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Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive
Bassano Dominique. Opérateurs et connecteurs argumentatifs : une approche psycholinguistique. In: Intellectica. Revue
de l'Association pour la Recherche Cognitive, n°11, 1991/1. Pragmatique et Psychologie du Raisonnement. pp. 149-191;
doi : https://doi.org/10.3406/intel.1991.1381
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_1991_num_11_1_1381
Résumé
Cet article examine le développement chez l'enfant de la "compétence argumentative", définie au
moyen des concepts de la théorie de l'argumentation de J.-C. Anscombre et O. Ducrot. La
compétence argumentative désigne ici la capacité des sujets à manier ou interpréter des
composants de la langue — opérateurs ou connecteurs linguistiques — dont la fonction principale
est de régler les enchaînements conclusifs entre les énoncés. L'auteur présente une synthèse
d'un ensemble de recherches expérimentales menées en collaboration avec C. Champaud, qui
étudient comment des enfants entre 6 et 11 ans (et des adultes à titre de contrôle) traitent les
propriétés argumentatives de trois catégories de morphèmes : des opérateurs de base à fonction
d'orientation argumentative (les scalaires comme presque, à peine, au moins, etc.), des
connecteurs de co-orientation (même, pas même), et des connecteurs de contre-orientation (les
concessifs comme mais, quand même, bien que, etc.). Ces recherches apportent divers résultats
concernant le fonctionnement argumentatif. Elles indiquent ainsi que, si la fonction d'orientation
argumentative des opérateurs scalaires est globalement admise par les sujets, elle est
inégalement décodée selon les opérateurs (la reconnaissance en est par exemple fortement
entravée pour presque). Une nette hiérarchie des difficultés apparaît d'autre part dans la maîtrise
des deux procédures de co-orientation et de contre-orientation, la première étant globalement
maîtrisée à 8 ans tandis que la seconde ne l'est pas véritablement avant 10 ans. Enfin divers
facteurs intervenant dans la reconnaissance des fonctions argumentatives ont pu être dégagés :
on a ainsi pu montrer, dans l'étude sur même, que la négation facilitait le maniement argumentatif,
et que le contexte sémantique des énoncés influait sur le traitement. Certaines marques se
révèlent dotées d'une valeur argumentative particulièrement forte (des opérateurs comme à peine
ou au moins, la forme négative même pas comparée à même, quand même par rapport aux
149
Dominique BASSANO
OPÉRATEURS ET CONNECTEURS
ARGUMENTATIFS : UNE APPROCHE
PSYCHOLINGUISTIQUE *
* Ces recherches ont été conduites dans le cadre d'une ATP du C.N.R.S. "Nouvelles
recherches sur le langage". Jean-Claude Anscombre, Dominique Bassano, Christian
Champaud, Oswald Ducrot, Pierre Gréco, Jacques Jayez y participaient, et Danièle
Boussin, Catherine Marlot, Françoise Roland y ont apporté leur assistance technique. Les
enfants interrogés proviennent de deux écoles du 14ème arrondissement de Paris, dont
nous remercions les directrices, institutrices et instituteurs de nous avoir accueillis (80,
bid du Montparnasse, et 24, rue Delambre).
150
L'intérêt des opérateurs scalaires, tels que les termes "presque", "à
peine", "au moins", "au plus", etc., tient à ce qu'ils comportent plusieurs
fonctions. Ils ont, certes, une valeur informative ou descriptive, dans la
mesure ou ils modifient l'information donnée par la phrase de départ :
"Pierre a presque 50 ans" par exemple ne donne pas la même information
factuelle que "Pierre a 50 ans". On peut ainsi décrire la valeur
informative de "presque" en disant que "presque n" indique en règle
générale que l'on désigne comme zone de référence un ensemble de
valeurs légèrement inférieures à n, la valeur n se trouvant elle-même
exclue de la zone considérée. En disant "à peine n " en revanche, on
désigne comme zone de référence, avec les approximations autorisées par
la situation d'énonciation, la valeur n elle-même. On considérera enfin
que "au moins n" et "au plus n" réfèrent respectivement à des zones
155
/1/l/Ul/lJl/lH
pour
proposées
etc.),
phrase.
référence
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sujet
exactement
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158
2. Quelques résultats
"au-dessous de"), et aussi, dans une moindre mesure mais de façon plus
inattendue, de "presque", sur lequel nous reviendrons plus loin.
