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alexandre matheron individu et communauté ouvrages d'slexandre matheron chez spinoza- {Le Christ et le salut des ignorant chez Spinoza, Auber Montaigne, NOUVELLE EDITION coll. Analyse et raison, 1971, Anthropologie et politique au 17 sidcle. (Etudes sur Spinoza), Vrin- reprise, 1986. 8/3799/F 3/ Mae Fon LES EDITIONS DE MINUIT PREMIERE PARTIE : pe tA SUBSTANCE A L’INDIVI- DUALITE HUMAINE : CONATUS ET DROIT NATURE. cusprrre PREMIER : De la substance 4 Vindividualité en général ..... oo cuaprrne u: La séparation : individualité élémen- taire et univers concurrentiel .... 7 cuaPrrre ut: L'unification externe : individualité complexe et univers organisé ...... cuaprrne tv : Vers unification interne : individua- lité consciente et univers intériorisé SECONDE PARTIE : 1a SEPARATION : INDIVIDUALITIE ALIGNEE ET ETAT DE NATURE ..00-0eeeeeeeeee cnxprone v: Fondements et déploiement de la vie passionnelle .... . I. —Fondements de la vie _passionnelle 4 individuelle (groupe A) .- © Les données du probléme ..... © Genése de alignation < mondaine >: désiz, joie et tristesse, amour et haine. i © Genése de Valiénation idéologique : Ia eroyance aux ¢ rectores naturae > 4 I, — Déploiement de Ia vie passionnelle indi viduelle (groupe A.) +--+ 25 37 19 aL 83 90 302 113, 643, SPINOZA © La dérivation par transfert : les six lois de Vassociation; Dieu et Pargent; asso- ciation par contiguité fortuile et toute- puissance du conditionnement; associa tion par ressemblance et genése de la < métaphysique » traditionndle ...... © La dérivation par transfert (suite) : le cycle de lespoir et de la crain a et avatars de la superstition .... © La dérivation par identification . IIL. — Fondements de Ia vie passionnelle inter- humaine (groupe B,) me © Relations interhumaines directes : im tation affective et émulation ; pitié et auméne; ambition de gloire comme fon- dement ‘de Ia sociabilité; de lambition de gloire & Yambition de domination; envie et propriété foncitre ...... © Relation homme-Diew < = © Relations intethumaines médiatisées par Ja divinité anthropomorphe : charité et fanatisme ...... ae © Conclusion : amour et baine interhu- mains; sociabilité et insociabiite . IV. — Déploiement de 1a vie passionnslle inter- humaine (groupe B) 2.2.0... © La dérivation par exigence de récipro- cité : la jalousie et les contradictions de de Vallégeance 60.0... ceeeeeeee © La dérivation par réciprocité des exi- genees : guerre et commerce © Les dérivations du groupe Ay .-. © Conclusion des groupes A,, Ay B, et By Vauto-régulation passionnelle ... V. — Retentissement de Yadmiration sur la vie passionnelle (groupes A’, By, AY, et By ude a Conclusion : état de nature et monde médiéyal, 644, 1s 126 43 150 151 179 184 189 aun 221 TABLE DES MATIERES CHAPETRE ve: L'imputssanee relative de la raison © La connaissance vraie du bien et du = earns Baines © Raison et passions (groupes C, D, E, F 2G) cee : : © Le probleme ..... cuaprmne vit : Fondements de Ia vie raisonnable I, — Fondements de Ia vie raisonnable indi- viduelle (groupe Ay) ...0...e.eceeeeee © Leégoisme biologique .............. © Lutilitarisme rationnel intellectualisme Il, — Fondements de la vie raisonnable inter- humaine (groupe B,) 3 © Lgo-altruisme biologique © Llutilitarisme rationnel © Lintelleetualisme ...... ps Conclusion : nécessité de la médiation politique. ‘TROISIEME PARTIE : i'uNICATION EXTERNE : SOCIETE POLITIQUE ET ALIENATION DIRIGEE ..., CHAPITRE vit; De l'état de nature & 1a société poli- tique . waeweaie ares © Précisions sur Je droit naturel © Précisions sur V’état de nature ... © Le contrat social . d © Structure de Etat en général... a separation: société politique aliénée ridualité déchirée ... " 1. — L'Histoire, ou les passions du corps social © La Démocratie primitive . © L’Aristocratie aseendante © WAristocratie déclinante ....... @ La Monarchie © Variantes . 223, 223 229 238 241 243, 243, 247 250 258 259 266 274 278 285 287 290 300 307 330 SPINOZA II. — Impuissance de la collectivits ... MUL. — Fondements de equi collectif ® Les principes .... © Regimes politiques et passions. © La problématique politique .......... cuarrme x : L'unification purement externe impasse théoeratique et barbarie bien orga- nisée 5‘ 7 cuaerene x1 : Vers uni interne ; Etat libéral et individualité eivilisée ....... I. ~ Réalisation de Péquilibre collectit + ta Monarchie libérale Il — Puissance de 1a collectivité : ST sistoor tie centralisée 3 UL — De YaAristoc ie tédérale & ln Démo- cratie : vers Etat parfait ........ Conclusion ; Etat libéral et Raison . QUATRIEME PARTIE INDIVIDUALITE SAGES eee ee, LIUNIFICATION INTERNE. : IEREE BY CONMUNAUTE DES. ‘cuarrmne x11; Déploiement de Ia vie raisonnable .. L. — Déploiement de ta vie raisonnable indi- viduelle (groupe A)... eee. 11. — Déploiement de la vie rs humaine (groupe B,) . cuaptrne xi: Puissance de la © La réduetion des passions (groupe C) . © Promiére étape (groupes F, D et E) . © Seconde étape (groupe G) ....... cuar tw, t0v 5 Fendoments ct déploioment deta vie élernelle fine 1. — Fondement de Ia vie éternelle individuelle (groupe A.) ps8 aa 618, 424 407 497 434 136 467 480 494 505 515 517 ory 581 343, BAT 563 564 871 583, CEE TABLE DES MATIERES I, — Fondement de Ia vie éternelle inter- humaine (groupe B)) ....... TL. — Déploiement de la vie éternelle indivi- duelle (groupe A,) IV. — Déploiement de la vie étemnelle inter- humaine (groupe B,) . a Conelusion ANNEXE, a earray ih © Figure 1. — Structure du Livre U1 de YEthique . Hraanst © Figure 2. — Structure des 18 premiéres propositions “du Livre IV ef des, 30 premiéres propositions du Livre V de PEthique _ © Figure 3. — Structure des propositions 18-78 du Livre IV de VEthigue .. © Figures 4, 4 bis et 4 ter. — Structure de YEtat spinoziste : © Figure 5. — Structure des propositions 14-42 du Livre V de VEthique .. Note bibliographique Index . Table des matiéres 591 602 622, 629 eu 617 © 1988 by Les Eorrtons De Misurr 17, rue Bernard-Palissy — 15006 Paris ISBN 2-7073-0391-7 Avertissement (1987) Nous n’avons rien changé A notre texte de 1969 :ils’agit d’une réimpression, non d’une nouvelle édition. Peut-tre est-ce la de la présomption, mais ce livre, ale rere dix-huit ans aprés, nous sem- ble, quant & l’essentiel de son contenu, avoir été plutdt confirmé u’infirmé par les recherches ultérieures. Les améliorations qu'il conviendrait de lui apporter consisteraient done, plutét qu’en des corrections proprement dites, en des analyses complémentaires qui, intégrées au texte lui-méme, en doubleraient presque la longuewr. ‘Nous avons déja donné ailleurs certaines d’entre elles, fragmentai- rement, sous forme d’articles et de communications diverses ; si tout va bien, il devrait en sortir un jour un autre livre'. Contentons- nous ici d'en indiquer briévement les grandes lignes. C'est évidemment la premiére partie qui aurait le plus besoin d’étre précisée et développée : nous avions concue, en fait, comme une sorte d’introduction, Son sujet étant le méme que celui des deux volumes du Spinoza de Martial Gueroult, la comparaison est écra- sante, Comme nous 'indiquons au paragraphe IMI de notre Note bibliographique, nous n’avions pu, & l’époque, avoir connaissance de cet ouvrage ; mais M. Gueroult, avant sa publication, nous en avait beaucoup parlé dans les quelques entretiens qu'il avait bien voulu nous accorder. Pour commencer & tenir fa promesse donnée dans ce méme paragraphe, disons simplement que ce que nous devons & Gueroult, ce sont avant tout — mais IA est I’essentiel — des exigences méthodologiques : nous avons tenté de les mettre en ‘euvre avec plus ou moins de bonheur, mais elles n’ont jamais cessé de nous inspirer ; en un sens, tout ce que notre livre peut avoir de ppositif en est le fruit. Quant aux applications particuliéres, en revan- " En attendant, onze de ces articles ont été rassemblés tels quels dans notre livre Anthropologie et Politique au 17¢sidcle (Etudes sur Spinoza), Vrinteprise, Paris 1986, SPINOZA che, sauf pour ce qui concerne ta distinction capitale entre « lidée ‘que nous sommes » et « les idées que nous avons » — que nous toyons avoir correctement utilisée au chapitre IV —, I’influence de Gueroult n'est malheureusement guére perceptible dans le con: tenu méme de nos quatre premiers chapitres. Mais, d’une certaine fason, & quelque chose malheur est bon : trop de lumigre, et trop Vite, et risqué de nous aveugler. ‘Auchapitre I, par exemple, on pourrait s’étonner de ne pas trou- ver la moindre trace de la conception gueroultienne des « substan- ces & un attribut » et de leur rdle dans la construction génétique du concept de Dieu. Gueroult avait pourtant bien di nous en par- ler, mais, apparemment, nous n’en evions rien enregistré. De fait, ilnous a fallu un certain temps pour ’assimiler par la suite, et plus de temps encore pour vraiment la « sursumer ». Or, si nous en avions retenu quelque chose sur le moment, nous aur blement 6 amené & renoncer & notre propre interprétation — esquissée dés les premidres pages — des rapports entre la substance, ses modes et ses attributs. Et nous avrions eu tort. Car cette inter prétation, aujourd'hui encore et toute réflexion faite, nous semble ‘exacte. Elle est, avouons-e, trésinsuffisamment justifige en ce cha pitre I : nous l’appuyons uniquement sur des textes du Traite de la Réforme de 'Enterdement, ce qui ct assez paradoxal, Mais nous Pensons maintenant étre en mesure de la fonder dans 'Ethique elle- ‘méme : il suffit pour cela d’aller jusqu’an bout de ce qu'impliquent, dans le livre I, les axiomes informels sur lesquels reposent les deux scolies de la proposition 8, la proposition 9 prise d la lettre, et les deux derniéres démonstrations de la proposition 11 avee son sco- lie. De cette fagon, comme nous lavioas pressenti, la proposition 16 devient quasiment intuitive, alors que Gueroult y voyait tout un monde de difficultés. Ce qui ne coniredit en tien, mais renforce ‘méme, sinon la lettre de Pinterprétation gueroultienne, du moins ce qui nous parait en étre l'apport principal. Nous nous explique- ons plus longuement sur ce point un jour ou l'autre", _En ce méme chapitre 1, ainsi qu'au chapitre 1, ce que nous avons dit des modes infinis immeédiats et médiats nous parait aujourd'hui un peu flou. On y remarque bien, lors de notre bref commentaire de la proposition 28 du livre I, une lézére trace de l'interprétation * Nous avons commencé & nous en expliguer dans une communication ‘encore inédite : Essence, existence et puissance dans le livre Ide I'Etht- ‘que : les fondements de la proposition 16 (& paraitre dans les Actes diy colloque Spinoza de Jérusalem de 1987). 1 AVERTISSEMENT de Gueroult ; mais les autres passages consacrés au méme sujet, sans entrer en contradiction formelle avec elle, ne s"y rattachent pas nettement. Nous adhérons maintenant, sur ce point, au prin- cipe directeur de cette interprétation, méme si nous lui donnons des développements que Gueroult n'edt peut-tre pas acceptés?, ‘Au chapitre Il, et surtout au chapitre III, le modéle que nous proposons pour ia théorie spinoviste de Iindividualité physique (odile emprunté a la problématique du choe des corps cf. notre « formule F ») est assez différent de celui que propose Gueroult (pendule de Huyghens). Cette différence — qui, si nous Pavions cenregistrée sur le moment, eft produit, elle aussi, un effet pure- ‘ment dissuasif — nous semble aujourd'hui instructive. Le modéle de Gueroultdécrttrés évidemment un type possible, parm autres, individu au sens spinoziste ; mais le ndtre aussi, croyons-nous ; tls nous paraissent& présent, P'un comme autre, trop précis pour rendre compte de l'individualité en généraf telle que la congoit Spi- noza, Plus exactement, il nous semble que le nbtre correspond a ppeu prés & ce que pensait Spinoza Iui-méme lorsqu’il écrivait le Court Traité :ils'agissait bien, alors, d’un rapport au sens mathé- ‘matique (« par exemple | & 3 ») entre le mouvement et le tepos. Mais dans 'Ethique, il n'est plus question que dune relation expri- ‘able en termes de mouvement et de repos — ce qui, dans V’Eten- Cf. Anthropologie et Politique.... pp. 716. + Des compléments leur sont apportés tout au long d’ Anthropologie et Politique. int SPINOZA toutefois une lacune un peu génante au chapitre VIII : nous main- tenons intégralement ce que nous y avons dit de I’évolution de Spi- noza entre le T.T.P. et le T-P. (est cela, curieusement, qui a le plus scandalisé), mais nous n’étions pas 4 mém: rendre vraiment compte des raisons decette évolution ; aprés beau- coup d’hésitations, nous pensons maintenant les avoir & peu prés ‘comprises, mais nous ny sommes pas arrivé seul’. Dissipons aussi un malentendu persistant : ce que nous avons dit de I« arbre sé rotique » concerne uniquement (outre la structure de I’Etat spino- iste) la disposition matérielle des propositions des trois derniers livres de I’Ethique, non leur contenu : nous n’avons pas voulu faire de Spinoza un kabbaliste ; pour prendre un exemple analogue, dire que les dissertations de nos étudiants ont une structure trinitaire ne signifie pas que leurs auteurs croient eux-mémes la Trinité, bien que la Trinité soit effectivement & Vorigine de cette structure. ‘Mentionnons également, pour permettre de mesurer la part de sub- jectivité qui entrait peut-étre dans ceriaines de nos extrapolations (transformation de I’Aristocratie fédérale en Démocratie au cha- pitre XI, achévement de la connaissance du 3° genre au chapi- tre XIV), ce que nous disait il ya cing ans un de nos amis : « Ton Spinoza de 1969 était plus optimiste que ton Spinoza de 1982 ». Peut-étre ’« air du temps » le voulait-il, mais cela ne signifie pas nécessairement que nous ayons eu tort en 1969 | En ce qui concerne notre Note bibliographique, il n'y a rien & changer aux paragraphes I et II, puisque ce dernier mentionnait ‘uniquement les ouvrages cités par nous dans notre livre. Nous nous sommes expliqué plus haut sur fe parsgraphe III. Pour compléter le paragraphe IV, signalons qu’il existe aujourd’hui deux grandes bibliographies générales consacrées & Spinoza : celle de Jean Pré- posiet (Bibliographie spinoziste, Annales Littéraires de "Univer ité de Besancon, Les Belles Lettres, Paris 1973) et, lui faisant suite, celle de Theo van der Werf, Heine Siebrand et Coen Westerveen (A, Sipnoza Bibliography 1971-1983, Mededelingen vanwege het Sipnozahuis 46, Leiden, Brill, 1984). Signalons aussi que, depuis 1979, la revue Archives de Philosophie publie chaque année, dans son cahier n° 4 doctobre-décembre, un Bulletin de Bibliographie spinoziste. * Nous avons commencé a nous expliquer sur ce point, tout en répon- dant aux objections qui nous avaient 6 adressées, dans une communica- tion encore inédite : Le probleme de ’évolution de Spinoza du T.T.P. au TP. (A paraitze dans les Actes du colloque Spinoza de Chicago de 1986). Vv |AVERTISSEMENT Enfin, compte tenu du mépris écrasant avec lequel ce livre fut accueilli par la majorité de nos collégues universitaires francais, nous voudrions ici exprimer notre gratitude & tous ceux qui, d'une fagon ou dune autre, osérent aller a contre-courant : qu’ils aient simplement consenti a discuter avec nous sur un pied d°égalité, qu’ils aient reconnu — parfois méme publiquement — notre apport sur tel ou tel point a la connaissance du spinozisme, qu’ils aient utilisé intelligemment nos résultats dans des travaux originaux et impor- tants, tous nous ont donné, & des degrés divers, impression récon- fortante d’avoir au moins servi A quelque chose. premiere partie de la substance a Vindividualité humaine: «conatus» et droit naturel chapitre 1 de la substance a Vindividualité en général « Chaque chose, selon sa puissance d’étre (quantum in se est), s‘efforce de persévérer dans son étre '. » Tel est Munique point de départ de toute Ia théorie des pas- sions, de toute la Politique et de toute la Morale de Spinoza. Mais ce point de départ est lui-méme Paboutissement des deux premiers livres de FEthique. Pourquoi chaque chose, par nature, produit-elle des effets qui tendent a la conse ‘yer? Crest ce qui se déduit de Ia métaphysique du livre I*. Pourquoi cette activité productrice se heurtetelle & des obstacles qui Iu font apparaitre comme un effort? C'est ce qu’indiquent, implicitement il est vrai, les treize premiéres proposition du livre II. Pourquoi eet effort s'exerce-t-il, selon les individus, avec plus ou moins de puissance? Crest ce dont rendent comptent les axiomes, définitions et lemmes qui suivent la proposition 13 du livre Hl. Comment cette puissance se manifeste-t-elle au niveau de homme? Crest ce que montrent les propositions 14-49 du livre 11. Nos quatre premiers chapitres seront consacrés respectivement A chacun de ces quatre points : sans vouloir étudier les livres T et II pour eux-mémes, nous en dégagerons ce qui peut éclairer In doctrine du conatus Cette doctrine repose évidemment sur deux prineipes fondamentaux. Le premier reste implicite: il y a des choses, et des choses individuelles; Vindividualité, loin @étre une illusion due a notre ignorance du Tout, posséde tune réalité irréductible. Le second, sous une forme ou sous tune autre, est te leit-motiv de PEthique? : tout est intelli- 1 Eth, TIL, prop. 6. toute Iaxiomatique ° SPINOZA gible, de part en part et sans aucun résidu. En combinant ees deux principes, nous pouvons done affirmer qu'il y a des essences individuelles. Et cette troisiéme vérité, & son tour, se présente sous deux aspects. D'une part, puisque Tordre du connattre se modéle sur celui de Pétre, chaque individu peut se concevoir indépendamment des autres et faire Vobjet d'une définition distincte}. D'autre part. puis- que Fordre de l'étre se modéle sur celui du connattre, un individu n’est rien d'autre que Ia transposition ontologique de sa propro définition : les choses singuliéres, telles qu’elles sont hors de notre entendement, ne contiennent ni plus ni moins que ce qui est compris dans leur concept 4 A partir de Ii, le conatus se justifie en deux temps. Le premier, purement négatif, ne souléve aucune diffcalté particuliére. Rien, dit Spinoza, ne s'anéantit jamais soi- meme. Car, de la définition d'une chose, nous ne pottvons déduire que des conséquences qui s'accordent avec cette défnition; tant que nous considérons Ia chose isolément, nous ne trouvons rien qui soit en contradiction avec son essence’. Et puisque la chose, hors de nous, est eractement conforme & sa propre définition, nous sommes certains, @ priori, qurelle ne recéle aucune eontradiction interne sts. ceptible de la détruire; si, malgré tout, elle disparait, cela ne peut venir que d'une cause extérieure®, Mais non pas de wimporte quelle cause : une chose de nature A ne Peut étre détruite par une chose de nature B que dans la Mesure oit ces deux natures A et B sont logiquement incom. patibles, c’est-edire dans la mesure oii elles ne penvent appartenir ensemble & un méme sujet?; ear. si un méme sujet ponvait étre A la fois A et B, et si B détruisait A, ce sujet se détruirait Ini-méme de Vintérieur’. Das lors que nous admettons Videntité de intelligible et du récl, ves propositions 4 et 5 du livre IME sont évidentes. juatenus vero [res}inter se discrepant, eatenus unaquae- am ab altis distinctam in nosiva Mente format», (Lettre 32; G, t, TV, pp. 17041 ;"P, p. 1238.) Dans le manuscrit original, au ‘liet de «' ideam ab alts distinctam », nous trou vons : « sine religuis ideam distinctem » (bid. ; cf, t W, Pe 05). 