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Laure Guilbert
Paul Valéry University, Montpellier 3
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SUMMARY
∗
Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire ECCHAT, Faculté de philosophie, sciences humaines et
sociales, Chemin du Thil, 80 025 AMIENS Cedex 1 ; laure.guilbert@u-picardie.fr ; alain.lancry@u-picardie.fr
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 2
Les cadres constituent une catégorie incontournable dans le monde du travail français,
disposant d’une histoire forte et de caractéristiques communes. Toutefois, il s’agit d’une
population difficile à cerner en raison de la multiplicité des critères utilisés pour la définir, et
de la disparité de ses contextes et rôles professionnels. D’ailleurs, l’éditorial de Performances
Humaines et Techniques (1997) souligne qu’étudier le travail des cadres, c’est se heurter à la
diversité de son contenu. Ainsi, la problématique du travail des cadres se caractérise « d’une
part par un faible niveau de connaissance scientifique de la question et d’autre part, par des
connaissances fortement empreintes des conceptions de sens commun, souvent réductrices »
(Lefèvre, Bourgouin, & Chatauret, 2000, p 14). Une meilleure connaissance de la réalité du
travail des cadres s’avère donc indispensable.
En explorant les recherches antérieures sur le sujet, deux éléments semblent
importants à prendre en considération. D’une part, la dissociation entre la vie privée et la vie
professionnelle est aujourd’hui de plus en plus complexe, et le cadre doit recomposer un
équilibre entre ses objectifs de travail et les rythmes et aspirations de sa vie privée. D’autre
part, la diffusion massive des technologies et des vecteurs d’information et de communication
à distance (messagerie électronique, micro-ordinateur portable, Internet…), tend à déplacer et
modifier les lieux et les pratiques de travail habituels. Ainsi peut-on faire l’hypothèse d’une
transformation des pratiques professionnelles des cadres, mais aussi des équilibres entre leurs
différents domaines de vie.
Dans cette perspective et s’intéressant aux relations entre les domaines de vie, Curie et
Hajjar (1987) et Curie et Dupuy (1994) ont développé le modèle théorique du Système des
Activités. Ils considèrent que les différents milieux et temps de socialisation des individus
forment un système constitué de trois sous-systèmes (professionnel, familial, personnel et
social) qui sont à la fois autonomes et interdépendants. Autonomes car dans chaque sous-
système, le sujet poursuit des objectifs spécifiques, à la réalisation desquels concourent des
moyens propres à ce sous-système. Interdépendants car la formulation et l’atteinte des
objectifs de l’un des sous-systèmes peuvent dépendre des moyens et contraintes (temporels,
matériels, énergétiques et/ou informationnels) issus d’autres sous-systèmes. Une modification
de l’un « entraîne une perturbation des échanges entre sous-systèmes et la mobilisation de
processus de régulation du système global d’activités » (Curie & Hajjar, 1987, p 52). Le
« modèle d’action », hiérarchie intentionnelle des objectifs que le sujet se propose d’atteindre,
intervient dans la régulation de chacun des sous-systèmes d’activité. Le « modèle de vie »,
hiérarchie des valeurs de la personne, constitue l’instance centrale de contrôle du Système des
Activités. Il « remplit une double fonction : traiter les rapports entre ces modèles d’action, et
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 3
activer ou inhiber les échanges entre les sous-systèmes » (Curie, 2000, p 210). Le modèle du
Système des Activités prend en compte la part active du sujet qui tente de concilier ses
engagements dans différentes sphères d’activités.
Considérant les réflexions et travaux antérieurs, nous sommes amenés à mettre en
place une triangulation des méthodes afin d’avoir accès non seulement à l’organisation des
activités de vie par les cadres, mais également aux significations et causalités qui régissent
cette organisation. Cette méthodologie spécifique est illustrée par la synthèse des résultats
issus d’une recherche longitudinale menée sous l’angle des activités de vie et des relations
domaines de vie des cadres. Nous montrons avec des exemples précis en quoi le croisement
de trois méthodes (et non leur simple juxtaposition) est d’une grande richesse.
La plupart des recherches déjà entreprises sur le travail des cadres fournissent des
résultats riches et pertinents. Toutefois, elles ont tendance à se centrer sur leurs activités
professionnelles en occultant leurs autres activités de vie. Or, en accord avec le modèle
théorique du Système des Activités, ou encore avec Zedeck (1992) et Büssing (1997), il nous
paraît impossible d’isoler la sphère professionnelle de ses interactions avec les autres sphères
de vie. Nous relaterons donc également les travaux - moins nombreux - qui étudient les
relations que les cadres établissent entre leurs domaines de vie.
En observant de cette façon cinq directeurs généraux, il conclut que le travail du cadre inclut
dix rôles, reliés les uns aux autres, et assumés par tous les cadres. Il précise trois points
importants : chaque rôle est observable, tous les contacts entre personnes et toutes les
communications écrites peuvent être décrits à l’aide de ces dix rôles, et bien que ces rôles
soient décrits indépendamment les uns des autres, ils forment un gestalt (ensemble dont les
parties sont indissociables les unes des autres).
Selon Mintzberg (1984), le cadre émerge comme le « centre nerveux » de l’organisation, d’où
les trois rôles liés à l’information : observateur actif, diffuseur et porte-parole. En outre, le
statut de cadre, source d’autorité formelle, est à l’origine des trois rôles interpersonnels :
symbole, leader et agent de liaison. Enfin, grâce à sa position remarquable dans le circuit des
informations et des relations, le cadre est dans une position privilégiée pour tenir quatre rôles
décisionnels : entrepreneur, régulateur, répartiteur de ressources et négociateur.
Mintzberg (1994) regroupe ces trois ensembles de rôles en trois cercles concentriques : le
cercle intérieur correspond au niveau des informations, le cercle intermédiaire à celui des
personnes, et le cercle extérieur à celui de l’action. Ces rôles soulignent la responsabilité
considérable des cadres dans leur organisation, responsabilité qui confère à leur travail des
caractéristiques communes, que nous développons plus loin.
