Professional Documents
Culture Documents
Ben
Ben
Quatre semaines plus tard
* * *
Grace
Ben
* * *
Grace
* * *
Je rentrai chez moi, bravant une nouvelle fois les transports en commun de
Toronto.
À la seconde où je franchis la porte de mon appartement, mes deux
nouvelles copines — Cynders et Princess — se précipitèrent pour m’accueillir.
Je me penchai pour les caresser, leurs ronronnements dénouèrent
immédiatement la tension de mes muscles et desserrèrent le nœud de pensées
négatives qui s’était formé dans mon cerveau.
Après mon déménagement, j’avais décidé d’accueillir des chats. Je leur
offrais un toit et de l’affection, jusqu’à ce que le refuge officiel leur trouve un
bon foyer. Je grattai Cynders derrière les oreilles. Sadie détestant les chats, je
ne lui avais pas encore annoncé qu’un troisième protégé allait débarquer, la
semaine suivante.
Je vérifiai qu’elles avaient des croquettes et de l’eau et me retirai dans ma
chambre.
Je me jetai sur mon lit et me sermonnai.
J’avais été stupide ! J’avais passé des mois à penser au jour où j’arrêterais
d’être escort, sans réfléchir à l’après. Quand il n’y aurait plus de sexe dans ma
vie, plus d’argent sur mon compte en banque.
Oui, j’avais décroché mon diplôme universitaire.
Oui, j’avais lancé ma propre boîte de consultante.
Oui, j’obtenais des contrats et je construisais mon avenir.
Mais j’avais l’impression d’être coincée entre deux vies. Trop stressée
pour profiter du présent, et trop inadaptée pour regarder vers le futur.
J’avais grandi dans une famille de classe moyenne, avec une mère au foyer
et un père qui travaillait matin, midi et soir. Quand tout s’était effondré, ma
mère était devenue hystérique et leur mariage avait failli sombrer dans la
tempête. Tout ça parce qu’il n’y avait plus d’argent.
C’était une leçon que je n’oublierais pas. Jamais je ne dépendrais
financièrement d’un homme !
J’allais donc accepter l’offre de Colette.
Je m’étais promis, trois ans plus tôt, de m’en sortir toute seule.
Et je tiendrais parole.
Je devais aller de l’avant, quoi qu’il m’en coûte. Et surtout, je devais
déterminer celle que je voulais être.
Qui sait ? Travailler avec des gens et tisser des liens avec eux pourrait
m’aider dans ma quête. Je me rappellerais peut-être alors la jeune femme que
j’avais été, avant de baiser avec des types pour gagner ma vie.
J’aspirais à la retrouver. J’en avais besoin.
Parce que j’étais bien certaine d’une chose : je ne voulais plus jamais être
Jade.
6
Ben
Grace
Ben
Grace
J’entrai dans mon bureau, chez Elle Cosmetics. Et le fait que ce soit mon
bureau pour une période bien définie me plaisait, je devais l’admettre. J’avais
toujours pensé que monter ma propre entreprise me rendrait plus heureuse,
mais depuis une semaine que je travaillais là, je m’étais fait des amis — des
relations de boulot plutôt, pour qui j’étais Grace Nolan. Diplômée de
l’université. Nounou d’accueil pour chats SDF. Et fonceuse assumée.
Pour la première fois depuis très longtemps, je me sentais moi-même. Et si
je m’efforçais toujours de déterminer quelle femme je voulais être, je n’avais
jamais été aussi proche de le découvrir.
Ce que j’appréciais par-dessus tout, c’était de ne pas être obligée de
recourir à des mensonges alambiqués pour cacher mon passé. J’étais telle
qu’on me voyait. Le nœud que j’avais perpétuellement au ventre s’était
miraculeusement envolé. J’étais une femme normale, avec un travail normal et
un avenir normal.
J’avais passé la semaine à interroger les membres de la direction, à
l’exception d’un seul, et je m’étais fait une idée bien précise de la mentalité du
personnel masculin. Colette était la seule femme cadre. Si elle voulait que les
choses bougent, elle devrait y remédier. D’autant que certains de ces messieurs
avaient intégré l’entreprise avant même l’arrivée des ordinateurs.
Mon portable vibra pour la centième fois depuis le début de la matinée. Pas
besoin de regarder le numéro pour deviner qu’Everly m’envoyait un nouveau
texto au sujet de la soirée d’inauguration. Elle allait finir aux urgences, si elle
n’abaissait pas son niveau de stress. Me bombarder de SMS pour un oui ou
pour un non était sa façon de gérer la pression. Je lui répondais « Bonne idée »
ou « Génial ! » et ça suffisait. Depuis qu’elle avait quitté la fac de droit sans
projet d’avenir, elle avait perdu confiance en elle et ça me peinait de voir ma
brillante amie mal dans sa peau.
Tout en tapant mon rapport, je songeai au détour que je ferais, ce soir, par
le refuge. Sadie allait criser, mais je n’avais pas pu dire non quand Alexandra
m’avait téléphoné pour me demander si j’avais une petite place pour un
protégé de plus. Ces chats avaient besoin d’un foyer, et moi, j’avais quatre
murs et une tonne d’affection à offrir.
Marta Sampson passa devant mon bureau et je l’appelai. Elle s’arrêta sur le
seuil, ses cheveux blonds relevés en queue-de-cheval sur le sommet de la tête.
Elle avait des traits délicats et un teint de porcelaine. On aurait dit une poupée
Barbie, exception faite de sa poitrine anormalement volumineuse pour un si
petit bout de femme.
— Oui, Grace ?
Elle me décocha ce sourire chaleureux qu’elle m’avait adressé le tout
premier jour, quand elle s’était présentée, un café à la main.
— Tu peux me parler du vice-président exécutif des relations avec les
clients ?
C’était le titre le plus grotesque que j’aie jamais rencontré dans une
entreprise !
Son sourire se transforma instantanément en grimace.
— C’est Scott. Le plus jeune frère de Colette. Il ne vient quasiment jamais,
n’en fiche pas une, mais touche le double de mon salaire.
Pas d’amertume dans sa voix. C’était juste un constat.
Marta occupait l’un des trois postes de conseil en ressources humaines et,
pour autant que j’aie pu en juger, elle travaillait beaucoup et se montrait très
efficace.
— Un des types du marketing l’a surpris en train de se faire une ligne de
coke dans les toilettes, à la soirée de Noël. Il y a quelques mois, je suis tombée
sur une fille en train de lui faire une gâterie sous son bureau, alors que je
venais lui présenter un dossier à signer. Et il a failli faire l’objet d’une plainte
pour harcèlement sexuel, quand il a fait des avances à l’intérimaire, dans la
cuisine.
Ce type était donc un désastre.
— Il est là pour la galerie, si je comprends bien ?
Ce n’était pas la première fois que je rencontrais ce cas de figure, surtout
dans une entreprise familiale.
— Quelle galerie ? Celle du musée des Horreurs ?
Marta finit par entrer et s’assit dans le fauteuil en tissu bleu, de l’autre côté
du bureau. Mon bureau.
— Sincèrement, il me donne la chair de poule.
Elle se pencha et baissa la voix.
— Je n’ai aucun scrupule à te raconter ça, parce qu’il n’a jamais eu le
moindre blâme. Comment peut-il s’en tirer avec un tel bagage ? Ça me
dépasse !
— Il est en congés, actuellement ?
C’était le seul cadre dirigeant que je n’avais pas pu rencontrer.
— Monsieur ne vient que le vendredi. Il devrait faire une apparition vers
10 h 30 aujourd’hui.
Ce ne serait pas un moment agréable, mais j’allais devoir informer Colette
que le comportement de son frère était inacceptable et qu’elle ne pouvait pas le
garder. D’après les informations que j’avais rassemblées durant la semaine, il
n’apportait strictement rien à la société, seulement des problèmes. Mais
comment réagirait-elle ? La solidarité familiale primait souvent sur la logique
dans ce genre d’entreprise et, vu que mes propres parents étaient des connards,
je ne pouvais pas m’inspirer de mon expérience personnelle.
— Viens prendre un café vers 10 h 30.
Elle s’esclaffa.
— On réservera des places au premier rang pour la parade du monstre !
Je hochai la tête en souriant, tandis qu’elle se levait et quittait mon bureau
d’un pas alerte qui scellait notre complicité silencieuse.
J’étais toujours en train de rédiger mon compte rendu quand Colette tapa à
ma porte. Comme toujours, je l’observai d’un œil professionnel. Elle n’avait
aucun goût vestimentaire mais une élégance naturelle que je lui enviais. J’étais
consciente de ma beauté et j’étais sexy. Pourtant, il y avait quelque chose
d’abîmé en moi, que je ne parvenais pas à effacer quoi que je fasse.
— Comment s’est passée votre première semaine ? demanda-t-elle en
prenant la chaise que Marta venait de libérer.
— Très bien. J’ai recueilli toutes les informations dont j’avais besoin et je
serai en mesure de vous faire des propositions à la fin de la semaine
prochaine.
— Pas chère, intelligente et rapide. Je savais que je prenais la bonne
décision en vous engageant.
Je m’adossai à mon siège en souriant.
— Je ne ferai pas de commentaire sur ce point.
— Plus vite nous définirons une stratégie, plus vite je pourrai mettre en
œuvre une politique de changement. Et, croyez-moi, cette entreprise a bien
besoin de bouger ! Ces derniers mois, la motivation a vraiment chuté et je suis
pleinement consciente que certaines choses contribuent à…
Elle laissa sa phrase en suspens. Est-ce qu’elle pensait à son frère ? Elle
agita la main comme pour évacuer une pensée désagréable.
— Quoi qu’il en soit, je veux avancer dans une nouvelle direction avec des
gens positifs et heureux à mes côtés.
— Quand j’aurai terminé mon travail, vous aurez exactement l’entreprise
que vous souhaitez.
Elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Colette ? dis-je, comme elle s’apprêtait à sortir. Je tiens à vous
remercier pour cette opportunité. Je suis contente que vous m’ayez convaincue
de travailler pour vous.
— Moi aussi, Grace. Moi aussi.
Je continuai à taper mon rapport. Je devais avoir perdu la notion du temps
parce que Marta se matérialisa subitement à la porte de mon bureau.
— L’Affreux Jojo est dans les locaux, annonça-t-elle d’une voix
essoufflée, les joues roses d’avoir couru. Je répète : l’Affreux Jojo est dans les
locaux.
Je m’esclaffai. Elle était drôle et j’appréciais d’autant plus sa gaieté que je
m’étais attendue à mourir d’ennui dans un bureau.
La description au vitriol qu’elle m’avait faite du personnage avait aiguisé
ma curiosité, et je ne pus m’empêcher de la suivre dans la cuisine pour boire
un café… Et voir de près l’Affreux Jojo — alias Scott — en action.
— Tu es sûre qu’il va venir ici ? chuchotai-je.
J’avais l’impression d’être revenue au temps de mes années collège.
Comme si Marta et moi ourdissions un plan secret pour rencontrer le garçon
le plus beau et le plus populaire de l’établissement. Sauf qu’en l’occurrence, il
s’agissait du moins populaire et du plus détestable.
— Il suit toujours la même routine, quand il vient au bureau. Il rince son
gobelet en plastique dans l’évier et met sa boisson protéinée au frigo.
Je commençais à me faire l’effet d’un visiteur dans un zoo qui attend qu’un
animal rare se montre derrière la vitre. Je versai un peu de lait dans mon café
et remuai avec une spatule en plastique jusqu’à ce que le liquide devienne beige
crémeux.
— Le voilà, chuchota Marta qui faisait les cent pas derrière moi dans la
petite cuisine.
— Bonjour, Marta !
Rien qu’au ton de sa voix, je sus qu’il venait de la déshabiller du regard.
— Et bonjour, inconnue…
À cette seconde précise, je me figeai. Les petits cheveux de ma nuque se
dressèrent, tandis qu’un frisson glacé me parcourait le dos. Sa voix était
sirupeuse, arrogante… Et abominablement familière.
— Puis-je accéder à l’évier ?
Sa respiration effleura ma nuque. Je m’écartai instantanément et me
détournai, laissant mes cheveux masquer mon profil.
Mon pire cauchemar venait de se produire ! Ici, dans cette minuscule
cuisine, dans un lieu où je venais juste d’admettre que j’aimais travailler.
— Voici Grace Nolan, dit Marta. Colette l’a engagée pour un projet
spécial.
Marta était adorable de jouer les intermédiaires, mais je ne voulais pas être
présentée. Je voulais disparaître. Hélas, je n’avais nulle part où me cacher. Je
me retournai et j’eus la confirmation que je connaissais effectivement cette
voix. Je l’entendais encore chuchoter à mon oreille, me narguer, me rabaisser.
C’était une voix que je n’oublierais jamais.
Sadie, deux autres filles et moi avions été engagées à l’occasion d’une fête
dans une université. Quinze garçons, tous chauds bouillants à l’idée de se faire
une pute.
Je me souvenais de lui parce qu’il m’avait fait des remarques avilissantes.
Des réflexions qui m’avaient amenée à me demander si je voulais vraiment
continuer comme escort. Je m’en souvenais comme si c’était hier, même si, en
réalité, les faits remontaient à un an.
Il avait voulu un plan à trois et j’avais eu la conviction que c’était
davantage pour regarder son copain que pour moi. Mais je n’étais pas là pour
juger. J’avais été payée pour baiser et la fermer.
Il me reluqua, en commençant par ma poitrine, puis en descendant. Il
remonta jusqu’à mon visage et je sus exactement à quel moment il me
reconnut.
J’étais pétrifiée de terreur, mais je ne pouvais pas laisser la peur me
paralyser, pas maintenant. Je ne pouvais pas perdre le contrôle, parce qu’il en
profiterait immédiatement. Ce type n’aimait rien davantage qu’écraser les
autres, les avoir en son pouvoir et les broyer.
J’avais tellement redouté ce moment ! Je savais que ça finirait par arriver
un jour ; je n’avais simplement pas prévu que ce serait si rapide. De tous mes
clients, il fallait que ce soit celui-là ! Celui qui m’avait donné envie de vomir
ma vie.
— Grace…
Mon prénom glissa de sa bouche et rampa sur mon corps.
— Je suis enchanté de vous rencontrer.
Il me tendit la main et j’eus la nausée à l’idée de le toucher. Mais je devais
sauver les apparences.
Si je restais figée trop longtemps, on allait finir par comprendre qu’il se
passait quelque chose. Marta allait comprendre. Je pris donc une profonde
inspiration et lui serrai la main. Je n’avais pas le choix, mais ne pus réprimer
le frisson de répulsion qui remonta le long de mon bras, à l’instant où ma main
toucha la sienne. C’était comme toucher un serpent.
— Le… Le plaisir est réciproque… Scott.
Nous n’avions pas eu connaissance des prénoms de nos clients, ce soir-là.
À quoi bon ? Nous étions payées uniquement pour baiser. Je lançai un rapide
regard à Marta. Elle m’observait avec un mélange de curiosité et de perplexité,
visiblement étonnée par la scène.
— Je suis ravi de vous avoir dans l’entreprise, Grace.
Mon prénom sur ses lèvres me donnait envie de hurler. Une chance que je
n’aie pas pris de petit déjeuner, il aurait fini en flaque sur ses souliers !
— Je suis subjugué par autant de beauté dans cette pièce ! dit-il encore.
Sur quoi, il tourna les talons avec une expression satisfaite qui me donna la
chair de poule. J’avais eu des dizaines de clients, certains gentils, d’autres
brutaux ou désagréables, mais il était le seul qui m’avait donné le sentiment
d’être en danger et de n’avoir aucun contrôle sur ce qui pouvait se passer.
J’étais sûre que, gamin, il cachait une boîte remplie de poupées Barbie
décapitées sous son lit. Ou alors des petits animaux morts qu’il avait pris
plaisir à tuer juste avec une loupe et les rayons du soleil…
Dès qu’il fut parti, Marta se précipita vers moi en déversant un flot de
paroles auxquelles je ne compris rien. Je souris et hochai la tête comme une
gentille fille bien sage, tout en essayant de calmer le tremblement qui menaçait
de me briser en morceaux.
Je quittai le bureau dans un état second, ce soir-là, et passai au refuge pour
animaux. Sans savoir comment, je réussis à discuter avec Alexandra comme si
de rien n’était. Pendant que nous allions chercher mon nouveau protégé, elle
me raconta son histoire. Un jeune couple l’avait trouvé tout tremblant et affamé
devant leur porte. Ils le connaissaient de vue : il appartenait à une vieille dame
que des ambulanciers avaient emmenée quelques jours plus tôt dans un sac
mortuaire. On ignorait le nom de la défunte — et du chat. Il n’était pas agressif,
seulement terrifié. Comment ne pas l’être, après avoir été abandonné par la
seule personne qui vous aimait ? Je comprenais très bien ce qu’il ressentait.
Mes parents m’avaient jetée à la rue et, s’il n’y avait pas eu Everly et sa grand-
mère, j’aurais fini seule. Et terrifiée.
Alexandra enfourna Monsieur Sans-Nom dans ma caisse de transport. Il
était énorme, trapu, plein de poils. À l’opposé des deux petites maigrichonnes
qui m’attendaient à la maison.
