs qui y sont
demeurés », op. cit., p. 205 recto.
148
149
des conversos ibériques n’étaient en aucun cas monolithique dans ses croyances
religieuses. D’ailleurs, Villadiego et Cisneros ont mené une bataille acharnée
pour persuader leurs interlocuteurs que certains conversos portugais étaient
sincères dans leur catholicisme.
Le problème pour ces nouveaux chrétiens était que les cercles intellectuels,
tant juifs que catholiques, continuaient de répandre l’idée que les conversions
forcées étaient souvent imparfaites et que ceux vivaient comme des chrétiens
cachaient en réalité leur vraie foi. Dans un monde où la religion était au centre
de la vie quotidienne, l’opinion pouvait facilement se laisser convaincre par de
tels discours encourageant les gens à ne pas faire confiance à des étrangers
dissimulant leur véritable identité religieuse.
Les accusations d’espionnage, de dissimulation et de tromperie étaient
ainsi au cœur des discours circulant au sujet des Portugais dans l’Ancien Régime,
tant en France qu’en Espagne, ainsi que le reflètent les documents présentés
dans cet article. D’après ceux-ci, la diaspora portugaise présente à travers le
monde avait accès à des informations inestimables, ce qui la rendait à la fois et
utile et dangereuse aux yeux des dirigeants européens. C’est pourquoi les
couronnes française et espagnole espionnèrent les Portugais tout en essayant
de les persuader de mettre leurs richesses et leurs réseaux à leur disposition.
L’Espagne était toutefois désavantagée parce que l’Inquisition avait chassé un
grand nombre de Portugais du pays et les avait poussés dans les bras du roi de
France.
Cela explique finalement la similitude entre les discours sur les Portugais
en France et en Espagne depuis le Moyen Âge. Pour l’opinion des deux pays,
les nouveaux chrétiens portugais demeuraient fondamentalement des juifs ;
c’étaient donc des dissimulateurs, des ennemis des chrétiens et ils étaient par
nature indignes de confiance. Il était donc naturel qu’ils soient considérés
comme de parfaits espions aux yeux de tous.
Gayle K. Brunelle
150
Olivier Blanc
1. La Révolution et les étrangers, Paris, 1918. A. Mathiez reprend à son compte les thèses
du Tribunal révolutionnaire et justifie les amalgames de circonstance opérés entre
« l’étranger » et les Girondins puis avec les Modérés de l’entourage de Danton.
La révolution brabançonne
1. Très entreprenant, Proli a passé des marchés à terme avec Baudard de Saint-James, peu
avant la faillite de celui-ci à l’époque de l’affaire du collier, cause de son arrestation comme
prêteur du cardinal de Rohan.
152
Proli devait au final perdre beaucoup d’argent dans des choix spéculatifs
hasardeux. Néanmoins, l’agiotage fut pour lui une couverture pour ses premières
activités politiques, beaucoup plus discrètes et probablement rémunératrices,
puisque financièrement couvertes par les services secrets autrichiens. Appartenant
par sa naissance à la noblesse brabançonne, il entretenait des relations de société
et d’amitié avec des membres de la noblesse belge sous domination autrichienne :
Auguste de Lamark, prince d’Aremberg, ami et correspondant de Mirabeau ;
la comtesse de Lamark et son neveu le prince de Poix (Tristan de Noailles),
gendre du banquier de cour basque Joseph de Laborde1 ; le comte de Walckiers,
lui-même neveu par alliance de l’ex ministre Calonne et de Laborde ; et enfin
les banquiers de Pestre de Séneffe, cousins des précédents. Proli évoluait donc
dans le grand réseau endogame de l’aristocratie financière européenne, qui
provoqua les événements de 1789 puis s’opposa à la république et à la Convention.
Il est à noter que le futur ministre de la Guerre et maire de Paris, Nicolas
Pache – dont l’épouse était fille naturelle de la comtesse de Lamark d’Aremberg,
née de Noailles – appartenait lui aussi, par les liens de famille à ce même
réseau – sa fille était filleule de représentants de celle-ci2.
Lors de la révolution belge dite « vonckiste » – du nom du fameux avocat
Jean-François Vonck qui avait pris la tête de la révolte populaire contre le pouvoir
austro-hongrois –, Proli, en digne fils naturel de Kaunitz, intrigua secrètement
avec le cabinet autrichien contre les patriotes qu’il affectait de soutenir. Son
implication dans la révolution brabançonne est surtout annonciatrice du rôle
qu’il devait jouer à Paris en 1792-94. À la différence que, désireux de se débarrasser
de la domination autrichienne, les patriotes belges ne se doutèrent jamais que
celui-ci fût un traître à leur cause, un agent d’influence infiltré qui, grâce à ses
belles paroles, s’efforçait d’orienter discrètement leurs choix politiques. Depuis
le début de la révolution brabançonne, Proli entretenait une correspondance
secrète avec le comte de Lamark d’Aremberg et avec le comte de Mercy-
Argenteau – qui avaient la confiance des souverains autrichiens qu’ils
représentaient à Bruxelles – et celle en France, de Marie-Antoinette. Proli
feignait alors avoir partie liée avec quelques Français qu’on soupçonnait de
méditer un « coup d’état orléaniste en Belgique ». On citait entre autres les
noms de La Fayette, de Sémonville, de Mirabeau, qui, tous, auraient convoité
un ministère dans le gouvernement belge d’une hypothétique monarchie
constitutionnelle orléaniste. On ne sut jamais si cette rumeur de complot était
fondée, mais elle aboutit à desservir la cause des démocrates désireux de se
1. Jean Joseph de Laborde prêta de grosses sommes à l’État français et s’inquiétait de la
situation économique en 1788.
2. La comtesse de Lamark née Le Danois de Cernay et le maréchal de Castries, beau-père
naturel de Pache qui lui dut sa carrière et sa fortune.
153
1. Ce réseau est comparable au « Petit comité perpétuel et souverain » que Marat avait
préconisé à Paris en 1791, afin de diriger et d’orienter la Société de salut public d’émanation
populaire, qu’il voulait créer.
2. Jacques Le Sueur (pseudonyme d’Alexandre Louis Bertrand Robineau de Beaunoir), Les
masques arrachés, ou vies privées de L.E. Henri Vander-Noot et van Eupen, Londres 1790,
p. 156.
3. H. Boulanger, L’affaire des « Belges et Liégeois unis », (1792-1793) Revue du Nord août 1910
pp. 216-244.
4. Pour ce qui précède, voir Théodore Juste Souvenirs diplomatiques du xviiie siècle. Le comte
de Mercy-Argenteau 1863, p. 165 ; et – G. Saint-Yves et A. Puis, « le complot de l’étranger »,
Nouvelles de France et Bulletin des Francais Résidant à l’Étranger, Volume 7, 1917, 295-296.
Voir aussi Mathiez « Vonck et Proli » AHRF, 1925 58-66 et 444.
154
1. Il fut épaulé par, entre autres, les frères Junius et Emmanuel Dobruska von Shonfeld dits
« Frey » (libres).
2. Quartier général des spéculateurs comme Redern, Saint-Simon, Travanet, d’Espagnac,
Batz, etc., désirant tous rétablir la monarchie constitutionnelle.
3. Les relations de Proli sont révélées dans l’enquête policière et l’instruction de son procès
(voir A. Tuetey, Répertoire des sources manuscrites de l’histoire de la Révolution, vol. XI.
1914, p. 51 et suiv. sur Proli, Desfieux, Clootz etc.)
155
Neutraliser Dumouriez
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157
158
Jacobins), dit-il, m’ont proposé les plus belles choses du monde, à condition que je
les aidasse à culbuter la Convention1. »
Dumouriez ayant refusé de les suivre sur le terrain de la trahison, ils se
firent menaçants, l’assurant qu’on trouverait un prétexte pour le perdre. La
version des entretiens de Tournai (26-28 mars) fut rédigée par Proli et ses
compagnons de retour à Paris. Ils transmirent leur rapport le 2 avril 1793 aux
Jacobins, et le lendemain, une version très à charge et passablement infidèle fut
communiquée à la Convention ébahie2. Lu le 1er avril, le texte de Proli et consorts
était un concentré de menaces et autres diatribes prêtées à Dumouriez à l’égard
des institutions républicaines « dévoyées par les anarchistes », contre une
Convention paralysée par des conflits internes incessants, incapable de légiférer
et tardant à se doter d’une constitution républicaine, et contre une Commune
de Paris menaçante pour les malheureux prisonniers du Temple. On l’accusa
aussi d’avoir critiqué, ce qui était exact, l’institution d’un tribunal d’exception
qui devait rapidement devenir « révolutionnaire ». Et on lui prêtait ces mots :
« Il y a une guerre à mort entre les Jacobins et moi, je périrai ou je raserai leur
emplacement. (…) Votre Club (des Jacobins) a causé tout le mal de la France, je
sauverai la France, seul, malgré la Convention ». Plus grave encore aux yeux des
députés, le général promettait de lancer son armée contre l’Assemblée. Ce fut
un tollé et, sans trop prendre en compte le contexte, le « félon », le « traître »,
fut aussitôt mis en accusation, ce qui le décida à passer à territoire neutre (Suisse
puis Hambourg), simplement pour sauver sa tête3, abandonnant aux Autrichiens
les envoyés du gouvernement venus l’arrêter4. Tous ceux qui avaient appartenu
à son entourage, civils et militaires, y compris la famille d’Orléans, furent
décrétés d’arrestation et parfois exécutés, à l’exception du général espion Miranda
qui, quoique prévenu d’inaction calculée à Neerwinden, fut singulièrement
épargné5.
1. Rapports des représentans du peuple Camus, Bancal, Quinette, Lamarque, Paris, an IV, p. 16.
2. AN, C 359 pl.1906, IV p. 25.
3. Suite des Mémoires de Dumouriez où il dit « qu’une fois dépouillé de son commandement il
eut été poursuivi par les accusations calomnieuses d’Hassenfratz, mercenaire de Pache, en
relation avec le chevalier de Coigny, directeur de la chouannerie parisienne et correspondant
du maréchal de Castries » (p. 49).
4. Dont le général Beurnonville éphémère ministre girondin de la Guerre, exécré par Nicolas
Pache (« l’homme noir », disait-il) qui avait tenté de le faire assassiner par ses sbires le
8 mars 1793 (Biographie Universelle de Michaud, supplément, tome lxvi, p. 445). Il dut peu
après son salut à Dumouriez qui, en le « livrant » aux Autrichiens, lui épargna du moins
l’échafaud.
5. Miranda fut paradoxalement servi par le témoignage de Thomas Paine qui ignorait
encore que le général était un espion de l’Angleterre chargé comme Pache de desservir
le commandant en chef de l’armée du Nord. Il découvrit peu après une lettre de Pitt à
159
Miranda, renfermant 1 200 livres sterling soit 60 000 livres de France (Conway, Thomas
Paine, p. 254).
1. La comtesse Proli, très politisée et influente, fut, avec le banquier Perrégaux, son
intermédiaire avec le cabinet autrichien. Sur cette dame voir entre autres Prospectus ou
avant-propos du tableau de l’émigration des royalistes français, p. 69.
2. Cité par A. de Contades, Hérault de Séchelles ou la Révolution fraternelle, Perrin, p. 39.
3. Voir la justification de Proli dans les Révolutions de Paris, no 203, 25 mai-1er juin 193, p. 443
160
1. On remarque surtout que Marat recevait ses fonds de l’étranger par l’intermédiaire de
son beau-frère le Napolitain Joseph Persico, actionnaire avec Laborde des maisons de jeu
royalistes du Palais-Royal (rapports de Soltho-Douglas). Il figure dans la liste des clients
du banquier Perrégaux (AN MC Et X/813, 8 pluviôse an II, succession de Mme Perrégaux)
et était en liaison avec l’ex-ministre Calonne et Ferdinand Christin à Naples an avril 1793.
2. Mémoires de Dumouriez, op. cit., pp. 47-48.
3. L’espion autrichien Andres Maria T’Serclaes de Guzman de Tilly (d’origine espagnole),
joua un rôle majeur dans le mouvement sectionnaire anti-girondin, en lien avec Marat et
autres.
4. Ils formèrent une sorte de contre-police à usage du comité d’insurrection. À leur tête Louis
Dupérou, alias Junius Brutus dit Marchand, membre de la Commune et agent reconnu du
chevalier de Coigny et de la coalition, eut une influence prépondérante dans les décisions et
mots d’ordres, entretenant savamment la fermentation des esprits, poussant aux mesures
extravagantes et sanguinaires reconnues par la suite par Robespierre lui-même comme
exagérées. Il était associé à un notaire maratiste, Pierre Guesdon de Berchère (1746-1831),
qui avant de venir en France demeurait à Croydon (Surrey).
5. D. Garat, Mémoires sur la Révolution, Paris, l’an III, p. 103.
161
1. Sur le « comité d’insurrection », voir les rapports de police publiés dans les travaux
d’Adolphe Schmidt et de Ch. A. Dauban ; les mémoires de D.J. Garat, de A.J. Meillan, de
F. Buzot et de Manon Roland.
2. Malgré la destruction des compromettants papiers Pache par le Comité de sûreté générale,
de nouveaux témoignages en ce sens apparaissent en l’an III dans les pièces de son procès
publiées par Adrien Sée (Procès Pache, 1911 pp. 187-193), confirmant un fort témoignage
en ce sens de Gracchus Babeuf (Du système de dépopulation, an III, pp. 103-107).
162
1. Quelques meneurs fanatisés par Marat, avaient fait pression sur la convention le 8 février
pour que celle-ci suspendît enquêtes et poursuites contre les septembriseurs suspectés de
vol ou de recel d’effets publics.
2. D’après une déclaration de Cézeron, Péreyra s’attribuait l’honneur de la manœuvre
décisive d’Henriot contre la Convention le 31 mai. « C’était lui, Péreyra, qui, secondé par
Griois commis au Trésor national, avait placé des troupes à la porte de la Convention pour
empêcher les députés de sortir ». D’après une déclaration de Nicolas, « Péreyra lui a dit “qu’il
avait été l’un des auteurs de la journée du 31 mai, mais que malheureusement, elle avait été
incomplète… Si l’insurrection avait eu lieu comme elle le devait, il n’aurait plus existé ce jour-
là ni Convention ni autorités constituées” » (voir J.A. Dulaure Esquisses historiques, 1823,
vol. IV, p. 127).
3. Il fut en effet convaincu de distribuer de l’argent pour exacerber les tensions.
4. Un Comité central d’insurrection « révolutionnaire » de la Commune de Paris version
élargie aux représentants des sections, s’installa fin mai dans une salle de l’évêché de Notre
Dame (presque en face de la Mairie alors dans la section de la Cité). Elle était composée à la
fois d’agents payeurs de l’étranger comme Guzman qui visaient à culbuter la Convention,
de meneurs stipendiés et d’égarés.
163
164
sous l’autorité de Pache, Ronsin, Vincent, Henriot et autres conjurés. Dès la fin
novembre 1793, Robespierre lui-même ne douta plus du rôle particulier de Proli
qui lui sembla avoir concerté avec l’étranger la promotion des « fureurs
populaires1 ». Ses « conciliabules secrets » visaient à ravager la Convention par
les luttes internes, cette fois entre « exagérés » de la Commune et « modérés »
de l’entourage de Danton, Philippeaux et Desmoulins. Elles étaient en effet
entretenues par des provocateurs et des journalistes mercenaires comme le père
Duchesne (Hébert) qui colportaient dénonciations outrancières et calomnies
accentuant les divisions et attisaient la guerre civile. Sur proposition du citoyen
Dufourny, proche de Robespierre, l’arrestation de Proli, au titre d’étranger et
de suspect, fut une première fois opérée le 12 octobre 1793 au domicile du
« patriote » Desfieux, dont il avait reçu l’hospitalité et que Robespierre, dans
son aveuglement, avait jusque-là protégé. Cependant, le citoyen Collot d’Herbois
(ancien complice de Desfieux) prit la défense aux Jacobins des deux suspects,
obtenant leur mise en liberté immédiate2. Il semble avoir agi avec l’appui de
deux collègues du Comité de salut public : Barère et Hérault de Séchelles. Or
c’est Hérault de Séchelles seul qui paya au prix fort la singulière protection qu’il
avait accordée à Proli. Car cette protection avait pris les allures d’une affaire
d’espionnage qui mérite un rappel de la situation de l’Europe à l’époque où elle
fut révélée.
165
166
1. L’émigration était divisée entre partisans du prétendant futur Louis XVIII, subventionné
par l’Espagne et la Russie et, d’autre part, les partisans du comte d’Artois dont l’exilé
Calonne ou le « comité Duteil » grassement entretenus par Pitt qui leur dictait ses
décisions.
2. Un célèbre agent de propagande anglais, Lewis Goldsmith, a soutenu sous l’Empire
que c’était l’Autriche et non l’Angleterre qui visait au démembrement de la France (L.
Goldsmith, Les crimes des cabinets (traduit de l’anglais), 1814 p. 193).
3. La question des réparations auxquelles prétendrait l’Angleterre pour son implication
militaire et financière dans la coalition, fut régulièrement évoquée dans les correspondances
de diplomates tels que le russe Woronzoff, ambassadeur russe à Londres, le baron
Jacobi-Kloest, ambassadeur prussien à Londres, ou par Lord Auckland (Journal), lord
Malmesbury dans ses dépêches à Lord Grenville, par l’opposition intérieure à William
Pitt (écrits sur Pitt de sir Philip Francis, de François Plowden), évidemment par les émigrés
constitutionnels (Mallet du Pan, Montlosier, Mounier etc.) ou enfin dans les publications
napoléoniennes (B. de Bauve, le baron Pichon, ou J.A. Dulaure). Voir aussi Commission
royale d’histoire, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique
Bulletin de la Commission royale d’histoire, 1877, pp. 133-134, 142-143.
167
son nom n’apparût pas : en tant que membre éminent du Comité de Salut public,
chargé avec Barère son collègue de la section des Affaires étrangères du grand
Comité, il y allait de sa tête. Les choses se passèrent à peu près comme prévu,
et ayant pris sur lui de sortir les précieux documents il les porta chez lui, rue
du Bouloi, où Proli les examina à loisir et en prit copie.
Mais quelques semaines plus tard, suite à une dénonciation dont on ignore
l’origine exacte, le Comité de Sûreté générale (police politique) fut saisi de la
présence rue du Bouloi d’un émigré nommé Charles Pons Boutier de Catus,
qui fut arrêté le 15 mars1. Une perquisition au domicile d’Hérault, en mission
à Huningue, révéla du même coup la présence de documents confidentiels
appartenant au Comité, et leur consultation par Proli. Hérault fut arrêté à son
retour (17 mars), comme « suspect de modérantisme » et non pour cette affaire
de carte. Cette grave affaire d’espionnage que Barère a avoué plus tard connaître,
fut passée sous silence dans les rapports à la Convention qui conduisirent Proli
puis Hérault à l’échafaud2. On ne connaît donc que la version donnée plus tard
par Bertrand Barère qui s’est dédouané de tout3. Robespierre fut apparemment
maintenu dans l’ignorance de cette affaire tenant à la question sensible de la
poursuite, préconisée par Barère, de la guerre totale et de l’abandon de la
diplomatie (en conformité avec les plans de l’Angleterre), mais il eut sous les
yeux une dénonciation corroborant la suspicion d’espionnage dont Proli était
le centre : « Comment se fait-il que Proly, étranger et fils de la maîtresse du prince
de Kaunitz, par conséquent très fort dans le cas d’être soupçonné le bâtard et le
pensionnaire de ce prince autrichien, se soit donné à Paris comme un patriote à
168
trente-six karats (sic), et qu’il n’ait pu jusqu’ici passer, malgré son adresse, que
pour un intrigant ? Comment se fait-il que Proly, qui n’est rien, qui ne doit se mêler
de rien, soit fourré dans toutes les affaires ? Comment se fait-il que Proly et Desfieux,
et leur cabale, sachent tous les secrets du gouvernement quinze jours avant la
convention nationale ; qu’ils connaissent les promotions futures, et qu’à point
nommé ils aient des nouvelles fraîches et ostensibles sur toutes les affaires, et des
nouvelles secrètes, qu’on devine à leur allure, et d’après lesquelles ils se conduisent ?
Comment se fait-il que Desfieux et Proly, étant de grands patriotes, soient les
inséparables des banquiers étrangers les plus dangereux, tels que Walquiers, de
Bruxelles [alias Walckiers], agent de l’empereur tels que (les) Simon, de Bruxelles
[homme d’affaires et carrossiers], agent(s) de l’empereur ; tels que Grenus, (banquier)
de Genève, grand inséparable de Proly ; tels que Greffus [Greffulhe associé à
Delessert] et Mons, autres agens de l’Empereur ».
La fin
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170
millions aux aristocrates et aux étrangers, parce qu’après cet exemple terrible, il
faudra que Pitt paye au centuple les espions qu’il voudra entretenir chez nous ».
Comme Saturne, la Révolution semblait vouloir dévorer ses enfants. Mais
était-ce un hasard, le résultat de luttes démocratiques normales ou bien un effet
induit où l’espionnage, au sens de l’influence souterraine sur fond de démagogie,
eut son rôle ?
Olivier Blanc
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Benoît Léthenet
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178
« jamais homme n’alla tant tant vicariant par les pais de Saxonie
et de Thuringie, et de Pomeranie que moy, et en somme en touttes les
forêts d’Allemagne et de Boheme (…) [Nous] passasmes durant l’espace
de quatre mois par touttes les contrées d’Allemagne, hantant ores chés
les theologiens et tantots chés les médecins, jusques enfin à estre parvenus
en basse Allemagne1. »
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181
France en Allemagne1 et il est certain que, dès le mois d’août 1534, il joue
l’intermédiaire entre la famille du Bellay2 et Melanchthon l’éminence grise de
Luther et l’ami de Jean Günther. Celui-ci n’hésite pas à le recommander3 et à
le mentionner à ses correspondants comme den Überbringer, den gemeinsamen
Freund [Ulrich] Geiger4. Le ton modéré des consultations laisse espérer une
réforme de l’Église sans rupture avec Rome. En mars 1537, une lettre destinée
à Jean du Bellay signée « Guilaume5 » – un pseudonyme employé par Ulrich
Geiger – fait une mise au point lucide de la situation en Allemagne6. Ce dernier
y mesure l’impact positif de l’Apologie de Guillaume du Bellay. Le seigneur de
Langey a acquis en Allemagne une réputation d’hommes de lettres, de générosité
et d’ouverture d’esprit. Il sait mettre ce renom au service de l’œuvre politique
de François Ier grâce aux concours dévoués et aux amitiés nouées avec leurs
protégés germanophones : Jean Günther d’Andernach, Ulrich Geiger, Jean
Sturm, Jean Sleidan (ou Philippson)7, puis Pierre Belon monté en scène en 1540.
Si ce dernier ne mentionne pas les trois premiers dans sa Chronique, il cite plus
de dix fois Jean Sleidan. Celui-ci entre également au service du cardinal Jean
du Bellay où il est employé dans les négociations avec les protestants allemands
sur une alliance possible contre Charles Quint. Il participe en 1541 à la diète
de Ratisbonne et, en 1544, à celle de Spire. Cependant ayant adopté les opinions
protestantes, il doit partir s’installer cette même année à Strasbourg en raison
de la rigueur des édits de François Ier contre les protestants.
Si le maître du jeu et de la diplomatie à l’égard des princes protestants reste
le roi de France, la domination de la famille du Bellay sur le Conseil et ses prises
de décisions est évidente8. Des érudits de haut vol se retrouvent en Suisse et en
182
Sociabilité
Cette première mission officielle, au service du pouvoir, met en lumière
une partie seulement du réseau des relations tissé par Pierre Belon. Les relations
nouées sont d’abord celles avec les élites du temps. Il dédie l’Histoire de la nature
des oiseaux au roi Henri II autour duquel gravite le cercle de Jean Brinon, célèbre
conseiller du Parlement, que Pierre fréquente. Sa connaissance de Nicolas
Denisot, Guillaume Aubert ou Ronsard1 confirme son prestige. Pierre dédicace
les Observations et le De admirabili à François, le cardinal de Tournon. Il fait
partie de son cercle d’artistes, poètes et hommes de culture2. Le débat théologique
dans lequel il s’est engagé en Suisse est l’écho des arguments théologiques et
polémiques de l’entourage du cardinal. Le chancelier François Olivier est un
ami indéfectible auquel est dédié le De arboribus. Il rend également hommage
dans sa dernière œuvre, les Remontrances (1558), à Anne de Montmorency, au
cardinal de Châtillon – dont il était le secrétaire – et au conseiller Jean du Thyer.
Son réseau de connaissances comprend par ailleurs des personnalités comme
André Thevet et Guillaume Postel, mentionnés dans la Chronique. Ses voyages
d’exploration et les œuvres qu’il en tire seraient impossibles sans le mécénat de
ces puissants. En Auvergne, Guillaume Duprat lui a « donné moyen de voir
beaucoup de singularitez3 ». Tournon est un mécène généreux, « singulier et
libéral », mais Pierre Belon est aussi « escholier du roy » sous François Ier,
Henri II puis Charles IX. Il en attend des pensions. En 1549, Henri II lui verse
200 écus. En 1555, dans l’Histoire de la nature des oiseaux, il remercie ce roi, le
cardinal de Tournon et le chancelier Olivier de l’avoir aidé durant ses études.
Henri II le soutient encore en 1556. En 1558, Anne de Montmorency lui « fourny
argent » pour des « pourtraicts » de serpents. Pierre est ainsi au cœur de la
République des Lettres. Il participe à cet espace virtuel qui transcende les États
et réunit les lettrés à travers des écrits et des rencontres, autour de valeurs
partagées et d’une langue de commune, le latin. En 1540, il est inscrit à l’université
de Wittenberg et approfondit ses connaissances auprès de Valerius Cordus. Il
1. V. Leroux, Juvenilia, Genève, Droz, 2009, pp. 266-267 ; M. Dassonville, Ronsard : étude
historique et littéraire, vol. 1, Genève, Droz (coll. Histoire des idées et critiques littéraires,
287), 1968, p. 209.
2. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, p. 29, note 50.
3. Les Remonstrances sur le default du labour, fol. 24r.
183
le rencontre une dernière fois en Ligurie avant son décès (septembre 1544).
À Wittenberg, il fait également la connaissance du médecin de Maurice de
Saxe, Gaspard Naevius. En Orient il est rattaché à l’ambassade de Gabriel de
Luels puis, à la mort de François Ier, auprès du baron de Fumel. Il fait la rencontre
de Pierre Gilles d’Albi, Juste Tenelle, Jean Chesneau et André Thévet1. Pierre
explore la Crète grâce aux hommes et aux vivres que quelques aristocrates
vénitiens – les frères Barrozo et le chevalier Antonio Calergo2 – mettent à sa
disposition. L’aide dont il dispose n’est pas sans lien avec la protection politique
du cardinal de Tournon. En 1550, à Londres, l’ambassadeur vénitien Daniele
Barbaro lui procure des dessins de poissons de la Méditerranée. Il rencontre à
Oxford le naturaliste Edward Wotton à l’occasion d’une leçon d’anatomie. À
Montpellier, cinq ans plus tard, il débute des études de médecine. Pierre échange
avec Guillaume Rondelet et suit ses cours dans l’université de la ville. En 1557,
à Zurich, il est auprès du physicien et naturaliste Conrad Gessner. L’Historia
animalium de celui-ci éclipse son Histoire de la nature des oyseaux. À Berne, la
même année, il loge chez le théologien Benoît Arétius.
Il est remarquable que Pierre Belon côtoie des rois, des ambassadeurs et
des humanistes. L’étendue des espaces qu’il traverse est étroitement dépendante
des logiques politiques et sociales de protection et d’introduction dont il jouit.
Cela le désigne comme un informateur royal de premier plan.
Un informateur royal
184
malveillant sur « son ignorance de la langue latine1 » persifflé par Denis Lambin.
Sa notoriété, construite sur ses écrits naturalistes, autorise des déplacements
justifiés par une profession bien réelle et l’emploi d’une identité qui n’est pas
feinte : celle du jardinier et scientifique sarthois qui acclimate des semences
dans les jardins et les vergers royaux2. Ses déplacements sont protégés voire
favorisés par une ordonnance écrite entre 1551 et 1558. Elle l’autorise,
« [à] aller en tel lieu et endroict, qu’il advisera, soubs ville, bourg,
bourgade, villaiges, boys ou forests, et illex prendre ou sans prendre
recueillir, tirer et transporter telz lesdits jermes, arbres, graines ou
semances3 ».
185
sur le mont Saint-Jean1, François Ier fait établir des fortifications. Pierre
accompagne les pionniers français qui creusent des tranchées2.
Le second fait remonte au 6 mars 1556. Pierre s’y exprime à demi-mot et
avoue avoir « pour expérience [les] pais des frontières en temps de guerre3 ».
Alors qu’il se rend à Metz4, il est reconnu comme Français et capturé par Jean
de Heu, seigneur de Blettange et de Montigny, sur le tronçon Toul – Pont à
Mousson au sud de Metz. Détenu à Thionville, Pierre est sommé de crier : « Vive
le roi Philippe ! » Le naturaliste répond qu’il prie Dieu volontiers afin que
Philippe ii d’Espagne vive car, dit-il :
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un travail analogue. Comme les ingénieurs sur les routes d’Europe, Pierre
observe, interroge et décrit. Il dissimule son travail d’espionnage à l’intérieur
d’un carnet aux allures de souvenirs de voyage. Curieux, suivi de près, il encoure
la capture, passible du « crime de cartographie1 » : un domaine encadré et
réservé aux princes. Ce travail, pratiqué par exemple par le géographe du roi
Nicolas de Nicolay2, est encouragé par la littérature de voyage du moment. Le
Scienze matematiche ridotte in tavole recommande au voyageur de rechercher,
189
qu’il est notoire que des Français soient arrêtés et détroussés sur le chemin qui
conduit à Metz. Dès lors, pourquoi emprunter cette voie, surtout si l’on se sait
suivi ? Une autre version de l’épisode affirme que Pierre a été arrêté par les
soldats de la garnison de Thionville, aux environs de Metz, comme partisan
des doctrines nouvelles1.
190
1. Ambroise Paré, Voyages et apologie, éd. J. Prévost, Paris, Gallimard (coll. La Renaissance),
1928, pp. 69-100.
2. Reiffenberg, Histoire de l’ordre de la Toison d’or, Bruxelles, 1830, pp. 485-487.
3. F. Koller, Au service de la Toison d’or : les officiers, Lelotte, 1971, p. 147.
4. Aneau, La prinse de Thionville, p. 14.
5. Pierre de Paschal, Journal de ce qui s’est passé en France durant l’année 1562 : principalement
dans Paris et à la cour, éd. M. François, introd. de P. Champion, Paris, H. Didier (Société
de l’histoire de France), 1950.
6. Catherine de Médicis, Lettres, vol. 1 : 1533-1563, pp. 385-387.
191
« Souvenés vous de ce que vous m’avés dit et dittes tout ainsy au roy mon fils1 ».
Pierre se rend alors dans la chambre du roi, à l’étage, pour l’informer :
192
1. P. Vasset, Un livre blanc. Récit avec cartes, Paris, Fayard, 2007. Le philosophe et géographe
Philippe Vasset désigne par « demi-monde » les zones blanches et non construites autour
de Paris. Ces espaces vides et provisoires sont laissés aux vagabonds et arpenteurs. Dans
l’émission Nid d’espions de France Culture, il réemploie l’expression pour parler de
l’univers de l’espionnage.
2. Recueil formé par François Duchesne ; « Le Siège des huguenots devant Molins [en 1562] »,
Mémoires inédits du temps, publiés avec une introduction et des notes par A. Vayssières,
Archiviste, correspondant du Ministère de l’Instruction publique pour les Travaux historiques,
Moulins, Durond, 1895.
3. Jean Glaumeau, Journal 1541-1562, Paris : Aubry, 1868, pp. 124-135 ; Ambroise Paré,
« Voyage de Bourges 1562 », Apologie et traicté contenant les voyages faicts en divers lieux,
Lyon, Veuve de Claude Rigaud et Claude Obert, 1632 ; Le Siège de Bourges, par le sieur
Catherinot, Bourges, 1684 (inachevé le récit va du mercredi 29 avril au jeudi 9 juillet 1562).
4. Barsi, L’énigme de la chronique de Pierre Belon, pp. 190-191, § 324.
193
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contrefait1. L’usage de faux permet de franchir les lignes françaises pour nouer
des intelligences dans la place. L’imitation doit être réalisée à partir de vrais
documents saisis sur des courriers royaux capturés. Dans un contexte où la
loyauté peut être feinte, les émissaires secrets sont traqués. À leur tour, les
huguenots interceptent un tambour2 du seigneur de La Fayette venu dire aux
assiégés la proximité des secours. Ces informations, utiles à tous, sont obtenues
sous la torture. Un messager du comte de Nevers, également tombé aux mains
des protestants, finit par livrer des informations ses pieds enduits de graisse et
rôtis au feu3. Par ailleurs, dans la place de Moulins, Duret ne publie pas les
lettres en faveur des protestants4. La remise en cause de la proclamatio annihile
la force de l’écrit. Les agitateurs noircissent le tableau et exploitent les rumeurs.
Ressurgit une série de fantasmes propres à toutes les guerres. Les religieuses,
venues d’Estrée5, sont menacées d’être dépouillées leurs « habits sans le haut6 ».
À Mâcon, un siècle plus tôt, les Armagnacs prévoyaient déjà de « tuer tous les
hommes habitants la ville, et les femmes envoyées par-dessus le pont en Bresse,
leurs robes et chemises tranchées au-dessus de la ceinture7 ». La guerre mortelle
que livrent les huguenots est faite de pillages, de femmes convoitées et de
meurtres infâmes sans secours ni confessions. L’espion se tient généralement
en retrait, plus éloigné, lors de la phase de combat.
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Benoît Léthenet
199
Camille Desenclos
1. Cette contribution s’appuie sur un projet de recherche, au long cours, mené en partenariat
avec la Bibliothèque nationale de France (« Naissance et essor de la cryptographie en
France, xvie-xviie siècles ») et dont la première phase, actuellement en cours, consiste en
l’identification et datation des tables de chiffrement et dépêches chiffrées conservées par
l’institution.
États européens ne peut être niée, cet essor ne doit pas être réduit à la seule
diplomatie. Effet de mode ou résultat d’une démultiplication des besoins de
protection dans un contexte politique instable, la cryptographie s’impose dans
les pratiques épistolaires politiques du second xvie siècle, conduisant à une
diversification de ses acteurs mais aussi à une démultiplication des pratiques
cryptographiques, au-delà de la seule sphère diplomatique, productrice principale,
mais non unique, de documents chiffrés. Cette visibilité soudaine de la
cryptographie, grâce à la diplomatie, révèle aussi en creux toute la difficulté de
l’étude des pratiques cryptographiques modernes, confrontée à une triple
déformation – institutionnelle, matérielle et archivistique – de la perspective.
Apparition ou révélation ?
1. Stephen J. Harris, « Anglo-Saxon Ciphers », dans Katherine Ellison, Susan Kim (dir.),
A Material History of Medieval and Early Modern Cihers. Cryptography and the History of
Literacy, Routledge, New York/Londres, 2018, pp. 65-79.
2. Dès 1526, 33 % de la correspondance conservée de Nicolas Raincé, représentant français
à Rome, avec Anne de Montmorency est chiffrée (Bibliothèque nationale de France
[désormais BnF], fr. 2984).
3. Donald E. Queller, The office of ambassador in the middle ages, Princeton university press,
Princeton, pp. 140-141. Pour autant, la cryptographie ne naît pas au Quattrocento.
4. Jean-Marie Moeglin (dir.), Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales »
au Moyen Âge (ixe -xve siècle), PUF, Paris, 2017, pp. 642-645.
202
1. D’un seul représentant permanent en 1515, la diplomatie française passe à dix en 1547
(Alain Tallon, La France et le concile de Trente, École française de Rome, Rome, 1997, p. 21).
2. Jean-Marie Moeglin, « La place des messagers et des ambassadeurs dans la diplomatie
princière à la fin du Moyen Âge », Études de lettres, 3 (2010), pp. 11-36 ; Stéphane Péquignot,
« Les diplomaties occidentales et le mouvement du monde », dans Patrick Boucheron (dir.),
Histoire du monde au xve siècle, Paris, Fayard, 2009, pp. 709-723.
3. Lucien Bély, L’art de la paix en Europe, Paris, P.U.F., 2007, pp. 41-67.
4. Jean-Marie Moeglin, Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales… »,
op. cit., pp. 642-645.
5. Les royaumes d’Angleterre et d’Aragon, mais aussi de France, ne paraissent recourir au
chiffre qu’à la fin du xve siècle (ibid., p. 644).
6. BnF, Dupuy 261, fol. 121.
7. Cette déformation créée par la conservation lacunaire des dépêches diplomatiques
s’observe avec plus de force encore pour l’époque médiévale, ne permettant pas de dater
avec précision l’adoption de la pratique cryptographique par la diplomatie française (Jean-
Marie Moeglin (dir.), Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales… »,
op. cit., p. 642).
203
204
règlement du 1er avril 1547, les secrétaires d’État ne s’organisent pas immédiatement
par compétences, mais par zones géographiques, regroupant indistinctement – et
aléatoirement en fonction des titulaires des charges –, dans un même portefeuille
provinces et États étrangers1 et augmentant d’autant la potentielle surface
d’utilisation du chiffre. Dès 1570, une première spécialisation s’observe par
l’attribution de la Maison du roi et de la gendarmerie à Simon Fizes, baron de
Sauve ; celle-ci n’est cependant ni automatique ni définitive. Il faut attendre le
règlement du 1er janvier 1589 pour voir rassemblée entre les mains d’un seul la
gestion des Affaires étrangères.
Cette absence d’institutionnalisation de la diplomatie au xvie siècle n’est
pas sans conséquence pour la pratique cryptographique. Mobilisée, dans un
premier temps, dans un contexte diplomatique, elle est en réalité exercée, certes
par des ambassadeurs au degré de professionnalisation par ailleurs très divers,
mais aussi par des officiers royaux en charge à la fois d’affaires extérieures et
intérieures, selon la conception du gouvernement de l’État propre à ce premier
xvie siècle. Ni leur pratique épistolaire – rien, si ce n’est le contexte d’écriture,
ne distingue une dépêche politique d’une dépêche diplomatique – ni leurs
attributions ne viennent dissocier leur pratique diplomatique de leur pratique
politique. De ce fait, il n’est guère étonnant de voir se déployer une écriture
cryptographique hors du contexte diplomatique2, et ce sans qu’il ne s’agisse
d’un phénomène de porosité, ni de transfert, des usages. Le manuscrit français
3029 de la Bibliothèque nationale de France contient ainsi plusieurs mémoires
intégralement chiffrés, émanant probablement de l’amiral de Bonnivet ou de
Louis de La Trémoille, à l’attention de Florimond Robertet. Si ces mémoires ne
sont ni datés ni signés, ils font partie d’un recueil cohérent de dépêches, tant
dans la date que dans les origines. Or, aucune d’elles n’a été écrite en dehors
des frontières du royaume et leur contenu permet de les dater du début des
années 1520. S’il n’a pas lieu de faire de Florimond Robertet le seul secrétaire
à manier le chiffre, la présence de mémoires chiffrés, hors usage diplomatique,
vient ici rappeler qu’avant d’être une pratique associée à la diplomatie, la
cryptographie répond à un besoin de dissimuler l’information pour protéger
les intérêts du royaume de France et qu’il n’a jamais été question d’en limiter
205
1. Laurent Vissière, dans Cédric Michon, Les conseillers de François Ier, Presses Universitaires
de Rennes, Rennes, 2011, pp. 131-143.
2. L’usage militaire du chiffre reste, à ce stade de nos recherches, très marginal. Si tant l’histoire
des institutions – un secrétariat d’État de la guerre se structure très tardivement (Hélène
Michaud, « Aux origines du secrétariat d’État à la guerre : les règlements de 1617-1619 »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1972 (19), pp. 395-411) – que des archives – le
Service historique de la Défense ne conserve de fait que peu de documents antérieurs à
1630 et le seul chiffre antérieur qui y soit conservé est… d’usage diplomatique (Service
historique de la Défense, GR1A6, fol. 373, table de chiffrement entre Sébastien de Juye et
Gilles de Noailles, 1578) – expliquent pour partie ce silence, il paraît impensable que le
nombre et l’éloignement des campagnes militaires menées tout au long du xvie siècle, et
ce quelles que soient leurs conditions (présence du roi notamment), n’aient donné lieu à
aucun rapport ou même billet chiffré.
3. L’exemple le plus connu est certainement la correspondance, chiffrée, entre Henri IV et
Maurice de Hesse (Correspondance inédite de Henri IV roi de France et de Navarre avec
Maurice le Savant landgrave de Hesse, éd. C. von Rommel, Paris, 1840). Le chiffrement est
maintenu après la mort de Henri IV mais utilisé beaucoup plus rarement (BnF, fr. 15927,
fol. 366), témoignage évident de la confiance induite par la relation personnelle entre le
landgrave et Henri IV, mais aussi de la distension des relations entre les deux pays avec
l’évolution de la politique française dans l’Empire.
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1. Voir notamment BnF, fr. 3995, fol. 14, table de chiffrement utilisée entre le duc et la
duchesse de Nevers, 1585.
2. Camille Desenclos, Les mots du pouvoir : la communication politique de la France dans
le Saint-Empire au début de la guerre de Trente Ans (1617-1624), thèse de doctorat, École
nationale des chartes, 2014, t. 1, pp. 304-305.
