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MODES DE COMMUNICATION, SPATIALITES ET

TEMPORALITES

Professeur Paul Claval


Université de Paris-Sorbonne

La géographie accorde depuis toujours une large attention aux modes de production, à leur

diversité et à leur évolution. Elle suit en cela l'ensemble des sciences sociales, nées à une époque où

l'on s'interrogeait sur l'avarice de la nature et sur les moyens de nourrir une humanité qui devenait

plus nombreuse. Cette direction de recherche apparaissait plus significative pour notre discipline

que pour d'autres, car elle conduisait à préciser les rapports que les groupes humains tissent avec les

milieux où ils vivent et d'où ils tirent leurs moyens d'existence : dans l'optique évolutionniste qui

prédominait à la fin du XIXe siècle, c'était le domaine auxquels les géographes devaient se

consacrer en priorité.

Les travaux relatifs aux modes de communication sont demeurés plus rares. Les initiateurs

de la géographie humaine - Friedrich Ratzel en Allemagne et Paul Vidal de la Blache en France -

avaient cependant pleinement conscience de la place tenue par la circulation dans la genèse des

distributions qu'ils cherchaient à expliquer, mais jusqu'au début des années 1950, les orientations

qu'ils avaient ainsi ouvertes demeurèrent relativement négligées. Il fallut attendre Edward Ullman,

en 1954, pour que l'accent soit mis sur l'interaction spatiale. Les habitudes prises et les données

disponibles firent que même alors, les transferts d'information aient été moins systématiquement

analysés que les transports de biens ou de personnes.

La situation s'est considérablement modifiée depuis le début des années 1960. Cela résulte

en bonne partie de la découverte des mécanismes de rétroaction dans la régulation d'une multitude

de phénomènes physiques, biologiques ou sociaux. : l'analyse de systèmes doit sa fécondité à la

place qu'elle accorde aux circuits d'informations et au rôle qu'ils tiennent dans le fonctionnement

des ensembles complexes dans lesquels nous vivons. L'irruption des médias a, depuis Marshall

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McLuhan, ouvert de nouvelles pistes d'investigation : on a compris que les flux d'information

changent de nature et que leurs effets se modifient, lorsqu'ils sont acheminés grâce à de nouveaux

supports.

Nous voudrions faire ici le point sur les travaux consacrés aux modes de communication et

à leur signification géographique. Nous rappelerons les caractéristiques des différents modes de

communication : interactions directes fondées sur la parole et l'observation, relations écrites et

rapports nés des révolutions modernes des médias. Nous insisterons aussi sur une idée que

Françoise Waquet a récemment illustrée (Françoise Waquet, 2003, Parler comme un livre, Paris,

Albin Michel) : alors que les modes de production se succèdent, les modes de communication se

complètent, sans que les nouveaux supplantent les anciens. Les sociétés contemporaines ont de

manière permanente recours à l'écriture et aux médias, mais elles n'ont pas cessé d'être, pour autant,

des sociétés de la relation directe, face-à-face, des contacts, de la parole et de l'imitation.

La communication

La communication

Communiquer, c'est faire passer des informations d'un individu à un autre. L'homme

communicationnel reçoit, par l'intérmédiaire de ses sens, des messages venus de l'extérieur. Il les

décode et les décrypte grâce à la maîtrise préalablement acquise des codes et des règles de

composition - de la grammaire - qui ont servi à les élaborer.

Les informations reçues sont généralement traitées, c'est-à-dire qu'elles sont triées,

classées, ordonnées et recomposées de manière à tirer parti de tout leur contenu potentiel. Les

informations ainsi compressées et clarifiées - mais quelquefois aussi les informations brutes, telles

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qu'elles ont été reçues -, sont mémorisées : les gens sont capables de se les rappeler lorsqu'ils en ont

besoin.

Des éléments qui viennent d'être reçus ou d'autres qui ont déjà été traités et engrangés dans

la mémoire peuvent être retraités et combinés pour composer de nouveaux messages. Ceux-ci sont

alors codés de manière à rendre possible leur émission à l'intention d'autres individus.

La chaîne communicationnelle commence donc par la réception et le décodage de

données; elle se poursuit avec leur mémorisation et leur traitement; elle se complète par un nouveau

traitement qui conduit à la composition de nouveaux messages, à leur codage et à leur émission.

L'efficacité d'un système de communication dépend à la fois des conditions de

transmission rencontrées entre émetteurs et récepteurs, et de la manière selon laquelle les

informations sont traitées, stockées et recombinées par les participants à l'échange : d'où l'attention

qu'il convient d'accorder aux conditions de codage et de décodage, aux moyens de traitement des

données, aux supports des messages et aux conditions que rencontre leur transmission.

Qu'est-ce qui est communiqué ?

Les informations qui circulent dans la société sont de nature variée. Certaines portent sur

les propriétés du monde et du milieu où l'on vit, sur les caractéristiques des êtres que l'on y

rencontre et sur les objets qui le peuplent. Ce sont des connaissances. Elles reposent sur

l'organisation et la structuration d'une masse considérable de données factuelles : décrire, classer,

comprendre, expliquer implique la maîtrise de savoirs différenciés et étendus.