Je glissai la main dans le panier, mais il s’aplatit au fond pour éviter mon
contact.
— Viens là, mon gros.
J’étais patiente et j’attendis qu’il fasse le premier pas. Il frotta son museau
contre ma main dans un moment de détresse, puis s’aplatit de nouveau au fond.
— D’accord. Tu finiras par m’aimer. Tu n’as pas le choix.
Tout en rentrant à la maison, je ressassai la scène horrible de la matinée.
J’avais été démasquée.
En acceptant un contrat long, j’avais enfreint mes règles et cette
transgression me revenait maintenant comme un boomerang. À l’avenir,
j’allais devoir me montrer beaucoup plus prudente et verrouiller toutes les
portes, pour n’offrir aucun angle d’attaque contre moi. Ce ne serait pas facile.
Non seulement parce que je vivais avec un passé d’escort, mais aussi et surtout
parce que j’avais une dangereuse faiblesse pour un démon d’un mètre quatre-
vingt-dix. Il m’avait déjà fait craquer par deux fois, alors que je savais que
c’était une erreur.
Cette fellation dans la cabine d’essayage avait été d’une rare intensité. Une
fois de plus, Ben m’avait poussée à le supplier et à avouer des choses que je ne
voulais pas dire tout haut. Mais sa voix était irrésistible et j’étais prête à tout
pour entendre encore ses inflexions rauques et ensorcelantes tout contre mon
oreille.
Il me faisait perdre la raison et c’était pour ça que je devais mettre un
terme à notre relation. J’avais promis de l’aider et je tiendrais parole, ce serait
cependant la dernière fois. Dès que cette histoire de sacs cadeaux serait
terminée, nos routes se sépareraient.
Ben Lockwood incarnait tout ce sur quoi j’avais tiré un trait. Et si je
voulais trouver un jour l’amour avec un grand A, je devais me tenir aussi
éloignée de lui que possible.
10
Ben
Grace semblait mal à l’aise, sans que je sache pourquoi. Elle passait son
temps à regarder si elle avait un message sur son portable et, une fois encore,
je ne pus m’empêcher de penser qu’elle aurait préféré être ailleurs. Avec
quelqu’un d’autre.
Nous étions installés dans la salle de casting, assis chacun d’un côté de la
table de conférence, comme pour garder nos distances. Les sacs cadeaux
terminés étaient empilés sur le canapé, derrière elle. Mais nous avions beau
travailler sans lever le nez depuis une heure, ça n’avançait pas.
Nous n’étions même pas à la moitié de notre objectif de cinq cents sacs. En
partie parce que nous n’étions que deux, mais aussi et surtout parce que nous
avions passé la plus grande partie de notre temps à faire les idiots, au lieu
d’avancer dans notre tâche.
— Ça va ?
J’ouvris un petit sac noir et tendis la main vers une poignée de cartes
cadeaux.
Elle hocha la tête sans répondre.
Je n’en croyais rien. Elle était raide comme un piquet. Sans parler du
silence radio qui me rendait nerveux.
— Si tu es attendue quelque part, vas-y. Je peux continuer seul.
J’étais prêt à lui donner une bouffée d’oxygène si ça permettait d’éviter le
pire : qu’elle s’en aille pour de bon.
— Si je vois que je ne m’en sors pas, je pourrai toujours recruter Cory
pour qu’il me file un coup de main.
Le Pr Hughes avait bien spécifié qu’on ne devait pas confier de basses
besognes aux étudiants, mais je prétendrais ne pas avoir entendu. Et puis,
j’étais sûr que Cory ferait n’importe quoi pour moi, si je lui promettais de lui
présenter une star du X.
— Non. J’ai promis à Everly de lui donner un coup de main…
Elle glissa une carte cadeau dans un sac.
— Et j’irai jusqu’au bout.
— Tu t’es levée du pied gauche ou c’est ma tête qui ne te revient pas ?
Mauvaise question. Je n’étais pas sûr d’avoir envie d’entendre sa réponse.
Seulement, mon cerveau devenait totalement reptilien quand il s’agissait d’elle.
Depuis son arrivée, je n’arrêtais pas de me demander si elle avait une culotte
sous sa jupe grise à motifs. Elle la portait avec un chemisier blanc déboutonné
jusqu’à la provocation.
— J’ai dit que ça allait, alors lâche-moi !
Elle tira un peu trop fort sur les anses du sac qu’elle garnissait et l’une
d’elle cassa. Elle laissa tomber sa tête dans ses mains avec un soupir désabusé.
Ses cheveux auburn cascadèrent sur ses épaules.
— Sainte merde !
Je me mis à rire.
— Sainte merde ?
Elle me regarda et éclata de rire à son tour. Tout son corps se détendit, la
tension désertant peu à peu ses épaules et sa nuque.
Je tendis le bras par-dessus la table et lui pris le sac des mains.
— Je suis sûr que je peux réparer ça.
Ce n’était pas seulement son corps qui s’était radouci, son regard aussi. J’y
lus de la gratitude sans même savoir pourquoi.
Elle prit une profonde inspiration et détourna les yeux.
— Bon, où en étions-nous de notre leçon ?
Elle s’empara d’un autre sac, l’ouvrit et y glissa un produit de toilette
miniature.
Je n’arrivais pas à comprendre son fonctionnement. Aucun des mots
qu’elle prononçait, aucune de ses décisions n’avait de sens pour moi. Par
quelle pirouette étrange était-elle repassée en mode travail ?
— On a déjà réglé le problème de ta garde-robe.
Elle leva les yeux vers moi.
— À propos, ton costume sera prêt à la fin de la semaine.
Je hochai la tête.
— Maintenant, on passe aux règles d’une présentation réussie.
Elle secoua le sac pour y glisser d’autres produits.
— Avant tout, tu dois être passionné par ton sujet.
Son aplomb me fascinait. Si seulement je pouvais avoir la moitié de son
assurance, le moment venu !
— Je ne doute pas que tu puisses parler les yeux fermés de l’industrie du
porno, mais tu dois te préparer. Anticiper les questions et réfléchir à tes
réponses. Écris-les et mémorise-les. C’est de cette façon que je procède avant
toutes mes interventions.
Elle se détourna et se dirigea vers le canapé pour y déposer le sac garni.
— Tu es capable de diriger une armée d’acteurs et de techniciens,
poursuivit-elle tout en fouillant dans l’une des boîtes, sur le canapé. Mais, ce
jour-là, tu ne seras pas sur ton territoire. Il faut que tu sois sûr de toi pour que
cette confiance soit perçue par ton auditoire.
J’avais mal à la tête. Anticiper les questions ? Écrire les réponses ?
Territoire ? C’était une sorte de test ?
— Ces étudiants préparent un master en cinéma, exact ?
Elle revint s’asseoir en face de moi, un nouveau sac ouvert devant elle.
Je hochai la tête.
— Moi, je m’en tiendrais à des informations techniques. Comment se
déroule ta journée ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire du cinéma ? Est-ce
que tu as toujours voulu être réalisateur ? Où trouves-tu ton inspiration ? Ce
genre de trucs…
Pourquoi ces questions ne m’avaient-elles pas traversé l’esprit ?
J’enfouis les doigts dans mes cheveux avec un soupir frustré.
— Avec toi, tout a l’air simple. Comment sais-tu tout ça ?
Elle haussa les épaules.
— Il y avait des cours de communication, à l’université. Et j’ai fait
plusieurs présentations dans des entreprises, cet été.
J’allais m’humilier. Mon humour, mon sens de la repartie ne me
sauveraient pas, cette fois. J’étais un réalisateur. C’était moi qui disais aux
acteurs où s’asseoir, où aller, où fourrer leur sexe. J’étais le maître sur un
plateau. Mais prendre la parole devant une classe remplie d’étudiants serait la
chose la plus difficile qui m’ait été donnée de faire.
— C’est juste une question d’entraînement.
Elle attrapa un shampooing, une crème de jour et un dentifrice miniatures
qu’elle glissa dans un sac.
— J’ai une seule recommandation.
— En dehors de mon relooking complet ?
Elle rit.
— Reste en dehors du porno autant que tu peux. Ne te laisse pas embarquer
dans des considérations sur la morale dont tu ne pourrais pas te sortir.
— Mais c’est pour ça qu’on m’a invité ! Pour que je parle du business
du X. Je ne vais pas faire l’impasse.
— Tu ne vas t’attirer que des ennuis. Tu crois que je parle de mon passé
d’escort, quand je me présente ? Évidemment non ! Je n’en ai pas honte et je
n’hésite pas à aborder le sujet quand c’est nécessaire. Mais ce n’est pas une
information que tout le monde a besoin de connaître.
Elle termina un autre sac tout en égrenant ses conseils. Moi, j’étais
toujours sur le même sac depuis qu’elle avait commencé à parler.
— Les gens se prennent pour des putains de juges. Ils condamnent ce qu’ils
ne comprennent pas ou ce qui heurte leur façon de penser.
Si seulement je pouvais avoir le dixième de son assurance ! Être capable de
parler sans me demander à chaque mot si je n’aurais pas mieux fait de me taire.
Elle a de l’expérience. C’est son métier. Tu pourrais devenir aussi bon
qu’elle, si tu t’entraînais.
Mais elle avait raison. Du coup, j’étais curieux de savoir ce qui l’avait
poussée à devenir escort. Mais il y avait peu chances qu’elle partage un jour
cette information avec moi.
J’avais eu ma part de crétins bien-pensants qui me toisaient à cause de mon
métier. Et quand j’étais enfant, j’avais vu plus d’une fois Ellie se faire humilier,
snober ou mépriser parce qu’elle baisait devant une caméra. Je comprenais ce
que Grace me disait, mais mon instinct me criait qu’elle se trompait. Il me
répétait que je n’avais pas besoin d’être quelqu’un d’autre que moi-même.
Et ça t’a mené où ? Tu es resté accroché aux basques de ton meilleur ami
pendant cinq ans. Peut-être qu’en étant toi-même tu vas découvrir que tu n’es
rien. Du vent. Le néant.
— Au lieu de parler du « quoi », parle du « comment », poursuivit-elle. Ce
que je veux dire, c’est que tu ne peux pas arriver en t’exclamant : « Salut la
compagnie, mon métier c’est de pointer la caméra sur des gens à poil ! »
Pourquoi rabaissait-elle mon boulot ? Je savais bien que je ne guérissais
pas le cancer. Que je ne sauvais pas des espèces animales menacées et ne me
battais pas pour ramener la paix dans le monde. Mais mon travail avait quand
même une utilité et je le faisais de façon éthique et légale.
J’étais le vice-président d’une boîte de production de films X, qu’elle le
veuille ou non. Que je le veuille ou non. Ça me faisait mal de savoir ce qu’elle
pensait du vrai moi, celui que j’essayais de cacher sous un vernis de
désinvolture. Ce vernis ne me serait d’aucun secours dans le personnage qu’on
voulait me voir jouer et qui mettrait à nu toutes mes lacunes. Tout ce que
j’avais cru important jusqu’ici devenait subitement vulgaire, sans intérêt. Mes
objectifs, ma vie, mon travail, tout n’était qu’une farce. Parce que, dès que les
projecteurs s’éteignaient, c’était ce que je redevenais : vulgaire et sans intérêt.
Cette réalité m’épouvantait.
Mais qui était-elle pour me juger, elle qui venait de l’industrie du sexe,
comme moi ?
Je me levai pour aller me placer derrière elle. Sans lui laisser une chance
de se retourner, je posai les mains sur la table, de part et d’autre de son corps.
— Tu as un problème avec ce que je fais pour gagner ma vie ? demandai-
je d’une voix douce.
— Je n’ai jamais dit ça.
Ses doigts se crispèrent sur le miniflacon qu’elle était sur le point de
glisser dans un sac. Son corps se raidit et je serrai les dents quand son coude
heurta mon entrejambe.
— Tu n’avais pas tant de scrupules, l’autre soir, quand tu voulais que je te
baise sur mon bureau.
— Je…
Elle se tortilla pour se retourner à l’intérieur de mon étreinte et posa les
fesses sur la table.
Comme dans un trucage de cinéma, je vis sa gorge, son cou puis ses joues
s’empourprer. Je reculai pour lui donner un peu d’espace et baissai aussitôt les
yeux pour admirer ses seins.
— Tu me désires. Avoue.
Je la fixai, la mettant au défi de me répondre.
— Pourquoi tu fais ça ?
Elle se passa le bout de la langue sur les lèvres et je faillis craquer. L’envie
lancinante de la posséder, de prendre ses seins parfaits dans mes paumes
montait en moi comme la lave d’un volcan.
— Tu ne veux pas baiser avec moi. Tu ne fais que nous torturer tous les
deux.
Une forme de torture perverse. Je la désirais comme un malade, et me
refuser le plaisir de la prendre me tuait. Mais j’avais passé ma vie entière à
laisser mon putain de sexe décider à ma place, et il était temps qu’il cesse de
diriger ma vie.
— Soyons clairs, ce n’est pas que je ne veux pas, mais que je ne peux pas.
D’un pas, je me plaquai contre elle. Elle essaya de fuir mon contact en
s’inclinant en arrière, mais le mouvement poussa ses seins en avant et je fus
tenté d’y plonger le visage pour me rassasier de leur douceur. Elle respirait
plus vite et son souffle chaud caressa mon cou quand je m’inclinai, laissant
mes lèvres lui effleurer l’oreille.
— Mais tu continues à t’offrir à moi et tu es de loin la femme la plus sexy
que j’aie jamais rencontrée.
Ses yeux s’assombrirent, leur merveilleuse couleur jade dévorée par la
noirceur de ses pupilles. Je lui attrapai les hanches et l’attirai à moi, pressant
son entrejambe contre mon sexe bandé.
— Empêche-moi de continuer.
Mon sexe pulsait douloureusement contre ma braguette. Il voulait être
libéré, plonger dans son corps parfait.
— S’il te plaît, Ben.
Sa prière chuchotée était plus que j’en pouvais supporter, parce que je
n’avais aucune résistance, quand il s’agissait d’elle.
Elle leva les yeux vers moi, ses longs cils noirs frémissant tandis que nos
regards se soudaient l’un à l’autre.
— Continue.
Mon cœur s’arrêta et l’univers autour de moi aussi. Plus rien d’autre
n’existait qu’elle et moi.
Je ne cherchais pas à bâtir un avenir avec elle. Ni avec qui que ce soit. Mais
elle était la seule capable de m’apporter quelque chose d’unique : l’acceptation
de moi-même. Avec Grace, je n’avais pas de passé. Elle effaçait mon ardoise
d’un coup d’éponge. Pendant quelques semaines, quelques jours ou même
quelques heures, je pouvais être celui que je voulais, ou celui qu’elle voulait
que je sois.
Mais, en dépit du désir douloureux qui pulsait dans mon sexe et dans ma
tête, il me restait assez de raison pour me rappeler la promesse que je m’étais
faite de ne pas baiser.
Voilà pourquoi j’avais placé cette femme dans la catégorie « dangereuse »,
parce que chaque fois que nous étions ensemble, elle me prouvait que j’étais
incapable de lui résister. J’avais déjà dérogé à tous mes principes en la laissant
me faire une fellation dans une cabine d’essayage. Et tout indiquait que j’étais
sur le point de recommencer.
Il y avait une vulnérabilité troublante dans ses yeux, à cet instant. Une
émotion que, depuis que je la connaissais — c’est-à-dire moins d’un an —, je
n’avais encore jamais vue dans son regard. Grace Nolan était une femme
déterminée, elle maîtrisait sa vie et ses décisions. Si elle n’avait pas été
d’accord, elle serait déjà partie.
Elle tendit la main pour me saisir la nuque, mais je reculai. Elle m’avait
donné du plaisir dans la cabine d’essayage, maintenant c’était mon tour. Parce
que, si jamais elle me touchait, je ne répondrais plus de rien. Je la prendrais là,
sur-le-champ, pour connaître encore une fois ce que je considérais comme le
plus grand pied de toute ma vie.
— Remets tes mains là où elles étaient, lui ordonnai-je d’une voix rauque
que je ne reconnus pas.
Je vis la confusion troubler ses yeux. Mais elle reposa les mains sur la
table et agrippa le rebord.
— Tu ne me touches pas.
Elle comprit soudain et l’excitation enflamma son regard. Ses mamelons
pointèrent sous le tissu de son chemisier.
Je balayai le plateau d’un revers de main. Les produits de beauté roulèrent
et atterrirent bruyamment par terre.
On allait le faire, oui. Sur la table.
Elle portait rarement de pantalon, ce qui faisait d’elle une tentation
permanente, dans la mesure où tout ce que je rêvais de caresser et d’explorer
était à portée de main.
Ce soir-là ne constituait pas une exception. Je retroussai sa jupe centimètre
par centimètre jusqu’à dévoiler son entrejambe. Puis je glissai mon genou
entre ses cuisses et elle décolla les fesses de la table pour s’y presser, ondulant
contre ma cuisse, gémissant et haletant, tandis que je déposai des baisers le
long de son cou.
Quand elle bascula la tête en arrière, je sus qu’elle était au bord de
l’orgasme.
Elle se frotta sur mon jean, ses bas en nylon facilitant le glissement.