3. BnF, Dupuy 261, fol. 121.
209
seuls quelques rares mots codiques – un mot est représenté par un seul caractère
cryptographique – viennent freiner l’analyse des fréquences et donc la
cryptanalyse. Moins avancé que ses voisins méridionaux, le royaume de France
voit de fait ses dépêches régulièrement décryptées dans la première moitié du
xvie siècle1.
Néanmoins, si l’étude des pratiques cryptographiques peut s’appuyer sur
un imposant corpus de dépêches et de mémoires chiffrés, la cryptanalyse
demeure dans l’ombre. Sa nature la contraint plus encore au secret – l’avantage
obtenu ne peut être conservé que si le décryptage demeure insoupçonné – et
ne donne lieu à aucune production documentaire distincte. Rien ne peut venir
distinguer une dépêche déchiffrée d’une dépêche décryptée, et compte tenu
des modalités de constitution des fonds, notamment pour le xvie siècle, la
présence de dépêches étrangères, ou de langue étrangère, ne constitue nullement
un indice fiable. À l’inverse, la présence de certains recueils de dépêches,
nommément identifiées comme interceptées et décryptées – à l’image du Livre
de plusieurs lettres quy ont esté surprises pendant la ligue du roy d’Espagne Phelippe
second2 –, constituent des preuves d’une activité de cryptanalyse par le pouvoir
royal français. Ces rares mentions d’un décryptage, par ailleurs toujours
silencieuses sur l’auteur de la cryptanalyse, se retrouvent cependant
majoritairement sur des documents produits, et interceptés, pendant la Ligue
et passent sous silence des pratiques, peut-être plus quotidiennes, notamment
autour de correspondances diplomatiques.
Quelle que soit l’ampleur des pratiques françaises en la matière, la menace
que fait peser les interceptions et tentatives de cryptanalyse adverses conduit
à une transformation majeure du système cryptographique, passant de la
substitution mono-alphabétique à la substitution homophonique. Pour éviter
que le chiffre ne puisse être cassé par une simple analyse des fréquences – les
caractères les plus fréquents correspondraient aux lettres les plus fréquentes
dans la langue utilisée –, plusieurs caractères cryptographiques sont attribués
à une même lettre. Plus la lettre sera fréquente, plus le nombre de caractères
cryptographiques sera élevé. Par ailleurs, des caractères dépourvus de valeur – ou
à l’inverse permettant le redoublement d’un caractère (voire son annulation) – sont
introduits pour empêcher plus encore l’analyse des fréquences en cas d’interception
210
211
della Porta1, perfectionnée ensuite par Blaise de Vigenère2, qui ne s’appuie plus
sur des caractères cryptographiques mais sur un double alphabet que l’on
combine grâce à un mot-clé. Ces systèmes sont évidemment plus sûrs que la
substitution homophonique ; ils ne sont pourtant pas utilisés, en raison de leur
plus grande complexité et de la lenteur d’écriture à laquelle ils contraignent3.
Quelle que soit la qualité des concepteurs des tables de chiffrement, leurs
utilisateurs ne sont ni cryptographes ni même diplomates ou militaires de
carrière4. L’usage ne peut donc être technique, y compris dans un contexte
diplomatique, et ce d’autant plus que l’absence de spécialisation entre usage
politique et diplomatique demeure pendant une majeure partie de l’époque
moderne. Certes, certains agents diplomatiques peuvent s’appuyer sur un
secrétaire d’ambassade ; cette assistance demeure cependant réservée aux seuls
ambassadeurs et, pas plus que pour ces derniers, l’expérience, et la recommandation,
ne constituent le mode privilégié de recrutement, bien devant leur éventuelle
habileté avec le chiffre. Celui-ci doit donc pouvoir être utilisé et manipulé sans
difficulté par tous. L’information doit être transmise rapidement et ne peut
donc supporter un temps de chiffrement et de déchiffrement trop long, d’où le
recours à des systèmes facilement maniables par les agents, notamment les
résidents qui doivent chiffrer eux-mêmes leurs dépêches. Sans cesse plus utilisée,
la cryptographie demeure hors des sphères mathématiques. De fait, si un
perfectionnement s’observe bien, celui-ci porte sur un seul et même procédé,
la substitution homophonique ou substitution à représentations multiples,
mobilisée dans la très grande majorité des sources cryptographiques jusqu’au
milieu du xviie siècle et l’introduction des systèmes à répertoire, dont le plus
connu reste à ce jour le Grand Chiffre conçu par Antoine Rossignol.
Cette rapidité d’écriture progressivement induite par le perfectionnement
du système de substitution homophonique n’entraîne pourtant pas une
multiplication du recours au chiffre. En 1535, George de Selve, ambassadeur à
Venise, chiffre déjà 70 % des dépêches qu’il adresse au cardinal du Bellay, alors
1. Giambattista della Porta, De Furtivis literarum notis vulgo de ziferis, Naples, 1563.
2. Blaise de Vigenère, Traité des chiffres ou secretes manieres d’ecrire, Abel Langelier, Paris,
1586.
3. Seules deux tables s’appuyant sur le système, simplifié, de Vigenère ont été retrouvées à ce
jour : BnF, fr. 4724, fol. 136, « Chiffre baillé par le Père François Ybernois », v. 1620 ; BnF,
fr. 4725, fol. 68, « Chiffre donné par M. Simon », v. 1610.
4. La question de la professionnalisation ou du moins spécialisation des diplomates a fait
l’objet de nombreuses études (voir notamment Indravati Félicité (dir.), L’identité du
diplomate (Moyen Âge-xixe siècle). Métier ou noble loisir ?, Garnier, Paris, 2020). En l’absence
de toute formation dédiée avant le début du xviiie siècle, les critères présidant au choix
d’un agent diplomatique pour une mission reposent majoritairement sur l’expérience, les
capacités de négociation, les qualités curiales et, pour certains postes, un goût des langues
ou un certain statut nobiliaire.
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Camille Desenclos
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Gilles Perrault
1743, Voltaire est à La Haye, en exil lui aussi, mais volontaire. Il a quitté
Paris abreuvé de rebuffades et d’affronts. Il n’en peut plus. D’abord, un échec
sanglant à l’Académie française. Il avait posé sa candidature au fauteuil du
cardinal de Fleury. Pourquoi pas ? Ne s’était-il pas réconcilié avec Son Éminence ?
Et qui eût été plus apte que lui à faire l’éloge funèbre de l’homme d’État qui
avait gouverné la France pendant dix-sept ans ? Sa candidature, approuvée par
le roi et sa maîtresse, semblait devoir passer comme lettre à la poste. C’était
compter sans le parti dévot, mobilisé autour de l’ancien évêque de Mirepoix,
Boyer, précepteur du dauphin et titulaire de la feuille des bénéfices, qui lui
donnait la direction temporelle du clergé. Ils en ont tant fait – un mécréant
succédant au cardinal ! – que Louis XV a retiré son appui. C’est l’évêque de
Bayeux qui a été élu à l’unanimité des voix (quelle claque pour Voltaire !), tout
surpris de ce fauteuil auquel il ne songeait pas. Bagage littéraire nul, pas une
ligne publiée. Voltaire en est pour ses frais ; il avait écrit à Boyer une lettre assez
216
pitoyable (« Je suis bon citoyen et vrai catholique ») qui consterne ses amis et
enchante les autres.
Puis sa tragédie La Mort de Jules César, donnée une première fois huit ans
plus tôt au collège d’Harcourt, rejouée sans problème sur un théâtre privé, que
la Comédie-Française avait inscrite à son répertoire, répétée, et que la police
interdit la veille de la première… C’en est trop, il part, la Hollande sera sa
première étape. Il ira ensuite s’établir à la cour de Frédéric II, un roi capable
d’apprécier les poètes. Lettre amère à l’ami Thiériot : « J’ai une récompense bien
singulière et bien triste de trente années de travail. Ce n’est pas tant Jules César
que moi qu’on proscrit. » Vers désabusés à l’ami Cideville : « Non, terminons en
paix mon obscure carrière… » Lettre de coquette au « monarque charmant », à
« ma plus grande passion », Frédéric de Prusse : « Je n’y puis plus tenir ; le côté
de votre aimant m’attire trop fort, tandis que le côté de l’aimant de la France me
repousse. » Émilie du Châtelet, restée à Paris, annonce urbi et orbi la définitive
rupture : « … M. de Voltaire, très mécontent déjà de tout ce qui s’était passé au
sujet de l’Académie, a été si révolté du refus que l’on fait de laisser jouer la tragédie
de Jules César qu’il s’en est allé en Hollande, d’où il ira vraisemblablement en
Prusse… »
Barbier note dans son journal : « On ne dit rien de nouveau, si ce n’est que
Voltaire, notre fameux poète, est encore exilé, on n’en sait pas précisément la raison.
On dit que c’est peut-être pour avoir fait une critique un peu hardie de l’oraison
funèbre du cardinal de Fleury. »
Bon début : l’opération d’intoxication, première phase de la mission, a
réussi. L’échec à l’Académie n’était certes pas programmé, mais a été bien utile
pour accréditer l’image d’un Voltaire révolté par l’injustice du pouvoir.
L’interdiction de La Mort de Jules César a été délibérée (Amelot, secrétaire d’État
des Affaires étrangères, l’écrit explicitement à Valori, notre ambassadeur à
Berlin). Ainsi Voltaire quitte-t-il Paris avec la « couverture » d’un homme
dégoûté de Paris, écœuré par Versailles, qui n’a d’autre issue que de se jeter
dans les bras de son « adorable monarque ».
Cette fois, la mission a le sceau officiel. Les quatre secrétaires d’État l’ont
organisée ; le roi l’a approuvée. La coalition qui se noue contre la France apparaît
si menaçante qu’il serait fou de se priver de l’atout Voltaire. On lui remboursera
ses frais. Amelot lui a confié un code secret qui mettra sa correspondance à
l’abri des yeux indiscrets. Le code, d’une robuste simplicité, est basé sur une
méthode d’équivalences directes : un groupe de chiffres représente un mot ou
une phrase convenus d’avance ; ainsi le groupe chiffré 0631 représente-t-il la
Prusse. Le comte d’Argenson, condisciple de Voltaire à Louis-le-Grand, est
secrétaire d’État de la Guerre. Son aîné, le marquis d’Argenson, prendra bientôt
217
la place d’Amelot. Avec cette nouvelle génération – la sienne – qui arrive aux
affaires, c’en est fini des réticences décourageantes du vieux Fleury ; Voltaire
va enfin pouvoir devenir quelque chose.
Un embarras : Emilie du Châtelet, jalouse du roi de Prusse qui veut lui
voler son poète, s’est si fort opposée au voyage qu’on s’est résigné à la mettre
dans le secret. On s’en repentira.
Frédéric voyageant sans cesse pour passer ses troupes en revue ou surveiller
des travaux de fortification en Silésie, Voltaire s’installe à La Haye dans ce qu’il
nommera pour ses amis « le palais royal du roi de Prusse », en fait l’ambassade
prussienne, une vieille bâtisse hantée par les rats. Il y attend la convocation du
roi. Mais comme il est Voltaire et qu’il brûle de briller dans son nouvel emploi,
il étend d’autorité sa mission à l’espionnage de la Hollande. Le ministère français
avait les yeux fixés sur ce pays, qui avait promis son alliance à l’Angleterre mais
hésitait à passer à l’acte, redoutant l’éventualité – elle se vérifiera – d’une offensive
française contre les Pays-Bas autrichiens qui eût dangereusement rapproché la
guerre de ses frontières. Toute information sur la Hollande valait son pesant
d’or.
Voltaire les apporta par brassées. En trois mois, cet homme de génie fit la
démonstration éblouissante qu’il était aussi un génial agent de renseignement.
L’histoire des services secrets offre peu d’exemples d’une telle rapidité dans la
détection des sources, d’une pareille diversité dans l’information, d’une recherche
aussi minutieuse du détail signifiant. Esprit universel, exemplaire de ce siècle
où l’on survolait tout avec l’ambition de tout apprendre, Voltaire avait compris
d’emblée que le renseignement n’est fait que de détails. Point d’aigles dans ce
métier, mais des moineaux picoreurs. Les plus grands sont les plus modestes.
Il sut être modeste, ce qui lui était la chose peut-être la plus difficile au monde.
Nous le savions depuis sa précédente mission, quand nous l’avions vu avec
étonnement identifier les cartes géographiques achetées à Aix-la-Chapelle par
un aide de camp de Frédéric.
Il commence par un coup de maître. L’ambassadeur de Prusse à La Haye,
le jeune comte Podewils, avait pour maîtresse la femme d’un homme d’État
hollandais. Elle lui donnait copie de toutes les décisions gouvernementales.
Voltaire s’en procura les doubles et les fit passer à Versailles. Ce ne fut certes
pas sa seule source. Il écrivait dès le 6 juin à Amelot : « Je suis en liaison intime
avec quelques étrangers qui me font part de toutes les affaires et qui me mettront
en état de le [Frédéric] brouiller avec l’Angleterre. »
Le 15 juillet, un véritable exploit : il envoie au comte d’Argenson, ministre
de la Guerre, l’état détaillé des forces militaires hollandaises, soit un total de
quatre-vingt-quatre mille hommes subdivisés en sept mille sept cents cavaliers,
218
soixante-deux mille fantassins, trois mille cinq cents dragons, neuf mille six
cents Suisses, mille deux cents artilleurs. Il y ajoute le budget ordinaire de la
guerre (10 098 156 florins) et le budget extraordinaire (5 774 561 florins). Il
indique que la dette hollandaise se monte pour l’année en cours à 32 852 665 florins,
dont l’intérêt annuel est de 1 478 694 florins. Versailles possède ainsi, à l’unité
près, le tableau complet de la puissance militaire et financière de cet ennemi
potentiel. Voltaire, un peu ému par l’importance de ces renseignements et par
le risque qu’il court, demande à d’Argenson de lui accuser réception de l’envoi
(conformément aux dispositions prises, il a été expédié à l’adresse d’Émilie du
Châtelet, qui fait office de boîte à lettres), « sans quoi j’aurais ici beaucoup
d’inquiétudes ».
Il annonce que La Haye a décidé de faire marcher quatorze mille six cents
hommes, destinés à rejoindre la coalition contre la France. Mais il ajoute : « Vous
pouvez être sûr que les Hollandais ne vous feront pas grand mal. Il est actuellement
huit heures du soir, 15 juillet. À sept heures, le général Hompèche, qui attendait
l’ordre de partir, a reçu un ordre nouveau de faire mettre petit à petit, ces quinze
jours-ci jusqu’au 1er août, les chevaux à la pâture. Les gardes à pied n’auront les
ordres pour la marche que le 24 juillet. Il est évident qu’on cherche à ne plus obéir
aux Anglais, sans leur manquer ouvertement de parole. » Le 18, il confirme :
« L’ordre de mettre les chevaux au vert est exécuté et subsiste pour dix ou douze
jours au moins. Les gardes à pied partent le 24 ou le 23 au plus tôt. Deux régiments
sont en marche actuellement aux environs de Maastricht. On dit hier en ma
présence au comte Maurice de Nassau, général de l’infanterie : Vous ne serez pas
avant deux mois au rendez-vous. Il en convint. »
Le 19 juillet, il écrit à Amelot sur Van Haren, ennemi décidé de la France,
qui avait convaincu le gouvernement hollandais de rallier la coalition et de lui
fournir vingt mille hommes. Contrairement à l’image qu’on en a à Versailles,
Voltaire estime que cet adversaire devrait être approché. « Je souhaiterais qu’un
homme de ce caractère pût être attaché à Sa Majesté, et je ne crois pas qu’il soit
impossible d’y réussir. » Voltaire est par ailleurs en contact permanent avec
l’ambassadeur d’Angleterre et l’envoyé du Hanovre, c’est-à-dire les représentants
des puissances ennemies. Leurs propos sont inquiétants. La coalition a pour
objectif d’arracher l’Alsace et la Lorraine à la France. Ils ne se méfient nullement
de Voltaire : « On me parle familièrement, et si j’étais dans le camp du roi
d’Angleterre, j’ai lieu de croire qu’on ne se déguiserait pas davantage, tant on me
croit peu à portée, par mon caractère et par ma situation, de profiter de cette
franchise. » La couverture est étanche.
Dans la même lettre, une information considérable : Frédéric emprunte
quatre cent mille florins à Amsterdam. « Cette nouvelle est aussi vraie
219
220
Le 13 août, à Amelot, « une pièce très secrète » dont nous ne savons rien ;
mais « je ne crois pas que rien puisse mieux faire connaître l’état présent de ce
pays ». Il confirme que Podewils, ambassadeur de Prusse, s’active pour la paix.
C’est un homme qu’il faut absolument s’attacher. Le 16 août, au même Amelot,
sur Van Haren (Ah ! cet homme capital, cet adversaire, est aussi grand poète.
« Je suis bien aise, écrit Voltaire au marquis d’Argenson, pour l’honneur de la
poésie, que ce soit un poète qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine
de Hongrie, et que la trompette de la guerre ait été la très humble servante de la
lyre d’Apollon. »). Ce Van Haren, donc, « il faut le regarder comme un homme
incorruptible ; mais il peut aimer la gloire et les ambassades ». Voltaire est convaincu
que « l’espérance d’être nommé par la faveur même de la France à une ambassade
(dont il semble exclu par l’usage, étant né frison) pourrait flatter son amour-propre,
et le déterminer à servir le parti de la justice, de la raison et de la paix. Mais ce ne
peut être que l’ouvrage du temps, et même d’une liaison intime et secrète avec lui ».
Sagace Voltaire ! Comme il connaît son monde et quel agent recruteur il eût
fait ! Les annales des services secrets le démontrent à satiété : là où l’argent ne
réussit pas toujours, car les incorruptibles sont plus fréquents qu’on ne croit, la
vanité échoue rarement. Elle est l’arme absolue pour recruter ou retourner un
homme (non pas une femme, beaucoup moins vulnérable à ces pauvretés).
Toujours le 16 août, l’affaire du blocus des munitions va bien et les armées
de la coalition ne sont pas près de les recevoir. Podewils, dûment chapitré, écrit
à Frédéric dans un sens favorable à la France (mais il ne veut surtout pas d’une
brouille entre Prusse et Hollande, car cela le contraindrait à quitter sa maîtresse…).
Bonne nouvelle : Voltaire, qui a accès aux dépêches envoyées à La Haye par
l’ambassadeur de Hollande à Saint-Pétersbourg, peut assurer que Frédéric refuse
un traité défensif proposé par l’Angleterre et la Russie. Voltaire s’autorise à
signaler à Amelot (qui l’informe régulièrement de l’évolution diplomatique en
Europe) que, contrairement à ce que lui affirme son propre ambassadeur à
Pétersbourg, « le ministère russe paraît entièrement autrichien ». Il lui envoie, à
titre de preuve, copie de la dépêche hollandaise. À propos d’ambassadeur, il
s’est déjà pourvu de lettres de recommandation pour mylord Hyndford, ministre
anglais à Berlin : « Je tâcherai même de me lier avec lui, et de faire tourner à votre
avantage l’heureuse obscurité à l’abri de laquelle je peux être admis partout avec
familiarité. » Il termine en évoquant les dépêches décevantes de l’ambassadeur
de Hollande à Versailles, Van Hoy, dont il a également connaissance. L’affaire
des munitions continue d’aller bien, puisque les transports n’avancent pas.
Voltaire donne le 19 août la liste complète du matériel (1 290 boulets de canons
221
222
formule, à ce jour, n’a pas vraiment convaincu. Peut-être devrait-on mieux voir
que ces deux hommes – le roi Voltaire et le roi de Prusse – traitent de puissance
à puissance et que leurs rapports n’ont pas la simplicité des relations ordinaires.
Ils s’admirent sûrement ; ils s’aiment peut-être ; ils sont aussi des monstres froids.
Frédéric veut absolument fixer Voltaire à Berlin pour donner à sa cour l’éclat
qui lui manque, et tous les moyens lui sont bons. Voltaire voit dans le roi de
Prusse l’incomparable joker qui le sauve des situations délicates et peut assurer
sa promotion. Dans la longue partie qu’ils jouent l’un avec l’autre – l’un contre
l’autre –, Frédéric n’est d’ailleurs pas le dernier à ruser et à trahir. On aurait
tort de le confondre avec Stanislas Leszczynski. En avance sur tous les chefs
d’État, il avait deviné l’importance à venir du renseignement, tout comme la
puissance nouvelle de l’opinion publique. Aucun souverain ne s’ingénia autant
que lui à être exactement renseigné. Voltaire s’était trop démasqué pour ne
point lui faire dresser l’oreille. Cette lettre, par exemple, qui vantait le courage
français malgré Dettingen et malgré les replis de « l’ami de Strasbourg »,
comment le roi de Prusse ne l’eût-il pas trouvée singulière sous la plume d’un
écrivain absolument disgracié, réduit à l’exil, et qui, même en faveur à la cour,
ne se fût pas privé de brocarder les seigneurs pleins de morgue qui avaient fui
devant les fusils anglais ? Il y avait anguille sous roche. Frédéric s’employa à
soulever la roche.
Après sa candidature avortée à l’Académie, le poète avait envoyé à Berlin
des lettres où Boyer, responsable de son échec, était allègrement moqué. Voltaire
prétendait ainsi que le prélat signait toujours en abrégé « l’anc. évêque de
Mirepoix » mais que son écriture était si mauvaise qu’on lisait : « l’âne évêque
de Mirepoix ». Frédéric, machiavélique, écrivit à Rottenbourg, son agent à Paris :
« Voici un morceau d’une lettre de Voltaire que je vous prie de faire tenir à l’évêque
de Mirepoix par un canal détourné, sans que vous et moi paraissions dans cette
affaire. » L’objectif était double. D’abord, brouiller définitivement Voltaire avec
la France pour le contraindre à venir s’installer à Berlin ; mais aussi observer
la réaction de Versailles. Si aucune poursuite n’était engagée contre Voltaire,
preuve serait faite que, bien loin de le proscrire, le ministère français le protégeait.
Pour faire bonne mesure, Frédéric, peu regardant sur les moyens, avait greffé
sur une strophe de Voltaire un vers de sa composition où Louis XV était appelé
« le plus stupide des rois ». Il n’y eut pas de réaction. Voltaire, d’ailleurs, découvrit
la perfidie. Lettre de Frédéric II à son agent : « À propos de baladins, Voltaire a
déniché je ne sais comment la petite trahison que nous lui avons faite, et il en est
étrangement piqué ; il se défâchera, j’espère… » Voltaire se défâcha vite et il n’y
eut que l’âne de Mirepoix pour rester piqué. Selon Voltaire, le prélat s’étant
plaint à Louis XV de passer pour un sot à la face de l’Europe, « le roi lui répondit
223
que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde ».
Voltaire prête au roi un esprit voltairien qu’on ne lui vit jamais.
Le secret semblait en tout cas éventé. L’imprudence d’Émilie du Châtelet
devait y avoir eu sa part : elle avait parlé et écrit à tort et à travers, notamment
à Mme de Tencin, redoutable personne, sœur du cardinal de Tencin, dont tout
le monde tenait pour établi qu’elle couchait avec lui. Mme de Tencin écrivait
dès le 18 juin : « On a publié que Voltaire était exilé, ou du moins que sur la crainte
de l’être, il avait pris la fuite ; mais la vérité est qu’Amelot et Maurepas l’ont envoyé
en Prusse pour sonder les intentions du roi de Prusse à notre égard. » Puis l’activisme
de Voltaire à La Haye, singulier de la part d’un homme soi-disant blessé, qui
prétendait ne plus aspirer qu’au recueillement, pouvait susciter des interrogations.
L’ambassadeur de France à La Haye, jaloux, comme tout diplomate de carrière,
de la concurrence d’un amateur, écrit à Versailles le 20 août, dix jours avant
l’arrivée de Voltaire à Berlin : « En même temps, Monseigneur, que je me fais un
devoir de rendre témoignage du zèle de M. de Voltaire, à son envie de devenir utile
au service du Roi et au désir extraordinaire qu’il a de mériter votre approbation,
je ne dois pas vous dissimuler que le motif de son voyage auprès du roi de Prusse
n’est plus un secret. »
Quelle importance ? La mission avait évolué, ne serait-ce qu’en raison de
l’excellence des renseignements transmis par Voltaire, qui faisaient découvrir
aux ministres, sous le baladin pour eux extravagant, l’instrument possible
d’une politique. On ne lui avait d’abord demandé que de tenter de percer à jour
les intentions de Frédéric ; on espéra bientôt qu’il aurait le talent de le ramener
dans l’alliance avec la France. Mais la couverture inventée pour le protéger,
efficace pour donner à Voltaire les apparences d’un écrivain exilé à qui Frédéric
s’ouvrirait sans méfiance, devenait un handicap dès l’instant que la mission,
cessant de se limiter au renseignement, devenait mission d’influence : pourquoi
le roi de Prusse aurait-il accordé crédit politique à un Français que la France
rejetait ? Voltaire le sentait si bien qu’il demanda à Maurepas une lettre à montrer
à Frédéric. Le ministre lui fit tenir par Émilie une belle épître l’assurant qu’il
avait eu tort de se croire en défaveur et qu’on comptait sur son rapide retour
en France.
224
Gilles Perrault
225
Bibliographie indicative
226
Ferenc Tóth
228
avec les Turcs, disposaient de moyens qu’ils essayaient d’exploiter durant les
négociations, selon leurs intérêts. L’espionnage et la vente de documents secrets
étaient une source de revenus pour ces agents toujours à la solde du plus offrant.
Il en résulta la nécessité de créer un corps d’interprètes plus indépendants et
plus fiables pour le service du roi de France. À l’exemple d’autres monarchies
européennes, Colbert créa en 1669 à Péra l’ « École des jeunes de langues1 ».
Les Hongrois, dont la langue ressemblait au turc, apprirent celle-ci avec une
facilité déconcertante et acquirent ainsi une assez bonne réputation comme
interprètes. Un autre avantage non négligeable était leur langue maternelle – très
particulière et quasiment incompréhensible pour les étrangers – qui leur permit
de communiquer entre eux en toute sécurité. Mais ces qualités linguistiques
ne sont pas la seule raison pour laquelle la diplomatie française fit appel aux
Hongrois.
D’une part, les agents magyars avaient une excellente connaissance du
terrain que les envoyés de la France ne pourraient jamais acquérir, en conséquence
de quoi, leurs missions étaient vouées à l’échec. En janvier 1704, lorsque l’armée
franco-bavaroise occupa la ville de Passau, la cour de Versailles voulut prendre
contact avec les rebelles hongrois et les aider, par l’envoi des troupes et de
l’argent. Le maréchal Ferdinand de Marsin2, commandant les troupes françaises
et alliées envoya alors le lieutenant Honoré Bonnet chez le prince Rákóczi en
Hongrie. N’étant pas capable de remplir sa mission incognito, il fut arrêté à
Vienne et pendu3. Un autre échec fut celui du colonel Charles-François Dumouriez,
envoyé en 1770 en Hongrie afin d’aider les confédérés polonais. Le célèbre
général des guerres révolutionnaires séjourna quelques mois dans la ville
d’Eperjes, mais sa mission ne réussit point en raison de son manque de
connaissance élémentaire des affaires locales4.
D’autre part, l’opposition hongroise disposait d’importants réseaux
internationaux. Une partie de l’élite magyare était favorable à l’intervention
des Turcs contre la maison de Habsbourg. Depuis longtemps, ils entretenaient
1. Elle était destinée à former les futurs en langues du Levant : turc, arabe, persan, arménien.
Frédéric Hitzel, « Les Jeunes de langues de Péra-lès-Constantinople », Dix-Huitième Siècle
no 28, 1996, pp. 57 à 70.
2. Le comte Ferdinand de Marsin naquit à Liège le 10 février 1656. Après un service en
Flandre, il fut envoyé à Madrid en qualité d’ambassadeur (1701-1702). Promu en 1703
maréchal de France, il fut nommé à la tête des troupes françaises de Bavière où il remplaça
le duc de Villars, brouillé avec l’électeur Maximilien Emmanuel II. Il participa à la bataille
d’Höchstädt (13 août 1704) et mourut le 9 septembre 1706.
3. Zoltán Bagi, « La mission secrète d’Honoré Bonnet en Hongrie en 1704. Le début de la
guerre de Succession d’Espagne et le projet de coopération franco-hongroise », Orients,
février 2013, pp. 125 à 140.
4. Jean-Pierre Bois, Dumouriez. Héros et proscrit, Perrin, Paris, 2005, pp. 70 à 81.
229
des relations diplomatiques avec la Porte, dont ils connaissaient les personnages
les plus en vue. Leur collaboration avec les Turcs cessa d’être efficace après le
traité de paix de Karlowitz (1699), mais ces relations ne furent pas pour autant
abandonnées. Ainsi, les principaux chefs du mouvement d’indépendance
trouvèrent toujours refuge dans l’Empire ottoman après leurs défaites en
Hongrie. Notamment, après l’échec de la guerre d’indépendance de François II
Rákóczi, une colonie hongroise s’établit à Rodosto à proximité de Constantinople.
Les anciens combattants magyars se révélèrent des ennemis intransigeants des
Habsbourg et, à quelques exceptions près, furent des agents sur lesquels les rois
de France purent toujours compter. La colonie de Rodosto, ainsi qu’une partie
du corps des officiers des régiments de hussards hongrois de l’armée française,
devint le noyau d’un mouvement capable de relancer éventuellement la révolte
en Hongrie contre la Maison des Habsbourg. Cette menace, certes moins
sérieuse après l’échec cuisant de la guerre d’indépendance du prince Rákóczi
(1711), ne cessa de préoccuper les autorités autrichiennes au cours de la première
moitié du xviiie siècle.
Par ailleurs, le prince Rákóczi avait déjà pratiqué une diplomatie active à
l’époque de sa guerre d’indépendance. Le choix des agents et la gestion de
l’appareil diplomatique furent son œuvre personnelle1. Deux de ses agents
envoyés en France, Ladislas Vetési Kökényesdi2 et Dominique Brenner3, étaient
des hommes cultivés parlant les langues étrangères et avaient déjà vécu dans
1. Le prince avait l’habitude d’écrire lui-même ses lettres à Louis XIV et, dans la plupart
des cas, aux autres personnalités diplomatiques françaises. La langue française, en dehors
du latin et du hongrois, était la langue la plus souvent utilisée dans les correspondances
diplomatiques avec les pays occidentaux. À la cour de Rákóczi, il y avait d’ailleurs de
nombreux Français ou des étrangers francophones. Si l’on en croit Ignace Kont, « la langue
française était couramment parlée à la cour et certainement mi eux comprise que l’allemand ».
Ignác Kont, Étude sur l’influence de la littérature française en Hongrie 1772-1896, Paris,
1902. p. 47.
2. Ladislas Vetési Kökényesdi (1685-1756), alias « baron de Vetes », avait travaillé auprès de
l’Électeur de Bavière. Cet homme possédait presque toutes les qualités d’un diplomate de
son temps. Mais son talent allait de pair avec un arrivisme cynique et, après la chute du
prince, il entra immédiatement au service de l’empereur. Il présenta alors sa correspondance
avec Rákóczi à souverain, lequel lui accorda sa grâce. Cette correspondance a été publiée
par J. Fiedler (Actenstücke zur Geschichte Franz Rákoczys und seiner Verbindungen mit
dem Auslande/2 vol./, Wien, 1858.). Les chercheurs hongrois du xxe siècle, MM. Kálmán
Benda et Béla Köpeczi, ont démontré que ces documents avaient été falsifiés par Vetési
Kökényesdi. Voir sur son activité : Béla Köpeczi, Vetési Kökényesdi László. Kuruc diplomata
és a császár katonája 1680 ?-1756), Akadémiai Kiadó, Budapest, 2001.
3. Dominique Brenner (v. 1670-1721), prévôt de Szepes, agent hongrois. Voir sur son activité :
Béla Köpeczi, Brenner Domokos, a Rákóczi-szabadságharc és a bujdosás diplomatája és
publicistája, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1996. Cf. Journal inédit de Jean-Baptiste Colbert
marquis de Torcy, Paris, 1884. p. 221 et 229. ; Journal du marquis de Dangeau Tome III, Paris,
1858. p. 129.
230
les pays concernés1. Ils continuèrent leur activité diplomatique après la fin de
la guerre, mais d’une manière différente : Vetési Kökényesdi entra au service
impérial ; Brenner resta à Paris où il se fit une réputation assez douteuse avant
de se suicider à la Bastille… Même si cette première phase de la diplomatie
hongroise montra beaucoup de faiblesses, il y avait dans l’entourage du prince
exilé plusieurs agents expérimentés.
1. Un autre agent au service du prince Rákóczi travaillait aussi en France. Il s’appelait Jean-
Henri Tournon. Il fut envoyé à Versailles, mais sa position était devenue incertaine, il
quitta son poste peu après son arrivée en France.
2. Voir à ce sujet : Michael Hochedlinger, Die französisch-türkischen Beziehungen 1525-1792
als Instrument antihabsburgischer Politik. Von der « osmanischen Diversion » zur Rettung
des « kranken Mannes am Bosporus » (MA Diplomarbeit), Universität Wien, 1991.
3. Voir sur ce sujet : Jörg Wollenberg, Richelieu. Staatsräson und Kircheninteresse. Zur
Legitimation des Politik des Kardinalpremier, Pfeffer, Passau, 1977.
4. On appelait Malcontents (mécontents) les chefs de l’opposition politique hongroise.
5. Le prince François II Rákóczi avait dans son entourage plusieurs officiers, envoyés et
aventuriers français dont certains étaient des agents au service de l’ambassade de France à
Constantinople. Voir à ce sujet le cas de la mission de Jacques de Boissième : Núria Sallés
Vilaseca, « Je n’étois envoyé qu’auprès du Prince de Transylvanie. La mission de Jacques
de Boissimène à la cour du sultan Ahmet III (1717-1718) », Revue d’histoire diplomatique
(2018) no 3, pp. 251 à 268.
231
1. C’était une diplomatie parallèle dont les objectifs furent parfois très différents de ceux de la
diplomatie officielle. Durant la période qui nous intéresse, Louis XV concentra principalement
son attention sur la Pologne où le parti francophile était assez fort. Son candidat français
fut le prince de Conti qui était en correspondance secrète avec les ambassadeurs français à
Varsovie, Constantinople, Stockholm et Saint-Pétersbourg, et initiés, bien entendu, au « Secret
du Roi ». Voir sur ce sujet : Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique
français, tome I, De l’Ancien Régime au Second Empire, CNRS, Paris, 1984. ; Gilles Perrault,
Le Secret du Roi. La Passion polonaise, Fayard, Paris, 1992. Duc de Broglie, Le secret du roi,
Correspondance secrète de Louis XV avec ses agents diplomatiques 1752-1774, Paris, 1878.
(2 vol.). Voir aussi récemment : Fred Warlin, J.-P. Tercier, l’éminence grise de Louis XV. Un
conseiller de l’ombre au Siècle des lumières, L’Harmattan, Paris, 2014.
2. Olivier Brun, « Secret du Roi », in Hugues Moutouh et al., Dictionnaire du renseignement,
Perrin, Paris, 2018, pp. 710-711. Cf. Jean Bérenger & Jean Meyer, La France dans le monde
au xviiie siècle, Sedes, Paris, 1993, pp. 66 à 67.
3. Voir sur ce sujet : Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, 1990 ;
David Kahn, The Codebreakers. The Story of Secret Writing, Macmillan, New York, 1968 ;
et récemment Lucien Bély, Les secrets de Louis XIV. Mystères d’État et pouvoir absolu,
Tallandier, 2013.
4. Le Conseil de guerre aulique était une institution complexe du gouvernement autrichien
dont les compétences étaient à la fois militaires et diplomatiques, notamment dans les
relations avec l’Empire ottoman.
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seureté aux moyens qu’il proposeroit de mettre luy même en exécution. Il pourroit leur faire
voir la necessité ou ils sont de changer leur discipline non pas comme défectueuse, mais leur
proposant une nouvelle maniere de combattre pour vaincre infailliblement leurs ennemis. Il
pourroit leur démontrer que leur supériorité sera toujours inutile s’ils ne changent pas leur
ordre de bataille en combattant contre les Allemans. C’est ce que pourroit faire un homme
avoué de M. le Prince Ragotzi, et qui paroîtroit agir sur des pouvoirs qui luy feroient rechercher
la protection du Sultan pour appuyer les prétentions de ce Prince. » Bibliothèque universitaire
de Poitiers, Archives d’Argenson, série P 62, Réflexions sur les moyens d’engager les Turcs
à continuer la guerre.
1. Lavender Cassels, The Struggle for the Ottoman Empire 1717-1740, John Murray, London,
1966, p. 90. Cf. Gilles Veinstein, « Les Tatars de Crimée et la seconde élection de Stanislas
Leszczynski », Cahiers du Monde russe et soviétique, vol. 11, No. 1 (Jan. – Mar., 1970)
pp. 24 à 92.
2. Albert Vandal, Une ambassade française en Orient sous Louis XV. La mission du marquis de
Villeneuve 1728-1741, Paris, 1887, p. 196 à 197. Cf. Général Raymond Boissau, « Les débuts
de Berchény 1720/1743 (Première partie) », Vivat Hussar no 35, 2000, p. 20.
3. Voir sur la vie du comte Berchény : Général Raymond Boissau, Ladislas Bercheny Magnat
de Hongrie Maréchal de France, Institut Hongrois de Paris, Paris-Budapest-Szeged, 2006.
4. Sur les missions de Bercsényi en Turquie : Général Raymond Boissau, « Rattky Hussards
1716-1741 (Première partie) », Vivat Hussar no 33, 1998. pp. 16 à 17.
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à agir, mais ses courriers, interceptés et divulgués par les agents impériaux, ne
permirent pas à ses initiatives d’aboutir. Castellane fut alors rappelé et remplacé
par le comte des Alleurs, le fils de l’envoyé extraordinaire auprès du prince
François II Rákóczi. Comme les négociations avec la Porte ne parvenaient pas
aux résultats escomptés, la diplomatie française prit l’initiative de jouer la carte
hongroise. En décembre 1747, le nouvel ambassadeur envoya son agent à Rodosto
auprès des émigrés hongrois. Le but officiel de son voyage était de recruter des
volontaires parmi les ressortissants magyars en Turquie1. En réalité, son but
était de rencontrer leur chef, le comte Michel Csáky, vétéran de la guerre de
Rákóczi, afin de s’informer de la situation en Hongrie. La mission d’André de
Tott, censée être discrète, fit un grand bruit parmi les Hongrois émigrés. Le
comte Michel Csáky proposa alors au gouvernement français un projet fort
intéressant selon lequel les Hongrois devaient empêcher le couronnement du
fils de Marie-Thérèse et choisir celui de Louis XV pour roi de Hongrie2. De plus,
Csáky envisageait une intervention de la Porte ottomane en faveur des Malcontents
hongrois qui pouvaient, selon lui, s’appuyer sur les peuples voisins du sud de
la Hongrie (Serbes, Albanais etc.). Il espérait également une éventuelle aide
militaire française sous le commandement de Ladislas Berchény. L’ambassadeur
transmit ce mémoire à la cour de Versailles, et Tott informa le ministre
d’Argenson3. Entre-temps, la paix d’Aix-la-Chapelle mit fin aux aspirations des
émigrés hongrois.
1. Sur les instructions de Tóth, voir : Instructions aux ambassadeurs et ministres de la France
depuis le traité de Westphalie jusqu’à la Révolution française Tome XXIV, Turquie, éd.
P. Duparc, Paris, 1970, pp. 422-426.
2. « Dauphin de France qui a des droits assurément sur la Hongrie par rapport à la princesse de
Saxe, sa femme ». Cité dans le rapport de Tott conservé au Centre des archives diplomatiques
de Nantes (CADN), Constantinople série A, fonds Saint-Priest 158. Le mémoire et la
correspondance de Tóth se trouvent au CADN, Constantinople série A, fonds Saint-Priest,
158.
3. Ibid. Ce dernier, dans sa lettre du 16 avril 1748 adressée à l’ambassadeur, commenta ainsi
le projet du comte Csáky : « Le germe de mécontentement qui subsiste parmy les hongrois
peut fructifier toutes les fois que la Porte voudra les aider par des effets déclarés. Il me semble
que nous sommes encore bien éloignés de ce terme, mais comme les principaux qui gouvernent
actuellement la Porte ottomane peuvent changer il est bon d’entretenir parmy les mecontens
de Hongrie l’esperance de secouer un jour la domination allemande et de connoitre s’il y a
encore des gens considérables parmy eux qui puissent y concourir effectivement. »
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service la diplomatie secrète française. Ils furent surtout employés sur le territoire
de l’Empire ottoman grâce à leurs connaissances linguistiques et à leurs relations
personnelles. Durant les guerres dynastiques de la première moitié du xviiie siècle,
ces agents n’hésitèrent pas à prendre contact avec leurs compatriotes de Rodosto
et à présenter leurs projets à la diplomatie française. Cette activité se poursuivit
jusqu’à la « révolution diplomatique » de 1756 qui marqua une rupture dans
les relations entre Versailles et les Hongrois. De nombreux autres émigrés
maguars servirent la France dans les régiments de hussards nouvellement créés.
Le comte Ladislas Berchény, chef de l’émigration, joua par ailleurs un rôle
considérable en matière de renseignement militaire, dans l’organisation des
réseaux émigrés hongrois ainsi au cours de la guerre de Succession d’Autriche.
Après le traité de Versailles, la Hongrie perdit son importance pour la
politique extérieure française. Cela ne signifia pas toutefois l’abandon des jeunes
agents magyars préparés à un emploi spécialisé sur les affaires en Europe centrale
et orientale, ainsi que la brillante carrière de François de Tott, au service de la
diplomatie et de l’armée françaises en est l’illustration.
