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Raphaël Barat
To cite this article: Raphaël Barat (2017): Repraesentatio identitatis : l’idée de représentation
politique en débat dans la République de Genève lors de la crise de 1707, Parliaments, Estates
and Representation, DOI: 10.1080/02606755.2017.1358478
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PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION, 2017
https://doi.org/10.1080/02606755.2017.1358478
SUMMARY KEYWORDS
In the Republic of Geneva, the Small Council and the Great Council Representation;
considered themselves to be representative of the people, although republicanism; aristocratic
they were not elected by citizens, but were mutually co-opted government; direct
instead. There were still elections by the General Council, the democracy; Republic of
Geneva
assembly of all burgesses and citizens, but they were only meant
to promote the members of these co-opted councils to particular
magistracies. During the political crisis of 1707, government
thinkers tried to justify in theory this conception of representation,
which is similar to what the German legal philosopher Hasso
Hofmann called repraesentatio identitatis. For them, the Small and
the Great Councils were inherently representative of the people
owing to their large numbers and their concern for the public
interest. The main thinkers of the ‘popular party’ not only rejected
this argument, but also advocated an alternative political model,
with a redistribution of powers between the Councils and the
restoration in practice of the sovereignty of the General Council,
which it should directly exert. On either side, no project of
representative government – in the sense that the Small and the
Great Councils would be elected by the people – was ever put
forward in these debates.
ance tissés entre les grandes familles qui dirigent de facto la République4 ou aux revendi-
cations bourgeoises visant à rétablir la souveraineté théorique du Conseil général et
l’exercice direct de son pouvoir législatif – controverses sur la souveraineté dans la
théorie constitutionnelle,5 récit des principales crises politiques.6 Considérée comme la
première des « révolutions genevoises » du dix-huitième siècle,7 la crise qui agite la Répub-
lique de Genève en 1707, constitue ainsi un terrain d’étude privilégié pour démonter les
mécanismes de la représentation-incarnation dans la théorie gouvernementale, et égale-
ment pour voir sur quelles bases les penseurs de la bourgeoisie révoltée contestent cette
idée. Nous verrons d’abord quels arguments les défenseurs du gouvernement avancent
pour démontrer que les Petit et Grand Conseils peuvent être représentatifs du peuple
bien qu’ils ne soient pas élus par lui mais se cooptent – nombre relativement élevé,
souci de l’intérêt public de la part des grandes familles qui servent l’État depuis des gén-
érations. Nous montrerons ensuite comment les penseurs du « parti populaire » contestent
cette idée, et comment ils proposent un modèle alternatif où le problème réside moins
dans la représentation que dans la redistribution des pouvoirs entre les Conseils et la res-
tauration en pratique de la souveraineté du Conseil général à travers le vote direct des lois.
Ils ne se tournent à aucun moment vers un projet de gouvernement représentatif – au sens
où les Petit et Grand Conseils seraient élus par le peuple –, qui est le grand absent de ces
débats.
3
Colloque La représentation politique avant le gouvernement représentatif, Paris (IHA, EHESS, Université Paris-Est Créteil),
12–15 mars 2015 (organisation Y. Sintomer, S. Hayat et C. Péneau) ; « Florence (1200–1530) : la réinvention de la poli-
tique », Revue française de science politique 6, (2014), pp. 1055–1199.
4
A.-M. Piuz, « À Genève au XVIIe siècle : un groupe de pression », Annales ESC 2, (1970), pp. 452–62 ; A. Pronini, Une
approche sociologique du Petit Conseil de Genève au début du XVIIIe siècle (Mémoire de licence de l’université de
Genève, 1979) ; G. Favet, Les syndics de Genève au XVIIIe siècle. Étude du personnel politique de la République (Genève,
1998).
5
« Le débat constitutionnel », dans J. Sautier, La Médiation de 1737–1738. Contribution à l’histoire des institutions politiques
de Genève (Thèse de doctorat d’État de l’université de Paris II, 1979), pp. 182–253.
