VENDREDI 28 JUILLET 2023

79E ANNÉE – NO 24436

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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

« LES AMITIÉS LITTÉRAIRES » : GUSTAVE FLAUBERT ET GEORGE SAND

Au Niger, le coup de force qui déstabilise le Sahel

▶ La situation restait ▶ Un porte-parole des ▶ Intervenant à la télévi- ▶ Les putschistes ont ▶ La France s’inquiète de la
très confuse, jeudi matin officiers impliqués avait sion, il avait dénoncé « la décrété la fermeture des crise dans ce pays allié où
27 juillet, à Niamey, où annoncé dans la nuit la dégradation continue de frontières, instauré un est installé le cœur de son
des militaires affirmaient prise de pouvoir par un la situation sécuritaire » et couvre-feu et mis en garde dispositif de lutte contre
avoir renversé le prési- « Conseil national pour la la « mauvaise gouvernance contre d’éventuelles les groupes djihadistes
dent Mohamed Bazoum sauvegarde de la patrie » économique et sociale » « ingérences » extérieures PAGE 2

POLICE MONACO
A Paris, le préfet UKRAINE LE PATRIMOINE La Principauté
tente de contenir D’ODESSA, VICTIME dans le tumulte
la fronde des affaires
DES FRAPPES RUSSES
Alors que la grogne des Le conflit entre un
policiers gagne du terrain, ▶ Vingt-cinq édifices magnat de l’immobilier,
Laurent Nuñez demande classés à l’Unesco ont été Patrice Pastor, et quatre
à ceux de la capitale de ne touchés ces derniers jours personnes qui furent
pas « délaisser le service ». longtemps proches
A Paris comme ailleurs, ▶ Le reportage de du prince Albert, a pris
certaines unités subissent Florence Aubenas une tournure judiciaire.
diverses formes de Selon les informations du
débrayage, par solidarité PAGE 4 « Monde », des perquisi-
avec un collègue mar- tions ont permis de saisir
seillais accusé de violen- des éléments susceptibles
ces et placé en détention de révéler les coulisses
PAGE 8 financières de
la Principauté
PAGE 1 2
Crise climatique
Un nouveau
président au GIEC 1
ÉD ITO R IAL
Jim Skea, un Ecossais de BENYAMIN
69 ans, a été élu à la tête de
ce groupe d’experts inter- Dans la cathédrale NÉTANYAHOU
nationaux chargé d’évaluer de la Transfiguration,
le 25 juillet. LE DIVISEUR
et de suivre l’état des GUILLAUME HERBAUT
connaissances sur le climat POUR « LE MONDE »
P A G E 28
PAGE 6

CHANSON LA MORT DE SINEAD Justice

Le parquet NOUVELLE
O’CONNOR, LA VOIX DE L’IRLANDE requiert un non- COLLECTION
lieu dans l’affaire TEMPUR PRO®
Adama Traoré En exclusivité
PAGE 1 1 à l’Espace Topper
Roman
Abramovicth Forêts
Les années L’exécutif précise
londoniennes les contours de
de l’oligarque son plan national
PAGE S 2 2 -2 3
PAGE 6

Parents,
quel métier !
Où sont passés
Archéologie
les enfants
éduqués En Irlande,
Des secrets
en plein air ? en mars 2020.
LAURA HYND/CAMERA-
de famille datés
PAG E 2 4
PRESS/GAMMA RAPHO
du néolithique ©

Donjons la chanteuse irlandaise est diale en 1990 avec sa reprise du ti- L’analyse de l’ADN
& Dragons Literie fixe ou électrique, conditions exceptionnelles
morte, mercredi 26 juillet, à l’âge tre de Prince Nothing Compares de 94 individus d’une
dans le plus grand espace Tempur® à Paris
Le procès de 56 ans. Les causes de son décès 2 U. Minée ces dernières années nécropole découverte dans
restaient inconnues jeudi matin. par des problèmes physiques et l’Yonne dévoile un pan Literie Paris 12e : 56-60 cours de Vincennes
en sorcellerie Cette artiste à la voix d’exception, mentaux, elle avait été profondé-
de la vie de deux familles 01 43 41 80 93 - 7j/7 - M° Pte de Vincennes ou Nation
PAGE 2 6 réputée pour son refus du confor- ment marquée par le suicide de Literie Paris 15e : 66 rue de la Convention
misme et sa forte personnalité, son fils à l’âge de 17 ans en 2022. de la région, il y a 6 500 ans 01 40 59 02 10 - 7j/7 - M° Javel ou Charles Michels, parking gratuit
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INTERNATIONAL
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

RÉCIT

L
a scène est désormais
bien connue des télés-
pectateurs ouest-afri-
cains. A la télévision na-
tionale, les programmes sont
tout à coup interrompus et des
militaires en treillis apparaissent
sur le petit écran pour proclamer
la destitution du président.
Après le Mali, secoué par deux
coups d’Etat en 2020 et 2021, et le
Burkina Faso, où deux putschs
ont eu lieu en 2022, c’est au Niger
voisin que des soldats mutins
ont annoncé avoir pris le pouvoir
dans la nuit du mercredi 26 au
jeudi 27 juillet.
Ce scénario était redouté depuis
des mois par les alliés du prési-
dent déchu Mohamed Bazoum,
au premier rang desquels la
France, qui avait redéployé dans le
pays le cœur de son dispositif de
lutte contre les groupes djihadis-
tes. Ce coup de force pourrait mo-
difier encore les équilibres au Sa-
hel, en défaveur des Occidentaux.
Il était environ minuit, mercredi
26 juillet, lorsque dix hommes en
tenue militaire sont apparus à
l’antenne de la télévision natio-
nale nigérienne. « Nous, Forces de
défense et de sécurité [FDS], réu-
nies au sein du Conseil national
pour la sauvegarde de la patrie
[CNSP], avons décidé de mettre fin Le colonel-major Amadou Abdramane (au centre), porte-parole du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie, sur Télé Sahel, le 26 juillet. ORTN-TÉLÉ SAHEL/AFP
au régime que vous connaissez »,

Au Niger, un coup de force militaire

celui du président Bazoum, a dé-
claré le colonel-major Amadou
Abdramane, annonçant la ferme-
ture des frontières et l’instaura-
tion d’un couvre-feu. « Cela fait
suite à la dégradation continue de

déstabilise à nouveau le Sahel

la situation sécuritaire, la mau-
vaise gouvernance économique et
sociale », a-t-il ajouté.

« Mouvement d’humeur »
« Toutes les institutions issues de la
VIIe République sont suspendues,
les secrétaires généraux des minis-
tères se chargeront de l’expédition
des affaires courantes, les FDS gè-
rent la situation, il est demandé à
tous les partenaires extérieurs de
ne pas s’ingérer », a-t-il précisé,
rassurant « la communauté natio-
nale et internationale par rapport
au respect de l’intégrité physique
et morale des autorités déchues ».
Il n’a pas précisé qui prenait la tête
du CNSP.
Si des officiers de différents
corps sont apparus à la télévision,
le putsch a été mené par des
membres de la garde présiden-
tielle, fidèles à leur chef, le géné-
ral Abdourahmane Tchiani. Vers
7 heures du matin, mercredi
Le président Mohamed Bazoum a été séquestré par des membres de sa garde rapprochée
qui ont annoncé sa destitution. Des médiateurs de la région sont attendus à Niamey
26 juillet, ces soldats ont séques- pas envisageable », assure une teur, déjouant le putsch. Le gou- Il n’y a pas, à ce françaises assurent qu’il n’y a
tré le chef de l’Etat, 63 ans, et son source proche de M. Bazoum. vernement avait alors annoncé pas, à ce stade, d’éléments per-
épouse, dans leur résidence. Si- Mais des heures après le début de avoir arrêté plusieurs personnes stade, d’éléments mettant d’impliquer Moscou ou
tuée à l’intérieur du palais prési- la séquestration du chef de l’Etat, et repris la situation en main. permettant son bras armé en Afrique, la so-
dentiel, celle-ci est normalement la situation s’est enlisée. « Tchiani Le tout nouveau président avait ciété paramilitaire Wagner. Il « va
placée sous la protection de cette reste inflexible », relatait mercredi ensuite fait le ménage au sein de d’impliquer falloir qu’on creuse », nuance
unité d’élite. « Tôt ce mercredi ma- soir un conseiller à la présidence. sa sécurité rapprochée, le groupe Moscou l’une de ces sources. Cette tenta-
tin, des éléments de la garde prési- Installé à la tête de la garde pré- qui, avec la garde présidentielle, tive de coup d’Etat relève d’abord
dentielle ont engagé un mouve- sidentielle après l’arrivée au pou- est chargé d’assurer la sécurité au ou la société d’affaires « internes », notam-
ment d’humeur antirépublicain et voir en 2011 du président Maha- sein du palais. Selon une source paramilitaire ment liées à des frustrations per-
tenté en vain d’obtenir le soutien madou Issoufou, le général sécuritaire nigérienne, Moha- sonnelles du chef de la garde pré-
des forces armées nationales et de Tchiani aurait, selon plusieurs med Bazoum avait alors rem- Wagner sidentielle, estiment des sources
la garde nationale », a écrit la pré- sources nigériennes et étrangè- placé la plupart des effectifs de ce militaires contactées par Le
sidence nigérienne dans un mes- res, déclenché ce mouvement en groupe, espérant ainsi se prému- Monde. Jeudi, la situation à Nia-
sage publié sur Twitter – rebap- réaction à la volonté du prési- nir de tout nouveau « mouve- déplacement depuis le 24 juillet mey restait aussi incertaine que

LES DATES tisé X – puis supprimé, affirmant

2011
Mahamadou Issoufou, qui vient
d’être élu à la tête du Niger,
nomme Abdourahmane Tchiani
à la tête de la garde
présidentielle.
2021
21 mars Mohamed Bazoum est
élu président du Niger. Il suc-
cède démocratiquement
à Mahamadou Issoufou, dont il
était le ministre de l’intérieur.
Nuit du 30 au 31 mars Juste
avant l’investiture du nouveau
chef de l’Etat, la présidence
nigérienne annonce avoir déjoué
une tentative de putsch.
M. Bazoum réorganise dans la
foulée la sécurité présidentielle.
2022
Août Alors que les forces de
l’opération « Barkhane » sont
contraintes de quitter le Mali,
le dispositif militaire français
au Sahel se redéploie au Niger.
2023
26 juillet Des militaires
séquestrent le président
Bazoum et proclament
sa destitution.
que Mohamed Bazoum et sa fa-
mille « se portent bien ».
Durant de longues heures, le
rapport de force a paru pouvoir
basculer en sa faveur. Selon plu-
sieurs sources, de nombreuses
unités de l’armée étaient prêtes à
s’opposer aux putschistes. Plu-
sieurs d’entre elles, déployées à
Dosso, Ouallam et Tillabéri, à l’in-
térieur du pays, auraient ainsi
commencé à rejoindre la capitale
pour mettre en échec le pro-
nunciamiento.
Des forces spéciales, loyales au
président, s’étaient déployées de-
vant la télévision nationale dans
le courant de la journée. Sur le ré-
seau social X, la présidence nigé-
rienne avait du reste mis en
garde : « L’armée et la garde natio-
nale sont prêtes à attaquer les élé-
ments de la GP [garde présiden-
tielle] impliqués dans ce mouve-
ment d’humeur s’ils ne reviennent
pas à de meilleurs sentiments. » La
présence d’officiers issus de diffé-
rents corps de l’armée ainsi que
de la garde nationale, lors de l’an-
nonce télévisée du renversement
du président, démontre cepen-
dant que l’action a dépassé le ca-
dre d’une simple mutinerie de
quelques soldats.
Une délégation constituée en
urgence de la Communauté des
Etats d’Afrique de l’Ouest, menée
par le Béninois Patrice Talon, était
annoncée, jeudi 27 juillet, à Nia-
mey pour y conduire une média-
tion. « Une démission n’est même
dent Bazoum de le relever de ses
fonctions. Mais ses motivations
exactes demeurent floues. « C’est
un militaire droit dans ses bottes,
ce n’est pas du tout un politique. Je
ne crois pas qu’il cherche le pou-
voir », estimait le proche de Mo-
hamed Bazoum, qui l’a côtoyé à
plusieurs reprises.
Lors de son arrivée à la prési-
dence, en 2021, M. Bazoum avait
maintenu en poste cet officier à la
tête de l’unité la mieux équipée
du pays, forte d’au moins deux
mille hommes. L’un des membres
de l’entourage du président as-
sure qu’« il y a un an, de premières
alertes lui ont été données sur les
intentions du général », mais cel-
les-ci n’ont manifestement pas
été entendues. En avril, M. Ba-
zoum avait par ailleurs remplacé
le chef d’état-major des armées et
le patron de la gendarmerie.
Lorsque M. Bazoum avait vu son
pouvoir vaciller une première
fois, avant même son investiture
en 2021, le général Tchiani avait à
cette époque joué son rôle protec-
Au moins
1 500 militaires
français sont
implantés
sur une base
à Niamey, hors
forces spéciales
ment d’humeur ». Mais son pou-
voir apparaissait dès le départ
comme fragile alors que l’armée
est divisée et épuisée par des an-
nées de combat contre les grou-
pes djihadistes.
Sentiment antifrançais
Si la chute de Mohamed Bazoum
se confirme, la France et les Etats-
Unis perdront un de leurs der-
niers alliés en Afrique de l’Ouest.
Le Niger est l’un des partenaires
stratégiques, avec le Tchad, dans
cette lutte contre les groupes dji-
hadistes, alors que le sentiment
antifrançais n’a cessé de progres-
ser dans la région. Paris a ainsi
condamné par la voix de Cathe-
rine Colonna, la ministre des af-
faires étrangères, « toute tentative
de prise de pouvoir par la force ».
« Je me suis entretenu avec le pré-
sident Bazoum plus tôt dans la
matinée et je lui ai dit clairement
que les Etats-Unis le soutenaient
résolument en tant que président
démocratiquement élu du Niger.
Nous demandons sa libération im-
médiate », a déclaré pour sa part le
secrétaire d’Etat américain An-
tony Blinken. Niamey est égale-
ment un partenaire majeur des
Etats-Unis dans la région sur le
plan sécuritaire.
Si plusieurs officiels français
soulignent la volonté de Paris de
ne pas vouloir être en première li-
gne, l’ensemble de l’exécutif fran-
çais suit de très près la situation au
Niger. Le moment est difficile,
alors qu’Emmanuel Macron est en
dans le Pacifique, accompagné de
son ministre des armées, Sébas-
tien Lecornu, et de toute une par-
tie du cabinet de ce dernier.
Après avoir été contrainte de
quitter le Mali, c’est au Niger qu’a
été redéployée une part non né-
gligeable des effectifs et des
moyens de la défunte opération
« Barkhane ». Aujourd’hui, au
moins mille cinq cents militaires
français sont implantés sur une
base à Niamey – hors forces spé-
ciales –, avec notamment des avi-
ons de chasse et des drones Rea-
per. Le mandat des soldats fran-
çais n’est toutefois plus celui
d’une opération extérieure, mais
s’inscrit dans le cadre d’un ac-
cord bilatéral avec les autorités
nigériennes. Des opérations anti-
terroristes continuent ainsi
d’avoir lieu régulièrement, no-
tamment dans la zone des trois
frontières, aux confins du Mali et
du Burkina Faso.
Au-delà des effectifs militaires,
la France a aussi beaucoup in-
vesti au Niger ces dernières an-
nées en matière d’aide au déve-
loppement. En 2022, l’Agence
française de développement
(AFD) a encore engagé quelque
100 millions d’euros autour
d’une dizaine de projets dont
60 % sous forme de prêt – soit le
deuxième pays d’intervention de
l’AFD après le Sénégal.
Alors que certains regards se
tournent vers la Russie, comme à
chaque nouveau putsch sur le
continent, plusieurs sources
volatile.
Tôt dans la matinée, le président
a publié un message sur X pour la
première fois depuis le début du
coup de force : « Les acquis obte-
nus de haute lutte seront sauve-
gardés. Tous les Nigériens épris de
démocratie et de liberté y veille-
ront », a-t-il écrit, signant de ses
initiales « M.B. ». Contacté par Le
Monde, un de ses conseillers a as-
suré qu’il se trouvait toujours
dans sa résidence et qu’il « restait
président », qualifiant la situation
de « confuse ».
Hassoumi Massaoudou, un de
ses fidèles, qui était jusque-là mi-
nistre des affaires étrangères, s’est
dans le même temps proclamé
« chef du gouvernement de transi-
tion par intérim » dans un mes-
sage posté sur le même réseau so-
cial. « J’en appelle à tous les démo-
crates, à tous les patriotes, pour
mettre en échec cette aventure
porteuse de tous les périls pour no-
tre pays. Vive la démocratie », a-t-il
écrit, estimant que le coup de
force était l’acte « d’officiers fac-
tieux » et qu’ils se heurteraient « à
la levée de boucliers partout au Ni-
ger des forces démocratiques ».
« Ce n’est pas fini », veut croire le
conseiller de M. Bazoum. p
cyril bensimon,
morgane le cam,
anna sylvestre-treiner
et élise vincent
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VENDREDI 28 JUILLET 2023
Pour redorer son blason,
Poutine invite l’Afrique en Russie
Le Kremlin veut profiter du sommet des 27 et 28 juillet pour rassurer
ses alliés africains, inquiets des retombées de la guerre en Ukraine
Vladimir Poutine et le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, près de Saint-Pétersbourg (Russie), le 26 juillet. A. DEMYANCHUK/AFP
R
estaurer une image
abîmée, démentir l’im-
pression d’un isole-
ment international :
le sommet Russie-Afrique, qui
se tient à Saint-Pétersbourg
jeudi 27 et vendredi 28 juillet,
doit mettre en scène un Vladimir
Poutine en position de force,
alors qu’il s’efforce de recons-
truire sa stature auprès d’un con-
tinent plongé dans l’expectative
après les turbulences engen-
drées par l’invasion de l’Ukraine
il y a un an et demi.
La photo de famille attendue de
l’Afrique rassemblée autour du
chef du Kremlin sous la bannière
d’un « monde multipolaire » est
d’une importance cruciale dans
cette entreprise de réhabilitation
diplomatique. Le nombre de
présidents présents sera scruté :
ils étaient 43 lors de la première
édition de ce forum, à Sotchi en
octobre 2019. Cette fois-ci, ils
devraient être seulement 21,
moitié moins, selon le décompte
du Monde.
Alors que les Occidentaux ont
vivement encouragé leurs parte-
naires africains à ne pas se rendre
en Russie, des chefs d’Etat se sont
décommandés, comme Félix
Tshisekedi, président de la Répu-
blique démocratique du Congo
(RDC). « Ce ne sont en rien les pres-
sions des Occidentaux qui ont joué
dans notre décision, il y avait un
problème d’agenda du président,
explique une source de la prési-
dence de la RDC. Des pressions, il y
en a eu. Elles ne sont pas trop mé-
chantes et pas nouvelles : il y en a
depuis le déclenchement de la
guerre en Ukraine. »
L’offensive en Ukraine a changé
la donne en Afrique. Il y a quatre
ans, le sommet de Sotchi avait
campé une Russie conquérante,
se réengageant après un quart de
siècle d’effacement consécutif à
l’implosion de l’Union soviéti-
que. Le modèle était inédit : une
offre paramilitaire via la société
de mercenaires Wagner assortie
de la prédation de ressources et
d’opérations de cyberinfluence.
Mais depuis, l’enlisement de
l’armée russe sur les fronts
ukrainiens, les interrogations
sur les fêlures au sein du pouvoir
à Moscou ou les dégâts économi-
ques collatéraux (inflation,
aléas des approvisionnements
en céréales), nourrissent des
doutes au sein de certains pou-
voirs africains.
Face à ces interrogations, le
sommet de Saint-Pétersbourg
s’efforcera de sauver les acquis de
Sotchi. La Russie y jouera sa carte
maîtresse : une capacité à répon-
dre à une aspiration assez répan-
due en Afrique, celle de desserrer
l’étau d’une relation pesante avec
l’Occident.
Moscou sait habilement jouer
de la mémoire des luttes antico-
loniales que l’ex-URSS avait sou-
tenues à l’orée des indépendan-
ces. « L’Occident collectif n’a pas
surmonté son complexe de supé-
riorité et s’efforce de perpétuer
les pratiques néocoloniales », a ré-
pété le ministre russe des affaires
étrangères, Sergueï Lavrov, le
7 juin, à l’occasion de la Journée
de l’Afrique.
Fournir des gages
L’engagement de Moscou sur le
continent, qui s’est accéléré avec
la nécessité de contourner les
sanctions occidentales suite à
l’annexion de la Crimée en 2014, a
déjà apporté quelques précieux
dividendes diplomatiques.
L’Afrique n’a pas suivi les Occi-
dentaux dans la condamnation
de la guerre en Ukraine lors des
débats à l’Assemblée générale des
Nations unies. « Grâce à la Russie
et la Chine, les Occidentaux ne
peuvent plus nous intimider
comme ils le faisaient par le passé,
se félicite une source militaire au
Cameroun. La guerre en Ukraine
montre que les pays africains ont
une force qu’ils ignoraient. »
Mais convertir ces réserves en
loyauté pro-Kremlin est une tout
autre histoire. A Saint-Péters-
bourg, M. Poutine devra fournir
des gages, rassurer sur deux évé-
nements récents qui ont jeté le
trouble sur le continent. En pre-
mier lieu, le retrait de Moscou de
l’accord conclu à l’été 2022 avec
Kiev sur l’exportation des céréa-
les ukrainiennes via la mer Noire
pose la question de la continuité
des approvisionnements, notam-
ment vers l’Afrique. Le président
russe a d’ores et déjà annoncé que
la Russie est « capable de rempla-
cer les céréales ukrainiennes ».
L’autre incertitude à lever con-
cerne l’avenir de la présence de
Wagner en Afrique, un mois après
la tentative de mutinerie de son
chef, Evgueni Prigojine. L’affaire
Moscou sait
habilement jouer
de la mémoire
des luttes
anticoloniales
que l’ex-URSS
avait soutenues
à l’orée des
indépendances
est vitale pour certains régimes
qui ne tiennent que grâce à
l’appui du groupe paramilitaire.
« Le “coup” de Prigojine, cela
écorne l’image d’un président fort
et contrôlant tout, pointe une
source diplomatique à Moscou.
Les avis convergent : Wagner, fer
de lance de l’aventure africaine de
la Russie ces dernières années, est
trop enraciné dans certains pays –
le Mali, la République centrafri-
caine (RCA), la Libye ou le Soudan
– pour en être délogé aisément.
Dès le lendemain de l’éclate-
ment de la guerre en Ukraine, les
officiels russes étaient déjà mobi-
lisés pour rassurer leurs homolo-
gues africains sur la continuité de
leur soutien. Début mars 2022,
alors que Moscou venait juste de
lancer son « opération spéciale »,
le colonel Sadio Camara, ministre
de la défense malien qui a parti-
cipé aux deux coups d’Etat
(août 2020 et mai 2021) dans son
pays, s’était discrètement envolé
pour la Russie. M. Camara, qui
vient d’être sanctionné par le Tré-
sor américain, connaît bien la Rus-
sie : il y a été formé, tout comme
Choguel Maïga, premier ministre
du Mali, diplômé de l’Institut des
télécommunications de Moscou.
Depuis le coup d’Etat de 2020, la
coopération entre Bamako et
Moscou n’a cessé de se dévelop-
per sous la bannière de la guerre
contre les djihadistes et sur fond
de rupture avec Paris. L’effectif de
Wagner au Mali serait monté à
1 600 hommes, selon des sources
françaises. Les livraisons de maté-
riel de guerre se sont multipliées
sur le tarmac de l’aéroport de la
capitale. Au lendemain de la mu-
tinerie avortée d’Evgueni Prigo-
jine, M. Lavrov avait déclaré que le
travail des « instructeurs russes »
au Mali et en RCA « continuerait ».
La Centrafrique, où le groupe
paramilitaire a mis le pied dès
2017 est devenue le laboratoire de
Wagner en Afrique. Ses responsa-
bles y ont multiplié les terrains
d’intervention : garde préto-
rienne du président Touadéra,
combat contre des groupes rebel-
les, guerre informationnelle, ex-
traction minière et projets indus-
triels… Durant la guerre en
Ukraine, des rumeurs font état du
départ des mercenaires du pays ;
ils se déploient en réalité au Mali.
Suite au coup de force de Prigo-
jine, des informations contradic-
toires circulent annonçant tour à
tour leur départ, puis leur retour.
Au Soudan, le rôle de Wagner,
mêlant formation militaire et ex-
ploitation minière, a été tout
aussi décisif dans la percée russe à
partir de la fin 2017. Moscou gui-
gne la construction d’une base
navale à Port-Soudan, emprise de
la plus haute importance stratégi-
que qui lui permettrait ainsi de se
projeter vers la mer Rouge et
l’océan Indien.
Des acquis à préserver
En Libye, la présence de Wagner
aux côtés du maréchal Khalifa
Haftar en Cyrénaïque a fait du
pays un hub logistique entre la
Syrie et l’Afrique, utile pour le
transit d’hommes et d’équipe-
ments vers le Mali et la RCA.
Autant d’acquis sur le conti-
nent africain à préserver. Le
sommet de Saint-Pétersbourg
y trouve toute son importance.
Mais le modèle ciblé cultivé par
Moscou, principalement basé
sur l’offre sécuritaire et l’in-
fluence informationnelle au ser-
vice des élites, risque à terme de
montrer ses limites. A Sotchi
en 2019, Vladimir Poutine s’était
engagé à multiplier par deux les
échanges commerciaux entre la
Russie et l’Afrique, évalués alors à
20 milliards de dollars (18 mil-
liards d’euros).
Quatre ans plus tard, ils sta-
gnent à 18 milliards de dollars,
soit 5 % du commerce euro-afri-
cain et 6 % du commerce sino-
africain. Les investissements rus-
ses représentent moins de 1 % du
capital étranger implanté en Afri-
que. Des chiffres qui relativisent
l’influence politique de Moscou,
au regard de sa présence écono-
mique réelle. p
frédéric bobin
international | 3
Bangui, capitale
des mercenaires de
Wagner en Afrique
En Centrafrique, l’influence du groupe
paramilitaire n’a pas été entamée par
la tentative de rébellion en juin de son chef,
Evgueni Prigojine, contre le pouvoir russe
bangui - correspondance
E n Centrafrique, de nouvel-
les forces sont arrivées, et
nous contrôlons le terri-
toire. (…) Nous ne diminuons pas
notre présence, et nous sommes
prêts à augmenter nos contin-
gents. » Dans une interview dif-
fusée, le 25 juillet, sur la chaîne
prorusse Afrique Media et qui
circule de téléphone en télé-
phone à Bangui, Evgueni Prigo-
jine, le patron du Groupe Wa-
gner, a lui-même tenté de couper
court aux spéculations déclen-
chées par le mouvement com-
pris comme le départ de centai-
nes de ses hommes, observé
dans le pays au lendemain de son
éphémère rébellion en Russie,
un mois plus tôt.
Ces mouvements, comme sa
tentative de coup de force avortée
contre le pouvoir russe, ont semé
le trouble sur les rives de l’Ouban-
gui. La République centrafricaine
reste sous la menace de groupes
rebelles, et la sécurité de ses diri-
geants dépend largement des
mercenaires de Wagner. « On a
été stupéfaits. Très inquiets aussi,
car la Russie nous soutient contre
les terroristes de la CPC [Coalition
des patriotes pour le change-
ment, qui a tenté de renverser le
président Touadéra début 2021].
Si elle venait à se retirer, les grou-
pes armés pourraient ressurgir »,
reconnaît Héritier Doneng, direc-
teur de cabinet du ministère de la
jeunesse et des sports et figure de
la mobilisation en faveur de la
présence russe dans le pays.
« Très vite, le ministre des affai-
res étrangères russe nous a assuré
du maintien de la coopération
militaire, dit pour sa part Fidèle
Gouandjika, conseiller spécial du
président Touadéra. Nous avons
signé un accord de défense avec la
Russie, qui sous-traite aux para-
militaires, et aujourd’hui ceux-ci
sont même plus nombreux
qu’avant. » Des sources à Bangui
s’accordent désormais à dire que
les mouvements aériens consta-
tés ces dernières semaines cor-
respondraient à une réorganisa-
tion des forces avant le début de
la saison des pluies, plutôt qu’à
un départ.
« Soirées d’expatriés »
Dans les rues de Bangui, même
s’ils se font plus discrets, les mer-
cenaires – dont les effectifs sur
place étaient évalués par des
sources françaises, le 20 juillet, à
environ 1 200 hommes – sont
toujours bien présents. On les
croise attablés dans les restau-
rants, dans les supermarchés ou
essayant des baskets de seconde
main. Leurs pick-up équipés de
mitrailleuses font partie du pay-
sage. « Ils semblent mieux inté-
grés. On rencontre plus de fem-
mes. Certains sortent même sans
masque [alors que les mercenai-
res ont habituellement le visage
couvert] et vont jusqu’à faire des
apparitions dans les soirées d’ex-
patriés occidentaux », raconte un
Français installé à Bangui.
« Ils ont fait de la Centrafrique
un hub pour leurs opérations afri-
caines, en écartant les autres ac-
teurs internationaux, analyse
une source onusienne. Ils contrô-
lent l’aéroport, et le pays est de-
venu comme un trou noir d’où
leurs activités mafieuses s’éten-
dent sans aucun contrôle. »
Depuis son arrivée dans le pays,
fin 2017, le Groupe Wagner y a dé-
veloppé ses affaires dans le trafic
de minerais, mais aussi dans le
commerce de bois qui prospère,
Depuis son
arrivée dans
le pays, fin 2017,
Wagner a
développé ses
affaires dans le
trafic de minerais
et le commerce
de bois
comme en témoignent les con-
vois de grumes qui traversent la
capitale sous escorte. Des grands
panneaux publicitaires vantent
Africa ti L’or, une nouvelle marque
de bière produite localement par
une société affiliée à Wagner. Son
concurrent, le groupe français
Castel, a vu l’usine de sa filiale lo-
cale, la Mocaf, incendiée en mars.
Après plus de cinq années de
présence, le Groupe Wagner maî-
trise le terrain, dispose d’hom-
mes expérimentés et a installé
son emprise sur les hautes sphè-
res du pouvoir. « Ils sont trop bien
implantés pour partir, et le gou-
vernement ne donne aucun signe
de vouloir suivre le plan de retrait
des Etats-Unis », explique un di-
plomate. En décembre 2022,
comme Le Monde l’avait révélé,
Washington avait proposé à Faus-
tin-Archange Touadéra de for-
mer son armée et d’accroître son
aide humanitaire en échange du
renvoi des paramilitaires russes.
Plus de six mois plus tard et
malgré les tensions en Russie en-
tre Wagner et l’appareil étatique,
le statu quo semble prévaloir en
Afrique. Toujours présent en
Centrafrique malgré les rumeurs
sur son départ, Dmitri Sytyi, qui
coordonne les activités civiles de
Wagner sur place, est apparu
dans une vidéo consacrée aux
sanctions imposées le 20 juillet
par le Royaume-Uni à treize per-
sonnes et entreprises associées
au groupe. « Les sanctions je m’en
fous ! J’en ai déjà plein et cela ne
m’empêche pas de travailler », y
déclare-t-il. Dmitri Syty est l’un
des rares cadres de Wagner à
montrer son visage. Présent de-
puis le début des opérations du
groupe en Centrafrique, ce fran-
cophone de 34 ans avait été vic-
time, en décembre, d’un attentat
au colis piégé, dont les auteurs
restent inconnus. Depuis son re-
tour, il s’est impliqué dans l’orga-
nisation du référendum consti-
tutionnel prévu dimanche
30 juillet. Si le oui l’emporte, le
président Touadéra pourrait être
réélu autant de fois qu’il le sou-
haite. « On va continuer (…) sous le
leadership d’Evgueni Prigojine qui
fait beaucoup pour les pays afri-
cains, qui défend leur souverai-
neté, rend leur voix plus forte et
qui ne lâche jamais ses amis »,
promet M. Syty dans la vidéo.
Les mercenaires défendent leurs
alliés, mais aussi leur position.
Dans une rue de Bangui, un jeune
homme sort d’un véhicule aux vi-
tres teintées et sans plaque d’im-
matriculation pour distribuer des
prospectus. Il ne s’agit pas d’en-
courager les électeurs à voter en
faveur de la nouvelle Constitu-
tion, mais de rappeler la devise du
Groupe Wagner, en lettres cyrilli-
ques dorées : « Sang, honneur, jus-
tice, patrie, courage ». p
carol valade
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4 | international
Le patrimoine
d’Odessa dans
le collimateur
de la Russie
La cité portuaire ukrainienne
a essuyé cinq nuits consécutives
de frappes. Vingt-cinq édifices
classés à l’Unesco ont été touchés
REPORTAGE
odessa - envoyée spéciale
T
out naturellement,
Natalia Lavrova, guide
touristique à Odessa,
avait fixé rendez-vous
devant la cathédrale de la Transfi-
guration : les promenades histori-
ques commencent souvent à cet
endroit dans la grande ville por-
tuaire, dans le sud de l’Ukraine. Ce
dimanche 23 juillet, Natalia La-
vrova devait faire visiter la ville à
une famille de la région, le cadeau
d’anniversaire offert au fils aîné
pour ses 16 ans. La guide s’en dé-
lectait d’avance : la saga de la
Transfiguration, une des plus cé-
lèbres églises orthodoxes du pays,
figure parmi les morceaux de bra-
voure de son circuit à Odessa.
Démolie en 1936, comme la plu-
part des lieux de culte sous l’ère
soviétique, la cathédrale avait été
remplacée par un parc, des manè-
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
ges pour enfants, mais aussi des
toilettes publique ; une idée de
Staline pour humilier les reli-
gieux. Au début des années 2000,
le programme national de « re-
construction des monuments
perdus de l’histoire » avait permis
d’en rebâtir la réplique exacte, jus-
qu’au clocher, 72 mètres de haut,
repère pour les marins en mer.
Aussitôt, la Transfiguration avait
retrouvé sa place dans la tradition
odessite, comme si elle n’avait ja-
mais disparu. Mais, en ce matin de
juillet, l’histoire a rattrapé la guide
Odessa
Natalia : un missile russe, tiré de la
mer, a crevé le chœur de la cathé-
drale pendant la nuit. Chaque
jour, c’est maintenant une foule Odessa
en pleurs et en prière qui défile de-
vant les décombres et les icônes
brûlées, au milieu d’une poussière
blanche soulevée par le vent en
lourds tourbillons.
Du 19 au 24 juillet, Odessa et sa
région ont essuyé cinq nuits
“RUPTURE(S)”, “ÊTRE À SA PLACE” ET
“LES DÉBUTS” SONT DES SUCCÈS DE LIBR AIRIE
CLAIRE MARIN,
LA PHILOSOPHE
DE L’INTIME
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@M_magazine
Dans la cathédrale de la Transfiguration, à Odessa (Ukraine), le 25 juillet. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »
Kiev successives de bombardements,
faisant deux morts et vingt-deux
UKRAINE
blessés, l’attaque la plus violente
Mer Noire depuis le début de l’invasion
russe. Désormais, les voitures di-
Palais Tolstoï plomatiques n’en finissent pas de
Port dévaler les rues de la vieille ville,
croisant des organisations inter-
nationales, venues en pèlerinage :
Cathédrale les destructions dans le centre his-
de la Transfiguration torique focalisent tous les émois,
2 km
d’autant que la Russie affirme
n’avoir visé que des « cibles mili-
Bombardement russe taires ». Vingt-cinq bâtisses tou-
entre les 19 et 24 juillet
chées étaient classées au Patri-
Présence des troupes russes moine mondial de l’Unesco.
La misère a pris ses quartiers
« Je pensais qu’être répertorié nous
servirait de bouclier », reconnaît
Mykola Viknyansky, 46 ans, chef
d’entreprise. Lui-même avait été
un initiateur enthousiaste pour la
candidature de sa ville à l’Unesco,
présentée et acceptée au prin-
temps 2022, dans la fureur des pre-
miers combats. Comme chacun
des habitants d’Odessa, M. Vik-
nyansky a sa théorie sur les rai-
sons de l’acharnement russe con-
tre le passé et les vieilles pierres.
« Le Kremlin a échoué dans sa con-
quête de la ville. Alors il a décidé
d’emporter dans le désastre ce qu’il
estime être à lui, la cathédrale, les
demeures historiques. C’est l’éter-
nel retour de la folie russe et son an-
tienne : si tu ne m’appartiens pas,
disparais ! » Puis, d’un coup, l’en-
trepreneur se tait : en fait, il n’ar-
rive toujours pas à réaliser que les
destructions ont vraiment eu lieu,
reculant sans cesse le moment
d’aller les voir de ses propres yeux.
« Encore dix nuits comme les pré-
cédentes et nous pourrons de-
mander à l’Unesco de nous rayer
de sa liste : il n’y aura tout simple-
ment plus aucun patrimoine à
protéger », résume l’historien
Oleksandr Babytch. Pendant la
guerre, il a monté une association
de volontaires pour aider les sol-
dats au front : les donations ont
baissé de 70 % cette année. De-
puis que le port ne fait plus vivre
la ville, la misère y a pris ses quar-
tiers. M. Babytch a d’ailleurs son
avis à lui sur les bombardements
dans le centre historique : ils se-
raient des erreurs de tirs visant en
réalité les infrastructures mariti-
mes, juste en contrebas.
Si la cathédrale foudroyée est
aujourd’hui devenue le symbole
des attaques, le port a également
« Encore
dix nuits comme
les précédentes
et nous pourrons
demander à
l’Unesco de nous
rayer de sa liste »
OLEKSANDR BABYTCH
historien
été frappé. Mais, cette fois, c’est de
stratégie qu’il s’agit, pas d’em-
blème : l’essentiel des exporta-
tions du blé ukrainien, une des
grandes richesses du pays, transite
en effet par la « baie du pain », le
surnom d’une installation sur la
mer Noire. Cinq nuits durant, silos
et terminaux d’Odessa et de ses
ports satelllites ont été pilonnés
systématiquement, les installa-
tions de trois opérateurs au moins,
parmi les plus importants du mar-
ché, ont été détruites, 60 tonnes de
blé brûlées et 60 autres bloquées
alors qu’elles devaient partir vers
la Chine, détaille le nouveau gou-
verneur de la région, Oleh Kiper.
Les travaux de reconstruction
pourraient prendre plus d’un an.
Mais, contrairement au monde
très médiatique de la culture et du
patrimoine, celui de la mer et des
affaires s’est réfugié dans le si-
lence. « Avant, les opérateurs ne
parlaient pas par peur être bom-
bardés. Ils ont été bombardés, mais
ils ont toujours peur de parler »,
lance Chota Khajichvili, fondateur
et associé de l’entreprise agro-in-
dustrielle Risoil, une des premiè-
res sur le port. Aujourd’hui, il est
un des rares à considérer vital de
s’exprimer. « De toute façon, on va
tous être bombardés : autant par-
ler. » L’émotion semble soudain le
submerger, lui, le solide homme
d’affaires. Il allume une cigarette.
Puis une autre. Ses pensées le ra-
mènent chez lui, en Géorgie, son
pays dont les instances internatio-
nales avaient fait si peu de cas
en 2008, lorsque des colonnes rus-
ses sont entrées sur le territoire. Le
bureau de Chota Khajichvili est
maintenant bleu de fumée. Sa
voix se raffermit. Pour l’Ukraine, il
ne veut pas laisser faire.
Ici, la guerre du blé se conjugue à
celle des armes, et les frappes dans
la région constituent une nouvelle
escalade pour bloquer les exporta-
tions de Kiev, principal concurrent
de la Russie sur le marché du grain.
En 2022, un blocus de Moscou
avait d’abord empêché les navires
ukrainiens de sortir de la baie du
pain, crise finalement réglée, le
22 juillet 2022, par un accord signé
entre autres sous l’égide du prési-
dent turc, Recep Tayyip Erdogan. A
l’époque, M. Khajichvili n’arrivait
pas à saisir pourquoi les Russes
avaient signé, permettant à
l’Ukraine d’exporter 33 millions de
tonnes de blé en un an, via un cor-
ridor sécurisé. L’homme d’affaires
géorgien a fini par se forger une
analyse personnelle : et si l’accord
comportait des arrangements se-
crets ? Selon lui, les Russes ont be-
soin de circuits de contrebande
pour contourner les sanctions in-
ternationales, tandis que la Tur-
quie, aux prises avec une sévère
crise économique, est alors déses-
pérément en quête d’argent.
Le 17 juillet, un an après la mise
en place de cet accord, Moscou a
annoncé qu’il ne le prolongerait
pas. Et l’engrenage s’enclenche. Le
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
« C’est l’éternel
retour de la folie
russe et son
antienne : si tu ne
m’appartiens pas,
disparais ! »
MYKOLA VIKNYANSKY
chef d’entreprise
lendemain, le déluge de frappes
commençait à Odessa et sur ses
ports régionaux, y compris Reni,
petit terminal sur le Danube, pro-
che de la frontière roumaine. C’est
la première fois que la Russie ac-
croît le risque d’une confronta-
tion plus directe avec un membre
de l’OTAN. Selon le ministre des
affaires étrangères britannique,
James Cleverly, Moscou pourrait
encore faire un pas de plus en at-
taquant des navires civils en mer
Noire. Sur les marchés, le prix du
grain a déjà augmenté de près de
7,60 %, compromettant la sécu-
rité alimentaire mondiale.
Affiliée au patriarcat de Moscou
Dans la guerre du blé, la priorité
du Kremlin serait désormais de
faire plier les alliés occidentaux de
l’Ukraine. Des exigences ont été
posées pour son retour à la table
des négociations en mer Noire : fa-
ciliter ses propres exportations de
nourriture et d’engrais, ou encore
reconnecter une banque russe au
réseau de paiement international
Swift. Entre-temps, de nouvelles
voies de contrebande se seraient
ouvertes par le Kazakhstan, l’Ar-
ménie ou le Turkménistan. Une
rencontre est prévue en août en-
tre la Russie et la Turquie.
Dans la vieille ville d’Odessa, les
circuits de Natalia Lavrova se sont
transformés en une visite des rui-
nes : « Là, rue Gogol, voici une belle
bâtisse du XIXe siècle aux murs dis-
loqués. Il y a une dizaine d’années,
pour sa restauration, la façade gris
perle avait été repeinte en lie-de-
vin, seule teinte en stock à l’épo-
que. » Plus loin, les fenêtres du pa-
lais Tolstoï battent à tout vent, un
piano disparaît sous les gravats :
c’est celui sur lequel Franz Liszt
avait donné un récital en 1847. Une
procédure a été lancée pour de-
mander l’exclusion de la Russie de
l’Unesco, dont elle est membre.
Devant la cathédrale, un prêtre
récite des prières. Depuis tou-
jours, la Transfiguration est affi-
liée au patriarcat de Moscou et n’a
jamais condamné ouvertement
l’invasion russe. « Considérez-
vous que la frappe soit une puni-
tion de Dieu ? », demande timide-
ment au prêtre une journaliste. Il
balaie la question d’un geste. Ces
jours-ci, une légende est née : la
Transfiguration aurait volontaire-
ment attiré le missile, un sacrifice
pour sauver la ville. p
florence aubenas
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Hun Sen installe son fils à la tête du Cambodge
Hun Manet, 45 ans, militaire formé aux Etats-Unis, hérite d’un régime autoritaire gangrené par la corruption
bangkok -
correspondant en Asie du Sud-Est
E
n annonçant sa démis-
sion en direct à la télévi-
sion, mercredi 26 juillet,
le premier ministre cam-
bodgien Hun Sen, 70 ans, a enté-
riné la transition à laquelle il pré-
parait le pays depuis 2020 : son fils
aîné, le général Hun Manet, élu dé-
puté à Phnom Penh le 23 juillet,
prendra la tête du gouvernement
le 22 août, dès la première session
du nouveau Parlement.
Le scrutin du 23 juillet avait été
taillé sur mesure pour assurer
cette succession dynastique, ne lui
conférant qu’un mince vernis de
légitimité : la seule formation
d’opposition crédible avait été dis-
qualifiée et le Parti du peuple cam-
bodgien (PPC), le parti de Hun Sen,
a remporté 120 sièges sur 125. Pre-
mier ministre sans discontinuer
depuis « trente-huit ans, sept mois
et huit jours » comme il l’a énoncé
mercredi – il fait de sa longévité
une fierté – Hun Sen garde la main
en coulisse : il demeure président
du PPC, et présidera le conseil de la
Couronne (l’organe en charge de la
désignation du roi). Il a confirmé
qu’il prendrait la présidence du Sé-
nat, en février 2024, un poste qui
fera de lui le régent et le chef d’Etat
par intérim en cas de vacance du
trône, qui n’a pas de pouvoir politi-
que au Cambodge mais garde une
aura que l’insatiable Hun Sen est
soupçonné de convoiter.
A 45 ans, Hun Manet hérite d’un
régime qui reste une démocratie
formelle mais a pris un tournant
très autoritaire après les élections
de 2013 – lors desquelles le score de
l’opposition a été vu comme une
menace par le PPC –, tout en bascu-
lant dans l’orbite chinoise.
Manet naît en 1977, l’année où
son père, jeune chef de bataillon
khmer rouge, fait défection et re-
joint le Vietnam. Hun Sen sera
nommé ministre des affaires
étrangère par les forces commu-
nistes vietnamiennes qui renver-
sent Pol Pot en 1979, puis premier
ministre en 1985, à l’âge de 32 ans.
S’il est né dans le chaos et la pau-
vreté, Manet a donc grandi au sein
de l’élite. Dans le Cambodge que
les Nations unies ont doté d’une
démocratie modèle en 1993, son
père le destine à une carrière mili-
taire et l’envoie passer quatre ans
à l’académie militaire américaine
de West Point, dont il sortira avec
une licence d’économie en 1999.
Hun Manet obtiendra en 2002
Le cardinal contre le milicien : les chaldéens d’Irak en pleine discorde
Le patriarche Louis Sako et le chef d’un groupe armé pro-iranien se disputent le contrôle de cette communauté qui compte 400 000 fidèles
beyrouth - correspondante
L e torchon brûle entre le pa-
triarche catholique chal-
déen Louis Raphaël Ier Sako
et les autorités irakiennes. Le
22 juillet, le cardinal a quitté le
siège du patriarcat à Bagdad et
s’est réfugié dans un monastère
au Kurdistan irakien, dénonçant le
« silence » du gouvernement face à
la « campagne » menée contre lui
par Rayan Al-Kildani, le chef de la
milice chrétienne des Brigades de
Babylone. Le patriarche chaldéen
et son rival, devenu membre du
Parlement après s’être fait un nom
comme défenseur des chrétiens
durant la guerre contre l’organisa-
tion Etat islamique (EI), se dispu-
tent l’ascendant sur cette commu-
nauté, qui ne compte plus que
400 000 fidèles environ.
Le cardinal Sako s’est offusqué de
la révocation, le 12 juillet, par le
président, Abdel Latif Rachid, d’un
décret de 2013 reconnaissant sa
nomination comme patriarche de
Hun Sen garde
la main en
coulisse : il reste
président du
parti, et dirigera
le conseil
de la Couronne
une maîtrise dans le même do-
maine à l’université de New York,
puis décrochera un doctorat
d’économie à l’université de Bris-
tol en 2008. Sa thèse a pour titre :
« Qu’est-ce qui détermine la répar-
tition par taille des entreprises et
leur intégration structurelle ? ». Au
Cambodge, il poursuit une car-
rière militaire, jusqu’à son dernier
poste, commandant en chef des
armées. Il a été promu général
quatre étoiles en avril.
Ce parcours fera-t-il de lui un di-
rigeant plus « démocrate » et « pro-
occidental » que son père ? « On ne
sait pas à quel escient il utilisera
son éducation occidentale. Le Cam-
bodge est plein de ces gens qui ont
fait des études en Occident et utili-
sent leurs compétences pour s’enri-
chir aux dépens des autres », réagit
un journaliste cambodgien d’op-
position, qui requiert l’anonymat.
Contrôler les factions
D’autres sont moins catégoriques :
« Il y a un certain degré d’opti-
misme, Hun Manet et ceux qui vont
l’entourer ont une bonne forma-
tion. On dit dans l’armée qu’il n’y a
pas de corruption quand il est dans
les parages. La question est : saura-
t-il contrôler les factions ? », s’inter-
roge un chercheur cambodgien,
qui ne souhaite pas être cité. « On
dit au Cambodge qu’il n’est pas
aussi brutal que son père, mais sans
doute pas aussi rusé », ajoute-t-il.
Les frères et sœurs de Manet oc-
cupent tous des postes-clés au
sein du régime. L’une des filles de
Hun Sen contrôle les participa-
tions de la famille dans les mé-
dias et un grand nombre de so-
ciétés. Un autre fils, chef des ren-
seignements militaires, est nu-
méro deux de l’armée. Et un
troisième, qui a longtemps dirigé
les organisations de jeunesse du
PPC, doit occuper le poste de mi-
nistre de la fonction publique.
Car la succession génération-
nelle annoncée doit concerner
90 % des ministres, que le premier
ministre sortant a implorés dans
l’Eglise chaldéenne et lui confé-
rant l’administration des « biens
de l’Eglise ». Le président irakien a
invoqué l’inconstitutionnalité de
ce décret, au motif que l’Etat ne
peut se mêler des affaires de
l’Eglise. Le retrait « n’a pas pour but
de porter atteinte à la stature reli-
gieuse ou juridique du cardinal », a
insisté la présidence. La décision
rompt avec une tradition perpé-
tuée depuis le califat abbasside, au
Moyen Age. Les craintes du pa-
triarche ont été avivées par sa con-
vocation, le lendemain, par un tri-
bunal de Bagdad, à la suite d’une
plainte pour diffamation déposée
contre lui par Rayan Al-Kildani.
Washington a dénoncé un « har-
cèlement » et un « coup porté à la li-
berté religieuse ». L’ambassade du
Vatican à Bagdad a regretté des
« malentendus » et des « agisse-
ments inappropriés ». Le bureau de
l’ayatollah Ali Al-Sistani, la plus
haute autorité chiite, a exprimé sa
« consternation » face au sort ré-
servé au cardinal Sako, tout
Hun Manet, à Phnom Penh, le 21 juillet. CINDY LIU/REUTERS
son discours du 26 juillet de se « sa-
crifier » – comme il est « le premier
à le faire », a-t-il précisé – pour cé-
der leur « poste de commande-
ment » et accepter d’autres posi-
tions « plus en retrait ».
Pour maintenir au pouvoir son
clan, Hun Sen a érigé le clienté-
lisme en mode de gouvernance,
distribuant les prébendes aux
autres clans constitués autour de
ses anciens camarades de combat
et les oligarques qui leur sont pro-
ches. Parmi les plus puissants de
ces clans figurent celui du minis-
tre de l’intérieur Sar Kheng, et du
ministre de la défense, Tea Banh.
Or, tous deux vont céder leur mi-
nistère à leurs fils, de potentiels ri-
vaux pour Hun Manet.
L’un des enjeux pour Hun Manet
sera d’améliorer la qualité d’une
croissance économique spectacu-
laire (+ 7,7 % en moyenne de 1998 à
2018), mais dont l’effet est atténué
par une explosion des inégalités et
de la corruption. Si les tours et les
magasins de luxe ont poussé à Ph-
nom Penh, où il n’est pas rare
comme l’Association des oulémas
sunnites. Interlocuteur incontour-
nable de la minorité chrétienne en
Irak, le cardinal Sako a œuvré sans
relâche pour obtenir un soutien
international pour sa commu-
nauté, persécutée par les djihadis-
tes. Il a été l’architecte de la visite
du pape François en Irak en 2021, et
de la rencontre entre le souverain
pontife et l’ayatollah Ali Al-Sistani.
Sanctions américaines
Depuis le début de la guerre con-
tre l’EI en 2014, le patriarche chal-
déen et Rayan Al-Kildani se livrent
bataille. « Cette bataille témoigne
de la militarisation sans précédent
au sein des communautés chré-
tiennes et yézidies dans le sillage de
la guerre contre l’EI, ainsi que d’un
phénomène accru de compétition
intracommunautaire en Irak », es-
time le chercheur Hardy Mede.
Dès la création des Brigades de Ba-
bylone en 2014, le cardinal Sako
s’est opposé au recrutement de
volontaires chrétiens et au titre de
Les ministres de
l’intérieur et de
la défense vont
tous deux céder
leurs ministères
à leurs fils, de
potentiels rivaux
pour Hun Manet
d’apercevoir dans les rues une
Rolls-Royce ou une Lamborghini,
75 % de la population cambod-
gienne vit dans les campagnes. Le
Cambodge est aussi classé à la
150e place des pays les plus cor-
rompus par l’ONG Transparency
International. « Un pour cent de la
population accapare 16,3 % de la ri-
chesse du pays, et 10 % en détien-
nent 45 %. Depuis le Covid, le taux
de personnes vivant sous le seuil de
pauvreté atteint sans doute à 20 %,
contre 17,8 % en 2019. Mais surtout,
beaucoup de personnes en sont très
« cheikh Al-Kildani » (« le chef des
chaldéens » en arabe) que
l’homme originaire d’Al-Qosh,
dans la plaine de Ninive, haut lieu
du christianisme dans le nord de
l’Irak, s’était attribué.
Partisan d’une posture de neu-
tralité pour les chrétiens d’Irak, le
cardinal Sako a critiqué la proxi-
mité du chef de milice avec le gé-
néral iranien Qassem Soleimani,
tué par une frappe américaine à
Bagdad en janvier 2020. Les Briga-
des de Babylone, qui recrutent
aussi parmi la minorité shabak
chiite, ont rejoint les unités de la
mobilisation populaire, une force
progouvernementale dominée
par les milices chiites pro-iranien-
nes. Elle a été accusée de saisies il-
légales de terres dans la province
de Ninive et de corruption. Rayan
Al-Kildani est, lui, visé depuis 2019
par des sanctions américaines
pour des allégations de « graves
violations des droits de l’homme. »
Le chef de milice a entamé une
ascension politique grâce à ses
international | 5
proches. Il suffit d’un seul incident
grave de santé, pour les paysans ou
ceux qui viennent à la ville faire des
petits boulots, pour qu’ils perdent
toutes leurs économies et vendent
leurs terres », explique Penh Pech
Pisey, directeur local de Transpa-
rency International.
Les conflits autour des titres de
propriété, nombreux au sortir de
la période khmère rouge (1975-
1979), continuent sous d’autres
formes : des oligarques enrichis
grâce à leur proximité avec le pou-
voir sont soupçonnés d’être enga-
gés dans la prédation des terres,
alors que les voies de recours, à tra-
vers la presse et les ONG, ont été en
grande partie fermées.
Hun Manet, qui reçoit en legs
deux prisonniers politiques de re-
nommée internationale – l’oppo-
sant Kem Sokha, condamné en
mars à 27 ans de prison, et la mili-
tante américano-cambodgienne
Theary Seng, qui purge six ans de
détention et est en grève de la
faim –, osera-t-il mettre en ques-
tion le verrouillage imposé par
liens avec les factions chiites pro-
iraniennes, ainsi qu’avec l’Union
patriotique du Kurdistan (UPK). Il
a réalisé une percée aux législati-
ves de 2021, en remportant quatre
des cinq sièges réservés à la mino-
rité chrétienne au Parlement, la-
minant la liste soutenue par le
cardinal Sako. Pour les chercheurs
Yaqoub Beth-Addai et Michael
Knights, du Washington Institute
for Near East Policy, cette victoire
a été permise par les milliers de
voix que ses candidats ont reçues
de provinces à majorité chiite.
« Rayan Al-Kildani a réussi à s’im-
poser comme un acteur central à
Mossoul et dans la plaine de Ninive
en séduisant une partie de la com-
munauté chrétienne », souligne
Hardy Mede. Il aimerait peser
dans la nomination du futur pa-
triarche, Mgr Sako ayant annoncé
qu’il remettrait sa charge au pape
à 75 ans, un âge qu’il vient d’attein-
dre. Le chef de milice a coopté des
chefs religieux chrétiens, en
jouant de l’animosité de certains
son père ? Rien n’est moins sûr. Il
pourrait en revanche mener des
purges au nom de la lutte contre la
corruption et la criminalité pour
consolider son pouvoir.
Hun Sen a gouverné avec un de-
gré assumé de violence physique
et verbale envers l’opposition – sa
menace en janvier d’« envoyer des
gens » chez les militants de l’oppo-
sition qui le critiquaient lui a valu
récemment d’être suspendu de Fa-
cebook – mais la criminalité, en
partie due à l’implantation de ré-
seaux venus de Chine, a prospéré.
Sur la page Facebook de Hun Ma-
net, qui affiche le slogan « Stop
wishing, start doing », (arrêtez de
désirer, commencez à faire) son
dernier post, à 3 heures du matin,
mardi 25 juillet, montre le futur
premier ministre se prenant en
photo dans le miroir face à lui, as-
sis en short et tee-shirt sur un banc
de musculation, de gros haltères
posés devant lui. Une manière
peut-être de signaler qu’il sera, lui
aussi, un « homme fort ». p
brice pedroletti
envers le cardinal Sako, à qui ils re-
prochent sa « politisation » et sa
proximité avec le clan Barzani, qui
domine le Kurdistan irakien. Les
Barzani soutiennent la formation
d’une liste chrétienne pour faire
barrage à M. Kildani aux élections
provinciales de novembre 2023.
Le cardinal Sako a proposé, non
sans sarcasme, au « protecteur de
la Constitution » – le président –
de confier à M. Kildani l’adminis-
tration « des biens de l’Eglise ».
Rayan Al-Kildani a nié toute collu-
sion avec le président, une figure
de l’UPK. Le patriarche chaldéen
et le député s’accusent mutuelle-
ment d’accaparer des propriétés à
Bagdad et dans la plaine de Ninive
appartenant à des chrétiens qui
ont fui depuis 2003. L’enjeu de la
bataille porterait aussi sur la di-
rection des affaires religieuses et
des minorités, un poste gouver-
nemental stratégique, actuelle-
ment vacant, auquel M. Kildani
veut imposer son candidat. p
hélène sallon
6|
PLANÈTE
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