Ferenc Tóth
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Stéphane Genêt
Louis XIV. Les progrès technologiques majeurs sont antérieurs à 17401 et les
théories novatrices des penseurs restent dans les livres2. Les armées européennes
sont équipées de façon identique et confrontées d’ailleurs aux mêmes problèmes3.
Elles s’exercent selon des manœuvres similaires et s’affrontent selon la tactique
réglementée du combat en lignes. Quand une innovation a lieu, elle est rapidement
reprise par tous les belligérants. Les Autrichiens surpris et bousculés à Leuthen
par l’ordre oblique de Frédéric II (1757) se disposent par la suite de façon à ne
plus pouvoir être contournés. Le matériel abandonné par l’ennemi permet de
découvrir et de s’approprier tout progrès technique. Désormais, seuls le nombre,
la surprise ou l’habileté tactique du général peuvent donc faire la différence
dans cette période particulièrement belliqueuse.
Le siècle des Lumières est celui de la Raison, mais tout autant de la guerre.
De 1740 à 1763, l’Europe connaît quinze années de conflit autour de deux
affrontements majeurs, le premier ayant duré huit ans et le second sept, avec
une simple « trêve armée » entre les deux. Cette période guerrière voit pour la
France les victoires de Fontenoy (1745) ou de Minorque (1756), mais aussi les
désastres de Dettingen (1743) ou des plaines d’Abraham (1759). Deux guerres
qui s’enchaînent, mais bien différentes l’une de l’autre. La première est en quelque
sorte la dernière des grandes luttes de succession où les intérêts dynastiques et
les appétits territoriaux constituent les enjeux principaux. Marie-Thérèse
d’Autriche cherche à protéger son héritage patrimonial et assurer le trône
impérial à son mari ; Frédéric II souhaite conserver la Silésie, acquise par la
force. La France combat comme alliée du roi de Prusse. Les opérations militaires
la portent jusqu’à Prague, en Allemagne, dans le Piémont et aux Pays-Bas
autrichiens. À partir de 1756, la guerre change de nature. Désormais, le conflit
est plus étendu et se déroule selon des intérêts coloniaux et commerciaux.
D’ailleurs, l’entrée en guerre peut être datée du 21 décembre 1755 quand Louis XV
exige de l’Angleterre par ultimatum qu’elle rende navires et équipages saisis
lors de la rafle de Boscawen. Cet événement naval fait lui aussi suite à la
1. La baïonnette à douille par exemple, est inventée à la fin du xviie siècle.
2. On peut évoquer celles du chevalier de Folard qui essaye de résoudre le blocage tactique
induit par le combat en lignes. Quand il y a des expérimentations tactiques, elles restent
des cas isolés ou empiriques (le duc de Cumberland expérimente la colonne d’attaque à
Fontenoy du fait de la disposition des défenses françaises et du terrain). Cf. Jean-Pierre
Bois, Les guerres en Europe : 1494-1792, Belin, Paris, 2003, pp. 240-41.
3. Ayant abandonné la pique au début du siècle (la dernière utilisation attestée est par les
Suédois à Poltava 1709), les armées européennes sont toutes équipées du fusil à silex.
D’une portée limitée (en théorie trois cent mètres mais à l’efficacité quasi nulle après
cent cinquante mètres), l’arme posait des problèmes identiques aux belligérants qui s’en
servaient. Il était par exemple très difficile de combattre en temps humide tant la poudre
et le silex risquaient de faire long feu. Cf. Jean-Paul Bertaud, « Le guerrier » in Michel
Vovelle, (dir.), L’Homme des Lumières, Seuil, Paris, 1996, pp. 95-110.
244
déportation brutale des Acadiens décidée par les autorités coloniales anglaises
avec le soutien au moins tacite de Londres. Nulle question ici de succession, de
problème dynastique, mais des enjeux clairement nouveaux et surtout franco-
anglais. La guerre de succession d’Autriche reste dans l’opinion comme une
guerre victorieuse dont l’apothéose est Fontenoy, victoire révélatrice d’un certain
génie militaire français. À l’inverse, la guerre de Sept Ans apparaît – à
tort – comme une suite de défaites (Rossbach sur le continent européen, les
plaines d’Abraham en Amérique du Nord pour ne citer que celles-là), illustrant
les défaillances des militaires et la nécessité pressante de réformes1. L’armée et
la diplomatie constituent la priorité du royaume de France pendant ces vingt-
trois années.
1. Les victoires lors de la guerre de Succession d’Autriche avaient caché des problèmes
structurels majeurs qui se révèlent au grand jour lors de la guerre de Sept Ans. Cf. Fadi
El Hage, La guerre de succession d’Autriche (1740-1748) : Le déclin de la puissance française,
Economica, Paris, 2017, p. 240.
2. Colonel Berthaut, Les ingénieurs géographes militaires, 1684-1831, Paris, Imprimerie du
service géographique, tome 1, 1902, p. 24.
3. Service Historique de la Défense, Ya 506, « Morett » : État de service du Sr Morett.
245
246
1. Frederic II, op. cit., Article XV : « Des marques caractéristiques par lesquelles on peut
deviner les intentions de l’ennemi », p. 48.
2. S.H.D., A1 3513, f. 15 : construction de fours (rapport anonyme) cité par Kennett (Lee), The
French Armies in the Seven Years’ War, Durham, Duke University Press, 1967, p. 165.
3. Frédéric II (Roi de Prusse, Instruction militaire du roi de Prusse à ses généraux, Librairie
militaire de J. Dumaine, Paris, 1876, p. 276 (« Des précautions qu’il faut prendre en pays
ennemi, pour se procurer et s’assurer des guides »).
247
1. Lettre de M. de Caraman à Xavier de Saxe, Neuhof, 14 juin 1760 citée dans J.-J. Vernier et
Commandant Veling, Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790,
Aube, série E* Fonds de Saxe, Imprimerie administrative Gustave Frémont, Troyes, 1903,
p. 289.
2. Louis-Antoine de Bougainville, Ecrits sur le Canada, Mémoires – Journal – Lettres, Sillery,
Québec, 2003, p. 179.
3. Journal de l’attaque de Beauséjour (1755) dans CASGRAIN (H.-R.), Collection des
manuscrits du maréchal de Lévis, Québec, L.-J. Demers, 1895, t. 11, p. 23.
4. Jean-Claude Panet [ancien notaire de Québec], Journal du siège de Québec, Eusèbe Sénécal,
Montréal, 1866, p. 11.
248
accablé d’entendre « [t] rois déserteurs qui semblent débiter de vieilles gazettes et
se contredisent dans leurs dépositions, au point de ne pouvoir rien en conclure1 ».
Il n’y a rien à attendre selon lui de tels informateurs : « ce sont propos des
déserteurs », conclut-il amèrement2. Cette imprécision est généralisée. « Quelques
prisonniers que nous avons faits ont dit que le Prince y était, mais je n’ai pu savoir
d’eux si c’était le Prince Charles [de Lorraine] ou le Prince de Waldeck3 », écrit
Maurice de Saxe au ministre le 2 août 17464. Le détail a pourtant son importance :
le corps de troupe hollandais commandé par Waldeck est un moindre danger
face aux unités autrichiennes de Charles de Lorraine. Il parait étonnant d’ailleurs
que les prisonniers ne sachent faire la différence entre les uniformes de ces deux
nations. Le lendemain de cette lettre, Maurice de Saxe rencontre le prince de
Conti au château de Corroy qui lève l’ambigüité : il s’agit bien des Autrichiens5.
De façon significative, le partisan Leroy de Grandmaison place la qualité
informative des prisonniers et déserteurs au même niveau que les coups de fusil
et les aboiements de chiens6.
Appartenant à un corps de cavalerie légère – le régiment de Grassin –,
Leroy de Grandmaison doit certainement penser que le renseignement le plus
important provient des reconnaissances que ce type d’unité peut effectuer.
« Quoiqu’on ait de bons Espions, il ne faut pas pour cela manquer d’envoyer des
Partis dehors, pour reconnoître l’ennemi & faire des prisonniers ; par ces Détachements
on apprend quelquefois plus que par les Espions7 ». Cette maxime d’un auteur
militaire allemand, rapportée par l’auteur saxon Faesch dans son ouvrage de
compilation, souligne l’intérêt et la nécessité de la reconnaissance opérée par
les « partis ». Selon la définition du dictionnaire militaire d’Aubert de La Chesnaye,
1. Ibidem, p. 591.
2. Ouvrage non autographe mais relecture et corrections par Montcalm. Marquis de
Montcalm de Saint Veran, H.-R. Casgrain éd., Journal du marquis de Montcalm durant ses
campagnes en Canada de 1756 à 1759, Québec, Imprimerie de J.J. Demers & Frère, 1895,
p. 595.
3. Le prince Charles de Waldeck commandait les unités prussiennes en Flandre en 1745.
Cf. Denina (Carlo), La Prusse littéraire sous Frédéric II, H.A. Rottmann, Berlin, 1790,
p. 253.
4. La confusion est d’autant plus facile à faire que les deux princes s’appelaient Charles. Lettre
citée dans l’édition des Rêveries, préfacée par Jean-Paul Charnay, Economica, Paris, 2002,
p. 347.
5. Comte Pajol, Les guerres sous Louis XV, Firmin-Didot, Paris, 1884, t. 3, p. 450.
6. M. de Grandmaison, La petite guerre ou traité du service des troupes légères en campagne,
Chez Knoch & Esslinger, Francfort et Leipzig, 1758, p. 45.
7. Cité dans George Rodolf Faesch, Règles et principes de l’art de la guerre des meilleurs auteurs
qui ont écrit sur cette science, Chez les Héritiers de Weidmann & Reich, Leipzig, 1771, t. 2,
p. 336.
249
1. L’auteur précise certainement « infanterie » pour incorporer dans sa définition les Dragons
qui sont considérés comme de l’infanterie montée.
2. « Parti » in Aubert de la Chesnaye (attr.), Dictionnaire militaire, David, Paris, p. 306.
3. Faesch, op. cit., p. 333 [Cette citation, à l’inverse de beaucoup d’autres dans l’ouvrage
surtout composé de maximes piochés dans les lectures de l’auteur, est de sa propre plume ;
elle apparaît en note de bas de page].
4. Du Bousquet, Instructions militaires sur le service de garnison et de campagne ; dictées à
Messieurs les élèves de l’École Royale Militaire, Lyon, Chez Benoît Duplain, t. 1, 1769, p. 254.
5. Montesquieu, Œuvres de Montesquieu, L’Esprit des Lois,, A. Bavoux, Paris, 1825, p. 112.
6. Emerich de Vattel, Le droit des gens ou Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite
& aux affaires des Nations et des souverains, Londres, tome 2, 1758, p. 157.
7. Maurice de Saxe, Jean-Pierre Bois éd., Mes rêveries : suivies d’un choix de correspondance
politique, militaire et privée, Economica, Paris, (1732) 2002, p. 218.
250
251
252
Comment s’informent les espions d’armée ? L’espion est « une personne que
l’on paye pour examiner les actions, les mouvemens » affirme Le Blond dans
L’Encyclopédie2. Il est donc d’abord une sentinelle, à l’affût d’un indice précieux
pouvant être rapporté à son commanditaire. Tout doit l’intéresser : les
déplacements et cantonnements des ennemis, l’état des fortifications et des
capacités défensives des villes, l’arrivée de vivres ou une activité anormalement
élevée d’un port, la constitution de stocks dans une place, en particulier lorsqu’il
s’agit d’approvisionnements ou de ressources pouvant servir à la logistique
militaire (fourrage ou bois par exemple), etc.
Outre l’observation, un espion efficace est aussi un homme à l’écoute, à
l’affût, aux aguets. Il se doit de tendre l’oreille à ce que disent les paysans, retenir
ce que murmurent les habitants des villes et toutes les informations intéressantes
susceptibles d’être colportées. Beaucoup de ces paroles ne font que reprendre
des rumeurs, des ragots, voire recopient les gazettes. Mais dans cette multitude
d’approximations, de demi-vérités ou de vraies erreurs, se trouvent parfois des
pépites dignes d’intéresser le ministre le plus blasé. Quand ces informations
proviennent des régiments ou des camps, elles prennent plus d’importance.
Elles sont d’autant plus facilement accessibles que la notion de secret militaire
n’est pas aussi développée qu’elle peut l’être désormais. La veille de la bataille
de Minden, le 31 juillet 1759, les officiers sortant du conseil de guerre, lieu du
1. L’affaire est relatée dans SHD, GR Ya 505 (dossier Leotardy : demande de pension pour
Madame de Leotardy, août 1748).
2. Guillaume Le Blond, « Espion » dans Diderot & d’Alembert (dir.), L’Encyclopédie, Briasson,
Paris, t. 5, 1751, p. 971.
253
mystère où se décident toutes les stratégies, lancent aux officiers et soldats qu’ils
croisent : « Allez aiguiser vos couteaux ; demain matin, bataille, si le prince
Ferdinand nous attend ». Mercoyrol de Beaulieu qui rapporte cette histoire dans
ses mémoires précise ensuite : « Dans l’instant, Minden, ville ennemie où étoit
le quartier général, retentit de la nouvelle de la bataille pour le lendemain et cette
certitude se communiqua au camp avec une rapidité étonnante1 ». Cette indiscrétion
n’eut guère de conséquences fâcheuses puisque le prince Ferdinand de Brunswick
avait déjà été averti par l’arrivée de déserteurs.
Pour s’informer, les espions d’armée doivent aussi favoriser les entretiens
avec des personnes aptes à leur transmettre ce qu’ils cherchent à savoir. Les
espions n’hésitent pas à parler à tous, du domestique au noble local. Cette
sociabilité intéressée doit cependant respecter les contingences et normes
sociales. Les interlocuteurs les plus précieux restent les voyageurs croisés au
cours des missions de renseignement, puis les soldats et officiers directement
concernés, les marchands, banquiers, fournisseurs de l’armée ennemie et enfin
les hommes de pouvoir, appelés par leur situation et leurs responsabilités à
connaître les déplacements des troupes.
L’acquisition de l’information secrète s’opère sur différents théâtres : dans
la ville où l’espion peut successivement jouer plusieurs rôles (poliorcète,
« cinquième colonne », honorable correspondant, etc.), en missions planifiées
autour d’objectifs à repérer – le cas le plus fréquent, avec parfois une grande
précision des directives concernant les cibles à espionner – ou lors d’opérations
lointaines, comme en Pologne en 1748, où trois agents sont diligentés à la
rencontre de l’armée russe qui fait son entrée surprise dans le conflit. Ces trois
agents, qui ne se connaissent pas sont envoyés par deux secrétaires d’État, le
comte d’Argenson (Guerre), Puysieux (Affaires étrangères) et par Lowendal,
un officier supérieur ; ces missions se croisent sur le territoire polonais, se
découvrent, mettant en péril la sécurité de tous. Certains d’entre eux sont
fantasques à l’image de l’Italien Pazetti qui prend pour l’occasion le nom de
Mathioli – un des noms donnés au masque de fer2. Castéra, le résident français
à Varsovie, rencontre et conseille ces espions, tout en apportant grâce à ses
propres réseaux, des informations précieuses à son ministre. Les réseaux
diplomatiques sont ainsi largement mis à contribution en temps de paix, mais
aussi en temps de guerre, pour la collecte de l’information militaire. Dans un
254
souci de multiplier et de croiser les indications reçues, leur action peut être
doublée, voire triplée par d’autres agents, y compris ceux envoyés par le secrétaire
d’État aux Affaires étrangères.
L’espionnage militaire repose ainsi sur ces réseaux plus ou moins organisés,
souvent additions d’informateurs singuliers. Concurrents, parfois partagés – Belle-
Isle confie ainsi son réseau au maréchal de Noailles en 17441 –, ils permettent
aux officiers, commandants de places et intendants d’acquérir l’information
militaire utile et de la transmettre au secrétaire d’État à la Guerre, vers lequel
tout converge. L’intendant Moreau de Séchelles se distingue notamment par la
qualité et l’organisation d’un réseau très efficace d’agents opérant dans les Pays-
Bas autrichiens en 17442. Son réseau d’une quinzaine de personnes au minimum
est hiérarchisé selon une logique pyramidale fondée sur trois critères : l’expérience,
le mérite et la confiance de l’intendant. Les agents en poste en constituent le
premier maillon : simples relais, ils se contentent de transmettre les bruits,
souvent de seconde main, qui leur parviennent. Les espions ambulants sont
chargés eux, de vérifier les informations, mais Séchelles n’hésite pas à proposer
la même mission à plusieurs pour mieux comparer leurs récits. Enfin, les
correspondants « le[s] plus éclairé[s] », rares et précieux, fournissent des
renseignements de première main, issus des sources les plus fiables et des
interlocuteurs les plus crédibles, dont Hasselmann, un des responsables de
l’état-major autrichien à Bruxelles. Quand le 4 mai 1745, le roi arrive à la tête
des armées à Valenciennes, reçu en sa généralité par l’intendant Séchelles, ce
dernier peut l’aider à établir le plan de la campagne, arrêté une semaine plus
tard3.
L’information étant un enjeu de pouvoir, elle peut ainsi servir les
commanditaires par l’avantage qu’elle leur octroie. L’espion est donc aussi un
faire-valoir. Il s’inscrit totalement dans un rapport personnel, contrôlé par un
supérieur dont il est le « client », souvent la créature et plus rarement, l’homme
de confiance.
255
256
la plus secrète de toutes, est l’objet d’une recherche systématique, utilisant des
procédés traditionnels et éprouvés – interrogatoires des prisonniers et déserteurs,
patrouilles de cavalerie légère – et des opérations plus secrètes. Acteur majeur du
renseignement, l’espion d’armée est une figure méconnue de la période, paradoxe
étonnant tant son rôle est quotidien auprès des armées de l’Ancien Régime. À la
marge de la société civile et du militaire, il navigue entre ces deux univers. Parfois
contraint d’espionner, appâté par un gain potentiel, le goût de l’aventure ou une
reconnaissance sociale, il prend toujours des risques, plus ou moins calculés, pour
satisfaire un commanditaire. Il lui apporte une information qui peut être utile,
mais qui s’avère bien souvent incomplète ou inexacte. C’est là toute l’ambiguïté
d’une activité essentielle, mais marginale et tout autant méprisée que peu gratifiante,
hors des codes d’honneur, qui se cache par nécessité et pratiquée par des gens
qu’on ne sait pas nommer – « espions » des autres, « agents » pour soi1.
Malgré l’utilisation quotidienne et banale de l’espionnage, rarement son
rôle n’apparaît comme décisif. La dépense ne semble guère à la hauteur du
résultat escompté. Confrontés à des êtres qu’ils considèrent de faible moralité,
les officiers peinent à croire ce qui est transmis. Cette méfiance généralisée à
l’égard des informations et des acteurs qui les collectent, entraîne une réserve
de la part des décideurs qui bien souvent, n’osent prendre des initiatives qui
pourraient se révéler désastreuses en cas de tromperie. Dans un siècle d’affirmation
de la Raison, le renseignement échappe à la science : il n’indique que des
probabilités, des conjectures, trop peu de certitudes. Dans le champ militaire,
cette variabilité entre le réel et le supposé est d’autant plus anxiogène qu’une
erreur d’appréciation peut avoir des suites dramatiques.
Les missions secrètes connaissent aussi une réussite inégale, les armées de
l’Ancien Régime contrôlant mal les problèmes de communication. La viscosité
du temps et de l’espace, les dépendances saisonnières, les obligations
logistiques – approvisionnements des hommes et animaux – altèrent l’utilité
immédiate d’une nouvelle. Les informations sont rarement transmises à temps
pour permettre une décision stratégique.
Finalement, l’efficacité augmente lorsque la distance diminue entre le
commanditaire et l’agent, donc à l’échelle tactique. Le paysan que l’officier
envoie de l’autre côté de la colline apporte une donnée plus immédiatement
exploitable pour le renseignement militaire que celle transmise par le commissaire
des guerres missionné par Versailles en Suède. Le renseignement change aussi
rarement le cours d’une bataille qui dépend de trop nombreux facteurs pour
qu’une information militaire transmise au préalable puisse y jouer un rôle
décisif. Pourtant, tous les échelons de l’armée continuent à entretenir des espions.
1. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Fayard, Paris, 1990, p. 51.
257
Stéphane Genêt
1. Frédéric II, Instruction militaire du roi de Prusse à ses généraux, Librairie militaire de
J. Dumaine, Paris, 1876, p. 34.
258
Gaël Pilorget
1. Malgré les promesses ottomanes faites au chef vénitien Marco Antonio Bragadin de lui
laisser la vie sauve s’il se rendait, il est écorché vif. Cet assassinat entraîne en réponse
la création de la flotte de la Sainte-Ligue (République de Venise, États des Habsbourg
d’Espagne, de Naples, de Sicile et les États pontificaux) qui vainc les Ottomans à Lépante
(octobre 1571). Malgré cette victoire, les Vénitiens reconnaîtront la souveraineté ottomane
sur Chypre lors du traité de Constantinople du 7 mars 1573.
2. Spécialiste de l’Histoire diplomatique, culturelle et sociale de la Méditerranée au xvie siècle.
262
les rapports des agents présents sur le terrain sont davantage pris en considération
par les décideurs, en raison de leur fiabilité, que les ouvrages « savants ».
Les renseignements d’ordre militaire – notamment sur une armée turque
dépeinte comme sadique et prenant particulièrement plaisir à constater la peur
panique qu’elle suscite –, forment l’essentiel du contenu des rapports d’espions,
mais les informateurs y décrivent aussi parfois la société turque et la cour du
sultan : les comptes-rendus de renseignement sont accompagnés de « réflexions »
ou de « conclusions » plus ou moins pertinentes… et propres à leurs auteurs.
L’agent en mission, infiltré chez l’ennemi, est devenu néanmoins pour sa haute
hiérarchie un témoin des plus précieux dont on ne remet pas en cause la fiabilité
des rapports, même s’il s’agit, le plus souvent, de la description d’une « réalité » – à
travers le prisme d’a priori politiques, religieux et culturels de l’auteur – que du
recueil rigoureux de données concrètes et observables.
La grande violence des Turcs à l’encontre des Chrétiens et des autres
religions au sein de l’Empire ottoman est une constante dans les notes des
agents : il s’agit là d’informations peu objectives, car dans ce domaine, le Grand
Turc se montre en fait plus clément que les Habsbourg vis-à-vis des cultes
minoritaires. Les agents insistent par ailleurs sur la cruauté « caractéristique »
des Turcs et sur l’atrocité du traitement qu’ils réservent notamment aux espions.
Depuis l’Europe, la religion islamique est, elle, accusée de favoriser un
despotisme qui s’incarne à travers la figure du sultan. Dans Le Prince, Machiavel
oppose Orient et Occident, et sous sa plume, le Grand Turc incarne la même
tyrannie qui sévit en Perse. Pourtant, durant son règne, Soliman, apparemment
tout à la fois capable de sagesse et de bravoure, réunit paradoxalement des
qualités qui rendent bien difficile toute opération de déstabilisation de la Sublime
Porte par le biais de la dévalorisation du souverain. Mais un angle d’attaque
apparaît néanmoins : le sultan, selon divers agents, a bien du mal à contrôler
ses accès de colère. On ne peut qu’y voir, bien « évidemment », le caractère
« intrinsèquement violent » des Turcs… Usant de leur jargon spécifique mêlant
langues italienne et espagnole, les agents insistent sans cesse sur la « furie » des
Ottomans, trait caractéristique, à leurs yeux, tant du peuple turc, de son armée,
que de ses dignitaires.
Afin de déconsidérer le sultan, les espions de la Couronne présentent la
mort du Grand vizir Ibrahim Pacha (1536) – un proche de Soliman – au sein
même du palais impérial de Topkapi, comme un assassinat lié à une obscure
trahison. Selon les agents, la véritable explication de ce meurtre est que le Grand
vizir commençait à représenter, de par son influence grandissante, une menace
politique pour Soliman. En fait, ce dernier semble n’avoir qu’ordonné le jugement
d’Ibrahim Pacha, mais les rapports des agents n’hésitent pas à dépeindre le
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Actions clandestines
Quand, à la fin des années 1560, le pouvoir du corsaire ottoman Ali Pacha1
commence à devenir trop prééminent à son goût, Philippe II soutient autant
les voies politiques qui pourraient permettre de le contrer… que les projets
d’empoisonnement du corsaire, qui paraissent pouvoir résoudre plus radicalement
le problème…
Les services de la Couronne envisagent sans cesse de nouvelles opérations,
naturellement très risquées, car l’ennemi veille… En 1567, le « contre-espionnage »
ottoman met à jour les réelles motivations du voyage à Constantinople de
Giovanni María Renzo, émissaire de Philippe II auprès de ses agents clandestins.
1. Renégat calabrais dénommé Giovanni Dionigi Galeni, converti à l’islam et devenu régent
d’Alger de 1568 à 1577. Il sera nommé amiral de la flotte (kapudan paşa) à la suite de la
bataille de Lépante (7 octobre 1571).
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Renzo est finalement « exfiltré » sous un faux nom par le réseau de Constantinople
de Santa Croce, grâce à un sauf-conduit obtenu auprès de l’ambassadeur de
France.
Au cours des années 1570, les agents de Philippe II, en s’appuyant sur leurs
réseaux personnels, organisent également l’exfiltration de chrétiens retenus
prisonniers à Constantinople et reclus dans les « bains turcs » – qui méritent
plutôt le nom de bagnes1.
En 1571, un agent chypriote déclenche une attaque spectaculaire en mettant
le feu à une poudrière de l’arsenal de Constantinople. Lui et ses complices sont
immédiatement arrêtés et subiront, pour leur méfait, le supplice du pal.
Les agents de la Maison d’Autriche se consacrent également à la déstabilisation
de l’Empire ottoman via la propagation de fausses informations. Et dans les
territoires européens soumis à l’Empire ottoman, la monarchie hispanique
soutient, bien entendu, tous les mouvements de révolte contre Constantinople.
Ainsi, le vice-royaume de Naples apporte son aide à la ville d’Himarë (Albanie
du Sud) dans sa résistance contre les agressions turques – en 1571 notamment – en
lui fournissant armes et capitaux en échange de renseignements militaires.
En 1576, le Grec Théophile Ventura propose à Philippe II une opération
commando des plus téméraires : la prise de Monemvasia (Malvoisie, ville
fortifiée du sud du Péloponnèse). En effet, la forteresse et le port seraient bien
mal gardés. Sur la base de ces « informations », le Roi demande alors au vice-roi
de Naples, le marquis de Mondéjar, de mobiliser le groupe d’agents grecs à son
service, afin qu’ils étudient la faisabilité de l’opération. Le scénario privilégié
est encore celui de l’incendie de l’arsenal…
Sur ordre du vice-roi de Naples, l’ancien officier Martín Vázquez de Acuña
se rend en 1577 dans la capitale ottomane pour en saboter l’arsenal accompagné
de clandestins. Sur place, il doit agir en liaison avec Santa Croce, chef du réseau
de Constantinople, qui lui recommande de pénétrer en ville avant l’aube.
L’opération est périlleuse car les Turcs s’attendent à être attaqués un jour ou
l’autre. Par ailleurs, le contre-espionnage du sultan compte dans ses rangs un
Grec, surnommé « Esteban », qui connaît très bien les espions de la Couronne
car il a été lui-même agent du vice-royaume de Naples. La maladresse dont
Acuña fait preuve en cette occasion conduit à l’échec de l’opération et met en
danger le réseau de renseignement d’Aurelio Santa Croce.
L’enchaînement des faits qui mène à l’échec de l’opération de sabotage se
déroule ainsi : Santa Croce cache les « clandestins » chez son gendre, et bien
qu’il leur ait interdit de sortir de la « planque », les hommes d’Acuña n’en font
1. Le mot « bagne » vient d’ailleurs de l’italien bagno, nom d’une prison de Livourne bâtie sur
d’anciens thermes romains.
271
qu’à leur tête. Ils sont finalement reconnus dans la rue par Esteban, qui s’empresse
d’en avertir sa hiérarchie, et les fait incarcérer. Cette capture est un coup dur
pour le réseau de Constantinople : sous la torture, un des hommes révèle pour
qui il travaille et Martín Vázquez de Acuña est alors très activement recherché.
C’est alors que Santa Croce a l’idée de « servir » aux Turcs une toute autre
version que celle d’une incursion visant à un sabotage : il parvient à leur faire
croire qu’Acuña est en fait venu, sur ordre de Philippe II, en mission diplomatique
auprès du Grand Turc afin de parvenir à une trêve entre les deux souverains.
Le problème est que Martín de Acuña ne dispose d’aucune lettre de créances
qui puisse authentifier la nature de sa démarche. Santa Croce et Acuña rédigent
alors une fausse missive du roi qu’Hurren Bey traduit en turc. Et Santa Croce,
après avoir habilement convenu d’un entretien secret avec Sokollu Mehmet
Pacha, le Grand vizir, lui présente Martín de Acuña comme l’émissaire de
Philippe II. Ce dernier, « dupe » ou feignant de l’être, se réjouit de cette inédite
volonté de paix de la Couronne hispanique. Puis Acuña se rend à Naples afin
d’informer sa hiérarchie du fait que non seulement l’arsenal n’a pas été saboté,
mais qu’à l’inverse, les Turcs sont à présent « paradoxalement » disposés à
engager des négociations de paix.
Cela n’épargnera pas à Acuña, quelques années plus tard, d’être accusé
d’avoir manqué de discrétion dans sa mission et d’être enfermé dans la forteresse
de Pinto (près de Madrid), où il mourra par strangulation dans sa cellule.
Aurelio Santa Croce, à peine débarqué, sera, lui, incarcéré à Palamós (Catalogne),
accusé par plusieurs informateurs d’être un agent double à la solde des Turcs.
Contre-espionnage
Parallèlement à la recherche du renseignement offensif et aux opérations
clandestines, les agents de Philippe II ont également une mission de contre-
espionnage. Le franciscain Diego de Mallorca met en place, dans la seconde
moitié des années 1570, un nouveau réseau d’espions dédiés à cette mission à
Constantinople et prévient Naples que des agents ottomans sont parvenus à
s’infiltrer dans le vice-royaume. Les informateurs de Mallorca désignent, entre
autres, les agissements clandestins d’un morisque1 de Valence qui vit dans la
zone du Castel Nuovo et est aux ordres d’Ali Pacha.
Par ailleurs, le renseignement hispanique intervient dans le cadre des
négociations diplomatiques entre les deux puissances. En amont des pourparlers,
272
les agents cherchent à percer les réelles intentions des Ottomans, afin de parer
à toute manœuvre qui porterait atteinte à la Couronne.
Cervantès est non seulement l’illustre écrivain espagnol que l’on connaît,
mais également un expert du monde méditerranéen dans son ensemble. Le
célèbre « manchot de Lépante » – il a reçu, lors de bataille, trois coups d’arquebuse
et perdu l’usage de la main gauche – en a une connaissance intime, l’ayant
parcouru à divers titres : au service de la Curie pontificale, comme militaire et
comme prisonnier accusé d’espionnage, à Alger, pendant cinq ans (1575-1580).
Dans la pièce La Grande sultane, Cervantès utilise des tournures linguistiques
propres au jargon des agents du Levant, et démontre ainsi qu’il connaît très
bien le réseau de renseignement hispanique à Constantinople, qu’il évoque à
travers le personnage d’Andrea, l’espion.
L’agent fictif en question est d’origine ligure – comme les espions Gregorio
Bragante ou Giovanni María Renzo –, et prend le soin de « camoufler » ses
réelles activités en s’habillant à la mode grecque, pour mieux se fondre dans
Constantinople et y favoriser ensuite la fuite de chrétiens vers Naples. Le
personnage de la Grande sultane, lui, renvoie à Roxelane, la favorite de Soliman,
qui, selon le renseignement hispanique, ensorcelle le sultan par sa beauté, comme
Catalina dans la pièce. Certains châtiments mis en scène au théâtre sont bel et
bien le lot tragique des informateurs de la Couronne hispanique, l’étranglement
fictif du pícaro1 Madrigal correspondant à la peine infligée à Morat Agá, l’agent
génois Gregorio Bragante, en 1571.
La pièce fait également mention d’une parade de soldats turcs et de
conversations secrètes entre la diplomatie perse et la Sublime Porte : des éléments
que l’on retrouve « étrangement » dans des rapports des agents de la Couronne…
Le spectateur espagnol, désormais plus que jamais fermé aux différences
culturelles et cultuelles2, y découvre le mystérieux et exotique palais de Topkapi
et les êtres « singuliers » qui y évoluent, eunuques en tête…
1. Ce terme – qui a donné son nom à tout un genre en Espagne (la littérature dite « picaresque »
prenant pour « héros » des personnages en marge de la société) – peut se traduire par
« voleur ; malin, coquin ; voyou ».
2. L’Espagne du xvie siècle se referme sur elle-même, sous l’influence d’un catholicisme d’État
intolérant, obscurantiste et fanatisé, socle de la fameuse « Légende noire de l’Espagne »
symbolisée, entre autres, par l’Inquisition.
273
274
Gaël Pilorget
1. Dont l’expédition militaire des « Cent mille fils de Saint-Louis » de 1823 (soutenue, entre
autres, par Chateaubriand) visant à porter secours aux absolutistes espagnols dans leur
lutte contre les libéraux, et à rétablir sur le trône le roi Ferdinand VII. C’est dans le cadre
de ce conflit qu’eut lieu la bataille du Trocadéro, qui a donné son nom à la célèbre place
parisienne.
2. Écrivain et essayiste jésuite du Siècle d’or espagnol (xviie siècle).
275
Gaël Pilorget
1. Sous le règne de Philippe II, l’empire espagnol compte, outre la péninsule ibérique
(l’Espagne et le Portugal, « espagnol » de 1580 à 1640, de même que ses dépendances
coloniales), les possessions d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, mais également la
Sardaigne, la Sicile, le duché de Milan, Naples, le Roussillon et la Cerdagne, les Flandres
et la Franche-Comté ; enfin, le roi Philippe (encore Infant à l’époque) a donné en 1521 son
nom à un nouveau territoire, asiatique cette fois, conquis pour l’Espagne par le Portugais
Magellan : les Philippines.
et tatillonne qu’il met en place – manifeste une nette inclination pour les affaires
d’espionnage. Conseillé par ses secrétaires du Conseil d’État, il conçoit et donne
son aval à des missions de renseignement, approuve ou rejette le recrutement
de certains agents secrets, et contrôle tout ce qui concerne la transmission de
l’information et l’utilisation des fonds secrets.
À un second niveau, les services secrets de Philippe II sont organisés et
contrôlés par ses représentants à l’étranger : les vice-rois, les gouverneurs
généraux et les ambassadeurs. Ces lieutenants du roi dirigent les réseaux locaux
de renseignement et font parvenir à la Cour les informations glanées par leurs
espions. Les ministres de Philippe II n’agissent souvent que comme une simple
courroie de transmission entre les agents et les véritables cerveaux de l’espionnage
royal, les secrétaires du monarque, grands et fins connaisseurs des méandres
de la diplomatie secrète, grâce à des relations directes avec les espions.
278
Le cas Acuña
279
Le courrier et le chiffre
280
281
1. La guerre des Flandres sera pourtant perdue par Philippe II en 1581, quand les provinces
protestantes du Nord proclameront leur indépendance sous la dénomination des
« Provinces unies », ancêtre des Pays-Bas. Quant aux provinces du sud, elles formeront
par la suite la Belgique.
2. Ordre de Santiago : ordre religieux et militaire créé au xiie siècle, dont le propos était,
d’une part, de protéger les pèlerins se rendant à Saint-Jacques de Compostelle (Santiago de
Compostela) et, d’autre part, d’expulser les Maures de la péninsule ibérique.
282
ailleurs, on peut mesurer combien des éléments des services secrets peuvent devenir
des obstacles aux intérêts de la puissance qu’ils sont censés servir, quand ils entrent
en conflit avec les intérêts du réseau lui-même.
Quant à Acuña, il semble bien qu’il ait refusé de se voir relégué à l’arrière-plan
après avoir été au centre des enjeux. C’est là un trait psychologique qui affecte de
nombreux espions pour lesquels la récompense financière ou l’ascension sociale
ne sont pas suffisantes : ils recherchent de plus la satisfaction narcissique d’être au
cœur de choix décisifs et de lourds secrets d’État. Après l’annexion du Portugal,
Acuña, sous le faux nom de Pero Rondela, entre en contact avec l’ambassadeur
français Saint-Gouard, avant d’intégrer l’équipe d’espions de son successeur,
Longlée. Mais Acuña offre aux Français davantage de promesses de révélations
que des renseignements pertinents. Quand il est arrêté en juin 1584, Longlée craint
qu’on n’ait découvert ses contacts secrets avec le gentilhomme espagnol.
Mais, même s’il est probable que ces contacts étaient connus et aient pesé
dans l’arrestation et l’exécution d’Acuña, il apparaît que c’est bien davantage
l’interception de lettres d’Acuña adressées à l’amiral de la flotte turque – Euldj Alí
(el Luchali dont parle Cervantès dans le passage du Quichotte déjà mentionné),
ennemi déclaré des trêves – qui a dû être fatale à Acuña. Son arrestation se produit
à une période où le renouvellement des accords turco-espagnols est à nouveau
d’actualité. La plainte contre Acuña provient, on l’a vu, de ce Pedro Lance qui
supervisait l’espionnage en Orient ; elle reçoit l’aval de Juan de Zúñiga, conseiller
influent de Philippe II, qui connaît bien les affaires orientales pour avoir été
ambassadeur à Rome et vice-roi de Naples, précisément à la période où se négociait
la première trêve. C’est pour cela que, même si la sentence qui condamne Acuña
est toujours demeurée secrète et même si l’on ne sait toujours pas avec certitude
de quoi on l’accusa précisément, tout indique qu’Acuña s’était trop exposé dans
ses missions d’espionnage pour que ses chefs ne voient pas en lui une menace.
Les succès des services secrets de Philippe II peuvent être ainsi listés :
— sept tentatives d’assassinat du roi ont été comptabilisées ; nombre d’entre
elles ont été avortées grâce aux services secrets ;
283
Gaël Pilorget
1. Invincible Armada : nom de la flotte que constitue Philippe II en 1588 afin d’attaquer et
envahir l’Angleterre. Elle connaîtra une cuisante défaite, ce qui amènera naturellement
l’Europe de la fin du xvie siècle à douter de son qualificatif ; cette célèbre défaite est l’un
des premiers symboles de la lente déchéance de l’empire espagnol. Il est à noter par ailleurs
que le terme « armada » n’a en espagnol qu’une connotation maritime (celle d’une flotte
imposante), et ne renvoie nullement à l’acception du terme en français.
284
François Pernot
286
1. Béatrice Pérez (dir.), Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs. Les systèmes
de renseignement en Espagne à l’époque moderne. Préface d’Annie Molinié, PUPS, Paris,
2010, 543 pages, introduction.
2. Voir l’excellente synthèse de Gaël Pilorget, « Les espions de Philippe II d’Espagne (1527-
1598) : une préfiguration des services secrets modernes », Note historique no 32, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement, 2011, p. 1.
3. Idem, p. 4.
4. Idem, p. 1.
287
288
Le deuxième grand type d’agent que Granvelle actionne est celui représenté
par Andrés de Castillo, protonotaire et fonctionnaire de la Curie romaine, dont
la correspondance avec le cardinal a été étudiée par Raquel Garcia Requena
dans sa thèse de doctorat La lengua francesa en la administración vaticana del
siglo XVI. Cartas de Andrés de Castillo a la familia Granvela3. Ainsi, entre 1537
et 1544, Andrés de Castillo adresse plus d’une centaine de « lettres d’information »
à Nicolas puis Antoine Perrenot de Granvelle sur des sujets relatifs aux questions
administratives et juridiques impliquant les affaires de la famille Granvelle
devant le Saint-Siège. Homme de loi, chargé d’affaires et homme à tout faire
très discret de la famille Granvelle auprès du Vatican, Andrés de Castillo s’occupe
notamment de la gestion des questions relatives aux prébendes, bénéfices, offices
et titres ecclésiastiques des membres de la famille Granvelle. Rouage de la grande
1. Lucien Febvre, Philippe II et la Franche-Comté… op. cit., p. 72.
2. Gaël Pilorget, op. cit., p. 2.
3. Voir Raquel Garcia Requena, La lengua francesa en la administración vaticana del siglo
XVI. Cartas de Andrés de Castillo a la familia Granvela, tesi doctoral dirigida per Da. Julia
Benavent y Benavent y Da. Elena Molto Hernandez, Facultat de Filologia, Traduccio i
communicacio, Universitat de Valencia, Valencia, 2013, 489 paginas.
289
machine vaticane, il est surtout l’œil des Granvelle sur la Curie romaine et il
les renseigne sur tout ce qui s’y passe, ce qui se dit, se prépare, se trame, qui a
la faveur du pape, qui appartient à la coterie de qui, qui est bienveillant pour
les Granvelle, qui ne l’est pas, etc. Andrés de Castillo représente un deuxième
type d’agent bien particulier : le personnage discret, intégré à une institution,
qui, tout en étant un agent de renseignement, œuvre en sous-main pour le
succès des affaires de son maître.
Troisième type d’agent, l’agent de terrain chargé de collecter des
renseignements d’ordre militaire et politique à grande échelle, une catégorie
que personnifie Jerónimo Bucchia, autre grand informateur d’Antoine Perrenot
de Granvelle, chargé de surveiller le Turc en Méditerranée, et qui a été étudié
par María José Bertomeu dans sa thèse de doctorat soutenue à l’université de
Valence en 2006, Cartas de un espía de Carlos V. La correspondencia de Jerónimo
Bucchia con Antonio Perrenot de Granvela1.
