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DU SIMULACRE DÉMOCRATIQUE À LA FABULATION DU PEUPLE :

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LE POPULISME MINORITAIRE
Guillaume Sibertin-Blanc

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »


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2013/2 n° 54 | pages 71 à 85
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617815
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-2-page-71.htm
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Pour citer cet article :


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Guillaume Sibertin-Blanc, « Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le
populisme minoritaire », Actuel Marx 2013/2 (n° 54), p. 71-85.
DOI 10.3917/amx.054.0071
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DU SIMULACRE DÉMOCRATIQUE
À LA FABULATION DU PEUPLE :
LE POPULISME MINORITAIRE

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Par Guillaume SIBERTIN-BLANC
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La question du populisme posée par la conjoncture européenne


contemporaine est abordée souvent sur deux registres. Le premier réclame
l’analyse socio-politique de mouvements de masse, mouvements à la fois
concentrés par des partis et identifiés par des leaders, mais suffisamment
diffus dans leur base pour en rendre incertaines les frontières, sociolo-
giques, de classe économique ou culturelle, de groupe électoral « tradition-
nel », etc., et dont on s’alarme d’autant plus d’y voir une « résurgence »,
donc à la fois une singularité du temps présent et une répétition faisant
communiquer notre conjoncture avec d’autres, plus ou moins éloignées
_
dans le temps et géographiquement. Le second relève d’une analyse dis-
cursive et interroge plutôt, sur un plan idéologique, l’inflation du recours 71
au nom de populiste si abondamment employé pour qualifier (et le plus _
souvent disqualifier) un mouvement, un parti ou un dirigeant politique,
leur discours et les refus qu’ils expriment ou les revendications qu’ils por-
tent. Ces deux approches ne sont pas exclusives ; mais elles orientent la
réflexion dans deux orientations différentes, qui peuvent même s’avérer
diamétralement opposées1. Le point de circulation possible entre elles
deux qui sera interrogé ici, touche à la manière dont est abordé, non direc-
tement « le populisme » – son concept ou son nom –, mais l’indétermina-
tion qui grève aussi bien l’analyse de la chose ou l’usage du mot. Souvent
remarquée elle aussi, cette indétermination relative appelle, dans l’une
comme dans l’autre perspective, une interprétation faisant nécessairement
du populisme le signe d’autre chose. Plus encore, il serait un signe qui
« indétermine » ce à quoi il renvoie, en brouille les frontières, en pervertit
les principes et critères d’identification. Ainsi le populisme actuel nous
impose-t-il une épreuve platonicienne : signe d’autre chose, mais qui rend
indécidables tant cette chose que ce par quoi il s’en distingue, ce qu’on
appelle parfois le « néo-populisme » serait non simplement le symptôme

1. Pour prendre deux extrêmes : d’un côté les contributions rassemblées dans Taguieff Pierre-André (dir.), Le Retour du populisme.
Un défi pour les démocraties européennes, Paris, Encyclopædia Universalis, « Le tour du sujet », 2004 ; de l’autre, Rancière Jacques,
La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, pp. 79-106 ; « Une passion d’en haut », Lignes, n° 34, février 2011, pp. 119-123 ;
« L’Introuvable populisme », in Badiou Alain et al., Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013, pp. 137-143.

Actuel Marx / no 54 / 2013 : Populisme/Contre-populisme


Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

d’un état de la démocratie (de son « échec » conjoncturel ou de son « ina-


chèvement » structurel2, de ses « perversions » possibles ou de sa « crise »

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avérée), mais un simulacre de la démocratie elle-même (du principe de la
souveraineté populaire, de l’expression des « masses », etc.), son meilleur
imitateur et son pire sophiste, contaminant dramatiquement l’épreuve de
sélection de ses prétendants3.
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Mais en confrontant plusieurs manières d’interpréter ce simulacre,


c’est-à-dire de s’efforcer d’en réduire et d’en maîtriser l’indétermination,
je souhaiterais en second lieu tenter de relier cette observation à ce qui en
constitue en quelque sorte le revers, en l’espèce de ce qu’on peut appeler
un « métapopulisme », non seulement au sens où la critique du populisme
se trouve contrainte d’employer un langage populiste, mais plus profon-
dément au sens où son autre supposé (l’institution démocratique, l’État de
droit, le gouvernement représentatif ) donne à voir lui-même le paradoxe
d’un « populisme d’État », qui est de plus en plus clairement un populisme
anti-populaire, dont j’interrogerai la construction à partir des contradic-
tions de ce que Deleuze et Guattari avaient identifié comme une gouver-
_
nementalité ordonnée au partage majorité/minorité (ou au « consensus
72 majoritaire »), préludant à ce qui sera analysé à partir des années 1980
_ comme « démocratie post-démocratique » ou « post-politique ». Sur cette
base, j’émettrai l’hypothèse que la tâche de critiquer le populisme ne peut
se faire que par sa politisation, en théorie et en pratique, en le repensant
comme une forme politique à part entière, donc en problématisant les rap-
ports de forces dont il peut être le lieu, et en laissant au moins ouverte la
question d’une « démocratisation du populisme » capable de le diviser de
l’intérieur dans une conjoncture où, peut-être, on pourrait ne plus avoir à
loisir d’en faire une critique seulement extrinsèque.