Une partie de ce qui est transmis concerne des pratiques et des savoir-faire : il s'agit de

comportements, et non de connaissances. Une fraction importante de ce que les hommes font se

transmet sans être l'objet de discours parfaitement explicités : c'est une des fonctions de

l'apprentissage que d'assurer ainsi le passage d'un individu à l'autre et d'une génération à la suivante

d'éléments qui ne sont que partiellement verbalisés.

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Dans la mesure où l'action implique une collaboration avec les autres, les connaissances

dont on a besoin pour agir n'ont pas toutes trait au monde matériel ou aux conditions générales de la

vie sociale : elles concernent aussi le caractère, les façons de faire et la moralité de ceux avec qui on

a à faire. Avant de leur faire confiance, il faut les avoir jaugés. Cela se fait surtout à l'occasion de

rencontres. Le contact direct, face-à-face, joue en ce domaine un rôle irremplaçable : il supprime les

intermédiaires et permet de mobiliser tous ses sens pour obtenir le maximum d'informations; il

permet d'apprécier le caractère, la compétence et la fiabilité de ses interlocuteurs.

Certains des éléments qui se transmettent entre les hommes n'ont pas trait à

l'environnement matériel et social dans lequel ils évoluent : il s'agit des images que les groupes se

bâtissent des mondes qui doublent celui dans lequel ils évoluent; elles leur permettent de le juger et

orientent leur action. La communication réserve ainsi une part importante aux croyances et aux

systèmes de normes qu'elles justifient.

Les systèmes auxquels nous sommes confrontés évoluent. Les informations relatives à ces

dynamiques constituent des nouvelles. Un coup d'Etat vient de renverser le régime en place dans tel

ou tel pays africain : la simple mention de cet évènement nous indique qu'une certaine insécurité

risque de régner un temps dans ce pays; elle nous montre que des tensions y existaient sans doute

au préalable; nous attendons de savoir quelles mesures les putschistes vont prendre pour restaurer

l'ordre. Une phrase suffit à nous faire prendre conscience d'un grand nombre des problèmes que le

pays a connu, connaît et va connaître. Autre exemple d'une nouvelle, cette fois économique : le prix

du pétrole baisse; cela veut dire que rien ne vient freiner les exportations des pays producteurs, et

que la demande est relativement faible : c'est tout un pan de l'actualité économique qui est en jeu.

Voici qu'à la radio, j'entends l'hymne national : ce n'est pas, à proprement parler, une

information. A travers les résonnances que cet air a chez moi et chez tous ceux qui l'écoutent, c'est

l'appartenance des citoyens à leur pays qui est rappelée, avec le cortège de sentiments et d'émotions

qui lui est lié.

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Les contenus de la communication sont variés : savoir-faire, connaissances, évaluations

psychologiques, croyances, nouvelles et symboles. Les messages se transmettent plus ou moins

facilement en fonction de ce qu'ils contiennent.

Le mode de communication audio-visuel

Il est commode de distinguer trois grands modes de communication : 1- ceux qui se

développent "naturellement" par le verbe ou par l'imitation des gestes; 2- ceux qui sont nés de

l'invention de codes permettant de figurer des formes et de noter des sons par des signes

conventionnels que l'on peut reporter sur des supports solides; 3- ceux qui résultent des possibilités

ouvertes par les techniques d'enregistrement du son et de l'image, et par celles de transmission à

distance qu'offrent le courant électrique, les ondes électro-magnétiques et les vibrations optiques.

Les modes "naturels" de communication : le regard et la parole

Il n'y a pas de vie sociale possible sans coordination des actions individuelles. Les gens

s'observent; ils se parlent. Les jeunes se forment par la parole et par l'exemple - ils imitent les gestes

et les attitudes de ceux qui les entourent. La transmission des informations se fait optiquement ou

par l'intermédiaire de vibrations sonores qui ébranlent l'atmosphère.

Les enfants reproduisent spontanément ce qui se fait autour d'eux. Ils le font d'autant plus

volontiers qu'ils rêvent d'être grands et cherchent à agir en conséquence. Ils se mettent à parler en

répétant les mots qu'ils entendent autour d'eux. Ils intériorisent peu à peu les règles de la

grammaire. L'adulte ne se souvient pas d'avoir peiné pour imiter les autres ou pour apprendre à

s'exprimer.

Transmettre des informations est toujours délicat : pour que le message soit compris, il

faut qu'il soit codé de telle manière que tous puisse le décrypter facilement. C'est ce qui se passe

pour ceux qui ont appris les mots qu'ils utilisent et les gestes qu'ils font dans un même cercle

d'interactions quotidiennes - pour ceux donc qui participent à un même cercle d'intersubjectivité.

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Le codage des informations en fait généralement perdre une partie - on parle d'effet de filtrage.

