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SHIN ABIKO HISASHI FUJITA NAOKI SUGIYAMA (EDS.) Disséminations de L’évolution créatrice de Bergson Q = 2012 GEORG OLMS VERLAG HILDESHEIM - ZURICH » NEW YORK ‘CANGUILHEM, LECTEUR DE BERGSON 95 CANGUILHEM, LECTEUR DE BERGSON Jean-Frangois Braunstein Prenons comme point de départ trois citations of Cangui Bergson. En 1929, il attaque trés violemment un « penscur qui n’est ni invio- lable ni sacré » et qui n’«a renconiré te coneret» qu’ «en T’an de grace 1914 et les années suivantes (...) dans le Bulletin des Armées (...) et dans ces discours prononeés sous la Coupole de Institut », dont Politzer a fait un exposé terrible »'. En 1947, Canguilhem dit son admiration pour Berg- son qui a su faire de la vie « un objet métaphysique propre » et il le défend, en ces années @aprés-guerre, contre ceux qui voient « dans tout essai de philosophic biologique une aberration situer quelque part entre le mysti- ‘cisme, le romantisme et le fascisme, un genre de spéculation naive, malsaine ou criminelle dont les représentants typiques ont nom, selon les cas, Hegel, Nietzsche, Bergson ou Hitler »?. En 1966 enfin, Canguilhem estime que la philosophie bergsonienne est réfutée par cette « science anti-bergsonienne » qu’est la génétique, qui justifie «la croyance en Ia stabilité des structures produites par la génération »* Ces trois citations montrent bien la persistance de la référence a Bergson chez Canguilhem, Mais clles manifestent aussi que ectte référence est ambi- ué, au moins autant négative que positive. De ce point de vue il est sans doute rapide de faire de Canguilhem, comme on I’a fait quelquefois, un « bergsonien », plus ou moins «clandestin ». Il convient d’éclairer de ma- niére plus précise chacun de ces trois moments de la pensée de Canguilhem, mais aussi un quatriéme moment, a partir de 1966, celui od Canguilhem ne cite plus Bergson. Cela permettra sans doute de mieux éclairer le contexte de la réveption de Bergson en France, mais aussi de mieux comprendre ce qui est selon nous le véritable sens de Ia philosophie de Canguithem. Un tel rap- prochement incline également & revenir sur certaines filiations au sein d'une «philosophie francaise » qui est loin d’étre homogéne. G. Canguilhem, « Quelques livres: La Fin d'ime parade philosophigue > fe bergso- nisme », Libres propos, 20 ai 1929. Ii, «Note sue [a sitation faite en France a la philosophic biologique », Rewe de imdtaplysique es de morale, 52,3, juille-octabre 1947, pp. 324-225, Td, «Le concept et Ia vie» (1966), in Biles d'histoire ot de philasophie des selences (1968), Vein, 1998, p. 339, 96 ‘CANGUILIE, LECTEUR DE BERGSON Les emportements anti-bergsoniens de jeunesse Pour mieux comprendre le sens de Paouvre de Canguilhem, il nous semble nécessaire de lire enfin les premiers écrits de Canguilhem, le « Canguilhem avant Canguilhem» *. On saisit- micux ainsi les motifs premiers engagements qui ne sont pas simplement philosophiques. Or, durant cette jeunesse, comme il le reconnaitra par la suite, Canguilhem n'a pas toujours Ju Bergson « sans préjugé »°. En bon disciple d’Alain, il a critique trés vio- Jemment Bergson, Ainsi, en 1929, dans les Libres propos d Alain, il fait un compte-rendu enthousiaste du pamphlet de Politzer, La Fin d'une parade hilosophique, le bergsonisme : « je I’ai hu et rea, je le sais presque par cceur. Je le tiens comme un hommage au prolétariat tel qu'il déshonore les autres classes pour n’en pouvoir inspirer un semblable »°. Canguilhem déplore simplement certaines excés inutiles dans le langage de Politzer : Bergson n'est pas un « hystérique » ow un « prostitué » : il « n’avait nul besoin de se vendre i la bourgeoisie, étant bourgeois lui-méme »’. Dans d'autres articles des Libres propos, Canguilhem s’en prend & Bergson et notamment & inspiration qu'il fournit aux « anticonformistes des années trente », Robert Aron et Amaud Dandieu', Ces attaques reflétent le sentiment d’une bonne partie de la jeunesse intellectuelle de I’époque, de Nizan & Politzer. aspect essentiel de la eritique de Canguithem est ici éthique, ou poli- tique. II faut juger Bergson sur «la fagon dont il a rencontré le concret » pendant la premiére guerre mondiale : «je connaissais déja la fagon dont Bergson étveignait le concret dans le Bullezin des Armées, oi il retrowvait Boutroux, un grand spiritualiste aussi »’. Canguilhem s’en prend aussi 4 la psychologie de Bergson, qui prétend au coneret, mais ne fait que reconduire les vieilles théses de la « psychologie classique », « en troisiéme personne ». Or cette prychologie a des consequences pratiques : rater les fats paycho- JF. Braunstein, « Canguilhem avant Canguilhem », Rewed histoire des sciences, 53, 1, 2000, © G.Canguitnem, « Note sur la situation faite en France ala philosophie biologique», ar. sit p. 332. © Tay Queigues ives: La fin dune parade phlosophigu, le hersonisme », at. ct, p93 7 fia © Cla présontation de G, Bianco au « Commentaie au toisiéme chapite de L'Eveliion créatrice », Annales bergsonlenses, Ul, « Bergson ef la science s, PUF, coll. « Lpimé- the », 2007, p. 102, * Id, « Quelques livres: La fin d'une parade philosophigue, le bergsonisme », at. cit p. 191 ‘CANGUILHEM, LECTEUR DE BERGSON 7 logiques comme des « choses », c'est faire «de Pesprit un petit univers & part, séparable et observable comme avec des appareils, on fait de Vesprit tune chose, c'est dire qu’on I'enterre comme esprit »"°, Canguilhem félicite ainsi Politzer d'avoir montré que la psychologie bergsonienne est une école de soumission. 11 est certain qu’il a ici en mémoire larticle d’ Alain intitulé « Laches penseurs », ott celui-ci s’en prenait trés violemment aux psycho- logues : « imaginez un psychologue, si vous pouvez. C’est un historien de ame, pour qui penser n'est rien de plus que savoir ce qu’on pense ». Les psychologues sont des « adorateurs du fait», effectuant « un travail de haute police », qui désapprennent & « penser debout » Canguilhem reproche aussi la philosophie de Bergson, ce qui peut sem- bler aujourd'hui plus curicux, d’#tre une « paraphrase de savants », de Spen~ cer & Taine : « que Ia philosophie aille chercher imprimatur & l'Académie des sciences (...), que Ion aille chez M. Emile Picard savoir ce qu'il faut penser du view Kant, cela pour Arouet (Politzer), c'est la trahison »!, Can- guilhem déplore ce manque de godt philosophique de Bergson, qui lui fait préférer Spencer et Taine & Kant. La philosophie de Bergson est une philo- sophie qui ne fait que répéter la science, alors que la philosophie, selon Can- sguilhem, inspiré ici par Lagneau et Alain, « a me autre tache, qu’elle élude depuis un sidele : c'est la compréhension et la libération de I’individu »” La critique de Canguilhem dans ces années a porte enfin sur les dangers que le bergsonisme ferait courir & la raison, Le bergsonisme et son mobi- lisme universe] consttueraient une menace pour le rationalisme. Canguilhem ‘acquiesce aux accusations de Benda dans La Fin de ’éternel, qui estime que «Tengouement bergsonien » «tue élément étemel du rationalisme »". Il va ‘méme jusqu’a s’indigner du « mépris de la connaissance » qu'il estime étre celui de Bergson" "© Bid p 192, "Alain, Mars ou la guerre jugée (1921), reproduit dans Les Passions et ln sagesse, Gallic ‘ard, Bibliothdgue dela Pléiade, 1960, pp, $49-705, G. Canguihem, « Quolques lives: La fn d'une parade philosophigue, le herysonisie », at. cit, p. 191, ° Bid "Id, « Quelques