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Presses Sorbonne Nouvelle

Les avant-gardes poétiques espagnoles


Pratiques textuelles

Serge Salaün (dir.)

DOI : 10.4000/books.psn.1261
Éditeur : Presses Sorbonne Nouvelle
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 1996
Date de mise en ligne : 12 avril 2017
Collection : Monde hispanophone
EAN électronique : 9782878547313

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782878541076
Nombre de pages : 170

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Référence électronique
SALAÜN, Serge (dir.). Les avant-gardes poétiques espagnoles : Pratiques textuelles. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1996 (généré le 04 janvier 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/psn/1261>. ISBN : 9782878547313. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.psn.1261.

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1

RÉSUMÉS
Cet ouvrage représente le second volet des travaux du CRID (Centre de Recherche sur Idéologie et
Discours) sur les Avant-Gardes esthétiques espagnoles. Il s'intéresse plus spécialement à la poésie
qui a, plus intensément que les autres arts, joué un rôle dynamique dans l'Avant-Garde espagnole
des années 20. L'originalité des études réunies ici réside dans la volonté d'aborder, en priorité,
des œuvres appartenant à des auteurs et des courants représentatifs de cette Avant- Garde ;
l'Ultraïsme, le Créationnisme et le Surréalisme, trois «ismes» décisifs de l'histoire littéraire
espagnole entre 1918 et 1930. Le but de cette recherche n'est pas de revenir sur les aspects
théoriques, doctrinaux ou extérieurs de ces mouvements, mais d'analyser les «pratiques
textuelles» représentatives de ces Avant-gardes, pour en apprécier véritablement les éléments de
rupture ou de continuité.
2

SOMMAIRE

Présentation
Serge Salaün

Les poèmes créationnistes de Juan Larrea dans la revue Grecia


Lidio J. Fernández

L’image créationniste de Gerardo Diego


Lidio J. Fernández
Le créationnisme de Gerardo DIEGO
La métaphore créationniste de G. Diego
La brièveté de l’image
L’hermétisme de l’image
Brève approche d’Imagen (1918-1921)
Un poème cubiste : analyse de « Frío »

Le surréalisme chez Rafael Alberti : de Sobre los ángeles a Sermones y moradas


Une poésie de la succession
Zoraida Carandell
La crise du sujet poétique : figures du dédoublement, fragmentation de l’écriture
La lecture associative
Une poésie de la succession
Conclusion

Luis Cernuda et la tentation surréaliste dans Un río, un amor (1929)


Isabelle Cabrol
Introduction aux textes et à leur contexte
Nécessité expressive et conscience esthétique
La démarche analogique : métaphore et métamorphose
Le langage poétique comme lieu du surréel
Conclusion sur un double engagement éthique et esthétique

Luis Cernuda ou l’écriture d’un autre désir a travers l’étude de La realidad y el deseo
Emmanuel Le Vagueresse
Introduction
Primeras Poesías (1924-1927), Egloga, Elegía, Oda (1927-1928), ou l’incertitude du désir
Un río, un amor (1929), Los placeres prohibidos (1931) ou le désir affirmé
Donde habite el olvido (1932-1933), Invocaciones a las gracias del mundo (1934-1935) ou la nostalgie du
désir
Conclusion

Table des documents


3

Présentation
Serge Salaün

1 Après un premier volume consacré aux avant-gardes spécifiquement catalanes (1995,


aux PSN), ce second recueil offre en quelque sorte une synthèse des travaux que le
Centre de Recherche sur Idéologie et Discours (C.R.I.D.) a mené pendant plusieurs
années sur les avant-gardes esthétiques espagnoles et, plus précisément ici, sur le
phénomène poétique.
2 Il ne fait aucun doute que la recherche sur les avant-gardes esthétiques a fait, au cours
de ces dix ou quinze dernières années, et tout particulièrement en Espagne, des progrès
considérables qui renouvellent les vénérables ouvrages de référence des années 60 et
701. Les arts graphiques, la peinture surtout, le théâtre et, bien évidemment, la poésie
ont bénéficié de cet engouement de la critique pour un phénomène oublié et même
occulté pendant le franquisme. Toute la richesse foisonnante de la culture espagnole et
européenne de 1910 à la guerre civile de 36-39 fait l’objet d’une intense redécouverte,
ou réhabilitation, qui se manifeste, outre la prolifération des livres et des articles, par la
publication des œuvres et des auteurs engagés dans le processus des avant-gardes (Juan
Larrea, Gerardo Diego, les surréalistes canariens2, sans parler de la publication des
« œuvres complètes » de nombreux grands poètes de la période — Altolaguirre, Prados,
Alberti, Lorca, Aleixandre, etc. — qui ont tous, peu ou prou, fréquenté les allées agitées
des « ismes » espagnols). Suprême consécration, les avant-gardes accèdent désormais
aux programmes universitaires, après en avoir été absents radicalement (même si ce
phénomène reste encore peu sensible en France, tout au moins au niveau des
programmes de concours, toujours très frileux sur cette problématique).
3 Conséquence logique de cette effervescence critique sur les avant-gardes littéraires, et
plus particulièrement sur la poésie, les polémiques et les débats « animés » ne
manquent pas, concernant la « nature » ou le fonctionnement de tel ou tel courant. On
conçoit bien que l’enjeu soit important. Dans un genre — la poésie — qui a toujours été
à la pointe des modernités en Espagne, pour quelque usage ou finalité que ce soit, un
genre perçu comme dynamique et même souvent moteur de toute forme de rénovation,
un genre qui a toujours produit des auteurs et des œuvres qui ont donné de l’Espagne
une image culturelle flatteuse, même aux heures noires du franquisme, le rapport entre
« l’identité » poétique nationale et les avant-gardes, d’inspiration le plus souvent
4

française et européenne, revêt une importance décisive. Pendant ces années 10, 20 et
30, marquées par un cosmopolitisme intense qu’il n’est plus question désormais de
renier ou de sous-estimer (l’image d’une Espagne en marge de l’Europe, toujours en
retard d’une réforme et repliée sur ses valeurs, n’est plus guère de mise, surtout quand
on voit l’immense effort fourni par beaucoup de ces intellectuels espagnols liés aux
avant-gardes, véritables intermédiaires culturels entre l’Europe et la Péninsule3), la
confrontation entre la tradition hispanique et les innovations plus ou moins
étrangères, la « digestion » ou l’assimilation des influences successives qui déferlent en
Europe posent bien un problème essentiel. Comment la poésie espagnole, solidement
enracinée dans un passé vivant, jamais perçu — a la différence de la France et de son
alexandrin — comme obstacle à l’innovation ou au « progrès », pouvait-elle, sans avoir
à se renier, assimiler la mutation que les avant-gardes faisaient subir aux arts en
général, à la littérature en particulier, et même au langage lui-même. Comment la
poésie espagnole qui n’avait pas, au fond, à douter de l’efficacité moderne de son
appareil formel et rhétorique, pouvait-elle opérer, elle aussi, cette révolution du sens,
résoudre la crise de la représentation (liquidation du réalisme en art, du mimétisme
photographique, de la transparence du signe, de la crise de l’objet et du sujet, etc.) ;
l’enjeu était, répétons-le, important.
4 Les créateurs de l’époque, tout à fait indépendamment de leur appartenance plus ou
moins motivée à un « isme » ou à un autre4, n’ont pas souvent élaboré un discours
théorique homogène ou systématique, c’est même plutôt rare si l’on compare avec ce
qui se passe en France, mais leur pratique et leur écriture ne s’embarrassent pas d’états
d’âme et font preuve d’une grande souplesse et d’une indiscutable énergie. L’histoire de
l’influence du Futurisme en Espagne, par exemple, peut paraître d’une extrême
pauvreté si on la mesure en œuvre et en recueils ; elle est pourtant décisive dans le
souffle qu’il a provoqué (« les mots en liberté », voilà qui constituait bien un drapeau
suffisant) :
Yo nací —¡respetadme ! — con el cine,
bajo una red de cables y aviones
cuando fueron abolidas las carrozas
de los reyes y al auto subió el Papa.
Rafael ALBERTI
5 L’inventaire doctrinal des « ultraïstes » espagnols est fort mince (vers blanc, pas de
ponctuation et pas de rime) et il n’est que très rarement appliqué, même par les
membres les plus éminents du mouvement. Le conflit entre « ultraïsme » et
« créationnisme », en Espagne, trop souvent brouillé par des questions de personnes,
pourrait se résoudre en fait à un débat complémentaire entre une aspiration à la
modernité plus spirituelle que formelle (les tenants de 1’« Ultra ») et une aspiration à
une théorisation plus poussée (les créationnistes). Ce sont là deux façons tout à fait
compatibles de pratiquer la « modernité » littéraire ; les uns de façon plus viscérale et
ouverte, les autres avec des préoccupations plus techniciennes ou formelles. Les
« ultraïstes » ont fait souffler un vent de « jeunesse », de « liberté » et d’irrespect sur
toute l’Espagne, au nom de l’exigence d’une « nouvelle sensibilité », les
« créationnistes », qui prétendaient élaborer une esthétique cohérente, ont produit une
véritable doctrine de la métaphore et de la rupture logique, dans la ligne de Reverdy
(en plus systématique), qui préfigure celle d’André Breton (voir, en annexe, le texte de
Gerardo Diego sur l’image, un des apports les plus évidents de l’Espagne à l’avant-garde
littéraire, avec les Greguerías de Gómez de la Serna).
5

6 Quant au Surréalisme en Espagne, la polémique va toujours bon train, suivant la


connaissance ou le respect que l’on a, chez les uns et les autres, des dogmes de Breton,
suivant la religion que l’on se fait de l’écriture automatique. Ici encore, le débat
pourrait être plus serein. Que certains poètes espagnols aient été séduits par le
Surréalisme français — ou certains de ses aspects —, cela ne fait aucun doute ; qu’ils
aient été tenté, pendant une période plus ou moins longue suivant les individus (mais,
pour la plupart, l’expérience ne fut pas très longue), de s’essayer à l’écriture
« surréaliste », cela est tout aussi évident. Mais que l’approche espagnole du
Surréalisme soit fort différente du Surréalisme français devrait constituer un point de
départ raisonnable. D’ailleurs, peut-on vraiment parler de « Surréalisme » espagnol ?
Ne vaudrait-il pas mieux parler, pour les poètes concernés, d’approche(s) surréaliste(s),
d’instrumentalisation à usage personnel de certaines données du phénomène français,
sans que cela nuise en rien au caractère fécond de ces emprunts et, surtout, à leur
héritage durable, jusqu’à nos jours.
7 La dimension idéologique et politique du Surréalisme français est inexistante en
Espagne. Sur le plan strictement formel, l’apport est discutable et discuté, mais le débat
sur la métaphore et même sur l’irrationnel (on parle auparavant de « saut logique ») est
déjà inscrit dans les avant-gardes antérieures, même s’il est vrai que le Surréalisme
français lui donne une impulsion nette ; la continuité entre avant-gardes et Surréalisme
est bien un fait. Quant à l’écriture automatique et au vers « libre », cet ouvrage le
montre, sauf à de rares (et peu connues) exceptions5, la poésie des figures de prou du
« surréalisme » espagnol s’en écarte ostensiblement et explicitement. Quant à
l’expression de l’amour, même « fou », du désir ou du sexe, les Espagnols n’ont pas
attendu Breton ; Gómez de la Sema, encore lui, peut passer pour un pionnier fort
estimable dans ce domaine. Reste Freud et l’influence de la psychanalyse, qui
pourraient représenter, en fait, la vraie nouveauté à laquelle les Espagnols sont le plus
réceptif, et ce n’est pas rien, évidemment. Le Surréalisme correspondrait alors à un
nouvel élan dans la dynamique — quelque peu amortie, pour ne pas dire à bout de
souffle, après 1930, en Espagne — des avant-gardes esthétiques, à une nouvelle bouffée
d’air frais, un prétexte qui relance la machine poétique dans l’illusion de
l’émancipation et de la libération, non plus seulement du langage et des formes, mais
aussi des états psychiques et affectifs, interdits de cité sous les avant-gardes stricto
sensu. Mais il importe de ne pas oublier tout ce qui s’est passé depuis 1910, de ne pas
oublier l’apport exceptionnel de toutes les avant-gardes antérieures, sur tous les
« fronts » de la création, qui se retrouve ainsi revitalisé ou réactualisé par le
Surréalisme.
8 Ici encore, les poètes espagnols, ceux qui ont donné leurs « lettres » de noblesse au
« surréalisme » espagnol — Cernuda, Alberti, Lorca, Aleixandre —, montrent la voie. Ils
théorisent fort peu, se montrent fort cauteleux, réticents parfois6, quand il s’agit
d’admettre ou d’expliciter leur dette réelle ou leur pratique concrète du Surréalisme
français. Dans la plupart des cas, il conviendrait d’ailleurs de savoir avec plus de
précision ce qu’ils savaient du Surréalisme, leur degré de familiarité avec les textes de
Freud. Ils l’ont pratiqué, certes, mais avec souplesse, sans dogmatisme, on est tenté de
dire avec mesure et conscience, ce qui contredit assez l’esprit même du Surréalisme, ils
y ont vu un « outil » adapté à leurs désirs ou à leurs aspirations personnelles, à une
époque où la poésie dite « pure » ne les satisfait plus, à partir de 1928-29. On notera que
la tentation surréaliste en Espagne touche précisément un certain nombre de poètes
6

homosexuels (Cernuda, Lorca, Aleixandre7), parfois sous le coup d’un dépit amoureux
(Lorca, Cernuda), qui voient dans le Surréalisme, à la fois, la possibilité d’extérioriser
un désir et une hypothétique écriture de ce désir, en quelque sorte une légitimation
artistique et langagière de ce désir.
9 Le débat sur toutes les manifestations des avant-gardes poétiques peut donc se
poursuivre. On dispose aujourd’hui de la plupart des textes nécessaires, théoriques ou
poétiques, et le « matériel » français ou européen est d’un accès tout aussi aisé. Ce que
les participants au C.R.I.D. ont voulu apporter et qui se retrouve dans ce volume, c’est la
confrontation directe avec les textes, avec la « pratique textuelle » des poètes
espagnols, dans la droite ligne de 1’« explication de texte » ou de l’analyse de contenu
qui reste une grande spécialité française, même si elle connaît actuellement quelques
soubresauts ou quelque crise. Ne pas se satisfaire des étiquettes convenues, des dictats
de l’histoire littéraire devenus articles de foi (telle œuvre EST surréaliste...), mais
repérer au cœur de l’écriture et des formes, les manifestations verbales spécifiques des
avant-gardes, les influences ou les traces perceptibles du Surréalisme. L’entreprise
n’était guère facile parce qu’elle est encore rarissime sur ces corpus (et absente de la
tradition universitaire espagnole) et, également, parce qu’elle pose tout simplement le
problème de la méthode analytique de ces œuvres, le problème de l’adéquation de
l’instrument d’analyse à son objet. Dit autrement, la poésie (et le signe en général) a
bien opéré, pendant le premier tiers de ce siècle, une mutation radicale, mais il n’est
pas certain du tout que la pratique critique, même universitaire, ait su entreprendre la
même mutation.
10 Les cinq études réunies ici constituent bien une contribution originale, nouvelle, à la
connaissance des textes et des auteurs engagés dans une écriture avant-gardiste. Les
deux articles de Lidio J. Fernández, sur Juan Larrea et Gerardo Diego — deux figures
essentielles de l’époque, tant en théorie qu’en pratique — illustrent deux démarches
personnelles, deux tentatives d’acclimatation en espagnol des préceptes les plus
radicaux de la rupture poétique. L’article de Zoraida Carandell propose une lecture de
deux œuvres de Rafael Alberti qui ont reçu les étiquettes les plus variées, dont
l’étiquette surréaliste ; ici encore, la confrontation avec le texte permet d’apprécier la
réalité de l’adhésion d’Alberti aux principes et aux méthodes surréalistes, ses limites
aussi. Les deux études sur Luis Cernuda, enfin, illustrent de façon convaincante les
mécanismes formels de l’influence surréaliste. Isabelle Cabrol montre fort bien
comment, dans une œuvre directement inspirée par la lecture des poésies surréalistes
d’Aragon et de Desnos, cette influence s’exerce activement et débouche cependant sur
des poèmes extrêmement structurés (mètres et strophes), élaborés, aux antipodes de
tout automatisme. Quant à Emmanuel Le Vagueresse, l’analyse qu’il suggère de
l’écriture d’un désir « autre » chez Cernuda, à la confluence des avant-gardes, du
surréalisme et du retour à une poésie « lyrique » d’un moi problématique ou angoissé,
offre des perspectives séduisantes sur l’écriture et la motivation du langage poétique.
Cette quête, de la part de Cernuda — le premier qui « ose » véritablement formuler sa
différence —, d’un signe adéquat à un « autre » désir, au cœur même des mots et des
formes et non pas en termes de thème ou de « contenu », a pu constituer un modèle ou
une référence pour de nombreux poètes espagnols entre 1929 et aujourd’hui ; l’impact
de l’œuvre de Cernuda, capital, revendiqué par beaucoup de poètes a été peu étudiée et
pourrait trouver ici une orientation tout à fait féconde.
7

11 On peut voir également que les œuvres dont il est question dans ces études, inscrites
dans des « écoles », des courants ou des préoccupations fort différentes, ont toutefois
en commun de reposer pour l’essentiel sur la métaphore et, de façon plus générale
encore, sur les mécanismes d’association « arbitraire » qui enrichissent infiniment le
sens par un dialogue inépuisable entre des opérations mentales ou sensibles,
intellectuelles ou charnelles (la dynamique des signifiants), logiques ou « imaginaires »,
simultanément et/ou successivement. La métaphore apparaît bien comme l’instrument
décisif de la modernité poétique et, par extension, de la modernité du signe et de la
signification, pour quelque « isme » que ce soit, pour quelque finalité littéraire ou
extra-littéraire que ce soit. Sur ce plan, la continuité entre les premières avant-gardes
et le Surréalisme est une évidence.

NOTES
1. Quelques titres importants. BRIHUEGA, Jaime, Manifiestos, proclamas, panfletos y textos doctrinales
(las vanguardias en España, 1910-1931), Madrid : Cátedra, 1979. Panorama très complet des textes
théoriques de l’époque, avec une bonne introduction. L’auteur est plus un spécialiste des arts
graphiques que de la littérature, mais comme tout vient de la peinture... Du même auteur, Las
vanguardias artísticas en España. 1909-1936, Madrid, Cátedra, 1981 (la thèse de l’auteur, toujours
davantage centrée sur les arts graphiques. SORIA OLMEDO, Andrés, Vanguardismo y crítica literaria
en España, Madrid : Istmo, 1988. Trent’anni di avanguardia spagnola, ed. de Gabriele Morelli, Milan :
Jaca Book, 1987. Recueil d’articles divers : un bon bilan sur certains « ismes » et auteurs. MAINER,
José-Carlos, La Edad de Plata (1902-1939) ; Madrid : Cátedra, Col. crítica y estudios literarios, 1983.
Poesía de la vanguardia española (Antología), edición de Germán Gullón, Madrid : Taurus, 1981 ou 83
(bonne introduction et bon panorama général de la poésie de ces années-là). GARCIA GALLEGO,
Jesús, Bibliografía y crítica del surrealismo y la generación del veintisiete, Málaga : Diputación
Provincial de Málaga, 1989 (ce n’est qu’une bibliographie, mais qui se veut complète sur le
surréalisme et, au-delà, sur toute la période). El surrealismo, Ed. de Víctor García de la Concha,
Madrid : Taurus, col. El escritor y la crítica, 1982 (recueil d’articles sur le surréalisme espagnol :
un peu de tout, des choses intéressantes bien qu’un peu anciennes déjà). Surrealismo. Εl ojo soluble,
Málaga : Litoral, n° 174-175-176 (très belle — et très chère — revue de Malaga consacrée au
Surréalisme espagnol et français. Inégal, mais des articles, des illustrations et des textes
intéressants).
2. Les institutions autonomiques canariennes ont pratiquement achevé la publication intégrale
des œuvres des membres de cette « faction surréaliste » de Ténérife, ainsi que l’édition fac-similé
de leur revue, la Gaceta de arte. Pour la Catalogne, la lecture du catalogue extrêmement abondant
des éditions « Noa nos Llibres d’art » donne une idée de la richesse bibliographique disponible
sur la Catalogne et les avant-gardes espagnoles en général.
3. Que l’on pense à des individus comme Ramón Gómez de la Serna, Rafael Cansinos-Asséns,
Gerardo Diego, Enrique Díez Canedo, Juan Larrea, Enrique Gómez Carrillo, Vicente Huidobro et le
plus actif de tous, Guillermo de Torre, qui, en plus de leur production personnelle, ont divulgué
les théories et les œuvres modernes du monde entier et ont exercé une activité de traducteur
réellement impressionnante.
8

4. Les rivalités, questions de personnes et autres motivations strictement épidermiques ou


affectives, abondantes au cours de ces années, ne simplifient pas les choses et on a souvent
confondu discours doctrinal et gesticulation provocatrice.
5. Même Hinojosa, que l’on présente comme un surréaliste orthodoxe, adepte de l’écriture
automatique ( ?), fait des quatrains, des vers réguliers, une poésie au total fortement charpentée
par la preceptiva traditionnelle.
6. Le cas d’Aleixandre est éclairant à cet égard, puisqu’il a successivement nié, puis relativisé,
puis accepté (plus tard) l’influence du Surréalisme français.
7. Alberti même aurait eu une période « trouble », à l’époque de Sobre los ángeles, si l’on comprend
bien les allusions évasives de La arboleda perdida.
9

Les poèmes créationnistes de Juan


Larrea dans la revue Grecia
Lidio J. Fernández

On ne crée pas d’image en comparant (toujours


faiblement) deux réalités disproportionnées. On
crée au contraire, une forte image, neuve pour
l’esprit, en rapprochant sans comparaison deux
réalités distantes dont l’esprit seul a saisi les
rapports
P. Reverdy
1 Les querelles entretenues par les critiques au sujet de la distinction entre les poèmes
créationnistes et ceux qui paraissaient sous l’étiquette « ultraïste » dans les revues
Grecia, Cervantes et Ultra principalement, n’offrent pas aujourd’hui un éclairage
particulier sur le véritable renouveau poétique que fut, dès 1919, le mouvement
créationniste.
2 Je commencerai toutefois cette lecture des premiers poèmes créationnistes de Juan
Larrea en rappelant ce que les deux « ismes » avaient en commun : un grand mépris
pour les thèmes poétiques traditionnels, tels que l’amour, la mort, Dieu, l’homme, etc.,
l’aversion pour les motifs sentimentaux, mais aussi subjectifs, métaphysiques ou
transcendants, et l’ouverture vers la poésie européenne d’avant-garde. Si leurs
manifestes semblent parfois ignorer les problèmes humains ou sociaux, en revanche, ils
partagent tous une même préoccupation : « la littérature ne doit pas reproduire la vie »
(principe que Jean Epstein exposa en 1921 dans La poésie d’aujourd’hui : un nouvel état
d’intelligence).
3 Quant aux différences, on constate qu’elles concernaient plutôt l’expression poétique
que ce que les linguistes appellent la substance du contenu. On attribuera par exemple
aux ultraïstes la tendance à évoquer la modernité avec des engins dotés de vitesse
(train, auto, avion) et des machines de toute sorte. En effet, les ultraïstes ne cachaient
pas leur penchant pour les techniques : cinéma, sport, inventions diverses (« Les
moteurs ont meilleur son que les hendécasylllabes », dira Guillermo de Torre). Ces
aspects avaient été déjà mis en avant par les futuristes et les dadaïstes. En revanche les
10

créationnistes vont s’attacher à la structure du poème, essentiellement, à son


expression graphique et au renforcement de la force originaire de l’image, pilier
essentiel de l’écriture poétique, dans un but d’enrichissement sémiologique. En ce qui
concerne la disposition des vers dans l’espace de la page, les créationnistes dépassent
sans doute les ultraïstes lorsqu’ils utilisent toutes les possibilités graphico-spatiales : les
vers qui adoptent les formes du réfèrent signifié, la disposition en escalier et
mimétique en général, la fragmentation des vers et des strophes, l’hétérométrie, les
blancs signifiants, etc, sont des éléments à caractère iconique qui jouent une fonction
plastique, visuelle, architecturale même, dans la dynamique syntagmatique du poème.
4 La revue Grecia se distingue dans cet effort d’innovation poétique en publiant, d’abord à
Séville (jusqu’en juin 1920) et ensuite à Madrid, des textes allant dans ce sens. On y
trouve des poèmes de V. Huidobro, G. Diego, J. Larrea, Ε. Montes, P. Garfias, A. del Valle,
et de l’argentin J.L. Borges, entre autres. Mais Grecia fait un travail remarquable de
traduction poétique, en particulier des poètes « cubistes » français. En janvier 1919,
Rafael Cansinos-Asséns (directeur de la revue), traduit un extrait de Horizon carré de V.
Huidobro (paru en français dans Nord-Sud) ; en février on peut y lire des extraits de
Cornet à dés de Max Jacob, et, en avril, un poème de G. Apollinaire qui sera bientôt (en
juin 1919) suivi d’autres poèmes de V. Huidobro. Paraîtront ensuite, à partir de
septembre 1919, dans l’ordre suivant : P. Reverdy, P. Dermée, encore G. Apollinaire et T.
Tzara. Ainsi, les plus grands poètes parisiens de l’avant-garde peuvent être lu presque
en même temps en Espagne, ce qui constitue un fait sans précédent dans l’histoire
poétique des deux pays.
5 En juin 1919, Juan Larrea (sur le conseil de son ami Gerardo Diego) rencontre à Madrid
R. Cansinos-Asséns, écrivain et poète, « pivot » indiscutable de la mouvance d’avant-
garde, et qui entreprend ce printemps-là le changement de fond de la revue Cervantes. A
partir de cette date, et sous l’impulsion de Cansinos-Asséns, la revue devient un porte-
parole d’expression « ultra ». Le premier poème créationniste de Juan Larrea,
« Estanque », tombe à point nommé ; il paraîtra dans ce même numéro de juin.
6 Ce poème présente la grande nouveauté de ses vers redoublés, mais dont les lettres
apparaissent inversées, comme reflétées dans l’eau. Le poème constitue une image
unitaire dans son ensemble, le signifiant des mots voulant à tout prix signifier
visuellement ce qu’ils expriment par harmonie imitative (l’eau de l’étang reflète les
lettres-objets). C’est dans ce poème que Larrea dessine pour la première fois un petit
croissant de lune (vers 7 et 8), véritable signe iconique, qui demande à être intégré dans
le vers libre et lu comme une ingéniosité typographique. L’essai de Larrea est, donc,
voisin du calligramme, en ce sens qu’il instaure un jeu poétique destiné à accroître la
résonnance du signe. Il s’agit en tout cas d’une recherche sur la signification poétique, à
l’intersection du lisible et du visible ; une adéquation du signe iconique à la
signification.
7 Après la publication de « Estanque », douze autres poèmes créationnistes de Juan
Larrea voient le jour en 1919 dans la revue Grecia : « T.S.H. » (juin), « Nocturno » et « ? »
(juillet), « Sed », « Nocturno VI » et « Express » (août), « Otoño » et « Nocturnos »
(septembre), « Evasion » et « Diluvio » (octobre) et « Esfinge » (novembre), ainsi que
« Cosmopolitano » qui parut dans la revue Cervantes. Tous ces poèmes obéissent aux
mêmes préoccupations esthétiques du moment et étonnent par leur virtuosité et leur
fidèle interprétation des thèses créationnistes que le poète de Bilbao venait de
découvrir la même année. En effet, Juan Larrea a pu lire les Poemas árticos (« Luna »,
11

« Départ », « Horizonte », etc.) de V. Huidobro en mai 1919 seulement, lors de sa


rencontre avec Gerardo Diego. Il avoue peu après : « su lectura me sumió en una
atmósfera de ultramundo »1. Un vers du poète chilien produira un grand impact sur
Larrea, et suscitera de sa part un long commentaire (publié en 1983 dans Torres de Dios :
poetas) : « La luna suena como un reloj » ; ce vers, écrit Larrea, « Produjo en mí [...] algo
así como un traumatismo poético » (Ibid).
8 Ces premiers poèmes de Juan Larrea sont aussi l’aboutissement des longues
conversations avec G. Diego et témoignent, au-delà de leur premier rôle dans le
renouveau poétique espagnol, d’une solide amitié entre les deux hommes. C’est — on
peut le penser — l’enthousiasme sans limites de Larrea pour la nouvelle poésie
découverte chez V. Huidobro qui amène Diego à entreprendre, plusieurs années durant,
un travail continu de recherche sur le créationnisme, en particulier sur l’image. G.
Diego a souvent reconnu sa dette envers Larrea : « Le debo una ayuda importantísima
en mi formación poética, literaria y espiritual [...] Larrea era poeta desde por lo menos
1912 cuando yo lo conocí y no soñaba serlo. Desde entonces y sobre todo a partir de
1915 su influjo sobre mi formación fue decisivo y siempre creciente »2
9 G. Diego éditera ensuite une part non négligeable de l’œuvre poétique de Larrea.
Persuadés que la poésie entrait dans une ère nouvelle, et investis de la même mission,
on ne s’étonnera pas que leur parcours commun entre 1919 et 1923 soit aussi riche en
poèmes qu’en déclarations poétiques. Il nous reste une trace de cette amitié :
l’intertextualité qu’on peut apprécier dans leur poésie de cette époque. Ainsi, retrouve-
t-on, par exemple, les mêmes titres : « Evasion », « Sed », « Faro », « Otoño », etc. chez
les deux poètes. « Evasion » est en outre le titre du premier recueil de Diego (qui fera
ensuite partie de son livre Imagen (1918-1922), dont les premiers vers sont en fait une
citation de Larrea tirée de son poème « Cosmopolitano » : « Mis versos ya plumados/
aprendieron a volar por los tejados.
10 Larrea prétendait que la force expressive des poèmes de Huidobro résidait dans les
mots mêmes, et non dans l’évocation des mondes imaginatifs extralinguistiques. Les
sens, prisonniers des mots (coupés des référents), ne devraient pouvoir signifier qu’au
travers des glissements vers d’autres mots du poème. Ainsi, le signe est autonome et
possède sa lumière propre, avant de refléter celle des autres. Mais, dans cette
entreprise, le poète fut déçu, car, pensait-il, le mouvement créationniste n’était pas
capable de dépasser les associations descriptives. Cette impossibilité de gommer toute
réalité extérieure au poème sans tomber dans le subjectivisme et l’absurde, fut l’une
des grandes préoccupations de Larrea à partir de 1920. En adoptant le français comme
moyen d’expression l’année suivante, Larrea ne fait que poursuivre sa quête d’un
langage nouveau. Néanmoins, écrire en français n’était-ce pas pour lui une nouvelle
exploration sur le signifiant des signes ? Essayait-il un nouvel « exercice de style », ou
était-ce le désir, l’acharnement, pour effacer la référentialité des images poétiques3 ?
11 « Evasion » est l’un de ces poèmes qui a retenu mon attention, car on y trouve déjà les
préoccupations de la poésie contemporaine, celles qui ont trait à l’instance de
l’énonciation, à l’image en liberté et pour employer un terme filmique, au « fondu
enchaîné » qui invite au glissement d’une image à l’autre, à travers les métaphores
filées. La fonction allocutaire (de communication) est suggérée par l’instance du
« moi », mais n’a pas de véritable échange avec le « tu » (vers 9), le personnage d’un
opéra de Grieg.
12