4 CE. Eth. 1, axiome 6. Principe traditionnel, mais que Spinoza prend dans toute sa rigueur, 5 Eth. IT, prop, 4, démonstration, © Eth. UM, prop. 4, 7 Bth WH, prop. 5, * Id, démonstration, 10 DE LA SUBSTANCE A LIINDIVIDUALITE. Mais ce qui Pest moins, c'est le passage A la. propos! une chose ne peut se détruire elle-méme, it-il, positivement, qu'elle fasse effort pour se conser ver? De ce que sa nature n'est pas compatible avee celle des causes extérieures qui sont capables de Ja détruire, stensuit-, positivement, qu'elle résiste & ces causes exté- rieures? Oui, mais & une condition : il faut que la chose fen question agisse. Si sa nature est de produire certains cffets, il est certain que cos effets s’accorderont avec sa nature et, par conséquent, tendront a la préserver ; sa non- ‘auto-destruction deviendra auto-conservation. Sf sa nature est d'exercer certaines actions, il est certain que ses actions opposeront & tout ee qui exelut sa nature : Ta contradic~ tion logique, alors, deviendra conflit physique. Mais toutes choses sont-elles actives? Cest ce que Von ne saurait démon- trer sans faire appel & la métaphysique du livre T*. ste metayhysique fst ellemtme que le déelopne: on et Taporotondissement de nos deux principes. Etant Mts qu'l'ya dor dts et que coueel sont intel files, mods stl, pour secon Ia cnezption sp noziste de l'Etre, de nous demander : qu’est-ce, exactement, te insti un nid? e ‘rait éforme de VEntendement? nous ren- sce ss ol Cones iatcieloten Fx ie econgu eat on former ane dfn gendtons® esprit ne comprenant vraiment ce qu'il construit, la vraie seteiton Surg chee Wott en eaplctes Te processus de Convttaton og sem teu. Tae eas proche eh procédant ainsi, nous connaitrons la chose de Pintérieur, Gomes noua Tatu ale neuemim dass, 5 "rates infin» atmo plus settement dans fl ou a ests eapectssapertels ee de iy ous pouttons ‘Sauine totes cies Wonty ses props ul ddcoulent de sa seule nature, Ainsi la sphére, pour prendre un cenptglomtlsgue; pects se dtc Sonne Te wolume + Mais non yont VBthique, dont it nous fat, paredosalement, cero elt dant tn avinage nom Dobe TRE, § 92 (G, t. 1, p. 345 K, p. 77: P, pp. 1904). "TRE, § 95 (G, t IL, p. 35; K, p. 79; P, pp. 192). TRE, § 95 (G, t Up. 343 K, p. 9; P, p. 191). TRE, § 96 (cf. supra, note 11). nu ‘SPINOZA, engendré par la rotation d'un demi-cercle autour de son diamatre™. Sans doute n’est-ce 1a qu'une analogie : les étres mathématiques ne sont que des « étres de raison > %, et Ia fagon toujours plus ou moins conventionnelle dont nous les définissons “ n’a pas, en réalité, grande impor- | tance". Mais, lorsqu’il s’agit d'un étre physique réel. il est indispensable de le définir génétiquement ; fante de quoi nous en serions réduits 4 eonstater ses propriétés sans pouvoir en rendre compte. Comprendre une chose, est savoir comment Ia produire. Transposons cela ontologiquement, puisque Pétre et Ta pensée s'accordent par hypothése. La définition génétique, pour étre vraie, doit étre Fexpression de la chose méme. Tout individu, par conséquent, doit réellement se présen- ter sous deux aspects complémentaires et réciproaues ® + lune activité produetrice (analogiquement, Je demi-cercle tonrnant) et le résultat de cette activité (le volume engen- aré par le demi-cercle tournant). Le résultat n'est pas autre chose que Vactivité elle-méme : il est simplement Ia structure qu’elle se donne en se déployant ; en ce sens, il est en elle comme i est concn par elle. La sphére ne pos- séde aucune réalité en dehors du mouvement dn demi- cercle : aussit6t que celui-ci cose de tourner, elle dispa- ait, L’activité, antrement dit, est cause immanente de sa propre structure. Ces deux asperts ne sont done isolables que par abstraction : tout individu est auto-producteur, particllement ou totalement selon que son dynamisme interne a besoin ou non de certaines conditions extérienres pour s'exercer; et, du fait de cette auto-produetivité, il peut-étre considéré, & analyse, soit comme « naturant », soit comme « naturé >. Allons plus loin. Le demi-cerele, en toute rigueur, n'est pas vraiment Ia racine premiére de la sphére ; comme il doit, & son tour, se définir génétiquement, nous retrouvons en Ini la dualité naturantnaturé : d'une part, Te segment sree pCR Te Ena ean TRE, $108 Vil ht Tw me em 6D Femelge ous ee ae ee Lege, fees exten du Die de § ire A la théorie de Ja definition génétique. Et en effet, chronologiquement, celleci est pasiéricure A cellela, 2 noma, de Tet DE LA SUBSTANCE A L'INDIVIDUALITE, de droite dont une extrémité est fixe et autre: mobile, et, d'autre part, 1a figure engendrée par la rotation de ce segment®. Puis le segment de droite, & nouveau, se définit de Ia méme facon : son aspect naturant, c'est la translation @’un point, c'est-a-dire la combinaison de mouvement et de repos qui, parce qu'elle est la plus simple possible, se concoit pat les seules notions de mot vement et de repos en général”; son aspect naturi c'est la ligne déerite par cette translation. Enfin, le mou- vement ef Ie repos sont les deux déterminations immé- diates que VEtendue se donne a elle-méme: puisqu’ils se concoivent par I'Etendue, la théorie ‘de la définition exige quils soient produits par elle, méme s'il nous est diffe de nous représenter cette production et d’en expliquer verbalement le mécanisme; sinon, il y aurait dans V’étre quelque chose d'inintelligible. Et’ nous attei gnons, cette fois, le Naturant absolu, celui qui est unique- ment naturant et en auetne fagon naturé ; car I’Etendue, dans la mesure oi elle se comprend par sa seule essence et non plus par autre chose, est A elle-méme sa propre cause prochaine®: non pas réceptacle inerte*, mais pure Activité spatialisante” qui se produit elle-méme en produisant les structures quelle se donne. Or, cette an: lyse, mous pouvons la faire & propos de n’importe quoi si nous étions partis d'une réalité spirituelle, nous aurions trouvé une Activité d’un autre type, pensante et non plus spatialisante, mais toujours un Naturant absolu. Cette productivité pure, pour employer le vocabulaire traditionnel, c'est la Substance ; les structures qu'elle se donne en se déployant, ce sont ses modes ; ce qui cons! tue son essence, c’est-i-dire 1a maniere dont elle produit ses propres structures (en extension et partes extra partes dans le cas d'un corps, en pensée et parles intra partes dans le cas dune idée ou d'un esprit), cest VAttribut. * TRE, § % (cf. supra, note 11). "ERE, § 108, Il (G, t HL, p. 395 K, p. 89: P, p. 196). = Cf. Principia, IL, prop. 15, scolie (G, t. I, p. 203; P, p. 271). encore partens ete BF GWE A Pe. Te “TRE, § 97, 1(G, tI, p. 353 K, p. 813 P, p. 192). 8 Of, Lettre 60 (6, € IV, p. 271; Py ps BL). % CE. Lettre 81 (G, IV, p. 382 P, p. 1355). 2 « espace spatialisant et non pas espace spatialisé », dit Lachidzeey (ope elt, poz. 18 ‘SPINOZA Compte tenu de Ia conception spinoziste de Ia aéfinition génétique, les définitions 3, 4 et 5 du livre If no peuvent gutre avoir d'autre sens. Ainsi commence Ethique. Puis les 15 premiéres pro- positions, envisageant Ia Substance indépendamment de ses modes, la raménent & Puaité au moyen de deux syllogismes : 1, Ine peut y avoir deux on plusieurs substances de méme atlribut®, car, selon le principe de cor- respondance entre I'intellect et la chose, deux ou plusieurs réalités dont ies concepts ne se distin- guent en rien sont absolument identiques® ; 2. Toute substance dont nous avons une idée claire et distinete existe nécessairement par soi. Sinon, puisque elle ne peut pas étre produite par autre ‘chose, son existenco serait absolument impos- sible en droit ; et, selon le principe de correspon- dance, nous ne pourrions pas en avoir une idée wraie®; 3, Toute substance, & supposer méme qu'un seul attribut tui appartienne, est _nécessairement infi- nie® ; car, étant unique en son gente, elle rest limitée par aucune autre substance de méme nature® ; rien ne fait done obstacle & son inépui- sable productivité Mais pourquoi chaque sub- stance n’aurait-elle qu'un attribut ? On peut fort bien concevoir une activité pure qui s'exercerait, non pas d'une seule facon, mais de plusieurs facons a la fois : plus une substance a de réalité ou détre, pls nous devons Ini accorder d'attri- buts; & Ja limite, rien ne nous empéche de lui en accorder une infinité. Chacun de ses attributs, 3 Bth. 1, prop. 5. ® Id, démonstration. 2 Eth 1, prop. 7. 2 Eth. E pron 6 et ply gu se démontrent euxmeémes soit ar les propositions 2 et 3, Soi directement par Yaxtom tila detnition de Is Sebstance, = “eetement Par Yesiome 4 B Fi. 1, prop. 8 scolie 2, qui complete eureusoment In démonstration de Ia’ proposition 8 Eth. I, prop. 8. % Id, démonstration, % Eth. I, prop. 9. u DE LA SUBSTANCE A L'INDIVIDUALITE, alors, au méme titre que nos hypothétiques substances & un seul attribut, devrait se concevoir par soi et étre infini en son genre. Ainsi for- mons-nous Tidée claire et distinete de Dieu : substance absolument infinie, c’est-i-dire consis- tant en une infinité dattributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie® ; 4, Dieu, par conséquent, existe nécessairement par 5. Dans ces conditions, puisque Diew existe et pos- séde déjA tous les attributs possibles, aucune substance ne peut exister en dehors de 1ui®. Tl est Punique Naturant de la totalité du réel®: tont est on lui et se eoncoit par luis, Nous artivons alors & la proposition 16, qui, comme I'a bien yu Tschirnaus®, est la plus importante de tout le livre 1. Une fois ramené & Tunité ce Naturant que la régression analytique nous avait fait découvrir au coeur de chaque individu, nous allons pouvoir refaire le che- min en sens inverse et assister & la genése des individus ens-mémes : « De Ia nécessité de la nature divine doi vent suivre une infinité de choses en une infinité de modes, c'est-A-dire tout ce qui peut tomber sous un enten- dement infini. » Proposition « évidente », dit Spinoza, si Yon admet que, de la définition d'une chose, Mentende- ment déduit plusieurs propriétés qui découlent réellement de essence de la chose méme, et si Yon admet, d’autre part, que le nombre de ces propriétés est proportionnel Ala richesse de cette essence ®. A vrai dire, tant que Pon ignore la conception spinoziste de V'intelligibilité, cette « évidence » n'est gudre perceptible : s'il est vrai qu'une % Eth, I, prop. 10. » Eth, J, définition 6, 4 Eth, J, prop. 11. Telle est du moins la premitre démons- tguion ae) Hetienes de Dion, elle gui ppigue aa, cas de Dieu ce qul a été démontré do is. Substance en général, Les fois suivantes (et surtout Ia. derniere, celle du seolie de ta Proposition Il) partent directement de Made de Diev. » Eth, I, prop. 14 © 14, coroll. 1. © Eth, I, prop. 15. © Cf, Lettre 82 (G, t. IV, p. 334; P, p. 1357. © Eth. 1, prop. 16, démonstration. SPINOZA chose dont Vessence est infinie doit posséder une infinité de propriétés, s’ensuit-il qu'elle produise une infinité deffets ? Spinoza ne joue-til pas sur une équivoque, ass milant Tespéce « propriété > & Vespéce « effet » sous prétexte que l'une et Vautre appartiennent au genre ‘« conséquence >? Mais, & In lumiére de Ia théorie de la définition et de sa transposition ontologique, tout s’éclaire. Puisque « étre concu par > signifie « étre engendré par >, ce qui est principe q'intelligibilité doit étre en méme temps cause efficiente*: il appartient & essence de la Substance de produire, chacune des propriétés qui se Géduisent de cette essence correspond A Ia production d'un effet déterminé, et ces effets sont d’autant plus nombreux que Vessence est elle-méme plus riche. La Substance, en tant qu’elle agit sous l'un quelconque de ses Altributs infinis, se donne done nécessairement & elle- méme une infinits de structures : toutes celles qu'un intellect omniscient peut concevoir. Et, comme elle consiste en une infinité d’Attributs, elle se donne chacune de ces structures d'une infinité de facons : selon tous les types dactivité qu'un intellect omniscient peut conce- Voir. Ainsi obtenons-nous In résiproque de ce qui pré- eéde : nous savions, jusqu’d présent, que tout le réel se congoit par Dieu; nous apprenons maintenant que tout le concevable se ‘réalise. Etre intelligible, cest pouvoir étre produit par la Substance ; o tout ce que celle-ci peut produire, elle le produit par définition ; seul, par consé- quent, ce qui est logiquement contradictoire ne pourra jamais voir Ie jour. Toutes les essences individuelles ten- dent et prétendent & s'actualiser, toutes ont pour s'actua- Hiser une certaine force, toutes ont. droit & Vactualité ; et cette tendance, ou cette force, ou ce droit, c’est Diew Iui- méme. Dieu est la projection ontologique de la proposi- tion : « Tous les individus possibles doivent exister. » 4 Dok te corallaire de ta proposition 16 © Sauf, bien entendu, les propriétés analytiques, qui ne font esi ete, les roils anaes, gue font iEnce” necessare, iniaite, tate, immutabllt, eles Cesk de cellesty seulement que Paile Soitors dans ot réponse & Techion haus (Lettre 837 'G, t. IV, p, 335; Pp. 1358), semblant ainsi squiver te Aebat, Mais il’ écise ii Keponta plus tard sat farauere ds omelets, clscelge su a ante de infinig diverité dea choses 4 partir de Diew bid; : état earactérisé par la contradiction qui les affecte entre la nécessité d'étre et Ia difficulté détre. Cette contradiction n'est évidemment pas insoluble. Mais sa solution requiert Ia mise en ceuvre d'un nouveau type de causalité, Ce qui lui manque pour exister, essence singuliére va le recevoir de l'exlérienr ; encore de Dieu, dien entendu, mais, cette fois, indircetement : de Dieu, non plus en tant qu'il se manifeste en elle comme son naturant interne, mais en tant qu'il se manifeste dans toutes les autres essences singuliéres. Une chose finie D, 5 Eth. 1, prop. 25. # Eth 1, prop. 24 et coroliaire. 18 DE LA SUBSTANCE A L/INDIVIDUALITE tout en étant nécessairement déterminge & exister par Dieu, ne peut Vétre ni par la « nature absolue » de Dieu, ni par Dieu-en-tant-qu’affecté-d’une-modification infinie ; elle Ie sera done par Dieu-en-tant-qu'il-est-déja-affecté- une-autre-modification-finie, ou, ce qui revient au méme, par une autre chose finie C®:'pour que le demi-cerele tourne, il faut qu'une cause externe le fase tourner. La question, toutefois, n'est que déplacée : par quoi C est- ‘lle déterminée & exereer précisément action C qui sou- tient D dans existence ? Par Dieu, sans aucun doute®. Et par quoi est-elle déterminée a exister ? Toujours par Diew. Mais, & nouveau, et pour la méme raison, par Dieu- en-tant-qu’affecté-d’un-autre-mode-fini, done par une troi- sitine chose finie B. Puis celle-ci, & son tour, est déterminée A exister et & exercer l'action b qui produit C par Dien-en- -se-manifeste-a-travers-tne-chose-finie-A-exercant- une-action a, etc. & Pinfini*, Ainsi une essence singuliére queleonque sera-t-elle amenée & s'actualiser par la conjone- tion de sa propre vis existendi et de celle de toutes les autres essences singuliéres ; cest-a-dire, comme il était requis, par la puissance infinie de Diew : qu’est-ce que la lotalité de ces essences individuelles (. ABCD...), sinon le Mode infini immédiat ? Et qu’est-ce que la totalité de leurs effets (..abcd...), sinon "ensemble des événements aux- quels donnent ‘Tiew les lois éternelles du Mode infini médiat en se combinant les unes avec les autres de toutes les facons possibles? Une double conclusion s'impose done. En premier lieu, les individus singuliers ne peuvent exister quien communauté, & titre de parties d'un Univers infini au sein duquel tout agit sur tout de proche en pro- che: seule cette interaction universelle par laquelle ils se ménagent mutuellement un contexte favorable peut permetire A chacun d’enire cux, en Iui apportant du Gehors Tinfinité de déterminations qu'il ne possédalt pas par nature, de combler le vide logique qui 'empéchait de svactualiser. Mais, en second lieu, cette coopération a sa contrepartie négative. Car un mode fini B existe condi- tionnellement, et non plus inconditionnellement : il s'2c- tualise si et seulement si un autre mode fini A s'actualise ; en Vabsence de A, il reste & état de virtualité dans le » Eth. I, prop. 28, démonstration. © Eth. 1, prop. 26. © Eth, 1, prop. 28, ‘SPINOZA Naturant. Les choses singuliéres, dans la mesure oit elles peuvent @re concues comme inexistantes, ne sont done pas nécessairement éternelles : si l’Altribut dont elles sont | es modes ne peut pas les produire toutes & la fois (pour: Vinstant, & vrai dire, nous n’en savons encore rien), elles auront une durée limitée, chacune disparaissant’ pour céder Ia place i d'autres lorsque son environnement Vexelura, Mécanisme wn peu analogue & celui du pacte’ social, qui garantit aux citoyens la jouissance de leur droit naturel tout en en limitant l'exereice. Tel est ce que l'on | pourrait appeler le © contrat existentiel » des essences. La Nature entiére, dés lors, est soumise & un détermi- nisme inflexible, Rien n'est contingent : Dieu existe et agit nécessairement, ses modes sont produits nécessaire- ment, les actions de ces modes sont nécessaires®. Mais cette nécessité n’implique-t-elle pas I’élimination de cer- taines virtualités qui quraient pu s'actualiser ? Non, sans. aucun doute: dépourvue de tout caractire sélectif, ne sacrifiant ni ne privilégiant aucun possible, elle est, si Yon peut dire, démocratique au plus haut point. Comment ce que Diew ne réalise pas serait-il concevable, méme pour un intellect omniscient? L’Entendement infini, tout comme n'importe quel entendement fini, ne doit rien comprendre autre que les Altributs divins et les conséquences qui en découlent®; mode de Ja Pensée, il appartient & la nature naturée ‘et non pas & la nature naturante # ; I @étre antérienr & la produetion des choses, il ne fait qu Vexprimer idéalement. Et comment Dieu aurait-il pu déci- der, par une libre volition, de réaliser un autre monde? La Volonté infinie n'est pas plus libre qu'une volonté finie ; elle est l’Entendement Iui-méme en tant qu’il est nécessairement déterminé & affirmer ce qu'il déduit ® Dieu ne pourrait pas produire autres choses que celles quill produit®, car il faudrait pour cela que sa nature fat différente ; aucume essence individuelle vraiment pos- © Eth, 1, prop. 29. 8 Eth, T, prop. 30. Eth. T, prop. 31. 6 Eth, I, prop. 32. “ CF, Eth, I, prop, 49 et corollaire, © Eth. I, prop. 33 “14, démonstration, 20 DE LA SUBSTANCE 4 LINDIVIDUALITE sible n'est done exclue : toutes, dans le Mode infini immé- , exercent effectivement leur droit & Tactualit comme tous les sujets d'un Etat stable exercent effect vemnent leurs droits civils. Dieu ne pourrait pas non plus produire Ies mémes choses dans un autre ordre®: il faudrait pour cela qu'il pat les déterminer & exereer autres actions qué celles par lesquelles, dans notre monde réel, elles se font mutuelloment exister ; les choses, alors, seraient autres qu’elles ne sont, et Dieu, & nouveau, change- rait de nature ®, Un seul ordre est done possible : celui que définissent les lois du Mode infini médiat, et qui, parce qu'il se déduit de la sommation de toutes les essences individuelles (comme les lois, dans un Etat stable, sont Ia résultante de tous les désirs et de tous les pouvoirs individuels), est Ie seul qui permeite & toutes ces. essen- ees sans exception de franchir le cap de Texistence. Moyennant quoi, puisque la puissance de Dieu se confond favee son essence, tout ee que nous concevons étre au pouvoir de Diew arrive nécessairement un jour ow V'au- tre®, Nous savons maintenant ce qu’est I'Etre. Les modes, sans la Substance, n’ont aucune réalité. Mais la Substance, considérée indépendamment des modes, est encore une abstraction : il serait contradictoire @hypostasier Vacti- vité en Ia séparant de ses structures. Seule existe concréte- ment la Totalité auto-productrice, naturante et naturée 4 Ja fois, qui s'articule en une infinité de totalités singu- lidres dont chacune, selon la richesse de son essence, par- ficipe de V'unique Naturant universel. Dieu n'est pas extérieur & Vindividu infini; il n'est pas non plus exté- rieur aux individus finis, méme s'il déborde infiniment chacun dentre eux pris & part : il est ce qui, en eux, les fait étre et les fait comprendre. Deus quatenus : le pan- théisme fonde Vindividualisme métaphysique™™*. Dans ces conditions, le second temps de la justification du conatus devient tout aussi compréhensible que le pre- mier, Il est clair, & présent, que toute réalité naturelle © Eth, 1, prop. 33, Id, aémonstration. % Eth, 1, prop. 34. ® Eth. T, prop. 35. 21 SPINOZA exerce une action causale®. Un individu n'est rien d'autre que activité divine en tant qu'elle se donne ello-méme une structure déterminée. Mais activité productrice, en tant qu'elle se donne telle structure, produit nécessaire- ment quelque chose dans le cadre de cette structure. Lorsqu’une essence individuelle existe en acte, ses consé quences Togiques ,deviennent donc ses effets réels. Et, comme ses conséquences ne sauitaient Ia contredire, ses effets ont pour résultat de In maintenir dans existence”. Bien plus : puisque Pessence de le chose est logiquement incompatible avec celle des choses qui peuvent la détruire, ses effets réels sont réellement incompatibles avec coux gui naissent de ces choses ; elle oppose & ces choses ®, physiquement et non plus seulement conceptuellement. La question est done résolue : Vindividu s'efforce de per- sévérer dans son étre®. Et son effort pour se conserver, Join de Tui étre surajouté, ne se distingue pas de son essence actuelle”: son essence, da seul fait qu'elle était concevable, tendait nécessairement & s'actualiser depui toujours ; dés lors qu'elle s’actualise, elie tend donc, de la méme’facon, & se réactualiser & chaque instant le conatus d'une chose est Je prolongement, dans In durée, de sa vis existendi éternelle, Tout individu, qu’il soit fini ou infini, apparait ainsi comme la résultante de ses pro pres effets: comme une totalité fermée sur soi, qui se produit et ‘se reproduit elle-méme en permanence. Au niveau de Pindividu infini, qui n'a pas d'environnement extérieur, cette auto-reproduction ne rencontre aucun obstacle : le Mode infini immédiai produit éternellement le Mode infini médiat, qui reproduit éternellement Ie ‘Mode infini immédiat *; e’est 1A la vie méme de Univers. bis Comme Je dit Appuhn (Spinoze, ch. wv, p. 66). Il n'y a done aucune contradiction, contrairement ‘ce que pense -L. Couchoud (Benoit de’ Spinoza, ch. vit, p. 184) entre la théorie de la Substance et celle de’ lindividualté, 1 Bth, 1, prop. 36. 1% Eth. THT, prop. 6, démonstration. Id. % Eth. TH, prop. 6. 7 Beh. IU, prop. 7. % Cest pourquoi il n'y a que deux Modes infinis. Sinon, il nly aurait aucune raison pour que leur procession ne continue as indéfiniment. Sur ce point, nous ne ‘vraiment Suivre HF. Haliett dans’ ses ‘considérations vertigineuses (cf. Benedict de Spinoza, ch. 111, pp. 3440) 22 DE TA SUBSTANCE A L'rxprvipuatiTé Dans le eas d'un individu fini, par contre, des obstacles peuvent et doivent surgir : une chose singuliére n'existe que si Tes autres choses. singuligres lui procurent un Contexte favorable, si son conatus est soutenu par tous Jes autres conatus ; ef un moment arrive toujours, oi a. coopération se transforme en antagonisme. Mais Vin- dividu fini Tui-méme, dans la mesure oi il agit, cest-k- dire of ce quil fait se déduit de sa seule mature, tend hse conserver pour une durée ilimitée ®. Aucune’ expé- rience Winfirmera jamais cette vérité fondamentale : si hous croyons rencontrer un étre qui ne cherche pas & persévérer dans son étre, cela signifie simplement qu'il he s'agit pas d'un véritable individu. Ce conatus fonde le Droit Naturet® ; transposition, dans ja durée, du droit étetnel des essences & exister. Quoi @étonnant a cela ? La source de toute valeur, pour Spinoza comme pour n'importe Iequel de ses contemporains, c'est Dieu. La cause unique de toutes choses, par définition, a tous les droits #. Mais Dieu, selon Spinoza, se confond avec Yauto-productivité interne ‘de chaque réalité individuelle, ave Paspect naturant du Tout et des totalités partielles qui le composent. Tout ce que fait un individu est done ipso facto validé®. Et cela, non pas simplement parce qu'il n'y a pas de normes transcendantes (ce qui ne nous donnerait qu'un nibilisme moral), mais parce que, posi- tivement, Ia norme est immanente. Chaque étre a autant de droit’ qu'll a de puissance pour persévérer dans son @tre®, car cette puissanee mesure trés exactement son degré de participation au divin. Droit absolu pour VIndi- vidu infini4, droit relatif ct limité pour les individus finis®; non seulement pour "homme, mais pour tous les @ires naturels sans exception : les gros poisons mangent les petits, et est normal ™. Deus quatenus : le panthéisme justifie Pindividualisme éthique. % Boh, TIL, prop. 8. © TP, ch. 1, §3. a aid. sia, “TP, ch. 1, § 4 8 14. “73 ch. xvr (G, t. ID, p. 1895 P, p. 680). 