40-
:, AU
BIENMOINS
30 H
20-. AU-DESSUS
. PRESQUE
0 10 20 30 40 50 AO-
Quelles sont les réponses obtenues pour l'opérateur "à peine" ? Ainsi
que le montre la figure 3, les résultats concernant la valeur informative
sont paradoxaux : la réponse attendue est minoritaire chez les enfants de
tous âges (de l'ordre de 30% en moyenne), aussi bien que chez les adultes
où le pourcentage est encore plus faible.
100 I%
90-
100-1
90-
80
70 -% 70 88 82
*
60
50 -
40 -
30 - 28 30
20 -
10 -
100 n%
90 -
80 - 72
70 -
60 - 50 SS
50 -
38
40- 48 32
30 - 23
20 - 30
10 -
conclusion qui serait par exemple ici de type "il est tard". Une phrase
comme "Même Pierre est venu", ou le premier argument — "X, Y ou Z
sont venus" — est implicite, présente la venue de Pierre comme
l'argument le plus fort par rapport à une conclusion également implicite.
La particule "même" sert de la sorte à indiquer la co-orientation de deux
propositions arguments, tout en établissant une hiérarchie entre ces
propositions. Un enchaînement de type "p et/ou même p' " sera donc
caractérisé par les deux propriétés principales suivantes :
1) les propositions p et p' sont présentées comme orientées toutes deux
vers une conclusion commune ;
2) l'argument p' est donné comme plus fort que l'argument p pour
faire valoir la conclusion.
À cette fonction de co-orientation s'oppose directement la fonction de
contre-orientation, exercée notamment par les connecteurs habituellement
dits concessifs, tels que "mais", "pourtant", "bien que", "quand même", ou
"même si". Ces connecteurs permettent au locuteur de présenter des
arguments contrairement orientés, c'est-à-dire orientés vers des
conclusions inverses, et d'indiquer quel argument est donné comme
pertinent pour l'enchaînement et lequel est simplement concédé (pour plus
de précisions, voir Anscombre 1983 ; 1985 ; Anscombre & Ducrot
1983). Ainsi, un enchaînement de type "p mais p' ", comme l'exemple
"J'ai besoin de me reposer, mais j'ai du travail" précédemment
commenté, sera caractérisé par les deux propriétés principales suivantes :
1) les propositions p tip' sont orientées vers des conclusions inverses ;
2) l'argument p est concédé ; l'argument p' est donné comme celui qui
a le plus de poids et qui fixe donc l'orientation de l'ensemble de l'énoncé.
On peut raisonnablement considérer que ces propriétés de contre-
orientation sont communes aux fonctionnements des différents
connecteurs concessifs. Cela ne signifie pas pour autant que tous ces
connecteurs de concession soient équivalents entre eux. Nombre d'autres
caractéristiques les différencient (voir par exemple Moeschler & de
169
Spengler 1982, Gettrup & N0lke 1984, Moeschler 1989). Des analyses
précises distinguent même différents emplois ou valeurs pour chacun
d'entre eux : par exemple pour "quand même" (Moeschler et de Spengler
1981), "pourtant" (Anscombre 1983), ou "mais" (Luscher 1988-89). Le
cas de "mais" est limite puisque, ainsi que l'ont souligné Anscombre et
Ducrot dans leur analyse de 1977, il convient de distinguer deux emplois
très différents, d'ailleurs assumés dans d'autres langues par deux
morphèmes distincts : le "mais" proprement argumentatif, vérifiant le
schéma indiqué plus haut et désigné sous l'appellation "mais-PA" (parce
qu'il correspond au "pero" espagnol ou au "aber" allemand), et le "mais"
rectificatif qu'on trouve dans une phrase comme "Il n'est pas français,
mais belge", dit "mais-SN" (correspondant au "sino" espagnol ou au
"sondern" allemand).