Jerónimo Bucchia, qui se définit lui-même comme un espion (un espía) au
service de Granvelle, réside à Naples dans les années 1552-1555. D’origine
vénéto-monténégrine, il est natif de la cité côtière dalmate de Cataro (Kotor
aujourd’hui au Monténégro), alors territoire vénitien, au sud de Raguse2, où sa
famille semble occuper une place éminente. Bucchia a d’abord travaillé pour
Charles Quint pendant de nombreuses années et à différents postes, mais son
principal objet de surveillance a toujours été le Turc.
Nous ne disposons pas de beaucoup d’informations sur Jerónimo Bucchia :
nous savons que son père a été capitaine de galères vénitiennes et que plusieurs
membres de sa famille occupent des postes importants dans les armées de
Venise en 1551, son cousin Trifon Bucchia est capitaine général élu d’une flotte
de sept galères vénitiennes basées à Cataro3. Nous savons aussi qu’il a commencé
sa carrière comme ambassadeur de Guillaume, duc de Bavière, auprès de la
République de Venise, mais qu’en 1541 il est arrêté et emprisonné à Venise avec
un autre agent impérial, Juan Luis de Parma, lui aussi accusé d’espionnage. En
1551, alors qu’il effectue un séjour à la cour espagnole, Bucchia informe
directement le roi sur les manœuvres turques en Méditerranée4. Et, lorsque
Guillaume de Bavière et Maurice de Saxe – un prince luthérien – décident de
l’envoyer en 1551-1552 en ambassade secrète auprès du roi de France Henri II
pour l’assurer de leur soutien s’il s’oppose à Charles Quint, Bucchia refuse de
290
1. Idem, p. 14.
2. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,
Armand Colin, 2 volumes, Paris, 1985 (1re éd. 1949), vol. 2, p. 295. Voir aussi sur Bucchia,
ses lettres aux Archives nationales, Paris, série K, 1493, B 11, f°111 (20, 28, 30 septembre,
4, 8, 13 octobre 1560). Sur les informateurs fantaisistes du Levant, Granvelle à Philippe II,
Naples, 31 janvier 1572, Simancas, E 1061. Voir aussi pour relativiser le jugement de
Braudel : J.M. Floristan Imizcoz, « Correspondencia inédita de Macario de Heraclea-
Pelagonia con Antonio Perrenot, Cardenal de Granvela (1551) », Byzantion, Bruxelles,
tome LXV, 1995, p. 505, note 21 : « No tengo clara la identidad y actividad de esre personaje.
(…) es posible que estuviera en relacion con los circulos eruditos y humanistas de su época y
quizas con alguna universidad. (…) Su dominio del italiano y sus conocimientos historico-
politicos sobre el Imperio y otros paises (…), nos indican que era una persona culta y que
conocia probablernente el italiano desde pequeño, si es que no era su lengua materna (…)
Buchia era lo que hoy denominariamos un consejero aulico de politica oriental, un agente
encargado de canalizar, estudiar o impulsar o rechazar las propuestas efectuadas por las
distintas comunidades sometidas al sultan » (« Je ne suis pas sûr de l’identité et de l’activité de
ce personnage. (…) il est possible qu’il ait été en relation avec les cercles érudits et humanistes
de son temps et peut-être avec une université. (…) Sa maîtrise de l’italien et sa connaissance
historique et politique de l’Empire et d’autres pays (…) indiquent qu’il était une personne
cultivée et qu’il avait appris probablement l’italien dans son enfance, si ce n’était pas sa langue
maternelle (…) Buchia était ce que nous appellerions aujourd’hui un conseiller en politique
orientale, un agent chargé d’orienter, d’étudier ou de promouvoir ou de rejeter les propositions
faites par les différentes communautés soumises au sultan » – Traduction de l’auteur).
291
suivre les nations chrétiennes vassales du Turc en Europe (…) et que cela fait 18
ans que moi et ma famille, agissons ainsi (…) et avec passion et de façon continue,
nous servons à nos frais et avec tant de fatigue, de difficultés, de problèmes et de
dangers Sa Majesté et ses ministres dans les avis de Constantinople et du Levant
en apprenant pour le compte de S.M. les moyens et les hommes qui ordinairement
et extraordinairement viennent dans toutes les parties de la Turquie, d’Europe et
d’Asie et d’Afrique, et, payant la plupart du temps les espions particuliers et les
messagers qui portent les lettres, quand il faut, de notre argent1 ».
Et de fait, entre 1551 et 1553, Bucchia est prolixe sur l’Empire et les
mouvements de la flotte ottomans. Dans ses premières lettres, il donne un
rapide aperçu de la famille royale2 et des factions sur lesquelles pourrait s’appuyer
l’Espagne pour contrôler le sultan ; un peu plus loin, il dresse une liste quasi
complète des types de navires qui composent la flotte ottomane3. Ailleurs, il
explique comment il recueille ses informations : il possède de multiples agents,
la plupart du temps des parents, dont deux de ses frères – Vincenzo Bucchia,
un dominicain professeur de théologie et vicaire général de Dalmatie, et Dominik
Bucchia, lui aussi dominicain, professeur de théologie et Provincial des monastères
dalmates –, deux cousins, Benedetto Bolizza et Trifon Bucchia habitant à Venise,
et un ami de la famille, Antonio Proculiano, d’une vieille lignée noble
d’Antivari – aujourd’hui Bar, près de Raguse. Tous les informateurs de Bucchia
sont donc bien répartis géographiquement et résident dans des lieux
particulièrement propices pour noter les passages de navires et de troupes turcs,
collecter des informations et des nouvelles, mais qui sont aussi bien souvent
des bruits et des rumeurs. Autrement dit, Bucchia a son propre réseau, centralise
les informations qui arrivent par différents canaux, puis les retranscrit en
indiquant toutefois qui les lui a fournies4. Et, si la plupart du temps les espions
de Bucchia ne font que rapporter des ragots, il leur arrive aussi de fournir des
indications particulièrement intéressantes. Ainsi, surveiller la production de
« biscotti », des biscuits de marins cuits deux fois (bis cotti) pour mieux les
conserver, est une manière de savoir si la flotte turque va bientôt appareiller
car les navires ne partent jamais sans ce type de vivres.
Agents de renseignement militaire et politique, Jerónimo Bucchia et ses
informateurs sont ceux des opérateurs de Granvelle qui vivent le plus
dangereusement : ils sont en effet au contact même de l’ennemi de la Chrétienté,
voire vivent dans la zone contrôlée par les Turcs. Ils risquent donc un supplice
et une mort particulièrement pénibles s’ils sont pris. C’est le sort des espions,
1. María José Bertomeu, Cartas de un espía… op. cit., p. 16.
2. Idem, p. 18.
3. Idem, p. 20.
4. Idem, p. 26.
292
tel ce colporteur capturé alors qu’il note les mouvements de la relève du guet
de la ville de Reims et qui cache son matériel d’agent secret dans sa hotte :
« L’on a prins audict Rains une espie portant une botte plaine de
boutions et toutes aultres manières de mercheries. Et percevant par l’ung
du ghuet de la porte que ledict personnage regardoit le maintien de leur
ghuet, se doubta et fait apréhender soubdain. Visitant sadicte hotte fut
trouvé au fond d’icelle un petitte boitte, en quoy estoit enclose une petitte
lettre de fin papier de poste de sept ou huyt double d’espez, cachetté de
cincque seaulx de diverses sorte, en laquelle estoit escript : « Vous croirés
ce que ce porteur vous diras de bouche », y ayant plusieurs signalz tant
de la lune que du soleil et aultres signalz et noms pour servir de chifres.
Ledict espie est prisonnier, dont l’on entendra grand’cbose de luy1 ».
1. « Rapport faict au gouverneur d’Avesnes (Jean d’Yves) par une de ses espies qu’il a en France
et arrivé audict Avesnes », 8 octobre 1575, Archives de l’Audience, liasse 152, s.l., in
Correspondance du cardinal de Granvelle 1565-1583, publiée par M. Charles Piot, faisant
suite aux papiers d’état du cardinal de Granvelle, publiés dans la collection de documents
inédits sur l’histoire de France, tome 5, F. Hayez, imprimeur de l’académie royale de
Belgique, Bruxelles, 1886, p. 631.
293
294
et envoyer vers les Eglises de Flandres, pour savoir leur disposition et les
entretenir (…) Les ministres La Roche et Capelle dirent alors que les
Eglises réformées n’auroient jamais de repos pendant que la Royne
gouverneroit, et que ce magistral tyran auroit la domination. Lors
disputèrent longtemps de la nature du magistrat, et quel il debvoit estre,
et sembloient conclure qu’il n’y en avoit que ung de légitime en France,
comme si tout le but où tendoient les lettres de Baize et la délibération
des concluants fût d’exterminer tous les magistrats catholicques, et de
subroguer des huguenots en leurs lieux.
Perocelly dict que la Royne avoit escritpt à l’admiral lettres fort rudes
et estranges, par lesquelles lui mandoit d’estre bien adverti que ceulx de
la religion réformée se délibéroient de recommencer les troubles du temps
passé, pour auxquels obvier elle employeroit toutte la puissance du
royaulme et de ses alliez, sy comme du Pape, Roy d’Espaigne et aultres.
Lequel récit achevé, ledict Perocelly dict que la Royne leur imposoit
par ses lettres ce qu’elle-mesme avoit intention de faire, et partant qu’il
estoit d’aviz de suplier que chacun de leur dicte religion célébrasse le
jeusne la sepmaine devant la Penthecouste, afin que Dieu les veuille
inspirer de bon conseil et addresser ceux de sa saincte Eglise, et que si la
Royne demandoit à quelz fins cette jeusne seroit par eulx publiée, luy-
mesrae lui respondroit que la raison vouloit bien qu’ainsy fust faict,
attendu qu’ilz avoient descouvert ses menaces et entreprinses.
Le président dict assez sagement que la Royne ne feroit point tout
ce qu’elle voudroit.
L’assamblée prie au dict Perocelly de recommander l’affaire de leur
Eglise au prince de Condé, et l’amener toujours de point perdre courage.
Le prince de Portien envoya aussi lettres à ladicte assamblée, par
un sien ministre, nommé monsieur Pacquet, par lesquelles leur signifioit
qu’il vouloit employer son corps, biens et crédit pour soutenir et deffendre
la querelle du Seigneur et leur religion.
Le duc de Boillon a envoyé lettres de crédence à Perocelly, aux
enseignes qu’il avoit parlé à lui à Troyes ou environ en certaines formules,
par lesquelles lui donnoit à entendre le bon vouloir que luy et madame
sa femme ont d’eulx employer pour leur dicte querelle, et que briefvement
extermineroit la messe et les prêtres de ses terres, de quoy ne pouvoit estre
empesché, d’aultant qu’il les tient de Dieu et de l’espée, et prie à ladicte
assamblée de lui faire venir des régens de Genève, pour ce qu’il veult
ériger ung collège à Sedan, lequel il veult renter de deux à trois mil livres
295
par chacun an, et promettoit que ses places seront seur refuge aux tidèles,
et qu’il les avoit souffisamment munyes de tout ce qui leur est nécessaire.
Ces jours passez, ont esté envoyez plusieurs gentilshommes par les
Eglises, les solliciter de faire amas d’argent à la plus grande dilligence que
faire se polra, et qu’ils le tiennent prest, attendu que le cardinal faict
secrettement fort grandes finances. Ceux de Flandres ont esté secrettement
sollicitez par un quidam, gentilhomme de quelque grand seigneur, de
prendre les armes, et ont faict prier monsieur de Colincourt de leur
envoyer huit cents ou mil chevaulx, et que quand il vouldra commencer,
l’argent ne lui fauldra point.
Le jour de la Penthecouste se doibt faire à Crespy en Vallois une
assamblée bien de cinq cents chevaulx soubs couleur de presche, et sont
iceulx tant de Rheyms, Challons, que des villes circonvoisines, il seroit
bon de se donner de garde des frontières de Picardie, lesquelles pourroient
surprendre les troubles commencez1 ».
1. « Rapports d’un espion au cardinal de Granvelle qui, de Besançon, où il s’est retiré en 1563,
continue à prendre une grande part aux affaires des Pays-Bas », in Bulletin de la Société de
l’Histoire du Protestantisme Français (1852-1865), vol. 4, No. 4/6 (1855 août à octobre),
pp. 196-198.
2. La Ferté, dont le seigneur est alors Louis de Bourbon, premier prince de Condé, est un
centre important de la Réforme.
3. Ou Morély, dit aussi « Villiers ».
4. Un ouvrage modéré, finalement publié en 1564, dans lequel l’auteur exprime seulement le
souhait d’un retour à l’ancienne constitution démocratique des communautés chrétiennes.
296
qui nous renseigne sur les points précis que le Cardinal a retenues et exploitées
du rapport de Denise : « En ceste assemblée, écrit Granvelle, se sont traictées
beaucoup de choses pernicieuses entre ces prédicantz, et spécialement si
l’administration du roy très-chrestien et de la royne sa mère estoit legitime, des
moyens pour se soubstenir, comme ils disoient, contre la tyrannie d’iceuxl, de ce
que légitimement ils pouvoyent faire pour leur religion1… ».
Pourquoi Granvelle donne-t-il ces informations à l’empereur et non à
Philippe II ? Parce qu’il sait que Ferdinand est justement occupé à ce moment
précis à chercher une médiation dans les affaires religieuses entre catholiques
et protestants dans les territoires allemands et qu’il a besoin du maximum
d’atouts et donc d’informations dans ce but.
En réalité, dans son exil comtois, Granvelle a plus que jamais besoin du
maximum de renseignements car il sait que c’est la maîtrise de l’information
qui lui permettra de rentrer en grâce auprès de Philippe II. Granvelle entretient
donc une correspondance très active et directe avec l’empereur Ferdinand, la
duchesse Christine de Lorraine, Marie Stuart et surtout avec tous ses réseaux
dans les territoires allemands, en Italie, en France, en Ecosse et en Angleterre2.
D’ailleurs il s’abstient d’écrire à Philippe II entre juin et octobre 1564, préférant,
d’une part, faire jouer les soutiens à la cour en sa faveur, d’autre part, accumuler
suffisamment de renseignements précieux pour les communiquer de manière
opportune non seulement au roi – et regagner ainsi sa confiance –, mais aussi
à tous les puissants alliés de l’Espagne et ennemis de la France, tel l’empereur
Ferdinand Ier.
297
1. Idem.
298
Granvelle n’aurait jamais été le grand homme d’État qu’il a été sans ses
agents de renseignement, informateurs, espions, tous ces gens qui l’alimentent
299
François Pernot
300
Benoît Léthenet
Zwingli et avant Calvin, É. Junod (dir.), Textes du colloque international sur la Dispute de
Lausanne (29 septembre – 1er octobre 1986), Lausanne, (Bibliothèque Historique Vaudoise,
90), 1988.
1. H. Braun, Die Familie von Wattenwyl. La famille de Watteville, Murten, Licorne, 2004,
pp. 30-46 ; –, « Hans Jakob von Wattenwyl » (trad. P.-G. Martin), Dictionnaire historique
de la Suisse [désormais DHS] | mis en ligne le 11.04.2012 ; –, « Niklaus von Wattenwyl »
(trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 11.04.2012 ; K. Tremp-Utz, « Die Chorherren des
Kollegiatstifts St. Vinzenz in Bern », Berner Zeitschrift für Geschichte und Heimatkunde,
1984, 46, pp. 55-110.
2. M. Sulser, Der Stadtschreiber Peter Cyro und die Bernische Kanzlei zur Zeit des Reformation,
Berne, 1922 ; J. Jordan, « Un fribourgeois, chancelier de Berne, au xvie siècle, Peter Cyro »,
Annales fribourgeois, 1923, 9, pp. 17-44 ; H.R. Lavater, « Peter Cyro », Der Berner Synodus
von 1532, vol. 2 : Studien und Abhandlungen, éd. G.W. Locher, Neukirchen, Neukirchener
Verlag, 1988, pp. 370-374 ; S. Lutz : « Peter Cyro » (trad. P. Vaney), DHS | mis en ligne le
16.03.2004.
3. Staatsarchiv des Kantons Bern [désormais StABe] Unnütze Papiere [désormais UP] 44 no
66.
4. Th. Clément, Le « drame de Ripaille » : Conséquences de la mort du comte Amédée VII de
Savoie, 1 vol., mémoire de Master 2, sous la direction de L. Ripart, Université Savoie Mont-
Blanc (Institut d’Histoire), 2016 ; M. Bruchet, Le château de Ripaille, Paris, Delagrave, 1907.
5. Bern, Burgerbibliothek [désormais BBB] Mss h. h. iii 258 no 32.
6. StABe UP 59 no 15. Un doute persiste sur la date, une main au crayon a ajouté la mention :
« Tonon 1547 », en haut à gauche de la première page.
302
Au service de Berne
Dans les villes de la Confédération, l’autorité appartient aux Conseils4. Le
Petit Conseil, dont les origines sont à situer au xive siècle parmi un petit groupe
d’habitants riches et puissants, dirige les affaires de la ville. Présidé par l’avoyer,
il se compose de vingt-sept magistrats suprêmes, assistés d’un nombre variable
de conseillers (jusqu’à cinquante). Le Petit Conseil tranche toutes les questions
de politique intérieure et extérieure, il est l’autorité administrative suprême et
détient les principales compétences judiciaires. Il convoque le Grand Conseil
(Rät und Burger) à un rythme que seul lui contrôle. Il siège avec lui et garde la
main sur les débats. Le Grand Conseil est né d’un élargissement du Petit Conseil
porté à plus de 300 membres grâce aux dirigeants des corporations. Il sanctionne
les décisions importantes puisqu’il incarne la communauté urbaine réunie.
Enfin, le Petit Conseil peut confier des tâches à un Conseil secret ou à des
commissions. Ces dernières sont composées de magistrats suprêmes et de
conseillers expérimentés : elles incarnent « le centre de la puissance exécutive,
la véritable et réelle autorité5 ». L’avoyer (Schultheiss), au milieu du xiiie siècle,
1. Il manque les années 1544 et 1545, puis 1547 à 1549 ; il est peu probable que le curé n’ait pas
espionné à ces dates.
2. StABe Deutsche Missivenbücher A iii 27 Z f° 243. Il s’agit d’une copie de l’Interim
d’Augsbourg.
3. Le dernier document qui mentionne Pierre Barrelet en vie date du 15 mars 1553. En 1559,
un acte notarié en faveur des héritiers du curé porte « feu messire Pierre » (C. Favre-Bulle
Chasles, op. cit., p. 8).
4. A. Holenstein : « Petit Conseil » (trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 30.06.2010.
H. Berner : « Grand Conseil » (trad. P.-G. Martin), DHS | mis en ligne le 31.01.2006. Il est
ouvert à tous les habitants de la ville qui possèdent la citoyenneté, qui sont rattachés à une
guilde et qui sont âgés de plus de 14 ans. G. Ehrstine, Theater, Culture and Community in
Reformation Berne, 1523-1555, Leiden, Brill, 2002, pp. 42-43. Plus généralement Conseils
et conseillers dans l’Europe de la Renaissance, 1450-1550, C. Michon (dir.), Tours, Presses
universitaires François-Rabelais (Renaissance), 2012.
5. Cité dans : E. Fabian, Geheime Räte in Zürich, Basel und Schaffhausen, Köln, Böhlau, 1974.
303
1. StABe UP 67 no 136 ; BBB Mss h. h. iii 258 no 32. Parmi d’autres exemples : « par ordre de
mes très redoutés seigneurs » ; « il me fut ordonné. »
2. Il est le fils de Vuillemin Barrelet et membre d’une fratrie de cinq garçons.
3. StABe UP 13 no 123 : « quand je fis le serment à vos seigneuries, il me fut promis 200 florins.
De toute l’année passée je n’en ai eu que 100. »
4. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 : « Et de ce qui me sera délivré, j’en rendrai bon et loyal compte,
sur le serment que j’ai fait. »
5. H. Meylan, art. cit., p. 171. En 1549, il est porté sur le registre du bailli : Ussgeben der
Predicanten, dem Kilchherren Vaultravers, iic ffl. Le curé serait donc encore au service de
Berne à cette date.
6. Un second document mentionne au dos : Spach cure Vaultravers (« paroles du curé
Vaultravers ») ce qui laisse penser à un compte-rendu oral du rapport de mission (StABe
UP 13 no 98).
304
C’est ce que laisse entendre aussi le curé : « pour ne pas donner lieu à de
grands soupçons, je ne suis pas allé à Berne dire mon rapport2. » Plusieurs réalités
se côtoient ; elles sont la preuve d’une relative souplesse dans les pratiques. Le
mémoire, daté de Berne le 11 août 1546, est rédigé à son retour puis transmis
au Conseil alors que les rapports de février et mars 1540 semblent être des
comptes-rendus suivis rédigés durant la mission. Un autre semble avoir été pris
par le secrétaire urbain sous la dictée du curé. L’écriture de l’information est
« l’engagement final qui fait d’un sujet un agent et le lieu privilégié du risque3 ».
À la même époque Jean Arpeau, espion genevois et négociant à Lyon, rédige
des lettres avec d’innombrables détails et les numérote4 – ce que ne fait pas le
curé. Ce dernier est incontestablement polyglotte et il maitrise le latin. Ces
rapports sont certifiés être vrais « sur le serment fait5 » par l’espion à ses
employeurs.
Plusieurs sont annotés ou retouchés par la chancellerie de Berne6. Au dos
des documents sont ajoutés l’auteur et un résumé du contenu7 car les originaux
autographes ne sont pas tous signés. Seules les trois lettres sont signées « votre
1. Traduit et cité dans : C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., p. 14, tiré de : StABe Welsche
Missivenbücher A iii 160 C f° 102. Lorsque Pierre Barrelet arrive à Berne sa mission change
et il part en Italie au concile de Trente.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 32.
3. L. Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
4. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
Revue Historique, 1900, 74-2, pp. 318-332. Il rédige sept lettres de juillet à septembre 1546.
Cinq seulement nous sont conservées : i. Annecy, 19 juillet 1546 ; ii. Lyon, 24 juillet ; iii.
[abs.], 26 juillet ; iv. La Charité/Loire, 3 août ; v. [abs.], 3-8 août ; vi. Paris, 8 août ; vii. Lyon,
26 septembre.
5. StABe UP 59 no 15.
6. Le premier recueil judiciaire de Berne date de 1411, celui des missives de 1442. J. Headley,
The Emperor and his chancellor: a study of the imperial chancellery under Gattinara,
Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Chancelleries et chanceliers des princes à la
fin de Moyen Âge : actes de la table ronde de Chambéry, 5 et 6 octobre 2006, G. Castelnuovo
et O. Mattéoni (dir.), De part et d’autre des Alpes, Chambéry, Université de Savoie (Sociétés,
religions, politiques, 19), 2011 ; K. Hübner, « Au nom du bien commun. Fonctions et
compétences du personnel auxiliaire dans la diplomatie des villes de la Confédérations
au Moyen Âge tardif », Études de lettres, 2010, 3, pp. 99-118 | mis en ligne le 15 septembre
2013.
7. Nüwe zÿtung von Barrillier, des allten kilchhern von Vaultravers, selbs geschriben, 14. Julÿ
1539 (StABe UP 44 no 66) ; « Cure de Vaultravers » (BBB Mss h. h. iii 258 no 33) ; Spach
Cure Vaultravers (StABe UP 13 no 98) ; Cure Wautraver, explorator (ibid., no 97) ; Cure W.,
nowelles Keyser… Savoy (ibid., no 126) ; Exploratio Curati de Vautraver per Massilie, 1542, in
augusto (ibid., no 123) ; Exploratio in Julio, 1543, Cure (ibid., UP 67 no 136).
305
1. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
pp. 318-332. Il ne signe pas sa lettre de Paris, du 8 août 1546, sinon de : « Votre bon subiect,
duquel sçavez le nom ».
2. Notes du document du 14 juillet 1539 : no 1, Das Ursach sie, da sein verstand mit den
tütscher… ; no 2, « Le marquis de Mis et de router d’Espanie et ost a Milan » ; no 3, Der
keyser wie man sagt Treues mitt dem Türcken gmacht. Ime adresse gen an einen amptman…
zu Älenn.
3. Ibid., « la raison est que… », semble indiquer que l’information est arrivée par une autre
voie.
4. C. Favre-Bulle Chasles, op. cit., p. 12.
5. StABe UP 82 no 75 ; voir aussi ibid., UP 67 no 82.
306
du jeu franco-savoyard. Ce qui intéresse Berne au plus haut point reste la sécurité
de la route marchande Genève – Lyon et le rapprochement de la France avec la
Savoie. Une action militaire française pourrait rendre le Chablais et le pays de
Gex à Charles iii. Berne perdrait alors les bailliages de Gex, de Thonon et de
Ternier. Le renseignement, objet de la plus grande attention, est « l’inconscient
de la diplomatie1 ». Celle-ci reste le domaine de quelques familles influentes du
Conseil.
Diplomatie et renseignement sont entre les mains de Hans Jakob von
Wattenwyl2, seigneur de Colombier – localité à proximité immédiate du Val-
de-Travers –, élu avoyer en 1533. Pierre Barrelet lui adresse deux lettres. Pionnier
de la réforme, Niklaus le frère de l’avoyer échange dès 1522 avec Ulrich Zwingli3,
Hans Jakob et Niklaus soutiennent Guillaume Farel4 dans le Pays de Vaud. Le
contact direct du curé avec l’avoyer est motivé par un accord pris avant son
départ5. Il garantit la discrétion de l’action. Les lettres prennent la forme de
l’amicitia, elles satisfont à deux démarches : offrir une information, réclamer
un bienfait matériel ou moral6. L’information précise l’histoire évènementielle
et la plainte traduit le désagrément et la souffrance engendrés par l’éloignement.
La petitio offre au destinataire un moyen de soutenir le rédacteur de la lettre
par l’obtention d’un bienfait : froment, avoine et vin s’ajoutent aux 200 florins ;
une autre fois, 6 couronnes sont versées au curé7.
307
Objets touchant
Références Nature Traces d’usage
la mission ou l’espion
Rapport en français Ajouts de 3 notes
StABe UP 44 n° 66 1) biographie du curé
(après audition) dont une de Peter Cyro
14 juillet 1539, s. l. 2) demande d’argent
« voici ce que j’ai dit » en allemand
1) moyens de ne pas
BBB Mss h. h. iii 258 n° 33 Lettre en français à
- éveiller les soupçons
24 décembre 1539, Évian « l’avoyer de Berne »
2) demande d’argent
1) lettres reçues
Mémoire en français
StABe UP 13 n° 98 de Jeanne de Hochberg
« de ce que je aye peuz -
Février 1540, s. l. pour voyager
entedre »
en sécurité
StABe UP 13 n° 97 Mémoire en français
Mars 1540, Berne « des avertissements et Ajout d’une note de fin
Idem
[au dos : cure Wautravers de tout se que je aye peuz en français
explorator] entedre »
BBB Mss h. h. iii 258 n° 32 Lettre en français à 1) lettres reçues
-
25 mai 1540, Vautravers « l’avoyer de Berne » du prévôt de Lausanne
Lettre en français au 1) salaire de 100 florins
StABe UP 13 n° 126 Ajout d’une note au dos
« secretayre de Berne » reçu du bailli
17 mars 1541, Évian en français
Peter Cyro de Thonon
StABe UP 13 n° 123 1) voyage sous couvert
Ajout d’une note en
Août 1542, Berne d’un pèlerinage
Rapport en français du allemand :
[au dos : Exploratio 2) demande d’argent
« voage que je aye fayt » 18 septembris geläsen in
curati de Vautraver per 3) réclamations
Senatn
Massilie] (salaire et maison)
StABe UP 67 n° 136
Rapport en français Correction
Août 1543, Berne
de « tout se que je aye systématique de la main -
[au dos : Exploratio
entendu » de Peter Cyro
in Julio 1543, cure]
Texte écrit sous 1) grâce à l’argent de
la dictée du curé Berne achat d’une copie
par Peter Cyro. des décrets du concile
Rapport en allemand :
StABe UP 67 n° 218 Paragraphe encadré : 2) un espion surpris
Das so ich ussgricht
11 août 1546, Berne ich hab durch gütt et pendu
uund erfaren hab
mittell uund mit gällt 3) surveillance
ein copy alles des so renforcée, abandon
gehanndlet ist (…) de la mission
1) lettres de l’avoyer
pour voyager
Corrections d’une autre
Mémoire en français en sécurité
StABe UP 59 n° 15 main
et réponse « de la charge 2) se déclare un ami
fin 1546, Berne Correction de la date :
que me a este donne » de Guillaume Farel
fin 1547
pour avoir
des informations
308
309
310
Cyro. Celle-ci est une demande : témoigner que le secrétaire urbain se souviendra
de lui et lui obtiendra d’autres bienfaits.
Le curé en mission
Ainsi, outre Peter Cyro et Hans Jakob von Wattenwyl, les conseillers
connaissent l’identité de l’espion. De même, l’agent genevois Jean Arpeau
recommande sa femme restée à Genève à la bienveillance du Conseil et n’hésite
pas à l’employer pour porter des messages2. Les agents sont bien connus de
leurs employeurs. Les administrateurs des conquêtes bernoises ne sauraient
l’ignorer non plus. Le bailli de Thonon, ville tombée aux mains des Bernois en
1536, verse à Pierre l’argent de ses missions. Le comté de Neuchâtel possession
de Jeanne de Hochberg, mis sous la tutelle des Confédérés dès 1512, est gouverné
par George de Rive seigneur de Prangins en 1529. Ils lui accordent pour dissimuler
ses déplacements plusieurs lettres. Ce qui nous amène à conclure à l’estime et
à la bonne réputation dont jouit Pierre Barrelet. L’amitié est une ressource, un
capital social, car « avoir des amis, c’est avoir du pouvoir. Avoir la possibilité
1. Ibid., no 123.
2. H. Hauser, « Correspondance d’un agent genevois en France sous François Ier (1546) »,
p. 323, p. 326, pp. 329-331. On pourrait parler d’un couple d’espions. Jean Arpeau utilise
son épouse pour transmettre en toute sécurité des lettres aux Genevois (« J’ay adressé
les présentes à ma femme pour vous les bailler sûrement, la-vous recommandant s’il lui
survenait quelque chose ») ou pour s’informer plus discrètement qu’il ne le ferait (« J’ay
mandé à ma femme la publication qu’en fut faite à Paris, imprimée en cette ville, pour vous
la bailler »).
311
1. Pour une première approche des relations entre unités sociales, des méthodes, concepts
et théories mobilisables pour décrire leur formation et leurs transformations, voir :
S. Wasserman, K. Faust, Social Network Analysis. Methods and Applications, Cambridge,
Cambridge University Press (Structural analysis in the social sciences, 8), 1994 ; A. Degenne,
M. Forsé, Les réseaux sociaux. Une approche structurale en sociologie, Paris, Armand
Colin (« U »), 2004 ; E. Lazega, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, Presses
universitaires de France (Que sais-je ? no 3399), 2008 ; P. Mercklé, Sociologie des réseaux
sociaux, Paris, La Découverte (Repères), 2011.
2. W. de nooy, A. Mrvar, V. Batagelj, Exploratory Social Network Analysis with Pajek,
Cambridge, Cambridge University Press (Structural analysis in the social sciences, 34), 2011,
2e édition ; L. Beaugitte, Initiation à Pajek logiciel pour l’analyse des réseaux sociaux, UMR
Géographie-Cités 8504, 2011 | en ligne : https://cel.archives-ouvertes.fr/cel-00564414 ;
L. Beaugitte et P. Mercklé, « Analyse des réseaux : une introduction à Pajek », Quanti, 2011
| en ligne : http://quanti.hypotheses.org/512
3. On entend par réseau la forme que prennent les relations sociales des individus qui
contribuent à modeler leur comportement individuel et en tant que comportement influe
sur leurs relations sociales.
4. Le graphe est le produit de l’algorithme de Fruchterman-Reingold (2D) qui traite les
sommets comme s’ils se repoussaient les uns les autres tout en étant reliés par des ressorts.
Pour une meilleure lisibilité, nous avons choisi de ne pas faire apparaître les liens entre les
sommets.
312
est au centre de 36 liens ; François Ier, 22 ; Charles III de Savoie, 18 ; Paul III, 14
et Süleyman Ier, 11. Ces gens de pouvoir sont au cœur des réseaux les plus
complets1. Dans le graphe, ils sont représentés par des carrés proportionnels
au nombre de liens qu’ils entretiennent. Cela donne un panorama de la moisson
d’informations rapportée par le curé et les chemins par lesquels elles lui arrivent.
Lorsque Pierre Barrelet rencontre un serviteur de Nicolas Perrenot de Granvelle,
le chemin jusqu’à Charles Quint est court puisqu’il n’y a que trois arêtes qui le
séparent de l’empereur (espion – serviteur – chancelier – empereur). Le chemin
de l’information qui le renseigne sur le roi de France est encore plus court, avec
deux arêtes seulement, lorsqu’il rencontre Sébastien de Montfalcon. D’autres
chemins passant par plusieurs sommets sont plus longs et posent la question
de l’altération ou de la confiance dans l’information ainsi reçue ; cependant, la
redondance de certains chemins renforce l’efficacité des communications.
Le réseau personnel (« egocentré » en sociologie) du curé du Vautravers,
représenté sur le graphe par des triangles proportionnels au nombre de liens
qu’il entretient avec les autres sommets, est composé des individus avec lesquels
il entre en relation directe ; et au-delà, des relations entretenues par ces individus
représentées par des cercles. Hans Jacob von Wattenwyl et Jeanne de Hochberg
entretiennent ainsi 10 liens avec d’autres sommets. C’est le cas aussi avec le
prédicant de Montbéliard, Pierre Toussain, qui connaît Guillaume Farel et le
secrétaire d’Ulrich de Wurtemberg. Ce sont les relations du prédicant avec le
secrétaire d’Ulrich qui font entrer le Conseil dans la connaissance des démêlés
des Wurtemberg et Brandenbourg avec l’empereur. La position du curé dans
le réseau est centrale puisque les documents autographes sont une mise en récit
de son action. Le calcul des vecteurs propres donne une idée de la centralité2.
Comprise entre 0 et 1, elle est de 0,6 pour le curé ; 0,3 pour le Conseil ; 0,2 pour
Jeanne de Hochberg et Charles Quint ; 0,1 pour Paul III, Charles III et François Ier.
En s’éloignant du centre Süleyman Ier, Khizir Khayr ad-Dîn, Nicolas Perrenot
de Granvelle ou les chanoines de Lausanne se situent à une distance identique
du curé avec l’indice 0,07. On aurait ici un seuil : celui des mieux informés. Les
informateurs du curé : soldats, marins, serviteurs mais aussi ambassadeurs,
évoluent entre 0,07 et 0,05. Plus loin encore, Jean de la Baume, rencontré par
l’espion et cité plusieurs fois, ne livre aucun renseignement. Henri viii, Henri II,
1. La commande communities (méthode Louvain) de Pajek fait apparaître neuf clusters. Le
plus important fait graviter autour de Charles Quint : Henri viii, Ferdinand Ier, Venise, les
nombreux italiens et soldats rencontrés ; le second rassemble les rencontres et relations de
Barrelet. Charles III et François Ier sont au cœur de deux clusters d’égale importance bien
que le roi de France apparaisse écartelé entre Charles Quint, Charles III et Süleyman Ier.
Les cardinaux, les Wurtemberg forment deux communautés supplémentaires auxquelles
s’ajoutent quelques sommets isolés, multipolarisés ou hors réseau.
2. Il s’agit de la commande eigenvector centrality du logiciel Pajek.
313
1. StABe UP 13 no 123 : « Là, il y a une grosse garde, car outre la garnison ordinaire, le roi y a
envoyé deux compagnies de soldats à cheval ».
2. Ibid. : « pour m’en retourner de manière plus sûre ».
3. Ibid., UP 59 no 15.
4. BBB Mss h. h. iii 258 no 33 : « il fut convenu ».
314
315
Il se fait également porteur d’une lettre rédigée par Hans Jakob von
Wattenwyl au seigneur de Morvillars, dans le comté de Ferrette, au sujet d’une
vente consentie par le gentilhomme à l’avoyer de Berne. La vente est bien réelle
mais la lettre opacifie opportunément la raison profonde du voyage. Elle est
rédigée « afin que j’aie meilleure façon » nous rappelle le curé. Jeanne de Hochberg,
installée à Paris, lui obtient plusieurs lettres comme son sujet ou en fait rédiger
par Georges de Rive. L’une d’elle repose sur un problème de prébende que les
nobles de Goumoëns, seigneurs de Biolay, refusent au curé1. Ces attestations
sont autant d’aubaines pour l’espion qui peut circuler librement. Aucune ne le
rattache explicitement au Conseil bernois.
À pied, en bateau ou en poste, Pierre est mobile et parcourt de grandes
distances2. Le tableau 3 en donne une idée. C’est le signe que l’homme est encore
alerte et de bonne condition physique. Son voyage de 1546, le plus long, lui fait
parcourir 1 050 km par Berne – Milan – Presso – Trente et le Tyrol (Innsbruck ?).
Il faut ajouter des distances identiques au retour. Dans l’Italie où se tient le
concile de Trente, le curé joue de la transhumance des ecclésiastiques entre la
cité et les capitales européennes. Il y compte « plus de 40 évêques, des protonotaires,
des abbés et des moines d’innombrables ordres3. » C’est amplement suffisant pour
couvrir, voire justifier, sa présence en Italie. Quelques-uns de ses itinéraires
l’éloignent de chez lui de plus de 750 km. Au début de l’année 1540, il réalise
même deux voyages consécutifs dans le nord de la France et cumule 2 800 km
(aller-retour) auxquels s’ajoutent, en mai 1539, les kilomètres d’un voyage à
Nice. Le plus court de ses déplacements, celui de 1546/1547 en direction de
Montbéliard, est inférieur à 250 km. Pour plus de sécurité, il ne voyage pas seul,
les textes montrent Pierre Barrelet entouré de compagnons de route.
Voyageur infatigable, certaines phrases montrent que Pierre Barrelet
comprend pleinement la tâche qui lui est confiée. Il écrit : « Et puisque ma charge
principale était de savoir4… » ou « comme j’ai pu comprendre5 ». Pour autant, s’il
respecte l’esprit de la mission, il n’en demeure pas moins libre dans sa réalisation.
Au lendemain de la paix d’Ardres, en août 1546, il se rend à Milan où 20 000
316
Espagnols, dit-on, arrivent de Gênes. Sur place, son enquête auprès des concernés1
lui apprend qu’ils ne sont pas plus de 4 000. Afin de connaître leurs intentions,
il voyage un temps avec la troupe mais au-delà d’un certain point, il n’est plus
possible de la suivre sans être inscrit sur un registre. Prudemment, il s’éloigne
et se garde bien d’écrire son rapport dans les tavernes à l’étape. Un manque de
précaution qui conduit tout droit à la potence un espion piémontais. Au même
moment, un second espion de Berne est démasqué par les Français2. Sans doute,
le curé est-il déjà sur le temps d’après. Il se dirige vers Trente pour s’informer
des avancées du concile. Par son travail mené dans la durée, le curé s’affirme
comme un spécialiste sinon un professionnel du renseignement.
317
318
1. Ibid., no 126.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 33.
3. Les conseillers de François Ier, C. Michon (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes
(Histoire. L’univers de la cour), 2011 ; J.-M. Le Gall, « François Ier et la guerre », Réforme,
Humanisme, Renaissance, 2014, 79, pp. 35-63 ; D. Le Fur, François Ier, Paris, Perrin, 2015 ;
François Ier et l’espace politique italien : États, domaines et territoires, J.-C. D’Amico,
J.L. Fournel (dir.) Rome, École française de Rome, 2019 ; P. Brioist, François Ier, Paris, PUF
(Biographies), 2020.
4. K. Brandi, Charles Quint, Paris, Payot, 1939 ; A. Pagden, Spanish Imperialism and the
Political Imagination, New Haven, Yale University Press, 1990 ; A. Musi, Nel sistema
imperiale, l’Italia spagnola, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1994 ; A. Molinié-
Bertrand et J.-P. Duviols, Charles Quint et la monarchie universelle, Paris, Presses de
l’Université Paris-Sorbonne (Iberica, 13), 2001 ; H. Kamen, Empire. How Spain became
a World Power, 1492-1763, Londres, Penguin Books, 2002 ; J.-C. D’Amico, Charles Quint
maître du monde, Caen, Publications de l’université de Caen, 2004 ; M.J. Levin, Agents
of Empire. Spanish Ambassadors in Sixteenth-Century Italy, Ithaca, Cornell University
Press, 2005 ; P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2012 ; Q. Jouaville,
« L’empereur et son chancelier et la politique impériale en Italie. Lettres et mémoires de
Mercurino Gattinara à Charles Quint en 1527 », Atti dell Società Ligure di Storia Patria,
2017, 131, pp. 81-146.
319
(1542-1546)1. Présent à Nice, en mai 1539, il rapporte des différends qui sont le
prélude à la reprise des hostilités. L’informateur mentionne au Piémont les
troupes aux ordres de l’italien Baptista Lodrone2 – environ 6 000 hommes –, à
Asti, Chieri, Fossano et Verceil3. La région reste occupée par les Français. Guiges
Guiffrey, dit « le brave Boutières4 », gouverneur de Turin et lieutenant général
du roi pour le Piémont, fortifie Turin et tient Pignerol, Savigliano et Moncalieri.
Ses garnisons occupent le marquisat de Saluces et le passage du Montdenis5,
en Maurienne.
