You are on page 1of 9

Dialectique primitive et invention du nombre

Olivier Keller
Intervention aux Ateliers sur la contradiction,
Ecole Nationale Supérieure des Mines, Saint Etienne, avril 2013

1- Ce que je présente très succintement ici est le résultat du dernier volet1 d’une enquête d’une
bonne vingtaine d’années consacrée aux origines des concepts mathématiques fondamentaux au
cours du developpement humain. Concernant la géométrie2, nous disposons d’un abondant
matériel d’étude avec les outils de pierre depuis 2,5 millions d’années, avec le graphisme
symbolique depuis 40.000 ans environ, et avec l’ethnographie. Le nombre, en revanche, ne se
voit pas, il est un produit de pensée inaccessible aux sens3 ; le seul matériel d’étude est
l’ethnographie des peuples traditionnels. Une difficulté supplémentaire provient de ce que le
fondement du nombre, à savoir l’unité arithmétique, est irréductiblement contradictoire : il ne
peut en effet y avoir de nombre que si l’un est en même temps multiple, que si l’un est plusieurs.
Tout dépend du concept de l’un-multiple. On sait l’extrême importance de ce concept
dans des archaïsmes tardifs (Inde védique, bouddhisme et jaïnisme) et dans les premières
philosophies (Platon, Ennéades de Plotin). On a moins remarqué son rôle également central dans
la pensée primitive (ou archaïque, ou traditionnelle, comme on voudra4).

2- La pensée traditionnelle est anthropocentrique, c’est bien connu. L’individu et le groupe


reconnaissent leur être véritable dans une grande variété de leurs propres productions, qu’elles
soient matérielles comme des objets, éventuellement sacrés, ou intellectuelles comme les totems ;
de fait, tout individu et tout groupe est une multiplicité qui est son œuvre propre, œuvre de ses
mains (objets sacrés, signes corporels) ou de sa pensée (mythes justificatifs du totémisme). Tel

1
À paraître : L’invention du nombre. Des mythes de création aux Éléments d’Euclide.
2
Deux ouvrages de l’auteur ont été publiés : Aux origines de la géométrie, le Paléolithique et le monde des
chasseurs-cueilleurs (Vuibert, 2004) et Archéologie de la géométrie, peuples paysans sans écriture et premières
civilisations (Vuibert, 2006).
3
Certains scientifiques ne peuvent résister à la tentation de « faire parler » en termes de nombres des groupes de
pointillés, de barres ou d’encoches présents dans des lieux ou sur des objets préhistoriques. L’os d’Ishango est
actuellement le plus connu de ces objets. On trouvera en ligne une critique de ce genre d’interprétations :
http://www.bibnum.education.fr/files/Ishango-analyse.pdf
4
Au sujet des problèmes que soulève ce qualificatif, et le rapprochement entre les peuples archaïques actuels ou
récemment disparus et les populations préhistoriques, on pourra consulter Aux origines de la géométrie …,
chapitres 1, 2 et 8.

1
aborigène d’Australie, par exemple, sera tel lieu déterminé si c’est là que sa mère, pénétrée par un
« esprit enfant », a pris conscience de sa grossesse ; il sera en même temps Pélican s’il appartient
au clan Pélican, et Kangourou si le clan Kangourou est un sous-clan du clan Pélican et ainsi de
suite. Il peut y avoir jusqu’à plusieurs centaines de ces qualifications dans un même groupe.
De fait, objectivement, le monde environnant n’est pensé que comme la démultiplication
de l’individu ou du groupe, produite par l’individu ou par le groupe. On retrouve cette situation
sublimée dans le mythe par excellence, que toute pensée archaïque fabrique immanquablement, à
savoir le mythe de genèse, faisant ainsi du monde une production humaine, avec deux
« techniques » principales : soit discrétisation d’un continu uniforme en individus ou choses
indifférenciés, sous l’effet du geste, de la parole ou de la pensée du démiurge, soit
démultiplication du démiurge lui-même.
Il découle de cela que la démultiplication de l’un est la seule façon pour la pensée
archaïque de se représenter la puissance créatrice ; le concept de l’un-multiple est donc un
implicite fondamental de cette pensée, conséquence de son anthropocentrisme constitutif.

3- Voici trois exemples parmi beaucoup d’autres.