livres, La fin de étemel, par Julien Bends », Libres propos, n°l, nouvelle sévi, janvier 1930, p. 45 |x, « Laphilosophied’Hermann Keyserling », Libres propos, 20 mars 1927, p. 19, 98 ‘CANGUTLHEM, LECTEUR DE BERGSON Le « flirt » avec Bergson On peut s’étonner de ce que Canguilhem passe, & la fin des années 1930, de ces franches critiques, a des appréciations beaucoup plus bienveillantes & égard de Bergson, Ainsi dans son Traité de logigue et de morale de 1939, il qualifie Bergson de « grand philosophe », dont « le premier ouvrage est décisif » sur le probléme du temps", Il y note également que Bergson, mais parni d'autres, Franklin, Proudhon et Marx, a eu raison de « définir homme comme un animal fabricant des outils »"”. Dans un article tout aussi méconnu de 1938, sur « Activité technique et eréation artistique », Canguil- hhem se place sous le patronage de Bergson, pour qui « la philosophie est Vambition d’une « expérience intégrale »". Il y apprécie ainsi I'idée bergso- nienne que la création n’est possible qu’a partir d’une résistance, d'un obs tacle surmonté : « toute création a pour premier souci ce qui lui résiste »”. Dans un entretien qu’il nous avait accordé peu de temps avant sa mort, Canguithem nous avait confirmé que ce qui Pavait détaché d'Alain et rap- proché de Bergson « c'est précisément I’ Occupation, la Résistance et la suite et la médecine »"*. On sous-estime souvent la difficulté de eet arrache- ‘ment d’avec Alain et la déception de Canguilhem devant !'évolution inquié- tante de certains « alanistes », qui passeront sans difficultés du pacifisme a la collaboration. II semblerait que le rapprochement se fasse alors d'une ma- niére quasi mécanique, dans la mesure oi, pour Canguilbem il n'y avait & cette époque que deux philosophies possibles, celle d’Alain et celle de Berg- son. Le plus étonnant est que c'est désommais Bergson qui va lui fournit les arguments qu'il empruntait auparavant Alain contre l'adoration du fait et le refuus des valeurs. Ainsi il note avec beaucoup dapprobation, dans son «Commentaire de L’Evolution eréatrice » de 1943 que «la premigre des conditions pour brutaliser un étre est de le tenir pour brut et c"est pourquoi In ™ G. Canguilhem, C. Planet, Traté de logique et de morale, Marseille, F. Robert, 1939, p Mn, bid. 266, id, « Activité technique et création», Communications et discussions. Soci toulou sane de philosophic, 1938, U™ sre, p81 hid 9 92, % F, Bing, JF, Braunstein, « Entretien avec Georges Canguilhem », in F. Bing, J-F ‘Braunstein, E. Roudineseo, Actualité de Georges Canguilhem, Le normal ele patholo ‘Robinson, Les empécheuss de penser en rnd, 1908. p. 129, ‘CANOUILHEM, LECTEUR DE BERGSON 99 haine est dabord retrait de valeur ou refus de valeur. (...) Fixer, e"est fuer» Cette raison, éthique, ainsi que ses études de médecine, vont le conduire & s‘intéresser de plus prés 4 Bergson, notamment dans ce « Commentaire de Evolution créatrice ». Il y a apprécié que la philosophic de Bergson ait su ‘se faire un regard neuf devant le fait vital», en ne se contentant pas des «méthodes de la physique »”. Mais le texte qui marque le mieux le rappro- chement de Canguilhem avec Bergson est la « Note sur la philosophic biolo- ‘gique , parue dans Ia Revue de métaphysique et de morale en 1947. Au lendemain de la guerre, il s'agit pour lui, grand résistant, de se porter d'une certaine maniére garant de la pensée de Bergson, qui ne saurait en aucun cas tre confondue avec ees « philosophies de la vie » dont a pu se réclamer le nazisme. Canguilhem s’indigne de l’assimilation que l'on a pu faire entre philosophie biologique et mysticisme, romantisme ou fascisme. Ex il réfute également la vision marxiste qui voit dans « la philosophie