6
J.-F. Pitteloud, Le vin suffit-il à faire tourner les têtesEssai d’interprétation des contestations politiques genevoises au début du
XVIIIe siècle (Mémoire de licence de l’université de Genève, 1979) ; N. Fatio et O. Fatio, Pierre Fatio et la crise de 1707
(Genève, 2007).
7
D. Quadroni, « Révolutions genevoises » dans l’édition en ligne du Dictionnaire Historique de la Suisse consultée le 13
janvier 2016 : http://www.hls-dhs-dss.ch/; pour l’édition papier, M. Jorio (dir.), Dictionnaire historique de la Suisse, Fonda-
tion Dictionnaire historique de la Suisse (Bâle, 2002).
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 3
Le Conseil général existe encore, de manière quelque peu anachronique à une époque
où la plupart des assemblées communales ont disparu dans l’espace suisse ou dans les dif-
férentes cités-états européennes.8 Il est composé des bourgeois et citoyens, soit un tiers de
la population mâle adulte, et élit deux fois l’an les principaux magistrats de la République
(en janvier, les quatre syndics ; en novembre, le lieutenant et ses auditeurs ; et tous les trois
ans le trésorier général et le procureur général) à partir d’une liste en nombre double de
prétendants proposés par les Petit et Grand Conseils et pris en leur sein (au sein du
Petit Conseil pour les syndics, le lieutenant et le trésorier général ; au sein du Conseil
des Deux-Cents pour le procureur général et les auditeurs). Le rôle du Conseil général
se limite en pratique à ces élections largement préparées en amont. Pourtant, il reste bel
et bien le souverain théorique de la République, même s’il n’a pas été convoqué une
seule fois en plus de 120 ans – entre 1584 et 1707 – pour exercer les marques de sa sou-
veraineté – voter les lois, les impôts, la guerre et la paix. Ce sont ces tensions qui éclatent au
grand jour lors de la crise de 1707, dont nous nous contenterons ici de rappeler les prin-
cipaux jalons – début de la crise lors du Conseil général du 2 Janvier, activité politique très
intense par la suite avec des pétitions, des assemblées publiques, l’émergence de meneurs,
la naissance de scissions dans le « parti populaire », puis fin de la crise avec les Conseils
généraux extraordinaires des 5, 12 et 26 mai 1707, qui débouchent sur des concessions lim-
itées de la part du gouvernement.9 Genève ne peut ainsi pas être considérée comme un
8
R. Braun, Le déclin de l’Ancien Régime en Suisse. Un tableau de l’histoire économique et sociale au XVIIIe siècle (Lausanne,
1988), p. 180 ; « Les structures politiques », dans Y. Durand, Les républiques au temps des monarchies (Paris, 1973),
p. 118 sq.
9
Les différentes propositions bourgeoises, qui sont d’abord remises aux syndics par François Delachana à la fin du Conseil
général du 2 janvier 1707, évoluent au cours de la crise et ont pour principes directeurs la lutte contre l’oligarchisation
des charges politiques et la restauration du pouvoir du Conseil général. Les articles approuvés le 26 mai « ainsi qu’ils
avoient été imprimés et distribués au peuple » sont au nombre de six : publication des Édits (I), vote par billet dans
les élections qui se font en Conseil général (II), élection de 40 nouveaux membres du Deux-Cents quand il en
manque 15 (III), limitation des parentés en Petit et Grand Conseils, récusations en Deux-Cents des cousins germains
de sang et d’alliance au stade de la nomination ou de la rétention (IV). Après l’article V qui précise que la voie des sig-
natures ou propositions populaires est « d’une dangereuse conséquence », l’article VI établit une réunion du Conseil
général tous les cinq ans. Si les Conseils répondent ainsi à trois des quatre revendications initiales exprimées par François
Delachana dès le 2 janvier (publication des Édits, vote par billet, limitation des parentés), la plus radicale de ces prop-
ositions, l’élection du Deux-Cents par lui-même, n’a pas été retenue. Les deux derniers points répondent aux projets éla-
borés au cours de la crise par Pierre Fatio et ses partisans afin de restaurer la souveraineté du Conseil général, c’est-à-dire
au premier chef son pouvoir de faire les lois. Plus radicales, ces deux mesures suscitent une forte opposition de la part des
Conseils : l’une est rejetée en bloc le 26 mai, l’autre est adoptée dans une version édulcorée et rendue nulle cinq ans plus
tard. Un seul Conseil général législatif est tenu, le 20 décembre 1712, et vote la suppression de ces assemblées périod-
iques, par 714 voix contre 278 (Fatio, Pierre Fatio, p. 233).