Papouasie-Nouvelle-Guinée : Iqwaye
Chez les Iqwaye de Papouasie-Nouvelle-Guinée5, le monde fut créé par une sorte
d’éclatement du corps du démiurge Omalyce, qui s’était engendré lui-même en ingérant sa propre
semence. Omalyce modela ensuite cinq hommes qui s’avèrèrent être en réalité des incarnations
d’Omalyce lui-même ; intrigué par cette contradiction, l’ethnologue Mimica s’enquit d’une
explication auprès de son informateur. Celui-ci

plaça un bâton de bambou sur la paume de sa main gauche. Le bâton représentait le créateur, et les cinq
doigts étaient les cinq hommes. L’informateur fit rouler lentement le bâton, avec ce commentaire :
« Maintenant il [Omalyce représenté par le bambou] se tourne vers Neqwa [le pouce, i.e. le premier
homme], et les deux sont le même. Maintenant il se tourne vers Aqulyi [l’index, i.e. le deuxième homme],
et les deux sont le même […] » et ainsi de suite jusqu’au cinquième doigt. Puis il déclara qu’il y a cinq
doigts dans sa main, mais qu’ils sont tous un, leur père Omalyce6.

Amérique : Sioux Oglala

5
Jadran Mimica, Intimations of Infinity : the Cultural Meanings of the Iqwaye Counting System and Number, 1988,
Oxford, Berg.
6
Id., p. 81.

2
L’exemple du système divin des Sioux Oglala est particulièrement frappant7. Il se
présente de prime abord comme un beau panthéon bien organisé, une hiérarchie divine avec à sa
tête Wakan Tanka. Mais en réalité, nous explique-t-on :

Tout objet dans le monde a un esprit, et cet esprit est wakan […] Wakan vient des êtres wakan. Ces êtres
wakan sont supérieurs aux humains de la même manière que les humains sont supérieurs aux animaux. Il
ne sont pas nés et ne mourront pas […] Il y a plusieurs de ces êtres mais tous sont de quatre types. Le mot
Wakan Tanka signifie tous les êtres wakan parce qu’ils sont tous comme s’ils étaient un8.

Le « ils sont tous comme s’ils étaient un » n’est pas une phrase en l’air. L’informateur ayant
donné la liste des huit dieux supérieurs et associés, la conversation se poursuit :

Enquêteur : il y a donc huit Wakan Tanka, n’est-ce pas ?


Informateur : non, il n’y en a qu’un.
Enquêteur : vous en avez nommé huit et dit qu’il n’y en a qu’un. Comment est-ce possible ?
Informateur : c’est exact, j’en ai nommé huit. Ils sont quatre, Soleil, Ciel, Terre, Rocher. Ce sont les
Wakan Tanka.
Enquêteur : vous en avez nommé quatre autres : Lune, Vent, Belle femme, Ailé. N’est-ce pas ?
Informateur : oui, mais ces quatre sont les mêmes que les Wakan Tanka. Soleil et Lune sont le même,
Ciel et Vent sont le même, Terre et Belle femme sont la même, Roche et Ailé sont le même. Ces huit sont
seulement un. Les shamans savent ce qu’il en est, mais le peuple ne le sait pas. C’est wakan [mystère]9.

Afrique : Bantous du Zaïre


Le créateur, Maweja Nangila, créa les Esprits « par une métamorphose de sa propre personne, en
la divisant magiquement et sans qu’il en perde rien. C’est pourquoi les Esprits participent de la
nature divine de Maweja Nangila10. » De même, les grands initiés d’autrefois étaient « réputés
pour le pouvoir qu’ils avaient de métamorphoser leur personne, en apparaissant sous l’aspect de
divers personnages, dans le même temps et dans un même ou dans différents lieux11. » C’est
encore par démultiplication de sa propre personne, « sans qu’il en perde rien », que Maweja
Nangila crèe : les animaux célestes, l’eau et le feu, le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres, le
soleil et la lune, les étoiles etc12.

7
J.R. Walker, ‘The Sun Dance and other Ceremonies of the Oglala Division of the Teton Dakota’, Anthropological
papers of the American Museum of Natural History, Vol 16, Part II, New York, 1917.
8
‘The Sun Dance …’, p.152. Passage souligné par moi.
9
Id., p. 154.
10
T. Fourché et H. Morlighem, Une bible noire, Max Arnold, Bruxelles, 1973, p. 11. Les deux auteurs étaient
médecins ; ils rapportent dans cet ouvrage des croyances qu’ils ont relevées sur place de 1923 à 1947.
11
Id.
12
Id., pp 19-20.

