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Histoire Épistémologie Langage 14/n (1992)

OPERATIONS MENTALES ET THÉORIES


SEMANTIQUES : LE ROLE DU KANTISME

Lia F0RM1GARI

ABSTRACT : A semantic theory can be constructed out of passages scattered in


the writings of Kant, but his transcendental approach to philosophy remains
inconsistent with a study of the historical and empirical strategies underlying natural
languages. However, his appeal to the formal elements of experience has
contributed to a deep transformation of the notion of representation as it had been
worked out in the 17th century, and to a clearer insight into its possible applications
to semantic theories. Herder, in his Metacritics (1799), develops Kant's suggestions
when he stresses the formative side of semantic operations ; but, at the same time,
he refutes the very foundations of Kant's transcendentalism. The activity of even
the most elementary among mental powers can, in his opinion, explain the birth of
formal representations such as time, space and the categories. Such forms, far from
being a priori, are conditioned by experience and deeply embodied in natural
languages. This implies a passage to an enlarged notion of representation
overcoming the metaphysics of vision of classical empiricism. Representation, as a
cognitive non-verbal structure, not necessarily connected with physical, not to say
figurative, aspects of things and events, also plays an important role in the semantic
theory of Heymann Steinthal, who stresses the formative import of representational
operations at all levels, their nature as symbolic forms, as Cassirer will later style
them.
RÉSUMÉ : II est possible, par un patient travail de collage, de reconstruire une
< sémantique » kantienne. Mais la considération de ce dispositif éminemment
historico-empirique qui est le langage reste hors du dessin de la philosophie
transcendantale, elle n'est jamais vraiment intégrée au criticisme. Et pourtant, le
rappel kantien à l'élément formel de l'expérience favorise un changement radical de
la notion de représentation élaborée au XVIIe siècle et son potentiel d'application
aux théories sémantiques. Le premier qui accueille cette suggestion kantienne et
l'applique à la composante formative des opérations sémantiques est Herder,
justement dans sa critique serrée et souvent obstinée du transcendantalisme de Kant
(la Métacriîique de 1799). La nature active des opérations mentales même les plus
élémentaires suffit selon Herder à expliquer la naissance de représentations
formelles telles que le temps, l'espace et les catégories, qui sont par ailleurs
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profondément incorporées dans la langue. Cette position du problème entraîne le


passage d'une notion plus étroite à une notion élargie de représentation, qui dépasse
la métaphysique de la vision qui avait inspiré l'empirisme classique. La
représentation, comme structure cognitive non-verbal, pas nécessairement liée aux
aspects physiques, et moins encore figuratifs, des objets ou des événements, couvre
un rôle important aussi dans la sémantique de Steinthal, qui souligne la nature
formative des unités représentatives à tous niveaux, leur nature — comme le dire
Cassirer — de formes symboliques.

1. Le philosophe britannique John Locke disait que le cerveau est


une grande salle d'audience, où chaque représentation entre par la porte
qui lui est assignée. Etudier ce qui se passe dans cette salle : de quelle
façon les messages des divers interlocuteurs sont sélectionnés, se
fondent et se confondent, sont réélaborés, transformés ; quelle est la
part de l'Auditeur Suprême dans ce processus ; comment, à la fin, ces
messages se révèlent être capables tant d'expression universelle que
d'efficacité pratique ; observer tout cela a été pendant des siècles l'une
des tâches principales, sinon la plus importante, pour une catégorie
entière d'intellectuels : les philosophes. Certes, le panopticon
philosophique a perdu aujourd'hui beaucoup de ses privilèges. Mais tant
que sa légitimité n'a pas été remise en question, les philosophes s'en
sont servi pour leurs observations qui embrassaient tout l'horizon des
connaissances, et là où restaient encore des zones d'ombre, ils
recouraient alors, pour y suppléer, à un autre dispositif de taille : à
l'expérimentation mentale. C'est ainsi que les grandes philosophies du
passé ont pu tracer des topographies qui parfois peuvent encore nous
être utiles.
La réflexion séculaire sur les thèmes que l'on désigne aujourd'hui
du terme, diffusé par la philosophie anglo-américaine, de « mind-body
problem », constitue l'une de ces cartes topographiques : on se réfère ici
à l'ensemble des réflexions sur le rapport entre le corps et l'esprit, et
donc sur le rapport entre l'intuition et l'intellect, entre les
représentations pré-linguistiques (s'il existe des représentations pré-
linguistiques ; c'est là l'un des points de la discussion) et l'élaboration
de représentations sémantiques et syntaxiques.
Pour expliquer ce qui se passe dans la grande salle d'audience du
cerveau, les philosophes ont inventé la figure d'un grand chambellan
dont la tâche est de rendre présentables les représentations des sens en
dépouillant leur aspect de ce qu'il a de trop grossier, de trop entaché par
leur origine ; il a pour tâche de leur faire endosser la livrée avant de les
présenter à l'Esprit souverain. Ce grand chambellan a été désigné
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 155

parfois du nom de sensorium commune, parfois du nom d'imagination.


Chez Kant il a une dignité toute particulière due au fait que le rôle est
tenu par l'imagination transcendantale, une imagination qui produit (et
ne se borne donc pas à re-produire) les conditions grâce auxquelles se
crée le lien, la Verbindung, entre les concepts et les intuitions.
Ceci constituerait donc le coeur de la « sémantique » kantienne :
une théorie qui n'est cependant qu'esquissée : tous les interprètes le
reconnaissent (cf. von Rahden 1989), même ceux qui tentent de
reconstruire une linguistique implicite chez Kant (comme par ex. Riedel
1981, Markis 1982, Traversa 1984, Kelemen 1989, D'Atri 1990:
29-46), et ne seraient certes pas disposés à souscrire la sentence
lapidaire d'un auteur qui a affirmé : « La première chose à dire sur la
théorie de la signification chez Kant, c'est que cet auteur n'en a
aucune» (Nolan 1979 : 117). L'ébauche d'une sémiotique, si tant est
qu'elle existe, reste de toute façon, selon moi, extérieure au dessein de
la philosophie transcendantale, elle n'est jamais vraiment intégrée dans
l'architecture d'ensemble du criticisme.
C'est plus particulièrement dans la théorie du schématisme que
l'on peut trouver confirmation de ce que nous venons d'avancer. Dans
la théorie sémiotique qu'il esquisse dans la Critique du Jugement
(1790 : § 59), Kant définit les signes linguistiques comme
Charakterismen, c'est à dire comme désignations de concepts, précisant
qu'il n'y a rien de commun entre ces désignations et les concepts
correspondants. Les signes sont donc arbitraires, et les liens qui les
unissent avec les concepts ne sont que de simple association. Avec ce
premier pas il semble que la théorie du signe ait déjà été reléguée dans
la sphère de la psychologie empirique à laquelle appartient justement le
phénomène de l'association d'idées.
Dans le texte que nous sommes en train d'examiner, la Critique
du Jugement, Kant ne fait allusion aux signes arbitraires
qu'occasionnellement, parce que l'intérêt majeur porte sur l'autre
instrument de représentation du matériel empirique : c'est-à-dire sur la
présentation (exhibitio) symbolique, une représentation indirecte, fondée
sur l'analogie. C'est là le mode de représentation qui nous permet
d'exprimer des concepts auxquels ne correspond, et parfois ne peut
correspondre, aucune intuition (le concept de Dieu, par ex.). Notre
langue, écrit Kant, est remplie de ces présentations {exhibitiones)
indirectes fondées sur l'analogie, « expressions de concepts qui n'usent
pas d'une intuition directe, mais d'une analogie avec celle-ci, c'est à
dire en transportant la réflexion sur un objet de l'intuition, à un tout
156 Lia Formigari