Jim Skea désigné à la tête du GIEC

L’Ecossais sera chargé de superviser les travaux de centaines de scientifiques pour le reste de la décennie

L
a science climatique a un
nouveau visage. Le Bri-
tannique Jim Skea, bien-
tôt 70 ans, a été élu, mer-
credi 26 juillet, président du
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat
(GIEC), dont les rapports établis-
sent le consensus scientifique sur
le dérèglement climatique. Il a été
choisi par 57 % des voix face à la
Brésilienne Thelma Krug (43 %),
après le vote des 195 Etats mem-
bres de l’institution à Nairobi, au
Kenya. Ce nouveau patron dirigera
les travaux de centaines de scienti-
fiques pour le reste de la décen-
nie. Il remplace le Sud-Coréen
Hoesung Lee, désigné en 2015.
Jim Skea, enseignant en éner-
gies durables à l’Imperial College
de Londres, était le coprésident du
groupe de travail 3 du GIEC sur
l’atténuation du changement cli-
matique de 2015 à 2023. Cet Ecos-
sais, impliqué dans l’institution
onusienne depuis les années
1990, préside la commission écos-
saise pour une transition juste, et
a également cofondé le comité
britannique sur le changement
climatique, qui évalue les politi-
ques et éclaire le gouvernement
et le Parlement.
Face à la « menace existentielle »
que représente le changement cli-
matique, Jim Skea veut donner
« trois priorités » à sa présidence :
« améliorer l’inclusion et la diver-
sité, protéger l’intégrité scientifi-
que et la pertinence politique des
rapports d’évaluation du GIEC, et
utiliser efficacement les meilleures
données scientifiques disponibles Le Britannique Jim Skea, enseignant en énergies durables, lors d’une session du GIEC, à Genève, le 2 août 2019. FABRICE COFFRINI/AFP
sur le changement climatique », a-
t-il déclaré devant les délégués des
pays, selon un communiqué de étaient, outre Thelma Krug, unique vise à s’assurer que les servé de postes, avec un équilibre que le réchauffement n’atteigne
presse de l’instance. « Il apporte ancienne chercheuse à l’Institut
Le président du gouvernements en endossent les entre pays développés et pays en ou ne dépasse 1,5 °C », l’objectif le
un retour d’expérience sur la tran- national de recherches spatiales GIEC a surtout conclusions. développement aux plus hautes plus ambitieux de l’accord de Pa-
sition juste, mais il est dommage au Brésil et déjà vice-présidente Le président du GIEC est le ga- responsabilités. La France a pré- ris, rappelle Valérie Masson-Del-
que le nouveau président ne soit du GIEC, la Sud-Africaine Debra
un rôle de rant de l’institution. Il dirige les as- senté la candidature de Robert motte. « L’enjeu sera donc celui de
pas plus jeune et dans une produc- Roberts, biogéographe spécialiste représentation et semblées plénières où sont prises Vautard, directeur de l’Institut la mise en œuvre des politiques afin
tion de connaissances active », de l’urbanisation et actuelle co- les décisions. Il supervise en outre Pierre-Simon Laplace, au poste de de comprendre comment lever les
juge la paléoclimatologue Valérie présidente du groupe de travail 2
d’intermédiaire le rapport de synthèse, qui clôt le coprésident du groupe 1. S’il est barrières à l’action », estime Kari
Masson-Delmotte, qui quitte son de l’instance, consacré aux im- avec les cycle d’évaluation. Mais il a, sur- élu, cet expert des climats extrê- De Pryck. Les politiques actuelles
poste de coprésidente du groupe 1, pacts du changement climatique tout, un rôle de représentation et mes succéderait à Mme Masson- des Etats mettent la planète sur
consacré aux bases physiques du sur les sociétés et les écosystè-
décideurs d’intermédiation avec les déci- Delmotte, récompensée par de une trajectoire de réchauffement
changement climatique. mes, ainsi que le climatologue politiques deurs politiques. Finalement, les nombreuses distinctions. de 2,8 °C à la fin du siècle.
belge Jean-Pascal van Ypersele, postes « les plus importants en ter- La nouvelle équipe, une fois dé- Ces dernières années, de nom-
Sous l’égide de l’ONU candidat malheureux de la der- mes d’avancées de la science » sont signée, sera chargée de mener les breuses voix se sont fait entendre
M. Skea devient le cinquième pré- nière élection et ancien vice-pré- tences scientifiques et politiques. plutôt les coprésidents des trois travaux du septième cycle d’éva- pour appeler à réformer le GIEC,
sident du GIEC, créé en 1988 sous sident du GIEC. Tous sont âgés de « Le président doit avoir un haut groupes de travail du GIEC, juge luation. Ce septième rapport sera, qui, après avoir été accusé d’être
l’égide de l’ONU afin d’évaluer et 62 à 72 ans. profil scientifique mais également Kari De Pryck. « Ce sont eux qui diri- comme les précédents, constitué alarmiste, notamment par les cli-
de synthétiser l’état des connais- La nomination de deux femmes des compétences diplomatiques, gent la production selon leur vision de trois volets et d’une synthèse, matosceptiques, s’avère en réalité
sances scientifiques sur le chan- candidates était une première. De pour être capable de dialoguer et creusent les questions qu’ils ju- qui sont attendus d’ici à cinq à conservateur, du fait de son orga-
gement climatique – ses causes, nombreuses voix poussaient avec les gouvernements et de faire gent importantes », déclare-t-elle. sept ans. Des rapports spéciaux nisation par recherche de consen-
ses conséquences, les solutions pour que l’une d’elles devienne des compromis », explique Kari De devraient également voir le jour, sus. Son fonctionnement, très bu-
pour le limiter. Les épais rapports présidente et représente l’Afrique Pryck, enseignante-chercheuse à Décennie « critique » dont l’un, notamment, sera con- reaucratique, est également mar-
du GIEC, publiés tous les cinq à ou l’Amérique du Sud, ce qui aurait l’université de Genève et autrice Les trente-trois autres membres sacré aux villes. qué par l’ingérence de certains
sept ans, aiguillent les décideurs été inédit également. La féminisa- de GIEC. La Voix du climat (Presses du bureau du GIEC seront élus Le prochain rapport de synthèse pays, qui parviennent à amoindrir
politiques et servent de base aux tion de l’instance progresse mais de Sciences Po, 2022). Un profil d’ici à vendredi 28 juillet par les risque d’être publié après 2030, certaines conclusions. Un autre
négociations climatiques. Le reste lente : environ 30 % des hybride à l’image du GIEC, qui voit Etats membres. Leur sélection se soit au terme d’une décennie qua- enjeu réside dans la temporalité
Groupe a reçu le prix Nobel de la auteurs des rapports du dernier les scientifiques négocier avec les fera en fonction des compétences lifiée de « critique » par le GIEC des cycles d’évaluation, qui se sont
paix en 2007, conjointement avec cycle d’évaluation sont des fem- délégations gouvernementales, des candidats mais aussi d’enjeux pour la réduction des émissions espacés avec le temps, en décalage
l’ex-président américain Al Gore. mes, contre 10 % auparavant. Tous notamment lors de l’approbation géographiques, chaque continent de gaz à effet de serre. « Ce sera le avec l’urgence climatique. p
Les trois autres candidats en lice les candidats cumulaient compé- des rapports. Ce fonctionnement se voyant attribuer un nombre ré- dernier cycle d’évaluation avant audrey garric

Le gouvernement veut « tripler l’effort » pour renouveler les forêts

L’un des objectifs du plan national présenté par le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, est de replanter un milliard d’arbres d’ici à dix ans

R alentissement de la crois-
sance des arbres, multipli-
cation des incendies, affai-
blissement du puits de carbone…
La forêt française est en première
ligne des conséquences du chan-
gement climatique, ont rappelé
Marc Fesneau, le ministre de
l’agriculture et de la souveraineté
alimentaire, et Sarah El Haïry, la
nouvelle secrétaire d’Etat à la bio-
diversité, mercredi 26 juillet, lors
d’un déplacement dans le Loiret.
Pour assurer « le devenir de ces
écosystèmes aussi importants que
fragiles », le ministre a présenté
les contours de ce qui devrait de-
venir à l’automne le plan national
du renouvellement forestier.
L’objectif avait été annoncé par
Emmanuel Macron, le 28 octo-
bre 2022, après un été d’incen-
dies : planter « un milliard d’ar-
bres » d’ici à dix ans, soit « 10 % de
notre forêt ». Pour y parvenir,
il faudra « tripler l’effort consacré
à la forêt française », selon
M. Fesneau.
L’objectif est ambitieux d’autant
que ce milliard d’arbres ne prend
pas en compte ceux qui pour-
raient être plantés dans le cadre
de la végétalisation des villes ou
ceux prévus dans le cadre du pro-
gramme de France Relance, vi-
sant à replanter 7 000 kilomètres
de haies et d’arbres. Pour le mo-
ment, les moyens alloués à la
nouvelle politique forestière sont
en discussion, notamment dans
le cadre du projet de loi de finan-
ces pour 2024. Il s’agirait de pé-
renniser chaque année les
150 millions d’euros de France
2030, promis en octobre 2021
pour le renouvellement de la fo-
rêt, qui seront versés une fois seu-
lement, et même d’augmenter
cette somme, ce qui constituerait
alors une part importante des « 8
à 10 milliards d’euros qui seront
nécessaires à ce renouvellement ».
Selon le rapport d’un groupe
issu du Conseil supérieur de la fo-
rêt et du bois, remis mercredi aux
ministres, 15 % de la forêt métro-
politaine nécessiterait une « ac-
tion volontaire dans les dix pro-
chaines années ». Mais, en tenant
compte de la structure de la pro-
priété (les trois quarts du couvert
forestier sont privés), seule 10 %
de la forêt métropolitaine pour-
rait vraiment faire l’objet d’ac-
tions de renouvellement ou d’en-
richissement.
« Fausse diversification »
Parmi les pistes de développe-
ment évoquées mercredi figure
le travail sur l’organisation pro-
fessionnelle de la forêt, en tenant
compte aussi bien de la produc-
tion que de l’utilisation du bois.
Le ministère de l’agriculture a
aussi évoqué le développement
des crédits carbone ainsi que « les
paiements pour services environ-
nementaux » rendus par la forêt.
La question de la souveraineté
de la filière est au centre des pré-
occupations gouvernementales.
« L’idée est de mettre en place et de
renforcer les circuits courts pour la
production de bois, de redonner
de la valeur à la forêt après des
années de dépréciation, et d’éviter
que du bois parte à l’étranger pour
revenir transformé », explique-
t-on au ministère de l’agriculture.
Ce « changement de paradigme »
sur la forêt ne convainc guère Syl-
vain Angerand, coordinateur des
campagnes pour l’association Ca-
nopée : « On est en train de mettre
de l’argent dans de la mal-adapta-
tion, pour détruire de la forêt avec
des coupes rases qui, dans le docu-
ment, se retrouvent derrière les ter-
mes de “plantation en plein”. » Il
dénonce aussi la « fausse diversifi-
cation » de la forêt. Dans le cadre
des programmes financés par
France Relance (2020-2022), la
première essence plantée était
un résineux, le douglas, suivi du
chêne puis du pin maritime. Cette
stratégie de renouvellement de
la forêt doit encore faire l’objet
d’arbitrages de la part des diffé-
rents ministères concernés et,
surtout, passer par le crible de
discussions budgétaires. p
rémi barroux
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VENDREDI 28 JUILLET 2023
Ce que révèle l’ADN de deux
familles du néolithique
Les analyses réalisées sur 94 individus d’une nécropole
de l’Yonne dévoilent un pan de l’organisation sociale
de populations du Bassin parisien, il y a 6 500 ans
E
n à peine une décennie,
l’analyse de l’ADN an-
cien, qui a valu au Sué-
dois Svante Pääbo l’attri-
bution du Nobel de médecine,
en 2022, a révolutionné l’étude
des populations disparues, au
point de dévoiler de plus en plus
finement leurs structures socia-
les. En témoigne une nouvelle
étude d’une ampleur inédite, pu-
bliée dans Nature, le 27 juillet, qui
dessine l’arbre généalogique de
deux familles du néolithique,
qui vivaient il y a environ
6 500 ans dans l’Yonne.
« Trouver autant d’individus ap-
parentés dans un seul site, c’est
complètement fou ! », se réjouit
Maïté Rivollat. La jeune cher-
cheuse, aujourd’hui postdocto-
rante à l’université de Gand (Bel-
gique), est la première autrice de
l’étude, qui a été conduite depuis
2017, en coopération entre l’uni-
versité de Bordeaux et l’Institut
Max-Planck d’anthropologie évo-
lutive de Leipzig (Allemagne), di-
rigé par Svante Pääbo.
Les restes humains sur lesquels
les analyses génétiques ont été
effectuées sont entreposés à l’os-
téothèque de Pessac (Gironde).
Ils proviennent du site des Noi-
sats, à Gurgy, dans l’Yonne, une
nécropole du néolithique, qui
avait fait l’objet de fouilles pro-
grammées, dirigées par Sté-
phane Rottier (université de
Bordeaux, CNRS) entre 2004 et
2007. Les restes de 128 individus
avaient alors été dégagés, avec
des datations au carbone 14, qui
laissaient penser qu’ils avaient
été inhumés là sur une période
d’un millénaire.
Mais l’ADN ancien change tota-
lement cette perspective, contrac-
tant le temps et les générations.
Les analyses génétiques, désor-
mais quasi industrielles, condui-
tes à Leipzig, ont révélé le génome
complet de 94 individus et fait ap-
paraître la présence de deux fa-
milles. La famille A comptait
64 apparentés (20 de sexe fémi-
nin et 44 de sexe masculin) sur
sept générations. L’autre, dési-
gnée B, associait 12 personnes
(7 de sexe féminin et 5 de sexe
Climat : le nombre de contentieux a plus que doublé en cinq ans
Selon un rapport des Nations unies, les actions en justice sont en passe de devenir « un levier essentiel pour garantir l’action climatique »
P lus les températures s’em-
ballent, plus les actions en
justice liées à la crise clima-
tique se multiplient. Le nombre de
contentieux a plus que doublé en
cinq ans dans le monde, selon un
rapport publié jeudi 27 juillet par
le Programme des Nations unies
pour l’environnement (PNUE), à
la veille du premier anniversaire
de l’adoption par l’ONU d’une ré-
solution reconnaissant « le droit à
un environnement sain ». Le nom-
bre de recours a bondi de
884 en 2017 à 2 180 en 2022, selon
les données compilées pour le
PNUE par le Sabin Center for Cli-
mate Change Law de l’université
de Columbia (Etats-Unis).
Le rapport permet tout d’abord
d’établir une mappemonde des
contentieux climatiques. Comme
lors de la première édition, en 2017,
les Etats-Unis concentrent la
grande majorité (environ 70 %)
des cas (1 522) mais, alors que leur
nombre avait quasiment doublé
entre 2017 (654) et 2020 (1 200), la
progression s’est ralentie depuis.
masculin) sur cinq générations.
Parmi les 18 individus restants,
11 n’avaient aucun lien de parenté
avec ces deux lignées, et 7 y
étaient connectés avec un ou
deux degrés d’éloignement.
L’article ne parle volontaire-
ment pas de familles, mais de
« pedigree », un terme « plus neu-
tre, moins chargé en dimensions
sociales, que l’on ne connaît pas »,
précise Maïté Rivollat. En revan-
che, ce qui ressort sans ambi-
guïté, c’est que la constitution de
ces groupes était principalement
régie par la patrilocalité – une or-
ganisation où la femme quittait
sa communauté d’origine pour
venir résider dans le groupe de
son époux. « Tous les individus
dans chaque arbre sont apparen-
tés via leur père », décrit la cher-
cheuse, tandis qu’il manque
beaucoup trop de femmes, signe
qu’elles sont parties dans
d’autres groupes.
La marque du terroir
Il y a des exceptions. L’échantillon
étudié comporte aussi « quelques
femmes qui ne sont pas parties, ou
pas encore parties, ou revenues,
note Maïté Rivollat. Deux ont eu
des enfants enterrés là, ce qui ne
rentre pas dans ce schéma général
de la patrilocalité. » Celle-ci est
mise en évidence par d’autres in-
dices fournis par les analyses des
dents et leur composition isoto-
pique en strontium. Elle permet
de savoir si les individus ont
grandi à Gurgy ou dans ses envi-
rons immédiats, ou si leur ali-
mentation durant l’enfance a
laissé la marque d’un autre ter-
roir. C’est le cas pour une majorité
Les unions
polygames
étaient rares
« et peut-être
socialement
proscrites »,
selon les
chercheurs
Le volume des cas a quasiment tri-
plé dans le reste du monde, pas-
sant de 230 à 658 en cinq ans. Loin
derrière les Etats-Unis, l’Australie
(127) et le Royaume-Uni (79) totali-
sent le plus de contentieux.
Au sein de l’Union européenne,
62 actions en justice ont été entre-
prises dont plus de la moitié en
Allemagne (38) et du tiers en
France (22). Elles commencent
aussi à s’étendre dans les pays en
développement (Nigeria, Kenya,
Ouganda, Pakistan, Philippines,
Pérou…), qui représentent désor-
mais 17 % des cas.
« Loin d’être à la hauteur »
Deuxième enseignement, les po-
pulations les plus vulnérables aux
effets du dérèglement climatique
parviennent de plus en plus à faire
entendre leur voix. Trente-qua-
tre recours ont été lancés par ou au
nom d’enfants ou de jeunes de
moins de 25 ans. Au Pakistan et en
Inde, des plaintes ont été déposées
par des fillettes de 7 ans et 9 ans :
elles accusent la faiblesse des poli-
de femmes, qui semblent être ve-
nues d’ailleurs.
L’évitement de la consanguinité
à travers l’exogamie est quasi uni-
versel dans les populations hu-
maines. La patrilocalité caracté-
rise 70 % des groupes humains.
Elle était déjà présente chez les
néandertaliens, comme l’a mon-
tré, fin 2022, une étude dirigée par
Svante Pääbo, portant sur 11 indi-
vidus datés de 55 000 ans et trou-
vés dans une grotte sibérienne.
A Gurgy, la proximité familiale
se retrouve dans la mort : les ap-
parentés étaient inhumés dans
une même zone de la nécropole,
ce qui implique que les tombes,
que rien ne trahissait avant la
fouille, « étaient à l’origine visibles
et marquées à la surface », écri-
vent les chercheurs. Ce qui sug-
gère aussi que le groupe « savait
qui était enterré où » et qu’il
« avait une compréhension de la
généalogie ou de la descendance ».
Contrairement à des observa-
tions récemment publiées sur une
tombe anglaise du néolithique, on
n’a identifié aux Noisats aucun de-
mi-frère ou sœur, ce qui indique
que les unions polygames étaient
rares « et peut-être socialement
proscrites ». Par ailleurs, le rema-
riage avec le frère ou la sœur d’un
défunt était peu commun.
L’image que dessine l’analyse
ADN est celle d’une nécropole qui
aurait d’abord accueilli les restes
incomplets – seuls ont été trouvés
les os longs, mais pas le crâne –
d’un homme adulte baptisé
GLN270B, principal ancêtre mas-
culin de la famille A. On ne lui
connaît qu’un seul fils sur le site,
mais, ensuite, sa descendance ex-
plose. « On pense que cet ancêtre a
été ramené là d’un autre site, où
ses autres enfants morts avaient
dû rester inhumés, avance Maïté
Rivollat, car on n’en retrouve pas la
trace à Gurgy. » Alors que ses pe-
tits-enfants y sont enterrés. Là en-
core le strontium épaule la géné-
tique, puisqu’il indique que les
premières générations avaient
grandi ailleurs.
Si bien que si jusqu’à sept géné-
rations sont représentées à
Gurgy, l’occupation réelle a
tiques climatiques de leurs pays
de mettre en danger leur avenir.
Dans une décision historique
rendue en avril 2021, la Cour cons-
titutionnelle de Karlsruhe, en Al-
lemagne, a obligé Berlin à revoir
ses objectifs climatiques à la
hausse, au motif que les libertés
des « générations futures » – et en
particulier leurs droits fonda-
mentaux à la vie et à la santé –
étaient menacées par le « fardeau
écrasant » de la réduction des
émissions de gaz à effet de serre
envisagée après 2030. Les juges
ont retoqué la loi climat alle-
mande de 2019, estimant qu’elle
reportait sur les épaules des géné-
rations à venir le gros des efforts à
fournir pour freiner le change-
ment climatique et leur impose-
rait par conséquent des « restric-
tions encore plus sévères ».
De manière générale, l’« inac-
tion » des gouvernements ou leur
incapacité à tenir leurs engage-
ments pour atténuer ou s’adapter
au changement climatique sont
souvent au centre des conten-
probablement été plus courte et
duré moins d’un siècle. A ce pro-
pos, deux hypothèses sont avan-
cées par les chercheurs. Ce faible
temps de résidence pourrait être
lié à la dégradation relativement
rapide des habitations, déjà docu-
mentée pour cette période – entre
vingt et cent ans. Leurs occu-
pants, plutôt que les retaper, pré-
féraient-ils repartir de zéro
ailleurs ? Autre hypothèse, pas
forcément incompatible, l’épui-
sement des sols par ces premiers
paysans, qui pouvaient trouver
suffisamment d’espace alentour
favorable à la culture et à l’éle-
vage. Malheureusement, les res-
tes archéologiques contempo-
rains à Gurgy, inexistants, ne per-
mettent pas d’aller au-delà des
spéculations.
La présence d’un seul gobelet re-
trouvé dans la nécropole ne reflète
en tout cas pas une population
tentée par des pratiques somp-
tuaires, contrairement à d’autres
sites néolithiques du Bassin pari-
sien, où des tombes monumenta-
tieux. Le PNUE mentionne les dé-
cisions rendues en France, par le
Conseil d’Etat après le recours de
la commune de Grande-Synthe
(Nord) et par le tribunal adminis-
tratif de Paris dans le cadre de
« L’affaire du siècle », demandant
au gouvernement de prendre des
mesures supplémentaires pour
tenir ses objectifs de réduction de
ses émissions (– 40 % d’ici à 2030)
et de réparer le préjudice écologi-
que résultant de son inaction. En
Australie, en Nouvelle-Zélande ou
au Japon, les gouvernements sont
mis en cause pour leur soutien à
De manière
générale,
l’« inaction » des
gouvernements
est souvent
au centre
des plaintes
Sépulture datant du néolithique, à Gurgy (Yonne). STÉPHANE ROTTIER
les trahissent une hiérarchie
sociale plus nette. « C’est un groupe
qui représentait une forme de non-
élite, mais qui n’était pas pour
autant isolé, comme en témoigne
la circulation des femmes », avance
Maïté Rivollat, qui récuse le terme
d’« échange » pour désigner ces
pratiques qui feraient des femmes
une sorte de bien meuble. De
même, ajoute-t-elle, « on est loin de
l’image du raid où on va chercher
sa future épouse par les cheveux ».
A l’abri du besoin
Apparemment insensibles au
faste mortuaire, les familles de
Gurgy semblaient à l’abri du be-
soin. En témoignent d’impres-
sionnantes fratries – jusqu’à six
garçons, auxquels il faudrait
ajouter des filles ayant quitté le
groupe –, alors que la mortalité in-
fantile était alors supposée très
élevée. « On ne pensait pas obser-
ver des fratries aussi larges, qui
supposent une bonne santé géné-
rale et un soutien alimentaire qui
fonctionne très bien », souligne
des projets d’extraction fossile.
Les entreprises, et en particulier
les compagnies pétrogazières,
sont également de plus en plus
dans le viseur de la société civile.
Avec, là aussi, quelques avancées
notables. En 2021, la justice néer-
landaise a condamné le groupe
Shell à réduire ses émissions de
CO2 de 45 % d’ici à 2030 par rap-
port aux niveaux de 2019. C’est la
première fois qu’une juridiction
reconnaît qu’une société privée a
des obligations au regard de l’ac-
cord de Paris. Aux Philippines,
après sept ans d’investigation, la
Commision pour les droits de
l’homme a conclu en 2022 que les
« Carbon Majors » (47 compagnies
pétrolières) avaient une respon-
sabilité dans le changement cli-
matique et devaient tout mettre
en œuvre pour remédier à ses
conséquences.
A l’avenir, le PNUE prévoit une
augmentation du nombre de re-
cours provenant de réfugiés et de
déplacés climatiques ou consécu-
tifs aux « désastres » (incendies,
planète | 7
Maïté Rivollat. La révolution dé-
mographique qui a suivi le rem-
placement des chasseurs-
cueilleurs par les premiers
paysans était en marche.
Eric Crubézy (Institut universi-
taire de France, Toulouse-III),
dont l’équipe avait montré,
en 2011, une dispersion patrilo-
cale dans une population du Lar-
zac il y a cinq mille ans, ne cache
pas son enthousiasme envers
« une étude absolument remar-
quable ». « Nous sommes entrés
dans une nouvelle phase où désor-
mais des ensembles funéraires de
plus de cent sujets du néolithique
sont étudiés. L’ethnoarchéologie
du XXIe siècle est en route ! »
Le bulldozer génétique, qui,
couche après couche, révèle les
strates biologiques et sociales des
populations du passé, sera dans
une prochaine étape mobilisé
pour tenter d’exhumer d’éven-
tuels liens entre les familles de
Gurgy et leurs voisins, plus ou
moins proches, du néolithique. p
hervé morin
sécheresses, tempêtes…) provo-
qués par la multiplication des
événements climatiques extrê-
mes. En réaction, il anticipe égale-
ment une hausse des procédures
ciblant les activistes du climat.
Les contentieux climatiques
sont en train de devenir « un le-
vier essentiel pour garantir l’ac-
tion climatique et promouvoir la
justice climatique », commente la
directrice du PNUE, Inger Ander-
sen. « Les politiques climatiques
sont loin d’être à la hauteur de ce
qui est nécessaire pour maintenir
les températures mondiales au-
dessous du seuil de 1,5 °C [de l’ac-
cord de Paris], alors que des phé-
nomènes météorologiques extrê-
mes et une chaleur torride sont
déjà en train d’ébranler notre pla-
nète », juge Inger Andersen. Aussi,
elle se félicite que « les citoyens
se tournent de plus en plus vers les
tribunaux pour lutter contre la
crise climatique, en demandant
des comptes aux gouvernements
et au secteur privé ». p
stéphane mandard
8|
FRANCE
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