12 On peut cependant lire ce poème comme une autobiographie, véritable prémonition de


ce qu’allait vivre le poète quelques années après, selon l’interprétation que fait David
Bary4. Le poète (il faut entendre le « je » poématique) cherche la lumière, la vraie, car la
lumière cosmique (solaire) lui est devenue insupportable (vers 1-6). Le « je »
entreprend un voyage vers les derniers confins poétiques (vers 7-8). « Desorbitar al
cíclope solar », dira plus tard Larrea dans une lettre à son ami David Bary (lettre du
24-8-1974), exprimait l’idée de « ver o entrevistar la posibilidad de encontrar una luz
nueva o diferente ». Mais le lecteur n’est pas tenu d’adhérer à une interprétation parce
qu’elle émane de l’auteur. En ce qui concerne le voyage initiatique ou de fuite de lui-
même, voyage au cours duquel il rend aveugle le cyclope, on peut penser à une allusion
au mythe virgilien d’Ulysse. Ce réfèrent mythique se trouve dans l’Enéide, alors que le
réfèrent historique est à chercher dans le voyage de Colomb, auquel Juan Larrea n’a pas
manqué de s’identifier, tant il est vrai que lorsqu’on lit la biographie de Larrea, la
ressemblance téléologique avec celle de Colomb est surprenante : « Los vientos
contrarios sacuden las velas/de mis caravelas »5.
13 Un autre mot charnière dans ce voyage mythique d’un « je » que l’on a de plus en plus
de mal à séparer du contexte référentiel propre à Larrea, est le verbe « filo » (vers 3) :
« je file ». On relèvera la richesse polysémique du verbe « filer » : « transformer en fil
une matière textile » (ce qui renvoie directement à la création du texte), pris dans son
sens large, mais primordial ; c’est la « poéticité » telle que l’entendaient les
créationnistes. On y trouve, d’autre part, le sémème « fuir » : le « moi » créateur doit
fuir, s’évader de la mythique grotte du cyclope, en répétant le geste du Héros, attaché à
la toison d’une brebis-nuage. Mais David Bary ne voit dans ce passage que le voyage-
fuite au XXVIe cercle de l’Enfer de l’Ulysse de Dante, c’est-à-dire une poursuite de
l’inconnu et de l’absolu. Ulysse franchit les colonnes d’Hercule à la recherche d’un pays
nouveau. Nous voici au terme d’un autre voyage : celui non moins mythique de Colomb
vers l’Amérique. Le poème est très explicite sur ce point. Le Héros quittera sa terre
(« Finis terre/la soledad del abismo » -vers 15-16) poussé par des vents contraires,
fuyant la solitude, en quête de luminosité, d’une luminosité qu’il cherche à l’intérieur
de lui-même :
Aún más allá
aún tengo que huir de mí mismo (vers 17-18)
14 Tout ceci nous fait sans doute sortir un instant du cadre strictement poétique, lorsque
l’on sait que Larrea effectuera quelques années plus tard ce voyage vers l’Absolu et
arrivera dans les hauts plateaux d’un Pérou, qu’il prétend originel, contemplant les
objets d’art Incas, les collectionnant, les aimant, les envoyant dans une exposition à
Paris, puis à Madrid, comme l’accomplissement d’un exorcisme nécessaire, d’un rituel
après plusieurs siècles d’inculture de ses ancêtres conquistadors basques6. Est-ce un
hasard si les deux grands poètes du créationnisme, Huidobro et Larrea, entreprennent
un même voyage pour des raisons comparables mais dans un sens opposé ?
15 Enfin, ce parcours poétique, parsemé d’étonnants signes prémonitoires, est décelable
dans toute l’œuvre de Larrea. Sa poésie reproduit structuralement la fonction
mimétique, au sens aristotélitien : une création qui épouse une fable première, image
archétypale du désir. L’expérience s’adapte alors à la réalisation du désir qui n’est
qu’une quête sur le langage, une revendication, une recherche des premiers sens des
mots. Larrea écrit plus tard dans son journal Orbe :
13

...a cualquier experiencia vital corresponde una experiencia verbal [...] Hoy he
llegado a la identificación de la vida con la poesía7.
16 Dans cette poignée de poèmes de Grecia, Larrea utilise les différents degrés de
formation des images que G. Diego s’emploie à définir dans l’article souvent cité,
« Posibilidades creacionistas » (Cervantes, octobre 1919). Le poème « Otoño » (Grecia,
sept. 1919) est un autre exemple très caractéristique de ces « possibilités
créationnistes » qu’inaugure Larrea : la recherche des sonorités, l’effet de la disposition
typographique avec des espacements blancs qui témoignent d’un rapport à l’oralité, les
vers en escalier et l’absence de ponctuation qui poussent à briser la masse syntaxique,
pour ce qui est du signifiant proprement dit. D’autre part, la suppression de la
narration conduit à pouvoir libérer l’image de ses entraves syntagmatiques et laissent
les tropes briller de leur propre éclat, but poursuivi par les créationnistes. On voit une
caméra de cinéma fixée sur une automobile en marche qui filme une route (« Otoño »,
vers 6-8), et les lettres vont simuler la perspective filmique :
IBAMOS FILMANDO
17 Le cinéma donnait ainsi du mouvement aux objets évoqués dans le poème. Une image
semblable se lit dans Imagen de Diego :
como si fuesen serpentinas
voy desenrollando las callejas antiguas (« Carnaval »)
18 Le poème « Esfinge » (titre original dans la revue Grecia du 10 nov.1919) fut édité
ensuite dans Versión celeste avec, à la place du titre, le graphisme de deux triangles
inversés avec un point (un œil) au centrse et un croissant de lune entre les deux. Un
titre qui ressemble bien aux hiéroglyphes qui traduisent dans la langue des images des
rêves dont la visée est l’inconscient. Une sorte de rébus en relation directe avec le désir.
19 Mais ce rébus reproduit mimétiquement d’autres référents textuels, en contribuant
sémiotiquement à l’élaboration d’une isotopie profonde. Ce graphème hiéroglyphe
demande instamment une décodification.
20 D’abord, on s’aperçoit qu’il est redondant, qu’il parcourt sémiquement le poème, le
traverse comme un signe éclaté du langage poétique. Il ne s’agit pas d’un calligramme ;
il ne possède pas l’harmonie imitative de ce dernier, mais il engendre l’effet esthétique
visuel similaire lorsqu’il s’insère dans Γ isotopie du poème, à l’instar, par exemple, des
papiers collés de Picasso. Ainsi, l’idéogramme se poursuit d’une certaine façon dans le
premier vers : « La esfinge me clava los ojos ». Il y a donc un composant visuel très fort.
21 Une première lecture de l’œil et du triangle dénotent le regard, en tant que signe du
dieu-sphynx. Ce « leitmotiv » est repris à partir du vers 7, mais avec des images
insolites. Les deux mots qui signalent le regard du sphynx sont « Ojo » et « Triángulo ».
Les formes triangulaires finissent par sémantiser toutes les images : le titre, le sphynx,
les yeux, les feuilles, le sexe féminin, les ailes, les voiles... Ce qui donne l’impression
d’un tout bien échafaudé, chaque image se rattachant aux autres par l’un des sommets
des nombreux triangles.
22 Dans une lettre à G. Diego, Larrea donne quelques indices sur ce poème. Un premier
manuscrit disait : « Me ha mirado la esfinge con Ojos negros »8, et le vers 8 : « el
triángulo femenino y carnal ». Puis le poète s’est efforcé de donner des pistes de
décryptage, peut-être à cause de l’association vie - poésie, si chère à Larrea9. Le triangle
avec le sommet vers le haut connote la spiritualité (lumière solaire), alors que le
sommet vers le bas symbolise la lumière charnelle ou sensuelle, les amarres de la
14

matière que le « je » du poème voudrait abolir. Quant à la métaphore du sexe feminin


(vers 8-9) on préférera la version définitive dans Grecia, où les termes allusifs possèdent
plus d’« écart », donc plus d’émotion : « En el triángulo inverso y carnal »
23 « Esfinge » apporte aussi un certain éclairage au processus de formation des images
doubles et multiples de la théorie de G. Diego. Ainsi, dans ce vers : « y la gaviota luna/es
una coma », c’est le couple « gaviota luna » qui retient l’attention (puisque dans
« coma » l’on retrouve le comparant visuel « gaviota » ≈ « coma »). L’identité des termes
est posée, mais sans marque relationnelle ; cela augmente le pouvoir de suggestion. On
sent tout de même un certain héritage symboliste dans des images relativement
décodables et pour lesquelles le poète offre son concours. « Esfinge » répond à une
quête intérieure (écrit Miguel Nieto) : « lucha germinal apenas formulada
conscientemente por recuperar un mundo emotivo »10.
24 Le composant phonique ou sonore de cette poésie n’est pas moins intéressant. Par
exemple, avec le jeu des rimes internes : « olas » — « hojas » — « gaviota », et
« negrean » — « parpadea » — « pestañean », etc., ainsi que par les sonorités
récurrentes : « la-lo-lu », et la disposition de certaines paronomases dans les vers :
« ojo(s) — hojas », « ala – ola », « luna – lona ».
25 Il faudrait aussi étudier l’effet de rupture, de distanciation, de dislocation sémique que
Larrea obtient grâce à la conjonction de deux substantifs, dont l’un doit faire la
fonction de modificateur. Ainsi le « ojo labio », la « ala ola », ou la « gaviota luna », se
présentent comme un collage de deux référents, symbiose de deux signes qui
produisent un signifié hybride d’une grande nouveauté. Le lecteur qui peut
difficilement imaginer un « œil lèvre », par exemple, est obligé d’associer l’un des
référents aux traits sémiques de l’autre ; l’image est ainsi plus suggestive. Dans ce
domaine entre en jeu la problématique psycho-biographique du lecteur et sa résonance
psychique dans l’acte de réception.
26 Peut-on déceler un parcours anecdotique ? Face aux images tirées du monde marin, on
lit tout d’abord le sphynx, évocateur du mythe grec : la lionne ailée avec tête de femme,
énigmatique et cruelle, qui représente une certaine sexualité pervertie (Dictionnaire des
symboles), mais méta-poétiquement l’énigme du sphinx qui perce de son regard le sujet
poématique peut évoquer la poésie même, sa force créative, ses images autonomes,
libres, ineffables, qui répondent à un besoin interne du « moi »
27 Dans le poème « Diluvio », on retrouve une disposition typographique étudiée qui
prétend cerner les images dans les distiques et triolets, lesquels rappellent le haïku
japonnais. Dans ce poème, on distingue un mécanisme d’énonciation autour des
pronoms : « ELLA », « YO » (en majuscules), complété par l’ancrage spatial : « aquí » et
le temporel « mañana ». Il est à noter que l’espace consacré à « ELLA » est bien plus
important que celui reservé au « YO ». On observe également que l’introduction du
« tú » se fait dans l’espace du « YO », vers la fin du poème. De cet énonciataire, seule la
nuque est nommée, alors que le « ELLA » du début était décrit par ce vers : « dejó caer
su sexo ». Toutes les images environnantes n’évoquent que le chaos et la mort. Il en
ressort un pessimisme profond accentué par le désert et le déluge intérieurs, qui
laissent des cadavres flottants.
28 Entre 1923 et 1924 Larrea continue de voir V. Huidobro, mais aussi des artistes comme
Juan Gris, et des poètes comme César Vallejo. C’est alors qu’il se met à écrire en français
sous l’intense influence de Huidobro et surtout de Juan Gris ; il écrit le poème « Paysage
15

involontaire » que Huidobro publiera dans sa revue Création (février 1924). Ici, Larrea
construit un tableau, car le choix des blancs et des pleins est soigneusement calculé
dans la page. L’effet visuel « cubiste » est indéniable. Voici les trois premiers vers :
Couchant Gare à vent
battant des ailes
un oiseau change le temps11.
29 Un peu plus tard, en 1926, Larrea signe avec le poète péruvien César Vallejo dans
Favorables Paris poema12, un Manifeste créationniste, qu’ils appellent Presupuesto vital et
dans lequel ils prônent une littérature où intelligence et sensibilité soient sollicitées à
parts égales. On peut y lire que dans le passé l’artiste utilisait l’une ou l’autre
séparément, comme si elles ne pouvaient cohabiter, alors que les deux contribuent
essentiellement à la création : « Esa energía cósmica e infatigable no perdona batalla
alguna [...] En el hombre por ella coexisten, con el animal, la matemática, la religión y el
arte » (ibid).

***

30 Les poèmes créationnistes de Juan Larrea dans la revue Grecia ont très significativement
posé le problème de la création poétique au moment même où la poésie espagnole
cherchait un nouvel élan. On peut considérer que cette douzaine de poèmes de Juan
Larrea ont ouvert la voie à des enrichissements considérables et des explorations
poétiques postérieures. Le but de tout poème est l’image créatrice. Les perspectives,
forcément incomplètes et parcellaires que l’on vient de lire, se présentent comme
autant de clés qui ouvrent sur des mondes nouveaux, insolites et merveilleux, à l’instar
de ces fameux vers de Huidobro : « Que el verbo sea comino una llave/que abra mil
puertas ». Le poème est pour Larrea un chapelet de métaphores, structure et maintien
de l’édifice, mais où d’autres modules imaginatifs peuvent à tout moment s’ajouter.
31 Larrea s’est acharné à donner à l’image le plus grand pouvoir évocateur. Il travaille le
vers comme le sculpteur cisèle sa statue d’ivoire, mais peut-être sans la finir, car le
lecteur est sollicité dans cette tâche. La seule réalité du poème est le mot sur le papier.
Par la magie de l’image, le mot devient la fleur toujours neuve, toujours différente du
jardin du poème.
32 Peu à peu, l’écriture transforma l’homme, et Larrea fut profondément bouleversé,
comme un pygmalion devant son poème. Et, cependant, la créature à laquelle il venait
de donner vie allait le décevoir lorsqu’il comprit que la poésie n’irait pas au-delà des
champs de signification institués par le langage. La langue fut son ennemie. Il tenta
alors d’en déjouer ses contraintes et ses codes (trop restreints) d’expression. Fatigué,
déçu, il entreprit d’autres voyages nous laissant cette poignée de poèmes écrits entre
1918 et 1919 comme une symphonie inachevée.
16

ANNEXES

DILUVIO

(Grecia, octubre de 1919)

EVASIÓN
Acabo de desorbitar
al cíclope solar
Filo en el vellón
de una nube de algodón
a lo rebelde a lo rumoroso
a lo luminoso a lo ultratenebroso
Los vientos contrarios sacuden las velas
de mis carabelas
¿Te quedas atrás Peer Gynt ?
Las cuerdas de mi violín
se entrelazan como una cabellera
entre los dedos del viento norte
Se ha ahogado la Primavera
mi princesa consorte
Finis terre la
soledad del abismo
Aún más allá
17

Aún tengo que huir de mí mismo


(Grecia, 1919)
ESFINGE
La esfinge me clava los ojos
Las olas como hojas de almanaque
van y vienen al viento
Gaviota, nadas ?
Negrean las aguas todas
los celestes calamares
Parpadea el Ojo en el Triángulo
En el triángulo inverso y carnal
pestañea el Ojo labio
las posibles vidas
nos solicitan desde los vientres núbiles
Alas, ola y vela
dan al viento las triangulares lonas
y la gaviota luna
es una coma
Pausa

(Grecia, 1919)

NOTES
1. « Vicente Huidobro en vanguardia », conférence éditée ensuite dans Torres de Dios : poetas,
Madrid, edit. nacional, 1983, p.84.
2. « Precisiones sobre Larrea », dans le quotidien Arriba, Santander, 10-6-1971.
3. L’explication que le poète donne sur le choix de la langue française peut paraître discutable :
« fue porque el autor encontraba más dúctil y matizado aquel idioma y, por lo mismo,
especialmente idóneo para expresar en claves estéticas sus estados de conciencia esencial,
desarticulados, turbios, difíciles », Córdoba (Argentina), oct. 1966, dans Prólogo à Versión celeste,
Madrid, Cátedra, 1989, p. 61.
4. David Bary, Larrea, poesía y transfiguración, Madrid, Planeta universidad, 1976, p.77-78.
5. Le mythe virgilien d’ Ulysse est évoqué par Larrea dans un autre poème écrit en 1927 à
l’occasion du IIIè centenaire de Góngora, sous le titre « Centenario », « Virgilio, ¿en dónde estás
Virgilio ? », dans Utoral, n° 5-6-7, oct. 1927.
6. La vie de Larrea fut déjà un voyage mythique en sol. Il était perpétuellement en partance vers
un soleil censé lui apporter une langue « neuve ». Les prémonitions de « Evasión » sont pour le
moins curieuses. Il part de Marseille vers le Pérou dans un navire appelé « Colombo ». Arrivé aux
bords du lac Titicaca, il écrit à G. Diego : « Con Europa quisiera dejar todas las viejas fórmulas de
civilización. Quedarme desenvuelto y desnudo para encontrarme digno de bañarme en el
manantial de la inocencia del mundo ». Dans Versión celeste, ed. cit., p.31.
7. Orbe, Barcelone, Seix Barrai, 1990, ed. Pere Gimferrer, p. 29-31 (Orbe fut écrit entre 1926 et
1931).
8. Versión celeste, ed. cit., p. 68.
18

9. L’idée du Sphynx tracassait Larrea depuis 1918 : « Sigo paseando mi indiferencia con toda la
prosopopeya de que es capaz un cerebro idiota. Soy una esfinge inmóvil, pero una esfinge hueca,
esfinge sin secreto diría si no temiese la frase de Wilde », Juan Larrea : cartas a Gerardo Diego
(1916-1980), édition d’Enrique Cordero de Ciria et J.M. Díaz de Guereñu, San Sebastián, 1986. (Cité
par Miguel Nieto dans Versión Celeste).
10. Miguel Nieto, Introduction à Versión celeste, ed. cit, p. 42.
11. Création, Paris, n° 3, fév. 1924. Poème inclu dans Version celeste, ed. cit, p. 344.
12. « Presupuesto vital », Favorables Paris Poema, n° 1, juillet 1926.

AUTEUR
LIDIO J. FERNÁNDEZ

Université d’Orléans
19

L’image créationniste de Gerardo


Diego
Lidio J. Fernández

La poésie est faite avec des mots, pas avec des


idées
Stéphane Mallarmé
1 1918 est une année cruciale pour la poésie d’avant-garde en Espagne. C’est l’année du
Manifiesto Vitra (redigé par un poète judéo-andalou, Rafael Cansinos-Asséns, directeur
de la revue Grecia), mais, surtout, 1918 restera dans les annales du créationnisme grâce
à la conférence de Vicente Huidobro à l’« Ateneo » de Madrid, dont la répercussion
dans les cercles poétiques de la capitale fut indiscutable. Huidobro, qui vit alors à Paris,
expose les bases d’une nouvelle esthétique de la création littéraire et se prétend
l’inventeur de ce nouvel « isme ». « Ce sera le seul événement littéraire de l’année
(écrira Cansinos-Asséns), avec lui passent par notre méridien les dernières tendances
littéraires de l’étranger »1. Mais le poète chilien faisait déjà partie du groupe des poètes
cubistes qui s’affairaient autour de la revue Nord-Sud de Paris. En marge de la
polémique que maintinrent Reverdy et Huidobro à propos de la genèse du mouvement,
il faut reconnaître, comme l’affirmait Guillermo de Torre, que « el obsesivo afán de
creación estaba en la atmósfera, en el aire del tiempo, era poco más que un lugar
común en las tertulias y estudios frecuentados por poetas y pintores de aquellos
años »2.
2 Au-delà des péripéties qui entourèrent la naissance du mouvement créationniste
espagnol, mon attention est attirée à présent par la manière dont l’esthétique
créationniste est signifiée dans le poème et dans les textes qui apparaissent sous cette
appellation à l’orée des années 20. On peut faire deux réflexions préalables. D’une part,
quelle fut la signification de l’avant-garde créationniste dans les lettres espagnoles ?
D’autre part, si l’on se place dans l’axe des préoccupations textuelles, on est toujours
sans vraies réponses aux questions : qu’entend-on par un poème créationniste, et quels
sont les signes distinctifs d’un poème créationniste qui le distinguent, par exemple, de
l’ultraïsme et des autres « ismes » ?
20

3 Guillermo de Torre, qui a beaucoup contribué à l’étude de ces deux mouvements


d’avant-garde, a également semé une certaine confusion lorsqu’il affirme que le
créationnisme n’a rien de vraiment novateur, rien qui n’aurait été annoncé dans les
manifestes et dans la théorie ultraïste. En outre, De Torre regrette le peu de livres
« ultraïstes » publiés, « tout au plus une douzaine », et cite parmi eux les trois premiers
recueils de Gerardo Diego (Imagen, Limbo et Manual de espumas), qui forment l’essentiel
de la poésie créationniste du poète de Santander3. D’autre part, on sait que De Torre
avait tendance à gommer les acquis proprement créationnistes, et n’admettait que
difficilement le rôle prépondérant de Huidobro dans le renouveau poétique : « creador
de algo distinto » (op. cit. p. 49). Il considérait de même que Larrea et Diego étaient des
poètes ultraïstes. « La denominación creacionista está desprovista de originalidad, ya
que es patrimonio general de la vanguardia »4.
4 En réalité les deux mouvements apparaissent presque simultanément, bien que l’impact
« Ultra » fût plus remarqué, poussé par les Manifestes, très en vogue (certains venaient
même de Buenos Aires où, en 1921, J.L. Borges essayait d’implanter un groupe et une
revue dans le même sens), mais aussi par les revues Grecia et Ultra qui réunissaient la
plus grande partie de la littérature ultraïste. Il faudrait ajouter les deux fameuses
« tertulias » de Madrid : celle de Ramón Gómez de la Serna dans El Pombo et celle de
Rafael Cansinos-Asséns dans El Colonial.
5 Avec beaucoup moins de renfort de trompettes, le créationnisme poursuit son
renouveau de l’intérieur, en délimitant le cadre et les visées de la nouvelle poésie, dont
témoignent dès 1919 les revues Grecia et Cervantes. Gerardo Diego affiche sans ambages
les caractéristiques de l’image poétique (simple, double ou multiple), peaufine sa
théorie de la création poétique, dans la ligne de Huidobro et des poètes français de la
revue Nord-Sud, et écarte volontiers les aspects « ultraïstes » les plus superficiels, par
exemple le ton tapageur de leurs manifestes.

Le créationnisme de Gerardo DIEGO


6 On peut aborder le créationnisme en partant des déclarations de V. Huidobro dans
L’Esprit Nouveau en 1922 : « La poésie n’est un art ni d’imitation, ni d’adaptation au
milieu, elle est supérieure au milieu car c’est un art de création, où la sensibilité a la
prédominance sur l’intelligence ». Néanmoins les auteurs critiques de nos jours, qui
consacrent un espace important au créationnisme — A. Soria Olmedo, A. Leo Geist et P.
Aullón de Haro principalement5 — abordent dès les premières pages la théorie de G.
Diego comme étant la véritable charte de ce mouvement en Espagne. Diego publie
plusieurs essais dans la Revista de Occidente entre 1924 et 1927, mais son texte essentiel
pour comprendre le mouvement est sans doute « Posibilidades creacionistas » parus
dans Cervantes, en 19196.
7 Le créationnisme de G. Diego est particulièrement éclectique ; il lit les livres de V.
Huidobro dès leur parution : Horizon carré (Paris 1917) et Poemas árticos (Madrid, 1918).
Cependant le texte déterminant pour G. Diego fut sans doute Espejo de Agua (Madrid,
1918), dans lequel Huidobro résume son « art poétique » :
Cuanto miren los ojos/creado sea/y el alma del oyente quede temblando./Inventa
nuevos mundos y cuida tu palabra.../Por qué cantáis la rosa/oh poetas !/Hacedla
florecer en el poema./Sólo para vosotros/viven las cosas bajo el sol./El poeta es un
pequeño Dios7.
21

8 G. Diego connaît la revue Nord-Sud, en particulier l’Essai d’esthétique littéraire de Pierre


Reverdy (n°4-5, juin-juillet 1917), véritable plaidoyer pour un art non descriptif ; il lit
également les poèmes de M. Jacob, de P. Dermée, de T. Tzara et de G. Apollinaire dans la
même revue. Cansinos-Asséns traduit partiellement Cornet à dés (1917) de Max Jacob 8
pour la revue Cervantes à laquelle collabore G. Diego. Cette nouvelle « poésie en prose »
sera saluée par De Torre comme « prototipo de cubismo literario » dans son livre
Literaturas europeas de vanguardia9. On constate l’impact de Cornet à dés chez la plupart
des avant-gardistes des deux côtés des Pyrénées. Ainsi G. Diego s’en fait l’écho, en
appelant créationnistes certains éléments déjà posés par Cornet à dés : le poème sans
vers, l’ironie condensée dans le verbe, les jeux de mots, le caractère original de l’image,
la forme brève aux allures de sentence ou de maxime parfois, forme proche de la
greguería de R. Gómez de la Serna. La greguería est un genre littéraire proprement
d’avant-garde. J’évoquerai plus bas ses relations avec la poésie de Diego.
L’intertextualité entre les images de Max Jacob et celles de G. Diego dans Limbo par
exemple est frappante. Voici quelques exemples :
Le saumon a la chair rose parce qu’il se nourrit de crevettes (p.245).
L’enfant, l’éfant, l’éléphant, la grenouille et la pomme sautée (p.59).
Mur de briques, bibliothèque ! (p.63).
9 Diego choisit ses éléments autant chez les futuristes et ultraïstes que chez les cubistes
parisiens : ainsi s’opère la rupture entre le réel artistique et la réalité objective, le désir
de gommer le sensible et le psychologisme, le détachement du « moi » lyrique de tout
lien avec le réel (voire l’expérience), la volonté d’abolir l’appareil anecdotique du
poème, etc. Les cubistes fournissent à Diego l’élément graphico-spatial de l’image
littéraire, un apport plastique autant qu’une expression mathématique, une découpe de
l’espace poémique appelé à former le signifiant de base, un peu comme la relation toile-
tableau.
10 Outre la musique dans le poème (image multiple), l’originalité de G. Diego, sur laquelle
nous reviendrons, tient dans la plasticité visuelle du poème qui me paraît être l’élément
primordial du créationnisme. Des rythmes nouveaux se créent en entrecoupant les vers
par des espaces blancs, ainsi que de nouvelles sonorités (« rima lúdica »). Le signifiant
des mots retrouve une fonction plus visuelle grâce aux dispositions en escalier par
exemple. La forme de l’expression est renforcée par la substance graphique choisie
(lignes et signes typographiques dissymétriques, qui ont un caractère essentiellement
iconique). On peut apprécier l’influence cubiste dans la géométrie des vers du poème
« Lágrima » (Limbo) :
22

11 Ici les connotations substantielles produites par la disposition typographique sont


esthétiquement plus fortes que dans l’agencement traditionnel.

La métaphore créationniste de G. Diego


12 L’œuvre créationniste de G. Diego fut publiée assez tardivement, en 1974, sous le titre
Poesía de creación, regroupant intégralement Imagen (1923), Limbo (1921), Manual de
espumas (1924) et Biografía incompleta (1953), livre qui dénote un créationnisme plus
dilué. Vers 1970, G. Diego écrit encore une Biografía continuada, sorte de sursaut
créationniste (poèmes oubliés ?) des années 2010.
13 Mais l’essentiel du travail sur l’image se trouve dans les trois premiers recueils. L’image
de Diego a une caractéristique : elle renferme en elle-même en général la clé qui permet
de décoder son mystère, malgré la rupture, le relâchement du lien syntaxique et
sémantique, ainsi que l’étrangeté de deux termes mis en relation. On parvient très
souvent à retrouver une certaine cohérence, à reconstituer l’isotopie : Ainsi dans les
vers :
Una flauta silvestre
hace desfilar los valles (« Cauce »)
14 le lecteur peut imaginer le murmure des eaux.
15 L’idée de départ de Diego est celle que V. Huidobro avait déjà exposée dans Horizon
carré : « hacer un poema como la naturaleza hace un árbol » (cf. note 7). G. Diego ajoute
dans le poème « Creacionismo » au titre significatif :
Hagamos nuestro Génesis./Con los tablones rotos,/con los mismos ladrillos,/con las
derruidas piedras,/levantemos de nuevo nuestros mundos./La página está en
blanco./En el principio era... (p.65-66).
16 L’image a pour Diego une gradation esthétique. Ce sont des mots sémantiquement
originels, primitifs, étrangement mis en contact par « saut imaginatif », dans le but de
produire une tension intellectuelle, voire une émotion :
Imagen, esto es palabra. La palabra en su estado primitivo, ingenuo, de primer
grado, intuitivo, generalmente ahogado en su valor lógico de juicio, de pensamiento
[...] Pero es ya difícil desnudar a las palabras ya tan resabidas. Solo los niños,
algunos poetas del pueblo y nuestros creacionistas, por su pureza de intención y su
ausencia de ilaciones logran ocasionalmente el milagro11.
17 C’est l’état primitif de naïveté propre aux enfants, où les liens logiques comptent moins
que l’organisation spatialo-ludique. La poésie est l’art des mots « originels » :
« Repudiar lo trillado/para ganar lo otro » (« Evasión »). Et l’art du jeu-plaisir : « Y
hozar gozoso el prado/con relinchos de potro » (Ibid). Ceci amène le créateur à
redécouvrir les airs des rondes infantiles. Ainsi commence Imagen :
Salto del trampolín
de la rima en la rama
brincar hasta el confín
de un nuevo panorama. (p. 15)
18 L’image créationniste peut avoir selon G. Diego quatre degrés de perfection que l’on
peut condenser ainsi :
1. Image simple : celle étudiée par la Réthorique ; ayant perdu de son efficacité son champ
d’action est très restreint.
23

2. Image double : c’est la conjonction de deux référents. Le résultat est un plus grand pouvoir
suggestif.
3. Image triple : ici la distance est telle, qu’auparavant elle était considérée comme une
extravagance ; elle est à plusieurs interprétations. « Le créateur d’images (dit G. Diego) ne
fait pas de la prose déguisée » ; il ne décrit pas, il construit, c’est le poète-créateur-enfant-
dieu...
4. Image multiple : c’est la Poésie dans sa quintessence, quand il n’y a plus d’anecdote ni de lien
logique. C’est la Musique. Nous rentrons ici dans le domaine de « l’utopie artistique » selon
l’expression de P. Aullón de Haro, qui commente dans son livre (cf. note 5) la théorie sur
l’image créationniste de G. Diego. Ce sommet de poésie absolue ne fut atteint selon cet
auteur, que par deux livres : Altazor (V. Huidobro) et Version celeste (Juan Larrea), sorte
d’ascèse, d’élan vers cette « utopie artistique ».

19 Il n’est pas aisé de délimiter ces différentes images. Dans sa pratique créationniste,
Diego donne des exemples abondants des images doubles. Ces images ont en commun
une relation ironique entre les deux termes qui se traduit souvent par une certaine
incohérence sémantique. Il y a donc du sens neuf en quantité variable selon le dégré de
tension (on peut rappeler sur ce point le fameux texte de Reverdy : « Plus les rapports
de deux réalités raprochées sont lointains et justes, plus l’image sera forte »).
20 Si nous prenons l’exemple suivant :

(Limbo, p. 119)

21 les deux substantifs en accolade se remplacent mutuellement par combinaison, mais les
deux sont présents (d’où une certaine perte d’originalité, d’étonnement). Mais il ressort
que les aspects visuels et sonores de chaque signifiant, s’ajoutant aux signifiés, seront
attribués à l’autre et réciproquement : de même que les violons volent les insectes
jouent de leurs cordes.
22 De Manual de espumas est tiré cet exemple où le printemps est évoqué à la fois par les
enfants-jours qui jouent et par le vol des hirondelles en papier plié. On obtient ainsi des
enfants-hirondelles par contiguïté :

(Manual de espumas, p.77)


24

23 La fusion de plusieurs référents permet cette sorte d’évasion (c’est le terme qu’utilise G.
Diego), afin que chaque mot bien pressé distille des connotations diverses et insolites,
des sens nouveaux.
24 D’autre part, si l’image créationniste gomme souvent le sentiment au bénéfice d’un
certain ludisme ou jeu de devinette, elle ne préconise pas l’inhibition de l’émotion
esthétique, bien au contraire. La difficulté du décryptage de certaines métaphores ne
peut qu’accroître le plaisir du texte, même lorsqu’il n’y a pas de contiguïté sémantique
qui convienne aux deux réalités, car le but de l’image ne peut être l’incommunicabilité.
Dans cette « femme-paysage » du poème « Gesta », on crée par substitution et par
connexion de nouvelles « réalités » :
La mujer paisaje
desnuda como un circo
canta tardes antiguas
en las trémulas gargantas del ramaje
(Imagen, p.84)
25 On comprend que la cohérence n’est pas indispensable pour que surgisse l’émotion. Ici
la nudité de la femme renforcée par la métonymie « trémulas gargantas » contraste
avec l’habillement du paysage, le ramage. Il y a un ancrage spatio-temporel : il se situe
dans la nuit des temps et dans un lieu imaginaire, un cirque, lieu où s’exhibe une
certaine nudité des corps. Avec le syntagme « canta » se complète la mise en scène, le
chant prêtant son harmonie au paysage. L’arbitraire de la juxtaposition n’est
qu’apparent et obéit en fait à un lent travail de recherche.
26 Le titre même de son premier recueil, Imagen, n’est pas fortuit, puisque l’on s’aperçoit
que le poète fait souvent appel à des techniques audio-visuelles. Ses images déploient
ce qu’on appellerait un fort degré d’iconicité, en créant l’illusion de réalité, comme au
cinéma les images (purement lumineuses) produisent cette même illusion. Ainsi, les
rives du fleuve vues sur le bateau en mouvement : « Las márgenes se nos van./Bello
alarde de cinema./Un remolino de hélice/nos va a tragar... Rema. Rema. » (Id. p.28). Ou
encore ce travelling où le moi énonciateur s’identifie à la caméra qui filme : « Como si
fuesen serpentinas/voy desenrollando las callejas antiguas » (« Carnaval », p.97).