J’avais toujours pensé que les règles étaient faites pour être transgressées,
ce qui expliquait que je ne m’en sois imposé aucune. Aujourd’hui, je m’en étais
fixé une, une seule, et je ne pensais qu’à passer outre. Je n’avais pas de freins.
C’était peut-être la clé de la réussite de Max, de son bonheur. Il prenait du bon
temps, mais s’imposait des limites.
J’avais cru qu’il me serait facile de résister aux femmes. Mais Grace
n’était pas « les femmes ». Je savais qu’avec elle je ne cherchais pas
simplement à assouvir un désir. C’était beaucoup plus profond. J’avais besoin
d’elle, de cette connexion entre nous. J’avais beau m’en défendre, elle était le
seul rayon de lumière dans mon obscurité.
Grace
Je me frottais contre Ben sans pudeur. Comme si je n’avais pas d’autre but
dans la vie que de jouir par tous les moyens.
C’était une façon comme une autre d’éviter son regard et de prétendre que
je n’avais pas de sentiments pour lui, qu’entre nous, c’était purement sexuel.
Il ne voulait que du sexe, de toute façon. Il vivait dans le moment présent,
sans se soucier de la veille ni du lendemain. J’avais beau combattre mon
attirance pour lui et tenter par tous les moyens d’être Jade, je me sentais
différente quand il me regardait. Neuve. Réparée. Comme si on m’avait
recousue et que je découvrais la vie pour la première fois.
Il me mordit le cou et je renversai la tête en arrière avec un cri.
— Tu es prête à supplier pour atteindre l’orgasme ?
Il recula sa jambe, juste un peu, m’obligeant à glisser plus bas pour
prolonger ce délicieux contact.
Plus je m’éloignais de la table, plus mes bras et mes mains étaient obligés
de supporter le poids de mon corps, mais il était hors de question que je lâche.
— C’est ce que tu veux ? Que je supplie ?
Ma voix était hachée et je dus réprimer un gémissement.
— Peut-être bien.
Il s’amusa à rapprocher sa jambe, puis à l’éloigner.
— Peut-être que j’ai envie de te sentir défaillir dans mes bras. Peut-être…
Peut-être que j’ai besoin que tu prennes ce que je me suis promis de ne pas
t’accorder.
— Alors, donne-m’en les moyens.
Mon cœur cognait dans ma poitrine et je savais que, quand ce serait fini,
j’aurais probablement la marque de la table imprimée pour longtemps dans
mes paumes.
Pourvu que je n’aie pas aussi la marque de Ben imprimée dans le cœur !
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas, toute seule. Pas une nouvelle fois.
— Alors, prends ce dont tu as besoin.
Il avança la jambe et j’obéis.
Je sentis qu’il se penchait sur moi, m’embrassant le cou, la poitrine, la joue
et finalement les lèvres. Mais j’étais trop concentrée sur mon plaisir pour me
laisser distraire.
Contrôler mon propre orgasme avait toujours été pour moi la garantie
d’atteindre le plaisir. Cette fois, pourtant, c’était différent. Je voulais me donner
complètement. À lui. Effacer tous ceux qui l’avaient précédé et faire comme si
c’était la première fois.
Cessant de réfléchir, je laissai mon corps prendre les commandes.
Mon orgasme ne monta pas doucement il se déclencha avec la brutalité
d’un feu d’artifice. Une explosion violente qui prit naissance au plus profond
de mon ventre et me désintégra.
Mes mains lâchèrent prise et mes avant-bras supportèrent le poids de mon
buste, pendant que le reste de mon corps s’affaissait, sans forces. Je me
concentrai sur ma respiration, savourant la tension de mes seins et les spasmes
satisfaits entre mes jambes.
— Maintenant, tu vas recommencer.
Il me souleva par les épaules et m’assit sur la table.
— Mais cette fois…
Il pressa sa grande main sur mon buste et me poussa en arrière, jusqu’à ce
que je me retrouve allongée sur la table.
— Ma bouche sera entre tes cuisses.
Avant que j’aie eu le temps de reprendre mon souffle, il était à genoux et
m’arrachait mes collants. Je lui agrippai les cheveux avec un cri étouffé, tandis
qu’il continuait à déchirer la soie fine. Je sentis l’air froid sur mon sexe quand
il atteignit la couture de la taille.
Il souffla doucement sur mon ventre, avant de presser enfin sa bouche sur
mon sexe. J’en frissonnai de volupté, incapable d’esquisser un geste pour me
relever.
Il me lécha lentement, patiemment, me faisant onduler et vibrer à chaque
coup de langue. Mes jambes tremblaient. Ma tête roulait d’un côté et de l’autre.
J’avais l’impression d’être liquéfiée. Une masse tremblante de sensations.
Il pressa ses lèvres sur mon ventre et nos yeux se rencontrèrent. Ma gorge
se contracta. Ses yeux rivés sur moi étaient aussi intenses que sa langue sur
mon clitoris.
J’enfouis de nouveau la main dans ses cheveux et il frotta sa tête contre ma
paume.
Après une longue pause, il dit :
— Tu me donnes envie d’enfreindre toutes les règles de ma vie.
L’espace d’une seconde, je me sentis coupable de le pousser à rompre sa
promesse. Mais Ben était son propre maître, et la flamme, dans ses yeux, me
criait qu’il en avait envie autant que moi.
— Alors, pourquoi résistes-tu ? murmurai-je.
Il plongea son visage entre mes cuisses, et je laissai sa langue habile
m’emporter dans des abysses colorés.
11
Grace
Ben
J’ouvris la suite avec le passe. Le corps de Grace frôla le mien quand elle
entra, puis la porte se referma avec un cliquetis définitif et il me sembla que
tout l’oxygène de la pièce avait été aspiré.
Elle alla directement vers le lit et s’assit sur le bord, face à moi, lissant la
couette blanche avec ses paumes.
— Ça va mal se finir, nous deux ?
Il y avait une innocence dans ses yeux, une lumière que je n’avais encore
jamais vues.
J’avançai jusqu’à ce que nos jambes se touchent. Je repoussai doucement la
mèche qui lui tombait sur le front.
— Il y a des chances.
Nous allions brûler et nous consumer. Mais plus rien ne pouvait m’arrêter.
À la seconde où ce connard l’avait touchée, je n’avais aspiré qu’à la faire
mienne. Effacer de sa mémoire toutes ces voix, ces mains, ces visages du
passé. Elle était trop belle, trop parfaite pour être hantée par les souvenirs
d’une époque où elle avait subi sa vie. J’admirais sa détermination, sa volonté
de s’en sortir et de construire son avenir. Toutes ces choses dont j’étais, moi,
bien incapable.
Pour être tout à fait franc, ce n’était pas uniquement pour faire table rase de
son passé que je voulais la marquer de mon empreinte. J’en avais besoin pour
apaiser mes propres angoisses. Je n’avais jamais été la priorité de quelqu’un et
jamais personne ne m’aimerait plus que tout. Mais il y avait un domaine dans
lequel je pouvais être le numéro un. Celui qui éclipserait tous les autres et
qu’elle n’oublierait jamais.
Je lui pris la main et la fis se lever.
Le décolleté qui lui dénudait le dos m’avait mis en transes toute la soirée.
Je fis courir un doigt sur sa peau si douce et prolongeai la caresse sous le V,
jusqu’à l’amorce de ses fesses. Elle me facilita la tâche en descendant la
fermeture Éclair qui fermait sa robe sur le côté. Quand le vêtement tomba à ses
pieds, elle me regarda par-dessus son épaule et, l’espace d’un instant, je perdis
toute logique. Je n’arrivais pas à comprendre comment je pouvais être là, avec
cette femme magnifique. Une femme qui m’avait tendu la main au moment où
j’en avais besoin. Une femme qui voyait clair en moi, malgré mes tentatives
pathétiques pour dissimuler mon manque de confiance en moi. Cette nuit, nous
n’avions plus de passé ni l’un ni l’autre. Plus de vécu. Nous étions vierges de
souvenirs. Nous étions juste Grace et Ben.
Elle ne portait pas de soutien-gorge et il ne me fallut pas longtemps pour
faire glisser sa minuscule culotte sur ses hanches. Elle enjamba sa robe et je la
guidai vers le lit. Quand elle fut étendue devant moi, offerte, je parsemai son
corps de baisers en remontant peu à peu, jusqu’à ce que nous soyons face à
face.
J’écrasai alors sa bouche sous la mienne, et elle répondit à mon baiser
avec passion.
— S’il te plaît, Ben. J’en ai besoin, supplia-t-elle.
Elle prit mon visage entre ses mains et plongea son regard au fond du
mien. Elle semblait vouloir me sonder jusqu’à l’âme et j’eus peur qu’elle voie
le pire — mon insécurité.
Chaque fois qu’elle me suppliait ainsi, je me demandais combien de fois et
à combien d’hommes elle avait dit ces mots. Elle avait été une professionnelle.
Elle n’avait pas besoin de s’envoyer en l’air avec moi. Elle le voulait, c’était
très différent. J’aurais dû me sentir fier d’avoir été élu, mais en réalité, je
savais que je n’étais pour elle qu’un moyen de parvenir à ses fins. Elle n’avait
qu’à claquer des doigts, et des dizaines d’hommes accourraient pour prendre
ma place. C’était probablement ce qu’elle avait fait, après cette fameuse nuit où
nous avions baisé ensemble dans les locaux de White Lace. Et c’était également
ce qu’elle ferait, à l’instant où nos chemins se sépareraient.
Voilà pourquoi je devais garder la tête froide quoi qu’il arrive. Grace me
donnait envie d’être important, de compter plus qu’un autre. Pour la première
fois de ma vie, je voulais être la priorité de quelqu’un. Mais c’était dangereux,
parce que, le jour où on lui ferait une meilleure offre, elle partirait.
Et je resterais seul.
Aussi, n’y avait-il qu’une seule façon pour moi de survivre à une nuit avec
elle.
— Tourne-toi.
Elle hésita. Je lus de la méfiance dans ses yeux, de la rébellion. Elle avait
envie de refuser, mais je sus à quel instant précis son bon sens prit le dessus.
Elle voulait son plaisir, quel que soit le prix à payer. Son regard s’adoucit et je
remerciai l’univers qu’elle ait cédé.
Je ne pouvais pas affronter ce regard pendant que je la baisais. Je ne
pouvais pas prendre le risque que mes angoisses et mes doutes se reflètent dans
mes yeux. Pas alors que nous foncions à pleine vitesse vers un mur de brique,
sans avoir l’intention de ralentir.
Pendant qu’elle se retournait, je me déshabillai, attrapai un préservatif dans
la table de nuit et le déroulai sur mon sexe bandé. Puis je m’inclinai sur elle,
les mains de part et d’autre de son corps magnifique. Elle était la perfection —
douce, toute en courbes, une peau de porcelaine sans le moindre défaut.
Je glissai la main sous son ventre, l’invitant à se soulever pour me faciliter
l’accès. À l’instant où je m’enfonçai en elle, elle saisit le matelas à pleines
mains.
J’adoptai un rythme lent, afin de savourer chaque seconde. Je ne savais pas
s’il y aurait une prochaine fois, et je voulais graver ces instants dans ma
mémoire.
Elle gémissait à chacune de mes poussées et agrippait les draps avec une
telle force que ses doigts en étaient blancs. Je m’inclinai sur elle, déposais des
baisers sur son épaule, sa joue, son nez, jusqu’à ce qu’elle tourne la tête et que
nos lèvres se joignent.
— Plus fort, demanda-t-elle. Je ne vais pas me briser.
J’avais gardé le contrôle pour ne pas la brusquer, mais, quand elle
commença à se soulever à chaque coup de reins pour venir à ma rencontre,
quelque chose se brisa en moi.
Prenant appui sur une main, je lui empoignai les cheveux de l’autre et lui
basculai la tête en arrière.
— Oui, gémit-elle. Oui, comme ça !
Chaque poussée était comme un mini-orgasme me rapprochant de
l’explosion qui se produirait quelques minutes plus tard, ou quelques secondes,
si elle continuait à se presser contre moi.
Elle faufila une main le long de son ventre pour chercher son clitoris et
j’eus l’impression de recevoir une gifle. Elle avait besoin de se caresser pour
atteindre l’orgasme ? Ma faute. J’aurais dû me concentrer sur son plaisir,
m’assurer que je lui donnais ce dont elle avait besoin. Mais impossible sans
mettre en péril cette distance nécessaire à ma survie.
Je resserrai l’emprise de mes doigts sur ses cheveux à chaque coup de
reins. Plus j’approchais de l’orgasme, plus je tirais. J’entendis Grace gémir,
puis son corps se raidit. Je tirai plus fort. Cette fois, elle cria, et mon prénom
jaillit de ses lèvres en même temps qu’elle jouissait.
Les spasmes de son plaisir autour de mon sexe me firent basculer. Mon
orgasme débuta dans mes reins, puis décocha des flèches de plaisir dans toutes
les directions. Je laissai ma tête retomber en avant et respirai profondément,
cherchant sa nuque avec ma bouche. Je la mordis en même temps que
l’orgasme m’emportait.
Lorsque les spasmes refluèrent, je me dégageai lentement et passai dans la
salle de bains pour retirer le préservatif.
À mon retour, je trouvai Grace roulée en boule près des oreillers. J’aurais
pu lui lancer ses vêtements et lui donner une petite tape sur les fesses, tout en la
raccompagnant jusqu’à la porte. Mais jamais je ne lui ferais ça. Jamais.
Je me glissai près d’elle dans le lit et rabattis le drap sur nous. Elle se
blottit contre moi, sa peau chaude et humide de sueur glissant contre la mienne,
tandis qu’elle cherchait une position confortable. Je souris en l’entendant
soupirer de bien-être, l’enlaçai et laissai le sommeil m’emporter.
* * *
Je me réveillai avec le soleil dans les yeux. Il entrait à flots par les fenêtres,
éclaboussant le lit et le plafond. Je n’avais pas pensé à tirer les rideaux, la
veille, et il n’était pas impossible que nos exploits nocturnes aient eu des
spectateurs.
Grace était chaude et douce contre moi, sa main délicate posée sur mon
torse, une jambe parfaite en travers de la mienne. Elle respirait régulièrement,
elle dormait toujours. Je lui caressai doucement les cheveux.
J’avais eu une révélation comme un coup de tonnerre, durant la soirée
d’inauguration. J’étais jaloux à en crever.
Je ne l’avais pourtant jamais été. Je baisais avec des stars du X et, une
minute plus tard, je les filmais en train de baiser avec un autre partenaire,
parfois même avec plusieurs. Je n’en avais rien à cirer. Mais imaginer Grace
avec ce type, avec n’importe quel type, d’ailleurs, m’avait donné un coup de
sang et je l’avais entraînée dans la chambre d’hôtel la plus proche. Comme un
fauve emportant sa femelle dans sa tanière.
Je l’avais conduite dans la Suite Cougar. C’était Everly qui l’avait baptisée
ainsi. Il s’agissait de l’ancien penthouse de Max, qu’elle avait transformé en
pied-à-terre pour célibataire. Tapis en fourrure. Cheminée. Écran plat. Lit
circulaire et miniréfrigérateur. Max le tenait à notre disposition. Pour autant
que je sache, Ryan avait été le seul à l’occuper, depuis que Max avait ouvert
l’hôtel. Et pourtant, j’y étais avec Grace, et je la regardais dormir, comme un
abruti.
Je me dégageai tout doucement de son étreinte. Elle était si paisible ! On
aurait dit un ange dormant sur son nuage blanc. Sa peau crémeuse avait des
marques rouges. Je me souvenais de sa douceur et de sa chaleur contre mon
corps.
— Ça va ?
Je me figeai en entendant sa voix. Les battements de mon cœur
s’accélérèrent et il ne fallut pas longtemps pour que mon sexe se mette en
alerte.
— Très bien. J’allais juste boire un verre d’eau.
Je me dirigeai vers la kitchenette, retirai le plastique qui enveloppait les
deux gobelets et les remplis au robinet. Puis je revins vers le lit. Elle se
redressa sur un coude, tout en m’observant, et prit en souriant le verre que je
lui tendais.
— Lundi, c’est ta conférence.
Je lui étais reconnaissant d’avoir choisi un sujet de conversation neutre et
de ne pas revenir sur le fait que nous avions baisé. Ceci étant, elle n’avait pas
besoin de me rappeler cette échéance fatidique. Je redoutais ce moment depuis
le jour où j’avais accepté Cory comme stagiaire.
— Tu es prêt ?
Je haussai les épaules.
— Autant que je peux l’être.
Elle n’imaginait pas ce que son aide avait signifié pour moi. Combien le
simple fait qu’elle m’ait fait une promesse et qu’elle l’ait tenue avait été
important.
— Je…
Elle s’enfouit plus profondément dans le lit, comme si elle se cachait.
— Je suis disponible toute la journée, si tu veux t’entraîner.
Je ne connaissais pas ses horaires de travail. Pour être honnête, je ne savais
pratiquement rien d’elle. Seulement qu’elle était attentive, généreuse, douce
— féroce aussi, le cas échéant —, intelligente et déterminée, loyale et fiable. Et
qu’elle était la plus belle femme que j’aie jamais vue.