4 R. BARAT
10
Braun, Le déclin, p. 180.
11
Après son entrée en Deux-Cents en 1698, Jacob De Chapeaurouge (1669–1744) suit les étapes du cursus honorum tra-
ditionnel des magistrats. Il devient secrétaire de la justice en 1704, auditeur en 1707, entre au Petit Conseil en 1713 et
occupe à trois reprises la dignité de syndic en 1724, 1728, 1732 – P. Barbey, État et gouvernement. Les sources et les thèmes
du patriciat genevois entre 1700 et 1770 (Genève, 1990), pp. 87–8.
12
En l’occurrence les imprimeurs Fabri et Barillot (Fatio, Pierre Fatio, pp. 141–42). Le catalogue des archives d’État date la
lettre du 26 avril 1707, mais l’historien Olivier Fatio est plus prudent et se contente de dire qu’elle a été imprimée autour
du 20 avril (534 2 2/ 3. Lettre d’un citoyen de Genève à un autre citoyen de ses amis sur les mouvements présents. Lettre
de Jacob De Chapeaurouge à Pierre Gallatin ; Fatio, Pierre Fatio, p. 141). Tous les documents d’archive cités dans cet article
sont conservés aux Archives d’État de Genève, sauf indication contraire.
13
G. Bron, « Entre Pufendorf et Rousseau : Pierre Fatio et le débat sur la souveraineté à Genève en 1707 », dans Genève et la
Suisse dans la Pensée politique. Actes du colloque de Genève (Aix-en-Provence, 2007), p. 356.
14
Ms hist. 57, « Mémoire instructif sur la Constitution du Gouvernement de la Ville et de la République de Genève contenu
dans deux lettres écrites à l’occasion des mouvements de l’année 1707 » par D. Le Clerc. La première lettre (fol. 3–18/
pp. 3–30) a été écrite « dans les temps des Conseils généraux tenus au mois de mai de l’année 1707 », la seconde (fol.
19–37/pp. 31–63) « sur la fin de la même année » (nous utilisons la pagination marquée en noir, qui est probablement
celle de Le Clerc, un archiviste ayant ajouté des numéros de folios en rouge par la suite).
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 5
qui vise notamment à exhumer d’anciens Édits afin de contrer les arguments du principal
meneur et théoricien du parti populaire, Pierre Fatio.15
L’utilisation du verbe « représenter » chez Chapeaurouge et Le Clerc est très révélatrice.
