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Sodome et Gomorrhe

Marcel Proust

Publication: 1922
Catégorie(s): Fiction, Littérature
Source: http://ebooksgratuits.com/
A Propos Proust:
Proust was born in Auteuil (the southern sector of Paris's
then-rustic 16th arrondissement) at the home of his great-
uncle, two months after the Treaty of Frankfurt formally
ended the Franco-Prussian War. His birth took place
during the violence that surrounded the suppression of the
Paris Commune, and his childhood corresponds with the
consolidation of the French Third Republic. Much of
Remembrance of Things Past concerns the vast changes,
most particularly the decline of the aristocracy and the rise
of the middle classes, that occurred in France during the
Third Republic and the fin de siècle. Proust's father, Achille
Adrien Proust, was a famous doctor and epidemiologist,
responsible for studying and attempting to remedy the
causes and movements of cholera through Europe and
Asia; he was the author of many articles and books on
medicine and hygiene. Proust's mother, Jeanne Clémence
Weil, was the daughter of a rich and cultured Jewish family.
Her father was a banker. She was highly literate and well-
read. Her letters demonstrate a well-developed sense of
humour, and her command of English was sufficient for her
to provide the necessary impetus to her son's later
attempts to translate John Ruskin. By the age of nine,
Proust had had his first serious asthma attack, and
thereafter he was considered by himself, his family and his
friends as a sickly child. Proust spent long holidays in the
village of Illiers. This village, combined with aspects of the
time he spent at his great-uncle's house in Auteuil became
the model for the fictional town of Combray, where some of
the most important scenes of Remembrance of Things
Past take place. (Illiers was renamed Illiers-Combray on the
occasion of the Proust centenary celebrations). Despite his
poor health, Proust served a year (1889–90) as an enlisted
man in the French army, stationed at Coligny Caserne in
Orléans, an experience that provided a lengthy episode in
The Guermantes Way, volume three of his novel. As a
young man Proust was a dilettante and a successful social
climber, whose aspirations as a writer were hampered by
his lack of application to work. His reputation from this
period, as a snob and an aesthete, contributed to his later
troubles with getting Swann's Way, the first volume of his
huge novel, published in 1913. Proust was quite close to
his mother, despite her wishes that he apply himself to
some sort of useful work. In order to appease his father,
who insisted that he pursue a career, Proust obtained a
volunteer position at the Bibliothèque Mazarine in the
summer of 1896. After exerting considerable effort, he
obtained a sick leave which was to extend for several years
until he was considered to have resigned. He never worked
at his job, and he did not move from his parents' apartment
until after both were dead (Tadié). Proust, who was
homosexual, was one of the first European writers to treat
homosexuality at length. His life and family circle changed
considerably between 1900 and 1905. In February 1903,
Proust's brother Robert married and left the family
apartment. His father died in September of the same year.
Finally, and most crushingly, Proust's beloved mother died
in September 1905. In addition to the grief that attended his
mother's death, Proust's life changed due to a very large
inheritance he received (in today's terms, a principal of
about $6 million, with a monthly income of about $15,000).
Despite this windfall, his health throughout this period
continued to deteriorate. Proust spent the last three years
of his life largely confined to his cork-lined bedroom,
sleeping during the day and working at night to complete
his novel. He died in 1922 and is buried in the Père
Lachaise Cemetery in Paris. Source: Wikipedia

Disponible sur Feedbooks Proust:


Du côté de chez Swann (1913)
À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919)
Le Côté de Guermantes (1922)
Le Temps retrouvé (1927)
La Prisonnière (1925)
Albertine Disparue (1927)

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Partie 1
Première apparition des
hommes-femmes,
descendants de ceux des
habitants de Sodome qui
furent épargnés par le feu
du ciel.
« La femme aura Gomorrhe
et l’homme aura Sodome. »
Alfred de Vigny.
On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait
lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au
duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter,
j’avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon
guet, une découverte, concernant particulièrement M. de
Charlus, mais si importante en elle-même que j’ai jusqu’ici,
jusqu’au moment de pouvoir lui donner la place et l’étendue
voulues, différé de la rapporter. J’avais, comme je l’ai dit,
délaissé le point de vue merveilleux, si confortablement
aménagé au haut de la maison, d’où l’on embrasse les
pentes accidentées par où l’on monte jusqu’à l’hôtel de
Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l’italienne par
le rose campanile de la remise appartenant au marquis de
Frécourt. J’avais trouvé plus pratique, quand j’avais pensé
que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir, de
me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon séjour
d’altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d’après le
déjeuner, j’avais moins à regretter, car je n’aurais pas vu,
comme le matin, les minuscules personnages de tableaux,
que devenaient à distance les valets de pied de l’hôtel de
Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la
côte abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles
de mica transparentes qui se détachaient si plaisamment
sur les contreforts rouges. À défaut de la contemplation du
géologue, j’avais du moins celle du botaniste et regardais
par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse
et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette
insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens à marier,
et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par
un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La
curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la
fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les
volets n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement,
se préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir
derrière mon store où je restai immobile jusqu’au moment
où je me rejetai brusquement de côté par peur d’être vu de
M. de Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis,
traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein
jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de M me de
Villeparisis (conséquence de la maladie du marquis de
Fierbois avec lequel il était personnellement brouillé à
mort) pour que M. de Charlus fît une visite, peut-être la
première fois de son existence, à cette heure-là. Car avec
cette singularité des Guermantes qui, au lieu de se
conformer à la vie mondaine, la modifiaient d’après leurs
habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et
dignes par conséquent qu’on humiliât devant elles cette
chose sans valeur, la mondanité – c’est ainsi que M me de
Marsantes n’avait pas de jour, mais recevait tous les
matins ses amies, de 10 heures à midi) – le baron, gardant
ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots,
etc… ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du
soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois.
Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de recul
pour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt son heure de
partir au bureau, d’où il ne revenait que pour le dîner, et
même pas toujours depuis une semaine que sa nièce était
allée avec ses apprenties à la campagne chez une cliente
finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne
pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur
de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivée
presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles,
de distance, de risques contraires, de dangers) de
l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui
depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que
cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle,
dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour
que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la
fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait
coquettement ses « styles », et pour être mieux pénétrée
par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle
hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. Les lois du
monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois
de plus en plus hautes. Si la visite d’un insecte, c’est-à-dire
l’apport de la semence d’une autre fleur, est habituellement
nécessaire pour féconder une fleur, c’est que
l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même,
comme les mariages répétés dans une même famille,
amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le
croisement opéré par les insectes donne aux générations
suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de
leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif,
l’espèce se développer démesurément ; alors, comme une
antitoxine défend contre la maladie, comme le corps
thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient
punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil
repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel
d’autofécondation vient à point nommé donner son tour de
vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui
en était exagérément sortie. Mes réflexions avaient suivi
une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjà tiré de la
ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une
partie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. de
Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était
passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être
avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou
seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la
guérison complète de ce qui n’avait été chez Mme de
Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il ne se croyait
regardé par personne, les paupières baissées contre le
soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette
tension, amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez
lui l’animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle
comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne
recevaient plus d’un regard volontaire une signification
différente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus rien
qu’un Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède
XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits
généraux de toute une famille prenaient pourtant, dans le
visage de M. de Charlus, une finesse plus spiritualisée,
plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’il adultérât
habituellement de tant de violences, d’étrangetés
déplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité et
d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité postiche
l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme
de Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son
visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait
presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et
comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si
désarmé, que je ne pus m’empêcher de penser combien
M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir regardé ;
car ce à quoi me faisait penser cet homme, qui était si
épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde
semblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait
penser tout d’un coup, tant il en avait passagèrement les
traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme.
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût
m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-
je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient
certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à
l’hôtel Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où
Jupien était à son bureau), le baron, ayant soudain
largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une
attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa
boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur
place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante,
contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron
vieillissant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de
M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit
aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie
avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant à dissimuler
l’impression qu’il avait ressentie, mais qui, malgré son
indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à regret,
allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il
pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles,
prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant
aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu,
avait – en symétrie parfaite avec le baron – redressé la
tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une
impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait
saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie
qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon
providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il pût avoir
l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fût capable
de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scène
des deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première
fois en présence de M. de Charlus) semblait avoir été
longuement répétée ; – on n’arrive spontanément à cette
perfection que quand on rencontre à l’étranger un
compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-
même, le truchement étant identique, et sans qu’on se soit
pourtant jamais vu.
Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique,
elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un
naturel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait
beau prendre un air détaché, baisser distraitement les
paupières, par moments il les relevait et jetait alors sur
Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il
pensait qu’une pareille scène ne pouvait se prolonger
indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on
comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la
brièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque
coup porte juste, et qui rend si émouvant le spectacle de
tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait
Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fût accompagné
d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des
regards habituellement dirigés sur une personne qu’on
connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la
fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire :
« Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long
fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois
pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me
semble bien vous avoir rencontré souvent chez le
marchand d’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la
même question semblait intensément posée à Jupien dans
l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases
interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à
intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de
préparations – à amener un nouveau motif, un changement
de ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté des
regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire,
de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne
semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque
chose. Cette beauté, c’était la première fois que je voyais
le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de
l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque
cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le nom, qui
venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de
Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces
inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux
fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de
la nature encore – et la multiplicité de ces comparaisons
est elle-même d’autant plus naturelle qu’un même homme,
si on l’examine pendant quelques minutes, semble
successivement un homme, un homme-oiseau ou un
homme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et la
femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien
– ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais
regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité
inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile,
du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se
contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de
Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir
conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un
pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit
par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir
retourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la
rue où le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un
air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge
qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-
cuisine, ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le
rattraper. Au même instant où M. de Charlus avait passé la
porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai
celui-là, entrait dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui
attendu depuis si longtemps par l’orchidée, et qui venait lui
apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ?
Mais je fus distrait de suivre les ébats de l’insecte, car au
bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon
attention, Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu’il
emporta plus tard et que, dans l’émotion que lui avait
causée l’apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-
être tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien
revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les
choses, demanda du feu au giletier, mais observa
aussitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai
oublié mes cigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent
sur les règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera
tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de
qui le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se
referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais
perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte
qu’il fallait à l’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un
insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité
miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus
(simple comparaison pour les providentiels hasards, quels
qu’ils soient, et sans la moindre prétention scientifique de
rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on
appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des
années, ne venait dans cette maison qu’aux heures où
Jupien n’y était pas, par le hasard d’une indisposition de
Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la
bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par
un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra,
infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme
prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur
cette terre : l’homme qui n’aime que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne
devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant
adhèrent à la réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à
ce qu’une circonstance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas,
pour le moment j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la
conversation de l’ancien giletier et du baron. J’avisai alors
la boutique à louer, séparée seulement de celle de Jupien
par une cloison extrêmement mince. Je n’avais pour m’y
rendre qu’à remonter à notre appartement, aller à la
cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves,
les suivre intérieurement pendant toute la largeur de la
cour, et, arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste, il y a
quelques mois encore, serrait ses boiseries, où Jupien
comptait mettre son charbon, monter les quelques marches
qui accédaient à l’intérieur de la boutique. Ainsi toute ma
route se ferait à couvert, je ne serais vu de personne.
C’était le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que
j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai à l’air libre
la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je
pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et
au fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le
cheminement dans la cave était si sûr, je vois trois raisons
possibles, à supposer qu’il y en ait une. Mon impatience
d’abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la scène
de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil. De
fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent
toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus
imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles
révélations ne devaient être la récompense que d’un acte
plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à
peine, à cause de son caractère d’enfantillage, avouer la
troisième raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment
déterminante. Depuis que pour suivre – et voir se démentir
– les principes militaires de Saint-Loup, j’avais suivi avec
grand détail la guerre des Boërs, j’avais été conduit à relire
d’anciens récits d’explorations, de voyages. Ces récits
m’avaient passionné et j’en faisais l’application dans la vie
courante pour me donner plus de courage. Quand des
crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et plusieurs
nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans
m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où
l’épuisement et la souffrance devenaient tels que je
pensais n’en sortir jamais, je pensais à tel voyageur jeté
sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines,
grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l’eau
de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux
jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche
d’habitants quelconques, qui seraient peut-être des
anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait
l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de
découragement. Pensant aux Boërs qui, ayant en face
d’eux des armées anglaises, ne craignaient pas de
s’exposer au moment où il fallait traverser, avant de
retrouver un fourré, des parties de rase campagne : « Il
ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime,
quand le théâtre d’opérations est simplement notre propre
cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel
sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, le
seul fer que j’aie à craindre est celui du regard des voisins
qui ont autre chose à faire qu’à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire
craquer le moins du monde le plancher, en me rendant
compte que le moindre craquement dans la boutique de
Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien
Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien
la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes,
profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré
dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée
jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu
ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été chez
Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste
c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être
arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique.
Car d’après ce que j’entendis les premiers temps dans
celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je
suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai
que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été
toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle,
j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à
côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime
ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du
crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi
bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y
ajoutent – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne
pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu probant de la
Légende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin
au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je
m’étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir
par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation
s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de
Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit.
« Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il
au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle
barbe. – Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et
demandait à Jupien des renseignements sur le quartier.
« Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin,
pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un
grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un
cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces
questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant
avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je
vois que vous avez un cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton
douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute
sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise
impression que sa curiosité avait produite, adressa à
Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots,
une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils
prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha
assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra
la figure du baron, grasse et congestionnée sous les
cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on
vient de flatter profondément l’amour-propre, et, se
décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait
de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues
de distinction telles que : « Vous en avez un gros
pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et
reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway,
reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de
tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il
m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad
pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre
quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura
amusé. » Je fis ici la même remarque que j’avais faite sur
Bergotte. S’il avait jamais à répondre devant un tribunal, il
userait non de phrases propres à convaincre les juges,
mais de ces phrases bergottesques que son tempérament
littéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisait
trouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se
servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec
des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses
tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter
le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de
se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui
n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de
mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et
un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne
pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit
professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le
même tramway que la petite personne, dont nous ne
parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit
en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien
portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-
être les microbes de la peste, la chose incroyable appelée
« correspondance », un numéro, et qui, bien qu’on le
remette à moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi
jusqu’à trois, quatre fois de « voiture ». Je m’échoue
parfois à onze heures du soir à la gare d’Orléans, et il faut
revenir ! Si encore ce n’était que de la gare d’Orléans !
Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la
conversation avant, je suis allé jusqu’à Orléans même,
dans un de ces affreux wagons où on a comme vue, entre
des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie
des principaux chefs-d’œuvre d’architecture du réseau. Il
n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi,
comme monument historique, une « vue » de la cathédrale
d’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante
à regarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en
fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume
optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux
Aubrais en même temps que ma jeune personne qu’hélas,
sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts
excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je
n’eus pour consolation, en attendant le train qui me
ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers.
Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse
préféré une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour
remédier à l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais
assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur
d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le
baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes
gens du monde par exemple, je ne désire aucune
possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois
que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement,
mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de
laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne
cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale,
je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt
saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce
pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui
viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bébé.
Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se
retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien
compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à
trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien
giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu’on
ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux
des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui savais
cette infirmité de Jupien et qui remplaçais brun par blond,
le portrait me parut se rapporter exactement au duc de
Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont
pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête
tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit
bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité
prodigieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux
personnage que je suis et du microscopique vibrion qu’il
figure. Après tout qu’importe, ce petit âne peut braire
autant qu’il lui plaît devant ma robe auguste d’évêque. –
Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien compris des
dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus,
mais que le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va guère
avec la religion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille,
répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à
cause d’un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon
grand-oncle ayant apporté à mon grand-père le titre de duc
qui fut substitué. Je vois que les métaphores vous laissent
sourd et l’histoire de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il,
peut-être moins en manière de conclusion que
d’avertissement, cet attrait qu’exercent sur moi les jeunes
personnes qui me fuient, par crainte, bien entendu, car seul
le respect leur ferme la bouche pour me crier qu’elles
m’aiment, requiert-il d’elles un rang social éminent. Encore
leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela l’effet
directement contraire. Sottement prolongée elle m’écœure.
Pour prendre un exemple dans une classe qui vous sera
plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne pas
faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se
disputaient l’honneur de pouvoir me dire qu’elles m’avaient
logé, j’allai passer quelques jours à l’« hôtel », comme on
dit. Un des garçons d’étage m’était connu, je lui désignai
un curieux petit « chasseur » qui fermait les portières et qui
resta réfractaire à mes propositions. À la fin exaspéré,
pour lui prouver que mes intentions étaient pures, je lui fis
offrir une somme ridiculement élevée pour monter
seulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je
l’attendis inutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je
sortais par la porte de service pour ne pas apercevoir la
frimousse de ce vilain petit drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait
jamais eu aucune de mes lettres, qui avaient été
interceptées, la première par le garçon d’étage qui était
envieux, la seconde par le concierge de jour qui était
vertueux, la troisième par le concierge de nuit qui aimait le
jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où Diane se
levait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté, et
m’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de
chasse sur un plat d’argent, je le repousserais avec un
vomissement. Mais voilà le malheur, nous avons parlé de
choses sérieuses et maintenant c’est fini entre nous pour
ce que j’espérais. Mais vous pourriez me rendre de grands
services, vous entremettre ; et puis non, rien que cette idée
me rend quelque gaillardise et je sens que rien n’est fini. »
Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes
yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi
complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par
une baguette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas
compris, je n’avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la
commodité du langage), le vice de chacun l’accompagne à
la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes
tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le
nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir,
et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait
pas d’abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement
perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au
semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien.
Jusqu’ici je m’étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la
même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une
femme enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie,
s’obstine, tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je
suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander
indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais que
quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit
le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre
les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.
Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme
exemples de cette loi aux messieurs de Charlus de leur
connaissance, que pendant bien longtemps elles n’avaient
pas soupçonnés, jusqu’au jour où, sur la surface unie de
l’individu pareil aux autres, sont venus apparaître, tracés en
une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent
le mot cher aux anciens Grecs, n’ont, pour se persuader
que le monde qui les entoure leur apparaît d’abord nu,
dépouillé de mille ornements qu’il offre à de plus instruits,
qu’à se souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est
arrivé d’être sur le point de commettre une gaffe. Rien, sur
le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne
pouvait leur faire supposer qu’il était précisément le frère,
ou le fiancé, ou l’amant d’une femme dont elles allaient
dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot
que leur chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme
fatal. Aussitôt apparaissent, comme un Mane, Thecel,
Phares, ces mots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou : il
est l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler
devant lui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelle
entraînera tout un regroupement, le retrait ou l’avance de la
fraction des notions, désormais complétées, qu’on
possédait sur le reste de la famille. En M. de Charlus un
autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des
autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet
être avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais
jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé,
l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de
rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une
personne nouvelle était si complète, que non seulement les
contrastes de son visage, de sa voix, mais
rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses
relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là
incohérent à mon esprit, devenaient intelligibles, se
montraient évidents, comme une phrase, n’offrant aucun
sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées
au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés
dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus
oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à
l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de
Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air
d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de
ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont
l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est
féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence
seulement, aux autres hommes ; là où chacun porte,
inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes choses
dans l’univers, une silhouette installée dans la facette de la
prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe, mais
d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit
vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu
pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce
qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ;
qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à
la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il
leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre
comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils
sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie
et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans
amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment
reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ;
mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent
qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de
confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les
ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un
esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à
leur endroit par une psychologie de convention, fera
découler du vice confessé l’affection même qui lui est la
plus étrangère, de même que certains juges supposent et
excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la
trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché
originel et de la fatalité de la race. Enfin – du moins selon
la première théorie que j’en esquissais alors, qu’on verra
se modifier par la suite, et en laquelle cela les eût par-
dessus tout fâchés si cette contradiction n’avait été
dérobée à leurs yeux par l’illusion même que les faisait voir
et vivre – amants à qui est presque fermée la possibilité de
cet amour dont l’espérance leur donne la force de
supporter tant de risques et de solitudes, puisqu’ils sont
justement épris d’un homme qui n’aurait rien d’une femme,
d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, par
conséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir
serait à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de
vrais hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire
prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont
prostitués. Sans honneur que précaire, sans liberté que
provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation
qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous
les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres,
chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir
trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule
comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes
mourront chacun de son côté » ; exclus même, hors les
jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie
autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de
la sympathie – parfois de la société – de leurs semblables,
auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont,
dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus, accuse
toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer chez
eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu’ils
appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils
avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la
peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu
ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils
ont élu, mais d’une maladie inguérissable ; comme les
Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter
que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots
rituels et les plaisanteries consacrées) se fuyant les uns les
autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui
ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades,
s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés
à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre
où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une
persécution semblable à celle d’Israël, les caractères
physiques et moraux d’une race, parfois beaux, souvent
affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries dont celui
qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est
relativement, en apparence, le moins inverti, accable qui
l’est demeuré davantage) une détente dans la
fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans
leur existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une
race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui
parviennent à cacher qu’ils en sont, ils les démasquent
volontiers, moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas,
que pour s’excuser, et allant chercher, comme un médecin
l’appendicite, l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir
à rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les
Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait pas
d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas
d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le
crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient
réfractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout
châtiment, en vertu d’une disposition innée tellement
spéciale qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore
qu’elle puisse s’accompagner de hautes qualités morales)
que de certains vices qui y contredisent, comme le vol, la
cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés
du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie
bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que
celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts,
de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de
savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les
membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître
aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de
convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses
semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il
ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de
sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui
avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans
l’avocat qu’il est allé trouver ; tous obligés à protéger leur
secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le
reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux
les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent
vrais, car dans cette vie romanesque, anachronique,
l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une
certaine liberté d’allures que donne l’éducation
aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait
pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec
l’apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais
partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée,
insolente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant
des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans
le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un
grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse
avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant
avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas sien,
jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté
des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au
jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là
obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d’où
ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient
se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs
dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de
la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme
improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des
autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il
ne leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques,
plus pressés, qui n’ont pas le temps d’aller faire leur
marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce
gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont
fait deux sociétés dont la seconde est composée
exclusivement d’êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la
province, sans relations, sans rien que l’ambition d’être un
jour médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore
vide d’opinions, un corps dénué de manières et qu’ils
comptent rapidement orner, comme ils achèteraient pour
leur petite chambre du quartier latin des meubles d’après
ce qu’ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont
déjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse où ils
souhaitent de s’encadrer et de devenir illustres ; chez ceux-
là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme des
dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être,
à la vérité, la seule originalité vivace, despotique – et qui
tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur
carrière avec des gens dont, pour le reste, ils adoptent les
façons de parler, de penser, de s’habiller, de se coiffer.
Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des
condisciples, des maîtres ou quelque compatriote arrivé et
protecteur, ils ont vite découvert d’autres jeunes gens que
le même goût particulier rapproche d’eux, comme dans
une petite ville se lient le professeur de seconde et le
notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre,
les ivoires du moyen âge ; appliquant à l’objet de leur
distraction le même instinct utilitaire, le même esprit
professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les
retrouvent à des séances où nul profane n’est admis, pas
plus qu’à celles qui réunissent des amateurs de vieilles
tabatières, d’estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à
cause du plaisir de s’instruire, de l’utilité des échanges et
de la crainte des compétitions, règne à la fois, comme
dans une bourse aux timbres, l’entente étroite des
spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs.
Personne d’ailleurs, dans le café où ils ont leur table, ne
sait quelle est cette réunion, si c’est celle d’une société de
pêche, des secrétaires de rédaction, ou des enfants de
l’Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé et froid,
et tant ils n’osent regarder qu’à la dérobée les jeunes gens
à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques mètres plus
loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et parmi lesquels
ceux qui les admirent sans oser lever les yeux apprendront
seulement vingt ans plus tard, quand les uns seront à la
veille d’entrer dans une académie et les autres de vieux
hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant un
gros et grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux,
mais ailleurs, dans un autre monde, sous d’autres
symboles extérieurs, avec des signes étrangers, dont la
différence les a induits en erreur. Mais les groupements
sont plus ou moins avancés ; et comme l’« Union des
gauches » diffère de la « Fédération socialiste » et telle
société de musique Mendelssohnienne de la Schola
Cantorum, certains soirs, à une autre table, il y a des
extrémistes qui laissent passer un bracelet sous leur
manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col,
forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements,
leurs rires, leurs caresses entre eux, une bande de
collégiens à s’enfuir au plus vite, et sont servis, avec une
politesse sous laquelle couve l’indignation, par un garçon
qui, comme les soirs où il sert les dreyfusards, aurait plaisir
à aller chercher la police s’il n’avait avantage à empocher
les pourboires.
C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit
oppose le goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une
part, puisqu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-
mêmes qui croient que rien ne diffère plus du vice organisé
que ce qui leur paraît à eux un amour incompris, avec
quelque artifice toutefois, car ces différentes classes
répondent, tout autant qu’à des types physiologiques
divers, à des moments successifs d’une évolution
pathologique ou seulement sociale. Et il est bien rare en
effet qu’un jour ou l’autre, ce ne soit pas dans de telles
organisations que les solitaires viennent se fondre,
quelquefois par simple lassitude, par commodité (comme
finissent ceux qui en ont été le plus adversaires par faire
poser chez eux le téléphone, par recevoir les Iéna, ou par
acheter chez Potin). Ils y sont d’ailleurs généralement
assez mal reçus, car, dans leur vie relativement pure, le
défaut d’expérience, la saturation par la rêverie où ils sont
réduits, ont marqué plus fortement en eux ces caractères
particuliers d’efféminement que les professionnels ont
cherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de
ces nouveaux venus, la femme n’est pas seulement
intérieurement unie à l’homme, mais hideusement visible,
agités qu’ils sont dans un spasme d’hystérique, par un rire
aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains, ne
ressemblant pas plus au commun des hommes que ces
singes à l’œil mélancolique et cerné, aux pieds prenants,
qui revêtent le smoking et portent une cravate noire ; de
sorte que ces nouvelles recrues sont jugées, par de moins
chastes pourtant, d’une fréquentation compromettante, et
leur admission difficile ; on les accepte cependant et ils
bénéficient alors de ces facilités par lesquelles le
commerce, les grandes entreprises, ont transformé la vie
des individus, leur ont rendu accessibles des denrées
jusque-là trop dispendieuses à acquérir et même difficiles
à trouver, et qui maintenant les submergent par la pléthore
de ce que seuls ils n’avaient pu arriver à découvrir dans les
plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoires
innombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore
pour certains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui
la contrainte mentale ne s’est pas exercée et qui tiennent
encore pour plus rare qu’il n’est leur genre d’amour.
Laissons pour le moment de côté ceux qui, le caractère
exceptionnel de leur penchant les faisant se croire
supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de
l’homosexualité le privilège des grands génies et des
époques glorieuses, et quand ils cherchent à faire partager
leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être
prédisposés, comme le morphinomane fait pour la
morphine, qu’à ceux qui leur en semblent dignes, par zèle
d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme, le refus
du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et
l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin
encore couchés, montrent une admirable tête de femme,
tant l’expression est générale et symbolise tout le sexe ; les
cheveux eux-mêmes l’affirment, leur inflexion est si
féminine, déroulés, ils tombent si naturellement en tresses
sur la joue, qu’on s’émerveille que la jeune femme, la jeune
fille, Galathée qui s’éveille à peine dans l’inconscient de ce
corps d’homme où elle est enfermée, ait su si
ingénieusement, de soi-même, sans l’avoir appris de
personne, profiter des moindres issues de sa prison,
trouver ce qui était nécessaire à sa vie. Sans doute le
jeune homme qui a cette tête délicieuse ne dit pas : « Je
suis une femme. » Même si – pour tant de raisons
possibles – il vit avec une femme, il peut lui nier que lui en
soit une, lui jurer qu’il n’a jamais eu de relations avec des
hommes. Qu’elle le regarde comme nous venons de le
montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou
nu sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une
camisole de femme, la tête celle d’une jolie Espagnole. La
maîtresse s’épouvante de ces confidences faites à ses
regards, plus vraies que ne pourraient être des paroles,
des actes mêmes, et que les actes mêmes, s’ils ne l’ont
déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout être
suit son plaisir, et si cet être n’est pas trop vicieux, il le
cherche dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le
vice commence, non pas quand il noue des relations (car
trop de raisons peuvent les commander), mais quand il
prend son plaisir avec des femmes. Le jeune homme que
nous venons d’essayer de peindre était si évidemment une
femme, que les femmes qui le regardaient avec désir
étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même
désappointement que celles qui, dans les comédies de
Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui
se fait passer pour un adolescent. La tromperie est égale,
l’inverti même le sait, il devine la désillusion que, le
travestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien
cette erreur sur le sexe est une source de fantaisiste
poésie. Du reste, même à son exigeante maîtresse, il a
beau ne pas avouer (si elle n’est pas gomorrhéenne) : « Je
suis une femme », pourtant en lui, avec quelles ruses,
quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la
femme inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe
masculin. On n’a qu’à regarder cette chevelure bouclée sur
l’oreiller blanc pour comprendre que le soir, si ce jeune
homme glisse hors des doigts de ses parents, malgré eux,
malgré lui ce ne sera par pour aller retrouver des femmes.
Sa maîtresse peut le châtier, l’enfermer, le lendemain
l’homme-femme aura trouvé le moyen de s’attacher à un
homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve
une pioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le
visage de cet homme des délicatesses qui nous touchent,
une grâce, un naturel dans l’amabilité comme les hommes
n’en ont point, serions-nous désolés d’apprendre que ce
jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sont des
aspects différents d’une même réalité. Et même, celui qui
nous répugne est le plus touchant, plus touchant que toutes
les délicatesses, car il représente un admirable effort
inconscient de la nature : la reconnaissance du sexe par
lui-même ; malgré les duperies du sexe, apparaît la
tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur
initiale de la société a placé loin de lui. Pour les uns, ceux
qui ont eu l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se
préoccupent guère de la sorte matérielle de plaisir qu’ils
reçoivent, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un visage
masculin. Tandis que d’autres, ayant des sens plus violents
sans doute, donnent à leur plaisir matériel d’impérieuses
localisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs
aveux la moyenne du monde. Ils vivent peut-être moins
exclusivement sous le satellite de Saturne, car pour eux les
femmes ne sont pas entièrement exclues comme pour les
premiers, à l’égard desquels elles n’existeraient pas sans
la conversation, la coquetterie, les amours de tête. Mais les
seconds recherchent celles qui aiment les femmes, elles
peuvent leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir
qu’ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils peuvent, de la
même manière, prendre avec elles le même plaisir qu’avec
un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée, pour
ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu’ils
pourraient prendre avec un homme et qui seul leur semble
une trahison, puisqu’ils ne participent pas à l’amour des
femmes, ne l’ont pratiqué que comme habitude et pour se
réserver la possibilité du mariage, se représentant si peu
le plaisir qu’il peut donner, qu’ils ne peuvent souffrir que
celui qu’ils aiment le goûte ; tandis que les seconds
inspirent souvent de la jalousie par leurs amours avec des
femmes. Car dans les rapports qu’ils ont avec elles, ils
jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une
autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu
près ce qu’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami
jaloux souffre de sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est
pour lui presque un homme, en même temps qu’il le sent
presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il est
quelque chose qu’il ne connaît pas, une espèce de femme.
Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui, par une
sorte d’enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer leurs
parents, mettent une sorte d’acharnement à choisir des
vêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs
lèvres et noircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce
sont eux qu’on retrouvera, quand ils auront trop cruellement
porté la peine de leur affectation, passant toute une vie à
essayer vainement de réparer, par une tenue sévère,
protestante, le tort qu’ils se sont fait quand ils étaient
emportés par le même démon qui pousse des jeunes
femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façon
scandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer
leur famille, jusqu’au jour où elles se mettent avec
persévérance et sans succès à remonter la pente qu’il leur
avait paru si amusant de descendre, qu’elles avaient trouvé
si amusant, ou plutôt qu’elles n’avaient pas pu s’empêcher
de descendre. Laissons enfin pour plus tard ceux qui ont
conclu un pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand
M. de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d’une
variété ou d’une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour
finir ce premier exposé, ne disons un mot que de ceux dont
nous avions commencé de parler tout à l’heure, des
solitaires. Tenant leur vice pour plus exceptionnel qu’il
n’est, ils sont allés vivre seuls du jour qu’ils l’ont découvert,
après l’avoir porté longtemps sans le connaître, plus
longtemps seulement que d’autres. Car personne ne sait
tout d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou
méchant. Tel collégien qui apprenait des vers d’amour ou
regardait des images obscènes, s’il se serrait alors contre
un camarade, s’imaginait seulement communier avec lui
dans un même désir de la femme. Comment croirait-il
n’être pas pareil à tous, quand ce qu’il éprouve il en
reconnaît la substance en lisant Mme de Lafayette, Racine,
Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il est encore trop peu
capable de s’observer soi-même pour se rendre compte
de ce qu’il ajoute de son cru, et que si le sentiment est le
même, l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob Roy et
non Diana Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence
défensive de l’instinct qui précède la vue plus claire de
l’intelligence, la glace et les murs de leur chambre
disparaissaient sous des chromos représentant des
actrices ; ils font des vers tels que : « Je n’aime que Chloé
au monde, elle est divine, elle est blonde, et d’amour mon
cœur s’inonde. » Faut-il pour cela mettre au
commencement de ces vies un goût qu’on ne devait point
retrouver chez elles dans la suite, comme ces boucles
blondes des enfants qui doivent ensuite devenir les plus
bruns ? Qui sait si les photographies de femmes ne sont
pas un commencement d’hypocrisie, un commencement
aussi d’horreur pour les autres invertis ? Mais les solitaires
sont précisément ceux à qui l’hypocrisie est douloureuse.
Peut-être l’exemple des Juifs, d’une colonie différente,
n’est-il même pas assez fort pour expliquer combien
l’éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils
arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d’aussi
simplement atroce que le suicide où les fous, quelque
précaution qu’on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière
où ils se sont jetés, s’empoisonnent, se procurent un
revolver, etc., mais à une vie dont les hommes de l’autre
race non seulement ne comprennent pas, n’imaginent pas,
haïssent les plaisirs nécessaires, mais encore dont le
danger fréquent et la honte permanente leur feraient
horreur. Peut-être, pour les peindre, faut-il penser sinon aux
animaux qui ne se domestiquent pas, aux lionceaux
prétendus apprivoisés mais restés lions, du moins aux
noirs, que l’existence confortable des blancs désespère et
qui préfèrent les risques de la vie sauvage et ses
incompréhensibles joies. Quand le jour est venu où ils se
sont découverts incapables à la fois de mentir aux autres et
de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne,
fuyant leurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par
horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le
reste de l’humanité par honte. N’étant jamais parvenus à la
véritable maturité, tombés dans la mélancolie, de temps à
autre, un dimanche sans lune, ils vont faire une promenade
sur un chemin jusqu’à un carrefour, où, sans qu’ils se soient
dit un mot, est venu les attendre un de leurs amis d’enfance
qui habite un château voisin. Et ils recommencent les jeux
d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger une
parole. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent
de n’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé,
exactement comme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient
rien refaire, sauf, dans leurs rapports, un peu de froideur,
d’ironie, d’irritabilité et de rancune, parfois de la haine.
Puis le voisin part pour un dur voyage à cheval, et, à mulet,
ascensionne des pics, couche dans la neige ; son ami, qui
identifie son propre vice avec une faiblesse de
tempérament, la vie casanière et timide, comprend que le
vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant de
milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en
effet, l’autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas
(malgré les cas où l’on verra que l’inversion est
guérissable). Il exige de recevoir lui-même le matin, dans
sa cuisine, la crème fraîche des mains du garçon laitier et,
les soirs où des désirs l’agitent trop, il s’égare jusqu’à
remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à arranger la
blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains invertis
paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit)
n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se
perd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des
urines d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire
davantage, mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un
jour cet homosexuel perd un jeune cousin et, à son
inconsolable douleur, vous comprenez que c’était dans cet
amour, chaste peut-être et qui tenait plus à garder l’estime
qu’à obtenir la possession, que les désirs avaient passé
par virement, comme dans un budget, sans rien changer au
total, certaines dépenses sont portées à un autre exercice.
Comme il en est pour ces malades chez qui une crise
d’urticaire fait disparaître pour un temps leurs
indispositions habituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune
parent semble, chez l’inverti, avoir momentanément
remplacé, par métastase, des habitudes qui reprendront un
jour ou l’autre la place du mal vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ;
devant la beauté de la jeune épouse et la tendresse que
son mari lui témoigne, le jour où l’ami est forcé de les
inviter à dîner, il a honte du passé. Déjà dans une position
intéressante, elle doit rentrer de bonne heure, laissant son
mari ; celui-ci, quand l’heure est venue de rentrer, demande
un bout de conduite à son ami, que d’abord aucune
suspicion n’effleure, mais qui, au carrefour, se voit renversé
sur l’herbe, sans une parole, par l’alpiniste bientôt père. Et
les rencontres recommencent jusqu’au jour où vient
s’installer non loin de là un cousin de la jeune femme, avec
qui se promène maintenant toujours le mari. Et celui-ci, si
le délaissé vient le voir et cherche à s’approcher de lui,
furibond, le repousse avec l’indignation que l’autre n’ait pas
eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais.
Une fois pourtant se présente un inconnu envoyé par le
voisin infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le
recevoir et ne comprend que plus tard dans quel but
l’étranger était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que
d’aller à la station de bain de mer voisine demander un
renseignement à un certain employé de chemin de fer.
Mais celui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre
bout de la France ; le solitaire ne pourra plus aller lui
demander l’heure des trains, le prix des premières, et
avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il
s’attarde sur la plage, telle une étrange Andromède
qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme une
méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste
paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à
jeter sur la foule des voyageurs un regard qui semblera
indifférent, dédaigneux ou distrait, à ceux d’une autre race,
mais qui, comme l’éclat lumineux dont se parent certains
insectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme
le nectar qu’offrent certaines fleurs pour attirer les insectes
qui les féconderont, ne tromperait pas l’amateur presque
introuvable d’un plaisir trop singulier, trop difficile à placer,
qui lui est offert, le confrère avec qui notre spécialiste
pourrait parler la langue insolite ; tout au plus, à celle-ci
quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant de
s’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement,
comme ceux qui au Collège de France, dans la salle où le
professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le
cours, mais seulement pour se chauffer. Méduse !
Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse
me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder,
comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et
de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur.
Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs
pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme
tant de créatures du règne animal et du règne végétal,
comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce
que, chez elle, l’organe mâle est séparé par une cloison de
l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches
ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des
unes aux autres ou si l’homme ne les féconde
artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit
être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du
mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent
qu’un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est
susceptible de goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse
donner à quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son
parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent
être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-
ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins
sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions,
et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes comme M.
de Charlus, et sous la réserve des accommodements qui
paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés
par le besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-
consentements, l’amour mutuel, en dehors des difficultés si
grandes, parfois insurmontables, qu’il rencontre chez le
commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce
qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur
égard à peu près impossible, et que, si se produit pour eux
une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait
paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de
l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de
sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des
Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des
empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des
éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux
hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant
qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son
bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire
bedonnant ; ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à
bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant,
mais une véritable prédestination préparée par les
harmonies de leur tempérament, non pas seulement par
leur tempérament propre, mais par celui de leurs
ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que
l’être qui se conjoint à eux leur appartient avant la
naissance, les a attirés par une force comparable à celle
qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies
antérieures. M. de Charlus m’avait distrait de regarder si le
bourdon apportait à l’orchidée le pollen qu’elle attendait
depuis si longtemps, qu’elle n’avait chance de recevoir que
grâce à un hasard si improbable qu’on le pouvait appeler
une espèce de miracle. Mais c’était un miracle aussi
auquel je venais d’assister, presque du même genre, et
non moins merveilleux. Dès que j’eus considéré cette
rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla empreint de
beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la nature a
inventées pour forcer les insectes à assurer la fécondation
des fleurs, qui, sans eux, ne pourraient pas l’être parce que
la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou qui,
si c’est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le
rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus
aisé à attraper au passage de la fleur femelle, en
supprimant la sécrétion du nectar, qui n’est plus utile
puisqu’il n’y a pas d’insectes à attirer, et même l’éclat des
corolles qui les attirent, et, pour que la fleur soit réservée au
pollen qu’il faut, qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait
sécréter une liqueur qui l’immunise contre les autres
pollens – ne me semblaient pas plus merveilleuses que
l’existence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer
les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux : les
hommes qui sont attirés non par tous les hommes, mais –
par un phénomène de correspondance et d’harmonie
comparable à ceux qui règlent la fécondation des fleurs
hétérostylées trimorphes, comme le Lythrum salicoria –
seulement par les hommes beaucoup plus âgés qu’eux. De
cette sous-variété, Jupien venait de m’offrir un exemple,
moins saisissant pourtant que d’autres que tout
herborisateur humain, tout botaniste moral, pourra
observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un frêle
jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux
avances des autres jeunes gens que restent stériles les
fleurs hermaphrodites à court style de la Primula veris tant
qu’elles ne sont fécondées que par d’autres Primula veris
à court style aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le
pollen des Primula veris à long style. Quant à ce qui était
de M. de Charlus, du reste, je me rendis compte dans la
suite qu’il y avait pour lui divers genres de conjonctions et
desquelles certaines, par leur multiplicité, leur instantanéité
à peine visible, et surtout le manque de contact entre les
deux acteurs, rappelaient plus encore ces fleurs qui dans
un jardin sont fécondées par le pollen d’une fleur voisine
qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait en effet certains
êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui, de tenir
pendant quelques heures sous la domination de sa parole,
pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût
apaisé. Par simples paroles la conjonction était faite aussi
simplement qu’elle peut se produire chez les infusoires.
Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour moi
le soir où j’avais été mandé par lui après le dîner
Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une
violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur,
comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à
distance l’insecte inconsciemment complice et
décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu
dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé,
renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui paraître
désirable. Enfin, l’inversion elle-même, venant de ce que
l’inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir
des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi
plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent
infécondes, c’est-à-dire à la stérilité de l’auto-fécondation.
Il est vrai que les invertis à la recherche d’un mâle se
contentent souvent d’un inverti aussi efféminé qu’eux. Mais
il suffit qu’ils n’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils
ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se servir, ce qui
arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à certains
animaux hermaphrodites, comme l’escargot, qui ne
peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être
par d’autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se
rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la
Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques
d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques, ni les animaux
unisexués, à cet hermaphrodisme initial dont quelques
rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme
et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme
semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique,
d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de
Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés
aux insectes, selon Darwin, non seulement par les fleurs
dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs
capitules pour être vues de plus loin, comme certaine
hétérostylée qui retourne ses étamines et les courbe pour
frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre une ablution,
et tout simplement même aux parfums de nectar, à l’éclat
des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dans
la cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer
l’heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût
voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce
qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour moi, le soleil de l’après-
midi et les fleurs de l’arbuste étaient sans doute liés à son
souvenir. D’ailleurs, il ne se contenta pas de recommander
les Jupien à Mme de Villeparisis, à la duchesse de
Guermantes, à toute une brillante clientèle, qui fut d’autant
plus assidue auprès de la jeune brodeuse que les
quelques dames qui avaient résisté ou seulement tardé
furent de la part du baron l’objet de terribles représailles,
soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’elles
avaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre ses
entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de
plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement
comme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous
verrons plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce
Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à
diminuer ou à exagérer les bontés selon qu’on les avait
pour elle ou pour les autres. D’ailleurs là, elle n’avait pas
besoin d’exagération ni n’éprouvait d’ailleurs d’envie,
aimant sincèrement Jupien. « Ah ! c’est un si bon homme
que le baron, ajoutait-elle, si bien, si dévot, si comme il
faut ! Si j’avais une fille à marier et que j’étais du monde
riche, je la donnerais au baron les yeux fermés. – Mais,
Françoise, disait doucement ma mère, elle aurait bien des
maris cette fille. Rappelez-vous que vous l’avez déjà
promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c’est
que c’est encore quelqu’un qui rendrait une femme bien
heureuse. Il y a beau avoir des riches et des pauvres
misérables, ça ne fait rien pour la nature. Le baron et
Jupien, c’est bien le même genre de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette
révélation première, le caractère électif d’une conjonction
si sélectionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M.
de Charlus est une créature extraordinaire, puisque, s’il ne
fait pas de concessions aux possibilités de la vie, il
recherche essentiellement l’amour d’un homme de l’autre
race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui
par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairement à ce
que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien
tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire
des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on
plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet
ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et
se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que
trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux
portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la
Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le
cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que
s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût
dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les
excuses : « Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. »
ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée
flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait répondu :
« Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais
même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à
Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de
troupeaux de l’Hébron. » Et il l’aurait immédiatement fait
rebrousser chemin vers la ville qu’allait détruire la pluie de
feu et de soufre. Au contraire, on laissa s’enfuir tous les
Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune
garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth,
sans être pour cela changés comme elle en statues de sel.
De sorte qu’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce
geste est resté habituel, pareil à celui des femmes
débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage de
chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête
vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si
nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la
Genèse : « Si quelqu’un peut compter la poussière de la
terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sont fixés
sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions,
et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand
un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en
majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin
d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui
permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est
possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils forment dans
tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne,
médisante, qui a des qualités charmantes et
d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus
approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a
voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui
consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement
sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir
Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la
ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme,
entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités, où ils
trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables.
Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité,
quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait
sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait en
somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd
ou à Paris.
En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je
ne songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par
attention à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être
de voir la fécondation de la fleur par le bourdon.
Partie 2
1
Chapitre
M. de Charlus dans le monde.—Un médecin.—Face
caractéristique de Mme de Vaugoubert.—Mme
d'Arpajon, le jet d'eau d'Hubert Robert et la gaieté du
grand-duc Wladimir.—Mme d'Amoncourt de Citri, Mme
de Saint-Euverte, etc.—Curieuse conversation entre
Swann et le prince de Guermantes.—Albertine au
téléphone.—Visites en attendant mon dernier et
deuxième séjour à Balbec.—Arrivée à Balbec.—Les
intermittences du coeur.
Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée
des Guermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je
restais oisif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas
avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de
neuf heures, c’était lui encore qui sur la place de la
Concorde donnait à l’obélisque de Louqsor un air de
nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en
une matière métallique, de sorte que l’obélisque ne devint
pas seulement plus précieux, mais sembla aminci et
presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre,
qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La
lune était maintenant dans le ciel comme un quartier
d’orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais
elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant. Blottie
toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait
servir d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que
celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et
allant de l’avant, brandirait comme une arme irrésistible,
comme un symbole oriental, son ample et merveilleux
croissant d’or.
Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je
rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus
qu’une demi-heure auparavant me persécutait encore la
crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de
venir sans avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois
longtemps après l’heure du danger, oubliée grâce à la
distraction, que l’on se souvient de son inquiétude. Je dis
bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut
d’abord que je note une circonstance minime, laquelle
permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents,
pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans
soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on
appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de
Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des
intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse,
était reçu dans son salon pour la première fois. Ses
parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient
réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce soir
absents de Paris, avaient chargé leur fils de les
représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la
princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un
jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait
pu arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se
fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs
que l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur
si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de
Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était
d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il
ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus
grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné
à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions
passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un
à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était
borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do
not speak french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle
de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver
un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de
Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l’esprit
d’initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame
d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part
ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût
l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la
princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle
façon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, se
tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens
social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un
d’eux. Elle ne craignait pas du reste d’élire et d’attirer le
membre d’un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait
remarquer à M. Detaille, lequel avait naturellement
acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans
un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la
princesse n’hésitait pas à élever la voix : « Madame de
Villemur, M. Detaille, en grand peintre qu’il est, est en train
d’admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite
directe à la conversation ; avec l’adresse que donne
l’habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise
selon un arc de trois quarts de cercle et, sans déranger en
rien ses voisins, faisait presque face à la princesse.
« Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la
maîtresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion
de son invitée ne suffisait pas. – Je ne le connais pas,
mais je connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur,
d’un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que
beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre,
que l’interpellation n’avait pas suffi à lui présenter d’une
manière formelle, un imperceptible salut. « Venez,
monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous
présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait alors autant
d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du Rêve que tout
à l’heure à se tourner vers lui. Et la princesse s’avançait
une chaise pour elle-même ; elle n’avait en effet interpellé
Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le
premier groupe où elle avait passé les dix minutes de
règle, et d’accorder une durée égale de présence au
second. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient
reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque
fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait
surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une
grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités
de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de
maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière,
dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur
incandescence propre – entre deux Altesses sans beauté
et l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus
tôt que moi. J’avais en face de moi la princesse, de
laquelle la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre
tant d’autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de
la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme
une si belle médaille, qu’il a gardé pour moi une vertu
commémorative. La princesse avait l’habitude de dire à
ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant
une de ses soirées : « Vous viendrez, n’est-ce pas ? »
comme si elle avait un grand désir de causer avec eux.
Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien,
dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se
lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec
les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier en
disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que
l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour
accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la
rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à
l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on
la laissait tranquille. À certains même elle ne disait rien, se
contentant de leur montrer ses admirables yeux d’onyx,
comme si on était venu seulement à une exposition de
pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de
Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours
de la main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu
l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait
reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre,
dans un instant il allait la connaître. En demandant à son
« Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer,
l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret,
indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde
(qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était
coupable de surprendre de la sorte et d’étaler
publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le
duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil
qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut,
se vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était
ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter
de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec
l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse
intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de
Châtellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être
annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse
de maison, qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas
songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique d’une
autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier
habillé de noir comme un bourreau, entouré d’une troupe
de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts
à s’emparer d’un intrus et à le mettre à la porte. L’huissier
me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement
que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva
aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pu le
prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-
propre si je n’étais pas invité, et celui de la princesse de
Guermantes si je l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes
avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel.
L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement
une place prépondérante dans le monde de la littérature
anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller
dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même
qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un
vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste
inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une
hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un
fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la
força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible
hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui
faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision
inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux
d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut
cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment
où j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le
bruit préalable d’un cataclysme possible, je dus, pour
plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n’étais
tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse d’un
air résolu.
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et,
ce qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime
d’une machination, au lieu de rester assise comme pour
les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde
après, je pus pousser le soupir de soulagement de la
malade d’Huxley quand, ayant pris le parti de s’asseoir
dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c’était le
vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse
venait de me tendre la main en souriant. Elle resta
quelques instants debout, avec le genre de grâce
particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :

Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore


arrivée, comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me
dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la
main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon
duquel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à
ce qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon,
une canne à bec d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne
me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu
de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint
quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les
sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne
la commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer,
me fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher,
sentant qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que,
dans son immense bonne volonté, cette femme
merveilleusement haute et belle, noble comme l’étaient tant
de grandes dames qui montèrent si fièrement à l’échafaud,
n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse, que
me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois : « Vous
trouverez le prince dans le jardin. » Or, aller auprès du
prince, c’était sentir renaître sous une autre forme mes
doutes.
En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât.
On entendait, dominant toutes les conversations,
l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait
avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de
faire la connaissance. De profession à profession, on se
devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de
Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de
l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde,
d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir
aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était
sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris
la détermination, non de se taire, mais de parler chacun
sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé
ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par
plusieurs personnes qui disent ensemble des choses
différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste
certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de
Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque
M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était
rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait
continué imperturbablement son discours. J’aurais bien
demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de
Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il
ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la
plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses
offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir
où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et
pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la
scène que je venais de voir, cet après-midi même, se
passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de
pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme
mes parents me reprochaient ma paresse et de n’avoir
pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je
leur avais violemment reproché de vouloir me faire
accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la
colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le
plus désagréable m’avaient dicté cette réponse
mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sensuel,
ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais
dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais
quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le
sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une
réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque
de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que
ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes,
comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait
narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces
salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être
inexpiable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de
Charlus savait bien que les tonnerres qu’il brandissait
contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu’il
avait pris en haine, commençaient à passer, selon
beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour des
tonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser
n’importe qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que
son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux
des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très
bien choisi pour lui demander un service dans une fête où
ma présence seule semblait un ironique démenti à ses
prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire,
le professeur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez
les Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car
jamais on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la
princesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le
prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la
reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui Mme
de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les
usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait
absolument personne dans ces salons et ne pouvait y
rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort,
m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois de sa
vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait
de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour
lesquelles il s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il
attachait beaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur
de diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu’il ne se
rappelait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une
fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il
lui avait assigné. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment
de l’attaque de ma grand’mère, je l’avais conduite chez lui
le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le
temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu’on lui
avait envoyé à l’époque. « Madame votre grand’mère est
bien morte, n’est-ce pas ? me dit-il d’une voix où une
quasi-certitude calmait une légère appréhension. Ah ! En
effet ! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon
pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très
bien. »
C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la
mort de ma grand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui
est celle du corps médical tout entier, sans manifester,
sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des
médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par
optimisme quant au régime, par pessimisme quant au
dénouement. « Du vin ? en quantité modérée cela ne peut
vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisir
physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le
permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout
est un défaut. » Du coup, quelle tentation pour le malade de
renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En
revanche, si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine,
etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles
graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer
imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne
sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à
lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuite
guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui
avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au
Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste
de narquoise insolence. Une innocente promenade
effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de
colère au président d’assises qui, deux ans auparavant, a
prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une
condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de
tous, bien entendu, et nous n’omettons pas, mentalement,
d’admirables exceptions) sont en général plus mécontents,
plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux de son
exécution. C’est ce qui explique que le professeur E… ,
quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute
à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que
tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait
pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une
contenance et une raison de rester. Il me parla de la
grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fût
lettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit : « Vous
ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C’est que la
médecine a fait quelques petits progrès dans ses
connaissances depuis Molière, mais aucun dans son
vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce qu’il faut, c’est
éviter les sudations que cause, surtout dans les salons
surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remédier,
quand vous rentrez et avez envie de boire, par la chaleur »
(ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le
sujet m’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre
d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux
reins en faisant passer par la peau ce dont l’issue est
ailleurs. Je déplorais ces temps de canicule par lesquels
ma grand’mère était morte et n’étais pas loin de les
incriminer. Je n’en parlai pas au docteur E… , mais de lui-
même il me dit : « L’avantage de ces temps très chauds,
où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en
est soulagé d’autant. » La médecine n’est pas une science
exacte.
Accroché à moi, le professeur E… ne demandait qu’à ne
pas me quitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la
princesse de Guermantes de grandes révérences de
droite et de gauche, après avoir reculé d’un pas, le
marquis de Vaugoubert. M. de Norpois m’avait
dernièrement fait faire sa connaissance et j’espérais que je
trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me présenter
au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne
me permettent pas d’expliquer ici à la suite de quels
incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls
hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce
qu’on appelle à Sodome être « en confidences » avec M.
de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose
avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce
n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’était seulement sous
une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu’il
présentait ces alternances de sympathie et de haine par où
le désir de charmer, et ensuite la crainte – également
imaginaire – d’être, sinon méprisé, du moins découvert,
faisait passer le baron. Rendues ridicules par une
chasteté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux il
avait, dès l’âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa
nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de
Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez
M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées
avec un véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des
plus fines, des plus mordantes railleries et qui marquaient
un homme à jamais, chez M. de Vaugoubert, au contraire,
la sympathie était exprimée avec la banalité d’un homme
de dernier ordre, d’un homme du grand monde, et d’un
fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes
pièces comme chez le baron) par une malveillance sans
trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle
était d’habitude en contradiction avec les propos que le
ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être à
nouveau dans quelque temps : régularité dans le
changement qui donnait une poésie presque astronomique
aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien
que sans cela personne moins que lui ne fît penser à un
astre.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait
eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les
mille façons qu’il croyait celles du monde et de la
diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant, pour
sembler, d’une part, ravi de l’existence – alors qu’il
remâchait intérieurement les déboires d’une carrière sans
avancement et menacée d’une mise à la retraite – d’autre
part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait et n’osait
même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer
aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de
séductions. Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes
effectives, dont la seule pensée lui faisait peur à cause du
qu’en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé
d’une débauche presque infantile à la continence absolue
datant du jour où il avait pensé au quai d’Orsay et voulu
faire une grande carrière, il avait l’air d’une bête en cage,
jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la
peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’il
ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence
n’étaient plus des gamins et que, quand un marchand de
journaux lui criait en plein nez : La Presse ! plus encore que
de désir il frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et
dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du
quai d’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il
aurait voulu plaire encore – avait de brusques élans de
cœur. Dieu sait de combien de lettres il assommait le
ministère (quelles ruses personnelles il déployait, combien
de prélèvements il opérait sur le crédit de Mme de
Vaugoubert qu’à cause de sa corpulence, de sa haute
naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la
médiocrité du mari, on croyait douée de capacités
éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre)
pour faire entrer sans aucune raison valable un jeune
homme dénué de tout mérite dans le personnel de la
légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années
après, pour peu que l’insignifiant attaché parût, sans
l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donné des
marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé
ou trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que
jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le
rappelât, et le directeur des Affaires politiques recevait
journellement une lettre : « Qu’attendez-vous pour me
débarrasser de ce lascar-là. Dressez-le un peu, dans son
intérêt. Ce dont il a besoin c’est de manger un peu de
vache enragée. » Le poste d’attaché auprès du roi
Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour
tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du
monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du
Gouvernement français à l’étranger. Quand un homme
prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes
choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à
éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas
dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient
« répondre », craignant toujours les potins que celui auquel
ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur
leur compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Pour moi, M. de
Vaugoubert n’eut pas à se poser la question, j’étais en
effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu’à cause de la
différence d’âge. Il me répondit d’un air émerveillé et ravi,
ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu
de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je
pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma
présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince,
dont je comptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me
mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie
pour lui comme pour elle et il me mena d’un pas délibéré
vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la
main et des yeux, avec toutes les marques de
considération possibles, il resta néanmoins muet et se
retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour
me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt
tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque
d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de
Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais, peut-être
même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, par
politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation
en une simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus
avancé ; comment me faire présenter au maître de la
maison par une femme qui ne savait pas mon nom ? De
plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec
Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de
vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car
j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge
pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit.
Certes je n’étais nullement épris d’elle ; j’obéissais en la
faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à
cette époque torride de l’année où la sensualité libérée
visite plus volontiers les organes du goût, recherche surtout
la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle a soif
d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune
épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je
comptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle
du reste me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que
ne manqueraient pas de me laisser bien des visages
charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles
que de dames que donnait la princesse). D’autre part, celui
de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose,
n’avait rien d’attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice,
que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et
la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans
qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme.
Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je
la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a
affaire à l’un des plus touchants miracles de la nature et
qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au
règne des fleurs. Dans la première hypothèse : – si la
future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi
lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique
et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un
homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut
guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une
fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas
contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères
masculins, elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari,
même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui
fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des
insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être
aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors
du cas qui nous occupe, qui n’a remarqué combien les
couples les plus normaux finissent par se ressembler,
quelquefois même par interchanger leurs qualités ? Un
ancien chancelier allemand, le prince de Bulow, avait
épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on
remarqua combien l’époux germanique avait pris de
finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse
allemande. Pour sortir jusqu’à un point excentrique des lois
que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate
français dont l’origine n’était rappelée que par son nom, un
des plus illustres de l’Orient. En mûrissant, en vieillissant,
s’est révélé en lui l’Oriental qu’on n’avait jamais
soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence du fez qui
le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de
l’ambassadeur dont nous venons d’évoquer la silhouette
ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le
type, acquis ou prédestiné, dont l’image immortelle est la
princesse Palatine, toujours en habit de cheval et ayant pris
de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des
hommes qui n’aiment pas les femmes, dénonçant dans
ses lettres de commère les relations qu’ont entre eux tous
les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des
causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes
telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles
sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent,
flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme.
Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le
mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole, plus
efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie
sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation,
ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert.
Hélas, je sentais qu’elle me considérait avec intérêt et
curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à
M. de Vaugoubert, et qu’elle aurait tant voulu être
maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse.
Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de
province qui, dans un catalogue de magasin de
nouveautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie
personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages,
mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce
à la différence des poses et à la variété des toilettes.)
L’attrait végétal qui poussait vers moi M me de Vaugoubert
était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour
que je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je
me dégageai en alléguant que moi, qui allais bientôt partir,
je ne m’étais pas fait présenter encore au maître de la
maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il
causait avec quelques personnes n’était pas bien grande.
Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût
fallu s’exposer à un feu continu. Beaucoup de femmes par
qui il me semblait que j’eusse pu me faire présenter étaient
dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée,
elles ne savaient pas trop que faire. Les fêtes de ce genre
sont en général anticipées. Elles n’ont guère de réalité que
le lendemain, où elles occupent l’attention des personnes
qui n’ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu
du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant
l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus
grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs
médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à
ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement, ses
livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à
faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la
princesse de Guermantes ont donné une grande soirée,
etc. », elle s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours,
causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise
rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu
faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait
les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois
aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient
pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le
moins, et faisaient appel à des gens que Mme de
Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque
tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de
leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur
amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces
derniers, si, en effet, souvent la princesse, même s’ils
étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent
à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait
excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait
pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me
fusse pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le
jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe
du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que
les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui
s’étaient groupées autour du baron et le masquaient
presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y
répondait en nommant les gens par leur nom. Et on
entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay,
bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir
madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir Philibert,
bonsoir ma chère Ambassadrice, etc. » Cela faisait un
glapissement continu qu’interrompaient des
recommandations bénévoles ou des questions (desquelles
il n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus
adressait d’un ton radouci, factice afin de témoigner
l’indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n’ait
pas froid, les jardins c’est toujours un peu humide. Bonsoir
madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg.
Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la
ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Géran. » Certes il y
avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait
qu’il était un Guermantes occupant une place
prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de
l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme
aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut
avoir si cette fête est donnée non chez des gens du
monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de
Véronèse. Il est même plus probable que le prince
allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt se
représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-
même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la
Warburg, une bonne parole condescendante pour chacun
des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou
le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de
la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous
les arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié,
mais elles semblaient transformées parce qu’elles étaient
chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les
voyais assises non devant une assiette de Saxe mais sous
les branches d’un marronnier. L’élégance du milieu n’y
faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez
« Oriane », le même trouble eût existé en moi. Que
l’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on
doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît
changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré.
« Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps
que vous n’avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle
excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui
prouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme
les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent
mille fois en citant une relation commune, souvent très
vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard
qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas
reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la
duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. »
Malheureusement cette protection qu’étendait sur moi cette
phrase d’apparence stupide et d’intention délicate était
extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que je voulus en
user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agissait
d’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de
puissant, de paraître à la fois aux yeux du solliciteur le
recommander, et aux yeux du haut personnage ne pas
recommander ce solliciteur, de manière que ce geste à
double sens lui ouvrait un crédit de reconnaissance envers
ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis de l’autre.
Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui
demander de me présenter à M. de Guermantes, elle
profita d’un moment où les regards du maître de maison
n’étaient pas tournés vers nous, me prit maternellement par
les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui
ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un
mouvement prétendu protecteur et volontairement
inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de
départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant
par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à
retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très
bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle
avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région
intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y
découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait
engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses
contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer
enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près
sa masse, son poids, mais pour ses formes, les
confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure,
je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit
aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il
n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de
l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. Là,
j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint
tout entier : « Madame d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il
vint, car il ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion
de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et
nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et
auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des
exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame
qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de
Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi
et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs,
voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce
soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se
joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y
a pas une série d’approximations graduées. On ne voit
rien, puis tout d’un coup apparaît le nom exact et fort
différent de ce qu’on croyait deviner. Ce n’est pas lui qui
est venu à nous. Non, je crois plutôt qu’au fur et à mesure
que nous vivons, nous passons notre temps à nous
éloigner de la zone où un nom est distinct, et c’est par un
exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait
l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un coup j’avais
percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il y a des
transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitions
sont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels
nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux,
et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même
pas à proprement parler des noms, mais souvent de
simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom
retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passant du néant à
la réalité est si mystérieux, qu’il est possible, après tout,
que ces consonnes fausses soient des perches
préalables, maladroitement tendues pour nous aider à
nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur,
ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de
cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps
arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vous faire perdre une
minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheux que, jeune
comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’il n’est
pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de
ne pouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous
connaissiez fort bien. » C’est très fâcheux en effet,
monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on
y sent l’annonce du temps où les noms et les mots
disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra,
pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux
qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille
ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on
connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que
pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés,
et dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir,
cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et
lesquels, je vous prie ? » Hé, monsieur, c’est que le mal
seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer
les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un
homme qui chaque soir tombe comme une masse dans
son lit et ne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se
lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de
grandes découvertes, au moins de petites remarques sur
le sommeil ? À peine sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie
n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter
quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans
défaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier
les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon vous
présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et
laissez-moi reprendre mon récit.
Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré,
mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle
avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce
pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait
eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y
porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa
ma demande de me présenter au Prince détermina chez
elle un silence qu’elle eut la naïveté de croire un semblant
de n’avoir pas entendu ce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut
même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils.
Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia pas
de la contradiction, et s’en servit pour la leçon de discrétion
qu’elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je veux
dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins
éloquente.
D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fort contrariée ; beaucoup
de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à
l’angle duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y
avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait,
non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de
Surgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mme
d’Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le
léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on
voyait, souple, son corps envolé de Victoire.
Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus,
rentré dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin.
J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans
une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas
avoir l’air de voir les gens) d’admirer la volontaire et artiste
simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul
eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc
de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus
portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la
croix en émail blanc, noir et rouge de Chevalier de l’Ordre
religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut
interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu,
le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure
et d’un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de
Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu
Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont
tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de
Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans
même regarder le jeune homme : « Bonsoir, Monsieur »,
d’un air bourru et d’une voix si violemment impolie, que tout
le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant
que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et
n’avait pu résister une fois au plaisir d’y faire une allusion,
tenait-il à couper court à tout ce qu’elle aurait pu broder sur
un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu’à
faire une retentissante profession d’indifférence à l’égard
des jeunes gens ; peut-être n’avait-il pas trouvé que ledit
Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air
suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser
plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il
se donner les avantages d’une agression préalable,
comme les souverains qui, avant d’engager une action
diplomatique, l’appuient d’une action militaire.
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de
Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une
part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don
Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent
(souvent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à
son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme
une personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels
ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir
peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de
se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains
nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les
rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou
cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme,
frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes,
M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de
ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant l’avenir,
craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait
commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit,
ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des
mois, des années, une vie identique à un être détesté – à
celui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et
se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la
qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour
lui – en revanche il avait de trop fréquentes explosions de
colère pour qu’elles ne fussent pas assez fragmentaires.
« L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à
sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne
sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il,
même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait
irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait
redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile
dissipait l’autre, et pour peu que le premier se montrât
déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n’ayant
pas assez duré pour faire un fond de haine où construire.
Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeur
contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de
me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la
malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne
pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout
hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous
savez que je les connais très bien, la Princesse a été très
gentille pour moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en
quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me
répondit-il d’un ton claquant, et, me tournant le dos, il reprit
sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeur d’Allemagne
et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon
faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les
portes grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui
humait tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre.
Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa
direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon
oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et
ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser,
encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des
terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible.
Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins
foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus
à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se
faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le
milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux
que moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque
peine à capter son attention, car, les papilles du nez
frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés,
écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était
trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant
entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me
conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand,
cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les
recommandant, une assiette de petits fours. Autant
l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait,
aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier,
autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel,
hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement :
« Monsieur ». J’avais souvent entendu le duc se moquer de
la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me
dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus
entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout
de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc
qui vous parlait dès la première visite de « pair à
compagnon », et que des deux cousins celui qui était
vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa
réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité,
car ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la
considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il
arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au
Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur
général ou un « doyen » conscients de leur haute charge
cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les
connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de
cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus
modernes dans l’affectation de la camaraderie badine.
« Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur
votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt. Je
répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il
ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour
le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je
vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur
place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la
puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au
fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de
le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le
surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque
avait joué toute la soirée et que, de minute en minute,
s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque
faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet
d’eau d’Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont
plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on
le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter
par la brise que la retombée plus légère de son panache
pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance
de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir
arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art
plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-
même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait
le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel
s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de
près on se rendait compte que, tout en respectant, comme
les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement
tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et
voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les
accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer,
leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance
l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi
souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors
que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une
continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette
continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous
les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se
briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet
parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-
même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour
lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans
force retombaient de la colonne d’eau en croisant au
passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées,
saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement
sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin.
Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en
sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la
rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de
soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en
apparence peint en brun doré et immuable, qui montait,
infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux
nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait
à l’envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un
simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas
tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé
jusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère
qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable.
On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de
Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec
Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on
accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui
s’élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où M me
d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnades, un
fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si
complètement la belle dame que, l’eau dégoulinante de
son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle fut aussi
trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors, non
loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pour
pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant
prolongé par période comme s’il s’adressait non pas à
l’ensemble, mais successivement à chaque partie des
troupes ; c’était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son
cœur en voyant l’immersion de Mme d’Arpajon, une des
choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il
eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes
charitables faisaient remarquer au Moscovite qu’un mot de
condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir
à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et
tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander le
secours de personne, se dégageait malgré l’eau qui
souillait malicieusement la margelle de la vasque, le
Grand-Duc, qui avait bon cœur, crut devoir s’exécuter et,
les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés,
on entendit un nouveau grondement plus violent encore que
l’autre. « Bravo, la vieille ! » s’écriait-il en battant des mains
comme au théâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce
qu’on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et
comme quelqu’un lui disait, assourdi par le bruit de l’eau,
que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je
crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque
chose », « Non ! c’était à Mme de Souvré », répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l’escalier où
l’absence du Prince, disparu à l’écart avec Swann,
grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de
même que, quand Louis XIV n’était pas à Versailles, il y
avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté
au passage par le baron, tandis que derrière moi deux
dames et un jeune homme s’approchaient pour lui dire
bonjour.
« C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant
la main. « Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir ma
chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu’il
m’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui
donnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le
mécontentait, mais qu’il n’avait pu empêcher, une
satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur
et son égaillement d’hystérique donnèrent immédiatement
une forme d’ironie excessive : « C’est gentil, reprit-il, mais
c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats
de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de
l’impuissance où la parole humaine était de l’exprimer.
Cependant que certaines personnes, sachant combien il
était à la fois difficile d’accès et propre aux « sorties »
insolentes, s’approchaient avec curiosité et, avec un
empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à
leur cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me
touchant doucement l’épaule, vous savez que je vous aime
bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été
voir le jet d’eau ? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif
que questionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est
merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement,
en supprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de
pareil, en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les
choses les mieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de
mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c’est
lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n’a
réussi que très peu à enlaidir. C’est beaucoup plus difficile
de défigurer un chef-d’œuvre que de le créer. Nous nous
doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins
puissant qu’Hubert Robert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel.
« Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma
délicieuse cousine Oriane ? » me demanda la Princesse
qui avait depuis peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec
qui je retournais dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je
l’ai vue cet après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle
me l’a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous
deux chez la reine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura
toutes les Altesses possibles, ce sera très intimidant. »
Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de
Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui
disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit : « Mes
petits chiens ». Aussi, M me de Guermantes dit-elle : « Ce
sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les gens
du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sa
propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé
d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à
montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait
donnés. M’ayant demandé si je dînais la semaine suivante
chez la marquise de la Pommelière, qu’on appelait souvent
« la Pomme », la Princesse, ayant obtenu de moi une
réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis,
sans aucune autre raison qu’un étalage voulu d’érudition
involontaire, de banalité et de conformité à l’esprit général,
elle ajouta : « C’est une assez agréable femme, la
Pomme ! »
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient
précisément leur entrée le duc et la duchesse de
Guermantes ! Mais je ne pus d’abord aller au-devant d’eux,
car je fus happé au passage par l’ambassadrice de
Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison
que je venais de quitter, s’écria en m’empoignant par le
bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la Princesse !
Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si j’étais un
homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de
sensualité orientales, je vouerais ma vie à cette céleste
créature. » Je répondis qu’elle me semblait charmante en
effet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse.
« Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice.
Oriane est une charmante femme du monde qui tire son
esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert,
c’est quelqu’un. »
Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans
réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et
il n’y avait aucune raison pour que l’ambassadrice de
Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un
jugement plus sûr que le mien. D’autre part, ce qui
expliquait aussi mon agacement contre l’ambassadrice,
c’est que les défauts d’une simple connaissance, et même
d’un ami, sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels
nous sommes heureusement « mithridatés ».
Mais, sans apporter le moindre appareil de
comparaison scientifique et parler d’anaphylaxie, disons
qu’au sein de nos relations amicales ou purement
mondaines, il y a une hostilité momentanément guérie,
mais récurrente, par accès. Habituellement on souffre peu
de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En
disant « Babal », « Mémé », pour désigner des gens
qu’elle ne connaissait pas, l’ambassadrice de Turquie
suspendait les effets du « mithridatisme » qui, d’ordinaire,
me la rendait tolérable. Elle m’agaçait, ce qui était d’autant
plus injuste qu’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux
croire qu’elle était intime de « Mémé », mais à cause d’une
instruction trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles
seigneurs selon ce qu’elle croyait la coutume du pays. Elle
avait fait ses classes en quelques mois et n’avait pas suivi
la filière. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir
de rester auprès de l’ambassadrice une autre raison. Il n’y
avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même
personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et
sérieux, que la princesse de Guermantes lui était
franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter
à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir l’avait
amené. L’ambassadrice était parfaitement sincère en me
disant que la princesse de Guermantes était une créature
sublime. Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été
jusqu’ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir
donner à ce genre de non-invitation la forme d’une
abstention volontaire par principes. Maintenant qu’elle avait
été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa
sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pas besoin,
pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on porte sur
les gens, d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à
l’exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste
incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au
reste, l’ambassadrice de Turquie, comme disait la
princesse de Guermantes qui passa avec moi l’inspection
des salons, « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les
étoiles véritables du monde sont fatiguées d’y paraître.
Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer
dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules.
Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice ottomane,
toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d’y briller
pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces
sortes de représentations qui s’appellent une soirée, un
raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que
d’y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut
toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête.
Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de
fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis
qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de
quelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignant
des coussins, loin du monde, est au moins une aussi
grande dame que la duchesse de Doudeauville.
Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de
Guermantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle
les faisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque
fois qu’elle avait à dire bonjour à quelque ami ; absolument
comme si celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque
trait charmant, quelque régal pour délicats dont la
dégustation a mis une expression de finesse et de joie sur
le visage du connaisseur. Mais pour les grandes soirées,
comme elle avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu’il
eût été fatigant, après chacun d’eux, d’éteindre à chaque
fois la lumière. Tel un gourmet de littérature, allant au
théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène,
témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise
soirée en ayant déjà, tandis qu’il remet ses affaires à
l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son
regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c’était
dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la
soirée. Et tandis qu’elle donnait son manteau du soir, d’un
magnifique rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable
carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur
sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de
couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane
s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de
ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M.
de Janville eurent beau se précipiter sur le duc pour
l’empêcher d’entrer : « Mais vous ignorez donc que le
pauvre Mama est à l’article de la mort ? On vient de
l’administrer. – Je le sais, je le sais, répondit M. de
Guermantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique
a produit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir
à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne
pas manquer après la soirée du prince. « Nous ne voulions
pas qu’on sût que nous étions rentrés », me dit la
duchesse. Elle ne se doutait pas que la princesse avait
d’avance infirmé cette parole en me racontant qu’elle avait
vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le
duc, après un long regard dont pendant cinq minutes il
accabla sa femme : « J’ai raconté à Oriane les doutes que
vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils n’étaient pas
fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à faire pour
essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me
plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous
n’étiez pas invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que
je n’aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je
dois dire qu’elle fit souvent, dans la suite, des choses bien
plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de
prendre ses paroles dans ce sens que j’avais été trop
réservé. Je commençais à connaître l’exacte valeur du
langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique,
amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment
d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce, mais
pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas
elle n’aurait plus de raison d’être. « Mais vous êtes notre
égal, sinon mieux », semblaient, par toutes leurs actions,
dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus
gentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés,
mais non pour être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif
de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien
élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise
éducation. Je reçus du reste à peu de temps de là une
leçon qui acheva de m’enseigner, avec la plus parfaite
exactitude, l’extension et les limites de certaines formes de
l’amabilité aristocratique. C’était à une matinée donnée
par la duchesse de Montmorency pour la reine
d’Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller
au buffet, et en tête marchait la souveraine ayant à son
bras le duc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De
sa main libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de
distance mille signes d’appel et d’amitié, et qui avaient l’air
de vouloir dire que je pouvais m’approcher sans crainte,
que je ne serais pas mangé tout cru à la place des
sandwichs. Mais moi, qui commençais à me perfectionner
dans le langage des cours, au lieu de me rapprocher
même d’un seul pas, à mes quarante mètres de distance je
m’inclinai profondément, mais sans sourire, comme
j’aurais fait devant quelqu’un que j’aurais à peine connu,
puis continuai mon chemin en sens opposé. J’aurais pu
écrire un chef-d’œuvre, les Guermantes m’en eussent
moins fait d’honneur que de ce salut. Non seulement il ne
passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant
eut à répondre à plus de cinq cents personnes, mais à
ceux de la duchesse, laquelle, ayant rencontré ma mère, le
lui raconta en se gardant bien de lui dire que j’avais eu tort,
que j’aurais dû m’approcher. Elle lui dit que son mari avait
été émerveillé de mon salut, qu’il était impossible d’y faire
tenir plus de choses. On ne cessa de trouver à ce salut
toutes les qualités, sans mentionner toutefois celle qui avait
paru la plus précieuse, à savoir qu’il avait été discret, et on
ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont
je compris qu’ils étaient encore moins une récompense
pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à la façon de
celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d’un
établissement d’éducation : « N’oubliez pas, mes chers
enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vos
parents, afin qu’ils vous renvoient l’année prochaine. »
C’est ainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un
monde différent entrait dans son milieu, vantait devant lui
les gens discrets « qu’on trouve quand on va les chercher
et qui se font oublier le reste du temps », comme on
prévient, sous une forme indirecte, un domestique qui sent
mauvais que l’usage des bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule,
je causais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voix
d’une sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible,
discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de
Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a
même pas besoin que le malade en observation soulève
sa chemise ni d’écouter la respiration, la voix suffit.
Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par
l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait
exactement le langage de sa profession ou les manières
de son milieu, affectant une distinction sévère ou une
familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait
pour apprendre : « C’est un Charlus », à mon oreille
exercée, comme le diapason d’un accordeur. À ce moment
tout le personnel d’une ambassade passa, lequel salua M.
de Charlus. Bien que ma découverte du genre de maladie
en question datât seulement du jour même (quand j’avais
aperçu M. de Charlus et Jupien), je n’aurais pas eu besoin,
pour donner un diagnostic, de poser des questions,
d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de
Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi
s’en tenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se
croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il
se figure – autre exagération – que l’exception unique,
c’est l’homme normal. Mais, ambitieux et timoré, M. de
Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce
qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait
eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres.
Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences
politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la
chasteté du chrétien. Aussi, comme chaque sens perd de
sa force et de sa vivacité, s’atrophie quand il n’est plus mis
en usage, M. de Vaugoubert, de même que l’homme
civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force,
de la finesse d’ouïe de l’homme des cavernes, avait perdu
la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut
chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris,
soit à l’étranger, le ministre plénipotentiaire n’arrivait même
plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de
l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que
prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses
goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des
autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement
délicieux. Non qu’après tant d’années il songeât à profiter
d’aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles
à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à
Athalie et à Abner que Joas est de la race de David,
qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins,
changeant l’aspect de la légation de X… ou tel service du
Ministère des Affaires étrangères, rendaient
rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le
temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour
cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier
serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air
émerveillé d’Élise s’écriant dans Esther :

Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés


S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en


souriant à M. de Charlus un regard niaisement
interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien
entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit
parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui
agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux
de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeur de X… en
France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis au
hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement
ses regards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter,
même à ce qui est muet, le langage des classiques, je
faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par
lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu,
par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la Reine
que des filles qui y appartinssent.

Cependant son amour pour notre nation


A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son
[étude et ses soins.

Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses


regards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays
où je réside, la même chose n’existe pas. – C’est
probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi
Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. –
Oh ! pas du tout ! – Alors il n’est pas permis d’en avoir l’air
à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre
« ma chère », le genre que je déteste le plus. Je n’oserais
pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez
bien le connaître pour ce qu’il est, il est connu comme le
loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du
reste charmant. Le jour où l’accord avec la France a été
signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému. –
C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh !
mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon !
Mais je n’ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que
j’entendis, car j’étais peu éloigné, et qui firent que je me
récitai mentalement :

Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,


Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.
Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que
peu d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas
dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand
une petite dame brune, extrêmement jolie, l’arrêta :
« Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçue
d’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il dit
qu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie
pour dix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même
si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma
possession. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il
y a certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je
vois que vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en
s’adressant à moi ; je vous ai connu chez la princesse de
Parme (chez qui je n’étais jamais allé). L’empereur de
Russie voudrait que votre père fût envoyé à Pétersbourg.
Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski sera là, il en
parlerait avec vous. J’ai un cadeau à vous faire, chérie,
ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne
ferais à personne qu’à vous. Les manuscrits de trois
pièces d’Ibsen, qu’il m’a fait porter par son vieux garde-
malade. J’en garderai une et vous donnerai les deux
autres. »
Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces
offres. Incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou
vivants, il voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant
faire visite à sa femme et la mettant dans leurs ouvrages.
Les gens du monde se représentent volontiers les livres
comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si
bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les
personnes qu’il rencontre. C’est déloyal évidemment, et ce
ne sont que des gens de peu. Certes, ce ne serait pas
ennuyeux de les voir « en passant », car grâce à eux, si on
lit un livre ou un article, on connaît « le dessous des
cartes », on peut « lever les masques ». Malgré tout, le plus
sage est de s’en tenir aux auteurs morts. M. de
Guermantes trouvait seulement « parfaitement
convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie dans le
Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le nom
de M. de Guermantes en tête des personnes remarquées
« notamment » dans les enterrements où le duc s’était
inscrit. Quand ce dernier préférait que son nom ne figurât
pas, au lieu de s’inscrire il envoyait une lettre de
condoléances à la famille du défunt en l’assurant de ses
sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre
dans le journal : « Parmi les lettres reçues, citons celle du
duc de Guermantes, etc. », ce n’était pas la faute de
l’échotier, mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc
qualifiait d’arrivistes, et avec qui il était désormais décidé
à ne plus avoir de relations (ce qu’il appelait, ne sachant
pas bien le sens des locutions, « avoir maille à partir »).
Toujours est-il que les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur
survivance incertaine, firent se froncer les sourcils du duc,
qui n’était pas encore assez loin de nous pour ne pas avoir
entendu les amabilités diverses de Mme Timoléon
d’Amoncourt. C’était une femme charmante, d’un esprit,
comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût
réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait
maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire,
amie successivement – nullement amante, elle était de
mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand
écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des
livres pour elle, le hasard l’ayant introduite dans le faubourg
Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Elle
avait maintenant une situation à n’avoir pas à dispenser
d’autres grâces que celles que sa présence répandait.
Mais habituée jadis à l’entregent, aux manèges, aux
services à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne fussent
plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d’État à vous
révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de
maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits
inutiles un peu de mensonge, mais il faisaient de sa vie
une comédie d’une complication scintillante et il était exact
qu’elle faisait nommer des préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de
Guermantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter
devant elle, mais dans le vague, afin d’éviter les gens avec
qui elle ne tenait pas à entrer en relations, et dont elle
devinait parfois, de loin, l’écueil menaçant. Nous avancions
entre une double haie d’invités, lesquels, sachant qu’ils ne
connaîtraient jamais « Oriane », voulaient au moins,
comme une curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule,
vite, vite, venez voir Madame de Guermantes qui cause
avec ce jeune homme. » Et on sentait qu’il ne s’en fallait
pas de beaucoup pour qu’ils fussent montés sur des
chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14 juillet ou
au Grand Prix. Ce n’est pas que la duchesse de
Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa
cousine. Chez la première fréquentaient des gens que la
seconde n’eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son
mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild,
qui, intime amie de Mme de la Trémoïlle et de M me de
Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup
chez cette dernière. Il en était encore de même du baron
Hirsch, que le prince de Galles avait amené chez elle, mais
non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de
quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même
républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le
prince, royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son
antisémitisme, étant aussi de principe, ne fléchissait
devant aucune élégance, si accréditée fût-elle, et s’il
recevait Swann dont il était l’ami de tout temps, étant
d’ailleurs le seul des Guermantes qui l’appelât Swann et
non Charles, c’est que, sachant que la grand’mère de
Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse
du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à
la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du
prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d’ailleurs
fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même d’un
Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien.
« Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs »,
me dit la duchesse, en me parlant de l’hôtel où nous étions.
Mais après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle
s’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son
humble trou ». « Ici, c’est admirable pour visiter. Mais je
mourrais de chagrin s’il me fallait rester à coucher dans
des chambres où ont eu lieu tant d’événements historiques.
Ça me ferait l’effet d’être restée après la fermeture, d’avoir
été oubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou
même au Louvre, et d’avoir comme seule ressource contre
la tristesse de me dire que je suis dans la chambre où a
été assassiné Monaldeschi. Comme camomille, c’est
insuffisant. Tiens, voilà M me de Saint-Euverte. Nous avons
dîné tout à l’heure chez elle. Comme elle donne demain sa
grande machine annuelle, je pensais qu’elle serait allée se
coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ci
avait eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une
tapissière plutôt que de ne pas y être allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, ce soir,
moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les
autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les
derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis
la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer
brillamment à sa garden-party. Car, depuis pas mal
d’années, les invités des fêtes Saint-Euverte n’étaient plus
du tout les mêmes qu’autrefois. Les notabilités féminines
du milieu Guermantes, si clairsemées alors, avaient –
comblées de politesses par la maîtresse de la maison –
amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un
travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme
de Saint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre
des personnes inconnues au monde élégant. On avait
cessé de voir l’une, puis l’autre. Pendant quelque temps
fonctionna le système des « fournées », qui permettait,
grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de
convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui
dispensait de les inviter avec les gens de bien. De quoi
pouvaient-ils se plaindre ? N’avaient-ils pas panem et
circenses, des petits fours et un beau programme
musical ? Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les
deux duchesses en exil, qu’autrefois, quand avait débuté le
salon Saint-Euverte, on avait vues en soutenir, comme
deux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières
années on ne distingua plus, mêlées au beau monde, que
deux personnes hétérogènes : la vieille Mme de
Cambremer et la femme à belle voix d’un architecte à
laquelle on était souvent obligé de demander de chanter.
Mais ne connaissant plus personne chez Mme de Saint-
Euverte, pleurant leurs compagnes perdues, sentant
qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes à mourir de froid
comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré à temps.
Aussi l’année suivante ne furent-elles pas invitées ; Mme de
Franquetot tenta une démarche en faveur de sa cousine
qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pas
obtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots :
« Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si ça
vous amuse, ça n’a rien de criminel ! » Mme de
Cambremer ne trouva pas l’invitation assez pressante et
s’abstint.
Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-
Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes
dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il
avait prise), on pouvait s’étonner que la personne qui
donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût
eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à
ses troupes. Mais c’est que la prééminence du salon Saint-
Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine
consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et
soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sans être jamais
allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que
par le journal, l’énumération des ambassadrices
d’Angleterre, d’Autriche, etc. ; des duchesses d’Uzès, de
La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent
volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de
Paris, alors qu’il était un des derniers. Non que les
comptes rendus fussent mensongers. La plupart des
personnes citées avaient bien été présentes. Mais
chacune était venue à la suite d’implorations, de
politesses, de services, et en ayant le sentiment d’honorer
infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins
recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service
commandé, ne font illusion qu’aux lectrices de
« Mondanités ». Elles glissent sur une fête vraiment
élégante, celle-là où la maîtresse de la maison, pouvant
avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d’être
« parmi les élus », ne demandent qu’à deux ou trois, et ne
font pas mettre le nom de leurs invités dans le journal.
Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le
pouvoir qu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles
élégantes pour la reine d’Espagne, mais, méconnues de la
foule, parce que la première sait et que la seconde ignore
qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces femmes, et en
bonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout
ce qui était invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait
toujours refusé d’aller chez elle. Mais il était brouillé avec
tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre
cela sur le compte du caractère.
Certes, s’il n’y avait eu là qu’Oriane, Mme de Saint-
Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation
avait été faite de vive voix, et d’ailleurs acceptée avec cette
charmante bonne grâce trompeuse dans l’exercice de
laquelle triomphent ces académiciens de chez lesquels le
candidat sort attendri et ne doutant pas qu’il peut compter
sur leur voix. Mais il n’y avait pas qu’elle. Le prince
d’Agrigente viendrait-il ? Et Mme de Durfort ? Aussi, pour
veiller au grain, Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus
expédient de se transporter elle-même ; insinuante avec
les uns, impérative avec les autres, pour tous elle annonçait
à mots couverts d’inimaginables divertissements qu’on ne
pourrait revoir une seconde fois, et à chacun promettait
qu’il trouverait chez elle la personne qu’il avait le désir, ou
le personnage qu’il avait le besoin de rencontrer. Et cette
sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans
l’année – telles certaines magistratures du monde antique
– de personne qui donnera le lendemain la plus
considérable garden-party de la saison lui conférait une
autorité momentanée. Ses listes étaient faites et closes, de
sorte que, tout en parcourant les salons de la princesse
avec lenteur pour verser successivement dans chaque
oreille : « Vous ne m’oublierez pas demain », elle avait la
gloire éphémère de détourner les yeux, en continuant à
sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque
hobereau qu’une camaraderie de collège avait fait
admettre chez « Gilbert », et duquel la présence à sa
garden-party n’ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler
pour pouvoir dire ensuite : « J’ai fait mes invitations
verbalement, et malheureusement je ne vous ai pas
rencontré. » Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de
ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la
soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi,
une vraie duchesse de Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’on
pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires.
Pour une part, sans doute, quand elle les refusait, c’était
volontairement : « Mais elle m’embête, disait-elle, est-ce
que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant
une heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et
sa bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non
de la société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah !
susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact et
désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on
reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la dame à demi tarée,
et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils
noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de
cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes
relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que
par un signe de tête des plus secs. « Je ne comprends
pas, me dit-elle, comme pour s’excuser, que Marie-Gilbert
nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici
de toutes les paroisses. C’était beaucoup mieux arrangé
chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode
et le Temple de l’Oratoire si ça lui plaisait, mais, au moins,
on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais pour
beaucoup, c’était par timidité, peur d’avoir une scène de
son mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût des artistes, etc.
(Marie-Gilbert en protégeait beaucoup, il fallait prendre
garde de ne pas être abordée par quelque illustre
chanteuse allemande), par quelque crainte aussi à l’égard
du nationalisme qu’en tant que, détenant, comme M. de
Charlus, l’esprit des Guermantes, elle méprisait au point de
vue mondain (on faisait passer maintenant, pour glorifier
l’état-major, un général plébéien avant certains ducs) mais
auquel pourtant, comme elle se savait cotée mal pensante,
elle faisait de larges concessions, jusqu’à redouter d’avoir
à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet
égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le Prince
n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une
espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire
publiquement la conversation avec « pauvre Charles »
qu’elle préférait chérir dans le privé.
– Et qu’est-ce encore que celle-là ? s’écria Mme de
Guermantes en voyant une petite dame l’air un peu
étrange, dans une robe noire tellement simple qu’on aurait
dit une malheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand
salut. Elle ne la reconnut pas et, ayant de ces insolences,
se redressa comme offensée, et regarda sans répondre,
d’un air étonné : « Qu’est-ce que c’est que cette personne,
Basin ? » demanda-t-elle d’un air étonné, pendant que M.
de Guermantes, pour réparer l’impolitesse d’Oriane,
saluait la dame et serrait la main du mari. « Mais, c’est
Mme de Chaussepierre, vous avez été très impolie. – Je ne
sais pas ce que c’est Chaussepierre. – Le neveu de la
vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien de tout ça.
Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? – Mais, vous
ne connaissez que ça, c’est la fille de Mme de Charleval,
Henriette Montmorency. – Ah ! mais j’ai très bien connu sa
mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle
épousé tous ces gens que je ne connais pas ? Vous dites
qu’elle s’appelle Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en
épelant ce dernier mot d’un air interrogateur et comme si
elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un regard dur.
« Cela n’est pas si ridicule que vous avez l’air de croire de
s’appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre était le
frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Sennecour
et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens bien. –
Ah ! assez, s’écria la duchesse qui, comme une
dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisser
intimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous
faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher
ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si
j’ignorais Chaussepierre, j’ai lu Balzac, vous n’êtes pas le
seul, et j’ai même lu Labiche. J’apprécie Chanlivault, je ne
hais pas Charleval, mais j’avoue que du Merlerault est le
chef-d’œuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n’est
pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n’est
pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle,
vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne
trouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement
procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais
conseils, Oriane. – J’espère pour lui qu’il a à sa disposition
des personnes plus jeunes s’il a envie de demander de
mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s’il ne veut
rien faire de plus mal qu’un livre ! » Assez loin de nous, une
merveilleuse et fière jeune femme se détachait doucement
dans une robe blanche, toute en diamants et en tulle.
Madame de Guermantes la regarda qui parlait devant tout
un groupe aimanté par sa grâce.
« Votre sœur est partout la plus belle ; elle est charmante
ce soir », dit-elle, tout en prenant une chaise, au prince de
Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour
oncle le général du même nom) vint s’asseoir à côté de
nous, ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de
Vaugoubert, se dandinant (par un excès de politesse qu’il
gardait même quand il jouait au tennis où, à force de
demander des permissions aux personnages de marque
avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la
partie à son camp), retournait auprès de M. de Charlus
(jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la
comtesse Molé, qu’il faisait profession d’admirer entre
toutes les femmes), et, par hasard, au moment où plusieurs
membres d’une nouvelle mission diplomatique à Paris
saluaient le baron. À la vue d’un jeune secrétaire à l’air
particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de
Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule
question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis
quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire
partant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une
signification, l’exaspéra. « Je n’en sais absolument rien, je
vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles
me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier,
vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce
jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus,
irrité d’avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la vérité.
Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait exception
dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de
personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement
médiocres, en sorte que, si l’on cherchait quel avait pu être
le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait
découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petit
Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au
contraire les femmes avec une exagération comique de
compère de revue, qui faisait manœuvrer en règle son
bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des
contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux, il ne croyait
pas à l’inversion. Il en donna immédiatement la preuve en
mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il croyait bien
faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu
gênant et fut bientôt remplacé par une Excellence nouvelle
qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres
ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais
elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours
général, où un certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus
de dix ans se passassent avant que, des attachés
hétérogènes s’étant introduits dans ce tout si parfait, une
autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en
tête.
Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann,
Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au
sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître de
maison. « Savez-vous à quel sujet ? demanda le duc à M.
de Bréauté. – J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que
c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait
fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais
il paraît que l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que,
d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre.
– Tiens, cela m’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert,
dit la duchesse en souriant rêveusement. – C’est sur cette
petite représentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa
mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des
explications à Swann, qui s’est contenté de répondre, ce
que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout,
cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule
que ça ! » Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette
petite pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s’est
énormément amusée. – Comment, Mme Molé va là ? dit la
duchesse étonnée. Ah ! c’est Mémé qui aura arrangé cela.
C’est toujours ce qui finit par arriver avec ces endroits-là.
Tout le monde, un beau jour, se met à y aller, et moi, qui me
suis volontairement exclue par principe, je me trouve seule
à m’ennuyer dans mon coin. » Déjà, depuis le récit que
venait de leur faire M. de Bréauté, la duchesse de
Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins sur
l’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait,
comme on voit, adopté un nouveau point de vue.
« L’explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté
le colonel de Froberville, est de tout point controuvée. J’ai
mes raisons pour le savoir. Le Prince a purement et
simplement fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir,
comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrer
chez lui, étant donné les opinions qu’il affiche. Et, selon
moi, mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non
seulement de faire cette algarade, mais aurait dû en finir il
y a plus de six mois avec un dreyfusard avéré. »
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop
lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-
même qu’on lance sans ménagements, se trouva projeté
vers la duchesse de Guermantes, à laquelle il présenta ses
hommages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la
persuasion que tous les diplomates – ou hommes
politiques – de son monde étaient des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la
situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires
dans la société. Malheureusement, si la femme qu’il avait
épousée était parente très véritable des Guermantes, c’en
était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même
avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère de relations et
c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors des
grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre
ou de marier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie
de la communion du grand monde, comme les catholiques
de nom qui ne s’approchent de la sainte Table qu’une fois
l’an. Leur situation matérielle eût même été malheureuse si
Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue
pour feu le général de Froberville, n’avait pas aidé de
toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des
distractions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui
passait pour un bon garçon, n’avait pas l’âme
reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’une
bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans
mesure. La garden-party était pour lui, sa femme et ses
enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu
manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir
empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme
de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party dans
les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient
machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle
fête », les détails complémentaires sur les toilettes, donnés
pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement
mal aux Froberville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs et qui
savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en
arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps
en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper
avec délices les prémices d’un orage qui pût faire rater la
fête.
– Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville,
dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann,
je peux dire franchement que sa conduite à notre égard a
été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous,
par le duc de Chartres, on me dit qu’il est ouvertement
dreyfusard. Jamais je n’aurais cru cela de lui, de lui un fin
gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de
vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la
considération générale, un connaisseur de bonnes
adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisse
boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j’ai été bien
trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis
une vieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce
de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas
dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et
les sectateurs du condamné.
« Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée ma
femme, reprit le duc, qui considérait évidemment que
condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion
qu’on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité,
constituait une espèce de remerciement pour la façon dont
on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, il aurait
dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait
vraiment de l’amitié pour lui. » La duchesse, pensant qu’un
ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique
et sincère à ses paroles, dit d’une voix d’écolière, comme
laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en
donnant seulement à ses yeux une expression un peu
mélancolique : « Mais c’est vrai, je n’ai aucune raison de
cacher que j’avais une sincère affection pour Charles ! –
Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il
pousse l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! »
« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince
Von l’est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui,
s’écria M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a
demandé de venir dîner lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou
non, cela m’est parfaitement égal puisqu’il est étranger. Je
m’en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français,
c’est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais
jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville – j’avais eu la
faiblesse de croire qu’un juif peut être Français, j’entends
un juif honorable, homme du monde. Or Swann était cela
dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à
reconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti
pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement
partie de son milieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre
une société qui l’avait adopté, qui l’avait traité comme un
des siens. Il n’y a pas à dire, nous nous étions tous portés
garants de Swann, j’aurais répondu de son patriotisme
comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal.
J’avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à
cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans son
genre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait
l’insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous
quelqu’un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de
peine ? C’est à ma femme. Oriane a souvent ce que
j’appellerai une affectation d’insensibilité. Mais au fond,
elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de
Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère,
l’écoutait d’un air modeste mais ne disait pas un mot, par
scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout par peur de
l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure
sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui
avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle, quand
elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie
froissée ; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui
nous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup
Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas
Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une
interpellation aussi directe sur un point de fait qui lui
permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louanges
qu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un
air d’autant plus appris qu’il voulait paraître « senti », elle
dit avec une douceur réservée : « C’est vrai, Basin ne se
trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas encore la même
chose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique, à
mon avis, il doive rester dans certaines bornes.
J’excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se
laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme
intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur
en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-
même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était
d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la
vulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec une
tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait
cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de
certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six
par exemple. On sentait que la question de l’immoralité de
la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même
pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en
ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants,
pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices,
ruiner volontairement la magnifique situation qu’il lui a faite
et déshonorer, par des frasques que les principes ou les
préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom
respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas
manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi
douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était
dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme
un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien,
jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis
que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un
homme pondéré, un homme ayant une position de premier
ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait
passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les
événements avaient en partie semblé justifier la thèse
dreyfusiste, l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de
violence, et de purement politique d’abord était devenue
sociale. C’était maintenant une question de militarisme, de
patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la
société avaient eu le temps de prendre cette force qu’elles
n’ont jamais au début d’une tempête. « Voyez-vous, reprit
M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers
juifs, puisqu’il tient absolument à les soutenir, Swann a fait
une boulette d’une portée incalculable. Il prouve qu’ils sont
en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur
race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est un danger
public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la
gaffe que commet Swann aura d’autant plus de
retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à
peu près le seul juif qu’on connaissait. On se dira : Ab uno
disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point
nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune
éclaira seule d’un orgueilleux sourire la mélancolie du
grand seigneur trahi.)
J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement
passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il
n’avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me
répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi
je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît,
d’après ce qu’on m’a dit tout à l’heure chez Mme de Saint-
Euverte, qu’il voudrait avant de mourir que je fasse la
connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ce me
fait une peine infinie qu’il soit malade, mais d’abord
j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça. Et puis enfin
ce n’est tout de même pas une raison, parce que ce serait
vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’à
dire : « Votez pour moi à l’Académie parce que ma femme
va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il
n’y aurait plus de salons si on était obligé de faire la
connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait
me faire valoir : « Ma fille est très mal, faites-moi recevoir
chez la princesse de Parme. » J’adore Charles, et cela me
ferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour
cela que j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère
de tout mon cœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit,
mais vraiment, si cela devait arriver, ce ne serait pas le
moment pour moi de faire la connaissance de ces deux
créatures qui m’ont privée du plus agréable de mes amis
pendant quinze ans, et qu’il me laisserait pour compte une
fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui,
puisqu’il serait mort ! »
Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti
que lui avait infligé le colonel de Froberville.
– Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon
cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source.
C’est le prince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.
– Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le
prince de La Tour d’Auvergne, interrompit le duc de
Guermantes, vous savez qu’il ne l’est pas le moins du
monde. Il n’y a plus qu’un seul membre de cette famille :
c’est l’oncle d’Oriane, le duc de Bouillon.
– Le frère de Mme de Villeparisis ? demandai-je, me
rappelant que celle-ci était une demoiselle de Bouillon.
– Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit
bonjour.
En effet, on voyait par moments se former et passer
comme une étoile filante un faible sourire destiné par la
duchesse de Lambresac à quelque personne qu’elle avait
reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une
affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait
presque aussitôt en une sorte d’extase idéale qui ne
distinguait rien, tandis que la tête s’inclinait en un geste de
bénédiction béate rappelant celui qu’incline vers la foule
des communiantes un prélat un peu ramolli. Mme de
Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais je connaissais
déjà ce genre particulier de distinction désuète. À
Combray et à Paris, toutes les amies de ma grand’mère
avaient l’habitude de saluer, dans une réunion mondaine,
d’un air aussi séraphique que si elles avaient aperçu
quelqu’un de connaissance à l’église, au moment de
l’Élévation ou pendant un enterrement, et lui jetaient
mollement un bonjour qui s’achevait en prière. Or, une
phrase de M. de Guermantes allait compléter le
rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc
de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de
ma bibliothèque comme vous y entriez, un monsieur court
de taille et tout blanc. » C’était celui que j’avais pris pour un
petit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la
réflexion, je dégageais la ressemblance avec Mme de
Villeparisis. La similitude des saluts évanescents de la
duchesse de Lambresac avec ceux des amies de ma
grand’mère avait commencé de m’intéresser en me
montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu’ils
soient de petite bourgeoisie ou de grandes noblesse, les
anciennes manières persistent, nous permettant comme à
un archéologue de retrouver ce que pouvait être l’éducation
et la part d’âme qu’elle reflète, au temps du vicomte
d’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite
conformité d’apparence entre un petit bourgeois de
Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait (ce
qui m’avait déjà tant frappé quand j’avais vu le grand-père
maternel de Saint-Loup, le duc de La Rochefoucauld, sur
un daguerréotype où il était exactement pareil comme
vêtements, comme air et comme façons à mon grand-
oncle) que les différences sociales, voire individuelles, se
fondent à distance dans l’uniformité d’une époque. La
vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la
réverbération par le visage de l’esprit de l’époque tiennent,
dans une personne, une place tellement plus importante
que sa caste, en occupent une grande seulement dans
l’amour-propre de l’intéressé et l’imagination des autres,
que, pour se rendre compte qu’un grand seigneur du temps
de Louis-Philippe est moins différent d’un bourgeois du
temps de Louis-Philippe que d’un grand seigneur du temps
de Louis XV, il n’est pas nécessaire de parcourir les
galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux,
que protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane.
Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc,
furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne
connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui,
autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort
mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d’un air
interrogateur et terrible, comme s’il disait : « Qu’est-ce que
c’est que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre Mme
de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le
musicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se
serait au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester
sur l’humiliation qui venait de lui être infligée en public, au
milieu des plus vieux amis du cercle du duc, desquels la
présence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse
inclinaison, et pour montrer que c’était à bon droit, et non
sans la connaître, qu’il avait salué Mme de Guermantes,
soit obéissant à l’inspiration obscure et irrésistible de la
gaffe qui le poussa – dans un moment où il eût dû se fier
plutôt à l’esprit – à appliquer la lettre même du protocole, le
musicien s’approcha davantage de Mme de Guermantes et
lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter
l’honneur d’être présenté au duc. » Mme de Guermantes
était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une
épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de
Guermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de
son droit de présenter à son mari les gens qu’elle
connaissait. « Basin, dit-elle, permettez-moi de vous
présenter M. d’Herweck. »
– Je ne vous demande pas si vous irez demain chez
Mme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville à Mme
de Guermantes pour dissiper l’impression pénible produite
par la requête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris y
sera.
Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme
d’une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de
Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé,
pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques
secondes, les yeux flambant de colère et d’étonnement,
ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère. Puis,
comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule lui
permettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée,
et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute
l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois,
croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc,
il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si
profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si
brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en
s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête
dans le ventre. « Mais c’est que justement je ne serai pas à
Paris, répondit la duchesse au colonel de Froberville. Je
vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis
arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-
l’Amaury. C’est honteux, mais c’est ainsi. Alors pour
réparer cette coupable ignorance, je me suis promis d’aller
demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il comprit
en effet que, si la duchesse avait pu rester jusqu’à son âge
sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury, cette visite
artistique ne prenait pas subitement le caractère urgent
d’une intervention « à chaud » et eût pu sans péril, après
avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être
reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la
duchesse était simplement le décret rendu, dans la
manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte
n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais
une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans
le compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un
cachet de suprême élégance à celles, ou, en tout cas, à
celle, si elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Le délicat
amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir
poétique qu’avaient les gens du monde à voir Mme de
Guermantes faire des choses que leur situation moindre ne
leur permettait pas d’imiter, mais dont la vision seule leur
causait le sourire du paysan attaché à sa glèbe qui voit des
hommes plus libres et plus fortunés passer au-dessus de
sa tête, ce plaisir délicat n’avait aucun rapport avec le
ravissement dissimulé, mais éperdu, qu’éprouva aussitôt
M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on
n’entendît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme
un coq, et malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de
hoquets de joie qu’il s’écria d’un ton miséricordieux : « Oh !
pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie !
Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse ;
quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il,
en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait
s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotter
les mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche
à M. de Froberville dont elle appréciait l’intention aimable,
mais moins tolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes
finit par se décider à le quitter. « Écoutez, je vais être
obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se levant, d’un
air de résignation mélancolique, et comme si ç’avait été
pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus,
sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte
poétique d’une fée. « Basin veut que j’aille voir un peu
Marie. »
En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville,
lequel ne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury
quand elle savait fort bien qu’il entendait parler de ces
vitraux pour la première fois, et que, d’autre part, il n’eût
pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte.
« Adieu, je vous ai à peine parlé ; c’est comme ça dans le
monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on
voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose
dans la vie. Espérons qu’après la mort ce sera mieux
arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se
décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses
os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ?
Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très
grande différence entre ça et un squelette en robe
ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au
moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés
devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes
débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très
longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du
spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et
liturgique. C’est du « Campo-Santo » ! La duchesse avait
quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire
un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu’est-ce qu’il y a
encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au
dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury :
« Je n’avais pas osé vous en parler à cause de Mme de
Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque
vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis
heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! –
Oh ! Mon Dieu ! dit Oriane qui avait peur des maladies.
Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On ne peut
pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ;
je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin,
vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût
fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pour
qu’il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue
depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant
d’élégances ! le plaisir plus grand d’y constater certaines
choses ratées, et surtout celui de pouvoir longtemps se
vanter d’avoir frayé avec les premières et, en les exagérant
ou en les inventant, de déplorer les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place
pour me lever aussi afin d’aller vers le fumoir m’informer de
Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal,
me dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer
là dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent
personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l’avoue :
« Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu. »
Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais
pour sa femme, je n’insiste pas. Mais je suis très
renseignée », ajouta la duchesse. Elle et moi nous
croisâmes deux jeunes gens dont la grande et
dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine.
C’étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle
maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des
perfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un
avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale
prestance de Mme de Surgis, et la même pâleur ardente,
roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la
mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le
nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de
présents divers que la déesse avait partagés, leur double
beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de
cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les
principaux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux
corps différents ; que l’un des jeunes gens était la stature
de sa mère et son teint, l’autre son regard, comme les
êtres divins qui n’étaient que la force et la beauté de
Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de
Guermantes, dont ils disaient : « C’est un grand ami de nos
parents », l’aîné cependant crut qu’il était prudent de ne
pas venir saluer la duchesse dont il savait, sans en
comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour sa mère, et à
notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui
imitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de plus,
myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la tête
selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la
salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figures
allégoriques.
Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la
marquise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux
dents. D’une naissance assez noble, elle avait cherché et
fait un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont
l’arrière-grand’mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt
cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui
avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur
qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Non
seulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le
monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si
violent que le rire même n’était pas assez âpre et se
changeait en guttural sifflement : « Ah ! me dit-elle, en me
montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me
quitter et qui était déjà un peu loin, ce qui me renverse c’est
qu’elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle
d’une sainte furibonde, et qui s’étonne que les Gentils ne
viennent pas d’eux-mêmes à la vérité, ou bien d’une
anarchiste en appétit de carnage ? En tout cas, cette
apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D’abord,
la « vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu
(à l’indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri
était stupéfaite de voir la duchesse capable de ce sacrifice
mortel : assister à une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire,
dans le cas particulier, que M me de Citri aimait beaucoup
la princesse, qui était en effet très bonne, et qu’elle savait
en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi
avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une
danseuse à qui elle croyait du génie et qui devait l’initier
aux mystères de la chorégraphie russe. Une autre raison
qui ôtait quelque valeur à la rage concentrée qu’éprouvait
Mme de Citri en voyant Oriane dire bonjour à tel ou telle
invité est que Mme de Guermantes, bien qu’à un état
beaucoup moins avancé, présentait les symptômes du mal
qui ravageait Mme de Citri. On a, du reste, vu qu’elle en
portait les germes de naissance. Enfin, plus intelligente
que Mme de Citri, Mme de Guermantes aurait eu plus de
droits qu’elle à ce nihilisme (qui n’était pas que mondain),
mais il est vrai que certaines qualités aident plutôt à
supporter les défauts du prochain qu’elles ne contribuent à
en faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera
d’habitude moins d’attention à la sottise d’autrui que ne
ferait un sot. Nous avons assez longuement décrit le genre
d’esprit de la duchesse pour convaincre que, s’il n’avait
rien de commun avec une haute intelligence, il était du
moins de l’esprit, de l’esprit adroit à utiliser (comme un
traducteur) différentes formes de syntaxe. Or, rien de tel ne
semblait qualifier Mme de Citri à mépriser des qualités
tellement semblables aux siennes. Elle trouvait tout le
monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses lettres,
se montrait plutôt inférieure aux gens qu’elle traitait avec
tant de dédain. Elle avait, du reste, un tel besoin de
destruction que, lorsqu’elle eut à peu près renoncé au
monde, les plaisirs qu’elle rechercha alors subirent l’un
après l’autre son terrible pouvoir dissolvant. Après avoir
quitté les soirées pour des séances de musique, elle se
mit à dire : « Vous aimez entendre cela, de la musique ?
Ah ! mon Dieu, cela dépend des moments. Mais ce que
cela peut être ennuyeux ! Ah ! Beethoven, la barbe ! » Pour
Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se
donnait même pas la peine de dire « la barbe » mais se
contentait de faire passer sa main, comme un barbier, sur
son visage.
Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C’est si
ennuyeux les belles choses ! Ah ! les tableaux, c’est à vous
rendre fou… Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux
d’écrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-même
qu’elle nous déclara une chose rasante, sans qu’on sût
bien où elle prenait son terme de comparaison.
Je ne sais si c’est à cause de ce que la duchesse de
Guermantes, le premier soir que j’avais dîné chez elle,
avait dit de cette pièce, mais la salle de jeux ou fumoir,
avec son pavage illustré, ses trépieds, ses figures de dieux
et d’animaux qui vous regardaient, les sphinx allongés aux
bras des sièges, et surtout l’immense table en marbre ou
en mosaïque émaillée, couverte de signes symboliques
plus ou moins imités de l’art étrusque et égyptien, cette
salle de jeux me fit l’effet d’une véritable chambre magique.
Or, sur un siège approché de la table étincelante et
augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte,
insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable de
s’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisément
un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté et
de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement
comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient
de la tête, mais, pour que rien ne vînt le distraire des
travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les
plus simples, il avait (pareil à un calculateur qui ne veut rien
faire d’autre tant qu’il n’a pas résolu son problème) posé
auprès de lui le cigare qu’il avait un peu auparavant dans la
bouche et qu’il n’avait plus la liberté d’esprit nécessaire
pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupies
que portait à ses bras le fauteuil placé en face de lui, on eût
pu croire que le baron cherchait à découvrir l’énigme du
sphinx, si ce n’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant
Oedipe, assis précisément dans ce fauteuil, où il s’était
installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de Charlus
appliquait, et avec une telle contention, toutes ses facultés
spirituelles, et qui n’était pas, à vrai dire, de celles qu’on
étudie d’habitude more geometrico, c’était celle que lui
proposaient les lignes de la figure du jeune marquis de
Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus était
profondément absorbé devant elle, être quelque mot en
losange, quelque devinette, quelque problème d’algèbre
dont il eût cherché à percer l’énigme ou à dégager la
formule. Devant lui les signes sibyllins et les figures
inscrites sur cette table de la Loi semblaient le grimoire qui
allait permettre au vieux sorcier de savoir dans quel sens
s’orientaient les destins du jeune homme. Soudain, il
s’aperçut que je le regardais, leva la tête comme s’il sortait
d’un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l’autre
fils de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait,
regarder ses cartes. Quand M. de Charlus eut appris de
moi qu’ils étaient frères, son visage ne put dissimuler
l’admiration que lui inspirait une famille créatrice de chefs-
d’œuvre aussi splendides et aussi différents. Et ce qui eût
ajouté à l’enthousiasme du baron, c’est d’apprendre que
les deux fils de Mme de Surgis-le-Duc n’étaient pas
seulement de la même mère mais du même père. Les
enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient de
ce qu’il épousa d’abord Métis, dans le destin de qui il était
de donner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et
ensuite Eurynome, et Mnémosyne, et Leto, et en dernier
lieu seulement Junon. Mais d’un seul père Mme de Surgis
avait fait naître deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle,
mais des beautés différentes.
J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce,
qui était fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord.
Plaisir mêlé de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient
peut-être pas les autres invités, mais qui chez eux
consistait dans cette espèce de fascination qu’exercent les
formes inattendues et singulières d’une mort prochaine,
d’une mort qu’on a déjà, comme dit le peuple, sur le
visage. Et c’est avec une stupéfaction presque
désobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de la
cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la
fois de suave mari magno et de memento quia pulvis, eût
dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visage
duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une
lune décroissante, que, sauf sous un certain angle, celui
sans doute sous lequel Swann se regardait, elles
tournaient court comme un décor inconsistant auquel une
illusion d’optique peut seule ajouter l’apparence de
l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces joues qui
n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artériosclérose,
qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût fait
l’ivrognerie, ou le déformât comme eût fait la morphine, le
nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un
visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié,
cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux
Valois. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours,
la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique
qui la caractérise, en même temps que le sentiment d’une
solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que
Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées
les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire
Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée. Il y a
certains Israélites, très fins pourtant et mondains délicats,
chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de
faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme
dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé
à l’âge du prophète. Certes, avec sa figure d’où, sous
l’action de la maladie des segments entiers avaient
disparu, comme dans un bloc de glace qui fond et dont des
pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne
pouvais m’empêcher d’être frappé combien davantage il
avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent,
cultivé, que j’étais bien loin d’être ennuyé de rencontrer, je
ne pouvais arriver à comprendre comment j’avais pu
l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que son apparition
dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur au
point que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine
doublée de soie ; qu’à la porte de l’appartement où vivait
un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble
et d’un effroi infinis ; tout cela avait disparu, non seulement
de sa demeure mais de sa personne, et l’idée de causer
avec lui pouvait m’être agréable ou non, mais n’affectait en
quoi que ce fût mon système nerveux.
Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-
midi même où je l’avais rencontré – en somme quelques
heures auparavant – dans le cabinet du duc de
Guermantes. Avait-il vraiment eu une scène avec le Prince
et qui l’avait bouleversé ? La supposition n’était pas
nécessaire. Les moindres efforts qu’on demande à
quelqu’un qui est très malade deviennent vite pour lui un
surmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fatigué,
à la chaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit
comme fait en moins d’un jour une poire trop mûre, ou du
lait près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était
éclaircie par places, et, comme disait Mme de
Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l’air camphrée,
et mal camphrée. J’allais traverser le fumoir et parler à
Swann quand malheureusement une main s’abattit sur mon
épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-
huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étais ici,
de sorte que c’est toi qui vaut à ma tante l’honneur de ma
présence à sa fête. » C’était Saint-Loup. Je lui dis
combien je trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait assez
monument historique. Moi, je trouve ça assommant. Ne
nous mettons pas près de mon oncle Palamède, sans cela
nous allons être happés. Comme Mme Molé (car c’est elle
qui tient la corde en ce moment) vient de partir, il est tout
désemparé. Il paraît que c’était un vrai spectacle, il ne l’a
pas quittée d’un pas, il ne l’a laissée que quand il l’a eu
mise en voiture. Je n’en veux pas à mon oncle, seulement
je trouve drôle que mon conseil de famille, qui s’est
toujours montré si sévère pour moi, soit composé
précisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à
commencer par le plus noceur de tous, mon oncle Charlus,
qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de femmes que
don Juan, et qui à son âge ne dételle pas. Il a été question
à un moment qu’on me nomme un conseil judiciaire. Je
pense que, quand tous ces vieux marcheurs se
réunissaient pour examiner la question et me faisaient
venir pour me faire de la morale, et me dire que je faisais
de la peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se
regarder sans rire. Tu examineras la composition du
conseil, on a l’air d’avoir choisi exprès ceux qui ont le plus
retroussé de jupons. » En mettant à part M. de Charlus, au
sujet duquel l’étonnement de mon ami ne me paraissait
pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et qui devaient
d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robert
avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de
sagesse fussent données à un jeune homme par des
parents qui ont fait les fous, ou le font encore.
Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient
seules en cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la
semonce ait à peu près les mêmes défauts que le neveu
qu’on l’a chargé de gronder. L’oncle n’y met d’ailleurs
aucune hypocrisie, trompé qu’il est par la faculté qu’ont les
hommes de croire, à chaque nouvelle circonstance, qu’il
s’agit « d’autre chose », faculté qui leur permet d’adopter
des erreurs artistiques, politiques, etc., sans s’apercevoir
que ce sont les mêmes qu’ils ont prises pour des vérités, il
y a dix ans, à propos d’une autre école de peinture qu’ils
condamnaient, d’une autre affaire politique qu’ils croyaient
mériter leur haine, dont ils sont revenus, et qu’ils épousent
sans les reconnaître sous un nouveau déguisement.
D’ailleurs, même si les fautes de l’oncle sont différentes de
celles du neveu, l’hérédité peut n’en être pas moins, dans
une certaine mesure, la loi causale, car l’effet ne ressemble
pas toujours à la cause, comme la copie à l’original, et
même, si les fautes de l’oncle sont pires, il peut
parfaitement les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances
indignées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les
goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même
si c’eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres
goûts, il eût parfaitement pu être sincère, en trouvant, du
point de vue de l’homme du monde, que Robert était
infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-il pas failli,
au moment où son oncle avait été chargé de lui faire
entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ? ne
s’en était-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au
Jockey ? n’était-il pas un objet de risée par les folles
dépenses qu’il faisait pour une femme de la dernière
catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs,
juifs, dont pas un n’était du monde, par ses opinions qui ne
se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur
qu’il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se
comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus
qui avait su, jusqu’ici, non seulement garder, mais grandir
encore sa situation de Guermantes, étant dans la société
un être absolument privilégié, recherché, adulé par la
société la plus choisie, et qui, marié à une princesse de
Bourbon, femme éminente, avait su la rendre heureuse,
avait voué à sa mémoire un culte plus fervent, plus exact
qu’on n’a l’habitude dans le monde, et avait ainsi été aussi
bon mari que bon fils !
« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de
maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l’intention
diabolique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris,
mais agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur
avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de
hausser les épaules en réponse à ce qu’il croyait de ma
part de la naïveté. « Mais d’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je
trouve qu’il a parfaitement raison. » Et il commença à
m’esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où
il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui
paraissant le seul châtiment proportionné au crime). C’est
qu’alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu’à me
faire l’éloge des maisons de passe. « Il n’y a que là qu’on
trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au
régiment son gabarit. » Il n’avait plus pour ce genre
d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand
j’avais fait allusion à eux, et, en l’entendant maintenant, je
lui dis que Bloch m’en avait fait connaître, mais Robert me
répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement
purée, le paradis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où
était-ce ? » Je restai dans le vague, car je me rappelai que
c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel
que Robert avait tant aimée. « En tout cas, je t’en ferai
connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. »
En m’entendant exprimer le désir qu’il me conduisît le plus
tôt possible dans celles qu’il connaissait et qui devaient, en
effet, être bien supérieures à la maison que m’avait
indiquée Bloch, il témoigna d’un regret sincère de ne le
pouvoir pas cette fois puisqu’il repartait le lendemain. « Ce
sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même
des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une
petite demoiselle de… je crois d’Orgeville, je te dirai
exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de
mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque,
ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf
erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voir la petite,
on sent que c’est la fille de gens bien (je sentis s’étendre
un instant sur la voix de Robert l’ombre du génie des
Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une
grande hauteur et ne s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une
affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et
ne peuvent s’occuper d’elle. Dame, la petite se désennuie,
et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette
enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais pas ; si
tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de
duchesse étant pour l’aristocratie le seul qui désigne un
rang particulièrement brillant, comme on dirait, dans le
peuple, des princesses), dans un autre genre il y a la
première femme de chambre de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu
pour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à
elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus
agréablement surprise, que c’est une grande froideur
qu’elle attendait du baron, lequel s’était posé de tout temps
comme le protecteur d’Oriane et, seul de la famille – trop
souvent complaisante aux exigences du duc à cause de
son héritage et par jalousie à l’égard de la duchesse –
tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son
frère. Aussi M me de Surgis eût-elle fort bien compris les
motifs de l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais ne
soupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle
reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que
Jacquet avait fait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta
même jusqu’à un enthousiasme qui, s’il était en partie
intéressé pour empêcher la marquise de s’éloigner de lui,
pour « l’accrocher », comme Robert disait des armées
ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés
sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si
chacun se plaisait à admirer dans les fils le port de reine et
les yeux de Mme de Surgis, le baron pouvait éprouver un
plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouver ces charmes
réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait
qui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de
l’admiration esthétique qu’il inspire, ceux qu’il réveille.
Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme
voluptueux au portrait de Jacquet lui-même, et en ce
moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui
la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.
« Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert.
Regarde un peu l’empressement de mon oncle auprès de
Mme de Surgis. Et même, là, cela m’étonne. Si Oriane le
savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de
femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-
il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il
s’imaginait qu’on choisit la personne qu’on aime après
mille délibérations et d’après des qualités et convenances
diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle, qu’il
croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune,
parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est
pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très
souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire
est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une
galerie de portraits, ayant le titre de la comédie allemande
Oncle et neveu, où l’on verrait l’oncle veillant jalousement,
bien qu’involontairement, à ce que son neveu finisse par lui
ressembler.
J’ajouterai même que cette galerie serait incomplète si
l’on n’y faisait pas figurer les oncles qui n’ont aucune
parenté réelle, n’étant que les oncles de la femme du
neveu. Les Messieurs de Charlus sont, en effet, tellement
persuadés d’être les seuls bons maris, en plus les seuls
dont une femme ne soit pas jalouse, que généralement, par
affection pour leur nièce, ils lui font épouser aussi un
Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau des ressemblances.
Et à l’affection pour la nièce se joint parfois de l’affection
aussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares,
et sont souvent ce qu’on appelle heureux.
– De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde,
la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les
femmes, mais je pense que cela t’est égal ; je peux te dire
franchement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Je me
l’imagine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah !
si j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a de choses
magnifiques à faire ! Et puis, on passe à une autre. Car
pour l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bien
revenu.
Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas
moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement
des littérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre
dernière rencontre (c’est presque tous fripouille et Cie,
m’avait-il dit, ce qui se pouvait expliquer par sa rancune
justifiée à l’endroit de certains amis de Rachel. Ils lui
avaient en effet persuadé qu’elle n’aurait jamais de talent si
elle laissait « Robert, homme d’une autre race », prendre
de l’influence sur elle, et avec elle se moquaient de lui,
devant lui, dans les dîners qu’il leur donnait). Mais en réalité
l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien de profond,
n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un dérivé de
son amour pour Rachel, et il s’était effacé de celui-ci, en
même temps que son horreur des gens de plaisir et que
son respect religieux pour la vertu des femmes.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange !
Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M.
de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils,
comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent
être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques,
ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour
confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une
vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à
l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adresserait seulement
à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé
que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être
aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don de
nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute
pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de
ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme
de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières, comme
Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui
administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une
rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine
sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air
d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus
manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus
sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait
à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à
qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus
complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout
en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il feignait
ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un
regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les
femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et
qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller
naïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un
couturier qui décèlent sa profession par la façon
immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.
« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans
insolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa
pensée un long trajet pour l’amener à une réalité si
différente de celle qu’il feignait d’avoir supposée. « Mais je
ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu
loin dans l’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé
ainsi chez la marquise l’intention de lui faire faire leur
connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre
de vous les présenter ? demanda timidement Mme de
Surgis. – Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je
veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien
divertissant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de
Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un
qui se laisse arracher une politesse.
« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit M me de Surgis.
Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus
loin que son frère, le suivit docilement.
– Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à
mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de
complaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste
les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux.
Si c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il
m’aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire
bonjour à Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris
que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été
sans cela mettre des cartes.
– Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies
manières, était en train de dire M. de Charlus.
– Vous trouvez ? répondait Mme de Surgis ravie.
Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de
moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les
plaisanteries de l’homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il.
Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion
de syndicat. Pour un peu on va chercher où est la
caisse ! » Il ne s’était pas aperçu que M. de Beauserfeuil
était dans son dos et l’entendait. Le général fronça
involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M.
de Charlus tout près de nous : « Comment ? vous vous
appelez Victurnien, comme dans le Cabinet des
Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation
avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit
l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce
romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait
quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de
d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils
briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science.
– Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source
tout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus
basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour
qui les relations républicaines de sa femme devenaient
plus intéressantes depuis que l’affaire Dreyfus était le
centre de ses préoccupations. Je vous dis cela parce que
je sais que vous marchez à fond avec nous.
– Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez
complètement, répondit Robert. C’est une affaire mal
engagée dans laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je
n’avais rien à voir là dedans. Si c’était à recommencer, je
m’en tiendrais bien à l’écart. Je suis soldat et avant tout
pour l’armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te
retrouverai tout à l’heure, je vais près de ma tante.
Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’il allait
causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait
menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné
quand j’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure
avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les
Ambressac étant très riches.
« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un
jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que
Balzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le
rencontrer là où c’est devenu le plus rare, chez un des mes
pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces
mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de
trouver tous les hommes pareils, dans les grandes
occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et
surtout moins bien « nés », qu’ils désiraient et pouvaient
flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de
famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire
les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le
premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que
Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a
aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus
qui savait que cette double assimilation ne pouvait
qu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir,
leur grand-père maternel avait une collection célèbre du
XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez
me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune
Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du
Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de
Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux
Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé
à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus
qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa
figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui
avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et
dégageait ce genre d’odeur qui, au lycée, après les
« expériences », rend si désagréable de rester dans une
classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait pas eu
une longue conversation avec le prince de Guermantes et
s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été.
– Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de
Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis
de quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un
moment avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé
aux deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette
façon, il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne
pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une
politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.
Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une
baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but
des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour
dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais
sentiments qu’elle inspirait à M. de Charlus, et surtout
montrer qu’elle était intime avec une dame qui causait si
familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement
amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit, tout en
regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un sourire
moqueur. Mais la baie était si étroite que M me de Saint-
Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer de
quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put
facilement se dégager, moment précieux dont M. de
Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux
yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda bien de
ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans
malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la
pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous,
ne pouvait guère perdre un mot.
– Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en
me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander,
sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces
sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte,
c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en
tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable
que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire,
célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans
le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant, qui plus
qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs
historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et
de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui
n’avaient certainement rien de « Saint », mais devaient
être très « Vertes », si l’on en croit la cuisse restée légère
de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de
l’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la
sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la
dame suffit. Je me dis tout d’un coup : « Oh ! mon Dieu, on
a crevé ma fosse d’aisances », c’est simplement la
marquise qui, dans quelque but d’invitation, vient d’ouvrir la
bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d’aller
chez elle, la fosse d’aisances se multiplierait en un
formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom
mystique qui me fait toujours penser avec jubilation,
quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de son
jubilé, à ce stupide vers dit « déliquescent » : « Ah ! verte,
combien verte était mon âme ce jour-là… » Mais il me faut
une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable
marcheuse donne des « garden-parties », moi j’appellerais
ça « des invites à se promener dans les égouts ». Est-ce
que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de
Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre
de n’y pas aller, vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle
donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer
la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une moyenne,
c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si
bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M.
de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis, à
laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui
montrer que « ça ne prenait pas ».
– J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ;
je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une
question de robe d’été qui peut changer les choses.
J’agirai sous l’inspiration du moment.
Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit
discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu
combler de biens la donneuse de garden-parties.
Malheureusement dans le monde, comme dans le monde
politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en
vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-
Euverte, qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous
barrions l’entrée, frôla involontairement le baron en
passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait chez
elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une
entrée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le
premier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus,
j’espère que je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle
comme si elle s’agenouillait devant son maître. Celui-ci ne
daigna répondre autrement que par un large rire ironique et
concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s’il
s’apercevait seulement de la présence de la marquise une
fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de
plus. Enfin, avec une platitude suprême, dont je souffris
pour elle, Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et,
m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait
à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez
chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai
sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de
se croire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en
effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si
fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous
dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y
participer.
– D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas.
Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me
bouder (l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir
et venez me le dire demain. Et s’il a des remords et veut
vous accompagner, amenez-le. À tout péché miséricorde.
Cela me ferait même assez plaisir, à cause de M me de
Surgis que cela ennuierait. Je vous laisse carte blanche.
Vous avez le flair le plus fin de toutes ces choses-là et je ne
veux pas avoir l’air de quémander des invités. En tout cas,
sur vous, je compte absolument.
Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre.
Je ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause
d’Albertine, et, prenant congé de Mme de Surgis et de M.
de Charlus, j’allai retrouver mon malade dans la salle de
jeux. Je lui demandai si ce qu’il avait dit au Prince dans
leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que
je ne lui nommai pas) nous avait rendu et qui était relatif à
un petit acte de Bergotte. Il éclata de rire : « Il n’y a pas un
mot de vrai, pas un seul, c’est entièrement inventé et aurait
été absolument stupide. Vraiment c’est inouï cette
génération spontanée de l’erreur. Je ne vous demande pas
qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux, dans un
cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter de proche
en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste,
comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince
m’a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais été
curieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été
jaloux. Et pour ce que cela m’a appris ! Êtes-vous
jaloux ? » Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de
jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. « Hé
bien ! je vous en félicite. Quand on l’est un peu, cela n’est
pas tout à fait désagréable, à deux points de vue. D’une
part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas
curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou
au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez
bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture
avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais
cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou
quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle,
c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les
deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je
les ai peu connues ; la première, par la faute de ma nature
qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la
seconde, à cause des circonstances, par la faute de la
femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais
cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il
n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu, parce que
c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux
autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons
qu’il n’est qu’en nous ; c’est en nous qu’il faut rentrer pour le
regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste,
mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la
vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant
que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres,
ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus,
me semblent, ce qui est la manie de tous les
collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même
mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à
un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de
cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché
encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin
pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que
ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à
l’entretien avec le Prince, je ne le raconterai qu’à une seule
personne, et cette personne, cela va être vous. » J’étais
gêné, pour l’entendre, par la conversation que, tout près de
nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux,
prolongeait indéfiniment. « Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce
que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne
connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie,
comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir très
loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec,
dans ses prunelles s’inscrivaient comme de distantes et
mystérieuses étoiles.
« Si nous allions faire quelques pas dans le jardin,
monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe,
avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son
développement, au moins mental, n’était pas complet,
répondait à M. de Charlus avec une précision
complaisante et naïve : « Oh ! moi, c’est plutôt le golf, le
tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle
Minerve, s’étant subdivisée, avait cessé, dans certaine
cité, d’être la déesse de la Sagesse et avait incarné une
part d’elle-même en une divinité purement sportive,
hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz
faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts
sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de
Charlus, avec le sourire transcendant de l’intellectuel qui ne
prend même pas la peine de dissimuler qu’il se moque,
mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et
méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins
bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le
plus, du moment qu’ils peuvent lui être agréables d’une
autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait
qu’il lui conférait par là même une supériorité que tout le
monde devait envier et reconnaître. « Non, me répondit
Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous
plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et
pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une
certaine vivacité. C’est que dans la fatigue la plus réelle il y
a, surtout chez les gens nerveux, une part qui dépend de
l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. On
est subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se
remettre de sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann
n’était pas tout à fait de ces infatigables épuisés qui,
arrivés défaits, flétris, ne se tenant plus, se raniment dans
la conversation comme une fleur dans l’eau et peuvent
pendant des heures puiser dans leurs propres paroles des
forces qu’ils ne transmettent malheureusement pas à ceux
qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abattus
au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais
Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie
vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-
mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies
particulières, comme elle l’est, elle-même, par la
persécution, ils se débattent indéfiniment dans des
agonies terribles qui peuvent se prolonger au delà de tout
terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu’une
barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se
dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure des
prières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des
parents éloignés s’avançant avec des mouvements
mécaniques, comme sur une frise assyrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du
groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes
Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher
sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur
dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux
apercevoir, et, tout en me parlant, de temps à autre il jetait
un regard vers la direction de cette dame.
– Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis,
ma conversation avec le Prince, et si vous vous rappelez
ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous
choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison
que vous saurez un jour. « Mon cher Swann, m’a dit le
prince de Guermantes, vous m’excuserez si j’ai paru vous
éviter depuis quelque temps. (Je ne m’en étais nullement
aperçu, étant malade et fuyant moi-même tout le monde.)
D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien que vous
aviez, dans la malheureuse affaire qui divise le pays, des
opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût
été excessivement pénible que vous les professiez devant
moi. Ma nervosité était si grande que, la Princesse ayant
entendu, il y a deux ans, son beau-frère le grand-duc de
Hesse dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas
contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me
l’avait pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la
même époque, le prince royal de Suède était venu à Paris
et, ayant probablement entendu dire que l’impératrice
Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec la Princesse
(étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme du
rang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins
bien née qu’on ne dit, et mariée à un simple Bonaparte) et
lui avait dit : « Princesse, je suis doublement heureux de
vous voir, car je sais que vous avez les mêmes idées que
moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne m’étonne pas puisque
Votre Altesse est bavaroise. » Ce qui avait attiré au Prince
cette réponse : « Monseigneur, je ne suis plus qu’une
princesse française, et je pense comme tous mes
compatriotes. » Or, mon cher Swann, il y a environ un an et
demi, une conversation que j’eus avec le général de
Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas une
erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises
dans la conduite du procès. »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce
qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui,
sans se soucier de nous, d’ailleurs, passait en
reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la
retenir encore, soit à cause de ses fils, ou de ce désir
qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finir la minute
actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’anxieuse
inertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard,
quelque chose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc
toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de
Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation
mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son
cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses
terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n’avait
nullement l’origine que je lui prêtais et qui m’avait fait le
rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé, Bois-
le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait
épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime
industriel M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant
de produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps,
et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé,
pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-
Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille.
L’adjonction du nom bourgeois n’avait pas empêché cette
branche de s’allier, à cause de l’énorme fortune, aux
premières familles du royaume. Et la marquise actuelle de
Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir une
situation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait
poussée, dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la
maison conjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse.
Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était
à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand,
depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne
la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir
laborieusement, pièce par pièce, ce qu’elle possédait en
naissant (aller et retour qui ne sont pas rares).
Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis
par elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de
la joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs
d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant
cela, pour dissimuler son snobisme, elle mentait peut-être
moins qu’elle ne croyait. « Basin, c’est toute ma
jeunesse ! » disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en
effet, c’était un peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le
choisissant comme amant. Car toutes les amies de la
duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle, et
ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la deuxième fois
cette pente qu’elle avait eu tant de peine à remonter. « Hé
bien ! était en train de lui dire M. de Charlus, qui tenait à
prolonger l’entretien, vous mettrez mes hommages au pied
du beau portrait. Comment va-t-il ? Que devient-il ? – Mais,
répondit Mme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus :
mon mari n’en a pas été content. – Pas content ! d’un des
chefs-d’œuvre de notre époque, égal à la duchesse de
Châteauroux de Nattier et qui, du reste, ne prétendait pas à
fixer une moins majestueuse et meurtrière déesse ! Oh ! le
petit col bleu ! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint
une étoffe avec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut
pour que Swann ne s’attaque pas à nous dans l’intention
de venger son peintre favori, le maître de Delft. » La
marquise, se retournant, adressa un sourire et tendit la
main à Swann qui s’était soulevé pour la saluer. Mais
presque sans dissimulation, soit qu’une vie déjà avancée
lui en eût ôté la volonté morale par l’indifférence à l’opinion,
ou le pouvoir physique par l’exaltation du désir et
l’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès
que Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa
gorge de tout près et de haut, il plongea un regard attentif,
sérieux, absorbé, presque soucieux, dans les profondeurs
du corsage, et ses narines, que le parfum de la femme
grisait, palpitèrent comme un papillon prêt à aller se poser
sur la fleur entrevue. Brusquement il s’arracha au vertige
qui l’avait saisi, et Mme de Surgis elle-même, quoique
gênée, étouffa une respiration profonde, tant le désir est
parfois contagieux. « Le peintre s’est froissé, dit-elle à M.
de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il était maintenant
chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai jamais,
répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvais goût. »
– Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi
bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant un
ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui
s’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’à
Charlus, ajouta-t-il.
Je lui demandais si ce qu’on disait de M. de Charlus
était vrai, en quoi je mentais doublement, car si je ne
savais pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche je savais
fort bien depuis tantôt que ce que je voulais dire était vrai.
Swann haussa les épaules, comme si j’avais proféré une
absurdité.
– C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-je
besoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plus
sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme il
ne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une
espèce de crédit aux bruits insensés dont vous voulez
parler. Charlus aime peut-être beaucoup ses amis, mais
tenez pour assuré que cela ne s’est jamais passé ailleurs
que dans sa tête et dans son cœur. Enfin, nous allons peut-
être avoir deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de
Guermantes continua : « Je vous avouerai que cette idée
d’une illégalité possible dans la conduite du procès m’était
extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que
j’ai pour l’armée ; j’en reparlai avec le général, et je n’eus
plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai
franchement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocent
pourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait
même pas effleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me
mis à étudier ce que je n’avais pas voulu lire, et voici que
des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité mais sur
l’innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir
parler à la Princesse. Dieu sait qu’elle est devenue aussi
Française que moi. Malgré tout, du jour où je l’ai épousée,
j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté
notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide,
son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de mes
soupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques
officiers. Mais je suis d’une famille de militaires, je ne
voulais pas croire que des officiers pussent se tromper.
J’en reparlai encore à Beauserfeuil, il m’avoua que des
machinations coupables avaient été ourdies, que le
bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la
preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce
Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était un
faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire
tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt je n’eus plus
aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris de mes
souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui je
rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis
dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa
malheureuse femme et de ses enfants. Sur ces entrefaites,
un matin que j’allais chez la Princesse, je vis sa femme de
chambre qui cachait quelque chose qu’elle avait dans la
main. Je lui demandai en riant ce que c’était, elle rougit et
ne voulut pas me le dire. J’avais la plus grande confiance
dans ma femme, mais cet incident me troubla fort (et sans
doute aussi la Princesse à qui sa camériste avait dû le
raconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le
déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré
s’il pourrait dire le lendemain ma messe pour Dreyfus. »
Allons, bon ! s’écria Swann à mi-voix en s’interrompant.
Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à
nous. « Pardon de vous déranger, mes enfants. Mon petit,
dit-il en s’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous
par Oriane. Marie et Gilbert lui ont demandé de rester à
souper à leur table avec cinq ou six personnes seulement :
la princesse de Hesse, Mme de Ligne, Mme de Tarente,
Mme de Chevreuse, la duchesse d’Arenberg.
Malheureusement, nous ne pouvons pas rester, parce que
nous allons à une espèce de petite redoute. » J’écoutais,
mais chaque fois que nous avons quelque chose à faire à
un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes un
certain personnage habitué à ce genre de besogne de
surveiller l’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur
interne me rappela, comme je l’en avais prié il y a quelques
heures, qu’Albertine, en ce moment bien loin de la pensée,
devait venir chez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je
refusai le souper. Ce n’est pas que je ne me plusse chez la
princesse de Guermantes. Ainsi les hommes peuvent avoir
plusieurs sortes de plaisirs. Le véritable est celui pour
lequel ils quittent l’autre. Mais ce dernier, s’il est apparent,
ou même seul apparent, peut donner le change sur le
premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement
du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous le
sacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu de
souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus
graves, mais plus essentiels, n’existe pas encore pour
nous chez qui sa virtualité ne se traduit qu’en éveillant des
regrets, des découragements. Et c’est à ces plaisirs-là
pourtant que nous nous donnerons plus tard. Pour en
donner un exemple tout à fait secondaire, un militaire en
temps de paix sacrifiera la vie mondaine à l’amour, mais la
guerre déclarée (et sans qu’il soit même besoin de faire
intervenir l’idée d’un devoir patriotique), l’amour à la
passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swann avait
beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, je
sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de
l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une
de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les
veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré,
pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent
encore de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas
s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres.
À partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit
causé par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux
dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout
dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à
parler par politesse, par excitation, mais il sait que l’heure
où il aurait pu encore s’endormir est déjà passée, et il sait
aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de
l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà, d’ailleurs,
même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit
sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir
agréablement ce qui paraît un divertissement à votre
interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de
départ ou de déménagement, où ce sont des corvées que
les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux
fixés sur la pendule.
– Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-
ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé
Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non,
me répondit l’abbé (je vous dis « me », me dit Swann,
parce que c’est le Prince qui me parle, vous comprenez ?)
car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire
également ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un
autre catholique que moi qui est convaincu de son
innocence ? – Il faut le croire. – Mais la conviction de cet
autre partisan doit être moins ancienne que la mienne. –
Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des messes
quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. – Ah ! je vois
bien que ce n’est pas quelqu’un de notre milieu. – Au
contraire ! – Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ?
Vous m’intriguez ; j’aimerais m’épancher avec lui, si je le
connais, cet oiseau rare. – Vous le connaissez. – Il
s’appelle ? – La princesse de Guermantes. » Pendant que
je craignais de froisser les opinions nationalistes, la foi
française de ma chère femme, elle, avait eu peur d’alarmer
mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques.
Mais, de son côté, elle pensait comme moi, quoique
depuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de
chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle
allait lui acheter tous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher
Swann, dès ce moment je pensai au plaisir que je vous
ferais en vous disant combien mes idées étaient sur ce
point parentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l’avoir
pas fait plus tôt. Si vous vous reportez au silence que
j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse, vous ne serez pas
étonné que penser comme vous m’eût alors encore plus
écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce
sujet m’était infiniment pénible à aborder. Plus je crois
qu’une erreur, que même des crimes ont été commis, plus
je saigne dans mon amour de l’armée. J’aurais pensé que
des opinions semblables aux miennes étaient loin de vous
inspirer la même douleur, quand on m’a dit l’autre jour que
vous réprouviez avec force les injures à l’armée et que les
dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs. Cela
m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser
ce que je pense de certains officiers, peu nombreux
heureusement, mais c’est un soulagement pour moi de ne
plus avoir à me tenir loin de vous et surtout que vous
sentiez bien que, si j’avais pu être dans d’autres
sentiments, c’est que je n’avais pas un doute sur le bien-
fondé du jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne
pouvais plus désirer qu’une chose, la réparation de
l’erreur. » Je vous avoue que ces paroles du prince de
Guermantes m’ont profondément ému. Si vous le
connaissiez comme moi, si vous saviez d’où il a fallu qu’il
revienne pour en arriver là, vous auriez de l’admiration pour
lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opinion ne m’étonne pas,
c’est une nature si droite !
Swann oubliait que, dans l’après-midi, il m’avait dit au
contraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaient
commandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait
exception pour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup
elle était arrivée à vaincre l’atavisme et à faire de lui un
dreyfusard. Or, il venait de voir que cette victoire avait été
de courte durée et que Saint-Loup avait passé dans l’autre
camp. C’était donc maintenant à la droiture du cœur qu’il
donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence. En réalité, nous
découvrons toujours après coup que nos adversaires
avaient une raison d’être du parti où ils sont et qui ne tient
pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, et que
ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelligence, si
leur nature morale est trop basse pour être invoquée, ou
leur droiture, si leur pénétration est faible, les y a contraints.
Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents
ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de
Guermantes, et mon camarade Bloch qu’il avait tenu à
l’écart jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa
beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes
était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos
listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela
ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son
ardente conviction d’Israélite la modération diplomatique
du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour
pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser
Bloch à envoyer au Prince, même comme spontanément,
une circulaire à signer. « Il ne peut pas faire cela, il ne faut
pas demander l’impossible, répétait Swann. Voilà un
homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir
jusqu’à nous. Il peut nous être très utile. S’il signait votre
liste, il se compromettrait simplement auprès des siens,
serait châtié à cause de nous, peut-être se repentirait-il de
ses confidences et n’en ferait-il plus. » Bien plus, Swann
refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne
pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui
touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la
campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il n’avait jamais
fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée comme tout
jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille
pour demander que, contrairement à ses dispositions
précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son
grade de chevalier de la Légion d’honneur. Ce qui
assembla, autour de l’église de Combray tout un escadron
de ces cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois
Françoise, quand elle envisageait la perspective d’une
guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch,
de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé aux
yeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté
de nationalisme, et cocardier.
Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas
être obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait
trop d’amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre
amie Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne
la reconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais
plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on a
longtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et, si elle
ressuscitait, elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui
n’est plus faite pour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni
même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la
voir et que chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais
de lui témoigner quand je ne l’aimerais plus.
Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de
Gilberte, l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver
et d’en avoir été empêché par des circonstances dites
« indépendantes de ma volonté » et qui ne se produisent
en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la
volonté ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec
réserve l’invitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne
m’eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps
qui m’avaient privé, et me priveraient encore, d’aller la voir.
« Du reste, je vais lui écrire tout à l’heure en rentrant,
ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettre de
menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à fait
libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi
souvent même qu’autrefois. »
Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé.
« Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il.
D’ailleurs, comme je vous le disais, je suis assez fatigué et
accepte d’avance avec résignation ce qui peut arriver.
Seulement, j’avoue que ce serait bien agaçant de mourir
avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont
plus d’un tour dans leur sac. Je ne doute pas qu’ils soient
finalement vaincus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont
des appuis partout. Dans le moment où ça va le mieux, tout
craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus
réhabilité et Picquart colonel. »
Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon
où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle
je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La
passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas
d’abord à moi. Je remarquai seulement que le baron, à
partir d’une certaine époque et sans être pris contre la
princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiés qui
chez lui n’étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour
elle autant, plus d’affection peut-être encore, paraissait
mécontent et agacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne
donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes
avec qui il désirait dîner.
Il est vrai qu’avant cela j’avais entendu un homme du
monde très méchant dire que la Princesse était tout à fait
changée, qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais
cette médisance m’avait paru absurde et m’avait indigné.
J’avais bien remarqué avec étonnement que, quand je
racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu
intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se
mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un
malade qui, nous entendant parler de nous, par
conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît
tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint,
ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. Telle, si je lui disais :
« Justement M. de Charlus me racontait… », la Princesse
reprenait en mains les rênes détendues de son attention.
Et une fois, ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en
ce moment un assez vif sentiment pour une certaine
personne, je vis avec étonnement s’insérer dans les yeux
de la Princesse ce trait différent et momentané qui trace
dans les prunelles comme le sillon d’une fêlure et qui
provient d’une pensée que nos paroles, à leur insu, ont
agitée en l’être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne
se traduira pas par des mots, mais qui montera, des
profondeurs remuées par nous, à la surface un instant
altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la
Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.
D’ailleurs peu de temps après, elle commença à me
parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle
faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient
courir sur le baron, c’était seulement comme à d’absurdes
et infâmes inventions. Mais, d’autre part, elle disait : « Je
trouve qu’une femme qui s’éprendrait d’un homme de
l’immense valeur de Palamède devrait avoir assez de
hauteur de vues, assez de dévouement, pour l’accepter et
le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour respecter sa
liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir
les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or, par ces
propos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes
révélait ce qu’elle cherchait à magnifier, de la même façon
que faisait parfois M. de Charlus lui-même. N’ai-je pas
entendu à plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui
jusque-là étaient incertains si on le calomniait ou non :
« Moi, qui ai eu bien des hauts et bien des bas dans ma
vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussi bien des
voleurs que des rois, et même je dois dire, avec une légère
préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté sous
toutes ses formes, etc… », et par ces paroles qu’il croyait
habiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait
pas qu’ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût,
par mesure, par souci de la vraisemblance une part qu’il
était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur
lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n’en avaient
pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels, c’est
celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La
connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de
supposer combien généralement elle est ignorée, combien
un mensonge complet serait aisément cru, et, en revanche,
de se rendre compte à quel degré de vérité commence
pour les autres, dans des paroles qu’il croit innocentes,
l’aveu. Et d’ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de
chercher à le taire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent
dans le grand monde des appuis complaisants, et l’on a vu
bouleverser l’aménagement d’un château pour faire
coucher une sœur près de sa sœur dès qu’on eut appris
qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur. Mais ce qui me révéla
tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut un fait
particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il fait
partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une
reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser
au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se
trouva prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir
avec l’amour de la Princesse, disons quel rien m’ouvrit les
yeux. J’étais, ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au
moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter.
Elle n’avait pas emmené de valet de pied. Elle sorti à demi
une lettre de son manchon et commença le mouvement de
descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l’arrêter,
elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions
compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été, le
sien compromettant en ayant l’air de protéger un secret, le
mien indiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle
qui se ressaisit le plus vite. Devenant subitement très
rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne pas la
prendre, mais, en la mettant dans la boîte, je vis, sans le
vouloir, qu’elle était adressée à M. de Charlus.
Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la
princesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son
cousin et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés,
M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son
frère. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de
dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle
et pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère, et la
première que celui-ci eût eue dans cet ordre d’idées,
toucha profondément Basin et réveilla chez lui des
sentiments de famille qui ne s’endormaient jamais
longtemps. Au moment où nous disions adieu à la
Princesse, il tint, sans dire expressément ses
remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer sa
tendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit
pour que le baron se souvînt que le genre d’actions qu’il
avait eu ce soir ne passait pas inaperçu aux yeux d’un
frère, de même que, dans le but de créer pour l’avenir des
associations de souvenirs salutaires, on donne du sucre à
un chien qui a fait le beau. « Hé bien ! petit frère, dit le duc
en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous
le bras, voilà comment on passe devant son aîné sans
même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne
sais pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles
lettres j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui
sont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin, répondit M.
de Charlus d’une voix altérée, car il ne pouvait jamais
parler sans émotion de leur mère. – Tu devrais te décider à
me laisser t’installer un pavillon à Guermantes, reprit le
duc. » « C’est gentil de voir les deux frères si tendres l’un
avec l’autre, dit la Princesse à Oriane. – Ah ! ça, je ne crois
pas qu’on puisse trouver beaucoup de frères comme cela.
Je vous inviterai avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas
mal avec lui ?… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se
dire », ajouta-t-elle d’un ton inquiet, car elle entendait
imparfaitement leurs paroles. Elle avait toujours eu une
certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes
éprouvait à causer avec son frère d’un passé à distance
duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils
étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre et que, ne
retenant plus son impatiente curiosité, elle venait se joindre
à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, ce soir, à
cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car si Mme
de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés
qu’avait eues son frère, afin qu’il l’en remerciât, en même
temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient
cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son
mari avait été vue en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et
Mme de Guermantes en était tourmentée. « Rappelle-toi
comme nous étions heureux jadis à Guermantes, reprit le
duc en s’adressant à M. de Charlus. Si tu y venais
quelquefois l’été, nous reprendrions notre bonne vie. Te
rappelles-tu le vieux père Courveau : « Pourquoi est-ce que
Pascal est troublant ? parce qu’il est trou… trou… – Blé »,
prononça M. de Charlus comme s’il répondait encore à son
professeur. – « Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ?
parce qu’il est trou… parce qu’il est trou… – Blanc. – Très
bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une
mention, et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire
chinois. » Si je me rappelle, mon petit Mémé ! Et la vieille
potiche que t’avait rapportée Hervey de Saint-Denis, je la
vois encore. Tu nous menaçais d’aller passer
définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de ce
pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as
été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’as
jamais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine
avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un
soleil, car il connaissait, sinon les mœurs, du moins la
réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il
était d’autant plus gêné d’avoir dit quelque chose qui
pouvait avoir l’air de s’y rapporter, et plus encore d’avoir
paru gêné. Après une seconde de silence : « Qui sait, dit-il
pour effacer ses dernières paroles, tu étais peut-être
amoureux d’une Chinoise avant d’aimer tant de blanches et
de leur plaire, si j’en juge par une certaine dame à qui tu as
fait bien plaisir ce soir en causant avec elle. Elle a été ravie
de toi. » Le duc s’était promis de ne pas parler de Mme de
Surgis, mais, au milieu du désarroi que la gaffe qu’il avait
faite venait de jeter dans ses idées, il s’était jeté sur la plus
voisine, qui était précisément celle qui ne devait pas
paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé. Mais M.
de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et,
comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air
embarrassé qu’on parle devant eux du crime qu’ils sont
censés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger
une conversation périlleuse : « J’en suis charmé, lui
répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta phrase
précédente, qui me semble profondément vraie. Tu disais
que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde ; comme
c’est juste ! tu disais que j’avais des goûts spéciaux. –
Mais non », protesta M. de Guermantes, qui, en effet,
n’avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez
son frère à la réalité de ce qu’ils désignent. Et, d’ailleurs,
se croyait-il le droit de le tourmenter pour des singularités
qui en tout cas étaient restées assez douteuses ou assez
secrètes pour ne nuire en rien à l’énorme situation du
baron ? Bien plus, sentant que cette situation de son frère
allait se mettre au service de ses maîtresses, le duc se
disait que cela valait bien quelques complaisances en
échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison
« spéciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que
celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps
passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les
yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons,
Basin ; bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de
rage et de curiosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez
décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions
à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis
une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une
significative étreinte et nous descendîmes tous trois
l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient
répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût
avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi,
la duchesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà
enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré
dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des
femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le
secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa
voiture sur le même degré de l’escalier que Mme de
Guermantes, mais à l’extrémité opposée, Mme de
Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout espoir
d’avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour
ne pas avoir l’air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la
preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon
était de fort méchante humeur parce que des messieurs
qui étaient avec elle avaient cru devoir lui parler d’Oriane :
« Je ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je
l’ai, du reste, aperçue tout à l’heure, elle commence à
vieillir ; il paraît qu’elle ne peut pas s’y faire. Basin lui-
même le dit. Et dame ! je comprends ça, parce que,
comme elle n’est pas intelligente, qu’elle est méchante
comme une teigne et qu’elle a mauvaise façon, elle sent
bien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien
du tout. »
J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes,
qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant
avec moi, à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la
génération de nobles qui a plus ou moins passé par
Monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français
(excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sa
pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d’aller
dehors, du moins en thèse générale. » Je revois toute
cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que je le place
sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de
Sagan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se
découvrant pour présenter ses hommages à la duchesse,
avec une si ample révolution du chapeau haut de forme
dans sa main gantée de blanc, qui répondait au gardénia
de la boutonnière, qu’on s’étonnait que ce ne fût pas un
feutre à plume de l’ancien régime, duquel plusieurs visages
ancestraux étaient exactement reproduits dans celui de ce
grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de temps auprès
d’elle, mais ses poses, même d’un instant, suffisaient à
composer tout un tableau vivant et comme une scène
historique. D’ailleurs, comme il est mort depuis, et que je
ne l’avais de son vivant qu’aperçu, il est tellement devenu
pour moi un personnage d’histoire, d’histoire mondaine du
moins, qu’il m’arrive de m’étonner en pensant qu’une
femme, qu’un homme que je connais sont sa sœur et son
neveu.
Pendant que nous descendions l’escalier, le montait,
avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui
paraissait une quarantaine d’années bien qu’elle eût
davantage. C’était la princesse d’Orvillers, fille naturelle,
disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se
scandait d’un vague accent autrichien. Elle s’avançait,
grande, inclinée, dans une robe de soie blanche à fleurs,
laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante et fourbue,
à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout en
secouant la tête comme une cavale de roi qu’eût
embarrassée son licol de perles, d’une valeur inestimable
et d’un poids incommode, elle posait çà et là ses regards
doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à mesure qu’il
commençait à s’user, devenait plus caressant encore, et
faisait à la plupart des invités qui s’en allaient un signe de
tête amical. « Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! dit
la duchesse. – Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment il n’y a
pas eu la possibilité matérielle », répondit la princesse
d’Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes ce
genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et
l’air de sincérité donné par l’énergie d’un accent
lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avait
l’air de faire allusion à des complications de vie trop
longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien
qu’elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n’était
pas elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince
de Guermantes avait pendant de longues années empêché
sa femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand
l’interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations,
pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif, par des simples
cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette
méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme
après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne
tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement
de venir faire une visite au Prince et à la Princesse, rien
que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois
quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux d’eux ».
« Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ronchonna
Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la
laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de
Gallardon qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais
reconnu en Mme d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel
Guermantes, me lançait de longs regards langoureux, se
retournait, s’arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme
de Guermantes me présenta, Mme d’Orvillers fut
charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle me regarda
comme tout le monde, de ses yeux doux… Mais je ne
devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoir
d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé
s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air de vous
reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de
certaines femmes – et de certains hommes – que jusqu’au
jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes
l’ami de gens avec qui ils sont liés aussi.
On annonça que la voiture était avancée. Mme de
Guermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et
monter en voiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou
du désir de faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté
que l’empêchement matériel de le prolonger imposait à un
acte aussi ennuyeux, elle regarda Mme de Gallardon ; puis,
comme si elle venait seulement de l’apercevoir, prise d’une
inspiration, elle retraversa, avant de descendre, toute la
longueur du degré et, arrivée à sa cousine ravie, lui tendit
la main. « Comme il y a longtemps », lui dit la duchesse
qui, pour ne pas avoir à développer tout ce qu’était censé
contenir de regrets et de légitimes excuses cette formule,
se tourna d’un air effrayé vers le duc, lequel, en effet,
descendu avec moi vers la voiture, tempêtait en voyant que
sa femme était partie vers Mme de Gallardon et
interrompait la circulation des autres voitures. « Oriane est
tout de même encore bien belle ! dit Mme de Gallardon.
Les gens m’amusent quand ils disent que nous sommes en
froid ; nous pouvons, pour des raisons où nous n’avons pas
besoin de mettre les autres, rester des années sans nous
voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoir
jamais être séparées, et, au fond, elle sait bien qu’elle
m’aime plus que tant des gens qu’elle voit tous les jours et
qui ne sont pas de son rang. » Mme de Gallardon était en
effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute
force faire croire qu’ils sont plus aimés que ceux que choie
leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de la
contradiction avec ce qu’elle avait dit peu avant, elle
prodigua en parlant de la duchesse de Guermantes) elle
prouva indirectement que celle-ci possédait à fond les
maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande
élégante laquelle, dans le moment même où sa plus
merveilleuse toilette excite, à côté de l’admiration, l’envie,
doit savoir traverser tout un escalier pour la désarmer.
« Faites au moins attention de ne pas mouiller vos
souliers » (il avait tombé une petite pluie d’orage), dit le
duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.
Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les
souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des
miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne
les eussent touchés, dit au duc : « Ce jeune homme va être
obligé de me dire comme je ne sais plus quelle caricature :
« Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais
ne me marchez pas sur les pieds comme cela. » Ma
pensée d’ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes.
Depuis que Saint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de
grande naissance qui allait dans une maison de passe et
de la femme de chambre de la baronne Putbus, c’était
dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient
résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de
beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et
magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de
grande maison enflées d’orgueil et qui disent « nous » en
parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il
me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en
voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu
de bal pour que j’en devinsse amoureux et qu’ayant
consciencieusement cherché dans l’annuaire des châteaux
où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant égarer
par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller habiter
les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins
du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière charnelle
la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en avait
tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de
chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés
possédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais
pas vues : le caractère individuel. Je devais m’épuiser
vainement à rechercher à me figurer, pendant les mois où
j’eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme
Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été
perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant
d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom,
qui étaient en tout cas si difficiles à retrouver, encore plus à
connaître, impossibles peut-être à conquérir, d’avoir
prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme,
deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique
et que j’étais du moins certain de me procurer quand je le
voudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double
plaisir, comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir
quand je voudrais me dispensait presque de le prendre,
comme ces cachets soporifiques qu’il suffit d’avoir à la
portée de la main pour n’avoir pas besoin d’eux et
s’endormir. Je ne désirais dans l’univers que deux femmes
dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le
visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris les noms et
garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par ses
paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon
imagination, il avait par contre procuré une appréciable
détente, un repos durable à ma volonté.
« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals,
est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-
vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous
présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul
qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-
ce ? » demanda-t-elle d’une voix menaçante et rauque,
sans presque ouvrir la bouche. « La baronne Putbus. »
Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah ! non, ça,
par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne
sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce
chameau. Mais c’est la lie de la société. C’est comme si
vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et
encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un
peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en
grâce d’être poli avec les personnes à qui je vous ai
présenté, de leur mettre des cartes, d’aller les voir et de ne
pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur est
inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers n’était pas un
peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait
plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? – Oui, en tout cas je
ne crois pas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle », dit le
duc.
« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me
demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je
sais quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à
Oriane d’abord, cela ce n’est pas la peine de le dire ; mais
à la princesse de Parme. Elle chante tout le temps vos
louanges, elle ne jure que par vous. Vous avez la chance –
comme elle est un peu mûre – qu’elle soit d’une pudicité
absolue. Sans cela elle vous aurait certainement pris
comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse, une
espèce de cavalier servant. »
Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec
Albertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valet
de pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent
jusqu’à ce qu’elle fût ouverte toute grande, et la voiture
s’engagea dans la cour. « À la revoyure, me dit le duc. –
J’ai quelquefois regretté de demeurer aussi près de Marie,
me dit la duchesse, parce que, si je l’aime beaucoup,
j’aime un petit peu moins la voir. Mais je n’ai jamais
regretté cette proximité autant que ce soir puisque cela me
fait rester si peu avec vous. – Allons, Oriane, pas de
discours. » La duchesse aurait voulu que j’entrasse un
instant chez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand
je dis que je ne pouvais pas parce qu’une jeune fille devait
précisément venir me faire une visite maintenant. « Vous
avez une drôle d’heure pour recevoir vos visites, me dit-
elle. – Allons, mon petit, dépêchons-nous, dit M. de
Guermantes à sa femme. Il est minuit moins le quart et le
temps de nous costumer… » Il se heurta devant sa porte,
sévèrement gardée par elles, aux deux dames à canne qui
n’avaient pas craint de descendre nuitamment de leur cime
afin d’empêcher un scandale. « Basin, nous avons tenu à
vous prévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette
redoute : le pauvre Amanien vient de mourir, il y a une
heure. » Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fameuse
redoute s’effondrer pour lui du moment que, par ces
maudites montagnardes, il était averti de la mort de M.
d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux
cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination
de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler
exactement les tours de la langue française : « Il est mort !
Mais non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus
s’occuper des deux parentes qui, munies de leurs
alpenstocks, allaient faire l’ascension dans la nuit, il se
précipita aux nouvelles en interrogeant son valet de
chambre : « Mon casque est bien arrivé ? – Oui, monsieur
le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n’ai pas
envie d’être asphyxié, que diable ! – Oui, monsieur le duc.
– Ah ! tonnerre de Dieu, c’est un soir de malheur. Oriane,
j’ai oublié de demander à Babal si les souliers à la
poulaine étaient pour vous ! – Mais, mon petit, puisque le
costumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je
ne crois pas que ça puisse aller avec vos éperons. – Allons
trouver le costumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous
dirais bien d’entrer avec nous pendant que nous
essaierons, pour vous amuser. Mais nous causerions, il va
être minuit et il faut que nous n’arrivions pas en retard pour
que la fête soit complète. »
Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme de
Guermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures
et demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée.
J’allai droit à Françoise : « Mlle Albertine est là ? –
Personne n’est venu. »
Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait !
J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant
maintenant d’autant plus désirable qu’elle était moins
certaine.
Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre
raison. Elle venait d’installer sa fille à table pour un
succulent repas. Mais en m’entendant venir, voyant le
temps lui manquer pour enlever les plats et disposer des
aiguilles et du fil comme s’il s’agissait d’un ouvrage et non
d’un souper : « Elle vient de prendre une cuillère de soupe,
me dit Françoise, je l’ai forcée de sucer un peu de
carcasse », pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souper de
sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux.
Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute
d’entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on
eût fini et s’excusait même en disant : « J’avais voulu
manger un morceau ou une bouchée. » Mais on était vite
rassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la
table et que Françoise, surprise par mon entrée soudaine,
comme un malfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le
temps de faire disparaître. Puis elle ajouta : « Allons, va te
coucher, tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car
elle voulait que sa fille eût l’air non seulement de ne nous
coûter rien, de vivre de privations, mais encore de se tuer
au travail pour nous). Tu ne fais qu’encombrer la cuisine et
surtout gêner Monsieur qui attend de la visite. Allons,
monte », reprit-elle, comme si elle était obligée d’user de
son autorité pour envoyer coucher sa fille qui, du moment
que le souper était raté, n’était plus là que pour la frime et,
si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-même
décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français
populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien :
« Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe la
figure. » J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la
fille de Françoise.
J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin de
celui de sa mère, et pourtant différent par la nature du
terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités
des habitants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la nièce de
Françoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce point
commun, quand elles partaient faire une course, de
s’attarder des heures « chez la sœur » ou « chez la
cousine », étant d’elles-mêmes incapables de terminer une
conversation, conversation au cours de laquelle le motif qui
les avait fait sortir s’évanouissait au point que si on leur
disait à leur retour : « Hé bien, M. le marquis de Norpois
sera-t-il visible à six heures un quart », elles ne se
frappaient même pas le front en disant : « Ah ! j’ai oublié »,
mais : « Ah ! je n’ai pas compris que monsieur avait
demandé cela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner le
bonjour. » Si elles « perdaient la boule » de cette façon
pour une chose dite une heure auparavant, en revanche il
était impossible de leur ôter de la tête ce qu’elles avaient
une fois entendu dire par la sœur ou par la cousine. Ainsi,
si la bouchère avait entendu dire que les Anglais nous
avaient fait la guerre en 70 en même temps que les
Prussiens, et que j’eusse eu beau expliquer que ce fait
était faux, toutes les trois semaines la bouchère me
répétait au cours d’une conversation : « C’est cause à
cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70 en même
temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent fois que
vous vous trompez. » Elle répondait, ce qui impliquait que
rien n’était ébranlé dans sa conviction : « En tout cas, ce
n’est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a
coulé de l’eau sous les ponts, etc. » Une autre fois, prônant
une guerre avec l’Angleterre, que je désapprouvais, elle
disait : « Bien sûr, vaut toujours mieux pas de guerre ; mais
puisqu’il le faut, vaut mieux y aller tout de suite. Comme l’a
expliqué tantôt la sœur, depuis cette guerre que les Anglais
nous ont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent.
Après qu’on les aura battus, on ne laissera plus entrer en
France un seul Anglais sans payer trois cents francs
d’entrée, comme nous maintenant pour aller en
Angleterre. »
Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand
ils parlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisser
interrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on
les interrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos
la solidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère
des habitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq
cents et que bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses
champs de pommes de terre et de betteraves.
La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une
femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens,
l’argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries
adjointes. Françoise lui ayant dit que je venais de chez une
princesse : « Ah ! sans doute une princesse à la noix de
coco. » Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant
de croire que je m’appelais Charles. Je lui répondis
naïvement que non, ce qui lui permit de placer : « Ah ! je
croyais ! Et je me disais Charles attend (charlatan). » Ce
n’était pas de très bon goût. Mais je fus moins indifférent
lorsque, comme consolation du retard d’Albertine, elle me
dit : « Je crois que vous pouvez l’attendre à perpète. Elle
ne viendra plus. Ah ! nos gigolettes d’aujourd’hui ! »
Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais, ce
qui est plus curieux, le parler de sa mère n’était pas le
même que celui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-
Pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les
patois différaient légèrement comme les deux paysages.
Le pays de la mère de Françoise, en pente et descendant
à un ravin, était fréquenté par les saules. Et, très loin de là,
au contraire, il y avait en France une petite région où on
parlait presque tout à fait le même patois qu’à Méséglise.
J’en fis la découverte en même temps que j’en éprouvai
l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grande
conversation avec une femme de chambre de la maison,
qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se
comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout,
elles le savaient et ne cessaient pas pour cela, excusées,
croyaient-elles, par la joie d’être payses quoique nées si
loin l’une de l’autre, de continuer à parler devant moi cette
langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas être
compris. Ces pittoresques études de géographie
linguistique et de camaraderie ancillaire se poursuivirent
chaque semaine dans la cuisine, sans que j’y prisse aucun
plaisir.
Comme, chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, la
concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait
l’escalier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne
fussent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et
revins m’asseoir dans l’antichambre, épiant, là où la tenture
un peu trop étroite, qui ne couvrait pas complètement la
porte vitrée de notre appartement, laissait passer la
sombre raie verticale faite par la demi-obscurité de
l’escalier. Si tout d’un coup cette raie devenait d’un blond
doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas et serait
dans deux minutes près de moi ; personne d’autre ne
pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant
détacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurer
sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien
voir ; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical,
malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivrante
allégresse que j’aurais eue si je l’avais vu changé, par un
enchantement soudain et significatif, en un lumineux
barreau d’or. C’était bien de l’inquiétude pour cette
Albertine à laquelle je n’avais pas pensé trois minutes
pendant la soirée Guermantes ! Mais, réveillant les
sentiments d’attente jadis éprouvés à propos d’autres
jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à venir,
la privation possible d’un simple plaisir physique me
causait une cruelle souffrance morale.
Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y
suivit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée,
qu’il était inutile que je gardasse la rose que j’avais à la
boutonnière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me
rappelant qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en
m’obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant
pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait
qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et que
Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me la laisser ôter
plutôt que non pas la gâter ainsi. » D’ailleurs, ses moindres
paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant de
l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une
autre présence.
Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était
pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à
l’égard d’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse
montré tant de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de
plusieurs jours, les soirs où je la laissais venir pour
recommencer nos caresses. Je sentais qu’insoucieuse de
moi, elle me laissait seul. Pour embellir un peu ma
chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’était
une des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour la
première fois depuis des années, sur la table qui était
auprès de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que
Gilberte m’avait fait faire pour envelopper la plaquette de
Bergotte et que, si longtemps, j’avais voulu garder avec
moi pendant que je dormais, à côté de la bille d’agate.
D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujours pas
venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs »
qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je ne
connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui,
malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une heure, à
Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si
j’avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se
changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle
passait son temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine,
il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupant peut-être
avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de me
téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la
communication dans ma chambre, je la coupai entre le
bureau de postes et la loge du concierge à laquelle il était
relié d’habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le
petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été
plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès
de la civilisation permettent à chacun de manifester des
qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les
rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis.
C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis à
Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se
refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se
servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand
on voulait le lui apprendre, comme d’autres au moment
d’être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma
chambre, et, pour qu’il ne gênât pas mes parents, sa
sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet.
De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Mon
immobilité était telle que, pour la première fois depuis des
mois, je remarquai le tic tac de la pendule. Françoise vint
arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je
détestais cette conversation, sous la continuité
uniformément banale de laquelle mes sentiments
changeaient de minute en minute, passant de la crainte à
l’anxiété ; de l’anxiété à la déception complète. Différent
des paroles vaguement satisfaites que je me croyais
obligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux
que je prétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour
expliquer le désaccord entre mon indifférence simulée et
cette expression douloureuse ; puis je craignais que les
paroles prononcées, d’ailleurs à mi-voix, par Françoise
(non à cause d’Albertine, car elle jugeait passée depuis
longtemps l’heure de sa venue possible) risquassent de
m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui ne viendrait
plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec
une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en
allant ne couvrit pas celui du téléphone. Et je recommençai
à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui
recueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse,
et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le
double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas
percevoir sa durée, et qu’il semble que nous écoutions
directement avec notre cœur.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours
plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé
au point culminant d’une ascension tourmentée dans les
spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris
populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de
ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et
sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le
chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je
m’élançai, c’était Albertine. « Je ne vous dérange pas en
vous téléphonant à une pareille heure ? – Mais non… »,
dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de
l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir dans
un moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir.
« Est-ce que vous venez ? demandai-je d’un ton indifférent.
– Mais… non, si vous n’avez pas absolument besoin de
moi. » Une partie de moi à laquelle l’autre voulait se
rejoindre était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le
lui dis pas d’abord ; comme nous étions en
communication, je me dis que je pourrais toujours l’obliger,
à la dernière seconde, soit à venir chez moi, soit à me
laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-
elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu
votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous
ne m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait, et c’était
maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de la
déranger que de la voir que je voulais l’obliger à venir.
Mais je tenais d’abord à refuser ce que je tâcherais
d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses
paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste,
la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine
retentissaient aussi distinctement que la voix chère,
comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans
son milieu actuel qui était près de moi en ce moment,
comme une motte de terre avec laquelle on a emporté
toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que
j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une
entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au
sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à
nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et
charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits
perçants aussi et cruels d’une soirée inconnue qui, au sortir
de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi.
« Je commence par vous prévenir que ce n’est pas pour
que vous veniez, car, à cette heure-ci, vous me gêneriez
beaucoup… , lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin,
mille complications. Je tiens à vous dire qu’il n’y avait pas
de malentendu possible dans ma lettre. Vous m’avez
répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pas
compris, qu’est-ce que vous entendiez par là ? – J’ai dit
que c’était convenu, seulement je ne me souvenais plus
trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes
fâché, cela m’ennuie. Je regrette d’être allée à Phèdre. Si
j’avais su que cela ferait tant d’histoires… ajouta-t-elle,
comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font
semblant de croire que c’est une autre qu’on leur reproche.
– Phèdre n’est pour rien dans mon mécontentement,
puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. – Alors,
vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard ce soir,
sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai
demain ou après-demain, pour m’excuser. – Oh ! non,
Albertine, je vous en prie, après m’avoir fait perdre une
soirée, laissez-moi au moins la paix les jours suivants. Je
ne serai pas libre avant une quinzaine de jours ou trois
semaines. Écoutez, si cela vous ennuie que nous restions
sur une impression de colère, et, au fond, vous avez peut-
être raison, alors j’aime encore mieux, fatigue pour fatigue,
puisque je vous ai attendue jusqu’à cette heure-ci et que
vous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je
vais prendre du café pour me réveiller. – Ce ne serait pas
possible de remettre cela à demain ? parce que la
difficulté… » En entendant ces mots d’excuse, prononcés
comme si elle n’allait pas venir, je sentis qu’au désir de
revoir la figure veloutée qui déjà à Balbec dirigeait toutes
mes journées vers le moment où, devant la mer mauve de
septembre, je serais auprès de cette fleur rose, tentait
douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ce
terrible besoin d’un être, à Combray, j’avais appris à le
connaître au sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si
elle me faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas
monter. Cet effort de l’ancien sentiment, pour se combiner
et ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et
qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée,
la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit
souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau,
qui peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du
moins, et pour longtemps encore, les deux éléments
restèrent dissociés. Mais déjà, aux derniers mots entendus
au téléphone, je commençai à comprendre que la vie
d’Albertine était située (non pas matériellement sans
doute) à une telle distance de moi qu’il m’eût fallu toujours
de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle,
mais, de plus, organisée comme des fortifications de
campagne et, pour plus de sûreté, de l’espèce de celles
que l’on a pris plus tard l’habitude d’appeler camouflées.
Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la
société, partie de ce genre de personnes à qui la
concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre
quand elle rentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez
que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors
et à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la
concierge. De sorte qu’elle habite bien – mais dans la loge
– le logis qu’elle vous a indiqué (lequel, d’autre part, est
une petite maison de passe dont la concierge est la
maquerelle) – et qu’elle donne comme adresse un
immeuble où elle est connue par des complices qui ne
vous livreront pas son secret, d’où on lui fera parvenir vos
lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au plus
laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six
lignes de repli, de sorte que, quand on veut voir cette
femme, ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop
à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu’on peut
pendant des mois, des années, tout ignorer. Pour
Albertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien,
qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des
faits mensongers je n’arriverais jamais à me débrouiller. Et
que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en
prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-là, cette
conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquiétude,
mais où je sentais frémir comme une anticipation de
longues souffrances.
– Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne
serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain
qu’un autre jour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de
course… c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie
qui… (Je sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais
sa proposition de venir, laquelle n’était donc pas sincère,
et je voulais la mettre au pied du mur.) – Qu’est-ce que ça
peut me faire, votre amie ? venez ou ne venez pas, c’est
votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demande de venir,
c’est vous qui me l’avez proposé. – Ne vous fâchez pas, je
saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes.
Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel
avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le
rayon d’action d’un être lointain, une voix qui allait surgir et
apparaître, après cette première annonciation, c’était cette
Albertine que j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec,
quand les garçons du Grand-Hôtel, en mettant le couvert,
étaient aveuglés par la lumière du couchant, que, les vitres
étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir
passaient librement de la plage, où s’attardaient les
derniers promeneurs, à l’immense salle à manger où les
premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et que dans la
glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de
la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée
du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais
plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand
Françoise entra dans ma chambre me dire :
« Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans
même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation :
« Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ! »
Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une
curiosité d’avoir sa réponse qui devait corroborer
l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus, avec
admiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la
Berma elle-même dans l’art de faire parler les vêtements
inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire la
leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs
avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un
extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et
l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du sommeil
et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge,
obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre
une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air de
m’excuser de la venue tardive d’Albertine : « En tout cas, je
suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour le
mieux », et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne
demeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus
entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer
aucune plainte, ayant même l’air d’étouffer de son mieux
une toux irrésistible, et croisant seulement sur elle son
châle comme si elle avait froid, commença par me raconter
tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pas manqué de
lui demander des nouvelles de sa tante. « Justement j’y
disais, monsieur devait avoir crainte que mademoiselle ne
vienne plus, parce que ce n’est pas une heure pour venir,
c’est bientôt le matin. Mais elle devait être dans des
endroits qu’elle s’amusait bien car elle ne m’a pas
seulement dit qu’elle était contrariée d’avoir fait attendre
monsieur, elle m’a répondu d’un air de se fiche du monde :
« Mieux vaut tard que jamais ! » Et Françoise ajouta ces
mots qui me percèrent le cœur : « En parlant comme ça
elle s’est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu se cacher
mais… » Je n’avais pas de quoi être bien étonné. Je viens
de dire que Françoise rendait rarement compte, dans les
commissions qu’on lui donnait, sinon de ce qu’elle avait dit
et sur quoi elle s’étendait volontiers, du moins de la
réponse attendue. Mais, si par exception elle nous répétait
les paroles que nos amis avaient dites, si courtes qu’elles
fussent, elle s’arrangerait généralement, au besoin grâce à
l’expression, au ton dont elle assurait qu’elles avaient été
accompagnées, à leur donner quelque chose de blessant.
À la rigueur, elle acceptait d’avoir subi d’un fournisseur
chez qui nous l’avions envoyée une avanie, d’ailleurs
probablement imaginaire, pourvu que, s’adressant à elle
qui nous représentait, qui avait parlé en notre nom, cette
avanie nous atteignît par ricochet. Il n’eût resté qu’à lui
répondre qu’elle avait mal compris, qu’elle était atteinte de
délire de persécution et que tous les commerçants
n’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentiments
m’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux
d’Albertine. Et en me redisant ces mots ironiques : « Mieux
vaut tard que jamais ! » Françoise m’évoqua aussitôt les
amis dans la société desquels Albertine avait fini sa
soirée, s’y plaisant donc plus que dans la mienne. « Elle
est comique, elle a un petit chapeau plat, avec ses gros
yeux, ça lui donne un drôle d’air, surtout avec son manteau
qu’elle aurait bien fait d’envoyer chez l’estoppeuse car il
est tout mangé. Elle m’amuse », ajouta, comme se
moquant d’Albertine, Françoise, qui partageait rarement
mes impressions mais éprouvait le besoin de faire
connaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air
de comprendre que ce rire signifiait le dédain de la
moquerie, mais, pour rendre coup pour coup, je répondis à
Françoise, bien que je ne connusse pas le petit chapeau
dont elle parlait : « Ce que vous appelez « petit chapeau
plat » est quelque chose de simplement ravissant… –
C’est-à-dire que c’est trois fois rien », dit Françoise en
exprimant, franchement cette fois, son véritable mépris.
Alors (d’un ton doux et ralenti pour que ma réponse
mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma colère
mais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant,
pour ne pas faire attendre Albertine), j’adressai à
Françoise ces paroles cruelles : « Vous êtes excellente, lui
dis-je mielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille
qualités, mais vous en êtes au même point que le jour où
vous êtes arrivée à Paris, aussi bien pour vous connaître
en choses de toilette que pour bien prononcer les mots et
ne pas faire de cuirs. » Et ce reproche était
particulièrement stupide, car ces mots français que nous
sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-
mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises
qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre
langue n’étant que la prononciation défectueuse de
quelques autres.
Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé
du français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes
de Françoise. L’« estoppeuse » pour la « stoppeuse »
n’était-il pas aussi curieux que ces animaux survivants des
époques lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui
nous montrent les états que la vie animale a traversés ?
« Et, ajoutai-je, du moment que depuis tant d’années vous
n’avez pas su apprendre, vous n’apprendrez jamais. Vous
pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d’être
une très brave personne, de faire à merveille le bœuf à la
gelée, et encore mille autres choses. Le chapeau que vous
croyez simple est copié sur un chapeau de la princesse de
Guermantes, qui a coûté cinq cents francs. Du reste, je
compte en offrir prochainement un encore plus beau à Mlle
Albertine. » Je savais que ce qui pouvait le plus ennuyer
Françoise c’est que je dépensasse de l’argent pour des
gens qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit par quelques
mots que rendit peu intelligibles un brusque essoufflement.
Quand j’appris plus tard qu’elle avait une maladie de cœur,
quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisir
féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles ! Françoise
détestait, du reste, Albertine parce que, pauvre, Albertine
ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme
mes supériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque
fois que j’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche
elle était indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la
réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’inventer de
prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence
desquels Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Ce
manque de réciprocité la choquait surtout en matière
alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman,
si nous n’étions pas invités chez Mme Bontemps (laquelle
pourtant n’était pas à Paris la moitié du temps, son mari
acceptant des « postes » comme autrefois quand il avait
assez du ministère), cela lui paraissait, de la part de mon
amie, une indélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en
récitant ce dicton courant à Combray :