Plus récemment, Fiol et Lebas (1998, in Fiol, 1998) évoquent le double rôle du cadre :
« être responsable d’une entité consiste à faire face en permanence à des situations complexes
dans lesquelles deux logiques s’opposent et se complètent » (p 21). La première logique
impose au cadre d’être un « générateur de performance individuelle » pour son supérieur, la
seconde logique l’incite à être un « créateur de situation de sens » pour ses collaborateurs.
Ces approches en termes de rôles s’avèrent riches d’informations. Toutefois, bien
qu’issus d’observations concrètes, leurs résultats présentent au final un niveau d’abstraction
élevé, nous éloignant du travail réel des cadres.
Carballeda et Garrigou (2001), quant à eux, abordent le contenu du travail des cadres
sans faire appel à la notion de rôle. Ils apportent des éléments concrets et récents sur le travail
des cadres ayant une activité d’encadrement. « Comprendre l’activité des cadres est devenu
important pour intervenir sur les questions d’organisation du travail » (p 95). Parmi les
constats récurrents, issus soit des entretiens et des analyses de l’activité des cadres, soit
d’entretiens avec les autres acteurs de l’entreprise, ces chercheurs retiennent l’importante
rotation des cadres, le passage fréquent d’une responsabilité vis-à-vis du travail des personnes
à une responsabilité en terme de développement personnel, la prescription floue de leur travail
souvent présentée sous forme d’objectifs, de résultats, ou d’indicateurs de performance de
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 5
leur équipe, ou encore la nécessité de concilier des dynamiques temporelles à court, moyen et
long terme en plus des événements quotidiens imprévus.
Un deuxième groupe de chercheurs s’intéresse aux caractéristiques du travail des
cadres (comment ils travaillent). Selon Rogalski et Langa (1997), si l’on observe dans le
travail des cadres des différences importantes qui peuvent être liées à des variables
situationnelles, individuelles ou culturelles, on retrouve également des invariants qui
rejoignent les résultats des études antérieures sur ce travail. Mintzberg (1984) souligne en
effet que les études empiriques réalisées sur le travail des cadres ont mis en évidence plus de
similarités que de différences. Langa (1997a) le confirme plus récemment : « la diversité des
contextes dans lesquels ces travaux sur l’activité des cadres ont été réalisés, et la diversité des
populations des cadres concernés, permettent de penser que ces caractéristiques ne
connaissent pas de frontière nationale ou ethnique et qu’elles concernent toutes les catégories
de cadres, moyennant quelques facteurs de différenciation » (p 27).
Rogalski et Langa (1997), après examen des différentes recherches menées sur le travail des
cadres, observent qu’elles convergent sur les caractéristiques suivantes : le cadre réalise une
quantité élevée de travail marquée par un rythme soutenu, et par la brièveté, variété et
« fragmentation des activités » (Stewart, 1983). Son travail est très relationnel et les
communications - plutôt verbales que formelles et écrites - tiennent une place centrale dans
son activité.
En synthèse, les recherches sur le travail des cadres, qu’elles étudient son contenu ou
ses caractéristiques, ne s’intéressent qu’aux cadres « encadrants ». Or aujourd’hui, ils sont de
moins en moins nombreux : « plus le monde des cadres s’est agrandi, plus la proportion de
cadres encadrant a faibli » (Paulet, 1997, p 16). Cette évolution des cadres vers de plus en
plus d’expertise nous incite donc à élargir ce type de recherche aux cadres « experts ».
Par ailleurs, depuis les travaux de Mintzberg en 1984, se sont produites des
révolutions dans les domaines de l’information et de la communication, avec le
développement des technologies et vecteurs d’information et de communication à distance.
D’une part, il y a eu une évolution et un élargissement des moyens de communication
principaux évoqués par Mintzberg (courrier, téléphone, réunions programmée et non
programmée, tournée). En effet, Sarnin et Balas-Broche (2003) observent qu’une part très
importante du travail collectif se fait à distance au moyen du téléphone, des visioconférences,
et des messageries électroniques. Même si Mintzberg (1999) maintient que « la
communication managériale est essentiellement orale et que l’avènement de l’informatique
n’a rien changé en pratique au niveau de la direction » (p 46), nous pensons que le travail du
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cadre a évolué, celui-ci ayant de nouveaux outils de communication (donc non neutres) à sa
disposition.
D’autre part, qu’advient-il des rôles liés à l’information ? Le cadre est sensé être à un nœud de
l’information et de la communication. Or, Lasfargue (2000) affirme que « la généralisation de
l’usage des technologies, et en particulier le travail coopératif, remet en question le rôle des
cadres » (p 240). Fischer (1997) pense ainsi que certains postes peuvent « se révéler inutiles,
en raison de nouveaux réseaux de communication et de la mise à disposition - par le système
informatique - d’informations aux subordonnés, détenues antérieurement par les supérieurs »
(p 336).
Enfin, rappelons que les chercheurs ont tendance à étudier les activités
professionnelles des cadres en se focalisant uniquement sur la vie de travail.
Or, le cadre spatio-temporel de réalisation du travail est en interaction avec l'organisation de
la vie extra-professionnelle, comme le montrent Curie et Hajjar (1987) qui soulignent
l'interdépendance des sphères de la vie de travail et de la vie privée. La disponibilité pour soi
et pour les siens, les temps libres, les temps familiaux et les temps sociaux s’évaluent,
qualitativement et quantitativement, à l’échelle de ce que l’activité professionnelle occupe
concrètement. Les frontières du travail semblent ainsi difficiles à cerner, particulièrement
pour les cadres dont les activités, du fait de leur nature, de leurs caractéristiques, peuvent
dépasser les limites géographiques de l’espace de travail.
En outre, les évolutions du temps et des technologies jouent sur l'équilibre entre le travail et le
hors travail (Lasfargue, 2000) et nécessitent des analyses éclairant ces deux sphères.