Maintenant que cette histoire de sacs cadeaux était terminée et qu’elle
m’avait dispensé ses conseils, nous n’avions plus aucune raison de nous revoir.
Cette pensée me causa une impression désagréable, comme si ma cage
thoracique avait subitement rétréci. Mais je ne tenais pas à analyser ce
phénomène. J’avais peur de ce que je pourrais découvrir.
— Tu veux que je t’accompagne là-bas ?
Je faillis m’étrangler avec mon eau. Elle me faisait une nouvelle
promesse ?
— Si tu préfères, je peux te quitter devant la porte de la classe, te mettre la
honte en t’embrassant devant tout le monde, et te laisser rejoindre tes petits
camarades.
Elle éclata de rire mais pas moi. Ma mère ne m’avait jamais accompagné à
l’école. Elle n’avait jamais assisté à une réunion de parents d’élèves. Savoir
que je ne serais pas tout seul, que Grace serait présente dans l’assistance était
pour moi le plus beau cadeau imaginable.
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle elle proposait de m’aider,
en dehors du fait qu’elle était… merveilleuse ? Comment lui exprimer ma
gratitude ? « Merci » me paraissait très insuffisant.
Car rien ni personne n’aurait pu me dissuader d’accepter son offre. J’en
avais trop besoin. Même si c’était une manière de placer un peu plus mon
destin entre ses mains.
13
Ben
Grace
Ben
Grace s’était levée très tôt pour aller travailler. Arnold Schwarzenegger
blotti contre moi, je l’avais regardée se sécher après sa douche avec une
serviette blanche, puis s’habiller et se maquiller soigneusement, même si elle
était plus belle encore sans artifice.
Avant de partir, elle s’était penchée pour m’embrasser sur les lèvres — et
j’avais détourné la tête.
J’avais grandi aux côtés d’une mère qui ne s’était jamais occupée de moi.
Elle menait sa vie comme elle l’entendait, sans se soucier des autres. Plus tard,
Ellie et Hirsh m’avaient appris que j’avais le droit, moi aussi, de vivre comme
je le voulais.
Jusqu’à ces derniers mois, je n’avais pas compris à quel point cette
philosophie était égoïste et superficielle. J’utilisais mon argent et mon
physique pour prendre du plaisir, au gré de mes envies, sans jamais regarder
en arrière.
Et j’avais entraîné Grace dans cette danse. Je l’avais désirée, et mise dans
mon lit. Mais je n’avais pas gardé suffisamment mes distances. Son geste
tendre, pour m’embrasser alors qu’elle s’en allait, m’avait fait l’effet d’un
rappel à l’ordre. Elle prenait trop d’assurance. Je devais mettre un terme à
notre relation avant qu’elle ait suffisamment de pouvoir pour me faire mal.
J’avais toujours su que ça ne durerait pas entre nous. Et j’en avais eu l’éclatante
confirmation la veille au soir, quand elle m’avait parlé du prince charmant.
Et moi, je n’étais le prince charmant de personne.
Pourquoi cette pensée me déprimait-elle soudain autant ?
Je m’aspergeai le visage, dénichai une brosse à dents neuve dans le placard
et me rafraîchis avant de m’aventurer hors de la chambre pour retourner
jusqu’à ma voiture, garée près de l’université.
Quand je sortis de la chambre, Sadie petit-déjeunait dans la cuisine.
— Ah, voilà le réalisateur de l’année !
— Salut, Sadie.
Je la rejoignis en étouffant un bâillement. Avant que j’aie pris place à la
table, elle me fourra une tasse de café dans la main.
— Merci.
— C’est moi qui te remercie.
Elle sortit du réfrigérateur une boîte en plastique qui contenait des fruits
bleus et rouges frais et luisants.
— De quoi ?
— D’avoir ramené Grace chez les vivants. Je commençais à penser qu’elle
allait finir chez les Carmélites.
— Comprends pas.
Je bus mon café à petites gorgées, le cerveau au ralenti.
— Elle n’a pas baisé depuis qu’elle a arrêté de travailler comme escort. Ça
devenait inquiétant.
Je me figeai. Impossible ! Grace était belle, intelligente, sexy, elle pouvait
avoir n’importe quel homme à ses pieds. Et elle m’aurait choisi, moi, pour « la
ramener chez les vivants », comme disait Sadie ? Pourquoi ?
Cette fille était une énigme, plus compliquée que les mots croisés du New
York Times. Chaque fois que je pensais la cerner, je découvrais que je m’étais
trompé. En fait, mon erreur avait été de croire qu’elle était comme les femmes
que j’avais fréquentées jusqu’ici.
Or, plus je passais du temps avec elle, plus je me rendais compte qu’elle
était une exception. Je n’avais rien à lui offrir, et pourtant, elle me proposait
son aide. J’avais cru n’être qu’un numéro dans sa vie, mais elle m’avait
apparemment choisi.
Pourquoi ?
Parce que j’étais son exception ?
— Ça ne va pas ? On jurerait que tu as avalé un crapaud.
Sadie avait relevé ses cheveux rouges sur le sommet de sa tête. Elle avait
encore des traces de rimmel autour des yeux et un peu de rouge sur les lèvres.
Elle était belle — une sirène qui pouvait entortiller n’importe quel homme
autour de son petit doigt.
— Si, si, ça va.
Tu es juste un crétin de première parce que tu as évité son baiser.
— J’ai une journée chargée.
Ce n’était pas faux. En plus de ma réunion avec les acteurs, j’avais promis
à Cory de l’emmener sur un tournage. J’avais dégagé un peu de temps en
envoyant quelqu’un faire les repérages à ma place, mais j’avais tout le
planning à monter ; au final ce serait quand même à moi de trancher et ça me
rendait nerveux.
Sadie glissa une fraise dans sa bouche et se lécha les doigts un à un. Ce
n’était pas une manœuvre pour m’allumer, juste sa façon d’être. Elle était
entrée dans son personnage d’escort comme dans un costume et ne l’avait plus
enlevé. Stella et Sadie ne formaient qu’une seule et même personne. Encore
une raison pour laquelle je trouvais Grace fascinante : elle avait réussi à
garder ses deux personnalités bien distinctes. J’aimais penser que je tenais dans
mes bras une femme qu’aucun autre homme n’avait tenue.
— Je sors courir.
Sadie attrapa une bouteille d’eau et glissa son iPod dans le brassard en
Velcro qu’elle avait fixé à son bras. Ouvrant un tiroir près de l’évier, elle sortit
une clé et la posa sur le comptoir.
— Tu fermeras en sortant ?
Je hochai la tête.
Elle glissa les écouteurs dans ses oreilles et partit.
Je posai ma tasse dans l’évier et passai sous la douche. Si je rentrais chez
moi, j’arriverais au bureau avec deux heures de retard et je ne voulais pas
laisser Cory en plan.
Il n’y avait que des shampooings et des gels aux fruits dans la salle de
bains. Je fis de mon mieux pour me rincer à fond et, en me frictionnant avec
une serviette, je notai que ma peau était toute douce. Tous ces machins que les
femmes achetaient par kilos n’étaient peut-être pas si superflus.
J’enfilai mon pantalon de costume, laissai tomber la cravate et la veste, et
portai la chemise sans rentrer les pans et ouverte au col. J’avais perdu des
litres de transpiration, la veille, mais, bizarrement, elle ne sentait pas la sueur.
De toute façon, j’avais des T-shirts propres au bureau. Je pourrais me changer,
une fois là-bas.
Je dis au revoir à mon nouveau pote, Arnold, et verrouillai la porte
derrière moi.
* * *
À l’instant où j’entrai dans le hall de White Lace, je fus saisi par le silence.
Habituellement, Barbara mettait de la musique en fond sonore. Là, rien. À la
place, j’entendis quelqu’un parler au loin. En tournant au bout du couloir, je
reconnus ma propre voix.
Cory était penché sur le bureau de Barbara. Ils regardaient tous les deux
quelque chose sur l’écran de l’ordinateur.
Plus j’approchais, plus ma voix résonnait fort.
En me voyant, Barbara saisit précipitamment sa souris et le son s’arrêta.
Elle s’éclaircit la gorge et fourra un dossier dans les mains de Cory.
— Emporte ça sur le tournage, aujourd’hui.
Cory hocha la tête et recula, la culpabilité peinte en toutes les lettres sur
son visage écarlate.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je m’arrêtai devant le bureau, jetai un coup d’œil à l’écran de l’ordinateur
de Barbara. Elle avait coupé le son mais pas fermé la fenêtre. Et je me vis…
Face aux étudiants, dans l’amphithéâtre, dans mon costume ridicule de
maquereau.
— Pitié, dis-moi que c’est toi qui as filmé !
Cory ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
Je tournai l’écran vers moi. À la vue du logo rouge et noir dans le coin
gauche, mon estomac se retourna.
YouTube.
Quelqu’un avait posté ma conférence sur YouTube !
— Nom de Dieu…
— Ce n’est pas moi, Ben. Je vous le jure !
Cory leva les mains dans un geste de défense.
— Je sais que ce n’est pas toi.
Barbara n’osait même pas me regarder. Bon… La seule façon de montrer
que je n’y attachais pas d’importance, c’était d’en rire.
— Tu as entendu le passage où une fille demande : « Vous avez déjà eu une
MST ? » Ne rate pas ça, c’est le meilleur moment.
— Oh Ben, je suis désolée. Tu ne méritais pas ça.
Coupant court aux trémolos, je me dirigeai vers mon bureau. Le
programme était chargé, aujourd’hui, je n’avais pas de temps à perdre.
Cory me suivit.
— Franchement, ce n’est pas si catastrophique, dit-il en s’asseyant en face
de moi.
— Pas si catastrophique ?
Je lâchai un rire amer. Si j’avais encore un espoir d’être pris au sérieux,
cette vidéo venait de l’anéantir.
— Vous avez déjà dû être confronté à cette situation. Des gens qui vous
regardent de haut, parce que vous bossez dans le porno.
Bien sûr. Et en temps normal, j’y étais préparé. Quand j’étais simplement
Ben, le réalisateur de films X. Mais je n’avais pas prévu que le coup de
poignard viendrait d’une classe d’étudiants censés avoir envie d’enrichir leurs
connaissances, et alors que, pour la première fois de ma vie, j’essayais de me
montrer professionnel.
Bon sang, quelle farce !
Non, c’était moi la farce.
Tout comme mon espoir de finir mon boulot dans les temps, avant
d’emmener Cory sur le tournage comme je le lui avais promis.
* * *
* * *
À la fin de cette journée de cauchemar, je me décidai à passer chez Max et
Everly. J’avais besoin d’un peu de chaleur humaine.
— Le voilà ! s’écria Max depuis le salon, à l’instant où je franchis la porte.
La star de YouTube est arrivée !
Merde. J’allais traîner cette casserole toute ma vie.
— Comment tu sais ?
Max explosa de rire.
— Ryan m’a envoyé le lien par texto à la seconde où tu le lui as dit.
— Je choisis mal mes amis.
Je me laissai tomber à côté de lui sur le canapé, les bras ballants.
— Allez, courage !
Il me gratifia d’une petite bourrade.
— Ce n’est pas si nul.
— C’est humiliant.
Grace s’était trompée. J’avais eu l’air d’un débile face à des gamins qui
avaient plus d’instruction et de convictions que j’en aie jamais eu.
— Qu’est-ce que je vais dire à ton père ?
— T’inquiète. Il n’a pas la culture Internet. Et quand bien même, il ne serait
pas en colère.
Pas en colère ? Je ne voyais pas comment. Son bras droit avait explosé en
vol devant une classe d’étudiants. Devant des clients potentiels.
— Ta prestation va attirer les curieux et booster les ventes, tu verras. Rien
de plus efficace qu’une mauvaise publicité !
Je continuais à ne pas y croire.
— J’en ai fait des conneries, dans ma vie. Bien pire que ça. Mais elles ne se
sont jamais retrouvées sur Internet.
— Quel genre de conneries ?
Grace nous rejoignit, un plateau dans les mains. Everly la suivait avec les
verres.
— J’invoque le cinquième amendement.
Je me levai pour aller m’asseoir sur la chaise, les jambes croisées devant
moi.
— Le cinquième amendement n’existe pas au Canada, glissa Everly, tout en
posant les verres sur la table basse. Le droit de ne pas avoir à s’incriminer soi-
même est régi par les articles onze et treize de la Charte canadienne des droits
et libertés.
Elle posa la main sur sa bouche.
— Ça alors. C’est sorti tout seul !
Elle avait l’air stupéfaite. Personnellement, je n’étais pas surpris. Elle avait
été une étudiante en droit brillante, avant de tout lâcher.
— Bon, alors j’invoque les articles onze et treize, dis-je.
— Tu refuses de nous raconter toutes les choses scandaleuses et
inavouables que tu as faites ? demanda Grace.
Je lui souris avec défi.
— Après toi…
Pas question d’être le seul à révéler mes petits secrets. Et puis, j’étais
curieux de connaître certains détails de son passé. Ça me permettrait de
comprendre pourquoi et comment elle était devenue la femme qu’elle était
aujourd’hui.
— Et si on jouait à un jeu de la vérité ? suggéra-t-elle.
— D’accord.
Je me levai et me dirigeai vers le placard où Max rangeait les alcools. Je
sortis une bouteille de tequila et une de vodka. En revenant, j’attrapai quatre
shots sur le minibar.
— Le jeu s’appelle « Qui a déjà… ? » Celui qui répond oui vide son verre.
Je regardai Grace, afin de commencer par une question facile.
— Qui a déjà fait une fellation ?
Grace et Everly sourirent et vidèrent leur shot de vodka.
Je continuai sur le même thème, alternant les questions masculines et
féminines, sachant que ma réponse à la question suivante serait un choc.
— Qui a déjà baisé avec un homme ?
Je regardai Grace et, au moment où elle leva son verre, je levai le mien.
Elle en resta la bouche ouverte et le verre en l’air.
— C’est une blague ? s’étrangla Everly en se tournant vers Max. Tu étais
au courant ?
Il hocha la tête.
— Qui a déjà participé à une orgie, tous sexes confondus ?
J’avais toujours pensé que plus on était de fous, plus on riait. Mais pas avec
Grace. La seule idée qu’un autre homme la touche me rendait fou de rage.
Everly fut la seule à ne pas lever son verre. J’en étais à mon sixième et j’en
avais assez de ce jeu. Je l’avais initié parce que je voulais apprendre certaines
choses sur Grace, mais au fond en avais-je réellement envie ?
— Je crois qu’on va s’arrêter là.
— Il y a un rabat-joie dans la salle, ce soir !
Grace me décocha un clin d’œil et vida un shot de vodka sans même
répondre à une question.
— Quelle est ton expérience d’escort la plus bizarre ? lui demanda Max.
— Voyons…
Elle s’adossa à son fauteuil et réfléchit.
— J’ai eu un client qui aimait me regarder faire le ménage pendant qu’il se
masturbait.
Elle se pencha en avant, les yeux brillants.
— J’en ai eu un autre qui voulait que je lui lise les aventures de Babar
avant d’aller au lit.
Nous échangeâmes des anecdotes sur nos histoires de coucheries et quand
nous eûmes beaucoup ri et bu de vodka, Max porta Everly à l’étage en lui
parlant doucement à l’oreille.
— Bon et maintenant ?
Grace m’observa depuis le canapé, une lueur coquine au fond des yeux.
Maintenant ? Nous pouvions rentrer chacun chez soi, ou baiser. Je savais de
quel côté allait ma préférence, mais je ne voulais pas la forcer à faire quelque
chose qu’elle ne voulait pas.
Un sourire entendu flotta sur ses lèvres et je me demandai quelles pensées
canailles pouvaient lui traverser l’esprit en cet instant.
Elle se leva, contourna la table basse et s’arrêta devant moi. Tendant la
main, elle dit :
— Viens avec moi, si tu veux vivre.
J’éclatai de rire en reconnaissant une réplique d’Arnold Schwarzenegger.
— C’est l’une de mes préférées !
Elle haussa les épaules.
— Pas de mérite, j’ai cherché sur Google.
Peu importait, c’était une attention touchante. Elle était vraiment
incroyable. Et moi de plus en plus en danger de succomber.
Elle agita l’index pour m’inviter à la suivre.
Et j’obéis.
Elle me guida vers l’escalier et me fit monter à l’étage, en me poussant
dans le dos avec ses deux mains.
— Ils ne vont pas nous entendre ? chuchotai-je par-dessus mon épaule.
Everly, qui avait fini complètement ivre, dormait probablement déjà. Quant
à Max, ma foi, il ne se souciait guère de ce que je faisais ou non avec Grace,
même si c’était sous son toit.
— À ton avis, qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ? Et pourquoi elle n’a
pas de verrou ? murmura-t-elle en s’arrêtant sur le palier.
Elle colla son oreille sur le battant en bois.
— C’est une salle de cinéma.
Max avait passé des semaines à trouver les circuits électroniques et le
mobilier. Je l’avais aidé.
Elle fit la moue.
— Zut alors ! Je croyais que c’était un sexodrome.
Je m’esclaffai.
— Un sexodrome ?
— Une pièce où on fait un tas de trucs cochons.
Elle agita les sourcils.
— Tu crois que, parce que Max a travaillé dans le porno, c’est une bête de
sexe ?
