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Le cinéma de poésie Un discours sur le cinéma en tant que langage ne peut étre désormais entrepris, je crois, sans au moins tenir compte de la terminologie de la sémiotique. Car le probléme est tout simple- ment le suivant : alors que les langages littéraires fondent leurs inventions poétiques sur une base institutionnelle de langue instrumentale, bien commun de tous les locuteurs, les langages angages littéraires se présentent immédiatement comme légi- times en tant que réalisation « performante » dun instrument (un. pur et simple instrument) qui sert concrétement & communiquer. ‘La communication cinématographique au contraire serait arbi- traire et aberrante, sans précédents instrumentaux concrets normalement utilisés par tous. ‘Les hommes communiquent avec des mots, non avec des images : un langage spécifique Pimages se présenterait donc comme une pure et artificielle abstraction. Si, comme on pourrait le croire, ce raisonnement était juste, le cinéma ne pourrait matériellement pas exister : ou tout au moins, s'il existait, ne serait-il qu’une monstruosité, une série de signes insignifiants. Mais le cinéma ‘communique. Cela veut dire qu'il se fonde lui aussi sur un patrimoine commun de signes. ‘La sémiotique se situe indifféremment par rapport aux systémes de signes: elle parle, par exemple, de « systemes de signes linguistiques », parce qu’ils existent, mais ceci n’exclut en ten qu'il puisse théoriquement exister d'autres systémes de signes. Des systémes de signes mimiques, par exemple. Bien plus, fivfaut avoir recours, dans la réalité, a un systme de signes mimiques pour compléter la langue parlée. 136 LE CINEMA DE POESIE En effet, un mot (lin-signe)(!) prononcé avec une certaine expression du visage prend une signification; mais Prononcé avec lune autre expression, il en prend une autre, peut-étre franche- ment opposée (si c’est un Napolitain qui parle, par exemple): un mot suivi d’un geste a une signification, suivi d’un autre geste ila une autre signification, etc. Ce « systéme de signes mimiques », qui dans la réalité de la communication orale est mélé au systéme de signes linguistiques et le complete, peut étre isolé d’une maniére expérimentale et étudié comme systéme autonome. On peut a la limite présupposer, par hypothése abstraite, Pexistence dun systéme unique de signes mimiques comme unique instrument humain de communication (rien que des napolitains sourds-muets, en somme): c’est sur un tel systéme ‘hypothétique de signes visuels que le langage cinématographique fonde sa propre possibilité pratique d’exister, de permettre la formation d’une série d’archétypes naturels de communication. Tout cela ne représenterait certes pas grand-chose. Mais il convient alors d’ajouter immédiatement que le destinataire du produit cinématographique est également habitué a «lire» la réalité visuellement, c’est-a-dire 4 avoir un dialogue instrumental avec la réalité qui ’entoure en tant que milieu d@’une collectivité, dialogue qui s’exprime justement aussi par la seule présence optique de ses actes et de ses habitudes. Le fait de marcher seuls dans la rue, méme les oreilles bouchées, représente un dialogue continu entre nous-mémes et le milieu qui s’exprime a travers les images qui le composent : physionomies des gens qui passent, leurs gestes, leurs signes, leurs actes, “leurs silences, leurs expressions, leurs scénes, leurs réactions collectives (groupes de gens arrétés aux feux, rassemblement autour d’un accident de la Toute ou autour de la femme-poisson, dans un quartier de Naples); en outre: panneaux de signalisation, indications, sens giratoires, objets et choses enfin, qui se présentent chargés de significations et « parlent » brutalement par leur seule présence. Mais il y a plus encore: tout un monde, dans l’homme, s’exprime essentiellement au moyen d’images signifiantes (avan- cerons-nous, par analogie, le terme d’ « im-signes ¥? (2): il s’agit du monde de la mémoire et des réves. Tout effort de reconstitution par la mémoire est une « suite d@im-signes », c’est-a-dire avant tout une séquence cinématogra- Phique. (« Out ai-je vu cette personne? Attends... 2 Zagora je crois @) N. d. T. : Lin-signe : composé de lin- (linguaggio, langage) et de signe (segno). @) N.d.T.: Pour le terme im-signe, v. N.d.T. au chap, « Hypothéses de laboratoire +, p. 27, et le chap. « La fin de avant-garde. # LE CINEMA DE POESIE 137 — image de Zagora avec ses palmiers vert pale sur la terre rose —... en compagnie d’Abd-El-Kader... — image d’Abd-El-Kader et de Ja personne en question qui marchent le long des campements des avant-postes francais —, etc.) Et chaque réve est ainsi une suite d’im-signes, qui ont toutes les caractéristiques des séquences cinématographiques : gros plans, plans d’ensemble, etc. Bref, il y a un monde complexe d’images significatives — aussi bien celles des gestes ou du milicu, qui accompagnent les mots (lin-signes), que celles des souvenirs et des réves — qui préfigure et se propose comme fondement ¢ instrumental » de la communi- cation cinématographique. Tl est alors nécessaire de faire dés maintenant une remarque, en marge: alors que la communication instrumentale qui est a la base de la communication poétique ou philosophique est déja extrémement élaborée (est en fait un systéme réel, historiquement complexe et mir), la communication visuelle qui est a la base du langage cinématographique est au contraire extrémement brute, Presque sauvage. La mimique et la réalité A état brut tout comme les réves et les mécanismes de la mémoire, sont des faits Presque pré-humains, ou a la limite de Phumain: en tout cas, pré-grammaticaux et méme pré-morphologiques (les réves se produisent au niveau de Vinconscient, de méme que les méca- nismes mnénomiques; la mimique est un signe d’un niveau de socialisation tout a fait élémentaire, etc.). L’instrument linguistique sur lequel se fonde le cinéma est donc du type irrationnel : et ceci explique la profonde qualité onirique du cinéma, ainsi que sa nature, disons, objectuelle, absolument et nécessairement concréte. Je dirais briévement que tout systéme de mots (lin-signes) est rassemblé et renfermé dans un dictionnaire. En dehors de ce dictionnaire il n’y a rien, si ce n’est peut-étre la mimique qui accompagne les signes dans l’usage parlé. Chacun de nous a donc en téte un dictionnaire, lexicalement incomplet, mais pratiquement parfait, du systéme de signes linguistiques de son milieu et de son pays. Liintervention de ’écrivain consiste,a prendre, dans ce diction- naire, les mots, comme des objets enfermés dans une boite, et a en faire un usage spécifique : spécifique par rapport au moment historique du mot et 4 son propre moment historique. Il s’ensuit un surcroit d’historicité pour le mot: c’est-d-dire un élargisse- ment du sens. Si cet écrivain passe a la postérité, son « usage spécifique du mot » viendra s’ajouter dans les dictionnaires futurs aux usages déja admis. L’opération expressive, ou invention de P’écrivain, est Leexpérience héritique. 