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Rupture dans le réel…

Julie Loenghart pleurait à chaudes larmes. Chacune d’elles se mélangeait lentement au ruissellement
d’eau de pluie qui s’écrasait avec un petit bruit sourd sur sa popeline, cascadant depuis une gouttière
percée quelques dizaines de mètres plus haut. La rue alentour se recouvrait lentement d’un
chatoiement iridescent, la subtile palette de couleurs naissante résultant du mélange entre l’eau et les
effluves des industries polluantes de la zone. Un petit chuintement se faisait entendre, sans qu’il soit
possible de dire s’il s’agissait du bruit provoqué par les minuscules gouttes s’écrasant sur le sol, ou si
cette pluie probablement acide commençait à ronger le monde. De toute façon, quelle importance ?
Les bas-fonds ne craignaient plus grand chose. Julie commençait lentement à retrouver l’usage de
ses sens. Sa vue, tout d’abord, lui semblait brouillée, comme si ses yeux n’étaient pas exactement en
face des trous. Pourtant, elle voyait distinctement les trois types qui se tenait debout devant elle, leurs
ombres se découpant sur fond de mur d’eau, mis en valeur par les rares lampadaires encore en état
de marche dans le coin. Quand à son ouïe, les gouttes explosant rythmiquement sur son pardessus
de nylon lui donnait l’impression d’entendre un régiment de machine à écrire lui titiller le crâne. Si elle
sentait clairement la flaque d’eau – ou plutôt le cloaque huileux - dans laquelle elle baignait
présentement, c’est surtout le goût du sang dans sa bouche et l’odeur de celui-ci qui lui fit reprendre le
contrôle de son esprit. Les trois types tenaient encore les instruments qui avaient servis à torturer son
corps jusqu’à lui faire supplier la délivrance, quelle qu’elle soit. De son corps ? Et bien à vrai dire…

Observer, collecter, trier, analyser ; observer, collecter, trier, analyser ; observer, collecter, trier,
analys… L’étrange machine se déplaçait silencieusement dans les ténèbres urbaines. Sa mémoire
renfermait des dizaines de milliers d’informations, toutes codées en signes – cabalistiques pour le
commun des administrés – qui transcrivaient les résultats de sa fonction primaire : observer, collecter,
trier, analyser. Depuis combien de temps errait-elle ? Impossible de le dire, ses fonctions de base se
limitaient à leur plus simple expression. D’après ses banques mémorielles, sa logique interne
ressemblait à l’un des traits psychologiques de certains administrés malades, que l’on appelait
« schizoïdes ». De là à déduire qu’elle fut jadis elle-même un être de chair et de sang, il n’y avait
qu’un pas, qu’elle ne franchirait jamais. Qui pouvait d’ailleurs dire si la gangrène pouvait générer
quelque chose de sa complexité ?. D’ailleurs, il s’agissait juste d’un constat, pas même d’une once de
ce que les humains appellent « conscience ». Les humains ? Peut-être ce terme ne s’appliquait-t-il
pas à ses maîtres, mais là encore, la question dépassait ses fonctions primaires. Après tout, elle
n’était pas construite pour « penser », mais uniquement pour observer, collect… En tout cas, ce qui
était une chose bien établie dans sa routine, c’est que les humains constituaient sa « cible »
privilégiée. Pas tous, bien sûr, sinon la tâche aurait été impossible, mais ceux qui semblaient mal
réagir à sa présence, qui semblaient craindre les machines telles que lui (ou elle) – même. La 3e
directive les nommait les « Non-A ».

Julie se releva lentement, tentant de s’habituer à toutes ces sensations physiques dont elle avait
perdue la mémoire depuis si longtemps. Après ce qui lui sembla une éternité, pendant laquelle elle
huma l’air à plein poumons, tendit les bras pour sentir le doux picotement de la pluie qui s’épanchait
sur ses mains, elle se décida à bouger. L’un des trois hommes qui venait de la mutiler arborait un
paisible sourire, mais elle ne lui en voulait pas, puisque ses blessures se refermaient déjà d’elles-
mêmes. Les quatre silhouettes disparurent rapidement de la vue des quelques rongeurs qui
s’abritaient sous les tôles des bidons rouillés de la ruelle, et qui furent les seuls témoins de cette
scène étrange. Ces sales bestioles en avaient encore le poil tout hérissé…