— Eh bien… Tu es une bête de sexe, alors… Oui.
Elle pouffa.
Je savais qu’elle plaisantait ou, du moins, je voulais le croire. Il y avait
tellement d’amalgames dans ce métier ! Comme chaque fois que je me sentais
blessé, je pris le parti d’en rire.
Je la poussai contre la porte du « sexodrome ».
— Et tu n’as encore rien vu !
Elle frissonna dans mes bras. J’adorais que tout ce que je lui disais lui
fasse cet effet-là.
— Je ne demande qu’à voir.
Elle m’échappa et se dirigea vers la chambre d’amis.
— J’ai un sac rempli de sex toys qui me disent que tu n’es pas si
irrésistible que ça.
— C’est un défi ?
Je pouvais rivaliser avec n’importe quel sex-toy, et elle le savait. Alors,
pourquoi me provoquait-elle ?
Parce qu’elle en avait envie ?
— Non, une constatation.
Elle agrippa ma chemise et m’attira plus près.
— Il y a au moins huit godes et six vibros dans ce sac. Plus quelques
accessoires. Je veux que tu les utilises tous, sans exception.
— Qu’est-ce que tu fiches avec ce matériel ?
— Ils ne sont pas à moi mais à Everly.
Elle eut un petit hoquet. Je n’avais jamais rien entendu d’aussi adorable.
— Même si, finalement, elle n’a jamais…
Elle agita la main devant son visage.
— Bref, c’est une longue histoire.
Pas le temps pour une longue histoire.
— Je crois t’avoir déjà prouvé que je n’avais pas besoin d’accessoires
pour te faire décoller.
Je lui empoignai les fesses et la plaquai contre moi.
— Alors, si tu veux que ça devienne vraiment animal, je n’ai qu’une seule
question.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Laquelle ?
— Est-ce qu’il y a les aventures de Babar dans ce sac ?
Elle éclata de rire. Je la bâillonnai de ma main pour étouffer son rire.
— Ça va être bestial, Grace !
Je remplaçai ma main par mes lèvres et l’embrassai durement.
Quand je reculai, elle était haletante, le regard assombri. Elle enfonça les
ongles dans mes bras.
— Promis ?
16
Grace
J’avais invité Ben dans mon bureau à l’heure du déjeuner, afin de lui faire
travailler sa seconde intervention devant les étudiants dans un lieu neutre.
Autrement dit, un endroit où nous ne finirions pas tout nus au bout de cinq
minutes.
Je quittais mon bureau pour aller me rafraîchir aux toilettes, quand Marta
m’intercepta, sa queue-de-cheval voltigeant sur son épaule.
— L’Affreux Jojo a décidé de nous honorer de sa présence aujourd’hui, et
on n’est même pas vendredi !
Je me figeai. Ah non, je ne voulais pas que Ben et l’Affreux Jojo — enfin,
Scott — se retrouvent dans les mêmes locaux ! Pas question qu’un élément de
mon passé surgisse, alors que Ben était avec moi, pas après la scène avec
Johnny New York, le soir de l’inauguration.
Je me mordis la lèvre. Je refusais toute collusion de mon passé avec mon
travail, pourtant, je venais de demander à Ben de me rejoindre ici. Décidément,
je n’en étais plus à une incohérence près ! Incroyable comme ma vision des
choses avait changé depuis…
Depuis que nous avions couché ensemble. Depuis qu’il m’avait offert des
fleurs. Depuis que je m’étais rendu compte qu’il était très différent de ce que je
croyais.
Je m’aperçus subitement que Marta était bouche ouverte, l’œil extatique.
— Oh putain ! Ne te retourne pas, mais il y a un type super canon qui vient
de sortir de l’ascenseur. Il est juste sublime… Oh ! merde !
Elle se cacha derrière moi.
— Il regarde dans notre direction.
« Juste sublime ? » « Super canon ? » Elle parlait de Ben à coup sûr.
Elle continuait à l’observer par-dessus mon épaule.
— Oh mon Dieu ! Il est accoudé au bureau de l’accueil.
Son visage s’enflamma et vira au rouge vif.
— Il m’a regardée !
Elle poussa un gémissement.
— Je crois que je viens de jouir.
Je m’esclaffai et me retournai pour contempler à mon tour Ben Lockwood
dans toute sa splendeur.
— Je me suis trompée, c’est toi qu’il regarde.
Elle resta derrière moi, le menton posé sur mon épaule.
— Tu sais quoi ? Si ses yeux étaient des lasers, tu serais réduite à un petit
tas de frites, à présent.
Ben se redressa et se dirigea vers nous, un sac de fast-food à la main. Il
était en jean, et le contraste avec la population masculine cravatée et sans un
faux pli qui travaillait ici était saisissant. Mais, bizarrement, j’aimais ça. Il était
à l’opposé de l’image que je me faisais de l’homme idéal, mais jusque-là,
aucun spécimen « cravaté et sans faux pli » ne m’avait fait trembler, palpiter et
mourir de plaisir. Même en tenue décontractée, Ben avait l’air de sortir des
pages du magazine GQ.
— La température vient de passer en mode caniculaire, chuchota Marta en
agitant la main devant son visage comme un éventail. Il y a des vibrations
sexuelles partout, c’est indécent !
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Marta, voyons !
Elle retrouva son sérieux.
— Tu le connais ?
Je hochai la tête, juste un peu, pour que Ben ne sache pas que nous parlions
de lui.
Elle croisa les bras sur la poitrine.
— Tu as couché avec lui ?
Je baissai les yeux, mais hochai de nouveau la tête.
— Je suis dégoûtée. Tu n’es qu’une sale veinarde !
— Tu n’imagines même pas à quel point, murmurai-je.
Plus Ben approchait, plus le bourdonnement que je ressentais chaque fois
que nous étions en présence l’un de l’autre s’amplifiait.
Il s’arrêta devant nous et nous salua d’un petit mouvement du menton. Je
déglutis quand il se passa la main dans les cheveux pour les discipliner.
— Salut, coassai-je, avant de m’éclaircir la voix.
À ma grande surprise, il me prit par la nuque et me planta un baiser sur les
lèvres. Ce fut si rapide que je n’eus pas le temps de réagir. Ben venait de
m’embrasser — en public !
Marta n’était pas la seule à être hypnotisée. Deux filles du département
marketing s’approchèrent pour se présenter et lui sourirent d’un air béat, tout
en le dévorant du regard.
Impossible de leur en vouloir. J’étais dans le même état.
L’une des deux finit par lui demander la raison de sa présence et, avant
même de savoir comment, nous nous retrouvâmes toutes les quatre dans l’une
des salles de conférences, à l’écouter répéter son intervention.
À la minute où elles eurent connaissance de sa profession, la discussion
partit en vrille.
— Franchement, le sexe anal, c’est dégoûtant, non ? demanda Marta.
— Marta !
Je lui donnai un petit coup de coude.
— Quoi ? Je suis sûre que plein de femmes se posent la question. Même
chez les pros, il doit y avoir des jours où l’autoroute est encombrée.
Ben était très à l’aise sur le sujet. Il répondit sans le moindre embarras.
— Ça arrive, en effet. Mais les accidents de ce type font partie du boulot.
Il haussa les épaules. Il était détendu, plein de charme. Si seulement il
pouvait avoir cette attitude devant les étudiants !
Marta poussa un soupir.
— Qu’est-ce que j’aimerais avoir un boulot où je pourrais dire à mes
patrons : « Ça me fait chier » — littéralement.
Ben éclata de rire. Et je ne pus m’empêcher de ressentir… de la jalousie.
C’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait et je ne savais pas du tout
comment réagir. Hausser les épaules ? M’inquiéter ? Intervenir ?
Tu n’as pas besoin de faire rire Ben. Toi, tu lui donnes des orgasmes.
Game over.
— Ben, ça te dirait de venir au pot de départ de Bob Crane, samedi soir ?
demanda Marta, tout en plantant sa fourchette dans sa salade verte.
— Marta, je ne crois pas…
Je lançai un bref regard à Ben, à l’autre bout de la table. Bob Crane était
probablement le seul cadre dirigeant de Elle Cosmetics que je n’avais pas
envie de voir partir, mais ce n’était pas pour autant que je voulais le présenter à
Ben.
Ben n’était pas mon petit ami, même si notre attitude pouvait avoir laissé
entendre le contraire. Il n’avait aucune raison de participer à cette soirée, et je
n’avais pas prévu de l’inviter.
Contrairement à moi, il n’eut pas l’air surpris par la proposition.
— Ce serait avec plaisir, dit-il sans me quitter des yeux. Mais je ne suis pas
sûr d’être libre.
Mes trois collègues soupirèrent de déception. Franchement ? Leurs
roucoulements commençaient à m’énerver ! Au moins, Ben savait où était sa
place. Proche, mais pas trop. Avec moi, mais pas complètement. Notre
compréhension tacite me donnait toute satisfaction, tout en me décevant
cruellement. Avais-je envie de l’emmener à cette soirée ? De le présenter à tout
le monde comme mon petit ami ?
Je ne voulais pas réfléchir à la réponse.
Ben fit rire tout le monde avec des histoires drôles et des anecdotes
pendant que nous déjeunions. Je ne comprenais pas pourquoi il n’avait pas fait
montre de cette même aisance à l’université, l’autre jour. Il avait un véritable
don de conteur et abordait les sujets les plus délicats avec beaucoup de
réalisme et de simplicité.
Au lieu de se forcer à entrer dans le rôle du vice-président de White Lace,
il aurait mieux fait de rester lui-même. Je ne l’admettais pas souvent mais, cette
fois, je m’étais trompée. Je l’avais poussé à jouer un personnage pour
impressionner son auditoire. Quelle erreur ! Je m’étais projetée en lui, parce
que c’était une méthode que j’appliquais constamment à moi-même pour
pallier mes propres lacunes. Mais Ben n’avait pas besoin de tricher. Pour
briller, il lui suffisait d’être Ben Lockwood au naturel.
Il continuait à discuter en souriant avec mes collègues, quand je vis
soudain Scott passer devant la salle de conférences. Il s’arrêta net en
découvrant notre petite réunion.
Du coup, je m’approchai de Ben et passai un bras autour de sa taille. La
marque d’affection était peut-être un peu trop appuyée, mais, en me voyant
avec quelqu’un, Scott me laisserait peut-être tranquille.
Ben se laissa faire sans poser de question. Au contraire — il m’attira plus
près et planta un baiser au coin de mes lèvres.
Quand il avait des élans de tendresse comme celui-là, j’avais du mal à
reconnaître l’homme qui ne voulait pas me regarder quand il baisait avec moi.
Il s’acharnait à me tenir à distance, sans que je comprenne pourquoi. Même si,
de mon côté, je m’agrippais à ce qui me restait de volonté pour ne pas
succomber, j’avais mal de voir qu’il s’entêtait à m’exclure de sa vie.
Mes quarante-cinq minutes de pause-déjeuner écoulées, je le raccompagnai
à l’ascenseur.
— C’était génial, dit-il en appuyant sur le bouton d’appel. Exactement ce
dont j’avais besoin. On se voit ce soir ? Chez moi ?
Il me prit la main, et ce seul contact suffit à remettre de l’ordre dans le
tumulte de mes pensées et à m’apaiser.
Depuis le premier jour où nous avions couché ensemble, je ne pouvais pas
me trouver dans la même pièce que lui sans avoir immédiatement envie de
sexe. C’était une sorte de réflexe pavlovien, déclenché par sa seule présence. Et
puis, les semaines avaient passé, nous avions discuté ensemble, ri ensemble,
baisé ensemble — et le réflexe ne se déclenchait plus de façon automatique.
Était-ce le signe que l’effet de la nouveauté était en train de s’estomper ?
Étrange… J’avais le sentiment que le simple contact de ses doigts enlaçant les
miens était bien plus intime que le sexe, bien plus troublant.
Je reculai, presque soulagée d’avoir une excuse pour décliner son
invitation.
— Je ne peux pas. J’ai promis à Everly une soirée entre filles. Nous avons
été si occupées, l’une et l’autre, ces dernières semaines que c’est à peine si
nous nous sommes vues.
La cabine d’ascenseur tinta et les portes s’ouvrirent derrière Ben.
— Demain, alors ?
Je vis de l’espoir dans son regard, de la vulnérabilité aussi.
— Demain, oui, parfait.
Il recula dans la cabine sans me lâcher des yeux.
Les portes se refermèrent et, soudain, il ne fut plus là. Mais mon cœur
continua à battre follement et mes lèvres à sourire toutes seules.
Je regagnai mon bureau, navrée d’avoir à attendre vingt-quatre heures
avant de le revoir. C’était la première fois que je ressentais cette sensation. Il
n’y avait qu’une seule personne, dans ma vie, que je ne supportais pas de ne
pas voir tous les jours et c’était Everly.
L’après-midi passa à toute vitesse. J’avais perdu la notion de l’heure et tous
mes collègues étaient partis depuis longtemps quand je me décidai à arrêter de
travailler. Je levai les yeux de mon écran, et mon sang se glaça.
De l’autre côté de la cloison vitrée se tenaient Scott et deux amis à lui. Ils
me regardaient comme des visiteurs dans un zoo.
Scott tapota l’épaule de son ami.
— Je t’avais dit que c’était elle.
L’ami en question sourit et sa grimace lascive me rappela les manières
répugnantes de Scott. Ma gorge se dessécha.
— On fait livrer les putes directement au bureau, à présent ? Trop génial !
On se croirait dans un fast-food !
Ils éclatèrent de rire tous les trois.
Je reconnus l’un des deux hommes avec lui : il avait participé à la fameuse
soirée d’étudiants. L’autre m’était inconnu. J’étais terrifiée. Je ne pouvais pas
m’empêcher de penser qu’ils n’étaient pas là uniquement pour me regarder. Ils
avaient un plan tordu en tête, et ne me laisseraient pas le choix, parce que
j’avais été escort et que, d’une certaine façon, ça m’enlevait le droit de dire
non.
Je serrai mon stylo dans mon poing fermé pour m’en servir comme d’une
arme en cas de besoin.
— Ta sœur est au courant qu’elle a engagé une pute ?
Ils parlaient de moi comme si je n’étais pas là.
Scott secoua la tête.
— Je ne sais pas encore comment je vais le lui dire. Peut-être à l’occasion
de l’une des réunions avec la direction. Cette fois, Madame Je-Sais-Tout s’est
pris les pieds dans le tapis ! Je m’en délecte à l’avance !
Il allait utiliser mon passé pas seulement pour m’humilier mais pour
démolir sa sœur.
Ce type était un salaud sur toute la ligne.
— Pourriez-vous poursuivre votre conversation ailleurs ? dis-je
froidement. J’ai beaucoup de travail.
Mais ils restèrent là, tous les trois, les yeux injectés de sang, les pupilles
dilatées. Ils n’étaient pas dans leur état normal. La terreur me noua la gorge.
— Allez, Jade, détends-toi ! On va bien s’amuser ensemble.
— Je ne m’appelle pas…
— On va boire un verre en ville. Tu devrais venir avec nous.
Les récits de Marta tournoyaient dans ma tête. Toutes ces histoires de
drogue, de harcèlement sexuel. Même si je réussissais à me sortir de cette
situation saine et sauve, comment pourrais-je porter plainte ? C’était le frère de
la patronne. Elle se rangerait forcément de son côté. Et mon passé jouait en ma
défaveur.
— J’ai d’autres projets pour la soirée. Désolée.
J’appuyai sur les touches Control-Alt-Delete de mon clavier pour le
verrouiller et n’attendis pas que l’ordinateur se coupe pour le fermer.
— Je viens d’envoyer un texto à mon amie pour lui annoncer que
j’arrivais.
Je contournai mon bureau, franchis la porte et sortis sans les regarder.
Mon cœur battait à se rompre mais, par miracle, ils ne m’empêchèrent pas de
passer.
Je m’engouffrai dans l’ascenseur et fonçai vers ma voiture. Une fois à
l’intérieur, je verrouillai toutes les portières et respirai enfin, pour la première
fois depuis que Scott et ses acolytes étaient apparus derrière la vitre de mon
bureau.
Les mains tremblantes, je sortis mon téléphone de mon sac et envoyai un
texto à Everly pour lui dire qu’il s’était produit un imprévu et que je devais
rester au bureau une partie de la nuit. J’avais honte de lui mentir, mais j’avais
besoin de me réfugier au seul endroit où je pourrais craquer sans qu’on me
pose de questions. Et sans qu’on me juge. Everly était ma meilleure amie, mais
elle me questionnerait pour savoir ce qui m’avait mise dans cet état. Moi, je
voulais seulement oublier. Et il n’y avait qu’une personne pour m’y aider.
Ben.
Je fis le trajet en un temps record. En tournant dans son allée, je priai
silencieusement pour que le petit choc sous mes pneus soit une pierre et pas un
animal.
J’appuyai sur la sonnette. Je la pressai cinq ou six fois, jusqu’à ce que la
sonnerie résonne en continu dans ma tête. Puis je tambourinai. J’avais besoin
de le voir, de calmer le tremblement incontrôlable qui me secouait de la tête
aux pieds.
La porte s’ouvrit et son visage s’illumina en me voyant.
— Grace ! Je suis content que tu sois venue.