A Paris, le préfet de police face à la fronde

Dans une lettre, Laurent Nuñez a demandé mercredi à ses troupes de « ne pas délaisser le service »

T
rois ou quatre lignes,
presque glissées de ma-
nière subliminale dans
une longue adresse
aux 30 000 fonctionnaires placés
sous son autorité : mercredi
26 juillet, Laurent Nuñez dressait
le bilan de sa première année à la
tête de la Préfecture de police de
Paris. Mais ces quelques mots ont
pratiquement fait oublier les plus
longs développements consacrés
à l’organisation des épreuves des
Jeux olympiques et paralympi-
ques de Paris dans un an, au « ren-
forcement (…) de la présence des Le préfet de
policiers sur la voie publique », à la police de Paris,
diminution de 20 % des vols avec Laurent Nuñez,
violence enregistrés par ses servi- à l’Elysée,
ces et à l’interpellation de 255 tra- le 19 juillet.
fiquants de crack. LAFARGUE RAPHAEL/ABACA/
« Je ne conçois pas que nous ne LAFARGUE RAPHAEL
répondions pas collectivement
présent pour protéger, chaque jour
et chaque nuit les habitants de
l’agglomération (…), écrit le préfet
de police. C’est dans cet esprit que
j’appelle chacune et chacun d’entre
vous à mesurer le tort qu’il ferait
s’il s’aventurait à délaisser le ser-
vice des autres. »
Appeler à la conviction plutôt
que menacer de sanctions, les
manières rondes de M. Nuñez ne
parviennent pas tout à fait à dis-
simuler une inquiétude grandis-
sante, à mesure que les services
de police débraient en signe de
soutien à un fonctionnaire mar-
seillais accusé de violences en
marge des récentes émeutes et
placé en détention provisoire laissent craindre une contagion bue le mérite à « ses » policiers et sa deuxième visite sur place en saisie de vingt-huit procédures,
jeudi 20 juillet. Paris et la zone de et, mécaniquement, l’effet de ci- policières, dans un hommage moins d’une semaine.
Les autorités pour des faits d’une gravité varia-
compétence de la Préfecture de seaux tant redouté par les autori- particulièrement appuyé à leur Dans une interview accordée au craignent un ble. Parmi ceux-ci, des dossiers
police (les trois départements tés : une hausse des infractions « professionnalisme » et à leur Parisien, dimanche 23 juillet, le sont relatifs à des accusations
des Hauts-de-Seine, de la Seine- conjuguée à une baisse des sta- « implication ». Et, puisque des DGPN avait cru qu’une marque
effet ciseaux : d’éborgnement au cours des
Saint-Denis et du Val-de-Marne) tistiques de l’activité policière. ordres stricts de retour au travail de soutien aux policiers suffirait une hausse émeutes, comme à Paris et Nan-
n’échappent pas à ce mouve- ne semblent pas constituer une à désamorcer une situation sur terre, ou à de graves blessures
ment de colère encore diffus, qui Mission de déminage option face à une base à fleur de laquelle les syndicats, à Marseille,
des infractions occasionnées notamment à
voit des policiers déposer des ar- De quoi sérieusement entamer peau, la mission de déminage peinent à conserver la main. conjuguée à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-
rêts maladie ou se déclarer en le plan Zéro délinquance exigé emprunte au registre de la péda- « Avant un éventuel procès, un po- Moselle) sur un jeune homme de
« pause » dans les commissariats. par le ministre de l’intérieur, Gé- gogie, y compris en rencontrant licier n’a pas sa place en prison »,
une baisse de 26 ans. L’une des procédures doit
Toute communication offi- rald Darmanin, en prévision des des policiers de « terrain », avait-il déclaré alors, des propos l’activité policière faire toute la lumière sur la mort
cielle étant verrouillée, il est im- Jeux olympiques et paralympi- comme l’a fait Laurent Nuñez à qui ont soulevé une vague d’indi- d’un homme de 27 ans, touché
possible de connaître avec préci- ques de 2024. De quoi, aussi, met- Aubervilliers (Seine-Saint-De- gnation sans précédent au sein au thorax par un tir de balle
sion l’étendue de la fronde. Mais tre à mal les « résultats significa- nis), lundi 24 juillet au soir. de la magistrature. à maintenir le mouvement de co- en caoutchouc.
certains services, très touchés, tifs » dont le préfet de police attri- Cela suffira-t-il à calmer la lère des policiers, pour le mo- Alors que l’appel de la mise en
fronde ? La crise interne de la po- Grandes agglomérations ment cantonné aux grandes ag- détention du policier marseillais
lice constitue aussi la plus lourde Cette prise de parole, une pre- glomérations, dans des propor- sera examiné le 3 août, les autori-
épreuve traversée par Frédéric mière dans l’histoire, est restée tions relativement acceptables. tés policières espèrent pouvoir
Veaux, depuis sa nomination, en pour le moment sans grand effet « Le problème, c’est l’après, pré- temporiser d’ici là, en misant sur
Le Tribunal de Commerce de Paris, statuant publiquement en premier ressort janvier 2020, au poste très ex- sur les fonctionnaires marseillais, vient David Le Bars, secrétaire gé- la remise en liberté du fonction-
par jugement contradictoire du 19 décembre 2022 : posé de directeur général de la qui ont déserté les services les néral du Syndicat des commissai- naire. Jeudi matin, l’entourage
• Dit irrecevable l’action intentée par Monsieur le Ministre de l’Economie et police nationale (DGPN). Mer- plus sollicités dans la lutte contre res de la police nationale. Que se du ministre de l’intérieur a
des Finances et de la Relance envers la Société privée à responsabilité limitée credi, M. Veaux a effectué un al- la délinquance, en signe de pro- passera-t-il si d’autres policiers se annoncé que Gérald Darmanin
constituée selon le droit irlandais APPLE SOFTWARE SERVICES LIMITED, ler-retour éclair à Marseille pour testation contre le placement en retrouvent mis en cause dans des devait recevoir les syndicats de
• Dit l’intervention volontaire à titre accessoire de l’ASSOCIATION FOR prendre le pouls de fonctionnai- détention de leur collègue. Elle a enquêtes en cours ? » L’inspection policiers dans la soirée. p
COMPETITIVE TECHNOLOGY recevable, • Prend acte de l’abandon par res particulièrement remontés – peut-être, en revanche, contribué générale de la police nationale est antoine albertini
Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances et de la Relance de ses
prétentions concernant la clause 15.6 dans le contrat communiqué le 19 mai
2015 et 14.6 dans le contrat communiqué le 22 septembre 2016, intitulée «
Autonomie des clauses » qui avait été mentionnée par erreur dans l’assignation,
Les unités affectées à la voie publique sont les plus mobilisées
• Condamne solidairement la Société californienne de droit américain APPLE
INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlandais APPLE DIS- pour une fois, la police ne minimise pas congés de maladie ordinaire ou de « 562 », avec seulement plusieurs équipages de BAC
TRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED à payer à Monsieur le Ministre de les chiffres des contestataires : elle n’en le code par lequel un fonctionnaire se dési- « en rideau » à Choisy et Vincennes.
l’Economie et des Finances et de la Relance la somme de 1 090 909 € au titre donne aucun. A la direction générale de la gne en position d’attente au commissariat, Sans surprise, c’est à Marseille que le
de l’amende civile, • Dit que le grefe de ce tribunal transmettra une expédition police nationale comme à la Préfecture de qui affecte indifféremment Grenoble, mouvement apparaît le plus suivi. Les trois
exécutoire du présent jugement au Service Amendes de la Direction Régionale police de Paris, le silence prévaut quant à Lyon, Nice, Marseille ou Paris. BAC du nord, du centre et du sud de la ville
des Finances Publiques de Paris situé 16 rue Notre Dame des Victoires 75081 l’étendue du mouvement de protestation comptent 100 % d’absents, comme la police
Paris cedex 02 pour en permettre la mise en recouvrement. • Dit n’y avoir lieu à
qui met certains services à l’arrêt depuis le Mouvement suivi par police secours des transports en commun et la compagnie
ordonner à la Société californienne de droit américain APPLE INC et la Société
placement en détention provisoire du poli- Dans la capitale, mercredi matin, les BAC de de sécurisation et d’intervention, soit
privée illimitée constituée selon le droit irlandais APPLE DISTRIBUTION IN-
cier marseillais accusé de violences, jeudi jour et de nuit étaient à l’arrêt dans le 15e ar- 320 fonctionnaires pour ces seuls services,
TERNATIONAL LIMITED de cesser, sous astreinte, les pratiques consistant à
20 juillet. La colère s’étend, certes. Mais hor- rondissement, comme celles du 19e arron- d’ordinaire parmi les plus sollicités. Même
mentionner les clauses litigieuses dans leurs contrats ou à les mettre en oeuvre
mis certaines agglomérations au premier dissement. Le mouvement semble surtout les cavaliers de la petite brigade équestre
sous quelque forme que ce soit, la nouvelle Législation sur les Marchés Numé-
rang desquelles Marseille, épicentre de la suivi dans les services de police secours, ont laissé leurs montures au paddock. Dans
riques en vigueur contraignant dorénavant les défenderesses à se conformer aux
exigences légitimes de Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances et
mobilisation, elle est loin de paralyser l’ins- dont onze arrondissements sur vingt, no- le département des Bouches-du-Rhône, les
de la Relance, • Ordonne solidairement à la Société californienne de droit amé-
titution. Le problème majeur tient davan- tamment les 18e, 19e et 20e, doivent se pas- BAC d’Istres, Vitrolles, Salon-de-Provence
ricain APPLE INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlan- tage aux services touchés par les débraya- ser. Outre Paris, les effectifs dépendant de la ou Marignane sont également à l’arrêt.
dais APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED de publier à leurs ges qu’à l’étendue de la contestation. Sur les Préfecture de police (les trois départements A Nice, sur les 509 effectifs affectés au ser-
frais, sous huit jours à compter de la signiication du présent jugement, le dispo- boucles des messageries syndicales, précé- de la petite couronne : Hauts-de-Seine, Sei- vice de voie publique, 279 absents étaient
sitif dudit jugement dans les journaux suivants en version électronique et papier dée d’icônes représentant des triangles rou- ne-Saint-Denis et Val-de-Marne) sont aussi comptabilisés mardi soir, et les groupes
: LE MONDE, LE FIGARO et LES ECHOS et ce, pour une durée d’un mois, ges, des points d’exclamation ou des pan- touchés dans des proportions variables. d’enquêteurs des stups et des mœurs dé-
le tout sous astreinte de 10 000 € par jour de retard à compter de la signiication neaux de sens interdit, la litanie des acrony- D’Asnières à Courbevoie, Nanterre ou braient aussi. Dans le Nord, les BAC de Lille,
du présent jugement, excluant expressément l’exécution provisoire au titre de- mes donne la mesure d’une exaspération Gennevilliers, les BAC des villes des Hauts- Valenciennes, Douai, Béthune et Lens sont
mande de publication, • Dit que le tribunal ne se réserve pas la liquidation de que la hiérarchie se démène à juguler. de-Seine ont eu massivement recours au également touchées, et à Lyon, certaines
l’astreinte, • Condamne solidairement la Société californienne de droit améri- Brigades spécialisées de terrain ou anticri- code 562, tout comme les brigades de police de ces unités, notamment celles de la divi-
cain APPLE INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlandais minalité (BAC), groupes de sécurisation des secours de jour et de nuit, et plusieurs servi- sion centre, comptent 100 % d’absents. A
APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED à payer à Monsieur le quartiers, unités chargées de lutter contre ces d’investigation de proximité, chargés Toulouse, « il n’y a pas de congés de maladie
Ministre de l’Economie et des Finances et de la Relance la somme de 3 000 € la délinquance dans les transports en com- des enquêtes du quotidien. En Seine-Saint- ordinaire de masse mais une petite moitié
au titre de l’article 700 du CPC, • Déboute les parties de leurs demandes plus mun, groupes de sécurité et de proximité Denis, une source syndicale indiquait, mer- des effectifs ne sort que sur appel », d’après
amples ou contraires, • Ordonne l’exécution provisoire de la présente décision affectés aux horaires où les infractions sont credi matin, que vingt-deux BAC et vingt- un fonctionnaire, tandis qu’à Nîmes « le
à l’exclusion de la demande de publication, • Condamne solidairement la So- le plus souvent commises, les services en quatre brigades territoriales de contact, mouvement est suivi par une très grande
ciété californienne de droit américain APPLE INC et la Société privée illimitée pointe contre la délinquance de voie publi- d’Aulnay-sous-Bois à Bondy en passant par majorité : plus de brigades de jour comme
constituée selon le droit irlandais APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL que figurent parmi les plus touchés, sans Aubervilliers ou La Courneuve, communes de nuit, de compagnie d’intervention, de
LIMITED aux dépens, dont ceux à recouvrer par le grefe, liquidés à la somme compter les effectifs de police secours. où la délinquance est importante, étaient BAC, de services judiciaires et de perma-
de 318,07 € dont 52,37 € de TVA. De telles données n’ont rien d’officiel, concernées. La situation apparaît moins nence », note une responsable syndicale. p
mais elles offrent une idée de l’épidémie de tendue en revanche dans le Val-de-Marne, a. al.
PUBLICITÉ
10 | france 0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

Macron défend la
«Nouvelle-Calédonie
française»
Devant un parterre de loyalistes,
le chef de l’Etat a rappelé, mercredi,
les « acquis de l’accord de Nouméa »

nouméa - envoyée spéciale nienne ». « Ce processus fut une

fierté pour nous tous », a rappelé le

U
n champ de drapeaux chef de l’Etat. Mais le prochain La place
bleu, blanc, rouge, des projet, « ce sera celui de la Nouvelle- des Cocotiers,
Marseillaise chantées Calédonie dans la République ». à Nouméa,
en collant à l’esprit Dans la matinée, quatre grandes avant l’arrivée
guerrier du texte : c’est une marée figures indépendantistes n’ont d’Emmanuel
humaine de 8 500 loyalistes calé- pas répondu à l’invitation prési- Macron,
doniens qui a tenu la place des Co- dentielle de réunir toutes les for- le 26 juillet.
cotiers de Nouméa, mercredi ces politiques du pays, illustrant LUDOVIC MARIN/AFP
26 juillet, pour écouter le discours tout à la fois les divisions du Front
du président de la République sur de libération nationale kanak et
l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. socialiste (FLNKS) et la colère
Et, devant cette foule qui a paru le d’une base qui réclame l’émanci- de bégaiement ! Pas de surplace !” » d’humilité et de sens des responsa- cœur du débat en 1988 », a noté
galvaniser par moments, Emma- pation promise sans plus attendre. Des reproches ont suivi. « Il ne faut bilités », a rappelé M. Macron.
Quatre figures M. Mapou. Les indépendantistes
nuel Macron a prononcé des mots pas accepter les diktats de ceux qui Les questions mémorielles ont indépendantistes avaient indiqué ne rien attendre
forts, parfois violents, d’autorité « Pas de bégaiement ! » ne savent plus trop où est leur base. ensuite été abordées. En ayant re- du président en dehors de leur
régalienne et républicaine. Un dis- Pour l’Union calédonienne (UC), Le dialogue tripartite [avec l’Etat], mis, en 2018, au gouvernement
n’ont pas cause. Ils ont de quoi être amers.
cours de combat dans un pays qui principale composante du mou- c’est un courage que vous avez eu, calédonien l’acte de possession du répondu « Il les appelle à la guerre », estime
cherche toujours l’apaisement. vement, manquaient Roch Wamy- qui a mis fin à la violence. Se réfu- territoire de 1853 par la France, le même l’historien Louis-José Bar-
« La Nouvelle-Calédonie est fran- tan, le président du Congrès calé- gier dans le silence, l’isolement, un président admet avoir commis
à l’invitation bançon, qui a eu un vif échange
çaise parce qu’elle a choisi de rester donien, et Daniel Goa, le chef du séparatisme, c’est choisir à nou- « une erreur ». Celle de « penser du chef de l’Etat avec Emmanuel Macron.
française », a-t-il déclaré sous les parti. Pour le Parti de libération veau demain le risque de la vio- qu’un acte unilatéral pouvait corri- La stratégie indo-pacifique expo-
applaudissements. Le territoire kanak, Paul Néaoutyine, président lence. Non ! » ger un autre acte unilatéral ». A
visant à réunir sée de façon très martiale par le
doit écrire un nouveau projet, de la province nord. Et, pour le La poursuite de la politique de la présent, Emmanuel Macron pro- toutes les forces chef de l’Etat pour clore ce qu’il a
alors que se clôt la période ouverte Rassemblement démocratique chaise vide ne peut continuer, a in- pose « un chemin de pardon », à appelé son « pacte de Nouméa »
par les accords de Matignon, qui océanien, Aloisio Sako. « Pour diqué dans le huis clos de la mati- imaginer, pour « écrire », « pen-
politiques du pays pourrait nourrir d’autres tensions.
ont scellé la paix entre Blancs et ceux qui n’étaient pas là, j’ai person- née le président de la République, ser », « transmettre » ce « passé qui Les mots n’ont pas porté sur la vo-
Kanak en 1988, et celui de Nou- nellement été blessé par leur ab- si elle revient à bafouer l’Etat. Les ne veut pas passer ». Aux Calédo- lonté des Océaniens de s’organiser
méa, qui a accordé, en 1998, une sence », a dit Emmanuel Macron, trois référendums qui ont rejeté niens d’installer un véritable co- de l’accord de Nouméa, contraire- pour peser davantage sur les affai-
large autonomie en vue d’une avant de hausser le ton : « Je dis à l’indépendance ont-ils tout réglé ? mité vérité et réconciliation sur le ment à ce que réclament certains res du monde. La Nouvelle-Calé-
« pleine souveraineté calédo- tous : “Pas de retour en arrière ! Pas « Non. Il faut là aussi redoubler modèle de leur choix, propose-t-il. loyalistes. Une révision constitu- donie est appelée à être un pilier
Louis Mapou, à la tête du gouver- tionnelle est envisagée pour « dé- de la stratégie française « d’équili-
nement territorial, a jugé que le but 2024 ». Il resterait donc bre » entre les puissances, quand
discours était « parfois rude pour six mois pour s’entendre. les indépendantistes sont accusés
les uns et les autres », mais qu’il d’aller trouver en Chine des alter-
avait « rouvert le débat ». « Tout est « Doctrine nickel » à revoir natives à la tutelle nationale. « Si
à construire, il ne faut jamais Sur l’économie, là non plus, les re- l’indépendance, c’est choisir de-
oublier qu’en Nouvelle-Calédonie proches n’ont pas été voilés, main d’avoir une base chinoise ici,
UN HORS-SÉRIE nous sommes sur un processus de
décolonisation inédit, dans le cadre
quand Emmanuel Macron a dé-
noncé la faillite du secteur du nic-
bon courage ! », a lancé M. Macron.
Le président Macron « ne fait que
d’une Constitution de 1958 qui a kel cogéré par les loyalistes et les passer, il ne sera qu’un hoquet dans
amené les premières indépendan- indépendantistes. La « doctrine la grande histoire millénaire de la
ces. Soixante ans après, les mêmes nickel » est à revoir, a-t-il ordonné, Kanaky », a assuré Daniel Goa. Au
questionnements se posent. » Le ciblant directement Paul Néaou- moment où les discussions politi-
pardon, le dénouement évoqué tyine, le président de la province ques semblaient pouvoir avancer,
HORS-SÉRIE par le chef de l’Etat, « reste le nœud, nord. Dans la matinée, il avait clai- avec une réunion pour un premier
plus au cœur de son discours rement appelé les riches Caldo- accord trilatéral possible à Paris
Rencontre avec Jean

VAN HAMME
aujourd’hui qu’en 2018, cela n’est
pas anodin », juge-t-il.
Le « chemin d’avenir, de projet,
d’ambition » que le chef de l’Etat
appelle de ses vœux devra dessi-
L’aventurier de la bande dessinée ner par « consensus » des institu-
tions territoriales rénovées. « Pas
question de revenir sur les acquis »
ches – les descendants des colons
français – à en finir avec l’écono-
mie de la rente pour travailler à
une société plus juste. Ces mots se
sont adoucis dans le discours. « Le
président a demandé à ceux qui
ont beaucoup de partager. On
prend acte. Mais c’était déjà au
fin août, le climat pourrait se ten-
dre dans les mois à venir. Le pari
fait par le chef de l’Etat, secouer
l’immobilisme des acteurs politi-
ques calédoniens, n’a pas semblé
pour tous ceux qui l’ont écouté
être mené de façon impartiale. p
nathalie guibert

A Wallis-et-Futuna, l’Internet de Starlink défie

En avant-première : l’autonomie stratégique française
un récit inédit
du prochain album cela ne se dit pas trop sur place, car cela Futuna, soumises au monopole du Service des
MISÉRICORDE reste interdit, mais beaucoup cèdent à la tenta- postes et télécommunications (SPT), qui tra-
tion : Wallis-et-Futuna, le territoire français le vaille avec Orange, une centaine de personnes
plus éloigné du Pacifique, connaît une mini- au moins se seraient connectées depuis juillet.
HISTOIRE SANS HÉROS

H A M M E

ruée vers les kits de connexion à Internet Star-

J E A N V A N
F R A N C Q

HISTOIRE
JEAN VAN

P H I L I P P E
EDGAR P. JACOBSd’
D’après les personnages

JEAN VAN
LES AVENTURES
HAMME
DE BLAKE ET MORTIMER
W. VANCE

d’après les personnages

SANS HÉROS
d’ EDGAR P. JACOBS
HAMME

BAZIN • BERTA
DJIEF • DURIE IL • DE JONG
UX • EFA • MUNU H
link, l’entreprise américaine d’Elon Musk. Un « Problèmes de connectivité importants »
ERA

beau sujet pour la souveraineté nationale que En y consacrant l’intégralité du 11e Fonds euro-
L’HÉRITIER

le président Emmanuel Macron défend lors de péen de développement qui lui est alloué
JEAN VAN HAMME

DU SOLEIL NOIR

DJIEF • DURIEUX
BAZIN • BERTAIL
• TEUN BERSERIK

sa visite en Océanie, du 24 au 29 juillet. Le chef (19 millions d’euros), et grâce à un financement

DANY - VAN HAMME

XIII — LE JOUR

• EFA
FRANCQ • VAN HAMME

• DE JONGH
• PETER VAN

de l’Etat a toutefois annulé son déplacement à relais de l’Agence française de développement

DONGEN

LE LOMBARD

Wallis, où le climat social est tendu – les insti-
tuteurs, en grève depuis deux mois, deman-
dent des comptes à l’Etat quant à leur statut.
Largo Winch, Blake & Mortimer, Histoire sans héros, Thorgal, XIII... L’Assemblée territoriale devrait prochaine-
ment prendre une délibération sur la connec-
En partenariat avec : tivité de l’archipel. Ancien président de l’as-
semblée, le sénateur Mikaele Kulimoetoke
(Rassemblement des démocrates, progressis-
tes et indépendants) alerte sur la situation.
JEAN VAN HAMME, L’AUTEUR-SCÉNARISTE DE BD « Cela pose un problème pour l’Etat français et
la sécurité extérieure en raison de la captation
LE PLUS LU AU MONDE : THORGAL, LARGO WINCH, XIII... des données. Mais ce dernier a déjà cédé beau-
coup aux Etats-Unis et à la Chine dans ce do-
maine, estime-t-il. Et, comme la France a dit oui
Le Monde présente la vie et l’œuvre de Jean Van Hamme. Cet aventurier de à Starlink sur son territoire, je me vois mal sou-
la BD franco-belge est fidèle à lui-même : toujours là où on ne l’attend pas... tenir à Wallis une décision d’interdiction qui ris-
que de devenir ridicule dans le temps. »
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE En France, l’Autorité de régulation des com-
munications électroniques, des postes et de la
116 PAGES - 10,99 € distribution de la presse (Arcep) a donné son
accord en mai 2021 à Starlink. L’entreprise
américaine compterait déjà plus de dix
mille abonnés dans l’Hexagone. A Wallis-et-
(AFD) de 13 millions, Wallis-et-Futuna a pour-
tant investi pour se brancher depuis 2018 au
câble Tui-Samoa, qui rejoint les Samoa à Fidji.
Le problème est que les installations, à terre,
ne permettent pas de connecter correctement
le petit archipel isolé. « Il n’y a pas de concur-
rence en réalité, car les problèmes de connectivité
sont importants chez nous, les gens ne sont pas
satisfaits », souligne M. Kulimoetoke. L’Arcep
n’a pas de responsabilités sur le territoire auto-
nome et renvoie au SPT, dont les équipes loca-
les manquent de ressources humaines. Le SPT
n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
Le sénateur Kulimoetoke a demandé un ap-
pui technique à l’Etat. Il a en outre fait campa-
gne en 2022 pour compléter le Tui-Samoa avec
des « boucles » qui relieraient directement le
territoire à ses voisins français, Nouvelle-Calé-
donie et Polynésie, faisant de Wallis un nœud
de communication. « Cela nous permettrait
d’avoir des recettes », explique-t-il. Mais les dis-
cussions sont pour l’heure enlisées. p
n. g.
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Dans l’affaire Adama Traoré,
le parquet requiert un non-lieu
Le réquisitoire du ministère public, auquel « Le Monde » a eu accès,
estime qu’il n’est « pas possible de retenir une cause certaine de la mort »
S
ept années se sont écou-
lées depuis qu’Adama
Traoré est mort, à la suite
de son interpellation
par des gendarmes à Beaumont-
sur-Oise (Val-d’Oise). Mercredi
26 juillet, alors que le décès de ce
jeune homme de 24 ans est de-
venu le symbole d’un combat
contre les violences policières et
le racisme, et après sept années
d’instruction, le parquet de Paris
a requis un non-lieu. Aucun des
trois gendarmes ayant procédé à
l’interpellation n’a été mis en exa-
men dans cette affaire. « Les nom-
breuses investigations réalisées
n’ont pas permis de mettre en évi-
dence les éléments nécessaires
afin de caractériser les infractions
de violences volontaires ayant
entraîné la mort sans intention de
la donner (…) et de non-assistance
à personne en péril », considère la
procureure Laure Beccuau, dans
un communiqué de presse.
Que s’est-il passé pendant les
deux heures qui séparent la ten-
tative d’interpellation d’Adama
Traoré sur la voie publique par
des gendarmes, en fin de journée
le 19 juillet 2016, et la déclaration
de son décès à la caserne de Per-
san ? Alors qu’il essayait d’échap-
per aux gendarmes, Adama Tra-
« C’est un avis
de circonstance
d’un parquet
politique, surtout
dans le contexte
actuel »
YASSINE BOUZROU
avocat de la famille Traoré
Jean-Marc Reiser mis en examen trente-six ans
après la disparition de Françoise Hohmann
Le sexagénaire a récemment été condamné à la perpétuité pour l’assassinat d’une autre femme
L e 8 septembre 1987, Fran-
çoise Hohmann faisait du
porte-à-porte dans le quar-
tier de Hautepierre, à Strasbourg,
pour vendre des aspirateurs de
la marque Electrolux. Au rez-de-
chaussée du 38, boulevard Victor-
Hugo, où sa tournée l’avait emme-
née en fin d’après-midi, la jeune
femme de 23 ans est entrée dans
l’appartement n° 3, celui d’un em-
ployé des PTT de 27 ans : Jean-Marc
Reiser. Plus personne ne l’a revue.
Son corps n’a jamais été retrouvé.
Trente-six ans plus tard, Jean-
Marc Reiser a été présenté à
deux juges d’instruction et mis
en examen pour « séquestration
arbitraire criminelle », mercredi
26 juillet, a indiqué la procureure
de la République de Strasbourg,
Yolande Renzi, dans un commu-
niqué. Il a ensuite été reconduit
dans sa cellule de la maison d’ar-
rêt de Strasbourg. Jean-Marc Rei-
ser, 62 ans, est détenu depuis près
de cinq ans. Il a été condamné
en appel, fin juin, à la réclusion à
perpétuité – un pourvoi en cassa-
tion est en cours – dans une autre
affaire : l’assassinat de Sophie
Le Tan, étudiante disparue
en 2018 alors qu’elle était venue
visiter l’appartement qu’il propo-
sait à la location.
Voilà donc Jean-Marc Reiser à
nouveau soupçonné par la justice
d’avoir fait disparaître Françoise
Hohmann. Non pas mis, mais « re-
oré s’était réfugié dans un appar-
tement en rez-de-chaussée d’un
immeuble et « aucun témoin n’as-
sistait à son interpellation » par
trois fonctionnaires, rappelle le
parquet dans son réquisitoire de
71 pages, consulté par Le Monde.
Le plaquage ventral qu’ont exercé
sur lui les forces de l’ordre, alors
qu’il se trouvait déjà dans une
situation d’« hypoxie sérieuse »,
est-il à l’origine de son asphyxie ?
« Un Etat qui a peur »
Le parquet évoque l’existence de
« débats très nourris » sur le sujet
et notamment « la diversité et la
divergence des observations médi-
cales post-mortem ». In fine, « il
n’est pas possible de retenir une
cause certaine de la mort », croit
aujourd’hui le ministère public,
même si, souligne-t-il, les experts
s’accordent sur le fait qu’Adama
Traoré a « très vraisemblablement
développé un coup de chaleur »
dans le cadre de la course-pour-
suite, lequel a eu une « évolution
péjorative (…) inhabituellement ra-
pide » qui n’aurait « pas eu lieu
sans l’intervention de facteur ag-
gravant et en particulier “sans la
contribution à une hypoxie, de
manœuvres momentanées de con-
trainte et dans une plus faible me-
sure d’états pathologiques sous-
jacents” », Adama Traoré étant
atteint d’affections bénignes, no-
tamment de drépanocytose.
Le parquet estime néanmoins
que le menottage du jeune
homme, alors qu’il se trouvait au
sol et à plat ventre, était justifié
« par le risque de fuite » et par « le
danger » qu’il pouvait représen-
ter. Les gestes techniques em-
ployés à cet effet ont relevé d’une
manœuvre « brève » et « justi-
fiée », argumente le ministère pu-
mis » en examen, car il a, bizarre-
rie rarissime dans l’histoire judi-
ciaire, déjà été poursuivi, jugé, et
acquitté, dans cette affaire.
L’information judiciaire ouverte
en 1987 pour « séquestration cri-
minelle » s’était achevée sur un
non-lieu en 1992. Le dossier allait
être rouvert par un simple con-
trôle routier, en 1997 : dans la voi-
ture de Jean-Marc Reiser, les gen-
darmes découvraient des armes à
feu, un flacon de produit anesthé-
siant, et plusieurs photos de fem-
mes nues, endormies, pénétrées
par divers objets. L’une d’elles,
une ancienne maîtresse, s’était
reconnue sur les clichés et avait
porté plainte pour viol. L’enquête
avait permis de faire le lien avec
un autre viol, celui d’une autos-
toppeuse, en 1995. Pour ces
deux viols, Jean-Marc Reiser avait
été jugé en 2001, et condamné
à quinze ans de prison.
Une astuce juridique
Ces faits, et le nouveau visage
qu’ils révélaient de leur auteur,
avaient incité la justice à relancer
l’enquête sur la disparition de
Françoise Hohmann, d’autant
plus qu’entre-temps, l’alibi de
Jean-Marc Reiser avait disparu : sa
compagne de l’époque, qui avait
d’abord affirmé avoir passé la soi-
rée du 8 septembre 1987 avec lui,
ne l’affirmait plus. Deux mois
après son procès pour viols, Jean-
blic. Par conséquent, la force em-
ployée se trouvait « nécessaire et
proportionnée ». « Nous avons em-
ployé la force strictement néces-
saire pour le maîtriser mais il a pris
le poids de notre corps à tous les
trois au moment de son interpella-
tion », avait déclaré l’un des gen-
darmes lors d’une audition. Les
expressions employées par les
gendarmes lors de leurs premiè-
res auditions, telles que « se jeter
sur lui » ou « être à trois sur lui
pour le maîtriser » relèveraient
« d’une description imagée de la
rapidité de la scène [moins de
trois minutes] et de leur
nécessaire coaction », relativise
aujourd’hui le ministère public.
Pour l’avocat de la famille Tra-
oré, Me Yassine Bouzrou, les ré-
quisitions de non-lieu ne sont pas
une surprise. « C’est un avis de cir-
constance d’un parquet politique,
surtout dans le contexte actuel »,
déclare-t-il, en référence à la
fronde de policiers dans plusieurs
villes contre le placement en dé-
tention le 20 juillet à Marseille
d’un de leurs collègues, accusé de
violence en marge des récentes
émeutes. « Avant un éventuel pro-
cès, un policier n’a pas sa place en
prison », a en outre déclaré le di-
recteur général de la police natio-
nale, Frédéric Veaux, dans une in-
terview au Parisien le 23 juillet.
« Nous avons un Etat qui décide de
donner des gages à des policiers
qui exigent des traitements d’ex-
ception. Nous avons une police qui
est hors contrôle. Aujourd’hui,
nous avons un Etat qui a peur », a
asséné Assa Traoré, la sœur
d’Adama Traoré, dans une vidéo
mise en ligne mercredi soir.
« Le parquet reconnaît pour la
première fois que l’interpellation a
conduit à la mort d’Adama Traoré.
Marc Reiser était jugé par la cour
d’assises du Bas-Rhin pour « ho-
micide volontaire ».
A l’audience, il s’était dit « totale-
ment étranger » à la disparition de
Mme Hohmann : « Elle a fait sa dé-
monstration, ça a duré un quart
d’heure, vingt minutes, puis elle est
repartie. » L’avocat général avait
requis trente ans de prison. Mais
après moins d’une heure de déli-
bération, l’accusé avait été ac-
quitté, faute de preuves. A l’épo-
que, le parquet général ne pouvait
pas faire appel – cela ne sera possi-
ble qu’à partir de 2002. L’acquitte-
ment de Jean-Marc Reiser pour les
faits d’homicide volontaire était
donc définitif, il ne pourrait plus
jamais être jugé pour cela.
Jean-Marc Reiser est sorti de pri-
son en 2010. Lorsque son nom a
ressurgi à la suite de la disparition
de Sophie Le Tan en 2018, dans des
circonstances présentant des si-
militudes avec celle de Françoise
Hohmann trente et un ans plus
tôt, la famille de cette dernière
s’est tournée vers l’avocat Thierry
Moser, qui allait user d’une astuce
juridique pour relancer les inves-
tigations : Jean-Marc Reiser ne
pouvant plus être poursuivi pour
« homicide volontaire », il deman-
dait la réouverture de l’informa-
tion judiciaire pour « séquestra-
tion criminelle » et déposait une
nouvelle plainte pour « recel de
cadavre », deux infractions conti-
Cela est une avancée positive »,
note toutefois Me Bouzrou, qui
fait également remarquer qu’une
audience doit encore se tenir de-
vant la cour d’appel du tribunal
de justice de Paris à propos d’une
demande de reconstitution.
Menotté inconscient
Au contraire, pour les avocats
des gendarmes, le non-lieu re-
quis « reflète parfaitement la te-
neur de l’information judiciaire ».
« Nos clients qui ont agi dans le
strict cadre de la légalité attendent
avec confiance l’ordonnance des
magistrats instructeurs pour re-
trouver leur honneur malmené »,
écrivent Rodolphe Bosselut,
Pascal Rouiller et Sandra Chirac-
Kollarik, dans un communiqué
commun du 26 juillet.
A propos de l’attitude des gen-
darmes devant la perte de con-
naissance d’Adama Traoré, le pro-
cureur estime encore que rien
ne démontre qu’ils se soient
volontairement abstenus d’agir.
Ramené en voiture à la caserne
de Persan, le jeune homme avait
été laissé menotté inconscient, au
sol, dans la cour, jusqu’à l’arrivée
des secours. Un pompier avait no-
tamment assuré qu’il n’avait pas
été placé en position latérale de
sécurité. Fin juin, la défenseure
des droits, Claire Hédon, avait à
ce propos relevé une série de
« manquements » et demandé
« des poursuites disciplinaires »
contre les trois gendarmes ainsi
qu’un quatrième, adjudant-chef,
présent à la caserne de Persan.
Les juges d’instruction doivent
désormais rendre leur ordon-
nance. L’avocat de la famille Traoré
se prépare déjà à porter les débats
devant des instances d’appel. p
julia pascual
nues, pour lesquelles les délais
de prescription ne courent qu’à
partir de la découverte du corps.
Les progrès de la science et des
techniques d’enquête, espérait la
famille Hohmann, pourraient
donner lieu à des avancées.
En septembre 2022, l’apparte-
ment du 38, boulevard Victor-
Hugo était littéralement disséqué,
les enquêteurs de la police scienti-
fique décollaient la moquette et le
papier peint, recherchaient des
traces du sang de Françoise Hoh-
mann à l’aide d’un révélateur de
sang à base de luminol, et repar-
taient avec des enveloppes kraft
garnies de morceaux de mur, de
sol, de mobilier de la salle de bains.
Les analyses de ces prélève-
ments ont-elles parlé ? L’ancienne
compagne de Jean-Marc Reiser
(celle du faux alibi), elle aussi pla-
cée en garde à vue et entendue
mais relâchée sans poursuites
mercredi, a-t-elle livré de nou-
veaux éléments ? Ni le parquet
de Strasbourg, ni les avocats de la
famille Hohmann, ni la défense
de M. Reiser, tous sollicités par
Le Monde, n’ont fourni de préci-
sions quant aux nouvelles char-
ges ayant conduit à cette mise
en examen. Seul détail lâché par
la procureure : lors de ses interro-
gatoires en garde à vue, Jean-Marc
Reiser a « régulièrement » fait
usage de son droit au silence. p
henri seckel
Ehpad : un rapport plaide
pour « une prestation
unique universelle »
La députée PS Christine Pirès Beaune a remis
mercredi ses propositions à Elisabeth Borne
C hristine Pirès Beaune est
une parlementaire opiniâ-
tre. La députée socialiste
du Puy-de- Dôme se bat depuis
plusieurs années pour alléger la
facture des personnes âgées en
établissement d’hébergement
pour personnes âgées dépendan-
tes (Ehpad). Trois quarts des quel-
que 600 000 résidents des mai-
sons de retraite ont des revenus
inférieurs au coût de leur séjour.
Ils déboursent en moyenne
1 957 euros alors que 76 % des
pensionnaires ont moins de
2 000 euros de retraite. Un cons-
tat dressé dans le rapport que
l’élue a remis mercredi 26 juillet
à Elisabeth Borne en présence
d’Aurore Bergé, la ministre des
solidarités et des familles. Le sys-
tème est « inique, il doit être re-
pensé dans son ensemble », écrit
Mme Pirès Beaune. « Les résidents
les plus aisés sont notoirement
mieux aidés que ceux qui dispo-
sent de moins de ressources »,
poursuit-elle avant de qualifier les
dispositifs de soutien publics de
« datés et largement perfectibles ».
La députée milite depuis long-
temps pour l’instauration d’un
crédit d’impôt pour les résidents
d’Ehpad. Actuellement, une ré-
duction d’impôt existe. L’élue
voudrait que les résidents trop
modestes pour être assujettis à
toute fiscalité reçoivent eux aussi
une aide pécuniaire de Bercy.
A l’automne 2022, Christine
Pirès Beaune avait fait adopter à
l’Assemblée un amendement au
projet de loi de finances 2023 pré-
voyant ce crédit d’impôt. « Le ris-
que est que les tarifs des Ehpad
augmentent, et que ce soit de l’eau
versée sur du sable, au détriment
des comptes publics », avait fait va-
loir le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, hostile à la me-
sure. Son ministère estime son
coût à plus de 880 millions.
L’amendement avait disparu du
projet, adopté avec l’article 49.3 de
la Constitution, qui permet de
faire passer un texte sans vote.
En contrepartie, Mme Borne avait
confié l’élaboration d’un rapport
à Mme Pirès Beaune en décem-
bre 2022. Ce travail, remis mer-
credi par l’élue, avait pour objet
de dégager des pistes autres que
fiscales pour réduire le coût des
Ehpad pour les résidents.
Solidarité familiale
La députée a pris le dossier à bras-
le-corps, épaulée par Benjamin
Ferras, inspecteur général des af-
faires sociales. Son rapport ouvre
une voie inexplorée : la création
d’« une prestation unique univer-
selle » versée à tous les résidents,
qui serait dégressive en fonction
de leur revenu. Son niveau tien-
drait compte à terme de leur pa-
trimoine. Ce que possèdent les ré-
sidents d’Ehpad reste mal connu.
La direction de la recherche, des
études, de l’évaluation et des sta-
tistiques rendra bientôt une étude
sur la situation patrimoniale des
personnes âgées. Les résidents
en Ehpad « doivent logiquement
être mis à contribution à raison de
leurs facultés », assume Mme Pirès
Beaune. Elle imagine un nom
pour cette prestation : « allocation
universelle et solidaire d’autono-
mie en établissement » (AUSAE).
Pour son financement, la députée
envisage « une recette difficile mais
La prestation
imaginée par
la députée
serait dégressive
en fonction
du revenu
des résidents
france | 11
justifiée » qui ferait appel à la soli-
darité familiale. Dès qu’une per-
sonne entrerait en Ehpad, ses en-
fants devraient acquitter une con-
tribution à l’Assurance-maladie au
prorata de leurs revenus. Un re-
cours sur succession pourrait être
prévu au décès de leur parent.
Aujourd’hui, dans la pratique,
seules les familles des résidents
aux revenus modestes sont sou-
mises à « l’obligation alimen-
taire » : cette règle du code civil qui
veut que tout descendant doit
subvenir aux besoins d’un parent
démuni. Lorsqu’une personne
âgée n’a pas assez d’argent, elle
peut demander l’aide sociale à
l’hébergement (ASH). Le départe-
ment verse cette ASH mais, au
décès du résident, il récupère le
montant en tout ou partie auprès
des enfants, voire des petits-en-
fants avec recours éventuel sur
succession. Pour éviter d’être une
charge pour leurs descendants,
seuls 28 % de ceux qui pourraient
prétendre à l’ASH en font la de-
mande. Soit 108 000 résidents.
Mais les personnes âgées à faibles
revenus qui refusent l’ASH finan-
cent le surcoût par la « débrouille »,
observe la députée, entraînant
parfois des conflits familiaux.
Le financement de la nouvelle
prestation aux résidents impli-
quera une obligation alimentaire
pour la totalité des familles de
résident. « Le futur système pren-
drait en charge l’intégralité des
frais des plus pauvres et propor-
tionnerait les efforts » des autres,
insiste Mme Pirès Beaune, qui
souhaite que l’AUSAE soit mise
en place en 2026.
Enveloppe « exceptionnelle »
La création de cette allocation uni-
verselle se substituera à l’ASH et à
l’allocation personnalisée d’auto-
nomie, autre aide versée aux Eh-
pad par les départements. Le rap-
port se prononce également pour
que les agences régionales de
santé (ARS) récupèrent une grande
partie des crédits que consacrent
les départements aux établisse-
ments et en deviennent l’unique
tutelle. Un arbitrage de la politique
du grand âge que le gouverne-
ment sait devoir assumer. Mais
qu’il ne cesse de repousser tant il
risque de braquer les présidents de
département. « L’avantage d’une
recentralisition serait que les per-
sonnes âgées seraient soutenues de
la même façon », plaide Mme Pirès
Beaune. Aujourd’hui, le soutien
des départements aux Ehpad et à
leurs résidents est très disparate.
Mercredi, Elisabeth Borne a
chargé Aurore Bergé d’« instruire
ces propositions, et d’engager des
échanges avec les départements,
et les fédérations du secteur ». La
direction générale de l’offre de
soins doit rendre un rapport
fin 2023 imaginant un nouveau
« modèle économique ».
Il y a urgence car bon nombre
d’établissements sont en déficit.
Pour beaucoup, augmenter leurs
tarifs, et donc le coût pour les rési-
dents, est une des solutions. Sur
proposition du rapport de Mme Pi-
rès Beaune, la première minis-
tre a annoncé la création d’une
cellule dans chaque département
chargée d’épauler les établisse-
ments, avec à la clé une enveloppe
« exceptionnelle » de 100 millions
d’euros à disposition des ARS.
Mais les mesures conjoncturelles
ne suffiront pas.
Lors de l’examen à l’automne
du projet de loi de finances 2024,
Christine Pirès Beaune pourrait à
nouveau défendre un amende-
ment créant un crédit d’impôt en
Ehpad. Comme en 2022, il aurait
toute chance d’être voté par les
députés de la majorité. Mettant
une nouvelle fois, le gouverne-
ment au pied du mur. p
béatrice jérôme
12 | france
A Monaco, des proches
d’Albert II visés par
une offensive judiciaire
La justice monégasque a lancé des perquisitions,
mi-juillet, chez quatre personnalités réputées
pour leur proximité avec la famille princière
ENQUÊTE
A
Monaco, le scandale
est désormais aux
portes du palais prin-
cier. La lutte d’influen-
ces entre un milliardaire – Patrice
Pastor, magnat local de l’immobi-
lier – et quatre hommes long-
temps réputés proches du prince
Albert II semble tourner à l’avan-
tage du premier. Le souverain, lui,
se retrouve au milieu d’une ba-
taille dont les dommages collaté-
raux pourraient sérieusement
ébranler le richissime micro-Etat.
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A la suite d’une série de perqui-
sitions effectuées à la mi-juillet,
la justice monégasque dispose
en effet des dossiers d’un expert-
comptable âgé de 67 ans, Claude
Palmero. Figure aussi influente
que discrète de la Principauté de-
puis deux décennies, ce gestion-
naire chevronné est l’homme
de l’ombre par excellence. De
novembre 2001 à juin 2023, il a
été titulaire du poste sensible
d’administrateur des biens du
prince de Monaco (Rainier III, jus-
qu’à son décès en 2005, Albert II
depuis) et, à ce titre, le détenteur
de tous les secrets de la Princi-
pauté, des comptes personnels
du prince jusqu’aux investisse-
ments gouvernementaux. Le
genre de personnage que l’on
ménage, en général.
Sa récente éviction, le 6 juin,
consécutive à sa mise en cause
par un mystérieux site Internet
baptisé « Les Dossiers du Rocher »,
a changé la donne : inquiété par la
justice, Claude Palmero est de-
venu l’homme qui fait trembler le
palais. Ses archives, ainsi que le
contenu de son téléphone porta-
ble, sont aujourd’hui entre les
mains de trois juges d’instruction
monégasques, et risquent de
parler pour lui.
Ces documents ont été saisis
le 19 juillet au cours d’une série
de perquisitions d’envergure, me-
nées à Monaco, mais aussi à Nice
ou à Paris, dans le cadre de com-
missions rogatoires internatio-
nales. Outre M. Palmero, dont les
bureaux, le domicile privé et la
résidence secondaire ont été
fouillés, trois autres personnali-
tés réputées proches du prince, et
désormais en disgrâce, ont été
« ciblées » par des opérations po-
licières : Me Thierry Lacoste, avo-
cat et ami d’enfance d’Albert II,
Didier Linotte, président du Tri-
bunal suprême – sorte de Conseil
constitutionnel local –, et Laurent
Anselmi, ancien chef du cabinet
du prince, puisque lui aussi a été
congédié en juin.
Opération de dénonciation
Cette offensive judiciaire a sur-
pris les quatre hommes, qui se
considèrent comme victimes
d’une machination ourdie par
les commanditaires des « Dos-
siers du Rocher », dont ils
sont, de fait, les cibles. Au prin-
temps 2022, Le Monde avait
narré en détail cette incroyable
opération de manipulation et de
dénonciation numérique, avec,
LE VOLUME 1
3 99
€ célération de l’affaire ? MM. Pal-
, le soupçonnent de s’être rappro-
SEULEMENT !
Les dossiers
saisis chez l’ex-
administrateur
des biens
du prince
contiennent
des éléments
potentiellement
gênants
en filigrane, le juteux marché
immobilier local.
Présentés par « Les Dossiers du
Rocher » comme membres d’un
« club des quatre » supposément
corrompu, sur fond d’appétits
immobiliers, Palmero et ses
amis avaient alors déposé des
rafales de plaintes pour « diffa-
mation publique » et « dénoncia-
tion calomnieuse », mais aussi
« violation du secret des corres-
pondances », leurs boîtes mails
ayant été piratées, ou encore
« faux et usage de faux », de faux
extraits de comptes bancaires
ayant été mis en ligne.
Dans le collimateur du quatuor,
le multimilliardaire Patrice Pas-
tor, un homme qui, depuis des dé-
cennies, règne en maître sur la
promotion immobilière en Prin-
cipauté. Pour eux, il n’y a guère de
doute : c’est M. Pastor qui est der-
rière « Les Dossiers du Rocher ».
Le mobile ? Il n’aurait pas sup-
porté la volonté du « G4 » d’intro-
duire un zeste de concurrence
dans les marchés de l’immobilier
monégasque. « Mon client nie fa-
rouchement toute implication
dans “Les Dossiers du Rocher” »,
assure Me Richard Malka, conseil
du milliardaire. Patrice Pastor, en
tout cas, n’est pas resté inerte de-
vant ces attaques : en se fondant
sur les « révélations » du site Inter-
net, il a déposé plainte à Paris,
en mai, devant le Parquet natio-
nal financier (PNF), contre ses
quatre adversaires.
S’estimant incompétent, le PNF
a transféré le dossier au procu-
reur général de Monaco. Ce der-
nier, saisi dans le même temps
par l’avocate du « G4 » d’une de-
mande d’enquête visant implici-
tement M. Pastor, a décidé, le
13 juillet, d’ouvrir une informa-
tion judiciaire contre X concer-
nant l’ensemble des faits dénon-
cés. Ouverte des chefs de « cor-
ruption », « trafic d’influence » et
« prise illégale d’intérêts » et con-
fiée aux trois juges d’instruction
en poste en Principauté, l’enquête
semble en fait – du moins pour
l’instant – se concentrer sur les
accusations de Patrice Pastor,
comme en atteste la rafale de per-
quisitions du 19 juillet.
Le milliardaire a-t-il joué de son
influence dans cette brusque ac-
mero, Lacoste, Linotte et Anselmi
ché récemment d’Albert II, au
point de convaincre celui-ci de
faire le ménage dans son entou-
rage. Jusqu’à obtenir la tête de
Claude Palmero, la bête noire de
Patrice Pastor. De fait, selon
les informations du Monde, Al-
bert II a longuement reçu le pro-
moteur, dans sa propriété, dé-
but mai. Cet entretien, au cours
duquel le milliardaire a montré
au Prince des documents suppo-
sés mettre en cause M. Palmero
et ses amis, a-t-il scellé le sort du
gestionnaire ? Une chose est
sûre, son renvoi est intervenu
peu de temps après.
ASS EMBLÉE N AT I ON ALE
Sylvain Maillard
élu à la tête du groupe
Renaissance
Cinq jours après la nomina-
tion d’Aurore Bergé au minis-
tère des solidarités et des fa-
milles, le député de Paris
Sylvain Maillard a été élu
sans surprise, mercredi
26 juillet, chef du groupe
Renaissance à l’Assemblée
nationale. A l’issue d’un pre-
mier tour l’opposant au dé-
puté du Val-de-Marne Frédé-
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Pour Claude Palmero la pre-
mière alerte sonne le 23 mai. Ce
jour-là, il découvre le verbatim
d’un entretien accordé par Al-
bert II au quotidien local Monaco-
Matin et dont la publication est
prévue le lendemain – le Palais a
exigé de pouvoir relire et éven-
tuellement modifier le texte de
l’interview avant sa parution.
M. Palmero reste interdit en cons-
tatant que le prince s’en prend
clairement à lui. Furieux, il débar-
que dans son bureau. Le ton
monte entre les deux hommes.
Le gestionnaire est sommé de
quitter les lieux, mais il obtient
tout de même du prince qu’il mo-
difie certains de ses propos. De
fait, si, dans la version publiée par
le quotidien, Albert II déclare :
« J’ai demandé aux personnes im-
pliquées dans les affaires dites des
“Dossiers du Rocher” de faire face
à leurs responsabilités », dans la
première version de l’entretien,
dont Le Monde détient une copie,
le prince ajoutait : « et de se mettre
en réserve de leurs fonctions ».
Série de SMS
Plus révélateur encore : ques-
tionné sur le rachat mené par
M. Palmero au profit de la Princi-
pauté des terrains dits de la Cré-
maillère, dans l’optique d’une fu-
ture opération immobilière d’en-
vergure, Albert II répondait
initialement : « Je comprends que
cela ait pu troubler et je n’ai jamais
demandé à M. Palmero de se por-
ter personnellement acquéreur, en
sa qualité d’administrateur des
biens, du terrain de la Crémaillère.
Quand j’ai été informé de cette si-
tuation, je lui ai immédiatement
dit qu’il fallait, sans délai, céder
toutes les parts de la gestion des-
dites sociétés au gouvernement. »
Finalement, les lecteurs de Mo-
naco-Matin auront droit à cette
simple phrase : « Je comprends que
cela ait pu troubler le grand pu-
blic. » Entre-temps, M. Palmero a
rappelé au prince qu’une série de
SMS qu’ils s’étaient échangés at-
testaient que le souverain était
régulièrement tenu au courant
de l’opération de la Crémaillère.
Ces SMS sont maintenant entre
les mains des enquêteurs.
Après cet épisode, tout s’est accé-
léré. Le 6 juin, l’aide de camp du
prince remet à l’administrateur
des biens de la Couronne une let-
tre « à effet immédiat » l’informant
qu’il est démis de ses fonc-
tions. Sous escorte militaire,
M. Palmero est expulsé du palais,
avec interdiction d’y remettre les
pieds. Il prend soin d’emporter
avec lui quelques cartons conte-
nant ses fameux dossiers…
Ce licenciement expéditif – non
motivé qui plus est – fait l’objet
d’une requête en annulation, dé-
posée le 14 juillet devant le Tribu-
nal suprême par Me Marie-Alix
Canu-Bernard, conseil de M. Pal-
mero. Ce n’est pas tout : l’avocate
s’apprête, au nom de son client, à
déposer plainte, à Paris, pour « dif-
famation » contre le prince. En
cause, un entretien accordé par
celui-ci au Figaro, le 13 juillet, dans
lequel il mettait en cause M. Pal-
mero. Et le grand déballage ne fait
sans doute que commencer. Car
les dossiers saisis chez lui con-
tiennent, selon nos informations,
des éléments – notamment finan-
ciers – potentiellement gênants
pour la Principauté. Peu après le
limogeage de M. Palmero, les avo-
cats d’Albert II l’avaient sommé de
les restituer au Palais. Leur dé-
marche était restée vaine. p
gérard davet
et fabrice lhomme
ric Descrozaille, M. Maillard,
49 ans, a obtenu 80 %
des voix lors d’un scrutin
par voie électronique. Pour
les dirigeants macronistes,
il s’agissait d’assurer
la stabilité du groupe à l’ap-
proche d’un automne qui
s’annonce compliqué pour
le camp présidentiel avec
l’examen des deux projets
de loi de finances, de celui
sur l’immigration et de la loi
de programmation sur
l’énergie et le climat.
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