En 1540, le curé confirme que Charles Quint traverse la France avec la
permission de François Ier pour aller châtier ses sujets gantois. Deux rapports
successifs mentionnent l’arrivée de l’empereur à Paris puis son départ du
royaume6. Aux forces qui accompagnent l’empereur, l’informateur rapporte
que d’autres se massent à la frontière, franchissent le Mont Cenis ou sont déjà
dans la vallée de la Maurienne. Elles doivent se regrouper à Chambéry, ce que
François Ier ne peut tolérer sans mettre en danger ses territoires. Le curé relève
les préparatifs de guerre du roi dans la région. Toutefois, on espère encore la
paix. Des pourparlers doivent se tenir à Cambrai et à Bruxelles mais les désaccords
sont si importants que la dernière rencontre est annulée. L’espion note que « la
paix entre l’empereur et le roi est révoquée7 ». Une aubaine pour les mercenaires
suisses ; une inquiétude pour les villes toujours menacées par les armées en
marche. Cette année, le curé indique également que « le Turc a commis de grandes
cruautés en Hongrie8 ». Hongrois et Habsbourg s’apprêtent à assiéger Buda aux
mains des Turcs (1541). Ce sera un échec.
1. Idées d’empire en Italie et en Espagne (xive au xviie siècles), F. Cremoux et J.-L. Fournel,
Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2010 ; M. Mallet, C. Shaw, The Italian Wars,
1494-1559. War, State and Society in Early Modern Europe, Harlow, Pearson, 2012, pp. 106-
109 ; M. Le Gall, Les guerres d’Italie (1494-1559). Une lecture religieuse, Genève, Droz
(Cahiers d’Humanisme et Renaissance), 2017.
2. Du Bellay, Mémoires, t. 2, Paris, éd. Petitot (Collection complète des mémoires relatifs à
l’histoire de France), 1827, p. 45 ; Bratômes, Œuvres complètes, t. 1, L. Lalanne (éd.), Paris,
1864, pp. 343-346 ; « Spain : July 1527, 16-25. » Calendar of State Papers, Spain, vol. 3-1 :
1525-1526 et vol. 3-2 : 1527-1529, P. de Gayangos (éd.), Londres, Public Record Office, 1877 ;
Commentaires de Blaise de Monluc : maréchal de France, vol. 50, P. Courteault (éd.), Paris :
Picard et fils, 1925 ; L.-V. La Popelinière (sieur de), L’histoire de France, vol. 1, Genève, Droz
(Travaux d’humanisme et Renaissance), 2011, p. 382.
3. StABe UP 44 no 66.
4. M. Fakhoury, Jacques de Mailles et le chevalier de Boutières, deux compagnons de Bayard,
Grenoble, Éditions de Belledonne, 2001.
5. Le Montdenis est un passage peu éloigné du Mont Cenis (que Barrelet orthographie Seniz).
Il n’y a pas de confusion possible.
6. StABe UP 13 no 98 ; BBB Mss h. h. iii 258 no 33.
7. Ibid., no 32.
8. StABe UP 13 no 97.
320
1. Ibid., no 126.
2. Ibid., no 123.
3. J. Heers, Les Barbaresques, Paris, Perrin, 2001 ; L. Lagartempe, Histoire des Barbaresques,
Paris, éditions de Paris, 2005 ; La frontière méditerranéenne, xve -xviie siècles : circulations,
échanges, affrontements. Actes du colloque international, Tours, 17-20 juin 2009, B. Heyberger,
A. Fuess et P. Vendrix (dir.), Turhout, Brepols, 2014, pp. 181-195 ; Les Musulmans dans
l’histoire de l’Europe, tome 2 : Passages et contacts en Méditerranée, J. Dakhlia, W. Kaiser
(dir.), Paris, Albin Michel, 2013 ; L. Sicking, « Islands, Pirates, Privateers and the Ottoman
Empire in the Early Modern Mediterranean », Dejanirah Couto, Feza Gunergun, Maria
Pia Pedani (dir.), Seapower, Technology and Trade. Studies in Turkish Maritime History,
Istanbul, Piri Reis University Publications, 2012, pp. 239-252.
4. R. Finlay, Venice Besieged. Politics and Diplomacy in the Italian Wars, 1494-1534, Aldershot,
Ashgate, 2008 ; A. Fontana, 1992, « L’échange diplomatique. Les relations des ambassadeurs
vénitiens en France pendant la Renaissance », La circulation des hommes et des œuvres entre
la France et l’Italie pendant la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1992,
pp. 19-37.
5. StABe UP 67 no 136.
321
1. Ibid., UP 13 no 98.
2. Ibid., no 97.
322
1. Ibid., no 98.
2. P. Richard, Concile de Trente (Continuation de l’Histoire des Conciles, par Hefele-
Hergenroether), t. 9 (2 vol.), Paris, Letouzey et Ané, 1930-1931 ; L. Cristiani, Le Concile
de Trente (t. 17 de l’Histoire de l’Église de Fliche-Martin-Amann), Paris, Bloud & Gay,
1947 ; G. Schreiber, Das Weltkonzil von Trient. Sein Werden und Wirken, 2 Bände, Freiburg,
1951 ; A. Tallon, La France et le Concile de Trente (1518-1563), Rome, École Française de
Rome, 1997 ; –, Le Concile de Trente, Paris, Éditions du Cerf, 2000 ; Das Konzil von Trient
und die katholische Konfessionskultur (1563-2013), P. Walter, G. Wassilowsky (Hrsg.),
Wissenschaftliches Symposium aus Anlass des 450. Jahrestages des Abschlusses des Konzils
von Trient, Freiburg, 18. – 21. September 2013, Münster (Reformationsgeschichtliche Studien
und Texte, 163), 2016.
3. StABe UP 44 no 66.
4. Ibid., UP 67 no 218.
5. H. Meylan, « Un rapport d’espion sur le concile de Trente (1546) », art. cit., p. 325.
323
Benoît Léthenet
1. J. Niquille, art. cit., p. 505.
2. BBB Mss h. h. iii 258 no 32.
3. Saint Ambroise, Les devoirs, tome 1, M. Testard (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2003.
4. H. Meylan, art. cit., p. 175.
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Tableau 3 – Les voyages connus de Pierre Barrelet. Réalisation B. Léthenet (2020)
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ESPIONNAGE ET CONTRE-ESPIONNAGE
À VENISE (XVIe ET XVIIe SIÈCLES)
Giuseppe Gagliano
1. Francesco Bonaini, Statuti inediti della città di Pisa dal XII al XIV sec., Florence 1870 ;
Robert Davidsohn, Storia di Firenze, Florence 1977.
328
329
Les États Pontificaux n’étaient pas dotés d’un appareil spécifique chargé
du renseignement, mais les papes jouissaient d’un incomparable système de
collecte des informations, assuré dans le monde entier par le clergé régulier et
séculier.
Ce furent les grandes monarchies européennes qui offrirent le modèle le
plus concret de rapport entre création des structures de l’État moderne et
développement des services secrets.
L’Espagne semble faire exception. Après que furent chassés les juifs et les
moriscos, le pays ne connut pas de mouvements d’opposition interne significatifs
et ce fut l’inquisition qui se chargea de la répression de la dissidence. C’est pour
ces raisons que l’espionnage intérieur n’eut qu’un rôle modeste. En revanche,
le renseignement ex térieur, cibla nt les traditionnels ennemis
extérieurs – Habsbourg, France, Angleterre et surtout Empire ottoman – demeura
frénétique. À l’époque de Charles V – qui selon Federico Chabod, alloua pour
le seul mois d’octobre 1553, 4 000 écus « pour espions et menus services2 » –, le
coordinateur des services secrets espagnols au Levant fut Battista Lomellini,
auquel succéda Gerolamo Combi. La base pour l’envoi d’espions en terre
ottomane était Raguse, tandis que les îles vénitiennes de Zante, Corfou et
Céphalonie leur servaient de centres de support.
1. Ibid., p. 170.
2. Federico Chabod, Il Ducato di Milano e l’Imperatore Carlo V, Turin 1971, p. 122.
330
Tant que l’Espagne eut des ambitions de puissance mondiale, elle finança
largement un service secret à la hauteur de ses objectifs, lequel déclinera
progressivement après la mort de Philippe II. Les services d’espionnage autrichien
et français suivirent une trajectoire inverse. Le premier se développa parallèlement
à l’expansion politico-militaire de l’Empire entre le xviie et le xviiie siècle. Le
cœur du dispositif de renseignement de la maison de Habsbourg était le « cabinet
noir », créé dans la deuxième moitié du xviiie siècle par Léopold I, perfectionné
par Kaunitz, et qui demeura efficace jusqu’au Congrès de Vienne. Il était
spécialisé dans l’interception de la correspondance et dans la production de
fausses lettres à des fins de compromission. Le perfectionnement de l’absolutisme
dans la France des Bourbons conduisit également à la naissance d’un service
secret dirigé au plus haut niveau, d’abord par Mazarin, puis par Colbert. Il fera
l’objet de critiques de la part de Montesquieu qui estimait que la surveillance
de la correspondance privée de la part de la monarchie était systématique.
Au milieu du xviiie siècle, le prince de Conti créa, à la demande de Louis XV,
une structure clandestine chargée de conduire une diplomatie parallèle,
dépendant directement du Roi et placée sous la direction du comte de Broglie,
à laquelle il sera donné le nom confidentiel de Secret du Roi. Le secret naissait
avec l’intention explicite de de Louis XV de récupérer ses prérogatives en matière
de politique étrangère, en les soustrayant à son envahissant ministre Choiseul,
très difficile à limoger en raison de son excessive popularité à la cour.
1. Jean-Baptiste Honoré Capefigue, Luigi XV e la società del secolo XVIII, tome IV, Naples
1846, p. 128.
331
1. Ibid.
2. Ibid.
332
« L’on vit affichées dans tous les recoins des places publiques de la
ville de Londres des feuilles imprimées, qui contenait une même chose,
soit certains ordres concernant la conduite du Gouvernement, adressés
aux anglais par Charles II. Roi de Grande-Bretagne et son unique
souverain. Beaucoup crurent à une invention de Cromwell lui-même,
pour découvrir quel était le sentiment du peuple sur ce sujet et si le peuple
lisait avec délectation et application, et qu’à cet effet il avait placé des
espions1 ».
« Certains historiens affirmèrent que les Juifs s’était assuré les faveurs
de Cromwell par la promesse de beaucoup d’argent ; d’autres, que ce
dernier, entravé dans ses entreprises par l’insuffisance des deniers publics,
avait compté sur leur aide. L’activité et les correspondances des Juifs dans
tous les pays ne furent pas inutiles au Protecteur ; et selon Burnet, ils lui
servirent d’espions dans toute l’Europe, en grande partie en Espagne et
au Portugal ; il en récolta des nouvelles précieuses sur les divisions et la
situation des cours étrangères, dont il eut connaissance comme jamais
personne2 ».
Il est certain que Cromwell disposa d’un réseau d’informateurs dense avant
même d’arriver au pouvoir. Il fit du renseignement sur ses adversaires politiques,
obtenant notamment ses informations via la corruption des courtisans, l’un
des facteurs de son succès politique et personnel.
1. Gregorio Leti, Historia e Memorie recondite sopra la vita di Oliviero Cromwell, detto il
Tiranno senza vizi, il principe senza virtù, Partie II, Amsterdam 1692, p. 93.
2. Cesare Cantù, Enciclopedia storica, Documenti alla Storia Universale, tome VI, Turin 1844,
p. 467.
333
La Prusse et la Russie – où des agents secrets sont utilisés par Ivan IV dit
le Terrible, pour des actions d’infiltration – disposent également à l’époque
d’organisations dédiées à l’espionnage et à la surveillance intérieure.
334
Toutefois, Macchi lui-même rapporte le fait que cette institution n’eut pas
l’effet escompté. L’on assista, en 1082, à une nouvelle réorganisation institutionnelle,
suite à l’élection aux fonctions de doge de Domenico Flabianico, lequel imposa
l’interdiction aux doges d’associer leurs enfants à ces fonctions, afin d’éviter
la création de dynasties au sommet de la République – dont la famille Orseoli,
principal ennemi de Flabianico, avait été un exemple. Il imposa également
l’obligation pour tous les doges d’indiquer de son vivant son successeur. Domenico
Flabianico lui-même voulu
À partir de cette époque, le Doge ne fut plus élu par le peuple, mais par
des commissaires électeurs spécifiques, bien que pour perfectionner l’élection,
il fallait que le peuple la ratifie par acclamation. Dans un premier temps, les
électeurs furent au nombre de onze, ensuite de quarante, et enfin pour éviter
1. Giuseppe Cappelletti, Storia della repubblica di Venezia, tome III, pp. 385-386.
2. Mauro Macchi, Storia del Consiglio dei Dieci, tome I, p. 41.
3. Certaines sources évoquent 450 membres, d’autres de 480. Dans les derniers temps de la
République, plus de 2 000 patriciens appartinrent à ce conseil. Mais si l’on écarte ceux qui
n’avaient aucune influence politique, le nombre de participants actifs dépassa rarement les
900 personnes.
4. Ibid., p. 42.
335
« Il n’est pas vrai que par effet de la loi de 1297, devenue célèbre
comme la fermeture du Grand Conseil, celui-ci devenait pérenne et
inamovible quant aux mêmes personnes et leurs familles ; mais, en
revanche, la condition d’y avoir pris part auparavant… fut instaurée. La
loi doit donc être considérée sous l’aspect d’une épuration, non point d’un
resserrement du Conseil ; mais cette épuration conduisit ensuite
naturellement à l’établissement de l’aristocratie et mit, petit à petit, tout
le gouvernement entre ses mains2 ».
1. Antonio Quadri, Compendio di Storia Veneta, tome II, p. 168.
2. Samuele Romanin, Storia documentata di Venezia, tome II, p. 346.
336
337
1. Le terme explorateur comme synonyme d’espion est déjà entré dans l’usage à la Renaissance
et est également utilisé par Savonarole et Machiavel. Le terme entre dans l’usage également
à Venise, mais bien plus tard (deuxième moitié du XVIII siècle). Le terme confident est à
Venise un terme équivalent à celui d’espion, mais il a une connotation moins négative,
signifiant une personne appartenant à une classe élevée qui, au sein d’une administration
étrangère, révèle des secrets à la République. Ce terme se répandra successivement y
compris dans le reste de l’Italie, prenant cependant une connotation négative, comme
synonyme d’espion, rapporteur et délateur. Cf. Paolo Preto, I Servizi Segreti di Venezia,
Milan 1994, pp. 41-51.
2. S. Romanin, op. cit., tome III, p. 40.
3. P. Preto, op. cit., p. 52.
338
Cozzi considère que c’est l’expansion de la République sur la terre ferme qui
rendit plus pressante
1. Gaetano Cozzi, Michael Knapton, La Repubblica di Venezia nell’età moderna. Dalla guerra
di Chioggia al 1517, dans Storia d’Italia, Turin 1986, tome XII, pp. 111-113.
2. M. Macchi, op. cit., tome I, p. 42.
339
les internes cependant, c’est-à-dire les délits de sédition et ceux qui avaient
un quelconque lien avec ceux-ci. C’est pourquoi tombaient sous le jugement
des Dix, les abus, surtout des nobles ; un outrage à un masque ; un différend
sur un bateau ; une rixe au théâtre ; un litige entre confréries1 ».
Le secret des procès politiques et les faibles garanties accordées aux accusés3
n’étaient évidemment pas une caractéristique seulement propre à Venise Pour
Benassar, ces pratiques coïncident avec le développement de l’État moderne.
Toutefois, le secret qui couvrit l’action des plus hautes magistratures
340
341
des plus graves – surtout en raison de la qualité des personnes impliquées – fut
celui qui concerna Elisabetta Zeno (1472), sœur du pape Paul II Barbe, et d’autre
nobles vénitiens membres de hautes magistratures. L’épisode eut lieu lors de la
négociation entre Venise et le Saint-Siège, afin d’ « obtenir que les bénéfices de
l’État vénitien ne soient jamais conférés, ni par renonciation, ni par aucun autre
moyen à d’autres que les sujets de la République, nobles ou citoyens ». Le contexte
dans lequel se déroulait la négociation était favorable aux Vénitiens, étant donné
que « pendant que toutes leurs forces maritimes étaient occupées à sauver la
chrétienté du joug des infidèles, cela aurait été indécent que le Saint-Siège se montrât
peu généreux à leur égard1 ». Toutefois,
« Alors que cette affaire était traitée à Rome, le Conseil des Dix
découvrit que dame Elisabetta Zeno, sœur du Pape Paul II et mère du
cardinal Zeno, avait dévoilé aux prélats romains de nombreuses décisions
secrètes du Sénat. Girolamo Badoer, conseiller de la Seigneurie, Domenico
Zane, Savio Grande, Pantaleone Barbo de la Quarentia Criminale et
quelques autres nobles, furent accusés d’avoir pris part à cette infidélité.
Ils furent tous arrêtés et mis en prison. Elisabetta Zeno fut exilée au cap
d’Istrie ; Badoer et Barbo furent condamnés à un an de prison et exclus
à perpétuité de tous les conseils ; l’on rendit la liberté aux autres, reconnus
innocents2 ».
1. Marc Antoine Laugier, Storia della Repubblica di Venezia, Venise 1852, tome II, p. 93.
2. Ibid.
3. P. Preto, op. cit., p. 52.
4. R. Canosa, op. cit., p. 33.
342
343
Malgré le fait que l’erreur judiciaire ait été reconnue par les Décemvirs
eux-mêmes à travers un avis et médiatisée par la renommée même de
Foscarini – déjà accusé précédemment de faits similaires en raison de sa conduite
ambigüe3 –, l’appareil de répression des crimes politiques de la République fut
sur le point d’être emporté.
L’affaire se produisit en effet dans un climat d’indignation généralisée du
patriciat vénitien à l’égard des Dix et des Inquisiteurs d’État en raison des abus
qui suivirent la répression de l’énigmatique conjuration de Bedmar (1618), mais
dans le contexte d’une lutte politico-familiale entre le clan des Zeno et celui
des Cornaro4 : le patricien Renier Zeno, qui désapprouvait les attributions
1. B.P.A. Daru, Storia della Repubblica cit., tome VII, p. 156 et suivantes.
2. Ibid.
3. Il semblerait qu’il se soit introduit, déguisé, pendant la nuit, à l’ambassade espagnole, bien
que par la suite l’on en clarifia les raisons – galantes et non politiques.
4. « Il existait entre sa maison et celle des Zeno, une de ces inimitiés trop souvent héréditaires
en Italie. Renier Zeno, s’étant retrouvé l’un des chefs du Conseil des Dix, censurait tout ce
que faisait le doge avec une telle rigueur que plus que du patriotisme c’était de l’animosité.
Il s’insurgeait contre certaines faveurs qui par respect de ce vieux avaient été accordées à ses
enfants, il l’accusait d’en tolérer les désordres, et lui intimait de les réprimer publiquement.
Le pape avait décoré du titre de cardinal Federico Cornaro, évêque de Bergame, fils du doge ;
344
« Nos Majeurs, ils disaient, avaient été très prudents, ayant voulu
que les crimes graves fussent punis, mais que en même temps certains
citoyens ne deviennent pas trop puissants, ils avaient diminué la durée
des magistrats les plus influents, parmi lesquels en premier lieu les Chefs
du Conseil des Dix, ils voulurent que la durée de leur mandat fût d’un
seul mois ; mais à présent ils veulent créer avec le Conseil des Dix une
formidable magistrature qui dure un an entier. Pourquoi ne pourrait-on
pas confier les enquêtes sur les affaires d’état aux Chefs eux-mêmes ?
C’est trop long un an pour une telle autorité, car s’il arrivait que l’on
et sitôt Zeno s’écriait qu’avait été violée la loi interdisant aux fils d’un doge d’accepter tout
bénéfice de la part de la curie romaine tant que le père régnât ».
1. Memorie intorno all’accaduto per il Consiglio dei Dieci, 1628 ; Leopoldo Curti, Memorie
Istoriche e politiche della Repubblica di Venezia, tome II, cap. 4.
2. S. Romanin, op. cit., tome VII, p. 82.
345
346
347
348
349
les messages chiffrés, étant donné la grande facilité avec laquelle les fonctionnaires
vénitiens arrivaient à les lire.
En 1606, le secrétaire de l’ambassadeur vénitien à Constantinople, Gaspare
Spinelli, déchiffra sans difficulté des correspondances avec des chiffres « de
deux alphabets de beaucoup de mots entiers et en langue espagnole » et en 1702,
Girolamo Alberti décrypta les correspondances d’un espion français. L’usage
de l’écriture chiffrée fut néanmoins, aussi la cause d’un incident diplomatique
entre Venise et l’Empire ottoman. Preto raconte l’épisode des remontrances
du Pacha, après qu’il eut découvert que l’ambassadeur écrivait de manière
chiffrée ; l’on était en 1567 et la qualité des relations vénéto-turques ne paraissait
pas justifier une telle précaution : la justification de la part du Conseil des Dix
fut qu’une telle précaution avait été prise pour protéger la confidentialité des
relations entre les deux pays par rapport à des ingérences étrangères1…
Un autre système utilisé au xvie siècle pour protéger les messages, était
l’utilisation d’encres sympathiques, dont il existait une large gamme, ainsi que
le signale Nicolas Machiavel. Il s’agissait d’un système de dissimulation très
ancien comme le démontre Pline dans sa Naturalia Historia, dans laquelle il
parle de l’herba lactaria, dont le jus très blanc s’évaporait rapidement, en
réapparaissant toutefois, comme par magie, si l’on couvrait la feuille de cendre.
Le nombre d’encres sympathiques se mulplia à l’époque moderne et fut moquée
par Rabelais dans Gargantua et dans Pantagruel. Venise aussi utilisa ce type
d’expédient pour dissimuler les messages et Conti rappelle notamment, quelques
épisodes, relatifs à la guerre de Chypre, au cours de laquelle cette méthode se
révéla précieuse2.
1. Ibid., p. 273.
2. Natale Conti, Delle historie dei suoi tempi, Venise 1589, p. 73.
350
Empoisonnements
Les opérations de pollution de l’eau ou des puits étaient toutefois délicates.
Malgré une tradition également très ancienne1, cette forme de guerre était vue
comme très incorrecte, car elle était susceptible de faire des victimes collatérales
parmi les civils et la plupart des moralistes la désapprouvaient. Bien que nombreux
soient ceux qui distinguent subtilement l’empoisonnement de l’eau des puits
de leur simple corruption – parmi eux, le père du droit naturel, Ugo Grotius
(De Jure belli ac pacis, 1625) –, l’on observe un constant recours à cette méthode :
351
« L’on partit avec deux mille cinq cents cavaliers et l’on arriva près
de Mantoue à sept milles sans encombre. Et ensuite, entendant que les
Padouans disaient que messire Pierre et messire Marsilio Rossi, et leur
cavalerie, ne pouvaient retourner au champ de Bovolento, soudain, le
1. Ibid.
2. Cesare Cantù, Storie Minori, tome ii, Turin 1864.
3. Oscar Pio, D’Italia sua origine sino all’acquisto di Roma, tome IV, Milan 1875, p. 213.
352
premier juillet l’on bougea et en deux jours l’on se plaça sur le canal entre
Bovolento et Chioggia, afin qu’aucune victuaille ou autre ravitaillement
ne puisse arriver ni depuis Venise ni depuis Chioggia au champ de bataille
de Bovolento, afin d’empêcher que messire Marsilio qui se trouvait à cinq
milles avec sa cavalerie et ses gens, à cause de l’arrivée soudaine de messire
Mastino, ne puisse aller de l’avant sans risquer un grand péril pour lui
et pour ses gens. Et Mastino aurait brisé toute l’armée si la providence
de messire Piero Rossi qui était au champ de Bovolento et sachant que
messire Mastino ne pouvait avoir d’eau pour son armée, si ce n’est celle
du canal, ordonna que toutes les ordures de l’armée de Bovolento soit
jetées en continu dans le canal ; et en plus de cela, dans cette contrée il y
avait une herbe nommée ciguë dont le jus est transformé en venin, il la
fit cueillir par des ribauds qui étaient sur le champ de bataille, la couper
et la broyer et la jeter dans le canal ; si bien que l’eau du canal fut à tel
point empoisonnée sur le champ de bataille de messire Mastino qui se
trouvait à trois milles, que ni les hommes ni les bêtes en buvaient car cela
les mettait en danger de mort. C’est pourquoi il fut décidé que messire
Mastino partît avec son armée et retourna à Vérone le 13 juillet1 ».
353
Incendies
À l’occasion des nombreuses guerres contre les Turcs, l’incendie fut
également une arme fréquemment utilisée par la République, notamment pour
se débarrasser des flottes ennemies. L’une des opérations la plus célèbre fut celle
conduite par le sicilien Antonio Duro qui, avec quelques compagnons, tenta,
en 1472, de détruire la flotte turque ; il n’y parvint qu’en partie et en paya de sa
vie sa courageuse action.
« Mais bien que toutes les actions des personnes privées, ne sont pas
à rappeler, il ne faut pas passer sous silence l’action singulière d’Antonio
Duro, de Messine ; cela se produisait il y a environ cinq ans. Étant donné
que ce dernier avait résidé pendant de nombreuses années entre Turcs et
Grecs, il connaissait très bien leur langue. Ayant d’abord communiqué
avec l’amiral de la flotte quant à ses intentions (puisque à l’époque il y
avait la guerre entre les Turcs et les Vénitiens), et après avoir reçu de sa
part, six valeureux hommes, conscients des faits, il mit le feu pendant la
nuit aux navires des Turcs, en brûla six dans l’arsenal et trois trirèmes ;
monté en vitesse sur un petit bateau il s’enfuit. Au même moment les
Turcs réveillés par la fumée et les flemmes crépitantes, cherchèrent l’auteur
de la trahison, en enquêtant les Turcs capturèrent tout de suite Antonio
et les siens. Après que ses compagnons furent tués, il fut conduit devant
le roi et il répondit fermement à l’interrogatoire en confessant être l’auteur
de l’incendie et avoir fait cela en l’honneur des chrétiens et par haine
envers les turcs et de pouvoir le faire, les Vénitiens étant au courant de
cet événement2 »
1. Ibid, p. 321.
2. Francesco Maurolico, Della Storia di Sicilia, tome VI, p. 306.
354
Assassinats
Toujours au cours de cette guerre, Venise élimina sans pitié les espions
adverses ou supposés tels. Sur la base d’une série de documents d’archives,
Paolo Preto raconte de nombreux épisodes de ces actions de contre-espionnage3.
Parallèlement, la République organisa des assassinats ciblés, comme celui
de Achille Borromeo. Ce fut le Conseil des Dix lui-même qui, le 12 juin 1509,
dans un contexte de révolte anti-impériale à Padoue, ordonna aux provéditeurs
de l’armée de tuer l’adversaire « per illum bonum, cautum et secretum, qui fierit
poterit ». L’élimination par empoisonnement fut bientôt étendue à tous les
ennemis de la République. Malgré des démentis répétés de l’historiographie
vénitienne, toujours au cours l’été 1509, des projets d’assassinat de Louis XII,
alors installé à Peschiera, furent envisagés. Trois ans plus tard, les Dix, au cours
d’un conseil très secret, décidèrent de s’en remettre au frère Giovanni
Ragusa – auquel il sera accordé une prime de mille cinq cents ducats – afin
d’empoisonner l’empereur Maximilien4.
355
« Tous ceux qui ont fait des Relations de Venise nous disent que le
Duc n’a pas plus d’autorité qu’un autre Sénateur, et qu’il est sujet aux
Loix ; Que le Conseil de Dix est un Tribunal de grande importance, où
tous les Nobles et tous les Criminels d’État font jugez avec une forme de
Justice extraordinaire. Tout cela est feu de tout le monde, et il ne faut
point de Livres pour l’apprendre2 ».
1. L’on renvoie à Ercole Ricotti, Della veridicità di alcuni scrittori di Storia italiana nel secolo
XVII, Turin 1688.
2. Abraham Nicolas Amelot de Houssage, Histoire du gouvernement de Venise, Paris 1676,
préface.
356
« dire comment les Vénitiens en usent avec leur duc. En quoi consiste
la grandeur quelles sont les fonctions et les obligations de quel esprit on
le veut il me semble que ce sont des choses qui méritent bien d’être écrites,
vu qu’elles servent à la connaissance parfaite de ce Gouvernement. Pour
la même raison j’ai tâché de tirer le Conseil de Dix au naturel, estimant
que ce portrait serait d’autant plus agréable, que l’on y verrait en raccourci
toutes les plus délicates Maximes de la République, et les mystères les
plus cachez de sa Domination ».
357
de cercles restreints d’artisans1, protégés par les lettres de privilège. Carlo Maria
Cipolla a mis en évidence le fait que la circulation des idées en époque
préindustrielle avait lieu surtout à travers les migrations humaines2. Au cours
du xviiie siècle, la plupart des États envoyaient leurs espions dans les pays
considérés comme les plus avancés industriellement, pour leur voler des
informations secrètes. De telles opérations d’espionnage eurent lieu dans toute
l’Europe, surtout en Angleterre.
L’histoire du commerce vénitien est riche d’épisodes d’espionnage, certains
ourdis par des particuliers, d’autres par la République elle-même. Selon Preto,
l’un des chapitres les plus intéressants de l’espionnage industriel vénitien au
xviiie siècle concerna la porcelaine, dont la technique de fabrication fut soustraite
aux Français3. Mais les secrets de sa fabrication alimentèrent aussi un espionnage
interne, qui impliqua différentes familles d’artisans vénitiens, en compétition
les unes avec les autres, pour se l’approprier. Entre 1728 et 1731, Girolamo
Vignola, résident à Londres, transmit à Venise des rapports et des dessins
portant sur différentes machines pour éteindre les incendies. L’ambassadeur
vénitien à Londres, Simone Cavallin, se consacra également à l’espionnage
industriel et en 1781, réussit, à la demande des Inquisiteurs d’État, un important
vol technologique relatif à différentes innovations anglaises dans le domaine
de la mécanique (cylindre pour amincir les lames et technique de doublure des
coques des navires avec du cuivre). Ce ne sont là que quelques exemples de
l’espionnage industriel de la République.
Parfois, la République convainquit des ouvriers émigrés de rentrer au pays :
ce fut le cas de quelques typographes vénitiens qui fuirent de Venise à Raguse
où il fondèrent une imprimerie, mais rentrèrent ensuite au pays grâce à la
médiation de Sebastiano Alberti (1571) ; ce fut également le cas de Carlo Locatelli,
tisseur de velours hautement qualifié –, qui en 1748 s’enfuit de Udine en Autriche,
où il installa sa fabrique en y attirant différents ouvriers vénitiens : son retour
sera le fruit d’une négociation qui impliqua également l’ambassadeur vénitien
à Vienne.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les rôles s’inversèrent et les
manufactures vénitiennes durent se protéger de l’espionnage français. La
République dut également protéger ses techniques de fabrication des miroirs
contre les tentatives de piratage industriel des États étrangers. L’avidité avec
laquelle Venise tenta de percer les secrets de ses adversaires n’eut d’équivalent
que la jalousie avec laquelle elle protégea les siens : les Inquisiteurs lancèrent
1. Jacques Bergier, Spionaggio Industriale, Milan 1970, p. 47.
2. Carlo Maria Cipolla, La diffusione delle tecniche, dans Le tre rivoluzioni e altri saggi di storia
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3. P. Preto, op. cit., p. 381.
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Giuseppe Gagliano
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360
Laurent Bussière
1. Cet article a été initialement publié dans la revue Renseignement et opérations spéciales,
n° 12, novembre 2002, CF2R/L’Harmattan.
les ports. C’est aussi la raison pour laquelle ils dépendent du secrétaire d’État
à la Marine, au moins depuis 1668, et, avec un bref intermède entre 1761 et 1766,
jusqu’à 1793, date à laquelle ils sont rattachés définitivement au ministère des
Affaires étrangères. Il s’agit pour nous de les présenter comme agents de
renseignement. J’aborderai le sujet sous trois aspects. Tout d’abord, la fonction
consulaire est-elle propice à l’activité de renseignement ? Ensuite quelles méthodes
les consuls utilisent-ils pour obtenir l’information ? Enfin il s’agira de faire une
critique des informations transmises au secrétaire d’État à la Marine. Ces
informations sont-elles exactes ?
Pour répondre à ces questions, il convient de se rendre aux Archive nationales
et de consulter les registres contenant les lettres envoyées par les consuls au
secrétaire d’État, conservés dans la série Affaires étrangères. Les registres du
consulat de Gênes ont retenu mon attention. Grâce au premier d’entre eux, on
peut affirmer que le rattachement des consulats au département de la Marine
était effectif dès 1668, ainsi que l’atteste sa première lettre. L’année 1689 marque
le terme de cette étude. C’est le début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg,
beaucoup plus incertaine que les précédentes. Cette année peut-être considérée
comme la bissectrice du règne guerrier de Louis XIV. Avant, des victoires
triomphales. Après, beaucoup de défaites, des guerres qui n’en finissent plus,
grevant le budget de l’État, pesant lourdement sur les Français, pour une position
de la France en Europe remise en cause. Durant la période 1668-1689, deux
secrétaires d’État à la Marine se succèdent, Jean-Baptiste Colbert jusqu’à sa
mort en 1683, puis son fils le marquis de Seignelay.
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de la société génoise. La défense des intérêts des Français les amène à côtoyer
beaucoup de Génois ayant une fonction dans le monde politique et l’appareil d’État,
le doge, les membres des différents conseils de gouvernement et des administrateurs
spécialisés : les conservateurs de la mer dans le domaine maritime, les magistrats
de Saint-Georges dans le domaine commercial. Ils rencontrent aussi des fonctionnaires
subalternes tels que le sergent-major du port ou les douaniers. Comme ils doivent
approvisionner la Marine en toutes sortes de produits – essentiellement des étoffes
de soie pour les galères -ils rencontrent aussi des banquiers, qui leur avancent
l’argent nécessaire à ces achats, des marchands et des ouvriers en soierie. Le consul
ayant une fonction officielle, il vit dans une maison de fonction qui est pour tout
le monde la maison consulaire, avec les armes royales sur la porte. C’est donc
quelqu’un que tout le monde connaît, facilement identifiable, et les gens désireux
de fournir des renseignements à la France savent que c’est vers lui qu’il faut aller.
1. Dans sa lettre du 30 septembre 1682 (AE, B1518), Jean-Baptiste Aubert proteste qu’il se
conforme bien aux ordres.
368
mât pour connaître leur nationalité1. En ce qui concerne les bateaux de commerce,
cela est plus compliqué car ils peuvent naviguer sous pavillon de complaisance,
et la seule contemplation du pavillon ne peut garantir à 100 % sa nationalité.
Mais, comme ils ne peuvent être partout, le plus souvent les consuls se procurent
l’information indirectement. Ils reçoivent des lettres de leurs correspondants,
ou bien écoutent les gens qui parlent librement, sans se douter que ce qu’ils
disent peut-être très important. Éventuellement ils posent quelques questions
pour se faire préciser ce qui est dit, et retiennent les propos tenus devant eux.
Ils rétribuent un ensemble de collaborateurs stables répartis dans tout le territoire
de la République de Gênes, les vice-consuls2, dont le rôle est de communiquer
ce qui se passe là où ils sont, particulièrement dans le domaine de la navigation
militaire. Ils sont en poste à Savonne, Arache, Alasio, Porto-Venere et Bonifacio.
En décembre 1682, un nouveau vice-consul est établi à Dian. Pour connaître
le nombre, la nature et la nationalité de bâtiments de guerre faisant escale
localement sans être sur les quais, les consuls peuvent consulter de loin le fanal
du port qui donne toutes ces indications par un système de signaux.
En ce qui concerne les informations tenues secrètes – parce qu’elles engagent
la sécurité de l’État de la République de Gênes ou la réussite des opérations
militaires de l’Espagne – le consul interroge des gens qui ont un motif pour
passer outre à la consigne et divulguer ces informations. Leurs motivations
sont variées. Tout d’abord la simple bonne disposition envers la France. Ensuite,
l’amitié. Nicolas de Compans peut compter sur des amis bien placés qui peuvent
lui fournir des informations intéressantes : le poulvériste3 de la ville lui
communique les quantités de poudre commandées par les Espagnols ; et le
lieutenant général des convois de la République lui indique leur contenu. En ce
qui concerne ce lieutenant général, Nicolas de Compans nous dit « c’est un ami
que j’ai de longue main ». S’il souligne cet état de fait, c’est assurément pour
valoriser l’information et insister sur le crédit qu’il lui accorde. Mais la principale
raison de la divulgation des informations secrètes tient à l’organisation politique
et sociale de la république ligure. La classe dirigeante est une noblesse qui puise
son origine dans les succès des entreprises maritimes et commerciales de ses
ancêtres. Dans la première moitié du xviie siècle, au temps où Van Dick peignait
ses plus illustres représentants, on appelait Gênes – à cause de sa morgue – La
1. Les pavillons sont alors nombreux et chatoyants, les petits États italiens et les villes
maritimes importantes ayant leur propre pavillon. Ils sont différents selon que le bateau
est marchand ou militaire et évoluent.
2. L’appellation « vice-consul » existe au moins depuis le 3 mars 1661, date à laquelle
Louis XIV octroie à Nicolas de Compans, alors vice-consul, l’office de secrétaire de la
résidence de la France à Gênes.
3. Marchand de poudre.
369
Superba. Les réflexions que nous font les consuls montrent que dans la seconde
moitié du siècle, l’aristocratie de la République n’a point perdu de son arrogance,
et tous ceux qui ont à souffrir de son mépris – bourgeois plus ou moins fortuns
et classes populaires – peuvent par vengeance livrer des informations sensibles
auxquelles ils auraient eu accès par hasard.
Un autre motif de divulgation d’informations confidentielles est le
comportement du pouvoir. Comme à Venise, Gênes est dotée d’un système
répressif très poussé contre tout ce qui est censé porter tort à la sécurité de la
République, pour laquelle la liberté individuelle n’a aucun sens. En mars 1675,
un jeune gentilhomme est banni de la cité pour avoir composé un sonnet louant
la France. Sa mère en meurt quatre jours plus tard. Assurément il n’y a pas
meilleure raison pour vendre le gentilhomme et sa famille aux intérêts étrangers.
Par ailleurs, certains dirigeants importants de la République peuvent trahir.
C’est le cas du marquis Centurion, dont le nom revient à maintes reprises dans
la correspondance consulaire, et qui est capital pour le renseignement français.
Il occupe une fonction importante au sein de la République – il est magistrat
des galères – et communique apparemment toutes les informations dont il
dispose. Peut-être agit-il ainsi par dépit, pour n’avoir pu réaliser une ambition
personnelle. En ce cas, il serait bien représentatif d’un état d’esprit de la classe
dirigeante génoise très individualiste, à l’origine de belles entreprises maritimes
au xvie siècle, mais qui se caractérise ensuite par de fortes rivalités d’intérêts
personnels au détriment de ceux de la République. La correspondance consulaire
se fait l’écho des chamailleries pour l’obtention de tel ou tel poste, qui semblent
constituer l’essentiel des conversations dans les livres des différents conseils.
Cet état d’esprit est assurément un terreau très favorable pour l’activité d’un
agent de renseignement. En ce qui concerne le marquis Centurion, pour revenir
à lui, vue la façon dont les consuls en parlent, il semble qu’il s’agisse surtout
d’un noble désoeuvré cherchant l’aventure. Il fait partie de la clientèle traditionnelle
de la France à Gênes, qui agit pour le roi dans son intérêt. Tous ces gens savent
que le consul recherche des informations et ont conscience de l’intérêt des
renseignements qu’ils peuvent lui donner, qu’ils soient secrets ou non. Les
consuls travaillent à donc. À étoffer leur réseau et à exploiter les motivations
particulières de leurs informateurs.
En définitive, c’est cette tâche d’acquisition du renseignement par des agents
qui accapare le plus mes consuls. Il peut y avoir de nombreuses étapes entre le
moment où un événement se produit et sa connaissance par le consul, et chacune
d’entre elles peut être est soit écrite, soit orale. Prenons par exemple l’activité
de monsieur de la Haye sur la côte orientale de l’Inde : nous trouvons trois
relations écrites de l’événement de janvier 1673 entre le moment où il se produit
et celui où il est porté à la connaissance du consul.
370
Les renseignements recherchés par les consuls pour répondre aux demandes
ministérielles se répartissent en plusieurs catégories. En ce qui concerne le
commerce, les consuls mentionnent les entrées et les sorties des navires marchands
dans le port de Gênes, ainsi que la nature de leur cargaison et le montant des
sommes en argent liquide s’il y en a. Pour la navigation, ils notent le passage
des bâtiments de guerre le long des côtes génoises, leur arrêt éventuel dans le
port de guerre, qu’ils soient isolés ou en escadre, quelle que soit leur nationalité.
Les escadres espagnoles sont suivies le plus loin possible dans leurs périples en
Méditerranée. Quant aux « nouveautés » laissées au libre choix des consuls, on
constate que ces derniers observent de manière systématique la vie politique et
la vie militaire. Dans le cadre de la première, ils indiquent le nom des nouveaux
doges, avec un commentaire sur leur orientation pro espagnole ou pro française,
et ceux des représentants de la République à la cour de France. Lorsqu’un
ambassadeur étranger arrive à Gênes, ils étudient la manière dont il se loge et
dont il est reçu pour essayer d’évaluer les relations entre la République et son
pays d’origine. La vie militaire fait l’objet d’une attention toute particulière. Le
nombre des troupes génoises, nombre de canons qu’elles possèdent, l’évolution
des fortifications, le nombre des galères, leurs trajets… tout cela fait l’objet d’une
attention de tous les instants. Si les galères portent des troupes espagnoles à
leur garnison de Final, le nombre de ces troupes est aussi soigneusement
consigné. Les consuls s’intéressent également aux produits qu’achètent les
Espagnols et à leur quantité.