« Mangeons mon pain,


– Je le veux bien.
– Mangeons le tien.
– Je n’ai plus faim. »
Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « À qui écriviez-
vous ? me dit Albertine en entrant. – À une jolie amie à
moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? –
Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur
sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que
nous n’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nous
réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux
caresses. Aussi ce fut par eux que je voulais dès la
première minute commencer. D’ailleurs, si j’étais un peu
calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute
boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente
persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et,
substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous
peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche
d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés,
continuant leur agitation, l’attendaient encore. « Je veux
prendre un bon baiser, Albertine. – Tant que vous
voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais
jamais vue aussi jolie. « Encore un ? – Mais vous savez
que ça me fait un grand, grand plaisir. – Et à moi encore
mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que
vous avez là ! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. –
Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du
romanesque si l’on voulait, pour penser à celle qu’on aime,
tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le
portefeuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait
reçu jadis son importance que d’un état purement inférieur,
puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une
bille quelconques.
Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me
semble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle.
Ce sera parfait. » Je pus goûter ainsi, avec ses baisers,
cette fraîcheur qui me paraissait supérieure à eux chez la
princesse de Guermantes. Et l’orange pressée dans l’eau
semblait me livrer, au fur et à mesure que je buvais, la vie
secrète de son mûrissement, son action heureuse contre
certains états de ce corps humain qui appartient à un
règne si différent, son impuissance à le faire vivre, mais en
revanche les jeux d’arrosage par où elle pouvait lui être
favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma
sensation, nullement à mon intelligence.
Albertine partie, je me rappelai que j’avais promis à
Swann d’écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire
tout de suite. Ce fut sans émotion, et comme mettant la
dernière ligne à un ennuyeux devoir de classe, que je traçai
sur l’enveloppe le nom de Gilberte Swann dont je couvrais
jadis mes cahiers pour me donner l’illusion de
correspondre avec elle. C’est que, si, autrefois, ce nom-là,
c’était moi qui l’écrivais, maintenant la tâche en avait été
dévolue par l’habitude à l’un de ces nombreux secrétaires
qu’elle s’adjoint. Celui-là pouvait écrire le nom de Gilberte
avec d’autant plus de calme que, placé récemment chez
moi par l’habitude, récemment entré à mon service, il
n’avait pas connu Gilberte et savait seulement, sans mettre
aucune réalité sous ces mots, parce qu’il m’avait entendu
parler d’elle, que c’était une jeune fille de laquelle j’avais
été amoureux.
Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étais
maintenant vis-à-vis d’elle était le « témoin » le mieux
choisi pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le
portefeuille, la bille d’agate, étaient simplement redevenus
pour moi à l’égard d’Albertine ce qu’ils avaient été pour
Gilberte, ce qu’ils eussent été pour tout être qui n’eût pas
fait jouer sur eux le reflet d’une flamme intérieure. Mais
maintenant un nouveau trouble était en moi qui altérait à
son tour la puissance véritable des choses et des mots. Et
comme Albertine me disait, pour me remercier encore :
« J’aime tant les turquoises ! » je lui répondis : « Ne laissez
pas mourir celles-là », leur confiant ainsi comme à des
pierres l’avenir de notre amitié qui pourtant n’était pas plus
capable d’inspirer un sentiment à Albertine qu’il ne l’avait
été de conserver celui qui m’unissait autrefois à Gilberte.
Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne
mérite d’être mentionné que parce qu’il se retrouve à
toutes les périodes importantes de l’histoire. Au moment
même où j’écrivais à Gilberte, M. de Guermantes, à peine
rentré de la redoute, encore coiffé de son casque, songeait
que le lendemain il serait bien forcé d’être officiellement en
deuil, et décida d’avancer de huit jours la cure d’eaux qu’il
devait faire. Quand il en revint trois semaines après (et
pour anticiper, puisque je viens seulement de finir ma lettre
à Gilberte), les amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent au
début, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets
de surprise en l’entendant (comme si la cure n’avait pas
agi seulement sur la vessie) leur répondre : « Hé bien, le
procès sera révisé et il sera acquitté ; on ne peut pas
condamner un homme contre lequel il n’y a rien. Avez-vous
jamais vu un gaga comme Froberville ? Un officier
préparant les Français à la boucherie, pour dire la guerre !
Étrange époque ! » Or, dans l’intervalle, le duc de
Guermantes avait connu aux eaux trois charmantes dames
(une princesse italienne et ses deux belles-sœurs). En les
entendant dire quelques mots sur les livres qu’elles lisaient,
sur une pièce qu’on jouait au Casino, le duc avait tout de
suite compris qu’il avait affaire à des femmes d’une
intellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le
disait, il n’était pas de force. Il n’en avait été que plus
heureux d’être invité à jouer au bridge par la princesse.
Mais à peine arrivé chez elle, comme il lui disait, dans la
ferveur de son antidreyfusisme sans nuances : « Hé bien,
on ne nous parle plus de la révision du fameux Dreyfus »,
sa stupéfaction avait été grande d’entendre la princesse et
ses belles-sœurs dire : « On n’en a jamais été si près. On
ne peut pas retenir au bagne quelqu’un qui n’a rien fait. –
Ah ? Ah ? », avait d’abord balbutié le duc, comme à la
découverte d’un sobriquet bizarre qui eût été en usage
dans cette maison pour tourner en ridicule quelqu’un qu’il
avait cru jusque-là intelligent. Mais au bout de quelques
jours, comme, par lâcheté et esprit d’imitation, on crie :
« Eh ! là, Jojotte », sans savoir pourquoi, à un grand artiste
qu’on entend appeler ainsi, dans cette maison, le duc,
encore tout gêné par la coutume nouvelle, disait
cependant : « En effet, s’il n’y a rien contre lui ! » Les trois
charmantes dames trouvaient qu’il n’allait pas assez vite et
le rudoyaient un peu : « Mais, au fond, personne
d’intelligent n’a pu croire qu’il y eût rien. » Chaque fois
qu’un fait « écrasant » contre Dreyfus se produisait et que
le duc, croyant que cela allait convertir les trois dames
charmantes, venait le leur annoncer, elles riaient beaucoup
et n’avaient pas de peine, avec une grande finesse de
dialectique, à lui montrer que l’argument était sans valeur et
tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Paris dreyfusard
enragé. Et certes nous ne prétendons pas que les trois
dames charmantes ne fussent pas, dans ce cas-là,
messagères de vérité. Mais il est à remarquer que tous les
dix ans, quand on a laissé un homme rempli d’une
conviction véritable, il arrive qu’un couple intelligent, ou une
seule dame charmante, entrent dans sa société et qu’au
bout de quelques mois on l’amène à des opinions
contraires. Et sur ce point il y a beaucoup de pays qui se
comportent comme l’homme sincère, beaucoup de pays
qu’on a laissés remplis de haine pour un peuple et qui, six
mois après, ont changé de sentiment et renversé leurs
alliances.
Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais
continuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait
plus à mon imagination, à voir d’autres fées et leurs
demeures, aussi inséparables d’elles que du mollusque qui
la fabriqua et s’en abrite la valve de nacre ou d’émail, ou la
tourelle à créneaux de son coquillage. Je n’aurais pas su
classer ces dames, la difficulté du problème étant aussi
insignifiante et impossible non seulement à résoudre mais
à poser. Avant la dame il fallait aborder le féerique hôtel.
Or l’une recevait toujours après déjeuner, les mois d’été ;
même avant d’arriver chez elle, il avait fallu faire baisser la
capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont le souvenir,
sans que je m’en rendisse compte, allait entrer dans
l’impression totale. Je croyais seulement aller au Cours-la-
Reine ; en réalité, avant d’être arrivé dans la réunion dont
un homme pratique se fût peut-être moqué, j’avais, comme
dans un voyage à travers l’Italie, un éblouissement, des
délices, dont l’hôtel ne serait plus séparé dans ma
mémoire. De plus, à cause de la chaleur de la maison et
de l’heure, la dame avait clos hermétiquement les volets
dans les vastes salons rectangulaires du rez-de-chaussée
où elle recevait. Je reconnaissais mal d’abord la maîtresse
de maison et ses visiteurs, même la duchesse de
Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait de venir
m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beauvais
représentant l’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais sur
les murs les vastes tapisseries du XVIIIe siècle
représentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses
trémières, au-dessous desquels je me trouvais comme
dans le palais non de la Seine mais de Neptune, au bord
du fleuve Océan, où la duchesse de Guermantes devenait
comme une divinité des eaux. Je n’en finirais pas si
j’énumérais tous les salons différents de celui-là. Cet
exemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes
jugements mondains des impressions poétiques que je ne
faisais jamais entrer en ligne de compte au moment de
faire le total, si bien que, quand je calculais les mérites d’un
salon, mon addition n’était jamais juste.
Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules,
mais je n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec
(où, pour mon malheur, je vais faire un second séjour qui
sera aussi le dernier), de commencer des peintures du
monde qui trouveront leur place bien plus tard. Disons
seulement qu’à cette première fausse raison (ma vie
relativement frivole et qui faisait supposer l’amour du
monde) de ma lettre à Gilberte et du retour aux Swann
qu’elle semblait indiquer, Odette aurait pu en ajouter tout
aussi inexactement une seconde. Je n’ai imaginé jusqu’ici
les aspects différents que le monde prend pour une même
personne qu’en supposant que la même dame qui ne
connaissait personne va chez tout le monde, et que telle
autre qui avait une position dominante est délaissée, on
est tenté d’y voir uniquement de ces hauts et bas, purement
personnels, qui de temps à autre amènent dans une même
société, à la suite de spéculations de bourse, une ruine
retentissante ou un enrichissement inespéré. Or ce n’est
pas seulement cela. Dans une certaine mesure, les
manifestations mondaines – fort inférieures aux
mouvements artistiques, aux crises politiques, à l’évolution
qui porte le goût public vers le théâtre d’idées, puis vers la
peinture impressionniste, puis vers la musique allemande
et complexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers
les idées sociales, les idées de justice, la réaction
religieuse, le sursaut patriotique – en sont cependant le
reflet lointain, brisé, incertain, trouble, changeant. De sorte
que même les salons ne peuvent être dépeints dans une
immobilité statique qui a pu convenir jusqu’ici à l’étude des
caractères, lesquels devront, eux aussi, être comme
entraînés dans un mouvement quasi historique. Le goût de
nouveauté qui porte les hommes du monde plus ou moins
sincèrement avides de se renseigner sur l’évolution
intellectuelle à fréquenter les milieux où ils peuvent suivre
celle-ci, leur fait préférer d’habitude quelque maîtresse de
maison jusque-là inédite, qui représente encore toutes
fraîches les espérances de mentalité supérieure si fanées
et défraîchies chez les femmes qui ont exercé depuis
longtemps le pouvoir mondain, et lesquelles, comme ils en
connaissent le fort et le faible, ne parlent plus à leur
imagination. Et chaque époque se trouve ainsi
personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un nouveau
groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce qui
pique à ce moment-là les curiosités les plus neuves,
semblent, dans leur toilette, apparaître seulement, à ce
moment-là, comme une espèce inconnue née du dernier
déluge, beautés irrésistibles de chaque nouveau Consulat,
de chaque nouveau Directoire. Mais très souvent la
maîtresse de maison nouvelle est tout simplement comme
certains hommes d’État dont c’est le premier ministère,
mais qui, depuis quarante ans, frappaient à toutes les
portes sans se les voir ouvrir, des femmes qui n’étaient
pas connues de la société mais n’en recevaient pas moins,
depuis fort longtemps, et faute de mieux, quelques « rares
intimes ». Certes, ce n’est pas toujours le cas, et quand,
avec l’efflorescence prodigieuse des ballets russes,
révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist,
du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune
marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut
portant sur la tête une immense aigrette tremblante
inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutes à
imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait
été apportée dans leurs innombrables bagages, et comme
leur plus précieux trésor, par les danseurs russes ; mais
quand à côté d’elle, dans son avant-scène, nous verrons, à
toutes les représentations des « Russes », siéger comme
une véritable fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie,
Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du monde
qui crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquée
avec la troupe de Diaghilew, que cette dame avait déjà
existé dans des temps différents, et passé par divers
avatars dont celui-là ne différait qu’en ce qu’il était le
premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche
d’un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et
si vainement attendu par la Patronne. Pour Mme Swann, il
est vrai, la nouveauté qu’elle représentait n’avait pas le
même caractère collectif. Son salon s’était cristallisé
autour d’un homme, d’un mourant, qui avait presque tout
d’un coup passé, aux moments où son talent s’épuisait, de
l’obscurité à la grande gloire. L’engouement pour les
œuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la
journée, exhibé, chez Mme Swann, qui chuchotait à un
homme influent : « Je lui parlerai, il vous fera un article. » Il
était, du reste, en état de le faire, et même un petit acte
pour Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu
moins mal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles
de ma grand’mère. C’est que de grandes douleurs
physiques lui avaient imposé un régime. La maladie est le
plus écouté des médecins : à la bonté, au savoir on ne fait
que promettre ; on obéit à la souffrance. Certes, le petit
clan des Verdurin avait actuellement un intérêt autrement
vivant que le salon légèrement nationaliste, plus encore
littéraire, et avant tout bergottique, de Mme Swann. Le petit
clan était en effet le centre actif d’une longue crise politique
arrivée à son maximum d’intensité : le dreyfusisme. Mais
les gens du monde étaient pour la plupart tellement
antirévisionnistes, qu’un salon dreyfusien semblait quelque
chose d’aussi impossible qu’à une autre époque un salon
communard. La princesse de Caprarola, qui avait fait la
connaissance de Mme Verdurin à propos d’une grande
exposition qu’elle avait organisée, avait bien été rendre à
celle-ci une longue visite, dans l’espoir de débaucher
quelques éléments intéressants du petit clan et de les
agréger à son propre salon, visite au cours de laquelle la
princesse (jouant au petit pied la duchesse de
Guermantes) avait pris la contre-partie des opinions
reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce que Mme
Verdurin avait trouvé d’un grand courage. Mais ce courage
ne devait pas aller plus tard jusqu’à oser, sous le feu des
regards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin aux
courses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusards
lui savaient, au contraire, gré d’être « bien pensante », ce à
quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double.
Néanmoins les personnes qui n’étaient jamais allées chez
elle s’imaginaient qu’elle recevait seulement quelques
Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. On classe
ainsi des femmes, autrement qualifiées que Mme Swann,
au dernier rang de l’échelle sociale, soit à cause de leurs
origines, soit parce qu’elles n’aiment pas les dîners en ville
et les soirées où on ne les voit jamais, ce qu’on suppose
faussement dû à ce qu’elles n’auraient pas été invitées,
soit parce qu’elles ne parlent jamais de leurs amitiés
mondaines mais seulement de littérature et d’art, soit
parce que les gens se cachent d’aller chez elles, ou que,
pour ne pas faire d’impolitesse aux autres, elles se cachent
de les recevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de
faire de telle ou telle d’entre elles aux yeux de certains, la
femme qu’on ne reçoit pas. Il en était ainsi pour Odette.
Mme d’Épinoy, à l’occasion d’un versement qu’elle désirait
pour la « Patrie française », ayant eu à aller la voir, comme
elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs
qu’elle ne trouverait que des visages, non pas même
méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la
porte s’ouvrit, non sur le salon qu’elle supposait, mais sur
une salle magique où, comme grâce à un changement à
vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes
éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises
sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son
petit nom, les altesses, les duchesses qu’elle-même, la
princesse d’Épinoy, avait grand’peine à attirer chez elle, et
auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants
d’Odette, le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le
prince Borghèse, le duc d’Estrées, portant l’orangeade et
les petits fours, servaient de panetiers et d’échansons. La
princesse d’Épinoy, comme elle mettait, sans s’en rendre
compte, la qualité mondaine à l’intérieur des êtres, fut
obligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner en
une femme élégante. L’ignorance de la vie réelle que
mènent les femmes qui ne l’exposent pas dans les journaux
tend ainsi sur certaines situations (et contribue par là à
diversifier les salons) un voile de mystère. Pour Odette, au
commencement, quelques hommes de la plus haute
société, curieux de connaître Bergotte, avaient été dîner
chez elle dans l’intimité. Elle avait eu le tact, récemment
acquis, de n’en pas faire étalage, ils trouvaient là, souvenir
peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuis le
schisme, les traditions, le couvert mis, etc. Odette les
emmenait avec Bergotte, que cela achevait d’ailleurs de
tuer, aux « première » intéressantes. Ils parlèrent d’elle à
quelques femmes de leur monde capables de s’intéresser
à tant de nouveauté. Elles étaient persuadées qu’Odette,
intime de Bergotte, avait plus ou moins collaboré à ses
œuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente que les
femmes les plus remarquables du faubourg, pour la même
raison qu’elles mettaient tout leur espoir politique en
certains républicains bon teint comme M. Doumer et M.
Deschanel, tandis qu’elles voyaient la France aux abîmes
si elle était confiée au personnel monarchiste qu’elles
recevaient à dîner, aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce
changement de la situation d’Odette s’accomplissait de sa
part avec une discrétion qui la rendait plus sûre et plus
rapide, mais ne la laissait nullement soupçonner du public
enclin à s’en remettre aux chroniques du Gaulois, des
progrès ou de la décadence d’un salon, de sorte qu’un jour,
à une répétition générale d’une pièce de Bergotte donnée
dans une salle des plus élégantes au bénéfice d’une œuvre
de charité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans
la loge de face, qui était celle de l’auteur, venir s’asseoir à
côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle qui, par
l’effacement progressif de la duchesse de Guermantes
(rassasiée d’honneur, et s’annihilant par moindre effort),
était en train de devenir la lionne, la reine du temps, la
comtesse Molé. « Quand nous ne nous doutions pas
même qu’elle avait commencé à monter, se dit-on
d’Odette, au moment où on vit entrer la comtesse Molé
dans la loge, elle a franchi le dernier échelon. »
De sorte que Mme Swann pouvait croire que c’était par
snobisme que je me rapprochais de sa fille.
Odette, malgré ses brillantes amies, n’écouta pas moins
la pièce avec une extrême attention, comme si elle eût été
là seulement pour l’entendre, de même que jadis elle
traversait le Bois par hygiène et pour faire de l’exercice.
Des hommes qui étaient jadis moins empressés autour
d’elle vinrent au balcon, dérangeant tout le monde, se
suspendre à sa main pour approcher le cercle imposant
dont elle était environnée. Elle, avec un sourire plutôt
encore d’amabilité que d’ironie, répondait patiemment à
leurs questions, affectant plus de calme qu’on n’aurait cru,
et qui était peut-être sincère, cette exhibition n’étant que
l’exhibition tardive d’une intimité habituelle et discrètement
cachée. Derrière ces trois dames attirant tous les yeux
était Bergotte entouré par le prince d’Agrigente, le comte
Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il est aisé de
comprendre que, pour des hommes qui étaient reçus
partout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation
que de recherches d’originalité, cette démonstration de
leur valeur, qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par
une maîtresse de maison réputée de haute intellectualité et
auprès de qui ils s’attendaient à rencontrer tous les auteurs
dramatiques et tous les romanciers en vogue, était plus
excitante et vivante que ces soirées chez la princesse de
Guermantes, lesquelles, sans aucun programme et attrait
nouveau, se succédaient depuis tant d’années, plus ou
moins pareilles à celle que nous avons si longuement
décrite. Dans ce grand monde-là, celui des Guermantes,
d’où la curiosité se détournait un peu, les modes
intellectuelles nouvelles ne s’incarnaient pas en
divertissements à leur image, comme en ces bluettes de
Bergotte écrites pour Mme Swann, comme en ces
véritables séances de salut public (si le monde avait pu
s’intéresser à l’affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurin se
réunissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et
Labori.
Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un
oncle de Swann venait de laisser près de quatre-vingts
millions à la jeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-
Germain commençait à penser à elle. Le revers de la
médaille était que Swann, d’ailleurs mourant, avait des
opinions dreyfusistes, mais cela même ne nuisait pas à sa
femme et même lui rendait service. Cela ne lui nuisait pas
parce qu’on disait : « Il est gâteux, idiot, on ne s’occupe
pas de lui, il n’y a que sa femme qui compte et elle est
charmante. » Mais même le dreyfusisme de Swann était
utile à Odette. Livrée à elle-même, elle se fût peut-être
laissé aller à faire aux femmes chics des avances qui
l’eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son
mari dîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant
farouchement dans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait
Odette se faire présenter à quelque dame nationaliste, de
dire à haute voix : « Mais voyons, Odette, vous êtes folle.
Je vous prie de rester tranquille. Ce serait une platitude de
votre part de vous faire présenter à des antisémites. Je
vous le défends. » Les gens du monde après qui chacun
court ne sont habitués ni à tant de fierté ni à tant de
mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaient
quelqu’un qui se croyait « plus » qu’eux. On se racontait
ces grognements de Swann, et les cartes cornées
pleuvaient chez Odette. Quand celle-ci était en visite chez
Mme d’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de
curiosité. « Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie
présentée, disait Mme d’Arpajon. Elle est très gentille.
C’est Marie de Marsantes qui me l’a fait connaître. – Mais
non, au contraire, il paraît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus
intelligente, elle est charmante. Je désirais au contraire la
rencontrer ; dites-moi donc où elle demeure. » Mme
d’Arpajon disait à Mme Swann qu’elle s’était beaucoup
amusée chez elle l’avant-veille et avait lâché avec joie pour
elle Mme de Saint-Euverte. Et c’était vrai, car préférer Mme
Swann, c’était montrer qu’on était intelligent, comme d’aller
au concert au lieu d’aller à un thé. Mais quand Mme de
Saint-Euverte venait chez Mme d’Arpajon en même temps
qu’Odette, comme Mme de Saint-Euverte était très snob et
que Mme d’Arpajon, tout en la traitant d’assez haut, tenait à
ses réceptions, Mme d’Arpajon ne présentait pas Odette
pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas qui c’était. La
marquise s’imaginait que ce devait être quelque princesse
qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût jamais vue,
prolongeait sa visite, répondait indirectement à ce que
disait Odette, mais Mme d’Arpajon restait de fer. Et quand
Mme de Saint-Euverte, vaincue, s’en allait : « Je ne vous ai
pas présentée, disait la maîtresse de maison à Odette,
parce qu’on n’aime pas beaucoup aller chez elle et elle
invite énormément ; vous n’auriez pas pu vous en dépêtrer.
– Oh ! cela ne fait rien », disait Odette avec un regret. Mais
elle gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chez Mme de
Saint-Euverte, ce qui, dans une certaine mesure, était vrai,
et elle en concluait qu’elle avait une situation très
supérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût
une très grande, et Odette encore aucune.
Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les
amies de Mme de Guermantes fussent liées avec Mme
d’Arpajon, quand celle-ci invitait Mme Swann, Odette disait
d’un air scrupuleux : « Je vais chez Mme d’Arpajon, mais
vous allez me trouver bien vieux jeu ; cela me choque, à
cause de Mme de Guermantes (qu’elle ne connaissait pas
du reste). Les hommes distingués pensaient que le fait que
Mme Swann connût peu de gens du grand monde tenait à
ce qu’elle devait être une femme supérieure, probablement
une grande musicienne, et que ce serait une espèce de
titre extramondain, comme pour un duc d’être docteur ès
sciences, que d’aller chez elle. Les femmes complètement
nulles étaient attirées vers Odette par une raison contraire ;
apprenant qu’elle allait au concert Colonne et se déclarait
wagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une
« farceuse », et elles étaient fort allumées par l’idée de la
connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation,
elles craignaient de se compromettre en public en ayant
l’air liées avec Odette, et, si dans un concert de charité
elles apercevaient Mme Swann, elles détournaient la tête,
jugeant impossible de saluer, sous les yeux de M me de
Rochechouart, une femme qui était bien capable d’être
allée à Bayreuth – ce qui voulait dire faire les cent dix-neuf
coups. Chaque personne en visite chez une autre devenait
différente. Sans parler des métamorphoses merveilleuses
qui s’accomplissaient ainsi chez les fées, dans le salon de
Mme Swann, M. de Bréauté, soudain mis en valeur par
l’absence des gens qui l’entouraient d’habitude, par l’air de
satisfaction qu’il avait de se trouver là aussi bien que si, au
lieu d’aller à une fête, il avait chaussé des besicles pour
s’enfermer à lire la Revue des Deux-Mondes, par le rite
mystérieux qu’il avait l’air d’accomplir en venant voir
Odette, M. de Bréauté lui-même semblait un homme
nouveau. J’aurais beaucoup donné pour voir quelles
altérations la duchesse de Montmorency-Luxembourg
aurait subies dans ce milieu nouveau. Mais elle était une
des personnes à qui jamais on ne pourrait présenter
Odette. Mme de Montmorency, beaucoup plus bienveillante
pour Oriane que celle-ci n’était pour elle, m’étonnait
beaucoup en me disant à propos de Mme de Guermantes :
« Elle connaît des gens d’esprit, tout le monde l’aime, je
crois que, si elle avait eu un peu plus d’esprit de suite, elle
serait arrivée à se faire un salon. La vérité est qu’elle n’y
tenait pas, elle a bien raison, elle est heureuse comme
cela, recherchée de tous. » Si Mme de Guermantes n’avait
pas un « salon », alors qu’est-ce que c’était qu’un
« salon » ? La stupéfaction où me jetèrent ces paroles
n’était pas plus grande que celle que je causai à Mme de
Guermantes en lui disant que j’aimais bien aller chez Mme
de Montmorency. Oriane la trouvait une vieille crétine.
« Encore moi, disait-elle, j’y suis forcée, c’est ma tante ;
mais vous ! Elle ne sait même pas attirer les gens
agréables. » Mme de Guermantes ne se rendait pas
compte que les gens agréables me laissaient froid, que
quand elle me disait « salon Arpajon » je voyais un papillon
jaune, et « salon Swann » (Mme Swann était chez elle
l’hiver de 6 à 7) un papillon noir aux ailes feutrées de neige.
Encore ce dernier salon, qui n’en était pas un, elle le
jugeait, bien qu’inaccessible pour elle, excusable pour moi,
à cause des « gens d’esprit ». Mais Mme de Luxembourg !
Si j’eusse déjà « produit » quelque chose qui eût été
remarqué, elle eût conclu qu’une part de snobisme peut
s’allier au talent. Et je mis le comble à sa déception ; je lui
avouai que je n’allais pas chez Mme de Montmorency
(comme elle croyait) pour « prendre des notes » et « faire
une étude ». Mme de Guermantes ne se trompait, du reste,
pas plus que les romanciers mondains qui analysent
cruellement du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel,
mais ne se placent jamais à l’intérieur de celui-ci, à
l’époque où fleurit dans l’imagination tout un printemps
social. Moi-même, quand je voulus savoir quel si grand
plaisir j’éprouvais à aller chez Mme de Montmorency, je fus
un peu désappointé. Elle habitait, dans le faubourg Saint-
Germain, une vieille demeure remplie de pavillons que
séparaient de petits jardins. Sous la voûte, une statuette,
qu’on disait de Falconet, représentait une Source d’où, du
reste, une humidité perpétuelle suintait. Un peu plus loin la
concierge, toujours les yeux rouges, soit chagrin, soit
neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous répondait
jamais, vous faisait un geste vague indiquant que la
duchesse était là et laissait tomber de ses paupières
quelques gouttes au-dessus d’un bol rempli de « ne
m’oubliez pas ». Le plaisir que j’avais à voir la statuette,
parce qu’elle me faisait penser à un petit jardinier en plâtre
qu’il y avait dans un jardin de Combray, n’était rien auprès
de celui que me causait le grand escalier humide et
sonore, plein d’échos, comme celui de certains
établissements de bains d’autrefois, aux vases remplis de
cinéraires – bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout le
tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la
chambre d’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon
enthousiasme, mais me semblait trop humble pour que je
le pusse expliquer à Mme de Montmorency, de sorte que
cette dame me voyait toujours dans un ravissement dont
elle ne devina jamais la cause.
Les intermittences du coeur
Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la
première. Le directeur était venu en personne m’attendre à
Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle
titrée, ce qui me fit craindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que
j’eusse compris que, dans l’obscurité de sa mémoire
grammaticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste,
au fur et à mesure qu’il apprenait de nouvelles langues, il
parlait plus mal les anciennes. Il m’annonça qu’il m’avait
logé tout en haut de l’hôtel. « J’espère, dit-il, que vous ne
verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de
vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je
l’ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous
n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le
trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer les
fenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suis
intolérable », ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelle
était qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais
peut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres
étaient d’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient
pas plus bas, mais j’avais monté dans l’estime du
directeur. Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait
(car sur l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques),
mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le plafond.
« Surtout attendez toujours pour allumer une flambée que la
précédente soit consommée (pour consumée). Car
l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la
cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai fait
placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que
cela pourrait abîmer. »
Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du
bâtonnier de Cherbourg : « C’était un vieux routinier », dit-il
(probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa
fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui
signifiait de débauches. « Déjà depuis quelque temps je
remarquais qu’après le dîner il s’accroupissait dans le
salon (sans doute pour s’assoupissait). Les derniers
temps, il était tellement changé que, si l’on n’avait pas su
que c’était lui, à le voir il était à peine reconnaissant » (pour
reconnaissable sans doute).
Compensation heureuse : le premier président de Caen
venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la
Légion d’honneur. « Sûr et certain qu’il a des capacités,
mais paraît qu’on la lui a donnée surtout à cause de sa
grande « impuissance ». On revenait du reste sur cette
décoration dans l’Écho de Paris de la veille, dont le
directeur n’avait encore lu que « le premier paraphe »
(pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien
arrangée. « Je trouve du reste qu’ils ont raison, dit-il. Il nous
met trop sous la coupole de l’Allemagne » (sous la coupe).
Comme ce genre de sujet, traité par un hôtelier, me
paraissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensais aux
images qui m’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles
étaient bien différentes de celles d’autrefois, la vision que
je venais chercher était aussi éclatante que la première
était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir.
Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires,
aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que
l’imagination avait formées et la réalité détruites. Il n’y a
pas de raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel
possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du
rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-être
oublier, détester même les désirs à cause desquels nous
étions partis.
Ceux qui m’avaient fait partir pour Balbec tenaient en
partie à ce que les Verdurin (des invitations de qui je
n’avais jamais profité, et qui seraient certainement heureux
de me recevoir si j’allais, à la campagne, m’excuser de
n’avoir jamais pu leur faire une visite à Paris, sachant que
plusieurs fidèles passeraient les vacances sur cette côte,
et ayant, à cause de cela, loué pour toute la saison un des
châteaux de M. de Cambremer (la Raspelière), y avaient
invité Mme Putbus. Le soir où je l’avais appris (à Paris),
j’envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pied
s’informer si cette dame emmènerait à Balbec sa
camériste. Il était onze heures du soir. Le concierge mit
longtemps à ouvrir et, par miracle, n’envoya pas promener
mon messager, ne fit pas appeler la police, se contenta de
le recevoir très mal, tout en lui fournissant le renseignement
désiré. Il dit qu’en effet la première femme de chambre
accompagnerait sa maîtresse, d’abord aux eaux en
Allemagne, puis à Biarritz, et, pour finir, chez Mme Verdurin.
Dès lors j’avais été tranquille et content d’avoir ce pain sur
la planche. J’avais pu me dispenser de ces poursuites
dans les rues où j’étais dépourvu auprès des beautés
rencontrées de cette lettre d’introduction que serait auprès
du « Giorgione » d’avoir dîné le soir même, chez les
Verdurin, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-être
meilleure idée de moi encore en sachant que je
connaissais, non seulement les bourgeois locataires de la
Raspelière mais ses propriétaires, et surtout Saint-Loup
qui, ne pouvant me recommander à distance à la femme
de chambre (celle-ci ignorant le nom de Robert), avait écrit
pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer. Il pensait
qu’en dehors de toute l’utilité dont ils me pourraient être,
Mme de Cambremer la belle-fille, née Legrandin,
m’intéresserait en causant avec moi. « C’est une femme
intelligente, m’avait-il assuré. Elle ne te dira pas des
choses définitives (les choses « définitives » avaient été
substituées aux choses « sublimes » par Robert qui
modifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses
expressions favorites tout en conservant les principales),
mais c’est une nature, elle a une personnalité, de l’intuition ;
elle jette à propos la parole qu’il faut. De temps en temps
elle est énervante, elle lance des bêtises pour « faire
gratin », ce qui est d’autant plus ridicule que rien n’est
moins élégant que les Cambremer, elle n’est pas toujours
à la page, mais, somme toute, elle est encore dans les
personnes les plus supportables à fréquenter. »
Aussitôt que la recommandation de Robert leur était
parvenue, les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait
désirer d’être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit
reconnaissance de ce qu’il avait été pour un de leurs
neveux à Doncières, et plus probablement surtout par
bonté et traditions hospitalières, avaient écrit de longues
lettres demandant que j’habitasse chez eux, et, si je
préférais être plus indépendant, s’offrant à me chercher un
logis. Quand Saint-Loup leur eût objecté que j’habiterais le
Grand-Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ils
attendaient une visite dès mon arrivée et, si elle tardait
trop, ne manqueraient pas de venir me relancer pour
m’inviter à leurs garden-parties.
Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la
femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec ;
elle n’y serait pas pour moi comme la paysanne que, seul
sur la route de Méséglise, j’avais si souvent appelée en
vain, de toute la force de mon désir.
Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à
extraire d’une femme comme la racine carrée de son
inconnu, lequel ne résistait pas souvent à une simple
présentation. Du moins à Balbec, où je n’étais pas allé
depuis longtemps, j’aurais cet avantage, à défaut du
rapport nécessaire qui n’existait pas entre le pays et cette
femme, que le sentiment de la réalité n’y serait pas
supprimé pour moi par l’habitude, comme à Paris où, soit
dans ma propre maison, soit dans une chambre connue, le
plaisir auprès d’une femme ne pouvait pas me donner un
instant l’illusion, au milieu des choses quotidiennes, qu’il
m’ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car si l’habitude est
une seconde nature, elle nous empêche de connaître la
première, dont elle n’a ni les cruautés, ni les
enchantements.) Or cette illusion, je l’aurais peut-être dans
un pays nouveau où renaît la sensibilité, devant un rayon de
soleil, et où justement achèverait de m’exalter la femme de
chambre que je désirais : or on verra les circonstances
faire non seulement que cette femme ne vint pas à Balbec,
mais que je ne redoutai rien tant qu’elle y pût venir, de sorte
que ce but principal de mon voyage ne fut ni atteint, ni
même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devait pas aller
aussi tôt dans la saison chez les Verdurin ; mais ces
plaisirs qu’on a choisis, peuvent être lointains, si leur venue
est assurée, et que dans leur attente on puisse se livrer
d’ici là à la paresse de chercher à plaire et à l’impuissance
d’aimer. Au reste, à Balbec, je n’allais pas dans un esprit
aussi pratique que la première fois ; il y a toujours moins
d’égoïsme dans l’imagination pure que dans le souvenir ;
et je savais que j’allais précisément me trouver dans un de
ces lieux où foisonnent les belles inconnues ; une plage
n’en offre pas moins qu’un bal, et je pensais d’avance aux
promenades devant l’hôtel, sur la digue, avec ce même
genre de plaisir que Mme de Guermantes m’aurait procuré
si, au lieu de me faire inviter dans des dîners brillants, elle
avait donné plus souvent mon nom pour leurs listes de
cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l’on dansait.
Faire des connaissances féminines à Balbec me serait
aussi facile que cela m’avait été malaisé autrefois, car j’y
avais maintenant autant de relations et d’appuis que j’en
étais dénué à mon premier voyage.
Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur, dont je
n’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant
de sujet, il me dit la joie du premier président en apprenant
mon arrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le
soir même. La pensée de cette visite m’effraya si fort (car
je commençais à me sentir fatigué) que je le priai d’y
mettre obstacle (ce qu’il me promit) et, pour plus de sûreté,
de faire, pour le premier soir, monter la garde à mon étage
par ses employés. Il ne paraissait pas les aimer beaucoup.
« Je suis tout le temps obligé de courir après eux parce
qu’ils manquent trop d’inertie. Si je n’étais pas là ils ne
bougeraient pas. Je mettrai le liftier de planton à votre
porte. » Je demandai s’il était enfin « chef des
chasseurs ». « Il n’est pas encore assez vieux dans la
maison, me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que
lui. Cela ferait crier. En toutes choses il faut des
granulations. Je reconnais qu’il a une bonne aptitude (pour
attitude) devant son ascenseur. Mais c’est encore un peu
jeune pour des situations pareilles. Avec d’autres qui sont
trop anciens, cela ferait contraste. Ça manque un peu de
sérieux, ce qui est la qualité primitive (sans doute la qualité
primordiale, la qualité la plus importante). Il faut qu’il ait un
peu plus de plomb dans l’aile (mon interlocuteur voulait dire
dans la tête). Du reste, il n’a qu’à se fier à moi. Je m’y
connais. Avant de prendre mes galons comme directeur du
Grand-Hôtel, j’ai fait mes premières armes sous M.
Paillard. » Cette comparaison m’impressionna et je
remerciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’à Pont-à-
Couleuvre. « Oh ! de rien. Cela ne m’a fait perdre qu’un
temps infini » (pour infime). Du reste nous étions arrivés.
Bouleversement de toute ma personne. Dès la première
nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque,
tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec
lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine
eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine
s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des
sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes
yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la
sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années
auparavant, dans un moment de détresse et de solitude
identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi,
était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était
moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le
contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma
mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre,
préoccupé et déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait
été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère,
non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si
peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma
grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les
Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais
dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante.
Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été
recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont
été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de
grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me
précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus
d’une année après son enterrement, à cause de cet
anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des
faits de coïncider avec celui des sentiments – que je venais
d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle
depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes
paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et
cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma
grand’mère, parce que dans ma légèreté, mon amour du
plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne
contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenir de ce qu’elle
avait été. À n’importe quel moment que nous la
considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque
fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car
tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il
s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que
de celles de l’imagination, et pour moi, par exemple, tout
autant que de l’ancien nom de Guermantes, de celles,
combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand’mère.
Car aux troubles de la mémoire sont liées les
intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de
notre corps, semblable pour nous à un vase où notre
spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que
tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos
douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-
être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou
reviennent. En tout cas, si elles restent en nous c’est, la
plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles ne
sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles
sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui
excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience.
Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées
est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir
d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul
en nous, le moi qui les vécut. Or, comme celui que je
venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis
ce soir lointain où ma grand’mère m’avait déshabillé à mon
arrivée à Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la
journée actuelle, que ce moi ignorait, mais – comme s’il y
avait dans le temps des séries différentes et parallèles –
sans solution de continuité, tout de suite après le premier
soir d’autrefois que j’adhérai à la minute où ma grand’mère
s’était penchée vers moi. Le moi que j’étais alors, et qui
avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi
qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient
immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant plus qu’un
songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout
près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Je n’étais plus
que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa
grand’mère, à effacer les traces de ses peines en lui
donnant des baisers, cet être que j’aurais eu à me figurer,
quand j’étais tel ou tel de ceux qui s’étaient succédé en
moi depuis quelque temps, autant de difficulté que
maintenant il m’eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs, pour
ressentir les désirs et les joies de l’un de ceux que, pour un
temps du moins, je n’étais plus. Je me rappelais comme
une heure avant le moment où ma grand’mère s’était
penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes
bottines ; errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le
pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le
besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me
fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même
besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des
heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais
auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que
je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante,
véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant
enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours.
Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre, et je
m’exerçais à subir la souffrance de cette contradiction :
d’une part, une existence, une tendresse, survivantes en
moi telles que je les avais connues, c’est-à-dire faites pour
moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son
complément, son but, sa constante direction, que le génie
de grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister
depuis le commencement du monde n’eussent pas valu
pour ma grand’mère un seul de mes défauts ; et d’autre
part, aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette
félicité, la sentir traversée par la certitude, s’élançant
comme une douleur physique à répétition, d’un néant qui
avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit
cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle
prédestination, fait de ma grand’mère, au moment où je la
retrouvais comme dans un miroir, une simple étrangère
qu’un hasard a fait passer quelques années auprès de
moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais
pour qui, avant et après, je n’étais rien, je ne serais rien.
Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque
temps, le seul qu’il m’eût été possible de goûter en ce
moment c’eût été, retouchant le passé, de diminuer les
douleurs que ma grand’mère avait autrefois ressenties. Or,
je ne me la rappelais pas seulement dans cette robe de
chambre, vêtement approprié, au point d’en devenir
presque symbolique, aux fatigues, malsaines sans doute,
mais douces aussi, qu’elle prenait pour moi ; peu à peu
voici que je me souvenais de toutes les occasions que
j’avais saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant au
besoin mes souffrances, de lui faire une peine que je
m’imaginais ensuite effacée par mes baisers, comme si
ma tendresse eût été aussi capable que mon bonheur de
faire le sien ; et pis que cela, moi qui ne concevais plus de
bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouver répandu
dans mon souvenir sur les pentes de ce visage modelé et
incliné par la tendresse, j’avais mis autrefois une rage
insensée à chercher d’en extirper jusqu’aux plus petits
plaisirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie
de grand’mère et où, ayant peine à dissimuler à celle-ci la
puérilité presque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à
poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-
jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurer quelques
mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à une
contraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte ;
c’était moi qu’ils déchiraient, maintenant qu’était
impossible à jamais la consolation de mille baisers.
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction
de sa figure, et cette souffrance de son cœur, ou plutôt du
mien ; car comme les morts n’existent plus qu’en nous,
c’est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand
nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous
leur avons assénés. Ces douleurs, si cruelles qu’elles
fussent, je m’y attachais de toutes mes forces, car je
sentais bien qu’elles étaient l’effet du souvenir de ma
grand’mère, la preuve que ce souvenir que j’avais était
bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais
vraiment que par la douleur, et j’aurais voulu que
s’enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous
qui y rivaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la
souffrance plus douce, à l’embellir, à feindre que ma
grand’mère ne fût qu’absente et momentanément invisible,
en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait
faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prières
comme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel,
nous connaît et nous reste relié par une indissoluble
harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas
seulement à souffrir, mais à respecter l’originalité de ma
souffrance telle que je l’avais subie tout d’un coup sans le
vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à
elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si
étrange de la survivance et du néant entre-croisés en moi.
Cette impression douloureuse et actuellement
incompréhensible, je savais non certes pas si j’en
dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si, ce peu de
vérité, je pouvais jamais l’extraire, ce ne pourrait être que
d’elle, si particulière, si spontanée, qui n’avait été ni tracée
par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais
que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort,
avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un
graphique surnaturel et inhumain, un double et mystérieux
sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère où j’avais vécu
jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à lui
pour en tirer de la vérité ; puisque en lui-même il n’était rien
qu’une négation, l’affaiblissement de la pensée incapable
de recréer un moment réel de la vie et obligée de lui
substituer des images conventionnelles et indifférentes.)
Peut-être pourtant, l’instinct de conservation, l’ingéniosité
de l’intelligence à nous préserver de la douleur,
commençant déjà à construire sur des ruines encore
fumantes, à poser les premières assises de son œuvre
utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler
tels et tels jugements de l’être chéri, de me les rappeler
comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle
existait, comme si je continuais d’exister pour elle. Mais
dès que je fus arrivé à m’endormir, à cette heure, plus
véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors,
le monde du sommeil (sur le seuil duquel l’intelligence et la
volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me
disputer à la cruauté de mes impressions véritables)
refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et
du néant, dans la profondeur organique et devenue
translucide des viscères mystérieusement éclairés. Monde
du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la
dépendance des troubles de nos organes, accélère le
rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même
dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une
puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos
veines ; dès que, pour y parcourir les artères de la cité
souterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots
noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur
aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous
apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant
en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand’mère dès
que j’eus abordé sous les porches sombres ; je savais
pourtant qu’elle existait encore, mais d’une vie diminuée,
aussi pâle que celle du souvenir ; l’obscurité grandissait, et
le vent ; mon père n’arrivait pas qui devait me conduire à
elle. Tout d’un coup la respiration me manqua, je sentis
mon cœur comme durci, je venais de me rappeler que
depuis de longues semaines j’avais oublié d’écrire à ma
grand’mère. Que devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu,
me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette
petite chambre qu’on a louée pour elle, aussi petite que
pour une ancienne domestique, où elle est toute seule avec
la garde qu’on a placée pour la soigner et où elle ne peut
pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n’a
pas voulu une seule fois se lever. Elle doit croire que je
l’oublie depuis qu’elle est morte ; comme elle doit se sentir
seule et abandonnée ! Oh ! il faut que je coure la voir, je ne
peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que
mon père arrive ; mais où est-ce ? comment ai-je pu
oublier l’adresse ? pourvu qu’elle me reconnaisse encore !
Comment ai-je pu l’oublier pendant des mois ? Il fait noir, je
ne trouverai pas, le vent m’empêche d’avancer ; mais voici
mon père qui se promène devant moi ; je lui crie : « Où est
grand’mère ? dis-moi l’adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien
sûr qu’elle ne manque de rien ? – Mais non, me dit mon
père, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne
ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite
somme pour qu’on puisse lui acheter le peu qui lui est
nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es
devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a
paru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus me
rappeler qu’un peu après sa mort, ma grand’mère m’avait
dit en sanglotant d’un air humble, comme une vieille
servante chassée, comme une étrangère : « Tu me
permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne
me laisse pas trop d’années sans me visiter. Songe que tu
as été mon petit-fils et que les grand’mères n’oublient
pas. » En revoyant le visage si soumis, si malheureux, si
doux qu’elle avait, je voulais courir immédiatement et lui
dire ce que j’aurais dû lui répondre alors : « Mais,
grand’mère, tu me verras autant que tu voudras, je n’ai que
toi au monde, je ne te quitterai plus jamais. » Comme mon
silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je
n’ai été là où elle est couchée, qu’a-t-elle pu se dire ? Et
c’est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père :
« Vite, vite, son adresse, conduis-moi. » Mais lui : « C’est
que… je ne sais si tu pourras la voir. Et puis, tu sais, elle
est très faible, très faible, elle n’est plus elle-même, je crois
que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le
numéro exact de l’avenue. – Mais dis-moi, toi qui sais, ce
n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas
vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque
grand’mère existe encore. » Mon père sourit tristement :
« Oh ! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais
mieux de n’y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient
tout mettre en ordre. – Mais elle est souvent seule ? – Oui,
mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu’elle ne
pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela
fait souvent de la peine de penser. Du reste, tu sais, elle
est très éteinte. Je te laisserai l’indication précise pour que
tu puisses y aller ; je ne vois pas ce que tu pourrais y faire
et je ne crois pas que la garde te la laisserait voir. – Tu
sais bien pourtant que je vivrai toujours près d’elle, cerfs,
cerfs, Francis Jammes, fourchette. » Mais déjà j’avais
retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais
remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants,
aussi si je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs,
cerfs », la suite de ces mots ne m’offrait plus le sens
limpide et la logique qu’ils exprimaient si naturellement
pour moi il y a un instant encore, et que je ne pouvais plus
me rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot
Aias, que m’avait dit tout à l’heure mon père, avait
immédiatement signifié : « Prends garde d’avoir froid »,
sans aucun doute possible. J’avais oublié de fermer les
volets, et sans doute le grand jour m’avait éveillé. Mais je
ne pus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer
que ma grand’mère pouvait autrefois contempler pendant
des heures ; l’image nouvelle de leur beauté indifférente se
complétait aussitôt par l’idée qu’elle ne les voyait pas ;
j’aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car
maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un
vide dans mon cœur ; tout semblait me dire comme ces
allées et ces pelouses d’un jardin public où je l’avais
autrefois perdue, quand j’étais tout enfant : « Nous ne
l’avons pas vue », et sous la rotondité du ciel pâle et divin
je me sentais oppressé comme sous une immense cloche
bleuâtre fermant un horizon où ma grand’mère n’était pas.
Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais
hélas, ce qui était contre moi c’était cette cloison qui
servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette
cloison qui, aussi docile qu’un violon à rendre toutes les
nuances d’un sentiment, disait si exactement à ma
grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller, et, si elle
était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle et qu’elle
n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique d’un
second instrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au
calme. Je n’osais pas approcher de cette cloison plus que
d’un piano où ma grand’mère aurait joué et qui vibrerait
encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper
maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la
réveiller, que je n’entendais aucune réponse, que ma
grand’mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de
plus à Dieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper
contre cette cloison les trois petits coups que ma
grand’mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle
répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne
t’agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient,
mais je vais venir », et qu’il me laissât rester avec elle toute
l’éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.
Le directeur vint me demander si je ne voulais pas
descendre. À tout hasard il avait veillé à mon
« placement » dans la salle à manger. Comme il ne m’avait
pas vu, il avait craint que je ne fusse repris de mes
étouffements d’autrefois. Il espérait que ce ne serait qu’un
tout petit « maux de gorge » et m’assura avoir entendu dire
qu’on les calmait à l’aide de ce qu’il appelait : le
« calyptus ».
Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle n’avait pas dû
venir à Balbec cette année, mais, ayant changé de projets,
elle était depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix
minutes par le tram, à une station voisine. Craignant que je
ne fusse fatigué par le voyage, elle s’était abstenue pour le
premier soir, mais me faisait demander quand je pourrais
la recevoir. Je m’informai si elle était venue elle-même, non
pour la voir, mais pour m’arranger à ne pas la voir. « Mais
oui, me répondit le directeur. Mais elle voudrait que ce soit
le plus tôt possible, à moins que vous n’ayez pas de
raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez, conclut-il,
que tout le monde ici vous désire, en définitif. » Mais moi,
je ne voulais voir personne.
Et pourtant, la veille, à l’arrivée, je m’étais senti repris
par le charme indolent de la vie de bains de mer. Le même
lift, silencieux, cette fois, par respect, non par dédain, et
rouge de plaisir, avait mis en marche l’ascenseur.
M’élevant le long de la colonne montante, j’avais retraversé
ce qui avait été autrefois pour moi le mystère d’un hôtel
inconnu, où quand on arrive, touriste sans protection et
sans prestige, chaque habitué qui rentre dans sa chambre,
chaque jeune fille qui descend dîner, chaque bonne qui
passe dans les couloirs étrangement délinéamentés, et la
jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de compagnie
et qui descend dîner, jettent sur vous un regard où l’on ne lit
rien de ce qu’on aurait voulu. Cette fois-ci, au contraire,
j’avais éprouvé le plaisir trop reposant de faire la montée
d’un hôtel connu, où je me sentais chez moi, où j’avais
accompli une fois de plus cette opération toujours à
recommencer, plus longue, plus difficile que le
retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur
les choses l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui
nous effrayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me
doutant pas du brusque changement d’âme qui
m’attendait, aller toujours dans d’autres hôtels, où je
dînerais pour la première fois, où l’habitude n’aurait pas
encore tué, à chaque étage, devant chaque porte, le
dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existence
enchantée, où j’aurais à approcher de ces femmes
inconnues que les palaces, les casinos, les plages ne font,
à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre en
commun ?
J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux
premier président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour
le premier jour, des vagues, les chaînes de montagne
d’azur de la mer, ses glaciers et ses cascades, son
élévation et sa majesté négligente – rien qu’à sentir, pour
la première fois depuis si longtemps, en me lavant les
mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du
Grand-Hôtel – laquelle, semblant appartenir à la fois au
moment présent et au séjour passé, flottait entre eux
comme le charme réel d’une vie particulière où l’on ne
rentre que pour changer de cravates. Les draps du lit, trop
fins, trop légers, trop vastes, impossibles à border, à faire
tenir, et qui restaient soufflés autour des couvertures en
volutes mouvantes, m’eussent attristé autrefois. Ils
bercèrent seulement, sur la rondeur incommode et bombée
de leurs voiles, le soleil glorieux et plein d’espérances du
premier matin. Mais celui-ci n’eut pas le temps de paraître.
Dans la nuit même l’atroce et divine présence avait
ressuscité. Je priai le directeur de s’en aller, de demander
que personne n’entrât. Je lui dis que je resterais couché et
repoussai son offre de faire chercher chez le pharmacien
l’excellente drogue. Il fut ravi de mon refus car il craignait
que des clients ne fussent incommodés par l’odeur du
« calyptus ». Ce qui me valut ce compliment : « Vous êtes
dans le mouvement » (il voulait dire : « dans le vrai »), et
cette recommandation : « Faites attention de ne pas vous
salir à la porte, car, rapport aux serrures, je l’ai faite
« induire » d’huile ; si un employé se permettait de frapper
à votre chambre il serait « roulé » de coups. Et qu’on se le
tienne pour dit car je n’aime pas les « répétitions »
(évidemment cela signifiait : je n’aime pas répéter deux
fois les choses). Seulement, est-ce que vous ne voulez pas
pour vous remonter un peu du vin vieux dont j’ai en bas une
bourrique (sans doute pour barrique) ? Je ne vous
l’apporterai pas sur un plat d’argent comme la tête de
Jonathan, et je vous préviens que ce n’est pas du Château-
Lafite, mais c’est à peu près équivoque (pour équivalent).
Et comme c’est léger, on pourrait vous faire frire une petite
sole. » Je refusai le tout, mais fus surpris d’entendre le nom
du poisson (la sole) être prononcé comme l’arbre le saule,
par un homme qui avait dû en commander tant dans sa vie.
Malgré les promesses du directeur, on m’apporta un peu
plus tard la carte cornée de la marquise de Cambremer.
Venue pour me voir, la vieille dame avait fait demander si
j’étais là, et quand elle avait appris que mon arrivée datait
seulement de la veille, et que j’étais souffrant, elle n’avait
pas insisté, et (non sans s’arrêter sans doute devant le
pharmacien, ou la mercière, chez lesquels le valet de pied,
sautant du siège, entrait payer quelque note ou faire des
provisions) la marquise était repartie pour Féterne, dans
sa vieille calèche à huit ressorts attelée de deux chevaux.
Assez souvent d’ailleurs, on entendait le roulement et on
admirait l’apparat de celle-ci dans les rues de Balbec et de
quelques autres petites localités de la côte, situées entre
Balbec et Féterne. Non pas que ces arrêts chez des
fournisseurs fussent le but de ces randonnées. Il était au
contraire quelque goûter, ou garden-party, chez un
hobereau ou un bourgeois fort indignes de la marquise.
Mais celle-ci, quoique dominant de très haut, par sa
naissance et sa fortune, la petite noblesse des environs,
avait, dans sa bonté et sa simplicité parfaites, tellement
peur de décevoir quelqu’un qui l’avait invitée, qu’elle se
rendait aux plus insignifiantes réunions mondaines du
voisinage. Certes, plutôt que de faire tant de chemin pour
venir entendre, dans la chaleur d’un petit salon étouffant,
une chanteuse généralement sans talent et qu’en sa qualité
de grande dame de la région et de musicienne renommée
il lui faudrait ensuite féliciter avec exagération, Mme de
Cambremer eût préféré aller se promener ou rester dans
ses merveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot
assoupi d’une petite baie vient mourir au milieu des fleurs.
Mais elle savait que sa venue probable avait été annoncée
par le maître de maison, que ce fût un noble ou un franc-
bourgeois de Maineville-la-Teinturière ou de Chatton-court-
l’Orgueilleux. Or, si Mme de Cambremer était sortie ce jour-
là sans faire acte de présence à la fête, tel ou tel des
invités venu d’une des petites plages qui longent la mer
avait pu entendre et voir la calèche de la marquise, ce qui
eût ôté l’excuse de n’avoir pu quitter Féterne. D’autre part,
ces maîtres de maison avaient beau avoir vu souvent Mme
de Cambremer se rendre à des concerts donnés chez des
gens où ils considéraient que ce n’était pas sa place
d’être, la petite diminution qui, à leurs yeux, était, de ce fait,
infligée à la situation de la trop bonne marquise
disparaissait aussitôt que c’était eux qui recevaient, et
c’est avec fièvre qu’ils se demandaient s’ils l’auraient ou
non à leur petit goûter. Quel soulagement à des
inquiétudes ressenties depuis plusieurs jours, si, après le
premier morceau chanté par la fille des maîtres de la
maison ou par quelque amateur en villégiature, un invité
annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir à la
matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche
arrêtés devant l’horloger ou le droguiste. Alors M me de
Cambremer (qui, en effet, n’allait pas tarder à entrer, suivie
de sa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez
elle, et qu’elle avait demandé la permission, accordée
avec quelle joie, d’amener) reprenait tout son lustre aux
yeux des maîtres de maison, pour lesquels la récompense
de sa venue espérée avait peut-être été la cause
déterminante et inavouée de la décision qu’ils avaient
prise il y a un mois : s’infliger les tracas et faire les frais de
donner une matinée. Voyant la marquise présente à leur
goûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se
rendre à ceux de voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté
de sa famille, le luxe de son château, l’impolitesse de sa
belle-fille née Legrandin qui, par son arrogance, relevait la
bonhomie un peu fade de la belle-mère. Déjà ils croyaient
lire, au courrier mondain du Gaulois, l’entrefilet qu’ils
cuisineraient eux-mêmes en famille, toutes portes fermées
à clef, sur « le petit coin de Bretagne où l’on s’amuse
ferme, la matinée ultra-select où l’on ne s’est séparé
qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison de
bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le
journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y
figurer, et craignant de n’avoir eu M me de Cambremer que
pour leurs seuls invités et non pour la multitude des
lecteurs. Enfin le jour béni arrivait : « La saison est
exceptionnellement brillante cette année à Balbec. La
mode est aux petits concerts d’après-midi, etc… » Dieu
merci, le nom de Mme de Cambremer avait été bien
orthographié et « cité au hasard », mais en tête. Il ne restait
plus qu’à paraître ennuyé de cette indiscrétion des journaux
qui pouvait amener des brouilles avec les personnes qu’on
n’avait pu inviter, et à demander hypocritement, devant
Mme de Cambremer, qui avait pu avoir la perfidie
d’envoyer cet écho dont la marquise bienveillante et
grande dame, disait : « Je comprends que cela vous
ennuie, mais pour moi je n’ai été que très heureuse qu’on
me sût chez vous. »
Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avait
griffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et
certes il y a seulement deux jours, si fatigué de vie
mondaine que je fusse, c’eût été un vrai plaisir pour moi
que de la goûter transplantée dans ces jardins où
poussaient en pleine terre, grâce à l’exposition de Féterne,
les figuiers, les palmiers, les plants de rosiers, jusque dans
la mer souvent d’un calme et d’un bleu méditerranéens et
sur laquelle le petit yacht des propriétaires allait, avant le
commencement de la fête, chercher, dans les plages de
l’autre côté de la baie, les invités les plus importants,
servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout
le monde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et
repartait le soir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe
charmant, mais si coûteux que c’était en partie afin de
parer aux dépenses qu’il entraînait que Mme de
Cambremer avait cherché à augmenter ses revenus de
différentes façons, et notamment en louant, pour la
première fois, une de ses propriétés, fort différente de
Féterne : la Raspelière. Oui, il y a deux jours, combien une
telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dans un
cadre nouveau, m’eût changé de la « haute vie »
parisienne ! Mais maintenant les plaisirs n’avaient plus
aucun sens pour moi. J’écrivis donc à Mme de Cambremer
pour m’excuser, de même qu’une heure avant j’avais fait
congédier Albertine : le chagrin avait aboli en moi la
possibilité du désir aussi complètement qu’une forte fièvre
coupe l’appétit… Ma mère devait arriver le lendemain. Il
me semblait que j’étais moins indigne de vivre auprès
d’elle, que je la comprendrais mieux, maintenant que toute
une vie étrangère et dégradante avait fait place à la
remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient et
ennoblissaient mon âme, comme la sienne, de leur
couronne d’épines. Je le croyais ; en réalité il y a bien loin
des chagrins véritables comme était celui de maman – qui
vous ôtent littéralement la vie pour bien longtemps,
quelquefois pour toujours, dès qu’on a perdu l’être qu’on
aime – à ces autres chagrins, passagers malgré tout,
comme devait être le mien, qui s’en vont vite comme ils
sont venus tard, qu’on ne connaît que longtemps après
l’événement parce qu’on a eu besoin pour les ressentir de
les comprendre ; chagrins comme tant de gens en
éprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne
se différenciait que par cette modalité du souvenir
involontaire.
Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère,
je devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce
récit, mais ce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le
figurais. Néanmoins, comme un récitant qui devrait
connaître son rôle et être à sa place depuis bien longtemps
mais qui est arrivé seulement à la dernière seconde et,
n’ayant lu qu’une fois ce qu’il a à dire, sait dissimuler assez
habilement, quand vient le moment où il doit donner la
réplique, pour que personne ne puisse s’apercevoir de son
retard, mon chagrin tout nouveau me permit, quand ma
mère arriva, de lui parler comme s’il avait toujours été le
même. Elle crut seulement que la vue de ces lieux où
j’avais été avec ma grand’mère (et ce n’était d’ailleurs pas
cela) l’avait réveillé. Pour la première fois alors, et parce
que j’avais une douleur qui n’était rien à côté de la sienne,
mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendis compte avec
épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour la première
fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui
faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis
la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette
incompréhensible contradiction du souvenir et du néant.
D’ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus
habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la
transformation qui s’était accomplie en elle. Ce n’est pas
assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée
en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur
d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix
trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas.
Mais surtout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de
crêpe, je m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris –
que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais
ma grand’mère. Comme dans les familles royales et
ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et, de duc
d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes,
devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de
Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre
ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui
devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa
vie interrompue. Peut-être le grand chagrin qui suit, chez
une fille telle qu’était maman, la mort de sa mère, ne fait-il
que briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et
l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui, sans cette
crise qui fait brûler les étapes et sauter d’un seul coup des
périodes, ne fût survenu que plus lentement. Peut-être dans
le regret de celle qui n’est plus y a-t-il une espèce de
suggestion qui finit par amener sur nos traits des
similitudes que nous avions d’ailleurs en puissance, et y a-
t-il surtout arrêt de notre activité plus particulièrement
individuelle (chez ma mère, de son bon sens, de la gaîté
moqueuse qu’elle tenait de son père), que nous ne
craignions pas, tant que vivait l’être bien-aimé, d’exercer,
fût-ce à ses dépens, et qui contre-balançait le caractère
que nous tenions exclusivement de lui. Une fois qu’elle est
morte, nous aurions scrupule à être autre, nous n’admirons
plus que ce qu’elle était, ce que nous étions déjà, mais
mêlé à autre chose, et ce que nous allons être désormais
uniquement. C’est dans ce sens-là (et non dans celui si
vague, si faux où on l’entend généralement) qu’on peut dire
que la mort n’est pas inutile, que le mort continue à agir sur
nous. Il agit même plus qu’un vivant parce que, la véritable
réalité n’étant dégagée que par l’esprit, étant l’objet d’une
opération spirituelle, nous ne connaissons vraiment que ce
que nous sommes obligés de recréer par la pensée, ce
que nous cache la vie de tous les jours… Enfin dans ce
culte du regret pour nos morts, nous vouons une idolâtrie à
ce qu’ils ont aimé. Non seulement ma mère ne pouvait se
séparer du sac de ma grand’mère, devenu plus précieux
que s’il eût été de saphirs et de diamants, de son
manchon, de tous ces vêtements qui accentuaient encore
la ressemblance d’aspect entre elles deux, mais même
des volumes de Mme de Sévigné que ma grand’mère avait
toujours avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas
changés contre le manuscrit même des lettres. Elle
plaisantait autrefois ma grand’mère qui ne lui écrivait
jamais une fois sans citer une phrase de Mme de Sévigné
ou de Mme de Beausergent. Dans chacune des trois lettres
que je reçus de maman avant son arrivée à Balbec, elle me
cita Mme de Sévigné comme si ces trois lettres eussent été
non pas adressées par elle à moi, mais par ma
grand’mère adressées à elle. Elle voulut descendre sur la
digue voir cette plage dont ma grand’mère lui parlait tous
les jours en lui écrivant. Tenant à la main l’« en tous cas »
de sa mère, je la vis de la fenêtre s’avancer toute noire, à
pas timides, pieux, sur le sable que des pieds chéris
avaient foulé avant elle, et elle avait l’air d’aller à la
recherche d’une morte que les flots devaient ramener. Pour
ne pas la laisser dîner seule, je dus descendre avec elle.
Le premier président et la veuve du bâtonnier se firent
présenter à elle. Et tout ce qui avait rapport à ma
grand’mère lui était si sensible qu’elle fut touchée
infiniment, garda toujours le souvenir et la reconnaissance
de ce que lui dit le premier président, comme elle souffrit
avec indignation de ce qu’au contraire la femme du
bâtonnier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte.
En réalité, le premier président ne se souciait pas plus
d’elle que la femme du bâtonnier. Les paroles émues de
l’un et le silence de l’autre, bien que ma mère mît entre eux
une telle différence, n’étaient qu’une façon diverse
d’exprimer cette indifférence que nous inspirent les morts.
Mais je crois que ma mère trouva surtout de la douceur
dans les paroles où, malgré moi, je laissai passer un peu
de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre maman
heureuse (malgré toute la tendresse qu’elle avait pour moi),
comme tout ce qui assurait à ma grand’mère une
survivance dans les cœurs. Tous les jours suivants ma
mère descendit s’asseoir sur la plage, pour faire
exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux
livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et
les Lettres de Mme de Sévigné. Elle, et aucun de nous,
n’avait pu supporter qu’on appelât cette dernière la
« spirituelle marquise », pas plus que La Fontaine « le
Bonhomme ». Mais quand elle lisait dans les lettres ces
mots : « ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler.
Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages
où elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la
plage une dame de Combray, suivie de ses filles. Je crois
que son nom était Mme Poussin. Mais nous ne l’appelions
jamais entre nous que « Tu m’en diras des nouvelles », car
c’est par cette phrase perpétuellement répétée qu’elle
avertissait ses filles des maux qu’elles se préparaient, par
exemple en disant à l’une qui se frottait les yeux : « Quand
tu auras une bonne ophtalmie, tu m’en diras des
nouvelles. » Elle adressa de loin à maman de longs saluts
éplorés, non en signe de condoléance, mais par genre
d’éducation. Elle eût fait de même si nous n’eussions pas
perdu ma grand’mère et n’eussions eu que des raisons
d’être heureux. Vivant assez retirée à Combray, dans un
immense jardin, elle ne trouvait jamais rien assez doux et
faisait subir des adoucissements aux mots et aux noms
mêmes de la langue française. Elle trouvait trop dur
d’appeler « cuiller » la pièce d’argenterie qui versait ses
sirops, et disait en conséquence « cueiller » ; elle eût eu
peur de brusquer le doux chantre de Télémaque en
l’appelant rudement Fénelon – comme je faisais moi-
même en connaissance de cause, ayant pour ami le plus
cher l’être le plus intelligent, bon et brave, inoubliable à tous
ceux qui l’ont connu, Bertrand de Fénelon – et elle ne disait
jamais que « Fénélon » trouvant que l’accent aigu ajoutait
quelque mollesse. Le gendre, moins doux, de cette Mme
Poussin, et duquel j’ai oublié le nom, étant notaire à
Combray, emporta la caisse et fit perdre à mon oncle,
notamment, une assez forte somme. Mais la plupart des
gens de Combray étaient si bien avec les autres membres
de la famille qu’il n’en résulta aucun froid et qu’on se
contenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait pas,
mais chaque fois qu’on passait devant sa grille on
s’arrêtait à admirer ses admirables ombrages, sans
pouvoir distinguer autre chose. Elle ne nous gêna guère à
Balbec où je ne la rencontrai qu’une fois, à un moment où
elle disait à sa fille en train de se ronger les ongles :
« Quand tu auras un bon panaris, tu m’en diras des
nouvelles. »
Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul
dans ma chambre. Je me rappelais les derniers temps de
la vie de ma grand’mère et tout ce qui se rapportait à eux,
la porte de l’escalier qui était maintenue ouverte quand
nous étions sortis pour sa dernière promenade. En
contraste avec tout cela, le reste du monde semblait à
peine réel et ma souffrance l’empoisonnait tout entier. Enfin
ma mère exigea que je sortisse. Mais, à chaque pas,
quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en
l’attendant, le premier soir, j’étais allé jusqu’au monument
de Duguay-Trouin, m’empêchait, comme un vent contre
lequel on ne peut lutter, d’aller plus avant ; je baissais les
yeux pour ne pas voir. Et après avoir repris quelque force,
je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était
désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre,
je retrouvasse ma grand’mère, que j’avais retrouvée
autrefois, le premier soir d’arrivée. Comme c’était la
première fois que je sortais, beaucoup de domestiques
que je n’avais pas encore vus me regardèrent
curieusement. Sur le seuil même de l’hôtel, un jeune
chasseur ôta sa casquette pour me saluer et la remit
prestement. Je crus qu’Aimé lui avait, selon son
expression, « passé la consigne » d’avoir des égards pour
moi. Mais je vis au même moment que, pour une autre
personne qui rentrait, il l’enleva de nouveau. La vérité était
que, dans la vie, ce jeune homme ne savait qu’ôter et
remettre sa casquette, et le faisait parfaitement bien. Ayant
compris qu’il était incapable d’autre chose et qu’il excellait
dans celle-là, il l’accomplissait le plus grand nombre de
fois qu’il pouvait par jour, ce qui lui valait de la part des
clients une sympathie discrète mais générale, une grande
sympathie aussi de la part du concierge à qui revenait la
tâche d’engager les chasseurs et qui, jusqu’à cet oiseau
rare, n’avait pas pu en trouver un qui ne se fît renvoyer en
moins de huit jours, au grand étonnement d’Aimé qui
disait : « Pourtant, dans ce métier-là, on ne leur demande
guère que d’être poli, ça ne devrait pas être si difficile. »
Le directeur tenait aussi à ce qu’ils eussent ce qu’il
appelait une belle « présence », voulant dire qu’ils
restassent là, ou plutôt ayant mal retenu le mot prestance.
L’aspect de la pelouse qui s’étendait derrière l’hôtel avait
été modifié par la création de quelques plates-bandes
fleuries et l’enlèvement non seulement d’un arbuste
exotique, mais du chasseur qui, la première année,
décorait extérieurement l’entrée par la tige souple de sa
taille et la coloration curieuse de sa chevelure. Il avait suivi
une comtesse polonaise qui l’avait pris comme secrétaire,
imitant en cela ses deux aînés et sa sœur dactylographe,
arrachés à l’hôtel par des personnalités de pays et de sexe
divers, qui s’étaient éprises de leur charme. Seul
demeurait leur cadet, dont personne ne voulait parce qu’il
louchait. Il était fort heureux quand la comtesse polonaise
et les protecteurs des deux autres venaient passer quelque
temps à l’hôtel de Balbec. Car, malgré qu’il enviât ses
frères, il les aimait et pouvait ainsi, pendant quelques
semaines, cultiver des sentiments de famille. L’abbesse de
Fontevrault n’avait-elle pas l’habitude, quittant pour cela
ses moinesses, de venir partager l’hospitalité qu’offrait
Louis XIV à cette autre Mortemart, sa maîtresse, Mme de
Montespan ? Pour lui, c’était la première année qu’il était à
Balbec ; il ne me connaissait pas encore, mais ayant
entendu ses camarades plus anciens faire suivre, quand ils
me parlaient, le mot de Monsieur de mon nom, il les imita
dès la première fois avec l’air de satisfaction, soit de
manifester son instruction relativement à une personnalité
qu’il jugeait connue, soit de se conformer à un usage qu’il
ignorait il y a cinq minutes, mais auquel il lui semblait qu’il
était indispensable de ne pas manquer. Je comprenais
très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir à
certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et
une nombreuse figuration l’animait jusque dans les
plinthes. Bien que le client ne fût qu’une sorte de
spectateur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non
même comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une
scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se
déroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le
joueur de tennis pouvait rentrer en veston de flanelle
blanche, le concierge s’était mis en habit bleu galonné
d’argent pour lui donner ses lettres. Si ce joueur de tennis
ne voulait pas monter à pied, il n’était pas moins mêlé aux
acteurs en ayant à côté de lui pour faire monter l’ascenseur
le lift aussi richement costumé. Les couloirs des étages
dérobaient une fuite de caméristes et de couturières,
belles sur la mer et jusqu’aux petites chambres desquelles
les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaient par
de savants détours. En bas, c’était l’élément masculin qui
dominait et faisait de cet hôtel, à cause de l’extrême et
oisive jeunesse des serviteurs, comme une sorte de
tragédie judéo-chrétienne ayant pris corps et
perpétuellement représentée. Aussi ne pouvais-je
m’empêcher de me dire à moi-même, en les voyant, non
certes les vers de Racine qui m’étaient venus à l’esprit
chez la princesse de Guermantes tandis que M. de
Vaugoubert regardait de jeunes secrétaires d’ambassade
saluant M. de Charlus, mais d’autres vers de Racine, cette
fois-ci non plus d’Esther, mais d’Athalie : car dès le hall, ce
qu’au XVIIe siècle on appelait les Portiques, « un peuple
florissant » de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l’heure
du goûter, comme les jeunes Israélites des chœurs de
Racine. Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu fournir
même la vague réponse que Joas trouve pour Athalie
quand celle-ci demande au prince enfant : « Quel est donc
votre emploi ? » car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, si
l’on avait demandé à n’importe lequel d’entre eux, comme
la nouvelle Reine : « Mais tout ce peuple enfermé dans ce
lieu, à quoi s’occupe-t-il ? », aurait-il pu dire : « Je vois
l’ordre pompeux de ces cérémonies et j’y contribue. »
Parfois un des jeunes figurants allait vers quelque
personnage plus important, puis cette jeune beauté rentrait
dans le chœur, et, à moins que ce ne fût l’instant d’une
détente contemplative, tous entrelaçaient leurs évolutions
inutiles, respectueuses, décoratives et quotidiennes. Car,
sauf leur « jour de sortie », « loin du monde élevés » et ne
franchissant pas le parvis, ils menaient la même existence
ecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devant cette
« troupe jeune et fidèle » jouant aux pieds des degrés
couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si
je pénétrais dans le grand hôtel de Balbec ou dans le
temple de Salomon.
Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées
étaient habituellement attachées aux derniers jours de la
maladie de ma grand’mère, à ces souffrances que je
revivais, en les accroissant de cet élément, plus difficile
encore à supporter que la souffrance même des autres et
auxquelles il est ajouté par notre cruelle pitié ; quand nous
croyons seulement recréer les douleurs d’un être cher,
notre pitié les exagère ; mais peut-être est-ce elle qui est
dans le vrai, plus que la conscience qu’ont de ces douleurs
ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette
tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont elle se
désespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau
dépassé les souffrances de ma grand’mère si j’avais su
alors ce que j’ignorai longtemps, que ma grand’mère, la
veille de sa mort, dans un moment de conscience et
s’assurant que je n’étais pas là, avait pris la main de
maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui
avait dit : « Adieu, ma fille, adieu pour toujours. » Et c’est
peut-être aussi ce souvenir-là que ma mère n’a plus jamais
cessé de regarder si fixement. Puis les doux souvenirs me
revenaient. Elle était ma grand’mère et j’étais son petit-fils.
Les expressions de son visage semblaient écrites dans
une langue qui n’était que pour moi ; elle était tout dans ma
vie, les autres n’existaient que relativement à elle, au
jugement qu’elle me donnerait sur eux ; mais non, nos
rapports ont été trop fugitifs pour n’avoir pas été
accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai
jamais. Nous n’avions pas été créés uniquement l’un pour
l’autre, c’était une étrangère. Cette étrangère, j’étais en
train d’en regarder la photographie par Saint-Loup.
Maman, qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour que
je la visse, à cause des choses gentilles qu’elle lui avait
dites sur grand’mère et sur moi. Je lui avais donc donné
rendez-vous. Je prévins le directeur pour qu’il la fît attendre
au salon. Il me dit qu’il la connaissait depuis bien
longtemps, elle et ses amies, bien avant qu’elles eussent
atteint « l’âge de la pureté », mais qu’il leur en voulait de
choses qu’elles avaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne
soient pas bien « illustrées » pour causer ainsi. À moins
qu’on ne les ait calomniées. Je compris aisément que
pureté était dit pour « puberté ». En attendant l’heure d’aller
retrouver Albertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un
dessin qu’on finit par ne plus voir à force de l’avoir regardé,
sur la photographie que Saint-Loup avait faite, quand tout
d’un coup, je pensai de nouveau : « C’est grand’mère, je
suis son petit-fils », comme un amnésique retrouve son
nom, comme un malade change de personnalité.
Françoise entra me dire qu’Albertine était là, et voyant la
photographie : « Pauvre Madame, c’est bien elle, jusqu’à
son bouton de beauté sur la joue ; ce jour que le marquis l’a
photographiée, elle avait été bien malade, elle s’était deux
fois trouvée mal. « Surtout, Françoise, qu’elle m’avait dit, il
ne faut pas que mon petit-fils le sache. » Et elle le cachait
bien, elle était toujours gaie en société. Seule, par
exemple, je trouvais qu’elle avait l’air par moments d’avoir
l’esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Et puis elle
me dit comme ça : « Si jamais il m’arrivait quelque chose,
il faudrait qu’il ait un portrait de moi. Je n’en ai jamais fait
faire un seul. » Alors elle m’envoya dire à M. le marquis, en
lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur que
c’était elle qui l’avait demandé, s’il ne pourrait pas lui tirer
sa photographie. Mais quand je suis revenue lui dire que
oui, elle ne voulait plus parce qu’elle se trouvait trop
mauvaise figure. « C’est pire encore, qu’elle me dit, que
pas de photographie du tout. » Mais comme elle n’était
pas bête, elle finit pas s’arranger si bien, en mettant un
grand chapeau rabattu, qu’il n’y paraissait plus quand elle
n’était pas au grand jour. Elle en était bien contente de sa
photographie, parce qu’en ce moment-là elle ne croyait
pas qu’elle reviendrait de Balbec. J’avais beau lui dire :
« Madame, il ne faut pas causer comme ça, j’aime pas
entendre Madame causer comme ça », c’était dans son
idée. Et dame, il y avait plusieurs jours qu’elle ne pouvait
pas manger. C’est pour cela qu’elle poussait Monsieur à
aller dîner très loin avec M. le marquis. Alors au lieu d’aller
à table elle faisait semblant de lire et, dès que la voiture du
marquis était partie, elle montait se coucher. Des jours elle
voulait prévenir Madame d’arriver pour la voir encore. Et
puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne lui
avait rien dit. « Il vaut mieux qu’elle reste avec son mari,
voyez-vous Françoise. » Françoise, me regardant, me
demanda tout à coup si je me « sentais indisposé ». Je lui
dis que non ; et elle : « Et puis vous me ficelez là à causer
avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que
je descende. Ce n’est pas une personne pour ici. Et avec
une allant vite comme elle, elle pourrait être repartie. Elle
n’aime pas attendre. Ah ! maintenant, Mademoiselle
Albertine, c’est quelqu’un. – Vous vous trompez, Françoise,
elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir
que je ne pourrai pas la voir aujourd’hui. »
Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en
Françoise si elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me
cachai. Sans cela j’aurais eu sa sympathie. Mais je lui
donnai la mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le
cœur de ces pauvres femmes de chambre qui ne peuvent
pas nous voir pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ;
ou peut-être leur faisait mal, Françoise m’ayant dit quand
j’étais petit : « Ne pleurez pas comme cela, je n’aime pas
vous voir pleurer comme cela. » Nous n’aimons pas les
grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nous
fermons ainsi notre cœur au pathétique des campagnes, à
la légende que la pauvre servante, renvoyée, peut-être
injustement, pour vol, toute pâle, devenue subitement plus
humble comme si c’était un crime d’être accusée, déroule
en invoquant l’honnêteté de son père, les principes de sa
mère, les conseils de l’aïeule. Certes ces mêmes
domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes nous
feront prendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce
que la femme de chambre d’au-dessous aime les courants
d’air et que ce ne serait pas poli de les supprimer. Car il
faut que ceux-là mêmes qui ont raison, comme Françoise,
aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose
impossible. Même les humbles plaisirs des servantes
provoquent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car
c’est toujours un rien, mais niaisement sentimental, anti-
hygiénique. Aussi peuvent-elles dire : « Comment, moi qui
ne demande que cela dans l’année, on ne me l’accorde
pas. » Et pourtant les maîtres accorderont beaucoup plus,
qui ne fût pas stupide et dangereux pour elles – ou pour
eux. Certes, à l’humilité de la pauvre femme de chambre,
tremblante, prête à avouer ce qu’elle n’a pas commis,
disant « je partirai ce soir s’il le faut », on ne peut pas
résister. Mais il faut savoir aussi ne pas rester insensibles,
malgré la banalité solennelle et menaçante des choses
qu’elle dit, son héritage maternel et la dignité du « clos »,
devant une vieille cuisinière drapée dans une vie et une
ascendance d’honneur, tenant le balai comme un sceptre,
poussant son rôle au tragique, l’entrecoupant de pleurs, se
redressant avec majesté. Ce jour-là je me rappelai ou
j’imaginai de telles scènes, je les rapportai à notre vieille
servante, et, depuis lors, malgré tout le mal qu’elle put faire
à Albertine, j’aimai Françoise d’une affection, intermittente
il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base
la pitié.
Certes, je souffris toute la journée en restant devant la
photographie de ma grand’mère. Elle me torturait. Moins
pourtant que ne fit le soir la visite du directeur. Comme je
lui parlais de ma grand’mère et qu’il me renouvelait ses
condoléances, je l’entendis me dire (car il aimait employer
les mots qu’il prononçait mal) : « C’est comme le jour où
Madame votre grand’mère avait eu cette symecope, je
voulais vous en avertir, parce qu’à cause de la clientèle,
n’est-ce pas, cela aurait pu faire du tort à la maison. Il
aurait mieux valu qu’elle parte le soir même. Mais elle me
supplia de ne rien dire et me promit qu’elle n’aurait plus de
symecope, ou qu’à la première elle partirait. Le chef de
l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle en a eu une
autre. Mais, dame, vous étiez de vieux clients qu’on
cherchait à contenter, et du moment que personne ne s’est
plaint. » Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me les
avait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins
gentil pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de
faire attention à être de bonne humeur pour ne pas m’irriter
et à paraître bien portante pour ne pas être mise à la porte
de l’hôtel. « Simecope » c’est un mot que, prononcé ainsi,
je n’aurais jamais imaginé, qui m’aurait peut-être,
s’appliquant à d’autres, paru ridicule, mais qui dans son
étrange nouveauté sonore, pareille à celle d’une
dissonance originale, resta longtemps ce qui était capable
d’éveiller en moi les sensations les plus douloureuses.
Le lendemain j’allai, à la demande de maman, m’étendre
un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est
caché par leurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses
amies ne pourraient pas me trouver. Mes paupières,
abaissées, ne laissaient passer qu’une seule lumière, toute
rose, celle des parois intérieures des yeux. Puis elles se
fermèrent tout à fait. Alors ma grand’mère m’apparut
assise dans un fauteuil. Si faible, elle avait l’air de vivre
moins qu’une autre personne. Pourtant je l’entendais
respirer ; parfois un signe montrait qu’elle avait compris ce
que nous disions, mon père et moi. Mais j’avais beau
l’embrasser, je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard
d’affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues.
Absente d’elle-même, elle avait l’air de ne pas m’aimer, de
ne pas me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne
pouvais deviner le secret de son indifférence, de son
abattement, de son mécontentement silencieux. J’entraînai
mon père à l’écart. « Tu vois tout de même, lui dis-je, il n’y
a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose. C’est
l’illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir ton
cousin qui prétend que les morts ne vivent pas ! Voilà plus
d’un an qu’elle est morte et, en somme, elle vit toujours.
Mais pourquoi ne veut-elle pas m’embrasser ? – Regarde,
sa pauvre tête retombe. – Mais elle voudrait aller aux
Champs-Élysées tantôt. – C’est de la folie ! – Vraiment, tu
crois que cela pourrait lui faire mal, qu’elle pourrait mourir
davantage ? Il n’est pas possible qu’elle ne m’aime plus.
J’aurai beau l’embrasser, est-ce qu’elle ne me sourira plus
jamais ? – Que veux-tu, les morts sont les morts. »
Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faite
Saint-Loup m’était douce à regarder ; elle ne réveillait pas
le souvenir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne
m’avait plus quitté et je m’habituais à lui. Mais, en regard
de l’idée que je me faisais de son état si grave, si
douloureux ce jour-là, la photographie, profitant encore des
ruses qu’avait eues ma grand’mère et qui réussissaient à
me tromper même depuis qu’elles m’avaient été dévoilées,
me la montrait si élégante, si insouciante, sous le chapeau
qui cachait un peu son visage, que je la voyais moins
malheureuse et mieux portante que je ne l’avais imaginée.
Et pourtant ses joues, ayant à son insu une expression à
elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le
regard d’une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée,
ma grand’mère avait un air de condamnée à mort, un air
involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui
m’échappait mais qui empêchait maman de regarder
jamais cette photographie, cette photographie qui lui
paraissait, moins une photographie de sa mère que de la
maladie de celle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait
au visage brutalement souffleté de grand’mère.
Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je
la recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande
chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient,
des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux,
m’avaient décrit en traits de feu, en flammèches
entrelacées, la plage ardente que les petites vagues
venaient une à une arroser de leur fraîcheur ; alors avait
commencé le concert symphonique mêlé au clapotement
de l’eau, dans lequel les violons vibraient comme un
essaim d’abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j’avais désiré
de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies, ces
jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon
souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de
Balbec ; et j’avais résolu d’envoyer par Françoise un mot à
Albertine, pour la semaine prochaine, tandis que, montant
doucement, la mer, à chaque déferlement de lame,
recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie
dont les phrases apparaissaient séparées les unes des
autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la
cathédrale italienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre
bleu et de jaspe écumant. Mais le jour où Albertine vint, le
temps s’était de nouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je
n’eus pas l’occasion d’entendre son rire ; elle était de fort
mauvaise humeur. « Balbec est assommant cette année,
me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous
savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d’un
mois. Il n’y a personne. Si vous croyez que c’est folichon. »
Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute,
après avoir accompagné Albertine jusqu’à Egreville, car
Albertine faisait, selon son expression, la « navette » entre
cette petite plage, où était la villa de Mme Bontemps, et
Incarville où elle avait été « prise en pension » par les
parents de Rosemonde, je partis me promener seul vers
cette grande route que prenait la voiture de Mme de
Villeparisis quand nous allions nous promener avec ma
grand’mère ; des flaques d’eau, que le soleil qui brillait
n’avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage, et
je pensais à ma grand’mère qui jadis ne pouvait marcher
deux pas sans se crotter. Mais, dès que je fus arrivé à la
route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma
grand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme
l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en
pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et
en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne
pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu
et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer
fournissait aux pommiers comme un arrière-plan
d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le
ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu
rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour
montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une
brise légère mais froide faisait trembler légèrement les
bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se
poser sur les branches et sautaient entre les fleurs,
indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et
de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté
vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si
loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait
qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en
pleine campagne comme des paysans, sur une grande
route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent
subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon,
enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris.
Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et
rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse qui tombait :
c’était une journée de printemps.
2
Chapitre
Les mystères d'Albertine.—Les jeunes filles qu'elle voit
dans la glace.—La dame inconnue.—Le liftier.—Madame
de Cambremer.—Les plaisirs de M. Nissim Bernard.—
Première esquisse du caractère étrange de Morel.—M.
de Charlus dîne chez les Verdurin.

Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette


promenade solitaire n’affaiblît en moi le souvenir de ma
grand’mère, je cherchais à le raviver en pensant à telle
grande souffrance morale qu’elle avait eue ; à mon appel
cette souffrance essayait de se construire dans mon cœur,
elle y élançait ses piliers immenses ; mais mon cœur, sans
doute, était trop petit pour elle, je n’avais la force de porter
une douleur si grande, mon attention se dérobait au
moment où elle se reformait tout entière, et ses arches
s’effondraient avant de s’être rejointes, comme avant
d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues.
Cependant, rien que par mes rêves quand j’étais endormi,
j’aurais pu apprendre que mon chagrin de la mort de ma
grand’mère diminuait, car elle y apparaissait moins
opprimée par l’idée que je me faisais de son néant. Je la
voyais toujours malade, mais en voie de se rétablir, je la
trouvais mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu’elle avait
souffert, je lui fermais la bouche avec mes baisers et je
l’assurais qu’elle était maintenant guérie pour toujours.
J’aurais voulu faire constater aux sceptiques que la mort
est vraiment une maladie dont on revient. Seulement je ne
trouvais plus chez ma grand’mère la riche spontanéité
d’autrefois. Ses paroles n’étaient qu’une réponse affaiblie,
docile, presque un simple écho de mes paroles ; elle
n’était plus que le reflet de ma propre pensée.
Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau
un désir physique, Albertine recommençait cependant à
m’inspirer comme un désir de bonheur. Certains rêves de
tendresse partagée, toujours flottants en nous, s’allient
volontiers, par une sorte d’affinité, au souvenir (à condition
que celui-ci soit déjà devenu un peu vague) d’une femme
avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentiment me
rappelait des aspects du visage d’Albertine, plus doux,
moins gais, assez différents de ceux que m’eût évoqués le
désir physique ; et comme il était aussi moins pressant que
ne l’était ce dernier, j’en eusse volontiers ajourné la
réalisation à l’hiver suivant sans chercher à revoir Albertine
à Balbec avant son départ. Mais, même au milieu d’un
chagrin encore vif, le désir physique renaît. De mon lit où
on me faisait rester longtemps tous les jours à me reposer,
je souhaitais qu’Albertine vînt recommencer nos jeux
d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ils
ont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau
entrelacés, donner un frère au petit mort ? J’essayais de
me distraire de ce désir en allant jusqu’à la fenêtre
regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année,
les mers, d’un jour à l’autre, étaient rarement les mêmes.
Mais d’ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles de
cette première année, soit parce que maintenant c’était le
printemps avec ses orages, soit parce que, même si j’étais
venu à la même date que la première fois, des temps
différents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette
côte à certaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles
que j’avais vues pendant des jours ardents dormir sur la
plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre,
d’une molle palpitation, soit surtout parce que mes yeux,
instruits par Elstir à retenir précisément les éléments que
j’écartais volontairement jadis, contemplaient longuement
ce que la première année ils ne savaient pas voir. Cette
opposition qui alors me frappait tant entre les promenades
agrestes que je faisais avec Mme de Villeparisis et ce
voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l’Océan
éternel n’existait plus pour moi. Et certains jours la mer me
semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-
même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la
chaleur avait tracé sur les eaux, comme à travers champs,
une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine
pointe d’un bateau de pêche dépassait comme un clocher
villageois. Un remorqueur, dont on ne voyait que la
cheminée, fumait au loin comme une usine écartée, tandis
que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sans
doute par une voile, mais qui semblait compact et comme
calcaire, faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque
bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent,
les jours où il s’en ajoutait au soleil, parachevaient sinon
l’erreur du jugement, du moins l’illusion du premier regard,
la suggestion qu’il éveille dans l’imagination. Car
l’alternance d’espaces de couleurs nettement tranchées,
comme celles qui résultent, dans la campagne, de la
contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres,
jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les
levées, les talus qui dérobaient à la vue une barque où une
équipe d’agiles matelots semblait moissonner, tout cela,
par les jours orageux, faisait de l’océan quelque chose
d’aussi varié, d’aussi consistant, d’aussi accidenté, d’aussi
populeux, d’aussi civilisé que la terre carrossable sur
laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarder à faire des
promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mon
désir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis
chercher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de
m’accompagner jusqu’à Douville où j’irais faire à Féterne
une visite à Mme de Cambremer, et à la Raspelière une
visite à Mme Verdurin. Albertine m’attendrait pendant ce
temps-là sur la plage et nous reviendrions ensemble dans
la nuit. J’allai prendre le petit chemin de fer d’intérêt local
dont j’avais, par Albertine et ses amies, appris autrefois
tous les surnoms dans la région, où on l’appelait tantôt le
Tortillard à cause de ses innombrables détours, le Tacot
parce qu’il n’avançait pas, le Transatlantique à cause
d’une effroyable sirène qu’il possédait pour que se
garassent les passants, le Decauville et le Funi, bien que
ce ne fût nullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait
sur la falaise, ni même à proprement parler un Decauville
mais parce qu’il avait une voie de 60, le B. A. G. parce qu’il
allait de Balbec à Grallevast en passant par Angerville, le
Tram et le T. S. N. parce qu’il faisait partie de la ligne des
tramways du Sud de la Normandie. Je m’installai dans un
wagon où j’étais seul ; il faisait un soleil splendide, on
étouffait ; je baissai le store bleu qui ne laissa passer
qu’une raie de soleil. Mais aussitôt je vis ma grand’mère,
telle qu’elle était assise dans le train à notre départ de
Paris à Balbec, quand, dans la souffrance de me voir
prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder,
fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne
pouvais supporter autrefois la souffrance qu’elle avait
quand mon grand-père prenait du cognac, je lui avais
infligé celle, non pas même seulement de me voir prendre,
sur l’invitation d’un autre, une boisson qu’elle croyait
funeste pour moi, mais je l’avais forcée à me laisser libre
de m’en gorger à ma guise ; bien plus, par mes colères,
mes crises d’étouffement, je l’avais forcée à m’y aider, à
me le conseiller, dans une résignation suprême dont j’avais
devant ma mémoire l’image muette, désespérée, aux yeux
clos pour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de
baguette, m’avait de nouveau rendu l’âme que j’étais en
train de perdre depuis quelque temps ; qu’est-ce que
j’aurais pu faire de Rosemonde quand mes lèvres tout
entières étaient parcourues seulement par le désir
désespéré d’embrasser une morte ? qu’aurais-je pu dire
aux Cambremer et aux Verdurin quand mon cœur battait si
fort parce que s’y reformait à tout moment la douleur que
ma grand’mère avait soufferte ? Je ne pus rester dans ce
wagon. Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière,
renonçant à mes projets, je descendis, je rejoignis la
falaise et j’en suivis les chemins sinueux. Maineville avait
acquis depuis quelque temps une importance considérable
et une réputation particulière, parce qu’un directeur de
nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait
construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût
capable de rivaliser avec celui d’un palace, un
établissement, sur lequel nous reviendrons, et qui était, à
franc parler, la première maison publique pour gens chics
qu’on eût eu l’idée de construire sur les côtes de France.
C’était la seule. Chaque port a bien la sienne, mais bonne
seulement pour les marins et pour les amateurs de
pittoresque que cela amuse de voir, tout près de l’église
immémoriale, la patronne presque aussi vieille, vénérable
et moussue, se tenir devant sa porte mal famée en
attendant le retour des bateaux de pêche.
M’écartant de l’éblouissante maison de « plaisir »,
insolemment dressée là malgré les protestations des
familles inutilement adressées au maire, je rejoignis la
falaise et j’en suivis les chemins sinueux dans la direction
de Balbec. J’entendis sans y répondre l’appel des
aubépines. Voisines moins cossues des fleurs de
pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout en
reconnaissant le teint frais qu’ont les filles, aux pétales
rosés, de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que,
moins richement dotées, on les recherchait cependant
davantage et qu’il leur suffisait, pour plaire, d’une blancheur
chiffonnée.
Quand je rentrai, le concierge de l’hôtel me remit une
lettre de deuil où faisaient part le marquis et la marquise de
Gonneville, le vicomte et la vicomtesse d’Amfreville, le
comte et la comtesse de Berneville, le marquis et la
marquise de Graincourt, le comte d’Amenoncourt, la
comtesse de Maineville, le comte et la comtesse de
Franquetot, la comtesse de Chaverny née d’Aigleville, et
de laquelle je compris enfin pourquoi elle m’était envoyée
quand je reconnus les noms de la marquise de
Cambremer née du Mesnil La Guichard, du marquis et de
la marquise de Cambremer, et que je vis que la morte, une
cousine des Cambremer, s’appelait Éléonore-Euphrasie-
Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot. Dans
toute l’étendue de cette famille provinciale, dont le
dénombrement remplissait des lignes fines et serrées, pas
un bourgeois, et d’ailleurs pas un titre connu, mais tout le
ban et l’arrière-ban des nobles de la région qui faisaient
chanter leurs noms – ceux de tous les lieux intéressants du
pays – aux joyeuses finales en ville, en court, parfois plus
sourdes (en tot). Habillés des tuiles de leur château ou du
crépi de leur église, la tête branlant dépassant à peine la
voûte ou le corps de logis, et seulement pour se coiffer du
lanternon normand ou des colombages du toit en poivrière,
ils avaient l’air d’avoir sonné le rassemblement de tous les
jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante lieues à
la ronde et de les avoir disposés en formation serrée, sans
une lacune, sans un intrus, dans le damier compact et
rectangulaire de l’aristocratique lettre bordée de noir.
Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant
cette phrase de Mme de Sévigné : « Je ne vois aucun de
ceux qui veulent me divertir de vous ; en paroles couvertes
c’est qu’ils veulent m’empêcher de penser à vous et cela
m’offense », parce que le premier président lui avait dit
qu’elle devrait se distraire. À moi il chuchota : « C’est la
princesse de Parme. » Ma peur se dissipa en voyant que
la femme que me montrait le magistrat n’avait aucun
rapport avec Son Altesse Royale. Mais comme elle avait
fait retenir une chambre pour passer la nuit en revenant de
chez Mme de Luxembourg, la nouvelle eut pour effet sur
beaucoup de leur faire prendre toute nouvelle dame arrivée
pour la princesse de Parme – et pour moi, de me faire
monter m’enfermer dans mon grenier.
Je n’aurais pas voulu y rester seul. Il était à peine quatre
heures. Je demandai à Françoise d’aller chercher
Albertine pour qu’elle vînt passer la fin de l’après-midi avec
moi.
Je crois que je mentirais en disant que commença déjà
la douloureuse et perpétuelle méfiance que devait
m’inspirer Albertine, à plus forte raison le caractère
particulier, surtout gomorrhéen, que devait revêtir cette
méfiance. Certes, dès ce jour-là – mais ce n’était pas le
premier – mon attente fut un peu anxieuse. Françoise, une
fois partie, resta si longtemps que je commençai à
désespérer. Je n’avais pas allumé de lampe. Il ne faisait
plus guère jour. Le vent faisait claquer le drapeau du
Casino. Et, plus débile encore dans le silence de la grève,
sur laquelle la mer montait, et comme une voix qui aurait
traduit et accru le vague énervant de cette heure inquiète et
fausse, un petit orgue de Barbarie arrêté devant l’hôtel
jouait des valses viennoises. Enfin Françoise arriva, mais
seule. « Je suis été aussi vite que j’ai pu mais elle ne
voulait pas venir à cause qu’elle ne se trouvait pas assez
coiffée. Si elle n’est pas restée une heure d’horloge à se
pommader, elle n’est pas restée cinq minutes. Ça va être
une vraie parfumerie ici. Elle vient, elle est restée en arrière
pour s’arranger devant la glace. Je croyais la trouver là. »
Le temps fut long encore avant qu’Albertine arrivât. Mais la
gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette fois dissipèrent ma
tristesse. Elle m’annonça (contrairement à ce qu’elle avait
dit l’autre jour) qu’elle resterait la saison entière, et me
demanda si nous ne pourrions pas, comme la première
année, nous voir tous les jours. Je lui dis qu’en ce moment
j’étais trop triste et que je la ferais plutôt chercher de temps
en temps, au dernier moment, comme à Paris. « Si jamais
vous vous sentez de la peine ou que le cœur vous en dise,
n’hésitez pas, me dit-elle, faites-moi chercher, je viendrai
en vitesse, et si vous ne craignez pas que cela fasse
scandale dans l’hôtel, je resterai aussi longtemps que vous
voudrez. » Françoise avait, en la ramenant, eu l’air
heureuse comme chaque fois qu’elle avait pris une peine
pour moi et avait réussi à me faire plaisir. Mais Albertine
elle-même n’était pour rien dans cette joie et, dès le
lendemain, Françoise devait me dire ces paroles
profondes : « Monsieur ne devrait pas voir cette
demoiselle. Je vois bien le genre de caractère qu’elle a,
elle vous fera des chagrins. » En reconduisant Albertine, je
vis, par la salle à manger éclairée, la princesse de Parme.
Je ne fis que la regarder en m’arrangeant à n’être pas vu.
Mais j’avoue que je trouvai une certaine grandeur dans la
royale politesse qui m’avait fait sourire chez les
Guermantes. C’est un principe que les souverains sont
partout chez eux, et le protocole le traduit en usages morts
et sans valeur, comme celui qui veut que le maître de la
maison tienne à la main son chapeau, dans sa propre
demeure, pour montrer qu’il n’est plus chez lui mais chez le
Prince. Or cette idée, la princesse de Parme ne se la
formulait peut-être pas, mais elle en était tellement imbue
que tous ses actes, spontanément inventés pour les
circonstances, la traduisaient. Quand elle se leva de table
elle remit un gros pourboire à Aimé comme s’il avait été là
uniquement pour elle et si elle récompensait, en quittant un
château, un maître d’hôtel affecté à son service. Elle ne se
contenta d’ailleurs pas du pourboire, mais avec un
gracieux sourire lui adressa quelques paroles aimables et
flatteuses, dont sa mère l’avait munie. Un peu plus, elle lui
aurait dit qu’autant l’hôtel était bien tenu, autant était
florissante la Normandie, et qu’à tous les pays du monde
elle préférait la France. Une autre pièce glissa des mains
de la princesse pour le sommelier qu’elle avait fait appeler
et à qui elle tint à exprimer sa satisfaction comme un
général qui vient de passer une revue. Le lift était, à ce
moment, venu lui donner une réponse ; il eut aussi un mot,
un sourire et un pourboire, tout cela mêlé de paroles
encourageantes et humbles destinées à leur prouver
qu’elle n’était pas plus que l’un d’eux. Comme Aimé, le
sommelier, le lift et les autres crurent qu’il serait impoli de
ne pas sourire jusqu’aux oreilles à une personne qui leur
souriait, elle fut bientôt entourée d’un groupe de
domestiques avec qui elle causa bienveillamment ; ces
façons étant inaccoutumées dans les palaces, les
personnes qui passaient sur la place, ignorant son nom,
crurent qu’ils voyaient une habituée de Balbec, qui, à cause
d’une extraction médiocre ou dans un intérêt professionnel
(c’était peut-être la femme d’un placier en Champagne),
était moins différente de la domesticité que les clients
vraiment chics. Pour moi je pensai au palais de Parme,
aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à
cette princesse, laquelle agissait avec le peuple comme si
elle avait dû se le concilier pour régner un jour, bien plus,
comme si elle régnait déjà.
Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas
seul. J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des
morceaux de Schumann. Certes il arrive que les gens,
même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la
tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Il y a
pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir
d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un
piano.
Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle
devait s’absenter et aller chez des amies pour quelques
jours, et m’avait fait inscrire aussi leur adresse pour si
j’avais besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune
n’habitait bien loin. Cela fit que, pour la trouver, de jeune
fille en jeune fille, se nouèrent tout naturellement autour
d’elle des liens de fleurs. J’ose avouer que beaucoup de
ses amies – je ne l’aimais pas encore – me donnèrent, sur
une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunes
camarades bienveillantes ne me semblaient pas très
nombreuses. Mais dernièrement j’y ai repensé, leurs noms
me sont revenus. Je comptai que, dans cette seule saison,
douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint
ensuite, ce qui fit treize. J’eus alors comme une cruauté
enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que
j’avais oublié la première, Albertine qui n’était plus et qui fit
la quatorzième.
J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et
les adresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel
jour où elle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là
j’avais pensé que je profiterais plutôt pour aller chez Mme
Verdurin. D’ailleurs nos désirs pour différentes femmes
n’ont pas toujours la même force. Tel soir nous ne pouvons
nous passer d’une qui, après cela, pendant un mois ou
deux, ne nous troublera guère. Et puis les causes
d’alternance, que ce n’est pas le lieu d’étudier ici, après les
grandes fatigues charnelles, font que la femme dont
l’image hante notre sénilité momentanée est une femme
qu’on ne ferait presque que baiser sur le front. Quant à
Albertine, je la voyais rarement, et seulement les soirs, fort
espacés, où je ne pouvais me passer d’elle. Si un tel désir
me saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que
Françoise pût aller jusque-là, j’envoyais le lift à Egreville, à
la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer
son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre, mais
en laissait la porte ouverte car, bien qu’il fît avec
conscience son « boulot », lequel était fort dur, consistant,
dès cinq heures du matin, en nombreux nettoyages, il ne
pouvait se résoudre à l’effort de fermer une porte et, si on
lui faisait remarquer qu’elle était ouverte, il revenait en
arrière et, aboutissant à son maximum d’effort, la poussait
légèrement. Avec l’orgueil démocratique qui le
caractérisait et auquel n’atteignent pas dans les carrières
libérales les membres de professions un peu nombreuses,
avocats, médecins, hommes de lettres appelant seulement
un autre avocat, homme de lettres ou médecin : « Mon
confrère », lui, usant avec raison d’un terme réservé aux
corps restreints, comme les académies par exemple, il me
disait, en parlant d’un chasseur qui était lift un jour sur
deux : « Je vais voir à me faire remplacer par mon
collègue. » Cet orgueil ne l’empêchait pas, dans le but
d’améliorer ce qu’il appelait son traitement, d’accepter
pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient fait
prendre en horreur à Françoise : « Oui, la première fois
qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession,
mais il y a des jours où il est poli comme une porte de
prison. Tout ça c’est des tire-sous. » Cette catégorie où
elle avait si souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour
tous les malheurs que cela devait un jour amener, elle
rangeait déjà Albertine, parce qu’elle me voyait souvent
demander à maman, pour mon amie peu fortunée, de
menus objets, des colifichets, ce que Françoise trouvait
inexcusable, parce que Mme Bontemps n’avait qu’une
bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant retiré ce que
j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique,
apparaissait en chapeau de paille, avec une canne,
soignant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui
avait recommandé de ne jamais prendre le genre
« ouvrier » ou « chasseur ». De même que, grâce aux
livres, la science l’est à un ouvrier qui n’est plus ouvrier
quand il a fini son travail, de même, grâce au canotier et à
la paire de gants, l’élégance devenait accessible au lift qui,
ayant cessé, pour la soirée, de faire monter les clients, se
croyait, comme un jeune chirurgien qui a retiré sa blouse,
ou le maréchal des logis Saint-Loup sans uniforme, devenu
un parfait homme du monde. Il n’était pas d’ailleurs sans
ambition, ni talent non plus pour manipuler sa cage et ne
pas vous arrêter entre deux étages. Mais son langage était
défectueux. Je croyais à son ambition parce qu’il disait en
parlant du concierge, duquel il dépendait : « Mon
concierge », sur le même ton qu’un homme possédant à
Paris ce que le chasseur eût appelé « un hôtel particulier »
eût parlé de son portier. Quant au langage du liftier, il est
curieux que quelqu’un qui entendait cinquante fois par jour
un client appeler : « Ascenseur », ne dît jamais lui-même
qu’« accenseur ». Certaines choses étaient extrêmement
agaçantes chez ce liftier : quoi que je lui eusse dit il
m’interrompait par une locution « Vous pensez ! » ou
« Pensez ! » qui semblait signifier ou bien que ma
remarque était d’une telle évidence que tout le monde l’eût
trouvée, ou bien reporter sur lui le mérite comme si c’était
lui qui attirait mon attention là-dessus. « Vous pensez ! »
ou « Pensez ! », exclamé avec la plus grande énergie,
revenait toutes les deux minutes dans sa bouche, pour des
choses dont il ne se fût jamais avisé, ce qui m’irritait tant
que je me mettais aussitôt à dire le contraire pour lui
montrer qu’il n’y comprenait rien. Mais à ma seconde
assertion, bien qu’elle fût inconciliable avec la première, il
ne répondait pas moins : « Vous pensez ! », comme si ces
mots étaient inévitables. Je lui pardonnais difficilement
aussi qu’il employât certains termes de son métier, et qui
eussent, à cause de cela, été parfaitement convenables au
propre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur donnait
une intention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe
pédaler. Jamais il n’en usait quand il avait fait une course à
bicyclette. Mais si, à pied, il s’était dépêché pour être à
l’heure, pour signifier qu’il avait marché vite il disait :
« Vous pensez si on a pédalé ! » Le liftier était plutôt petit,
mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque
fois qu’on lui parlait d’un jeune homme de taille haute,
élancée et fine, il disait : « Ah ! oui, je sais, un qui est juste
de ma grandeur. » Et un jour que j’attendais une réponse
de lui, comme on avait monté l’escalier, au bruit des pas
j’avais par impatience ouvert la porte de ma chambre et
j’avais vu un chasseur beau comme Endymion, les traits
incroyablement parfaits, qui venait pour une dame que je
ne connaissais pas. Quand le liftier était rentré, en lui
disant avec quelle impatience j’avais attendu sa réponse,
je lui avais raconté que j’avais cru qu’il montait mais que
c’était un chasseur de l’hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je
sais lequel, me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de ma
taille. Comme figure aussi il me ressemble tellement qu’on
pourrait nous prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait
mon frangin. » Enfin il voulait paraître avoir tout compris
dès la première seconde, ce qui faisait que, dès qu’on lui
recommandait quelque chose, il disait : « Oui, oui, oui, oui,
oui, je comprends très bien », avec une netteté et un ton
intelligent qui me firent quelque temps illusion ; mais les
personnes, au fur et à mesure qu’on les connaît, sont
comme un métal plongé dans un mélange altérant, et on les
voit peu à peu perdre leurs qualités (comme parfois leurs
défauts). Avant de lui faire mes recommandations, je vis
qu’il avait laissé la porte ouverte ; je le lui fis remarquer,
j’avais peur qu’on ne nous entendît ; il condescendit à mon
désir et revint ayant diminué l’ouverture. « C’est pour vous
faire plaisir. Mais il n’y a plus personne à l’étage que nous
deux. » Aussitôt j’entendis passer une, puis deux, puis trois
personnes. Cela m’agaçait à cause de l’indiscrétion
possible, mais surtout parce que je voyais que cela ne
l’étonnait nullement et que c’était un va-et-vient normal.
« Oui, c’est la femme de chambre d’à côté qui va chercher
ses affaires. Oh ! c’est sans importance, c’est le sommelier
qui remonte ses clefs. Non, non, ce n’est rien, vous pouvez
parler, c’est mon collègue qui va prendre son service. » Et
comme les raisons que tous les gens avaient de passer ne
diminuaient pas mon ennui qu’ils pussent m’entendre, sur
mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte, ce qui
était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait une
« moto », mais la pousser un peu plus. « Comme ça nous
sommes bien tranquilles. » Nous l’étions tellement qu’une
Américaine entra et se retira en s’excusant de s’être
trompée de chambre. « Vous allez me ramener cette jeune
fille, lui dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte
de toutes mes forces (ce qui amena un autre chasseur
s’assurer qu’il n’y avait pas de fenêtre ouverte). Vous vous
rappelez bien : Mlle Albertine Simonet. Du reste, c’est sur
l’enveloppe. Vous n’avez qu’à lui dire que cela vient de
moi. Elle viendra très volontiers, ajoutai-je pour
l’encourager et ne pas trop m’humilier. – Vous pensez ! –
Mais non, au contraire, ce n’est pas du tout naturel qu’elle
vienne volontiers. C’est très incommode de venir de
Berneville ici. – Je comprends ! – Vous lui direz de venir
avec vous. – Oui, oui, oui, oui, je comprends très bien,
répondait-il de ce ton précis et fin qui depuis longtemps
avait cessé de me faire « bonne impression » parce que je
savais qu’il était presque mécanique et recouvrait sous sa
netteté apparente beaucoup de vague et de bêtise. – À
quelle heure serez-vous revenu ? – J’ai pas pour bien
longtemps, disait le lift qui, poussant à l’extrême la règle
édictée par Bélise d’éviter la récidive du pas avec le ne, se
contentait toujours d’une seule négative. Je peux très bien y
aller. Justement les sorties ont été supprimées ce tantôt
parce qu’il y avait un salon de 20 couverts pour le déjeuner.
Et c’était mon tour de sortir le tantôt. C’est bien juste si je
sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi mon vélo.
Comme cela je ferai vite. » Et une heure après il arrivait en
me disant : « Monsieur a bien attendu, mais cette
demoiselle vient n’avec moi. Elle est en bas. – Ah ! merci,
le concierge ne sera pas fâché contre moi ? – Monsieur
Paul ? Il sait seulement pas où je suis été. Même le chef de
la porte n’a rien à dire. » Mais une fois où je lui avais dit :
« Il faut absolument que vous la rameniez », il me dit en
souriant : « Vous savez que je ne l’ai pas trouvée. Elle n’est
pas là. Et j’ai pas pu rester plus longtemps ; j’avais peur
d’être comme mon collègue qui a été envoyé de l’hôtel (car
le lift qui disait rentrer pour une profession où on entre pour
la première fois, « je voudrais bien rentrer dans les
postes », pour compensation, ou pour adoucir la chose s’il
s’était agi de lui, ou l’insinuer plus doucereusement et
perfidement s’il s’agissait d’un autre supprimait l’r et
disait : « Je sais qu’il a été envoyé »). Ce n’était pas par
méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa timidité. Il
croyait diminuer l’importance de sa faute en la prenant en
plaisanterie. De même s’il m’avait dit : « Vous savez que
je ne l’ai pas trouvée », ce n’est pas qu’il crût qu’en effet je
le susse déjà. Au contraire il ne doutait pas que je
l’ignorasse, et surtout il s’en effrayait. Aussi disait-il « vous
le savez » pour s’éviter à lui-même les affres qu’il
traverserait en prononçant les phrases destinées à me
l’apprendre. On ne devrait jamais se mettre en colère
contre ceux qui, pris en faute par nous, se mettent à
ricaner. Ils le font non parce qu’ils se moquent, mais
tremblent que nous puissions être mécontents.
Témoignons une grande pitié, montrons une grande
douceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable attaque, le
trouble du lift avait amené chez lui non seulement une
rougeur apoplectique mais une altération du langage,
devenu soudain familier. Il finit par m’expliquer qu’Albertine
n’était pas à Egreville, qu’elle devait revenir seulement à 9
heures et que, si des fois, ce qui voulait dire par hasard,
elle rentrait plus tôt, on lui ferait la commission, et qu’elle
serait en tout cas chez moi avant une heure du matin.
Ce ne fut pas ce soir-là encore, d’ailleurs, que
commença à prendre consistance ma cruelle méfiance.
Non, pour le dire tout de suite, et bien que le fait ait eu lieu
seulement quelques semaines après, elle naquit d’une
remarque de Cottard. Albertine et ses amies avaient voulu
ce jour-là m’entraîner au casino d’Incarville et, pour ma
chance, je ne les y eusse pas rejointes (voulant aller faire
une visite à Mme Verdurin qui m’avait invité plusieurs fois),
si je n’eusse été arrêté à Incarville même par une panne de
tram qui allait demander un certain temps de réparation.
Marchant de long en large en attendant qu’elle fût finie, je
me trouvai tout à coup face à face avec le docteur Cottard
venu à Incarville en consultation. J’hésitai presque à lui dire
bonjour comme il n’avait répondu à aucune de mes lettres.
Mais l’amabilité ne se manifeste pas chez tout le monde de
la même façon. N’ayant pas été astreint par l’éducation aux
mêmes règles fixes de savoir-vivre que les gens du
monde, Cottard était plein de bonnes intentions qu’on
ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avait l’occasion de
les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu mes lettres, avait
signalé ma présence aux Verdurin, qui avaient grande
envie de me voir et chez qui il me conseillait d’aller. Il
voulait même m’y emmener le soir même, car il allait
reprendre le petit chemin de fer d’intérêt local pour y aller
dîner. Comme j’hésitais et qu’il avait encore un peu de
temps pour son train, la panne devant être assez longue, je
le fis entrer dans le petit Casino, un de ceux qui m’avaient
paru si tristes le soir de ma première arrivée, maintenant
plein du tumulte des jeunes filles qui, faute de cavaliers,
dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant des
glissades, je comptais repartir dans un instant avec
Cottard chez les Verdurin, quand je refusai définitivement
son offre, pris d’un désir trop vif de rester avec Albertine.
C’est que je venais de l’entendre rire. Et ce rire évoquait
aussi les roses carnations, les parois parfumées contre
lesquelles il semblait qu’il vînt de se frotter et dont, âcre,
sensuel et révélateur comme une odeur de géranium, il
semblait transporter avec lui quelques particules presque
pondérables, irritantes et secrètes.
Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit
au piano, et Andrée demanda à Albertine de valser avec
elle. Heureux, dans ce petit Casino, de penser que j’allais
rester avec ces jeunes filles, je fis remarquer à Cottard
comme elles dansaient bien. Mais lui, du point de vue
spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation qui
ne tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes
filles, à qui il avait pourtant dû me voir dire bonjour, me
répondit : « Oui, mais les parents sont bien imprudents qui
laissent leurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne
permettrais certainement pas aux miennes de venir ici.
Sont-elles jolies au moins ? Je ne distingue pas leurs traits.
Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et
Andrée qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre,
j’ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles
sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait
pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes
l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent
complètement. » En effet, le contact n’avait pas cessé
entre ceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles
entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles
se détachèrent légèrement l’une de l’autre tout en
continuant à valser. Andrée dit à ce moment un mot à
Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond
que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble qu’il
m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel ; Albertine
avait l’air d’y montrer, de faire constater à Andrée quelque
frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme les
premiers ou les derniers accords d’une fête inconnue. Je
repartis avec Cottard, distrait en causant avec lui, ne
pensant que par instants à la scène que je venais de voir.
Ce n’était pas que la conversation de Cottard fût
intéressante. Elle était même en ce moment devenue aigre
car nous venions d’apercevoir le docteur du Boulbon, qui
ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps de
l’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait
beaucoup. Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer
qu’il ne faisait pas de médecine en vacances, il avait
espéré se faire, sur cette côte, une clientèle de choix, à
quoi du Boulbon se trouvait mettre obstacle. Certes le
médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard. C’était
seulement un médecin très consciencieux, qui savait tout et
à qui on ne pouvait parler de la moindre démangeaison
sans qu’il vous indiquât aussitôt, dans une formule
complexe, la pommade, lotion ou liniment qui convenait.
Comme disait Marie Gineste dans son joli langage, il
savait « charmer » les blessures et les plaies. Mais il
n’avait pas d’illustration. Il avait bien causé un petit ennui à
Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sa chaire
contre celle de thérapeutique, s’était fait une spécialité des
intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de la
médecine, servant à renouveler les étiquettes des
pharmaciens dont tout produit est déclaré nullement
toxique, au rebours des drogues similaires, et même
désintoxiquant. C’est la réclame à la mode ; à peine s’il
survit en bas, en lettres illisibles, comme une faible trace
d’une mode précédente, l’assurance que le produit a été
soigneusement antiseptisé. Les intoxications servent aussi
à rassurer le malade, qui apprend avec joie que sa
paralysie n’est qu’un malaise toxique. Or un grand-duc
étant venu passer quelques jours à Balbec et ayant un œil
extrêmement enflé avait fait venir Cottard lequel, en
échange de quelques billets de cent francs (le professeur
ne se dérangeait pas à moins), avait imputé comme cause
à l’inflammation un état toxique et prescrit un régime
désintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc se
rabattit sur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq
minutes retira un grain de poussière. Le lendemain il n’y
paraissait plus. Un rival plus dangereux pourtant était une
célébrité des maladies nerveuses. C’était un homme
rouge, jovial, à la fois parce que la fréquentation de la
déchéance nerveuse ne l’empêchait pas d’être très bien
portant, et aussi pour rassurer ses malades par le gros rire
de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses
bras d’athlète à leur passer plus tard la camisole de force.
Néanmoins, dès qu’on causait avec lui dans le monde, fût-
ce de politique ou de littérature, il vous écoutait avec une
bienveillance attentive, d’un air de dire : « De quoi s’agit-
il ? », sans se prononcer tout de suite comme s’il s’était agi
d’une consultation. Mais enfin celui-là, quelque talent qu’il
eût, était un spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard
était-elle reportée sur du Boulbon. Je quittai du reste
bientôt, pour rentrer, le professeur ami des Verdurin, en lui
promettant d’aller les voir.
Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant
Albertine et Andrée était profond, mais les pires
souffrances n’en furent pas senties par moi
immédiatement, comme il arrive pour ces
empoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain
temps.
Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint
pas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes
d’une personne sont une cause moins fréquente d’amour
qu’une phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne
serai pas libre. » On ne fait guère attention à cette phrase
si on est avec des amis ; on est gai toute la soirée, on ne
s’occupe pas d’une certaine image ; pendant ce temps-là
elle baigne dans le mélange nécessaire ; en rentrant on
trouve le cliché, qui est développé et parfaitement net. On
s’aperçoit que la vie n’est plus la vie qu’on aurait quittée
pour un rien la veille, parce que, si on continue à ne pas
craindre la mort, on n’ose plus penser à la séparation.
Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que le
liftier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus
comme autrefois la souffrance de sentir diminuer mes
chances qu’elle apparût. La certitude qu’elle ne viendrait
plus m’apporta un calme complet, une fraîcheur ; cette nuit
était tout simplement une nuit comme tant d’autres où je ne
la voyais pas, c’est de cette idée que je partais. Et dès lors
la pensée que je la verrais le lendemain ou d’autres jours,
se détachant sur ce néant accepté, devenait douce.
Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due
à un médicament qu’on a pris. Faussement interprété par
celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne
vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines
maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise
pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du
moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle
qu’en soit la cause) est toujours erroné.
Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait
seulement de rentrer à Egreville, n’avait donc pas eu mon
mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le
soir, derrière les mots de sa lettre comme derrière ceux
qu’elle m’avait dits une fois au téléphone, je crus sentir la
présence de plaisirs, d’êtres, qu’elle m’avait préférés.
Encore une fois je fus agité tout entier par la curiosité
douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, par l’amour
latent qu’on porte toujours en soi ; je pus croire un moment
qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta de
frémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent
sans qu’il se fût mis en marche.
J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec
– et peut-être bien Andrée avait fait comme moi – le
caractère d’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité, mais
ne savais si toutes nos supplications ne réussiraient pas à
la retenir et lui faire manquer une garden-party, une
promenade à ânes, un pique-nique. Dans mon second
séjour à Balbec, je soupçonnai que cette frivolité n’était
qu’une apparence, la garden-party qu’un paravent, sinon
une invention. Il se passait sous des formes diverses la
chose suivante (j’entends la chose vue par moi, de mon
côté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans que
je puisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté).
Albertine me faisait les protestations de tendresse les plus
passionnées. Elle regardait l’heure parce qu’elle devait
aller faire une visite à une dame qui recevait, paraît-il, tous
les jours à cinq heures, à Infreville. Tourmenté d’un soupçon
et me sentant d’ailleurs souffrant, je demandais à Albertine,
je la suppliais de rester avec moi. C’était impossible (et
même elle n’avait plus que cinq minutes à rester) parce
que cela fâcherait cette dame, peu hospitalière et
susceptible, et, disait Albertine, assommante. « Mais on
peut bien manquer une visite. – Non, ma tante m’a appris
qu’il fallait être polie avant tout. – Mais je vous ai vue si
souvent être impolie. – Là, ce n’est pas la même chose,
cette dame m’en voudrait et me ferait des histoires avec
ma tante. Je ne suis déjà pas si bien que cela avec elle.
Elle tient à ce que je sois allée une fois la voir. – Mais
puisqu’elle reçoit tous les jours. » Là, Albertine sentant
qu’elle s’était « coupée », modifiait la raison. « Bien
entendu elle reçoit tous les jours. Mais aujourd’hui j’ai
donné rendez-vous chez elle à des amies. Comme cela on
s’ennuiera moins. – Alors, Albertine, vous préférez la dame
et vos amies à moi, puisque, pour ne pas risquer de faire
une visite un peu ennuyeuse, vous préférez de me laisser
seul, malade et désolé ? – Cela me serait bien égal que la
visite fût ennuyeuse. Mais c’est par dévouement pour elles.
Je les ramènerai dans ma carriole. Sans cela elles
n’auraient plus aucun moyen de transport. » Je faisais
remarquer à Albertine qu’il y avait des trains jusqu’à 10
heures du soir, d’Infreville. « C’est vrai, mais, vous savez, il
est possible qu’on nous demande de rester à dîner. Elle
est très hospitalière. – Hé bien, vous refuserez. – Je
fâcherais encore ma tante. – Du reste, vous pouvez dîner et
prendre le train de 10 heures. – C’est un peu juste. – Alors
je ne peux jamais aller dîner en ville et revenir par le train.
Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose bien
simple : je sens que l’air me fera du bien ; puisque vous ne
pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu’à
Infreville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la tour
Élisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame, ni
vos amies. » Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup
terrible. Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains
de mer ne lui réussissaient pas. « Si ça vous ennuie que je
vous accompagne ? – Mais comment pouvez-vous dire
cela, vous savez bien que mon plus grand plaisir est de
sortir avec vous. » Un brusque revirement s’était opéré.
« Puisque nous allons nous promener ensemble, me dit-
elle, pourquoi n’irions-nous pas de l’autre côté de Balbec,
nous dînerions ensemble. Ce serait si gentil. Au fond, cette
côte-là est bien plus jolie. Je commence à en avoir soupé
d’Infreville et du reste, tous ces petits coins vert-épinard. –
Mais l’amie de votre tante sera fâchée si vous n’allez pas
la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il ne faut pas
fâcher les gens. – Mais elle ne s’en apercevra même pas,
elle reçoit tous les jours ; que j’y aille demain, après-
demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela fera
toujours l’affaire. – Et vos amies ? – Oh ! elles m’ont assez
souvent plaquée. C’est bien mon tour. – Mais du côté que
vous me proposez, il n’y a pas de train après neuf heures.
– Hé bien, la belle affaire ! neuf heures c’est parfait. Et puis
il ne faut jamais se laisser arrêter par les questions du
retour. On trouvera toujours une charrette, un vélo, à défaut
on a ses jambes. – On trouve toujours, Albertine, comme
vous y allez ! Du côté d’Infreville, où les petites stations de
bois sont collées les unes à côtés des autres, oui. Mais du
côté de… ce n’est pas la même chose. – Même de ce
côté-là. Je vous promets de vous ramener sain et sauf. »
Je sentais qu’Albertine renonçait pour moi à quelque
chose d’arrangé qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il y
avait quelqu’un qui serait malheureux comme je l’étais.
Voyant que ce qu’elle avait voulu n’était pas possible,
puisque je voulais l’accompagner, elle renonçait
franchement. Elle savait que ce n’était pas irrémédiable.
Car, comme toutes les femmes qui ont plusieurs choses
dans leur existence, elle avait ce point d’appui qui ne faiblit
jamais : le doute et la jalousie. Certes elle ne cherchait pas
à les exciter, au contraire. Mais les amoureux sont si
soupçonneux qu’ils flairent tout de suite le mensonge. De
sorte qu’Albertine n’était pas mieux qu’une autre, savait par
expérience (sans deviner le moins du monde qu’elle le
devait à la jalousie) qu’elle était toujours sûre de retrouver
les gens qu’elle avait plaqués un soir. La personne
inconnue qu’elle lâchait pour moi souffrirait, l’en aimerait
davantage (Albertine ne savait pas que c’était pour cela),
et, pour ne pas continuer à souffrir, reviendrait de soi-
même vers elle, comme j’aurais fait. Mais je ne voulais ni
faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans la voie
terrible des investigations, de la surveillance multiforme,
innombrable. « Non, Albertine, je ne veux pas gâter votre
plaisir, allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez la
personne dont elle est le porte-nom, cela m’est égal. La
vraie raison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est
que vous ne le désirez pas, que la promenade que vous
feriez avec moi n’est pas celle que vous vouliez faire, la
preuve en est que vous vous êtes contredite plus de cinq
fois sans vous en apercevoir. » La pauvre Albertine craignit
que ses contradictions, qu’elle n’avait pas aperçues,
eussent été plus graves. Ne sachant pas exactement les
mensonges qu’elle avait faits : « C’est très possible que je
me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout
raisonnement. Je dis tout le temps les noms les uns pour
les autres. » Et (ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu
besoin, maintenant, de beaucoup de douces affirmations
pour que je la crusse) je ressentis la souffrance d’une
blessure en entendant cet aveu de ce que je n’avais que
faiblement supposé. « Hé bien, c’est entendu, je pars, dit-
elle d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin de voir
si elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que je
lui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec
moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer
une bonne soirée avec vous et c’est vous qui ne voulez
pas, et vous m’accusez de mensonge. Jamais je ne vous
avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne
vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à ces mots, bien que
je fusse sûr qu’elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.)
Je me noierai, je me jetterai à l’eau. – Comme Sapho. –
Encore une insulte de plus ; vous n’avez pas seulement des
doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. – Mais,
mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure,
vous savez que Sapho s’est précipitée dans la mer. – Si,
si, vous n’avez aucune confiance en moi. » Elle vit qu’il était
moins vingt à la pendule ; elle craignit de rater ce qu’elle
avait à faire, et, choisissant l’adieu le plus bref (dont elle
s’excusa, du reste, en me venant voir le lendemain ;
probablement, ce lendemain-là, l’autre personne n’était
pas libre), elle s’enfuit au pas de course en criant : « Adieu
pour jamais », d’un air désolé. Et peut-être était-elle
désolée. Car sachant ce qu’elle faisait en ce moment
mieux que moi, plus sévère et plus indulgente à la fois à
elle-même que je n’étais pour elle, peut-être avait-elle tout
de même un doute que je ne voudrais plus la recevoir
après la façon dont elle m’avait quitté. Or, je crois qu’elle
tenait à moi, au point que l’autre personne était plus jalouse
que moi-même.
Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions
dans la salle de danse du Casino, entrèrent la sœur et la
cousine de Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais
que je ne saluais plus à cause de mes amies, parce que la
plus jeune, la cousine, vivait, au su de tout le monde, avec
l’actrice dont elle avait fait la connaissance pendant mon
premier séjour. Andrée, sur une allusion qu’on fit à mi-voix
à cela, me dit : « Oh ! là-dessus je suis comme Albertine, il
n’y a rien qui nous fasse horreur à toutes les deux comme
cela. » Quant à Albertine, se mettant à causer avec moi sur
le canapé où nous étions assis, elle avait tourné le dos aux
deux jeunes filles de mauvais genre. Et pourtant j’avais
remarqué qu’avant ce mouvement, au moment où étaient
apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les
yeux de mon amie cette attention brusque et profonde qui
donnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air
sérieux, même grave, et la laissait triste après. Mais
Albertine avait aussitôt détourné vers moi ses regards
restés pourtant singulièrement immobiles et rêveurs. Mlle
Bloch et sa cousine ayant fini par s’en aller après avoir ri
très fort et poussé des cris peu convenables, je demandai
à Albertine si la petite blonde (celle qui était l’amie de
l’actrice) n’était pas la même qui, la veille, avait eu le prix
dans la course pour les voitures de fleurs. « Ah ! je ne sais
pas, dit Albertine, est-ce qu’il y en a une qui est blonde ?
Je vous dirai qu’elles ne m’intéressent pas beaucoup, je ne
les ai jamais regardées. Est-ce qu’il y en a une qui est
blonde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur et détaché
à ses trois amies. S’appliquant à des personnes
qu’Albertine rencontrait tous les jours sur la digue, cette
ignorance me parut bien excessive pour ne pas être feinte.
« Elles n’ont pas l’air de nous regarder beaucoup non plus,
dis-je à Albertine, peut-être dans l’hypothèse, que je
n’envisageais pourtant pas d’une façon consciente, où
Albertine eût aimé les femmes, de lui ôter tout regret en lui
montrant qu’elle n’avait pas attiré l’attention de celles-ci, et
que d’une façon générale il n’est pas d’usage, même pour
les plus vicieuses, de se soucier des jeunes filles qu’elles
ne connaissent pas. – Elles ne nous ont pas regardées ?
me répondit étourdiment Albertine. Elles n’ont pas fait autre
chose tout le temps. – Mais vous ne pouvez pas le savoir,
lui dis-je, vous leur tourniez le dos. – Eh bien, et cela ? »
me répondit-elle en me montrant, encastrée dans le mur en
face de nous, une grande glace que je n’avais pas
remarquée, et sur laquelle je comprenais maintenant que
mon amie, tout en me parlant, n’avait pas cessé de fixer
ses beaux yeux remplis de préoccupation.
À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le petit
casino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait émise,
Albertine ne me sembla plus la même ; sa vue me causait
de la colère. Moi-même j’avais changé tout autant qu’elle
me semblait autre. J’avais cessé de lui vouloir du bien ; en
sa présence, hors de sa présence quand cela pouvait lui
être répété, je parlais d’elle de la façon la plus blessante. Il
y avait des trêves cependant. Un jour j’apprenais
qu’Albertine et Andrée avaient accepté toutes deux une
invitation chez Elstir. Ne doutant pas que ce fût en
considération de ce qu’elles pourraient, pendant le retour,
s’amuser, comme des pensionnaires, à contrefaire les
jeunes filles qui ont mauvais genre, et y trouver un plaisir
inavoué de vierges qui me serrait le cœur, sans
m’annoncer, pour les gêner et priver Albertine du plaisir sur
lequel elle comptait, j’arrivai à l’improviste chez Elstir. Mais
je n’y trouvai qu’Andrée. Albertine avait choisi un autre jour
où sa tante devait y aller. Alors je me disais que Cottard
avait dû se tromper ; l’impression favorable que m’avait
produite la présence d’Andrée sans son amie se
prolongeait et entretenait en moi des dispositions plus
douces à l’égard d’Albertine. Mais elles ne duraient pas
plus longtemps que la fragile bonne santé de ces
personnes délicates sujettes à des mieux passagers, et
qu’un rien suffit à faire retomber malades. Albertine incitait
Andrée à des jeux qui, sans aller bien loin, n’étaient peut-
être pas tout à fait innocents ; souffrant de ce soupçon, je
finissais par l’éloigner. À peine j’en étais guéri qu’il
renaissait sous une autre forme. Je venais de voir Andrée,
dans un de ces mouvements gracieux qui lui étaient
particuliers, poser câlinement sa tête sur l’épaule
d’Albertine, l’embrasser dans le cou en fermant à demi les
yeux ; ou bien elles avaient échangé un coup d’œil ; une
parole avait échappé à quelqu’un qui les avait vues seules
ensemble et allant se baigner, petits riens tels qu’il en flotte
d’une façon habituelle dans l’atmosphère ambiante où la
plupart des gens les absorbent toute la journée sans que
leur santé en souffre ou que leur humeur s’en altère, mais
qui sont morbides et générateurs de souffrances nouvelles
pour un être prédisposé. Parfois même, sans que j’eusse
revu Albertine, sans que personne m’eût parlé d’elle, je
retrouvais dans ma mémoire une pose d’Albertine auprès
de Gisèle et qui m’avait paru innocente alors ; elle suffisait
maintenant pour détruire le calme que j’avais pu retrouver,
je n’avais même plus besoin d’aller respirer au dehors des
germes dangereux, je m’étais, comme aurait dit Cottard,
intoxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j’avais
appris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont
Swann avait été joué toute sa vie. Au fond, si je veux y
penser, l’hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le
caractère d’Albertine et interpréter douloureusement
chaque moment d’une vie que je ne pouvais pas contrôler
entière, ce fut le souvenir, l’idée fixe du caractère de M me
Swann, tel qu’on m’avait raconté qu’il était. Ces récits
contribuèrent à faire que, dans l’avenir, mon imagination
faisait le jeu de supposer qu’Albertine aurait pu, au lieu
d’être une jeune fille bonne, avoir la même immoralité, la
même faculté de tromperie qu’une ancienne grue, et je
pensais à toutes les souffrances qui m’auraient attendu
dans ce cas si j’avais jamais dû l’aimer.
Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur
la digue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les
plus dures et les plus humiliantes, et Rosemonde disait :
« Ah ! ce que vous êtes changé tout de même pour elle,
autrefois il n’y en avait que pour elle, c’était elle qui tenait la
corde, maintenant elle n’est plus bonne à donner à manger
aux chiens. » J’étais en train, pour faire ressortir davantage
encore mon attitude à l’égard d’Albertine, d’adresser
toutes les amabilités possibles à Andrée qui, si elle était
atteinte du même vice, me semblait plus excusable parce
qu’elle était souffrante et neurasthénique, quand nous
vîmes déboucher au petit trot de ses deux chevaux, dans la
rue perpendiculaire à la digue à l’angle de laquelle nous
nous tenions, la calèche de Mme de Cambremer. Le
premier président qui, à ce moment, s’avançait vers nous,
s’écarta d’un bond, quand il reconnut la voiture, pour ne
pas être vu dans notre société ; puis, quand il pensa que
les regards de la marquise allaient pouvoir croiser les
siens, s’inclina en lançant un immense coup de chapeau.
Mais la voiture, au lieu de continuer, comme il semblait
probable, par la rue de la Mer, disparut derrière l’entrée de
l’hôtel. Il y avait bien dix minutes de cela lorsque le lift, tout
essoufflé, vint me prévenir : « C’est la marquise de
Camembert qui vient n’ici pour voir Monsieur. Je suis
monté à la chambre, j’ai cherché au salon de lecture, je ne
pouvais pas trouver Monsieur. Heureusement que j’ai eu
l’idée de regarder sur la plage. » Il finissait à peine son
récit que, suivie de sa belle-fille et d’un monsieur très
cérémonieux, s’avança vers moi la marquise, arrivant
probablement d’une matinée ou d’un thé dans le voisinage
et toute voûtée sous le poids moins de la vieillesse que de
la foule d’objets de luxe dont elle croyait plus aimable et
plus digne de son rang d’être recouverte afin de paraître le
plus « habillé » possible aux gens qu’elle venait voir.
C’était, en somme, à l’hôtel, ce « débarquage » des
Cambremer que ma grand’mère redoutait si fort autrefois
quand elle voulait qu’on laissât ignorer à Legrandin que
nous irions peut-être à Balbec. Alors maman riait des
craintes inspirées par un événement qu’elle jugeait
impossible. Voici qu’enfin il se produisait pourtant, mais
par d’autres voies et sans que Legrandin y fût pour quelque
chose. « Est-ce que je peux rester, si je ne vous dérange
pas, me demanda Albertine (dans les yeux de qui
restaient, amenées par les choses cruelles que je venais
de lui dire, quelques larmes que je remarquai sans paraître
les voir, mais non sans en être réjoui), j’aurais quelque
chose à vous dire. » Un chapeau à plumes, surmonté lui-
même d’une épingle de saphir, était posé n’importe
comment sur la perruque de Mme de Cambremer, comme
un insigne dont l’exhibition est nécessaire, mais suffisante,
la place indifférente, l’élégance conventionnelle, et
l’immobilité inutile. Malgré la chaleur, la bonne dame avait
revêtu un mantelet de jais pareil à une dalmatique, par-
dessus lequel pendait une étole d’hermine dont le port
semblait en relation non avec la température et la saison,
mais avec le caractère de la cérémonie. Et sur la poitrine
de Mme de Cambremer un tortil de baronne relié à une
chaînette pendait à la façon d’une croix pectorale. Le
Monsieur était un célèbre avocat de Paris, de famille
nobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les
Cambremer. C’était un de ces hommes à qui leur
expérience professionnelle consommée fait un peu
mépriser leur profession et qui disent par exemple : « Je
sais que je plaide bien, aussi cela ne m’amuse plus de
plaider », ou : « Cela ne m’intéresse plus d’opérer ; je sais
que j’opère bien. » Intelligents, artistes, ils voient autour de
leur maturité, fortement rentée par le succès, briller cette
« intelligence », cette nature d’« artiste » que leurs
confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-
près de goût et de discernement. Ils se prennent de
passion pour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un
artiste cependant très distingué, et à l’achat des œuvres
duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur
carrière. Le Sidaner était l’artiste élu par l’ami des
Cambremer, lequel était, du reste, très agréable. Il parlait
bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de
ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu’offrît
cet amateur était qu’il employait certaines expressions
toutes faites d’une façon constante, par exemple : « en
majeure partie », ce qui donnait à ce dont il voulait parler
quelque chose d’important et d’incomplet. Mme de
Cambremer avait profité, me dit-elle, d’une matinée que
des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté de Balbec,
pour venir me voir, comme elle l’avait promis à Robert de
Saint-Loup. « Vous savez qu’il doit bientôt venir passer
quelques jours dans le pays. Son oncle Charlus y est en
villégiature chez sa belle-sœur, la duchesse de
Luxembourg, et M. de Saint-Loup profitera de l’occasion
pour aller à la fois dire bonjour à sa tante et revoir son
ancien régiment, où il est très aimé, très estimé. Nous
recevons souvent des officiers qui nous parlent tous de lui
avec des éloges infinis. Comme ce serait gentil si vous
nous faisiez le plaisir de venir tous les deux à Féterne. » Je
lui présentai Albertine et ses amies. M me de Cambremer
nous nomma à sa belle-fille. Celle-ci, qui se montrait
glaciale avec les petits nobliaux que le voisinage de
Féterne la forçait à fréquenter, si pleine de réserve de
crainte de se compromettre, me tendit au contraire la main
avec un sourire rayonnant, mise comme elle était en sûreté
et en joie devant un ami de Robert de Saint-Loup et que
celui-ci, gardant plus de finesse mondaine qu’il ne voulait le
laisser voir, lui avait dit très lié avec les Guermantes. Telle,
au rebours de sa belle-mère, Mme de Cambremer avait-
elle deux politesses infiniment différentes. C’est tout au
plus la première, sèche, insupportable, qu’elle m’eût
concédée si je l’avais connue par son frère Legrandin.
Mais pour un ami des Guermantes elle n’avait pas assez
de sourires. La pièce la plus commode de l’hôtel pour
recevoir était le salon de lecture, ce lieu jadis si terrible où
maintenant j’entrais dix fois par jour, ressortant librement,
en maître, comme ces fous peu atteints et depuis si
longtemps pensionnaires d’un asile que le médecin leur en
a confié la clef. Aussi offris-je à M me de Cambremer de l’y
conduire. Et comme ce salon ne m’inspirait plus de timidité
et ne m’offrait plus de charme parce que le visage des
choses change pour nous comme celui des personnes,
c’est sans trouble que je lui fis cette proposition. Mais elle
la refusa, préférant rester dehors, et nous nous assîmes en
plein air, sur la terrasse de l’hôtel. J’y trouvai et recueillis un
volume de Mme de Sévigné que maman n’avait pas eu le
temps d’emporter dans sa fuite précipitée, quand elle avait
appris qu’il arrivait des visites pour moi. Autant que ma
grand’mère elle redoutait ces invasions d’étrangers et, par
peur de ne plus pouvoir s’échapper si elle se laissait
cerner, elle se sauvait avec une rapidité qui nous faisait
toujours, à mon père et à moi, nous moquer d’elle. Mme de
Cambremer tenait à la main, avec la crosse d’une
ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, une
bourse en or d’où pendaient des fils de grenats, et un
mouchoir en dentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus
commode de les poser sur une chaise ; mais je sentais
qu’il eût été inconvenant et inutile de lui demander
d’abandonner les ornements de sa tournée pastorale et de
son sacerdoce mondain. Nous regardions la mer calme où
des mouettes éparses flottaient comme des corolles
blanches. À cause du niveau de simple « médium » où
nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre
désir de plaire non à l’aide de nos qualités ignorées de
nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être
prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis
instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née
Legrandin, de la façon qu’eut pu faire son frère. « Elles ont,
dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une
blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient l’air
d’offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au
point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dans leur
poursuite, animés d’une intention, prendre de la vie. La
marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la
superbe vue de la mer que nous avions à Balbec, et
m’enviait, elle qui de la Raspelière (qu’elle n’habitait du
reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin. Elle
avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son
amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à
son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle parlait
esthétique, ses glandes salivaires, comme celles de
certains animaux au moment du rut, entraient dans une
phase d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la
vieille dame laissait passer, au coin des lèvres légèrement
moustachues, quelques gouttes dont ce n’était pas la
place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir,
comme quelqu’un qui reprend sa respiration. Enfin, s’il
s’agissait d’une trop grande beauté musicale, dans son
enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques
jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au
besoin venant du nez. Or je n’avais jamais songé que la
vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une « vue de
mer », et les simples paroles de Mme de Cambremer
changeaient mes idées à cet égard. En revanche, et je le
lui dis, j’avais toujours entendu célébrer le coup d’œil
unique de la Raspelière, située au faîte de la colline et où,
dans un grand salon à deux cheminées, toute une rangée
de fenêtres regarde, au bout des jardins, entre les
feuillages, la mer jusqu’au delà de Balbec, et l’autre
rangée, la vallée. « Comme vous êtes aimable et comme
c’est bien dit : la mer entre les feuillages. C’est ravissant,
on dirait… un éventail. » Et je sentis à une respiration
profonde destinée à rattraper la salive et à assécher la
moustache, que le compliment était sincère. Mais la
marquise, née Legrandin, resta froide pour témoigner de
son dédain non pas pour mes paroles mais pour celles de
sa belle-mère. D’ailleurs elle ne méprisait pas seulement
l’intelligence de celle-ci, mais déplorait son amabilité,
craignant toujours que les gens n’eussent pas une idée
suffisante des Cambremer. « Et comme le nom est joli, dis-
je. On aimerait savoir l’origine de tous ces noms-là. – Pour
celui-là je peux vous le dire, me répondit avec douceur la
vieille dame. C’est une demeure de famille, de ma
grand’mère Arrachepel, ce n’est pas une famille illustre,
mais c’est une bonne et très ancienne famille de province.
– Comment, pas illustre ? interrompit sèchement sa belle-
fille. Tout un vitrail de la cathédrale de Bayeux est rempli
par ses armes, et la principale église d’Avranches contient
leurs monuments funéraires. Si ces vieux noms vous
amusent, ajouta-t-elle, vous venez un an trop tard. Nous
avions fait nommer à la cure de Criquetot, malgré toutes
les difficultés qu’il y a à changer de diocèse, le doyen d’un
pays où j’ai personnellement des terres, fort loin d’ici, à
Combray, où le bon prêtre se sentait devenir
neurasthénique. Malheureusement l’air de la mer n’a pas
réussi à son grand âge ; sa neurasthénie s’est augmentée
et il est retourné à Combray. Mais il s’est amusé, pendant
qu’il était notre voisin, à aller consulter toutes les vieilles
chartes, et il a fait une petite brochure assez curieuse sur
les noms de la région. Cela l’a d’ailleurs mis en goût, car il
paraît qu’il occupe ses dernières années à écrire un grand
ouvrage sur Combray et ses environs. Je vais vous envoyer
sa brochure sur les environs de Féterne. C’est un vrai
travail de Bénédictin. Vous y lirez des choses très
intéressantes sur notre vieille Raspelière dont ma belle-
mère parle beaucoup trop modestement. – En tout cas,
cette année, répondit Mme de Cambremer douairière, la
Raspelière n’est plus nôtre et ne m’appartient pas. Mais on
sent que vous avez une nature de peintre ; vous devriez
dessiner, et j’aimerais tant vous montrer Féterne qui est
bien mieux que la Raspelière. » Car depuis que les
Cambremer avaient loué cette dernière demeure aux
Verdurin, sa position dominante avait brusquement cessé
de leur apparaître ce qu’elle avait été pour eux pendant tant
d’années, c’est-à-dire donnant l’avantage, unique dans le
pays, d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée, et en
revanche leur avait présenté tout à coup – et après coup –
l’inconvénient qu’il fallait toujours monter et descendre pour
y arriver et en sortir. Bref, on eût cru que si M me de
Cambremer l’avait louée, c’était moins pour accroître ses
revenus que pour reposer ses chevaux. Et elle se disait
ravie de pouvoir enfin posséder tout le temps la mer de si
près, à Féterne, elle qui pendant si longtemps, oubliant les
deux mois qu’elle y passait, ne l’avait vue que d’en haut et
comme dans un panorama. « Je la découvre à mon âge,
disait-elle, et comme j’en jouis ! Ça me fait un bien ! Je
louerais la Raspelière pour rien afin d’être contrainte
d’habiter Féterne. »
– Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit la
sœur de Legrandin qui disait : « Ma mère » à la vieille
marquise, mais, avec les années, avait pris des façons
insolentes avec elle, vous parliez de nymphéas : je pense
que vous connaissez ceux que Claude Monet a peints.
Quel génie ! Cela m’intéresse d’autant plus qu’auprès de
Combray, cet endroit où je vous ai dit que j’avais des
terres… Mais elle préféra ne pas trop parler de Combray.
« Ah ! c’est sûrement la série dont nous a parlé Elstir, le
plus grand des peintres contemporains, s’écria Albertine
qui n’avait rien dit jusque-là. – Ah ! on voit que
Mademoiselle aime les arts, s’écria Mme de Cambremer
qui, en poussant une respiration profonde, résorba un jet
de salive. – Vous me permettrez de lui préférer Le Sidaner,
Mademoiselle », dit l’avocat en souriant d’un air
connaisseur. Et, comme il avait goûté, ou vu goûter,
autrefois certaines « audaces » d’Elstir, il ajouta : « Elstir
était doué, il a même fait presque partie de l’avant-garde,
mais je ne sais pas pourquoi il a cessé de suivre, il a
gâché sa vie. » Mme de Cambremer donna raison à
l’avocat en ce qui concernait Elstir, mais, au grand chagrin
de son invité, égala Monet à Le Sidaner. On ne peut pas
dire qu’elle fût bête ; elle débordait d’une intelligence que je
sentais m’être entièrement inutile. Justement, le soleil
s’abaissant, les mouettes étaient maintenant jaunes,
comme les nymphéas dans une autre toile de cette même
série de Monet. Je dis que je la connaissais et (continuant
à imiter le langage, du frère, dont je n’avais pas encore osé
citer le nom) j’ajoutai qu’il était malheureux qu’elle n’eût pas
eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure, c’est
une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer. Devant un
hobereau normand inconnu des Guermantes et qui lui eût
dit qu’elle eût dû venir la veille, Mme de Cambremer-
Legrandin se fût sans doute redressée d’un air offensé.
Mais j’aurais pu être bien plus familier encore qu’elle n’eût
été que douceur moelleuse et florissante ; je pouvais, dans
la chaleur de cette belle fin d’après-midi, butiner à mon gré
dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était
si rarement et qui remplaça les petits fours que je n’eus
pas l’idée d’offrir. Mais le nom de Poussin, sans altérer
l’aménité de la femme du monde, souleva les protestations
de la dilettante. En entendant ce nom, à six reprises que ne
séparait presque aucun intervalle, elle eut ce petit
claquement de la langue contre les lèvres qui sert à
signifier à un enfant qui est en train de faire une bêtise, à la
fois un blâme d’avoir commencé et l’interdiction de
poursuivre. « Au nom du ciel, après un peintre comme
Monet, qui est tout bonnement un génie, n’allez pas
nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je
vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des
raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas
appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui,
voilà des peintres ! C’est très curieux, ajouta-t-elle, en fixant
un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace,
où elle apercevait sa propre pensée, c’est très curieux,
autrefois je préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours
Manet, c’est entendu, mais je crois que je lui préfère peut-
être encore Monet. Ah ! les cathédrales ! » Elle mettait
autant de scrupules que de complaisance à me renseigner
sur l’évolution qu’avait suivie son goût. Et on sentait que les
phases par lesquelles avait passé ce goût n’étaient pas,
selon elle, moins importantes que les différentes manières
de Monet lui-même. Je n’avais pas, du reste, à être flatté
qu’elle me fît confidence de ses admirations, car, même
devant la provinciale la plus bornée, elle ne pouvait pas
rester cinq minutes sans éprouver le besoin de les
confesser. Quand une dame noble d’Avranches, laquelle
n’eût pas été capable de distinguer Mozart de Wagner,
disait devant Madame de Cambremer : « Nous n’avons
pas eu de nouveauté intéressante pendant notre séjour à
Paris, nous avons été une fois à l’Opéra-Comique, on
donnait Pelléas et Mélisande, c’est affreux », Mme de
Cambremer non seulement bouillait mais éprouvait le
besoin de s’écrier : « Mais au contraire, c’est un petit chef-
d’œuvre », et de « discuter ». C’était peut-être une
habitude de Combray, prise auprès des sœurs de ma
grand’mère qui appelaient cela : « Combattre pour la
bonne cause », et qui aimaient les dîners où elles savaient,
toutes les semaines, qu’elles auraient à défendre leurs
dieux contre des Philistins. Telle M me de Cambremer
aimait à se « fouetter le sang » en se « chamaillant » sur
l’art, comme d’autres sur la politique. Elle prenait le parti de
Debussy comme elle aurait fait celui d’une de ses amies
dont on eût incriminé la conduite. Elle devait pourtant bien
comprendre qu’en disant : « Mais non, c’est un petit chef-
d’œuvre », elle ne pouvait pas improviser, chez la
personne qu’elle remettait à sa place, toute la progression
de culture artistique au terme de laquelle elles fussent
tombées d’accord sans avoir besoin de discuter. « Il faudra
que je demande à Le Sidaner ce qu’il pense de Poussin,
me dit l’avocat. C’est un renfermé, un silencieux, mais je
saurai bien lui tirer les vers du nez. »
– Du reste, continua Mme de Cambremer, j’ai horreur
des couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra.
C’est pour cela que je déteste la maison de ma belle-mère,
avec ses plantes du Midi. Vous verrez, ça a l’air d’un parc
de Monte-Carlo. C’est pour cela que j’aime mieux votre
rive. C’est plus triste, plus sincère ; il y a un petit chemin
d’où on ne voit pas la mer. Les jours de pluie, il n’y a que
de la boue, c’est tout un monde. C’est comme à Venise, je
déteste le Grand Canal et je ne connais rien de touchant
comme les petites ruelles. Du reste c’est une question
d’ambiance.
– Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière de
réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’était
d’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M.
Degas assure qu’il ne connaît rien de plus beau que les
Poussin de Chantilly. – Ouais ? Je ne connais pas ceux de
Chantilly, me dit M me de Cambremer, qui ne voulait pas
être d’un autre avis que Degas, mais je peux parler de
ceux du Louvre qui sont des horreurs. – Il les admire aussi
énormément. – Il faudra que je les revoie. Tout cela est un
peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de
silence et comme si le jugement favorable qu’elle allait
certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre,
non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais
de l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’elle
comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la
faculté de se déjuger.
Me contentant de ce qui était un commencement de
rétractation, puisque, si elle n’admirait pas encore les
Poussin, elle s’ajournait pour une seconde délibération,
pour ne pas la laisser plus longtemps à la torture je dis à sa
belle-mère combien on m’avait parlé des fleurs admirables
de Féterne. Modestement elle parla du petit jardin de curé
qu’elle avait derrière et où le matin, en poussant une porte,
elle allait en robe de chambre donner à manger à ses
paons, chercher les œufs pondus, et cueillir des zinnias ou
des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufs à la
crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaient
ses allées. « C’est vrai que nous avons beaucoup de
roses, me dit-elle, notre roseraie est presque un peu trop
près de la maison d’habitation, il y a des jours où cela me
fait mal à la tête. C’est plus agréable de la terrasse de la
Raspelière où le vent apporte l’odeur des roses, mais déjà
moins entêtante. » Je me tournai vers la belle-fille : « C’est
tout à fait Pelléas, lui dis-je, pour contenter son goût de
modernisme, cette odeur de roses montant jusqu’aux
terrasses. Elle est si forte, dans la partition, que, comme
j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisait éternuer
chaque fois que j’entendais cette scène. »
« Quel chef-d’œuvre que Pelléas ! s’écria Mme de
Cambremer, j’en suis férue » ; et s’approchant de moi avec
les gestes d’une femme sauvage qui aurait voulu me faire
des agaceries, s’aidant des doigts pour piquer les notes
imaginaires, elle se mit à fredonner quelque chose que je
supposai être pour elle les adieux de Pelléas, et continua
avec une véhémente insistance comme s’il avait été
d’importance que Mme de Cambremer me rappelât en ce
moment cette scène, ou peut-être plutôt me montrât qu’elle
se la rappelait. « Je crois que c’est encore plus beau que
Parsifal, ajouta-t-elle, parce que dans Parsifal il s’ajoute
aux plus grandes beautés un certain halo de phrases
mélodiques, donc caduques puisque mélodiques. – Je
sais que vous êtes une grande musicienne, Madame, dis-
je à la douairière. J’aimerais beaucoup vous entendre. »
Mme de Cambremer-Legrandin regarda la mer pour ne pas
prendre part à la conversation. Considérant que ce
qu’aimait sa belle-mère n’était pas de la musique, elle
considérait le talent, prétendu selon elle, et des plus
remarquables en réalité, qu’on lui reconnaissait comme
une virtuosité sans intérêt. Il est vrai que la seule élève
encore vivante de Chopin déclarait avec raison que la
manière de jouer, le « sentiment », du Maître, ne s’était
transmis, à travers elle, qu’à Mme de Cambremer ; mais
jouer comme Chopin était loin d’être une référence pour la
sœur de Legrandin, laquelle ne méprisait personne autant
que le musicien polonais. « Oh ! elles s’envolent, s’écria
Albertine en me montrant les mouettes qui, se
débarrassant pour un instant de leur incognito de fleurs,
montaient toutes ensemble vers le soleil. – Leurs ailes de
géants les empêchent de marcher, dit M me de
Cambremer, confondant les mouettes avec les albatros. –
Je les aime beaucoup, j’en voyais à Amsterdam, dit
Albertine. Elles sentent la mer, elles viennent la humer
même à travers les pierres des rues. – Ah ! vous avez été
en Hollande, vous connaissez les Ver Meer ? » demanda
impérieusement Mme de Cambremer et du ton dont elle
aurait dit : « Vous connaissez les Guermantes ? », car le
snobisme en changeant d’objet ne change pas d’accent.
Albertine répondit non : elle croyait que c’étaient des gens
vivants. Mais il n’y parut pas. « Je serais très heureuse de
vous faire de la musique, me dit Mme de Cambremer.
Mais, vous savez, je ne joue que des choses qui
n’intéressent plus votre génération. J’ai été élevée dans le
culte de Chopin », dit-elle à voix basse, car elle redoutait
sa belle-fille et savait que celle-ci, considérant que Chopin
n’était pas de la musique, le bien jouer ou le mal jouer
étaient des expressions dénuées de sens. Elle
reconnaissait que sa belle-mère avait du mécanisme,
perlait les traits. « Jamais on ne me fera dire qu’elle est
musicienne », concluait Mme de Cambremer-Legrandin.
Parce qu’elle se croyait « avancée » et (en art seulement)
« jamais assez à gauche », disait-elle, elle se représentait
non seulement que la musique progresse, mais sur une
seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-
Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner. Elle ne
se rendait pas compte que si Debussy n’était pas aussi
indépendant de Wagner qu’elle-même devait le croire
dans quelques années, parce qu’on se sert tout de même
des armes conquises pour achever de s’affranchir de celui
qu’on a momentanément vaincu, il cherchait cependant,
après la satiété qu’on commençait à avoir des œuvres trop
complètes, où tout est exprimé, à contenter un besoin
contraire. Des théories, bien entendu, étayaient
momentanément cette réaction, pareilles à celles qui, en
politique, viennent à l’appui des lois contre les
congrégations, des guerres en Orient (enseignement
contre nature, péril jaune, etc., etc.). On disait qu’à une
époque de hâte convenait un art rapide, absolument
comme on aurait dit que la guerre future ne pouvait pas
durer plus de quinze jours, ou qu’avec les chemins de fer
seraient délaissés les petits coins chers aux diligences et
que l’auto pourtant devait remettre en honneur. On
recommandait de ne pas fatiguer l’attention de l’auditeur,
comme si nous ne disposions pas d’attentions différentes
dont il dépend précisément de l’artiste d’éveiller les plus
hautes. Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes
d’un article médiocre avaient refait tous les ans le voyage
de Bayreuth pour entendre la Tétralogie. D’ailleurs le jour
devait venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré
aussi fragile que Massenet et les tressautements de
Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les
théories et les écoles, comme les microbes et les globules,
s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de
la vie. Mais ce temps n’était pas encore venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se
produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un
certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la
réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit
simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en
les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait
même chercher, dans un passé isolé, quelques talents
indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas
devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des
maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur.
Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si
exclusive que doive être son école, juge d’après son
sentiment original, rend justice au talent partout où il se
trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréable
inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un
moment aimé de son adolescence. D’autres fois parce
que certains artistes d’une autre époque ont, dans un
simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce
que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même
avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un
précurseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un
effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des
morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase
de Flaubert dans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce
bruit de la prédilection du Maître était le résultat d’une
erreur, née on ne sait où et colportée dans l’école. Mais le
nom cité bénéficiait alors de la firme sous la protection de
laquelle il était entré juste à temps, car s’il y a quelque
liberté, un goût vrai, dans le choix du maître, les écoles,
elles, ne se dirigent plus que suivant la théorie. C’est ainsi
que l’esprit, suivant son cours habituel qui s’avance par
digression, en obliquant une fois dans un sens, la fois
suivante dans le sens contraire, avait ramené la lumière
d’en haut sur un certain nombre d’œuvres auxquelles le
besoin de justice, ou de renouvellement, ou le goût de
Debussy, ou son caprice, ou quelque propos qu’il n’avait
peut-être pas tenu, avaient ajouté celles de Chopin.
Prônées par les juges en qui on avait toute confiance,
bénéficiant de l’admiration qu’excitait Pelléas, elles
avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceux mêmes qui ne
les avaient pas réentendues étaient si désireux de les
aimer qu’ils le faisaient malgré eux, quoique avec l’illusion
de la liberté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait
une partie de l’année en province. Même à Paris, malade,
elle vivait beaucoup dans sa chambre. Il est vrai que
l’inconvénient pouvait surtout s’en faire sentir dans le choix
des expressions que Mme de Cambremer croyait à la
mode et qui eussent convenu plutôt au langage écrit,
nuance qu’elle ne discernait pas, car elle les tenait plus de
la lecture que de la conversation. Celle-ci n’est pas aussi
nécessaire pour la connaissance exacte des opinions que
des expressions nouvelles. Pourtant ce rajeunissement des
« nocturnes » n’avait pas encore été annoncé par la
critique. La nouvelle s’en était transmise seulement par des
causeries de « jeunes ». Il restait ignoré de Mme de
Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir de lui
apprendre, mais en m’adressant pour cela à sa belle-
mère, comme quand, au billard, pour atteindre une boule
on joue par la bande, que Chopin, bien loin d’être démodé,
était le musicien préféré de Debussy. « Tiens, c’est
amusant », me dit en souriant finement la belle-fille, comme
si ce n’avait été là qu’un paradoxe lancé par l’auteur de
Pelléas. Néanmoins il était bien certain maintenant qu’elle
n’écouterait plus Chopin qu’avec respect et même avec
plaisir. Aussi mes paroles, qui venaient de sonner l’heure
de la délivrance pour la douairière, mirent-elles dans sa
figure une expression de gratitude pour moi, et surtout de
joie. Ses yeux brillèrent comme ceux de Latude dans la
pièce appelée Latude ou Trente-cinq ans de captivité et
sa poitrine huma l’air de la mer avec cette dilatation que
Beethoven a si bien marquée dans Fidelio, quand ses
prisonniers respirent enfin « cet air qui vivifie ». Quant à la
douairière, je crus qu’elle allait poser sur ma joue ses
lèvres moustachues. « Comment, vous aimez Chopin ? Il
aime Chopin, il aime Chopin », s’écria-t-elle dans un
nasonnement passionné ; elle aurait dit : « Comment, vous
connaissez aussi Mme de Franquetot ? » avec cette
différence que mes relations avec Mme de Franquetot lui
eussent été profondément indifférentes, tandis que ma
connaissance de Chopin la jeta dans une sorte de délire
artistique. L’hyper-sécrétion salivaire ne suffit plus. N’ayant
même pas essayé de comprendre le rôle de Debussy
dans la réinvention de Chopin, elle sentit seulement que
mon jugement était favorable. L’enthousiasme musical la
saisit. « Élodie ! Élodie ! il aime Chopin » ; ses seins se
soulevèrent et elle battit l’air de ses bras. « Ah ! j’avais bien
senti que vous étiez musicien, s’écria-t-elle. Je comprends,
artiste comme vous êtes, que vous aimiez cela. C’est si
beau ! » Et sa voix était aussi caillouteuse que si, pour
m’exprimer son ardeur pour Chopin, elle eût, imitant
Démosthène, rempli sa bouche avec tous les galets de la
plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la voilette
qu’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui fut
transpercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir
brodé la bave d’écume dont le souvenir de Chopin venait
de tremper ses moustaches.
« Mon Dieu, me dit Mme de Cambremer-Legrandin, je
crois que ma belle-mère s’attarde un peu trop, elle oublie
que nous avons à dîner mon oncle de Ch’nouville. Et puis
Cancan n’aime pas attendre. » Cancan me resta
incompréhensible, et je pensai qu’il s’agissait peut-être
d’un chien. Mais pour les cousins de Ch’nouville, voilà.
Avec l’âge s’était amorti chez la jeune marquise le plaisir
qu’elle avait à prononcer leur nom de cette manière. Et
cependant c’était pour le goûter qu’elle avait jadis décidé
son mariage. Dans d’autres groupes mondains, quand on
parlait des Chenouville, l’habitude était (du moins chaque
fois que la particule était précédée d’un nom finissant par
une voyelle, car dans le cas contraire on était bien obligé
de prendre appui sur le de, la langue se refusant à
prononcer Madam’ d’ Ch’nonceaux) que ce fût l’ e muet de
la particule qu’on sacrifiât. On disait : « Monsieur
d’Chenouville ». Chez les Cambremer la tradition était
inverse, mais aussi impérieuse. C’était l’e muet de
Chenouville que, dans tous les cas, on supprimait. Que le
nom fût précédé de mon cousin ou de ma cousine, c’était
toujours de « Ch’nouville » et jamais de Chenouville. (Pour
le père de ces Chenouville on disait notre oncle, car on
n’était pas assez gratin à Féterne pour prononcer notre
« onk », comme eussent fait les Guermantes, dont le
baragouin voulu, supprimant les consonnes et nationalisant
les noms étrangers, était aussi difficile à comprendre que
le vieux français ou un moderne patois.) Toute personne
qui entrait dans la famille recevait aussitôt, sur ce point des
Ch’nouville, un avertissement dont Mlle Legrandin-
Cambremer n’avait pas eu besoin. Un jour, en visite,
entendant une jeune fille dire : « ma tante d’Uzai », « mon
onk de Rouan », elle n’avait pas reconnu immédiatement
les noms illustres qu’elle avait l’habitude de prononcer :
Uzès et Rohan ; elle avait eu l’étonnement, l’embarras et la
honte de quelqu’un qui a devant lui à table un instrument
nouvellement inventé dont il ne sait pas l’usage et dont il
n’ose pas commencer à manger. Mais, la nuit suivante et le
lendemain, elle avait répété avec ravissement : « ma tante
d’Uzai » avec cette suppression de l’s finale, suppression
qui l’avait stupéfaite la veille, mais qu’il lui semblait
maintenant si vulgaire de ne pas connaître qu’une de ses
amies lui ayant parlé d’un buste de la duchesse d’Uzès,
Mlle Legrandin lui avait répondu avec mauvaise humeur, et
d’un ton hautain : « Vous pourriez au moins prononcer
comme il faut : Mame d’Uzai. » Dès lors elle avait compris
qu’en vertu de la transmutation des matières consistantes
en éléments de plus en plus subtils, la fortune considérable
et si honorablement acquise qu’elle tenait de son père,
l’éducation complète qu’elle avait reçue, son assiduité à la
Sorbonne, tant aux cours de Caro qu’à ceux de Brunetière,
et aux concerts Lamoureux, tout cela devait se volatiliser,
trouver sa sublimation dernière dans le plaisir de dire un
jour : « ma tante d’Uzai ». Il n’excluait pas de son esprit
qu’elle continuerait à fréquenter, au moins dans les
premiers temps qui suivraient son mariage, non pas
certaines amies qu’elle aimait et qu’elle était résignée à
sacrifier, mais certaines autres qu’elle n’aimait pas et à qui
elle voulait pouvoir dire (puisqu’elle se marierait pour
cela) : « Je vais vous présenter à ma tante d’Uzai », et
quand elle vit que cette alliance était trop difficile : « Je vais
vous présenter à ma tante de Ch’nouville » et : « Je vous
ferai dîner avec les Uzai. » Son mariage avec M. de
Cambremer avait procuré à Mlle Legrandin l’occasion de
dire la première de ces phrases mais non la seconde, le
monde que fréquentaient ses beaux-parents n’étant pas
celui qu’elle avait cru et duquel elle continuait à rêver.
Aussi, après m’avoir dit de Saint-Loup (en adoptant pour
cela une expression de Robert, car si, pour causer,
j’employais avec elle ces expressions de Legrandin, par
une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte
de Robert, qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel), en
rapprochant le pouce de l’index et en fermant à demi les
yeux comme si elle regardait quelque chose d’infiniment
délicat qu’elle était parvenue à capter : « Il a une jolie
qualité d’esprit » ; elle fit son éloge avec tant de chaleur
qu’on aurait pu croire qu’elle était amoureuse de lui (on
avait d’ailleurs prétendu qu’autrefois, quand il était à
Doncières, Robert avait été son amant), en réalité
simplement pour que je le lui répétasse et pour aboutir à :
« Vous êtes très lié avec la duchesse de Guerrnantes. Je
suis souffrante, je ne sors guère, et je sais qu’elle reste
confinée dans un cercle d’amis choisis, ce que je trouve
très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais que
c’est une femme absolument supérieure. » Sachant que
Mme de Cambremer la connaissait à peine, et pour me
faire aussi petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis à
la marquise que j’avais connu surtout son frère, M.
Legrandin. À ce nom, elle prit le même air évasif que
j’avais eu pour Mme de Guermantes, mais en y joignant une
expression de mécontentement, car elle pensa que j’avais
dit cela pour humilier non pas moi, mais elle. Était-elle
rongée par le désespoir d’être née Legrandin ? C’est du
moins ce que prétendaient les sœurs et belles-sœurs de
son mari, dames nobles de province qui ne connaissaient
personne et ne savaient rien, jalousaient l’intelligence de
Mme de Cambremer, son instruction, sa fortune, les
agréments physiques qu’elle avait eus avant de tomber
malade. « Elle ne pense pas à autre chose, c’est cela qui
la tue », disaient ces méchantes dès qu’elles parlaient de
Mme de Cambremer à n’importe qui, mais de préférence à
un roturier, soit, s’il était fat et stupide, pour donner plus de
valeur, par cette affirmation de ce qu’a de honteux la roture,
à l’amabilité qu’elles marquaient pour lui, soit, s’il était
timide et fin et s’appliquait le propos à soi-même, pour
avoir le plaisir, tout en le recevant bien, de lui faire
indirectement une insolence. Mais si ces dames croyaient
dire vrai pour leur belle-sœur, elles se trompaient. Celle-ci
souffrait d’autant moins d’être née Legrandin qu’elle en
avait perdu le souvenir. Elle fut froissée que je le lui
rendisse et se tut comme si elle n’avait pas compris, ne
jugeant pas nécessaire d’apporter une précision, ni même
une confirmation aux miens.
« Nos parents ne sont pas la principale cause de
l’écourtement de notre visite, me dit Mme de Cambremer
douairière, qui était probablement plus blasée que sa
belle-fille sur le plaisir qu’il y a à dire : « Ch’nouville ». Mais,
pour ne pas vous fatiguer de trop de monde, Monsieur, dit-
elle en montrant l’avocat, n’a pas osé faire venir jusqu’ici sa
femme et son fils. Ils se promènent sur la plage en nous
attendant et doivent commencer à s’ennuyer. » Je me les
fis désigner exactement et courus les chercher. La femme
avait une figure ronde comme certaines fleurs de la famille
des renonculacées, et au coin de l’œil un assez large signe
végétal. Et les générations des hommes gardant leurs
caractères comme une famille de plantes, de même que
sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eût pu
aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil du
fils. Mon empressement auprès de sa femme et de son fils
toucha l’avocat. Il montra de l’intérêt au sujet de mon séjour
à Balbec. « Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car il
y a ici, en majeure partie, des étrangers. » Et il me
regardait tout en me parlant, car n’aimant pas les
étrangers, bien que beaucoup fussent de ses clients, il
voulait s’assurer que je n’étais pas hostile à sa
xénophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant :
« Naturellement, Mme X… peut être une femme charmante.
C’est une question de principes. » Comme je n’avais, à
cette époque, aucune opinion sur les étrangers, je ne
témoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain
sûr. Il alla jusqu’à me demander de venir un jour chez lui, à
Paris, voir sa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec
moi les Cambremer, avec lesquels il me croyait
évidemment intime. « Je vous inviterai avec Le Sidaner,
me dit-il, persuadé que je ne vivrais plus que dans l’attente
de ce jour béni. Vous verrez quel homme exquis. Et ses
tableaux vous enchanteront. Bien entendu, je ne puis pas
rivaliser avec les grands collectionneurs, mais je crois que
c’est moi qui ai le plus grand nombre de ses toiles
préférées. Cela vous intéressera d’autant plus, venant de
Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure
partie. » La femme et le fils, pourvus du caractère végétal,
écoutaient avec recueillement. On sentait qu’à Paris leur
hôtel était une sorte de temple du Le Sidaner. Ces sortes
de temples ne sont pas inutiles. Quand le dieu a des
doutes sur lui-même, il bouche aisément les fissures de
son opinion sur lui-même par les témoignages irrécusables
d’êtres qui ont voué leur vie à son œuvre.
Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremer allait
se lever et me disait : « Puisque vous ne voulez pas vous
installer à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venir
déjeuner, un jour de la semaine, demain par exemple ? »
Et, dans sa bienveillance, pour me décider elle ajouta :
« Vous retrouverez le comte de Crisenoy » que je n’avais
nullement perdu, pour la raison que je ne le connaissais
pas. Elle commençait à faire luire à mes yeux d’autres
tentations encore, mais elle s’arrêta net. Le premier
président, qui, en rentrant, avait appris qu’elle était à l’hôtel,
l’avait sournoisement cherchée partout, attendue ensuite
et, feignant de la rencontrer par hasard, il vint lui présenter
ses hommages. Je compris que Mme de Cambremer ne
tenait pas à étendre à lui l’invitation à déjeuner qu’elle
venait de m’adresser. Il la connaissait pourtant depuis bien
plus longtemps que moi, étant depuis des années un de
ces habitués des matinées de Féterne que j’enviais tant
durant mon premier séjour à Balbec. Mais l’ancienneté ne
fait pas tout pour les gens du monde. Et ils réservent plus
volontiers les déjeuners aux relations nouvelles qui piquent
encore leur curiosité, surtout quand elles arrivent
précédées d’une prestigieuse et chaude recommandation
comme celle de Saint-Loup. Mme de Cambremer supputa
que le premier président n’avait pas entendu ce qu’elle
m’avait dit, mais pour calmer les remords qu’elle éprouvait,
elle lui tint les plus aimables propos. Dans l’ensoleillement
qui noyait à l’horizon la côte dorée, habituellement invisible,
de Rivebelle, nous discernâmes, à peine séparées du
lumineux azur, sortant des eaux, roses, argentines,
imperceptibles, les petites cloches de l’angélus qui
sonnaient aux environs de Féterne. « Ceci est encore
assez Pelléas, fis-je remarquer à Mme de Cambremer-
Legrandin. Vous savez la scène que je veux dire. – Je crois
bien que je sais » ; mais « je ne sais pas du tout » était
proclamé par sa voix et son visage, qui ne se moulaient à
aucun souvenir, et par son sourire sans appui, en l’air. La
douairière ne revenait pas de ce que les cloches
portassent jusqu’ici et se leva en pensant à l’heure : « Mais
en effet, dis-je, d’habitude, de Balbec, on ne voit pas cette
côte, et on ne l’entend pas non plus. Il faut que le temps ait
changé et ait doublement élargi l’horizon. À moins qu’elles
ne viennent vous chercher puisque je vois qu’elles vous font
partir ; elles sont pour vous la cloche du dîner. » Le premier
président, peu sensible aux cloches, regardait furtivement
la digue qu’il se désolait de voir ce soir aussi dépeuplée.
« Vous êtes un vrai poète, me dit M me de Cambremer. On
vous sent si vibrant, si artiste ; venez, je vous jouerai du
Chopin », ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasié et
en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air de
déplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et
la vieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite
à l’américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le
premier président me rendit sans le vouloir un très grand
service en empoignant la marquise par le bras pour la
conduire à sa voiture, une certaine dose de vulgarité, de
hardiesse et de goût pour l’ostentation dictant une conduite
que d’autres hésiteraient à assurer, et qui est loin de
déplaire dans le monde. Il en avait d’ailleurs, depuis tant
d’années, bien plus l’habitude que moi. Tout en le
bénissant je n’osai l’imiter et marchai à côté de Mme de
Cambremer-Legrandin, laquelle voulut voir le livre que je
tenais à la main. Le nom de Mme de Sévigné lui fit faire la
moue ; et, usant d’un mot qu’elle avait lu dans certains
journaux, mais qui, parlé et mis au féminin, et appliqué à un
écrivain du XVIIe siècle, faisait un effet bizarre, elle me
demanda : « La trouvez-vous vraiment talentueuse ? » La
marquise donna au valet de pied l’adresse d’un pâtissier
où elle avait à s’en aller avant de repartir sur la route, rose
de la poussière du soir, où bleuissaient en forme de
croupes les falaises échelonnées. Elle demanda à son
vieux cocher si un de ses chevaux, qui était frileux, avait eu
assez chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pas mal.
« Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, me
dit-elle à mi-voix. J’ai vu que vous causiez littérature avec
ma belle-fille, elle est adorable », ajouta-t-elle, bien qu’elle
ne le pensât pas, mais elle avait pris l’habitude – gardée
par bonté – de le dire pour que son fils n’eût pas l’air
d’avoir fait un mariage d’argent. « Et puis, ajouta-t-elle
dans un dernier mâchonnement enthousiaste, elle est si
hartthhisstte ! » Puis elle monta en voiture, balançant la
tête, levant la crosse de son ombrelle, et repartit par les
rues de Balbec, surchargée des ornements de son
sacerdoce, comme un vieil évêque en tournée de
confirmation.
« Elle vous a invité à déjeuner, me dit sévèrement le
premier président quand la voiture se fut éloignée et que je
rentrai avec mes amies. Nous sommes en froid. Elle trouve
que je la néglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu’on ait
besoin de moi, je suis toujours là pour répondre :
« Présent. » Mais ils ont voulu jeter le grappin sur moi. Ah !
alors, cela, ajouta-t-il d’un air fin et en levant le doigt
comme quelqu’un qui distingue et argumente, je ne
permets pas ça. C’est attenter à la liberté de mes
vacances. J’ai été obligé de dire : « Halte-là ». Vous
paraissez fort bien avec elle. Quand vous aurez mon âge,
vous verrez que c’est bien peu de chose, le monde, et vous
regretterez d’avoir attaché tant d’importance à ces riens.
Allons, je vais faire un tour avant dîner. Adieu les enfants »,
cria-t-il à la cantonade, comme s’il était déjà éloigné de
cinquante pas.
Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles
virent avec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait
pas. « Hé bien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais
l’heure ? – Rentrez, leur répondit-t-elle avec autorité. J’ai à
causer avec lui », ajouta-t-elle en me montrant d’un air
soumis. Rosemonde et Gisèle me regardaient, pénétrées
pour moi d’un respect nouveau. Je jouissais de sentir que,
pour un moment du moins, aux yeux mêmes de
Rosemonde et de Gisèle, j’étais pour Albertine quelque
chose de plus important que l’heure de rentrer, que ses
amies, et pouvais même avoir avec elle de graves secrets
auxquels il était impossible qu’on les mêlât. « Est-ce que
nous ne te verrons pas ce soir ? – Je ne sais pas, ça
dépendra de celui-ci. En tout cas à demain. – Montons
dans ma chambre », lui dis-je, quand ses amies se furent
éloignées. Nous prîmes l’ascenseur ; elle garda le silence
devant le lift. L’habitude d’être obligé de recourir à
l’observation personnelle et à la déduction pour connaître
les petites affaires des maîtres, ces gens étranges qui
causent entre eux et ne leur parlent pas, développe chez
les « employés » (comme le lift appelle les domestiques)
un plus grand pouvoir de divination que chez les
« patrons ». Les organes s’atrophient ou deviennent plus
forts ou plus subtils selon que le besoin qu’on a d’eux croît
ou diminue. Depuis qu’il existe des chemins de fer, la
nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir
compte des minutes, alors que chez les anciens Romains,
dont l’astronomie n’était pas seulement plus sommaire
mais aussi la vie moins pressée, la notion, non pas de
minutes, mais même d’heures fixes, existait à peine. Aussi
le lift avait-il compris et comptait-il raconter à ses
camarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi.
Mais il nous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas de
tact. Cependant je voyais se peindre sur son visage,
substitué à l’impression habituelle d’amitié et de joie de
me faire monter dans son ascenseur, un air d’abattement
et d’inquiétude extraordinaires. Comme j’en ignorais la
cause, pour tâcher de l’en distraire, et quoique plus
préoccupé d’Albertine, je lui dis que la dame qui venait de
partir s’appelait la marquise de Cambremer et non de
Camembert. À l’étage devant lequel nous posions alors,
j’aperçus, portant un traversin, une femme de chambre
affreuse qui me salua avec respect, espérant un pourboire
au départ. J’aurais voulu savoir si c’était celle que j’avais
tant désirée le soir de ma première arrivée à Balbec, mais
je ne pus jamais arriver à une certitude. Le lift me jura, avec
la sincérité de la plupart des faux témoins, mais sans
quitter son air désespéré, que c’était bien sous le nom de
Camembert que la marquise lui avait demandé de
l’annoncer. Et, à vrai dire, il était bien naturel qu’il eût
entendu un nom qu’il connaissait déjà. Puis, ayant sur la
noblesse et la nature des noms avec lesquels se font les
titres les notions fort vagues qui sont celles de beaucoup
de gens qui ne sont pas liftiers, le nom de Camembert lui
avait paru d’autant plus vraisemblable que, ce fromage
étant universellement connu, il ne fallait point s’étonner
qu’on eût tiré un marquisat d’une renommée aussi
glorieuse, à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eût
donné sa célébrité au fromage. Néanmoins, comme il
voyait que je ne voulais pas avoir l’air de m’être trompé et
qu’il savait que les maîtres aiment à voir obéis leurs
caprices les plus futiles et acceptés leurs mensonges les
plus évidents, il me promit, en bon domestique, de dire
désormais Cambremer. Il est vrai qu’aucun boutiquier de la
ville ni aucun paysan des environs, où le nom et la
personne des Cambremer étaient parfaitement connus,
n’auraient jamais pu commettre l’erreur du lift. Mais le
personnel du « grand hôtel de Balbec » n’était nullement du
pays. Il venait de droite ligne, avec tout le matériel, de
Biarritz, Nice et Monte-Carlo, une partie ayant été dirigée
sur Deauville, une autre sur Dinard et la troisième réservée
à Balbec.
Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour
qu’il oubliât ainsi de me témoigner son dévouement par
ses habituels sourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque
malheur. Peut-être avait-il été « envoyé ». Je me promis
dans ce cas de tâcher d’obtenir qu’il restât, le directeur
m’ayant promis de ratifier tout ce que je déciderais
concernant son personnel. « Vous pouvez toujours faire ce
que vous voulez, je rectifie d’avance. » Tout à coup,
comme je venais de quitter l’ascenseur, je compris la
détresse, l’air atterré du lift. À cause de la présence
d’Albertine je ne lui avais pas donné les cent sous que
j’avais l’habitude de lui remettre en montant. Et cet
imbécile, au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire
devant des tiers étalage de pourboires, avait commencé à
trembler, supposant que c’était fini une fois pour toutes,
que je ne lui donnerais plus jamais rien. Il s’imaginait que
j’étais tombé dans la « dèche » (comme eût dit le duc de
Guermantes), et sa supposition ne lui inspirait aucune pitié
pour moi, mais une terrible déception égoïste. Je me dis
que j’étais moins déraisonnable que ne trouvait ma mère
quand je n’osais pas ne pas donner un jour la somme
exagérée mais fiévreusement attendue que j’avais donnée
la veille. Mais aussi la signification donnée jusque-là par
moi, et sans aucun doute, à l’air habituel de joie, où je
n’hésitais pas à voir un signe d’attachement, me parut d’un
sens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans son
désespoir, à se jeter des cinq étages, je me demandais si,
nos conditions sociales se trouvant respectivement
changées, du fait par exemple d’une révolution, au lieu de
manœuvrer gentiment pour moi l’ascenseur, le lift, devenu
bourgeois, ne m’en eût pas précipité, et s’il n’y a pas, dans
certaines classes du peuple, plus de duplicité que dans le
monde où, sans doute, l’on réserve pour notre absence les
propos désobligeants, mais où l’attitude à notre égard ne
serait pas insultante si nous étions malheureux.
On ne peut pourtant pas dire qu’à l’hôtel de Balbec, le lift
fût le plus intéressé. À ce point de vue le personnel se
divisait en deux catégories : d’une part ceux qui faisaient
des différences entre les clients, plus sensibles au
pourboire raisonnable d’un vieux noble (d’ailleurs en
mesure de leur éviter 28 jours en les recommandant au
général de Beautreillis) qu’aux largesses inconsidérées
d’un rasta qui décelait par là même un manque d’usage
que, seulement devant lui, on appelait de la bonté. D’autre
part ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité,
situation, manières, étaient inexistantes, recouvertes par un
chiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argent
qu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-être Aimé lui-
même, bien que prétendant, à cause du grand nombre
d’hôtels où il avait servi, à un grand savoir mondain,
appartenait-il à cette catégorie-là. Tout au plus donnait-il un
tour social et de connaissance des familles à ce genre
d’appréciation, en disant de la princesse de Luxembourg
par exemple : « Il y a beaucoup d’argent là dedans ? » (le
point d’interrogation étant afin de se renseigner, ou de
contrôler définitivement les renseignements qu’il avait pris,
avant de procurer à un client un « chef » pour Paris, ou de
lui assurer une table à gauche, à l’entrée, avec vue sur la
mer, à Balbec). Malgré cela, sans être dépourvu d’intérêt, il
ne l’eût pas exhibé avec le sot désespoir du lift. Au reste, la
naïveté de celui-ci simplifiait peut-être les choses. C’est la
commodité d’un grand hôtel, d’une maison comme était
autrefois celle de Rachel ; c’est que, sans intermédiaires,
sur la face jusque-là glacée d’un employé ou d’une femme,
la vue d’un billet de cent francs, à plus forte raison de mille,
même donné, pour cette fois-là, à un autre, amène un
sourire et des offres. Au contraire, dans la politique, dans
les relations d’amant à maîtresse, il y a trop de choses
placées entre l’argent et la docilité. Tant de choses que
ceux-là mêmes chez qui l’argent éveille finalement le
sourire sont souvent incapables de suivre le processus
interne qui les relie, se croient, sont plus délicats. Et puis
cela décante la conversation polie des « Je sais ce qui me
reste à faire, demain on me trouvera à la Morgue. » Aussi
rencontre-t-on dans la société polie peu de romanciers, de
poètes, de tous ces êtres sublimes qui parlent justement
de ce qu’il ne faut pas dire.
Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine me
dit : « Qu’est-ce que vous avez contre moi ? » Ma dureté
avec elle m’avait-elle été pénible à moi-même ? N’était-elle
de ma part qu’une ruse inconsciente se proposant
d’amener vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de
crainte et de prière qui me permettrait de l’interroger, et
peut-être d’apprendre laquelle des deux hypothèses que je
formais depuis longtemps sur elle était la vraie ? Toujours
est-il que, quand j’entendis sa question, je me sentis
soudain heureux comme quelqu’un qui touche à un but
longtemps désiré. Avant de lui répondre je la conduisis
jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ouvrant fit refluer la lumière
rose qui remplissait la chambre et changeait la mousseline
blanche des rideaux tendus sur le soir en lampas aurore.
J’allai jusqu’à la fenêtre ; les mouettes étaient posées de
nouveau sur les flots ; mais maintenant elles étaient roses.
Je le fis remarquer à Albertine : « Ne détournez pas la
conversation, me dit-elle, soyez franc comme moi. » Je
mentis. Je lui déclarai qu’il lui fallait écouter un aveu
préalable, celui d’une grande passion que j’avais depuis
quelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une
simplicité et une franchise dignes du théâtre, mais qu’on
n’a guère dans la vie que pour les amours qu’on ne ressent
pas. Reprenant le mensonge dont j’avais usé avec Gilberte
avant mon premier séjour à Balbec, mais le variant, j’allai,
pour me faire mieux croire d’elle quand je lui disais
maintenant que je ne l’aimais pas, jusqu’à laisser échapper
qu’autrefois j’avais été sur le point d’être amoureux d’elle,
mais que trop de temps avait passé, qu’elle n’était plus
pour moi qu’une bonne camarade et que, l’eussé-je voulu, il
ne m’eût plus été possible d’éprouver de nouveau à son
égard des sentiments plus ardents. D’ailleurs, en appuyant
ainsi devant Albertine sur ces protestations de froideur
pour elle, je ne faisais – à cause d’une circonstance et en
vue d’un but particuliers – que rendre plus sensible,
marquer avec plus de force, ce rythme binaire qu’adopte
l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-mêmes pour
croire qu’une femme puisse jamais les aimer, et aussi
qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. Ils se
connaissent assez pour savoir qu’auprès des plus
différentes, ils éprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes
angoisses, inventaient les mêmes romans, prononçaient
les mêmes paroles, pour s’être rendu ainsi compte que
leurs sentiments, leurs actions, ne sont pas en rapport
étroit et nécessaire avec la femme aimée, mais passent à
côté d’elle, l’éclaboussent, la circonviennent comme le flux
qui se jette le long des rochers, et le sentiment de leur
propre instabilité augmente encore chez eux la défiance
que cette femme, dont ils voudraient tant être aimés, ne les
aime pas. Pourquoi le hasard aurait-il fait, puisqu’elle n’est
qu’un simple accident placé devant le jaillissement de nos
désirs, que nous fussions nous-mêmes le but de ceux
qu’elle a ? Aussi, tout en ayant besoin d’épancher vers elle
tous ces sentiments, si différents des sentiments
simplement humains que notre prochain nous inspire, ces
sentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux,
après avoir fait un pas en avant, en avouant à celle que
nous aimons notre tendresse pour elle, nos espoirs,
aussitôt craignant de lui déplaire, confus aussi de sentir
que le langage que nous lui avons tenu n’a pas été formé
expressément pour elle, qu’il nous a servi, nous servira
pour d’autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut
pas nous comprendre, et que nous avons parlé alors avec
le manque de goût, l’impudeur du pédant adressant à des
ignorants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux,
cette crainte, cette honte, amènent le contre-rythme, le
reflux, le besoin, fût-ce en reculant d’abord, en retirant
vivement la sympathie précédemment confessée, de
reprendre l’offensive et de ressaisir l’estime, la
domination ; le rythme double est perceptible dans les
diverses périodes d’un même amour, dans toutes les
périodes correspondantes d’amours similaires, chez tous
les êtres qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il
était pourtant un peu plus vigoureusement accentué qu’il
n’est d’habitude, dans ce discours que j’étais en train de
faire à Albertine, c’était simplement pour me permettre de
passer plus vite et plus énergiquement au rythme opposé
que scanderait ma tendresse.
Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire
ce que je lui disais de mon impossibilité de l’aimer de
nouveau, à cause du trop long intervalle, j’étayais ce que
j’appelais une bizarrerie de mon caractère d’exemples
tirés de personnes avec qui j’avais, par leur faute ou la
mienne, laissé passer l’heure de les aimer, sans pouvoir,
quelque désir que j’en eusse, la retrouver après. J’avais
ainsi l’air à la fois de m’excuser auprès d’elle, comme
d’une impolitesse, de cette incapacité de recommencer à
l’aimer, et de chercher à lui en faire comprendre les
raisons psychologiques comme si elles m’eussent été
particulières. Mais en m’expliquant de la sorte, en
m’étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelle en
effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si
peu, appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes
assertions aussi plausibles que je feignais de croire
qu’elles le fussent peu. Sentant qu’Albertine appréciait ce
qu’elle croyait mon « franc parler » et reconnaissait dans
mes déductions la clarté de l’évidence, je m’excusai du
premier, lui disant que je savais bien qu’on déplaisait
toujours en disant la vérité et que celle-ci d’ailleurs devait
lui paraître incompréhensible. Elle me remercia, au
contraire, de ma sincérité et ajouta qu’au surplus elle
comprenait à merveille un état d’esprit si fréquent et si
naturel.
Cet aveu fait à Albertine d’un sentiment imaginaire pour
Andrée, et pour elle-même d’une indifférence que, pour
paraître tout à fait sincère et sans exagération, je lui
assurai incidemment, comme par un scrupule de politesse,
ne pas devoir être prise trop à la lettre, je pus enfin, sans
crainte, qu’Albertine y soupçonnât de l’amour, lui parler
avec une douceur que je me refusais depuis si longtemps
et qui me parut délicieuse. Je caressais presque ma
confidente ; en lui parlant de son amie que j’aimais, les
larmes me venaient aux yeux. Mais, venant au fait, je lui dis
enfin qu’elle savait ce qu’était l’amour, ses susceptibilités,
ses souffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne
pour moi, elle aurait à cœur de faire cesser les grands
chagrins qu’elle me causait, non directement puisque ce
n’était pas elle que j’aimais, si j’osais le redire sans la
froisser, mais indirectement en m’atteignant dans mon
amour pour Andrée. Je m’interrompis pour regarder et
montrer à Albertine un grand oiseau solitaire et hâtif qui,
loin devant nous, fouettant l’air du battement régulier de ses
ailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage tachée
çà et là de reflets pareils à des petits morceaux de papier
rouge déchirés et la traversait dans toute sa longueur, sans
ralentir son allure, sans détourner son attention, sans dévier
de son chemin, comme un émissaire qui va porter bien loin
un message urgent et capital. « Lui, du moins, va droit au
but ! me dit Albertine d’un air de reproche. – Vous me dites
cela parce que vous ne savez pas ce que j’aurais voulu
vous dire. Mais c’est tellement difficile que j’aime mieux y
renoncer ; je suis certain que je vous fâcherais ; alors cela
n’aboutira qu’à ceci : je ne serai en rien plus heureux avec
celle que j’aime d’amour et j’aurai perdu une bonne
camarade. – Mais puisque je vous jure que je ne me
fâcherai pas. » Elle avait l’air si doux, si tristement docile et
d’attendre de moi son bonheur, que j’avais peine à me
contenir et à ne pas embrasser, presque avec le même
genre de plaisir que j’aurais eu à embrasser ma mère, ce
visage nouveau qui n’offrait plus la mine éveillée et
rougissante d’une chatte mutine et perverse au petit nez
rose et levé, mais semblait dans la plénitude de sa
tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties et
retombantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon
amour comme d’une folie chronique sans rapport avec elle,
me mettant à sa place, je m’attendrissais devant cette
brave fille habituée à ce qu’on eût pour elle des procédés
aimables et loyaux, et que le bon camarade qu’elle avait pu
croire que j’étais pour elle poursuivait, depuis des
semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur
point culminant. C’est parce que je me plaçais à un point
de vue purement humain, extérieur à nous deux et d’où
mon amour jaloux s’évanouissait, que j’éprouvais pour
Albertine cette pitié profonde, qui l’eût moins été si je ne
l’avais pas aimée. Du reste, dans cette oscillation rythmée
qui va de la déclaration à la brouille (le plus sûr moyen, le
plus efficacement dangereux pour former, par mouvements
opposés et successifs, un nœud qui ne se défasse pas et
nous attache solidement à une personne), au sein du
mouvement de retrait qui constitue l’un des deux éléments
du rythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitié
humaine, qui, opposés à l’amour, quoique ayant peut-être
inconsciemment la même cause, produisent en tout cas les
mêmes effets ? En se rappelant plus tard le total de tout ce
qu’on a fait pour une femme, on se rend compte souvent
que les actes inspirés par le désir de montrer qu’on aime,
de se faire aimer, de gagner des faveurs, ne tiennent guère
plus de place que ceux dus au besoin humain de réparer
les torts envers l’être qu’on aime, par simple devoir moral,
comme si on ne l’aimait pas. « Mais enfin qu’est-ce que j’ai
pu faire ? » me demanda Albertine. On frappa ; c’était le
lift ; la tante d’Albertine, qui passait devant l’hôtel en
voiture, s’était arrêtée à tout hasard pour voir si elle n’y
était pas et la ramener. Albertine fit répondre qu’elle ne
pouvait pas descendre, qu’on dînât sans l’attendre, qu’elle
ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. « Mais votre
tante sera fâchée ? – Pensez-vous ! Elle comprendra très
bien. » Ainsi donc, en ce moment, du moins, tel qu’il n’en
reviendrait peut-être pas, un entretien avec moi se trouvait,
par suite des circonstances, être aux yeux d’Albertine une
chose d’une importance si évidente qu’on dût le faire
passer avant tout, et à laquelle, se reportant sans doute
instinctivement à une jurisprudence familiale, énumérant
telles conjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps
était en jeu, on n’avait pas regardé à un voyage, mon amie
ne doutait pas que sa tante trouvât tout naturel de voir
sacrifier l’heure du dîner. Cette heure lointaine qu’elle
passait sans moi, chez les siens, Albertine l’ayant fait
glisser jusqu’à moi me la donnait ; j’en pouvais user à ma
guise. Je finis par oser lui dire ce qu’on m’avait raconté de
son genre de vie, et que, malgré le profond dégoût que
m’inspiraient les femmes atteintes du même vice, je ne
m’en étais pas soucié jusqu’à ce qu’on m’eût nommé sa
complice, et qu’elle pouvait comprendre facilement, au
point où j’aimais Andrée, quelle douleur j’en avais
ressentie. Il eût peut-être été plus habile de dire qu’on
m’avait cité aussi d’autres femmes, mais qui m’étaient
indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation que
m’avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, telle
quelle, tout entière, mais sans plus. Et de même
qu’auparavant je n’aurais jamais eu de moi-même l’idée
qu’Albertine aimait Andrée, ou du moins pût avoir des jeux
caressants avec elle, si Cottard ne m’avait pas fait
remarquer leur pose en valsant, de même je n’avais pas su
passer de cette idée à celle, pour moi tellement différente,
qu’Albertine pût avoir avec d’autres femmes qu’Andrée
des relations dont l’affection n’eût même pas été l’excuse.
Albertine, avant même de me jurer que ce n’était pas vrai,
manifesta, comme toute personne à qui on vient
d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, de la colère, du
chagrin et, à l’endroit du calomniateur inconnu, la curiosité
rageuse de savoir qui il était et le désir d’être confrontée
avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m’assura qu’à
moi du moins, elle n’en voulait pas. « Si cela avait été vrai,
je vous l’aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons
aussi horreur l’une que l’autre de ces choses-là. Nous ne
sommes pas arrivées à notre âge sans voir des femmes
aux cheveux courts, qui ont des manières d’hommes et le
genre que vous dites, et rien ne nous révolte autant. »
Albertine ne me donnait que sa parole, une parole
péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c’est
justement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousie
appartenant à cette famille de doutes maladifs que lève
bien plus l’énergie d’une affirmation que sa vraisemblance.
C’est d’ailleurs le propre de l’amour de nous rendre à la
fois plus défiants et plus crédules, de nous faire
soupçonner, plus vite que nous n’aurions fait une autre,
celle que nous aimons, et d’ajouter foi plus aisément à ses
dénégations. Il faut aimer pour prendre souci qu’il n’y ait
pas que des honnêtes femmes, autant dire pour s’en
aviser, et il faut aimer aussi pour souhaiter, c’est-à-dire
pour s’assurer qu’il y en a. Il est humain de chercher la
douleur et aussitôt à s’en délivrer. Les propositions qui
sont capables d’y réussir nous semblent facilement vraies,
on ne chicane pas beaucoup sur un calmant qui agit. Et
puis, si multiple que soit l’être que nous aimons, il peut en
tout cas nous présenter deux personnalités essentielles,
selon qu’il nous apparaît comme nôtre ou comme tournant
ses désirs ailleurs que vers nous. La première de ces
personnalités possède la puissance particulière qui nous
empêche de croire à la réalité de la seconde, le secret
spécifique pour apaiser les souffrances que cette dernière
a causées. L’être aimé est successivement le mal et le
remède qui suspend et aggrave le mal. Sans doute j’avais
été depuis longtemps, par la puissance qu’exerçait sur
mon imagination et ma faculté d’être ému l’exemple de
Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de
ce que j’aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par les
affirmations d’Albertine faillit-elle en être compromise un
moment parce que je me rappelai l’histoire d’Odette. Mais
je me dis que, s’il était juste de faire sa part au pire, non
seulement quand, pour comprendre les souffrances de
Swann, j’avais essayé de me mettre à la place de celui-ci,
mais maintenant qu’il s’agissait de moi-même, en
cherchant la vérité comme s’il se fût agi d’un autre, il ne
fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même,
soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus
utile mais où il est le plus exposé, j’aboutisse à l’erreur de
tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à
cause de cela seul qu’elle était la plus douloureuse. N’y
avait-il pas un abîme entre Albertine, jeune fille d’assez
bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue par sa
mère dès son enfance ? La parole de l’une ne pouvait être
mise en comparaison avec celle de l’autre. D’ailleurs
Albertine n’avait en rien à me mentir le même intérêt
qu’Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué
ce qu’Albertine venait de nier. J’aurais donc commis une
faute de raisonnement aussi grave – quoique inverse – que
celle qui m’eût incliné vers une hypothèse parce que celle-
ci m’eût fait moins souffrir que les autres, en ne tenant pas
compte de ces différences de fait dans les situations, et en
reconstituant la vie réelle de mon amie uniquement d’après
ce que j’avais appris de celle d’Odette. J’avais devant moi
une nouvelle Albertine, déjà entrevue plusieurs fois, il est
vrai, vers la fin de mon premier séjour à Balbec, franche,
bonne, une Albertine qui venait, par affection pour moi, de
me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper.
Elle me fit asseoir à côté d’elle sur mon lit. Je la remerciai
de ce qu’elle m’avait dit, je l’assurai que notre
réconciliation était faite et que je ne serais plus jamais dur
avec elle. Je dis à Albertine qu’elle devrait tout de même
rentrer dîner. Elle me demanda si je n’étais pas bien
comme cela. Et attirant ma tête pour une caresse qu’elle
ne m’avait encore jamais faite et que je devais peut-être à
notre brouille finie, elle passa légèrement sa langue sur
mes lèvres, qu’elle essayait d’entr’ouvrir. Pour commencer
je ne les desserrai pas. « Quel grand méchant vous
faites ! » me dit-elle.
J’aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Je
pressentais dès lors que, dans l’amour non partagé –
autant dire dans l’amour, car il est des êtres pour qui il
n’est pas d’amour partagé – on peut goûter du bonheur
seulement ce simulacre qui m’en était donné à un de ces
moments uniques dans lesquels la bonté d’une femme, ou
son caprice, ou le hasard, appliquent sur nos désirs, en
une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmes
actions, que si nous étions vraiment aimés. La sagesse eût
été de considérer avec curiosité, de posséder avec
délices cette petite parcelle de bonheur, à défaut de
laquelle je serais mort sans avoir soupçonné ce qu’il peut
être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés ; de
supposer qu’elle faisait partie d’un bonheur vaste et
durable qui m’apparaissait en ce point seulement ; et, pour
que le lendemain n’inflige pas un démenti à cette feinte, de
ne pas chercher à demander une faveur de plus après celle
qui n’avait été due qu’à l’artifice d’une minute d’exception.
J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer dans la solitude, y
rester en harmonie avec les dernières vibrations de la voix
que j’avais su rendre un instant amoureuse, et de qui je
n’aurais plus rien exigé que de ne pas s’adresser
davantage à moi ; de peur que, par une parole nouvelle qui
n’eût pu désormais être que différente, elle vînt blesser
d’une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à
quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la
tonalité du bonheur.
Tranquillisé par mon explication avec Albertine, je
recommençai à vivre davantage auprès de ma mère. Elle
aimait à me parler doucement du temps où ma grand’mère
était plus jeune. Craignant que je ne me fisse des
reproches sur les tristesses dont j’avais pu assombrir la fin
de cette vie, elle revenait volontiers aux années où mes
premières études avaient causé à ma grand’mère des
satisfactions que jusqu’ici on m’avait toujours cachées.
Nous reparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas
du moins je lisais, et qu’à Balbec je devrais bien faire de
même, si je ne travaillais pas. Je répondis que, pour
m’entourer justement des souvenirs de Combray et des
jolies assiettes peintes, j’aimerais relire les Mille et une
Nuits. Comme jadis à Combray, quand elle me donnait
des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour me faire
une surprise, que ma mère me fit venir à la fois les Mille et
une Nuits de Galland et les Mille et une Nuits de Mardrus.
Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur les deux
traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse à
celle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à cause
du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la
peur d’intervenir maladroitement dans la vie de ma
pensée, et du sentiment qu’étant une femme, d’une part
elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il
fallait, d’autre part qu’elle ne devait pas juger d’après ce
qui la choquait les lectures d’un jeune homme. En tombant
sur certains contes, elle avait été révoltée par l’immoralité
du sujet et la crudité de l’expression. Mais surtout,
conservant précieusement comme des reliques, non pas
seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau, le volume
de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes de pensée
et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion
quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait
douter de la condamnation que ma grand’mère eût
prononcée contre le livre de Mardrus. Elle se rappelait qu’à
Combray, tandis qu’avant de partir marcher du côté de
Méséglise je lisais Augustin Thierry, ma grand’mère,
contente de mes lectures, de mes promenades, s’indignait
pourtant de voir celui dont le nom restait attaché à cet
hémistiche : « Puis règne Mérovée » appelé Merowig,
refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens,
auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce que
ma grand’mère avait pensé des noms grecs que Bloch,
d’après Leconte de Lisle, donnait aux dieux d’Homère,
allant même, pour les choses les plus simples, à se faire un
devoir religieux, en lequel il croyait que consistait le talent
littéraire, d’adopter une orthographe grecque. Ayant, par
exemple, à dire dans une lettre que le vin qu’on buvait chez
lui était un vrai nectar, il écrivait un vrai nektar, avec un k, ce
qui lui permettait de ricaner au nom de Lamartine. Or si
une Odyssée d’où étaient absents les noms d’Ulysse et de
Minerve n’était plus pour elle l’Odyssée, qu’aurait-elle dit
en voyant déjà déformé sur la couverture le titre de ses
Mille et Une Nuits, en ne retrouvant plus, exactement
transcrits comme elle avait été de tout temps habituée à
les dire, les noms immortellement familiers de
Sheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes,
si l’on ose employer le mot pour des contes musulmans, le
charmant Calife et les puissants Génies se
reconnaissaient à peine, étant appelés l’un le « Khalifat »,
les autres les « Gennis » ? Pourtant ma mère me remit les
deux ouvrages, et je lui dis que je les lirais les jours où je
serais trop fatigué pour me promener.
Ces jours-là n’étaient pas très fréquents d’ailleurs. Nous
allions goûter comme autrefois « en bande », Albertine,
ses amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-
Antoinette. Mais il y avait des fois où Albertine me donnait
ce grand plaisir. Elle me disait : « Aujourd’hui je veux être
un peu seule avec vous, ce sera plus gentil de se voir tous
les deux. » Alors elle disait qu’elle avait à faire, que
d’ailleurs elle n’avait pas de comptes à rendre, et pour que
les autres, si elles allaient tout de même sans nous se
promener et goûter, ne pussent pas nous retrouver, nous
allions, comme deux amants, tout seuls à Bagatelle ou à la
Croix d’Heulan, pendant que la bande, qui n’aurait jamais
eu l’idée de nous chercher là et n’y allait jamais, restait
indéfiniment, dans l’espoir de nous voir arriver, à Marie-
Antoinette. Je me rappelle les temps chauds qu’il faisait
alors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil
une goutte de sueur tombait verticale, régulière,
intermittente, comme la goutte d’eau d’un réservoir, et
alternait avec la chute du fruit mûr qui se détachait de
l’arbre dans les « clos » voisins ; ils sont restés, aujourd’hui
encore, avec ce mystère d’une femme cachée, la part la
plus consistante de tout amour qui se présente pour moi.
Une femme dont on me parle et à laquelle je ne songerais
pas un instant, je dérange tous les rendez-vous de ma
semaine pour la connaître, si c’est une semaine où il fait un
de ces temps-là, et si je dois la voir dans quelque ferme
isolée. J’ai beau savoir que ce genre de temps et de
rendez-vous n’est pas d’elle, c’est l’appât, pourtant bien
connu de moi, auquel je me laisse prendre et qui suffit pour
m’accrocher. Je sais que cette femme, par un temps froid,
dans une ville, j’aurais pu la désirer, mais sans
accompagnement de sentiment romanesque, sans devenir
amoureux ; l’amour n’en est pas moins fort une fois que,
grâce à des circonstances, il m’a enchaîné – il est
seulement plus mélancolique, comme le deviennent dans la
vie nos sentiments pour des personnes, au fur et à mesure
que nous nous apercevons davantage de la part de plus en
plus petite qu’elles y tiennent et que l’amour nouveau que
nous souhaiterions si durable, abrégé en même temps que
notre vie même, sera le dernier.
Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes
filles. Quelquefois j’en voyais telle ou telle arrêtée sur la
plage, sans agrément, et que pourtant bien des
coïncidences semblaient certifier être la même que j’avais
été désespéré de ne pouvoir approcher au moment où elle
sortait avec ses amies du manège ou de l’école de
gymnastique. Si c’était la même (et je me gardais d’en
parler à Albertine), la jeune fille que j’avais crue enivrante
n’existait pas. Mais je ne pouvais arriver à une certitude,
car le visage de ces jeunes filles n’occupait pas sur la
plage une grandeur, n’offrait pas une forme permanente,
contracté, dilaté, transformé qu’il était par ma propre
attente, l’inquiétude de mon désir ou un bien-être qui se
suffit à lui-même, les toilettes différentes qu’elles portaient,
la rapidité de leur marche ou leur immobilité. De tout près
pourtant, deux ou trois me semblaient adorables. Chaque
fois que je voyais une de celles-là, j’avais envie de
l’emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes,
mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir,
par comparaison avec l’indifférence, il entre déjà cette
audace qu’est un commencement, même unilatéral, de
réalisation, tout de même, entre mon désir et l’action que
serait ma demande de l’embrasser, il y avait tout le
« blanc » indéfini de l’hésitation, de la timidité. Alors
j’entrais chez le pâtissier-limonadier, je buvais l’un après
l’autre sept à huit verres de porto. Aussitôt, au lieu de
l’intervalle impossible à combler entre mon désir et l’action,
l’effet de l’alcool traçait une ligne qui les conjoignait tous
deux. Plus de place pour l’hésitation ou la crainte. Il me
semblait que la jeune fille allait voler jusqu’à moi. J’allais
jusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de mes lèvres :
« J’aimerais me promener avec vous. Vous ne voulez pas
qu’on aille sur la falaise, on n’y est dérangé par personne
derrière le petit bois qui protège du vent la maison
démontable actuellement inhabitée ? » Toutes les
difficultés de la vie étaient aplanies, il n’y avait plus
d’obstacles à l’enlacement de nos deux corps. Plus
d’obstacles pour moi du moins. Car ils n’avaient pas été
volatilisés pour elle qui n’avait pas bu de porto. L’eût-elle
fait, et l’univers eût-il perdu quelque réalité à ses yeux, le
rêve longtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain
réalisable n’eût peut-être pas été du tout de tomber dans
mes bras.
Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses,
mais, en cette saison qui n’était pas encore « la saison »,
elles restaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de
colaeus, aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la
figure double et légère ressemblait aux graines ailées de
certains arbres. Je ne sais quelle brise l’amena à Balbec
et quelle autre la remporta. Ce fut si brusquement que j’en
eus pendant plusieurs jours un chagrin que j’osai avouer à
Albertine quand je compris qu’elle était partie pour
toujours.
Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que
je ne connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues
depuis des années. Souvent, avant de les rencontrer, je
leur écrivais. Si leur réponse me faisait croire à un amour
possible, quelle joie ! On ne peut pas, au début d’une
amitié pour une femme, et même si elle ne doit pas se
réaliser par la suite, se séparer de ces premières lettres
reçues. On les veut avoir tout le temps auprès de soi,
comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, et
qu’on ne s’interrompt de regarder que pour les respirer de
plus près. La phrase qu’on sait par cœur est agréable à
relire et, dans celles moins littéralement apprises, on veut
vérifier le degré de tendresse d’une expression. A-t-elle
écrit : « Votre chère lettre ? » Petite déception dans la
douceur qu’on respire, et qui doit être attribuée soit à ce
qu’on a lu trop vite, soit à l’écriture illisible de la
correspondante ; elle n’a pas mis : « Et votre chère lettre »,
mais : « En voyant cette lettre ». Mais le reste est si tendre.
Oh ! que de pareilles fleurs viennent demain. Puis cela ne
suffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards,
la voix. On prend rendez-vous, et – sans qu’elle ait changé
peut-être – là où on croyait, sur la description faite ou le
souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le
Chat botté. On lui donne rendez-vous pour le lendemain
quand même, car c’est tout de même elle et ce qu’on
désirait, c’est elle. Or ces désirs pour une femme dont on a
rêvé ne rendent pas absolument nécessaire la beauté de
tel trait précis. Ces désirs sont seulement le désir de tel
être ; vagues comme des parfums, comme le styrax était le
désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates
le désir d’Héra, la myrrhe le parfum des mages, la manne
le désir de Nikè, l’encens le parfum de la mer. Mais ces
parfums que chantent les Hymnes orphiques sont bien
moins nombreux que les divinités qu’ils chérissent. La
myrrhe est le parfum des mages, mais aussi de
Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto ; l’encens est
le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, de
Thémis, de Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne,
du Jour, de Dikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les
aromates, on n’en finirait pas de dire les divinités qui les
inspirent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les
parfums excepté l’encens, et Gaïa rejette uniquement les
fèves et les aromates. Ainsi en était-il de ces désirs de
jeunes filles que j’avais. Moins nombreux qu’elles n’étaient,
ils se changeaient en des déceptions et des tristesses
assez semblables les unes aux autres. Je n’ai jamais voulu
de la myrrhe. Je l’ai réservée pour Jupien et pour la
princesse de Guermantes, car elle est le désir de
Protogonos « aux deux sexes, ayant le mugissement du
taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable,
descendant, joyeux, vers les sacrifices des
Orgiophantes ».
Mais bientôt la saison battit son plein ; c’était tous les
jours une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement
croissante de mes promenades, remplaçant la lecture
charmante des Mille et Une Nuits, il y avait une cause
dépourvue de plaisir et qui les empoisonnait tous. La plage
était maintenant peuplée de jeunes filles, et l’idée que
m’avait suggérée Cottard m’ayant, non pas fourni de
nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de ce
côté, et prudent à ne pas en laisser se former en moi, dès
qu’une jeune femme arrivait à Balbec, je me sentais mal à
l’aise, je proposais à Albertine les excursions les plus
éloignées, afin qu’elle ne pût faire la connaissance et
même, si c’était possible, pût ne pas recevoir la nouvelle
venue. Je redoutais naturellement davantage encore celles
dont on remarquait le mauvais genre ou connaissait la
mauvaise réputation ; je tâchais de persuader à mon amie
que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien, était
calomnieuse, peut-être sans me l’avouer par une peur,
encore inconsciente, qu’elle cherchât à se lier avec la
dépravée ou qu’elle regrettât de ne pouvoir la chercher, à
cause de moi, ou qu’elle crût, par le nombre des exemples,
qu’un vice si répandu n’est pas condamnable. En le niant
de chaque coupable je ne tendais pas à moins qu’à
prétendre que le saphisme n’existe pas. Albertine adoptait
mon incrédulité pour le vice de telle et telle : « Non, je crois
que c’est seulement un genre qu’elle cherche à se donner,
c’est pour faire du genre. » Mais alors je regrettais presque
d’avoir plaidé l’innocence, car il me déplaisait qu’Albertine,
si sévère autrefois, pût croire que ce « genre » fût quelque
chose d’assez flatteur, d’assez avantageux, pour qu’une
femme exempte de ces goûts eût cherché à s’en donner
l’apparence. J’aurais voulu qu’aucune femme ne vînt plus à
Balbec ; je tremblais en pensant que, comme c’était à peu
près l’époque où Mme Putbus devait arriver chez les
Verdurin, sa femme de chambre, dont Saint-Loup ne
m’avait pas caché les préférences, pourrait venir
excursionner jusqu’à la plage, et, si c’était un jour où je
n’étais pas auprès d’Albertine, essayer de la corrompre.
J’arrivais à me demander, comme Cottard ne m’avait pas
caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi, et, tout
en ne voulant pas avoir l’air, comme il disait, de me courir
après, auraient donné beaucoup pour que j’allasse chez
eux, si je ne pourrais pas, moyennant les promesses de
leur amener à Paris tous les Guermantes du monde,
obtenir de Mme Verdurin que, sous un prétexte quelconque,
elle prévînt Mme Putbus qu’il lui était impossible de la
garder chez elle et la fît repartir au plus vite. Malgré ces
pensées, et comme c’était surtout la présence d’Andrée
qui m’inquiétait, l’apaisement que m’avaient procuré les
paroles d’Albertine persistait encore un peu ; – je savais
d’ailleurs que bientôt j’aurais moins besoin de lui, Andrée
devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au
moment où tout le monde arrivait, et n’ayant plus à rester
auprès d’Albertine que quelques semaines. Pendant
celles-ci d’ailleurs, Albertine sembla combiner tout ce
qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, en vue de détruire mes
soupçons s’il m’en restait, ou de les empêcher de renaître.
Elle s’arrangeait à ne jamais rester seule avec Andrée, et
insistait, quand nous rentrions, pour que je
l’accompagnasse jusqu’à sa porte, pour que je vinsse l’y
chercher quand nous devions sortir. Andrée cependant
prenait de son côté une peine égale, semblait éviter de voir
Albertine. Et cette apparente entente entre elles n’était pas
le seul indice qu’Albertine avait dû mettre son amie au
courant de notre entretien et lui demander d’avoir la
gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.
Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de
Balbec un scandale qui ne fut pas pour changer la pente de
mes tourments. La sœur de Bloch avait depuis quelque
temps, avec une ancienne actrice, des relations secrètes
qui bientôt ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait
ajouter de la perversité à leur plaisir, elles voulaient faire
baigner leurs dangereux ébats dans les regards de tous.
Cela commença par des caresses, qu’on pouvait en
somme attribuer à une intimité amicale, dans le salon de
jeu, autour de la table de baccara. Puis elles s’enhardirent.
Et enfin un soir, dans un coin pas même obscur de la
grande salle de danses, sur un canapé, elles ne se
gênèrent pas plus que si elles avaient été dans leur lit.
Deux officiers, qui étaient non loin de là avec leurs femmes,
se plaignirent au directeur. On crut un moment que leur
protestation aurait quelque efficacité. Mais ils avaient
contre eux que, venus pour un soir de Netteholme, où ils
habitaient, à Balbec, ils ne pouvaient en rien être utiles au
directeur. Tandis que, même à son insu, et quelque
observation que lui fît le directeur, planait sur M lle Bloch la
protection de M. Nissim Bernard. Il faut dire pourquoi. M.
Nissim Bernard pratiquait au plus haut point les vertus de
famille. Tous les ans il louait à Balbec une magnifique villa
pour son neveu, et aucune invitation n’aurait pu le détourner
de rentrer dîner dans son chez lui, qui était en réalité leur
chez eux. Mais jamais il ne déjeunait chez lui. Tous les
jours il était à midi au Grand-Hôtel. C’est qu’il entretenait,
comme d’autres, un rat d’opéra, un « commis », assez
pareil à ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous
faisaient penser aux jeunes israélites d’Esther et d’Athalie.
À vrai dire, les quarante années qui séparaient M. Nissim
Bernard du jeune commis auraient dû préserver celui-ci
d’un contact peu aimable. Mais, comme le dit Racine avec
tant de sagesse dans les mêmes chœurs :

Mon Dieu, qu’une vertu naissante,


Parmi tant de périls marche à pas incertains !
Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente,
Trouve d’obstacle à ses desseins.
Le jeune commis avait eu beau être « loin du monde
élevé », dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas
suivi le conseil de Joad :

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

Il s’était peut-être fait une raison en disant : « Les


pécheurs couvrent la terre. » Quoi qu’il en fût, et bien que
M. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès
le premier jour,

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,


De ses bras innocents il se sentit presser.
Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant
le commis, « l’abord contagieux altérait son innocence ».
Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau
porter le pain et le sel, comme son chef de rang le lui
commandait, tout son visage chantait :

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs


Promenons nos désirs.
De nos ans passagers le nombre est incertain
Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie !
… L’honneur et les emplois
Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance.
Pour la triste innocence
Qui voudrait élever la voix !
Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais
manqué de venir occuper sa place au déjeuner (comme
l’eût fait à l’orchestre quelqu’un qui entretient une figurante,
une figurante celle-là d’un genre fortement caractérisé, et
qui attend encore son Degas). C’était le plaisir de M.
Nissim Bernard de suivre dans la salle à manger, et jusque
dans les perspectives lointaines où, sous son palmier,
trônait la caissière, les évolutions de l’adolescent
empressé au service, au service de tous, et moins de M.
Nissim Bernard depuis que celui-ci l’entretenait, soit que le
jeune enfant de chœur ne crût pas nécessaire de
témoigner la même amabilité à quelqu’un de qui il se
croyait suffisamment aimé, soit que cet amour l’irritât ou
qu’il craignît que, découvert, il lui fît manquer d’autres
occasions. Mais cette froideur même plaisait à M. Nissim
Bernard par tout ce qu’elle dissimulait ; que ce fût par
atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment
chrétien, il se plaisait singulièrement, qu’elle fût juive ou
catholique, à la cérémonie racinienne. Si elle eût été une
véritable représentation d’Esther ou d’Athalie, M. Bernard
eût regretté que la différence des siècles ne lui eût pas
permis de connaître l’auteur, Jean Racine, afin d’obtenir
pour son protégé un rôle plus considérable. Mais la
cérémonie du déjeuner n’émanant d’aucun écrivain, il se
contentait d’être en bons termes avec le directeur et avec
Aimé pour que le « jeune Israélite » fût promu aux fonctions
souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang.
Celles du sommelier lui avaient été offertes. Mais M.
Bernard l’obligea à les refuser, car il n’aurait plus pu venir
chaque jour le voir courir dans la salle à manger verte et se
faire servir par lui comme un étranger. Or ce plaisir était si
fort que tous les ans M. Bernard revenait à Balbec et y
prenait son déjeuner hors de chez lui, habitudes où M.
Bloch voyait, dans la première un goût poétique pour la
belle lumière, les couchers de soleil de cette côte préférée
à toute autre ; dans la seconde, une manie invétérée de
vieux célibataire.
À vrai dire, cette erreur des parents de M. Nissim
Bernard, lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de
son retour annuel à Balbec et ce que la pédante Mme Bloch
appelait ses découchages en cuisine, cette erreur était une
vérité plus profonde et du second degré. Car M. Nissim
Bernard ignorait lui-même ce qu’il pouvait entrer d’amour
de la plage de Balbec, de la vue qu’on avait, du restaurant,
sur la mer, et d’habitudes maniaques, dans le goût qu’il
avait d’entretenir comme un rat d’opéra d’une autre sorte, à
laquelle il manque encore un Degas, l’un de ses servants
qui étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernard
entretenait-il avec le directeur de ce théâtre qu’était l’hôtel
de Balbec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé –
desquels le rôle en toute cette affaire n’était pas des plus
limpides – d’excellentes relations. On intriguerait un jour
pour obtenir un grand rôle, peut-être une place de maître
d’hôtel. En attendant, le plaisir de M. Nissim Bernard, si
poétique et calmement contemplatif qu’il fût, avait un peu le
caractère de ces hommes à femmes qui savent toujours –
Swann jadis, par exemple – qu’en allant dans le monde ils
vont retrouver leur maîtresse. À peine M. Nissim Bernard
serait-il assis qu’il verrait l’objet de ses vœux s’avancer sur
la scène portant à la main des fruits ou des cigares sur un
plateau. Aussi tous les matins, après avoir embrassé sa
nièce, s’être inquiété des travaux de mon ami Bloch et
donné à manger à ses chevaux des morceaux de sucre
posés dans sa paume tendue, avait-il une hâte fébrile
d’arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il y eût eu le feu
chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu’il fût sans doute
parti tout de même. Aussi craignait-il comme la peste un
rhume pour lequel il eût gardé le lit – car il était
hypocondriaque – et qui eût nécessité qu’il fît demander à
Aimé de lui envoyer chez lui, avant l’heure du goûter, son
jeune ami.
Il aimait d’ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de
cabinets secrets, de salons, de vestiaires, de garde-
manger, de galeries qu’était l’hôtel de Balbec. Par
atavisme d’Oriental il aimait les sérails et, quand il sortait le
soir, on le voyait en explorer furtivement les détours.
Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant
malgré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M.
Nissim Bernard, dans sa recherche des jeunes lévites,
faisait penser à ces vers de la Juive :

