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À PROPOS DE L’AUTEUR

Fan de happy ends autoproclamée et véritable experte en cupcakes, Gina


Gordon a une passion pour les bouleversantes histoires de premiers baisers
(vous savez, ceux qui donnent des papillons dans le ventre et font tourner la
tête) et d’amour inconditionnel – surtout si elles sont agrémentées de scènes de
sexe super hot. Elle vit dans l’Ontario avec son mari et leur adorable chien.
À mon mari et ses sourcils froncés.
C’est de la fiction, mon cœur. Juré.
1

Ben

Si je voyais encore un seul centimètre carré de nudité, j’allais vomir !


Je fis pivoter ma chaise de bureau et tournai le dos à la scène d’orgie qui
se déroulait sur mon écran d’ordinateur. J’en étais à mon sixième porno de la
journée, et j’étais payé pour ça.
Je m’étais dit que devenir réalisateur de films X serait amusant. Et ça
l’avait été… au début.
Quel type n’aurait pas envie de bosser pour une entreprise où les filles
étaient super canon et le sexe en accès libre, vingt-quatre heures sur vingt-
quatre ? Mais voilà que, quelques mois plus tôt, on m’avait bombardé vice-
président de White Lace Productions, le plus gros fournisseur de programmes
de divertissement pour adultes du Canada, et il fallait regarder la réalité en
face : j’étais complètement dépassé par la tâche. Je devais gérer les horaires de
travail, le budget, le casting, les relations avec les acteurs… Et ce n’était pas du
tout mon terrain de jeux habituel.
J’étais un artiste, moi.
Un réalisateur, merde !
Je regardais les voitures filer vers leur destin sous les fenêtres de mon
bureau, pendant que le film continuait à se dérouler sur l’écran dans un concert
de halètements et de grognements — la petite musique de ma vie. Mais depuis
quelque temps, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait sûrement
autre chose dans la vie que le porno.
La porte s’ouvrit soudain avec fracas, m’arrachant à ma contemplation.
Une voix familière — et anormalement stressée — s’éleva derrière moi.
— Je crois que je viens de faire une énorme connerie. J’ai besoin de ton
aide !
Je me retournai. Mon meilleur ami, Max Levin, entrait au pas de charge
dans mon bureau. Ou, plus exactement, dans son ancien bureau.
Parce que ce meilleur ami était aussi le sale traître qui occupait auparavant
le poste de vice-président, avant de tout lâcher pour ouvrir un hôtel de luxe
dans le centre de Toronto. Et me laisser barboter tout seul dans le marigot. Le
bâtard !
Mais à sa tête, je compris que ce n’était pas le moment de ressortir mes
vieux dossiers. La veine sur son front semblait animée d’une vie propre. Il était
visiblement mort de trouille.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Je me levai, la peur au ventre.
Max était le type le plus cool que j’aie vu de ma vie. L’image même de la
sérénité. Et le garçon transpirant, poings serrés, que j’avais devant moi, était
un inconnu. Il triturait l’anse d’un sac de shopping blanc. Ses cheveux noirs
étaient ébouriffés, et son costume sur mesure semblait avoir été piétiné par une
horde de rhinocéros en furie.
Comme dans un film au ralenti, il plongea la main dans le sac. Des images
d’American Horror Story passèrent alors devant mes yeux, et je me préparai à
le voir brandir une tête décapitée ou une jambe découpée à la tronçonneuse. Je
m’attendais à tout, mais pas au petit écrin de velours bleu qu’il posa sur le
bureau devant moi.
J’eus alors l’impression de prendre un mur invisible en pleine poire et ma
respiration jaillit de mes poumons avec un bruit de pneu qui se dégonfle.
Je croyais avoir encore un peu de temps avant que mon meilleur ami passe
du côté obscur. Tout au fond de moi, j’avais même espéré que rien ne
changerait, même si Max s’était trouvé une petite amie.
Je m’étais trompé.
Je fis donc ce que je savais faire de mieux.
— Maxy, je t’aime, mais pas à ce point, quand même !
Ma plaisanterie tomba à plat. Et je fus incapable de continuer à faire de
l’humour quand il posa un second écrin sur le bureau. Il les ouvrit tous les
deux. Des diamants étincelèrent dans un indécent pétillement de bonheur.
— Tu as acheté deux bagues ?
Elles lui ressemblaient : belles, sans rien d’ostentatoire. Il avait les moyens
d’acheter des bijoux dignes d’une reine, mais ce n’était pas ainsi qu’il vivait sa
vie. Et je l’en admirais d’autant plus.
Il haussa les épaules.
— Je n’ai pas pu trancher.
— Donc, tu vas demander à Everly de t’épouser.
Ce n’était pas une question. Juste l’énonciation d’un fait. Pas seulement à
cause des cailloux sur mon bureau, mais parce qu’à l’instant où j’avais
prononcé ce prénom, son visage s’était adouci : il avait retrouvé le sourire qui
ne quittait plus ses lèvres depuis la minute où Everly était entrée dans sa vie. Il
y avait une sorte de magie dans l’air, autour de lui. Tout ce qu’il touchait, tout
ce qu’il regardait semblait… plus beau. Je le savais à la façon dont son visage
s’illuminait, chaque fois qu’il était question d’elle. À la façon dont ses yeux
brillaient, quand ils étaient ensemble.
Je l’avais connu la moitié de ma vie, et je ne l’avais pas vu aussi heureux
depuis… toujours.
— Tu crois que je suis dingue ?
Il me rejoignit devant la fenêtre et, ensemble, on regarda passer les
voitures.
Non, il n’était pas dingue, cependant, cette conversation sur fond d’acteurs
de porno qui ahanaient à l’écran évoquait quand même une maison de fous.
— Vous emménagez ensemble ce week-end, lui rappelai-je en me tournant
vers lui.
La veine sur son front pulsait un peu moins fort.
— Le mariage s’inscrit logiquement dans la chronologie, conclus-je.
Il n’y avait pourtant rien de logique dans l’amour. Encore moins dans le
fait de laisser une femme envahir votre espace privé et menacer votre intégrité.
— On ne se connaît que depuis six mois, mais je suis incapable de…
Il ne termina pas sa phrase — inutile, je savais déjà ce qu’il allait dire.
Il était incapable d’imaginer sa vie sans elle.
S’il ne s’était pas agi de mon meilleur ami, je me serais tordu de rire. Je ne
croyais pas à l’amour, ni aux âmes sœurs et toutes ces conneries. J’étais résolu
à vivre sans attaches et parfaitement satisfait de mon sort. Je ne m’inquiétais
pas pour moi. Je m’inquiétais pour le jour où Max redescendrait de son petit
nuage rose et atterrirait en enfer.
— Logiquement, oui…
Il hocha la tête comme s’il essayait de s’en convaincre lui-même.
— C’est le déroulement logique des choses.
Je lui donnai une petite bourrade et il tourna la tête vers moi.
— Tu as fait le bon choix, mon vieux.
Il exhala un long soupir de soulagement, parce que je venais de prononcer
les mots qu’il attendait.
Même si ça ne risquait pas de changer quoi que ce soit.
— Bon, et maintenant…
Je montrai mon bureau d’un geste.
— Récupère tes cailloux avant qu’ils m’irradient la rétine.
Il éclata de rire, remit les écrins dans le sac et découvrit subitement le film
en cours sur l’écran.
— Kayla est rousse, maintenant ?
Quand on remarquait la couleur des cheveux d’une actrice de porno au
beau milieu d’une scène d’orgie, c’était signe qu’il était temps de quitter le
métier.
— C’est un essai, vu qu’on n’a que deux rousses dans l’équipe.
Impossible de trouver une actrice de porno naturellement rousse. À défaut,
j’avais fini par embaucher une fille aux cheveux auburn, mais ça n’avait servi
qu’à me rappeler la femme sublime que j’avais laissée sortir de ma vie.
On ne peut pas perdre ce qu’on n’a jamais désiré.
— Bonne idée.
Max contourna le bureau et s’assit en face de moi sur la chaise en métal
garnie de coussins en cuir.
— Comment ça se passe ?
— Ça se passe.
J’étais déterminé à me défoncer pour mériter mon fauteuil de vice-
président, même si ça m’empêchait de faire la seule chose que j’aimais
vraiment — passer derrière la caméra. Rester arrimé toute la journée à ma
table de travail était un défi et je n’en avais que plus de respect pour Max,
maintenant que je savais ce qu’il avait enduré à cette même place.
— Ça me manque, de tenir la caméra.
Si j’avais su qu’occuper ce poste consistait à recevoir à longueur de
journée les doléances des stars du porno, j’aurais réfléchi à deux fois avant
d’accepter l’offre de Hirsh.
Hirsh Levin, le propriétaire de White Lace Productions et le père de Max.
D’une certaine façon, il était aussi un peu le mien, depuis qu’Ellie, sa femme, et
lui m’avaient pris sous leur aile quand j’étais enfant. Mais, au fond de moi, il y
avait toujours cette peur panique qu’il se rappelle un jour que je n’étais pas son
fils et qu’il me laisse tomber. Il ne me devait rien, voilà pourquoi j’avais mis
de côté assez d’argent pour partir dans la Silicon Valley, si jamais Hirsh se
réveillait et se rendait compte je ne valais rien. J’avais des contacts en
Californie, et y trouver un employeur ne serait probablement pas trop difficile.
Mais cela impliquerait que je laisse tout derrière moi pour continuer à
travailler dans une industrie dont je n’étais même pas sûr qu’elle veuille de
moi.
— Je suis certain que tu vas trouver un moyen de revenir à la réalisation.
Max croisa les jambes et s’adossa à sa chaise.
— Délègue ! Prends Rod pour le casting et envoie Kayla prospecter de
nouveaux lieux de tournage.
Il ne travaillait plus ici, mais il était capable de gérer les problèmes en
deux secondes, ce qui prouvait combien j’étais hors du coup.
Pour être honnête, je n’avais aucune idée de ce je faisais de ma vie. Avant
que Max ne démissionne pour poursuivre son rêve, mon existence était
agréablement découpée en trois compartiments. Le travail. Le sexe. Les amis.
Mais la réussite éclatante de Max et le spectacle de son bonheur m’avaient
ébranlé.
J’avais donc procédé à quelques changements. Désormais, toute ma vie
tenait dans un seul compartiment géant : le travail. Plus de soirées arrosées,
plus de procrastination, et surtout, plus de distractions. Autrement dit : fini le
sexe. Un véritable séisme pour moi.
Je devais réinventer mon avenir — sur le plan professionnel, du moins.
Une partie de moi-même s’interrogeait sur les opportunités qui pourraient
s’offrir à moi, si je me jetais dans le vide. Mais je n’étais pas en état d’y
réfléchir pour l’instant.
— J’ai loué la camionnette.
Je m’éclaircis la gorge, soucieux d’orienter la conversation sur autre
chose que mon incompétence.
— Elle est garée derrière l’immeuble. Toute prête à te transporter chez
Everly.
En allant chercher le véhicule, je m’étais dit que Max était cinglé
d’emménager avec Everly. Maintenant, je me disais qu’il était encore plus fou
de vouloir se marier.
— J’ai apporté un stock de ruban adhésif et plein de cartons avec ton nom
dessus.
Son sourire narquois me fit grincer des dents.
— Tu as de la chance que je te considère comme mon frère, parce que je
n’aurais aidé personne d’autre à déménager, encore moins à emballer ses
affaires !
Je propulsai mon siège jusqu’à mon bureau pour vérifier combien de
temps il restait jusqu’à la fin de la vidéo.
— Dix minutes et je suis à toi.
Pas question de reprendre le visionnage depuis le moment où Max m’avait
fait perdre le fil. J’étais déjà à la bourre. Ma faute. J’aurais dû regarder ces
vidéos deux jours plus tôt.
— Prends ton temps.
Max se leva et tira sur sa veste.
— Je veux laisser à Grace et Sadie le temps de s’en aller. Ce sera moins
chaotique.
Grace et Sadie étaient les colocataires d’Everly et, pour le coup, j’étais à
fond derrière Max. Pas parce que j’avais peur du chaos, mais parce que je
voulais éviter de me retrouver dans la même pièce que Grace Nolan — la
femme que j’avais laissée partir.
— Je vais faire un tour dans la place, dit Max en se dirigeant vers la porte.
Cet endroit me manque.
Grace et moi avions eu une rencontre inoubliable ici même, dans ce
bureau. Après quoi, je l’avais congédiée sans état d’âme.
Ou, du moins, c’était ce que je lui avais laissé croire.
En fait, je n’arrêtais pas d’y penser. « Inoubliable » était bien le mot qui
convenait. Mais il était hors de question d’avouer à une escort entraînée à faire
semblant pour flatter ses clients qu’elle m’avait fait prendre mon pied comme
jamais et que, six mois plus tard, je n’arrivais toujours pas à l’oublier.
Comme s’il avait avalé un chronomètre, Max réapparut dix minutes plus
tard, agitant une poignée de papiers roses.
Il en lut un à voix haute.
— « Ben, où es-tu passé ? Appelle-moi. Amber. »
Je grognai et retournai à mon porno.
Max continua à égrener les messages notés par ma secrétaire :
— « Clarissa a appelé. Elle pense que vous pourriez passer une soirée très
amusante à trois. »
Quand j’avais cessé de répondre aux appels sur mon portable, elles
s’étaient mises à appeler au bureau. Leur insistance n’avait eu aucun effet sur
ma décision de supprimer le compartiment « sexe » de ma vie. Aucune de ces
propositions ne me tentait. Mais si le prénom de Grace était apparu sur l’un de
ces petits papiers, je n’aurais probablement pas résisté plus de dix secondes.
— « Sarah et Jennifer cherchent un partenaire pour leur petite soirée. »
Max se frotta le menton.
— On dirait que « trois » est ton chiffre fétiche.
Comme n’importe quel homme sain d’esprit, je fuyais les relations
sérieuses, qui commençaient toujours par des soirées en tête à tête. Voilà
pourquoi mes plans cul n’étaient presque jamais des rendez-vous pour deux.
— « Melissa se morfond sans ton… » hé, Barbara note vraiment tout !
J’espère que tu apprécies sa conscience professionnelle !
Il éclata de rire.
— J’ai répété cent fois à Barbara de les envoyer balader et de ne plus
accepter de prendre de messages personnels.
Mon adorable assistante devait penser que j’étais une sorte de taré du sexe.
Et alors ? Ce n’est pas ce que tu es ?
— Toujours abstinent ?
Je hochai la tête. Max était le seul au courant de ma période de jeûne. Il me
connaissait trop pour que je puisse le lui cacher.
Il se dirigea vers la poubelle et y jeta les messages.
Puis il resta là, les bras croisés, perturbant ma concentration, alors que
j’essayais de finir de visionner la scène. Je sentais son impatience vibrer
jusqu’à moi.
Comme je levai les yeux, il me décocha un sourire penaud.
— Je t’ai dit de prendre ton temps, mais…
On aurait dit un petit garçon le matin de Noël — les yeux brillants
d’excitation.
— Bon, d’accord, on y va.
J’éteignis mon ordinateur.
— Mais je te préviens : pas question que j’emballe tes sous-vêtements !
Max empoigna le sac avec les bagues de fiançailles et franchit la porte
avant même que j’aie eu le temps de me lever.
C’était mon ami, je lui souhaitais tout le bonheur du monde, et si je devais
faire semblant de croire à son conte de fées pour qu’il soit heureux, je le
ferais.
Même si, pour moi, c’était du pipeau.
Grace

— Messieurs, j’espère avoir répondu à vos attentes.


Je n’avais jamais imaginé que ce serait aussi bon de prononcer ces mots
sans être nue dans un lit.
L’un des cadres dirigeants assis autour de la table me regarda, halluciné.
— Vous voulez que nous informions le personnel de nos projets ?
J’avais été engagée par Ken Wilson, le P-DG de Plastic Solutions Inc, pour
procéder à une évaluation de son entreprise, proposer des solutions afin
d’optimiser leurs performances et mettre en place une politique d’adaptation
destinée à un personnel âgé et réticent au changement.
Je regardai les cinq hommes assis autour de la table.
— Je sais que la transparence fait souvent peur, mais c’est la seule stratégie
qui fonctionne.
Deux d’entre eux secouèrent la tête pour marquer leur désaccord. Ken, lui,
resta impassible.
— Si vos employés ont le sentiment de participer pleinement à la vie de
l’entreprise, le changement fonctionnera. C’est une question de confiance
réciproque.
La transparence. Amusant que ce soit toujours ma recommandation
numéro un. Et dommage que je ne puisse pas l’appliquer à ma propre vie !
Les hommes assis autour de cette table savaient un certain nombre de
choses à mon sujet. Par exemple, que j’étais diplômée en gestion et que je
dirigeais depuis peu ma propre société de conseil. Et j’avais cru comprendre
qu’ils me trouvaient sympathique, loyale et d’une compagnie plutôt agréable.
Mais il y avait un petit détail qu’ils ignoraient à mon sujet : j’étais une
ancienne escort.
— Mademoiselle Nolan…
Le plus jeune me regarda avec une sorte de condescendance, comme s’il
m’était supérieur simplement parce qu’il avait des couilles.
— Il y a transparence et transparence.
Il repoussa la chemise cartonnée contenant mon rapport.
— Nous ne pouvons pas demander au personnel d’approuver chacune de
nos décisions. Non seulement ce serait inefficace, mais ce serait suicidaire.
— Je n’ai pas dit que vous deviez leur demander de valider quoi que ce
soit, mais que vous deviez leur donner le sentiment qu’ils ont leur mot à dire.
Que vous les respectez assez pour les faire participer à la vie de l’entreprise.
Pendant mes entretiens avec le personnel, j’avais glissé quelques questions
sur la vie quotidienne dans l’entreprise. Sans surprise, j’avais découvert
qu’installer un purificateur d’eau dans le réfectoire ou acheter une machine à
expresso serait bon pour le moral de tout le monde.
Ken me sourit.
— Je pense que vous nous avez donné matière à réflexion, mademoiselle
Nolan.
J’avais traumatisé ses cadres dirigeants, oui… Je n’étais pas loin du
septième ciel.
Il conclut la réunion, puis se tourna vers moi.
— Vous voulez bien attendre quelques instants ?
Il me montra son téléphone portable.
— Juste un détail à régler.
J’acquiesçai et rassemblai mes affaires.
J’avais travaillé comme une forcenée pendant des mois pour essayer de
lancer ma propre société de conseil en management, mais l’entreprise se
révélait plus compliquée que prévu. Mon pire cauchemar ? Que quelqu’un me
reconnaisse et révèle à tout le monde mon ancien métier. J’avais cru qu’en
arrêtant de travailler comme escort, je ne me réveillerais plus chaque matin
avec une boule de la taille d’un melon dans l’estomac. Mais je m’étais trompée.
Mon contrat dans cette boîte prenait fin ce jour-là. J’enchaînais la semaine
suivante avec un autre contrat de courte durée dans une entreprise familiale qui
souhaitait revoir son organisation interne dans l’espoir de s’étendre. Ces
quelques jours de battement arrivaient à point nommé, puisque j’allais quitter
le seul endroit où je me sois jamais sentie bien.
J’avais emménagé avec ma meilleure amie, Everly Parker, et sa grand-
mère, quand mes parents m’avaient flanquée à la porte. Cette maison avait été
mon sanctuaire, mon filet de sécurité. Le seul endroit où j’avais pu me
maintenir la tête hors de l’eau et faire ce que je devais pour m’en sortir.
Même si j’étais sincèrement ravie de ce qui arrivait à Everly, je me sentais
perdue et vulnérable. Après avoir bossé aussi dur aussi longtemps pour
atteindre mon but, je ne pensais pas qu’au final je me sentirais si seule.
Et si frustrée.
Me retrouver sans vie sexuelle du jour au lendemain était plus compliqué
que je ne l’avais imaginé. Je m’étais inscrite à toutes sortes de stages —
peinture, poterie, yoga, broderie. N’importe quoi pour m’occuper l’esprit.
Mais j’avais beau me concentrer, j’étais à cran. Incapable de calmer le volcan
qui couvait entre mes cuisses. Le jour où j’avais cessé mon activité d’escort, je
m’étais également promis que le sexe et moi, c’était fini. Après tout, j’en avais
eu largement ma dose, je pouvais m’en passer. Hélas, ma libido était d’un autre
avis !
J’avais mené une double vie pendant trois ans et j’étais écartelée entre mon
ancienne vie et mon avenir. J’avais dû devenir quelqu’un d’autre pour exercer
mon premier métier et, maintenant que j’essayais de reprendre le cours normal
de ma vie, je me rendais compte que j’avais laissé mon alter ego, Jade, prendre
totalement le contrôle de mon existence ; bref, je n’avais plus aucune idée de
qui j’étais aujourd’hui.
Je savais néanmoins que l’amour avec un grand A existait, et qu’il y avait
quelqu’un, quelque part, qui m’attendait. Toute petite déjà, je rêvais du prince
charmant qui m’emporterait dans son château sur son cheval blanc.
Était-ce si irréaliste ?
— Je crois que je vais devoir insister pour que certains de mes cadres
viennent travailler le lundi.
La voix de Ken me fit tressaillir.
— Vous avez fait sensation.
Je me levai, tirai ma jupe sur mes cuisses et le regardai en souriant.
— N’était-ce pas le but ?
Je l’avais rencontré au Salon de l’entreprise, l’année précédente, et je lui
avais fait bonne impression, apparemment. Il m’avait tendu sa carte en me
disant que je pouvais l’appeler n’importe quand pour du travail. Une fois mon
diplôme en poche, je l’avais donc contacté.
Il s’assit et se balança doucement sur sa chaise.
— Vous êtes trop intelligente pour votre propre bien.
Son entreprise n’avait pas réellement besoin de cette évaluation, je le
savais quand j’avais accepté le contrat. Il voulait simplement déclencher une
prise de conscience dans son équipe, mais ça ne me dérangeait pas d’être un
pion dans son jeu.
— Je m’en suis tirée comment ?
— Vous avez été aussi judicieuse et professionnelle que je l’avais imaginé.
Il pianota sur le plateau en verre de la table.
— Vous avez parfaitement démontré que mes cadres doivent s’adapter et
modifier leurs méthodes de management.
— Tout changement induit une révision des priorités et des règles. C’est
toujours un défi pour la direction d’une entreprise.
Je glissai mon ordinateur portable dans ma sacoche, rangeai mes
surligneurs et mes stylos.
Il s’adossa à son siège avec un soupir.
— Vous ne voulez vraiment pas travailler pour moi ?
Il m’avait proposé d’être son assistante de projets, mais je ne souhaitais
pas travailler sous les ordres de quelqu’un. Je voulais être maîtresse de mon
calendrier, prendre mes propres décisions. Et puis, en acceptant des missions
courtes et en restant mobile, je diminuais le risque que quelqu’un découvre
mon passé.
— C’est une offre qui me flatte, mais je veux conserver mon indépendance.
Son insistance était déconcertante et déclenchait tous mes systèmes
d’alarme, parce que les hommes ne s’étaient jamais intéressés à moi que pour
deux raisons : mon physique et mes compétences au lit.
— Sachez que la proposition demeure. Si, un jour, vous vous lassez de
travailler en solo, passez-moi un coup de fil.
Il me fixait, et je n’eus pas d’autre choix que de soutenir son regard. La
nervosité m’envahit, non parce qu’il me mettait mal à l’aise, mais parce que
j’avais peur qu’en me scrutant trop longtemps il finisse par percer mon secret.
Comment réagirait-il, s’il découvrait la nature de mon ancien métier ? S’il
savait, me ferait-il la même proposition ?
Je n’avais pas envie de connaître la réponse.
— J’ai su que vous étiez spéciale le jour où nous nous sommes rencontrés
et que vous avez contesté les arguments de votre professeur au sujet de la
théorie du choix.
Étrange, vraiment, qu’il m’ait jugée sur ce critère, parce que je n’avais pas
été très avisée dans mes choix de vie. J’avais été escort, bon sang !
— Ma porte vous sera toujours ouverte, Grace.
Il me tendit la main, et je la serrai.
Le sourire aux lèvres, je quittai l’immeuble de bureaux et traversai le
parking pour rejoindre ma berline.
Je ne regrettais pas ma décision de devenir escort. J’avais fait ce que
j’avais à faire, à l’époque, pour aider ma famille et préparer mon avenir —
devenir mon propre patron et travailler dans une branche qui me passionnait.
La prochaine étape serait de trouver l’homme de ma vie.
Il était là, quelque part. Je devrais probablement retourner plus d’une
pierre et embrasser plus d’un crapaud avant de le trouver, mais peu
m’importait, j’étais prête.
Et quand je l’aurais trouvé, je me blottirais dans ses bras et je ne le
laisserais jamais partir.
2

Ben
Quatre semaines plus tard

Un génie farceur avait dû remplacer pendant la nuit la femme nue géante


qui servait de logo à White Lace Productions par un panneau « École
maternelle », à en juger par l’ado assis en face de moi.
— Je veux faire un stage chez vous.
Il devait avoir dix-neuf ans à tout casser, et des boutons d’acné
mouchetaient sa peau pâle. De grosses lunettes à monture noire lui cachaient à
moitié le visage, par ailleurs sans intérêt. Il n’avait que quelques années de
moins que moi, mais j’étais à des années-lumière de ce gosse sans expérience.
J’allais tuer Barbara pour l’avoir laissé entrer, alors que je n’avais même
pas bu mon café du matin !
Je passai les doigts dans mes cheveux blonds mi-longs, que je n’avais pas
pris le temps d’attacher après la douche, ce matin.
— Écoute, euh…
Je m’arrêtai. Je croyais pourtant avoir écouté, quand il s’était présenté.
— Cory.
Il sourit, l’espoir renaissant sur son visage. Ça n’allait pas durer.
— Cory. C’est ça.
Débarquer sans rendez-vous dans mon bureau, c’était gonflé. Je devais lui
reconnaître cette qualité. Et j’admirais aussi sa volonté d’aller au bout de ses
études, d’apprendre les fondamentaux. Moi, je n’avais pas tenu un semestre
entier avant de tout plaquer pour m’investir à temps plein chez White Lace.
Parfois, je me demandais si mon travail ne serait pas meilleur, si j’avais
continué à étudier. Je me demandais aussi si je serais encore ici, si je n’avais
pas lâché mes études.
Je parcourus des yeux l’emploi du temps de la production que j’étais censé
superviser et m’adossai à mon siège.
— Je ne recrute pas de stagiaires chez les étudiants.
Simple question de bon sens. Quelle université autoriserait ses étudiants à
faire un stage dans une entreprise de films pornographiques ?
— S’il vous plaît ?
Il me lança un regard de chien battu. Mais comme je n’étais pas une fille,
ça n’eut aucun effet sur moi.
— Je suis un bosseur et j’apprends vite. Toute ma vie, j’ai voulu réaliser
des films !
Ça, je voulais bien le croire. Mais allait-il passer l’épreuve des trois
questions ?
— Ton réalisateur préféré ?
Il me regarda comme si j’avais un godemiché collé sur le front.
— Tarantino.
— Ton acteur préféré ?
— DeNiro.
Comment étais-je censé encadrer un gamin dont les idoles étaient aussi
prévisibles que le lever du soleil ?
— Ta réplique préférée de Schwarzenegger ?
— Hein ?
Maintenant, il me regardait comme si j’avais deux godmichés collés sur le
front.
Pour moi, Arnold Schwarzenegger était le plus grand acteur de tous les
temps et le champion absolu de la réplique qui tuait. On lui devait certaines des
scènes les plus épiques du cinéma mondial !
Croisant les mains, je me penchai en avant et répétai, en articulant
lentement :
— Ta. Réplique. Préférée. De. Schwarzenegger.
Il plissa le front.
— Je ne suis pas un fan d’Arnold.
Mauvaise réponse. Une chance que j’aie été déterminé à lui dire non.
— Tu es viré !
Je lui montrai la porte et détournai les yeux avec indifférence.
Il était à deux doigts de se lever et de partir, les mains sur les accoudoirs,
quand j’éclatai de rire. Il se rassit, poussa un grand soupir et s’esclaffa.
Quand je le regardai de nouveau, le gamin timide et gauche s’était envolé.
Son expression était celle d’un adulte déterminé.
— Je veux travailler ici, monsieur Lockwood, et les autorisations pour les
stages se décident la semaine prochaine.
Il m’avait contacté par mail une première fois durant l’été, puis une autre
durant l’automne, mais je n’avais pas donné suite. Nous n’avions pas pris de
stagiaire, cette année, parce que Max n’était plus là pour s’en occuper.
Normalement, mon seul contact avec eux, c’étaient les quelques jours où ils
étaient autorisés à venir sur le plateau de tournage. Mais, le plus souvent, je les
faisais dégager. J’avais horreur qu’on se mette en travers de mon chemin
quand je tournais une scène.
Franchement, j’étais la dernière personne dont ce gamin avait besoin pour
apprendre les ficelles du métier.
Je n’étais pas un modèle. Ni pour les enfants. Ni pour les adolescents. Pas
même pour les adultes.
— Je ne sais pas quoi te dire, Cory.
Malgré ce début peu encourageant, il garda la même expression
déterminée.
— Je n’ai vraiment pas le temps de te prendre sous mon aile. Et je vais être
honnête avec toi : j’ai laissé tomber la fac.
— Je sais.
— Tu t’es renseigné sur moi ?
— Bien sûr ! Il fallait que je monte un dossier pour le montrer à mon
professeur, alors j’ai fait des recherches.
Un sourire s’épanouit sur son visage.
— Je sais tout sur vous !
Je ricanai.
— J’en doute.
— Vous vous appelez Benson Lockwood.
Il connaissait mon vrai prénom.
— Né le 24 avril à Toronto. Fils d’Anne et Greg Lockwood. Vous avez
vécu avec Ellie et Hirsh Levin pendant presque toute votre enfance et votre
adolescence. Max Levin, l’ancien vice-président de White Lace, est votre
meilleur ami. Vous avez obtenu votre diplôme de fin d’études et passé un
semestre à l’université Shaw, filière cinéma, mais vous avez lâché pour faire
carrière dans le porno. Vous avez filmé quelque trois cent onze films, et vous
avez été l’acteur principal dans trente-cinq d’entre eux. Vous avez été nommé
pour quatre AVN awards, trois awards dans la catégorie programme de
divertissement pour adultes, et désigné réalisateur de l’année par le magazine
SexLife. Vous êtes sorti avec l’ancienne star du porno Coral Clayburn pendant
trois ans. Une relation en dents de scie qui ne vous a pas empêché d’être aperçu
avec d’autres partenaires dans la même période. Vous…
Je levai la main.
— Merci, ça suffira.
Je tapotai de mon stylo la surface du bureau. Toutes ces infos étaient
connues du grand public. Par chance, Internet ne divulguait que les détails de
ma vie publique. Personne n’avait à savoir pourquoi Ellie et Hirsh m’avaient
recueilli chez eux.
Cory se pencha, les mains sur les genoux.
— S’il vous plaît, monsieur Lockwood ?
J’exhalai un long soupir, lâchai mon stylo et me renversai contre le
dossier de mon siège, les jambes étendues devant moi.
— Tu as vraiment l’accord de ton professeur ?
Il hocha la tête.
— Et elle a obtenu l’approbation du recteur.
L’espoir brillait de nouveau dans ses yeux, derrière ses grosses lunettes.
— Mais elle souhaite vous rencontrer. Demain à midi.
Ça devenait beaucoup trop compliqué.
— Pourquoi ici, dans une maison de production de films porno ? Tu vas à
la fac, tu as un tas d’autres opportunités.
— Je veux tenter quelque chose de différent. Quelque chose qui me
permettra de me démarquer des autres.
Il baissa les yeux.
— Depuis tout petit, je suis celui qu’on ne voit pas. Je m’étais promis
qu’une fois à l’université, ça changerait. Si je décroche ce stage, peut-être
que…
Il ne termina pas sa phrase mais c’était inutile, j’avais compris. Je savais ce
qui lui manquait.
Les filles. Il voulait prendre de l’assurance avec les filles.
Je me frottai la joue, me râpant la paume sur ma barbe de deux jours.
— Ce n’est pas parce que tu vas faire un stage dans une maison de
production de films pornos que tu vas baiser comme un lapin.
Il leva un sourcil et me lança un regard qui voulait dire : « Vous croyez
vraiment me faire avaler ça ? »
Je ne pus m’empêcher de rire.
— OK, il se peut que ça t’aide, mais ce n’est pas garanti.
— Alors, c’est oui ?
La joie et l’excitation dans les yeux de ce gamin tirèrent sur ma corde
sensible.
Je n’avais pas besoin de me retrouver avec un stagiaire sur les bras.
Surtout pas au moment où je n’arrivais pas à me gérer moi-même.
— Tout ce que je vous demande, c’est d’y réfléchir.
Il sortait les violons et la langue de velours, maintenant ! Je vis sa glotte
tressauter plusieurs fois.
J’allais céder. Je le savais.
— Bon, je rencontrerai ton professeur. Et après, on verra.
Si on avait branché son sourire sur secteur, il aurait illuminé une ville tout
entière. Quand il quitta mon bureau, sa démarche avait un rebond qu’elle
n’avait pas à son arrivée.

* * *

Après une journée longue et fastidieuse, je rassemblai mes affaires. J’avais


besoin d’un pack de six bières pour moi tout seul. Heureusement, le frigo de
Max était toujours bien garni.
Je pris le chemin de la maison qu’il partageait avec Everly. J’avais été
convoqué dans leur nid d’amour, sans savoir pourquoi.
J’entrai sans frapper et me dirigeai droit vers le réfrigérateur tout en
appelant :
— Maxy ?
La voix douce d’Everly résonna à l’étage.
— Nous sommes en haut.
Je montai les marches deux à deux avec ma bière, notant au passage que les
murs avaient été repeints dans une nuance délicate de beige, et que le parquet
avait été décapé et vitrifié. Mais à l’instant où je franchis la porte de la chambre
d’amis, je m’arrêtai net.
Max n’était pas là.
En revanche, Everly était assise à un bout du futon noir, occupée à
chercher quelque chose dans des sacs. Et à l’autre bout, il y avait…
Elle.
Grace Nolan.
Époustouflante.
Mais elle était toujours époustouflante. Mon estomac dévalait un toboggan
chaque fois que nous étions dans la même pièce. Et aujourd’hui autant que
d’habitude.
Son jean noir était ajusté aux bons endroits, soulignant tout ce qu’il y avait
à souligner, en particulier ses fesses. Sublimes. D’une douceur exquise. Je
m’en souvenais comme si nous avions baisé le matin même. Son chandail était
tout aussi ajusté, sa poitrine délicatement mise en valeur par les mailles fines.
Elle esquissa un petit mouvement de la tête pour rejeter ses cheveux auburn
derrière son épaule et j’entrevis sa nuque pendant une fraction de seconde. J’en
salivai. J’en connaissais le goût. L’odeur. La douceur satinée sous mes doigts.
Mais je ne pouvais pas revenir en arrière. Je ne voulais même pas y penser.
— Salut, Evs.
Je m’éclaircis la gorge.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je fais du tri. On a tout fourré dans la chambre d’amis pendant les
travaux, il faut remettre de l’ordre.
Grace daigna enfin me regarder, et je reçus de plein fouet l’éclat de ses
yeux couleur de jade. Pas besoin d’un miroir pour savoir que je devais
ressembler à l’un de ces chiens idiots de dessin animé, la mâchoire pendante et
l’œil monté sur ressort. De son côté, pas l’ombre d’une réaction. Rien. Pas
même un battement de cils.
D’accord. Si elle avait décidé de nier le désir qui nous poussait l’un vers
l’autre chaque fois que nous nous croisions, je pouvais le faire également. Elle
m’avait fait perdre mon contrôle une fois et ça ne se reproduirait pas.
— Où est Max ?
Je bus une gorgée de bière et mes yeux furent attirés, malgré moi, par la
pointe de ses seins sous le tissu de son sweater. Elle m’observait entre ses cils,
tout en triant des affaires contenues dans un sac plastique.
Je fis saillir les muscles de mon avant-bras exprès, et savourai la façon
dont sa nuque se raidit, comme si elle prenait sur elle pour rester impassible.
Je pris une longue inspiration. Tiens, tiens… Elle n’était peut-être pas aussi
indifférente que ça, finalement.
— Il est parti acheter des pizzas.
Everly ferma un sac-poubelle avec un lien et le jeta dans le coin de la pièce
où une feuille de papier portant la mention « À donner » était fixée au mur.
— Génial ! Je meurs de faim.
Grace attacha un sac à son tour et le jeta également sur la pile des affaires à
donner.
— Qui a dit que tu étais invité ?
Son regard cinglant m’indiqua quelle casquette elle portait ce soir.
Au fil de nos rencontres, j’avais remarqué qu’il y avait deux femmes en
elle. Grace, l’amie douce, loyale et généreuse, prête à donner jusqu’à sa
chemise pour aider quelqu’un. Et Jade, l’amazone insolente et directe, qui vous
mettait K-O d’une réplique assassine.
Je ne savais jamais laquelle des deux j’allais rencontrer, mais le jour où
nous avions couché ensemble, c’était indéniablement Grace qui avait noué ses
bras et ses jambes autour de moi. Elle avait baissé sa garde pendant ces
quelques instants, s’était laissée être cette femme sensible et vulnérable que je
ne parvenais pas à oublier.
— Ne t’inquiète pas, poupée. J’ai passé ma commande à Max. Ananas,
bacon et piment.
Je lui décochai un clin d’œil.
— Je vous laisse à votre tri. Débrouillez-vous pour que mon lit soit libéré
avant l’heure du dodo.
— Comment ça, ton lit ?
Grace n’avait pas l’air franchement ravie. Elle jeta le sweater qu’elle tenait
à la main.
Quand j’avais reçu l’invitation, j’avais demandé à disposer du futon.
Sachant qu’on allait boire pendant le repas, je ne voulais pas prendre le volant
pour rentrer chez moi.
Je regardai Everly.
— Max ne t’a pas prévenue ? Il a dit que je pouvais passer la nuit ici.
— Il doit y avoir une erreur, parce que c’est moi qui passe la nuit ici,
objecta Grace.
Nos regards se heurtèrent comme des lames. Apparemment, nous n’étions
décidés à céder ni l’un ni l’autre — et je ne savais même pas pourquoi nous
étions en rivalité.
— On réglera ça plus tard.
Everly posa la main sur le bras de Grace, qui détourna les yeux.
J’étais fichu. Je n’avais aucun contrôle sur ma libido quand elle était là.
Comment diable dormir sous le même toit qu’elle ? Je ne pouvais pas me
permettre de céder une deuxième fois à ce vertige, à ce… Non. Il n’y avait pas
eu de vertige. Seulement un désir purement sexuel. Une pulsion. J’avais filmé
ce genre de scène des centaines de fois et le fait de l’avoir reproduite avec elle
m’avait déstabilisé, voilà tout.
Il y avait quelque chose, chez Grace Nolan, qui me donnait envie de la
connaître mieux. Cela tenait peut-être à son allure de princesse. Ou aux secrets
que je devinais derrière son sourire trop éclatant. Ou simplement au fait que
nous gagnions tous les deux notre vie dans l’industrie du sexe. Mais cet après-
midi-là, dans mon bureau, elle avait touché en moi une corde dont j’ignorais
jusqu’à l’existence.
Peu importait… Ma vie était sens dessus dessous. Je devais, plus que
jamais, me concentrer sur mes nouvelles fonctions, et Grace représentait un
élément perturbateur. Pour avoir une chance de me sortir de ce bourbier, je
devais la tenir à distance.
Même si je la désirais à en crever.
3

Grace

Ce n’était pas le scénario pour lequel j’avais signé.


Quand Everly m’avait invitée pour faire du tri dans la jungle que nous
avions accumulée pendant nos années de cohabitation, j’avais cru que le seul
choix difficile que j’aurais à faire serait de décider ce que je voulais garder,
donner ou jeter.
Maintenant que Ben Lockwood était assis en face de moi, mon choix se
réduisait à éviter de regarder dans sa direction. Parce que, si je posais les yeux
sur lui, mes mamelons allaient devenir aussi durs que des diamants prêts à
découper du verre. Ses cheveux blonds étaient toujours aussi indisciplinés. Je
les adorais. J’adorais la façon dont ils lui retombaient sur les yeux, ajoutant à
son mystère. J’adorais la façon dont ils m’avaient caressé le cou et la poitrine,
quand Ben me léchait la pointe des seins.
Je savais combien ils étaient soyeux sous mes doigts…
Parce que nous avions baisé, il y avait de cela six mois. Il avait fait de moi
ce qu’il avait voulu et j’avais pris du plaisir comme jamais.
Mais ça, c’était avant.
Je n’étais plus cette femme.
J’avais une carrière à mener, désormais, et je n’avais plus le temps pour
des rencontres d’une nuit.
Même si celle-ci était inoubliable.
— Ce n’est pas que je m’ennuie, mais qu’est-ce qu’on fait ici ? demanda
Ben en se penchant pour poser sa bouteille de bière vide sur la table basse en
verre.
Everly était blottie sur le canapé de la salle de séjour avec Max. Ils avaient
emménagé ensemble, illustrant l’adage selon lequel les contraires s’attirent.
Mais Evs était heureuse avec lui. J’en avais la preuve chaque fois qu’elle le
regardait.
Qui aurait pu imaginer qu’elle tomberait amoureuse du fils d’une star du
porno ?
C’était incroyable. Et je mourais d’envie de connaître le même destin.
— J’ai besoin de toutes les bonnes volontés.
Evs se leva, échappant à l’étreinte de Max, mais pas avant de l’avoir
embrassé tendrement sur la joue.
— La soirée d’ouverture du Concord a lieu dans trois semaines et vous
allez me donner un coup de main.
Max avait passé des semaines à transformer l’hôtel. Aujourd’hui,
l’établissement était prêt à accueillir les premiers clients. Pour fêter
l’événement, Everly avait décidé d’organiser une grande réception dans les
salons attenants.
Ben gémit.
— Everly, je sais que c’est important pour vous deux, mais j’ai du travail
jusqu’au cou ! Je ne suis pas sûr d’avoir cinq minutes à te consacrer.
Pauvre chochotte ! Si Everly voulait me noyer sous le travail, pas de
problème. Je n’avais jamais supporté l’oisiveté.
— Tu veux que je te dise, Evs ? Tu devrais chercher un boulot ou
reprendre tes études. Tu es dans un état de stress pas possible.
La réflexion de Ben, même si elle était à la limite de l’incorrection, était
fondée.
— Pour te punir de ton insolence, tu es réquisitionné d’office !
Everly avait l’air furieuse.
— Je vous mets d’astreinte tous les deux.
— Comment ça, tous les deux ?
Ben semblait au bord de la nausée.
— Tu veux dire tous les deux… Tous les deux ?
Son index fit l’aller-retour entre lui et moi.
Ma relation avec lui était plutôt amicale, mais il jouait les abrutis avec un
rare talent. À aucun moment, nous n’avions reparlé de cet intermède torride
entre nous, six mois plus tôt. Par chance, nous n’étions jamais seuls. Il y avait
toujours quelqu’un pour faire tampon.
— J’ai besoin que vous prépariez cinq cents sacs cadeaux.
Everly croisa les bras, comme pour nous mettre au défi de protester.
— Je ferai livrer le matériel chez White Lace, ce sera plus commode.
— Cinq cents sacs, c’est beaucoup de travail, Evs. Tu es sûre que…
Elle secoua la tête.
— C’est jouable.
— Et tu veux qu’on s’en occupe ensemble ?
Manifestement, Ben était toujours bloqué sur la question du binôme.
J’étais tout aussi nerveuse à l’idée de me retrouver seule avec lui pendant
des heures, mais il n’en saurait rien. Même sous la torture, je ne laisserais rien
paraître.
— Remets-toi, Ben. Je pense qu’on survivra, ironisai-je.
Nous étions adultes, après tout. On pouvait glisser des cadeaux dans des
sacs sans que ça tourne au…
Des images de notre dernier tête-à-tête dans un bureau dansèrent devant
mes yeux.
Je pris une courte inspiration et lui décochai mon sourire le plus amical.
— Je fournirai la bière, apporte les sandwichs.
— Merci, Grace.
La tension disparut du visage d’Everly. Elle était soulagée que je gère Ben.
J’étais prête à tout pour elle — y compris à passer des heures enfermée avec le
seul homme que je souhaitais tenir à distance.
J’avalai une gorgée de bière, une deuxième part de pizza, et tout le monde
se souhaita bonne nuit. J’étais enfin seule, libre de m’installer sur le canapé de
la salle de séjour pour dormir. Seulement, je n’avais pas sommeil. Mon esprit
et mon corps demeuraient en alerte, et mes mains ne supportaient pas de rester
inactives.
J’ouvris mon ordinateur et lançai une recherche sur Elle Cosmetics.
J’avais rendez-vous le lendemain avec le P-DG. Je n’avais pas projeté
d’accepter tout de suite un nouveau contrat mais, étant donné que j’avais zéro
projet à l’horizon et aucune rentrée d’argent en vue, je ne pouvais pas me
permettre de refuser.
Mais voilà, savoir Ben juste au-dessus moi perturbait ma concentration.
Je fouillais dans mon fourre-tout et en sortis mon tricot. Encore un hobby
auquel je m’adonnais pour ne pas penser au sexe.
Une maille à l’endroit. Une maille à l’envers. Une maille à l’endroit…
Je me concentrai sur mon fil de laine. D’habitude, ça fonctionnait.
Quelques respirations profondes pour apaiser mon tumulte intérieur et j’étais
de nouveau en harmonie avec le monde. Mais pas ce soir.
Rien à faire. Pas avec Monsieur Coup-du-Siècle-Lockwood endormi juste
au-dessus de moi.
Je détestais ce don qu’il avait de révéler mes plus bas instincts. Il réveillait
Jade — le seul rempart dont je disposais contre lui. En tout cas, une chose était
certaine : si je ne prenais pas des mesures, je n’arriverais jamais à m’endormir.
Abandonnant mes aiguilles, je rouvris mon ordinateur et cherchai dans
mes téléchargements. Il y en avait un que je m’étais juré de ne regarder qu’une
seule fois.
C’était un ancien film de White Lace Productions, avec Ben dans le rôle
principal. On entendait sa voix, on voyait ses mains et son sexe sans égal,
jamais son visage.
Je passai la vidéo en m’imaginant à la place de la rouquine.
Pathétique ? Sans aucun doute. Il fallait être tombée très bas pour regarder
son amant d’un jour baiser une autre fille dans un film porno ! Et pour trouver
ça excitant.
Avec un gémissement, je faufilai une main sous mon petit haut à fines
bretelles et remontai le long de ma peau brûlante jusqu’à mes seins. J’en pétris
un à travers mon soutien-gorge tandis que mon autre main suivait la direction
inverse et se glissait sous mon pantalon de pyjama, puis à l’intérieur de ma
culotte.
J’étais déjà brûlante et mouillée, mes doigts prêts à s’insinuer dans mon…
— Oh merde !
Une voix stupéfaite résonna à l’entrée de la salle de séjour.
— Désolé. Merde, merde !
Je me figeai. Ben ! Il venait de me surprendre, la main dans la culotte, en
train de mater une vidéo où il baisait une fille.
L’horreur.
Impossible de nier : je tournais le dos à la porte, de sorte qu’il pouvait voir
l’écran. Heureusement que je n’avais pas mis le son.
Je finis par trouver le courage de regarder dans sa direction. Il se cachait
les yeux derrière la main, comme un gamin de cinq ans. C’était d’autant plus
attendrissant qu’il m’avait déjà vue dans une situation beaucoup plus
compromettante…
Il ne m’avait laissé aucun répit, cet après-midi-là. Et j’avais adoré ça.
Mon embarras me rendit hargneuse. J’assenai :
— Tu ne peux pas frapper avant d’entrer ?
Puis je rabattis l’écran de mon portable.
— Ça ne se fait pas, de surprendre les gens.
— Il n’y a pas de porte.
Je posai l’ordinateur à côté de moi avec un soupir.
Il me regarda enfin et tout mon corps s’enflamma. Je sentais ses yeux
partout. Sur mon visage, ma poitrine, entre mes jambes. Il avait un regard
toujours très intense, comme s’il cherchait quelque chose. Ou comme s’il
essayait de trouver le meilleur angle pour que j’accroche la lumière des
projecteurs et que je sois encore plus sexy à l’écran.
Il avança vers le canapé et je repliai les jambes sous moi pour lui faire de
la place. Il y avait chez lui une décontraction permanente qui me fascinait. Sans
doute parce que, pendant ces quatre dernières années, je n’avais pas eu le luxe
de me détendre. J’avais été perpétuellement sur le qui-vive, en mode fuite en
avant.
— Je n’arrivais pas à dormir.
Sa crinière blonde lui cachait un œil et il était incroyablement sexy.
— Je suis descendu boire un verre d’eau.
Je fermai les yeux, laissant sa présence me remplir les poumons. Il y avait
une éternité que je n’avais pas respiré aussi profondément.
— Pourquoi n’arrivais-tu pas à dormir ?
Il haussa les épaules.
— Je réfléchissais à mon avenir.
Bienvenue au club !
— Tu tricotes ?
Il se pencha pour ramasser les aiguilles et l’écharpe que je tentais de
réaliser.
— Oui.
Je récupérai mon tricot, en essayant de ne pas faire sauter les mailles.
— Ça me détend. Et toi, c’est quoi, ton hobby ? Trouver un traitement
contre les MST ?
Je serrai les dents. C’était franchement petit ! Mais Ben réveillait ce qu’il y
avait de pire en moi.
Il rit et s’installa plus confortablement sur le canapé, un bras étendu sur le
dossier. Je mourais d’envie de le toucher, mais ne bougeai pas. Si je
commençais, je ne pourrais plus m’arrêter.
— Parle pour toi ! Tu as sûrement besoin d’un tas de hobbies pour
compenser, maintenant que tu es retraitée du sexe.
Il se mordit la lèvre, et sa main se crispa sur le dossier du canapé.
— Désolé.
Il baissa la tête.
— Avec moi, il n’y a jamais de demi-mesure. Soit je suis un vrai connard,
soit je ne sais pas quoi dire.
Sa réponse m’apaisa, d’une certaine façon, parce qu’elle signifiait qu’il
était aussi troublé que moi par l’attirance qui nous poussait l’un vers l’autre.
J’aurais pu m’en réjouir. Au lieu de quoi, je ne parvenais pas à penser à
autre chose qu’à la façon dont ses grandes mains avaient empoigné mes
hanches pendant qu’il me pénétrait. La façon dont ses yeux bleus avaient
plongé au fond des miens, m’emportant dans un lieu d’où je n’étais pas encore
complètement revenue.
J’étais une femme indépendante depuis longtemps et j’étais effrayée par la
facilité avec laquelle j’avais cédé à tous ses désirs. Plus encore par la facilité
avec laquelle je lui avais avoué les miens.
Je n’étais pas sûre d’aimer cette femme. Et, comme chaque fois que je me
sentais en danger, j’appelai Jade à la rescousse.
— Et…
Je me penchai vers lui et laissai mon index glisser le long de son bras,
jusqu’à son poignet.
— Tu comptes retourner te coucher ou il va falloir que je m’enferme dans
la salle de bains pour me finir ?
Il jaillit du canapé. Au moment de sortir, il se retourna et je vis qu’il
souriait.
— Si tu veux te finir dans de bonnes conditions, télécharge l’épisode 34.
C’est le seul où on voit mon visage.
Même à distance, il avait reconnu la scène. J’enfonçai la tête dans l’oreiller
avec un gémissement.
J’avais pris mon pied comme jamais avec lui, mais si je voulais aller de
l’avant, je devais me tenir désormais à bonne distance de tout ce qui avait un
lien avec l’industrie du sexe.
Ben Lockwood appartenait au passé.
Et il y resterait.
4

Ben

À l’instant où je m’étais retrouvé dans le couloir percé de portes, au


troisième étage de l’université Shaw, une vieille angoisse était revenue me
tarauder. Cet endroit me rappelait le bureau du principal et les innombrables
occasions où j’avais été convoqué, via les haut-parleurs, pour répondre d’un
crime dont je m’étais probablement rendu coupable.
— Monsieur Lockwood ? Merci d’être venu.
Je levai les yeux, surpris de découvrir une séduisante quinquagénaire. Pas
que je sois sexiste, mais je n’aurais jamais imaginé qu’une femme puisse
prendre l’initiative d’inscrire une entreprise de production de films X sur une
liste de lieux de stages sérieux.
— Professeur Hughes ?
Elle hocha la tête.
Je me levai et la rejoignis, main tendue. Elle m’offrit un sourire dans
lequel n’affleurait ni préjugé ni réprobation, seulement un intérêt sincère.
Ce rendez-vous commençait vraiment à me plaire.
Je m’assis sur la chaise en bois sombre face à son bureau et elle prit place
dans un fauteuil en cuir marron.
— Je suppose que Cory vous a indiqué la raison de votre présence ici ?
Je hochai la tête, même si je doutais de l’exactitude de ce qu’il m’avait
raconté. Il était impossible qu’il ait obtenu le feu vert. On allait m’expliquer
poliment qu’une université respectable ne pouvait pas autoriser l’un de ses
étudiants à effectuer un stage dans le milieu de la pornographie. Pour quelle
autre raison aurais-je été convoqué par la responsable de la formation
cinéma ?
Sans me regarder, le Pr Hughes poursuivit :
— Bien qu’il ne soit qu’en première année, Cory montre davantage de
maturité que le reste du groupe.
Elle tapota une liasse de papiers sur son bureau pour les aligner, puis les
posa en pile et leva les yeux vers moi.
— C’est un garçon passionné. Il se donne à fond et possède un vrai
potentiel. Son film de candidature était à des années-lumière des travaux des
autres étudiants de première année. À tel point que j’ai pris l’initiative de
l’inscrire dans plusieurs cours de troisième année, afin de continuer à stimuler
sa créativité.
— Et votre idée, pour stimuler sa créativité, c’est de l’envoyer faire un
stage dans le cinéma porno ? ironisai-je.
— Vous savez, j’ai travaillé très dur pour que cette formation devienne une
référence. Ce qui est le cas aujourd’hui. C’est probablement la meilleure du
pays.
Elle s’adossa à son siège, telle une reine sur son trône, s’adressant à ses
sujets. Elle était très intimidante et je dus prendre sur moi pour ne pas me
tortiller sur ma chaise sous son regard. J’étais le vice-président d’une
entreprise brassant des millions de dollars, bon sang ! Pas un sale gosse
convoqué chez le dirlo.
Son bureau lui ressemblait — des murs blancs, sévères, sans la moindre
décoration, et un canapé qui semblait avoir fait la guerre.
— Si plusieurs centaines d’étudiants s’inscrivent sur une liste d’attente
pour intégrer cette formation, c’est parce que j’ai privilégié la flexibilité.
Chaque projet éducatif est conçu sur mesure, pour que chaque étudiant puisse,
en fonction des modules, évoluer selon sa personnalité.
Sans blague ? Au lycée, mes profs n’avaient eu qu’un seul projet pour
moi : me flanquer dehors. Et ça ne s’était pas vraiment arrangé pendant
l’unique semestre que j’avais passé à l’université.
— Vous allez vous faire descendre en flammes par les parents de vos
étudiants, vous en avez conscience ?
— Il y aura des réactions, bien sûr. Mais je suis prête à les affronter et à
m’expliquer.
Pas l’ombre d’un tressaillement sur son visage. Ses mains étaient posées
l’une sur l’autre sur le bureau, elle n’avait donc pas la possibilité de croiser les
doigts dans le dos. Franchement, elle m’impressionnait.
— Désolé de dire les choses crûment, mais Cory verra des gens forniquer
en direct. Il interviewera des hommes et des femmes qui font ça pour de
l’argent. Il visionnera des films où les acteurs… baisent à toutes les sauces.
Elle hocha la tête.
— J’avais bien compris.
J’exhalai un long soupir et me passai les doigts dans les cheveux.
— Franchement, je ne sais pas trop quoi dire. Nous avons déjà eu des
stagiaires, mais ils ne venaient pas d’une filière universitaire. La plupart des
gens désapprouvent ce que nous faisons.
— Je ne suis pas la plupart des gens, monsieur Lockwood.
Elle croisa les bras sur le bureau. Ses cheveux blonds coupés au carré
glissèrent sur ses épaules.
— Je suis prête à valider le stage de Cory, si vous acceptez certaines
conditions.
Ah, nous y étions… Je me demandais à quel moment les « conditions »
allaient faire leur apparition.
— Je suis tout ouïe, dis-je, en me renversant dans mon siège.
Elle leva un sourcil, m’obligeant dans la seconde à me redresser.
— Je ne m’inquiète pas de ce que vous faites mais de comment vous le
faites. Je souhaite que vous respectiez les cinq principes consignés dans ce
dossier. Il détaille chaque module, ainsi que les composants que nous
aimerions vous voir inclure dans votre programme.
Elle le poussa vers moi. J’en parcourus le contenu, notant au passage des
mots comme « composition » et « séquence ». L’évidence me frappa à cet
instant. Ça ne marcherait pas. Je ne connaissais aucun de ces principes.
— Nous voulons que les étudiants prennent conscience de la réalité de
votre travail. Ne leur dissimulez pas les difficultés que vous rencontrez et,
chaque fois que c’est possible, évitez les travaux de complaisance.
— Écoutez, madame, je n’ai pas de programme. J’étais un mauvais élève.
Je vais travailler en jean. Et l’été, je porte un short. Je n’ai pas d’éducation. Vos
étudiants ont à peine moins que mon âge et plus de références que moi. Tout ce
que je fais, c’est de pointer la caméra sur des gens qui baisent.
— Vous êtes bien plus que ça, monsieur Lockwood. N’êtes-vous pas le
vice-président de White Lace Productions ?
— Je…
Oui, je l’étais. Mais je ne parvenais toujours pas à m’identifier à la
fonction.
— Quelqu’un a cru suffisamment en vous pour vous confier un poste de
pouvoir. Un poste où vous prenez des décisions. Un homme à qui on donne sa
confiance n’est pas un simple exécutant.
En fait, je ne savais toujours pas pourquoi Hirsh m’avait confié le poste de
Max. Il n’avait peut-être pas eu le choix. J’étais sûr qu’il s’en mordait les
doigts. Sinon, pourquoi zapperait-il réunion sur réunion ? Son absence mettait
à mal mon ego. Je n’avais jamais été un cerveau. C’était Max, la pointure, pas
moi. Longtemps, je m’étais consolé en me disant que j’étais un créatif, mais
son projet dans l’hôtellerie prouvait qu’il n’était pas simplement un homme
d’affaires brillant, il avait également une vision, une inspiration que je n’avais
jamais perçue. Je me démenais pour essayer de me montrer à la hauteur,
mais…
— Monsieur Lockwood, il y a une autre condition.
Ben voyons !
— Chaque responsable de stage doit participer à une série de conférences
sponsorisées par la formation.
La trouille qui m’avait saisi avant le rendez-vous revint me prendre à la
gorge. Je fixai sur elle un regard terrifié.
— Vous voulez que je parle en public ?
Je ne me mettais jamais en avant. Pas dans mon travail, en tout cas. Je
détestais les interviews, recevoir un prix. Je détestais tout ce qui m’éloignait du
viseur d’une caméra.
M’obliger à affronter un public d’étudiants, c’était me sortir de mon bocal,
et cette insécurité me faisait horreur.
Je n’avais pas ressenti cette angoisse depuis l’enfance, quand je devais me
battre pour essayer d’attirer l’attention de ma mère.
— Vous interviendrez deux fois. Une fois devant ma classe et une autre
devant l’ensemble des étudiants. Vous ferez une brève introduction pour
expliquer ce que vous faites, en insistant plus particulièrement sur votre
expérience de réalisateur. Ensuite, les étudiants prendront le relais. Il y a
toujours plus de questions que de temps imparti, vous n’avez donc pas à vous
inquiéter d’être trop court.
Elle voulait que je sois un homme d’affaires comme un autre, alors que
mon entreprise s’occupait de filmer des orgasmes et des éjaculations. C’était
ça qu’elle voulait que je raconte à ses étudiants ?
— Cory peut donc commencer la semaine prochaine ? demanda-t-elle.
C’était peut-être une chance, finalement. Le déclic dont j’avais besoin pour
prouver à Hirsh que je pouvais diriger son entreprise. Si je franchissais
l’obstacle, si je faisais mes preuves, il verrait que je n’étais pas complètement
nul et il assisterait peut-être enfin à mes réunions.
Je hochai la tête.
— Entendu. Je l’attends la semaine prochaine.
Elle me décocha un sourire victorieux et me tendit la main.
— Je suis impatiente d’assister à votre intervention.

