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ÉNERGIE ET ENVIRONNEMENT

L’énergie dans les pays


en développement :
le scénario* de l’AIE
Cédric Philibert et François Cattier , 1

économistes à l’Agence internationale de l’énergie

Les pays en développement sont souvent montrés du doigt comme hydraulique), bien qu’affichant la pro-
étant à l’origine des tensions croissantes sur les prix de l’énergie, gression relative la plus forte, resteraient
et d’une part grandissante des émissions mondiales de dioxyde relativement marginales dans le bilan
de carbone – le principal gaz à effet de serre. des énergies commerciales.
Nous examinerons successivement les projections de consommation Les pays en développement seront
des pays en développement, les problèmes d’accès à l’énergie, à l’origine d’une part croissante de la
puis les implications pour les marchés énergétiques, pour les besoins demande d’énergie d’ici 2030, pas-
d’investissement et pour les émissions de dioxyde de carbone. sant de 30 % de la consommation
mondiale en 2000, à 43 % en 2030 –
soit un taux de croissance annuelle
Projections de 3 %. Les pays en développement
seraient à l’origine des deux tiers de
Selon le World Energy Outlook l’augmentation de la consommation
(IEA 2002a), la consommation d’éner- mondiale.
gie primaire au niveau mondial devrait
croître de 1,7% par an d’ici 2030 pour Malgré cela, en 2030, l’Amérique
atteindre près de 15,3 milliards de du Nord avec une population d’en-
tonnes équivalent pétrole (tep). Cette viron 390 millions d’habitants consom-
croissance est légèrement inférieure mera toujours plus d’énergie que la
au taux observé entre 1971 et 2000 Chine et l’Inde réunies, avec 2,9 mil-
(2,1 %). Les énergies fossiles repré- liards d’habitants. La différence sera
senteront toujours de l’ordre de 90 % encore plus flagrante concernant la
de la consommation d’énergie pri- consommation d’électricité. Les pays
maire en 2030 (figure 1). Le pétrole en développement consommeront en
restera l’énergie la plus utilisée. Il 2030 près de cinq fois moins d’élec-
maintiendra sa part de marché actuelle tricité par habitant que les pays de
à un peu moins de 40 %. La crois- l’OCDE.
sance de la demande de pétrole pro-
viendra avant tout du secteur des * Ce scénario repose sur l’hypothèse d’une pour-
suite des politiques énergétiques actuelles – IEA
transports. Ce secteur représente les (2002a).
trois quarts de l’augmentation de la 1. Les vues exprimées ici sont celles des auteurs
consommation de pétrole entre 2000 et ne reflètent pas nécessairement celles du
et 2030. Les renouvelables (hors Secrétariat de l’AIE ni des pays membres.

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FIGURE 1 tirée vers le bas par les pays de l’OCDE