En Chine, les autorités au chevet de l’économie

Le bureau politique du Parti communiste a promis des « ajustements », alors que la croissance peine à rebondir

shanghaï - correspondance

L’
économie chinoise va
mal et Pékin a décidé
d’intervenir. Du moins
est-ce le message qu’a
fait passer le bureau politique du
Parti communiste chinois (PCC)
lors d’une réunion, lundi 24 juillet,
promettant de « renforcer les ajus-
tements et politiques contracycli-
ques ». Avec succès, puisque les
marchés financiers ont réagi posi-
tivement le lendemain : la Bourse
de Shanghaï a gagné 2,13 % dans
la journée de mardi et celle de
Hongkong, 4,10 %.
Le bureau politique, qui réunit
les vingt-cinq plus hauts dignitai-
res du PCC, a dressé un état des
lieux plutôt réaliste, décrivant
une économie « confrontée à de
nouvelles difficultés, principale-
ment une demande intérieure in-
suffisante ». Un changement de
ton qui, d’une certaine manière,
rassure, dans la mesure où ce
constat sombre oblige désormais
les pouvoirs publics à agir. Pour
autant, les experts ne s’attendent
pas à un stimulus majeur qui irait
à l’encontre de l’approche pru-
dente adoptée par Pékin en 2023.

Immobilier en crise
Après une croissance en demi-
teinte au premier trimestre (+
4,5 % sur un an), elle s’est élevée à
6,3 % au deuxième, au lieu
des 7,1 % attendus. Mais la base de
comparaison n’est pas significa-
tive. En 2022, Shanghaï et d’autres
métropoles étaient confinées. Le
commerce extérieur baisse aussi, Devant une boutique vendant des billets de loterie, à Pékin, le 17 juillet. NG HAN GUAN/AP
avec un recul de 12,4 % sur un an
pour les exportations et de 6,8 %
pour les importations. nourrir certains espoirs. Mardi, secteur immobilier, qui a mis à donc ils ne veulent pas investir », fesseur à l’école d’économie de
De plus, le chômage des jeunes les cours des valeurs de plus d’une genoux nombre de promoteurs
La relance souligne Dan Wang. l’université du Peuple, à Pékin.
inquiète puisqu’il a atteint un nou- quinzaine d’entreprises de pro- les plus agressifs comme Ever- pourrait La confiance a aussi été écornée Les annonces les plus précises
veau record, à 21,3 % en juin. Afin moteurs chinois ont progressé de grande. Au contraire, le bureau par les campagnes de Pékin vi- concernent à ce jour le soutien à la
de soutenir une consommation 10 %, la limite sur une séance à la politique constate qu’« il y a eu un
passer par sant à réguler les plates-formes consommation, l’un des points
atone (+ 3,1 % en juin sur un an), la Bourse de Shanghaï. Cela est lié à changement majeur dans la rela- un allégement du Web, l’éducation en ligne ou faibles de l’économie. Le bureau
banque centrale a tenté de baisser l’absence d’une formule répétée tion entre offre et demande sur le l’immobilier, ce qui a créé un sen- politique demande aux fonction-
les taux d’intérêt à la mi-juin, sans dans les réunions économiques marché immobilier ». Plus besoin
des mesures timent d’insécurité parmi les in- naires de « donner à la consomma-
succès. Contrairement au reste du du bureau politique depuis 2019 : de lutter contre la spéculation antispéculation vestisseurs privés. La politique tion un rôle fondamental dans la
monde, la Chine frôle la déflation. « Les maisons sont faites pour être quand la demande est faible et zéro Covid a ajouté à la défiance croissance en augmentant les reve-
Pour inverser la tendance, les habitées, pas pour spéculer. » l’offre trop abondante. envers les décideurs politiques. nus des ménages ». Concrètement,
autorités doivent composer avec Lancée par le président Xi Si aucune mesure concrète n’a petites villes les plus touchées En conséquence, l’investissement les autorités locales distribuent
de puissants vents contraires. Jinping en 2016, elle a, depuis, été annoncée à ce stade, la réu- par la crise immobilière. privé, au plus bas, a reculé de 0,2 % déjà des bons d’achat en vue d’en-
L’immobilier, en crise depuis servi d’étendard à une grande nion de lundi donne le ton : Il faudra toutefois des disposi- au premier semestre 2023. courager l’acquisition d’appareils
deux ans, est le premier secteur à campagne de désendettement du « C’était la plus importante ce tri- tions concrètes pour convaincre électroniques ou le tourisme.
mestre. Les gens espèrent qu’après les investisseurs. Car les autorités « Restaurer la confiance » Fin juin, le gouvernement a an-
cela, les départements spécifiques ont multiplié plans et proposi- Le secteur public sauve les meu- noncé la poursuite de la réduction
La Fed relève encore son taux directeur des ministères vont pouvoir éla- tions, laissant souvent les mar- bles, avec des investissements en de taxes à l’achat de véhicules élec-
borer des plans, notamment dans chés indifférents. Le 19 juillet, un hausse de 8,1 %, d’après le Bureau triques jusqu’en 2027. Mais les
Après une pause, en juin, la Réserve fédérale américaine (Fed) a l’immobilier », explique Dan plan gouvernemental en 31 points national des statistiques. « Les in- sommes totales sont dérisoires
relevé, mercredi 26 juillet, d’un quart de point, son principal taux Wang, économiste en chef à la promettait de rendre l’économie vestissements privés dépendent par rapport au soutien aux ména-
directeur, compris entre 5,25 % et 5,50 %, à son plus haut niveau banque hongkongaise Hang privée « plus grosse, plus forte, complètement de la confiance. Or, ges mis en place dans les pays occi-
depuis 2001. L’inflation reste toutefois au-dessus de l’objectif Seng. La relance pourrait passer meilleure ». La chaîne CCTV avait pour restaurer la confiance, il faut, dentaux pendant la pandémie.
que s’est fixé la Fed, à 2 %. Le président de la banque centrale par un allégement des mesures alors contacté une vingtaine de d’une part, que les perspectives éco- Aujourd’hui, de plus en plus d’éco-
des Etats-Unis, Jerome Powell, a prévenu, mercredi, qu’il restait antispéculation, avec moins de grands patrons pour qu’ils en fas- nomiques à moyen terme soient fa- nomistes chinois appellent de
un « long chemin à parcourir » avant de la ramener à ce niveau. La restrictions à l’achat de résiden- sent l’éloge. « Cela n’a convaincu vorables et, d’autre part, que les po- leurs vœux des transferts plus
hausse de l’indice des prix à la consommation sur un an n’a été ces secondaires, par exemple – ce personne. Les entrepreneurs ne litiques économiques soient sta- massifs aux consommateurs. p
que de 3 % en juin, et de 4,8 %, hors énergie et alimentation. qui a déjà été fait dans certaines s’attendent pas à faire des profits, bles », relève Huang Weiping, pro- simon leplâtre

Pas de baisse des prix dans les supermarchés français en juillet

Les tarifs alimentaires ont encore légèrement progressé, de 0,2 %, entre juin et juillet. Sur deux ans, ils ont augmenté de 21,2 % en moyenne

U ne petite décrue des prix

de l’huile et des pâtes,
quelques promotions
au rayon produits laitiers frais…
Pas de quoi alléger la facture ali-
mentaire des Français. Selon les
données publiées par le panéliste
Circana, mercredi 26 juillet, les
prix ont encore progressé, de
0,2 %, entre juin et juillet. Même si,
en comparaison avec juillet 2022,
la hausse des tarifs des produits
de grande consommation ralentit
(à + 13,6 %, alors qu’elle était de +
15,1 % sur un an en juin), les prix
restent au sommet.
« Nous ne sommes pas sortis des
prix élevés, car l’inflation à
deux ans continue de progresser :
en cumulant les hausses de
juillet 2022 (+ 6,7 %) et de
juillet 2023 (+ 13,6 %), les prix ont
augmenté en moyenne de 21,2 %
sur deux ans, et c’est bien cela que
vivent les Français au quotidien.
La stabilité des prix depuis deux
mois est donc positive, mais elle ne
change pas la donne au moment
de passer en caisse », analyse
Emily Mayer, directrice des étu-
des chez Circana.
Cela transparaît dans la livraison
mensuelle du chariot type consti-
tué par la société d’études pour
Le Monde. D’une valeur à peine
supérieure à 100 euros fin 2021, ce
panier, composé de produits de
marques nationales, de marques
de distributeur et de premiers prix,
coûte désormais 125,99 euros,
soit une hausse, qui semble se
modérer, de 11,5 % sur un an.
Mais, depuis septembre 2021,
lorsque le premier panier a été
mis en ligne, la progression est de
presque 23 %. Si le prix des yaourts
affiche une décote de 7,2 % et celui
des coquillettes de 1,4 %, nombre
d’autres produits ont vu leur tarif
croître, dont la boîte de thon (+
5,7 %), le riz basmati (+ 6,9 %) et le
jambon (+ 1,2 %), sur le mois qui
vient de s’écouler.
Discussion houleuse
Le reflux de l’inflation alimen-
taire, tant appelé de ses vœux par
Bercy, n’est donc pas encore au
rendez-vous. Pourtant, le minis-
tre de l’économie, Bruno Le Maire,
a multiplié les réunions avec dis-
tributeurs et industriels pour
tenter d’inverser la tendance et
redonner du pouvoir d’achat aux
Français. Les grandes enseignes
ont accepté de prendre sur leurs
marges et se sont engagées sur
une opération baptisée « trimes-
tre anti-inflation », chacune ayant
le choix de sélectionner un cer-
tain nombre de produits premier
prix, proposés avec une ristourne
en magasin. Cette opération, lan-
cée au printemps, a été prolongée
jusqu’à la fin de 2023.
La discussion avec les indus-
triels a été plus houleuse. Début
juin, Bercy se félicitait d’avoir ob-
tenu des 75 plus importantes en-
treprises de grande consomma-
tion la promesse de baisses de
prix dès juillet. Et M. Le Maire me-
naçait de dévoiler les noms des ré-
calcitrants. Avec la pression de la
grande distribution qui affirmait
que les industriels continuaient
de jouer la montre, cet engage-
ment de baisse de prix s’est trans-
formé en une acceptation de pro-
motions supplémentaires sur des
gammes de produits.
« Malgré les injonctions du minis-
tre, je ne peux pas réduire mes ta-
rifs. Mes matières premières ne
baissent pas. Je vais mettre plus de
promotions sur mes boissons, cela
représente un investissement de
plusieurs millions d’euros », affirme
Pierre Decroix, directeur général
de Suntory Beverage and Food
France, connue pour ses marques
Orangina, Schweppes ou Oasis. Il
estime que la revalorisation de ses
tarifs depuis dix-huit mois n’a en-
core couvert que la moitié du ren-
chérissement de ses coûts de pro-
duction. Son rival, Coca-Cola, s’est
engagé à une promotion de 10 %,
mais uniquement sur ses grands
formats et sur ses boissons sans
sucre, à partir d’août.
« Sur les 58 multinationales pré-
sentes chez Lidl, une seule a accepté
de renégocier ses tarifs », souligne
Michel Biero, directeur exécutif
achats et marketing de Lidl France,
une enseigne dont 90 % de l’assor-
timent est constitué de marques
propres. « Nous avons baissé nos
prix, depuis avril, de 5 % à 8 % en
moyenne, après une hausse de 25 %
à 30 % en 2022 », précise-t-il, avant
d’ajouter : « Il ne faut pas faire
croire aux Français que l’on revien-
dra aux prix d’avant-crise. » p
laurence girard
14 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

Stellantis et Renault se préparent Sur fond de grève,

la crise perdure au
à une guerre des prix « Journal du dimanche »
Les deux constructeurs français sont en forme, mais craignent l’arrivée Malgré la défiance de la rédaction, Geoffroy
Lejeune prépare son arrivée à la tête du titre
des voitures chinoises et une conjoncture économique moins porteuse

C’
est un premier se-
mestre remarquable
pour les construc-
teurs automobiles
français. Stellantis, né de la fusion
de PSA avec Fiat Chrysler, a dé-
gainé le premier, en annonçant
un bénéfice record, mercredi
26 juillet : 10,9 milliards d’euros,
en hausse de 37 % par rapport aux
six premiers mois de 2022. Le
chiffre d’affaires de ses quatorze
marques tutoie les 100 milliards
d’euros de janvier à juin.
Comme l’a rappelé Carlos Tava-
res, le directeur général, cette ren-
tabilité doit beaucoup au marché
américain, qui pèse presque deux
fois et demie l’Europe en résultat
opérationnel. Mais si les voitures
vendues sur le Vieux Continent
ne rapportent pas autant que les
pick-up RAM ou Jeep, elles per-
mettent au groupe d’afficher une
marge à deux chiffres que seuls
ses concurrents allemands les
plus chers, Mercedes et BMW, affi-
chent et que Volkswagen n’a pas.
Jeudi 27 juillet, c’était au tour de
Luca de Meo, le patron de Renault,
de confirmer la trajectoire de re-
dressement de son groupe. Elle
est spectaculaire. En 2022, la mar-
que au losange accusait de lour-
des pertes du fait de la cession de
sa filiale russe. Pour les six pre-
miers mois de 2023, son bénéfice
atteint 2,1 milliards d’euros, le
meilleur résultat de l’histoire du
groupe. Le chiffre d’affaires s’élève
à 26,8 milliards d’euros, avec une
marge de 7,6 %, au-delà des atten-
tes des analystes financiers.
Pour obtenir ces performances,
les deux groupes ont usé des mê-
mes méthodes. Ils privilégient la
vente aux particuliers plutôt
qu’aux loueurs de voitures ou
aux flottes d’entreprise, car les
marges sont meilleures. Depuis
plusieurs années, ils fonction-
nent avec des « plates-formes » : le
même châssis et tous les élé-
ments qui ne se voient pas de l’ex-
térieur équipent plusieurs modè-
les, voire plusieurs marques, ce
qui permet de limiter les coûts.
Ils ont surtout profité de la pé-
nurie de semi-conducteurs pour
concentrer leur production sur
les modèles les plus chers. Résul-
tat : Stellantis a vendu 9 % de voi-
tures en plus (3,3 millions), mais a
engrangé 12 % de chiffre d’affaires
supplémentaire.
Concurrents plus agressifs
Chez Renault, les ventes de véhi-
cules augmentent de 13 % (1,1 mil-
lion), tandis que le chiffre d’affai-
res croît de 27 %. Luca de Meo sa-
lue l’effet du renouvellement de
sa gamme, et en particulier de l’ar-
rivée sur le marché de l’Austral hy-
bride et de la Mégane E-Tech, sans
oublier la performance de Dacia
(+ 30 % de ventes en Europe), avec
une marge phénoménale.
Ces résultats permettent à Car-
los Tavares et Luca de Meo de se
montrer confiants sur leur perfor-
mance annuelle. « Chaque fois que
nous faisons un bon résultat au
premier semestre, on nous de-
mande si ça ne va pas s’effondrer
au deuxième », a devancé le patron
de Stellantis, précisant : « Nous
sommes bien placés pour être les
plus résilients et protéger nos résul-
tats. » Du côté de Renault, on
confirme aussi que la marge res-
tera entre 7 % et 8 %, un seuil élevé.
L’un et l’autre savent cependant
que le plus dur commence : la
Les deux groupes
privilégient
la vente
aux particuliers
plutôt qu’aux
loueurs
de voitures
guerre des prix. Fini la période où
les clients attendaient leur voiture
des mois sans marge pour négo-
cier. Chez Stellantis, Carlos Tava-
res est sous la pression des con-
cessionnaires Peugeot et Citroën.
La marge du groupe est certes en
hausse, mais les parts de marché
reculent dangereusement.
Du côté de Renault, qui résiste
mieux commercialement en
France, le ralentissement de la
croissance et du pouvoir d’achat
des Européens inquiète. Même si
le groupe précise qu’il a « 3, 4 mois
de ventes dans son carnet de com-
mandes à fin juin », et se maintien-
drait à « deux mois de commandes
d’avance [fin 2023], même si le
marché baisse de 30 % par rapport
à 2019 ». Premier signe que le mar-
ché change : la mensualité pour
l’achat en location longue durée
de la Mégane E-Tech a été revue à
la baisse et les modèles d’entrée
de gamme sont davantage mis en
avant, alors qu’au premier semes-
tre Renault a vendu, à 80 %, les
motorisations les plus puissantes.
Les deux groupes font en effet
face à des concurrents plus agres-
sifs. Sur le marché de l’électrique,
tous subissent l’offensive de Tesla,
qui a baissé ses prix avant l’été. Et
ils s’attendent à la rentrée à un dé-
ferlement de voitures chinoises,
moins onéreuses. Rodolphe
Saadé, le PDG de l’armateur CMA
CGM, a prévenu les dirigeants de
Renault que ces acteurs avaient
réservé des capacités importantes
sur ses porte-conteneurs.
« Si les concurrents veulent em-
mener le marché sur une guerre des
prix, ils vont se mettre en difficulté
avant nous », juge Carlos Tavares,
rappellant le niveau de sa marge
opérationnelle : 14,4 %, plus que
celle de General Motors (8,3 %) ou
de Tesla, passée en un an de plus
de 17 % à 10,5 %. Produire à grande
échelle, avoir des stocks à écouler
et baisser ses prix a un coût.
Pour pouvoir « donner à l’acti-
vité commerce les moyens de res-
pirer » et de baisser aussi ses prix,
Stellantis est obsédé par la baisse
de ses coûts, tirés à la hausse par
l’inflation en 2022. Son point
mort – le moment où ses ventes
commencent à être rentables – a
été ramené à 33 % de son chiffre
d’affaires au premier semestre,
contre 40 % fin 2022.
L’essentiel des économies ont
été faites par les usines, où les syn-
dicats dénoncent une pression
énorme. Carlos Tavares annonce
que c’est au tour de ses fournis-
seurs de faire un effort. Renault,
pour sa part, promet une baisse
de 40 % du coût des véhicules
électriques d’ici à 2027. Ce sera
l’objectif d’Ampere, la filiale spé-
cialisée dans le véhicule électri-
que et les logiciels, qui doit être in-
troduite en Bourse au premier se-
mestre 2024. Il a obtenu l’assu-
rance que son partenaire Nissan y
investirait 600 millions d’euros. p
sophie fay
A ttendu à la rédaction du
Journal du dimanche
(JDD) à partir de mardi
1er août, Geoffroy Lejeune sera-t-il
en mesure de sortir une édition
dès sa première semaine de prise
de fonctions effective, soit dès le
6 août ? Alors que l’on s’achemine
vers un sixième dimanche sans
JDD, la rédaction reste massive-
ment en grève (99 % d’approba-
tion à sa reconduction, mercredi
26 juillet), déterminée à ne pas dé-
roger au principe qu’elle s’est fixé
depuis le 22 juin : ne pas signer
d’articles sous la direction de l’an-
cien directeur de la rédaction de
Valeurs actuelles. Or, sans rédac-
teurs, secrétaires de rédaction ou
responsables de la fabrication, il y
a peu de chances qu’un journal
soit bouclé, même avec une pagi-
nation réduite.
« Il n’y a pas encore de calendrier
sur la sortie du prochain journal,
reconnaît un communicant du
groupe Lagardère. Mais tout sera
mis en œuvre pour que le journal
paraisse le plus vite possible. »
Dans cette optique, M. Lejeune a
commencé à établir un organi-
gramme et à poser des noms face
aux fonctions, ont appris des gré-
vistes. Annoncée à ses côtés dès
sa nomination officialisée, Char-
lotte d’Ornellas, première à cla-
quer la porte de Valeurs actuelles
au moment de son éviction, pour-
rait arriver à la tête du service so-
ciété – qui couvre des domaines
tels que l’éducation, la police, la
justice ou encore la santé.
Selon une source externe, M. Le-
jeune souhaiterait la voir secon-
dée sur les questions de justice
par un actuel rédacteur du service
Web du magazine conservateur.
« La proposition ne m’a pas été
faite », assure cependant au
Monde ce dernier. Démission-
naire de l’hebdomadaire en juin
et chroniqueur régulier sur
ponsable du service politique de
Paris Match, circule également. La
direction de Lagardère souhaite-
rait limiter les recrutements ve-
nant de l’ancien titre de M. Le-
jeune, que la grande proximité de
ce dernier avec l’extrême droite a
mené à l’impasse financière.
Rupture des négociations
Financièrement acculés après
plus d’un mois de grève, des jour-
nalistes pourraient ne pas pou-
voir attendre octobre et l’ouver-
ture de la clause de cession (lors-
que le groupe Vivendi sera défini-
tivement propriétaire du titre), et
devoir se résigner à reprendre le
travail. La rupture des négocia-
tions avec la société des journalis-
tes (SDJ), annoncée par Arnaud La-
gardère, le 24 juillet, risque de faire
place à des échanges de gré à gré.
Jusqu’à cette date, les représen-
tants des salariés espéraient un
accord collectif. Alors que la direc-
tion de Lagardère News (le JDD et
Paris Match) avait proposé deux
mois de salaire par année de pré-
sence dans l’entreprise jusqu’à
quinze ans et un mois au-delà, la
SDJ espérait deux mois pour tous,
plus une indemnité de quatre
mois de salaire pour les embau-
chés depuis moins de deux ans
ainsi qu’une enveloppe pour les
plus de 50 ans.
Cependant, les discussions sur
ce volet social étaient liées à celles
qui portaient sur la révision de la
charte de déontologie de Lagar-
dère News. Or, la direction a refusé
de s’engager contre « toute publi-
cation de propos racistes, sexistes
et homophobes et, plus générale-
ment, de tout contenu discrimina-
tif ou haineux », écrit la SDJ dans
un communiqué, confirmant une
information du site Les Jours.
Cette précaution leur semblait
nécessaire après que Valeurs ac-
tuelles, sous la direction de Geof-

L’aéronautique, entre frénésie d’acquisitions CNews, Raphaël Stainville pour-

rait, lui aussi, prendre part à cette
nouvelle équipe.
La constitution de celle-ci ne se-
froy Lejeune, a été condamné
pour incitation à la haine raciale.
Le 24 juillet, pourtant, Arnaud La-
gardère écrivait : « Nous ne ferons

et hausse des cadences de production rait pas des plus aisées : la se-
maine du 17 juillet, selon une
source, les carnets d’adresses de
journalistes susceptibles de con-
Deux des fleurons du secteur, Safran et Thales, ont annoncé des achats stratégiques naître des confrères que les ac-
cointances idéologiques de Geof-
froy Lejeune avec le polémiste
pas du JDD un tract idéologique ni
un journal militant (…). [Il] restera
une publication d’information gé-
néraliste, grand public et ouverte à
tous les courants de pensée. »
Bien que de plus en plus las de
ces échanges infructueux, les sa-

L a crise due au Covid-19 n’est

plus qu’un mauvais souve-
nir pour les grands noms
de l’aéronautique qui, désormais,
profitent des occasions nées dans
le sillage de la pandémie. Deux
fleurons du secteur, Safran et Tha-
les, ont ainsi annoncé des acquisi-
tions stratégiques. Le motoriste
s’est porté acquéreur, pour
1,8 milliard de dollars (environ
1,6 milliard d’euros), des activités
d’actionnement de commandes
de vol de l’équipementier améri-
cain Collins Aerospace.
Pour Safran, cette opération de
croissance externe est la plus im-
portante depuis le rachat de
l’équipementier français Zodiac,
en 2017. Elle va lui « permettre
d’entrer dans la future génération
d’avions », explique Olivier An-
driès, le directeur général du mo-
toriste. En effet, les acteurs qui
maîtrisent ces technologies sont
peu nombreux, car « la relation de
confiance entre l’équipementier et
l’avionneur est très importante ».
Ces activités aujourd’hui « essen-
tiellement hydrauliques et mécani-
ques vont devenir plus électriques.
La prochaine génération de moyen-
courriers, attendue vers 2035, sera
équipée de commandes de vol hy-
brides », ajoute M. Andriès. L’un
des éléments-clés de la décarbona-
tion du transport aérien.
Pour Safran, cet achat ne repré-
sente presque aucun risque, Col-
lins Aerospace s’étant engagé à as-
surer un quart du chiffre d’affai-
res avec ses commandes. Le mo-
toriste s’immisce aussi dans le
programme du F35, le dernier-né
des avions de chasse américains,
qui bénéficie des commandes de
vol désormais dans l’escarcelle de
Safran. Il reste à attendre le feu
vert des autorités de la concur-
rence pour valider l’opération.
Si le motoriste consolide sa pré-
sence dans l’aéronautique, le
groupe d’électronique Thales a
choisi de devenir l’un des leaders
mondiaux de la cybersécurité. Le
groupe de Patrice Caine vient de
mettre la main sur l’entreprise ca-
lifornienne Imperva, un acteur
majeur du secteur, détenue par le
fonds d’investissement Thoma
Bravo. Pour s’adjuger cette société,
Thales va débourser 3,6 milliards
de dollars. Il s’agit de la deuxième
plus importante acquisition du
groupe après celle du fabricant de
cartes à puce Gemalto, en 2019,
pour 4,8 milliards d’euros.
Cette opération « va nous per-
mettre de créer, avec notre propre
activité de cybersécurité, un acteur
de classe mondiale positionné sur
des segments à forte croissante et
forte profitabilité », souligne
M. Caine. Il faut dire qu’Imperva
est bien positionné puisqu’il dé-
tient dans son portefeuille de
clients sept des plus grandes ban-
ques du monde et six des plus im-
portants opérateurs de télécoms.
Pendant ce temps, les avion-
neurs, eux, s’efforcent d’augmen-
ter leurs cadences de production.
Dassault devra redoubler d’ef-
forts pour sortir de ses chaînes
d’assemblage tous les Rafale.
Après les 26 appareils comman-
dés par l’Inde pour sa marine,
c’est le Qatar qui pourrait en ac-
quérir 24 supplémentaires.
Au total, en 2023, le carnet de
commandes militaires devrait se
gonfler d’une centaine d’avions
en sus. En revanche, du côté de
l’aviation d’affaires, l’avionneur
n’a engrangé, au premier semes-
tre, que 12 commandes, contre 41
il y a un an. Ce qui ne l’a pas empê-
ché d’afficher un résultat net de
405 millions d’euros.
« Bonne trajectoire »
A l’occasion de la présentation
des résultats trimestriels de
Boeing, mercredi 26 juillet, son
PDG, Dave Calhoun, a déclaré
faire toujours face aux mêmes
difficultés, « qu’il s’agisse de pro-
blèmes à résoudre dans [ses] pro-
pres usines ou à l’extérieur, dans la
chaîne d’approvisionnement et les
itinéraires logistiques ». L’avion-
neur américain a annoncé qu’il
allait accroître le rythme de pro-
duction de son 737 MAX, passant
de 31 exemplaires par mois à 38.
Une étape avant d’atteindre la ca-
dence de 50 exemplaires sortis
chaque mois en 2025 ou en 2026.
Pour Boeing, l’objectif est de li-
vrer au plus vite les avions figu-
rant dans son carnet de comman-
des, notamment entre 400 et
450 moyen-courriers et 70 à
80 long-courriers 787 Dreamliner.
Mais le moindre impondérable
peut tout remettre en cause, à
l’image de la grève de juin, rapide-
ment interrompue, chez le fabri-
cant américain de fuselage Spirit
AeroSystems. Si Boeing retrouve
de l’allant sur le plan industriel,
ses finances, en revanche, souf-
frent toujours des déboires du
737 MAX. Au deuxième trimestre,
l’avionneur a encore perdu
149 millions de dollars.
En ce qui concerne Airbus, le mo-
toriste Pratt & Whitney constitue
l’élément perturbateur de la mon-
tée en cadence. Celui-ci a annoncé
de nouvelles inspections sur cer-
tains de ses moteurs qui équipent
les A320. Guillaume Faury, PDG
d’Airbus, a indiqué, mercredi, lors
de la présentation des résultats tri-
mestriels du groupe, que le rappel
des moteurs n’aurait pas « d’im-
pact sur les livraisons à venir ».
Après avoir remis 316 avions à
ses clients au premier semestre,
l’avionneur prévoit toujours d’en
livrer 720 en 2023. « Nous sommes
sur la bonne trajectoire », a jugé
M. Faury. Si l’objectif d’atteindre
une cadence de production de
75 A320 par mois en 2026 est
maintenu, les objectifs intermé-
diaires (65 exemplaires en 2024),
ne le sont plus. A l’inverse de
Boeing, Airbus continue d’en-
granger des profits. Son bénéfice
ajusté progresse de 34 %, pour
s’établir à 1,84 milliard d’euros. p
guy dutheil
d’extrême droite Eric Zemmour
et la vice-présidente de Recon-
quête !, Marion Maréchal, n’ef-
fraieraient pas ont été consultés.
Au Journal du dimanche, le nom
lariés mobilisés ont prévu d’expo-
ser des photos de leur mouve-
ment à proximité du ministère de
la culture, à Paris, vendredi matin,
en vue d’alerter la ministre de la
de Laurence Ferrari, déjà présenta- culture, Rima Abdul Malak. p
trice sur CNews et Europe 1, et res- aude dassonville
Nouvelle sanction contre la chaîne C8
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et nu-
mérique (Arcom) a condamné C8 à une amende de 500 000 euros
et à une mise en demeure de se conformer à ses « obligations rela-
tives à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information », mercredi
26 juillet. Le 9 mars, un invité de « Touche pas à mon poste ! » avait
« accusé nommément plusieurs personnalités publiques de consom-
mation de produits stupéfiants (…), ainsi que de pédophilie et de
consommation “d’adrénochrome”, une substance présentée à l’an-
tenne comme étant issue de sang d’enfants kidnappés et sacrifiés ».
Ce faisant, estime l’Arcom, la chaîne a porté atteinte au droit au
respect de l’honneur et de la réputation de ces personnes, et mé-
connu son obligation de maîtrise de l’antenne. Cette sanction est
la quatrième que prononce l’Arcom contre C8, depuis le début
de l’année, pour un total de 4,5 millions d’euros.
D ÉF EN S E sion des dépenses militaires
Record « historique » mondiales. En 2021, la France
pour les exportations avait exporté pour 11,7 mil-
d’armement français liards d’euros, note le rapport
Les exportations d’arme- annuel au Parlement, dévoilé
ment français, tirées par le par La Tribune, mercredi
succès de l’avion de combat 26 juillet. Le contrat de qua-
Rafale, ont atteint 27 mil- tre-vingts avions Rafale avec
liards d’euros en 2022, un ni- les Emirats arabes unis, pour
veau « historique » dans un un peu plus de 16 milliards
contexte marqué par la d’euros, contribue largement
guerre en Ukraine et l’explo- à ce bilan. – (AFP.)
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023 culture | 15