DU SIMULACRE DÉMOCRATIQUE AU MÉTAPOPULISME


L’indétermination du populisme paraît suffisamment complexe
pour devoir être traitée de différentes manières. Elle peut d’abord faire
raisonnablement douter de la capacité des producteurs d’énoncés politico-
médiatiques à donner un contenu sémantique précis au terme qu’ils
emploient si complaisamment. Mais l’on sait aussi l’indétermination que
les sciences politiques prêtent à son concept : il combine des caractères
trop disparates, renvoie à des singularités historiques trop diverses, revêt
des contenus idéologiques, des sociologies et des formes institutionnelles

2. Rosanvallon Pierre, « Penser le populisme », La Vie des idées, 27 septembre 2011. URL : http://www.laviedesidees.fr/Penser-le-
populisme.html. Voir Surel Yves, Mény Yves, Par le peuple, pour le peuple, le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, 2000 (dé-
veloppant l’idée d’un « populisme fonctionnel » comme mise en œuvre permanente de « l’incomplétude et de la dynamique propres
à la démocratie »).
3. Voir la réécriture deleuzienne de la « résistance du simulacre » à la participation platonicienne comme « épreuve sélective » ;
Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, Puf, 1968, pp. 82-95.
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trop hétérogènes. On peut encore considérer que l’indétermination n’est


pas seulement dans le mot ou ses usages, ni dans son concept et sa connais-

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sance, mais dans la chose même, au point de douter que le populisme
soit réellement un objet ou une forme politique consistante. Ne serait-il
pas plutôt un simple « style », sans cohérence idéologique propre (pou-
vant habiller de son démagogisme n’importe quelle idéologie) ? Une pure
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rhétorique, sans contenu politique ou institutionnel spécifique (pouvant


servir aussi bien les « populismes de gouvernement » que les « populismes
de dénonciation ») ? Un mouvement éphémère de réaction protestataire,
plutôt qu’un mouvement de revendication et de transformation détermi-
nées ? Une passion de masse, sans conscience politique éclairée ? Un symp-
tôme enfin, d’une crise politique au sein d’une « transition » historique4.
Le soupçon peut ainsi être tour à tour épistémologique et idéologique, et
circuler entre l’inconsistance de son concept et celle de son phénomène,
entre l’incertitude du populisme comme objet de savoir et l’inquiétude des
dangers du populisme comme « mouvement réel », comme si les menaces
qu’il faisait peser sur la démocratie s’amplifiaient de l’incertitude de ce
_
qu’il est au juste, ou même de savoir s’il est quelque chose.
Mais à ce point tout se renverse, car à travers ce soupçon du populisme 73
comme non-politique, on se défie bien plutôt d’y voir une contradictoire _
politique anti-politique. Il ne lui « manquerait » pas simplement un contenu
(idéologique, programmatique, etc.), il se nourrirait des confusions ren-
dant impossible d’en déterminer un (par son caractère « hétéroclite », ses
amalgames idéologiques, sa vision « simpliste » des problèmes et des solu-
tions). Il ne lui « manquerait » pas seulement un programme institution-
nellement viable, il refuserait par un négativisme forcené un tel objectif. Il
serait non seulement le symptôme d’une crise, mais l’adhésion passionnée
à son symptôme, menaçant de rendre la « crise » interminable précisément
en prétendant y remédier immédiatement, en supprimant toute « média-
tion » au sens institutionnel comme au sens temporel du terme. On a pu
en ce sens, par exemple, avancer comme un « critère » définitionnel du
populisme « une relation au temps en opposition absolue avec le temps
normal de la politique, régi par la longue durée face à l’impossibilité de
répondre à toutes les demandes à la fois ainsi qu’à la nécessité de gérer
avec lenteur leur inscription sur l’agenda des actions prioritaires5 ». Ou
encore : une tentation de dénier l’inachèvement qui ferait la condition
symbolico-institutionnelle de la démocratie (le « vide » ou l’indétermina-

4. Suivant une distinction fréquente : aux populismes « classiques » (en Russie au XIXe siècle, aux États-Unis au tournant du siècle,
en Amérique latine dans les années 1930) des communautés rurales résistant aux transformations vers un capitalisme industriel et
urbain ; à un « néo-populisme » des classes moyennes urbaines en panique de déclassement dans la transition vers un capitalisme
« post-industriel »… Tronti reprend cette perspective dans sa réflexion récente sur le populisme : Tronti Mario, « Peuple », Lignes,
n° 41, mai 2013, pp. 147-148.
5. Hermet Guy, « Permanences et mutations du populismes », Critique, n° 776-777, janv.-fév. 2012, pp. 72-73.
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

tion structurelle du Sujet du pouvoir) et sa dynamique même (les tensions


insolubles entre unité et pluralisme, entre souveraineté populaire et État

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de droit, etc.), que le populisme exprimerait négativement : en les annu-
lant. Ces propositions ont ceci d’intéressant, pour cerner la nouveauté du
« néo-populisme », de devoir reprendre tout bonnement la vieille critique
qu’Edmund Burke adressait déjà à la « métaphysique politique » des
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révolutionnaires républicains, l’autre l’analyse lefortienne du totalitarisme