Celui-ci est minimal pour la relation directe, face-à-face, qui permet de mobiliser à la fois le regard,

la voix et ses intonations et dans certains cas, l'odorat et le toucher. Dans la mesure où le contact est

symétrique, il invite au dialogue et permet, par répétition, de faire passer ce qui n'est pas

directement compris.

Tous les savoirs peuvent se transmettre par le geste et par la parole. La part du geste est

plus grande dans la transmission des pratiques de la vie quotidienne, des tours de main, des savoir-

faire, mais aussi dans celle des attitudes à adopter dans telle ou telle circonstance. La parole

organise les savoirs, fournit des catégories pour classer les objets, les êtres et les actes que nous

observons; elle permet également de faire passer de l'un à l'autre les règles à respecter et les normes

à intérioriser. Le défaut du geste et de la parole vient de ce qu'ils sont transitoires : la difficulté,

pour celui qui apprend, c'est évidemment de retenir des éléments qui ne font que passer.

Contenus et efficacité de la communication audio-visuelle directe

La communication "naturelle" est parfaitement efficace pour assurer la transmission des

savoir-faire, des attitudes et des croyances. Elle permet aussi de faire passer de l'un à l'autre les

connaissances de nature intellectuelle, mais plus difficilement dans la mesure où elle se prête mal

aux retours en arrière et à la reprise des éléments qui ne sont pas assimilés sur le champ. C'est tout

l'art du pédagogue que de parvenir à régler sa démarche sur les capacités de ceux auxquels il

s'adresse; il doit déceler les points sur lesquels buttent ses auditeurs, et multiplier les angles

d'attaque pour offrir à des esprits différents des voies qui conviennent à chacun.

La parole et le geste conviennent parfatiement à la transmission des nouvelles et à celle

des messages symboliques.

Les caractéristiques spatiales de la communication audio-visuelle

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Les modes de transmission "naturels", la parole et l'imitation, ont des caractéristiques

spatiales évidentes : les messages oraux ne sont clairement audibles que jusqu'à quelques mètres,

quelques dizaines de mètres au maximum; la vue permet de percevoir des détails de l'ordre du

demi-millimètre à 1 mètre de distance, 5 mm à 10 mètres, 5 cm à 100 m, 50 cm à un kilomètre.

La portée des modes audio-visuels de communication est donc nécessairement faible. Cela

a des conséquences importantes pour la vie sociale. Chaque fois que la communication a pour but le

transfert de volumes importants d'informations, comme c'est le cas pour l'acquisition de savoir-

faire, de connaissances ou l'intériorisation de croyances, elle n'est efficace que localement, là où

celui qui enseigne et celui qui apprend sont en contact pour de longues périodes.

Au-delà du très faible rayon où la relation face-à-face directe est possible, la

communication, dans les sociétés d'oralité, repose sur le déplacement préalable des détenteurs de

message ou de ceux qui désirent en être informés. Cela limite évidemment les capacités de

transmission - il n'y a guère que les nouvelles brèves ou les messages symboliques qui puissent

alors s'échanger. La transmission des savoir ou des savoir-faire implique des déplacements

importants de populations : selon les cas, ce sont les maîtres, ou les élèves et apprentis, qui vont

ainsi à la rencontre de leurs partenaires. Cela ne peut pas concerner la totalité d'un groupe.

Les sociétés d'oralité pure ont tendance à se fragmenter. Les connaissances, et plus encore

les pratiques et les savoir-faire, y diffèrent souvent d'un lieu à l'autre, puisque ce qui est connu en

un point a tendance à s'y reproduire, mais peut difficilement être transféré à distance. Le

fonctionnement d'ensembles territoriaux étendus implique des flux de nouvelles et de messages

symboliques : il n'est pas impossible de les mettre en œuvre même en l'absence d'écriture, mais les

ensembles ainsi créés sont alors fragiles.

Les caractéristiques temporelles de la communication audio-visuelle "naturelle"

Dans les sociétés qui ne connaissent, pour communiquer, que la parole et l'imitation, la

création d'une mémoire collective est difficile : les souvenirs sont individuels, donc fragmentés et

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subjectifs. Des efforts sont possibles pour que tous mémorisent les mêmes éléments. Ils reposent

généralement sur l'utilisation des propriétés rythmiques de la langue : un discours, une fois versifié,

est plus facile à retenir. On est surpris de la capacité que manifestent souvent des peuples

considérés comme "primitifs" à retenir des informations complexes qu'ils ont appris à psalmodier et

à restituer à l'identique.

Ce qui peut être de la sorte engrangé par chacun est cependant limité, et concerne

davantage les mythes qui racontent l'origine du monde, de la nature et de la société que les

techniques de production. Dans la mesure où tous les membres du groupe participent aux mêmes

activités, leurs savoir-faire sont cependant similaires : c'est sur cette constatation que reposait

l'analyse géographique des genres de vie dans la première moitié du XXe siècle.