de I’élan vital » un « irrationalisme mystique révélant la décomposition, Ia perte de confiance en soi et la chute de tension constructive du capitalisme frangais a la fin du XIX" sigcle, en un mot son impuissance a surmonter ses contradictions in- ternes»™. Ce sont certes des questions circonstancielles, mais qui sont ici importantes, dans la mesure oii Canguilhem esquisse dans cet article trés politique une «histoire et géographie des rationalistes » qu'il oppose & « id 1M, La Connaissance de lave (1952), Vein, 1992, p10. H. Bergson, L’Evoluton eréatrice (1907), in Cvres, PUR, fd. da Centenaire, 1959, p 489, ‘CANGUILHEM, LECTEUR DE BERGSON 101 guilhem en conclut que « la pensée du vivant doit tenir du vivant Pidée du vivant », La premiére partic du recueil, consacrée & la «méthode », est également précédée d'une citation de L Evolution créatrice : « on serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur”. Cette référence a Bergson parait d’ailleurs scandaleuse & des can- ‘guilhémiens de stricte obédience, comme Yvette Conry, qui s’étonne d°un passage d'Zdéologie et rationalité dans les sciences de la vie oii Canguilhem écrit: «la normalité du vivant ne réside pas en lui ; elle passe par lui, elle exprime en un lien et un moment donné, le rapport de la vie universelle a la mort ». Elle veut y voir la marque de «quelque vestige ou vertige bergsonien, ou au moins une tentation de romantisme biologique dans lanalyse philoso- phique de Georges Canguilhem »™ I serait en fait possible de préter attention 4 certains traits plus strictement ccanguilhémiens de ces pages de La Connaissance de fa vie. ILy traite plus du «vivant » que de la « vie » et, mis a part dans le titre du passage, plus de la «connaissance » que de la «pensée ». C’est toujours en médecin, ayant affaire & des vivants humains singutiers, ow méme en philosophe de la biolo- aie, plut6t qu’en philosophe de la vie que Canguilhem s"intéresse & la vie ou plutét & «existence organique saisie dans sa totalité »* Et la biologie in- terdit les généralisations abusives, de tel ou tel vivant en particulier & la vie en général, et Bergson est ici explicitement critiqué. Dans un autre article de La Connaissance de ta vie, Canguilhem note : « contrairement & Bergson qui pense que nous devrions apprendre de Claude Berard, qu’ il n'y a pas de différence entre une observation bien prise et une généralisation bien fon- dée », il faut bien dire qu’en biologie la généralisation logique est imprévisi- blement limitée par la spécificité de objet observation ou aexpérience »* Liadieu au bergsonisme C'est dans l'article de 1966 sur « Le concept et la vie » que se trouve, se- Jon Canguilhem, l’exposé le plus clair de son rapport avec Bergson : «je 2G. Canguilhem, La Connaistance de ta vie. pS. © fa Connaissance de lave, p15. Y. Canty, «La formation du concept de métamorphose: un essai application de ta problémstique eanguthémenne du normal et du pathologique », in Collec, Georges Canguithem. Philosophe, kistoren des sciences, Albin Michel, 1993, p 155. % G-Canguithem, La Consaisance dela ve, p. 12. % Id, « L’expérimentation en biologie animale», in La Commatsance dela we, p. 26 102 ‘CANOUILHEM, LECTEUR DE BERGSON ‘erois que c'est ce que j’ai dit de plus récent, quoique cela soit vieux, et, je crois, de plus compréhensif »". Cet article constitue d'une certaine maniére le bilan de son rapport avec Bergson, comme Varticle sur « La création artis- tique selon Alain», paru en 1952 dans la Revue de métaphysique et de mo- rale, avait fait le point sur ce qu'il conservait de son premier maitre, Et ce ui est étonnant, c'est que dans T'un et Mautre cas, ce bilan sera suivi d'un silence & peu prés complet sur ces deux auteurs qui avaient été essenticls dans la formation de Canguillem, On I’a peu noté, mais, aprés 1966, pen- dant les trente années qui suivirent, Canguilhem ne fera plus mention de Bergson, y compris dans des articles, comme les articles « Vie » ou « Régu- lation » de 'Eneyelopadia Universalis, qui auraient trés naturellement dit faite place & Bergson, mais ob il citera plus volontiers Auguste Comte. Il n'y ‘en particulier pas un mot sur Bergson dans le discours en forme de bilan de son ceuvre qu'il donne lors de sa réception de la médaille d’or du CNRS en 1988. 