comme perversion interne de l’institution politico-symbolique du social
propre aux sociétés démocratiques6. Quitte à tordre d’un dernier tour les
affres qu’impose ce turbulent simulacre : le populisme serait une anti-
politique par excès, et dangereusement irréaliste d’être par trop réaliste ;
par son obstination à réaliser la fiction du peuple, il supprimerait la fonc-
tion symbolique du nom du peuple dans une sorte de passage à l’acte
du fantasme d’un peuple « plein » dans le réel. Son indétermination ne
serait que le revers de « l’indétermination démocratique » qu’il s’acharne
à forclore. Court-circuitant la représentativité politique tout comme
l’espace de mise en œuvre discursive et institutionnelle de cette fiction
_
symbolique, un excès de littéralité lui ferait manquer le sens de la méta-
74 phore et de la métonymie. Le populisme ne serait pas une perversion de
_ la démocratie, comme on dit, mais sa psychose : sa pathologie consisterait
tout simplement à prendre le mot pour la chose7.
Ces décryptages paraissent singulièrement déconnectés de la conjonc-
ture. Invoquer un « temps normal de la politique » chargé de gérer avec
lenteur des demandes populaires trop impatientes, paraît exiger, face
aux politiques imposées partout en Europe, un acte de foi que n’oserait
pas réclamer le plus providentialiste des démagogues. Ces décryptages
oblitèrent surtout le fait que la question populiste trouve son urgence
actuelle, ni seulement dans le développement de mouvements nationa-
listes violemment xénophobes (le fait qu’ils soient « populistes » ne change
malheureusement rien au problème), ni seulement dans la « crise » des
démocraties libérales et de leurs institutions représentatives, mais dans le
développement d’un populisme paradoxal qui n’est nullement un symp-
tôme mais un mode de gouvernement : un populisme institutionnel, qui
est, s’il faut accuser encore l’oxymore, un populisme anti-populaire d’État.
Rancière l’a rappelé avec force : dans la synthèse que paraît viser actuelle-
ment la dénonciation de populiste – la combinaison d’« un style d’inter-
locution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et
ses notables », de « l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes
se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique »,

6. Sur ce parallèle, voir par exemple les remarques à la fois explicites et prudentes de Pierre Rosanvallon dans « Penser le popu-
lisme », op. cit., p. 5.
7. Voir la « triple simplification populiste » selon Rosanvallon, « Penser le populisme », op. cit., pp. 6-8.
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et d’« une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des


étrangers »8 –, non seulement aucun rapport nécessaire ne relie « analy-

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tiquement » l’un de ces traits aux deux autres, mais qui plus est chacun
d’eux peut se retrouver à quelque degré dans le discours des « partis de
gouvernement » supposés respectueux des institutions représentatives et
de l’intérêt général. Et le court-circuitage de la représentation politique
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est aussi bien le fait de pouvoirs exécutifs gouvernant par décrets, dictant
aux assemblées l’agenda législatif, et s’alignant docilement sur les instances
décisionnelles supra-nationales qui s’imposent hors de tout contrôle et
de toute légitimité populaires, quitte à retourner contre elles un discours
« anti-système » supposé satisfaire l’électorat, où la démagogie est l’ordi-
naire, à défaut du succès charismatique.
Évidemment le populisme d’État ne se formule pas lui-même comme
populiste. Il doit être métapopuliste, au sens où l’on a parlé d’un « méta-
racisme » ou d’un « métanationalisme »9. Analysant les formes actuelles
du racisme d’État à l’œuvre dans la législation française sur l’immigration
au fil des deux dernières décennies, Rancière en résume ainsi la séquence
_
discursive :
75
il y a des problèmes de délinquances et nuisances diverses _
causés par les immigrés et les clandestins qui risquent de
déclencher du racisme si on n’y met pas bon ordre. Il faut
donc soumettre ces délinquances et nuisances à l’univer-
salité de la loi pour qu’elles ne créent pas des troubles
racistes. C’est un jeu qui se joue, à gauche comme à droite,
depuis les Lois Pasqua-Méhaignerie de 1993. Il consiste à
opposer aux passions populaires la logique universaliste de
l’État rationnel, c’est-à-dire à donner aux politiques racistes
d’État un brevet d’antiracisme10.

Bref, il faut bien que l’État soit un peu raciste pour éviter au grand
nombre de céder à sa pulsion de l’être complètement, et mieux vaut somme
toute régler la xénophobie populaire par une législation xénophobe que de
la laisser se déchaîner hors-la-loi… Il n’est jusqu’à la dénonciation des « pri-
vilégiés » que l’on ne trouve intégré à ce populisme d’État, et qui témoigne
plus directement de son affinité avec la destruction de l’État social et la
mise en place de « l’État non-État » néolibéral contemporain. Ce dernier a
mobilisé massivement une certaine représentation des droits sociaux, non
comme des conquêtes des luttes collectives et ouvrières – « l’État social »
8. Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 80.
9. Žižek Slavoj, Le Sujet qui fâche (1999), tr. fr. S. Kouvélakis, Paris, Flammarion, 2007, p. 488.
10. Rancière Jacques, « Une passion d’en-haut », op. cit., p. 119.
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

lui-même comme « condensé d’un rapport de forces » (Poulantzas) –, mais


comme des « acquis » gracieusement octroyés par l’État à la faveur d’une

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période de saine croissance. De là la possibilité de présenter ces droits non
comme des droits mais comme des privilèges dont tireraient profit les
classes populaires, et par une collusion des deux cibles traditionnelles du
grief d’oisiveté, les frelons de l’aristocratie rentière et les fainéants prolé-
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taires, de désigner maintenant les plus défavorisés comme des « profiteurs »