10. 18 LE CINEMA DE POESTE donc une adjonction d’historicité, c’est-a-dire de réalité, a la langue : il travaille donc sur la langue aussi bien comme systéme linguistique instrumental que comme tradition culturelle. Son acte décrit « toponymiquement » est un: une nouvelle élaboration. de la signification du signe. Le signe était 14, dans le dictionnaire, classé, prét a Pusage. Pour l’auteur de cinéma, au contraire, l’acte est beaucoup plus complexe, bien que fondamentalement similaire. Il n’existe pas de dictionnaire d’images. Aucune image n’est classée et préte 4 l’usage. Si d’aventure nous voulions imaginer un dictionnaire des images, il nous faudrait imaginer un dictionnaire infini, tout comme demeure infini le dictionnaire des mots possibles. Lauteur de cinéma ne dispose pas d’un dictionnaire, mais une possibilité infinie; il ne tire pas ses signes (im-signes) hors dune boite, ou d’un sac, mais du chaos ow ils ne sont que de simples possibilités ou des ombres de communication mécanique et onirique. Décrite donc « toponymiquement », P’intervention de l’auteur de cinéma n’est pas une, mais double. En effet : 1° il doit tirer hors du chaos l’im-signe, le rendre possible, et le tenir pour rangé dans un dictionnaire des im-signes significatifs (mimique, environne- ment, réve, mémoire); 2° faire ensuite un travail d’écrivain: Cest-a-dire ajouter 4 cet im-signe purement morphologique la qualité expressive individuelle. Alors que l’intervention de l’écrivain est une invention esthé- tique, celle de Pauteur de cinéma est d’abord linguistique, puis esthétique. En cinquante ans de cinéma environ, il s’est établi, il est vrai, une sorte de dictionnaire cinématographique, ou plutét une convention, qui a ceci de curieux : elle est stylistique avant d’étre grammaticale. Prenons limage des roues d’un train qui tournent dans des nuages de vapeur: ce n’est pas un syntagme, mais un styléme. Cela laisse supposer que, puisque, de toute évidence, le cinéma ne pourra jamais parvenir a une véritable normativité grammaticale, mais tout au plus, pour ainsi dire, 4 une grammaire stylistique — chaque fois qu’un auteur cinématographique doit faire un film, il est contraint de répéter cette « double opération » dont je parlais, et de se satisfaire, comme norme, d’une certaine quantité indifféren- ciée de modes d’expression qui, de stylémes qu’ils étaient, sont devenus syntagmes. En revanche auteur cinématographique ne doit pas élaborer une tradition stylistique séculaire, mais seulement décennale : il LE CINEMA DE POESIE 139 n’a pratiquement pas de convention @ contredire de fagon trop scandaleuse. Son « apport historique » a P'im-signe porte sur un im-signe qui a un passé trés récent. De 1 découle peut-étre cette impression de fragilité du cinéma : ses signes grammaticaux sont les objets d’un monde sans cesse épuisé chronologiquement : la mode des années trente, les voitures des années cinquante... : toutes « choses » sans étymolo- gie, ou avec une étymologie qui s’exprime dans le systéme de mots correspondant. L’évolution qui préside a 1a mode créatrice des vétements ou des lignes de voiture est suivie du sens des mots qui s’y adaptent; les objets pour leur part sont impénétrables : ils ne se modifient pas et ne disent a propos d’eux-mémes que ce qu’ils sont 4 ce moment-la. Le dictionnaire dans lequel Pauteur cinématogra- phique les classe par son intervention ne suffit pas leur donner un « back-ground » historique signifiant pour tout le monde, maintenant et a jamais. On constate donc une certaine univocité et un certain détermi- nisme dans l’objet qui devient image cinématographique : et il est naturel qu'il en soit ainsi. Car le mot (lin-signe) utilisé par Pécrivain a déja été élaboré par toute une histoire grammaticale, populaire et cultivée: alors que l’im-signe utilisé par auteur cinématographique vient détre retiré, idéalement, du sourd chaos des choses, par le cinéaste lui-méme (par analogie avec un hypotétique dictionnaire fait pour des communautés qui commu- niquent a travers des images). Mais j’insiste : si les images ou im-signes ne sont pas classés dans un dictionnaire et ne sont pas régis par une grammaire, ils constituent cependant un patrimoine commun. Nous avons tous vu de nos yeux cette fameuse locomotive avec ses roues et ses pistons. Elle appartient 4 notre mémoire visuelle et a nos ,réves si nous la voyons dans la réalité, « elle nous dit quelque chose son apparition dans une lande déserte nous dit, par exemple, com- bien est émouvante l’activité humaine et combien sont grandes les capacités de la société industrielle, et donc du capitaliste, de s’annexer de nouveaux secteurs d’usagers ; et en méme temps (pour certains d’entre nous) elle dit que le machiniste est un homme exploité qui accomplit pourtant dignement son travail, pour une société qui est ce qu’elle est, méme si ce sont ses exploiteurs qui s'identifient 4 elle. L’objet locomotive en tant que symbole cinématographique possible peut nous dire tout cela, dans une communication directe avec nous-mémes : et indirectement, en tant que patrimoine visuel commun, avec les autres, Il n’existe donc pas, en réalité, d’ « objets bruts »: ils sont tous 2. LE CINEMA DE POSSIE suffisamment signifiants 4 P’état naturel, pour devenir.des signes symboliques. Voila pourquoi l’intervention de l’auteur cinémato- graphique est légitime : celui-ci choisit une série d’objets, de choses, de paysages, ou de personnes comme syntagmes (signes un langage symbolique) qui, s’ils ont une histoire grammaticale historique inventée & ce moment-la — comme dans une sorte happening dominé par lidée du choix et du montage —, ont cependant une histoire pré-grammaticale déja longue et intense. Bref, de méme que la pré-grammaticalité des signes parlés a droit de cité dans le style du poéte, de méme la pré- grammaticalité des objets aura droit de cité dans le style de Pauteur cinématographique. Ce qui reprend en d’autres termes ce que j’ai déja dit: le cinéma est fondamentalement onirique en raison du caractére élémentaire de ses archétypes (que nous rappelons : observation habituelle et donc inconsciente de l’envi- ronnement, mimique, mémoire, réves) et en raison de la prédominance fondamentale de la pré-grammaticalité des objets en tant que symboles du langage visuel. Autre chose encore: dans sa recherche d’un dictionnaire en tant qu’opération fondamentale et préliminaire, l’auteur