La brièveté de l’image
27 On constate que la métaphore créationniste est brève. Sur cet aspect G. Diego tresse
une théorie, qu’il appelle « micropoética de la Mínimas y de las Máximas »12, consistant
à conceptualiser une image par le mot, un mot (ce qui n’est pas nouveau en poésie), car
l’image n’existe pas sans le mot : l’image s’appuie sur le mot, comme un condensé
minimum d’esthétique. Créer une image consiste à viser d’emblée l’essentiel du signe,
support du sens, mais avec un minimum des mots. G. Diego affirme que « l’essence
poétique doit être brève ». Cette théorie paraît s’inspirer, en partie au moins, du
conceptisme poétique des grands auteurs du XVIIe espagnol (« Más obran quintas
esencias que fárragos », écrivait Β. Gracián). Le critique A. Leo Geist13 le signale
également : « La greguería anticipa el uso exuberante de la metáfora en la lírica y tal
vez se podrían buscar sus orígenes en el conceptismo del siglo de oro, en particular de
su filosofía de lo breve y de la ironía »14.
28 G. Diego prétend que le poète n’a pas la même fonction que le philosophe : « El poeta
trabaja con los átomos, mientras el filósofo observa los astros. Si se cambian los oficios
25

ambos desbarran deliciosamente »15. La métaphore est l’atome des idées ; c’est la
métaphore qui produit la magie dans les idées et c’est la forme brève qui convient le
mieux à l’expression de cette magie. Nous sommes donc très près de la greguería. En
effet, la grande majorité des images de Limbo et d’Image peuvent se lire comme des
greguerías. A ce propos, A. Leo Geist ajoute : « Se supera la realidad desmenuzándola, se
la subvierte triturándola. El propio concepto de disolución apunta asimismo a la
reducción a los mínimos elementos componentes » (Ibid, p.144).
29 Il s’en suit une appréciable parenté de l’image créationniste de Diego avec la greguería.
Comme celle-ci, elle est brève, concise et porte une forte dose d’ironie ; elle a en outre
souvent une structure ternaire :
Y bajo un gran manzano
el que nunca tocó senos de mujer
sopesaba los frutos con sus manos
(« Limbo », p.104).
30 Elle possède l’association irrationnelle, les jeux des mots, la paronomase, les
métathèses, la création des mots, mais aussi le dépouillement de tout mot inutile,
l’économie d’adjectifs, etc. En voici un exemple tiré de Limbo : « La lluvia tiembla/como
una oveja » (poema « Frío », p.121).
31 L’intérêt de la greguería est précisement d’évoquer le plus en utilisant le moins. Dans
l’image qui suit, le verbe fait l’économie des substantifs, tels que « teclas » ou encore
« dientes » : « Y aquí en mi corazón/se ha cariado el piano » (poème « Ajedrez », p. 122).

L’hermétisme de l’image
32 L’image de G. Diego est souvent hermétique. Elle rend difficile le sens qui lie d’une
certaine façon la chaîne syntagmatique dans le poème. Autrement dit, on assiste à un
fort renversement isotopique. C’est la conséquence de l’image en liberté, des paroles en
liberté. L’interprétation et le décodage de nombre des images créationnistes est une
tâche qui s’avère en ce sens assez stérile. Le poète suggère d’ailleurs que le lecteur ne
passe pas son temps à vouloir en comprendre le sens. Ainsi nous présente-t-il ses
images à la façon des tableaux cubistes. Au lecteur de remettre les morceaux dans le
bon sens. La lecture d’un poème doit se faire comme la toile qu’on regarde ou la
musique qu’on écoute. Vouloir trouver partout des symboles n’est pas non plus la
bonne lecture : « Sí, hoy hay que inaugurar/el encendido símbolo sin símbolo » (Imagen,
p.132). Mais Diego n’abolit pas les symboles ; il faut d’abord se laisser porter par la
féerie des mots (comme l’avait déjà signalé Mallarmé), par l’allusion, la contemplation,
la rêverie.
33 On peut conclure ce paragraphe par le rappel de quelques règles poétiques simples que
Diego et Larrea mirent en pratique dans la revue Grecia à partir de 1919. La métaphore
doit être irrationnelle ; elle doit promouvoir la rêverie et éviter son rattachement à une
quelconque séquence logique. L’image doit rompre avec le contexte, éveiller, suggérer,
chercher l’autonomie et fuir les topiques.
26

Brève approche d’Imagen (1918-1921)


34 Le livre comprend trois sous-ensembles : « Evasion », « Imagen multiple » et
« Estribillo ». Le premier paraît un peu antérieur ; l’écriture correspondrait à l’année
1918, lorsque les premiers poèmes de V. Huidobro voyaient le jour à Madrid. Au début
de son livre, Diego rend hommage au poète Juan Larrea en transcrivant quatre vers de
ce dernier. C’est un texte qui exprime très syntétiquement l’essentiel de l’« image en
liberté », véritable pilier des créationnistes :
Mis versos ya plumados
aprendieron a volar por los tejados
y uno sólo que fue más atrevido
una tarde no volvió a su nido.
35 On notera ensuite une certaine vision « funambulesque » dans la contemplation des
objets, qui fait penser à La pipa de Kif de Valle Inclán, (publié en 1919, au moment où
Diego écrit Imagen). C’est le côté le moins original de Imagen : le rythme et la rime
« ludiques » font penser à la « copia », d’une certaine manière : « Ambos (Diego et Valle)
arrancan de un mismo planteamiento funambulesco de la rima e incluso en general del
verso, lo cual en última instancia tiene determinables orígenes en la singular tradición
conceptista española » (P. Aullón de Haro, op. cit., p. 286). Le caractère funambulesque
des vers doit-il se lire comme un genre parodique ? Valle Inclán offre peut-être un
indice dans « Clave » : « Hacer versos funambulescos/-Un purista diría grotescos- »16.
Mais les ressemblances s’arrêtent là ; la structure poétique et les thèmes de La pipa de
Kif n’ont que peu à voir avec Imagen.
36 Le dernier poème de « Evasion » s’intitule précisément « Creacionismo ». C’est une
exhortation à la création poétique, une véritable métapoésie de génération, avec ce
reproche adressé aux modernistes dans leur paresse :
¿No os parece hermanos,
que hemos vivido muchos años en el sábado ?
Descansábamos
porque Dios nos lo daba todo hecho.
(Ibid, p. 65).
37 C’est ici que Diego proclame le retour à la Genèse des mots, clin d’oeil sans doute à
Huidobro et à Larrea, qui avaient ouvert la brèche. Le premier poème de « Imagen
multiple », le plus long est, sans doute, le plus caractéristique du recueil. Dans les 17
poèmes de cette partie on retrouve les images les plus « osées » et extravagantes.
Plusieurs thèmes sont abordés dans chaque poème sans qu’on puisse établir un lien
sémantique quelconque. Le poète affirme d’emblée son intention : « No reflejo de algo,
sino apariencia, ilusión de sí propia. Imagen libre, creada y creadora » (Imagen, p.69).
38 Devant la difficulté de classer toutes ces images, nous les avons groupées en deux
catégories : celles qui se laissent déchiffrer et celles qui demeurent « hermétiques »,
selon l’expression de Diego lui-même. Prenons l’exemple du poème « Puerto Chico »,
dédié au peintre (avant-gardiste) Pancho Cossío17. L’apparente incongruité des images
s’atténue en partie si l’on regarde les tableaux du peintre de Santander à cette époque :
surtout ses marines et ses natures mortes (Bonitera, huile, 1922 et Veleros ou Bahía, huile,
1922). Il y est question des navires, des filets de pêcheurs et des « traînières
cántabras » :
De pie sobre las aguas los marinos
que han jurado los remos
27

los levantan al cielo


(Ibid, p.91)
39 Dans ce même poème on trouve des allusions au zodiaque avec sa part de hasard à
travers le trèfle à quatre feuilles. On notera la paronomase « hija - hoja », qui facilite
ainsi le jeu de mots de ce patron des marins qui « déflore » et « défleurit » en même
temps (en espagnol « desflora »), la « fleur » de sa fille :
Y la hija del patron
desflora las cuatro hojas
del trébol lanceolado de los vientos.
40 Les 16 derniers poèmes que l’auteur regroupe sous le nom de « Estribillos » prétendent
être une « innocente spontanéité involontaire », selon les propos du poète. Mais, après
lecture, nous avons l’impression d’entendre un hymne à la musique. Car toutes les
musiques sont représentées, en particulier celle de l’eau, « capaz de todas las
melodías » (p. 127), grâce à un registre étendu : « mar, lluvia, rocío, gota, fuente, río,
surtidor, líquido fértil », etc., et même « agua muerta », sous le paradoxal titre :
« Movimiento perpetuo ». Ce poème a attiré notre attention. Tous les référents
tournent autour des trois axes : l’espace naturel (« el agua muerta de la alameda »),
l’espace cosmique ou astral (« la luna »), et les objets triviaux (« rueda », « sombrilla »,
« sortija », etc.). Les trois axes correspondent aux trois séquences qu’on fait défiler
alternativement, mais dont le sens n’apparaît qu’au montage (voir poème en annexe).
Les blancs représentent ici des vrais « fondus enchaînés ». On nous raconte que l’eau
est morte parce que la roue du moulin ne tourne plus dans cette allée des peupliers. Le
titre prête à erreur, car le mouvement n’y est pas, si ce n’est dans la circularité des
objets représentés : « rueda », « sortija », « sombrilla », « luna ». Les oiseaux sont
métamorphosés en mendiants, ce qui ajoute un dégré supplémentaire de tristesse. Les
vers ont 8, 9 ou 11 syllabes dans leur majorité, formés de distiques avec rime en
assonance, ce qui confère au poème tout compte fait une forme classique, par la
structure binaire et par le rythme.

Un poème cubiste : analyse de « Frío »


41 C’est dans Limbo que G. Diego use le plus du procédé stylistique de la disposition
typographique. Ce procédé est signifiant au même titre que les mots. Les mots sont
placés par le poète dans des endroits stratégiques en fonction de l’effet esthétique
désiré. Sur cette base de l’impression visuelle, le poème peut alors ressembler à un
tableau cubiste. C’est dans ce sens que les créationnistes subirent l’influence des
peintres.
42 Décortiquer le poème « Frío » peut paraître le dénaturer, mais son art réside dans la
fantasie des ses images, ainsi que dans la place qu’elles occupent sur le papier blanc. Les
vers sont entrecoupés par des grands espaces blancs qui séparent les différents groupes
de mots. Chaque image est autonome et n’est signifiante qu’en elle-même, faisant de
l’isotopie générale un impossible galimatias. Pourtant le signifié « froid » distille son
sens dans ce poème en reliant les images. Ainsi « la pared inclinada » et la rivière, sont
iconiquement évoqués par les lignes en pente des vers (5-6-7) :
la pared inclinada
no se cae
(...) Hace tanto frío
que se abren las hojas
28

de los libros nuevos Mi mano


El río
43 La forme de l’expression est renforcée par l’impression graphique et iconique de
l’ensemble. Jetons à présent un « regard cubiste » sur le poème :

44 Le poème est formé de sept images dont les deux premières et l’avant-dernière se lisent
comme des greguerías. Dans « La lluvia tiembla/como una oveja », le sème de trembler
n’a de sens que si « lluvia » = « oveja » ; on saisit mieux le transfert dans le
« crépitement de la laine-eau ». Les trois termes de la comparaison qui suit : « frío »,
« hojas », « libros nuevos », peuvent s’associer de différentes façons, mais la logique ne
nous aide pas (cependant la froideur accompagne parfois les livres neufs). Deux images,
deux mots, forment les vers 8 et 9 : « mano » et « río ». Leur intérêt est crucial, car ils
donnent la clé du poème. Ils sont brefs et juxtaposés au centre du poème, mais séparés
par un très grand espace blanc. Cette distance peut évoquer la solitude de cette
campagne mais aussi celle de l’humain (« mi mano »). On observe en même temps que
« río » se charge, par une sorte de glissement sémique, du froid lu précédemment,
renforcé par la rime interne (« frío/río »). Mais comme entre les deux termes nous
avons « mi mano », la main finit par adopter la forme d’une rivière, image qui peut
paraître un peu surréaliste. Cependant elle est cohérente et significative : la main,
organe du sens du toucher, se glisse sur l’anatomie des corps et des objets, comme la
rivière le fait sur la terre.
45 La sixième image (vers 10 et 11) est encore une greguería : « Aquella cabeza se desinfla
silbando ». Ici, métaphore, métonymie et ironie se conjuguent en quelque sorte à parts
égales. Quant à la dernière image, la reprise de l’énonciateur par le déictique « mis »
nous pousse à penser que le « moi » s’est métamorphosé en livre, ou peut-être en
arbre : « mis hojas ». Enfin, entre les feuilles tombe « une larme morte », fluide dégagé
par le corps (froid), ainsi associé au froid.
46 Il reste que l’enchaînement sémantique est ténu et, au-délà du descriptif, on est obligé
d’aller chercher les connotations à la base même des signifiants et de leur
environnement audio-visuel et sonore. Dans « Frío » on trouve au moins quatre axes
sémantiques distincts, à peine réliés par « mano » et « río », avec leur blanc (silence)
29

intermédiaire. La lecture que nous proposons ne consiste pas à reconstruire une


histoire, mais à chercher l’émotion dans chaque mouvement symphonique ; parfois on
voit sourdre un effet de sens nouveau, car la lecture poétique n’est jamais achevée.
47 D’un point de vue plus iconique, calligramatique, « Frío » présente de l’intérêt. Tous ces
vers sont brisés en escalier descendant. On peut le lire comme une rivière qui descend
de la montagne, puisque le contexte y est. Bien qu’on soit loin des idéogrammes lyriques
de G. Apollinaire, la lecture devient une sorte de contemplation de tableau. La poésie
est donc plus visuelle qu’auparavant. Ainsi nous pourrons « voir » dans ce poème les
lettres ressembler à la pluie qui tombe, et/ou à des feuilles poussées par le vent
d’automme, par exemple. Tout ceci baigne dans une atmosphère de froid : froid de la
nature, froid du corps (nommé par « mano » et « cabeza »), froid intérieur ou solitude
du « moi » : « entre mis hojas/una lágrima muerta ».
48 Si le message final a pour but de nous parler de la solitude du « moi », tout y est mis à
contribution. Un « moi » brisé comme la structure des vers, comme un mur incliné
(vers1), comme la pluie qui fait trembler la brebis (vers 3-4), comme la tête dégonflée
(vers 10-11), ou la larme morte (vers13-14). Tout pousse à des degrés différents à une
profonde solitude.

ANNEXES

POSIBILIDADES CREACIONISTAS (extraits)


El cubismo, secta pictórica que, al menos en teoría (la práctica m'échappe), me parece
admirable...
La imagen: el factor esencial de emoción, de tan difícil aleación en las nuevas fórmulas
cerebrales [...] «instrumento único [...] célula primordial e íntegra. Pero la imagen aún
no es la música, aunque sea el camino para ello.

Les types d'images proposées par G. Diego

1° Imagen directa, esto es la palabra. La palabra en su sentido primitivo, ingenuo, de


primer grado instintivo, generalmente ahogado en su valor lógico, de juicio, de
pensamiento. [...] la palabra «Tierra», en los labios abiertos del vigía descubridor de
América fue el más emotivo de los poemas, la más encendida de las imágenes. Pero es
ya difícil desnudar a las palabras ya tan resabidas. Sólo los niños, algunos poetas del
pueblo y nuestros creacionistas, por su pureza de intención y su ausencia de ilaciones,
logran ocasionalmente el milagro.
2° Imagen refleja o simple, esto es la imagen tradicional estudiada en las retóricas. La
imagen evoca al objeto aludido. [...] Terreno explorado y agotado. El poeta moderno,
30

para una imagen simple y nueva, tiene que usar cien viejas para renovar las que han
perdido ya toda su eficacia.
3° Imagen doble. La imagen representa, a la vez, dos objetos, contiene en sí una doble
virtualidad. Disminuye la precisión, aumenta el poder sugestivo. Se hallan aisladas en
los clásicos; los creacionistas las prodigan constantemente.
4°, 5°, etc. Imagen triple, cuádruple, etc. Advertid cómo nos vamos alejando de la
literatura tradicional. Estas imágenes que se prestan a varias interpretaciones, serían
tachadas desde el antiguo punto de vista como gravísimos extravíos, de ogminosidad,
anfibología, extravagancia, etc. El creador de imágenes no hace ya prosa disfrazada;
empieza a crear por el placer de crear (poeta-creador-niño-dios); no describe,
construye; no evoca, sugiere; su obra apartada va aspirando a la propia independencia,
a la finalidad de sí misma...»
Imagen múltiple. No explica nada; es intraducibie a la prosa. Es la Poesía, en el más
puro sentido de la palabra. Es también, y exactamente, la Música, que es
substancialmente el arte de las imágenes múltiples; todo valor disuasivo, escolástico,
filosófico, anecdódico, es esencialmente ajeno a ella. La Música no quiere decir nada (a
veces parece que quiere; es que no sabemos despojarnos del hombre lógico, y hasta a las
obras bellas, desinteresadas, les aplicamos el por qué). Cada uno pone su letra interior a
la Música, y esta letra imprecisa varía según nuestro estado emocional. Pues bien: con
palabras podemos hacer algo muy semejante a la Música, por medio de las imágenes
múltiples.
Por supuesto, estamos muy lejos de pretender esa imitación estúpida, esa competencia
en el placer meramente orgánico, buscada por las escuelas del verso sonoro, isócrono y
bailable. Para rivalizar con ella, hemos de valemos de nuestros propios medios, si no
queremos caer en el ridículo. Es evidente la posibilidad teórica de esta realización. Ha
de ser, empero, costoso en la práctica aceptar a vaciar nuestras emociones en estos
moldes diáfanos, impalpables...»
Gerardo DIEGO,
Cervantes, octubre de 1919.

FRÍO

La pared indinada

no se cae

La lluvia tiembla

como una oveja

Hace tanto frío

que se abren las hojas

de los libros nuevos

Mi mano

Brío

Aquella cabeza
31

se desinfla silbando

Entre mis hojas

una lágrima muerta

Limbo, in Poesía de creación,


Barcelona, Seix Barrai, 1974

MOVIMIENTO PERPETUO

No canta el agua en la rueda


que se murió en la alameda

La luna abro la sombrilla


camino de la alameda

La sortija La sortija

Dame la mano dice mi hija

El agua muerta no canta


La luna llora en mi garganta

Todos los pájaros piden limosna

En mi garganta rueda la rueda


El agua muerta en la alameda

El agua ha muerto hija


La enterrarán en una sortija

Imagen, Madrid, Aguilar, Col. Crisol, 1987

NOTES
1. « Vicente Huidobro y el creacionismo », Cosmópolis, n°1,1919, p.68-73.
2. Ultraísmo, existencialismo y objetivismo en literatura, Madrid, Guadarrama, 1968, (p.53-54). Cet
essai de De Torre est écrit après son ouvrage de référence Literaturas europeas de vanguardia,
Madrid, 1925. Le grand théoritien de l’ultraïsme espagnol est revenu sur la polémique Huidobro -
Reverdy et leur paternité du mouvement, dans presque toutes ses études (et plus spécialement,
dans Tres conceptos de la literatura hispanoamericana, Buenos Aires, Losada, 1963).
3. De Torre, op. cit., pp.80-81. Voici les éditions des trois recueils créationnistes de Gerardo
Diego : Imagen (Poemas) (1918-1919), Madrid, Impr. Gráfica Ambos mundos, 1922 : Limbo
(1919-1921), Las Palmas, El Arca, 1951 : Manual de espumas, Madrid, Impr. Ciudad Lineal, 1924.
Editions utilisées : Imagen, Madrid, Aguilar, col. « Crisol », 1987. Limbo, dans Poesía de creación,
Barcelona, Seix Barrai, 1974. Manual de espumas, Madrid, Cátedra, ed. de M. Arizmendi, 1986.
« Limbo », au départ, n’était qu’un poème dédié aux ultraïstes de Grecia. Le poète réunit ensuite
24 poèmes ne faisant pas partie de Imagen. « Limbo es como un apéndice o paralipómenos de
Imagen : « No sé por qué no incluí en Imagen varios poemas publicados o inéditos » (G. Diego, dans
Versos escogidos, Madrid, Gredos, 1970, p.33).
4. « Problemas teóricos y estética experimental del nuevo lirismo », Cosmópolis, n° 32, 1921. On a
l’impression que G. de Torre avait maille à partir avec Huidobro. Il était très gêné de devoir
reconnaître son rôle de pionnier de l’avant-garde. Ainsi écrit-il : « Tanto el conocimiento como el
32

influjo de Huidobro, quedaron diluidos como uno más, entre otros que planeaban al comienzo del
decenio de 1920. De hecho, solamente y en sus comienzos se declararon deudores de la lección
huldobriana dos poetas surgidos con el ultraísmo : Juan Larrea y Gerardo Diego » (Ultraísmo..., op.
cit., p.55-56).
5. Andrés Soria Olmedo, Vanguardismo y crítica literaria en España, Madrid, Istmo, 1988.
6. « Posibilidades creacionistas », Cervantes, Madrid, oct. 1919, pp. 23-28. « En torno a Debussy »,
Revista de Occidente, Madrid, XV, 1926, p. 394-401. Et « Devoción y meditación de Juan Gris », Ibid,
XVI, 1927, pp.160-180.
7. Espejo de agua, Buenos Aires, Orion, 1916 et Madrid, 1918. Horizon Carré, Paris, Paul Birault, 1917.
Poemas árticos, Madrid, Impr. Pueyo, 1918.
8. Cornet à dés, Paris, Gallimard, 1917. (Citations par l’édition de 1945).
9. Literaturas europeas de vanguardia, Madrid, Caro Reggio, 1925, pp. 104-105. Le chap. Il est
consacré au créationnisme. De Torre salue le très original Cornet à dés qui contient, dit-il, en
essence toutes les idées fondamentales du cubisme et de sa filiale, le créationnisme (p. 105).
10. Dans les deux derniers titres (posthumes du créationnisme), Diego reprend une esthétique
qu’il croyait sans doute trop vite oubliée. Ceci explique qu’en 1974, il publie encore des poèmes
écrits entre 1920 et 1930, dont les très connus : « Metamorfosis », « Valle Vallejo », « Hablando
con Vicente Huidobro », etc.
11. « Posibilidades creacionistas » art. cit., p. 23.
12. « Mínimas », dans Meseta, n° 1, enero, 1928.
13. Op. cit. p.31.
14. « Gerardo Diego da expresión al gusto por lo pequeño, prevalente durante la época, en una
serie de « mínimas estéticas » que él contrasta con las máximas morales. Las mínimas toman la
forma de lo que definen, es decir constan de una o dos frases sobre un sujeto pequeño » (A. Leo
Geist, op. cit., p. 143). Et un peu plus loin il affirme le « carácter revolucionario o subversivo de la
pequeñez » (op. cit. p. 144), toujours à propos de l’image de G. Diego. Pour sa part, P. Aullón de
Haro, n’a pas manqué de faire le rapprochement avec le haiku japonnais, dont les liens formels
avec la greguería sont évidents : tous les deux (écrit P. Aullón de Haro) ont en commun une
économie des moyens expressifs, et une capacité de saisir l’ironie, le subtil et le fragment (op. cit.,
pp.260 et ss).
15. « Mínimas », art. cit., p.5.
16. La pipa de Kif, Madrid, Espasa Calpe, 1964, p. 110
17. Francisco Gutiérrez Cossío, dit « Pancho », est né à Pinar del Río (Cuba), en 1894. Fils de
parents espagnols, il vient vivre en Espagne étant encore enfant. Il fait les Beaux Arts à Madrid en
1914, et expose pour le Salon des Indépendants à Paris, en 1923, avec un abstrait. Il travaille à côté
des peintres avant-gardistes de Paris et sympathise avec les cubistes. En 1932 il décide de rentrer
en Espagne et change de style : retour à la tradition. Il cultive le portrait (La madre del artista,
1942), mais surtout les natures mortes et les marines « dont la transparence et fluidité
témoignent d’une grande liberté d’expression » (Dict. de peinture espagnole et portugaise, Larousse,
1989). Diego connut Cossío vers 1920 et fut très touché par l’exposition de Cossio à l’Ateneo, en
avril 1921 (tableau « Traineras » très remarqué par la presse locale). Plus tard, Diego sera en
possession de « Veleros » de Cossio). G. Diego vit quelque temps à Paris et fait la connaissance des
peintres cubistes. Il connut vers 1922 un autre peintre « cantabrique », très authentique
représentant du cubisme espagnol. Il s’agit de Maria Blanchard, qui vit à Paris dès 1910, et qui
aura sur le poète une grande influence : « Largas conversaciones con V. Huidobro y Juan Gris, y
además con María Blanchard, Léger y otros artistas, críticos y poetas en el París de aquel año
hicieron posible que yo aprendiese cuanto necesitaba (...) Los rapports, las gradaciones desde el
tema u objeto de la naturaleza hasta su transfiguración en unidad y calidades autónomas
plásticas y cromáticas ya en sentido abstracto, ya por el contrario concretador si se partía de lo
geométrico, me abrían cada día inéditas perspectivas que luego en la paz feliz de la playa
33

cantábrica encontraban su armoniosa poetización », Introduction a Versos escogidos, Madrid,


Gredos, 1970.

AUTEUR
LIDIO J. FERNÁNDEZ

Université d’Orléans
34

Le surréalisme chez Rafael Alberti :


de Sobre los ángeles a Sermones y
moradas
Une poésie de la succession

Zoraida Carandell

1 La critique a souvent parlé de Sobre los ángeles comme d’un chef-d’œuvre du surréalisme
espagnol. Pourtant, Alberti a dénié l’influence du surréalisme sur son œuvre. Tout au
plus a-t-il admis que « la cosa estaba en el aire ».
2 Ce qui est certain, c’est que la fin des années vingt représente un tournant important
dans sa poésie. Comme Lorca, Alberti se démarque du vers traditionnel et il l’indique
dans La arboleda perdida :
Ya el poema breve, rítmico, de corte musical, me producía cansancio1.
3 Sous l’influence de Góngora, il crée dans Cal y canto « una poesía de pintor, plástica,
lineal, de perfil recortado ». Cette poésie, « sometida a las presiones y precisiones más
altas » est aussi conceptuelle que travaillée.
4 Pression et précision se relâchent lentement dans Sobre los ángeles. Du poème liminaire,
« Entrada », en tercets d’heptasyllabes, aux vers libres et longs de la fin du recueil, Sobre
los ángeles repense le travail poétique et en amplifie les formes. Sermones y moradas
consacre ce passage du « vers » du chant à la « prose » du sermon, du coffre de cristal
au cri illisible.
5 « Llegué a escribir a tientas, con automatismo no buscado ». De son propre aveu,
l’Alberti de Sobre los ángeles devient « hôte des brouillards » ; dans Sermones y moradas, il
va se confier à cet « automatismo no buscado ». Si écriture automatique il y a, elle n’est
sans doute pas une finalité artistique, mais un moyen transitoire d’expression poétique.
6 En effet, cette écriture est le signe d’une crise intérieure. Dans Sobre los ángeles un
« cuerpo deshabitado » chante l’âme détruite. Il ne reste plus, dans le « Sermon de las
cuatro verdades » que des sermons et des demeures : le sujet poétique est absent de la
35

« garganta desposeída del don entrecortado de la agonía ». La conscience de poète est


disparue, mais la main continue d’écrire.
7 Sobre los ángeles, mais surtout Sermones y moradas montrent que l’écriture automatique
d’Alberti naît d’un renoncement et d’une fragmentation du moi, mais crée une
surréalité. Pour l’expliquer, le lecteur rassemble les fragments de sens. Mais cette
lecture « associative » ne saurait rendre compte d’une écriture dont la caractéristique
fondatrice est la fragmentation. D’où le besoin d’une lecture « dissociative » qui
permette de lire ces poèmes d’Alberti tels qu’ils sont écrits. Mais à elle seule, elle ne
saurait expliquer une écriture : ce n’est que dans la « succession », temps et espace
verbal, que cet « automatismo no buscado » trouve sa signification.

La crise du sujet poétique : figures du dédoublement,


fragmentation de l’écriture
¿Qué hacer, cómo hablar, cómo gritar, cómo dar forma a esa maraña en la que me
debatía, cómo erguirme de nuevo de aquella sima de catástrofes en que estaba
sumido ? Sumergiéndome, enterrándome cada vez más en mis propias ruinas ;
tapándome con mis escombros, con las entrañas rotas, astillados los huesos2.
8 La crise du sujet poétique n’est jamais chez Alberti tentation du silence. Le poète se
pose toujours le problème du « comment parler », ce qui suppose un combat intérieur.
Le sujet poétique se découvre autre et devient l’instrument de sa propre torture.

Figures du dédoublement

9 La figure de l’ange surgit dans Sobre los ángeles comme une émanation du moi, à la fois
obstacle et médiation. En combattant l’ange, le poète découvre en lui « irresisitibles
fuerzas del espíritu, moldeables a los estados más turbios y secretos de mi
naturaleza »3. L’ange albertien, selon la définition de Jung est « la remontée, dans la
conscience, de quelque chose de nouveau qui se lève des profondeurs de
l’inconscient »4. L’ange est l’inconnu et le nouveau des surréalistes. Le sujet poétique
crée des nuées d’anges dont il devient la victime :
Viento contra viento.
Yo torre sin mando, en medio5.
10 Le sujet poétique est l’instigateur et la victime des forces de son esprit. Il a donné à
l’ange sa puissance d’extermination et en est vaincu. Il ne peut désormais parler que de
sa propre destruction et cette parole ressemble à une « dictée de l’inconscient » : tour à
tour violence et renoncement, elle est la médiatrice d’une force supérieure.
11 Cette défaite du sujet poétique donne à Sobre los ángeles une tonalité élégiaque. Le
« cuerpo deshabitado » pleure la mort de l’âme comme dans « Visita » :
Humo. Niebla. Sin forma,
saliste de mi cuerpo,
funda vacía, sola.
12 Sermones y moradas renouvelle cette même plainte : « mi alma es sólo un cuerpo que
fallece por fundirse y rozarse con los objetos vivos y difuntos »6. Il n’y a plus de sujet
poétique, il ne reste qu’une sensation, et celle-ci, dans un poème comme « 5 » est
entièrement émoussée7. Or la sensation va devenir l’unique forme de témoignage, le
seul filtre du souvenir.
36

13 Dans le poème liminaire de Sermones y moradas, le sujet poétique n’exprime que la


douleur : « en frío » est repris par « enfriado », « rompehielos », « tinaja muerta de
frío » ; face à ces notations, « ardiendo », « candelas heladas » font de ce poème une
série de sensations contraires. D’autre part, ce poème se caractérise par l’obscurité.
« Asediado por tres vahos nocturnos » dans la « Penumbra » d’une « superficie
demasiado refractaria a la luz », le sujet poétique est aveugle et impuissant.
14 Il se manifeste seulement par « el arañazo », et le cri. Il n’est plus que « una garganta
casi desposeída ya del don entrecortado de la agonía » et « el horror de unos ojos
parpadeantes ». Ceci nous permet de comprendre le dualisme d’Alberti. Le sujet
poétique n’agit pas, il subit les atteintes du « subterráneo ángel de tinieblas ».
15 La « mort » de la conscience poétique transforme le problème de l’expression en
problème de la perception. De la même manière, elle renvoit à la gorge, aux yeux, mais
surtout à la main le problème de l’écriture. Comme dans l’écriture automatique, la main
se fait tout entière objet. C’est en ceci qu’Alberti retrouve les surréalistes.
16 Nous allons voir à présent que cette écriture ne se contente pas de dire la destruction
du moi. Elle crée également un monde détruit, une « surréalité ». Cette « surréalité » se
compose de débris, elle est fragmentaire. Mais surtout, elle rompt toute hiérarchie
entre les objets, nous fait perdre les repères permettant de les reconnaître.