23 SPINOZA Mais pourquoi l'exercice de notre droit naturel nc Inels, au lieu de coexister harmonieusement et pour toujours, se font-ils concurrence les uns aux autres ? allons le voir, vient de 'Etendue. i sites mite spec ye 2 : gerne get La te 24 chapitre 2 Ja séparation : individualité élémentaire et univers concurrentiel Quel usage les modes finis vont-ils faire de leur droit natitrel? ‘Tout dépend, ici, de PAttribut qu'ils manifestent. Chaque chose est produite par Dieu d'une infinité de fagons dont deux seulement nous sont connues, et c'est ceite dualité qu'il nous faut maintenant examiner. Sans doute, de Ja Pensée & l'Etendue, la structure formelle d'un individu donné reste-telle identique & elle-méme ; mais le type d'aetivité selon lequel elle se déploie n’en change pas moins du tout au tout. D’ot une distorsion dont les conséquences sont capitales L’Etendue est un Attribut de Dien, puisque tout objet physique se concoit par elle alors qu’elle-méme se con- goit par soi. Principe d'intelligibilits des choses maté- Fielles, elle doit en étre la cause efficiente et immanente ; infinie en son genre, elle doit engendrer toutes celles qu'un intellect omniscient peut concevoir. Elle est, si Yon veut, Activité divine en tant que celle-ci se donne & elle-méme tune infinité de structures en les étalant dans trois dimen- sions’, partes extra partes, sous forme de corps extérieurs es uns aux autres et impénétrables les uns aux autres. Mais comment produit-elle tous ces corps? En produi- sant le Mouvement-Repos, qui est son mode infini immé- 1 Beh, UL, prop. 2, 2 Spinoza, dans les Principia (If, définition 1; G, tT, p. 181: Bp a)” dn Teen par 1s seule teeimensionlie, ot foil pas par « Tacte de setendre », C'est normal, pulsquil expose fe'phint Ge ‘vas de Descartes, Ei cela sullt” pour. edifer Une Fuge ‘au ‘nivent doi egaalsangs du steond gery? la {ridimenstonalitg est co gui, de TEtendue, transparsit dans ses Thodes f titre ‘de. propriets’ commune, SPINOZA diat’, Spinoza, & vrai dire, n'est jamais parvenu a élucider entigrement la question’, Mais le principe méme de la réponse qu'il entendait Ini donner nous semble clair. Ce qui fait psychologiquement diffienlté, c’est_ que nous sommes habitués 4 confondre V'Etendue, & la suite de Descartes, avec I'Elendue défi modifiée par le Repos? ; dans ces conditions, nous ne comprenons videmment pas comment celle moles quiescens peut se mettre d'elle-méme en mouveinent : si elle est en repos, elle y restera éternel- Jement, et jamais aucun corps particulier n'en. surgira®. Mais, en réalité, V'Elendue est logiquement antérienre au Repos comme elle est logiquement antérieare au Mouve- ment: ces deux déterminations se concoivent par elle au méme titre et, par conséquent, doivent étre produites par elle aw méme titre, Si elle ne se donnait que du repos et pas de mouvemeni, rien n’en scrtirait, sinon la mono- tonie d'un bloc indiftérencié ; si ells ne se donnait que du mouvement et pas de repos, rien n’en sortirait non plus, sinon une pure fluidité sans articulations internes? L'in- finie diversité des choses exige done, pour voir le jour, une proportion optimum de Mouvement et de Repos en dech et au-dela de laquelle tout le possible ne s' pas. Mouvement et Repos forment un couple indissoluble qui se déduit de la < nature atsolue » de I'Etendue, compte tena du fait que celleci, par définition, tend nécessairement & produire tous les eorps coneevables. Ainsi modifige par son mode infini immédiat, TEtendue se fragmente en une infinité de corpora simplicissima® qui constituent les éléments de base du monde physique. Spinoza ne précise guére Ia nature de ces corpuscules, et nous ne tenterons pas de le faire A sa place. I nous dit simplement quills « ne se distinguent entre eux que par Je mouvement et le repos, la vitesse et Ia lentenr »°. Ce qui est normal, puisqu’ils sont simples, c’est-A-dire indif- férenciés intérieurement : si deux corpora simplicissima wenkttts 6 (G, t IV, , 278 P, p. 119). Sur Tunité du Mou Yepent et dy Repos, ck. ahi, A'Study of the « Ethics » of 4 Lettre 83 (G, t. IV, p. 334; P, p. 1357). 5 Lettre 81 (G, t IV, p. 332; P, p. 1355). 61a. 7 CLL., Appendice, UL, § 14 (G, tI, p. 120 ; P, p. 150). * Cf. Eth, Il, Lemme 7 (aprés la proposition 13), scolie, oI, 26 VINDIVIDUALITE ELEMENTAME accolés I'un & autre sont au repos, ou s‘ils se meuvent & Ja méme vitesse, ils formeront ensemble un seul et méme corpus simplicissimum continu et homogéne ; pour qu'ils possédent une individualité distinete, il faut, ou bien que Pan d'entre eux se déplace alors que autre reste imino- bile, on bien quiils se meuvent A des vitesses différentes. Leur essence singuliére, semble-tl, se réduit done & Ieur vilesse relative ; ce sont des individus qui se définissent entiérement par leur rapport externe & autrui: des in yidus qui ne sont encore qu’événements purs. Bien plus : cette individualité élémentaire, ils ne la gardent qu'un instant, ou presque. Car, étant impénétrables, ils ne peu- vent se mouvoir sans se déplacer mutuellerent ® ; et cela de facon telle que la place Inissée libre par l'un d’entre eux soit aussitdt occupée par d'antres; d'ot, comme chez Descartes ®, un entrecroisement de mouvements tour- billonnaires® qui, en modifiant constamment Ia vitesse des corps simples qu’ils entratnent ¥, obligent ces corps & stunir et a se fragmenter sans arrét. Au niveau des. parties, par conséquent, il n'est plus question d’éternilé. Nous savions déja que les modes fir d'un Attribut queleonque pounaient étre assujettis & avant et & T'aprés ; nous savons, A présent, que ceux de VEtendue y sont nécessairement assujettis. La matitre prend toutes les formes qu'elle peut prendre, mais suc- cessivement® et non pas simultanément : étant donnée telle configuration de Univers, on peut toujours en conce- voir une infinité dautres, qui doivent, elles aussi, se réali- et elles ne se réalisent qu’au prix d’un remaniement perpétuel de leurs éléments constitutifs. 1’Btendue, dans la mesure méme oi elle produit ses modes partes extra » Principia, U, prop. 7 (G, t. I, p. 1965 P. p. 264). 1 Principia, IL, prop. 8 (G, t. I, pp. 1967; B, p. 265). % Ce qui est « inutile, pour ne pas. dire absurde » dans ta Physigue cartesienne, oe sont ler prinoipes (Lette 81 G, t IV, p. 2324 P,_p. 1333): cestidire, avant tout, Vintroduction dui Fnowvement Gane Fétendue sous Yaction causale transitive d'un Diew extérieur a Ia Nature, Pour le reste, Spinoza nous dit simplement que la 6 Tegle cartésienne du choc est fausse (etre 32; & t. IV, p. Tits P, p. 1237). Lorsque Vexposé des Principia est logiquetnent compatible avec TEthique (et tel est ‘bien fe cas fel), nous pouvons done admettre, sauf indication contraire, quil Correspond & la pensée de Spinoza. 8 Principia, II, prop. 8, corollaire (G, t. I, p. 198 ; Py p- 266). ¥ Principia, 1, prop. S11 (G, t. T, pp. 198200; P, pp. 2668). % Principia, TUL, Introduction, it fine (G, t. I, p. 228 ; P, p. 296). 27 sPINozA partes, ne peut pas les produire tous 4 Ia fois : elle n’actua- lise leurs essences dans Te Mouvement-Repos qu’a tour de réle. Dis lors quill y a spatialité, il y a durée ; existence qui, Ioin de résulter inconditionnellement de Ia seule nature de Dieu, dépend de certaines conditions de lieu et, par lisinéme, de certaines conditions de temps ; existence hic ef nunc, et qui est rune parce qu'elle est hic Faisons maintenant un pas de plus, et passons des indi- yidus iémentaires aux conséquences de leur nature. Puisque le corpus simplicissimum a une essence, il s'ef- force de la réaetualiser & chaque instant. Puisque son essence se définit par sa vitesse, il tend & conserver cette vitesse #; et cela, de Ia fagon la plus simple possible logi- quement”, c'est-i-dire en ponrstivant son chemin en ligne droite, Son conatus a done pour seule loi Puniver- sel principe d'inertie. Certes, il en ira tout autrement dans le cas des individus complexes : en régle générale, persé= vérer dans son éire nest pas Ia méme chose que persé- vérer dans son état#>*; mais, précisément, Vétre du corps simple se réduit & son état. Or ce conatus élémen- taire est nécessairement conflictuel : le eorpuscule, pour continuer son mouvement en ligne droite, doit repousser Jes corpuscules voisins qui len empéchent; et ceux-ci, & Jeur tour, le repoussent, Dés lors, la séparation est consommée : chaque corps simple, comme s'il était_un empire dans un empire, s'affirme your ui-méme en. s'op- posant & son milicu ; c'est Ia guerre de tous contre tous. Et cest aussi, & bréve échéance, Vinévitable défaite de chacun : les tourbillons rendant impossible tout mouve- ment reetiligne prolongé, le corpus simplicissimum est constamment détourné dé son cours, et, par l-méme, presque toujours anéant}. Sans doute peut-il_conserver son essence tout en changeant de direction, s'il garde la méme vitesse; mais, en fait, c'est trés difficilement réali- sable: la plupart du temps, le choe modifie la fois ces deux facteurs. Ainsi Ia conjonction des conatus a-t-elle pour résultat le destruction permanente de tous par tous. 4 Principia, W, prop. 18 et coral. (G, : 7), CE Btn i eames Copies ls pron, BF Ceol" Principia, H, prop. 15, seolie (G, t. 1, p. 203; P, p. 271. ® Principia, W, prop. 15 (G, t. 1, 202 P, p. 27). \8bis CE. Delbos, Le spinocisme, pp. 11823. » Principia, 1, coroll, démorstration (6, ; pe Pesiia prop. 8, cor, démorstration (6,1, p. 198; 28 DINDIVIDUALITE ELEMENTATRE Mais cette guerre universelle n’est pas un chaos, bien au contraire : eile est soumise & un déterminisme rigou- reux, Car l'individu physique total, Tui aussi, a son essence, caractérisée par la proportion qui s'instaure entre Te Mouvement et le Repos I'échelle de T'Univers. Il a done, lui aussi, son conatus, dont les conatus finis ne sont jamais que des aspects particuliers et transitoires. Et, etle fois, rien ne saurait Ini faire obstacle : n’ayant pas Ge contexte dont il puisse recevoir ou & qui il puisse communiquer quoi que ce soit, il garde nécessairement 1a méme quantité de mouvement, la méme quantité de repos, el, par conséquent, la méme proportion de mou- ‘ement et de repos ®. D’ott la lot fondamentale de la Phy- sique : lorsqu'une partic quelconque du Tout en meut tine autre, elle perd autant de mouvement que autre en acquiert 8, De cette loi, combinée au principe d’inertie, ‘découle tout le systéme des lois universelles de la Nature; pour les cas les plus simples, nous en déduisons assez Facilement les sept regles eartésiennes du choc%, mais ce nest 14 qu'un commencement : autant de situations pos- sibles, autant de rapports concevables entre les conatus corporels, autant de régles de communication du mouve- ment. Telle est Iéternelle Facies Totius Universi®, qui définit Vordre selon lequel les modes de I'Etendue se déter- minent mutuellement a exister et & disparaitre au cours du tomps® ; consequence éternelle da Mouvoment-Repos, elle a pour résultat Péternelie conservation de ce méme mouverent-Repos. Ainsi la Totalité matérielle se produit- tlle et se reproduit-elle par 1a médiation d'une infinité de conflils entre ses particules élémentaires : de la discorde universelie nait Ja concorde universelle, qui régit elle- méme ensemble des manifestations de la discorde. 2» Principia, I, prop. 13 (G, tT, p. 200; P, p. 266). aid 2 ..omnia enim corpora ab ais cireumeinguntur, et ab inviceni’ determinant aa existenduam st operandum certa ac ‘Sisrminata retione, servata semper tm omnibus. simul, HOC est, stcrmin oa'cadern rations mrolus ad quletem » (Lettre 325 6 iu gp Eas Pp. 128). ‘Principia, 1, prop. 20-(G, tT, p. 208 P, p. 276. Principia, IL prop. 2431 (G, t. 1, wp. 21119; P, pp, 27988). seule a ePtige, BG Spina eed Pbescartes ‘régle, selon Spinoza,’a été mal déduite par (c£, supra, note 12). 3 Lettre 64 (G, t. IV, p. 278; P, p. 1319). % Cf. Eth. If, prop. 6. SPINOZA Vieille idée, toujours fascinante, que Spinoza rationalise sans Vaffadir. Bien entendu, cette description demeure abstraite. En réalité, la Nature physique ne se réduit pas 4 une juxta- position de corpora simplicissima qui tourbillonnent et se combattent. Mais i] s'agit d'ume abstraction bien fondée, A partir de laquelle, si nous étions omniscients, nous pour- rions reconstiluer généliquement les structures concrétes du réel; celles-ci la dépassent sans Pabolir. C'est la ce que Yon pourrait appeler I’ « état de nature » de Univers, par analogie avec l'état de nature de PHumanité, qui, Int aussi, est une abstraction Ia fois dépassée el conservée dans la société politique. Nous verrons bientt comment Jes corps simples, en s’unissant, forment ensemble des totalités plus complexes. Mais, quel que soit leur degré de complexité et d’unité, les modes de 'Etendue ne se délic vreront jamais entigrement de leur tare originelle : lo monde matériel est un monde concurrentiel, il est le liew de toute division et de toute opposition ; si tout n’était que matiére, comme chez Hobbes, les individus resteraient toujours plus ou moins séparés les uns des autres. Non qu'il faille voir dans 'Etendue, a la maniére néo-plato- nicienne, une quelconque dégradation de l'essence divine : parfaite en son genre, elle exprime In puissance de Dieu au méme titre que 1a Pensée, Mais c'est bien elle qui est 4 Ia souree du drame humain : drame de la séparation, dont la racine ontologique, comme Vaffirmait déja tout un courant de la Kabbale”, doit étre cherehée en Dieu lni-méme. 2 Comme nous Vapprend M. Scholem, certains passages du Zohar atfirment que « Ios causes fondamentales du mal sont Hes, & Hane coy manifestations ow Sephcoty de, Dieu > (les grands courants du mysticiome ji, p, 283) Vattribut Gu Juge- Ment Sévtre, caractcrisé comme pouvcir de division et excl. sion, Le mythe ‘de la « Brisure des Vases». cher Tsaxe, Luria iia, yp. 2828) wpe et ilsize cette ldée Ia racine. de toute séparation est en Dieu, qui doit se séparer davec Luimeme Pour © Eth, U, prop. 9. Ce que la proposition 11 du livre TI dit de Tame humaine aut pour toute idée de chose singuliére existant en acte. CE le scolie de la proposition 13: « omula, quemvis diversis. gradibus, animata tamen sunt,» at CINDIVIDUALITE ELEMENTAIRE, dune chose singuliére existant en acte, quel va étre son Elle ne peut exprimer que ce qui se passe actuel- femeat, dane Te mode ft dont lie afinne Fexntence Mais, dans le corpus simplicissimum, il ne se passe & peu pres rien. Par nature, un tel corps n'a aucune différencia- tion interne: il se réduit & Ia monotonie vide da mouve- ment rectiligne uniforme. Quant aux événements qui Ta arsivent de Textérieur et te font changer de dicection ils le détruisent presque aussitét. Son ame ne pensera done Hen, ou quasituent en, Nous aurons Li une sorte de psy chisme préconscient, aveugle et sourd, un pew analogie peutétre & la mens momentanea de Leibniz. re lone, dlans la Pensée, Je retentissement du drame oaths ceed sans subir a moindre altération son propre niveau, fmiette par ailleurs en une infinité de mentessimpli- eissimae qui. ineonscientes, delles-mémes et duu monde, obstingment ‘attachées & existence d'un objet qu’elles ignorent, se combattent les unes les autres, sans meme se connaitre, dans la auit noire de I'instinct de conservation. a siparation, pourtant, nest pos complite. Lime da corpus Siplenimum rest jas autre chose que idee srt at gaan sang ce core ets! eal TEE Wt cmt oak for Takia te a ee ae eset etuee Je sou iat me, fans le savoln, s'efforce done de le penser tel qui est en 2a ea eres ie ples bud mine au ven dee individualités les plus frustes, la vie de V'Univers spiri- inate te linnce sition ala one Atel scree ot wc ie pense clare Tite tend & regagner sa place dans Vidée infinie de Dieu ; par ey oe ears tte autys hime come Tse wai + Sartell enmuniqe te nt aes ees Fe aac te pls baa wa ds Tan ides was | EI coe pa ane bmmensenepieton 2 Biman, © Eth. 11, prop. 12 (cf, note précédente). SPINOZA, En ce qui concerne les mentes simplicissimae, cette dou- ble aspiration est évidemment vouée a Iéchec. Mais que les corps s'organisent de facon & former ensemble des fotalités complexes, que les Ames se différencient inté- rieurement, et peut-tire aura-t-olle quelques chances de se réaliser’ dans certains cas privilégics. chapitre 3 Vunification externe : individualité complexe et univers organisé La Pensée, parce qu’elle est pensée de UEtendue, doit se séparer d'avec elle-méme pour penser son objet dans ce qu'il a de spécifique. Mais le parallélisme joue dans les deux sens : TEtendue, parce qu'elle est Etendue pour a Pensée, doit s'organiser intérieurement de fagon & pou- voir étre congue par son sujet. Est intelligible toute struc- ture unitaire susceptible de donner lieu & une définition Gistinete. Or, jusqwa présent, nous n'avons envisagé que deux sortes' de structures physiques: d'une part, les corpora simplicissima, dont Ja pauvreté confine au néant ; autre part, PUnivers total, dont Ia richesse est inépui- sable. Mais, entre ces deux termes extrémes, \'Entende- ment infini peut concevoir une infinité d'essences qui se higrarchisent selon une infinité de degrés de perfection. II faut done que ces essences s'actualisent. Comment cela? Spinoza n’en sait rien : V'ordre des causes et des effets Tui échappe. Mais une chose est cerlaine @ priori : les lois de la Facies Tolius Universi, puisque elles découlent de la proportion optimum de Mouvement et de Repos qui per- met & tout Ie possible dle voir le jour, sont assez amples, par définition, pour produire tous les individus qui peu- vent figurer & quelque degré que ce soit de Véchelle de Petre’. Aussi les corpora simplicissima, par le seul jeu du déterminisme universel, doivent-ils s‘unir pour donner naissance & des individus composés, qui doivent eux- mémes s'unir pour donner naissance & des individus encore plus composés, efc, A Vinfini, Crest 1 ce que Yon pourrait appeler le confrat physique : résultante néces- 1 « wei [& Dieu] non defuit materia ad omnia, ex summo niminiia ad infimum perjectionis gradurt, creanda z vel magis Proprie loquendo, ..ipsius maturae leges adeo amplae fucrunt, Lie Ruffcerent ad orinta, quae ab alqua infinito intelectu possum, producenda. »' (Eth, 1, Appendice ; G, t. I, p. 8&3 P, pp. 40940-) 37 a et SPINOZA saire des rapports de foree qui caractérisent I" « état de nature » de !'Univers, comine le contrat social est la réstl tante nécessaire des rapports de force qui earactérisent Vétat de nature de VHumanité. Reste a savoir en qui consiste exactement Vindividualité de chacune de ces tota- lités complexes, et ‘comment penser leur gradation. ‘Tout individu se définit génétiquement par sa cause prochaine. Mais celle-ci comporte deux éléments, qui sont lun peu analogues au « genre et A la « différence > de Ja définition traditionnelle. Dans le cas de la définition du cercle, par exemple, il v a, dune part, Ie segment de droite A partir daquel cette ‘figure s’édifiera ; et il y a, dautre part, la combinaison particuliére de’ mouvement et de Fepos qui s'applique ce segment de droite, et qwexprime Ja formule: ¢ Dont une extrémité est fixe et Pautre mobile. » La définition de Pindividu physique corportera done, elle aussi, deux éléments: Tun matériel, Vautre formel, Lalément matériel d'un individu donné 1, ce sont les corps Cy, Cy, Cy -. Cy, dont cet individu est composé. Ces corps ne sont pas queleonques : il y en a un certain nom- bre, soit n, qui ne peut augmenter ni diminuer sans que 1 lutméme soit détruit; chacun @eux a une cerlaine nature’, qui ne peut changer sans que Tindividu dispa- raisse. Le mot « nature », ici, ne désigne évidemment pas ce qu'il y a de commun & tous les corps sans exception (étendue, mouvement et repos), puisque les corps compo- sants peuvent étre de nature différente* Mais il ne dési- gne pas non plus Vessence singuliére du corps composant, puisque celui-ei peut éire remplacé par un autre corps de méme nature’. Sans doute se tapporte-t-il & quelque chose @intermédiaire : au fait, par exemple, que C, accomplit tun mouvement déterminé de type T (translation, rotation, oscillation, ou toute autre forme de déplacement), C, un mouvement déterminé de type T, ete. Peut-étre Cy. s'il est Iui-méme complexe, sera-t-il également sujet A d'au- tres mouvements T’,, T, ele; mais ces autres mouve- 2 Aliquot (DéSsiton aps ix proposon 18). Cf dane if feomne daa i one Sebati, > ve eiusdem nature dene ce mene lemme 4 {GE poste {apres te popi 5 ae 38 totidem », LINDIVIDALITE COMPEESE, ments n'interviennent pas dans la définition de T: si G, disparait pour faire place & un autre corps qui accomplit ‘T, sans accomplir 1’, et T",, individu sera conservé ‘. En ce sens, deux corps ont méme nature lorsque leurs essen- ces singuliéres, bien que différentes, se ressemblent assez pour leur permettre de jouer le méme réle et doccuper 1a méme place dans la méme fotalité 1. L’élément formel, lui, est la structure qui donne au composé son unité et son unieité : son unité, par opposi- tion A un simple agréyat ; son unicité, par opposition aux ‘autres individus qui pourraient se former & partir des mémes éléments. Comme il n'y a dans !'Etendue que du ‘mouvement et di repos, une telle structure ne peut consis- ter qwen une certaine relation qui s‘instaure entre ces deux termes, Mais cette relation s'exprime elle-méme de deux fagons: en une formule simple F, et en une for- mule développée F’. ae Stone Fae gre pes danse ation do Vindiyidualité telie que nous 1a donne le livre Tl de VEthique ; mais elle est évoquée implieitement dans Te Iemme 5 qui suit cette définition, ainsi que dans la pro- position 39 du livre IV ; et, de toute facon, le Court Traité ét Ia lettre 32 Ménoncent en clair. L’individu I se definit par une proportion déterminée de mouvement et de repos?; © Par exemple, dit Spinoza, 14 3% » Puisque «Lemme 4 apres 1a proposition 13. 