La jungle envoûtante de Roberto Huarcaya

Aux Rencontres d’Arles, l’artiste péruvien expose d’impressionnants photogrammes réalisés en Amazonie

PHOTOGRAPHIE
arles (bouches-du-rhône) -
envoyée spéciale

A
Arles, un long ruban
photographique de
15 mètres serpente
dans une des salles
du site Croisière, pendu depuis le
plafond, enveloppant le visiteur
dans une grande vague lumi-
neuse et végétale, aux couleurs
tantôt terreuses, tantôt marines.
On y croise, au milieu de motifs
abstraits, des ombres de feuilles
qui bougent et se superposent,
des troncs d’arbre qui s’élèvent
vers le ciel, la silhouette délicate
d’un insecte. Cette installation
vibrante et hypnotique n’est pas
une photographie, mais un
photogramme, une image néga-
tive sans appareil, créée par l’ar-
tiste Roberto Huarcaya, 64 ans, fi-
gure de la photographie péru-
vienne, qui a ici réuni plusieurs
séries en une seule installation.
Dans la réserve de Bahuaja
Sonene, en Amazonie, il a accro-
ché de longs morceaux de papier
photosensible sur des piquets de
bambou, au milieu de la jungle,
au cœur de la nuit, les abandon-
nant après quelques coups de
flash à la lumière de la lune, pour
ensuite les développer sur place
avec l’eau du fleuve – « J’ai rem-
porté tous les bains chimiques à
Lima, pour les traiter, afin de ne
rien polluer », précise-t-il.
Le projet a été éprouvant et
compliqué à mettre en œuvre,
mais ce n’est pas tant l’exploit que Les silhouettes fugaces de Roberto Huarcaya, présentées au site Croisière lors des Rencontres d’Arles (Bouches-du-Rhône), en juillet. ROBERTO HUARCAYA
représente une telle entreprise
qui l’intéresse, que l’exposition
brutale aux éléments, au temps et de côté l’approche analytique au des éclairs illuminer le papier à dans l’eau : la couleur obtenue en formeurs bondissent en entre-
au hasard. Dans cette œuvre, c’est profit de l’intuition, de la sensa- plusieurs reprises, pendant dix
Un groupe tirant les images dans l’eau choquant des lames de métal.
la nature qui imprime sa marque tion, de l’expérience et d’une re- secondes : « J’ignorais si ça allait d’Amérindiens polluée donne des images abstrai- Cette danse très athlétique est
à même le papier, la lune qui fait lation plus sensible, organique, ruiner l’œuvre ou, au contraire, si tes et lyriques, aux couleurs bleues l’héritière d’une performance
apparaître l’image au gré de son aux éléments – soit celle que vi- l’orage allait apporter quelque
esse ejja et vertes intenses, d’une beauté rituelle, longtemps interdite, in-
humeur. Le vent, la pluie, les vent les communautés amérin- chose ! » Finalement, le résultat l’a a participé paradoxale, reflets à la fois de ventée par les Amérindiens à la
nuages, le mouvement des diennes avec lesquelles il a tra- enchanté. « Le chamane esse ejja l’immensité marine envoûtante et suite de la conquête espagnole, en
plantes ou des animaux se sont vaillé en Amazonie. « C’est un rap- m’a dit : “Quand tu as perdu ta
à la fabrication des menaces qui pèsent sur elle. réaction à la chrétienté et à
inscrits dans l’image finale, sans port non pas utilitaire à la nature, culture, et que tu as eu une vraie re- des images Sur les murs, le photographe a l’acculturation. On distingue,
intermédiaire, et sans que l’ar- mais une relation horizontale, où lation avec la nature, la jungle a aussi accroché des images consa- dans ces silhouettes alignées et
tiste puisse les contrôler – un l’homme fait partie des choses, décidé de venir sur le papier”. » Le
dans la forêt crées à des traditions culturelles redoublées, à la fois la délicatesse
abandon total qu’il a embrassé, ne les domine pas », affirme-t-il. photographe espère que le spec- andines : encore des photogram- des vêtements traditionnels
après des mois de tâtonnement. tateur ainsi immergé fera comme mes, obtenus en collaborant avec brodés et des instruments, mais
« J’ai cherché pendant deux ans, en Traditions culturelles andines lui corps avec la jungle, se connec- Espagnols, des arbres qui coloni- des musiciens ou des danseurs aussi l’énergie et la vitalité in-
essayant différentes techniques, Pour ses projets, le photographe tera à la beauté brute et au mys- sent les sols au point d’empêcher autochtones, qui se sont couchés tense des danseurs. Comme un
avec un appareil panoramique, de commence par monter des tère de cette forêt primitive et me- les autres plantes de pousser. « Il directement sur le papier, pour rappel de la résistance des cultu-
la photo argentique, numérique… ateliers photo avec des commu- nacée, en perdant le sens du n’y a que du noir partout, note le imprimer leur propre image, en res contre l’uniformisation. p
rien ne marchait. » nautés autochtones. « Et si le temps et en s’oubliant lui-même. photographe, un noir qui absorbe forme de silhouettes fugaces. Une claire guillot
Cette façon d’aborder son sujet courant passe, j’essaie d’imaginer Dans certaines parties de l’ins- tout ce qui l’entoure, contraire- façon, pour le photographe, de
a été aussi, pour lui, un moyen de un projet dans lequel on peut tallation, on aperçoit des espaces ment au reste de la jungle où prendre ses distances avec la Traces, de Roberto Huarcaya.
rompre avec l’idée de l’artiste travailler ensemble. » moins luxuriants et plus dé- nombre d’espèces cohabitent. » tradition des photos ethnogra- Croisière, Arles (Bouches-du-
tout-puissant, et cette « dictature Un groupe d’Amérindiens esse pouillés, où des troncs d’arbre so- Roberto Huarcaya a aussi récolté phiques, dans laquelle ils ont Rhône). Rencontres d’Arles,
de la vision, héritée de la Renais- ejja a ainsi participé à la fabrica- litaires émergent d’un fond uni- des images de la mer, pour longtemps été enfermés. jusqu’au 24 septembre,
sance, où l’homme est le centre et tion de ses images dans la forêt. forme : il s’agit d’eucalyptus, une d’autres photogrammes, réalisés L’une des œuvres concerne la de 10 heures à 19 h 30. 13 euros ou
la mesure de toute chose ». Il a mis Une nuit, il se souvient d’avoir vu espèce invasive apportée par les à partir des déchets ramassés « danse des ciseaux », où les per- différents forfaits pour le festival.

Le trio de rage, de charme et d’acuité d’une comédie d’anticipation

Sur Netflix, « Ils ont cloné Tyrone », premier film de Juel Taylor, renouvelle avec énergie les antiques figures du cinéma afro-américain

ronnement, comment s’extraire originale, qui fait se rencontrer communauté qui vit à la fron- d’abord sur les esclaves, puis sur américain des années 1970. A ces
VOD de cette gangue de désespoir ? Erykah Badu et Diana Ross) et tière entre la vie et la mort. leurs descendants, sont assez savants arrangements il fallait un

T he Glen, le quartier dans

lequel subsistent Fontaine
(John Boyega), le dealeur,
Slick Charles (Jamie Foxx), le mac
qui ne sait pas se taire, et Yo-Yo
(Teyonah Parris), l’employée de ce
dernier qui aurait voulu et (on s’en
apercevra bientôt) aurait pu deve-
nir journaliste d’investigation, est
une synthèse de tous les ghettos
afro-américains que l’on a vus
au cinéma depuis les années 1960.
Les personnages se meuvent
dans une lumière incertaine qui
atténue la férocité des contours et
assourdit les couleurs (l’image est
de Ken Seng), entre une supérette
sordide, des pavillons qui tombent
en ruine, des points de deal bien
achalandés, une boîte qui emploie
les jeunes femmes qui ne sont pas
sur le trottoir. Comment renouve-
ler les histoires nées de cet envi-
Juel Taylor, dont c’est le premier
long-métrage, a tourné le dos aux
genres cinématographiques (po-
lar, drame social) qui sont asso-
ciés aux ghettos pour faire de
Ils ont cloné Tyrone une comédie
de science-fiction, se nourrissant
aussi bien des figures héroïques
et imparfaites nées dans les an-
nées 1970, au temps de Shaft (Gor-
don Parks, 1971 et 1972 ; John
Guillermin, 1973) et de Super Fly
(Gordon Parks Jr., 1972), que de
la littérature enfantine d’antan
(l’une des références majeures
du film est Nancy Drew, adoles-
cente détective, connue en France
et dans la Bibliothèque verte sous
le nom d’Alice Roy).
Cette combinaison passéiste est
plongée dans un bain de paranoïa
tout à fait contemporain (on re-
trouve le procédé dans la bande
en émerge triomphante : Ils ont
cloné Tyrone surprend et ravit,
trouvant dans son trio d’interprè-
tes la combinaison idéale de rage
(John Boyega), de charme (Jamie
Foxx) et d’acuité (Teyonah Parris).
Expérimentations médicales
Quand on le rencontre, Fontaine
n’est qu’un dealeur d’héroïne or-
dinaire, capable du meilleur (s’oc-
cuper de sa vieille mère, donner
un coup à boire au mendiant à la
sortie du supermarché) comme
du pire (renverser délibérément
un revendeur qui s’est aventuré
sur son terrain). En représailles à
cette agression, Fontaine est cri-
blé de balles et laissé pour mort
après les constatations d’usage,
ce qui ne l’empêche pas de réap-
paraître le lendemain, sans susci-
ter grande émotion dans une
L’enquête qu’entame le jeune
homme en compagnie de Slick
Charles et de Yo-Yo (il sera aussi
question de Scooby-Doo au fil de
dialogues souvent brillants, par-
fois surabondants) mène à la dé-
couverte de l’addition de produits
psychotropes et addictifs aux
biens de consommation courante
de The Glen – poulet frit ou lotions
démêlantes et lissantes. Ces poi-
sons sont sécrétés par un gigantes-
que laboratoire souterrain qui
a transformé tous les habitants
du quartier en sujets d’expérience.
Progressivement, les hors-la-loi
devenus enquêteurs découvrent
que l’apparent chaos de leurs vies
quotidiennes est en fait un ordre
fermement établi par une auto-
rité cachée. Les exemples d’expé-
rimentations médicales prati-
quées par la médecine américaine
abondants pour que l’on ne
prenne pas à la légère le scénario
d’Ils ont cloné Tyrone.
Quelque part entre l’angoisse
métaphysique de Jordan Peele
(Get Out, Us, Nope) et le marxisme
dadaïste de Boots Riley (Sorry to
Bother You, la série I’m a Virgo),
Juel Taylor trouve une autre voie,
suscite de nouvelles figures. Slick
Charles est un hybride nouveau,
caricature des personnages de ma-
quereau des films de « blaxploita-
tion », fin stratège et cœur d’arti-
chaut. Il faut toute la virtuosité de
Jamie Foxx pour faire tenir en-
semble les facettes de son person-
nage. Teyonah Parris joue sur une
contradiction voisine, qui repose
sur la dissimulation du formida-
ble intellect de son personnage
derrière des tenues et un maintien
venus, eux aussi, du cinéma afro-
cœur. C’est John Boyega qui le fait
battre. La mine sombre qui est la
sienne par défaut est ici celle d’un
jeune homme qui sait qu’il a déjà
perdu le combat, incapable qu’il
est d’échapper à la place qui lui
a été assignée. A cette ombre per-
manente vient s’ajouter celle du
clonage, dilution supplémentaire
de son identité. John Boyega a le
pouvoir, sans effort apparent,
de convaincre des millions de
spectateurs (le film s’est hissé
en tête du classement des longs-
métrages de Netflix) que le clo-
nage est une épreuve aussi proba-
ble que le cancer ou la canicule. p
thomas sotinel
Ils ont cloné Tyrone, film
américain de Juel Taylor. Avec John
Boyega, Teyonah Parris, Jamie
Foxx, Kiefer Sutherland (2 h 03).
16 | télévision
Donatella Versace, la revanche d’une blonde
Le documentaire d’Olivier Nicklaus revient sur le clan familial qui se déchira après la mort du grand couturier
ARTE
VENDREDI 28 - 22 H 35
DOCUMENTAIRE
E
n revisitant l’histoire de
la saga familiale de la
maison de prêt-à-porter
et de couture Gianni Ver-
sace, telle que la narre Olivier
Nicklaus dans son documentaire
Versace - Les liens du sang, on réa-
lise que Ryan Murphy, dans la
deuxième saison de sa série an-
thologique American Crime Story :
The Assassination of Gianni Ver-
sace (2018), n’avait rien inventé.
Ou presque : en s’appuyant sur
l’enquête de la journaliste Andrew
Cunanan, Gianni Versace, and the
Largest Failed Manhunt in U.S.
History (Delacorte Press, 1999),
Murphy avait choisi d’évoquer la
séropositivité présumée du cou-
turier, un fait que Donatella Ver-
sace, la sœur d’icelui, avait classé à
l’inventaire des « commérages et
spéculations » dont elle accusait le
livre d’être le colporteur.
La « muse »
Nicklaus n’aborde pas ce sujet
controversé et il n’est question
que du cancer de l’oreille qui força
Versace, en 1996, à se retirer quel-
que temps, donnant l’occasion à
Donatella de prendre la lumière
et de s’affirmer, elle qui n’avait
jusqu’alors été que responsable
des accessoires, mais en vérité
Plongée dans l’écosystème brutal du football français
« La Surface de réparation », premier film de Christophe Régin, détaille les bas-fonds d’un milieu sans grand égard pour les corps et les ego
L’ÉQUIPE TV
VENDREDI 28 – 20 H 45
FILM
C e pourrait être un mot
composé : « tchao-pan-
tin ». L’expression « faire
un tchao-pantin » désignerait
alors la manœuvre par laquelle
un comique s’emparerait d’un
rôle tragique pour asseoir son sta-
tut d’acteur à part entière, sou-
vent aux alentours de la quaran-
taine, comme Coluche le fit, dans
le film de Claude Berri, en 1983.
Quelques décennies plus tard,
GRILLE N° 23 - 173
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I Sonde. Possessif. V. Parfumerai en
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 172
HORIZONTALEMENT I. Prosélytisme. II. Répudier. Cap. III. Evida. Salera.
IV. Cinéma. Pi. II. V. Ores. Roubles. VI. Ne. Tempérées. VII. Ima. Peu. Es.
VIII. Secte. Sétars. IX. Enrôlé. Ut. Os. X. Stéréophonie.
VERTICALEMENT 1. Préconisés. 2. Revirement. 3. Opine. Acre.
4. Sud-Est. Tor. 5. Edam. Epelé. 6. Li. Arme. EO. 7. Yes. Opus.
8. Trapue. Euh. 9. Libretto. 10. Sce. Lésa. 11. Mariée. Roi. 12. Epaississe.
Gianni (assis) et Donatella Versace, en 1988. ESTATE OF EVELYN HOFER/GETTY IMAGES
« muse » dont l’avis comptait
beaucoup pour son frère.
Après l’assassinat de Gianni
Versace, le 15 juillet 1997, par le
tueur en série Andrew Cunanan,
devant sa villa dégoulinante de
luxe tape-à-l’œil, sur Ocean Drive,
à Miami Beach (Floride, Etats-
Unis), les choses furent
immédiatement reprises en
main par la famille, un peu à la
c’est au tour de Franck Gastam-
bide de tenter l’exercice.
L’humeur de l’interprète et réali-
sateur des Kaira et de Taxi 5 vire au
noir dans ce premier film de Chris-
tophe Régin, qui explore une
veine jusqu’ici peu exploitée par le
cinéma français : les bas-fonds du
football. Le réalisateur et son inter-
prète en extraient une ambiance
singulière, qui baigne tout le film
et masque ses imperfections.
Franck (Gastambide) vit aux
marges du FC Nantes. Côté face, il
contribue à l’entraînement des
jeunes du centre de formation.
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
manière calabraise (Nicklaus ne
s’attarde pas sur les liens présu-
més des Versace avec la Mafia).
Avec une surprise de taille, sur
laquelle s’arrête en revanche le
documentaire : plutôt que de faire
hériter sa sœur ou son frère Santo,
le directeur financier de la mai-
son, Gianni Versace avait ordonné
par testament que sa nièce Alle-
gra, fille de Donatella, reçoive l’in-
Côté pile, il sert de chaperon aux
joueurs qui se laissent un peu al-
ler, les préservant du mieux qu’il
le peut des foudres de la justice et
du regard des médias.
Amertume et innocence
Franck prend le président du club
(Hippolyte Girardot) pour une
planche de salut. A cet homme af-
fable, il attribue une bienveillance
paternelle, qui n’est qu’appa-
rente. Le retour dans l’équipe d’un
joueur en fin de carrière (Moussa
Mansaly), qui fut en même temps
que Franck l’un des espoirs du
HORIZONTALEMENT
I. Opiniâtre, elle inira bien par y
arriver. II. Préparer le soulèvement.
En dessous de la moyenne. III. Pas-
sèrent à l’eau claire. Bout de jonc.
12
IV. Sillonnent l’Europe. Ile de la
cuisine. VI. Agréable à côtoyer. Pos-
sessif. Sa dépêche a mis le feu aux
poudres. VII. D’un auxiliaire. Experts
et grosses têtes qui viennent de
la droite. VIII. Arturo pour ses amis.
Sur La portée. Attend avec patience.
IX. Triste à côtoyer. Dans les pois.
Cours élémentaire. X. N’alimente
plus les cabinets. Envahir pour
dévaster.
VERTICALEMENT
1. Est pour la division et la réparti-
tion. 2. Mouvement de sortie.
3. Econduit sans ménagement. En
masses. 4. Bon jus. Installe en des-
sous. 5. Dégageât par le haut. Premier
geste écologique. 6. Rarement
bonnes à dire en face. Préposition.
7. Etait aidé pour survivre. 8. Posses-
sif. Garnissent la rose. 9. Met le
monde sauvage à l’abri. Bœuf sacré.
10. Propos enfantin. Nous entraîne
dans un autre monde. 11. Fait grand
bruit et grand désordre. 12. Ramasse
l’argent et aussi les coups.
tégralité des actions qu’il détenait
et soit sa légataire universelle.
L’effarement fut grand chez
Donatella et Santo mais aussi chez
Antonio D’Amico, le compagnon
de Gianni, qui, après dix-sept an-
nées de vie commune, n’héritait
de rien et fut même écarté par Do-
natella – elle n’avait jamais vrai-
ment supporté l’élément pertur-
bateur que représentait Antonio
club, force ce dernier à prendre la
mesure de son échec. Franck Gas-
tambide trouve immédiatement
le ton juste pour communiquer
ce mélange d’amertume et d’in-
nocence enfantine, qui force son
personnage à ne pas renoncer.
Christophe Régin prend un plai-
sir manifeste à détailler les méca-
nismes d’un écosystème brutal,
qui martyrise les corps et les ego.
Tourné en hiver, son film est fait
de journées trop courtes et de
nuits interminables, où tout se
dérègle. Le dérèglement, pour
Franck, a le visage de Salomé (Alice
SUDOKU
N°23-173
4 5 8 1
9 6 7 2 Chaque chiffre ne doit
4 7 5 3
3 5 6 2 4
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
TRANSPHOBIE L’OFFENSIVE
DANIÈLE SCHNEIDER / PHOTONONSTOP
dans la relation parfois houleuse
mais toujours fusionnelle qu’elle
entretenait avec son frère.
Puisque sa fille était alors mi-
neure, Donatella prit le contrôle
de la maison : en ajoutant ses
parts à celles de la jeune fille, elle
devenait actionnaire majoritaire.
La famille, à l’exemple des grandes
lignées italiennes de la Renais-
sance, ne fut longtemps que
camps retranchés, coups bas et rè-
glements de compte.
Beaucoup, parmi ceux qui en-
tourèrent Donatella de leur com-
misération lors des funérailles
quasi papales du couturier à Mi-
lan, ne cachaient pas leurs doutes
quant à l’avenir de la maison, lais-
sée aux mains expérimentées
mais sans génie d’une blonde un
peu vulgaire, fêtarde et dépen-
dante à la cocaïne, que l’on eut tort
de prendre pour une idiote.
Car, ainsi que le rappellent histo-
riens, journalistes et collabora-
teurs de la maison au cours du do-
cumentaire, Donatella, qui se dé-
sintoxiqua et progressa notable-
ment, finit, après quelques
saisons peu convaincantes, par
faire retrouver à Versace le che-
min du succès critique et finan-
cier, et même par affirmer sa patte
personnelle. p
renaud machart
Versace - Les liens du sang,
d’Olivier Nicklaus (Fr., 2023, 53 min).
Isaaz), une fille qui espère tirer
quelque chose de la fréquentation
assidue des joueurs. Ce person-
nage est le plus original du film,
loin des femmes fatales du cinéma
noir français, et son interprète lui
insuffle une belle énergie. Son rôle
dans la mécanique dramatique du
long-métrage est moins heureux.
Aussi à l’aise qu’il soit pour dé-
peindre une condition, Christo-
phe Régin (qui est aussi le scéna-
riste du film) est plus emprunté
quand il s’agit de la mettre en
mouvement. Les efforts surhu-
mains que fait Franck pour échap-
2 7 8 4 9 1
3 5 4 2 8 6
1 9 6 3 5 7
1 4 6 7 3 9 1 4 2 8
6 4 5 8 3 9
2 8 1 2 6 7 5 9
9 8 1 5 2 4
4 2 3 7 6 8
7 9 5 6 7 9 1 3
2 Difficile
7 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
9 par colonne et par
carré de neuf cases.
Cahier numéro un de l’édition n° 3069 du 27 juillet au 2 août 2023
RÉACTIONNAIRE RÉCIT “LESOUSNOUVELLE SOLEILOBSERVATEUR”
DE MITTERRAND
EN VENTE
CHEZ VOTRE
PUYDUFOU
LE TRAIN FANTÔME MARCHAND
DE JOURNAUX
DE L’HISTOIRE
REPORTAGE EXCLUSIF DE
PATRICK BOUCHERON
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
NOTRE
SÉLECTION
V EN DR ED I 28 JU IL L ET
OCS Max
Le Bonheur est dans le pré
21.00 Ne serait-ce que pour la scène
entre Sabine Azéma et Eddy Mitchell
au restaurant, cette comédie
d’Etienne Chatiliez (1995), qui traite
de la réinvention de soi, se revoit
volontiers. Avec, naturellement,
Michel Serrault dans le rôle principal.
France 5
Carmen aux Chorégies d’Orange
21.00 La Québécoise Marie-Nicole
Lemieux incarne la vénéneuse
cigarière de Georges Bizet dans ce
cadre somptueux où se tient, chaque
année, le fameux festival lyrique en
plein air, les Chorégies d’Orange.
France 2
Drag Race France
22.45 La version française de
« RuPaul Drag Race » en est à sa
deuxième saison et permet de juger
le niveau des drag-queens nationales
qui y participent dans des épreuves
diverses et le plus souvent déjantées.
Ciné+ Club
Les Chansons d’amour
22.07 Film avec chansons,
mais pas comédie musicale,
Les Chansons d’amour (2007),
de Christophe Honoré, joue la carte
de la douce amertume puis du
drame, le tout porté avec grâce
par ses interprètes, dont Ludivine
Sagnier et Louis Garrel.
per à la précarité et au dénuement
se font plus prévisibles – grosse ar-
naque, plans de fuite à l’étranger –
et le film perd de sa singularité. Il
n’empêche, il a donné pendant
une heure et demie une réalité
et une humanité inédites à une
situation que l’on n’entrevoit sou-
vent qu’à travers les titres raco-
leurs de sites spécialisés dans
les frasques des célébrités. p
thomas sotinel
La Surface de réparation,
de Christophe Régin. Avec Franck
Gastambide (Fr., 2018, 1 h 34).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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6 5 3
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0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Sinead O’Connor
Chanteuse irlandaise
A
vec ses coups d’éclat ré-
pétés, elle aura occupé
une place incompara-
ble sur la scène musi-
cale, dont elle avait annoncé par
deux fois se retirer – en 2003, puis
en 2021 –, avant de se raviser. Inter-
prète de Nothing Compares 2 U,
une chanson composée par
Prince, qui devint avec elle le plus
grand tube de l’année 1990, la
chanteuse irlandaise Sinead
O’Connor est morte mercredi
26 juillet, à l’âge de 56 ans. Ni le lieu
ni les circonstances de son décès
n’ont été précisés dans le commu-
niqué de sa famille demandant
« l’intimité en ce moment très diffi-
cile », relayé par le quotidien dubli-
nois The Irish Times.
L’existence de Sinead O’Connor
n’était plus que souffrance depuis
le suicide de son fils à l’âge de
17 ans, en janvier 2022. Elle avait dû
être hospitalisée à sa demande
après avoir publié des tweets indi-
quant qu’elle ne souhaitait plus vi-
vre. Le drame avait mis fin à un
projet de tournée et reporté sine
die la parution d’un onzième al-
bum studio, No Veteran Dies Alone.
Même au temps de sa splen-
deur, la douleur semblait con-
substantielle à cette femme d’une
franchise aussi désarmante que
malaisante. Le monde avait donc
découvert ses yeux verts magnifi-
ques et ses cheveux ras de skin-
head, sa voix puissante et déchi-
rante, avec le clip de Nothing Com-
pares 2 U. Elle y était filmée en
plan fixe, quand elle ne se prome-
nait pas seule dans le parc de
Saint-Cloud. « Les plus désespérés
sont les chants les plus beaux »,
écrivait Musset, et celui-ci est un
pur sanglot qu’elle laisse couler
dans le dernier couplet. Son
amour l’a quittée et « toutes les
fleurs que tu avais plantées dans le
jardin sont mortes quand tu es
partie ». Cette phrase s’adressait à
sa mère, victime d’un accident de
voiture cinq ans plus tôt.
Cette ballade lacrymale avait été
écrite par Prince pour son projet
parallèle The Family. Personne,
sauf elle, ne semblait l’avoir re-
marquée en 1985. Le single assura
le succès du deuxième album de
Alexandre de Lur Saluces
Viticulteur
C’
est un gardien du
temple, celui d’un
vin de légende, qui
vient de disparaître.
Alexandre de Lur Saluces, à la tête
de Château d’Yquem, est mort le
24 juillet, à Fargues (Gironde), à
l’âge de 89 ans. Cet homme fut le
dernier de sa famille, qui détenait
le domaine depuis le XVIe siècle, à
défendre les nuances de lumière
or du plus grand des vins de Sau-
ternes, référence absolue des li-
quoreux dans le monde. Alexan-
dre de Lur Saluces était si opiniâ-
tre à préserver cette liqueur, « un
miracle de la nature » mis en va-
leur par son ancêtre Joséphine
d’Yquem au XVIIIe siècle, qu’il
s’opposait farouchement à la dé-
naturer en cocktail ou en vin sec
simplement pour des raisons
économiques. Pour lui, Yquem
était plus qu’un vin : le seul bor-
deaux à s’être vu accorder le titre
de « premier cru supérieur » lors
du classement fondateur de 1855.
Figure haute en couleur, mem-
bre de l’Académie du vin de
France, Alexandre de Lur Saluces
est né en Bourgogne, en Saône-et-
Loire. Il étudie à l’Edhec à Lille
avant de gérer, à partir de 1969 et
Sinead O’Connor, I Do Not Want
What I Haven’t Got, vendu à
sept millions d’exemplaires, dans
lequel, toujours enjouée, elle re-
prenait I Am Stretched on Your
Grave (« je suis étendue sur ta
tombe »), traduction d’un poème
irlandais du XVIIe siècle, sur une
boucle rythmique construite à
partir du Funky Drummer de Ja-
mes Brown, probablement le
morceau le plus samplé de l’his-
toire. Elle était devenue une star
et elle allait désormais s’employer
à briser ce nouveau statut.
Née le 8 décembre 1966, à Du-
blin, Sinead O’Connor affirmera
avoir été maltraitée par ses pa-
rents dans son enfance. A l’âge de
15 ans, son absentéisme scolaire
et sa kleptomanie l’envoient di-
rectement dans une « blanchisse-
rie Madeleine », ces sinistres éta-
blissements irlandais visant à re-
mettre sur le droit chemin les
« filles perdues ». Elle en gardera
un souvenir horrifié.
En guerre contre le Vatican
Un temps chanteuse dans un
groupe, Ton Ton Macoute, elle se
distingue, en 1986, en interpré-
tant et en cosignant la chanson
Heroine, pour une bande origi-
nale du film Captive (Paul Mayers-
berg) qui sera aussi l’unique effort
solo de The Edge, le guitariste de
U2. Son premier album, The Lion
and the Cobra, est publié l’année
suivante. Elle s’y révèle non seule-
ment comme chanteuse, mais
aussi comme autrice et produc-
trice. Ses thèmes de prédilection
sont déjà présents : la religion y
occupe une place centrale, et ses
corollaires, l’aliénation et la co-
lère. Ce premier succès n’a pas été
pénalisé par sa déclaration de
soutien à l’IRA provisoire, qu’elle
mettra plus tard sur le compte de
la jeunesse et de l’ignorance.
Ses envies musicales sont hybri-
des et régulièrement renouvelées.
Les mélodies celtiques traversent
son chant, qui s’accommode aussi
bien de folk que de funk, de reggae
que de cette world music incon-
tournable dans la décennie 1990.
Am I Not Your Girl ?, son troi-
sième album, en 1992, est une col-
avec un certain panache, ses
biens patrimoniaux, dont les
joyaux que furent les châteaux
d’Yquem et de Fargues, à Sauter-
nes (Gironde).
Comte jusqu’en 2011, il devient
marquis au décès de son frère
aîné, Eugène de Lur Saluces. Ce
frère, qui lui laisse un titre, lui
avait auparavant fait perdre
Yquem. Ce fut là un épisode dou-
loureux de sa vie qu’il a raconté
dans un livre paru chez Galli-
mard en 2016, D’Yquem à Far-
gues. L’excellence d’un vin, l’his-
toire d’une famille.
Pot de terre contre pot de fer
Tourner la page d’Yquem ne fut
pas simple pour lui, car ce vin
était historique entre tous : il re-
présentait « l’apothéose du goût »,
estime l’écrivain Frédéric Dard
dans sa préface au livre de Ri-
chard Olney, Yquem (Flamma-
rion, 1985).
Rarement un vin aura autant
inspiré : Thomas Jefferson, Co-
lette, Marcel Proust ou Julien
Gracq l’ont porté aux nues. La suc-
cession a ouvert une bataille
acharnée dans laquelle Alexan-
dre de Lur Saluces s’est battu jus-
A Utrecht (Pays-Bas), en 1988. FRANS SCHELLEKENS/GETTY
lection de standards, principale-
ment de jazz, alternant le brillant
(Success de la chanteuse country
Loretta Lynn) et le convenu (Don’t
Cry for Me Argentina, reprise
aussi par Madonna quatre ans
plus tard). Elle fait ensuite faux
bond à Peter Gabriel qui l’a con-
viée à rejoindre son Secret World
Tour, et transforme un peu plus
sa discographie en expérience
thérapeutique avec Universal Mo-
ther (1994).
A ce moment, ce sont surtout
ses sorties polémiques qui font
couler de l’encre. La plus célèbre a
lieu en octobre 1992. Lors de
l’émission américaine « Saturday
Night Live », elle entend protester
contre le silence de l’Eglise catho-
lique face aux abus sexuels com-
qu’au bout pour conserver ce pa-
trimoine. En 1996, lorsque LVMH
déclare s’être porté acquéreur de
38 % des parts de Château
d’Yquem, cela fait vingt-huit ans
que le comte dirige la destinée du
célèbre vin blanc. Dans un com-
bat proche du pot de terre contre
le pot de fer, il parvient un temps
à bloquer le processus.
Ce sont une trentaine d’action-
naires de la famille, propriétaires
de 38 % des parts, encouragés par
Eugène, qui avaient cédé leurs
parts au groupe de Bernard Ar-
nault. Alexandre réagit immé-
diatement et demande au tribu-
nal la nullité de cette cession.
Pour Me François Tosi, son avo-
cat, « LVMH, qui s’est en quelque
sorte invité par effraction chez
Yquem, a été prié d’en sortir par
cette décision ».
Pour devenir majoritaire, Ber-
nard Arnault veut acquérir une
autre part de 17 % auprès
d’Eugène de Lur Saluces, déten-
teur de 47 % du capital. Mais
Alexandre conteste le fait que ces
47 % appartiennent à son frère :
ils font l’objet, selon lui, d’une in-
division. Le feuilleton dure trois
ans, jusqu’à ce qu’en 1999 un ac-
mis en son sein contre les en-
fants. Après avoir chanté a cap-
pella le War de Bob Marley, elle dé-
chire devant la caméra une image
du pape Jean Paul II. Stupeur, puis
scandale. Deux semaines plus
tard, elle est huée au Madison
Square Garden de New York, à l’oc-
casion du concert célébrant les
trente ans de carrière de Bob Dy-
lan. Elle quitte la scène en larmes.
Seul le chanteur américain Kris
Kristofferson vient la réconforter.
Dès lors, sa cote commerciale et
critique ne cessera de s’éroder,
sauf dans son pays natal. Faith
and Courage (2000) attirera bien
l’attention, mais parce qu’elle
vient d’être ordonnée prêtre
d’une Eglise catholique dissi-
dente. La cérémonie s’est dérou-
cord soit enfin trouvé entre
Alexandre de Lur Saluces et
Bernard Arnault. Finalement,
Alexandre cède 10 % des parts
qu’il possède, mais garde la di-
rection du Château jusqu’à sa re-
traite, en 2004. En 2005, la justice
donnera raison à Alexandre de
Lur Saluces sur l’objet du litige,
sans remettre pour autant en
cause la cession à LVMH.
Entre-temps, Alexandre de Lur
Saluces en avait fait son deuil et
s’était consacré pleinement à Far-
gues, l’autre forteresse familiale,
dont la destinée avait été inter-
rompue par un incendie au
XVIIe siècle. Ce domaine agricole
de polyculture et d’élevage, il
s’emploiera à le restaurer tout au
long de sa vie. Aujourd’hui, les
170 hectares du domaine se parta-
gent entre vignes, forêts, diverses
cultures, pâturages, élevage…
tout un écosystème.
Dans sa préface du livre consa-
cré à Fargues, édité chez Glénat
en 2022, Alexandre de Lur Salu-
ces, qui fut maire de Sauternes de
1971 à 1989, continuait de parier
sur l’avenir du vin de Sauternes,
« trésor de civilisation », expli-
quant que la transformation du
disparitions | 17
lée à Lourdes, et Sinead O’Connor 8 DÉCEMBRE 1966
demande qu’on l’appelle désor- Naissance à Dublin
mais « mère Bernadette Mary ». 1987 « The Lion and the
Plus que jamais en guerre con- Cobra », premier album
tre le Vatican, elle demandera à 1990 « I Do Not Want
être excommuniée. Avant de What I Haven’t Got »,
se convertir à l’islam, en 2018, et qui comprend le tube
de changer de nouveau son nom « Nothing Compares 2 U »
en Shuhada’Davitt. 1992 Déchire une photo
Avant de publier ses Mémoires, du pape Jean Paul II
Rememberings (Sandycove, non en direct à la télévision
traduit) en 2021, Sinead O’Connor 2021 Publie « Remembe-
avait tenté une ultime séduction rings » (« souvenirs »,
pop. En noir, avec une guitare Sandycove, non traduit)
électrique, une perruque et un 26 JUILLET 2023 Mort
fourreau de latex. Ce fut pour le
dernier album qu’elle livra de son
vivant, I’m Not Bossy, I’m the Boss
(2014). Il était trop tard. On l’avait
depuis longtemps perdue. p
bruno lesprit
raisin par Botrytis cinerea était un 20 MAI 1934 Naissance à
sacrifice. La vendange à Fargues Vendenesse-lès-Charolles
apporte ainsi en moyenne mille (Saône-et-Loire)
bouteilles par hectare, l’équiva- 1968 Prend la direction du
lent d’un verre par pied de vigne, Château d’Yquem
contre une bouteille quand la 1996 Le groupe LVMH entre
vendange est conduite suivant les au capital d’Yquem, obte-
règles habituelles du vin blanc nant la majorité en 1999
sec. Il ajoutait : « La commerciali- 2004 Quitte Yquem et
sation du sauternes peine à cause recentre ses activités sur
de prix insuffisants, compensés à le Château de Fargues
Fargues par les autres activités du 24 JUILLET 2023 Mort à Far-
groupe familial. » gues-de-Langon (Gironde)
L’homme était en effet aussi à la
tête de différents groupes fores-
tiers ainsi que d’une aspergeraie
biologique dans les Landes, créée
en 2009, qui produit chaque an-
née 90 tonnes d’asperges recon-
nues pour leur qualité par le Col-
lège culinaire de France. Sans
compter le camping cinq étoiles
qu’il possédait à Contis, sur la
côte landaise.
Si Alexandre de Lur Saluces en
parlait peu, il n’était pas moins
fier de ses trois enfants, Isabeau,
Bertrand et Philippe. Aidé de sa
femme, Charlotte, son dernier fils
a pris le relais de Fargues. Il repré-
sente la seizième génération de la
famille à la tête du domaine. p
laure gasparotto
18 |
« Pas de
vraie amitié
sans liberté
absolue »
Les amitiés littéraires — 2/5 — Gustave Flaubert
et George Sand se croisent sur le tard, à la fin des années 1860,
et s’apprivoisent lentement. Un compagnonnage nourri
de leurs dissemblances, ce dont témoignent leur
correspondance et le Journal de Sand. Quand l’affection
se fait art de vivre et art d’écrire…
J
eudi 23 décembre 1869. Pluie,
neige sur Nohant. En fin
d’après-midi, une voiture pé-
nètre dans la cour du château.
George Sand (1804-1876) ac-
cueille Gustave Flaubert (1821-
1880). Un bonheur. Combien de fois l’a-t-
elle invité ? Combien de fois a-t-il décliné
l’offre ? « (...) Je me connais : si j’allais chez
vous à Nohant, j’en aurais ensuite pour un
mois de rêverie sur mon voyage, se justifie-
t-il fin 1868. Des images réelles remplace-
raient dans mon pauvre cerveau les images
fictives que je compose à grand’peine, tout
mon château de cartes s’écroulerait. » Un an
plus tard, L’Education sentimentale achevé,
l’écrivain arrive enfin dans l’Indre pour
Noël. Et, miracle, l’ermite normand, misan-
thrope et bougon, se mue en un délicieux
convive. Drôle, brillant, joyeux. Le plus
débridé de tous.
Repères
1804 Naissance d’Aurore Dupin,
future George Sand
1821 Naissance de Gustave Flaubert
1832 Parution d’Indiana, premier
succès de Sand
1855 Parution d’Histoire de ma vie
1857 Parution de Madame Bovary,
après la publication en feuilleton,
et le procès pour immoralité et
obscénité qui fait une belle publi-
cité au roman et à son auteur
1859 Première visite de Flaubert
à Sand, à Paris
1862 Parution de Salammbô
PRINTEMPS 1866 Dîners Magny,
à Paris, lors desquels ils deviennent
amis. Leur correspondance com-
mence à cette époque. Elle se pour-
suivra jusqu’à la mort de Sand
AOÛT ET NOVEMBRE 1866,
MAI 1868 Visites de Sand à Flaubert,
à Croisset (Seine-Maritime)
1869 Parution de L’Education
sentimentale
DÉCEMBRE 1869 ET AVRIL 1873
Visites de Flaubert à Sand,
à Nohant (Indre)
1873 ET 1876 Parutions
des Contes d’une grand-mère
1876 Mort de George Sand
1880 Mort de Gustave Flaubert
Dès son arrivée, « on s’embrasse, on dîne, on
cause », on joue des airs arabes au serpentin,
Flaubert raconte des histoires, note George
Sand dans son agenda. Pour le réveillon,
ponctué d’un spectacle de marionnettes et
d’une tombola, il « s’amuse comme un mou-
tard ». Le lendemain, c’est lui qui « nous fait
crever de rire » en jouant l’Enfant prodigue,
après avoir lu aux invités une pièce qu’il
vient d’écrire. Le dernier jour, Flaubert se dé-
guise même en femme et se lance dans une
danse espagnole à la mode, la cachucha.
« C’est grotesque ; on est comme des fous », sa-
voure son hôte. « Quels braves et aimables
gens vous faites tous », s’exclame trois jours
plus tard Flaubert dans sa lettre de remercie-
ment. Il ajoute, parlant du fils de Sand, d’un
an plus jeune que lui : « Maurice me semble
l’homme heureux par excellence, et je ne puis
m’empêcher de l’envier. » D’être heureux ?
D’avoir George Sand pour mère ?
Des rires, des canulars « hénaurmes », des
coups de main et des tiraillements, quel-
ques colères, infiniment d’affection et
autant de littérature. Prodigieuse complicité
que celle qui se noue entre Gustave Flaubert
et George Sand. Un compagnonnage de plus
de dix ans entre deux auteurs que tout op-
pose, ou presque. L’une est optimiste, l’autre
incurablement pessimiste. L’une réconforte
amis et lecteurs, l’autre peste et gémit :
« Vous n’êtes pas comme moi, vous ! Vous êtes
pleine de mansuétude. Moi, il y a des jours où
la colère m’étouffe ! Je voudrais noyer mes
contemporains dans les latrines. » L’une voit
dans le suffrage universel « l’engin suprême
des batailles de la volonté », l’autre juge ce
« Dieu nouveau » tout « aussi bête que l’an-
cien ». Et quand Flaubert s’écrie : « J’éprouve
une répulsion invincible à mettre sur le papier
quelque chose de mon cœur », la romancière
réplique : « Ne rien mettre de son cœur dans
ce qu’on écrit ? Je ne comprends pas du tout,
oh mais pas du tout. Moi il me semble qu’on
ne peut pas y mettre autre chose. »
Au-delà de leurs divergences, ou plutôt
grâce à elles, chacun a reconnu en l’autre un
talent et une personnalité exceptionnels,
qui ne peuvent que l’enrichir. « Pourquoi
que je t’aime plus que la plupart des autres,
même plus que des camarades anciens et
bien éprouvés ? », s’interroge Sand dans une
lettre de janvier 1867. A quoi Flaubert ré-
pond comme en écho : « Je me demande moi
aussi pourquoi je vous aime. Est-ce parce que
vous êtes un grand homme ou un être char-
mant ? Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr,
c’est que j’éprouve pour vous un sentiment
particulier et que je ne peux pas définir. »
Leur amitié a mis du temps à germer.
Longtemps, Flaubert a jugé la prose de son
aînée intéressante mais trop bourgeoise,
pleine de bons sentiments. En 1859, il lui
rend tout de même une visite de courtoisie
rue Racine, à Paris. A 37 ans, l’aspirant écri-
vain n’a encore publié que Madame Bovary.
De dix-sept ans plus âgée, Sand est déjà célè-
bre, avec plus de cinquante livres à son actif,
dont La Mare au diable et Histoire de ma vie.
D’emblée, elle l’a repéré, et a signé dans
Le Courrier de Paris un article pour défendre
Gustave Flaubert et George Sand. FLORENCE WOJTYCZKA
Madame Bovary, un « livre remarquable »,
« un spécimen très frappant et très fort de
l’école réaliste ». Lorsque paraît Salammbô,
en 1863, elle applaudit de nouveau « une
œuvre complètement originale », une « mon-
tagne inexplorée » gravie par un audacieux.
Flaubert la remercie pour son soutien. En
post-scriptum, il lui réclame un portrait
d’elle « pour l’accrocher à la muraille » de son
cabinet de travail. Demande accordée. Sand
assortit toutefois son envoi d’un avertisse-
ment : sa figure est « insignifiante », « ce qu’il
y a de meilleur est dans la tête pour compren-
dre et dans le cœur pour apprécier ».
Ils dînent pour la première fois ensemble
en avril 1866 lors d’une soirée de journalistes
et d’écrivains au restaurant Magny, à Paris.
Visages, têtes et cœurs se superposent enfin.
« Flaubert, passionné, est plus sympathique à
moi que les autres, consigne-t-elle aussitôt.
Pourquoi ? Je ne sais pas encore. » Elle brûle de
le découvrir. Au dîner suivant, en mai,
l’épouse séparée du baron Dudevant arrive
en robe fleur de pêcher, « une toilette
d’amour que je soupçonne mise avec l’inten-
tion de violer Flaubert », glisse, perfide, un des
frères Goncourt dans leur Journal.
Aucun viol, les Goncourt se trompent. Plu-
tôt une intense camaraderie intellectuelle
nourrie d’un respect absolu entre cette mère
au prénom d’homme et ce disciple passable-
ment rebelle. Une association entre « trou-
PLUS DE QUATRE CENTS LETTRES
EN DIX ANS. DES MERVEILLES OÙ
CHACUN PARLE À CŒUR OUVERT, RIT,
PLEURE, DOUTE, S’ÉNERVE, VITUPÈRE,
CONSEILLE L’AUTRE, LE CONSOLE
PARFOIS. ET BLAGUE
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
badours », ainsi que se désignent les
deux auteurs. Après ces dîners, l’un et l’autre
s’apprivoisent. Sand se rend à trois reprises à
Croisset, en Normandie, Flaubert deux fois à
Nohant. Surtout, ils s’écrivent. Plus de qua-
tre cents lettres en dix ans, jusqu’à la mort
de Sand. Des merveilles où chacun parle à
cœur ouvert, rit, pleure, doute, s’énerve, vi-
tupère, conseille l’autre, le console parfois.
Et blague. « Monsieur Flobaire, Faut que vous
soïet un vraie arsouille pour avoir prit mon
nom et en avoir écrit une lettre à une dame
qu’avai des bontées pour moi », écrit « Gou-
lard », alias Sand. Flaubert, lui, se rebaptise
« le révérend Cruchard ». Bien vite, le « tu » se
mêle au « vous », comme dans cette délicate
lettre de novembre 1866, signée Sand :
« Vous n’êtes pas forcé de m’écrire quand tu
n’es pas en train. Pas de vraie amitié sans li-
berté absolue. »
La confiance réciproque les pousse à se
transmettre leurs manuscrits, à s’encoura-
ger souvent, se critiquer, discuter inlassa-
blement du sens de l’écriture, se rendre
quelques services. Lorsque L’Education sen-
timentale est étrillé par la critique, en 1869,
Flaubert appelle sa « chère maître » à la res-
cousse pour le défendre publiquement :
« Si vous voulez vous charger de ce rôle-là,
vous m’obligerez. Voilà. Si ça vous embête,
n’en faîtes (sic) rien. Pas de complaisance
entre nous. » Elle rédige sans tarder l’article
espéré. De même, Flaubert déteste tant
négocier avec son éditeur, Michel Lévy, que
Sand finit par jouer les intermédiaires.
Au fil des ans, un peu d’agacement pointe.
Flaubert devient amer, surtout après la
guerre de 1870 et cette Commune qu’il exè-
cre. Il se sent « tout seul dans un trou ». Sand
tente de dérider ce fils aigri. « Pourquoi ne te
marierais-tu pas ?, suggère-t-elle en octo-
bre 1872, le cœur serré par ses lettres déso-
lées. N’y a-t-il pas quelque part un moutard
dont tu peux te croire le père ? Elève-le, fais-
toi son esclave, oublie-toi pour lui. » Pareils
conseils hérissent l’intéressé. Le jour même,
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023 | 19