Fragmentation et confusion

17 Dans la mesure où l’écriture automatique émane d’une crise du sujet, elle se caractérise
par sa fragmentation. A la fin de Sobre los ángeles, il ne reste parmi les décombres que
unos ojos perdidos,
una sortija rota,
o una estrella pisoteada.
18 Ces trois vers sont les plus courts de « Los ángeles muertos ». Ce sont les seuls souvenirs
d’une réalité antérieure, et celui qui les a vus n’a que le souvenir de leur apparence ;
par rapport aux vers de plus de vingt syllabes qui suivent, ce sont des fragments de
sens. Les vers restants décrivent un monde déjà détruit, qui est « debajo de la gota de
cera que sepulta la palabra de un libro », comme dans le « Sermon de las cuatro
verdades ».
19 C’est cette même infra-réalité que l’on retrouve dans le poème liminaire de Sermones y
moradas. Ce poème montre un « sótano por dentro », à travers des vers indistincts. Le
poème en prose consacre une réalité nouvelle et enterre la bague, l’étoile et les yeux
des « anges morts » dans la fosse commune des autres objets. La destruction du moi
devient destruction du monde, et destruction du vers. Le vers court est noyé dans le
vers long, dans une écriture d’où le sujet s’absente, et où nous perdons nos repères. Il a
cessé de distinguer l’objet de notre recherche de ceux qui le cachent à notre vue.
20 A travers ces deux poèmes demeure, identique, l’interpellation ; « Buscad, buscadlos »,
dans « Los ángeles muertos » est repris dans le « Sermon de las cuatro verdades » par
cet « autrui » au pluriel que le sermon apostrophe. Ces impératifs sont un appel à
chercher à distinguer, parmi les objets, l’objet poétique par excellence. La « trouvaille »
surréaliste ne tire sa beauté que de l’ordinaire qui l’entoure : « una rosa es más rosa
devorada por las orugas... »
37

21 L’écriture automatique du « Sermón » noie l’objet surréaliste au bénéfice d’une


surréalité. Le poème en prose crée une substance « indistincte » où se confondent les
objets ; dans le « Sermon de las cuatro verdades », une étoile se dilue, comme le poisson
soluble de Breton : « Una estrella diluida en un vaso de agua devuelve a los ojos el color
de las ortigas o del ácido prúsico ». Le surréalisme, comme le montre Alquié8, est
fluidification : les montres molles de Dalí perdent leur solidité. Il en est de même pour
l’étoile dissoute dans le vers d’eau. Seulement, nous assistons chez Alberti à une
solidification des objets ; la mer elle-même est figée dans l’« engrudo ». Cette
solidification est une mort lente des sens, elle est le signe d’une crise poétique, et non
d’une trouvaille heureuse dans l’écriture automatique. Les sens sont abasourdis par ce
monde congelé, il ne leur reste que la douleur, et pire encore, le « desánimo ».
22 L’étoile agit ici comme un talisman : mais elle épuise son pouvoir, elle est absorbée par
ce « mar de engrudo », engloutie dans la masse informe dont elle ne se distinguera plus.
Les objets ne résistent pas à ce mouvement qui les confond avec les autres ; à peine
sont-ils nommés qu’ils disparaissent. La confusion est ici une forme d’oubli.
23 La difficulté, pour le lecteur, consiste à déchiffrer ce langage où il n’a jamais les mêmes
repères ; il trouve l’étoile, mais la perd aussitôt par une opération chimique. Les images
des objets sont aussi fuyantes que leur évocation : nommés une seule fois, oubliés
désormais.
24 La lecture est alors cette entreprise de « distinction », en quête de la bague cassée,
l’étoile foulée aux pieds, en réponse aux injonctions du « Buscad, buscadlos ». Le tout
est de savoir si le lecteur peut être à la fois le légataire et l’exécuteur du sujet poétique
absent ; entreprise de reconstitution d’un texte « illisible », la lecture est alors
« associative » : elle repère des fragments de signification et seulement après elle se
donne des outils d’analyse.

La lecture associative
25 « Siempre hay cielos reacios a que las superficies inexploradas revelen su secreto ».
Sermones y moradas s’offre à nous comme un texte à déchiffrer. « El sermon de las cuatro
verdades » — qui est l’incipit du recueil et qui est un poème clé9 — se veut la révélation
de « lo que es un sótano por dentro ». Il s’adresse à « los que hayan oído, tocado, y
visto » ; en effet, la révélation n’est pas ici connaissance. Seul celui qui a perçu peut
savoir : Le souvenir transforme la perception en « verdad ». Pour déchiffrer ces
« cuatro verdades », il faut répérer des signes en suspens, c’est-à-dire trier des
éléments comparables.
26 Il est possible de trouver différents « réseaux de signification ». Ces éléments peuvent
être ce que Riffaterre appelle des « accessoires »10. Il s’agit d’éléments référentiels se
rapportant à une réalité autonome et qui donnent un fil conducteur extérieur au texte.
Il arrive que cette réalité soit reflétée ou produite par le témoignage des sens, comme
nous l’avons déjà vu. L’accessoire est alors l’objet poétique recherché. Nous le
distinguerons des métaphores filées, qui ne trouvent pas de justification isolément,
mais par rapport à une isotopie. Elles donnent au texte un fil conducteur interne et
créent un code linguistique. En outre, la métaphore est la figure essentielle d’une
écriture de la confusion : elle abolit les différences entre les objets et les donne à voir
sous un même angle.
38

Lecture des accessoires

27 Les accessoires sont des fils conducteurs extérieurs au texte. Leur fonction première est
de fonder le texte par un renvoi au réel. « Merveilleux quotidien » ou « collage »11,
l’accessoire instaure un jeu de miroirs entre le langage et le réfèrent. Enfin, l’accessoire
rompt la cohérence du récit : il est le reliquat d’un univers antérieur.
28 L’intertextualité constitue un cas particulier d’accessoire. On peut penser que la
« rima » XLVII de Bécquer :
Yo me he asomado a las profundas simas
de la tierra y del cielo.
Y les he visto el fin o con los ojos
o con el pensamiento.
Mas ¡ay ! de un corazón llegué al abismo
y me incliné un momento,
y mi alma y mis ojos se nublaron
¡tan hondo era y tan negro !12
29 éclaire de manière intéressante le « Sermon de las cuatro verdades ». Mais plutôt
qu’elle ne l’éclairé, elle l’inscrit dans une tradition littéraire. Elle nous permet de parler
du « thème de l’abîme du moi » dans ce poème.
30 De façon plus imprécise, on peut parler ici de l’influence de l’Apocalypse de Jean : les
quatre chevaliers ou fléaux sont ici repris par les quatre vérités qui annoncent la
destruction totale du « sótano ». Cet intertexte a le mérite d’expliquer le ton impérieux
du texte, ainsi que son aspect prémonitoire — « yo os prevengo ». Dans le « Sermon de
las cuatro verdades », la vision ou révélation d’une destruction totale s’érige en
« verdad » et en objet d’une herméneutique.
31 Il est donc possible de repérer ces intertextualités, mais, en revanche, il est plus
difficile de donner une signification à ces observations. Parodiques ou non, ces
intertextes font appel à d’autres voix et leur renvoient la responsabilité de ce qui est
dit.
32 D’autres accessoires accentuent cette polyphonie énonciative. C’est le cas de
l’accessoire « Altamira » : en effet, au moment où Alberti a écrit Sobre los ángeles, il a
visité cette grotte qui va servir de modèle au « sótano por dentro ». Les peintures
rupestres ont été pour lui une révélation :
Parecía que las rocas bramaban. Allí, en rojo y negro, amontonados, lustrosos por
las filtraciones del agua, estaban los bisontes, enfurecidos o en reposo. Un temblor
milenario estremecía la sala13.
33 Dans la grotte sont enfermées ces peintures et leur force primitive. La grotte est l’image
de la force primitive du moi, et elle est en même temps un microcosme, avec un ciel et
un enfer, les images de la lutte et de la mort. Elle est, comme le « sótano por dentro »,
l’image d’un monde disparu. Elle constitue, en termes surréalistes, une trouvaille.
34 L’accessoire « Altamira » constitue une preuve externe de la vérité du « Sermon ».
Alberti fait sienne une démarche propre aux surréalistes et ce dès Sobre los ángeles, où
l’utilisation des accessoires va de pair avec la fabrication d’accessoires nouveaux.
35 Le poème « Expedición », dans la troisième partie de Sobre los ángeles, finit sur « Pero he
aquí a Eva Gundersen ». Le nom de cette jeune fille suédoise est un élément « réel » qui
vient contredire le poème. Eva Gundersen constitue la trouvaille, le « he aquí » la
39

montre, le « pero » fait un contrepoids entre la protase du poème et cette brève


apodose.
36 Or, dans Sermones y moradas, le poème « Morada del alma que espera la paz » finit sur
« Mas he aquí la paloma 948 ». La syntaxe de cette phrase, c’est-à-dire sa position dans
le poème et sa formule : conjonction adversative + présentatif, fait de « la paloma 948 »
un accessoire comparable à « Eva Gundersen ». Nous sommes face à un cas de
fabrication d’accessoires. « La paloma 948 » répond ici à « un batallón de ángeles » ; elle
est le concret, doublement défini par un article et un chiffre. Cela dit, « La paloma »
apporte dans le poème surréel un réel inventé, qui est déjà transfiguré par l’invention
d’une colombe qui fait partie d’un bataillon. « La paloma 948 » est une trouvaille
fabriquée qui distingue dans le poème deux stades de « réalité » : la surréalité du
combat contre les anges, et la réalité représentable et définie de la colombe.
37 Les accessoires constituent donc un fil conducteur externe au texte ; ce sont des
éléments importants, des renvois au réel, mais ils ne rendent pas compte de la
structure du poème. En ce sens, l’étude des accessoires montre un écueil de la lecture
associative qui est de se limiter à repérer et à observer les phénomènes récurrents, sans
rendre compte de l’écriture automatique. Ils constituent, comme dans l’écriture
automatique, un renvoi au réel. Seuls les accessoires fabriqués deviennent partie
intégrante des métaphores filées.

Lecture « associative » des métaphores filées

38 La métaphore est la figure clé d’une poésie de la confusion. En effet, la métaphore


confond deux objets en une seule représentation : elle efface leurs différences. La
métaphore primaire définit entre deux objets une identité que le lecteur peut accepter.
Sans nous attarder aux différentes définitions que donnent de l’image les surréalistes
français, nous essaierons de la comprendre en fonction des rapports « justes et
lointains » qu’elle définit.
39 Dans le « Sermon de las cuatro verdades », la métaphore n’est jamais immédiatement
acceptable. Analysons par exemple cette phrase-ci : « Ayudadme a cavar una ola hasta
que mis manos se conviertan en raíces y de mi cuerpo broten hojas y alas ». Il est
difficile d’y trouver des métaphores au sens traditionnel. C’est pourtant une phrase
métaphorique ; en effet, elle suppose l’identité de l’eau — « ola » —, de la terre —
« cavar » —, et de l’air — « alas » — : ces trois éléments sont homogènes et ils se
retrouvent dans l’image de l’arbre. L’arbre est ici une métaphore de la main et du
corps : le mythe de Dafnis, qui est un mythe de captivité devient ici l’instrument de la
libération de l’âme poursuivie. L’arbre, comme le platane de Valéry, est une figure
aérienne et angélique. L’image du poète-arbre suppose donc l’équivalence de l’eau, de
la terre et de l’air.
40 Cette métaphore n’a de sens que par rapport à une isotopie. C’est là qu’intervient le
mécanisme d’» association d’idées », mais dans l’identité paradoxale des éléments.
L’association fonctionne par opposition de champs lexicaux et crée un effet de
surprise : ce que Riffaterre appelle la tension/contradiction de l’image14.
41 L’analyse des métaphores filées et des champs lexicaux du « liquide » et du « solide »
permet de mieux comprendre cette métaphore.
40

42 La métaphore maritime intervient dans le « sótano », là où elle est inattendue. Elle


contribue à créer cette surréalité en unifiant les objets dans une substance fluide. Il
suffit du mot « bucear » pour évoquer autre chose que la mimésis du réel. « Bucear »
donne au « sótano » une consistance onirique. Dans un premier moment, l’eau met en
contact les objets-épaves entre eux. La métaphore de départ est reprise dans « la
primera verdad » et sa pression augmente au fur et à mesure que l’on pénètre dans le
« sótano ». « Sumergir », « el mar », « los esqueletos de las algas », « los peces », « las
arenas de las costas », « una ola », « en medio del mar », « inundado de harina »
préparent la fin de la « Primera verdad » :
La derrota de aquel hombre que anduvo por el océano endurecido para ahogar sus
fantasmas y sólo consiguió que los moluscos se le adhirieran a la sangre y las algas
más venenosas le chuparan los ojos cuando la libertad empujaba hacia él,
comeándole desde el demonio más alto de los rompehielos.
43 La métaphore maritime se multiplie dans ce passage pour disparaître définitivement
après.
44 Mais quand la représentation de la mer cesse d’être accessoire et devient dominante, le
« solide » reprend le dessus : la mer est solidifiée en glace — « rompehielos » —, en
farine — « inundado de harina ». La métaphore maritime n’est reprise que deux fois par
la suite, grâce au mot « sumergirse ». Mais « sumergirse », dans la « segunda » et
« tercera verdad, » peut être l’équivalent de « fundirse » ou de « enterrarse ».
45 La métaphore brouille les repères entre le comparant et le comparé. Elle devient
syllepse : la mer endurcie et le « sótano » inondé créent, par cette syllepse, un négatif
de la réalité.

Négatif, déréalisation, et crise de la représentation

46 L’écriture automatique des surréalistes se veut en premier chef un « négatif » de la


réalité. Cette notion est chère à Reverdy, dans Les ardoises du toit, à Aragon, dans Feu de
joie. Tous deux lisent Lewis Carroll et voient dans Through the looking glass un négatif de
la réalité. Le « négatif » caractérise l’écriture automatique du tout début des années
vingt.
47 Le « sótano » est lui aussi une contre-réalité. Comme dans Yo era un tonto y lo que he visto
me ha hecho dos tontos15, où Alberti nous montre l’humanisation des choses et la
réification des hommes16, la syllepse donne au négatif une autonomie vis-à-vis de son
réfèrent et en fait un discours poétique à part entière.
48 La surréalité que crée l’écriture automatique est à la fois négatif du réel, et
déréalisation. Or la métaphore pousse à l’extrême cette déréalisation, comme dans le
cas de la métaphore marine que nous venons d’étudier : elle finit par s’abolir elle-même
et devient force destructrice. La métaphore filée albertienne confond le comparant et le
comparé dans une syllepse. Elle explore le fantastique verbal au-delà des limites de la
représentation. On ne se représente pas « papeles de estraza absorben los esqueletos de
las algas ». La préposition « de » sert ici de relation métaphorique. Elle dit l’association
syntaxique, mais la représentation dissociée.
49 La métaphore devient alors le lieu d’une fausse rencontre, et permet de comprendre
que la lecture associative ne doit pas être lecture d’un contenu. La mer, par exemple,
est l’accessoire indispensable à beaucoup de poèmes d’Aberti ; elle n’explique pas
41

l’écriture automatique. Et cela n’a pas de sens de chercher des métaphores filées pour
comprendre « de quoi » parle le texte, si ce n’est pour se le représenter.
50 Telle que nous l’avons faite, c’est-à-dire par réseaux de sens, et pour rendre le texte
représentable, la lecture associative se heurte au problème du non représentable. Partir
d’une lecture linéaire, et non d’une représentation que l’on reconstitue grâce à des
champs permet de poser le problème fondamental de l’écriture automatique :
l’éclatement et la désunion que nous avons tenté de reconstituer par une lecture
associative, mais dont seule une lecture « dissociative » peut rendre compte.

La lecture dissociative

51 La lecture dissociative ne cherche pas à reconstituer des fragments de signification en


réseaux d’images, mais à rendre compte de la linéarité du texte, à en étudier les
ruptures et l’arbitraire. Elle s’attache à la spécificité de l’écriture automatique, dénonce
la fausse unité de la syntaxe.
52 L’étude linéaire du poème montre l’extrême correction de la syntaxe.
Yo os prevengo que cuando el alma de mi enemigo hecha bala de cañón perfore la
Tierra y su cuerpo ignorante renazca en la torpeza del topo o en el hálito acre y
amarillo que desprende la saliva seca del mulo, comenzará la perfección de los
cielos.
53 Cette phrase est un modèle grammatical. On est frappé du respect des catégories
grammaticales, comme dans les « cadavres exquis » des surréalistes. On aurait pu avoir,
par exemple, « Hálito acre y perfección », mais on a « acre y amarillo », c’est-à-dire
deux adjectifs coordonnés, homogènes du point de vue grammatical, mais entièrement
hétérogènes quant au sens. Les phrases sont en outre souvent séparées de blancs. C’est
donc la phrase qui détermine l’espace visuel du souffle poétique, elle est l’unité
« strophique », quelle que soit sa longueur. Le lecteur a le sentiment que la phrase se
substitue à la strophe, et qu’elle constitue une unité tout aussi formelle. La phrase est
un nouvel arbitraire.
54 Il y a alors deux interprétations possibles d’une phrase de ce style ; soit elle a un sens,
qui n’est pas compatible avec la représentation. Dans ce cas-là, la syntaxe à elle seule
produit une signification et les seuls mots, dans leur assemblage, même fortuit, sont
porteurs de sens. L’aspect prémonitoire du « Sermon » corrobore cette interprétation.
Le « Sermon » propose un « scénario » qui peut être énoncé. C’est par conséquent un
scénario réalisable. Nous ne sommes pas encore capables de nous le représenter, mais
notre incapacité est peut-être transitoire. La « verdad » n’existe que par la parole, et
sur toutes les combinaisons possibles d’une phrase, il en est de vraies. Les autres sont
des unions absurdes de mots, non qu’elles ne disent rien, mais elles ne veulent rien
dire.
55 On peut également considérer que la syntaxe a ici un rôle parodique, et qu’en fait elle
est la caricature d’une « association » ; que ses liens ne sont à que pour mettre en
lumière l’hétérogénéité de ce qu’ils relient. Ce qui justifie l’idée de cette syntaxe-cage,
c’est l’importance des figures de captivité dans ce texte.
56 Ces deux esplications convergent dans l’aspect arbitraire de la phrase. La phrase
véhicule un pouvoir, non une représentation. La phrase crée la vérité, mais ce qui est
vrai, c’est la phrase et non ce qu’elle dit.
42

57 Ce point capital permet de comprendre pourquoi une analyse linéaire du « Sermon de


las cuatro verdades » est forcément une lecture dissociative quand elle s’attache au
sens des mots.
58 En effet, il nous semble que pour le lecteur, la phrase : « Porque no existe nada más
saludable para la arcilla que madura la muerte como la postrera contemplación de un
círculo en ruina » serait pratiquement la même si on remplaçait « más » par « menos »,
« saludable » par « agradable » ou « censurable ». Relisons : « Porque no existe nada
más censurable para la arcilla que madura la muerte como la postrera contemplación
de un círculo en ruina ». La différence est surtout visuelle et auditive, parce que les
signifiés sont dissociés. On remplace « sal- » par « cens- », ce qui donne une autre allure
à la phrase. N’oublions pas que pour Breton « les mots ne signifient pas d’après leur
sens, ils signifient d’après leur allure »17. Notre phrase dit le contraire de celle d’Alberti,
et pourtant elle semble pratiquement identique.
59 On constate dans d’autres poèmes le même phénomène. Par exemple, dans « Elegía a
Garcilaso » : « ¿Cómo hay luces que decretan tan pronto la agonía de las espadas si
piensan en que un lirio es vigilado por hojas que duran mucho más tiempo ? » aurait pu
être une affirmation du style « Porque hay luces... » A quelques mots et deux points
d’interrogation près. La question dit en substance la même chose que l’affirmation ; ce
qu’elle pose est de tout manière irreprésentable.
60 La dissociation dans toutes ces phrases est donc double : dissociation des mots entre
eux, dissociation du sens et de la forme. Ces phrases ne signifient pas, elles sont auto-
référentielles, expression d’une voix poétique qui se refuse à être comprise.
61 Ce poème n’est pas un texte. Il n’est pas possible d’en faire une lecture associative. Ce
poème pourtant est un discours ou, comme le veut Aragon, un « secret » : le secret n’est
pas un contenu18, mais la manière qu’a le discours de se développer, de « secréter ». Le
secret est le poème sans les repentirs de la plume, avec tous ses brouillons.
62 Dans le « Sermón de las cuatro verdades », l’écriture automatique est une archéologie
du texte. C’est un discours intérieur qui se livre tout entier, dans tous ses états, dans
l’ordre où il fut conçu, et qui est lui-même sa propre scolie. Il met en évidence l’écriture
dans sa succession.

Une poésie de la succession


63 La lecture « dissociative » permet de comprendre que la fragmentation du sens
caractérise l’écriture automatique. Les métaphores elles-mêmes ne peuvent être
représentées que par la succession des éléments mis en rapport. En effet, la volonté du
sujet s’absente d’une poésie de la succession, le sujet subit seulement l’impact de
sensations douloureuses. La poésie de la succession est d’abord un procès :
métamorphose des images dans leur succession. C’est aussi un mode d’écriture qui
subit l’influence du cinéma et qui se caractérise par sa rapidité.

La succession comme processus poétique

64 La poésie de la succession montre les images les unes après les autres. Il est impossible
de se représenter dans l’unité « papeles de estraza », qui est à la fois une synecdoque et
43

une métaphore. Tout ce que nous voyons, c’est « papeles » « de » « estraza », mais pas
l’unité « papeles de estraza ».
65 A l’inverse d’une poésie de l’instant, la poésie de la succession opère une
métamorphose des images. Si l’image chez Alberti se définit par un choc de
représentations, elle n’est pas tant métaphore (qui pose l’identité du comparant et du
comparé) que métamorphose.
66 En effet, l’image dans le « Sermón de las cuatro verdades » tourne autour de quatre
mots clés : « perder » « buscar » « devolver » « convertir ». L’image est transformation,
c’est pourquoi elle disparaît ; elle fait partie d’une poésie du temps où tout est muable.
La prémonition et le souvenir n’appréhendent, avec la seule aide des sens, qu’une
apparence des objets ; celle-ci est fragmentaire et successive.
67 Le poème n’est pas un instant, mais un procès ; il décrit « la conversion de unas manos
en cilicio ante el horror de unos ojos parpadeantes », mais ces mains et ces yeux sont
anonymes : ils sont séparés, autonomes, réunis seulement par un mouvement saccadé
qui est un signe de leur intermittence.
68 Ce processus de l’image est aussi celui du texte. Le poème fait son propre commentaire.
Il raconte son déroulement, nous montre le processus de sa création sans parvenir à un
résultat fini. Les « cuatro verdades » participent de cette écriture successive ; elles se
succèdent sans retour en arrière, ce qui nous fait dire que chacune d’entre elles
constitue une tentative nouvelle de « verdad » et joue le même rôle que la précédente.
Cette écriture irréversible subit l’influence, chez Alberti et chez les surréalistes
français, de la technique cinématographique.

Ecriture de la succession et « velocidad cinematográfica »


Perseguiría como un loco la belleza idiomática, los más vibrados timbres
armoniosos, creando imágenes que a veces en un mismo poema, se sucederían con
una velocidad cinematográfica, porque el cine, sobre todo, entre los múltiples
inventos de la vida moderna, era lo que más me arrebataba19.
69 Le poète fait sienne la technique cinématographique : les poèmes, séries d’images qui se
succèdent, ne sont pas achevés en eux-mêmes, ils prennent un sens par rapport à ce qui
les précède et à ce qui les suit. Ce sont parfois des tentatives nouvelles qui, se défiant du
« texte définitif », réécrivent sous un autre angle la même idée. Ceci explique notre
besoin de mettre en rapport les éléments d’un poème, mais montre qu’en associant ces
éléments, nous faisons du poème un « texte » avec une progression, alors que la
succession dans le poème rend indispensable la répétition des accessoires ou des
métaphores qui le constituent, non pour « tisser » des réseaux métaphoriques, mais
pour les rappeler à notre mémoire.
70 L’écriture automatique est tributaire de cette répétition dont Alberti exploite
l’efficacité dans Sobre los ángeles. Le poète est à trois reprises « Huésped de las nieblas ».
Ce titre répété donne trois possibilités successives de compréhension. D’autre part, la
figure de l’ange est elle-même successive : il n’y a pas un ange, mais un bataillon
d’anges qui sont autant d’attitudes successives de l’esprit. L’ange est exigence de
continuité, constatation d’une rupture. Il disparaît de Sermones y moradas où ne
demeure que le sentiment temporel et spatial de la succession, même si elle traîne
derrière elle ce qui l’a constitué.
44

71 Quand la succession est un mode d’écriture, elle va de pair avec un autre phénomène :
la vitesse. En effet l’écriture successive s’acharne après son objet : « perseguiría como
un loco la belleza idiomática ». Son caractère dominant est la rapidité. Celle-ci produit
un rythme qui lui donne sa dimension poétique. Cette même hâte dicte la lecture, et
celle-ci ne peut être à voix haute car elle excède le rythme de la parole.
72 La vitesse d’écriture est responsable de la longueur amplifiée du poème. Dès Sobre los
ángeles avec « Los ángeles de la prisa » :
Seis ascuas,
oculto el nombre y las caras,
empujándome de prisa.
73 Face à la crise du sujet poétique, deux attitudes sont possibles : le silence, et c’est
l’attitude de la conscience épuisée, ou la parole qui ne peut s’arrêter.
¡Paradme todo, un momento !
Nada.
No querían
que yo me parara en nada.
74 Cette précipitation de l’écriture est aussi un signe d’épuisement de la conscience
poétique : la parole effrénée rejoint ici le silence. Seulement elle met le lecteur à
l’épreuve. La vitesse de la lecture de poèmes comme le « Sermon de las cuatro
verdades » est considérable, impossible dans une lecture à voix haute. Sans s’attacher à
la signification, elle survole les signes, cherche des repères, trouve dans la phrase et la
« strophe » une unité de sens suffisamment précise, et considère le poème comme un
objet visuel. Elle est surtout sensible à un rythme d’écriture et l’adopte.

Conclusion
75 Contrairement à Sobre los ángeles, qui ne doit pas grand’chose au surréalisme, Sermones y
moradas est nettement influencé par ce courant. Le poème liminaire, le « Sermón de las
cuatro verdades » nous semble un exemple remarquable d’écriture automatique, à
condition d’admettre, comme Riffaterre, qu’il suffit qu’un poème ressemble à de
l’écriture automatique pour qu’on puisse le considérer comme tel. A partir de là, nous
avons essayé de déchiffrer ce poème d’après trois méthodes complémentaires : la
lecture associative des accessoires et des métaphores qui est une quête du sens et de la
représentation et qui se heurte au non représentable ; la lecture dissociative qui met
l’accent sur la fragmentation des images et du sens, même dans le sein de la phrase, car
celle-ci n’est pas représentable, mais auto-référentielle. Les images et le texte ainsi
produits sont partie intégrante d’une poétique de la succession. Cette poétique de la
succession pourrait sans doute rendre compte d’autres poèmes surréalistes, mais pour
des motifs différents. Les surréalistes cherchent à atteindre l’arbitraire grâce à
l’écriture automatique. Chez Alberti, l’écriture automatique est le moyen transitoire
d’expression que se donne un sujet poétique torturé pour répondre au problème du
« cómo hablar ». Cet « automatismo no buscado » ouvre pourtant une période poétique
d’Alberti que Poeta en la calle va confirmer, celle d’une écriture « impersonnelle » qui ne
s’accomplit pas dans la représentation.
45

ANNEXES

SERMÓN DE LAS CUATRO VERDADES


En frío, voy a revelaros lo que es un sótano por dentro.
Aquellos que al bucear a oscuras por una estancia no hayan derribado un objeto, tropezado
contra una sombra o un mueble; o al atornillar una bujía, sentido en lo más ítimo de las uñas el
arañazo eléctrico e instantáneo de otra alma, que se suelden con dos balas de piedra o plomo los
oídos.
Huyan los que ignoran el chirriar de una sierra contra un clavo o el desconsuelo de una colilla
pisada entre las soldaduras de las losas.
Permanezcan impasibles sobre los nudos de las maderas todos los que hayan oído, tocado y vista.
Van a saber lo que es un sótano por dentro.
La primera verdad es ésta.
No pudo aquel hombre sumergir sus fantasmas, porque siempre hay cielos reacios a que
las superfies inexploradas revelen su secreto.
La mala idea de Dios la adivina una estrella en seguida.
Yo os aconsejo que no miréis al mar cuando es enfriado por el engrudo y papeles de
estraza absorben los esqueletos de las algas.
Para un espíritu perseguido, los peces eran sólo una espina que se combaba al contacto
de un grito de socorro o cuando las arenas de las costas, fundidas en el aceite hirviendo,
volaban a cauterizar las espaldas del hombre.
No le habléis, desnudo como está, asediado por tres vahos nocturnos que le ahogan: uno
amarillo, otro ceniza, otro negro.
Atended. Ésta es su voz.
— Mi alma está picada por el cangrejo de pinzas y compases, candentes, mordidas por la
ratas y vigilada día y noche por el cuervo.
Ayudadme a caver una ola, hasta que mis manos se conviertan en raíces y de mi cuerpo
broten hojas y alas.
Alguna vez mis ascendientes predijeron que yo sería un árbol solo en medio del mar, si
la ira inocente de un rey no lo hubiera inundado de harina y cabelleras de almagra no
azotaran la agonía de los navegantes.
Ya podéis envaneceros de la derrota de aquel hombre que anduvo por el océano
endurecido para ahogar sus fantasmas y sólo consiguió que los moluscos se le
adhirieran a la sangre y las algas más venenosas le chuparan los ojos cuando la libertad
rempujaba hacia él, corneándolo desde el demonio más alto de los rompehielos.
46

La segunda verdad es ésta.


