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Abstract
A notebook has recently been found at the Bourdelle Museum in Paris, a notebook kept by the sculptor between 1908 and 1929
and concerning his Monument to Mickiewicz. This document gives us the opportunity to analyse several instants and several
forms of commentary by the artist on his own work. Bourdelle included in this notebook several extracts from an article he wrote
about the monument and which was published in a journal in January 1923. These extracts are stuck opposite ink and wash
drawings executed, so the artist says, in 1923, on re-reading his published text. He also wrote extracts from this text on the
drawing pages of the notebook, and adds what seem to be titles and captions. Themes dear to the artist emerge here : the unity
of the three Polands, the Poet-Pilgrim, creation as the union of calculation and emotion. Some of these themes are in close
correlation with symbolist ideas. Similarly, certains motifs in the drawings are also to be found in the works of other symbolist
artists, in particular Gustave Moreau and Odilon Redon. One of the most remarkable drawings in this series of six is
undoubtedly the portrait of Ladislas Mickiewicz, the son of the poet, portrayed as a prophet-like figure.
Diupero Maria-Teresa. Le Monument à Mickiewicz de Bourdelle et son double commentaire par l’artiste. In: Histoire de l'art,
N°29-30, 1995. Varia. pp. 89-101;
doi : https://doi.org/10.3406/hista.1995.2659
https://www.persee.fr/doc/hista_0992-2059_1995_num_29_1_2659
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Le Monument à Mickiewicz
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Le commentaire du Monument à Mickiewicz est formé de deux parties : d’une part, des extraits
du texte publié de Bourdelle « Comment j’ai aimé et senti Mickiewicz » et, d’autre part, sept
dessins correspondant à ces extraits. Ces dessins sont exécutés à la plume et à l’encre et à l’aqua¬
relle sur les pages de gauche d’un cahier (18 x 20 cm), fabriqué avec des feuilles de papier d’éco¬
lier par Bourdelle lui-même. Le cahier comporte vingt-huit pages dont onze foliotées par l’artiste.
Les sept pages de droite, ainsi que les pages 8, 9, 10, 1 1 portent les extraits du texte imprimé,
découpés et collés par Bourdelle (ces dernières pages ne sont pas accompagnées de dessins,
l’artiste ayant laissé le cahier inachevé). En guise de couverture, il a utilisé deux photogra¬
phies des détails du Monument à Mickiewicz, publiées avec son texte : la reproduction de « l’Epopée
polonaise » découpée et collée sur la première page, et celle de la « statue du poète » collée
sur la dernière. L’artiste a par ailleurs inclus une troisième reproduction, la « tête de Mickie¬
wicz », en page 26.
Le texte « Comment j’ai aimé et senti Mickiewicz », écrit en décembre 1922 selon l’annota¬
tion de Bourdelle en première page du cahier, fut publié le 15 janvier 1923 dans le numéro
spécial de La vie consacré à Mickiewicz2. A travers ce commentaire lyrique du Monument,
l’artiste présente l’histoire de la commande de l’œuvre, le monument lui-même avec ses détails,
Ce qui retient l’attention dans ce texte, c’est l’unité des passages descriptifs, « réalistes »,
avec des éléments émotionnels issus du langage symboliste de l’artiste. Ainsi dans le premier
chapitre, après avoir présenté le Comité franco-polonais et la liste de ses membres, pour souli¬
gner la dimension émotionnelle du monument dans sa création, Bourdelle ajoute-t-il : « Et quel
écho, il réveilla en moi, lorsque entre 1908-1909 ce Comité me demanda de préparer un plan
de Monument, à élever à Adam Mickiewicz [...]. Son œuvre avait gravé en moi, profondé¬
ment, avec l’effroi de l’esclavage, la terreur de la grande croix polonaise, qui raidissait ses
bras sous la lourdeur des neiges Sibériennes 5. »
II
Le texte est illustré par des dessins postérieurs, exécutés en janvier 1923 (comme le note
Bourdelle sur trois d’entre eux). Ils se divisent en trois groupes thématiques : 1/ ceux qui se
rapportent à la genèse et l’histoire du Monument à Mickiewicz (fig. 2, 5 et 8) ; 2/ ceux qui repré¬
sentent ses détails (fig. 6 et 7); enfin 3/ ceux qui renvoient à la théorie de l’art de Bourdelle
(fig. 3 et 4).