1 « Proportie van bewesinge en sile. » (CT, Tl, preface, note, a Brora bawerngs eit,» (CM, rte, pate hee Son" aile. s (ET, appendice, Be Fame mamaine, § 183 G21). i201 P, pL 180} ; 2 eadem ratione moras ad qitetem > Getire 927 GU Ty, p. 1735 P, p. 1236); © mots et quietis Setlonen (Ete Wein apy a props, 13) «nos Tele edtio'» (Eth WV, prop, 39) Gog geux derniers textes, £ Sef aise Sone quivogucs ils se referent au rapport de clement et de repos que les corps composants ont entre eit eure Insidem #);.ch pourrait dooe penser quils ne concernent Scaife "appar: “ntse mouvement et repos © Yeshelle de Tindk Pee Rergeat alors allasion ‘la Tonmule Fr, et-non pas & pale F Mais st celle se ult de Tes deur 4a drutaons ne seschuent nuliement + la formute Fy de toute nei rend en consideration que Telat ce mouvement ct Pepos des. comps: composants les ‘urs par rapport us autres. eaube’ cos dour textes sont ia transctiplion exacte de expres: Som hollandaise du Court Traté, rien ne prouve que,in pensée Sie ae eee eta ateaue on ne uve crear, Zo erait si : ‘on ; Sass fe Court Truite auctne altsion fla formule 1 * CH, IL, Préface, note, § 12 (G, t. I, p. 525 P, p. 100). 39 spIvoza deux termes seulement sont en présence, il ne peut s'agir que du rapport entre la quantité totale de mouvement ef Ja quantité totale de repos dont cet individu est affecté, c'est-A-dire entre Ja somme des quantités de mouvement et Ja somme des quantités de repos de ses parties. Sim, est la masse (ou, pour employer le langage de Spinoza, Ja ¢ grandeur ») de C, et v, la vitesse relative de son mou- vement T;, sim, est Ia masse de Cet », la vitesse relative de son mouvement 'T,, ete. (le systime de référence étant lig & 1, et non pas aux corps extérieurs par rapport aux- quels I peut se déplacer), et si Yon admet que Ia quan de repos est fonction de la masse’, cette formule F pourrait done s’écrire, par exemple : MMi + OWN... + Mave PEM eee. +My Ja constante K correspondant, soit & Pétat du systéme A chaque instant, soit du moins a I'état moyen autour duquel s’effectuent ses variations et vers lequel il revient sans cesse. Tant que cette relation est vérifiée, Vindividu subsiste, quelles que soient par ailleurs les’ variations qu'il puisse subir. L'une des parties peut perdre de son mouvement, pourvu que les autres en gagnent et que K soit conservé : lorsque nous courons, nos muscles s’échauf- fent pendant que notre cerveau s’engourdit ; lorsque nous sommes ivres, c'est l'inverse ®. I peat transmettre du mou- vement aux corps extérieurs, pourva qu'il en recoive d'un autre été et que le rapport global se maintienne. La _? Le question, & va dive, est délicate in, jamals précise ge gull entendalt par ure ume de topos: Mais ou satvons,“dime. part, que. le quan. de-mouveraent est gale & mv, Nous savons, dautre part, que toute vitesse, eh tant Selle est en méme temps lentenr, implique une participation Siimultanee ‘au mouvement ct au fepes "Plus Es" core se ipewent levtement pls is" partclre dul repos.» (Pritis roe, 2 covalae 1). Ik manent wit pe is perticipent du" mouvement. Sten appaie 7 la quantité de sepos @'un comps, on aura done, sembletil : v= kK, dlohir = km. ‘A quantité de mouvement égale, les corps qu ont une ma plus grande et tne wtesse plus petite partieipent plus da reses &t moins du mouwvertent, car « ile offrent plus de feeistance Sux ors de plus’ grande vifesse qui les Tencontrent et qui ont Une force molndre'queuxemémes,"et lls sont ausst molns ‘separes de cour qui leur sont immédiatement sontigus » (Ibid). CT, I, chapitre xx, § 12 (G, t. I, pp. 923; P, pp. 1304). 40 LINDIVIDUALITE COMPLEXE masse de I peut augmenter ou diminuer, pourva que les mouvements de ses parties angmentent ou diminuent dans Ia proportion youlue™. Mais, dés que la formule F cesse inréversiblement de viloir, est 1a mort .. On pourrait se demander, il est vrai, si ce point de vue du Court Traité tt de la Lettre 32 est encore celui de PEthique : ce dernier ouvrage, plus prudemment, ne parle plus d'un rapport entre mouvement et repos, mais d'un rapport de mouve- ment et de repos entre les parties de Vindividu ; ce qui peut signifier bien des choses. Mais peu imporle pour hnotre propos : qu'il nous suffise de savoir que les compo- sants sont Jiés entre eux par une relation constante expri- mable en termes de mouvement et de repos, quelle qu'elle puisse étre. Cette formule F est Péquivalent, au niveau de Vindivida fini, de ce qu'est la proportion constante de Mouvement et de Repos au niveau de VIndividu total. Tout un systéme de lois en découle done, comme les lois de la Facies Totius Universi découlent de la loi de conservation du rapport Mouvement-Repos i Téchelle de la Nature: autant de situations possibles & Tintérieur de I, autant de régles Qe communication du mouvement. Mais il n'y a plus, ici, tune infinité de situations possibles : non seulement les parties sont en nombre fini, mais chacune d’elles doit aecomplir tel mouvement particulier, dont In disparition entrainerait celle de Vindividu lui-méme. Compte tenu de cette limitation, par conséquent, un corps composant ne peut transmettre son mouvement & un autre corps compo- sant que d'une seule facon ; sinon, ow bien Tun de ces corps perd sa ¢ nature », ou bien F cesse d’étre vérifige : dans Tran et Pautre cas, I meurt. D’oi Ia formule déve- Ioppée F*, qu’évoque la seconde moitié de la définition de Vindividualité, et qui exprime ensemble des rapports constants selon lesquels les parties de I se communiquent mutuetlement leurs mouvements". Cette formule pourrait indiquer, par exemple, que C, doit donner & C; une frac- tion ky de son mouvement T;, & C; une fraction ke de ce méme mouvement, ...que C, doit donner C; une fraction Ky de son mouvement 'T,, * C, une fraction ky de ce méme mouvement, ... que C, doit donner & C, ume fraction ky, 4 Eth. I, lemme § aprés 1a proposition 13, 2 GF, II, Préface, note § 14(G, t. Il, p. 525 P, p. 100). 8 Eth, TT, Définition aprés 1a proposition 13. a _ SPINOZA de son mouvement Ty ele; Ky Kyo Kyu élant, bien entendu, des invariants. Certaines de ces “eonstantes peu- vent étre nutles : s'il en est ainsi de Kp, C; sera en repos par rapport C, (s'il Tui est contigu). Elles peuvent méme tre toutes nulles ; Ies parties de J. alors, seront pressées les unes contre les autres sans pouvoir changer de place: cas particulier. auquel correspond la premiére moitié de la définition de lindividualité ", Tout dépend, ici, de la formule F et de la « nature + des corps composants : si nous connaissions Tune et T'antre, nous pourrions en déduire F’, Inversement, la connaissance de F” et de Pélé- ment matériel nous permettrait de retrouver F. Une telle définition nous autorise & considérer comme des individus toutes sortes de choses trés différentes : un corpus simplicissimum (cas particulier ou ), un tour= billon cartésien, le systéme solaire, la Terre, un. cycléne, tune pierre, un organise biologiqte, etc. Elle s'applique également & Univers total : F, 3 ce niveau, est le Mouve- ment-Repos et F? la Facies Totits Universi. Elle vaut aussi, entre autres, pour les sociéiés politiques : F, dans ce eas, désigne Ia forme de In souseraineté (prédominance du repos sur le mouvement en ‘Théocratie, prédominance du mouvement dans les Etats libéraux) of F” le systéme institutionnel qui en découle, Certes, jusqu’a nouvel ordre, nous sommes bien incapables de comprendre de cette facon quelque individu que ce soit. Mais du moins possé- dons-nous la régle qui doit nous permettre de définir géné- tiquement n'importe quel mode de VEtendue. Et cette ragle, rien ne nous empéche de Ia faire jouer a plusieurs niveaux @abstraction. La définition de Vindividualité en général correspond au niveau le plus élevé: elle nous apprend simplement qu'il y @ un élément matériel, une formule F et une formule F’. En précisant un peu’ plus, nous obtenons Yallure générale des formules F et F* pour tel ou tel type de réalité: pour Phomme, ou pour I'Etat aristocratique, par exemple ; mais nous ne pouvons encore les déterminer quantitativement, En droit, pourtant, il doit étre possible de préciser toujours davantage, moment oit nous atteindrons Vessexce de tel indi gulier : les formules F et F” de Yoomme Spinoza, ou de Etat aristocratique hollandais. Alors, en ce qui concerne Vessence en question, 1a connaissance du troisieme genre sera achevée. 4 wid. a2 AINDIVIDUALITE COMPLESE. En attendant, nous savons au moins une chose. Tout individa physique est un systéme de mouvements et de repos qui, abstraction faite des perturbations d'origine externe, fonetionne en cycle fermé : un systéme dont le fonctionmement a pour résultat la reproduction de ce méme systéme. Lorsque tous les corps Cy Cy .. C, se sont communiqué leurs mouvements selon les rapports Ky Kk ils se trouvent finalement dans une situation qui ies Gétermine & se re-communiquer leurs mouvements selon les mémes rapports; c’est pour cela, et pour cela seulement, qu'ils forment ensemble un individa véritable, et non pas un agrégat bs, On voit ainsi comment Ia structure singuliére T peut étre concue indépendamment des autres structures singuliéres, méme si elle ne peut svactualiser sans leur concours. Si le systéme de rapports qui Ia définit consistait en un enchainement linéaire, de type A, B, C.., nous ne réussirions & la comprendre qu’en. la rattachant, de proche en proche, & Ia série infinie des causes; mais il s'agit d'un enchainement circulaire, de type A, B, ..A. Il est bien vrai qu'un individu fini ne saurait exister sans que le milieu extérieur s'y préte : il faut que ce milieu agisse sur ses parties pour les dispo- ser A se transmettre leurs mouvements selon les for- mutes F et F', Mais, du fait méme quiil constitue une totalité fermée sur soi, son essence, elle, n'implique aucune séférence & Venvironnement. Et Von voit, du méme coup, comment la doctrine du conatus s‘applique aux, modes de VEtendue : le conatus n'est rien d’autre que essence actuelle de individu, puisque cette essence est telle que, lorsqu’elle existe hie ‘et nunc, elle produit des mouve- ments qui ont pour effet de la maintenir dans 'existence et 'y maintiendraient indéfiniment si aucune cause exté- rieure ne venait s'y opposer. Mais il y a es causes extérieures. Un corps singulier T n’existe que dans la mesure ot son environnement Ie sou- Mis CE. sur ce point S. Hampshire, Spinoza, ch. 1 p. 71. Cf. aussi la formule Alain : « Le corps nist ries de pls que Yen. femble' des mouvements par Tesques Ilse conserve », Spinozs, PB 15 Dou expression « a tion aprés Ta proposition 13). \ Evh, MIL, prop. 7. ita cofroentur » (Eth, UL, Défink- “3 SPINOZA tient. Or cet environnement change sans cesse : de favo- rable, il devient défavorable ; aprés avoir permig au conatus de I de se déployer, il finit toujours par lui faire obstacle un jour ou autre. Cela signifie-t-il que le moin- dre changement dans organisation du milieu suffise & anéantir individu? Non, bien entendu. Pourvu que la structure reste intaete, ses éléments peuvent fort bien atre sujets & un ‘certain nombre de variations. Celles-ci sont de quatre sortes. Régénération, en premier View : si I perd sa partie C, par exemple, et si C, est aussitdt rem- placé par un autre corps de méme nature, capable d'accom- plir exactement le méme mouvement ‘I, 1 subsisiera tel quel”. Croissance et décroissance, en second liew : si les parties de T deviennent plus grandes ou plus petites, mais de fagon & conserver le méme rapport de mouvement et de repos qu’auparavant, I restera ce qu'il est; sa masse totale augmentera ou diminuera, mais, comme sa quantité de mouvement augmentera ou diminuera dans la méme proportion, sa formule F sera toujours vérifiée. Variations internes, en troisiéme lien : les parties Cy, Cy .. Cy pet vent étre déterminges & changer la direction, ou ‘méme (® partir d'un certain degré de complexité) Ta vitesse*, de leurs mouvements T, T, .. 7,3 pourva qu’elles puis- sent continuer leurs mouvements’et se les communiquer selon la formule F*, T conservera son essence. Variations externes, enfin: que I se déplacs globalement ou qu'il este en repos par rapport aux corps extérienrs, qu'il se déplace dans telle direction on dans telle autre, il demeu- rera inchangé si ce qui se passe en Ini reste conforme & sa formule F'2. L'individu, sans cesser d’étre lui-méme, peut done passer par plusieurs stats, c'est-A-dire étre affecté de plusieurs facons®. Arpelons done affections ces multiples états d'une méme essence ®. ‘A Vanalyse, toutefois, cette notion daffection se dédou- 2 Buh TL, lemme 4 aprds Ja proposition 13, ™ ih. TE, lemme § apres In proposition 13, Bik. TL, lemme 6 apres Ia proposition 2» Eth. TL, lemme 7 aprés In propostion 13, scoie. 2 Eth, TI, lemme 7 apres Ia proposition 1 2 Ibid, sealie. 3 « ..per affectionem humanae essentiae umcumque ejus- a ial tn eres ee aon et ms ds sentiments, dehaiton iy exflicaton ; 6, I,'p. 190s Pp. 588) e ore 44 LINDIVIDUALITE COMPLEXE. ble. ly a, d'une patt, les affections que Vindividu regoit du dehors : Ie miliew environnant, en agissant sur ‘Cy peut le mettre dans des états P, P', P'i; em agissant sur C,, il peut le mettre dans des étals Py P'y P”y etc. Ces états ne s‘expliquent pas par la seule nature de I, mais par la conjonction de cette nature et de celle de Todjet qui Vaifecte*. En ce sens, ils sont passifs ®. Mais il y a d’autre part, les affections par lesquelles Yindividu réagit & ces diverses excitations. Lorsque Cy est mis dans un état P,, il doit, par hypothtse, commu- niquer son mouvement 'T; & C, selon le rapport Kp; ce qui a pour effet de meltre C dans un état a; Puis C, en communiquant son mouvement & C, selon le rapport Kr met C; dans un état a, etc. Au cours de ce processus, ou 2 son terme, des échanges se produisent peut-étre entre I et le monde oxtérieur : une certaine quantité de mouve- ment est perdue par 1, compensant ainsi l'augmentation due & P; ou bien, au contraire, une certaine quantité de mouvement est acquise par I, compensant ainsi la perte due 4 P,; de toute facon, ces échanges ont pour résultat #lobal de conserver en I ia proportion de mouvement et de repos que définit la formule F. Appelons A, cet enchal- hement a, — a; ... @, -— d, et M, la modification qu'il fait subir au milieu externe, De méme, appelons A; V'enchaine- ment by — by... b, — b que déclenche C; lorsqu’il est mis dans état P, et'M, Ia modification qui en résulte pour les choses siluées hors de.1; A’ lenchainement a’; — a's .. @’y — ay que déclenche C lorsqu’il subit affection P}, ef Mt Ia transformation correspondante de Venviron- nement, ele. Chacune de ces réponses Ay Ay = A’y A’2, considérée en elle-méme, abstraction faite de Vaffection passive qui loccasionne, se congoit par la seule nature de T: connaissant Vessence de I, on peut en déduire que « si a, alors ay, alors a ... », done que I est capable d'exécuter Vensemble de mouvements A,, ete. Et tout ce qui, dans Jes transformations M, Ms = My M’y . vient de Ay Ay Aly A’gon tout cela s'explique également par la seule nalure de I! connaissant essence de 1, on peut en déduire ¥ Evh. IL, axiome 1 qui suit le lemme 3 aprés la proposition 13. % Eth, Ul, définition 2. 2 Cf, action de frapper : « Verberandi actio, quatenus, ph sice ‘consideratur, et ad Hoc tantum attendimaus, quod homo bracchium tollit, ‘manum elandit, totumque bracchium vi deor- ‘sum mover, virlus est, quae ex Corporis humani fabricd conct- pitur. » Eth, IV, prop. 58, scolie. 45 SPINOZA ‘que cet individu est capable d'affecter les objets extérieurs de telle ow telle fagon déterminée. Ces réponses sont done des actions, au sens spinoziste du terme”: I est cause entiére, ou adéquate, de leur mécanisme interne. Modalités du conatus de I, elles sont un peu a F et & F" ce que les corps finis sont au Mouvement-Repos et & la Facies Totius Universi. Liindividu, dans ces conditions, ne supportera une varia- tion passive que s'il est # méme de Ini riposter par une action compensatrice, Si I est apte & action Ay qui cor- rige Ia perturbation P,, celle-ci ne le détruira pas ; mais P; sera mortelle si le processus qu'elle déclenche a pour résultat d'instaurer entre C,, Cy . Cy un rapport de mou- vernent et de repos qui ne vérifle plus Ta formule F. Plus nombreuses sont les actions que I peut exéeuter, par conséquent, plus nombreuses sont les modifications qu'il peut subir’: puissance d’agir et puissance de patir vont de pair%. Or cette capacité d’adaptation mesure trés exactement les chances de survie de Vindividu; plus celui-ei a de circuits auto-régulateurs, moins les varia- tions de environnement Ie mettent en danger, plus il a de force pour persévérer dans son étre. Nous pouvons done poser Ia double égalité suivante : efficacité du conatus = < puissance d'agir >” = « aptitude a affecter les corps extérieurs et étre affecté par eux de plusieurs facons »™, ou « aptitude & étre disposé de plusieurs fagons >, ou ¢ aptitude & beaucoup de choses >". ‘Mais il y a adaptation et adaptation. Car, si les actions de I, prises en elle-mémes, se comprennent par sa seule 2 ct, Bik. I, aésnition 2. % GE, Eth I, prop. 13, sclie : « Quo Corpus atiquod reliqis aptit E EieP cis duet Oo satan «potenti, sive conatus » (Eth. HT, prop. 7, démonstra tion) poten “seu “Comat in suo” Ease perseverand > (itu pele SH demonstration; = agendl portion. hoe et tga or Ptajas cmatas » CR ro. done we 1d, quod Corpus humanm ita disprit, ut pluribus modis possi afl vel od idem aptune teed corpora externa Fan iis Ibn Cues prop $8)" ok Spingra‘sonctut que Ia. joie est tcng, pulsque, par elle, I's agendl potontia » du coms Sot 9a mentée-ov favonise (Eth, ive oe desnonstration), ka pale Eaace dale cot dons tiem identgue’Asette, double. aptitude Snr pase ln proneiion 3 Daytime, dang demontrton Seba" proposition ss du livre 1V."Sinoradéclace. que la joie Sroesse eat mtuvaise « guaterns mpedit uo mnus ‘homo 46 LUNDIVIDUALITE COMPLEXE, nature, il n’en va pas toujours ainsi de leur déclenche- ment hie ef nune. Sachant ce qu’est 1, nous savons, par exemple, quil peut aceomplir A; quand Yaccom- plit-il effectivement ? Par quoi est-il déterminé a Vexé cuter & tel moment plutt qu’é tel autre ? Deux cas, ici, peuvent se présenter. Le plus souvent, 1 est déterminé & accomplir A) par tune affection passive : P,, par exemple. Son comporte- ment, alors, c'est-a-dire Vensemble formé par Vexcitation ot Ia réponse, est un comportement passif : puisque I n'est pas la cause entidre de P,, il n’est pas non plus la cause entire de ce qu'il fait sous Pinfluence de cette derniére ® ; a conduite P,A, s’explique, non par les seules lois que définit la formule F°, mais par la conjonetion de ces lois et dun déterminisme extérieur. Allons plus loin: si, a Vinstant suivant, I subit une nouvelle affection passive Py, il lui répondra par Paction A’,; et, comme P's n'est pas la suite nécessaire de Py. Ay’ me sera pas non plus la suite nécessaire de A,. Peut-étre, alors, Ia transformation Mf, annulera-L-elle la transformation M, ; en tout eas, elles ne se prolongeront pas Tune Vautre: loin de former ensemble une méme «uvre, elles se juxtaposeront comme deux ébauches sans lendemain. Ainsi l'individu se pliera-t- i aux exigences de son milieu: il s’adaptera, mais de facon désordonnée et chaotique, selon le hasard des ren- contres ; il survivra, mais au jour le jour. En droit, pourtant, une autre forme d’auto-régulation est possible. Toute action, en effet, est en méme temps tune affection (ou un ensemble d’aifections) et doit, par conséquent, déclencher une autre action. L’action A, du seul fait que 1 Pexécute, met I dans un état oi ill ne se z ad agendum sit optus » ; et cette démonstration renvoie ® la ition 43 du méme livre, dont la démonstration emplole Fepreason = uo minus corps ptm sl uh prt. mods afficiatur >. i Meee e=. Corpus pluribus modis disponi potest. » Gein Th prog 1) Le demonstration. ce Ta Propsition 11 da live III identite:cotte aptitude a la puissance dagir. Bee ad plurima opium » (2th, V, prop, 39), La, démonstree tion ‘de"gett® proposition emploie «ad plurima agenda apturs > ECirenvoie a 1a, proposition 48 du livre 1V. (ct. supra, note 30). ‘SFC oan exemple, ia, demonstration de 1a proposition 25 a livre IV" « Qualenius homo ad agendam determinatur ex #0, upd iuadacquates hhabet ideas, eatenus patitur, hoo, est, aliquid fitt, quod per solar cjus essentiam non potest percipl. > “ir Sagit bien due ection, mais le déclenchement ici et maintenant de cette action est une passion. a7 SPINOZA, trouvait pas auparavant ; elle peut aussi le modifier indirectement, en produisant dans le monde extérieur la transformation M, qui, 4 son tour, retentit sur 1; dans Pun et Pautre cas, cette variation détermine I & accomplir, r exemple, action Ay Puis celle-ci, directement ou par Yintermédiaire de la modifieation M; qu'elle apporte & Fenvironnement, détermine 1 & accomplir Vaction A, ete. Si rien ne venait entraver le processus, toute passivité disparaitrait ; le comportement de lindividu, tout au long de son existence, s'expliquerait par les seules lois de sa nature : connaissant la formule F", on en déduirait que T doit enchainer ses actions dans un ordre rigoureux, qui serait a F” ce que la série infinie des causes et des effets est & la Facies Totius Universi. Soit, par exemple : Ay IM] <> As (hd Ag—> (Mg) > Ai —> (Ml > A> De celte fagon, nous obtiendrions ce que Von pourrai appeler Péquation corporelle de V'individu : elle nous ind querait, de proche en proche, état de mouvement et de repos de chacune des parties de I en fonction de l'état