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Parliaments, Estates and Representation

ISSN: 0260-6755 (Print) 1947-248X (Online) Journal homepage: http://www.tandfonline.com/loi/rper20

Repraesentatio identitatis : l’idée de


représentation politique en débat dans la
République de Genève lors de la crise de 1707

Raphaël Barat

To cite this article: Raphaël Barat (2017): Repraesentatio identitatis : l’idée de représentation
politique en débat dans la République de Genève lors de la crise de 1707, Parliaments, Estates
and Representation, DOI: 10.1080/02606755.2017.1358478

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PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION, 2017
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Repraesentatio identitatis : l’idée de représentation politique


en débat dans la République de Genève lors de la crise de
1707
Raphaël Barat
Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA-UMR 5190), Lyon, France
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SUMMARY KEYWORDS
In the Republic of Geneva, the Small Council and the Great Council Representation;
considered themselves to be representative of the people, although republicanism; aristocratic
they were not elected by citizens, but were mutually co-opted government; direct
instead. There were still elections by the General Council, the democracy; Republic of
Geneva
assembly of all burgesses and citizens, but they were only meant
to promote the members of these co-opted councils to particular
magistracies. During the political crisis of 1707, government
thinkers tried to justify in theory this conception of representation,
which is similar to what the German legal philosopher Hasso
Hofmann called repraesentatio identitatis. For them, the Small and
the Great Councils were inherently representative of the people
owing to their large numbers and their concern for the public
interest. The main thinkers of the ‘popular party’ not only rejected
this argument, but also advocated an alternative political model,
with a redistribution of powers between the Councils and the
restoration in practice of the sovereignty of the General Council,
which it should directly exert. On either side, no project of
representative government – in the sense that the Small and the
Great Councils would be elected by the people – was ever put
forward in these debates.

Le philosophe et constitutionnaliste allemand Hasso Hofmann a bien mis en valeur


l’opposition entre la représentation-mandat basée sur la délégation du pouvoir à
travers des élections, et la représentation-incarnation ou repraesentatio identitatis, qui
permet à une partie du corps social de représenter le tout sans que ce dernier ait
donné de mandat à la partie en question.1 Cette seconde conception s’applique par
exemple au concept de représentation chez Hobbes « d’après lequel le souverain repré-
sente l’État en ceci qu’il constitue l’unité politique du peuple par son incarnation », et
où « personne ne donne procuration au souverain hobbesien comme un électeur le fait
à son député ».2 Mais nous verrons qu’elle peut aussi s’appliquer sous l’Ancien Régime

CONTACT Raphaël Barat raphael.barat@ac-lyon.fr


1
H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins. 19. Jahrhundert (Berlin, 2003
[1974]); Y. Sintomer, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d’une notion », Raisons politiques
50, (2013), pp. 12–13 ; H. Hofmann, « Le concept de représentation : un problème allemand ? », Raisons politiques 50,
(2013), pp. 82–3. Sur l’histoire du terme de représentation, voir l’étude classique de Hanna Fenichel Pitkin : H.F.
Pitkin, The Concept of Representation (Berkeley, 1967).
2
Hofmann, « Le concept », pp. 82–3.
© 2017 International Commission for the History of Representative and Parliamentary Institutions/Commission Internationale pour l’Histoire
des Assemblées d’ États
2 R. BARAT

dans des contextes républicains, malgré l’existence d’élections. Dans la République de


Genève du début du dix-huitième siècle, des conseils aristocratiques non élus mais
mutuellement cooptés peuvent se dire représentatifs du peuple, alors que les élections
qui perdurent et sont encore faites par l’assemblée des citoyens ont seulement pour
vocation de promouvoir à certaines magistratures des membres de ces conseils
cooptés. Notre étude s’inscrit ainsi dans un renouveau récent de l’historiographie sur
la représentation avant le gouvernement représentatif, en particulier dans les républi-
ques médiévales et modernes.3
Cet angle d’attaque permet d’apporter un éclairage nouveau sur l’histoire politique de la
République de Genève au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles. La question de
la représentation politique a en effet très rarement été posée pour cette période, et l’on s’est
plutôt intéressé au fonctionnement du gouvernement aristocratique, aux réseaux d’alli-
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ance tissés entre les grandes familles qui dirigent de facto la République4 ou aux revendi-
cations bourgeoises visant à rétablir la souveraineté théorique du Conseil général et
l’exercice direct de son pouvoir législatif – controverses sur la souveraineté dans la
théorie constitutionnelle,5 récit des principales crises politiques.6 Considérée comme la
première des « révolutions genevoises » du dix-huitième siècle,7 la crise qui agite la Répub-
lique de Genève en 1707, constitue ainsi un terrain d’étude privilégié pour démonter les
mécanismes de la représentation-incarnation dans la théorie gouvernementale, et égale-
ment pour voir sur quelles bases les penseurs de la bourgeoisie révoltée contestent cette
idée. Nous verrons d’abord quels arguments les défenseurs du gouvernement avancent
pour démontrer que les Petit et Grand Conseils peuvent être représentatifs du peuple
bien qu’ils ne soient pas élus par lui mais se cooptent – nombre relativement élevé,
souci de l’intérêt public de la part des grandes familles qui servent l’État depuis des gén-
érations. Nous montrerons ensuite comment les penseurs du « parti populaire » contestent
cette idée, et comment ils proposent un modèle alternatif où le problème réside moins
dans la représentation que dans la redistribution des pouvoirs entre les Conseils et la res-
tauration en pratique de la souveraineté du Conseil général à travers le vote direct des lois.
Ils ne se tournent à aucun moment vers un projet de gouvernement représentatif – au sens
où les Petit et Grand Conseils seraient élus par le peuple –, qui est le grand absent de ces
débats.