Il est à noter que, parmi les sept dessins, deux représentent des personnages allégoriques :
« Les trois Polognes » et « L’Epopée de défense » (ou « L’Epopée polonaise »), tandis que
deux autres sont inspirés par des personnages réels, Napoléon et Ladislas Mickiewicz. Seul
le troisième dessin exprime de façon allégorique la théorie artistique de Bourdelle selon laquelle
« le feu et le précis » doivent collaborer. L’artiste a réalisé ces dessins, précise-t-il sur deux
d’entre eux, en « lisant [son] texte ». Il les a légendés de deux façons : dans cinq cas (fig. 3
à 7), il a emprunté une citation à son étude ; aux deux autres (fig. 2 et 8), il a donné un titre
original.
Fig. 2
Antoine Bourdelle, Un monument à Adam Mickiewicz 1909-1917, 1923, Paris, Musée Bourdelle
(collection Dufet-Bourdelle), encre et aquarelle sur papier, 20 x 15,5 cm, inv. 3460.
(Photographie de la Conservation du Musée)
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Fig. 3
Antoine Bourdelle, L ’empereur-ouvrier, 1923, Paris, Musée Bourdelle (collection Dufet-Bourdelle),
encre et aquarelle sur papier, 20 x 15,5 cm, inv. 3452.
(Photographie de la Conservation du Musée)
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de l’élaboration
Guerre mondiale.
du monument.
Avec ces deux dates, Bourdelle introduit le spectateur
Le dessin légendé « SE FIT EN MOI COMME UNE FLEUR D’AURORE » (fig. 5) est une compo¬
sition plus détaillée, dans laquelle L’Epopée polonaise est remplacée par « le poète sur Pégase »,
comme l’indique l’annotation manuscrite précisant qu’il s’agit d’une « 1ère pensée ». Le thème
de Pégase est d’ailleurs fréquent dans l’art de la seconde moitié du XIXe et du début du
XXe siècle, entre autres chez Gustave Moreau et Odilon Redon. Gustave Moreau l’illustre dans
Le poète voyageur (1891, huile sur toile, Paris, Musée Gustave Moreau) et Hésiode et les muses
(1860, Paris, Musée Gustave Moreau), Odilon Redon dans Pégase captif (1889, lithographie),
Cheval ailé (1894, lithographie), Pégase et le dragon (vers 1907, huile sur carton, Otterlo, Rijks-
museum
Dans leKrôller-
dessin deMüller)
Bourdelle,
23 . la silhouette du monument surmonté du Poète-Pèlerin se découpe
sur un ciel bleu intense; dans le soubassement sont esquissées Les trois Polognes. Un arc-en-ciel
jaune et rose contraste avec le brun sombre de la colonne et divise la composition en deux
parties : la partie « terrestre » est constituée par le soubassement avec les bas-reliefs et les Trois
Polognes qui renvoient aux œuvres de Mickiewicz, tandis que la partie « céleste » contient les
personnages du Poète-Pèlerin et celui de Pégase. Le bleu lumineux du ciel accentue d’ailleurs
cette division et annonce la présence du sacré dans l’allégorie. Le sculpteur explicite ainsi l’élan
vertical du monument, celui qui doit exprimer la récompense promise à la nation polonaise,
privée de
donne auxsonétoiles
territoire
24 . » pendant de longues années : « [...] puisqu’on te prit tes fleurs, je te
La ligne formée par les ailes de Pégase et la silhouette du Pèlerin évoque aussi une fleur qui
se détache sur le fond et rappelle l’expression employée par Bourdelle pour définir le mode
organique de conception de son monument : « [il] se fit en moi, comme une fleur d’aurore 25. »
On peut le rapprocher à nouveau de Gustave Moreau dont la Fleur mystique (1890, huile sur
toile, Paris, Musée Gustave Moreau) représente la Vierge Marie trônant parmi des pétales
de lys et participe aussi de la thématique du martyre : « [...] arrosée de leur sang [sang des
martyrs chrétiens] cette fleur mystique, symbole de pureté 26 . »
Le septième dessin, légendé « Ladislas Mickiewicz regardant Les Tracés » (fig. 8) évoque
la réunion du Comité franco-polonais, « un soir de 1909 », où Bourdelle présente son projet