de mouvement et de repos des parties immédiatement. conti- gués ; ce qui nous permettrait de prévoir 'évolution du systéme au cours du temps. Si ceite équation se trouvait toujours vérifiée, le genre d'adaptation ainsi réalisé serait évidemment bien supérieur. Chaque action, suite logique de la précédente, préparerait logiquement les suivantes, si lointaines que puissent étre celles-ci ; Vactivité de 1, qui ne dépendrait en rien des avatars ‘de environnement, serait systématique et cohérente : sans déviations ni per- turbations, sans + essais > ni « erreurs », elle apparaitrait comme la réalisation méthodique d'un seul et méme pro- jet fondamental. Et les transformations My My ..M’y M... traduiraient hors de I cette ordonnance : au Tien de vannuler les unes les autres ou de se juxtaposer les unes aux autres, elles s'enchaineraient si bien qu'elles se commanderaient mutuellement ; M;, tendue possible par M,, eréerait les conditions de M,, ete., et le monde exté- jeur, peu & pen, s’organiserait selon les exigences de I. Liindividu, alors, fonctionnerait & plein rendement, pro- Guisant le maximum deffels avee le minimum de dépenses. Il fonetionnerait, si Yon veut, & son niveau d'actualisation optimum. En réalité, bien entendu, il en est trés rarement ainsi, A peine A; s'ébauche-telle qu'une cause extérieure = vient aussitét linfléchir ; I, alors, ne se trouve plug dans 48 LIINDIVIDUALITE COMPLEXE, Vétat A, mais, par exemple, dans Pétat P, : affection pas- sive, qui s'explique par la conjonetion de A, et de x. D’ot, au lieu de action A, action Ay, Puis, celle-ci, & son tour, fest infléchie par une cause extérieure y, qui la transforme fen une affection passive P',; doi, an lieu de Vaction Ay action Ay, ele. Ce qui nous donne un enchainement irré- gulier du type suivant : A JOP Oh em ay) >: Un individu fini n'est done jamais entiérement conforme & son équation corporelle : il ne Ia vérifie qu’en certains points nodaux, ceux-li mémes oi ses parties se commu- Riquent mutuellement leurs mouvernents (les points oft C, agit sur Cy oi Cy agit sur Cy ete.) ; pour le reste, il sen écarte plus ou moins. Mais il y a, pour chaque essence singuliére, un niveau d’actualisation optimum : celui qui serait Ie sien si toutes les modalités de son déploiement dans la durée s'expliquaient par sa seule formule F". Dans Je cas du corpus simplicissimum, nous savons en quot consiste cette voie royale : c'est le mouvement rectiligne, parce qu'il est le plus simple possible. Dans le cas des ‘corps composés, nous ignorons ce qu'elle peut étre ; mais rien ne nous empéche, en droit, de la découvrir : il suffi- rait de connaitre F, et d'en déduire ce que doit faire T pour que tout se passe, en lui, de la fagon logiquement 1a plus simple. Or ce niveau optimum est celui auquel, toutes choses égales d'ailleurs, individu tend & fonctionner : s'il n'y réussil pas, est dans la seule mesure oit les causes extérieures Yen empéchent, olt son conalus est déformé et mulilé par l'environnement. Plus I s’en rapproche, plus Ie déclenchement de ses actions se déduit de sa structure interne, moins les autres corps contribuent & déterminer son comportement effectif %, mieux il actualise et réactua- lise son essence; plus il s’en rapprockhe, plus il agit, moins i pitit; plus il s'en rapproche, par conséquent, plus il a de force pour persévérer dans son étre. Aussi pouvons-nous poser Ia double égalité suivante : efficacité du conatus = Principia, 1; prop. 15, seolie (G, t 1, p. 203; P, p. 21). 3 « ..quo unis corporis actiones magis ab igso solo pendent, et quo iainus alia corpora cam coder in dgendo cOncurrut. > Eth. pop. 13 scale) 49 SPINOZA Duissance d'agir = aptitude de Tindividu @ faire ce qui découle des seules lois de sa nature *, La puissance @agir d’un individu, an premier abord, semble done étre fonction de deux facteurs: d'une part, Ie plus ou moins grand nombre de variations que cet indi- vidu peut supporter ; autre part, la plus ou moins grande autonomie de sa conduite, Mais s'agit-il vraiment de deux variables indépendantes? Peut-on concevoir un individu qui, tout en étant apte a trés peu de choses, soit ‘en méme temps eapable d’agit selon ses seules lois? Non, sans aucun doute. Supposons, en effet, que I ne puisse subir qwune seule affection passive A la fois; dans ce cas, Vordre de ses actions sera rigidement déterminé par les hasards de Ia conjoncture : action A; succédera la conduite P,A,, puis la conduite P’,4’,... et ren ne viendra briser cet enchainement. Tel est le sort du corpus simpli- cissimum qui, malgré son aveugle obstination, n'arrivera jamais & se déplacer en ligne droite. Mais, si { peut subir un grand nombre de modifications simultances ®, les choses ‘se passeront tout autrement. Dans la partie Cy. par exem- ple, le segment a, de Paction A, sera transformé en une affection passive P, par la cause extérieure x); au méme moment, dans la partie C,, le segment a, de cette méme action A, sera transformé en une alfection passive Py par Ia cause extérieure x, ete. Or, si ces affections passives sont trés nombreuses, peutétre se neutraliseront-elles mutuellement : it n'est pas fatal qu’elles soient toutes crientée dans le méme sens. Alors émergera leur dénomi- nateur commun : action A, elle-méme, qui, & travers ces multiples déviations contradictoires, s'accomplira jusqu’an bout et déclenchera, malgré tout, Taction A, Puis celle-ci, 4 son tour, selon le méme mécanisme compensatoire, réussira & déclencher action Ay etc. Finalement, la voie royale sera suivie. Les deux facteurs sont done liés : plus un individu est aple & étre modifé de plusieurs fagons & Ja fois, plus il est apte & faire ce qui se déduit des seules Em, WV, ‘99, démonstration Er Spincea dé ane agendi potentisnn (Ibid. livre Vet sa" demonstration. 1a DioJe mot simul dans Vexpression gue nous citons dans gue Ia tristesse diminue E aussi 18. proposition 20 du 60 LIINDIVIDUALITE COMPLEXE fois de sa mature; variabilité et indépendance vont de pair. Il reste vrai que, pour les modes finis, 1a puissance Gagir augmente avec la puissance de patir; mais il est vrai aussi que, plus s'acerott cette double puissance, plus Pagir tend & Pemporter sur le patir. Mais pourquoi certains étres ont-ils une plus grande marge de variabilité que certains autres? Cela vient, pour une bonne part tout au moins, de leur degré de composi- tion. Si T est composé de trois corps simples, il ne pourra tre affecté que de trois facons & la fois; si chacune de ses trois parties est elle-méme composée de trois corps simpies, il pourra étre affecté de neuf facons a la fois, ete. Comment se présente done cet emboitement des individus? Le corpus simplicissimum, en un sens, vérifie déja Ia définition de Vindividualité. Le nombre de ses parties est égal a J. La « nature » de cet élément unique coincide my avec la formule F, qui exprime simplement le rapport —, m c’est-A-dire Ia vitesse du corpuscule. La formule F°, elle, ‘se confond avec le principe d'inertie appliqué au cas par- ticulier de ce corpuscule. Quant aux variations possibles, celles sont évidemment fort peu nombrenses : croissance fon décroissance, puisque 1a masse n'intervient pas dans Ja définition du corps simple; quelques variations exter- nes, puisque le corps simple peut changer de direction s'il garde la méme vitesse ; mais la marge est tris étroite, car Tes cas de changement de direction sans accélération ni ralentissement sont, malgré tout, exceptionnels. Par contre, absence de parties multiples ne permet ni régé- nération ni variations internes. Dans le corps complexe de degré 1, composé de corpora simplicissima, ia « nature > des éléments se définit par leur vitesse relative : c'est en cela, et en cela seulement, quiils se distinguent les uns des autres. La formule F peut oxptimer m'importe quelle proportion eoncevable de mou- % La corrélation est manifeste dans 1a démonstration de Ia proposition 59 du livre TV, Aprés avoir dit que la tristesse est Tnatvaise en tant quelle diminue, cette puissance dagir qui ‘onsiste a pouvoir falze ce qui se déduit des seules lois de notre nature (cf. note 36), Spinoza renvoie & la proposition 41, dont la Cemonstration renvole eliememe & ta double aptitude que défi- fit Ia proposition 38 (ef. supra, note 30). Bt SPINOZA vement et de repos ; ce qui nous donne une infinité d’indi- vidus, que nous pouvons répartir grossiérement en trois classes ! corps durs si le repos Pemporte de beaucoup sur Ie mouvement, corps fluides si le mouvement l'emporte de beaucoup sur Ie repos, corps mous entre les deux® La marge de variabilité, tout en étant plus grands que celle du corpus simplicissimum, reste encore assez étroite. Lindividu de degré 1 peut toujours croitre ou décroitre ®. Il peut, en outre, perdre I'une de ses parties, si celle-ci se trouve remplacée par une aulre de méme nature, Cest-i-dire de méme vitesse; mais, en toute rigueur, ce ne sera pas vraiment une attire partie, puisque la vitesse du corps simple se confond avec son essence individuelle + ce sera la méme, en quelque sorte ressuscitée. Quelques Variations inlernes deviennent possibles, qui sont les variations externes des éléments : les corps composants peuvent changer la direction de lears mouvements si cela n'invalide pas la formule F°®; mais non pas encore leur vitesse, car ils perdraient alors leur « nature ». Enfin, un plus grand nombre de variations externes sont accep- tables : en se déplacant globalement par rapport au monde extérieur, Tindividu peut changer, non seulement de direction, mais aussi de vitesse % puisque celle-ci n’ap- partient plus & son essence; aceélération et ralentisse- ment, toutefois, dang la mesure oi ils risquent de modi- fier les vitesses relatives des parties, ne doivent pas dépasser certaines limites Dans Ie corps complexe de degré 2, composé de corps complexes de degré 1, Ja « nature » des éléments ne se confond plus avec leur essence individuelle : que telle partie devienne un peu plus dure ou un peu plus fluide, cola n'affecte pas nécessairement le type de mouvernent quelle accomplit. La formule F, & nouveau, peut exprimer n'importe quelle proportion de mouvement et de repos ; ce qui, & nouveau, nous donne une infinité d'individus. Quant’ & Ja marge de variabilité, elle doit évidemment s'élargir. Un corps composant peut étre remplaeé par un autre, dont la proportion interne de mouvement et de » Eth, 11, axiome 3 apres Ia propesition 13. © Eth, I, lemme 5 apres la propesition 13. 4 Eth, IT, lemme 4 apres la propcsition 13, © Exh. M1, lemme 6 apres Ia propesition 13. © Eth, I, lemme 7 aprés la propcsition 13. repos est différente, pourvu que cette différence laisse intacte Ia formule F. L’individu supporte également un plus grand nombre de variations internes ; ses parties, puisque elles sont elles-mémes de degré 1, peuvent chan- get, non seulement de direction, mais aussi de vitesse; i suffit que la formule F” reste valable. Par la-méme, un plus grand nombre de variations externes sont possible: peu importe, cette fois, si elles modifient 1a vitesse rela- tive des éléments; il faut seulement que F" demeure. Cette récurrence nous donne done le moyen de conce- voir une infinité de degrés de complexité. D’une fagon générale, un corps de degré n est composé d'un certain nombre de corps de degré nx — 7, dont la ¢ nature >, qui ne s'identifie pas obligatoirement & leur essence, se définit par leur aptitude a exercer telle fonetion déterminge au sein du tout, Tant que n reste fini, ily a toujours une infinité de formules F possibles.:, nous retrouvons, & chaque niveau, toutes les proportions concevables de mou- vement et de repos ; seules changent, d’un niveau Pautre, les formules F*, qui deviennent de plus en plus riches & mesure que ’on s'éléve dans échelle des étres. Enfin, le nombre de variations externes qu’tin individu fini peut sup- porter est & Ja fois supérieur et proportionnel aa nombre de variations internes qu'il peut subir, et celui-ci dépend du nombre de variations externes dont peuvent s’accom- moder ses composants : si, par exemple, un individu de degré n—1 est apte & p variations internes et & kp varia- tions externes (k étant plus grand que 1), Vindividu de degré n sera apte & kp variations internes et & Kp varia~ tions externes, celai de degré n-+1 & Kép variations inter- nes et & Alp variations externes, ete,, & infini. ‘A la limite, P'Univers total apparait ainsi comme Vindi- vidu supréme, celui dont le degré de eomplexité est infini ®, II n'est évidemment pas composé de corps complexes de degré cof, ce qui n’aurait aucun sens: par rapport & Vinfini, tous les degrés finis sont équivalents. Ses parties, ce sont done fous les corps sans exception, quel que soit leur degré de composition; et leur nature est simplement @étre des corps, c'est-dire des combinaisons de mouve- ment et de repos dans I'Etendue. Sa formule F, alors, exprime la proportion de Mouvement et de Repos qui 4 Eth, HL, scolie du lemme 7 aprés la proposition 13. © Ibid, “ Wid. SPINOZA demeure éternellement constante a "échelle de la Nature ®: Sa formule F* correspond au systéme éternel des lois de communication du mouvement qui se déduisent de cette proportion, compte tenu de toutes Jes situations possibles; et, comme il y a une infinité de situations possibles, il y ‘a aussi_ume infinité de lois : la richesse de Vimmuable Facies Totius Universi ® est infinie. Cet Individu total, nayant pas de contexte, ne eroit ni ne déeroit, ne se régé- nére pas, et ne peut subir aucune variation externe ; par contre, il est sujet & une infinité de variations internes ® Vexposant de k, ici, est infini. Et toutes ces variations, bien entendu, se déduisent de sa seule nature, puisque rien nlagit sur lui du dehors : il est uniquement actif, sans aucune trace de passivité: son ¢ équation corpo- relle > est vérifige @ chaque instant et en tous points ®. Cet emboitement des individus & V'infini nous permet @unifier sous un méme concept tout ce que Von entend habituellement par ¢ loi >: lois de la Nature physique, lois biologiques qui caractérisent tel ou tel organisme dit féreneié, lois juridiques qui régissent cette forme parti- culire ‘@individualité qu’est Ia société politique, lois, « morales > propres & Vindividu humain et & la commu- nauté humaine dans son ensemble, ete. Une loi, au pre- mier abord, se présente comme un universel abstrait : comme une maniére d’agir commune a tous les individus, fou a plusieurs individus de méme espéce*; la simple Raison en resle la. Mais ce point de vue, bien que légitime, n’en demeure pas moins superficiel : pour Ia connaissance du troisiéme genre, il n’y a de loi quindividuelle. Certes, 4 « ..servatd semper in omnibus [corporibus] simul, hoe est, in t010"universo eddem ratione motus ad guietem. » (Cotre 325°, GIN, pp. 1837 ©, p. 12) Cf, Jetre 64 (G, t. IV, p. 278; P, p. 1319). @ Ibid, et Eth, I, soolie du lemme 7 aprés Ja proposition 13. ct, asa? i etre SEO sissbaae i “Et quoniam natura universi non est, ut matura sanguinis, timitata sed absotute tatinita, ideo" ab fie. tnfinttae ‘polenta ature, jus pares. infnis odio ‘moderantar, et “nfintas Varlationes pote coguntur, » (Geni, pe t7s B, p 1235) % Dob Vexpression « ab fae infinitce potentiae natura » dans le texte que cite a aote précédente. Ne Legis nomen absolute sumptum significa id, secundum quod wuimquodgue indvvidvaem, vel crmnia’ vel aliquot ejusdem Spectet wena, cademque.certa ac’ determinata ratione agunt. » (PEP, ch. Ws Gt Mit, p. 51: B, pT) 64 VINDIVIDUALITE COMPLEXE ii est bien vrai que, dans individu les parties Cy Co vw Cy ont des propriéiés communes : pour quielles pul Sent former ensemble un méme tout, pour que leurs cona~ tus puissent se conjuguer dans la production d'un méme résultat, il faut que leurs natures respectives s'accordent Togiquement les tines aux autres. TI est bien vrai, égale- ment que, chaque fois qu'une partie de nature C, commu- nique son mouvement & une partie de nature C,, elle le Ini communique selon le rapport Kp; et que, par consé- quent, chaque fois que C, se trouve dans Tétat a, i doit mettre C; dans Pélat ay ete. Un ver intelligent qui vivrait dans le sang humain ne dépasserait pas cette vision des choses : observant la facon dont les particules se transmet~ tent leurs mouvements, il en dégagerait tant bien que mal quelques relations constantes®. Mais ce qu'il ne saurait pas, est que ces relations constantes découlent elles~ mémes de 1a nature globale du tout, En réalité, chaque individu a sa loi fondamentale : sa formule F, qui, jointe Ae son élément matériel, définit son essence singuliére; et @est de cette définition que se déduisent les lois par- tielles (caractérisées par les constantes Ky Ky ete.) qui, secondairement et pour qui n’en posséde pas la clef, peu- vent apparaitre comme des universaux. Les rapports stables ne sont que les conséquenees de V'appartenance de ears supports A une seule et méme structure : ce qui est © Cf. Hexemple du sang et de ses parties : . ‘< Cam motus particularum Iymphac, chyli, etc, invicem pro ratione magnitudins, et figurae ita sé accommodant, ut plane Inter se ‘consentiant, umumque fluidum simul omnes constituent, Gates tanta chs, pp fey pares sarge const ferantur. = ‘(hettre 32 5 G, t. 1, p. 171; P, p. 1235) 5 « Fingamus jam, si placet vermiculum in sanguine vivere qui ‘visu ad discernendas particulas sanguinis, iymphae, etc., Qateret, et ratione ad observandum, quomodo unaquaeque’ parti. tala ce alterius dccursu, vel resilit, vel partem sul motus Communica, etc. » bid.) 3 « nec scire poset, quomodo partes omnes ab universali natura” sanguints ‘moderantur, et ‘invicem, prowt sniversalis atura Sariguinis exigit, se accommodare ‘coguntur, ut ceria atione inter se consentiant, » (Ibid.) B« Lex, quae a necessitate, naturae dependet, ifla est, quae es ipsa veh Futura. sive definitione necessario sequitur. » alae av 6, «Mit. 313 8p. 122) Spinor, ‘aussiot anita, semble Wire Gus les’ lois juriaignes, qi, dependent. de la Bionié Humaine, copstiteent un cas & part’ Mais i precise un dou plas loin quid men est tien, puisque 1a volonté humaine, en Rginitne, est ellomeme une forme particulisre de névessité 55 SPINOZA universel abstrait au niveau des parties est_universel coneret au nivean du tout. Les ¢ lois de Ia Nature », celles qui régissent tous les corps sans exception, ne font elles- memes que manifester Tessence singulitre de Vindiidu total. Mais la réciproque est aussi vraie. Si Vappartenance de plusieurs individus de degré x & un méme individu de degré n -} 1 leur confére des propriétés communes, inver- sement, lorsque plusieurs individus de degré n ont des propriétés commanes (non seulement celles qui caracté~ Tisent tous les modes de V’Etendue, mais d’autres encore, plus particuligres), ils peuvent s'unir en un méme indi- vidu de degré n -- 7: ils forment ensemble une totalité coneréte, soit déja réelle, soit du moins virtuelle. Or toutes les virtualités ne finissent-elles pas par se réaliser? Du seul fait, par exemple, qu’il y a similitude de nature entre les hommes, 1a communauté humaine ne tend-elle pas & exister? Et, par conséquent, ne doit-elle pas néces- sairement exister un jour ou Vautre? Quoi qu'il en soit, une loi générale n'est valable qu’ Vintérieur de la totalité singuliére qu'elle exprime, et dans Ia soule mesure oit cette totalité domine effectivement ses éléments. Si T est détruit, les lois exprimées par Ia formule F* cessent aussitot de s'appliquer. Méme si I n'est pas détruit, elles ne commandent jamsis entiérement ce qui se passe en Ini: elles entrent en concurrence avec un autre déterminisme, qui agit sur I de Textérieur, et qui, en infléchissant leur cours, fait souvent obstacle A leur actualisation hic ef nunc; aussi ne permettent-elles pas, a elles seules, de prédire A coup sir le comportement de 1. Seules sont inviolables les lois de Ia Nature totale, naturelle (bid; G, t, TH, p. 58, liencs 685 P, pp. 7223), En Peal, is Toto’ jutidiques ont des “consequences” nécessaires, Soit (dans Jes" Etats. ten. agencés) dela. seule. nature de ia Societe politique quelles repissent, seit (dans es” Brats mal Fait) ‘ae cette nature et-de certaines causes extérteures. Si Ton Templagait. partes par cives (ou subditt) et sanguints par civ Tall a phiase cites dans la note © sappliquerait parfaitement Stew cas. % Cest ce qui se passe dans Je cas dx sang : « Verum Guia” flrtmac alice causae dantur, quae. foges naturae ‘sanguinis teria’ modo moderantur, et. vicissim illae a Sanguine: Wine ft, i ait motus, altaegue variationes tn sanguine Srantur, quae’ consequuntur non a sola ratione. moius ejus Gartium’ ad invicem, sed a ratione motus, sanguints, et causarian Externaran sire! ad tnvicern. » (Lettre 22 ;°G, t.1V, p. 172 P, p. 1236) 66 SDIVIDUALITE COMPLEXE, dont rien, par définition, ne peut perturber le fonctionne- ment. Celles des modes finis (des étres vivants, de homme, de Ia société, etc.), prises en elles-mémes, ne sont jamais que des régularités tendancielles. Et les chances qu’elles ont de s'imposer sont fonction du degré de complexité de Ja structure dont elles so déduisent : toutes choses égales G'ailleurs, plus ce degré est élevé, plus la marge de va bilité est grande, plus les individus parviennent a se confor- mer it leur équation corporelle. Du corpus simplicissimum, qui ne réussit jamais & suivre sa propre Joi, & MIndividu infini qui y réussit toujours, la gradation est continue, Nous comprenons, & présent, ce que signifie expression quantum in se est®. Toutes choses n'ont pas Ia méme force pour persévérer dans leur étre. Les individus se hiérar- chisent selon Teur puissance d’agir; ou, ce qui revient ‘ou métne, selon leur degré de perfection : ces deux notions Séquivalent, puisque perfection est synonyme de réalité, et réalité d'activité®. : La puissance d'agir naturelle d'un individu, ce point est maintenant clair, dépend en tout premier lieu de son degré de composition. Mais elle dépend aussi, en second lieu, de son degré intégration. Car, si un individu peut étre sujet 2 bean- coup de variations, encore faut-il que ces variations se pussent vraiment en ui, qu’elles Jui arrivent vraiment & iui. Or il n’en est pas toujours ainsi, La formule F, nons Favons vu, ne concerne pas nécessairement tous les mouvements des corps composants. Si la partie C de T a plusieurs mouvements Tj, Ty T's .w» si la partic C, a plusieurs mouvements T 1"; Ty ete, F peut fort bien Se rapporter aux seuls mouvemnents ‘T. Mais elle peut aussi se rapporter a la fois aux mouvements T et T’: I alors, est plus intégré. Si elle se rapporte & la fois aux mouye~ ments T, T* et T”, Lest encore plus intégré, ete. Or, dans Te premier cas, les changements de direction ou de vitesse des mouvements T’ et T* ne sont pas des affections de I: jis intéressent les éléments, mais non pas Ie tout ®. Quand bien méme celui-ci serait extrémement complexe, si la plupart des événements qui se déroulent dans ses parties 2 Eth. 1H, prop. 6. 