Tous ces renseignements sont transmis à l’état brut dans les lettres destinées
au ministre. Il n’y a aucune synthèse, mais une accumulation de petits faits,
mis les uns après les autres, classés de manière thématique. Ces lettres sont en
fait des tableaux qui, au lieu de comporter des colonnes et des lignes, sont
rédigés, mais restent très fastidieuses à lire. Il n’y a jamais de synthèse, c’est le
ministre ou son premier commis qui doit la faire. Parfois on trouve un détail
pittoresque ou une formule heureuse destinée à atténuer la pénibilité de la
lecture. Car il faut que le ministre ait plaisir à lire ces lettres. Nicolas de Compans
conte par exemple par le détail des tribulations vécues par des Français en
Méditerranée. Au début du mois de mars 1670 arrivent dans le port de Gênes
sur un frêle esquif des gens harassés qui ont connu des aventures à rebondissements,
dont la succession est si extraordinaire qu’il ne peut s’empêcher de les narrer
par le détail. Ce sont des membres de l’équipage du Mercoeur, navire commandé
par le chevalier de Beaumont. Le vaisseau a capturé un navire anglais chargé
de morues à un vaisseau turc au sud de l’Espagne. Alors qu’il ramène cette
371
prise à Toulon, à proximité Barcelone, il est à son tour capturé avec sa prise par
un corsaire d’Alger et tous trois font route vers la côte de Barbarie. À l’occasion
d’une tempête, le navire anglais où se trouvaient les Français et quelques Turcs
se sépare des deux autres bateaux. Il vogue vers Bizerte mais les Français s’en
rendent maîtres et mettent le cap sur Toulon. Ils sont à nouveau chassés par les
Turcs, mais se sauvent sur un esquif et atteignent Gênes1.
Nicolas de Compans n’hésite pas à faire preuve de style dans les commentaires
qui accompagnent ses rapports. Ainsi en évoquant la guerre contre les Provinces
Unies et ses prolongements sur la côte indienne, où les Hollandais connaissent
quelques succès, il écrit ceci : « néanmoins coupant le gros de l’arbre en Europe,
les branches verdoyantes en Orient sécheront bientôt ». La lettre une fois écrite,
les consuls y joignent des documents justificatifs, mettent le tout dans une
enveloppe qu’ils cachètent et la confie à la poste royale. Ils écrivent une fois par
semaine et donnent leur missive courrier du roi de passage à Gênes, en provenance
de Rome. Le ministre reçoit ces lettres dans ses bureaux, situés d’abord chez
lui, rue Vivien2, puis à partir de 1682, à Versailles.
Les informations transmises sont-elles exactes ? On observe que les méthodes
utilisées pour la collecte de l’information évoluent dans le temps et qu’elles
permettent d’obtenir des informations de plus en plus intéressantes, ainsi que
nous le montre la comparaison entre les pratiques du premier consul et celles
du second. Les informations sont de plus en plus fiables. Nicolas de Compans
recourt à la météorologie pour localiser les galères qui viennent de quitter
Gênes. Selon qu’il fait beau ou mauvais, il évalue la distance qu’elles ont parcourue.
Le problème est que cette distance ne varie pas en fonction du temps mais du
vent. Il peut faire très beau, si tout d’un coup le vent cesse, les galères doivent
cesser de marcher à la voile, faire appel aux rameurs et leur vitesse se trouve
considérablement réduite. Ses estimations sont donc erronées. C’est sans doute
pour cela que Jean-Baptiste Aubert ne se hasarde plus à faire appel à la
météorologie pour déterminer la position des galères. Il ne parle plus des
Espagnols, dont les propos sont sujets à caution. Les bruits qui courent,
difficilement vérifiable, ne sont plus mentionnés dans ses rapports.
Jean-Baptiste Aubert porte plus attention aux écrits qu’aux dires.
Le pourcentage de documents écrits parmi ses sources passe de 17 % à 27 %.
C’est véritablement un progrès. La parole n’engage pas forcément celui qui la
prononce. Au contraire, l’écrit reste, il peut être éventuellement opposé à des
dénégations. Il engage beaucoup plus son auteur, il est beaucoup plus crédible.
Parmi les sources écrites, les gazettes disparaissent. En revanche la proportion
1. AE, B1511, récit sur une feuille séparée faisant suite à la lettre du 5 mars 1670.
2. Aujourd’hui rue Vivienne.
372
373
vagues. En fait, ce qui intéresse les consuls, c’est la crise entre la France et la
République de Gênes, examinée d’un point de vue militaire. Ils rendent compte
de la collaboration navale grandissante avec l’Espagne et des efforts vains de la
France pour la contenir. La visite obligatoire des bateaux de commerce génois par
les navires de guerre français, puis leur capture, la canonnade du faubourg huppé
de San Pier d’Arena et de San Remo1, tout cela n’entame en rien la détermination
des Génois renforcent leurs fortifications pour parer à une attaque. Le samedi
6 février 1683, le Grand Conseil décide la construction de six galères pour porter
leur nombre total à 10, et les joindre aux galères espagnoles. La transmission de
cette information va mettre le feu aux poudres. Louis XIV attend que les Génois
reviennent sur cette décision, mais devant leur refus, décide le bombardement de
la ville en mai 1684. Ce bombardement n’est pas une surprise, un acte de guerre
isolé en pleine paix ainsi que le présentent souvent les livres d’histoire. Au contraire,
à lire la correspondance consulaire, on s’aperçoit que c’est le point d’orgue d’une
série de mesures coercitives, dans un contexte de guerre larvée entre la France et
l’Espagne en Méditerranée.
Laurent Bussière
374
Pascale Drouet
Par nature, les services secrets sont censés être secrets et le rester. C’est
donc généralement avec une certaine parcimonie que les informations relatives
à leur existence, à leur mode de fonctionnement et à l’identité de leurs agents,
parviennent aux oreilles des profanes. Or, au xxe siècle, les adaptations
cinématographiques ont rendu populaire le héros des romans d’espionnage de
l’ancien agent britannique de Ian Fleming (dénommé Bond, James Bond,
agent 007 au service de sa Majesté), ainsi que quelques membres incontournables
du MI6 (les personnages de M et de Q) et les imposants bâtiments du SIS (Secret
Intelligence Service), désormais situés sur la rive droite de la Tamise, près de
Vauxhall Bridge, bâtiments qui furent inaugurés en 1992 par la reine Élisabeth II.
Rien de tel, naturellement, quelques quatre cents ans plus tôt sous le règne
d’Élisabeth I (1558-1603)1. Pourtant, la dernière reine de la dynastie Tudor avait
à son service un Spymaster2 remarquable en la personne de Sir Francis
Walsingham, qu’on a pu considérer comme le père fondateur du MI5 et du
MI63. Qui était Walsingham ? Comment en arriva-t-il à occuper les fonctions
successives d’ambassadeur, de Secrétaire d’État et de chef de la sécurité ? Quelles
furent ses missions ? Par quels moyens perça-t-il les énigmes de la cryptographie ?
Comment parvint-il à mettre sur pied un réseau d’espionnage qui s’étendait
1. Pour une approche exhaustive de son règne, voir Bernard Cottret, La Royauté au féminin :
Élisabeth Ire d’Angleterre, Paris, Fayard, 2009.
2. Littéralement « le maître des espions ». On serait tenté de traduire « spymaster » par Chef
des services secrets, mais ces services n’existaient pas encore institutionnellement, c’est
Walsingham qui développa son propre réseau d’espionnage. Pour cette raison, on gardera
le terme anglais de « spymaster ».
3. MI5, pour Military Intelligence, section v, service de renseignement responsable de la
sécurité intérieure britannique aujourd’hui dénommé Security Service. MI6, pour Military
Intelligence, section vi : service chargé du renseignement extérieur aujourd’hui dénommé
Secret Intelligence Service.
1. John Cooper, The Queen’s Agent : Sir Francis Walsingham and the Rise of Espionage in
Elizabethan England, New York, Pegasus Book, 2012, p. 161. Cet article se base très
largement sur cet ouvrage excellemment documenté.
2. Ibid., p. 162.
3. En 1941, Conyers Read fut recruté à Washington D.C. par l’Office of the Coordinator of
Information (COI) et devint responsable de la section « Empire britannique » au sein de
378
l’Office of Strategic Services (OSS) qui sera remplacé par la Central Intelligence Agency (CIA)
en 1947.
1. Cette rupture avec Rome lui permet, entre autres, de divorcer de sa première femme,
Catherine d’Aragon, qui ne lui donne qu’une fille (qui deviendra la reine Mary Tudor,
fervente catholique comme sa mère espagnole), pour épouser sa deuxième femme, Ann
Boleyn qui, elle aussi, ne lui donne qu’une fille (qui deviendra la reine Élisabeth I, adepte
de la Réforme, comme son père). Henry VIII fait un troisième mariage, avec Jane Seymour,
pour avoir un héritier de sexe masculin (qui deviendra très brièvement le roi Edouard
VI, mourant à l’âge de seize ans à peine). Pour une synthèse du schisme et de la Réforme
protestante, voir Jean-Pierre Moreau, L’Angleterre des Tudors (1485-1603), Paris, Ophrys-
Ploton, 2000, pp. 51-80.
2. Walsingham meurt en 1590. Il ne verra donc pas la pièce de théâtre, jouée par la troupe de Lord
Strange en 1593, intitulée Massacre at Paris (Massacre à Paris), où Christopher Marlowe met
en scène le massacre des protestants. Il est probable que le dramaturge ait aussi travaillé pour
Walsingham. Pour une traduction française de la pièce de Marlowe : Massacre à Paris, trad.
Pascal Collin, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2004 ; Massacre à Paris, trad. Dorothée
Zumstein, Paris, Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, 2017. Sur les activités d’espionnage
de Marlowe et sur sa mort énigmatique en mai 1593, voir Alan Haynes, Invisible Power : The
Elizabethan Secret Services, 1570-1603, Stroud, Allan Sutton, 1992, pp. 91-102 (Chapter Ten :
Death of a Spy). Voir aussi Stephen Greenblatt, « Who Killed Christophe Marlowe ? », The New
York Review of Books, 2006 Apr. 6, 53(6), pp. 42-46.
379
certes par loyauté envers sa reine et son pays, mais c’est aussi pour prévenir une
invasion catholique et éviter qu’un affrontement sanglant entre catholiques et
protestants ne se produise sur le sol anglais. Comme le souligne John Cooper,
l’obligation que Walsingham se sentait envers Élisabeth I et l’Angleterre était
étroitement liée au devoir qu’il avait envers Dieu ; ainsi ses priorités n’étaient-
elles pas sans évoquer celles de Thomas More quand ce dernier était secrétaire
d’Henry VIII et avait pour devise : « the king’s servant, but God’s first » (au
service du roi, mais serviteur de Dieu avant tout)1. On comprend dès lors
pourquoi Walsingham n’eut de cesse d’infiltrer les communautés catholiques
à l’intérieur et à l’extérieur de son pays. Il fallait à tout prix déjouer les complots
de ces dernières, qui visaient à détrôner Élisabeth I pour mettre à sa place Mary
Stuart – notamment les complots Throckmorton (1583) et Babington (1586) – et
contrer la menace d’invasion espagnole par l’Invincible Armada en 1588.
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Live, mais aussi tout écrit formateur dans l’art de bien gouverner. Ainsi suivait-il
sans doute les conseils donnés par Machiavel dans Le Prince :
1. Machiavel, Le Prince, trad. Jean Anglade, Paris, Le Livre de Poche, 1983, chapitre xiv,
p. 78.
2. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis »,
Oxford Dictionary of National Biography, op. cit.
3. John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., pp. 44-45.
381
Sir Philip Sidney, figure majeure de la cause protestante, puis, après la mort de
ce dernier, le comte d’Essex, qui fut un temps le favori de la reine Élisabeth I1.
Les choix de Walsingham, pour lui-même et pour sa fille, attestent de sa solide
foi protestante, de sa proximité avec la sphère politique et les milieux
aristocratiques, et de son intérêt pour les relations internationales.
1. Sir Philip Sidney (1554-1586), poète mais aussi ambassadeur et homme politique, est
passé à la postérité pour ses écrits critiques, romanesques et poétiques, respectivement,
The Defence of Poesie (An Apologie for Poetry), Arcadia, et Astrophel and Stella. Quant au
comte d’Essex, Robert Devereux, il est resté tristement célèbre pour sa rébellion contre
Élisabeth I, laquelle échoue et lui vaut d’être exécuté en février 1601.
2. La paix de Saint-Germain-en-Laye autorise les protestants à pratiquer leur culte dans
certains lieux et leur concède, pour deux ans, quatre villes fortifiées : La Rochelle, Cognac,
Montauban et La Charité.
3. Pour plus de détails sur ce mariage et ses enjeux, voir John Cooper, The Queen’s Agent,
op. cit., pp. 65-71.
382
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384
385
par Thomas Phelippes –, les hommes du Spymaster ont la preuve écrite que
Mary Stuart a donné sa bénédiction au complot Babington qui, comme celui
de Throckmorton, prévoyait de faire coïncider soulèvement catholique anglais
et intervention de forces militaires étrangères, mais envisageait aussi clairement
l’évasion de la reine d’Écosse – ce dont Babington avait la charge personnelle – et
l’assassinat d’Élisabeth I. Comme le précise John Cooper dans The Queen’s
Agent, la chute de Mary Stuart est étroitement liée non seulement à l’interception
de documents cryptés, mais aussi à leur habile décryptage. Pour correspondre
avec Anthony Babington, la reine d’Écosse utilisait un alphabet chiffré assez
sophistiqué1. Avant d’être exécuté, Francis Throckmorton avait révélé l’identité
de l’excellent chiffreur – et déchiffreur – au service Mary Stuart, celui que l’on
considérait comme l’éminence grise de la résistance catholique établie à l’étranger
dans les années 1580 : Thomas Morgan. Ce dernier aurait créé quarante alphabets
différents pour la reine d’Écosse2. De son côté, Walsingham a son propre
cryptanalyste en la personne de Thomas Phelippes, ainsi qu’un talentueux
faussaire du nom d’Arthur Gregorye, capable de refaire un sceau à la cire de
sorte que personne ne se doute que le pli a été ouvert3. Ainsi la correspondance
entre Mary Stuart et Anthony Babington peut-elle être déchiffrée, voire
truquée – Walsingham fit ajouter un post-scriptum dans une lettre de Mary
Stuart à Babington, postscriptum dans lequel la reine d’Écosse demandait à
connaître le nom des six gentilshommes susceptibles d’assassiner Élisabeth I4.
Il est même probable que la lettre particulièrement incriminante écrite de la
main même de la reine d’Écosse, que Babington devait brûler après lecture et
1. Pour connaître quelques éléments de cet alphabet chiffré, voir John Cooper, The Queen’s
Agent, op. cit., pp. 206-207.
2. Ibid., p. 205. Pour une étude substantielle de la cryptographie, voir Gerhard F. Strasser,
« The rise of cryptology in the European Renaissance », in Karl de Leeuw et Jan Bergstra
(eds.), The History of Information Security : A Comprehensive Handbook, Amsterdam/
Oxford, Elsevier Science, 2007, pp. 277-325.
3. En raison de ses problèmes urinaires récurrents, Walsingham voyait des médecins, comme
John Dee ou Timothy Bright, parallèlement susceptibles de le renseigner sur la chimie
des écritures secrètes et sur son évolution. Timothy Bright, qui partageait la passion de
Thomas Philippes, avait inventé un système d’écriture sténographique basé sur dix-huit
symboles, dont crochets, boucles et lignes faisaient varier la signification, et il avait créé
plus de cinq cents mots spécifiques. Il n’est pas étonnant que Walsingham lui ait demandé
de traduire des passages de l’ouvrage de l’Italien Giovanni Battista della Porta, De Furtivis
Literarum Notis, une étude de la cryptographie. Pour ces questions, voir ibid., pp. 199-206.
4. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », « The
outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary of National
Biography, op. cit. L’intégralité de ce post scriptum est retranscrite dans Christopher
Andrew, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English Intelligence », chapitre cité,
p. 177. On y trouve également une copie de la version manuscrite « originale », résultat du
remarquable travail d’encodeur et de faussaire de Thomas Phelippes, p. 180.
386
qu’il brûla très certainement, ait été remplacée à l’insu de Babington par un
facsimile, puisque l’original put être brandi comme preuve accablante lors du
procès de Mary Stuart.
La correspondance interceptée et décodée de la reine d’Écosse, d’une part,
et la confession de Babington, d’autre part, permettent aux hommes de
Walsingham d’arrêter et de faire exécuter un certain nombre de conspirateurs
catholiques. Quant à Mary Stuart, déclarée coupable d’avoir pris part à un
complot attentant à la vie de la reine d’Angleterre, elle est décapitée en février 1587,
malgré les réticences d’Élisabeth I – ce sont son Conseil privé et Walsingham
qui lui forcent la main. La découverte du complot Babington et la chute de Mary
Stuart sont considérées comme la plus belle réussite de de Walsingham. Mais
le Spymaster allait encore s’illustrer avec le projet d’invasion de l’Espagne.
387
L’après Armada
La victoire anglaise est célébrée en grande pompe – l’année 1588 correspond
également à la trentième année du règne d’Élisabeth I – et immortalisée par le
1. Ibid., p. 296.
2. À ce sujet, voir ibid., pp. 307-307.
3. Cité dans Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir
Francis », « The outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary
of National Biography, op. cit. La citation provient de Simon Adams (ed.), « The Armada
correspondence in Cotton MSS Otho E VII and E IX », The Naval Miscellany, ed. M. Duffy,
Navy RS, 6, 2003, pp. 37-92.
4. Son discours, connu sous le nom de « discours de Tilbury », est resté célèbre, notamment
pour ce passage : « I know I have the body but of a weak and feeble woman, but I have the
heart and stomach of a King, and of a King of England too » (je sais que mon corps n’est
que celui d’une faible femme sans défense, mais j’ai le cœur et l’estomac d’un roi, et d’un
roi d’Angleterre qui plus est), in Victor Stater, The Political History of Tudor and Stuart
England : A Sourcebook, London and New York, Routledge, 2002, p. 125.
388
Portrait of Elizabeth I of England, the Armada Portrait, attribué à George Gower, c. 1588,
National Portrait Gallery, Londres / Wikimedia Commons
Mais Walsingham, qui n’a pas ménagé sa peine et dont les agents ont joué
un rôle crucial, demeure dans l’ombre. Le tableau de Gower qui contribue au
culte de la reine (jeunesse éternelle, étoffes chatoyantes et raffinées, perles en
abondance, attributs du pouvoir) créé un contraste saisissant avec le portrait
de Walsingham, réalisé quelques années plus tôt par John de Critz2 : vêtu de
noir – comme à son habitude –, le visage déjà marqué par le temps, le Spymaster
renvoie une image d’austérité, teintée peut-être d’une certaine lassitude3.
1. Portrait of Elizabeth I of England, the Armada Portrait, attribué à George Gower, c. 1588,
huile sur panneau de bois, 105 x 133 cm, National Portrait Gallery, Londres.
2. Le peintre était employé par Walsingham : il devait acheter pour lui des œuvres d’art en
Europe, mais il est probable qu’il était aussi un de ses agents. Voir à ce sujet John Cooper,
The Queen’s Agent, op. cit., pp. 289-291.
3. Sir Francis Walsingham, John de Critz the Elder, c. 1585, huile sur panneau de bois,
76,2 x 63,5 cm, National Portrait Gallery, Londres.
389
Épuisé par des années de bons et loyaux services, Walsingham est rattrapé
par ses problèmes de santé – dérèglements urinaires ? diabète ? calculs rénaux ? – et
doit se mettre en retrait. Sa dernière action dans la sphère politique, attestant une
fois encore de son inébranlable foi protestante, est sans doute d’intervenir auprès
d’Élisabeth I, après l’assassinat du roi Henri III – anciennement duc d’Anjou – en
août 1589, pour la convaincre d’apporter son soutien au roi de Navarre, de confession
protestante, nouvellement couronné Henri IV, roi de France1. Le 6 avril 1590, la
maladie a raison de lui : il décède dans sa maison, à Seething Lane, dix-huit mois
après l’épuisant épisode de l’Invincible Armada. Il est enterré en toute discrétion,
sans cérémonie officielle, dans la même tombe que son gendre, Sir Philip Sidney,
dans la cathédrale Saint-Paul à Londres. Une tablette en bois présente un résumé
de sa carrière en latin, résumé qui lui rend hommage pour avoir contribué à la
sécurité et à la paix de son pays ; on y lit également un poème en anglais, écrit en
pentamètres iambiques, qui prend la forme d’un acrostiche et renvoie plus
spécifiquement à son travail de Spymaster, comme dans les quatre vers qui suivent :
1. Simon Adams, Alan Bryson et Mitchell Leimon, entrée « Walsingham, Sir Francis », « The
outbreak of war with Spain and final years, 1585-1590 », Oxford Dictionary of National
Biography, op. cit.
2. Cité dans John Cooper, The Queen’s Agent, op. cit., p. 324. La tombe où étaient enterrés
Sidney et Walsingham ainsi que la tablette en bois dédiée à Walsingham furent détruites
390
391
Pascale Drouet
Ouvrage cités
Adams, Simon (ed.), « The Armada correspondence in Cotton MSS Otho E VII and E IX »,
The Naval Miscellany, ed. M. Duffy, Navy RS, 6, 2003, pp. 37-92.
Adams, Simon, Bryson, Alan, et Leimon, Mitchell, entrée « Walsingham, Sir Francis »,
Oxford Dictionary of National Biography, Oxford, OUP, https://doi-org.ezproxy.
bu.edu/10.1093/ref:odnb/28624.
Andrew, Christopher, « Elizabeth I, Walsingham and the Rise of English Intelligence »
(Chapter 10), in Secret World : A History of Intelligence, New Haven, Yale University
Press, 2018, pp. 158-190.
Cooper, John, The Queen’s Agent : Sir Francis Walsingham and the Rise of Espionage in
Elizabethan England, New York, Pegasus Book, 2012.
Cottret, Bernard, La Royauté au féminin : Élisabeth Ire d’Angleterre, Paris, Fayard, 2009.
Greenblatt, Stephen, « Who Killed Christophe Marlowe ? », The New York Review of Books,
2006 Apr. 6, 53(6), pp. 42-46.
Haynes, Alan, Invisible Power : The Elizabethan Secret Services, 1570-1603, Stroud, Allan
Sutton, 1992.
Haynes, Alan, Walsingham : Elizabethan Spymaster & Statesman, Stroud, The History
Press, 2004.
Machiavel, Le Prince [Il Principe, 1532], trad. Jean Anglade, préface de Raymond Aron,
Paris, Le Livre de Poche, 1983.
Moreau, Jean-Pierre, L’Angleterre des Tudors (1485-1603), Paris, Ophrys-Ploton, 2000.
Read, Conyers, Mr Secretary Walsingham and the Policy of Queen Elizabeth, 3 volumes,
Oxford, Clarendon Press, 1925.
Stater, Victor, The Political History of Tudor and Stuart England : A Sourcebook, London
and New York, Routledge, 2002.
Strasser, Gerhard F., « The rise of cryptology in the European Renaissance », in Karl de
Leeuw et Jan Bergstra (eds.), The History of Information Security : A Comprehensive
Handbook, Amsterdam/Oxford, Elsevier Science, 2007, pp. 277-325.
1. Pour une analyse détaillée de la valeur symbolique des attributs de la Reine dans ce
portrait, voir la contribution, dans ce même tome, d’Yves-Michel Marti.
392
Yves-Michel Marti1
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Bacon#Influence
2. Ibid.
3. “It is also believed by the Rosicrucian organisation AMORC that Bacon would have… inspired
a colony of Rosicrucians led by Johannes Kelpius to journey across the Atlantic… and move on
to Pennsylvania in the late 17th century”. https://en.wikipedia.org/wiki/New_Atlantis
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
5. Francis Bacon, New Atlantis, 1626.
394
— son frère aîné, Anthony Bacon, dont il était très proche, était un agent de
Sir Francis Walsingham et ensuite de Robert Devereux, comte d’Essex,
tous les deux chefs de services de renseignement de la reine1.
Francis Bacon a été très jeune en contact avec les plus hauts décideurs. À
l’université de Cambridge, son tuteur particulier fut John Whitgift, le futur
archevêque de Canterbury. La reine Elisabeth elle-même le félicitait pour sa
précocité et ses études brillantes.
Suivant une tradition très britannique, son père l’envoya à seize ans vivre
à Paris dans la famille de Sir Amias Paulet, l’ambassadeur anglais en France.
Il y effectua divers travaux diplomatiques et découvrit les enjeux politiques de
la France d’Henri III. Il réalisa aussi quelques missions de renseignement pour
Sir Walsingham, le baron Burghley, pour la reine elle-même, ainsi que pour
son favori Robert Dudley.
Les instructions2 qu’on lui donna furent de ne pas chercher à obtenir du
renseignement, mais de se construire des modèles mentaux3 du fonctionnement
des lieux de pouvoir dans les pays étrangers qu’il visita. Le résultat fut une
monographie, l’ouvrage Notes on the State of Christiendom (Notes sur l’état de
la chrétienté).
Son frère Anthony Bacon faisait du renseignement de terrain et partageait
ses informations avec son cadet. Il voyageait dans toute l’Europe, se constituant
un précieux réseau d’amis et d’agents. Il devint l’ami personnel d’Henri de
Navarre – le futur roi de France Henri IV –, du philosophe Michel de Montaigne,
du théologien protestant Théodore Beza et du secrétaire d’État espagnol Antonio
Perez – ce dernier fera ensuite défection en Angleterre apportant avec lui de
précieux renseignements et documents45. Recruté et géré par Anthony, un espion
du nom de Standen avait réussi à placer un agent dans l’entourage proche de
l’amiral Santa Cruz, commandant la flotte espagnole. Les plans de l’Armada
395
étaient lus par Walsingham à peine quelques jours après que le roi d’Espagne
Philippe II y ait accès1 !
Cette expérience du renseignement a enrichi la pensée de Francis Bacon.
Cela l’a conduit a formuler des maximes qui illustrent les étapes du cycle du
renseignement moderne2 :
— la nécessité du renseignement : « Knowledge is power » (La connaissance
c’est la puissance, ou savoir c’est pouvoir) ; « Intelligence is the light of the
state » (Le renseignement est la lumière de l’État) ; « The glory of God is to
conceal a thing, but the glory of the king is to find it out » (La gloire de Dieu
est de cacher les choses, celle du roi est de les trouver) ;
— savoir poser les bonnes questions : « A prudent question is one-half of
wisdom » (Une question avisée est déjà la moitié de la sagesse) ; « Who
questions much, shall learn much, and retain much » (Qui questionne
beaucoup, apprend beaucoup et retient beaucoup) ;
— les techniques d’interview : « Scientiam dissimulando simulavit » (Feindre
l’ignorance) ; « Tell a lie and find a truth » (Prêcher le faux pour savoir le vrai) ;
— la necessité de l’analyse et de la désinformation : « It is an immense ocean
that surrounds the island of Truth » (C’est un immense océan qui entoure
l’île de la Vérité).
Les textes de Francis Bacon évoquent souvent des processus du renseignement.
Ainsi, il distingue trois niveaux de secret : le secret, la dissimulation et la
simulation3. Il avait bien conscience que l’excès de désinformation pouvait nuire
à l’émetteur, et il nous met en garde dans ses Essays sur la dissimulation, car
elle détruit la confiance4. Ce serait d’ailleurs Francis Bacon qui aurait inventé
le terme de « taupe » pour désigner un agent de renseignement infiltré5.
De plus, Francis Bacon s’est passionné pour la cryptologie. Il pensait que
c’était une science légitime car elle permettait d’assurer la sécurité des informations
sensibles pour les gouvernements et pour les scientifiques6. Il a inventé un
système de chiffrement original basé sur un codage binaire des lettres de
l’alphabet, tout comme les ordinateurs d’aujourd’hui. La même lettre pouvait
s’écrire sous deux typographies très semblables mais légèrement différentes
1. John Cooper, The Queen’s Agent : Francis Walsingham at the Court of Elisabeth, Faber &
Faber, Kindle Edition. p. 268.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
3. Francis Bacon, “Of Simulation and Dissimulation” in The Essays & Counsels, Civil and
Moral, 1597.
4. Ibid.
5. Jean-Paul Brunet, « Le langage du secret, des mots pour (ne pas) le dire », in Les cahiers de
la sécurité intérieure, IHESI, 1997, p. 92.
6. Gerhard Strasser. “The rise of cryptology in the European renaissance” in The History of
Information Security : A Comprehensive Handbook, Elsevier 2007.
396
Francis Bacon, The Works of Francis Bacon, Baynes and Son, tome 7, 1824, p. 288.
Ce portrait célèbre aurait été offert à la reine Elisabeth I par Robert Cecil,
patron du renseignement royal, probablement à l’inspiration de Francis Bacon4.
Ce portrait comporte de nombreux symboles et messages allégoriques qu’à
l’époque tout le monde pouvait comprendre, même les illettrés. En effet,
Elisabeth I maîtrisait sa communication et organisait très précisément les
messages qu’elle voulait faire passer à son peuple, à ses courtisans et à l’étranger5.
397
The Rainbow Portrait of Queen Elisabeth I, attribué à Isaac Oliver, entre c. 1600 et c. 1602,
Collection du Marquis de Salisbury, Hatfield House, Hertfordhire / Wikimedia Commons
Symboles d’autorité :
— l’autorité divine : « Non sine sole iris » (Pas d’arc-en-ciel sans le soleil).
Elisabeth tient dans sa main l’arc-en-ciel qui symbolise l’autorité divine.
Cela fait référence à l’histoire biblique de Dieu montrant son arc-en-ciel à
Noé après le déluge ;
— l’autorité spirituelle. L’arc-en-ciel est une allusion aux couleurs représentant
les étapes de la transmutation des alchimistes : la purification, l’illumination
et la perfection.
398
Symboles de renseignement :
— de nombreux yeux et oreilles (symboles allégoriques du renseignement)
sont brodés sur son manteau (symbole de protection et de prospérité) ;
— les yeux et les oreilles sont nombreux et le gantelet est de petite taille. Cela
signifie que le renseignement permet d’économiser la force ;
— les plis de la robe représentent des bouches fermées (symbole du secret).
Nous avons là l’expression graphique de la fameuse devise d’Elisabeth :
« Video Et Taceo » (Je vois et je ne dis rien) ;
— elle porte un voile. Cela signifie qu’elle peut voir sans être vue ;
— le voile est orné de perles, symbole de pureté. Cela signifie qu’elle exerce
sa surveillance avec des intentions pures. Elisabeth avait dit :« I have no
desire to make windows into men’s souls. » (Je n’ai pas le désir d’ouvrir des
fenêtres dans l’âme des gens). ;
— une aigrette sur la tête est un symbole de vigilance ;
— le gros serpent sur sa manche gauche est le symbole de l’intelligence pratique
de Lucifer. Le serpent est enroulé sur lui-même, ce qui est un symbole de
la complexité ;
— quel que soit l’angle sous lequel on regarde le tableau, on a l’impression
que la reine nous regarde (impression d’omniscience).
399
1. Daniel Boorstin, The Seekers, Knowledge Series, Knopf Doubleday Publishing Group,
Kindle Edition, p. 176.
2. Robert Lomas, The invisible college. The Royal Society, Freemasonry and the birth of modern
science, Headline Book Pub Ltd, 2002, p. 17.
3. Bertrand Russell, The impact of Science on Society, Routledge, 2016.
4. « Instead of a fruitful womb for the use and benefit of man’s life, they end in monstrous
altercations and barking questions », Francis Bacon, The Advancement of Learning, Kindle
Edition, Location 458.
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Bacon#Death
6. Francis Bacon, A True Report of the Detestable Treason intended by Dr Roderigo Lopez, 1594.
7. James Spedding, The Life and Letters of Francis Bacon, 1858.
400
1. Francis Bacon, Novum Organum, sive Indicia Vera de Interpretatione Naturae, 1620.
2. « In an example he gives on the examination of the nature of heat, Bacon creates two tables,
the first of which he names « Table of Essence and Presence », enumerating the many various
circumstances under which we find heat. In the other table, labelled « Table of Deviation,
or of Absence in Proximity ». https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_scientific_
method#Francis_Bacon’s_eliminative_induction
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_des_hypoth%C3%A8ses_concurrentes
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roue_de_Deming
5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_cognitif#Historique_et_d%C3%A9bats
7. F. Bacon, Novum Organum, op. cit., Section XXXIX.
401
— les idoles du théâtre, qui découlent des dogmes de pensées ou des préjugés.
Par exemple, l’ambassadeur du roi Philippe II d’Espagne à Londres,
Bernardino de Mendoza, était tellement agressif qu’il a tenté de faire assassiner
la reine Elisabeth lors du complot Throckmorton. Seules les informations
négatives sur l’Angleterre1 l’intéressaient, avec pour conséquence une grave
sous-estimation des forces anglaises. C’est un exemple du biais cognitif de
confirmation2. Francis Bacon aurait pu dire que Mendoza était victime de l’idole
de la tanière ou du théâtre !
1. Spies in Tudor England : The History and Legacy of English Spy Networks during the Tudor
Period, Charles River Editors, Kindle Edition. 2017, Location 713.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_de_confirmation
3. F. Bacon, New Atlantis, op. cit.
4. « to bring them news and intelligence of other countries » : F. Bacon, New Atlantis, op. cit.,
Kindle Location 216.
5. S. Dedijer, op. cit.
6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Royal_Society
7. « We maintain a trade not for gold, silver, or jewels ; nor for silks ; nor for spices ; nor any other
commodity of matter ; but only for God’s first creature, which was Light : to have light (I say)
of the growth of all parts of the world » : F. Bacon, New Atlantis, op. cit., Kindle Edition.
Location 317.
402
— l’information brute est une matière première qu’il faut traiter afin d’en
tirer un maximum de valeur ajoutée pratique ;
— le processus de traitement de l’information est clairement défini, de façon
presque taylorienne. Il est comparable à une chaîne de fabrication industrielle ;
— l’activité de renseignement est intégrée à l’activité de R&D et d’innovation ;
— ses spécialistes constituent la noblesse de l’île.
403
404
405
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Royal_Society
2. “Bacon was a hero to Robert Hooke and Robert Boyle, founders of the Royal Society”. https://
www.britannica.com/biography/Francis-Bacon-Viscount-Saint-Alban/Thought-and-
writings
3. “Salomon’s House was no romantic figment. It became real in England when royal charters
were issued (1662-63) for the Royal Society of London for the Improving of Natural Knowledge
(better known as the Royal Society)”. D. Boorstin, The Seekers, op. cit., p. 179.
4. Sobel, Dava, Longitude, HarperCollins Publishers, Kindle Edition. p. 15.
5. Michael R. Matthews. “Perfecting Mechanical Timekeeping and Solving the Longitude
Problem”, in Innovations in Science Education and Technology book series (ISET), volume 8,
Springer 2000.
6. https://en.wikipedia.org/wiki/Christiaan_Huygens
7. https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Moray
406
Philosophical Transactions of the Royal Society of London, The Royal Society, 1er janvier 1674
1. “ full power and authority… to enjoy mutual intelligence and affairs with all and all manner
of strangers and foreigners, wether private or collegiate, corporate or politic, without any
molestation, interruption, or disturbance whatsoever”. Second Charter of the Royal
Society 1663. https://royalsociety.org/~/media/Royal_Society_Content/about-us/history/
Charter2_English.pdf ?la=en-GB
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Isaac_Newton#Optique
407
Yves-Michel Marti
408
Yves-Michel Marti
1. “Cecil’s long-term goal was a united and Protestant British Isles, an objective to be achieved by
completing the conquest of Ireland and by creating an Anglo-Scottish alliance. With the land
border with Scotland safe, the main burden of defence would fall upon the Royal Navy, Cecil
proposed to strengthen and revitalise the Navy, making it the centerpiece of English power.”
https://en.wikipedia.org/wiki/William_Cecil,_1st_Baron_Burghley
2. N.A.M. Rodger, The Safeguard of the Sea : A naval History of Britain, Penguin Books, 1997,
p. 195.
Cartographie
De bonnes cartes marines étaient indispensables pour s’affranchir de la
navigation côtière et s’aventurer sur les océans. Les ministres d’Elisabeth I
avaient conscience qu’il était impossible d’établir des colonies aux Amériques
sans disposer de cartes précises. Vers 1550, la cartographie anglaise était très
en retard3. Il faudra attendre les années 1570 pour que des cartes soient publiées
ou que des globes terrestres soient construits en Angleterre. Lorsque le pirate
et explorateur Francis Drake prépara son voyage autour du monde, il fut obligé
d’aller à Lisbonne pour acheter des cartes4. Les plus grands cartographes se
trouvaient dans les Flandres espagnoles, car c’est là que vivaient les meilleurs
artisans sachant réaliser les gravures sur cuivre pour l’imprimerie5.
Techniques de navigation
En 1536, à la suite du schisme entre l’Eglise d’Angleterre et Rome, les
monastères furent vendus et leur bibliothèques détruites ou dispersées. La
cosmographie, l’astronomie et les mathématiques, sciences indispensables à la
navigation en haute mer, étaient considérées par beaucoup comme des pratiques
magiques occultes et condamnables6. En 1555, le savant John Dee fut arrêté,
410
411
1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renseignement#Cycle_du_renseignement
2. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/plan/61347/locution?q=renseignement
3. Jan P. Herring, “Key intelligence topics : A process to identify and define intelligence
needs”, Competitive Intelligence Review, Volume 10, Issue 2, Q2, 1999.
4. Paul J. McKittrick, op. cit., p. 153.
5. Daniel Carey, “Hakluyt’s instructions : The Principal Navigations and sixteenth-century
travel advice”, in Studies in Travel Writing, Routledge, 2009, p. 14.
412
413
Rapport d’étonnement3
En 1620, l’ambassadeur anglais en poste en Allemagne, Henry Wotton, fut
témoin d’une démonstration originale de la Camera Obscura4 par l’astronome
Johannes Kepler. Le principe de base en était connu depuis longtemps, mais
Kepler avait trouvé le moyen de s’en servir pour faire des relevés topographiques
et pour observer les taches solaires. Henry Wotton en fit immédiatement un
compte-rendu au scientifique Francis Bacon5.
1. Daniel Boorstin, The Discoverers, Random House, 1985, p. 295.
2. Richard Barker, “Design in the Dockyards, about 1600” in Carvel Construction Technique :
Fifth International Symposium on Boat and Ship Archaeology (Amsterdam, 1988), Oxbow
Books, 1991, p. 64.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_d%27%C3%A9tonnement
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Camera_obscura
5. Todd Andrew Borlik, “The Whale Under The Microscope : Technology And Objectivity
In Two Renaissance Utopias”, in Philosophies of Technology : Francis Bacon and his
Contemporaries, Brill Academic Publishers, 2008.
414
Formations à l’étranger
À la fin des années 1540, après avoir terminé ses études à Cambridge, le
jeune John Dee s’en fut étudier à Louvain. Il fréquenta les plus grands cartographes
de son époque, dont beaucoup devinrent ses amis, comme Gerardus
Mercator3 – qui lui fit cadeau de cartes et de globes terrestres – et Gemma
Frisius4 – qui lui fit don de divers instruments d’astronomie. Il récupéra ainsi
les savoirs cartographiques des Espagnols car les Pays-Bas faisaient partie du
Saint-Empire romain germanique de Charles Quint.
En 1553, à la mort du roi Henry VIII, sa fille Mary Tudor devint reine
d’Angleterre. Catholique, elle épousa le fils du roi d’Espagne, le prince Philippe.
Steven Borough, disciple du navigateur Sebastian Cabot et grand explorateur
de la Compagnie de Moscou, profita de ce rapprochement anglo-espagnol pour
se former à la Casa de Contratación de Séville. Il pratiqua le troc d’informations
en partageant ses connaissances de la navigation arctique en échange des secrets
espagnols. Deux ans plus tard, il revint avec dans ses bagages un document
précieux : le manuel de navigation Arte de Navegar de Martin Cortes5. Cet
ouvrage était une mine d’or d’informations. Il décrivait en détail la fabrication
ainsi que l’utilisation des instruments de navigation les plus avancés tels que
l’astrolabe, le quadrant, le bâton de Jacob (cross-staff )6. L’ouvrage présentait
aussi les méthodologies de réalisation de cartes marines. Traduit par le cartographe
Richard Eden, il devint le document de référence des navigateurs anglais pendant
415
près d’un siècle. Il est très probable que le pirate anglais Francis Drake, qui
causa tant de torts aux Espagnols, en ait été un des premiers acheteurs1. Steven
Borough ramena aussi d’Espagne des innovations organisationnelles dont par
exemple l’idée d’une administration et d’écoles dédiées à la navigation, avec
des concours et examens rigoureux. La fabrication des nouveaux instruments
de navigation fut confiée à des artisans anglais, permettant ainsi une économie
considérable par rapport à leur acquisition au marché noir auprès d’intermédiaires
ibères.
Réseaux relationnels
Le savant John Dee entretenait un réseau relationnel scientifique important.
Il était en contact épistolaire avec des savants de toute l’Europe – Paris, Cologne,
Anvers, Ferrare, Heidelberg, Orléans, Rome, Vérone, etc. – et était l’ami de
beaucoup d’entre eux comme le cartographe Gérard Mercator, le pilote portugais
Pedro Nunez, et l’astronome Tycho Brahe. C’était une sorte de collège informel
de navigation4 qui a formé le noyau de la future société scientifique Royal Society5.
Tycho Brahe disposa de ressources considérables pour construire son
observatoire d’Uraniborg6, où il fut capable de d’effectuer des mesures
astronomiques de l’ordre de la minute d’arc, soit avec dix fois plus de précision
1. David Childs, Tudor Sea Power : The Foundation of Greatness, Seaforth Publishing, 2010,
p. 144.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_Le_Testu
3. Hugh Bicheno, Elisabeth’s Sea Dogs : How England’s Mariners Became the Scourge of the
Seas, Conway, 2012.