Les sociétés, mêmes primitives, impliquent cependant des connaissances et des savoir-

faire différenciés. Les rôles que jouent les hommes et les femmes ne sont pas identiques, ce qui

veut dire qu'il y a toujours, au sein des groupes, deux ensembles de savoirs qui cohabitent, mais ne

sont pas partagés par tous. Dès que les sociétés occupent des espaces un peu étendus, personne n'est

capable d'avoir une connaissance directe et précise de l'ensemble des milieux qui les constituent et

des itinéraires que l'on peut y emprunter.

Certains savoirs sont plus complexes que d'autres, demandent des initiations plus longues,

une pratique plus constante : il existe donc des individus qui sont donc détenteurs de connaissances

et de tours de main qui ne sont pas partagés par tous; c'est souvent le cas des potiers; dans les

sociétés africaines, les forgerons constituent généralement des groupes à part. L'aptitude à

mémoriser de longs discours demande un apprentissage particulier : il y a donc place, dans

beaucoup de sociétés d'oralité, pour des groupes de griots, qui sont garants de la préservation de tel

ou tel type de mémoire. Les savoirs des chamans et des sorciers sont d'autant moins

universellement partagés que leur acquisition est généralement entourée de mystère.

Les sociétés où prédominent les modes naturels de communication sont loin d'avoir des

savoirs parfaitement homogènes : elles vivent sur la base de mémoires subjectives différenciées.

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Personne ne maîtrise la totalité des savoirs, des croyances et des attitudes qui opèrent dans le corps

social, mais chacun connaît personnellement ceux qui pouront l'aider, lui rappeler ce qu'il a oublié,

ou lui révéler ce qu'il n'a jamais connu.

Dans les sociétés de communication audio-visuelle pure, chacun sait qu'à défaut de tout

connaître personnellement, il lui suffit de s'adresser à telle ou telle personne pour disposer des

informations dont il a besoin; la mémoire individuelle se prolonge ainsi, latéralement pourrait-on

dire, grâce à la mémoire des autres. C'est parce que l'on a confiance dans ce que les voisins, les

amis, les connaissances, peuvent mobiliser, en cas de nécessité, que le groupe peut se différencier

quelque peu et s'étendre au-delà de la cellule locale. Le chef de tribu ne connaît pas dans le détail

les différents terroirs qu'exploitent ceux dont il a la responsabilité et qu'il commande; il ne sait pas

toujours quel itinéraire suivre pour aller de tel point à tel autre - mais il connaît les gens qui le

guideront et lui parleront avec précision de ce qui se fait dans chaque milieu. Grâce à ce jeu latéral

de la mémoire, la somme de ce qu'un groupe est capable de maîtriser excède les capacités de

chacun.

On parle souvent de mémoire vive pour désigner ce type d'enregistrement des savoir-faire,

des connaissances, des croyances et de l'expérience collective. Chacun est conscient de la fragilité

de savoirs qui ne sont ainsi inscrits que dans l'esprit des gens. C'est pour cela que les objets ou les

paysages qui peuvent engranger une partie de la mémoire collective, ou en symboliser les éléments

essentiels, sont tellement valorisés. C'est dans le cadre de cultures d'oralité que se développent ces

"sociétés géographiques", pour reprendre une expression proposée par Jean-Pierre Raison, qui ne

peuvent vivre en dehors du milieu qu'elles ont peuplé de signes et de symboles qui assurent leurs

identités et les aident à être elles-mêmes.

La mémoire vive ne dure qu'autant que vivent les gens. Les sociétés purement audio-

visuelles vivent donc le temps de deux manières : 1- la durée vive qui s'étend aussi loin que les

souvenirs des membres les plus âgés de la communauté; 2- tout ce qui a pris place auparavant, et

que Mircea Eliade qualifiait d'immémorial. Faute de mémoire objective, et malgré les efforts pour

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se doter de mémoires orales longues, ce qui est advenu avant que ne soient nés les anciens, demeure

flou parce que manipulable. Ce qui se passait dans le temps de l'immémorial échappe aux critères

rationnels qui s'appliquent aux temps présents : les récits appris par cœur maintiennent bien en vie

des messages venus du fonds des temps, mais sans qu'il soit possible de les remettre dans leur

contexte, de les critiquer et de les regarder du même œil que ce qui a trait à la durée vivante.

Entre l'immémorial et le temps de la mémoire vive existe un seuil qualitatif fondamental.

L'immémorial n'est pas l'histoire. C'est une autre durée - celle où tout était possible, le temps du

mythe, celui où les choses et les êtres parlaient, et où la transparence du monde était assurée. C'est

de l'existence de cet au-delà temporel de l'immémorial que naissent les possibilités de décentrement

qui révèlent la vraie nature du monde et sont au centre des croyances religieuses et des normes.

L'immémorial est fragmenté à l'image de la mémoire des anciens qui s'en disent les

interprètes. Il place l'au-delà en ce bas monde; il y est présent de manière immanente dans les

choses ou dans les êtres. Les religions des cultures d'oralité sont fondamentalement des

polythéismes qui sacralisent nombre de lieux un peu partout. En ce sens, elles ne sont pas porteuses

d'universalité.