Nous livrons donc ci-après une synthèse des travaux qui étudient les relations entre
domaines de vie chez les cadres, principalement au moyen d’entretiens et de questionnaires.
La plupart des chercheurs s’accordent pour dire que le fait d’avoir des frontières floues
entre sphères d’existence constitue aujourd’hui encore un élément essentiel de l’identité des
cadres. Toutefois, certains repèrent un « ras-le-bol » des cadres, qui voudraient instaurer un
meilleur équilibre entre leurs différents domaines de vie.
Un modèle encore en vigueur aujourd’hui. Croquette (1998) remarque que « les
frontières entre travail et hors travail sont de plus en plus floues pour nombre de cadres, que
cela concerne les contenus, les temps ou les lieux » (p 54). Karvar et Rouban (2004) le
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 7
confirment : « la porosité des temps et l’élargissement des espaces de travail sont des
marqueurs forts de la différence entre cadres et non cadres » (p 21). C’est également le cas en
Grande-Bretagne, comme le démontrent Fletcher et al. (1993), qui observent un débordement
en semaine et une coupure le week-end chez 300 managers britanniques : 70 % d’entre eux
travaillent chez eux en soirée (avec une moyenne hebdomadaire de 3h), 91 % ne travaillent
pas le week-end, et plus de 40 % ont des durées hebdomadaires de travail de 50h et plus.
Toutefois, selon Billiard (1998), si la désynchronisation des temps de travail semble
compatible avec la construction du temps propre et du temps personnel, elle l’est beaucoup
moins avec la vie familiale, notamment quand les horaires et leurs fluctuations ne sont ni
programmés ni négociables. Les pratiques familiales deviennent dépendantes, voire
résiduelles, par rapport aux temporalités professionnelles. Et il arrive fréquemment que les
cadres soient préoccupés par des problèmes professionnels pendant leurs loisirs.
Finalement, Laufer (1998) observe que « d’une part, les cadres ont tendance à justifier de
longues heures de travail par leur intérêt pour leur travail mais aussi par les exigences du
« métier » auquel ils s’identifient ; de l’autre, ils sont de plus en plus conscients du caractère
aléatoire de leur destin professionnel et de plus en plus sensibles à l’existence d’autres
« priorités de vie ». » (p 61).
De nombreux éléments laissent présager une évolution vers un équilibre
différent… Malgré cette image prégnante du cadre ne comptant pas son temps, Mongrand
(1999) recense diverses études qui évoquent les aspirations d’un nombre croissant de cadres à
« une autre vie » après le bureau. « Ils recherchent alors un meilleur équilibre entre vie
professionnelle et vie privée, sans pour autant pénaliser leurs motivations de travail » (p 30).
En effet, Fayol (2004) observe que les cadres veulent éviter que la première ne déborde sur la
seconde, à un degré variable selon leurs caractéristiques (âge, niveau hiérarchique,
fonction...). Leur régulation s’opère sous forme d’autolimitation, de légitimation de choix de
carrière plus modestes, plus rarement de contestation des normes qui prévalent dans
l’entreprise. Bouffartigue et Gadéa (2000) le précisent : « savoir dire non aux réunions
tardives, s’astreindre à quitter les locaux avant 18 heures (quitte à emporter un dossier à
domicile) ou au contraire s’obliger à ne jamais travailler chez soi, sont autant de modalités
pratiques de cette résistance des cadres » (p 82).
Lefèvre, Bourgouin et Chatauret (2000) expliquent que tout se passe aujourd’hui comme si les
débats de société sur le temps de travail avaient favorisé une prise de conscience des cadres de
certaines dérives, et autorisé l’expression d’attentes qui jusque-là n’étaient pas jugées
conformes à leur statut professionnel et social.
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 8
Pichon (1999) mène une investigation qualitative concernant la vie au travail et hors travail
des cadres en examinant les espaces professionnel, familial et social. Lors d’entretiens, « il est
apparu nettement que ces différents espaces de réalisation sont totalement interdépendants
(…). Quand les préoccupations des interlocuteurs étaient essentiellement centrées sur la vie
professionnelle, les investissements dans la sphère familiale étaient réduits et le plus souvent
absents dans la sphère sociale. Lorsque, au contraire, les investissements étaient consentis
dans la sphère familiale et sociale, c’était au détriment de la sphère professionnelle » (p 71).
Ces travaux, en soulignant l’interdépendance des espaces de vie des cadres, vont dans le sens
du modèle du Système des Activités présenté dans l’introduction, et de la notion d’équilibre
entre domaines de vie.
De cette revue de la littérature ressort une certaine ambivalence. Nous observons en
effet la co-présence de deux points de vue sur la question des relations entre domaines de vie
chez les cadres (Mongrand, 1999). Pour certains, cette question est un non-sens, les cadres
travaillant « à la mission » et étant par définition très impliqués dans leur travail. Pour
d’autres au contraire, l’aspiration à un meilleur équilibre est forte, même si leur crainte du
chômage ou leur engagement pour leur entreprise les conduisent souvent à taire cette
revendication. Cumunel (in Graffin, 1999) en accord avec Kofodimos (1990), conclut que
« les cadres n’ont pas nécessairement la volonté de travailler moins, quoi que certains
puissent le souhaiter. Mais ils ont tous la revendication d’une meilleure séparation entre vie
professionnelle et vie privée » (p 65).
Il nous semble à présent important d’identifier les facteurs susceptibles d’influencer
les rapports entre sphères de vie des cadres, leur articulation rendant la situation de chaque
cadre unique. Certains facteurs sont relatifs à la situation économique (réduction des effectifs,
flexibilité des organisations du travail (Ilgen & Pulakos, 1999), développement des
technologies de l’information et de la communication, globalisation des échanges sur le plan
mondial, concurrence accrue entre cadres…), d’autres à l’organisation du travail (fonction,
secteur, niveau de responsabilités, contact avec des clients, niveau hiérarchique, taille de
l’entreprise…) et d’autres enfin au cadre lui-même (sexe, âge, activité du conjoint, enfants,
intérêt porté au travail…). Nous pouvons conclure de ces trois énumérations - non exhaustives
- qu’il existe bel et bien un jeu combiné de facteurs (économiques, organisationnels et
personnels) de différenciation des durées hebdomadaires de travail qui sont spécifiques à la
catégorie « cadre » (Hervet, 2001). Il est difficile et même inutile de mesurer le poids de
chacun de ces facteurs en ce qui concerne les relations entre domaines de vie instaurées par
les cadres, car c’est leur articulation qui a du sens pour ces derniers.