4. Richard Deacon, John Dee. Scientist, geographer, astrologer & secret agent to Elisabeth I,
Frederick Muller, 1968, p. 37, 93.
5. P.J. McKittrick, op. cit, p. 229.
6. https://en.wikipedia.org/wiki/Uraniborg
416
qu’auparavant. Les données de Tycho Brahe étaient compilées dans des tables
appelées Tables Rudolphines1, gardées secrètes, qui ne furent publiées que vingt-
six ans après sa mort par son disciple Johannes Kepler. Elles comportaient non
seulement des tableaux de données mais aussi des algorithmes, ses utilisateurs
pouvant ainsi calculer les futures positions des planètes2. Il est fort probable
que John Dee ait pu avoir accès à ces données, des décennies avant tous les
autres savants européens.
Rétro-ingéniérie4
La méthode de projection cylindrique introduite par Mercator en 1569
avait aplati la terre en méridiens parallèles, donnant aux marins des repères
réguliers et mesurables pour suivre les routes rectilignes à travers les océans
(les lignes de rhumb). Mercator avait gardé ses formules de projection secrètes.
Lors d’une navigation aux Açores en 1589, Edward Wright craqua l’algorithme
de Mercator grâce à son expérience de marin et son habileté mathématique. Il
en corrigea les erreurs et inventa une projection cylindrique plus précise. Allant
au-delà d’une carte améliorée, Edward Wright fournit une méthode de calcul
permettant de produire sa propre carte5. Au lieu d’être de simples utilisateurs
des cartes de Mercator, les Anglais devinrent autonomes en matière de
cartographie nautique.
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Rudolphine_Tables
2. https://www.pablogarcia.org/hackers-of-the-renaissance
3. Angus Konstam. « Tudor Warships. Elisabeth I’s Navy ». Ed Osprey, 2008, p. 5.
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Reverse_engineering
5. Mark Monmonier. “The Wright Approach. Rhumb Lines and Map Wars : A Social History of
the Mercator Projection”. Chicago, Ill. : University of Chicago Press. 2004. pp. 65-67.
417
1. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit, p. 108.
2. http://tenerifeprivatetours.com/from-plymouth-to-adeje-in-canary-islands/
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Simon_Fernandes
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Hellburners
5. https://www.warhistoryonline.com/instant-articles/hellburners-weapons-destruction.
html
418
1. James W. Scott, “Technological and Economic Changes in the Metalliferous Mining and
Smelting Industries of Tudor England”, in Albion : A Quarterly Journal Concerned with
British Studies, vol. 4, No. 2 (Summer, 1972), pp. 94-110.
2. Andrew Foot, « Burchard Cranach (c 1515-1578) », texte d’une conférence de la Lerryn
History Society, 19 novembre 2010 (http://lerrynhistory.co.uk/docs/LER-13/LER-13-1.
pdf).
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Christopher_Schutz
4. Carlo M. Cipolla, Guns, Sails and Empires. Technological Innovation and the Early Phases of
European Expansion. 1400-1700, Minerva Press, 1865, pp. 39-43.
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Elicitation_technique
6. Daniel Carey, op. cit., p. 7.
419
secrets de son cœur ». Si des individus apparaissaient sur le rivage avec de l’or
ou des pierres précieuses, Cabot recommandait de s’approcher tout en jouant
d’un instrument de musique afin de susciter un désir de contact.
Le cartographe anglais Richard Hakluyt (1552-1616) fut nommé aumônier
auprès de sir Edward Stafford, l’ambassadeur d’Angleterre en France, avec pour
instructions d’obtenir des informations sur les voyages espagnols et français
vers l’Amérique. En utilisant sa fonction ecclésiastique comme prétexte, il put
approcher de nombreuses sources d’information de grande valeur comme par
exemple, Don Antonio, le prétendant au trône du Portugal et « cinq ou six de
ses meilleurs capitaines et pilotes ». Il trouva même le moyen de s’introduire
dans la bibliothèque royale de l’abbaye de Saint Martin à Paris, où il put prendre
des notes sur les voyages du corsaire français Jacques Cartier dans le golfe de
Saint-Laurent, au Canada, en 15341. Il récupéra aussi des informations sur les
colonies espagnoles aux Antilles, notamment des précisions sur leurs ports,
l’importance de leurs garnisons et de leurs stocks de nourriture2.
1. John Cooper. “The Queen’s Agent : Francis Walsingham at the Court of Elisabeth I”, Faber &
Faber, 2011, p. 242.
2. Alan Haynes, Walsingham. Elisabethan spymaster & stateman, The History Press, 2004,
p. 43.
3. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit.,
p. 108, 226.
4. P.J. McKittrick, op. cit, p. 159.
5. Éric H. Ash, op. cit.
420
métal. En 1553, Cabot organisa et dirigea la Muscovy Company qui avait pour
but de découvrir le passage du Nord-Est1 vers la Chine, et dont le résultat fut
un commerce très profitable avec la Russie.
En 1540, Le roi Henry VIII lança un programme de recrutement systématique
de pilotes français. Soixante d’entre eux émigrèrent, dont Jean Rotz, qui fut
nommé au poste d’hydrographe royal2. Il apporta dans ses bagages de nombreux
ouvrages de navigation, ainsi que des documents confidentiels. À la mort
d’Henry VIII, le salaire de Jean Rotz fut divisé par deux et il accepta la proposition
du roi Henri II de revenir en France.
Le navigateur huguenot Jean Ribault, avait été choisi par l’amiral Gaspar
de Coligny, chef des protestants français, pour explorer les côtes de Floride en
vue d’y établir une colonie huguenote. Il s’exila en Angleterre en 1563 et proposa
ses informations, son savoir et ses services à Elisabeth I. Ayant changé d’avis,
il fut emprisonné par les Anglais mais réussit à s’échapper3.
Le roi Henry VIII et la reine Elisabeth I employèrent pendant au moins
quarante ans des architectes navals vénitiens – en particulier Augustino
Levello – à la construction de galères de guerre4. Ceux-ci importèrent la technique
italienne consistant à monter les canons au centre du navire, et non sur les
châteaux de poupe et de proue, abaissant ainsi le centre de gravité et améliorant
la stabilité5. Cela permit aux capitaines anglais de développer des techniques
de tir redoutables – dites Broadside Tactics (concentration des feux) – avec leur
artillerie de marine.
Vol d’informations
Le marchand hollandais Jan Huyghen van Linschoten travailla de 1583
à 1589 à Goa comme secrétaire de l’archevêque portugais. Il put alors avoir
accès à des informations commerciales, nautiques et cartographiques
ultrasensibles, en particulier des cartes que les Portugais gardaient secrètes
depuis plus d’un siècle. Il vola des relevés nautiques des mers de l’Inde, tels que
les courants, les profondeurs, les îles et les bancs de sable, qui étaient absolument
vitales pour une navigation sûre, ainsi que des représentations côtières pour se
repérer. La publication de ces informations permit d’ouvrir le passage vers les
Indes orientales au commerce des Néerlandais, des Français et des Anglais. En
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Northeast_Passage
2. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit.,
p. 213.
3. Ibid. p. 219
4. N.A.M. Rodger, op. cit., p. 195
5. https://en.wikipedia.org/wiki/Tudor_navy
421
1. https://en.wikipedia.org/wiki/Jan_Huyghen_van_Linschoten
2. R. Baldwin, “The development and interchange of navigational information…”, op. cit., p. 246
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Drake%27s_circumnavigation
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Northwest_Passage
422
Techniques de « pot-de-miel »
Dans le monde de renseignement ou bien de la sécurité informatique, on
appelle « pot de miel », une technique consistant à mettre en avant des
informations alléchantes afin d’attirer des proies pour des opérations de
renseignement2. Il n’y a pas besoin d’aller chercher l’information : les sources
viennent spontanément à vous en toute confiance. John Dee utilisait probablement
plusieurs techniques « pot-de-miel » dans ses approches de renseignement, en
ouvrant sa bibliothèque scientifique à ses cibles et grâce à sa réputation
d’astrologue et d’alchimiste.
En effet, il constitua une des plus grandes bibliothèques privées de l’Angleterre
élisabéthaine. Elle dépassait de loin les bibliothèques des universités d’Oxford
et de Cambridge et aurait contenu 4 000 volumes. Ce n’était pas qu’une
bibliothèque, c’était aussi un conservatoire scientifique avec de nombreux
instruments de mesure, de navigation, des cartes et des globes terrestres. C’était
également un laboratoire et un centre de R&D où John Dee pratiquait l’alchimie
et toutes sortes d’expériences3. Il s’est pratiquement ruiné en achetant des livres
rares à l’étranger, comme par exemple le traité de stéganographie de Johann
Trithemius, le livre le plus avancé de l’époque en cryptologie4. Il semble que
John Dee employait même un copiste à Rome pour reproduire des manuscrits
précieux5. Sa bibliothèque était un passage obligé pour tout scientifique étranger
423
Profils psychologiques
Depuis toujours, les agences de renseignement réalisent des profils
psychologiques de décideurs politiques, économiques, religieux ou militaires5.
Cela se pratiquait bien sûr à l’époque élisabéthaine. Par exemple, lors des
négociations concernant le possible mariage d’Elisabeth I avec le duc d’Anjou,
le chef espion Francis Walsingham demanda à John Dee de réaliser l’horoscope
424
du futur époux1, ce qu’il fit. Mais suite à cela, John Dee donna un avis négatif
à l’union et la reine suivit son conseil.
En 1552, il fit la connaissance de Jérôme Cardan (Gerolamo Cardano), un
des scientifiques les plus féconds de la Renaissance. En tant que professeur de
médecine, Cardan fut le premier à décrire les symptômes cliniques du typhus.
Mais c’était aussi un joueur passionné de cartes, de dés et d’échecs. Sa passion
du jeu le poussa à inventer la théorie mathématique des probabilités et des jeux
de hasard… ainsi que des théories psychologiques qu’il résuma dans plusieurs
ouvrages, dont De Genitura – où il dressa les profils astrologiques de personnes
célèbres2 – et dans son Traité des Songes. Ces livres inspirèrent Sigmund Freud
qui considérait Cardan comme un véritable pionnier3. En 1558, Jérôme Cardan
publia un ouvrage étonnant sur la métoposcopie, c’est-à-dire l’analyse des
personnalités et des caractères4. Il était très détaillé, avec plus de 800 illustrations,
accompagnées de commentaires. Cardan analysait les traits du visage et y
recherchait des formes ressemblant à des symboles astrologiques.
1. Benjamin Woolley, The Queen’s Conjurer. The science and magic of John Dee, adviser to
Queen Elisabeth I, Henry Holt, 2001, p. 144.
2. https://archaeologyofreading.org/bibliography/dee-corpus/cardano/
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Cardan#Le_trait%C3%A9_des_
songes
4. https://en.wikipedia.org/wiki/Metoposcopy
425
1. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Illustration_from_Cardanus,_Metoposcopia_
libris_tredecim…_Wellcome_L0017244.jpg
Techniques d’interview
John Dee était célèbre pour ses séances de spiritisme, où il avait des
conversations avec des anges. Des livres entiers ont été consacrés à ce sujet. On
sait moins que des personnages importants venaient le consulter pour avoir
des réponses des esprits célestes à leurs questions. La théorie de l’historien
Richard Deacon est que John Dee se servait de ces sessions pour extraire des
informations à ses visiteurs3 : « Il suffit de comparer les récits des “conversations
angéliques” lorsque Dee et Kelley étaient en train de chercher seules avec ceux
lorsqu’elles cherchaient avec d’autres à noter certaines différences subtiles. Lorsque
Dee et Kelley cherchaient seuls, les conférences spirituelles étaient essentiellement
didactiques et presque entièrement destinées à obtenir des informations
philosophiques, à l’exception de quelques divertissements occasionnels… Mais
lorsqu’il s’agissait de Laski, Stephen ou Rosenberg, les procédures étaient bien
différentes. Il y avait des recherches spirituelles sur les secrets de l’univers,
probablement assez pour faire croire que c’était le but principal de Dee, mais les
questions et les réponses entre le spirite et les anges formaient un tout autre schéma,
celui de la recherche d’informations sur des sujets purement profanes ».
C’est par sa maîtrise des techniques d’interview que John Dee a pu percer
un des secrets les plus jalousement gardés par les Portugais : l’existence de l’île
de Sainte Hélène. Cette île perdue, isolée au milieu de l’océan Atlantique Sud,
était une base de ravitaillement idéale sur la route des Indes. Elle leur permettait
de se ravitailler en eau et en nourriture de façon sûre et discrète car elle était
inhabitée ; elle était de plus, couverte de forêts et fournissait donc le bois pour
les réparations de navires. John Dee en entendit parler lors d’un de ses voyages
à Rome et réussit à la localiser en rassemblant et analysant des bribes
d’informations diverses4. Plus tard, les Anglais de la Compagnie britannique
1. https://en.wikipedia.org/wiki/John_Dee#Later_life
2. Martin Porter, Windows of the soul. The art of physiognomy in European culture 1470-1780,
Oxford Historical Monographs, 2005, p. 36, 116, 181.
3. R. Deacon, op. cit., p. 220.
4. Ibid., p. 67.
427
Désinformation
Les informations fournies à Sir Francis Walsingham par son réseau
d’espionnage européen le convainquirent qu’une armada espagnole serait lancée
contre l’Angleterre en 1588. Il demanda à John Dee de calculer les conditions
météorologiques et astrologiques d’une invasion. Celui-ci répondit qu’une
tempête dévastatrice allait provoquer un désastre en Europe. Lorsque la nouvelle
fut divulguée et parvînt en Espagne, le recrutement pour la flotte se ralentit et
il y eut même des désertions de marins. À Lisbonne, un astrologue ayant répété
la prédiction fut accusé d’avoir répandu de fausses informations. Recourant à
la guerre psychologique, John Dee informa l’empereur Rodolphe de Bohême
et le roi Étienne de Pologne que la tempête prédite « provoquerait la chute d’un
puissant empire ». Rudolf transmit alors l’avertissement à l’ambassadeur
d’Espagne1.
1. https://wikispooks.com/wiki/Document:The_British_Occult_Secret_Service
2. Louis Sicking, “Naval warfare in Europe, c. 1330- c. 1680”, in European Warfare in Europe,
chapter 11. Cambridge University Press, 2012, p. 236.
3. N.A.M. Rodger, op. cit., p. 214.
4. P.J. McKittrick, op. cit., p. 157.
428
Yves-Michel Marti
1. Larrie D. Ferreiro, Ships and Science. The Birth of Naval Architecture in the Scientific
Revolution, 1600-1800, MIT Press, 2007, p. 91.
429
Olivier Blanc
1. Liam Swords “Irish Priests and Students in Revolutionnary France”, Protestants, Catholic
and Dissenter, Dublin, 1997.
2. AN D XXIX bis 33 dossier 343, 16 à 18.
3. L’historien Hugues Marquis a montré dans ses articles que les fonds anglais affectés à
l’espionnage étaient, de très loin, les premiers en importance par rapport à la France et aux
autres États de la coalition.
4. Des chargés de procuration comme les citoyens Geneste ou Formalaguès prirent le relais
en l’an II, puis la banque Suisse (Jacques Martin ou F. Barthélemy Audéoud) au début du
Directoire, ou encore l’Espagne sous le Consulat avec Diego Carrere).
432
433
chouans ayant joué un rôle important jusque sous le Directoire. Le 18 mai 1791,
Somers s’apprêtait à repartir à Londres et choisissait pour mandataire le citoyen
Blaise Cailly, huissier à cheval au Châtelet, qu’il chargea de percevoir ses rentes1.
Il apporta au secrétariat de Pitt des nouvelles de Paris, dont probablement de
précieuses informations sur les mouvements chouans qui se formaient. En
retour, il reçut des consignes du gouvernement anglais pour la suite de sa mission
à Paris, où il revint à la veille du 10 août 1792. Le banquier Gregory lui transmettait
son courrier d’Angleterre et on trouve aussi son nom dans le registre des clients
de Frédéric Perrégaux, le célèbre banquier neuchâtelois employé un temps par
le Comité de salut public et qui fut le payeur d’une quantité d’espions anglais
sur le continent2. Somers savait enfin donner le change sur ses opinions jacobines
en affectant, dans les clubs, le ton et le costume « sans-culotte ». Cependant,
au lendemain des massacres de septembre 1792, il rencontrait le journaliste et
pamphlétaire ultra-royaliste Peltier, se félicitant que celui-ci ait échappé à une
mort affreuse3.
434
435
outragée (par) une horde de traîtres qui conspirent contre l’un et l’autre ». De la
même époque date une lettre dans laquelle il attirait l’attention de William
Wickham sur le général Arthur Dillon qui venait de soumettre au gouvernement
français un plan de descente en Irlande. S’adressant à lord Grenville le 13 février
1793, il dénonçait un projet – probablement une rumeur – dont il avait entendu
parler, selon laquelle un « monstre » du nom de Morgan, fils d’un parlementaire
irlandais de Limerick, avait offert au gouvernement français de tuer à la fois
George III et William Pitt1. Le 4 mars 1793, Somers dénonçait au même Grenville
quatre jeunes Irlandais qui étaient sur le point d’embarquer avec une mission
de renseignement sur l’état de l’opinion en Irlande : « A Mr Duckett and Mr
(Edward) Ferris are two of them2 ». Cette dépêche eut du moins un résultat : elle
aboutit à l’arrestation de ces jeunes gens dès leur arrivée en Angleterre. Libérés
à dessein par la police britannique, ils reprirent leur route vers Dublin, mais
furent filés à leur insu par l’un de leur compatriote nommé Nicolas Madget,
ancien curé de Blaignan près de Bordeaux, qui demeura à Dublin jusqu’en 1794.
Il ne faut pas le confondre avec son cousin et homonyme Nicolas Madget, curé
de Civrac, qui fut à la fois un ami de Somers et le traducteur attitré de Barère
de Vieuzac, puis employé au ministère de la Marine avant de passer au Comité
de Salut public en l’an II, et enfin au ministère des Relations extérieures sous
Delacroix3.
Après la déclaration de guerre avec l’Angleterre, la Convention prescrivit
que les résidents britanniques feraient connaître leur service auprès de six
citoyens de leur section, et au cas où ils ne seraient ni en affaires ni propriétaires
fonciers, ils devraient déposer leurs propriétés en gage. Quelques mois plus
tard, un trafic de faux certificats de résidence et de passeports fut révélé à la
Convention, et le girondin Biroteau demandait des mesures plus fortes : « Sous
prétexte de protections à accorder au peuple anglais il ne faut pas, disait-il, que le
peuple anglais nous inonde d’espions4 ». Mais après la chute de la Gironde et
pratiquement jusqu’en octobre 1793, les ressortissants anglais ne furent pas
sérieusement inquiétés et les plus suspects d’entre eux, comme Walter Boyd,
obtinrent des passeports par des voies providentielles ; d’autres sortirent
miraculeusement de prison sur l’intervention de membres des comités. La
plupart échappèrent à l’échafaud. Au printemps 1793, l’espion Somers qui
semblait pouvoir voyager aisément, effectua une mission secrète dans le Nord,
peut-être pour se rapprocher et communiquer avec Miranda. Celui-ci s’apprêtait,
436
1. Le procès Miranda dont où des jurés furent achetés par les anglo-royalistes dont Mme de
Rochechouart née Durey de Morsan (selon les Mémoires de Mme Roland), ne permit pas
d’établir la trahison de l’aventurier qui fut néanmoins emprisonné. Echappé à la guillotine,
il reprit ses activités d’espionnage sous le Directoire, toujours au service anglais, malgré les
tentatives des Français, pour le « retourner ». Il partit avec un ordre de mission et des fonds
anglais pour soi-disant « libérer » le Mexique de l’Espagne, jusqu’à son arrestation par les
Espagnols. Il mourut en prison à Cadix.
2. Hugues Marquis, L’espionnage britannique (…), op. cit., p. 268.
3. Comptes des recettes et dépenses du collège de Montaigu, rendus par Richard Ferris, procureur
dudit collège. 1789-1791.
437
1. Le duc et la duchesse de Fitz-James qui avaient leur château à Triel assuraient aide et
protection aux Irlandais de France et en particulier les prêtres exerçant sur le territoire
français.
2. AE, CP, vol. 587, f°178 et suivants.
3. AE, ibid.
4. Il était sous les ordres de Barère, son employeur et son patron, devenu aussi influent
que Robespierre au sein du grand Comité de salut public. En l’absence de Hérault de
Séchelles en mission, Barère qu’on disait « ambigu », coiffait le ministère où Deforgues
fut son agent d’exécution jusqu’en mars 1794. Barère qui eut aussi en charge la Marine en
l’absence de Jean Bon Saint-André souvent en mission, eut des amitiés fortes avec plusieurs
personnages de premier rang comme lord Stanhope ou lord Mulgrave : menacé sous la
Restauration, il choisit ainsi (seul ex-terroriste dans ce cas) de se réfugier à Londres sous le
nom de Roquefeuil pour y obtenir la protection des ministres anglais, notamment les lords
Castelreagh et Mulgrave (voir O. Blanc, Les espions de la Révolution, Perrin, 1995, pp. 45-
83).
438
d’Irlande et qui a rédigé sur cet objet important un mémoire déposé dans vos
bureaux1 ». Le 19 août, Ferris répétait sa demande en faisant valoir la confiance
que lui aurait déjà témoignée l’ex ministre Lebrun2. Deforgues exposa en effet
que Ferris avait été invité au mois de décembre 1792 par ce ministre, au nom
du Conseil exécutif, à venir en France et à y prolonger son séjour « pour une
opération utile au service de la République » ; ce séjour avait été l’objet d’un arrêté
du département de Seine-et-Oise en vertu du décret du 24 août de la Convention
nationale concernant les étrangers. Il avait donc cru bon de mettre Ferris sous
la sauvegarde de la loi en attendant que le Conseil exécutif prononçât sur son
cas. Le Conseil, après en avoir délibéré, considéra qu’il ne pouvait se permettre
d’interpréter la loi dans un cas particulier, et arrêta finalement que cette question
serait proposée au Comité de Salut public où Barère était chargé des recrutements
d’agents pour l’extérieur3. C’est ainsi que le 17 septembre suivant, le Conseil
exécutif provisoire, après en avoir été autorisé par le Comité, validait la
candidature de Ferris au ministère des Affaires étrangère4. Or à peine pourvu
de papiers et autorisations, le prêtre irlandais s’empressa de trahir son employeur
français. Dans une lettre qu’il écrivait les jours suivants à Lord Grenville, il
soulignait s’être « aussitôt » rendu chez le prêtre Charles Somers « agent secret
du gouvernement anglais » pour l’informer de la bonne nouvelle. Les deux
larrons qui, ici ou là dans des correspondances saisies, se disent de vieux amis,
avaient d’ailleurs un complice, lui aussi un « ami pour la vie », Nicolas Madget,
le traducteur de Barère, qui de l’an de l’an II à l’an VI, devint conseiller du
gouvernement pour les affaires d’Irlande, situation que son compatriote l’Irlandais
Duckett chercha vainement à dénoncer aux autorités et au péril de sa vie.
Le 8 octobre 1793, Ferris embarquait en mission pour l’Angleterre, emportant
aussi avec lui des dépêches de ses amis agents du contre-espionnage britannique,
Charles Somers et Nicolas Madget – le tout à destination du ministère britannique.
Il entra sans tarder en contact avec le Foreign Office, et le 13 octobre, le sous-
secrétaire d’État Bland Burges écrivait à Lord Grenville que :
439
440
plus capable et le plus digne de confiance de ces personnes pour donner des
informations1 ». Pendant les derniers mois de 1793, l’astucieux prêtre fit de
constants voyages entre la France et l’Angleterre. Quelques-unes des lettres
conservées dans les archives anglaises montrent qu’il s’employa à apporter au
cabinet britannique – « au péril de ma vie », dit-il –, les dépêches hebdomadaires
de l’espion Charles Somers, avant que celui-ci se rende lui-même à Londres
après la chute de Robespierre.
441
1. Leurs papiers personnels, saisis par le Comité de sûreté générale, étaient convoités par la
Grande Bretagne qui chercha à se les approprier par la corruption O. Blanc, Les espions de
la Révolution, pp. 32-35.
2. Dont T.L. Lewins (dit Luynes) et Edward Ferris.
3. Au printemps 1793, on envoya aussi à Dublin, à des fins de renseignements sur l’état de
l’opinion et de la situation politique, un militaire nommé John Oswald, mais sa mission
éphémère, n’eut aucun impact sur les décisions ultérieures du Comité de Salut public.
4. Plusieurs royalistes comme le général Le Michaud d’Arçon, ami de Mallet du Pan, furent
recrutés dans les services du ministère de la guerre sous Pache et Bouchotte, d’autres
comme l’abbé Mathias Auguste d’Alençon cherchèrent à infiltrer le ministère de la marine
au plus fort de la Terreur. Le député Charles Bailleul assure dans son Almanach des
bizarreries humaines (édition 1889, pp. 38-39), que Barère (qui octroya une dérogation de
résidence à l’abbé d’Alençon) ne fut pas non plus étranger à ces recrutements (cf. en ligne
Geneanet/darbroz voir notice d’Alençon Mathias Auguste, 1760-1816).
442
entre Paris, Londres et Dublin, fut également conduite par les frères John et
William Stone, deux hommes d’affaires britanniques, constitutionnels, se disant
amis de la France, mais qui depuis septembre 1792, renseignaient le ministère
anglais – William Stone qui recevait les dépêches de son frère à Paris, les
transmettait au gouvernement anglais, y compris après la déclaration de guerre
(1er février 1793)1. Les agents anglais ou chouans infiltrés dans l’administration
républicaine de 1792 à 1804 ont su pour un certain nombre d’entre eux, échapper
à la suspicion, et c’est seulement avec le recul du temps et l’accès à des documents
inédits ou mal exploités, que la vérité s’est faite jour. C’est ainsi que Nicolas
Madget, le traducteur qui fournissait des données confidentielles à Somers et
Ferris, a bénéficié d’une sorte d’oubli lié à de mauvaises interprétations de
documents le concernant, à l’idéalisation de Barère par une certaine
historiographie, à l’absence de recoupements nécessaires ou à l’ignorance de
pièces accusatrices ; enfin, à son habileté propre. Il apparaît pourtant que Madget
contribua à faire échouer la mission de l’envoyé secret français Jackson, et que
Charles Somers, son correspondant particulier et secret – son ami aussi –, pesa
sur l’issue du procès de Jackson qui, après avoir été filé depuis Londres, fut
arrêté à Dublin. Un document à ce sujet, adressé par le général Kilmaine à
Barras, éclaire un peu plus cette affaire et la personnalité de Charles Somers,
espion de haute volée, et met en relief le rôle trouble de son alter ego, Nicolas
Madget, qui lui passa au travers des mailles de la police française :
1. Plusieurs pièces citées au procès de pure forme de William Stone en font foi et sont en
contradiction avec une thèse contestable tant dans la forme que dans le fond, dont le but
insistant est de « blanchir » avec application les frères Stone de toute mauvaise intention à
l’égard de la France républicaine (Une adhérente à la Révolution, Miss H.M. Williams, Paris
1935). Voir les notices en ligne contrariant cette thèse (cf. Geneanet/darbroz, voir notices
J.H. Stone et W. Stone).
443
D’Angleterre, Somers écrivit deux lettres, datée des 7 et 10 mai 1795, à son
complice Nicolas Madget le traducteur du Comité de Salut public, pour lui
annoncer son retour d’Angleterre. Ces lettres ont été saisies très fortuitement
1. AN, F7 6367. Le Comité de salut public avait mis 14 000 livres à la disposition de N. Madget
pour assurer la défense de W. Jackson, émissaire du gouvernement français auprès des
Irlandais. On ignore à qui ont profité ces fonds imprudemment confiés (sans doute par
l’influence de Barère) à Madget pour le procès de W. Jackson, sinon à Charles Somers qui
les aura utilisés comme on sait.
2. AN, F7 6244, dos. 4947. Ce certificat de résidence signé par neuf membres de la section
Guillaume Tell porte qu’âgé de 45 ans, il mesure 5 pieds 5 pouces, a le nez long yeux bleus
bouche moyenne menton rond cheveux châtain visage ovale, et demeurant rue des Vieux
Augustins (fait le 12 vendémiaire an III sans culottide).
444
1. Il avait été reconnu par le plus grand des hasards en faisant viser à Paris son faux passeport.
Ses défraiements successifs dans les archives du service secret britannique ont été publiés.
2. Cité par R. Hayes, Ireland and Irishmen, 1932, p. 214.
3. AN, F7 6152, dos.868 (26 pluviôse an VI). Voir aussi F7 6244, no 4947 (recherches
concernant Somers).
445
était donc toujours en relation étroite avec cette famille et il semble qu’il a pu
lui-même jouer un rôle notable qu’on ignore encore dans les réseaux anglo-
chouans. En 1810, il se fit envoyer sur le continent par le gouvernement anglais,
avec un passeport pour la Suède. Là, il rencontra l’ambassadeur Didelot et se
fit délivrer, sous le nom de « Durand » un passeport pour la France. Son but
était toujours le même : infiltrer et rapporter à son gouvernement les activités
séditieuses des Irlandais réfugiés en France1.
Cette fois, il se fit prendre suite à une maladresse indigne de lui. Ayant
laissé le soin à quelqu’un de sa connaissance d’expédier une de ses lettres, celle-ci
fut saisie et aboutit au ministère de la Police. Au mois d’octobre suivant, il était
arrêté chez lui, rue de La Calandre, et tous ses papiers saisis : il n’avait aucune
chance de s’en sortir tant les découvertes à son domicile furent nombreuses et
accablantes pour lui. Depuis des années, il avait défié toutes les polices, bénéficiant
de la protection de Madget, se jouant de l’extrême naïveté de certains
fonctionnaires français. Jugé pour fait d’espionnage, il fut condamné à la peine
de mort et fusillé dans la plaine de Grenelle le 13 mars 1813. Trois jours avant
cette exécution, et sans que l’on sache pourquoi, Nicolas Madget, son ami,
mourait prématurément chez lui, sans avoir jamais été confondu. Dans un
testament, celui-ci avait confié le soin de ses papiers et de sa succession à…
l’espion Richard Ferris, qui continua plus ou moins à faire illusion jusque sous
la Restauration, grâce à la protection particulière du duc de Feltre qui semble
avoir été abusé.
Duckett et Madget
Si Somers fut confondu ainsi que le révèlent les pièces de son procès, si les
archives anglaises citées plus haut révèlent clairement l’espionnage de Richard
Ferris, Nicolas Madget, fut à peine soupçonné. Il fut pourtant démasqué par
la perspicacité de son compatriote William (ou Guillaume) Duckett, qui était
particulièrement bien placé pour confondre les traîtres à la cause irlandaise.
Mais ceci expliquant cela, Duckett fut régulièrement écarté des conseils, décrié
sous l’effet de pressions mystérieuses, au point de risquer la prison ou pire. Les
accusations visant à noircir Duckett aux yeux du gouvernement français
émanaient en partie de Nicolas Madget et de sa coterie. Il se trouve que depuis
1792, où il commença à faire parler de lui à Paris, Duckett avait été particulièrement
actif dans la propagande anti-anglaise en Irlande, et il ne dévia jamais de sa
446
447
ordonnée « chez cet individu qui est en arrestation » (section du Théâtre français,
30 messidor an IV) et le même jour, le pauvre Duckett adressait une lettre
indignée au ministre des Relations extérieures, Delacroix.
« Citoyen ministre
Je vous écris aujourd’hui de ma prison sur une dénonciation vague
la police a lâché après moi trois de ses agents.
On m’a supposé assujetti à la loi du 21 floréal mais ce n’était qu’un
motif apparent et rogatoire. Il reste encore quelque chose de plus grave :
dans la dénonciation produite je suis accusé d’avoir voulu égorger le
Directoire exécutif et d’avoir coopéré aux massacres de septembre. Est-il
donc possible qu’un ministre de la police ait pu ordonner mon arrestation
sur les propos hasardés de quelques infâmes calomniateurs. Faut-il que
dans la République française, celui qui s’est expatrié pour la liberté trouve
des prisons comme récompense des services qu’il a rendus à la cause ?
Est-ce mon sort de subir à Paris la punition qui m’attendait à Londres ?
Le patriotisme deviendrait-il aujourd’hui un brevet de persécution ?
Mon arrestation a été l’ouvrage de quelques agents de Pitt. Ce zèle
que j’ai toujours employé en défendant la cause de la liberté a excité
contre moi une foule d’ennemis. Dans ce nombre se trouve ce qu’il y a
d’anglais à Paris. Ils connaissent tous mes sentiments politiques. Ils sont
convaincus de la haine que je porte à l’Angleterre et des efforts continuels
que je n’ai cessé de faire pour contribuer à l’indépendance de mon pays.
Avec d’autres idées, je ne serai pas forcé aujourd’hui de respirer l’air
méphitique d’une prison. Les agents de la police ont fait souvent mention
de votre nom. Ils ont même dit qu’ils tenaient mon adresse de vos bureaux.
Je ne peux pas citoyen ministre, ajouter foi à une pareille déclaration.
Mes liaisons avec vous n’ont rien eu de criminel. Ma conduite a été
toujours franche et désintéressée. Qui est ce qui s’est montré plus zélé
partisan de la liberté. Mes écrits et les renseignements que je n’ai cessé
de communiquer au gouvernement l’attestent. Je demande justice des
torts qui me sont faits. J’espère que le ministre des Relations extérieures
ne saura pas la refuser à un martyr de la Liberté.
Je ne suis point assujetti à la loi su 21 floréal. Je demeure à Paris
depuis 1784. Pour les autres chefs d’accusation je les livre à l’infâme qu’ils
secrètent.
De la prison du bureau central 6 heures
Signé « Duckett1 »
448
449
toujours répondu, ne servira jamais que pour les amis et contre les ennemis
de la liberté. Personne ne connaît mieux que lui l’État militaire des Trois
Royaumes. Duckett est en correspondance directe avec Lescure en Irlande.
On pourra employer deux autres Irlandais ; l’un s’appelle Carey, il est
Defender catholique et s’est sauvé d’Irlande. L’autre est Irlandais uni et
vient dernièrement d’être arrêté à Londres. On pourrait les employer
utilement ».
450
Et Madget ajoute :
Et il enfonce le clou :
451
C’est sans doute le même « Harcourt » qui est vanté par Richard Ferris
auprès de Bland Burges, fils du comte d’Harcourt, représentant des princes
français à Londres, dévoué à Pitt et employeur de Duteil de Tellemont sur le
continent. Quant à Donn, il sera fait prisonnier par les Français. Sous le Consulat,
Bonaparte (Correspondance générale) proposera de l’échanger contre les Irlandais
Napper-Tandy et Blackwell qui furent capturés par les Anglais. Bourgoing puis
Otto proposeront que Mme Donn vienne à Paris donner des soins à son mari
à la condition que Mme Blackwell puisse en faire autant. Pitt ne voulut rien
entendre et n’eut de cesse que les cadavres de Napper-Tandy et de Blackwell se
balancent au bout d’une corde.
Duckett échappa au sort funeste qui frappa nombre de ses compatriotes
et revint à Paris en 1803 après avoir participé à l’enlèvement de George Rumbold,
chargé d’affaires anglais à Hambourg, et surtout à la saisie de ses papiers formant
plusieurs cartons riches de renseignements inexploités par les historiens : tout
l’espionnage anglais dans le Cercle de Basse Saxe y est contenu, permettant
d’identifier un certain nombre de faux frères parmi les « patriotes irlandais ».
Des lettres de Castlereagh et d’Hamilton Rowan notamment, révèlent que
celui-ci avait bien, comme certains s’en doutaient un peu, été retourné par le
contre-espionnage britannique. À Paris où il se sentait en sécurité, Duckett
s’occupa paisiblement de sa famille renonçant à toute activité politique. Il est
l’auteur d’une Grammaire anglaise qui fut publiée en 1828.
Olivier Blanc
452
Julie Descarpentrie
Depuis l’Antiquité, l’Inde a été en proie à de multiples guerres qui ont façonné
son histoire, ses mœurs et sa culture. Bien que protégé par les contreforts himalayens,
le sous-continent indien a été l’objet d’invasions, de pillages et d’annexions par les
empires voisins – perses, grecs ou musulmans – après que leurs troupes eurent
franchi la passe de Khyber. Situé entre le Pakistan et l’Afghanistan, ce haut col
montagneux reliant l’Asie centrale à la plaine indo-gangétique joua ainsi un rôle
géostratégique majeur dans la conquête des territoires indiens. Les envahisseurs
apportèrent avec eux des pratiques d’espionnage et de contre-espionnage qui sont
à l’origine du renseignement en Inde.
Le contrôle du nord de l’Inde par les musulmans débuta dès le viiie siècle
et se prolongea jusqu’à l’établissement de l’Empire moghol au xvie siècle.
Toutefois, celui-ci ne fut pas homogène, car alors que les premiers conquérants
arabes laissèrent aux hindous le droit de pratiquer leur religion en échange du
paiement de la jizya1, et ne pillèrent pas le pays, au début du xie siècle, des
mercenaires turcs islamisés établis en Afghanistan et menés par Mahmoud de
Ghazni2 lancèrent de nombreux raids dévastateurs destinés à se procurer
1. Il s’agit de l’impôt annuel de capitation évoqué dans le Coran et collecté auprès des hommes
non musulmans en âge d’effectuer le service militaire, en échange de leur protection.
2. Mahmoud de Ghazni, de son vrai nom Yamîn al-Daoulâ Abu al-Qasim Mahmoud Ibn
Soubouktigîn, né en 971 et mort en 1030, fut le dirigeant de l’Empire ghaznévide fondé par
une dynastie mamelouke d’origine turque.
1. Le sultanat de Delhi est le royaume musulman qui s’étendit sur le nord de l’Inde de 1206
à 1526. Plusieurs dynasties turco-afghanes règnèrent successivement sur le sultanat : la
dynastie des esclaves ou dynastie des Muizzî/Mamelouks (1206-1290), la dynastie des
Khaljî (1290-1320), la dynastie des Tughlûq (1320-1413), la dynastie des Sayyîd (1414-1451)
et la dynastie des Lhodî (1451-1526).
456
1. Le nom « moghol » est dérivé du nom de la zone d’origine des Timourides, ces steppes
d’Asie centrale autrefois conquises par Genghis Khan et connues par la suite sous le
nom de « Moghulistan » : « terre des Mongols ». Bien que les premiers Moghols aient été
sunnites et aient conservé des coutumes turco-mongoles, ils avaient pour l’essentiel été
« persanisés » sous l’égide des Safavides. C’est ainsi qu’ils introduisirent la littérature et la
culture persanes en Inde, jetant les bases d’une culture indo-persane.
2. Les Rajpouts (« fils de prince » de « raja », prince, et « putra », fils) appartiennent en
majorité à la caste des guerriers (Kshatriya) et forment la majorité des habitants du
Rajasthan -autrefois le Rajputana – et une partie de celle du Gujarat et du Penjab. Leurs
royaumes se trouvant près de la passe de Khyber, la voie classique d’entrée dans le sous-
continent indien, ils se sont trouvés confrontés à la plupart des invasions qu’il a connues,
en particulier celles des Arabes et des Moghols.
457
458
l’Afghan d’origine pachtoune, Sher Shah Suri (1540-1545), qui régna sur l’Inde
du Nord à partir de 1538. Egalement appelé Fahrid Khan ou Sher Khan, il fut
le troisième empereur de l’Inde musulmane et fondateur de l’empire Suri après
avoir défait l’empereur moghol Humayun, fils de Babur. Les services de
renseignement que Sher Shah Suri mit en place furent particulièrement efficaces
et contribuèrent grandement au succès de son administration ; c’est pourquoi
ses successeurs moghols, qui reprirent le pouvoir sous Akbar, pérennisèrent
un tel système. Considérant comme ses prédécesseurs que l’administration
d’un vaste territoire reposait avant tout sur l’établissement de voies de
communication, Sher Shah Suri fit construire de nombreuses routes, ainsi qu’un
système postal grâce auquel les harkaras pouvaient transmettre rapidement les
informations capitales et secrètes, récoltées dans toutes les régions, au
gouvernement central. Ainsi, tous les dix kilomètres, furent mis en place des
avant-postes ou relais de harkaras. Parallèlement, d’autres agents ou informateurs
de l’empereur travaillaient à la cour de l’administrateur (nazim) et étaient
connus sous le nom de tarikh nawis (historiens) – et plus tard sous le celui de
akbar nawis ou waqa’i nawis.
Dans le système administratif moghol, le gouvernement des provinces était
organisé selon les mêmes principes que le gouvernement central. En dehors du
gouverneur (subahdar), chaque province avait ses propres fonctionnaires parmi
lesquels le waqa’i nawis faisait office de rapporteur et était chargé du recueil et
de la compilation des événements se déroulant au sein de l’empire. Afin de lui
permettre de s’acquitter correctement de ses fonctions, il jouissait d’une grande
liberté. Il avait pour instruction de ne pas montrer ses rapports au subahdar et
ne dépendait d’aucun ministre, mais seulement de l’empereur. Son poste était
extrêmement important car il permettait à l’empereur de « prend le pouls » de
son empire ; il attendait de lui qu’il demeure totalement impartial et extrêmement
précis dans ses comptes-rendus. Collectant des informations au sein de la
population et de l’administration, il avait pour mission de rédiger des rapports
quotidiens sur les travaux des fonctionnaires et des barons locaux (jagirdar)1,
459
sur tous les événements survenant dans la région où ils étaient détachés, ainsi
que sur les activités des pillards et des malfaiteurs. La fonction de waqa’i nawis
était primordiale non seulement pour l’information du gouvernement central,
mais également pour les militaires et les diplomates, car ces hommes
accompagnaient tous les corps expéditionnaires et les ambassadeurs envoyés
à l’étranger. Ils recueillaient par ailleurs des informations plus sensibles auprès
de groupes d’agents et de rapporteurs secrets appelés khufia nawis. Une fois par
semaine, les waqa’i nawis envoyaient leurs comptes-rendu à l’empereur par le
biais de coureurs (harkaras) qui, placés sous l’autorité du chef des postes
responsable de la sécurité des lettres royales, avaient également pour fonction
de contrôler et de surveiller les waqa’i nawis sans que ces derniers le sachent.