cinéma- tographique ne pourra jamais recueillir de termes abstraits. La est probablement la différence essentielle entre l’ceuvre littéraire et I’ceuvre cinématographique (si tant est que cette comparaison soit nécessaire), L’institution linguistique, ou gram- maticale, de l’auteur cinématographique est constituée d’images : et les images sont toujours concrétes, jamais abstraites (ce n’est que par une prévision 4 trés long terme, des millénaires, que l’on peut concevoir des images-symboles qui seraient soumises 4 une évolution comparable a celle des mots, ou au moins des racines, qui, originellement concrétes, sont devenues abstraites par les fixations de lusage). C’est pourquoi le cinéma est, pour le moment, un langage artistique non philosophique. II peut étre Parabole, jamais expression conceptuelle directe. Voici donc une troisiéme maniére d’affirmer la nature fonciére- ment artistique du cinéma, sa violence expressive, sa matérialité onirique. Tout cela devrait donner a penser, en conclusion, que la langue du cinéma est fondamentalement une « langue de poésie ». Bien au contraire. Historiquement, dans la pratique, aprés quelques tentatives aussit6t avortées, a ses origines, la tradition cinémato- graphique qui s’est formée semble étre celle d’une « langue de Prose », ou du moins d’une « langue de Ja prose narrative ». Cela est vrai, mais, comme nous le verrons, il s’agit d’une prose ‘LE CINEMA DE POESIE M1 particuliére et subreptice : car I’élément fondamentalement irra- tionnel du cinéma ne peut étre éliminé. La réalité est que le cinéma au moment méme oi il s’imposait comme ¢ technique » ou nouveau ¢ genre » d’expression, est également apparu comme nouvelle technique ou genre de spectacle d’évasion, avec un nombre de consommateurs inimaginable pour toute autre forme @expression. Cela signifie qu’il a subi une violence, assez prévisible et inévitable @ailleurs. Tous ses éléments irrationnels, oniriques, élémentaires et barbares ont été tenus en deca du niveau de conscience: ils ont été exploités comme élément inconscient de choc et de persuasion: et sur ce ¢ monstrum » hypnotique qu’est toujours un film, a été rapidement construite cette convention narrative qui a donné matiére 4 d’inutiles et pseudo-critiques comparaisons avec le théatre et le roman. Cette convention narrative appartient indubitablement, par analogie, 4 Ja langue de la communication en prose: mais elle n’a en commun avec cette langue que Paspect extérieur — les procédés logiques et illustratifs — alors qu’un élément fondamental de la « langue de prose » lui fait défaut : le rationnel. Elle se fonde sur ce sous-film mythique et enfantin, qui, de par la nature méme du cinéma, se déroule sous chaque film commercial méme conve- nable, c’est-a-dire suffisamment adulte sur le plan social et esthétique. (Toutefois, comme nous le verrons plus loin, les films Part ont adopté eux-aussi cette « langue de la prose » pour langue spécifique cette convention narrative privée d’accents expressifs, impression- nistes, expressionistes, etc.) On peut toutefois affirmer que la tradition de la langue cinématographique, telle qu’elle s’est historiquement formée dans ces premiéres décennies, est tendanciellement naturaliste et objective. Cette contradiction est si embarrassante qu’il convient de bien Panalyser dans ses raisons et dans ses connotations techniques les plus profondes. Pour résumer ce que jai dit jusqu’a présent, il ressort que les archétypes linguistiques des im-signes sont les images de la mémoire et du réve, c’est-a-dire des images de « communication avec soi-méme » (et de communication seulement indirecte avec les autres, dans la mesure ot Pimage qu’a Pautre d'une chose dont je lui parle, constitue une référence commune): ces archétypes donnent donc une base immédiate de « subjectivité » aux im-signes, et partant une appartenance de principe au monde de la poésie: si bien que la tendance du langage cinématogra- phique devrait étre une tendance expressivement lyrico-subjec- tive. + LE CINEMA DE POESIE ‘Mais: les im-signes ont aussi d’autres archétypes : Pintégration de la mimique a la langue parlée et la réalité vue par les yeux avec ‘se3 mille signes strictement signalétiques. Ces archétypes sont profondément différents de ceux de la mémoire et des réves : ils sont brutalement objectifs, ils appartiennent a un type de «communication avec Jes autres » aussi commun que possible & tous et strictement fonctionnel. De telle sorte que la tendance qu’ils impriment au langage des im-signes est plutét une tendance platement objective et informative. Par ailleurs ?opération premiére que doit accomplir le metteur en scéne — choisir son vocabulaire d’im-signes, comme possible institution linguistique instrumentale — n’a certes pas Pobjecti- vité d’un véritable vocabulaire commun et institué comme celui des mots. Un premier moment subjectif existe donc déja dans cette opération, dans la mesure ot le premier choix d’images Possibles ne peut pas ne pas étre déterminé par la vision idéologique et poétique qui est celle du metteur en scéne a cet instant-la. Nouvelle contrainte de caractére tendanciellement ‘subjectif, donc, du langage des im-signes. Mais ce point est également contredit: Ia bréve histoire stylistique du cinéma, du fait de la limitation expressive imposée par l’énormité numérique des destinataires du film, a fait en sorte que les stylémes, qui au cinéma sont immédiatement devenus des syntagmes et ont donc réintégré l’institutionnalité linguistique, soient peu nombreux et, somme toute, grossiers (qu’on se souvienne une fois encore des roues de la locomotive; la série infinie de gros plans identiques etc., etc.). Tout cela apparait comme un moment conventionnel du langage des im-signes, et Jui assure une fois encore un caractére conventionnel élémentaire, et objectif. En somme le cinéma, ou le langage des im-signes, a une nature double : il est a la fois extrémement subjectif et extrémement objectif (jusqu’é une insurmontable et ridicule vocation natura- liste). Les deux moments de cette nature coexistent étroitement, au point de n’étre méme pas dissociables pour les besoins de analyse. La langue littéraire se fonde naturellement elle aussi sur une double nature, mais chez elle, ces deux natures sont dissociables : il y a un ¢ langage de la poésie » et un « langage de la prose », si différenciés qu’en réalité ils sont diachroniques, et connaissent deux histoires différentes. A Paide des mots je peux construire un « poéme» ou un # récit », en procédant A deux opérations différentes. Avec des images, jusqu’a présent du moins, je ne peux faire que du cinéma ‘LE CINEMA DE POSSIE 143 (qui ne peut tendre a une configuration plus ou moins poétique ou plus ou moins prosaique