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 9
Béguin (1997) ajoutent que la mobilité des cadres, autant que les incursions entre leurs
domaines de vie, complexifient le recueil de données sur leur travail. Ils recommandent par
conséquent « une part d’innovation pour ne pas perdre le fil d’une activité éclatée échappant
aux cadres temporels et géographiques traditionnels » (p 10).
L’inscription situationnelle et dynamique des activités des cadres. Le contenu de
leur travail n’est pas donné a priori, il s’élabore et évolue avec la situation. Comme le note
Langa (1997a), « les cadres ne sont pas confrontés à des problèmes bien structurés pour
lesquels les données nécessaires seraient toutes disponibles et suffisantes : dans la réalité de
leur travail, le problème à résoudre, la manière de l’aborder et les solutions envisageables sont
autant problématiques » (p 27). La dynamique observée dans l’activité constitue une réponse,
une manière de prendre en compte les variations, contraintes et incertitudes de la situation de
travail.
La nécessaire prise en compte du cadre en tant que « personne ». Daniellou (1997)
souligne que l’activité du cadre est souvent abordée sous l’angle de ses dimensions
cognitives, moins souvent sous l’angle de ses dimensions physiques, et rarement sous l’angle
de ses dimensions psychiques. Pourtant, « les choix d’organisation du travail, les répartitions
de tâches, mais aussi la structure des systèmes d’information mis en place affectent les
travailleurs, et notamment les cadres, dans toutes les dimensions de leur vie professionnelle et
personnelle » (Daniellou, 1997, p 7).
Ces différentes pistes mettent en évidence les problèmes auxquels les chercheurs sont
confrontés en vue d’appréhender la globalité de l’activité d’un cadre, complexe tant dans
sa forme que dans son contenu. Tout comme Rogard (2004), nous voyons dans ces pistes
« une invite à renouveler les méthodes de recherche » (p 464) afin de prendre en compte dans
l’analyse des activités de vie des cadres leur travail prescrit et leur travail réel, les dimensions
spatio-temporelles et situationnelles, mais également leurs propres vécus et choix de vie.
Plusieurs méthodes ont été employées dans l’étude des activités professionnelles des
cadres (tableau 1), les relations entre domaines de vie ayant été étudiées à partir de méthodes
plus classiques telles que les questionnaires ou les entretiens.
Langa (1996, 1997a, 1997b) propose une remarquable synthèse de la diversité des
méthodes d’analyse du travail des cadres en psychologie du travail. Les méthodes de
l’agenda, de budget-temps et d’observation structurée offrent des données riches, objectives,
permettant d’accéder au travail réel des cadres. Elles sont toutefois essentiellement
descriptives, d’où l’intérêt de l’approche adoptée par Langa (1994), qui articule des données
issues d’observations et des données issues de verbalisations, dépassant ainsi le débat
récurrent entre le faire et le dire. Bruner (1990, in Leplat, 2000) affirme que « faire et dire
constituent une unité fonctionnelle inséparable » (p 82), et que « l’affirmation selon laquelle
« ce que les gens disent n’est pas nécessairement ce qu’ils font » a subi une étrange distorsion.
Elle implique que ce que les gens font est plus important que ce qu’ils disent, que c’est plus
vrai, ou que ce qu’ils disent n’a d’intérêt que dans ce que cela peut révéler sur ce qu’ils font »
(p 83).
Aussi riches que soient les outils présentés, nous sommes amenés à innover pour
construire un dispositif méthodologique nous permettant de cerner l’intégralité et la réalité des
activités de vie des cadres (Guilbert, 2005).
Au terme de cette revue de littérature, voici les questions de recherche qui nous ont
guidés dans notre démarche empirique :
- Quelle est la méthodologie la plus appropriée pour cerner notre problématique ?
- Quelles sont les caractéristiques des activités non seulement professionnelles mais
également familiales, personnelles et sociales des cadres ?
- Comment les cadres gèrent-ils les relations entre leurs différents domaines de vie ?
- Quelle place les technologies de l’information et de la communication tiennent-elles dans
les activités de vie et les relations entre sphères d’existence des cadres ?
domaine professionnel et les sphères familiale, personnelle et sociale. Nous nous inscrivons
ainsi dans le prolongement des travaux de Mintzberg (1984, 1990) et de Langa (1994, 1996),
avec toutefois la volonté d’élaborer une méthodologie de recherche « allégée » permettant
d’accéder à un plus grand échantillon de cadres.
Par ailleurs, notre objet d’étude est complexe parce qu’il touche à l’existence des cadres dans
son intégralité. Or, la population des cadres est habituée à répondre aux enquêtes. Elle est
plutôt réticente à permettre une observation de ses activités et à fournir des données
concernant sa vie privée. Il est donc nécessaire de concevoir une méthodologie non intrusive,
offrant un accès à l’ensemble des activités de vie des cadres.
Puisque notre problématique de recherche déborde du cadre strict du travail, nous
sommes naturellement amenés, ne serait-ce que pour des raisons déontologiques, à envisager
la méthode d’auto-observation accompagnée d’une formation préalable. Nous complétons ces
premiers recueils par des entretiens guidés par les auto-observations, afin d’atteindre la
signification des activités de vie, au-delà de leur simple description. Enfin, nous proposons
aux cadres de répondre à l’Inventaire du Système des Activités (ISA), qui permet
d’opérationnaliser le modèle du Système des Activités, et de mieux comprendre l’ensemble
des données recueillies.