Je me jetai dans ses bras. Il me tint serrée contre lui, une main derrière ma
tête, l’autre sous mes fesses pour me soulever. J’enroulai les jambes autour de
sa taille. Je ne voulais plus le quitter, plus jamais !
J’avais envie de croire qu’il m’avait attendue, même si j’avais décliné son
invitation. Et qu’au moment où j’avais sonné, il était en train de penser à moi, à
nous, à l’incroyable alchimie qui nous unissait.
Bien sûr, ce n’était qu’un rêve. Mais le désir, lui, était bien réel. Puissant.
Brûlant. Dévorant. J’étais assaillie par des émotions que je m’étais juré de ne
jamais ressentir, et je ne savais pas comment les gérer.
— Tu trembles, chuchota-t-il. Qu’est-ce qui est arrivé ?
Je secouai la tête.
— Plus tard.
Je n’avais pas envie de parler. Je n’étais pas venue pour ça.
J’avais besoin de lui et de la seule façon dont il savait se donner à moi.
J’écrasai ma bouche sur la sienne. La chaleur et la douceur de ses mains
sur mon corps, voilà ce que je voulais. Voilà ce qui allait me permettre
d’oublier cette scène affreuse. Je ne demandais rien d’autre.
La seule chose dont j’eus conscience, ensuite, c’était que nous étions à
l’étage et que nous nous embrassions comme des fous dans le couloir de sa
chambre. Je trébuchai sur le seuil et ma hanche heurta quelque chose. Je
détachai ma bouche de la sienne avec un cri étouffé.
— Ça va ?
Il posa la main sur l’endroit exact où je m’étais fait mal et effectua un petit
massage.
Mon hochement de tête l’encouragea à continuer.
Il fit glisser mon manteau de mes épaules et je dégageai mes bras des
manches. Le vêtement tomba par terre. J’empoignai alors Ben par les cheveux,
attirant son visage vers le mien pour reprendre ses lèvres. Mon cœur grondait
dans ma poitrine. Je voulais que ce soit encore plus intense, encore plus brutal.
Il tira sur mon chemisier d’un geste impatient. Les boutons voltigèrent et
rebondirent sur le sol. Avant que j’aie pu reprendre mon souffle, il me fit
pivoter et me poussa contre la commode.
Quand il leva la tête, nos yeux se rencontrèrent dans le miroir. Je l’entendis
reprendre son souffle. Visiblement, il ne s’attendait pas à mon reflet dans le
miroir. Avait-il oublié sa présence ? Je basculai la tête contre son épaule pour
lui dire que j’étais prête. J’étais toujours prête pour lui.
Mais il fit un pas sur le côté, appuya la main sur mon dos et me fit pencher
en avant jusqu’à ce que ma poitrine touche le plateau de la commode. Une fois
encore, il se cachait de moi. Pour une raison que je ne parvenais pas à
comprendre, il mettait une barrière entre nous.
J’ancrai mes pieds dans le sol, les mains à plat. La fraîcheur du bois
rafraîchissait ma joue brûlante. Il recula jusqu’à la table de nuit pour prendre
un préservatif. La taille du sexe qu’il sortit de son pantalon aurait comblé
n’importe quel réalisateur de film X. Mon ventre se noua. Je n’étais pas
stupide, je savais qu’il avait eu des centaines de partenaires avant moi,
pourtant, l’imaginer avec d’autres femmes me rendait folle. Même si j’étais
mal placée pour être jalouse, compte tenu de mon passé.
Le mieux était de ne pas y penser. J’étais ici pour oublier, pour obtenir la
seule chose que j’étais venue chercher : le plaisir. Et Ben était un champion
dans ce domaine.
Tout le reste n’avait aucune importance.
Ma résolution de garder mes distances se désagrégea à la seconde où il
pressa les lèvres sur mon dos. La chaleur de sa bouche alluma en moi un feu
que j’aurais été bien incapable d’éteindre.
Il déposa une pluie de baisers sur ma peau jusqu’à mes épaules, repoussant
mes cheveux sur le côté pour dégager ma nuque. Ses mains ne restèrent pas
inactives. Il descendit le zip de ma jupe qui tomba à mes pieds quand il tira
doucement dessus.
Je portais un porte-jarretelles et des bas que Ben prit le temps d’admirer en
s’agenouillant, puis il me caressa longuement les fesses et les cuisses,
enflammant chaque centimètre carré de ma peau nue. Il glissa une main entre
mes jambes et taquina mon clitoris à travers le triangle de dentelle de mon
string, mais c’était trop doux. J’en voulais plus. Beaucoup plus.
Impatiente, je me poussai en arrière, les coudes appuyés sur le meuble,
m’interdisant de me retourner et de le dévorer de baisers. Je voulais bien le
faire à sa façon, mais à condition d’obtenir satisfaction.
Il me contenta pendant un moment, glissant ses doigts en moi, mais trop
vite, il recula.
— Il s’est passé quelque chose.
Ce n’était pas une question. Il savait que j’étais bouleversée. J’avais peut-
être sous-estimé son intuition. Ou alors, nous avions passé trop de temps
ensemble et il me connaissait suffisamment pour deviner.
— Tu vas me dire quoi.
Il continua à jouer avec mon clitoris, doucement, malicieusement, juste ce
qu’il fallait pour me rendre folle, sans déclencher un orgasme.
Non. Je ne le laisserais pas entrer dans ma tête. Je ne voulais pas. J’avais la
situation sous contrôle. Je devais simplement me détendre, vider mon esprit et
mon corps, pour pouvoir ensuite réfléchir à un moyen de résoudre mon
problème au bureau.
— Je n’ai rien à dire.
Il dessina des cercles autour de mon clitoris et ma tête ploya en avant.
Oui. Oui. Oui.
— Je suis venue uniquement pour ça.
Je levai les yeux, fixant mon reflet. Mon regard était chaviré, mes lèvres
gonflées, mon rouge à lèvres à moitié effacé.
— Je suis venue pour que tu me baises.
Il referma les doigts sur mon string et arracha le triangle de fine dentelle.
Je contractai les cuisses pour apaiser le besoin douloureux entre mes jambes.
Mais, maintenant, mon corps tout entier brûlait, cherchait l’assouvissement.
J’écartai davantage les jambes pour m’offrir à lui.
— S’il te plaît, Ben.
— Tu crois que tu peux venir ici et te servir de moi en prétendant que tout
va bien ?
Tout mon corps se raidit quand il me donna une claque sur les fesses.
— N’oublie pas qui je suis, ma douce. Je suis maître dans l’art d’utiliser le
sexe pour oublier les sentiments.
Il me donna une nouvelle claque sur les fesses et je poussai un cri aigu.
C’était trop bon. J’en voulais encore.
— Tu n’es pas la seule à aimer jouer, Grace.
Je le regardai par-dessus mon épaule, droit dans les yeux.
— Je ne joue pas.
Avec un regard de défi, il abattit une fois encore la main sur mon
postérieur. Je me détournai en souriant. C’était la réaction que j’attendais.
— Je te donnerai ce que tu veux…
Il enfouit la main dans mes cheveux et les tordit, me ployant la tête en
arrière. La douleur irradia dans ma nuque mais ça m’était égal.
— Mais à une condition.
— Laquelle ?
Ma voix était assourdie.
Je lui donnerais tout ce que j’avais. Je lui promettrais tout ce qu’il voulait,
pourvu qu’il me prenne dans les trente secondes.
— Tu dois me dire pourquoi tu es venue ici ce soir.
Non !
Il me lâcha les cheveux et mit un préservatif. Sans perdre une seconde, il se
positionna entre mes jambes, pressant le bout de son sexe contre moi. Il le
frotta contre mon clitoris et je gémis sous la caresse.
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas.
— Oh si. Je te garantis que c’est ce que tu vas faire !
Il m’empoigna de nouveau par les cheveux. Cette fois, il trouva mon
regard dans le miroir et je laissai échapper un cri étouffé.
Ses yeux me pénétraient jusqu’à l’âme. Je ne pouvais rien lui cacher ; je
n’étais même pas sûre de le vouloir. Il me donnerait tout ce que je voulais, et
probablement même davantage. Il me suffisait de céder à sa demande.
— S’il te plaît…
J’essayai de me pousser contre lui, mais il me saisit par les épaules pour
m’empêcher de bouger.
J’avais besoin de lui, et ce besoin incontrôlable de trouver l’apaisement
l’emporta sur la raison.
— D’accord. Je te le dirai. Je le promets.
À la seconde où je prononçai les mots, il entra en moi.
— Ben…
Je chuchotai son prénom, la joue appuyée sur la commode.
Chaque caresse, chaque poussée, chaque gémissement m’ancrait dans le
présent. J’avais tout oublié du lendemain. J’avais oublié pourquoi j’étais venue
ici.
Ses caresses et sa fessée m’avaient déjà amenée au bord du gouffre. Il n’en
fallut pas beaucoup plus pour que je bascule dans l’extase.
Les mains de Ben sur mes seins, je jouis, tandis qu’il continuait ses assauts.
Il me rejoignit quelques secondes plus tard, étouffant ses grondements de
plaisir dans mon cou.
— Grace…
Son souffle haletant caressa mon oreille.
— Je crois que je ne pourrai jamais cesser de te désirer.
Mon cœur battait à tout rompre, mais pas à cause de l’orgasme qui venait
de me transpercer. Levant le bras, je lui caressai les cheveux.
— Je ne veux pas que tu cesses.
Je voulais qu’il me désire à la folie. Mais je savais qu’il n’était pas
l’homme d’une seule femme. Et moi, j’avais besoin d’un homme qui ne
voudrait me partager avec personne.
Dans l’amour avec un grand A que je voulais vivre, il n’y avait pas de
place pour trois.
17
Ben
Qu’avais-je fait ?
Je m’étais honteusement servi du sexe pour parvenir à mes fins. J’avais
déjà eu recours à ce moyen de pression par le passé, mais uniquement dans le
cadre d’un jeu librement consenti. Aujourd’hui, c’était différent. J’avais voulu
obliger Grace à me révéler ses pensées les plus intimes. Je l’avais manipulée.
Quand j’avais accepté son aide pour mes conférences, je n’avais pas
imaginé qu’il se passerait quelque chose entre nous. Bien sûr, nous avions une
attirance très forte l’un pour l’autre, mais je ne pensais pas que ça irait plus
loin. Et pourtant, j’avais de plus en plus de mal à aller me coucher le soir sans
penser à elle et sans me demander si elle pensait à moi également.
— Comment se fait-il que tu possèdes une maison aussi fabuleuse à
seulement vingt-quatre ans ? murmura-t-elle.
J’aimais la façon dont son corps alangui par le plaisir se blottissait contre
moi. Sa question neutre prouvait qu’elle n’était pas prête à soulever un coin du
rideau. Peut-être était-ce à moi de montrer l’exemple.
— Ellie et Hirsh Levin ont été incroyablement généreux avec moi. Ils
m’ont élevé comme leur propre fils.
Elle se redressa sur un coude.
— Everly m’a dit un jour que tu avais grandi chez eux.
Je hochai la tête.
— Qu’est-ce qui est arrivé à tes parents ?
Je sentis ma gorge se nouer. Elle dut percevoir ma tension, parce qu’elle
cessa de décrire des arabesques du bout du doigt sur mon torse. Sa question
était naturelle et ma réponse aurait été plus facile si je lui avais raconté, comme
à tout le monde, qu’ils étaient morts.
— Je n’ai pas connu mon père.
Elle chercha aussitôt ma main et la serra dans la sienne, comme si elle était
en présence d’un animal effrayé qui risquait de s’enfuir au premier
mouvement brusque.
— Et ma mère était beaucoup trop occupée à collectionner les amants pour
s’encombrer d’un gamin. Elle passait son temps à me faire des promesses
aussitôt oubliées. Elle ne m’a jamais aidé à faire mes devoirs, elle n’est jamais
venue aux fêtes de l’école…
Au bout de quelques années, j’avais cessé d’en souffrir. J’étais immunisé.
— Ellie Levin est venue la voir, un jour, quand j’avais onze ans. Max lui
avait parlé des conditions dans lesquelles je vivais. Elle m’a trouvé seul dans
l’appartement, avec un paquet de chips pour tout repas. Ma mère était partie
rejoindre un de ses amants. Ellie lui a laissé un mot sur la table, m’a pris par la
main et m’a emmené. Ma mère est passée me récupérer deux semaines plus
tard. Elle venait juste de se rendre compte de mon absence…
J’avais une boule dans la gorge. C’était la première fois depuis des années
que je repensais au jour où elle avait sonné à la porte des Levin, expliquant
qu’elle était ma mère et qu’elle venait me chercher.
— Elle était nerveuse en entrant dans le hall de la somptueuse maison des
Levin. Elle regardait autour d’elle avec un mélange de crainte et d’envie.
Je revoyais surtout sa gêne, quand elle s’était installée sur le canapé du
salon. Assise au milieu des œuvres d’art et des bibelots en cristal, elle sentait
bien qu’elle n’était pas à sa place.
— Elle et moi nous sommes regardés en silence. Au bout d’un long
moment, elle m’a demandé comment j’allais. Sa question était tellement
grotesque que j’ai éclaté de rire.
Elle m’avait abandonné. Quelle réponse attendait-elle donc ?
— Finalement, Ellie nous a rejoints et elle m’a envoyé jouer dans la salle
de jeux au sous-sol avec Max. Aujourd’hui encore, j’ignore ce qu’elles se sont
dit. Ellie n’a jamais voulu me le répéter, et ma mère a toujours refusé d’en
parler.
Mais, comme elle est repartie sans moi, j’ai supposé qu’elles avaient passé
un accord financier. Ma mère a sans doute renoncé à ses droits sur moi contre
de l’argent. Elle m’a vendu. Pour quelle autre raison Ellie se serait-elle
obstinée à me cacher la vérité ?
— Même à onze ans, je savais que ma mère était une moins-que-rien.
Grace resserra l’étreinte de ses doigts autour des miens.
— Je n’avais plus du tout de parents, mais j’ai trouvé la paix auprès des
Levin. Pour la première fois de ma vie, j’avais un foyer. Je me sentais protégé,
aimé.
Les Levin avaient le cœur sur la main, et pas seulement avec moi. Lui
faisait des dons généreux à plusieurs œuvres caritatives et elle avait créé une
organisation à but non lucratif, le Foyer Phoenix, pour venir en aide aux
orphelins. Depuis, Max continuait à y apporter sa contribution, en hommage à
sa mère.
— Tu as encore des contacts avec elle ?
— Elle passe me voir de temps à autre, quand elle a besoin d’argent. Et je
lui en donne.
Je poussai un profond soupir.
— J’ai cru que c’était la fin du monde, quand elle est partie, mais quand
Ellie est morte, j’ai su réellement ce que c’était que de perdre un être cher.
Ellie était ma maman de cœur et elle me manque tous les jours. Elle est la seule
qui se soit souciée de moi. La seule qui ait jamais tenu ses promesses.
C’était étrange d’être dans ce lit, avec Grace, complètement nu, à parler de
tout cela… Elle plongea les yeux dans les miens, et je me sentis exposé comme
jamais. Parce qu’elle me voyait tel que j’étais, sans artifices. Je venais de lui
livrer le pire traumatisme de ma vie et elle était toujours là, à mes côtés.
— J’aurais voulu connaître Ellie Levin.
Elle roula sur le dos, les yeux au plafond, et remonta d’une main le drap
sur sa poitrine.
— Everly m’a raconté des choses merveilleuses sur elle. Max aussi. Il a
toujours une expression spéciale quand il parle d’elle.
Elle se tourna vers moi.
— Comme celle que tu as en ce moment.
— Quelle expression ?
— De l’adoration et du respect.
Elle avait raison. J’adorais Ellie. Elle avait traversé des épreuves, mais
avait toujours continué à aller de l’avant. Elle était l’incarnation de la maman
ours qui protège ses petits. Malheur à celui qui s’en serait pris à Max ou à
moi ! Elle nous avait toujours soutenus, quoi qu’il arrive. Même quand on se
comportait comme des petits trous du cul.
— Les Levin sont des gens fantastiques et Max n’est pas simplement mon
meilleur ami, il est mon frère. Je dois tout à cette famille.
— C’est pour ça que tu travailles chez White Lace ?
Elle se tourna vers moi, cherchant une position confortable.
— Parce que tu te sens redevable envers eux ?
Ma loyauté envers Hirsh serait éternelle. Je ferais n’importe quoi, s’il me
le demandait.
— Peut-être. Au début, ça m’est apparu comme une évidence. Quel ado
hétéro n’aurait pas envie de travailler dans le porno ? C’était amusant. En plus,
on m’offrait la possibilité de vivre ma passion et d’en faire mon métier. J’ai
essayé d’aller à la fac, mais on voulait me faire entrer dans un moule. Et je ne
suis pas très doué pour ça. Alors, j’ai laissé tomber.
Je m’interrompis pour réfléchir à ce que je venais de dire. Toute ma vie
d’adulte, j’avais essayé de ranger les gens, mes pensées et mes activités dans
des compartiments, parce que c’était un moyen de garder mes distances. Mais
je n’avais jamais pu appliquer ce principe à moi-même.
— Assez parlé de moi. Et toi ?
Je me tournai sur le côté pour l’observer.