autre concept auquel ne peut, peut-être, jamais correspondre directement


une intuition » (Kant 1790 : 165). Tel est le cas de la métaphore, et les
exemples cités par Kant sont ceux de métaphores mortes (des termes
comme « fondement », « dépendre », « dériver », « substance », etc...).
Par cette fonction représentative qui lui est propre, le concept emprunte,
si Ton peut dire, une intuition qui ne lui appartient pas vraiment, et
s'exprime de façon indirecte à travers celle-ci. Le symbole, comme le
dit Butts (1988 : 276) en résumant de façon synthétique le problème,
«se réfère [...] à une relation entre deux modules de structure
causalement operative ». J'ajouterai qu'il s'agit d'un procédé
gnoséologico-linguistique : le même qui, depuis les commentaires du
XVIe siècle sur la Poétique d'Aristote, avait été communément décrit
comme le procédé typique de la métaphorisation.
Mais former des symboles ne constitue pas la seule façon de
présenter les contenus empiriques à la pensée. L'autre procédé, qui, lui,
est direct, advient au moyen de schemes. Dans le cas de la présentation
symbolique, il semble que le rapport entre intuition et concept ne
constitue pas en soi un problème. Le concept se sert simplement, à ses
propres fins, d'un matériel empirique qui lui est étranger par sa nature :
disons encore une fois qu'il associe ce matériel à la représentation
intellectuelle. Au contraire, dans le cas de la représentation par
l'intermédiaire de schemes, ce rapport devient problématique.
Dans la doctrine transcendantale contenue dans la première
Critique, Kant introduit la notion de scheme, en tant que dispositif
capable de créer cette homogénéité entre les concepts et le matériel
intuitif qui, seule, permettrait d'appliquer les concepts aux instances
particulières de la sensibilité. Il est cependant légitime de s'interroger ici
sur les raisons pour lesquelles dans le cas du symbole, où justement le
rapport entre intuition et concept est particulièrement indirect, une telle
homogénéité est donnée comme une évidence. Même en admettant,
comme le fait Flach (1982 : 456), que l'alternative entre les deux types
de dispositifs est radicale (et il ne semble pas qu'il en soit ainsi, si,
comme je l'ai noté précédemment, on considère que le processus de
symbolisation est lui-même un procédé gnoséologique qui est tout
simplement « oblique » au lieu d'être direct), le problème devrait se
poser de la même façon dans les deux cas.
De plus, la lecture du premier chapitre de V Analytique des
principes montre qu'en réalité Kant a deux théories sur le schématisme,
une théorie empirique et une théorie transcendantale, et que seule la
première a une valeur sémantique, puisque permet de placer à côté du
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 157

concept une intuition qui lui correspond (Kant 1790 : Introduction,


VIII).
Contrairement aux images qui ne sont que de simples
reproductions des données empiriques, comme nous l'explique Kant
dans ce chapitre, les schemes sont générés par l'imagination selon sa
fonction qui n'est pas seulement reproductive mais productive (c'est à
dire créative), selon un « art caché dans les profondeurs de l'âme »
(Kant 17872 : 887). Ce sont donc des entités qui ne peuvent exister
ailleurs que dans la pensée, mais qui rendent possibles les images elles-
mêmes qui, elles, « ne peuvent se relier au concept qu'au moyen du
scheme qu'elles désignent » (ibid). Ce sont des « règles » : ce qui
signifie que les schemes, contrairement aux images, ne sont pas des
objets mentaux déterminés, mais des instructions en vue de synthétiser
des images intuitives particulières. Kant dit que ce sont des
« monogrammes » : et en tant que tels ils nous permettent de reconnaître
les concepts dans le matériel empirique et donc d'unifier et d'organiser
celui-ci. A travers le scheme purement mental du triangle, je reconnais
en chaque triangle l'image de ce scheme ; à travers le scheme de la
rondeur (il s'agit là des exemples de Kant) je reconnais que cette assiette
est ronde. Sur la base du scheme de nombre je reconnais dans une série
de cinq points l'image du nombre cinq.
Le problème du schématisme n'est qu'une remise à jour d'un
vieux problème : trouver un troisième terme entre la chose et l'intellect,
qui appartienne déjà au domaine de l'expression ; qui soit, comme on le
disait dans la terminologie scolastique, species expresse C'est le
problème auquel Locke avait répondu par la théorie de l'abstraction, et
que Berkeley, critiquant Locke (et au delà de Locke un psychologisme
diffus : cf. Flage 1987 : 13-53), avait résolu en conférant aux paroles la
fonction que Kant confie ici aux schemes. C'est le problème que
Leibniz avait résolu en postulant, chez le sujet transcendantal par
excellence, l'esprit divin, l'existence d'une correspondance a priori
entre l'idée et son contenu idéal, et en en faisant, dans l'essai intitulé
Quid sit idea (1678) par exemple, le fondement même d'une théorie de
l'expression.
Le problème du schématisme est ainsi appelé à répondre au vieux
problème qui est de savoir comment les intuitions sensibles sont
susceptibles d'être pensées et par conséquent, quelle est la signification
que l'intellect peut leur attribuer. La philosophie britannique du XVIIIe
siècle, avec Berkeley et Hume, tendait à traiter cette problématique en
attribuant au langage un pouvoir constitutif toujours plus important par
158 Lia Formigari