3
4- L’un-multiple n’est rien de plus que le singulier-pluriel ; le monde apparaît comme pluralité
créée par le démiurge, ou comme l’humain démultiplié dans ses productions matérielles et
intellectuelles, et c’est tout. Alors comment rendre compte de la variété de ce monde ? On peut
toujours raconter à cet effet des tas d’histoires, des aventures merveilleuses remontant au temps
de la geste ancestrale, et on ne s’en prive pas ; mais le problème n’est pas résolu. La solution
inventée par l’archaïsme est d’identifier variété qualitative et détermination quantitative, au
moyen d’être hybrides que j’appelle les quanta.
L’idée est la suivante : des choses et des concepts, on ne retient comme être véritable,
comme substance, que la multiplicité. Il suit de cela que la production de cette multiplicité
équivaut à la production des choses. Ainsi, si l’on décide que les points cardinaux représentent la
totalité du monde, et si l’on estime que la reproduction de cette totalité est bénéfique, il suffira
pour cela d’en reproduire la pluralité en répétant quatre fois tel geste, telle parole, tel signe ;
autrement dit, il suffira de faire une correspondance un à un — une bijection — avec les points
cardinaux. Ce qui est produit ici n’est pas le nombre 4, mais l’être qualitatif des points cardinaux
au moyen de bijections, c’est-à-dire de correspondances quantitatives : j’appelle cela le quantum
tétrade.
Toutes sortes d’objets donnent lieu à des quanta ; la tétrade précédemment mentionnée
peut avoisiner la pentade des quatre points cardinaux et du centre, l’ectade des quatre points
cardinaux avec le haut et le bas, l’eptade si on rajoute le centre etc. Ce peuvent être les tribus ou
clans d’origine, les parties du corps humain, les caractéristiques sexuelles, par exemple la triade
de l’organe sexuel mâle et la tétrade féminine — les quatre lèvres — ; dans ce dernier cas la
triade est la masculinité et la tétrade est la féminité, et par conséquent, selon les cas, il faudra tout
faire par trois ou par quatre. Dans les activités profanes, le quantum pourra s’exprimer par des
entailles sur une planchette de bois, comme les message-sticks des aborigènes d’Australie, ou
comme des taux d’échanges standard de produits.
Contrairement aux nombres qui n’existent que les uns par rapport aux autres et opèrent les
uns sur les autres au sein d’un seul système, les quanta n’ont aucune liaison arithmétique. Il ne
sont pas en rapport les uns avec les autres ; seuls importent les objets auxquels ils renvoient. La
masculinité Dogon, en tant que triade, n’est pas « plus petite » que la féminité qui est tétrade. Il
serait insensé d’envisager la tétrade des points cardinaux comme une « double » dyade lumières-
ténèbres. Chez les Sioux Osage, l’eptade, à côté de la tétrade, est à l’honneur à cause des sept

4
clans originaires ; tout va donc par sept dans certaines cérémonies de réactivation de la genèse.
Là où l’on voit bien qu’il ne s’agit pas du nombre sept, mais de la « septualité » en tant qu’être
véritable des clans originaires, c’est dans le fait que le corpus des chants de la terre est appelé les
sept chants, bien qu’il y en ait beaucoup plus. Quand, sur un message-stick, on met une entaille
pour l’auteur du message et une autre pour son destinataire, il est clair qu’il s’agit d’un renvoi
aux personnages et non de deux fois le nombre un.

5- Si les quanta ne sont pas des nombres, ils crèent néanmoins la possibilité du nombre pour deux
raisons.
Comme la genèse se ramène à des multiplicités déterminées sous forme de quanta, la
cohérence exige que l’on quantifie la réalité par tous les moyens : tout doit aller par quatre, à un
autre moment par sept etc. En un mot, tout est quantifiable de diverses manières, la réalité est
découpée en paquets en correspondance bijective les uns avec les autres ; le monde est ainsi
modélisé par une ou plusieurs classes d’équivalences, comme on dit en mathématiques.
En second lieu, cette quantification ne se contente pas d’une bijection abstraite avec des
objets fondamentaux (comme sept clans originaires, par exemple) ; elle s’exprime en un matériau
très varié : encoches, parties du corps, bâtonnets, nœuds dans une corde, répétitions de mots, de
gestes, de rituels etc.. Mais dans la mesure où l’on passe sans difficulté et consciemment d’un
matériau à l’autre, chacun d’entre eux est en réalité identique en tant que signalisation de quanta.
Ainsi les quanta, censés décrire la variété qualitative de la création, révèlent, sous l’effet de leur
manipulation, l’uniformité abstraite quantitative : chaque quantum qualifie en fin de compte tout
ce que l’on veut, et deux quanta différents, bien que n’ayant encore aucun rapport numérique,
ont déjà une même expression matérielle dans des signes communs.
Les choses auraient pu en rester là. La possibilité du nombre n’est pas la nécessité du nombre. Il a
fallu des occasions particulières pour que se crée un monde de quanta, non plus chargés de
correspondances générales avec des objets sacrés ou profanes, mais en quelque sorte repliés sur
eux-mêmes, déterminés exclusivement les uns par les autres, et perdant objectivement du même
coup leur fonction qualitative.