que par des nuances seulement. Cela en théorie, En pratique, comme nous Pavons vu, une tradition de «langue de la prose cinématographique narrative » s’est rapide- ment constituée). Il existe bien sir des cas limites ot le caractére poétique du langage est mis en évidence jusqu’au paroxysme. Le chien andalou de Bufiuel, par exemple, est ouvertement construit dans une «tonalité » a caractére purement expressif: mais pour ce faire, Bufiuel a recours 4 la fiche signalétique du surréalisme. Et il faut dire qu’en tant que produit surréaliste, il est sublime. Bien peu oeuvres, tant littéraires que picturales, peuvent lui étre compa- rées, parce que leur qualité poétique est corrompue et rendue irréelle par leur contenu, c’est-a-dire par la poétique du sur- réalisme qui donne la primauté au contenu de facon assez brutale (est pourquoi les mots et les couleurs perdent leur pureté expressive, pour se soumettre a la monstrueuse impureté d’un contenu primordial). La pureté des images cinématographiques est au contraire exaltée et non voilée par un contenu surréaliste. Parce que c’est la véritable nature onirique du réve et de la mémoire inconsciente que le surréalisme réintroduit dans le cinéma, etc., etc. Le cinéma, je Pai dit tout 4 Pheure, manquant d'un lexique conceptuel et abstrait, est puissamment métaphorique; il l’est méme d’emblée. Toutefois, les métaphores voulues portent toujours en elles quelque chose d’inévitablement inachevé et conventionnel. Comme ces vols de colombes, agités ou joyeux, pour rendre Pétat d’éme, tourmenté ou joyeux, du personnage. La métaphore nuancée, a peine perceptible, halo poétique ténu qui sépare d’un souffle et d’un abime le langage du « a Silvia » de Leopardi du langage pétrarquo-arcadien institutionnel, ne parait pas possible au cinéma. Le peu de métaphore poétique possible au cinéma, et s’y manifestant avec éclat, est toujours étroitement lié avec Pautre nature, celle strictement communicative de la prose, qui Pa par ailleurs emporté dans la bréve tradition de Phistoire du cinéma, englobant dans une méme convention linguistique les films d’art et les films d’évasion, les chefs-d’ceuvre et les feuilletons. Et pourtant, toute la tendance du cinéma le plus récent, de Rossellini comparé a Socrate a la «nouvelle vague», a la production de ces derniéres années, de ces derniers mois (y compris, je suppose la majeure partie des films du premier festival de Pesaro), est aller vers un « cinéma de poésie ». ‘LB CINEMA DE PorsIE “La question est de- savoir comment 1a « langue de la poésie » > peut étre théoriquement explicable et pratiquement possible dans lecinéma. Je voudrais y répondre en débordant du domaine strictement cinématographique, en débloquant le débat, et en agissant avec la liberté que procure un rapport particulier et concret entre cinéma et littérature. Je transformerai donc momentanément la question : + Une ¢ langue de la poésie » est-elle possible au cinéma? » en celle- ci: « La technique du Discours Indirect Libre est-elle possible au cinéma? » Nous verrons plus loin les raisons de cette déviation: nous verrons comment la naissance d’une tradition technique d’une « langue de Ja poésie » au cinéma est liée a une forme particuliére du discours indirect libre du cinéma. Mais avant tout quelques mots sont nécessaires pour préciser ce que j’entends par « discours indirect Iibre ». Il s’agit tout simplement de Vimmersion de auteur dans Pame de son personnage et de I’adoption non seulement de la psychologie de ce dernier mais aussi de sa langue. Les exemples de discours indirect libre ont toujours été nombreux en littérature. Lorsque Dante utilise, par mimétisme, des mots dont il est inimaginable qu’il fit familier, et qui appartiennent au milieu social de ses personnages, il construit aussi une sorte de discours indirect libre potentiel et emblémati- que: expressions du langage courtois, des romans photos de T’époque, pour Paolo et Francesca, mots grossiers pour les voyous de la ville, etc. Naturellement usage du «discours indirect libre» s'est @abord affirmé avec le naturalisme (que l’on pense au discours poétique et archaisant de Verga), puis avec la littérature crépuscu- laire et intimiste : c’est le x1xe siécle, qui s’exprime abondamment travers les discours revécus. La caractéristique constante de tous les discours revécus est que auteur ne peut faire abstraction d’une certaine conscience sociologique du milieu qu’il évoque : c’est en effet la condition sociale d’un personnage qui détermine sa langue (langage spécialisé, argot, dialecte, langue dialectalisée). Il faudra ensuite distinguer entre monologue intérieur et discours indirect libre : le monologue intérieur est un discours revécu par auteur a travers un personnage qui soit au moins idéalement de sa classe, de sa génération, d’une méme situation sociale; la langue peut donc étre la méme; la caractérisation psychologique et objective du personnage n’est pas un fait de langue, mais de style. Le discours indirect libre est plus ‘LE CINEMA DE POESIE 145 naturaliste, dans la mesure ott il est un véritable discours direct sans guillemets, et implique donc Pusage de la langue du Personnage. Dans la littérature bourgeoise, dénuée de conscience de classe (s'identifiant 4 Phumanité tout entiére), le « discours indirect libre » est souvent un prétexte : l’auteur construit un personnage, parlant au besoin une langue inventée, pour exprimer sa propre interpré- tation du monde. C’est dans cet « indirect » servant de prétexte, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, que l’on peut trouver une narration émaillée de nombreux emprunts a la « langue de la poésie », Le discours direct correspond au cinéma a la « proposition sujet ». Dans le discours direct, l’auteur s’efface et céde la parole a son personnage, en la mettant entre guillemets : «Et jd montait devant moi le poéte et disait : « Or viens-t’en; vois le soleil touchant la mérienne : vos rivages Ja nuit allonge un pied sur le Maroc » (3). Dante rapporte telles quelles les paroles de son maitre A travers le discours direct. Quand un scénariste utilise les expressions : « comme vue par Accattone, Stella s’avance dans le terrain vague », ou bien: « Gros plan de Cabiria qui observe et voit... La-bas, parmi les acacias, des garcons qui avancent en jouant sur des instruments et en dansant », il esquisse le schéma d’expressions qui au moment de tourner et de monter le film, deviendront des propositions sujet. Les « propositions sujet » célébres, ne serait-ce que par extravagance, ne manquent pas : souvenez-vous, dans le Vampyr de Dreyer, de la « proposition sujet » du cadavre qui voit le monde entier comme peut le voir quelqu’un qui est étendu dans un cercueil que ’on porte, c’est-d-dire