— Tes parents doivent être fiers de toi. Diplômée de l’université et
maintenant chef d’entreprise.
Elle lâcha un bref éclat de rire.
— Chef d’entreprise, c’est très exagéré ! Quant à mes parents… Ils ne sont
pas au courant.
— Comment est-ce possible ?
Je tendis la main pour repousser une mèche de cheveux qui lui tombait
dans les yeux.
— Nous ne nous parlons plus.
Elle voulut rouler sur le dos, mais je la retins par l’épaule pour l’en
empêcher.
Ce n’était pas la raison de sa visite, mais il ne faisait aucun doute que sa
relation avec ses parents était un sujet douloureux. Et si quelqu’un en
connaissait un rayon question mauvais parents, c’était bien moi.
Comprenant qu’elle n’avait pas le choix, elle fléchit.
— Quand ils ont découvert que j’étais escort, ils m’ont flanquée à la porte.
Je ne leur ai parlé que cinq ou six fois depuis. Le coup de fil minimum pour
savoir si nous sommes toujours vivants les uns les autres.
Elle poussa un soupir et détourna les yeux.
— Peu importe, je ne regrette pas ma décision. Parce que, même s’ils ne
veulent pas le reconnaître, c’est mon argent qui les a sauvés de la ruine.
Je jurai tout bas.
— Tu leur as donné de l’argent et ils ne t’adressent plus la parole ?
Bon sang ! C’était pire que moi. Je n’avais eu qu’une mère égocentrique et
irresponsable. Je n’arrivais pas à imaginer ce que ça devait être d’avoir une vie
de famille normale et de tout perdre du jour au lendemain.
Elle se recroquevilla sur elle-même et je lui caressai les cheveux.
— Je n’aurais peut-être pas fait le même choix, si j’avais su que je vivrais
constamment dans l’angoisse que quelqu’un découvre mon passé.
Je comprenais ce qu’elle ressentait. J’étais entré dans l’univers du X avec
enthousiasme, persuadé que ce serait l’expérience la plus extraordinaire de ma
vie. Pas un seul instant, je n’avais pensé aux conséquences sur ma vie
personnelle. J’étais trop heureux de vivre dans l’instant pour me soucier des
dommages collatéraux.
— J’étais naïve. J’ai choisi la solution la plus rapide, sans réfléchir à la
suite.
Avant, je n’avais jamais compris pourquoi Max était tellement sensible au
regard des gens sur notre profession. Moi, je me vantais d’ignorer les
critiques et d’écarter les jugements d’un simple haussement d’épaules.
Jusqu’au jour où je m’étais retrouvé dans le fauteuil de vice-président.
Étonnant, les dégâts que pouvait déclencher le doute… Grace n’était pas la
seule à s’être montrée trop naïve.
— J’ai longtemps espéré que quelqu’un prenne la peine de me voir,
derrière mon personnage d’escort. J’ai passé tellement de temps à incarner une
autre femme que j’ai l’impression d’être devenue invisible.
Dans quel monde Grace Nolan pouvait-elle être invisible ? Depuis le
moment où nos chemins s’étaient croisés, je n’avais plus rien vu d’autre
qu’elle.
— Le plus étrange, c’est qu’avec toi, je me sens à nouveau moi. Je pensais
que je ne retrouverais plus jamais la femme que j’étais avant, mais…
Je saisis son menton entre le pouce et l’index et tournai son visage vers
moi.
— Moi, je te vois, Grace. Et rien ni personne ne me fera te voir
différemment.
Elle baissa les yeux, et une légère rougeur lui colora les joues.
— Tu me redonnes de l’espoir. Il y a un homme, quelque part, qui
acceptera de lier sa vie à la mienne, malgré mon passé.
Je lui donnais de l’espoir, peut-être, mais je n’étais pas cet homme. Nous le
savions tous les deux. Je ne serais jamais un chevalier en armure, parce que je
ne croyais pas aux dénouements heureux. Grace méritait un homme fidèle, elle
méritait d’être adorée. Or, je savais qu’à la minute où je serais viré de White
Lace, je recommencerais à voler de conquête en conquête, parce que c’était le
seul moyen que j’avais de ne pas laisser une autre femme me briser le cœur.
Maintenant que nous nous étions livrés l’un à l’autre, peut-être allait-elle
consentir à me révéler la raison de sa présence ce soir ? Ce devait être
suffisamment grave pour qu’elle ait cherché refuge auprès de moi.
— Tu veux bien me dire ce qui t’est arrivé, maintenant ?
Elle s’éloigna de moi et je la laissai faire.
— Il y a un type au bureau…
Rien qu’en entendant ces premiers mots, je sus que la suite n’allait pas me
plaire.
— C’est le frère de ma patronne et…
Elle hésita et baissa les yeux. Je détestais qu’elle fasse ça. Elle n’avait pas à
baisser les yeux devant moi. Jamais.
— Et je le connais d’avant.
Elle n’eut pas besoin de terminer sa phrase. Il avait été un client.
— Il se souvient de moi et je me souviens de lui.
Je n’aimais pas le tour que prenait cette histoire. Une rage froide
m’envahit.
— Il te menace ?
Comme elle ne répondait pas, je me levai d’un bond, les poings serrés.
J’avais envie de casser quelque chose.
— Il t’a touchée ?
Elle secoua la tête. Dieu merci !
— Je suis restée tard au bureau, ce soir. Tout le monde était parti et… Il
était là, avec deux amis à lui.
— Je vais le massacrer !
Un voile rouge passa devant mes yeux. J’entendis vaguement Grace
prononcer mon prénom, mais tout tournait à deux cents à l’heure.
— Tu ne peux pas retourner là-bas. Il faut que tu démissionnes.
Les mots sortirent tout seuls de ma bouche. Je marchais de long en large
dans la chambre, incapable de calmer la rage qui brûlait en moi.
— Je ne peux pas démissionner. J’aime travailler pour Colette.
— Dans ce cas, je t’accompagnerai tous les matins au boulot et je viendrai
te chercher tous les soirs. Ce salopard me verra tous les jours !
Je cessai de tourner en rond et pivotai vers elle, le regard furieux.
— Il ne te touchera pas !
— Tu ne peux pas passer au bureau tous les jours, Ben. De toute façon, il
ne vient quasiment jamais. La prochaine fois que je le verrai, ce sera
probablement pour le pot de départ de Bob. Et tout le monde sera…
Je l’interrompis net.
— Le pot de départ ? Hors de question que tu y ailles toute seule.
Elle poussa un soupir exaspéré.
— Voyons, Ben, tu…
— C’est samedi ?
Je la regardai droit dans les yeux et quand elle comprit que je n’avais pas
l’intention de céder, elle retomba sur le lit et tira le drap sur elle.
— Oui.
— Très bien. Je passerai te chercher à 20 heures.
Je n’avais jamais ressenti ça avant, ce besoin viscéral de protéger
quelqu’un.
Je voulais la défendre et la mettre à l’abri, pour que rien ni personne ne
puisse lui faire du mal.
Y compris moi.
18
Grace
Grace
Ben
L’amphithéâtre était plein. Normal. À leur place, moi aussi j’aurais voulu
voir le clown s’écraser en vol pour la deuxième fois. Désolé, mais ce soir ça
n’arriverait pas. J’étais fin prêt. Et surtout, j’avais confiance en moi.
Je pouvais remercier Grace.
La soirée chez Elle Cosmetics avait confirmé ce que j’avais tenté de nier
pendant des semaines : j’étais en train de tomber amoureux. J’étais peut-être
même déjà carrément amoureux. Peu m’importait son passé, mes sentiments
pour elle étaient enracinés dans le présent, dans le plaisir que j’avais d’être
avec elle, au lit et ailleurs. Mon attirance physique du début s’était transformée
en un sentiment profond, intense. En sentant arriver le désastre, j’avais essayé
de freiner des deux pieds — en pure perte. Aujourd’hui, je n’avais d’autre
choix que d’admettre que cette émotion inconnue, c’était de l’amour. J’aimais
Grace et je n’avais jamais éprouvé ça, pour personne.
J’avais entendu quelques mots de sa conversation avec ce fumier de Scott
et, pendant une horrible seconde, il m’avait semblé qu’elle flirtait avec lui. Puis
elle avait couru vers moi, et j’avais compris qu’il s’agissait d’une ruse pour le
calmer. Je m’en voulais à mort de l’avoir soupçonnée, mais cette scène avait
confirmé ce que je savais depuis le premier jour : Grace savait dire à un
homme exactement ce qu’il voulait entendre. Dans ces conditions, comment
avoir la certitude qu’elle était sincère avec moi ?
Il restait un peu de temps avant le début de la conférence. J’observai mon
auditoire, tout en gardant un œil sur la porte, en haut des marches. Grace allait
arriver d’une minute à l’autre.
Installé au premier rang, Cory parlait à sa voisine, une jolie blonde à la
mine pimbêche. C’était un garçon formidable, et la fille qui sortirait avec lui
aurait beaucoup de chance. Je le regardai tenter maladroitement une tactique
d’approche. C’était fascinant de voir à quel point nous étions différents, lui et
moi, et cependant si semblables.
Ma confiance en moi n’était qu’une façade. Un show que j’avais mis au
point pendant des années auprès d’une mère indifférente, après avoir compris
que je n’avais rien à attendre de personne. Mais Cory n’était pas moi. Il n’avait
pas besoin de faire semblant d’être quelqu’un d’autre, parce que, lui, il était
génial au naturel.
Pour autant, il n’était pas interdit de lui donner un petit coup de pouce.
Je le rejoignis et lui tapai sur l’épaule.
— Amie voudrait savoir si tu serais tenté par un petit débriefing en tête à
tête, quand elle aura fini de tourner sa scène.
Libre à la fille d’interpréter le « débriefing » comme elle l’entendait. Si
possible comme une séance de sexe torride.
— Elle attend la réponse. Je lui dis que tu es disponible ?
Je levai mon téléphone comme si je venais juste de recevoir un texto.
Cory en resta la bouche ouverte pendant quelques secondes, puis se
ressaisit.
— Euh, oui, pas de problème.
Il se racla la gorge.
— Dites-lui que j’adorerais.
Comme je m’éloignais, j’entendis sa voisine lui demander son numéro de
téléphone.
Jeu. Set. Et match.
Je retournai m’asseoir et, soudain, comme si nos esprits étaient connectés,
je sus que Grace venait d’entrer dans l’amphithéâtre. Je levai les yeux. Elle était
bien là, dans l’encadrement de la porte, cherchant une place des yeux. Toutes
mes tensions disparurent à sa vue et un sentiment de plénitude m’envahit.
Je m’étais acharné à la tenir à distance, parce que j’avais peur qu’elle me
laisse tomber dès que l’attrait de la nouveauté se serait éventé. Et pourtant, elle
était venue. Comme elle me l’avait promis. Elle était…
Au moment où elle allait s’asseoir, elle s’arrêta subitement et regarda son
téléphone.
Un nœud se forma aussitôt dans mon ventre. Qui l’appelait ? Everly ?
Sadie ? Elle répondit et, même à cette distance, je vis son visage pâlir. Elle fit
demi-tour, ses cheveux auburn virevoltant sur ses épaules, et quitta la salle sans
même m’adresser un regard.
Que s’était-il passé ? Elle était vraiment partie ou elle voulait simplement
discuter dans un endroit tranquille ? Le fait qu’elle ne m’ait pas regardé
éveillait mes pires soupçons. Est-ce qu’elle voyait quelqu’un d’autre ? Était-ce
lui qu’elle allait retrouver ? J’étais déjà remplacé ?
Une main de glace me broyait la poitrine. Je croyais que quelque chose
s’était passé entre nous, la nuit dernière, mais Grace venait de me prouver que
j’avais vu juste depuis le début. Les femmes étaient incapables de tenir leurs
promesses. Elles faisaient passer leurs intérêts avant tout le reste. Quel
imbécile j’étais d’avoir pu espérer occuper la première place dans le cœur de
quelqu’un !
— Monsieur Lockwood ?
Ma belle confiance en moi s’était envolée. À présent, toutes mes angoisses
me remontaient dans la gorge, menaçant de m’étouffer.
Oh oui. Que je m’étouffe pour ne pas avoir à revivre ça !
Je m’avançai vers le podium comme un condamné vers l’échafaud. Je
n’avais pas encore ouvert la bouche qu’une voix résonna dans l’amphithéâtre :
la mienne. Quelqu’un diffusait la vidéo de ma dernière prestation sur son
portable !
Des rires secouèrent l’assistance.
Ils se moquaient de moi, tous.
Comme je levais les yeux vers le fond de la salle, j’aperçus une silhouette
familière près de la porte. Max ! Mon meilleur ami était venu me soutenir. La
seule personne au monde sur laquelle j’avais toujours pu compter était là. Il
avait pris des risques dans la vie et il avait gagné. Il avait réalisé son rêve.
Je devais me ressaisir, pour lui, pour moi. Je devais montrer qui j’étais
réellement : un homme qui tournait des films X et qui n’en avait pas honte.
Ces étudiants estimaient que je n’avais ni talent ni créativité parce que
j’avais choisi le porno au lieu du cinéma traditionnel ?
Qu’ils aillent se faire foutre. J’étais doué et j’avais du talent !
Je n’avais pas besoin de Grace — ni d’aucune autre femme — pour
prouver ce que je valais. Et j’allais en faire la démonstration ce soir.
Un brouhaha résonnait dans la salle, alimenté par mon silence. Je profitai
de ce désintérêt pour ma personne pour retirer ma veste et ma cravate. Je sortis
ma chemise de mon pantalon et roulai les manches sur mes avant-bras. Pour
finir, je défis mon chignon et laissai mes cheveux libres. Ah, je me sentais
beaucoup mieux !
Je pris une grande respiration.
— Bonjour. Mon nom est Ben Lockwood et je travaille pour White Lace
Productions, une boîte qui produit des films X.
Aujourd’hui, j’allais être moi-même. Le type que Grace m’avait conseillé
de ne pas être devant eux.
— Je suis venu défendre ma profession, parce que c’est ce que je suis
obligé de faire chaque fois que j’explique en quoi consiste mon travail. C’est
ce que j’ai fait la dernière fois que je suis venu ici. Je suis sûr que vous avez vu
ma prestation en ligne. C’était une catastrophe.
Il y eut des rires.
— Je me suis planté, parce que j’ai essayé d’être quelqu’un que je ne suis
pas. En fait, je suis un décrocheur scolaire qui a eu de la chance.
J’agrippai le podium en essayant de calmer les battements assourdissants
de mon cœur.
— Tous, ici, vous êtes plus savants que je ne le suis. Mon savoir à moi
vient de l’expérience. J’ai appris plus de choses de Cory pendant son stage
qu’il n’en a appris de moi.
Je lui souris et il rougit. Le prendre comme stagiaire avait été ma
meilleure décision depuis que j’avais été promu vice-président. Ses projets
d’avenir m’avaient fait réfléchir à mes propres perspectives.
— J’aime réaliser des films. Et on m’a donné ma chance dans le X. Le père
de mon meilleur ami est le directeur White Lace Productions et, juste après le
lycée, il nous a embauchés tous les deux. Bien sûr, avant ça, j’avais tourné des
tas de films — dans ma tête. Des films d’aliens. De flic et de voyous. Du
remake porno de Harry Potter.
La salle rit.
— Non non, ne riez pas ! Ç’a été un super entraînement.
Ils rirent de nouveau.
— Ce que je veux dire, c’est : peu importe ce que vous filmez. Des
documentaires. Des blockbusters. Du porno. Nous cherchons tous la même
chose : susciter une émotion. Nous voulons tous que le spectateur ressente ce
que nous mettons en scène à l’écran.
Je repoussai mes cheveux en arrière. J’avais le front en sueur, et les
projecteurs braqués sur moi n’étaient pas faits pour apaiser ma nervosité.
— Je sais ce que vous pensez. Facile. Pénis plus vagin égale forcément
émotion. Et vous avez raison. En partie. J’aime à penser qu’il y a davantage de
subtilité dans ce que je fais. Voilà pourquoi je n’aime pas filmer une
pénétration en gros plan. Ce qui m’intéresse, c’est le contact, les bruits, les
mots, tout ce qui enflamme les sens dans la vraie vie. La vraie vie, voilà ce que
j’aime filmer.
— Nous, on veut voir des filles à poil ! cria un gamin au deuxième rang.
L’étudiante assise à côté de lui lui donna une tape sur la tête avec son
cahier.
— Ne pas montrer de gros plans sublime la nudité, dis-je en souriant.
— Moi, je préfère des gros plans de gros nichons !
Il rit bêtement et je vis d’autres garçons hocher la tête avec le même
sourire niais.
— Chacun ses goûts. C’est pour ça que White Lace propose différents
concepts. Pour que tout le monde trouve son bonheur. J’ai la chance de pouvoir
réaliser les films que j’aime tourner. Je peux rester fidèle à ma vision. C’est ça,
le métier de réalisateur. Vous avez un script, mais vous avez besoin que les
acteurs donnent vie à votre idée. C’est une alchimie entre eux et vous. Sans
cette alchimie, rien ne se passe.
Si Cory avait appris une seule chose auprès de moi, j’espérais que c’était
celle-là.