rapport à l'expérience. Kant, lui, repropose le problème en des termes


évidemment différents et même opposés : les schemes sont des
dispositifs pré-linguistiques constitutifs par rapport à l'expérience, et ce
n'est pas le langage qui les rend possibles, mais, au contraire, ce
seraient plutôt eux à rendre possible le langage, en tant qu'eux seuls
présentent à l'entendement une unité de la multiplicité.
Mais si on relit bien le texte de Kant, on s'aperçoit qu'il ne s'agit
là que du cas des schemes qui concernent les concepts purs de
l'entendement (les douze catégories) ; le cas des schemes qui concernent
les concepts empiriques est tout à fait différent. En effet la solution de
Kant s'articule différemment selon qu'il traite des premiers ou des
seconds. Dans le premier cas, Kant dit que le scheme « exprime la
catégorie » en tant que produit transcendantal de l'imagination, c'est à
dire sur la base d'une structure cognitive a priori, et aucune image ne
peut en effet correspondre à ce type de scheme parce qu'il manque
complètement de tout contenu empirique ; Kant établit alors la liste des
schemes correspondant aux douze catégories (les schemes sont en fait au
nombre de huit parce qu'il fait correspondre un seul scheme, celui du
nombre, aux trois catégories de la quantité, et de même pour les trois
catégories de la qualité auxquelles ne correspond qu'un seul scheme,
celui de la gradation). Aucune représentation empirique ne saurait
résulter du concours pur et simple de ces schemes, et ceux-ci ne peuvent
évidemment avoir aucune fonction sémantique puisqu'ils sont privés de
contenu. Au contraire, dans le cas des concepts sensibles, le matériel
empirique nous est donné, et la nécessité du scheme naît justement de la
nécessité de raccorder ces données empiriques aux concepts
correspondants : l'image, selon Kant, ne suffit pas pour mettre en
oeuvre ce processus parce que, tout comme l'objet, elle n'est jamais
adaptée aux exigences de la pensée ; d'où la nécessité du scheme.
Aucune image du triangle ne peut être conforme au concept de triangle,
concept qui vaut tant pour le triangle rectangle que pour l'isoscèle. Un
objet de l'expérience ou son image ne pourront a fortiori être conformes
au concept correspondant. Le concept de chien, par exemple, « désigne
une règle d'après laquelle mon imagination peut se représenter d'une
manière générale la figure d'un quadrupède, sans être astreinte à
quelque forme particulière que m'offre l'expérience, ou à quelque image
possible, que je puisse représenter in concreto » (Kant 17872 : 173).
Il semble ainsi que la théorie du schématisme se scinde en deux
versions différentes : l'une pour les concepts purs (sur la façon dont ils
s'appliquent aux phénomènes grâce à la synthèse transcendantale de
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 159

l'imagination), et 1' autre pour les concepts empiriques (sur la façon


dont ils peuvent être subsumes sous une catégorie). Utilisant la
définition de Vossenkuhl (1989 : 199), on dira que les schemes des
concepts purs sont des « unbound epistemic variables », mais c'est
justement le problème de leur application aux schemes qui reste ouvert.
Comme l'observe encore Vossenkuhl (ibid.), « Kant se transpose
tranquillement des schemes des catégories aux schemes de la sensibilité.
Il glisse graduellement d'une conception interne du scheme, à une
conception externe, et ne se trouble en rien du fait qu'il avait introduit
lui-même le schématisme pour montrer la convergence des deux
perspectives ». Du reste, Norman Kemp Smith, dans son fort classique
Commentaire sur la Critique de la Raison pure, avait déjà souligné
l'hétérogénéité entre les concepts purs et les représentations empiriques,
et par conséquent la difficulté qu'il y a à les réduire à un même type de
scheme (Smith 1962 : 339).
Il me paraît juste d'observer que c'est surtout (et j'ajouterais
même c'est exclusivement) dans ce cas, c'est à dire dans le cas de la
présentation de concepts empiriques, que l'on peut faire appel à la
fonction sémantique (Traversa 1984 : 78). Et dans cette acception,
l'interprétation peut difficilement distinguer les schemes kantiens des a
priori de l'abstraction. Tout comme la théorie de l'abstraction de Locke,
la théorie du schématisme de Kant, en tant qu'elle s'applique à la
sensibilité, tend justement à affranchir les contenus mentaux de leur
genèse visivo-perceptive : aussi bien l'abstraction que la schématisation
sont, en effet, destinées à produire un prototype (un monogramme) qui
doit représenter une classe de perceptions mais en retranchant leur
connotations perceptives. L'analogie entre l'abstraction et la
schématisation semble confirmée par la description — dressée par Kant
dans ses Leçons de logique — du processus de génération des concepts à
travers les « actes logiques de la comparaison, de la réflexion et de
l'abstraction » (Kant 1800 : 94-95). L'abstraction et l'association
continueraient donc à être les deux procédés, tous deux propres à la
psychologie empirique, sur la base desquels se constituent les
significations. Ce n'est pas un hasard si Kant, dans la troisième
Critique, décrit la communication comme un procédé d'association
entre les intuitions et les concepts : « L'habilité de hommes à se
communiquer leurs pensées exige [...] un rapport de l'imagination et de
l'entendement, pour associer aux concepts des intuitions et à celles-ci à
leur tour des concepts, de façon à former une connaissance en s 'unissant
[...]» (Kant 1790 : 118).
160 LiaFormigari