en présence de Ladislas Mickiewicz (1838-1926) : « Ladislas Mickiewicz [...] était là, en tout
semblable à un grand arbre sous la neige. / Je lui fis tenir lentement, tous les détails avec l’en¬
semble [...] 27. » A la vue de ces documents, le fils du poète légitime par son approbation
l’œuvre de Bourdelle : « [...] cet homme accoutumé à résister aux désespoirs les plus rudes,
fut désarmé devant la foi, qui à la place de notre Art, avait su soulever mes plans [...]. Le
Comité et moi qui attendions comme un arrêt l’opinion de cet homme [...], nous l’avons vu
pensif, touché, arrêter sur sa face des larmes. / 'C’est la première fois Monsieur, me dit-il,
que je revois mon père, et quel étonnement en moi d’un Monument si Polonais dans cette
technique de France !’ 28 . »
Bourdelle prête à Ladislas Mickiewicz une dimension prophétique : la chevelure blanche
fortement accentuée, les yeux apparemment fermés, tournés vers une image intérieure dont
il semble reconnaître la conformité avec l’œuvre en gestation. Le motif des yeux clos et celui
de la figure penchée sur un document évoquent plusieurs œuvres d’Odilon Redon dans les¬
quelles le lecteur paraît illuminé par une source de lumière émanant du livre même sur lequel
il est penché : Le liseur { 1892, lithographie), Moine lisant (ou Alsace) (1905-1909, huile, Winther-
thur Kunstmuseum), La lecture (vers 1900, huile et pastel sur papier, Paris, Musée du Petit
Palais) 29. Le caractère synthétique, voire symbolique, de ce portrait peut d’ailleurs être rap¬
proché d’une définition proposée par Redon, selon laquelle : « Le portrait est l’image d’un
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Fig-4
Antoine Bourdelle, L’émotion avec le calcul doivent s’entendre, 1923, Paris, Musée Bourdelle
(collection Dufet-Bourdelle), encre et aquarelle sur papier, 20 x 15,5 cm, inv. 3441.
(Photographie de la Conservation du Musée)
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Fig-5
Antoine Bourdelle, « ... se fit en moi comme une fleur d’aurore », 1923, Paris, Musée Bourdelle
(collection Dufet-Bourdelle), encre et aquarelle sur papier, 20 x 15,5 cm, inv. 3447.
(Photographie de la Conservation du Musée)
Les tuniques blanches aux plis soulignés de quelques traces de gris, les cheveux frisés et le lau¬
rier renvoient à l’art grec. L’artiste parle de la dimension prophétique de ce motif. « Dans ce tout
petit haut-relief des trois Polognes, [...] toute la forme est haletante, toute tendue vers la vue
d’avenir [...]. » « [...] le destin donc est dans ce Monument car la Pologne est renaissante 35 . »
« Et L’épopée de défense était née ». Cette figure allégorique (fig. 6) évoque une victoire
ou, moins spécifiquement, une personnification de la Liberté : « Sous le chapiteau aérien,
[...] [elle] combattra l’oppression dans l’élan du poète [...] 36. » Parmi les très nombreuses
représentations de Victoires et de Libertés associées à l’iconographie politique du XIXe siècle,
c’est au Départ des volontaires en 1792, appelé traditionnellement La Marseillaise , de François Rude
(1833-1836, haut-relief, Paris, arc de triomphe de l’Étoile) et à L’Appel aux armes d’Auguste
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Fig-6
Antoine Bourdelle, « ... et l’Epopée de défense était née », 1923, Paris, Musée Bourdelle
(collection Dufet-Bourdelle), encre et aquarelle sur papier, 20 x 18 cm, inv. 3632.
(Photographie de la Conservation du Musée)
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Fig- 7 Bourdelle,
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(collection
(Photographie
Dufet-Bourdelle),
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trois Polognes
encre duetréunies,
aquarelle
Musée) 1923,surParis,
papier,Musée
20 x Bourdelle
15,5 cm, inv. 3505.