tirant bénéfice des prestations et protections sociales comme des « avan-
tages » indus : l’État social comme Ancien Régime de la modernité « post-
démocratique »… Rhétorique grossière, assurément ; mais elle a pour effet
inique de présenter la liquidation des droits sociaux et du système assuran-
ciel, non seulement comme une nécessité purement « comptable » (éven-
tuellement assortie de la traditionnelle justification d’avoir à convaincre les
bénéficiaires de la supériorité du travail sur l’oisiveté), mais comme une
mesure juste d’égalisation du peuple, d’élimination des « acquis » qui inéga-
lisent ce peuple décidément toujours trop oisifs et privilégiés…
_
DEVENIR-MINEUR DU PEUPLE ET STRATÉGIE MAJORITAIRE
76 Face à ce constat, les analyses de Deleuze et Guattari présentent l’inté-
_ rêt d’avancer quelques propositions aidant à rendre compte de la mise en
place de ce paradoxal populisme anti-populaire d’État, parallèlement au
reflux, au fil des années 1970, des perspectives de « stratégie majoritaire11 »
(ou pour le dire dans les termes de Laclau, d’un « populisme constitutif »
d’une stratégie contre-hégémonique). Cette crise, que Deleuze expri-
mera par cette formule répétée de livre en livre : « le peuple manque »,
intervient au point de croisement et d’intrication de deux processus
historico-politiques :
a/ Le développement d’une gouvernementalité par le « consensus majo-
ritaire », par quoi Deleuze et Guattari entendent non seulement les procé-
dés de régulation des conflits de classe rendus possibles dans les structures
de l’État social issues du compromis d’après-guerre, mais l’effacement des
formes de conflictualités qu’elles matérialisaient, au moyen de procédés
satisfaisant l’utopie libérale « post-démocratique12 », celle d’une gestion
consensuelle des attributions sociales et économiques qui garantirait l’ef-
facement, non seulement du peuple, mais de son manque même – jusqu’à
la « suppression de son nom », dit Rancière – ,où « l’état proclamé du vide
ou de déliaison est tout autant un état de saturation de la communauté
par le décompte intégral de ses parties et le rapport spéculaire où chaque

11. J’emprunte la distinction stratégie majoritaire/stratégie minoritaire à Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010,
pp. 176-190.
12. Rancière Jacques, La Mésentente, op. cit., pp. 142-143.
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partie est engagée avec le tout »13. C’est dans cette « démocratie post-
démocratique » qu’intervient de façon centrale la distinction majorité/

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minorités ; et Deleuze et Guattari tiennent chaque fois à rappeler que,
si l’appel au consensus se réclame toujours d’un « fait majoritaire », ce
fait ne se soutient lui-même que d’un état de domination capable d’hégé-
moniser un système normatif qui constitue lui-même les « anormalités »
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qu’il sélectionne et discrimine inégalement. Ce consensus se trouve donc


immédiatement pris dans la tension entre, d’un côté, l’annulation de la
possibilité même de tout conflit, dont les instances de représentation
politique organisent la « normalisation » en neutralisant, au nom des inté-
rêts d’une majorité supposée, toute partialité antagonique14, et de l’autre,
corrélativement, la multiplication de « statuts » minoritaires à la fois anor-
malisés par rapport au « fait majoritaire » et inégalement reconnus comme
« sous-système ». Ces jeux différentiels d’inclusion et d’exclusion se situant
en-deçà des seuils d’antagonisme, permettent à l’État national-capitaliste
de garder l’initiative des « ruptures de classe », qui deviennent ainsi elles-
mêmes des moyens de « sélectionner les éléments intégrables »15. D’où la
_
référence à Mario Tronti, et à la « stratégie du refus » comme soustraction
seule capable de reconstituer une partialité antagonique16. 77
b/ Mais cette configuration est rendue d’autant plus instable qu’elle _
ne cesse d’être travaillée par un second processus, qui renvoie à la percep-
tion que Deleuze et Guattari se font, à la fin des années 1970, de la re-
polarisation de la mondialisation capitaliste au sortir de la période de crois-
sance auto-centrée des États occidentaux et des luttes de décolonisation, et
l’hégémonisation des gouvernementalités capitalistes, dans leur division et
leur complémentarité, social-libérale et néo-libérale17. J’en retiendrai sim-
plement deux aspects massifs corrélés. Le premier touche à la destruction
de la « centralité du travail » (la « soustraction des axiomes de l’emploi »).
Les transformations de la composition organique du capital et des procès
de travail, et les politiques de dérégulation de la condition salariale sur
laquelle s’était stabilisé le compromis d’après-guerre, « relâchent » des
« ‘masses’ de la population livrée à un travail précaire (sous-traitance, travail
intérimaire ou noir), et dont la subsistance officielle est seulement assurée
par des allocations d’État et des salaires précarisés »18. Mais c’est le corollaire

13. Ibidem, p. 157 (et Rancière d’ajouter qu’une telle « équivalence du vide et du plein » ne peut avoir d’autre effet en retour qu’une
absolutisation impolitisable de l’autre imaginaire : ibidem, pp. 159-162).
14. Sur ce leitmotiv, voir par exemple Deleuze Gilles, « Un manifeste de moins », in Bene Carmelo, Deleuze Gilles, Superpositions,
Paris, Minuit, 1979, pp. 121-122 et suiv.
15. Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., pp. 585-586.
16. Ibidem, p. 589.
17. Sur cette bipolarisation, sa conceptualisation en termes d’« adjonctions » et « soustractions d’axiomes », et la façon dont elle
articule leur tableau géopolitique des États contemporains et la répartition des techniques d’accumulation « primitive » et « élargie »,
voir Sibertin-Blanc Guillaume, Politique et État chez Deleuze et Guattari. Essai sur le matérialisme historico-machinique, Paris, Puf,
« Actuel Marx Confrontation », 2013, pp. 174-188, 205-214.
18. Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 585.
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

d’un processus plus large de déplacement de la géographie du capital, qui


modifie la distribution inégale des procédés d’accumulation primitive au

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sein même de l’accumulation élargie à l’échelle mondiale, ou plutôt qui les
ré-inclut dans le centre historique de l’accumulation capitaliste, si bien qu’

on dirait même à certains égards que la périphérie et le


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centre échangent leurs déterminations : une déterritoriali-