L’étrange machine sentit très tôt leur présence. La 1e directive lui rappela que toute perturbation
aléatoire du champs énergétique local – notion étrangère à tout administré de base – trahissait
probablement l’activité d’un Non-A. Un lampadaire qui baisse d’intensité sans raison, la clim-urb qui
tombe subitement en rade, les téléphones qui se mettent à sonner tout seuls, le photo-fluide qui
s’agite dans les gigantesques canalisations de la cité, ces signes, s’ils étaient rapprochés dans un
espace relativement étroit et sur une période brève, servaient d’indicateurs relativement fiable pour
que la machine « traque » ses proies. Elle déboucha dans la ruelle au moment même ou les trois
hommes se jetaient sur la jeune femme dépenaillée, que les Agences classeraient, d’après son allure
de poule défraîchie, dans le groupe des subvers-e. Les lames tranchèrent, broyèrent, malaxèrent,
pétrirent la chair avec précaution. La machine observait la rivière de sang qui s’écoulait lentement vers
le caniveau le plus proche. Les débris qui l’obstruaient transformèrent vite ce courant sanguin en une
flaque émeraude teintée d’une huile iridescente. Lorsque les gouttes de pluie tombaient dedans, de
minuscules geysers de sang chatoyants s’élevaient dans l’air. La machine collectait ces diverses
informations sans passion. Les trois hommes ahanaient, peinant à accomplir leur sinistre besogne. Ils
ne s’arrêtèrent que lorsque la victime, exsangue, demanda enfin la délivrance. C’est à ce moment que
la machine se mit en branle…

Elle reprit une apparence plus convenable par un simple effort de pensée. Ses vêtements loqueteux
se transformèrent en habits taillés dans un tissu classieux, alors que son visage retrouvait déjà le teint
frais de ses vingt ans. Elle avait conscience que son image trahissait la réalité, mais, après tout, qui
pourrait contredire ce qu’elle projetait d’elle-même ? Elle était morte depuis bien longtemps, et
personne ne pourrait la reconnaître, à moins que ce stupide Henri ne réapparaisse à son tour, bien
sûr.. Henri… L’ordure ! Ce serait peut-être une bonne chose qu’il réapparaisse, après tout, elle
pourrait lui rendre la monnaie de sa pièce. Que lui avait-il dit, au moment ou les révolutionnaires
mettaient à feu et à sang leur petit château orléanais ? « Je t’aime, Julie, je t’aimerais et je chérirais
ton souvenir jusqu’à la fin de l’éternité… » Le salopard, il l’avait abandonné, préférant sauver sa peau
de jeune aristocrate nanti plutôt que de lui venir en aide. Jusqu’à la fin de l’éternité ? Tu ne croyais
pas si bien sire, mon saligaud…

C’est la première fois que la machine aperçu la fracture de si près. Une brèche béante, d’où s’écoulait
l’énergie de l’autre monde », venait de s’ouvrir dans le corps de la jeune victime, au moment même ou
son âme abandonnait le combat pour laisser la place à une autre, qui s’impatientait depuis une
éternité. La machine ne se posa pas de question, comme toujours. Elle fonça à travers la brèche, afin
d’achever son programme, et d’analyser enfin ce que les Non-A nomment l’Au-delà. La rencontre
entre le flux énergétique et l’étrange machine fut cataclysmique, même si la réalité ne s’en ressentit
guère sur le moment. Perdant tout contrôle, l’artefact fut littéralement absorbé dans l’autre espace-
temps, provoquant un cœur de protestations déchirantes, ou ce qui y ressemblait fortement. La
énergie ainsi libérée provoqua une nouvelle rupture dans le réel…

Julie secoua la tête, chassant d’un seul coup toutes ces pensées qu’elle ressassait depuis des
décennies. Elle était revenue, après avoir observée le monde réel à travers les minuscules brèches
qui s’ouvraient de tant à autres entre leur monde et celui-ci. Elle avait vu par des flashs successifs,
sans jamais savoir quel temps s’écoulait, et donc sans le comprendre, le monde changer et se
transformer. Maintenant qu’elle y était, après avoir sauté dans la brèche qui s’était ouverte, offerte
plutôt, dans l’Au-delà, elle n’était pas perdue pour autant. Faisant mine de contracter son esprit
comme si elle bandait un muscle, elle terrifia l’âme de la propriétaire légitime de ce corps, qui était
tapie dans un coin de son esprit. C’était sa façon à elle de l’intimider pour lui faire dire tout ce qu’elle
devait savoir sur cette étrange société. Les choses se présentaient mal pour elle, mais ses capacités
lui permettraient de se fondre dans la masse. Ces capacités étaient le fruit du lien ténu qui la rattachait
toujours à l’Au-delà. Elle n’était pas complètement affranchie de ce lien, mais pouvait en profiter à sa
guise. C’est ce même lien qui expliquait probablement qu’elle n’arrivait pas à chasser de sa tête le
cœur de voix qui venait de l’autre monde, et qui la suppliait de leur ouvrir une nouvelle brèche, de leur
offrir un nouveau corps. Elle savait comment faire, elle en avait elle-même fait l’expérience. L’un de
ses compagnons sembla ressentir son trouble intérieur : « Ils sont toujours là, suppliants, toujours plus
nombreux. Ils menacent, ils promettent, ils pleurent ou crient. Ils sont des millions, peut-être
davantage. Ils veulent tous nous rejoindre, et la seule façon de les faire taire et d’exaucer leur souhait.
Ensuite, nous confisquerons une partie de cette Terre pour la transformer à notre image. Pour eux
comme pour nous, la mort n’est que le commencement… »

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