11 pourrait ainsi sembler donner raison & celui qui fut son éléve a Strasbourg en 1945, Jean-Paul Aron : cet observateur subtil, mais quelque- fois aussi perfide, des modes philosophiques, notait qu’a cette époque, Can- guilhem « n'a pas encore Kiché Bergson, dont il état friand dans sa jeunesse, descendant & lui consacrer des essais qu'il s’efforce plus tard de faire ou- blier »"*, article sur « Le concept et la vie » est présenté sous un chapeau, « La nouvelle connaissance de Ia vie », qui indique bien qu'il s'agit ici de rectifier, ‘ou au moins de renouveler, les théses de La Connaissance de la vie. Can- guilhem déplore en particulier que soit « souvent joué(e) avec ee qu’on peut appeler Paccompagnement dergsonien» la petite musique de T’«incompatibilité du concept et de la vie». Bergson est effectivement celui qui pense la vie universelle comme une réalité en devenir et & qui il semble que «la vie, dés qu’elle s’est contractée en une espce déterminée, perde contact avec le reste d'elle-méme >". 1! s‘agit 10, selon Canguilhem, de Pune des difficultés principales de 1a philosophic bergsonienne » ‘Crest cette « dépréciation » bergsonienne du processus de spécification bio- F. Bing, JE. Braunstein, «Eatetien avec Georges Conger » in F. Bing, J-F Braunstein, B, Roudineseo, Aematié de Georges Canguiiham. Le normal et le patolo- ique, Le Plesss-Robinson, Les empécheurs de penser en rnd, 1998. # J-P. Aron, Les Moder, Galina, 1984.1 » G. Canguilhem, «Le concept et a vie» in Etudes d'histoire et de philosophic des sciences, 338. 2 HL Bergion, L'Bvehtion ovaric,p. 637 4G. Campane, «La concpt os em pe 352-283 ‘CANGUILIIEM, LECTEUR DE BERGSON 103 fogique que Canguilhem refuse: «nous ne comprenons pas pourquoi ce processus de spécification se trouve déprécié (...) Nous comprenons bien gue le vivant préfére la vie & fa more, mais mous n’arsivons pas a suivre jus- 4u’au bout une philosophie biologique qui sous-estime le fait que c”est seu- Tement par le maintien acti dune forme, et d'une forme spécifique, que tout vivant, contraint, quoique précairement il est vrai la matiére & retarder mais non a interrompre sa chute, et I’énergie sa dégradation»™, Comme argument en faveur de ses théses, Canguilhem se sert de la génétique, « science anti- bergsonienne » par excellence, qui justifie Ia nécessité de Ia « formation de formes vivantes »“, La génétique aurait radicalement périmé la philosophic bergsonienne de la vie au moment méme oi eolle-i était élaborée : « Berg son écrit L'Evolution eréatrice au moment od la théorie chromosomique de Thérédité vient Gtayer sur de nouveaux fits expérimentaux et par ’élaboration de nouveaux concepts, la croyance en la stabilité des structures produites par la génération », De méme la biologie moléculaire, avec ses notions de «code », de « communication » et d°« information », corrobore plus Paristotélisme, qui admet dans le vivant « un logos, inserit, conservé et transmis » qu’« une théorie intuitivist comme celle de Bergson »* On pourrait également faire Phypothése que la référence au métaphysicien Bergson est désormais plus génante, pour celui qui est, depuis 1955, ttulaire de Ia chaire d'histoire et philosophic des sciences de la Sorbonne. Curieuse- ‘ment, il semble que c'est désormais i Comte que Canguilhem se référe lors- qu'il veut affirmer autonomic de la biologie, ou les exigences fondamenta- Jement justes du vitaisme médica. 