* * *

Je regagnai mon bureau où m’attendaient des piles de commandes à


valider, des kilomètres de lieux de tournage à visiter, et des montagnes de
messages d’acteurs qui avaient tous quelque chose à me demander. Mais mon
cerveau ne parvenait pas à se concentrer. Une seule pensée m’obsédait : la nuit
précédente, Grace s’était masturbée devant ma vidéo. Que fallait-il en penser ?
D’un côté, c’était flatteur. Ça prouvait qu’elle me désirait. Mais d’un
autre… Il y avait sur le Net une bonne quarantaine de vidéos de moi en train de
baiser des femmes. Bien sûr, elles n’avaient pas toutes été filmées au même
moment. Mais j’avais réalisé trente-sept scènes en vue subjective avant que
Hirsh me bombarde directeur artistique de l’entreprise.
Et c’était pour ça que je n’aurais jamais une fille classe dans ma vie. Les
filles classe comme Everly sortaient avec des types comme Max, parce qu’il
était homme d’affaires. À la fin de la journée, ce n’était pas lui qu’on voyait
jouer dans un film X. Ce n’était pas son sexe qu’on voyait en gros plan sur un
écran d’ordinateur.
L’envie de me taper la tête contre le mur m’avait tenu éveillé toute la nuit.
Je ne savais pas comment j’avais réalisé ce tour de force, mais j’étais parvenu
à retenir une érection quand Grace avait fait glisser son doigt sur mon bras.
L’odeur de sexe qui flottait déjà dans l’air m’avait rendu à moitié dingue.
J’aurais donné mes quatre membres pour la jeter par terre et la baiser, jusqu’à
ce que nous ne puissions plus parler ni bouger l’un et l’autre.
Mais je n’avais pas bronché.
Parce que, tout au fond de moi, je savais que chacun de ses mots et de ses
actes était calculé. Elle savait exactement comment mettre les hommes à ses
pieds.
Qu’elle aille se faire foutre !
Je n’avais pas de temps à perdre avec une menteuse. J’avais déjà donné.
Ma mère avait toujours été plus intéressée par ses innombrables amants
que par moi. Le soir où Ellie Levin était venue à la maison et m’avait trouvé en
train de manger un paquet de chips en guise de repas avait été le premier jour
du reste de ma vie.
Les Levin m’avaient sauvé. Ils m’avaient recueilli au moment où j’avais
désespérément besoin d’une famille. Je leur devais tout.
Voilà pourquoi je m’étais promis de ne pas baisser mon pantalon, tant que
je ne me serais pas montré digne de mon statut de vice-président. Je ne devais
céder à aucune distraction. Et j’allais devoir passer des heures en tête à tête
avec Grace pour remplir de foutus sacs cadeaux ? Quel était ce supplice ?
Je jetai mon stylo et m’empoignai les cheveux à pleines mains, savourant
la sensation de douleur.
— Dure journée ?
Hirsh se tenait sur le seuil.
— Je… Je réfléchissais à deux ou trois trucs.
Il entra sans attendre d’y être invité. Normal, c’était son entreprise. Il défit
le bouton de sa veste avant de s’asseoir en face de moi, sur la chaise en métal.
Ses cheveux poivre et sel avaient blanchi, depuis le départ de Max. Ses
yeux étaient cernés et il avait le teint jaunâtre.
Je savais que je ne faisais pas le poids et que je ne pourrais jamais
remplacer Max. Mais je ne m’attendais pas à ce que Hirsh vieillisse à cause de
ma médiocrité.
— Alors, comment ça se passe ? demanda-t-il en pianotant sur l’accoudoir
de son fauteuil.
— Bien, mentis-je. Je suis en train de passer les commandes. Le moulage
de Lacey sera livré dans deux semaines, alors je vérifie que nous avons assez
d’exemplaires pour tous les magasins.
Max avait eu du mal avec ce moulage. Il avait fallu le recommencer
plusieurs fois, Lacey ayant soutenu mordicus que c’était le vagin de quelqu’un
d’autre.
— Bien, bien. Je sais que tu prendras soin de chaque détail.
Il s’essuya les mains sur son pantalon, aussi mal à l’aise que moi,
apparemment.
Je n’avais aucune idée des raisons de cette gêne. Cet homme m’avait
expliqué la masturbation quand j’avais douze ans, tout de même ! Il y avait
vraiment quelque chose qui clochait.
— J’ai appris que nous avions un nouveau stagiaire…
Sa voix avait une octave de plus que d’habitude, comme s’il était surpris
d’avoir trouvé un sujet de conversation.
— Et qu’il vient d’une université très cotée, à ce qu’on m’a dit. Comment
t’y es-tu pris ?
Maudite soit Barbara ! Elle n’avait pas pu s’empêcher de cafter, alors que
je n’avais pas encore confirmé l’info !
— En réalité, c’est lui qui a tout fait.
Il s’était faufilé jusqu’à moi et je n’avais pas su lui dire non.
— Je viens de rencontrer son professeur, qui a obtenu l’approbation du
doyen de l’université. Cory commence la semaine prochaine.
Je donnais le change devant lui, mais face à une classe remplie d’étudiants,
ce serait une autre paire de manches. Je n’avais aucun talent oratoire et ma
garde-robe ressemblait plus à celle d’un employé de chez McDo que d’un vice-
président.
Je n’avais pas le choix : j’allais devoir sauter dans le vide en priant pour
atterrir en un seul morceau.
5

Grace

J’avais téléchargé l’épisode 34.


Et j’avais eu l’orgasme en solo le plus fantastique de toute ma vie.
Pas de doute, j’étais une perverse. À moins d’être timbrée, quelle femme
jouirait, en regardant l’homme qui lui plaisait baiser avec d’autres femmes ?
Je secouai la tête, tout en franchissant la porte à sas de la tour de bureaux
située à l’angle de Yonge et Adelaide. Qu’est-ce qui m’avait pris d’accepter ce
rendez-vous ? J’avais dû emprunter les transports en commun pour ne pas me
retrouver coincée dans les embouteillages, à l’heure de pointe.
Et je détestais les transports en commun ! Autrefois, j’avais un chauffeur
personnel qui m’emmenait partout où j’avais besoin d’aller. Mais c’était avant.
Mes talons cliquetèrent dans le hall, tandis que je me dirigeai vers le
bureau du vigile.
— J’ai rendez-vous avec Colette Ellery.
Colette Ellery avait récemment accédé au poste de P-DG de Elle Cosmetics
et souhaitait réorganiser l’entreprise. Apparemment, l’un des clients pour qui
j’avais travaillé durant l’été m’avait recommandée.
Jusqu’ici, le bouche-à-oreille jouait en ma faveur. Mais c’était loin de
suffire, car mon dernier contrat remontait à plusieurs semaines et je n’avais
aucun projet en perspective.
L’agent de sécurité prit un classeur, tourna plusieurs pages et me le
présenta.
— Remplissez la fiche de renseignements, s’il vous plaît.
Je sentis son regard sur moi, tandis que j’inscrivais mon nom, la date et
l’heure. Il détourna les yeux à l’instant où je relevai la tête. J’accrochai le
badge à ma veste et me dirigeai vers l’ascenseur. Puis j’appuyai sur le bouton
du huitième étage et m’adossai à la cloison.
À une certaine époque, Jade aurait flirté avec M. Sécurité et l’aurait laissé
en plein trouble. Après tout, j’avais appris mon métier avec la meilleure
d’entre nous.
La première fois que j’avais vu Sadie Spencer, j’attendais une camarade de
classe dans un bar à la mode. Elle était avec un client. Assise à la table voisine,
j’avais entendu une partie de la conversation. À un moment, nos regards
s’étaient croisés et elle avait compris que j’écoutais.
Juste avant de partir, elle avait poussé vers moi une petite serviette en
papier sur laquelle elle avait écrit :
C’est plus difficile que ça en a l’air. Appelez-moi si vous êtes
intéressée.
Elle avait signé Stella — son nom d’escort.
J’avais rejeté sa proposition, bien sûr. Mais peu après, mon univers s’était
écroulé.
J’étais en première année à l’université quand mes parents m’avaient
annoncé que nous étions ruinés. Ils avaient fait de mauvais placements. Le
chèque pour ma deuxième année d’études allait être rejeté et, s’ils ne trouvaient
pas très rapidement une solution, ils n’allaient plus pouvoir payer les traites
pour la maison et nous nous retrouverions à la rue. J’avais compris tout de
suite qu’une place de serveuse dans un bar ne suffirait pas. Je devais trouver un
moyen de me faire beaucoup d’argent, et vite, pas seulement pour financer mes
études, mais pour aider mes parents. Je ne pouvais pas les laisser tomber.
Alors j’avais appelé Sadie.
Ensuite, j’avais raconté à mes parents qu’on m’avait prêté de l’argent et
que j’avais trouvé un travail à mi-temps comme secrétaire dans une clinique
vétérinaire. Ils y avaient cru pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’ils
découvrent d’où venaient véritablement mes revenus et me mettent dehors. La
grand-mère d’Everly m’avait alors recueillie chez elle. Grâce à sa gentillesse,
j’avais pu économiser pour financer mes études et me constituer un petit
pécule.
Je me doutais que le jour où je cesserais d’être escort, ma vie serait pavée
de chausse-trapes. Je m’étais préparée au mépris et à la réprobation. Ce que je
n’avais pas prévu, c’était que chaque fois que je baiserais avec un client, je
perdrais un morceau de mon âme.
Et maintenant, je ne savais pas comment faire pour retrouver ce qu’on
m’avait pris.
À ma sortie de l’ascenseur, une réceptionniste m’invita à gagner la salle
d’attente.
Elle avait les lèvres peintes en rouge et un sourire très doux. Je portais la
même teinte de rouge à lèvres, mais la douceur n’avait jamais fait partie de ma
panoplie. Je m’accrochais néanmoins à l’idée qu’un jour, un homme verrait ce
qui se cachait derrière le sourire cinglant de Jade et voudrait faire sa vie avec
Grace. Il serait bien sapé, diplômé, tendre ; il me donnerait le fameux jardinet
avec petite clôture en bois et les 2,5 enfants dont parlaient les statistiques. Nous
mènerions une vie merveilleusement normale, avec une activité sexuelle
normale, elle aussi. Sans fantasmes tordus, sans chaînes, sans fouet. Et pas de
plan à plusieurs. Juste un bon missionnaire, lumière éteinte. Le pied !
— Mademoiselle Nolan ?
Je levai les yeux en souriant. J’étais ici pour un rendez-vous professionnel,
pas pour méditer sur ma vie.
Colette Ellery portait un tailleur-pantalon qui ne la flattait pas et des
cheveux teints en rouge — probablement par ses soins. Elle avait la trentaine,
mais paraissait plus âgée. Si elle voulait vraiment devenir P-DG d’une
entreprise de cosmétiques, il fallait qu’elle revoie son look de A à Z ! J’étais
prête à lui donner des conseils, encore fallait-il qu’elle me le demande.
Un radioréveil, posé sur une étagère, derrière son bureau, diffusait de la
musique douce. Je lissai ma jupe avant de m’asseoir sur la chaise en tissu noir,
en face d’elle.
Son bureau était aussi déprimant que son allure. Un vieil imperméable
pendait à une patère, près de la porte, à côté d’un trench-coat tout aussi miteux.
Les fenêtres étaient recouvertes d’un centimètre de crasse, du même ton que la
couleur du canapé derrière moi.
— Mademoiselle Nolan, je vais aller droit au but.
Elle s’assit dans son fauteuil en cuir noir et posa les mains à plat sur son
bureau.
— Vous êtes exactement la personne que je cherche.
Pas d’introduction, pas de conversation inutile : Colette Ellery ne perdait
pas de temps. Ça me plaisait.
— Vous m’avez été chaleureusement recommandée. Ken Wilson m’a
expliqué que vous n’acceptiez que des contrats ponctuels, mais, si vous êtes
d’accord, j’aimerais vous engager pour une période un peu plus longue.
Ken avait déjà beaucoup fait pour m’aider. Et maintenant qu’il m’avait
recommandée à Colette, j’étais plus que jamais sa débitrice.
— Ceci étant…
Bon, il y avait un « mais ». Il y avait toujours un « mais ».
— Je ne veux pas vous mentir, vous êtes fraîchement diplômée et
j’espérais quelqu’un de plus chevronné. Mais je suis prise à la gorge.
Elle s’adossa à son fauteuil, et le chemisier qu’elle portait sous sa veste de
tailleur noir s’ouvrit, découvrant beaucoup trop largement son décolleté.
— Je souhaite changer la direction de cette entreprise et je veux rencontrer
aussi peu de résistance que possible.
Je ne voulais pas d’un contrat de longue durée. Les interventions
ponctuelles me permettaient d’éviter la routine, tout en limitant les risques que
mon passé surgisse au détour d’une conversation. Bien sûr, cela m’empêchait
d’établir une vraie relation avec les gens que je côtoyais. Qui aurait envie de se
lier d’amitié avec une consultante engagée pour bouleverser votre vie
professionnelle ?
D’un autre côté, vu la conjoncture, je ne pouvais pas me permettre de faire
la difficile.
— Je sais que vous tenez à votre indépendance, mais sincèrement…
Elle se pencha en avant et une mèche rouge lui cacha un œil.
— J’ai besoin de quelqu’un à mes côtés.
— Vous m’intriguez. Qu’attendez-vous de moi, au juste ?
J’aimais rencontrer des gens, imaginer leur histoire, chercher leurs points
forts et leurs points faibles. Me spécialiser dans le comportement en
organisations avait été presque une évidence pour moi.
— Vous serez engagée comme consultante mais, au lieu de réaliser un
simple audit, vous resterez dans l’entreprise afin de mettre en pratique les
solutions que vous préconiserez.
Autrement dit, j’allais devoir m’installer durablement, appliquer de
nouvelles directives, m’assurer de leur efficacité et collaborer avec le
personnel pour procéder à des ajustements.
— Ma mère a créé cette entreprise. Elle a fait de notre crème de jour notre
produit phare, mais ça ne suffit plus. J’ai de nouveaux projets, seulement, je me
heurte à l’hostilité de certains cadres qui mènent la même politique depuis les
années 1980 et refusent d’en changer. Nous ne pouvons plus nous comporter
comme si Internet et les réseaux sociaux n’existaient pas !
Elle avait raison. Elle Cosmetics n’avait quasiment aucune existence sur le
Net.
— Je comprends très bien. Tout changement entraîne une forme
d’insécurité. Ils ont peur et c’est normal.
Heureusement pour elle, j’avais une sorte de don pour déchiffrer les
aspirations profondes des gens et je savais utiliser cet atout à mon avantage.
— Comment avez-vous choisi cette profession ? demanda-t-elle en
m’observant.
— Je voulais que mon métier soit en prise directe avec la réalité du
quotidien. Pas de sociologie ni d’anthropologie pour moi.
Je souris.
— J’ai donc choisi le monde de l’entreprise. J’ai commencé par les
ressources humaines et j’ai très vite été fascinée par le comportement
organisationnel. Je suis assez douée pour cerner les gens. Imaginer leurs
motivations. Tout le monde a envie d’être écouté.
Une question me taraudait, néanmoins.
— Cela dit… Pourquoi moi ?
Elle me répondit sans hésiter.
— Pour trois raisons. Vous m’avez été vivement recommandée. Vous êtes
jeune, donc au fait des tendances actuelles du marché. Et vos tarifs sont
corrects.
Elle était franche. Ça me plaisait.
— J’espère vraiment que vous allez accepter ma proposition.
— Je vais y réfléchir, promis.
En réalité, ma décision était déjà prise. Je n’avais aucune autre proposition
en vue. Mais je ne voulais pas me précipiter. Les réactions à chaud ne
donnaient jamais rien de bon.
Je me levai, lui serrai chaleureusement la main, et lui demandai de
m’accorder deux jours pour considérer son offre. Elle se montra charmante et
me communiqua même son numéro de portable personnel.

* * *

Je rentrai chez moi, bravant une nouvelle fois les transports en commun de
Toronto.
À la seconde où je franchis la porte de mon appartement, mes deux
nouvelles copines — Cynders et Princess — se précipitèrent pour m’accueillir.
Je me penchai pour les caresser, leurs ronronnements dénouèrent
immédiatement la tension de mes muscles et desserrèrent le nœud de pensées
négatives qui s’était formé dans mon cerveau.
Après mon déménagement, j’avais décidé d’accueillir des chats. Je leur
offrais un toit et de l’affection, jusqu’à ce que le refuge officiel leur trouve un
bon foyer. Je grattai Cynders derrière les oreilles. Sadie détestant les chats, je
ne lui avais pas encore annoncé qu’un troisième protégé allait débarquer, la
semaine suivante.
Je vérifiai qu’elles avaient des croquettes et de l’eau et me retirai dans ma
chambre.
Je me jetai sur mon lit et me sermonnai.
J’avais été stupide ! J’avais passé des mois à penser au jour où j’arrêterais
d’être escort, sans réfléchir à l’après. Quand il n’y aurait plus de sexe dans ma
vie, plus d’argent sur mon compte en banque.
Oui, j’avais décroché mon diplôme universitaire.
Oui, j’avais lancé ma propre boîte de consultante.
Oui, j’obtenais des contrats et je construisais mon avenir.
Mais j’avais l’impression d’être coincée entre deux vies. Trop stressée
pour profiter du présent, et trop inadaptée pour regarder vers le futur.
J’avais grandi dans une famille de classe moyenne, avec une mère au foyer
et un père qui travaillait matin, midi et soir. Quand tout s’était effondré, ma
mère était devenue hystérique et leur mariage avait failli sombrer dans la
tempête. Tout ça parce qu’il n’y avait plus d’argent.
C’était une leçon que je n’oublierais pas. Jamais je ne dépendrais
financièrement d’un homme !
J’allais donc accepter l’offre de Colette.
Je m’étais promis, trois ans plus tôt, de m’en sortir toute seule.
Et je tiendrais parole.
Je devais aller de l’avant, quoi qu’il m’en coûte. Et surtout, je devais
déterminer celle que je voulais être.
Qui sait ? Travailler avec des gens et tisser des liens avec eux pourrait
m’aider dans ma quête. Je me rappellerais peut-être alors la jeune femme que
j’avais été, avant de baiser avec des types pour gagner ma vie.
J’aspirais à la retrouver. J’en avais besoin.
Parce que j’étais bien certaine d’une chose : je ne voulais plus jamais être
Jade.
6

Ben

Ce gamin me filait le trac.


Le Pr Hughes avait raison. Cory était passionné. Et ambitieux.
Mais il me regardait bizarrement. Avec admiration, avec respect, parfois
même avec ferveur.
Pour être franc, il me faisait flipper, et je ne savais pas du tout comment
gérer la situation.
Pour tenter de ressembler à l’idée que je me faisais d’un professeur,
j’avais exhumé de mon placard le pantalon kaki qu’Ellie m’avait offert pour
mes dix-neuf ans. Mais le résultat était pathétique ! Je n’étais pas taillé pour le
rôle. Je ne savais même pas par où commencer.
Cory nous avait rejoints depuis une semaine déjà, seulement, avec mon
emploi du temps de dingue, je n’avais pas encore trouvé le temps de
l’accompagner sur un plateau de tournage. En guise de consolation, je lui avais
promis que nous passerions la fin de la journée à filmer.
Afin de créer un plateau, j’avais apporté trois caméras dans mon bureau. Je
laissai Cory les installer, pendant que je partais chercher des accessoires. À
mon grand désarroi, je ne trouvai que deux poupées gonflables. Je les installai
sur le canapé, la blonde à califourchon sur la brune.
Quand je me retournai, Cory m’observait avec un sourire nerveux, le
visage et le cou couverts de plaques rouges. Il avait disposé une caméra à
chaque extrémité du canapé, la troisième au milieu. Exactement ce que j’aurais
fait.
Je vérifiai ses réglages.
— Resserre. Plus près. Encore…
Je reculai pour juger de la vue d’ensemble.
— Personnellement, je n’utilise pas de plans larges. Ils ont leur utilité,
mais pas dans les scènes de sexe. On ne fait pas dans le romantique. Ce que tu
dois saisir, c’est la sueur. L’action.
— Le cercle spatio-intime, vous voulez dire ?
Je me figeai. Boum. Uppercut.
— Le… Quoi ?
— L’espace vibrant autour du point de focale.
Comme je restais muet, il précisa :
— Comme la vibration qui ne se termine pas au moment où on crie
« Coupez », mais continue à produire des ondes concentriques dans l’air.
— C’est ça. Le couple est au centre du… du cercle spatio-intime. C’est ce
que tu dois capter.
Je hochai la tête, comme si je comprenais ce que j’étais en train de dire.
Bon sang, j’allais devoir faire d’urgence des recherches sur Google !
— Donc, nous sommes au début de la scène… Elles s’embrassent.
Concentre-toi sur leur visage.
Les joues de Cory s’enflammèrent.
— Écoute, petit, tu as voulu faire un stage dans le porno. Il va falloir que tu
t’habitues à voir des gens baiser.
Il poussa un profond soupir.
— C’est difficile quand on ne l’a jamais fait.
— Tu n’as jamais couché avec quelqu’un ?
Il secoua la tête, les yeux baissés.
— Hé, il n’y a pas de quoi être gêné ! Tu sais, moi, si j’avais eu le choix,
j’aurais préféré attendre un peu. Ma première fois a été vraiment trop…
spéciale.
Il me fixa, les yeux exorbités derrière ses grosses lunettes, mais je m’en
tins là, question confidences.
— Allez ! Vous ne pouvez pas lâcher une bombe comme ça et me laisser en
rade !
Je me tournai vers la caméra pour gagner du temps. Ce gamin rougissait à
la vue d’une poupée gonflable. Comment allait-il réagir, si je lui racontais ma
première expérience sexuelle ?
— Disons que je me suis trouvé embarqué dans un plan à quatre, avec deux
filles et un mec. Avec le recul, j’aurais préféré que ça se passe différemment.
— Votre première fois, c’était une orgie ?
Je me mis à rire.
— Je t’ai dit que c’était spécial.
— Vous êtes le Yoda du sexe !
Il se rapprocha de moi et déclara :
— M’apprendre tous tes secrets de séduction, tu dois.
Il était peut-être fan de Tarentino, mais il connaissait également ses
classiques de la science-fiction.
— Je suis censé te donner des cours de cinéma, pas de sexe.
— C’est pareil. Du moins, ici.
— Hé, pas mal. Tu as le sens de la…
— Salut, Ben !
Cette voix… Un frisson dévala le long de ma colonne vertébrale.
Grace.
Je ne m’étais pas retourné et, pourtant, je sentais sa présence. Cette
attirance électrique qui nous poussait l’un vers l’autre, malgré tous mes efforts
pour rompre le lien. Son parfum flotta jusqu’à moi, ce mélange subtil de musc
et de fleur qui me faisait bander à tous les coups.
Cory était devenu totalement silencieux. Il la dévisageait d’un œil rond, la
bouche ouverte.
Je me retournai.
Bon sang ! Elle était…
Sexy. Canon. Époustouflante. Parfaite.
Elle portait une petite robe grise qui épousait amoureusement ses hanches.
Ses jambes étaient gainées de collants noirs, et ses bottes, noires également, lui
arrivaient aux genoux. Elle avait un manteau noir sur son bras, son sac dans
l’autre main. De gros bracelets noirs encerclaient ses poignets. Ses lèvres
rouges me défiaient de les embrasser et ses cheveux auburn m’invitaient à y
enfoncer voluptueusement les doigts. J’en mourais d’envie, mais je savais
qu’elle ne me laisserait plus jamais poser les mains sur elle.
Et tu t’es juré à toi-même d’arrêter les plans cul.
— Grace ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle me lança un regard excédé.
— Ne me dis pas que tu as oublié ?
Même agacée, elle restait la femme la plus belle que j’aie jamais vue.
— Les sacs cadeaux.
Merde ! Ça m’était complètement sorti de la tête, malgré les montagnes de
boîtes entassées dans les deux salles de conférences. Je perdais la notion du
temps depuis que Cory passait ses journées accroché à mes basques.
Pour être franc, ça m’amusait d’imaginer des scénarios bidon avec lui.
Même si j’avais parfois le sentiment d’apprendre plus de choses de lui qu’il
n’en apprenait de moi.
— Qui est-ce ?
Elle pointait un doigt sur lui.
— Je te présente Cory.
Je m’éclaircis la gorge.
— Il est étudiant en cinéma. Il fait un stage ici.
Elle écarquilla les yeux.
— Tu as un stagiaire ?
Elle laissa échapper un rire.
— J’ai quasiment forcé l’entrée de son bureau, commenta fièrement Cory.
Je lui tapai sur l’épaule en souriant. S’il ne réussissait pas dans le cinéma,
il ferait un bon avocat.
— C’est vrai. Tu as été brillant.
— Et tu veux te spécialiser dans les films X ? lui demanda Grace.
— Ça, je ne sais pas encore.
Il haussa les épaules et tritura le bas de son T-shirt. Grace le rendait
nerveux, mais je ne savais pas si c’était sa présence ou ses questions sur son
avenir.
— Toutes les options sont ouvertes, mais en faisant un stage ici, j’échappe
aux fondamentaux assommants auxquels on a droit ailleurs.
— Hé, je t’apprends quand même des trucs !
Je me détournai, tout en marmonnant dans ma barbe :
— Enfin, je crois.
— Je n’ai pas voulu dire que vous ne m’appreniez rien. Ici, c’est différent
parce que l’approche n’est pas conventionnelle.
Il me rejoignit et, l’espace d’un instant, je crus qu’il allait poser la main
sur mon bras — comme si c’était lui le prof et moi l’élève qui avait besoin
d’être consolé.
— Vous m’apprenez des trucs sans même vous en rendre compte, parce
que vous n’avez pas été formé dans un cours.
Dieu merci ! Je n’aurais jamais tenu, sinon.
D’ailleurs, je n’avais pas tenu.
Je me tournai vers Grace. Nos regards se rencontrèrent et, l’espace d’une
petite seconde, le vert émeraude de ses yeux s’assombrit de désir. Avant que
j’aie pu me demander ce qu’il fallait en penser, elle glissa son bras sous le
mien.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur que tu portes ?
— Des vêtements.
Je regardai ma tenue. J’avais été si fier de mettre mon pantalon kaki, ce
matin !
— Où est ton jean ? Ton pantalon cargo ? Et qu’est-ce que tu as fait à tes
cheveux ?
Elle me dévisagea et je vis sur son visage une expression perplexe que je
ne lui avais jamais vue.
— Tu les as attachés ?
Elle me lâcha le bras et s’esclaffa.
— On dirait un rescapé de l’Armée du Salut !
— Je suis un professeur, maintenant. Je dois avoir l’air sérieux.
Je redressai les épaules. Personne n’avait besoin de savoir que, quand
j’avais sorti ce pantalon de mon placard, l’étiquette se trouvait encore dessus.
— Tu as une raison particulière de filmer des poupées gonflables ?
Elle désigna le canapé du pouce.
Maintenant qu’elle était là, le thermomètre de ma créativité montait en
flèche. Bon, d’accord, il n’y avait pas que le thermomètre qui montait en
flèche. Mais si Cory devait passer à la pratique, je ne voyais pas quel plus beau
spécimen humain il pourrait filmer.
— J’étais en train d’enseigner quelques petits trucs à Cory, mais ce serait
beaucoup plus parlant avec de vrais acteurs.
Je la rejoignis d’un bond, lui pris son sac et son manteau des mains, tout en
lui faisant signe de ne pas bouger.
— Regarde la caméra.
— Non ! Ne me filme pas !
Elle agita la main devant son visage, visiblement perturbée.
Je me souvenais que l’expérience l’avait mise mal à l’aise, à notre
rencontre. Elle avait tenté une audition, avant de décider que ce n’était pas pour
elle. J’avais apprécié qu’elle sache dire non. Je l’en avais admirée. D’autres
seraient allées jusqu’au bout.
— Du calme ! Je ne vais pas te demander de te déshabiller.
Je lui décochai un clin d’œil.
— En tout cas, pas devant le gosse.
Cory regimba.
— Hé ! Je vous signale qu’on n’a que cinq ans de différence.
— Cinq ans et un siècle d’expérience, petit.
Je le pilotai par les épaules pour qu’il regarde dans l’objectif.
— Allez, hop, on passe à la pratique !
— Quoi ?
La voix de Grace était partie dans les aigus, au moins trois octaves au-
dessus de son timbre habituel, assez grave.
— La pratique de quoi ?
Ignorant sa question, je me tournai vers Cory et lui demandai :
— Bon, tu es le réalisateur. Raconte la scène.
L’excitation bourdonnait dans mes veines. Ça me manquait tellement ! Je
crevais d’envie de me retrouver derrière la caméra, de ressentir à nouveau le
frisson du direct. C’étaient les seuls moments où je me sentais pleinement
vivant, pleinement moi-même.
Cory tapota pensivement son index sur ses lèvres, prenant son temps pour
imaginer une scène.
— Je l’ai !
Il claqua des doigts.
— Grace, vous restez où vous êtes. Ben, vous entrez et vous avancez vers
elle. Grace, vous lui envoyez le feu vert. Ben, vous l’attrapez, vous l’inclinez
en arrière, vous l’embrassez, puis vous la larguez en la laissant en état de choc.
— Je l’incline en arrière ?
C’était peut-être un ado, mais son vocabulaire avait au moins quatre-vingts
ans.
Il haussa les épaules.
— J’ai toujours eu envie de faire ça avec une fille.
— Je n’ai pas donné mon accord !
Grace se mordillait la lèvre. Savait-elle à quel point ce petit geste me
rendait dingue ? À quel point je mourais d’envie de sentir la morsure de ses
dents sur ma peau ? Sur mon corps ?
— C’est un exercice pratique pour le gamin, Grace. Rien d’autre. L’espace
de cinq minutes, tu peux peut-être faire comme si m’embrasser n’était pas la
pire expérience de ta vie.
— Hé, attendez !
Cory nous regarda.
— Vous avez…
— On y va !
Je tapai dans les mains, entraînant son attention aussi loin que possible de
Grace et moi.
Ce que nous pouvions avoir fait ensemble ou pas ne le regardait pas. Ça ne
regardait personne. J’étais quasiment certain que les deux seules personnes à
savoir que nous avions couché ensemble étaient Max et Everly. Je ne l’avais
même pas dit à Ryan. En temps normal, je ne parlais jamais de ma vie sexuelle,
mais sachant que Max sortait avec la meilleure amie de Grace, je m’étais dit
qu’il valait mieux le mettre au courant. Je ne voulais pas torpiller leur relation.
Si tu t’inquiétais tant que ça, tu n’avais qu’à ne pas coucher avec elle !
Je m’éloignai de la caméra et attendis que Cory soit prêt. J’observai Grace,
figée, et c’est alors que je pris conscience que j’étais terrifié. La dernière fois
que nous nous étions embrassés, la situation nous avait complètement échappé.
On s’était retrouvés à faire l’amour sur le bureau, juste à ma gauche.
— C’est ridicule, lança-t-elle nerveusement. Il faut vraiment que je fasse
ça ?
Cory lui fit son regard de cocker par-dessus la caméra.
Elle poussa un soupir.
— Bon, d’accord. Finissons-en.
Elle lissa sa jupe, arrangea ses cheveux. Comme si elle avait besoin de
changer quoi que ce soit : elle était parfaite.
Cory attendit qu’elle soit prête, me regarda et cria :
— Action !
Je rejoignis Grace en deux enjambées, traversai sa sphère personnelle et
envahis sa sphère intime sans lui laisser une chance de reculer. Je plongeai
mon regard dans ces yeux couleur de jade qui m’avaient captivé à la seconde
où je l’avais rencontrée pour la première fois dans un banal café du centre-
ville.
Ses longs cils noirs frémirent quand je la pris par la nuque pour l’attirer à
moi. Son regard se voila et elle se mordilla une nouvelle fois la lèvre. C’était
le signe que j’attendais. Le fameux feu vert.
Je la fis basculer en arrière, une main sur ses fesses, l’autre dans son dos,
puis j’inclinai mon visage vers le sien en pivotant légèrement, pour rester face
à la caméra. Je vis son pouls s’accélérer sur son cou et elle gémit tout bas
quand mes lèvres effleurèrent les siennes — ou bien était-ce mon
imagination ?
J’accentuai la pression sur ses fesses, tout en repoussant une longue mèche
de cheveux auburn derrière son oreille.
Je voulais être doux avec elle.
Je voulais la soumettre.
Cette femme éveillait toutes les facettes de mon désir, du raffinement
pervers au classicisme, de la tendresse à la brutalité. Je voulais goûter à tout
avec elle. Et je voulais tout lui donner.
Quand il me fut impossible de résister plus longtemps, je m’accordai enfin
ce que je m’étais refusé pendant ces six interminables derniers mois : je
l’embrassai.
À l’instant où nos lèvres se touchèrent, je fus pris dans une cascade de feu.
Des ondes brûlantes me parcoururent le corps, tourbillonnant autour de moi,
déclenchant un feu d’artifice de sensations sur leur passage.
Grace se détendit dans mes bras, m’abandonnant le contrôle. Puis ses
mains remontèrent sur mon torse jusqu’à mes épaules, et elle m’attira
brutalement à elle, pressant sa poitrine contre mon torse.
Soudain, je fus un volcan. Je l’écrasai contre moi, une main sur sa nuque.
Je voulais qu’elle me prenne, me consume tout entier, qu’elle fasse de moi ce
qu’elle voulait.
— Euh, c’est un peu long, non ?
La voix de Cory me parvint de très loin, mais je continuai à embrasser
Grace comme un fou, parce qu’elle en faisait autant de son côté.
— Ben ?
Cory toussota et je me figeai en me rappelant tout à coup que nous étions
en train de jouer une scène. Je mis un terme à notre étreinte malgré la petite
voix qui me criait de continuer à embrasser Grace jusqu’à ce que nos
vêtements voltigent et que je sois en elle, enfin.
Mais je n’écoutai pas le démon perché sur mon épaule. Je reculai.
Grace avait les yeux fermés, les lèvres gonflées, entrouvertes de stupeur.
Elle était aussi troublée que moi par l’intensité de ce baiser.
Avec un sourire, je tournai les talons et sortis du champ.
— Coupez ! exulta Cory.
— J’espère que vous avez eu ce que vous vouliez, tous les deux, parce que
c’était la première et la dernière fois !
À son ton, je sus que Grace s’était ressaisie et qu’elle avait refermé la
porte d’acier qui la protégeait en permanence, comme une forteresse. Elle
évitait de regarder dans ma direction et ce n’était pas plus mal. Si je voulais
avoir une petite chance de tenir la promesse que je m’étais faite de ne pas me
laisser distraire, je devais éviter de renouveler ce genre d’exercice. Garder la
tête froide — et le reste aussi.
Elle était trop dangereuse. Elle avait dressé trop de pièges, de trappes et de
flammes tout autour de sa personne pour dissuader quiconque voudrait
connaître la véritable Grace Nolan de l’approcher.
— Je vais commencer à préparer les produits dont nous aurons besoin, dit-
elle en pressant le bout de ses doigts sur ses lèvres gonflées.
Ce geste inconscient m’emplit de fierté, sans même que je sache pourquoi.
— Je te rejoins dans quelques minutes.
Je m’approchai de Cory, occupé à visionner la scène qu’il venait de filmer.
Je répondis à ses questions, puis je le félicitai pour son travail, même si, durant
un moment, j’avais complètement oublié sa présence.
Il m’aida à ranger le matériel et à rapporter les poupées gonflables dans le
magasin d’accessoires avant de rentrer chez lui.
— Hasta la vista, baby ! lança-t-il en partant.
J’éclatai de rire, tout en jetant un coup d’œil à mon portable pour
m’assurer que je n’avais pas manqué un appel urgent.
Quand je me retournai, Grace m’observait depuis le seuil.
— Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?
— C’est une des répliques cultes d’Arnold Schwarzenegger.
Cory parti, nous n’avions plus besoin de jouer la comédie de la bonne
entente. Le silence se fit pendant que nous passions dans la salle de
conférences, sortant les articles des boîtes de livraison pour les étaler sur la
table. Everly avait vraiment bien fait les choses. Il y en avait pour tous les
goûts : cartes cadeaux, miniproduits de toilette, pochettes en cuir format
passeport avec une feuille d’érable gravée en relief…
— Il a l’air gentil.
Grace avait apparemment décidé de combler le silence en choisissant un
sujet de conversation inoffensif : mon stagiaire.
— Oui. Et c’est un gamin intelligent. Plus que…
Je laissai ma phrase inachevée. Je ne tenais pas à livrer le fond de ma
pensée.
— Tu ne crois tout de même pas qu’il est plus intelligent que toi ?
Je levai vers elle un regard stupéfait. Comment diable savait-elle ce que je
ressentais ?
— Pas envie de parler de ça.
— Ton protégé n’a pas l’air de se soucier que tu n’aies pas fait d’études.
Elle poursuivit la conversation comme si elle en savait quelque chose.
Comme si elle était en droit de commenter la situation.
— Moi, si, dis-je.
Je posai une minibouteille de shampooing sur la table avec un peu trop de
vigueur.
— Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé embarquer dans cette histoire
de stage ! Je ferais mieux de tout annuler avant de…
— Tu vas abandonner ? Ce n’est pas le Ben Lockwood que je connais.
Je ricanai.
— Tu ne sais rien de moi !
Elle glissa une pochette en cuir dans un petit sac noir et continua à
travailler sans lever les yeux.
— Ben Lockwood trace sa route sans se soucier de ce qu’on pense de lui. Il
connaît son boulot et il est fier de ce qu’il fait. Voilà ce que je sais.
Le poids qui m’écrasait la poitrine s’allégea un peu à ces mots, et je dus
reconnaître que je respirais mieux. Grace et moi avions une relation amicale,
mais nous n’étions pas des amis. Et pourtant, là, elle avait raison.
— Je pensais que ce serait peut-être l’occasion de prouver que je ne suis
pas juste un crétin qui filme des acteurs en train de faire des folies de leur
corps. Je voudrais que Hirsh soit fier de moi. Je voudrais qu’il sache qu’il peut
me faire confiance, que je peux être aussi performant que…
Bon sang, pourquoi étais-je en train de vider mon sac ? Elle ne
s’intéressait pas à cette histoire. Pas vraiment.
— Tu as peur. C’est uniquement ça, ton problème. Max est parti et tu ne te
sens pas à la hauteur.
En plein dans le mille ! Comme faisait-elle ?
— Je n’ai aucune des qualités requises pour donner des cours.
Je secouai la tête avec force.
— Et je ne suis pas Max.
Mais elle se fichait éperdument de mes atermoiements.
— Tu veux épater ces étudiants ? Je peux t’aider. Ce n’est pas compliqué, il
suffit de connaître certaines règles.
Elle haussa les épaules et se détourna pour ranger ses petits sacs garnis
dans l’une des boîtes.
— Vraiment ? Tu ferais ça pour moi ?
Elle offrait de m’aider, de m’épauler dans un moment difficile ?
Une seule femme, sur Terre, avait été fidèle aux promesses qu’elle m’avait
faites : Ellie. Mais elle était décédée d’un cancer du sein et je craignais de ne
plus jamais rencontrer une autre femme en qui je pourrais avoir confiance.
— Pourquoi pas ?
Elle haussa les épaules.
— L’argent que j’ai déboursé pour mes longues et coûteuses études aura au
moins servi à quelque chose.
— D’accord.
Je voulais bien tenter le coup. Et puis, ça nous ferait un sujet de
conversation pendant que nous garnirions ces foutus sacs.
— Alors, quelles sont ces règles ?
Je pris une bouteille de shampooing et une crème pour le visage
miniatures et les glissai dans un sac.
— Il y en a trois d’absolument fondamentales, quand on doit prendre la
parole en public. Être soi-même. Être passionné par le sujet. Et surtout…
Elle me toisa.
— Avoir le look de l’emploi.
Puis elle s’esclaffa.
— Et là, il y a du boulot !
— Figure-toi que, dans certains cercles, je suis une icône de la mode !
Elle éclata d’un rire spontané qui me fit sourire.
— Quels cercles ? Le club des ringards ?
Je lui lançai une carte cadeau qui lui heurta le bras juste au moment où
mon téléphone vibrait dans ma poche. Je jetai un coup d’œil à l’écran et gémis
en prenant connaissance du texto.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le boulot, dis-je en remettant mon portable dans ma poche. Quand on
aura fini, il faudra que je retourne travailler. Je dois encore valider trois
vidéos avant demain.
Ma faute. J’avais pris trop de retard. Pour être sincère, j’avais ma dose de
porno. C’était une chose de tourner et monter un film qu’on avait conçu et
réalisé soi-même. Mais visionner à la chaîne des heures de X tournées par
quelqu’un d’autre… C’était pire que le bagne !
— J’ai très envie d’une petite pause porno.
Grace me défia du regard et, avant que j’aie pu l’en empêcher, elle avait
quitté la pièce.
Ça n’allait pas bien se terminer.
7