sation du centre, un décodage du centre par rapport aux
ensembles territoriaux et nationaux, fait que les formations
périphériques deviennent de vrais centres d’investissements,
tandis que les formations centrales se périphérisent. […]
Plus l’axiomatique mondiale installe à la périphérie une
haute industrie et une agriculture hautement industria-
lisée, réservant provisoirement au centre les activités dites
postindustrielles […], plus elle installe dans le centre aussi
des zones périphériques de sous-développement, des tiers-
mondes intérieurs, des Sud intérieurs19.
_
78 Les effets d’un tel processus sont évidemment des plus critiques. D’abord
_ en raison de l’équivocité de cette périphérie « intérieure » : ce sont les popu-
lations et les territoires minorisés, inégalement intégrés en « sous-systèmes »
par la reconnaissance plus ou moins précaire de statuts, ou relégués pure-
ment et simplement « hors système » ou en l’état d’une surpopulation à
la limite absolue. Mais ce peut être aussi des peuples ou des États, comme
est venu le confirmer la crise financière en précipitant et radicalisant la
structure hiérarchique de domination interne entre États européens20. Le
« mineur », en son acception juridique classique, s’y reconnaît à présent
comme celui qui ne « sait » pas « gérer » ses dettes publiques. Il faut alors
cumuler beaucoup d’éléments disparates mais convergents pour justifier la
mise sous tutelle d’un tel peuple enfant : disqualification des représentants
élus, asservissement du gouvernement à des « experts » et décideurs sans
aucune légitimité populaire, infantilisation de la population mélangeant
culpabilisation et déresponsabilisation, combinaison de racisme de classe
et de « racisme européen », « orientaliste » ou « méridionaliste », épinglage
d’incapacités tour à tour sur des « retards de structure » et des « archaïsmes
de culture », etc. Il faut bien constater que « la situation semble inextricable,
parce que l’axiomatique ne cesse de créer l’ensemble de ces problèmes, en
même temps que ses axiomes, même multipliés, lui retirent les moyens de

19. Idem. Voir la formulation par Étienne Balibar de cette « hypothèse coloniale généralisée », ou d’une recolonisation intérieure par
le capitalisme de son propre « centre », Violence et civilité, op. cit., pp. 140 et suiv.
20. Voir Balibar Étienne, « Réflexions sur la crise européenne en cours », juillet 2010, http://www.transeuropeennes.eu/fr/ar-
ticles/227/Reflexions_sur_la_crise_europeenne_en_cours.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

les résoudre », et que « s’accentue d’autant plus l’opposition entre l’axio-


matique et les flux qu’elle n’arrive pas à maîtriser »21. Ceux-ci se présentent

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comme des ensembles « indénombrables » ou « indécidables », qui rendent
de plus en plus intenable la gouvernementalité indexée sur le partage
majorité/minorités. Celle-ci doit se confronter en effet, non seulement
aux statuts minoritaires qu’elle doit elle-même multiplier, mais au fait que
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les modes de subjectivation et d’identification supposés leur correspondre


tendent à devenir eux-mêmes de moins en moins identifiables, ou de plus
en plus difficile leur assignation sous des « caractères » univoques22.
D’où l’écart, essentiel à la stratégie minoritaire guattaro-deleuzienne,
entre « la minorité » comme « état » et le devenir-mineur comme proces-
sus d’indiscernabilisation des « états », majoritaires ou minoritaires. Ou
pour le dire à l’inverse : « une minorité commence déjà à se normaliser
quand on la ferme sur soi, et qu’on décrit autour d’elle la danse du bon
vieux temps (on en fait alors une sous-composante de la majorité) » ;
mais cette normalisation doit alors passer par des formes d’assignation
et d’interpellation identitaires de plus en plus brutales. Plus les mino-
_
rités, suivant les formulations topiques de Mille plateaux, deviennent
« imperceptibles » à force d’être « tout le monde », plus s’impose pour 79
les identifier un surcroît de stigmatisation visible et de ségrégation pour _
les tenir à part, et les rendre « dénombrables ». Mais cela vaut d’autant
plus que cette multiplicité minoritaire, dans sa tendance quantitative et
qualitative (les minorités deviennent des « masses », et par là même « indé-
cidables »), implique de façon corrélative que « la majorité » elle-même
devient de plus en plus inassignable, et à la limite vide. Si bien qu’« à ce
point tout se renverse23 » (un renversement conjoncturellement déterminé,
et pas seulement logique), et que la majorité devient « Personne ». Tels
sont les deux aspects corrélatifs des « propositions indécidables » ou des
« ensembles non-dénombrables ». D’un côté, la « fait majoritaire » censé
découler d’un état hégémonique tend à devenir le fait de personne, faisant
de la majorité le pur signifiant évidé de « l’État de droit oligarchique »24,
ou le référentiel vide d’une technocratie supposée omnipotente qui « opé-
rerait d’en haut les reconversions économiques nécessaires25 ». La majorité
tend alors à être elle-même traitée, par catachrèse en quelque sorte de son
acception juridique première, comme une minoritas placée sous la tutelle
protectrice ou autoritaire (donc despotique au sens classique du terme)

21. Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., pp. 585-586.
22. Ibidem, pp. 589-590 (« L’axiomatique ne manie que des ensembles dénombrables, même infinis, tandis que les minorités consti-
tuent ces ensembles ‘flous’ non dénombrables, non axiomatisables »).
23. Deleuze Gilles, « Philosophie et minorité », Critique, n° 369, fév. 1978, pp. 154-155.
24. Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, op. cit., pp. 81 et suiv.
25. Deleuze Gilles, Guattari Félix, « mai 1968 n’a pas eu lieu » (1984), in Deleuze Gilles, Deux régimes de fous et autres textes (1975-
1995), Paris, Minuit, 2003, pp. 215-216.
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