De nombreux récits se déroulent dans le temps immémorial. Ils racontent des histoires,

comme le font ceux qui ont trait au temps de la mémoire vive - mais ces récits ne sont pas soumis à

l'ordre imprévisible de l'évènement et aux contingences de l'existence réelle. Ils sont construits pour

donner du sens à la vie qu'ils racontent, pour structurer l'espace et la durée, faire comprendre ce qui

est sacré et ce qui est profane : ce sont des mythes. Toute culture de l'oralité engendre ainsi, dans le

temps immémorial qui lui est lié, des récits qui donnent un sens aux évènements du passé comme à

ceux du présent.

Les mondes de l'écrit

L'écriture, la mémoire et le traitement des données

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L'écrit transforme les conditions de la communication. L'invention de pictogrammes,

d'idéogrammes, puis celles d'alphabets, rend possible la notation des sons et leur inscription, sous

forme de signes, sur des supports solides (pierre ou bois), solidifiables (la brique crue), ou souples

(parchemin, payrus ou papier). Les avantages de l'opération sont multiples.

Dans l'acte communicationnel de base, il n'y a que la transmission des messages qui se

passe hors de la tête des partenaires : le codage, l'émission, la réception, le décodage, la

mémorisation et le traitement des informations sont des opérations mentales. L'écrit transforme le

message en bien matériel. La mémoire prend une forme objective. Une partie des opérations qui

prenaient place dans l'esprit des gens se trouve facilitée lorsqu'elles sont menées sur papier : il est

possible d'additionner ou de multiplier mentalement de petits nombres; mais comment multiplier un

nombre à 6 chiffres par un nombre à 6 chiffres sans disposer d'une feuille de papier pour poser

l'opération ?

Il n'y a pas que le calcul qui gagne ainsi à s'appuyer sur l'écrit. Il est plus facile de

comparer des données lorsque celles-ci sont organisées en tableaux clairs. Pour en faciliter

l'interprétation, il est possible d'en modifier l'ordre.

L'écrit, la distance et le temps

L'écriture, qui transforme tout message en mémoire matérielle, objective, permet d'en

assurer la transmission à distance ou de la différer dans le temps. Les cercles d'intersubjectivité des

sociétés d'oralité sont nécessairement restreints à ceux qui ont l'opportunité de se fréquenter

constamment parce qu'ils habitent dans les mêmes lieux. Les cercles d'intertextualité sont beaucoup

plus vastes : tous les Réformés se retrouvent dans les citations tirées de la Bible, des Evangiles ou

des Epitres de Paul, qu'ils n'ont cessé de pratiquer depuis leur enfance.

La forme matérielle donnée aux messages permet de disposer d'éléments objectifs sur des

périodes reculées : les sociétés ne dépendent plus seulement du témoignage de leurs anciens pour

savoir ce qu'elles étaient dans le passé. Les textes des lois, des traités, des alliances, les contrats

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passés entre les personnes privées sont soigneusement conservés. Il est possible de s'y référer en cas

de litige. Les manipulations de la mémoire collective qui étaient relativement faciles dans les

sociétés d'oralité deviennent plus difficiles - encore qu'elles ne soient pas impossibles, comme en

témoigne la longue histoire des faux documents.

C'est sous la forme de mémoire vive que la durée est vécue dans les sociétés sans écriture.

Le passage à l'écriture entraîne l'introduction d'une autre manière de percevoir et de vivre le temps :

l'histoire reconstruit le passé à partir des documents qu'il nous a légués.

La possibilité d'acheminer sur de longues distances des messages dont le contenu n'est pas

altéré modifie également la perception de l'espace : celui-ci cesse d'être nécessairement organisé

sous forme de cercles concentriques et inégalement connus, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du

locuteur - le cercle qu'il connaît directement, le cercle qu'il peut fréquenter en faisant appel à des

guides qu'il a eu l'occasion de rencontrer, et les cercles qu'il ne pourra atteindre que s'il trouve, au-

delà du cercle des guides déjà connus, des personnes qui acceptent de le conduire. Les relations de

voyage que l'écriture permet de préserver décrivent de manière aussi précise les itinéraires

parcourus dans les contrées lointaines que ceux des pays proches et déjà connus.

Avant même que l'écriture ne soit inventée, les gens savaient inscrire sur le sol ou sur la

neige l'itinéraire qu'ils expliquaient à leurs interlocuteurs. Ces représentations étaient éphémères :

elles avaient valeur pédagogique; elles ne constituaient pas des mémoires. L'inscription sur un

support durable des itinéraires connus et l'utilisation de figurés conventionnels pour marquer les

accidents du terrain et les localités traversées font passer à la carte : l'espace dans lequel vivent les

hommes prend une forme géométrique.