3
Colloque La représentation politique avant le gouvernement représentatif, Paris (IHA, EHESS, Université Paris-Est Créteil),
12–15 mars 2015 (organisation Y. Sintomer, S. Hayat et C. Péneau) ; « Florence (1200–1530) : la réinvention de la poli-
tique », Revue française de science politique 6, (2014), pp. 1055–1199.
4
A.-M. Piuz, « À Genève au XVIIe siècle : un groupe de pression », Annales ESC 2, (1970), pp. 452–62 ; A. Pronini, Une
approche sociologique du Petit Conseil de Genève au début du XVIIIe siècle (Mémoire de licence de l’université de
Genève, 1979) ; G. Favet, Les syndics de Genève au XVIIIe siècle. Étude du personnel politique de la République (Genève,
1998).
5
« Le débat constitutionnel », dans J. Sautier, La Médiation de 1737–1738. Contribution à l’histoire des institutions politiques
de Genève (Thèse de doctorat d’État de l’université de Paris II, 1979), pp. 182–253.
6
J.-F. Pitteloud, Le vin suffit-il à faire tourner les têtesEssai d’interprétation des contestations politiques genevoises au début du
XVIIIe siècle (Mémoire de licence de l’université de Genève, 1979) ; N. Fatio et O. Fatio, Pierre Fatio et la crise de 1707
(Genève, 2007).
7
D. Quadroni, « Révolutions genevoises » dans l’édition en ligne du Dictionnaire Historique de la Suisse consultée le 13
janvier 2016 : http://www.hls-dhs-dss.ch/; pour l’édition papier, M. Jorio (dir.), Dictionnaire historique de la Suisse, Fonda-
tion Dictionnaire historique de la Suisse (Bâle, 2002).
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 3

La théorie gouvernementale de la représentation


Une République aristocratique de facto, démocratique de jure
Rappelons rapidement les grands traits du système politique genevois. Le pouvoir est
exercé de fait par le Petit Conseil, qui compte 28 membres. Son antichambre est le
Grand Conseil ou Conseil des Deux-Cents. Ils sont tous deux dominés par les grandes
familles aristocratiques et se cooptent selon un système qui donne l’ascendant au Petit
Conseil. Pour un siège de conseiller vacant, le Petit Conseil choisit dans les rangs du
Grand Conseil deux personnes, entre lesquelles il lui demande de trancher. Le Petit
Conseil désigne aussi les membres du Conseil des Deux-Cents parmi les bourgeois et
citoyens. Les Conseils se révisent mutuellement chaque année, mais il était rare que
cette procédure débouche sur des dépositions.
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Le Conseil général existe encore, de manière quelque peu anachronique à une époque
où la plupart des assemblées communales ont disparu dans l’espace suisse ou dans les dif-
férentes cités-états européennes.8 Il est composé des bourgeois et citoyens, soit un tiers de
la population mâle adulte, et élit deux fois l’an les principaux magistrats de la République
(en janvier, les quatre syndics ; en novembre, le lieutenant et ses auditeurs ; et tous les trois
ans le trésorier général et le procureur général) à partir d’une liste en nombre double de
prétendants proposés par les Petit et Grand Conseils et pris en leur sein (au sein du
Petit Conseil pour les syndics, le lieutenant et le trésorier général ; au sein du Conseil
des Deux-Cents pour le procureur général et les auditeurs). Le rôle du Conseil général
se limite en pratique à ces élections largement préparées en amont. Pourtant, il reste bel
et bien le souverain théorique de la République, même s’il n’a pas été convoqué une
seule fois en plus de 120 ans – entre 1584 et 1707 – pour exercer les marques de sa sou-
veraineté – voter les lois, les impôts, la guerre et la paix. Ce sont ces tensions qui éclatent au
grand jour lors de la crise de 1707, dont nous nous contenterons ici de rappeler les prin-
cipaux jalons – début de la crise lors du Conseil général du 2 Janvier, activité politique très
intense par la suite avec des pétitions, des assemblées publiques, l’émergence de meneurs,
la naissance de scissions dans le « parti populaire », puis fin de la crise avec les Conseils
généraux extraordinaires des 5, 12 et 26 mai 1707, qui débouchent sur des concessions lim-
itées de la part du gouvernement.9 Genève ne peut ainsi pas être considérée comme un

8
R. Braun, Le déclin de l’Ancien Régime en Suisse. Un tableau de l’histoire économique et sociale au XVIIIe siècle (Lausanne,
1988), p. 180 ; « Les structures politiques », dans Y. Durand, Les républiques au temps des monarchies (Paris, 1973),
p. 118 sq.
9
Les différentes propositions bourgeoises, qui sont d’abord remises aux syndics par François Delachana à la fin du Conseil
général du 2 janvier 1707, évoluent au cours de la crise et ont pour principes directeurs la lutte contre l’oligarchisation
des charges politiques et la restauration du pouvoir du Conseil général. Les articles approuvés le 26 mai « ainsi qu’ils
avoient été imprimés et distribués au peuple » sont au nombre de six : publication des Édits (I), vote par billet dans
les élections qui se font en Conseil général (II), élection de 40 nouveaux membres du Deux-Cents quand il en
manque 15 (III), limitation des parentés en Petit et Grand Conseils, récusations en Deux-Cents des cousins germains
de sang et d’alliance au stade de la nomination ou de la rétention (IV). Après l’article V qui précise que la voie des sig-
natures ou propositions populaires est « d’une dangereuse conséquence », l’article VI établit une réunion du Conseil
général tous les cinq ans. Si les Conseils répondent ainsi à trois des quatre revendications initiales exprimées par François
Delachana dès le 2 janvier (publication des Édits, vote par billet, limitation des parentés), la plus radicale de ces prop-
ositions, l’élection du Deux-Cents par lui-même, n’a pas été retenue. Les deux derniers points répondent aux projets éla-
borés au cours de la crise par Pierre Fatio et ses partisans afin de restaurer la souveraineté du Conseil général, c’est-à-dire
au premier chef son pouvoir de faire les lois. Plus radicales, ces deux mesures suscitent une forte opposition de la part des
Conseils : l’une est rejetée en bloc le 26 mai, l’autre est adoptée dans une version édulcorée et rendue nulle cinq ans plus
tard. Un seul Conseil général législatif est tenu, le 20 décembre 1712, et vote la suppression de ces assemblées périod-
iques, par 714 voix contre 278 (Fatio, Pierre Fatio, p. 233).
4 R. BARAT

régime patricien, où la souveraineté résiderait officiellement dans une assemblée aristocra-


tique, comme c’est le cas dans certains cantons suisses voisins comme ceux de Berne ou de
Fribourg.10 Le régime genevois est hybride, aristocratique de facto mais démocratique de
jure, cette ambiguïté, qui éclate au grand jour pendant la crise de 1707, rendant plus com-
plexe l’analyse de la représentation politique.

