Interlude 1. Hollywood aujourd'hui :
nouvelles d'un front idéologique
Commengons, tout a fait arbitrairement, avec un film de Michael Apted, Enigma (2001, scénario de Tom
Stoppard, inspiré da roman éponyme de Robert Harris), Laction se déroule en 1943, parmi les cryptanalystes du
centre de Bletchley Park qui schinent jour et nuit a déchiffrer le systéme d encodage allemand « Enigma ». lls
sont rejoints par Tom Jericho, un prolétaire, génial en maths mais perturbé, de retour aprés une cure de repos
consécutive & une période de surmenage et & une histoire damour malheureuse (avee Claire, la femme fatale*
bord facile) qui avait causé son effondrement psychique. Jericho cherche illico & revoir Claire et apprend sa
mystérieuse disparition, Il sassure Laide de Hester, la colocataire de Claire, pour suivre la piste d'indices et
découvrir ce qui est arrivé 4 son ex; tous deux enfreignent & maintes reprises les régles de Bletchley Park et la Loi
cen général tandis que leurs recherches gagnent en intensité. Toléré a Bletchley malgeé ses transgressions et grice
A la brillante stratégie qu'il échafaude pour décrypter le nouveau code, Jericho se trouve sous létroite surveillance
de Wigram, un snobinard du MI-S, qui joue au chat et & la souris avec lui durant tout le film, Cela ne Tempéche
pas de mettre au jour avec Hester un complot concocté par le gouvernement britannique dans le but d’stouffer
affaire sensible du massacre de Katyn de peur que sa divulgation n’affaiblisse la volonté américaine de demeurer
dans le conflit aux cotés de 'Union sovietique. De fil en aiguille ils apprennent qu'un cryptanalyste polonais,
Jozef Pukowski, a été tellement choqué d'apprendre le massacre qu'il est désormais prét& livrer les secrets de
Bletchley Park aux nazis afin de se venger de Staline. Le sort de Claire nous reste obscur jusqu’a la fin :Ta-t-on
‘oceise ou sest-elle juste envolée ? Une seule chose nous est dévoilée : en fait, elle travaillait pour le MI, sous la
tutelle de Wigram,
Le film a &é critiqué pour sa manipulation de faits historiques : 4 part quelques changements mineurs (par
exemple, unique traitre connu a Bletchley Park fut John Cairncross, qui ceuvrait pour l'Union soviétique). la
principale invention concerne le personnage de Jericho, qui est manifestement une version édulcorée du légen-
daire Alan Turing, un personage clé du vrai Bletchley Park renommé pour son travail sur le déchifirement
«Enigma et sa contribution au développement de Fordinateur numérique ; au début des années 1950, Turing fitInterlude 1. Hollywood aujourd'hui :
nouvelles d'un front idéologique
Commengons, tout a fait arbitrairement, avec un film de Michael Apted, Enigma (2001, scénario de Tom
Stoppard, inspiré da roman éponyme de Robert Harris), Laction se déroule en 1943, parmi les cryptanalystes du
centre de Bletchley Park qui schinent jour et nuit a déchiffrer le systéme d encodage allemand « Enigma ». lls
sont rejoints par Tom Jericho, un prolétaire, génial en maths mais perturbé, de retour aprés une cure de repos
consécutive & une période de surmenage et & une histoire damour malheureuse (avee Claire, la femme fatale*
bord facile) qui avait causé son effondrement psychique. Jericho cherche illico & revoir Claire et apprend sa
mystérieuse disparition, Il sassure Laide de Hester, la colocataire de Claire, pour suivre la piste d'indices et
découvrir ce qui est arrivé 4 son ex; tous deux enfreignent & maintes reprises les régles de Bletchley Park et la Loi
cen général tandis que leurs recherches gagnent en intensité. Toléré a Bletchley malgeé ses transgressions et grice
A la brillante stratégie qu'il échafaude pour décrypter le nouveau code, Jericho se trouve sous létroite surveillance
de Wigram, un snobinard du MI-S, qui joue au chat et & la souris avec lui durant tout le film, Cela ne Tempéche
pas de mettre au jour avec Hester un complot concocté par le gouvernement britannique dans le but d’stouffer
affaire sensible du massacre de Katyn de peur que sa divulgation n’affaiblisse la volonté américaine de demeurer
dans le conflit aux cotés de 'Union sovietique. De fil en aiguille ils apprennent qu'un cryptanalyste polonais,
Jozef Pukowski, a été tellement choqué d'apprendre le massacre qu'il est désormais prét& livrer les secrets de