2. Si Ton admet que cette interprétation de la doctrine du


schématisme est plausible, on est nécessairement conduit à en conclure
que la doctrine en question ne se propose pas — et de toute façon ne
peut être valable — en tant que fondement d'une « sémantique
transcendantale », c'est à dire en tant que doctrine qui rechercherait le
fondement de la signification dans une procédure non empirique. On ne
peut la saisir que comme une doctrine empirique qui décrit la formation
des schemes par abstraction à partir des données de la sensibilité,
comme un ensemble de règles sémantiques capables de rapporter les
concepts à des intuitions. Mais dans ce cas, la doctrine du schématisme
devient pour le moins superflue dans l'architecture d'ensemble du texte
kantien (c'est d'ailleurs ce que plusieurs ont soutenu : cf. Detel 1978),
puisque le scheme finit par n'être qu'un duplicata par rapport à
l'image : un truc, comme l'écrivait Sartre (1948 : 162), pour concilier
l'un et le multiple, l'activité de la pensée et l'inertie de la matière, la
nécessité et la contingence. Par ailleurs, le problème de la relation entre
les schemes au sens fort, c'est à dire les schemes correspondants aux
catégories, et ceux qui correspondent à l'expérience et à l'abstraction,
n'est toujours pas résolu.
Il ne me semble pas que les quelques autres passages qui dans
l'oeuvre de Kant posent le problème des rapports entre la pensée et le
langage, puissent apporter des modifications à cette interprétation.
Examinons par exemple les passages où Kant ébauche une réflexion sur
le rapport entre forme et matière dans la langue. Cette dernière (la
« Materie der Sprache »), écrit-il par exemple dans la Logique, est
l'aspect phonique de la langue, par opposition à la forme (« Form einer
Sprache », « Form der Sprache ûberhaupt »), qui en est la grammaire
implicite : « on parle », écrit Kant, « même sans connaître la
grammaire ; et celui qui parle sans la connaître possède de fait une
grammaire et parle selon des règles dont il n'a cependant pas
conscience » (Kant 1800 : 11). On peut relier cette prise en compte de
la partie formelle de la langue, à l'idée, que l'on trouve disséminée dans
l'oeuvre de Kant, d'une morphologie transcendantale. Cette idée n'est
pourtant qu'esquissée, et ne fait jamais l'objet d'un développement. Que
l'on relise le passage des Leçons de métaphysique où Kant annonce
explicitement le projet d'une « grammaire transcendantale qui contienne
le fondement du langage humain », qui explique, par exemple,
« comment le praesens, perfectum, plusquamperfectum sont enracinés
dans notre entendement ; et ce que sont les adverbia, et ainsi de suite »
(Kant, Met. : 78). De même que la logique est la science de la forme
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 161

pure de la pensée dans sa généralité, la grammaire générale « ne


contient rien d'autre que la pure et simple forme de la langue, sans les
mots qui appartiennent à la matière de la langue » (Kant 1800 : 12-13).
L'analogie est confirmée dans un passage des Prolegomena, dans lequel
Kant établit clairement un parallélisme entre les formes de connexion du
jugement et les formes de connexion de la proposition (Kant 1783 :
100). Ce parallélisme est à nouveau confirmé dans ce passage des
Vorlesungen ûber Philosophische Enzyklopâdie (p. 31) et revient
fréquemment dans les notes des leçons de Kant (cf. Capozzi 1987).
Mais c'est un thème si communément diffusé dans la littérature
théorique de l'époque, qu'il est difficile, en l'absence d'un véritable
développement, d'y voir plus que la référence obligée à un lieu commun
philosophique énoncé comme allant de soi. Par ailleurs, l'analogie avec
la logique (générale) indique justement les limites de la grammaire
générale : tout comme la logique, la grammaire universelle, c'est à dire
l'exposition de l'élément formel de la langue, ne peut en aucun cas être
considérée comme un « organe » (Organon) (Kant 1800 : 13-15), c'est
à dire comme un ensemble de règles pour la production du langage. Si
l'on considère la distinction que Kant, dans la Logique elle-même
(ibid.), mais aussi dans la Critique de la Raison pure (« Théorie
transcendantale de la méthode », chap. II), établit entre l'« organe » et
le « canon » (Kanon), on en conclut nécessairement que la grammaire
universelle est plutôt, en tant que « canon », un ensemble de principes
qui président au bon usage du langage, avec pour seul « modeste mérite
de prévenir les erreurs » (Kant 17872 : 1358). Bien que les conditions
de la parole et les conditions de l'expérience soient analogues, comme
l'ajustement relevé Kelemen (1989 : 104), cette mise en équivalence de
la grammaire avec la logique générale (c'est à dire la logique qui,
contrairement à la logique transcendantale, ne s'occupe pas de l'origine
des représentations) confirme le fait que la théorie sémantique de Kant,
si tant est qu'il soit possible d'en reconstruire une sur la base des
quelques ébauches disséminées dans son oeuvre, se situe de toute façon
en dehors d'une philosophie transcendantale. S'il est vrai que, comme le
dit Kelemen (ibid. 105), cela constitue « le moment où une porte
s'ouvre pour la fondation d'une théorie du langage dans la philosophie
transcendantale », il faut bien reconnaître que Kant n'a lui-même jamais
passé ce seuil. Le problème de la validité objective des concepts
employés dans les jugements empiriques ne se traduit jamais par une
théorie de la signification. Le paragraphe 18 de la Critique de la Raison
Pure, dans lequel l'objectivité du concept trouve son fondement dans
1 62 Lia Formigari

l'unité transcendantale de l'aperception, conclut justement en attribuant


l'association entre les mots et les choses à l'unité empirique de la
conscience où ne subsiste aucun critère de validité.
Cet état du rapport entre la forme et la matière du langage suggère
certes une analogie avec le rapport entre la forme logique de chaque acte
de pensée et les contextes qui lui en fournissent le matériel particulier.
En apparence, on pourrait très facilement ramener le rapport entre la
forme et la matière de la langue sous la distinction plus générale entre
forme et matière, exposée par Kant dans l'appendice de l'Analytique
transcendantale par exemple (Kant 17872 : 276-7) : la matière est « le
déterminable en général », la forme est « la détermination » de celui-ci,
et cela reste valable aussi bien dans le domaine de la pensée (où ce sont
les concepts qui sont la matière, et la forme est constituée par leur
relation dans le jugement), que dans celui de l'objectivité (où ce sont les
éléments essentiels de chaque être qui sont la matière, et la forme est
leur façon de se relier en une chose). Mais si on considère comme
valable l'analogie entre la logique générale et la grammaire générale sur
laquelle insiste Kant dans sa Logique, la grammaire ne peut alors rien
nous apprendre sur les modes de cette détermination : elle ne pourra pas
emprunter ses principes à l'expérience, de même que la morale ne peut,
de son côté, emprunter les siens à la vie (Kant 1800 : 14) ;
« l'utilisation matérielle » de l'entendement ne lui incombe pas (ibid.) ;
elle ne peut rien nous apprendre sur la façon dont naissent les
représentations, ni même sur l'efficacité de la représentation (Exhibilio)
des concepts. En effet celle-ci est, selon Kant, un art : l'art de
conserver la juste proportion entre la représentation in abstracto et la
représentation in concreto. Kant l'appelle « art de la popularité » (Kant
1800 : 100).
Il n'y a, à ma connaissance, qu'un seul passage où Kant formule
l'hypothèse que la forme logique et la forme grammaticale ne coincident
pas ; c'est à dire qu'il n'y ait pas coïncidence entre la forme du
jugement et celle de la proposition correspondante. Il s'agit d'un
passage contenu dans la doctrine du jugement des Leçons de logique,
dans lequel Kant parle des jugements apparemment affirmatifs mais qui
contiennent une négation implicite (« peu d'hommes sont savants »
équivaut à « beaucoup d'hommes ne sont pas savants »). Cela, remarque
Kant, « dépend uniquement des conditions de la langue » qui permettent
de résumer deux jugements en un seul : et il s'agit donc d'un fait de
pertinence de grammaire, et non pas de logique.
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 163