Una estrella diluida en un vaso de agua devuelve a los ojos el color de las ortigas o del
ácido prúsico.
Pero para los que perdieron la vista en un cielo de vacaciones, lo mejor es que
extiendan y comprueben la temperatura de las lluvias.
Al que me está leyendo o escuchando, pido una sola sílaba de misericordia si sabe lo que
es el roce incesante de una mano contra las púas mohosas de un cepillo.
También le suplico una dosis mínima de cloruro de sodio para morder los dedos que
aún sienten en sus venas la nostalgia del estallido último de un sueño: el cráneo
diminuto de las aves.
He aquí al hombre.
Loco de tacto, arrastra cal de las paredes entre las uñas, y su nombre y apellidos,
rayados con fuego, desde los vértices de los pulmones hasta las proximidades oscuras
de las ingles.
No le toquéis, ardiendo como está, asediado por millones de manos que ansian pulsarlo
todo.
Escuchadle. Ésta es su voz.
— Mi alma es sólo un cuerpo que fallece por fundirse y rozarse con los objetos vivos y
difuntos.
En mi cuerpo hubiera habitado un alma, si su sangre no le llevara, desde el primer día
que la luz se dio cuenta de su inutilidad en el mundo, a sumergirse en los contactos sin
eco: como el de una piedra dormida, contra la lana sórdida de un cobertor o un traje.
Voy a revelaros un asombre que hará transparentar a los espulgabueyes el pétreo
caparazón de las tortugas y los galápagos:
El hombre sin ojos sabe que las espaldas de los muertos padecen de insomnio porque las
tablas de los pinos son demasiado suaves para soportar la acometida nocturna de diez
alcayatas candentes.
Si no os parece mal, decid a ese niño que desde el escalón más bajo de los zaguanes
pisotea las hormigas, que su cabeza pende a la altura de una mano sin rumbo y que
nunca olvide que en el excremento de las aves se hallan contenidas la oscuridad del
infinito y la boca de lobo.
La tercera verdad es ésta:
Para delicia de aquel hombre a punto de morder las candelas heladas que moldean los
cuerpos sumergidos por el Espíritu Santo en el sulfuro de los volcanes, la agonía lenta
de su enemigo se le apareció en el légamo inmóvil de una tinaja muerta de frío en un
patio.
Vais a hacerme un favor, antes de que estallen las soldaduras de los tubos y vuestras
lenguas sean de tricalcina, yodoformo o palo de escoba: electrizad las puertas y
amarrad a la cola del gato una lata de petróleo para que la muchedumbre de los ratones
no cuente a la penumbra de las despensas la conversión de unas manos en cilicios ante
el horror de unos ojos parpadeantes.
47

Y como en las superficies sin rosas siempre se desaniman cascotes y ladrillos que
dificultan la pureza de las alpargatas que sostienen el aburrimiento, el mal humor y
cansancio del hombre, idlos aproximando cuidadosamente al filo de aquella concavidad
limosa donde las burbujas agonizantes se suceden de segundo en segundo.
Porque no existe nada más saludable para la arcilla que madura la muerte como la
postrera contemplación de un círculo en ruina.
Yo os prevengo, quebrantaniños y mujeres beodos que aceleráis las explosiones de los
planetas y los osarios, yo os prevengo que cuando el alma de mi enemigo hecha bala de
cañón perfore la Tierra y su cuerpo ignorante renazca en la torpeza del topo o en el
hálito acre y amarillo que desprende la saliva seca del mulo, comenzará la perfección de
los cielos.
Entre tanto, gritad bien fuerte a esa multitud de esqueletos violentadores de cerraduras
y tabiques, que aún no sube a la mano izquierda del hombre la sangre suficiente para
estrangular bajo el limo una garganta casi desposeída ya del don entrecortado de la
agonía.
La cuarta y última verda es ésta.
Cuando los cascabeles son mordidos por las sombras y unos pies poco seguros intentan
comprobar si en los rincones donde el polvo se desilusiona sin huellas las telarañas han
dado sepultura a la avaricia del mosquito, sobre el silencio húmedo y cóncavo de las
bodegas se persiguen los diez ecos que desprende el cadáver de un hombre al chocar
contra una superficie demasiado refractaria a la luz.
Es muy sabido que a las oscuridades sin compañía bajan en busca de su cuerpo los que
atacados por la rabia olvidaron que la corrupción de los cielos tuvo lugar la misma
noche en que el vinagre invadió los toneles y descompuso las colchas de las vírgenes.
No abandonéis aquel que os jura que cuando un difunto se emborracha en la Tierra su
alma le imita en el Paraíso.
Pero la de aquel hombre que yace entre las duelas comidas y los aros mohosos de los
barriles abandonados, se desespera en el fermento de las vides más agrias y grita en la
rebosadura de los vinos impuros.
Escuchad. Ésta es su voz.
— Mi casa era un saco de arpillera, inservible hasta para remendar el agujero que abre
una calumnia en la órbita intacta de una estrella inocente.
No asustaros si os afirmo que yo, espíritu y alma de ese muerto beodo, huía por las
noches de mi fardo para desangrarme las espaldas contra las puntas calizas de los
quicios oscuros.
Bien poco importa a la acidez de los mostos descompuestos que mi alegría se consuma a
lo largo de las maderas en las fermentaciones más tristes que tan sólo causan la muerte
al hormigón anónimo que trafica con su grano de orujo.
En frío, ya sabéis lo que es un sótano por dentro.
Sermones y moradas (1929-1930), ed. Losada, 1961.
48

NOTES
1. Rafael Alberti, La arboleda perdida, Barcelona Seix Barrai 1987 p. 298 pour cette citation et celles
qui suivent.
2. ibid., p.268-269.
3. id. ibid.
4. « The coming into consciousness of something new arising from the deep unconscious », cité
dans Theodora Ward, Men and Angels, New York, Viking Press, 1969, p.59.
5. Rafael Alberti « Los ángeles bélicos » ν. 1-2 Sobre los ángeles Madrid Cátedra Letras hispánicas
ed. Brian Morris 1992. Nous renvoyons à cette édition pour les autres citations de Sobre los ángeles.
6. Rafael Alberti, « Sermon de las cuatro verdades » Sermones y moradas, O.C. Aguilar, Madrid,
1988, éd. Luis García Montero p. 451-456. A moins que nous indiquions le contraire, toutes les
citations qui suivent sont extraites du « Sermon de las cuatro verdades ».
7. Dans son édition de Sobre los ángeles, Brian Morris remarque l’influence des Ejercicios espirituales
de Loyola sur un poème comme « 5 », consacré aux cinq sens.
8. voir Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme, Paris, Champs Flammarion, 1977 p. 131-154
9. Sur l’importance de l’» incipit » chez les surréalistes, voir Je n’ai jamais appris à écrire ou Les
Incipit de Louis Aragon, Albert Skira, coll. « Les sentiers de la création », Genève 1969
10. voir Michel Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979, 285 p. chapitres « La
métaphore filée dans la poésie surréaliste », p.217 à 234 et « Incompatibilités sémantiques dans
l’écriture automatique », p.235 à 251.
11. Voir André Breton, Les pas perdus, Paris, Gallimard, La Pléiade, et Louis Aragon, Les Collages,
Paris, Hermann, 1965.
12. Gustavo Adolfo Bécquer, Rimas, Madrid, Aguilar, col. Literatura, 1987, p.83.
13. La arboleda perdida, t.1, p.268.
14. Voir Riffaterre, op. cit.
15. Rafael Alberti, Sobre los ángeles y Yo era un tonto y lo que he visto me ha hecho dos tontos ed. Brian
Morris, Madrid, Cátedra Letras Hispánicas, 1992.
16. Voir aussi Louis Aragon, Chariot sentimental, Oeuvres poétiques complètes, t.1.
17. Voir André Breton, Les pas perdus, toc. cit..
18. Voir Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire..
19. Rafael Alberti, La arboleda perdida, p.298.
49

Luis Cernuda et la tentation


surréaliste dans Un río, un amor
(1929)*
Isabelle Cabrol

La esencia del problema poético, a mi parecer, la


constituye el conflicto entre realidad y deseo.
Luis Cernuda, Prosa completa.
Je crois à la résolution future de ces deux états,
en apparence si contradictoires, que sont le rêve
et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de
surréalité, si l’on peut ainsi dire.
André Breton, Premier Manifeste du surréalisme.

Introduction aux textes et à leur contexte


1 Il faut attendre 1936 pour découvrir le programme poétique global de Luis Cernuda
puisque cette année-là sont regroupés ses six premiers recueils sous le titre La Realidad
y el Deseo. Ce titre réapparaîtra à plusieurs reprises, en 1940, 1958 et 1964, résumant
ainsi l’œuvre complète du poète ; mais en 1936, il ne fait qu’expliciter l’apparente
contradiction qui, latente dans la période de formation du poète, s’affirme et devient le
substrat de son écriture à partir de 1929, avec Un Río, un Amor. Avant même que ce
troisième recueil ne soit achevé, les quatre premiers poèmes de la série sont publiés
dans les revues Litoralet Revista de Occidente1 ; dès 1929, il est donc possible d’entrer en
contact avec la nouvelle expression poétique de Cernuda, qui rompt avec une
esthétique toujours en vigueur en Espagne, à savoir la poésie pure. Des œuvres comme
Cántico (1928) et Seguro Azar (1929), suffisent à prouver qu’à la fin des années 20, un
groupe de poètes — Guillén et Salinas en l’occurrence — demeure en partie fidèles aux
esthétiques d’avant-garde, et les réflexions de Reverdy pourraient encore avoir à cette
époque valeur de manifeste littéraire :
50

Nous sommes à une époque de création esthétique où l’on ne raconte plus des
histoires plus ou moins agréablement, mais où l’on crée des œuvres qui, en se
détachant de la vie, y entrent parce qu’elles ont une existence propre, en dehors de
l’évocation ou de la reproduction des choses de la vie.2
2 En intitulant son troisième recueil Un Río, un Amor, Cernuda rompt avec une telle
conception de la poésie éloignée de la vie, ainsi qu’avec ses premières œuvres. Son
écriture passe effectivement d’une perfection formelle (Perfil del Aire [1924], Egloga,
Elegía, Oda [1927-1928] ; les titres sont évocateurs...) à une expression plus immédiate et
à une « repersonnalisation » de la voix poétique. Ce changement se dessine sur fond de
crise existentielle — expérience de la liberté et de l’amour, suivie de son échec — et de
rencontre avec le mouvement surréaliste français. Entre 1928 et 1929, Cernuda vit en
effet à Toulouse où il entre en contact avec la nouvelle poésie, et son propre
témoignage sur cette période de rupture est essentiel pour l’analyse de Un Río, un Amor :
La mención de Eluard es sintomática de dicho momento mío, porque el surrealismo,
con sus propósitos y técnicas, había ganado mi simpatía. Leyendo aquellos libros
primeros de Aragon, de Breton, de Eluard, de Crevel, percibía cómo eran míos
también el malestar y osadía que en dichos libros hallaban voz.3
3 Cernuda est incontestablement attiré par les possibilités de libération du langage
qu’offre l’activité surréaliste, et il va participer à son tour au processus de rénovation
de la poésie qui, une fois de plus, se met en marche en Espagne. D’autres poètes
choisissent aussi cette direction, comme Aleixandre, Alberti et Lorca qui entre 1928 et
1930 écrivent respectivement Pasión de la tierra, Sobre los Angeles, et Poeta en Nueva York ;
leurs projets sont influencés par le surréalisme, et il est clair qu’aux théories de l’art
pur commencent à se superposer de nouveaux manifestes venus de l’étranger.
N’oublions pas qu’à partir de 1922, les surréalistes français voyagent en Espagne et
qu’ils exportent leurs idées subversives sur la société et la littérature4. Un poète comme
Cernuda ne peut alors que souscrire à la nouvelle conception de l’acte créateur que
Breton analyse, en 1929 précisément : « Il est vrai que la question poétique a cessé ces
dernières années de se poser sous l’angle essentiellement formel5 »
4 A partir du moment où les surréalistes (après les Dadaïstes) partent à la recherche de Γ
anti-littérature, le débat entre deux conceptions antithétiques de la poésie est ouvert.
Pourtant, il n’y aura pas de clivage dans la pratique sur un point essentiel : qu’il y ait
engagement ou pas au-delà de la question formelle, la poésie demeurera dans les deux
cas une recherche sur le langage6. Un Río, un Amor s’inscrit au cœur de cette transition
entre la poésie absolue et le surréalisme puisqu’à partir de 1929, le poète cesse de
célébrer la beauté de l’univers, et le point de départ de sa création devient le conflit
entre le Moi et le monde objectif qui lui est hostile. Dès lors, on le comprend, il n’est
plus question de poésie détachée de tout engagement (qu’il soit personnel ou
historique) ; mais s’agit-il pour autant de se soumettre aux règles du surréalisme qui
proclament toute absence de contrôle de la raison et de conscience esthétique ? En
situant Un Río, un Amor au sein d’une époque en mutation et riche en débats théoriques
dont Cernuda s’inspire et s’éloigne, nous tenterons de répondre à cette question en
examinant en premier lieu le système métrique, puis la démarche analogique d’une
écriture riche en contrastes, laquelle nous amènera à envisager le langage poétique de
Un Río, un Amor comme lieu du surréel 7 ; de cette façon, nous suivrons une optique
chère aux surréalistes puisque, si l’on en croit les déclarations de Breton, leur
préoccupation essentielle est de transcender toute contradiction par le langage :
51

Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le
rél et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le
haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement8.

Nécessité expressive et conscience esthétique


SURREALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose
d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le
fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle
exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
A. Breton, Premier Manifeste du surréalisme (1924).
5 Le titre Un Río, un Amor, tel qu’il apparaît de façon définitive dans la première édition de
La Realidad y el Deseo, est sans doute une réminiscence du titre anglais « A Little River, A
Little Love » sous lequel sont publiés en mai 1930 les poèmes « Duerme, muchacho » (p.
162) et « Drama o puerta cerrada » (pp.162-163), et plus probablement encore de celui que
Paul Eluard donne à l’une de ses œuvres, en 1929 : L’amour la poésie. Quelle que soit
l’origine du syntagme, il est clair que celui-ci annonce un programme de rupture
puisqu’il introduit de façon explicite une « poésie de la vérité » fondée sur l’expérience
du Moi au moment où Guillén prône « el valor y el mérito de la autocontención ». Avec
Un Río, un Amor, Cernuda contribue au glissement de la poésie dépurée de sentiments à
l’expression directe de l’amour et, en cela, il se rapproche des surréalistes français pour
qui l’amour est source d’inspiration lyrique et qui proclament dès 1924 la toute-
puissance du désir. Toutefois ce rapprochement n’est pas sans limite : certes, le mot
amor fait partie des termes les plus employés dans le recueil (il apparaît 20 fois) ; mais
en somme, peu de titres font référence à ce thème, si ce n’est pour en évoquer l’échec :
« No intentemos el amor nunca » (p. 156)9, « Razón de las lágrimas » (p.159), « Dejadme
solo » (p.163), « ¿Son todos felices ? » (p.166). Par ailleurs, alors que la femme est
célébrée par la poésie surréaliste comme « medium du surréel », Cernuda se
marginalise en l’excluant de son univers poétique, et en suggérant pour la première
fois, de façon contenue mais subversive, son homosexualité10. Chaque texte porte un
message d’angoisse existentielle, et au cœur de ce drame en trente poèmes, un acteur
unique se fait l’écho de la voix personnelle du créateur, dont les différents visages sont
« el hombre gris, el ahogado, el fantasma, un hombre melancólico, el mendigo, el rey
sin corona, una sombra », etc.
6 Une fois consommée la rupture avec l’idéal d’ascétisme, la tentation surréaliste peut
s’amorcer, à cette date charnière qui clôt une décennie sans en oublier les apports. Mais
comment parler d’écriture libérée lorsqu’une simple appréhension visuelle des poèmes
permet d’isoler les quatre premiers en un corpus grâce à leur disposition strophique
régulière ? De « Remordimiento en traje de noche » (p. 143) à « Cuerpo en pena » (p.
144) — et plus loin dans « Decidme anoche » (p. 148) —, on ne relève aucun contraste au
sein des quatrains et des vers, la mise en page est traditionnelle et équilibrée : après
que certains poètes ont eu recours à des procédés de déconstruction de la linéarité du
poème, tout dans les quatre premiers poèmes de Un Río, Un Amor n’est qu’horizontalité ;
par ailleurs, alors la poésie avant-gardiste héritière de l’« Esprit Nouveau »
d’Apollinaire est marquée par des essais de déponctuation et de non-ponctuation,
Cernuda se montre là encore résolument classique en la conservant ou en la
rétablissant a posteriori. Relevons en outre que Cernuda, entre Primeras Poesías et les
premiers poèmes de Un Río, un Amor, passe d’un éventail métrique assez large à l’emploi
52

exclusif du verso de arte mayor composé de deux heptasyllabes, l’alexandrin espagnol :


Cernuda n’est manifestement pas encore prêt pour l’affranchissement des cadres
formels et Breton aurait sans doute qualifié sa rigueur métrique de « débauche de
quatrains », comme il l’avait fait au sujet des poèmes de Desnos au moment où ce
dernier abandonnait l’écriture automatique. Mais qu’importe le formalisme pourvu que
la « matière métrique » soit en accord avec le message extra-poétique de dénonciation.
Prenons l’exemple de « Remordimiento en traje de noche » : la mélancolie du protagoniste
errant en butte à l’indifférence d’une ville déserte est signifiée, au-delà des adjectifs à
connotation péjorative qui brossent un tableau de désolation intérieure (« gris, vacío,
desiertos, implacable, pálida, invisible, sorda »)11, par le rythme de trois quatrains dans
lesquels l’agencement d’heptasyllabes prolonge l’image du mort-vivant division après
division :
Un hombre gris avanza por la calle de niebla ;
No lo sospecha nadie. Es un cuerpo vacío [...]
Es el tiempo pasado, y sus alas ahora [...]
Es el remordimiento, que de noche, dudando [....]
Invisible en la calma el hombre gris camina.12
7 L’alexandrin espagnol est l’instrument privilégié de Cernuda par lequel il s’engage et
pose des questions sociales telles que l’absence de communication dans la ville
moderne (« Remordimiento en traje de noche »), le désespoir et le Néant (« Cuerpo en
pena »), la marginalisation dûe à l’homosexualié (« Decidme anoche »), tout autant de
problèmes issus des mutations que connaît la société à l’aube du XXe siècle. Mais ce
vers, décidément empreint de paradoxe dans Un Río, un Amor accueille aussi
l’expression de l’évasion, et la lecture du poème « Quisiera estar solo en el sur » (p. 143)
permet de mettre en valeur sa puissance d’association. « I want to be alone in the
South », tel est le titre du fox-trot qui a servi de point de départ à la création du
deuxième poème de la série et qui permet au poète, par une traduction littérale,
d’employer une voix plus directe : si dans le premier texte « Remordimiento en traje de
noche » la voix lyrique est dédoublée (« Soy el tiempo pasado » a été remplacé par « Es
el tiempo pasado » lors du remaniement des textes), c’est l’unité qui domine ici,
l’emploi du « je » suggérant la réconciliation du poète avec lui-même. Dans ce poème,
même s’il n’est plus question de déambulations nocturnes à travers une ville anonyme,
l’alexandrin est toujours le « matériau de base » : la régularité suggère ici la fusion de
l’être avec une nature idyllique, comme elle signifie ailleurs la détresse, le défi étant de
jouer sur la combinaison de rythmes de l’heptasyllabe. Un seul vers, des signifiés
opposés ; une telle économie des moyens, si chère à un Reverdy — mais si éloignée des
théories surréalistes qui prônent un flot verbal ! — est appliquée dans ce texte :
QUISIERA ESTAR SOLO EN EL SUR
Quizá mis lentos ojos no verán más el sur
De ligeros paisajes dormidos en el aire,
Con cuerpos a la sombra de ramas como flores
O huyendo en un galope de caballos furiosos.
El sur es un desierto que llora mientras canta,
Y esa voz no se extingue como pájaro muerto ;
Hacia el mar encamina sus deseos amargos
Abriendo un eco débil que vive lentamente.
En el sur tan distante quiero estar confundido.
La lluvia allí no es más que una rosa entreabierta ; Su niebla misma ríe, risa blanca
en el viento.
Su oscuridad, su luz son bellezas iguales.
53

8 Le titre donne la clef du poème en exprimant le souhait d’évasion (« Quisiera... ») et en


précisant la nature du lieu utopique (« el sur »). C’est pour cette raison que chaque
quatrain le reprend, et malgré les variantes, en fait un refrain scandé par le mot sur : le
titre a ainsi des échos dans les vers 1, 5 et 9. C’est sur la thématique de la fuite que le
chant attire l’attention du lecteur ou de l’auditeur, et s’il y a répétition de la requête (Cf.
le polyptote « Quisiera/quiero »), il peut y avoir du même coup reprise de sons
identiques : la fusion désirée entre le sud et le protagoniste (« quiero estar
confundido ») est suggérée par les rappels phoniques qui tissent des liens entre les
mots (allitérations en [s] et [t] dans les vers-refrains : « estar solo, lentos ojos, desierto,
tan distante »), instaurant parfois une tension entre eux, comme c’est le cas dans le
deuxième quatrain où les oxytons sont juxtaposés aux proparoxytons (« sur, voz, mar/
pájaro, débil »). Pour ce qui est de la métrique, nous retrouvons cette conciliation de
deux contraires sur le plan formel, celle des rythmes binaire et ternaire : 3 quatrains, 12
alexandrins composés de 2 hémistiches de type dactylique et trochaïque sont à la base
de l’architecture du poème. Le deuxième quatrain est ainsi construit selon un schéma
d’isométrie parfaite, dans lequel le rythme binaire encadre le rythme ternaire :
El sur es un desierto/que llora mientras canta,
trochaïque/trochaïque
Y esa voz no se extingue/como pájaro muerto ;
dactylique/dactylique
Hacia el mar encamina/sus deseos amargos
dactylique/dactylique
Abriendo un eco débil/que vive lentamente.
trochaïque/trochaïque
9 « Quisiera estar solo en el sur » dit la recherche d’union entre la nature et les hommes
(« de ligeros paisajes/con cuerpos a la sombra »), mais au-delà il EST lui-même fusion :
l’alternance de deux rythmes différents constitue la structure de ce poème qui évoque
le mythe du paradis perdu où l’amour demeure possible, et par là-même le rapport avec
l’autre ; tout peut y être envisagé « par couple ». Au-delà du titre de fox-trot qui a
inspiré ce poème, c’est la musique elle-même qui est en toile de fond. Le jazz, le blues en
particulier, n’est-il pas lui aussi ce mélange doux-amer de tristesse et de joie que
Cernuda reprend ici par un travail intense sur le langage, les effets sonores, le rythme
et le nombre ?
10 Dans les premiers poèmes écrits en avril 1929 dont fait partie « Quisiera estar solo en el
sur », l’ambivalence est la marque de l’écriture cernudienne : tout en respectant la
tradition, elle peut véhiculer la révolte et l’expression débridée du désir ; tout en
évoluant par rapport aux œuvres de jeunesse du poète, elle ne tombe pas dans les excès
de l’écriture automatique. A partir de mai 1929, une nouvelle rupture sera marquée par
le passage de l’isométrie à l’hétérométrie13. Pourtant, si le système métrique d’un
poème comme « Habitación de al lado » (p. 151) donne l’impression d’irrégularité, il est
en fait le fruit de subtiles combinaisons que l’on ne saurait assimiler à l’emploi du vers
libre. Dans chaque « ligne » il est possible de décoder une imbrication interne de
pentasyllabes, d’heptasyllabes ou d’énéasyllabes :
Y los durmientes/desfilan como nubes
12 syllabes = pentasyllabe + heptasyllabe
Por un cielo engañoso/donde chocan las manos
14 syllabes = heptasyllabe + heptasyllabe
Las manos aburridas/que cazan terciopelos/o nubes descuidadas
21 syllabes = heptasyllabe + heptasyllabe +heptasyllabe
54

11 Au fil des textes, la longueur de la ligne progresse et l’on s’éloigne de l’isométrie initiale
par le détournement de vers traditionnels, la maîtrise technique étant mêlée à la
subversion de ces « vers-monuments » de la poésie espagnole. Le poème « ¿Son todos
felices ? » (p. 166) offre un éventail de vers allant de 5 à 21 syllabes : le signifiant
suggère de cette façon la progression du message, le désordre métrique apparent
correspond au désarroi dans lequel se trouve le poète, en proie à un irrémédiable
isolement (vers 9-10 et 19). Par ailleurs le système combinatoire, à l’origine de
l’économie des moyens, dépasse le domaine de la métrique pour toucher l’organisation
syntaxique. La répétition permet d’exprimer le désaccord entre le monde social et la
voix poétique, le cri de révolte et le nihilisme étant servis par la réduplication (« El
honor de vivir con honor gloriosamente »), le polyptote (« El patriotismo hacia la
patria sin nombre »), l’anaphore (« Abajo/Abajo ; Gritemos sólo/Gritemos a un ala
enteramente »), la réduplication (abajo todo, todo), et enfin l’anadiplose qui produit un
enchaînement et une accélération du rythme (« excepto la derrota,/Derrota hasta los
dientes, hasta este espacio helado »). Cri désespéré d’un être entouré de « barbelés », ce
poème dont les formes classiques sont au service de la violence et d’un engagement —
davantage existentiel que social — s’éloigne de l’écriture automatique et traduit un
« contrôle » évident des mots par son auteur, tout comme « Duerme, muchacho » (p.
162) dans lequel on devine la revendication de la liberté sexuelle à travers les lignes et
les images (« cuerpos torturados, La revolución, hambre del sediento »). Là encore on y
recense des quatrains, des combinaisons verticales de vers classiques, des trouvailles
sonores (« Dormitan tan minúsculas.../Dormi tan tan pequeñas... »), et enfin le
détachement du vers final comme synthèse et chute du poème (« Hoy sin embargo está
también cansado »). Comme chacun des poèmes de Un Rio, un Amor, « Duerme,
muchacho » témoigne d’une écriture dans laquelle l’innovation est toujours teintée de
maturité, la libération de réticence ; Cemuda prouve par là-même que la spontanéité
peut aller de pair avec l’intention créatrice, et réalise le dépassement d’une
contradiction dans le domaine du langage. Autrement dit, une telle démarche
synthétique interdit une lecture unique de Un Río, un Amor, et l’on ne saurait se
cantonner à une interprétation exclusivement surréaliste, même s’il est entendu que
celle-ci reste le point de départ obligé.

La démarche analogique : métaphore et


métamorphose
Comme, je dis comme et tout se métamorphose, le marbre en eau, le ciel en orange,
le fil en six, le cœur en peine, la peur en seine.
Robert DESNOS.
12 Un apport considérable des esthétiques avant-gardistes est d’avoir transformé l’image
poétique, considérée jusqu’alors comme simple ornement, en élément créateur de sens.
La définition de l’image que propose Reverdy en 1918 dans Nord-Sud est à ce sujet
significative :
L’Image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison
mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports
des deux réalités rapprochés seront lointains et justes, plus l’image sera forte —
plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique14.
55

13 Il est clair que cette première théorie fonde la conception surréaliste de l’image, et bien
que Breton, en 1924, mette en avant une évolution, sa dette envers Reverdy est
indéniable :
Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas
possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ».
Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. [...] Pour moi (l’image) la plus
forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé15.
14 Dans Un Río, un Amor, le processus métaphorique de substitution est à mi-chemin entre
la préméditation et l’arbitraire, comme en témoignent les images obscures relevées çà
et là au fil des poèmes : « Estar cansado tiene plumas » (p. 152), « Las manos aburridas
que cazan terciopelos o nubes descuidadas » (p. 151), « Duda con manos de duda y pies
de duda », (p. 162), « Verdades o mentiras/Son pájaros que emigran cuando los ojos
mueren » (p. 163), et ainsi de suite. Bien sûr, il manque sous la plume de Cernuda une
composante chère aux surréalistes, l’humour, mais l’image peut devenir à l’occasion —
grâce au rapprochement linguistique — le lieu des possibles (« A través de una noche
en pleno día », p. 151). Les exemples qui précèdent nous invitent donc à lire l’Image
cernudienne à la lumière des théories surréalistes et créationnistes, et à y voir en
premier lieu une réunion de ce qui dans l’ordre du vécu est éloigné, un instrument
grâce auquel le poète laisse libre cours à son imagination et opère un glissement entre
deux univers, en projetant sa subjectivité sur le monde extérieur. La métaphore
métamorphose ainsi chaque partie du monde en objet protéiforme. D’ailleurs, un
verbe-clef du recueil n’est-il pas « transformar » (« La canción del oeste », p. 166, vers
8), symbole de la démarche analogique à laquelle se livre le poète dans les premiers
vers par exemple de « Como la piel » (p.168) ? L’image est représentation de
l’imaginaire, mais elle est aussi création linguistique, ce qui signifie qu’elle repose sur
un mécanisme formel identifiable : ici, le poète a recours au processus de condensation
dès les premiers vers — nécessaire à la rapidité de la métaphore —, grâce à l’image par
détermination (« gritos del viento, mundo de angustia, mundo de alambre, plumas de
vergüenza », etc ;), par coordination (ventana huérfana con cabellos habituales), à
l’image verbale (gritos... prostituyendo los espejos vivos). Plusieurs procédés
s’enchaînent jusqu’à l’accumulation : du substantif à la préposition, en passant par
l’adjectif et le verbe, tout dans le langage fait image. L’effet tient ensuite à la
combinaison des mots entre eux, et la répétition est là encore le ressort principal de
l’organisation syntaxique. Dans les derniers vers de « Como la piel », l’image du néant
est ainsi suggérée par la réitération de termes clefs comme « fondo », « nada »,
« grito », véritable chute de mots qui expriment le vide :
Sin saber que en el fondo no hay fondo,
No hay nada, sino un grito,
Un grito, otro deseo....
15 Si la nouveauté des mécanismes formels est l’une des conditions du caractère inédit de
l’image, Cemuda n’hésite pas pour autant à reprendre des procédés traditionnels tels
que l’emploi de l’adjectif ; dédaignant les préceptes de Reverdy16, le poète espagnol
choisit de se situer en marge de ses inspirateurs et fait de l’adjectif un emploi exacerbé :
« transparentes, inmóviles, callados, vagos, grises, sinuosa, errantes, pálido » font
partie de tous les épithètes qui brossent dans « Cuerpo en pena » un tableau aux
couleurs éteintes et aux contours flous. Cernuda prouve par là-même que l’adjectif peut
être détourné de sa fonction habituelle et servir l’imprécis, qu’il peut être en outre
source d’impertinence sémantique, par l’hypallage et l’oxymore, où noms et épithètes
56

sont dissociés sémantiquement bien que rapprochés sur le plan de la syntaxe (dans « La
canción del oeste », on trouve par exemple l’image « desastres suntuosos »). Nouveau
défi lancé par le poète qui, toujours fidèle à l’harmonie baudelairienne, prouve là
encore que la modernité passe par la juxtaposition de l’innovation et de la tradition...
16 Un cas limite de l’analogie est celui du « poème-image », tel que « Linterna roja » (p.
157) où la mise en abîme d’images se manifeste en premier lieu au sein du vers : les
rapports de contiguïté y sont multipliés à l’envi grâce à l’enchaînement de plusieurs
pivots grammaticaux, à preuve le premier vers : « Albergue oscuro con mendigos de
noche ». On retrouve ailleurs la même construction de rapprochement, dans « Decidme
anoche » (p. 149) par exemple : « Incesante fantasma con mirada de hastío » ; ou bien
dans « Daytona » (p. 155) : « Olvidado fantasma con su collar de frío », ce qui nous
permet d’établir un schéma syntaxique de ces images et de prouver que l’écriture
procède bien par automatismes grammaticaux :

niveau I 1ère image nominale (subst. + épithète)

niveau II préposition CON (insistance sur la mise en relation et sur le rythme binaire)

niveau III 2ème image forte, par détermination. (subst. + DE +subst.).