Ô Dieu de nos pères,


Parmi nous descends,
Cache nos mystères
À l’œil des méchants !
je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs
qui avaient accompagné à Balbec, comme femmes de
chambre, une vieille dame étrangère. C’était ce que le
langage des hôtels appelait deux courrières et celui de
Françoise, laquelle s’imaginait qu’un courrier ou une
courrière sont là pour faire des courses, deux
« coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés, plus
noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier
de cabinet. »
Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans
des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais
très vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec
ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme
Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du
centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents
(l’eau passait même sous leur maison de famille où
tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois
par l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature.
Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée,
Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme
un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où
sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons
liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient
souvent, le matin, me voir quand j’étais encore couché. Je
n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement
ignorantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école,
et dont le langage eût pourtant quelque chose de si
littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton,
on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité
que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas
ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de
Céleste) et les critiques, également fausses, mais très
sincères, que ces propos semblent comporter à mon
égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait,
Céleste me disait : « Oh ! petit diable noir aux cheveux de
geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait
votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un
oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se
lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il
a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à
voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont
créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-
ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes.
Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit.
Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous
mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre,
je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si maladroit que
vous. » On entendait alors le bruit plus régulier de torrent
de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à
sa sœur : « Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu pas
folle de parler à Monsieur comme cela ? » Céleste n’en
faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât
une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà
qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai
serpent, je te dis. » Elle prodiguait, du reste, les
comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait
pas quand je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un
papillon, et le jour j’étais aussi rapide que ces écureuils,
« tu sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que
même avec les yeux on ne peut pas les suivre. – Mais,
Céleste, tu sais qu’il n’aime pas avoir une serviette quand il
mange. – Ce n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour bien
dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est un
seigneur et il veut montrer qu’il est un seigneur. On
changera les draps dix fois s’il le faut, mais il n’aura pas
cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course, mais aujourd’hui
ils viennent seulement d’être mis, et déjà il faudra les
changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas fait pour
naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se
hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les
plumes des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n’était
pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car je ne me
sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait
jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la
parole : « Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie !
rusé entre les rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière ! »
(C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle me
l’appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à
la fois de composer des pièces et de les jouer.)
« Céleste ! » criait impérieusement Marie qui, ignorant le
nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle.
Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc pas vu dans
son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait
voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours très
simplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que
fourrures et dentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais
ce n’est rien à côté de son immense majesté et de sa
bonté encore plus profonde. – Alors, grondait le torrent
Marie, voilà que tu fouilles dans ses tiroirs maintenant. »
Pour apaiser les craintes de Marie je lui demandais ce
qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernard faisait. « Ah !
Monsieur, c’est des choses que je n’aurais pas pu croire
que ça existait : il a fallu venir ici » et, damant pour une fois
le pion à Céleste par une parole plus profonde : « Ah !
voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il
peut y avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui
parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour.
« Ah ! Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien
pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement
tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies
données. – Regarde, Céleste, rien que pour poser sa main
sur la couverture et prendre son croissant, quelle
distinction ! il peut faire les choses les plus insignifiantes,
on dirait que toute la noblesse de France, jusqu’aux
Pyrénées, se déplace dans chacun de ses mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ;
Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air
si pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches
comme l’intérieur d’une amande, petites mains de satin
tout pelucheux, ongles comme des griffes », etc. « Tiens,
Marie, regarde-le boire son lait avec un recueillement qui
me donne envie de faire ma prière. Quel air sérieux ! On
devrait bien tirer son portrait en ce moment. Il a tout des
enfants. Est-ce de boire du lait comme eux qui vous a
conservé leur teint clair ? Ah ! jeunesse ! ah ! jolie peau !
Vous ne vieillirez jamais. Vous avez de la chance, vous
n’aurez jamais à lever la main sur personne car vous avez
des yeux qui savent imposer leur volonté. Et puis le voilà en
colère maintenant. Il se tient debout, tout droit comme une
évidence. »
Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait
les deux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec
moi. Le directeur, qui faisait guetter par ses employés tout
ce qui se passait, me fit même observer gravement qu’il
n’était pas digne d’un client de causer avec des courrières.
Moi qui trouvais les « enjôleuses » supérieures à toutes les
clientes de l’hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au
nez, convaincu qu’il ne comprendrait pas mes explications.
Et les deux sœurs revenaient. « Regarde, Marie, ses traits
si fins. Ô miniature parfaite, plus belle que la plus
précieuse qu’on verrait sous une vitrine, car il a les
mouvements, et des paroles à l’écouter des jours et des
nuits. »
C’est miracle qu’une dame étrangère ait pu les
emmener, car, sans savoir l’histoire ni la géographie, elles
détestaient de confiance les Anglais, les Allemands, les
Russes, les Italiens, la « vermine » des étrangers et
n’aimaient, avec des exceptions, que les Français. Leur
figure avait tellement gardé l’humidité de la glaise
malléable de leurs rivières, que, dès qu’on parlait d’un
étranger qui était dans l’hôtel, pour répéter ce qu’il avait dit
Céleste et Marie appliquaient sur leurs figures sa figure,
leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux ses yeux, on
aurait voulu garder ces admirables masques de théâtre.
Céleste même, en faisant semblant de ne redire que ce
qu’avait dit le directeur, ou tel de mes amis, insérait dans
son petit récit des propos feints où étaient peints
malicieusement tous les défauts de Bloch, ou du premier
président, etc., sans en avoir l’air. C’était, sous la forme de
compte rendu d’une simple commission dont elle s’était
obligeamment chargée, un portrait inimitable. Elles ne
lisaient jamais rien, pas même un journal. Un jour pourtant,
elles trouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient des
poèmes admirables mais obscurs de Saint-Léger Léger.
Céleste lut quelques pages et me dit : « Mais êtes-vous
bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas
plutôt des devinettes ? » Évidemment pour une personne
qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-
bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition.
Je crois que leur obstination à ne rien apprendre tenait un
peu à leur pays malsain. Elles étaient pourtant aussi
douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils n’en ont
généralement. Car si Céleste avait dit quelque chose de
remarquable et que, ne me souvenant pas bien, je lui
demandais de me le rappeler, elle assurait avoir oublié.
Elles ne liront jamais de livres, mais n’en feront jamais non
plus.
Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les
deux frères de ces femmes si simples avaient épousé, l’un
la nièce de l’archevêque de Tours, l’autre une parente de
l’évêque de Rodez. Au directeur, cela n’eût rien dit. Céleste
reprochait quelquefois à son mari de ne pas la
comprendre, et moi je m’étonnais qu’il pût la supporter. Car
à certains moments, frémissante, furieuse, détruisant tout,
elle était détestable. On prétend que le liquide salé qu’est
notre sang n’est que la survivance intérieure de l’élément
marin primitif. Je crois de même que Céleste, non
seulement dans ses fureurs, mais aussi dans ses heures
de dépression, gardait le rythme des ruisseaux de son
pays. Quand elle était épuisée, c’était à leur manière ; elle
était vraiment à sec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis
tout d’un coup la circulation reprenait dans son grand corps
magnifique et léger. L’eau coulait dans la transparence
opaline de sa peau bleuâtre. Elle souriait au soleil et
devenait plus bleue encore. Dans ces moments-là elle était
vraiment céleste.
La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné
la raison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la
maison et avoir accepté cela dès le début comme une
manie de vieux célibataire, peut-être pour les exigences
d’une liaison avec quelque actrice, tout ce qui touchait à M.
Nissim Bernard était « tabou » pour le directeur de l’hôtel
de Balbec. Et voilà pourquoi, sans en avoir même référé à
l’oncle, il n’avait finalement pas osé donner tort à la nièce,
tout en lui recommandant quelque circonspection. Or la
jeune fille et son amie qui, pendant quelques jours,
s’étaient figurées être exclues du Casino et du Grand-
Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heureuses de
montrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à
l’écart qu’elles pouvaient impunément tout se permettre.
Sans doute n’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène
publique qui avait révolté tout le monde. Mais peu à peu
leurs façons reprirent insensiblement. Et un soir où je
sortais du Casino à demi éteint, avec Albertine, et Bloch
que nous avions rencontré, elles passèrent enlacées, ne
cessant de s’embrasser, et, arrivées à notre hauteur,
poussèrent des gloussements, des rires, des cris
indécents. Bloch baissa les yeux pour ne pas avoir l’air de
reconnaître sa sœur, et moi j’étais torturé en pensant que
ce langage particulier et atroce s’adressait peut-être à
Albertine.
Un autre incident fixa davantage encore mes
préoccupations du côté de Gomorrhe. J’avais vu sur la
plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle
les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si
géométriquement lumineux qu’on pensait, devant son
regard, à quelque constellation. Je songeais combien cette
jeune femme était plus belle qu’Albertine et comme il était
plus sage de renoncer à l’autre. Tout au plus le visage de
cette belle jeune femme était-il passé au rabot invisible
d’une grande bassesse de vie, de l’acceptation constante
d’expédients vulgaires, si bien que ses yeux, plus nobles
pourtant que le reste du visage, ne devaient rayonner que
d’appétits et de désirs. Or, le lendemain, cette jeune
femme étant placée très loin de nous au Casino, je vis
qu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés
et tournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des
signes comme à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon
amie vît qu’on faisait si attention à elle, je craignais que ces
regards incessamment allumés n’eussent la signification
conventionnelle d’un rendez-vous d’amour pour le
lendemain. Qui sait ? ce rendez-vous n’était peut-être pas
le premier. La jeune femme aux yeux rayonnants avait pu
venir une autre année à Balbec. C’était peut-être parce
qu’Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceux d’une
amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces brillants
signaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque chose
pour le présent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes
heures du passé.
Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le
premier, mais la suite de parties faites ensemble d’autres
années. Et, en effet, les regards ne disaient pas : « Veux-
tu ? » Dès que la jeune femme avait aperçu Albertine, elle
avait tourné tout à fait la tête et fait luire vers elle des
regards chargés de mémoire, comme si elle avait eu peur
et stupéfaction que mon amie ne se souvînt pas. Albertine,
qui la voyait très bien, resta flegmatiquement immobile, de
sorte que l’autre, avec le même genre de discrétion qu’un
homme qui voit son ancienne maîtresse avec un autre
amant, cessa de la regarder et de s’occuper plus d’elle
que si elle n’avait pas existé.
Mais quelques jours après, j’eus la preuve des goûts de
cette jeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait
connu Albertine autrefois. Souvent, quand, dans la salle du
Casino, deux jeunes filles se désiraient, il se produisait
comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée
phosphorescente allant de l’une à l’autre. Disons en
passant que c’est à l’aide de telles matérialisations,
fussent-elles impondérables, par ces signes astraux
enflammant toute une partie de l’atmosphère, que
Gomorrhe, dispersée, tend, dans chaque ville, dans
chaque village, à rejoindre ses membres séparés, à
reformer la cité biblique tandis que, partout, les mêmes
efforts sont poursuivis, fût-ce en vue d’une reconstruction
intermittente, par les nostalgiques, par les hypocrites,
quelquefois par les courageux exilés de Sodome.
Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne
pas reconnaître, juste à un moment où passait la cousine
de Bloch. Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on
voyait bien qu’elle ne connaissait pas la demoiselle
israélite. Elle la voyait pour la première fois, éprouvait un
désir, guère de doutes, nullement la même certitude qu’à
l’égard d’Albertine, Albertine sur la camaraderie de qui elle
avait dû tellement compter que, devant sa froideur, elle
avait ressenti la surprise d’un étranger habitué de Paris
mais qui ne l’habite pas et qui, étant revenu y passer
quelques semaines, à la place du petit théâtre où il avait
l’habitude de passer de bonnes soirées, voit qu’on a
construit une banque.
La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle
regarda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir
d’un air distrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu
voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et
leurs mains qui étaient confondues. Les paroles suivirent,
la conversation s’engagea, et le naïf mari de la jeune
femme, qui la cherchait partout, fut étonné de la trouver
faisant des projets pour le soir même avec une jeune fille
qu’il ne connaissait pas. Sa femme lui présenta comme
une amie d’enfance la cousine de Bloch, sous un nom
inintelligible, car elle avait oublié de lui demander comment
elle s’appelait. Mais la présence du mari fit faire un pas de
plus à leur intimité, car elles se tutoyèrent, s’étant connues
au couvent, incident dont elles rirent fort plus tard, ainsi que
du mari berné, avec une gaieté qui fut une occasion de
nouvelles tendresses.
Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, au
Casino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des
manières trop libres. Je leur trouvais même un excès de
froideur et d’insignifiance qui semblait plus que de la
bonne éducation, une ruse destinée à dépister les
soupçons. À telle jeune fille, elle avait une façon rapide,
glacée et décente, de répondre à très haute voix : « Oui,
j’irai vers cinq heures au tennis. Je prendrai mon bain
demain matin vers huit heures », et de quitter
immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela –
qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit
de donner un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir donné
bas, de dire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne
pas « se faire remarquer ». Et quand ensuite je la voyais
prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais
m’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui
elle avait à peine parlé.
Tout au plus, lorsque quelque belle jeune femme
descendait d’automobile au coin de la plage, Albertine ne
pouvait-elle s’empêcher de se retourner. Et elle expliquait
aussitôt : « Je regardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis
devant les bains. Ils auraient pu faire plus de frais. L’autre
était assez miteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est
encore plus moche. »
Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je
n’en fus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle
pût quelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait
« mauvais genre » et venait quelquefois passer deux ou
trois jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertine
m’avait dit qu’elle ne la saluerait plus. Et quand cette
femme venait à Incarville, Albertine disait : À propos, vous
savez qu’elle est ici. Est-ce qu’on vous l’a dit ? » comme
pour me montrer qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un
jour qu’elle me disait cela elle ajouta : « Oui je l’ai
rencontrée sur la plage et exprès, par grossièreté, je l’ai
presque frôlée en passant, je l’ai bousculée. » Quand
Albertine me dit cela il me revint à la mémoire une phrase
de Mme Bontemps à laquelle je n’avais jamais repensé,
celle où elle avait dit devant moi à Mme Swann combien sa
nièce Albertine était effrontée, comme si c’était une qualité,
et comment elle avait dit à je ne sais plus quelle femme de
fonctionnaire que le père de celle-ci avait été marmiton.
Mais une parole de celle que nous aimons ne se conserve
pas longtemps dans sa pureté ; elle se gâte, elle se pourrit.
Un ou deux soirs après, je repensai à la phrase d’Albertine,
et ce ne fut plus la mauvaise éducation dont elle
s’enorgueillissait – et qui ne pouvait que me faire sourire –
qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose, et
qu’Albertine, même peut-être sans but précis, pour irriter
les sens de cette dame ou lui rappeler méchamment
d’anciennes propositions, peut-être acceptées autrefois,
l’avait frôlée rapidement, pensait que je l’avais appris peut-
être, comme c’était en public, et avait voulu d’avance
prévenir une interprétation défavorable.
Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait
peut-être Albertine allait brusquement cesser.
* * *
Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec
du petit train d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire
par l’omnibus de l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non
loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil
poché. Il trompait depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie
avec le garçon d’une ferme assez achalandée du
voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon rouge, aux traits
abrupts, avait absolument l’air d’avoir comme tête une
tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête
à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y
a cela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de
deux jumeaux, que la nature, comme si elle s’était
momentanément industrialisée, semble débiter des
produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M.
Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n’était
qu’extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à
faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1
ne détestait pas condescendre aux goûts de certains
messieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un
réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la
tomate n° 1, M. Bernard se présentait « Aux Cerisiers »,
myope (et du reste la myopie n’était pas nécessaire pour
les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir
Amphitryon, s’adressait au frère jumeau et lui disait :
« Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait
aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se
renouveler au cours d’un même repas, où il continuait avec
l’autre les propos commencés avec le premier. À la longue
elle le dégoûta tellement, par association d’idées, des
tomates, même de celles comestibles, que chaque fois
qu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui, au
Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, Monsieur, de
m’adresser à vous, sans vous connaître. Mais j’ai entendu
que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries
aujourd’hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi
cela m’est égal, je n’en prends jamais. » L’étranger
remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et
désintéressé, rappelait le garçon, feignait de se raviser :
« Non, décidément, pas de tomates. » Aimé, qui
connaissait la scène, en riait tout seul et pensait : « C’est
un vieux malin que Monsieur Bernard, il a encore trouvé le
moyen de faire changer la commande. » M. Bernard, en
attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous dire
bonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché.
Nous tenions encore moins à lui parler. C’eût été pourtant
presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette
n’avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors
d’haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre
départ pour que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra
bientôt pourquoi. Puis après m’avoir donné les détails du
téléphonage, le lift nous quitta, et comme ces « employés »
démocrates, qui affectent l’indépendance à l’égard des
bourgeois, et entre eux rétablissent le principe d’autorité,
voulant dire que le concierge et le voiturier pourraient être
mécontents s’il était en retard, il ajouta : « Je me sauve à
cause de mes chefs. »
Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque
temps. Je voulais la distraire. À supposer qu’elle eût
éprouvé du bonheur à passer les après-midi rien qu’avec
moi, à Balbec, je savais qu’il ne se laisse jamais posséder
complètement et qu’Albertine, encore à l’âge (que certains
ne dépassent pas) où on n’a pas découvert que cette
imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur non à celui
qui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la
cause de sa déception. J’aimais mieux qu’elle l’imputât
aux circonstances qui, par moi combinées, ne nous
laisseraient pas la facilité d’être seuls ensemble, tout en
l’empêchant de rester au Casino et sur la digue sans moi.
Aussi je lui avais demandé ce jour-là de m’accompagner à
Doncières où j’irais voir Saint-Loup. Dans ce même but de
l’occuper, je lui conseillais la peinture, qu’elle avait apprise
autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas si elle
était heureuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers
emmenée aussi dîner de temps en temps chez les
Verdurin et chez les Cambremer qui, certainement, les uns
et les autres, eussent volontiers reçu une amie présentée
par moi, mais il fallait d’abord que je fusse certain que Mme
Putbus n’était pas encore à la Raspelière. Ce n’était guère
que sur place que je pouvais m’en rendre compte, et
comme je savais d’avance que, le surlendemain, Albertine
était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’en avais
profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui
demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si Mme
Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femme de
chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à
Balbec, en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine
au loin ce jour-là. Le petit chemin de fer d’intérêt local,
faisant une boucle qui n’existait pas quand je l’avais pris
avec ma grand’mère, passait maintenant à Doncières-la-
Goupil, grande station d’où partaient des trains importants,
et notamment l’express par lequel j’étais venu voir Saint-
Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvais
temps, l’omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine
et moi, à la station de petit tram, Balbec-plage.
Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on
voyait, oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé
en route, et qui maintenant, réduit à ses seuls moyens de
nuage peu mobile, gravissait lentement les pentes vertes
de la falaise de Criquetot. Enfin le petit tram, qu’il avait
précédé pour prendre une direction verticale, arriva à son
tour, lentement. Les voyageurs qui allaient le prendre
s’écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser,
sachant qu’ils avaient affaire à un marcheur débonnaire,
presque humain et qui, guidé comme la bicyclette d’un
débutant, par les signaux complaisants du chef de gare,
sous la tutelle puissante du mécanicien, ne risquait de
renverser personne et se serait arrêté où on aurait voulu.
Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et
elle tombait d’autant mieux que le mercredi (le
surlendemain se trouvait être un mercredi) était jour de
grand dîner pour Mme Verdurin, à la Raspelière comme à
Paris, ce que j’ignorais. Mme Verdurin ne donnait pas de
« dîners », mais elle avait des « mercredis ». Les
mercredis étaient des œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils
n’avaient leurs pareils nulle part, Mme Verdurin introduisait
entre eux des nuances. « Ce dernier mercredi ne valait pas
le précédent, disait-elle. Mais je crois que le prochain sera
un des plus réussis que j’aie jamais donnés. » Elle allait
parfois jusqu’à avouer : « Ce mercredi-ci n’était pas digne
des autres. En revanche, je vous réserve une grosse
surprise pour le suivant. » Dans les dernières semaines de
la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la
Patronne annonçait la fin des mercredis. C’était une
occasion de stimuler les fidèles : « Il n’y a plus que trois
mercredis, il n’y en a plus que deux, disait-elle du même
ton que si le monde était sur le point de finir. Vous n’allez
pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais cette
clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant,
officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était le dernier
pour cette année. Mais je serai tout de même là le
mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces
petits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus
agréables. » À la Raspelière, les mercredis étaient
forcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré
un ami de passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était
presque tous les jours mercredi. « Je ne me rappelle pas
bien le nom des invités, mais je sais qu’il y a Madame la
marquise de Camembert », m’avait dit le lift ; le souvenir
de nos explications relatives aux Cambremer n’était pas
arrivé à supplanter définitivement celui du mot ancien, dont
les syllabes familières et pleines de sens venaient au
secours du jeune employé quand il était embarrassé pour
ce nom difficile, et étaient immédiatement préférées et
réadoptées par lui, non pas paresseusement et comme un
vieil usage indéracinable, mais à cause du besoin de
logique et de clarté qu’elles satisfaisaient.
Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je
pusse embrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant
rien trouvé nous montâmes dans un compartiment où était
déjà installée une dame à figure énorme, laide et vieille, à
l’expression masculine, très endimanchée, et qui lisait la
Revue des Deux-Mondes. Malgré sa vulgarité, elle était
prétentieuse dans ses goûts, et je m’amusai à me
demander à quelle catégorie sociale elle pouvait
appartenir ; je conclus immédiatement que ce devait être
quelque tenancière de grande maison de filles, une
maquerelle en voyage. Sa figure, ses manières le criaient.
J’avais ignoré seulement jusque-là que ces dames lussent
la Revue des Deux-Mondes. Albertine me la montra, non
sans cligner de l’œil en me souriant. La dame avait l’air
extrêmement digne ; et comme, de mon côté, je portais en
moi la conscience que j’étais invité pour le lendemain, au
point terminus de la ligne du petit chemin de fer, chez la
célèbre Mme Verdurin, qu’à une station intermédiaire j’étais
attendu par Robert de Saint-Loup, et qu’un peu plus loin
j’aurais fait grand plaisir à Mme de Cambremer en venant
habiter Féterne, mes yeux pétillaient d’ironie en
considérant cette dame importante qui semblait croire qu’à
cause de sa mise recherchée, des plumes de son
chapeau, de sa Revue des Deux-Mondes, elle était un
personnage plus considérable que moi. J’espérais que la
dame ne resterait pas beaucoup plus que M. Nissim
Bernard et qu’elle descendrait au moins à Toutainville,
mais non. Le train s’arrêta à Evreville, elle resta assise. De
même à Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à
Incarville, de sorte que, de désespoir, quand le train eut
quitté Saint-Frichoux, qui était la dernière station avant
Doncières, je commençai à enlacer Albertine sans
m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup était venu
m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me
dit-il, car, habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui
était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu
arranger son temps d’avance, me consacrer qu’une heure.
Cette heure me parut, hélas ! bien trop longue car, à peine
descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à
Saint-Loup. Elle ne causait pas avec moi, me répondait à
peine si je lui adressais la parole, me repoussa quand je
m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert, elle riait de
son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec
le chien qu’il avait, et, tout en agaçant la bête, frôlait exprès
son maître. Je me rappelai que, le jour où Albertine s’était
laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais eu
un sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait
amené en elle une modification si profonde et m’avait
tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui maintenant
avec horreur. Robert avait dû se rendre compte
qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne répondit
pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur
contre moi ; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui,
quand elle l’eût remarqué, me fit remonter dans son estime.
Robert me demanda si je ne voulais pas essayer de
trouver, parmi les amis avec lesquels il me faisait dîner
chaque soir à Doncières quand j’y avais séjourné, ceux qui
y étaient encore. Et comme il donnait lui-même dans le
genre de prétention agaçante qu’il réprouvait : « À quoi ça
te sert-il d’avoir fait du charme pour eux avec tant de
persévérance si tu ne veux pas les revoir ? » je déclinai sa
proposition, car je ne voulais pas risquer de m’éloigner
d’Albertine, mais aussi parce que maintenant j’étais
détaché d’eux. D’eux, c’est-à-dire de moi. Nous désirons
passionnément qu’il y ait une autre vie où nous serions
pareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne
réfléchissons pas que, même sans attendre cette autre vie,
dans celle-ci, au bout de quelques années, nous sommes
infidèles à ce que nous avons été, à ce que nous voulions
rester immortellement. Même sans supposer que la mort
nous modifiât plus que ces changements qui se produisent
au cours de la vie, si, dans cette autre vie, nous
rencontrions le moi que nous avons été, nous nous
détournerions de nous comme de ces personnes avec qui
on a été lié mais qu’on n’a pas vues depuis longtemps –
par exemple les amis de Saint-Loup qu’il me plaisait tant
chaque soir de retrouver au Faisan Doré et dont la
conversation ne serait plus maintenant pour moi
qu’importunité et que gêne. À cet égard, parce que je
préférais ne pas aller y retrouver ce qui m’y avait plu, une
promenade dans Doncières aurait pu me paraître
préfigurer l’arrivée au paradis. On rêve beaucoup du
paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais
ce sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis
perdus, et où l’on se sentirait perdu.
Il nous laissa à la gare. « Mais tu peux avoir près d’une
heure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sans
doute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour
Paris, dix minutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes
adieux parce que je suis obligé d’être rentré avant l’heure
de son train. Je n’ai pu lui parler de toi puisque je n’avais
pas encore eu ton télégramme. » Aux reproches que je fis
à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés, elle me
répondit qu’elle avait voulu, par sa froideur avec moi,
effacer à tout hasard l’idée qu’il avait pu se faire si, au
moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penché contre elle
et mon bras passé autour de sa taille. Il avait, en effet,
remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela je
me fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et
avait eu le temps de me dire à l’oreille : « C’est cela, ces
jeunes filles si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne
voulaient pas fréquenter Mlle de Stermaria parce qu’elles
lui trouvaient mauvaise façon ? » J’avais dit, en effet, à
Robert, et très sincèrement, quand j’étais allé de Paris le
voir à Doncières et comme nous reparlions de Balbec, qu’il
n’y avait rien à faire avec Albertine, qu’elle était la vertu
même. Et maintenant que, depuis longtemps, j’avais, par
moi-même, appris que c’était faux, je désirais encore plus
que Robert crût que c’était vrai. Il m’eût suffi de dire à
Robert que j’aimais Albertine. Il était de ces êtres qui
savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des
souffrances qu’ils ressentiraient encore si elles étaient les
leurs. « Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur
elle ? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous
ai vus posés comme deux amoureux. »
« Votre attitude n’effaçait rien du tout, dis-je à Albertine
quand Saint-Loup nous eut quittés. – C’est vrai, me dit-elle,
j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’en suis bien
plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je ne
serai plus comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en
me tendant la main d’un air triste. À ce moment, du fond de
la salle d’attente où nous étions assis, je vis passer
lentement, suivi à quelque distance d’un employé qui
portait ses valises, M. de Charlus.
À Paris, où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile,
sanglé dans un habit noir, maintenu dans le sens de la
verticale par son fier redressement, son élan pour plaire, la
fusée de sa conversation, je ne me rendais pas compte à
quel point il avait vieilli. Maintenant, dans un complet de
voyage clair qui le faisait paraître plus gros, en marche et
se dandinant, balançant un ventre qui bedonnait et un
derrière presque symbolique, la cruauté du grand jour
décomposait sur les lèvres, en fard, en poudre de riz fixée
par le cold cream, sur le bout du nez, en noir sur les
moustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait
avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût
semblé l’animation du teint chez un être encore jeune.
Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de
son train, je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire
signe que je venais. Quand je détournai la tête vers M. de
Charlus, il me demanda de vouloir bien appeler un
militaire, parent à lui, qui était de l’autre côté de la voie
exactement comme s’il allait monter dans notre train, mais
en sens inverse, dans la direction qui s’éloignait de
Balbec. « Il est dans la musique du régiment, me dit M. de
Charlus. Vous avez la chance d’être assez jeune, moi,
l’ennui d’être assez vieux pour que vous puissiez m’éviter
de traverser et d’aller jusque-là. » Je me fis un devoir
d’aller vers le militaire désigné, et je vis, en effet, aux lyres
brodées sur son col qu’il était de la musique. Mais au
moment où j’allais m’acquitter de ma commission, quelle
ne fut pas ma surprise, et je peux dire mon plaisir, en
reconnaissant Morel, le fils du valet de chambre de mon
oncle et qui me rappelait tant de choses. J’en oubliai de
faire la commission de M. de Charlus. « Comment, vous
êtes à Doncières ? – Oui et on m’a incorporé dans la
musique, au service des batteries. » Mais il me répondit
cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très « poseur »
et évidemment ma vue, en lui rappelant la profession de
son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coup je vis M.
de Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évidemment
impatienté. « Je désirerais entendre ce soir un peu de
musique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je
donne 500 francs pour la soirée, cela pourrait peut-être
avoir quelque intérêt pour un de vos amis, si vous en avez
dans la musique. » J’avais beau connaître l’insolence de
M. de Charlus, je fus stupéfait qu’il ne dît même pas
bonjour à son jeune ami. Le baron ne me laissa pas, du
reste, le temps de la réflexion. Me tendant affectueusement
la main : « Au revoir, mon cher », me dit-il pour me signifier
que je n’avais qu’à m’en aller. Je n’avais, du reste, laissé
que trop longtemps seule ma chère Albertine. « Voyez-
vous, lui dis-je en remontant dans le wagon, la vie de bains
de mer et la vie de voyage me font comprendre que le
théâtre du monde dispose de moins de décors que
d’acteurs et de moins d’acteurs que de « situations ». – À
quel propos me dites-vous cela ? – Parce que M. de
Charlus vient de me demander de lui envoyer un de ses
amis, que juste, à l’instant, sur le quai de cette gare, je
viens de reconnaître pour l’un des miens. » Mais, tout en
disant cela, je cherchais comment le baron pouvait
connaître la disproportion sociale à quoi je n’avais pas
pensé. L’idée me vint d’abord que c’était par Jupien, dont
la fille, on s’en souvient, avait semblé s’éprendre du
violoniste. Ce qui me stupéfiait pourtant, c’est que, avant
de partir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât
à entendre de la musique. Mais revoyant la fille de Jupien
dans mon souvenir, je commençais à trouver que les
« reconnaissances » exprimeraient au contraire une part
importante de la vie, si on savait aller jusqu’au romanesque
vrai, quand tout d’un coup j’eus un éclair et compris que
j’avais été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas le
moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel,
ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portait
pourtant que des lyres, m’avait requis, dans son émotion,
pour lui amener celui qu’il ne soupçonnait pas que je
connusse. En tout cas l’offre des 500 francs avait dû
remplacer pour Morel l’absence de relations antérieures,
car je les vis qui continuaient à causer sans penser qu’ils
étaient à côté de notre tram. Et me rappelant la façon dont
M. de Charlus était venu vers Morel et moi, je saisissais sa
ressemblance avec certains de ses parents quand ils
levaient une femme dans la rue. Seulement l’objet visé
avait changé de sexe. À partir d’un certain âge, et même si
des évolutions différentes s’accomplissent en nous, plus on
devient soi, plus les traits familiaux s’accentuent. Car la
nature, tout en continuant harmonieusement le dessin de sa
tapisserie, interrompt la monotonie de la composition
grâce à la variété des figures interceptées. Au reste, la
hauteur avec laquelle M. de Charlus avait toisé le violoniste
est relative selon le point de vue auquel on se place. Elle
eût été reconnue par les trois quarts des gens du monde,
qui s’inclinaient, non pas par le préfet de police qui,
quelques années plus tard, le faisait surveiller.
« Le train de Paris est signalé, Monsieur », dit l’employé
qui portait les valises. « Mais je ne prends pas le train,
mettez tout cela en consigne, que diable ! » dit M. de
Charlus en donnant vingt francs à l’employé stupéfait du
revirement et charmé du pourboire. Cette générosité attira
aussitôt une marchande de fleurs. « Prenez ces œillets,
tenez, cette belle rose, mon bon Monsieur, cela vous
portera bonheur. » M. de Charlus, impatienté, lui tendit
quarante sous, en échange de quoi la femme offrit ses
bénédictions et derechef ses fleurs. « Mon Dieu, si elle
pouvait nous laisser tranquilles, dit M. de Charlus en
s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et comme un
homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur de
demander appui, ce que nous avons à dire est déjà assez
compliqué. » Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant
pas encore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir
une nombreuse audience, peut-être ces phrases
incidentes permettaient-elles à sa timidité hautaine de ne
pas aborder trop directement la demande de rendez-vous.
Le musicien, se tournant d’un air franc, impératif et décidé
vers la marchande de fleurs, leva vers elle une paume qui
la repoussait et lui signifiait qu’on ne voulait pas de ses
fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plus vite. M. de
Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire et viril,
manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû être
encore trop lourd, trop massivement brutal, avec une
fermeté et une souplesse précoces qui donnaient à cet
adolescent encore imberbe l’air d’un jeune David capable
d’assumer un combat contre Goliath. L’admiration du
baron était involontairement mêlée de ce sourire que nous
éprouvons à voir chez un enfant une expression d’une
gravité au-dessus de son âge. « Voilà quelqu’un par qui
j’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé
dans mes affaires. Comme il simplifierait ma vie », se dit
M. de Charlus.
Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis
nous montâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que
j’eusse su ce qu’étaient devenus M. de Charlus et Morel.
« Il ne faut plus jamais nous fâcher, je vous demande
encore pardon, me redit Albertine en faisant allusion à
l’incident Saint-Loup. Il faut que nous soyons toujours
gentils tous les deux, me dit-elle tendrement. Quant à votre
ami Saint-Loup, si vous croyez qu’il m’intéresse en quoi
que ce soit vous vous trompez bien. Ce qui me plaît
seulement en lui, c’est qu’il a l’air de tellement vous aimer.
– C’est un très bon garçon, dis-je en me gardant de prêter
à Robert des qualités supérieures imaginaires, comme je
n’aurais pas manqué de faire par amitié pour lui si j’avais
été avec toute autre personne qu’Albertine. C’est un être
excellent, franc, dévoué, loyal, sur qui on peut compter pour
tout. » En disant cela je me bornais, retenu par ma jalousie,
à dire au sujet de Saint-Loup la vérité, mais aussi c’était
bien la vérité que je disais. Or elle s’exprimait exactement
dans les mêmes termes dont s’était servie pour me parler
de lui Mme de Villeparisis, quand je ne le connaissais pas
encore, l’imaginais si différent, si hautain et me disais :
« On le trouve bon parce que c’est un grand seigneur. » De
même quand elle m’avait dit : « Il serait si heureux », je me
figurai, après l’avoir aperçu devant l’hôtel, prêt à mener,
que les paroles de sa tante étaient pure banalité
mondaine, destinées à me flatter. Et je m’étais rendu
compte ensuite qu’elle l’avait dit sincèrement, en pensant à
ce qui m’intéressait, à mes lectures, et parce qu’elle savait
que c’était cela qu’aimait Saint-Loup, comme il devait
m’arriver de dire sincèrement à quelqu’un faisant une
histoire de son ancêtre La Rochefoucauld, l’auteur des
Maximes, et qui eût voulu aller demander des conseils à
Robert : « Il sera si heureux. » C’est que j’avais appris à le
connaître. Mais, en le voyant la première fois, je n’avais
pas cru qu’une intelligence parente de la mienne pût
s’envelopper de tant d’élégance extérieure de vêtements et
d’attitude. Sur son plumage je l’avais jugé d’une autre
espèce. C’était Albertine maintenant qui, peut-être un peu
parce que Saint-Loup, par bonté pour moi, avait été si froid
avec elle, me dit ce que j’avais pensé autrefois : « Ah ! il
est si dévoué que cela ! Je remarque qu’on trouve toujours
toutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourg Saint-
Germain. » Or, que Saint-Loup fût du faubourg Saint-
Germain, c’est à quoi je n’avais plus songé une seule fois
au cours de ces années où, se dépouillant de son prestige,
il m’avait manifesté ses vertus. Changement de
perspective pour regarder les êtres, déjà plus frappant
dans l’amitié que dans les simples relations sociales, mais
combien plus encore dans l’amour, où le désir a une
échelle si vaste, grandit à des proportions telles les
moindres signes de froideur, qu’il m’en avait fallu bien
moins que celle qu’avait au premier abord Saint-Loup pour
que je me crusse tout d’abord dédaigné d’Albertine, que je
m’imaginasse ses amies comme des êtres
merveilleusement inhumains, et que je n’attachasse qu’à
l’indulgence qu’on a pour la beauté et pour une certaine
élégance le jugement d’Elstir quand il me disait de la petite
bande, tout à fait dans le même sentiment que Mme de
Villeparisis de Saint-Loup : « Ce sont de bonnes filles. » Or
ce jugement, n’est-ce pas celui que j’eusse volontiers porté
quand j’entendais Albertine dire : « En tout cas, dévoué ou
non, j’espère bien ne plus le revoir puisqu’il a amené de la
brouille entre nous. Il ne faut plus se fâcher tous les deux.
Ce n’est pas gentil ? » Je me sentais, puisqu’elle avait
paru désirer Saint-Loup, à peu près guéri pour quelque
temps de l’idée qu’elle aimait les femmes, ce que je me
figurais inconciliable. Et, devant le caoutchouc d’Albertine,
dans lequel elle semblait devenue une autre personne,
l’infatigable errante des jours pluvieux, et qui, collé,
malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir
protéger son vêtement contre l’eau qu’avoir été trempé par
elle et s’attacher au corps de mon amie comme afin de
prendre l’empreinte de ses formes pour un sculpteur,
j’arrachai cette tunique qui épousait jalousement une
poitrine désirée, et attirant Albertine à moi : « Mais toi, ne
veux-tu pas, voyageuse indolente, rêver sur mon épaule en
y posant ton front ? » dis-je en prenant sa tête dans mes
mains et en lui montrant les grandes prairies inondées et
muettes qui s’étendaient dans le soir tombant jusqu’à
l’horizon fermé sur les chaînes parallèles de vallonnements
lointains et bleuâtres.
Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit
chemin de fer que je venais de prendre à Balbec, pour aller
dîner à la Raspelière, je tenais beaucoup à ne pas
manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau
téléphonage de Mme Verdurin m’avait dit que je le
retrouverais. Il devait monter dans mon train et
m’indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures
qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le petit
train ne s’arrêtant qu’un instant à Graincourt, première
station après Doncières, d’avance je m’étais mis à la
portière tant j’avais peur de ne pas voir Cottard ou de ne
pas être vu de lui. Craintes bien vaines ! Je ne m’étais pas
rendu compte à quel point le petit clan ayant façonné tous
les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en
grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient
tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance,
d’élégance et de familiarité, à des regards qui
franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête
l’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaient
l’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une
station précédente et pétillaient déjà de la causerie
prochaine. Ce signe d’élection, dont l’habitude de dîner
ensemble avait marqué les membres du petit groupe, ne
les distinguait pas seulement quand, nombreux, en force,
ils étaient massés, faisant une tache plus brillante au milieu
du troupeau des voyageurs – ce que Brichot appelait le
« pecus » – sur les ternes visages desquels ne pouvait se
lire aucune notion relative aux Verdurin, aucun espoir de
jamais dîner à la Raspelière. D’ailleurs ces voyageurs
vulgaires eussent été moins intéressés que moi si devant
eux on eût prononcé – et malgré la notoriété acquise par
certains – les noms de ces fidèles que je m’étonnais de
voir continuer à dîner en ville, alors que plusieurs le
faisaient déjà, d’après les récits que j’avais entendus,
avant ma naissance, à une époque à la fois assez distante
et assez vague pour que je fusse tenté de m’en exagérer
l’éloignement. Le contraste entre la continuation non
seulement de leur existence, mais du plein de leurs forces,
et l’anéantissement de tant d’amis que j’avais déjà vus, ici
ou là, disparaître, me donnait ce même sentiment que nous
éprouvons quand, à la dernière heure des journaux, nous
lisons précisément la nouvelle que nous attendions le
moins, par exemple celle d’un décès prématuré et qui nous
semble fortuit parce que les causes dont il est l’aboutissant
nous sont restées inconnues. Ce sentiment est celui que la
mort n’atteint pas uniformément tous les hommes, mais
qu’une lame plus avancée de sa montée tragique emporte
une existence située au niveau d’autres que longtemps
encore les lames suivantes épargneront. Nous verrons, du
reste, plus tard la diversité des morts qui circulent
invisiblement être la cause de l’inattendu spécial que
présentent, dans les journaux, les nécrologies. Puis je
voyais qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui
peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se
dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus
médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans
l’imagination de notre enfance à quelques vieillards
célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre
d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et
inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils
éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèles n’étaient
pas connus du « pecus », leur aspect pourtant les désignait
à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard de ce
que les uns et les autres d’entre eux avaient eu à faire dans
la journée les y réunissait tous ensemble), n’ayant plus à
cueillir à une station suivante qu’un isolé, le wagon dans
lequel ils se trouvaient assemblés, désigné par le coude du
sculpteur Ski, pavoisé par le « Temps » de Cottard,
fleurissait de loin comme une voiture de luxe et ralliait, à la
gare voulue, le camarade retardataire. Le seul à qui
eussent pu échapper, à cause de sa demi-cécité, ces
signes de promission était Brichot. Mais aussi l’un des
habitués assurait volontairement à l’égard de l’aveugle les
fonctions de guetteur et, dès qu’on avait aperçu son
chapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes
bleues, on le dirigeait avec douceur et hâte vers le
compartiment d’élection. De sorte qu’il était sans exemple
qu’un des fidèles, à moins d’exciter les plus graves
soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu
« par le train », n’eût pas retrouvé les autres en cours de
route. Quelquefois l’inverse se produisait : un fidèle avait
dû aller assez loin dans l’après-midi et, en conséquence,
devait faire une partie du parcours seul avant d’être rejoint
par le groupe ; mais, même ainsi isolé, seul de son
espèce, il ne manquait pas le plus souvent de produire
quelque effet. Le Futur vers lequel il se dirigeait le
désignait à la personne assise sur la banquette d’en face,
laquelle se disait : « Ce doit être quelqu’un », discernait,
fût-ce autour du chapeau mou de Cottard ou du sculpteur
Ski, une vague auréole, et n’était qu’à demi étonnée
quand, à la station suivante, une foule élégante, si c’était
leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière et s’en
allait avec lui vers l’une des voitures qui attendaient, salués
tous très bas par l’employé de Doville, ou bien, si c’était à
une station intermédiaire, envahissait le compartiment.
C’est ce que fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient
arrivés en retard, juste au moment où le train déjà en gare
allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas de course
vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu mes signaux.
Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu
davantage au cours de ces années qui, pour d’autres,
avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissant
progressivement l’avait obligé, même à Paris, à diminuer
de plus en plus les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de
sympathie pour la Nouvelle Sorbonne où les idées
d’exactitude scientifique, à l’allemande, commençaient à
l’emporter sur l’humanisme. Il se bornait exclusivement
maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-
il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-
à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait
parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. Il
est vrai qu’à deux reprises l’amour avait manqué de faire
ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du
petit clan. Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et
d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son
salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce
genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement
brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme
elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer
rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé
pour l’une des personnes dangereuses que c’était
simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin,
ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur,
écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages,
n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien.
« Comment, avait dit la Patronne à Brichot, une femme
comme moi vous fait l’honneur de venir chez vous, et vous
recevez une telle créature ? » Brichot n’avait jamais oublié
le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant
sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus
en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain
d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne
commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de
l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot
tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le
distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils
étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners
auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans
des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient
fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les
titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres
prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer
l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du
philosophe mondain, élégance qu’ils avaient prise d’abord
pour du laisser-aller jusqu’à ce que leur collègue leur eût
bienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se
laisse volontiers poser par terre, au cours d’une visite, et
n’est pas de mise pour les dîners à la campagne, si
élégants soient-ils, où il doit être remplacé par le chapeau
mou, fort bien porté avec le smoking. Pendant les
premières secondes où le petit groupe se fut engouffré
dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard, car il
était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas manquer le
train, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé si juste. Il
en éprouvait plus que la joie d’une réussite, presque
l’hilarité d’une joyeuse farce. « Ah ! elle est bien bonne !
dit-il quand il se fut remis. Un peu plus ! nom d’une pipe,
c’est ce qui s’appelle arriver à pic ! » ajouta-t-il en clignant
de l’œil, non pas pour demander si l’expression était juste,
car il débordait maintenant d’assurance, mais par
satisfaction. Enfin il put me nommer aux autres membres
du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu’ils étaient presque
tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. J’avais
oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une
évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée
par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie
par eux, et qu’ils continueraient de démentir jusqu’à ce
qu’elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu’un
général n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne
pas avoir l’air battu s’il les manque. Le monde était
d’ailleurs, de son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en
était encore à les considérer comme des gens chez qui
n’allait personne de la société mais qui n’en éprouvent
aucun regret. Le salon Verdurin passait pour un Temple de
la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé
inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil
restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son
nom, prononcé comme celui du plus grand musicien
contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin
certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils
devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait
trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès
desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation
énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère
intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et
s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères
regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa
première loge, qui suivait la partition. Jusqu’ici cette
mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par
deux faits. D’une part, Mme Verdurin disait de la princesse
de Caprarola : « Ah ! celle-là est intelligente, c’est une
femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont
les imbéciles, les gens qui m’ennuient, ça me rend folle. »
Ce qui eût donné à penser à quelqu’un d’un peu fin que la
princesse de Caprarola, femme du plus grand monde,
avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle avait même
prononcé son nom au cours d’une visite de condoléances
qu’elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari de
celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait.
« Comment dites-vous ? avait répondu Odette d’un air
subitement triste. – Verdurin. – Ah ! alors je sais, avait-elle
repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je
les connais sans les connaître, ce sont des gens que j’ai
vus autrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sont
agréables. » La princesse de Caprarola partie, Odette
aurait bien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le
mensonge immédiat était non le produit de ses calculs,
mais la révélation de ses craintes, de ses désirs. Elle niait
non ce qu’il eût été adroit de nier, mais ce qu’elle aurait
voulu qui ne fût pas, même si l’interlocuteur devait
apprendre dans une heure que cela était en effet. Peu
après elle avait repris son assurance et avait même été au-
devant des questions en disant, pour ne pas avoir l’air de
les craindre : « Mme Verdurin, mais comment, je l’ai
énormément connue », avec une affectation d’humilité
comme une grande dame qui raconte qu’elle a pris le
tramway. « On parle beaucoup des Verdurin depuis
quelque temps », disait Mme de Souvré. Odette, avec un
dédain souriant de duchesse, répondait : « Mais oui, il me
semble en effet qu’on en parle beaucoup. De temps en
temps il y a comme cela des gens nouveaux qui arrivent
dans la société », sans penser qu’elle était elle-même une
des plus nouvelles. « La princesse de Caprarola y a dîné,
reprit Mme de Souvré. – Ah ! répondit Odette en accentuant
son sourire, cela ne m’étonne pas. C’est toujours par la
princesse de Caprarola que ces choses-là commencent, et
puis il en vient une autre, par exemple la comtesse Molé. »
Odette, en disant cela, avait l’air d’avoir un profond dédain
pour les deux grandes dames qui avaient l’habitude
d’essuyer les plâtres dans les salons nouvellement ouverts.
On sentait à son ton que cela voulait dire qu’elle, Odette,
comme Mme de Souvré, on ne réussirait pas à les
embarquer dans ces galères-là.
Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence
de la princesse de Caprarola, le second signe que les
Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans
l’avoir formellement demandé, bien entendu) ils
souhaitaient vivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux
en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué
sans honte par son neveu, celui qui était « dans les
choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt
se trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les
Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses
défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient
autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du
même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire,
efforts infructueux pour y réussir. Mais si la vie, en faisant
revêtir à Cottard (sinon chez les Verdurin, où il était, par la
suggestion que les minutes anciennes exercent sur nous
quand nous nous retrouvons dans un milieu accoutumé,
resté quelque peu le même, du moins dans sa clientèle,
dans son service d’hôpital, à l’Académie de Médecine)
des dehors de froideur, de dédain, de gravité qui
s’accentuaient pendant qu’il débitait devant ses élèves
complaisants ses calembours, avait creusé une véritable
coupure entre le Cottard actuel et l’ancien, les mêmes
défauts s’étaient au contraire exagérés chez Saniette, au
fur et à mesure qu’il cherchait à s’en corriger. Sentant qu’il
ennuyait souvent, qu’on ne l’écoutait pas, au lieu de ralentir
alors, comme l’eût fait Cottard, de forcer l’attention par l’air
d’autorité, non seulement il tâchait, par un ton badin, de se
faire pardonner le tour trop sérieux de sa conversation,
mais pressait son débit, déblayait, usait d’abréviations
pour paraître moins long, plus familier avec les choses dont
il parlait, et parvenait seulement, en les rendant
inintelligibles, à sembler interminable. Son assurance
n’était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses
malades, lesquels aux gens qui vantaient son aménité
dans le monde répondaient : « Ce n’est plus le même
homme quand il vous reçoit dans son cabinet, vous dans la
lumière, lui à contre-jour et les yeux perçants. » Elle
n’imposait pas, on sentait qu’elle cachait trop de timidité,
qu’un rien suffirait à la mettre en fuite. Saniette, à qui ses
amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop de lui-même,
et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec raison fort
inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient
refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la
drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas
suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant
crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à ce
qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général.
Mais le récit tombait à plat. Un convive doué d’un bon cœur
glissait parfois à Saniette l’encouragement, privé, presque
secret, d’un sourire d’approbation, le lui faisant parvenir
furtivement, sans éveiller l’attention, comme on vous glisse
un billet. Mais personne n’allait jusqu’à assumer la
responsabilité, à risquer l’adhésion publique d’un éclat de
rire. Longtemps après l’histoire finie et tombée, Saniette,
désolé, restait seul à se sourire à lui-même, comme
goûtant en elle et pour soi la délectation qu’il feignait de
trouver suffisante et que les autres n’avaient pas éprouvée.
Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté
qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que
lui-même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine
société, de ne pas vouloir être confondu avec des parents
fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il
avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de
gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avait gardée pour
avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfant prodige du
monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin
prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs
avec celui-ci que des ressemblances purement
extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une
fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que
nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait
opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien,
en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts
dont nous nous sommes guéris, nous rappelant
fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains
avant que nous fussions devenus ce que nous sommes.
Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de
tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour
lequel il n’eût de la facilité, et elle était persuadée que cette
facilité il l’eût poussée jusqu’au talent s’il avait eu moins de
paresse. Celle-ci paraissait même à la Patronne un don de
plus, étant le contraire du travail, qu’elle croyait le lot des
êtres sans génie. Ski peignait tout ce qu’on voulait, sur des
boutons de manchette ou sur des dessus de porte. Il
chantait avec une voix de compositeur, jouait de mémoire,
en donnant au piano l’impression de l’orchestre, moins par
sa virtuosité que par ses fausses basses signifiant
l’impuissance des doigts à indiquer qu’ici il y a un piston
que, du reste, il imitait avec la bouche. Cherchant ses mots
en parlant pour faire croire à une impression curieuse, de
la même façon qu’il retardait un accord plaqué ensuite en
disant : « Ping », pour faire sentir les cuivres, il passait
pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se
ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes.
Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en tête
de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez lui
une triomphante affectation de fausse précision, de faux
bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et
des informations toujours inexactes. Ses mouvements de
tête, de cou, de jambes, eussent été gracieux s’il eût eu
encore neuf ans, des boucles blondes, un grand col de
dentelles et de petites bottes de cuir rouge. Arrivés en
avance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils
avaient laissé Brichot dans la salle d’attente et étaient allés
faire un tour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait
répondu : « Mais rien ne presse. Aujourd’hui ce n’est pas le
train local, c’est le train départemental ». Ravi de voir l’effet
que cette nuance dans la précision produisait sur Cottard,
il ajouta, parlant de lui-même : « Oui, parce que Ski aime
les arts, parce qu’il modèle la glaise, on croit qu’il n’est pas
pratique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi ».
Néanmoins ils étaient revenus vers la gare, quand tout d’un
coup, apercevant la fumée du petit train qui arrivait,
Cottard, poussant un hurlement, avait crié : « Nous n’avons
qu’à prendre nos jambes à notre cou. » Ils étaient en effet
arrivés juste, la distinction entre le train local et
départemental n’ayant jamais existé que dans l’esprit de
Ski. « Mais est-ce que la princesse n’est pas dans le
train ? » demanda d’une voix vibrante Brichot, dont les
lunettes énormes, resplendissantes comme ces réflecteurs
que les laryngologues s’attachent au front pour éclairer la
gorge de leurs malades, semblaient avoir emprunté leur vie
aux yeux du professeur, et, peut-être à cause de l’effort qu’il
faisait pour accommoder sa vision avec elles, semblaient,
même dans les moments les plus insignifiants, regarder
elles-mêmes avec une attention soutenue et une fixité
extraordinaire. D’ailleurs la maladie, en retirant peu à peu
la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens,
comme il faut souvent que nous nous décidions à nous
séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le
regarder, le regretter, l’admirer. « Non, non, la princesse a
été reconduire jusqu’à Maineville des invités de Mme
Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il ne serait même
pas impossible que Mme Verdurin, qui avait affaire à Saint-
Mars, fût avec elle ! Comme cela elle voyagerait avec nous
et nous ferions route tous ensemble, ce serait charmant. Il
s’agira d’ouvrir l’œil à Maineville, et le bon ! Ah ! ça ne fait
rien, on peut dire que nous avons bien failli manquer le
coche. Quand j’ai vu le train j’ai été sidéré. C’est ce qui
s’appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça
que nous ayions manqué le train ? Mme Verdurin
s’apercevant que les voitures revenaient sans nous ?
Tableau ! ajouta le docteur qui n’était pas encore remis de
son émoi. Voilà une équipée qui n’est pas banale. Dites
donc, Brichot, qu’est-ce que vous dites de notre petite
escapade ? demanda le docteur avec une certaine fierté. –
Par ma foi, répondit Brichot, en effet, si vous n’aviez plus
trouvé le train, c’eût été, comme eût parlé feu Villemain, un
sale coup pour la fanfare ! » Mais moi, distrait dès les
premiers instants par ces gens que je ne connaissais pas,
je me rappelai tout d’un coup ce que Cottard m’avait dit
dans la salle de danse du petit Casino, et, comme si un
chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du
souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux
d’Andrée me faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne
dura pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et
des femmes ne me semblait plus possible depuis l’avant-
veille, où les avances que mon amie avait faites à Saint-
Loup avaient excité en moi une nouvelle jalousie qui
m’avait fait oublier la première. J’avais la naïveté des gens
qui croient qu’un goût en exclut forcément un autre. À
Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en
blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième, monta
dans notre compartiment. Le docteur, trouvant qu’on ne
pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela
un employé, exhiba sa carte de médecin d’une grande
compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à
faire descendre le fermier. Cette scène peina et alarma à
un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la vit
commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de
paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les
proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre,
et pour qu’on ne pût l’accuser d’avoir sa part de
responsabilité dans la violence du docteur, il enfila le
couloir en feignant de chercher ce que Cottard appelait les
« water ». N’en trouvant pas, il regarda le paysage de
l’autre extrémité du tortillard. « Si ce sont vos débuts chez
Mme Verdurin, Monsieur, me dit Brichot, qui tenait à
montrer ses talents à un « nouveau », vous verrez qu’il n’y a
pas de milieu où l’on sente mieux la « douceur de vivre »,
comme disait un des inventeurs du dilettantisme, du je
m’enfichisme, de beaucoup de mots en « isme » à la
mode chez nos snobinettes, je veux dire M. le prince de
Talleyrand. » Car, quand il parlait de ces grands seigneurs
du passé, il trouvait spirituel, et « couleur de l’époque » de
faire précéder leur titre de Monsieur et disait Monsieur le
duc de La Rochefoucauld, Monsieur le cardinal de Retz,
qu’il appelait aussi de temps en temps : « Ce struggle for
lifer de Gondi, ce « boulangiste » de Marsillac. » Et il ne
manquait jamais, avec un sourire, d’appeler Montesquieu,
quand il parlait de lui : « Monsieur le Président Secondat
de Montesquieu. » Un homme du monde spirituel eût été
agacé de ce pédantisme, qui sent l’école. Mais, dans les
parfaites manières de l’homme du monde, en parlant d’un
prince, il y a un pédantisme aussi qui trahit une autre caste,
celle où l’on fait précéder le nom Guillaume de
« l’Empereur » et où l’on parle à la troisième personne à
une Altesse. « Ah ! celui-là, reprit Brichot, en parlant de
« Monsieur le prince de Talleyrand », il faut le saluer
chapeau bas. C’est un ancêtre. – C’est un milieu charmant,
me dit Cottard, vous trouverez un peu de tout, car Mme
Verdurin n’est pas exclusive : des savants illustres comme
Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la
princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la
grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux
heures où personne n’est admis. » En effet, la grande-
duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse
Sherbatoff, qui depuis longtemps n’était plus reçue par
personne, vînt chez elle quand elle eût pu y avoir du monde,
ne la laissait venir que de très bonne heure, quand
l’Altesse n’avait auprès d’elle aucun des amis à qui il eût
été aussi désagréable de rencontrer la princesse que cela
eût été gênant pour celle-ci. Comme depuis trois ans,
aussitôt après avoir quitté, comme une manucure, la
grande-duchesse, Mme Sherbatoff partait chez Mme
Verdurin, qui venait seulement de s’éveiller, et ne la quittait
plus, on peut dire que la fidélité de la princesse passait
infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant à ces
mercredis, où il avait le plaisir de se croire, à Paris, une
sorte de Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois et où, à la
campagne, il se faisait l’effet de devenir l’équivalent de ce
que pouvait être chez Mme du Châtelet celui qu’il nommait
toujours (avec une malice et une satisfaction de lettré) :
« M. de Voltaire. »
Son absence de relations avait permis à la princesse
Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux
Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle »
ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait
longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge,
elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine.
De quelque jalousie qu’en eût été torturée la Patronne, il
était sans exemple que les plus assidus de ses fidèles ne
l’eussent « lâchée » une fois. Les plus casaniers se
laissaient tenter par un voyage ; les plus continents avaient
eu une bonne fortune ; les plus robustes pouvaient attraper
la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours,
les plus indifférents aller fermer les yeux à leur mère
mourante. Et c’était en vain que Mme Verdurin leur disait
alors, comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul
général à qui dût obéir sa légion, comme le Christ ou le
Kaiser, que celui qui aimait son père et sa mère autant
qu’elle et n’était pas prêt à les quitter pour la suivre n’était
pas digne d’elle, qu’au lieu de s’affaiblir au lit ou de se
laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester
près d’elle, elle, seul remède et seule volupté. Mais la
destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des
existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à
Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa
famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la
baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez
lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les
amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas
envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle
n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait
encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une
seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la
rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin
qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne
pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de
l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher
n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en
famille et vous êtes ma famille », vivant dans une pension
et changeant de « pension » quand les Verdurin
déménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la
princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers
de Vigny :

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer


une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que
celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté
de l’autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut
toujours compter celui à qui nous mentons le plus parce
que c’est celui par qui il nous serait le plus pénible d’être
méprisé : nous-même, – la princesse Sherbatoff avait soin
de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-
duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus –
comme les seules, non que des cataclysmes indépendant
de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la
destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait
fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un
certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se
borner. « Je ne vois personne d’autre », disait-elle en
insistant sur le caractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air
d’une règle qu’on s’impose que d’une nécessité qu’on
subit. Elle ajoutait : « Je ne fréquente que trois maisons »,
comme les auteurs qui, craignant de ne pouvoir aller
jusqu’à la quatrième, annoncent que leur pièce n’aura que
trois représentations. Que M. et Mme Verdurin ajoutassent
foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la princesse à
l’inculquer dans l’esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient
persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de
relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls
Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la
haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une
exception, en faveur de la princesse.
À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu
d’origine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens
qu’elle eût pu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls
Verdurin, et réciproquement ceux-ci, sourds aux avances
de toute l’aristocratie qui s’offrait à eux, n’avaient consenti
à faire qu’une seule exception, en faveur d’une grande
dame plus intelligente que ses pareilles, la princesse
Sherbatoff.
La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les
premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de
Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais
personne d’autre. On se montrait cette personne
énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt
en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés
des haies. On admirait à la fois sa puissance et son
humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien,
Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du
temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de
retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond,
ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour
le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation,
se retirait en suivant cette souveraine étrange et non
dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si
Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans
l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde
vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas
connaître ; la « coterie » dans une « baignoire » était pour
elle ce qu’est pour certains animaux l’immobilité quasi
cadavérique en présence du danger. Néanmoins, le goût
de nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du
monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention à
cette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des
premières loges, chez qui chacun venait en visite. On
s’imaginait qu’elle était autrement que les personnes qu’on
connaissait ; qu’une merveilleuse intelligence, jointe à une
bonté divinatrice, retenaient autour d’elle ce petit milieu de
gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait
de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre
une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur
du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme
Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître,
et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait
la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour
le nouveau venu. S’il était fort médiocre, chacun s’étonnait.
« Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut
connaître personne, aille faire une exception pour cet être
si peu caractéristique. » Mais ces fécondantes
connaissances étaient rares, et la princesse vivait
étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai
mercredi chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à
l’Académie. » Il parlait aussi des mercredis comme d’une
occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleurs
Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un
devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si
elle constituait un ordre, comme une convocation militaire
ou judiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bien
importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi,
l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du
malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique
bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour
un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un
ministre. Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme :
« Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que
j’arriverai en retard. Cette Excellence aurait bien pu choisir
un autre jour pour être enrhumée. » Un mercredi, leur vieille
cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en
smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les
épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il
ne pourrait pas panser la blessée : « Mais je ne peux pas,
Léontine, s’était-il écrié en gémissant ; tu vois bien que j’ai
mon gilet blanc. » Pour ne pas impatienter son mari, Mme
Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique.
Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte
que la sienne entrant dans la cour au moment où celle de
Cottard allait sortir pour le mener chez les Verdurin, on
avait perdu cinq minutes à avancer, à reculer. M me Cottard
était gênée que le chef de clinique vît son maître en tenue
de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par remords,
et partit avec une humeur exécrable qu’il fallut tous les
plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait : « Rencontrez-vous
quelquefois les Guermantes ? » c’est de la meilleure foi du
monde que le professeur répondait : « Peut-être pas
justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout
ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement
entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde.
Et puis eux, du moins, ce ne sont pas des gens chics
décatis. Il y a du répondant. On évalue généralement que
Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame, trente-
cinq millions, c’est un chiffre. Aussi elle n’y va pas avec le
dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de
Guermantes. Je vais vous dire la différence : Mme Verdurin
c’est une grande dame, la duchesse de Guermantes est
probablement une purée. Vous saisissez bien la nuance,
n’est-ce pas ? En tout cas, que les Guermantes aillent ou
non chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les
d’Sherbatoff, les d’Forcheville, et tutti quanti, des gens de
la plus haute volée, toute la noblesse de France et de
Navarre, à qui vous me verriez parler de pair à
compagnon. D’ailleurs ce genre d’individus recherche
volontiers les princes de la science », ajoutait-il avec un
sourire d’amour-propre béat, amené à ses lèvres par la
satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que
l’expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot,
s’appliquât maintenant à lui, mais qu’il sût enfin user
comme il convenait de toutes celles que l’usage autorise
et, qu’après les avoir longtemps piochées, il possédait à
fond. Aussi, après m’avoir cité la princesse Sherbatoff
parmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottard
ajoutait en clignant de l’œil : « Vous voyez le genre de la
maison, vous comprenez ce que je veux dire ? » Il voulait
dire ce qu’il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russe
qui ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c’était
peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la
connaître sans qu’eussent été amoindries l’opinion que
Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon
Verdurin et sa joie d’y être reçu. La splendeur dont nous
semblent revêtus les gens que nous fréquentons n’est pas
plus intrinsèque que celle de ces personnages de théâtre
pour l’habillement desquels il est bien inutile qu’un directeur
dépense des centaines de mille francs à acheter des
costumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront
aucun effet, quand un grand décorateur donnera une
impression de luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant
un rayon factice sur un pourpoint de grosse toile semé de
bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel
homme a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui
n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou de
fastidieuses connaissances, parce qu’une habitude
contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux
de tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci
vînt, par quelque hasard, s’ajouter aux personnes les plus
obscures, pour que d’innombrables Cottard aient vécu
éblouis par des femmes titrées dont ils s’imaginaient que
le salon était le centre des élégances aristocratiques, et
qui n’étaient même pas ce qu’étaient Mme de Villeparisis
et ses amies (des grandes dames déchues que
l’aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquentait
plus) ; non, celles dont l’amitié a été l’orgueil de tant de
gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et y donnaient
les noms de ces femmes et de celles qu’elles recevaient,
personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de
Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu’importe ! Un
Cottard a ainsi sa marquise, laquelle est pour lui la
« baronne », comme, dans Marivaux, la baronne dont on ne
dit jamais le nom et dont on n’a même pas l’idée qu’elle en
a jamais eu un. Cottard croit d’autant plus y trouver
résumée l’aristocratie – laquelle ignore cette dame – que
plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de
place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres,
sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer
leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur
imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que
ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de
même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va
parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est
quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre,
et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc,
peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus
la sensation du moyen âge. « La princesse sera à
Maineville. Elle voyagera avec nous. Mais je ne vous
présenterai pas tout de suite. Il vaudra mieux que ce soit
Mme Verdurin qui fasse cela. À moins que je ne trouve un
joint. Comptez alors que je sauterai dessus. – De quoi
parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d’avoir été
prendre l’air. – Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que
vous connaissez bien de celui qui est à mon avis le
premier des fins de siècle (du siècle 18 s’entend), le
prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il avait
commencé par promettre d’être un très bon journaliste.
Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devint ministre ! La vie
a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au
demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneur racé,
ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi de
Prusse, c’est le cas de le dire, et mourut dans la peau d’un
centre gauche. »
À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille
qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit
groupe. Je ne pouvais détacher mes yeux de sa chair de
magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable
et haute de ses formes. Au bout d’une seconde elle voulut
ouvrir une glace, car il faisait un peu chaud dans le
compartiment, et ne voulant pas demander la permission à
tout le monde, comme seul je n’avais pas de manteau, elle
me dit d’une voix rapide, fraîche et rieuse : « Ça ne vous
est pas désagréable, Monsieur, l’air ? » J’aurais voulu lui
dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-
moi votre nom et votre adresse. » Je répondis : « Non, l’air
ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se
déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos
amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station
elle descendit d’un saut. Le lendemain, je demandai à
Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant
qu’on ne peut aimer qu’une chose, jaloux de l’attitude
d’Albertine à l’égard de Robert, j’étais rassuré quant aux
femmes. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu’elle
ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver, m’écriai-je. –
Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit
Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n’ai
jamais retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On
verra du reste pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser
de la chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’arrive
souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais
ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on
voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il
faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de
dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On
peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le
temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une
nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni
aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne
se sent plus assez d’attraits pour plaire, ni de force pour
aimer. Non pas, bien entendu, qu’on soit, au sens propre
du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que
jamais. Mais on sent que c’est une trop grande entreprise
pour le peu de forces qu’on garde. Le repos éternel a déjà
mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler. Mettre un
pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de
ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par
une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage
et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut
plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la
jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au lieu de
s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l’on ne se
souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir votre
couche et qu’on ne reverra jamais.