6- Chez les peuples chasseurs-cueilleurs ou paysans illéttrés pratiquant une agriculture


rudimentaire, on observe en général ceci : pour les besoins de la vie courante, on utilise des

5
quanta exprimés dans une grande variété de signes, encoches, nœuds etc. A côté de cela, il existe
fréquemment un système savant, peu utilisé en pratique, caractérisé par des quanta qui
s’engendrent les uns par les autres, devenant ainsi un système numérique.
Si l’on considère des phénomènes comme :
- les numérologies variées ayant cours dans les sociétés primitives (traditionnelles),
- diverses pratiques d’échanges cérémoniels,
- des pensées plus complexes comme le néopythagorisme, suivant lequel le nombre est le
« modèle archétype dans la pensée du dieu artisan13 », comme aussi la profession de foi de
Laozi (Lao-tseu) « Le Tao engendre Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois
engendre les dix mille êtres »,
on est amené à poser l’hypothèse que le moteur principal de création du nombre fut la
modélisation du développement ordonné de la puissance créatrice divine et humaine.
Puissance créatrice : chez les Iqwaye déjà mentionnés, la création du monde est à la fois
l’explosion du corps du démiurge Omalyce et son auto-reproduction ; leur système numérique
exprime à la fois le déploiement du corps et sa reproduction, ainsi que le mouvement permanent
de l’unité des multiples. Le mot « deux » se dit en montrant le pouce et l’index joints, les autres
doigts étant repliés, et ainsi de suite jusqu’à « main », où l’on montre les cinq doigts joints. A dix,
les deux mains sont jointes, à quinze c’est le tour des deux mains et d’un pied, jusqu’à vingt où
l’interlocuteur s’arc-boute pour joindre mains et pieds. Eventuellement, on peut continuer avec
une autre personne, évidemment sans pouvoir aller bien loin ; le geste est rapidement contraint de
faire place à l’idée. Ainsi dans les premières étapes au moins, le geste souligne-t-il le double
caractère, un et multiple à la fois : on commence certes par un déploiement du corps, mais chaque
moment du déploiement est en même temps une réunification.
Notre conjecture est que la liste savante Iqwaye a été, au temps de sa conception, une
façon de modéliser la puissance créatrice, avec un système où elle se déploie sans cesser d’être
une et où elle n’a besoin que d’elle seule pour ce faire. Le corps se déploie d’abord en éléments
séparés mais qui se joignent constamment, puis il se dédouble, se triple, etc., jusqu’à former un
corps de corps — « personne personne » = 400 — ce qui en principe pourrait continuer
indéfiniment avec un corps de corps de corps et ainsi de suite ; nous avons là un formalisme qui
détermine et ordonne l’être, conformément à sa nature d’un-multiple réalisé, et qui s’exprime en

13
Nicomaque de Gérase, 2e siècle après J.-C, Introduction arithmétique.

6
termes corporels, sous l’influence non seulement du mythe local d’Omalyce, mais aussi de la
métaphore « fractale » quasi universelle dans l’archaïsme14, suivant laquelle le macrocosme,
éventuellement un corps humain, se retrouve dans le microcosme par simple changement
d’échelle.
Echanges cérémoniels. Il s’agit d’échanges abusivement qualifiés de commerce, pouvant
utiliser des instruments, comme les enfilades de coquillages appelés cauris et wampums, tout
aussi abusivement qualifiés de monnaies. Il faut bien comprendre en effet que si les hommes se
démultiplient dans leurs produits comme nous l’avons souligné plus haut, ces produits peuvent
devenir, selon l’heureuse expression de Maurice Godelier, de véritables « doubles substituts15. »
Les objets échangés sont donc en réalité des quanta de substance des échangistes, et comme il
s’agit, soit de sceller un lien par un échange égal, soit de faire preuve d’une générosité en
fonction croissante de la proximité parentale, soit encore d’affirmer une puissance supérieure en
donnant davantage que le partenaire, l’échange cérémoniel conduit naturellement à des
comparaisons directes de quanta, et par là à des ébauches de systèmes numériques : pour valider
le prestige du donneur, il faut passer en revue le don publiquement, et donc inventer les mots de
l’accumulation quantitative, à moins que l’on se contente du signe matériel (encoches, bâtonnets,
nœuds dans une corde, cauris, wampums, pendentifs divers) ; c’est ainsi que se constituent des
échelles numériques. Et dans le ballet des dons et des contre-dons, on recommence à chaque fois
toute l’énumération, signe qu’il s’agit bien avec celle-ci de symboliser un déploiement de
puissance.