de bas en haut et en mouvement. De méme que les écrivains n’ont pas toujours une conscience technique précise d’une opération comme celle du discours indirect libre, de méme les metteurs en scéne ont jusqu’a présent créé les conditions stylistiques de cette opération, dans Pincons- cience Ja plus absolue, ou avec une conscience trés approximative. Qwun discours indirect libre soit toutefois possible au cinéma, cela est certain: appelons cette opération « subjective indirecte ©) Divine Comédie, Purgatoire, chant IV (trad. frangaise citée), . ; LE CINEMA DE POESIE Bibre » (qui, par rapport a son analogue littéraire, peut étre * 4nfiniment moins articulée et complexe). Et, vu que nous avons ‘Gabli une différence entre « discours indirect libre » et « mono- Jogne intérieur », il conviendra de voir de laquelle de ces deux opérations la « subjective indirecte » est le plus proche. . Elle ne peut étre un véritable « monologue intérieur », dans la mesure ot le cinéma n’a pas la possibilité « d’intériorisation » et @abstraction qu’a la parole : c’est un « monologue intérieur » par images, voila tout. La dimension abstraite et théorique, présente dans l’acte évocatif et cognitif du personage monologuant, lui fait défaut. L’absence d’un élément (constitué par les concepts ou les abstractions en littérature) fait qu’une « subjective indirecte libre » ne correspond jamais parfaitement 4 ce qu’est le mono- logue intérieur en littérature. Je ne serais pas en mesure de citer des cas de totale intériorisation de auteur dans un personnage (jusqu’au début des années 60 du moins) : il ne me semble pas qu’il existe de film qui soit une totale « subjective indirecte libre », o4 toute Vhistoire serait racontée a travers le personnage, dans une intériorisation absolue du systéme d’allusions de I’auteur. Si la « subjective indirecte libre » ne correspond pas du tout au « monologue intérieur », elle correspond encore moins au véri- table « discours indirect libre ». Quand un écrivain « revit le discours » d’un de ses personnages, il s’*immerge dans sa psychologie, mais aussi dans sa Jangue : le discours indirect libre est donc toujours linguistiquement diffé- rencié de Ja langue de I’écrivain. Reproduire, en les revivant, les différentes langues des diffé- rents types de condition sociale, s’avére possible pour Pécrivain du fait que ces langues existent. Toute réalité linguistique est un ensemble de langues différencites et différenciantes socialement : Pécrivain qui utilise le « discours indirect libre » doit prendre Surtout conscience qu’il s’agit 14 d’une forme de conscience de classe. Mais, comme nous l’avons vu, la « langue institutionnelle du cinéma » n’existe pas; ou si elle existe, elle est infinie; et auteur doit 4 chaque fois y découper son vocabulaire. Mais, méme dans ce vocabulaire, la langue est forcément interdialectale et univer- selle : car Jes yeux sont partout pareils. Il n’est pas possible de prendre en considération, car elles n’existent pas, des langues spéciales, des sous-langages, des jargons : des différences sociales. Si elles existent comme cela est en fait le cas dans la réalité, c’est totalement en dehors de toute possibilité de classement et d’usage. LE CINEMA DE POESIE 147 Effectivement, le « regard » d’un paysan (surtout s’il vient d’un. pays ou d’une région sous-développée) et le regard d'un bourgeois cultivé embrassent des types de réalités différents pour une méme chose regardée : non seulement tous les deux voient concrétement «des séties différentes » de choses, mais encore la chose en elle- méme apparait différente dans les deux « regards », Tout ceci n’est cependant pas institutionalisable, mais purement inductif. Pratiquement donc, 4 un certain niveau linguistique commun fondé sur ces « regards », la différence qu’un metteur en scéne peut trouver entre un personnage et Iui-méme est qordre psychologique et social mais non linguistique. Et ceci lui rend toute mimésis naturaliste d’un langage, d’un hypothétique « re- gard » porté par autrui sur la réalité, impossible. Si le metteur en scéne s’identifie donc a son personnage, et raconte une histoire ou représente le monde a travers lui, il ne peut se prévaloir de ce formidable instrument de différenciation ontique qu’est la langue. Son opération ne peut étre linguistique, mais stylistique. Du reste, méme un écrivain qui revit par hypothése le discours @un personage qui lui est socialement identique ne peut en différencier la psychologie a travers la langue (qui est la sienne propre), mais seulement 4 travers le style; et pratiquement, a travers certains modes typiques du « langage de la poésie ». La caractéristique fondamentale de la « subjective indirecte libre » est donc de n’étre pas linguistique, mais stylistique. Elle peut étre définie comme monologue intérieur privé de P’élément conceptuel et philosophique, explicite et abstrait. Cela, théoriquement du moins, fait que la « subjective indirecte libre » au cinéma implique une possibilité stylistique trés articu- lée, libére les possibilités expressives étouffées par la traditionnelle convention narrative, dans une sorte de retour aux origines, jusqu’a retrouver dans les moyens techniques du cinéma les qualités oniriques, barbares, irréguliéres, agressives, visionnaires des origines. C’est en somme la « subjective indirecte libre » qui instaure une tradition possible de « langue technique de la poésie + au cinéma. A titre @illustration, je soumettrai a ’analyse Antonioni, Berto- lucci et Godard — mais je pourrais y ajouter Rocha, au Brésil, ou Forman, et bien d’autres naturellement (presque tous les auteurs du festival de Pesaro, probablement). En ce qui concerne Antonioni (Le désert rouge), je ne voudrais pas marréter 4 des points universellement reconnaissables "Ye LE CINEMA DE POESIE «emine ¢ poétiques », et qui sont nombreux dans ce film. Par * exemple, ces deux ou trois fleurs violettes, floues, en gros plan, lorsque les deux protagonistes entrent dans la maison de Pouvrier névrosé; et qui réapparaissent en arriére-plai {non plus floues mais férocement nettes) dans le plan ot ils sortent. Ou encore la séquence du réve, qui aprés tant de raffinement dans l’agence- ment des couleurs, est subitement filmée dans un technicolor banal (imitant, ou mieux, revivant, A travers une « subjective indirecte libre », P'idée que se fait un enfant des plages tropicales & travers les bandes dessinées). Ou bien encore la séquence de la préparation du voyage en Patagonie : les ouyriers qui écoutent, etc. ; ce stupéfiant gros plan d’un ouvrier d’Emilie, saisissant de vérité, suivi d’un panoramique dément, de bas en haut le long @une bande d’un bleu électrique sur le mur blanchi 4 la chaux du magasin. Tout cela témoigne d’une profonde, mystérieuse et par moments trés forte intensité, dans Vidée formelle qui excite imagination d’Antonioni. Mais pour démontrer que ce formalisme constitue pour Pessentiel le fond du film, je voudrais examiner deux aspects @une opération stylistique particuliére (celle-la méme que j’exa- minerai chez Bertolucci et chez Godard), extrémement significa- tive. Les deux temps de cette opération sont: 1°) Le Tappro- chement successif de deux points de vue, dont la différence est négligeable, sur une méme image : c’est-a-dire la succession de deux plans qui cadrent le méme morceau de réalité, @abord de prés, puis Z'un peu plus loin; ou d’abord de face, puis un peu plus obliquement; ou bien enfin tout simplement sur le méme axe, mais avec deux objectifs différents. Il en nait une insistance qui se fait obsédante, en tant que mythe de Ja substantielle et angoissante beauté autonome des choses. 