Le centre du dessin légendé « L’EMPEREUR-OUVRIER » (fig. 3) est constitué par son trône
massif, portant l’initiale « N » sommée d’une couronne, derrière lequel se tient la silhouette
de l’empereur sommairement traitée. La tête penchée, les yeux fermés indiquent une certaine
expression pensive qui s’oppose à la clarté massive du trône, symbole du rêve de pouvoir du
souverain. Une source possible est la sculpture de Vincenzo Vela (1820-1891) intitulée Les der¬
niers jours de Napoléon (1866, plâtre, château de Versailles) qui représente l’empereur en héros
vaincu, affaibli par la maladie et ruminant son échec. Dans le dessin de Bourdelle, l’empereur
est légèrement penché; ses mains sont à peine ébauchées; la gauche semble s’appuyer sur le
bord du trône, tandis que la droite soutient un glaive, posé sur son épaule et masquant le men¬
ton. C’est bien là l’homme « tombé pour n’avoir taillé que du glaive », comme dit le texte
en vis-à-vis, cet empereur dont « les mains légistes », les « mains peuple » élevaient pourtant
le travail. Il est frappant que la curieuse position donnée dans ce dessin à Napoléon se rap¬
proche de certaines représentations médiévales du Christ de l’Apocalypse, également reprises
par Redon dans son Apocalypse de saint Jean (1899, lithographie)38.
Le texte situé en vis-à-vis du dessin permet de préciser le sens de cette image singulière :
Bourdelle y compare le rôle de Napoléon dans l’histoire à celui d’un artiste-créateur. Mais
l’empereur « Architecte et sculpteur d’action » 39 a échoué pour n’avoir bâti que « la charpente
du seul pouvoir », « le trône de la Volonté » 40 . Dans l’interprétation de l’artiste, le rôle de
Napoléon s’identifie à un travail sans règle : son action a manqué des données nécessaires à
une vraie création, « l’équilibre du maître d’œuvre et son compas paisible et sûr »41. C’est
ainsi que le trône vide écrase le personnage tout en symbolisant son échec de la poursuite d’une
illusion. Cette clarté du trône s’oppose au brun clair réservé à la silhouette de l’empereur et
à la plaque portant l’inscription; le tout se détachant sur un fond brun sombre.
Le dessin légendé « L’ÉMOTION AVEC LE CALCUL DOIVENT S’ENTENDRE » (fig. 4) propose
une visualisation de la théorie de l’art de Bourdelle. L’auteur du Monument à Mickiewicz a plu¬
sieurs fois exprimé l’opposition entre sentiment-raison, émotion-calcul, réel-irréel, tant à tra¬
vers des réflexions
Chaumière 42 . générales sur l’art, publiées, qu’à ses cours à l’Académie de la Grande
Le binôme émotion-calcul évoque d’autres couples de concepts employés par l’artiste, notam¬
ment celui de la matière et de l’esprit. Il écrit ainsi : « L’Art c’est l’homme liant la matière
et l’esprit 43 », ou encore : « L’esprit conçoit dans la matière, la matière prête à l’esprit 44 . »
Dans un article intitulé « La matière et l’esprit dans l’art », Bourdelle évoque la vision de trois
artistes, « trois sculpteurs-constructeurs » qui n’arrivent pas à accomplir leur tâche, car leur
art est marqué par le rationalisme et l’absence du sens du mystère45. L’artiste, selon Bour¬
delle, est celui qui a réussi à trouver un équilibre entre les éléments contraires, entre la raison
et le sentiment : « Il faut que l’artiste soit poète, qu’il ait en même temps la science et l’émo¬
tion qui lui vient de la chose [,..]46. » Pour trouver cet équilibre, il donne ce conseil:
ta
« [...]
raison
laisse
47 . »toujours pour comprendre et pour créer, laisse toujours ton cœur battre mêlé à
La recherche d’un équilibre entre le calcul et l’émotion est personnifiée dans le dessin par
deux figures (fig. 4) : un personnage masculin — portant les traits de Bourdelle — qui entoure
d’un bras les épaules d’une femme dont la tête s’appuie contre lui. Leur geste d’unité symbo¬
lise la devise de l’artiste communiquée à son cours à la Grande Chaumière : « Le savoir doit
agir en grande amitié avec l’émotion 48 . » A côté du personnage féminin, Bourdelle a tracé
une sorte de stèle, ou un fragment de colonne brisée, où est inscrite la devise qui donne son
titre au dessin, ainsi que la date («janvier 1923 »). L’homme tient dans sa main droite une
règle et un compas, aussi hauts que les figures; le compas, attribut de l’artiste, renvoie à la
déclaration de Bourdelle : « Le génie n’est qu’un compas sensible 49 . »
La phrase du texte reprise en forme d’inscription dans le dessin est prolongée (en vis-à-vis)
dans le latexte
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Anxirésprits avertis, aux initiés de notre Art dArcl
tecture Sculpturaic de juger mon travail ouvrier.