Consommation mondiale d’énergie avec 0,19 (mais 0,26 aux États-Unis
contre 0,09 au Danemark et Japon),
9 200 Mtep en 2000 15 300 Mtep en 2030 et vers le haut par l’ancienne Union
soviétique (1,8) 2.
3% 2%
7% 2% 4%
26% 5%
L’accès à l’énergie est un des défis
24%
majeurs au début du siècle. On estime
Charbon
Pétrole
aujourd’hui à 1,6 milliard le nombre
23% Gaz naturel de personnes n’ayant pas accès à l’élec-
Nucléaire tricité (figure 2). En l’absence d’ef-
Hydraulique forts supplémentaires, ce chiffre devrait
Autres renouvelables se maintenir à 1,4 milliard de per-
28%
38%
37%
sonnes en 2030. L’absence d’accès à
l’électricité mais aussi l’utilisation de
la biomasse comme source principale
Sans changement de politiques, La faible consommation d’énergie d’énergie dans le résidentiel sont carac-
les émissions mondiales de CO2, prin- par habitant, caractéristique des pays téristiques des populations les plus
cipal gaz à effet de serre, augmente- en développement, est bien synonyme pauvres. Cela freine le développement
ront continuellement dans les pro- de pauvreté – certainement pas d’ef- économique et l’utilisation massive
chaines décennies et devraient être ficacité. Au contraire, elle va de pair de biomasse pose des problèmes de
en 2030 supérieures de 70 % à leur avec une certaine inefficacité dans déforestation dans certaines régions,
niveau actuel. Il faut noter l’arrêt de l’utilisation des ressources énergé- mais aussi de considérables problèmes
la tendance historique à la décarbo- tiques, dont témoigne une forte inten- de santé publique, car elle est le plus
nisation de l’énergie. sité énergétique, ou quantité d’éner- souvent utilisée dans de mauvaises
gie consommée par point de PIB conditions. La pollution à l’intérieur
Ces trente dernières années, les (laquelle reflète aussi, bien entendu, des maisons est un fléau dans de nom-
émissions de CO2 ont crû à un rythme des différences économiques struc- breux pays qui touche en premier lieu
annuel de 1,8 % contre 2,1 % pour la turelles). Mesurée en tonne équiva- les femmes et les enfants.
consommation d’énergie. Dans les lent pétrole par milliers de dollars des
trente prochaines années, la contri- États-Unis de 1995, cette intensité Renouvelables et production
bution de l’hydraulique et du s’élève à 0,97 en Chine, 0,65 dans le décentralisée
nucléaire se stabilisant, les émis- reste de l’Asie, 0,86 en Afrique et 0,65
sions de CO2 et la consommation au Moyen-Orient… tandis que Les énergies renouvelables peu-
d’énergie devraient croître sensi- l’Amérique latine avec 0,28 se situe vent certainement apporter une impor-
blement au même rythme. tout près de la moyenne mondiale, tante contribution à l’amélioration du
niveau de vie des personnes actuel-
lement loin des réseaux dans les pays
FIGURE 2
en développement. Cependant, elles
Accès à l’énergie
doivent se mesurer aux possibilités
d’extensions des réseaux, qu’il ne faut
pas écarter a priori : tout est ici ques-
tion de distances et de densités de
population. Ce serait surtout une
erreur d’exclure les énergies renou-
velables de la production centralisée
d’énergie. L’Inde est aujourd’hui le
cinquième pays pour la puissance
éolienne installée en réseau. De vastes
ressources en biomasse aujourd’hui
peu ou mal exploitées pourraient four-

2. Cependant, si l’on exprime les PIB en parité de


pouvoir d’achat, les écarts sont bien plus serrés :
l’intensité énergétique de la Chine tombe à
– Millions de personnes n’ayant pas accès à l’électricité
0,24 tep/$, le reste de l’Asie à 0,21, l’Amérique
latine à 0,17, l’Afrique à 0,32, le Proche-Orient à
– Millions de personnes utilisant la biomasse comme 0,39, l’ancienne Union soviétique à 0,56 et l’OCDE
principale source d’énergie
à 0,22.