1 avait ailleurs dé) auparavant évoqué favorablement « les conceptions romantiques de philosophie biologique » de Comte, méconnues par ses disciples, qu'il avait rapprochées de celles de Bergson. De méme, selon Canguilliem, Comte «a été, au XIX* siécle, en philosophie biologique, sinon en biologie, le plus illustre représentant de "Ecole de Montpeltier »*. Ailleurs Canguilhem n’hésite pas & envisager de © tid, p.354, © Ibid, p39. “hid De la méme mani, quelques années plus tard, Canguithem expliquers que « do= puis Monod et Jacob» i n’erirt plus de la méme manitre I'rticle « Aspects du vita- lisme » (« Entretien avec Georges Canguiliem », Cahiers STS, t, 1984, p. 22). Ibid, p. 382 Id, « La théore cellulaire», i. La Connaissance de la vie, p. 6, Id, «LEeole de Montpelier jugie por Auguste Comte», in Etudes dhistore ef de philo- sophie des sciences, p- 80 104 (CANGUILHEN, LECTEUR DE BERGSON rapprocher Comte de Goldstein", Dans les articles de I’Encyclopeedia Uni- versalis, Comite est cité 18 ob on pourrait s’aitendre & trouver Bergson, en particulier lorsquril s"agit de se poser la question du rapport entre normes organigues et normnes sociales. On pourrait ailleurs noter sur ce point que Canguilhem avait été auparavant tout a la fois attiré et repoussé par Berg- son: c'est ce que on voit notamment dans la discussion qui fait suite & la conférence sur « Le probléme des régulations dans Vorganisme et la socié- t8», oft Canguithem note, dans ce qui est sans doute une allusion & Bergson, pour qui la société humaine reste, d'un certain point de vue, un fait de na- ture : «au fond, c"est peut étre parce que, spontanément, je serais un peu trop tenté de rapprocher Ie social du biologique que je m’en défends, et que J'essaie de chercher ce qui me donnerait tort »®. Ici aussi c’est Comte qui sert de remde, dans la mesure oi selon Ini, la dimension essentietle de la société, au-deld du « consensus », est celle de Vhistoire Le véritable apport du bergsonisme et la nature de la philosophie de Canguithem En fait, pour étre tout a fait exact, Canguilhem, & la fin de sa vie, ne passe pas entigrement sous silence I'euvre de Bergson. Dans sa toute demiéze communication il justifie ainsi une philosophie qui réfléchirait sur Ventreprise, contre ces philosophes qui se mettent «au service» de Ventreprise : « Entreprise peut étre accueillie en philosophic qui n'est pas tun temple, mais un chantier. Elle peut trouver sa place dans la suite des tra- ‘yaux qui ont occupé Ia philosophic francaise depuis un sicle. IL est bien connu que les philosophes frangais, de Jules Lagneau & Maurice Merleau- Ponty, se sont interrogés sur la perception, c’est-i-dire sur le mode universel «etre au monde pour le vivant pensant. Mais le vivant pensant est aussi un vivant fabricant d'outils et d’artifices qui pense étre au monde pour le trans- former. Ila é& l’objet, en 1899, d’une étude du philosophe bordelais Alfred Espinas, Les Origines de la technologie. L Evolution créairice publiée par Bergson en 1907 s‘attache, entre autres, & donner un sens métaphysique & action technique et a la « fabrication des machines a fabriquer » »*. 