2°) La technique qui consiste a faire entrer et sortir les personages du cadre, et qui fait que le montage, de facon obsédante parfois, consiste en une série de tableaux — que mous pouvons qualifier d’informels — oi les personnages entrent, disent ou font quelque chose, et puis sortent, laissant 4 nouveau le tableau ‘a sa pure et absolue signification de tableau: auquel succéde un autre tableau analogue, oi ensuite les personnages entrent, etc., etc... De sorte que le monde apparait comme régi par un mythe de pure beauté picturale, que les Ppersonnages envahissent, il est vrai, mais en se soumettant aux régles de cette beauté, au lieu de les profaner par leur présence. La loi, interne au film, des « cadrages obsédants » démontre donc clairement la prépondérance d’un formalisme en tant que mythe finalement libéré, et donc poétique (mon emploi du mot formalisme n’implique pas de jugement de valeur: je sais ‘LE CINEMA DE POESIE 149 parfaitement qu’il existe une inspiration formaliste authentique et sincére : la poésie de la langue). Mais comment cette « libération » a-t-elle été possible pour Antonioni? Tout simplement en créant la « condition stylistique » pour une « subjective indirecte libre » qui coincide avec le film tout entier. Dans Le désert rouge, Antonioni n’applique plus, par une contamination un peu maladroite comme dans ses films précé- dents, sa propre vision formaliste du monde 4 un contenu génériquement engagé (probléme de la névrose d’aliénation) : mais il regarde le monde en s’identifiant 4 son héroine névrosée, en revivant les faits 4 travers son « regard » (qui n’est pas gratui- tement au-dela de la limite clinique, cette fois : le suicide ayant déja été tenté). Par ce mécanisme stylistique, Antonioni a produit son moment le plus authentique : il a finalement pu représenter le monde vu par ses yeux, parce qu’il a remplacé, en bloc, la vision du monde @une névrosée, par sa propre vision délirante Pesthétisme : rem- placement en bloc qui se justifie par la possible analogie des deux visions. D’ailleurs, s’il y avait quelque chose d’arbitraire dans ce remplacement, il n’y aurait rien 4 redire. Il est clair que la « subjective indirecte libre » est un prétexte : Antonioni s’en est probablement servi arbitrairement pour se donner la plus grande liberté poétique possible, une liberté qui frise (et c’est pourquoi elle est enivrante) l’arbitraire. L’immobilité obsédante du plan est également typique du film de Bertolucci, Prima della rivoluzione. Elle a cependant un sens différent que pour Antonioni. Ce n’est pas le fragment de monde renfermé dans un plan et que ce dernier transforme en un morceau de beauté figurative qui ne renvoie qu’a elle-méme, qui intéresse Bertolucci. Le formalisme de Bertolucci est infiniment moins pictural, et son plan n’agit pas métaphoriquement sur la réalité en la sectionnant en autant de lieux mystérieusement autonomes, tels des tableaux. Le plan de Bertolucci adhére a Ja réalité, selon un canon @une certaine maniére réaliste (selon une technique de langue suivie par les classiques, de Charlot 4 Bergman) : Pimmobilité a plan sur un pan de réalité (le fleuve de Parme, les rues de Parme, etc.) témoigne de l’élégance d’un amour indécis et profond, justement pour cette portion de réalité. Pratiquement, tout le systéme stylistique de Prima della rivoluzione est une longue « subjective indirecte libre », fondée sur état d’ame dominant de Vhéroine du film, la jeune tante mévrosée, Mais tandis que chez Antonioni, il y a eu remplacement 150 ‘LE CINEMA DE POESIE en bloc de la vision de la malade par celle d’un formalisme fébrile de I’ , chez Bertolucci ce remplacement en bloc n’a pas eu licu, mais plutét une contamination entre la vision du monde de la névrosée et celle de l’auteur, qui, étant inévitablement ana- logues, ne peuvent étre facilement différenciées, se mélent l'une 4 Pautre : appellent le méme style. Les seuls moments intensément expressifs du film sont justement les « insistances » des cadrages et des rythmes de montage, dont le réalisme de base (les antécédents néo-réalistes de Rossellini, et le réalisme mythique de quelques autres maitres plus jeunes) se charge a travers la durée anormale d’un cadrage ou dun rythme de montage, jusqu’d exploser en une sorte de scandale technique, Une telle insistance sur les détails, surtout sur certains détails des digressions, est une déviation par rapport au systéme du film : c’est la tentation de faire un autre film. C’est la présence de auteur qui, dans une liberté anormale, dépasse son film, et menace continuellement de Pabandonner, en saisissant une inspiration imprévue, qui est ailleurs l'inspiration latente de Yamour pour le monde poétique de ses propres expériences vitales. Moment de subjectivité nue et crue, 4 P’état naturel, dans un film ou (comme dans celui d’Antonioni) la subjectivité est complétement mystifiée a travers ce processus de faux objecti- visme qui est da a une ¢ subjective indirecte libre » servant de prétexte. Sous la technique engendrée par P’état d’4me désorienté, désorganisé, assailli par les détails, attiré par des attentions forcées de ’héroine, affleure continuellement le monde tel qu'il est vu par l’auteur non moins névrosé : un monde dominé par un esprit élégiaque, élégant mais jamais classique. i; Dans la culture de Godard, il y a au contraire quelque chose de brutal et peut-étre méme de légérement vulgaire : il ne concoit pas l’élégie, car en tant que Parisien il ne peut étre touché par un sentiment aussi provincial et paysan; il ne congoit pas non plus, pour la méme raison, le classicisme formel d’Antonioni : il est tout a fait post-impressionniste, et ne posséde en rien cette vieille sen- sualité croupissant dans aire conservatrice, marginale, « padouo- romaine », méme si elle est trés européanisée, comme chez