Selon eux, les Conseils restreints sont intrinsèquement représentatifs du peuple et de ses
intérêts, bien qu’ils ne soient pas élus par lui. Pour Chapeaurouge, « le meilleur genre de
gouvernement et le plus avantageux à la liberté, c’est celui d’un Conseil d’élite composé des
plus sages, des plus éclairés et des principaux citoyens en assez petit nombre pour éviter les
inconvénients de la multitude, mais assez grand pour la représenter, pour en réunir tous
les intérêts et n’en avoir jamais d’opposés »,16 pour que le « crédit des familles »17 soit assez
balancé, pour qu’il n’y ait pas à craindre qu’aucun ne s’élève au-dessus des autres pour
opprimer les principaux citoyens.18 S’adressant dans cette lettre à l’un des bourgeois
révoltés, Pierre Gallatin, il répond à sa dénonciation de l’oligarchisation des charges,19
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sur laquelle nous reviendrons plus bas. Pour ce dernier, Genève pourrait dégénérer
« non subitement, mais par degrés », à l’instar des républiques libres qui ont dégénéré
en tyrannies, sous le pouvoir despotique d’un seul. Selon Chapeaurouge, les inquiétudes
de Gallatin ne sont pas fondées et le crédit des grandes familles, dont on prévient
l’esprit du peuple est une « pure chimère »,20 l’idée que trois ou quatre familles pourraient
se rendre maîtresses de la République ne reposant sur rien. Malgré la petitesse de la Répub-
lique, 23 familles différentes sont représentées au Petit Conseil – dont l’accès a d’ailleurs
été élargi selon lui par la réforme de décembre 170021 – et 90 familles différentes au
Conseil des Deux-Cents.22 Chapeaurouge appelle ainsi les Genevois à suivre la voie
tracée par « nos pères », qui ont choisi de se reposer « sur le Conseil des Deux-Cents,
comme sur un Conseil qui représente la Généralité par la manière dont il est composé ».
Cette représentativité du Deux-Cents se fonde sur deux types d’arguments, les uns
apparemment démocratiques – le Deux-Cents est composé « d’un grand nombre de
sujets, et de familles différentes » –, les autres trahissant un point de vue aristocratique
– la présence des familles les plus considérables « par leur ancienneté et leur attachement
à la chose publique ; par leurs lumières et leur fortune ». Parce que le Deux-Cents est
composé de cette manière, « il est moralement impossible que ce Conseil ait d’autres intér-
êts que ceux du Public et de la Généralité ».23 Évoquant la création en 1524 d’un « conci-
lium ultraquinquagenarium ad instar consilii generalis », c’est-à-dire d’un Conseil plus
nombreux que celui des Cinquante en manière de Conseil général, Daniel Le Clerc sou-
ligne que « ces mots en manière de Conseil général marquent que l’on prétendait que
cette assemblée tint lieu de Conseil général, ou qu’elle le représentât, comme les Cinquante
15
Voir aussi l’ « Idée générale du gouvernement de la ville de Genève », du même D. Le Clerc (BGE, Ms. Suppl. 1661, fol.
71–82). Daté de juste avant le Conseil général du 26 mai, ce texte semble avoir servi de base au « Mémoire instructif » de
Le Clerc, qui reprend ce premier texte et le développe – Sautier, La Médiation, p. 208.
16
Lettre de Jacob De Chapeaurouge, pp. 2–3.
17
Lettre de Chapeaurouge, p. 6.
18
Lettre de Chapeaurouge, p. 6.
19
Ms hist. 56. Monsieur Gallatin sur les propositions des citoyens et bourgeois en 1707, fol. 195–205 (nous utilisons le
foliotage porté en noir).
20
Lettre de Chapeaurouge, p. 19.
21
Cette réforme permet au Deux-Cents d’élire au Petit Conseil des personnes qui n’ont pas été nominées par le Petit
Conseil, mais qui se sont indiqués elles-mêmes ou se sont fait indiquer auprès des secrétaires d’État. Selon Chapeaurouge,
elle a élargi l’accès à ce corps aux « gens de mérite destitués de parents et de patrons » (Lettre de Chapeaurouge, p. 12).
22
Lettre de Chapeaurouge, p. 19.
23
Lettre de Chapeaurouge, pp. 30–31.