— J’ai toujours l’impression de jouer ma vie quand je dis « Action ». Et
j’ai toujours peur des critiques quand le film sort. C’est normal. Quand on est
un artiste, que ce soit dans le cinéma, l’écriture, le chant ou la comédie, on met
un peu de son âme dans chaque réalisation. Vous avez probablement du mal à
le croire, mais c’est pareil dans le porno. La seule différence entre une scène
de sexe dans une comédie romantique et dans un film X, c’est que dans l’un des
deux, vous voyez la scène dans son intégralité. Pour le reste, ce sont les mêmes
ressorts qui opèrent.
Paradoxal ? En tout cas, moi, j’y croyais. Et le journaliste qui avait écrit cet
article sur moi aussi.
— La plupart des gens s’imaginent que travailler dans le X est amusant.
Les autres pensent que c’est dégoûtant. Immoral. Sale. En réalité, c’est
seulement du business. Les stéréotypes ont la vie dure. La plupart d’entre vous
m’ont catalogué à l’instant même où je suis entré dans la salle. Croyez-moi,
quelles que soient les idées préconçues que vous ayez sur mon métier ou sur
moi, mettez-les de côté. Elles ne vous serviront à rien.
Je tournai les yeux vers le Pr Hughes. Elle souriait, une petite lueur au fond
des yeux, comme si elle était fière de moi.
— Assez parlé de moi. Je suis venu pour répondre à vos questions. Qui se
lance ?
Un garçon leva la main au milieu de la salle et, malgré mes bonnes
résolutions, mon ventre se noua. De quoi allait-on me parler cette fois ?
D’exploitation sexuelle ? De maladies sexuellement transmissibles ?
— Comment vous adaptez-vous à la prolifération des sites en ligne gratuits
comme Pornhub ? Est-ce qu’ils ne risquent pas, à terme, de ruiner l’industrie
du X ?
Je cherchai immédiatement Max du regard, au fond de la salle. Il secoua la
tête, hilare, comme pour dire : « Je n’y suis pour rien, je te le jure ! » C’était
une question brillante. Une vraie question.
— C’est effectivement un problème. Les entreprises doivent s’adapter,
baisser les coûts de production, diminuer les effectifs. Mais de là à les ruiner ?
Non. Il y a encore des millions de gens qui préfèrent payer pour obtenir leurs
programmes, et le nombre de nos abonnés a doublé ces cinq dernières années.
Boum. Bien dit.
— Qu’est-ce que vous pensez des stars du X qui créent leur propre marque
sur le web, avec leurs propres équipes de tournage ?
— Quand une vedette réussit à imposer sa marque, les retombées sont
bonnes pour tout le monde. Les grosses entreprises sont esclaves de leurs
résultats financiers. Les électrons libres n’ont pas ce problème. Ils peuvent
prendre des risques et, si ça marche, tout le monde est gagnant.
Les sujets se succédaient, variés, pertinents. Je finis par regarder Cory,
mais il haussa les épaules d’un air innocent. Était-ce lui qui avait soufflé ces
questions parfaitement ciblées ?
Trop tôt à mon goût, le Pr Hughes nous informa que le temps imparti était
écoulé. J’avais tenu une heure entière. Mais avant de quitter mon auditoire,
j’avais un dernier conseil à donner.
— Il y a une chose que l’expérience m’a apprise et qui n’a rien à voir avec
le métier de réalisateur. Soyez vous-même. Votre authenticité brillera dans vos
films. Elle brillera aussi dans votre vie.
Cette fois, je quittai le podium sous les applaudissements.
J’avais des ailes.
Le Pr Hughes me tendit la main et je la serrai. Je l’avais manifestement
impressionnée. Son sourire n’était plus du tout crispé.
J’avais réussi. Et j’étais resté fidèle à moi-même. Sans que Grace soit dans
la salle.
Je ne savais pas ce que l’avenir nous réserverait. Nous allions forcément
continuer à nous voir, puisque nos deux meilleurs amis étaient en couple. Mais,
maintenant que les conférences étaient terminées, elle n’avait plus aucune
raison de me traîner comme un boulet.
Elle n’avait pas attendu longtemps pour me larguer, d’ailleurs ! Elle était
partie sans même un au revoir, pour passer à autre chose. À un autre amant. Au
moins, maintenant, je savais où j’en étais. Exactement là où j’étais, avant que
nous commencions ce petit jeu.
Seul avec moi-même.
L’endroit le plus sûr que je connaisse, en fin de compte.
21
Grace
Ben
Grace
* * *
Ben
Les jours se succédaient, vides de sens. Où que j’aille, une tristesse lourde
s’accrochait à mes pas.
J’avais laissé Grace sortir de ma vie, parce que j’avais peur de souffrir, le
jour où elle me quitterait.
Avant elle, une seule personne m’avait brisé en partant. Je ne pouvais
cependant pas lui en vouloir : elle n’avait pas choisi de m’abandonner. Le
cancer avait décidé pour elle. Jusqu’au bout, Ellie m’avait aimée comme son
fils, elle me l’avait prouvé de mille façons.
Stupidement, j’avais laissé Grace tenir ma vie entre ses mains. Et elle
m’avait détruit, comme je l’avais prévu depuis le début.
Nous nous étions détruits mutuellement.
J’étais au bureau depuis moins d’une heure quand Cory m’envoya un mail.
Il avait terminé son stage, et sa présence me manquait.
Qui l’eût cru ? L’accepter comme stagiaire avait été finalement la
meilleure décision que j’aie jamais prise. Grâce à lui, je m’étais prouvé à moi-
même que je n’étais pas juste un type qui filmait des gens en train de baiser. À
ma façon, avec mon style, mon regard, j’avais participé au succès de cette
entreprise. Je devais simplement croire en moi. Pour la première fois, j’étais
enfin prêt à envisager une vie après le X. Mais chaque chose en son temps.
Pour l’instant, je restais loyal à Hirsh.
J’ouvris le mail de Cory. C’était un message de remerciement avec un
fichier attaché. Quand je cliquai dessus, le lecteur multimédia se mit en route.
C’était la scène qu’il avait filmée dans mon bureau. Celle du baiser entre
Grace et moi.
Il l’avait montée avec de la musique. On voyait Grace attendre, face à la
caméra. Il avait dû monter les images en boucle, parce que je ne me souvenais
pas qu’elle soit restée seule si longtemps. Elle avait l’air vulnérable et en
même temps rongée de trouble. Puis j’entrais en piste d’un pas conquérant. Je
l’attrapai par les épaules et…
À l’image comme dans mon souvenir, notre baiser était d’une telle
sensualité que mon corps réagit malgré moi. Une onde de chaleur envahit ma
nuque et mes joues. Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine comme s’il
cherchait à s’en échapper. Je tournai l’écran vers moi pour que personne ne
puisse voir ce que je regardais depuis le couloir. Ces images n’appartenaient
qu’à moi.
C’était ce que j’avais toujours cherché à travers mes films — ce moment
magique où le temps s’arrêtait l’espace d’un instant et où il n’y avait plus rien
d’autre que deux êtres face à face, avec leur désir nu, ce moment de grâce où le
spectateur n’avait plus d’autre choix que de se laisser emporter avec eux dans
le tourbillon.
— Benson…
Je levai les yeux et cliquai immédiatement sur la petite croix en haut de
l’écran pour fermer la vidéo.
Hirsh se tenait sur le seuil, très élégant dans son costume sur mesure, ses
cheveux impeccablement coiffés. Professionnel jusqu’au bout des ongles, tout
en restant décontracté.
Je respirai un grand coup pour faire descendre la fièvre qui s’était
emparée de moi en visionnant la vidéo.
— Bonjour, Hirsh. Ça va ?
Il hocha la tête et entra. Étrange… D’habitude, il n’attendait pas
l’autorisation. Il s’assit en face de moi et poussa un soupir.
Je déglutis nerveusement. Le moment de vérité était arrivé. Il allait
m’annoncer qu’il avait trouvé quelqu’un pour me remplacer au poste de vice-
président, parce que j’étais une grosse bouse.
Après tout, c’est ce que tu veux, non ? Tu meurs d’envie de retourner
derrière la caméra.
Oui, mais pas au prix de ma fierté ni de mon éthique de travail.
Merde. Merde. Merde.
— Écoute, il n’y a pas deux façons d’annoncer la nouvelle, alors je vais
aller droit au but.
Il me regarda dans les yeux.
— Je vends White Lace Productions.
J’éclatai de rire.
— Très drôle !
— Ce n’est pas une blague.
Je me figeai. Son visage était grave. Je sentis mon sourire s’effacer.
— Tu ne peux pas faire ça.
J’étais abasourdi. J’avais la sensation que tout le sang avait été aspiré de
mon corps.
— Cette entreprise est toute ta vie !
Il me dévisagea avec cette affection pleine de tendresse qu’il me témoignait
depuis mes onze ans. Ce regard m’avait manqué ces derniers mois, parce qu’il
avait été trop souvent absent.
— Tu es malheureux, petit.
— Quoi ?
Je secouai la tête, mais il ne me laissa pas continuer.
— Benson, je te connais depuis plus de la moitié de ta vie. Je sais quand tu
es malheureux.
— Je suis simplement très occupé. Il y a beaucoup de travail.
J’avais réussi à me convaincre que je faisais du bon boulot et qu’il y avait
des gens, en dehors de la production, qui croyaient en moi. Découvrir que
Hirsh me trouvait nul au point de tout vendre, c’était le coup de grâce. Si Max
avait encore été vice-président, aurait-il pris une décision aussi définitive ?
Non, bien sûr !
— Même si j’étais malheureux, dis-je en me levant, quelle importance ?
— J’ai pris une grande claque le jour où Max m’a annoncé qu’il partait
travailler dans l’hôtellerie.
Il se leva à son tour.
— Je me suis rendu compte tout à coup que j’avais été un père égoïste et
que je l’avais laissé tomber. Je vous ai laissés tomber tous les deux.
— Hirsh…
Je le dévisageai comme s’il était devenu fou.
— S’il y a une chose au monde dont je suis sûr c’est que tu ne m’as pas
laissé tomber !
Il secoua la tête.
— Je n’ai connu que le X toute ma vie.
Sa voix s’enroua et je compris qu’il était réellement ému.
— C’était mon choix et j’ai supposé que ce serait le vôtre aussi.
Je l’arrêtai d’un geste.
— Je te dois tout. Tu m’as sauvé la vie ! Sans toi, je ne sais pas où j’en
serais, aujourd’hui. Alors, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que
cette entreprise reste à toi. Absolument tout !
Je ne travaillais probablement pas assez. Mais je pouvais m’améliorer.
— Je te crois. Et c’est pour cette raison que je vends. L’accord a été
finalisé. Le 1er février, White Lace appartiendra officiellement à Randall
Hunter.
Randall Hunter ? Ce type était une tête à claques et il possédait la plus
grosse entreprise de production de films X de Californie. Dans deux mois, ce
bureau serait le sien. Deux mois ! L’idée de quitter White Lace pour tenter une
autre aventure avait été séduisante… Tant qu’il s’était agi d’une hypothèse.
Mais, brusquement, l’échéance était là, et j’avais l’impression de me retrouver
au bord d’une falaise.
— Que vont devenir nos acteurs ? Nos techniciens ? Les contrats en
cours ? Tu ne peux pas vendre à Hunter. Il démembrera l’entreprise !
J’étais en train de flipper. Envisager l’avenir sans White Lace me terrifiait,
tout à coup. Je m’étais dit que le jour où cela arriverait, je partirais dans la
Silicon Valley. Une fois là-bas, j’étais sûr de trouver du travail dans l’industrie
du X. Mais maintenant que le moment était arrivé, je n’étais plus sûr de rien.
— Nous avons tous travaillé dur pour arriver là où nous en sommes
aujourd’hui, acquiesça Hirsh. Et si les ventes ont décollé ces cinq dernières
années, je sais que c’est en grande partie grâce à Max et à toi. Vous formiez
une bonne équipe, tous les deux.
— C’était Max, la rock star. Pas moi.
— Ben !
Il me lança un regard désapprobateur.
— Je sais que je suis bon derrière la caméra, marmonnai-je en me
rasseyant. Très bon, même. Mais je n’ai pas été fichu de finir mon école.
Pourquoi suis-je aussi arrogant ?
— Tu peux te le permettre : tu as un talent fou. Tu pourrais faire des
étincelles dans un film où les acteurs ne baisent pas.
Je ris.
— Qui a envie de voir un film où les gens ne baisent pas ?
— Ce n’est pas faux.
Il rit avec moi puis, comme le silence s’épaississait entre nous, il reprit :
— Je suis désolé de te prendre de court. Mais c’est la vie.
Alors c’était vrai. Hirsh Levin, le roi du X, vendait.
La panique m’envahit.
Je ne savais pas comment gérer cette information, ni dans quelle case la
glisser. Il m’aurait fallu un compartiment « Je suis largué ».
J’aurais pu y ranger Grace, par la même occasion.
À la seconde où je l’avais aperçue dans ce coffee shop, j’avais su que
j’étais foutu. Ces dernières semaines n’avaient fait que confirmer l’évidence.
Maintenant, j’étais à la croisée des chemins. Soit je bouclais mes valises et je
laissais tout ce que j’aimais pour rejoindre la Silicon Valley et continuer dans
le X, soit je restais ici et je me lançais en terrain inconnu.
Quelle ironie ! C’était au moment où tout était fini entre Grace et moi que
j’allais peut-être devenir quelqu’un qu’elle aurait pu apprécier…
— Mais ce n’est pas l’unique raison pour laquelle je suis passé te voir.
Hirsh sortit une enveloppe de la poche de sa veste.
— Je voulais te remettre ton bonus.
— Je n’ai rien fait pour mériter…
— Tu as tenu l’entreprise à bout de bras pendant que je réglais cette affaire.
Grâce à toi, j’ai pu rater toutes les réunions stratégiques sans m’inquiéter. Je
savais que tu avais la situation bien en main.
Je lâchai un rire incrédule.
— Tu avais confiance en moi ?
— J’ai toujours eu confiance en toi.
— Mais… Je croyais…
Je secouai la tête.
— Je croyais que j’étais si nul que tu avais honte de moi.
Il s’esclaffa et fit glisser l’enveloppe vers moi sur le bureau. Je regardai à
l’intérieur. C’était un chèque. Je sifflai entre mes dents en apercevant le
montant.
— Il y a beaucoup de zéros.
— J’ai décidé que je n’avais besoin que de cinquante et un pour cent des
parts de l’entreprise. Les quarante-neuf pour cent restant, je les ai partagés
entre Max et toi.
— Quoi ? Hirsh, je ne…
— Max n’en a pas voulu.
Il se leva et boutonna sa veste.
— Il a accepté dix pour cent seulement, en me disant que c’était sa prime
pour t’avoir amené à la maison, il y a treize ans.
J’en restai bouche bée.
— Tu me donnes trente-neuf pour cent de White Lace ?
Il me regarda avec une confiance paisible.
— Libre à toi de faire ce que tu veux de cet argent, Ben. T’accorder une
année sabbatique. Voyager. Reprendre tes études. Acheter un bateau et vivre sur
le lac devant chez toi pour le restant de tes jours. Promets-moi simplement
d’être heureux. Quelle que soit la route que tu choisiras.
Avec une élégance magnifique, il me souhaita une bonne journée et quitta
mon bureau comme s’il s’agissait d’un jour comme un autre.
* * *
Grace
J’avais choisi d’écrire une série sur l’industrie du X parce que j’avais
envie de sortir des sentiers battus. Mais je n’avais pas imaginé que Max,
Everly, Ben et Grace m’entraîneraient dans un voyage émotionnel à ce point
différent de mes précédents romans. Les personnages de Ben et de Grace ont
été particulièrement difficiles à créer. Ce sont tous les deux des blessés de la
vie. Ils ont été brisés et se sont repliés sur eux-mêmes. Mais qui, mieux qu’un
réalisateur de films X et une ancienne escort, pouvaient solder mutuellement
leur passé et écrire leur avenir ensemble ?
Sue Grimshaw, merci d’avoir eu raison, une fois de plus !
Aux suspectes habituelles, LB, SG, SK et DK : les filles, vous êtes le bon
côté de ce truc fou, terrible parfois, mais toujours excitant qui s’appelle le
métier d’auteur.
Enfin et surtout : merci à vous, mes lectrices. L’enthousiasme que vous
manifestez autour de mes livres est fantastique et, chaque fois que vous
m’écrivez un tweet ou un post, ou que vous parlez de moi dans un blog, vous
rendez mon rêve devenu réalité encore plus beau.
TITRE ORIGINAL : REASON TO BELIEVE
Traduction française : ÉVELYNE JOUVE
Ce roman est publié avec l’aimable autorisation de Ballantine Books, une marque de Random House, une division de Penguin Random
House LLC.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Silhouettes : © shutterstock/royaltyfree/photoshooter2015
Réalisation graphique couverture : STUDIO Piaude
Tous droits réservés.
© 2016, Andrea Foy.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
ISBN 978-2-2803-8817-7
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.
www.harlequin.fr
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de
l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des
entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
RETROUVEZ TOUTES NOS ACTUALITÉS
ET EXCLUSIVITÉS SUR
www.harlequin.fr