Ce qui est transmis par l'écrit, et ce qui ne l'est pas

L'écrit n'a pas que des avantages. La transmission des messages devient plus compliquée,

dans la mesure où elle ajoute aux codes naturels de la langue et aux codes coutumiers des gestes le

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code alphabétique, pictographique ou idéographique. On met généralement plus de temps à rédiger

une page qu'il n'en faut pour la lire.

A la lenteur relative du processus, et aux efforts qu'il impose, s'ajoutent d'autres

inconvénients. La forme écrite convient parfaitement pour transmettre des nouvelles ou pour faire

connaître des normes ou des règles. Elle se prête également bien à la diffusion de connaissances

lorsque celles-ci prennent la forme de discours rationnels et cohérents - c'est le cas des savoirs

scientifiques modernes.

Ce à quoi l'écrit se prête moins bien, c'est en revanche à la transmission du geste et de tout

ce dont l'apprentissage repose sur l'imitation plus que sur le verbe. Il est difficile de bien décrire,

avec des mots, les mouvements, les rythmes du corps ou les jeux des physionomies. C'est dire que

l'écrit est moins efficace que les échanges verbaux et l'observation directe lorsqu'il s'agit de faire

connaître des attitudes ou des savoir-faire.

Un impact échelonné dans le temps

L'invention de l'écriture et des techniques connexes du dessin a bouleversé les conditions

de la communication. On aurait cependant tort de croire qu'il se soit agi d'une véritable révolution.

L'apprentissage de l'alphabet est relativement difficile; celui des idéogrammes à la mode chinoise

ou japonaise l'est beaucoup plus. Longtemps, l'écrit est resté le privilège de petites minorités. Le

coût des supports utilisés et la lenteur des procédures de reproduction - on ne connaissait que la

copie manuelle - limitaient la diffusion des textes à des cercles étroits et dont les revenus étaient

élevés.

L'utilisation de supports moins lourds que la pierre ou le bois a constitué un progrès

majeur - c'est vrai du papyrus, puis du papier. Il faut cependant attendre l'invention de l'imprimerie

pour que l'écrit devienne accessible à tous.

Les relations que le recours à l'écriture rendent possibles sont symétriques lorsqu'elles se

font par lettre. Elles cessent de l'être avec l'invention de l'imprimerie : l'émission des messages se

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trouve monopolisée par de petits groupes de lettrés, qui manient bien la langue, savent s'exprimer

clairement et composent les textes confiés aux imprimeurs. L'utilisation de l'imprimerie pour la

diffusion des nouvelles donne naissance, dans le courant du XVIIe siècle, au journal : ceux qui les

rédigent ne se contentent pas de signaler les évènements qu'ils jugent importants; ils les

commentent.

Il y avait, dans les sociétés d'oralité, des phénomènes d'opinion publique : celle-ci prenait

forme dans les lieux où les gens avaient l'occasion de se rencontrer, d'échanger les informations

dont ils disposaient et de les commenter. Il s'agissait souvent du marché, mais aussi de l'église ou

du parvis de l'église, ou de la cour de la mosquée. A l'échelle du village ou du quartier, les femmes

bâtissaient ou démolissaient les réputations lorsqu'elles se retrouvaient au lavoir.

Le journal transforme l'échelle des phénomènes d'opinion : il s'adresse à la population

d'une ville entière, d'une région ou d'une nation. Il confère aussi aux journalistes, et à tous ceux qui

ont la possibilité de faire connaître leurs idées à travers la presse, un rôle de leaders, d'entraîneurs.

Des transformations variées

L'impact de l'écriture n'a pas été le même sur toutes les sociétés, car il n'a pas été utilisé

partout dans le même domaine et aux mêmes fins. En détruisant le temps immémorial des sociétés

d'oralité, il devrait avoir partout fait naître une nouvelle conception du temps, celui de l'histoire. Les

civilisations indiennes sont en possession de l'écriture dès le milieu du premier millénaire avant

notre ère. Pour les historiens indiens, la péninsule n'est pourtant sortie de la préhistoire qu'avec les

invasions musulmanes, à la fin du premier millénaire de notre ère. Jusque-là, l'écrit n'avait guère

servi qu'à fixer les mythes, à les retravailler ou à permettre l'éclosion de nouvelles métaphysiques.

En Egypte et en Mésopotamie, où l'écriture apparaît d'abord, elle sert aux prêtres et aux

souverains. Le scribe est là pour gérer une économie de redistribution qui permet aux détenteurs des

pouvoirs religieux et politiques de prélever à leur profit une part importante de la production, en

échange de services religieux, de la paix intérieure et de la sécurité extérieure. Lorsque se

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développent de nouvelles formes d'échange, sur le mode du marché, l'écriture devient un des outils

du négociant : c'est l'usage qu'en font surtout les Phéniciens. Dans la Gaule pré-romaine, les

artisans et les commerçants ont compris l'intérêt qu'il y a à marquer sa production par des lettres et

à en tenir la comptabilité, comme les trouvailles archéologiques le montrent. Le refus des druides

d'utiliser l'écriture en restreint en revanche le prestige et la diffusion. A l'inverse, les runes

nordiques semblent avoir surtout eu des usages religieux.