La représentation chez Jacob De Chapeaurouge et Daniel Le Clerc


Voyons d’abord comment l’idée que le peuple est représenté par les Conseils restreints –
les Petit et Grand Conseils – est développée chez deux défenseurs de la théorie gouverne-
mentale pendant la crise de 1707, le médecin et membre du Petit Conseil Daniel Le Clerc
et le conseiller du Deux-Cents Jacob De Chapeaurouge. Ils écrivent tous deux sur com-
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mande du gouvernement. La Lettre d’un citoyen de Genève à un autre citoyen de ses


amis sur les mouvements présents, que l’on attribue à Jacob De Chapeaurouge, membre
du Deux-Cents11 et beau-frère du procureur général Jean Du Pan, est en fait une œuvre
collective émanant du cœur du pouvoir, qui est écrite par les deux secrétaires d’État
Abraham Mestrezat et David Sartoris, le nouveau conseiller Marc-Conrad Trembley, et
Jean Buisson, ancien procureur général (par commodité, nous n’évoquerons par la suite
que Jacob De Chapeaurouge comme auteur de la lettre). Imprimée aux frais de l’État,
elle est distribuée aux membres du Petit Conseil, aux membres « sûrs » du Deux-Cents,
et répandue parmi les citoyens. Visant à convaincre les hésitants, elle provoque des réac-
tions indignées parmi les meneurs du parti populaire, qui menacent de brûler la lettre, les
imprimeurs soupçonnés de l’avoir imprimé étant insultés.12 Chapeaurouge s’adresse ici à
un des meneurs du parti populaire, Pierre Gallatin, qu’il veut inciter à quitter le camp de la
contestation. C’est aussi à la demande du Petit Conseil qu’un des membres de cette assem-
blée, le médecin Daniel Le Clerc (1652–1728) rédige les deux lettres qui constituent son
« Mémoire instructif sur la Constitution du Gouvernement de la Ville et de la République
de Genève contenu dans deux lettres écrites à l’occasion des mouvements de l’année
1707 ».13 Écrit en deux temps, « dans les temps des Conseils généraux tenus au mois de
mai de l’année 1707 » pour la première lettre, et « sur la fin de la même année » pour
la seconde,14 ce « Mémoire instructif » témoigne d’un travail de recherche approfondi,

10
Braun, Le déclin, p. 180.
11
Après son entrée en Deux-Cents en 1698, Jacob De Chapeaurouge (1669–1744) suit les étapes du cursus honorum tra-
ditionnel des magistrats. Il devient secrétaire de la justice en 1704, auditeur en 1707, entre au Petit Conseil en 1713 et
occupe à trois reprises la dignité de syndic en 1724, 1728, 1732 – P. Barbey, État et gouvernement. Les sources et les thèmes
du patriciat genevois entre 1700 et 1770 (Genève, 1990), pp. 87–8.
12
En l’occurrence les imprimeurs Fabri et Barillot (Fatio, Pierre Fatio, pp. 141–42). Le catalogue des archives d’État date la
lettre du 26 avril 1707, mais l’historien Olivier Fatio est plus prudent et se contente de dire qu’elle a été imprimée autour
du 20 avril (534 2 2/ 3. Lettre d’un citoyen de Genève à un autre citoyen de ses amis sur les mouvements présents. Lettre
de Jacob De Chapeaurouge à Pierre Gallatin ; Fatio, Pierre Fatio, p. 141). Tous les documents d’archive cités dans cet article
sont conservés aux Archives d’État de Genève, sauf indication contraire.
13
G. Bron, « Entre Pufendorf et Rousseau : Pierre Fatio et le débat sur la souveraineté à Genève en 1707 », dans Genève et la
Suisse dans la Pensée politique. Actes du colloque de Genève (Aix-en-Provence, 2007), p. 356.
14
Ms hist. 57, « Mémoire instructif sur la Constitution du Gouvernement de la Ville et de la République de Genève contenu
dans deux lettres écrites à l’occasion des mouvements de l’année 1707 » par D. Le Clerc. La première lettre (fol. 3–18/
pp. 3–30) a été écrite « dans les temps des Conseils généraux tenus au mois de mai de l’année 1707 », la seconde (fol.
19–37/pp. 31–63) « sur la fin de la même année » (nous utilisons la pagination marquée en noir, qui est probablement
celle de Le Clerc, un archiviste ayant ajouté des numéros de folios en rouge par la suite).
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 5