Bletchley Park aux nazis afin de se venger de Staline. Le sort de Claire nous reste obscur jusqu’a la fin :Ta-t-on
‘oceise ou sest-elle juste envolée ? Une seule chose nous est dévoilée : en fait, elle travaillait pour le MI, sous la
tutelle de Wigram,
Le film a &é critiqué pour sa manipulation de faits historiques : 4 part quelques changements mineurs (par
exemple, unique traitre connu a Bletchley Park fut John Cairncross, qui ceuvrait pour l'Union soviétique). la
principale invention concerne le personnage de Jericho, qui est manifestement une version édulcorée du légen-
daire Alan Turing, un personage clé du vrai Bletchley Park renommé pour son travail sur le déchifirement
«Enigma et sa contribution au développement de Fordinateur numérique ; au début des années 1950, Turing fit
objet de poursuites pour homosexualité i se vit confisquer son certificat de sécurité et fut soumis un traitement
chimique brutal, & lorigine de son suicide en 1954. Dans le film, un Turing-Jericho résolument hétérosexuel
surmonte finalement son béguin traumatique pour Claire —Tultime scene nous le montre au printemps 1946 a
Londres, se portant a la rencontre de Hester, enceinte de ses oeuvres, sur les marches de la National Gallery”.
Nous évoluons ici au niveau de ce qu'on serait tenté d'appeler lidéologie constituée, selon la distinction
proposée par Alain Badiou entre deux types (ou plutat deux niveaux) de corruption en démocratie :lacorruption
empirique de facto et la corruption attachée & la forme méme de la démocratie, avee sa réduction de la politique
la négociation dintéréts privés. De fagon homologue, on devrait distinguer entre idéologie constituée, les
manipulations et distorsions empiriques au niveau du contenu, et idéologie constitutive, la forme idéologique
qui procure les coordonnées de Fespace méme ott ce contenu est localisé”!
Pour discerner les contours de I'« idéologie constitutive » dans Enigma, on devrait se centrer sur le procédé
filmique, assez bateau au demeurant, consistant d jouer sure registre des énigmes paralléles : celle du code seeret
allemand et celle de la Femme, Quelle que soit la complexité des codes militaires, i est toujours possible de les
déchiffrer — la seule veritable énigme qui reste & jamais indéchiffrable est la Femme. (Le clivage entre Claire et
Hester est ici crucial : 'unique maniére pour un homme de normaliser le rapport sexuel est d effacer la femme
Enigmatique et dlaccepter comme partenaire la femme ordinaire.) Le recadrage de l'histoire du décryptage
laborieux de I'« énigme » du code allemand en une histoire sur l'énigme de la Femme ajoute la narration un
plus-de-jouir idéologique ; cest ce recadrage qui nous rend plaisant le spectacle du déchiffrement des codes
secrets, par ailleurs assez more d'un point de vue strictement narratologique. Cette particularité est aussi ce qui
fait qu’Enigma participe de 'univers idéologique hollywoodien : si un film sur le méme theme (le décodage en
milieu militaire) avait été tourné, disons, en Union soviétique, il n'y aurait pas eu de recadrage érotique de
a énigme » (et le film aurait été beaucoup plus ennuyeu...)
QUE VEUT LE JOKER?
Aujourdhhui, ce niveau fondamental de lidéologie constitutive revét fapparence de son contraire méme
une non-idéologie.
David Grossman incarne I'ttitude juive par excellence, comme en témoigne cette sympathique anecdote
Jorsqu'en 1967, juste avant la guerre des six jours, ilentendit Ia radio des voix arabes menagant de jeter les Juifs
la mer, son réflexe fut daller prendre quelques legons de natation ~ une réaction juive paradigmatique sil en
fut jamais, dans esprit du long dialogue entre Joseph K. et labbé (laumdnier de la prison) qui suit la parabole
sur la Porte de la Loi dans Le Procés de Kafka, Lceuvre de Grossman est marquée par une étrange ligne de
séparation. Ses textes de non-fiction traitent quasi exclusivement de ce que les Israéliens appellent hamatzar,« la
Situation », un vocable a consonance neutre qui englobe tout, de I Intifada au retrait de Gaza en passant par la
barriére de sécurité. (Son équivalent a Cuba serait la « période spéciale », une expression codée désignant la
catastrophe économique survenue apres la désintégration du bloc sovietique.) « La Situation » ne concerne pas
un événement spécifique mais peut se rapporter& tous les événements lle déteint sur chaque épisode de la vie.