Nos études sur les connecteurs devaient permettre de déterminer dans
quelle mesure, et avec quelles différences développementales, les
propriétés fondamentales de la co-orientation et de la contre-orientation
étaient admises par les sujets. Nous avons eu recours à des épreuves de
complètement de phrases présentées sous forme écrite, où le sujet
manipulait des cartons sur lesquels étaient inscrits les énoncés ou parties
d'énoncés. On présentait ainsi à l'enfant la phrase comportant le
connecteur étudié, à charge pour lui de compléter l'enchaînement de
façon (argumentativement) cohérente, en choisissant parmi diverses
séquences qui lui étaient également proposées. Le sujet dans ce type de
tâche est incité à réfléchir sur les séquences linguistiques elles-mêmes,
sans référence à une situation extra-linguistique réalisée dans un matériel.
Pour l'étude de la co-orientation, la tâche principale consistait à
identifier la conclusion pertinente à un énoncé comportant "même" : par
exemple le sujet devait compléter "...: il doit être midi ou même midi et
demie" en choisissant entre (a) "il est tard" et (b) "il n'est pas tard", la
compréhension du rôle co-orientant et hiérarchisant de "même"
entraînant ici le choix de la conclusion (a) contre la conclusion (b). Une
170
2. Quelques résultats
100
90 1- 90 100 90
95 95 85 80 95 85 85
80
80
80
70 -
60 - 70 65 70
10 ans 45 55
50
~~ — 8 ans 45
!
30 i
20 - 25
Items
A1 A11 A7 A2 A14 A3 A12 A6 A4 A8 A9 A13
Phrases usuelles Phrases neutres Phrases contre-intuitives
100
92 95 92
90 87
83
80
70
60
10 ans
50
8 ans
40
30 -|
20
10
0
Bien que Pourtant Même si Mais Quand même
Figure 6. Les connecteurs de contre-orientation. Choix de la conclusion des phrases
comportant un connecteur concessif : pour chaque connecteur, % de réponses
correctes à 8 et à 10 ans (n=24 dans chaque groupe d'âge)
175
90 - 95 85 82.5
80 - 85 80 72.5 70
70 -
60 -
Pas même 50
50 -
Même
40 -
30 - 35
20 -
10 -
exemple, la conclusion "il est tard" que la conclusion "il est tôt"), l'énoncé
négatif apparaît comme d'emblée orienté en quelque manière vers l'une
de ces conclusions, en l'occurrence "il est tôt". L'orientation
argumentative d'un énoncé tel que "Il n'est même pas midi" se trouve
ainsi renforcée, provenant à la fois de la négation et du connecteur
"même", et justifiant l'amélioration des performances dans le cas de nos
phrases expérimentales négatives.. La négation apparaît ainsi dotée d'une
fonction argumentative intrinsèque. Cela confirme, s'il en était encore
besoin, que la négation ne peut être considérée, ainsi qu'on a parfois eu
tendance à le faire dans les recherches psycholinguistiques, comme une
opération syntaxique qui s'appliquerait mécaniquement : elle comporte à
l'évidence des aspects sémantiques et pragmatiques — sa valeur
argumentative en est un exemple — importants pour le traitement des
énoncés.