Je voudrais enfin rappeler le paragraphe 39 de l' Anthropologie ,


où l'unité de la pensée et du langage est certes réaffirmée, mais où le
rôle le plus important est tenu par l'élément matériel de la parole, par sa
matière phonique, et le processus tout entier est attribué à la fonction
éminemment empirique de l'imagination reproductrice qui opère au
moyen des associations. « Penser », écrit Kant, « c'est parler avec soi-
même [...] et par suite aussi, entendre soi-même intérieurement par
l'imagination reproductrice » (Kant 1798 : 1010). Penser est, selon ce
passage, une activité qui apparaît même comme conditionnée par une
sorte de vibration inexprimée des organes phonatoires : la pensée, dans
cette actualisation empirique, psychologique, dépend à tel point de la
parole que, selon Kant, « il est à peine concevable [qu'un sourd de
naissance] fasse plus, en parlant, que jouer avec des impressions
corporelles, sans avoir ni penser de véritables concepts ». Cette « langue
du ventre », comme rappelleraient selon Kant les Indiens de Tahiti, est
une fonction de l'imagination reproductrice, celle qui préside à
l'association, purement externe, des sons avec les significations, et
même dans ce cas, à l'association des « jeux de ses lèvres, de sa langue
et de sa mâchoire » avec les concepts. Quand ce lien d'association ne se
réalise pas, ou ne se réalise qu'incomplètement, il arrive alors que « les
hommes en accord sur le plan du langage se situent aux antipodes les
uns des autres pour ce qui est des concepts », et les divergences ne se
révèlent ensuite que par hasard, à travers leur comportement.
Cette connexion entre matière du langage et actualisation
psychologique de la pensée aurait amené Kant, s'il l'avait explicitée plus
à fond, sur des positions beaucoup plus proches de celles de Herder, par
exemple, que des siennes, car elle implique que la forme de la langue
s'acquiert au moyen de la pratique linguistique et conditionne à son tour
la forme de la pensée. Mais l'idée ne reste qu'à l'état d'ébauche : peut-
être n'est-elle d'ailleurs qu'un écho, dans V Anthropologie, d'un lieu
commun des doctrines anthropologiques de l'époque, un écho du débat
sur les moyens de substitution au langage verbal chez les sourds-muets,
un débat qui était encore très vif pour les contemporains de Kant.

3. Il est alors légitime de s'interroger sur les motifs qui peuvent


avoir conduit Kant à traiter de façon aussi sommaire le problème de la
signification : sommaire au point qu'on a pu dénoncer le « silence de
Kant » à ce propos (De Mauro 1971 : 73 et svts ; cf. Kelemen 1989).
On se demandera d'autant plus quel put être le motif de ce silence, si
l'on sait, comme il est aujourd'hui prouvé (cf. surtout Capozzi 1987),
164 Lia Formigari

que Kant n'était certes pas sourd au débat linguistique de son temps,
qu'il connaissait bien ; les nombreuses références contenues dans les
notes pour ses Leçons académiques en sont la preuve.
La Métacritique de Herder nous fournit la clef d'interprétation de
ce silence : un silence auquel Herder opposait l'idée que le langage est
une manifestation qui dépend de la structure biologique de l'individu et
de l'espèce ; l'idée que la perception a un rôle primordial,
conditionnant, pour la formation des représentations ; l'idée enfin, que
c'est dans le langage, et seulement dans le langage, que se condense une
forme spécifique de connaissance qui relie (même si cela se passe de
façon pour le moins problématique et médiatisée) le monde subjectif de
la perception au monde des représentations communicables. La
métacritique herderienne trouve ses points d'appui dans les dispositifs
que le langage fournit à la pensée afin que celle-ci organise la réalité, et
c'est sur ces points forts que Herder fonde sa critique contre la
conception de l'intellect en tant qu'ensemble de formes a priori qui
organisent l'expérience.
Une vision de la conscience comme étant originairement « infectée
par le langage » (pour reprendre l'image suggestive qu'utilisent Marx et
Engels dans L'Idéologie allemande) ; bref, une théorie du
conditionnement linguistique de la pensée, est sans doute incompatible
avec la « Reinigung der Philosophie », avec la purification de la
philosophie effectuée par Kant. Le sujet kantien étant déjà en soi équipé
de toutes les formes de son activité, on ne peut — et on n'en a d'ailleurs
nul besoin — présupposer d'autres conditionnements au côté de ces
formes ; on pourra d'autant moins en chercher dans un dispositif
empirique comme celui des langues naturelles. L'actualisation des
concepts (ou en termes kantiens, l'application des schemes aux
phénomènes) s'effectue ici exclusivement d'après les structures
constitutives du sujet.
Comme on l'a observé récemment (Jacques 1990 : 501), « la
théorie du langage nous dispense de la solution étroite du schématisme
kantien en nous munissant du tertium quid qui devrait permettre de
conférer une « signification » à nos concepts dans Pempirie ». En
attribuant aux processus sémiotiques déposés dans les langues naturelles
le pouvoir de réaliser l'homogénéité entre le concept et l'intuition,
Herder entend réfuter la théorie du schématisme et, avec elle, toute
notion de l'a priori qu'on ne puisse réduire aux formes primaires de
l'expérience corporelle et à leur « naturalisation » dans le langage. Les
formes de la pensée sont conditionnées de façon biologique, et
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 165