Les tribunaux étaient eux aussi, dotés d’un « service de renseignement »
qui transmettaient des informations sur les litiges juridiques, commerciaux et
éthiques ou religieux au profit du magistrat civil (kazi), du responsable religieux
(mufti) et du superviseur (muhtasib). De même, le chef de la police de la ville
(kotwal) avait son propre personnel de veilleurs (chaukidars) qui patrouillaient
dans les rues jour et nuit. Chargés d’observer chaque maison, ils rapportaient
dans le journal de la police tous les méfaits, les infractions à la loi et les meurtres
commis. Enfin, la collecte d’informations était également complétée par la
production de rapports émanant de divers agents secrets (swanih nigar et khufia
nawis) qui se déplaçaient dans les campagnes, écoutant ce qui se disait au sein
de la population et vérifiant le contenu des rapports des gouverneurs provinciaux,
ainsi que les comptes-rendus officiels des rapporteurs et des harkaras.
De leur côté, les princes hindous du Rajasthan recouraient pour se renseigner,
à des informations collectées auprès de clercs ou lors de cérémonies religieuses.
D’après l’explorateur et médecin vénitien, Niccolò Manucci – qui occupa
différents postes en Inde à la cour des Moghols –, les soufis, les astrologues et
les médecins itinérants participaient aussi à la collecte d’informations ; mais
de cela il existe peu de traces car il ne s’agissait pas là d’un réseau organisé et
« institutionnalisé ».
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461
462
Shivaji donna à ses agents secrets les noms évocateurs – selon leur domaine
d’action – d’ « ombres » et de « solutionneurs ». Son service comprenait quatre
départements1 :
— le premier était appelé « Oreille à l’écoute » : ses agents devaient tout
écouter – discours, proclamation, supplications, murmures, etc. –, de
couloirs sombres en salles d’audience, des boudoirs aux cuisines, et rendre
compte ;
— le deuxième était dénommé « Oeil aux aguets ». Il était responsable de
l’observation directe : évaluation des troupes adverses et de leur armement,
des fortifications, des routes et des ponts, etc. ;
— le troisième, intitulé « Commérage », avait pour mission de recueillir toutes
les rumeurs circulant dans les bazars et les marchés afin de déterminer
l’humeur du peuple ;
— le dernier, regroupait les « solutionneurs ». C’était le service action de
Shivaji. Ses hommes n’avaient pas de nom. Personne ne les connaissait ni
ne savait ce qu’ils faisaient. Pendant vingt ans, ils préparèrent toutes ses
opérations militaires dans le plus grand secret par des reconnaissances et
des sabotages, rendant ainsi plus facile la victoire de l’armée marathe.
Chaque fois que les forces de Shivaji se lançaient à l’assaut de forteresses
imprenables, elles trouvaient falaises et murailles pitonnées de solides
crochets auxquels il ne leur restait qu’à accrocher leurs échelles : les
« solutionneurs » étaient passés par là.
Ce département était également chargé de procurer à l’armée un exemplaire
de toutes les nouvelles armes développées par l’ennemi moghol2, aussi bien à
Kandahar, en Afghanistan – première place pour le trafic des armes en Asie –,
qu’auprès des princes de Samarkand, des empereurs de Perse et naturellement
des « honnêtes » commerçants étrangers dans leurs comptoirs des côtes de
l’Inde. Shivaji avait ainsi une parfaite connaissance de ce qui se faisait de mieux
en matière d’armement dans le monde3 !
Bien que la plupart de ses espions soient restés dans l’anonymat, certains
tels que Vishvasrao Nanaji Dige, Bahirji Naik et Sunderji Prabhuji sont connus
pour avoir dirigé les opérations de Shivaji, comme la prise de la ville portuaire
de Surat (Gujarat actuel) en 1664, privant ainsi les Moghols de ce précieux port
463
1. Christopher Alan Bayly, Empire and Information : Intelligence Gathering and Social
Communication in India, 1780-1870, Cambridge University Press, 1999.
2. Le nom « Kayastha » désigne une communauté assez disparate, dont les composantes
sont différemment dénommées selon les régions de l’Inde dans lesquelles elles étaient
situées (nord de l’Inde, Maharashtra et Bengale notamment). Depuis l’Inde médiévale,
les Kayasthas ont occupé de hauts postes gouvernementaux, servant de ministres et de
conseillers dans les royaumes du centre de l’Inde et dans l’Empire moghol, puis ont assuré
des fonctions administratives importantes pendant le Raj britannique.
464
Julie Descarpentrie
Bibliographie indicative
Anil Madhav Dave, Shivaji & Suraj : An Iconic Leader & Good Governance Prabhat Prakashan,
Prabhat Books, 2012.
B.N. Puri, M.N. Das, A Comprehensive History of India : Comprehensive history of medieval
India, Sterling Publishers Pvt. Ltd, 2003.
1. L’Awadh, connue avant l’indépendance de l’Inde sous le nom de Provinces unies d’Agra et
d’Oudh, est une région du nord-ouest de l’État indien actuel d’Uttar Pradesh.
465
Christopher Alan Bayly, Empire and Information : Intelligence Gathering and Social
Communication in India, 1780-1870, Cambridge University Press, 1999.
Dennis Kincaid, Shivaji The Grand Rebel, Srishti Publishers & Distributors, 2018.
Jaswant Lal Mehta, Advanced Study in the History of Medieval India, Volume 2, Sterling
Publishers Pvt. Ltd, 1979.
Jean-Marie de Beaucorps, Shivaji : Le roi hindou vainqueur de l’Empire moghol 1627-1680,
Perrin, 2003.
Ranjit Desai, Shivaji, Harper Collins India, 2017.
Shabir Ahmad Reshi, Dr. Seema Dwived, « Pre Colonial Intelligence System in India
with Special Reference to Mughals », Scholars Journal of Arts, Humanities and Social
Sciences, 3(2D):580-583, 2015.
466
François-Yves Damon
1. Gabriel de Magaillans (1609-1677), père jésuite, réside à Pékin de 1648 à 1677 : Nouvelle
relation de la Chine, 1668, traduction française Claude Barbin, Paris, 1688, p. 283.
468
Le Dépôt de l’Est
À la mort de son fils aîné Hong Wou désigna comme successeur son petit-
fils Kien wen qui se défiait des eunuques et s’appuya sur les mandarins. Soucieux
de consolider son trône, il entreprit d’assassiner ses oncles, mais le quatrième
parvint à échapper aux tentatives dirigées contre lui et répliqua par un coup
d’État avec l’appui décisif des eunuques qui saisirent cette opportunité de
retrouver leur autorité amoindrie par Kien wen. Le neveu renversé, l’oncle
1. François-Yves Damon, « Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne », in Éric Denécé
et Patrice Brun (dir.), Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-âge,
Ellipses, 2019, pp. 113-135.
469
Sous les Ming, cette bureaucratie comptait 20 000 mandarins recrutés sur
concours littéraire. Ils avaient pour tâche d’administrer l’empire, c’est-à-dire
13 provinces 250 préfectures et 1 300 sous-préfectures, comptant 70 millions
d’habitants à la fin du xive, et plus de 160 deux siècles plus tard.
La plus grande concentration de mandarins se trouvait dans la capitale où
travaillaient deux mille fonctionnaires, répartis entre la prestigieuse « Académie
de la forêt des pinceaux », le Censorat, le Grand secrétariat, les six
470
471
1. Ibid, II.3.
2. Ibid, II.1.
472
Les eunuques
Les eunuques ont, sous les Ming, constitué une bureaucratie parallèle au
service exclusif de l’empereur, et concurrente de celle, officielle, des lettrés-
fonctionnaires. Cette concurrence risquait, à chaque nouveau règne, de dégénérer
en affrontements : la bureaucratie impériale conservait une vive mémoire des
deux dynasties qui en avaient péri : les Han postérieurs (25-220), à partir de
166, puis les T’ang (618-907), à partir de 827 – année où le seizième empereur,
T’ang King-tsong, fut assassiné par un parti d’eunuques et de gardes impériaux
mené par Liu K’o-ming, dont les membres furent, à leur tour, mis à mort par
un autre groupe d’eunuques conduits par le puissant directeur du palais impérial,
Wang Chou-tch’eng1.
Le cinquième empereur élargit le domaine de compétence des eunuques :
nonobstant l’interdiction édictée par le fondateur de la dynastie de leur apprendre
à lire et écrire, il institua une « École de l’intérieur » (neichout’ang, 內書堂) leur
étant destinée. Des sessions regroupant deux à trois cents enfants eunuques
permirent à ceux-ci de se familiariser avec les documents officiels, domaine
jusque-là réservé des mandarins, renforçant ainsi la concurrence entre les deux
clans.
Imitant en cela leurs ancêtres Han, les empereurs Ming confièrent à leurs
eunuques des mission s diplomatiques aussi bien que militaires. Ils furent alors
chargés de la surveillance des généraux, permettant à l’empereur d’être
directement informé des situations militaires – ils sont donc les ancêtres des
commissaires politiques de la République populaire – sans dépendre du bon
vouloir des ministres de la Guerre.
Les plus célèbres de ces missions demeurent les sept expéditions conduites
entre 1405 et 1433 par l’eunuque Tcheng Ho (1371-1433). Expéditions restées
sans suite en raison, d’abord, du transfert de la capitale à Pékin au détriment
de Nankin – et donc de la perte de l’ouverture qu’offrait le Yang’tseu vers l’espace
océanique –, suite à l’interdit maritime (haikin, 海禁) ; puis en raison de
l’interdiction de commercer avec les étrangers décidée par le sixième empereur,
Tseng T’ong, en 1435, qui perdura jusqu’en 1566, suivant le précepte « fermer
les portes et verrouiller le pays » (閉關鎖國, pikuan sokuo), afin de se conformer
à l’idéal de société agraire voulue par le fondateur de la dynastie2.
1. Le parti vainqueur installa sur le trône un nouvel empereur, Wentsong. Ses sept successeurs
ne parvinrent pas à s’émanciper de l’influence des eunuques qui précipitèrent la fin de la
dynastie T’ang.
2. Tous les documents relatifs aux voyages de Tcheng ho ont été détruits. L’auteur de cette
destruction, un haut fonctionnaire du ministère de la Guerre, prétendit avoir voulu empêcher
que ces documents servent à la préparation de nouvelles expéditions du même type car celles
473
de Tcheng ho avaient coûté des centaines de milliers de taels d’argent et de nombreuses vies, et
que les perspectives de relations extérieures qu’elles ouvraient allaient à l’encontre de cet idéal
de société agraire fermée.
1. Le risque d’une attaque perdurait en effet aux frontières septentrionales de l’Empire.
C’est d’ailleurs pour mieux y faire face que Yong lö, le troisième empereur, avait déplacé
la capitale impériale de Nankin à Pékin, plus proche du système défensif de la grande
muraille. Il conduisit lui-même trois campagnes au-delà de la muraille contre les Mongols,
en 1410, 1414 et 1423. En alternance avec les expéditions militaires étaient menées des
missions diplomatiques – trente-cinq en tout –, toutes dirigées par des eunuques, dont
neuf par Hai T’ong, qui parvint à convaincre quelques chefs de clans mongols de verser
tribut à l’Empire.
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La Cité interdite
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dans les rangs de la haute noblesse et imposa de les sélectionner dans la petite
noblesse militaire, escomptant que ses lignages moins puissants, disposeraient
de peu d’appuis à la cour et y seraient donc moins influents.
Le pouvoir des eunuques franchit un nouveau palier à partir du neuvième
empereur, Tche’ng hua. Ils mirent en effet à profit l’influence que conserva sur
ce souverain sa nourrice, devenue sa concubine Wan, plus âgée que lui de dix-
sept ans. Dame Wan avait, en 1466, donné naissance au premier fils de l’empereur,
ce qui lui valut le titre d’honorable concubine impériale ; mais l’enfant mourut
âgé de moins d’un an. Afin d’empêcher toute naissance avant qu’elle ait conçu
de nouveau et retrouvé ainsi son statut de mère du futur empereur, elle chargea
ses eunuques de traquer les grossesses dans le gynécée, et d’y mettre
systématiquement fin par des avortements forcés et le meurtre de rares nouveau-
nés. La traque dura cinq ans. Mais au cours de ces années-là, un fils – l’aîné – de
l’empereur né en 1470, fut élevé en secret par sa mère, la concubine Ki et les
eunuques à son service. Il avait cinq ans lorsque son existence d’héritier impérial
fut enfin dévoilée son père.
Dame Wan n’eut jamais d’autre enfant., mais n’oublia pas ceux qui la
servirent fidèlement. L’eunuque Wang tche, né au Kuanghsi, issu de la minorité
Yao, Wang avait été fait prisonnier comme rebelle et castré. Il était entré en
1467, au service de Dame Wan et de sa campagne d’avortements. En 1475,
n’ayant plus besoin de lui, et en récompense de son dévouement, Dame Wan
lui obtint le poste de Grand eunuque directeur du Cinquième département,
celui des écuries impériales.
Devenant de plus en plus méfiant après le décès du fils de Dame Wan,
Tche’ng hua n’eut plus confiance qu’en ses eunuques, auxquels il remit en 1477
la direction – jusque-là tenue par les Gardes écarlates – du Dépôt de l’Est,
s’appuyant sur des milliers d’informateurs1. La compétence du Dépôt s’étendit
alors désormais aussi sur la Cité interdite. Les eunuques ne pouvant intervenir
hors de celle-ci, les Gardes écarlates agissaient à leur profit à l’extérieur pour
surveiller mandarins, marchands et les paysans.
Le Dépôt de l’Ouest
1. Comme nous l’avons vu, malheureusement aucun d’entre eux n’est identifiable.
479
direction à l’eunuque Wang tche, avec autorité sur le Dépôt de l’Est et les Gardes
écarlates.
Installé dans une ancienne fabrique de chaux, le Dépôt de l’Ouest devait
doubler le Dépôt de l’Est dans sa mission d’espionnage et de prévention des
complots à l’intérieur de la Cité interdite. De plus, ce nouveau service était doté
d’une compétence extra-judiciaire pour les crimes de trahison, empiétant ainsi
sur celles des tribunaux officiels, donc grosse de conflits avec les mandarins.
Ceux-ci redoutaient d’autant plus Wang tche qu’il avait la réputation de sortir
du palais accompagné de Gardes écarlates, tous déguisés, à la recherche de
suspects.
Deux hobereaux du Foukien, Yang Ye et son père Yang T’ai, qui avaient
été arrêtés par les Gardes écarlates pour des exactions commises sur leurs
paysans, furent transférés au Dépôt. Yang Ye y mourut sous la torture et Yang T’ai
fut exécuté. Deux fonctionnaires impliqués dans l’affaire furent rétrogradés
par le censorat. Les mandarins protestèrent – y compris le premier Grand
secrétaire, Tch’ang Lou – contre la procédure extra-judiciaire et les tortures
administrées – non conformes à celles prévues pour de tels cas par le code
pénal – et contre l’exécution de suspects qui s’avérèrent innocents. Ils demandèrent
le renvoi de Wang tche et la dissolution du Dépôt de l’Ouest, mais l’empereur
les débouta et augmenta même le nombre d’agents affectés ce service, dont les
effectifs furent bientôt le double de celui de l’Est. Mais Hong tche, le bienveillant
dixième empereur suspendit, dès le début de son bref règne, en 1487, l’activité
du Dépôt de l’Ouest.
Directeur
Directeurs
Empereur Règnes du Dépôt de l’Est Dates
des autres Dépôts
(東廠 Tong tch’ang)
Hong wou 洪武 1368-1398
Kien wen 建文 1398-1402
紀綱 et 門逹
Ki k’ang et Meng ta
Yong lö 永乐 1402-1424
Gardes écarlates
Kin yi wei 錦衣衛
Hong si 洪熙 1424-1425 Idem 1420
Siuan tö 宣德 1425-1435 Idem Idem
Tch’eng tong 正统 1435-1449 Idem Idem
King t’ai 景泰 1449-1457 Idem Idem
T’ien shun 天顺 1457-1464 Idem Idem
Chang Ming 尚銘
Tch’eng houa 成化 1464-1477 1477
Tch’en tch’un 陳凖
480
Directeur
Directeurs
Empereur Règnes du Dépôt de l’Est Dates
des autres Dépôts
(東廠 Tong tch’ang)
Wang tche 汪直
1477-84
Dépôt de l’Ouest
西廠 Hsi ch’ang
Hong tche 弘治 1487-1505 Wang Yue 王岳 1477-1481
K’ieou kiu 丘聚
Dépôt de l’Ouest
Kong hong
Tcheng tö 正德 1505-1521 ? 谷大用
Huang kin 張雄 Ku Tayong
Tchang jouei 張銳 1505
1505-1510 Liu kin 劉瑾
1511-1512 Dépôt du Palais
1512 內行廠
1512-1521 Neihsingtch’ang
Pao Tchong 鮑忠 1505-1510
Mai Fu 麥福
Kia king 嘉靖 1521-1566
Huang kinn 黃錦
Feng pao 馮保 1557
Long ch’ing 隆慶 1566-1572 Feng pao
Feng pao
Tchang king 張鯨
Tchang tch’eng 張誠
Sun hien 孫暹 1557-1582
Wan li 萬曆 1572-1619
Tch’en chü 陳矩 1582
Li chün 李竣
?
Lou chou 盧受
Wei Tchong-hien魏忠 1607
T’ien tch’ang 泰昌 1620
賢
T’ien k’i 天啟 1620-1644 Idem 1620-1627
1627-1644
Déjà vif sous le règne du neuvième empereur (1465-1487), les conflits répétés
et parfois meurtriers entre les eunuques et les mandarins s’exacerbèrent ensuite
durant le long cycle (1506-1627), des onzième (1506-1521), douzième (1522-
1566), quatorzième (1573-1620, le plus long) et seizième (1620-1627) règnes
d’empereurs aux personnalités capricieuses, y compris en ce qui concerne les
affaires de l’État laissées aux mains des eunuques, cycle qui affaiblit irréversiblement
la dynastie.
481
Le onzième empereur, Tcheng tö, avait 14 ans quand il succéda à son père.
Élevé par des eunuques, il plaça toute sa confiance en eux et leur laissa les rênes
de l’État. Ceux-ci, dénommés les huit Tigres, et dirigés par son favori, Kiu Kin
(劉瑾, 1451-1510), l’encourageaient à se promener déguisé dans les rues de Pékin
accompagné de Gardes écarlates.
En 1506, Kiu Kin reçut pouvoir d’approuver tous les documents officiels
avant que ceux-ci ne soient transmis au Grand secrétariat, ce qui revenait à
placer l’administration impériale sous son contrôle. Puis le chef des huit Tigres,
obtint de l’empereur la création d’une nouvelle officine dont la direction lui fut
attribuée : le Dépôt des affaires intérieures(内行廠, Neisingch’ang,), chargé de
surveiller l’activité des autres Dépôts, alors dirigés par deux des Tigres ; celui
de l’Est par K’ieou chü ; et celui de l’Ouest – rétabli à leur demande – par
Ku Tayong, qui obtint pour son père le commandement des Gardes écarlates.
Le 27 octobre 1506, vingt-deux mandarins – dont le ministre des Revenus
Han Wen et le directeur du Département des cérémonies, un eunuque hostile
à Kiu Kin – rédigèrent un mémoire demandant le renvoi des Huit. Le mémoire
devait être présenté le 28 au matin à l’empereur, mais les agents de Kiu Kin,
éventèrent le projet dans la nuit et en informèrent aussitôt leur chef. Ce dernier
convainquit l’empereur qu’il s’agissait d’une conspiration dirigée contre lui.
Les vingt-deux mandarins, Han Wen y compris, furent arrêtés, battus, démis
de leurs fonctions et bannis à Nankin ; leurs alliés eunuques furent assassinés
et Kiu Kin fut promu directeur du Département des cérémonies. Par la suite,
des milliers d’opposants au chef des Tigres, ministres et censeurs, civils et
militaires – dont le général Yang Yi-Kin – furent arrêté et torturés, parfois
jusqu’à la mort. La plupart des interrogatoires étaient menés par les gardes
écarlates.
Les augmentations de taxes foncières imposées par les Huit provoquèrent
alors des soulèvements. En mai 1510, un prince local, Anhoua, en prit la tête
au Chansi. Le général, Yang Yi kin et Chang Yong l’un des huit Tigres furent
chargés de le réprimer. Yang Yi-Kin qui gardait rancune à Kiu Kin de l’avoir
démis de ses fonctions en 1507, parvint à convaincre le Tigre, dont les relations
avec le directeur des cérémonies s’étaient dégradées, que ce dernier projetait
d’assassiner l’empereur au moyen de stylets dissimulés dans des éventails, puis
de placer sur le trône son propre neveu. Après avoir ramené le prince Anhoua
à Pékin – vaincu suite à la trahison d’un de ses officiers – pour y être exécuté,
Chang Yong rapporta le complot à l’empereur qui fut convaincu en découvrant
l’immensité des richesses accumulées par le chef des Tigres. Arrêté, celui-ci fut
condamné à la plus infamante des trois modalités de peines capitales, le ling
482
Tcheng tö mort sans héritier, son cousin, Kia king (1521-1566) lui succéda
comme douzième empereur. Afin de ne pas rompre la lignée impériale, les
mandarins proposèrent son adoption posthume par Tcheng tö, mais le nouveau
souverain écarta cette solution au profit d’une filiation issue de la dignité
impériale conférée à titre posthume à son propre père. Une controverse de dix
années s’ensuivit, qui divisa profondément la bureaucratie entre partisans de
l’une ou l’autre solution. Cela profita aux eunuques, surtout à partir de 1539,
quand Kia king cessa, jusqu’à la fin de son règne, d’accorder des audiences et
de recevoir ses ministres, lesquels n’eurent plus affaire qu’aux eunuques tandis
que l’empereur se consacrait à des pratiques taoïstes d’immortalité et à une
débauche sexuelle stimulée par des aphrodisiaques que lui fournissaient ses
eunuques.
Divisés entre partisans de l’adoption ou du sacre posthume, les mandarins
l’étaient également entre intègres et corrompus, ces derniers ayant à leur tête
Yen Song, grand secrétaire de 1544 à 1545, puis de 1548 à 1562. Il fut le modèle
du mandarin corrompu vendant les postes de fonctionnaires aux plus offrants.
D’intègres et courageux mandarins adressèrent alors à l’empereur des
mémoires lui enjoignant de revenir à la vertu en écartant les eunuques et en
1. Les deux autres modalités étaient, dans l’ordre d’infamie, la décapitation puis la
strangulation ; soit l’inverse du notre où la décapitation épargnait l’infamante exposition
du cadavre pendu au gibet.
2. La réussite des huit Tigres incita de nombreux de jeunes gens à les prendre pour modèles
et recourir à l’autocastration pour devenir eunuques.
483
renonçant à ses débauches, mais ils ne furent, écoutés et se virent même parfois
condamnés à des coups de bambou lourd. À l’issue de l’exécution de la sentence,
des eunuques du Dépôt de l’Est relevaient les identités des Pékinois venus porter
assistance aux suppliciés, et les tablettes d’ivoire remises à l’entrée de la Cité
interdite furent désormais numérotées afin de faciliter aux eunuques le contrôle
inopiné auquel devait se soumettre les visiteurs, fonctionnaires y compris,
circulant dans l’enceinte.
La disparition des Dépôts des Affaires intérieures et de l’Ouest avait de
nouveau laissé l’exclusivité de l’espionnage à celui de l’Est. Mais la création de
ceux-ci avait entraîné des conflits de compétences entre « services » – cf. le
différend entre Kiu Kin et Chang Yong – et des séquelles subsistaient qui
génèrent le Dépôt de l’Est dans sa reprise en main de l’espionnage du Palais,
notamment des difficultés pour reconstituer son réseau d’informateurs, en
particulier dans le gynécée.
Cette faille l’empêcha d’être averti d’un complot s’y tramant, qui trouvait
son origine dans la débauche impériale. Ce fut la seule tentative d’assassinat
d’un empereur Ming par des femmes du gynécée, fait unique dans les annales
dynastiques. Les préparatifs de cette action échappèrent à la vigilance du Dépôt
de l’Est, en dépit du fait que ses instigatrices étaient nombreuses – quinze
femmes y compris une concubine impériale –, soit un groupe conséquent propice
à des fuites1.
La tentative2 eut lieu le 21 décembre 1542. Suivant ses préceptes taoïstes
d’immortalité, l’empereur Kia king entretenait de fréquents rapports sexuels
avec de très jeunes vierges, dont le vigoureux yin féminin devait renforcer son
yang masculin affaibli. Son abondante consommation de vierges nécessitait un
renouvellement fréquent du stock de jeunes filles, les déflorées ayant perdu
toute valeur. Le traitement cruel dont étaient victimes ces dernières aurait
scandalisé le gynécée et conduit au complot. Quatorze femmes conduites par
la concubine impériale Wang Ning firent un soir irruption dans les appartements
de la concubine Touan – celle-ci étant alors absente – où se trouvait l’empereur
et tentèrent de l’étrangler. Prévenue par une soubrette témoin de la scène,
l’impératrice Fang et ses eunuques arrivèrent à temps pour sauver la vie du
souverain qu’ils trouvèrent inconscient. Sans attendre son réveil, l’impératrice
1. Affaire d’autant plus étonnante que la mobilité des femmes était alors limitée par la coutume
des pieds dits « bandés », appellation impropre puisque qu’un bandage est réversible alors
qu’il s’agissait d’une atrophie irréversible consécutive au repli forcé des métacarpes sous
la voûte plantaire et leur compression par une bandelette. C’est en 1993 que le célèbre
chausseur chinois Neiliansheng (內聯升 fondé en 1853 et toujours en activité) honora sa
dernière commande de chaussures pour « petits pieds bandés ».
2. 宮女起義, kung nuch’i, La révolte des femmes du palais.
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485
l’auteur du mémoire pouvait se voir sanctionné par l’article 359 qui punissait
de 100 coups de bambou lourd et de l’exil à 3 000 li le porteur de fausses
accusations (誣告, wukao). C’est sur la base de cet article qu’en 1577 le mandarin
Tsou Yuan-piao fut condamné à 80 coups – bienveillante réduction de 20
coups – et cinq ans d’exil pour avoir adressé à l’empereur un mémoire dénonçant
les agissements de Tchang Tchou-tcheng et de Feng Pao. Ce jeune et vertueux
mandarin avait sous-estimé la solidité des liens unissant le Grand secrétaire
au directeur du Dépôt de lEest qui laissait le premier en consulter les fichiers.
Tchang Tchou-tcheng mourut en 1582, peu de temps après avoir quitté sa
charge. Ses opposants l’accusèrent aussitôt de corruption et de factionnalisme.
Les révélations qui suivirent son décès confirmèrent la collusion exposée dans
le mémoire présenté cinq ans plus tôt par Tsou Yuan-piao. Le discrédit posthume
de l’ex Grand secrétaire atteignit Feng Pao. Déchu de ses fonctions de directeur
du Dépôt de l’Est – il l’était resté vingt-cinq ans –, il fut incriminé de corruption
et de collusion par Tchang king, son successeur à la tête du Dépôt. Exclu du
palais par décret impérial et exilé à Nankin, il y mourut un an plus tard. Son
immense fortune lui fut confisquée, y compris le tombeau monumental digne
d’un empereur qu’il s’était fait ériger. Arrêtés en même temps que lui, son jeune
frère, Feng Yu, et son neveu Feng Pangning moururent en prison. Une telle
collaboration ne se renouvela pas, empêchée par les mandarins ou par les
eunuques, ou les deux conjointement.
La succession de Wanli
En 1578, Wanli avait épousé l’impératrice Hsiao touan hsian qui donna
naissance à une fille, mais n’eut plus d’autre enfant. En 1582, il prit donc deux
épouses et neuf concubines. L’une des épouses, Dame Tcheng, devint rapidement
sa favorite.
Wanli aurait voulu garder secrète la relation passagère qu’il avait eu cette
même année 1582 avec Hsiaoking, une servante de sa mère, l’impératrice
douairière, lors d’une visite à celle-ci. Mais cette relation avait – comme toutes
celles de l’empereur – été consignée par écrit, de même que la grossesse qui
s’ensuivit. Hsiaoking donna bientôt naissance à un fils, le premier de Wanli,
événement qu’il apprit par sa mère. Mais le jeune souverain refusa de suivre
son conseil de faire de la servante sa concubine et c’est à la douairière que
Hsiaoking dut d’être promue « honorable concubine ». Selon la coutume
dynastique, l’enfant, Tchou tch’ang lo, devenait, en tant que fils aîné, l’héritier
présomptif.
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487
de T’ai tch’ang, dut d’être intronisé, afin d’empêcher les eunuques d’intervenir
en faveur du fils de Dame Tcheng pour le placer sur le trône.
Peu intéressé par les affaires de l’État, T’ien k’i, le seizième empereur, en
laissa les rênes à sa nourrice, Dame Ke, et à l’eunuque Wei Chongsien, l’un des
personnages les plus honnis de l’historiographie chinoise. De même que Feng
Pao sous Wanli, c’est grâce à sa proximité, lorsqu’il était enfant, avec l’héritier
du trône qu’il devait la confiance et la faveur que lui témoigna celui-ci devenu
empereur. Et de même que les eunuques Kiu kin – sous Tcheng tö – et Feng
Pao – sous Wanli –, il cumula les directions du Département des cérémonies
et du Dépôt de l’Est, ainsi que la possibilité de remettre des mémoires à l’empereur.
Il obtint également la subordination des Gardes écarlates au Dépôt de l’Est, ce
qui lui donnait tout pouvoir de police sur les mandarins.
Le Palais, devait, en ces temps-là, recruter environ trois mille eunuques
par an afin de maintenir un effectif de seize mille. En raison même de leur
nombre, ceux-ci n’étaient pas unis. Des divisions existaient entre eux en raison
des rivalités entre concubines au service desquelles les uns les autres étaient
attachés, entre grands eunuques directeurs des départements et agences du
palais impérial, ou encore dues à leur ralliement à l’une ou l’autre faction
mandarinale.
L’ascension de Wei Chongsien divisa les mandarins. La faction légaliste
Tonglin (東林黨) lui était opposée, tandis que la faction mandarinale se rallia
à lui pour former la « faction des eunuques » Yentang (閹黨) – littéralement le
« parti des castrés » –, car l’ascension de Wei lui offrait l’opportunité d’anéantir
leurs adversaires Tonglin. Dès 1621, une première purge frappa les eunuques
qui avaient pris le parti des Tonglin contre Wei et Dame Ke. Leur leader,
Wang An, fut assassiné, les autres démis de leurs fonctions et renvoyés à des
tâches subalternes.
En 1624, un millier de partisans et de sympathisants Tonglin rédigèrent
une nouvelle pétition accusant publiquement Wei Chongsien de multiples
crimes et demandèrent le départ du « dictateur eunuque ». En réaction, une
purge commença aussitôt par l’arrestation de six leaders Tonglin : transférés
au Dépôt, ils y moururent sous la torture. Puis la traque s’étendit à tout l’empire :
les Gardes écarlates assassinèrent des centaines de membres et de sympathisants
de Tonglin, les autres furent contraints de quitter leurs fonctions. Wei Chonghsien
488
Le dernier règne
489
490
François-Yves Damon
Bibliographie
Ouvrages
Ding Yizhu (明代特务政治), Mingdai tewu zhengzhi (Les services secrets sous la dynastie
Ming), Qunzhong chubanshi, Pékin, 1984.
Huang, Ray, 1587, A Year of no Signifiance, The Ming Dynasty in Decline, Yale University
Press, 1981.
Ma Li, Pouvoir et philosophie chez Zhu Yuanzhang, Despotisme et légitimité, Editions
Youfeng, 2002.
Mc Mahon, Keith, Celestial Women, Imperial Wives and Concubines in China from Song to
Qing, Roman and Littlefield, 2016, Part II, The Ming Dynasty, pp. 73-157.
Shih-shan Henry Tsai, The Eunuchs in the Ming Dynasty, State University of New York
Press, 1996.
Twitchett (Denis) et Mote (Frederick W.) (eds.), The Cambridge History of China, Volume 8,
The Ming dynasty, 1368-1644, Part 2, The Lung-Ch’ing and Wan-Li Reigns, 1567-1620.
Wang Xueru (剑光谍影), Jianguang Dieying (Guerres ouvertes et guerres de l’ombre), Editions
de l’Université du Seu Tch’ouan, 2015, pp. 156-206.
Articles
Hucker, Charles O., “The Ming Dynasty, Its Origins and Evolving Institutions”, Center
for Chinese Studies, The University of Michigan, 1978, Eunuch Power, Its Limits and
Effects, pp. 92-96.
Crawford, Robert B., “Eunuch Power in the Ming Dynasty”, T’oung Pao, Second Series,
vol. 49, Livr. 3 (1961), pp. 115-148.
491
492
l’Histoire mondial du renseignement (2020) a posé des jalons sûrs pour les grandes
civilisations, principalement du bassin méditerranéen, sur lesquels s’appuyer
pour poursuivre les enquêtes. Les contributions de cet ouvrage font encore une
large place à la France et l’Europe.
On saisit que le monde romain et le Moyen Âge y ont laissé leur marque
mais on poursuit avec le « beau xvie siècle1 ». La Renaissance avec la révolution
de l’imprimerie, l’apparition des premiers incunables2, transforme le rapport
aux savoirs et à la connaissance alors que les premiers feux de la Réforme et de
l’humanisme, avec la redécouverte des sciences, du savoir et des langues antiques,
bénéficient aux activités d’espionnage. Les élites urbaines et intellectuelles
deviennent une véritable pépinière d’espions. En forçant à peine le trait, La
Trémoille, le cardinal de Tournon, Walsingham, le père Joseph, le chevalier
d’Éon et les principaux acteurs cités dans ce second tome sont des aventuriers,
prenant tous les risques (techniques, financiers, mais aussi intellectuels et
politiques) pour percer les secrets de l’État voisin. Ils évoluent en Europe sur
une mer d’informations décuplée par les imprimés. À l’image d’une époque
en pleine effervescence, ces entrepreneurs sont bouillonnants d’idées et inventifs.
Ils cherchent à étancher une « une inextinguible curiosité » (L. Bély). En
Méditerranée, l’expansion de l’empire Ottoman3 ne doit pas faire oublier l’intérêt
des Turcs pour les renseignements fournis par Venise et Raguse principalement4.
Car il est des États qui ne produisent pas ou produisent peu de renseignements !
Ils délèguent tout ou partie des tâches liées à ces activités. Ces spécificités
interrogent et appellent aussi des travaux.
La découverte par Christophe Colomb de ce qu’il pense être les Indes
orientales, en fait un nouveau continent, étire les communications – complétées
et étendues au début du xvie siècle par le voyage de Magellan5 – et multiplie les
besoins en renseignement. La colonisation européenne impose dans les territoires
1. B. Quilliet, La France du beau xvie siècle (1490-1560), Paris, Fayard, 1998. Il reprend ici une
expression d’Emmanuel Le Roy Ladurie.
2. G. Bischoff, Le siècle de Gutemberg. Strasbourg et la révolution du livre, Strasbourg, Nuée
Bleue, 2018.
3. J.-F. Solnon, Le Turban et la Stambouline – L’Empire ottoman et l’Europe, xvie -xxe siècle,
affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2009 ; A. Blondy, Bibliographie du
monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2003.
4. I. Iordanou, Venice’s Secret Service : Organizing Intelligence in the Renaissance, Oxford,
Oxford University Press, 2019 ; P. Preto, I servizi segreti di Venezia, Milan, il Saggiatore,
1994 ; J.C. Davis, “Shipping and Spying in the Early Career of a Venetian Doge, 1496-1502”,
Studi Veneziani, 1974, 16, pp. 97-105 ; A. Servantie, Charles Quint aux yeux des Ottomans |
en ligne : (PDF) Charles Quint aux yeux des Ottomans | Alain Servantie – Academia.edu
5. R. Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Paris, Verdier, 2020 ; – (dir.),
L’exploration du monde. Une autre histoire des Grandes découvertes, Paris, éd. Seuil, 2019 ;
494
J.M. Garcia, Fernão de Magalhães. Herói, traidor ou mito. A história do primeiro homem a
abraçar o mundo, Queluz de Baixo, Manusucrito, 2019.
1. R. Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, xvie -xviie siècle,
Paris, éd. Seuil, 2011 ; J. Baschet, La civilisation féodale : de l’an mil à la colonisation de
l’Amérique, Paris, Flammarion, 2006 (3e édition) ; C. Bernard, S. Gruzinski, Histoire du
Nouveau Monde, 2 vol., Paris, Fayard, 1991-1993.
2. B. Faugère, É. Taladoire, « Le renseignement en Amérique préhispanique : espionnage et
contre-espionnage au pays Aztèque », Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le
Moyen Âge, É. Denécé et P. Brun (dir.), Paris, Ellipses, 2019, p. 486 et suiv.
3. J. Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, éd. Seuil, 2014.
4. G. Lemagnen, « Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval »,
Renseignement et espionnage, op. cit., p. 495.
5. F.-Y. Damon, « Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne », ibid., pp. 113-135 ; A. Lycas,
« Renseignement et espionnage en Chine ancienne », ibid., pp. 137-152. Les auteurs
brossent principalement la période qui va de 771 à 206 av. J.C.
495
Aujourd’hui, les études se multiplient mais reposent souvent sur une période
chronologique beaucoup trop brève – souvent de l’ordre d’un évènement ou
d’une dizaine d’années – pour comprendre les évolutions et les pratiques de
l’espionnage. Les acteurs et les espaces géographiques sont plus nombreux à
être étudiés et les recherches devront se porter dorénavant sur une histoire du
corps et des sens, sur les modalités du recrutement et les compétences recherchées
(linguistiques, militaires et techniques), la formation des opérateurs sur le
terrain, les emprunts culturels, les réseaux de parentèles, d’amitiés ou de
496
497
question se pose alors : les individus les plus fidèles, récurrents et efficaces,
sont-ils seulement des spécialistes du renseignement ou sont-ils en train de
devenir des professionnels à part entière ? Louis II de La Trémoille, Pierre Belon
ou les cryptographes illustrent cette professionnalisation en marche en dehors
des critères familiaux ou de parrainages.
Une autre réflexion surgit à la lecture de ces contributions. Face à l’importance
des activités du renseignement observées (politique, diplomatique, militaire,
économique et religieuse), du développement et de l’amélioration constants de
pratiques spécifiques (cryptographie, courriers, agents en place, agents itinérants,
relais, hommes de main) au long des xvie-xviiie siècles, comment cette « ruche
bourdonnante » de l’espionnage a-t-elle gagné en efficience ? Au Japon, le ninjutsu
prépare l’esprit, le corps et enseigne l’art du déguisement, de l’effraction et de
la dissimulation au shinobi. Une telle préparation est peu fréquente sinon unique.
En France, les collègues des jésuites offrent sans doute un tronc commun
complété par un cursus universitaire pour les officiers et les agents royaux. Le
Prytanée de La Flèche fondée par Henri IV (en 1604) a accompagné ce
bouillonnement des hommes et des savoirs : le maréchal de France Nicolas de
Neufville de Villeroy, le chancelier de France Daniel Voysin de la Noiraye ou
Pierre Cholonec, administrateur des Premières nations du Canada, sont tous
des anciens élèves du Prytanée. Leur culture livresque est à interroger. Quel
projet de formation et donc de collecte attendue de renseignement se cache
derrière leurs lectures ? La question se pose immanquablement de la formalisation
et de la transmission des savoirs, des « arts de la clandestinité », des plus
expérimentés aux novices rejoignant « le grand jeu ». Des initiatives locales
ont-elles jouées ? Car les opérateurs sont nombreux et, en dépit de déboires
réguliers et inévitables (échecs, arrestations, pendaisons), ils sont performants.
Or, une telle efficacité sur une période aussi longue ne peut exister sans formation
et ni amélioration constante des pratiques professionnelles.
En définitive, lorsqu’il étudie le renseignement, un chercheur peut être
conduit à s’intéresser à plusieurs champs :
— aux entités administratives chargées de cette mission, à la place et à
l’importance de celles-ci dans l’appareil gouvernemental de défense et de
sécurité. On note une grande diversité dans les pratiques. Réseaux et
structures sont le plus souvent discrets sinon secrets, d’où la difficulté à les
déceler, les appréhender et à les décrire ;
— aux savoir-faire professionnels clandestins développés pour remplir les
missions. Eux seuls permettent de mesurer le professionnalisme d’une
organisation, mais c’est un domaine pour lequel les archives sont plutôt
rares et les universitaires peu formés ;
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PRÉSENTATION DU
CF2R
ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés.
ÉQUIPE DE RECHERCHE
Le CF2R compte une équipe de 25 chercheurs, dont 13 docteurs,
parmi lesquels 3 sont habilités à diriger des recherches (HdR).
PUBLICATIONS
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- Notes CyberRens, quotidienne en français et en anglais
- Tribunes libres, sur le renseigne-ment, l’intelligence
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Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 110 livres, 30 rapports de recherche, 400 articles, 900 notes
d’analyse et 1100 bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
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