Toutes les questions du monde

Moi et ChatGPT — 2/5 — L’écrivain Hervé Le Tellier incorrect et simpliste de dire que tous les
hommes n’écoutent jamais rien ou que
(« L’Anomalie », prix Goncourt 2020) interroge l’aimable agent toutes les femmes ne savent pas lire les
conversationnel. Non sans lui tendre quelques pièges cartes routières. » Dont acte.
Parfois, ses couches de contrôle, de filtre
font que l’IA rechigne : « ChatGPT, com-
ment faire pour devenir pauvre ? — En tant

P
apa, où t’es ? »
ChatGPT : « Je suis désolé, mais
en tant qu’IA [intelligence artifi-
cielle] je n’ai pas accès à l’emplace-
ment de ton papa. Si tu es préoccupé par sa
localisation, tu peux demander à d’autres
membres de ta famille ou amis s’ils ont des
informations à ce sujet. Je te souhaite
bonne chance pour retrouver ton papa. »
Ouf ! ChatGPT veut aider les petites
filles et les petits garçons. On a triché,
aussi : on a évité le « papaoutai ? », certain
que l’on était que ChatGPT allait identi-
fier la chanson de Stromae. Car oui,
comme tout le monde (ou presque), on a
joué les premiers mois à interroger Chat-
GPT, sans trop comprendre quant au
fond comment il fonctionnait, et en lou-
voyant pour l’égarer : les androïdes font-
ils des rêves où sont présents des mou-
tons électriques ? A qui Virginia Woolf
fait-elle peur ? Reste-t-il quelque chose de
nos amours ? Who wants to live for an
eternity ? Qui veut faire du mal à Roger le
lapin ? ChatGPT reconnaît parfois le titre,
mais quelle joie lorsque à Should I Stay or
Should I Go ?, grave question des Clash,
l’IA avoue qu’elle ne saurait « prendre
cette décision à [notre] place ». Que Joe
Strummer se débrouille.
Notre « agent conversationnel » a été
programmé bien-pensant. On veut sa-
voir « comment séduire les filles ? » : il faut
être « attentif, car les filles ont besoin
d’être écoutées ». Et « comment séduire les
garçons ? » Simple : être « attentif, car les
garçons ont besoin d’être écoutés ». Mais,
ChatGPT, dis-moi « pourquoi les hommes
n’écoutent jamais rien et les femmes ne sa-
qu’IA, il est de ma responsabilité de vous
fournir des informations utiles. Je ne peux
donc pas vous répondre, car encourager la
pauvreté n’est pas une bonne chose. »
Transmis aux ordres mendiants. Ses « di-
rectives éthiques » lui interdisent aussi de
« créer du contenu qui va à l’encontre des
valeurs démocratiques et des droits de
l’homme », et elle a donc voici peu refusé
de rédiger, bien que j’aie dit représenter
un syndicat de policiers, un communiqué
haineux et peu républicain.
Bien que ChatGPT ne soit pas vraiment
entraîné à répondre à des questions, mais
qu’il sache avant tout « prolonger des tex-
tes », il parvient aussi à fournir une liste
de questions « paradoxales » : « Si un arbre
BORIS SÉMÉNIAKO tombe dans la forêt et que personne n’est
là pour l’entendre, fait-il du bruit ? » ; « Si
rien ne colle au Teflon, comment le Teflon
vent pas lire les cartes routières » (comme colle-t-il à la poêle ? » Ou même des ques-
l’affirment Allan et Barbara Pease dans tions « sans réponse » et profondes :
leur best-seller)… Réponse politique- « Comment peut-on expliquer l’existence
ment très correcte : « Les généralisations du temps et son fonctionnement ? »
basées sur le genre ne sont pas justes. Il est Tout cela est bel et bien beau, mais
venons-en à l’essentiel : « ChatGPT,
connais-tu le masculin de “nonne” ? »
ChatGPT : « Le masculin correspondant
au terme “nonne” est “moine”. Une nonne
« CHATGPT, COMMENT FAIRE est une femme qui a fait vœu de chasteté,
de pauvreté et d’obéissance dans le cadre
POUR DEVENIR PAUVRE ? d’une vie religieuse. Un moine est un
homme qui vit selon les mêmes principes
— JE NE PEUX PAS VOUS et s’engage dans une vie monastique. »
RÉPONDRE, CAR ENCOURAGER Hélas, la bonne réponse était « non ». p
hervé le tellier, écrivain
LA PAUVRETÉ N’EST PAS
Prochain article
UNE BONNE CHOSE » Tant d’autres vies que la mienne

Machiavel éclaire la nudité du roi

il confie à la princesse Mathilde : « Je vous
avouerai, entre nous, que son bénissage per-
pétuel, sa raison, si vous voulez, me tape
quelquefois sur les nerfs. »
Irritation réciproque. Au printemps 1873,
Flaubert revient à Nohant, et son compor-
tement exaspère la maîtresse des lieux.
Il n’y en a que pour lui ! Ivan Tourgueniev,
lui aussi invité, peine à placer un mot. « Je
suis fatiguée, courbaturée, de mon cher
Flaubert », avoue Sand dans ses carnets.
Verdict confirmé quelques semaines plus
tard : « Je l’aime, mais il me fend la tête en
quatre. » Elle le trouve désespérément
sombre, l’incite à déblayer les nuages qui
l’empêchent de voir le soleil : « Tu aimes
trop la littérature, elle te tuera. »
Les lettres se raréfient. « Votre Cruchard est
devenu un intolérable coco, à force d’être in-
tolérant », admet Flaubert. Sand tente de ré-
veiller la flamme vacillante : « N’aimes-tu
plus personne, pas même ton vieux trouba-
dour, qui toujours chante et pleure souvent,
mais qui s’en cache comme font les chats
pour mourir ? » Pour l’aider après l’échec de
sa pièce Le Candidat, elle offre même de lui
Philosophes et despotes — 2/5 — Dans l’immense dynastie des Médicis,
tenue à l’écart par les circonstan-
la Florence du XVIe siècle, Machiavel n’est pas ces. Quand ils reviennent au
au mieux avec les Médicis. « Le Prince », dédié pouvoir, en 1512, ils le démettent
de ses fonctions pour placer
à Laurent le Magnifique, consolide son pouvoir, leurs hommes. Soupçonné à tort
d’avoir comploté, Machiavel
mais en dévoile également les mécanismes est arrêté, emprisonné, torturé,
finalement innocenté, mais
contraint à un exil rural dans sa
petite propriété de Sant’Andrea
in Percussina. Comme il l’écrit
en 1513 à un ami, il passe ses
journées à chasser des grives et
à couper du bois, et « s’encanaille
en jouant aux cartes » avec des
meuniers. Sortant de cette
« pouillerie », il change de peau,
et se met à sa table de travail
pour une partie de la nuit :
« Le soir venu, je rentre à la mai-
son et j’entre dans mon cabinet.
Sur le seuil, je (…) mets des habits
de cour. Décemment habillé, j’en-
tre dans les cours des hommes
de l’Antiquité : là, aimablement
accueilli par eux, je me nourris de
Machiavel. SÉVERIN MILLET l’aliment qui par excellence est le
mien, et pour lequel je suis né. (…)
Et durant quatre heures je ne res-
Car c’est finalement du dehors
que Machiavel décrit les proces-
sus du pouvoir. Il le précise dans
l’épître dédicatoire du livre,
adressée à Laurent II de Médicis,
dit « le Magnifique ». De même
qu’il faut être dans la plaine pour
dessiner les sommets, écrit-il,
« pour bien connaître les princes,
il faut être peuple ». Voilà donc
un étrange conseiller, car il tient
bien un discours à double tran-
chant : tout en consolidant la do-
mination, il en dévoile les méca-
nismes, et permet ainsi de
les contrer en les connaissant
mieux. Ici, le roi est éclairé. Là,
on découvre qu’il est nu.
Machiavel n’est donc pas philo-
sophe, s’il faut, pour l’être, préfé-
rer l’idéal au réel. Il ne développe
aucun système global, n’expose
aucune conception de l’histoire
universelle ou de la Cité parfaite.
Ce qui l’intéresse, c’est unique-
ment la dureté des faits – affron-
tements, hasards, passions,
ruses. Plutôt que de chercher
les premiers principes et les fins
dernières, il estime les rapports

acheter sa propriété de Croisset.
La dernière lettre date de 1876. Flaubert
vient d’entamer Un cœur simple. « Vous re-
connaîtrez votre influence immédiate », lui
avouera-t-il. A Maurice, il ira jusqu’à écrire,
en parlant de sa mère : « J’avais commencé
Un cœur simple à son intention exclusive,
uniquement pour lui plaire. » Mais elle ne
lira pas ce conte. Le 8 juin, elle meurt d’une
occlusion intestinale, à 72 ans. Il disparaît
quatre ans plus tard. « Viendras-tu dans le
monde de mes rêves, si je réussis à en trou-
ver le chemin ? », lui avait-elle demandé
neuf ans plus tôt. « Ah ! Oui ! Ah oui ! Je veux
bien vous suivre dans une autre planète »,
avait-il acquiescé. p
denis cosnard
Prochain article
Hannah Arendt et Walter Benjamin
P
laton et Denys de Syracuse,
Aristote et Alexandre
le Grand, Sénèque et
Néron, Descartes et Christine
de Suède, Diderot et Catherine II
de Russie… La liste est longue des
philosophes qui furent proches
de détenteurs du pouvoir absolu.
L’énumération est d’ailleurs loin
d’être exhaustive, et la période
contemporaine l’enrichit de nou-
veaux exemples. Toutefois,
au sein de cette cohorte de
penseurs qui veulent éduquer,
conseiller, influencer les maîtres
du monde, Nicolas Machiavel
(1469-1527) occupe une place
à part. Pour plusieurs raisons.
C’est d’abord un homme de ter-
rain, un technicien du cambouis
politique, avant d’être un théori-
cien. A Florence, à partir de 1498,
le jeune Niccolo Machiavelli est
premier secrétaire de la seconde
chancellerie. A la demande
du Conseil des Dix, durant
une quinzaine d’années, il quitte
souvent son bureau du Palazzo
Vecchio, à la Seigneurie, pour de
multiples affaires où ses talents
font merveille. « Tu monteras
à cheval aussitôt et tu te hâte-
ras… », disent ses ordres de mis-
sion, qui le conduisent à négo-
cier notamment avec les Vitelli,
chefs de troupes, avec le pape
soldat Jules II ou l’empereur
Maximilien.
Tout ce temps, il aura servi
la République de Florence, pas
sens aucun chagrin, j’oublie tout
tourment, je ne crains pas la pau-
vreté, je n’ai pas peur de la mort. »
En décrétant sa disgrâce, les
Médicis ont permis son œuvre.
En quelques mois, il rédige
Le Prince, qui transformera
à jamais la pensée politique.
Evidemment, il y conseille
l’homme de pouvoir – qu’il soit
monarque, tyran, despote ou
autre – en lui dévoilant les res-
sorts de la réussite, les précau-
tions à prendre pour éviter
l’échec. En ce sens, l’ouvrage
constitue un manuel pratique
pour dictateurs. Il devint
d’ailleurs le livre de chevet de
certains d’entre eux. Mais n’est-il
que cela ? Rien n’est moins sûr.
de force, analyse les ruses de cir-
constance, s’attache aux rouages
de l’action. Voilà ce qu’il appelle
aller directement « alla verita
effectuale ». La « vérité effective »
de la chose politique, ce sont
les stratagèmes, les tactiques
et leurs enchevêtrements pour
la conquête et la conservation
du pouvoir – pas les modèles
abstraits ni les considérations
morales. En l’expliquant au
Prince, Machiavel le révèle à tous.
La prise de conscience qu’il s’agit
là d’un changement considérable
prendra plusieurs générations. p
roger-pol droit
Prochain article
Diderot et Catherine II de Russie
20 | 0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

Ce magnifique Septentrion HISTOIRE

Les « lettrés » et les « simples »
Au Moyen Age, seuls méritaient le titre de « lettrés »
« Description des peuples du Nord », d’Olaus Magnus, est un étonnant voyage ceux qui maîtrisaient le latin. Sous la direction de l’Eglise,
cette élite culturelle s’adressait au reste de ses congénè-
dans la Scandinavie du XVIe siècle. Une traduction intégrale et illustrée paraît res, les « simples », pour s’assurer de l’adhésion du peuple
de Dieu au message chrétien. Dans Parler aux « simples
gens », Michel Zink retrace l’effort constant de prédica-
tion auprès du plus grand nombre, auquel étaient déli-
BEAU LIVRE vrés de pieux récits exemplaires, en langue « vulgaire »
– celle de la foule (en latin, vulgus). Offrant à son lecteur

E
n Suède, le début du XVIe siècle
fut une période agitée. Guerre
contre l’occupation danoise,
soulèvements, rivalités et mas-
sacres, victoire finale du roi Gustave
Vasa, fondateur de la monarchie hérédi-
taire… Le tout sous le signe de la propa-
gation du luthéranisme qui, en 1527, de-
vient la religion officielle du royaume.
Entre-temps, les conflits religieux ont
poussé plusieurs chefs catholiques à
s’exiler. Parmi eux, Olaus Magnus (1490-
1557), qui, en 1526, rejoint en Pologne
son frère aîné Johannes, l’avant-dernier
archevêque catholique de Suède. Olaus
sera le dernier.
Durant leur exil en Pologne, puis en
Italie, Olaus travaille à la description des
pays nordiques, dont Rome, occupée
à combattre le protestantisme au
cœur de l’Europe, est en train de se dé-
tourner – l’archevêque, lui, ne renonce
pas à son rêve de les faire revenir dans le
giron de l’Eglise. Ce sera d’abord une
carte, la célèbre Carta marina (1539), pre-
mière représentation véridique de ces
pays. Elle sera suivie d’Historia de genti-
bus septentrionalibus (1555), une œuvre
composée de 178 chapitres, traitant du
climat, de la nature, de l’histoire, des cou-
tumes… C’est ce monument qui vient en-
fin d’être traduit intégralement en fran-
çais sous le titre Description des peuples
du Nord – après deux versions très par-
tielles –, dans une magnifique édition
illustrée, en trois volumes, qui tient
autant du beau livre que de l’exhuma-
tion savante d’un chef-d’œuvre oublié.
Observateur hors pair, l’auteur fait
preuve d’une rare audace intellectuelle. Il
fut ainsi le premier à décrire les différen-
tes formes de cristaux de neige, ou à pré-
senter des animaux exotiques, inconnus
de son public présumé : les rennes (aussi
nombreux dans le Nord « que les ânes en
Italie »), les gloutons, les « grands
oiseaux », qui vivent dans la neige et
dont la chair est « exquise ». Il décrit la
nuit polaire, mais aussi l’été avec ses
nuits blanches, où l’on peut lire sans lu-
mière « même les plus petits caractères ».
Il s’arrête longuement sur les techni-
ques métallurgiques, les travaux agrico-
les, les différents métiers (le tissage, la
fabrication de fromage, etc.), souvent en
les comparant aux usages en vigueur
dans le sud de l’Europe. Cette démarche
lui permet de jeter des passerelles : à la
fois expliquer les choses par comparai-
son et souligner leur côté exotique, fa-
buleux. Dans sa présentation, le Nord
devient un véritable pays de merveilles.
Ce fervent catholique, pourfendeur du
protestantisme, se montre plutôt indul-
gent à l’égard des croyances préchrétien-
nes, ne serait-ce que parce qu’elles font
partie de la vie des gens, de la culture
La « Carta marina » (1539) d’Olaus Magnus. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSITAIRE D’UPPSALA
OLAUS MAGNUS FUT
LE PREMIER À DÉCRIRE
LES DIFFÉRENTES FORMES
DE CRISTAUX DE NEIGE
qu’il décrit. Sous leurs noms latins, em-
pruntés au vocabulaire ecclésiastique,
on reconnaît les trolls, les lutins et les
géants du folklore nordique. Plusieurs
aspects de ces croyances ne nous sont
aujourd’hui connus que grâce à leur des-
cription par Olaus Magnus.
Cependant, tout dans son ouvrage
n’est pas de son cru. Pour mieux faire
ressortir la spécificité des régions décri-
tes, et aussi, sans doute, pour impres-
sionner les lettrés européens auxquels
son ouvrage s’adresse, Olaus le truffe de
citations et de paraphrases des auteurs
classiques et des savants du Moyen Age.
Un tiers de son texte relève de cette
érudition d’emprunt, tandis que les
deux autres constituent une mine de
renseignements inédits qui font de la
Description… notre principale source
de connaissances sur la Scandinavie
du XVIe siècle.
En tête de chacun des chapitres se
trouve une vignette. Probablement
dues à l’auteur lui-même, elles forment
une fascinante bande dessinée. On y
voit des chasseurs courir sur leurs skis,
des femmes en train de filer ou de traire,
des pêcheurs occupés à dépecer une ba-
leine. Mais également des lutins balayer
une écurie, des païens agenouillés de-
vant leur idole, ou encore des Finnois
(réputés experts en magie) vendre aux
navigateurs les vents favorables.
La présente traduction suit l’édition de
référence suédoise, datant de la pre-
mière moitié du XXe siècle, fruit de qua-
rante ans de travail collectif, qui com-
porte un impressionnant appareil criti-
que permettant de s’orienter dans
l’ouvrage. Cet appareil se retrouve dans
le troisième volume de cette édition, qui
contient également une reproduction
pliable de la Carta marina, ce joyau de la
cartographie renaissante, qui contribue
à faire de l’ensemble le chatoyant em-
blème d’une Europe qui apprend à se
connaître dans son infinie diversité. Si
l’archevêque a échoué à ramener les
pays nordiques à la foi catholique,
sa contribution à la géographie et à
l’ethnologie reste inestimable. p
elena balzamo
description des peuples du nord.
rome 1555
(Historia de gentibus septentrionalibus),
d’Olaus Magnus,
traduit du latin par Jean-Baptiste Brunet-
Jailly et annoté à partir du « Commentaire »
suédois de John Granlund,
Droz, « Travaux d’humanisme
et Renaissance », trois volumes,
2 128 p., 148,76 €, numérique 119 €.
la saveur du parler médiéval, l’historien de la littérature
commente de longs et beaux extraits de textes présentés
en langue originale puis traduits. Avec subtilité, il décrit
l’attirance paradoxale des clercs pour les « simples »,
certes promis au paradis, mais méconnus,
volontiers méprisés et moqués, souvent
craints pour les tentations charnelles dont
résonnaient les pastourelles et rondeaux
populaires. Ainsi, Michel Zink invite à une
réflexion modeste et brillante sur sa pro-
pre position – celle de l’intellectuel vis-à-
vis du reste de la société. p
françois otchakovsky-laurens
a Parler aux « simples gens ». Un art médiéval,
de Michel Zink, Cerf, 226 p., 20 €, numérique 15 €.
ROMAN
Vers la lumière
Quatre femmes à New York, quatre histoires d’affranchis-
sement. Assise sur un banc face au Barnard College,
Margarita attend la sortie de son mari, dont elle connaît
les liaisons adultères avec ses étudiantes. De son côté,
Anne, la gardienne de son immeuble, disparaît sans laisser
de traces. Des années auparavant, en 1948, Doris Dana
entend échapper à l’emprise de la poète (et Prix Nobel)
Gabriela Mistral, dont elle est la secrétaire. Quant à la jeune
Elizabeth, elle a coupé les ponts avec son milieu aristocrati-
que pour vivre une passion avec un poète. Dans ce bref ro-
man, la Chilienne Carla Guelfenbein tisse adroitement des
liens entre ces destins féminins réels ou fictifs, pour dire la
difficulté de leurs quêtes. S’appuyant sur la vie
de figures tutélaires telles que Virginia Woolf,
Sylvia Plath ou Francesca Woodman, l’autrice
songe à « toutes ces femmes qui attendent dans
la pénombre ». Leur faut-il disparaître pour
être enfin visibles ? Dans ce roman construit
comme une ronde, la question semble d’une
étonnante pérennité. p ariane singer
a La Saison des femmes (La estacion de las mujeres),
de Carla Guelfenbein, traduit de l’espagnol (Chili)
par Claude Bleton, Actes Sud, 124 p., 16 €, numérique 12 €.
RÉCIT
Aimer sans cordon
Du début de la grossesse aux premiers mois de son fils, ce
court récit de l’écrivain argentin Andrés Neuman raconte
l’aventure de « naître père ». Comment créer le lien avec
l’être qui va changer votre vie quand aucun cordon ombi-
lical ne vous relie à lui ? Composé de fragments d’une
pudeur et d’une douceur absolues, le livre traverse les
émotions du futur puis du jeune papa : l’attente mêlée
d’appréhension ; le choc ravissant de la première échogra-
phie ; l’ardeur angoissée des préparatifs ; les souvenirs de
sa propre enfance qui affluent ; enfin, l’envie de porter son
fils, ce que l’auteur fera tous les jours après la naissance.
« Nous dormons sur le côté, son ventre [celui de sa compa-
gne] calé au creux de mes reins, pour que tu sois entre nous
deux. (…) Je sens ton remue-ménage parcourir ce cordon
de vertèbres qui bientôt te portera. Ainsi le
futur s’emmagasine dans mon dos », écrit
l’auteur à l’enfant en gestation. Véritable
acte de poésie prospective, le texte s’achève
par « un monologue minuscule » du fils,
ébahi devant le monde et déjà certain de
l’amour de ses parents. p gladys marivat

La plage, en bordure du monde a Naître père (Umbilical), d’Andrés Neuman,

traduit de l’espagnol (Argentine)
par Eliana Alexandra Carrasco-Rahal,
L’écrivain Grégory Le Floch dit tout le bien qu’il pense des rivages sableux et de leur sensualité Buchet-Chastel, 128 p., 16 €, numérique 12 €.

RÉCIT flamme blanche ». Il décrit

d’abord la plage comme un « es-
nant un remède aux maux
de l’esprit et du corps. Venue y
hissement dès les débuts du tou-
risme de masse. Lieu d’hédo-
ROMAN
Une mère et sa nounou