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nir demain gaz, électricité et chaleur risque géopolitique élevé de la région rel, du charbon et de l’électricité.
industrielle. Enfin, de nombreux pays soulèvent des interrogations sur la Concentrant à la fois l’essentiel de la
bien ensoleillés (Algérie, Égypte, sécurité future des approvisionne- croissance de la consommation mais
Mexique, Inde, etc.) examinent actuel- ments. aussi de la production d’énergies fos-
lement les possibilités offertes par les siles, la majorité de ces investisse-
centrales solaires à concentration uti- La part croissante des pays en déve- ments devra se faire dans les pays en
lisant un cycle thermodynamique. loppement dans la consommation développement. Même si 40 % de ces
Des centrales de ce type existent en mondiale aura des implications pour projets concernent l’exportation d’éner-
Californie (350 MW), d’autres seront les marchés énergétiques, où la Chine gies vers les pays industrialisés, le
bientôt en construction au Nevada et et l’Inde, en particulier, seront des financement ne sera pas toujours aisé
en Espagne. Elles produisent un kWh acteurs majeurs. Les importations de à trouver. En particulier pour le sec-
bien moins coûteux que l’électricité pétrole de ces deux pays en 2030 teur électrique où plus de 2 064 mil-
photovoltaïque – quoique plus cher devraient représenter plus de 15 mil- liards de dollars seront nécessaires
que leurs concurrents fossiles – tout lions de barils par jour, l’équivalent des pour la réalisation de 2 300 GW de
en “ garantissant la puissance ” au exportations actuelles de pétrole brut nouvelles capacités.
moment désiré grâce à un combus- du Moyen-Orient. Cela modifiera les
tible d’appoint ou simplement au stoc- rapports de force sur les marchés éner- Globalement, l’investissement
kage de la chaleur solaire. Elles pour- gétiques où les pays de l’OCDE ne nécessaire dans le secteur énergétique
raient prendre une part significative seront plus les seuls “ gros consom- s’élèvera à plus de 4 % du PIB en
dans l’approvisionnement des villes mateurs ”. Afrique, à plus de 2 % dans la plu-
du tiers-monde dont les besoins élec- part des pays en développement.
triques croissent rapidement, voire Des besoins d’investissements (figure 3).
alimenter les régions limitrophes plus considérables
riches prêtes à payer plus cher l’élec- Même si l’épargne intérieure, qui
tricité verte. Des investissements considérables constitue la principale source de capi-
seront nécessaires pour assurer l’ap- taux pour l’investissement dans des
Implications pour les marchés provisionnement des marchés, et ce projets d’infrastructures, dépasse lar-
énergétiques à tous les stades de la chaîne énergé- gement les besoins d’investissement du
tique, de l’exploration et production, secteur de l’énergie, la concurrence
Les pays en développement jouent à la distribution. La croissance de la des autres secteurs de l’économie rend
un rôle croissant dans la consomma- demande d’énergie nécessitera le déve- ce financement plus incertain. Les
tion d’énergie, mais un rôle plus impor- loppement de nouvelles capacités de besoins financiers pour réaliser les
tant encore dans l’approvisionnement production et d’infrastructures de projets énergétiques dans les écono-
énergétique mondial. Si globalement transport pour faire face à l’augmen- mies en transition et les pays en déve-
les ressources pétrolières (conven- tation des échanges mondiaux. Selon loppement sont beaucoup plus grands,
tionnelles et non conventionnelles) l’Agence internationale de l’énergie par rapport à la taille de leurs éco-
semblent suffisantes pour satisfaire la (IEA 2003), près de 8 000 milliards nomies, que dans les pays de l’OCDE.
demande, ces ressources sont répar- de dollars devront être investis dans En général, les risques d’investisse-
ties de façons très inégales. Les pays les secteurs du pétrole, du gaz natu- ment y sont également plus élevés,
OPEP du Golfe représentent à eux
seuls plus de 40 % des ressources FIGURE 3
mondiales de pétrole. Aussi, la pro- Investissements énergétiques en pourcentage du PIB
duction de ces régions devra dans les
prochaines décennies couvrir une part Russia
de plus en plus importante de la pro-
Africa
duction mondiale. La part dans la
production mondiale des pays OPEP Other transition economies
du Moyen-Orient passerait de 28 % Middle East
en 2000 à 43 % en 2030. À cette pré- China
pondérance du Moyen-Orient sur le
marché pétrolier s’ajoute le rôle clé India

de cette région pour les approvision- Other Asia


nements gaziers. Le Moyen-Orient Latin America
deviendra en 2030 le plus gros expor-
tateur de gaz naturel et interviendra OECD
sur les principaux marchés gaziers. 0 1 2 3 4 5 6
La concentration de la production World average per cent
dans un nombre limité de pays et le

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en particulier quand il s’agit de la FIGURE 4


fourniture d’électricité dans le secteur Émissions de CO2 par habitant
résidentiel ou de projets d’approvi-
sionnement en gaz. Dans ces pays, 14
rares sont les États qui pourraient
financer intégralement l’investisse- 12
ment nécessaire. Les possibilités d’em- 10
prunt auprès de prêteurs nationaux