Grace

Regarder un film X avec Ben ne pouvait se terminer que par une


catastrophe. Mais les mots étaient sortis de ma bouche avant que je prenne
conscience de ce que je venais de faire.
— Grace ?
Je l’entendis m’appeler, mais j’étais déjà dans son bureau. Les souvenirs
m’assaillirent à la seconde même où j’y entrai. Je me revis, renversée sur la
table, ses grandes mains m’immobilisant les hanches, comme s’il ne voulait
plus jamais me laisser partir.
Une chaleur traîtresse m’envahit, et mon cœur se mit à battre à toute volée
dans mes oreilles.
Je me perchai sur un coin du bureau, face à la porte, et respirais
amplement, dans l’espoir de faire redescendre la pression. Sans résultat. Tout
mon corps brûlait d’envie. Je voulais que des mains me touchent, me caressent,
m’aiment. N’importe quelles mains, sauf les miennes.
— Tu es sérieuse ?
Je levai la tête. Comme chaque fois que je posais les yeux sur lui, un désir
furieux s’empara de moi.
— Ce sera amusant, non ?
Je balançai les jambes en souriant.
— On a rarement l’occasion de regarder un film X inédit.
En fait, il n’avait pas besoin d’être présent physiquement, pour que je le
désire. Il me suffisait de penser à son corps souple et dur. À son souffle chaud
et sexy contre mon oreille.
Il hésita un instant avant de me rejoindre.
— D’accord. Mais pas d’entourloupe ! me prévint-il en avançant vers moi.
— Allez, Lockwood ! Je veux juste mater du porno. Je n’ai pas dit que je
voulais baiser avec toi.
Je mentais, bien sûr. Je voulais qu’il me baise. Je voulais qu’il soit si fou
de passion et de désir pour moi qu’il me renverse sur le bureau et me prenne,
là, tout de suite. Mais, apparemment, cette envie n’était pas réciproque, et
j’allais devoir utiliser toutes mes armes de séduction pour le convaincre.
Il était à moins d’un demi-mètre de moi. Il s’était détaché les cheveux
pendant qu’on travaillait dans la pièce à côté. Je voulais y enfouir les mains et
les repousser en arrière pour voir ces yeux bruns qui m’avaient brûlé le cœur,
six mois plus tôt. Il n’en avait rien su. Et n’en saurait jamais rien.
— Ce n’est pas une bonne idée, toi et moi…
Bien sûr que ce n’était pas une bonne idée. Mais ce n’était pas pour ça que
je n’étais pas tentée — au contraire.
Comme je souriais sans répondre, il contourna son bureau avec un soupir,
tira son fauteuil à roulettes et pianota, debout, sur le clavier de son ordinateur.
— Viens là.
Il me montra l’écran.
— Choisis ton poison. Plombier et Ménagère, Pompier et Capitaine des
pompiers, ou Bondage extrême.
— Tout sauf bondage.
J’avais cédé à quelques clients, mais ce n’était absolument pas mon truc.
Les menottes, passe encore, ou un ruban de soie noué autour des poignets et
des chevilles, mais là se situait ma limite. Un cran au-dessus et il ne fallait plus
compter sur moi.
— Noté. Pas d’attirance pour le bondage.
Il leva les sourcils et, d’un coup, je le retrouvai — son incroyable sourire.
Ne laisse pas Ben Lockwood percer une nouvelle fois tes défenses.
Ma raison me criait de reculer, de mettre le plus de distance possible entre
lui et moi. Mais ma libido me tenait un tout autre langage. J’avais
désespérément besoin d’une relation humaine, mais pas question de m’engager
dans une romance. Pas avant d’avoir trouvé l’élu. Cela dit, si accepter de
coacher le seul homme que je devais fuir comme la peste pouvait faire tourner
la roue de la chance, alors j’étais prête à tenter le coup. Et plutôt deux fois
qu’une.
Je posai la main sur son bras, ignorant le courant électrique qui m’avait
parcourue à la seconde où je l’avais touché.
— Allons-y pour les pompiers.
Mon choix était stratégique. C’était sûrement le moins sexy des trois films.
— C’est parti !
Il ouvrit un dossier et double-cliqua sur un fichier intitulé « Les Rois du
gros tuyau ». J’éclatai de rire. S’ils n’avaient pas été conçus pour tout autre
chose, les films X auraient pu se ranger dans la catégorie comédie.
— Ça ne te met pas mal à l’aise ? Vu que tu es…
— Hétéro ?
La musique du générique commença, un mélange rythmé de basse et de
batterie très réussi. Les bandes-son étaient toujours de qualité chez White Lace
Productions, c’était une de leurs particularités.
— Honnêtement, je ne m’intéresse qu’à la réalisation technique. Je ne prête
pas vraiment attention à ce que font les acteurs.
Je m’assis sur le bureau à côté de l’ordinateur et pivotai légèrement pour
mieux voir l’écran. Mon genou toucha accidentellement sa jambe. J’étais si
proche de lui, maintenant, que je sentais son odeur — un mélange de menthe et
d’après-rasage. Un cocktail mortel.
Le film débuta. Deux hommes dans le dortoir d’une caserne de pompiers.
Un dialogue sans intérêt. Sincèrement, je n’avais qu’un œil sur l’écran, parce
que je ne pouvais pas m’empêcher de regarder Ben, qui ne pouvait pas
s’empêcher de me regarder.
Il n’avait pas menti : il ne prêtait pas du tout attention au jeu des acteurs. À
vrai dire, il ne donnait pas non plus l’impression de s’intéresser à l’aspect
technique du film.
Pour les deux pompiers, les choses sérieuses commençaient. Des
abdominaux d’acier, de magnifiques toisons, des épaules et des dos musclés
et… des sexes comme des manches à balai ! Putain…
Je sentis ma nuque et mes joues s’enflammer. Ben se renversa dans son
fauteuil, les mains derrière la tête, et m’observa.
Cette chaleur brûlante qui me gagnait, ce petit frisson délicieux qui me
parcourait les jambes, s’arrêtait quelques instants entre mes cuisses, puis
reprenait son ascension pour venir pulser dans ma poitrine… Ça n’avait rien à
voir avec le film. C’était bel et bien le regard intense de Ben qui m’embrasait.
J’avais tellement besoin d’un orgasme ! Besoin de sentir le poids d’un
homme sur moi, le va-et-vient d’un sexe masculin entre mes jambes. J’aurais
donné n’importe quoi pour que ce sexe soit celui de Ben.
Je me tournai légèrement et il fixa instantanément mon entrejambe. Sans
même regarder, je sus qu’il pouvait voir sous ma jupe.
Ses épaules se raidirent et la chair de poule lui hérissa le bras.
— Grace…
Sa voix était rauque, sexy. Attirante. Dangereuse.
Et je fus incapable de résister à la tentation.
Je me laissai glisser du bureau, posai les mains sur les accoudoirs de son
fauteuil et me penchai pour l’embrasser. Mais avant que mes lèvres aient pu
toucher les siennes, il s’écarta d’un bond, se leva et s’éloigna de moi.
Le dépit me submergea aussitôt.
— Merde, Ben, c’est quoi, ton problème ?
— J’ai dit que ce n’était pas une bonne idée.
Il passa de l’autre côté du bureau, les bras le long du corps, les poings
serrés. Son cerveau lui dictait peut-être de résister, mais son corps me criait
qu’il avait envie de moi. Clairement, il bandait.
— Pourquoi ? On l’a déjà fait. Qu’est-ce qui nous empêche de
recommencer ?
Une fois. Dix fois. Quelle importance ? J’avais juste besoin de baiser. Avec
lui ou un autre.
C’est ça, continue à te mentir, tu finiras peut-être par y croire.
— Je ne peux pas.
Il avait craché ces mots comme s’ils étaient du poison sur sa langue.
— Pas avec toi.
— Si je comprends bien, tu préférerais baiser avec une starlette du porno
ou une inconnue dans un bar plutôt que…
— Ce n’est pas que je ne veux pas. C’est juste… Que je ne peux pas, parce
que…
Les mots moururent sur ses lèvres. Il poussa un long soupir et serra les
dents.
— Parce que j’ai fait vœu de chasteté.
Un courant d’air glacé avait-il soufflé dans la pièce ? S’était-il subitement
mis à geler en enfer ?
— Excuse-moi ?
Il avait définitivement refroidi mes ardeurs.
— J’ai dû mal entendre.
— Tu as très bien entendu.
Il garda les yeux rivés sur le sol.
— Je n’ai plus couché avec quiconque depuis que j’ai été nommé vice-
président.
J’éclatai de rire. Impossible de m’en empêcher parce que ça ne pouvait pas
être vrai.
Ben Lockwood, l’insatiable queutard avait fait vœu de chasteté ?
Mon rire se mua rapidement en une colère noire. Il n’avait même pas la
politesse de me dire la vérité !
— Tu sais vraiment t’y prendre, pour réconforter une femme, Lockwood.
Bravo !
Je fonçai vers la porte sans même me soucier de mon apparence sans doute
débraillée. S’il ne voulait pas baiser avec moi, très bien. J’étais une grande
fille. Je pouvais encaisser. Mais il n’avait pas besoin de me mentir.
— Non, s’il te plaît, ne pars pas !
Il me rattrapa par le coude, m’empêchant de faire un pas de plus.
— Je ne mens pas. Je… Je me suis fait une promesse à moi-même.
— Je ne comprends pas. Tu ne…
Qu’il admette qu’il n’avait pas envie de moi, bon sang, et ce serait
terminé ! Je cesserais de fantasmer sur lui. Pendant toute ma vie d’escort, les
hommes avaient payé pour ma compagnie. Ben était le seul qui m’avait désirée
sans qu’il y ait d’argent entre nous. Je ne pouvais pas perdre cet unique
moment d’émotion authentique dans ma vie.
— Grace, regarde-moi.
Je fis l’erreur d’obéir, et ça me tua, parce que je lus dans ses yeux qu’il
disait la vérité. Et c’était pire encore. Je fis de mon mieux pour relever le
menton. S’il ne voulait pas de moi, il était hors de question que je le laisse se
glisser dans mes pensées. Hors de question que je lui révèle que, moi non plus,
je n’avais pas baisé depuis que j’avais cessé d’être escort.
— Je n’ai jamais désiré une femme comme je te désire.
Il resserra l’étau de sa main sur mon coude.
— Jamais. Ça te suffit comme réponse ?
Je secouai la tête. Il avait laissé passer sa chance de me séduire avec des
mots et des gestes romantiques. Ce n’était pas pour cette raison que j’avais
sauté sur l’occasion de regarder du porno avec lui. Ce n’était pas pour cette
raison que j’étais dans son bureau, au lieu de préparer des sacs cadeaux.
— Je ne veux pas de mots, Ben. Je veux ton sexe.
Je n’avais aucune honte. Pas avec lui. Si quelqu’un pouvait comprendre,
c’était lui.
— Dois-je comprendre que tu veux te servir honteusement de moi ?
Mon désir pulsa douloureusement entre mes jambes. Pourquoi fallait-il
que sa voix soit aussi sexy ?
Il s’humecta les lèvres, le regard fixé sur ma poitrine. Vu notre différence
de taille, il devait probablement voir jusqu’au fond de mon décolleté.
— Je suis un bon choix.
Mon espoir renaissait. Je voulus avancer, mais il recula de deux pas.
Je serrai les dents de frustration.
— D’accord. Je m’en vais.
— Attends !
L’injonction était à peine audible. Il se rapprocha de nouveau. Mon corps
se mit à trembler malgré moi — un frisson irrépressible qui remonta le long
de mon dos et excita toutes mes terminaisons nerveuses.
Je tendis la main, mais il esquiva.
— Va te faire foutre, Ben !
Je dégageai rageusement mon bras.
Toutes sortes d’émotions s’affrontaient en moi. Colère, déception,
frustration. Mais ce que je ressentais par-dessus tout, c’était la déception.
J’étais déçue de ne pas être capable de le séduire. Et j’étais en colère d’être
déçue.
Je tournai les talons, rejetant mes cheveux en arrière d’un mouvement
théâtral.
— Je n’ai qu’à sortir et je trouverai un million de types qui voudront
baiser avec moi !
— Mais tu ne le feras pas.
Je m’arrêtai net.
— Parce que c’est moi que tu veux.
L’arrogant fils de p…
— Tu crois que je n’ai pas envie de baiser avec toi ?
En deux enjambées, il fut contre moi. Attrapant ma main, il la posa sur son
torse.
— Je meurs d’envie de te renverser sur ce bureau, de retrousser ta robe, de
t’arracher ta culotte.
Je retins mon souffle. Chacun de ses mots était un détonateur. Un langage
brut qui réveillait mon instinct de joueuse.
— Et si je n’ai pas de culotte ?
Sa mâchoire se contracta et je vis les muscles jouer sous sa peau.
— Alors, tu me facilites la tâche pour prendre ce que je veux.
Je le fixai dans les yeux.
— Et qu’est-ce que tu veux ?
Il réfléchit à sa réponse, tout en pressant sa paume sur son sexe bandé, à
travers son pantalon kaki. Je n’avais jamais été fan de pantalons kaki, mais il
réussissait à rendre le sien sulfureux et je mourais d’envie de faire glisser ma
langue sur chaque centimètre de ce sexe dur, qui se dessinait sous le tissu.
— Pourquoi tricotes-tu ?
Les mots eurent du mal à passer ses lèvres. Ils étaient si rauques que je
reconnus à peine sa voix.
Hein ? Pourquoi ramenait-il mon tricot sur le tapis à un moment pareil ? Je
lui répondis tout de même.
— Je tente de nouvelles expériences.
Sa respiration s’accéléra.
— Tu es en manque, c’est ça ?
Quand on baisait deux à cinq fois par semaine, le sevrage était compliqué à
gérer. Mais il ne pouvait pas avoir deviné que j’étais en sevrage complet et
prête à n’importe quoi pour m’occuper l’esprit et les mains.
— Pas du tout, qu’est-ce que tu crois ?
Je poussai un long soupir et, lorsque nos yeux se croisèrent, je fus
incapable de lui mentir.
— Je suis… agitée.
— Il t’arrive de repenser à cet après-midi-là ? chuchota-t-il.
Il avança la main pour la poser sur ma hanche, mais je reculai. Je n’avais
aucun contrôle sur moi-même en cet instant et ce que je désirais plus que tout
était subitement trop proche pour ma sécurité.
— Moi, j’y pense sans arrêt.
Il montra son bureau.
— On a baisé à cet endroit précis.
Mon ventre se noua et je dus enfoncer les ongles dans mes paumes pour ne
pas me jeter dans ses bras.
Il me dévorait du regard, ses yeux explorant tour à tour ma poitrine, mon
ventre, mes jambes.
Il me baisait du regard. Et il me tuait… J’aurais donné n’importe quoi pour
qu’il me baise physiquement. Par-devant, par-derrière, peu importait, du
moment que son sexe était en moi.
— Je fantasme sur ce qui se passerait, s’il y avait une prochaine fois.
Sa voix était âpre et rauque. Elle roulait comme le tonnerre dans mon
oreille.
— La manière dont tu me sucerais.
Il se rapprocha encore. Son sexe bandé était à portée de main et je mourais
d’envie de le prendre, de le caresser, mais je reculai. Un lent sourire releva le
coin de sa bouche quand je butai contre le bureau. Il avança encore, juste assez
pour presser son corps contre le mien.
— Je suis sûr que tu aimerais ça, si je te renversais sur cette table et que
j’enfonçais mon sexe dans ta bouche, pendant que tu te caresserais avec les
doigts.
Son odeur envahissait mes sens comme un aphrodisiaque. Il inclina son
visage vers le mien et je cessai de respirer. Je voulais qu’il m’embrasse. D’un
geste lent, il fit glisser sa main sur ma joue, mon épaule, le long de mon bras,
avant de l’insinuer entre mes jambes.
À ce stade, je n’avais plus aucune pudeur. Je soulevai les hanches pour
aller au-devant de lui. Mais il retira sa main. Sa volonté de garder ses distances
était trop forte pour satisfaire mon désir.
— Tu voudrais que je t’écarte les jambes et que je te baise, pas vrai ?
— Oui.
J’avais la gorge nouée. Mon entrejambe palpitait au même rythme rapide
que mon cœur.
— Si je te baisais, bébé, je ne serais pas gentil.
Je me mordis la lèvre et, cette fois, ce fut lui qui gémit.
— Je ne me préoccuperais pas de ton désir. Je serais brutal. Rapide. Parce
que je prends ce que je veux.
Je levai la tête et nos regards se rencontrèrent.
— Alors, prends tout ce que tu veux.
Je capturai sa bouche, enserrant son visage de mes deux mains pour qu’il
n’ait pas d’autre choix que de me laisser faire.
Je gémis contre ses lèvres, et sa réaction fut immédiate : il m’écrasa contre
lui et me dévora, exactement comme il l’avait fait devant la caméra. Mon corps
s’embrasa et, brusquement, je ne sus même plus pourquoi je m’étais juré de
rester à distance.
Puis tout s’arrêta brutalement. Il s’éloigna, en aspirant une longue goulée
d’air.
— Je ne te mérite pas, Grace.
Haletante, je pris plusieurs respirations pour calmer le désir qui vibrait en
moi, mais impossible de contrôler les battements précipités de mon cœur en
l’entendant prononcer mon vrai prénom.
— Je ne suis pas le genre d’homme qui s’attache. Je ne le serai jamais.
Chacun de ses mots me transperça le cœur. Soudain, je me rappelai
pourquoi je m’étais juré de me tenir à distance de lui. Je voulais un homme qui
me ferait passer avant tout le reste. Un homme qui croyait à la fidélité. Or, Ben
était trop enfermé dans son monde pour penser à quelqu’un d’autre qu’à lui-
même.
— Il vaut mieux que tu le comprennes maintenant, avant qu’il ne soit trop
tard.
Il pouvait être rassuré.
Je cherchais l’amour avec un grand A, mais pas avec lui.
Pas avec Ben Lockwood.
8

Ben

Grace avait accepté de me coacher pour ma conférence, mais c’était avant


que je la coince contre mon bureau. Avant que je me rende compte qu’une
simple amitié ne serait jamais possible entre elle et moi.
Depuis que nous avions baisé ensemble, quelque chose avait changé et ça
me faisait flipper. J’avais beau résister, l’attirance entre nous était trop
puissante, trop différente de tout ce que j’avais connu. Le sexe ne m’aurait pas
posé de problème, mais ce « truc » entre nous ne se logeait dans aucun des
compartiments que j’avais créés. Et je ne savais pas du tout comment le gérer.
J’avais été tout près de rompre ma promesse ; par miracle, j’avais réussi in
extremis à me ressaisir, après un baiser torride qui avait failli me faire flamber
comme une torche.
En me levant, ce matin, je m’étais dit qu’en restant sur le mode du jeu, je
pourrais garder la situation — et mes émotions — sous contrôle. Mais à la
seconde où je vis Grace apparaître derrière la fontaine de la galerie
marchande, j’eus la confirmation de ce que je craignais.
J’étais cramé.
Elle portait un jean moulant noir, dont le bas était rentré dans des bottines
noires à talons aiguilles, un chandail gris foncé qui dénudait l’une de ses
épaules, dévoilant la bride d’un petit haut moulant, et elle se dirigeait vers moi,
ses cheveux auburn flottant dans son dos. J’aurais pu jurer entendre des harpes
célestes.
Nos regards restèrent soudés tandis qu’elle continuait à avancer d’un pas
enchanteur. La femme la plus magnifique que j’aie jamais vue me souriait et je
me sentais pousser des ailes ! J’aurais pu combattre un dragon ou escalader
n’importe quelle muraille. Pendant les deux prochaines heures, elle allait être
tout à moi. À défaut que ce soit dans un lit, ce serait dans un centre commercial.
Mais pourquoi pas ?
— Salut.
Elle pressa doucement le poing sur mon bras, avec une expression taquine.
Je l’imitai.
— Salut.
Nous restâmes silencieux un moment, le clapotement de la fontaine nous
enveloppant comme de la musique. Puis elle recula et une expression
indifférente recouvrit ses traits.
— Tu t’es surpassé !
Elle montra la tenue que je portais. Je me mis à rire.
— Tu n’aimes pas mon petit ensemble « un samedi de shopping » ?
J’écartai les bras pour qu’elle me voie en intégralité, depuis mon blouson
« Mars Attacks » et mon T-shirt bleu floqué « Les Blue Jays de Toronto »,
jusqu’à mon jean déchiré avec un accroc sous la poche.
— Je me sens bien dedans. Ce n’est pas l’essentiel ?
Je n’avais jamais envisagé de changer de vie ou d’apparence pour une
femme, parce que je n’étais jamais resté assez longtemps avec l’une d’elles
pour que ça pose problème. Aujourd’hui encore, je ne voyais pas pourquoi je
devais acheter des vêtements. J’aurais très bien pu assortir deux ou trois
fringues présentables pour cette foutue conférence.
— Tu veux que ces gamins pensent que tu sors du collège, ou qu’ils voient
en toi le vice-président de White Lace ?
Elle pinça les lèvres et, pour la première fois depuis son arrivée, plongea
son regard au fond du mien, comme si elle cherchait l’indicible derrière les
apparences. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi déterminé à comprendre la
raison des choses, en toutes circonstances.
J’exhalai un long soupir.
— Pourquoi devrais-je essayer d’être quelqu’un que je ne suis pas ?
Quelque part, cette volonté de me changer froissait mon amour-propre.
Mais peut-être avait-elle raison. Peut-être devais-je me plier à certains codes
pour être pris au sérieux.
— Je te trouve génial tel que tu es, Ben. Mais l’expérience m’a appris que
pour qu’on te prenne au sérieux, tu dois avoir l’air sérieux. C’est aussi simple
que ça. Si tu veux que ces gamins te voient comme le ponte d’une grosse
entreprise et pas comme un vendeur de films X à la sauvette, tu dois
ressembler à ce professionnel.
Une lueur d’amusement pétilla dans ses yeux.
— Et ça passe par le code vestimentaire.
Je gémis.
— On ne peut pas acheter simplement deux ou trois trucs chez Gap ?
— Même pas en rêve !
Elle glissa son bras sous le mien.
— Ta carte de crédit va chauffer, Lockwood !
Elle faisait ça pour m’aider. Pour mon propre bien. Même si je ne
comprenais toujours pas sa motivation.
Je la regardai au fond des yeux. Leur couleur me faisait toujours perdre le
fil de mes pensées.
Je pris une grande inspiration et lançai :
— À l’hélicoptèèèère !
Elle me regarda, bouche bée, avant de hasarder :
— Arnold ?
Je hochai la tête.
— Si on doit passer du temps ensemble, il va falloir que tu révises tes
classiques. Ça m’évitera de passer pour un débile.
Elle me traîna jusqu’à un magasin de prêt-à-porter branché, où je n’aurais
jamais mis les pieds en temps normal. Mais je lui accordai le bénéfice du
doute, et la suivis à l’intérieur.
Elle examina quelques affaires sur un portant, des vêtements tendance et
étriqués dans lesquels je ne voulais surtout pas finir ma vie, s’il m’arrivait un
accident.
— Puis-je vous aider ? demanda une voix douce derrière nous.
— Oui, bonjour.
Grace accueillit la vendeuse avec un sourire et un regard entendus dans ma
direction. Qu’est-ce qu’elle mijotait ?
— Mon nouvel assistant n’a rien à se mettre. Il ne peut tout de même pas
venir au bureau habillé comme un collégien.
Elle plaça la main en écran devant sa bouche, comme pour me cacher ce
qu’elle allait dire, et chuchota, très fort :
— Je ne veux pas que mes clients s’imaginent que je l’ai ramassé dans la
rue.
— Je comprends, répondit la fille.
Grace adorait jouer des personnages.
Il y avait chez elle un côté fil du rasoir que je ne parvenais pas à analyser.
Impossible de savoir si c’était un simple amusement ou une façon de
dissimuler sa véritable personnalité. Quoi qu’il en soit, un petit jeu de rôles
dans un centre commercial ne pouvait pas conduire à une catastrophe majeure.
Je me frottai donc à elle d’un air insolent.
— Mais tu m’as ramassé dans la rue. Même si, ce soir-là, tu ne m’as pas
parlé travail.
Elle ronronna voluptueusement avant de regarder la vendeuse.
— Je crois que nous allons nous débrouiller tout seuls. Je vous ferai signe,
si nous avons besoin d’aide.
La fille hocha la tête avant d’aller s’occuper d’un autre client.
À mon grand soulagement, on ressortit du magasin sans plus attendre.
Grace avait du mal à contenir son rire.
— Tu es douée pour jouer la comédie.
Elle haussa les épaules.
— J’ai eu pas mal de pratique.
Bien sûr. Il y avait toujours une part de mise en scène dans le sexe. Surtout
si on le pratiquait de façon professionnelle. Même moi, je le savais.
Nous progressions côte à côte dans la grande galerie marchande, quand
elle m’entraîna brusquement dans une autre boutique branchée. Cette fois, je
refusai net.
— Pas question !
— Allez…
Elle agita les sourcils.
— Le jeu n’est pas terminé.
Comme je ne bougeais pas, elle me prit la main et la posa sur sa poitrine.
— S’il te plaît ? On jette juste un coup d’œil.
J’entrai en bougonnant, même si mes protestations ne faisaient aucune
différence. Nous épluchions un portant quand, de nouveau, une vendeuse
s’approcha.
— Hello.
Grace la salua. C’était une fille très jeune, blonde.
— Je cherche une tenue pour mon petit frère.
Ces derniers mots firent naître un sourire sur le visage de la fille. Elle
m’examina en commençant par mes boots noires, et remonta jusqu’à ce que
son regard se plante dans le mien. Je me sentais franchement mal à l’aise,
d’autant qu’elle n’avait visiblement même pas dix-huit ans.
Je m’éclaircis la gorge et me rapprochai de Grace comme si, d’une
certaine façon, elle allait me protéger de la grande fille vilaine avec des
myosotis sur sa manucure.
— Quel style recherchez-vous ? Business ou ville ?
— Business.
Grace se pencha vers moi, beaucoup trop près pour une sœur s’adressant à
son petit frère.
— Qu’est-ce que tu en penses, Benji ? Une tenue qui rendra folles de toi les
filles de ta classe ?
La vendeuse eut un hoquet, puis se ressaisit.
— Je vais en sélectionner quelques-unes et vous les apporter dans l’espace
d’essayage.
Je fusillai Grace du regard.
— Non, franchement ! Cette pauvre gamine va avoir une attaque. Elle est
persuadée d’être témoin d’un inceste.
J’aimais bien les jeux de rôle, mais l’inceste se situait dans la zone
interdite.
— Allez, ne sois pas si prude !
Elle s’éloigna, attrapa quelques affaires sur des portants, tout en se
dirigeant vers le fond du magasin.
On ne m’avait jamais traité de prude. Est-ce que le fait de ne plus baiser
faisait de moi un mec prude ?
Quand je la rejoignis dans « l’espace d’essayage », elle me poussa derrière
un rideau et me jeta la pile de vêtements. Je les attrapai par réflexe, pour ne pas
qu’ils tombent par terre.
Je fis passer en bougonnant mon T-shirt par-dessus ma tête, puis boutonnai
la chemise blanche à fines rayures bleues et le pantalon bleu marine qu’elle
avait choisis.
— Montre un peu ce que ça donne, Benji.
Je secouai la tête en entendant mon nouveau surnom, mais je ne détestai
pas ce que je voyais dans la glace. J’ouvris le rideau.
— Hé, pas mal !
L’ado était arrivée avec une pile de vêtements que, pour rien au monde, je
n’aurais accepté d’enfiler.
— N’est-ce pas ? La chemise tombe bien.
Grace passa derrière moi et fit glisser ses mains sur mon dos et mes
épaules, jusqu’à ce qu’elles restent sur mes pectoraux.
— Et le pantalon…
Elle recula et, même si ce n’était qu’un jeu, le contact de son corps contre
le mien me manqua instantanément. Elle cherchait à m’allumer ou elle
s’amusait seulement à choquer la petite vendeuse ?
Elle me donna une tape sur les fesses et je serrai les dents.
— Superbe !
La vendeuse ouvrait des yeux comme des soucoupes.
— Vous êtes très proches, pour un frère et une sœur…
Grace se dressa sur la pointe des pieds, derrière moi, et appuya le menton
sur mon épaule.
— Aurais-je oublié de mentionner qu’il était mon demi-frère ?
L’ado resta bouche bée deux secondes, puis montra les vêtements qu’elle
avait apportés.
— Je vous ai choisi ça.
Grace jeta un coup d’œil à la pile, se tapota le menton de l’index, faisant
mine de réfléchir, mais je savais que c’était du pipeau.
— Je ne suis pas sûre… Je crois que j’ai besoin de réfléchir encore.
Elle se tourna, un doigt pressé sur les lèvres — pour s’empêcher de rire ?
— Je vais y penser. Nous reviendrons, quand j’aurai pris une décision.
Levant les yeux au ciel, je refermai le rideau et me rhabillai.
Nous étions presque au bout de la galerie marchande quand elle s’arrêta
devant une boutique de vêtements pour hommes.
J’aperçus une étiquette de prix en entrant. Bon sang ! Je ne savais pas qu’un
T-shirt pouvait coûter cent vingt dollars !
Le magasin était vide. Il n’y avait que nous et un homme aux cheveux noirs
derrière un comptoir.
— Marco ?
Grace avait chanté le prénom du type.
— Grace !
Je n’aimais pas du tout le sourire qui illumina son visage quand il la vit.
— Ça fait une éternité, dis donc !
Elle le serra dans ses bras, un peu trop et un peu trop longtemps à mon
goût. Qu’est-ce qu’elle lui trouvait ? C’était un type d’une trentaine d’années
avec des cheveux noirs et des yeux bruns. Un nez trop grand et une mâchoire
carrée.
Grace fit les présentations.
— Marco Tonelli… Ben Lockwood… Nous avons besoin d’un costume.
Marco me tendit la main.
— Enchanté.
J’étais bien élevé, je lui rendis sa poignée de main, puis reculai quand
Grace l’embrassa sur la joue.
— Je prends mon mètre ruban et je suis à vous.
Marco s’excusa et nous laissa seuls.
— Tu l’as connu comment ?
Je détestai le ton de ma voix. Cassant. Inquisiteur.
Elle posa ma veste, son manteau et son sac derrière le comptoir. Elle était à
l’aise, ici. Elle connaissait l’endroit. Et à en juger par la façon dont tous deux
s’étaient salués, il n’y avait qu’une conclusion possible…
— Je connais Marco depuis très longtemps. Everly le connaît aussi, il
fréquentait le même lycée que nous.
Dire que j’avais imaginé qu’ils avaient baisé ensemble. Est-ce qu’un jour,
ce ne serait plus ma première pensée, en la voyant avec un homme ?
— Je suis sortie avec beaucoup de riches hommes d’affaires et ils
préfèrent les vêtements coûteux, comme les costumes. Tu dois tenir ton rôle,
non ? Tu as besoin d’un bon costume, et Marco et son père sont les meilleurs
tailleurs de la ville.
Je souris.
— Tu n’as jamais eu l’intention d’acheter quoi que ce soit dans les autres
boutiques ?
Elle s’esclaffa.
— Non. Mais c’était amusant.
Marco réapparut, un mètre de couturier autour du cou, un coussin hérissé
d’épingles au poignet.
Si elle amenait ses clients ici, c’était que Marco était au courant de son
précédent travail.
— Alors, il…
Je les regardai à tour de rôle, attendant que l’un d’eux me réponde. Marco
détourna les yeux.
— Marco sait pour moi. C’était assez évident, vu que je lui amenais un type
différent toutes les deux semaines.
— Grace est une magnifique ambassadrice.
Il leva les yeux vers elle avec un sourire d’excuse.
— Je veux dire, était.
— Je conseille des entreprises maintenant.
Elle posa la joue sur son épaule.
— Ne t’inquiète pas, Marco, je continuerai à t’envoyer des clients.
Un nœud à l’estomac, je montai sur le piédestal circulaire devant le miroir
à trois faces. Marco prit son temps pour les mesures. Mes épaules, mes bras,
mon cou, ma taille. Puis il s’accroupit et continua avec mes jambes. Mon
embarras augmenta quand il atteignit mon…
Le fait que ce soit un homme ne me dérangeait pas. J’avais déjà filmé des
scènes qui se rangeaient dans la catégorie bisexuelle. Malgré tout, je n’étais pas
à l’aise avec l’idée qu’un type touche mes bijoux de famille.
Par chance, il ne le fit pas. Il était étonnamment discret et quand il se
redressa en déclarant « J’ai fini », je laissai échapper le souffle que j’avais
retenu sans même m’en rendre compte.
Pendant tout ce temps, Grace avait été au téléphone. Encore une chose qui
me déplaisait, sans que je sache pourquoi. Je ne pouvais m’empêcher de penser
qu’elle aurait préféré être ailleurs. Pire encore, je me demandais si elle était en
train de prendre des rendez-vous avec d’autres hommes.
— À quel genre de costume pensez-vous ? demanda Marco en me souriant.
— Euh… Noir ?
Je lançai un regard perdu à Grace. Elle me décocha un sourire adorable.
— On peut essayer plusieurs styles ? Nous n’avons pas encore d’idée
arrêtée.
— Bien sûr. Choisissez des modèles sur les portants. Et appelez-moi, si
vous avez besoin de quoi que ce soit.
J’allai au fond du magasin et entrai dans la deuxième cabine d’essayage.
Quand Grace me rejoignit, elle ouvrit le rideau sans même demander la
permission. J’étais en boxer.
— Ne te gêne surtout pas !
— Comme si je n’avais pas déjà vu tout ce qu’il y avait à voir.
Elle me fourra un pantalon dans les mains et pivota avec un petit
mouvement de la tête complètement craquant. Un discret nuage de fraise
m’effleura les narines après son départ.
J’enfilai la première veste de coupe croisée. Quand j’ouvris le rideau, elle
éclata de rire.
— Merci. Exactement l’accueil que j’espérais, marmonnai-je.
— Le veston croisé, ce n’est pas ton truc.
Elle avança vers moi et me fit pivoter vers le miroir.
— Ton avis ?
J’étudiai mon reflet. Un seul mot me vint à l’esprit.
— J’ai l’air d’un maquereau.
Elle pressa la main sur sa bouche pour essayer de réprimer un rire.
— Quoi ?
— J’ai l’air d’un mac !
Si j’en jugeais par la façon dont elle me regardait, elle n’aimait pas ce
style de veste sur moi, mais « mac » n’était pas le terme qu’elle aurait choisi. Je
connaissais ce regard. Je l’avais vu, cette première nuit, dans mon bureau. La
deuxième fois aussi. Et maintenant, je le revoyais dans cette cabine d’essayage.
Quelque chose changea subitement dans l’air. De l’électricité crépita entre nous
et il devint évident que la virée shopping venait de prendre un tour sexuel.
Pourtant, je ne pouvais pas faire ça. Je ne devais même pas y penser. Mais
quand elle posa les mains sur mes épaules, mon cerveau refusa de coopérer,
parce que la seule chose qui fonctionnait, à cet instant, c’était mon sang pulsant
en direction de mon sexe.
Elle se mordit la lèvre et quelque chose se cassa en moi.
Je la fis pivoter vers moi, mais avant même la fin du mouvement, elle se
laissa glisser à mes pieds.
Je m’étais juré de ne pas céder. Or, maintenant qu’elle était à genoux
devant moi, tout ce que je voulais, c’était qu’elle aille au bout. Si je ne la
touchais pas, je ne romprais pas ma promesse. Si ?
— Tu es sûre de vouloir faire ça ?
— Je suis sûre que tu as expérimenté des choses plus osées que baiser dans
une cabine d’essayage.
Elle sourit avec ironie, tout en faisant glisser ses ongles laqués de rouge
sur l’érection qui tendait le tissu de mon jean.
Je gémis.
— Tu veux qu’on compare nos expériences ?
J’agrippai ses cheveux, si doux, si soyeux entre mes doigts, et l’attirai plus
près.
— Ou tu préfères me sucer ?
Le désir enflamma ses yeux et elle n’attendit pas une seconde de plus. Ses
doigts eurent raison de ma ceinture et de ma braguette avec un savoir-faire
diabolique.
Des regrets m’envahirent à la dernière seconde.
C’est exactement ce que tu ne voulais pas. Du sexe facile. Tu n’en as pas eu
assez ?
— Attends ! On avait dit pas de baise.
Sans tenir compte de ma protestation, elle sortit mon sexe de mon jean et
de mon boxer.
— Je ne me souviens pas avoir promis quoi que ce soit, murmura-t-elle en
l’embrassant. Et ce n’est pas de la baise.
— Pure sémantique.
J’essayais de me trouver des excuses. D’abord, Grace n’était pas du sexe
facile. Ensuite, une fellation n’était pas de la baise. Je tentais de me raccrocher
à n’importe quoi, mais elle m’ôtait la faculté de penser. Elle avait pris mon
sexe dans sa bouche et ses lèvres rouges le suçaient avec un art consommé.
— Grace…
Je n’arrivais pas à détourner les yeux. Ces lèvres. Cette langue.
— Je ne peux pas…
Serrant le poing, je frappai la cloison tout en haletant de plaisir.
Elle ne répondit pas. Elle continua à me sucer, ses gémissements étouffés
résonnant contre mon sexe, m’envoyant des aiguilles de plaisir dans tout le
corps.
— Tu aimes ça, hein ?
Elle le voulait, alors pourquoi lui refuser ce plaisir ?
— Tu as tellement envie de mon sexe que tu es prête à te mettre à genoux
pour l’avoir.
Je disais n’importe quoi pour ne plus entendre les voix de la culpabilité et
de la honte.
Mais ça ne marchait pas.
Pourquoi faisait-elle ça ? Et pourquoi avait-elle accepté en premier lieu de
me préparer à affronter l’un des trucs les plus intimidants que j’aie jamais fait.
Elle lâcha mon sexe et prit une grande respiration.
— Oui, je le veux.
Son souffle brûlant sur ma peau était tout simplement magique !
— J’en ai besoin.
Je savais qu’elle me disait ce que je voulais entendre, ce qui ne m’empêcha
pas de la ramener vers mon sexe bandé, les doigts crispés dans ses cheveux
pour la maintenir en place, pendant que je me poussais dans sa bouche.
— Et tu es incroyablement douée.
C’était vrai. Si douée qu’elle aurait pu m’arracher un orgasme d’une seule
aspiration.
Le plaisir prit naissance dans mes reins et monta en une spirale irrésistible.
Elle redoubla d’ardeur, décuplant les sensations de son poing fermé et, tout à
coup, j’atteignis le point de non-retour. L’orgasme explosa et j’éjaculai dans sa
bouche.
D’habitude, je planais après le plaisir, comme si j’avais pris la meilleure
coke du marché. Mais, en cet instant, je me sentais plus bas que terre.
Même si Grace m’avait proposé son aide sans aucune arrière-pensée, par
pure gentillesse, je savais au fond de moi qu’elle m’utilisait pour combler un
manque qu’elle ne parvenait pas à gérer depuis qu’elle avait arrêté le métier
d’escort. Et qu’à un moment ou un autre, notre collaboration prendrait fin.
Cette main tendue me projetait dans le passé et me renvoyait en pleine
figure toutes les trahisons de mon enfance. Elle me rappelait combien il était
facile de rompre une promesse et de briser quelqu’un. Je ne voulais plus
jamais revivre ça. Un jour, Grace me lâcherait pour un type plus brillant, qui
aurait l’attrait de la nouveauté.
Je ne laisserais plus jamais quiconque prendre un engagement envers moi,
en sachant qu’il ne pourrait pas le tenir.
Cette promesse-là, je devais la tenir coûte que coûte.
Question de survie.
9

Grace

J’entrai dans mon bureau, chez Elle Cosmetics. Et le fait que ce soit mon
bureau pour une période bien définie me plaisait, je devais l’admettre. J’avais
toujours pensé que monter ma propre entreprise me rendrait plus heureuse,
mais depuis une semaine que je travaillais là, je m’étais fait des amis — des
relations de boulot plutôt, pour qui j’étais Grace Nolan. Diplômée de
l’université. Nounou d’accueil pour chats SDF. Et fonceuse assumée.
Pour la première fois depuis très longtemps, je me sentais moi-même. Et si
je m’efforçais toujours de déterminer quelle femme je voulais être, je n’avais
jamais été aussi proche de le découvrir.
Ce que j’appréciais par-dessus tout, c’était de ne pas être obligée de
recourir à des mensonges alambiqués pour cacher mon passé. J’étais telle
qu’on me voyait. Le nœud que j’avais perpétuellement au ventre s’était
miraculeusement envolé. J’étais une femme normale, avec un travail normal et
un avenir normal.
J’avais passé la semaine à interroger les membres de la direction, à
l’exception d’un seul, et je m’étais fait une idée bien précise de la mentalité du
personnel masculin. Colette était la seule femme cadre. Si elle voulait que les
choses bougent, elle devrait y remédier. D’autant que certains de ces messieurs
avaient intégré l’entreprise avant même l’arrivée des ordinateurs.
Mon portable vibra pour la centième fois depuis le début de la matinée. Pas
besoin de regarder le numéro pour deviner qu’Everly m’envoyait un nouveau
texto au sujet de la soirée d’inauguration. Elle allait finir aux urgences, si elle
n’abaissait pas son niveau de stress. Me bombarder de SMS pour un oui ou
pour un non était sa façon de gérer la pression. Je lui répondais « Bonne idée »
ou « Génial ! » et ça suffisait. Depuis qu’elle avait quitté la fac de droit sans
projet d’avenir, elle avait perdu confiance en elle et ça me peinait de voir ma
brillante amie mal dans sa peau.
Tout en tapant mon rapport, je songeai au détour que je ferais, ce soir, par
le refuge. Sadie allait criser, mais je n’avais pas pu dire non quand Alexandra
m’avait téléphoné pour me demander si j’avais une petite place pour un
protégé de plus. Ces chats avaient besoin d’un foyer, et moi, j’avais quatre
murs et une tonne d’affection à offrir.
Marta Sampson passa devant mon bureau et je l’appelai. Elle s’arrêta sur le
seuil, ses cheveux blonds relevés en queue-de-cheval sur le sommet de la tête.
Elle avait des traits délicats et un teint de porcelaine. On aurait dit une poupée
Barbie, exception faite de sa poitrine anormalement volumineuse pour un si
petit bout de femme.
— Oui, Grace ?
Elle me décocha ce sourire chaleureux qu’elle m’avait adressé le tout
premier jour, quand elle s’était présentée, un café à la main.
— Tu peux me parler du vice-président exécutif des relations avec les
clients ?
C’était le titre le plus grotesque que j’aie jamais rencontré dans une
entreprise !
Son sourire se transforma instantanément en grimace.
— C’est Scott. Le plus jeune frère de Colette. Il ne vient quasiment jamais,
n’en fiche pas une, mais touche le double de mon salaire.
Pas d’amertume dans sa voix. C’était juste un constat.
Marta occupait l’un des trois postes de conseil en ressources humaines et,
pour autant que j’aie pu en juger, elle travaillait beaucoup et se montrait très
efficace.
— Un des types du marketing l’a surpris en train de se faire une ligne de
coke dans les toilettes, à la soirée de Noël. Il y a quelques mois, je suis tombée
sur une fille en train de lui faire une gâterie sous son bureau, alors que je
venais lui présenter un dossier à signer. Et il a failli faire l’objet d’une plainte
pour harcèlement sexuel, quand il a fait des avances à l’intérimaire, dans la
cuisine.
Ce type était donc un désastre.
— Il est là pour la galerie, si je comprends bien ?
Ce n’était pas la première fois que je rencontrais ce cas de figure, surtout
dans une entreprise familiale.
— Quelle galerie ? Celle du musée des Horreurs ?
Marta finit par entrer et s’assit dans le fauteuil en tissu bleu, de l’autre côté
du bureau. Mon bureau.
— Sincèrement, il me donne la chair de poule.
Elle se pencha et baissa la voix.
— Je n’ai aucun scrupule à te raconter ça, parce qu’il n’a jamais eu le
moindre blâme. Comment peut-il s’en tirer avec un tel bagage ? Ça me
dépasse !
— Il est en congés, actuellement ?
C’était le seul cadre dirigeant que je n’avais pas pu rencontrer.
— Monsieur ne vient que le vendredi. Il devrait faire une apparition vers
10 h 30 aujourd’hui.
Ce ne serait pas un moment agréable, mais j’allais devoir informer Colette
que le comportement de son frère était inacceptable et qu’elle ne pouvait pas le
garder. D’après les informations que j’avais rassemblées durant la semaine, il
n’apportait strictement rien à la société, seulement des problèmes. Mais
comment réagirait-elle ? La solidarité familiale primait souvent sur la logique
dans ce genre d’entreprise et, vu que mes propres parents étaient des connards,
je ne pouvais pas m’inspirer de mon expérience personnelle.
— Viens prendre un café vers 10 h 30.
Elle s’esclaffa.
— On réservera des places au premier rang pour la parade du monstre !
Je hochai la tête en souriant, tandis qu’elle se levait et quittait mon bureau
d’un pas alerte qui scellait notre complicité silencieuse.
J’étais toujours en train de rédiger mon compte rendu quand Colette tapa à
ma porte. Comme toujours, je l’observai d’un œil professionnel. Elle n’avait
aucun goût vestimentaire mais une élégance naturelle que je lui enviais. J’étais
consciente de ma beauté et j’étais sexy. Pourtant, il y avait quelque chose
d’abîmé en moi, que je ne parvenais pas à effacer quoi que je fasse.
— Comment s’est passée votre première semaine ? demanda-t-elle en
prenant la chaise que Marta venait de libérer.
— Très bien. J’ai recueilli toutes les informations dont j’avais besoin et je
serai en mesure de vous faire des propositions à la fin de la semaine
prochaine.
— Pas chère, intelligente et rapide. Je savais que je prenais la bonne
décision en vous engageant.
Je m’adossai à mon siège en souriant.
— Je ne ferai pas de commentaire sur ce point.
— Plus vite nous définirons une stratégie, plus vite je pourrai mettre en
œuvre une politique de changement. Et, croyez-moi, cette entreprise a bien
besoin de bouger ! Ces derniers mois, la motivation a vraiment chuté et je suis
pleinement consciente que certaines choses contribuent à…
Elle laissa sa phrase en suspens. Est-ce qu’elle pensait à son frère ? Elle
agita la main comme pour évacuer une pensée désagréable.
— Quoi qu’il en soit, je veux avancer dans une nouvelle direction avec des
gens positifs et heureux à mes côtés.
— Quand j’aurai terminé mon travail, vous aurez exactement l’entreprise
que vous souhaitez.
Elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Colette ? dis-je, comme elle s’apprêtait à sortir. Je tiens à vous
remercier pour cette opportunité. Je suis contente que vous m’ayez convaincue
de travailler pour vous.
— Moi aussi, Grace. Moi aussi.
Je continuai à taper mon rapport. Je devais avoir perdu la notion du temps
parce que Marta se matérialisa subitement à la porte de mon bureau.
— L’Affreux Jojo est dans les locaux, annonça-t-elle d’une voix
essoufflée, les joues roses d’avoir couru. Je répète : l’Affreux Jojo est dans les
locaux.
Je m’esclaffai. Elle était drôle et j’appréciais d’autant plus sa gaieté que je
m’étais attendue à mourir d’ennui dans un bureau.
La description au vitriol qu’elle m’avait faite du personnage avait aiguisé
ma curiosité, et je ne pus m’empêcher de la suivre dans la cuisine pour boire
un café… Et voir de près l’Affreux Jojo — alias Scott — en action.
— Tu es sûre qu’il va venir ici ? chuchotai-je.
J’avais l’impression d’être revenue au temps de mes années collège.
Comme si Marta et moi ourdissions un plan secret pour rencontrer le garçon
le plus beau et le plus populaire de l’établissement. Sauf qu’en l’occurrence, il
s’agissait du moins populaire et du plus détestable.
— Il suit toujours la même routine, quand il vient au bureau. Il rince son
gobelet en plastique dans l’évier et met sa boisson protéinée au frigo.
Je commençais à me faire l’effet d’un visiteur dans un zoo qui attend qu’un
animal rare se montre derrière la vitre. Je versai un peu de lait dans mon café
et remuai avec une spatule en plastique jusqu’à ce que le liquide devienne beige
crémeux.
— Le voilà, chuchota Marta qui faisait les cent pas derrière moi dans la
petite cuisine.
— Bonjour, Marta !
Rien qu’au ton de sa voix, je sus qu’il venait de la déshabiller du regard.
— Et bonjour, inconnue…
À cette seconde précise, je me figeai. Les petits cheveux de ma nuque se
dressèrent, tandis qu’un frisson glacé me parcourait le dos. Sa voix était
sirupeuse, arrogante… Et abominablement familière.
— Puis-je accéder à l’évier ?
Sa respiration effleura ma nuque. Je m’écartai instantanément et me
détournai, laissant mes cheveux masquer mon profil.
Mon pire cauchemar venait de se produire ! Ici, dans cette minuscule
cuisine, dans un lieu où je venais juste d’admettre que j’aimais travailler.
— Voici Grace Nolan, dit Marta. Colette l’a engagée pour un projet
spécial.
Marta était adorable de jouer les intermédiaires, mais je ne voulais pas être
présentée. Je voulais disparaître. Hélas, je n’avais nulle part où me cacher. Je
me retournai et j’eus la confirmation que je connaissais effectivement cette
voix. Je l’entendais encore chuchoter à mon oreille, me narguer, me rabaisser.
C’était une voix que je n’oublierais jamais.
Sadie, deux autres filles et moi avions été engagées à l’occasion d’une fête
dans une université. Quinze garçons, tous chauds bouillants à l’idée de se faire
une pute.
Je me souvenais de lui parce qu’il m’avait fait des remarques avilissantes.
Des réflexions qui m’avaient amenée à me demander si je voulais vraiment
continuer comme escort. Je m’en souvenais comme si c’était hier, même si, en
réalité, les faits remontaient à un an.
Il avait voulu un plan à trois et j’avais eu la conviction que c’était
davantage pour regarder son copain que pour moi. Mais je n’étais pas là pour
juger. J’avais été payée pour baiser et la fermer.
Il me reluqua, en commençant par ma poitrine, puis en descendant. Il
remonta jusqu’à mon visage et je sus exactement à quel moment il me
reconnut.
J’étais pétrifiée de terreur, mais je ne pouvais pas laisser la peur me
paralyser, pas maintenant. Je ne pouvais pas perdre le contrôle, parce qu’il en
profiterait immédiatement. Ce type n’aimait rien davantage qu’écraser les
autres, les avoir en son pouvoir et les broyer.
J’avais tellement redouté ce moment ! Je savais que ça finirait par arriver
un jour ; je n’avais simplement pas prévu que ce serait si rapide. De tous mes
clients, il fallait que ce soit celui-là ! Celui qui m’avait donné envie de vomir
ma vie.
— Grace…
Mon prénom glissa de sa bouche et rampa sur mon corps.
— Je suis enchanté de vous rencontrer.
Il me tendit la main et j’eus la nausée à l’idée de le toucher. Mais je devais
sauver les apparences.
Si je restais figée trop longtemps, on allait finir par comprendre qu’il se
passait quelque chose. Marta allait comprendre. Je pris donc une profonde
inspiration et lui serrai la main. Je n’avais pas le choix, mais ne pus réprimer
le frisson de répulsion qui remonta le long de mon bras, à l’instant où ma main
toucha la sienne. C’était comme toucher un serpent.
— Le… Le plaisir est réciproque… Scott.
Nous n’avions pas eu connaissance des prénoms de nos clients, ce soir-là.
À quoi bon ? Nous étions payées uniquement pour baiser. Je lançai un rapide
regard à Marta. Elle m’observait avec un mélange de curiosité et de perplexité,
visiblement étonnée par la scène.
— Je suis ravi de vous avoir dans l’entreprise, Grace.
Mon prénom sur ses lèvres me donnait envie de hurler. Une chance que je
n’aie pas pris de petit déjeuner, il aurait fini en flaque sur ses souliers !
— Je suis subjugué par autant de beauté dans cette pièce ! dit-il encore.
Sur quoi, il tourna les talons avec une expression satisfaite qui me donna la
chair de poule. J’avais eu des dizaines de clients, certains gentils, d’autres
brutaux ou désagréables, mais il était le seul qui m’avait donné le sentiment
d’être en danger et de n’avoir aucun contrôle sur ce qui pouvait se passer.
J’étais sûre que, gamin, il cachait une boîte remplie de poupées Barbie
décapitées sous son lit. Ou alors des petits animaux morts qu’il avait pris
plaisir à tuer juste avec une loupe et les rayons du soleil…
Dès qu’il fut parti, Marta se précipita vers moi en déversant un flot de
paroles auxquelles je ne compris rien. Je souris et hochai la tête comme une
gentille fille bien sage, tout en essayant de calmer le tremblement qui menaçait
de me briser en morceaux.
Je quittai le bureau dans un état second, ce soir-là, et passai au refuge pour
animaux. Sans savoir comment, je réussis à discuter avec Alexandra comme si
de rien n’était. Pendant que nous allions chercher mon nouveau protégé, elle
me raconta son histoire. Un jeune couple l’avait trouvé tout tremblant et affamé
devant leur porte. Ils le connaissaient de vue : il appartenait à une vieille dame
que des ambulanciers avaient emmenée quelques jours plus tôt dans un sac
mortuaire. On ignorait le nom de la défunte — et du chat. Il n’était pas agressif,
seulement terrifié. Comment ne pas l’être, après avoir été abandonné par la
seule personne qui vous aimait ? Je comprenais très bien ce qu’il ressentait.
Mes parents m’avaient jetée à la rue et, s’il n’y avait pas eu Everly et sa grand-
mère, j’aurais fini seule. Et terrifiée.
Alexandra enfourna Monsieur Sans-Nom dans ma caisse de transport. Il
était énorme, trapu, plein de poils. À l’opposé des deux petites maigrichonnes
qui m’attendaient à la maison.
Je glissai la main dans le panier, mais il s’aplatit au fond pour éviter mon
contact.
— Viens là, mon gros.
J’étais patiente et j’attendis qu’il fasse le premier pas. Il frotta son museau
contre ma main dans un moment de détresse, puis s’aplatit de nouveau au fond.
— D’accord. Tu finiras par m’aimer. Tu n’as pas le choix.
Tout en rentrant à la maison, je ressassai la scène horrible de la matinée.
J’avais été démasquée.
En acceptant un contrat long, j’avais enfreint mes règles et cette
transgression me revenait maintenant comme un boomerang. À l’avenir,
j’allais devoir me montrer beaucoup plus prudente et verrouiller toutes les
portes, pour n’offrir aucun angle d’attaque contre moi. Ce ne serait pas facile.
Non seulement parce que je vivais avec un passé d’escort, mais aussi et surtout
parce que j’avais une dangereuse faiblesse pour un démon d’un mètre quatre-
vingt-dix. Il m’avait déjà fait craquer par deux fois, alors que je savais que
c’était une erreur.
Cette fellation dans la cabine d’essayage avait été d’une rare intensité. Une
fois de plus, Ben m’avait poussée à le supplier et à avouer des choses que je ne
voulais pas dire tout haut. Mais sa voix était irrésistible et j’étais prête à tout
pour entendre encore ses inflexions rauques et ensorcelantes tout contre mon
oreille.
Il me faisait perdre la raison et c’était pour ça que je devais mettre un
terme à notre relation. J’avais promis de l’aider et je tiendrais parole, ce serait
cependant la dernière fois. Dès que cette histoire de sacs cadeaux serait
terminée, nos routes se sépareraient.
Ben Lockwood incarnait tout ce sur quoi j’avais tiré un trait. Et si je
voulais trouver un jour l’amour avec un grand A, je devais me tenir aussi
éloignée de lui que possible.
10