Notre démarche méthodologique se caractérise ainsi par la triangulation des méthodes
( Jick, 1979, Yin, 1994), c’est-à-dire le recours à différentes méthodes de recueil de données,
dans le but d’améliorer la richesse et la finesse de notre analyse. « Il ne s’agit donc plus de
« recouper » ou de « vérifier » des informations pour arriver à une « version véridique », mais
bien de rechercher des discours contrastés, de faire de l’hétérogénéité des propos un objet
d’étude, de s’appuyer sur les variations plutôt que de vouloir les gommer ou les aplanir, en un
mot bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives » (De Sardan, in
Haas, 1999, p 184). Tout récemment, Leplat (2002) souligne à son tour l’intérêt d'utiliser
conjointement plusieurs méthodes afin de recouper et d'enrichir les informations apportées par
chacune d'elles.
La population de cette étude est constituée de 16 cadres syndiqués volontaires qui se
répartissent de manière équivalente selon le genre, le secteur (privé ou secteur public) et le
lieu de travail (Picardie ou Ile De France). Deux tiers d’entre eux ont plus de 42 ans et vivent
en couple, 4 n’ont pas d’enfant. Enfin, ces cadres assument le plus souvent une réelle fonction
d'encadrement puisque 8 d’entre eux encadrent entre 1 et 5 personnes, et 5 encadrent plus de 6
personnes, seuls 3 d’entre eux n’encadrent personne. Notre échantillon - même s’il n’a pas la
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 13
L’auto-observation de l’activite
Les cadres de notre étude réalisent une auto-observation, visant à rendre compte,
chronologiquement, de l'organisation de leurs activités de vie. La technique d’auto-
observation s’apparente à la participation-observation pure, dans laquelle le sujet seul observe
la réalité dont il est aussi l’acteur. Il a ainsi accès à des sources d’informations inaccessibles
pour un observateur étranger, et étudie le phénomène « de l’intérieur », avec une meilleure
compréhension des faits observés et une appréciation de leur juste valeur.
La principale composante de tous les systèmes d’observation repose sur la constitution
d’une grille d’observation (Hawkins, 1982, in Jones, 2000). Cette grille fournit une
description détaillée (heures, finalités, relations, moyens, lieux, interruptions) des activités et
des événements à observer ainsi qu’un ensemble de règles précises concernant le déroulement
des relevés.
Afin d’assurer la validité des données recueillies par auto-observation, nous mettons
en place un dispositif méthodologique d’information, de formation et d’accompagnement des
cadres :
- une réunion d’information est organisée pour expliquer aux cadres les fondements de cet
outil et les justifications de son choix,
- une réunion de formation sur son utilisation est suivie d’une journée de test de la grille,
- une réunion d’évaluation permet d’optimiser la finesse et la précision du recueil de
données et d’effectuer les ajustements appropriés,
- un suivi régulier a pour but de compléter et d’enrichir les données tant qu’elles sont
encore « fraîches » pour les cadres.
Ce dispositif occasionne des rencontres régulières avec les participants, et développe ainsi au
sein du groupe de cadres une dynamique et une motivation autour du projet, avec l’expression
d’attentes de résultats concrets et le souhait d’une prolongation de la recherche.
D’autre part, des consignes spécifiques concernant le choix des journées d’auto-
observation visent à accroître la qualité et la représentativité des données :
- 48 heures consécutives pour identifier l'effet du contexte et saisir les temporalités des
activités des cadres,
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 14
1
Période 1 = « avant le départ au travail » ; Période 2 = « temps de transition le matin » ; Période 3 = « temps
sur le lieu de travail le matin » ; Période 4 = « pause déjeuner » ; Période 5 = « temps sur le lieu de travail
l’après-midi » ; Période 6 = « temps de transition l’après-midi » ; Période 7 = « après le retour du travail » ;
Période 8 = « temps nocturne ».
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 15
Nous avons donc recours à des verbalisations postérieures à la réalisation des activités
par les cadres. Nos entretiens guidés par les auto-observations s’inspirent des entretiens
guidés par les faits conçus par Langa (1994). Ce dernier affirme que « la particularité de cette
démarche est d’associer complètement le sujet à l’interprétation de son activité » (p 40), « le
sujet étant invité à expliciter les raisonnements qu’il élabore et les éléments sur lesquels
reposent ces raisonnements » (p 44).
Les cadres commentent 24 heures de leur temps à partir du relevé d’auto-observation
correspondant, donc des faits qu’ils ont notés. Ceci nous permet :
- de demander des explications sur ce que nous n’avons pas compris et sur les causalités
qui régissent leurs activités,
- d’obtenir des informations complémentaires, relatives au contexte, à l’histoire, à
l’organisation de travail, et surtout à la perception (Thompson & Bunderson, 2001) et à la
signification des faits relevés par auto-observation,
- de repérer les activités « suspendues, contrariées ou empêchées » (Clot, 1999) et la façon
dont elles sont gérées par les cadres,
- de faire participer les cadres au processus de traitement des données.
et les interrelations entre sous-systèmes (échanges d’aides et d’obstacles que le cadre perçoit
entre ses sous-systèmes de vie).
Les résultats suivants sont issus d’une recherche menée avec l'appui de l'APEC
(Association Pour l’Emploi des Cadres) et l'OdC (Observatoire des Cadres), en Picardie et en
Ile de France. Ils nous permettent de mettre en évidence comment :
- les auto-observations révèlent les faits transcrits par les cadres, et offrent la possibilité de
saisir et décrire leurs activités,
- les entretiens guidés par les auto-observations donnent accès aux représentations des
cadres, ce qui permet de donner du sens à leurs activités,
- les protocoles ISA mettent à jour les valeurs, et expliquent les choix et compromis
réalisés ou envisagés par les cadres en termes de relations entre domaines de vie.
Ainsi, l’enrichissement croisé des données de ces trois approches nous permet
d’accéder à une meilleure compréhension de l’organisation des activités de vie des cadres. Cet
enrichissement est illustré ci-dessous au fur et à mesure de la présentation des résultats.