17 Le processus de « saturation » se manifeste, au-delà du vers, au long du poème


« Linterna roja » si bien que le lecteur se perd tout autant dans la profondeur et le flou
de l’écriture que dans la nuit et la brume de la scène. Le froid se revêt de lambeaux, les
sourires errent, les ombres incarnent l’ennui : la négativité du mot mendigos contamine le
texte tout entier. L’image des mendiants — personnages réduits comme le poète à vivre
dans le souvenir de l’amour, dont les désirs se conjuguent au passé dans la relative
« Que buscaron » —, est construite de façon progressive et ordonnée au fil des
strophes :
Albergue oscuro con mendigos de noche/
Poseen estos cuerpos miserables/
Esos mendigos son los reyes sin corona/
Los cuerpos palidecen como olas/
Mas las sombras no son mendigos o coronas.
18 Dans « Mares escarlata » (p.158), nous retrouvons la même architecture rigoureuse,
répétitive et cyclique — mais Aragon n’écrit-il pas dans Le traité de style : « Dans le
surréalisme tout est rigueur, rigueur inévitable » ? — qui permet le déploiement de
l’image principale annoncée dans le titre ainsi que l’insistance sur l’incohérence que
provoque l’épithète de couleur :
MARES ESCARLATA
Un gemido molusco
Parece nada de importancia ;
Mas de noche un gemido son las olas
De mármol encendido,
Corolas fatigadas
O lascivas columnas.
Un gemido no es nada ; son los mares
Coronados de otoño
Ante la puerta seca, como cauce
Olvidado de todos,
Su dolor contra un muro.
57

Un grito acaso pueda ofrecer más encantos,


Con el manto escarlata,
Con el pecho escarlata.
Son los mares, los mares desbordados
Que atraviesan ciudades humeantes.
19 En dépit du non-sens apparent dû aux répétitions lancinantes, ce texte visionnaire
repose sur un système rigoureux que soulignent les liens logiques : Mas, O, Son..., Acaso,
Son... Mais force est de constater que certaines phrases semblent détruire les règles de
la syntaxe : dans le premier vers le nom « molusco » est adjectivé (« un gemido
molusco »), cette association insolite produisant un glissement de catégorie sans
qu’aucune représentation ne soit possible ; de la même façon, la métaphore attributive
du troisième vers présente une inversion du sujet peu attendue (« Mas de noche un
gemido son las olas »). Dans ces vers, écriture automatique et automatismes formels
vont de pair, ainsi qu’à titre exceptionnel destruction de la syntaxe et de la logique...
N’est-on pas alors en droit de rapprocher le caractère arbitraire de « Mares escarlata »,
qui se déroule à partir d’une première trouvaille, de l’écriture automatique dont Breton
donne la recette dans son « Premier Manifeste » : « La première phrase viendra toute
seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée
consciente qui ne demande qu’à s’extérioriser »17 ? Les formes de répétition nous
invitent à le croire et à situer en tout cas ce texte dans le courant de la poésie moderne
qui remplace la rime par un nouveau procédé de reprise : la saturation. Ici sont
conjuguées l’économie des moyens et différentes formes de répétition : l’épiphore est la
marque de l’insistance (« Con el manto escarlata/Con el pecho escarlata »), la
réduplication redouble quant à elle l’effet de l’enjambement en enchaînant les images
d’un vers à l’autre (Cf. distique final), tout autant de relais qui préparent l’image.
L’hermétisme, conséquence de la reprise d’un nombre limité de mots — « Mares
escarlata » se construit autour de trois mots essentiels : « mares », « gemido »,
« escarlata » — représente au niveau formel l’obsession du désir telle qu’on la trouve
dans le rêve ou le subconscient, deux domaines mis en valeur par les surréalistes et par
Cernuda dans ce texte.
20 « Linterna roja » et « Mares escarlata » le prouvent, une métaphore peut réapparaître
au sein d’un même poème, mais aussi d’un poème à l’autre, cette « suspension de
l’image » allant a priori à l’encontre de la spontanéité et de l’effet de surprise. Le
syntagme « color de » suivi d’un terme abstrait est l’exemple type du cheminement
intertextuel d’une image ; il apparaît pour la première fois dans « Cuerpo en pena »
(« color de olvido », p. 145), puis dans « El caso de un pájaro asesinado » (« color de
miradas », p.153) ; dans « Dejadme solo » (p.163), le lecteur peut trouver « color de
ceniza/color de planeta », et dans « La canción del oeste » (p. 165), il est capable de
traduire l’image symbole de concision de l’écriture cernudienne (« Furia color de
amor/Amor color de olvido ») en langage logique (« color de » = « estado de »). La
préparation de l’image conduit donc à un emploi symbolique d’un nombre réduit
d’images « fortes » et de mots ; par ailleurs, le message essentiel de Un Río, un Amor, —
l’amour impossible — étant un thème classique, on comprend aisément que des
symboles le véhiculent, parallèlement à des images nouvelles. Tout au long du recueil,
le passage du temps, le souvenir de l’amour, l’enfermement, la révolte, le néant et la
mort sont ainsi représentés par la symbolique de l’eau (« Sobre un río de olvido », dans
« Destierro »), de l’automne (« cuando una estrella muere como otoño para olvidar su
sombra », dans « Como la piel »), de l’ombre et de la lumière (« Un hombre gris avanza
58

por la calle de niebla », dans « Remordimiento en traje de noche »). A cette symbolique
traditionnelle et codifiée se superpose aussi un nouveau système symbolique propre à
Cernuda formé de termes récurrents tels que « flor, arena, lluvia, nubes, plumas,
pájaro, mendigos, jirones, ceniza », symboles tour à tour de désir, de liberté, de plaisir
et d’impossibilité de vivre pleinement celui-ci. Qui dit symbole dit anticipation,
suggestion et équation logique18, mais faut-il forcément opposer l’emploi du symbole à
l’activité surréaliste ? Celle-ci ne fonctionne-t-elle pas à partir de motifs récurrents
puisés dans le subconscient et le monde des rêves ? L’image des « dormeurs », des
« errants » et des « fantômes », des « noyés », des « corps mutilés » et des « mains
coupées » sont tout autant de motifs surréalistes travaillés, entre autres, par
Apollinaire, Aragon, Breton, Eluard et Lorca, Dalí et Buñuel, dans le domaine de la
poésie, de la peinture ou bien encore du cinéma. De telles obsessions typiquement
surréalistes — en ce sens qu’elles détruisent les lois de la physique, de la logique et du
langage — frisent le symbole ; on les retrouve d’ailleurs dans Un Río, un Amor, par
exemple dans « Durango » (« Por sorpresa los muros/Alguna mano dejan revolando a
veces ;/Sus dedos entreabiertos/Dicen adiós a nadie », p. 154) ou dans « Habitación de
al lado » (« Y los durmientes desfilan como nubes/Por un cielo engañoso donde chocan
las manos », p.151). Provocant la surprise par leur nouveauté ou revenant à plusieurs
reprises sous forme de motif-symbole, la métaphore dans Un Río, un Amor est bien un
mélange provocateur d’inédit et de déjà-vu grâce à la répétition, ce qui nous amène à
conclure que l’image repose autant sur le signifiant que sur le référent, même si on ne
peut nier que derrière les mots une représentation est toujours présente : l’Analogie —
comme démarche de rapprochement systématique — réveille en nous les mondes de
l’inconscient et du rêve avec toutes leurs obsessions dans un recueil qui a souvent pour
décor l’envers du réel.

Le langage poétique comme lieu du surréel


Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir.
René Char, Fureur et mystère.
21 Dès lors qu’il réhabilite le symbole, Cernuda n’hésite pas à créer une poétique fondée
sur un nombre réduit de mots issus du langage quotidien, que seule une combinaison
originale sauve de la banalité : Un Río, un Amor compte peu de termes techniques, de
néologismes ou de noms propres, en réaction sans doute contre les poèmes futuristes,
créationnistes ou ultraïstes qui les ont utilisés abondamment. Notons par ailleurs que
pour l’ensemble des trente poèmes nous ne relevons aucune référence culturelle ou
historique précise : l’écriture de Cernuda, bien qu’empreinte d’un message et d’un
engagement, est entièrement atemporelle, tournée vers l’intériorité de l’homme à tel
point que la géographie a elle aussi des traits humains : c’est l’univers surréel que le
poète élabore à la mesure des interrogations et de l’errance du protagoniste.
L’évocation de la ville est ainsi réduite à l’un de ses aspects — à la manière des tableaux
cubistes —, par l’emploi de métonymies dans « Remordimiento en traje de noche » (« la
calle, las aceras, las esquinas, los transeúntes, los muros, las puertas », p.143), et par la
personnification dans « Razón de las lágrimas » (« La noche, la noche deslumbrante,/
Que junto a las esquinas retuerce sus caderas,/Aguardando, quién sabe,/Como yo, como
todos », p. 159). Dans ce dernier poème, le protagoniste transpose ses désirs sur les
objets qui l’entourent, c’est alors l’image de la nuit déguisée en prostituée qui s’offre au
lecteur. La nuit est le motif de prédilection de Cemuda, et la fréquence d’apparition du
59

terme « noche » (29 occurences) avec lequel rivalise le terme « luz » (27 occurences)
révèle un univers poétique en noir et blanc, ainsi que la présence en arrière-plan d’un
nouvel art qu’affectionne le poète, le cinéma : le poète le reprend non pas en tant que
thème mais de façon implicite par la technique du collage héritée des dadaïstes. Voilà
comment le cinéma américain est présent dans « Sombras blancas » (p. 144) — dont le
titre est inspiré du film de Robert Flaherty White Shadows in the South Seas — ainsi que
dans « Nevada » (p. 147) : Cemuda en révèle les sources dans Historial de un libro :
En París había visto la primera película sonora cuyo título Sombras blancas en los
mares del sur, también me dio ocasión para el tercer poema de la colección [...] Uno
de los letreros de cierta película muda que vi en Toulouse, me deparó esta frase
para mí curiosa : « en (no recuerdo el nombre de lugar que se mencionaba) los
caminos de hierro tienen nombre de pájaro », y la usé, como en un collage, dentro
del poemilla « Nevada »19.
22 Ce titre qui renvoie à un lieu précis annonce-t-il un poème narratif où l’anecdote aurait
droit de cité, ou bien s’agit-il d’un « poème-chanson » qui mélangerait préméditation et
mots trouvés au hasard, jeu sur le langage et écriture automatique ?
NEVADA
En el Estado de Nevada,
Los caminos de hierro tienen nombres de pájaro,
Son de nieve los campos
Y de nieve las horas.
Las noches transparentes
Abren luces soñadas
Sobre las aguas o tejados puros
Constelados de fiesta.
Las lágrimas sonríen,
La tristeza es de alas,
Y las alas, sabemos, dan amor inconstante.
Los árboles abrazan árboles,
Una canción besa otra canción ;
Por los caminos de hierro
Pasa el dolor y la alegría.
Siempre hay nieve dormida
Sobre otra nieve, allá en Nevada.
23 Le poème démarre sur une image dont l’apparence anodine est doublée d’arbitraire :
dans un pays lointain, les chemins de fer ont un lien avec les oiseaux par le langage
(« tienen nombres »). Le mot Nevada est repris dès le premier vers, et le choix du terme
n’est pas le fruit du hasard puisqu’ayant oublié le nom inscrit sur l’affiche de cinéma, le
poète l’a choisi, probablement pour son pouvoir d’évocation de la mythologie du rêve
américain. Pourtant, son efficacité ne se résume pas à son réfèrent mais s’étend à ses
effets sonores : ce nom qui désigne un Etat des Etats-Unis est d’origine espagnole et seul
un texte de cette même langue pouvait jouer sur la variation « Nevada/nieve ». Lorsque
le poème glisse de « Nevada » à « Son de nieve los campos/Y de nieve las horas », la
relation entre nom propre et nom commun devient explicite : tout est union dans ce
lieu merveilleux où même les noms sont en accord avec la géographie. Cette unité est
corroborée par la mise en parallèle de couples antithétiques (« las lágrimas sonríen...
Por el camino de hierro/Pasa el dolor y la alegría ») et par les constructions en miroir,
symboles de l’amour avec un autre qui est identique, l’amour homosexuel (« Los
árboles abrazan los árboles,/Una canción besa otra canción)20. En résumé, nous
pouvons dire que « Nevada » se rapproche de la chanson, tant par sa construction
syntaxique et par les procédés mnémotechniques que par la simplicité de ses thèmes.
60

En l’écrivant, Cernuda prouve que tout poème peut être développé à partir d’une image
arbitraire dès lors qu’elle entre dans un nouveau texte et que ses résonnances
poétiques sont exploitées. Spontané ou prémédité, « Nevada » rend compte d’un travail
sur les mots : l’activité poétique frise le jeu, si rare chez Cernuda, mais si proche des
pratiques surréalistes...
24 Du « détournement » de titres de chansons à celui de titres de films, en passant par
l’emprunt de noms propres, tout est susceptible d’être récupéré pour un collage. Une
forme extrême de ce glissement intertextuel de mots est celle de la parodie d’un
système littéraine telle qu’on la trouve dans « El caso del pájaro asesinado » (p. 152) ; ce
titre semble annoncer un fait divers, et l’on se croirait presque dans un roman policier,
pour peu que l’on oublie toute lecture symbolique :
Nunca sabremos, nunca,
Por qué razón un día
Esas luces temblaron levemente ;
Fue una llorosa espuma,
Una brisa más grande, nada acaso.
Sólo las olas saben.
25 A la façon des collages tels que les réalisent les dadaïstes puis les surréalistes, le thème
de ce poème pourrait être extrait directement d’un journal, si le décalage entre le ton
sérieux (« asesinado ») et l’aspect dérisoire (« pájaro ») n’était pas un indice qui oriente
vers la lecture parodique du style journalistique ou du roman policier. Le poète fait
croire au sérieux de l’anecdote, en donnant quelques précisions sur le temps et les
circonstances (« un día/hoy, temblaron... »), vaine tentative puisqu’en même temps
l’écriture se complaît dans l’imprécision totale : le champ sémantique de l’incertitude
est développé au long du poème (« levemente, nada, acaso, nada se sabe, sólo las olas
saben, ignorante, quizá, acaso, alguién quizá ») pour être parachevé dans le dernier
vers : « Todo, es verdad, inseguro ». L’imprécision est telle qu’au vers 11 la donnée du
problème est remise en question : « Fue un pájaro quizá asesinado ». Ce dont il est
question a-t-il réellement eu lieu ? Bien sûr, l’énigme est l’un des ressorts du roman
policier. Mais on est ici en-deçà du mystère : l’imprécision prouve que, partant de rien,
le langage poétique peut créer un texte, et faire croire au « contenu ». Alors si « El caso
del pájaro asesinado » n’était qu’une variation sur le Néant, une exploitation surréaliste
des mots qui renvoient à ce qui n’est pas ? C’est en tout cas une des lectures possibles
de ce texte où la parodie est à l’œuvre, par le détournement d’un certain langage. Une
deuxième interprétation, à un niveau symbolique cette fois, mettrait au contraire en
valeur le message existentiel et le motif de l’oiseau derrière lequel se dessinerait la
figure d’un nouveau « poète assassiné ». Multiplicité des lectures, à la mesure des
différentes facettes d’un même texte...
26 « Nevada », « Daytona », « el oeste », « el sur », « Virginia » tous ces mots glanés dans
Un Río, un Amor — qui sont davantage dotés de connotations mythiques que de
référence à une réalité concrète21 — suggèrent un idéal de fuite, inaccessible dans le
Réel, auquel seule la poésie peut prétendre : le Temps étant celui de l’absence, la seule
plénitude appartient au rêve. Entre alors en jeu le dualisme cernudien « Réalité/Désir »,
dont rend compte l’opposition des déictiques spatiaux et temporels (« aquí/Allá » et
« hoy/un día ») présente dans « No intentemos el amor nunca » (p. 156, ν. 3, 9, 21 et 27),
ce poème qui dit la recherche d’infini et qui EST lui-même réalisation de l’esthétique de
l’évasion. Le passé simple et l’imparfait, renvoyant à un passé lointain et mythique
(« no tuvo sueño, quiso vivir, decía, cantaba, alcanzaba »), sont en accord avec le ton
61

donné dès les premiers vers qui parodient les débuts de contes — l’emploi du verbe
« contar » n’est d’ailleurs pas anodin :
Aquella noche el mar no tuvo sueño.
Cansado de contar, siempre contar a tantas olas,
Quiso vivir hacia lo lejos,
Donde supiera alguien de su color amargo.
27 Comme dans « El caso del pájaro asesinado », « No intentemos el amor nunca » simule
une action autour de laquelle se déroule le texte : le départ du poète vers un paradis
perdu où les objets seraient dotés d’une charge érotique (« barcos entrelazados
dulcemente) », où le concret et l’abstrait s’uniraient de façon troublante (« traje de
olvido », « color amargo »). L’évasion est tout aussi linguistique que thématique, et si le
personnage se laisse bercer par le chant des mots, c’est le texte qui devient à son tour
métaphore du départ en introduisant l’élément merveilleux dans le poème : « Su voz
atravesando luces, lluvia, frío,/Alcanzaba ciudades elevadas a nubes, /Cielo Sereno,
Colorado, Glaciar del Infierno ». Car s’il est à nouveau question des Etats-Unis avec le
Colorado, où se situent les deux autres régions ? Le lecteur peut croire un moment,
comme dans un conte, à l’existence de ces nouveaux pays dont le nom seul émerveille,
mais malgré l’emploi trompeur des majuscules, il s’agit bien de pures inventions ; pris
au sens littéral, ces mots convient le lecteur à pénétrer dans un monde fantastique à
mi-chemin entre l’enfer et le paradis... Le langage réussit bien le dépassement du réel
vers le surréel, tandis qu’en dehors des mots, le désir de fuite aboutit à l’échec. La seule
porte de sortie est alors la chute finale dans le Néant : « Adonde nadie/Sabe nada de
nadie./Adonde acaba el mundo ».

Conclusion sur un double engagement éthique et


esthétique
28 Chacun des poèmes de Un Río, un Amor se présente comme une variante de la
dialectique « Réalité/Désir » — condition sine qua non de la réflexion poétique de
Cemuda — où les aspirations se heurtent inexorablement à la réalité, et où le langage
lui-même n’y échappe que l’espace de quelques vers : ainsi Durango, promesse de désir
et de jeunesse, devient la ville où l’amour est inutile (« Raza estéril en flor, tristeza,
lágrimas »), l’ouest lui-même n’est plus à la fin du recueil la région des possibles
(« Olvidemos pues todo, incluso el mismo oeste ») et le mythe de la Virginie s’effondre à
son tour (« Ahora inútil pasar la mano sobre otoño »). Seules portes ouvertes sur le
rêve : « Daytona », (« Mirad cómo sonríe hacia el amor Daytona »), et « Nevada » (« Las
lágrimas sonríen »), deux régions que le climat de douleur semble avoir épargnées. Le
constat d’échec culmine alors avec le poème « Oscuridad completa » (p. 150) dans
lequel le poète s’interroge sur l’acte créateur en développant la thématique du doute :
No sé por qué he de cantar
O verter de mis labios vagamente palabras ;
Palabras de mis ojos,
Palabras de mis sueños perdidos en la nieve.
De mis sueños copiando los colores de nubes,
De mis sueños copiando nubes sobre la pampa.
29 Dans la réflexion sur l’écriture inspirée des rêves, le verbe « copiar » et le mot
« sueños » feraient-ils allusion à la pratique surréaliste de l’abandon à l’inspiration ? Ce
poème remettrait alors en question la nature de l’écriture automatique, prouvant que
62

langage métapoétique et préoccupations existentielles, contention et libération,


grammaire et poésie peuvent s’unir en d’audacieuses alliances, synthèse dont
« Desdicha » (p. 155), poème-clef du recueil sur la destinée du poète, est le
parachèvement :
DESDICHA
Un día comprendió cómo sus brazos eran
Solamente de nubes ;
Imposible con nubes estrechar hasta el fondo
Un cuerpo, una fortuna.
La fortuna es redonda y cuenta lentamente
Estrellas del estío.
Hacen falta unos brazos seguros como el viento,
Y como el mar un beso.
Pero él con sus labios
Con sus labios no sabe sino decir palabras ;
Palabras hacia el techo,
Palabras hacia el suelo,
Y sus brazos son nubes que transforman la vida
En aire navegable.
30 Le titre « Desdicha », modèle de concision puisqu’il résume en un seul mot la détresse
de la voix poétique, annonce une fois de plus l’expression lyrique d’une angoisse
personnelle, unique thème dont ce poème est l’une des trente variantes du recueil.
Dans ce poème central — il occupe la quinzième place de la série —, le conflit « Réalité/
Désir » est réitéré, et l’image de l’enfermement qui le suggère n’est pas dépourvue de
résonnances surréalistes : derrière les vers 11 et 12 ne devine-t-on pas un vers
d’Eluard : « La vie du plancher au plafond »22 ? Le constat d’échec exprimé
laconiquement par l’ellipse du verbe « ser » au vers 2 (« Imposible con nubes ») qui a
des échos aux vers 7, 9 et 10, fait en tout cas du poème un nouveau chant de l’amour
perdu et de l’impuissance, auquel seule l’activité créatrice sur les mots échappe (vers
13-14). Dans ce texte d’analyse introspective alternent vers longs et vers courts, ce
balancement métrique permet ainsi de briser le rythme tout en maintenant une
certaine régularité puisqu’on passe toujours de 7 à 14 syllabes par un agencement
ordonné d’heptasyllabes et d’alexandrins espagnols :

1ère et 2nde strophes : 3ème strophe

alexandrin heptasyllabe

heptasyllabe alexandrin

alexandrin heptasyllabe

heptasyllabe

heptasyllabe alexandrin

heptasyllabe

31 Voici un exemple de perfection formelle pour un texte qui paradoxalement dit l’échec
de la voix poétique : réalisation de l’irréalisé, transformation de la « realité » en
« désir » par le signe, telle est la réussite de Cemuda dans « Desdicha », et au-delà, dans
chacun des poèmes de Un Río, un Amor. Notre cheminement textuel et « contextuel » a
tenté de mettre en valeur cette réussite en prouvant que même s’il se laisse tenter par
63

le surréalisme, Cernuda ne sacrifie jamais aux tendances de l’époque, et que le conflit


existentiel sur lequel il se fonde est réalisé par une écriture qui oscille entre la
révélation d’une subjectivité et la recherche formelle, entre l’expression spontanée et
l’intention créatrice : la fonction esthétique est désormais aux prises avec un message
éthique, et de l’harmonie des deux naît le sens de l’œuvre ; dans celle-ci les mots sont
« en liberté », certes, mais sous certaines conditions. L’esthétique cernudienne fondée
sur la Synthèse est à la fois proche et en marge de tous les courants qui ont nourri dans
le premier tiers du XXe siècle la Modernité : si certains procédés de Un Río, un Amor sont
un héritage direct des surréalistes, d’autres portent le sceau de Reverdy, d’autres
encore demeurent inscrits dans une tradition formaliste ; quant au message que ces
pratiques véhiculent — échec amoureux, impossibilité de vivre pleinement
l’homosexualité, revendication de la liberté individuelle —, il est à sa façon un
témoignage direct de la leçon surréaliste dont le poète espagnol retient une attitude
devant la vie et un engagement dans l’œuvre. Cette « poétique de la révolte » résistera
par-delà le temps et les évolutions esthétiques personnelles, et Cernuda demeurera
fidèle à son adhésion surréaliste jusqu’en 1958 :
El surrealismo no fue sólo, según creo, una moda literaria, sino además algo muy
distinto : una corriente espiritual en la juventud de una época, ante la cual no pude,
ni quise, permanecer indiferente23.
Isabelle Cabrol
E.N.S.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. « Remordimiento en traje de noche », « Quisiera estar solo en el sur », et « Sombras blancas »
paraissent sous le titre « Cielo sin dueño » (Litoral (Málaga), 8. Mayo de 1929). « Cuerpo en
pena », écrit comme les trois poèmes précédents au mois de mai, est publié quelque temps après
(Revista de Occidente (Madrid), 26. Noviembre de 1929).
2. « Sur le cubisme », Nord-Sud, 1.15 mars 1917, Nord-Sud, Paris, Flammarion, 1975, p.20.
3. « Historial de un libro », in La Realidad y el Deseo, Madrid : Alianza editorial, 1991, p.388.
4. Le 17 novembre 1922, André Breton donne une conférence sur Les pas perdus à l’Ateneo de
Barcelone ; le 18 avril 1925, c’est au tour d’Aragon de présenter à la Residencia de Estudiantes de
Madrid le programme de la révolution surréaliste et d’annoncer : « Nous sommes les agitateurs
de l’esprit. »
5. A. Breton, « Second Manifeste du surréalisme (1929) », Manifestes du surréalisme, Paris,
Gallimard, 1992, p. 119.
6. « Il est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé,
a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage », A. Breton, « Du
surréalisme en ses œuvres vives (1953) », in Manifestes du surréalisme, « op. cit. », p. 165.
7. Cet article est axé sur les mécanismes formels des poèmes, le nouveau code linguistique
élaboré dans le recueil indiquant une telle démarche : d’une part, l’expression affranchie des lois
de la logique peut difficilement être interprétée comme si la préoccupation majeure du poète
était de produire un sens manifeste ; la permanence de formes traditionnelles, quant à elle,
conduit à une appréhension directe du contenu, à savoir une approche des composantes du
poème.
8. A. Breton, « Second Manifeste du surréalisme », op. cit., p.p.72-73.
9. Les indications de page renvoient à : L. Cernuda, Poesía completa, Volumen I, éd. de Derek Harris
et Luis Maristany, Madrid : Siruela, 1993.
10. Le poète, fidèle à une conception de la « poésie de la vérité », laisse parfois libre cours à la
révélation du désir et de l’acte amoureux ; certains poèmes sont ainsi empreints d’érotisme,
comme « No sé qué nombre darle en mis sueños » (« La lámpara eras tú,/Mis labios, mi sonrisa,/
Formas que hallan mis manos en todo lo que alcanzan », p.161) ou « Carne de mar » (« Sí, los
cuerpos estrechamente enlazados,/Los labios en la llave más íntima », p.164).
11. Ce traitement poétique de la ville est en contradiction avec celui des futuristes qui dix ans
auparavant avaient célébré la ville moderne, exaltation à laquelle Cernuda fait d’ailleurs
65

allusion : « Aquellos años la ciudad grande era tema literario muy a la moda », Historial de un libro,
op. cit., p.390.
12. C’est moi qui souligne.
13. « Ya en Madrid, durante el verano de 1929, continué escribiendo los poemas que forman la
serie, terminándola. Antes había tenido cierta dificultad en usar el verso libre ; con el impulso
que entonces me animaba, la dificultad quedó vencida, llegando a veces, tanto en Un Río, un Amor
como en Los Placeres Prohibidos, a utilizar versos de extensión considerable, en realidad
versículos ». L. C, Historial de un libro, op. cit., p.392.
14. R Reverdy, Nord-Sud, n°13, mars 1918. op. cit., p.73.
15. A. Breton, « Premier Manifeste du surréalisme », op. cit., p.p.48 et 50.
16. « Les adjectifs viennent ajouter à ce rapprochement un sentiment qui rétrécit l’image et nuit
à sa netteté », P. Reverdy, Self-Defence, op. cit, p. 119.
17. Op. cit., p.41.
18. Cf. D. Harris : « Este confesado empleo de símbolos revela la escasa adhesión de Cernuda a las
normas estrictas del surréalisme. El símbolo, con sus implicaciones conceptuales, sufrió anatema
por parte del surrealista verdadero... », « Ejemplo de fidelidad poética : Él superrealismo de Luis
Cernuda », op. cit., p.106.
19. L.C., Historial de un libro, op. cit., p.392.
20. Cf. « Todo esto por amor », p. 160, ν. 14-17 ; « No sé qué nombre darle en mis sueños », p.160,
v.1 ;» Vieja ribera », p.165, v.10-11.
21. « La afición al cine hacía que me interesaran los Estados Unidos, ya que las películas
norteamericanas eran las más cotizadas entonces, y la vida allá la que más cercana parecía al
ideal juvenil, sonriente y atlético, que no pocos mozos se trazaban entonces. Nombres de
ciudades o de Estados de aquel país dieron pretexto a algunos de mis versos. », L. C, Historial de un
libro, op. cit., p. 393.
22. P. Eluard, « Toutes les larmes sans raison », L’amour la poésie, in Capitale de la douleur, N.R.F., éd.
Gallimard, 1991.
23. L.C., Historial de un libro, op. cit., p. 391.

NOTES DE FIN
*. Cf. I. Cabrol, L’écriture poétique de Luis Cemuda dans Un Río, un Amor (1929). La modernité comme
synthèse des esthétiques nouvelles, maîtrise, Université de la Sorbonne Nouvelle PARIS III, 1993.

AUTEUR
ISABELLE CABROL

E.N.S.
66

Luis Cernuda ou l’écriture d’un


autre désir a travers l’étude de La
realidad y el deseo
Emmanuel Le Vagueresse

Introduction
1 Si Luis Cernuda, dans les années vingt et trente, a pu créer, et créer une poésie toute
personnelle, c’est, n’en doutons pas, grâce à un renouveau poétique, en Espagne
particulièrement, qui donne son importance à l’image, à la mise en forme des émotions,
sans que pour cela cette rénovation de l’écriture, formellement parlant, ne relègue au
second plan des émotions tout humaines. Avec Cernuda, cette tendance se manifeste au
plus haut degré, de même qu’un dédain pour la facilité de construction ou d’expression
dont est nettement empreinte sa production.
2 Les six recueils sur lesquels on a choisi de se pencher, Primeras poesías, Egloga, elegía, oda,
Un río, un amor, Los placeres prohibidos, Donde habite el olvido, Invocaciones a las gracias del
mundo, forment ce que l’on a pu considérer comme une autobiographie poétique et
sensuelle où la modernité réside aussi bien dans l’arrière-plan psychanalytique que
dans les outils littéraires, ces recueils délimitant au total une approche cohérente et
évolutive de l’auteur générique de La realidad y el deseo1.
3 Rarement chez un poète l’expression des sentiments ou de l’expérience vitale n’a pris
autant de relief que chez Luis Cernuda. La « particularité » du poète, cet « amour
obscur », peu classique ou du moins peu révélée dans l’Espagne du temps, nous nous
proposons de l’étudier de manière diachronique2 à travers l’évolution de ses propres
définitions, de ses éclaircissements, c’est-à-dire de tout un référentiel ; à travers aussi
des indices formels hardis qui « trouent » en quelque sorte le texte en faisant surgir, le
plus souvent métaphoriquement ou de manière métalinguistique, le (s) sens caché (s),
se cachant de moins en moins ; à travers enfin la présence de thèmes, distincts selon les
âges et les recueils et qui tous enserrent cette délimitation du désir.
67

4 Trouver, dans La realidad y el deseo, ce qui manifeste — par la modernité de quels


instruments — l’« autre désir », ce qui le configure, tels sont les buts et l’angle de cette
étude. Des premiers et vagues émois adolescents jusqu’à une postérieure adoration
mystique de « types » éternels (comme le marin, le garçon andalou), en passant par les
« placeres prohibidos » si primordiaux de l’âge adulte, qui sont les plus charnels, l’autre
désir homoérotique prend toute son ampleur, se découvre de plus en plus. Comment ?