3 Cf. Eth. V, prop. 40 et démonstration. Cf. Eth If, prop. 24, démonstration. 67 SPINOZA ne constituent pas des modifications de son essence, il ne pourra peut-étre pas, en fant que tout, étre disposé de beau- coup de facons. Dans le deuxiéme cas, au contraire, il le pourra bien davantage, et plus encore dans le troisiéme cas. Toutes choses égales dailleurs, par conséquent, 1 sera @autant plus parfait que son intégration sera plus pous- sée: pour un méme degré de complexits, plus nombreux seront les mouvements concernés par F, plus riche sera le contenu de F’, plus I sera apte A beaucoup d’actions. ILy a ainsi des individus tras intégrés et peu complexes. Par exemple, une pierre : & peu pres tout ce qui se passe en elle concerne sa structure, mais il ne s'y passe A peu prés rien; son essence est done tres pauvre. Inversement, ity a des individus trés complexes et peu intégrés. Par exemple, une société politique : il s'y passe beaucoup de choses, ses possibilités de variation interne lui assurent de trés grandes chances de survie; mais la plupart de ces variations (vie privée, amitiés et antipathies person- nelles, etc. : toutes choses indifférentes aux yeux de la loi) me concernent en atcune fagon sa structure; et cest pourquoi son essence est beaucoup moins parfaite que celle de Yhomme, bien qu'elle ait un degré de composition de plus, Par contre, il y a des individus a Ia fois trés inté- grés et trés complexes : les hommes, en particulier, dont essence, pour cette raison, est extrémement riche. Enfin, Findividu total est A Ia fois totalement intégré (tien de ‘ce qui se passe dans 'Univers n’échappe aux « lois de la Nature >) et infiniment complexe ; sa perfection est done infinie. En. troistéme lien, toutefois, !élément formel entre certainement pour une bonne part dans Ia puissance d’agir de Findividu. A chaque niveau de complexité et d'intégra- tion, une infinité de formules F sont possibles. Mais sans douie n’ont-clles pas toutes le méme rendement : les corps ‘it Te repos lemporte de beaucoup sur le mouvement sont ‘és résistants, mais pon variables; cettx oft le mouvement Pemporte de beaucoup sur le repos sont trés souples, mais bien fragiles. 1 doit done y avoir, & chaque niveau, une formule F optimum (celle, peut-éire, de 1'Univers total) qui définit Vindividu le plas parfait, Tous les hommes, par exemple, ne sont pas également favorisés par Ia nature : plus leur essence singuliére se approche de cette propor- tion privilégiée, plus ils sont aptes & un grand nombre de choses; et nous verrons ce que cela implique. 68 LINDIVIDUALIT. COMPLEXE: Tels sont done les trois eritéres qui permettent de mesu- rer la perfection naturelle d'une essence. Mais ce n'est pas tout. Cette perfection naturelle ne définit qu'un cer- tain nombre de virtualités : la limite maximum qui, dans le meilleur des cas, pent étre atteinte. Sauf pour individu infini, rien ne garantit que ces virtualités s'actualiseront ffectivement. Liadjectif « aple > a deux sens : il concerne, tantét les aptitudes innées, celles que n'exelut pas la constitution biologique de Vindividu, tantot Paptitude & mettre en ceuvre ici et maintenant telle ou telle de ces aptitudes ®, Or cette aptitude conjoneturelle peut varier au cours du temps: par suite de circonstances défavo- Tables, un onganisme assez complexe peut devenir, sans étre détruit, momentanément incapable d'accomplir telle ‘ou telle action qui fait pourtant partie de son équipement; par suite de circonstances plus clémentes, il peut en rede- Xenir capable. Tl y a des affections qui augmentent ow diminuent notre puissance d’agir, méme s'il y en a C’autres qui ne la renforcent ni ne l'affaiblissent *. Spinoza, pour appuyer ce postulat 1 du livre Ul, se fonde uniquement sur les lemmes 5 et 7 qui suivent la proposition 13 du livre II, Iaissant de cdté les lemmes 4 et 6. Et cela se comprend fort bien, car les premiers permet- tent de saisir d’emblée ce qu'il veut dire, alors que les seconds peuvent toujours préter A discussion. 11 est immé- diatement évident que la croissance nous donne les moyens de mener & bien certaines actions qui, auparavant, étaient inexécutables : action Ay par exemple, qui, lorsque nous Gtions trop petits, ne parvenait pas A produire dans le monde extérieur Ia modification M, (ni, par conséquent, 4 se dérouler elle-méme jusqu’au bout), y réussit & partir du moment of nous atteignons une cerlaine taille, car elle met en cuvre une quantité plus grande de mouvement; inversement, In déerépitude rend inefficaces certaines actions qui, jusqu’alors, s'accomplissaient avec suecés. Par contre, il est immédiatement évident qu'une variation cexterne, si elle ne retentit pas sur ce qui se passe en nous, augmente ni ne diminue nos pouvoirs. © ta proposition 14 du tive If, par exemple, Temple au premige cre La proposition $6 du livre IV Templofe att second Bene Ee Sclie dein proposition 39 du fire V Temples succec Seige Gang ea dean seat? dabord Ie, premfer (6, 1 SSBB ne 10, pais Le second (Iba, goes 2 Bik, TH, postlat 3s ‘et 28). spixoza Mais cette vérité ne concerne pas uniquement ces deux sortes de variations. Elle vaut aussi pour la régénération i y a de bons et de mauvais aliments. Et elle vaut aussi pour les variations internes. Si, au moment oit nous sommes déterminés A I'action A, celle-ci se trouve inflé- chie dans notre organe C; par une cause extérieure x; qui Ia transforme en une affection passive P,, cette affection P, nous éloignera de notre niveau d’actualisation opti- mum : Cy par exemple, aura plus de mouvement que ne Jui on assignait notre équation corporelle (chaleur exces- sive); ou, att contraire, pas assez de mouvement (froid) ®; ou bien encore, son mouvement T, empruntera un eireuit trop eompliqué ou trop direct poar se communiquer & Cy etc. De toute facon, en nous tendant provisoirement inaptes & A, P, diminuera notre puissance d’agir. Par la-méme, elle contrariera notre conatus®: alors que nous tendions fonctionner de la fagon la plus simple possible fen nous conformant & nos seules Icis, son apparition fera obstacle & notre effort; nous Iui résisterons done, aussi Tongtemps du moins que nous resterons déterminés & Ay: et ce conflit aura pour résultat Faction A,, qui rétablirait Véquilibre si elle n’était clle-méme infléchie par Venvi- ronnement. Par contre, si une autre cause extéricure x’, prend la place de x, et compense affection P, par une affection P', de sens contraire, nous redeviendrons capa- bles, ou moins ineapables, daccomplir Vaction Ay; cela ne s‘expliquera pas, il est vrai, par notre seule nature, mais du moins nous rapprocherons-nous effeetivement de notre niveau optimum : notre puissance d’agir augmen- tera. Par li-méme, P', favorisera notre conatus®: elle nous aidera, comme nous y tencions naturellement, a nous conformer & notre équation corporelle; du seul fait que nous serons plus déterminés & A, qu’auparavant, par conséquent, nous nous efforeerons de rester dans le méme Ammo, be Fone mais, 138 66, 1 BOs P, p. 130). 7 a singe minuere, mi juvare quaugere t Taire, obstacle A notre puissance c'est en augmenter Iefficacité. Le couple augere-minuere, sans aucun changement de sens, est employé, tantét seul (Eth, TI, postulat 1), tant6t accompagné du le juvare-coércere (Eth. it lation poms iit sth ce ih a op een © Cf, note 63. LINDIVIDUALITE COMPLEXE état — tel le jet d'eau, qui, du seul fait de son propre jaillissement, tend a maintenir ouverte Ja fissure par laquelle il passe. Enfin, si une troisitme cause x”, produit en C; une affection P”, qui infléchit A, dans un autre sens, mais ni plus ni moins que les précédentes, notre puis- sance d'agir ne s’accroitra ni ne décrottra, et nous ne répondrons ni positivement ni négativement & cette varia- tion nouvelle. Mais ces fluctuations ne sont possibles que chez les aires dont la marge de variabilité naturelle est assez large. Plus tne essence est riche, plus nombreuses sont les conséquences qui s’en déduisent, plus elle peut se per- mettre d’en actualiser plus ou moins; plus une essence est riche, plus grande est la distance entre son niveau @actualisation optimum et le seuil minimum en decd Guquel la moindre affection défavorable compromettrait ‘son existence dans Ia durée. Seuls les individus naturel- Tement trés parfails se perfectionnent au cours du temps. Non pas les plus parfaits, bien entendu ; la puissance dagir de TIndividu total ne change pas. Mais, dans Ventre~ deux, il y a "homme. Cf, Eth. 11, prop. 37, démonstration. chapitre 4 vers V’unification interne: individualité consciente et univers intériorisé Aprés ce détour, organisation des modes de la Pensée devient plus claire De méme que les corps se hiérarchisent selon leur puissance dagir, de méme, conformément au parallélisme, les ames doivent se hiérarchiser selon leur puissance de penser : toutes choses sont animées, mais & des degrés divers’, Or, nous I'avons vu, la puissance d’agir dun corps se présente sous deux aspects : variabilité et autonomie. La puissance de penser d'une ame doit done stanalyser selon deux composantes analogues. D'une part, plus un corps est capable dagir et de patir de plusieurs facons & la fois, plus Pame de ce corps est capable de percevoir un grand nombre de choses & Ja fois? D’autre part, plus les actions d’un corps dépendent de ce corps seul, moins les corps extérieurs concourent leur déclen- chement, plus lame de ce corps est apte & former des idées qui se comprennent par sa seule nature : c'est-d-dire des idées adéquates, ou complttes, qui contiennent en elles-mémes tout ce qui est nécessaire a leur entiére intel- lection, Mais, nous lavons vu aussi, ces deux aspects de Ja puissance d’agir ne sont pas indépendants I'un de Yau~ tre: plus un corps est apte & beaucoup de variations, plus i y a de chances pour que sa conduite s'explique par le seul jeu des lois qui le caractérisent en propre. Les ames, 1 « Omnia, quamvis diversis gradibus, enimata tamen sunt. » (Gut He prop. 1, soolie | G, © HL, p99; P, B. 423) Pe ..quo Corpus atiguod reliquis aptius stad plura_ simul age te ute Zo" ets Mens. reiguis eplior ost ad plarasrnulpeveipienduy. » (bid. ; G, t. If, p. 973 P, p. 424.) 3 « ef quo wnlus corporis actiones magis ab ipso solo dent, i°quio minus alia Corpora cum eoders in conser Font, 60 Gus mens aptior ext ad distcte inteligendum. » (Ibid) 63 SPIXOzA par conséquent, doivent se trouver dans la méme situa- tion : plus large est leur champ de conscience, plus grandes sont leurs chances d'accéder & la connaissance claire et distincte. Et cette probabilité eroissante, & partir d'un seuil déterminé, deviendra réalité : Jes Ames des corps dont e degré de perfection est assez élevé pourront, en partic su moins, intérioriser Univers en en reconstruisant men- talement Pordonnance; grice & quoi elles communieront en une seule et méme vérité. L'unification externe des modes de 'Etendue rend possible, du edté de la Pensée, une unification interne, Etre conscient d'une chose, ou la percevoir, c'est avoir Vidée de cette chose’. Mais Ame, qui est une idée, ne peut « avoir » d'autres idées que si elle les contient en elle, Une idée n'est done consciente que dans Ia mesure oit elle est intérieurement différencife : si Vidée d’un objet X contient les idées des événements A, B et C qui arrivent aX, elle aura conscience de A, B et C; et cela d’autant plus que les idées de A, B et C se distingueront plus nette- ment les unes des autres. Mais V'idée de X me sera pas nécessairement consciente de X en tant que tel, sinon par Yintermédiaire des idées de A, Bet C!; « etre une idée » ne signifie pas encore « avoir cette idée ». Elle ne perce- ra que ce qui se passe dans X, s'il ey passe quelque Or quel objet l'ame exprime-t-elle? D'une part, nous Je savons déja, elle est Tidée dun corps existant en acte?. D’autre part, Spinoza nous Vapprend maintenant, elle est aussi idée de soi. Il y a, en Dieu, une idée de tous les modes de tous les Altributs, y compris des modes de la Pensée'; il y a done, en Dieu, une idée de Pesprit humain®, Et cette idée de ’ame, étant unie & I’'ame comme celle-ci est unie & son objet, forme avec elle une seule et méme chose ®, Mais il s'agit, cette fois, d'une seule et 4 Cf,, par exemple, Eth. I, prop. 12, 5 Cf. Eth. II, prop. 19. CE, Buh If, prop. 12. 1 Eth. WL, prop. 13. 4 Eth, Il, prop. 20, demonstration, 9 Eth. IL, prop. 20. © Eth. M1, prop. 21. 4 LINDIVIDUALITE CONSCIENTE, méme chose sans restriction, puisque Mune et Vautre sont comprises sous le méme Attribut'™ : Tidée de lidée n’est rien dautre que I'idée en tant que celle-ci se réfléchit elle méme. L’ame n'a done conscience que de ce qui arrive & ‘son corps, et de ce qui lui arrive 4 elle-méme en tant qu’elle pergoit les événements dont ce dernier est le thédire : des affections de son corps et, réflexivement, des idées de ces affections 2. Mais il peut se passer, dans un corps, plus ou moins de choses, selon le nombre et 'ampleur des variations non~ destructrices qu'il est capable de supporter. Et celles-ci, rappelons-le, dépendent de son degré de complexité et d'in- tsgration, ainsi que du rendement de sa formule F ; cest-’- dire, finalement, de Ia richesse de son essence. C’est done de cela aussi que dépend le degré de conscience de son esprit. A un corps simple, ou & un corps complexe mais peu intégré, ou 4 un corps bien intégré mais peu complexe, Correspond une fime inconsciente ou quasi-inconsciente + ‘méme si des modifications Tui adviennent (en fait, il y en ‘2 toujours), elles sont trop faibles, trop peu nombreuses et trop pew distinctes les unes des autres pour étre per- {ques netlement. Par contre, un corps & Ia fois trés complexe et trés intégré est sujet & beaucoup de modifications ‘simultanées; certaines d'entre elles, alors, peuvent se déta- cher fortement sur la toile de fond constituée par les fautres affections et par ce qui, dans le corps, demeure immuable; Tame d'un tel corps est done consciente, en méme temps que consciente de soi, et cela d’autant plus que son contenu est plus varié. Quand, préci conscience apparait-elle? Spinoza n’en sait rien simplement que la pierre n'est pas consclente®, alors que les animaux le sont; le cas intermédiaire des plantes est passé sous silence. Mais ce qui est certain, c'est que la chaine est continue. Or, dans cette hiérarchie, nous occupons un rang élové. Car le corps humain est un individu tres complexe, composé d'un trés grand nombre d’individus tres 13.44 ; P, p. 1308). Cf. infra, tire, » SPINOZA, complexes; il est sujet, par Reméme, & un tds grand nombre de variations internes * et régénératrices *; il est capable, par conséquent, de mouvoir et de disposer les corps extérienrs d'un trés grand nombre de fagons#. L'ime humaine, dans ces conditions, est apte a percevoir beaucoup de choses®. Quoi exactement? Voila qui se congoit sans peine, Pulsque une affection passive découle la fois de la nature de notre corps et de celle du corps extérieur qui nous affecte®, son idée enveloppe & la fois ces deux natures. Notre Ame, dés lors, doit pereevoir, non seulement son propre corps, mais tout ce qui, direc tement ou indirectement, agit sur Iui®. Sans doute ces perceptions ne nous livrent-elles pas nécessairement la table structure des choses : elles nous indiquent plutét l'état de notre corps que les propriétés réelles des objets environnants, Mais du moins nous font-elles ressentir existence hie et nunc de ces objets : aussi loug- temps que le corps humain subit ue affection qui, enve- loppe la nature de tel ou tel corps extérieur, esprit humain considére ce dernier comme présent*, Appelons images ce gente d’affections corporelles, et imagination la conscience qu’en prend notre ame, Mais il y a plus. Le corps humain n'est pas seulement trés composé, il est aussi trés diversifé ; certaines de ses parties sont dures, d'autres sont fluides, d’autres sont molles®; sa formule F, qui wimplique ni prédominance excessive du mouvement sur le repos ni prédominance excessive du repos sur Ie mouvement, se rapproche sans doute de 1a proportion optimum. D’oit une conséquence importante : lorsqu’une partie fluide est déterminée par lun corps extérieur & heurter souvent une partie molle, Eth II, postulat 1 aprés la proposition 13. % Eth. If, postulat 3 aprés Ia proposition 13, 1 Eth. II, postulat 4 aprés la proposition 13. % Eth, U1, postulat 6 aprés la proposition 13. » Eth, Il, prop. 14. % Eth. If, prop, 16, démonstration, 4 Eth. M1, prop. 16. 2 [bid., coroll, 1. ® Ibid, coroll. 2. % Eth, U, prop. 17. % Ib, scolie. % Eth, Il, postulat 2 aprés la proposition 13. LIINDIVIDUALITE CONSCTENTE elle en change Ia surface, imprimant en nous Ia trace de ‘ec corps extérieur; et les modifications imposées & un corps mou sont relativement durables. Ainsi pouvons-nous imaginer les choses en Ieur absence: alors, mais alors seulement, elles nous apparaissent comme des choses, qui Subsistent indépendamment de nous sans s’évanouir lorsque nous en détournons notre regard; la notion objet se constitue, Certes, ces traces peuvent étre brouillées par d'autres traces. Mais Vassociation par contiguité tes ressuscite : si nous avons percu ensemble deux objets A et B, et si, par la suite, nous percevons de nouveau A, notre corps se retrouvera dans In situation qui Gait la sienne au moment oit nous avions pergu cet objet pour la premiére fois; il sera done affecté simultané- ment de ces deux modifications ®, et nous imaginerons & nouvean B, ‘Tele est la mémoire ®, qui met & notre dispo- sition un capital d'idées, sinon illimité, du moins prati- quement inépuisable. La puissance de penser de notre esprit est done tres geande : notre champ perceptif, contrairement 2 celui fies ¢ Ames » plus rudimentaires, déborde largement instant présent ; loin de toujours rester polarisés sur Vimmédiat, nous avons Je pouvoir de retenir les impres- sions passées et d'imaginer 'avenir en fonction de notre expérience. Encore faut-il, bien entendu, que le monde estéricur s'y préte: si notre milieu était uniforme et invariable, ou s'il nous infligeait chaque instant une affection assez violente pour que toutes les autres, par rapport a elle, me constituent plus qu'un arriére-fond indistinct, notre ame, réduite au monoidéisme, retombe- rait dans tne somnolence & laquelle sa nature ne 1a pré- disposait pourtant pas. Mais lessentiel est que nous ne sommes pas voués A la torpeur: notre degré de cons cionee et d’auto-conscience, déja trés élevé au départ, peut encore s’accroitre dans une mesure considérable. 7 Eth, 11, postulat 5 aprés Ia proposition 13. % Eth, Ul, prop. 17, cotoll. Eth, I, prop. 18, démonstration, » Ibid, 4 Eth, I, prop. 18. 2 Ibid., soalie. or SPINOZA. Malheureusement, ce qui explique l'apparition de Ia conscience rend compte, en méme temps, du caractére ina- déquat de cette conscience. Liime est Pidée du corps existant en acte. Mais elle n'a pas Vidée du corps existant en acte: cette idée, c'est Dieu qui Ya; et il Pa dans la seule mesure oft il a aussi es idées des causes extérieures qui font exister notre corps, puis des causes de ces causes, ete» & linfini L’ame, en tant que telle, ne connait done pas le corps *, Pourtant, elle le connait par un autre biais: grace aux événements qui lui artivent. Puisque elle a les idées des affections du corps, et puisque ces idées enveloppent la nature du corps, elle pergoit le corps en percevant ces affections *: tel est le seul moyen qui Ini soit donné de prendre conscience de son objet *. Pour la méme raison, elle ne se pergoit elle-méme qu’en percevant. réflexivement les idées des affections du corps: tel est le seul moyen qui Ini soit donné daccéder & la conscience de sol. Mais s'agit-il 14 d'une connaissance claire ct distinete ? Non, sans aucun doute. Car une affection corporelle, considé- rée isolément, n’enveloppe pas la nature du corps dans son intégralité : outre cette modification particuliére, nous pouvons aussi étre affectés d'un trés grand nombre d’au- tres fagons*. L’idée de cette affection n’exprime done qu’en partie la nature du corps humain lui-méme : elle ne nous le fait pas connaitre adéquatement®. Pour la méme raison, Pidée de cette idée ne nous fait pas connai- tre adéquatement notre propre esprit *. Gela signifie-t-il que toute connaissance vraie de notre corps et de notre esprit soit impossible ? En droit, pas nécessairement. Car une affection n'est jamais seule nous en percevons un trés grand nombre, et nous nous souvenons de celles que nous avons pergues auparavant. Si, par conséquent, les événements qui se déroulent en nous s'expliquaient par notre seule nalure, nous pour- 3 Eth. II, prop, 19, démonstration. % Ibid, % Ibid, % Eth, I, prop. 19. 3 Eth, WL, prop. 23, % Eth Ti, prop. 27, démonstration. & Eth, UL, prop. 27. © Eth, IL, prop. 23. 