Ben

Grace semblait mal à l’aise, sans que je sache pourquoi. Elle passait son
temps à regarder si elle avait un message sur son portable et, une fois encore,
je ne pus m’empêcher de penser qu’elle aurait préféré être ailleurs. Avec
quelqu’un d’autre.
Nous étions installés dans la salle de casting, assis chacun d’un côté de la
table de conférence, comme pour garder nos distances. Les sacs cadeaux
terminés étaient empilés sur le canapé, derrière elle. Mais nous avions beau
travailler sans lever le nez depuis une heure, ça n’avançait pas.
Nous n’étions même pas à la moitié de notre objectif de cinq cents sacs. En
partie parce que nous n’étions que deux, mais aussi et surtout parce que nous
avions passé la plus grande partie de notre temps à faire les idiots, au lieu
d’avancer dans notre tâche.
— Ça va ?
J’ouvris un petit sac noir et tendis la main vers une poignée de cartes
cadeaux.
Elle hocha la tête sans répondre.
Je n’en croyais rien. Elle était raide comme un piquet. Sans parler du
silence radio qui me rendait nerveux.
— Si tu es attendue quelque part, vas-y. Je peux continuer seul.
J’étais prêt à lui donner une bouffée d’oxygène si ça permettait d’éviter le
pire : qu’elle s’en aille pour de bon.
— Si je vois que je ne m’en sors pas, je pourrai toujours recruter Cory
pour qu’il me file un coup de main.
Le Pr Hughes avait bien spécifié qu’on ne devait pas confier de basses
besognes aux étudiants, mais je prétendrais ne pas avoir entendu. Et puis,
j’étais sûr que Cory ferait n’importe quoi pour moi, si je lui promettais de lui
présenter une star du X.
— Non. J’ai promis à Everly de lui donner un coup de main…
Elle glissa une carte cadeau dans un sac.
— Et j’irai jusqu’au bout.
— Tu t’es levée du pied gauche ou c’est ma tête qui ne te revient pas ?
Mauvaise question. Je n’étais pas sûr d’avoir envie d’entendre sa réponse.
Seulement, mon cerveau devenait totalement reptilien quand il s’agissait d’elle.
Depuis son arrivée, je n’arrêtais pas de me demander si elle avait une culotte
sous sa jupe grise à motifs. Elle la portait avec un chemisier blanc déboutonné
jusqu’à la provocation.
— J’ai dit que ça allait, alors lâche-moi !
Elle tira un peu trop fort sur les anses du sac qu’elle garnissait et l’une
d’elle cassa. Elle laissa tomber sa tête dans ses mains avec un soupir désabusé.
Ses cheveux auburn cascadèrent sur ses épaules.
— Sainte merde !
Je me mis à rire.
— Sainte merde ?
Elle me regarda et éclata de rire à son tour. Tout son corps se détendit, la
tension désertant peu à peu ses épaules et sa nuque.
Je tendis le bras par-dessus la table et lui pris le sac des mains.
— Je suis sûr que je peux réparer ça.
Ce n’était pas seulement son corps qui s’était radouci, son regard aussi. J’y
lus de la gratitude sans même savoir pourquoi.
Elle prit une profonde inspiration et détourna les yeux.
— Bon, où en étions-nous de notre leçon ?
Elle s’empara d’un autre sac, l’ouvrit et y glissa un produit de toilette
miniature.
Je n’arrivais pas à comprendre son fonctionnement. Aucun des mots
qu’elle prononçait, aucune de ses décisions n’avait de sens pour moi. Par
quelle pirouette étrange était-elle repassée en mode travail ?
— On a déjà réglé le problème de ta garde-robe.
Elle leva les yeux vers moi.
— À propos, ton costume sera prêt à la fin de la semaine.
Je hochai la tête.
— Maintenant, on passe aux règles d’une présentation réussie.
Elle secoua le sac pour y glisser d’autres produits.
— Avant tout, tu dois être passionné par ton sujet.
Son aplomb me fascinait. Si seulement je pouvais avoir la moitié de son
assurance, le moment venu !
— Je ne doute pas que tu puisses parler les yeux fermés de l’industrie du
porno, mais tu dois te préparer. Anticiper les questions et réfléchir à tes
réponses. Écris-les et mémorise-les. C’est de cette façon que je procède avant
toutes mes interventions.
Elle se détourna et se dirigea vers le canapé pour y déposer le sac garni.
— Tu es capable de diriger une armée d’acteurs et de techniciens,
poursuivit-elle tout en fouillant dans l’une des boîtes, sur le canapé. Mais, ce
jour-là, tu ne seras pas sur ton territoire. Il faut que tu sois sûr de toi pour que
cette confiance soit perçue par ton auditoire.
J’avais mal à la tête. Anticiper les questions ? Écrire les réponses ?
Territoire ? C’était une sorte de test ?
— Ces étudiants préparent un master en cinéma, exact ?
Elle revint s’asseoir en face de moi, un nouveau sac ouvert devant elle.
Je hochai la tête.
— Moi, je m’en tiendrais à des informations techniques. Comment se
déroule ta journée ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire du cinéma ? Est-ce
que tu as toujours voulu être réalisateur ? Où trouves-tu ton inspiration ? Ce
genre de trucs…
Pourquoi ces questions ne m’avaient-elles pas traversé l’esprit ?
J’enfouis les doigts dans mes cheveux avec un soupir frustré.
— Avec toi, tout a l’air simple. Comment sais-tu tout ça ?
Elle haussa les épaules.
— Il y avait des cours de communication, à l’université. Et j’ai fait
plusieurs présentations dans des entreprises, cet été.
J’allais m’humilier. Mon humour, mon sens de la repartie ne me
sauveraient pas, cette fois. J’étais un réalisateur. C’était moi qui disais aux
acteurs où s’asseoir, où aller, où fourrer leur sexe. J’étais le maître sur un
plateau. Mais prendre la parole devant une classe remplie d’étudiants serait la
chose la plus difficile qui m’ait été donnée de faire.
— C’est juste une question d’entraînement.
Elle attrapa un shampooing, une crème de jour et un dentifrice miniatures
qu’elle glissa dans un sac.
— J’ai une seule recommandation.
— En dehors de mon relooking complet ?
Elle rit.
— Reste en dehors du porno autant que tu peux. Ne te laisse pas embarquer
dans des considérations sur la morale dont tu ne pourrais pas te sortir.
— Mais c’est pour ça qu’on m’a invité ! Pour que je parle du business
du X. Je ne vais pas faire l’impasse.
— Tu ne vas t’attirer que des ennuis. Tu crois que je parle de mon passé
d’escort, quand je me présente ? Évidemment non ! Je n’en ai pas honte et je
n’hésite pas à aborder le sujet quand c’est nécessaire. Mais ce n’est pas une
information que tout le monde a besoin de connaître.
Elle termina un autre sac tout en égrenant ses conseils. Moi, j’étais
toujours sur le même sac depuis qu’elle avait commencé à parler.
— Les gens se prennent pour des putains de juges. Ils condamnent ce qu’ils
ne comprennent pas ou ce qui heurte leur façon de penser.
Si seulement je pouvais avoir le dixième de son assurance ! Être capable de
parler sans me demander à chaque mot si je n’aurais pas mieux fait de me taire.
Elle a de l’expérience. C’est son métier. Tu pourrais devenir aussi bon
qu’elle, si tu t’entraînais.
Mais elle avait raison. Du coup, j’étais curieux de savoir ce qui l’avait
poussée à devenir escort. Mais il y avait peu chances qu’elle partage un jour
cette information avec moi.
J’avais eu ma part de crétins bien-pensants qui me toisaient à cause de mon
métier. Et quand j’étais enfant, j’avais vu plus d’une fois Ellie se faire humilier,
snober ou mépriser parce qu’elle baisait devant une caméra. Je comprenais ce
que Grace me disait, mais mon instinct me criait qu’elle se trompait. Il me
répétait que je n’avais pas besoin d’être quelqu’un d’autre que moi-même.
Et ça t’a mené où ? Tu es resté accroché aux basques de ton meilleur ami
pendant cinq ans. Peut-être qu’en étant toi-même tu vas découvrir que tu n’es
rien. Du vent. Le néant.
— Au lieu de parler du « quoi », parle du « comment », poursuivit-elle. Ce
que je veux dire, c’est que tu ne peux pas arriver en t’exclamant : « Salut la
compagnie, mon métier c’est de pointer la caméra sur des gens à poil ! »
Pourquoi rabaissait-elle mon boulot ? Je savais bien que je ne guérissais
pas le cancer. Que je ne sauvais pas des espèces animales menacées et ne me
battais pas pour ramener la paix dans le monde. Mais mon travail avait quand
même une utilité et je le faisais de façon éthique et légale.
J’étais le vice-président d’une boîte de production de films X, qu’elle le
veuille ou non. Que je le veuille ou non. Ça me faisait mal de savoir ce qu’elle
pensait du vrai moi, celui que j’essayais de cacher sous un vernis de
désinvolture. Ce vernis ne me serait d’aucun secours dans le personnage qu’on
voulait me voir jouer et qui mettrait à nu toutes mes lacunes. Tout ce que
j’avais cru important jusqu’ici devenait subitement vulgaire, sans intérêt. Mes
objectifs, ma vie, mon travail, tout n’était qu’une farce. Parce que, dès que les
projecteurs s’éteignaient, c’était ce que je redevenais : vulgaire et sans intérêt.
Cette réalité m’épouvantait.
Mais qui était-elle pour me juger, elle qui venait de l’industrie du sexe,
comme moi ?
Je me levai pour aller me placer derrière elle. Sans lui laisser une chance
de se retourner, je posai les mains sur la table, de part et d’autre de son corps.
— Tu as un problème avec ce que je fais pour gagner ma vie ? demandai-
je d’une voix douce.
— Je n’ai jamais dit ça.
Ses doigts se crispèrent sur le miniflacon qu’elle était sur le point de
glisser dans un sac. Son corps se raidit et je serrai les dents quand son coude
heurta mon entrejambe.
— Tu n’avais pas tant de scrupules, l’autre soir, quand tu voulais que je te
baise sur mon bureau.
— Je…
Elle se tortilla pour se retourner à l’intérieur de mon étreinte et posa les
fesses sur la table.
Comme dans un trucage de cinéma, je vis sa gorge, son cou puis ses joues
s’empourprer. Je reculai pour lui donner un peu d’espace et baissai aussitôt les
yeux pour admirer ses seins.
— Tu me désires. Avoue.
Je la fixai, la mettant au défi de me répondre.
— Pourquoi tu fais ça ?
Elle se passa le bout de la langue sur les lèvres et je faillis craquer. L’envie
lancinante de la posséder, de prendre ses seins parfaits dans mes paumes
montait en moi comme la lave d’un volcan.
— Tu ne veux pas baiser avec moi. Tu ne fais que nous torturer tous les
deux.
Une forme de torture perverse. Je la désirais comme un malade, et me
refuser le plaisir de la prendre me tuait. Mais j’avais passé ma vie entière à
laisser mon putain de sexe décider à ma place, et il était temps qu’il cesse de
diriger ma vie.
— Soyons clairs, ce n’est pas que je ne veux pas, mais que je ne peux pas.
D’un pas, je me plaquai contre elle. Elle essaya de fuir mon contact en
s’inclinant en arrière, mais le mouvement poussa ses seins en avant et je fus
tenté d’y plonger le visage pour me rassasier de leur douceur. Elle respirait
plus vite et son souffle chaud caressa mon cou quand je m’inclinai, laissant
mes lèvres lui effleurer l’oreille.
— Mais tu continues à t’offrir à moi et tu es de loin la femme la plus sexy
que j’aie jamais rencontrée.
Ses yeux s’assombrirent, leur merveilleuse couleur jade dévorée par la
noirceur de ses pupilles. Je lui attrapai les hanches et l’attirai à moi, pressant
son entrejambe contre mon sexe bandé.
— Empêche-moi de continuer.
Mon sexe pulsait douloureusement contre ma braguette. Il voulait être
libéré, plonger dans son corps parfait.
— S’il te plaît, Ben.
Sa prière chuchotée était plus que j’en pouvais supporter, parce que je
n’avais aucune résistance, quand il s’agissait d’elle.
Elle leva les yeux vers moi, ses longs cils noirs frémissant tandis que nos
regards se soudaient l’un à l’autre.
— Continue.
Mon cœur s’arrêta et l’univers autour de moi aussi. Plus rien d’autre
n’existait qu’elle et moi.
Je ne cherchais pas à bâtir un avenir avec elle. Ni avec qui que ce soit. Mais
elle était la seule capable de m’apporter quelque chose d’unique : l’acceptation
de moi-même. Avec Grace, je n’avais pas de passé. Elle effaçait mon ardoise
d’un coup d’éponge. Pendant quelques semaines, quelques jours ou même
quelques heures, je pouvais être celui que je voulais, ou celui qu’elle voulait
que je sois.
Mais, en dépit du désir douloureux qui pulsait dans mon sexe et dans ma
tête, il me restait assez de raison pour me rappeler la promesse que je m’étais
faite de ne pas baiser.
Voilà pourquoi j’avais placé cette femme dans la catégorie « dangereuse »,
parce que chaque fois que nous étions ensemble, elle me prouvait que j’étais
incapable de lui résister. J’avais déjà dérogé à tous mes principes en la laissant
me faire une fellation dans une cabine d’essayage. Et tout indiquait que j’étais
sur le point de recommencer.
Il y avait une vulnérabilité troublante dans ses yeux, à cet instant. Une
émotion que, depuis que je la connaissais — c’est-à-dire moins d’un an —, je
n’avais encore jamais vue dans son regard. Grace Nolan était une femme
déterminée, elle maîtrisait sa vie et ses décisions. Si elle n’avait pas été
d’accord, elle serait déjà partie.
Elle tendit la main pour me saisir la nuque, mais je reculai. Elle m’avait
donné du plaisir dans la cabine d’essayage, maintenant c’était mon tour. Parce
que, si jamais elle me touchait, je ne répondrais plus de rien. Je la prendrais là,
sur-le-champ, pour connaître encore une fois ce que je considérais comme le
plus grand pied de toute ma vie.
— Remets tes mains là où elles étaient, lui ordonnai-je d’une voix rauque
que je ne reconnus pas.
Je vis la confusion troubler ses yeux. Mais elle reposa les mains sur la
table et agrippa le rebord.
— Tu ne me touches pas.
Elle comprit soudain et l’excitation enflamma son regard. Ses mamelons
pointèrent sous le tissu de son chemisier.
Je balayai le plateau d’un revers de main. Les produits de beauté roulèrent
et atterrirent bruyamment par terre.
On allait le faire, oui. Sur la table.
Elle portait rarement de pantalon, ce qui faisait d’elle une tentation
permanente, dans la mesure où tout ce que je rêvais de caresser et d’explorer
était à portée de main.
Ce soir-là ne constituait pas une exception. Je retroussai sa jupe centimètre
par centimètre jusqu’à dévoiler son entrejambe. Puis je glissai mon genou
entre ses cuisses et elle décolla les fesses de la table pour s’y presser, ondulant
contre ma cuisse, gémissant et haletant, tandis que je déposai des baisers le
long de son cou.
Quand elle bascula la tête en arrière, je sus qu’elle était au bord de
l’orgasme.
Elle se frotta sur mon jean, ses bas en nylon facilitant le glissement.
J’avais toujours pensé que les règles étaient faites pour être transgressées,
ce qui expliquait que je ne m’en sois imposé aucune. Aujourd’hui, je m’en étais
fixé une, une seule, et je ne pensais qu’à passer outre. Je n’avais pas de freins.
C’était peut-être la clé de la réussite de Max, de son bonheur. Il prenait du bon
temps, mais s’imposait des limites.
J’avais cru qu’il me serait facile de résister aux femmes. Mais Grace
n’était pas « les femmes ». Je savais qu’avec elle je ne cherchais pas
simplement à assouvir un désir. C’était beaucoup plus profond. J’avais besoin
d’elle, de cette connexion entre nous. J’avais beau m’en défendre, elle était le
seul rayon de lumière dans mon obscurité.
Grace

Je me frottais contre Ben sans pudeur. Comme si je n’avais pas d’autre but
dans la vie que de jouir par tous les moyens.
C’était une façon comme une autre d’éviter son regard et de prétendre que
je n’avais pas de sentiments pour lui, qu’entre nous, c’était purement sexuel.
Il ne voulait que du sexe, de toute façon. Il vivait dans le moment présent,
sans se soucier de la veille ni du lendemain. J’avais beau combattre mon
attirance pour lui et tenter par tous les moyens d’être Jade, je me sentais
différente quand il me regardait. Neuve. Réparée. Comme si on m’avait
recousue et que je découvrais la vie pour la première fois.
Il me mordit le cou et je renversai la tête en arrière avec un cri.
— Tu es prête à supplier pour atteindre l’orgasme ?
Il recula sa jambe, juste un peu, m’obligeant à glisser plus bas pour
prolonger ce délicieux contact.
Plus je m’éloignais de la table, plus mes bras et mes mains étaient obligés
de supporter le poids de mon corps, mais il était hors de question que je lâche.
— C’est ce que tu veux ? Que je supplie ?
Ma voix était hachée et je dus réprimer un gémissement.
— Peut-être bien.
Il s’amusa à rapprocher sa jambe, puis à l’éloigner.
— Peut-être que j’ai envie de te sentir défaillir dans mes bras. Peut-être…
Peut-être que j’ai besoin que tu prennes ce que je me suis promis de ne pas
t’accorder.
— Alors, donne-m’en les moyens.
Mon cœur cognait dans ma poitrine et je savais que, quand ce serait fini,
j’aurais probablement la marque de la table imprimée pour longtemps dans
mes paumes.
Pourvu que je n’aie pas aussi la marque de Ben imprimée dans le cœur !
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas, toute seule. Pas une nouvelle fois.
— Alors, prends ce dont tu as besoin.
Il avança la jambe et j’obéis.
Je sentis qu’il se penchait sur moi, m’embrassant le cou, la poitrine, la joue
et finalement les lèvres. Mais j’étais trop concentrée sur mon plaisir pour me
laisser distraire.
Contrôler mon propre orgasme avait toujours été pour moi la garantie
d’atteindre le plaisir. Cette fois, pourtant, c’était différent. Je voulais me donner
complètement. À lui. Effacer tous ceux qui l’avaient précédé et faire comme si
c’était la première fois.
Cessant de réfléchir, je laissai mon corps prendre les commandes.
Mon orgasme ne monta pas doucement il se déclencha avec la brutalité
d’un feu d’artifice. Une explosion violente qui prit naissance au plus profond
de mon ventre et me désintégra.
Mes mains lâchèrent prise et mes avant-bras supportèrent le poids de mon
buste, pendant que le reste de mon corps s’affaissait, sans forces. Je me
concentrai sur ma respiration, savourant la tension de mes seins et les spasmes
satisfaits entre mes jambes.
— Maintenant, tu vas recommencer.
Il me souleva par les épaules et m’assit sur la table.
— Mais cette fois…
Il pressa sa grande main sur mon buste et me poussa en arrière, jusqu’à ce
que je me retrouve allongée sur la table.
— Ma bouche sera entre tes cuisses.
Avant que j’aie eu le temps de reprendre mon souffle, il était à genoux et
m’arrachait mes collants. Je lui agrippai les cheveux avec un cri étouffé, tandis
qu’il continuait à déchirer la soie fine. Je sentis l’air froid sur mon sexe quand
il atteignit la couture de la taille.
Il souffla doucement sur mon ventre, avant de presser enfin sa bouche sur
mon sexe. J’en frissonnai de volupté, incapable d’esquisser un geste pour me
relever.
Il me lécha lentement, patiemment, me faisant onduler et vibrer à chaque
coup de langue. Mes jambes tremblaient. Ma tête roulait d’un côté et de l’autre.
J’avais l’impression d’être liquéfiée. Une masse tremblante de sensations.
Il pressa ses lèvres sur mon ventre et nos yeux se rencontrèrent. Ma gorge
se contracta. Ses yeux rivés sur moi étaient aussi intenses que sa langue sur
mon clitoris.
J’enfouis de nouveau la main dans ses cheveux et il frotta sa tête contre ma
paume.
Après une longue pause, il dit :
— Tu me donnes envie d’enfreindre toutes les règles de ma vie.
L’espace d’une seconde, je me sentis coupable de le pousser à rompre sa
promesse. Mais Ben était son propre maître, et la flamme, dans ses yeux, me
criait qu’il en avait envie autant que moi.
— Alors, pourquoi résistes-tu ? murmurai-je.
Il plongea son visage entre mes cuisses, et je laissai sa langue habile
m’emporter dans des abysses colorés.
11

Grace

Le cadre intimiste aux lumières tamisées du Concord Lounge avait été


métamorphosé en une somptueuse salle de bal pour la grande soirée
d’inauguration de l’hôtel.
Je n’avais pas douté une seule seconde qu’Everly réaliserait des prouesses,
mais le résultat dépassait tout ce que j’avais imaginé.
La salle grouillait de célébrités locales, de journalistes, de gros bonnets de
l’hôtellerie et, bien sûr, de personnalités mondaines. Le thème de la soirée était
les années vingt, et à l’instant où je franchis les portes, j’eus le sentiment d’être
catapultée dans un bar clandestin, à l’époque de la prohibition.
Des tonneaux supposés contenir de l’alcool de contrebande étaient
disposés autour de la pièce, et un petit orchestre jouait des standards. Des
serveurs habillés dans le style 1920 proposaient des canapés et des boissons
aux invités, leur plateau accroché autour du cou à la manière des filles qui
vendaient à l’époque des cigarettes. À l’entrée, près de la porte, les cinq cents
sacs cadeaux étaient disposés sur une table.
Après quatre orgasmes et quatre heures de travail non-stop à quatre mains,
Ben et moi avions réussi à terminer notre tâche dans les temps, la veille au
soir. Il avait livré l’ensemble dans la matinée.
Je n’avais plus vraiment l’occasion de m’habiller pour sortir, aussi avais-
je fait preuve d’imagination pour créer ma tenue. Ma robe illustrait le thème de
la soirée, toute droite, en satin noir uni, avec des franges qui m’arrivaient juste
au-dessus du genou. Le décolleté dessinait dans mon dos un V très plongeant
qui s’arrêtait juste au-dessus de mes reins. Un faux mouvement et les voyeurs
s’en donneraient à cœur joie !
J’avais trouvé un poste d’observation un peu à l’écart et sirotais une coupe
de champagne, quand Everly fonça vers moi et m’agrippa nerveusement le
bras.
— La file d’attente, à l’entrée, n’était pas trop longue ? J’aurais peut-être
dû…
— Evs !
Je posai la main sur son épaule d’un geste apaisant.
— Détends-toi. Tout se passe à la perfection.
Quand bien même il y aurait eu des imperfections, elle aurait été la seule à
les voir. À en juger par le sourire des invités, tous passaient une excellente
soirée. Ils riaient, buvaient, dansaient. Que demander de plus ?
— Il faut que tout soit parfait ! C’est une occasion unique pour Max de
faire sensation, de faire parler de lui, de…
Elle prit une grande respiration.
— Il faut que ce soit parfait.
— Je sais.
Everly avait un besoin obsessionnel de perfection. Elle avait toujours peur
de ne pas être à la hauteur et de décevoir. J’avais cru qu’arrêter ses études de
droit allégerait cette pression, mais elle avait fait un transfert d’angoisse sur
l’hôtel. Et ça commençait à m’inquiéter.
— Evs, c’est le boulot de Max. Sa responsabilité.
Elle hocha la tête ; je savais néanmoins que ce que je lui disais ne pénétrait
pas son brillant cerveau.
— Tu ne peux pas tout…
— Jade ?
Je reconnus aussitôt la voix derrière moi, et ma colonne vertébrale se
raidit. Les quelques toasts que j’avais grignotés avec mon champagne se
retournèrent dans mon estomac.
Everly regarda par-dessus mon épaule, les yeux écarquillés. Elle savait
comme moi que l’irruption de mon nom d’escort dans cette soirée n’augurait
rien de bon. Sa main se crispa sur mon bras, mais je la rassurai d’un bref
sourire. Je n’avais pas l’intention de me cacher.
Je savais exactement qui se tenait derrière moi. Cette voix m’avait demandé
de l’embrasser un nombre incalculable de fois. Elle m’avait demandé de lui
obéir, de le déshabiller, de le caresser. Mais au lieu de m’inspirer du désir, à
cet instant, elle me retournait les sangs.
Johnny New York. L’un de mes anciens clients réguliers.
Je savais que, tôt ou tard, je croiserais quelqu’un appartenant à mon passé,
mais je n’avais pas imaginé que cela se produirait deux fois de suite dans un
laps de temps aussi court. Ma rencontre avec Scott avait été pire, mais
pourquoi fallait-il que Johnny se montre ici ce soir ? Pourquoi ici ?
Je l’aimais bien. Autrefois du moins. Mais que savais-je réellement de lui ?
Je ne voyais que quelques facettes de sa personnalité. Quand il venait en ville et
qu’il m’appelait pour lui tenir compagnie.
— Jade…
Il chuchota mon prénom, un sourire dans la voix.
— C’est une délicieuse surprise de te rencontrer ce soir.
Je me tournai pour lui faire face, redressant les épaules et le menton avec
une assurance feinte. Il n’avait pas changé — suave et élégant dans un costume
gris à fines rayures.
— Que fais-tu ici ?
Il haussa les épaules.
— J’ai été invité. Je suis descendu dans cet hôtel, il y a deux semaines. Tu
l’aurais su, si tu…
— Oui, bien sûr.
Je m’éclaircis la gorge.
— Je suis passée à autre chose.
— John, dit-il en tendant la main à Everly. Je suis un… un ami de Jade.
— Johnny New York, murmura tout bas Everly, en cherchant mon regard.
D’un battement de cils, je lui confirmai qu’il s’agissait bien de celui dont
nous avions parlé, le jour où elle m’avait demandé conseil pour que sa relation
avec Max reste strictement sexuelle. Elle lui serra la main.
Mon cœur battait à tout rompre et, subitement, ma robe me fit l’effet d’un
carcan. J’avais du mal à respirer.
Il se rapprocha de moi.
— J’ai essayé de te contacter pendant des mois.
Je m’écartai instantanément.
— Si tu n’es pas avec quelqu’un ce soir, j’adorerai te…
— Tout va bien ?
Je poussai un soupir tremblant en entendant la voix de Ben. Il posa la main
au creux de mes reins et, pour la première fois depuis que j’avais entendu John
prononcer le prénom de Jade, je respirai à fond. Ben était comme un baume
qui chassait mes tensions et mes peurs.
— Apparemment, j’arrive trop tard pour réclamer ta compagnie,
commenta John.
Il but une gorgée de son scotch. Du pur malt, cinq ans d’âge. Je connaissais
sa boisson préférée. Je connaissais son film préféré. Je savais exactement ce
qu’il disait quand il était sur le point de…
— Je pense que vous confondez cette dame avec quelqu’un d’autre, dit
Ben, son regard au vitriol forant un trou entre les deux yeux de John.
J’eus brusquement envie de pleurer — de bonheur. Il savait comment voler
à mon secours et protéger mon secret, même quand il était affiché au mur en
toutes lettres, des projecteurs braqués sur lui.
— Oh non ! Je suis sûr de moi.
L’assurance de John m’avait séduite à une époque, mais en cet instant,
j’avais envie de lui enfoncer son petit sourire dans la gorge.
— Je… Je crois qu’on m’appelle, murmura Everly.
Elle s’éclipsa. Je ne pouvais l’en blâmer, j’aurais fait pareil, si j’avais pu.
John fit glisser un doigt sur mon bras nu et j’eus un mouvement de recul.
Je n’aimais pas le contact de sa peau sur la mienne. Je me sentais salie.
— Vous devriez suivre mon conseil et garder vos mains dans vos poches !
Il y avait de la rage dans la voix de Ben, un grondement féroce que je
n’avais jamais entendu avant.
— Jade et moi sommes de bons amis, susurra John.
— Vraiment ? Je n’en ai pas l’impression !
Ben me regarda, ses yeux vérifiant silencieusement comment je réagissais.
Mon cœur se gonfla de reconnaissance. J’avais eu des gardes du corps,
parfois, mais je ne m’étais jamais sentie aussi bien protégée qu’en cet instant,
la main de Ben au creux de mes reins. Tous les hommes que j’avais connus au
cours des trois dernières années m’avaient donné le sentiment d’être une
prostituée — parce que c’était ce que j’étais. Mais Ben était différent. Il ne me
jugeait pas. Il ne considérait pas que j’étais là uniquement pour son plaisir.
Celle qu’il voulait, c’était Grace, pas Jade. Et cette découverte était plus
effrayante que ma rencontre avec John, parce que Ben n’était pas l’homme
avec qui je voulais faire ma vie. Il vivait dans un gris ambigu et flou. Et moi, je
voulais un monde où le blanc et le noir seraient bien définis.
— Il n’y a rien que je puisse dire pour te convaincre de venir avec moi ce
soir ? insista John, une lueur sombre au fond des yeux.
Une compétition de mâles se déroulait devant moi et je ne savais pas du
tout comment elle allait se terminer.
Mais tu sais qui tu veux pour vainqueur.
La colère irradiant du corps de Ben m’envoya un signal d’alerte. Son
poing se ferma, prêt à fracasser quelque chose — le mur ou la figure de John.
— Encore un mot, et je te…
Je lui saisis la main pour l’empêcher de commettre l’irréparable et
l’entraînai avec moi, avant que la scène ne dégénère et ne prenne un tour
encore plus humiliant.
— C’est qui, ce connard ? gronda Ben.
J’avais espéré qu’il attendrait d’être dehors pour me questionner ; je
m’étais trompée.
— Il s’appelle John. C’était un…
Je baissai la tête. Je ne parvenais pas à prononcer le mot.
Je venais probablement d’avoir la preuve que je ne pourrais jamais trouver
mon prince charmant. Quoi que je fasse, je resterais toujours une escort. Mais,
lorsque je levai les yeux, je ne découvris que douceur et compréhension dans
le chaud regard de Ben. Je n’avais pas besoin de prononcer le mot parce que,
pour lui, le passé ne comptait pas.
Il souleva mon menton du bout de l’index.
— Je ne veux plus que tu approches ce type.
Une lueur dangereuse passa dans son regard. Une rage qui m’effraya et
m’excita à la fois.
— Je n’aime pas qu’il te touche.
Il ne voulait pas qu’un autre homme me touche, mais il ne voulait pas me
toucher non plus. Ça me rendait folle !
— Tu n’aimes pas me toucher non plus, je te signale.
Je fixai sa main, qui encerclait mon bras.
— Tu m’as davantage touchée ce soir que les deux dernières fois où
nous…
— Il était bon, au lit ?
Sa question fit dérailler mes pensées. Je ne voulais pas parler de mes
anciens clients avec lui. Ni maintenant ni jamais.
La flamme possessive dans ses yeux le trahissait. Il était jaloux ! Cette
découverte me fit chaud au cœur. Je n’étais pas assez naïve pour croire que les
deux rapports que nous avions eus au cours des deux dernières semaines
s’apparentaient à une vraie relation. Ce n’était pas ce que je cherchais,
d’ailleurs. Chaque expérience avec lui, même à sens unique, avait été
inoubliable. Mais maintenant, je voulais plus. Je voulais tout de lui !
Il resserra son étreinte et je sentis son souffle sur mon cou, chaud, intense.
— Il te donnait du plaisir ?
Je ne voulais pas non plus répondre à cette question. De toute façon, le fait
que je prenne du plaisir ou pas pendant le travail n’entrait jamais en ligne de
compte.
Devant mon mutisme, il me prit dans ses bras et me serra contre lui. Un
coup d’œil inquiet autour de moi confirma mes craintes. On nous regardait.
Les gens faisaient mine de boire leur cocktail en bavardant, mais ils nous
observaient du coin de l’œil.
— Ton silence m’oblige à imaginer une réponse que je n’aime pas.
La seule bonne nouvelle, dans cette conversation, c’était qu’il tenait à moi.
Même si ce n’était qu’un jeu, je ne représentais pas uniquement un coup d’un
soir pour lui.
— Je parie qu’il ne t’a jamais fait oublier dans quel sens mettre ta culotte.
Ça, c’était un coup bas ! La veille, il m’avait donné tellement de plaisir
qu’en me rhabillant, j’avais mis ma culotte à l’envers. J’étais dans un état
second.
Il pressa ses lèvres dans mon cou et je renversai la tête avec un cri étouffé.
— Je parie que tu n’as jamais crié son prénom comme tu as crié le mien.
Nous étions vraiment au centre de l’attention, à présent, mais pour rien au
monde je ne l’aurais arrêté. Je voulais qu’il aille encore plus loin, qu’il soit
encore plus pressant. Parce que cela ne pouvait se terminer que d’une façon, et
je n’aspirais qu’à ça. J’étais prête à puiser dans tout mon arsenal de femme
pour parvenir à mes fins. Je voulais que Ben me baise. J’en avais besoin,
encore plus que de respirer.
— Ce type est un connard, Grace. Les connards ne méritent pas de figurer
dans tes souvenirs.
Je plantai mon regard dans le sien avec défi.
— Qu’est-ce que tu peux y faire ?
— Je vais te baiser pour l’effacer de ta mémoire.
Pendant un instant, j’en eus le souffle coupé. Puis je souris, parce que
j’avais gagné et qu’il le savait.
— Et ta promesse ?
— Elle s’est envolée à la seconde où ce type t’a touchée.
Il fit glisser ses lèvres de mon cou à ma joue, puis se rapprocha lentement
de ma bouche.
— Qu’est-ce que ça veut dire, exactement ?
— Ça veut dire que, chaque fois que tu seras avec un homme, tu penseras à
moi.
Sa respiration était chaude et lourde sur mon cou.
— Chaque fois que tu te caresseras, tu verras mon visage.
Il glissa un doigt sous mon menton et le souleva jusqu’à ce que nos
regards se soudent.
— Et chaque fois que tu jouiras, tu crieras mon prénom.
S’il ne m’avait pas retenue, je me serais affaissée à ses pieds, à l’état
liquide.
— Je vais te marquer toute la nuit, Grace. Voilà ce que je vais faire.
Je n’étais toujours pas habituée à entendre mon véritable prénom pendant
un échange intime. J’espérais ne jamais m’y habituer, parce que c’était
incroyablement bon.
Il pouvait me marquer. Me baiser toute la nuit. Je savais ce qu’il me dirait
après. Il n’était pas l’homme de ma vie. Il passait sa vie à filmer des filles nues
et à enchaîner les coucheries d’une nuit. Il avait beau s’acharner à prouver son
implication au bureau, quelle crédibilité pouvait-il espérer acquérir en
travaillant dans le porno ? Il incarnait tout ce que j’aurais dû fuir et, en même
temps tout, en lui, m’attirait.
Je me rendis compte tout à coup que je n’étais pas redevenue Jade, quand
John était apparu. Je n’avais pas eu à le faire, parce que Ben s’était trouvé là
pour me rappeler que Jade était mon passé et Grace mon présent.
Et c’était Grace que je voulais être.
Un jour, je trouverais un homme qui accepterait mon passé avec le même
panache et la même compréhension que Ben. En attendant, j’allais me lancer
dans cette aventure avec lui, en espérant que baiser avec un homme hostile à
toute forme d’attachement me ramènerait à la vie.
Il sortit son téléphone et appuya sur quelques touches. Je vis le nom de
Fridge apparaître en haut de l’écran.
Il me dévisagea une dernière fois.
— Tu es sûre ?
Pour toute réponse, je glissai la main dans la sienne et je le suivis.
Il me conduisit à travers la salle de réception jusqu’à une porte fermée, à
l’arrière de l’hôtel, qui donnait sur la rue. Au lieu de l’ouvrir, il me plaqua
contre le mur et se pencha sur moi.
La scène devint plus sombre, plus intimidante. Lourde de désir. Je
distinguais à peine ses traits — la lueur de la veilleuse indiquant la sortie, au-
dessus de la porte, projetait une ombre pourpre sur son visage. Elle laissait
tout juste deviner la ligne dure de sa mâchoire, le dessin sensuel de sa bouche.
Mais elle ne masquait rien de la pression de son sexe bandé contre mon ventre.
Dur, brûlant, avide, comme la pointe tendue de mes seins.
Tout mon corps était en feu.
Il inclina son visage vers le mien et m’embrassa. Nos lèvres se joignirent
avec une synchronisation parfaite. S’il n’avait tenu qu’à moi, je lui aurais
arraché ses vêtements dans l’instant.
Mais il contrôlait la situation. Il contrôlait le rythme. Et je n’étais pas
d’humeur à le provoquer. Pas ce soir. Pas alors que j’étais si proche d’obtenir
enfin ce que je voulais.
Son téléphone vibra dans sa poche et il interrompit notre baiser pour me
prendre par la main. Des ondes électriques remontèrent le long de mon bras
jusqu’à ma poitrine, où elles se fractionnèrent en un millier de frissons
minuscules.
Il m’emmena dehors, puis dans la ruelle, où Ryan Maddox, leur plus vieil
ami, à Max et lui, nous attendait près de sa voiture, dont le moteur tournait
encore. On lui avait donné le surnom de Fridge au lycée pour la raison
évidente qu’il était aussi large et costaud qu’un réfrigérateur.
Il faisait nuit, mais la lumière des phares éclaira le petit sourire en coin de
Ryan, tandis qu’il nous regardait approcher. Comment Max avait-il pu placer
un type avec la mentalité d’un gosse de douze ans à la tête de son service de
sécurité ? Mystère. Mais j’étais trop nerveuse, trop étourdie de désir pour m’en
soucier.
Ryan fit jaillir une carte rouge au bout de ses doigts.
— Tout est prêt.
Cela me mettait mal à l’aise qu’il sache ce que nous nous apprêtions à
faire. Mais tout le monde, à la soirée, avait sans doute deviné comment la nuit
allait se terminer pour nous. Ben attrapa la carte et tapa sur l’épaule de son ami
pour le remercier.
Quand je passai devant lui, Fridge agita les sourcils d’un air suggestif.
Ben me fit entrer dans l’hôtel par la porte de derrière. Cette partie-là
n’avait pas été rénovée et les murs ternes, couleur taupe, contrastaient avec le
nouveau hall d’entrée et ses tons chatoyants de bleu et de gris. Les ascenseurs
se trouvaient à gauche, après les toilettes et l’accueil. Les portes de la cabine
s’ouvrirent avec un tintement dès que Ben toucha le bouton d’appel. Il
m’entraîna à l’intérieur. Des miroirs tapissaient toutes les parois et, pour la
première fois depuis que nous avions quitté la soirée, il me lâcha la main.
Il appuya sur le bouton de la suite en terrasse, au dernier étage, et je me
retrouvai dans ses bras, ses mains autour de mon visage, sa bouche sur la
mienne.
— Dis-moi tout ce que je fais et qu’il ne fait pas.
Il pensait encore à John. Je croyais pourtant que nous avions laissé cette
partie de la soirée derrière nous.
Ben voulait être le seul homme de mes pensées ? Il l’était déjà, parce que le
sexe avec lui, était… sans égal. Et, à voir la flamme qui brûlait dans ses yeux,
je compris que cette nuit serait inoubliable.
— Jamais personne ne m’a donné autant de plaisir que toi.
J’avais prononcé si souvent ces mots ! Je disais ce que les hommes avaient
besoin d’entendre. Pour cajoler leur ego. Pour qu’ils prennent leur pied. Qu’ils
se sentent puissants. Qu’ils bandent. Pour toutes sortes de raisons. Mais je
n’avais jamais réellement pensé tout ce que je leur avais dit. Pas une seule fois.
Jusqu’à ce soir.
Jusqu’à Ben.
12

Ben

J’ouvris la suite avec le passe. Le corps de Grace frôla le mien quand elle
entra, puis la porte se referma avec un cliquetis définitif et il me sembla que
tout l’oxygène de la pièce avait été aspiré.
Elle alla directement vers le lit et s’assit sur le bord, face à moi, lissant la
couette blanche avec ses paumes.
— Ça va mal se finir, nous deux ?
Il y avait une innocence dans ses yeux, une lumière que je n’avais encore
jamais vues.
J’avançai jusqu’à ce que nos jambes se touchent. Je repoussai doucement la
mèche qui lui tombait sur le front.
— Il y a des chances.
Nous allions brûler et nous consumer. Mais plus rien ne pouvait m’arrêter.
À la seconde où ce connard l’avait touchée, je n’avais aspiré qu’à la faire
mienne. Effacer de sa mémoire toutes ces voix, ces mains, ces visages du
passé. Elle était trop belle, trop parfaite pour être hantée par les souvenirs
d’une époque où elle avait subi sa vie. J’admirais sa détermination, sa volonté
de s’en sortir et de construire son avenir. Toutes ces choses dont j’étais, moi,
bien incapable.
Pour être tout à fait franc, ce n’était pas uniquement pour faire table rase de
son passé que je voulais la marquer de mon empreinte. J’en avais besoin pour
apaiser mes propres angoisses. Je n’avais jamais été la priorité de quelqu’un et
jamais personne ne m’aimerait plus que tout. Mais il y avait un domaine dans
lequel je pouvais être le numéro un. Celui qui éclipserait tous les autres et
qu’elle n’oublierait jamais.
Je lui pris la main et la fis se lever.
Le décolleté qui lui dénudait le dos m’avait mis en transes toute la soirée.
Je fis courir un doigt sur sa peau si douce et prolongeai la caresse sous le V,
jusqu’à l’amorce de ses fesses. Elle me facilita la tâche en descendant la
fermeture Éclair qui fermait sa robe sur le côté. Quand le vêtement tomba à ses
pieds, elle me regarda par-dessus son épaule et, l’espace d’un instant, je perdis
toute logique. Je n’arrivais pas à comprendre comment je pouvais être là, avec
cette femme magnifique. Une femme qui m’avait tendu la main au moment où
j’en avais besoin. Une femme qui voyait clair en moi, malgré mes tentatives
pathétiques pour dissimuler mon manque de confiance en moi. Cette nuit, nous
n’avions plus de passé ni l’un ni l’autre. Plus de vécu. Nous étions vierges de
souvenirs. Nous étions juste Grace et Ben.
Elle ne portait pas de soutien-gorge et il ne me fallut pas longtemps pour
faire glisser sa minuscule culotte sur ses hanches. Elle enjamba sa robe et je la
guidai vers le lit. Quand elle fut étendue devant moi, offerte, je parsemai son
corps de baisers en remontant peu à peu, jusqu’à ce que nous soyons face à
face.
J’écrasai alors sa bouche sous la mienne, et elle répondit à mon baiser
avec passion.
— S’il te plaît, Ben. J’en ai besoin, supplia-t-elle.
Elle prit mon visage entre ses mains et plongea son regard au fond du
mien. Elle semblait vouloir me sonder jusqu’à l’âme et j’eus peur qu’elle voie
le pire — mon insécurité.
Chaque fois qu’elle me suppliait ainsi, je me demandais combien de fois et
à combien d’hommes elle avait dit ces mots. Elle avait été une professionnelle.
Elle n’avait pas besoin de s’envoyer en l’air avec moi. Elle le voulait, c’était
très différent. J’aurais dû me sentir fier d’avoir été élu, mais en réalité, je
savais que je n’étais pour elle qu’un moyen de parvenir à ses fins. Elle n’avait
qu’à claquer des doigts, et des dizaines d’hommes accourraient pour prendre
ma place. C’était probablement ce qu’elle avait fait, après cette fameuse nuit où
nous avions baisé ensemble dans les locaux de White Lace. Et c’était également
ce qu’elle ferait, à l’instant où nos chemins se sépareraient.
Voilà pourquoi je devais garder la tête froide quoi qu’il arrive. Grace me
donnait envie d’être important, de compter plus qu’un autre. Pour la première
fois de ma vie, je voulais être la priorité de quelqu’un. Mais c’était dangereux,
parce que, le jour où on lui ferait une meilleure offre, elle partirait.
Et je resterais seul.
Aussi, n’y avait-il qu’une seule façon pour moi de survivre à une nuit avec
elle.
— Tourne-toi.
Elle hésita. Je lus de la méfiance dans ses yeux, de la rébellion. Elle avait
envie de refuser, mais je sus à quel instant précis son bon sens prit le dessus.
Elle voulait son plaisir, quel que soit le prix à payer. Son regard s’adoucit et je
remerciai l’univers qu’elle ait cédé.
Je ne pouvais pas affronter ce regard pendant que je la baisais. Je ne
pouvais pas prendre le risque que mes angoisses et mes doutes se reflètent dans
mes yeux. Pas alors que nous foncions à pleine vitesse vers un mur de brique,
sans avoir l’intention de ralentir.
Pendant qu’elle se retournait, je me déshabillai, attrapai un préservatif dans
la table de nuit et le déroulai sur mon sexe bandé. Puis je m’inclinai sur elle,
les mains de part et d’autre de son corps magnifique. Elle était la perfection —
douce, toute en courbes, une peau de porcelaine sans le moindre défaut.
Je glissai la main sous son ventre, l’invitant à se soulever pour me faciliter
l’accès. À l’instant où je m’enfonçai en elle, elle saisit le matelas à pleines
mains.
J’adoptai un rythme lent, afin de savourer chaque seconde. Je ne savais pas
s’il y aurait une prochaine fois, et je voulais graver ces instants dans ma
mémoire.
Elle gémissait à chacune de mes poussées et agrippait les draps avec une
telle force que ses doigts en étaient blancs. Je m’inclinai sur elle, déposais des
baisers sur son épaule, sa joue, son nez, jusqu’à ce qu’elle tourne la tête et que
nos lèvres se joignent.
— Plus fort, demanda-t-elle. Je ne vais pas me briser.
J’avais gardé le contrôle pour ne pas la brusquer, mais, quand elle
commença à se soulever à chaque coup de reins pour venir à ma rencontre,
quelque chose se brisa en moi.
Prenant appui sur une main, je lui empoignai les cheveux de l’autre et lui
basculai la tête en arrière.
— Oui, gémit-elle. Oui, comme ça !
Chaque poussée était comme un mini-orgasme me rapprochant de
l’explosion qui se produirait quelques minutes plus tard, ou quelques secondes,
si elle continuait à se presser contre moi.
Elle faufila une main le long de son ventre pour chercher son clitoris et
j’eus l’impression de recevoir une gifle. Elle avait besoin de se caresser pour
atteindre l’orgasme ? Ma faute. J’aurais dû me concentrer sur son plaisir,
m’assurer que je lui donnais ce dont elle avait besoin. Mais impossible sans
mettre en péril cette distance nécessaire à ma survie.
Je resserrai l’emprise de mes doigts sur ses cheveux à chaque coup de
reins. Plus j’approchais de l’orgasme, plus je tirais. J’entendis Grace gémir,
puis son corps se raidit. Je tirai plus fort. Cette fois, elle cria, et mon prénom
jaillit de ses lèvres en même temps qu’elle jouissait.
Les spasmes de son plaisir autour de mon sexe me firent basculer. Mon
orgasme débuta dans mes reins, puis décocha des flèches de plaisir dans toutes
les directions. Je laissai ma tête retomber en avant et respirai profondément,
cherchant sa nuque avec ma bouche. Je la mordis en même temps que
l’orgasme m’emportait.
Lorsque les spasmes refluèrent, je me dégageai lentement et passai dans la
salle de bains pour retirer le préservatif.
À mon retour, je trouvai Grace roulée en boule près des oreillers. J’aurais
pu lui lancer ses vêtements et lui donner une petite tape sur les fesses, tout en la
raccompagnant jusqu’à la porte. Mais jamais je ne lui ferais ça. Jamais.
Je me glissai près d’elle dans le lit et rabattis le drap sur nous. Elle se
blottit contre moi, sa peau chaude et humide de sueur glissant contre la mienne,
tandis qu’elle cherchait une position confortable. Je souris en l’entendant
soupirer de bien-être, l’enlaçai et laissai le sommeil m’emporter.

* * *

Je me réveillai avec le soleil dans les yeux. Il entrait à flots par les fenêtres,
éclaboussant le lit et le plafond. Je n’avais pas pensé à tirer les rideaux, la
veille, et il n’était pas impossible que nos exploits nocturnes aient eu des
spectateurs.
Grace était chaude et douce contre moi, sa main délicate posée sur mon
torse, une jambe parfaite en travers de la mienne. Elle respirait régulièrement,
elle dormait toujours. Je lui caressai doucement les cheveux.
J’avais eu une révélation comme un coup de tonnerre, durant la soirée
d’inauguration. J’étais jaloux à en crever.
Je ne l’avais pourtant jamais été. Je baisais avec des stars du X et, une
minute plus tard, je les filmais en train de baiser avec un autre partenaire,
parfois même avec plusieurs. Je n’en avais rien à cirer. Mais imaginer Grace
avec ce type, avec n’importe quel type, d’ailleurs, m’avait donné un coup de
sang et je l’avais entraînée dans la chambre d’hôtel la plus proche. Comme un
fauve emportant sa femelle dans sa tanière.
Je l’avais conduite dans la Suite Cougar. C’était Everly qui l’avait baptisée
ainsi. Il s’agissait de l’ancien penthouse de Max, qu’elle avait transformé en
pied-à-terre pour célibataire. Tapis en fourrure. Cheminée. Écran plat. Lit
circulaire et miniréfrigérateur. Max le tenait à notre disposition. Pour autant
que je sache, Ryan avait été le seul à l’occuper, depuis que Max avait ouvert
l’hôtel. Et pourtant, j’y étais avec Grace, et je la regardais dormir, comme un
abruti.
Je me dégageai tout doucement de son étreinte. Elle était si paisible ! On
aurait dit un ange dormant sur son nuage blanc. Sa peau crémeuse avait des
marques rouges. Je me souvenais de sa douceur et de sa chaleur contre mon
corps.
— Ça va ?
Je me figeai en entendant sa voix. Les battements de mon cœur
s’accélérèrent et il ne fallut pas longtemps pour que mon sexe se mette en
alerte.
— Très bien. J’allais juste boire un verre d’eau.
Je me dirigeai vers la kitchenette, retirai le plastique qui enveloppait les
deux gobelets et les remplis au robinet. Puis je revins vers le lit. Elle se
redressa sur un coude, tout en m’observant, et prit en souriant le verre que je
lui tendais.
— Lundi, c’est ta conférence.
Je lui étais reconnaissant d’avoir choisi un sujet de conversation neutre et
de ne pas revenir sur le fait que nous avions baisé. Ceci étant, elle n’avait pas
besoin de me rappeler cette échéance fatidique. Je redoutais ce moment depuis
le jour où j’avais accepté Cory comme stagiaire.
— Tu es prêt ?
Je haussai les épaules.
— Autant que je peux l’être.
Elle n’imaginait pas ce que son aide avait signifié pour moi. Combien le
simple fait qu’elle m’ait fait une promesse et qu’elle l’ait tenue avait été
important.
— Je…
Elle s’enfouit plus profondément dans le lit, comme si elle se cachait.
— Je suis disponible toute la journée, si tu veux t’entraîner.
Je ne connaissais pas ses horaires de travail. Pour être honnête, je ne savais
pratiquement rien d’elle. Seulement qu’elle était attentive, généreuse, douce
— féroce aussi, le cas échéant —, intelligente et déterminée, loyale et fiable. Et
qu’elle était la plus belle femme que j’aie jamais vue.
Maintenant que cette histoire de sacs cadeaux était terminée et qu’elle
m’avait dispensé ses conseils, nous n’avions plus aucune raison de nous revoir.
Cette pensée me causa une impression désagréable, comme si ma cage
thoracique avait subitement rétréci. Mais je ne tenais pas à analyser ce
phénomène. J’avais peur de ce que je pourrais découvrir.
— Tu veux que je t’accompagne là-bas ?
Je faillis m’étrangler avec mon eau. Elle me faisait une nouvelle
promesse ?
— Si tu préfères, je peux te quitter devant la porte de la classe, te mettre la
honte en t’embrassant devant tout le monde, et te laisser rejoindre tes petits
camarades.
Elle éclata de rire mais pas moi. Ma mère ne m’avait jamais accompagné à
l’école. Elle n’avait jamais assisté à une réunion de parents d’élèves. Savoir
que je ne serais pas tout seul, que Grace serait présente dans l’assistance était
pour moi le plus beau cadeau imaginable.
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle elle proposait de m’aider,
en dehors du fait qu’elle était… merveilleuse ? Comment lui exprimer ma
gratitude ? « Merci » me paraissait très insuffisant.
Car rien ni personne n’aurait pu me dissuader d’accepter son offre. J’en
avais trop besoin. Même si c’était une manière de placer un peu plus mon
destin entre ses mains.
13

