Professional Documents
Culture Documents
Lia F0RM1GARI
que Kant n'était certes pas sourd au débat linguistique de son temps,
qu'il connaissait bien ; les nombreuses références contenues dans les
notes pour ses Leçons académiques en sont la preuve.
La Métacritique de Herder nous fournit la clef d'interprétation de
ce silence : un silence auquel Herder opposait l'idée que le langage est
une manifestation qui dépend de la structure biologique de l'individu et
de l'espèce ; l'idée que la perception a un rôle primordial,
conditionnant, pour la formation des représentations ; l'idée enfin, que
c'est dans le langage, et seulement dans le langage, que se condense une
forme spécifique de connaissance qui relie (même si cela se passe de
façon pour le moins problématique et médiatisée) le monde subjectif de
la perception au monde des représentations communicables. La
métacritique herderienne trouve ses points d'appui dans les dispositifs
que le langage fournit à la pensée afin que celle-ci organise la réalité, et
c'est sur ces points forts que Herder fonde sa critique contre la
conception de l'intellect en tant qu'ensemble de formes a priori qui
organisent l'expérience.
Une vision de la conscience comme étant originairement « infectée
par le langage » (pour reprendre l'image suggestive qu'utilisent Marx et
Engels dans L'Idéologie allemande) ; bref, une théorie du
conditionnement linguistique de la pensée, est sans doute incompatible
avec la « Reinigung der Philosophie », avec la purification de la
philosophie effectuée par Kant. Le sujet kantien étant déjà en soi équipé
de toutes les formes de son activité, on ne peut — et on n'en a d'ailleurs
nul besoin — présupposer d'autres conditionnements au côté de ces
formes ; on pourra d'autant moins en chercher dans un dispositif
empirique comme celui des langues naturelles. L'actualisation des
concepts (ou en termes kantiens, l'application des schemes aux
phénomènes) s'effectue ici exclusivement d'après les structures
constitutives du sujet.
Comme on l'a observé récemment (Jacques 1990 : 501), « la
théorie du langage nous dispense de la solution étroite du schématisme
kantien en nous munissant du tertium quid qui devrait permettre de
conférer une « signification » à nos concepts dans Pempirie ». En
attribuant aux processus sémiotiques déposés dans les langues naturelles
le pouvoir de réaliser l'homogénéité entre le concept et l'intuition,
Herder entend réfuter la théorie du schématisme et, avec elle, toute
notion de l'a priori qu'on ne puisse réduire aux formes primaires de
l'expérience corporelle et à leur « naturalisation » dans le langage. Les
formes de la pensée sont conditionnées de façon biologique, et
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 165
un mot est toujours plus étendu que la représentation qui lui correspond
(« blanc », par exemple, ne s'applique pas seulement à la neige mais à
toutes les choses blanches) ; la signification est donc toujours plus
indéterminée et plus abstraite que l'intuition elle-même. Les actes de
parole, à travers lesquels le langage se produit continuellement,
constituent un processus de transformation continuelle des intuitions en
représentations, un processus de Formung qui commence déjà par
Faction des organes des sens (Steinthal 1855 : 235 et svts.) et qui est
présidé par la psychologie plutôt que par la logique. Grâce à la synthèse
linguistique, l'ensemble des représentations n'est plus une simple
présentation de la totalité concrète de l'intuition, elle devient une
nouvelle unité, de nature non plus ontologique, mais sémantique.
C'est bien en reprenant Kant, lorsque celui-ci fait appel à
l'élément formel de l'activité psychique, que Steinthal peut écrire : « La
conscience n'a rien à voir avec un miroir ; ce sont deux choses
absolument différentes et en aucune façon comparables. La conscience
ne reçoit aucun stimulus externe sans le façonner à sa mesure »
(Steinthal 1881 : 12). Il indique certes que la source de cette déclaration
se trouve chez Kant (ibid. 22-23), mais il en cherche ensuite
confirmation dans la nouvelle physiologie de Hermann von Helmoltz et
de Johannes Mûller qui lui semble offrir des preuves de l'inhérence
originaire de l'organisation dans les processus perceptifs, de l'énergie
spécifique des sens. On reconnaît par ailleurs, sous cette forme,
l'exigence formulée par Herder qui veut que l'on explique la pensée non
pas sur la base d'un canevas (Fachwerk) de formes a priori, mais par un
processus de « cristallisation » des représentations dans le langage (ibid.
17-18) : un processus culturel, puisque les formes de la pensée sont
devenues constitutives de la conscience « en s'incarnant » peu à peu
dans le langage.