Fig-8 ;
Antoine Bourdelle, Ladislas Mickiewicz regardant les tracés , 1923, Paris, Musée Bourdelle
(collection Dufet-Bourdelle), encre et aquarelle sur papier, 20 x 15,5 cm, inv. 3464.
(Photographie de la Conservation du Musée)
Les sept dessins du cahier de Bourdelle se suivent dans un ordre permettant de reconnaître
la réflexion de l’artiste qui l’a guidé tout au long de son travail. Cet ordre se présente ainsi :
le premier dessin renvoie à l’histoire du Monument à Mickiewicz ; il annonce le sujet du cahier
et son idée essentielle; les deux dessins suivants introduisent à la théorie de l’art de Bourdelle
en situant le monument entre deux contraires, l’échec et la réussite : l’image symbolique de
l’échec de Napoléon fait allusion à une longue recherche de Bourdelle sur la conception de
son œuvre, tandis que l’union de deux personnages, « l’Émotion » et « le Calcul », signifie
la réussite
monument,
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l’artiste
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« L’émotion
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le fruit
le calcul
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NOTES
* Je tiens à remercier M. Dario Gamboni qui m’a proposé Bourdelle sur la Pologne sont « Comment j’ai aimé et senti
d’écrire cet article et qui m’a guidée par ses conseils et commen¬ Mickiewicz » (décembre 1922), texte cité ci-dessus n. 2 (2' éd.
:
taires tout au long de sa rédaction. J’exprime ma reconnaissance dans Adam Mickiewicz et la pensée française 1830-1923. Témoignages
à Mmes Rhodia Dufet-Bourdelle et Elisabeth Mons qui m’ont des écrivains français sur Adam Mickiewicz choisis et publiés par St.
facilité l’accès au Musée Bourdelle et qui m’ont donné l’autori¬ P. Koczorowski, Paris, 1929, pp. 9-14; « A Slowacky, Au noble
sation de publier les dessins de Bourdelle. Mes remerciements pays de la Pologne » (3 avril 1910), Bulletin polonais, n° 262,
vont aussi à Mmes Evelyne Martin, Evelyne Pansu, Danielle 15 mai 1910, pp. 126-128 ; A Slowacky, A la Pologne par le Monu¬
Badarelli et Francine Courdavault. Je voudrais enfin remercier ment Mickiewicz (1920), texte inédit; « Le monument franco-
spécialement Mme Françoise Levaillant et M. Paul-Louis Rinuy polonais à Adam Mickiewicz. Son symbole l’Épopée de Défense »
pour leur aide précieuse dans la rédaction finale de ce texte. (intitulé par Bourdelle Symboles du monument français à Mickiewicz,
plusieurs versions) dans La vie, 9' année, n° 21, 15 décembre
:
1 Adam Mickiewicz ( 1 798-1 855), le plus célèbre des poètes polo¬ 1920, pp. 324-325; La Pologne politique, économique, littéraire et artis¬
nais. Étudiant à Vilnius (1815-1819), il organise des sociétés tique, n° 2, 15 janvier 1926 (7' année), pp. 33-35 ; le texte a été
.
(Archives du Musée Bourdelle, dossier « La Pologne »). Sur l’his¬ « Tête du poète Adam Mickiewicz (fragment du monument à
:
recherches nous amènent à diverger sur certains points essentiels. Défense polonaise », plâtre; n° 1576 « Esquisse du monument
entier », plâtre.
:
devait être érigé à Varsovie. Les écrits les plus importants de pondance de Bourdelle.)
.
Défense polonaise et à son grand poète Adam Mickiewicz »,
bronze. 34. A. Bourdelle, « Comment j’ai aimé et senti Mickiewicz »,
:
texte cité, p. 18.
19. Comme l’artiste justifie lui-même cet emplacement dans 35. Ibid.
« [...] la petite place dite Médicis et qu’on pourrait nommer d’un
nom de Liberté ». Lettre de Bourdelle à M. Bouju, Paris, 15 juin 36. Ibid.
1926. (Archives du Musée Bourdelle, dossier « La Pologne », cor¬
respondance de Bourdelle.) 37. A. Bourdelle, texte cité, p. 19.
20. Rapport à Mr le Préfet, Paris, 26 janvier 1926. Signature
illisible. (Document Hôtel d’Albert, Bureau des monuments, dos¬ 38. N° 174 du catalogue de Mellerio « Il avait dans sa main
sier « Monument à Mickiewicz », de Bourdelle.) droite sept étoiles
tranchants... » et de sa bouche sortait une épée aiguisée à deux
:
21. Voir une lettre du préfet de la Seine G. Massié au secré¬
taire d’Etat aux Beaux-Arts (Direction générale des arts et lettres. 39. A. Bourdelle, texte cité, p. 17.