Chez les Hébreux et en Grèce, l'écrit devient un outil juridique : on grave sur la pierre les

commandements de Dieu ou les lois de la Cité. Ce sont ces usages juridiques qui assurent la

diffusion de l'écrit à travers l'ensemble du tissu social - même si la plupart des gens sont encore

incapables de lire. Chacun sait désormais l'intérêt qu'il a à posséder des actes qui assurent

l'exécution de ses volontés à sa mort.

Dans la mesure où l'écrit apparaît comme un élément essentiel de la justice, son rôle se

transforme. La pratique de la preuve juridique apprend à organiser les démonstrations de manière à

prévenir toutes les objections et à rendre les conclusions inattaquables. La raison fait ses armes dans

les tribunaux d'Athènes.

Ces exemples montrent qu'il n'y a pas une civilisation de l'écrit, mais une multitude de

variations sur quelques thèmes communs apportés par les formes matérielles prises désormais par la

mémoire.

La construction de nouveaux au-delàs

La fin de l'immémorial prive les sociétés de l'écrit des voies d'accès à l'au-delà qui s'étaient

développées dans les cultures de l'oralité. D'autres possibilités s'ouvrent cependant pour donner un

sens à l'existence de chacun, et de tous.

La première est celle de la Révélation, caractéristique surtout du Proche- et du Moyen-

Orient : un Dieu Tout-Puissant et transcendant, qui vit dans les Cieux, se révèle à un prophète,

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Moïse ou Mahomet, ou grâce à la forme humaine que revêt son fils, Jésus. C'est ainsi que la Bonne

Parole est connue.

En Extrême-Orient, les civilisations de l'écrit cherchent à rationaliser ce que les cultures

qui les avaient précédées croyaient des forces immanentes : elles les réinterprètent en les situant

dans un champ global, générateur de tensions, de mouvement, de dynamique, celui du yen et du

yang.

L'effort de rationalisation mené en Grèce suit d'autres voies. Les procédures

progressivement imaginées pour défendre les causes judiciaires ont fait comprendre qu'il existait

des voies humaines pour accéder à la vérité ultime des choses, à la sphère des Idées. C'est donc la

démarche philosophique qu'ils inventent.

Les divers au-delàs imaginés par les sociétés à écriture jusqu'au XVIe siècle sont

difficilement crédibles pour ceux qui croient à l'esprit scientifique qui s'impose au XVIIe siècle : la

Raison ne donne pas accès à une sphère des Idées qui ferait connaître le sens du monde; les

"preuves" sur lesquelles s'appuie la spéculation philosophique sont toujours fragiles. Les ailleurs

sur lesquels étaient bâtis les systèmes jusque-là dominants de croyances sont l'objet de critiques et

perdent déjà une partie de leur crédibilité. La démarche scientifique ne condamne-t-elle pas

définitivement les efforts pour déceler la structure d'un monde plus vrai sans passer par la démarche

expérimentale,?

La réalité est différente. Ceux qui essaient de créer les bases d'une connaissance rationnelle

du social sont fermement attachés à bâtir l'histoire sur les documents que nous a légués le passé.

Mais ils ne peuvent s'empêcher de s'interroger aussi sur ce qui s'est passé avant l'histoire, au

moment où les hommes s'unissaient pour fonder les sociétés, et sur ce qui adviendra après l'histoire.

Les premiers théoriciens des sciences sociales ont recours, pour justifier leurs hypothèses, à un

temps qui n'est pas celui de l'histoire, et ressemble à celui de l'immémorial. C'est là, aux origines de

l'humanité ou lorsque son histoire se refermera, qu'ils situent les récits qui rendent compte du

monde - celui de la signature du contrat social, par exemple. Ainsi fondent-ils de nouvelles

16
croyances; on leur a depuis donné le nom d'idéologies : elles reposent sur une forme d'immanence

qui permet de repérer, sous la trame des évènements, le sens profond de l'histoire et le but - l'utopie

- vers laquelle elle mène.

L'imbrication de l'oral et de l'écrit dans les sociétés traditionnelles :

L'apparition de l'écrit n'a pas rendu les gens muets et ne les a pas privés de leurs facultés

d'observation et d'imitation. La pénétration de l'écrit s'opère, dans la majorité des cas, selon un

mode très progressif. La lecture et l'écriture restent l'apanage de petites minorités jusqu'au XVIIe

siècle dans les nations réformées d'Europe du Nord, jusqu'au XIXe siècle dans les autres sociétés

occidentales. Cela ne veut pas dire qu'il ne pèse pas sur le fonctionnement de la société. Comme les

particularités de la transmission audio-visuelle directe et de la transmission écrite sont différentes

et, en un sens, complémentaire - gestes, savoir-faire et attitudes d'un côté, connaissances et

croyances de l'autre -, un équilibre relativement stable a pu se maintenir longtemps entre les deux

modes de communication.