Cela est vrai tant sur le plan phylogénétique que sur le plan
ontogénétique. Ainsi, au cours de l'histoire individuelle, c'est avec le
temps et l'exercice que se constituent les règles pour la formation des
représentations ; il se passe pour la pensée le même phénomène que
pour la vue : si elle n'est pas éduquée, elle a du mal à synthétiser les
formes, et ce n'est qu'à travers l'exercice qu'elle arrive à les percevoir
avec rapidité. L'autonomie des représentations par rapport aux objets
qui leur correspondent, ne dérive d'ailleurs pas seulement du fait
qu'elles sont le produit d'une activité subjective et qu'elles sont donc
conditionnées par les lois psychologiques du sujet, elle dérive aussi du
fait que chaque représentation obéit à des lois qui dépendent de la nature
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 169
verbal et le code des représentations (les « idées »), on entend par ces
dernières, des copies atténuées des perceptions. Le va-et-vient entre ces
deux codes constituait pour ce modèle la base de l'activité sémantique.
La psychologie post-kantienne, qui s'était développée en revendiquant la
révision du kantisme en fonction de l'anti-idéalisme, avait certes
réaffirmé, en accord avec la psychologie empiriste, que la raison trouve
dans l'intuition « son propre témoin de vérité », selon l'expression d'un
des premiers critiques de la philosophie transcendantale, Jakob Friedrich
Fries ; que ce n'est que dans la mesure où nous nous fions à l'intuition
que nous pouvons connaître, du moins partiellement, l'Etre ; que
l'accord de nos représentations avec l'être ne peut jamais être mis à
l'épreuve de façon indirecte, mais a, au contraire, la valeur d'un
présupposé immédiat pour toute raison engagée dans un processus de
connaissance (Fries 1807 : XXVII-XVIII). Mais, au même moment, la
nouvelle anthropologie philosophique avait pris pour sujet d'étude des
processus de formation, qui font que les représentations sont reliées à la
perception par des rapports bien plus complexes que ceux de simple
spéculante. Steinthal ajoute alors un autre facteur à cette complexité : le
conditionnement exercé par la forme interne des langues, par les formes
de synthèse que celle-ci permet et suggère, par la compatibilité ou
l'incompatibilité des associations possibles en son sein. L'activité
représentative se déroule ainsi dans l'espace compris entre le double
conditionnement d'un accord (Ûbereinstimmung) originaire entre la
perception et les objets, et d'une tendance à symboliser d'après des
formes acquises et déposées dans la langue : c'est à dire dans l'espace
intermédiaire entre un a priori physiologique et un a priori historico-
empirique. C'est en suivant cette direction que l'on cessa de considérer
la représentation comme une forme résiduelle de la perception, la
représentation devint au contraire le produit d'une activité symbolique :
elle n'était plus conçue comme une entité à laquelle l'esprit peut se
référer tout comme il se rapporte aux données perceptives. Elle est
plutôt le produit d'une activité spécifique : d'une activité symbolique au
cours de laquelle la créativité linguistique ne consiste pas simplement à
constituer des catégories sémantiques, mais à les organiser
formellement.
C'est sur cette problématique que se greffent ensuite, dans le cas
de Steinthal, la distinction entre les formes de la logique et les formes de
la psychologie, entre les catégories d'une sémantique logique et celles
d'une sémantique psychologique, entre les catégories d'une syntaxe
logique et celles d'une morphologie de la langue. Outre le fait
Théories sémantiques. Le rôle du kantisme 171
REFERENCES
Formigari Lia, Anquetit Mathilde. Opérations mentales et théories sémantiques : le rôle du kantisme. In: Histoire Épistémologie
Langage, tome 14, fascicule 2, 1992. Théories linguistiques et opérations mentales. pp. 153-173;
doi : 10.3406/hel.1992.2359
http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1992_num_14_2_2359
Résumé
RÉSUMÉ : II est possible, par un patient travail de collage, de reconstruire une < sémantique »
kantienne. Mais la considération de ce dispositif éminemment historico-empirique qui est le langage
reste hors du dessin de la philosophie transcendantale, elle n'est jamais vraiment intégrée au
criticisme. Et pourtant, le rappel kantien à l'élément formel de l'expérience favorise un changement
radical de la notion de représentation élaborée au XVIIe siècle et son potentiel d'application aux
théories sémantiques. Le premier qui accueille cette suggestion kantienne et l'applique à la
composante formative des opérations sémantiques est Herder, justement dans sa critique serrée et
souvent obstinée du transcendantalisme de Kant (la Métacriîique de 1799). La nature active des
opérations mentales même les plus élémentaires suffit selon Herder à expliquer la naissance de
représentations formelles telles que le temps, l'espace et les catégories, qui sont par ailleurs
profondément incorporées dans la langue. Cette position du problème entraîne le passage d'une
notion plus étroite à une notion élargie de représentation, qui dépasse la métaphysique de la vision qui
avait inspiré l'empirisme classique. La représentation, comme structure cognitive non-verbal, pas
nécessairement liée aux aspects physiques, et moins encore figuratifs, des objets ou des événements,
couvre un rôle important aussi dans la sémantique de Steinthal, qui souligne la nature formative des
unités représentatives à tous niveaux, leur nature — comme le dire Cassirer — de formes
symboliques.