qui vise notamment à exhumer d’anciens Édits afin de contrer les arguments du principal
meneur et théoricien du parti populaire, Pierre Fatio.15
L’utilisation du verbe « représenter » chez Chapeaurouge et Le Clerc est très révélatrice.
Selon eux, les Conseils restreints sont intrinsèquement représentatifs du peuple et de ses
intérêts, bien qu’ils ne soient pas élus par lui. Pour Chapeaurouge, « le meilleur genre de
gouvernement et le plus avantageux à la liberté, c’est celui d’un Conseil d’élite composé des
plus sages, des plus éclairés et des principaux citoyens en assez petit nombre pour éviter les
inconvénients de la multitude, mais assez grand pour la représenter, pour en réunir tous
les intérêts et n’en avoir jamais d’opposés »,16 pour que le « crédit des familles »17 soit assez
balancé, pour qu’il n’y ait pas à craindre qu’aucun ne s’élève au-dessus des autres pour
opprimer les principaux citoyens.18 S’adressant dans cette lettre à l’un des bourgeois
révoltés, Pierre Gallatin, il répond à sa dénonciation de l’oligarchisation des charges,19
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sur laquelle nous reviendrons plus bas. Pour ce dernier, Genève pourrait dégénérer
« non subitement, mais par degrés », à l’instar des républiques libres qui ont dégénéré
en tyrannies, sous le pouvoir despotique d’un seul. Selon Chapeaurouge, les inquiétudes
de Gallatin ne sont pas fondées et le crédit des grandes familles, dont on prévient
l’esprit du peuple est une « pure chimère »,20 l’idée que trois ou quatre familles pourraient
se rendre maîtresses de la République ne reposant sur rien. Malgré la petitesse de la Répub-
lique, 23 familles différentes sont représentées au Petit Conseil – dont l’accès a d’ailleurs
été élargi selon lui par la réforme de décembre 170021 – et 90 familles différentes au
Conseil des Deux-Cents.22 Chapeaurouge appelle ainsi les Genevois à suivre la voie
tracée par « nos pères », qui ont choisi de se reposer « sur le Conseil des Deux-Cents,
comme sur un Conseil qui représente la Généralité par la manière dont il est composé ».
Cette représentativité du Deux-Cents se fonde sur deux types d’arguments, les uns
apparemment démocratiques – le Deux-Cents est composé « d’un grand nombre de
sujets, et de familles différentes » –, les autres trahissant un point de vue aristocratique
– la présence des familles les plus considérables « par leur ancienneté et leur attachement
à la chose publique ; par leurs lumières et leur fortune ». Parce que le Deux-Cents est
composé de cette manière, « il est moralement impossible que ce Conseil ait d’autres intér-
êts que ceux du Public et de la Généralité ».23 Évoquant la création en 1524 d’un « conci-
lium ultraquinquagenarium ad instar consilii generalis », c’est-à-dire d’un Conseil plus
nombreux que celui des Cinquante en manière de Conseil général, Daniel Le Clerc sou-
ligne que « ces mots en manière de Conseil général marquent que l’on prétendait que
cette assemblée tint lieu de Conseil général, ou qu’elle le représentât, comme les Cinquante

15
Voir aussi l’ « Idée générale du gouvernement de la ville de Genève », du même D. Le Clerc (BGE, Ms. Suppl. 1661, fol.
71–82). Daté de juste avant le Conseil général du 26 mai, ce texte semble avoir servi de base au « Mémoire instructif » de
Le Clerc, qui reprend ce premier texte et le développe – Sautier, La Médiation, p. 208.
16
Lettre de Jacob De Chapeaurouge, pp. 2–3.
17
Lettre de Chapeaurouge, p. 6.
18
Lettre de Chapeaurouge, p. 6.
19
Ms hist. 56. Monsieur Gallatin sur les propositions des citoyens et bourgeois en 1707, fol. 195–205 (nous utilisons le
foliotage porté en noir).
20
Lettre de Chapeaurouge, p. 19.
21
Cette réforme permet au Deux-Cents d’élire au Petit Conseil des personnes qui n’ont pas été nominées par le Petit
Conseil, mais qui se sont indiqués elles-mêmes ou se sont fait indiquer auprès des secrétaires d’État. Selon Chapeaurouge,
elle a élargi l’accès à ce corps aux « gens de mérite destitués de parents et de patrons » (Lettre de Chapeaurouge, p. 12).
22
Lettre de Chapeaurouge, p. 19.
23
Lettre de Chapeaurouge, pp. 30–31.
6 R. BARAT

joints au Conseil ordinaire le représentaient déjà auparavant ».24 Le Conseil général n’a pas
été convoqué pendant 120 ans, car le peuple « ravi de son bonheur » n’a jamais demandé
qu’on le convoque. Quand le seul Conseil des Deux-Cents déclare la guerre au duc de
Savoie en 1589 et conclut en 1603 le traité de Saint-Julien – qui mit fin aux prétentions
savoyardes sur Genève –,25 on ne pouvait nier selon Le Clerc que le Deux-Cents représen-
tait légitimement le Conseil général.26 Réfléchissant au nom que l’on pourrait donner à la
forme du gouvernement genevois, Daniel Le Clerc la distingue, entre autres, de la démo-
cratie pure, à cause du Deux-Cents qui représente l’assemblée des citoyens et ne lui permet
donc pas de gouverner directement.27 Il faut distinguer dans ces phrases deux sens du
verbe « représenter » : le Deux-Cents représente le Conseil général parce qu’il a à cœur
les mêmes intérêts ; le Deux-Cents représente le Conseil général en ce sens qu’il exerce
le pouvoir en son nom. L’idée de représentation telle que la développent Chapeaurouge
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et Le Clerc est tout à fait traditionnelle dans un contexte d’Ancien Régime, et Hofmann
montre bien que la représentation-incarnation ou repraesentatio identitatis que l’on retro-
uve ici était déjà une des grandes matrices médiévales de la notion de représentation.28