Tableau 2 : Caractéristiques des activités de travail par cadre et par jour (auto-observations)
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 17
Characteristics of the activities of work for each manager and for each day (auto-
observations)
Tous les cadres utilisent majoritairement la communication à base de papier et le face à face.
Ainsi, même si les moyens de communication se sont diversifiés, nos résultats rejoignent ceux
obtenus par Mintzberg (1984).
Les données relatives à la vie familiale, personnelle et sociale des cadres (tableau 3)
indiquent que ces activités sont moins nombreuses, plus longues et moins interrompues que
les activités professionnelles. Par contre les types de communication privilégiés s’inversent :
c’est le « face à face » qui arrive en tête pour 13 cadres, suivi du « papier » pour 2 cadres puis
du « téléphone » pour 1 cadre.
Tableau 3 : Caractéristiques des activités familiales, personnelles et sociales par cadre et par
jour (auto-observations)
Characteristics of the activities in the familial, personal and social fields for each manager and
for each day (auto-observations)
Les cadres réalisent en moyenne un tiers de leurs activités professionnelles grâce aux
technologies, et pendant le tiers de leur temps de travail. Ils utilisent tous les mêmes
technologies de l’information et de la communication à distance dans leur travail, mais dans
des proportions variables. C’est aux logiciels, au téléphone et à la messagerie électronique
qu’ils ont le plus recours. La seule différence significative concerne le niveau d’encadrement :
plus les cadres encadrent de personnes, moins ils utilisent les technologies (H(16, 2) = 2,
p<.05)2.
L’usage privé des technologies diffère de l’usage professionnel puisque, tant en fréquence
qu’en durée, c’est le téléphone qui est le plus utilisé, suivi de la messagerie électronique puis
des sites web.
2
H correspond au test statistique de Kruskal-Wallis.
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 18
Les incursions entre sous-systèmes d’activités sont présentes dans des proportions
variées chez 15 des 16 cadres de l’échantillon. Nous pouvons le constater dans le tableau 4,
qui recense le nombre et la durée des incursions par jour pour chaque cadre, d’un point de vue
global ainsi qu’en fonction de leur sens (du travail dans la vie privée ou l’inverse).
Tableau 4 : Nombre et durée des incursions par cadre et par jour (auto-observations)
Number and duration of the incursions for each manager and for each day (auto-observations)
Les incursions de la vie familiale, personnelle et sociale dans la vie de travail sont
essentiellement composées d’activités de communication ponctuelles avec la famille, les amis
ou les collègues. Elles sont plus fréquentes (1,87 par jour en moyenne) mais plus courtes (15
mn par jour en moyenne) que les incursions de la vie professionnelle dans la vie extra-
professionnelle (1,37 incursions par jour d’une durée de 32 mn en moyenne), qui sont pour
moitié des activités de recherche d’informations et d’organisation.
Les résultats issus des entretiens guidés par les auto-observations sont le plus souvent
en parfaite cohérence avec les auto-observations. Les entretiens fertilisent alors ces dernières,
en optimisant la signification des données recueillies, comme nous allons le voir ci-après.
Sur les stratégies des cadres : les entretiens fournissent les raisons qui amènent les cadres à
favoriser ou éviter les interruptions, ou encore à travailler sur des documents papier ou sur
ordinateur. Certains cadres essaient de s’isoler pour travailler de manière efficace et se
protéger : « je suis obligée de fermer la porte sinon je suis sans arrêt interrompue et c’est
épuisant », tandis que d’autres privilégient ces interruptions, qu’ils considèrent comme un
moyen de recueillir de l’information : « la communication, ce sont des actions communes
donc je suis souvent interrompue ! Et puis je travaille la porte ouverte, donc les gens rentrent
(…) c’est aussi comme ça que les informations arrivent ». Cette dernière stratégie rejoint les
résultats de Dieumegard, Saury et Durand (2004) : « plutôt que de lutter contre (les
interruptions), les cadres semblent les intégrer dans leur activité à des moments qui les
tolèrent » (p 176). De même, les entretiens expliquent la suprématie du papier. Pour certains
elle découle de caractéristiques individuelles et vise la qualité du travail : « je ne sais pas
réfléchir sur écran, j’ai une mémoire visuelle, donc j’imprime beaucoup sur papier pour
pouvoir travailler ». Pour d’autres elle résulte de la résistance au « tout technologique » : « je
préfère largement le papier. Pour moi le papier a traversé les âges et on ne sait pas pour
l’ordinateur… ». Ces évolutions et stratégies, auxquelles les entretiens guidés par les auto-
observations donnent accès, nous permettent de considérer ces résultats sous un éclairage
différent.
Sur les technologies : les entretiens démontrent que les cadres portent un regard mitigé sur ces
technologies, qui sont devenues indispensables, mais dont la fiabilité et la pertinence restent à
améliorer. Ce regard porté par les cadres sur les technologies explique les usages mesurés
qu’ils en font, les plus réticents à ce sujet étant les plus âgés. Rappelons que ces résultats
correspondent aux années 2002-2003, et que pour la moitié des cadres de l’échantillon il y a
eu, depuis, une évolution vers un usage plus important et fréquent des outils technologiques,
tant dans la vie professionnelle que dans la vie familiale, personnelle et sociale.
Sur les relations entre domaines de vie : les cadres réalisent du travail à domicile non
seulement pour faire face aux activités qu’ils ne peuvent réaliser dans leurs temps et lieux de
travail officiels - les activités « empêchées ou suspendues » (Clot, 1999) - mais également
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 20
pour se ménager de meilleures conditions de travail. Ces éléments nous éclairent sur leurs
modes d’organisation des sphères de vie pour obtenir le maximum de confort. Ils n’hésitent
pas à travailler chez eux dans un climat propice à la concentration et à la réflexion, et ils
n’hésitent pas non plus à entrer en contact avec des proches depuis leur lieu de travail. Nous
observons donc une régulation des activités professionnelles, familiales, personnelles et
sociales des cadres indépendamment de la sphère dont sont issues ces activités. Et le
nomadisme - qui peut être envisagé comme le détournement de l’usage professionnel d’un
outil technologique vers un usage personnel, ou inversement - peut être une façon pour les
cadres de déplacer les frontières temporelles et spatiales entre leurs différents domaines de
vie.