Travaux d’art), Paris, 15 juillet 1953. (Hôtel d’Albert, Bureau
des monuments, dossier « Monument à Mickiewicz ».) 40. Ibid., p. 18.
22. A. Bourdelle, « Le monument franco-polonais », texte cité, 41. Ibid.
p. 33.
23. Pour les lithographies de Redon citées dans le texte voir 42. Voir par exemple A. Bourdelle, Ecrits sur l’art et sur la vie,
recueillis par G. Varenne, Paris, Plon, 1955 ; A. Bourdelle, « La
:
A. Mellerio, Odilon Redon, Paris, Société pour l’étude de la gra¬
:
vure française, 1913, n° 102 Pégase captif et n° 127 Cheval ailé. matière et l’esprit dans l’art », La revue de France, 15 octobre 1921 ,
1" année, pp. 718-738. Voir aussi certains cours à l’Académie
:
24. A. Bourdelle, « Comment j’ai aimé et senti Mickiewicz », de la Grande Chaumière, notamment celui du 21 avril 1910
texte cité, p. 18. (texte dactylographié) et du 20 février 1910 (notes manuscrites
de Bourdelle). (Archives du Musée Bourdelle.)
25. Ibid.
43. A. Bourdelle, « La matière et l’esprit », texte cité, p. 717.
26. Citation de Gustave Moreau de 1897, dans Catalogue de pein¬
tures, dessins, cartons, aquarelles, exposés dans les galeries du Musée Gus¬ 44. Ibid.
tave Moreau, Paris, Éditions des Musées nationaux, 1974, p. 43.
Bourdelle
textes consacrés
utiliseausouvent
monument
— enMickiewicz
parlant de—la lePologne,
motif de dans
la fleur,
les 45. Ibid., pp. 731-733.
tel qu’on le retrouve chez les symbolistes. Ainsi pour Odilon 46. A. Bourdelle, cours du 30 juin 1910 à l’Académie de la
Redon, l’art est une fleur qui « s’épanouit librement hors de toute Grande Chaumière, notes manuscrites reprises probablement par
règle ». (O. Redon, A soi-même. Journal (1867-1915). Notes sur la un de ses élèves, p. 6. (Archives du Musée Bourdelle.)
vie, l’art et les artistes, Paris, Librairie José Corti, 1979, p. 77.)
Dans le texte A Slowacky. A la Pologne, Bourdelle compare ses 47. A. Bourdelle, cours du 24 février 1910. (Notes manuscrites
œuvres à des fleurs qu’il apporterait à la Pologne « Il ne leur de Bourdelle, Archives du Musée Bourdelle.)
faut ni eau ni terre. Rien ne fanera leurs couleurs, leurs parfums
:
n’ont de goût qu’à l’âme [...]. » (A. Bourdelle, A Slowacky. A la 48. A. Bourdelle, cours du 30 juin 1910. (Notes manuscrites de
Pologne, texte cité, p. 9.) Bourdelle, Archives du Musée Bourdelle )
27. A. Bourdelle, « Comment j’ai aimé et senti Mickiewicz », 49. A. Bourdelle, cours du 7 avril 1910. (Notes manuscrites de
texte cité, p. 19. Bourdelle, p. 15, Archives du Musée Bourdelle.) Il a évoqué
l’importance de cet attribut dans ses écrits, nombreux, dessins
28. Ibid. et sculptures. Voir par exemple les textes Les amis de la Pologne
et A Slowacky. A la Pologne, ainsi que les cours de Bourdelle à la
29. N° 1 1 et n° 21 du catalogue de Mellerio. Voir sur cette ico¬ Grande Chaumière, entre autres celui du 10 février 1910.
nographie D. Gamboni, La plume et le pinceau. Odilon Redon et (Manuscrits conservés aux Archives du Musée Bourdelle.) Le
la littérature, Paris, Éditions de Minuit, 1989, pp. 42-43. compas est un attribut de La femme au compas (1908, bronze, Paris,
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de considérer à part Les Trois Polognes qu’on appelle la Pologne (Archives du Musée Bourdelle, dossier « Monument à Mickie¬
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