Représentation et élections populaires


Si la persistance d’élections populaires pour certaines magistratures semble compliquer ce
schéma, elle ne le remet pas en cause fondamentalement. En effet, l’élection populaire
permet seulement de promouvoir à certaines magistratures plus ou moins prestigieuses
des membres de Conseils qui n’ont pas été élus par le peuple, mais se cooptent. Quand
le Conseil général élit les syndics, il en retient quatre sur une liste de huit proposée par
le Petit Conseil et confirmée par le Deux-Cents, ces huit ayant été pris parmi les 14 con-
seillers éligibles qui n’ont pas été syndics pendant les trois années précédentes (voir
schéma).29 Sur les 60 conseillers ayant siégé entre 1679 et 1707, 47 soit 79 pour cent
sont devenus syndics, sachant que sept sont décédés précocement. En somme, la grande
majorité des conseillers finissent syndics, et du choix populaire dépendra principalement
le temps qu’ils prendront pour accéder à cette charge (Figure 1).
Si le rôle de l’élection populaire reste marginal dans ce système, elle permet néanmoins
deux choses. Elle donne d’abord une onction populaire aux charges les plus prestigieuses,
qui sont enracinées dans le passé communal de la République. Le syndicat, qui est la
charge la plus ancienne et remonte à 1309, symbolise l’origine communale et populaire
de la République, puisque dès cette époque les syndics étaient élus au début de l’année
par l’Assemblée des citoyens. La mise en scène du pouvoir populaire dans le cérémonial
prend ainsi un sens identitaire. Comme le souligne Bernard Lescaze à propos des
bâtons syndicaux, ces objets remis aux magistrats nouvellement élus restent pour les
citoyens un symbole patriotique, une expression du prestige national et de « la majesté
24
Le Clerc, « Mémoire instructif », p. 12.
25
L. Hubler, « Paix de Saint-Julien », Dictionnaire Historique de la Suisse, consulté en ligne le 1er février 2016.
26
Le Clerc, « Mémoire instructif », p. 22.
27
Le Clerc, « Mémoire instructif », p. 42. Voir aussi les représentations du procureur général Buisson (contre l’élection de
deux pasteurs) : « […] le Deux-Cents qui représente le peuple […] » (RC [Registres du Conseil] 204, 7 avril 1704,
p. 193), citées dans Sautier, La Médiation, p. 205.
28
Hofmann, Repräsentation.
29
Vingt-huit conseillers moins les 12 qui ont été syndics pendant les trois années précédentes, moins le lieutenant, moins
un des deux secrétaires d’État.
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 7
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Figure 1. L’élection des quatre syndics de la République de Genève.

de l’État, à laquelle la communauté des citoyens qui transmet ou fait transmettre ce bâton
reste particulièrement sensible ».30 Les différentes charges désignées par le peuple jouent
aussi chacune un rôle différent dans les carrières des magistrats. Pour la grande majorité
des conseillers, la charge d’auditeur leur a permis d’entrer dans le cursus honorum,31 alors
que le syndicat couronne leur progression. Si l’offre en termes de postes à pourvoir est plus
limitée pour les charges de procureur général, de trésorier général et de lieutenant, elles
jouent néanmoins un rôle stratégique dans le cursus des conseillers concernés, qui
peuvent être procureurs généraux en attendant qu’un parent proche quitte le Petit
Conseil, deviennent trésoriers généraux à mi-chemin entre leur entrée en Petit Conseil
et leur élection au syndicat, sont lieutenants entre deux syndicats.

Les contestations de la théorie gouvernementale de la représentation par


les penseurs du parti populaire
La représentation dans le débat sur la souveraineté
La conception gouvernementale de la représentation est néanmoins contestée. Cette con-
testation recoupe un débat fondamental pendant la crise de 1707, le débat sur la souver-
aineté. On peut en résumer l’enjeu de la manière suivante : s’il est indéniable, même pour
les partisans du gouvernement, que le Conseil général est le souverain de la République,
comment concilier cette souveraineté théorique du peuple et la réalité du gouvernement
aristocratique? Chez Chapeaurouge et Le Clerc, l’idée de représentation-incarnation est
précisément le moyen de régler ce problème. Ils ne se contentent pas de dire que le
peuple « ravi de son bonheur » n’a pas demandé une seule fois à être convoqué en plus
de 120 ans32 et a laissé les Petit et Grand Conseils exercer seuls le pouvoir, mais
peuvent démontrer pourquoi ce système fonctionne. Ils vont ainsi plus loin que l’autre
30
B. Lescaze, « Le bâton syndical de Genève. Sur un insigne du pouvoir au XVIe siècle ». Genava 20, (1972), p. 229.
31
C’est le cas de 75 pour cent des 60 conseillers qui ont siégé entre 1679 et 1707.
32
Les institutions ne prévoient d’ailleurs aucune procédure pour que le peuple se convoque lui-même.
8 R. BARAT

grand défenseur du gouvernement pendant cette crise, le second syndic Jean-Robert


Chouet, qui avait glissé assez rapidement sur la question lors de son discours devant le
Conseil général le 5 mai 1707.33 Selon Le Clerc et Chapeaurouge, ce système fonctionne
parce que les Conseils restreints sont représentatifs de l’intérêt général, en vertu des
deux raisons évoquées plus haut : le nombre et la prétendue diversité de ces assemblées;
l’attachement à la chose publique de leurs membres, qui sont issus de familles anciennes
et considérables. Les citoyens révoltés et leur chef de file Pierre Fatio34 s’attaquent à chacun
de ces deux arguments. Selon eux, ils ne permettent pas de résoudre la contradiction fon-
damentale du gouvernement genevois, toute souveraineté que le peuple n’exerce pas lui-
même étant considérée comme « chimérique ».35
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Représentation et oligarchisation des charges