Ben

J’hésitai devant la porte de la salle, la main sur la poignée, me demandant,


une fois encore, pourquoi diable j’avais accepté. J’avais les nerfs en pelote,
l’estomac tordu comme si une troupe de danseurs irlandais y faisaient des
claquettes.
Je n’avais jamais rien ressenti de semblable.
De la peur.
Je n’avais jamais eu peur de quoi que ce soit. Ni des serpents à sonnette, ni
du noir, ni de la mort, ni du croque-mitaine.
Comment deviner qu’une pièce remplie d’étudiants serait mon pire
cauchemar ?
— Comment te sens-tu ?
Grace posa la main sur mon bras, interrompant, comme par magie, le
tourbillon de mes pensées.
— Bien.
Menteur !
Elle s’était donné tellement de mal pour m’aider ! La dernière chose que je
voulais, c’était lui laisser penser qu’elle avait perdu son temps avec moi. Voilà
pourquoi, en rentrant chez elle, ce soir, elle trouverait un bouquet de fleurs. Je
les avais choisies une à une chez le fleuriste — une composition magnifique,
dans différentes teintes de vert qui me rappelaient ses yeux. J’aurais pu les lui
apporter moi-même, mais nous avions franchi un cap la nuit de la réception au
Concord, et j’étais désormais en territoire inconnu. Je n’avais pas l’habitude de
ce genre de… de truc.
Quel que soit le truc en question.
— Tu es très sexy dans ce costume.
Sa remarque me prit au dépourvu.
— Un compliment ?
On avait finalement craqué. Bon, d’accord, j’avais craqué et nous avions
baisé. La meilleure décision que j’aie prise depuis longtemps.
— Eh bien, puisque nous avons…
Elle se pencha plus près.
— … concrétisé, je me dis qu’il n’est pas déplacé de nous faire des
compliments. Donc…
Elle hocha la tête en souriant.
— Tu es sexy.
Elle lissa le tissu sur mes épaules, tira sur les manches et recula d’un pas
pour étudier mon apparence. Elle m’avait conseillé avec goût. Le costume était
très chic… Mais je n’étais pas moi-même. Elle manifesta sa satisfaction d’un
petit hochement de tête et leva les yeux vers moi.
Merde. J’étais en train de bander. Elle réussissait à m’exciter même quand
elle me touchait de façon platonique.
— Tu vas être génial.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, m’embrassa sur la joue, puis me
donna une petite tape sur les fesses.
— Merde, me chuchota-t-elle à l’oreille.
Un brouhaha nous accueillit quand j’ouvris finalement la porte. Grace me
quitta en haut des marches de l’amphithéâtre et je me sentis glacé à la seconde
où la chaleur de son corps s’effaça. Je me sentais vide, comme si elle avait
emporté avec elle une partie de moi. Mais je n’avais pas le temps de méditer
sur cette pensée. Pas alors que j’avais une classe entière à séduire.
Je descendis les marches jusqu’à l’estrade où le Pr Hughes parlait avec
l’un de ses étudiants.
— Ah, monsieur Lockwood ! Juste à l’heure.
Elle ne s’embarrassa pas de longues palabres.
— Pouvons-nous commencer ? Avant que les élèves ne deviennent
intenables, enchaîna-t-elle tout bas.
J’examinai l’assistance : il me sembla qu’ils étaient déjà intenables. Des
sonneries de portables retentissaient, tandis que les étudiants se montraient en
riant leurs écrans.
Le Pr Hughes s’éclaircit la voix dans le micro. Ce simple geste capta
instantanément l’attention du public et le silence se fit.
J’aperçus Cory dans la foule. Au premier rang, bien sûr, prêt à m’écouter
me ridiculiser.
— Je constate que plus de la moitié de la classe s’est sentie suffisamment
motivée pour éteindre Netflix et se montrer ce soir. Merci.
Au moins, elle avait de l’humour. Elle était peut-être différente des
enseignants auxquels j’avais eu affaire.
— J’aimerais vous présenter notre conférencier du jour. Le vice-président
de White Lace Productions : Ben Lockwood.
Des applaudissements montèrent des gradins. La nuit précédente, j’avais
rêvé qu’on me huait et que je quittais l’estrade sous les sifflets.
Le Pr Hughes s’écarta et je pris sa place devant le micro. Je cherchai Grace
au sommet de l’amphi, et elle me sourit, les deux pouces levés.
— Salut. Je…
Je me raclai la gorge.
— Oui, je suis Ben Lockwood, le vice-président de White Lace
Productions. Et, oui, avant que vous commenciez à lever la main, nous
produisons des divertissements pour adultes.
Je croisai des regards vides au premier rang. Fallait-il vraiment que je me
montre plus précis ?
— Des films X.
Un malaise flotta dans les rangs. Le Pr Hughes et Cory étaient peut-être les
deux seules personnes impartiales dans la salle.
Pas grave. J’en avais vu d’autres. La plupart des gens n’aimaient pas ce que
je faisais pour gagner ma vie. Pourquoi ces étudiants seraient-ils différents ?
— Bon… Alors, euh, en quoi consiste mon travail ?
Je tirai sur les revers de ma veste.
— Je suis également réalisateur. J’occupe les deux fonctions. D’une
certaine façon, on peut dire que je suis responsable… de tout.
Pas exactement de tout, mais d’une bonne partie, en tout cas. En fait, j’avais
l’impression de m’occuper de tout parce que, même après tout ce temps à
porter les deux casquettes, je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que je
faisais.
— Je m’occupe en particulier de la location des lieux de tournage, du
casting, du marketing, du plan média et du site web. La seule chose que je ne
fais plus trop, en tant que vice-président, c’est d’être derrière la caméra.
Une main se leva dans la foule. Elle était au bout d’un pull d’un rouge
lumineux qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer.
— Oui ?
L’étudiant ne prit pas la peine de se lever et cria :
— Vous avez un studio de tournage en ville ?
— Oui, mais on l’utilise rarement.
Je ne donnais jamais l’adresse. On aurait été, sinon, assiégés par une
cohorte de paumés, persuadés de pouvoir devenir les nouvelles vedettes du X.
— En fait, on s’en sert uniquement pour les longs-métrages. Le reste du
temps, on tourne dans des hôtels ou des maisons privées, en ville ou dans la
périphérie.
Une autre main se leva, cette fois celle d’une fille assise au fond.
— Vous êtes vraiment jeune. Quel âge avez-vous ?
Elle entortilla ses longs cheveux bruns autour de son index avec un sourire
timide.
— Vingt-quatre ans.
Un sentiment de découragement m’envahit. Il n’allait pas falloir longtemps
à ces élèves pour comprendre que j’étais un escroc et qu’ils étaient plus
qualifiés que moi, parce qu’ils étaient étudiants et que je n’avais pas été fichu
de suivre un cursus jusqu’au bout.
La fille ne prit pas la peine d’agiter de nouveau la main. Elle se leva et
demanda :
— Vous avez fait des études ?
Je secouai la tête.
— Je n’ai pas intégré une école de cinéma — enfin, si, mais je suis parti au
bout d’un semestre, quand on m’a offert l’opportunité d’être réalisateur à plein
temps pour White Lace.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes censé nous apprendre, si vous n’avez pas
de diplômes ? lança un gamin au premier rang.
Je dus serrer les mâchoires pour empêcher celle du bas de tomber. C’était
la question que je me posais depuis des semaines. Une question pertinente, à
laquelle je n’avais pas de réponse.
Qu’est-ce que je foutais ici ?
Je cherchai Grace du regard et je vis qu’elle s’était redressée sur son siège.
Nos yeux se croisèrent et je sus immédiatement comment réagir. D’un seul
regard, elle m’avait relancé en me rappelant toutes les réponses que nous
avions répétées.
— J’ai des années d’expérience sur le terrain, ce qui m’a permis de définir
ma propre vision du métier. D’imprimer ma marque, en quelque sorte.
Je regardai Grace et elle hocha la tête, avant de s’adosser à son siège.
J’avais réussi à déminer une controverse. Un sentiment de fierté gonfla ma
poitrine et j’ouvrais la bouche pour continuer, quand la catastrophe se
produisit.
Mon cerveau devint complètement inopérant. Rien. Le vide. Le néant.
Putain de moi.
Putain de conférence.
Putain de tout.
Je ne pouvais pas décrire ma vision, parce que je ne savais pas comment le
faire. Il n’y avait pas de mots dans le dictionnaire pour évoquer mon naufrage.
— Je suppose qu’on pourrait dire que… Que… Que…
J’entendis quelqu’un pouffer de rire.
— Que j’aime les plans rapprochés ?
J’avais parlé d’une voix aiguë, comme si je leur demandais si ma réponse
était correcte.
Je regardai Cory, qui avait sombré au fond de son siège. Il continuait
néanmoins à me regarder, m’invitant silencieusement à poursuivre. Il avait
honte et je ne pouvais pas lui en vouloir.
— Le cercle spatio-intime, bafouillai-je dans le micro. Je n’aime pas que le
cercle spatio-intime soit trop large. Si l’un de vous a eu l’occasion de voir
mon travail, alors…
Je m’arrêtai net en me rappelant subitement que j’étais dans une université,
avec des règles et une éthique. Je me tournai vers le Pr Hughes.
Elle hocha la tête et précisa :
— Ils ont tous plus de dix-huit ans.
Merci mon Dieu ! Pourquoi n’avais-je pas pensé à poser cette question
avant de commencer ?
Parce que tu n’as aucune idée de ce que tu es en train de faire.
— Oui, donc… Si vous avez regardé certaines scènes que j’ai tournées,
vous avez sûrement remarqué que j’affectionne les plans rapprochés. J’essaie
d’être au plus près de l’action.
Je regardai de nouveau Cory. Il hocha la tête avec un sourire.
— C’est particulièrement important si vous filmez une scène intime, que ce
soit du X ou non. L’essentiel, c’est de mettre les personnages en situation.
Je pris une profonde respiration. Je ne m’en étais pas trop mal tiré sur la
fin.
Une main se leva.
Bon Dieu de merde.
Je hochai la tête en direction de l’étudiante qui demandait la parole. Elle
avait les cheveux noir corbeau et des piercings dans le nez et la lèvre.
— Vous avez des relations sexuelles avec toutes les filles que vous
auditionnez ? demanda-t-elle.
Je secouai la tête.
— Je ne « teste pas la marchandise », si c’est le sens de votre question,
répondis-je en mimant des guillemets dans l’air.
— Vous avez été acteur dans un film ? poursuivit-elle sans donner à
quelqu’un d’autre l’opportunité de poser une question.
— Oui.
Je n’en avais pas honte, mais je savais d’expérience que ma réponse allait
finir de torpiller ma crédibilité.
— Au tout début de ma carrière, j’ai tourné plusieurs clips en plan
subjectif — vous savez, quand on ne voit pas le visage de l’acteur.
La fille à côté d’elle se leva.
— Vous avez déjà attrapé une MST ?
— Non. Nos acteurs doivent se faire dépister tous les mois. C’est une règle
incontournable.
Barbara, mon assistante, se chargeait de collecter les tests et de les vérifier.
Les questions devenaient de plus en plus précises et je vis avec un peu
d’appréhension une fille blonde lever la main, au bout de la troisième rangée.
Mais j’étais venu pour ça, après tout. Pour répondre avec sincérité à des
questions sur l’industrie du X.
Elle se leva, un sourire adorable aux lèvres.
— Vous avez été abusé quand vous étiez enfant ? C’est pour ça que vous
travaillez dans le porno ?
— Que… Quoi ?
Je la dévisageai avec incrédulité. Son sourire était charmant, mais sa
question trempée dans l’acide. Je lançai un regard à Cory, qui haussa les
épaules.
— Question suivante, enchaîna le Pr Hughes. C’est hors sujet.
Trois nouvelles mains se levèrent et le nœud qui s’était formé dans mon
ventre se resserra encore. Je commençai à transpirer à grosses gouttes. Une
chance que j’aie pris l’initiative de mettre un T-shirt sous ma chemise blanche.
Cette conférence tournait au carnage. Même Cory le savait, parce qu’il était
enfoncé dans son siège, le visage caché derrière ses mains. Il était mort de
honte d’avoir choisi un maître de stage aussi lamentable que moi.
Plusieurs mains s’agitaient dans la foule, et je choisis le garçon qui portait
un pantalon kaki et une chemise de golf.
— Comment vous faites pour vous regarder dans la glace, alors que vous
gagnez votre vie en exploitant des femmes ?
— Je vous assure que tout ce que nous faisons chez White Lace est
parfaitement moral. Nous ne forçons personne à rien.
Je risquai un regard en direction de Grace. Elle mima des ciseaux avec les
doigts pour me signifier de couper court à la discussion sur l’éthique.
Je suivis son conseil et pris une autre question.
— Vous pensez que vous pouvez avoir une famille et vivre une vie
normale ?
Ces gamins avaient-ils un don de divination ? On aurait juré qu’ils
voyaient à l’intérieur de mon âme et lisaient toutes les questions que j’y
gardais enfouies, de peur de découvrir les réponses.
Par chance, je fus dispensé de répondre. Le Pr Hughes me rejoignit sur
l’estrade et se pencha vers le micro.
— Je pense que ça suffira pour aujourd’hui. Merci à tous. Je vous verrai au
prochain cours.
Elle coupa le micro et me fixa avec compassion.
Si j’avais été du genre pleurnicheur, j’aurais fondu en larmes. J’étais venu
ici terrifié mais persuadé de pouvoir prouver que j’étais un professionnel.
Hélas, l’industrie du porno portait la marque de l’infamie. J’avais été
disqualifié, avant même d’ouvrir la bouche.
Les étudiants quittèrent l’amphithéâtre en ordre dispersé et, quand je jetai
un coup d’œil à ma montre, je me rendis compte que le désastre n’avait duré
que vingt minutes.
Il n’avait fallu que vingt petites minutes pour anéantir toute mon existence !
— Je suis désolée, monsieur Lockwood. La séance a quelque peu dérapé.
Je ne m’attendais pas à…
Je l’arrêtai en secouant la tête.
— Je ne vois pas ce que vous pouviez attendre d’autre.
Elle sourit, visiblement soulagée que je le prenne bien.
— J’espère que ça ne va pas vous décourager pour la deuxième
conférence.
Je ne pus retenir un hoquet nerveux.
— Beaucoup d’autres étudiants sont intéressés par votre carrière.
Elle avait l’air sincère. Au lieu de me congédier en se fichant de moi, elle
m’encourageait à réitérer.
Je mourais d’envie de m’enfuir en hurlant, mais je ne revenais jamais sur
une parole donnée.
— Je vous ai fait une promesse. Je serai là.
La plupart des gamins avaient quitté les lieux quand je me dirigeai vers
l’escalier. Grace m’attendait en haut des marches, mordillant nerveusement
l’ongle de son pouce.
— Ça ne s’est pas si mal passé.
Cette fois, j’éclatai de rire.
— Ça a été un désastre, tu veux dire !
Elle s’humecta les lèvres et, instantanément, je me rappelai la saveur de sa
peau en sueur.
Assez ! Arrête de penser au sexe !
— Ils ne m’ont posé que des questions intrusives, comme si j’étais un
monstre.
Je secouai la tête. Depuis que je travaillais dans le porno, c’était l’accueil le
plus agressif et le plus méprisant que j’aie jamais reçu.
— Je suis désolée.
Elle glissa la main derrière ma tête et dénoua mes cheveux tirés en arrière.
— Je ne pensais pas qu’une classe d’étudiants en cinéma se transformerait
en tribunal.
Je me passai la main dans les cheveux pour les ébouriffer.
— C’est le costume, c’est ça ? Si j’ai l’air d’un crétin…
— C’était ta première expérience. Ça nécessite de la pratique. Il faut juste
que tu prennes confiance.
Elle posa sa main sur la mienne et mêla ses doigts aux miens. Nous avions
été intimes de plus d’une façon, et à plus d’une reprise, mais bizarrement, ce
petit geste était plus intime que n’importe quel acte sexuel.
Je pressai nos mains enlacées contre mon torse.
— Je n’ai pas besoin de pratique. J’ai juste besoin de ne jamais
recommencer.
— Mais tu as la deuxième conférence.
Oui. Et je n’allais pas l’annuler, parce que je m’étais engagé.
— Il y aura deux fois plus de monde. Je me demande si je ne devrais pas
apporter une potence, pour qu’ils n’aient plus qu’à m’y pendre.
Sans que je sache comment, elle avait glissé son petit corps sous mon bras
et s’était blottie tout contre ma hanche. Pourquoi n’avais-je pas remarqué qu’il
y avait une couture plus sombre au dos de ses bas ? Pourquoi n’avais-je pas
remarqué que ses lèvres avaient la même teinte de rouge que le jour où elle
m’avait fait cette fellation ?
Reprends-toi, Lockwood. Tu sais bien qu’avec elle ce n’est pas simplement
sexuel.
Il y avait quelque chose, chez Grace, qui rendait l’acte différent. Moins
mécanique. Moins vide de sens.
Je refermai la main sur son poignet et l’entraînai dans un escalier, sur la
gauche. La lourde porte claqua derrière nous, résonnant dans le silence.
— Pourquoi ai-je le sentiment que nous ne parlerons plus de cette
conférence ?
Je la plaquai face au mur, mon bras appuyé au-dessus de sa tête. J’avais
tellement envie de la toucher que je caressai du doigt une longue mèche de ses
cheveux et la glissai derrière son oreille.
Elle se retourna vers moi, mais garda les mains dans son dos, comme si
elle avait peur de leur rendre leur liberté. Je savais ce qu’elle ressentait. Je
n’avais aucune volonté, quand il s’agissait d’elle.
— Pourquoi tout tourne toujours autour du sexe, avec nous ?
Elle me dévisagea entre ses longs cils noirs. Ils frémirent quand je fis
glisser mon doigt sur sa joue puis dans l’échancrure de son chemisier.
— Ça te déplaît ?
Pas à moi. Mon sexe m’en apporta une fois de plus la preuve flagrante,
quand je dévoilai son soutien-gorge en dentelle noire. Notre différence de
taille me permettait de voir tout au fond de son décolleté. Je mourais d’envie
de caresser sa peau douce avec mes lèvres, de lécher les globes parfaits de ses
seins et le sillon profond qui les séparait.
Pourquoi m’en priver ?
J’inclinai le visage, pressant les lèvres sur sa peau.
Elle frissonna. Il suffit de quelques baisers sur sa peau pour qu’elle
empoigne les revers de ma veste et m’attire plus près. Comme je poursuivais
ma douce séduction, elle renversa la tête en arrière pour offrir son cou à mes
lèvres.
Une porte se ferma soudain bruyamment à l’étage du dessus, le bruit
résonnant dans la cage d’escalier en ciment.
— Nous ferions mieux d’aller ailleurs. Ça fait un moment que je n’ai pas
été envoyé dans le bureau du principal !
— Sadie est dehors toute la nuit, et mon appartement se trouve à dix
minutes d’ici.
Cette soirée avait viré au naufrage. Probablement l’expérience la plus
humiliante de ma vie. Mais il avait suffi de deux minutes dans un escalier avec
Grace pour que j’oublie complètement ce désastre. Avec Grace et son
décolleté.
Elle m’avait prouvé qu’elle était quelqu’un sur qui je pouvais compter. Et
je ne voulais pas ruiner notre relation en la dénaturant. Mais mon sexe était un
crétin insatiable et ma volonté avait la consistance d’une guimauve.
— Je te suis.
14

Grace

— Alors c’est ici que tu vis ?


Ben entra dans mon espace privé, tournant la tête à droite puis à gauche
pour avoir une vue complète de mon chez-moi, même s’il n’y avait pas grand-
chose à voir.
J’esquissai un geste circulaire.
— Tout est là.
Je m’étais installée dans cet appartement avec Sadie après avoir quitté la
maison d’Everly. Déménager mes affaires de chez ma meilleure amie ne
m’avait posé aucun problème. Elle méritait d’être heureuse avec Max. Et il était
hors de question qu’elle quitte la maison que sa grand-mère lui avait laissée à
son décès pour vivre avec lui dans un hôtel.
— C’est parfait pour Sadie et toi. Que feriez-vous d’un appartement plus
grand ?
Ben avait un compte en banque bien garni, une maison avec quatre
chambres et piscine au bord du lac, mais il n’avait pas des goûts de luxe. En
fait, il vivait comme tout le monde. Cela faisait partie des choses que
j’appréciais chez lui.
— À gauche, il y a la salle de bains et les chambres. La cuisine est juste…
Je m’interrompis en découvrant un énorme bouquet sur le plan de travail.
— Qu’est-ce que c’est ?
J’allai voir de plus près et me penchai pour respirer le doux parfum des
coloquintes et de… Était-ce réellement des roses vertes ? Il y avait une carte au
milieu des tiges. J’ouvris l’enveloppe et découvris avec stupéfaction deux mots
tracés à la main sur le petit carton immaculé.
Merci. Ben.
C’était son écriture. Je retins mon souffle, pétrifiée. C’était inattendu.
Jamais je ne l’aurais cru capable d’une aussi délicate attention.
Je battis rapidement des cils avant de me retourner. Je ne voulais pas qu’il
voie que j’avais les larmes aux yeux.
— C’est toi… ?
Ma gorge se noua.
Il haussa les épaules, les mains dans les poches de son pantalon.
— Leur couleur m’a rappelé celle de tes yeux.
Il était aussi embarrassé que j’étais émue. Il m’observa une seconde entre
ses cils avant de détourner les yeux. Sa timidité était adorable et je me sentis
fondre de tendresse.
Nous avions quitté l’université chaud bouillants, mais au lieu de prendre un
taxi, nous avions parcouru à pied les dix minutes de trajet… Et la marche avait
refroidi nos ardeurs. Ben m’avait parlé de ses films de prédilection, de ses
plats préférés… Il m’avait même raconté les bêtises qu’il avait faites avec Max,
quand ils étaient adolescents.
Et il venait de m’offrir le plus romantique des cadeaux ! J’aurais voulu que
le temps s’arrête et reste figé dans le moment présent. Plus d’hier, plus de
demain…
Comme s’il avait senti de bonnes ondes, le dernier de mes protégés sortit
du placard où il vivait retranché depuis que je l’avais ramené à la maison, sauta
sur le dossier du canapé et assaillit Ben de coups de tête câlins. Incroyable !
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ben n’avait pas l’air particulièrement ravi. À le voir, on aurait dit qu’un rat
venait de ramper sur son bras.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Un chat, bêta !
L’animal colla sa grosse tête poilue sur la manche de Ben et s’y frotta en
ronronnant, jusqu’à ce qu’il trouve une position confortable entre le dossier du
canapé et le coussin.
Deux miaulements distincts résonnèrent alors dans l’entrée. Ben se
retourna d’un bond.
— Tu en as trois ?
— Techniquement parlant, ils ne sont pas à moi. Je leur sers de nounou,
jusqu’à ce qu’ils trouvent un foyer.
Je me rendais bien compte qu’avoir trois chats chez moi et pas de mec me
rangeait dans la catégorie des vieilles filles à chats, mais ils me tenaient
compagnie et, en retour, je leur offrais l’affection dont ils avaient besoin.
— Tu es nounou pour minous ?
Il me dévisagea avec surprise.
— Oui. Celui-ci est mon petit dernier.
Je me penchai pour le caresser. Il fit aussitôt le dos rond en ronronnant.
Magique ! Il avait suffi que Ben apparaisse pour qu’il se mette à aimer les
humains.
Les deux autres s’étaient approchés du canapé et s’enroulaient autour de
mes jambes.
— Ils s’appellent comment ? demanda Ben.
— La gris et blanc, c’est Cynders. La noir et blanc, Princesse.
Je caressai la tête mon nouveau protégé.
— Celui-ci n’a pas encore de nom. Je suis allée le chercher la semaine
dernière.
— Il est là depuis une semaine et il n’a pas de nom ? C’est déprimant.
Ben le caressa. Son geste me surprit. Je ne l’imaginais pas en amoureux
des chats. Il souleva le matou pour l’examiner.
— Vise un peu les muscles ! Un vrai tank.
Je m’esclaffai, tandis qu’il le soulevait plus haut pour regarder sous sa
queue.
— D’accord, je sais comment il faut l’appeler : Schwarzie.
J’éclatai de rire.
— Tu n’es pas sérieux !
— Au contraire, regarde-le.
Il le reposa sur le dossier du canapé et lui caressa la tête.
— Il pourrait mettre KO ces deux-là d’un seul coup de patte.
Il désigna du menton les deux autres chats qui continuaient à faire des
« huit » autour de mes jambes.
— Tu voudrais appeler ce chat Arnold Schwarzenegger ?
Il était peu probable que sa précédente propriétaire lui ait donné un nom
ressemblant de près ou de loin à la star de cinéma austro-américaine. Mais il
était sorti de sa retraite pour aller vers Ben. Il était donc normal que ce soit lui
qui choisisse son nouveau nom.
— D’accord. Entendu pour Arnold.
— Et voilà, mon vieux !
Il attrapa le chat et contourna le canapé pour s’asseoir face à la télé. Il posa
son nouvel ami sur ses genoux sans se soucier de mettre des poils sur son
costume sur mesure.
— Tu viens de recevoir la plus haute distinction qu’on puisse attribuer, lui
expliqua-t-il. Tu as le prénom du plus grand acteur, athlète et philanthrope de la
planète.
Arnold se dressa sur ses quatre pattes, tourna deux fois sur lui-même et se
laissa tomber sur les genoux de Ben, comme s’il avait fait ça toute sa vie.
— C’est un sacré défi, mais, vu la paire de couilles que tu as, je pense que
tu es de taille à le relever.
— Il t’a adopté.
Je souris aux deux seuls mâles de ma vie actuelle.
— Il se cachait depuis que je l’ai ramené.
— On devrait fêter ça devant un film du maître !
Ses yeux brillaient. C’était trop mignon de le voir aussi enthousiaste qu’un
gamin.
— Aide-moi à choisir un film, Arnold, dit-il au matou. Montrons-nous à
Grace dans l’un de nos meilleurs rôles.
Je m’assis sur le canapé, repliai mes jambes sous moi, puis me blottis
contre Ben.
Sur l’écran, Arnold tuait des méchants. Puis Arnold tuait d’autres
méchants. Quand il balança un type du haut d’un ascenseur en lançant
« Monumentale erreur ! », sa réplique culte, je crus que Ben allait exploser de
joie.
Et puis, soudain, je me rappelai… que nous étions censés baiser.
Je fusillai Arnold du regard. Ce maudit chat m’avait cassé mon coup !
Quand le film fut terminé, j’attrapai la télécommande d’un geste vif.
— À moi !
J’allai sur mon compte iTunes, passai en revue les films que j’avais
achetés, et choisis l’une de mes comédies romantiques préférées.
— Un peu d’amour pour changer.
— Ça marche !
Ben retroussa ses manches comme s’il s’apprêtait à disputer un concours
du plus gros mangeur.
— J’étais sûre que tu râlerais à l’idée de regarder une comédie
romantique.
— Un film est un film. Il y a le cœur et les tripes d’un réalisateur derrière
chaque image. Jamais je ne manquerai de respect à un film.
La première fois que je l’avais rencontré, je l’avais pris pour un toquard
prétentieux qui filmait des scènes de cul, après s’être retrouvé propulsé par
hasard dans le métier. Je n’avais pas soupçonné que réaliser des films, pas
seulement des pornos, était pour lui une passion et qu’il était un vrai cinéphile.
Je n’avais pas non plus imaginé que sous ses allures de dilettante, il était en
réalité peu sûr de lui — au point de paniquer à l’idée de parler en public et
d’accepter mon aide. Et jamais, au grand jamais, je n’aurais deviné qu’il était
un romantique.
Et si tout ce que j’avais cru savoir de Ben Lockwood n’était qu’un masque,
comme celui que je portais pour me protéger, quand j’étais escort ? Plus
j’apprenais à le connaître, plus j’aimais ce que je découvrais… Et plus le jeu
devenait dangereux.
— Les films que je tourne sont des comédies romantiques, d’une certaine
façon.
Il s’éclaircit la gorge.
— Bon, peut-être pas au sens traditionnel. Mais ils peuvent être très drôles,
enfin… accidentellement.
Je me mis à rire et il m’observa pensivement, tout en caressant Arnold
Schwarzenegger.
— Je n’aurais pas imaginé que tu aimais les comédies romantiques.
— Eh bien, tu t’es trompé. Je veux l’amour avec un grand A, Ben.
Je m’adossai aux coussins tandis que s’élevait la chanson d’amour du
générique.
— Je veux que le prince charmant vienne me chercher sur son cheval blanc
et qu’il m’emmène dans son château.
Ce que je gardai pour moi, c’était que j’allais avoir du mal à trouver un
prince qui ne s’enfuirait pas en hurlant, quand il apprendrait mon passé. Et que
je commençais à me dire que le grand amour pourrait bien ne jamais frapper à
ma porte.
Je tournai la tête et vis qu’il me regardait intensément.
— Tu mérites tout ça, chuchota-t-il en me caressant doucement la joue.
Je m’étonnais constamment qu’il n’ait pas de problème avec mon passé.
Était-ce parce qu’il avait baisé avec un milliard de filles ? Parce qu’il baignait
dans le porno ? Je ne voulais pas me poser la question, parce qu’à cet instant,
même si notre relation n’était pas vouée à durer, il comblait un manque dont je
n’avais pas encore soupçonné l’existence.
J’avais cru que seul le sexe nous réunissait, mais ce soir, j’avais la preuve
du contraire. Le fait que nous soyons en train de discuter au lieu de baiser me
montrait que ce que je cherchais avidement, désespérément, c’était avant tout
une connexion — cette connexion intime, émotionnelle dont j’avais été privée
dans ma vie d’escort.
— Merci, Ben.
C’était doux de savoir qu’il y avait au moins quelqu’un qui voyait celle que
j’étais réellement derrière le personnage de Jade que j’avais créé. Quelqu’un
qui ne me reprochait pas une décision prise pour sauver ma famille et payer
mes études.
— Merci de quoi ?
— De me voir.
Ben Lockwood était entré dans ma vie comme une simple distraction, mais
aujourd’hui…
— Je te vois.
Il repoussa mes cheveux en arrière, les glissa derrière mon oreille.
— Je vois tout.
Comme si ces mots avaient déverrouillé un nouveau niveau dans mes
émotions, je posai doucement mes lèvres sur les siennes. Il ne fallut pas
longtemps pour que la pression s’accentue et se transforme en désir.
Je me cambrai et glissai la main vers son entrejambe. Mais au lieu de son
pantalon, je trouvai de la fourrure.
Je reculai, partagée entre l’envie de rire et de hurler.
Je n’avais pas besoin de regarder une comédie romantique : j’étais en train
de vivre la mienne.
— Arnold Schwarzenegger, dégage !
Le chat sauta immédiatement sur le sol avec un bruit sourd, obéissant à Ben
comme s’ils étaient amis depuis des années.
Je m’esclaffai, mais n’eus pas le loisir de rire longtemps, parce que la
bouche de Ben s’empara de la mienne, affamée, insatiable, passionnée.
Il ne nous avait fallu que trois semaines pour finir ensemble dans un lit,
même si les préliminaires avaient été longs. Mais depuis, c’était comme si
nous avions toujours été amants.
J’ondulai des hanches, me pressai contre son sexe bandé à travers son
pantalon. Il serra ma taille de ses mains, pétrissant ma chair jusqu’à ce qu’il
trouve un passage sous mon chemisier, puis il souleva mon soutien-gorge
pour dégager ma poitrine.
J’empoignai ses cheveux à pleines mains, tirai sa tête en arrière pour
exposer son cou. Je léchai doucement un tendon saillant, plantai mes dents sous
son oreille, puis embrassai sa chair meurtrie.
Il se recula.
— Debout ! commanda-t-il.
Cette fois, je n’étais pas décidée à lui obéir et je le regardai dans les yeux.
— Tu as envie de jouer ? Je peux aller chercher un jeu de cartes.
Il prit mon visage entre ses paumes pour l’immobiliser.
— Si tu veux baiser ce soir, je te suggère d’obéir.
Je voulais baiser, oui. Et il le savait, ce qui ne me laissait aucun moyen de
pression.
Je me levai et restai devant lui, les jambes flageolantes, sans me soucier de
remettre de l’ordre dans ma tenue — à quoi bon ? Ma jupe était tire-
bouchonnée autour de ma taille, mon chemisier retroussé sur ma poitrine.
— Retourne-toi, penche-toi et pose les mains sur la table basse.
L’excitation fourmillait dans mon ventre. Je pris une longue inspiration
avant d’obéir. La table était un peu trop basse et je sentis immédiatement le
sang me monter à la tête.
Il ne perdit pas une seconde et déchira mes collants.
Je n’avais pas été surprise qu’il me demande une fois encore de me
retourner. Ce n’était pas une lubie. Il ne voulait pas que je voie ses yeux.
Ça ne lui posait pas de problème quand nous nous embrassions ou que
nous nous caressions, mais dès qu’il y avait pénétration, il dressait une
barrière entre nous. Agissait-il de la sorte avec toutes les femmes, ou était-ce
un traitement qu’il réservait à moi seule ?
— Ferme les yeux.
J’obéis et je sentis ses mains parcourir mon corps — mes jambes, mes
fesses, mon ventre, mes seins. Chacune de ses caresses m’arrachait un frisson
et je me mis à trembler de manière incontrôlable.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Toi, chuchotai-je. Je te vois, toi.
Il dégrafa mon soutien-gorge et l’enleva en même temps que mon
chemisier.
— Qui te touche ?
— Toi. Tes mains.
Je butai sur les mots en sentant ses lèvres déposer un baiser au creux de
mes reins.
— Ta bouche.
La dernière fois que nous avions baisé, il avait promis d’effacer de ma
mémoire tous les hommes que j’avais connus avant lui. Et il avait réussi, parce
que je ne voyais qu’un seul visage quand je fermais les yeux. Il était le seul à
savoir me faire vibrer et jouir quasiment sur commande.
Je regardai par-dessus mon épaule tandis qu’il déboutonnait son pantalon
et le laissait tomber à ses pieds. La boucle de sa ceinture fit un bruit métallique
en heurtant le sol.
— Moi, me chuchota-t-il à l’oreille, son souffle chaud et lourd sur ma
peau. Il n’y a que moi.
Son boxer rejoignit le pantalon. Il s’assit, complètement nu, sur mon
canapé. Je le regardai dérouler un préservatif sur son sexe bandé, jeter
l’emballage sur les coussins.
Il me fit signe de le rejoindre et je vins me placer entre ses jambes. Un
double gémissement nous échappa tandis que je me laissai glisser lentement
sur son sexe. Une fois mes fesses en contact avec ses hanches, il referma ses
grandes mains sur ma poitrine et me fit basculer contre lui.
Il commença immédiatement à donner des coups de reins rapides, brutaux,
ses doigts cherchèrent mon clitoris et il se mit à le caresser au même rythme.
Je ne contrôlais rien. Je pouvais à peine garder l’équilibre. L’étreinte de
son bras sur ma poitrine était trop serrée, j’avais beau enfoncer les doigts dans
le coussin du canapé, je ne pouvais pas me soulever.
Des vagues de plaisir déferlaient en moi et, au lieu de résister, je m’y
abandonnai. Chaque coup de reins me rapprochait de l’orgasme, mais j’étais
incapable d’aller au-devant de lui, parce que je ne pouvais pas bouger.
Toute tentative était inutile, cela dit, parce que Ben savait exactement ce
qu’il faisait. Il continua à me caresser, à se pousser en moi et, soudain, le
plaisir m’emporta. Tout mon corps se souleva et, alors que cela paraissait
impossible, Ben accéléra encore le rythme.
L’orgasme prit naissance dans mon ventre et embrasa chaque parcelle de
mon corps. Je sentis Ben se tendre sous moi. Il gronda contre mon oreille,
donna un dernier coup de reins et jouit à son tour.
Je m’effondrai sur lui, tandis qu’il me lâchait et basculait sur les coussins.
Il était le seul homme en qui j’avais suffisamment confiance pour baisser
ma garde. Quand j’étais avec lui, je pouvais m’abandonner sans peur, je savais
qu’il ne me ferait jamais de mal.
Pourtant, notre relation était fragile. Il aurait suffi de très peu de chose, un
souffle d’air, un mouvement un peu trop brusque pour que s’écroule le château
de cartes où nous vivions sans nous soucier du lendemain.
Voilà pourquoi je voulais mémoriser chaque moment que nous passions
ensemble. Parce que c’était peut-être le dernier. Et parce que je n’étais pas
certaine de retrouver, un jour, un tel sentiment de perfection.
15

Ben

Grace s’était levée très tôt pour aller travailler. Arnold Schwarzenegger
blotti contre moi, je l’avais regardée se sécher après sa douche avec une
serviette blanche, puis s’habiller et se maquiller soigneusement, même si elle
était plus belle encore sans artifice.
Avant de partir, elle s’était penchée pour m’embrasser sur les lèvres — et
j’avais détourné la tête.
J’avais grandi aux côtés d’une mère qui ne s’était jamais occupée de moi.
Elle menait sa vie comme elle l’entendait, sans se soucier des autres. Plus tard,
Ellie et Hirsh m’avaient appris que j’avais le droit, moi aussi, de vivre comme
je le voulais.
Jusqu’à ces derniers mois, je n’avais pas compris à quel point cette
philosophie était égoïste et superficielle. J’utilisais mon argent et mon
physique pour prendre du plaisir, au gré de mes envies, sans jamais regarder
en arrière.
Et j’avais entraîné Grace dans cette danse. Je l’avais désirée, et mise dans
mon lit. Mais je n’avais pas gardé suffisamment mes distances. Son geste
tendre, pour m’embrasser alors qu’elle s’en allait, m’avait fait l’effet d’un
rappel à l’ordre. Elle prenait trop d’assurance. Je devais mettre un terme à
notre relation avant qu’elle ait suffisamment de pouvoir pour me faire mal.
J’avais toujours su que ça ne durerait pas entre nous. Et j’en avais eu l’éclatante
confirmation la veille au soir, quand elle m’avait parlé du prince charmant.
Et moi, je n’étais le prince charmant de personne.
Pourquoi cette pensée me déprimait-elle soudain autant ?
Je m’aspergeai le visage, dénichai une brosse à dents neuve dans le placard
et me rafraîchis avant de m’aventurer hors de la chambre pour retourner
jusqu’à ma voiture, garée près de l’université.
Quand je sortis de la chambre, Sadie petit-déjeunait dans la cuisine.
— Ah, voilà le réalisateur de l’année !
— Salut, Sadie.
Je la rejoignis en étouffant un bâillement. Avant que j’aie pris place à la
table, elle me fourra une tasse de café dans la main.
— Merci.
— C’est moi qui te remercie.
Elle sortit du réfrigérateur une boîte en plastique qui contenait des fruits
bleus et rouges frais et luisants.
— De quoi ?
— D’avoir ramené Grace chez les vivants. Je commençais à penser qu’elle
allait finir chez les Carmélites.
— Comprends pas.
Je bus mon café à petites gorgées, le cerveau au ralenti.
— Elle n’a pas baisé depuis qu’elle a arrêté de travailler comme escort. Ça
devenait inquiétant.
Je me figeai. Impossible ! Grace était belle, intelligente, sexy, elle pouvait
avoir n’importe quel homme à ses pieds. Et elle m’aurait choisi, moi, pour « la
ramener chez les vivants », comme disait Sadie ? Pourquoi ?
Cette fille était une énigme, plus compliquée que les mots croisés du New
York Times. Chaque fois que je pensais la cerner, je découvrais que je m’étais
trompé. En fait, mon erreur avait été de croire qu’elle était comme les femmes
que j’avais fréquentées jusqu’ici.
Or, plus je passais du temps avec elle, plus je me rendais compte qu’elle
était une exception. Je n’avais rien à lui offrir, et pourtant, elle me proposait
son aide. J’avais cru n’être qu’un numéro dans sa vie, mais elle m’avait
apparemment choisi.
Pourquoi ?
Parce que j’étais son exception ?
— Ça ne va pas ? On jurerait que tu as avalé un crapaud.
Sadie avait relevé ses cheveux rouges sur le sommet de sa tête. Elle avait
encore des traces de rimmel autour des yeux et un peu de rouge sur les lèvres.
Elle était belle — une sirène qui pouvait entortiller n’importe quel homme
autour de son petit doigt.
— Si, si, ça va.
Tu es juste un crétin de première parce que tu as évité son baiser.
— J’ai une journée chargée.
Ce n’était pas faux. En plus de ma réunion avec les acteurs, j’avais promis
à Cory de l’emmener sur un tournage. J’avais dégagé un peu de temps en
envoyant quelqu’un faire les repérages à ma place, mais j’avais tout le
planning à monter ; au final ce serait quand même à moi de trancher et ça me
rendait nerveux.
Sadie glissa une fraise dans sa bouche et se lécha les doigts un à un. Ce
n’était pas une manœuvre pour m’allumer, juste sa façon d’être. Elle était
entrée dans son personnage d’escort comme dans un costume et ne l’avait plus
enlevé. Stella et Sadie ne formaient qu’une seule et même personne. Encore
une raison pour laquelle je trouvais Grace fascinante : elle avait réussi à
garder ses deux personnalités bien distinctes. J’aimais penser que je tenais dans
mes bras une femme qu’aucun autre homme n’avait tenue.
— Je sors courir.
Sadie attrapa une bouteille d’eau et glissa son iPod dans le brassard en
Velcro qu’elle avait fixé à son bras. Ouvrant un tiroir près de l’évier, elle sortit
une clé et la posa sur le comptoir.
— Tu fermeras en sortant ?
Je hochai la tête.
Elle glissa les écouteurs dans ses oreilles et partit.
Je posai ma tasse dans l’évier et passai sous la douche. Si je rentrais chez
moi, j’arriverais au bureau avec deux heures de retard et je ne voulais pas
laisser Cory en plan.
Il n’y avait que des shampooings et des gels aux fruits dans la salle de
bains. Je fis de mon mieux pour me rincer à fond et, en me frictionnant avec
une serviette, je notai que ma peau était toute douce. Tous ces machins que les
femmes achetaient par kilos n’étaient peut-être pas si superflus.
J’enfilai mon pantalon de costume, laissai tomber la cravate et la veste, et
portai la chemise sans rentrer les pans et ouverte au col. J’avais perdu des
litres de transpiration, la veille, mais, bizarrement, elle ne sentait pas la sueur.
De toute façon, j’avais des T-shirts propres au bureau. Je pourrais me changer,
une fois là-bas.
Je dis au revoir à mon nouveau pote, Arnold, et verrouillai la porte
derrière moi.
* * *

À l’instant où j’entrai dans le hall de White Lace, je fus saisi par le silence.
Habituellement, Barbara mettait de la musique en fond sonore. Là, rien. À la
place, j’entendis quelqu’un parler au loin. En tournant au bout du couloir, je
reconnus ma propre voix.
Cory était penché sur le bureau de Barbara. Ils regardaient tous les deux
quelque chose sur l’écran de l’ordinateur.
Plus j’approchais, plus ma voix résonnait fort.
En me voyant, Barbara saisit précipitamment sa souris et le son s’arrêta.
Elle s’éclaircit la gorge et fourra un dossier dans les mains de Cory.
— Emporte ça sur le tournage, aujourd’hui.
Cory hocha la tête et recula, la culpabilité peinte en toutes les lettres sur
son visage écarlate.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je m’arrêtai devant le bureau, jetai un coup d’œil à l’écran de l’ordinateur
de Barbara. Elle avait coupé le son mais pas fermé la fenêtre. Et je me vis…
Face aux étudiants, dans l’amphithéâtre, dans mon costume ridicule de
maquereau.
— Pitié, dis-moi que c’est toi qui as filmé !
Cory ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
Je tournai l’écran vers moi. À la vue du logo rouge et noir dans le coin
gauche, mon estomac se retourna.
YouTube.
Quelqu’un avait posté ma conférence sur YouTube !
— Nom de Dieu…
— Ce n’est pas moi, Ben. Je vous le jure !
Cory leva les mains dans un geste de défense.
— Je sais que ce n’est pas toi.
Barbara n’osait même pas me regarder. Bon… La seule façon de montrer
que je n’y attachais pas d’importance, c’était d’en rire.
— Tu as entendu le passage où une fille demande : « Vous avez déjà eu une
MST ? » Ne rate pas ça, c’est le meilleur moment.
— Oh Ben, je suis désolée. Tu ne méritais pas ça.
Coupant court aux trémolos, je me dirigeai vers mon bureau. Le
programme était chargé, aujourd’hui, je n’avais pas de temps à perdre.
Cory me suivit.
— Franchement, ce n’est pas si catastrophique, dit-il en s’asseyant en face
de moi.
— Pas si catastrophique ?
Je lâchai un rire amer. Si j’avais encore un espoir d’être pris au sérieux,
cette vidéo venait de l’anéantir.
— Vous avez déjà dû être confronté à cette situation. Des gens qui vous
regardent de haut, parce que vous bossez dans le porno.
Bien sûr. Et en temps normal, j’y étais préparé. Quand j’étais simplement
Ben, le réalisateur de films X. Mais je n’avais pas prévu que le coup de
poignard viendrait d’une classe d’étudiants censés avoir envie d’enrichir leurs
connaissances, et alors que, pour la première fois de ma vie, j’essayais de me
montrer professionnel.
Bon sang, quelle farce !
Non, c’était moi la farce.
Tout comme mon espoir de finir mon boulot dans les temps, avant
d’emmener Cory sur le tournage comme je le lui avais promis.

* * *

La journée n’avait été qu’une longue succession d’imprévus et de tuiles.


J’avais touché le fond quand la responsable marketing de l’un de nos points de
vente les plus importants avait appelé pour me hurler dans l’oreille que nos
livraisons étaient toutes bourrées d’erreurs, et ce pour le troisième mois
consécutif. L’horreur… Pour couronner le tout, Hirsh avait une fois de plus
zappé la réunion marketing mensuelle, celle où nous déterminions toute notre
stratégie publicitaire, notre présence sur les réseaux sociaux et un tas d’autres
« bricoles » du même tonneau.
Comment pouvais-je espérer asseoir mon autorité, si lui-même la
contestait ?
Cela dit, rien de tout cela n’était parvenu à effacer de mon esprit
l’humiliation de ma prestation sur YouTube. Pas même le fait d’avoir
finalement emmené Cory sur son premier tournage d’un porno. Encore que, à
la réflexion, je n’aurais peut-être pas dû commencer par une scène d’orgie. Ses
yeux allaient sûrement rester exorbités pendant une semaine !

* * *
À la fin de cette journée de cauchemar, je me décidai à passer chez Max et
Everly. J’avais besoin d’un peu de chaleur humaine.
— Le voilà ! s’écria Max depuis le salon, à l’instant où je franchis la porte.
La star de YouTube est arrivée !
Merde. J’allais traîner cette casserole toute ma vie.
— Comment tu sais ?
Max explosa de rire.
— Ryan m’a envoyé le lien par texto à la seconde où tu le lui as dit.
— Je choisis mal mes amis.
Je me laissai tomber à côté de lui sur le canapé, les bras ballants.
— Allez, courage !
Il me gratifia d’une petite bourrade.
— Ce n’est pas si nul.
— C’est humiliant.
Grace s’était trompée. J’avais eu l’air d’un débile face à des gamins qui
avaient plus d’instruction et de convictions que j’en aie jamais eu.
— Qu’est-ce que je vais dire à ton père ?
— T’inquiète. Il n’a pas la culture Internet. Et quand bien même, il ne serait
pas en colère.
Pas en colère ? Je ne voyais pas comment. Son bras droit avait explosé en
vol devant une classe d’étudiants. Devant des clients potentiels.
— Ta prestation va attirer les curieux et booster les ventes, tu verras. Rien
de plus efficace qu’une mauvaise publicité !
Je continuais à ne pas y croire.
— J’en ai fait des conneries, dans ma vie. Bien pire que ça. Mais elles ne se
sont jamais retrouvées sur Internet.
— Quel genre de conneries ?
Grace nous rejoignit, un plateau dans les mains. Everly la suivait avec les
verres.
— J’invoque le cinquième amendement.
Je me levai pour aller m’asseoir sur la chaise, les jambes croisées devant
moi.
— Le cinquième amendement n’existe pas au Canada, glissa Everly, tout en
posant les verres sur la table basse. Le droit de ne pas avoir à s’incriminer soi-
même est régi par les articles onze et treize de la Charte canadienne des droits
et libertés.
Elle posa la main sur sa bouche.
— Ça alors. C’est sorti tout seul !
Elle avait l’air stupéfaite. Personnellement, je n’étais pas surpris. Elle avait
été une étudiante en droit brillante, avant de tout lâcher.
— Bon, alors j’invoque les articles onze et treize, dis-je.
— Tu refuses de nous raconter toutes les choses scandaleuses et
inavouables que tu as faites ? demanda Grace.
Je lui souris avec défi.
— Après toi…
Pas question d’être le seul à révéler mes petits secrets. Et puis, j’étais
curieux de connaître certains détails de son passé. Ça me permettrait de
comprendre pourquoi et comment elle était devenue la femme qu’elle était
aujourd’hui.
— Et si on jouait à un jeu de la vérité ? suggéra-t-elle.
— D’accord.
Je me levai et me dirigeai vers le placard où Max rangeait les alcools. Je
sortis une bouteille de tequila et une de vodka. En revenant, j’attrapai quatre
shots sur le minibar.
— Le jeu s’appelle « Qui a déjà… ? » Celui qui répond oui vide son verre.
Je regardai Grace, afin de commencer par une question facile.
— Qui a déjà fait une fellation ?
Grace et Everly sourirent et vidèrent leur shot de vodka.
Je continuai sur le même thème, alternant les questions masculines et
féminines, sachant que ma réponse à la question suivante serait un choc.
— Qui a déjà baisé avec un homme ?
Je regardai Grace et, au moment où elle leva son verre, je levai le mien.
Elle en resta la bouche ouverte et le verre en l’air.
— C’est une blague ? s’étrangla Everly en se tournant vers Max. Tu étais
au courant ?
Il hocha la tête.
— Qui a déjà participé à une orgie, tous sexes confondus ?
J’avais toujours pensé que plus on était de fous, plus on riait. Mais pas avec
Grace. La seule idée qu’un autre homme la touche me rendait fou de rage.
Everly fut la seule à ne pas lever son verre. J’en étais à mon sixième et j’en
avais assez de ce jeu. Je l’avais initié parce que je voulais apprendre certaines
choses sur Grace, mais au fond en avais-je réellement envie ?
— Je crois qu’on va s’arrêter là.
— Il y a un rabat-joie dans la salle, ce soir !
Grace me décocha un clin d’œil et vida un shot de vodka sans même
répondre à une question.
— Quelle est ton expérience d’escort la plus bizarre ? lui demanda Max.
— Voyons…
Elle s’adossa à son fauteuil et réfléchit.
— J’ai eu un client qui aimait me regarder faire le ménage pendant qu’il se
masturbait.
Elle se pencha en avant, les yeux brillants.
— J’en ai eu un autre qui voulait que je lui lise les aventures de Babar
avant d’aller au lit.
Nous échangeâmes des anecdotes sur nos histoires de coucheries et quand
nous eûmes beaucoup ri et bu de vodka, Max porta Everly à l’étage en lui
parlant doucement à l’oreille.
— Bon et maintenant ?
Grace m’observa depuis le canapé, une lueur coquine au fond des yeux.
Maintenant ? Nous pouvions rentrer chacun chez soi, ou baiser. Je savais de
quel côté allait ma préférence, mais je ne voulais pas la forcer à faire quelque
chose qu’elle ne voulait pas.
Un sourire entendu flotta sur ses lèvres et je me demandai quelles pensées
canailles pouvaient lui traverser l’esprit en cet instant.
Elle se leva, contourna la table basse et s’arrêta devant moi. Tendant la
main, elle dit :
— Viens avec moi, si tu veux vivre.
J’éclatai de rire en reconnaissant une réplique d’Arnold Schwarzenegger.
— C’est l’une de mes préférées !
Elle haussa les épaules.
— Pas de mérite, j’ai cherché sur Google.
Peu importait, c’était une attention touchante. Elle était vraiment
incroyable. Et moi de plus en plus en danger de succomber.
Elle agita l’index pour m’inviter à la suivre.
Et j’obéis.
Elle me guida vers l’escalier et me fit monter à l’étage, en me poussant
dans le dos avec ses deux mains.
— Ils ne vont pas nous entendre ? chuchotai-je par-dessus mon épaule.
Everly, qui avait fini complètement ivre, dormait probablement déjà. Quant
à Max, ma foi, il ne se souciait guère de ce que je faisais ou non avec Grace,
même si c’était sous son toit.
— À ton avis, qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ? Et pourquoi elle n’a
pas de verrou ? murmura-t-elle en s’arrêtant sur le palier.
Elle colla son oreille sur le battant en bois.
— C’est une salle de cinéma.
Max avait passé des semaines à trouver les circuits électroniques et le
mobilier. Je l’avais aidé.
Elle fit la moue.
— Zut alors ! Je croyais que c’était un sexodrome.
Je m’esclaffai.
— Un sexodrome ?
— Une pièce où on fait un tas de trucs cochons.
Elle agita les sourcils.
— Tu crois que, parce que Max a travaillé dans le porno, c’est une bête de
sexe ?
— Eh bien… Tu es une bête de sexe, alors… Oui.
Elle pouffa.
Je savais qu’elle plaisantait ou, du moins, je voulais le croire. Il y avait
tellement d’amalgames dans ce métier ! Comme chaque fois que je me sentais
blessé, je pris le parti d’en rire.
Je la poussai contre la porte du « sexodrome ».
— Et tu n’as encore rien vu !
Elle frissonna dans mes bras. J’adorais que tout ce que je lui disais lui
fasse cet effet-là.
— Je ne demande qu’à voir.
Elle m’échappa et se dirigea vers la chambre d’amis.
— J’ai un sac rempli de sex toys qui me disent que tu n’es pas si
irrésistible que ça.
— C’est un défi ?
Je pouvais rivaliser avec n’importe quel sex-toy, et elle le savait. Alors,
pourquoi me provoquait-elle ?
Parce qu’elle en avait envie ?
— Non, une constatation.
Elle agrippa ma chemise et m’attira plus près.
— Il y a au moins huit godes et six vibros dans ce sac. Plus quelques
accessoires. Je veux que tu les utilises tous, sans exception.
— Qu’est-ce que tu fiches avec ce matériel ?
— Ils ne sont pas à moi mais à Everly.
Elle eut un petit hoquet. Je n’avais jamais rien entendu d’aussi adorable.
— Même si, finalement, elle n’a jamais…
Elle agita la main devant son visage.
— Bref, c’est une longue histoire.
Pas le temps pour une longue histoire.
— Je crois t’avoir déjà prouvé que je n’avais pas besoin d’accessoires
pour te faire décoller.
Je lui empoignai les fesses et la plaquai contre moi.
— Alors, si tu veux que ça devienne vraiment animal, je n’ai qu’une seule
question.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Laquelle ?
— Est-ce qu’il y a les aventures de Babar dans ce sac ?
Elle éclata de rire. Je la bâillonnai de ma main pour étouffer son rire.
— Ça va être bestial, Grace !
Je remplaçai ma main par mes lèvres et l’embrassai durement.
Quand je reculai, elle était haletante, le regard assombri. Elle enfonça les
ongles dans mes bras.
— Promis ?
16