de l’État national-capitaliste, quand celui-ci n’est pas lui-même mis sous


tutelle d’une « gouvernance » supra-nationale plus despotique encore. De

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l’autre, les minorités n’entrent pas moins dans des devenirs-mineur qui
affectent les coordonnées normatives de la majorité non moins que les
identités minoritaires. Autrement dit, que le « minoritaire » tende à deve-
nir le « devenir-minoritaire de tout le monde » signifie qu’on sait de moins
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en moins définir qui sont les minorités26, et qu’à la limite (c’est le passage
à la limite précisément qu’opèrent Deleuze et Guattari) on ne peut définir
le minoritaire autrement que comme l’ensemble des transformations qui
indéfinissent ces identifications (« le propre de la minorité, c’est de faire
valoir la puissance du non-dénombrable »).
Enfin ce double mouvement, dans lequel la majorité tend à devenir
« personne », et le minoritaire à être le « devenir de tout le monde », a
encore cette dernière conséquence de transformer les formes de l’altérité,
ou plus exactement, selon Deleuze et Guattari, de l’inscrire dans une
irréductible ambiguïté entre l’ennemi politique et l’anomie impolitique.
Tandis que la polarisation des conditions économiques, des statuts
_
sociaux, des affiliations ou des identités symboliques, et des appartenances
80 territoriales, deviennent toujours moins superposables, cette ambiguïté
_ ne peut être tranchée que par un forçage qu’exprime la figure elle-même
essentiellement duplice d’un ennemi impolitique : ennemi absolutisé,
« théologisé », comme menace d’une identité « civilisationnelle » appelant
une « macropolitique de la sécurité » ; mais aussi ennemi quelconque,
« molécularisé », non qualifié, c’est-à-dire essentiellement déplaçable par
l’instrumentalisation d’une « micropolitique de l’insécurité »27. Ce sont les
deux modalités du populisme anti-populaire d’État, qui s’enchaînent l’une
l’autre. Ce sont aussi bien les deux modalités de destruction du peuple :
« Tout le monde se réclame du peuple, au nom du langage majoritaire,
mais où est le peuple ? ‘C’est le peuple qui manque’28. » Mais il manque
pour deux raisons conjuguées : son effacement orchestré par la gestion du
consensus majoritaire ; l’incapacité de celle-ci à maintenir la fiction de cette
majorité, qui devient le référentiel vide par rapport auquel se distribuent
une Identité supra-politique à « défendre » et des minorités quelconques
focalisant un micro-fascisme infra-politique.

DIVISION AU SEIN DU POPULISME, FABULATION DU PEUPLE


ET STRATÉGIE MINORITAIRE
Sous ce double rapport, on comprend que le problème n’est pas tant
que le « peuple manque », mais que ce manque devienne impraticable,

26. Comparer avec Balibar Étienne, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, pp. 426-430 et 451-452.
27. Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 263.
28. Deleuze Gilles, « Un Manifeste de moins », op. cit., p. 126.
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cependant que le peuple est identifié à la majorité, et que la majorité


s’identifie elle-même au point d’interpellation vide au nom duquel

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s’exerce un gouvernement autoritaire désaffiliant les peuples minorisés.
Cette situation pourtant, au moment où Deleuze et Guattari en tentaient
un premier diagnostic, devait leur paraître suffisamment contradictoire
pour que ce « manque » continue d’apparaître comme tel, c’est-à-dire que
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le nom du peuple, ou sa fiction comme opérateur symbolique des luttes


émancipatrices, redevienne en quelque manière disponible, fût-ce dans
des conditions très ambiguës. D’un côté, Deleuze défendra constamment
l’idée que dans une telle situation, la fiction du peuple ne peut être remise
en jeu que d’un point de vue minoritaire, obligeant à opérer une torsion
interne à la formule de l’émancipation : il ne s’agit jamais de rien d’autre
que de « sortir de l’état de minorité », mais non pour entrer dans un autre
état (la majorité), mais pour conquérir une autonomie qui consiste tout
entière dans le processus intransitif de cette sortie même, « entre » les états
majeurs et mineurs. Là où les gouvernementalités libérales prétendaient
accomplir la démocratie en actualisant le peuple comme majorité, c’est-à-
_
dire en annulant le peuple comme fiction, toute lutte d’émancipation ne
peut passer que par un acte de « fabulation créatrice » comme « invention 81
d’un peuple à venir », autrement dit la performance d’un peuple inexis- _
tant comme cette potentialité dont les conditions actuelles ne sont pas
données, mais dont nul messianisme paraît en mesure d’en annoncer
l’avènement futur29. C’était le corrélat d’une analyse de conjoncture, et
non le résultat d’un choix purement théorétique ou d’une déduction
spéculative. D’un autre côté, aucune « stratégie minoritaire » ne peut
méconnaître, dans une conjoncture où les blocs de pouvoir oligarchiques
se sont brutalement durcis tant aux niveaux étatico-nationaux qu’au
niveau supra-national de la gouvernance de la « Troïka », que la stratégie
majoritaire retrouve sa nécessité la plus urgente, donc la construction
d’une partialité antagonique capable de fédérer une contre-hégémonie en
réactivant les signifiants-maîtres de la souveraineté populaire, de l’égalité
inconditionnée et de la solidarité, et en les incarnant collectivement. Mais
il faut reconnaître ici qu’une telle stratégie majoritaire, si elle doit avoir
quelque chance de produire un changement significatif des rapports de
forces, passera nécessairement par des formes et des moments populistes,
alors même que rien dans ces formes ou moments ne peut en garantir
d’avance la dynamique émancipatrice30. De ce point de vue les définitions
génériques du populisme en termes de « style » ou de « rhétorique » évo-
29. Voir Krtolica Igor, « Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze. L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma »,
Silène, déc. 2010, http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=25.
30. Voir la suggestion d’Étienne Balibar sur la nécessité d’un « populisme européen », et les précisions qu’il a apportées après-coup
à cette expression : « Europe : crise et fin ? », mai 2010, http://blogs.mediapart.fr/blog/etienne-balibar/240510/europe-crise-et-fin ;
puis « Réflexions sur la crise européenne en cours », op. cit.
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