Tonnes of CO2 per capita


privés sont souvent limitées lorsque 8
les marchés financiers sont peu déve-
6
loppés. Les risques de change, l’in-
stabilité économique et politique, ainsi 4
que des régimes juridiques et régle-
2
mentaires incertains freinent les entrées
de capitaux. Les administrations natio- 0
nales confrontées à de fortes sollicitations 1990 2000 2010 2020 2030
budgétaires peuvent être tentées de OECD Transition economies Developing countries
taxer excessivement l’exploitation des
ressources naturelles nationales, ce
qui aurait pour effet d’enrayer l’in- Bien sûr, ce problème mondial
vestissement. devra trouver des solutions mondiales, 3. Le “ mécanisme de développement propre ” du
protocole de Kyoto ne peut suffire à enrayer ces
et il serait inutile de mettre sur les délocalisations, car il base la création de “ crédits
Implications climatiques pays industriels des contraintes d’émis- d’émissions” sur la comparaison avec les standards
sions toujours plus sévères si l’on ne des pays en développement et non ceux des pays
Pouvant atteindre 47 % en 2030, s’accorde pas sur des mécanismes qui industriels.
la part des pays en développement permettront également aux pays en 4. Par exemple, l’indexation partielle des émis-
sions sur la croissance économique, le prix pla-
sera légèrement plus importante en développement de maîtriser la crois- fond pour les pays industriels et, pour les pays
matière d’émissions de CO2 qu’en sance de leurs émissions – ne serait- en développement, les engagements “non contrai-
matière de consommation d’énergie ce que du fait des délocalisations de gnants” permettant des échanges de permis sous
primaire, en raison d’une plus grande certaines activités fortement consom- condition (voir IEA, 2002b).
proportion de charbon. Les pays en matrices d’énergie vers des régions
développement fourniront les deux non régulées 3. Les échanges de per-
tiers de l’accroissement des émissions mis d’émissions, parce qu’ils per- RÉFÉRENCES
annuelles au niveau mondial. Les mettent précisément de focaliser l’at- IEA, 2002a, World Energy Outlook, OECD/IEA,
émissions par habitant resteront pour- tention des négociateurs sur une Paris.
tant très inférieures dans les pays en répartition “ juste ”, c’est-à-dire accep- IEA, 2002b, Beyond Kyoto : Energy Dynamics
développement (figure 4). Il convient table, des émissions autorisées aux and Climate Stabilisation, OECD/IEA, Paris.
d’éviter ici les discours accusateurs, uns et aux autres, tout en laissant aux
IEA, 2003, World Energy Investment Outlook,
d’autant que ce sont moins les émis- mécanismes de marché le soin de redi-
OECD/IEA, Paris.
sions directes que la lente accumula- riger les efforts de réduction d’émis-
tion des gaz à effet de serre dans l’at- sions là où ils sont les moins coûteux,
mosphère qui entraîne les changements c’est-à-dire en large part dans les pays
climatiques ; la responsabilité histo- en développement, pourront faciliter
rique des pays industriels est plus la recherche de solutions acceptables
grande encore. Que le protocole de par tous. Mais il conviendra d’imagi-
Kyoto entre finalement en vigueur ou ner et déployer, pour les pays en déve-
non, les objectifs de la convention sur loppement mais aussi, de façon sans
les changements climatiques néces- doute différente, pour les pays indus-
siteront d’autres étapes, et à long terme triels les plus réticents, des solutions 4
une profonde décarbonisation de nos qui tiennent le plus grand compte des
économies. Les potentiels des éco- incertitudes et controverses sur les
nomies d’énergie, du nucléaire, des coûts de réduction d’émissions – c’est-
énergies renouvelables, et la capture à-dire de la perception par les pays
et le stockage du gaz carbonique en développement d’un risque pour
devront tous être mis à profit si l’on le développement économique, risque
veut maîtriser les changements cli- aussi inacceptable que le risque cli-
matiques et démentir les projections matique lui-même. ■
de l’AIE évoquées ci-dessus.

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