Par ailleurs, les entretiens guidés par les auto-observations permettent de combler
certaines « lacunes » des auto-observations.
Ils démontrent que le travail des cadres est ponctué par des activités régulières et n’est donc
pas aussi insaisissable que certains l’affirment. Les cadres expliquent ainsi la périodicité de
bon nombre de leurs réunions, qui n’apparaît pas dans les journées d’auto-observation, prises
au hasard. C’est également le cas de la consultation des messages électroniques, activité à part
entière réalisée régulièrement sous peine d’être submergé par le flot continu des messages
reçus.
En outre, les auto-observations - effectuées pendant les jours de la semaine - ne fournissent
pas les activités réalisées le week-end. En ce qui concerne les activités de loisir, les auto-
observations témoignent d’activités exclusivement personnelles (lecture, télévision,
musique...) ou sociales (rencontre d’amis et/ou voisins, activités associatives...). Les
entretiens indiquent (en accord avec Pochic, 2000) que les activités de loisir familiales ont
plutôt lieu le week-end, en raison des retours assez tardifs des cadres à leur domicile pendant
la semaine. Quant aux activités professionnelles, les auto-observations indiquent que 13 des
16 cadres étudiés consacrent plus de 39h3 par semaine à leur travail, ce chiffre passant à 15
cadres si l’on inclue le temps de transition4. Le temps de travail très court de Lucienne est lié
à une situation professionnelle de transition : insatisfaite de son travail actuel et démotivée,
elle recherche activement un autre poste de cadre, ne s’impliquant qu’au minimum dans son
emploi actuel. Les entretiens apportent des informations déclaratives sur le travail réalisé le
week-end par certains cadres de l’échantillon. 11 cadres nous disent travailler le week-end,
3
Tous les cadres sont sensés travailler 39h en bénéficiant de jours de RTT, sauf 2 cadres travaillant dans la
fonction publique, Marcel sensé travailler 70h sur 15 jours, et Albertine 37h par semaine.
4
Il n’y a pas de différence significative de temps de trajet selon que les cadres travaillent en Picardie ou en Ile-
de-France (t = 1,98, NS.05).
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 21
dont 6 occasionnellement (de 2h par mois à 2 fois par an) et 5 systématiquement (de 30mn à
6h par week-end selon les cadres). Il y a alors 10 cadres qui dépassent 43h hebdomadaires
sans compter le temps de trajet, et 15 en l’intégrant. La figure 2 recense la durée de travail
hebdomadaire en cumulant les données d’auto-observation et d’entretien. Nous obtenons ainsi
la durée du travail non seulement avec et sans les transitions, mais également avec et sans le
travail réalisé systématiquement par certains cadres le week-end.
Il arrive enfin qu’il y ait un décalage entre les données d’auto-observation et les
données d’entretien, c’est alors que les deux méthodes dévoilent leur complémentarité.
Si l’on prend l’exemple des incursions entre sphères d’existence, les commentaires issus des
entretiens permettent d’apporter un certain nombre de nuances sur leur existence et leur sens.
Il y a en effet 14 cadres (au lieu de 11 d’après les auto-observations) qui disent observer des
incursions dans les deux sens, et 1 cadre (et non 4) qui relève des incursions de la vie privée
pendant le travail mais pas l’inverse. Ceci car les journées d’auto-observation, choisies au
hasard, ne reflètent pas l’intégralité des journées de travail des cadres.
Inversement, les relevés d’auto-observation fournissent des données factuelles quantitatives
plus fiables que des déclarations sur les incursions entre domaines de vie. Au cours des
entretiens, les cadres parlent beaucoup des incursions professionnelles dans la sphère extra-
professionnelle mais minimisent les incursions de la vie familiale, personnelle et sociale dans
la vie de travail, et sont beaucoup moins prolixes à leur sujet. Alors que les auto-observations
indiquent clairement que les d’incursions de la vie privée dans la vie professionnelle sont plus
nombreuses, même si elles sont plus courtes. En outre, il est très difficile de quantifier des
évaluations telles que « de temps en temps » données au cours des entretiens. Par exemple,
pour tel cadre, « de temps en temps » signifie « 1 fois par semaine », tandis que pour tel autre,
cela peut correspondre à « 1 fois par jour ». Les auto-observations donnent donc des
indications plus fiables que les entretiens au niveau quantitatif.
Ces différents constats justifient les choix méthodologiques faits en début d’étude : les
auto-observations et les entretiens, en abordant différemment une même problématique,
apportent deux éclairages qui nous rapprochent de la réalité.
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 22
Les indices calculés à partir des protocoles ISA (tableau 5) nous éclairent sur les
aspirations (Aspi) et les valorisations (Val) des cadres, ainsi que sur le cloisonnement (Segm)
de leur système d’activités à un moment donné de leur vie. Ces indices sont à mettre en lien
avec les caractéristiques des activités de vie des cadres, c’est alors qu’ils prennent tout leur
sens.
nous permet de comprendre comment chaque cadre construit de manière active son équilibre
personnel en arbitrant, conciliant, régulant ses différents sous-systèmes d’activités.
V- CONCLUSION
Ces résultats récents sont en accord avec les recherches précédemment menées sur le
travail réel des cadres et confirment la pertinence d’études basées sur des observations.
Comme Bouffartigue et Gadéa (2000), nous observons que la durée du travail des cadres reste
objectivable, d’autant plus que les intéressés continuent de passer le plus clair de leur temps
professionnel dans l’enceinte de l’entreprise, et que la généralisation des outils informatiques
portables et polyvalents ne semble pas bouleverser leur espace-temps professionnel. Nos
résultats incitent donc à nuancer l’image du cadre nomade, travaillant dans n’importe quel
lieu et à n’importe quel moment, grâce au concours des technologies et vecteurs
d’information et de communication à distance. Les imbrications entre domaines de vie
existent depuis fort longtemps chez les cadres, et ne paraissent pas s’être démultipliées avec le
développement de ces technologies (Guilbert & Lancry, 2005).