Grace

J’avais invité Ben dans mon bureau à l’heure du déjeuner, afin de lui faire
travailler sa seconde intervention devant les étudiants dans un lieu neutre.
Autrement dit, un endroit où nous ne finirions pas tout nus au bout de cinq
minutes.
Je quittais mon bureau pour aller me rafraîchir aux toilettes, quand Marta
m’intercepta, sa queue-de-cheval voltigeant sur son épaule.
— L’Affreux Jojo a décidé de nous honorer de sa présence aujourd’hui, et
on n’est même pas vendredi !
Je me figeai. Ah non, je ne voulais pas que Ben et l’Affreux Jojo — enfin,
Scott — se retrouvent dans les mêmes locaux ! Pas question qu’un élément de
mon passé surgisse, alors que Ben était avec moi, pas après la scène avec
Johnny New York, le soir de l’inauguration.
Je me mordis la lèvre. Je refusais toute collusion de mon passé avec mon
travail, pourtant, je venais de demander à Ben de me rejoindre ici. Décidément,
je n’en étais plus à une incohérence près ! Incroyable comme ma vision des
choses avait changé depuis…
Depuis que nous avions couché ensemble. Depuis qu’il m’avait offert des
fleurs. Depuis que je m’étais rendu compte qu’il était très différent de ce que je
croyais.
Je m’aperçus subitement que Marta était bouche ouverte, l’œil extatique.
— Oh putain ! Ne te retourne pas, mais il y a un type super canon qui vient
de sortir de l’ascenseur. Il est juste sublime… Oh ! merde !
Elle se cacha derrière moi.
— Il regarde dans notre direction.
« Juste sublime ? » « Super canon ? » Elle parlait de Ben à coup sûr.
Elle continuait à l’observer par-dessus mon épaule.
— Oh mon Dieu ! Il est accoudé au bureau de l’accueil.
Son visage s’enflamma et vira au rouge vif.
— Il m’a regardée !
Elle poussa un gémissement.
— Je crois que je viens de jouir.
Je m’esclaffai et me retournai pour contempler à mon tour Ben Lockwood
dans toute sa splendeur.
— Je me suis trompée, c’est toi qu’il regarde.
Elle resta derrière moi, le menton posé sur mon épaule.
— Tu sais quoi ? Si ses yeux étaient des lasers, tu serais réduite à un petit
tas de frites, à présent.
Ben se redressa et se dirigea vers nous, un sac de fast-food à la main. Il
était en jean, et le contraste avec la population masculine cravatée et sans un
faux pli qui travaillait ici était saisissant. Mais, bizarrement, j’aimais ça. Il était
à l’opposé de l’image que je me faisais de l’homme idéal, mais jusque-là,
aucun spécimen « cravaté et sans faux pli » ne m’avait fait trembler, palpiter et
mourir de plaisir. Même en tenue décontractée, Ben avait l’air de sortir des
pages du magazine GQ.
— La température vient de passer en mode caniculaire, chuchota Marta en
agitant la main devant son visage comme un éventail. Il y a des vibrations
sexuelles partout, c’est indécent !
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Marta, voyons !
Elle retrouva son sérieux.
— Tu le connais ?
Je hochai la tête, juste un peu, pour que Ben ne sache pas que nous parlions
de lui.
Elle croisa les bras sur la poitrine.
— Tu as couché avec lui ?
Je baissai les yeux, mais hochai de nouveau la tête.
— Je suis dégoûtée. Tu n’es qu’une sale veinarde !
— Tu n’imagines même pas à quel point, murmurai-je.
Plus Ben approchait, plus le bourdonnement que je ressentais chaque fois
que nous étions en présence l’un de l’autre s’amplifiait.
Il s’arrêta devant nous et nous salua d’un petit mouvement du menton. Je
déglutis quand il se passa la main dans les cheveux pour les discipliner.
— Salut, coassai-je, avant de m’éclaircir la voix.
À ma grande surprise, il me prit par la nuque et me planta un baiser sur les
lèvres. Ce fut si rapide que je n’eus pas le temps de réagir. Ben venait de
m’embrasser — en public !
Marta n’était pas la seule à être hypnotisée. Deux filles du département
marketing s’approchèrent pour se présenter et lui sourirent d’un air béat, tout
en le dévorant du regard.
Impossible de leur en vouloir. J’étais dans le même état.
L’une des deux finit par lui demander la raison de sa présence et, avant
même de savoir comment, nous nous retrouvâmes toutes les quatre dans l’une
des salles de conférences, à l’écouter répéter son intervention.
À la minute où elles eurent connaissance de sa profession, la discussion
partit en vrille.
— Franchement, le sexe anal, c’est dégoûtant, non ? demanda Marta.
— Marta !
Je lui donnai un petit coup de coude.
— Quoi ? Je suis sûre que plein de femmes se posent la question. Même
chez les pros, il doit y avoir des jours où l’autoroute est encombrée.
Ben était très à l’aise sur le sujet. Il répondit sans le moindre embarras.
— Ça arrive, en effet. Mais les accidents de ce type font partie du boulot.
Il haussa les épaules. Il était détendu, plein de charme. Si seulement il
pouvait avoir cette attitude devant les étudiants !
Marta poussa un soupir.
— Qu’est-ce que j’aimerais avoir un boulot où je pourrais dire à mes
patrons : « Ça me fait chier » — littéralement.
Ben éclata de rire. Et je ne pus m’empêcher de ressentir… de la jalousie.
C’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait et je ne savais pas du tout
comment réagir. Hausser les épaules ? M’inquiéter ? Intervenir ?
Tu n’as pas besoin de faire rire Ben. Toi, tu lui donnes des orgasmes.
Game over.
— Ben, ça te dirait de venir au pot de départ de Bob Crane, samedi soir ?
demanda Marta, tout en plantant sa fourchette dans sa salade verte.
— Marta, je ne crois pas…
Je lançai un bref regard à Ben, à l’autre bout de la table. Bob Crane était
probablement le seul cadre dirigeant de Elle Cosmetics que je n’avais pas
envie de voir partir, mais ce n’était pas pour autant que je voulais le présenter à
Ben.
Ben n’était pas mon petit ami, même si notre attitude pouvait avoir laissé
entendre le contraire. Il n’avait aucune raison de participer à cette soirée, et je
n’avais pas prévu de l’inviter.
Contrairement à moi, il n’eut pas l’air surpris par la proposition.
— Ce serait avec plaisir, dit-il sans me quitter des yeux. Mais je ne suis pas
sûr d’être libre.
Mes trois collègues soupirèrent de déception. Franchement ? Leurs
roucoulements commençaient à m’énerver ! Au moins, Ben savait où était sa
place. Proche, mais pas trop. Avec moi, mais pas complètement. Notre
compréhension tacite me donnait toute satisfaction, tout en me décevant
cruellement. Avais-je envie de l’emmener à cette soirée ? De le présenter à tout
le monde comme mon petit ami ?
Je ne voulais pas réfléchir à la réponse.
Ben fit rire tout le monde avec des histoires drôles et des anecdotes
pendant que nous déjeunions. Je ne comprenais pas pourquoi il n’avait pas fait
montre de cette même aisance à l’université, l’autre jour. Il avait un véritable
don de conteur et abordait les sujets les plus délicats avec beaucoup de
réalisme et de simplicité.
Au lieu de se forcer à entrer dans le rôle du vice-président de White Lace,
il aurait mieux fait de rester lui-même. Je ne l’admettais pas souvent mais, cette
fois, je m’étais trompée. Je l’avais poussé à jouer un personnage pour
impressionner son auditoire. Quelle erreur ! Je m’étais projetée en lui, parce
que c’était une méthode que j’appliquais constamment à moi-même pour
pallier mes propres lacunes. Mais Ben n’avait pas besoin de tricher. Pour
briller, il lui suffisait d’être Ben Lockwood au naturel.
Il continuait à discuter en souriant avec mes collègues, quand je vis
soudain Scott passer devant la salle de conférences. Il s’arrêta net en
découvrant notre petite réunion.
Du coup, je m’approchai de Ben et passai un bras autour de sa taille. La
marque d’affection était peut-être un peu trop appuyée, mais, en me voyant
avec quelqu’un, Scott me laisserait peut-être tranquille.
Ben se laissa faire sans poser de question. Au contraire — il m’attira plus
près et planta un baiser au coin de mes lèvres.
Quand il avait des élans de tendresse comme celui-là, j’avais du mal à
reconnaître l’homme qui ne voulait pas me regarder quand il baisait avec moi.
Il s’acharnait à me tenir à distance, sans que je comprenne pourquoi. Même si,
de mon côté, je m’agrippais à ce qui me restait de volonté pour ne pas
succomber, j’avais mal de voir qu’il s’entêtait à m’exclure de sa vie.
Mes quarante-cinq minutes de pause-déjeuner écoulées, je le raccompagnai
à l’ascenseur.
— C’était génial, dit-il en appuyant sur le bouton d’appel. Exactement ce
dont j’avais besoin. On se voit ce soir ? Chez moi ?
Il me prit la main, et ce seul contact suffit à remettre de l’ordre dans le
tumulte de mes pensées et à m’apaiser.
Depuis le premier jour où nous avions couché ensemble, je ne pouvais pas
me trouver dans la même pièce que lui sans avoir immédiatement envie de
sexe. C’était une sorte de réflexe pavlovien, déclenché par sa seule présence. Et
puis, les semaines avaient passé, nous avions discuté ensemble, ri ensemble,
baisé ensemble — et le réflexe ne se déclenchait plus de façon automatique.
Était-ce le signe que l’effet de la nouveauté était en train de s’estomper ?
Étrange… J’avais le sentiment que le simple contact de ses doigts enlaçant les
miens était bien plus intime que le sexe, bien plus troublant.
Je reculai, presque soulagée d’avoir une excuse pour décliner son
invitation.
— Je ne peux pas. J’ai promis à Everly une soirée entre filles. Nous avons
été si occupées, l’une et l’autre, ces dernières semaines que c’est à peine si
nous nous sommes vues.
La cabine d’ascenseur tinta et les portes s’ouvrirent derrière Ben.
— Demain, alors ?
Je vis de l’espoir dans son regard, de la vulnérabilité aussi.
— Demain, oui, parfait.
Il recula dans la cabine sans me lâcher des yeux.
Les portes se refermèrent et, soudain, il ne fut plus là. Mais mon cœur
continua à battre follement et mes lèvres à sourire toutes seules.
Je regagnai mon bureau, navrée d’avoir à attendre vingt-quatre heures
avant de le revoir. C’était la première fois que je ressentais cette sensation. Il
n’y avait qu’une seule personne, dans ma vie, que je ne supportais pas de ne
pas voir tous les jours et c’était Everly.
L’après-midi passa à toute vitesse. J’avais perdu la notion de l’heure et tous
mes collègues étaient partis depuis longtemps quand je me décidai à arrêter de
travailler. Je levai les yeux de mon écran, et mon sang se glaça.
De l’autre côté de la cloison vitrée se tenaient Scott et deux amis à lui. Ils
me regardaient comme des visiteurs dans un zoo.
Scott tapota l’épaule de son ami.
— Je t’avais dit que c’était elle.
L’ami en question sourit et sa grimace lascive me rappela les manières
répugnantes de Scott. Ma gorge se dessécha.
— On fait livrer les putes directement au bureau, à présent ? Trop génial !
On se croirait dans un fast-food !
Ils éclatèrent de rire tous les trois.
Je reconnus l’un des deux hommes avec lui : il avait participé à la fameuse
soirée d’étudiants. L’autre m’était inconnu. J’étais terrifiée. Je ne pouvais pas
m’empêcher de penser qu’ils n’étaient pas là uniquement pour me regarder. Ils
avaient un plan tordu en tête, et ne me laisseraient pas le choix, parce que
j’avais été escort et que, d’une certaine façon, ça m’enlevait le droit de dire
non.
Je serrai mon stylo dans mon poing fermé pour m’en servir comme d’une
arme en cas de besoin.
— Ta sœur est au courant qu’elle a engagé une pute ?
Ils parlaient de moi comme si je n’étais pas là.
Scott secoua la tête.
— Je ne sais pas encore comment je vais le lui dire. Peut-être à l’occasion
de l’une des réunions avec la direction. Cette fois, Madame Je-Sais-Tout s’est
pris les pieds dans le tapis ! Je m’en délecte à l’avance !
Il allait utiliser mon passé pas seulement pour m’humilier mais pour
démolir sa sœur.
Ce type était un salaud sur toute la ligne.
— Pourriez-vous poursuivre votre conversation ailleurs ? dis-je
froidement. J’ai beaucoup de travail.
Mais ils restèrent là, tous les trois, les yeux injectés de sang, les pupilles
dilatées. Ils n’étaient pas dans leur état normal. La terreur me noua la gorge.
— Allez, Jade, détends-toi ! On va bien s’amuser ensemble.
— Je ne m’appelle pas…
— On va boire un verre en ville. Tu devrais venir avec nous.
Les récits de Marta tournoyaient dans ma tête. Toutes ces histoires de
drogue, de harcèlement sexuel. Même si je réussissais à me sortir de cette
situation saine et sauve, comment pourrais-je porter plainte ? C’était le frère de
la patronne. Elle se rangerait forcément de son côté. Et mon passé jouait en ma
défaveur.
— J’ai d’autres projets pour la soirée. Désolée.
J’appuyai sur les touches Control-Alt-Delete de mon clavier pour le
verrouiller et n’attendis pas que l’ordinateur se coupe pour le fermer.
— Je viens d’envoyer un texto à mon amie pour lui annoncer que
j’arrivais.
Je contournai mon bureau, franchis la porte et sortis sans les regarder.
Mon cœur battait à se rompre mais, par miracle, ils ne m’empêchèrent pas de
passer.
Je m’engouffrai dans l’ascenseur et fonçai vers ma voiture. Une fois à
l’intérieur, je verrouillai toutes les portières et respirai enfin, pour la première
fois depuis que Scott et ses acolytes étaient apparus derrière la vitre de mon
bureau.
Les mains tremblantes, je sortis mon téléphone de mon sac et envoyai un
texto à Everly pour lui dire qu’il s’était produit un imprévu et que je devais
rester au bureau une partie de la nuit. J’avais honte de lui mentir, mais j’avais
besoin de me réfugier au seul endroit où je pourrais craquer sans qu’on me
pose de questions. Et sans qu’on me juge. Everly était ma meilleure amie, mais
elle me questionnerait pour savoir ce qui m’avait mise dans cet état. Moi, je
voulais seulement oublier. Et il n’y avait qu’une personne pour m’y aider.
Ben.
Je fis le trajet en un temps record. En tournant dans son allée, je priai
silencieusement pour que le petit choc sous mes pneus soit une pierre et pas un
animal.
J’appuyai sur la sonnette. Je la pressai cinq ou six fois, jusqu’à ce que la
sonnerie résonne en continu dans ma tête. Puis je tambourinai. J’avais besoin
de le voir, de calmer le tremblement incontrôlable qui me secouait de la tête
aux pieds.
La porte s’ouvrit et son visage s’illumina en me voyant.
— Grace ! Je suis content que tu sois venue.
Je me jetai dans ses bras. Il me tint serrée contre lui, une main derrière ma
tête, l’autre sous mes fesses pour me soulever. J’enroulai les jambes autour de
sa taille. Je ne voulais plus le quitter, plus jamais !
J’avais envie de croire qu’il m’avait attendue, même si j’avais décliné son
invitation. Et qu’au moment où j’avais sonné, il était en train de penser à moi, à
nous, à l’incroyable alchimie qui nous unissait.
Bien sûr, ce n’était qu’un rêve. Mais le désir, lui, était bien réel. Puissant.
Brûlant. Dévorant. J’étais assaillie par des émotions que je m’étais juré de ne
jamais ressentir, et je ne savais pas comment les gérer.
— Tu trembles, chuchota-t-il. Qu’est-ce qui est arrivé ?
Je secouai la tête.
— Plus tard.
Je n’avais pas envie de parler. Je n’étais pas venue pour ça.
J’avais besoin de lui et de la seule façon dont il savait se donner à moi.
J’écrasai ma bouche sur la sienne. La chaleur et la douceur de ses mains
sur mon corps, voilà ce que je voulais. Voilà ce qui allait me permettre
d’oublier cette scène affreuse. Je ne demandais rien d’autre.
La seule chose dont j’eus conscience, ensuite, c’était que nous étions à
l’étage et que nous nous embrassions comme des fous dans le couloir de sa
chambre. Je trébuchai sur le seuil et ma hanche heurta quelque chose. Je
détachai ma bouche de la sienne avec un cri étouffé.
— Ça va ?
Il posa la main sur l’endroit exact où je m’étais fait mal et effectua un petit
massage.
Mon hochement de tête l’encouragea à continuer.
Il fit glisser mon manteau de mes épaules et je dégageai mes bras des
manches. Le vêtement tomba par terre. J’empoignai alors Ben par les cheveux,
attirant son visage vers le mien pour reprendre ses lèvres. Mon cœur grondait
dans ma poitrine. Je voulais que ce soit encore plus intense, encore plus brutal.
Il tira sur mon chemisier d’un geste impatient. Les boutons voltigèrent et
rebondirent sur le sol. Avant que j’aie pu reprendre mon souffle, il me fit
pivoter et me poussa contre la commode.
Quand il leva la tête, nos yeux se rencontrèrent dans le miroir. Je l’entendis
reprendre son souffle. Visiblement, il ne s’attendait pas à mon reflet dans le
miroir. Avait-il oublié sa présence ? Je basculai la tête contre son épaule pour
lui dire que j’étais prête. J’étais toujours prête pour lui.
Mais il fit un pas sur le côté, appuya la main sur mon dos et me fit pencher
en avant jusqu’à ce que ma poitrine touche le plateau de la commode. Une fois
encore, il se cachait de moi. Pour une raison que je ne parvenais pas à
comprendre, il mettait une barrière entre nous.
J’ancrai mes pieds dans le sol, les mains à plat. La fraîcheur du bois
rafraîchissait ma joue brûlante. Il recula jusqu’à la table de nuit pour prendre
un préservatif. La taille du sexe qu’il sortit de son pantalon aurait comblé
n’importe quel réalisateur de film X. Mon ventre se noua. Je n’étais pas
stupide, je savais qu’il avait eu des centaines de partenaires avant moi,
pourtant, l’imaginer avec d’autres femmes me rendait folle. Même si j’étais
mal placée pour être jalouse, compte tenu de mon passé.
Le mieux était de ne pas y penser. J’étais ici pour oublier, pour obtenir la
seule chose que j’étais venue chercher : le plaisir. Et Ben était un champion
dans ce domaine.
Tout le reste n’avait aucune importance.
Ma résolution de garder mes distances se désagrégea à la seconde où il
pressa les lèvres sur mon dos. La chaleur de sa bouche alluma en moi un feu
que j’aurais été bien incapable d’éteindre.
Il déposa une pluie de baisers sur ma peau jusqu’à mes épaules, repoussant
mes cheveux sur le côté pour dégager ma nuque. Ses mains ne restèrent pas
inactives. Il descendit le zip de ma jupe qui tomba à mes pieds quand il tira
doucement dessus.
Je portais un porte-jarretelles et des bas que Ben prit le temps d’admirer en
s’agenouillant, puis il me caressa longuement les fesses et les cuisses,
enflammant chaque centimètre carré de ma peau nue. Il glissa une main entre
mes jambes et taquina mon clitoris à travers le triangle de dentelle de mon
string, mais c’était trop doux. J’en voulais plus. Beaucoup plus.
Impatiente, je me poussai en arrière, les coudes appuyés sur le meuble,
m’interdisant de me retourner et de le dévorer de baisers. Je voulais bien le
faire à sa façon, mais à condition d’obtenir satisfaction.
Il me contenta pendant un moment, glissant ses doigts en moi, mais trop
vite, il recula.
— Il s’est passé quelque chose.
Ce n’était pas une question. Il savait que j’étais bouleversée. J’avais peut-
être sous-estimé son intuition. Ou alors, nous avions passé trop de temps
ensemble et il me connaissait suffisamment pour deviner.
— Tu vas me dire quoi.
Il continua à jouer avec mon clitoris, doucement, malicieusement, juste ce
qu’il fallait pour me rendre folle, sans déclencher un orgasme.
Non. Je ne le laisserais pas entrer dans ma tête. Je ne voulais pas. J’avais la
situation sous contrôle. Je devais simplement me détendre, vider mon esprit et
mon corps, pour pouvoir ensuite réfléchir à un moyen de résoudre mon
problème au bureau.
— Je n’ai rien à dire.
Il dessina des cercles autour de mon clitoris et ma tête ploya en avant.
Oui. Oui. Oui.
— Je suis venue uniquement pour ça.
Je levai les yeux, fixant mon reflet. Mon regard était chaviré, mes lèvres
gonflées, mon rouge à lèvres à moitié effacé.
— Je suis venue pour que tu me baises.
Il referma les doigts sur mon string et arracha le triangle de fine dentelle.
Je contractai les cuisses pour apaiser le besoin douloureux entre mes jambes.
Mais, maintenant, mon corps tout entier brûlait, cherchait l’assouvissement.
J’écartai davantage les jambes pour m’offrir à lui.
— S’il te plaît, Ben.
— Tu crois que tu peux venir ici et te servir de moi en prétendant que tout
va bien ?
Tout mon corps se raidit quand il me donna une claque sur les fesses.
— N’oublie pas qui je suis, ma douce. Je suis maître dans l’art d’utiliser le
sexe pour oublier les sentiments.
Il me donna une nouvelle claque sur les fesses et je poussai un cri aigu.
C’était trop bon. J’en voulais encore.
— Tu n’es pas la seule à aimer jouer, Grace.
Je le regardai par-dessus mon épaule, droit dans les yeux.
— Je ne joue pas.
Avec un regard de défi, il abattit une fois encore la main sur mon
postérieur. Je me détournai en souriant. C’était la réaction que j’attendais.
— Je te donnerai ce que tu veux…
Il enfouit la main dans mes cheveux et les tordit, me ployant la tête en
arrière. La douleur irradia dans ma nuque mais ça m’était égal.
— Mais à une condition.
— Laquelle ?
Ma voix était assourdie.
Je lui donnerais tout ce que j’avais. Je lui promettrais tout ce qu’il voulait,
pourvu qu’il me prenne dans les trente secondes.
— Tu dois me dire pourquoi tu es venue ici ce soir.
Non !
Il me lâcha les cheveux et mit un préservatif. Sans perdre une seconde, il se
positionna entre mes jambes, pressant le bout de son sexe contre moi. Il le
frotta contre mon clitoris et je gémis sous la caresse.
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas.
— Oh si. Je te garantis que c’est ce que tu vas faire !
Il m’empoigna de nouveau par les cheveux. Cette fois, il trouva mon
regard dans le miroir et je laissai échapper un cri étouffé.
Ses yeux me pénétraient jusqu’à l’âme. Je ne pouvais rien lui cacher ; je
n’étais même pas sûre de le vouloir. Il me donnerait tout ce que je voulais, et
probablement même davantage. Il me suffisait de céder à sa demande.
— S’il te plaît…
J’essayai de me pousser contre lui, mais il me saisit par les épaules pour
m’empêcher de bouger.
J’avais besoin de lui, et ce besoin incontrôlable de trouver l’apaisement
l’emporta sur la raison.
— D’accord. Je te le dirai. Je le promets.
À la seconde où je prononçai les mots, il entra en moi.
— Ben…
Je chuchotai son prénom, la joue appuyée sur la commode.
Chaque caresse, chaque poussée, chaque gémissement m’ancrait dans le
présent. J’avais tout oublié du lendemain. J’avais oublié pourquoi j’étais venue
ici.
Ses caresses et sa fessée m’avaient déjà amenée au bord du gouffre. Il n’en
fallut pas beaucoup plus pour que je bascule dans l’extase.
Les mains de Ben sur mes seins, je jouis, tandis qu’il continuait ses assauts.
Il me rejoignit quelques secondes plus tard, étouffant ses grondements de
plaisir dans mon cou.
— Grace…
Son souffle haletant caressa mon oreille.
— Je crois que je ne pourrai jamais cesser de te désirer.
Mon cœur battait à tout rompre, mais pas à cause de l’orgasme qui venait
de me transpercer. Levant le bras, je lui caressai les cheveux.
— Je ne veux pas que tu cesses.
Je voulais qu’il me désire à la folie. Mais je savais qu’il n’était pas
l’homme d’une seule femme. Et moi, j’avais besoin d’un homme qui ne
voudrait me partager avec personne.
Dans l’amour avec un grand A que je voulais vivre, il n’y avait pas de
place pour trois.
17

Ben

Qu’avais-je fait ?
Je m’étais honteusement servi du sexe pour parvenir à mes fins. J’avais
déjà eu recours à ce moyen de pression par le passé, mais uniquement dans le
cadre d’un jeu librement consenti. Aujourd’hui, c’était différent. J’avais voulu
obliger Grace à me révéler ses pensées les plus intimes. Je l’avais manipulée.
Quand j’avais accepté son aide pour mes conférences, je n’avais pas
imaginé qu’il se passerait quelque chose entre nous. Bien sûr, nous avions une
attirance très forte l’un pour l’autre, mais je ne pensais pas que ça irait plus
loin. Et pourtant, j’avais de plus en plus de mal à aller me coucher le soir sans
penser à elle et sans me demander si elle pensait à moi également.
— Comment se fait-il que tu possèdes une maison aussi fabuleuse à
seulement vingt-quatre ans ? murmura-t-elle.
J’aimais la façon dont son corps alangui par le plaisir se blottissait contre
moi. Sa question neutre prouvait qu’elle n’était pas prête à soulever un coin du
rideau. Peut-être était-ce à moi de montrer l’exemple.
— Ellie et Hirsh Levin ont été incroyablement généreux avec moi. Ils
m’ont élevé comme leur propre fils.
Elle se redressa sur un coude.
— Everly m’a dit un jour que tu avais grandi chez eux.
Je hochai la tête.
— Qu’est-ce qui est arrivé à tes parents ?
Je sentis ma gorge se nouer. Elle dut percevoir ma tension, parce qu’elle
cessa de décrire des arabesques du bout du doigt sur mon torse. Sa question
était naturelle et ma réponse aurait été plus facile si je lui avais raconté, comme
à tout le monde, qu’ils étaient morts.
— Je n’ai pas connu mon père.
Elle chercha aussitôt ma main et la serra dans la sienne, comme si elle était
en présence d’un animal effrayé qui risquait de s’enfuir au premier
mouvement brusque.
— Et ma mère était beaucoup trop occupée à collectionner les amants pour
s’encombrer d’un gamin. Elle passait son temps à me faire des promesses
aussitôt oubliées. Elle ne m’a jamais aidé à faire mes devoirs, elle n’est jamais
venue aux fêtes de l’école…
Au bout de quelques années, j’avais cessé d’en souffrir. J’étais immunisé.
— Ellie Levin est venue la voir, un jour, quand j’avais onze ans. Max lui
avait parlé des conditions dans lesquelles je vivais. Elle m’a trouvé seul dans
l’appartement, avec un paquet de chips pour tout repas. Ma mère était partie
rejoindre un de ses amants. Ellie lui a laissé un mot sur la table, m’a pris par la
main et m’a emmené. Ma mère est passée me récupérer deux semaines plus
tard. Elle venait juste de se rendre compte de mon absence…
J’avais une boule dans la gorge. C’était la première fois depuis des années
que je repensais au jour où elle avait sonné à la porte des Levin, expliquant
qu’elle était ma mère et qu’elle venait me chercher.
— Elle était nerveuse en entrant dans le hall de la somptueuse maison des
Levin. Elle regardait autour d’elle avec un mélange de crainte et d’envie.
Je revoyais surtout sa gêne, quand elle s’était installée sur le canapé du
salon. Assise au milieu des œuvres d’art et des bibelots en cristal, elle sentait
bien qu’elle n’était pas à sa place.
— Elle et moi nous sommes regardés en silence. Au bout d’un long
moment, elle m’a demandé comment j’allais. Sa question était tellement
grotesque que j’ai éclaté de rire.
Elle m’avait abandonné. Quelle réponse attendait-elle donc ?
— Finalement, Ellie nous a rejoints et elle m’a envoyé jouer dans la salle
de jeux au sous-sol avec Max. Aujourd’hui encore, j’ignore ce qu’elles se sont
dit. Ellie n’a jamais voulu me le répéter, et ma mère a toujours refusé d’en
parler.
Mais, comme elle est repartie sans moi, j’ai supposé qu’elles avaient passé
un accord financier. Ma mère a sans doute renoncé à ses droits sur moi contre
de l’argent. Elle m’a vendu. Pour quelle autre raison Ellie se serait-elle
obstinée à me cacher la vérité ?
— Même à onze ans, je savais que ma mère était une moins-que-rien.
Grace resserra l’étreinte de ses doigts autour des miens.
— Je n’avais plus du tout de parents, mais j’ai trouvé la paix auprès des
Levin. Pour la première fois de ma vie, j’avais un foyer. Je me sentais protégé,
aimé.
Les Levin avaient le cœur sur la main, et pas seulement avec moi. Lui
faisait des dons généreux à plusieurs œuvres caritatives et elle avait créé une
organisation à but non lucratif, le Foyer Phoenix, pour venir en aide aux
orphelins. Depuis, Max continuait à y apporter sa contribution, en hommage à
sa mère.
— Tu as encore des contacts avec elle ?
— Elle passe me voir de temps à autre, quand elle a besoin d’argent. Et je
lui en donne.
Je poussai un profond soupir.
— J’ai cru que c’était la fin du monde, quand elle est partie, mais quand
Ellie est morte, j’ai su réellement ce que c’était que de perdre un être cher.
Ellie était ma maman de cœur et elle me manque tous les jours. Elle est la seule
qui se soit souciée de moi. La seule qui ait jamais tenu ses promesses.
C’était étrange d’être dans ce lit, avec Grace, complètement nu, à parler de
tout cela… Elle plongea les yeux dans les miens, et je me sentis exposé comme
jamais. Parce qu’elle me voyait tel que j’étais, sans artifices. Je venais de lui
livrer le pire traumatisme de ma vie et elle était toujours là, à mes côtés.
— J’aurais voulu connaître Ellie Levin.
Elle roula sur le dos, les yeux au plafond, et remonta d’une main le drap
sur sa poitrine.
— Everly m’a raconté des choses merveilleuses sur elle. Max aussi. Il a
toujours une expression spéciale quand il parle d’elle.
Elle se tourna vers moi.
— Comme celle que tu as en ce moment.
— Quelle expression ?
— De l’adoration et du respect.
Elle avait raison. J’adorais Ellie. Elle avait traversé des épreuves, mais
avait toujours continué à aller de l’avant. Elle était l’incarnation de la maman
ours qui protège ses petits. Malheur à celui qui s’en serait pris à Max ou à
moi ! Elle nous avait toujours soutenus, quoi qu’il arrive. Même quand on se
comportait comme des petits trous du cul.
— Les Levin sont des gens fantastiques et Max n’est pas simplement mon
meilleur ami, il est mon frère. Je dois tout à cette famille.
— C’est pour ça que tu travailles chez White Lace ?
Elle se tourna vers moi, cherchant une position confortable.
— Parce que tu te sens redevable envers eux ?
Ma loyauté envers Hirsh serait éternelle. Je ferais n’importe quoi, s’il me
le demandait.
— Peut-être. Au début, ça m’est apparu comme une évidence. Quel ado
hétéro n’aurait pas envie de travailler dans le porno ? C’était amusant. En plus,
on m’offrait la possibilité de vivre ma passion et d’en faire mon métier. J’ai
essayé d’aller à la fac, mais on voulait me faire entrer dans un moule. Et je ne
suis pas très doué pour ça. Alors, j’ai laissé tomber.
Je m’interrompis pour réfléchir à ce que je venais de dire. Toute ma vie
d’adulte, j’avais essayé de ranger les gens, mes pensées et mes activités dans
des compartiments, parce que c’était un moyen de garder mes distances. Mais
je n’avais jamais pu appliquer ce principe à moi-même.
— Assez parlé de moi. Et toi ?
Je me tournai sur le côté pour l’observer.
— Tes parents doivent être fiers de toi. Diplômée de l’université et
maintenant chef d’entreprise.
Elle lâcha un bref éclat de rire.
— Chef d’entreprise, c’est très exagéré ! Quant à mes parents… Ils ne sont
pas au courant.
— Comment est-ce possible ?
Je tendis la main pour repousser une mèche de cheveux qui lui tombait
dans les yeux.
— Nous ne nous parlons plus.
Elle voulut rouler sur le dos, mais je la retins par l’épaule pour l’en
empêcher.
Ce n’était pas la raison de sa visite, mais il ne faisait aucun doute que sa
relation avec ses parents était un sujet douloureux. Et si quelqu’un en
connaissait un rayon question mauvais parents, c’était bien moi.
Comprenant qu’elle n’avait pas le choix, elle fléchit.
— Quand ils ont découvert que j’étais escort, ils m’ont flanquée à la porte.
Je ne leur ai parlé que cinq ou six fois depuis. Le coup de fil minimum pour
savoir si nous sommes toujours vivants les uns les autres.
Elle poussa un soupir et détourna les yeux.
— Peu importe, je ne regrette pas ma décision. Parce que, même s’ils ne
veulent pas le reconnaître, c’est mon argent qui les a sauvés de la ruine.
Je jurai tout bas.
— Tu leur as donné de l’argent et ils ne t’adressent plus la parole ?
Bon sang ! C’était pire que moi. Je n’avais eu qu’une mère égocentrique et
irresponsable. Je n’arrivais pas à imaginer ce que ça devait être d’avoir une vie
de famille normale et de tout perdre du jour au lendemain.
Elle se recroquevilla sur elle-même et je lui caressai les cheveux.
— Je n’aurais peut-être pas fait le même choix, si j’avais su que je vivrais
constamment dans l’angoisse que quelqu’un découvre mon passé.
Je comprenais ce qu’elle ressentait. J’étais entré dans l’univers du X avec
enthousiasme, persuadé que ce serait l’expérience la plus extraordinaire de ma
vie. Pas un seul instant, je n’avais pensé aux conséquences sur ma vie
personnelle. J’étais trop heureux de vivre dans l’instant pour me soucier des
dommages collatéraux.
— J’étais naïve. J’ai choisi la solution la plus rapide, sans réfléchir à la
suite.
Avant, je n’avais jamais compris pourquoi Max était tellement sensible au
regard des gens sur notre profession. Moi, je me vantais d’ignorer les
critiques et d’écarter les jugements d’un simple haussement d’épaules.
Jusqu’au jour où je m’étais retrouvé dans le fauteuil de vice-président.
Étonnant, les dégâts que pouvait déclencher le doute… Grace n’était pas la
seule à s’être montrée trop naïve.
— J’ai longtemps espéré que quelqu’un prenne la peine de me voir,
derrière mon personnage d’escort. J’ai passé tellement de temps à incarner une
autre femme que j’ai l’impression d’être devenue invisible.
Dans quel monde Grace Nolan pouvait-elle être invisible ? Depuis le
moment où nos chemins s’étaient croisés, je n’avais plus rien vu d’autre
qu’elle.
— Le plus étrange, c’est qu’avec toi, je me sens à nouveau moi. Je pensais
que je ne retrouverais plus jamais la femme que j’étais avant, mais…
Je saisis son menton entre le pouce et l’index et tournai son visage vers
moi.
— Moi, je te vois, Grace. Et rien ni personne ne me fera te voir
différemment.
Elle baissa les yeux, et une légère rougeur lui colora les joues.
— Tu me redonnes de l’espoir. Il y a un homme, quelque part, qui
acceptera de lier sa vie à la mienne, malgré mon passé.
Je lui donnais de l’espoir, peut-être, mais je n’étais pas cet homme. Nous le
savions tous les deux. Je ne serais jamais un chevalier en armure, parce que je
ne croyais pas aux dénouements heureux. Grace méritait un homme fidèle, elle
méritait d’être adorée. Or, je savais qu’à la minute où je serais viré de White
Lace, je recommencerais à voler de conquête en conquête, parce que c’était le
seul moyen que j’avais de ne pas laisser une autre femme me briser le cœur.
Maintenant que nous nous étions livrés l’un à l’autre, peut-être allait-elle
consentir à me révéler la raison de sa présence ce soir ? Ce devait être
suffisamment grave pour qu’elle ait cherché refuge auprès de moi.
— Tu veux bien me dire ce qui t’est arrivé, maintenant ?
Elle s’éloigna de moi et je la laissai faire.
— Il y a un type au bureau…
Rien qu’en entendant ces premiers mots, je sus que la suite n’allait pas me
plaire.
— C’est le frère de ma patronne et…
Elle hésita et baissa les yeux. Je détestais qu’elle fasse ça. Elle n’avait pas à
baisser les yeux devant moi. Jamais.
— Et je le connais d’avant.
Elle n’eut pas besoin de terminer sa phrase. Il avait été un client.
— Il se souvient de moi et je me souviens de lui.
Je n’aimais pas le tour que prenait cette histoire. Une rage froide
m’envahit.
— Il te menace ?
Comme elle ne répondait pas, je me levai d’un bond, les poings serrés.
J’avais envie de casser quelque chose.
— Il t’a touchée ?
Elle secoua la tête. Dieu merci !
— Je suis restée tard au bureau, ce soir. Tout le monde était parti et… Il
était là, avec deux amis à lui.
— Je vais le massacrer !
Un voile rouge passa devant mes yeux. J’entendis vaguement Grace
prononcer mon prénom, mais tout tournait à deux cents à l’heure.
— Tu ne peux pas retourner là-bas. Il faut que tu démissionnes.
Les mots sortirent tout seuls de ma bouche. Je marchais de long en large
dans la chambre, incapable de calmer la rage qui brûlait en moi.
— Je ne peux pas démissionner. J’aime travailler pour Colette.
— Dans ce cas, je t’accompagnerai tous les matins au boulot et je viendrai
te chercher tous les soirs. Ce salopard me verra tous les jours !
Je cessai de tourner en rond et pivotai vers elle, le regard furieux.
— Il ne te touchera pas !
— Tu ne peux pas passer au bureau tous les jours, Ben. De toute façon, il
ne vient quasiment jamais. La prochaine fois que je le verrai, ce sera
probablement pour le pot de départ de Bob. Et tout le monde sera…
Je l’interrompis net.
— Le pot de départ ? Hors de question que tu y ailles toute seule.
Elle poussa un soupir exaspéré.
— Voyons, Ben, tu…
— C’est samedi ?
Je la regardai droit dans les yeux et quand elle comprit que je n’avais pas
l’intention de céder, elle retomba sur le lit et tira le drap sur elle.
— Oui.
— Très bien. Je passerai te chercher à 20 heures.
Je n’avais jamais ressenti ça avant, ce besoin viscéral de protéger
quelqu’un.
Je voulais la défendre et la mettre à l’abri, pour que rien ni personne ne
puisse lui faire du mal.
Y compris moi.
18

Grace

Durant la nuit, mes yeux s’étaient brusquement ouverts. Maintenant que je


connaissais la vérité sur le passé de Ben — un père absent, une mère
abominablement égoïste —, sa personnalité s’éclairait d’un jour nouveau.
Je comprenais mieux pourquoi il avait si peu confiance en lui, pourquoi il
refusait de se lier, et pourquoi il ne cherchait que des relations éphémères. Sa
mère lui avait appris quand il était petit que promesse et trahison ne faisaient
qu’un, alors, il ne donnait rien et n’attendait rien. De personne.
Et ça me brisait le cœur.
J’aurais tout donné pour traîner au lit avec lui, mais j’avais dû m’en aller à
l’aube pour passer chez moi me doucher et me changer, avant de partir au
travail.
J’étais à peine arrivée quand Max m’envoya un texto me demandant si je
pouvais passer le voir au Concord. Il ne précisait pas la raison de sa demande
et je n’avais aucune idée de ce qu’il me voulait.
Durant ma pause-déjeuner, je me rendis donc à l’hôtel et le trouvai dans
son bureau, penché sur son ordinateur.
Il n’avait pas fait d’effort pour décorer les lieux, en dehors de quelques
photos sur sa table de travail — une de sa mère et une d’Everly et lui. C’était
moi qui l’avais prise le jour où il avait emménagé avec elle. L’une de mes
préférées. On lisait le bonheur sur le visage de ma meilleure amie.
Je frappai à la porte déjà ouverte pour m’annoncer.
— Salut, Max.
Il sursauta et j’hésitai, prête à battre en retraite.
— Désolée. Je viens à un mauvais moment ?
— Non. Bien sûr que non.
Il m’invita à m’installer sur la chaise, en face de lui.
— J’ai besoin de tes lumières.
— Oui ?
Je m’assis. Il n’était pas comme d’habitude. Lui, toujours si calme et
pondéré, n’arrêtait pas de pianoter sur son bureau.
— Est-ce que tout va bien ?
Au lieu de répondre, il ouvrit le premier tiroir de son bureau et en sortit
une boîte recouverte de satin bleu pâle, qu’il posa devant moi.
Je retins mon souffle.
— C’est… C’est ce que je crois ?
Il hocha la tête.
— Je peux ?
Je pris la boîte avant qu’il m’ait répondu, dénouai le ruban blanc et
soulevai le couvercle pour dévoiler un petit écrin de velours bleu roi. Il
s’ouvrit avec un léger grincement et je restai sans voix. Un diamant taille
princesse, monté sur un anneau serti de diamants plus petits, étincelait de mille
feux dans un nid de satin ivoire.
— Oh ! Max, elle est magnifique ! Everly va l’adorer.
— Tu crois ?
Il avait l’air perdu. Une expression que je n’avais jamais vue chez lui,
toujours si empli de certitude.
— Everly n’est pas très bijoux, c’est vrai, mais cette bague est juste… Elle
est parfaite, Max.
— Je ne parlais pas de la bague.
Il poussa un soupir et se passa la main dans les cheveux, dérangeant sa
coiffure habituellement impeccable.
— Mais de sa signification. Tu crois qu’elle va dire oui ?
Une veine, sur son front, battait à une vitesse anormale.
— Hé, Max !
Je reposai l’écrin sur le bureau et me penchai pour lui toucher le bras.
— Il faut que tu fasses descendre la pression ou tu vas nous faire une
embolie.
Je ne l’avais jamais vu dans cet état, même durant les travaux de rénovation
de l’hôtel, pourtant stressants. Il avait l’air au bord de la crise de nerfs.
— Elle n’a pas encore décidé de ce qu’elle veut faire de sa vie, dit-il en
achevant d’ébouriffer ses cheveux. Je sais que ça la perturbe et qu’elle hésite à
se lancer dans des projets à long terme. Ça m’est égal, si elle ne travaille pas.
Tout ce que je veux c’est… C’est partager sa vie. Je sais que c’est rapide, mais
je l’aime, Grace. Et je veux en finir.
L’expression me fit rire. Elle avait le mérite d’être claire.
— Tu as raison. Everly a peur de s’engager avec toi parce qu’elle a le
sentiment de ne rien t’apporter.
Il se figea et je savourai le plaisir rare de le mettre sur le gril, l’espace de
quelques secondes.
— Mais elle t’aime plus que tout, poursuivis-je en souriant. Et t’épouser est
ce dont elle rêve le plus au monde. Elle va dire oui.
Max relâcha lentement son souffle, et ses épaules se détendirent enfin.
— Merci. C’est ce que je voulais entendre.
Je sursautai quand la porte du bureau s’ouvrit brusquement et qu’Everly
apparut, les bras chargés d’un grand carton. Max et moi bondîmes en même
temps pour cacher l’écrin, la boîte et le ruban dans le tiroir. Par chance, elle
était plongée dans ses pensées et ne remarqua rien.
— Salut, Evs !
— Qu’est-ce que tu fais ici, bébé ? demanda Max.
— Il y a une foule de choses à régler.
Elle posa le carton sur une petite table, dans un coin.
— Le couple de la 605 veut deux billets pour un spectacle ce soir et j’ai
promis à la 809 de programmer un taxi pour les emmener à l’aéroport. J’ai
trois réservations à effectuer dans un restaurant pour le dîner et…
Elle pinça les lèvres.
— Une soirée privée pour une personne à organiser.
— Une soirée privée pour une personne ?
J’échangeai un regard perplexe avec Max.
Everly mit les mains sur les hanches.
— Le client de la 1203 veut une strip-teaseuse !
J’éclatai de rire. Décidément, les gens ne cesseraient jamais de m’étonner.
— Et depuis quand connais-tu des strip-teaseuses ? demanda Max.
— Depuis que j’ai téléphoné à Sadie pour qu’elle me conseille quelqu’un.
Judicieux. Sadie connaissait tout le monde. Si on voulait une fille pour une
heure ou une nuit, il suffisait de lui passer un coup de fil.
— Bébé, je te l’ai déjà dit, tu n’as pas à t’occuper de tout ça, protesta Max.
— Je sais. Mais ça m’amuse.
Je l’observai en souriant. Qui eût cru que ma timide Everly serait aussi à
l’aise dans ce rôle ?
— Tu sais quoi ? Tu ferais une excellente concierge d’hôtel.
Max se leva, les yeux brillants.
— Mais c’est une excellente idée !
— Concierge ?
Everly étudia ma suggestion.
— Il faut que je me renseigne sur les études à suivre.
Je secouai la tête avec incrédulité.
— Evs, c’est l’hôtel de Max ! Tu n’as pas besoin de retourner à l’école
pour te faire embaucher !
Elle me regarda comme si j’étais tombée sur la tête.
— Quel client aurait confiance en quelqu’un qui n’a aucun diplôme ?
Pas de traitement de faveur. Everly suivrait une formation jusqu’à ce
qu’elle ait les compétences requises pour le poste. Elle était comme ça et rien
ne pourrait la faire changer.
— Alors c’est réglé.
Max l’enlaça et elle se fondit dans son étreinte.
— Tu travailleras avec moi.
— Pour toi, rectifia-t-elle d’un ton sans concession.
— Avec moi.
Il pressa tendrement un baiser sur ses cheveux.
— Tout ce qui est à moi est à toi.
Il me regarda par-dessus la tête d’Everly et me décocha un clin d’œil. Il
venait de résoudre son problème.
Je me levai, ma mission achevée.
— Il faut que je retourne travailler. À bientôt, les amoureux.
Max articula un « merci » silencieux, tandis que je m’éclipsai. J’étais prête
à parier qu’à l’instant où la porte se fermerait derrière moi, les vêtements
d’Everly voltigeraient dans la pièce.
Il n’y avait encore pas si longtemps, leur passion aurait aiguisé mon
propre désir. Je l’aurais probablement satisfait toute seule ou j’aurais cherché
un moyen de m’occuper l’esprit. Mais depuis que je sortais avec Ben, je
n’avais pas repris mon tricot. Ni aucune des activités auxquelles je m’étais
inscrite pour tenter de surmonter la sensation de manque.
Pour la première fois depuis très longtemps, j’étais satisfaite. Comblée,
même. Et pas simplement parce que j’avais des orgasmes réguliers. Pendant les
trois dernières années, j’avais subi ma vie et je m’étais perdue dans ce
tourbillon. Avec Ben, j’avais l’impression de redécouvrir la jeune femme que
j’étais avant le cataclysme. Avant de devoir me battre pour payer mes études,
aider ma famille ou simplement survivre au quotidien. Sans cette pression
terrible sur mes épaules, je pouvais enfin lever la tête et respirer. C’était
étrange. J’avais voulu aider Ben à parler en public et, finalement, c’était lui qui
m’avait aidée.
Mais je ne pouvais pas me laisser séduire par son charme nonchalant.
J’avais besoin d’un compagnon fiable et solide qui savait où il allait, or Ben
était l’exact contraire. Il vivait au jour le jour, sans aucun projet d’avenir.
Je m’arrêtai dans le couloir et m’appuyai au mur, le regard dans le vide. Je
n’étais pas sûre de trouver un jour un homme qui saurait faire abstraction de
mon passé et me donner la vie dont je rêvais.
Everly avait trouvé l’amour avec Max. Elle était ma meilleure amie et je
l’aimais de tout mon cœur. Mais, en cet instant précis, je la maudissais presque
d’avoir autant de chance.
Parce que jamais l’amour avec un grandA ne m’avait semblé aussi
inaccessible.
Ben

Hirsh avait encore manqué une réunion.


J’y voyais plus que jamais une forme de désaveu personnel. Étais-je à ce
point incompétent, pour qu’il ait honte de se montrer à mes côtés ?
Je menais tout de front, enfin du moins j’essayais. Mais apparemment, ce
n’était pas suffisant. Je n’avais toutefois pas le temps d’épiloguer sur son
absence notable à cette réunion cruciale pour l’entreprise. J’avais un
programme du jour très chargé.
Cette fois, j’avais fait appel à des renforts pour permettre à Cory de
plonger dans la réalité d’un tournage. Nous étions donc quatre dans mon
bureau — deux acteurs, Cory et moi — en train de tourner une histoire
d’amour entre un humain et un alien, que Cory avait écrite quand il était au
lycée.
— À mon avis, ce n’est pas une bonne idée de me faire coucher avec une
alien, coco, déclara Rod.
J’avais demandé comme un service à notre acteur vedette, alias Rod, et à
Amie, une jeune starlette qui n’allait pas tarder à conquérir le public, de se
prêter à l’exercice.
— Euh si… En fait, je… Enfin, c’est…
Cory balbutia une protestation mais s’arrêta net, quand Rod fit saillir ses
biceps.
— Je joue un guerrier qui a pour mission de sauver le monde. J’imagine
mal qu’il envisage de baiser avec un gremlin vert, alors que la planète est en
danger.
Une star du X qui ne voulait pas baiser ? Intéressant.
Rod se laissa tomber sur le canapé dans une pose de grand fauve.
— Je ne vois pas comment il pourrait avoir le temps — et l’envie — de
s’envoyer en l’air, alors que les méchants sont sur le point de nous atomiser.
Ça ne tient pas la route, coco.
Cory passa derrière la caméra. Il n’était pas d’accord. Je le voyais à la
tension de ses épaules, à la déception dans ses yeux. Il s’écrasait parce que Rod
était un colosse, une sorte de prototype du mâle alpha. Lui-même, à dix-neuf
ans, n’avait ni les épaules ni la maturité pour s’imposer.
Mais moi, Rod ne m’impressionnait pas.
— Une minute…
Je pris Cory à part.
— Leçon numéro un : quand tu diriges des acteurs, c’est ton opinion qui
prime.
Il baissa les yeux, mais je posai la main sur son épaule pour qu’il me
regarde.
— Tu es le réalisateur. C’est ton scénario, ta vision. Il peut arriver qu’un
acteur relève une faille qui t’aurait échappé, mais en règle générale, si ton
instinct te dit que ton idée est bonne, écoute-le. Ne laisse jamais les acteurs
faire la loi.
Cory hocha la tête, mais je savais qu’il n’avait toujours pas assez confiance
en lui pour s’imposer.
— Leçon numéro deux : le plus important, dans ce métier, ce sont tes
relations avec les acteurs. S’ils te font confiance, ils te suivront jusqu’au bout
du monde. Ou, dans le cas présent…
Je reculai et croisai les bras sur la poitrine.
— … jusqu’au bout d’une double pénétration anale.
Cory éclata de rire, alors que je ne l’avais pas vu sourire depuis que Rod et
Amie étaient apparus.
— Une fille doit avoir une confiance sans limite pour accepter de tourner
ce genre de scène.
Je n’avais peut-être pas appris dans les livres, mais je savais d’expérience
que l’instinct était le meilleur des conseillers et que tisser de bonnes relations
avec les acteurs constituait la moitié du travail.
— Prêt à défendre tes positions ?
Cory prit une grande inspiration, redressa les épaules et hocha la tête.
— OK, Rod, lança-t-il en s’avançant vers les deux acteurs. Je vous explique
ce que je veux. Ce n’est pas simplement une scène de sexe. C’est le moment où
votre personnage montre sa vulnérabilité, parce qu’il se rappelle tout ce qu’il
perdra, s’il ne réussit pas dans sa mission.
Diriger des acteurs ne s’apprenait pas dans une école de cinéma. Il fallait
gérer des personnalités différentes, répondre à des attentes, tenir la bride
serrée mais pas trop. Cory aurait beau réciter par cœur le programme de ses
cours sur un plateau de tournage, s’il ne savait pas gérer les comédiens et les
convaincre de faire ce qu’il voulait, il connaîtrait un grand moment de
solitude.
— D’accord, coco, marmonna Rod. On va la faire, ta scène de sexe.
Cory écarquilla les yeux derrière ses lunettes comme s’il était le premier
surpris d’avoir gagné la partie.
— Amie ?
Il regarda la jeune femme, qui mastiquait bruyamment son chewing-gum.
— Prête ?
Elle avait joué le jeu à fond en se badigeonnant le corps de peinture vert
fluo. Le plus drôle, c’était qu’elle trouvait encore le moyen d’être
incroyablement sexy.
— Action ! cria Cory.
Le guerrier de l’espace et l’alien verte échangèrent leurs répliques. Je dus
m’empêcher de rire, parce que le texte était complètement décalé et présentait
une résonance comique.
Finalement, la scène de sexe arriva et ils la menèrent de bout en bout sans
retirer leurs vêtements. Cory mena la danse avec brio, gérant tous les plans
rapprochés, manœuvrant autour d’eux exactement comme je l’aurais fait.
— Coupez ! cria-t-il enfin.
Les deux acteurs se séparèrent. Le maquillage vert d’Amie était en partie
effacé.
— C’était trop génial ! exulta Cory.
Son enthousiasme me fit plaisir. J’étais vraiment heureux d’avoir contribué
— même un tout petit peu — à lui permettre de réaliser son rêve.
— Dis, beau gosse, tu es disponible ?
Amie s’approcha de lui et fit descendre son index le long de son bras dans
une glissade sensuelle.
— Je n’ai pas travaillé depuis trois jours, je suis en manque.
— En manque de quoi ? demanda Cory, écarlate.
— Devine…
Elle se pencha et chuchota — suffisamment fort cependant pour que
j’entende :
— On peut faire ça rapido, toi et moi, dans un coin.
— Merci, Amie, intervins-je. Ce sera tout pour aujourd’hui.
Pas question que Cory se fasse dépuceler alors qu’il était sous ma
responsabilité.
— Merci à vous deux de vous être prêtés au jeu. C’était vraiment très
sympa.
— Pas de quoi, je me suis bien amusée, dit Amie. Pourquoi on ne lancerait
pas sur le site web une mini-série avec des extraterrestres ?
De la SF-X ? Pourquoi pas ? C’était un genre que nous n’avions pas
exploité. D’un autre côté, je ne voyais pas l’utilité de lancer un nouveau projet,
alors que Hirsh ne s’intéressait pas à ce que nous faisions par ailleurs.
— Au fait, Ben, lança Rod avant de partir, super, l’article dans Adult
Lifestyle.
— Quel article ?
Je n’avais donné aucune interview dernièrement, encore moins au numéro
un des magazines de divertissements pour adultes en ligne.
— Tu as dû drôlement la faire grimper aux rideaux, la journaliste, pour
qu’elle t’encense comme ça, lança-t-il avec un clin d’œil.
Il quitta mon bureau en s’esclaffant, Amie sur les talons.
Encore un préjugé ! Si j’avais droit à un article élogieux, c’était forcément
parce que j’avais couché pour l’obtenir ! Il ne lui venait même pas à l’idée que
quelqu’un puisse apprécier ma créativité ou mon éthique professionnelle !
— Je l’ai, dit Cory, qui avait déjà affiché l’article sur son smartphone.
Je lui pris le téléphone des mains. Mon nom surgit au détour d’un
développement sur les romans d’amour.
Je lus tout haut le petit paragraphe qui m’était consacré.
— « Le regard plein de fraîcheur de Ben Lockwood a le potentiel
d’emmener White Lace Productions dans une nouvelle direction. Sa volonté de
saisir la passion derrière le sexe pourrait créer une nouvelle niche dans
l’industrie du X, en ciblant un public féminin attiré par un cocktail de romance
et de sexe puissamment concocté par des mâles alpha au langage brut. »
Je ne pus m’empêcher de sourire jusqu’aux oreilles. Cet article élogieux
arrivait à point nommé, au moment où j’avais le sentiment que Hirsh m’avait
complètement lâché.
— Hé, ce n’est pas rien ! commenta Cory, impressionné.
Grace ne cessait de me répéter que je valais mieux que ce que je pensais.
Apparemment, il y avait d’autres personnes de cet avis. Avec un sourire, je
rendis le téléphone à Cory, non sans avoir d’abord cherché la signature du
journaliste.
Je ne connaissais pas son nom.
— Vous êtes prêt pour la semaine prochaine ?
Ma deuxième conférence devant les étudiants avait lieu le lundi suivant.
Malgré l’humiliation subie la première fois, je n’étais pas anxieux.
— Je crois, oui.
Ces derniers jours, entre deux intermèdes passionnés, Grace et moi avions
joué au jeu des questions et des réponses. J’en étais arrivé au stade où je
n’avais plus besoin de regarder mes notes. L’entraînement avait payé, je me
sentais plus à l’aise, plus préparé à répondre, parce que je maîtrisais tous les
éléments de langage. Il ne me restait plus qu’à les utiliser au bon moment.
— Si vous voulez, je peux demander à des copains de vous poser des
questions convenues à l’avance, proposa Cory. Comme ça, vous aurez le temps
de…
— Non, je te remercie, Cory. Ça ira.
Grace serait là. Je n’étais pas stupide, je savais bien que ça ne voulait rien
dire, si ce n’était qu’elle avait un grand cœur. Une fois son coaching terminé,
elle me laisserait voguer seul et chercherait un autre désespéré à sauver de la
noyade.
N’empêche, avec elle à mes côtés, je me sentais capable de soulever des
montagnes.
19