« On doit être toujours sans nouvelles du violoniste », dit


Cottard. L’événement du jour, dans le petit clan, était en
effet le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-
ci, qui faisait son service militaire près de Doncières,
venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il
avait la permission de minuit. Or, l’avant-veille, pour la
première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir
dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais
Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin
au dernier, la voiture était revenue vide. « Il a été sûrement
fourré au bloc, il n’y a pas d’autre explication de sa fugue.
Ah ! dame, vous savez, dans le métier militaire, avec ces
gaillards-là, il suffit d’un adjudant grincheux. – Ce sera
d’autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot, s’il
lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoit
justement à dîner pour la première fois les voisins qui lui
ont loué la Raspelière, le marquis et la marquise de
Cambremer. – Ce soir, le marquis et la marquise de
Cambremer ! s’écria Cottard. Mais je n’en savais
absolument rien. Naturellement je savais comme vous tous
qu’ils devaient venir un jour, mais je ne savais pas que ce
fût si proche. Sapristi, dit-il en se tournant vers moi, qu’est-
ce que je vous ai dit : la princesse Sherbatoff, le marquis et
la marquise de Cambremer. » Et après avoir répété ces
noms en se berçant de leur mélodie : « Vous voyez que
nous nous mettons bien, me dit-il. N’importe, pour vos
débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être une
chambrée exceptionnellement brillante. » Et se tournant
vers Brichot, il ajouta : « La Patronne doit être furieuse. Il
n’est que temps que nous arrivions lui prêter main forte. »
Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle
affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans
l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses
propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions
pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par
intérêt. Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire
un tel monstre d’un dîner avec des gens qui n’étaient pas
du petit groupe, qu’elle le remettait toujours. Il l’effrayait, du
reste, un peu pour les motifs qu’elle proclamait, tout en les
exagérant, si par un autre côté il l’enchantait pour des
raisons de snobisme qu’elle préférait taire. Elle était donc
à demi sincère, elle croyait le petit clan quelque chose de
si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut
des siècles pour en constituer un pareil, qu’elle tremblait à
la pensée d’y voir introduits ces gens de province,
ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne
sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la
conversation générale et étaient capables, en venant chez
Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-
d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries
de Venise qu’une fausse note suffit à briser. « De plus, ils
doivent être tout ce qu’il y a de plus anti, et galonnards,
avait dit M. Verdurin. – Ah ! ça, par exemple, ça m’est égal,
voilà assez longtemps qu’on en parle de cette histoire-là »,
avait répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde,
eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son
salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le
dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas
mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient,
pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne
pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après
cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à
rentrer dans l’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils
pas « mal » dans l’Affaire ? « Pour ce qui est de l’Affaire,
nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot, dit-elle
(l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti
de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans
l’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parler
éternellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que
les Cambremer m’embêtent. » Quant aux fidèles, aussi
excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les
Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que M me
Verdurin disait éprouver à les recevoir, ils reprenaient
chaque jour, en causant avec elle, les vils arguments qu’elle
donnait elle-même en faveur de cette invitation, tâchaient
de les rendre irrésistibles. « Décidez-vous une bonne fois,
répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le
loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la
jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s’ennuyer une
soirée. Je n’en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que
le cœur lui eût battu une fois que, dans la voiture de Mme
Verdurin, il avait croisé celle de la vieille M me de
Cambremer sur la route, et surtout qu’il fût humilié pour les
employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait
près du marquis. De leur côté, les Cambremer, vivant bien
trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se
douter que certaines femmes élégantes parlaient avec
quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que
celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des
bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement
mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais
qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en
bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour
pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient,
le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de
millions. C’est en silence et sans plaisanteries de mauvais
goût qu’ils se préparaient au jour fatal. Les fidèles
n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de fois Mme Verdurin
en avait déjà fixé devant eux la date, toujours changée. Ces
fausses résolutions avaient pour but, non seulement de
faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dîner, mais de
tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient
dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non
que la Patronne devinât que le « grand jour » leur était
aussi agréable qu’à elle-même, mais parce que, les ayant
persuadés que ce dîner était pour elle la plus terrible des
corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. « Vous
n’allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces
Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en nombre
pour supporter l’ennui. Naturellement nous ne pourrons
parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un
mercredi de raté, que voulez-vous ! »
– En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je
crois que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte
une grande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis,
ne tenait guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée
mais sans esprit. Elle n’a pu se résoudre à inviter la
marquise douairière, mais s’est résignée au fils et à la
belle-fille.
– Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ? dit
Cottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la
paillardise et du marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme de
Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise
éveillait en lui des images prestigieuses et galantes. « Ah !
je la connais, dit Ski, qui l’avait rencontrée, une fois qu’il se
promenait avec Mme Verdurin. – Vous ne la connaissez
pas au sens biblique, dit, en coulant un regard louche sous
son lorgnon, le docteur, dont c’était une des plaisanteries
favorites. – Elle est intelligente, me dit Ski. Naturellement,
reprit-il en voyant que je ne disais rien et appuyant en
souriant sur chaque mot, elle est intelligente et elle ne l’est
pas, il lui manque l’instruction, elle est frivole, mais elle a
l’instinct des jolies choses. Elle se taira, mais elle ne dira
jamais une bêtise. Et puis elle est d’une jolie coloration. Ce
serait un portrait qui serait amusant à peindre », ajouta-t-il
en fermant à demi les yeux comme s’il la regardait posant
devant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce que
Ski exprimait avec tant de nuances, je me contentai de dire
qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M.
Legrandin. « Hé bien, vous voyez, vous serez présenté à
une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais ce qui
peut en résulter. Cléopâtre n’était même pas une grande
dame, c’était la petite femme, la petite femme inconsciente
et terrible de notre Meilhac, et voyez les conséquences,
non seulement pour ce jobard d’Antoine, mais pour le
monde antique. – J’ai déjà été présenté à Mme de
Cambremer, répondis-je. – Ah ! mais alors vous allez vous
trouver en pays de connaissance. – Je serai d’autant plus
heureux de la voir, répondis-je, qu’elle m’avait promis un
ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux
de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa
promesse. Je m’intéresse à ce prêtre et aussi aux
étymologies. – Ne vous fiez pas trop à celles qu’il indique,
me répondit Brichot ; l’ouvrage, qui est à la Raspelière et
que je me suis amusé à feuilleter, ne me dit rien qui vaille ;
il fourmille d’erreurs. Je vais vous en donner un exemple.
Le mot Bricq entre dans la formation d’une quantité de
noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a
eu l’idée passablement biscornue qu’il vient de Briga,
hauteur, lieu fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades
celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le suit jusque
dans les noms comme Briand, Brion, etc… Pour en revenir
au pays que nous avons le plaisir de traverser en ce
moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la
hauteur, Bricqueville l’habitation de la hauteur, Bricquebec,
où nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver à
Maineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du
tout cela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois
qui signifie tout simplement : un pont. De même que fleur,
que le protégé de Mme de Cambremer se donne une peine
infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves floi, flo,
tantôt au mot irlandais ae et aer, est au contraire, à n’en
point douter, le fiord des Danois et signifie : port. De même
l’excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-
Vêtu, qui avoisine la Raspelière, signifie Saint-Martin-le-
Vieux (vetus). Il est certain que le mot de vieux a joué un
grand rôle dans la toponymie de cette région. Vieux vient
généralement de vadum et signifie un gué, comme au lieu
dit : les Vieux. C’est ce que les Anglais appelaient « ford »
(Oxford, Hereford). Mais, dans le cas particulier, vieux vient
non pas de vetus, mais de vastatus, lieu dévasté et nu.
Vous avez près d’ici Sottevast, le vast de Setold ;
Brillevast, le vast de Berold. Je suis d’autant plus certain de
l’erreur du curé, que Saint-Martin-le-Vieux s’est appelé
autrefois Saint-Martin-du-Gast et même Saint-Martin-de-
Terregate. Or le v et le g dans ces mots sont la même
lettre. On dit : dévaster mais aussi : gâcher. Jachères et
gâtines (du haut allemand wastinna) ont ce même sens :
Terregate c’est donc terra vastata. Quant à Saint-Mars,
jadis (honni soit qui mal y pense) Saint-Merd, c’est Saint-
Medardus, qui est tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-
Marc, Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas. Il ne faut du reste
pas oublier que, tout près d’ici, des lieux, portant ce même
nom de Mars, attestent simplement une origine païenne (le
dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais que le saint
homme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux
dieux sont en particulier fort nombreuses, comme la
montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n’en veut rien
voir et, en revanche, partout où le christianisme a laissé
des traces, elles lui échappent. Il a poussé son voyage
jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors que c’est Locus
sancti Tudeni , et n’a pas davantage, dans Sammarçoles,
deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua Brichot, en
voyant qu’il m’intéressait, fait venir les mots en hon, home,
holm, du mot holl (hullus), colline, alors qu’il vient du norois
holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui
dans tout ce pays-ci est si répandu, la Houlme.
Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme,
Quettehon, etc. » Ces noms me firent penser au jour où
Albertine avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de
deux de ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et où
elle m’avait ensuite proposé de dîner ensemble à
Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y passer
dans un instant. « Est-ce que Néhomme, demandai-je,
n’est pas près de Carquethuit et de Clitourps ? –
Parfaitement, Néhomme c’est le holm, l’île ou presqu’île du
fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans
Néville. Carquethuit et Clitourps, dont vous me parlez, sont,
pour le protégé de Mme de Cambremer, l’occasion
d’autres erreurs. Sans doute il voit bien que carque, c’est
une église, la Kirche des Allemands. Vous connaissez
Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car mieux
vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de Dun qui,
pour les Celtes, signifiait une élévation. Et cela vous le
retrouverez dans toute la France. Votre abbé s’hypnotisait
devant Duneville repris dans l’Eure-et-Loir ; il eût trouvé
Châteaudun, Dun-le-Roi dans le Cher ; Duneau dans la
Sarthe ; Dun dans l’Ariège ; Dune-les-Places dans la
Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui fait commettre une curieuse
erreur en ce qui concerne Doville, où nous descendrons et
où nous attendent les confortables voitures de Mme
Verdurin. Doville, en latin donvilla, dit-il. En effet Doville est
au pied de grandes hauteurs. Votre curé, qui sait tout, sent
tout de même qu’il a fait une bévue. Il a lu, en effet, dans un
ancien Fouillé Domvilla. Alors il se rétracte ; Douville,
selon lui, est un fief de l’Abbé, Domino Abbati , du mont
Saint-Michel. Il s’en réjouit, ce qui est assez bizarre quand
on pense à la vie scandaleuse que, depuis le Capitulaire
de Saint-Clair-sur-Epte, on menait au mont Saint-Michel, et
ce qui ne serait pas plus extraordinaire que de voir le roi
de Danemark suzerain de toute cette côte où il faisait
célébrer beaucoup plus le culte d’Odin que celui du Christ.
D’autre part, la supposition que l’n a été changée en m ne
me choque pas et exige moins d’altération que le très
correct Lyon qui, lui aussi, vient de Dun ( Lugdunum). Mais
enfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Douville,
mais Doville, Eudonis Villa, le village d’Eudes. Douville
s’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers
1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour
la Terre-Sainte ; au moment de partir il fit remise de l’église
à l’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés :
le village prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais
j’ajoute que la toponymie, où je suis d’ailleurs fort ignare,
n’est pas une science exacte ; si nous n’avions ce
témoignage historique, Douville pourrait fort bien venir
d’Ouville, c’est-à-dire : les Eaux. Les formes en ai (Aigues-
Mortes), de aqua, se changent fort souvent en eu, en ou.
Or il y avait tout près de Douville des eaux renommées,
Carquebut. Vous pensez que le curé était trop content de
trouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays
semble avoir été assez difficile à évangéliser, puisqu’il a
fallu que s’y reprissent successivement saint Ursal, saint
Gofroi, saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel
passa enfin la main aux moines de Beaubec. Mais pour tuit
l’auteur se trompe, il y voit une forme de toft, masure,
comme dans Criquetot, Ectot, Yvetot, alors que c’est le
thveit, essart, défrichement, comme dans Braquetuit, le
Thuit, Regnetuit, etc. De même, s’il reconnaît dans
Clitourps le thorp normand, qui veut dire : village, il veut que
la première partie du nom dérive de clivus, pente, alors
qu’elle vient de cliff, rocher. Mais ses plus grosses bévues
viennent moins de son ignorance que de ses préjugés. Si
bon Français qu’on soit, faut-il nier l’évidence et prendre
Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre romain si connu, alors
qu’il s’agit de saint Lawrence Toot, archevêque de Dublin ?
Mais plus que le sentiment patriotique, le parti pris religieux
de votre ami lui fait commettre des erreurs grossières.
Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de la
Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer et
Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n’a
pas commis d’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin
Grania, en grec crêné, signifie : étangs, marais ; combien
de Cresmays, de Croen, de Gremeville, de Lengronne, ne
pourrait-on pas citer ? Mais pour Montmartin, votre
prétendu linguiste veut absolument qu’il s’agisse de
paroisses dédiées à saint Martin. Il s’autorise de ce que le
saint est leur patron, mais ne se rend pas compte qu’il n’a
été pris pour tel qu’après coup ; ou plutôt il est aveuglé par
sa haine du paganisme ; il ne veut pas voir qu’on aurait dit
Mont-Saint-Martin comme on dit le mont Saint-Michel, s’il
s’était agi de saint Martin, tandis que le nom de Montmartin
s’applique, de façon beaucoup plus païenne, à des
temples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne
possédons pas, il est vrai, d’autres vestiges, mais que la
présence incontestée, dans le voisinage, de vastes camps
romains rendrait des plus vraisemblables même sans le
nom de Montmartin qui tranche le doute. Vous voyez que le
petit livre que vous allez trouver à la Raspelière n’est pas
des mieux faits. » J’objectai qu’à Combray le curé nous
avait appris souvent des étymologies intéressantes. « Il
était probablement mieux sur son terrain, le voyage en
Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas guéri,
ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est reparti
rhumatisant. – Ah ! c’est la faute à la neurasthénie. Il est
tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit
mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous
semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence
fâcheuse sur la philologie, la philologie une influence
calmante sur la neurasthénie, et la guérison de la
neurasthénie conduire au rhumatisme ? – Parfaitement, le
rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicariantes
du neuro-arthritisme. On peut passer de l’une à l’autre par
métastase. – L’éminent professeur, dit Brichot, s’exprime,
Dieu me pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et
de grec qu’eut pu le faire M. Purgon lui-même, de
moliéresque mémoire ! À moi, mon oncle, je veux dire
notre Sarcey national… » Mais il ne put achever sa
phrase. Le professeur venait de sursauter et de pousser un
hurlement : « Nom de d’là, s’écria-t-il en passant enfin au
langage articulé, nous avons passé Maineville (hé ! hé !) et
même Renneville. » Il venait de voir que le train s’arrêtait à
Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous les voyageurs
descendaient. « Ils n’ont pas dû pourtant brûler l’arrêt. Nous
n’aurons pas fait attention en parlant des Cambremer. –
Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire « une bonne
chose », dit Cottard qui avait pris en affection cette
expression usitée dans certains milieux médicaux. La
princesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus
et sera montée dans un autre compartiment. Allons à sa
recherche. Pourvu que tout cela n’aille pas amener de
grabuge ! » Et il nous emmena tous à la recherche de la
princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le coin d’un wagon
vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait
pris depuis de longues années, par peur des rebuffades,
l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin,
dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner
la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand
les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnus
aussitôt ; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situation
mais n’en était pas moins d’une grande naissance, qui en
tout cas était la perle d’un salon comme celui des Verdurin,
c’était la dame que, dans le même train, j’avais cru, l’avant-
veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Sa
personnalité sociale, si incertaine, me devint claire aussitôt
quand je sus son nom, comme quand, après avoir peiné
sur une devinette, on apprend enfin le mot qui rend clair
tout ce qui était resté obscur et qui, pour les personnes, est
le nom. Apprendre le surlendemain quelle était la personne
à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à
trouver son rang social est une surprise beaucoup plus
amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue
le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison.
Les grands restaurants, les casinos, les « tortillards » sont
le musée des familles de ces énigmes sociales.
« Princesse, nous vous aurons manquée à Maineville !
Vous permettez que nous prenions place dans votre
compartiment ? – Mais comment donc », fit la princesse
qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulement alors de
sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus,
quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la
présence de qui elle faisait semblant de ne pas
s’apercevoir. Cottard, réfléchissant à ce que le fait d’être
invité avec les Cambremer était pour moi une
recommandation suffisante, prit, au bout d’un moment, la
décision de me présenter à la princesse, laquelle s’inclina
avec une grande politesse, mais eut l’air d’entendre mon
nom pour la première fois. « Cré nom, s’écria le docteur,
ma femme a oublié de faire changer les boutons de mon
gilet blanc. Ah ! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous
mariez jamais, voyez-vous », me dit-il. Et comme c’était
une des plaisanteries qu’il jugeait convenables quand on
n’avait rien à dire, il regarda du coin de l’œil la princesse et
les autres fidèles, qui, parce qu’il était professeur et
académicien, sourirent en admirant sa bonne humeur et
son absence de morgue. La princesse nous apprit que le
jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à
cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait
un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières.
Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné
le matin, nous dit-elle d’une voix rapide où le roulement des
r, de l’accent russe, était doucement marmonné au fond de
la gorge, comme si c’étaient non des r mais des l. « Ah !
vous avez déjeuné ce matin avec elle, dit Cottard à la
princesse ; mais en me regardant, car ces paroles avaient
pour but de me montrer combien la princesse était intime
avec la Patronne. Vous êtes une fidèle, vous ! – Oui, j’aime
ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant, tout
simple, pas snob et où on a de l’esplit jusqu’au bout des
ongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû perdre mon billet, je ne le
retrouve pas », s’écria Cottard sans s’inquiéter d’ailleurs
outre mesure. Il savait qu’à Douville, où deux landaus
allaient nous attendre, l’employé le laisserait passer sans
billet et ne s’en découvrirait que plus bas afin de donner
par ce salut l’explication de son indulgence, à savoir qu’il
avait bien reconnu en Cottard un habitué des Verdurin.
« On ne me mettra pas à la salle de police pour cela,
conclut le docteur. – Vous disiez, Monsieur, demandai-je à
Brichot, qu’il y avait près d’ici des eaux renommées ;
comment le sait-on ? – Le nom de la station suivante
l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelle
Fervaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dil »,
grommela la princesse, d’un ton dont elle m’aurait dit par
gentillesse : « Il nous embête, n’est-ce pas ? » « Mais,
princesse, Fervaches veut dire, eaux chaudes, fervidae
aquae… Mais à propos du jeune violoniste, continua
Brichot, j’oubliais, Cottard, de vous parler de la grande
nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre,
l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient de mourir ?
C’est effrayant. – Il était encore jeune, répondit Cottard,
mais il devait faire quelque chose du côté du foie, il devait
avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête
depuis quelque temps. – Mais il n’était pas si jeune, dit
Brichot ; du temps où Elstir et Swann allaient chez Mme
Verdurin, Dechambre était déjà une notoriété parisienne,
et, chose admirable, sans avoir reçu à l’étranger le
baptême du succès. Ah ! il n’était pas un adepte de
l’Évangile selon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez, il
ne pouvait aller chez Mme Verdurin à ce moment-là, il était
encore en nourrice. – Mais, à moins que ma vieille
mémoire ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre
jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux,
en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un
jour le prince consort embourgeoisé de notre Odette
nationale. – C’est impossible, la sonate de Vinteuil a été
jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y
allait plus », dit le docteur qui, comme les gens qui
travaillent beaucoup et croient retenir beaucoup de choses
qu’ils se figurent être utiles, en oublient beaucoup d’autres,
ce qui leur permet de s’extasier devant la mémoire de
gens qui n’ont rien à faire. « Vous faites tort à vos
connaissances, vous n’êtes pourtant pas ramolli », dit en
souriant le docteur. Brichot convint de son erreur. Le train
s’arrêta. C’était la Sogne. Ce nom m’intriguait. « Comme
j’aimerais savoir ce que veulent dire tous ces noms, dis-je
à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, il le sait peut-
être. – Mais la Sogne, c’est la Cicogne, Siconia », répondit
Brichot que je brûlais d’interroger sur bien d’autres noms.
Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff
m’offrit aimablement de changer de place avec moi pour
que je pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais
demander d’autres étymologies qui m’intéressaient, et elle
assura qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en
arrière, debout, etc… Elle restait sur la défensive tant
qu’elle ignorait les intentions des nouveaux venus, mais
quand elle avait reconnu que celles-ci étaient aimables,
elle cherchait de toutes manières à faire plaisir à chacun.
Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne,
laquelle étant située à peu près à égale distance du village
de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette
particularité, leurs deux noms. « Saperlipopette, s’écria le
docteur Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où
on prenait les billets et feignant seulement de s’en
apercevoir, je ne peux pas retrouver mon ticket, j’ai dû le
perdre. » Mais l’employé, ôtant sa casquette, assura que
cela ne faisait rien et sourit respectueusement. La
princesse (donnant des explications au cocher, comme eût
fait une espèce de dame d’honneur de Mme Verdurin,
laquelle, à cause des Cambremer, n’avait pu venir à la
gare, ce qu’elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi que
Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre
montèrent le docteur, Saniette et Ski.
Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher
des Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre ; il leur
faisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades car il
connaissait tous les chemins, et le soir allait chercher et
reconduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d’extras
(qu’il choisissait) en cas de nécessité. C’était un excellent
garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures
mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait
pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était
en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son
frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin.
Nous traversâmes d’abord Doville. Des mamelons herbus
y descendaient jusqu’à la mer en amples pâtés auxquels la
saturation de l’humidité et du sel donnent une épaisseur, un
mœlleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les
découpures de Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici
qu’à Balbec, donnaient à cette partie de la mer l’aspect
nouveau pour moi d’un plan en relief. Nous passâmes
devant de petits chalets loués presque tous par des
peintres ; nous prîmes un sentier où des vaches en liberté,
aussi effrayées que nos chevaux, nous barrèrent dix
minutes le passage, et nous nous engageâmes dans la
route de la corniche. « Mais, par les dieux immortels,
demanda tout à coup Brichot, revenons à ce pauvre
Dechambre ; croyez-vous que Mme Verdurin sache ? Lui a-
t-on dit ? » Mme Verdurin, comme presque tous les gens du
monde, justement parce qu’elle avait besoin de la société
des autres, ne pensait plus un seul jour à eux après
qu’étant morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni
aux samedis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne
pouvait pas dire du petit clan, image en cela de tous les
salons, qu’il se composait de plus de morts que de vivants,
vu que, dès qu’on était mort, c’était comme si on n’avait
jamais existé. Mais pour éviter l’ennui d’avoir à parler des
défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à
la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignait que la
mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dans
l’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. D’ailleurs, et
peut-être justement parce que la mort des autres lui
semblait un accident si définitif et si vulgaire, la pensée de
la sienne propre lui faisait horreur et il fuyait toute réflexion
pouvant s’y rapporter. Quant à Brichot, comme il était très
brave homme et parfaitement dupe de ce que M. Verdurin
disait de sa femme, il redoutait pour son amie les émotions
d’un pareil chagrin. « Oui, elle sait tout depuis ce matin, dit
la princesse, on n’a pas pu lui cacher. – Ah ! mille
tonnerres de Zeus, s’écria Brichot, ah ! ça a dû être un
coup terrible, un ami de vingt-cinq ans ! En voilà un qui était
des nôtres ! – Évidemment, évidemment, que voulez-vous,
dit Cottard. Ce sont des circonstances toujours pénibles ;
mais Mme Verdurin est une femme forte, c’est une
cérébrale encore plus qu’une émotive. – Je ne suis pas
tout à fait de l’avis du docteur, dit la princesse, à qui
décidément son parler rapide, son accent murmuré,
donnait l’air à la fois boudeur et mutin. Mme Verdurin, sous
une apparence froide, cache des trésors de sensibilité. M.
Verdurin m’a dit qu’il avait eu beaucoup de peine à
l’empêcher d’aller à Paris pour la cérémonie ; il a été
obligé de lui faire croire que tout se ferait à la campagne. –
Ah ! diable, elle voulait aller à Paris. Mais je sais bien que
c’est une femme de cœur, peut-être de trop de cœur
même. Pauvre Dechambre ! Comme le disait Mme
Verdurin il n’y a pas deux mois : « À côté de lui Planté,
Paderewski, Risler même, rien ne tient. » Ah ! il a pu dire
plus justement que ce m’as-tu vu de Néron, qui a trouvé le
moyen de rouler la science allemande elle-même :
« Qualis artifex pereo ! » Mais lui, du moins, Dechambre, a
dû mourir dans l’accomplissement du sacerdoce, en odeur
de dévotion beethovenienne ; et bravement, je n’en doute
pas ; en bonne justice, cet officiant de la musique
allemande aurait mérité de trépasser en célébrant la
messe en ré. Mais il était, au demeurant, homme à
accueillir la camarde avec un trille, car cet exécutant de
génie retrouvait parfois, dans son ascendance de
Champenois parisianisé, des crâneries et des élégances
de garde-française. »
De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait
plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de
montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît
d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un
glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une
moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait
immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles
concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait
insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie,
où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où
de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient
empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas
qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste.
Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait, et
quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperon de
falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie
rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi
profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais
dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L’air
à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté
qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent
envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante.
J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je
n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Elle fit profession
d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sentais
bien que, pour elle comme pour les Verdurin, la grande
affaire était non de le contempler en touristes, mais d’y
faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur
plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant
passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en
faisaient l’objet de leur préoccupation.
De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à une
telle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un
sommet, la vue du gouffre bleuâtre donnait presque le
vertige, j’ouvris le carreau ; le bruit distinctement perçu de
chaque flot qui se brisait avait, dans sa douceur et dans sa
netteté, quelque chose de sublime. N’était-il pas comme un
indice de mensuration qui, renversant nos impressions
habituelles, nous montre que les distances verticales
peuvent être assimilées aux distances horizontales, au
contraire de la représentation que notre esprit s’en fait
d’habitude ; et que, rapprochant ainsi de nous le ciel, elles
ne sont pas grandes ; qu’elles sont même moins grandes
pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de ces
petits flots, car le milieu qu’il a à traverser est plus pur ? Et,
en effet, si on reculait seulement de deux mètres en arrière
de l’octroi, on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel
deux cents mètres de falaise n’avaient pas enlevé sa
délicate, minutieuse et douce précision. Je me disais que
ma grand’mère aurait eu pour lui cette admiration que lui
inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art
dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. Mon
exaltation était à son comble et soulevait tout ce qui
m’entourait. J’étais attendri que les Verdurin nous eussent
envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse, qui
parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simple
politesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle
me trouvait bien enthousiaste ; il lui répondit que j’étais trop
émotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du
tricot. Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre,
chaque petite maison croulant sous ses roses, je lui faisais
tout admirer, j’aurais voulu la serrer elle-même contre mon
cœur. Elle me dit qu’elle voyait que j’étais doué pour la
peinture, que je devrais dessiner, qu’elle était surprise
qu’on ne me l’eût pas encore dit. Et elle confessa qu’en
effet ce pays était pittoresque. Nous traversâmes, perché
sur la hauteur, le petit village d’Englesqueville ( Engleberti
Villa), nous dit Brichot. « Mais êtes-vous bien sûr que le
dîner de ce soir a lieu, malgré la mort de Dechambre,
princesse ? ajouta-t-il sans réfléchir que la venue à la gare
des voitures dans lesquelles nous étions était déjà une
réponse. – Oui, dit la princesse, M. Verdurin a tenu à ce
qu’il ne soit pas remis, justement pour empêcher sa femme
de « penser ». Et puis, après tant d’années qu’elle n’a
jamais manqué de recevoir un mercredi, ce changement
dans ses habitudes aurait pu l’impressionner. Elle est très
nerveuse ces temps-ci. M. Verdurin était particulièrement
heureux que vous veniez dîner ce soir parce qu’il savait que
ce serait une grande distraction pour Mme Verdurin, dit la
princesse, oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu parler
de moi. Je crois que vous ferez bien de ne parler de rien
devant Mme Verdurin, ajouta la princesse. – Ah ! vous
faites bien de me le dire, répondit naïvement Brichot. Je
transmettrai la recommandation à Cottard. » La voiture
s’arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient
les roues dans le village avait cessé. Nous étions entrés
dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin
nous attendait au perron. « J’ai bien fait de mettre un
smoking, dit-il, en constatant avec plaisir que les fidèles
avaient le leur, puisque j’ai des hommes si chics. » Et
comme je m’excusais de mon veston : « Mais, voyons,
c’est parfait. Ici ce sont des dîners de camarades. Je vous
offrirais bien de vous prêter un des mes smokings mais il
ne vous irait pas. » Le shake hand plein d’émotion que, en
pénétrant dans le vestibule de la Raspelière, et en manière
de condoléances pour la mort du pianiste, Brichot donna
au Patron ne provoqua de la part de celui-ci aucun
commentaire. Je lui dis mon admiration pour ce pays.
« Ah ! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous le
montrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter
quelques semaines ici ? l’air est excellent. » Brichot
craignait que sa poignée de mains n’eût pas été comprise.
« Hé bien ! ce pauvre Dechambre ! dit-il, mais à mi-voix,
dans la crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. – C’est
affreux, répondit allègrement M. Verdurin. – Si jeune »,
reprit Brichot. Agacé de s’attarder à ces inutilités, M.
Verdurin répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement
suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé
bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons
rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-
ce pas ? » Et la douceur lui revenant avec la jovialité :
« Allons, mon brave Brichot, posez vite vos affaires. Nous
avons une bouillabaisse qui n’attend pas. Surtout, au nom
du ciel, n’allez pas parler de Dechambre à Mme Verdurin !
Vous savez qu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent,
mais elle a une véritable maladie de la sensibilité. Non,
mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était
mort, elle a presque pleuré », dit M. Verdurin d’un ton
profondément ironique. À l’entendre on aurait dit qu’il fallait
une espèce de démence pour regretter un ami de trente
ans, et d’autre part on devinait que l’union perpétuelle de
M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, de la part de celui-
ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’elle l’agaçât souvent.
« Si vous lui en parlez elle va encore se rendre malade.
C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite. Dans
ces cas-là, c’est moi qui suis le garde-malade. Vous
comprenez que je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le
sort de Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez.
Pensez-y, mais n’en parlez pas. J’aimais bien Dechambre,
mais vous ne pouvez pas m’en vouloir d’aimer encore plus
ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui
demander. » Et en effet, il savait qu’un médecin de la
famille sait rendre bien des petits services, comme de
prescrire par exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-
vous comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre »,
comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain
du ris de veau. » La médecine, faute de guérir, s’occupe à
changer le sens des verbes et des pronoms.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette,
malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-
veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme
Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des
instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares,
ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec
Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait
avec d’autres, c’était entendu. Mais l’occasion ne s’en
présentait pas tous les jours. Tandis que, grâce à sa
sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite
affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien.
Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec
des paroles aimables et persuasives comme en ont au
lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu
qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules
fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades
quand il ne pourra plus s’échapper. « Surtout, rappela
Cottard à Brichot qui n’avait pas entendu M. Verdurin,
motus devant Mme Verdurin. – Soyez sans crainte, ô
Cottard, vous avez affaire à un sage, comme dit Théocrite.
D’ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nos plaintes,
ajouta-t-il, car, capable d’assimiler des formes verbales et
les idées qu’elles amenaient en lui, mais n’ayant pas de
finesse, il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le
plus courageux stoïcisme. N’importe, c’est un grand talent
qui disparaît. – Comment, vous parlez encore de
Dechambre ? dit M. Verdurin qui nous avait précédés et
qui, voyant que nous ne le suivions pas, était revenu en
arrière. Écoutez, dit-il à Brichot, il ne faut d’exagération en
rien. Ce n’est pas une raison parce qu’il est mort pour en
faire un génie qu’il n’était pas. Il jouait bien, c’est entendu, il
était surtout bien encadré ici ; transplanté, il n’existait plus.
Ma femme s’en était engouée et avait fait sa réputation.
Vous savez comme elle est. Je dirai plus, dans l’intérêt
même de sa réputation il est mort au bon moment, à point,
comme les demoiselles de Caen, grillées selon les
recettes incomparables de Pampille, vont l’être, j’espère (à
moins que vous ne vous éternisiez par vos jérémiades
dans cette kasbah ouverte à tous les vents). Vous ne
voulez tout de même pas nous faire crever tous parce que
Dechambre est mort et quand, depuis un an, il était obligé
de faire des gammes avant de donner un concert, pour
retrouver momentanément, bien momentanément, sa
souplesse. Du reste, vous allez entendre ce soir, ou du
moins rencontrer, car ce mâtin-là délaisse trop souvent
après dîner l’art pour les cartes, quelqu’un qui est un autre
artiste que Dechambre, un petit que ma femme a
découvert (comme elle avait découvert Dechambre, et
Paderewski et le reste) : Morel. Il n’est pas encore arrivé,
ce bougre-là. Je vais être obligé d’envoyer une voiture au
dernier train. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu’il a
retrouvé et qui l’embête à crever, mais sans qui il aurait été
obligé, pour ne pas avoir de plaintes de son père, de rester
sans cela à Doncières à lui tenir compagnie : le baron de
Charlus. » Les fidèles entrèrent. M. Verdurin, resté en
arrière avec moi pendant que j’ôtais mes affaires, me prit
le bras en plaisantant, comme fait à un dîner un maître de
maison qui n’a pas d’invitée à vous donner à conduire.
« Vous avez fait bon voyage ? – Oui, M. Brichot m’a appris
des choses qui m’ont beaucoup intéressé », dis-je en
pensant aux étymologies et parce que j’avais entendu dire
que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot. « Cela
m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris, me dit M.
Verdurin, c’est un homme si effacé, qui parle si peu des
choses qu’il sait. » Ce compliment ne me parut pas très
juste. « Il a l’air charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas
pion pour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l’adore, moi
aussi ! » répondit M. Verdurin sur un ton d’exagération et
de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce
qu’il m’avait dit de Brichot était ironique. Et je me
demandai si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont
j’avais entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa
femme.
Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin
consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le
faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu,
on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand
nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à
des amitiés exaltées, mais platoniques, à des
imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les
seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand
quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation),
ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient
au contraire journellement décriées loin du milieu où il
vivait, comme certains coups de canon qu’on n’entend
qu’après l’interférence d’une zone silencieuse. D’ailleurs
dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour
l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation
mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées,
par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple
roumain, fait que le nom de Ronsard est connu comme
celui d’un grand seigneur, tandis que son œuvre poétique y
est inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en
Roumanie sur une erreur. De même, si dans le monde des
peintres, des comédiens, M. de Charlus avait si mauvaise
réputation, cela tenait à ce qu’on le confondait avec un
comte Leblois de Charlus, qui n’avait même pas la
moindre parenté avec lui, ou extrêmement lointaine, et qui
avait été arrêté, peut-être par erreur, dans une descente de
police restée fameuse. En somme, toutes les histoires
qu’on racontait sur M. de Charlus s’appliquaient au faux.
Beaucoup de professionnels juraient avoir eu des relations
avec M. de Charlus et étaient de bonne foi, croyant que le
faux Charlus était le vrai, et le faux peut-être favorisant,
moitié par ostentation de noblesse, moitié par
dissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le
baron que nous connaissons), fut longtemps préjudiciable,
et ensuite, quand il eut glissé sur sa pente, devint
commode, car à lui aussi elle permit de dire : « Ce n’est
pas moi. » Actuellement, en effet, ce n’était pas de lui
qu’on parlait. Enfin, ce qui ajoutait, à la fausseté des
commentaires d’un fait vrai (les goûts du baron), il avait été
l’ami intime et parfaitement pur d’un auteur qui, dans le
monde des théâtres, avait, on ne sait pourquoi, cette
réputation et ne la méritait nullement. Quand on les
apercevait à une première ensemble, on disait : « Vous
savez », de même qu’on croyait que la duchesse de
Guermantes avait des relations immorales avec la
princesse de Parme ; légende indestructible, car elle ne se
serait évanouie qu’à une proximité de ces deux grandes
dames où les gens qui la répétaient n’atteindraient
vraisemblablement jamais qu’en les lorgnant au théâtre et
en les calomniant auprès du titulaire du fauteuil voisin. Des
mœurs de M. de Charlus le sculpteur concluait, avec
d’autant moins d’hésitation, que la situation mondaine du
baron devait être aussi mauvaise, qu’il ne possédait sur la
famille à laquelle appartenait M. de Charlus, sur son titre,
sur son nom, aucune espèce de renseignement. De même
que Cottard croyait que tout le monde sait que le titre de
docteur en médecine n’est rien, celui d’interne des
hôpitaux quelque chose, les gens du monde se trompent
en se figurant que tout le monde possède sur l’importance
sociale de leur nom les mêmes notions qu’eux-mêmes et
les personnes de leur milieu.
Le prince d’Agrigente passait pour un « rasta » aux yeux
d’un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, et ne
reprenait son importance que dans le faubourg Saint-
Germain où il avait trois sœurs duchesses, car ce ne sont
pas sur les gens modestes, aux yeux de qui il compte peu,
mais sur les gens brillants, au courant de ce qu’il est, que
fait quelque effet le grand seigneur. M. de Charlus allait, du
reste, pouvoir se rendre compte, dès le soir même, que le
Patron avait sur les plus illustres familles ducales des
notions peu approfondies. Persuadé que les Verdurin
allaient faire un pas de clerc en laissant s’introduire dans
leur salon si « select » un individu taré, le sculpteur crut
devoir prendre à part la Patronne. « Vous faites
entièrement erreur, d’ailleurs je ne crois jamais ces
choses-là, et puis, quand ce serait vrai, je vous dirai que ce
ne serait pas très compromettant pour moi ! » lui répondit
Mme Verdurin, furieuse, car, Morel étant le principal
élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne pas le
mécontenter. Quant à Cottard il ne put donner d’avis, car il
avait demandé à monter un instant « faire une petite
commission » dans le « buen retiro » et à écrire ensuite
dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée
pour un malade.
Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait
pensé qu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec
rapidité, comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le
petit clan. C’était un homme grand et fort, très brun,
studieux, avec quelque chose de tranchant. Il avait l’air d’un
couteau à papier en ébène.
Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense
salon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de
fleurs des champs, cueillis le jour même, alternaient avec le
même motif peint en camaïeu, deux siècles auparavant,
par un artiste d’un goût exquis, s’était levée un instant d’une
partie qu’elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la
permission de la finir en deux minutes et tout en causant
avec nous. D’ailleurs, ce que je lui dis de mes impressions
ne lui fut qu’à demi agréable. D’abord j’étais scandalisé de
voir qu’elle et son mari rentraient tous les jours longtemps
avant l’heure de ces couchers de soleil qui passaient pour
si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la terrasse de
la Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des lieues.
« Oui, c’est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en
jetant un coup d’œil sur les immenses croisées qui
faisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le
temps, nous ne nous en lassons pas », et elle ramena ses
regards vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me
rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon
les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait dit adorables à ce
moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne
pouvez pas les voir d’ici, il faudrait aller au bout du parc, à
la « Vue de la baie ». Du banc qui est là-bas vous
embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas y
aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire,
si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non, voyons,
tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autre jour,
tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra la vue
de la baie une autre fois. » Je n’insistai pas, et je compris
qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant
était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,
comme une magnifique peinture, comme un précieux émail
japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient la
Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient
rarement les yeux ; leur grande affaire ici était de vivre
agréablement, de se promener, de bien manger, de
causer, de recevoir d’agréables amis à qui ils faisaient
faire d’amusantes parties de billard, de bons repas, de
joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelle
intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant
faire à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que
la musique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que les
fleurs de la Raspelière, les chemins le long de la mer, les
vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie
de M. Verdurin était si grand, que ceux qui ne le voyaient
qu’à Paris et qui, eux, remplaçaient la vie au bord de la
mer et à la campagne par des luxes citadins, pouvaient à
peine comprendre l’idée que lui-même se faisait de sa
propre vie, et l’importance que ses joies lui donnaient à
ses propres yeux. Cette importance était encore accrue du
fait que les Verdurin étaient persuadés que la Raspelière,
qu’ils comptaient acheter, était une propriété unique au
monde. Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait
attribuer à la Raspelière justifia à leurs yeux mon
enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à
cause des déceptions qu’il comportait (comme celles que
l’audition de la Berma m’avait jadis causées) et dont je leur
faisais l’aveu sincère.
« J’entends la voiture qui revient », murmura tout à coup
la Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, en
dehors même des changements inévitables de l’âge, ne
ressemblait plus à ce qu’elle était au temps où Swann et
Odette écoutaient chez elle la petite phrase. Même quand
on la jouait, elle n’était plus obligée à l’air exténué
d’admiration qu’elle prenait autrefois, car celui-ci était
devenu sa figure. Sous l’action des innombrables
névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de
Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de
Mme Verdurin avait pris des proportions énormes, comme
les membres qu’un rhumatisme finit par déformer. Ses
tempes, pareilles à deux belles sphères brûlantes,
endolories et laiteuses, où roule immortellement
l’Harmonie, rejetaient, de chaque côté, des mèches
argentées, et proclamaient, pour le compte de la Patronne,
sans que celle-ci eût besoin de parler : « Je sais ce qui
m’attend ce soir. » Ses traits ne prenaient plus la peine de
formuler successivement des impressions esthétiques trop
fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression
permanente dans un visage ravagé et superbe. Cette
attitude de résignation aux souffrances toujours prochaines
infligées par le Beau, et du courage qu’il y avait eu à mettre
une robe quand on relevait à peine de la dernière sonate,
faisait que Mme Verdurin, même pour écouter la plus
cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement
impassible et se cachait même pour avaler les deux
cuillerées d’aspirine.
« Ah ! oui, les voici », s’écria M. Verdurin avec
soulagement en voyant la porte s’ouvrir sur Morel suivi de
M. de Charlus. Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin
n’était nullement aller dans le monde, mais dans un
mauvais lieu, était intimidé comme un collégien qui entre
pour la première fois dans une maison publique et a mille
respects pour la patronne. Aussi le désir habituel qu’avait
M. de Charlus de paraître viril et froid fut-il dominé (quand il
apparut dans la porte ouverte) par ces idées de politesse
traditionnelles qui se réveillent dès que la timidité détruit
une attitude factice et fait appel aux ressources de
l’inconscient. Quand c’est dans un Charlus, qu’il soit
d’ailleurs noble ou bourgeois, qu’agit un tel sentiment de
politesse instinctive et atavique envers des inconnus, c’est
toujours l’âme d’une parente du sexe féminin, auxiliatrice
comme une déesse ou incarnée comme un double, qui se
charge de l’introduire dans un salon nouveau et de modeler
son attitude jusqu’à ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse
de maison. Tel jeune peintre, élevé par une sainte cousine
protestante, entrera la tête oblique et chevrotante, les yeux
au ciel, les mains cramponnées à un manchon invisible,
dont la forme évoquée et la présence réelle et tutélaire
aideront l’artiste intimidé à franchir sans agoraphobie
l’espace creusé d’abîmes qui va de l’antichambre au petit
salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guide
aujourd’hui entrait il y a bien des années, et d’un air si
gémissant qu’on se demandait quel malheur elle venait
annoncer quand, à ses premières paroles, on comprenait,
comme maintenant pour le peintre, qu’elle venait faire une
visite de digestion. En vertu de cette même loi, qui veut
que la vie, dans l’intérêt de l’acte encore inaccompli, fasse
servir, utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution,
les legs les plus respectables, parfois les plus saints,
quelquefois seulement les plus innocents du passé, et bien
qu’elle engendrât alors un aspect différent, celui des
neveux de Mme Cottard qui affligeait sa famille par ses
manières efféminées et ses fréquentations faisait toujours
une entrée joyeuse, comme s’il venait vous faire une
surprise ou vous annoncer un héritage, illuminé d’un
bonheur dont il eût été vain de lui demander la cause qui
tenait à son hérédité inconsciente et à son sexe déplacé. Il
marchait sur les pointes, était sans doute lui-même étonné
de ne pas tenir à la main un carnet de cartes de visites,
tendait la main en ouvrant la bouche en cœur comme il
avait vu sa tante le faire, et son seul regard inquiet était
pour la glace où il semblait vouloir vérifier, bien qu’il fût nu-
tête, si son chapeau, comme avait un jour demandé Mme
Cottard à Swann, n’était pas de travers. Quant à M. de
Charlus, à qui la société où il avait vécu fournissait, à cette
minute critique, des exemples différents, d’autres
arabesques d’amabilité, et enfin la maxime qu’on doit
savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois,
mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et
habituellement gardées en réserve, c’est en se
trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un
enjuponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu’il
se dirigea vers Mme Verdurin, avec un air si flatté et si
honoré qu’on eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui
une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la
satisfaction le disputait au comme il faut, se plissait de
petites rides d’affabilité. On aurait cru voir s’avancer Mme
de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme
qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M.
de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement
peiné pour la dissimuler et prendre une apparence
masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant
pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette
habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle
apparence féminine, née celle-là non de l’hérédité, mais de
la vie individuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser,
même les choses sociales, au féminin, et cela sans s’en
apercevoir, car ce n’est pas qu’à force de mentir aux
autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu’on cesse
de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eût demandé à son
corps de rendre manifeste (au moment où il entrait chez les
Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, ce corps,
qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé
d’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité
l’épithète de lady-like, toutes les séductions d’une grande
dame. Au reste, peut-on séparer entièrement l’aspect de
M. de Charlus du fait que les fils, n’ayant pas toujours la
ressemblance paternelle, même sans être invertis et en
recherchant des femmes, consomment dans leur visage la
profanation de leur mère ? Mais laissons ici ce qui
mériterait un chapitre à part : les mères profanées.
Bien que d’autres raisons présidassent à cette
transformation de M. de Charlus et que des ferments
purement physiques fissent « travailler chez lui » la matière,
et passer peu à peu son corps dans la catégorie des corps
de femme, pourtant le changement que nous marquons ici
était d’origine spirituelle. À force de se croire malade, on le
devient, on maigrit, on n’a plus la force de se lever, on a
des entérites nerveuses. À force de penser tendrement aux
hommes on devient femme, et une robe postiche entrave
vos pas. L’idée fixe peut modifier (aussi bien que, dans
d’autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui le
suivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause
d’un double changement qui se produisit en lui, il me donna
(hélas ! je ne sus pas assez tôt en tenir compte) une
mauvaise impression. Voici pourquoi. J’ai dit que Morel,
échappé de la servitude de son père, se complaisait en
général à une familiarité fort dédaigneuse. Il m’avait parlé,
le jour où il m’avait apporté les photographies, sans même
me dire une seule fois Monsieur, me traitant de haut en
bas. Quelle fut ma surprise chez Mme Verdurin de le voir
s’incliner très bas devant moi, et devant moi seul, et
d’entendre, avant même qu’il eût prononcé d’autre parole,
les mots de respect, de très respectueux – ces mots que je
croyais impossibles à amener sous sa plume ou sur ses
lèvres – à moi adressés. J’eus aussitôt l’impression qu’il
avait quelque chose à me demander. Me prenant à part au
bout d’une minute : « Monsieur me rendrait bien grand
service, me dit-il, allant cette fois jusqu’à me parler à la
troisième personne, en cachant entièrement à Mme
Verdurin et à ses invités le genre de profession que mon
père a exercé chez son oncle. Il vaudrait mieux dire qu’il
était, dans votre famille, l’intendant de domaines si vastes,
que cela le faisait presque l’égal de vos parents. » La
demande de Morel me contrariait infiniment, non pas en ce
qu’elle me forçait à grandir la situation de son père, ce qui
m’était tout à fait égal, mais la fortune au moins apparente
du mien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air était si
malheureux, si urgent que je ne refusai pas. « Non, avant
dîner, dit-il d’un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes
pour prendre à part Mme Verdurin. » C’est ce que je fis en
effet, en tâchant de rehausser de mon mieux l’éclat du père
de Morel, sans trop exagérer le « train » ni les « biens au
soleil » de mes parents. Cela passa comme une lettre à la
poste, malgré l’étonnement de Mme Verdurin qui avait
connu vaguement mon grand-père. Et comme elle n’avait
pas de tact, haïssait les familles (ce dissolvant du petit
noyau), après m’avoir dit qu’elle avait autrefois aperçu mon
arrière-grand-père et m’en avoir parlé comme de quelqu’un
d’à peu près idiot qui n’eût rien compris au petit groupe et
qui, selon son expression, « n’en était pas », elle me dit :
« C’est, du reste, si ennuyeux les familles, on n’aspire qu’à
en sortir » ; et aussitôt elle me raconta sur le père de mon
grand-père ce trait que j’ignorais, bien qu’à la maison
j’eusse soupçonné (je ne l’avais pas connu, mais on parlait
beaucoup de lui) sa rare avarice (opposée à la générosité
un peu trop fastueuse de mon grand-oncle, l’ami de la
dame en rose et le patron du père de Morel) : « Du
moment que vos grands-parents avaient un intendant si
chic, cela prouve qu’il y a des gens de toutes les couleurs
dans les familles. Le père de votre grand-père était si
avare que, presque gâteux à la fin de sa vie – entre nous il
n’a jamais été bien fort, vous les rachetez tous, – il ne se
résignait pas à dépenser trois sous pour son omnibus. De
sorte qu’on avait été obligé de le faire suivre, de payer
séparément le conducteur, et de faire croire au vieux
grigou que son ami, M. de Persigny, ministre d’État, avait
obtenu qu’il circulât pour rien dans les omnibus. Du reste,
je suis très contente que le père de notre Morel ait été si
bien. J’avais compris qu’il était professeur de lycée, ça ne
fait rien, j’avais mal compris. Mais c’est de peu
d’importance car je vous dirai qu’ici nous n’apprécions que
la valeur propre, la contribution personnelle, ce que
j’appelle la participation. Pourvu qu’on soit d’art, pourvu en
un mot qu’on soit de la confrérie, le reste importe peu. » La
façon dont Morel en était – autant que j’ai pu l’apprendre –
était qu’il aimait assez les femmes et les hommes pour
faire plaisir à chaque sexe à l’aide de ce qu’il avait
expérimenté sur l’autre – c’est ce qu’on verra plus tard.
Mais ce qui est essentiel à dire ici, c’est que, dès que je lui
eus donné ma parole d’intervenir auprès de Mme Verdurin,
dès que je l’eus fait surtout, et sans retour possible en
arrière, le « respect » de Morel à mon égard s’envola
comme par enchantement, les formules respectueuses
disparurent, et même pendant quelque temps il m’évita,
s’arrangeant pour avoir l’air de me dédaigner, de sorte
que, si Mme Verdurin voulait que je lui disse quelque chose,
lui demandasse tel morceau de musique, il continuait à
parler avec un fidèle, puis passait à un autre, changeait de
place si j’allais à lui. On était obligé de lui dire jusqu’à trois
ou quatre fois que je lui avais adressé la parole, après quoi
il me répondait, l’air contraint, brièvement, à moins que
nous ne fussions seuls. Dans ce cas-là il était expansif,
amical, car il avait des parties de caractère charmantes. Je
n’en conclus pas moins de cette première soirée que sa
nature devait être vile, qu’il ne reculait quand il le fallait
devant aucune platitude, ignorait la reconnaissance. En
quoi il ressemblait au commun des hommes. Mais comme
j’avais en moi un peu de ma grand’mère et me plaisais à la
diversité des hommes sans rien attendre d’eux ou leur en
vouloir, je négligeai sa bassesse, je me plus à sa gaieté
quand cela se présenta, même à ce que je crois avoir été
une sincère amitié de sa part quand, ayant fait tout le tour
de ses fausses connaissances de la nature humaine, il
s’aperçut (par à-coups, car il avait d’étranges retours à sa
sauvagerie primitive et aveugle) que ma douceur avec lui
était désintéressée, que mon indulgence ne venait pas
d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il appela
bonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était guère
qu’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il fût
au sens intellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou
connaître tant de belle musique. D’ailleurs un manager, M.
de Charlus (chez qui j’ignorais ces talents, bien que Mme
de Guermantes, qui l’avait connu fort différent dans leur
jeunesse, prétendît qu’il lui avait fait une sonate, peint un
éventail, etc… ), modeste en ce qui concernait ses vraies
supériorités, mais de tout premier ordre, sut mettre cette
virtuosité au service d’un sens artistique multiple et qu’il
décupla. Qu’on imagine quelque artiste, purement adroit,
des ballets russes, stylé, instruit, développé en tous sens
par M. de Diaghilew.
Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message
dont m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec
M. de Charlus, quand Cottard entra au salon en annonçant,
comme s’il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient.
Mme Verdurin, pour ne pas avoir l’air, vis-à-vis de nouveaux
comme M. de Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et
comme moi, d’attacher tant d’importance à l’arrivée des
Cambremer, ne bougea pas, ne répondit pas à l’annonce
de cette nouvelle et se contenta de dire au docteur, en
s’éventant avec grâce, et du même ton factice qu’une
marquise du Théâtre-Français : « Le baron nous disait
justement… » C’en était trop pour Cottard ! Moins
vivement qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautes
situations avaient ralenti son débit, mais avec cette
émotion tout de même qu’il retrouvait chez les Verdurin :
« Un baron ! Où ça, un baron ? Où ça, un baron ? » s’écria-
t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui frisait
l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférence affectée
d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient,
devant les invités, de casser un verre de prix, et avec
l’intonation artificielle et surélevée d’un premier prix du
Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant
avec son éventail le protecteur de Morel : « Mais, le baron
de Charlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le
professeur Cottard. » Il ne déplaisait d’ailleurs pas à Mme
Verdurin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de
Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le
sourire bénévole d’un « prince de la science ». Mais il
s’arrêta net en voyant entrer les Cambremer, tandis que M.
de Charlus m’entraînait dans un coin pour me dire un mot,
non sans palper mes muscles, ce qui est une manière
allemande. M. de Cambremer ne ressemblait guère à la
vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec
tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui
n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui,
vives et convenablement tournées, son physique étonnait.
Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait
choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa
bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres,
qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait
une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un
teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que
les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs
paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les
beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir,
arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines
les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes,
chassieuses et mal rabattues, eussent empêché
l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé
par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand
nez de travers. Par une transposition de sens, M. de
Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de
Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop
fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant,
flambant neuf, il était tout disposé à compenser
l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si
les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle
l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime
solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les
uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où
s’étale le plus aisément la bêtise.
La convenance de vêtements sombres que portait
toujours, même le matin, M. de Cambremer, avait beau
rassurer ceux qu’éblouissait et exaspérait l’insolent éclat
des costumes de plage des gens qu’ils ne connaissaient
pas, on ne pouvait comprendre que la femme du premier
président déclarât d’un air de flair et d’autorité, en
personne qui a plus que vous l’expérience de la haute
société d’Alençon, que devant M. de Cambremer on se
sentait tout de suite, même avant de savoir qui il était, en
présence d’un homme de haute distinction, d’un homme
parfaitement bien élevé, qui changeait du genre de Balbec,
un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer. Il était
pour elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, qui ne
connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels. Il
me sembla au contraire qu’il était des gens que ma
grand’mère eût trouvés tout de suite « très mal », et,
comme elle ne comprenait pas le snobisme, elle eût sans
doute été stupéfaite qu’il eût réussi à être épousé par Mlle
Legrandin qui devait être difficile en fait de distinction, elle
dont le frère était « si bien ». Tout au plus pouvait-on dire
de la laideur vulgaire de M. de Cambremer qu’elle était un
peu du pays et avait quelque chose de très anciennement
local ; on pensait, devant ses traits fautifs et qu’on eût voulu
rectifier, à ces noms de petites villes normandes sur
l’étymologie desquels mon curé se trompait parce que les
paysans, articulant mal ou ayant compris de travers le mot
normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixer dans un
barbarisme qu’on trouve déjà dans les cartulaires, comme
eût dit Brichot, un contre-sens et un vice de prononciation.
La vie dans ces vieilles petites villes peut d’ailleurs se
passer agréablement, et M. de Cambremer devait avoir
des qualités, car, s’il était d’une mère que la vieille
marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle
qui avait plusieurs enfants, dont deux au moins n’étaient
pas sans mérites, déclarait souvent que le marquis était à
son avis le meilleur de la famille. Pendant le peu de temps
qu’il avait passé dans l’armée, ses camarades, trouvant
trop long de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom
de Cancan, qu’il n’avait d’ailleurs mérité en rien. Il savait
orner un dîner où on l’invitait en disant au moment du
poisson (le poisson fût-il pourri) ou à l’entrée : « Mais dites
donc, il me semble que voilà une belle bête. » Et sa
femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce
qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se
mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être
cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si
elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un
air dégagé, quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous
allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il
reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre
ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa
belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location.
Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du
motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des
gorges chaudes de ce dîner. « Vous savez que nous
dînons chez nos locataires. Cela vaudra bien une
augmentation. Au fond, je suis assez curieuse de savoir ce
qu’ils ont pu faire de notre pauvre vieille Raspelière
(comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs
des siens). Notre vieux garde m’a encore dit hier qu’on ne
reconnaissait plus rien. Je n’ose pas penser à tout ce qui
doit se passer là dedans. Je crois que nous ferons bien de
faire désinfecter tout, avant de nous réinstaller. » Elle arriva
hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le
château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis,
mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer
aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Mme de Cambremer
ne put me voir d’abord, car j’étais dans une baie latérale
avec M. de Charlus, lequel me disait avoir appris par Morel
que son père avait été « intendant » dans ma famille, et
qu’il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon
intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à
Swann) pour me refuser l’ignoble et mesquin plaisir que de
vulgaires petits imbéciles (j’étais prévenu) ne
manqueraient pas, à ma place, de prendre en révélant à
nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire
amoindrissants. « Le seul fait que je m’intéresse à lui et
étende sur lui ma protection a quelque chose de
suréminent et abolit le passé », conclut le baron. Tout en
l’écoutant et en lui promettant le silence, que j’aurais gardé
même sans l’espoir de passer en échange pour intelligent
et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et j’eus
peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que
j’avais eue l’autre jour auprès de moi à l’heure du goûter,
sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je
voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain
essayé de mettre la dent. Irritée d’avance du côté bonasse
que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un
air honoré quand on lui présenterait l’assistance des
fidèles, désireuse pourtant de remplir ses fonctions de
femme du monde, quand on lui eut nommé Brichot, elle
voulut lui faire faire la connaissance de son mari parce
qu’elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi, mais
la rage ou l’orgueil l’emportant sur l’ostentation du savoir-
vivre, elle dit, non comme elle aurait dû : « Permettez-moi
de vous présenter mon mari », mais : « Je vous présente à
mon mari », tenant haut ainsi le drapeau des Cambremer,
en dépit d’eux-mêmes, car le marquis s’inclina devant
Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette
humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand
elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue.
Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même au
temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. Car M.
de Charlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa
belle-sœur contre les maîtresses de M. de Guermantes,
d’Odette, pas encore mariée alors, mais vieille liaison de
Swann, contre les nouvelles, avait, sévère défenseur de la
morale et protecteur fidèle des ménages, donné à Odette –
et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme
de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que
c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme
inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si
grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il
regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes
contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? » Il
parlait du reste fort peu, sachant qu’il avait épousé une
femme supérieure. « Moi, indigne », disait-il à tout
moment, et citait volontiers une fable de La Fontaine et une
de Florian qui lui paraissaient s’appliquer à son ignorance,
et, d’autre part, lui permettre, sous les formes d’une
dédaigneuse flatterie, de montrer aux hommes de science
qui n’étaient pas du Jockey qu’on pouvait chasser et avoir
lu des fables. Le malheur est qu’il n’en connaissait guère
que deux. Aussi revenaient-elles souvent. M me de
Cambremer n’était pas bête, mais elle avait diverses
habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des
noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Ce
n’est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes
(laquelle par sa naissance eût dû être, plus que Mme de
Cambremer, à l’abri de ce ridicule), eût dit, pour ne pas
avoir l’air de savoir le nom peu élégant (alors qu’il est
maintenant celui d’une des femmes les plus difficiles à
approcher) de Julien de Monchâteau : « une petite
Madame… Pic de la Mirandole ». Non, quand Mme de
Cambremer citait à faux un nom, c’était par bienveillance,
pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose et quand,
par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le cacher en le
démarquant. Si, par exemple, elle défendait une femme,
elle cherchait à dissimuler, tout en voulant ne pas mentir à
qui la suppliait de dire la vérité, que Madame une telle était
actuellement la maîtresse de M. Sylvain Lévy, et elle disait :
« Non… je ne sais absolument rien sur elle, je crois qu’on
lui a reproché d’avoir inspiré une passion à un monsieur
dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn,
Kohn, Kuhn ; du reste, je crois que ce monsieur est mort
depuis fort longtemps et qu’il n’y a jamais rien eu entre
eux. » C’est le procédé semblable à celui des menteurs –
et inverse du leur – qui, en altérant ce qu’ils ont fait quand
ils le racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se
figurent que l’une ou l’autre ne verra pas immédiatement
que la phrase dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est
interpolée, est d’une autre espèce que celles qui
composent la conversation, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce
que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu
auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser
les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est
plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer
était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. –
Eh bien, je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme
Verdurin présenta à M. de Charlus M me Sherbatoff ; ils
s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long
l’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M.
Verdurin me présenta à M. de Cambremer. Avant même
qu’il n’eût parlé de sa voix forte et légèrement bégayante,
sa haute taille et sa figure colorée manifestaient dans leur
oscillation l’hésitation martiale d’un chef qui cherche à vous
rassurer et vous dit : « On m’a parlé, nous arrangerons
cela ; je vous ferai lever votre punition ; nous ne sommes
pas des buveurs de sang ; tout ira bien. » Puis, me serrant
la main : « Je crois que vous connaissez ma mère », me
dit-il. Le verbe « croire » lui semblait d’ailleurs convenir à la
discrétion d’une première présentation mais nullement
exprimer un doute, car il ajouta : « J’ai du reste une lettre
d’elle pour vous. » M. de Cambremer était naïvement
heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps.
« Je me retrouve », dit-il à Mme Verdurin, tandis que son
regard s’émerveillait de reconnaître les peintures de fleurs
en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en marbre
sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver
dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de
vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue,
Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer
pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais
intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne
comprenaient pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détester
la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles
au lieu de leur riche peluche, comme un curé ignorant
reprochant à un architecte diocésain de remettre en place
de vieux bois sculptés laissés au rancart et auxquels
l’ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornements
achetés place Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé
commençait à remplacer devant le château les plates-
bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des
Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait
les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait
sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été
momentanément occupée par un envahisseur et une troupe
de soudards, allait en secret porter ses doléances à la
propriétaire dépossédée, s’indignait du mépris où étaient
tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses
dahlias doubles, et qu’on osât dans une aussi riche
demeure faire pousser des fleurs aussi communes que
des anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin
sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle
faisait un long bail ou même achetait la Raspelière, à
mettre comme condition le renvoi du jardinier, auquel la
vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l’avait
servie pour rien dans des temps difficiles, l’adorait ; mais
par ce morcellement bizarre de l’opinion des gens du
peuple, où le mépris moral le plus profond s’enclave dans
l’estime la plus passionnée, laquelle chevauche à son tour
de vieilles rancunes inabolies, il disait souvent de Mme de
Cambremer qui, en 70, dans un château qu’elle avait dans
l’Est, surprise par l’invasion, avait dû souffrir pendant un
mois le contact des Allemands : « Ce qu’on a beaucoup
reproché à Madame la marquise, c’est, pendant la guerre,
d’avoir pris le parti des Prussiens et de les avoir même
logés chez elle. À un autre moment, j’aurais compris ; mais
en temps de guerre, elle n’aurait pas dû. C’est pas bien. »
De sorte qu’il lui était fidèle jusqu’à la mort, la vénérait pour
sa bonté et accréditait qu’elle se fût rendue coupable de
trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer
prétendît reconnaître si bien la Raspelière. « Vous devez
pourtant trouver quelques changements, répondit-elle. Il y a
d’abord de grands diables de bronze de Barbedienne et
de petits coquins de sièges en peluche que je me suis
empressée d’expédier au grenier, qui est encore trop bon
pour eux. » Après cette acerbe riposte adressée à M. de
Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita
un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas
passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci
était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas
la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui
était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être
admis dans le cénacle (c’est ainsi qu’il appela le petit
noyau, non sans rire un peu de la satisfaction de connaître
ce terme). Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus,
le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et
pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus
insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de
timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur
sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le
débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement
partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût
un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la
dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils
plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur
plaisent. Sans doute, bien que chacun parle
mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le
destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire
est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être
que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse
insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne
dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne,
nous préférons la société de n’importe quelle autre qui
n’aura ni son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle
ne les recouvrera pour nous que quand elle aura cessé de
nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que la
transposition, sous une forme cocasse, de cette règle
universelle, dans l’irritation causée chez un inverti par un
homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chez lui
bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des hommes
cherche à la dissimuler tout en l’éprouvant, l’inverti la fait
implacablement sentir à celui qui la provoque, comme il ne
le ferait certainement pas sentir à une femme, M. de
Charlus, par exemple, à la princesse de Guermantes dont
la passion l’ennuyait, mais le flattait. Mais quand ils voient
un autre homme témoigner envers eux d’un goût particulier,
alors, soit incompréhension que ce soit le même que le
leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant
que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, est considéré
comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat
dans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par
une crainte d’être devinés, qu’ils retrouvent soudain quand
le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d’imprudence
en imprudence, soit par la fureur de subir, du fait de
l’attitude équivoque d’un autre, le dommage que par la leur,
si cet autre leur plaisait, ils ne craindraient pas de lui
causer, ceux que cela n’embarrasse pas de suivre un jeune
homme pendant des lieues, de ne pas le quitter des yeux
au théâtre même s’il est avec des amis, risquant par cela
de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu
qu’un autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire :
« Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (simplement parce
qu’on les prend pour ce qu’ils sont) ; je ne vous comprends
pas, inutile d’insister, vous faites erreur », aller au besoin
jusqu’aux gifles, et, devant quelqu’un qui connaît
l’imprudent, s’indigner : « Comment, vous connaissez cette
horreur ? Elle a une façon de vous regarder !… En voilà
des manières ! » M. de Charlus n’alla pas aussi loin, mais
il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les
croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore
plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence
d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante
de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire
souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant,
agissant dans le même sens, capable donc de le faire
souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens
d’instinct de conservation qu’il dira du mal du concurrent
possible, soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et
sans que l’inverti nº 1 s’inquiète de passer pour menteur
quand il accable ainsi l’inverti nº 2 aux yeux de personnes
qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec
le jeune homme qu’il a « levé », qui va peut-être lui être
enlevé et auquel il s’agit de persuader que les mêmes
choses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient le
malheur de sa vie s’il se laissait aller à les faire avec
l’autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux
dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard,
dont il comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un
inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une
caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Un
commerçant, et tenant un commerce rare, en débarquant
dans la ville de province où il vient s’installer pour la vie, s’il
voit que, sur la même place, juste en face, le même
commerce est tenu par un concurrent, il n’est pas plus
déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans une
région tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit le
gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et les
manières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant
prend souvent son concurrent en haine ; cette haine
dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait
hérédité assez chargée, on a vu dans des petites villes le
commerçant montrer des commencements de folie qu’on
ne guérit qu’en le décidant à vendre son « fonds » et à
s’expatrier. La rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il
a compris que, dès la première seconde, le gentilhomme
et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il a beau
répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et le
gentilhomme sont des bandits dont l’approche le
déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller
sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui
prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus encore que
le désir ou la commodité d’habitudes communes, et
presque autant que cette expérience de soi-même, qui est
la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité
et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un
moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité.
Aussi l’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le
discernement divin lui montra au bout d’un instant que
Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre
ses avances ni pour lui-même, ce qui n’eût fait que
l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il
reprit son calme, et comme il était encore sous l’influence
du passage de Vénus androgyne, par moments il souriait
faiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la
bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour
une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de
virilité, exactement comme eût fait sa belle-sœur la
duchesse de Guermantes. « Vous chassez beaucoup,
Monsieur ? dit Mme Verdurin avec mépris à M. de
Cambremer. – Est-ce que Ski vous a raconté qu’il nous en
est arrivé une excellente ? demanda Cottard à la Patronne.
– Je chasse surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M.
de Cambremer. – Non, je n’ai rien raconté, dit Ski. –
Mérite-t-elle son nom ? » demanda Brichot à M. de
Cambremer, après m’avoir regardé du coin de l’œil, car il
m’avait promis de parler étymologies, tout en me
demandant de dissimuler aux Cambremer le mépris que lui
inspiraient celles du curé de Combray. « C’est sans doute
que je ne suis pas capable de comprendre, mais je ne
saisis pas votre question, dit M. de Cambremer. – Je veux
dire : Est-ce qu’il y chante beaucoup de pies ? » répondit
Brichot. Cottard cependant souffrait que Mme Verdurin
ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. « Allons,
voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l’encourager,
raconte ton odyssée. – En effet, elle sort de l’ordinaire, dit
le docteur qui recommença son récit. Quand j’ai vu que le
train était en gare, je suis resté médusé. Tout cela par la
faute de Ski. Vous êtes plutôt bizarroïde dans vos
renseignements, mon cher ! Et Brichot qui nous attendait à
la gare ! – Je croyais, dit l’universitaire, en jetant autour de
lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvres
minces, que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c’est
que vous aviez rencontré quelque péripatéticienne. –
Voulez-vous vous taire ? si ma femme vous entendait ! dit
le professeur. La femme à moâ, il est jalouse. – Ah ! ce
Brichot, s’écria Ski, en qui l’égrillarde plaisanterie de
Brichot éveillait la gaieté de tradition, il est toujours le
même » ; bien qu’il ne sût pas, à vrai dire, si l’universitaire
avait jamais été polisson. Et pour ajouter à ces paroles
consacrées le geste rituel, il fit mine de ne pouvoir résister
au désir de lui pincer la jambe. « Il ne change pas ce
gaillard-là », continua Ski, et, sans penser à ce que la
quasi-cécité de l’universitaire donnait de triste et de
comique à ces mots, il ajouta : « Toujours un petit œil pour
les femmes. – Voyez-vous, dit M. de Cambremer, ce que
c’est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans que je
chasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n’avais
réfléchi à ce que son nom voulait dire. » Mme de
Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait
pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus
mécontente encore quand, à chaque expression « toute
faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le
fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement
apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa
bêtise, qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête
comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus
bêtes qu’autre chose ? Vous dites : répéter trente-six fois
la même chose. Pourquoi particulièrement trente-six ?
Pourquoi : dormir comme un pieu ? Pourquoi : Tonnerre de
Brest ? Pourquoi : faire les quatre cents coups ? » Mais
alors la défense de M. de Cambremer était prise par
Brichot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais
Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les
changements que les Verdurin avaient apportés à la
Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en
importer à Féterne d’autres, ou peut-être les mêmes. « Je
me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en va tout de
traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière »,
ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique, comme
elle eût parlé d’un serviteur dont elle eût prétendu moins
désigner l’âge que dire qu’il l’avait vu naître. Et comme elle
était un peu livresque dans son langage : « Tout de même,
ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j’habitais chez
les autres, j’aurais quelque vergogne à tout changer ainsi.
– C’est malheureux que vous ne soyez pas venus avec
eux », dit Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel,
espérant que M. de Charlus était de « revue » et se plierait
à la règle d’arriver tous par le même train. « Vous êtes sûr
que Chantepie veut dire la pie qui chante, Chochotte ? »
ajouta-t-elle pour montrer qu’en grande maîtresse de
maison elle prenait part à toutes les conversations à la fois.
« Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me dit Mme de
Cambremer, il m’intéresse ; j’adore la musique, et il me
semble que j’ai entendu parler de lui, faites mon
instruction. » Elle avait appris que Morel était venu avec M.
de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de
se lier avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne
pusse deviner cette raison : « M. Brichot aussi
m’intéresse. » Car si elle était fort cultivée, de même que
certaines personnes prédisposées à l’obésité mangent à
peine et marchent toute la journée sans cesser
d’engraisser à vue d’œil, de même Mme de Cambremer
avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une
philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de
plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour
machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les
amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des
relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société
de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être
situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un
philosophe qui n’était pas assez moderne pour elle,
Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au
cœur. Ce trajet, M me de Cambremer n’avait pas été, plus
que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture
de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à
mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde
extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y
faire, avant de mourir, une bonne position. Éprise d’art
réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour
servir de modèle au peintre ou à l’écrivain. Un tableau ou
un roman mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik
de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l’extrême limite
sociale qu’elle ne permettait pas à l’artiste de dépasser.
Mais franchir celle qui bornait ses propres relations,
s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but
de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se
soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre,
restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide
qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par
guérir certains penchants à l’avarice et à l’adultère,
auxquels, étant jeune, elle était encline, pareil en cela à ces
états pathologiques singuliers et permanents qui semblent
immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres
maladies. Je ne pouvais, du reste, m’empêcher, en
l’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucun
plaisir, au raffinement de ses expressions. C’étaient celles
qu’ont, à une époque donnée, toutes les personnes d’une
même envergure intellectuelle, de sorte que l’expression
raffinée fournit aussitôt, comme l’arc de cercle, le moyen
de décrire et de limiter toute la circonférence. Aussi ces
expressions font-elles que les personnes qui les emploient
m’ennuient immédiatement comme déjà connues, mais
aussi passent pour supérieures, et me furent souvent
offertes comme voisines délicieuses et inappréciées.
« Vous n’ignorez pas, Madame, que beaucoup de régions
forestières tirent leur nom des animaux qui les peuplent. À
côté de la forêt de Chantepie, vous avez le bois de
Chantereine. – Je ne sais pas de quelle reine il s’agit, mais
vous n’êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambremer. –
Attrapez, Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le
voyage s’est bien passé ? – Nous n’avons rencontré que
de vagues humanités qui remplissaient le train. Mais je
réponds à la question de M. de Cambremer ; reine n’est
pas ici la femme d’un roi, mais la grenouille. C’est le nom
qu’elle a gardé longtemps dans ce pays, comme en
témoigne la station de Renneville, qui devrait s’écrire
Reineville. – Il me semble que vous avez là une belle
bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant
un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide
desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre
sa politesse. (« Les inviter est inutile, disait-il souvent en
parlant de tels de leurs amis à sa femme. Ils ont été
enchantés de nous avoir. C’étaient eux qui me
remerciaient. ») « D’ailleurs je dois vous dire que je vais
presque chaque jour à Renneville depuis bien des années,
et je n’y ai vu pas plus de grenouilles qu’ailleurs. Mme de
Cambremer avait fait venir ici le curé d’une paroisse où
elle a de grands biens et qui a la même tournure d’esprit
que vous, à ce qu’il semble. Il a écrit un ouvrage. – Je crois
bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt », répondit
hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil
recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement
M. de Cambremer. « Ah ! eh bien, l’auteur, comment
dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épilogue
longuement sur le nom d’une petite localité dont nous
étions autrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se
nomme Pont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment qu’un
vulgaire ignorant à côté de ce puits de science, mais je
suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui une, et
du diable si j’y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents,
je dis vilains, malgré l’éloge qu’en fait le bon La Fontaine
(L’Homme et la couleuvre était une des deux fables). –
Vous n’en avez pas vu, et c’est vous qui avez vu juste,
répondit Brichot. Certes, l’écrivain dont vous parlez connaît
à fond son sujet, il a écrit un livre remarquable. – Voire !
s’exclama Mme de Cambremer, ce livre, c’est bien le cas
de le dire, est un véritable travail de Bénédictin. – Sans
doute il a consulté quelques pouillés (on entend par là les
listes des bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce
qui a pu lui fournir le nom des patrons laïcs et des
collateurs ecclésiastiques. Mais il est d’autres sources. Un
de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé que le
même lieu était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce nom
bizarre l’incita à remonter plus haut encore, à un texte latin
où le pont que votre ami croit infesté de couleuvres est
désigné : Pons cui aperit. Pont fermé qui ne s’ouvrait que
moyennant une honnête rétribution. – Vous parlez de
grenouilles. Moi, en me trouvant au milieu de personnes si
savantes, je me fais l’effet de la grenouille devant
l’aréopage » (c’était la seconde fable), dit Cancan qui
faisait souvent, en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce
à laquelle il croyait à la fois, par humilité et avec à-propos,
faire profession d’ignorance et étalage de savoir. Quant à
Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant
de se donner de l’air des autres côtés, il se tourna vers moi
et me fit une de ces questions qui frappaient ses malades
s’il était tombé juste et montraient ainsi qu’il était pour ainsi
dire dans leur corps ; si, au contraire, il tombait à faux, lui
permettaient de rectifier certaines théories, d’élargir les
points de vue anciens. « Quand vous arrivez à ces sites
relativement élevés comme celui où nous nous trouvons en
ce moment, remarquez-vous que cela augmente votre
tendance aux étouffements ? » me demanda-t-il, certain ou
de faire admirer, ou de compléter son instruction. M. de
Cambremer entendit la question et sourit. « Je ne peux pas
vous dire comme ça m’amuse d’apprendre que vous avez
des étouffements », me jeta-t-il à travers la table. Il ne
voulait pas dire par cela que cela l’égayait, bien que ce fût
vrai aussi. Car cet homme excellent ne pouvait cependant
pas entendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment
de bien-être et un spasme d’hilarité qui faisaient vite place
à la pitié d’un bon cœur. Mais sa phrase avait un autre
sens, que précisa celle qui la suivit : « Ça m’amuse, me
dit-il, parce que justement ma sœur en a aussi. » En
somme, cela l’amusait comme s’il m’avait entendu citer
comme un des mes amis quelqu’un qui eût fréquenté
beaucoup chez eux. « Comme le monde est petit », fut la
réflexion qu’il formula mentalement et que je vis écrite sur
son visage souriant quand Cottard me parla de mes
étouffements. Et ceux-ci devinrent, à dater de ce dîner,
comme une sorte de relation commune et dont M. de
Cambremer ne manquait jamais de me demander des
nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur. Tout en
répondant aux questions que sa femme me posait sur
Morel, je pensais à une conversation que j’avais eue avec
ma mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne me
déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait
me distraire, elle me rappelait que c’était un milieu qui
n’aurait pas plu à mon grand-père et lui eût fait crier : « À la
garde », ma mère avait ajouté : « Écoute, le président
Toureuil et sa femme m’ont dit qu’ils avaient déjeuné avec
Mme Bontemps. On ne m’a rien demandé. Mais j’ai cru
comprendre qu’un mariage entre Albertine et toi serait le
rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison est que tu leur
es à tous très sympathique. Tout de même, le luxe qu’ils
croient que tu pourrais lui donner, les relations qu’on sait
plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n’y est
pas étranger, quoique secondaire. Je ne t’en aurais pas
parlé, parce que je n’y tiens pas, mais comme je me figure
qu’on t’en parlera, j’ai mieux aimé prendre les devants. –
Mais toi, comment la trouves-tu ? avais-je demandé à ma
mère. – Mais moi, ce n’est pas moi qui l’épouserai. Tu
peux certainement faire mille fois mieux comme mariage.
Mais je crois que ta grand’mère n’aurait pas aimé qu’on
t’influence. Actuellement je ne peux pas te dire comment je
trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai comme
Mme de Sévigné : « Elle a de bonnes qualités, du moins je
le crois. Mais, dans ce commencement, je ne sais la louer
que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a point
l’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être : elle
est cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre
heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remettaient
entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère
m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été
quand, mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et
surtout d’être homme de lettres, je m’étais senti tout à coup
une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et
cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des
ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se
rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de
bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui
soit à la disposition de chacun de nous.
Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de
commencer par voir Albertine comme par le passé pour
tâcher d’apprendre si je l’aimais vraiment. Je pourrais
l’amener chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me
rappela que je n’y étais venu moi-même ce soir que pour
savoir si Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas,
elle ne dînait pas. « À propos de votre ami Saint-Loup, me
dit Mme de Cambremer, usant ainsi d’une expression qui
marquait plus de suite dans les idées que ses phrases ne
l’eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique
elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le monde
parle de son mariage avec la nièce de la princesse de
Guermantes. Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces
potins mondains je ne me préoccupe mie. » Je fus pris de
la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de
cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était
aussi médiocre que le caractère était violent. Il n’y a
presque pas une nouvelle que nous apprenions qui ne nous
fasse regretter un de nos propos. Je répondis à Mme de
Cambremer, ce qui du reste était vrai, que je n’en savais
rien, et que d’ailleurs la fiancée me paraissait encore bien
jeune. « C’est peut-être pour cela que ce n’est pas encore
officiel ; en tout cas on le dit beaucoup. – J’aime mieux
vous prévenir, dit sèchement M me Verdurin à M me de
Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avait parlé de
Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me parler
des fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu’elle m’en parlait
encore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art,
vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants
comme je les appelle, c’est effrayant ce qu’ils sont
avancés, ajouta-t-elle avec un air d’orgueilleuse terreur. Je
leur dis quelquefois : « Mes petites bonnes gens, vous
marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne
passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur. » Tous les
ans ça va un peu plus loin ; je vois bientôt le jour où ils ne
marcheront plus pour Wagner et pour d’Indy. – Mais c’est
très bien d’être avancé, on ne l’est jamais assez », dit Mme
de Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la salle
à manger, en cherchant à reconnaître les choses qu’avait
laissées sa belle-mère, celles qu’avait apportées Mme
Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de faute de
goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet qui
l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant
qu’il protégeât un violoniste. « Il a l’air intelligent. – Même
d’une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-
je. – Âgé ? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, le cheveu est
resté jeune. » (Car depuis trois ou quatre ans le mot
« cheveu » avait été employé au singulier par un de ces
inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et
toutes les personnes ayant la longueur de rayon de Mme de
Cambremer disaient « le cheveu », non sans un sourire
affecté. À l’heure actuelle on dit encore « le cheveu », mais
de l’excès du singulier renaîtra le pluriel.) « Ce qui
m’intéresse surtout chez M. de Charlus, ajouta-t-elle, c’est
qu’on sent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon
marché du savoir. Ce qui s’apprend ne m’intéresse pas. »
Ces paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur
particulière de Mme de Cambremer, qui était précisément
imitée et acquise. Mais justement une des choses qu’on
devait savoir à ce moment-là, c’est que le savoir n’est rien
et ne pèse pas un fétu à côté de l’originalité. Mme de
Cambremer avait appris, comme le reste, qu’il ne faut rien
apprendre. « C’est pour cela, me dit-elle, que Brichot, qui a
son côté curieux, car je ne fais pas fi d’une certaine
érudition savoureuse, m’intéresse pourtant beaucoup
moins. » Mais Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que
d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait
que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de
Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce
souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion
par cette question : « Alors, les lieux boisés portent
toujours des noms d’animaux ? – Que non pas, répondit
Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de
nouveaux, parmi lesquels je lui avais dit qu’il était sûr d’en
intéresser au moins un. Il suffit de voir combien, dans les
noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé,
comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères
conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui
signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix
et fraxinetum ; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres
encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. » Saniette
voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il
pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un
silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et
Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie
d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin,
malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de
mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait
pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de
soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) Enfin Mme
Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément,
c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. À ce
moment le repas fut interrompu par un convive que j’ai
oublié de citer, un illustre philosophe norvégien, qui parlait
le français très bien mais très lentement, pour la double
raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant
pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il
se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire
intérieur ; ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il
pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait,
ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur.
C’était, du reste, un être délicieux, quoique pareil en
apparence à beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cet
homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque
mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper
dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la
première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus
pressant.
– Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir
délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui
convenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a
d’autres arbres dans la – nomenclature de votre belle
langue – française – latine – normande. Madame (il voulait
dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que
vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le
moment ? – Non, c’est le moment de manger », interrompit
Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas.
« Ah ! bien ; répondit le Scandinave, baissant la tête dans
son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois
faire observer à Madame que, si je me suis permis ce
questionnaire – pardon, ce questation – c’est que je dois
retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent
ou chez l’Hôtel Meurice. Mon confrère – français – M.
Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme –
pardon, des évocations spiritueuses – qu’il a contrôlées. –
Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit M me
Verdurin agacée. J’y ai même fait des dîners détestables.
– Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture
qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus fine
cuisine française ? – Mon Dieu, ce n’est pas positivement
mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez
mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi
pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap
de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon
illustre collègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon
confrère. » Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni
ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité
vertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir
donner d’autres étymologies végétales et il répondit,
intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de
nouveau de manger, mais en faisant signe qu’on pouvait
ôter son assiette pleine et passer au plat suivant : « Un des
Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu planté de
houx ; dans celui d’un fin diplomate, d’Ormesson, vous
retrouvez l’orme, l’ulmus cher à Virgile et qui a donné son
nom à la ville d’Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La
Boulaye, le bouleau ; M. d’Aunay, l’aune ; M. de Bussière,
le buis ; M. Albaret, l’aubier (je me promis de le dire à
Céleste) ; M. de Cholet, le chou, et le pommier dans le nom
de M. de La Pommeraye, que nous entendîmes
conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du temps que le
bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme
proconsul en Odéonie ? Au nom de Saniette prononcé par
Brichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un
regard ironique qui démonta le timide. – Vous disiez que
Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une station
où j’ai passé avant d’arriver à Doncières, Saint-Frichoux,
vient aussi de chou ? – Non, Saint-Frichoux, c’est Sanctus
Fructuosus, comme Sanctus Ferreolus donna Saint-
Fargeau, mais ce n’est pas normand du tout. – Il sait trop
de choses, il nous ennuie, gloussa doucement la
princesse. – Il y a tant d’autres noms qui m’intéressent,
mais je ne peux pas tout vous demander en une fois. » Et
me tournant vers Cottard : « Est-ce que Mme Putbus est
ici ? » lui demandai-je. « Non, Dieu merci, répondit Mme
Verdurin qui avait entendu ma question. J’ai tâché de
dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes
débarrassés pour cette année. – Je vais avoir moi-même
droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai à peu près
retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne et
Saint-Pierre-des-Ifs. – Mais c’est très près d’ici, j’espère
que vous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel.
Vous n’aurez qu’à vous entendre avec notre petit groupe
pour les trains, vous êtes à deux pas de Doncières », dit
Mme Verdurin qui détestait qu’on ne vînt pas par le même
train et aux heures où elle envoyait des voitures. Elle savait
combien la montée à la Raspelière, même en faisant le
tour par des lacis, derrière Féterne, ce qui retardait d’une
demi-heure, était dure, elle craignait que ceux qui feraient
bande à part ne trouvassent pas de voitures pour les
conduire, ou même, étant en réalité restés chez eux,
puissent prendre le prétexte de n’en avoir pas trouvé à
Doville-Féterne et de ne pas s’être senti la force de faire
une telle ascension à pied. À cette invitation M. de Charlus
se contenta de répondre par une muette inclinaison. « Il ne
doit pas être commode tous les jours, il a un air pincé,
chuchota à Ski le docteur qui, étant resté très simple
malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas
à cacher que Charlus le snobait. Il ignore sans doute que
dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les
cliniques, les médecins, pour qui je suis naturellement le
« grand chef », tiennent à honneur de me présenter à tous
les nobles qui sont là, et qui n’en mènent pas large. Cela
rend même assez agréable pour moi le séjour des stations
balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Doncières, le
major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel,
m’a invité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en
situation de dîner avec le général. Et ce général est un
monsieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses
parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce
baron. – Ne vous montez pas le bourrichon, c’est une bien
pauvre couronne », répondit Ski à mi-voix, et il ajouta
quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguai
seulement les dernières syllabes « arder », occupé que
j’étais d’écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus.
« Non probablement, j’ai le regret de vous le dire, vous
n’avez qu’un seul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est
évi demment Sanctus Martinus juxta quercum, en
revanche le mot if peut être simplement la racine, ave, eve,
qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette,
et que vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine.
C’est l’« eau », qui en breton se dit Ster, Stermaria,
Sterlaer, Sterbouest, Ster-en-Dreuchen. » Je n’entendis
pas la fin, car, quelque plaisir que j’eusse eu à réentendre
le nom de Stermaria, malgré moi j’entendais Cottard, près
duquel j’étais, qui disait tout bas à Ski : « Ah ! mais je ne
savais pas. Alors c’est un monsieur qui sait se retourner
dans la vie. Comment ! il est de la confrérie ! Pourtant il n’a
pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse
attention à mes pieds sous la table, il n’aurait qu’à en
pincer pour moi. Du reste, cela ne m’étonne qu’à moitié. Je
vois plusieurs nobles à la douche, dans le costume
d’Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur
parle pas parce qu’en somme je suis fonctionnaire et que
cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent parfaitement
qui je suis. » Saniette, que l’interpellation de Brichot avait
effrayé, commençait à respirer, comme quelqu’un qui a
peur de l’orage et qui voit que l’éclair n’a été suivi d’aucun
bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le
questionner, tout en attachant sur lui un regard qui ne
lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le
décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de
reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours
caché que vous fréquentiez les matinées de l’Odéon,
Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un
sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa
phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût
plus de chance d’échapper aux coups : « Une fois, à la
Chercheuse. – Qu’est-ce qu’il dit », hurla M. Verdurin, d’un
air à la fois écœuré et furieux, en fronçant les sourcils
comme s’il n’avait pas assez de toute son attention pour
comprendre quelque chose d’inintelligible. « D’abord on ne
comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez
dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus
violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de
Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le
rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de
fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur
l’intention insolente de son mari. « J’étais à la Ch… ,
Che… – Che, che, tâchez de parler clairement, dit M.
Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun
des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air
d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite
à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct
d’imitation et l’absence de courage gouvernent les
sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de
quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix
ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la
même façon que le peuple chasse ou acclame les rois.
« Voyons, ce n’est pas sa faute, dit M me Verdurin. – Ce
n’est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand
on ne peut plus articuler. – J’étais à la Chercheuse d’esprit
de Favart. – Quoi ? c’est la Chercheuse d’esprit que vous
appelez la Chercheuse ? Ah ! c’est magnifique, j’aurais pu
chercher cent ans sans trouver », s’écria M. Verdurin qui
pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était
pas lettré, artiste, « n’en était pas », s’il l’avait entendu dire
le titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallait
dire le Malade, le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté
« imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu’ils
n’étaient pas de la « boutique », de même que, dans un
salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas du monde en
disant : M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de
Montesquiou. « Mais ce n’est pas si extraordinaire », dit
Saniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il
n’en eût pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si, s’écria-
t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au
monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la
Chercheuse d’esprit. » M. Verdurin reprit d’une voix douce
et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une
jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée
sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait
trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien
et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne
put proférer une seule parole et garda un silence heureux.
Brichot fut plus loquace. « Il est vrai, répondit-il à M.
Verdurin, et si on la faisait passer pour l’œuvre de quelque
auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la
candidature de la Chercheuse d’esprit à la situation
vacante de chef-d’œuvre. Mais, soit dit sans manquer de
respect aux mânes du gentil Favart, il n’était pas de
tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles
en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air
malheureux parce qu’il cherchait en vain à identifier quel
végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à
l’heure à propos de Bussière.) D’ailleurs, la satrapie de
Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui
est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait
que nous vissions Anna Karénine ou Résurrection sous
l’architrave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont
vous voulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu une très
belle épreuve chez la comtesse Molé. » Le nom de la
comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme
Verdurin. « Ah ! vous allez chez M me de Molé », s’écria-t-
elle. Elle pensait qu’on disait la comtesse Molé, Madame
Molé, simplement par abréviation, comme elle entendait
dire les Rohan, ou, par dédain, comme elle-même disait :
Madame La Trémoïlle. Elle n’avait aucun doute que la
comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la
princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à la
particule, et pour une fois elle était décidée à la donner à
une personne si brillante et qui s’était montrée fort aimable
pour elle. Aussi, pour bien montrer qu’elle avait parlé ainsi
à dessein et ne marchandait pas ce « de » à la comtesse,
elle reprit : « Mais je ne savais pas du tout que vous
connaissiez Madame de Molé ! » comme si ç’avait été
doublement extraordinaire et que M. de Charlus connût
cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu’il la
connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de
Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement
homogène et clos. Autant il est compréhensible que, dans
l’immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat dise à
quelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège :
« Mais comment diable connaissez-vous un tel ? » en
revanche, s’étonner qu’un Français connût, le sens du mot
« temple » ou « forêt » ne serait guère plus extraordinaire
que d’admirer les hasards qui avaient pu conjoindre M. de
Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle
connaissance n’eût pas tout naturellement découlé des lois
mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été
bizarre que Mme Verdurin l’ignorât puisqu’elle voyait M. de
Charlus pour la première fois, et que ses relations avec
Mme Molé étaient loin d’être la seule chose qu’elle ne sût
pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien.
« Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit, mon petit
Saniette ? » demanda M. Verdurin. Bien que sentant
l’orage passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre :
« Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tu te moques
de tout ce qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde. Voyons,
dites, qui jouait ça ? on vous donnera de la galantine à
emporter », dit Mme Verdurin, faisant une méchante
allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en
voulant en tirer un ménage de ses amis. « Je me rappelle
seulement que c’était MmeSamary qui faisait la Zerbine, dit
Saniette. – La Zerbine ? Qu’est-ce que c’est que ça ? cria
M. Verdurin comme s’il y avait le feu. – C’est un emploi de
vieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse, comme qui
dirait le Tranche Montagne, le Pédant. – Ah ! le pédant,
c’est vous. La Zerbine ! Non, mais il est toqué », s’écria M.
Verdurin. M me Verdurin regarda ses convives en riant
comme pour excuser Saniette. « La Zerbine, il s’imagine
que tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous
êtes comme M. de Longepierre, l’homme le plus bête que
je connaisse, qui nous disait familièrement l’autre jour « le
Banat ». Personne n’a su de quoi il voulait parler.
Finalement on a appris que c’était une province de
Serbie. » Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me
faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’il savait
ce que signifiait Balbec. « Balbec est probablement une
corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter
les chartes des rois d’Angleterre, suzerains de la
Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de
Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec
d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de
Douvres elle-même relevait de l’évêché de Bayeux, et
malgré des droits qu’eurent momentanément les Templiers
sur l’abbaye, à partir de Louis d’Harcourt, patriarche de
Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de
ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C’est
ce que m’a expliqué le doyen de Doville, homme chauve,
éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l’obédience
de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des termes un
tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me
faisant manger d’admirables pommes de terre frites. »
Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de
spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer
pour des choses communes un langage ironiquement
élevé, Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui
pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait
d’esprit était ce qu’on appelait un « à peu près », mais qui
avait changé de forme, car il y a une évolution pour les
calembours comme pour les genres littéraires, les
épidémies qui disparaissent remplacées par d’autres,
etc… Jadis la forme de l’« à peu près » était le « comble ».
Mais elle était surannée, personne ne l’employait plus, il n’y
avait plus que Cottard pour dire encore parfois, au milieu
d’une partie de « piquet » : « Savez-vous quel est le
comble de la distraction ? c’est de prendre l’édit de Nantes
pour une Anglaise. » Les combles avaient été remplacés
par les surnoms. Au fond, c’était toujours le vieil « à peu
près », mais, comme le surnom était à la mode, on ne s’en
apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand
ces « à peu près » n’étaient pas de lui et d’habitude
inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que,
malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur
caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si,
au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait
généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-
ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors
connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il
glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il
en était l’auteur, on l’accusait de plagiat. « Or donc,
continua Brichot, Bec en normand est ruisseau ; il y a
l’abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais (Mor ou
Mer voulait dire marais, comme dans Morville, ou dans
Bricquemar, Alvimare, Cambremer) ; Bricquebec, le
ruisseau de la hauteur, venant de Briga, lieu fortifié, comme
dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien
brice, pont, qui est le même que bruck en allemand
(Innsbruck) et qu’en anglais bridge qui termine tant de
noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en
Normandie bien d’autres bec : Caudebec, Bolbec, le
Robec, le Bec-Hellouin, Becquerel. C’est la forme
normande du germain Bach, Offenbach, Anspach ;
Varaguebec, du vieux mot varaigne, équivalent de
garenne, bois, étangs réservés. Quant à Dal, reprit Brichot,
c’est une forme de thal, vallée : Darnetal, Rosendal, et
même jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a
donné son nom à Dalbec est d’ailleurs charmante. Vue
d’une falaise (fels en allemand, vous avez même non loin
d’ici, sur une hauteur, la jolie ville de Falaise), elle voisine
les flèches de l’église, située en réalité à une grande
distance, et a l’air de les refléter. – Je crois bien, dis-je,
c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en ai vu plusieurs
esquisses chez lui. – Elstir ! Vous connaissez Tiche ?
s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l’ai connu
dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus.
Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son
couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un
dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre
petit noyau. Je vous montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il
a peintes pour moi ; vous verrez quelle différence avec ce
qu’il fait aujourd’hui et que je n’aime pas du tout, mais pas
du tout ! Mais comment ! je lui avais fait faire un portrait de
Cottard, sans compter tout ce qu’il a fait d’après moi. – Et il
avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme
Cottard, oubliant qu’alors son mari n’était pas agrégé. Je
ne sais, Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des
cheveux mauves. – Ça ne fait rien, dit Mme Verdurin en
levant le menton d’un air de dédain pour Mme Cottard et
d’admiration pour celui dont elle parlait, c’était d’un fier
coloriste, d’un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en
s’adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous
appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses
de compositions, ces grandes machines qu’il expose
depuis qu’il ne vient plus chez moi. Moi, j’appelle cela du
barbouillé, c’est d’un poncif, et puis ça manque de relief,
de personnalité. Il y a de tout le monde là dedans. – Il
restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit
précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon
amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport
avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle
fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. – Oh !
connu, archiconnu, il y a des années qu’on me le ressert »,
dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avait raconté autrefois,
mais comme fait par lui-même. « Ce n’est pas de chance
que, pour une fois que vous prononcez intelligiblement
quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas de vous. – Ça
me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c’était
quelqu’un de doué, il a gâché un joli tempérament de
peintre. Ah ! s’il était resté ici ! Mais il serait devenu le
premier paysagiste de notre temps. Et c’est une femme qui
l’a conduit si bas ! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, car
l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un
médiocre. Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans
le fond, il ne m’a jamais intéressée. Je l’aimais bien, c’était
tout. D’abord, il était d’un sale. Vous aimez beaucoup ça,
vous, les gens qui ne se lavent jamais ? – Qu’est-ce que
c’est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ?
demanda Ski. – Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit
Mme Verdurin. – Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire
déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de
Château-Lafite, de Porto. – Je ne peux pas vous dire
comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit Mme
Verdurin pour dissimuler sous l’agrément qu’elle trouvait à
cette fantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité. –
Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez
tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches,
d’énormes brugnons, là, en face du soleil couché ; ça sera
luxuriant comme un beau Véronèse. – Ça coûtera presque
aussi cher, murmura M. Verdurin. – Mais enlevez ces
fromages si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer
l’assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses
forces. – Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me
dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c’est
le travail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand
il en a envie. C’est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui,
ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa
cigarette au milieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas
pourquoi vous n’avez pas voulu recevoir sa femme, dit
Cottard, il serait ici comme autrefois. – Dites donc, voulez-
vous être poli, vous ? Je ne reçois pas de gourgandines,
Monsieur le Professeur », dit Mme Verdurin, qui avait, au
contraire, fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir
Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent
mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à
Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère,
avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture.
C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu ; et il s’en
félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le
revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître
la voie du salut. « Il est magnifique, le Professeur, dit-elle.
Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-
vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c’est
que Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernière des
filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D’ailleurs je
vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête de passer sur
la femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé,
ce n’est même plus dessiné. – C’est extraordinaire pour un
homme d’une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh ! non,
répondit Mme Verdurin, même à l’époque où il avait du
talent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait
chez lui c’est qu’il n’était aucunement intelligent. » Mme
Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n’avait pas
attendu leur brouille et qu’elle n’aimât plus sa peinture.
C’est que, même au temps où il faisait partie du petit
groupe, il arrivait qu’Elstir passait des journées entières
avec telle femme qu’à tort ou à raison Mme Verdurin
trouvait « bécasse », ce qui, à son avis, n’était pas le fait
d’un homme intelligent. « Non, dit-elle d’un air d’équité, je
crois que sa femme et lui sont très bien faits pour aller
ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus
ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s’il
me fallait passer deux heures avec elle. Mais on dit qu’il la
trouve très intelligente. C’est qu’il faut bien l’avouer, notre
Tiche était surtout excessivement bête ! Je l’ai vu épaté
par des personnes que vous n’imaginez pas, par de
braves idiotes dont on n’aurait jamais voulu dans notre petit
clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discutait avec elles, lui,
Elstir ! Ça n’empêche pas des côtés charmants, ah !
charmants, charmants et délicieusement absurdes,
naturellement. » Car Mme Verdurin était persuadée que les
hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée
fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les
« folies » des gens sont insupportables. Mais un
déséquilibre qu’on ne découvre qu’à la longue est la
conséquence de l’entrée dans un cerveau humain de
délicatesses pour lesquelles il n’est pas habituellement fait.
En sorte que les étrangetés des gens charmants
exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui
ne soient, par ailleurs, étranges. « Tenez, je vais pouvoir
vous montrer tout de suite ses fleurs », me dit-elle en
voyant que son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever
de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M.
Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès
qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses
raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances
mondaines avec un homme titré, momentanément
l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils
jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M.
de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour
penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles :
« Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il,
car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les
esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les
artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or
dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai
compris que vous « en étiez » ! M. de Charlus, qui donnait
à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps.
Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du
Patron le suffoquait. « Ne protestez pas, cher Monsieur,
vous « en êtes », c’est clair comme le jour, reprit M.
Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un
art quelconque, mais ce n’est pas nécessaire. Ce n’est
pas toujours suffisant. Degrange, qui vient de mourir, jouait
parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais « n’en
était » pas, on sentait tout de suite qu’il « n’en était » pas.
Brichot n’en est pas. Morel en est, ma femme en est, je
sens que vous en êtes… – Qu’alliez-vous me dire ? »
interrompit M. de Charlus, qui commençait à être rassuré
sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait
qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous
vous avons mis seulement à gauche », répondit M.
Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif,
bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a
aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était
spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque
grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même,
tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi,
inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles
petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité
précieuse comme celle de certains instruments anciens
devenus rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre
complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation
phonétique se joignît à la description, et celle du
personnage que faisait M. de Charlus risque d’être
incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger,
comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais rendues
exactement parce que les orchestres manquent de ces
« petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles
l’auteur a écrit telle ou telle partie. « Mais, expliqua M.
Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune
importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce
sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai
connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère,
avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas,
devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire,
à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il
y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis,
comme vous n’êtes que baron… – Permettez, répondit M.
de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je
suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis,
prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.
D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez
pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit
sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous
n’aviez pas l’habitude. »
Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs
d’Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent
pour moi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la
forme, qui le renouvelait entièrement, d’un voyage le long
de la côte, suivi d’une montée en voiture jusqu’à deux cents
mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d’ivresse,
celle-ci ne s’était pas dissipée à la Raspelière. « Tenez,
regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de
grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dont l’onctueux
écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec un relief
un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient
posées. Croyez-vous qu’il aurait encore assez de patte
pour attraper ça ? Est-ce assez fort ! Et puis, c’est beau
comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux
pas vous dire comme c’était amusant de les lui voir
peindre. On sentait que ça l’intéressait de chercher cet
effet-là. » Et le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement
sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non
seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne
survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés ;
derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même,
elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une
matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la
table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger,
avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la
Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi
ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder
une fleur qu’en la transplantant d’abord dans ce jardin
intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait
montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il
avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de
sorte qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont
ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la
famille des Roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça
a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient
perdre du temps, que je nuisais au développement de son
génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si la
fréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être
salutaire à un artiste », s’écria-t-elle dans un mouvement
d’orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer, qui était
déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le
mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette
offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du
marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de
Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le
simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince,
et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette
préséance qu’en la déclinant. Aussi s’écria-t-il : « Mais
comment donc ! Je vous en prie ! Par exemple ! » Le ton
astucieusement véhément de cette protestation avait déjà
quelque chose de fort « Guermantes », qui s’accusa
davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec
lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains, et comme
pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de
Cambremer, qui ne s’était pas levé : « Ah ! voyons, mon
cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n’y a
pas de raison ! de notre temps on réserve ça aux princes
du sang. » Je ne touchai pas plus les Cambremer que Mme
Verdurin par mon enthousiasme pour leur maison. Car
j’étais froid devant des beautés qu’ils me signalaient et
m’exaltais de réminiscences confuses ; quelquefois même
je leur avouais ma déception, ne trouvant pas quelque
chose conforme à ce que son nom m’avait fait imaginer.
J’indignai Mme de Cambremer en lui disant que j’avais cru
que c’était plus campagne. En revanche, je m’arrêtai avec
extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par la
porte. « Je vois que vous aimez les courants d’air », me
dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant
un carreau cassé n’eut pas plus de succès : « Mais quelle
horreur ! » s’écria la marquise. Le comble fut quand je dis :
« Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai
entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas
dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du
canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer
me tourna résolument le dos. « Vous n’avez pas trouvé tout
cela trop mal arrangé ? lui demanda son mari avec la
même sollicitude apitoyée que s’il se fût informé comment
sa femme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de
belles choses. » Mais comme la malveillance, quand les
règles fixes d’un goût sûr ne lui imposent pas de bornes
inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de
leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés : « Oui,
mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles si
belles que ça ? – Vous avez remarqué, dit M. de
Cambremer avec une tristesse que contenait quelque
fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des
choses tout usées dans ce salon ! – Et cette pièce d’étoffe
avec ses grosses roses, comme un couvre-pied de
paysanne », dit Mme de Cambremer, dont la culture toute
postiche s’appliquait exclusivement à la philosophie
idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de
Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du
luxe mais aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-bise !
Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne
savent pas, où auraient-ils appris ? ça doit être de gros
commerçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. – Les
chandeliers m’ont paru beaux », dit le marquis, sans qu’on
sût pourquoi il exceptait les chandeliers, de même
qu’inévitablement, chaque fois qu’on parlait d’une église,
que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d’Amiens,
ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressait toujours de
citer comme admirable c’était : « le buffet d’orgue, la
chaire et les œuvres de miséricorde ». « Quant au jardin,
n’en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C’est un
massacre. Ces allées qui s’en vont tout de guingois ! » Je
profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller
jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer
m’avait remise, et où sa mère m’invitait à dîner. Avec ce
rien d’encre, l’écriture traduisait une individualité
désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sans qu’il
y eût plus besoin de recourir à l’hypothèse de plumes
spéciales que des couleurs rares et mystérieusement
fabriquées ne sont nécessaires au peintre pour exprimer
sa vision originale. Même un paralysé, atteint d’agraphie
après une attaque et réduit à regarder les caractères
comme un dessin, sans savoir les lire, aurait compris que
Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la
culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un
peu d’air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné
aussi vers quelles années la marquise avait appris
simultanément à écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque
où les gens bien élevés observaient la règle d’être
aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de
Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif
louangeux ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un
petit tiret) d’un second, puis (après un deuxième tiret) d’un
troisième. Mais ce qui lui était particulier, c’est que,
contrairement au but social et littéraire qu’elle se proposait,
la succession des trois épithètes revêtait, dans les billets
de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression,
mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit, dans
cette première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait
encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques –
rares – réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis
(précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si je
voulais venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en
serait « ravie – heureuse – contente ». Peut-être était-ce
parce que le désir d’amabilité n’était pas égalé chez elle
par la fertilité de l’imagination et la richesse du vocabulaire
que cette dame tenait à pousser trois exclamations, n’avait
la force de donner dans la deuxième et la troisième qu’un
écho affaibli de la première. Qu’il y eût eu seulement un
quatrième adjectif, et de l’amabilité initiale il ne serait rien
resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui n’avait
pas dû être sans produire une impression considérable
dans la famille et même le cercle des relations, Mme de
Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui
pouvait finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui
de « vrai ». Et pour bien montrer qu’il s’agissait en effet de
quelque chose de sincère, elle rompait l’alliance
conventionnelle qui eût mis « vrai » avant le substantif, et le
plantait bravement après. Ses lettres finissaient par :
« Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie
vraie. » Malheureusement c’était tellement devenu une
formule que cette affectation de franchise donnait plus
l’impression de la politesse menteuse que les antiques
formules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais
d’ailleurs gêné pour lire par le bruit confus des
conversations que dominait la voix plus haute de M. de
Charlus n’ayant pas lâché son sujet et disant à M. de
Cambremer : « Vous me faisiez penser, en voulant que je
prisse votre place, à un Monsieur qui m’a envoyé ce matin
une lettre en mettant comme adresse : « À son Altesse, le
Baron de Charlus », et qui la commençait par :
« Monseigneur ». – En effet, votre correspondant exagérait
un peu », répondit M. de Cambremer en se livrant à une
discrète hilarité. M. de Charlus l’avait provoquée ; il ne la
partagea pas. « Mais dans le fond, mon cher, dit-il,
remarquez que, héraldiquement parlant, c’est lui qui est
dans le vrai ; je n’en fais pas une question de personne,
vous pensez bien. J’en parle comme s’il s’agissait d’un
autre. Mais que voulez-vous, l’histoire est l’histoire, nous n’y
pouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je
ne vous citerai pas l’empereur Guillaume qui, à Kiel, n’a
jamais cessé de me donner du Monseigneur. J’ai ouï dire
qu’il appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif,
et ce qui est peut-être simplement une délicate attention
qui, par-dessus notre tête, vise la France. – Délicate et
plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. Ah ! je ne
suis pas de votre avis. Remarquez que, personnellement,
un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de
plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de
Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus,
auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-
Lorraine. Mais je crois le penchant qui porte l’Empereur
vers nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront
que c’est un Empereur de théâtre. Il est au contraire
merveilleusement intelligent, il ne s’y connaît pas en
peinture, et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des
musées nationaux. Mais Louis XIV n’aimait pas les maîtres
hollandais, avait aussi le goût de l’apparat, et a été,
somme toute, un grand souverain. Encore Guillaume II a-t-il
armé son pays, au point de vue militaire et naval, comme
Louis XIV n’avait pas fait, et j’espère que son règne ne
connaîtra jamais les revers qui ont assombri, sur la fin, le
règne de celui qu’on appelle banalement le Roi Soleil. La
République a commis une grande faute, à mon avis, en
repoussant les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui
rendant qu’au compte-gouttes. Il s’en rend lui-même très
bien compte et dit, avec ce don d’expression qu’il a : « Ce
que je veux, c’est une poignée de mains, ce n’est pas un
coup de chapeau. » Comme homme, il est vil ; il a
abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des
circonstances où son silence a été aussi misérable que le
leur a été grand, continua M. de Charlus qui, emporté
toujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg et
se rappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les
plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en
notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil
procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu
foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous
aurions fermé la bouche. » Du reste, tout cela n’a rien à
voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu’en Allemagne,
princes médiatisés, nous sommes Durchlaucht, et qu’en
France notre rang d’Altesse était publiquement reconnu.
Saint-Simon prétend que nous l’avions pris par abus, ce en
quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il en donne, à
savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appeler le
Roi très chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi tout
court, prouve simplement que nous relevions de lui et
nullement que nous n’avions pas la qualité de prince. Sans
quoi, il aurait fallu le dénier au duc de Lorraine et à
combien d’autres. D’ailleurs, plusieurs de nos titres
viennent de la Maison de Lorraine par Thérèse d’Espinoy,
ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau de
Commercy. » S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de
Charlus développa plus amplement les raisons de sa
prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas
dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième,
pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre
famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que
Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha. Mais c’est lui que
ça regarde, il est mon chef d’armes, et du moment qu’il le
trouve bon ainsi et qu’il laisse passer la chose, je n’ai qu’à
fermer les yeux. – M. Brichot m’a beaucoup intéressé, dis-
je à Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant la
lettre de Mme de Cambremer dans ma poche. – C’est un
esprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle
froidement. Il manque évidemment d’originalité et de goût,
il a une terrible mémoire. On disait des « aïeux » des gens
que nous avons ce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien
oublié. Mais ils avaient du moins l’excuse, dit-elle en
prenant à son compte un mot de Swann, qu’ils n’avaient
rien appris. Tandis que Brichot sait tout, et nous jette à la
tête, pendant le dîner, des piles de dictionnaires. Je crois
que vous n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de
telle ville, de tel village. » Pendant que Mme Verdurin
parlait, je pensais que je m’étais promis de lui demander
quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que
c’était. « Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein,
Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je
vous ai regardée, ma petite Patronne. – Je vous ai bien vu,
j’ai failli éclater. » Je ne saurais dire aujourd’hui comment
Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, au
moment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas
l’esprit d’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était
pas sans prétention, je lui dis quelque chose d’aimable et
même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les
femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on
leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un
jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement,
comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas
à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit
rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette
orgueilleuse et naïve question, habituelle en pareilles
circonstances : « Cela vous plaît ? – Vous parlez de
Chantepie, je suis sûr », dit M. Verdurin s’approchant de
nous. J’avais été seul, pensant à ma lustrine verte et à une
odeur de bois, à ne pas remarquer qu’en énumérant ces
étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Et comme les
impressions qui donnaient pour moi leur valeur aux choses
étaient de celles que les autres personnes ou n’éprouvent
pas, ou refoulent sans y penser, comme insignifiantes, et
que, par conséquent, si j’avais pu les communiquer elles
fussent restées incomprises ou auraient été dédaignées,
elles étaient entièrement inutilisables pour moi et avaient
de plus l’inconvénient de me faire passer pour stupide aux
yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j’avais « gobé »
Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guermantes
parce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. Pour Brichot
pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas du petit
clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique,
littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir
dans une conversation, dans un discours officiel, dans une
nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur
n’aurait jamais songé à y voir. Que de fois il m’est arrivé,
lisant avec une certaine émotion un conte habilement filé
par un académicien disert et un peu vieillot, d’être sur le
point de dire à Bloch ou à Mme de Guermantes : « Comme
c’est joli ! » quand, avant que j’eusse ouvert la bouche, ils
s’écriaient, chacun dans un langage différent : « Si vous
voulez passer un bon moment, lisez un conte de un tel. La
stupidité humaine n’a jamais été aussi loin. » Le mépris de
Bloch provenait surtout de ce que certains effets de style,
agréables du reste, étaient un peu fanés ; celui de Mme de
Guermantes de ce que le conte semblait prouver justement
le contraire de ce que voulait dire l’auteur, pour des raisons
de fait qu’elle avait l’ingéniosité de déduire mais
auxquelles je n’eusse jamais pensé. Je fus aussi surpris de
voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin
pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à
Féterne, les Cambremer me dire, devant l’éloge
enthousiaste que je faisais de la Raspelière : « Ce n’est
pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en
ont fait. » Il est vrai qu’ils avouèrent que la vaisselle était
belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je ne l’avais
vue. « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec,
vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M.
Verdurin. C’était justement les choses que m’apprenait
Brichot qui m’intéressaient. Quant à ce qu’on appelait son
esprit, il était exactement le même qui avait été si goûté
autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante
facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à
vaincre un silence hostile ou de désagréables échos ; ce
qui avait changé était, non ce qu’il débitait, mais
l’acoustique du salon et les dispositions du public.
« Gare », dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot.
Celui-ci, ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue, jeta
sur la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de
philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de son
esprit jetaient en revanche sur les choses un plus large
regard. Il voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections
humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive
que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a
l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole,
ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc… ,
rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’une
question d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres
absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à merveille que ces
autres ne le valent pas. Il pourrait aisément disséquer les
sophismes à l’aide desquels on l’a condamné tacitement, il
veut aller faire une visite, écrire une lettre : plus sage, il ne
fait rien, attend l’invitation de la semaine suivante. Parfois
aussi ces disgrâces, au lieu de finir en une soirée, durent
des mois. Dues à l’instabilité des jugements mondains,
elles l’augmentent encore. Car celui qui sait que Mme X…
le méprise, sentant qu’on l’estime chez Mme Y… , la
déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au
reste, ce n’est pas le lieu de peindre ici ces hommes,
supérieurs à la vie mondaine mais n’ayant pas su se
réaliser en dehors d’elle, heureux d’être reçus, aigris d’être
méconnus, découvrant chaque année les tares de la
maîtresse de maison qu’ils encensaient, et le génie de
celle qu’ils n’avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à
revenir à leurs premières amours quand ils auront souffert
des inconvénients qu’avaient aussi les secondes, et que
ceux des premières seront un peu oubliés. On peut juger,
par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à
Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme
Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses
infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des
affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas
moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la
rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme
Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être
aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus m’empêcher
de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette.
« Comment, pas gentille ! Mais il nous adore, vous ne
savez pas ce que nous sommes pour lui ! Mon mari est
quelquefois un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer
qu’il y a de quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne
se rebiffe-t-il pas davantage, au lieu de prendre ces airs de
chien couchant ? Ce n’est pas franc. Je n’aime pas cela.
Ça n’empêche pas que je tâche toujours de calmer mon
mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne
pas revenir ; et cela je ne le voudrais pas parce que je vous
dirai qu’il n’a plus un sou, il a besoin de ses dîners. Et puis,
après tout, si il se froisse, qu’il ne revienne pas, moi ce
n’est pas mon affaire, quand on a besoin des autres on
tâche de ne pas être aussi idiot. – Le duché d’Aumale a
été longtemps dans notre famille avant d’entrer dans la
Maison de France, expliquait M. de Charlus à M. de
Cambremer, devant Morel ébahi et auquel, à vrai dire,
toute cette dissertation était sinon adressée du moins
destinée. Nous avions le pas sur tous les princes
étrangers ; je pourrais vous en donner cent exemples. La
princesse de Croy ayant voulu, à l’enterrement de
Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci
lui fit vertement remarquer qu’elle n’avait pas droit au
carreau, le fit retirer par l’officier de service et porta la
chose au Roi, qui ordonna à Mme de Croy d’aller faire des
excuses à Mme de Guermantes chez elle. Le duc de
Bourgogne étant venu chez nous avec les huissiers, la
baguette levée, nous obtînmes du Roi de la faire abaisser.
Je sais qu’il y a mauvaise grâce à parler des vertus des
siens. Mais il est bien connu que les nôtres ont toujours été
de l’avant à l’heure du danger. Notre cri d’armes, quand
nous avons quitté celui des ducs de Brabant, a été
« Passavant ». De sorte qu’il est, en somme, assez
légitime que ce droit d’être partout les premiers, que nous
avions revendiqué pendant tant de siècles à la guerre,
nous l’ayons obtenu ensuite à la Cour. Et dame, il nous y a
toujours été reconnu. Je vous citerai encore comme preuve
la princesse de Baden. Comme elle s’était oubliée jusqu’à
vouloir disputer son rang à cette même duchesse de
Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l’heure, et
avait voulu entrer la première chez le Roi en profitant d’un
mouvement d’hésitation qu’avait peut-être eu ma parente
(bien qu’il n’y en eût pas à avoir), le Roi cria vivement :
« Entrez, entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop
ce qu’elle vous doit. » Et c’est comme duchesse de
Guermantes qu’elle avait ce rang, bien que par elle-même
elle fût d’assez grande naissance puisqu’elle était par sa
mère nièce de la Reine de Pologne, de la Reine d’Hongrie,
de l’Électeur Palatin, du prince de Savoie-Carignan et du
prince d’Hanovre, ensuite Roi d’Angleterre. – Mæcenas
atavis edite regibus ! dit Brichot en s’adressant à M. de
Charlus, qui répondit par une légère inclinaison de tête à
cette politesse. – Qu’est-ce que vous dites ? demanda
Mme Verdurin à Brichot, envers qui elle aurait voulu tâcher
de réparer ses paroles de tout à l’heure. Je parlais, Dieu
m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur du gratin (Mme
Verdurin fronça les sourcils), environ le siècle d’Auguste
(Mme Verdurin, rassurée par l’éloignement de ce gratin, prit
une expression plus sereine), d’un ami de Virgile et
d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’à lui envoyer
en pleine figure ses ascendances plus qu’aristocratiques,
royales, en un mot je parlais de Mécène, d’un rat de
bibliothèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste.
Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards
qui était Mécène. » Regardant gracieusement Mme
Verdurin du coin de l’œil, parce qu’il l’avait entendue
donner rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il
craignait de ne pas être invité : « Je crois, dit M. de
Charlus, que Mécène, c’était quelque chose comme le
Verdurin de l’antiquité. » M me Verdurin ne put réprimer
qu’à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel.
« Il est agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit
que c’est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans
notre petit noyau. Où donc demeure-t-il à Paris ? » Morel
garda un silence hautain et demanda seulement à faire une
partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de
violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait
jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le
style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté,
schumanesque, mais enfin antérieur à la Sonate de
Franck) de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Je
sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour
le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la
culture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui
unit chez un même homme une tare physique et un don
spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son
frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela
était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui.
Me reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes
chaleureux de Morel à Mme Verdurin) de n’aller jamais le
voir, et moi invoquant la discrétion, il m’avait répondu :
« Mais puisque c’est moi qui vous le demande, il n’y a que
moi qui pourrais m’en formaliser. » Cela aurait pu être dit
par le duc de Guermantes. M. de Charlus n’était, en
somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature
déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour
qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il
préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et
aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et
souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de
Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était
pas sans goût, un éloquent discoureur. Le style rapide,
anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le
morceau schumanesque de la Sonate de Fauré, qui aurait
pu discerner que ce style avait son correspondant – on
n’ose dire sa cause – dans des parties toutes physiques,
dans les défectuosités de M. de Charlus ? Nous
expliquerons plus tard ce mot de défectuosités nerveuses
et pour quelles raisons un Grec du temps de Socrate, un
Romain du temps d’Auguste, pouvaient être ce qu’on sait
tout en restant des hommes absolument normaux, et non
des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De
même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non
venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc,
aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années
après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais
superficielles, comme la transpiration d’un homme trop
gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. Avec la
différence qu’à ceux-ci on dit : « Comme vous avez
chaud », tandis qu’on fait semblant de ne pas voir les
pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde ; car le peuple
s’inquiète de voir pleurer, comme si un sanglot était plus
grave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de
sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez
M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard
même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant
la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander
son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était
peut-être vrai.
Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce
qui eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer
que je n’insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela »,
me dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce
qui fit crier : « Ah ! c’est sublime ! » dès la première note.
Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que les premières
mesures et, par gaminerie, sans aucune intention de
mystifier, il commença une marche de Meyerbeer.
Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne
fit pas d’annonce, tout le monde crut que c’était encore du
Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! » Morel, en
révélant que l’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de
Robert le Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremer
n’eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car
elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était
jetée dessus avec une impulsion d’hystérique. « Oh ! jouez
ça, tenez, ça, c’est divin », criait-elle. Et pourtant de cet
auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus
grands honneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience
fébrile, c’était un de ces morceaux maudits qui vous ont si
souvent empêché de dormir et qu’une élève sans pitié
recommence indéfiniment à l’étage contigu au vôtre. Mais
Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer
aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait
voulu un whist. « Il a dit tout à l’heure au Patron qu’il était
prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n’est pas vrai, il est
d’une simple bourgeoisie de petits architectes. – Je veux
savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi,
na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui
grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et
peut-être aux miens : « Mais à vrai dire, Madame, Mécène
m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de
marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en
France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-
même, le très puissant Dieu Jemenfou. » Mme Verdurin ne
se contentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans
sa main. Elle s’abattait, avec la brusquerie des insectes
appelés éphémères, sur la princesse Sherbatoff ; si celle-
ci était à peu de distance, la Patronne s’accrochait à
l’aisselle de la princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait
pendant quelques instants sa tête comme un enfant qui
joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran protecteur,
elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne
penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font
une prière un peu longue, ont la sage précaution
d’ensevelir leur visage dans leurs mains. Mme Verdurin les
imitait en écoutant les quatuors de Beethoven pour montrer
à la fois qu’elle les considérait comme une prière et pour
ne pas laisser voir qu’elle dormait. « Je parle fort
sérieusement, Madame, dit Brichot. Je crois que trop
grand est aujourd’hui le nombre des gens qui passent leur
temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre
du monde. En bonne doctrine, je n’ai rien à objecter à je ne
sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand
Tout (lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus
près de Paris qu’Asnières ou Bois-Colombes), mais il
n’est ni d’un bon Français, ni même d’un bon Européen,
quand les Japonais sont peut-être aux portes de notre
Byzance, que des antimilitaristes socialisés discutent
gravement sur les vertus cardinales du vers libre. » Mme
Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de la
princesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans
feindre de s’essuyer les yeux et sans reprendre deux ou
trois fois haleine. Mais Brichot voulait que j’eusse ma part
de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il
présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la
jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de
l’importance, en se faisant traiter par elle de réactionnaire :
« Je ne voudrais pas blasphémer les Dieux de la
Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu’un
orateur accorde à la dérobée à quelqu’un présent dans
l’assistance et dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être
damné comme hérétique et relaps dans la chapelle
mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de
son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins comme
enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-
Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu de ces
intellectuels adorant l’Art, avec un grand A, et qui, quand il
ne leur suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des
piqûres de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion
baudelairienne, ils ne seraient plus capables de l’effort viril
que la patrie peut un jour ou l’autre leur demander,
anesthésiés qu’ils sont par la grande névrose littéraire,
dans l’atmosphère chaude, énervante, lourde de relents
malsains, d’un symbolisme de fumerie d’opium. »
Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet
inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski et lui
assurai qu’il se trompait absolument sur la famille à
laquelle appartenait M. de Charlus ; il me répondit qu’il était
sûr de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son
vrai nom était Gandin, Le Gandin. « Je vous ai dit, lui
répondis-je, que Mme de Cambremer était la sœur d’un
ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M.
de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance entre lui et
Mme de Cambremer qu’entre le Grand Condé et Racine. –
Ah ! je croyais », dit Ski légèrement sans plus s’excuser de
son erreur que, quelques heures avant, de celle qui avait
failli nous faire manquer le train. « Est-ce que vous
comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme
Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle
et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. – Mon
Dieu, on ne sait jamais, répondit d’un ton nasillard et
traînant M. de Charlus. J’aimerais rester jusqu’à la fin de
septembre. – Vous avez raison, dit M me Verdurin ; c’est le
moment des belles tempêtes. – À bien vrai dire ce n’est
pas ce qui me déterminerait. J’ai trop négligé depuis
quelque temps l’Archange saint Michel, mon patron, et je
voudrais le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29
septembre, à l’Abbaye du Mont. – Ça vous intéresse
beaucoup, ces affaires-là ? » demanda Mme Verdurin, qui
eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé
si elle n’avait craint qu’une excursion aussi longue ne fit
« lâcher » pendant quarante-huit heures le violoniste et le
baron. « Vous êtes peut-être affligée de surdité
intermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous
ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons. »
Puis, souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés
au loin, la voix accrue par une exaltation qui me sembla
plus qu’esthétique, religieuse : « C’est si beau à l’offertoire,
quand Michel se tient debout près de l’autel, en robe
blanche, balançant un encensoir d’or, et avec un tel amas
de parfums que l’odeur en monte jusqu’à Dieu. – On
pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré
son horreur de la calotte. – À ce moment-là, dès l’offertoire,
reprit M. de Charlus qui, pour d’autres raisons mais de la
même manière que les bons orateurs à la Chambre, ne
répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas
l’avoir entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune ami
palestrinisant et exécutant même une Aria de Bach. Il serait
fou de joie, le bon Abbé aussi, et c’est le plus grand
hommage, du moins le plus grand hommage public, que je
puisse rendre à mon Saint Patron. Quelle édification pour
les fidèles ! Nous en parlerons tout à l’heure au jeune
Angelico musical, militaire comme saint Michel. »
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne
savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait
plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite
à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux,
marcha d’un air terrible sur Saniette : « Vous ne savez
donc jouer à rien ! » cria-t-il, furieux d’avoir perdu
l’occasion de faire un whist, et ravi d’en avoir trouvé une
d’injurier l’ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air
spirituel : « Si, je sais jouer du piano », dit-il. Cottard et
Morel s’étaient assis face à face. « À vous l’honneur, dit
Cottard. – Si nous nous approchions un peu de la table de
jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir
le violoniste avec Cottard. C’est aussi intéressant que ces
questions d’étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus
grand’chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du
moins, sont les rois des Jeux de Cartes, et il me semble
qu’ils viennent à foison dans la main du jeune virtuose »,
ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui
s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi,
et enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se
pencher sur l’épaule du violoniste. « Ié coupe », dit, en
contrefaisant l’accent rastaquouère, Cottard, dont les
enfants s’esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le
chef de clinique, quand le maître, même au lit d’un malade
gravement atteint, lançait, avec un masque impassible
d’épileptique, une de ses coutumières facéties. « Je ne
sais pas trop ce que je dois jouer, dit Morel en consultant
M. de Cambremer. – Comme vous voudrez, vous serez
battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal. – Égal…
Ingalli ? dit le docteur en coulant vers M. de Cambremer un
regard insinuant et bénévole. C’était ce que nous appelons
la véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme on
n’en reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi y
entendre Ingalli – marié. » Le marquis se leva avec cette
vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne
comprennent pas qu’ils insultent le maître de maison en
ayant l’air de ne pas être certains qu’on puisse fréquenter
ses invités et qui s’excusent sur l’habitude anglaise pour
employer une expression dédaigneuse : « Quel est ce
Monsieur qui joue aux cartes ? qu’est-ce qu’il fait dans la
vie ? qu’est-ce qu’il vend ? J’aime assez à savoir avec qui
je me trouve, pour ne pas me lier avec n’importe qui. Or je
n’ai pas entendu son nom quand vous m’avez fait l’honneur
de me présenter à lui. » Si M. Verdurin, s’autorisant de ces
derniers mots, avait, en effet, présenté à ses convives M.
de Cambremer, celui-ci l’eût trouvé fort mauvais. Mais
sachant que c’était le contraire qui avait lieu, il trouvait
gracieux d’avoir l’air bon enfant et modeste sans péril. La
fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard
n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu
un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la
forme naïve d’autrefois. Alors, quand Cottard était à peine
connu, si on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales
de sa femme : « Il n’y a rien à faire, disait-il, avec l’amour-
propre naïf des gens qui croient que ce qu’ils connaissent
est illustre et que tout le monde connaît le nom du
professeur de chant de leur famille. Si elle avait un
médecin de second ordre on pourrait chercher un autre
traitement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom
qu’il prononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot),
il n’y a qu’à tirer l’échelle. » Usant d’un procédé inverse,
sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu
parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air
simplet. « C’est notre médecin de famille, un brave cœur
que nous adorons et qui se ferait couper en quatre pour
nous ; ce n’est pas un médecin, c’est un ami ; je ne pense
pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait
quelque chose ; en tout cas, pour nous c’est le nom d’un
bien bon homme, d’un bien cher ami, Cottard. » Ce nom,
murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cambremer qui
crut qu’il s’agissait d’un autre. « Cottard ? vous ne parlez
pas du professeur Cottard ? » On entendait précisément la
voix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait
en tenant ses cartes : « C’est ici que les Athéniens
s’atteignirent. – Ah ! si, justement, il est professeur, dit M.
Verdurin. – Quoi ! le professeur Cottard ! Vous ne vous
trompez pas ! Vous êtes bien sûr que c’est le même ! celui
qui demeure rue du Bac ! – Oui, il demeure rue du Bac, 43.
Vous le connaissez ? – Mais tout le monde connaît le
professeur Cottard. C’est une sommité ! C’est comme si
vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint-Blaise
ou Courtois-Suffit. J’avais bien vu, en l’écoutant parler, que
ce n’était pas un homme ordinaire, c’est pourquoi je me
suis permis de vous demander. – Voyons, qu’est-ce qu’il
faut jouer ? atout ? » demandait Cottard. Puis
brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante
même dans une circonstance héroïque, où un soldat veut
prêter une expression familière au mépris de la mort, mais
qui devenait doublement stupide dans le passe-temps
sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer atout,
prit un air sombre, « cerveau brûlé », et, par allusion à ceux
qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa
vie, en s’écriant : « Après tout, je m’en fiche ! » Ce n’était
pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une consolation. Au
milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard, cédant
à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner, s’était
soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et léger
qui s’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des
instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit
par peur de laisser sans réponse quelque parole aimable
qu’on lui eût adressée, elle retombait malgré elle, en proie
au mal implacable et délicieux. Plutôt que le bruit, ce qui
l’éveillait ainsi, pour une seconde seulement, c’était le
regard (que par tendresse elle voyait même les yeux
fermés, et prévoyait, car la même scène se produisait tous
les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où on aura
à se lever), le regard par lequel le professeur signalait le
sommeil de son épouse aux personnes présentes. Il se
contentait, pour commencer, de la regarder et de sourire,
car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d’après le
dîner (du moins donnait-il cette raison scientifique pour se
fâcher vers la fin, mais il n’est pas sûr qu’elle fût
déterminante, tant il avait là-dessus de vues variées),
comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté de se
moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié,
afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller
de nouveau.
Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien !
Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. – J’écoute ce
que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme
Cottard, qui retomba dans sa léthargie. – C’est insensé,
s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a
pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent à une
consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. –
Ils se le figurent peut-être », dit en riant M. de Cambremer.
Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et
surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler
médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas,
promulgua-t-il d’un ton dogmatique. – Ah ! répondit en
s’inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait
Cottard jadis. – On voit bien, reprit Cottard, que vous
n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes
de trional sans arriver à provoquer la somnescence. – En
effet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air
avantageux, je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces
drogues qui bientôt ne font plus d’effet mais vous
détraquent l’estomac. Quand on a chassé toute la nuit
comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous assure
qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. – Ce sont les
ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional
relève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux.
Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que
c’est ? – Mais… j’ai entendu dire que c’était un
médicament pour dormir. – Vous ne répondez pas à ma
question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois
par semaine, à la Faculté, était d’« examen ». Je ne vous
demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est.
Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle et
d’éthyle ? – Non, répondit M. de Cambremer embarrassé.
Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345. –
Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. –
Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est
abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en parler avec
elle. – Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En
tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous
voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine,
bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner,
moi ? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors
maintenant comme une vieille ? Tu vas prendre de
l’embonpoint, tu t’arrêtes la circulation… Elle ne m’entend
même plus. – C’est mauvais pour la santé, ces petits
sommes après dîner, n’est-ce pas, docteur ? dit M. de
Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après
avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice. – Des
histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une même
quantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était
resté tranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait
couru, et c’est chez le premier que la digestion était la plus
avancée. – Alors c’est le sommeil qui coupe la digestion ?
– Cela dépend s’il s’agit de la digestion œsophagique,
stomacale, intestinale ; inutile de vous donner des
explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous
n’avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine,
en avant… harche, il est temps de partir. » Ce n’était pas
vrai, car le docteur allait seulement continuer sa partie de
cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plus
brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait,
sans plus recevoir de réponse, les plus savantes
exhortations. Soit qu’une volonté de résistance à dormir
persistât chez Mme Cottard, même dans l’état de sommeil,
soit que le fauteuil ne prêtât pas d’appui à sa tête, cette
dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et
de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et
Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l’air
d’écouter de la musique, tantôt d’être entrée dans la
dernière phase de l’agonie. Là où les admonestations de
plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le
sentiment de sa propre sottise réussit : « Mon bain est bien
comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du
dictionnaire… s’écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon
Dieu, que je suis sotte ! Qu’est-ce que je dis ? je pensais à
mon chapeau, j’ai dû dire une bêtise, un peu plus j’allais
m’assoupir, c’est ce maudit feu. » Tout le monde se mit à
rire car il n’y avait pas de feu.
« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même M me
Cottard, qui effaça de la main sur son front, avec une
légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se
recoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter
mes humbles excuses à la chère Madame Verdurin et
savoir d’elle la vérité. » Mais son sourire devint vite triste,
car le professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui
plaire et tremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier :
« Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais
une éruption d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne. –
Vous savez, il est charmant, dit M me Verdurin, il a un joli
côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari
des portes du tombeau quand toute la Faculté l’avait
condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se
coucher. Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle
d’un ton grave et presque menaçant, en levant la main vers
les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes
musicales et comme si nous avions voulu toucher au
docteur, c’est sacré ! Il pourrait demander tout ce qu’il
voudrait. Du reste, je ne l’appelle pas le Docteur Cottard, je
l’appelle le Docteur Dieu ! Et encore en disant cela je le
calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible
une partie des malheurs dont l’autre est responsable. –
Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d’un air heureux. –
Atout, pour voir, dit le violoniste. – Il fallait annoncer d’abord
votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme
vous jouez bien ! – J’ai le roi, dit Morel. – C’est un bel
homme, répondit le professeur. – Qu’est-ce que c’est que
cette affaire-là avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin
en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson
sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vos armes ?
ajouta-t-elle avec un dédain ironique. – Non, ce ne sont pas
les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d’or à
trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à
cinq pièces chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là
ce sont celles des d’Arrachepel, qui n’étaient pas de notre
estoc, mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais
ceux de notre lignage n’ont rien voulu y changer. Les
Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d’or à cinq
pieux épointés de gueules. Quand ils s’allièrent aux
Féterne, leur écu changea mais resta cantonné de vingt
croisettes recroisettées au pieu péri fiché d’or avec à
droite un vol d’hermine. – Attrape, dit tout bas M me de
Cambremer. – Mon arrière-grand’mère était une
d’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on
trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua M.
de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut, seulement
alors, l’idée dont sa femme lui avait fait honneur et il
craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles
qui ne la visaient nullement. L’histoire veut qu’au onzième
siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait
montré une habileté particulière dans les sièges pour
arracher les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous
lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les
siècles persister dans leurs armes. Il s’agit des pieux que,
pour rendre plus inabordables les fortifications, on plantait,
on fichait, passez-moi l’expression, en terre devant elles, et
qu’on reliait entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très
bien des piquets et qui n’avaient rien des bâtons flottants
du bon La Fontaine. Car ils passaient pour rendre une
place inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec
l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’il s’agit du
onzième siècle. – Cela manque d’actualité, dit Mme
Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. – Vous
avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répétait
volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous
pourquoi le roi de carreau est réformé ? – Je voudrais bien
être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait.
– Ah ! le mauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put
se retenir de pincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne
savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé ? reprit
Cottard, qui tenait à ses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a
qu’un œil. – Vous avez affaire à forte partie, docteur, dit M.
de Cambremer pour montrer à Cottard qu’il savait qui il
était. – Ce jeune homme est étonnant, interrompit
naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme
un dieu. » Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur
qui répondit : « Qui vivra verra. À roublard, roublard et
demi. – La dame, l’as », annonça triomphalement Morel,
que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne
pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : « C’est beau.
– Nous avons été très contents de dîner avec M. de
Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vous
ne le connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est
particulier, il est d’une époque » (elle eût été bien
embarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec
le sourire satisfait d’une dilettante, d’un juge et d’une
maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si
je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir
un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un
lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du
château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la
lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera
mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à
Féterne ! dit-elle d’un ton dédaigneux à Mme de
Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant
pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. –
Vous restez encore quelque temps dans la région,
Madame, demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce
qui pouvait passer pour une vague intention de l’inviter et
ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus précis.
– Oh ! certainement, Monsieur, je tiens beaucoup pour les
enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le
grand air. La Faculté voulait m’envoyer à Vichy ; mais c’est
trop étouffé, et je m’occuperai de mon estomac quand ces
grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis le
Professeur, avec les examens qu’il fait passer, a toujours
un fort coup de collier à donner, et les chaleurs le fatiguent
beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche détente
quand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De
toutes façons nous resterons encore un bon mois. – Ah !
alors nous sommes gens de revue. – D’ailleurs, je suis
d’autant plus obligée de rester que mon mari doit aller faire
un tour en Savoie, et ce n’est que dans une quinzaine qu’il
sera ici en poste fixe. – J’aime encore mieux le côté de la
vallée que celui de la mer, reprit M me Verdurin. – Vous
allez avoir un temps splendide pour revenir. – Il faudrait
même voir si les voitures sont attelées, dans le cas où vous
tiendriez absolument à rentrer ce soir à Balbec, me dit M.
Verdurin, car moi je n’en vois pas la nécessité. On vous
ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement
beau. Les routes sont admirables. » Je dis que c’était
impossible. « Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objecta
la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça
les avancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare.
Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel,
n’osant pas s’adresser directement à M. de Charlus, vous
ne voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur
la mer. – Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour
le joueur attentif, qui n’avait pas entendu. Il n’a que la
permission de minuit. Il faut qu’il rentre se coucher, comme
un enfant bien obéissant, bien sage », ajouta-t-il d’une voix
complaisante, maniérée, insistante, comme s’il trouvait
quelque sadique volupté à employer cette chaste
comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix sur ce
qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main,
avec des paroles qui semblaient le palper.
Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de
Cambremer avait conclu que j’étais dreyfusard. Comme il
était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour
un ennemi il se mit à me faire l’éloge d’un colonel juif, qui
avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et
lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait. « Et mon
cousin était dans des idées absolument opposées », dit M.
de Cambremer, glissant sur ce qu’étaient ces idées, mais
que je sentis aussi anciennes et mal formées que son
visage, des idées que quelques familles de certaines
petites villes devaient avoir depuis bien longtemps. « Eh
bien ! vous savez, je trouve ça très beau ! » conclut M. de
Cambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le mot
« beau » dans le sens esthétique où il eût désigné, pour sa
mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des
œuvres d’art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce
qualificatif en félicitant, par exemple, une personne délicate
qui avait un peu engraissé. « Comment, vous avez repris
trois kilos en deux mois ? Savez-vous que c’est très
beau ! » Des rafraîchissements étaient servis sur une table.
Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes
choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla
boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de
jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-
vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec
un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement
et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la
taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la
fraisette, je crois, c’est délicieux. » Il est singulier qu’un
certain ordre d’actes secrets ait pour conséquence
extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les
révèle. Si un monsieur croit ou non à l’Immaculée
Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à la pluralité
des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera, dans sa
voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa
pensée. Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette
voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non,
j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire :
« Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude, pour
un juge, que celle qui permet de condamner un criminel qui
n’a pas avoué ; pour un médecin, un paralytique général
qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait
telle faute de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera
mort dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la
manière de dire : « Non, j’ai préféré sa voisine, la
fraisette » à un amour dit antiphysique, n’ont-ils pas besoin
de tant de science. Mais c’est qu’ici il y a rapport plus
direct entre le signe révélateur et le secret. Sans se le dire
précisément, on sent que c’est une douce et souriante
dame qui vous répond, et qui paraît maniérée parce qu’elle
se donne pour un homme et qu’on n’est pas habitué à voir
les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plus
gracieux de penser que depuis longtemps un certain
nombre de femmes angéliques ont été comprises par
erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant
vainement des ailes vers les hommes à qui elles inspirent
une répulsion physique, elles savent arranger un salon,
composer des « intérieurs ». M. de Charlus ne s’inquiétait
pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans
son fauteuil pour être plus près de Morel. « Croyez-vous, dit
Mme Verdurin au baron, que ce n’est pas un crime que cet
être-là, qui pourrait nous enchanter avec son violon, soit là
à une table d’écarté. Quand on joue du violon comme lui ! –
Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est si intelligent »,
dit M. de Charlus, tout en regardant les jeux, afin de
conseiller Morel. Ce n’était pas, du reste, sa seule raison
de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Verdurin.
Avec le singulier amalgame qu’il avait fait de ses
conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et
d’amateur d’art, au lieu d’être poli de la même manière
qu’un homme de son monde l’eût été, il se faisait, d’après
Saint-Simon, des espèces de tableaux vivants ; et, en ce
moment, s’amusait à figurer le maréchal d’Uxelles, lequel
l’intéressait par d’autres côtés encore et dont il est dit qu’il
était glorieux jusqu’à ne pas se lever de son siège, par un
air de paresse, devant ce qu’il y avait de plus distingué à la
Cour. « Dites donc, Charlus, dit M me Verdurin, qui
commençait à se familiariser, vous n’auriez pas dans votre
faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir
de concierge ? – Mais si… mais si… , répondit M. de
Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je ne vous le
conseille pas. – Pourquoi ? – Je craindrais pour vous que
les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. »
Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y
prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir
d’autres à Paris. M. de Charlus continua à ne pas quitter sa
chaise. Il ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcher de sourire
imperceptiblement en voyant combien confirmait ses
maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la
lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue
de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement
étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut
seulement parce qu’elle avait été inquiète de me voir
relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait
éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la
comtesse Molé. « Vous m’avez dit que vous connaissiez
Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ? »
demanda-t-elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le
sens d’être reçu chez elle, d’avoir reçu d’elle l’autorisation
d’aller la voir. M. de Charlus répondit, avec une inflexion de
dédain, une affectation de précision et un ton de
psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce « quelquefois »
donna des doutes à Mme Verdurin, qui demanda : « Est-ce
que vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? – Ah ! je
ne me rappelle pas. – Ah ! dit M me Verdurin, vous ne
connaissez pas le duc de Guermantes ? – Mais comment
est-ce que je ne le connaîtrais pas », répondit M. de
Charlus, dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire
était ironique ; mais comme le baron craignait de laisser
voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres,
de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d’un sourire
de bienveillance : « Pourquoi dites-vous : Comment est-ce
que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c’est mon
frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme
Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de
savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel,
ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de
Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à
l’esprit. Elle se dirigea vers moi : « J’ai entendu tout à
l’heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi,
vous comprenez, cela m’est égal. Mais, dans votre intérêt,
j’espère bien que vous n’irez pas. D’abord c’est infesté
d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et
des marquis de province que personne ne connaît, vous
serez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d’y aller
une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai
une jeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je
trouvais que cette prétendue parenté simplifiait les choses
pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer,
comme je la leur ai déjà présentée… – Vous ferez ce que
vous voudrez. Ce que je peux vous dire : c’est
excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une
fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des
familles, vous serez bien avancé ? – Mais est-ce que
l’endroit n’est pas très joli ? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi
j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici
sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que je
n’aurais pas pris l’autre maison, parce que l’air de la mer
est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit
nerveuse… Mais, du reste, vous êtes nerveux, je crois…
vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y
une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, mais ce n’est
pas notre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle
phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes :
« Si cela vous amuse de voir la maison, qui n’est pas mal,
jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé,
le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécute et que
j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai
d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-
demain nous irons à Harambouville en voiture. La route est
magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous,
Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera
une partie que, du reste, mon mari a dû arranger d’avance.
Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce
que vous en êtes ? » Le baron, qui n’entendit pas cette
phrase et ne savait pas qu’on parlait d’une excursion à
Harambouville, sursauta : « Étrange question », murmura-t-
il d’un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit
piquée. « D’ailleurs, me dit-elle, en attendant le dîner
Cambremer, pourquoi ne l’amèneriez-vous pas ici, votre
cousine ? Aime-t-elle la conversation, les gens
intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien alors, très
bien. Venez avec elle. Il n’y a pas que les Cambremer au
monde. Je comprends qu’ils soient heureux de l’inviter, ils
ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air,
toujours des hommes intelligents. En tout cas je compte
que vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai
entendu que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre
cousine, M. de Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous
devriez arranger de transporter tout ça ici, ça serait gentil,
un petit arrivage en masse. Les communications sont on
ne peut plus faciles, les chemins sont ravissants ; au
besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas, du reste, ce
qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté de
moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la
galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en
ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et
des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la
cochonnerie qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je
n’assassine pas mes invités, Monsieur, et, même si je
voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose
innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-
bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une
pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée
en trois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est triste pour sa
pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique
sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et
de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous
amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres.
Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance
que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi
tout votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer
chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui
vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je
suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite
que nous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il
vient justement des gens très agréables mercredi. Vous ne
connaissez pas la petite Madame de Longpont ? Elle est
ravissante et pleine d’esprit, pas snob du tout, vous verrez
qu’elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener
toute une bande d’amis, ajouta Mme Verdurin, pour me
montrer que c’était bon genre et m’encourager par
l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et
qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou
de vous. Et puis je crois qu’on doit aussi amener Bergotte,
ajouta-t-elle d’un air vague, ce concours d’une célébrité
étant rendu trop improbable par une note parue le matin
dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand
écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous
verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je
ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne
jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne
protestez pas, vous n’avez pas pu vous ennuyer plus que
moi, moi-même je trouvais que c’était assommant. Ce ne
sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste, je
ne parle pas des Cambremer, qui sont impossibles, mais
j’ai connu des gens du monde qui passaient pour être
agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau cela
n’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez
Swann intelligent. D’abord, mon avis est que c’était très
exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme,
que j’ai toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois,
en dessous, je l’ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien,
vous pouvez demander aux autres, même à côté de
Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui est un bon
professeur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut tout de
même, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne ! » Et
comme j’émettais un avis contraire : « C’est ainsi. Je ne
veux rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami ; du
reste, il vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une
façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit
quelque chose d’intéressant, à nos dîners. C’est tout de
même la pierre de touche. Hé bien ! je ne sais pas
pourquoi, mais Swann, chez moi, ça ne donnait pas, ça ne
rendait rien. Et encore le peu qu’il valait il l’a pris ici. »
J’assurai qu’il était très intelligent. « Non, vous croyiez
seulement cela parce que vous le connaissiez depuis
moins longtemps que moi. Au fond on en avait très vite fait
le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction : il allait chez les
La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’y allais
pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah ! ça,
non ! » L’horreur de l’ennui était maintenant chez M me
Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la
composition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore de
duchesses parce qu’elle était incapable de s’ennuyer,
comme de faire une croisière, à cause du mal de mer. Je
me disais que ce que Mme Verdurin disait n’était pas
absolument faux, et alors que les Guermantes eussent
déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais
rencontré, je restais incertain s’il n’était pas au fond
supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant
l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût
d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en
rougir ; je me le demandais comme si la nature de
l’intelligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par
la réponse que je me ferais et avec le sérieux d’un chrétien
influencé par Port-Royal qui se pose le problème de la
Grâce. « Vous verrez, continua M me Verdurin, quand on a
des gens du monde avec des gens vraiment intelligents,
des gens de notre milieu, c’est là qu’il faut les voir, l’homme
du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles
n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, qui ne se
sentent plus en confiance. C’est au point que je me
demande si, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout,
je n’aurai pas des séries rien que pour les ennuyeux, de
façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons : vous
viendrez avec votre cousine. C’est convenu. Bien. Au
moins, ici, vous aurez tous les deux à manger. À Féterne
c’est la faim et la soif. Ah ! par exemple, si vous aimez les
rats, allez-y tout de suite, vous serez servi à souhait. Et on
vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple, vous
mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dînerai avant de
partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir me
chercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en
rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ? Oui, eh
bien ! notre chef les fait comme personne. Vous voyez que
j’avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre ici.
Venez donc y habiter. Vous savez qu’il y a beaucoup plus
de place chez moi que ça n’en a l’air. Je ne le dis pas, pour
ne pas attirer d’ennuyeux. Vous pourriez amener à
demeure votre cousine. Elle aurait un autre air qu’à Balbec.
Avec l’air d’ici, je prétends que je guéris les incurables. Ma
parole, j’en ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Car j’ai habité
autrefois tout près d’ici, quelque chose que j’avais déniché,
que j’avais eu pour un morceau de pain et qui avait
autrement de caractère que leur Raspelière. Je vous
montrerai cela si nous nous promenons. Mais je reconnais
que, même ici, l’air est vraiment vivifiant. Encore je ne veux
pas trop en parler, les Parisiens n’auraient qu’à se mettre à
aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance. Enfin,
dites-le à votre cousine. On vous donnera deux jolies
chambres sur la vallée, vous verrez ça, le matin, le soleil
dans la brume ! Et qu’est-ce que c’est que ce Robert de
Saint-Loup dont vous parliez ? dit-elle d’un air inquiet,
parce qu’elle avait entendu que je devais aller le voir à
Doncières et qu’elle craignit qu’il me fît lâcher. Vous
pourriez plutôt l’amener ici si ce n’est pas un ennuyeux. J’ai
entendu parler de lui par Morel ; il me semble que c’est un
de ses grands amis », dit Mme Verdurin, mentant
complètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient
même pas l’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu
que Saint-Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait que
c’était par le violoniste et voulait avoir l’air au courant. « Il
ne fait pas de médecine, par hasard, ou de littérature ?
Vous savez que, si vous avez besoin de recommandations
pour des examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce
que je veux. Quant à l’Académie, pour plus tard, car je
pense qu’il n’a pas l’âge, je dispose de plusieurs voix.
Votre ami serait ici en pays de connaissance et ça
l’amuserait peut-être de voir la maison. Ce n’est pas
folichon, Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez,
comme cela vous arrangera le mieux », conclut-elle sans
insister, pour ne pas avoir l’air de chercher à connaître de
la noblesse, et parce que sa prétention était que le régime
sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût
appelé liberté. « Voyons, qu’est-ce que tu as », dit-elle, en
voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d’impatience,
gagnait la terrasse en planches qui s’étendait, d’un côté du
salon, au-dessus de la vallée, comme un homme qui
étouffe de rage et a besoin de prendre l’air. « C’est encore
Saniette qui t’a agacé ? Mais puisque tu sais qu’il est idiot,
prends-en ton parti, ne te mets pas dans des états comme
cela… Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce que c’est
mauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois
dire qu’il faut parfois une patience d’ange pour supporter
Saniette, et surtout se rappeler que c’est une charité de le
recueillir. Pour ma part, j’avoue que la splendeur de sa
bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu
après le dîner son mot : « Je ne sais pas jouer au whist,
mais je sais jouer du piano. » Est-ce assez beau ! C’est
grand comme le monde, et d’ailleurs un mensonge, car il
ne sait pas plus l’un que l’autre. Mais mon mari, sous ses
apparences rudes, est très sensible, très bon, et cette
espèce d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de
l’effet qu’il va faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit,
calme-toi, tu sais bien que Cottard t’a dit que c’était
mauvais pour ton foie. Et c’est sur moi que tout va
retomber, dit Mme Verdurin. Demain Saniette va venir avoir
sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre homme ! il est
très malade. Mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il
tue les autres. Et puis, même dans les moments où il
souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net
l’attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n’as qu’à lui
dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades
tous deux, qu’il ne revienne pas ; comme c’est ce qu’il
redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs »,
souffla Mme Verdurin à son mari.
On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite.
Mais celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était
maintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait
de temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard.
« Vous avez de l’atout ? – Yes. – Ah ! vous en avez de
bonnes, vous, dit à Morel, en réponse à sa question, M. de
Cambremer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein
d’atout. – Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ça est
de l’atout, savez-vous ? Ié coupe, ié prends. – Mais il n’y a
plus de Sorbonne, dit le docteur à M. de Cambremer ; il n’y
a plus que l’Université de Paris. » M. de Cambremer
confessa qu’il ignorait pourquoi le docteur lui faisait cette
observation. « Je croyais que vous parliez de la Sorbonne,
reprit le docteur. J’avais entendu que vous disiez : tu nous
la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l’œil, pour montrer
que c’était un mot. Attendez, dit-il en montrant son
adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar. » Et le coup
devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se
mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules, ce
qui était dans la famille, dans le « genre » Cottard, un trait
presque zoologique de la satisfaction. Dans la génération
précédente, le mouvement de se frotter les mains comme
si on se savonnait accompagnait le mouvement. Cottard
lui-même avait d’abord usé simultanément de la double
mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelle
intervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû,
le frottement des mains avait disparu. Le docteur, même
aux dominos, quand il forçait son partenaire à « piocher »
et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif
des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et
quand – le plus rarement possible – il allait dans son pays
natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin
germain, qui, lui, en était encore au frottement des mains, il
disait au retour à Mme Cottard : « J’ai trouvé ce pauvre
René bien commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ?
dit-il en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux
David. – Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné ! –
Voilà une belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une
victoire à la Pyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le
marquis et en regardant par-dessus son lorgnon pour juger
de l’effet de son mot. Si nous avons encore le temps, dit-il
à Morel, je vous donne votre revanche. C’est à moi de
faire… Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi,
et je vous montrerai un tour qui n’est pas dans une
musette. » M. et Mme Verdurin nous conduisirent dehors.
La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin
d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. « Mais vous
ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin,
chez qui son grand âge autorisait cette appellation
paternelle. On dirait que le temps a changé. » Ces mots
me remplirent de joie, comme si la vie profonde, le
surgissement de combinaisons différentes qu’ils
impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres
changements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer
des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la porte sur
le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre « temps »
occupait depuis un instant la scène ; des souffles frais,
volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis
Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque
imperceptiblement, en méandres caressants, en remous
capricieux, commençaient leurs légers nocturnes. Je
refusai la couverture que, les soirs suivants, je devais
accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du
plaisir que contre le danger du froid. On chercha en vain le
philosophe norvégien. Une colique l’avait-elle saisi ? Avait-
il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le
chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ?
Toujours est-il qu’il avait disparu sans qu’on eût eu le
temps de s’en apercevoir, comme un dieu. « Vous avez
tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. –
Pourquoi de canard ? demanda le docteur. – Gare aux
étouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le
soir. Du reste, elle est assez mal hypothéquée en ce
moment. Ne restez pas en tout cas ainsi tête nue, mettez
vite votre couvre-chef. – Ce ne sont pas des étouffements a
frigore, dit sentencieusement Cottard. – Ah ! ah ! dit M. de
Cambremer en s’inclinant, du moment que c’est votre
avis… – Avis au lecteur ! » dit le docteur en glissant ses
regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de
Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, il insista.
« Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort le soir,
elle a une crise. – Il est inutile d’ergoter, répondit le docteur,
sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je ne
fais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis
appelé en consultation. Je suis ici en vacances. » Il y était,
du reste, plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de
Cambremer lui ayant dit, en montant avec lui en voiture :
« Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous (pas de
votre côté de la baie, de l’autre, mais elle est si resserrée à
cet endroit-là) une autre célébrité médicale, le docteur du
Boulbon. » Cottard qui d’habitude, par déontologie,
s’abstenait de critiquer ses confrères, ne put s’empêcher
de s’écrier, comme il avait fait devant moi le jour funeste où
nous étions allés dans le petit Casino : « Mais ce n’est pas
un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c’est de la
thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D’ailleurs,
nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour
aller le voir une fois si je n’étais obligé de m’absenter. »
Mais à l’air que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M.
de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût
allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce
navire que, pour aller ruiner les eaux découvertes par un
autre médecin littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi
toute leur clientèle), avaient frété les docteurs de Salerne,
mais qui sombra avec eux pendant la traversée. « Adieu,
mon petit Saniette, ne manquez pas de venir demain, vous
savez que mon mari vous aime beaucoup. Il aime votre
esprit, votre intelligence ; mais si, vous le savez bien, il
aime prendre des airs brusques, mais il ne peut pas se
passer de vous voir. C’est toujours la première question
qu’il me pose : « Est-ce que Saniette vient ? j’aime tant le
voir ! – Je n’ai jamais dit ça », dit M. Verdurin à Saniette
avec une franchise simulée qui semblait concilier
parfaitement ce que disait la Patronne avec la façon dont il
traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sans doute pour
ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, il
recommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être
prudents à la descente, et assura que nous arriverions
avant le train. Celui-ci devait déposer les fidèles l’un à une
gare, l’autre à une autre, en finissant par moi, aucun autre
n’allant aussi loin que Balbec, et en commençant par les
Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs
chevaux dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le train
avec nous à Donville-Féterne. La station la plus
rapprochée de chez eux n’était pas, en effet, celle-ci, qui,
déjà un peu distante du village, l’est encore plus du
château, mais la Sogne. En arrivant à la gare de Donville-
Féterne, M. de Cambremer tint à donner la « pièce »,
comme disait Françoise, au cocher des Verdurin
(justement le gentil cocher sensible, à idées
mélancoliques), car M. de Cambremer était généreux, et
en cela était plutôt « du côté de sa maman ». Mais, soit
que « le côté de son papa » intervînt ici, tout en donnant il
éprouvait le scrupule d’une erreur commise – soit par lui
qui, voyant mal, donnerait, par exemple, un sou pour un
franc, soit par le destinataire qui ne s’apercevrait pas de
l’importance du don qu’il lui faisait. Aussi fit-il remarquer à
celui-ci : « C’est bien un franc que je vous donne, n’est-ce
pas ? » en faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour
que les fidèles pussent le répéter à Mme Verdurin. « N’est-
ce pas ? c’est bien vingt sous ? comme ce n’est qu’une
petite course… » Lui et Mme de Cambremer nous
quittèrent à la Sogne. « Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il,
que vous avez des étouffements, je suis sûr de
l’intéresser. » Je compris qu’il entendait : de lui faire plaisir.
Quant à sa femme, elle employa, en prenant congé de moi,
deux de ces abréviations qui, même écrites, me
choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’y soit habitué
depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, même
aujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur
familiarité apprise, quelque chose d’insupportablement
pédant : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, me
dit-elle ; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. » En me
disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-
Loupe. Je n’ai jamais appris qui avait prononcé ainsi
devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire qu’il fallait
prononcer ainsi. Toujours est-il que, pendant quelques
semaines, elle prononça Saint-Loupe, et qu’un homme qui
avait une grande admiration pour elle et ne faisait qu’un
avec elle fit de même. Si d’autres personnes disaient
Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec force Saint-Loupe,
soit pour donner indirectement une leçon aux autres, soit
pour se distinguer d’eux. Mais sans doute, des femmes
plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui
firent indirectement comprendre, qu’il ne fallait pas
prononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de
l’originalité était une erreur qui la ferait croire peu au
courant des choses du monde, car peu de temps après
Mme de Cambremer redisait Saint-Lou, et son admirateur
cessait également toute résistance, soit qu’elle l’eût
chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle ne faisait plus
sonner la finale, et s’était dit que, pour qu’une femme de
cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eût
cédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de ses
admirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait à
faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes.
Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un
autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime
en riant. Comme le marquis était louche – ce qui donne
une intention d’esprit à la gaieté même des imbéciles –
l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le
blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi une éclaircie met
un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle
protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau
précieux, cette opération délicate. Quant à l’intention
même du rire, on ne sait trop si elle était aimable : « Ah !
gredin ! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous
êtes dans les faveurs d’une femme d’un rude esprit » ; ou
rosse : « Hé bien, monsieur, j’espère qu’on vous arrange,
vous en avalez des couleuvres » ; ou serviable : « Vous
savez, je suis là, je prends la chose en riant parce que c’est
pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pas
malmener » ; ou cruellement complice : « Je n’ai pas à
mettre mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je me tords
de toutes les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole
comme un bossu, donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il
vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui
parler, mon petit monsieur. Je vous administrerais d’abord
une paire de claques, et soignées, puis nous irions croiser
le fer dans la forêt de Chantepie. »
Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la
gaîté du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin.
Alors M. de Cambremer cessait de rire, la prunelle
momentanée disparaissait, et comme on avait perdu
depuis quelques minutes l’habitude de l’œil tout blanc, il
donnait à ce rouge Normand quelque chose à la fois
d’exsangue et d’extatique, comme si le marquis venait
d’être opéré ou s’il implorait du ciel, sous son monocle, les
palmes du martyre.
3
Chapitre
Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations
du «Transatlantique». Fatigué d'Albertine, je veux rompre
avec elle.
Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur
jusqu’à mon étage non par le liftier, mais par le chasseur
louche, qui engagea la conversation pour me raconter que
sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche, et qu’une
fois, comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu
de rester sérieuse, son Monsieur avait été trouver la mère
du chasseur louche et des autres enfants plus fortunés,
laquelle avait ramené au plus vite l’insensée chez son ami.
« Vous savez, Monsieur, c’est une grande dame que ma
sœur. Elle touche du piano, cause l’espagnol. Et vous ne le
croiriez pas, pour la sœur du simple employé qui vous fait
monter l’ascenseur, elle ne se refuse rien ; Madame a sa
femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait
un jour sa voiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un
peu trop fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a
beaucoup d’esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se
soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un
petit souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer.
Quelquefois même, dans une voiture, elle fait ça, et après
avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire de
rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture.
Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon
jeune frère ce prince indien qu’il avait connu autrefois.
Naturellement, c’est un autre genre. Mais la position est
superbe. S’il n’y avait pas les voyages, ce serait le rêve. Il
n’y a que moi jusqu’ici qui suis resté sur le carreau. Mais
on ne peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui
sait si je ne serai pas un jour président de la République ?
Mais je vous fais babiller (je n’avais pas dit une seule
parole et je commençais à m’endormir en écoutant les
siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout
le monde avait aussi bon cœur que vous il n’y aurait plus
de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudra
toujours qu’il y en ait pour que, maintenant que je suis riche,
je puisse un peu les emmerder. Passez-moi l’expression.
Bonne nuit, Monsieur. »
Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre,
en dormant, des souffrances que nous considérons comme
nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au
cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience.
En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière,
j’avais très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je ne
pouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme
si on eût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une
flambée, et – comme une lampe aussi, comme le jour
quand le soir tombe – sa trop vive lumière ne tardait pas à
baisser ; et j’entrais dans le sommeil, lequel est comme un
second appartement que nous aurions et où, délaissant le
nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et
nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un
bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles,
quand pourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques,
ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher pour
sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever quand
force nous est de constater, par notre presque immédiate
transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille,
que la chambre est vide, que personne n’est venu. La race
qui l’habite, comme celle des premiers humains, est
androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instant sous
l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à
devenir des hommes, les hommes des amis et des
ennemis. Le temps qui s’écoule pour le dormeur, durant
ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans
lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. Tantôt son
cours est beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble
une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croit
n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour.
Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des
profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en
deçà desquelles l’esprit a été obligé de rebrousser
chemin.
L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va
d’un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus
l’arrêter aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou
aérolithique étranger à nous (dardé de l’azur par quel
Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela
n’aurait aucune raison de s’arrêter et durerait d’un
mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le
faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les
étapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt
le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque
vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que
déformées – et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces
sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne
sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le
cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie
jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand
l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos
pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli,
n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le
sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble
avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous
sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans
contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là
a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment
où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la
personnalité ? Encore, pour ces deux genres de réveil,
faut-il ne pas s’endormir, même profondément, sous la loi
de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre dans ses
filets, elle le surveille, il faut lui échapper, prendre le
sommeil au moment où on croyait faire tout autre chose
que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure
pas sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie,
même cachée, de la réflexion.
Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les
décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens quand
j’avais dîné la veille à la Raspelière, tout se passait comme
s’il en était ainsi, et je peux en témoigner, moi l’étrange
humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les
volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile comme
un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans
les ténèbres. Tout se passe comme s’il en était ainsi, mais
peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché le
dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et
le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du
reste, s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus
vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil
se produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit :
« Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce
serait agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera
agréable, j’irai » ; puis, le réveil s’accentuant, il se rappelle
soudain : « Ma grand’mère n’a plus que quelques
semaines à vivre, assure le docteur. » Il sonne, il pleure à
l’idée que ce ne sera pas, comme autrefois, sa
grand’mère, sa grand’mère mourante, mais un indifférent
valet de chambre qui va venir, lui répondre. Du reste,
quand le sommeil l’emmenait si loin hors du monde habité
par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il était
seul, plus que seul, n’ayant même pas ce compagnon où
l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses
mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose lui
demander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien
d’heures il a dormi (il se demande si ce n’est pas combien
de jours, tant il revient le corps rompu et l’esprit reposé, le
cœur nostalgique, comme d’un voyage trop lointain pour
n’avoir pas duré longtemps).
Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la
futile raison que c’est en regardant la pendule qu’on a
constaté n’être qu’un quart d’heure ce qu’on avait cru une
journée. Mais au moment où on le constate, on est
justement un homme éveillé, plongé dans le temps des
hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-être
même plus qu’un autre temps : une autre vie. Les plaisirs
qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le
compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour
ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous,
qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement
d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut
pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé,
renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien
perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la
nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement
s’évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisons
figurer dans un budget, ce n’est pas dans celui de la vie
courante.
J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul, non
que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur,
mais peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est
pas – dans sa partie profonde – soumise à la catégorie du
temps. Je me le figurais quand, aux lendemains des dîners
à la Raspelière, je m’endormais si complètement. Voici
pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil, en
voyant qu’après que j’avais sonné dix fois, le valet de
chambre n’était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n’était
que la première. Les dix autres n’étaient que des
ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup
de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient
seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me
fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps),
mon effort pour m’éveiller consistait surtout en un effort
pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que
je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n’est pas
tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi
deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point
de repère. Et si nous n’en trouvons pas au dehors, ne
parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nous
rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois
heures.
J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant
des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi
profondément deux heures, s’être battu avec tant de
géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien
plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs
grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je
fus surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le
tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon,
son confrère », – ce que M. Bergson pensait des
altérations particulières de la mémoire dues aux
hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M.
Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les
hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées,
n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de notre vie
de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est
d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de
mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a dit
que si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait
de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations
grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait
recommandé ces cachets lui assura qu’ils étaient sans
influence sur la mémoire. « C’est peut-être que vous n’avez
pas à faire de citations grecques », lui avait répondu
l’historien, non sans un orgueil moqueur. »
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M.
Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si
profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal
comprendre. Personnellement mon expérience m’a donné
des résultats opposés.
Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain,
l’ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance
partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne
au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Or, ce
que j’oublie dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas tel vers de
Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu’un tympanon »,
ce n’est pas tel concept d’un des philosophes cités, c’est la
réalité elle-même des choses vulgaires qui m’entourent –
si je dors – et dont la non-perception fait de moi un fou ;
c’est, si je suis éveillé et sors à la suite d’un sommeil
artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin, dont
je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la réponse
que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir de
laquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est
restée à sa place ; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage
c’est le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce
qui demande de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour
empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré
tout ce qu’on peut dire de la survie après la destruction du
cerveau, je remarque qu’à chaque altération du cerveau
correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos
souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après
M. Bergson le grand philosophe norvégien, dont je n’ai pas
essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter le langage.
Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’un
souvenir qu’on ne se rappelle pas ? Ou bien, allons plus
loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente
dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ;
pourquoi alors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas
prolonger jusqu’au delà de la naissance cette vie
antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une
partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment
qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas la faculté de les
appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse inconnue
de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au delà de ma
vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant
de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du
moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté de rien
voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps
d’un autre homme, même sur une autre planète. Un même
oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité
de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité ?
L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de
se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance
que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant elle.
Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que
j’avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que
je n’avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais
effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté
de la connaissance. La connaissance aurait-elle,
réciproquement, l’irréalité du rêve ?
En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette
nuit. Il me disait : personne, et pouvait l’affirmer, car le
« tableau » des sonneries eût marqué. Pourtant j’entendais
les coups répétés, presque furieux, qui vibraient encore
dans mon oreille et devaient me rester perceptibles
pendant plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil
jette ainsi dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent
pas avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c’est une
idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie très vite en
fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le sommeil avait
fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples, ils
duraient davantage.
J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me
disait le valet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé.
Ce sont les sommeils légers qui ont une longue durée,
parce qu’intermédiaires entre la veille et le sommeil,
gardant de la première une notion un peu effacée mais
permanente, il leur faut infiniment plus de temps pour nous
reposer qu’un sommeil profond, lequel peut être court. Je
me sentais bien à mon aise pour une autre raison. S’il suffit
de se rappeler qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement
sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé » suffit à créer le
repos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans
et venait de donner une paire de claques à sa propre
mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards
un bouquet de violettes ; j’étais donc assuré d’avoir dormi
profondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et
de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait
pour que je me sentisse tout reposé.
J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait
comprendre l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin,
si je lui avais raconté (précisément le jour où avait été
commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et
pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était
venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec.
L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des
Cambremer. Ce valet de pied était habillé avec une grande
élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il « fit
homme du monde » aux yeux des touristes, comme aurait
dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites »
qui descendaient en foule les degrés du temple à ce
moment, parce que c’était celui de la relève, ne firent pas
attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait,
en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très
peu. Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux.
« Prospérez, cher espoir d’une nation sainte », dit-il en se
rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre
sens. « Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au
courant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas,
car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des
questions et à marcher droit devant lui comme s’il n’y avait
pas eu d’autres clients de l’hôtel et s’il n’existait au monde
que lui, baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de
Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit dégoûté
et n’ajouta pas, comme elle : « il faut les appeler », car ces
jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où le sexe
est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.
D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mme de
Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il
l’avait espéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé
qu’il n’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à
quelqu’un d’autre, car il connaissait de vue un autre valet
de pied de Mme de Chevregny, qu’en effet il avait
remarqué sur la voiture. C’était une espèce de paysan fort
rustaud, tout l’opposé de celui-ci, qui, estimant au contraire
ses mièvreries autant de supériorités et ne doutant pas
que ce fussent ces qualités d’homme du monde qui
eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui
le baron voulait parler. « Mais je n’ai aucun camarade
qu’un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il
a l’air d’un gros paysan. » Et à l’idée que c’était peut-être
ce rustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre
d’amour-propre. Le baron la devina et, élargissant son
enquête : « Mais je n’ai pas fait un vœu spécial de ne
connaître que des gens de Mme de Chevregny, dit-il. Est-ce
que ici, ou à Paris puisque vous partez bientôt, vous ne
pourriez pas me présenter beaucoup de vos camarades
d’une maison ou d’une autre ? – Oh ! non ! répondit le valet
de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne leur
parle que pour le service. Mais il y a quelqu’un de très bien
que je pourrai vous faire connaître. – Qui ? demanda le
baron. – Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut
dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour
lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la
recommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre
d’un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les
prétentions mondaines du larbin, recommença à lui
expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit un jockey,
etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce moment-là,
ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait de tout
autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec
insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait
que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai
gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais
des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien.
J’adore le Beau. »
Mais pour faire comprendre au valet de pied le
changement de sujet qu’il avait exécuté si rapidement, M.
de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de plus,
pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que
tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu’il cachait pour
des oreilles plus averties que celles de l’officier ministériel.
Celui-ci ne se douta de rien, non plus qu’aucun autre client
de l’hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet
de pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde
s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à
peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par
eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite,
flairé à distance comme un animal par certains animaux.
Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard
soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit
derrière sa main, parce qu’il crut cela de la politesse, une
phrase désobligeante que tout le monde entendit.
Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et
qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller
dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique
là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas –
comme la vieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien
avant les prétendants assis au festin – et, voyant marcher
familièrement avec lui M. de Charlus, eut une expression
accablée, comme si tout d’un coup des méchancetés
qu’elle avait entendu dire et n’avait pas crues eussent
acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle ne me
parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut
faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus
tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir
Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours
avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était
toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Ce
même incident amena au contraire quelqu’un d’autre à me
faire une confidence ; ce fut Aimé. Quand j’avais croisé M.
de Charlus, celui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer, me
cria, en levant la main : « bonsoir », avec l’indifférence,
apparente du moins, d’un grand seigneur qui se croit tout
permis et qui trouve plus habile d’avoir l’air de ne pas se
cacher. Or Aimé, qui, à ce moment, l’observait d’un œil
méfiant et qui vit que je saluais le compagnon de celui en
qui il était certain de voir un domestique, me demanda le
soir même qui c’était.
Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou
plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le
caractère selon lui philosophique de ces causeries, à
« discuter » avec moi. Et comme je lui disais souvent que
j’étais gêné qu’il restât debout près de moi pendant que je
dînais au lieu qu’il pût s’asseoir et partager mon repas, il
déclarait qu’il n’avait jamais vu un client ayant « le
raisonnement aussi juste ». Il causait en ce moment avec
deux garçons. Ils m’avaient salué, je ne savais pas
pourquoi ; leurs visages m’étaient inconnus, bien que dans
leur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait
pas nouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de
leurs fiançailles, qu’il désapprouvait. Il me prit à témoin, je
dis que je ne pouvais avoir d’opinion, ne les connaissant
pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu’ils m’avaient souvent
servi à Rivebelle. Mais l’un avait laissé pousser sa
moustache, l’autre l’avait rasée et s’était fait tondre ; et à
cause de cela, bien que ce fût leur tête d’autrefois qui était
posée sur leurs épaules (et non une autre, comme dans les
restaurations fautives de Notre-Dame), elle m’était restée
aussi invisible que ces objets qui échappent aux
perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent
simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent
pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je
reconnus exactement la musique incertaine de leur voix
parce que je revis leur ancien visage qui la déterminait.
« Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas
l’anglais ! » me dit Aimé, qui ne songeait pas que j’étais
peu au courant de la profession hôtelière et comprenais
mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on ne
peut pas compter sur une situation.
Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau
dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait
se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le
baron était venu, pendant mon premier séjour à Balbec,
voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non
seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus,
mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il
me dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une
lettre que je pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d’autant
plus étonné que M. de Charlus, quand il avait voulu me
donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année,
avait fait spécialement demander Aimé, qu’il avait dû
retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j’avais
déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de
Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu’Aimé
n’avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une
fois, couché et, la seconde fois, en train de servir. J’avais
pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il
prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il
avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage
de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre
du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race
plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand
on demandait un salon, on se croyait d’abord seul. Mais
bientôt dans l’office on apercevait un sculptural maître
d’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type,
un peu vieilli par les excès de champagne et voyant venir
l’heure nécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les
clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les
commis, qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus
par une maîtresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur
reprochait-il de n’être pas sérieux. Il en avait le droit.
Sérieux, lui l’était. Il avait une femme et des enfants, de
l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou
un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il
rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il
avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus
que je le soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas
le connaître. Je me trompais. C’est en toute vérité que le
groom avait dit au baron qu’Aimé (qui lui avait passé un
savon le lendemain) était couché (ou sorti), et l’autre fois en
train de servir. Mais l’imagination suppose au delà de la
réalité. Et l’embarras du groom avait probablement excité
chez M. de Charlus, quant à la sincérité de ses excuses,
des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments
qu’Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup
avait empêché Aimé d’aller à la voiture où M. de Charlus
qui, je ne sais comment, s’était procuré la nouvelle adresse
du maître d’hôtel, avait éprouvé une nouvelle déception.
Aimé, qui ne l’avait pas remarqué, éprouva un étonnement
qu’on peut concevoir quand, le soir même du jour où j’avais
déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre
fermée par un cachet aux armes de Guermantes et dont je
citerai ici quelques passages comme exemple de folie
unilatérale chez un homme intelligent s’adressant à un
imbécile sensé. « Monsieur, je n’ai pu réussir, malgré des
efforts qui étonneraient bien des gens cherchant
inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que
vous écoutiez les quelques explications que vous ne me
demandiez pas mais que je croyais de ma dignité et de la
vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu’il eût été
plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai
pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec, votre
figure m’a été franchement antipathique. » Suivaient alors
des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second
jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus
avait eu une grande affection. « J’avais eu alors un moment
l’idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre
profession, venir, en faisant avec moi les parties de cartes
avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tristesse, me
donner l’illusion qu’il n’était pas mort. Quelle que soit la
nature des suppositions plus ou moins sottes que vous
avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur
(qui ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu
servir) que la compréhension d’un sentiment si élevé, vous
avez probablement cru vous donner de l’importance,
ignorant qui j’étais et ce que j’étais, en me faisant
répondre, quand je vous faisais demander un livre, que
vous étiez couché ; or c’est une erreur de croire qu’un
mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes
d’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par
hasard, le lendemain matin, je ne vous avais pu parler.
Votre ressemblance avec mon pauvre ami s’accentua
tellement, faisant disparaître jusqu’à la forme insupportable
de votre menton proéminent, que je compris que c’était le
défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si
bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et de vous
empêcher de manquer la chance unique qui s’offrait à
vous. En effet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela
n’a plus d’objet et que je n’aurai plus l’occasion de vous
rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales
questions d’intérêt, j’aurais été trop heureux d’obéir à la
prière du mort (car je crois à la communion des saints et à
leur velléité d’intervention dans le destin des vivants), d’agir
avec vous comme avec lui, qui avait sa voiture, ses
domestiques, et à qui il était bien naturel que je
consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque
je l’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement.
À ma demande que vous me rapportiez un livre, vous avez
fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin, quand je
vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous m’avez,
si je peux, parler ainsi sans sacrilège, renié pour la
troisième fois. Vous m’excuserez de ne pas mettre dans
cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais
vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible
de m’en tenir à l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un
moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter
de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une
quatrième tentative inutile et jusqu’à laquelle ma patience
n’ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse,
l’indication des heures où on le trouverait, etc… ) Adieu,
Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l’ami
que j’ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide,
sans quoi la physiognomonie serait une science fausse, je
suis persuadé qu’un jour, si vous repensez à cet incident,
ce ne sera pas sans éprouver quelque regret et quelque
remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je
n’en garde aucune amertume. J’aurais mieux aimé que
nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir que
cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée.
Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû
apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un
moment ; il eût pu y avoir avantage pour chacun d’eux à
stopper ; mais l’un a jugé différemment ; bientôt ils ne
s’apercevront même plus à l’horizon, et la rencontre est
effacée ; mais avant cette séparation définitive, chacun
salue l’autre, et c’est ce que fait ici, Monsieur, en vous
souhaitant bonne chance, le Baron de Charlus. »
Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y
comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je
lui eus expliqué qui était le baron, il parut quelque peu
rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait
prédit. Je ne jurerais même pas qu’il n’eût alors écrit pour
s’excuser à un homme qui donnait des voitures à ses amis.
Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la
connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec
celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus
recherchait-il parfois, pour un soir, une compagnie comme
celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans le hall.
Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment
violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé
qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont j’étais
gêné pour M. de Charlus et que m’avait montrée le maître
d’hôtel. Elle était, à cause de l’amour antisocial qu’était
celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de la
force insensible et puissante qu’ont ces courants de la
passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur
entraîné sans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la
terre. Sans doute l’amour d’un homme normal peut aussi,
quand l’amoureux, par l’intervention successive de ses
désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets,
construit tout un roman sur une femme qu’il ne connaît pas,
permettre de mesurer un assez notable écartement de
deux branches de compas. Tout de même un tel
écartement était singulièrement élargi par le caractère
d’une passion qui n’est pas généralement partagée et par
la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.
Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était
décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi,
pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’est plus
fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile
à se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé,
longue à atteindre dans son isolement, à plus d’une demi-
heure de la station d’Épreville, les dernières maisons du
village de Quetteholme depuis longtemps passées. Pour le
nom d’Épreville, je ne trouvai pas d’accord le livre du curé
et les renseignements de Brichot. D’après l’un, Épreville
était l’ancienne Sprevilla ; l’autre indiquait comme
étymologie Aprivilla. La première fois nous prîmes un petit
chemin de fer dans la direction opposée à Féterne, c’est-
à-dire vers Grattevast. Mais c’était la canicule et ç’avait
déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner.
J’eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt ; l’air lumineux et
brûlant éveillait des idées d’indolence et de
rafraîchissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère
et à moi, selon leur exposition, à des températures
inégales, comme des chambres de balnéation. Le cabinet
de toilette de maman, festonné par le soleil, d’une
blancheur éclatante et mauresque, avait l’air plongé au
fond d’un puits, à cause des quatre murs en plâtras sur
lesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré
laissé vide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns par-
dessus les autres, les flots moelleux et superposés,
semblait (à cause du désir qu’on avait), situé sur une
terrasse ou, vu à l’envers dans quelque glace accrochée à
la fenêtre, une piscine pleine d’une eau bleue, réservée aux
ablutions. Malgré cette brûlante température, nous avions
été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu
très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à
pied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite
immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteint pas.
D’autre part, et dès nos premières visites à Elstir, m’étant
rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe,
mais même un certain confort dont son manque d’argent la
privait, je m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin
que tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir
moins chaud nous prenions par la forêt de Chantepie.
L’invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns à
demi marins, qui s’y répondaient à côté de nous dans les
arbres donnait la même impression de repos qu’on a les
yeux fermés. À côté d’Albertine, enchaîné par ses bras au
fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides. Et quand par
hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui passaient
d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien
apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir
la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble,
étonné et sans regard. La voiture ne pouvait pas nous
conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir de
Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle
m’avait effrayé en me disant de cette église comme
d’autres monuments, de certains tableaux : « Quel plaisir
ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, je ne me
sentais pas capable de le donner. Je n’en ressentais
devant les belles choses que si j’étais seul, ou feignais de
l’être et me taisais. Mais puisqu’elle avait cru pouvoir
éprouver, grâce à moi, des sensations d’art qui ne se
communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui dire
que je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la
journée, mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la
voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer,
ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais
jamais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car
Albertine m’ayant une fois dit par caprice : « C’est
ennuyeux que la nature ait si mal fait les choses et qu’elle
ait mis Saint-Jean de la Haise d’un côté, la Raspelière d’un
autre, qu’on soit pour toute la journée emprisonnée dans
l’endroit qu’on a choisi » ; dès que j’eus reçu la toque et le
voile, je commandai, pour mon malheur, une automobile à
Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon le livre du curé).
Albertine, laissée par moi dans l’ignorance, et qui était
venue me chercher, fut surprise en entendant devant l’hôtel
le ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto
était pour nous. Je la fis monter un instant dans ma
chambre. Elle sautait de joie. « Nous allons faire une visite
aux Verdurin ? – Oui, mais il vaut mieux que vous n’y alliez
pas dans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto.
Tenez, vous serez mieux ainsi. » Et je sortis la toque et le
voile, que j’avais cachés. « C’est à moi ? Oh ! ce que vous
êtes gentil », s’écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé,
nous rencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance
d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures
étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de
descendre derrière nous. Albertine, désirant être vue un
peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever
la capote, qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons
plus librement ensemble. « Allons, dit Aimé au mécanicien,
qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé,
tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote ? » Car
Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où il avait conquis, du
reste, un rang éminent, n’était pas aussi timide que le
cocher de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ;
malgré le manque de présentation préalable, les plébéiens
qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait, sans qu’on sût trop si
c’était de sa part dédain aristocratique ou fraternité
populaire. « Je ne suis pas libre, répondit le chauffeur qui
ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mlle
Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. » Aimé
s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot, répondit-il au
mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’est justement Mlle
Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta capote,
est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique
n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine,
était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il
glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours,
hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! » Cette
première fois, ce ne fut pas moi seul qui pus aller à la
Raspelière, comme je fis d’autres jours pendant
qu’Albertine peignait ; elle voulut y venir avec moi. Elle
pensait bien que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la
route, mais croyait impossible de commencer par aller à
Saint-Jean de la Haise, c’est-à-dire dans une autre
direction, et de faire une promenade qui semblait vouée à
un jour différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que
rien n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean où il serait
en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le
voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin,
car de Quetteholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus
de trente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la
voiture, s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un
excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de
l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la
difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans
un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès
que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié,
puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel
autre, devient son voisin dans un paysage dont les
dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il
existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne
droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un
autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre
le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une
même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville
et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu,
Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne,
prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans
la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et
Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient
se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par
le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler autour
de l’heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours,
leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de
découvrir.
Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta
d’un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau
qu’on repasse, tandis que la mer, abaissée, s’élargissait
au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques
de Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles
leur vigne ou leur rosier ; les sapins de la Raspelière, plus
agités que quand s’élevait le vent du soir, coururent dans
tous les sens pour nous éviter, et un domestique nouveau
que je n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron,
pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositions
précoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme
ce n’était pas un lundi, nous ne savions pas si nous
trouverions Mme Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle
recevait, il était imprudent d’aller la voir à l’improviste. Sans
doute elle restait chez elle « en principe », mais cette
expression, que Mme Swann employait au temps où elle
cherchait elle aussi à se faire son petit clan et à attirer les
clients en ne bougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire
ses frais, et qu’elle traduisait avec contresens en « par
principe », signifiait seulement « en règle générale », c’est-
à-dire avec de nombreuses exceptions. Car non seulement
Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les
devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à
déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les
cigarettes (malgré le premier engourdissement de la
chaleur et de la digestion où on eût mieux aimé, à travers
les feuillages de la terrasse, regarder le paquebot de
Jersey passer sur la mer d’émail), le programme
comprenait une suite de promenades au cours desquelles
les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés
malgré eux vers l’un ou l’autre des points de vue qui
foisonnent autour de Douville. Cette deuxième partie de la
fête n’était pas, du reste (l’effort de se lever et de monter
en voiture accompli), celle qui plaisait le moins aux invités,
déjà préparés par les mets succulents, les vins fins ou le
cidre mousseux, à se laisser facilement griser par la pureté
de la brise et la magnificence des sites. Mme Verdurin
faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des
annexes (plus ou moins lointaines) de sa propriété, et
qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on
venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait
pas connus si on n’avait pas été reçu chez la Patronne.
Cette prétention de s’arroger un droit unique sur les
promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de
Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie
du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle
semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non
seulement de l’absence de goût que, selon elle, les
Cambremer montraient dans l’ameublement de la
Raspelière et l’arrangement du jardin, mais encore de leur
manque d’initiative dans les promenades qu’ils faisaient,
ou faisaient faire, aux environs. De même que, selon elle,
la Raspelière ne commençait à devenir ce qu’elle aurait dû
être que depuis qu’elle était l’asile du petit clan, de même
elle affirmait que les Cambremer, refaisant
perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de
fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y eût dans
les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le
connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion.
Par routine, défaut d’imagination, incuriosité d’une région
qui semble rebattue parce qu’elle est si voisine, les
Cambremer ne sortaient de chez eux que pour aller
toujours aux mêmes endroits et par les mêmes chemins.
Certes ils riaient beaucoup de la prétention des Verdurin
de leur apprendre leur propre pays. Mais, mis au pied du
mur, eux, et même leur cocher, eussent été incapables de
nous conduire aux splendides endroits, un peu secrets, où
nous menait M. Verdurin, levant ici la barrière d’une
propriété privée, mais abandonnée, où d’autres n’eussent
pas cru pouvoir s’aventurer ; là descendant de voiture pour
suivre un chemin qui n’était pas carrossable, mais tout cela
avec la récompense certaine d’un paysage merveilleux.
Disons, du reste, que le jardin de la Raspelière était en
quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on
pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à
cause de sa position dominante, regardant d’un côté la
vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul
côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été
faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on
embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de
ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour
sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou
Douville. Même, dans une seule direction, avait été placé
un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus ou moins en
retrait. De ces derniers, on avait un premier plan de
verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste
possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant
par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où
l’on embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait
exactement le bruit des vagues, qui ne parvenait pas au
contraire dans les parties plus enfoncées du jardin, là où le
flot se laissait voir encore, mais non plus entendre. Ces
lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres
de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient
autour du château les plus belles « vues » des pays
avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort
diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait
assemblé dans sa villa des réductions des monuments les
plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le
mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte,
mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on
découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du
panorama. De même qu’on prenait un ouvrage dans la
bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la
« vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on
allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à
condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent, car, malgré
les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif. Pour en
revenir aux promenades en voiture que Mme Verdurin
organisait pour l’après-midi, la Patronne, si au retour elle
trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la
côte », feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir
manqué sa visite, et (bien qu’on ne vînt encore que pour
voir « la maison » ou connaître pour un jour une femme
dont le salon artistique était célèbre, mais infréquentable à
Paris) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au
prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé
de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme
Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait
toujours à l’heure du goûter. Ces goûters n’étaient pas
extrêmement nombreux et j’en avais connu à Paris de plus
brillants chez la princesse de Guermantes, chez Mme de
Galliffet ou Mme d’Arpajon. Mais justement, ici ce n’était
plus Paris et le charme du cadre ne réagissait pas pour
moi que sur l’agrément de la réunion, mais sur la qualité
des visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris
ne me faisait aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il
était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie,
changeait de caractère, d’importance, devenait un
agréable incident. Quelquefois c’était quelqu’un que je
connaissais parfaitement bien et que je n’eusse pas fait un
pas pour retrouver chez les Swann. Mais son nom sonnait
autrement sur cette falaise, comme celui d’un acteur qu’on
entend souvent dans un théâtre, imprimé sur l’affiche, en
une autre couleur, d’une représentation extraordinaire et de
gala, où sa notoriété se multiplie tout à coup de l’imprévu
du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas, le
mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui
il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme
Verdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à
ces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte
de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans
une vie de plage monotone, d’aller dans un centre spirituel,
de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent
goûter. Cela composait tout de suite une réunion de
plusieurs personnes de demi-valeur ; et si un petit bout de
jardin avec quelques arbres, qui paraîtrait mesquin à la
campagne, prend un charme extraordinaire avenue
Gabriel, ou bien rue de Monceau, où des multimillionnaires
seuls peuvent se l’offrir, inversement des seigneurs qui
sont de second plan dans une soirée parisienne prenaient
toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. À
peine assis autour de la table couverte d’une nappe
brodée de rouge et sous les trumeaux en camaïeu, on leur
servait des galettes, des feuilletés normands, des tartes en
bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail,
des « diplomates », et aussitôt ces invités subissaient, de
l’approche de la profonde coupe d’azur sur laquelle
s’ouvraient les fenêtres et qu’on ne pouvait pas ne pas voir
en même temps qu’eux, une altération, une transmutation
profonde qui les changeait en quelque chose de plus
précieux. Bien plus, même avant de les avoir vus, quand on
venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris,
n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour
les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel
somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou
trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière,
sous les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre
agreste était différent et que les impressions mondaines,
grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C’était
aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir
Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux
« forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant »
pour la journée. Mais la curiosité légèrement émue à
l’égard des arrivants, encore impossibles à distinguer,
tenait aussi de ce que chacun se demandait : « Qui est-ce
que cela va être ? » question à laquelle il était difficile de
répondre, ne sachant pas qui avait pu venir passer huit
jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu’on aime
toujours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la
rencontre d’un être humain qu’on n’a pas vu depuis
longtemps, ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaît
pas, cesse d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans
la vie de Paris, et interrompt délicieusement l’espace vide
des vies trop isolées, où l’heure même du courrier devient
agréable. Et le jour où nous vînmes en automobile à la
Raspelière, comme ce n’était pas lundi, M. et Mme
Verdurin devaient être en proie à ce besoin de voir du
monde qui trouble les hommes et les femmes et donne
envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enfermé
loin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveau
domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé
avec ces expressions, nous ayant répondu que « si
Madame n’était pas sortie elle devait être à la « vue de
Douville », « qu’il allait aller voir », il revint aussitôt nous
dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un
peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et
du potager, où elle était allée donner à manger à ses
paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits
et des fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui
rappelait en petit celui du parc ; mais, sur la table, il donnait
cette distinction de ne pas lui faire supporter que des
choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de ces
autres présents du jardin qu’étaient les poires, les œufs
battus à la neige, montaient de hautes tiges de vipérines,
d’œillets, de roses et de coreopsis entre lesquels on
voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se
déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large.
À l’étonnement que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de
disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés,
montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autres
qu’Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique,
plein de zèle, mais à qui mon nom n’était pas encore
familier, l’avait mal répété et que M me Verdurin, entendant
le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire
entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Et le nouveau
domestique contemplait ce spectacle, de la porte, afin de
comprendre le rôle que nous jouions dans la maison. Puis
il s’éloigna en courant, à grandes enjambées, car il n’était
engagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré
sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard
pour me rappeler que nous n’avions pas trop de temps
devant nous pour ce que nous désirions faire. Mme
Verdurin voulait que nous attendissions le goûter, mais
nous refusâmes, quand tout d’un coup se dévoila un projet
qui eût mis à néant tous les plaisirs que je me promettais
de ma promenade avec Albertine : la Patronne, ne pouvant
se décider à nous quitter, ou peut-être à laisser échapper
une distraction nouvelle, voulait revenir avec nous.
Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres de
ce genre ne fissent pas plaisir, et n’étant probablement pas
certaine que celle-ci nous en causerait un, elle dissimula
sous un excès d’assurance la timidité qu’elle éprouvait en
nous l’adressant, et n’ayant même pas l’air de supposer
qu’il pût y avoir doute sur notre réponse, elle ne nous posa
pas de question, mais dit à son mari, en parlant d’Albertine
et de moi, comme si elle nous faisait une faveur : « Je les
ramènerai, moi. » En même temps s’appliqua sur sa
bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un
sourire que j’avais déjà vu à certaines gens quand ils
disaient à Bergotte, d’un air fin : « J’ai acheté votre livre,
c’est comme cela », un de ces sourires collectifs,
universaux, que, quand ils en ont besoin – comme on se
sert du chemin de fer et des voitures de déménagement –
empruntent les individus, sauf quelques-uns très raffinés,
comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui
je n’ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma visite
était empoisonnée. Je fis semblant de ne pas avoir
compris. Au bout d’un instant il devint évident que M.
Verdurin serait de la fête. « Mais ce sera bien long pour M.
Verdurin, dis-je. – Mais non, me répondit M me Verdurin
d’un air condescendant et égayé, il dit que ça l’amusera
beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette route qu’il a
tant suivie autrefois ; au besoin il montera à côté du
wattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons tous les
deux bien sagement par le train, comme de bons époux.
Regardez, il a l’air enchanté. » Elle semblait parler d’un
vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que
les jeunes, met sa joie à barbouiller des images pour faire
rire ses petits-enfants. Ce qui ajoutait à ma tristesse est
qu’Albertine semblait ne pas la partager et trouver amusant
de circuler ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant à
moi, le plaisir que je m’étais promis de prendre avec elle
était si impérieux que je ne voulus pas permettre à la
Patronne de le gâcher ; j’inventai des mensonges, que les
irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables,
mais qu’Albertine, hélas ! contredisait. « Mais nous avons
une visite à faire, dis-je. – Quelle visite ? demanda
Albertine. – Je vous expliquerai, c’est indispensable. – Hé
bien ! nous vous attendrons », dit Mme Verdurin résignée à
tout. À la dernière minute, l’angoisse de me sentir ravir un
bonheur si désiré me donna le courage d’être impoli. Je
refusai nettement, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin,
qu’à cause d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel
elle désirait me consulter, il fallait absolument que je fusse
seul avec elle. La Patronne prit un air courroucé : « C’est
bon, nous ne viendrons pas », me dit-elle d’une voix
tremblante de colère. Je la sentis si fâchée que, pour avoir
l’air de céder un peu : « Mais on aurait peut-être pu… –
Non, reprit-elle, plus furieuse encore, quand j’ai dit non,
c’est non. » Je me croyais brouillé avec elle, mais elle nous
rappela à la porte pour nous recommander de ne pas
« lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec
cette affaire-là, qui était dangereuse la nuit, mais par le
train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà
en marche sur la pente du parc parce que le domestique
avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et
les sablés qu’elle avait fait envelopper pour nous. Nous
repartîmes escortés un moment par les petites maisons
accourues avec leurs fleurs. La figure du pays nous
semblait toute changée tant, dans l’image topographique
que nous nous faisons de chacun d’eux, la notion d’espace
est loin d’être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons
dit que celle du temps les écarte davantage. Elle n’est pas
non plus la seule. Certains lieux que nous voyons toujours
isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste,
presque hors du monde, comme ces gens que nous avons
connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment,
dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. La
première année de mon séjour à Balbec, il y avait une
hauteur où Mme de Villeparisis aimait à nous conduire,
parce que de là on ne voyait que l’eau et les bois, et qui
s’appelait Beaumont. Comme le chemin qu’elle faisait
prendre pour y aller, et qu’elle trouvait le plus joli à cause
de ses vieux arbres, montait tout le temps, sa voiture était
obligée d’aller au pas et mettait très longtemps. Une fois
arrivés en haut, nous descendions, nous nous promenions
un peu, remontions en voiture, revenions par le même
chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun château.
Je savais que Beaumont était quelque chose de très
curieux, de très loin, de très haut, je n’avais aucune idée de
la direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le
chemin de Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait, du
reste, beaucoup de temps en voiture pour y arriver. Cela
faisait évidemment partie du même département (ou de la
même province) que Balbec, mais était situé pour moi
dans un autre plan, jouissait d’un privilège spécial
d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui ne respecte aucun
mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j’avais encore
les maisons dans les yeux, comme nous descendions la
côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa),
apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je
demandai comment s’appelait cet endroit, et avant même
que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à
côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que
je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes
de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m’eût
semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être
de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être
simplement d’une grande famille, et dont j’aurais appris
qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes
avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un
coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son
mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser
avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina
m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si
je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère
close d’un roman. Il peut sembler que mon amour pour les
féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher
de partager l’émerveillement d’Albertine devant
l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et
empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici – de considérer
l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence
sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute,
cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme
jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à
Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie
ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à
l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite
personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare,
a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en
serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait
pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions
d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les
illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer
dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un
renseignement à un habitant. Mais, comme compensation
d’une progression si familière, on a les tâtonnements
mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur
ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant
jouer un château aux quatre coins avec une colline, une
église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien
qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces
cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit
l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous
les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle
fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste
gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point
unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère
des trains express, elle donne par contre l’impression de le
découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un
compas, de nous aider à sentir d’une main plus
amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision,
la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.
Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et
que je n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des
clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel,
chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui
(en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre
des kilomètres), s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant
l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa
voiture pour des courses lointaines. Si j’avais su cela alors,
et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce
chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des
chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante, bien des
malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités ; mais je ne
m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades
de M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un
intérêt direct pour moi. Elles se bornaient, d’ailleurs, plus
souvent à un déjeuner ou à un dîner dans un restaurant de
la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique
ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un
gentilhomme trop bon. Je raconte un de ces repas, qui
peut donner une idée des autres. C’était dans un restaurant
de forme oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu. « Est-ce qu’on
ne pourrait pas enlever ceci ? » demanda M. de Charlus à
Morel comme à un intermédiaire et pour ne pas s’adresser
directement aux garçons. Il désignait par « ceci » trois
roses fanées dont un maître d’hôtel bien intentionné avait
cru devoir décorer la table. « Si… , dit Morel embarrassé.
Vous n’aimez pas les roses ? – Je prouverais au contraire,
par la requête en question, que je les aime, puisqu’il n’y a
pas de roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je ne
les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ;
et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elle
s’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel,
ce qui jette un froid. Aimez-vous les noms ? Avez-vous
trouvé de jolis titres pour vos petits morceaux de concert ?
– Il y en a un qui s’appelle Poème triste. – C’est affreux,
répondit M. de Charlus d’une voix aiguë et claquante
comme un soufflet. Mais j’avais demandé du
Champagne ? dit-il au maître d’hôtel qui avait cru en
apporter en mettant près des deux clients deux coupes
remplies de vin mousseux. – Mais, Monsieur… – Ôtez
cette horreur qui n’a aucun rapport avec le plus mauvais
Champagne. C’est le vomitif appelé cup où on fait
généralement traîner trois fraises pourries dans un
mélange de vinaigre et d’eau de Seltz… Oui, continua-t-il
en se retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que
c’est qu’un titre. Et même, dans l’interprétation de ce que
vous jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le
côté médiumnimique de la chose. – Vous dites ? »
demanda Morel qui, n’ayant absolument rien compris à ce
qu’avait dit le baron, craignait d’être privé d’une information
utile, comme, par exemple, une invitation à déjeuner. M. de
Charlus, ayant négligé de considérer « Vous dites ? »
comme une question, Morel, n’ayant en conséquence pas
reçu de réponse, crut devoir changer la conversation et lui
donner un tour sensuel : « Tenez, la petite blonde qui vend
ces fleurs que vous n’aimez pas ; encore une qui a
sûrement une petite amie. Et la vieille qui dîne à la table du
fond aussi. – Mais comment sais-tu tout cela ? demanda
M. de Charlus émerveillé de la prescience de Morel. – Oh !
en une seconde je les devine. Si nous nous promenions
tous les deux dans une foule, vous verriez que je ne me
trompe pas deux fois. » Et qui eût regardé en ce moment
Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût
compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins
à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de
supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son
« fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron.
« Et pour les gigolos, je m’y connais mieux encore, je vous
éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire de
Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors,
vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une
prudence héréditaire du domestique lui fit donner un autre
tour à la phrase que déjà il commençait. De sorte que M.
de Charlus crut qu’il s’agissait toujours de jeunes filles.
« Voyez-vous, dit Morel, désireux d’exalter d’une façon qu’il
jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu’elle
fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve,
ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire
aimer et de lui prendre sa virginité. » M. de Charlus ne put
se retenir de pincer tendrement l’oreille de Morel, mais
ajouta naïvement : « À quoi cela te servirait-il ? Si tu
prenais son pucelage, tu serais bien obligé de l’épouser. –
L’épouser ? s’écria Morel, qui sentait le baron grisé ou
bien qui ne songeait pas à l’homme, en somme plus
scrupuleux qu’il ne croyait, avec lequel il parlait ;
l’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais, dès la
petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir
même. » M. de Charlus avait l’habitude, quand une fiction
pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d’y
donner son adhésion, quitte à la retirer tout entière
quelques instants après, quand le plaisir serait épuisé.
« Vraiment, tu ferais cela ? dit-il à Morel en riant et en le
serrant de plus près. – Et comment ! dit Morel, voyant qu’il
ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer
sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. – C’est
dangereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles
d’avance et je ficherais le camp sans laisser d’adresse. –
Et moi ? demanda M. de Charlus. – Je vous emmènerais
avec moi, bien entendu, s’empressa de dire Morel qui
n’avait pas songé à ce que deviendrait le baron, lequel
était le cadet de ses soucis. Tenez, il y a une petite qui me
plairait beaucoup pour ça, c’est une petite couturière qui a
sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien,
s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Oh !
jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiers l’eût
refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes
noires où il se complaisait à souiller les choses les plus
saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer des personnes
pour qui il avait de l’amitié. Jupien est un brave homme, la
petite est charmante, il serait affreux de leur causer du
chagrin. » Morel sentit qu’il était allé trop loin et se tut, mais
son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune
fille devant laquelle il avait voulu un jour que je l’appelasse
« cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet.
Très travailleuse, la petite n’avait pas pris de vacances,
mais j’ai su depuis que, tandis que Morel le violoniste était
dans les environs de Balbec, elle ne cessait de penser à
son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec
moi, elle l’avait pris pour un « monsieur ».
« Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et
pourtant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati,
mais il me défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay,
le Maître des Nocturnes. – Quelle bêtise il a faite là, s’écria
Morel. – Au contraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë,
M. de Charlus. Il prouvait son intelligence. Il avait compris
que j’étais une « nature » et que je subirais l’influence de
Chopin. Ça ne fait rien puisque j’ai abandonné tout jeune la
musique, comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu,
ajouta-t-il d’une voix nasillarde, ralentie et traînante, il y a
toujours des gens qui ont entendu, qui vous donnent une
idée. Mais enfin Chopin n’était qu’un prétexte pour revenir
au côté médiumnimique, que vous négligez. »
On remarquera qu’après une interpolation du langage
vulgaire, celui de M. de Charlus était brusquement
redevenu aussi précieux et hautain qu’il était d’habitude.
C’est que l’idée que Morel « plaquerait » sans remords
une jeune fille violée lui avait fait brusquement goûter un
plaisir complet. Dès lors ses sens étaient apaisés pour
quelque temps et le sadique (lui, vraiment médiumnimique)
qui s’était substitué pendant quelques instants à M. de
Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus,
plein de raffinement artistique, de sensibilité, de bonté.
« Vous avez joué l’autre jour la transcription au piano du
XVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rien n’est
moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui les
cordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles.
Or c’est justement ce mysticisme presque aigre qui est
divin. En tout cas vous l’avez très mal jouée, en changeant
tous les mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le
composiez : le jeune Morel, affligé d’une surdité
momentanée et d’un génie inexistant, reste un instant
immobile. Puis, pris du délire sacré, il joue, il compose les
premières mesures. Alors, épuisé par un pareil effort
d’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie mèche pour
plaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi le temps
de refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu’il
a prélevée pour l’objectivation pythique. Alors, ayant
retrouvé ses forces, saisi d’une inspiration nouvelle et
suréminente, il s’élance vers la sublime phrase intarissable
que le virtuose berlinois (nous croyons que M. de Charlus
désignait ainsi Mendelssohn) devait infatigablement imiter.
C’est de cette façon, seule vraiment transcendante et
animatrice, que je vous ferai jouer à Paris. » Quand M. de
Charlus lui donnait des avis de ce genre, Morel était
beaucoup plus effrayé que de voir le maître d’hôtel
remporter ses roses et son « cup » dédaignés, car il se
demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la
« classe ». Mais il ne pouvait s’attarder à ces réflexions,
car M. de Charlus lui disait impérieusement : « Demandez
au maître d’hôtel s’il a du bon chrétien. – Du bon chrétien ?
je ne comprends pas. – Vous voyez bien que nous
sommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que Mme de
Cambremer en a chez elle, car la comtesse
d’Escarbagnas, qu’elle est, en avait. M. Thibaudier la lui
envoie et elle dit : « Voilà du bon chrétien qui est fort
beau. » – Non, je ne savais pas. – Je vois, du reste, que
vous ne savez rien. Si vous n’avez même pas lu Molière…
Hé bien, puisque vous ne devez pas savoir commander,
plus que le reste, demandez tout simplement une poire
qu’on recueille justement près d’ici, la « Louise-Bonne
d’Avranches. » – Là… ? – Attendez, puisque vous êtes si
gauche je vais moi-même en demander d’autres, que
j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné des
Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ravissante
qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-
Tonnerre. – Non, Monsieur, je n’en ai pas. – Avez-vous du
Triomphe de Jodoigne ? – Non, Monsieur. – De la Virginie-
Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque vous
n’avez rien nous allons partir. La « Duchesse-
d’Angoulême » n’est pas encore mûre ; allons, Charlie,
partons. » Malheureusement pour M. de Charlus, son
manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports
qu’il avait probablement avec Morel, le firent s’ingénier,
dès cette époque, à combler le violoniste d’étranges
bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa
nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne
pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence
toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus –
jadis si fier, maintenant tout timide – dans des accès de
vrai désespoir. On verra comment, dans les plus petites
choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille
fois plus important, avait compris de travers, en les prenant
à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à
l’aristocratie. Disons simplement, pour l’instant, tandis
qu’Albertine m’attend à Saint-Jean de la Haise, que s’il y
avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et
cela était en son principe assez noble, surtout de quelqu’un
dont le plaisir était d’aller chercher des petites filles – « ni
vu ni connu » – avec le chauffeur), c’était sa réputation
artistique et ce qu’on pouvait penser à la classe de violon.
Sans doute il était laid que, parce qu’il sentait M. de
Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier, de se moquer de
lui, de la même façon que, dès que j’eus promis le secret
sur les fonctions de son père chez mon grand-oncle, il me
traita de haut en bas. Mais, d’autre part, son nom d’artiste
diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et
quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse
platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille,
Morel s’y refusait énergiquement.
Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-
Jean de la Haise pour peindre, je prenais l’auto, et ce
n’était pas seulement à Gourville et à Féterne, mais à
Saint-Mars-le-Vieux et jusqu’à Criquetot que je pouvais
aller avant de revenir la chercher. Tout en feignant d’être
occupé d’autre chose que d’elle, et d’être obligé de la
délaisser pour d’autres plaisirs, je ne pensais qu’à elle.
Bien souvent je n’allais pas plus loin que la grande plaine
qui domine Gourville, et comme elle ressemble un peu à
celle qui commence au-dessus de Combray, dans la
direction de Méséglise, même à une assez grande
distance d’Albertine j’avais la joie de penser que, si mes
regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin
qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à
côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par rien,
jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres
qui ensevelissent Saint-Jean de la Haise sous leur
feuillage, en caressant la figure de mon amie, et jeter ainsi
un double lien d’elle à moi dans cette retraite indéfiniment
agrandie, mais sans risques, comme dans ces jeux où
deux enfants se trouvent par moments hors de la portée de
la voix et de la vue l’un de l’autre, et où tout en étant
éloignés ils restent réunis. Je revenais par ces chemins
d’où l’on aperçoit la mer, et où autrefois, avant qu’elle
apparût entre les branches, je fermais les yeux pour bien
penser que ce que j’allais voir, c’était bien la plaintive
aïeule de la terre, poursuivant, comme au temps qu’il
n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente et
immémoriale agitation. Maintenant, ils n’étaient plus pour
moi que le moyen d’aller rejoindre Albertine, quand je les
reconnaissais tout pareils, sachant jusqu’où ils allaient filer
droit, où ils tourneraient ; je me rappelais que je les avais
suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la
même hâte de retrouver Albertine, je l’avais eue à Paris en
descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ;
ils prenaient pour moi la monotonie profonde, la
signification morale d’une sorte de ligne que suivait mon
caractère. C’était naturel, et ce n’était pourtant pas
indifférent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne
poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité,
pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des
êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas –
pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par
d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne
comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y
sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir
à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à
s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir
ensuite au premier. Ce n’était pas la première fois que je
recherchais Albertine, la jeune fille vue la première année
devant la mer. D’autres femmes, il est vrai, avaient été
intercalées entre Albertine aimée la première fois et celle
que je ne quittais guère en ce moment ; d’autres femmes,
notamment la duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on,
pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte,
prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu
l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais
seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu
répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. De
fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau,
quelquefois pour une seule entrevue, et afin de toucher à
une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de
Balbec étaient pleins. En pensant que leurs arbres,
poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait
recevoir d’eux le conseil de me mettre enfin au travail
pendant que n’avait pas encore sonné l’heure du repos
éternel.
Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la
raide cavée, passais le ruisseau sur une planche et
trouvais Albertine qui peignait devant l’église toute en
clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un
rosier. Le tympan seul était uni ; et à la surface riante de la
pierre affleuraient des anges qui continuaient, devant notre
couple du XXe siècle, à célébrer, cierges en mains, les
cérémonies du XIIIe. C’était eux dont Albertine cherchait à
faire le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir, elle
donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au
noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces
anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait. Puis
elle reprenait ses affaires. Appuyés l’un sur l’autre nous
remontions la cavée, laissant la petite église, aussi
tranquille que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruit
perpétuel du ruisseau. Bientôt l’auto filait, nous faisait
prendre pour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Nous
passions devant Marcouville l’Orgueilleuse. Sur son église,
moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait
sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers elle
les grands bas-reliefs semblaient n’être vus que sous une
couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte
Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore
dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleur d’eau ou
à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière,
les nombreuses statues modernes se dressaient sur des
colonnes jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant.
Devant l’église un grand cyprès semblait dans une sorte
d’enclos consacré. Nous descendions un instant pour le
regarder et faisions quelques pas. Tout autant que de ses
membres, Albertine avait une conscience directe de sa
toque de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (qui n’étaient
pas pour elle le siège de moindres sensations de bien-
être), et recevait d’elles, tout en faisant le tour de l’église,
un autre genre d’impulsion, traduite par un contentement
inerte mais auquel je trouvais de la grâce ; écharpe et
toque qui n’étaient qu’une partie récente, adventice, de
mon amie, mais qui m’était déjà chère et dont je suivais
des yeux le sillage, le long du cyprès, dans l’air du soir.
Elle-même ne pouvait le voir, mais se doutait que ces
élégances faisaient bien, car elle me souriait tout en
harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la
complétait : « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me
dit-elle en me montrant l’église et se souvenant de ce
qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté
des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de
suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la
sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du
déplorable qu’elle gardait en musique. Pas plus qu’Elstir, je
n’aimais cette église, c’est sans me faire plaisir que sa
façade ensoleillée était venue se poser devant mes yeux,
et je n’étais descendu la regarder que pour être agréable à
Albertine. Et pourtant je trouvais que le grand
impressionniste était en contradiction avec lui-même ;
pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architecturale
objective, sans tenir compte de la transfiguration de l’église
dans le couchant ? « Non décidément, me dit Albertine, je
ne l’aime pas ; j’aime son nom d’Orgueilleuse. Mais ce
qu’il faudra penser à demander à Brichot, c’est pourquoi
Saint-Mars s’appelle le Vêtu. On ira la prochaine fois,
n’est-ce pas ? » me disait-elle en me regardant de ses
yeux noirs sur lesquels sa toque était abaissée comme
autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remontais en
auto avec elle, heureux que nous dussions le lendemain
aller ensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps ardents
où on ne pensait qu’au bain, les deux antiques clochers
d’un rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement
infléchis et comme palpitants, avaient l’air de vieux
poissons aigus, imbriqués d’écailles, moussus et roux, qui,
sans avoir l’air de bouger, s’élevaient dans une eau
transparente et bleue. En quittant Marcouville, pour
raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il
y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me
demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire
dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait
n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés.
Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la
ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture
fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions,
comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie
d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et
dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment
insignifiant ; supposition qui eût paru d’autant moins
invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine
avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet,
ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui
d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses
jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de
mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes,
chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose
d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À
ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité
elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre
une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir
tombait. Quel plaisir de la sentir contre moi, avec son
écharpe et sa toque, me rappelant que c’est ainsi toujours,
côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment. J’avais
peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui
laisser apercevoir, bien que, s’il existait en moi, ce ne pût
être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait
pu la contrôler par l’expérience ; or il me semblait
irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à ma jalousie,
elle me poussait à quitter le moins possible Albertine, bien
que je susse qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en me
séparant d’elle à jamais. Je pouvais même l’éprouver
auprès d’elle, mais alors m’arrangeais pour ne pas laisser
se renouveler la circonstance qui l’avait éveillée en moi.
C’est ainsi qu’un jour de beau temps nous allâmes
déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle
à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour
les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses
dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant
lumineux semblait faire partie. Le garçon, à la figure rose,
aux cheveux noirs tordus comme une flamme, s’élançait
dans toute cette vaste étendue moins vite qu’autrefois, car
il n’était plus commis mais chef de rang ; néanmoins, à
cause de son activité naturelle, parfois au loin, dans la salle
à manger, parfois plus près, mais au dehors, servant des
clients qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, on
l’apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues
successives d’un jeune dieu courant, les unes à l’intérieur,
d’ailleurs bien éclairé, d’une demeure qui se prolongeait en
gazons verts, tantôt sous les feuillages, dans la clarté de la
vie en plein air. Il fut un moment à côté de nous. Albertine
répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le
regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques
minutes je sentis qu’on peut être près de la personne qu’on
aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air
d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma
présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je
ne connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait
jeté – et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache.
Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se
fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait
plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que
comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans
des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un
instant je m’étais demandé si, pour le suivre, elle n’allait
pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jours suivants
je commençai à oublier pour toujours cette impression
pénible, car j’avais décidé de ne jamais retourner à
Rivebelle, j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y
être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait
jamais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n’eût eu
d’yeux que pour elle, afin qu’elle ne crût pas que ma
compagnie l’avait privée d’un plaisir. Il m’arriva parfois de
retourner à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j’y
avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupe je
regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais
sur elle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au monde
existait pour moi ; je la poursuivais, la touchais, et la
perdais tour à tour de mon regard fuyant, et j’étais
indifférent à l’avenir, me contentant de ma rosace comme
un papillon qui tourne autour d’un papillon posé, avec
lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême. Le
moment était peut-être particulièrement bien choisi pour
renoncer à une femme à qui aucune souffrance bien
récente et bien vive ne m’obligeait à demander ce baume
contre un mal, que possèdent celles qui l’ont causé. J’étais
calmé par ces promenades mêmes, qui, bien que je ne les
considérasse, au moment, que comme une attente d’un
lendemain qui lui-même, malgré le désir qu’il m’inspirait,
ne devait pas être différent de la veille, avaient le charme
d’être arrachées aux lieux où s’était trouvée jusque-là
Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez sa tante, chez
ses amies. Charme non d’une joie positive, mais
seulement de l’apaisement d’une inquiétude, et bien fort
pourtant. Car à quelques jours de distance, quand je
repensais à la ferme devant laquelle nous avions bu du
cidre, ou simplement aux quelques pas que nous avions
faits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelant qu’Albertine
marchait à côté de moi sous sa toque, le sentiment de sa
présence ajoutait tout d’un coup une telle vertu à l’image
indifférente de l’église neuve, qu’au moment où la façade
ensoleillée venait se poser ainsi d’elle-même dans mon
souvenir, c’était comme une grande compresse calmante
qu’on eût appliquée à mon cœur. Je déposais Albertine à
Parville, mais pour la retrouver le soir et aller m’étendre à
côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute je ne
la voyais pas tous les jours, mais pourtant je pouvais me
dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps, de sa vie,
c’est encore moi qui y tiendrais-le plus de place » ; et nous
passions ensemble de longues heures de suite qui
mettaient dans mes journées un enivrement si doux que
même quand, à Parville, elle sautait de l’auto que j’allais lui
renvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul
dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé
des fleurs. J’aurais pu me passer de la voir tous les jours ;
j’allais la quitter heureux, je sentais que l’effet calmant de
ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors
j’entendais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à
une amie : « Alors, demain à 8 heures 1/2. Il ne faut pas
être en retard, ils seront prêts dès 8 heures 1/4. » La
conversation d’une femme qu’on aime ressemble à un sol
qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à
tout moment derrière les mots la présence, le froid
pénétrant d’une nappe invisible ; on aperçoit çà et là son
suintement perfide, mais elle-même reste cachée. Aussitôt
la phrase d’Albertine entendue, mon calme était détruit. Je
voulais lui demander de la voir le lendemain matin, afin de
l’empêcher d’aller à ce mystérieux rendez-vous de 8
heures 1/2 dont on n’avait parlé devant moi qu’à mots
couverts. Elle m’eût sans doute obéi les premières fois,
regrettant pourtant de renoncer à ses projets ; puis elle eût
découvert mon besoin permanent de les déranger ; j’eusse
été celui pour qui l’on se cache de tout. Et d’ailleurs, il est
probable que ces fêtes dont j’étais exclu consistaient en
fort peu de chose, et que c’était peut-être par peur que je
trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu’on ne me
conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à celle
d’Albertine n’exerçait pas d’action que sur moi ; elle me
donnait du calme ; elle causait à ma mère des inquiétudes
dont la confession le détruisit. Comme je rentrais content,
décidé à terminer d’un jour à l’autre une existence dont je
croyais que la fin dépendait de ma seule volonté, ma mère
me dit, entendant que je faisais dire au chauffeur d’aller
chercher Albertine : « Comme tu dépenses de l’argent !
(Françoise, dans son langage simple et expressif, disait
avec plus de force : « L’argent file. ») Tâche, continua
maman, de ne pas devenir comme Charles de Sévigné,
dont sa mère disait : « Sa main est un creuset où l’argent
se fond. » Et puis je crois que tu es vraiment assez sorti
avec Albertine. Je t’assure que c’est exagéré, que même
pour elle cela peut sembler ridicule. J’ai été enchantée que
cela te distraie, je ne te demande pas de ne plus la voir,
mais enfin qu’il ne soit pas impossible de vous rencontrer
l’un sans l’autre. » Ma vie avec Albertine, vie dénuée de
grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus –
cette vie que je comptais changer d’un jour à l’autre, en
choisissant une heure de calme, me redevint tout d’un coup
pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de
maman, elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses
paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la
décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été
prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire (pour
ne pas m’attrister) de l’effet qu’avaient produit
instantanément ses conseils, et me promit de ne pas m’en
reparler pour ne pas empêcher que renaquît ma bonne
intention. Mais depuis la mort de ma grand’mère, chaque
fois que maman se laissait aller à rire, le rire commencé
s’arrêtait net et s’achevait sur une expression presque
sanglotante de souffrance, soit par le remords d’avoir pu un
instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli si
bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à
celle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé
en ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette fois
s’en ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma
mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine ;
intimité qu’elle n’osa pourtant pas entraver à cause de ce
que je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée
que je ne me trompais pas. Elle se rappelait pendant
combien d’années ma grand’mère et elle ne m’avaient plus
parlé de mon travail et d’une règle de vie plus hygiénique
que, disais-je, l’agitation où me mettaient leurs exhortations
m’empêchait seule de commencer, et que, malgré leur
silence obéissant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner
l’auto ramenait Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l’air
était moins chaud, mais, après une brûlante journée, nous
rêvions tous deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos
yeux enfiévrés la lune toute étroite parut d’abord (telle le
soir où j’étais allé chez la princesse de Guermantes et où
Albertine m’avait téléphoné) comme la légère et mince
pelure, puis comme le frais quartier d’un fruit qu’un invisible
couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelquefois
aussi, c’était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus
tard ; alors elle devait m’attendre devant les arcades du
marché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la
distinguais pas ; je m’inquiétais déjà qu’elle ne dût pas
venir, qu’elle eût mal compris. Alors je la voyais, dans sa
blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moi dans la
voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une
jeune fille. Et c’est comme une chienne encore qu’elle
commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit
était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur
de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé d’étoiles, si nous
n’allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de
Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs
déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais
qui n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir,
nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même
corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce
féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu
passer la première fois devant l’horizon du flot, je le tenais
serré contre le mien, sous une même couverture, tout au
bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et
nous l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir,
soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps
suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle
exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je
finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant
chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu’on ne
nous vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait
avec moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernière
fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de
l’automobile étaient des gens qui se couchaient à
n’importe quelle heure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec
qu’avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais
encore tout entouré de la présence de mon amie, gorgé
d’une provision de baisers longue à épuiser. Sur ma table
je trouvais un télégramme ou une carte postale. C’était
d’Albertine encore ! Elle les avait écrits à Quetteholme
pendant que j’étais parti seul en auto et pour me dire
qu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant.
Alors j’apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand
jour et je me disais que nous devions nous aimer tout de
même pour avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand,
le lendemain matin, je voyais Albertine sur la digue, j’avais
si peur qu’elle me répondît qu’elle n’était pas libre ce jour-là
et ne pouvait acquiescer à ma demande de nous promener
ensemble, que, cette demande, je retardais le plus que je
pouvais de la lui adresser. J’étais d’autant plus inquiet
qu’elle avait l’air froid, préoccupé ; des gens de sa
connaissance passaient ; sans doute avait-elle formé pour
l’après-midi des projets dont j’étais exclu. Je la regardais,
je regardais ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine,
dressant en face de moi l’énigme de ses intentions, la
décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur
de mon après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un
avenir d’existence qui avait pris devant moi la forme
allégorique et fatale d’une jeune fille. Et quand enfin je me
décidais, quand, de l’air le plus indifférent que je pouvais,
je demandais : « Est-ce que nous nous promenons
ensemble tantôt et ce soir ? » et qu’elle me répondait :
« Très volontiers », alors tout le brusque remplacement,
dans la figure rose, de ma longue inquiétude par une
quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses
ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-
être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a
éclaté. Je me répétais : « Comme elle est gentille, quel
être adorable ! » dans une exaltation moins féconde que
celle due à l’ivresse, à peine plus profonde que celle de
l’amitié, mais très supérieure à celle de la vie mondaine.
Nous ne décommandions l’automobile que les jours où il y
avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Albertine n’étant
pas libre de sortir avec moi, j’en avais profité pour prévenir
les gens qui désiraient me voir que je resterais à Balbec.
Je donnais à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là,
mais ces jours-là seulement. Car une fois qu’il était arrivé à
l’improviste, j’avais préféré me priver de voir Albertine
plutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis
l’état de calme heureux où je me trouvais depuis quelque
temps et que fût ma jalousie renouvelée. Et je n’avais été
tranquille qu’une fois Saint-Loup reparti. Aussi
s’astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir
à Balbec sans appel de ma part. Jadis, songeant avec
envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui,
j’attachais un tel prix à le voir ! Les êtres ne cessent pas de
changer de place par rapport à nous. Dans la marche
insensible mais éternelle du monde, nous les considérons
comme immobiles, dans un instant de vision trop court
pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais
nous n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux
images prises d’eux à des moments différents, assez
rapprochés cependant pour qu’ils n’aient pas changé en
eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence des
deux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par
rapport à nous. Il m’inquiéta affreusement en me parlant
des Verdurin, j’avais peur qu’il ne me demandât à y être
reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que je n’eusse
cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir que j’y trouvais
avec Albertine. Mais heureusement Robert m’avoua, tout
au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les
connaître. « Non, me dit-il, je trouve ce genre de milieux
cléricaux exaspérants. » Je ne compris pas d’abord
l’adjectif « clérical » appliqué aux Verdurin, mais la fin de la
phrase de Saint-Loup m’éclaira sa pensée, ses
concessions à des modes de langage qu’on est souvent
étonné de voir adopter par des hommes intelligents. « Ce
sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où on fait
congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce n’est
pas une petite secte ; on est tout miel pour les gens qui en
sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens qui n’en
sont pas. La question n’est pas, comme pour Hamlet,
d’être ou de ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en
être. Tu en es, mon oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi
je n’ai jamais aimé ça, ce n’est pas ma faute. »
Bien entendu, la règle que j’avais imposée à Saint-Loup
de ne me venir voir que sur un appel de moi, je l’édictai
aussi stricte pour n’importe laquelle des personnes avec
qui je m’étais peu à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à
Montsurvent et ailleurs ; et quand j’apercevais de l’hôtel la
fumée du train de trois heures qui, dans l’anfractuosité des
falaises de Parville, laissait son panache stable, qui restait
longtemps accroché au flanc des pentes vertes, je n’avais
aucune hésitation sur le visiteur qui allait venir goûter avec
moi et m’était encore, à la façon d’un Dieu, dérobé sous ce
petit nuage. Je suis obligé d’avouer que ce visiteur,
préalablement autorisé par moi à venir, ne fut presque
jamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché.
Mais la conscience que Saniette avait d’ennuyer
(naturellement encore bien plus en venant faire une visite
qu’en racontant une histoire) faisait que, bien qu’il fût plus
instruit, plus intelligent et meilleur que bien d’autres, il
semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non
seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen
presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi.
Probablement, si Saniette avait avoué franchement cet
ennui qu’il craignait de causer, on n’eût pas redouté ses
visites. L’ennui est un des maux les moins graves qu’on ait
à supporter, le sien n’existait peut-être que dans
l’imagination des autres, ou lui avait été inoculé grâce à
une sorte de suggestion par eux, laquelle avait trouvé prise
sur son agréable modestie. Mais il tenait tant à ne pas
laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pas
s’offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les
gens qui sont si contents de donner des coups de chapeau
dans un lieu public, que, ne vous ayant pas vu depuis
longtemps et vous apercevant dans une loge avec des
personnes brillantes qu’ils ne connaissent pas, ils vous
jettent un bonjour furtif et retentissant en s’excusant sur le
plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vous apercevoir, à
constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous
avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire,
manquait par trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin
ou dans le petit tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à
venir me voir à Balbec s’il ne craignait pas de me
déranger. Une telle proposition ne m’eût pas effrayé. Au
contraire il n’offrait rien, mais, avec un visage torturé et un
regard aussi indestructible qu’un émail cuit, mais dans la
composition duquel entrait, avec un désir pantelant de vous
voir – à moins qu’il ne trouvât quelqu’un d’autre de plus
amusant – la volonté de ne pas laisser voir ce désir, il me
disait d’un air détaché : « Vous ne savez pas ce que vous
faites ces jours-ci ? parce que j’irai sans doute près de
Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous le demandais
par hasard. » Cet air ne trompait pas, et les signes
inverses à l’aide desquels nous exprimons nos sentiments
par leur contraire sont d’une lecture si claire qu’on se
demande comment il y a encore des gens qui disent par
exemple : « J’ai tant d’invitations que je ne sais où donner
de la tête » pour dissimuler qu’ils ne sont pas invités. Mais,
de plus, cet air détaché, à cause probablement de ce qui
entrait dans sa composition trouble, vous causait ce que
n’eût jamais pu faire la crainte de l’ennui ou le franc aveu
du désir de vous voir, c’est-à-dire cette espèce de
malaise, de répulsion, qui, dans l’ordre des relations de
simple politesse sociale, est l’équivalent de ce qu’est, dans
l’amour, l’offre déguisée que fait à une dame l’amoureux
qu’elle n’aime pas, de la voir le lendemain, tout en
protestant qu’il n’y tient pas, ou même pas cette offre, mais
une attitude de fausse froideur. Aussitôt émanait de la
personne de Saniette je ne sais quoi qui faisait qu’on lui
répondait de l’air le plus tendre du monde : « Non,
malheureusement, cette semaine, je vous expliquerai… »
Et je laissais venir, à la place, des gens qui étaient loin de
le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargé de la
mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume de
toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faire
aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare
que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui
venait me voir, si même celui-ci ne m’avait pas dit, chez les
Verdurin : « N’oubliez pas que je vais vous voir jeudi », jour
où j’avais précisément dit à Saniette ne pas être libre. De
sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de
divertissements organisés à son insu, sinon même contre
lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop
discret était maladivement indiscret. La seule fois où par
hasard il vint me voir malgré moi, une lettre, je ne sais de
qui, traînait sur la table. Au bout d’un instant je vis qu’il
n’écoutait que distraitement ce que je lui disais. La lettre,
dont il ignorait complètement la provenance, le fascinait et
je croyais à tout moment que ses prunelles émaillées
allaient se détacher de leur orbite pour rejoindre la lettre
quelconque, mais que sa curiosité aimantait. On aurait dit
un oiseau qui va se jeter fatalement sur un serpent.
Finalement il n’y put tenir, la changea de place d’abord
comme pour mettre de l’ordre dans ma chambre. Cela ne
lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme
machinalement. Une autre forme de son indiscrétion,
c’était que, rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme j’étais
souffrant ce jour-là, je lui demandai de reprendre le train
suivant et de partir dans une demi-heure. Il ne doutait pas
que je souffrisse, mais me répondit : « Je resterai une
heure un quart, et après je partirai. » Depuis, j’ai souffert de
ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le pouvais, de venir.
Qui sait ? Peut-être eusse-je conjuré son mauvais sort,
d’autres l’eussent invité pour qui il m’eût immédiatement
lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le double
avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de lui.
Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’attendais
naturellement pas de visites, et l’automobile revenait nous
chercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé,
sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher,
avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de
regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J’avais
beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close,
les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la
tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé
et même se contentait lui-même de bénéfices relativement
petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une
curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la
bouche. Pendant ces courts instants, il avait l’air attentif et
fiévreux d’un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d’un
dîneur assis non loin de vous, dans un restaurant, et qui,
voyant qu’on vous découpe un faisan que lui-même ne peut
pas ou ne veut pas s’offrir, délaisse un instant ses pensées
sérieuses pour attacher sur la volaille un regard que font
sourire l’amour et l’envie.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades
en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais
par l’ascenseur, le lift me dit : « Ce Monsieur est venu, il
m’a laissé une commission pour vous. » Le lift me dit ces
mots d’une voix absolument cassée et en me toussant et
crachant à la figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il,
comme si je n’étais pas capable de m’en apercevoir tout
seul. « Le docteur dit que c’est la coqueluche », et il
recommença à tousser et à cracher sur moi. « Ne vous
fatiguez pas à parler », lui dis-je d’un air de bonté, lequel
était feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec
ma disposition aux étouffements, m’eût été fort pénible.
Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se
faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps.
« Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je,
mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris
(tant mieux, pourvu qu’il ne me la passe pas avant). Il paraît,
reprit-il, que Paris c’est très superbe. Cela doit être encore
plus superbe qu’ici et qu’à Monte-Carlo, quoique des
chasseurs, même des clients, et jusqu’à des maîtres
d’hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison, m’aient
souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-
Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être
maître d’hôtel il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre
toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une
tête ! On m’a dit que c’était encore plus terrible que
d’écrire des pièces et des livres. » Nous étions presque
arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre
jusqu’en bas parce qu’il trouvait que le bouton fonctionnait
mal, et en un clin d’œil il l’arrangea. Je lui dis que je
préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que
je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d’un accès
de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans
l’ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j’ai
arrangé le bouton. » Voyant qu’il ne cessait pas de parler,
préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu’il
avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec,
Paris et Monte-Carlo, je lui dis (comme à un ténor qui vous
excède avec Benjamin Godard, chantez-moi de préférence
du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ?
– C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais
aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. »
Comme, la veille, j’avais déposé Robert de Saint-Loup à la
station de Doncières avant d’aller chercher Albertine, je
crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le
chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur
avec qui vous êtes sorti », il m’apprenait par la même
occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que
ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement.
Car, pour la chose, je n’avais jamais fait de distinction
entre les classes. Et si j’avais, à entendre appeler un
chauffeur un monsieur, le même étonnement que le comte
X… qui ne l’était que depuis huit jours et à qui, ayant dit :
« la Comtesse a l’air fatigué », je fis tourner la tête derrière
lui pour voir de qui je voulais parler, c’était simplement par
manque d’habitude du vocabulaire ; je n’avais jamais fait
de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands
seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les
autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les
ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par
goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de
politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part
des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne
dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou
bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui,
comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire
qu’elles savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux, du
reste, pas dire que cette façon que j’avais de mettre les
gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du
monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en
revanche toujours pleinement ma mère. Non
qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les
êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était
souffrante, elle était toujours consolée et soignée par
maman avec la même amitié, avec le même dévouement
que sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de
mon grand-père pour ne pas faire socialement acception
des castes. Les gens de Combray avaient beau avoir du
cœur, de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur
l’égalité humaine, ma mère, quand un valet de chambre
s’émancipait, disait une fois « vous » et glissait
insensiblement à ne plus me parler à la troisième
personne, avait de ces usurpations le même
mécontentement qui éclate dans les « Mémoires » de
Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit
saisit un prétexte de prendre la qualité d’« Altesse » dans
un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il
leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un
« esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudra des
siècles de bonté (celle de ma mère était infinie), de
théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Je ne peux
pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet
esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné
aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui
donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient, du reste,
beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non,
les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient
les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un
chauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à
manger, elle n’était pas absolument contente et me disait :
« Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami
qu’un mécanicien », comme elle aurait dit, s’il se fût agi de
mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. » Le
chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter
celui-là) était venu me dire que la Compagnie d’autos qui
l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre
Paris dès le lendemain. Cette raison, d’autant plus que le
chauffeur était charmant et s’exprimait si simplement qu’on
eût toujours dit paroles d’évangile, nous sembla devoir être
conforme à la vérité. Elle ne l’était qu’à demi. Il n’y avait en
effet plus rien à faire à Balbec. Et en tout cas, la
Compagnie, n’ayant qu’à demi confiance dans la véracité
du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration,
désirait qu’il revînt au plus vite à Paris. Et en effet, si le
jeune apôtre accomplissait miraculeusement la
multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de
Charlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre
compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait
gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou
bien que personne ne faisait plus de promenades à
Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle
était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le
mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d’ailleurs
pas grand’chose. Le désir du chauffeur était d’éviter, si
possible, la morte-saison. J’ai dit – ce que j’ignorais alors
et ce dont la connaissance m’eût évité bien des chagrins –
qu’il était très lié (sans qu’ils eussent jamais l’air de se
connaître devant les autres) avec Morel. À partir du jour où
il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne
pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos
promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour
distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, des
chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. « Quel
tacot ! » disait Albertine. J’aurais d’ailleurs souvent aimé
d’y être seul. Sans vouloir me fixer une date, je souhaitais
que prit fin cette vie à laquelle je reprochais de me faire
renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir.
Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me
retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand
quelque ancien moi, plein du désir de vivre avec
allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel.
J’éprouvai notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant
laissé Albertine chez sa tante, j’étais allé à cheval voir les
Verdurin et que j’avais pris dans les bois une route
sauvage dont ils m’avaient vanté la beauté. Épousant les
formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis, resserrée
entre des bouquets d’arbres épais, elle s’enfonçait en
gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés dont
j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leurs
déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des
fragments d’un autre univers : j’avais reconnu le paysage
montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces
deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une
Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que
j’avais vues chez la duchesse de Guermantes. Leur
souvenir replaçait les lieux où je me trouvais tellement en
dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonné si,
comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint
Elstir, j’avais, au cours de ma promenade, croisé un
personnage mythologique. Tout à coup mon cheval se
cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le
maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le
point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de
larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus
de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier
étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu
distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus
aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la
première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais
prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit
venait d’au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient
encore rares à cette époque – à la pensée que ce que
j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. Alors,
comme quand on sent venir dans un journal une parole
émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pour
fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur
sa voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, si
l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les routes
de l’espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana quelques
instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement
son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de
celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie,
d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers
le ciel.
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à
Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une
auto (ce qui, étant donné la générosité des Verdurin à
l’égard des fidèles, était relativement facile), mais, chose
plus malaisée, leur principal cocher, le jeune homme
sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur.
Cela fut exécuté en quelques jours de la façon suivante.
Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui
lui était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pas le
mors, un jour la gourmette. D’autres fois, c’était son
coussin de siège qui avait disparu, jusqu’à son fouet, sa
couverture, le martinet, l’éponge, la peau de chamois. Mais
il s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait
en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le
plongeait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le
chauffeur, pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait
revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel
persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune
cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans un
guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il
leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa
part, il ne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait afin
qu’ils prissent les devants. Il fut convenu que, pendant que
M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade,
ils tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Je
rapporterai, bien que ce ne fût que l’occasion de ce qui
allait avoir lieu, mais parce que les personnages m’ont
intéressé plus tard, qu’il y avait, ce jour-là, un ami des
Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulait faire
faire une promenade à pied avant son départ, fixé au soir
même.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en
promenade, c’est que, ce jour-là, Morel, qui venait avec
nous en promenade à pied, où il devait jouer du violon
dans les arbres, me dit : « Écoutez, j’ai mal au bras, je ne
veux pas le dire à Mme Verdurin, mais priez-la d’emmener
un de ses valets, par exemple Howsler, il portera mes
instruments. – Je crois qu’un autre serait mieux choisi,
répondis-je. On a besoin de lui pour le dîner. » Une
expression de colère passa sur le visage de Morel. « Mais
non, je ne veux pas confier mon violon à n’importe qui. » Je
compris plus tard la raison de cette préférence. Howsler
était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à
la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant la
promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût nous
entendre : « Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste, son
frère l’est aussi. S’il n’avait pas cette funeste habitude de
boire… – Comment, boire, dit Mme Verdurin, pâlissant à
l’idée d’avoir un cocher qui buvait. – Vous ne vous en
apercevez pas. Je me dis toujours que c’est un miracle
qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident pendant qu’il vous
conduisait. – Mais il conduit donc d’autres personnes ? –
Vous n’avez qu’à voir combien de fois il a versé, il a
aujourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Je ne sais pas
comment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards. – Je
ne l’ai pas vu aujourd’hui, dit Mme Verdurin tremblante à la
pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, vous me
désolez. » Elle voulut abréger la promenade pour rentrer,
Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies
pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le
brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans
lui faire aucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de
cocher et lui remettre de l’argent, mais de lui-même, ne
voulant pas accuser ses camarades à l’animosité de qui il
attribuait rétrospectivement le vol quotidien de toutes les
selles, etc., et voyant que sa patience ne conduisait qu’à se
faire laisser pour mort sur le carreau, il demanda à s’en
aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain
et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée d’en
prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu’elle me le
recommanda chaleureusement comme homme d’absolue
confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à
Paris. Mais je n’ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera
dès l’histoire d’Albertine. En ce moment nous sommes à la
Raspelière où je viens dîner pour la première fois avec
mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils supposé d’un
« intendant » qui gagnait trente mille francs par an de fixe,
avait une voiture et nombre de majordomes subalternes,
de jardiniers, de régisseurs et de fermiers sous ses ordres.
Mais puisque j’ai tellement anticipé, je ne veux cependant
pas laisser le lecteur sous l’impression d’une méchanceté
absolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt plein de
contradictions, capable à certains jours d’une gentillesse
véritable.
Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le
cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître
dans son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés,
Albertine et moi. Mais il me débita une histoire
compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris,
d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et je n’eus pas
une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que
Morel causa un peu avec moi, afin de m’exprimer sa
tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Du
reste, même en dehors des moments où j’étais seul et où il
bondissait littéralement vers moi avec une expansion de
joie, Morel, voyant que tout le monde me faisait fête à la
Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la
familiarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui,
puisqu’il m’avait fait couper les ponts et ôté toute
possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs (que je
n’avais, d’ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se
tenir éloigné de moi. J’attribuai son changement d’attitude
à l’influence de M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait,
sur certains points, moins borné, plus artiste, mais sur
d’autres, où il appliquait à la lettre les formules éloquentes,
mensongères, et d’ailleurs momentanées, du maître, le
bêtifiait encore davantage. Ce qu’avait pu lui dire M. de
Charlus, ce fut, en effet, la seule chose que je supposai.
Comment aurais-je pu deviner alors ce qu’on me dit
ensuite (et dont je n’ai jamais été certain, les affirmations
d’Andrée sur tout ce qui touchait Albertine, surtout plus
tard, m’ayant toujours semblé fort sujettes à caution car,
comme nous l’avons vu autrefois, elle n’aimait pas
sincèrement mon amie et était jalouse d’elle), ce qui en tout
cas, si c’était vrai, me fut remarquablement caché par tous
les deux : qu’Albertine connaissait beaucoup Morel. La
nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher,
Morel adopta à mon égard me permit de changer d’avis
sur son compte. Je gardai de son caractère la vilaine idée
que m’en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune
homme m’avait montrée quand il avait eu besoin de moi,
suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à
sembler ne pas me voir. À cela il fallait l’évidence de ses
rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des
instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction
(quand cela arrivait), ou les complications qu’ils
entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère
n’était pas si uniformément laid et plein de contradictions. Il
ressemblait à un vieux livre du moyen âge, plein d’erreurs,
de traditions absurdes, d’obscénités, il était
extraordinairement composite. J’avais cru d’abord que son
art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des
supériorités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant.
Une fois que je disais mon désir de me mettre au travail :
« Travaillez, devenez illustre, me dit-il. – De qui est cela ?
lui demandai-je. – De Fontanes à Chateaubriand. » Il
connaissait aussi une correspondance amoureuse de
Napoléon. Bien, pensai-je, il est lettré. Mais cette phrase,
qu’il avait lue je ne sais pas où, était sans doute la seule
qu’il connût de toute la littérature ancienne et moderne, car
il me la répétait chaque soir. Une autre, qu’il répétait
davantage pour m’empêcher de rien dire de lui à
personne, c’était celle-ci, qu’il croyait également littéraire,
qui est à peine française ou du moins n’offre aucune
espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique
cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Au fond, en
allant de cette stupide maxime jusqu’à la phrase de
Fontanes à Chateaubriand, on eût parcouru toute une
partie, variée mais moins contradictoire qu’il ne semble, du
caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peu qu’il y trouvât
de l’argent, eût fait n’importe quoi, et sans remords – peut-
être pas sans une contrariété bizarre, allant jusqu’à la
surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom de remords
irait fort mal – qui eût, s’il y trouvait son intérêt, plongé dans
la peine, voire dans le deuil, des familles entières, ce
garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler
de bonté, au-dessus des sentiments de simple humanité
les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-
dessus de l’argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire
et qu’on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la
classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes
colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de
mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il appelait (en
généralisant sans doute quelques cas particuliers où il
avait rencontré des malveillants) la fourberie universelle. Il
se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne,
en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour
mon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après
mon retour à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à
l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute
reconnu un pareil, c’est-à-dire, contrairement à sa maxime,
un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui
se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de
suite partie liée avec une crapule). Il lui semblait – et ce
n’était pas absolument faux – que cette méfiance lui
permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, de glisser,
insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures, et
sans qu’on pût rien, non pas même prouver, mais avancer
contre lui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il
travaillerait, deviendrait illustre, serait peut-être un jour,
avec une respectabilité intacte, maître du jury de violon aux
concours de ce prestigieux Conservatoire.
Mais c’est peut-être encore trop de logique dans la
cervelle de Morel que d’y faire sortir les unes des autres les
contradictions. En réalité, sa nature était vraiment comme
un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens
qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des
principes assez élevés, et avec une magnifique écriture,
déparée par les plus grossières fautes d’orthographe,
passait des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi
avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses
sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis
de lui-même.
Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du
train à Douville, le soleil, amorti par la brume, n’était déjà
plus, dans le ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À
la grande paix qui descend, le soir, sur ces prés drus et
salins et qui avait conseillé à beaucoup de Parisiens,
peintres pour la plupart, d’aller villégiaturer à Douville,
s’ajoutait une humidité qui les faisait rentrer de bonne
heure dans les petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la
lampe était déjà allumée. Seules quelques vaches
restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis que
d’autres, s’intéressant plus à l’humanité, tournaient leur
attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé
son chevalet sur une mince éminence travaillait à essayer
de rendre ce grand calme, cette lumière apaisée. Peut-être
les vaches allaient-elles lui servir inconsciemment et
bénévolement de modèles, car leur air contemplatif et leur
présence solitaire, quand les humains sont rentrés,
contribuaient, à leur manière, à la puissante impression de
repos que dégage le soir. Et quelques semaines plus tard,
la transposition ne fut pas moins agréable quand,
l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courts et
qu’il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j’avais été faire un
tour dans l’après-midi, il fallait rentrer s’habiller au plus tard
à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge était
déjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis
détestée, et, comme quelque feu grégeois, incendiait la
mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques. Quelque
geste incantateur ayant suscité, pendant que je passais
mon smoking, le moi alerte et frivole qui était le mien quand
j’allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où
j’avais cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du
Bois, je fredonnais inconsciemment le même air qu’alors ;
et c’est seulement en m’en apercevant qu’à la chanson je
reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, en effet, ne
savait que celle-là. La première fois que je l’avais chantée,
je commençais d’aimer Albertine, mais je croyais que je ne
la connaîtrais jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand
j’avais cessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir
possédée pour la première fois. Maintenant, c’était en
l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec elle,
au grand regret du directeur, qui croyait que je finirais par
habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui assurait
avoir entendu dire qu’il régnait par là des fièvres dues aux
marais du Bac et à leurs eaux « accroupies ». J’étais
heureux de cette multiplicité que je voyais ainsi à ma vie
déployée sur trois plans ; et puis, quand on redevient pour
un instant un homme ancien, c’est-à-dire différent de celui
qu’on est depuis longtemps, la sensibilité, n’étant plus
amortie par l’habitude, reçoit des moindres chocs des
impressions si vives qu’elles font pâlir tout ce qui les a
précédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous
nous attachons avec l’exaltation passagère d’un ivrogne. Il
faisait déjà nuit quand nous montions dans l’omnibus ou la
voiture qui allait nous mener à la gare prendre le petit
chemin de fer. Et dans le hall, le premier président nous
disait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du
toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de
chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis
recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de
tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien
à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute
parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et
aussi à cause de la satisfaction qu’ont les hommes
« occupés » – fût-ce par le travail le plus sot – de « ne pas
avoir le temps » de faire ce que vous faites.
Certes il est légitime que l’homme qui rédige des
rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres
d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il
vous dit en ricanant : « C’est bon pour vous qui n’avez rien
à faire », un agréable sentiment de sa supériorité. Mais
celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage
même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si
votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de
le lire. En quoi les hommes occupés manquent de
réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît
comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au
moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la
même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des
hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou
administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide
desquels ils s’inclinent en disant : « Il paraît que c’est un
grand lettré, un individu tout à fait distingué. » Mais surtout
le premier président ne se rendait pas compte que ce qui
me plaisait dans ces dîners à la Raspelière, c’est que,
comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils
« représentaient un vrai voyage », un voyage dont le
charme me paraissait d’autant plus vif qu’il n’était pas son
but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir,
celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se
rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute
l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuit maintenant
quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel – de l’hôtel devenu
mon foyer – pour le wagon où nous montions avec
Albertine et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait,
à certains arrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à
une gare. Pour ne pas risquer que Cottard ne nous aperçût
pas, et n’ayant pas entendu crier la station, j’ouvrais la
portière, mais ce qui se précipitait dans le wagon, ce
n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans
l’obscurité je distinguais les champs, j’entendais la mer,
nous étions en rase campagne. Albertine, avant que nous
rejoignions le petit noyau, se regardait dans un petit miroir
extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En
effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter
dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant
le dîner, j’avais, au sein du calme profond où je vivais
depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement
d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser
Albertine au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieux
pendant que j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et
me demandais ce que mon amie faisait en haut, que
j’avais le lendemain, par dépêche, après avoir demandé
des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de
plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui
était la joie d’Albertine et aussi la mienne. Il était pour moi
un gage de calme et aussi de la sollicitude de mon amie.
Car elle avait certainement deviné que je n’aimais pas
qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurin et s’arrangeait à
faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.
Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus
fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois,
M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les
voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur
le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros
homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les
lèvres rougies d’un fard qui se remarque moins à la fin de
la saison que l’été, où le grand jour le rendait plus cru et la
chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit
chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher (seulement par
habitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un
sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart du
temps, fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les
militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard
furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait
aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec
l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet,
avec la réserve d’une épouse vouée à son unique amour
ou d’une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d’autant
plus persuadés qu’il ne les avait pas vus, qu’il montait dans
un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent
aussi la princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point
si l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous
laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie.
Celle-ci n’avait pas été éprouvée, les toutes premières
fois, par le docteur, qui avait voulu que nous le laissions
seul dans son compartiment. Portant beau son caractère
hésitant depuis qu’il avait une grande situation médicale,
c’est en souriant, en se renversant en arrière, en regardant
Ski par-dessus le lorgnon, qu’il dit par malice ou pour
surprendre de biais l’opinion des camarades : « Vous
comprenez, si j’étais seul, garçon… , mais, à cause de ma
femme, je me demande si je peux le laisser voyager avec
nous après ce que vous m’avez dit, chuchota le docteur. –
Qu’est-ce que tu dis ? demanda Mme Cottard. – Rien, cela
ne te regarde pas, ce n’est pas pour les femmes »,
répondit en clignant de l’œil le docteur, avec une
majestueuse satisfaction de lui-même qui tenait le milieu
entre l’air pince-sans-rire qu’il gardait devant ses élèves et
ses malades et l’inquiétude qui accompagnait jadis ses
traits d’esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout
bas. Mme Cottard ne distingua que les mots « de la
confrérie » et « tapette », et comme dans le langage du
docteur le premier désignait la race juive et le second les
langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de
Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas
qu’on tînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son
devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas
seul et nous nous acheminâmes tous vers le compartiment
de M. de Charlus, guidés par Cottard, toujours perplexe.
Du coin où il lisait un volume de Balzac, M. de Charlus
perçut cette hésitation ; il n’avait pourtant pas levé les yeux.
Mais comme les sourds-muets reconnaissent à un courant
d’air, insensible pour les autres, que quelqu’un arrive
derrière eux, il avait, pour être averti de la froideur qu’on
avait à son égard, une véritable hyperacuité sensorielle.
Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les
domaines, avait engendré chez M. de Charlus des
souffrances imaginaires. Comme ces névropathes qui,
sentant une légère fraîcheur, induisent qu’il doit y avoir une
fenêtre ouverte à l’étage au-dessus, entrent en fureur et
commencent à éternuer, M. de Charlus, si une personne
avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu’on
avait répété à cette personne un propos qu’il avait tenu sur
elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût l’air
distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. En
revanche la cordialité lui masquait aisément les
médisances qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la
première fois l’hésitation de Cottard, si, au grand
étonnement des fidèles qui ne se croyaient pas aperçus
encore par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la main
quand ils furent à distance convenable, il se contenta d’une
inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé,
pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède
la main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons tenu
absolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas
vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est
un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au
baron. – Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant
d’un air froid. – J’ai été très heureuse d’apprendre que
vous aviez définitivement choisi ce pays pour y fixer vos
tabern… » Elle allait dire tabernacles, mais ce mot lui
sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait
y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une
autre des expressions qui lui étaient familières, c’est-à-dire
une expression solennelle : « pour y fixer, je voulais dire
« vos pénates » (il est vrai que ces divinités
n’appartiennent pas à la religion chrétienne non plus, mais
à une qui est morte depuis si longtemps qu’elle n’a plus
d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser). « Nous,
malheureusement, avec la rentrée des classes, le service
d’hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien
longtemps élire domicile dans un même endroit. » Et lui
montrant un carton : « oyez d’ailleurs comme nous autres
femmes nous sommes moins heureuses que le sexe fort ;
pour aller aussi près que chez nos amis Verdurin nous
sommes obligées d’emporter avec nous toute une gamme
d’impedimenta. » Moi je regardais pendant ce temps-là le
volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire
broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte
qu’il m’avait prêté la première année. C’était un livre de sa
bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au
Baron de Charlus », à laquelle faisaient place parfois, pour
montrer le goût studieux des Guermantes : « In prœliis non
semper », et une autre encore : « Non sine labore ». Mais
nous les verrons bientôt remplacées par d’autres, pour
tâcher de plaire à Morel. Mme Cottard, au bout d’un instant,
prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au baron. « Je
ne sais pas si vous êtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle
au bout d’un instant, mais je suis très large d’idées et,
selon moi, pourvu qu’on les pratique sincèrement, toutes
les religions sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens
que la vue d’un… protestant rend hydrophobes. – On m’a
appris que la mienne était la vraie », répondit M. de
Charlus. « C’est un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann,
sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu’il était
converti. » Or, tout au contraire, le baron était non
seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la
façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs
du XIIIe siècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du
mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus parfaitement réels :
prophètes, apôtres, anges, saints personnages de toute
sorte, entourant le Verbe incarné, sa mère et son époux, le
Père Éternel, tous les martyrs et docteurs ; tel que leur
peuple en plein relief, chacun d’eux se presse au porche ou
remplit le vaisseau des cathédrales. Entre eux tous M. de
Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les
archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il
avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent
ses prières au Père Éternel, devant le trône de qui ils se
tiennent. Aussi l’erreur de M me Cottard m’amusa-t-elle
beaucoup.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur,
venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une
mère paysanne, puis absorbé par les études, presque
purement matérielles, auxquelles ceux qui veulent pousser
loin leur carrière médicale sont obligés de se consacrer
pendant un grand nombre d’années, ne s’était jamais
cultivé ; il avait acquis plus d’autorité, mais non pas
d’expérience ; il prit à la lettre ce mot d’« honoré », en fut à
la fois satisfait parce qu’il était vaniteux, et affligé parce
qu’il était bon garçon. « Ce pauvre de Charlus, dit-il le soir
à sa femme, il m’a fait de la peine quand il m’a dit qu’il était
honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable,
qu’il n’a pas de relations, qu’il s’humilie. »
Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la
charitable Mme Cottard, les fidèles avaient réussi à
dominer la gêne qu’ils avaient tous plus ou moins
éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de Charlus.
Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à
l’esprit le souvenir des révélations de Ski et l’idée de
l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de
voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une
espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du
baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne
pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à
côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-
même, comme un peu fade. Dès le début d’ailleurs, on
s’était plu à reconnaître qu’il était intelligent. « Le génie
peut être voisin de la folie », énonçait le docteur, et si la
princesse, avide de s’instruire, insistait, il n’en disait pas
plus, cet axiome étant tout ce qu’il savait sur le génie et ne
lui paraissant pas, d’ailleurs, aussi démontré que tout ce
qui a trait à la fièvre typhoïde et à l’arthritisme. Et comme il
était devenu superbe et resté mal élevé : « Pas de
questions, princesse, ne m’interrogez pas, je suis au bord
de la mer pour me reposer. D’ailleurs vous ne me
comprendriez pas, vous ne savez pas la médecine. » Et la
princesse se taisait en s’excusant, trouvant Cottard un
homme charmant, et comprenant que les célébrités ne sont
pas toujours abordables. À cette première période on avait
donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son
vice (ou ce que l’on nomme généralement ainsi).
Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de
ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Les
maximes les plus simples que, adroitement provoqué par
l’universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus énonçait sur
l’amour, la jalousie, la beauté, à cause de l’expérience
singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les avait
puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du
dépaysagement qu’une psychologie, analogue à celle que
nous a offerte de tout temps notre littérature dramatique,
revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par des
artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n’entendait
pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le
sculpteur, en voyant un jeune employé aux longs cils de
bayadère et que M. de Charlus n’avait pu s’empêcher de
dévisager, si le baron se met à faire de l’œil au contrôleur,
nous ne sommes pas prêts d’arriver, le train va aller à
reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce
n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’est un
funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas,
on était presque déçu de voyager seulement entre gens
comme tout le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce
personnage peinturluré, pansu et clos, semblable à
quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui
laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l’idée
de goûter seulement vous soulèverait le cœur. À ce point
de vue, les fidèles de sexe masculin avaient des
satisfactions plus vives, dans la courte partie du trajet qu’on
faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de
Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel.
Car tant que le violoniste n’était pas là (et si les dames et
Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la
conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se
gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et
parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises
mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était
toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne
veut pas que sa présence restreigne la liberté de la
conversation. Or je supportais aisément de ne pas l’avoir à
côté de moi, à condition toutefois qu’elle restât dans le
même wagon. Car moi qui n’éprouvais plus de jalousie ni
guère d’amour pour elle, ne pensais pas à ce qu’elle faisait
les jours où je ne la voyais pas, en revanche, quand j’étais
là, une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une
trahison, m’était insupportable, et si elle allait avec les
dames dans le compartiment voisin, au bout d’un instant,
ne pouvant plus tenir en place, au risque de froisser celui
qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je ne
pouvais expliquer la raison de ma fuite, je me levais, les
plantais là et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal,
passais à côté. Et jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne
craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de
mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes
ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa
largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes
n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il
pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes
qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard
familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que
ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il
n’y en avait aucune sur la côte normande. Cette illusion
peut étonner de la part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi
inquiet. Même pour ceux qu’il croyait plus ou moins
renseignés, il se flattait que ce ne fût que dans le vague, et
avait la prétention, selon qu’il leur dirait telle ou telle chose,
de mettre telle personne en dehors des suppositions d’un
interlocuteur qui, par politesse, faisait semblant d’accepter
ses dires. Même se doutant de ce que je pouvais savoir ou
supposer sur lui, il se figurait que cette opinion, qu’il croyait
beaucoup plus ancienne de ma part qu’elle ne l’était en
réalité, était toute générale, et qu’il lui suffisait de nier tel ou
tel détail pour être cru, alors qu’au contraire, si la
connaissance de l’ensemble précède toujours celle des
détails, elle facilite infiniment l’investigation de ceux-ci et,
ayant détruit le pouvoir d’invisibilité, ne permet plus au
dissimulateur de cacher ce qu’il lui plaît. Certes, quand M.
de Charlus, invité à un dîner par tel fidèle ou tel ami des
fidèles, prenait les détours les plus compliqués pour
amener, au milieu des noms de dix personnes qu’il citait, le
nom de Morel, il ne se doutait guère qu’aux raisons
toujours différentes qu’il donnait du plaisir ou de la
commodité qu’il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec
lui, ses hôtes, en ayant l’air de le croire parfaitement, en
substituaient une seule, toujours la même, et qu’il croyait
ignorée d’eux, à savoir qu’il l’aimait. De même Mme
Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre
entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que
M. de Charlus lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne
cessait de remercier avec émotion le baron des bontés
touchantes, disait-elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel
étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et
lui étaient en retard et n’étaient pas venus par le chemin de
fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n’attendons
plus que ces demoiselles ! » Le baron eût été d’autant plus
stupéfait que, ne bougeant guère de la Raspelière, il y
faisait figure de chapelain, d’abbé du répertoire, et
quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures de
permission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurin
leur donnait alors deux chambres communicantes et, pour
les mettre à l’aise, disait : « Si vous avez envie de faire de
la musique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux
d’une forteresse, vous n’avez personne à votre étage, et
mon mari a un sommeil de plomb. » Ces jours-là, M. de
Charlus relayait la princesse en allant chercher les
nouveaux à la gare, excusait Mme Verdurin de ne pas être
venue à cause d’un état de santé qu’il décrivait si bien que
les invités entraient avec une figure de circonstance et
poussaient un cri d’étonnement en trouvant la Patronne
alerte et debout, en robe à demi décolletée.
Car M. de Charlus était momentanément devenu, pour
Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse
Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoup
moins sûre que de celle de la princesse, se figurant que, si
celle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c’était par mépris
des autres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était
justement le propre des Verdurin, lesquels traitaient
d’ennuyeux tous ceux qu’ils ne pouvaient fréquenter, il est
incroyable que la Patronne pût croire la princesse une âme
d’acier, détestant le chic. Mais elle n’en démordait pas et
était persuadée que, pour la grande dame aussi, c’était
sincèrement et par goût d’intellectualité qu’elle ne
fréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci
diminuait, du reste, à l’égard des Verdurin. La vie de bains
de mer ôtait à une présentation les conséquences pour
l’avenir qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes
brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait
tout, à la Raspelière faisaient des avances et d’ennuyeux
devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de
Guermantes, que l’absence de la princesse n’aurait
pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les
Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant
qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la
Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était
sortie. Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui
et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait
bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais
c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se
fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la
Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de
Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le baron et le
prince de Guermantes, est-ce que ça marche ? – Mon
Dieu, Madame, pour l’un des deux je crois pouvoir le dire.
– Mais l’un des deux, qu’est-ce que ça peut me faire ?
avait repris Mme Verdurin irritée. Je vous demande s’ils
marchent ensemble ? – Ah ! Madame, voilà des choses
qui sont bien difficiles à savoir. » M me Verdurin n’y mettait
aucune malice. Elle était certaine des mœurs du baron,
mais quand elle s’exprimait ainsi elle n’y pensait nullement,
mais seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le
prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne mettait
aucune intention malveillante dans l’emploi de ces
expressions toutes faites et que les « petits clans »
artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes,
elle voulait l’emmener, l’après-midi qui suivrait le déjeuner,
à une fête de charité et où des marins de la côte
figureraient un appareillage. Mais n’ayant pas le temps de
s’occuper de tout, elle délégua ses fonctions au fidèle des
fidèles, au baron. « Vous comprenez, il ne faut pas qu’ils
restent immobiles comme des moules, il faut qu’ils aillent,
qu’ils viennent, qu’on voie le branle-bas, je ne sais pas le
nom de tout ça. Mais vous, qui allez souvent au port de
Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition
sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux que
moi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins.
Mais, après tout, nous nous donnons bien du mal pour M.
de Guermantes. C’est peut-être un imbécile du Jockey.
Oh ! mon Dieu, je dis du mal du Jockey, et il me semble me
rappeler que vous en êtes. Hé baron, vous ne me répondez
pas, est-ce que vous en êtes ? Vous ne voulez pas sortir
avec nous ? Tenez, voici un livre que j’ai reçu, je pense qu’il
vous intéressera. C’est de Roujon. Le titre est joli : « Parmi
les hommes. »
Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de
Charlus fût assez souvent substitué à la princesse
Sherbatoff, que j’étais très mal avec celle-ci, pour une
raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que j’étais
dans le petit train, comblant de mes prévenances, comme
toujours, la princesse Sherbatoff, j’y vis monter Mme de
Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques
semaines chez la princesse de Luxembourg, mais,
enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je n’avais
jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise
et de son hôtesse royale. J’eus du remords en voyant
l’amie de ma grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la
princesse Sherbatoff) je causai assez longtemps avec elle.
J’ignorais, du reste, absolument que Mme de Villeparisis
savait très bien qui était ma voisine, mais ne voulait pas la
connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta
le wagon, je me reprochai même de ne pas l’avoir aidée à
descendre ; j’allai me rasseoir à côté de la princesse. Mais
on eût dit – cataclysme fréquent chez les personnes dont la
situation est peu solide et qui craignent qu’on n’ait entendu
parler d’elles en mal, qu’on les méprise – qu’un
changement à vue s’était opéré. Plongée dans sa Revue
des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du
bout des lèvres à mes questions et finit par me dire que je
lui donnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon
crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire
habituel n’éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son
menton, elle ne me tendit même pas la main et ne m’a
jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler – je ne sais pas
pour dire quoi – aux Verdurin, car dès que je demandais à
ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à la
princesse Sherbatoff, tous en chœur se précipitaient :
« Non ! Non ! Non ! Surtout pas ! Elle n’aime pas les
amabilités ! » On ne le faisait pas pour me brouiller avec
elle, mais elle avait réussi à faire croire qu’elle était
insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux
vanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui
passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus
inapprochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu
au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un
sourire brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste
quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard
(que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de
fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs
de snobisme étaient faits l’apparente hauteur, l’anti-
snobisme universellement admis de la princesse
Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle
– qui comporte des exceptions naturellement – est que les
durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts,
se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette
douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.
Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse
Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à
l’enterrement d’un Guermantes, un homme remarquable
placé à côté de moi me montra un Monsieur élancé et
pourvu d’une jolie figure. « De tous les Guermantes, me dit
mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plus singulier. C’est
le frère du duc. » Je lui répondis imprudemment qu’il se
trompait, que ce Monsieur, sans parenté aucune avec les
Guermantes, s’appelait Fournier-Sarlovèze. L’homme
remarquable me tourna le dos et ne m’a plus jamais salué
depuis.
Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire
officiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où
il avait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de
Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande
de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris,
l’académicien lui permît d’assister à différentes séances
privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste.
L’académicien flatté, et d’ailleurs homme charmant, promit
et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les
amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui le
concernait, aimant uniquement et profondément les
femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura
pour voir Morel dans les lieux officiels où les profanes
n’entrent pas, de toutes les occasions données par le
célèbre artiste au jeune virtuose de se produire, de se faire
connaître, en le désignant, de préférence à d’autres, à
talent égal, pour des auditions qui devaient avoir un
retentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se
doutait pas qu’il en devait au maître d’autant plus de
reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si
l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien des
relations du violoniste et de son noble protecteur. Il les
favorisa, certes sans sympathie pour elles, ne pouvant
comprendre d’autre amour que celui de la femme, qui avait
inspiré toute sa musique, mais par indifférence morale,
complaisance et serviabilité professionnelles, amabilité
mondaine, snobisme. Quant à des doutes sur le caractère
de ces relations, il en avait si peu que, dès le premier dîner
à la Raspelière, il avait demandé à Ski, en parlant de M. de
Charlus et de Morel comme il eût fait d’un homme et de sa
maîtresse : « Est-ce qu’il y a longtemps qu’ils sont
ensemble ? » Mais trop homme du monde pour en laisser
rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les camarades de
Morel il s’était produit quelques commérages, à les
réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement :
« On dit cela de tout le monde aujourd’hui », il ne cessa de
combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva
charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez
l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots
qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu
près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour
les lui répéter. Et pourtant cette simple situation suffit à
montrer que même cette chose universellement décriée,
qui ne trouverait nulle part un défenseur : « le potin », lui
aussi, soit qu’il ait pour objet nous-même et nous devienne
ainsi particulièrement désagréable, soit qu’il nous
apprenne sur un tiers quelque chose que nous ignorions, a
sa valeur psychologique. Il empêche l’esprit de s’endormir
sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les choses et qui
n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec la
dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous
présente rapidement un coin insoupçonné du revers de
l’étoffe. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par
certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé
soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une
femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable,
profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que,
pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il
n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient
loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des
propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être,
c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il
était là ? Ceux-là seuls ornaient d’inscriptions affectueuses
le petit pavillon idéal où M. de Charlus venait parfois rêver
seul, quand il introduisait un instant son imagination dans