Les penseurs du parti populaire s’attaquent d’abord à l’argument du nombre, et dénoncent
avec virulence l’oligarchisation des charges. Selon Pierre Gallatin, la République est déjà
partagée entre deux ou trois familles, et pourrait bientôt si l’on n’y prend garde se retrou-
ver dans les mains d’une seule, puis dans celles de l’homme dans cette famille qui a « le plus
d’ambition et le plus de moyens de la soutenir » ce risque étant « plus prochain qu’il n’y
paraît d’abord ».36 Pour éviter cette dérive vers l’oligarchie puis vers la tyrannie, il faut
empêcher que quelques grandes familles ne monopolisent les Conseils. C’est l’égalité
qui évite que les républiques ne dégénèrent en tyrannie. Pour cette raison, les Édits poli-
tiques défendent qu’un père et un fils ou deux frères siègent ensemble en Petit Conseil.
Mais on a été peu attentif à cet article de l’Édit et on a laissé souvent siéger ensemble
deux frères : « ce n’est pas au meilleur qu’on donne son suffrage, mais à son parent,
cette faiblesse va si loin que lorsqu’il arrive à quelqu’un en suivant les motifs de sa con-
science de préférer un individu à son parent, si la chose est sue, on ne manque pas de
lui en faire le cinglant reproche ».37 Si nous étions faits comme nous devrions l’être,
nous ne connaîtrions pas « d’autres parents que la République ». Mais il faut reconnaître
que nous sommes faibles et que nous préférons parfois l’intérêt de nos parents au bien de
l’État. Il faut donc un remède et le serment n’y donne pas une bride assez forte (Gallatin
fait ici allusion au serment dans sa forme modifiée de 1704, par lequel les conseillers jurent
d’élire le plus capable). Si l’on continue sur ce pied, on « court à grands pas à l’esclavage » :
après avoir laissé tomber le Conseil aux mains de deux ou trois familles, il tomberait aux
mains d’une seul, puis de son chef.
Le gouvernement accorda finalement certaines concessions sur ce point au terme de
la crise de 1707 – récusations en Deux-Cents des cousins germains de sang et d’alliance
33
Jean-Robert Chouet est habitué à ce genre d’exercice intellectuel par son métier de professeur de philosophie à l’Aca-
démie de Genève. Il est connu en particulier pour avoir introduit le cartésianisme à Genève. Le discours est intégralement
reproduit dans les registres du Conseil et a été publié par W.-A. Liebeskind en 1973 (RC 207, 5 mai 1707, pp. 327–45; W.A.
Liebeskind, « 2. Le discours du syndic Chouet sur la nature du gouvernement de l’état de Genève », dans Institutions
politiques et traditions nationales (Genève, 1973), pp. 187–96.
34
Voir notamment le discours prononcé par Pierre Fatio lors du Conseil général du 5 mai en réponse à celui de Chouet, qui a
été publié par M. Lahmer (RC 207, 5 mai 1707, pp. 357–65, publié par M. Lahmer, « Discours en réponse à monsieur le
second syndic Jean-Robert Chouet », Revue française d’histoire des idées politiques 15, (2002), pp. 151–4). On n’a malheur-
eusement pas conservé le verbatim de ce discours, mais seulement le « précis » consigné dans les Registres du Conseil.
35
RC 207, 5 mai 1707, p. 357.
36
Gallatin, Monsieur Gallatin sur les propositions des citoyens et bourgeois en 1707, fol. 196 recto.
37
Gallatin, Monsieur Gallatin sur les propositions des citoyens et bourgeois en 1707, fol. 197 recto.
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 9

au stade de la nomination ou de la rétention dans les élections,38 limitation du nombre


de parents en Deux-Cents à un père et deux fils, ou trois frères à défaut du père39 –,
tout en écartant les projets les plus radicaux, comme l’élection du Conseil des
Deux-Cents par lui-même.40 Les chiffres avancés par Chapeaurouge quand il répond
à Gallatin dans sa Lettre à un citoyen de Genève – 23 familles différentes en Petit
Conseil et 90 au Deux-Cents – sont d’ailleurs trompeurs. La plupart de ces familles
n’ont qu’un seul membre en Deux-Cents, la grande majorité des sièges étant
occupée par les « grands parentages » : sur 83 patronymes dénombrés en Deux-
Cents en 1690, 21 concentrent 93 sièges, 13 patronymes occupant deux sièges et 49
un seul siège.41
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Les Petit et Grand Conseils, pères ou commis du peuple ?


Pierre Fatio et ses partisans s’attaquent aussi au deuxième argument avancé par Chapeaur-
ouge et Le Clerc pour justifier la représentativité des Petit et Grand Conseils, celui d’un
gouvernement des sages soucieux de l’intérêt public, ou, pour reprendre une image très
courante à l’époque, un gouvernement qui donne de lui-même « l’image rassurante
d’un père veillant tendrement sur le bonheur de ses enfants ».42 Selon eux, la sagesse
toute paternelle dont se prévalent les membres des Conseils ne suffit pas à justifier leur
exercice exclusif de la souveraineté. Les termes qu’ils utilisent à propos des Conseils
sont très révélateurs : les conseillers ne sont pas des pères, mais des « commis du
peuple », des « commis et économes », « Messieurs les sous-arcboutants de nos affaires ».43
Les Petit et Grand Conseils sont qualifiés de « Conseils inférieurs », parfois de « Conseils
inférieurs et dépendants ». Ces choix langagiers subversifs reflètent une conception radi-
calement différente de la répartition des pouvoirs entre le Conseil général et les Petit et
Grand Conseils. Selon les bourgeois révoltés, il est impossible de prétendre que le
Conseil général est souverain si cette répartition des pouvoirs n’est pas redéfinie. Le
Conseil général doit retrouver les marques de sa souveraineté, au premier chef le
pouvoir de faire les lois, et les magistrats doivent retrouver leur rôle premier de gestion
des affaires courantes de la République.
38
Cette revendication apparaît notamment dans les « Propositions des citoyens » qui résument les positions des partisans
de Pierre Fatio en vue du Conseil général du 26 mai (reproduites dans Fatio, Pierre Fatio, p. 171).
39
Ces limitations n’ont rien de radical et restent en deçà des exigences des partisans de Pierre Fatio, résumées en vue du
Conseil général du 26 mai dans les « Propositions des citoyens » – restriction des liens de parenté dans le Deux-Cents, soit
pas plus de six personnes de même nom et même famille ni plus de deux frères dans une même promotion (PH 4129.
« Propositions des citoyens »).
40
Proposé le 17 février 1707 par 12 citoyens au premier syndic Jean de Normandie, le projet, semble-t-il rédigé par Pierre
Gallatin, peut se résumer de la manière suivante : tous les citoyens peuvent s’inscrire en chancellerie, le Petit et le Grand
Conseil ayant le droit de rejeter les prétendants qui ne paraissent pas méritants. La première année, on tire au sort parmi
les prétendants le nombre nécessaire pour compléter le Conseil (qui doit compter 215 membres) ainsi que 40 conseillers
honoraires qui assistent aux débats sans voix délibérative, et permettront de remplir chaque année, toujours par tirage au
sort, les sièges vacants pour cause de décès ou de retraite. De nouveaux conseillers honoraires seront désignés quand
leur nombre sera réduit de moitié (Fatio, Pierre Fatio, p. 106). Le 26 mai, une réforme beaucoup plus timorée est finale-
ment adoptée puisque l’on décide d’élire 40 membres à la fois quand il en manquera 15 au Conseil des Deux-Cents (RC
207, 26 mai 1707, p. 484 [« articles approuvés dans ce Conseil général ainsi qu’ils avoient été imprimés et distribués au
peuple »]).
41
Notre dénombrement porte sur les seuls conseillers du Deux-Cents (et pas sur les membres du Petit Conseil). Il a été fait
d’après : Offices A4. Rôle du Magnifique Conseil des Deux-Cents de l’année 1690.
42
Sautier, La Médiation, p. 205.
43
RC 207, 26 mai 1707, p. 474 ; François Delachana à Pierre Fatio, 17 mai 1707, PC 5820 bis n°12 cité dans Fatio, Pierre Fatio,
p. 164.
10 R. BARAT