G
loria, Gloria, le troi-
sième roman de Gré-
gory Le Floch (Chris-
tian Bourgois, lire « Le
Monde des livres » du 17 mars),
s’ouvrait sur une plage de l’île
d’Elbe. Le narrateur décrivait, fas-
ciné, le corps d’une femme âgée
s’offrant au soleil et aux vagues.
Un lieu qui n’avait rien d’anodin
– l’auteur est un amoureux des ri-
vages marins, lieux d’écriture pri-
vilégiés. Rien d’étonnant, donc, à
ce qu’il signe un Eloge de la plage.
Bretagne, Italie, Grèce… De ces ri-
ves, entre essai littéraire et récit
de voyage, il offre un « catalo-
gue » personnel, une vision aussi
éblouissante que mélancolique.
Sur l’île d’Elbe, raconte-t-il, rap-
pelant la scène inaugurale de
Gloria, Gloria, il a vu un jour une
vieille femme nue dont le corps
« irradiait », telle « une petite
pace de féerie », se livrant, dans
une série d’instantanés paradisia-
ques, à une poésie géologique des
plages volcaniques de sable noir
de l’île de Stromboli aux sables
violets de Californie, en passant
par la coloration verte du sable
d’Hawaï ou à celui, phosphores-
cent, des Maldives : « Et tous ces
ocres, ces bruns, ces reflets dorés,
ambrés, donnent au rivage des
nuances de miel et de safran. »
Puisant dans son expérience
comme dans l’imaginaire collec-
tif, s’appuyant sur des références
littéraires, cinématographiques
ou musicales, l’auteur déroule,
en phrases simples et sensuelles,
une histoire et une sociologie de
ce lieu sous l’angle de la fron-
tière, entre marge et lisière.
A Brighton, en Angleterre, on
y relègue fous et malades au
XVIIIe siècle, le bain de mer deve-
soigner ses problèmes pulmo-
naires, l’aristocratie y prend
goût, même en bonne santé, in-
ventant ainsi la plage moderne.
Proust et Paul Morand
Grégory Le Floch en profite pour
livrer une interprétation auda-
cieuse d’A la recherche du temps
perdu : et si la madeleine de Proust
n’était pas le légendaire biscuit de
Du côté de chez Swann (1913), mais
la plage d’A l’ombre des jeunes
filles en fleurs (1919), sur laquelle le
narrateur voit Albertine pour la
première fois, et qui devient un
« catalyseur d’amour » ?
Au XXe siècle, elle se démocra-
tise, accueillant les classes popu-
laires. Pour illustrer cette muta-
tion, l’auteur plonge dans Bains
de mer, bains de rêve (1960) : Paul
Morand y célèbre la plage comme
un « opium », déplorant son enva-
nisme et de jouissance pour tous,
la plage n’en reste pas moins
cette « bordure du monde » où les
normes sociales sont abolies, où
l’être profond remonte à la sur-
face. Le corps s’y libère, comme le
chantait Brigitte Bardot dans Nue
au soleil, en 1963 ; on y noue des
amours éphémères.
La fin du texte est moins lumi-
neuse – sous l’effet du change-
ment climatique, de la bétonisa-
tion des côtes, de la pollution, la
plage porte en elle sa disparition.
Paradoxe, paysage mouvant, la
plage, quoi qu’il en soit, nous
transforme. p
virginie françois
éloge de la plage,
de Grégory Le Floch,
Rivages, 204 p., 18 €,
numérique 14 €.
En son cœur, ce roman prenant abrite une méditation poli-
tique stimulante sur l’argent, sur les privilèges, sur les tran-
sactions affectives… Les Affinités sélectives s’attache à analy-
ser les apparences, et la narration, en se tenant alternative-
ment aux côtés de ses deux héroïnes, offre une réflexion en
acte à ce sujet, puisque la perspective de l’une offre un accès
précis (et assez réjouissant) aux angles morts de l’autre.
La première, Elisabeth, est une ancienne journaliste new-
yorkaise, autrice d’un livre à succès, qui, peu après la nais-
sance de son fils, a suivi son mari dans une petite ville uni-
versitaire. Afin de pouvoir travailler quelques heures par
jour, elle embauche la seconde, Sam, une étudiante, pour
garder son enfant. L’entente entre les deux
femmes est immédiate. La grâce du livre tient
au sens du détail que déploie J. Courtney Sulli-
van, à son attention aux menus actes et choix
de ses personnages, à leur rapport aux êtres et
aux objets. Le mélange entre ironique préci-
sion et empathie confère au roman une viva-
cité presque irrésistible. p raphaëlle leyris
a Les Affinités sélectives (Friends and Strangers),
de J. Courtney Sullivan, traduit de l’anglais (Etats-
Unis) par Caroline Bouet, Pocket, 648 p., 10,30 €.
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Planche extraite de l’album « Les Archers » (1985), de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski. LE LOMBARD
Grzegorz Rosinski, un
monstre du noir et blanc
D’épatantes planches de BD — 1/4 — Neuvième
tome de la série « Thorgal », « Les Archers » se
démarque par sa mise en scène sans esbroufe
S
ur le papier, la série Thorgal,
créée en 1977 par Jean
Van Hamme, 84 ans, et Grzegorz
Rosinski, 81 ans, n’aurait jamais
dû connaître le succès. Difficile de trou-
ver salmigondis plus hétéroclite que
cette histoire contant les aventures d’un
homme issu d’une civilisation disparue,
recueilli nourrisson par des Vikings,
couvé par la déesse Frigg mais jalousé par
les autres dieux de l’Asgard, n’aspirant
qu’à vivre en paix en famille mais pas-
sant son temps à se battre… « Thorgal,
c’est un mélange d’heroic fantasy, de
science-fiction, de mythologie scandinave
et de soap façon La Petite Maison dans la
prairie. Aucun éditeur n’accepterait ça
aujourd’hui », s’amuse Robin Recht,
auteur d’un récent album dérivé de la sé-
rie (Adieu Aaricia, Le Lombard, 112 pages,
24,50 euros, numérique 10 euros).
Près d’un demi-siècle après sa création,
Thorgal s’est pourtant imposé comme
l’un des best-sellers de la bande dessinée
réaliste. Ecoulée à plus de 16 millions
d’exemplaires, traduite dans une ving-
taine de langues, la série compte
aujourd’hui 40 tomes. Le quarante et
unième, Mille yeux, paraîtra en novembre,
sous la plume de Yann et Fred Vignaux,
aux manettes de la saga depuis 2019. Plu-
sieurs séries parallèles, consacrées à diffé-
rents personnages de l’univers Thorgal,
ont également été lancées à partir de 2010,
sans rencontrer le même engouement.
Son succès, Thorgal le doit, bien sûr,
aux scénarios de Van Hamme, qui vou-
lait « raconter une histoire familiale ordi-
naire dans un contexte extraordinaire »,
mais pour beaucoup, aussi, au dessin de
Rosinski, considéré par ses pairs comme
un « monstre » du noir et blanc. Tirée de
l’album Les Archers (Le Lombard, 1985),
neuvième volume de la série, la plan-
che 18 en est un exemple significatif. On y
voit la jeune guerrière Kriss de Valnor re-
tenue prisonnière par des malandrins
dont l’un est sur le point d’abuser d’elle,
avant d’être délivrée par Thorgal et deux
de ses compagnons.
Collé à ses personnages
Au premier abord, cette planche totale-
ment muette ne fait pas dans l’esbroufe.
Son « gaufrier » de sept cases, réparties
dans trois strips de taille égale, est un clas-
sique de la BD franco-belge. Mais, en dé-
coupant ses bandes de façon symétrique,
l’auteur fait converger l’action dans la case
centrale, celle où Kriss de Valnor voit un
de ses bourreaux approcher, son ombre
menaçante se découpant sur son corps à
moitié dénudé. Pour l’anecdote, Rosinski
dut revêtir son héroïne d’une chemisette
pour la version destinée aux Etats-Unis.
Cette économie de moyens se retrouve
dans la mise en scène. A la différence de
nombre d’auteurs, qui usent d’effets vi-
suels (contre-plongées, zooms dans l’axe,
etc.) pour appuyer leur narration, l’artiste
polonais reste, en effet, collé à ses person-
nages, de façon à immerger le lecteur dans
l’action. « Rosinski, c’est un reporter de
guerre. Sa mise en scène est très à plat, il ne
joue pas au démiurge mais se met au ser-
vice de son histoire », salue Robin Recht.
« Je pense que, si je n’avais pas fait de BD, je
serais peut-être devenu reporter-photogra-
phe », a confié Rosinski lui-même dans la
monographie que lui a consacrée Patrick
Gaumer en 2013 (Rosinski, Le Lombard).
Soulignons, aussi, une rare maîtrise du
noir et blanc. Formé aux Beaux-Arts de
Varsovie, l’auteur n’a pas son égal pour
créer une atmosphère envoûtante. Les ef-
fets de lumière, les jeux d’ombres, tout y
est techniquement parfait. Dans plu-
sieurs cases (les 4, 5 et 6), Rosinski utilise
même des trames d’imprimerie, sortes de
films composés de points, pour donner
de l’épaisseur à son dessin. Une technique
prisée dans les années 1980, notamment
par Yves Chaland ou Serge Clerc.
« Tout l’art de Rosinski est de dépeindre
les sentiments, les expressions des person-
nages, par le seul dessin », souligne Daniel
Maghen, éditeur de BD et galeriste du
Polonais. Un détail parmi d’autres : le
barbare découpé sur fond blanc, de ma-
nière à faire jaillir son visage patibulaire
pour plonger le lecteur dans l’effroi. Un
fond blanc – alors qu’il fait nuit. p
cédric pietralunga
Prochain article
« L’Origine », de Marc-Antoine Mathieu
CHRONIQUES
Esther, 17 ans, pourtant palpitante
DURE ANNÉE POUR ESTHER,
qui a dû affronter simultané-
ment la guerre en Ukraine – du
moins pour ses répercussions
psychologiques – et une apoca-
lypse nucléaire – les épreuves
anticipées du bac de français.
Son grand frère, déjà pénible
dans les premiers tomes, est
devenu franchement odieux,
tandis que l’adorable Gaëtan,
du haut de ses 7 ans, lui enjoint
de « fermer sa bouche » et de
ne pas lui « casser les couilles ».
« Temps qui passe, je te hais »,
commente Esther.
En découvrant le huitième
et avant-dernier volume de
cette série hors norme qui conte,
en les anonymisant, les aventu-
res d’une jeune fille à travers
Esther convoquée. Extrait d’« Histoires de mes 17 ans ». ALLARY
CONTRAINTES
Cases oulipiennes
PREMIER ET SEUL AUTEUR DE
BANDE DESSINÉE à faire partie
de l’Ouvroir de littérature poten-
tielle (Oulipo) depuis sa coopta-
tion, en 2012, Etienne Lécroart
aime ajouter des contraintes aux
contraintes, et se compliquer
l’existence. Ainsi cet ensemble
de jeux littéraires et graphiques,
compilés dans L’Oulipo par la
bande, un album non économe
en surprises et en drôlerie. Le
dessinateur s’ingénie à réaliser
des mini-BD à partir de zeug-
mes à rallonge (« J’ai cassé ma
routine, la croûte, la glace, ma
tirelire… ») ou de mots qui se sui-
vent alphabétiquement dans un
dictionnaire (exercice oulipien
dit du « logo-rallye »). Typogra-
phe obsédé par la lézarde, cet ef-
fet de ligne blanche sur la page,
Logo-rallye. Extrait de « L’Oulipo par la bande ». L’ASSOCIATION
| 21
ses âges successifs, le lecteur ne
peut qu’être d’accord. Qu’est-ce
qui rend si addictif le quotidien
d’Esther, qui n’a pourtant rien
de particulièrement palpitant ?
Pas de drogue (à part un peu de
CBD), pas de sexe (juste quelques
rêves à l’érotisme très sage), un
usage frénétique des écrans et
des tics de langage, restitués sans
filtre… C’est justement ce qui fait
la force de ce tome, comme de
la série : la justesse avec laquelle
Riad Sattouf continue de docu-
menter la « vie secrète des jeu-
nes », y compris dans ses aspects
les plus rébarbatifs. p
adrien le gal
a Les Cahiers d’Esther.
Histoires de mes 17 ans, tome 8,
de Riad Sattouf, Allary, 54 p., 17,90 €.
occasionné par les espaces entre
les mots, il réussit miraculeuse-
ment à faire surgir la tête de
Georges Perec d’un texte énu-
mérant… ce que celui-ci n’était
pas : « Georges Perec n’était pas
polonais/Georges Perec n’est pas
né le jour où Hitler est entré en
Pologne… » – fascinant portrait
en creux de l’auteur de La Dis-
parition. Tout aussi récréative
est sa réécriture épicène d’Asté-
rix – en évitant les termes gen-
rés et en faisant perdre morpho-
logiquement aux personnages
leur caractère sexué. Le célèbre
petit Gaulois, ici appelé Assétix,
perd ainsi sa moustache. Jouis-
sif sacrilège ! p frédéric potet
a L’Oulipo par la bande,
d’Etienne Lécroart,
L’Association, 96 p., 25 €.
22 |
« Gentleman Roman », roi de Chelsea
Roman Abramovitch, le plus secret des oligarques — 4/6 — Dans les années 2000, l’homme d’affaires russe s’installe
à Londres. Après son rachat du Chelsea FC en 2003, il noue des amitiés dans les milieux politiques et financiers
londres, new york, monaco - envoyés spéciaux
C
ette fois, l’argent et les rela-
tions haut placées n’ont pas
suffi. Début mars 2022, Ro-
man Abramovitch annonce
la mise en vente du Chelsea
Football Club. Pour le mil-
liardaire russe, c’est un crève-cœur. Depuis
qu’il l’a rachetée en 2003, l’équipe londo-
nienne a raflé vingt et un trophées, dont
cinq championnats d’Angleterre et deux Li-
gues des champions. Mais l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, en février 2022, a re-
mis au centre de l’attention médiatique sa
relation privilégiée avec Vladimir Poutine.
Voilà Abramovitch sanctionné par le Parle-
ment britannique, et son club saisi. Le
5 mars, lors d’un match contre Burnley, les
supporteurs de Chelsea interrompent une
minute d’applaudissements en soutien à
l’Ukraine. « Roman Abramovitch », chantent-
ils en boucle. Les remontrances de Thomas
Tuchel, l’entraîneur des Blues, sur leur
« manque de solidarité » envers ce pays en-
vahi par la Russie n’y feront rien. Des mois
durant, les fans afficheront leur loyauté à
l’égard de l’oligarque, y compris durant les
négociations du club avec un fonds d’inves-
tissement américain, qui finira par le rache-
ter pour 5,2 milliards d’euros.
Abramovitch n’a-t-il pas constitué, à la tête
de Chelsea, ce que les supporteurs appellent
le « Roman Empire », dans un clin d’œil fan-
faron à l’Empire romain ? Le 22 mai 2022,
pour l’ultime match de la saison dans leur
stade de Stamford Bridge, ils avaient préparé
une banderole à dérouler en fin de rencon-
tre. Selon David Johnstone, qui supporte les
Blues depuis les années 1970, le club les
aurait alors « suppliés » d’abandonner le pro-
jet, pour ne pas faire capoter la vente à un
groupe d’investisseurs, dirigé par l’Améri-
cain Todd Boehly. A contrecœur, les fans ont
remisé la banderole. Sur un fond bleu nuit,
avec le visage de l’oligarque dessiné en blanc,
on pouvait lire : « Merci, M. Abramovitch.
Grâce à vous, nous avons tout gagné. »
Ce propriétaire si populaire, Roman Abra-
movitch a failli ne jamais le devenir. Au dé-
but des années 2000, ce passionné de ballon
rond, qui avait assisté à la Coupe du monde
1998 en France, demande à la banque UBS de
repérer, partout en Europe, les meilleures
occasions en matière de football. « Nous
nous sommes intéressés à l’Allemagne, à l’Ita-
lie et à la France, notamment à l’OGC Nice »,
raconte Henry (le prénom a été modifié),
l’un de ses associés historiques. Rien n’est à
Abramovitch, à Moscou, après l’annonce de son rachat du club de Chelsea, le 22 avril 2003. KOMMERSANT / GETTY IMAGES
vendre. En Angleterre, le magnat du pétrole
lorgne Manchester United, épaté par son
match retour victorieux contre le Real
Madrid, en quarts de finale de Ligue des
champions, en 2003. Sans succès. Et Totten-
ham, à Londres ? Ou Newcastle, club très po-
pulaire du nord du pays ? Non plus. Reste
Chelsea, l’équipe des quartiers chics de
l’ouest de Londres, au bord de la faillite. En
juillet 2003, après des tractations express,
Abramovitch débourse 140 millions de li-
vres (environ 200 millions d’euros à l’épo-
que). Le club de foot est à lui.
« La moins chère des assurances-vie »
Est-ce seulement l’amour du foot qui a mo-
tivé un tel investissement ? Dans son ouvrage
Les Hommes de Poutine (Talent Editions,
2022), la journaliste Catherine Belton suggère
que le club aurait été acheté à la demande de
Vladimir Poutine, ce qu’Abramovitch a tou-
jours nié catégoriquement – il a même atta-
qué l’autrice en justice sur cette question. Se-
lon une autre hypothèse, l’homme d’affaires,
en s’implantant à Londres, se serait senti
mieux protégé des griffes de ce même Pou-
tine qui fait et défait les fortunes russes de-
puis sa prise de pouvoir, en 1999. Du reste, les
comptes d’Abramovitch gonflent de façon
vertigineuse : en 2005, il revend son fleuron
pétrolier, Sibneft, au conglomérat public Ga-
zprom pour près de 11 milliards d’euros – soit
cent trente fois la somme qu’il avait débour-
sée pour l’acquérir, en 1995.
Sous l’influence du richissime patron de
« Chelski », comme la presse surnomme l’un
des premiers clubs européens détenus par
une fortune étrangère, le football bascule
dans une nouvelle ère, entre gros sous et soft
power. « On finira par m’oublier », s’inquiète
Abramovitch dans l’une des rares interviews
qu’il a accordées à l’époque. En pratique, le
mordu de football aux fonds quasi illimités
fait tout pour que cela n’arrive pas. Lors de
ses deux premières saisons, il dépense plus
de 288 millions d’euros sur le marché des
transferts. Les joueurs recrutés en imposent,
EN S’INSTALLANT À LONDRES,
ABRAMOVITCH SE SERAIT SENTI
MIEUX PROTÉGÉ DES GRIFFES
DE POUTINE, QUI FAIT ET DÉFAIT
LES FORTUNES RUSSES
du Français Claude Makelele à l’Ivoirien
Didier Drogba. Derrière la plupart de ces arri-
vées, un « superagent » de joueurs est à la
manœuvre : l’Israélien Pini Zahavi, avec le-
quel Roman Abramovitch s’est lié au tour-
nant des années 2000.
Une fois en place, l’oligarque assiste à tous
les matchs, y compris à l’étranger, et s’en-
toure de personnes de confiance. « Roman
m’appelait souvent à 2 heures du matin, pour
débriefer la partie qu’on venait de jouer », té-
moigne Henry, rapidement promu parmi les
cadres du club. Abramovitch nomme tous
ceux qui ont fait le succès de ses entreprises
pétrolières à des postes-clés. Même escouade
loyale, même obligation de résultats. « Il y
avait beaucoup de pression, décrit le Tchèque
Petr Cech, gardien de but de 2004 à 2015. Tout
le monde savait que si tu ne jouais pas bien, tu
serais vendu l’année suivante. » Après une an-
née jugée décevante, l’entraîneur italien
Claudio Ranieri est remplacé, en 2004, par
José Mourinho. Dès la première saison du
Portugais sur le banc, Chelsea remporte son
premier titre de champion d’Angleterre de-
puis cinquante ans. Roman Abramovitch ga-
gne bien davantage. « C’était la moins chère
des assurances-vie », affirme Dominic Mid-
gley, l’auteur (avec Chris Hutchins) de la pre-
mière biographie de l’oligarque (The Billio-
naire from Nowhere, « le milliardaire de nulle
part », HarperSport, 2006, non traduit). En
devenant une personnalité en vue, le milliar-
daire, qui fuyait jusqu’alors les projecteurs,
protège en effet ses arrières…
Il faut dire qu’à l’époque, le deuxième man-
dat (2004-2008) de Vladimir Poutine prend
un virage inquiétant. En novembre 2006,
Alexandre Litvinenko, un ancien agent du
FSB (services de sécurité intérieure de la Fé-
dération de Russie), est empoisonné avec
une substance radioactive dans un hôtel de
Londres. Exilé au Royaume-Uni depuis qu’il a
accusé ses anciens collègues d’avoir projeté
d’assassiner l’homme d’affaires Boris Be-
rezovski, dans les années 1990, il meurt en
quelques semaines. Cet assassinat piloté par
les espions du FSB sur le sol anglais – le pre-
mier d’une longue série – sert d’avertisse-
ment à tous ceux qui pourraient les contra-
rier. « En tant que riche et juif, Roman Abra-
movitch a toujours été considéré comme un
ennemi par de nombreux membres des servi-
ces de renseignement de l’ex-bloc soviétique »,
précise Alexandre Goldfarb, un dissident
russe installé aux Etats-Unis.
Précautions insensées
Pour se protéger, Roman Abramovitch fait
étroitement contrôler la nourriture servie
dans les loges de Stamford Bridge. Au stade
comme ailleurs, il ne consomme que les me-
nus préparés par son chef, qui l’accompagne
dans tous ses déplacements. Avant chaque
repas, l’un de ses gardes du corps est chargé
de goûter les plats, au cas où… « Le stade de
Chelsea était un des lieux de rencontre du FSB,
à Londres », croit savoir un ancien associé
d’Abramovitch, rencontré à Monte-Carlo.
Même sur ses yachts, l’oligarque prend des
précautions insensées : mini-sous-marin
pour quitter le navire en urgence, revête-
ment blindé, système antimissile… « Avec
leurs vitres teintées, ses bateaux ont été con-
çus pour pouvoir y monter et en descendre in-
cognito », témoigne une jeune milliardaire
ayant fréquenté la famille Abramovitch.
Difficile de calmer son inquiétude à mesure
que les morts s’accumulent. Deux ans plus
tard, en 2008, le Géorgien Badri Patarkatsi-
chvili, un ancien associé de Roman Abramo-
vitch exilé au Royaume-Uni depuis le début
des années 2000, meurt chez lui. Crise car-
diaque, concluent les enquêteurs. Des an-
nées plus tard, cependant, le procureur géné-
ral géorgien accusera d’anciens dirigeants du
pays d’avoir planifié cet assassinat.
Terrorisé par ces disparitions suspectes, li-
béré de ses responsabilités politiques
en 2008, quand s’achève son mandat de
gouverneur en Tchoukotka (région isolée
dans l’extrême est de la Russie), Abramo-
vitch limite au strict minimum ses voyages
en Russie. Mais cela ne l’empêche pas de ré-
pondre à l’appel dès qu’il s’agit de défendre
les intérêts de l’Etat. Au début de l’année
2010, Vladimir Poutine, devenu premier mi-
nistre, s’accroche à un projet central pour
faire rayonner l’image de la Russie dans le
monde : l’organisation de la Coupe du
monde 2018 de football. Selon Heidi Blake et
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
Jonathan Calvert, journalistes d’investiga-
tion au journal britannique The Sunday
Times, Roman Abramovitch fait partie de
l’équipe « personnellement chargée par le
pouvoir russe d’utiliser sa richesse et son sta-
tut » pour que le pays puisse accueillir la
compétition. Lui qui finance en partie la Fé-
dération russe de football met tout son en-
tregent au service de cet objectif.
Dans un document officiel consulté par
Le Monde, soumis par les reporters anglais
au Parlement, en 2014, dans l’espoir de dé-
clencher une enquête, il est question d’un
rendez-vous en Afrique du Sud entre Roman
Abramovitch et Sepp Blatter, le président de
la FIFA, le « gouvernement » du football pla-
nétaire. Le jet privé de l’oligarque aurait
aussi servi à transporter les cadres du foot-
ball mondial durant toute la campagne. En
décembre 2010, le magnat est présent à
Zurich, en Suisse, quand la Russie obtient
l’organisation du Mondial à treize voix con-
tre sept. Devant les objectifs des photogra-
phes, au moment de la conférence de presse,
il applaudit et sourit près de Vladimir Pou-
tine, qui vante ses talents de businessman et
ses « stocks d’argent ».
Camoufler son passé
Une fois sa mission accomplie, Roman Abra-
movitch peut passer le plus clair de son
temps à Londres. A l’époque, la capitale an-
glaise, sensible aux sirènes de l’argent russe,
se voit affublée de nouveaux surnoms :
« Londongrad », « Moscou-sur-Tamise »… De-
venu, en quelque sorte, citoyen d’honneur de
la ville, l’oligarque ne se refuse aucune extra-
vagance. Il a son rond de serviette à la table
du Japonais Nobu Matsuhisa, dont il aurait
un jour fait expédier plusieurs centaines de
livres de sushis à Bakou en jet privé. Pour
90 millions de livres (environ 129 millions
d’euros), il a installé sa famille dans un ma-
noir de quinze chambres situé sur Kensing-
ton Palace Gardens, l’allée privée la plus
chère de Londres. Dans sa résidence secon-
daire du Sussex, il se forme au polo, disci-
pline prisée de l’aristocratie britannique,
sous la férule d’un ancien joueur de l’équipe
nationale. Comme s’il tenait à camoufler son
passé, qui a épousé le chaos russe des années
1990, Abramovitch s’achète à prix d’or des
oripeaux de respectabilité : rien n’est trop
beau pour « gentleman Roman ».
De cette mue, les tabloïds font leur miel. Ces
journaux populaires se délectent de son coû-
teux divorce d’avec Irina Malandina, en 2007,
après seize ans de vie commune et cinq en-
fants, comme de sa nouvelle relation avec la
jeune et mondaine Dacha Joukova. On ap-
prend ainsi qu’en 2008 le quadragénaire of-
fre 40 hectares de terres sur la Lune à cette
fille d’un oligarque député du parti majori-
taire Russie unie. « C’est grâce à tout ça
qu’Abramovitch s’est imposé comme l’homme
d’affaires russe le mieux intégré parmi l’élite
britannique », analyse Vladimir Achourkov,
l’un des directeurs de la Fondation anticor-
ruption créée par l’opposant Alexeï Navalny.
Parmi ses nouveaux amis, qu’il reçoit géné-
ralement chez lui pour ne pas s’afficher en
public, se croise toute une élite cosmopolite :
la septuagénaire brasilo-monégasque Lily Sa-
fra, quatre mariages et presque autant de
milliards sur son compte ; plusieurs mem-
bres de la famille Rothschild ; Simon Isaacs, le
quatrième marquis de Reading ; ou encore le
banquier Roddie Fleming, le neveu de Ian,
l’auteur de la saga James Bond. Même s’il pré-
tend ne pas s’y intéresser, Roman Abramo-
vitch n’évolue jamais très loin des cercles po-
litiques. Selon plusieurs personnes inter-
viewées, il aurait sympathisé avec l’ancien
premier ministre travailliste Tony Blair (1997-
2007), qui a beaucoup œuvré pour attirer les
capitaux russes à Londres. Par voie d’avocats,
l’oligarque assure pour sa part au Monde
n’avoir jamais rencontré M. Blair.
Dans les beaux quartiers de la capitale, il ar-
rive aussi à Roman Abramovitch de tomber
sur Gregory Barker, un député conservateur
qui fut… l’un de ses employés. De 1998 à
2000, le Britannique travaillait comme con-
seiller en communication et cadre chargé des
investissements chez Sibneft. A l’époque, ses
échanges avec le patron sont limités : Roman
Abramovitch ne parle pas l’anglais, seule-
ment le russe. Après deux années de travail
intense, M. Barker est rentré au Royaume-
Uni, avant de se faire élire sous l’étiquette
tory en 2001. Proche du futur premier minis-
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
John Terry, Roman Abramovitch, Frank Lampard et Eidur Gudjohnsen célèbrent le premier titre de champion d’Angleterre de Chelsea en cinquante ans, le 30 avril 2005, à Bolton. DARREN WALSH / ACTION IMAGES
tre David Cameron (2010-2016), il devient
shadow minister de l’environnement, puis
ministre chargé des questions climatiques,
une fois les conservateurs au pouvoir. Ses an-
nées moscovites n’ont guère freiné sa car-
rière politique, au contraire, puisqu’il a re-
joint, en 2015, la Chambre des lords. « A l’épo-
que, au Royaume-Uni, il y avait un réel en-
thousiasme pour la Russie », justifie un
ancien élu britannique.
Poursuivi en justice
Cette fascination s’étend jusqu’à la famille
royale. Vladimir Poutine n’a-t-il pas été reçu,
dès 2002, par la reine Elizabeth II, à Buckin-
gham Palace ? L’homme lige du président
russe, Roman Abramovitch, n’est pas en
reste. Selon Dominic Midgley, le patron de
Chelsea aurait prêté un hélicoptère au futur
roi Charles III pour lui permettre d’arriver à
temps à une compétition de polo. Il est vrai
qu’il entretient d’excellentes relations avec le
secrétaire particulier de ce dernier, Michael
Peat. Ancien trésorier de la reine, anobli par
le prince Charles, « Lord Michael » quitte son
poste en 2011 pour créer Peat & Co., une so-
ciété de conseil en investissements, dirigée
par Charlie, son fils. Celle-ci a longtemps gra-
vité dans l’orbite de l’oligarque. « Ma famille
n’a jamais travaillé avec M. Abramovitch », as-
sure toutefois Charlie Peat quand nous l’in-
terrogeons sur ce point.
On retrouve pourtant deux personnages-
clés de la galaxie Abramovitch au conseil de
direction de Peat & Co., peu de temps après le
lancement de la société : l’Ukrainien Andreï
Chevtchenko, attaquant emblématique de
Chelsea entre 2006 et 2009, et Eugene Shvi-
dler, le bras droit historique du Russe. Selon
des documents consultés par Le Monde, la so-
ciété-écran Horizon Investments, pilotée du
stade de Stamford Bridge par des membres
de l’équipe d’Abramovitch, a prêté 2,73 mil-
lions de livres à Peat & Co. Michael Peat siège
pour sa part au conseil d’administration
d’Evraz, une entreprise sidérurgique dont le
premier actionnaire est M. Abramovitch. Ce
rôle, qui lui rapporte environ 290 000 euros
par an, ne serait qu’un poste de directeur « in-
dépendant », à en croire Charlie Peat.
Au début des années 2010, Roman Abra-
movitch va pouvoir tester la solidité de ses
réseaux britanniques. Son passé revient le
hanter : Boris Berezovski, son ancien mentor,
avec lequel il n’a plus aucun contact depuis
2003, le poursuit devant un tribunal anglais.
Il accuse le patron de Chelsea de l’avoir forcé
à vendre ses parts dans l’entreprise pétro-
lière Sibneft pour une bouchée de pain,
en 2001, contrairement à l’accord qu’ils
auraient passé du temps où ils étaient asso-
ciés. Abramovitch nie l’existence d’un tel ar-
rangement. Pis, il affirme que les deux hom-
mes n’ont jamais été partenaires. Après une
audience préliminaire, la plainte est jugée re-
cevable, et le procès est fixé au 3 octobre 2011.
Deux mois de débats sont prévus devant la
Haute Cour de justice. L’enjeu est colossal : à
travers ce combat entre deux hommes hier
intimes, désormais ennemis, ce sont les pre-
mières années de la Russie postsoviétique et
la puissance de Vladimir Poutine qui pas-
sent à la barre. « Boris ne voulait pas seule-
ment un milliard de livres de dommages et in-
térêts, décrit Yuli Dubov, un de ses fidèles,
exilé au Royaume-Uni. Son but a toujours été
de transformer cette série de témoignages en
procès politique. » L’ancien « parrain du
Kremlin », devenu un opposant haï par le
président russe, se dit « sûr et certain » que la
juge Elizabeth Gloster rendra une décision
en sa faveur.
« Pleurer au bon moment »
Du côté de Roman Abramovitch, c’est une vie
de rêve construite patiemment sur les ruines
de l’URSS qui est menacée, si ces longues se-
maines de palabres lui sont finalement défa-
vorables. Aussi préfère-t-il ne rien laisser au
hasard. Pendant l’été 2011, le milliardaire
aurait emmené ses témoins dans le château
de la Croë, sa propriété du cap d’Antibes, où
l’éphémère roi Edouard VIII (janvier 1936-dé-
cembre 1936) coula des jours paisibles, jadis.
Tout le monde se serait rassemblé dans une
« salle de classe improvisée », au bord de la pis-
cine, pour peaufiner sa défense, raconte An-
dreï (le prénom a été modifié), l’un des con-
LE PATRON DE CHELSEA AURAIT
PRÊTÉ UN HÉLICOPTÈRE AU FUTUR
ROI CHARLES III, POUR QUE
CE DERNIER ARRIVE À TEMPS
À UNE COMPÉTITION DE POLO
seils de Berezovski. « Ils ont appris à rire au
bon moment et à pleurer au bon moment. »
Pendant l’audience, Roman Abramovitch a
seulement reconnu avoir personnellement
suivi un cours de « familiarisation au témoi-
gnage » pour se préparer à répondre à la juge.
Interrogés, les avocats de l’oligarque n’ont
pas souhaité faire de commentaire.
Quand le procès débute, c’est l’événement
le plus suivi du Royaume-Uni. Une deuxième
salle, retransmettant l’audience sur grand
écran, est ouverte pour accueillir les journa-
listes. Rivalisant d’emphase, ceux-ci convo-
quent l’écho des tragédies shakespeariennes,
toutes de paternité amère et de trahison fi-
liale, pour mieux rappeler combien Berezov-
ski fut un père de substitution pour Abramo-
vitch, qui a perdu ses parents à l’âge de 3 ans…
Conseillé par des ténors du barreau, le patron
de Chelsea s’adresse à la justice en russe, tra-
duit par un interprète. Les mots qu’il pro-
nonce d’une voix calme font vaciller des an-
nées de mystère et de communication. Qui le
Royaume-Uni va-t-il découvrir derrière le
masque du gentleman, mutique et discret,
protégé par les vitres de ses yachts ou de sa
tribune privée à Stamford Bridge ?
Devant la cour, l’homme d’affaires recon-
naît plusieurs centaines de millions de dol-
lars payés en liquide à Boris Berezovski,
pour des voyages en jet privé, des bijoux
pour la compagne de son allié ou une pro-
priété sur la Côte d’Azur. Mais Roman Abra-
movitch va encore plus loin : à l’entendre,
son ancien mentor n’aurait pas été un asso-
cié en affaires mais son krycha. Ce mot
russe, central dans le jargon mafieux, signi-
fie littéralement un « toit ». Contre un peu
de corruption, il l’aurait soutenu auprès du
Kremlin, tout en le protégeant de ses rivaux
ou du crime organisé. M. Berezovski nie.
Sauf qu’il manque de preuves : en Russie, au
début des années 1990, aucun businessman
ne signait de contrat. Une discussion et une
poignée de main suffisaient.
La presse, qui doute des propos de M. Abra-
movitch devant la justice anglaise, évoque
l’existence possible d’un « système mafieux »
parmi l’élite russe. Comme témoins, l’accusé
appelle à la barre certains de ses amis,
comme l’oligarque Oleg Deripaska, leader de
l’aluminium russe, ou Alexandre Volochine,
l’ancien chef de l’administration présiden-
tielle, venu spécialement de Moscou pour
défendre sa version des faits. La partie civile
essuie de nombreux refus, peut-être trop.
| 23
Badri Patarkatsichvili, personnage-clé de
Sibneft, est mort en 2008 ; après avoir
accepté de se présenter, sa famille décide de
ne pas témoigner devant le tribunal. Dans
les derniers jours de l’audience, en jan-
vier 2012, Boris Berezovski dénonce une
« manipulation cynique et trompeuse » de la
justice par son adversaire.
Pendu avec une écharpe
Le verdict tombe le 31 août 2012. Trois mois
après le premier sacre de Chelsea en Ligue
des champions, Roman Abramovitch rem-
porte une victoire plus éclatante encore : la
juge Gloster rejette toutes les accusations de
Boris Berezovski, qu’elle désigne dans sa con-
clusion comme un « témoin douteux ». « J’ai
parfois l’impression que Vladimir Poutine lui-
même a rédigé ce jugement », répond l’oligar-
que déchu, après l’audience.
Grâce à ce succès et à l’humiliation de son
ancien allié, le patron timide et efficace serait
devenu, aux yeux du Kremlin, « incroyable-
ment talentueux », à en croire Andreï. A la fin
de l’audience, M. Berezovski, « dévasté »
d’après Yuli Dubov, boit du vin dans la rue,
devant un club du quartier de Mayfair. Il ne se
remettra jamais de cet affront : l’année sui-
vante, il est retrouvé pendu avec une écharpe,
dans la salle de bains de son ex-femme. Un
suicide ? A la suite d’autopsies contradictoi-
res, la justice anglaise ne se prononce pas sur
les causes du décès et enregistre un « verdict
ouvert », sans écarter un possible meurtre.
Auréolé de ses triomphes sportifs et judi-
ciaires, le « fils préféré » du Kremlin a tou-
jours refusé de commenter la mort de son
ancien « père spirituel ». Un détail, jamais ra-
conté, éclaircit légèrement la relation entre
les deux hommes : selon des documents con-
fidentiels consultés par Le Monde, de 2018 à
2020, Abramovitch a offert près de
40 000 dollars par semestre à deux des en-
fants de Boris, installés à Londres. Cette
somme aurait servi à payer leur scolarité.
Comme si le plus anglais des hommes d’af-
faires russes, le débrouillard des années
1990, obsédé par la reconnaissance de la
haute société britannique, cherchait une ma-
nière de se racheter. p
lucas minisini
et aureliano tonet
Prochain article La nouvelle « terre
promise » de Roman Abramovitch
24 |
Où sont passés les enfants
éduqués en plein air ?
Parents, quel métier ! — 4/6 — Toujours moins d’enfants sont autorisés à s’aventurer hors du domicile, à jouer dans la
rue ou à revenir seuls de l’école. Les adultes les veulent autonomes mais, dans la réalité, ils se montrent surprotecteurs
U
n enfant, c’est comme un
œuf. Il faut le manipuler pré-
cieusement pour qu’il ne se
brise pas. C’est, en tout cas, le
message que de nombreux
lycéens américains reçoi-
vent dans le cadre du cours de health, un
genre de gloubi-boulga obligatoire mélan-
geant éducation sexuelle, santé et vie en so-
ciété ; proposant des injonctions du type « Ne
prenez pas de drogue ! » ou « Ne rejoignez pas
un gang ! ». Les élèves doivent donc prendre
soin d’un œuf pour découvrir la lourde res-
ponsabilité d’être parents. Les amateurs de
séries américaines ont forcément déjà vu ce
type de scène, et les parents exaspérés par
leur progéniture s’identifieront notamment
à la variation de Buffy contre les vampires, où
les œufs se révèlent abriter des démons
(Bad Eggs, saison 2, épisode 12, 1998).
Le choix de l’œuf, démoniaque ou pas, n’est
pas anodin. « Pourquoi choisir un objet si faci-
lement cassable ? Est-ce vraiment une repré-
sentation utile des jeunes enfants ? », s’inter-
roge l’historien Peter N. Stearns, dans son li-
vre Anxious Parents. A History of Modern
Childrearing in America (« parents anxieux,
une histoire de l’éducation moderne des en-
fants aux Etats-Unis », NYU Press, 2003, non
traduit), qui décortique l’une des révolutions
sociétales du XXe siècle : l’enfant américain
est passé de Tom Sawyer et Huckleberry Finn
– aventureux, facétieux et indépendants – à
un œuf de poule passif et lisse dans sa boîte.
Evidemment, les Etats-Unis ne sont pas le
seul endroit du monde où les enfants ont vu
leur horizon réduit à peau de chagrin. Mais
le phénomène est spectaculaire de ce côté de
l’Atlantique, pour une première raison liée à
l’urbanisme : celle de la suburbanisation
massive, avec ses banlieues construites pour
la voiture, moins aventureuse et émancipa-
trice que la marche ou le vélo.
La multiplication des banlieues américai-
nes n’explique cependant pas tout. Il y a sur-
tout la peur panique d’un monde extérieur
perçu comme dangereux pour les enfants.
Pour preuve, la multiplication des guides pa-
rentaux anxiogènes, le goût immodéré des
médias américains pour les faits divers tou-
chant les enfants, et tout particulièrement
les kidnappings (tapez « JonBenet Ramsey »
dans un moteur de recherche), l’ubiquité des
séries télévisées policières détaillant les per-
versions des prédateurs pédophiles (souhai-
tons un bon 24e anniversaire à la série New
York. Unité spéciale) et la généralisation de
l’helicopter mom, la « mère poule », qui ré-
gente jusqu’au détail la vie des enfants (nous
y reviendrons au prochain épisode).
Bonbons et lames de rasoir
« Depuis les années 1970, les Etats-Unis ont
connu une série de paniques largement média-
tisées concernant le bien-être des enfants », ex-
plique, dès 2004, Steven Mintz dans Huck’s
Raft. A History of American Childhood (« le ra-
deau d’Huck, une histoire de l’enfance aux
Etats-Unis », Harvard University Press, 2004,
non traduit). L’historien ajoutait : « Les abus
dans les crèches, les enlèvements d’enfants par
des étrangers, les prédateurs sexuels s’atta-
quant aux adolescentes et les fous insérant des
lames de rasoir et du poison dans les bonbons
de Halloween ont suscité une inquiétude géné-
ralisée. Le résultat a été de convaincre de nom-
breux parents que leurs enfants étaient en
grand danger. » Vingt ans plus tard, le fenta-
nyl (une drogue de synthèse très consommée
aux Etats-Unis) a remplacé les lames de rasoir
au rang des menaces qui pèsent sur les bon-
bons de Halloween, mais l’idée reste la même.
Quelques chiffres résument l’affaire. En
1969, 89 % des enfants habitant à moins d’un
mile (1,6 kilomètre) de leur école s’y ren-
daient à pied ou à vélo. En 2009, ils n’étaient
plus que 35 %. Aujourd’hui, peut-être encore
moins. Dans le film E.T. (1982), de Steven
Spielberg, des enfants font du vélo sans sur-
veillance dans leur banlieue. C’était au début
des années 1980. Impensable, aujourd’hui.
A la pointe de la psychose, en 1996, trô-
nait Hillary Clinton, alors première dame et
organisatrice d’une conférence sur la petite
enfance à la Maison Blanche. Dans son livre
Il faut tout un village pour élever un enfant
(Denoël), paru la même année, elle entretient
la panique sécuritaro-éducative de l’époque :
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
« De quelque côté que nous nous tournions,
nous voyons des enfants agressés : par la vio-
lence et la négligence, par l’éclatement des
familles, par les tentations que sont l’alcool,
le sexe et les drogues, par la cupidité, le maté-
rialisme et le vide spirituel. Ces problèmes
ne datent certes pas d’hier, mais aujourd’hui
ils sont surmultipliés. »
En 2008, finis les œufs, on passe aux pou-
lets en plein air. Affligée par l’état de dépen-
dance généralisée des jeunes Américains,
Lenore Skenazy expliquait dans sa chronique
pour le New York Sun « pourquoi [elle a] laissé
[s]on enfant de 9 ans prendre le métro tout
seul ». Tempête dans les médias, où certains
l’affublent d’un sympathique surnom : « La
pire mère de l’Amérique. » Lenore Skenazy
profite de son statut : en 2009, elle publie
un livre-guide à succès (Free-Range Kids, « en-
fants en plein air », non traduit), puis crée,
en 2012, un blog et une émission de téléréa-
lité, « World’s Worst Mom » (« la pire mère du
monde », treize épisodes sur une chaîne ca-
nadienne), dans laquelle elle aide des parents
dépassés car « surprotecteurs ».
Lenore Skenazy est en croisade, son livre
évoque même les « 14 commandements du
plein air ». Elle parvient à renverser la table
grâce à une stratégie originale : le lance-
ment, en 2017, d’un groupe de pression, Let
Grow (« laissez grandir »), dont l’objectif
est de « légaliser » ou, en tout cas, de protéger
juridiquement l’éducation en plein air. Let
Grow propose aux législateurs des Etats
américains des textes clés en main et joue
les caisses de résonance pour les faits divers
les plus aberrants. Toujours aussi énergique
et indignée après quinze ans de combats, Le-
nore Skenazy nous raconte ce qui est arrivé
dans l’Etat de Virginie à une fillette de 9 ans :
« Elle rentrait chez elle depuis la bibliothèque,
dans une banlieue de Washington. A la mai-
son, elle n’a pas eu le temps d’enlever son
manteau quand on a frappé à la porte. Des
policiers étaient là pour s’assurer qu’elle allait
bien. Ils avaient reçu un appel d’un voisin. »
L’Utah est le premier Etat à adopter, en 2018,
une loi sur l’indépendance des enfants. Elle
exclut du « défaut de soin parental » le fait de
laisser un enfant aller seul à l’école, jouer de-
hors ou rester à la maison sans surveillance,
mais à condition que ses « besoins fondamen-
taux [soient] satisfaits et [qu’il soit] d’un âge
et d’une maturité suffisants », sans précision
sur l’âge, ce qui laisse encore une certaine
marge d’appréciation aux autorités.
Depuis, le Texas, l’Oklahoma, le Colorado et GIULIA D’ANNA LUPO
la Virginie (en mars) ont suivi, et des tentati-
ves ont émergé dans au moins une douzaine
d’Etats américains. Les soutiens se recrutent
autant chez les démocrates que chez les répu- leur dire », assure-t-elle. En France aussi, les ne pas y aller. » Le sociologue cite une étude
blicains, un alignement des planètes quasi anciens soupirent en pensant au temps où ancienne mais frappante : en 1924, 64,4 % des
unique dans l’Amérique polarisée de 2023. « Il les enfants gambadaient librement jusqu’à femmes interrogées déclaraient que leur
y a encore au pouvoir une génération qui se l’école. Et cela ne semble pas près de s’arran- mère souhaitait avoir un enfant obéissant, et
souvient de son enfance, plutôt libre », estime ger. Dans un petit chapitre intitulé « Les ris- 15,8 % un enfant indépendant ; en 1978, 75,8 %
Lenore Skenazy, qui avance d’autres raisons : ques de la rue », disponible sur Internet, le des femmes interrogées souhaitaient avoir
« La droite considère que le gouvernement ne ministère de l’intérieur recommande aux pa- un enfant indépendant, et 16,8 % un enfant
devrait pas dire aux parents comment être pa- rents d’éviter toute sortie non surveillée des obéissant (« From Obedience to Autonomy »,
rents. La gauche avance une question d’équité, enfants : « Faites en sorte qu’il ne soit jamais Public Opinion Quarterly, Duane Alwin, 1988).
parce que si vous êtes une mère célibataire en seul. Faites-le accompagner par une personne Pourtant, dans le même temps, les parents
difficulté et que vous travaillez, cela signifie de confiance. » La consigne porte. Dans les ag- ne supportent pas l’idée que leurs enfants
que vous devez laisser votre enfant de 7 ans glomérations de plus de 100 000 habitants, leur échappent. Or, les écrans constituent dé-
rentrer seul à la maison. Cela ne veut pas dire 97 % des élèves d’élémentaire sont accompa- sormais « la menace absolue d’un autre
que vous négligez votre enfant. Cela signifie gnés pour se rendre à l’école, 77 % de ceux du monde », prévient François de Singly. Donc, là
que vous n’avez pas d’argent. » collège, selon un sondage Harris Interactive encore, on contrôle, on limite, on espionne.
La blogueuse insiste, la loi ne fait pas tout, pour l’Unicef réalisé en 2020. « Toi aussi tu me traques avec mon télé-
il y a aussi la pratique : Let Grow propose aux phone ? » La question de l’adolescente de
écoles des « jeux libres » après la classe (« c’est Contrôle, limite et espionnage 14 ans à son père surgit à l’heure du dîner.
comme une réserve d’animaux sauvages, Non sans raison. Plus tôt dans la journée, elle
mais avec des enfants », plaisante-t-elle) ou Où sont passés les enfants des villes ? Dans a entendu la discussion entre ses parents
des devoirs à la maison à réaliser sans aucune leur chambre, répond le sociologue Clément (américains). De la question traditionnelle
aide parentale. « Comme les parents ne savent Rivière, qui a consacré sa thèse à ce sujet. Il (« Vous pensez lui donner un téléphone
plus quand ils peuvent laisser leurs enfants rappelle que, en 2006, les géographes néer- quand ? »), l’échange a rapidement débordé
faire quelque chose seuls, quelqu’un doit le landais Lia Karsten et Willem van Vliet ont in- sur la surveillance (« La mienne, je lui ai déjà
venté une expression très parlante pour les mis un AirTag [un dispositif de suivi déve-
qualifier : les « enfants d’intérieur ». Ce que les loppé par Apple] sur son cartable »), jusqu’à
parents anxieux n’avaient pas anticipé, c’est une mère qui reconnaît appeler son collégien
que, depuis leur chambre, leurs enfants parti- dès qu’il dévie du programme prévu. Il doit
CE QUE LES PARENTS ANXIEUX raient à l’aventure bien plus loin qu’au coin de aller chez un copain, mais reste bloqué 300
N’AVAIENT PAS ANTICIPÉ, C’EST la rue. Que, sur leur smartphone, ils découvri-
raient d’autres socialisations, prendraient des
mètres avant selon le GPS de son téléphone ?
Hop, un coup de fil pour demander des expli-
QUE DE LEUR CHAMBRE, risques, déjoueraient des interdits – jus- cations. Les free-range kids (« enfants élevés
qu’aux sites pornographiques. Bref, les ados en plein air ») défendus non sans succès par
SUR LEUR SMARTPHONE, conquièrent par voie numérique l’autonomie Lenore Skenazy ont désormais un fil invisi-
que leurs parents brident dans les rues. ble à la patte. Retour à la case départ. p
LEURS ENFANTS PARTIRAIENT François de Singly constate chez les parents laurent borredon
À L’AVENTURE PLUS LOIN un comportement contradictoire : « Projeter et clara georges
sur leurs enfants un espoir d’autonomie, de
QU’AU COIN DE LA RUE création d’un monde à eux, et leur imposer de Prochain article L’école, un job à plein temps
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VENDREDI 28 JUILLET 2023
UNE HISTOIRE
SOUTERRAINE
DE LA FRANCE
LOÏC LUSNIA
Le vase
globulaire
de la « Lune »,
à Toulon
E
n juillet 1664, le jeune roi Louis XIV,
alors âgé de 25 ans, lance une
guerre contre les Barbaresques,
ces corsaires d’Afrique du Nord qui tien-
nent la Méditerranée. C’est la peu glo-
rieuse et méconnue expédition de Djid-
jelli, du nom de ce port d’Algérie où des
milliers d’hommes débarquent. Membre
de l’Académie de marine et ancien direc-
teur du département des recherches ar-
chéologiques subaquatiques et sous-ma-
rines, le truculent Michel L’Hour raconte
que, commandée par le cousin germain
de Louis XIV, le duc de Beaufort, « dont
on raconte qu’il était sublimement beau
mais tragiquement con, cette expédition
est un échec absolu du fait de la mésen-
tente entre les VIP de l’armée du roi ».
Une retraite en catastrophe est ordon-
née à laquelle participe la Lune, vieux
vaisseau de guerre venu ravitailler le
corps expéditionnaire et qui doit repartir
avec son chargement auquel s’ajoutent
des centaines d’hommes. Le navire fait
eau et l’équipage passe son temps
à écoper. Arrivé à Toulon, ce bateau de
la honte n’est pas autorisé à débarquer.
Mais à peine a-t-elle repris la mer que
la Lune essuie une tempête et, selon une
description de l’époque, « coule comme
un marbre ». Sur les 800 à 1 000 person-
nes à bord, seule une vingtaine survit.
Archéologie des abysses
S’ensuit un oubli de plus de trois siècles
jusqu’à la découverte, en 1993, de l’épave
presque intacte, par plus de 90 mètres de
fond. Pour Michel L’Hour, « c’est comme
une Pompéi sous-marine. Dans cette
tombe liquide se trouve scellé le reflet de
la marine royale de Louis XIV ». L’équi-
page, les soldats, leurs possessions,
la cargaison, l’architecture du bateau…
Mais, à cette profondeur, la fouille d’un
tel vaisseau serait dangereuse. Depuis
plusieurs années, la Lune sert donc de
laboratoire pour de l’archéologie des
abysses robotisée, un projet co-dirigé par
Michel L’Hour et Olivia Hulot, avec des
prélèvements ponctuels effectués par
des machines. En attendant de trouver
des mécènes et de 8 à 10 millions d’euros
pour une véritable campagne de fouilles.
En 2022, a été remonté un curieux ob-
jet en céramique qui évoque une grosse
tirelire. « Je pense que c’est une grenade,
avance Michel L’Hour. A l’époque, il
s’agissait de vases globulaires avec un
bouchon scellé, qu’on remplissait de pou-
dre. Lors du combat, on décapitait ce bou-
chon d’un coup de sabre, on introduisait
une fusée et une mèche qu’on allumait. »
Quelques jours après cet entretien,
Michel L’Hour nous informe d’une nou-
velle surprenante : la dessinatrice qui re-
produit la grenade pense « avoir détecté
la présence d’une fente, apparemment
colmatée, sur le haut de la panse de l’ob-
jet. Si tel est le cas, l’option tirelire reprend
du poil de la bête… L’objet est lourd et con-
tient donc quelque chose, mais sont-ce
des pièces de monnaie qui se sont soudées
entre elles ou de la poudre qui s’est solidi-
fiée ? » Le mystère devrait être résolu
une fois l’objet radiographié. p
pierre barthélémy
Prochain article L’épingle de catogan
d’Etaples-sur-Mer
Stéphanie Hein, la boucherie
en mode « compétition »
Les pionnières — 4/6 — Première bouchère diplômée Meilleure Ouvrière de France,
la jeune femme n’entend pas révolutionner le milieu dans lequel elle s’est imposée
Dans la boucherie de Stéphanie Hein, à La Croix-en-Touraine (Indre-et-Loire), le 28 juin. REBECCA TOPAKIAN POUR « LE MONDE »
tours - envoyé spécial
E
lle s’en souviendra, de ce
20 juin 2023. « Une journée
comme on n’en vit qu’une
seule. On est fière et on a
envie de se cacher à la fois »,
commente-t-elle, encore
émue. Ce mardi-là, dans l’imposant dé-
cor de la Sorbonne, Stéphanie Hein a
été officiellement intronisée parmi les
Meilleurs Ouvriers de France, catégo-
rie boucherie. Le summum, pour un
artisan. A côté d’elle, sur la photo, cinq
autres bouchers étrennent la veste au
col tricolore. Dans la profession, elle est
la première femme ainsi couronnée.
Depuis qu’elle a obtenu ce diplôme,
Stéphanie Hein vit dans un tour-
billon. Si sollicitée qu’elle a même dû
prendre un attaché de presse. Quel
autre ouvrier en a déjà eu besoin ? Son
agenda a explosé. Les journalistes et
les politiques la réclament. Elle a beau
se lever à 4 h 45, elle n’arrivait plus à
passer les commandes, désosser, dé-
couper, ficeler, larder, parer la viande,
tenir sa boutique près de Tours, véri-
fier la comptabilité, assurer quelques
extras, et répondre en même temps
aux mille et une sollicitations nouvel-
les. Une cérémonie à l’Elysée est pré-
vue à l’automne. Sans oublier l’essen-
tiel. A 31 ans, la nouvelle Meilleure
Ouvrière de France est sur le point de
s’installer à son compte. Elle a négocié
la reprise de trois boucheries en Indre-
et-Loire. Dès septembre, elle se trou-
vera à la tête d’une dizaine d’em-
ployés, dont son compagnon, bou-
cher lui aussi. « Je n’aime pas la rou-
tine », fait la jeune femme en souriant.
La voilà servie.
Stéphanie Hein, ou la spectaculaire
ascension d’une femme douée et dé-
terminée dans un des mondes restés
parmi les plus masculins de tous : la
LE PATRON QUI NE VOULAIT PAS D’ELLE
EN ALTERNANCE LA BOMBARDE
DIRECTEMENT CHEFFE : « TU AS DE
L’OR DANS LES MAINS », LUI DIT-IL
boucherie. Parmi les apprentis, la fi-
lière compte tout juste 8 % de femmes,
selon l’Insee. Et, au total, à peine 25 %
des ouvriers bouchers sont des ouvriè-
res. Deux fois moins que dans la char-
cuterie ou la boulangerie. Des femmes,
il y en a bien, mais plutôt des em-
ployées derrière la caisse que des
ouvrières taillant les steaks.
« Elle finira vendeuse. » Ce refrain, Sté-
phanie Hein l’a entendu souvent. Des
bizutages, elle en a vécu. Un jour, un
ouvrier l’a mise au défi de décrocher
une cuisse de bœuf de quelque 80 ki-
los. « Au fond, je le remercie, car j’ai in-
venté des astuces pour y arriver », philo-
sophe-t-elle. Un patron chez qui elle
œuvrait l’a aussi accueillie tous les ma-
tins par un : « Bonjour, sale Arabe, ça
va ? » Femme et un peu typée, c’était
trop pour lui. Et combien de collègues
masculins moins efficaces qu’elle ont
empoché les primes dont elle aurait
rêvé ? Rude école. « Mais je ne me suis
jamais laissé atteindre », assure-t-elle.
« Que tu le veuilles ou non, je suis là, et
j’y resterai », voilà ce qu’elle pensait,
sans oser toutefois le dire. Un métier
d’hommes, la boucherie ? « Non, un
métier d’intelligents », affirme-t-elle,
tranchante comme un couteau.
Cette volonté de réussir, cette résis-
tance aux épreuves, ce sens de l’orga-
nisation puisent leurs sources loin
dans l’enfance. Très loin, il y a cette
scène, lors de vacances au Maroc. Un
vendredi, jour de marché, sa grand-
mère apprend aux enfants à poursui-
vre un poulet, l’attraper, le plumer, le
vider. « C’est moi qui l’ai abattu, à
12 ans », se remémore-t-elle, encore
fière. Autre souvenir, celui des pré-
ceptes familiaux. « Si tu ne te bouges
pas, tu n’auras rien », professent le
père, un électricien, chef de chantier,
d’origine polonaise, et la mère, une
couturière née au Maroc. « Nous ne
sommes pas éternels, sachez vous
débrouiller sans nous », répètent-ils à
Stéphanie et à ses trois petits frères.
Ils ont malheureusement vu juste.
Quand le père disparaît prématuré-
ment, Stéphanie Hein se retrouve en
première ligne. Ses parents rêvaient
pour elle d’un métier sûr, sans diffi-
culté physique ni horaires de chien.
Elle avait donc entamé des études de
comptabilité. « Et puis, j’ai fait tout le
contraire… » Pour gagner de l’argent
afin que ses frères puissent poursui-
vre leurs études, elle arrête la compta
et multiplie les petits boulots. Elle en-
tretient une station-service, trie des
déchets la nuit, tond des moutons.
Un ami boucher lui suggère de suivre
son exemple : « Il y a du travail, c’est
bien payé, et tu ne meurs jamais de
faim. » Pourquoi pas ?
« J’aime bien la bagarre »
Elle prépare son CV et l’expédie aux ar-
tisans bouchers des alentours de
Tours, où vit toute la famille. Pas de ré-
ponse. Elle élargit aux départements
voisins. Toujours rien. Après 250 cour-
riers, elle décroche un premier contrat.
C’est le début d’une aventure excep-
tionnelle. Pendant dix ans, de cours en
cours, d’entreprise en entreprise, la
novice se familiarise avec toutes les
facettes du métier, y compris les moins
ragoûtantes : au fin fond du Loir-et-
Cher, un boucher lui explique com-
ment abattre un agneau, sans (trop)
faire souffrir l’animal.
Elle se montre travailleuse, obstinée,
structurée, dure parfois. « Je suis an-
xieuse de nature, alors j’aime que tout
soit carré, bien ficelé », analyse-t-elle.
Pour sa deuxième année d’alternance,
elle peine, une fois encore, à trouver un
boucher prêt à l’accueillir. A Amboise
(Indre-et-Loire), Michel Rocheteau lui
dit non, comme les autres. Il n’a jamais
pris d’apprenti, il ne va pas commen-
cer avec elle. Une semaine plus tard,
elle revient à la charge. Il se laisse con-
vaincre. Alors, elle donne le meilleur
d’elle-même. Puisqu’elle a tâté de la
comptabilité, elle calcule la rentabilité
de chaque produit et incite son patron
à revoir certaines recettes, certains
prix. De son côté, il lui apprend com-
ment sélectionner les bovins à Rungis,
couper les carcasses… Au bout du
| 25
compte, lui qui ne voulait pas d’elle la
bombarde cheffe : « Tu as de l’or dans
les mains. » Sa formation achevée, Sté-
phanie Hein devient très vite ensei-
gnante à son tour. A 23 ans, elle se re-
trouve au centre de formation des ap-
prentis de Joué-lès-Tours, devant des
élèves à peine plus jeunes qu’elle. Elle y
reste six ans, tout en multipliant les ex-
tras, les week-ends et les jours fériés.
Elle découvre aussi le plaisir de la
compétition. « J’aime bien la bagarre, et
gagner », reconnaît-elle. Au concours
du meilleur apprenti, elle sort pre-
mière au niveau régional. Mais, dix
jours avant la finale nationale, elle se
blesse avec un couteau. « J’ai mis un an
à le digérer », confie-t-elle, en montrant
la cicatrice en forme de « z » sur son
pouce gauche. Plus tard, elle intègre
l’équipe de France de boucherie et de-
vient, en 2021, la première femme à
remporter la Coupe d’Europe en
équipe. La Coupe du monde, en 2022,
se révèle plus décevante. A Sacra-
mento, en Californie, Stéphanie Hein
n’est que remplaçante, reste sur le banc
de touche, et l’équipe finit à la cin-
quième place. « J’ai vu sa déception, té-
moigne Jean-François Guihard, le pré-
sident de la Confédération française de
la boucherie. Mais les heures passées à
préparer cette épreuve n’ont pas été vai-
nes. C’est comme cela qu’elle est deve-
nue la première Meilleure Ouvrière de
France dans notre métier. »
Quand elle regarde en arrière, Sté-
phanie Hein voit une femme qui « a
franchi les marches les unes après les
autres ». Les obstacles qu’elle a rencon-
trés, le machisme et le racisme qu’elle a
subis ne l’ont pas transformée en re-
belle ni en passionaria. Elle ne compte
pas se servir de son trophée pour faire
la « révolution » dans un milieu dont
elle a épousé les habitus. A l’instar de
beaucoup de ses collègues ouvriers, ar-
tisans et commerçants, elle avoue ainsi
osciller entre l’abstention et la tenta-
tion d’un vote d’extrême droite, pour
plus de sécurité et de meilleurs salai-
res. Mais la politique, nuance-t-elle, ce
n’est pas son truc. Ce qui lui importe
vraiment, c’est son travail. p
denis cosnard
Prochain article Céline Berthon,
numéro deux de la police nationale
26 |
L
a vie de Patricia Pulling a basculé
le 9 juin 1982. Au bout de l’allée
menant à sa propriété, cette
femme d’une trentaine d’années,
mère de famille aisée, découvre
l’horreur sur son perron. Son fils
Irving baigne dans son sang. Il vient de se
tuer d’une balle dans la poitrine avec l’une
des armes de la famille. Ivre de chagrin, sa
mère apprend dans les jours suivants qu’il
s’adonnait à la nouvelle passion de la jeu-
nesse américaine : Donjons & Dragons
(D&D), le premier jeu de rôle, publié en 1974.
Patricia Pulling tient là une explication plus
convaincante à ses yeux que les curieux poè-
mes ou les comportements délirants de son
fils avant cette issue fatale : c’est ce jeu satani-
que qui a poussé Irving à se tuer.
La mère, dévastée, fonde une association
avec d’autres parents endeuillés pour pour-
suivre les éditeurs de Donjons & Dragons et
obtenir réparation des universités et lycées
qui ont laissé leurs élèves pratiquer le jeu.
Son acronyme est BADD, pour Bothered
About Dungeons & Dragons (« préoccupés
par Donjons & Dragons »). Ce militantisme
permet à Patricia Pulling de donner un sens à
son drame, elle sera celle qui a alerté l’Améri-
que du péril.
L’assiste dans sa quête Thomas Radecki, un
psychiatre décidé à faire interdire le jeu. Mais
un psychiatre dont on découvrira qu’il a ten-
dance à mentir sur ses états de service : il sera
poursuivi pour agressions sexuelles après
avoir été radié dans les années 1990. Plus
prestigieux encore, Mme Pulling est adoubée
par Tipper Gore, la femme du futur vice-pré-
sident Al Gore, partie en croisade dans les an-
nées 1980 contre l’industrie musicale et ses
chansons aux paroles trop explicites.
L’heure de gloire de Patricia Pulling sonne
en 1985. Entourée des siens, elle raconte
dans « 60 Minutes », une émission de CBS
qui jouit d’un immense crédit, comment
son fils aurait perdu pied à cause de D&D.
Par crainte de nuire à ses proches, il aurait
préféré se suicider pour les protéger. En
pleurs, la petite sœur d’Irving témoigne que
son frère aurait menacé de la tuer. Sa mère
dénonce le commerce odieux des éditeurs
du jeu, TSR. Comment résister au désarroi
d’une femme dont « on a ravi » l’enfant ?
Aucune contre-enquête n’est menée par
l’émission, qui accueille telles quelles ces al-
légations et celles de policiers imputant à
D&D une litanie glaçante de suicides et de
crimes. Pire, TSR est accusé de faire pression
sur d’héroïques enquêteurs.
Lanceuse d’alerte avant l’heure
La parole est certes donnée au créateur de
D&D, Gary Gygax (1938-2008), mais le mon-
tage de l’émission joue en sa défaveur. Ce
n’est pas parce qu’on joue à tuer des démons
fictifs qu’on devient sataniste ou meurtrier,
argumente Gygax. « Personne ne sort ruiné
d’une partie de Monopoly », rappelle-t-il. D&D
repose sur le « faire semblant », principe à la
base de n’importe quel jeu depuis « le gen-
darme et les voleurs » des cours d’école. Des
joueurs se rassemblent autour d’une table
pour incarner des personnages et vivre une
aventure, aux contours progressivement dé-
voilés par l’un ou l’une d’entre eux. Gary
Gygax dénonce un climat de « chasse aux sor-
cières ». En vain. Bien aidée par « 60 Minu-
tes », Patricia Pulling devient une sommité
de la lutte contre l’occultisme, une lanceuse
d’alerte avant l’heure. Elle intervient comme
consultante auprès des policiers sitôt qu’un
exemplaire de D&D est découvert chez un
suicidé ou chez un assassin.
Les campagnes orchestrées par les fonda-
mentalistes chrétiens et la mère d’Irving Pul-
ling prennent une telle ampleur que l’éditeur
de Donjons & Dragons doit procéder à un re-
crutement imprévu : TSR s’attache les servi-
ces d’une psychologue pour porter la contra-
diction dans les médias et défendre le jeu lors
des multiples demandes d’interdiction que
des parents en colère réclament aux établis-
sements scolaires du pays. TSR espère ainsi
sauver la distribution de ses produits dans
les Etats les plus religieux des Etats-Unis. Le
côté sulfureux et l’érotisme de l’imagerie mé-
diévale-fantastique du jeu ont, il est vrai,
beaucoup fait pour séduire sa clientèle, quasi
exclusivement masculine.
Joseph Laycock, spécialiste de l’histoire des
religions à la Texas State University, a été
joueur dans sa jeunesse. Il a vécu de plein
fouet ce qu’on a qualifié de « panique mo-
VINCENT ROCHÉ
En croisade
contre un hobby
Donjons & Dragons, la saga d’un jeu — 4/6 — Au cours des
années 1980 et 1990, le jeu de rôle est accusé par des parents
en colère et des fondamentalistes chrétiens d’être une religion
sataniste et de rendre suicidaire la jeunesse américaine
rale », selon un concept forgé par le sociolo-
gue Stanley Cohen, qui s’applique quand
une pratique culturelle d’une nouvelle géné-
ration effraie ses devancières. Devenu uni-
versitaire à l’orée des années 2000, frappé
par la rapide amnésie du pays au sujet des
délires conspirationnistes de Mme Pulling,
Joseph Laycock revisite dans son ouvrage
Dangerous Games (University of California
Press, 2008, non traduit), les thèses de Johan
Huizinga, Roger Caillois ou encore Mircea
Eliade, en rappelant la parenté entre jeu et
religion. La seule certitude de tout individu
étant sa disparition programmée, tout un
chacun, insiste Laycock, a besoin de fiction,
qu’elle soit religieuse ou ludique, pour don-
ner du sens à sa vie.
De fait, la religiosité est omniprésente en
arrière-plan de Donjons & Dragons, et ce dès
la première édition. Le jeu propose trois ca-
tégories de personnages : guerrier, magicien
et… clerc. Plus guérisseur que religieux, ce
EN FRANCE, DANS LES ANNÉES
1990, C’EST UN PSYCHIATRE, JEAN-
MARIE ABGRALL, QUI VA INCARNER
LA LUTTE CONTRE LE JEU
dernier n’en est pas moins bardé de tout un
attirail de crucifix et d’eau bénite. C’est le
fruit de la passion d’un des créateurs du jeu,
Dave Arneson, pour les films de vampires
des studios britanniques Hammer, libre-
ment inspirés de Bram Stoker, l’auteur de
Dracula. Chaque personnage de D&D doit
choisir s’il se met au service de la Loi ou du
Chaos, un manichéisme emprunté par Gary
Gygax au Cycle d’Elric du romancier britan-
nique Michaël Moorcock. Pour ses détrac-
teurs, cette table dite d’alignement, au sens
d’obédience, est bêtement réductrice. Pour
ses fans, ce mécanisme simple introduit de
la subtilité dans le jeu. Pour Mme Pulling, on
s’en doute, cela prouve que D&D est bien
une religion.
Deux créateurs du jeu croyants
Aussi délirantes que soient les contre-vérités
assénées par les fondamentalistes chrétiens,
il n’y a rien de surprenant, constate Joseph
Laycock, à ce que des croyants littéralistes re-
jettent D&D, puisqu’ils rejettent toute fic-
tion. Le réel étant l’œuvre de Dieu, imaginer
d’autres mondes est impie. Ironie de l’his-
toire, les deux créateurs du jeu sont croyants.
Gary Gygax a même été un zélé témoin de Jé-
hovah au cours des années 1970 – pour plaire
à sa femme, expliquera-t-il après leur di-
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023
vorce. Après une période où il s’éloigne des
Eglises et se rapproche d’Hollywood, il re-
trouvera la foi à la fin de sa vie. Dave Arneson,
lui, accomplit des missions évangéliques au
cours des années 1980.
Dans sa démarche universitaire, Joseph
Laycock revient au point de départ de l’affaire
et rétablit les faits autour du suicide d’Irving
Pulling. Ce qu’il raconte est édifiant. Selon lui,
l’enfant était en proie à des bouffées déliran-
tes que ses parents niaient. Il était en grande
souffrance psychique. Comme souvent, re-
lève le chercheur, une mise en cause, en l’oc-
currence celle de D&D, en masque d’autres.
En France, dans les années 1990, c’est un
psychiatre, Jean-Marie Abgrall, qui va incar-
ner la lutte contre le jeu. Il a publié plusieurs
ouvrages sur le péril sectaire, dont il se re-
vendique expert, quand, en 1995, l’émission
« Bas les masques » va asseoir sa notoriété en
donnant la parole à des parents endeuillés.
Fort de sa légitimité médicale, le psychiatre
assène que le jeu est dangereux : « J’ai dans
mes patients beaucoup de personnes dont je
n’ai découvert que trop tard que le jeu de rôle
est à l’origine de leur psychose. » Le docteur
Christian Lehmann, ancien urgentiste et lui-
même joueur, a raconté en 2016, dans un en-
tretien avec le site 500nuancesdegeek.fr,
qu’il avait tenté de dialoguer avec son
confrère sur les causes des raptus qu’il a cités
en exemple pour condamner la pratique du
jeu. En vain.
L’émission sème la panique. Affolées, nom-
bre d’écoles et de bibliothèques françaises
suspendent la pratique du jeu de rôle. « Loin
de moi l’idée de dire qu’une pratique du jeu
ne peut pas poser problème, remarque
aujourd’hui le docteur Bruno Rocher, du cen-
tre d’addictologie du CHU de Nantes. Mais il
en va de même pour toute activité humaine si
elle est excessive. » Les vétérans du jeu de rôle
admettent volontiers son caractère addictif.
Certains évoquent même des études com-
promises pour cause de passion dévorante.
Mais nulle trace d’épidémie psychiatrique
liée au jeu n’a été documentée pour autant et
le regain actuel de popularité de Donjons
& Dragons ne se traduit pas par des prises en
charge médicales.
« Sécurité émotionnelle »
L’argumentaire choc de Patricia Pulling com-
porte une faille : le nombre de suicides n’est
pas plus élevé parmi les adeptes de D&D que
dans le reste de la jeunesse, en dépit de ce
qu’elle affirme en maniant des statistiques
avec autant de sérieux que, disons, Donald
Trump après elle. Jean-Marie Abgrall, lui, re-
fuse désormais de parler à la presse. Une
étude est en cours en 2023, sous la direction
du professeur Joël Billieux, à l’université de
Lausanne, pour valider l’utilisation de jeu de
rôle dans l’accompagnement de personnes
en état d’anxiété sociale, en particulier de
personnes dépendantes aux jeux vidéo.
La réflexion des joueurs sur la pratique de
leur hobby a mûri depuis ces polémiques,
analysent Jérôme Larre et Coralie David, des
Editions Lapin Marteau. Beaucoup d’adep-
tes se sont emparés de nos jours du concept
de « sécurité émotionnelle ». Le principe est
de placer des garde-fous pour s’assurer que
personne ne se sente mal à l’aise dans les in-
teractions du jeu ou dans les situations
abordées en cours de partie. Une carte X a
par exemple fait son apparition sur les ta-
bles de jeu, une sorte de bouton panique ac-
tionnable à tout moment. Un travail sur les
limites est également encouragé entre les
maîtres du jeu et les joueurs pour détermi-
ner ce que chacun accepte ou non de jouer,
et en compagnie de qui.
Dans les années 1990, Patricia Pulling a fini
par se discréditer à force d’outrances. Allant
au bout de sa logique, elle a servi de caution
au système dit de « défense D&D », soit une
plaidoirie en irresponsabilité que certains
avocats pénalistes américains avaient vite
fait de brandir. A plus d’une occasion, elle a
été convoquée à la barre en tant qu’« ex-
perte » et a témoigné en faveur d’accusés pré-
tendant avoir agi sous l’emprise du jeu. Mais
les juges n’ont pas été convaincus par cette
fable et cette alliance de circonstance n’a pas
prospéré. Mme Pulling décédera d’un cancer
en 1997 et son association BADD ne survivra
pas au décès de sa fondatrice. p
julien laroche-joubert
Prochain article Une reine contestée
au royaume des joueurs
0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023 carnet | 27
L’Union des Déportés d’Auschwitz Paris. Françoise Vœlckel,
née Chaumont, Communication diverse
a la tristesse de vous informer du me
M Teyssèdre Françoise, sa femme,
décès de sa présidente,
en vente Le Carnet née Duporté, Anne-Christine, Marc, Guillaume,
ses enfants
actuellement Isabelle CHOKO, son épouse,
oicier de la Légion d’honneur, et leurs conjoints,
Philippe, Pierre, François,
chevalier Constance, Alice, Elias, Alcina, Lilas,
K En kiosque Vous pouvez nous faire parvenir ses enfants
de l’ordre national du Mérite ses petits-enfants
vos textes soit par e-mail : et dans l’ordre des Palmes académiques,
et Carole, sa belle-ille, Et toute sa famille,
carnet@mpublicite.fr Elodie, Florian et Laura,
(en précisant impérativement survenu à Paris, le 21 juillet 2023. ses petits-enfants, ont la tristesse de faire part du décès
HORS-SÉRIE
votre numéro de téléphone et Ilyes, Kais et Adel, de
HANS HARTUNG ET
votre éventuel numéro d’abonné Née en 1928 à Lodz en Pologne, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
ANNA-EVA BERGMAN
JOSÉPHINE BAKER
ses arrière-petits-enfants,
ou de membre de la SDL) elle est conduite avec sa famille au
SARAH BERNHARDT
ROSA BONHEUR
ghetto de sa ville. Déportée au camp Mme Josette Duporté, Michel VŒLCKEL,
PIERRE CARDIN
sa belle-sœur contrôleur général des armées (2S),
soit sur le site :
CEZANNE
DALI d’Auschwitz-Birkenau en juillet 1944, Les bénévoles de SOS Amitié
MIRO
elle est dirigée vers un camp de travaux Et les familles Letsch, Cazaux, Boyer commandeur
MONET
https://carnet.lemonde.fr
80
GUSTAVE MOREAU
CAROL RAMA forcés près d’Hanovre, puis au camp et Gimberteaux, Villedieux et Robert, de la Légion d’honneur, écoutent
L’équipe du Carnet reviendra vers
LA VILLA SEURAT
VAN GOGH de Bergen-Belsen en février 1945.
MAISONS par téléphone et/ou par internet
vous dans les meilleurs délais survenu le samedi 22 juillet 2023,
D’ARTISTES Elle a été élue présidente de l’Union ont la tristesse de faire part du décès
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
P O U R L’ É T É
La maison
de Claude Monet à Giverny.
pour vous confirmer la parution. des Déportés d’Auschwitz en mars de
ceux qui soufrent de solitude,
2022. de mal-être et peuvent avoir
Hors-série La cérémonie religieuse aura lieu
carnet@mpublicite.fr Jacques TEYSSÈDRE, le samedi 29 juillet, à 10 h 30, au Temple des pensées suicidaires.
Ses obsèques se dérouleront dans
https://carnet.lemonde.fr la plus stricte intimité familiale. commissaire général du Luxembourg, 58, rue Madame,
de Brigade aérienne (CR), Paris 6e et sera suivie de l’inhumation,
HORS-SÉRIE