quées précédemment, sont d’autant moins satisfaisantes qu’elles condui-


sent à éluder ce fait crucial : les différences de plateforme idéologique, de

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pratiques militantes et organisationnelles, de rapport aux institutions et de
perception de l’espace européen, et last but not least, de contenu de classe
des transformations politico-économiques appelées par tel ou tel mou-
vement de masse, ne forment pas des contenus laissant indifférente une
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« forme populiste » invariante, mais des divergences qui permettent seules


d’aborder le populisme comme une dynamique politique soumise à des
tendances conflictuelles, formant un espace traversé par des luttes internes
susceptibles d’en orienter le sens, et de la démocratiser de l’intérieur31.
Bref, le problème n’est pas d’exorciser le simulacre populiste ; il pourrait
être au contraire de tenir le populisme comme une forme politique à part
entière, ce qui serait du reste la meilleure raison de reconnaître qu’il ne
peut, pas plus qu’aucune autre forme politique, être immunisé contre ses
propres tendances réactionnaires par la seule justice de sa cause ou l’ob-
jectif de sa lutte. C’est alors en son sein que la problématique minoritaire
devrait être ré-envisagée.
_
Cette formulation permet au moins d’interroger la constitution d’un
82 populisme de la division, non seulement du peuple contre les « élites » ou
_ « l’oligarchie » (tout populisme s’inscrit discursivement dans ce clivage,
et renvoie à un « ennemi du peuple »), mais qui soit capable de diviser le
populisme lui-même. Diviser le populisme signifie en premier lieu défaire
la synthèse national-populiste intriquant dans un même discours « anti-
système » le discrédit des élites dirigeantes, le rejet de toute médiation
institutionnelle autre qu’un État communautaire « purifié », le nationa-
lisme xénophobe et son « prolongement intérieur » dans le racisme intra-
européen. Mais cette lutte est indissociable de plusieurs tâches. a/ Elle
implique de désintriquer l’affirmation de la souveraineté du peuple de
l’idée d’appartenance nationale, donc de replacer l’égalité inconditionnée
ou la capacité politique de n’importe qui comme seul critère de la par-
ticipation au souverain. Or cette dimension d’universalité intensive du
« n’importe qui » ou du quiconque, c’est précisément ce qui prend place
au cœur de la stratégie minoritaire guattaro-deleuzienne, considérant que
cette universalité intensive n’est pas donnée mais doit être au contraire
construite par des opérations spécifiques et subjectivée par des expéri-
mentations déterminées. Exemplairement, « fabuler un peuple à venir »
consiste précisément à faire fonctionner la fiction politique du peuple à
rebours des identifications reconnues objectivement et subjectivement
comme « réelles » (sociales, culturelles, ethniques), dans une dimension
de transfert qui inclut le devenir d’un « autre » comme puissance de dési-
31. Voir Balibar Étienne, « Réflexions sur la crise européenne en cours », op. cit. ; et Sibertin-Blanc Guillaume, « De l’hégémonie
sans classe à la politique comme représentation (la ‘construction du peuple’ selon Laclau) », Tumultes, n° 40, juin 2013, pp. 275-295.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

dentification de soi32 : ces « alliances mineures » ou « double-devenirs »


sont alors la conquête même d’une universalité intensive, ou la manière

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dont une « conscience de minorité comme devenir-universel » de « tout
le monde » se met à subjectiver la capacité politique de « n’importe
qui ». b/ Elle implique aussi de délier la question de la sortie de l’Union
Européenne (question nodale mais opposant les gauches européennes,
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tant sur sa faisabilité à court terme que sur ses répercussions à plus long
terme, au sein de chaque pays où elle a été mise à l’ordre du jour), et la
question d’une solidarité entre les peuples résistant à leur écrasement pro-
grammé, sciemment imposé, et de plus en plus autoritairement appliqué ;
ce qui signifie lutter contre le racisme européen combinant la « question
méridionale » et la « question orientale » de l’Europe au processus de
colonisation ou de périphérisation intérieures. Mais ce peut être là encore
une raison de ré-envisager les problèmes d’une stratégie minoritaire, dans
un rapport de disjonction incluse dans la stratégie majoritaire elle-même.
Plus les gouvernementalités néo-libérale et social-libérale seront acculées à
adopter des procédés autoritaires, plus le vecteur populiste d’une stratégie
_
hégémonique alternative devra inclure contradictoirement, sauf à écraser
en son sein toute dynamique de démocratisation radicale, une stratégie 83
minoritaire capable de lutter contre l’équivalençage national-populiste _
transformant l’ennemi du peuple européen en ennemi quelconque (Roms
et élites, Grecs et Marchés, immigrés et oligarchie financière…).
De telles tâches supposent plus qu’une critique extrinsèque du popu-
lisme : un contre-populisme, c’est-à-dire une minorisation interne de sa
fonction. Chez Deleuze lui-même, on pourrait relever des traces de ce
« populisme minoritaire » : la critique systématique de la « représenta-
tion » comme instrument de normalisation et de neutralisation de toute
frontière antagonique, au nom d’une « fonction fabulatrice des pauvres » ;
ou encore la critique souvent débattue des portes-parole, ou de la fonction
interpellatrice de l’organisation politique, de ses leaders et ses « élites »
intellectuelles33. Mais le devenir-minoritaire, comme devenir de masse,
décale les oppositions dans lesquelles on inscrit classiquement ces cri-
tiques. Lorsque Deleuze en appelle à une « fonction anti-représentative »,
ce n’est certes pas pour revenir au fantasme fusionnel d’un corps plein
immédiat (cette opposition est bien réelle, mais toute intérieure à la stra-
tégie majoritaire). Quand il met en cause les prétentions à « parler pour »,
cela n’impose aucune idéalisation exorbitante d’une libre spontanéité des