structurées de façon linguistique : rien de plus Impur qu'une telle notion


de la raison.
On reconnaît aisément l'importance du potentiel explicatif que
cette position offre à l'analyse théorique : en effet, elle nous indique ce
qui, dans la pratique linguistique, nous permet de schématiser, c'est à
dire de conférer de la signification à nos intuitions, de construire à partir
d'indices linguistiques, des représentations discursives continuellement
modifiées par les stratégies du discours. Et c'est une position surtout,
qui, en désignant la langue naturelle comme le lieu de raccord entre
subjectivité et objectivité, entre intuition et concept, permettait
d'expliquer la possibilité de partager une expérience à travers la pratique
linguistique, et donc de formuler une théorie de la communication plus
adaptée que celle que Kant avait énoncée dans la Critique du Jugement
(sur cette dernière voir les observations développées récemment par
Kelemen 1990), et qui ne concernait par ailleurs que la communicabilité
des attributs esthétiques.
Et cependant, la gnoséologie kantienne, en ce qu'elle fait appel à
l'élément formel de l'expérience, opère une mutation profonde dans la
notion de représentation et dans ses possibilités d'application aux
théories sémantiques, même si ces potentialités n'ont été ni prévues, ni
développées par Kant lui-même. L'histoire de la sémantique de la
première moitié du XIXe siècle — de Herder à Steinthal — retrace
précisément la façon dont l'appel à l'élément formel de l'activité
mentale a pu induire à une révision de la notion de représentation telle
que l'avait élaborée l'empirisme classique.
La théorie de la représentation était née, avec le terme idée, d'une
métaphysique de la vision qui tendait à accentuer le rôle de la fonction
ico nique, de reproduction des exemplaires, dans la fonction
représentative. La notion d'abstraction devait justifier le passage d'une
représentation iconique purement reproductive, à la représentation que
nous pourrons, avec Kant, appeler schématique, c'est à dire au
prototype, épuré de toute connotation perceptive, mais, en tant que tel,
représentatif de toute une classe de perceptions. Une théorie, du reste,
qui s'insérait facilement dans une conception componentielle de la
signification, selon laquelle toute représentation est susceptible d'être
définie en la décomposant en représentations mineures, jusqu'à ce que
ces représentations ne soient plus ultérieurement décomposables. La
théorie lockienne de la définition (Locke 1690 : III/IV) nous offre un
exemple classique de cette conception.
166 Lia Formigari

Dans l'histoire des idées linguistiques, la Vorstellungstheorie, la


théorie de la représentation, est le fil conducteur qui nous permet de
reconstruire une continuité dans les études sémantiques. La perspective
prioritairement historico-comparative de la linguistique du XLXC siècle a
souvent conduit à privilégier, lors de cette reconstruction, les aspects
diachroniques de la Bedeutungstheorie, c'est à dire l'étude des
mécanismes de la mutation sémantique, au détriment de l'aspect qui la
précède logiquement si non chronologiquement : celui de la formation
même des significations dans le domaine mental où la pensée et le
langage sont encore indistincts ou seulement partiellement distincts ; le
domaine, donc, des opérations mentales d'où surgit, ou avec lesquels
surgit, la fonction sémantique. Une étude de la Vorstellungslehre,
permet au contraire de reconstruire une ligne de développement des
théories sémantiques qui prend pour point de départ la Métacritique de
Herder, et passe par Steinthal, pour arriver à la philosophie des formes
symboliques. Et dans ce processus, au delà de son « silence » sur le
langage, Kant a joué un rôle extrêmement important en faisant appel à la
composante formelle des opérations mentales.
Je me limiterai à tracer brièvement les grandes lignes de cette
reconstruction.
Le premier qui a pris en compte la suggestion de Kant et l'a
appliquée à l'analyse de l'élément formel de l'activité sémantique, est
justement Herder, et ce précisément en critiquant Kant dans un
commentaire serré, voire pointilleux : cela apparaît surtout dans la
première partie de la Métacritique, où Herder commente l'Esthétique et
l'Analytique kantiennes. La théorie de l'abstraction, coeur de la
sémantique empiriste, passe ici au second plan. Ce qui s'impose au
premier plan, c'est le souci de montrer le caractère formateur et non pas
seulement réceptif, des opérations mentales les plus élémentaires. La
critique dressée par Herder contre le schématisme kantien est elle-même
fondée sur la thèse suivante : les schemes sont inutiles parce que les
sens schématisent déjà, c'est à dire qu'ils sélectionnent et forment les
représentations. Et ce n'est pas tout, car ce qui intéresse surtout Herder
ce n'est pas la formation des représentations qui correspondent à des
objets empiriques, mais la formation des représentations formelles : le
temps, l'espace, les catégories.
Cela implique déjà en soi le dépassement d'une conception
purement reproductive du signe, le passage de la notion restreinte de
représentation à une notion plus ample qui dépasse la « métaphysique de
la vision » qui avait été le cadre théorique de l'empirisme classique,
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 167

ainsi que le caractère presque perceptif que celui-ci avait attribué, en


conséquence, aux représentations elles-mêmes.

4. Steinthal introduit déjà le thème de la représentation dans sa prise


de position (et de distances) par rapport à l'idéalisme post-kantien, selon
lequel l'être dérive de la pensée, et l'objet du concept, et que Steinthal
taxe parfois de « protagorisme ». Il lui oppose le point de vue du
réalisme qui veut qu'il y ait un être déterminé dans lequel tout ce que
nous appelons multiplicité, mouvement, mutation et événement, se
vérifie selon des lois pertinentes pour l'être lui-même, des lois que
l'homme ne peut altérer et qui ne dépendent en rien de son action ni de
sa pensée. L'homme entre en contact avec l'être sous deux rapports : un
rapport physique selon les lois spécifiques de la corporalité, et un
rapport psychique (seelisch) selon des lois elles-mêmes spécifiques.
C'est par cette mécanique psychique, à travers laquelle le corps agit sur
l'esprit, ou un esprit agit sur un autre esprit à travers la médiation
corporelle, que se produisent les représentations. La nature
représentative de notre activité psychique nous permet précisément de
concilier le point de vue du réalisme et la thèse « idéaliste », comme
l'appelle Steinthal, selon laquelle la représentation n'épuise jamais
l'objet représenté ; selon laquelle la vie psychique se déroule
entièrement dans le domaine de ce qui est déjà pensé, connu, su, et ce
qui n'est ni pensé, ni connu, ni su, n'est que néant inexprimable (1860 :
396-99).
Il n'est sans doute pas erroné de penser que c'est cette alternative
théorique entre idéalisme et réalisme, si vive dans le débat
philosophique allemand dans les années de sa formation (et déjà dans les
années de la Métacritique herderienne), qui a poussé Steinthal à
approfondir le thème de la représentation et à lui attribuer le rôle
primordial qu'il occupe dans sa théorie sémantique.
En effet, si l'on devait chercher un thème unificateur dans la
théorie linguistique de Steinthal, on le trouverait dans cette recherche
constante de la genèse du langage dans les opérations mentales grâce
auxquelles les intuitions (Anschauungen) se transforment en
représentations (Vorstellungen), c'est à dire en transpositions
analytiques de ce qui, dans l'intuition, apparaît avec la complexité même
du réel. Le langage naît, en effet, avec l'apparition de l'analyse qui
dissèque l'intuition (en distinguant par exemple l'acte de la course, de
l'être qui court ; la couleur, de la chose colorée, etc.), et recompose ses
éléments en diverses classes en les fixant avec des mots distincts. Mais
168 Lia Formigari