Notre spécificité réside dans l’étude des différents domaines de vie des cadres (et non
pas du seul domaine professionnel), en accord avec le modèle théorique du Système des
Activités. Les résultats témoignent de l’existence de frontières perméables entre domaines de
vie chez les cadres, avec des régulations et des échanges de ressources visant à maintenir leur
équilibre de vie. Nous prenons ainsi en considération l’autonomie et l’interdépendance des
domaines de vie dans une approche globale sans laquelle nous n’aurions qu’une vue partielle
des activités des cadres.
C’est en cela que la triangulation est pertinente, puisque, sans gommer les
contradictions présentes en chaque individu, elle permet de décrire les activités de vie, de leur
attribuer une signification, et enfin de comprendre comment les cadres les organisent en
fonction de leurs valeurs et aspirations personnelles. Ce dispositif (figure 3) cumule en effet le
croisement des méthodes et le croisement des domaines de vie.
Comme Leduc (2003), nous observons à l’issue de ce travail que « le croisement des
méthodes contribue à l’objectivation des résultats tant d’un point de vue scientifique
(transparence) que d’un point de vue écologique (significativité des données recueillies) » (p
145). En outre, ce type de recherche constitue une réelle opportunité pour les cadres de
réfléchir et d’échanger sur leur pratique, et de comprendre leur propre fonctionnement.
Si ces premiers résultats sont encourageants, nous souhaitons poursuivre cette
recherche auprès d’un plus grand échantillon de cadres, et être plus « sélectifs » en ce qui
concerne leurs critères d’inclusion. Nous pensons enfin qu’il serait utile de compléter les
auto-observations par l’analyse des traces (par exemple l’historique de l’utilisation de la
messagerie électronique) afin d’améliorer encore la validité des données recueillies.
En conclusion, nous pensons que ce type d’approche méthodologique peut être utilisé
avec intérêt dès que les chercheurs ont besoin de multiplier les sources et les éclairages pour
saisir la complexité d’un objet d’étude.
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L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 29
RESUME
L’analyse des activités des cadres : l’intérêt de la triangulation des méthodes.
Cette étude analyse de manière approfondie l’organisation et l’articulation des
activités de vie des cadres dans l’optique théorique du Système des Activités. Dans cette
perspective, nous faisons état et discutons des connaissances théoriques et des approches
méthodologiques sur le travail des cadres et les relations qu’ils tissent entre leurs domaines
de vie. Notre dispositif de triangulation de trois méthodes vise à couvrir l’ensemble des
activités des cadres. Des auto-observations permettent d’approcher la réalité du travail des
cadres ; des entretiens guidés par ces auto-observations fournissent les significations qu’ils
attribuent à leur travail ; le protocole ISA, en éclairant les relations que les cadres tissent
entre leurs domaines de vie, permet de mieux comprendre l’ensemble des données recueillies.
Les résultats montrent que le temps de travail est quasiment toujours le plus long des
différents temps de vie des cadres. Leurs activités professionnelles sont plus denses, variées,
fragmentées et relationnelles que leurs activités familiales, personnelles et sociales. Ils
utilisent les technologies de l’information et de la communication pendant un tiers de leur
temps de travail pour réaliser un tiers de leurs activités. Les incursions entre domaines de vie
se produisent dans les deux sens et concernent tous les cadres, témoignant de la perméabilité
existant entre leurs sphères de vie. Les incursions privées pendant le travail sont plus
fréquentes mais moins longues que les incursions de sens inverse, et utilisent
significativement plus souvent les technologies comme vecteur (nomadisme). Enfin, tous les
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 30
cadres ont un Système des Activités pluri-centré sur la famille, le travail, et le domaine
personnel et social. Bien que les aspirations personnelles et sociales apparaissent comme les
plus importantes, c’est le domaine professionnel qui est valorisé par le plus grand nombre de
cadres.
Cette étude souligne l’intérêt d’une approche systémique globale et de la triangulation
des méthodes pour analyser les activités des cadres, et leur rôle actif dans le maintien de leur
équilibre de vie.
Mots-clés : Cadres, Activités, Relations entre domaines de vie, Triangulation des méthodes,
Auto-observations, Entretiens guidés par les auto-observations, Inventaire du Système des
Activités (ISA).
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 31
TABLEAUX ET FIGURES
∗
Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire ECCHAT, Faculté de philosophie, sciences humaines et
sociales, Chemin du Thil, 80 025 AMIENS Cedex 1 ; laure.guilbert@u-picardie.fr ; alain.lancry@u-picardie.fr
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 32
Nomadisme
12
10
Nombre de cadres
Logiciel
téléphonique
Téléphone
Agenda de
Ordinateur
Fax
Site web
Messagerie
Conférence
poche
Technologies
60
50
Durée (en heures)
40
30
51,8 52,5
45 45,8 46,5 47,3
41,6 42,6 43 43,3 43,5
20 38,2 38,5 39,3 39,5
32,4
10
0
Marguerite
Clovis
Lucienne
Léonie
Marius
Albertine
Adélaïde
Sidonie
Félicie
Madeleine
Irène
Marcel
Fernand
Gontran
Jules
Philibert
Cadres
Légende
En gris foncé = le temps de travail en semaine (bureau + domicile)
En blanc = le temps de transition
En noir = le temps de travail systématique le week-end
L’analyse des activités des cadres. L. Guilbert et A. Lancry 38
Inter-
significations ENTRETIENS GUIDES PAR LES
AUTO-OBSERVATIONS
AUTO-OBSERVATIONS Ce que les cadres pensent et
Les activités de vie telles
disent de leurs activités de vie
que les cadres les relèvent
PROTOCOLE ISA
Les aspirations, valorisations, et échanges entre
domaines de vie des cadres