68 LINDIVIDUALITE CONSCIENTE, tions, en les tolalisani, comprendre cette méme nature. Si notre corps fonetionnait 4 son niveau d’actualisation optimum, si tout co qu'il faisait vérifiait l’équation théo- rique qui se déduit de sa formule F’, Vordonnance de ses affections serait expression adéquate de son essence : celle-ci transparaitrait dans sa maniére d'exister hic et nunc ; dans le corps existant en acte, I'essence du corps se délacherait nettement, comme une figure se détache sur un fond. Par li-méme, I'ame, idée du corps existant fea acte, aurait explicitement l'idée de Vessence du corps : nous saurions vraiment co que nous sommes, car nous agirions selon ce que nous sommes vraiment. Mais il n’en est pas ainsi, du moins an départ : notre corps, en réalité, existe que déformé par les causes extérieures qui le sou- tiennent, si bien déformé qu'il en devient méconnaissable; Yenchainement désordonné de ses affections ne nous per- met pas de reconstituer sa loi interne. Sa structure est 14, fen permanence ; mais elle n’émerge pas, camouflée qu'elle est sous Tafilux des déterminations qui lui viennent de Yenvironnement. L'idée vraic de sa structure n'émerge donc pas dans notre esprit : elle est la, elle aussi, mais & notre inst, brouillée par une imagination chaotique qui Ja recouvre en chacun de ses points. Mais ne pourrions-nous pas la dégager indirectement ? Les idées des alfections du corps, outre la nature du corps, enveloppent la nature des corps extérieurs qui nous affectent et celle des parties par ol nous sommes affectés #, Si elles nous faisaient connaitre adéquatement ‘ces corps extérieurs et ces parties, ne nous serait-il pas possible, en analysant le résidu qui subsisterait, de décou- Yrir ce que nous sommes ? Certes. Mais, précisément, elles ne le font pas, D'une part, elle n'enveloppent nullement ja connaissance adéquate des corps extérieurs® : elles ne nous les font percevoir que trés partiellement, dans Ja seule mesure oi ils agissent sur nous par tel ou tel de Jeurs mouvements ®; Pour le reste, ils nous échappent. Liidée compléte d'un objet situé hors de nous n’est en aucune facon dans notre esprit : elle est en Dieu en tant quil a Tidée d'une autre chose singuliére existant en dete“. Et, d'autre part, nous mavons pas non plus la 4 Eth, U1, prop. 28, démonstration. © Eth. I, prop. 25. © Tbid,, démonstration. « Ibid, 6 srIsozs connaissance adéquate des parties de notre corps: celles-ci ne nous affectent que dans la mesure ot elles se communiquent mutuellement ceux d'entre leurs mouve- ments qui interviennent dans nos formules F et F"; mais elles peuvent, en dehors de cela, exéeuter beaucoup d'au~ tres mouvements, qui ne coneernert en rien notre struc ture ; leurs idées complites, elles non plus, ne sont donc pas intérieures & Vesprit humain ; seul un ‘individu tota- Jement intégré pourrait en avoir d’emblée une entiére intellection, L'idée de une queleonque de ces affections, par conséquent, ne nous livre pas le secret de son origine prise en elle-méme, elle ne contieat rien qui nous per~ mette de déterminer ce qu’elle nous doit et ce qu’elte d 8 environnement eut-elle, du moins, nous faite comprendre le méca- aia St teeny, tas te comprente eM tout a fait impossible : comment comprendrions-nous ce dont nous ignorons les causes? Les idées de limagin: tion, conclusions séparées de leurs prémisses , ne posse @ent_pas en elles-mémes lour raison d’étre ; celle-ci, on partie au moins, est ailleurs : dans d’antres idées, qui n'appartiennent ‘pas A notre esprit. Idées mutilées et incompletes, elles sont nécessairement confuses ®. Et il en va de méme, bien entendu, des idées de leurs idées * Lorsque nous percevons les choses selon Tordre commun de la Nature, nous ne comnaissons done adéqua- tement ni notre esprit, mi notre corps, ni les corps qui nous entourent® Manipulés par les causes extérieures selon le hasard des rencontres, nous me comprenons ni ce que nous sommes ni ce que nous faisons : notre esprit est passif, au méme titre que notre corps, puisqu'll n'est pas la cause entiére des pensées qui surgissent en 1ui 3. Situation, en un sens, indépassable : comment éviter @'étre modifiés par un Univers qui nous englobe®?... Bt Eth, UL, prop. 24. * Ibid, démonstration. © Eth. I, prop. 28, démonstration. “ Bid, © Eth. UL, prop. 28. ® Ibid, scalie, 4 Eth. IL, prop. 29, corcllaire. ® Eth, I, prop. 1. 8 CE. Eth, 1V, prop. 4. 70 UINDIVIDUALITIE CONSCTENTE: pourtant, il y a bien quelgue chose d'adéquat dans cha- une de nos idées confuses : quelque chose qui, du fait Ge leur multiplicité méme, doit apparaltre assez fréquem- ment au grand jour et nous ouvrir le chemin du vrai. Car il y a, dans chacune de nos modifications corpo- relles, quelque chose qui se concoit par notre seule nature. Tous les corps ont des propriétés communes : tous, sont des modes de 'Biendue; tous participent & la fois du mouvement et du repos, & des degrés divers selon leur vitesse ow leur Ienteur, enveloppant ainsi In nature du Mode infini immédiat : tous sont agencés de facon & se conformer & la Joi fondamentale de la communication du mouvement, enveloppant ainsi la nature du Mode infini médiat. Cettes, ces propriétés communes n’appartiennent 4 Pessence d’aucun corps en particulier ; mais du moins sont-elles également dans le tout et dans les parties de chaque chose, qu'il s‘agisse de I'Individu total, des indi- vidus complexes de quelque degré que ce soit ou des corpora simplicissima. Ftant tout entigres présentes dans notre corps et dans nfimporte laquelle de ses affections, elles ne peuvent donc étre coneues qu'adéquatement Si elles sont concues, bien entendu. Et pour qu’elles le soient, encore faut-il que certaines conditions soient réunies. Car, si elles sont impliquées dans chacune de nos affections, elles ne s’y manifestent jamais & état pur: ous ne sommes pas affectés par W'étendue en tant que telle, ni par le monvernent et le repos en tant que tels, mais par des combinaisons particuliéres de mouvement et de repos, qui, elles, ne se comprennent pas par nos seules lois ; adéquat, dans nos perceptions, est mélé & Vinadé- qual, et c'est A nous de Ven dégager. Mais comment notce esprit Yen dégagerait-il si notre corps Iui-méme ne s’y prétait? Si nous n'imaginions qu'une seule chose 4 la fois, cette opération serait exelue : rien ne nous inciterait a séparer, par exemple, V'étendue de Ia couleur. Si nous nimaginions que peu. de choses & la fois, ou des choses trés peu distinctes les unes des autres, ce serait également impossible. L’animal, en un sens, posséde les notions S Eth, 1, lemme II apres 1a proposition 13. % Eth. 1, prop. 37. % Id. 51 Eth, Il, prop. 38. n ‘SPINOZA, communes ; mais il ne les posséde qu'implicitement, sans pouvoir les extraire de leur conterte. Chez ’homme, au contraire, Vimplicite devient expticite. Car le corps humain, lui, est capable de retenir simultanément un trés grand nombre d'impressions nettes ; par li-méme, dans le champ de ses images, une structure figure — fond apparait : de Ja multiplicité de ces affections bien contrastées, le déno- minateur commun émerge. Non pas toujours, certes : si notre milieu est trop pauvre, ou s'il est assez déséquilibré pour produire en nous une affection qui éclipse toutes les autres, cette ségrégation ne s'opérera pas. Mais du moins les propriétés communes des chores passent-elles assez souvent au premier plan dans notre corps. Notre esprit, alors, Jes congoit séparément : percevant les dissemblan- ‘ces et les oppositions, il percoit, du méme coup, les véri- tables invariants qui s’en détechent®. Les notions communes, on le voit, sont exactement le contraire des universaux illusoires : coux-ci ne $2 forment qu'en raison de notre impuissance & imaginer distinctement un trop grand nombre de choses & la fois; colles-IA ne se for- ment que dans la mesure oi nous avons conscience des différences individuelles ; elles manifestent notre puis- sance de penser, non ses limites. Pourquoi cette eapacité ‘est-elle le privilége de Phomme, alors que les animaux supé= rieurs en sont privés? Spinoza ne saurait le dire : les connaissances biologiques Iui font défaut. Mais il pose, comme allant de soi, que "homme est le seul étre fini & avoir un corps suffisamment complexe et suffisamment intégré pour que Jes notions communes puissent transpa- aitre dans son ame. Aussi ces notions sont-elles commu- nes 4 tous les hommes ®, et & eux seuls. Mais, en plus des notions communes, il y a aussi d’au- tres idées qui doivent étre adéquates dans notre esprit Pour qu’une propriété fasse l'objet d'un concept clair, il suffit qu'elle soit commune & notre corps et & certains corps extérieurs, quelle se retrouve & la fois dans le tout et dans les parties de chacun de ces corps extérieurs, et 4 « quotes, inteme, ex co scillee, quod res plures simul contenipilt, asturmifater £4 ‘cninto® Snort, Fenttas? et “oppaghanias inisligendin,” fun rar eave, et lite confer» (Eth. TL, prop. 29, scolie.) » Eth. 1, prop. 4, scale 1. © Eth, II, prop. 38, coroll. 2 LINDIVIDUALITE CONSCIENTE. que ces corps extérieurs nous affectent habituellement *. Or ily a des propriéiés qui, sans étre communes & tous les corps sans exception, satisfont pourtant aux deux pre mitres de ces conditions ; et il y a des corps qui, possé- Gant ces propriétés, satisfont la troisiéme. Supposons que les corps d'une certaine ospéce X soient naturelle- ment sujets & un cerlain mouvement global A (translation, rotation, etc.). Supposons que notre corps, Iui aussi, soit capable @accomplir Ie méme mouvement A; que A fasse partie des actions auxquelles notre constitution biologique nous Tend aptes. Dans ce cas, la propriété A sera tout entigre présente aussi bien dans notre corps qu’en chacun de ces corps X et en n'importe laquelle de leurs parties : elle se concevra, indifféremment, par notre seule mature aussi bien que par leur seule nature ®. Supposons main- tenant que l'un quelconque de ces corps X, soit X;, nous affecte d'une certaine fagon. Que X; agisse sur nous dans sa totalité ou par Pune seulement de ses parties, et quelle que soit cette partie, notre affection, par hypothése, enve- loppera Ia propriété A; la conscience que nous aurons de cette affection enveloppera done une idée de A ; et, puisque ‘A sera entiérement présente en nous, cette idée que nous fen aurons ne pourra étre qu’adéquate®. Enfin, si X agit ensuite sur nous par plusieurs autres de ses’ parties, si @autres corps X (Xp Xy Xp ete.) nous alfectent A leur tour, si nous retenons bien ces diverses impressions, Pidée adéquate de A, parce qu'elle figurera dans une multitude de conlextes dont elle constituera Vinvariant, se détachera nettement dans notre fme: nous formerons de A un ‘eoncept clair et distinct. Ainsi, lorsque notre champ per- ceptif est équilibré et riche, des expériences bien conduites peuvent-elles nous permettre d’augmenter notre stock didées vraies : Je monde extérieur, interrogé comme il convient, nous révéle & nous-mémes en nous offrant un reflet de nous-mémes. A des degeés divers, cependant. Tout dépend de nos aptitudes : si nous pouvons accomplir une action A, nous pourrons, le cas échéant, concevoir clairemment les mouve~ ments globaux de type A qui se produisent hors de nous ; si nous pouvons accomplir une autre action B, nous pour- © Eth, TL, prop. 39. © [bid, démonstration. © Wid. SPINOZS rons aussi concevoir les mouvements globaux de ty "titans et bod Sot Gs sue ocr pair oo coup de choses: il forme assez facilement Vidée claire de la ligne droite ou du cerele, par exemple, parce qu'il peut effectuer Ini-méme des translations et des rotations. Te Sccnin Rorsmes sot pn ae pean a eas mult cl un seal of meses here pone opie ee papas tein ful pa penionee oie inves 4 un grand nombre d’actions, plus nombreuses sont les opel qua mate corps pono ene te tres corps, plus nos affections (et les conduites qu’elles déclenchent) s’expliquent par notre seule nature, plus hous sommes aptcs Sconce un gun nombre de ees Mdcqustement nce ae foe, Scab ot anne a Au départ, ces idées claires se présentent en orc disperse fans notre esprit! Idée de Pétendue idee deta igs droite ie du moutomont, abe i oe, Ste tot se cere spleens foupaos tats one ame percept demeue cous af nckes nou ne Seine ‘ons pas dans Ia torpeur, rien ne nous empéche, en droit, de faire fructifier ce capital initial. De nos idées adé& quates se déduisent d'autres idées qui, eTles aussi, sont Uicsesutenneat. wheqoctan ss Post pont es ae ek Soarccal en eoubeant sluseats “ootepte hose Sontrulans dauter consupts "Bios pan aos des ane nous possédions 4 Porigine, nous pouvons fort bien les smneaind Rastis Gatien Tass fies Singer see possédions par ailleurs. Le cerele, d’abord concu statique- ment comme le lieu des points équidistants d'un méme Gentte ne concolt enstta endgame pee rolaion fan toguat do drole 1s cegniet do tie, ton ter se congoit génétiquement par Ia translation d'un point #, qui elle-méme se concoit par la seule notion commune du mouvement ®, qui elle-méme se coneoit par 1a seule notion « Hine sequitur, quod Mens eo aptior est ad plura adaequate pereipienduin, quod efus corpus plura Iubet cum alils corpord Seton Et on Sera A Ns Conportis ‘© Conventionnellement, nous employoas une minuscule lorsque nous parlons de Vetenduepropriete commune, et une. majuscu Torsque nous peclons de PEtenducAttbut. ” ve ‘Eth. UL, prop. 40 CE FRE, §§ 956 (K, p. 9; G, 1, I, p. 35; P, pp, 1912), Ck TRE, § 108, 1M (kp. 9; 6, 1» 39; 9.180, “4 LINDIVIDUALITE CONSCIEN'TE commune de I'étendue®. A la limite, toutes nos idées adé quates formeront un systéme unique, dont unique point de départ sera constitué par cette derniére. Quol est équivalent corporel de cette déduction ration- nelle? Spinoza nous Vindique, mais setllement au début du livre V: dans la mesure oit notre esprit a Te pouvoir de déduire ses idées les unes des autres, notre corps, lui aussi, a le pouvoir @enchainer ses affections on un ordre intelligible. Et cela se comprend fort bien. Les images corporelles, d'une fagon générale, s'associent toujours selon la loi de contiguité. Mais il y a contiguité et conti- guité ; si nos associations, le plus souvent, sont empiri- Gues, elles peuvent aussi étre logiques ; tout dépend de ee qui, dans mos images, leur sert de fill conducteur. image d’un cerele rouge, si aspect « rouge > est au pre~ mier plan, peut évoquer Pimage du sang, qui évoque elle- iméme des images de guerre. Mais, si c'est 'aspect « cer- cle » qui se trouve au premier plan, la méme image peut Sassocier 4 celle de la rotation d'un segment de droites puis cette derniére, si son aspect gométrique reste Ega- Tement au premier plan, peut s'associer, & son tour, & celle de la transtation d'un point, etc. Or c'est bien cela ‘qui doit se passer ici. Ce qui correspond, dans notre corps, une idée claire et distincte, ce n'est pas une image par ticuliére ; c'est un certain aspect d’une ou plusieurs de nos images, celui-la méme qui se concoit par notre seule nature physique. Lorsque nos idées adéquates émergent dans notre esprit, ce sont ces aspects-1a qui émergent dans notre corps. Lorsque mos idées adéquates s’enchainent les fines aux autres, par conséquent, ce sont ces aspects-l& qui doivent s'enchainer les uns” aux autres, entrainant avee eux les autres aspects qui leur sont Tiés empirique- ment. Chaque image, prise & part, est évidemment passive : le cercle reste rouge, ou noir sur blanc, et ces couleurs Sexpliquent par la conjonction de notre nature et de celle Ge corps inadéquatement percus. Mais ce ne sont pas les couleurs qui commandent association: ordre dans Tequel ces images se combinent et se succédent (segment de droite 4 rotation —> cercle), abstraction faite du contenu matériel de ses éléments, se comprend, lui, par ® Ibid., Spinoza, ici, appelle Vétendue « quantité >. 1 Qu « conforme a Ventendement » (« ad intellectum »). Cf. Eth. V, prop. 10, démonstration. 7B srIsoza Ia seule nature de notre corps, comme Yordre de ta dédue- tion se comprend par Ia seule nature de notre esprit. Allons plus loin. Toute image déclenche une action. Or, lorsque nos images s’enchainent de facon intelligible, les actions qui en résultent doivent s‘enchainer, elles aussi, en un ordre logique rigoureux: elles forment, toutes ensemble, une opérition technique eohérente, done parfai- tement efficace; une opération par laquelle, au lien de nous adapter au monde selon le hasard des rencontres, nous transformons méthodiquemen: notre milien en I'adap- tant & nos besoins. Crest 1a une conduite active, puisque Je systéme d'images qui la provoque peut lui-méme élre considéré comme une actions: nous en sommes la cause adéquate. Sans doute ce systéme dactions m’abou- tira-til pas nécessairement 4 une transformation réelle de notre environnement extérieur. Mais du moins ébau- cherons-nous le processus, Lorsque nous construisons le concept de cerele, notre corps esquisse, ne seraitce que de fagon imperceptible, 1a série des gestes par lesquels nous pourrions, le eas éhéant, fabriquer un objet circu- laire : ceux-la méme qu’exprime idéalement Ia définition génétique de cet objet. Et ces gestes, si le besoin s’en fait sentir, se prolongeront en une fabrieation technique réelle. En définitive, done, toute déduction rationnelle a pour corrélat physique un comportement technique esquissé ou effectif, par lequel, virtuellement ou réellement, nous devenons maitres et’ possesseurs d’ane partie de la Nature. Et notre pouvoir de déduire, c'esi-i-dire de reconstruire mentalement certains objets, s‘étend exactement jusqu’oi s'étend le pouvoir qu’a notre corps de construire ces mémes objets en combinant dans tel ou tel ordre es actions aux- quelles il est apte. Nous connaissons clairement ce que notre corps « sait > faire®. ‘Au point ott nous en sommes, cette connaissance est abstraite. Le point de départ de la Raison, ce sont les De méme que toute action, considérée en elloméme, est active, mais que ordre, de nos’ actions peut etre passif, de méme toute image, considérée en elle meme, est passive, mais Yordre de nos images peut étre actif. Lordre de nos actions est actif lorsque Yordre des images qui déclenchent ces actions est lubiéme actif; dans le cas contraire, cestadire le plus souvent, il est passif ; mais la premitre éventualité nest mille: ment exelue en droit. 7 M, Zac, commentant le § 31 du Traité de la Réforme de VEntendement, développe une idée anclogue (L'idée de vie dans a philosophie’ de Spinoza, pp. 110-1). 76 VINDIVIDUALITE CONSCIENTE, notions communes : Vétendue mvest pas encore congue comme un Attribut de Dieu, mais seulement comme la tri- dimensionalité qui caraetérise tous les corps sans excep- tion; son aspect naturant reste dans Yombre. Le point Warrivée, ce sont encore des propriétés générales, méme ssi elles Ie sont de moins en moins : la Raison ne connalt les étres concrets qu’en leur appliquant, de Vextérieur, les vérités universelles qu'elle a déduites. Parallélement, les systémes d'images et d'actions qui lui correspondent ne sont encore que des schémes de production abstraits. Mais Westil pas possible de conerétiser toujours davantage ? Ne pourrions-nous pas, au terme d'une déduction parfaite, aiteindre notre essence singuliére? Ne pourrions-nous pas enchainer nos images en un systéme dont la structure Teproduirait exactement celle de notre corps individuel, et dont découlerait un systéme d'actions qui, en nous main- tenant & notre niveau d’actualisation optimum, se confor= merait exactement & notre équation- corporelle ? Si, mais & une condition : il faut d'abord que nous sachions que hous avons une essence singuliére. Or, cela, la simple Rai- son ne nous Tapprend pas: pour Je savoir, il nous faut comprendre que toutes choses, en tant qu’elles ge dédui- sent de Dieu, sont intelligibles de part en part. Et nous ne le comprendrons qu'a partir du moment oi nous for- merons une idée claire et distinete de Dieu. Cette idée, Tavons-nous déja? Oui, en un sens : elle est enveloppée dans nvimporte laquelle de nos idées, puisque tout se concoit par Dieu. Mais, jusqu’d nouvel ordre, nous ne Yavons qwimplicitement. Réussirons-nous a Ia faire passer ‘am premier pian de notre esprit? Si oui, nous pourron: nous engager dans la connaissance du troisiéme genre® : & partir des Atiributs de Dieu concus comme tels, nous nous acheminerons vers la pleine intellection de notre moi corporel et spirituel. Mais c'est difficile, ear Dieu, contrai- rentent aux propriétés communes des corps, n'est pas objet imagination ®. Pour le moment, 1a question reste en suspens. % Cf, Eth. I, prop. 40, scolie 2. 1 Eth, 13, prop. 4547. 