Primeras Poesías (1924-1927), Egloga, Elegía, Oda


(1927-1928), ou l’incertitude du désir
5 a. Dans les Primeras poesías, rebaptisées de la sorte après s’être appelées, plus
poétiquement, Perfil del aire, le lecteur assiste bien à une vision de profil d’un désir qui a
le flou et le caractère insaisissable de l’air même. Cette semi-inconscience du désir,
refondue pour devenir ce qui sera la première partie de La realidad y el deseo, avec
suppression a posteriori de tout ce qui ne suggérait pas à proprement parler le désir
homosexuel et accentuation de tout ce qui pouvait le faire, réside dans une impuissance
tout adolescente à manifester une sensualité peu définie. L’impuissance à manifester
les désirs ne peut se dire puisqu’il semble bien qu’elle ne se sait même pas. Dans les
images qui surgissent, on reconnaît les classiques « murs » (« los muros nada más », p.
88, poème XVIII), ceux d’une chambre solitaire qui pourraient bien exprimer toutes les
sortes de désirs, aussi bien homo- qu’hétérosexuels. Néanmoins apparaissent déjà deux
mondes distincts, on entend par là : qui ne sont certes pas encore en contact, et qui ne
génèrent pas encore de conflit. Mais ce conflit latent est bien un conflit entre le désir,
inhibé et meurtri par l’enfermement, et une réalité, celle de l’extérieur.
6 Il faudrait reconstituer, dans toute sa diachronie, si importante pour l’œuvre
cernudien, cette autobiographie poétique, le rôle de l’expérience personnelle du poète.
Il ne faut pas, néanmoins, surestimer cet apport au niveau de la qualité de l’expression
poétique et de la force de son « dire » d’un autre désir. En effet, le recueil Egloga, Elegía,
Oda, même s’il n’est pas très autobiographique, n’en exprime pas moins une désillusion,
une amertume, nouvelle étape dans le récit encore voilé du désir différent. Une
désillusion, une amertume (« Pero no. De algun eco/es riqueza mentida/ese vapor
sonoro... », p. 101, Egloga) qui se voient encore, sans grand progrès, mêlées d’une
imprécision enrobée, d’une manière très insatisfaite, de rêve. Seul le signe érotique,
toujours indistinct si l’on n’y prête garde, est évident, même s’il n’est pas précisé, ce qui
est la nouvelle étape à franchir. Que l’on n’attende donc pas, dans cette deuxième
évocation de deux mondes encore sans conflit, une concrétisation sexuelle claire qui
donnerait toutes les clefs — ce qui fait de ce poème un corps mort, bien
qu’esthétiquement réussi, dans le cheminement cernudien. Peut-être faut-il étudier
justement, dans la corporéité même du texte, puisqu’il s’agit bien de corps, même
éthérés, les signes de cet amour autre.
7 b. Des traces, des signes, les poésies de Primeras Poesías et de Egloga, Elegía, Oda en
possèdent comme autant de balises qui ne seraient identifiables que par un lecteur
averti, quoique l’auteur lui-même semble bien ne pas maîtriser encore entièrement la
nature de ce désir. On se refuse néanmoins à voir, en médiocres épigones de Freud, des
symboles phalliques dans toute évocation de « erguido », « reptil », « tersura ». On peut
seulement dire que la psychanalyse, utilisée d’ailleurs comme moyen chez les avant-
68

gardes, est intéressante, bien qu’elle ne puisse pas se substituer à l’analyse du texte, lui
apportant tout au plus des éléments d’évaluation du point de vue de la création
(d’images surréalistes par exemple). Dans Primeras poesías, qui est saturé, comme on l’a
dit, d’images plus hardiment homoérotiques dans sa deuxième mouture, on peut
néanmoins voir des effets de cette imagerie, pour peu que le lecteur s’y intéresse. Il est
captivant, et même émouvant, de déceler un amour qui n’ose pas dire son nom, selon le
mot d’Oscar Wilde3, à travers des formes poétiques d’un classicisme d’encore assez bon
aloi, quoique heurté par des influences guilleniennes et bien entendu quelques images
avant-gardistes.
8 Dans cet entre-deux corrigé, comme on l’a vu, par la suite, et dans un sens qui réaffirme
l’utilisation d’un langage de tous les jours, réside peut-être, formellement, l’hésitation à
dire un autre désir, mi-nié mi-accepté. Par rapport à la liberté grandissante des recueils
suivants, ces poèmes sont bien sages, ponctués, alignant régulièrement des groupes de
cinq quatrains, utilisant beaucoup le classique heptasyllabe, créant de petites pièces
tout d’une masse de dix vers, ainsi que deux sonnets, ce qui est à noter : on se hasardera
à faire remarquer que le sonnet, qui disparaîtra (car trop classique ?) des autres
recueils, est tout de même à la fois le plus classique des poèmes et celui qui peut avoir
le contenu le plus original. On pense à son utilisation si audacieuse au XXe siècle
justement. Si Luis Cernuda « n’est pas encore » homosexuel, il est du moins déjà poète,
et l’on verra par la suite que les deux états (poète, homosexuel, deux différences) ne
font que s’apparier de plus en plus, ce qui donne cette couleur si vraie aux écrits de
Cernuda. Dans le recueil Egloga, Elegía, Oda, la facture est, elle, très classique (exemple :
Egloga se compose de dix strophes rimées de treize vers ou Oda de dix strophes rimées
de quatorze vers, même si elles sont, tout comme celles de l’Egloga, de mètres distincts,
la subversion et la perversion naissant du fait qu’il ne s’agit pas d’églogue stricto sensu).
9 On est frappé, dans la chair même de la poésie cernudienne de ces deux recueils, de
l’atmosphère certes close, mais close et enserrée de la masculinité, ce qui apparaît
notamment dans l’abondance des sonnets masculins ou avec terminaison en o. Les
exemples sont légion ; au hasard : « Morir cuotidiano, undoso/de los hombros en
reposo./ Un abismo deleitoso... »4, qu’il s’agisse de substantifs non connotés
spécialement ou d’adjectifs qualificatifs se rapportant plus sûrement à de l’humain en
général. On notera aussi le jeu, qui peut exister, de l’homophonie entre « hombros » et
« hombres » (cf. « los hombros en reposo »), l’un suggérant l’autre bien entendu dans
un clair-obscur lexical bien pratique. Dans les Primeras poesías, la femme est absente,
elle n’est pas encore remplacée par l’homme mais par un « nadie » asexué (« sin goces
ni sonrisas,/que no amanece nadie », p.75, poème III). Ces exemples s’inscrivent dans
un ensemble plus vaste où l’incertain (« vaga promesa »), le vague, l’euphémistique
(« no acercarán amistades », « amorosa presencia »), le flou, signifient l’incertitude
même du désir et l’impossibilité de la manifester : on pense (p.88, poème XVIII, strophe
2) à l’évocation de la « noche incierta » ; cette façon de faire porter la charge
sémantique d’un sentiment, d’un particularisme, sur un élément extérieur, comme la
nuit, est quasi-systématique chez Cernuda et devient une forme rhétoriquement très
précieuse pour signifier son désir en même temps qu’elle est un des premiers signes
d’une réécriture. Les figures proprement et clairement masculines sont peu
nombreuses et cachées sous l’espèce de la Mythologie (« Un ídolo corona negra frente/
sobre voraz sonrisa... », p.89, poème XIX), mais la référence à un « Narciso enamorado »
ne peut que nous faire réfléchir sur la nature homoérotique du désir... Seules quelques
figures très claires du désir transpercent le flou du poème comme elles traverseraient
69

le flou de la conscience : p.89, poème XIX, c’est donc la référence à l’idole, et aussi la
suite : « Cual anhelo/al ébano del vientre tendió el vuelo/y en su nido se duerme
blandamente ? ». On peut y voir un début de « come out »5 homosexuel dans cette
évocation. Le désir qui n’ose pas dire son nom voit son évocation la plus réussie dans
l’usage des oxymores (p. 76 « sombra luciente » dans le poème IV) qui, plus que toute
autre figure de rhétorique, laisse transparaître la nature contradictoire voire
aporistique de ce désir (i.e. : un homme, qui n’est pas une femme, amoureux d’un autre
homme ; comment réaliser ce désir ? On sera frappé aussi de l’utilisation de structures
négatives (« Soledad sin amor », poème XIX ; « No se siente/el mundo, que un muro
sella », poème XXII) qui exprimeraient un amour impossible sur cette terre.
10 S’il y a affirmation de quelque désir, c’est bien d’un désir particulier et unique (cf.
l’affirmation paradigmatique du poème VII, p.79 : dans la strophe 3, après « no quiero »,
on lit : « Quiero [...] tus brazos » qui représente la longue série d’apostrophes qui sont
comme autant de bornes, toujours plus nombreuses, dans La realidad y el deseo, à mesure
que la voix poématique se fera plus personnelle, multipliera les premières personnes
grammaticales non masquées derrière des tiers historiques, religieux, anecdotiques,
comme Luis Antonio de Villena, par exemple, affectionne de le faire)6. D’ailleurs, même
si le je est parfois représenté sous l’espèce d’un autre : « y el tiempo mira un cuerpo que
se suena/en el cristal fingido irreparable »7, il reste « je ». De la même façon, le « tu »
n’a jamais été si proche du « je » (ou désiré l’être) dans cette volonté de faire corps avec
ce « je », dans cette volonté que l’autre soit enfin reconnu comme l’image de soi-même.
De la même façon, le désir « narcissique » n’est jamais autant homoérotique,
étymologiquement parlant, que lorsque l’amour n’a pas d’autre objet que soi-même,
que son propre corps ; ainsi, dans ces recueils, ce qui est surtout regretté, c’est un
« autre » double de soi, sa mimesis. Les interdits, eux, sont représentés par des adjectifs
comme « infranqueable », comme s’il s’agissait d’un pas impossible à faire, les
interrogations devenant de plus en plus nombreuses (« Y bajará la luna/a posarse en
qué mano ? », p.85, poème XIV).
11 La stérilité d’un tel amour (« la desierta belleza sin oriente », cachée sous une formule
générale et sous un dire très poétique) surgit parfois, de même qu’un autre aspect de ce
désir, son originalité et son caractère rebelle apparaissant dans l’utilisation
d’hypallages hardis, même pour la langue espagnole : « Existo, bien lo sé,/porque le
transparenta/el mundo a mis sentidos/su amorosa presencia »8. C’est surtout
l’abondance des formes qui fait sens. Mais ce « sentido postrado », grande idée de ce
recueil où éclate la solitude, dans un espace et un temps spécifiques, n’apparaît jamais
aussi clairement que dans le surgissement d’une formule telle que « secreto placer » (p.
80, poème VIII), soulignée par l’enjambement, ou « su secreto » (p.84, poème XII).
12 La poésie et ses « trucs » rhétoriques sont utilisés également avec force recours dans
Egloga, Elegía, Oda, recueil qui mérite néanmoins un intérêt moindre parce qu’il
n’apporte pas dans sa structure éminemment classique, quasi-gongorienne, de grandes
innovations dans cette écriture du désir ; à peine la beauté, mais dans son sens très
générique, se concrétise-t-elle, que l’on voit poindre un monde qui invite au plaisir.
Néanmoins, ce qui importe, c’est que dans Oda apparaît pour la première fois une réelle
figure humaine (« De mármol animado », p. 107) où, comme auparavant, c’est la forme,
en une belle formule très révélatrice, qui fait surgir la vérité : « y su forma revela/un
mundo eternamente presentido ». Le double du poète, désiré autant que le propre du
poète par lui-même, surgit à la fois soi-même et autre, dans une strophe telle que celle-
70

ci : « Ocioso yace/el cuerpo juvenil perfecto y leve./Melancólica pausa. En triste nieve/


el ardor soberano se deshace »9, à tel point que le lecteur ne sait plus débrouiller
l’écheveau. Le narcissisme mythologique, de nouveau à l’honneur, reste judicieusement
employé (« gozándose a si misma su hermosura », p. 100, Egloga). Les signes employés
sont les mêmes que dans le recueil précédent, on y voit une « equivoca delicia », on y
respire une « lánguida atmósfera secreta » qui rappellent beaucoup le livre antérieur.
13 L’ambiguïté apparaît dans « una lejana forma dormida queda ausente y vana » qui
possède l’indécision du rêve (« el instante indeciso está dormido », p. 101). On
remarque toujours le même champ sémantique, ainsi qu’une répétition, une esthétique
du ressassement par laquelle le commentateur doit prendre garde à ne pas se laisser
déborder. On notera, toujours pour faire écho à une même pratique, la « supercherie »
qui consiste à lier deux mots spatialement (cf. « amante fugitiva ») pour faire surgir
chez le lecteur l’idée d’un désir « normal », alors que grammaticalement « amante » et
« fugitiva » ne sont pas liés : « Del obstinado amante fugitiva/rompe los delicados,
blandos lazos ». La Egloga dévide les mêmes thèmes propres à l’homosexualité qu’il
s’agira de définir dans une deuxième partie. On notera là encore la même utilisation de
ce qui vient d’être dit : surgissent les mots « adolescente, esbelta » mais l’ambiguïté est
maintenue. Dans Oda apparaît donc « sonriendo » (p. 106) pour « joven dios », « del
desnudo tan puro » (p. 107) ou « por los tensos músculos » (p.109) liés au viril
« hombre » dont on parle enfin. Ce mot « hombre » est en effet écrit, et il est sous le
sème du dévoilement (« que ninguna nube cela » ou « no vela/ya la atracción humana
ante el sentido »). C’est tout un futur qui s’anime (cf. p. 108 : « el amor desbocado se
desata »).
14 S’il y a progrès dans le dire du désir — et aussi, mais ce qui intéresse moins notre étude,
dans l’espoir léger qui s’y fait jour un instant —, dans l’installation de ce désir, c’est ici
qu’il faut la trouver, même si cette beauté apparaît fugitivement pour s’évanouir à la
toute fin de l’ode. Mais l’autre, l’autre homme est bien là dans toute la fermeté de sa
présence onirique, dans toute sa corporéité Il n’est pour l’heure qu’un corps, mais c’est
un corps tout entier, dur et fort, masculin (« sólido sí », « vigor », « firmeza entera »,
« acero obstinado », « tercamente », « tensos músculos » de nouveau, « diamante ») et
aussi tremblant (« trémulo », « más agil y ligero ») pour adoucir cette évocation : il y
aurait aussi la tendresse, une fragilité. Les strophes de l’ode, dans leur densité, se font
extrêmement sensuelles, et sont comme gorgées de sens, dans les deux acceptions du
mot, des sens enfin libérés : « bajo su brazo siente/otro cuerpo de lánguida blancura » ;
le doute n’est plus permis pour le lecteur, même si l’on est dans la mythologie la plus
incertaine, la plus panthéiste, dans laquelle il s’agit de représenter cela de la manière la
plus « naturelle », c’est-à-dire la plus attendue possible (cf. l’« Endymion » de Wilde 10,
scène mythologique innocente et brûlante pour qui sait la lire). Néanmoins, à la fin,
l’idée qu’il s’agit d’un songe, quel qu’il soit, reprend le dessus et la sensualité différente
réapparaît : « El bello cuerpo en pie, desnudo cela/bajo la rama espesa, entretejida/
como difícil tela,/su cegadora nieve estremecida »11. Tout n’est pas dit, tout n’est pas
donné, il y aura difficulté à dire ce désir, à la mesure du caractère fuyant et évanescent
du désir lui-même (« huye el cuerpo feliz casi en un vuelo », p.111). Mais l’on peut
compter sur le pouvoir transfigurant de la poésie.
15 c. Reste que des thèmes apparaissent, çà et là, d’ailleurs tout au long des six recueils
étudiés ici, et qui, s’ils ne « disent » pas le désir homosexuel, le suggèrent autant que les
signes formels que l’on a pu déceler dans notre étude précédente. Si suggérer est
71

l’essence de la poésie, selon Mallarmé12, alors ces thèmes, qui peuvent paraître
prosaïques, trouvent leur sens poétique en ceci qu’ils sont utilisés pour cerner, si on les
relie les uns aux autres, un désir autre. En soi, par exemple, la solitude, le secret, le
silence, la culpabilité, l’interdit, ne veulent pas dire grand chose. Ensemble, et répétés
avec la sourde insistance de l’obsession, de place en place concrétisés, ils configurent ce
désir. Y sont étroitement mêlés, à un niveau déjà purement syntaxique, le corps du
poète et le corps désiré, au point de vue de l’amour homosexuel, dans sa pratique et ses
fins, et assoient l’écriture de ce désir.
16 On poursuit ainsi une approche qui fait la part belle aux métaphores personnelles et
aux mythes obsédants. S’il s’agit de biographie spirituelle en poésie, on se sent autorisé
à le faire. Ainsi, dans Primeras poesías et Egloga, Elegía, Oda, l’homosexualité est-elle
entourée de l’idée de monde clos complètement distinct de la réalité extérieure,
étrangère (d’où la chambre) où la captivité entre les murs représenterait la captivité de
l’être dans son désir différent (« oh ventilador cautivo », p.74, poème II ; « debatiéndose
aislado », poème III). Le sème de la solitude, du froid (« en este salón tan frío », « ciñe el
frío ») renforce cette idée d’un désir qui ne peut se manifester, qui est stérile, qui rend
du moins stérile son unique possesseur différent des autres. D’où l’idée d’être seul,
contre tous ces autres qui ont le même désir, eux. Naît par là même la peine qui colore
ou commence de colorer toute l’écriture cernudienne qu’il s’agira d’évaluer tout au
long de son parcours poétique en : indolence, pessimisme, dégoût...
17 On peut ranger dans ce sème la déréliction, l’abandon (« soledad sin amor », p.89,
poème XIX) qui sont l’exacerbation ou l’exténuation des thèmes précédents de la
claustration solitaire. D’autres sèmes apparaissent qui sont liés à ceux-ci, mais en
négatif, comme le « fugace », le fait de n’être pas heureux de par sa nature
« oxymorique » sur terre. Cernuda y insistera bien, mais seulement plus tard, quand il
le verra dans la pratique. Pourtant, la nature ou une certaine candeur, ingénuité,
virginité (cf. poème XIV, à la page 85) voudrait signifier que tout est possible dans
l’absolu, mais impossible dans la Société. Tout cela est très symptomatique de la lutte
cernudienne. Cela voudrait dire aussi qu’un tel désir est normal, mais ce qui surgit
surtout c’est un sème multiple qui délimite absolument l’homosexualité pour peu que
l'on y prenne garde. Elle est composée pour l’instant du secret, déjà cité (« aunque
aliente su secreto », « las palabras que velan el secreto placer »), du silence (« nadie
suspira », « qué silencio »), du nocturne et de l’obscur (comme le caché, le celé :
« crepúsculo », « sombra invasora », « luces embozadas », « noche (incierta) »,
« oscuridad temblando ») où l'on remarque que les thèmes s’entrecroisent à l’envi et
finissent par faire naître, ensemble, et le flou plus ou moins volontaire et le mystère
totalement assumé, lui qui, pour le moment, représente pour la Société son désir
encore non défini. Par la suite, les thèmes changent pour définir cet amour, dès lors
qu’il sera avoué et assumé.
18 Pour conclure, on dira qu’à travers ces deux recueils, homosexualité et poésie sont
encore deux inconnues, à part l’ode de Egloga, Elegía, Oda qui reflètent surtout, sur les
trois niveaux de l’évolution personnelle du discours, des signes formels ou poétiques et
d’un champ sémantique constitutif du désir homoérotique, une indécision, une lutte
intérieure sous les traits d’un rêve adolescent qui ne trouve point son objet, mais qui
crée une poésie qui n’en est pas moins belle, tout au contraire. On y voit comme une
poussée des « trucs » des avant-gardes. De la même façon, c’est la langue poétique, bien
évidemment métaphorique, qui permet de « laisser entendre » — suprême habileté et
72

qualité première de l’écrivain — de quel désir il s’agit. Un mystère, celui de la poésie,


relaie l’autre : quel plus bel usage de la métaphore, dans ces premiers poèmes, que celui
de dire/cacher en un même mouvement, dans cet entre-deux du désir pas encore tout à
fait sûr, pas encore tout à fait dicible...

Un río, un amor (1929), Los placeres prohibidos (1931)


ou le désir affirmé
19 a. C’est l’utilisation du surréalisme pour libérer la conscience qui, en partie, produit
cette expression sincère de cette « otredad »13 de la part de Luis Cernuda. Foin des
attentes de la jeunesse et des fantaisies érotiques plus ou moins drapées dans un
péplum semi-diaphane, la vie se trouve liée définitivement à la poésie, de même que la
réalité et le désir. Face à ce qui apparaît très rapidement comme la certitude
dramatique de l’impossibilité de réaliser ses espérances, le poète se résout à une
rébellion impuissante bientôt relayée par un découragement intime. Cette déréliction
dit et est synonyme d’homosexualité, surtout dans Un río, un amor, où la déroute du
désir — car l’amour est impossible — est d’autant plus grande que le poète se rend
compte que sa vérité, celle qui accompagnait son désir de vivre, n’est qu’un mensonge
de plus, comme toutes les autres vérités défendues par la Société (renvoyons à No
intentemos el amor nunca, pp. 128-129 et Estoy cansado, p. 124).
20 Après les exaltations juvéniles de l’homosexuel qui se découvre, le poète « perdu »
passe au nihilisme. On peut noter que dans Un río, un amor, cet idéal d’amour, durable et
rêvé, qui est le sien, interdit donc toute description d’un acte érotique, et cela jette un
éclairage neuf sur les précédentes poésies, où apparaissent davantage de corps, mais
toujours des corps divinisés, ceux de la jeunesse, qui n’excluraient certes pas la
présence de l’âme. Ce que l’on peut retenir, c’est une condamnation universelle et
existentielle qui va en fait bien au-delà de l’amour homosexuel, même si celui-ci peut
apparaître comme encore plus difficile à réaliser, et range Cernuda du côté des
souffrants solidaires. Dans Los placeres prohibidos, qui est un recueil primordial, Luis
Cernuda, par un subtil mouvement de balancier inhérent à sa trajectoire personnelle,
intensifie le côté érotique. Le titre a d’ailleurs pour la première fois, avec cette clarté,
valeur de manifeste. Le mot lui-même est assez érotisé. L’amour s’identifie davantage
ici avec le désir, perdant quelque peu sa profondeur spirituelle. On y retrouve
néanmoins l’amertume, la rébellion acerbe contre la réalité. Face à la Société, le poète
ose maintenant tenter la gageure de croire le plaisir supérieur (i.e. aux codes d’une
société impersonnelle). Cernuda serait obligé d’abandonner sa quête d’idéal meurtri (cf.
Un río, un amor) pour se résigner à la matérialisation de l’acte érotique. Mais ça n’est
jamais sous l’espèce d’un épicurisme folâtre et heureux. Il y a ici, bien au contraire,
exactement comme dans le précédent recueil, une analyse aiguë, mentale et
psychologique, qui trouve que l’amour érotique est destiné dans son essence à une
corruption inévitable. Au passage, là encore, surgit une portée universelle (cf. Razón de
las lágrimas p. 131 : « aguardando quién sabe,/ como yo, como todos »).
21 Le conflit désir/réalité, pour ce qui nous intéresse, se multiplie, comme on va bientôt le
constater, en plusieurs conflits ou contradictions. La vérité est mensonge,
conformément à ce qui avait été découvert avant, et ce au niveau d’un amour à présent
purement érotique. Resterait : s’abuser soi-même, s’évader, deuxième clef qu’il faut
garder en main pour comprendre la nature de ces deux derniers recueils. Mais il faut
73

voir auparavant comment se matérialisent ces pensées et ces sensations dans le corps
même du texte.
22 b. Un río, un amor est composé de poèmes courts, ou assez courts, comme ceux de Los
placeres prohibidos, où la forme devient de plus en plus libre. Les trois premiers poèmes
sont trois quatrains, mais bientôt apparaissent des strophes polymétriques, en une
irrégularité spatiale déjà fort impressionnante. De même pour Los placeres prohibidos, où
l’on allonge un peu le plaisir, et l’amertume, où l’on alterne vers classiques et vers que
l’on peut déjà qualifier « de la fracture » — historiquement, cela n’est pas
nécessairement sot —, vers longs comme un jour sans plaisir réel (exemple : « Qué ruido
tan triste el que hacen dos cuerpos cuando se aman », p.149, dans le poème éponyme)
ou vers qui se « prolongent » d’une ligne à l’autre en coupant le souffle du lecteur — en
l’emportant ?... On pense à tout le poème De qué país, pages 155-156. On citera aussi,
sans l’étudier plus en détail, le jeu des enjambements : un seul exemple suffira parmi
d’autres : « He venido para ver los mares/dormidos (...) », dans He venido para ver, p.
162).
23 Mais c’est bien dans les realia exprimées que son désir apparaît le mieux. Dans Un río, un
amor, c’est par l’intermédiaire de cette construction formellement rigoureuse de
paysages urbains (les mêmes que ceux de Walt Whitman14, du Lorca de Poeta en Nueva
York15, tous deux, de même sensibilité) que l’on retrouve cette évocation toujours
nocturne, toujours secrète, presque toujours citadine, de la recherche homosexuelle. Il
n’y a d’ailleurs pas mille façons, si l’on suit ici la Marguerite Yourcenar de Alexis ou le
traité du vain combat16, de dire l’essentiel de ce désir. Il y a bien ici quelques lieux
exotiques et ensoleillés, mais ce sont les Etats-Unis de Walt Whitman17, tout aussi
sensuel. C’est le Sud qui est annoncé, ce Sud si cher aux homosexuels, dans une idée de
liberté et de sensualité que reprendront des écrivains aussi différents que Wilde18, Loti,
Gide19, Paul Bowles, Jean Genet20, Luis Antonio de Villena, Tony Duvert, et bien d’autres,
qui trouvent en Méditerranée un terreau pour assouvir leur passion (cf. Quisiera estar
solo en el sur, p. 116). On pense aussi à cet état du Nevada où, plus métaphoriquement
que jamais, « los árboles abrazan árboles » et où « hay nieve dormida/sobre otra nieve »
(cf. Nevada, pp. 119-120). On pense aussi à Durango, pages 125-126, où se fait jour très
clairement l’idée de l’amour homosensuel : « Las palabras quisieran expresar los
guerreros,/ bellos guerreros impasibles ». Daytona semble être (pp. 126-127) un des
rares lieux possibles du bonheur libre qui se clôt sur cette strophe universelle : « Mirad
como sonríe hacia el amor Daytona ». On citera enfin la Virginie, autre lieu mythique
pour le poète, et deux poèmes très sensuels, Carne de mar, même si la sensualité essuie
un échec dans la personne d’un énigmatique « él » pas invité au festin (cf. p.136) et La
canción del oeste, pages 137-138 (« Lejos canta el oeste »).
24 Ce bonheur lointain est de toute façon toujours contrebalancé. Le recueil qui ouvre le
poème, par exemple, Remordimiento en traje de noche, est en cela assez paradigmatique,
Cernuda ayant dit lui-même qu’il voulait y faire passer « cierta parte de aquella que no
había dicho hasta entonces »21. Sans insister de nouveau sur les mêmes thèmes qui
reviennent dits de la même façon, peu ou prou, on veut insister sur le progrès de ce
dire vers la clarté. Le corps n’est pas aussi absent qu’on pourrait le penser, puisque le
poème Cuerpo en pena, fort long, lui est consacré. Certes, la révélation hésite encore
(« hacia la flor sin nombre », p. 118), mais dans Como el viento c’est la douleur de la
solitude qui est bien réelle. Le sème de l’obscurité, lui, peut apparaître dans un titre
programmatique comme Oscuridad completa, mais la clarté sur l’état du poète est
74

patente, et l’idée de secret (« pájaros siempre mudos, como lo es el secreto », p. 124,


Habitación de al lado) semble n’être plus guère qu’un vœu pieux, même s’il est répété,
comme dans El caso del pajaro asesinado, p. 125, où l’on peut lire « Sólo las olas saben »,
comme quoi le secret est au moins toujours revendiqué, en de multiples variations).
Peut-être ce secret apparaît-il aussi dans cette évocation toujours renouvelée de la
troisième personne du singulier (dans Desdicha, pp.127-128 : « sus brazos ») ou la
deuxième personne (« es para hallarte en sueños », dans No sé qué nombre darle en mis
sueños, p. 133), alors que le je se fait à chaque poème plus présent. Seulement, parfois,
on retourne dans la métaphore la plus pure, la plus... lorquienne et, si l’on n’avait à sa
disposition que le poème isolé de son contexte, la plus dure à interpréter, soyons-en
conscients (cf. tout le poème Mares escarlata, p. 130).
25 Parfois, la solidarité dans la singularité se fait plus évidente et cela donne Todo esto por
amor, où l’on peut lire : « Donde estrellas/sus labios dan a otras estrellas,/donde mis
ojos, estos ojos,/ se despiertan en otros »22. Le lecteur peut y retrouver cette
homothétie étoiles/étoiles, yeux/yeux semblables. On retrouve le même procédé dans
Vieja ribera (p. 137) : « (...) un cielo dentro de otro cielo,/como un amor está dentro de
otro,/ como el olvido está dentro del olvido » et autres répétitions homologiques. Une
singularité se laisse deviner dans des formes comme « Ante mi forma encontré aquella
forma » où l’importance de la forme est bel et bien rehaussée. Grâce au « tu » salvateur,
pour un instant (« La lámpara eras tú/mis labios, mi sonrisa,/ forma que hallan mis
manos en todo lo que alcanzan », dans No sé qué nombre darle en mis sueños, p. 133), le
corps livre l’âme de son possesseur, même si cette appropriation passe par le rêve. On
voit l’importance de l’autre, pas nécessairement individué (cf. toujours No sé qué
nombre...), mais à présent fortement sexué. On pense à la totalité du poème Duerme
muchacho, page 134, ou à Vieja ribera, page 137 : « entre las noches más viriles ». Dans
Duerme muchacho, la « voix » reverse son désir et exprime son désir de l’autre, son frère,
son frère jeune devons-nous préciser... La gageure n’est plus, on l’a compris, de laisser
entendre, puis de dire « je suis homosexuel », mais de vivre ; et très vite le poète
connaît la désillusion existentielle de tout amoureux pessimiste. Les derniers poèmes
sont tout à fait noirs (Nocturno entre las musarañas, pp. 139-140 : « No saber donde ir,
donde volver »).
26 La question qui donne son titre au poème, pages 138-139, ¿Son todos felices ?, est
rhétorique : on finit sur une rébellion qui se sait défaite, mais qui s’ouvre à toutes les
formes d’oppression de la part de la Société :
Abajo pues la virtud, el orden, la miseria ;
Ni siquiera esperar ese pájaro con brazos de mujer,/
con voz de hombre oscurecida deliciosamente23
27 pour se concrétiser, solidairement, en un cri, qu’il soit hétéro- ou homosexuel
(« Gritemos solo », qui remplit tout un vers). Ce cri fait de cette homosexualité une
révolte stérile, peut-être, mais en devenir et en fraternité avec toutes les autres
oppressions. Dans Como la piel, pp. 140-141, resurgit le cri sans cesse répété : « No hay
nada, sino un grito,/ un grito, otro deseo/sobre una trampa de adormideras crueles ».
28 Cette rébellion se mue donc ou en évasion ou en la croyance volontairement appuyée
avec artifice que « tout est encore possible » ; cela apparaîtra dans l’un des poèmes les
plus importants de Cernuda, El mirlo, la gaviota, qui conte l’élaboration d’un breuvage
pour retenir la foi dans la vie et la possible communion avec la nature à travers l’amour
(le fameux concept de l’« acorde », filé dans Invocaciones a las gracias del mundo, quelques
75

années plus tard). Mais avant que d’aboutir à ce nouveau manifeste, qui présente donc
ces deux propositions de manière limpide24, voyons comment Luis Cernuda annonce
ostensiblement cet amour. A présent, pour lui, rien n’est plus aisé. Pour le reste, il faut
bien préciser que la forme poétique, pour exprimer une profession de foi, est avant
tout, et fort heureusement, cryptographie, perversion du langage zéro, tout comme
l’homosexualité est « perversion », ou plutôt « pervertissement » de l’amour commun,
zéro, banal.
29 Mais revenons au dire le plus évident du désir du poète : le titre générique du recueil,
Los placeres prohibidos, repris dans le premier poème Diré como nacisteis, érotise donc le
poème et fait se condenser tous les aspects thématiques de l’homosexualité. Il se veut
l’illustration, de la même manière que la pièce poétique tout entière, de la défense d’un
« habeas corpus », au sens de « droit du corps », le plus imprescriptible, face à une
société raillée et presque vomie par tous les pores :
quien insulta esos frutos, tinieblas en la lengua,/ es vil como un rey, como sombra
de rey/arrastrándose a los pies de la tierra/para conseguir un trozo de vida25
30 Ce désir s’achève sur une violence extrême, la violence du désir assumé et exacerbé.
Tous les autres poèmes du recueil n’en sont que des variations qui insistent sur le côté
éphémère du plaisir, de la lutte, toujours à recommencer, où la présence du « tu », en
tant que double impossible (« con solo su presencia ha dividido en dos un cuerpo », p.
147, Telarañas que cuelgan de la razón), aide à cette réalisation du désir homoérotique,
aide à lutter. De même que la présence d’amis : « amigos, me ahogué en fin », « los
amigos de color celeste » (cf. p. 163 : He venido para ver). On pense, cinquante ans plus
tard, à la solidarité dans la condition gay exprimée par les paroles du chanteur pop
bitannique Morrissey26. Un poème comme No decía palabras, qui range le désir du côté le
plus corporel, est très symptomatique de cette écriture homoérotique : « mitad y mitad,
sueño y sueño, carne y carne ;/ iguales en figura, iguales en amor, iguales en deseo »
(pp.149-150), le prouve, alors que l’aspect beaucoup plus prosaïque de la rencontre
homosexuelle est, elle, matérialisée par : « Un roce al paso,/ una mirada fugaz entre las
sombras,/ bastan para que el cuerpo se abra en dos ».
31 Dans ce désir de vérité, naturel, inhérent à l’être, inchangeable (cf. Déjame esta voz, pp.
154-155), mis à part un ou deux poèmes, c’est le je et le tu qui parlent, et la quête de
vérité dans cet amour autre, dont le poète sait à présent qu’il est illusoire et ne résout
rien, n’en est que plus émouvante : « si el hombre pudiera decir lo que ama,/(...) yo
sería al fin aquel que imaginaba », dans le poème éponyme, pp. 150-151. L’autre idée,
c’est la liberté : « Libertad no conozco sino la libertad de estar preso en alguien », p.151
ou « la libertad del color de mis ojos », p. 163 dans He venido para ver.
32 Le poème Los marineros son las alas del amor a pu devenir le poème fétiche de
l’homosexualité pour réunir densément, par l’intermédiaire du sème « rubio », répété
cinq fois, appliqué sensuellement et poétiquement, un érotisme puissant et canaille, lié
à un groupe « connoté » du point de vue homosexuel depuis toujours, les marins : « y
sus ojos son rubios lo mismo que el amor/rubio es también, igual que son sus ojos »,
jusqu’à la fin : « quiero sólo ir al mar donde me anegue,/ barca sin norte,/ cuerpo sin
norte hundirme en su luz rubia », pp. 152-153. On citera aussi dans le même ordre
d’idées « rubio igual que la lluvia,/sombrío igual que la vida es a veces » (Quisiera saber
por qué esta muerte, p. 153) où la blondeur semble aussi représenter une possibilité
d’ouverture par rapport au monde sobre des désirs cachés, toujours latents.
76