un mot est toujours plus étendu que la représentation qui lui correspond
(« blanc », par exemple, ne s'applique pas seulement à la neige mais à
toutes les choses blanches) ; la signification est donc toujours plus
indéterminée et plus abstraite que l'intuition elle-même. Les actes de
parole, à travers lesquels le langage se produit continuellement,
constituent un processus de transformation continuelle des intuitions en
représentations, un processus de Formung qui commence déjà par
Faction des organes des sens (Steinthal 1855 : 235 et svts.) et qui est
présidé par la psychologie plutôt que par la logique. Grâce à la synthèse
linguistique, l'ensemble des représentations n'est plus une simple
présentation de la totalité concrète de l'intuition, elle devient une
nouvelle unité, de nature non plus ontologique, mais sémantique.
C'est bien en reprenant Kant, lorsque celui-ci fait appel à
l'élément formel de l'activité psychique, que Steinthal peut écrire : « La
conscience n'a rien à voir avec un miroir ; ce sont deux choses
absolument différentes et en aucune façon comparables. La conscience
ne reçoit aucun stimulus externe sans le façonner à sa mesure »
(Steinthal 1881 : 12). Il indique certes que la source de cette déclaration
se trouve chez Kant (ibid. 22-23), mais il en cherche ensuite
confirmation dans la nouvelle physiologie de Hermann von Helmoltz et
de Johannes Mûller qui lui semble offrir des preuves de l'inhérence
originaire de l'organisation dans les processus perceptifs, de l'énergie
spécifique des sens. On reconnaît par ailleurs, sous cette forme,
l'exigence formulée par Herder qui veut que l'on explique la pensée non
pas sur la base d'un canevas (Fachwerk) de formes a priori, mais par un
processus de « cristallisation » des représentations dans le langage (ibid.
17-18) : un processus culturel, puisque les formes de la pensée sont
devenues constitutives de la conscience « en s'incarnant » peu à peu
dans le langage.
Cela est vrai tant sur le plan phylogénétique que sur le plan
ontogénétique. Ainsi, au cours de l'histoire individuelle, c'est avec le
temps et l'exercice que se constituent les règles pour la formation des
représentations ; il se passe pour la pensée le même phénomène que
pour la vue : si elle n'est pas éduquée, elle a du mal à synthétiser les
formes, et ce n'est qu'à travers l'exercice qu'elle arrive à les percevoir
avec rapidité. L'autonomie des représentations par rapport aux objets
qui leur correspondent, ne dérive d'ailleurs pas seulement du fait
qu'elles sont le produit d'une activité subjective et qu'elles sont donc
conditionnées par les lois psychologiques du sujet, elle dérive aussi du
fait que chaque représentation obéit à des lois qui dépendent de la nature
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 169

du moyen de représentation utilisé et de ses objectifs. De même que la


représentation picturale est conditionnée par le caractère bidimensionnel
de son support, la représentation linguistique est conditionnée par la
linéarité temporelle du langage (1881 : 59).
Ce sont là des thèmes qui seront peu après confiés à une nouvelle
science : la psychologie expérimentale. Mais Steinthal fait encore partie
des derniers héritiers d'une tradition philosophico-anthropologique qui
oeuvre à l'intérieur d'un projet de réinterprétation psychologico-
empirique de la notion kantienne de « je pense ». Si la fonction de
rapporter le multiple à l'unité fait partie des fonctions que l'on reconnaît
au sujet, si la conscience consiste même précisément en cet acte de
synthèse toujours réitéré, alors l'« aperception » (Steinthal désigne ce
processus avec le terme kantien) est conditionnée par la langue, parce
que dans la langue les représentations sont déjà articulées selon des
critères formels qui leur sont propres et selon des critères de
compatibilité que seule la langue fait valoir (Steinthal 1884 : 121 et
svts.).

5. La Vorstellungstheorie de Steinthal présente bien des difficultés,


mais ce n'est pas ici le lieu pour en discuter et nous sortirions de toute
façon du thème de notre rencontre. Elle représente cependant une
tentative pour passer de la notion restreinte de représentation en tant
qu'image, à une notion de représentation plus complexe. La
représentation, en tant qu'entité psychique minimale sur laquelle et avec
laquelle les fonctions cognitives opèrent, n'y est plus conçue comme un
scheme figuratif des objets correspondants, mais comme une structure
cognitive qui n'est pas nécessairement liée aux aspects physiques, et
encore moins aux aspects figuratifs, de l'objet ou de l'événement. Les
perceptions n'apparaissent pas comme de pures représentations figurées
mais en tant que structures qui sont déjà formées inconsciemment. Ce
changement de perspective tend à émanciper la théorie de la conception
précédente, qui faisait des opérations cognitives des activités presque
sensorielles ; il tend ainsi à accentuer le caractère constructif des unités
cognitives, leur nature de « formes symboliques » comme on dira par la
suite. Les procédés représentatifs ne sont plus alors purement
reproductifs, ils ont au contraire une fonction constructive et
organisatrice des connaissances.
Poser le problème en ces termes permettait de dépasser un
problème canonique de la psychologie empiriste. Le modèle cognitif
proposé par l'empirisme classique prévoyait un double code : le code
170 Lia Formigari