32. Sur la théorie des « double-devenirs », voir Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., pp. 356-367 ; et sur son rapport
à une « fonction fabulatrice des pauvres », Deleuze Gilles, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, pp. 195-202.
33. Le grand texte de Deleuze sur la fonction des intellectuels que l’on dirait aujourd’hui « subalternes », reste celui sur les cinéastes
du tiers-monde : L’Image-temps, op. cit., pp. 192 et suiv., et 281 et suiv. On peut regretter qu’il ne soit jamais lu comme tel (voir
significativement l’incompréhension qui en découle dans la critique adressée par Gayatri Spivak dans sa fameuse conférence Can
the Subaltern speak ?).
Populisme/Contre-populisme

G. SIBERTIN-BLANC, Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire

subalternes34. De fait le problème de « parler ‘pour’ » les dominés, et donc


de leur prêter une visibilité qu’ils n’auraient sinon pas mais au risque de

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les rendre inaudibles par un autre tour en supplémentant leur « place »,
a toujours été pour Deleuze très secondaire par rapport au problème à
ses yeux plus urgent de savoir comment « parler ‘par’ » eux, ou comment
eux-mêmes font parler (ou écrire, ou peindre, ou filmer) l’intellectuel, le
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théoricien ou l’artiste, lorsqu’ils destituent son autonomie énonciative, et


lui imposent la recherche d’opérations stylistiques spécifiques pour faire
entendre cette altération politique d’une forme d’expression dominante
(d’où par exemple l’intérêt prêté aux maniements du discours indirect
libre au détriment des formes sui-référentielles de l’énonciation). De façon
plus général le problème est, dans chaque cas, de faire place à des espaces
d’expérimentation capable de produire des effets analytiques et critiques
sur les sémiotisations discursives, intellectuelles et affectives de constitu-
tion d’un agent collectif « Peuple ». Le fait que Deleuze les ait cherchés
avant tout dans les pratiques de l’art permet en retour de rappeler que, si le
populisme majoritaire doit quant à lui réaliser le peuple, lui donner réalité
_
(ou en termes analytiques, conférer à sa fiction symbolique une consistance
84 imaginaire), il y faut nécessairement des ressources que l’on peut dire en
_ un sens général « esthétiques », qui ne se réduisent pas à l’idéalisation du
« populaire », mais qui doivent d’une manière ou d’une autre donner une
présence à ce peuple dénié35. Seulement la contre-tendance d’un popu-
lisme minoritaire ne peut se contenter de déréaliser le peuple « culturel »,
« ethnique », identitaire, au nom d’une fiction démocratique supposée
déjà disponible. Ce que Deleuze appelle fabuler la fiction du peuple, n’est
pas seulement mettre en œuvre l’opérateur symbolique du litige dont elle
est le nom quant à la capacité politique des « sans capacités » ; c’est ce
faisant mettre en cause le « modèle de vérité » qui continue de sous-tendre
la fiction elle-même. Le modèle de vérité de la fiction du peuple demeure
nolens volens l’institution étatico-nationale, et tant que le modèle de vérité
n’est pas atteint, « la fiction reste inséparable d’une ‘vénération’ qui la
présente pour vraie36 ». Appeler à une fabulation de la fiction politique
du peuple, plutôt qu’une négation abstraite de sa représentation, revient à
problématiser un forçage de sa mise en œuvre au-delà des cadres étatico-
nationaux qui en circonscrivent la possibilité :

34. C’est une simplification analogue qui a valu à la thèse de Ranajit Guha d’une « autonomie de la conscience subalterne » d’être
taxée de « populiste » (Pouchepadass Jacques, « Les Subaltern studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme,
n° 156, oct.-déc. 2000, pp. 161-185).
35. On a souvent pointé comme une caractéristique du populisme, faisant jonction entre ses mouvements artistiques et littéraires
et son acception politique, son idéalisation du « bon peuple », aux mœurs « pures » comme au corps sain et vigoureux. Encore faut-il
rappeler la non moins systématique « pathologisation » dont peuples minorisés ou « subalternisés » n’ont cessé et ne cessent de
faire l’objet, comme le soulignait déjà Gramsci (Cahiers de prison, 25, § 1, tr. R. Paris, Paris, Gallimard, 1978, p. 305).
36. Deleuze Gilles, L’Image-temps, op. cit., p. 196.
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Ce n’est pas seulement pour éliminer la fiction, mais pour


la libérer du modèle de vérité qui la pénètre, et retrouver au

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contraire la pure et simple fonction de fabulation qui s’oppose
à ce modèle. Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel,
ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des
colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres37.
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Il se pourrait alors que le peuple européen – cette autre fiction nécessaire,


mais toujours sujette à un modèle de vérité qui la rend si difficilement
pratiquable – donc cet autre « peuple qui manque » – se retrouve dans
une situation proche du personnage du « cinéma des minorités » tel que
Deleuze en concevait il y a vingt ans la difficile tâche fabulatrice :

Il faut que le personnage soit d’abord réel pour qu’il


affirme la fiction comme une puissance et non comme un
modèle : il faut qu’il se mette à fabuler pour s’affirmer d’au-
tant plus comme réel, et non comme fictif. Le personnage
_
ne cesse de devenir un autre, et n’est plus séparable de ce
devenir qui se confond avec un peuple38. n 85
_

37. Idem.
38. Ibidem, p. 198.

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