En contraste apparent avec cela les fictions de Grossman se déroulent danslespace claustrophobique des passions
et des obsessions privées. Cependant, méme quand il écrit sur le mariage et le désir, la jalousie et la maternité, laobjet de poursuites pour homosexualité i se vit confisquer son certifiat de sécurité et fut soumis un traitement
chimique brutal, & Torigine de son suicide en 1954. Dans le film, un Turing-Jericho résolument hétérosexuel
surmonte finalement son béguin traumatique pour Claire —Iultime scene nous le montre au printemps 1946 &
Londres, se portant a la rencontre de Hester, enceinte de ses ccuvres, sur les marches de la National Gallery”.
Nous évoluons ici au niveau de ce qu'on serait tenté d'appeler lidéologie constituée, selon la distinction
proposée par Alain Badiou entre deux types (ou plutat deux niveaux) de corruption en démocratie la corruption
empirique de facto et la corruption attachée & la forme méme de la démocratie, avec sa réduction de la politique
4 la négociation dintéréts privés. De fagon homologue, on devrait distinguer entre idéologie constituée, les
‘manipulations et distorsions empiriques au niveau du contenu, et idéologie constitutive, la forme idéologique
qui procure les coordonnées de Fespace méme oit ce contenu est localisé”.
Pour discerner les contours de I idéologie constitutive » dans Enigma, on devrait se centrer sur le procédé
filmique, assez bateau au demeurant, consistant & jouer sure registre des énigmes parallées celle du code secret
allemand et celle de la Femme. Quelle que soit la complexité des codes militaire, il est toujours possible de les
déchiffrer ~ la seule véritable énigme qui reste & jamais indéchiffrable est la Femme. (Le clivage entre Claire et
Hester est ici crucial : 'unique maniére pour un homme de normaliser le rapport sexuel est deffacer la femme
Enigmatique et daccepter comme partenaire la femme ordinaire.) Le recadrage de Vhistoire du décryptage
laborieux de I« énigme » du code allemand en une histoire sur l'énigme de la Femme ajoute 4 la narration un
plus-de-jouir idgologique ; c'est ce recadrage qui nous rend plaisant le spectacle du déchiffrement des codes
secrets, par ailleurs assez morne d'un point de vue strietement narratologique. Cette particularité est aussi ce qui
fait qu'Enigma participe de lunivers idéologique hollywoodien ; si un film sur le méme theme (le décodage en
milieu militaire) avait &t8 tourné, disons, en Union soviétique, il n'y aurait pas eu de recadrage érotique de
re gnigme » (et le film aurait été beaucoup plus ennuyeux...)
QUE VEUT LE JOKER?
Aujourdhui, ce niveau fondamental de lidéologie constitutive revét Tapparence de son contraire méme
tune non-idéologie.
David Grossman incarne I'attitude juive par excellence, comme en témoigne cette sympathique anecdote
lorsqu'en 1967, juste avant la guerre des six jours, ilentendit la radio des voix arabes menagant de jeter les Juifs
ala mer, son réflexe fut daller prendre quelques legons de natation ~ une réaction juive paradigmatique sl en
fut jamais, dans esprit du long dialogue entre Joseph K. et Fabbé (Taumdnier de la prison) qui suit la parabole
sur la Porte de la Loi dans Le Procés de Kafka. L'ccuvre de Grossman est marquée par une étrange ligne de
séparation. Ses textes de non-fiction traitent quasi exclusivement de ce que les Israéliens appellent hamatzay, « la
Situation », un vocable a consonance neutre qui englobe tout, de IIntifada au retrait de Gaza en passant par la
barriére de sécurité. (Son équivalent a Cuba serait la « période spéciale », une expression codée désignant la
catastrophe économique survenue apres la désintégration du bloc sovietique.) « La Situation » ne concerne pas
tun événement spécifique mais peut se rapporter & tous les événements elle déteint sur chaque épisode de la vie.
En contraste apparent avec cela es fictions de Grossman se déroulent danstespace claustrophobique des passions
et des obsessions privées. Cependant, méme quand il éerit sur le mariage et le désir; la jalousie et la maternité, laloyaute et la trahison, il cartographie les anxiétés et les aspirations de tout un pays. Plutot que d'explicitement
relater les faits tels quils se passent sur le terrain, Grossman échafaude sa propre réalité alternative oit «la
Situation » est évoquée comme leur Cause Réelle absente.