6 R. BARAT
joints au Conseil ordinaire le représentaient déjà auparavant ».24 Le Conseil général n’a pas
été convoqué pendant 120 ans, car le peuple « ravi de son bonheur » n’a jamais demandé
qu’on le convoque. Quand le seul Conseil des Deux-Cents déclare la guerre au duc de
Savoie en 1589 et conclut en 1603 le traité de Saint-Julien – qui mit fin aux prétentions
savoyardes sur Genève –,25 on ne pouvait nier selon Le Clerc que le Deux-Cents représen-
tait légitimement le Conseil général.26 Réfléchissant au nom que l’on pourrait donner à la
forme du gouvernement genevois, Daniel Le Clerc la distingue, entre autres, de la démo-
cratie pure, à cause du Deux-Cents qui représente l’assemblée des citoyens et ne lui permet
donc pas de gouverner directement.27 Il faut distinguer dans ces phrases deux sens du
verbe « représenter » : le Deux-Cents représente le Conseil général parce qu’il a à cœur
les mêmes intérêts ; le Deux-Cents représente le Conseil général en ce sens qu’il exerce
le pouvoir en son nom. L’idée de représentation telle que la développent Chapeaurouge
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et Le Clerc est tout à fait traditionnelle dans un contexte d’Ancien Régime, et Hofmann
montre bien que la représentation-incarnation ou repraesentatio identitatis que l’on retro-
uve ici était déjà une des grandes matrices médiévales de la notion de représentation.28
de l’État, à laquelle la communauté des citoyens qui transmet ou fait transmettre ce bâton
reste particulièrement sensible ».30 Les différentes charges désignées par le peuple jouent
aussi chacune un rôle différent dans les carrières des magistrats. Pour la grande majorité
des conseillers, la charge d’auditeur leur a permis d’entrer dans le cursus honorum,31 alors
que le syndicat couronne leur progression. Si l’offre en termes de postes à pourvoir est plus
limitée pour les charges de procureur général, de trésorier général et de lieutenant, elles
jouent néanmoins un rôle stratégique dans le cursus des conseillers concernés, qui
peuvent être procureurs généraux en attendant qu’un parent proche quitte le Petit
Conseil, deviennent trésoriers généraux à mi-chemin entre leur entrée en Petit Conseil
et leur élection au syndicat, sont lieutenants entre deux syndicats.
Pierre Fatio l’explique très clairement dans le discours qu’il prononce lors du Conseil
général extraordinaire du 5 mai 1707 : le rôle des Conseils inférieurs est seulement de
« digérer et préparer les matières avant que de les porter au Conseil général afin qu’il
soit tant mieux instruit du pour et du contre des questions qui doivent s’y décider ».44
Le Conseil général ne leur laisse que le détail des affaires et l’administration courante.
Bien qu’il puisse théoriquement aussi connaître les affaires des particuliers puisque le
Conseil général « est en lui-même syndic, lieutenant, auditeur, etc. »,45 il y a là une ques-
tion de dignité : il ne convient pas à cette assemblée de s’attacher à des futilités.46 Le
Conseil général doit reprendre à lui ses fonctions extra-électorales, qui sont les marques
de sa souveraineté, à savoir « le droit de faire la guerre et la paix, celui de contracter
des alliances, en un mot la législation ».47 Pierre Fatio s’appuie ici plus précisément sur
la dernière des trois conditions essentielles de la démocratie, telle qu’elle est définie
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dans un passage de Samuel von Pufendorf – un auteur qu’il utilise aussi pour démonter
la conception aristo-démocratique du gouvernement défendue par le syndic Chouet:48
Enfin, comme il y a deux sortes d’affaires, les unes ordinaires et peu considérables, les autres
extraordinaires et de la dernière importance, et que le peuple entier ne peut commodément se
trouver toujours à l’Assemblée, ou s’assembler si fréquemment qu’il ait le temps de pourvoir à
tout par lui-même, il est nécessaire d’établir des magistrats, qui soient comme autant de
Commissaires chargés par le Peuple d’expédier en son nom les affaires ordinaires, de peser
mûrement celles qui sont un peu considérables et s’il survient quelque chose de grande con-
séquence, de convoquer incessamment l’Assemblée du Peuple, à quoi une grande multitude
n’est guère propre.49
Remarquons néanmoins que chez Pufendorf, la distinction entre les affaires communes et
considérables ainsi que la décision de convoquer l’assemblée du peuple revient aux magis-
trats, puisqu’une « grande multitude » n’est « guère propre » à cette tâche, alors que Pierre
Fatio et ses partisans se targuent de ne pas avoir besoin des syndics pour convoquer le
Conseil général, le peuple étant légitime pour le faire.50 Plus tard dans le siècle, Rousseau
prolonge cette réflexion dans le Contrat social. Certes, il est tout à fait envisageable selon
lui d’élire des gouvernants responsables de la gestion des affaires courantes et de l’exécu-
tion des lois (ce qui distingue le modèle construit par Jean-Jacques Rousseau de la Répub-
lique de Genève, où le Petit Conseil n’est pas élu par le peuple). Néanmoins, le souverain
ne doit pas être représenté, mais doit exercer directement le pouvoir législatif :
L’élection est pour lui [Rousseau], comme pour toute la tradition politique antérieure, une
institution aristocratique et elle doit donc être exclue pour tout ce qui touche au souverain
proprement dit : la représentation est en toute rigueur incompatible avec la liberté, qui
suppose au contraire que le peuple exerce directement le pouvoir législatif. La République
de Rousseau, qui peut bien avoir un gouvernement monarchique ou aristocratique pour ce
44
RC 207, 5 mai 1707, p. 362, cité dans Sautier, La Médiation, p. 193.