La façon dont les sujets traitent les connecteurs que nous avons
examinés, "même" d'une part et certains connecteurs de concession
d'autre part, atteste la pertinence des distinctions entre les fonctions de
co-orientation et de contre-orientation attribuées à ces différents types de
connecteurs dans la description linguistique de référence. En l'absence
d'un groupe contrôle d'adultes, on peut se fonder ici sur les réponses,
pratiquement parfaites, obtenues chez les enfants de 10 ans. La présence
de "même" dans un énoncé détermine le choix, massivement préféré et
visible dans l'épreuve d'identification de la conclusion comme dans
l'épreuve de mise en place des arguments, d'enchaînements conclusifs
correspondant au rôle co-orientant attribué à cette particule. La présence
d'un connecteur concessif détermine au contraire une préférence
statistiquement incontestable pour des enchaînements discursifs
183
des phénomènes de sens analogue chez des adultes, ou s'il s'agit d'effets
spécifiques aux enfants.
trou", dit tandis qu'il essaye d'enfiler sa main dans une marionnette, ou
"Oh, y'a même du jus" devant une salade de fruits. Dans le corpus de
Philippe (corpus de Philippe : 2;3 - 3;3, Suppes & Léveillé), on trouve
deux occurrences spontanées de "même", la première étant produite à 3
ans 2 mois : "Non, j'ai rien fait (à l'école), j'ai pas joué, même". Les
connecteurs marquant des relations adversatives et concessives ont été
notés, pour des langues différentes, parmi les plus tardifs à apparaître
dans la production spontanée. On trouve cependant dans le corpus de
Philippe quelques occurrences de "mais", produites vers 3 ans. D'après
l'analyse de Kail & Weissenborn (1984b) il s'agit de "mais" contrastifs,
placés en tête de phrase, par lesquels l'enfant exprime une opposition à un
énoncé antérieur de l'interlocuteur (Exp. "On peut pas manger"- Phil.
"Mais si, on peut manger") ou une opposition à un élément du contexte
situationnel ("Mais non, le fais pas"). On ne trouve pas en revanche
d'énoncés complets de type " p mais q" correspondant à un enchaînement
argumentatif canonique.
Mais l'étude réelle de l'émergence de la fonction argumentative dans la
production spontanée, sous ses divers aspects, reste encore à faire. Elle
supposera notamment une étude précise des formes syntaxiques et des
conditions d'emploi fonctionnelles sous lesquelles les marques
argumentative s sont produites en situation naturelle. Au vu des quelques
exemples que nous venons de donner, il est vraisemblable que ces
caractéristiques d'emploi différeront sensiblement de celles que nous
avons, à l'aide des instruments de la théorie linguistique, définies dans nos
études expérimentales comme les contraintes prototypiques de
l'orientation, la co-orientation et la contre-orientation argumentatives.
Dominique BASSANO
Laboratoire de Psychologie Expérimentale
(C.N.R.S. - E.H.E.S.S. - Université de Paris V)
54, boulevard Raspail, 75270 PARIS Cedex 06
190
Références
ANSCOMBRE,
ANSCOMBRE,
ANSCOMBRE,
sémantique.
grands
concession.
40. effets.Revue
Communications,
J.-C.
J.-C.
Cahiers
J.-C.Internationale
(1985).
&
(1973).
(1983).
DUCROT,
de Linguistique
Grammaire
Même
Pour
20,O.
de40-82.
leautant,
Philosophie,
(1977).
roi
Française,
traditionnelle
de pourtant,
France
Deux5,155
mais
est
et
Genève,
et
(4),
grammaire
sage
en
comment
333-350.
français
: 37-84.
un essai
argumentative
:? àLingua,
de
petites
description
43,
causes
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BRUNER, J.S. (1981). The pragmatics of acquisition. In W. Deutsch (éd.). The child's
construction of language. New York : Academic Press.
CHAMPAUD, C. & BASSANO, D. (1987). Argumentative and informative functions of
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PIAGET,
et Niestlé.
J. (1924). Le jugement et le raisonnement chez l'enfant.. Neuchâtel: Delachaux