Le personage principal de « Délire », la seconde nouvelle de J'écoute avec mon corps” de Grossman, est
Shaoul, un fonctionnaire du ministére de Education, qui sest persuadé que sa femme, Elisheva, a une liaison,
Pris d'une jalousie maladive, il invente dans le moindre détail les moments passés ensemble par les amants.
Lorsque Blisheva sen va seule pour quelques jours, Shaoul se met en téte de la prendre en filature. Sa jambe ayant
‘é fracturée lors d'un mystérieux accident, il sassure le concours d'Esti, !épouse de son frére, qui veut bien le
conduire la oit Flisheva séjourne. Durant ce voyage hallucinatoire, Shaoul, d’ordinaire si réservé, se surprend &
raconter a Esti toute Vhistoire de la liaison d'Elisheva. Cette liaison est-elle réelle ou sagit-il d'un fantasme ?
Prend-elle ses racines dans les émotions réellesdElisheva ou dans la jalousie obsessionnelle de Shaoul ? Quelque
part sur le trajet, cette distinction cesse diimporter: Shaoul se fond dans le personage de Iamant de sa femme,
¢t [Elisheva de son imagination se fond dans IElisheva dela vraie vie. Esti aussi est transformée : tandis que leur
‘voyage sétire dans la nuit, le récit de Shaoul ranime sa nostalgie d'un amour passé,
La premiere nouvelle, « €coute avec mon corps », est aussi une histoire de jalousie et de trahison sau centre
du récit, deux femmes: une enseignante de yoga prénommée Nili qui se meurt d'un cancer, et sa fille, Rotem,
avec laquelle les liens se sont distendus, qui vit de sa plume & Londres et est revenue en Istaél pour lire & sa mére
tune historiette quelle vient d'crire ~ sur une enseignante de yoga prénommeée Nili. Dans lhistoriete, qui se
déroule durant lenfance de Nili celle-ci se voit demander par le pére d'un adolescent timide dinitier ee dernier
aux secrets dela sexualitéet d’ainsi« faire de lui un homme », Il est facile de reconnaitre ici la logique du fantasme
‘dans sa quintessence: forger un scénario qui touche au mystére de la vie sexuelle des parents,
En fait, ces deux nouvelles ont pour théme le pouvoir transformateur de la communication narrative, la
nécessité d'échafauder des réalités fictionnelles alternatives : peu importe ce qui s'est réellement passé, Shaoul et
Rotem refagonnent la réalité pour eréer une histoire quil leur faut raconter. Rééerire le passé est un acte de
‘générosité qui permet au sujet de changer son avenir. Méme si les réalitésfictionnelles ainsi construites ne sont
‘guére reluisantes (nul heureux mariage dans ces fantasmes, nulle enfance idyllique), méme sil semble quiune
douleur soit simplement « remplacée par une autre dans un élargissement, une ouverture du passé », un profit
« pathologique » secret découle de ce déplacement, un « plus-de-jouir » est généré.
Or cest ici quiintervient Vidéologie : de tels replis dans la réalitéintime sopérent sur fond d'hamatzav, de
« Situation ». Rien d'étonnant a ce que, ces dernidres années, ce désir d'une réalité alternative soit devenu partie
intégrante de la psyché nationale disraél affronter « la Situation » engendre une atmosphere d'anxiété, un
profond sentiment de claustrophobic, un repli dansla sécurité relative du huis clos. Méme si un écrivain isradlien
n'a pas besoin de décrite parle menu Iatmosphére politique qui lentoure, ces inquiétudes sinsinuent bel et bien,
en sourdine et avec un grand pouvoir d'évocation. La fonction proprement idéologique de ce repli apparait donc
lairement, ainsi que son message sous-jacent : « Nous ne sommes que des gens ordinaires, soucieux de paix et
dune vie normale... » On retrouve une attitude similaire dans la mythologie des Forces de défense israéli-
‘ennes (FDI) : les médias israéliens adorent s’étendre sur les imperfections et les traumas psychiques des soldats
de Tsahal ;ils ne sont pas présentés comme de parfaites machines militaires, mais telles des personnes ordinaires
‘qui, happées par les vicissitudes de histoire et de la guerre, commettent des erreurs et ségarent parfois comme
tous les gens normaux.Cette opération idéologique explique le suecés de deux récents films istaéliens sur la guerre du Liban
de 1982, Valse avee Bachir, le documentaite danimation Ari Folman, et Lebanon de Samuel Maoz, Celu-ci s'est