verbal et le code des représentations (les « idées »), on entend par ces
dernières, des copies atténuées des perceptions. Le va-et-vient entre ces
deux codes constituait pour ce modèle la base de l'activité sémantique.
La psychologie post-kantienne, qui s'était développée en revendiquant la
révision du kantisme en fonction de l'anti-idéalisme, avait certes
réaffirmé, en accord avec la psychologie empiriste, que la raison trouve
dans l'intuition « son propre témoin de vérité », selon l'expression d'un
des premiers critiques de la philosophie transcendantale, Jakob Friedrich
Fries ; que ce n'est que dans la mesure où nous nous fions à l'intuition
que nous pouvons connaître, du moins partiellement, l'Etre ; que
l'accord de nos représentations avec l'être ne peut jamais être mis à
l'épreuve de façon indirecte, mais a, au contraire, la valeur d'un
présupposé immédiat pour toute raison engagée dans un processus de
connaissance (Fries 1807 : XXVII-XVIII). Mais, au même moment, la
nouvelle anthropologie philosophique avait pris pour sujet d'étude des
processus de formation, qui font que les représentations sont reliées à la
perception par des rapports bien plus complexes que ceux de simple
spéculante. Steinthal ajoute alors un autre facteur à cette complexité : le
conditionnement exercé par la forme interne des langues, par les formes
de synthèse que celle-ci permet et suggère, par la compatibilité ou
l'incompatibilité des associations possibles en son sein. L'activité
représentative se déroule ainsi dans l'espace compris entre le double
conditionnement d'un accord (Ûbereinstimmung) originaire entre la
perception et les objets, et d'une tendance à symboliser d'après des
formes acquises et déposées dans la langue : c'est à dire dans l'espace
intermédiaire entre un a priori physiologique et un a priori historico-
empirique. C'est en suivant cette direction que l'on cessa de considérer
la représentation comme une forme résiduelle de la perception, la
représentation devint au contraire le produit d'une activité symbolique :
elle n'était plus conçue comme une entité à laquelle l'esprit peut se
référer tout comme il se rapporte aux données perceptives. Elle est
plutôt le produit d'une activité spécifique : d'une activité symbolique au
cours de laquelle la créativité linguistique ne consiste pas simplement à
constituer des catégories sémantiques, mais à les organiser
formellement.
C'est sur cette problématique que se greffent ensuite, dans le cas
de Steinthal, la distinction entre les formes de la logique et les formes de
la psychologie, entre les catégories d'une sémantique logique et celles
d'une sémantique psychologique, entre les catégories d'une syntaxe
logique et celles d'une morphologie de la langue. Outre le fait
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 171

d'affranchir la théorie linguistique du logicisme — et c'est là la


contribution spécifique de Steinthal qui lui est unanimement reconnue —
cela implique aussi le rétablissement de l'autonomie des études
cognitives par rapport aux études linguistiques. Cet aspect n'est certes
pas aussi explicite dans l'oeuvre de Steinthal ; mais il est évident que
dès lors que celui-ci affirme l'irréductibilité de la pensée en général à la
pensée discursive, il restitue par là même à la psychologie l'une de ses
tâches : l'étude des opérations mentales non-linguistiques.

(traduit par Mathilde Anquetit)

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Reçu Octobre 1992 Université de Rome


adresse de l 'auteur :
ViaClitunno, 15
00198 - Roma
Italie
Histoire Épistémologie Langage

Opérations mentales et théories sémantiques : le rôle du kantisme


Lia Formigari, Mathilde Anquetit

Citer ce document / Cite this document :

Formigari Lia, Anquetit Mathilde. Opérations mentales et théories sémantiques : le rôle du kantisme. In: Histoire Épistémologie
Langage, tome 14, fascicule 2, 1992. Théories linguistiques et opérations mentales. pp. 153-173;

doi : 10.3406/hel.1992.2359

http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1992_num_14_2_2359

Document généré le 15/06/2016


Abstract
ABSTRACT : A semantic theory can be constructed out of passages scattered in the writings of Kant,
but his transcendental approach to philosophy remains inconsistent with a study of the historical and
empirical strategies underlying natural languages. However, his appeal to the formal elements of
experience has contributed to a deep transformation of the notion of representation as it had been
worked out in the 17th century, and to a clearer insight into its possible applications to semantic
theories. Herder, in his Metacritics (1799), develops Kant's suggestions when he stresses the formative
side of semantic operations ; but, at the same time, he refutes the very foundations of Kant's
transcendentalism. The activity of even the most elementary among mental powers can, in his opinion,
explain the birth of formal representations such as time, space and the categories. Such forms, far from
being a priori, are conditioned by experience and deeply embodied in natural languages. This implies a
passage to an enlarged notion of representation overcoming the metaphysics of vision of classical
empiricism. Representation, as a cognitive non-verbal structure, not necessarily connected with
physical, not to say figurative, aspects of things and events, also plays an important role in the
semantic theory of Heymann Steinthal, who stresses the formative import of representational
operations at all levels, their nature as symbolic forms, as Cassirer will later style them.

Résumé
RÉSUMÉ : II est possible, par un patient travail de collage, de reconstruire une < sémantique »
kantienne. Mais la considération de ce dispositif éminemment historico-empirique qui est le langage
reste hors du dessin de la philosophie transcendantale, elle n'est jamais vraiment intégrée au
criticisme. Et pourtant, le rappel kantien à l'élément formel de l'expérience favorise un changement
radical de la notion de représentation élaborée au XVIIe siècle et son potentiel d'application aux
théories sémantiques. Le premier qui accueille cette suggestion kantienne et l'applique à la
composante formative des opérations sémantiques est Herder, justement dans sa critique serrée et
souvent obstinée du transcendantalisme de Kant (la Métacriîique de 1799). La nature active des
opérations mentales même les plus élémentaires suffit selon Herder à expliquer la naissance de
représentations formelles telles que le temps, l'espace et les catégories, qui sont par ailleurs
profondément incorporées dans la langue. Cette position du problème entraîne le passage d'une
notion plus étroite à une notion élargie de représentation, qui dépasse la métaphysique de la vision qui
avait inspiré l'empirisme classique. La représentation, comme structure cognitive non-verbal, pas
nécessairement liée aux aspects physiques, et moins encore figuratifs, des objets ou des événements,
couvre un rôle important aussi dans la sémantique de Steinthal, qui souligne la nature formative des
unités représentatives à tous niveaux, leur nature — comme le dire Cassirer — de formes
symboliques.

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