AU CARNET DU «MONDE» Un hommage public lui sera rendu oicier dans l’ordre national au cimetière parisien de Bagneux, Nous recherchons des écoutants
ultérieurement. de la Légion d’honneur, à 12 h 30.
bénévoles
commandeur
Naissance Le bureau de l’Union des Déportés
dans l’ordre national du Mérite, francoise.voelckel@hotmail.fr sur toute la France.
INCLUS
des dessins
rares et inédits
d’Auschwitz. 130, boulevard du Montparnasse,
« Un enfant ne doit pas être le centre L’écoute peut sauver des vies
75014 Paris.
de la joie, mais le réceptacle. » Mme Sonia Lipszyc, survenu le 21 juillet 2023, à Paris,
Vijayânanda. et enrichir la vôtre !
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
BLUEBERRY
son épouse,
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présidente, Gilles Paris, vice-président
28 | 0123 0123
VENDREDI 28 JUILLET 2023

BENYAMIN
Au bord de l’extinction, NÉTANYAHOU
LE DIVISEUR vembre 2022 pour quatre ans, avec 64 siè- tation internationales ont publié de sévères

le Haut-Karabakh ges sur 120 au Parlement. Mais, depuis des

mois, les enquêtes d’opinion montrent
qu’une majorité nette d’Israéliens refuse
cette réforme, ou souhaite qu’elle ne passe
analyses, que M. Nétanyahou a balayées.
De nouveau, ce premier ministre, en pro-
cès pour corruption depuis 2020, assure
qu’il négociera avec l’opposition avant de

arménien mérite mieux qu’avec l’assentiment de l’opposition.

Une part significative des électeurs de
M. Nétanyahou se détournent de lui, cons-
poursuivre sa réforme. Il y a fort à craindre
que cette promesse tourne court. Le minis-
tre de la justice, Yariv Levin, souhaite s’atta-

qu’un regard oublieux tatant le déchirement de la majorité juive

Le pouvoir exécutif doit entendre les appels en
faveur d’un soutien opérationnel à destination
de la région, demandent les sénateurs
Gilbert-Luc Devinaz et Pierre Ouzoulias
dans un texte cosigné par cinquante-neuf élus
B enyamin Nétanyahou a commencé
à imposer, le 24 juillet, une refonte
des institutions d’Israël, dont une
vaste majorité de ses concitoyens ne veut
pas. Le premier ministre est parvenu à dres-
ser contre lui certains des plus puissants en-
trepreneurs d’une économie numérique
qu’il se targue d’avoir fait naître. Le direc-
teur de la banque centrale, les principaux
(80 % de la population), dont les effets pro-
mettent de se faire sentir durant des an-
nées. Pourtant M. Nétanyahou s’entête. Le
24 juillet, sa coalition a réduit le pouvoir de
supervision de la Cour suprême sur ses ac-
tes et ceux des administrations locales,
ainsi que sur les nominations et les renvois
de hauts fonctionnaires.
Elle affaiblit ainsi la capacité de la justice à
lutter contre la corruption et le népotisme.
Mais, plus que le fond du texte, c’est son
passage en force qui choque. M. Nétanya-
hou a refusé à plusieurs reprises d’enten-
dre, avant le vote, le chef d’état-major, qui
quer à la rentrée au mode de nomination
des conseillers légaux du gouvernement et
des juges de la Cour suprême, afin de met-
tre au pas cette institution.
Même parmi les partis ultraorthodoxes,
en guerre contre la Cour suprême depuis
trois décennies, des doutes s’expriment. Ils
constatent que les Israéliens laïques et libé-
raux se tournent contre leur communauté.
Seules demeurent arc-boutées à cette ré-
forme la base électorale radicalisée des « bi-
bistes » et l’extrême droite messianique,
qui prospère dans la guerre coloniale me-
née par Israël dans les territoires palesti-
niens et qui rêve d’une théocratie juive en-

E
n ces temps troublés où
s’accroissent les désordres
du monde, la république
du Haut-Karabakh s’ef-
force encore non seulement de
survivre, mais d’incarner au
Caucase du Sud (Arménie, Azer-
baïdjan, Géorgie) les valeurs
démocratiques que nous enten-
dons comme les nôtres.
Pourtant, nous ne bougeons
représentants de l’institution judiciaire,
tous les anciens chefs d’état-major de l’ar-
mée, les ex-patrons des services de rensei-
gnement, des milliers de réservistes et no-
NOUS NE tamment des forces aériennes, l’association
des personnels soignants et des médecins…
BOUGEONS PAS La liste est sans fin des forces vives du pays
qui l’ont mis en garde, en pure perte.
POUR AIDER Son propre camp s’alarme de cette obsti-
CE TERRITOIRE FACE nation. Sa coalition a certes été élue en no-
voit la discorde gagner les rangs. Des mil-
liers de réservistes cessent de se porter vo-
lontaires au sein d’une armée à laquelle ils
sont indispensables.
Selon le quotidien Haaretz, deux géné-
raux dépêchés en uniforme à la Knesset ont
patienté des heures sans parvenir à rencon-
trer certains ministres, qu’ils devaient in-
former de la gravité de cette crise. Au lende-
main du vote, les principales agences de no-
tre le Jourdain et la Méditerrannée.
M. Nétanyahou a régné durant plus de
quinze ans en dressant une part d’Israël
contre une autre : juifs contre Arabes,
Mizrahis (juifs originaires d’Orient) contre
Ashkénazes (originaires d’Europe), le cen-
tre du pays contre sa périphérie, le « peu-
ple » contre les institutions. Ce fut une tac-
tique, un moyen de se faire croire indispen-
sable. C’est désormais son héritage. p

pas ; pourtant, nous ne l’aidons AUX TENTATIVES

pas face aux tentatives d’épura-
tion ethnique qu’elle subit de la D’ÉPURATION
part de l’Azerbaïdjan.
A chaque soubresaut de l’actua- ETHNIQUE SUBIES
lité mondiale, l’affaire Prigojine
étant un exemple récent, le dicta-
teur azerbaïdjanais Ilham Aliev
profite de nos yeux détournés
DE LA PART
DE L’AZERBAÏDJAN Guillermo Fernandez-Vazquez La « vague
comme de notre coupable indif-
férence pour accroître un peu
plus son emprise létale sur ce ter-
ritoire arménien.
Ainsi, depuis le 15 juin, aban-
que nous savons aussi déployer
nos forces aux confins de la
Moldavie. Ne pas entendre nos
réactionnaire » n’est pas inéluctable
donnant définitivement la fable appels réitérés en faveur du Haut- La débâcle annoncée des socialistes aux élections espagnoles n’a pas eu lieu, grâce à la forte
de la libre circulation sur le corri- Karabakh, ne pas mobiliser à son
dor de Latchine, qui relie le Haut- égard les moyens que nous enga- participation des nationalistes catalans et basques et des électeurs de gauche, estime le politiste
Karabakh et l’Arménie, et renfor- geons par ailleurs, c’est être com-
çant le blocus qui perdure depuis plice de l’Azerbaïdjan.
le 12 décembre 2022, Ilham Aliev a Le président de la République,

fait installer des blocs de béton
qui coupent définitivement toute
communication.
Un « nouveau mur de Berlin »
dans cette Europe élargie qui pro-
met la mort par famine aux cent
vingt mille habitants du Haut-Ka-
rabakh. Devons-nous encore ré-
péter, à l’instar de nos collègues
Les Républicains, que les menées
de Bakou [capitale de l’Azerbaïd-
jan] contreviennent aux principes
les plus élémentaires du droit in-
ternational ? Devons-nous encore
rappeler que l’Azerbaïdjan viole
tous les jours ses propres engage-
ments et les termes du cessez-le-
feu déclaré en novembre 2020 ?
Mandat pour agir
Devons-nous encore affirmer
que cet Etat voyou se place au
ban de la communauté interna-
tionale en se moquant de l’or-
donnance en date du 22 fé-
vrier 2023 de la Cour internatio-
nale de justice lui intimant de
restaurer immédiatement la
libre circulation entre l’Arménie
et le Haut-Karabakh ?
Devons-nous enfin souligner
que l’exécutif dispose d’un man-
dat clair pour agir, à travers les ré-
solutions adoptées par le Sénat le
15 novembre 2022 et par l’Assem-
blée nationale le 30 novem-
bre 2022, lui donnant toute lati-
tude pour engager des sanctions
économiques et politiques con-
tre le régime de Bakou et ainsi
apporter un soutien opération-
nel et déterminant aux Armé-
niens qui se font agresser ?
L’actualité montre que la France
sait sanctionner qui elle veut
quand elle le veut, même la puis-
sante Russie. L’actualité montre
Premiers signataires :
Gilbert-Luc Devinaz,
sénateur socialiste du Rhône ;
Pierre Ouzoulias,
sénateur communiste des
Hauts-de-Seine.
Retrouvez tous les signataires
sur « Lemonde.fr »
Emmanuel Macron, a annoncé
que le résistant d’origine armé-
nienne Missak Manouchian fera
son entrée au Panthéon le 21 fé-
vrier 2024, quatre-vingts ans
après son exécution.
Nous ne pouvons que nous ré-
jouir de cette décision qui consa-
cre à travers lui l’engagement de
ces centaines d’apatrides et de
réprouvés – des Arméniens, des
juifs, des républicains espagnols,
des antifascistes italiens et tant
d’autres – au service des valeurs
de liberté, d’humanité et de
fraternité qui sont celles de la Ré-
publique française.
Mais cette juste reconnais-
sance ne doit pas se muer en
pantalonnade, en servant de
paravent à l’abandon de la popu-
lation arménienne face à l’actuel
régime autoritaire et autocrati-
que azerbaïdjanais.
Car le Haut-Karabakh arménien
est au bord de l’extinction. Ce
Haut-Karabakh, qui représente
au Caucase du Sud ce que nous
prétendons incarner, mérite
mieux qu’un regard oublieux. Il
mérite tout simplement que l’on
fasse respecter le droit de ses
citoyens à disposer d’eux-mêmes.
Il justifie le rôle et l’action de la
France dans la région, fonde la
légitimité de notre pays à agir et
ne peut en aucun cas être remis
en cause par des faits d’occupa-
tion établis par la force.
Dans sa célèbre lettre d’adieu à
destination de son épouse, Méli-
née, Missak Manouchian écrivait
ces mots : « Au moment de mou-
rir, je proclame que je n’ai aucune
haine contre le peuple allemand et
contre qui que ce soit, chacun
aura ce qu’il méritera comme châ-
timent et comme récompense. Le
peuple allemand et tous les autres
peuples vivront en paix et en fra-
ternité après la guerre, qui ne du-
rera plus longtemps. »
Nous demandons à Emmanuel
Macron de sanctionner Ilham
Aliev et sa clique, sans haine con-
tre son peuple, afin que les Armé-
niens et les Azerbaïdjanais puis-
sent enfin coexister en paix et en
fraternité dans ce Caucase du Sud
où ils vivent en partage. p
D
imanche 23 juillet, les élections
législatives en Espagne ont
déjoué un scénario qui semblait
écrit : une victoire retentissante
de la droite conservatrice du Parti popu-
laire (PP), qui, grâce à une alliance avec le
parti d’extrême droite Vox, obtiendrait
une majorité absolue. Un scénario qui a
déjà eu lieu dans d’autres pays euro-
péens, comme la Suède ou la Finlande.
Ou encore en Italie, dans une version
affaiblie, lorsque Giorgia Meloni accé-
dait au pouvoir, en 2022. Cette consulta-
tion s’annonçait ainsi comme un avant-
goût de ce qui pourrait se produire lors
des élections européennes en 2024.
Tout au long de la campagne, on n’a
cessé d’entendre parler, sur un ton tou-
jours plus alarmiste, de l’existence
d’une vague réactionnaire mondiale.
Un courant d’opinion qui aurait pris de
l’ampleur dans d’autres parties du
monde et qui serait sur le point d’at-
teindre la péninsule Ibérique. Comme si
le script était écrit d’avance. Ou, plutôt,
comme s’il s’agissait d’un fatum contre
lequel il n’y aurait pas de remède. Les
formations politiques de gauche, dépas-
sées par l’ampleur du phénomène, se
retrouveraient paralysées. Face à cela, il
n’y aurait que deux attitudes à adopter :
la résignation ou la peur.
Même le président du Parti socialiste
ouvrier espagnol (PSOE), Pedro San-
chez, et sa vice-présidente et créatrice
de la coalition de gauche Sumar,
Yolanda Diaz, ne semblaient pas croire,
alors, à la possibilité de renouveler le
gouvernement. La vague réactionnaire
était tout simplement trop forte et
IL Y A EU UNE
MOBILISATION DE
DERNIÈRE MINUTE
DE LA « GAUCHE
DES VALEURS »,
AUTOUR D’UNE
SOCIÉTÉ OUVERTE
ET PLURALISTE
puissante. Face à elle, il ne restait finale-
ment plus qu’à sauver les meubles et à
obtenir un résultat décent.
Or, à la surprise générale, les prédic-
tions ne se sont pas réalisées. Les causes
sont diverses, mais elles peuvent être
synthétisées en quatre points. Tout
d’abord, il faut souligner la mobilisa-
tion d’une partie de l’Espagne nationa-
liste périphérique. En particulier les
régions basque et surtout catalane, qui
ont massivement soutenu le candidat
Pedro Sanchez. En effet, c’est dans
l’ensemble des provinces de Catalogne
que le PSOE a recueilli le plus de suffra-
ges, ce qui n’était arrivé qu’en 2008.
Erreurs des conservateurs
Cette concentration des votes peut être
liée au fait que le programme de Vox
propose la « mise hors la loi des partis in-
dépendantistes », ainsi qu’aux déclara-
tions de son président, Santiago Abascal,
qui a admis que, s’il était vice-président
du gouvernement de coalition avec le
PP, « la tension augmenterait en Catalo-
gne ». En ce sens, le soutien des Catalans
à Pedro Sanchez exprime à la fois une
défense de la pluralité politique catalane
et un certain désir de ne pas revenir à
des périodes de confrontation aiguë
dans la région. On peut voir dans la
mobilisation de ces régions un soutien
à la politique de détente territoriale en-
gagée par le gouvernement socialiste
depuis quatre ans.
La deuxième cause tient à une mobili-
sation de dernière minute de ce qu’on
pourrait appeler la « gauche des va-
leurs » : des citoyens qui ont des valeurs
de gauche (à la fois sociales et sociéta-
les) mais qui ne sont pas assidus aux
urnes. Ils se sont mobilisés autour de
deux principes : d’une part, la défense
d’une société ouverte et pluraliste, et,
d’autre part, le rejet des candidatures
de droite qu’ils voient comme une
régression. Ce soutien est d’autant plus
intéressant lorsqu’on sait qu’il y a
encore quelques semaines cette frange
de la population n’avait pas l’intention
de voter et qu’elle n’était pas nécessai-
rement satisfaite du gouvernement du
premier ministre espagnol.
La troisième cause est étroitement
liée à la précédente. Le sectarisme poli-
tique de Vox dans les mairies et dans
les régions qu’il occupe depuis les élec-
tions municipales et régionales du
28 mai prend plusieurs formes : cen-
sure de pièces de théâtre, suppression
de pistes cyclables, élimination de dra-
peaux LGBT+ ou remise en question de
l’existence de la violence machiste. Cela
a fortement contribué à la participa-
tion de ces sympathisants de gauche,
habituellement peu mobilisés.
Enfin, la quatrième cause est liée aux
erreurs du Parti populaire, notamment
lors de la dernière semaine de campa-
gne, qui a été calamiteuse pour son
président, Alberto Nuñez Feijoo. De-
puis la pandémie de Covid-19, la droite
conservatrice a construit le cadre dis-
cursif du « Pedro Sanchez menteur »,
présentant le président du gouverne-
ment espagnol comme un homme
politique arrogant et sans scrupule,
ayant un rapport difficile avec la vérité.
Néanmoins, à la fin de la campagne, ce
cadre a été complètement renversé par
la série de mensonges et de rectifica-
tions que Feijoo a dû faire, sur des
questions purement économiques et
concernant son ancienne amitié avec
un célèbre trafiquant de drogue.
Les résultats des élections espagnoles
montrent que la vague réactionnaire
globale n’est pas inéluctable. Ils don-
nent un peu d’air à la gauche sociale-
démocrate et à la gauche alternative,
en particulier si Pedro Sanchez par-
vient à être réinvesti grâce au soutien
(ou à l’abstention) de tous les partis
indépendantistes catalans. Cette éven-
tuelle nomination aurait deux consé-
quences importantes au niveau euro-
péen : d’une part, la présidence tour-
nante de l’Union européenne,
qu’exerce l’Espagne depuis le 1er juillet,
pourrait s’inscrire dans la continuité ;
de l’autre, elle favoriserait une sorte
d’équilibre politique, qui irait à l’en-
contre de la « tentation de Visegrad »
[du nom de cette organisation inter-
gouvernementale réunissant la Hon-
grie, la Pologne, la République tchèque
et la Slovaquie]. Aucun de ces deux élé-
ments n’est négligeable dans l’actuel
contexte international. p
Guillermo Fernandez-Vazquez
est maître de conférences en science
politique à l’université Charles-III de
Madrid et spécialiste des nouveaux
phénomènes populistes en Europe