Pierre Fatio l’explique très clairement dans le discours qu’il prononce lors du Conseil
général extraordinaire du 5 mai 1707 : le rôle des Conseils inférieurs est seulement de
« digérer et préparer les matières avant que de les porter au Conseil général afin qu’il
soit tant mieux instruit du pour et du contre des questions qui doivent s’y décider ».44
Le Conseil général ne leur laisse que le détail des affaires et l’administration courante.
Bien qu’il puisse théoriquement aussi connaître les affaires des particuliers puisque le
Conseil général « est en lui-même syndic, lieutenant, auditeur, etc. »,45 il y a là une ques-
tion de dignité : il ne convient pas à cette assemblée de s’attacher à des futilités.46 Le
Conseil général doit reprendre à lui ses fonctions extra-électorales, qui sont les marques
de sa souveraineté, à savoir « le droit de faire la guerre et la paix, celui de contracter
des alliances, en un mot la législation ».47 Pierre Fatio s’appuie ici plus précisément sur
la dernière des trois conditions essentielles de la démocratie, telle qu’elle est définie
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dans un passage de Samuel von Pufendorf – un auteur qu’il utilise aussi pour démonter
la conception aristo-démocratique du gouvernement défendue par le syndic Chouet:48
Enfin, comme il y a deux sortes d’affaires, les unes ordinaires et peu considérables, les autres
extraordinaires et de la dernière importance, et que le peuple entier ne peut commodément se
trouver toujours à l’Assemblée, ou s’assembler si fréquemment qu’il ait le temps de pourvoir à
tout par lui-même, il est nécessaire d’établir des magistrats, qui soient comme autant de
Commissaires chargés par le Peuple d’expédier en son nom les affaires ordinaires, de peser
mûrement celles qui sont un peu considérables et s’il survient quelque chose de grande con-
séquence, de convoquer incessamment l’Assemblée du Peuple, à quoi une grande multitude
n’est guère propre.49

Remarquons néanmoins que chez Pufendorf, la distinction entre les affaires communes et
considérables ainsi que la décision de convoquer l’assemblée du peuple revient aux magis-
trats, puisqu’une « grande multitude » n’est « guère propre » à cette tâche, alors que Pierre
Fatio et ses partisans se targuent de ne pas avoir besoin des syndics pour convoquer le
Conseil général, le peuple étant légitime pour le faire.50 Plus tard dans le siècle, Rousseau
prolonge cette réflexion dans le Contrat social. Certes, il est tout à fait envisageable selon
lui d’élire des gouvernants responsables de la gestion des affaires courantes et de l’exécu-
tion des lois (ce qui distingue le modèle construit par Jean-Jacques Rousseau de la Répub-
lique de Genève, où le Petit Conseil n’est pas élu par le peuple). Néanmoins, le souverain
ne doit pas être représenté, mais doit exercer directement le pouvoir législatif :
L’élection est pour lui [Rousseau], comme pour toute la tradition politique antérieure, une
institution aristocratique et elle doit donc être exclue pour tout ce qui touche au souverain
proprement dit : la représentation est en toute rigueur incompatible avec la liberté, qui
suppose au contraire que le peuple exerce directement le pouvoir législatif. La République
de Rousseau, qui peut bien avoir un gouvernement monarchique ou aristocratique pour ce

44
RC 207, 5 mai 1707, p. 362, cité dans Sautier, La Médiation, p. 193.
45
RC 207, 5 mai 1707, p. 360, cité dans Sautier, La Médiation, p. 193.
46
Sautier, La Médiation, p. 193.
47
Lahmer, « Discours », p. 152.
48
Les deux premières conditions de la démocratie sont indiquées au début du passage : « Il y a trois choses principales, qui
sont nécessaires pour constituer une Démocratie. Premièrement, il faut qu’il y ait un certain lieu et de certains tems réglés
pour délibérer en commun des affaires publiques […] Secondement, il faut que les suffrages du plus grand nombre
soient réputez la volonté de tous ; étant très rare qu’un grand nombre de gens se trouvent du même avis. […] » (Pufen-
dorf, traduction de Barbeyrac L VII, Ch. V paragraphe 7, p. 273, cité dans Bron, « Entre Pufendorf », p. 358).
49
Bron, « Entre Pufendorf », p. 358.
50
Bron, « Entre Pufendorf », p. 362.
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 11

qui est de l’exécution des lois, ne connaît donc pas, pour tout ce qui touche à la souveraineté,
la représentation.51