1 Eth, 1, prop. 47, sco. % Ibid. 1 SPINOZA. Tel est done homme : organise hautement diffé- rencié, mais dont les conduites sont encore beaucoup plus passives qu’aectives; ame déja trés consciente, mais dans laquelle un petit ilot de représentations claires et istinetes émerge peine d'un océan d'idées confuses. Son effort pour persévérer dans son étre va done s'orien- ter dans deux directions contradictoires, selon que Vinspirera la Raison ou la passion; et la seconde de ces deux tendances, au départ du moins, seta nettement pré- pondérante. Mais, quoi qu’il fasse, if a le droit de le faire > passionnés ou raisonnables, stupides ou intelligents, tous ses décrets ei tous ses actes sont des manifestations de son conatus individuel; par li-méme, ils se justifient sans la moindre restriction; ils sont proprement’ divins. Reste & savoir ce que nous allons faire de ce droit naturel. Comment notre conatus, a Pétat de nature, va-t-il nous engager dans toule une série d'alignations indivi duelles qui introduiront Ia discorde dans nos rapporis avee autrui? Tel sera Pobjet de notre seconde partie, qui commentera le livre [11 et Ie début du livre TV. Comment Je jeu méme de Vétat de nature va-til engendrer la société civile, qui, ume fois née, céorientera nos aliéna- tions? Tel sera Fobjet de notre troisiéme partie, qui exa- minera la Politique de Spinoza. Comment, une fois mode- és par le conditionnement politique, allons-nous pouv nous libérer individuellement et aous unir a nos sem- blables en une communauté fondée sur Paccord des enten- dements? Tel sera Pobjet de notre quatriéme partie, qui étudiera Ia fin du livre IV et Ie livre V. seconde partie la séparation : individualité aliénée et état de nature SPINOZA ‘Tel est done l'homme: organisme hautement diffé- rencié, mais dont les conduites sont encore beaucoup plus passives qu’actives; me déja trés consciente, mais dans laquelle un petit ilot de représentations claires ot distinctes émerge a peine d'un océan d'idées confuses. Son effort. pour persévérer dans son étre va done s‘orien- ter dans deux. directions contradictoires, selon que Vinspirera ta Raison ou fa passion; et Ia seconde de ces deux tendances, au départ du moins, sera nettement pré- pondérante. Mais, quoi qu'il fasse, i! a le droit de le faire : passionnés ou raisonnables, stupides ou intelligents, tous ses décrets et tous ses actes sont des manifestations de son conatus individuel: par li-méme, ils se justifient sans ia moindre restriction; ils sont proprement divins. Reste & savoir ce que nous allons faire de ce droit naturel. Comment notre conatus, a état de nature, vact-il nous engager dans toute une série d’aliénations indivi- duelles qui introduiront la discorde dans nos rapports avec autrui? Tel sera Yobjet de notre seconde partie, qui commentera le livre III et le début du livre IV. Comment Je jeu méme de Vétat de nature va-t-il engendrer la société civile, qui, une fois née, xorientera nos aliéna- tions? Tel sera l'objet de noire troisiéme partie, qui exa- minera Ia Politique de Spinoza. Comment, une fois mode- és par le conditionnement politique, allons-nous pouvoir nous libérer individuellement et nous unir & nos sem- lables en une communauté fondée sur Paccord des enten- dements? Tel sera Pobjet de notre quatriéme partie, qui étudiera a fin du livre IV et le livre V. seconde partie la séparation : individualité ali¢née et état de nature chapitre 5 fondement et déploiement de la vie passionnelle Le livre II de TEthique, et le livre IV jusqu'an scolie 2 de la proposition 37, nous permettent de voir ce que devient le conatus humain lorsqu’il est & Uétat de nature. Cet état présente deux caractéres. D'une part, il est celui des hommes réels : des hommes tels qu’ils sont, dominés par leurs idées inadéquates, mais avec un embryon de Raison et les exigences qui en découlent. D'autre part, il est Pétat des hommes réels fels qu’ils agiraient s'ils étaient Tivrés & la spontanéité anarchique de leurs désirs, si aucun conditionnement politique ne venait orienter le cours de eurs passions. Un tel état, du fait méme que Yon ne saurait longtemps y vivre,.ne correspond & aucune expé- Tience. Mais ce n'est pas une simple fiction: c'est une société infra-politique, qui, sans avoir une existence séparée, n’en constitue pas moins la matiére premiére de Ja société politique qui en est la continuation directe. Cest donc une abstraction a la fois dépassée et conservée dans la réalité concréte. Cet état de nature recéle une triple contradiction, doi viendra, préeisément, son dépassement. Tout dabord, contradiction interne & ta vie passionnetle (livre I1f, 2 partir de la proposition 9), L'individa humais pour Vessentiel, est passif. Son asservissement aux causes extérieures, d'une part, Valiéne, et, d'autre part, engage favee les autres individus dans une communauté conilie- tuelle. Tel. sera objet du présent chapitre Contradiction, ensuite, entre ta raison et les passions (livre IV jusqu’an scolie de Ia proposition 18). La raison, en elfet, est déja li: tout homme posséde les notions communes et peut en déduire au moins quelques consé- quences, Mais son développement est entravé par la vie passionnelle, Tel sera Vobjet du chapitre VI 81 SeINOZA, Contradiction interne, enfin, aux exigences de ta Raison elle-méme (livte IV, du seolie de Ia proposition 18 au scolie 2 de la proposition 37). Car la Raison, pour se développer et s'épanouir, réclame des conditions qui, dans Tétat de Nature, sont rigoureusement irréalisables. Irréalisables, non seulement en fait, mais en droit. Tel sera objet du chapitre VI A partir de ces trois contradictions (mais surtout de Ia premigre), nots pourrons comprendre le passage néces- saire de l'état de nature a In société politique. Le livre IIT, comme dailleurs les deux livres suivants, a une structure que nous appellerons quasi-séfirotique. La théorie des passions, en effet, y est exposée scton un ordre qui, par ses caractéres formels (comme le montre la figure 1 que nous reproduisons en appendice), peut étre considéré comme une variation libre sur Ie thtme de Yarbre séfirotique des kabbslistes. ‘Au sommet se trouvent les propositions 4-8, consacrées ila théorie générale du conatus qui faisait Vobjet de notre premiere partie, Puis, 4 partir de 1a, nous avons deux colonnes paralléles : Tune traite de ia vie individuelle, Yautre des relations interhumsines. Chacune de ces deux colonnes comprend elle-méme deux groupes : fondement et déploiement. Ce qui nous donne, en tout, quatre groupe 1 — Groupe Ay: fondements de la vie personnelle (pro- position 9 — scolie de la proposition 18); c'est-a- dire désir, joie et tristesse, amour et haine. 2 — Groupe Ay: déploiement de la vie personnelle (scolie de la proposition 18 — scolie de la proposition 26 ; ajoutons-y, nous verrons pourquoi, la proposition 50); Cest--dire dérivation de Yamour et de la haine en fonetion des cireonstances. 3 — Groupe B,: fondements des relations interhumaines (proposition 27 — scolie de la proposition 32) ; Cest-a-dire imitation des sentiments, désir d’univer- salité quien découle, et, & partir de Id, genése de Yamour et de la haine interhamains. 4— Groupe B,: déploiement des relations _interhu- maines (propositions 33-49) ; cest-a-dire dérivation de Yamour et de la haine interhumains en fonetion des eirconstances. 82 LA VIE PASSIONNELLE Entre ces deux branches, une colonne médiane comprend, outre les propositions 4-8, la proposition 28, qui sert de plaque tournante, et la proposition 51, vers laquelle tout converge et qui joue le role de conclusion générale. é Chacun des quatre groupes, de plus, forme Iui-méme un. petit arbre quasi-séfirotique a V'intérieur du grand. Et cer- taines de leurs branches ont également une structure peu diftérente. Lo livre IIL, cependant, ne s'achéve pas ici. A lensem- tile A, Az B, Bz succéde un groupe de propositions (62-57) qui forme, 4 lui seul, un petit arbre quasi-séfirotique indé- pendant. Get arbre, symétrique et inverse du précédent, en est en quelque sorte Ie complément. Spinoza y décrit les effets de admiration sur les passions déja étudiées. ‘Aussi comprend-il quatre groupes (A’y B'p A’, et BY), qui correspondent respectivement & ceux du grand arbre et pourraient, par une rotation autour d'un axe horizontal, se rabatire sur chacun @eux. D’oit les cing parties de notre exposé, pour Ia compré- hension duquel nous invitons notre lecteur a se reporter constamment & Ia figure 1. 1, — Fondements de ta vie passionnelte individuelle Groupe A:) du conatus toute 1a game des passions humaines, Spinoza doit néeessairement assumer lune problématique qui, au xvn"' siécle, va de soi. Tous les philosophes de la vie morale, en effet, travaillent & cette époque sur un matériel identique : chez tous, & quelques variantes prés, In liste des passions est la méme, et Vori- ginalité ne peut consister pour eux que dang Ta fagon dont iis en combinent les éléments. Mais cette combinaison elleméme a des régles; 1a plupart des auteurs, en parti- culier, s'accordent pour considérer comme primitifs trois couples de sentiments fondamentaux : amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse (ou plaisir et douleur), ‘Le rapprochement, de Ja liste spinoziste des passions et de la liste cartésienne nest donc ni plus ni moins signifcatif que niimporte quel autre. La comparaison avec Hobbes aboutit au meme résultat, 83 SPINOZA, dont tous les autres seraient plus ou moins dérivés?. La question qui se pose, dés lors, et qui détermine les grands clivages, est de savoir auquel de ces trois couples revient Ja priorité. D’oi trois types logiquement possibles, et effec- tivement réalisés, de théories des passions. Un tel débat n’est nullement gra‘uit. Ce qui est en jeu, dertiére cette querelle de préséance, c'est toute une conception de homme et, en un sens, toute une concep- tion du monde. On pourrait méme se demander si le contlit théorique, ici, n’exprime pas & sa maniére une réalité tres jintensément vécue au xvir siécle : le passage lent et diffi- ile de Vhomme médiéval & Phomme moderne. Spinoza, fen tout cas, le prend trés au sérieux. Cos trois types de doctrines qui s‘affrontent, il les hiérarchise selon le degré @alignation qu’ils lui ‘semblent comporter, réservant Pessentiel de ses coups & celui qu'il associe @ la vision médiévale du monde, expédiant par prétérition celui qui Jui parait constituer une position intermédiaire, et pre- nant parti pour le plus moderne moyennant une importante rectification. Le degré maximum d’alignation est représenté par les anthropologies et les morales les plus traditionnelles, dont Vinspiration est explicitement finaliste. Selon celles-ci, Vhomme est naturellement orienté vers un Bien objectif et transcendant, et cest Vattrait exereé par ce Bien qui le met en mouvement et rend compte de toute sa conduite. Dans la théorie des passions, sous la forme classique qu'elle a prise avec saint Thomas <’Aquin, cela se traduit par le privilége accordé & amour. ¢ Racine premiére de toutes les passions »%, écrit le plus éminent commenta- teur de saint Thomas, l'amour < consiste & se complaire dans le bien >4; il est Y" ¢ expérience pour ainsi dire immédiate d'une affinité naturelle et comme d'une complé- mentarité du vivant et de l'objet qu’il rencontre... A peine stest-elle produite, cette passion suscite un mouvement de Vappétit pour s'emparer réellement, et non plus intention- nellement, de Vobjet qui Iai convient. Ce mouvement est Je désix, né de amour, S'il arrive A ses fins, le terme de 2Ce sont les passions du concupiscitfe thomiste, Le dualisme concypicibesuatebt, vidieulisé, par Descartes, nest plus unt ment admis, De toute wercellement fason, Yiraseible "presuppose Ie 9B, Gilsom, Le Thomtisme (Vrin, 1942), p. 374 "Ty p. 316. at LA VIE PASSIONNELLE ce mouvement est le repos dans la possession de l'objet aimé. Ce repos est la joie, satisfaction du désir » 5, Les morales de ce type sont les plus courantes, ear elles reposent, en définitive, sur une illusion spontanée, univer- sellement répandue, quelles ne font que rationaliser : Villusion de Vobjectivité des valeurs; celle qui nous fait croire, d'une part, que "homme tend par nature vers quelque chose d’autre que son moi individuel, ef, d'autre part, que certains objets et certains étres sont destinés par nature & combler cette aspiration. C'est cette illusion ‘que Spinoza critique avec le plas de vigueur, non seule- ‘ment dans la célébre formule du scolie de la proposition 9 du livre It de PEthique*, mais aussi dans YAppendice du livre T et dang la Préface du livre IV; car en elle se révele Yorigine méme de tous nos malheurs. Un degré moyen d’aliénation est représenté par les anthropologies et les morales d'inspiration hédoniste, qui, longtemps éclipsées au Moyen-Age of elles servaient sur- tout de repoussoir, connaissent maintenant une vie nou- velle avec, en particulier, le néo-épicurisme de Gassendi. Celles-ci, évidemment, privilégient Ja joie, ou Je plaisir, de Yattrait duquel elles s’efforcent de faire dériver toutes Jes aspirations humaines. Le modéle de cette réduction est fourni par Vexposé classique du De Finibus? indéfiniment paraphrasé par tous les Epicuriens du monde. Spinoza ne critique jamais explicitement cette position. Par rapport & la précédente, elle constitue certainement, a ses yeux, un progrés dans Je sens de Ja lucidité, Elle a une ulilité’négative et polémique, dans la mesure oi elle contribue & dénoncer la pseudo-objectivité des valeurs : les soi-disant biens objectifs ne sont rien d’autre que des instruments de plaisir, amour n'est rien d'autre que la joie accompagnée de Pidée d'une cause extérieure; toute ‘énonciation de ce genre peut étre considérée comme une propédeutique a la désaliénation véritabl Sans nul doute, cependant, Vhédonisme demeure une alignation, Car le plaisir, ce n'est pas moi; méme si ce West pas autre chose que moi, méme si c'est un événe- 5 Id, p. 318, «« “nihil nos, conarl, velle, appetere neque cupere, quia id bponuni"esse “udicarmus sed, contra, mos’ proplered aliquid bonum esse judicare, quia td ‘conaniur, volumts, appetimus, atque cupinus. » 1 Cf, Clodron, De Finibus, 1, 3436, 4254, 85 sPixoza ment qui m’arrive, cet événement ne se confond pas avec mon individuals.’ L’attachement au plaisir, dés lors, s'il est moins nocif que Vattachement a un objet externe (comme Spinoza le dit expressément au § 5 du Traité de la Réforme de Entendement)*, n’en constitue pas moins un commencement de perversion. Et, du reste, Phédonisme nest jamais qu'une position instable : du plaisir, nous sommes presque infailliblement reavoyés, soit & Vobjet qui nous Te procure, ee qui nous reméne a Vextraversion finaliste, soit au dynamisme interne qu’il manifeste, ce qui nous améne & Ta découverte du moi. Le degré le plus haut de lucidit:, en effel, est repré- senté par les anthropologies et les morales du type « égoisme uniyersel »; c'est-i-dire, avant tout, par Hobbes. Celui-ci incarne, sous sa forme la plus parfaite, ce que Yon a appelé « Vindividualisme possessif »’. Le mobile fondamental de Yhomme, chez lui, r’est plus Ia recherche du plaisir, mais affirmation et Pexpansion du moi indi- viduel : amour-propre, qui, avee le calcul de Vavenir, devient yolonté de puissance. La priorité, ici, revient done au désir : désir orienté, non pas vers in réatisation d'une valeur transcendante, non pas méme vers Pobten- tion de la joie considérée ‘comme une fin en soi, mais vers le mnaintien de Pindividu dans existence et V'acerois- sement de son pouvoir sur le monde; désir qui, Hobbes le dit expressément, est un conatus (endeavour) d’autocon- servation, Tout, hors de nous el en nous, n’est que moyen pour cet égoisme calculateur. Et Famour, et le plai- sir lui-méme, n'en sont que des aspects ou des modalités secondaires. Spinoza se range dans le méme camp, prenant ainsi parti dans In grande querelle de 'amour-propre qui anime tout le xvi" sidcle. Mais, ses prémisses métaphysiques et ses exigences éthiques élant autres, son point de we ne coincide pas purement et simplement avec celui de was Mati tne oem moda, sat de ly i fated aime eta eee reece (G, t. IL, p. 6; P, pp. 159-60.) Gen tae de Fay de 8 phen he ce RE es: 7 ret * Cf, infra, pp. 1523. "ttn ew 86 LA VIP PASSIONNFLLE Hobbes. Sa théorie du désir approfondit et dépasse & la fois, & ses yeux du moins, celle du philosophe anglais. ‘La théorie hobbienne des passions fondamentales, en effet, repose tout entiére sur Ia distinction entre mouve- ment vilal et mouvement animal. Le mouvement vital, défini par la circulation du sang et tous les processus qui Sty ratlachent (vie végélative), est un mouvement en cycle fermé qui, se reproduisant Ini-méme en. permanence, n'a pas dautre fin que Iui-méme. Les mouvements animaux (ie de relation), au contraire, toujours dirigés vers Vexté~ Hieur, servent dauxiliaires au mouvement vital; ils sélec- tionnent les objets qui le favorisent et éliminent ceux qui Tentravent. Et ce que Hobbes appelle le conatus n’est rien autre que Pesquisse infinitésimale de l'un ou Vautre de ces mouvements animaux: désir s'il préfigure Vappro- priation d'un objet biologiquement utile, aversion s'il pré- figure la fuite devant un objet nuisible™ ‘De lA résultent deux conséquences. D'une part, les trois couples de passions fondamentales n'en font plus, en réalits, quun seul. En effet, si l'amour et Ia joie doivent se distinguer du désir, ce ne peut étre que modalement, hon réellement, L'amour n’est plus, comme dans la concep tion classique, une appréhension du Bien antérieure tont désir; le plaisir n'est plus un état de repos consécutif ala satisfaction du désir; 'on est déja mouvement, Pautre est encore. Tis ne peuvent done se définir, dans le meil- leur des cas, que comme le désir Iui-méme modifié d'une cerlaine facon. Mais si la modification en question inter- Vient déja dans la définition du désir, toute distinction, Inéme modale, s’évanouit. Or est bien ce qui se produit ici. Puisque le désir est toujours intentionnel par nature, i devient psychologiquement identique & I'amour; seule Yen sépare une différence purement extrinséque : absence dans un cas, Ia présence dans Vautre, de Vobjet vers Jequel ils tendent. De méme, puisque le désir est effort pour gusciter ou conserver tne excitation favorable, et Faversion effort pour repousser une excitation défavorable, leur contenu épuise entigrement celui du plaisir et de la douleur, qui n’en sont plus que l'apparence subjective ™. Impossible, dés lors, de concevoir plaisir et amour comme deg aliénations du’ désir; celui-ci ne saurait jamais se ” Pid. 8 Ibid, p- 24. ¥ bid, p. 3. 87 SPINOZA, méconnaltre Iui-méme en s'investissant sur le monde. Toute passion apparalt comme un caleul conseient, sinon toujours organisé. Lillusion d'obje: si bien dénoneée qu’elle en devient inexplicable. D’autre part, Vinstauration d’un rapport de type encore finaliste (car c'est bien de cela qu'il s'agit) entre désir et mouvement vital rend le stade du pur égoisme biologique définitivement indépassable, Notre tendance & persévérer dans T’étro, en effet, ne s‘identifie pas A I'étre dans lequel nous tendons & persévérer; elle n'est que moyen a son service, mouvement desting & sauvegarder un autre mou vement. Et cet étre & sauvegarder, c'est tout simplement Vexistence biologique brute, sans autre spécification. Tout comportement humain, dés lors, quelle que soit la complexité des médiations qu'il fail intervenir, se raméne, en definitive, & une simple dérivation de Pinstinet de conservation; jusque dans les nuances les plus subtiles du sentiment de Vhonneur, jusque dans les aspects les plus sitet de 1a spéculation intellectuslle, Uhomme ne cher- che jamais qu'une chose: vivre le plus longtemps possi- dle EL Ia erainte de la mort violente, griee i laquelle nous nous constituons en société civile”” n'est, au fond, que la prise de conscience de ce projet fondamental. Aussi Texistence politique dans un Etat absolutiste, qui seule peut satisfaire cet immense besoin de sécurité, constitue-t- elle Vultime salut. Tel ne saurait étre, bien entendt, le point de vue de Spinoza. Nul dualisme, chez Iui, entre la tendance et une fin arbitrairement. restreinte qui la commanderait de Vextérieur. Sans doute le désir peut-l étre encore assim A instinct de conservation, mais celui-ci est beaucoup plus riche qu'il ne le semble au premier abord. Ce qui est A conserver, ici, ce n'est pas le mouvement vital abstrai- tement séparé de ensemble ott il s'intdgre : c'est, dans sa tolalité, le systéme de mouvements et de repos dont la formule définit notre individualité. Nous voulons vivre, certes, el, en un sens, seulement vivre; mais la vie ne se réduit pas a la simple circulation da sang ni aux autres fonctions biologiques élémentaires. Vivre, cest. vivre 4 « This Motion, which is called Appetite. seemeth to be @ corroboration of Vital! motion, and a celp thereunto, » (Ibid.) % CE, infra, pp. 1523. 1 Ibid, ch. x1, p. 50; ch. xmr, p. 66, ™ CE TP, ch. v, § 5 (G, t. ILL, p. 296 ; P, p. 1006), 88 TA VIE PASSIONNELLE selon mon essence individuelle; car, lorsque je perds Saieer"fe meurs, méme si mon sang circule toujours. Persévérer dans T'éire, pour tout etre, c'est persévérer dang son étre (« in suo esse >) ®, Ot, nous Ie savons déja. ce systéme total de mouvements et de repos qui constitue nolre étre se reproduit Iuiméme en permanence par son propre fonctionnement, comme c’était le cas chez Hobbes pour le seul mouvement vital; et celle auto-reproduction, hous le savons aussi, c'est précisément le conalus spino- aisle, qui, Join d’étre surajouté & notre essence individuelle, Se confond avee elle aussi longtemps qu’elle existe en facte2. Mais ce systéme, et par conséquent ce conatus, puisque en nous jl englobe tout, englobe aussi tous nos Uésirs particuliers dans la mesure of ils viennent de nous; eoux-ei se raménent done a des aspects fragmentaires et fh des conséquences partielles d'un désir plus fondamental qui nest pas autre chase que nous-méme. Plus de subor~ Uination, dés lors, du désir considéré comme simple moyen a une forme particuliée et particiliérement pauvre de mouvement qui seule posséderait le privilege d’auto-fer- meture : mon désir est désir de soi, et ce désir de soi, Cest moi, dans toute ma richesse et toute ma complexité. ‘Ainsi se trouve garantie la possibilité d’un dépassement ullérieur du pur égoisme biologique, par simple appro- fondissement ‘de celui-ci: possibilité qui se réalisera Tersque le désit parviendra & la connaissance adéquate de soi. L’instinet de conservation, sous sa forme ordinaire, fest un égoisme encore inconscient de son propre contenu; Ta détormination de ce contenu ne nous sera donnée qu’aa niveau de la connaissance du trolsitme genre, qui seule ‘dévoilera notre essence singuliére. : nage Akos 2s tn a aon Seale, Spinoza va pouvoir, contrairement & Hobbes, la distinguer modatement de celle de joie et de celle d'amour. Une fois identifié & essence actuelle de Vindividu, le désir peut se concevoir indépendamment de toute référence & un objet externe, indépendamment méme de toute référence fu eargetére favorable on défavorable des excitations qui lui adviennent; une fois éliminée cette dernitre référence, il p’a méme plus de contraire : la notion d’aversion perd fout sens. Mais, cela dit, des excitations ne Iui en advien- » Eth. IV, prop. 39, scolic, Eth, UW, prop. 9. 2 Eth. TH, prop. 7. 3y

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