45
RC 207, 5 mai 1707, p. 360, cité dans Sautier, La Médiation, p. 193.
46
Sautier, La Médiation, p. 193.
47
Lahmer, « Discours », p. 152.
48
Les deux premières conditions de la démocratie sont indiquées au début du passage : « Il y a trois choses principales, qui
sont nécessaires pour constituer une Démocratie. Premièrement, il faut qu’il y ait un certain lieu et de certains tems réglés
pour délibérer en commun des affaires publiques […] Secondement, il faut que les suffrages du plus grand nombre
soient réputez la volonté de tous ; étant très rare qu’un grand nombre de gens se trouvent du même avis. […] » (Pufen-
dorf, traduction de Barbeyrac L VII, Ch. V paragraphe 7, p. 273, cité dans Bron, « Entre Pufendorf », p. 358).
49
Bron, « Entre Pufendorf », p. 358.
50
Bron, « Entre Pufendorf », p. 362.
PARLIAMENTS, ESTATES & REPRESENTATION 11
qui est de l’exécution des lois, ne connaît donc pas, pour tout ce qui touche à la souveraineté,
la représentation.51
Conclusion
La théorie gouvernementale genevoise de la représentation s’inscrit clairement dans l’idée
traditionnelle de représentation-incarnation. Les Conseils n’ont pas besoin d’être élus par
le peuple pour le représenter. Ils sont intrinsèquement représentatifs du peuple par leur
nombre relativement élevé – bien que cet argument soit spécieux étant donné la domina-
tion des grandes familles dans les Conseils – et par leur souci de l’intérêt public, tels des
pères veillant sur le bonheur de leurs enfants. L’idée est typique d’une conception aristo-
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cratique du gouvernement, telle qu’on peut la trouver aussi dans les régimes patriciens.
Mais ce débat sur la représentation est compliqué à Genève par le caractère hybride de
la République, dont le souverain est en théorie le Conseil général. Pour les penseurs gou-
vernementaux cette théorie de la représentation est précisément un moyen de résoudre
cette ambiguïté : c’est parce que les Conseils sont représentatifs du peuple qu’ils
peuvent exercer la souveraineté tout en lui laissant la jouissance de celle-ci.
Si les bourgeois révoltés rejettent cette idée, il faut distinguer chez eux des critiques qui
sont de natures différentes. Leur dénonciation de l’oligarchisation des charges est fondée
dans les faits, mais elle pourrait encore s’accorder en théorie avec l’idéal d’une République
aristocratique qui serait purifiée de ses abus les plus criants. Les bourgeois finirent d’ail-
leurs par obtenir des concessions sur ce point. En revanche, les critiques d’un Pierre
Fatio vont plus loin et témoignent d’une conception fondamentalement différente du
pouvoir. Aussi sages et soucieux de l’intérêt public que puissent être les membres des
Petit et Grand Conseils, leur rôle n’est pas d’exercer le pouvoir au nom du peuple, mais
seulement de gérer les affaires courantes et de préparer l’examen des affaires d’importance.