Grace

Le pot de départ de Bob Crane aurait dû être un moment agréable et


amusant. Mais je ne parvenais pas à me détendre, je guettais en permanence
l’arrivée de Scott. Le mauvais tour qu’il m’avait joué au bureau en amenant des
amis confirmait qu’il était dangereux, voire incontrôlable. Je ne voulais pas
qu’il m’approche, qu’il me touche, qu’il me regarde.
Dieu merci, cette fois, j’avais Ben à mes côtés. Le bras possessif qu’il avait
enroulé autour de ma taille réchauffait un recoin de mon âme dont j’ignorais
l’existence. Un recoin qui n’aspirait qu’à être protégé. C’était d’autant plus
étrange que j’avais tout fait, ces dernières années, pour ne jamais rien
demander à un homme.
— Tu veux boire quelque chose ?
Il m’attira plus près tandis qu’il commandait nos boissons au serveur. Mon
corps fondit de plaisir à son contact et se détendit comme par magie.
— Grace, merci d’être venue !
Colette traversait la foule pour nous rejoindre, un verre de vin blanc à la
main. Pour une fois, elle s’était un peu pomponnée. Elle était toujours aussi
mal fagotée, mais avait mis du rouge à lèvres et un très beau pendentif en
diamant ornait son cou.
— Ben, je te présente ma patronne, Colette.
— Enchantée de vous rencontrer, Ben.
Colette lui tendit la main et, comme n’importe quelle femme en présence
d’un homme splendide, elle prit le temps de l’admirer.
— Je vous ai aperçu au bureau, mais nous n’avons pas eu l’occasion de
nous présenter.
— Colette.
Il porta sa main à ses lèvres.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous. Grace adore travailler dans votre
entreprise.
Il savait user de son charme mieux que quiconque. Et cela incluait les
quelques escorts masculins que j’avais rencontrés dans le passé.
— C’est amplement réciproque.
Colette s’esclaffa comme une adolescente émoustillée.
— Dans quelle branche êtes-vous, Ben ?
Il me regarda comme s’il me demandait la permission de dire la vérité.
Je hochai la tête.
— Je suis le vice-président de White Lace Productions.
— White Lace Productions ?
Colette réfléchit, comme pour situer ce nom.
— Nous réalisons des films X, précisa-t-il avec un grand sourire.
Elle eut un petit sursaut, mais se reprit très vite et n’eut pas l’air trop
horrifiée.
— C’est très… intéressant. Vous devez avoir des journées fascinantes.
— Parfois, oui.
Ben se retourna pour prendre nos boissons au bar — gin tonic pour moi,
bière pour lui.
Quelqu’un appela Colette à l’autre bout de la pièce et je respirai. Sauvée
par un collègue.
— Si vous voulez bien m’excuser, il y a des invités que je me dois
d’accueillir.
Elle s’éloigna de quelques pas, puis se retourna.
— J’ai trouvé votre rapport dans ma boîte mail, Grace. Dès que je l’aurai
lu, je vous ferai signe et nous pourrons…
Elle posa les yeux sur Ben.
— … en discuter.
J’espérai que c’était bien de mon rapport qu’elle voulait me parler, non des
activités professionnelles de Ben.
— Ça ne s’est pas si mal passé, me chuchota Ben à l’oreille, comme je
tournais le dos à la foule.
Il passa le bras autour de mes épaules et me serra contre lui, ma hanche
contre sa cuisse.
— Je n’ai pas peur que les gens apprennent ce que tu fais pour vivre, je
suis terrifiée à l’idée qu’ils découvrent ce que je faisais, moi. C’est très
différent.
— Grace !
La voix familière me fit sourire. Je pivotai vers Bob Crane. Il avait
visiblement bu plusieurs verres. Il m’enlaça dans une étreinte d’ours qui me fit
rire.
— Félicitations pour votre retraite, dis-je quand je pus reculer.
Ben lui tendit la main en souriant.
— Alors, c’est vous, la vedette de la soirée ? Quel effet ça fait, de quitter la
masse laborieuse ?
— Ce n’est que du bonheur, jeune homme ! J’ai travaillé vingt ans pour
cette entreprise. Je suis la troisième personne que la mère de Colette a recrutée
quand elle l’a créée. Et j’ai aimé ce travail chaque jour que j’ai passé ici.
Je n’en doutais pas. Bob avait été l’un des seuls hauts dirigeants heureux de
voir Colette prendre les rênes. Il était loyal, ouvert au changement. Son départ
était une vraie perte.
— Mais si j’avais su que cette beauté viendrait travailler pour nous,
j’aurais reculé mon départ à la retraite de quelques mois.
Je sentis la chaleur me monter aux joues. Bob était drôle, gentiment
séducteur, et je savais que ses compliments n’étaient pas destinés à me mettre
dans son lit. Ce qui me le rendait d’autant plus sympathique.
Il évoqua ses projets de nouveau retraité — les voyages prévus avec sa
femme, le mariage de sa plus jeune fille —, puis il partit se mêler à ses invités.
— Je fais un saut aux toilettes et je reviens.
Ben m’effleura la joue d’un baiser.
— À tout de suite.
Il plongea son regard au fond du mien, puis s’éloigna. Je le suivis des
yeux, le cœur battant. J’aimais sa façon de me regarder, comme s’il ne voulait
pas me quitter. Même pour aller aux toilettes.
— J’espérais que tu serais là ce soir, Jade.
Tout mon corps se glaça.
Je me retournai lentement, la gorge desséchée. Scott m’observait comme
s’il avait des droits sur moi. Comme si j’étais un fruit à point qu’il pouvait
cueillir, que je sois d’accord ou pas.
— Je m’appelle Grace. Vous ne pouvez pas être borné au point de ne pas
être capable de vous souvenir de mon prénom.
Tournant les talons, je quittai la salle de réception pour me réfugier dans
une petite pièce attenante, réservée au personnel.
— Alors, comme ça, tu n’es pas Jade ? Tu n’es pas une prostituée ?
Il m’avait suivie.
— Non.
Le mot jaillit de mes lèvres avec un peu trop de force. Baissant la voix, je
repris :
— Je travaille pour votre sœur. Ce que j’ai pu faire dans le passé n’a
strictement rien à voir avec ma vie d’aujourd’hui.
— Pas d’accord.
Il tendit la main pour repousser une mèche de mes cheveux et je crus que
j’allais vomir à son contact. Mais je ne devais pas lui montrer ma peur. Je
devais lui laisser croire qu’il menait la danse pour pouvoir le manœuvrer.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Il s’inclina sur moi, et l’odeur de son eau de toilette m’imprégna les
narines. Je plantai les ongles dans mes paumes pour m’empêcher de trembler
et de laisser paraître ma terreur.
— J’ai envie de toi. Et tu vas baiser avec moi. Gratuitement. Chaque fois
que j’en aurai envie.
Je reculai.
— Non.
Plutôt mourir.
— Tu seras bien obligée d’y passer, si tu veux garder ton boulot.
J’esquissai un mouvement pour partir, mais il me retint par le coude. Avec
une force décuplée par la peur, je me dégageai d’une torsion et le poussai
violemment en arrière. Il heurta le mur, et des bocaux cliquetèrent sur l’étagère
à côté de lui. Il se mit à rire.
— Tu aimes jouer ? Encore mieux !
Ces mots me coupèrent la respiration. Était-ce vrai ? Est-ce que j’aimais
jouer ? Non, il ne parlait pas de moi, mais de Jade. Ou alors, il avait raison.
J’étais toujours Jade. Je resterai Jade toute ma vie, parce que j’avais détruit
toute chance d’être une femme normale.
— C’est vrai.
Je regardai droit dans les yeux le seul homme que je rêvais de voir
disparaître de la surface de la terre.
— J’aime jouer.
Ben m’avait déjà fait la même remarque. J’avais cru à une provocation
mais, au fond, je n’avais pas changé, j’inventais seulement des personnages
pour garder le contrôle. C’était ce que faisait Jade pour survivre et c’était ce
que je continuais à faire, malgré mon aspiration à laisser mon ancienne vie
derrière moi.
Scott accueillit ma réponse avec un sourire et je dus ravaler un haut-le-
cœur.
— Si tu ne veux pas que ma sœur soit au courant des petits oublis dans ton
CV, tu vas me donner ce que je veux.
Il m’attrapa le bras et caressa ma peau nue de son pouce.
Cette fois, c’était sûr, j’allais vomir. Pourtant, si je voulais garder mon
travail, je devais jouer le jeu, au moins jusqu’à ce que je puisse imaginer un
plan B.
— Je sais que tu te souviens de moi, de nous. Je sais que tu en veux encore,
Jade.
— Elle s’appelle Grace !
Ben ! Je ravalai un cri de soulagement.
— Et si tu n’enlèves pas tes sales pattes dans les cinq secondes, tu ne
pourras jamais plus te servir de tes doigts !
— Je vois. On joue les gros durs, ricana Scott.
Mais il me lâcha.
Je me jetai dans les bras de Ben. Pour me cacher. Pour qu’il me protège.
C’était si bon d’avoir quelqu’un à mes côtés ! Je m’étais battue seule pendant si
longtemps…
— Tu es au courant que c’est une pute ? dit Scott.
— Ferme ta gueule !
— Un millier de types lui sont passés dessus !
Ben avança vers lui et, pour la première fois, je vis un éclair de peur dans
les yeux de Scott. Tant mieux ! À son tour de se sentir effrayé, menacé.
— Tu vas quitter la soirée, tout de suite.
Ben se plaça devant moi en bouclier, pour me protéger.
— Si jamais j’apprends que tu as harcelé Grace ou que tu as posé ne serait-
ce qu’un petit doigt sur elle, je t’écrase la tête à coups de talon. Compris,
minus ?
Scott lui lança un regard plein de défi, mais n’insista pas. Il passa devant
nous, les mains dans les poches.
Je n’étais pas rassurée pour autant. Il avait cédé trop facilement.
— Mon offre tient toujours, lança-t-il avant de partir. Si tu ne veux pas que
ma sœur soit au courant de tes petits extras, il va falloir être gentille avec…
Avant que j’aie eu le temps de comprendre ce qui se passait, Ben bondit,
l’attrapa par le cou, le fit pivoter et le projeta contre le mur. De la vaisselle
cliqueta et un verre à vin explosa sur le sol.
Dans la seconde qui suivit, son poing s’écrasa sur le visage de Scott. Le
sang gicla, éclaboussant sa chemise.
Scott cria et cacha son visage dans ses mains en jurant.
— Qu’est-ce ce qui se passe ici ?
Colette se tenait derrière moi, et avec elle probablement tous mes
collègues de travail, puisque nous n’étions dissimulés de la salle que par une
moitié de cloison.
— Grace ?
Elle découvrit l’état de son frère et poussa un cri.
— Oh mon Dieu !
Ben m’avait rejointe et me murmurait des mots rassurants à l’oreille, tout
en me serrant contre lui. Je tremblais comme une feuille, impossible de
m’arrêter.
Colette se précipita vers son frère et passa un bras autour de ses épaules.
— Est-ce que ça va ?
— Ça a l’air ? vociféra-t-il, la bouche en sang. Ce cinglé m’a sauté dessus !
— Que s’est-il passé ?
Elle fusilla Ben du regard. Impassible, il continua à me serrer contre lui en
me caressant le dos.
— C’est vous qui avez fait ça ?
— Oui, c’est lui ! hurla Scott. Je les ai surpris dans les toilettes au moment
où il lui donnait de l’argent.
Je plaquai la main sur ma bouche. Est-ce qu’il insinuait… ?
— Il ment ! gronda Ben.
— Je ne comprends pas, dit Colette. Pourquoi lui donneriez-vous de
l’argent ?
— Mais qu’est-ce que tu crois ? cria Scott. C’est une pute !
Il hurlait volontairement, pour que tout le monde entende. Il avait tout à
gagner et rien à perdre. Sa sœur était la patronne. La famille avait toujours
gain de cause.
Colette se tourna vers moi, choquée.
— Est-ce vrai ?
Je m’éloignai de Ben et relevai le menton. Je m’étais promis que le jour où
je serais confrontée à mon passé, je resterais digne.
— J’ai été escort par le passé, en effet. Mais j’ai changé de vie et
maintenant je travaille pour vous.
L’expression de Colette reflétait mon pire cauchemar. Je lus le mépris et un
jugement sans appel dans ses yeux.
— Donc, cet homme n’est pas votre petit ami, articula-t-elle d’une voix
glaciale en montrant Ben. Vous avez amené un client à ma réception.
Ben m’attira à lui.
— Nous sommes ensemble.
Il se pencha pour déposer un baiser dans mes cheveux.
— Pour de vrai.
La joie explosa en moi. Au milieu de ce désastre, les mots de Ben étaient
un baume qui guérissait l’humiliation d’avoir été traitée comme une prostituée.
Nous sommes ensemble.
Même si ce n’était que pour quelques minutes. Ou pour la nuit. Ou jusqu’à
ce qu’il ait donné sa deuxième conférence. Je voulais que ça dure encore ! Je
ne voulais pas le quitter — jamais.
Je ravalai un sanglot, submergée par l’évidence. Ma carrière et ma
réputation étaient en jeu et la seule chose à laquelle je parvenais à penser,
c’était que…
Oh merde.
Je l’aimais.
— Grace…
Colette secoua la tête, le regard triste et perdu.
— Je ne sais pas quoi dire.
— S’il vous plaît, Colette, laissez-moi simplement vous expliquer. Si vous
m’accordez quelques minutes d’entretien, je pourrai…
— Je crois que vous devriez partir.
Sa réponse fut un coup de poignard en plein cœur.
Je ne méritais pas autre chose. Je l’avais trahie, je m’étais trahie moi-
même. J’avais baissé la garde et le coup était dévastateur.
— De la soirée ou de votre entreprise ? demandai-je.
— De la soirée.
Elle s’éloigna de son frère, qui renversait la tête en arrière pour que le
sang s’arrête de couler de son nez.
— Pour votre poste, je ne sais pas encore. Il faut que je réfléchisse, je…
Elle secoua la tête et croisa les bras sur la poitrine.
— S’il vous plaît, partez.
Elle ne parvenait pas à croiser mon regard. J’allais perdre mon travail,
c’était certain.
Je sentis la grande main de Ben se refermer autour de mon poignet. Nous
retirâmes nos affaires au vestiaire et quittâmes le restaurant sans un mot.
— Grace ?
Je me raidis en entendant la voix de Marta derrière moi. J’espérais partir
sans avoir à affronter qui que ce soit. Je me retournai, la gorge nouée. Elle
avait tout entendu, j’en étais sûre. Et quand bien même, dès le lendemain,
l’esclandre serait sur toutes les lèvres. C’était probablement le scandale le plus
croustillant que l’entreprise ait jamais connu.
En quelques mois, Marta était devenue une amie. Pas simplement une
collègue de travail. Et elle allait me manquer.
Quand je trouvai enfin le courage de la regarder, je vis qu’elle me souriait.
— À demain, me dit-elle.
Je souris. Elle ne m’avait pas condamnée.
Tout en regagnant la voiture de Ben, je réfléchis à ce qui venait de se
passer. J’aurais dû être dévastée, humiliée. Et je l’étais. J’avais été démasquée
en public. Pourtant, la seule chose à laquelle je parvenais à penser, c’était à
Ben.
Il avait volé à mon secours. Il m’avait défendue, même si je n’avais pas à
m’excuser pour mon passé. Et il m’avait protégée.
Il m’ouvrit la portière et je me glissai sur le siège passager. Avant qu’il ne
s’éloigne, je chuchotai :
— Ben ?
Il avait une expression étrange. Je n’aurais su dire si c’était de l’inquiétude,
de la tristesse ou de l’irritation. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait dans
sa tête et ça me terrifiait. Surtout maintenant que je venais d’admettre que
j’étais amoureuse de lui.
— Est-ce que je peux rester avec toi ce soir ? S’il te plaît.
— Grace…
Il me caressa la joue.
— Je n’avais pas l’intention de t’emmener autre part que dans mon lit.
Pendant qu’il s’installait derrière le volant je restai complètement
immobile.
Ben Lockwood était mon chevalier en armure. Il avait été là, depuis le
premier jour, et je n’avais pas su le voir.
À notre arrivée, il déverrouilla la porte d’entrée mais, au lieu de s’effacer,
il me souleva dans ses bras pour me faire franchir le seuil.
— Ben !
Il ferma la porte derrière nous d’un coup de talon, comme s’il avait fait ça
des milliers de fois et il me porta à l’étage, dans sa chambre. Les draps étaient
encore défaits du matin. J’y enfouis mon visage. Ils étaient imprégnés de son
odeur — fraîche, légèrement musquée. Son eau de toilette me grisait à chaque
fois.
Il s’étendit au-dessus de moi et les mots s’échappèrent de mes lèvres.
— Merci, Ben. Tu ne sais pas à quel point…
Il pressa un doigt sur mes lèvres.
— Tu n’as pas à t’excuser de quoi que ce soit devant moi, Grace. Rien de
ce que les autres peuvent penser ne compte.
Il fit glisser son doigt le long de mon menton et de mon cou, jusqu’à mon
décolleté.
Quelques semaines encore auparavant, j’aurais éclaté de rire si on m’avait
dit que c’était lui — l’homme qui ne croyait pas à l’amour — qui m’aiderait à
découvrir quelle femme je voulais être. Lui qui m’enseignerait que je pouvais
être moi-même sans avoir peur de me dévoiler.
Il m’avait appris à apprécier le moment présent. Et je voulais que celui-ci
n’ait jamais de fin.
Mais j’avais besoin qu’il se donne à son tour. Cette fois, il ne
m’empêcherait pas de regarder au fond de lui.
— Tu as confiance en moi ? chuchotai-je.
Il hocha la tête.
Je me tortillai pour lui échapper et me dirigeai vers son armoire. Je pris
l’unique cravate qu’il possédait, celle que nous avions achetée ensemble pour
aller avec son costume neuf.
Quand je retournai vers le lit, il avait l’air perplexe.
— Qu’est-ce que tu fais ?
La tête de lit n’avait pas de barreaux, et je dus improviser. Je passai la
cravate autour de ses poignets pour les entraver puis attachai l’autre extrémité
au pied de la table de chevet.
— Grace ?
— Tu as dit que tu me faisais confiance. Alors laisse-toi faire.
Je tirai sur la soie pour m’assurer qu’elle était solidement nouée des deux
côtés.
Je ne perdis pas de temps à lui enlever son pantalon et son boxer. L’heure
n’était ni à la séduction ni aux préliminaires. Je les jetai par terre, puis dégrafai
ma robe, laissant le tissu glisser sur le sol. Avec des gestes rapides et précis,
j’ôtai mon collant, ma culotte et mon soutien-gorge. Mais je gardai mes
escarpins noirs à talons aiguilles, pour le côté sexy.
Ben testa la résistance du lien qui lui maintenait les bras au-dessus de la
tête, et la table de nuit heurta le lit et le mur.
— Détache-moi.
J’agitai l’index pour lui signifier qu’il n’en était pas question. Pas avant
qu’il me donne son regard, quand je me mettrais à califourchon sur lui.
Je rampai lentement sur le lit, savourant la façon dont il me dévorait des
yeux. Sa respiration s’accéléra et ses bras se tendirent, tirant sur le lien. Quand,
finalement, je l’enfourchai et me frottai contre son sexe bandé, il souleva les
hanches en gémissant.
— Tout doux…
Je me mordis la lèvre et souris en voyant ses mains s’ouvrir et se fermer
comme s’il voulait m’attraper. Mais ses poignets étaient solidement attachés, le
réduisant à l’impuissance.
— Détache-moi, et tu verras si je suis doux !
Je souris, ravie du contrôle que j’avais sur lui en cet instant. Ravie
également de me payer le luxe d’ignorer sa requête. N’écoutant que mon envie,
je me laissai glisser sur son sexe et basculai la tête en arrière avec un
gémissement, pour faire saillir ma poitrine. Il tira sur les liens comme un fou.
Les mains sur son torse, je le chevauchai. Lentement. Sensuellement.
J’ondulai d’avant en arrière pour mon propre plaisir. Il avait la tête tournée sur
le côté, la mâchoire crispée. Les muscles de sa joue se contractaient ; il tâchait
de ne pas montrer ses émotions.
J’enfonçai les ongles dans son torse. J’allais laisser des marques, mais peu
importait. Il tira sur ses liens, toujours sans me regarder.
— Plus tu te débats, plus tu resserres les nœuds.
J’écartai davantage les mains pour contrôler mes mouvements sur lui et le
prendre encore plus profondément en moi. Il gémit et je sentis les muscles de
son ventre se contracter sous mes doigts. Je pris son visage entre mes paumes
pour l’obliger à tourner la tête vers moi. Mais il garda les paupières fermées.
— Regarde-moi, bon sang !
Il résista.
— S’il te plaît. Regarde-moi !
Ma voix s’étrangla, brisée par les larmes que j’essayais de retenir.
Cela suffit à le décider. Il ouvrit les yeux et les plongea au fond des miens.
Il gronda quand j’opérai une légère rotation des hanches et secoua de
nouveau ses liens. Cette fois, la table de nuit bascula. Le nœud était toujours
solidement serré, mais ne l’empêcha pas de tendre ses mains entravées vers
moi.
Je poussai un cri quand il souleva les hanches, reprenant les commandes.
Lui agrippant la nuque, je l’attirai à moi, pressai ma bouche sur la sienne.
— S’il te plaît, ne me retourne pas, balbutiai-je.
Ses lèvres avaient un goût de sueur et de sel.
— J’ai besoin de te voir.
Il donna plusieurs coups de reins qui m’obligèrent à m’agripper à lui et à
le serrer plus fort contre moi.
— J’ai besoin que tu me voies.
— Détache-moi.
Je secouai la tête. Si je le détachais, ce serait terminé. Il dresserait de
nouveau une barrière entre nous et, cette fois, je ne pourrais pas le supporter.
— Tu as confiance en moi ? demanda-t-il.
Je lui avais posé la même question quelques minutes auparavant et il s’en
était remis à moi. Maintenant, c’était mon tour.
Avec un hochement de tête, je défis le lien de soie. Il saisit immédiatement
mon visage entre ses mains et écrasa sa bouche sur la mienne.
Mon cœur s’arrêta et le reste du monde cessa d’exister. Je sombrai dans
son baiser et acceptai de m’y noyer. Parce que c’était un moment parfait. Son
baiser me disait tout. Chaque peur. Chaque faille. Chaque désir. Je sentais
combien il me voulait. Il me le disait sans avoir besoin de parler et j’espérais
qu’il ressentait la même chose à travers ma réponse.
En un éclair, je me retrouvai sur le dos, Ben au-dessus de moi, ses yeux
rivés aux miens. Je lui avais fait confiance et il me prouvait qu’il en était digne.
Une main de chaque côté de ma tête, il continua à aller et venir en moi.
Chaque coup de reins me rapprochait un peu plus du plaisir ultime. Il n’avait
pas détourné les yeux depuis que nous avions changé de position et,
maintenant, c’était moi qui ne pouvais plus supporter l’intensité de son doux
regard.
Je détournai rapidement les yeux, mais il ne me laissa pas faire. D’une
pression sur mon menton, il ramena mon visage vers lui.
— C’est ce que tu voulais, haleta-t-il. Regarde-moi, Grace.
Avec une respiration hachée, j’ouvris les yeux. Il me sourit et donna un
nouveau coup de reins. Je hoquetai de plaisir.
— Je me noie dans l’océan vert de tes yeux quand je les regarde.
Il lâcha mon menton, fit descendre sa main vers mes seins puis entre mes
jambes, et pinça mon clitoris.
Je criai. C’était le petit plus dont j’avais besoin pour basculer. Je jouis en
enfonçant les ongles dans son dos et il me rejoignit quelques instants plus tard
en chuchotant mon prénom.
J’avais deux petits mots sur le bout de la langue, mais je ne pouvais pas les
lui dire. Je ne voulais pas détruire notre relation et c’était ce que feraient ces
deux mots si je les prononçais. Ben m’avait dit que ça ne pouvait que mal se
terminer entre nous, mais, à cet instant, je ne voulais pas le croire. Lundi,
pourtant, il donnerait sa deuxième conférence. Ensuite, nos chemins se
sépareraient. Il le fallait.
Je n’avais pas d’autre choix que de continuer ma route de mon côté. Je
cherchais quelque chose que Ben ne pourrait jamais me donner.
Et je ne pouvais plus me permettre de prendre des décisions stupides.
20

Ben

L’amphithéâtre était plein. Normal. À leur place, moi aussi j’aurais voulu
voir le clown s’écraser en vol pour la deuxième fois. Désolé, mais ce soir ça
n’arriverait pas. J’étais fin prêt. Et surtout, j’avais confiance en moi.
Je pouvais remercier Grace.
La soirée chez Elle Cosmetics avait confirmé ce que j’avais tenté de nier
pendant des semaines : j’étais en train de tomber amoureux. J’étais peut-être
même déjà carrément amoureux. Peu m’importait son passé, mes sentiments
pour elle étaient enracinés dans le présent, dans le plaisir que j’avais d’être
avec elle, au lit et ailleurs. Mon attirance physique du début s’était transformée
en un sentiment profond, intense. En sentant arriver le désastre, j’avais essayé
de freiner des deux pieds — en pure perte. Aujourd’hui, je n’avais d’autre
choix que d’admettre que cette émotion inconnue, c’était de l’amour. J’aimais
Grace et je n’avais jamais éprouvé ça, pour personne.
J’avais entendu quelques mots de sa conversation avec ce fumier de Scott
et, pendant une horrible seconde, il m’avait semblé qu’elle flirtait avec lui. Puis
elle avait couru vers moi, et j’avais compris qu’il s’agissait d’une ruse pour le
calmer. Je m’en voulais à mort de l’avoir soupçonnée, mais cette scène avait
confirmé ce que je savais depuis le premier jour : Grace savait dire à un
homme exactement ce qu’il voulait entendre. Dans ces conditions, comment
avoir la certitude qu’elle était sincère avec moi ?
Il restait un peu de temps avant le début de la conférence. J’observai mon
auditoire, tout en gardant un œil sur la porte, en haut des marches. Grace allait
arriver d’une minute à l’autre.
Installé au premier rang, Cory parlait à sa voisine, une jolie blonde à la
mine pimbêche. C’était un garçon formidable, et la fille qui sortirait avec lui
aurait beaucoup de chance. Je le regardai tenter maladroitement une tactique
d’approche. C’était fascinant de voir à quel point nous étions différents, lui et
moi, et cependant si semblables.
Ma confiance en moi n’était qu’une façade. Un show que j’avais mis au
point pendant des années auprès d’une mère indifférente, après avoir compris
que je n’avais rien à attendre de personne. Mais Cory n’était pas moi. Il n’avait
pas besoin de faire semblant d’être quelqu’un d’autre, parce que, lui, il était
génial au naturel.
Pour autant, il n’était pas interdit de lui donner un petit coup de pouce.
Je le rejoignis et lui tapai sur l’épaule.
— Amie voudrait savoir si tu serais tenté par un petit débriefing en tête à
tête, quand elle aura fini de tourner sa scène.
Libre à la fille d’interpréter le « débriefing » comme elle l’entendait. Si
possible comme une séance de sexe torride.
— Elle attend la réponse. Je lui dis que tu es disponible ?
Je levai mon téléphone comme si je venais juste de recevoir un texto.
Cory en resta la bouche ouverte pendant quelques secondes, puis se
ressaisit.
— Euh, oui, pas de problème.
Il se racla la gorge.
— Dites-lui que j’adorerais.
Comme je m’éloignais, j’entendis sa voisine lui demander son numéro de
téléphone.
Jeu. Set. Et match.
Je retournai m’asseoir et, soudain, comme si nos esprits étaient connectés,
je sus que Grace venait d’entrer dans l’amphithéâtre. Je levai les yeux. Elle était
bien là, dans l’encadrement de la porte, cherchant une place des yeux. Toutes
mes tensions disparurent à sa vue et un sentiment de plénitude m’envahit.
Je m’étais acharné à la tenir à distance, parce que j’avais peur qu’elle me
laisse tomber dès que l’attrait de la nouveauté se serait éventé. Et pourtant, elle
était venue. Comme elle me l’avait promis. Elle était…
Au moment où elle allait s’asseoir, elle s’arrêta subitement et regarda son
téléphone.
Un nœud se forma aussitôt dans mon ventre. Qui l’appelait ? Everly ?
Sadie ? Elle répondit et, même à cette distance, je vis son visage pâlir. Elle fit
demi-tour, ses cheveux auburn virevoltant sur ses épaules, et quitta la salle sans
même m’adresser un regard.
Que s’était-il passé ? Elle était vraiment partie ou elle voulait simplement
discuter dans un endroit tranquille ? Le fait qu’elle ne m’ait pas regardé
éveillait mes pires soupçons. Est-ce qu’elle voyait quelqu’un d’autre ? Était-ce
lui qu’elle allait retrouver ? J’étais déjà remplacé ?
Une main de glace me broyait la poitrine. Je croyais que quelque chose
s’était passé entre nous, la nuit dernière, mais Grace venait de me prouver que
j’avais vu juste depuis le début. Les femmes étaient incapables de tenir leurs
promesses. Elles faisaient passer leurs intérêts avant tout le reste. Quel
imbécile j’étais d’avoir pu espérer occuper la première place dans le cœur de
quelqu’un !
— Monsieur Lockwood ?
Ma belle confiance en moi s’était envolée. À présent, toutes mes angoisses
me remontaient dans la gorge, menaçant de m’étouffer.
Oh oui. Que je m’étouffe pour ne pas avoir à revivre ça !
Je m’avançai vers le podium comme un condamné vers l’échafaud. Je
n’avais pas encore ouvert la bouche qu’une voix résonna dans l’amphithéâtre :
la mienne. Quelqu’un diffusait la vidéo de ma dernière prestation sur son
portable !
Des rires secouèrent l’assistance.
Ils se moquaient de moi, tous.
Comme je levais les yeux vers le fond de la salle, j’aperçus une silhouette
familière près de la porte. Max ! Mon meilleur ami était venu me soutenir. La
seule personne au monde sur laquelle j’avais toujours pu compter était là. Il
avait pris des risques dans la vie et il avait gagné. Il avait réalisé son rêve.
Je devais me ressaisir, pour lui, pour moi. Je devais montrer qui j’étais
réellement : un homme qui tournait des films X et qui n’en avait pas honte.
Ces étudiants estimaient que je n’avais ni talent ni créativité parce que
j’avais choisi le porno au lieu du cinéma traditionnel ?
Qu’ils aillent se faire foutre. J’étais doué et j’avais du talent !
Je n’avais pas besoin de Grace — ni d’aucune autre femme — pour
prouver ce que je valais. Et j’allais en faire la démonstration ce soir.
Un brouhaha résonnait dans la salle, alimenté par mon silence. Je profitai
de ce désintérêt pour ma personne pour retirer ma veste et ma cravate. Je sortis
ma chemise de mon pantalon et roulai les manches sur mes avant-bras. Pour
finir, je défis mon chignon et laissai mes cheveux libres. Ah, je me sentais
beaucoup mieux !
Je pris une grande respiration.
— Bonjour. Mon nom est Ben Lockwood et je travaille pour White Lace
Productions, une boîte qui produit des films X.
Aujourd’hui, j’allais être moi-même. Le type que Grace m’avait conseillé
de ne pas être devant eux.
— Je suis venu défendre ma profession, parce que c’est ce que je suis
obligé de faire chaque fois que j’explique en quoi consiste mon travail. C’est
ce que j’ai fait la dernière fois que je suis venu ici. Je suis sûr que vous avez vu
ma prestation en ligne. C’était une catastrophe.
Il y eut des rires.
— Je me suis planté, parce que j’ai essayé d’être quelqu’un que je ne suis
pas. En fait, je suis un décrocheur scolaire qui a eu de la chance.
J’agrippai le podium en essayant de calmer les battements assourdissants
de mon cœur.
— Tous, ici, vous êtes plus savants que je ne le suis. Mon savoir à moi
vient de l’expérience. J’ai appris plus de choses de Cory pendant son stage
qu’il n’en a appris de moi.
Je lui souris et il rougit. Le prendre comme stagiaire avait été ma
meilleure décision depuis que j’avais été promu vice-président. Ses projets
d’avenir m’avaient fait réfléchir à mes propres perspectives.
— J’aime réaliser des films. Et on m’a donné ma chance dans le X. Le père
de mon meilleur ami est le directeur White Lace Productions et, juste après le
lycée, il nous a embauchés tous les deux. Bien sûr, avant ça, j’avais tourné des
tas de films — dans ma tête. Des films d’aliens. De flic et de voyous. Du
remake porno de Harry Potter.
La salle rit.
— Non non, ne riez pas ! Ç’a été un super entraînement.
Ils rirent de nouveau.
— Ce que je veux dire, c’est : peu importe ce que vous filmez. Des
documentaires. Des blockbusters. Du porno. Nous cherchons tous la même
chose : susciter une émotion. Nous voulons tous que le spectateur ressente ce
que nous mettons en scène à l’écran.
Je repoussai mes cheveux en arrière. J’avais le front en sueur, et les
projecteurs braqués sur moi n’étaient pas faits pour apaiser ma nervosité.
— Je sais ce que vous pensez. Facile. Pénis plus vagin égale forcément
émotion. Et vous avez raison. En partie. J’aime à penser qu’il y a davantage de
subtilité dans ce que je fais. Voilà pourquoi je n’aime pas filmer une
pénétration en gros plan. Ce qui m’intéresse, c’est le contact, les bruits, les
mots, tout ce qui enflamme les sens dans la vraie vie. La vraie vie, voilà ce que
j’aime filmer.
— Nous, on veut voir des filles à poil ! cria un gamin au deuxième rang.
L’étudiante assise à côté de lui lui donna une tape sur la tête avec son
cahier.
— Ne pas montrer de gros plans sublime la nudité, dis-je en souriant.
— Moi, je préfère des gros plans de gros nichons !
Il rit bêtement et je vis d’autres garçons hocher la tête avec le même
sourire niais.
— Chacun ses goûts. C’est pour ça que White Lace propose différents
concepts. Pour que tout le monde trouve son bonheur. J’ai la chance de pouvoir
réaliser les films que j’aime tourner. Je peux rester fidèle à ma vision. C’est ça,
le métier de réalisateur. Vous avez un script, mais vous avez besoin que les
acteurs donnent vie à votre idée. C’est une alchimie entre eux et vous. Sans
cette alchimie, rien ne se passe.
Si Cory avait appris une seule chose auprès de moi, j’espérais que c’était
celle-là.
— J’ai toujours l’impression de jouer ma vie quand je dis « Action ». Et
j’ai toujours peur des critiques quand le film sort. C’est normal. Quand on est
un artiste, que ce soit dans le cinéma, l’écriture, le chant ou la comédie, on met
un peu de son âme dans chaque réalisation. Vous avez probablement du mal à
le croire, mais c’est pareil dans le porno. La seule différence entre une scène
de sexe dans une comédie romantique et dans un film X, c’est que dans l’un des
deux, vous voyez la scène dans son intégralité. Pour le reste, ce sont les mêmes
ressorts qui opèrent.
Paradoxal ? En tout cas, moi, j’y croyais. Et le journaliste qui avait écrit cet
article sur moi aussi.
— La plupart des gens s’imaginent que travailler dans le X est amusant.
Les autres pensent que c’est dégoûtant. Immoral. Sale. En réalité, c’est
seulement du business. Les stéréotypes ont la vie dure. La plupart d’entre vous
m’ont catalogué à l’instant même où je suis entré dans la salle. Croyez-moi,
quelles que soient les idées préconçues que vous ayez sur mon métier ou sur
moi, mettez-les de côté. Elles ne vous serviront à rien.
Je tournai les yeux vers le Pr Hughes. Elle souriait, une petite lueur au fond
des yeux, comme si elle était fière de moi.
— Assez parlé de moi. Je suis venu pour répondre à vos questions. Qui se
lance ?
Un garçon leva la main au milieu de la salle et, malgré mes bonnes
résolutions, mon ventre se noua. De quoi allait-on me parler cette fois ?
D’exploitation sexuelle ? De maladies sexuellement transmissibles ?
— Comment vous adaptez-vous à la prolifération des sites en ligne gratuits
comme Pornhub ? Est-ce qu’ils ne risquent pas, à terme, de ruiner l’industrie
du X ?
Je cherchai immédiatement Max du regard, au fond de la salle. Il secoua la
tête, hilare, comme pour dire : « Je n’y suis pour rien, je te le jure ! » C’était
une question brillante. Une vraie question.
— C’est effectivement un problème. Les entreprises doivent s’adapter,
baisser les coûts de production, diminuer les effectifs. Mais de là à les ruiner ?
Non. Il y a encore des millions de gens qui préfèrent payer pour obtenir leurs
programmes, et le nombre de nos abonnés a doublé ces cinq dernières années.
Boum. Bien dit.
— Qu’est-ce que vous pensez des stars du X qui créent leur propre marque
sur le web, avec leurs propres équipes de tournage ?
— Quand une vedette réussit à imposer sa marque, les retombées sont
bonnes pour tout le monde. Les grosses entreprises sont esclaves de leurs
résultats financiers. Les électrons libres n’ont pas ce problème. Ils peuvent
prendre des risques et, si ça marche, tout le monde est gagnant.
Les sujets se succédaient, variés, pertinents. Je finis par regarder Cory,
mais il haussa les épaules d’un air innocent. Était-ce lui qui avait soufflé ces
questions parfaitement ciblées ?
Trop tôt à mon goût, le Pr Hughes nous informa que le temps imparti était
écoulé. J’avais tenu une heure entière. Mais avant de quitter mon auditoire,
j’avais un dernier conseil à donner.
— Il y a une chose que l’expérience m’a apprise et qui n’a rien à voir avec
le métier de réalisateur. Soyez vous-même. Votre authenticité brillera dans vos
films. Elle brillera aussi dans votre vie.
Cette fois, je quittai le podium sous les applaudissements.
J’avais des ailes.
Le Pr Hughes me tendit la main et je la serrai. Je l’avais manifestement
impressionnée. Son sourire n’était plus du tout crispé.
J’avais réussi. Et j’étais resté fidèle à moi-même. Sans que Grace soit dans
la salle.
Je ne savais pas ce que l’avenir nous réserverait. Nous allions forcément
continuer à nous voir, puisque nos deux meilleurs amis étaient en couple. Mais,
maintenant que les conférences étaient terminées, elle n’avait plus aucune
raison de me traîner comme un boulet.
Elle n’avait pas attendu longtemps pour me larguer, d’ailleurs ! Elle était
partie sans même un au revoir, pour passer à autre chose. À un autre amant. Au
moins, maintenant, je savais où j’en étais. Exactement là où j’étais, avant que
nous commencions ce petit jeu.
Seul avec moi-même.
L’endroit le plus sûr que je connaisse, en fin de compte.
21

Grace

Le panneau des urgences dansait devant mes yeux. Je me garai sur le


parking et verrouillai ma portière d’une main tremblante.
Je ne savais pas comment j’avais conduit jusqu’ici. Je revoyais le trajet
comme à travers un épais brouillard.
D’habitude, je ne répondais pas aux appels inconnus sur mon portable,
mais aujourd’hui, j’avais eu l’étrange pressentiment qu’il était arrivé quelque
chose.
Et je ne m’étais pas trompée.
Je franchis la porte vitrée, la gorge nouée. Je m’en voulais d’avoir quitté
Ben sans un mot d’explication. Mais Sadie était à l’hôpital. Elle avait été
agressée par un client, et je ne pouvais pas ne pas me précipiter à son chevet.
J’avais envoyé à Ben un texto dès que j’avais pu, à un feu rouge, sans lui
donner de détails — Sadie ne l’aurait pas voulu. Je n’osais même pas imaginer
les idées qui avaient dû défiler dans sa tête, quand il m’avait vue partir avant
même le début de sa conférence et lu mon explication complètement bidon.
J’allais devoir recoller les morceaux et je savais déjà que ce ne serait pas
facile.
L’infirmière à l’accueil était au téléphone, mais je n’avais pas la patience
d’attendre qu’elle ait terminé sa conversation.
— Sadie Spencer, lançai-je d’une voix crispée.
Avec un regard agacé, elle me montra un couloir en mentionnant un
numéro de chambre.
Six lits, trois de chaque côté, étaient alignés le long du mur. Des rideaux
bleus séparaient les malades et leur permettaient de bénéficier d’un peu
d’intimité.
Je passai devant le premier box, me dirigeai vers le deuxième, et retins un
cri.
Le visage de Sadie était méconnaissable. Son œil droit, tuméfié, était à
moitié fermé. Sa lèvre supérieure explosée avait doublé de volume. Le sang
coagulé formait une croûte noire. Des bandages enveloppaient son front et ses
joues. Son poignet droit était maintenu dans une attelle, sa jambe gauche
plâtrée.
— Oh Sadie, murmurai-je d’une voix enrouée, les larmes aux yeux.
Elle était sous sédatifs, et reliée à plusieurs moniteurs.
À côté du lit, un médecin consultait son dossier. Il me donna des détails.
Elle avait de multiples contusions au visage et sur tout le corps. Nez fracturé,
poignet droit démis, cheville gauche brisée. La pauvre avait plusieurs semaines
de convalescence devant elle.
— Mademoiselle ?
Un policier s’avança.
— Je me présente : inspecteur Higgins. L’hôpital nous a contactés pour
suspicion de viol, mais votre amie refuse qu’on l’examine.
— Je…
Que pouvais-je dire ? Bien sûr, qu’elle refusait.
— Savez-vous qui a pu faire ça ?
Je secouai la tête. Techniquement, c’était la vérité. Je n’en avais pas la
moindre idée. Mais même dans le cas contraire, cela ne changeait rien. Elle ne
pourrait pas dénoncer son agresseur à la police.
— Elle est mariée, fiancée ? Elle fréquentait quelqu’un ?
— Mariée, non. Pour le reste, vous devrez attendre qu’elle ait repris
connaissance. Elle seule peut vous répondre.
Je ne savais pas quoi dire. J’avais le sentiment affreux que ce policier
pouvait deviner, rien qu’en nous regardant, que nous étions des escorts, elle et
moi.
Bien sûr, c’était ridicule. Au pire, il pouvait me soupçonner de vouloir
couvrir un mari ou un petit ami violent, mais sûrement pas de chercher à
dissimuler que mon amie exerçait une activité illégale.
— Avez-vous la possibilité de revenir demain ? Elle souffre beaucoup et
comme elle est sous calmants…
L’inspecteur me tendit sa carte.
— Demandez-lui de m’appeler dès qu’elle se sentira mieux. Je viendrai
prendre sa déposition.
Je savais d’avance ce qu’elle lui dirait : « Je ne me souviens de rien. »
Sadie était condamnée à se taire. Elle aurait trop peur des conséquences, si on
apprenait la nature de ses activités. Son agresseur ne serait même pas inquiété.
Ce salaud n’aurait plus qu’à recommencer.
C’était horrible.
— Dites bien à Mlle Spencer que nous ferons notre possible pour arrêter le
coupable et le traîner devant la justice.
Je hochai la tête tandis qu’il s’éloignait en lançant un regard à Sadie.
Heureusement, elle n’avait pas repris connaissance en sa présence.
Je tirai une chaise près du lit, m’assis et posai la main près de la sienne sur
les draps.
Dans le lit voisin, une adolescente affirmait à sa mère visiblement excédée
qu’elle ne jouait pas la comédie. Apparemment, c’était leur troisième visite aux
urgences en l’espace de cinq semaines. Dans le box d’en face, un médecin
expliquait à une femme que son époux avait fait une attaque cardiaque. Elle
pleurait, le visage dans ses mains, pendant que son mari lui caressait le dos
pour la rassurer. Quelque part, un enfant piquait une crise de colère en
poussant des cris stridents. Encore heureux qu’il n’ait pas été hospitalisé dans
la chambre de Sadie !
Je restai à son chevet pendant qu’elle flottait dans un état de semi-
conscience. J’avais voulu prévenir Everly, mais je savais que Sadie aurait
voulu que je n’en parle à personne. Je comprenais ce qu’elle ressentait. Elle
avait honte.
Moi aussi, j’avais failli être une marionnette entre les mains de Scott.
J’avais eu de la chance. Pourquoi moi ? Pourquoi avais-je réussi à m’en
sortir ?
— Grace…
Sadie me regardait. Sa voix était familière et cependant différente.
Incertaine. Effrayée.
Je me penchai pour lui prendre la main.
— Je suis là. Qui t’a fait ça ?
Elle détourna la tête sans répondre.
Sa réaction me bouleversa. Elle ne voulait pas me parler. Elle était brisée
au plus profond de son être.
Elle était l’incarnation d’une hantise qui avait été la mienne pendant trois
ans. La mauvaise rencontre. Je croyais y avoir échappé en quittant le métier,
mais je m’étais trompée. Scott avait réveillé cette terreur en moi. Nous n’étions
jamais en sécurité. Il y avait toujours des détraqués qui aimaient casser,
détruire, juste pour le plaisir. Et cela pouvait arriver à n’importe qui,
n’importe quand.
Ce soir, Sadie avait tiré le mauvais numéro.
— Je t’en prie, parle-moi.
Je remontai doucement le drap. Quand je voulus lui prendre la main, elle
se crispa et la retira immédiatement.
Elle souffrait, elle était terrifiée et je ne savais pas comment l’aider.
Pendant qu’elle dormait, l’infirmière était venue voir plusieurs fois
comment elle allait. Apparemment, ils n’avaient pas l’intention de la laisser
sortir avant le lendemain. Mais ce n’était pas un problème. J’avais appelé le
bureau pour prévenir que je ne viendrais pas aujourd’hui et je comptais passer
le même message le lendemain matin. Il valait mieux pour tout le monde que je
ne me montre pas pour l’instant. Marta m’avait téléphoné. Je n’avais pas
répondu. Je devrais faire face tôt ou tard et affronter Colette, mais pas
maintenant.
Sadie s’assoupit de nouveau et je consultai mes messages. Rien de Ben. Il
était probablement furieux que je l’aie laissé tomber. Je ne pouvais pas lui en
vouloir.
Je savais combien il avait souffert, enfant, de l’abandon de sa mère et des
promesses qu’elle ne tenait jamais. Et voilà que je l’avais trahi, moi aussi. Je
lui avais promis d’assister à sa conférence et, à peine arrivée, j’étais repartie
comme une folle. Je n’osais pas imaginer ce qu’il avait pensé. Il me
pardonnerait dès qu’il connaîtrait la vérité, mais je n’étais pas certaine de
pouvoir la lui dire. C’était l’histoire de Sadie, pas la mienne. Il ne
m’appartenait pas de la raconter.
Je mourais d’envie de savoir comment s’était passée sa deuxième
conférence. Je tapai quelques mots-clés sur Google dans l’espoir de trouver
une vidéo en ligne. Quand j’en trouvai une, mon ventre se noua
d’appréhension, mais après une minute je constatai que je n’avais aucune
raison d’être anxieuse. Il s’était montré formidable. Charismatique. Charmeur.
Drôle. Sincère. Il était lui-même et avait réussi son pari seul, sans que je sois à
ses côtés. Dans un coin de mon cœur, j’aurais voulu qu’il ait besoin de moi. Il
était temps, cependant, qu’il vole de ses propres ailes et trouve lui-même son
chemin dans la vie.
L’infirmière revint voir Sadie. Après plusieurs heures passées assise sans
bouger, je commençais à avoir des fourmis dans les jambes. J’avais besoin de
marcher et de boire un café. Je glissai mon téléphone dans mon sac et caressai
doucement les cheveux de Sadie avant de me lever.
— Je reviens, murmurai-je.
Je pensais qu’elle dormait, mais sa voix tremblante et cassée s’éleva dans
un souffle, au moment où j’allais la quitter.
— S’il te plaît… Ne me laisse pas toute seule…
Mon cœur se brisa. Sadie était la personne la plus forte que j’aie jamais
rencontrée. La toute première fois que je l’avais vue, elle m’avait subjuguée
par sa hardiesse, son assurance, sa façon de diriger la conversation tout en
subtilité, et sa sensualité à fleur de peau.
Elle m’avait appris tout ce que je savais du métier d’escort. Je n’y serais
pas arrivée sans elle. Je n’aurais pas survécu sans elle.
Elle avait été là la première fois que j’avais sauté le pas avec un client. Elle
m’avait tenu la main pendant que je sanglotais sur mon lit, sans pouvoir
m’arrêter. Elle m’avait chuchoté des paroles de réconfort, m’avait parlé de ses
propres expériences, de la façon dont elle s’y prenait pour que ce ne soit pas
sordide. Elle avait été là quand j’avais eu besoin d’elle. Toujours.
Il était hors de question que je l’abandonne maintenant.
Je retournai m’asseoir près d’elle, prête à passer la nuit à son chevet. Ses
cheveux rouges emmêlés sur l’oreiller étaient tout ce qui restait de flamboyant
en elle.
Le lendemain matin, elle eut l’autorisation de sortir et je la ramenai à la
maison. Je la mis au lit et appelai immédiatement Everly. Je ne savais pas
comment gérer la situation. Je n’arrêtais pas de trembler, chaque bruit me
faisait sursauter de frayeur. Ce n’était pas moi qui avais été agressée, mais je
ne pouvais pas m’empêcher de penser que je pourrais être à la place de Sadie
aujourd’hui. Il s’en était fallu de peu.
Sauf que, moi, j’avais eu quelqu’un pour me défendre. Il s’était écoulé
moins de vingt-quatre heures depuis que j’avais quitté Ben en plein
amphithéâtre, mais déjà il me manquait terriblement. J’avais prévu une soirée
spéciale après sa conférence, je lui avais même acheté un cadeau. J’espérais
avoir encore une chance de tout arranger.
Je devais au moins essayer.
J’avais laissé un message sur la boîte vocale de Colette, expliquant qu’une
de mes amies avait été victime d’un accident et que j’avais besoin de quelques
jours de congé pour m’occuper d’elle. Il était hors de question que je retourne
au bureau pour le moment. Je n’avais pas envie d’apprendre que j’étais virée.
Je n’étais pas prête à l’entendre.
Everly arriva en fin de journée pour me relayer. Sadie ne voulait pas que je
la prévienne, mais elle était notre amie, nous avions habité chez elle. Si
quelqu’un était en mesure de comprendre, c’était elle.
Je pris l’autoroute pour me rendre chez Ben. Le ciel gris de novembre au-
dessus des arbres n’était pas engageant quand je pénétrais dans son allée. Les
hortensias le long de la façade étaient fanés depuis longtemps.
Je sonnai, puis tapai en entendant du bruit à l’intérieur.
Quand la porte s’ouvrit à la volée, je compris tout de suite que j’arrivais
trop tard.
Il ne me dit même pas bonjour. Son regard froid pulvérisa le peu d’espoir
qui me restait.
Il portait un short de sport noir et rien d’autre. Sa peau bronzée de surfer
me mit l’eau la bouche.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Sa question et son intonation confirmèrent ce que j’avais deviné : je n’étais
pas la bienvenue.
— Je voulais te voir…
Une bourrasque glacée souffla derrière moi, m’arrachant un frisson.
— Il fait froid.
Il recula pour me laisser entrer.
Merci, Dame Nature.
Je me rendis directement dans son salon, à l’arrière de la maison. C’était
l’antre d’un cinéphile. Trois des quatre murs disparaissaient derrière des
étagères tapissées de DVD du sol au plafond.
Je retirai mon manteau et l’abandonnai sur l’un des énormes fauteuils, en
même temps que le sac en plastique vert contenant son cadeau.
Il se laissa tomber sur le canapé sans un mot et je m’assis à un mètre de lui.
Le silence s’installa, horrible. Je n’osais ni parler ni bouger. Je n’avais aucune
idée de ce qui allait suivre.
Si seulement il n’était pas aussi attirant !
Incapable de résister, je me penchai et posai mes lèvres sur les siennes.
Puis j’enroulai les bras autour de son cou en gémissant pour l’attirer à moi et
le dévorer de baisers. Je mis plusieurs secondes à me rendre compte que sa
bouche était inerte sous la mienne et que ses bras ballants ne m’enlaçaient pas.
Il me repoussa et attrapa mes deux poignets pour détacher mes mains de
son cou. J’avais peur de croiser son regard parce que je ne voulais pas y lire
autre chose que du désir.
— Qu’est-ce que tu es venue faire ici, Grace ?
Je me raidis.
— Je ne voulais pas être seule.
— Où est Everly ?
Sa question me prit par surprise. Il aurait préféré que je cherche du
réconfort auprès de ma meilleure amie ?
— Je voulais être avec toi.
Plus qu’avec qui que ce soit d’autre, même Everly. J’interrogeai ses yeux
bruns qui étaient si souvent le miroir de ses sentiments.
À cet instant, je n’y vis que de la souffrance. J’espérais que les miens
reflétaient ce que j’éprouvais pour lui, parce que j’étais tombée follement
amoureuse et, si je voulais avoir une chance qu’il me pardonne, il fallait qu’il
le sache.
Mais Ben en avait fini avec moi. Je l’avais laissé tomber. Je l’avais
abandonné au moment où il avait le plus besoin de moi.
Je ne voulais pas pleurer devant lui, je ne voulais pas montrer ma faiblesse.
Ces dernières vingt-quatre heures avaient été éprouvantes émotionnellement, et
pour ne pas perturber Sadie je n’avais pas craqué.
Mais voir Ben si froid, si distant… C’était plus que je n’en pouvais
supporter.
— Pourquoi pleures-tu ?
Il tendit la main vers mon visage et, pour la première fois depuis qu’il
avait ouvert la porte, de la tendresse adoucit ses traits fermés. Il saisit mon
menton pour incliner mon visage et regarder mes yeux.
Les larmes continuaient à ruisseler sur mes joues. Je vis passer de la
souffrance dans son regard, mêlée à de la colère… Et à du désir. Il était en
conflit avec lui-même.
Juste au moment où j’allais lui répondre, il écrasa sa bouche sur la mienne
avec une telle passion que je me consumai littéralement de plaisir.
Mon téléphone vibra soudain au fond de mon sac. Je repoussai Ben
précipitamment pour regarder qui appelait. Quand j’eus la conformation que
ce n’était pas au sujet de Sadie, je me tournai vers lui, mais l’homme qui
m’avait embrassée avait disparu. Ses yeux étaient redevenus glacials.
Il fixait le téléphone, dans ma main, et je devinai ce qu’il pensait. Sans
doute la même chose que la veille, quand j’avais répondu à l’appel de l’hôpital
et que je m’étais envolée précipitamment.
Je réprimai un sanglot.
— Tu n’as toujours pas confiance en moi, murmurai-je douloureusement.
— Tu m’as lâché.
C’était probablement les quatre mots les plus tristes que j’aie jamais
entendus.
Il savait pourtant qui j’étais, derrière mon masque de Jade. Il acceptait mon
passé, mais continuait à me soupçonner du pire. Quel espoir cela me laissait-il
pour l’avenir ?
Le seul moyen de m’en sortir était de trouver un homme qui ne connaissait
pas Jade. Un homme qui ne pourrait pas faire le parallèle entre mon alter ego
et moi. Ben était un rappel constant de mon passé, un pied dans la porte que je
voulais refermer.
— Je suis désolée. Je… Tu sais que je serais restée si j’avais pu.
Il me fusilla du regard depuis le canapé.
— Tu es partie !
Je retournai m’asseoir près lui et me tournai pour lui faire face.
— Alors, c’est ça qui m’attend ? Quoi que je fasse, tu penseras toujours
que je te trompe, que je te mens, que je ne suis pas sincère ? Chaque fois que je
te dirai que tu me plais ou que tu me donnes du plaisir ?
Je déglutis pour surmonter ma peur.
— Chaque fois que je te dirai que je t’aime ?
Il leva la tête et nos regards se soudèrent.
— Tu refuseras de me croire parce que…
Avant que je puisse finir ma phrase, il m’embrassa à pleine bouche, tout en
déboutonnant mon jean.
Ma libido était comme une tierce personne dans la pièce. Elle observait
d’en haut ce qui se passait, analysait la situation. À travers elle, je me rendais
compte que l’étincelle entre nous avait disparu et qu’à la place, il y avait…
rien.
En dépit de nos efforts pour dresser des murs entre nous, l’émotion avait
toujours été présente dans notre relation. Ben m’avait rappelé que deux
personnes n’avaient pas forcément besoin de sexe pour être intimes et que, plus
la connexion était intense, meilleur était le sexe.
Mais pour l’instant, il était en colère. Et ce soir, pour la première fois, son
baiser ressemblait à celui de n’importe quel client anonyme qui prend ce qu’il
veut sans se soucier de sa partenaire.
Mais Dieu m’était témoin que j’avais besoin de lui. Je l’aimais. Alors il
pouvait tout prendre.
Je le lui donnais.
22

Ben

J’avais flippé à la seconde où j’avais entendu les mots je t’aime.