7- Il résulte de l’enquête que le nombre est un produit de pensée, qui se forme à des degrés divers
chez tous les peuples bien avant l’apparition de la comptabilité, du commerce et de la mesure en
général16. L’origine du nombre n’est pas dans l’administration des choses, mais dans
l’anthropisation du monde, dans le sens où les cosmogonies d’envergure, typiques des penseurs

14
Et pas seulement dans l’archaïsme : « Je vois toutes choses réglées et ornées au delà de tout ce qu’on a conçu
jusqu’ici, la matière organique partout, rien de vide, stérile, négligé, rien de trop uniforme, tout varié, mais avec
ordre, et, ce qui passe l’imagination, tout l’univers en raccourci, mais d’une vue différente dans chacune de ses
parties et même dans chacune de ses unités de substance. » Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain,
1703, p. 57 de l’édition GF-Flammarion, 1990. Passage souligné par moi.
15
L’énigme du don, Fayard, 1996.
16
Je ne nie évidemment pas le fait que la comptabilité, le commerce et la mesure dans les premières cités-états et les
premiers empires ont donné une impulsion décisive au développement de l’arithmétique. La thèse défendue ici
est seulement que ces éléments ne sont pas nécessaires à l’invention du nombre.

7
archaïques, sont fondées sur l’idée que la substance du monde est humaine, produite et reproduite
par la puissance humaine, éventuellement sublimée en puissance de démiurges ; le « modèle »
sous-jacent est la démultiplication de l’un, et l’expression des propriétés qualitatives au moyen de
correspondances quantitatives. C’est en parfaite cohérence avec ce terreau originel que l’on a pu
en déduire, une fois le nombre constitué, qu’il est « le modèle archétype dans la pensée du dieu
artisan », comme le proclame le néopythagoricien Nicomaque de Gérase (2e siècle de notre ère),
ou que « Le Tao engendre Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre les dix
mille êtres », ainsi que l’affirme Laozi (ou Lao-tseu, 5e-4e siècles avant notre ère). Telles sont les
racines profondes qui nous révèlent la raison de toute forme de numérologie.
Au fondement du nombre, il y a le concept contradictoire de l’un-multiple, implicitement
fabriqué par la dialectique spontanée de la pensée archaïque. Au fondement de la théorie
contemporaine du nombre, il y a l’ensemble vide, défini par la propriété contradictoire x ≠ x. Au
vu de ce que nous apprend la pensée archaïque, au vu des problèmes de fondements qui torturent
les mathématiciens depuis un siècle, peut-on encore soutenir que les mathématiques sont le
temple de la non-contradiction ?

Ouvrages cités

T. Fourché et H. Morlighem, Une bible noire, Max Arnold, Bruxelles, 1973


Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique. Réédition Vrin, 1978.
Maurice Godelier, L’énigme du don, Fayard, 1996.
Olivier Keller, Aux origines de la géométrie, le Paléolithique et le monde des chasseurs-
cueilleurs, Vuibert, 2004.
------------------ Archéologie de la géométrie, peuples paysans sans écriture et premières
civilisations,Vuibert, 2006.
----------------- Les fables d’Ishango ou l’irrésisitible tentation de la mathématique fiction

http://www.bibnum.education.fr/files/Ishango-analyse.pdf

Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1703. Edition GF-
Flammarion, 1990.
Jadran Mimica, Intimations of Infinity : the Cultural Meanings of the Iqwaye Counting System
and Number, 1988, Oxford, Berg.

8
J.R. Walker, ‘The Sun Dance and other Ceremonies of the Oglala Division of the Teton Dakota’,
Anthropological papers of the American Museum of Natural History, Vol 16, Part
II, New York, 1917.
 

You might also like