Ils sont les commis du peuple, non ses pères. Le problème n’est pas la représentation mais
la redistribution des pouvoirs entre les Conseils et la restauration en pratique de la souver-
aineté du Conseil général. Cette revendication beaucoup plus radicale déboucha sur des
concessions beaucoup plus limitées, les différents projets proposés étant balayés d’un
revers de main par le gouvernement – les « propositions populaires », ancêtres de l’initia-
tive populaire52 – ou accordés de manière provisoire et vite supprimés – conseils généraux
législatifs quinquennaux, dont un seul est tenu, en 1712, pour décider de leur suppression
définitive.53
Aucun projet de gouvernement représentatif, où les Petit et Grand Conseils seraient
élus par le peuple, n’apparaît pendant cette crise, ni chez les Conseils restreints qui ne con-
çoivent la représentation que sur le mode de la représentation-incarnation, ni chez les
bourgeois révoltés, qui souhaitent un exercice direct de la souveraineté par le Conseil
général. Il faut attendre la fin du dix-huitième siècle pour que des éléments de gouverne-
ment représentatif soient intégrés dans ce système ou pour que de tels projets soient
51
P. Raynaud, « Souveraineté populaire », dans P. Perrineau et R. Reynie (dir.), Dictionnaire du vote (Paris, 2001), p. 869. Sur
l’idée que, chez Rousseau, représentation et délégation de la souveraineté ne doivent pas être liées, voir N. Bonhote,
« Représentation », dans R. Trousson et F.S. Eigeldinger (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau (Paris, 1996),
pp. 801–2.
52
Fatio, Pierre Fatio, p. 172.
53
Fatio, Pierre Fatio, pp. 168, 233–4.
12 R. BARAT
seulement conçus :54 élection d’une partie des nouveaux membres du Conseil des Deux-
Cents lors de la crise de 1762–68,55 élection par le peuple des membres du Petit Conseil en
1789, des Conseils restreints et des magistrats de l’ordre judiciaire en 1791,56 ces change-
ments précédant de peu la chute de l’Ancien Régime et du système fondé sur les Édits poli-
tiques de 1568, à partir de décembre 1792.57
Notes on contributor
Dr Raphaël Barat is an associate researcher at the Laboratoire de Recherche Historique Rhône-
Alpes (LARHRA-UMR 5190), Lyon, France. His work focuses on the political history of the
Republic of Geneva at the turn of the seventeenth to eighteenth centuries, from political theories
to electoral practices. He recently co-edited a collective volume on the history of electoral practices
from the antiquity to the present day – R. Barat, V. Hollard, C. Le Digol and C. Voilliot (eds),
Downloaded by [Australian Catholic University] at 21:34 23 August 2017
Histoire(s) d’élection(s). Représentations et usages du vote de l’antiquité à nos jours (Paris, 2018)
(forthcoming).
54
Si le pasteur Antoine Léger avait suggéré dès ses Lettres séditieuses en 1718, que le Deux-Cents puisse être élu par le
peuple comme les députés en Angleterre, l’idée est ensuite enterrée par les citoyens qui concentrent leurs revendications
sur les pouvoirs souverains du Conseil général, et ne réapparaît pas avant les écrits de Jean-Louis de Lolme dans le dernier
quart du siècle – G. Silvestrini, « Vu de Genève : le Parlement anglais, la représentation et la liberté », dans V. Cossy,
B. Kapossy et R. Whatmore (dir.), Genève, lieu d’Angleterre, 1725–1814 (Genève, 2010), pp. 37–8.
55
A. Dufour, Histoire de Genève (Paris, 2004 [1997]), pp. 84–5.
56
Dufour, Histoire, p. 84 ; M. Neuenschwander, « Au commencement était 1707 », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Arch-
éologie de Genève 36–37, (2006–07), p. 15.
57
Dufour, Histoire, pp. 86–8 ; Neuenschwander, « Au commencement », pp. 15–16.