33 Dans ce poème, la rencontre-coup de foudre revisitée poétiquement, de même que


Cernuda revisitera la déclaration d’amour en la redéfinissant, et ce malgré un classique
incipit : « Te quiero »), montre qu’il s’agit d’un amour des garçons (« que dora desnudos
cuerpos juveniles », pp.160-161, Te quiero). Qué más da insiste davantage sur le côté
éphémère du plaisir (« como fugaz deseo », « esbelto adolescente entrevisto », p. 157),
mais la persistance de l’illumination due à ce plaisir est certaine ; elle peut n’être due
qu’au regard, d’ailleurs (« Mas yo sé lo que digo si a ellos te comparo »). Les conditions
d’apparition du désir en question finissent par ne plus avoir grande importance. Alors
que par contraste avec d’autres, Tu pequeña figura, chargée des mêmes sens, est moins
connotée et demande davantage de décryptage de la part du lecteur. La métaphore se
fait plus hardie, mais la vérité qui apparaît n’en est pas moins réelle.
34 Como leve sonido insiste plus sur la nature irréconciliable dans la pratique de
l’homosexualité, dans la nature de l’homosexuel que l’on a qualifiée d’» oxymorique » :
« como esta vida que no es mía/y sin embargo es la mía ;/ como este afán sin nombre/
que no me pertenece y sin embargo soy yo »27. Nature qui pousse à un regret que l’on
peut rappeler parce qu’il clôt pratiquement ce recueil primordial : « Adios, dulces
amantes visibles,/ siento no haber dormido en vuestros brazos » (He venido para ver, p.
162, qui sent vraiment l’autobiographie). Si l’apostrophe est claire, de même que le
chagrin, elle ne doit pas être une fin, elle ne peut pas être une véritable clôture au
risque de lasser par sa répétition. C’est pourquoi le poète débouchera sur « autre
chose », sur quoi l’on se penchera. Mais nous n’en sommes pas là, car cette écriture
poétique rajoute aux thèmes dont on a dit qu’ils enserrent l’amour homosexuel,
d’autres thèmes, à présent clairs.
35 c. Ces thèmes sont de diverses sortes, mais toujours plus précis et presque
exhaustivement reconnaissables dans ces deux recueils du « milieu » des six recueils,
qui en sont presque la moelle : ainsi, cette rubrique n’aurait pas lieu d’être dans l’étude
de Donde habite el olvido et Invocaciones a las gracias del mundo qui n’apportent rien de ce
point de vue-là, tout ayant été dit quant à la délimitation par agrégation successive de
ces thèmes du désir homosexuel. Dans ces deux recueils, déjà, ils ont moins
d’importance par rapport aux premières poésies ou à l’Ode, puisque le désir y est dit
tout cru. Mais voyons tout de même comment le désir homosensuel s’enrichit d’autres
valeurs qui lui sont propres et qui fleurissent, de nouveau comme autant d’indices,
parmi les glyphes de la poésie cernudienne.
36 Si le poète insiste de nouveau sur certains caractères qui n’évoluent pas et ne suivent
pas l’éclaircissement du discours — solitude, déréliction, secret, peine, douleur,
amertume —, apparaît plus spécialement une reconnaissance de l’étrangeté de ce désir,
« esas luces extrañas », même si l’étrangeté est pour une bonne part, sinon en totalité,
due à la vision de la société. On peut citer aussi le remords qui donne son nom au
premier poème, Remordimiento en traje de noche, p. 115. On a déjà parlé de la culpabilité
plus haut. De la part de la société des hommes, cette fois, le soupçon, comportement
essentiel chez les autres dès lors que l’homosexualité commence d’être quelque peu
manifestée, apparaît (« No estrechéis esa mano », p. 115).
37 Si l’on a pu gloser sur la révélation, enfin atteinte, de l’homosexualité, devant soi et
devant les autres, on doit insister sur la notion d’exil, d’errance (cf. « destierro ») et sur
l’injustice de qui condamne l’innocence (« Y sin embargo vine como luz », p. 120, Como
el viento). Cette alternance entre culpabilité, à cause de la pression de la Société, et
77

innocence du désir vu comme naturel (« flores clamando a gritos/su inocencia anterior


a obesidades », p. 140, Como la piel) est émouvante, peut-on se risquer à écrire.
38 De même que la lassitude peut trouver son prolongement par rapport aux deux
premiers vers et devient quasi ontologique28, elle se double d’une triste conscience de
l’anonymat qu’apaise à peine, on l’a vu plus haut, la certitude qu’il y a une solidarité
d’» amis » de la même trempe. Mais on finit tout de même ce parcours par Dejadme solo,
non sans raison.
39 C’est ainsi que le premier recueil se termine par la vengeance (« algun día (...) resurgirá
la flecha », p.141) tout comme dans ¿Son todos felices ? on lisait « Gritemos a un ala
enteramente/para hundir tantos cielos » (p. 139), et tout comme dans Los placeres
prohibidos on retrouve cette fierté : « Diré cómo nacistéis, placeres prohibidos,/ cómo
nace un deseo sobre torres de espanto,/ amenazadores barrotes », Diré cómo nacistéis, p.
145). Subsiste malgré cela l’impossibilité à tout, à dire pourquoi l’on est fier, pourquoi
l’on aime, et ce que l’on aime (« Si el hombre pudiera decir lo que ama », p. 150, dans le
poème éponyme). Face à cette impossibilité, on aurait tendance à revenir au rêve (« sus
labios salados y frescos/me retienen preso en la red de espejismo », p. 158, El mirlo, la
gaviota), on a la nostalgie des désirs passés, quand le poète y croyait encore.
40 Va-t-il déifier son désir, par mélancolie, un peu comme s’il était déjà de l’autre côté du
chemin, dans la mort ? C’est ce que nous allons vérifier, alors que déjà point le regret.

Donde habite el olvido (1932-1933), Invocaciones a las


gracias del mundo (1934-1935) ou la nostalgie du désir
41 a. Ce que Miguel J. Flys appelle avec raison, et nous avec lui, « el último capítulo de la
alimentada biografía espiritual de Luis Cernuda »29, de sa douloureuse expérience
d’amour homosexuel, représente plutôt, thématiquement, un seul poème divisé en
parties : il s’agit de Donde habite el olvido. Selon la plupart des commentateurs,
Invocaciones a las gracias del mundo se distingue des autres recueils en ceci qu’il est déjà
le moins autobiographique, qu’il « colle » moins au parcours progressif du poète, qu’il
est plutôt un retour sur sa vie par le domaine des idées, et ce après coup, pour sortir de
l’impasse. Déjà, dans Donde habite el olvido, il semble qu’il y ait désir de se souvenir
nostalgiquement de l’adolescence. Ce qui ferme le cycle commencé, si l’on y réfléchit
bien, par Perfil del aire, c’est-à-dire par les Primeras poesías.
42 Mais, dans ce recueil de l’oubli, la négation du rêve est patente, et ce n’est pas le retour
des demi-dieux, demi seulement, hélas !, qui régie les choses. L’expérience, douloureuse
et cruelle, que le lecteur, tout au long de son parcours avec la poésie cernudienne, a pu
partager, fait que l’idéal de vérité érotique du poète produit un état de mort
émotionnelle. Le regard rétrospectif, et il l’est d’ailleurs dans les deux recueils,
s’accompagne toujours d’un ton plaintif et mélancolique. Le poète arrive ainsi à un
regard global sur le sens de l’existence humaine et de son destin. Ce destin ne peut
aboutir qu’à un état revendiqué d’inconscience totale, d’oubli, de mort en fait, « la
muerte únicamente ». On répétera que, pour ce qui nous intéresse, du moins au départ,
cette vision est tout de même la conséquence tragique de la compréhension, par le
poète, de la fausseté et de la vacuité de son désir.
43 Dans Invocaciones a las gracias del mundo -les grâces étant la poésie, l’amour, liés comme
on le sait, la solitude et la tristesse- on se bornera à dire que, en ce qui concerne les
78

rapports du désir et de la réalité, le désir juge à présent méprisable la réalité. Il


revendique le renoncement à s’en rendre possesseur (cf. Dans ma péniche, pp. 199-202),
en une belle universalisation. Intervient alors cette tentative de s’évader de la réalité,
cette contemplation nostalgique d’un monde idéal. C’est en fait un monde rêvé où
« muchacho andaluz » et « joven marino » se donnent la main pour se muer en êtres
semi-divins. Plus de désir, mais une célébration après coup, en tout cas toujours
homosexuelle. Cernuda accepte que le mensonge devienne sa vérité puisque sa vérité,
l’amour, n’était que mensonge.
44 Surgit donc 1’« acuerdo », espèce de panthéisme où l’amour homosexuel trouve sa
place en une libération et devient finalement amour humain au sens d’amour de
l’homme plus qu’amour des hommes. Mais cette libération se fait dans la mort... Luis
Cernuda prétend néanmoins aboutir à une union surnaturelle et mystique avec
l’Univers. Que de changements dans cette vision ! Mais n’est-ce-pas la même quête
effrénée d’amour, de reconnaissance, de fraternité, de désir de ne plus être seul, quel
que soit l’être que l’on a en face de soi ?
45 b. Pour les raisons précédemment évoquées, l’écriture du désir souffre, au mieux de
belles variations, au pire de lassantes répétitions. On pense au vague : « entre
precipitadas formas vagas », p.175, poème X ; à la peine : « No quiero, triste espíritu,
volver », p. 176, poème XI ; à la noirceur : « ruina y miseria », pp.180-181, poème XVI ; à
l’errance : « errabundo mendigo » (id.) ; etc.
46 Un autre angle d’étude permettrait d’apprécier à sa juste valeur la triste sérénité de
qui, dans l’après-midi de sa vie, regarde son désir de plus haut : (« en otro tiempo
levantaba/hasta las nubes sus olas melancólicas », p.169, poème Π). Dans ces poèmes
assez brefs, sans titre, de mètre court, comme débarrassés de toute contingence
matérielle passée, le désir homosexuel est du moins rappelé par ces homologies plus ou
moins expressives et significatives : « sometiendo a otra vida su vida », « que exige un
dueño a imagen suya », p. 168, poème I, « mano en la mano, frente en la frente », p. 175,
poème X. Il y a moins de surréalisme apte à peindre la révolte dans ces poèmes que
dans les précédents, mais ils sont néanmoins libres, dans leur disposition, leur
longueur, leur polystrophisme.
47 Les figures incertaines et la présence d’oxymores, ces indices lexicaux plus ou moins
rusés, comme écrire par exemple : « lo que pinta el deseo en días adolescentes » (p. 170,
poème IV), résument à la fois le désir durant la jeunesse, mais aussi la jeunesse désirée.
Choisir pour « el mar » l’attribut « un amante » fait de ces flots une entité masculine,
surtout qu’en poésie on aurait pu choisir facilement « la mar ». On songe également à
« el mar esbelto » (p.182, Los fantasmas del deseo).
48 La présence de l’ange, elle, est significative et rappelle Jean Cocteau30 qui, à la même
époque, dans ses poésies, puis sa prose, puis ses dessins, invoquait sous cette espèce les
porteurs de grâce ; en fait, poétiquement, les hommes, souvent jeunes, qui avaient
illuminé sa vie. Ainsi, peut-être, pour Cernuda, en allait-il de même pour ces anges :
« ángel, demonio », p. 169, poème II ; « ángel que arrojan de aquel edén nativo », p. 174,
poème X ; « sólo vive quien besa/aquel cuerpo de ángel que el amor levantara », p.177,
poème XII ; ou même « mi arcángel », de catégorie supérieure (poème XIII, Mi arcángel,
pp.177-178). Seul Cernuda, à travers cette trouvaille poétique de l’ange, pour le moins
ambiguë, exprime avec beauté cette présence sans cesse renouvelée d’une inspiration
« incarnée » dans un homme : « Tú fluyes en mis venas, respiras en mis labios », p.178,
poème XIII). Alors qu’à la fin, c’est la vérité, l’une des grandes obsessions de
79

l’homosexuel, qui reprend le dessus, même dans la tristesse et la mélancolie : ainsi le


désir, « un deseo inmenso », devient-il « afán de verdad », ce qui plaide pour une vision
personnelle du désir, devenu unique, même si elle doit être vaincue par la vie, par
l’expérience personnelle. Elle criera dans l’avant-dernier poème31, bien que se sachant
condamnée et entraînée vers la mort.
49 Dans le dernier poème, Los fantasmas del deseo, l’un des deux seuls poèmes pourvus de
titre et dont le sens a pu motiver le titre de cette tête de chapitre, Luis Cernuda a
compris et peut écrire (p. 182) : « Mis brazos, tierra, son ya más anchos, ágiles,/ para
llevar tu afán que nada satisface »
50 Même si la conclusion panthéiste est que la terre seule reste avec le désir, tandis que
« la caricia es mentira, el amor es mentira » (cf. Los fantasmas del deseo, p. 183), ce que la
terre possède, elle le possède véritablement : « Nimbos de juventud, cabellos rubios o
sombrios,/ rizosos o lánguidos como una primavera,/ sobre cuerpos cobrizos, sobre
radiantes cuerpos » (toujours p. 183). On constate que le désir n’a pas changé de
spécificité... Nous connaissons le sexe de ces corps. Mais Cernuda va plus loin : dans les
deux vers « el amor no tiene esta o aquella forma,/ no puede detenerse en criatura
alguna » (p. 182), on peut lire soit une défense de l’amour quelle que soit sa sexualité,
soit une défense à présent de tout amour, qui irait au-delà de l’humain, en une vraie
réconciliation avec la nature.
51 Reste cette semi-divinisation dans les dix derniers poèmes longs, les plus longs, qui
sont comme un appendice aux cinq autres recueils et qui ne nous intéressent du point
de vue de cette étude que parce qu’ils sont fortement sexués, dans leur divinité même.
Le « muchacho andaluz » se charge de toute la sensualité retrouvée du poète dans la
nature (« Eras el mar aún más/tras de las pobres telas que ocultaban tu cuerpo », p.187,
A un muchacho andaluz) ; et Cernuda d’évoquer avec une sensualité saine et gourmande
« tus labios, de fulmíneo bisel,/ [...] como una ardiente flor/nutrida con la savia/de
aquella piel oscura » (pp. 187-188).
52 Cette fascination de la beauté avouée, même si elle se fait au passé, et nostalgiquement
(cf. « No es nada, es un suspiro,/ pero nunca sació nadie esa nada », p.193, dans le
poème éponyme), est toujours très prégnante. Il y a beaucoup de poèmes qui
s’adressent à un « tu ». C’est très émouvant, car ce mouvement va très loin : « Te
hubiera dado el mundo » et « eras tú una verdad,/ sola verdad que busco/ más que
verdad de amor verdad de vida » et enfin « Creí en ti, muchachillo » (p. 188 ; A un
muchacho andaluz). Et le lecteur de comprendre l'amour profond derrière l’attirance
sexuelle, ce qui ferait, au passage, de l’homosexualité plus qu’un désir ou une attirance,
un amour et une pensée, bref un système, différents ; ce qui est peut-être exprimé dans
ce :
soy en la noche un diamante que gira advirtiendo a los hombres
por quienes vivo, aún cuando no los vea ;
y así, lejos de ellos,
ya olvidados sus nombres, los amo en muchedumbres,
roncas y violentas como el mar, mi morada32
53 Il s’agirait en effet d’une métaphore de sa vie au passé simple.
54 L’homme, comme on l’a dit à propos du recueil précédent, se voit lié à la nature. Avec El
viento de septiembre entre los chopos, la nature se fait réceptacle plus corporel du vieux
désir qui rappelle, en une boucle voulue, les premières poésies : « mi vano afán
persigue/un algo entre los bosques./ Un no sé qué, una sombra, [...] por allá van
80

secretos », pour conclure par : « Hundo mi cabellera,/ busco labios, miradas,/ tras las
inquietas hojas de estos cuerpos esbeltos » (pp. 192-193). Por unos tulipanes amarillos, pp.
194-195 qui, au milieu du recueil, débute véritablement la série des très longs derniers
poèmes, est une pièce fondamentale. Le narrateur, sorte de nouveau Nathanaël des
Nourritures Terrestres de Gide — on sait en sus que ce dernier influença Cernuda —, s’y
exprime bien sûr à la première personne, manie l’apostrophe pour signifier l’arrivée du
désir, divinisé (« alegre mensaje de algún dios,/ no sé qué aroma joven »), incarné dans
« el etéreo resistente », donc encore assez irréel, qui va faire glisser le poète dans la
sensualité, tel le « pétalo voluptuoso » qu’il est tout entier, tels surtout ces « densos
tulipanes amarillos » métaphoriques, en accord avec la nature.
55 Le message est clair ; ces tulipes sont « erguidos como dichas entre verdes espadas », en
une image phallique évidente que l’on doit voir, après avoir essayé de les éviter tout au
long de cette étude. On y lit bien « por un aletear de labio a labio/sellé el pacto » avec le
mâle visiteur, « rubio mensajero » (même structure que : « nuestra palabra anhela/el
muchacho semejante a una rama florida »). Le reste est anecdotique : c’est la rancœur
qui arrivera bientôt (« Arrastrado en la rafaga,/el claro visitante ya no estaba,/ sólo una
ligera embriaguez por la casa vacía »). Les corps ont laissé transpirer les âmes
(« dejaban escapar el terso espíritu ») et transmis « el peso de una dicha hurtada al
rígido destino » (pp. 194-195).
56 Destin de l’homosexuel, triste, amer, constat aigri sous l’espèce de la poésie... On voit
néanmoins que l’attaque du pédéraste contre la Société castratrice se fait encore une
fois sous le sceau de la poésie33. On remarque aussi que l’homosexualité se veut de
nouveau solidarité (« hermano mío », « tu carne como la mía ») et le lecteur, quoi qu’il
en ait, se sent solidaire et interpellé : « Sabes sin embargo que mi voz es la tuya,/que mi
amor es el tuyo » (pp.196-199). Ce désir, quoique su vain, s’adresse toujours aux mêmes
« amantes » (« ante vuestros ojos, amantes »), parfois dans une évocation de la
mythologie (« pies de jóvenes sátiros,/ danzad más presto cuando el amante llora », pp.
199-202, Dans ma péniche), toujours avec une idée de liberté, même furtive, à la fin.
Même si renaît la tristesse, sous forme là encore d’apostrophe (cf. Himno a la tristeza), on
peut toujours lire : « Luchamos por fingir nuestro anhelo », exactement comme dans ce
dernier poème A las estatuas de los dioses. Soit : un désir de « justicia imposible » qui
passe par les Dieux. Derrière les louanges exaltées aux Dieux d’avant l’homo- ou
l’hétérosexualité, celle-là reste évoquée : « aún no habían mordido la brillante maldad/
sus cuerpos llenos de majestad y gracia », p.212).
57 Mais, pour ce qui est de l’écriture du désir, c’est bien l’antépénultième poème, El joven
marino, (pp.202-208), presque albertien dans son titre, qui est paradigmatique. C’est le
plus long poème du recueil qui déroule lentement, en cent-quarante-sept vers distincts,
la volupté la plus « naturelle », la plus pure dans son érotisme sain, manifeste d’un
amour homoérotique presque divin. En effet, le marin est mort... On pense à cette
vision, mortifère en fin de compte, de la mer, où le corps du marin est magnifié,
« possédé » (sic) par un autre élément masculin, ne nous en cachons pas (« el uno con el
otro », p.207). Pourquoi le marin, d’ailleurs ? On l’a déjà suggéré : cela fait partie de
cette imagerie homosexuelle qui mêle allègrement stéréotypes de calendriers gays,
défilés de Jean-Paul Gaultier34, films de R.W. Fassbinder, livres de Jean Genet et autres.35
58 Citons au hasard les érotiques : « pie desnudo », « tu quebrada cintura contra el
argénteo escudo de su vientre », « aquella remota belleza,/ en tu cuerpo cifrada como
feliz columna » (p.203) où il y a un rappel de l’amour caché. C’est le rappel sempiternel
81

de « una juventud nueva » incarnée au plus profond, au plus intime des hommes (« una
juventud nueva corría por las venas de los hombres invernales », p.204). De même que
cette expression nous rappelle l’existence du mal (« en un lánguido país del perezoso
sur », p.205).
59 Si le marin est exalté36 par son étroit contact, naturel, avec la mer, qui est le
prolongement superbe de cette nature dans ce dernier recueil (il est comparé à
plusieurs éléments naturels et beaux comme « una rosa abandonada sobre el mar », p.
208), il s’agit bien là de la même idée, et dans cet ultime recueil elle a bien le dessus. Ne
glosons plus, rejoignons le poète dans sa dernière vision (page 205, fin du poème, El
joven marino) :
cuantas veces te vi,/ acariciados los ligeros tobillos por el ancho círculo de tu
pantalón marino,/ el pecho y los hombros dilatados sobre la armoniosa cintura,/
cubierto voluptuosamente de lana azul como de yedra,/ el desdén esculpido sobre
los duros labios,/ anegarte frente al mar en una contemplación/más honda que la
del hombre frente al cuerpo que ama.

Conclusion
60 Que Cernuda ait « caché » son désir parce qu’il vivait dans un pays et à une époque qui
n’étaient pas prêts à l’accueillir est finalement secondaire. Que pour laisser entendre,
puis dire ce désir, il ait choisi — comme une vocation vous choisit — la poésie, et ce très
tôt, celle-ci étant intimement liée à sa particularité sensuelle, voilà qui est plus
intéressant. Non seulement la poésie — ou l’état de poète — se trouve être ce qui est le
mieux à même de faire corps avec une autre marginalité, l’homosexualité, mais encore
l’écriture poétique, par essence « autre », par essence « cryptage », se trouve être ce qui
peut le mieux exprimer en chiffre un désir indicible par de nombreux côtés. L’idée de
forger une nouvelle forme, l’idée d’un nouveau « dire » poétique, adapté à la situation,
est alors la grande invention de Cernuda, son apport à la rénovation de la voix
poématique. Cette démarche, au passage, requiert une participation active du lecteur
dans cette dialectique cryptage-décryptage déjà éminement moderne.
61 Si l’évolution de Luis Cernuda est patente dans la définition et l’éclaircissement de son
homosexualité au fur et à mesure de l’écriture de ses poèmes, si la forme est elle aussi
plus claire à mesure que le désir l’est et décide de se dire, devenant peut-être moins
poétique par là même, si les thèmes se répètent enfin, se lassant un peu, tout comme
s’est lassé le désir, reste que ce désir est le même et la révolte contre la Société et ses
normes également.
62 Mais ainsi Luis Cernuda, homme et poète, nous montre-t-il que toute poésie est
marginalité et révolte et cette révolte prend-elle une valeur beaucoup plus générale. Si
l’art a été donné aux hommes pour leur éviter de mourir de la vérité, Cernuda se bat
pour tous les hommes grâce à sa poésie. Et ce combat de première ligne, on serait
presque tenté de dire d’avant-garde, est mené d’abord par les mots, par ces distorsions
formelles courageuses que nous avons débusquées, puis mises en relief. Ce perpétuel
attentat à la pudeur qu’est Cernuda a trouvé et forgé son langage, neuf comme ce qu’il a
à nous dire. Son combat de poète et d’homme prend alors une dimension universelle
qui nous concerne et nous touche tous. Pensons à l’Himno de la page 210 :
Escucha cómo avanzan las generaciones/sobre esta remota tierra misteriosa
82

NOTES
1. Edition utilisée : Madrid : Clásicos Castalia, segunda edición, 1983
2. Car c’est la seule valable pour en apprécier les contours changeants et la progression à une
époque, rappelons-le, qui bannit, surtout au Sud, tout désir homosexuel affirmé
3. « ‘L’amour qui n’ose dire son nom’ est, en ce siècle, la grande affection d’un aîné pour un
homme plus jeune [...]. Elle est incomprise en ce siècle, si incomprise qu’on peut l’appeler
‘l’amour qui n’ose dire son nom’ [...]. Le monde raille cette affection et parfois, à cause d’elle, vous
met au pilori »- extrait du deuxième procès d’Oscar Wilde dans la Préface de Léo Lack à : Oscar
WILDE, Le Portrait de Mr. W. H., Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1973, pp.12-13
4. Page 76, poème IV.
5. Le « come out » ou « coming out » (en anglais : se découvrir, se prononcer) est une sorte de
profession de foi d’une personnalité homosexuelle qui reconnaît explicitement ou publiquement
son appartenance à cette communauté spécifique et sa volonté d’assumer cette condition
6. Villena choisit souvent ce système : cf. « Giovanni Antonio Bazzi, ‘Il Sodoma’ », pp. 209-210, in
Odas, Huir del invierno (1977-1981), ou « Marlowe », p. 323 in III/Les Etoiles, La muerte únicamente
(1981-1984)-Luis Antonio DE VILLENA Poesía 1970-1984, Madrid : Coleccion Visor de Poesía, 1988.
7. Page 89, poème XIX.
8. Page 79, poème VII.
9. Page 105, Elegía.
10. « You cannot choose but know my love,/ For he a shepherd’s crook doth bear,/ And he is soft
as any dove,/ And brown and curly is his hair./ [...] Ah ! Thou hast young Endymion,/ Thou hast
the lips that should be kissed »- O. WILDE, « Endymion », Poems, Complete Works, London and
Glasgow : Collins, 1990, p.750.
11. Pagel 10, Oda..
12. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poëme qui est faite de
deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve »- « Réponse à l’enquête sur l’évolution littéraire »,
Préface de Daniel Leuwers à : Stéphane MALLARME, Poésies, Paris : Le Livre de Poche, 1977, p. XI-
XII.
13. Pour reprendre l’expression de Miguel J. FLYS pp.37-38 in Introducción a La realidad y el deseo
de Luis Cernuda, op. cit.
14. « La ville toute proche aux constructions si denses, le fût des cheminées,/ les scènes infinies
de l’existence, les usines, les ouvriers qui rentrent chez eux »- Walt WHITMAN, Poème 11, Images
du Président Lincoln dans nos mémoires, Feuilles d’herbe, Paris : Les Cahiers Rouges, Grassset, 1990, p.
207
15. Cf. Ciudad sin sueño (nocturno de Brooklyn Bridge), pp.151-155 ou Grito hacia Roma (desde la Torre
del Chrysler Building), pp.215-217-Federico GARCIA LORCA, Poeta en Nueva York, ed. de M.C.
MILLAN, Madrid : Cátedra, Letras Hispánicas, 1987.
16. « Justement parce que j’aurais pu trouver, dans cette ville inconnue, des occasions plus
faciles, je me crus tenu de les repousser toutes »- Marguerite YOURCENAR, Alexis ou le traité du
vain combat, Paris : Folio, Gallimard, 1987, p.66.
17. « A la crête comme dans le creux des vagues, sur les champs par milliers, la plaine des
prairies »- W. WHITMAN, Poème 14, Images..., op. cit., pp.208-210.
18. « Je m’étonnais d’abord de le trouver en Algérie [...].Adorer le Soleil, ah ! c’était adorer la vie.
L’adoration lyrique de Wilde devenait farouche et terrible »- André GIDE à Propos de Wilde in
83

Oscar Wilde, In memoriam (Souvenirs), suivi de « le De profundis », Paris : Le Mercure de France, 1989,
p.30.
19. « A Kairouan [...], au moment de rentrer dormir à l’hôtel, je me souviens d’un groupe d’Arabes
couchés en plein air sur les nattes d’un petit café. Je m’en fus dormir tout contre eux. Je revins
couvert de vermine »- A. GIDE, L’immoraliste, Paris : Folio, Gallimard, 1988, p. 170.
20. cf. sa liaison avec le jeune Abdallah, sa fuite au Maroc, à Larache, où il fut d’ailleurs enterré-
« Un siècle d’écrivains », Jean Genet, documentaire français de Michel VAN ZELE, France 3, le 22
février 1995.
21. Introduccion de Miguel J. Flys, p.35
22. Page 132, Todo esto por amor.
23. Page 139, ¿Son todos felices ?
24. Soit « los tiernos niños,/ [...] el adolescente,/ [...] el hombre » ; « tiernos niñitos, yo os amo ;/
os amo tanto, que vuestra madre/creería que intentaba haceros daño » : ici il y a un humour, une
revendication toute simple, contre les mauvaises interprétations de la Mère/Société (P.158).
25. Page 146, Diré como nacistéis.
26. « There is a place/reserved/for me and my friends/and when we go/we all will go/so you
see/I’m never alone//all that we hope/is that when we go/our skin/and our blood/and our
bones/don’t get in your way/making you ill/the way they did/when we lived »- Steven Patrick
MORRISSEY, « There’s a place in hell reserved for me and my friends », in Kill Uncle, London : Emi
Records, 1991.
27. Page 159, Como leve sonido.
28. « estoy cansado del estar cansado », p.124, Estoy cansado.
29. Op. cit., page 55.
30. « L’ange Heurtebise, d’une brutalité/Incroyable, saute sur moi. De grâce/Ne saute pas si fort/
Garçon bestial, Fleur de haute/Stature »- J. COCTEAU, Poème II, L’ange Heurtebise, in Vocabulaire,
Plain-Chant et autres poèmes (1922-1946), Paris : NRF Poésie, Gallimard, 1983, p.129.
31. « y clama al mundo sordo su verdad implacable », p.181, poème XVI.
32. Pagel 90, Soliloquio del farero.
33. « mírales como enderezan su invisible corona/mientras se borran en la sombra con sus
mujeres al brazo », p.197, La gloria del poeta.
34. Le couturier s’est servi de cette imagerie très à la mode au milieu des années quatre-vingt
dans toutes les formes d’art de consommation populaire. Il a d’ailleurs été photographié en pull
marin par PIERRE ET GILLES (Jean Paul, 1990), lesquels ont choisi pour couverture de leur
catalogue : Le marin (modèle : Philippe Gaillon, 1985)- Pierre et Gilles, Cologne : Benedikt Taschen,
1993.
35. On pense à Querelle de Brest de Genet (L’Imaginaire, Gallimard) et son adaptation
cinématographique par le metteur en scène allemand (Querelle, avec Brad Davis, Laurent Mallet,
Jeanne Moreau). D’autres histoires de marins homosexuels circulent, de Billy Budd, marin de
Herman Melville (L’Imaginaire, Gallimard), adapté à l’opéra par Benjamin Britten, sujet d’une
chanson de Morrissey, jusqu’aux dessins de l’auteur illustrant Thomas l’imposteur de Cocteau (Ed.
Jacques Damam, Paris-Bruxelles) ou le célèbre Livre Blanc (éd. P. Morihien, 1953).
84

AUTEUR
EMMANUEL LE VAGUERESSE

CRID
85

Table des documents

Les poèmes créationnistes de Juan Larrea dans la revue Grecia


Diluvio, octubre de 1919 33
Evasión, 1919 34
Esfinge, 1919 34
L'image créationniste de Gerardo Diego
« Posibilidades creacionistas » (extraits), Cervantes, octubre de 1919 59
« Frío », Limbo, in Poesía de creación, Barcelona, Seix Barrai, 1974 62
« Movimiento perpetuo », Imagen, Madrid, Aguilar, Col. Crisol, 1987 63
Le surréalisme chez Rafael Alberti de Sobre los ángeles à Sermones y moradas
« Sermón de las cuatro verdades », Sermones y moradas (1929-1930), ed. Losada,1961. 89

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