Mais cela n’empêchait pas mon corps de réagir au contact du sien. Comme
chaque fois que nous étions ensemble, mon désir était en ébullition.
Je n’avais pas eu d’autre choix que de lui couper la parole en l’embrassant,
incapable de gérer ce que cet aveu impliquait.
Quelques semaines plus tôt, nous avions commencé notre relation comme
un jeu, et puis tout s’était emballé… Mais jamais je n’aurais imaginé que Grace
prononcerait un jour ces mots auxquels je ne croyais pas.
Je mis toute ma passion, toute ma rage et mon désespoir dans ce baiser. Je
lui agrippai les épaules comme un animal affamé qui sait qu’il est devant son
dernier repas. Parce que c’était la dernière fois. Pourtant, même en sachant
qu’elle m’avait trahi, je ne pouvais pas m’empêcher de la vouloir toute à moi.
Encore une fois.
C’était dans l’ordre des choses. Si je n’avais pas éprouvé des sentiments
pour elle, sa désertion avant ma conférence ne m’aurait pas détruit. Mais elle
m’avait prouvé que j’étais dans le vrai depuis le début : je ne comptais pas pour
elle. Et maintenant, elle me racontait qu’elle m’aimait, comme s’il ne s’était
rien passé. Pour quel imbécile me prenait-elle ?
— Où es-tu partie ?
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
— Tu ne crois pas que tu me dois au moins une explication ?
Je me comportais comme un connard, j’en avais bien conscience. Mais elle
le méritait. Au moins un peu.
Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas te le dire.
Je pensais qu’elle me servirait une bonne excuse, une histoire inventée,
pour me calmer. Devais-je comprendre qu’elle ne mentait pas ?
— Alors, pourquoi es-tu là ce soir ?
Je ne comprenais pas. Sadie et Everly étaient ses meilleures amies ; ce
n’était pas auprès d’elles qu’elle s’était réfugiée. Pourtant, elle était
bouleversée. Malgré ses piètres tentatives pour donner le change, je n’étais pas
dupe. Elle oubliait que j’étais passé maître dans l’art de dissimuler mes
sentiments. J’étais même un champion en la matière !
Comme elle ne répondait pas, j’enfonçai le clou.
— Tu viens ici chaque fois que tu es perturbée.
Je lui saisis le menton pour l’empêcher d’échapper à mon regard.
— Tu ne peux pas te cacher de moi.
— Je ne suis pas venue me cacher.
Elle baissa les yeux.
— Je suis venue pour oublier.
Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait ! Oublier quoi ? Bon sang,
pourquoi l’avais-je laissée entrer chez moi ? Pourquoi étais-je incapable de
garder la tête froide en sa présence ?
Sans résister plus longtemps, je tirai son pull par-dessus sa tête et
l’envoyai voltiger. Elle portait un soutien-gorge de dentelle blanche, et j’eus du
mal à ne pas happer ses mamelons roses à travers le tissu. Elle m’embrassa
désespérément, tandis que je dégrafai le petit clip en plastique entre ses seins.
Pendant qu’elle dégageait ses bras des bretelles, je descendis la fermeture
de son jean et glissai les deux mains sous le tissu pour lui empoigner les
fesses. Je fis descendre le vêtement jusqu’à ses genoux, puis tirai pour dégager
ses jambes. J’opérai de la même façon avec sa culotte de dentelle.
Je l’attrapai par l’arrière des cuisses et la tirai à moi jusqu’à ce qu’elle
bascule en arrière, les pieds coincés sous les fesses, son sexe livré à mon
regard affamé. Si parfait. Si doux. Si chaud.
Elle était complètement nue, offerte à moi. Je contemplai son corps
magnifique et, quand elle se mordit la lèvre, un gémissement s’étrangla dans
ma gorge.
Malgré cette tension entre nous, même si c’était la dernière fois et que
nous étions tous les deux torturés et en colère, elle me donnait le feu vert.
Impossible de résister.
Je baissai mon short, libérant mon sexe dur et gonflé. Tout ce que je
voulais, c’était la retourner à plat ventre, presser son visage dans les coussins
et faire comme si ces dernières semaines n’avaient jamais existé. Mais cela ne
me servait plus à rien de garder mes distances. Depuis le départ, cela n’avait
servi à rien. Elle s’était emparée de mon cœur, de mon âme. Elle avait infiltré
chaque molécule de mon organisme, et jamais plus je ne pourrais l’en faire
sortir.
Mon sexe dressé et brûlant réclamait l’assouvissement, pourtant, je ne
parvenais pas à me résoudre à accomplir le dernier pas.
— Tu sais que je ne peux pas te donner ce que tu veux, Grace. Je ne suis
pas le prince charmant que tu attends.
Je ne pouvais rien faire pour la sauver. Une femme comme elle méritait
quelqu’un de bien, qui ne mettrait jamais en doute ses actions. Quelqu’un qui
croirait aveuglément en elle, alors que moi, je ne pouvais pas m’empêcher de
penser que tout ce qu’elle disait n’était que mensonges.
Elle m’agrippa les épaules et m’embrassa passionnément, sa langue
cherchant la mienne, comme si elle n’avait pas entendu. Or, je ne pouvais pas
lui laisser le moindre espoir.
— Je t’avais dit dès le début que ça se finirait mal.
Elle saisit mon visage entre ses mains pour m’empêcher de le détourner.
— Alors, allons-y. Finissons en beauté.
Saisissant mon sexe, elle le plaça entre ses cuisses. D’un seul long coup de
reins, malgré le milliard de raisons que j’aurais eu de ne pas le faire, j’entrai
en elle aussi loin que je pus.
Elle se souleva pour me prendre plus encore, m’arrachant un grondement
lorsqu’elle fit glisser ses mains sur mon torse.
Prenant appui sur mes avant-bras, je m’allongeai sur elle et commençai à
bouger. Lentement. Avec régularité. Gravant chaque seconde dans mon esprit
parce que, la prochaine fois que je ferais l’amour avec elle, ce serait dans mes
rêves.
J’accélérai progressivement le rythme. Je voulais en finir et, en même
temps, je ne voulais jamais que ça s’arrête. J’étais écartelé, déchiré en un
million de morceaux que je ne pourrais plus jamais rassembler.
Quand je posai les yeux sur son visage, ce fut un choc. Elle pleurait. Je
détournai les yeux, tout en continuant à aller et venir en elle. J’aurais voulu
tendre la main et la consoler, même si je souffrais autant qu’elle. Au lieu de ça,
je fixai les coussins du canapé. Je l’entendis hoqueter, mais ce n’était pas à
cause de son orgasme.
Secouant la tête, je tentai de me concentrer sur mon propre plaisir, qui me
semblait à des milliers de kilomètres.
Je voulais que ce soit brutal, dépourvu de sentiments. Il n’y avait plus rien
entre nous, en dehors du désir sexuel. Hors de question qu’elle l’oublie.
Je me retirai, l’empoignai par la taille et la retournai sur le ventre. Je lui
donnai une claque sur les fesses juste avant de la pénétrer de nouveau, appuyant
mes paumes sur ses épaules pour la maintenir en place. Je ne savais pas si je lui
faisais mal. Je ne savais pas si j’allais me pardonner un jour ce que j’étais en
train de faire. Mais c’était le seul moyen que j’avais de ne pas devenir fou.
Elle agrippa le bord du canapé, avec une telle force que ses doigts en
blanchirent. Puis elle tourna la tête sur le côté. Je vis alors qu’elle se mordait la
lèvre.
Elle aimait ça. En dépit de sa trahison, de cette distance horrible entre nous.
Ma brutalité lui plaisait et, parce que j’étais un crétin irrécupérable, ça attisa
mon désir.
Mon orgasme se déclencha pile au moment où je sentis les spasmes de son
propre plaisir autour de mon sexe, puis la déferlante me souleva et, d’un
ultime coup de reins, je me plantai profondément en elle, laissant mon corps
absorber la houle du plaisir.
Puis je m’affaissai sur elle, la joue pressée sur son dos, essayant de
reprendre mon souffle. Quand, finalement, je me dégageai, elle se leva,
ramassa ses vêtements éparpillés et les enfila précipitamment. Elle ne me
regarda pas. Ne parla pas. Elle prit son manteau et se dirigea vers la porte.
Au moment de la franchir, cependant, elle se retourna, et mon cœur se
déchira quand je vis qu’elle était en larmes. Détournant les yeux, je laissai ma
tête retomber sur les coussins.
Cette pièce était mon sanctuaire. J’y regardais des films d’aventures et
d’amours tragiques. J’y avais vu en boucle des scènes qui resteraient gravées
en moi jusqu’à ma mort. Mais j’avais l’horrible sentiment qu’à l’avenir, la
seule image que je verrais à l’infini, c’était celle de Grace, en larmes, dans
l’encadrement de la porte.
Quand je tournai la tête, elle avait disparu.
Elle m’avait fait croire que l’amour était possible et pendant quelques
semaines je l’avais crue.
Mais une fois encore, j’avais été trahi. Et je n’étais pas sûr de m’en
remettre.
23

Grace

Ben m’avait détruite.


Je savais depuis le début que je commettais une grave erreur et que cette
relation finirait mal. Pourtant, je l’avais laissé faire.
Maintenant que tout était terminé, il ne me restait plus qu’à prier pour que
le destin ne nous remette pas face à face avant le mariage de nos deux
meilleurs amis, probablement d’ici un an. Il en allait de ma santé mentale.
Quand Everly toqua à la porte, le lundi matin à 7 h 30, je me secouai et
affichai mon plus beau sourire avant de lui ouvrir.
— Montre-moi la merveille, vite ! lançai-je joyeusement.
Elle avait un sourire jusqu’aux oreilles.
— Tu l’as déjà vue, mais… bon.
Elle leva la main, et les diamants scintillèrent de tous leurs feux.
Elle m’avait appelée à 2 heures du matin pour m’annoncer la nouvelle,
parce que Max avait estimé qu’une demande en mariage digne de ce nom ne
pouvait se faire qu’en Californie. C’était donc à l’hôtel Marker, à San
Francisco, qu’il avait mis un genou à terre dans la plus grande tradition
romantique.
— Elle est encore plus belle à ton doigt !
— Oui, je sais.
Elle tendit la main devant elle avec un soupir pour admirer le bijou sous
toutes les facettes. Puis elle se ravisa et lança un regard coupable en direction
de la chambre de Sadie.
— J’ai honte d’être aussi heureuse, alors que…
— Ne t’inquiète pas, elle dort.
Glissant mon bras sous le sien, je l’entraînai dans la cuisine.
— Et elle ne voudrait surtout pas que tu retiennes ta joie à cause d’elle.
— Comment va-t-elle ?
Franchement, je n’en avais aucune idée. Sadie parlait à peine, fuyait la
police comme une coupable. Et moi, je me sentais à la fois inutile et
maladroite.
— Ce n’est pas évident. Elle communique très peu.
Sadie n’était pas le seul problème que je n’arrivais pas à gérer. Depuis
l’incident, je n’avais pas remis les pieds au bureau et, la veille au soir, Colette
avait fini par m’envoyer un mail pour m’informer qu’elle m’attendait le matin
même.
Je n’avais aucune envie de m’exécuter, mais je n’avais pas le choix. Je me
rendrais à sa convocation la tête haute et j’accepterais stoïquement la sanction.
Elle allait me congédier. Elle ne pouvait pas faire autrement.
— Sadie va avoir besoin d’aide, dit Everly pendant que je sortais une tasse
pour lui servir un café. Il faudra probablement qu’elle consulte un
psychologue. Mais ce n’est pas à toi de la prendre en charge.
— Elle ne veut même pas me parler.
Nous avions passé ces trois derniers jours enfermées toutes les deux dans
l’appartement. Sadie assommée par les médicaments et moi à son chevet,
attendant vainement qu’elle se confie à moi.
— Tout à l’heure, quand je me serai fait officiellement virer, j’aurai tout le
temps de l’inscrire à un programme de soutien ou je ne sais quoi d’autre.
— Tu ne vas pas te faire virer.
Everly se pencha et posa sa main sur la mienne. La bague étincela à son
doigt. Tout en elle pétillait. Je ne lui en voulais pas d’être heureuse, loin de là.
J’aurais été dans le même état d’euphorie, si j’avais trouvé l’homme de ma vie.
— Tu dis ça parce que tu n’as pas vu le regard de Colette. On aurait cru
que je venais de poignarder son chiot. Et Ben n’a rien arrangé en…
Zut. Je n’avais pas dit à Everly que Ben m’avait accompagnée à la soirée.
Je ne lui avais pas parlé de ce qui se passait entre nous, parce que je n’avais pas
imaginé que ça finirait aussi mal.
Encore une erreur d’analyse.
— Parce que Ben était avec toi ?
Everly m’observait entre ses cils. Je pouvais presque voir tourner les
rouages de son cerveau.
— Oui. Mais c’était une bêtise. Nous y avons mis fin.
— Toi, tu m’inquiètes…
Elle s’adossa à sa chaise.
— Et je m’inquiète pour Ben. Il a passé toute la semaine chez nous, dans un
état lamentable. Je comprends pourquoi, maintenant.
Donc, il était aussi malheureux que moi. J’aurais dû en être satisfaite, mais
ce n’était pas le cas.
— Ne t’en fais pas pour moi. Je savais très bien ce que je risquais.
Oui, je savais que je fonçais droit dans le mur.
— Je n’en doute pas.
Everly but une gorgée de café.
— Tu m’as dit, un jour, que tu parvenais à cloisonner ta vie. Je suis sûre
que c’est ce que tu as fait avec Ben.
Je regardai fixement la table. Elle était si confiante ! Si adorable et naïve !
Elle avait cru tout ce que je lui avais dit.
— Grace ?
Everly repoussa sa chaise et vint à côté de moi.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Les larmes inondèrent soudain mon visage et je me mis à sangloter sans
parvenir à m’arrêter.
— Je suis désolée, Evs, balbutiai-je entre deux sanglots. Je t’ai menti.
— Comment ça ?
Elle me massait le dos en dessinant des petits cercles. Sa gentillesse
n’apaisait pas ma conscience, au contraire.
— Je t’ai raconté que je gardais mes distances avec tous mes clients, mais
ce n’était pas vrai. Parfois, c’était trop difficile. Et parfois aussi… Je n’en avais
pas envie.
Je ne le lui avais jamais confié, parce que je ne voulais pas baisser dans
son estime. J’avais peur de perdre son amitié.
— Certains de mes clients avaient juste besoin de se confier. L’un d’eux,
par exemple, était un vétéran de l’armé paraplégique. Il ne sortait pour ainsi
dire jamais de son appartement. Il était séduisant, il avait toute la vie devant lui,
mais l’idée de rester cloué dans un fauteuil roulant jusqu’à la fin de ses jours le
désespérait. Il ne pouvait plus avoir de vie sexuelle et se disait qu’il ne pourrait
jamais trouver une femme qui accepte de ne pas faire l’amour avec son mari.
J’allais chez lui une fois par semaine. C’était quelqu’un de remarquable. Nous
discutions. De tout. Pas uniquement de sexe.
Everly frotta tendrement sa joue contre mes cheveux.
— Chérie, tu aurais pu m’en parler.
— Je ne voulais pas que tu aies une mauvaise opinion de moi. Je ne voulais
pas que tu penses que… Que j’aimais ce travail…
— Grace…
Elle me prit par les épaules et me fit doucement pivoter vers elle.
— Quoi que tu fasses, je n’aurai jamais une mauvaise opinion de toi. Tu es
mon amie.
Les larmes redoublèrent sur mes joues. Je pris une longue inspiration et
m’essuyai les yeux.
— Est-ce que j’ai été égoïste ?
L’inquiétude assombrissait le visage radieux d’Everly.
— Je ne t’ai pas assez soutenue ! J’aurais dû être plus présente…
— Non !
Je saisis ses deux mains dans les miennes et les serrai avec force.
— Tu es la meilleure amie dont j’aurais pu rêver ! Tu ne m’as jamais
jugée. Mais, même si tu savais pour quelles raisons j’ai fait ce que j’ai fait, je
craignais que tu finisses par penser que… Que j’étais… dépravée, et que tu ne
veuilles plus de moi…
— Jamais !
Elle me prit dans ses bras et nous restâmes enlacées un long moment, ma
joue sur son épaule, tandis qu’elle me berçait doucement.
— Ce n’était pas uniquement sexuel avec Ben, avouai-je tout bas. Avec lui,
j’avais la sensation d’être moi-même. De ne pas avoir à me cacher derrière
Jade.
Je me dégageai de son étreinte et reculai pour la regarder dans les yeux.
— Grâce à lui, parce qu’il m’a donné cette liberté, j’ai retrouvé celle que
j’étais avant.
— Tu es en train de me dire que tu as enfreint tes propres règles avec Ben
et que votre relation est devenue… sérieuse ?
Elle avait l’air abasourdie.
— Écoute, ma chérie, je n’ai rien contre Ben, c’est quelqu’un que
j’apprécie. Mais… Tu as toujours dit que tu voulais rencontrer l’amour avec
un grand A et… Je ne crois pas qu’il puisse t’apporter ce que tu cherches.
— Je sais.
Everly était directe ; elle ne voulait pas que je me berce d’illusions. Elle
avait raison. Et je la connaissais : sous des dehors timides, elle était capable de
se transformer en furie, si on me faisait du mal.
— Ben n’est pas l’homme de ma vie, mais je n’oublierai jamais ce qu’il a
fait pour moi. Même si lui l’ignore.
Elle me dévisagea.
— Oh zut. Tu l’aimes !
Je détournai les yeux, puis hochai la tête, la gorge nouée.
— Je ne peux pas envisager l’avenir avec un homme qui ne me fait pas
confiance. Encore moins avec un homme incapable de s’engager.
Tout était fini avec lui, mais je pouvais encore sauver mon avenir
professionnel. À condition de m’en tenir à mon plan initial : intervenir
ponctuellement dans des entreprises comme consultante et ne jamais accepter
de poste fixe. Au moins, la catastrophe chez Elle Cosmetics m’aurait servi de
leçon.
Everly me laissa pleurer un long moment sur son épaule puis, quand je fus
un peu calmée, elle m’embrassa et promit de m’appeler plus tard pour savoir
comment s’était passé mon entretien avec Colette.

* * *

Je me remaquillai et me mis en route. Je dus m’y reprendre à trois fois


avant de trouver le courage de frapper à la porte du bureau de ma future ex-
patronne.
— Entrez.
Colette leva les yeux en me voyant et interrompit aussitôt ce qu’elle était en
train de faire.
— Merci d’être venue.
Je hochai la tête et m’assis en face d’elle. Elle paraissait fatiguée. Ses
cheveux rouges étaient tirés en queue-de-cheval, et il y avait une tache sur son
chemisier. Elle était perturbée et je me sentais coupable d’avoir contribué à la
déstabiliser.
— Je vous remercie de m’avoir accordé un congé. Sincèrement. Une de
mes amies était à l’hôpital et j’avais besoin de quelques jours pour l’installer et
m’assurer qu’elle pouvait se débrouiller seule.
Me croyait-elle ? Elle pensait probablement que tout ce qui sortait de ma
bouche n’était que mensonge, maintenant.
— En réalité, cette coupure a été salutaire pour moi aussi. J’avais besoin de
temps pour… faire le point à tête reposée.
Elle écarta les papiers devant elle.
— Je dois vous avouer que je suis très embarrassée. Je ne sais trop que
penser et…
Elle s’interrompit. Visiblement, elle voulait me demander quelque chose,
mais n’osait pas.
Je me préparai au pire.
— Si vous avez une question, n’hésitez pas. Je vous promets d’y répondre
sincèrement.
Elle se mordilla la lèvre et je sentis qu’elle se faisait violence pour parler.
— Ken vous a-t-il recommandée à moi parce qu’il était un de vos…
Je sursautai, choquée.
— Absolument pas ! Je l’ai rencontré lors d’un colloque à l’université. Il
m’a donné sa carte en me disant que je pouvais l’appeler si, un jour, je
cherchais du travail. C’est tout.
Colette eut l’air soulagée.
— Vous auriez dû me parler de votre situation. Je n’aime pas les surprises.
Surtout celles qui permettent à mon frère de marquer des points.
Je comprenais sa déception et sa colère. Scott était un sale profiteur,
dépourvu de morale.
— Je suis désolée. Ce n’est pas le genre d’information qu’on livre
spontanément au fil d’une conversation. Si vous m’aviez posé la question de
but en blanc, je vous aurais dit la vérité.
J’appréciais beaucoup cette femme, comme personne et comme patronne.
J’étais vraiment navrée de l’avoir mise malgré moi dans une situation
intenable mais, puisque c’était sans doute la dernière fois que nous étions face
à face, je tenais à mettre les choses au clair.
— Je n’ai pas honte de mon passé. J’ai fait ce que j’ai fait pour aider ma
famille et financer mes études. Aujourd’hui, avec le recul, je ne prendrais sans
doute pas la même décision. Mais je ne peux pas revenir en arrière et j’assume
complètement.
Elle hocha la tête, visiblement à court de mots.
— Je comprends très bien que je n’ai plus ma place dans cette entreprise.
Je vous demande seulement comme une faveur de ne pas révéler la raison de
mon départ.
— J’ai lu votre rapport.
Je déglutis, prise de cours. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me parle
travail.
— Euh… Oui ?
— Et j’ai viré mon frère.
Mes doigts se crispèrent sur l’accoudoir du fauteuil.
— Pardon ?
Je n’aurais pas été plus stupéfaite, si un chien était entré dans la pièce en
parlant.
— Sur le plan professionnel, c’est un incapable. Et sur tous les autres
plans, c’est un cauchemar.
Je réprimai un rire nerveux. Excellent résumé du personnage.
— Voilà, Grace. Je tenais à ce que vous le sachiez.
Son visage se détendit, comme si elle était libérée d’un grand poids.
— Merci.
Je ne savais pas comment réagir. Je n’avais pas pensé que Scott subirait les
conséquences de ses actes. Il avait si souvent échappé aux sanctions ! J’étais
satisfaite, même si je doutais que ça lui serve de leçon.
— Écoutez, Grace, vous avez accompli un travail formidable ici. En
quelques semaines, vous avez répondu à toutes mes exigences. Je ne peux
malheureusement pas en dire autant de certains de mes collaborateurs qui
travaillent ici depuis des années !
Elle gratta son vernis à ongles avec l’ongle de son pouce. C’était la
première fois que je la voyais trahir sa nervosité.
— Je ne veux pas me séparer de vous, mais je ne sais pas comment faire
pour vous garder.
Nous étions deux. J’avais aimé travailler pour elle, avoir un salaire qui
tombe à la fin du mois, nouer des liens avec les autres employés. Je croyais
avoir trouvé ma place. Mais je n’étais à ma place nulle part.
— Il vaut mieux que nos chemins se séparent. Je n’ai plus aucune raison de
rester.
Sauf que tu as besoin de ce foutu travail !
— Ce serait la décision la plus logique, acquiesça-t-elle. Il y a encore
quelques jours, cela me paraissait évident ; à présent, je n’en suis plus aussi
sûre.
Sa confiance me mettait du baume au cœur. Seulement, que je reste dans
l’entreprise poserait des problèmes avec le personnel, peut-être même avec les
clients. Partir était la seule option.
Je me levai, main tendue, et Colette en fit autant.
— Merci pour votre compréhension.
Elle hocha la tête.
J’étais en paix avec ma conscience. C’était le but. Mais je ne me sentais pas
mieux pour autant.
Une semaine plus tôt, j’étais heureuse. J’avais un travail qui me plaisait, un
homme qui m’acceptait telle que j’étais. En l’espace de quelques jours, ma
bulle de bonheur avait explosé et je n’avais plus rien.
Une double expérience malheureuse qui me prouvait que je ne pourrais
jamais mener une vie normale. Quoi que je fasse, mon passé finirait toujours
par me rattraper. Je devais renoncer à nouer des relations à long terme et,
surtout, abandonner tout espoir de rencontrer un jour l’amour avec un
grand A.
J’avais cru qu’en laissant derrière moi l’univers des escorts, j’allais
réintégrer le monde réel et vivre enfin la vie dont je rêvais. Grosse erreur.
J’étais condamnée à regarder le bonheur des autres en spectatrice.
24

Ben

Les jours se succédaient, vides de sens. Où que j’aille, une tristesse lourde
s’accrochait à mes pas.
J’avais laissé Grace sortir de ma vie, parce que j’avais peur de souffrir, le
jour où elle me quitterait.
Avant elle, une seule personne m’avait brisé en partant. Je ne pouvais
cependant pas lui en vouloir : elle n’avait pas choisi de m’abandonner. Le
cancer avait décidé pour elle. Jusqu’au bout, Ellie m’avait aimée comme son
fils, elle me l’avait prouvé de mille façons.
Stupidement, j’avais laissé Grace tenir ma vie entre ses mains. Et elle
m’avait détruit, comme je l’avais prévu depuis le début.
Nous nous étions détruits mutuellement.
J’étais au bureau depuis moins d’une heure quand Cory m’envoya un mail.
Il avait terminé son stage, et sa présence me manquait.
Qui l’eût cru ? L’accepter comme stagiaire avait été finalement la
meilleure décision que j’aie jamais prise. Grâce à lui, je m’étais prouvé à moi-
même que je n’étais pas juste un type qui filmait des gens en train de baiser. À
ma façon, avec mon style, mon regard, j’avais participé au succès de cette
entreprise. Je devais simplement croire en moi. Pour la première fois, j’étais
enfin prêt à envisager une vie après le X. Mais chaque chose en son temps.
Pour l’instant, je restais loyal à Hirsh.
J’ouvris le mail de Cory. C’était un message de remerciement avec un
fichier attaché. Quand je cliquai dessus, le lecteur multimédia se mit en route.
C’était la scène qu’il avait filmée dans mon bureau. Celle du baiser entre
Grace et moi.
Il l’avait montée avec de la musique. On voyait Grace attendre, face à la
caméra. Il avait dû monter les images en boucle, parce que je ne me souvenais
pas qu’elle soit restée seule si longtemps. Elle avait l’air vulnérable et en
même temps rongée de trouble. Puis j’entrais en piste d’un pas conquérant. Je
l’attrapai par les épaules et…
À l’image comme dans mon souvenir, notre baiser était d’une telle
sensualité que mon corps réagit malgré moi. Une onde de chaleur envahit ma
nuque et mes joues. Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine comme s’il
cherchait à s’en échapper. Je tournai l’écran vers moi pour que personne ne
puisse voir ce que je regardais depuis le couloir. Ces images n’appartenaient
qu’à moi.
C’était ce que j’avais toujours cherché à travers mes films — ce moment
magique où le temps s’arrêtait l’espace d’un instant et où il n’y avait plus rien
d’autre que deux êtres face à face, avec leur désir nu, ce moment de grâce où le
spectateur n’avait plus d’autre choix que de se laisser emporter avec eux dans
le tourbillon.
— Benson…
Je levai les yeux et cliquai immédiatement sur la petite croix en haut de
l’écran pour fermer la vidéo.
Hirsh se tenait sur le seuil, très élégant dans son costume sur mesure, ses
cheveux impeccablement coiffés. Professionnel jusqu’au bout des ongles, tout
en restant décontracté.
Je respirai un grand coup pour faire descendre la fièvre qui s’était
emparée de moi en visionnant la vidéo.
— Bonjour, Hirsh. Ça va ?
Il hocha la tête et entra. Étrange… D’habitude, il n’attendait pas
l’autorisation. Il s’assit en face de moi et poussa un soupir.
Je déglutis nerveusement. Le moment de vérité était arrivé. Il allait
m’annoncer qu’il avait trouvé quelqu’un pour me remplacer au poste de vice-
président, parce que j’étais une grosse bouse.
Après tout, c’est ce que tu veux, non ? Tu meurs d’envie de retourner
derrière la caméra.
Oui, mais pas au prix de ma fierté ni de mon éthique de travail.
Merde. Merde. Merde.
— Écoute, il n’y a pas deux façons d’annoncer la nouvelle, alors je vais
aller droit au but.
Il me regarda dans les yeux.
— Je vends White Lace Productions.
J’éclatai de rire.
— Très drôle !
— Ce n’est pas une blague.
Je me figeai. Son visage était grave. Je sentis mon sourire s’effacer.
— Tu ne peux pas faire ça.
J’étais abasourdi. J’avais la sensation que tout le sang avait été aspiré de
mon corps.
— Cette entreprise est toute ta vie !
Il me dévisagea avec cette affection pleine de tendresse qu’il me témoignait
depuis mes onze ans. Ce regard m’avait manqué ces derniers mois, parce qu’il
avait été trop souvent absent.
— Tu es malheureux, petit.
— Quoi ?
Je secouai la tête, mais il ne me laissa pas continuer.
— Benson, je te connais depuis plus de la moitié de ta vie. Je sais quand tu
es malheureux.
— Je suis simplement très occupé. Il y a beaucoup de travail.
J’avais réussi à me convaincre que je faisais du bon boulot et qu’il y avait
des gens, en dehors de la production, qui croyaient en moi. Découvrir que
Hirsh me trouvait nul au point de tout vendre, c’était le coup de grâce. Si Max
avait encore été vice-président, aurait-il pris une décision aussi définitive ?
Non, bien sûr !
— Même si j’étais malheureux, dis-je en me levant, quelle importance ?
— J’ai pris une grande claque le jour où Max m’a annoncé qu’il partait
travailler dans l’hôtellerie.
Il se leva à son tour.
— Je me suis rendu compte tout à coup que j’avais été un père égoïste et
que je l’avais laissé tomber. Je vous ai laissés tomber tous les deux.
— Hirsh…
Je le dévisageai comme s’il était devenu fou.
— S’il y a une chose au monde dont je suis sûr c’est que tu ne m’as pas
laissé tomber !
Il secoua la tête.
— Je n’ai connu que le X toute ma vie.
Sa voix s’enroua et je compris qu’il était réellement ému.
— C’était mon choix et j’ai supposé que ce serait le vôtre aussi.
Je l’arrêtai d’un geste.
— Je te dois tout. Tu m’as sauvé la vie ! Sans toi, je ne sais pas où j’en
serais, aujourd’hui. Alors, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que
cette entreprise reste à toi. Absolument tout !
Je ne travaillais probablement pas assez. Mais je pouvais m’améliorer.
— Je te crois. Et c’est pour cette raison que je vends. L’accord a été
finalisé. Le 1er février, White Lace appartiendra officiellement à Randall
Hunter.
Randall Hunter ? Ce type était une tête à claques et il possédait la plus
grosse entreprise de production de films X de Californie. Dans deux mois, ce
bureau serait le sien. Deux mois ! L’idée de quitter White Lace pour tenter une
autre aventure avait été séduisante… Tant qu’il s’était agi d’une hypothèse.
Mais, brusquement, l’échéance était là, et j’avais l’impression de me retrouver
au bord d’une falaise.
— Que vont devenir nos acteurs ? Nos techniciens ? Les contrats en
cours ? Tu ne peux pas vendre à Hunter. Il démembrera l’entreprise !
J’étais en train de flipper. Envisager l’avenir sans White Lace me terrifiait,
tout à coup. Je m’étais dit que le jour où cela arriverait, je partirais dans la
Silicon Valley. Une fois là-bas, j’étais sûr de trouver du travail dans l’industrie
du X. Mais maintenant que le moment était arrivé, je n’étais plus sûr de rien.
— Nous avons tous travaillé dur pour arriver là où nous en sommes
aujourd’hui, acquiesça Hirsh. Et si les ventes ont décollé ces cinq dernières
années, je sais que c’est en grande partie grâce à Max et à toi. Vous formiez
une bonne équipe, tous les deux.
— C’était Max, la rock star. Pas moi.
— Ben !
Il me lança un regard désapprobateur.
— Je sais que je suis bon derrière la caméra, marmonnai-je en me
rasseyant. Très bon, même. Mais je n’ai pas été fichu de finir mon école.
Pourquoi suis-je aussi arrogant ?
— Tu peux te le permettre : tu as un talent fou. Tu pourrais faire des
étincelles dans un film où les acteurs ne baisent pas.
Je ris.
— Qui a envie de voir un film où les gens ne baisent pas ?
— Ce n’est pas faux.
Il rit avec moi puis, comme le silence s’épaississait entre nous, il reprit :
— Je suis désolé de te prendre de court. Mais c’est la vie.
Alors c’était vrai. Hirsh Levin, le roi du X, vendait.
La panique m’envahit.
Je ne savais pas comment gérer cette information, ni dans quelle case la
glisser. Il m’aurait fallu un compartiment « Je suis largué ».
J’aurais pu y ranger Grace, par la même occasion.
À la seconde où je l’avais aperçue dans ce coffee shop, j’avais su que
j’étais foutu. Ces dernières semaines n’avaient fait que confirmer l’évidence.
Maintenant, j’étais à la croisée des chemins. Soit je bouclais mes valises et je
laissais tout ce que j’aimais pour rejoindre la Silicon Valley et continuer dans
le X, soit je restais ici et je me lançais en terrain inconnu.
Quelle ironie ! C’était au moment où tout était fini entre Grace et moi que
j’allais peut-être devenir quelqu’un qu’elle aurait pu apprécier…
— Mais ce n’est pas l’unique raison pour laquelle je suis passé te voir.
Hirsh sortit une enveloppe de la poche de sa veste.
— Je voulais te remettre ton bonus.
— Je n’ai rien fait pour mériter…
— Tu as tenu l’entreprise à bout de bras pendant que je réglais cette affaire.
Grâce à toi, j’ai pu rater toutes les réunions stratégiques sans m’inquiéter. Je
savais que tu avais la situation bien en main.
Je lâchai un rire incrédule.
— Tu avais confiance en moi ?
— J’ai toujours eu confiance en toi.
— Mais… Je croyais…
Je secouai la tête.
— Je croyais que j’étais si nul que tu avais honte de moi.
Il s’esclaffa et fit glisser l’enveloppe vers moi sur le bureau. Je regardai à
l’intérieur. C’était un chèque. Je sifflai entre mes dents en apercevant le
montant.
— Il y a beaucoup de zéros.
— J’ai décidé que je n’avais besoin que de cinquante et un pour cent des
parts de l’entreprise. Les quarante-neuf pour cent restant, je les ai partagés
entre Max et toi.
— Quoi ? Hirsh, je ne…
— Max n’en a pas voulu.
Il se leva et boutonna sa veste.
— Il a accepté dix pour cent seulement, en me disant que c’était sa prime
pour t’avoir amené à la maison, il y a treize ans.
J’en restai bouche bée.
— Tu me donnes trente-neuf pour cent de White Lace ?
Il me regarda avec une confiance paisible.
— Libre à toi de faire ce que tu veux de cet argent, Ben. T’accorder une
année sabbatique. Voyager. Reprendre tes études. Acheter un bateau et vivre sur
le lac devant chez toi pour le restant de tes jours. Promets-moi simplement
d’être heureux. Quelle que soit la route que tu choisiras.
Avec une élégance magnifique, il me souhaita une bonne journée et quitta
mon bureau comme s’il s’agissait d’un jour comme un autre.

* * *

Ce soir-là, je rentrai chez moi avec la sensation de flotter dans le


brouillard. D’ici peu, j’aurais un compte en banque plein à craquer, mais plus
de boulot. Et je n’avais plus personne dans ma vie, parce que j’avais tout
bousillé avec Grace.
Merde !
Je jetai mes clés sur la table en verre de l’entrée et claquai la porte derrière
moi. Envoyant promener mes souliers, je fis un détour par la cuisine pour
prendre une bière et me dirigeai vers mon salon.
Je me jetai sur le canapé et vidai la moitié de la bouteille d’une longue
gorgée. Je n’aurais pas dû venir dans cette pièce parce que je ne pouvais pas ne
pas penser à Grace. À notre ultime rencontre. Ici même. À la brutalité avec
laquelle je l’avais prise sur ce canapé. Parce que j’avais voulu la punir. Une
fois encore, j’avais fait passer mon amour-propre avant les sentiments des
autres. C’était le seul moyen que je connaissais de survivre. Mais tous mes
efforts pour la tenir à distance avaient été anéantis par le dernier regard qu’elle
m’avait lancé avant de sortir de ma vie pour toujours.
Je posais ma bouteille par terre, quand un sac en plastique vert abandonné
au pied du fauteuil attira mon attention. Grace avait dû l’oublier la semaine
précédente.
Je me levai lentement. Je n’avais que trois pas à faire, mais j’avais
l’impression d’être chaussé de bottes de ciment.
Je regardai à l’intérieur et en sortis une boîte rectangulaire. Aucune
indication sur sa provenance ni sur son contenu. Je soulevai le couvercle,
écartai le papier de soie. Des tickets de cinéma. Je ne reconnus pas le logo,
mais un nom était inscrit en lettres capitales : ARNOLD SCHWARZENEGGER.
Elle m’avait acheté des tickets de cinéma pour une projection spéciale de la
saga culte Terminator. Les trois films avec Arnold.
Il y avait une photo au fond de la boîte. De Schwarzy le chat. Et un
certificat d’adoption. À mon nom.
Putain ! J’étais le roi des cons !
Elle avait vraiment eu l’intention d’assister à ma conférence. C’était
probablement son cadeau de félicitation, parce qu’elle était certaine que je
ferais du bon boulot.
Elle avait cru en moi.
Mais elle était partie, m’obligeant à me lancer seul. En me brisant le cœur,
elle m’avait donné la seule chose au monde dont j’avais besoin : la confiance
en moi.
Et je m’étais comporté comme un vrai connard.
Elle ne m’offrait pas simplement un chat et des tickets de cinéma. Elle me
rappelait que j’avais des rêves plein la tête. Qu’il y avait un volcan de créativité
au fond de moi, qui mourait d’envie d’exploser. Et pas uniquement dans le X.
J’avais le choix. À condition de m’en donner les moyens.
Dès le lendemain matin, j’appellerais le Pr Hughes. Je voulais qu’elle
m’indique comment m’inscrire à ses cours ou du moins sur sa foutue liste
d’attente.
Seulement, voilà, rien de tout cela n’aurait d’intérêt, si Grace n’était pas à
mes côtés.
J’allais devoir sortir le grand jeu, pour avoir une chance de la reconquérir.
Mais j’étais prêt à tout. Parce qu’il était temps que Grace Nolan ait enfin
son prince charmant.
25

Grace

Aucune idée de la raison qui m’avait poussée à accepter de le rencontrer


ici, dans un entrepôt vide.
S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, j’aurais eu la trouille de m’y
rendre toute seule.
Mais c’était Ben. Et je l’aimais.
Je poussai une porte verte avec un gigantesque chiffre 3 peint dessus.
L’espace, devant moi, était plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une
lumière, tout au fond. Des bâches en plastique pendaient du plafond, couvrant
des équipements et de vieux projecteurs. La porte en acier se referma derrière
moi avec un vacarme qui me fit sursauter. Je pressai le pas, en priant pour ne
pas trébucher sur un cadavre.
C’était sûrement un endroit où la mafia venait se débarrasser de ses
victimes.
Le sol en ciment était poussiéreux et des gravats craquèrent sous mes
pieds, tandis que j’avançais vers la lumière. Plus je progressais, plus il
devenait évident que j’étais sur un ancien plateau de cinéma. Des caméras et des
micros perches étaient regroupés dans un coin. Des portants vides traînaient ici
et là. L’endroit était à l’abandon depuis longtemps. Des années, peut-être.
Je marchai vers la lumière, le bruit de mes talons résonnant dans le silence.
— Ben ?
Pas de réponse.
Arrivée tout au bout, je tournai à l’angle et m’arrêtai net, ébahie. Face à
moi, se dressait le plus joli décor que j’aie jamais vu.
Un château de princesse avec une tour pointue était peint sur une immense
toile, des drapeaux bleu et blanc flottant dans un ciel limpide. Une grande
échelle avait été déployée contre la façade pour atteindre la fausse fenêtre et…
un dragon en carton-pâte gisait sur le sol, une flaque de sang près de sa gueule,
comme s’il venait juste d’être occis !
Mais le plus incroyable de tout, c’était le cheval blanc — un authentique
destrier qui remuait les naseaux et frappait le ciment de son sabot — et, plus
encore, son cavalier. Un vrai chevalier en armure avec une véritable épée au
côté !
Il retira son heaume. Ses cheveux blonds tombèrent sur ses épaules et mon
cœur chavira.
Ben.
Je portai la main à ma bouche. Je ne savais pas quoi dire. Je ne comprenais
même pas ce qui se passait, sauf qu’un film de Disney avait subitement fait
irruption dans cet entrepôt. Et c’était la chose la plus magnifique que j’aie
jamais vue !
Ben descendit de cheval, le bruit de sa lourde armure en métal résonnant
dans le silence. Il avança vers moi d’un pas de robot et je ne pus retenir un fou
rire. Ses pieds cliquetaient à chaque enjambée. Plus il approchait, plus mon
cœur battait la chamade.
Il s’arrêta devant moi, jambes écartées, une main sur le pommeau de son
épée.
— Ben ? Mais qu’est-ce que tu fais ?
Il retira ses gants en métal, les jeta sur le sol, puis s’arrêta tout près de moi.
Je retrouvai ce visage magnifique qui hantait mes jours et mes nuits. La ligne
parfaite de son nez. Le voile de barbe sexy sur son menton et ses joues. Ces
cheveux blonds, dans lesquels j’aimais tant enfoncer les doigts.
— Je sais bien que ce n’est qu’un décor, mais je veux t’offrir tout ce que tu
as toujours désiré, Grace.
Les larmes me montèrent aux yeux, puis m’inondèrent les joues.
— Je sais… On pourrait trouver un millier de raisons pour lesquelles
notre histoire n’est pas possible. Mais ce foutu chat a compris, lui, au premier
coup d’œil, que nous étions nés l’un pour l’autre.
— Tu as fait tout ça à cause du chat ?
— Non. Mais il savait que…
Il poussa un soupir et secoua la tête.
— Je suis nul !
— Écoute, j’apprécie le mal que tu t’es donné, mais ça ne peut pas marcher
entre nous. Dès qu’il y aura un problème, tu me soupçonneras du pire. Regarde
ce qui s’est passé. Comment veux-tu que nous construisions quelque chose, si
tu ne peux pas me faire confiance ?
— J’ai confiance en toi.
Il me saisit le bras. L’armure cliqueta et je détournai les yeux de son
visage, heureuse de la diversion.
— Ben, tu ne veux pas réellement de moi, murmurai-je. Je fais illusion de
loin, mais la réalité reprend ses droits dès qu’on m’approche d’un peu trop
près. Je n’ai pas de travail, pas de projets, mes économies fondent à vue
d’œil… Et si tu as l’intention de casser la figure de tous les hommes qui me
reconnaîtront un jour ou l’autre, tu vas y passer ta vie.
Il redressa les épaules.
— Pas grave. Je te défendrai jusqu’à mon dernier souffle.
Il m’attendrissait. Mais je ne pouvais pas me permettre de céder. Je devais
m’en tenir à mon plan et continuer ma route seule.
— Tout le monde a un passé, Grace. Le nôtre est un peu plus lourd que
d’autres, c’est tout.
— Je ne peux pas et ne veux pas prendre ce risque.
Je me dégageai et me détournai.
— Tu travailles dans le X. Tu es constamment sur le gril. Notre couple sera
sous le feu des critiques en permanence, et je ne compte pas…
— J’arrête le porno.
— Quoi ?
Il était à la tête d’une entreprise qui pesait des millions de dollars.
Pourquoi arrêterait-il ? Cela n’avait pas de sens.
Il me prit par les épaules et me fit pivoter vers lui.
— Hirsh vend White Lace Productions. Il me rend ma liberté. Je vais
retourner sur les bancs de la fac, reprendre mes études.
— C’est vrai ?
Mes yeux se remplirent de larmes à nouveau.
— Le Pr Hughes et moi avons trouvé un arrangement. Je vais travailler
pour elle comme assistant et, en échange, je pourrai assister à autant de cours
que je voudrai.
Il se lançait un nouveau défi. Il allait essayer de construire un avenir en
faisant ce qu’il aimait le plus au monde. Tous les détails n’étaient sans doute
pas réglés, mais au moins, il avait un projet bien à lui.
— Je ne sais pas quoi dire.
C’était génial, mais cela ne changeait rien au fait qu’il était incapable de
s’engager.
— L’heure du choix a sonné, Grace. Ton prince est venu sur son cheval
blanc. Il a tué le dragon. Il t’a délivrée de la tour. Et maintenant, il est prêt à
t’emmener dans sa maison au bord d’un lac, où se trouve la plus grande
collection de DVD jamais réunie.
Je voulus parler, mais il pressa un doigt sur mes lèvres, m’empêchant de
répondre.
— Ton prince a éliminé les autres prétendants.
Comment le savait-il ?
— Il dépose à présent son cœur à tes pieds. Je sais que je n’ai pas toujours
donné l’impression d’être du genre monogame…
Je lui lançai un regard moqueur. Non, sans rire ?
— Mais depuis que tu es entrée dans ma vie, les autres femmes n’existent
plus. Même si tu décidais de partir et de ne jamais me revoir, je te resterais
fidèle, parce que tu m’as fait découvrir l’amour. J’ai essayé bêtement de
résister parce que je ne savais pas comment gérer mes émotions et que ça me
terrifiait.
Je voulus parler. Une fois encore, il m’en empêcha.
— Quand tu as quitté l’amphithéâtre, tu m’as brisé le cœur. Mais en me
laissant livré à moi-même, tu m’as fait prendre conscience que je ne pouvais
pas t’aimer, à moins d’apprendre à m’aimer moi-même. Aujourd’hui, je sais
qui je veux être. Grâce à toi.
Je n’aurais pas pu retenir mes larmes, même si je l’avais voulu.
— Ben…
— Je t’aime, Grace. Je voudrais être ton prince charmant… Mais suis-je
celui que tu attends ?
Quelques semaines plus tôt, j’aurais répondu « Non ! » sans l’ombre d’une
hésitation. Aujourd’hui, je connaissais le vrai Ben et je ne pouvais pas
imaginer ma vie avec un autre. Il me comprenait, m’acceptait telle que j’étais.
J’aurais dû savoir que je ne pouvais trouver l’amour avec un grand A
qu’auprès d’un homme qui aurait un passé aussi compliqué que le mien. D’une
certaine façon, nos deux compteurs s’annulaient mutuellement.
Je posai la main sur sa joue.
— Je ne veux pas de prince charmant.
La lumière d’espoir dans ses yeux s’éteignit.
— Je te veux toi, Ben Lockwood.
Il sourit et poussa un soupir qui venait de loin, comme s’il avait retenu sa
respiration pendant des heures.
Il prit mes mains et les porta à ses lèvres.
— Je te demande pardon pour l’autre soir, pardon d’avoir été une telle
brute. Et de t’avoir laissée partir. Je ne veux plus jamais que tu me quittes.
— C’est ma faute. Je t’avais abandonné. Je ne le ferai plus jamais. Je veux
que tu saches que…
— Non, ne dis rien. Peu importe.
Il m’attira à lui, sa cuirasse froide et dure entre nous.
— Ce soir, tout commence.
Il pencha son visage vers le mien pour m’embrasser et se figea subitement.
— Non. Pas là.
— Quoi ?
Il m’entraîna vers une petite pergola tapissée de fleurs, dans un coin du
décor.
— Voilà. C’est ici que tu vas recevoir le baiser d’amour véritable.
Je ris à travers mes larmes.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Un conte de fées finit toujours par le baiser-d’amour-véritable. J’ai de
la chance, ma princesse n’est pas endormie, parce que ça gâcherait tout. En
plus, ce serait illégal !
Je hochai la tête. Nous avions eu l’un et l’autre un passé compliqué, mais
les épreuves nous avaient rendus plus forts et plus sûrs de nous.
— Dans les contes, la princesse et le prince ont eu beaucoup moins de
partenaires que nous.
Il éclata de rire.
— Exact !
Je penchai la tête, subjuguée par le rayonnement de ses yeux bruns. Des
yeux qui me disaient tout ce qu’il ressentait.
— Mais on s’en fiche.
Je pris son visage dans mes mains et me dressai sur la pointe des pieds.
— Je t’aime, Ben.
Je pressai les lèvres sur les siennes et passai les bras autour de son cou.
Il appuya son front contre le mien.
— Tu es mon conte de fées, Grace. Tu es mon amour avec un grand A.
Celui que je désirais sans le savoir.
Je sentis sur nos lèvres jointes le goût salé de mes larmes. Des larmes de
joie.
L’amour avec un grand A était un idéal. Peu de gens avaient la chance de le
rencontrer dans la vraie vie.
Moi, j’avais trouvé Ben. Et j’allais le garder précieusement jusqu’à la fin
de mes jours.
Et peut-être même après.
Remerciements

J’avais choisi d’écrire une série sur l’industrie du X parce que j’avais
envie de sortir des sentiers battus. Mais je n’avais pas imaginé que Max,
Everly, Ben et Grace m’entraîneraient dans un voyage émotionnel à ce point
différent de mes précédents romans. Les personnages de Ben et de Grace ont
été particulièrement difficiles à créer. Ce sont tous les deux des blessés de la
vie. Ils ont été brisés et se sont repliés sur eux-mêmes. Mais qui, mieux qu’un
réalisateur de films X et une ancienne escort, pouvaient solder mutuellement
leur passé et écrire leur avenir ensemble ?
Sue Grimshaw, merci d’avoir eu raison, une fois de plus !
Aux suspectes habituelles, LB, SG, SK et DK : les filles, vous êtes le bon
côté de ce truc fou, terrible parfois, mais toujours excitant qui s’appelle le
métier d’auteur.
Enfin et surtout : merci à vous, mes lectrices. L’enthousiasme que vous
manifestez autour de mes livres est fantastique et, chaque fois que vous
m’écrivez un tweet ou un post, ou que vous parlez de moi dans un blog, vous
rendez mon rêve devenu réalité encore plus beau.
TITRE ORIGINAL : REASON TO BELIEVE
Traduction française : ÉVELYNE JOUVE
Ce roman est publié avec l’aimable autorisation de Ballantine Books, une marque de Random House, une division de Penguin Random
House LLC.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Silhouettes : © shutterstock/royaltyfree/photoshooter2015
Réalisation graphique couverture : STUDIO Piaude
Tous droits réservés.
© 2016, Andrea Foy.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
ISBN 978-2-2803-8817-7

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.
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Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de
l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des
entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
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