1d, «La philosaphie biologique d'Auguste Comte et son influence en France au XIX* siBele», in Etudes d'histoire et de phlasophie det sciences, p. 71 Id, «Le probleme des regulations dans Vorganisme et dans la société», Cahiers de Alliance leradlte Universlle,sept-oct. 1955, p. 79-80, Merce quan loop e France muon?» Comments 14, $3,994, CANQUILHEM, LECTEUR DB BERGSON 105 C'est sur ce point que Canguilhem restera le plus constamment fidéle & Bergson. Dés 1937, dans « Activité technique et création artistique », il sou lignait, la suite de Bergson, que « fa démarcation entre les machines prini- tives naives et les organes montés par la vie est impossible »*!. En 1947, en conclusion de la « Note sur la situation faite en France A la philosophic bio- logique », il considérait que le «principal apport » du bergsonisme est avoir « compris le rapport exact de l’organisme et du mécanisme, davoir 4&6 une philosophic biologique du machinisme, traitant les machines comme des organes de vie, ct jetant les bases d'une organologic générale »® Quelques années aprés Canguilhem reviendra sur ce sujet et appréciera que Bergson soit « l'un des rares philosophes francais, sinon le seul, qui ait con- sidéré Vinvention mécanique comme une fonction biologique, un aspect de organisation de la matiére par la vie ». De ce point de vue L’Evolution créatrice «est, en quelque sorte, un traité d'organologie générale »®*. De méme Canguilhem apprécie que, dans Les Deux sources de la morale et de 1a religion, Bergson « pense trés explicitement que I'esprit d’invention mé- ‘canique, quoigue alimenté par la science, en reste distinet et pourrait & la rigueur s’en séparer »*, Les intuitions de Bergson ne sont cependant pas cconsidérées isolément, puisqu’elles sont replacées & Vintérieur d'une série de tentatives, depuis le livre d’Espinas sur Les Origines de la technologie en 1897 jusqu’é ces anthropologues, comme Leroi-Gourhan, qui ont réuni «non seulement les faits, mais encore les hypothéses sur lesquelles pourrait se constituer une philosophie biologique de la technique »*. Celui-ci est crédité d’avoir compris que la technique est « un fait de la vie, lorsque, dans son évolution, la vie est parvenue & produire un animal dont l'action sur le milieu s’exerce par la main, Poutil et le langage »*. Crest ailleurs sur cette question de la technique que Canguilhem sera temté de rapprocher in fine ses dewx anciens maitres, Bergson et Alain, L’Alain de la «pensée technicienne » qui «essaie avee les mains » et le Bergson de 1’ « homo faber » ont en commun de comprendre que Ia tech- nique et la science se développent sur deux plans différents : ce sont « deux © 14, « Activité technique et exéation», p86 14. «Note sur la situation faite en France & la philosophic biologique », p. 332. C'est ce point quc lan Hacking appréciepartiulierement dans son article « Canguithera parm les cyborgs », in 1-F. Braunstein (coord), Canguithem. Histoire des sciences et politique di vivant, PUF, 2007 2 1d. «Machine et erganisme >, in La Connatssance dela ve, p. 125 n pia. 3 Bid. p. 123 Td, « La question de 'écologie: la technique ou la vie », Dialogue, 22, mars 1974, p. 42 106 (CANGUILHIEM, LECTEUR DE BERGSON types d’activités dont I'un ne se greffe pas sur T'autre, mais dont chacun emprunte _réciproquement a Vautre tantot des solutions, tantot des pro- blémes »*. Ils permettent tout deux & Canguilhem de récuser Ia « maxime positiviste fondamentale », « aussi trompeuse qu'elle est célébre » : « savoir pour prévoir afin de pouvoir »™, Et c’est en ce sens que la référence mainte- nue 4 Bergson, sur la question de la technique, permet de mieux éclairet le sens de la pensée de Canguilhem, qui n’est pas, selon nous, une philosophic de la vie, ni méme de la biologie ou du vivant. Il s’agit en fait davantage d'une philosophie de la technique, comprise comme « création ». La « for~ mule positiviste » empéche de comprendre la nouveauté et inattendu, elle incline & la résignation & ordre des faits. Au contraire, selon Canguilhem, «

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