l’idée que les Verdurin avaient de lui. L’atmosphère y était
si sympathique, si cordiale, le repos si réconfortant, que,
quand M. de Charlus, avant de s’endormir, était venu s’y
délasser un instant de ses soucis, il n’en sortait jamais
sans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de
pavillon est double : en face de celui que nous croyons être
l’unique, il y a l’autre, qui nous est habituellement invisible,
le vrai, symétrique avec celui que nous connaissons, mais
bien différent et dont l’ornementation, où nous ne
reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions à voir,
nous épouvanterait comme faite avec les symboles odieux
d’une hostilité insoupçonnée. Quelle stupeur pour M. de
Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces pavillons
adverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces
escaliers de service où des graffiti obscènes sont
charbonnés à la porte des appartements par des
fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés !
Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sens de
l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous
manquons du sens de la visibilité, comme nous manquons
de celui des distances, nous imaginant toute proche
l’attention intéressée des gens qui, au contraire, ne
pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous
sommes, pendant ce temps-là, pour d’autres leur seul
souci. Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson
qui croit que l’eau où il nage s’étend au delà du verre de
son aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu’il ne
voit pas à côté de lui, dans l’ombre, le promeneur amusé
qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au
moment imprévu et fatal, différé en ce moment à l’égard du
baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin),
le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour le rejeter
dans un autre. Au surplus, les peuples, en tant qu’ils ne sont
que des collections d’individus, peuvent offrir des
exemples plus vastes, mais identiques en chacune de leurs
parties, de cette cécité profonde, obstinée et
déconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause que M. de
Charlus tenait, dans le petit clan, des propos d’une habileté
inutile ou d’une audace qui faisait sourire en cachette, elle
n’avait pas encore eu pour lui ni ne devait avoir, à Balbec,
de graves inconvénients. Un peu d’albumine, de sucre,
d’arythmie cardiaque, n’empêche pas la vie de continuer
normale pour celui qui ne s’en aperçoit même pas, alors
que seul le médecin y voit la prophétie de catastrophes.
Actuellement le goût – platonique ou non – de M. de
Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire
volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau,
pensant que cela serait entendu en toute innocence, et
agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à
déposer devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans
des détails qui semblent en apparence désavantageux
pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus de
naturel et moins de vulgarité que les protestations
conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même
liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-
Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus parlait
volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très
étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges,
je ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange »,
pour se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec
son public. Et il l’était en effet, à condition que ce fût lui qui
eût l’initiative des opérations et qu’il sût la galerie muette et
souriante, désarmée par la crédulité ou la bonne
éducation.
Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration
pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun
rapport avec un goût – appelé vice – il traitait de ce vice,
mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois
même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme,
après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui
demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il
me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe :
« Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le
Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes
fresques comme la série des Illusions perdues.
Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues ?
C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le
nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est
Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé
autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que
Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse
d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me
rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à
qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans
sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans
Splendeurs et Misères. » – Je sais que Balzac se porte
beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme,
interrompit Brichot. Mais, au risque de contrister les âmes
en mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me
damne, au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-
verbal pour fautes de grammaire, j’avoue que le copieux
improvisateur, dont vous me semblez surfaire
singulièrement les élucubrations effarantes, m’a toujours
paru un scribe insuffisamment méticuleux. J’ai lu ces
Illusions Perdues dont vous nous parlez, baron, en me
torturant pour atteindre à une ferveur d’initié, et je confesse
en toute simplicité d’âme que ces romans-feuilletons,
rédigés en pathos, en galimatias double et triple (Esther
heureuse, Où mènent les mauvais chemins, À combien
l’amour revient aux vieillards), m’ont toujours fait l’effet des
mystères de Rocambole, promus par inexplicable faveur à
la situation précaire de chef-d’œuvre. – Vous dites cela
parce que vous ne connaissez pas la vie, dit le baron
doublement agacé, car il sentait que Brichot ne
comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les autres. –
J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme
Maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis
moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant,
tout autant que les camarades, j’aime qu’un livre donne
l’impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de
ces clercs… – Le quart d’heure de Rabelais, interrompit le
docteur Cottard avec un air non plus de doute, mais de
spirituelle assurance. – … qui font vœu de littérature en
suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dans l’obédience de
M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du chiqué,
selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de
Chateaubriand… – Chateaubriand aux pommes ?
interrompit le docteur Cottard. – C’est lui le patron de la
confrérie, continua Brichot sans relever la plaisanterie du
docteur, lequel, en revanche, alarmé par la phrase de
l’universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude.
Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le
calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la
princesse Sherbatoff. – Avec le professeur, l’ironie
mordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits,
dit-elle par amabilité et pour montrer que le « mot » du
médecin n’avait pas passé inaperçu pour elle. – Le sage
est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ?
γυωθι σεαυτου, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en
tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que
cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos
jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de
chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres
ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui
s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la
suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la
paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En
somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des
gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur
journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-
Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. – Mon
ami… , pria Mme Cottard. – Naturellement, ma femme
proteste, ce sont toutes des névrosées. – Mais, mon petit
docteur, je ne suis pas névrosée, murmura M me Cottard. –
Comment, elle n’est pas névrosée ? quand son fils est
malade, elle présente des phénomènes d’insomnie. Mais
enfin, je reconnais que Socrate, et le reste, c’est
nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des
talents d’exposition. Je cite toujours le γυωθι σεαυτου à
mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard, qui
l’a su, m’en a félicité. – Je ne suis pas des tenants de la
forme pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en
poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais, tout de
même, la Comédie Humaine – bien peu humaine – est
par trop le contraire de ces œuvres où l’art excède le fond,
comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il est permis de
préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de
Meudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de la
Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les
devoirs d’un pontificat sans mansuétude, et les Jardies où
Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas
de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du
charabia. – Chateaubriand est beaucoup plus vivant que
vous ne dites, et Balzac est tout de même un grand
écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du
goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac
a connu jusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou
n’étudie que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles
Illusions Perdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or, Une
passion dans le désert, même l’assez énigmatique
Fausse Maîtresse, viennent à l’appui de mon dire. Quand
je parlais de ce côté « hors de nature » de Balzac à
Swann, il me disait : « Vous êtes du même avis que
Taine. » Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine,
ajouta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du
« Monsieur » inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils
croyaient, en taxant de Monsieur un grand écrivain, lui
décerner un honneur, peut-être garder les distances, et
bien faire savoir qu’ils ne le connaissent pas), je ne
connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour fort
honoré d’être du même avis que lui. » D’ailleurs, malgré
ces habitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était très
intelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien
avait noué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il
eût ressenti (non moins que Balzac d’ailleurs) une
satisfaction dont il n’eût pu cependant s’empêcher de se
targuer comme d’une marque de condescendance
admirable.
Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne,
des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne
pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il
abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle
prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que
le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait, le laissait
malgré lui paraître après avoir accepté son sacrifice, avant
de se retourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à
la suite d’une brouille entre parents, on a défendu de dire
bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu’ils les
rencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant de
retomber sous la férule de leur précepteur.
Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de
Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio
d a ns Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard
s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique
qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui
réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou
l’Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un
peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel
nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlus surveillait
soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut le
ramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de
Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et
finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et
justicier d’un père qui entendrait dire des indécences
devant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à
poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête, élevant
la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertine qui
pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec
Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à
double sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des
gens mal élevés : « Je crois qu’il serait temps de parler de
choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je
compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas
Albertine, mais Morel ; il témoigna, du reste, plus tard de
l’exactitude de mon interprétation par les expressions dont
il se servit quand il demanda qu’on n’eût plus de ces
conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il, en
parlant du violoniste, qu’il n’est pas du tout ce que vous
pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours
resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M.
de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un
danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la
prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour
Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens
qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot,
pour changer la conversation, me demanda si je comptais
rester encore longtemps à Incarville. J’avais eu beau lui
faire observer plusieurs fois que j’habitais non pas
Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa faute,
car c’est sous le nom d’Incarville ou de Balbec-Incarville
qu’il désignait cette partie du littoral. Il y a ainsi des gens
qui parlent des mêmes choses que nous en les appelant
d’un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourg
Saint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait
parler de la duchesse de Guermantes, s’il y avait
longtemps que je n’avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde,
ce qui fait qu’au premier moment je ne comprenais pas.
Probablement il y avait eu un temps où, une parente de
Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait, elle,
pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi
y avait-il eu d’abord une gare seulement à Incarville, et
allait-on de là en voiture à Balbec. « De quoi parliez-vous
donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de
famille que venait d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se
hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir
la toilette de la princesse de Cadignan, pas la première,
celle du dîner, mais la seconde. » Cette rencontre tenait à
ce que, pour choisir des toilettes à Albertine, je m’inspirais
du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel
appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler
britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de
mollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il
préférait offraient aux regards une harmonieuse
combinaison de couleurs grises, comme celle de Diane de
Cadignan. Il n’y avait guère que M. de Charlus pour savoir
apprécier à leur véritable valeur les toilettes d’Albertine ;
tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la
rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une étoffe pour
une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait
mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclat et de
couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me lança-t-
elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant
son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe
de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise
laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me
faisant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes
avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou
retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches
étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre,
gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était
formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait
plaire à M. de Charlus. « Ah ! s’écria celui-ci ravi, voilà un
rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes
compliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit
gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait
montrer ce qui lui venait de moi. – Il n’y a que les femmes
qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur, reprit
M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et
douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes
raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée
de la vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à
d’Arthez par cette toilette grise. » Albertine, qu’intéressait
ce muet langage des robes, questionna M. de Charlus sur
la princesse de Cadignan. « Oh ! c’est une nouvelle
exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petit
jardin où Diane de Cadignan se promena avec M.
d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. – Toutes ces
questions du jardin de sa cousine, murmura Brichot à
Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du
prix pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il
pour nous qui n’avons pas le privilège de nous y promener,
ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas de
titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas
qu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à
une œuvre d’art, et que c’est comme dans Balzac que M.
de Charlus revoyait les petites allées de Mme de Cadignan.
Le baron poursuivit : « Mais vous la connaissez, me dit-il,
en parlant de cette cousine et pour me flatter en
s’adressant à moi comme à quelqu’un qui, exilé dans le
petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du
moins allait dans son monde. En tout cas vous avez dû la
voir chez Mme de Villeparisis. – La marquise de
Villeparisis à qui appartient le château de Baucreux ?
demanda Brichot d’un air captivé. – Oui, vous la
connaissez ? demanda sèchement M. de Charlus. –
Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue Norpois
passe tous les ans une partie de ses vacances à
Baucreux. J’ai eu l’occasion de lui écrire là. » Je dis à
Morel, pensant l’intéresser, que M. de Norpois était ami de
mon père. Mais pas un mouvement de son visage ne
témoigna qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour
gens de peu et n’approchant pas de bien loin de ce
qu’avait été mon grand-oncle chez qui son père avait été
valet de chambre et qui, du reste, contrairement au reste
de la famille, aimant assez « faire des embarras », avait
laissé un souvenir ébloui à ses domestiques. « Il paraît que
Mme de Villeparisis est une femme supérieure ; mais je
n’ai jamais été admis à en juger par moi-même, non plus,
du reste, que mes collègues. Car Norpois, qui est d’ailleurs
plein de courtoisie et d’affabilité à l’Institut, n’a présenté
aucun de nous à la marquise. Je ne sais de reçu par elle
que notre ami Thureau-Dangin, qui avait avec elle
d’anciennes relations de famille, et aussi Gaston Boissier,
qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étude qui
l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est
revenu sous le charme. Encore Mme Boissier n’a-t-elle pas
été invitée. » À ces noms, Morel sourit d’attendrissement :
« Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il d’un air aussi intéressé
que celui qu’il avait montré en entendant parler du marquis
de Norpois et de mon père était resté indifférent. Thureau-
Dangin, c’était une paire d’amis avec votre oncle. Quand
une dame voulait une place de centre pour une réception à
l’Académie, votre oncle disait : « J’écrirai à Thureau-
Dangin. » Et naturellement la place était aussitôt envoyée,
car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se
serait pas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait
repincé au tournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le
nom de Boissier, car c’était là que votre grand-oncle faisait
faire toutes ses emplettes pour les dames au moment du
jour de l’an. Je le sais, car je connais la personne qui était
chargée de la commission. » Il faisait plus que la connaître,
c’était son père. Certaines de ces allusions affectueuses
de Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que
nous ne comptions pas rester toujours dans l’Hôtel de
Guermantes, où nous n’étions venus loger qu’à cause de
ma grand’mère. On parlait quelquefois d’un
déménagement possible. Or, pour comprendre les
conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut
savoir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis
boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la
famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle
Adolphe jusqu’au jour fatal où je brouillai mes parents avec
lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de
dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». Des
cousines de maman lui disaient le plus naturellement du
monde : « Ah ! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous
dînez au 40 bis. » Si j’allais voir une parente, on me
recommandait d’aller d’abord « au 40 bis », afin que mon
oncle ne pût être froissé qu’on n’eût commencé par lui. Il
était propriétaire de la maison et se montrait, à vrai dire,
très difficile sur le choix des locataires, qui étaient tous des
amis, ou le devenaient. Le colonel baron de Vatry venait
tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenir plus
facilement des réparations. La porte cochère était toujours
fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un
tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidement
qu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il n’en louait
pas moins une partie de la maison, n’ayant pour lui que
deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire
plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on célébrait
le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en avait
été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le
démenti formel qu’il aurait dû. Le « petit hôtel » était
assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les
inventions de l’époque). Mais il n’avait rien
d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avec une
modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en
tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme
de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien
n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément,
fût comparable au petit hôtel. Charles Morel avait grandi
dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les jours où il ne
causait pas avec moi, si dans le train je parlais à quelqu’un
de la possibilité d’un déménagement, aussitôt il me
souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, me disait :
« Ah ! ce qu’il vous faudrait, c’est quelque chose dans le
genre du 40 bis ! C’est là que vous seriez bien ! On peut
dire que votre oncle s’y entendait. Je suis bien sûr que
dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le 40 bis. »
À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la
princesse de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti
que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin
d’une cousine assez indifférente. Il tomba dans une
songerie profonde, et comme se parlant à soi-même :
« Les Secrets de la princesse de Cadignan ! s’écria-t-il,
quel chef-d’œuvre ! comme c’est profond, comme c’est
douloureux, cette mauvaise réputation de Diane qui craint
tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! Quelle vérité
éternelle, et plus générale que cela n’en a l’air ! comme
cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec une
tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans
charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste
dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues,
tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait
revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de
celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis.
Cette éventualité ne lui était probablement apparue
jusqu’ici que comme quelque chose de profondément
désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et
maintenant que depuis un instant il confondait sa situation
avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque
sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-
être, et ne laissait pas en tout cas de l’effrayer, il avait cette
consolation de trouver, dans sa propre anxiété, ce que
Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose
de « très balzacien ». Cette identification à la princesse de
Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce
à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont
il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d’ailleurs,
pour que le seul remplacement de la femme, comme objet
aimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de
celui-ci tout le processus de complications sociales qui se
développent autour d’une liaison ordinaire. Quand, pour
une raison quelconque, on introduit une fois pour toutes un
changement dans le calendrier, ou dans les horaires, si on
fait commencer l’année quelques semaines plus tard, ou si
l’on fait sonner minuit un quart d’heure plus tôt, comme les
journées auront tout de même vingt-quatre heures et les
mois trente jours, tout ce qui découle de la mesure du
temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans
amener aucun trouble, puisque les rapports entre les
chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent
« l’heure de l’Europe Centrale » ou les calendriers
orientaux. Il semble même que l’amour-propre qu’on a à
entretenir une actrice jouât un rôle dans cette liaison-ci.
Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de
ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une
humble extraction, mais une demi-mondaine que nous
aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce
qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les
musiciens connus à qui il avait fait écrire – même pas par
intérêt, comme les amis qui, en présentant Swann à
Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile et plus
recherchée qu’elle n’était – par simple banalité d’hommes
en vue surfaisant un débutant, avaient répondu au baron :
« Ah ! grand talent, grosse situation, étant donné
naturellement qu’il est un jeune, très apprécié des
connaisseurs, fera son chemin. » Et par la manie des gens
qui ignorent l’inversion à parler de la beauté masculine :
« Et puis, il est joli à voir jouer ; il fait mieux que personne
dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses
distinguées ; la tête est ravissante, et il a l’air d’un
violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexcité
d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de
combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le
ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt
souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était
rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus
désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel
continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il
faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que
par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont
simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût
peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste
s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il
avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui
qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. »
Les gens élégants, quand ils sont amoureux, et de quelque
façon qu’ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut
détruire les avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé
satisfaction.
Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement
attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence
physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par
manifester à mon endroit les mêmes sentiments de
chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la
désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui
ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il
me parlait exactement comme autrefois Rachel, la
maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que me
répétait M. de Charlus, lui disait de moi, en mon absence,
les mêmes choses que Rachel disait de moi à Robert.
Enfin M. de Charlus me disait : « Il vous aime beaucoup »,
comme Robert : « Elle t’aime beaucoup. » Et comme le
neveu de la part de sa maîtresse, c’est de la part de Morel
que l’oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux.
Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux
qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel)
était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui,
répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon
pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie,
même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de
paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le
baron. Cette irritation alla même plus tard, par suite de la
faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner ses
inconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le
violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait.
J’ai vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie
était avec des militaires de ses amis, accueilli par des
haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un
clignement d’yeux à ses camarades. Ou bien il faisait
semblant de dormir, comme quelqu’un que cette arrivée
excède d’ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres
riaient, affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des
hommes pareils à M. de Charlus ; attiraient dans un coin
Charlie qui finissait par revenir, comme forcé, auprès de M.
de Charlus, dont le cœur était percé par tous ces traits. Il
est inconcevable qu’il les ait supportés ; et ces formes,
chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau
pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient
non seulement à demander davantage, mais à désirer
autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée
par un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furent
ensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers
temps, le génie de l’homme du peuple de France dessinait
pour Morel, lui faisait revêtir des formes charmantes de
simplicité, de franchise apparente, même d’une
indépendante fierté qui semblait inspirée par le
désintéressement. Cela était faux, mais l’avantage de
l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis
que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge,
d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas
de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle
existait de par le privilège de la race dans le visage si
ouvert de ce Morel au cœur si fermé, ce visage paré de la
grâce néo-hellénique qui fleurit aux basiliques
champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent,
apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait
pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les
yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman.
C’était simplement un signe d’irritation et de honte. La
première s’exprimait parfois ; car, si calme et
énergiquement décente que fût habituellement l’attitude de
Morel, elle n’allait pas sans se démentir souvent. Parfois
même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la
part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont
tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête
d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire
que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de
leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas
moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus
n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses
rébellions n’atteignaient généralement pas leur but, surtout
parce qu’ayant vécu avec des gens du monde, dans le
calcul des réactions qu’il pouvait éveiller il tenait compte de
la bassesse, sinon originelle, du moins acquise par
l’éducation. Or, à la place, il rencontrait chez Morel quelque
velléité plébéienne d’indifférence momentanée.
Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas
que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le
Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire
(mais ceci, qui devait être plus grave, ne se posait pas
pour le moment) entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les
bourgeois changent aisément de nom par vanité, les
grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au
contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son
Ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de
Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son
nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles,
qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se
voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à
Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une
réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre
le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs
rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier
argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter
qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit
qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. « Il y eut
un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de
chambre, de maîtres d’hôtel du Roi. – Il y en eut un autre,
répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le
cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût
pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à
adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de
Guermantes desquels il disposait, mais que les
circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas
d’offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la
réputation artistique attachée à son nom de Morel et aux
commentaires qu’on eût faits à « la classe ». Tant au-
dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue
Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour
l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques
portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROLVS.
Certes, devant, un adversaire d’une sorte qu’il ne
connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de
tactique. Mais qui en est capable ? Du reste, si M. de
Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non
plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui
amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement
(mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre,
auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que
la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et
répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à
cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie
compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans
toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge,
faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute
sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour
désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait
à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas
d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec
une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui
augmentait cette faiblesse même. Car, bien vite à court
d’arguments, il en inventait quand même, dans lesquels se
déployait toute l’étendue de son ignorance et de sa bêtise.
Elles perçaient à peine quand il était aimable et ne
cherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait plus
qu’elles dans ses accès d’humeur sombre, où
d’inoffensives elles devenaient haïssables. Alors M. de
Charlus se sentait excédé, ne mettait son espoir que dans
un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliant que le
baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourire
ironique de pitié supérieure, et disait : « Je n’ai jamais rien
accepté de personne. Comme cela je n’ai personne à qui
je doive un seul merci. »
En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du
monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères,
vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient
pas toujours cependant. Ainsi, un jour (qui se place
d’ailleurs après cette première période) où le baron
revenait avec Charlie et moi d’un déjeuner chez les
Verdurin, croyant passer la fin de l’après-midi et la soirée
avec le violoniste à Doncières, l’adieu de celui-ci, dès au
sortir du train, qui répondit : « Non, j’ai à faire », causa à M.
de Charlus une déception si forte que, bien qu’il eût essayé
de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je vis des
larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’il restait
hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, comme
nous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je
dis à Albertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne
laissions pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne
savais pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de
grand cœur. Je demandai alors à M. de Charlus s’il ne
voulait pas que je l’accompagnasse un peu. Lui aussi
accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine.
Je trouvai une certaine douceur (et sans doute pour une
dernière fois, puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à
lui ordonner doucement, comme si elle avait été ma
femme : « Rentre de ton côté, je te retrouverai ce soir », et
à l’entendre, comme une épouse aurait fait, me donner la
permission de faire comme je voudrais, et m’approuver, si
M. de Charlus, qu’elle aimait bien, avait besoin de moi, de
me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi,
lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés,
moi le suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de la
bière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés par
l’inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du
papier et de l’encre et se mit à écrire avec une vitesse
singulière. Pendant qu’il couvrait feuille après feuille, ses
yeux étincelaient d’une rêverie rageuse. Quand il eut écrit
huit pages : « Puis-je vous demander un grand service ?
me dit-il. Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut.
Vous allez prendre une voiture, une auto si vous pouvez,
pour aller plus vite. Vous trouverez certainement encore
Morel dans sa chambre, où il est allé se changer. Pauvre
garçon, il a voulu faire le fendant au moment de nous
quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi.
Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous
m’avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à
Doncières (ce qui est, du reste, la vérité) pour voir Robert,
ce qui ne l’est peut-être pas, mais que vous m’avez
rencontré avec quelqu’un que vous ne connaissez pas, que
j’avais l’air très en colère, que vous avez cru surprendre les
mots d’envoi de témoins (je me bats demain, en effet).
Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchez
pas à le ramener, mais s’il veut venir avec vous, ne
l’empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant, c’est pour
son bien, vous pouvez éviter un gros drame. Pendant que
vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je vous ai
empêché de vous promener avec votre cousine. J’espère
qu’elle ne m’en aura pas voulu, et même je le crois. Car
c’est une âme noble et je sais qu’elle est de celles qui
savent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il
faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui suis
personnellement redevable et il me plaît que ce soit ainsi. »
J’avais grand’pitié de M. de Charlus ; il me semblait que
Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la
cause, et j’étais révolté, si cela était ainsi, qu’il fût parti
avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur.
Mon indignation fut plus grande quand, en arrivant à la
maison où logeait Morel, je reconnus la voix du violoniste,
lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté,
chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! »
Si le pauvre M. de Charlus l’avait entendu, lui qui voulait
qu’on crût, et croyait sans doute, que Morel avait en ce
moment le cœur gros ! Charlie se mit à danser de plaisir
en m’apercevant. « Oh ! mon vieux (pardonnez-moi de
vous appeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend
de sales habitudes), quelle veine de vous voir ! Je n’ai rien
à faire de ma soirée. Je vous en prie, passons-la
ensemble. On restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si
vous aimez mieux, on fera de la musique, je n’ai aucune
préférence. » Je lui dis que j’étais obligé de dîner à
Balbec, il avait bonne envie que je l’y invitasse, mais je ne
le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé, pourquoi
êtes-vous venu ? – Je vous apporte un mot de M. de
Charlus. » À ce moment toute sa gaîté disparut ; sa figure
se contracta. « Comment ! il faut qu’il vienne me relancer
jusqu’ici ! Alors je suis un esclave ! Mon vieux, soyez gentil.
Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m’avez
pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieux d’ouvrir ? je me
figure qu’il y a quelque chose de grave. – Cent fois non,
vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses
infernales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille
le voir. Hé bien ! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Mais
est-ce qu’il n’y a pas un duel demain ? demandai-je à
Morel, que je supposais aussi au courant. – Un duel ? me
dit-il d’un air stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après
tout, je m’en fous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire
zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez, vous m’intriguez, je vais
tout de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous l’avez
laissée à tout hasard pour le cas où je rentrerais. » Tandis
que Morel me parlait, je regardais avec stupéfaction les
admirables livres que lui avait donnés M. de Charlus et qui
encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé ceux
qui portaient : « Je suis au baron, etc… » devise qui lui
semblait insultante pour lui-même comme un signe
d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentale
où se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres,
provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon
les circonstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois
elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes mea »,
ou comme « Exspectata non eludet ». Quelquefois
seulement résignées, comme « J’attendrai ». Certaines
galantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la
chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de
tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens :
« Sustentant lilia turres ». D’autres enfin désespérées et
donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pas voulu de
lui sur la terre : « Manet ultima cœlo », et, trouvant trop
verte la grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de
n’avoir pas recherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de
Charlus disait dans l’une : « Non mortale quod opto ».
Mais je n’eus pas le temps de les voir toutes.
Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait
paru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa
plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis,
chargé d’un léopard accompagné de deux roses de
gueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande
qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages
noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins
vite que la plume du baron. « Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, il
ne manquait plus que cela ! mais où le trouver ? Dieu sait
où il est maintenant. » J’insinuai qu’en se pressant on le
trouverait peut-être, encore à une brasserie où il avait
demandé de la bière pour se remettre. « Je ne sais pas si
je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in
petto : « Cela dépendra de la tournure que prendront les
choses. » Quelques minutes après nous arrivions au café.
Je remarquai l’air de M. de Charlus au moment où il
m’aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis
que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant
d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il
avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du
régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et
qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le
scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru.
En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre
son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait
déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur
demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas
venu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et
pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au
hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été
un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de
Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la
Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire
tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il
n’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne
se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la
crapule, la profonde habitude qu’a celle-ci de ne pas
répondre à une lettre, de manquer à un rendez-vous sans
prévenir, sans s’excuser après, lui donnait, comme il
s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et, le reste du
temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et de rage,
qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres
pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs
et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement
indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos.
Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait
peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans
une vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées
par l’habitude, prenaient trop de place et de temps pour
qu’on gardât une heure au grand seigneur évincé,
orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était
tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il
avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en
allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant.
Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de
la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait.
« Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en
me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne
pas le ramener. – Il ne voulait pas me ramener, dit Morel
(en roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa
coquetterie, des regards conventionnellement tristes et
langoureusement démodés, avec un air, jugé sans doute
irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d’avoir envie
de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au
nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de
ne pas faire cette folie. » M. de Charlus délirait de joie. La
réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en
resta le maître. « L’amitié, que vous invoquez assez
inopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au
contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas
devoir laisser passer les impertinences d’un sot. D’ailleurs,
si je voulais obéir aux prières d’une affection que j’ai
connue mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir, mes
lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas de
leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme
un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme
vous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avais
marquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe
d’adjudants ou de domestiques au milieu desquels la loi
militaire vous force de vivre quel motif d’incomparable
fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous
avez cherché à vous excuser, presque à vous faire un
mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais
qu’en cela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien
certaines scènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable
que de vous être laissé mener par la jalousie des autres.
Mais comment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et
enfant assez mal élevé) pour n’avoir pas deviné tout de
suite que votre élection par moi et tous les avantages qui
devaient en résulter pour vous allaient exciter des
jalousies ? que tous vos camarades, pendant qu’ils vous
excitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à
prendre votre place ? Je n’ai pas cru devoir vous avertir
des lettres que j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui
vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de
ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule
personne dont je me soucie, c’est vous parce que je vous
aime bien, mais l’affection a des bornes et vous auriez dû
vous en douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être
aux oreilles de Morel, dont le père l’avait été, mais
justement parce que son père l’avait été, l’explication de
toutes les mésaventures sociales par la « jalousie »,
explication simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans
une certaine classe, « prend » toujours d’une façon aussi
infaillible que les vieux trucs auprès du public des théâtres,
ou la menace du péril clérical dans les assemblées,
trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez
Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes,
pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité.
Il ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui
chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel
calamiteux et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir,
s’écria Charlie. Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas
vous voir avant d’aller trouver cet officier ? – Je ne sais
pas, je pense que si. J’ai fait dire à l’un d’eux que je
resterais ici ce soir, et je lui donnerai mes instructions. –
J’espère d’ici sa venue vous faire entendre raison ;
permettez-moi seulement de rester auprès de vous », lui
demanda tendrement Morel. C’était tout ce que voulait M.
de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez
tort d’appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du
proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, et j’entends
châtier, même après notre brouille, ceux qui ont lâchement
essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici, à leurs insinuations
questionneuses, osant me demander comment un homme
comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce
et sorti de rien, je n’ai répondu que par la devise de mes
cousins La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir. » Je vous
ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était
susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu’il
résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour
moi. » Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il
s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor !
Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus
de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au
moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal,
sont d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris
à cet égard quelques renseignements discrets qui m’ont
rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous
devriez être fier, au contraire, de voir qu’à cause de vous je
reprends l’humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant
comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenant que j’ai
compris le petit drôle que vous êtes : « Mort m’est vie. » Et
M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par
amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur, qu’il
croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant
d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné
d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé
maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu
d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à
l’illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout
autre, ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la
dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau,
nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir
Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du
caca. Mounet-Sully dans Oedipe ? caca. Tout au plus
prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela
se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que
c’est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre
descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M.
de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire des
contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent
rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre
que les premiers croisements de fer blessassent les
adversaires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle
tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M.
Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener. » Je répondis qu’il
n’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on
pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il
devant mon silence. C’est toujours intéressant pour un
maître – à mon avis il en est un – de fixer un exemple de
pareille reviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas
un par siècle. »
Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un
combat qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec
terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment,
pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel,
jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la
« classe » informée de tout, il devenait de plus en plus
pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à
gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le
baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au
surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et
tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si
tendre proposition triompha des dernières hésitations de
M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une
échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une
résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas
l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie
au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des
engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation
au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et
dont il ne se priverait pas sans regret. Et en cela d’ailleurs
il était sincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le
terrain quand il s’agissait de croiser le fer ou d’échanger
des balles avec un adversaire. Cottard arriva enfin,
quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin
mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous
les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût
bien lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ».
Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce
isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi
n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une
chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du
trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le
remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait
probable que le propos répété n’avait en réalité pas été
tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien
avertir le second témoin que, sauf complications possibles,
l’incident était considéré comme clos. Le danger
s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un
instant manifester de la colère, mais il se rappela qu’un de
ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale de
son temps, ayant échoué la première fois à l’Académie
pour deux voix seulement, avait fait contre mauvaise
fortune bon cœur et était allé serrer la main du concurrent
élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d’une expression de
dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré,
lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses
qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux
ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de Charlus,
désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la
même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du
paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu
la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de
celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait.
Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant
une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti,
pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa
un moment avec une bonté de maître flattant le museau de
son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui n’avait
jamais laissé voir au baron qu’il eût même entendu courir
de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’en
considérait pas moins, dans son for intérieur, comme
faisant partie de la classe des « anormaux » (même, avec
son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus
sérieux, il disait d’un valet de chambre de M. Verdurin :
« Est-ce que ce n’est pas la maîtresse du baron ? »),
personnages dont il avait peu l’expérience, il se figura que
cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un
viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel
n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et
conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être
pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait
cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux
mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne
se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui
lâchant la main et voulant être aimable jusqu’au bout :
« Vous allez prendre quelque chose avec nous, comme on
dit, ce qu’on appelait autrefois un mazagran ou un gloria,
boissons qu’on ne trouve plus, comme curiosités
archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les
cafés de Doncières. Un « gloria » serait assez convenable
au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’en dites-
vous ? – Je suis président de la ligue antialcoolique,
répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de
province passât, pour qu’on dise que je ne prêche pas
d’exemple. Os homini sublime dedit cœlumque tueri »,
ajouta-t-il, bien que cela n’eût aucun rapport, mais parce
que son stock de citations latines était assez pauvre,
suffisant d’ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de
Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès de
nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait
d’autant plus que le motif du duel avorté était purement
imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de
l’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous
buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari
dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très
bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit
bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une
chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui
reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas
qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partie en
égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut
pas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parler à
M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que la
politesse, ce qu’on a « à faire », n’est pas le privilège
exclusif des Guermantes, et peut tout d’un coup illuminer et
guider les cerveaux les plus incertains, ou parce que,
trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments,
par une espèce de revanche, le besoin de la protéger
contre qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le
sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et sans
consulter M. de Charlus, en maître : « Voyons, Léontine, ne
reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce que je
ne vous dérange pas ? » demanda timidement Mme
Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton du docteur,
n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette seconde
fois le temps, Cottard reprit avec autorité : « Je t’ai dit de
t’asseoir. »
Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de
Charlus dit à Morel : « Je conclus de toute cette histoire,
mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez
pas vous conduire et qu’à la fin de votre service militaire je
vous ramène moi-même à votre père, comme fit l’archange
Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se
mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel,
à qui la perspective d’être ainsi ramené ne plaisait guère,
ne semblait pas partager. Dans l’ivresse de se comparer à
l’archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne
pensait plus au but de sa phrase, qui était de tâter le terrain
pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à
venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son
amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir
la moue que fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul
dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : « Avez-
vous remarqué, quand je l’ai comparé au fils de Tobie,
comme il délirait de joie ! C’est parce que, comme il est
très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès
duquel il allait désormais vivre, n’était pas son père selon
la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à
moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi. Quel
orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête !
Quelle joie il ressentait d’avoir compris ! Je suis sûr qu’il va
redire tous les jours : « O Dieu qui avez donné le
bienheureux Archange Raphaël pour guide à votre
serviteur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à
nous, vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et
munis de son secours. » Je n’ai même pas eu besoin,
ajouta le baron, fort persuadé qu’il siégerait un jour devant
le trône de Dieu, de lui dire que j’étais l’envoyé céleste, il
l’a compris de lui-même et en était muet de bonheur ! » Et
M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n’enlevait pas
la parole), peu soucieux des quelques passants qui se
retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s’écria tout seul
et de toute sa force, en levant les mains : « Alléluia ! »
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux
tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en
manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le
voir ou m’envoyer lui parler, écrivait au baron des lettres
désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait
finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse,
besoin de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était
la chose affreuse, l’eût-il dit qu’elle eût sans doute été
inventée. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé
volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les
moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de
quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient
le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était certain de
leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec
lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se
réaliserait, il se rendait compte de tous les inconvénients
qui allaient renaître de cette liaison inévitable. Mais si
aucune réponse de Morel ne venait, il ne dormait plus, il
n’avait plus un moment de calme, tant le nombre est grand,
en effet, des choses que nous vivons sans les connaître et
des réalités intérieures et profondes qui nous restent
cachées. Il formait alors toutes les suppositions sur cette
énormité qui faisait que Morel avait besoin de vingt-cinq
mille francs, il lui donnait toutes les formes, y attachait tour
à tour bien des noms propres. Je crois que, dans ces
moments-là, M. de Charlus (et bien qu’à cette époque, son
snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon
dépassé, par la curiosité grandissante que le baron avait
du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les
gracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines
où les femmes et les hommes les plus charmants ne le
recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu’il leur
donnait, où personne n’eût songé à « lui monter le coup »,
à inventer une « chose affreuse » pour laquelle on est prêt
à se donner la mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-
cinq mille francs. Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il
était resté tout de même plus de Combray que moi et avait
enté la fierté féodale sur l’orgueil allemand, il devait trouver
qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un
domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde,
qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple
comme je la lui ai toujours faite.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle
justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus.
Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville
(quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour
ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière) était
l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais
raconter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus
bagages dans le train, trouvait généralement le Grand
Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n’y avait avant Balbec
que de petites plages aux villas inconfortables, était, par
goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand,
au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait
brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se
douter que c’était une maison de prostitution. « Mais,
n’allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard,
femme connue comme étant d’esprit pratique et de bon
conseil. Voilà tout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon
continuer jusqu’à Balbec où ce ne sera certainement pas
mieux ? Rien qu’à l’aspect, je juge qu’il y a tout le confort ;
je pourrai parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je
compte, en échange de ses politesses, donner quelques
petites réunions en son honneur. Elle n’aura pas tant de
chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela me semble tout
à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher
professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir
ces dames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au
lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue
habiter ici. C’est beaucoup plus sain que de vieilles
maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide,
sans être propre d’ailleurs ; ils n’ont pas l’eau chaude, on
ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît
bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement
son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je
vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas
descendre avec moi, en nous dépêchant, car le train ne va
pas tarder à repartir. Vous me piloteriez dans cette
maison, qui sera la vôtre et que vous devez avoir
fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre fait pour
vous. » On avait toutes les peines du monde à faire taire, et
surtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant,
lequel, avec l’obstination qui émane souvent des gaffes,
insistait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre
jusqu’à ce qu’on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni
Mme Cottard ne viendraient le voir là. « En tout cas je vais y
élire domicile. Mme Verdurin n’aura qu’à m’y écrire. »
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un
ordre plus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me
contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s’arrête et
que l’employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc.,
de noter ce que la petite plage ou la garnison m’évoquent.
J’ai déjà parlé de Maineville (media villa) et de
l’importance qu’elle prenait à cause de cette somptueuse
maison de femmes qui y avait été récemment construite,
non sans éveiller les protestations inutiles des mères de
famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque
rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il
me faut noter la disproportion (que j’aurai plus tard à
approfondir) entre l’importance que Morel attachait à
garder libres certaines heures et l’insignifiance des
occupations auxquelles il prétendait les employer, cette
même disproportion se retrouvant au milieu des
explications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Charlus.
Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y
jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur),
quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner
une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte
ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut
me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien.
Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt.
Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation
à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel
n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait
insincère. D’une part, que l’argent n’ait pas de couleur est
faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux
pièces que l’usage a ternies. S’il était vraiment sorti pour
une leçon, il est possible que deux louis remis au départ
par une élève lui eussent produit un effet autre que deux
louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis l’homme le
plus riche ferait pour deux louis des kilomètres qui
deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet de chambre.
Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon
de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le
musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un
ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et
d’ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de
présenter une image de sa vie, mais volontairement, et
involontairement aussi, tellement enténébrée, que
certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant
un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à
condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre
avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. de
Charlus ? Ah ! c’était impossible, les cours duraient parfois
fort tard. « Même après 2 heures du matin ? demandait le
baron. – Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussi
facilement dans un livre. – Même plus facilement, car je ne
comprends pas grand’chose aux cours. – Alors ? D’ailleurs
l’algèbre ne peut te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça
dissipe ma neurasthénie. » « Cela ne peut pas être
l’algèbre qui lui fait demander des permissions de nuit, se
disait M. de Charlus. Serait-il attaché à la police ? » En tout
cas Morel, quelque objection qu’on fît, réservait certaines
heures tardives, que ce fût à cause de l’algèbre ou du
violon. Une fois ce ne fut ni l’un ni l’autre, mais le prince de
Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte
pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra
le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage
connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit
ensemble dans la maison de femmes de Maineville ;
double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de
Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes
dont les seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais
comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé
et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et
pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva
deux jours après, et quand, au commencement de la
semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore
absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait
d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on
les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. « C’est
entendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule »,
répondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel
point cette inquiétude agitait, et par là même avait
momentanément enrichi, l’esprit de M. de Charlus. L’amour
cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la
pensée. Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques
jours, ressemblait à une plaine si uniforme qu’au plus loin il
n’aurait pu apercevoir une idée au ras du sol, s’étaient
brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif
de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si
quelque statuaire, au lieu d’emporter le marbre, l’avait
ciselé sur place et où se tordaient, en groupes géants et
titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l’Envie, la
Haine, la Souffrance, l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent était
arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron
devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait.
Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de
prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M.
de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa
voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de
l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de
loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu
l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa
stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la
Bourse ou l’Hôtel des Ventes. C’est en vain qu’il
recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se
pressaient autour de lui ; d’ailleurs leur voix même était
couverte par le bruit de criées et d’adjudications que faisait
une vieille « sous-maîtresse » à la perruque fort brune, au
visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre
espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit de
tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les
portes, comme on règle la circulation des voitures :
« Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambre
espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez la porte, ces
Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les
attend dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé
comme un provincial qui a à traverser les boulevards ; et,
pour prendre une comparaison infiniment moins sacrilège
que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de
la vieille église de Corlesville, les voix des jeunes bonnes
répétaient en plus bas, sans se lasser, l’ordre de la sous-
maîtresse, comme ces catéchismes qu’on entend les
élèves psalmodier dans la sonorité d’une église de
campagne. Si peur qu’il eût, M. de Charlus, qui, dans la
rue, tremblait d’être entendu, se persuadant que Morel était
à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même aussi
effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses où
on comprenait que des chambres rien ne pouvait être
aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle
Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais
commença par l’enfermer dans un salon persan fort
somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait
demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui
aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un
salon transparent. En attendant, comme on la réclamait,
elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire
passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame
intelligente ». Car, elle, on l’appelait. La petite dame
intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M.
de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit
monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille.
Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de
Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se
tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux
femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls
les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela, mais
pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle
Noémie, laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente
donner à M. de Charlus des détails sur Morel non
concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à
Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la
petite dame intelligente, « une petite dame gentille », qui
ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la
maison était sérieuse et demanda, elle aussi, du
Champagne. Le baron, écumant, fit revenir Mlle Noémie,
qui leur dit : « Oui, c’est un peu long, ces dames prennent
des poses, il n’a pas l’air d’avoir envie de rien faire. »
Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle
Noémie s’en alla d’un air contrarié, en les assurant qu’ils
n’attendraient pas plus de cinq minutes. Ces cinq minutes
durèrent une heure, après quoi Noémie conduisit à pas de
loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une
porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien
voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant,
il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. »
Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi
dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de
s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui,
mais, comme si les mystères païens et les enchantements
existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel
embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare,
une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel
revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les
murs et les divans répétaient des emblèmes de
sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil.
Morel avait, comme après la mort, perdu toute couleur ;
entre ces femmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû
s’ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une
immobilité artificielle ; pour boire la coupe de Champagne
qui était devant lui, son bras sans force essayait lentement
de se tendre et retombait. On avait l’impression de cette
équivoque qui fait qu’une religion parle d’immortalité, mais
entend par là quelque chose qui n’exclut pas le néant. Les
femmes le pressaient de questions : « Vous voyez, dit tout
bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de
régiment, c’est amusant, n’est-ce pas ? – et elle rit – vous
êtes content ? Il est calme, n’est-ce pas », ajouta-t-elle,
comme elle aurait dit d’un mourant. Les questions des
femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la
force de leur répondre. Le miracle même d’une parole
murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un
instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit
maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit
puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne
les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes,
soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux
messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait
sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois
femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la
stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal,
lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre
de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.
L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de
Guermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de
Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans
soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans
toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner
rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa
qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait
y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que
nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis,
décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir
plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête
à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de
Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant
suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au
salon en lui disant qu’il allait prévenir Monsieur (son maître
lui avait recommandé de ne pas prononcer le nom de
prince de peur d’éveiller des soupçons). Mais quand Morel
se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche
n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur
la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le
violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la
princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg,
de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au
même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle
était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur
Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel,
revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne
fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour
éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les
quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes
jambes sur la route et quand le prince de Guermantes
(après avoir cru faire faire à une connaissance de passage
le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était
bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra
dans son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec
son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing,
explorer toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins
du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la
présence certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs
fois au cours de la semaine suivante. Mais chaque fois
c’était Morel, l’individu dangereux, qui se sauvait comme si
le prince l’avait été plus encore. Buté dans ses soupçons,
Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du
prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où
M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le
désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni
surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce
sujet sont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant
sa marche de « tacot », continue de déposer ou de
prendre les voyageurs aux stations suivantes.
À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était
allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de
Verjus, comte de Crécy (qu’on appelait seulement le
Comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais d’une extrême
distinction, que j’avais connu par les Cambremer, avec qui
il était d’ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement
modeste, presque misérable, je sentais qu’un cigare, une
« consommation » étaient choses si agréables pour lui que
je pris l’habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine,
de l’inviter à Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, tout
blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout du
bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie
seigneuriale, qu’il avait évidemment connus, et aussi de
généalogies. Comme je lui demandais ce qui était gravé
sur sa bague, il me dit avec un sourire modeste : « C’est
une branche de verjus. » Et il ajouta avec un plaisir
dégustateur : « Nos armes sont une branche de verjus –
symbolique puisque je m’appelle Verjus – tigellée et
feuillée de sinople. » Mais je crois qu’il aurait eu une
déception si à Balbec je ne lui avais offert à boire que du
verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par
privation, par connaissance approfondie de ce dont il était
privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré.
Aussi quand je l’invitais à dîner à Balbec, il commandait le
repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu
trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent
l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace.
Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu’il
voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait pour
l’érection, généralement ignorée, d’un marquisat, mais qu’il
connaissait aussi bien.
Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi
que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons :
« Vite, dressez la table 25 », il ne disait même pas
« dressez », mais « dressez-moi », comme si ç’avait été
pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’est pas
tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-
chefs, commis, etc., au moment où je demandais l’addition,
il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste
répété et apaisant du revers de la main, comme s’il voulait
calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents :
« N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez doucement,
très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de
cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses
recommandations ne fussent pas exactement suivies, le
rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et
comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J’ai pour
principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas
estamper le client. » Quant au directeur, comme les
vêtements de mon invité étaient simples, toujours les
mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien
pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un
élégant de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se
contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin si tout allait
bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous un pied
de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eût
su, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la
main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une
circonstance exceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-
même les dindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il
l’avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à
distance respectueuse du dressoir, d’un cercle de garçons
qui cherchaient, par là, moins à apprendre qu’à se faire
bien voir et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs
par le directeur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des
victimes et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de
sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelque augure) ils
ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même
pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola.
« Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même
les dindonneaux ? » Je lui répondis que, n’ayant pu voir
jusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de
Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la
résignation et que j’ajouterais son découpage des
dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l’art
dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu’il parut
comprendre, car il savait par moi que, les jours de grandes
représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de
débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un mot
ou ne dit rien. « C’est égal, je suis désolé pour vous.
Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un
événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet
l’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on
compta ainsi : « C’est le lendemain du jour où j’ai découpé
moi-même les dindonneaux. » « C’est juste huit jours après
que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. »
Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance
du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier
différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et
n’égala pas leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant
que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de
ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que
Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que
je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant
appeler Legrand de Méséglise, n’y avait aucune espèce
de droit, allumé d’ailleurs par le vin qu’il buvait, il eut une
espèce de transport de joie. Sa sœur me disait d’un air
entendu : « Mon frère n’est jamais si heureux que quand il
peut causer avec vous. » Il se sentait en effet exister depuis
qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des
Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un
pour qui l’univers social existait. Tel, après l’incendie de
toutes les bibliothèques du globe et l’ascension d’une race
entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et
confiance dans la vie en entendant quelqu’un lui citer un
vers d’Horace. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans
me dire : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant
par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce
qu’il considérait les agapes de Balbec comme une
occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui
étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne, et
analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates fixes,
devant la table particulièrement succulente du Cercle de
l’Union, la Société des bibliophiles. Très modeste en ce
qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de
Crécy que j’appris qu’elle était très grande et un
authentique rameau, détaché en France, de la famille
anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu’il était
un vrai Crécy, je lui racontai qu’une nièce de M me de
Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles
Crécy et lui dis que je pensais qu’il n’avait aucun rapport
avec lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus – bien, du reste, que
ma famille n’ait pas autant d’illustration – que beaucoup
d’Américains qui s’appellent Montgommery, Berry,
Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de
Pembroke, de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de
Berry. » Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser,
que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était
connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais,
bien que le duc d’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât
avec lui d’Émilienne d’Alençon, je ne me sentis pas assez
lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie
jusque-là. « Il est d’une très grande famille, me dit un jour
M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta
que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs
devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il
était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore
l’antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très
belle, qu’on l’appliquât soit à l’impatience d’une race de
proie nichée dans cette aire, d’où elle devait jadis prendre
son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplation du déclin, à
l’attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante
et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joue
avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais
l’heure. »
À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny,
dont le nom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de
Mgr de Cabrières, « lieu où s’assemblent les chèvres ». Il
était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une
fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient
souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas
d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de
Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Aussi, quand il
allait passer quelques semaines à Paris, il n’y avait pas un
seul jour de perdu pour tout ce qu’« il y avait à voir » ;
c’était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre
de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui
demandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de
n’en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il
connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier
aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les
« nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne
les considérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne
soirée qu’elles font passer, et ignorant du point de vue
esthétique jusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en
effet constituer parfois une « nouveauté » dans l’histoire de
l’art. C’est ainsi que, parlant de tout sur le même plan, il
nous disait : « Nous sommes allés une fois à l’Opéra-
Comique, mais le spectacle n’est pas fameux. Cela
s’appelle Pelléas et Mélisande. C’est insignifiant. Périer
joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre
chose. En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine.
Nous y sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d’y
aller, cela mérite d’être vu ; et puis c’est joué à ravir ; vous
avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait
même des noms d’acteurs que je n’avais jamais entendu
prononcer, et sans les faire précéder de Monsieur,
Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de
Guermantes, lequel parlait du même ton
cérémonieusement méprisant des « chansons de
Mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de
Monsieur Charcot ». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il
disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et
Montesquieu. Car chez lui, à l’égard des acteurs comme
de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer
dédaigneux qu’avait l’aristocrate était vaincu par celui de
paraître familier qu’avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j’avais fait à la
Raspelière avec ce qu’on appelait encore à Féterne « le
jeune mariage », bien que M. et Mme de Cambremer ne
fussent plus, tant s’en fallait, de la première jeunesse, la
vieille marquise m’avait écrit une de ces lettres dont on
reconnaît l’écriture entre des milliers. Elle me disait :
« Amenez votre cousine délicieuse – charmante –
agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », manquant
toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue
par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer
d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire
voulus, et y trouver la même dépravation du goût –
transposée dans l’ordre mondain – qui poussait Sainte-
Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute
expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées
sans doute par des maîtres différents, se contrariaient
dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à
Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en
les employant en gamme descendante, en évitant de finir
sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans
ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme
quand elles étaient l’œuvre de la marquise douairière,
mais de la maladresse toutes les fois qu’elles étaient
employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car
dans toute la famille, jusqu’à un degré assez éloigné, et par
une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois
adjectifs était très en honneur, de même qu’une certaine
manière enthousiaste de reprendre sa respiration en
parlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs ; et quand,
dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait
en parlant pour avaler sa salive, on disait : « Elle tient de
tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres tendraient
assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on se
promettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle
aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne
tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin
qu’avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter
celle-ci. La « jeune » marquise me disait
dédaigneusement : « Je ne vois pas pourquoi nous ne
l’inviterions pas, cette femme ; à la campagne on voit
n’importe qui, ça ne tire pas à conséquence. » Mais, au
fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me
consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de
politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à
dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens
élégants de la région, propriétaires du château de Gourville
et qui représentaient un peu plus que le gratin normand,
dont Mme Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, était
friande, je conseillai aux Cambremer d’inviter avec eux la
Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant
ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou
(tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin
s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des
intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un
esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de
mêler les genres et de commettre un « impair »,
déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela
ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme
Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour
un autre dîner. Pour le prochain – l’élégant, avec les amis
de Saint-Loup – ils ne convièrent du petit noyau que Morel,
afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens
brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un
élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard,
parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain
et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être
commode d’être en bons termes avec un médecin si on
avait jamais quelqu’un de malade. Mais on l’invita seul,
pour ne « rien commencer avec la femme ». Mme Verdurin
fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit
groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit
comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement
avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous
dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait
être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il
n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme
Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite
impolie, qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à
l’égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs,
une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu
que l’influence de ce dernier se faisait sentir davantage
dans d’autres domaines et qu’il avait, par exemple, élargi
les connaissances musicales et rendu plus pur le style du
virtuose. Mais ce n’était encore, au moins à ce point de
notre récit, qu’une influence. En revanche, il y avait un
terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était
aveuglément cru et exécuté par Morel. Aveuglément et
follement, car non seulement les enseignements de M. de
Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables
pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils
devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si
crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain
mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de
Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la
lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait
tracée le baron : « Il y a un certain nombre de familles
prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les
Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la
Maison de France, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour
la Maison de France, car c’était à Aldonce de Guermantes
et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné,
qu’aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV,
nous drapâmes à la mort de Monsieur, comme ayant la
même grand’mère que le Roi ; fort au-dessous des
Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle,
descendants des rois de Naples et des comtes de
Poitiers ; les d’Uzès, peu anciens comme famille mais qui
sont les plus anciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents
mais avec l’éclat de grandes alliances ; les Choiseul, les
Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu,
les Castellane et, sauf oubli, c’est tout. Quant à tous les
petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde
ou de Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et
le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire
pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi,
c’est la même chose, vous aurez compromis votre
réputation et pris un torchon breneux comme papier
hygiénique. Ce qui est malpropre. » Morel avait recueilli
pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peu
sommaire ; il jugeait les choses comme s’il était lui-même
un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver
avec les faux La Tour d’Auvergne pour leur faire sentir, par
une poignée de main dédaigneuse, qu’il ne les prenait
guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement voici
qu’il pouvait leur témoigner qu’ils n’étaient pas « plus que
le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne répondit pas à
leur invitation, et le soir du dîner s’excusa à la dernière
heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en
prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu’on ne peut
imaginer combien, d’une façon plus générale, M. de
Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si
fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les
défauts de son caractère. On peut dire, en effet, que ceux-
ci sont comme une maladie intermittente de l’esprit. Qui n’a
remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes,
doués d’intelligence remarquable, mais affligés de
nervosité ? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de
leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux ; c’est,
à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine,
une petite pique d’amour-propre suffit à tout changer. La
lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne
reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant
tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambremer
fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent
une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan.
Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot,
Morel et moi, d’un dîner à la Raspelière et que les
Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à
Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec
nous : « Vous qui aimez tant Balzac et savez le reconnaître
dans la société contemporaine, avais-je dit à M. de
Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont
échappés des Scènes de la vie de Province. » Mais M. de
Charlus, absolument comme s’il avait été leur ami et si je
l’eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement
la parole : « Vous dites cela parce que la femme est
supérieure au mari, me dit-il d’un ton sec. – Oh ! je ne
voulais pas dire que c’était la Muse du département, ni
Madame de Bargeton bien que… » M. de Charlus
m’interrompit encore : « Dites plutôt Mme de Mortsauf. » Le
train s’arrêta et Brichot descendit. « Nous avions beau
vous faire des signes, vous êtes terrible. – Comment cela ?
– Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu que Brichot est
amoureux fou de Mme de Cambremer ? » Je vis par
l’attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas
l’ombre d’un doute dans le petit noyau. Je crus qu’il y avait
de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n’avez pas
remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé
d’elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu’il avait
l’expérience des femmes et parlait du sentiment qu’elles
inspirent d’un air naturel et comme si ce sentiment était
celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Mais un
certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens
– malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le
ton les vues d’homme à femmes qu’il émettait : « Oh ! ces
enfants, dit-il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut
tout leur apprendre, ils sont innocents comme l’enfant qui
vient de naître, ils ne savent pas reconnaître quand un
homme est amoureux d’une femme. À votre âge j’étais plus
dessalé que cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les
expressions du monde apache, peut-être par goût, peut-
être pour ne pas avoir l’air, en les évitant, d’avouer qu’il
fréquentait ceux dont c’était le vocabulaire courant.
Quelques jours plus tard, il fallut bien me rendre à
l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la
marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners
chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre
le holà. En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une
intervention, pour la politique du petit noyau, elle prenait à
ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient
un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi
bien que dans le monde aristocratique, dans la
bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la
Raspelière quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant
une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elle avait dit que
Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable
de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse,
compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla
jusqu’à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse
avec qui il vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle
l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son
chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait
perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas,
avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les
Cambremer, dont la colère contre Morel était grande,
invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans
lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent
d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est
mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à
Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant
son pouvoir. « Vous répondrez pour nous deux que
j’accepte », dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on
attendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer
donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient
M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire
à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M.
de Chevrigny, M me de Cambremer se sentit la fièvre
quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une
visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le
renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour
qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi
choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que
coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus
la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à
cause de nuances, qu’on néglige en famille, mais dont on
ne tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont
précisément les seuls qui ne s’en apercevraient pas. Mais
on n’aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce
que l’on s’est efforcé de cesser d’être. Quant à M. et Mme
Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu’on appelle des
gens « très bien ». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient
ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien
d’autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom
dispensait de le dire. Comme tout le monde ne savait pas
la grande naissance de la mère de Mme Féré, et le cercle
extraordinairement fermé qu’elle et son mari fréquentaient,
quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait
toujours que c’était des gens « tout ce qu’il y a de mieux ».
Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine
réserve ? Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des
gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu
la situation de reine du bord de la mer, que la vieille
marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que
les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On
les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet
qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça
discrètement qu’il était au nombre des convives. Par
hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de
Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire
du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois
deux corps particulièrement importants erra sur son visage.
La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver
mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des
commandements chargé d’excuser son ministre, comme
une épouse morganatique qui exprime le regret qu’a le
prince d’être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à
l’égard du duc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger :
« Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du
moins je crois que c’est pour cela… Je ne l’ai pas
rencontré cette semaine », ajouta-t-il, désespérant, jusque
par ces dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait
dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à
toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que
l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion
et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs
invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne
sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux,
soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et,
du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M.
de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa
maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais
seul, en disant que la marquise était désolée, mais que
son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les
Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois
donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin
qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée,
comme les princesses du sang autrefois reconduisaient
les duchesses, mais seulement jusqu’à la moitié de la
seconde chambre. Au bout de quelques semaines ils
étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m’en
donnait ces explications : « Je vous dirai qu’avec M. de
Charlus c’était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… –
Mais non ! – Si… , en tout cas son cousin le prince de
Guermantes l’est, on leur jette assez la pierre pour ça. J’ai
des parents très à l’œil là-dessus. Je ne peux pas
fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma
famille. – Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard,
cela ira d’autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-
Loup, qui, dit-on, épouse sa nièce, l’est aussi. C’est même
peut-être la raison du mariage. – Voyons, ma chère, ne
dites pas que Saint-Loup, que nous aimons beaucoup, est
dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la
légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans
l’armée ! – Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. de
Cambremer. Quant à son mariage avec M lle de
Guermantes-Brassac, est-ce vrai ? – On ne parle que de
ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je
vous répète qu’il me l’a dit à moi-même qu’il était
dreyfusard, dit Mme de Cambremer. C’est, du reste, très
excusable, les Guermantes sont à moitié allemands. –
Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez
dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c’est une autre
paire de manches ; il a beau avoir toute une parenté
allemande, son père revendiquait avant tout son titre de
grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a
été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau
être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire
d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio…
virtus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque
chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours
le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse. » Pour
éviter de se prononcer sur la citation latine et abandonner
le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait trouver qu’elle
manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la
Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus
nécessaire à expliquer. « Nous avons loué volontiers la
Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seulement elle
a eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle a
trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré,
les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement
dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec
nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort
est de n’avoir pas fait faire les choses simplement par un
gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas
d’importance, mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante
de Ch’nouville si elle voyait s’amener, à mon jour, la mère
Verdurin avec ses cheveux en l’air. Pour M. de Charlus,
naturellement, il connaît des gens très bien, mais il en
connaît aussi de très mal. » Je demandai lesquels.
Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par dire :
« On prétend que c’est lui qui faisait vivre un monsieur
Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien
entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en
rougissant. Quand j’ai senti que Mme Verdurin s’imaginait
que, parce qu’elle était notre locataire dans la Manche, elle
aurait le droit de me faire des visites à Paris, j’ai compris
qu’il fallait couper le câble. »
Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer
n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers
dans notre wagon quand ils étaient sur la ligne. Quand on
était sur le point d’arriver à Douville, Albertine, tirant une
dernière fois son miroir, trouvait quelquefois utile de
changer ses gants ou d’ôter un instant son chapeau et,
avec le peigne d’écaille que je lui avais donné et qu’elle
avait dans les cheveux, elle en lissait les coques, en
relevait le bouffant, et, s’il était nécessaire, au-dessus des
ondulations qui descendaient en vallées régulières jusqu’à
la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les voitures
qui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on se
trouvait ; les routes n’étaient pas éclairées ; on
reconnaissait au bruit plus fort des roues qu’on traversait
un village, on se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins
champs, on entendait des cloches lointaines, on oubliait
qu’on était en smoking, et on s’était presque assoupi
quand, au bout de cette longue marge d’obscurité qui, à
cause de la distance parcourue et des incidents
caractéristiques de tout trajet en chemin de fer, semblait
nous avoir portés jusqu’à une heure avancée de la nuit et
presque à moitié chemin d’un retour vers Paris, tout à
coup, après que le glissement de la voiture sur un sable
plus fin avait décelé qu’on venait d’entrer dans le parc,
explosaient, nous réintroduisant dans la vie mondaine, les
éclatantes lumières du salon, puis de la salle à manger, où
nous éprouvions un vif mouvement de recul en entendant
sonner ces huit heures que nous croyions passées depuis
longtemps, tandis que les services nombreux et les vins
fins allaient se succéder autour des hommes en frac et des
femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de clarté
comme un véritable dîner en ville et qu’entourait seulement,
changeant par là son caractère, la double écharpe sombre
et singulière qu’avaient tissée, détournées par cette
utilisation mondaine de leur solennité première, les heures
nocturnes, champêtres et marines de l’aller et du retour.
Celui-ci nous forçait, en effet, à quitter la splendeur
rayonnante et vite oubliée du salon lumineux pour les
voitures, où je m’arrangeais à être avec Albertine afin que
mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et souvent
pour une autre cause encore, qui est que nous pouvions
tous deux faire bien des choses dans une voiture noire où
les heurts de la descente nous excusaient, d’ailleurs, au
cas où un brusque rayon filtrerait, d’être cramponnés l’un à
l’autre. Quand M. de Cambremer n’était pas encore
brouillé avec les Verdurin, il me demandait : « Vous ne
croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez avoir vos
étouffements ? Ma sœur en a eu de terribles ce matin. Ah !
vous en avez aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui dirai
ce soir. Je sais qu’en rentrant elle s’informera tout de suite
s’il y a longtemps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me
parlait, d’ailleurs, des miens que pour arriver à ceux de sa
sœur, et ne me faisait décrire les particularités des
premiers que pour mieux marquer les différences qu’il y
avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme les
étouffements de sa sœur lui paraissaient devoir faire
autorité, il ne pouvait croire que ce qui « réussissait » aux
siens ne fût pas indiqué pour les miens, et il s’irritait que je
n’en essayasse pas, car il y a une chose plus difficile
encore que de s’astreindre à un régime, c’est de ne pas
l’imposer aux autres. « D’ailleurs, que dis-je, moi profane,
quand vous êtes ici devant l’aréopage, à la source. Qu’en
pense le professeur Cottard ? » Je revis, du reste, sa
femme une autre fois parce qu’elle avait dit que ma
« cousine » avait un drôle de genre et que je voulus savoir
ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par
avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru
rencontrer avec ma cousine. Elle ne savait pas son nom et
dit finalement que, si elle ne se trompait pas, c’était la
femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette,
Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pensais
que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus de
démarquage. Je voulus demander à Albertine si c’était
vrai. Mais j’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de
celui qui questionne. D’ailleurs Albertine ne m’eût rien
répondu ou un non dont le « n » eût été trop hésitant et le
« on » trop éclatant. Albertine ne racontait jamais de faits
pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne pouvaient
s’expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un
courant qui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte, tout
invisible qu’il soit, que la chose même qu’on nous a dite.
Ainsi, quand je lui assurai qu’une femme qu’elle avait
connue à Vichy avait mauvais genre, elle me jura que cette
femme n’était nullement ce que je croyais et n’avait jamais
essayé de lui faire faire le mal. Mais elle ajouta un autre
jour, comme je parlais de ma curiosité de ce genre de
personnes, que la dame de Vichy avait une amie aussi,
qu’elle, Albertine, ne connaissait pas, mais que la dame lui
avait « promis de lui faire connaître ». Pour qu’elle le lui eût
promis, c’était donc qu’Albertine le désirait, ou que la
dame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir. Mais si je
l’avais objecté à Albertine, j’aurais eu l’air de ne tenir mes
révélations que d’elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je
n’eusse plus rien su, j’eusse cessé de me faire craindre.
D’ailleurs, nous étions à Balbec, la dame de Vichy et son
amie habitaient Menton ; l’éloignement, l’impossibilité du
danger eut tôt fait de détruire mes soupçons. Souvent,
quand M. de Cambremer m’interpellait de la gare, je
venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et avec
d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débattue,
craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes. « Vous
savez que je suis sûre que Cottard nous a vus ; du reste,
même sans voir il a bien entendu notre voix étouffée, juste
au moment où on parlait de vos étouffements d’un autre
genre », me disait Albertine en arrivant à la gare de
Douville où nous reprenions le petit chemin de fer pour le
retour. Mais ce retour, de même que l’aller, si, en me
donnant quelque impression de poésie, il réveillait en moi
le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et
me faisait par là souhaiter d’abandonner tout projet de
mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement
nos relations, me rendait aussi, et à cause même de leur
nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, au
retour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient
avec nous ou nous disaient bonjour du quai des gens de
connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l’imagination
dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si
apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-
mêmes, leurs noms (qui m’avaient tant fait rêver depuis le
jour où je les avais entendus, le premier soir où j’avais
voyagé avec ma grand’mère) s’étaient humanisés, avaient
perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière
d’Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les
étymologies. J’avais trouvé charmant la fleur qui terminait
certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers, Barfleur,
Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il y a à la fin de
Bricquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf,
quand Brichot (et cela, il me l’avait dit le premier jour dans
le train) nous apprit que fleur veut dire « port » (comme
fiord) et que bœuf, en normand budh, signifie « cabane ».
Comme il citait plusieurs exemples, ce qui m’avait paru
particulier se généralisait : Bricquebœuf allait rejoindre
Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussi
individuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où
les étrangetés les plus impossibles à élucider par la raison
me semblaient amalgamées depuis un temps immémorial
en un vocable vilain, savoureux et durci comme certain
fromage normand, je fus désolé de retrouver le pen gaulois
qui signifie « montagne » et se retrouve aussi bien dans
Pennemarck que dans les Apennins. Comme, à chaque
arrêt du train, je sentais que nous aurions des mains amies
à serrer, sinon des visites à recevoir, je disais à Albertine :
« Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms que
vous voulez savoir. Vous m’aviez parlé de Marcouville
l’Orgueilleuse. – Oui, j’aime beaucoup cet orgueil, c’est un
village fier, dit Albertine. – Vous le trouveriez, répondit
Brichot, plus fier encore si, au lieu de se faire française ou
même de basse latinité, telle qu’on la trouve dans le
cartulaire de l’évêque de Bayeux, Marcouvilla superba,
vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine du
normand Marculphivilla superba, le village, le domaine de
Merculph. Dans presque tous ces noms qui se terminent en
ville, vous pourriez voir, encore dressé sur cette côte, le
fantôme des rudes envahisseurs normands. À
Harambouville, vous n’avez eu, debout à la portière du
wagon, que notre excellent docteur qui, évidemment, n’a
rien d’un chef norois. Mais en fermant les yeux vous
pourriez voir l’illustre Herimund (Herimundivilla). Bien que
je ne sache pourquoi on aille sur ces routes-ci, comprises
entre Loigny et Balbec-Plage, plutôt que sur celles, fort
pittoresques, qui conduisent de Loigny au vieux Balbec,
Mme Verdurin vous a peut-être promenés de ce côté-là en
voiture. Alors vous avez vu Incarville ou village de Wiscar,
et Tourville, avant d’arriver chez M me Verdurin, c’est le
village de Turold. D’ailleurs il n’y eut pas que des
Normands. Il semble que des Allemands soient venus
jusqu’ici (Auménancourt, Alemanicurtis) ; ne le disons pas
à ce jeune officier que j’aperçois ; il serait capable de ne
plus vouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des
Saxons, comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un
des buts de promenade favoris de Mme Verdurin et à juste
titre), aussi bien qu’en Angleterre le Middlesex, le Wessex.
Chose inexplicable, il semble que des Goths, des
« gueux » comme on disait, soient venus jusqu’ici, et
même les Maures, car Mortagne vient de Mauretania. La
trace en est restée à Gourville (Gothorumvilla). Quelque
vestige des Latins subsiste d’ailleurs aussi, Lagny
(Latiniacum). – Moi je demande l’explication de
Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends
« homme », ajouta-t-il, tandis que le sculpteur et Cottard
échangeaient un regard d’intelligence. Mais Thorph ? –
« Homme » ne signifie nullement ce que vous êtes
naturellement porté à croire, baron, répondit Brichot, en
regardant malicieusement Cottard et le sculpteur.
« Homme » n’a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne
dois pas ma mère. « Homme » c’est Holm, qui signifie
« îlot », etc… Quant à Thorph, ou « village », on le retrouve
dans cent mots dont j’ai déjà ennuyé notre jeune ami. Ainsi
dans Thorpehomme il n’y a pas de nom de chef normand,
mais des mots de la langue normande. Vous voyez comme
tout ce pays a été germanisé. – Je crois qu’il exagère, dit
M. de Charlus. J’ai été hier à Orgeville. – Cette fois-ci je
vous rends l’homme que je vous avais ôté dans
Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédantisme, une
charte de Robert Ier nous donne pour Orgeville Otgervilla,
le domaine d’Otger. Tous ces noms sont ceux d’anciens
seigneurs. Octeville la Venelle est pour l’Avenel. Les
Avenel étaient une famille connue au moyen âge.
Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l’autre
jour, s’écrivait « Bourg de Môles », car ce village appartint,
au XIe siècle, à Baudoin de Môles, ainsi que la Chaise-
Baudoin ; mais nous voici à Doncières. – Mon Dieu, que
de lieutenants vont essayer de monter, dit M. de Charlus,
avec un effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne
me gêne pas, puisque je descends. – Vous entendez,
docteur ? dit Brichot. Le baron a peur que des officiers ne
lui passent sur le corps. Et pourtant, ils sont dans leur rôle
en se trouvant massés ici, car Doncières, c’est exactement
Saint-Cyr, Dominus Cyriacus. Il y a beaucoup de noms de
villes où sanctus et sancta sont remplacés par dominus et
par domina. Du reste, cette ville calme et militaire a parfois
de faux airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même de
Fontainebleau. »
Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à
Albertine de se vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à
Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, nous aurions de
courtes visites à recevoir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas
désagréables, que ce fût, à Hermenonville (le domaine
d’Herimund), celle de M. de Chevrigny, profitant de ce qu’il
était venu chercher des invités pour me demander de venir
le lendemain déjeuner à Montsurvent, ou, à Doncières, la
brusque invasion d’un des charmants amis de Saint-Loup
envoyé par lui (s’il n’était pas libre) pour me transmettre
une invitation du capitaine de Borodino, du mess des
officiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan
Doré. Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant tout
le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, je
tenais Albertine prisonnière sous mon regard, d’ailleurs
inutilement vigilant. Une fois pourtant j’interrompis ma
garde. Comme il y avait un long arrêt, Bloch, nous ayant
salué, se sauva presque aussitôt pour rejoindre son père,
lequel venait d’hériter de son oncle et, ayant loué un
château qui s’appelait, la Commanderie, trouvait grand
seigneur de ne circuler qu’en une chaise de poste, avec
des postillons en livrée. Bloch me pria de l’accompagner
jusqu’à la voiture. « Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes
sont impatients ; viens, homme cher aux dieux, tu feras
plaisir à mon père. » Mais je souffrais trop de laisser
Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient pu,
pendant que j’avais le dos tourné, se parler, aller dans un
autre wagon, se sourire, se toucher ; mon regard adhérent
à Albertine ne pouvait se détacher d’elle tant que Saint-
Loup serait là. Or je vis très bien que Bloch, qui m’avait
demandé comme un service d’aller dire bonjour à son
père, d’abord trouva peu gentil que je le lui refusasse
quand rien ne m’en empêchait, les employés ayant prévenu
que le train resterait encore au moins un quart d’heure en
gare, et que presque tous les voyageurs, sans lesquels il
ne repartirait pas, étaient descendus ; et ensuite ne douta
pas que ce fût parce que décidément – ma conduite en
cette occasion lui était une réponse décisive – j’étais snob.
Car il n’ignorait pas le nom des personnes avec qui je me
trouvais. En effet, M. de Charlus m’avait dit, quelque temps
auparavant et sans se souvenir ou se soucier que cela eût
jadis été fait pour se rapprocher de lui : « Mais présentez-
moi donc votre ami, ce que vous faites est un manque de
respect pour moi », et il avait causé avec Bloch, qui avait
paru lui plaire extrêmement au point qu’il l’avait gratifié d’un
« j’espère vous revoir ». « Alors c’est irrévocable, tu ne
veux pas faire ces cent mètres pour dire bonjour à mon
père, à qui ça ferait tant de plaisir ? » me dit Bloch. J’étais
malheureux d’avoir l’air de manquer à la bonne
camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch
croyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’imaginait que
je n’étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il y
avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me
témoigner la même amitié, et, ce qui m’était plus pénible,
n’eut plus pour mon caractère la même estime. Mais pour
le détromper sur le motif qui m’avait fait rester dans le
wagon, il m’eût fallu lui dire quelque chose – à savoir que
j’étais jaloux d’Albertine – qui m’eût été encore plus
douloureux que de le laisser croire que j’étais stupidement
mondain. C’est ainsi que, théoriquement, on trouve qu’on
devrait toujours s’expliquer franchement, éviter les
malentendus. Mais bien souvent la vie les combine de telle
manière que pour les dissiper, dans les rares
circonstances où ce serait possible, il faudrait révéler ou
bien – ce qui n’est pas le cas ici – quelque chose qui
froisserait encore plus notre ami que le tort imaginaire qu’il
nous impute, ou un secret dont la divulgation – et c’était ce
qui venait de m’arriver – nous paraît pire encore que le
malentendu. Et d’ailleurs, même sans expliquer à Bloch,
puisque je ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne
l’avais pas accompagné, si je l’avais prié de ne pas être
froissé je n’aurais fait que redoubler ce froissement en
montrant que je m’en étais aperçu. Il n’y avait rien à faire
qu’à s’incliner devant ce fatum qui avait voulu que la
présence d’Albertine empêchât de le reconduire et qu’il pût
croire que c’était au contraire celle de gens brillants,
laquelle, l’eussent-ils été cent fois plus, n’aurait eu pour
effet que de me faire occuper exclusivement de Bloch et
réserver pour lui toute ma politesse. Il suffit, de la sorte,
qu’accidentellement, absurdement, un incident (ici la mise
en présence d’Albertine et de Saint-Loup) s’interpose
entre deux destinées dont les lignes convergeaient l’une
vers l’autre pour qu’elles soient déviées, s’écartent de plus
en plus et ne se rapprochent jamais. Et il y a des amitiés
plus belles que celle de Bloch pour moi, qui se sont
trouvées détruites, sans que l’auteur involontaire de la
brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce qui sans
doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathie
fuyante. Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait
pas, du reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui
me déplaisaient le plus. Ma tendresse pour Albertine se
trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables.
Ainsi, dans ce simple moment où je causai avec lui tout en
surveillant Robert de l’œil, Bloch me dit qu’il avait déjeuné
chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé de moi avec
les plus grands éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». « Bon,
pensai-je, comme Mme Bontemps croit Bloch un génie, le
suffrage enthousiaste qu’il m’aura accordé fera plus que ce
que tous les autres ont pu dire, cela reviendra à Albertine.
D’un jour à l’autre elle ne peut manquer d’apprendre, et
cela m’étonne que sa tante ne lui ait pas déjà redit, que je
suis un homme « supérieur ». « Oui, ajouta Bloch, tout le
monde a fait ton éloge. Moi seul j’ai gardé un silence aussi
profond que si j’eusse absorbé, au lieu du repas, d’ailleurs
médiocre, qu’on nous servait, des pavots, chers au
bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos,
qui enveloppe de doux liens le corps et la langue. Ce n’est
pas que je t’admire moins que la bande de chiens avides
avec lesquels on m’avait invité. Mais moi, je t’admire parce
que je te comprends, et eux t’admirent sans te
comprendre. Pour bien dire, je t’admire trop pour parler de
toi ainsi au public, cela m’eût semblé une profanation de
louer à haute voix ce que je porte au plus profond de mon
cœur. On eut beau me questionner à ton sujet, une Pudeur
sacrée, fille du Kronion, me fit rester muet. » Je n’eus pas
le mauvais goût de paraître mécontent, mais cette Pudeur-
là me sembla apparentée – beaucoup plus qu’au Kronion –
à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire de
parler de vous parce que le temple secret où vous trônez
serait envahi par la tourbe des lecteurs ignares et des
journalistes ; à la pudeur de l’homme d’État qui ne vous
décore pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu
de gens qui ne vous valent pas ; à la pudeur de
l’académicien qui ne vote pas pour vous, afin de vous
épargner la honte d’être le collègue de X… qui n’a pas de
talent ; à la pudeur enfin, plus respectable et plus criminelle
pourtant, des fils qui nous prient de ne pas écrire sur leur
père défunt qui fut plein de mérites, afin d’assurer le
silence et le repos, d’empêcher qu’on entretienne la vie et
qu’on crée de la gloire autour du pauvre mort, qui
préférerait son nom prononcé par les bouches des
hommes aux couronnes, fort pieusement portées,
d’ailleurs, sur son tombeau.
Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre
la raison qui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait
exaspéré en m’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez
Mme Bontemps (je comprenais maintenant pourquoi
Albertine ne m’avait jamais fait allusion à ce déjeuner et
restait silencieuse quand je lui parlais de l’affection de
Bloch pour moi), le jeune Israélite avait produit sur M. de
Charlus une impression tout autre que l’agacement.
Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je
ne pouvais rester une seconde loin de gens élégants, mais
que, jaloux des avances qu’ils avaient pu lui faire (comme
M. de Charlus), je tâchais de mettre des bâtons dans les
roues et de l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son
côté le baron regrettait de n’avoir pas vu davantage mon
camarade. Selon son habitude, il se garda de le montrer. Il
commença par me poser, sans en avoir l’air, quelques
questions sur Bloch, mais d’un ton si nonchalant, avec un
intérêt qui semblait tellement simulé, qu’on n’aurait pas cru
qu’il entendait les réponses. D’un air de détachement, sur
une mélopée qui exprimait plus que l’indifférence, la
distraction, et comme par simple politesse pour moi : « Il a
l’air intelligent, il a dit qu’il écrivait, a-t-il du talent ? » Je dis
à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de lui dire qu’il
espérait le revoir. Pas un mouvement ne révéla chez le
baron qu’il eût entendu ma phrase, et comme je la répétai
quatre fois sans avoir de réponse, je finis par douter si je
n’avais pas été le jouet d’un mirage acoustique quand
j’avais cru entendre ce que M. de Charlus avait dit. « Il
habite Balbec ? » chantonna le baron, d’un air si peu
questionneur qu’il est fâcheux que la langue française ne
possède pas un signe autre que le point d’interrogation
pour terminer ces phrases apparemment si peu
interrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère
pour M. de Charlus. « Non, ils ont loué près d’ici « la
Commanderie ». Ayant appris ce qu’il désirait, M. de
Charlus feignit de mépriser Bloch. « Quelle horreur !
s’écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur
claironnante. Toutes les localités ou propriétés appelées
« la Commanderie » ont été bâties ou possédées par les
Chevaliers de l’Ordre de Malte (dont je suis), comme les
lieux dits le Temple ou la Cavalerie par les Templiers.
J’habiterais la Commanderie que rien ne serait plus
naturel. Mais un Juif ! Du reste, cela ne m’étonne pas ; cela
tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette race.
Dès qu’un Juif a assez d’argent pour acheter un château, il
en choisit toujours un qui s’appelle le Prieuré, l’Abbaye, le
Monastère, la Maison-Dieu. J’ai eu affaire à un
fonctionnaire juif, devinez où il résidait ? à Pont-l’Évêque.
Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, à Pont-
l’Abbé. Quand on donne, dans la Semaine Sainte, ces
indécents spectacles qu’on appelle la Passion, la moitié
de la salle est remplie de Juifs, exultant à la pensée qu’ils
vont mettre une seconde fois le Christ sur la Croix, au
moins en effigie. Au concert Lamoureux, j’avais pour voisin,
un jour, un riche banquier juif. On joua l’ Enfance du Christ,
de Berlioz, il était consterné. Mais il retrouva bientôt
l’expression de béatitude qui lui est habituelle en entendant
l’Enchantement du Vendredi-Saint. Votre ami habite la
Commanderie, le malheureux ! Quel sadisme ! Vous
m’indiquerez le chemin, ajouta-t-il en reprenant l’air
d’indifférence, pour que j’aille un jour voir comment nos
antiques domaines supportent une pareille profanation.
C’est malheureux, car il est poli, il semble fin. Il ne lui
manquerait plus que de demeurer à Paris, rue du
Temple ! » M. de Charlus avait l’air, par ces mots, de
vouloir seulement trouver à l’appui de sa théorie, un nouvel
exemple ; mais il me posait en réalité une question à deux
fins, dont la principale était de savoir l’adresse de Bloch.
« En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple
s’appelait rue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos,
me permettez-vous une remarque, baron ? dit
l’universitaire. – Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? dit
sèchement M. de Charlus, que cette observation
empêchait d’avoir son renseignement. – Non, rien, répondit
Brichot intimidé. C’était à propos de l’étymologie de
Balbec qu’on m’avait demandée. La rue du Temple
s’appelait autrefois la rue Barre-du-Bac, parce que
l’Abbaye du Bac, en Normandie, avait là à Paris sa barre
de justice. » M. de Charlus ne répondit rien et fit semblant
de ne pas avoir entendu, ce qui était chez lui une des
formes de l’insolence. « Où votre ami demeure-t-il à
Paris ? Comme les trois quarts des rues tirent leur nom
d’une église ou d’une abbaye, il y a chance pour que le
sacrilège continue. On ne peut pas empêcher des Juifs de
demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-
Honoré ou place Saint-Augustin. Tant qu’ils ne raffinent pas
par perfidie, en élisant domicile place du Parvis-Notre-
Dame, quai de l’Archevêché, rue Chanoinesse, ou rue de
l’Ave-Maria, il faut leur tenir compte des difficultés. » Nous
ne pûmes renseigner M. de Charlus, l’adresse actuelle de
Bloch nous étant inconnue. Mais je savais que les bureaux
de son père étaient rue des Blancs-Manteaux. « Oh ! quel
comble de perversité, s’écria M. de Charlus, en paraissant
trouver, dans son propre cri d’ironique indignation, une
satisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il
en pressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège !
Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch
étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-
Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue a toujours été à
des ordres religieux. La profanation est d’autant plus
diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il
y a une rue, dont le nom m’échappe, et qui est tout entière
concédée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur les
boutiques, des fabriques de pains azymes, des boucheries
juives, c’est tout à fait la Judengasse de Paris. C’est là que
M. Bloch aurait dû demeurer. Naturellement, reprit-il sur un
ton assez emphatique et fier et pour tenir des propos
esthétiques, donnant, par une réponse que lui adressait
malgré lui son hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis
XIII à son visage redressé en arrière, je ne m’occupe de
tout cela qu’au point de vue de l’art. La politique n’est pas
de mon ressort et je ne peux pas condamner en bloc,
puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi
ses enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne
pas savoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de
la synagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau
qu’il est plus homogène et plus complet. Soyez sûr, du
reste, tant l’instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce
peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraïque
dont je vous parle, la commodité d’avoir sous la main les
boucheries d’Israël a fait choisir à votre ami la rue des
Blancs-Manteaux. Comme c’est curieux ! C’est, du reste,
par là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir
des hosties, après quoi je pense qu’on le fit bouillir lui-
même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l’air
de signifier que le corps d’un Juif peut valoir autant que le
corps du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque
chose avec votre ami pour qu’il nous mène voir l’église des
Blancs-Manteaux. Pensez que c’est là qu’on déposa le
corps de Louis d’Orléans après son assassinat par Jean
sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pas délivrés
des Orléans. Je suis, d’ailleurs, personnellement très bien
avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c’est une
race d’usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI,
dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont, du reste, de qui
tenir, ayant pour ancêtres Monsieur, qu’on appelait sans
doute ainsi parce que c’était la plus étonnante des vieilles
dames, et le Régent et le reste. Quelle famille ! » Ce
discours antijuif ou prohébreu – selon qu’on s’attachera à
l’extérieur des phrases ou aux intentions qu’elles recelaient
– avait été comiquement coupé, pour moi, par une phrase
que Morel me chuchota et qui avait désespéré M. de
Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de
l’impression que Bloch avait produite, me remerciait à
l’oreille de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il
aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me
prendre ma place. C’est bien d’un youpin ! » « On aurait pu
profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pour demander
quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous
ne pourriez pas le rattraper ? me demanda M. de Charlus,
avec l’anxiété du doute. – Non, c’est impossible, il est parti
en voiture et d’ailleurs fâché avec moi. – Merci, merci, me
souffla Morel. – La raison est absurde, on peut toujours
rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre
une auto », répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce
que tout pliât devant lui. Mais remarquant mon silence :
« Quelle est cette voiture plus ou moins imaginaire ? me
dit-il avec insolence et un dernier espoir. – C’est une
chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à la
Commanderie. » Devant l’impossible, M. de Charlus se
résigna et affecta de plaisanter. « Je comprends qu’ils
aient reculé devant le « coupé » superfétatoire. C’aurait été
un recoupé. » Enfin on fut avisé que le train repartait et
Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où, en
montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par
la pensée que j’eus un instant de le laisser avec Albertine
pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne
me tortura pas. Car d’elle-même Albertine, pour m’éviter
toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque,
de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involontairement,
frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre
la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu’il
était là, à causer ostensiblement et presque avec
affectation avec l’un quelconque des autres voyageurs,
continuant ce jeu jusqu’à ce que Saint-Loup fût parti. De la
sorte, les visites qu’il nous faisait à Doncières ne me
causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne
mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes
m’étaient agréables en m’apportant en quelque sorte
l’hommage et l’invitation de cette terre. Déjà, dès la fin de
l’été, dans notre trajet de Balbec à Douville, quand
j’apercevais au loin cette station de Saint-Pierre-des-Ifs, où
le soir, pendant un instant, la crête des falaises scintillait
toute rose, comme au soleil couchant la neige d’une
montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas
même à la tristesse que la vue de son étrange relèvement
soudain m’avait causée le premier soir en me donnant si
grande envie de reprendre le train pour Paris au lieu de
continuer jusqu’à Balbec, au spectacle que, le matin, on
pouvait avoir de là, m’avait dit Elstir, à l’heure qui précède
le soleil levé, où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se
réfractent sur les rochers, et où tant de fois il avait réveillé
le petit garçon qui, une année, lui avait servi de modèle
pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom de Saint-
Pierre-des-Ifs m’annonçait seulement qu’allait apparaître
un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je
pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et
maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise
d’Incarville, qui m’avait tant fait rêver autrefois, ce que je
voyais comme si son grès antique était devenu
transparent, c’était la belle maison d’un oncle de M. de
Cambremer et dans laquelle je savais qu’on serait toujours
content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à la
Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas
seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu
leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les
noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie
avait remplacé par le raisonnement, étaient encore
descendus d’un degré. Dans nos retours à Hermenonville,
à Saint-Vast, à Harambouville, au moment où le train
s’arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne
reconnaissions pas d’abord et que Brichot, qui n’y voyait
goutte, aurait peut-être pu prendre dans la nuit pour les
fantômes d’Hérimund, de Wiscar, et d’Herimbald. Mais
elles approchaient du wagon. C’était simplement M. de
Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui
reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de
sa femme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il
« m’enlevât » pour me garder quelques jours à Féterne où
allaient se succéder une excellente musicienne qui me
chanterait tout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui
je ferais d’excellentes parties qui ne feraient pas tort à
celles de pêche et de yachting dans la baie, ni même aux
dîners Verdurin, pour lesquels le marquis s’engageait sur
l’honneur à me « prêter », en me faisant conduire et
rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. « Mais
je ne peux pas croire que ce soit bon pour vous d’aller si
haut. Je sais que ma sœur ne pourrait pas le supporter.
Elle reviendrait dans un état ! Elle n’est, du reste, pas très
bien fichue en ce moment… Vraiment, vous avez eu une
crise si forte ! Demain vous ne pourrez pas vous tenir
debout ! » Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour
la même raison qu’il ne pouvait sans rire voir dans la rue un
boiteux qui s’étalait, ou causer avec un sourd. « Et avant ?
Comment, vous n’en avez pas eu depuis quinze jours ?
Savez-vous que c’est très beau. Vraiment vous devriez
venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos
étouffements avec ma sœur. » À Incarville c’était le
marquis de Montpeyroux qui, n’ayant pas pu aller à
Féterne, car il s’était absenté pour la chasse, était venu
« au train », en bottes et le chapeau orné d’une plume de
faisan, serrer la main des partants et à moi par la même
occasion, en m’annonçant, pour le jour de la semaine qui
ne me gênerait pas, la visite de son fils, qu’il me remerciait
de recevoir et qu’il serait très heureux que je fisse un peu
lire ; ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il,
fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs cigares,
et qui me disait : « Hé bien ! vous ne me dites pas de jour
pour notre prochaine réunion à la Lucullus ? Nous n’avons
rien à nous dire ? permettez-moi de vous rappeler que
nous avons laissé en train la question des deux familles de
Montgommery. Il faut que nous finissions cela. Je compte
sur vous. » D’autres étaient venus seulement acheter leurs
journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec
nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le
quai, à la station la plus proche de leur petit château, que
parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver
un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie
mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du
petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience
de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque
amabilité humaine ; patient, d’un caractère docile, il
attendait aussi longtemps qu’on voulait les retardataires,
et, même une fois parti, s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui
faisaient signe ; ils couraient alors après lui en soufflant, en
quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu’ils
le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n’usait que
d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville,
Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches
grandeurs de la conquête normande, non contents de
s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où
je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir.
Doncières ! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être
éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans
ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines
éclairées, des succulentes volailles ! Doncières !
Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel :
Égleville (Aquilœvilla), celle où nous attendait
généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la
station où descendait Albertine les soirs de beau temps,
quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de
prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un
raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue
à Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus
la crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le
premier soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se
réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur
cette terre productive non seulement de châtaigniers et de
tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours
formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des
collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuosité du
roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant à
chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une
poignée de main cordiale, interrompre ma route,
m’empêcher d’en sentir la longueur, m’offrir au besoin de la
continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si
bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami
que pour nous permettre d’en retrouver d’autres. Entre les
châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les
côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite, la
distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant
la salle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires,
nous aurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil
de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la
petite voie départementale n’avait été qu’une rue de
province et la gentilhommière isolée qu’un hôtel citadin ; et
même aux rares stations où je n’entendais le « bonsoir »
de personne, le silence avait une plénitude nourricière et
calmante, parce que je le savais formé du sommeil d’amis
couchés tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été
saluée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour leur
demander quelque service d’hospitalité. Outre que
l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous reste
plus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans
une ville où, à l’arrivée, la journée nous offrait la
disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était
devenue vacante, je n’aurais plus eu l’idée de l’employer à
voir quelque église pour laquelle j’étais jadis venu à
Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec
l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à aller faire une
partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la
dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait
eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays
de connaissances ; si sa répartition territoriale, son
ensemencement extensif, tout le long de la côte, en cultures
diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à
ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient
aussi le voyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une
suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants
pour moi jadis que le simple Annuaire des Châteaux,
feuilleté au chapitre du département de la Manche, me
causait autant d’émotion que l’Indicateur des chemins de
fer, m’étaient devenus si familiers que cet indicateur
même, j’aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville
par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un
dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux
flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une
compagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était
plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le
« comment va ? » de M. de Criquetot ou le « Kairé » de
Brichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et,
chargée d’effluves purement humains, y était aisément
respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j’en
tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point
de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’apparaissait
comme une folie.
4
Chapitre
Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever
du soleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour
Paris.
Je n’attendais qu’une occasion pour la rupture définitive.
Et, un soir, comme maman partait le lendemain pour
Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie
une sœur de sa mère, me laissant pour que je profitasse,
comme grand’mère aurait voulu, de l’air de la mer, je lui
avais annoncé qu’irrévocablement j’étais décidé à ne pas
épouser Albertine et allais cesser prochainement de la
voir. J’étais content d’avoir pu, par ces mots, donner
satisfaction à ma mère la veille de son départ. Elle ne
m’avait pas caché que c’en avait été en effet une très vive
pour elle. Il fallait aussi m’en expliquer avec Albertine.
Comme je revenais avec elle de la Raspelière, les fidèles
étant descendus, tels à Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-
Pierre-des-Ifs, d’autres à Doncières, me sentant
particulièrement heureux et détaché d’elle, je m’étais
décidé, maintenant qu’il n’y avait plus que nous deux dans
le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité, d’ailleurs,
est que celle des jeunes filles de Balbec que j’aimais, bien
qu’absente en ce moment ainsi que ses amies, mais qui
allait revenir (je me plaisais avec toutes, parce que
chacune avait pour moi, comme le premier jour, quelque
chose de l’essence des autres, était comme d’un race à
part), c’était Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau,
dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle viendrait
me voir, et alors, pour rester libre, ne pas l’épouser si je ne
voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais pourtant
l’avoir d’ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce
serait de ne pas trop avoir l’air de venir à elle, et dès son
arrivée, quand nous causerions ensemble, je lui dirais :
« Quel dommage que je ne vous aie pas vue quelques
semaines plus tôt ! Je vous aurais aimée ; maintenant mon
cœur est pris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons
souvent, car je suis triste de mon autre amour et vous
m’aiderez à me consoler. » Je souriais intérieurement en
pensant à cette conversation, car de cette façon je
donnerais à Andrée l’illusion que je ne l’aimais pas
vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de moi et je
profiterais joyeusement et doucement de sa tendresse.
Mais tout cela ne faisait que rendre plus nécessaire de
parler enfin sérieusement à Albertine afin de ne pas agir
indélicatement, et puisque j’étais décidé à me consacrer à
son amie, il fallait qu’elle sût bien, elle, Albertine, que je ne
l’aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée
pouvant venir d’un jour à l’autre. Mais comme nous
approchions de Parville, je sentis que nous n’aurions pas le
temps ce soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain
ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Je me
contentai donc de parler avec elle du dîner que nous avions
fait chez les Verdurin. Au moment où elle remettait son
manteau, le train venant de quitter Incarville, dernière
station avant Parville, elle me dit : « Alors demain, re-
Verdurin, vous n’oubliez pas que c’est vous qui venez me
prendre. » Je ne pus m’empêcher de répondre assez
sèchement : « Oui, à moins que je ne « lâche », car je
commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tout
cas, si nous y allons, pour que mon temps à la Raspelière
ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je
pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui
pourra m’intéresser beaucoup, être un objet d’études, et
me donner du plaisir, car j’en ai vraiment bien peu cette
année à Balbec. – Ce n’est pas aimable pour moi, mais je
ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes
nerveux. Quel est ce plaisir ? – Que Mme Verdurin me
fasse jouer des choses d’un musicien dont elle connaît très
bien les œuvres. Moi aussi j’en connais une, mais il paraît
qu’il y en a d’autres et j’aurais besoin de savoir si c’est
édité, si cela diffère des premières. – Quel musicien ? –
Ma petite chérie, quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Vinteuil,
en seras-tu beaucoup plus avancée ? » Nous pouvons
avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n’y est
jamais entrée, et c’est du dehors, quand on s’y attend le
moins, qu’elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse
pour toujours. « Vous ne savez pas comme vous
m’amusez, me répondit Albertine en se levant, car le train
allait s’arrêter. Non seulement cela me dit beaucoup plus
que vous ne croyez, mais, même sans Mme Verdurin, je
pourrai vous avoir tous les renseignements que vous
voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d’une
amie plus âgée que moi, qui m’a servi de mère, de sœur,
avec qui j’ai passé à Trieste mes meilleures années et
que, d’ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à
Cherbourg, d’où nous voyagerons ensemble (c’est un peu
baroque, mais vous savez comme j’aime la mer), hé, bien !
cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous
pourriez croire !), regardez comme c’est extraordinaire, est
justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je
connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle
jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne suis pas
fâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra
vous être utile pour ces choses de musique, où vous dites,
du reste avec raison, que je n’entends rien. » À ces mots
prononcés comme nous entrions en gare de Parville, si loin
de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort
de Vinteuil, une image s’agitait dans mon cœur, une image
tenue en réserve pendant tant d’années que, même si
j’avais pu deviner, en l’emmagasinant jadis, qu’elle avait un
pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue elle l’avait
entièrement perdu ; conservée vivante au fond de moi –
comme Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort
pour qu’au jour désigné il revînt dans son pays punir le
meurtre d’Agamemnon – pour mon supplice, pour mon
châtiment, qui sait ? d’avoir laissé mourir ma grand’mère,
peut-être ; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle
semblait à jamais ensevelie et frappant comme un
Vengeur, afin d’inaugurer pour moi une vie terrible, méritée
et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux
les funestes conséquences que les actes mauvais
engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui
les ont commis, mais pour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru,
que contempler un spectacle curieux et divertissant,
comme moi, hélas ! en cette fin de journée lointaine à
Montjouvain, caché derrière un buisson où (comme quand
j’avais complaisamment écouté le récit des amours de
Swann) j’avais dangereusement laissé s’élargir en moi la
voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Et
dans ce même temps, de ma plus grande douleur j’eus un
sentiment presque orgueilleux, presque joyeux, d’un
homme à qui le choc qu’il aurait reçu fait faire un bond tel
qu’il serait parvenu à un point où nul effort n’aurait pu le
hisser. Albertine amie de M lle Vinteuil et de son amie,
pratiquante professionnelle du Sapphisme, c’était, auprès
de ce que j’avais imaginé dans les plus grands doutes, ce
qu’est au petit acoustique de l’Exposition de 1889, dont on
espérait à peine qu’il pourrait aller du bout d’une maison à
une autre, les téléphones planant sur les rues, les villes, les
champs, les mers, reliant les pays. C’était une « terra
incognita » terrible où je venais d’atterrir, une phase
nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. Et
pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est
énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il
était pressenti par elles. C’est sans doute quelque chose
comme ce que je venais d’apprendre, c’était quelque
chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque
chose que mon esprit n’aurait su inventer, mais que
j’appréhendais obscurément quand je m’inquiétais tout en
voyant Albertine auprès d’Andrée. C’est souvent seulement
par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin
dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en
même temps que la souffrance, la joie d’une belle
découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme
neuve et claire à ce que nous remâchions depuis
longtemps sans nous en douter. Le train s’était arrêté à
Parville, et comme nous étions les seuls voyageurs qu’il y
eût dedans, c’était d’une voix amollie par le sentiment de
l’inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui faisait
pourtant remplir et lui inspirait à la fois l’exactitude et
l’indolence, et plus encore par l’envie de dormir que
l’employé cria : « Parville ! » Albertine, placée en face de
moi et voyant qu’elle était arrivée à destination, fit quelques
pas du fond du wagon où nous étions et ouvrit la portière.
Mais ce mouvement qu’elle accomplissait ainsi pour
descendre me déchirait intolérablement le cœur comme si,
contrairement à la position indépendante de mon corps
que, à deux pas de lui, semblait occuper celui d’Albertine,
cette séparation spatiale, qu’un dessinateur véridique eût
été obligé de figurer entre nous, n’était qu’une apparence
et comme si, pour qui eût voulu, selon la réalité véritable,
redessiner les choses, il eût fallu placer maintenant
Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en
moi. Elle me faisait si mal en s’éloignant que, la rattrapant,
je la tirai désespérément par le bras. « Est-ce qu’il serait
matériellement impossible, lui demandai-je, que vous
veniez coucher ce soir à Balbec ? – Matériellement, non.
Mais je tombe de sommeil. – Vous me rendriez un service
immense… – Alors soit, quoique je ne comprenne pas ;
pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. »
Ma mère dormait quand, après avoir fait donner à Albertine
une chambre située à un autre étage, je rentrai dans la
mienne. Je m’assis près de la fenêtre, réprimant mes
sanglots pour que ma mère, qui n’était séparée de moi que
par une mince cloison, ne m’entendît pas. Je n’avais même
pas pensé à fermer les volets, car à un moment, levant les
yeux, je vis, en face de moi, dans le ciel, cette même petite
lueur d’un rouge éteint qu’on voyait au restaurant de
Rivebelle dans une étude qu’Elstir avait faite d’un soleil
couché. Je me rappelai l’exaltation que m’avait donnée,
quand je l’avais aperçue du chemin de fer, le premier jour
de mon arrivée à Balbec, cette même image d’un soir qui
ne précédait pas la nuit, mais une nouvelle journée. Mais
nulle journée maintenant ne serait plus pour moi nouvelle,
n’éveillerait plus en moi le désir d’un bonheur inconnu, et
prolongerait seulement mes souffrances, jusqu’à ce que je
n’eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce que
Cottard m’avait dit au casino de Parville ne faisait plus
doute pour moi. Ce que j’avais redouté, vaguement
soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que mon
instinct dégageait de tout son être, et ce que mes
raisonnements dirigés par mon désir m’avaient peu à peu
fait nier, c’était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus les
montagnes bleues de la mer, mais la chambre de
Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil
avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu
de sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine,
comment Mlle Vinteuil, avec les goûts qu’elle avait, ne lui
eût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la preuve
qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti,
c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur
intimité n’avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement
gracieux d’Albertine posant son menton sur l’épaule de
Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant un
baiser dans le cou, ce mouvement qui m’avait rappelé Mlle
Vinteuil et pour l’interprétation duquel j’avais hésité
pourtant à admettre qu’une même ligne tracée par un geste
résultât forcément d’un même penchant, qui sait si
Albertine ne l’avait pas tout simplement appris de Mlle
Vinteuil ? Peu à peu le ciel éteint s’allumait. Moi qui ne
m’étais jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les
plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au
tonnerre du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans
un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne
m’apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur
inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je tenais
encore à la vie ; je savais que je n’avais plus rien que de
cruel à en attendre. Je courus à l’ascenseur, malgré l’heure
indue, sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et
je lui demandai d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que
j’avais quelque chose d’important à lui communiquer, si
elle pourrait me recevoir. « Mademoiselle aime mieux que
ce soit elle qui vienne, vint-il me répondre. Elle sera ici
dans un instant. » Et bientôt, en effet, Albertine entra en
robe de chambre, « Albertine, lui dis-je très bas et en lui
recommandant de ne pas élever la voix pour ne pas
éveiller ma mère, de qui nous n’étions séparés que par
cette cloison – dont la minceur, aujourd’hui importune et qui
forçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand s’y peignirent
si bien les intentions de ma grand’mère, à une sorte de
diaphanéité musicale – je suis honteux de vous déranger.
Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise
une chose que vous ne savez pas. Quand je suis venu ici,
j’ai quitté une femme que j’ai dû épouser, qui était prête à
tout abandonner pour moi. Elle devait partir en voyage ce
matin, et depuis une semaine, tous les jours je me
demandais si j’aurais le courage de ne pas lui télégraphier
que je revenais. J’ai eu ce courage, mais j’étais si
malheureux que j’ai cru que je me tuerais. C’est pour cela
que je vous ai demandé hier soir si vous ne pourriez pas
venir coucher à Balbec. Si j’avais dû mourir, j’aurais aimé
vous dire adieu. » Et je donnai libre cours aux larmes que
ma fiction rendait naturelles. « Mon pauvre petit, si j’avais
su, j’aurais passé la nuit auprès de vous », s’écria
Albertine, à l’esprit de qui l’idée que j’épouserais peut-être
cette femme et que l’occasion de faire, elle, un « beau
mariage » s’évanouissait ne vint même pas, tant elle était
sincèrement émue d’un chagrin dont je pouvais lui cacher
la cause, mais non la réalité et la force. « Du reste, me dit-
elle, hier, pendant tout le trajet depuis la Raspelière, j’avais
bien senti que vous étiez nerveux et triste, je craignais
quelque chose. » En réalité, mon chagrin n’avait
commencé qu’à Parville, et la nervosité, bien différente
mais qu’heureusement Albertine confondait avec lui, venait
de l’ennui de vivre encore quelques jours avec elle. Elle
ajouta : « Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps
ici. » Elle m’offrait justement – et elle seule pouvait me
l’offrir – l’unique remède contre le poison qui me brûlait,
homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux
étaient également dérivés d’Albertine. En ce moment
Albertine – mon mal – se relâchant de me causer des
souffrances, me laissait – elle, Albertine remède – attendri
comme un convalescent. Mais je pensais qu’elle allait
bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour
Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que
je voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre
le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Paris,
plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle
le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-
être je pourrais demander à Mme de Guermantes d’agir
indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne
restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation
ailleurs, peut-être chez le prince de… que j’avais rencontré
chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes
même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui
voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes,
les empêcher de se joindre. Certes, j’aurais pu me dire
qu’à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien
d’autres personnes avec qui les assouvir. Mais chaque
mouvement de jalousie est particulier et porte la marque de
la créature – pour cette fois-ci l’amie de Mlle Vinteuil – qui
l’a suscité. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait ma
grande préoccupation. La passion mystérieuse avec
laquelle j’avais pensé autrefois à l’Autriche parce que
c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été
conseiller d’ambassade), que sa singularité géographique,
la race qui l’habitait, ses monuments, ses paysages, je
pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme
dans un recueil de vues, dans le sourire, dans les manières
d’Albertine, cette passion mystérieuse, je l’éprouvais
encore mais, par une interversion des signes, dans le
domaine de l’horreur. Oui, c’était de là qu’Albertine venait.
C’était là que, dans chaque maison, elle était sûre de
retrouver, soit l’amie de M lle Vinteuil, soit d’autres. Les
habitudes d’enfance allaient renaître, on se réunirait dans
trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui
m’étaient déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir
inconscient du chagrin que j’y avais ressenti quand,
autrefois, elles me séparaient, tout le temps des vacances
du jour de l’an, de Gilberte. Après les longs dîners, après
les réveillons, quand tout le monde serait joyeux, animé,
Albertine allait avoir, avec ses amies de là-bas, ces
mêmes poses que je lui avais vu prendre avec Andrée,
alors que l’amitié d’Albertine pour elle était innocente ; qui
sait ? peut-être celles qui avaient rapproché devant moi
Mlle Vinteuil poursuivie par son amie, à Montjouvain. À Mlle
Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait
avant de s’abattre sur elle, je donnais le visage enflammé
d’Albertine, d’Albertine que j’entendis lancer en s’enfuyant,
puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond.
Qu’était, à côté de la souffrance que je ressentais, la
jalousie que j’avais pu éprouver le jour où Saint-Loup avait
rencontré Albertine avec moi à Doncières et où elle lui
avait fait des agaceries ? celle aussi que j’avais éprouvée
en repensant à l’initiateur inconnu auquel j’avais pu devoir
les premiers baisers qu’elle m’avait donnés à Paris, le jour
où j’attendais la lettre de Mlle de Stermaria ? Cette autre
jalousie, provoquée par Saint-Loup, par un jeune homme
quelconque, n’était rien. J’aurais pu, dans ce cas, craindre
tout au plus un rival sur lequel j’eusse essayé de l’emporter.
Mais ici le rival n’était pas semblable à moi, ses armes
étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même
terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les
concevoir exactement. Dans bien des moments de notre
vie nous troquerions tout l’avenir contre un pouvoir en soi-
même insignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les
avantages de la vie pour connaître Mme Blatin, parce
qu’elle était une amie de Mme Swann. Aujourd’hui, pour
qu’Albertine n’allât pas à Trieste, j’aurais supporté toutes
les souffrances, et si c’eût été insuffisant, je lui en aurais
infligé, je l’aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu
d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât
matériellement de faire le voyage. Comme jadis quand je
voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c’était le
désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube, ce qui
maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Albertine
irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de
Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination, quand
elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne
dispose pas pour cela d’un nombre plus grand d’images
simultanées. On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en
ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait
pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré de douceur et de
joie ! Comme ma vie et son avenir eussent changé ! Et
pourtant je savais bien que cette localisation de ma
jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle
pouvait les assouvir avec d’autres. D’ailleurs, peut-être
même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir
ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur. C’était de
Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait
Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses
amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile,
inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma
chambre de Combray, de la salle à manger où j’entendais
causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des
fourchettes, maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ;
comme celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où
Odette allait chercher en soirée d’inconcevables joies. Ce
n’était plus comme vers un pays délicieux où la race est
pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je
pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité
maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et
supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans
mon cœur comme une pointe permanente. Laisser partir
bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait
horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la
révélation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me
devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous
les moments où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait
des jours entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas
la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à
d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les
cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu’elle
m’eût dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait
pas, je lui répondis : « Mais c’est que je voudrais partir
pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et ne
voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à
Paris ? » À tout prix il fallait l’empêcher d’être seule, au
moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr
qu’elle ne pût voir l’amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en
réalité, habiter seule avec moi, car ma mère, profitant d’un
voyage d’inspection qu’allait faire mon père, s’était prescrit
comme un devoir d’obéir à une volonté de ma grand’mère
qui désirait qu’elle allât quelques jours à Combray auprès
d’une de ses sœurs. Maman n’aimait pas sa tante parce
qu’elle n’avait pas été pour grand’mère, si tendre pour elle,
la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants
se rappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour
eux. Mais maman, devenue ma grand’mère, elle était
incapable de rancune ; la vie de sa mère était pour elle
comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser
ces souvenirs dont la douceur ou l’amertume réglait ses
actions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir
à maman certains détails inestimables, mais maintenant
elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très
malade (on disait d’un cancer), et elle se reprochait de ne
pas être allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n’y
trouvait qu’une raison de plus de faire ce que sa mère
aurait fait et, comme elle, allait, à l’anniversaire du père de
ma grand’mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur
sa tombe des fleurs que ma grand’mère avait l’habitude d’y
porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait s’entr’ouvrir, ma
mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma tante
n’était pas venue offrir à ma grand’mère. Pendant qu’elle
serait à Combray, ma mère s’occuperait de certains
travaux que ma grand’mère avait toujours désirés, mais si
seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa
fille. Aussi n’avaient-ils pas encore été commencés,
maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père,
lui faire trop sentir le poids d’un deuil auquel il s’associait,
mais qui ne pouvait pas l’affliger autant qu’elle. « Ah ! ça ne
serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine.
D’ailleurs, quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris,
puisque cette dame est partie ? – Parce que je serai plus
calme dans un endroit où je l’ai connue, plutôt qu’à Balbec
qu’elle n’a jamais vu et que j’ai pris en horreur. » Albertine
a-t-elle compris plus tard que cette autre femme n’existait
pas, et que si, cette nuit-là, j’avais parfaitement voulu
mourir, c’est parce qu’elle m’avait étourdiment révélé
qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil ? C’est
possible. Il y a des moments où cela me paraît probable.
En tout cas, ce matin-là, elle crut à l’existence de cette
femme. « Mais vous devriez épouser cette dame, me dit-
elle, mon petit, vous seriez heureux, et elle sûrement aussi
serait heureuse. » Je lui répondis que l’idée que je pourrais
rendre cette femme heureuse avait, en effet, failli me
décider ; dernièrement, quand j’avais fait un gros héritage
qui me permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs
à ma femme, j’avais été sur le point d’accepter le sacrifice
de celle que j’aimais. Grisé par la reconnaissance que
m’inspirait la gentillesse d’Albertine si près de la
souffrance atroce qu’elle m’avait causée, de même qu’on
promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui
vous verse un sixième verre d’eau-de-vie, je lui dis que ma
femme aurait une auto, un yacht ; qu’à ce point de vue,
puisque Albertine aimait tant faire de l’auto et du yachting,
il était malheureux qu’elle ne fût pas celle que j’aimasse ;
que j’eusse été le mari parfait pour elle, mais qu’on verrait,
qu’on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout,
comme dans l’ivresse même on se retient d’interpeller les
passants, par peur des coups, je ne commis pas
l’imprudence (si c’en était une), comme j’aurais fait au
temps de Gilberte, en lui disant que c’était elle, Albertine,
que j’aimais. « Vous voyez, j’ai failli l’épouser. Mais je n’ai
pas osé le faire pourtant, je n’aurais pas voulu faire vivre
une jeune femme auprès de quelqu’un de si souffrant et de
si ennuyeux. – Mais vous êtes fou, tout le monde voudrait
vivre auprès de vous, regardez comme tout le monde vous
recherche. On ne parle que de vous chez Mme Verdurin, et
dans le plus grand monde aussi, on me l’a dit. Elle n’a donc
pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner
cette impression de doute sur vous-même ? Je vois ce que
c’est, c’est une méchante, je la déteste, ah ! si j’avais été à
sa place… – Mais non, elle est très gentille, trop gentille.
Quant aux Verdurin et au reste, je m’en moque bien. En
dehors de celle que j’aime et à laquelle, du reste, j’ai
renoncé, je ne tiens qu’à ma petite Albertine, il n’y a qu’elle,
en me voyant beaucoup – du moins les premiers jours,
ajoutais-je pour ne pas l’effrayer et pouvoir demander
beaucoup ces jours-là – qui pourra un peu me consoler. »
Je ne fis que vaguement allusion à une possibilité de
mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que
nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi,
toujours poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des
relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du
Seigneur » et de Swann avec Odette, j’étais trop porté à
croire que, du moment que j’aimais, je ne pouvais pas être
aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à moi une
femme. Sans doute c’était une folie de juger Albertine
d’après Odette et Rachel. Mais ce n’était pas elle, c’était
moi ; c’étaient les sentiments que je pouvais inspirer que
ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce
jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des
malheurs qui allaient fondre sur nous. « Alors, vous refusez
mon invitation pour Paris ? – Ma tante ne voudrait pas que
je parte en ce moment. D’ailleurs, même si plus tard je
peux, est-ce que cela n’aurait pas l’air drôle que je
descende ainsi chez vous ? À Paris on saura bien que je
ne suis pas votre cousine. – Hé bien ! nous dirons que
nous sommes un peu fiancés. Qu’est-ce que cela fait,
puisque vous savez que cela n’est pas vrai ? » Le cou
d’Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était
puissant, doré, à gros grains. Je l’embrassai aussi
purement que si j’avais embrassé ma mère pour calmer un
chagrin d’enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais
arracher de mon cœur. Albertine me quitta pour aller
s’habiller. D’ailleurs son dévouement fléchissait déjà ; tout
à l’heure, elle m’avait dit qu’elle ne me quitterait pas d’une
seconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne durerait
pas puisque je craignais, si nous restions à Balbec, qu’elle
vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle
venait maintenant de me dire qu’elle voulait passer à
Maineville et qu’elle reviendrait me voir dans l’après-midi.
Elle n’était pas rentrée la veille au soir, il pouvait y avoir
des lettres pour elle ; de plus, sa tante pouvait être inquiète.
J’avais répondu : « Si ce n’est que pour cela, on peut
envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici et
chercher vos lettres. » Et désireuse de se montrer gentille
mais contrariée d’être asservie, elle avait plissé le front
puis, tout de suite, très gentiment, dit : « C’est cela », et
elle avait envoyé le lift. Albertine ne m’avait pas quitté
depuis un moment que le lift vint frapper légèrement. Je ne
m’attendais pas à ce que, pendant que je causais avec
Albertine, il eût eu le temps d’aller à Maineville et d’en
revenir. Il venait me dire qu’Albertine avait écrit un mot à sa
tante et qu’elle pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour
même. Elle avait, du reste, eu tort de lui donner la
commission de vive voix, car déjà, malgré l’heure matinale,
le directeur était au courant et, affolé, venait me demander
si j’étais mécontent de quelque chose, si vraiment je
partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques
jours, le vent étant aujourd’hui assez craintif (à craindre). Je
ne voulais pas lui expliquer que je voulais à tout prix
qu’Albertine ne fût plus à Balbec à l’heure où les cousines
de Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui
seule eût pu la protéger, n’étant pas là, et que Balbec était
comme ces endroits où un malade qui n’y respire plus est
décidé, dût-il mourir en route, à ne pas passer la nuit
suivante. Du reste, j’allais avoir à lutter contre des prières
du même genre, dans l’hôtel d’abord, où Marie Gineste et
Céleste Albaret avaient les yeux rouges. Marie, du reste,
faisait entendre le sanglot pressé d’un torrent. Céleste, plus
molle, lui recommandait le calme ; mais Marie ayant
murmuré les seuls vers qu’elle connût : Ici-bas tous les lilas
meurent, Céleste ne put se retenir et une nappe de larmes
s’épandit sur sa figure couleur de lilas ; je pense, du reste,
qu’elles m’oublièrent dès le soir même. Ensuite, dans le
petit chemin de fer d’intérêt local, malgré toutes mes
précautions pour ne pas être vu, je rencontrai M. de
Cambremer qui, à la vue de mes malles, blêmit, car il
comptait sur moi pour le surlendemain ; il m’exaspéra en
voulant me persuader que mes étouffements tenaient au
changement de temps et qu’octobre serait excellent pour
eux, et il me demanda si, en tout cas, « je ne pourrais pas
remettre mon départ à huitaine », expression dont la bêtise
ne me mit peut-être en fureur que parce que ce qu’il me
proposait me faisait mal. Et tandis qu’il me parlait dans le
wagon, à chaque station je craignais de voir apparaître,
plus terribles qu’Heribald ou Guiscard, M. de Crécy
implorant d’être invité, ou, plus redoutable encore, Mme
Verdurin tenant à m’inviter. Mais cela ne devait arriver que
dans quelques heures. Je n’en étais pas encore là. Je
n’avais à faire face qu’aux plaintes désespérées du
directeur. Je l’éconduisis, car je craignais que, tout en
chuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je restai seul
dans la chambre, cette même chambre trop haute de
plafond où j’avais été si malheureux à la première arrivée,
où j’avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de
Stermaria, guetté le passage d’Albertine et de ses amies
comme d’oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je
l’avais possédée avec tant d’indifférence quand je l’avais
fait chercher par le lift, où j’avais connu la bonté de ma
grand’mère, puis appris qu’elle était morte ; ces volets, au
pied desquels tombait la lumière du matin, je les avais
ouverts la première fois pour apercevoir les premiers
contreforts de la mer (ces volets qu’Albertine me faisait
fermer pour qu’on ne nous vît pas nous embrasser). Je
prenais conscience de mes propres transformations en les
confrontant à l’identité des choses. On s’habitue pourtant à
elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se
rappelle la signification différente qu’elles comportèrent,
puis, quand elles eurent perdu toute signification, les
événements bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’elles
encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même
plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le
changement dans le cœur et dans la vie que cette diversité
implique, semblent encore accrus par la permanence
immuable du décor, renforcés par l’unité du lieu.
Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le
monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans
lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un
monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin
quelque chose comme celui que donne la lecture d’un
roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable
et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait
peut-être d’un petit mouvement de ma volonté pour
atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur
comme un cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me
soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne
nous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un
roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les
maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont coïncidé jamais
avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque
je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour
moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais
attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d’éveiller
cet amour, de le porter à son paroxysme, qu’elles n’en
étaient l’image. Quand je les voyais, quand je les
entendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon
amour et pût l’expliquer. Pourtant ma seule joie était de les
voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une
vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été
accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu,
ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi
d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger toutes mes
actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela
la beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes
étaient entièrement distinctes. Comme par un courant
électrique qui vous meut, j’ai été secoué par mes amours,
je les ai vécus, je les ai sentis : jamais je n’ai pu arriver à
les voir ou à les penser. J’incline même à croire que dans
ces amours (je mets de côté le plaisir physique, qui les
accompagne d’ailleurs habituellement, mais ne suffit pas à
les constituer), sous l’apparence de la femme, c’est à ces
forces invisibles dont elle est accessoirement
accompagnée que nous nous adressons comme à
d’obscures divinités. C’est elles dont la bienveillance nous
est nécessaire, dont nous recherchons le contact sans y
trouver de plaisir positif. Avec ces déesses, la femme,
durant le rendez-vous, nous met en rapport et ne fait guère
plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des
bijoux, des voyages, prononcé des formules qui signifient
que nous adorons et des formules contraires qui signifient
que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de tout
notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais
qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-
même, si elle n’était pas complétée de ces forces occultes,
que nous prendrions tant de peine, alors que, quand elle
est partie, nous ne saurions dire comment elle était
habillée et que nous nous apercevons que nous ne l’avons
même pas regardée ?
Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain,
même aimé, comme était celui d’Albertine, nous semble, à
quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous.
Et l’âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque
chose change violemment la place de cette âme par
rapport à nous, nous montre qu’elle aime d’autres êtres et
pas nous, alors, aux battements de notre cœur disloqué,
nous sentons que c’est, non pas à quelques pas de nous,
mais en nous, qu’était la créature chérie. En nous, dans
des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots :
« Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame,
que j’eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait
fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur
déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu
chercher pendant cent ans sans savoir comment on
pourrait la rouvrir.
Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant
pendant qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En
l’embrassant comme j’embrassais ma mère, à Combray,
pour calmer mon angoisse, je croyais presque à
l’innocence d’Albertine ou, du moins, je ne pensais pas
avec continuité à la découverte que j’avais faite de son
vice. Mais maintenant que j’étais seul, les mots
retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de
l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous
parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour
moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les
choses autour de moi, me fit prendre à nouveau, comme
en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience
plus cruelle encore de ma souffrance. Je n’avais jamais vu
commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En
pensant à tous les paysages indifférents qui allaient
s’illuminer et qui, la veille encore, ne m’eussent rempli que
du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand,
dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui
me parut symboliser le sanglant sacrifice que j’allais avoir
à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de ma vie,
renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore,
de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l’œuf
d’or du soleil, comme propulsé par la rupture d’équilibre
qu’amènerait au moment de la coagulation un changement
de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux,
creva d’un bond le rideau derrière lequel on le sentait
depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à
s’élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la
pourpre mystérieuse et figée. Je m’entendis moi-même
pleurer. Mais à ce moment, contre toute attente, la porte
s’ouvrit et, le cœur battant, il me sembla voir ma
grand’mère devant moi, comme en une de ces apparitions
que j’avais déjà eues, mais seulement en dormant. Tout
cela n’était-il donc qu’un rêve ? Hélas, j’étais bien éveillé.
« Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère »,
me dit maman – car c’était elle – avec douceur, comme
pour calmer mon effroi, avouant, du reste, cette
ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui
n’avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux en
désordre, où les mèches grises n’étaient point cachées et
serpentaient autour de ses yeux inquiets, de ses joues
vieillies, la robe de chambre même de ma grand’mère
qu’elle portait, tout m’avait, pendant une seconde,
empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ou si
ma grand’mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà
ma mère ressemblait à ma grand’mère bien plus qu’à la
jeune et rieuse maman qu’avait connue mon enfance. Mais
je n’y avais plus songé. Ainsi, quand on est resté
longtemps à lire, distrait, on ne s’est pas aperçu que
passait l’heure, et tout d’un coup on voit autour de soi le
soleil, qu’il y avait la veille à la même heure, éveiller autour
de lui les mêmes harmonies, les mêmes correspondances
qui préparent le couchant. Ce fut en souriant que ma mère
me signala à moi-même mon erreur, car il lui était doux
d’avoir avec sa mère une telle ressemblance. « Je suis
venue, me dit ma mère, parce qu’en dormant il me
semblait entendre quelqu’un qui pleurait. Cela m’a
réveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois pas
couché ? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu’y a-t-il ? »
Je pris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j’ai peur
que tu me croies bien changeant. Mais d’abord, hier je ne
t’ai pas parlé très gentiment d’Albertine ; ce que je t’ai dit
était injuste. – Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » me dit
ma mère, et, apercevant le soleil levant, elle sourit
tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne
perdisse pas le fruit d’un spectacle que ma grand’mère
regrettait que je ne contemplasse jamais, elle me montra la
fenêtre. Mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever
du soleil, que maman me montrait, je voyais, avec des
mouvements de désespoir qui ne lui échappaient pas, la
chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée
comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place
de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son
rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera
que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux
singe ? » C’est cette scène que je voyais derrière celle qui
s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre qu’un
voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait elle-
même, en effet, presque irréelle, comme une vue peinte.
En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit
bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu’à
la mer, sous le vernis encore tout doré de l’eau, le tableau
de ses feuillages, comme à l’heure où souvent, à la fin du
jour, quand j’étais allé y faire une sieste avec Albertine,
nous nous étions levés en voyant le soleil descendre. Dans
le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore
en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des
débris de nacre de l’aurore, des bateaux passaient en
souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la
pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir :
scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du
couchant, qui ne reposait pas, comme le soir, sur la suite
des heures du jour que j’avais l’habitude de voir le
précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que
l’image horrible de Montjouvain qu’elle ne parvenait pas à
annuler, à couvrir, à cacher – poétique et vaine image du
souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit ma mère, tu ne
m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle t’ennuyait un
peu, que tu étais content d’avoir renoncé à l’idée de
l’épouser. Ce n’est pas une raison pour pleurer comme
cela. Pense que ta maman part aujourd’hui et va être
désolée de laisser son grand loup dans cet état-là.
D’autant plus, pauvre petit, que je n’ai guère le temps de te
consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’a pas
trop de temps un jour de départ. – Ce n’est pas cela. » Et
alors, calculant l’avenir, pesant bien ma volonté,
comprenant qu’une telle tendresse d’Albertine pour l’amie
de Mlle Vinteuil, et pendant si longtemps, n’avait pu être
innocente, qu’Albertine avait été initiée, et, autant que tous
ses gestes me le montraient, était d’ailleurs née avec la
prédisposition du vice que mes inquiétudes n’avaient que
trop de fois pressenti, auquel elle n’avait jamais dû cesser
de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en ce moment,
profitant d’un instant où je n’étais pas là), je dis à ma mère,
sachant la peine que je lui faisais, qu’elle ne me montra
pas et qui se trahit seulement chez elle par cet air de
sérieuse préoccupation qu’elle avait quand elle comparait
la gravité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet
air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand
elle s’était résignée à passer la nuit auprès de moi, cet air
qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui
de ma grand’mère me permettant de boire du cognac, je
dis à ma mère : « Je sais la peine que je vais te faire.
D’abord, au lieu de rester ici comme tu le voulais, je vais
partir en même temps que toi. Mais cela n’est encore rien.
Je me porte mal ici, j’aime mieux rentrer. Mais écoute-moi,
n’aie pas trop de chagrin. Voici. Je me suis trompé, je t’ai
trompée de bonne foi hier, j’ai réfléchi toute la nuit. Il faut
absolument, et décidons-le tout de suite, parce que je me
rends bien compte maintenant, parce que je ne changerai
plus, et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il faut
absolument que j’épouse Albertine. »
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