Antonioni. Godard ne s’est imposé aucun impératif moral : il ne ressent ni la normativité de l’engagement marxiste (c’est de Phistoire ancienne), ni la mauvaise conscience académique (c'est Provincial). Sa vitalité ne connait ni retenue, ni pudeurs, ni scrupules. Elle reconstruit, en elle-méme, le monde; en outre, elle est cynique envers elle-méme. La poétique de Godard est ontologique, elle se nomme cinéma. Son formalisme est donc un technicisme qui, de par sa nature méme, est poétique : tout ce qui ‘LE CINEMA DE POESIE 151 est fixé en mouvement, par une caméra, est beau: C’est la restitution technique, et donc poétique, de la réalité. Godard aussi, naturellement, joue le jeu habituel : lui aussi a besoin d’un « état dominant » du héros, pour fonder sa liberté technique : un état dominant névrosé et scandaleux dans son rapport avec la réalité. Les héros de Godard sont donc eux aussi des malades, d’exquis fleurons de la bourgeoisie: mais ils ne sont pas en traitement. Ils sont gravement atteints, mais pleins de vie, en dega des limites de la pathologie : ils représentent simplement la moyenne d'un nouveau type anthropologique. Méme leur obses- sion est caractéristique de leur rapport au monde : l’attachement obsédant un détail ou a un geste (et 1a intervient la technique cinématographique, qui peut, mieux encore que la technique littéraire, pousser de telles situations 4 l’extréme). Mais ce n’est pas, chez Godard, une insistance excédant une durée supportable sur un méme objet : il n’y a chez lui ni le culte de Pobjet en tant que forme (comme c’est le cas chez Antonioni), ni le culte de Pobjet en tant que symbole d’un monde perdu (comme c’est le cas chez Bertolucci) : Godard n’a pas de culte et met tout de front sur un plan d’égalité : le « discours indirect libre » lui servant de prétexte est une systématisation sans détour, et sans différencia- tions, de mille détails du monde, sans solution de continuité, montés avec Pobsession froide et presque satisfaite (typique de son héros amoral) d'une désintégration recomposée a travers ce langage inarticulé. Godard manque complétement de classicisme, sans quoi on pourrait parler dans son cas de néo-cubisme. Mais on peut parler d’un néo-cubisme non tonal. Sous les histoires de ses films, sous les longues « subjectives indirectes libres » qui mimient [état d’4me des héros, se glisse immanquablement un film fait pour le pur plaisir de restituer une réalité brisée par la technique et reconstruite par un Braque brutal, mécanique et discordant. Le «cinéma de poésie » — tel qu’il se présente 4 quelques années de sa naissance — a pour caractéristique de produire des films de nature double. Le film que l’on voit et que Pon regoit normalement est une ¢ subjective indirecte libre », parfois irrégu- ligre et approximative, et trés libre: Pauteur se sert de « Pétat d’ame psychologique dominant du film », qui est celui d’un héros malade, anormal, pour en faire une mimésis continue, qui lui permet une grande liberté stylistique anormale et provocante. Sous ce film, se glisse Pautre film — celui que Vauteur aurait fait méme sans le prétexte de la mimésis visuelle de son béros : fe LE CINEMA DE POESIE ‘wn film totalement et librement de caractére expressif et expres- ‘sionniste. ~ Les cadrages et les rythmes de montage obsédants témoignent de la présence de ce film sous-jacent, non réalisé. Ce caractére obsédant contredit non seulement la norme du langage cinémato- graphique commun, mais méme l’organisation interne du film en tant que « subjective indirecte libre », C’est donc le moment ow le langage, en suivant une inspiration différente et peut-étre méme plus authentique, se libére de sa fonction, et se présente comme ¢ langage en soi », style, Le «cinéma de poésie » est donc, en réalité, essentiellement fondé sur l’exercice de style comme inspiration, qui est dans la plupart des cas authentiquement poétique: ce qui écarte tout soupgon de mystification quant 4 l’usage de la « subjective indi- recte libre », pris comme prétexte. Que signifie donc tout cela? Cela signifie qu’une tradition technico-stylistique est en voie de formation : une langue du cinéma de poésie. Cette langue tend désormais a se présenter comme diachronique par rapport a la langue du récit cinématographique: diachronie qui semble destinée a s’accentuer toujours davantage, comme cela se produit dans les systéme littéraires. Cette tradition technico-stylistique naissante se fonde sur Vensemble de ces stylémes cinématographiques qui se sont formés presque naturellement en fonction des excés psycholo- giques des personages choisis pour servir de prétextes; ou mieux encore, en fonction d’une vision essentiellement formaliste du monde (informelle chez Antonioni, élégiaque chez Bertolucci, techniciste chez Godard). L’expression de cette vision intérieure appelle nécessairement une langue spéciale, avec ses raffinements stylistiques et sa profusion de technicité qui coexistent avec inspiration qui, étant justement formaliste, a tout a la fois en eux son instrument et son objet. La série des «stylémes cinématographiques », ainsi nés et classés dans une tradition A peine fondée et encore sans normes, sinon intuitives et je dirais pragmatiques, coincident tous avec des démarches typiques de l’expression spécifiquement cinématogra- phique. Ce sont des faits linguistiques purs, qui requirent donc des expressions linguistiques spécifiques. En dresser la liste revient a esquisser une possible « prosodie » non encore codifiée et opératoire, mais dont la normativité est déja potentielle (de Paris a Rome, de Prague a Brasilia). La premiére caractéristique de ces signes qui constituent une tradition du cinéma de poésie consiste dans ce phénoméne que les ‘LE CINEMA DE POESIE 153 spécialistes définissent normalement et banalement par cette formule : « Faire sentir la caméra. » Ainsi, 4 la grande maxime des cinéastes sages, en vigueur jusqu’au début des années 60, « Ne pas faire sentir la caméra », a succédé la maxime inverse. Ces deux points, gnoséologiques et gnomiques, opposés, définissent sans équivoque la présence de deux maniéres différentes de faire du cinéma : de deux langues cinématographiques différentes. Mais alors il faut bien dire que dans les grands poémes cinématographiques, de Charlot 4 Mizoguchi et 4 Bergman, la caractéristique générale et commune était que « l’on ne sentait pas la caméra»: ils n’étaient pas tournés selon les canons de la « langue du cinéma de poésie ». Leur poésie était ailleurs que dans le langage en tant que technique du langage. Le fait que ’on n’y sentit pas la caméra signifiait que la langue adhérait aux significations, en se mettant a leur service : elle était transparente jusqu’a la perfection : elle ne se