Conclusion
La théorie gouvernementale genevoise de la représentation s’inscrit clairement dans l’idée
traditionnelle de représentation-incarnation. Les Conseils n’ont pas besoin d’être élus par
le peuple pour le représenter. Ils sont intrinsèquement représentatifs du peuple par leur
nombre relativement élevé – bien que cet argument soit spécieux étant donné la domina-
tion des grandes familles dans les Conseils – et par leur souci de l’intérêt public, tels des
pères veillant sur le bonheur de leurs enfants. L’idée est typique d’une conception aristo-
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cratique du gouvernement, telle qu’on peut la trouver aussi dans les régimes patriciens.
Mais ce débat sur la représentation est compliqué à Genève par le caractère hybride de
la République, dont le souverain est en théorie le Conseil général. Pour les penseurs gou-
vernementaux cette théorie de la représentation est précisément un moyen de résoudre
cette ambiguïté : c’est parce que les Conseils sont représentatifs du peuple qu’ils
peuvent exercer la souveraineté tout en lui laissant la jouissance de celle-ci.
Si les bourgeois révoltés rejettent cette idée, il faut distinguer chez eux des critiques qui
sont de natures différentes. Leur dénonciation de l’oligarchisation des charges est fondée
dans les faits, mais elle pourrait encore s’accorder en théorie avec l’idéal d’une République
aristocratique qui serait purifiée de ses abus les plus criants. Les bourgeois finirent d’ail-
leurs par obtenir des concessions sur ce point. En revanche, les critiques d’un Pierre
Fatio vont plus loin et témoignent d’une conception fondamentalement différente du
pouvoir. Aussi sages et soucieux de l’intérêt public que puissent être les membres des
Petit et Grand Conseils, leur rôle n’est pas d’exercer le pouvoir au nom du peuple, mais
seulement de gérer les affaires courantes et de préparer l’examen des affaires d’importance.
Ils sont les commis du peuple, non ses pères. Le problème n’est pas la représentation mais
la redistribution des pouvoirs entre les Conseils et la restauration en pratique de la souver-
aineté du Conseil général. Cette revendication beaucoup plus radicale déboucha sur des
concessions beaucoup plus limitées, les différents projets proposés étant balayés d’un
revers de main par le gouvernement – les « propositions populaires », ancêtres de l’initia-
tive populaire52 – ou accordés de manière provisoire et vite supprimés – conseils généraux
législatifs quinquennaux, dont un seul est tenu, en 1712, pour décider de leur suppression
définitive.53
Aucun projet de gouvernement représentatif, où les Petit et Grand Conseils seraient
élus par le peuple, n’apparaît pendant cette crise, ni chez les Conseils restreints qui ne con-
çoivent la représentation que sur le mode de la représentation-incarnation, ni chez les
bourgeois révoltés, qui souhaitent un exercice direct de la souveraineté par le Conseil
général. Il faut attendre la fin du dix-huitième siècle pour que des éléments de gouverne-
ment représentatif soient intégrés dans ce système ou pour que de tels projets soient
51
P. Raynaud, « Souveraineté populaire », dans P. Perrineau et R. Reynie (dir.), Dictionnaire du vote (Paris, 2001), p. 869. Sur
l’idée que, chez Rousseau, représentation et délégation de la souveraineté ne doivent pas être liées, voir N. Bonhote,
« Représentation », dans R. Trousson et F.S. Eigeldinger (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau (Paris, 1996),
pp. 801–2.
52
Fatio, Pierre Fatio, p. 172.
53
Fatio, Pierre Fatio, pp. 168, 233–4.
12 R. BARAT

seulement conçus :54 élection d’une partie des nouveaux membres du Conseil des Deux-
Cents lors de la crise de 1762–68,55 élection par le peuple des membres du Petit Conseil en
1789, des Conseils restreints et des magistrats de l’ordre judiciaire en 1791,56 ces change-
ments précédant de peu la chute de l’Ancien Régime et du système fondé sur les Édits poli-
tiques de 1568, à partir de décembre 1792.57

Notes on contributor
Dr Raphaël Barat is an associate researcher at the Laboratoire de Recherche Historique Rhône-
Alpes (LARHRA-UMR 5190), Lyon, France. His work focuses on the political history of the
Republic of Geneva at the turn of the seventeenth to eighteenth centuries, from political theories
to electoral practices. He recently co-edited a collective volume on the history of electoral practices
from the antiquity to the present day – R. Barat, V. Hollard, C. Le Digol and C. Voilliot (eds),
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Histoire(s) d’élection(s). Représentations et usages du vote de l’antiquité à nos jours (Paris, 2018)
(forthcoming).

54
Si le pasteur Antoine Léger avait suggéré dès ses Lettres séditieuses en 1718, que le Deux-Cents puisse être élu par le
peuple comme les députés en Angleterre, l’idée est ensuite enterrée par les citoyens qui concentrent leurs revendications
sur les pouvoirs souverains du Conseil général, et ne réapparaît pas avant les écrits de Jean-Louis de Lolme dans le dernier
quart du siècle – G. Silvestrini, « Vu de Genève : le Parlement anglais, la représentation et la liberté », dans V. Cossy,
B. Kapossy et R. Whatmore (dir.), Genève, lieu d’Angleterre, 1725–1814 (Genève, 2010), pp. 37–8.
55
A. Dufour, Histoire de Genève (Paris, 2004 [1997]), pp. 84–5.
56
Dufour, Histoire, p. 84 ; M. Neuenschwander, « Au commencement était 1707 », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Arch-
éologie de Genève 36–37, (2006–07), p. 15.
57
Dufour, Histoire, pp. 86–8 ; Neuenschwander, « Au commencement », pp. 15–16.

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