inspiré de ses souvenirs de soldat et a rendu fatmosphére de peur et de claustrophobie propre & la guerre en
tournant la quasi-otalité des seénes de intéreur d'un char, Lebanon suit quatre tankistes inexpérimentés ayant
pour mission de «nettoyer » une ville libanaise déja bombardée par les Forces de Tair israliennes (FAL)
InterviewS en 2009 a la Mostra de Venise, Yoav Donat, facteur qui joue le le du réalisateur en tant que bidasse
un quart de sitcle auparavant, a éclaré : « Ce n'est pas un film qui vous fait penser “Je sors tout juste de voir un
film’ C'est un film qui vous donne a sensation d tre allé la guerre. » De facon similaire, Valse avee Bachir relate
les horreurs du confit de 1982 du point de vue des soldats israliens. Pour sa part, Maoz a dit que son film ne
constituait pas une condamnation de ls politique d'sraél, mais un témoignage personnel de ce par quoi il ait
passé: « Mon erreur est ‘avoir intitulé le film Lebanon parce que la guerre du Liban, dans son essence, nedifférait
en rien de n'importe quelle autre guerre, et, & mon sens, toute tentative de politisation aurait aplati le film”. »
Voila bien de Vidologie & état pur: le centrage sur lexpérience traumatique de T'agresseur nous autorise & fate
Timpasse sur tout larrigre-plan éthico-politique du conflt, & ne pas nous poser, par exemple, la questions
suivante : que fabriquait Iarmée israglienne en plein Liban ? (Dans Lebanon, la limitation spatiale aux dimensions
un tank met litéralement en acte cet excamotage.) Pareille « humanisation » sert donc & occulter la question,
clé Ia nécessité d'une implacable analyse politique de ce qui se pratique dans le domaine politico-militaie. Nos
combats politico-mihtares n’ont précisément rien d'une Histoire opaque qui viendrait brutalement chambouler
1nos vies intimes ~ ils constituent un champ ol: nous sommes toujours-déj engages, ne serat-ce que sur le mode
de ignorance.
Devrions-nous étre surpris de rencontrer le méme mécanisme idéologique dans les procédures polieitres
d'un Mario Conde écumant La Havane daujourdhui ? A la premiére lecture, les romans de Leonardo Padura
présentent une image tellement critique de la situation a Cuba (pauvreté, corruption, incrédulité cynique...)
quion ne peut manquer détre choqué d'apprendre que non seulement Padura vit & La Havane, mais qui y est
une figure de lestablishment couverte de récompenses officielle. Ses héros ont beau étre désabusés, déprimés,
réfugiés dans Taleool et les réves de réalits historiques alternatives, en deuil des occasions perdu, et, bien
entendu, dépolitisés, complétement indifférents & Tidgologie socialste dominant ils n'en acceptent pas moins
fondamentalement leur situation. Le message sous-jacent des romans en question est que on doit héroiquement,
accepter sa situation telle qufelle se présente, et non pas mettre les voiles vers le faux paradis quest Miami, Cette
acceptation constitue la tole de fond de toutes les notations critiques et les sombres descriptions de Padura
‘malgré leur totale désillusion, ses personnages sont d'ici et sont ii pour y reste, cette misére est leur monde, et
ils sfforcent de trouver une vie qui ait du sens & Tintérieur de ce cadre au lieu de lui opposer une résistance
radicale. A Tépoque de la guerre froide, les critiques de gauche ont souvent relevé la posture ambigué de John
Le Carré vis-i-vis de la société ot il vivait: sa description critique du cynisme opportunist, des stratagemes
implacables et des trahisons morales présupposait paradoxalement une atitude essentiellement positive &Tégard
de cette société ~ la complexité morale de la vie dagent secret prowvait bien & propos que Ton vivait dans une
société « ouverte» permettant expression de pareilles complexités. Nen va-til pasexactement de méme, mutatis
‘mutandis, pour Padura ? Le seul fait quil puisse écrire ses romans en vivant au sein méme de la société cubsine
légitime celle-c.Une ligne infime sépare cette « humanisation » de Tacceptation résignée du mensonge considéré comme
principe social : ce qui importe dans un univers pareillement « humanisé » est lexpérience intime authentique,
non pas la vérté. Ala fin du Chevalier noir [The Dark Knight, 2008] de Christopher Nolan, un film qui lui ausst
«