superposait pas aux faits, en les violentant a travers les folles déformations séman- tiques que Pon doit a sa présence comme conscience technico- stylistique continue. Souvenons-nous de la séquence du combat de boxe, dans Les lumiéres de la ville, entre Charlot et un champion beaucoup plus fort que lui comme 4 l’accoutumée : le comique stupéfiant du ballet de Charlot, ses petits pas de-ci de-la, symétriques, inutiles, bouleversants et d’un ridicule irrésistible : eh bien 1a, la caméra restait immobile et prenait un plan d’ensemble quelconque. On ne la sentait pas. Ou bien souvenons-nous d’un des derniers Produits du « cinéma de poésie » classique : dans L’Clil du diable de Bergman, quand Don Juan et Pablo sortent de Penfer aprés trois siécles et revoient le monde; ’apparition du monde (chose si extraordinaire) est rendue par Bergman par un «plan en profondeur » des deux héros sur un fond de campagne un peu sauvage et printaniére, un ou deux « gros plans » trés communs, et un grand plan d’ensemble d’un panorama suédois, dune beauté troublante dans son humble et cristalline insignifiance. La camera était immobile, cadrant ces images d’une fagon absolu- ment normale. On ne la sentait pas. Le caractére poétique des films classiques n’était donc pas obtenu en utilisant un langage spécifiquement poétique. Cela signifie que ce n’étaient pas des poémes, mais des récits : le cinéma classique a été et reste narratif : sa langue est celle de la prose. Sa poésie est interne : comme dans les récits de Tchekhov ou de Melville. La formation d’une « langue de la poésie cinématographique » Lrexpirience hérétique. 4), ™ ‘LE CINEMA DE POESIE implique donc la possibilité de faire, au contraire, des pseudo- récits, écrits dans la langue de la poésie : la possibilité d’une prose Part, Pune série de pages lyriques, dont la subjectivité est assurée par usage, servant de prétexte, de la «subjective indirecte libre »; et dont le véritable protagoniste est le style. On sent donc la caméra, pour de bonnes raisons : l’alternance de différents objectifs, un 25 ou un 300 sur le méme visage, Pusage excessif du zoom avec ses longs foyers qui collent aux choses en les dilatant comme des pains trop levés, les contre-jours continus et faussement accidentels avec leurs éblouissements dans Ja caméra, les mouvements de caméra a la main, les travellings exaspérés, les montages faussés pour des raisons d’expression, les raccords irritants, les interminables arréts sur une méme image, etc,, tout ce code technique est né presque d’une intolérance aux régles, d’un besoin de liberté insolite et provocatrice, d’un goat de Yanarchie, authentique ou délicieux: mais tout cela est vite devenu un canon, un patrimoine linguistique et prosodique qui concerne simultanément tous les cinémas du monde. Quelle utilité y a-t-il a avoir identifié, et en quelque sorte baptisé, cette récente tradition technico-stylistique « cinéma de poésie »? Une simple utilité terminologique, évidemment, qui ne veut rien dire si on ne procéde pas ensuite 4 un examen comparatif de ce phénomene, dans une situation culturelle, sociale et politique plus vaste. Le cinéma, probablement depuis 1936, année de la sortie des Temps Modernes, a toujours été en avance sur la littérature : ou du moins a-t-il catalysé, avec un apropos qui le rendait chronolo- giquement antérieur, les motifs socio-politiques profonds qui allaient caractériser un peu plus tard Ia littérature. Le néo-réalisme cinématographique (Rome, ville ouverte) a préfiguré tout le néo-réalisme littéraire italien de Paprés-guerre et dune partie des années 50; les films néo-décadents ou néo- formalistes de Fellini ou Antonioni ont préfiguré la renaissance néo-avant-gardiste italienne ou l’extinction du néo-réalisme; la nouvelle vague » a anticipé sur « Pécole du regard », en en rendant publics, et avec éclat, les premiers sympt6mes; le nouveau cinéma de certaines républiques socialistes est la donnée premiére et la plus remarquable d’un réveil général dans ces pays, en faveur du formalisme d’origine occidentale, comme reprise d’une tendance du xx° siécle qui avait subi une interruption. Dans une vue d’ensemble, la formation d’une tradition de «langue de la poésie du cinéma » témoigne d'une forte reprise LE CINEMA DE POESIE 155 générale du formalisme, en tant que production moyenne et typique du développement culturel du néo-capitalisme. (Natu- rellement reste la réserve, due 4 mon moralisme de marxiste, dune alternative possible : c’est-a-dire d’un renouvellement de ce mandat de l’écrivain qui pour le moment se présente comme périmé.) En conclusion : 1° La tradition technico-stylistique d’un cinéma de poésie nait dans un climat de recherches néo-formalistes, correspondant 4 Vinspiration intra-textuelle et principalement linguistico-stylis- tique redevenue d’actualité dans la production littéraire. 2° Lousage de la « subjective indirecte libre » dans le cinéma de poésie, comme nous lavons plusieurs fois répété, est un prétexte : il sert a parler indirectement — 4 travers un quelconque alibi narratif — a la premiére personne : et donc le langage utilisé pour les monologues intérieurs des personnages-prétextes est le langage @une «premiére personne» qui voit le monde selon une inspiration essentiellement irrationaliste, et qui pour s’exprimer doit donc avoir recours aux plus éclatants moyens expressifs de la « langue de la poésie ». 30 Les personnages-prétextes ne peuvent qu’étre choisis dans Je milieu culturel de Pauteur: analogues a lui, donc, par la culture, la langue et la psychologie : de « délicieux fleurons de la bourgeoisie ». S’il se fait qu’ils appartiennent 4 un autre monde social, ils sont miythifiés et assimilés dans les catégories de Panomalie, de la névrose ou de ’hypersensibilité. La bourgeoisie, méme dans le cinéma, s’identifie 4 nouveau avec Phumanité entiére, en un « mélange de classe » irrationaliste. Tout cela fait partie de ce mouvement général de récupération, par la culture bourgeoise, du terrain perdu dans la bataille avec le marxisme et son éventuelle révolution. Et cela s’inscrit dans ce mouvement, grandiose en quelque sorte, de Pévolution, nous pouvons dire anthropologique, de la bourgeoisie, selon les « axes » @une « révolution interne » du capitalisme : c’est-a-dire le néo- capitalisme qui met en discussion et modifie ses propres structures, et qui, en l’espéce, réattribue aux poétes une fonction opsi-humaniste(*): le mythe et la conscience technique de la forme. (1965) ()N.d.T.: Pour le terme italien « tardo-umsnistico », nous adoptons la traduction proposée par D. Grisoni et R. Maggiori dans Pour le commucnisme, de IN. Badaloni (Mouton, 1976; du grec opse : tard).

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