Oralité et cultures populaires

La majorité de la population des sociétés que nous connaissons à travers l'histoire n'avait

pas d'accès direct à l'écrit : dans les milieux populaires, la proportion des hommes qui savaient lire

était faible, souvent négligeable; hormis dans quelques pays chrétiens, la totalité des femmes était

illettrée. L'essentiel de ce dont la vie de tous les jours de ces groupes était faite se transmettait

localement, par la parole et par l'imitation. Cela concernait les attitudes dominantes, une bonne

partie des croyances, la presque totalité des gestes et des savoir-faire de la vie domestique, et

l'essentiel des techniques de la vie productive, dans la mesure où celles-ci se présentent davantage

comme des pratiques que comme l'application de connaissances rationalisées. L'oralité dominait

dans les campagnes, mais aussi dans la plupart des milieux de travailleurs urbains. Lorsque ceux-ci

connaissaient un début d'alphabétisation, comme dans la Florence des XIVe et XVe siècles, c'était

17
uniquement pour maîtriser des savoirs utiles qui ne se transmettaient pas oralement - la

comptabilité, la mesure des formes et des volumes.

La première composante de la culture des sociétés historiques est donc populaire.

Démographiquement, elle est majoritaire; sur le plan pratique, elle ne peut guère être supplantée,

puisque c'est d'elle que dépend la transmission de la plupart des savoir-faire productifs et des

formes élémentaires de la sociabilité. Géographiquement, elle tient longtemps une place

dominante : tant que les classes dirigeantes ne disposent pas de descriptions précises des espaces

qu'elles sont censées régir, et surtout de cartes qui les figurent, elles dépendent, pour le

fonctionnement de leurs institutions politiques, des savoirs vernaculaires des populations locales.

C'est une des justifications de la féodalité : le Prince ne peut effectivement régner sur les portions

éloignées de son Royaume que parce qu'il dispose de vassaux qui en sont originaires, y résident une

bonne partie du temps et connaissent par expérience leurs ressources, leurs problèmes, les

itinéraires qui les desservent et les points qui permettent de les contrôler. La montée de l'Etat

moderne, à partir de la fin du Moyen Age et surtout de la Renaissance, est parallèle au progrès des

techniques de dénombrement et de représentation cartographique, qui permettent enfin aux élites de

se constituer un savoir géographique autonome.

Ecriture et cultures élitaires

Les élites ont accès à l'écrit. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui font partie des hautes

sphères de la société maîtrisent la lecture - et encore plus, l'écriture. Jusqu'au XIIIe ou au XIVe

siècle, les gens ne savent pas encore lire des yeux, sans déclamer ou marmonner le texte qu'ils ont

devant eux. Dans beaucoup de cas, les détenteurs du pouvoir dépendent, pour les écrits dont ils ont

besoin, de spécialistes, scribes, secrétaires, qui rédigent leurs lettres, préparent les actes qu'ils

édictent et lisent leur correspondance. Le coût de la copie des manuscrits et les conditions difficiles

de leur conservation rendent difficile l'accès à la plupart des sources écrites.

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Les recherches de Mary Carruthers (Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture

médiévale, Paris, Macula, 2002; éd. or. anglaise, Cambridge University Press, 1999) soulignent

combien ces difficultés d'accès à l'écrit pèsent sur la culture. Les élites médiévales ont besoin du

livre : ne croient-elles pas à une religion révélée ? Ne se réfèrent-elles pas constamment à

l'Evangile, et dans une moindre mesure, à l'Ancien Testament ? N'ont-elles pas compris tout le parti

qu'elles pouvaient tirer de ce qui subsistait des textes antiques dans les domaines des savoirs

profanes, de la science, du droit et de la théologie ?

Dans une telle société, l'écrit ne pèse en définitive que parce que l'on sait en multiplier la

portée en jouant sur la mémoire des individus. La rédaction des textes en porte la marque :

l'habitude de les structurer de manière à rendre apparente la progression du raisonnement, avec une

hiérarchie de titres ou de sous-titres, en favorise la mémorisation.

Dans ces sociétés, l'écrit a des rôles limités, mais essentiels : c'est lui qui permet de donner

un sens à la vie des individus et des groupes, puisque c'est à travers lui que l'on connaît la Parole de

Dieu; c'est lui qui justifie les règles de la religion et de la morale; dans la mesure où les détenteurs

du pouvoir tirent leur légitimité de la délégation qu'ils ont reçue directement de Dieu, ou de son

intermédiaire sur Terre, l'Eglise, il est également à la base des constructions politiques.

Les relations entre cultures populaires et cultures élitaires

Même si l'écriture n'est utilisée que rarement, elle enserre la vie de tous les jours dans des

cadres plus rigides que ceux des sociétés purement orales : les achats et ventes de biens fonciers, les

amodiations, sont faits devant notaire; des hommes de lois sont présents jusque dans des

communautés qui nous paraissent ridiculement petites - quelques centaines d'habitants.

C'est par l'Eglise que la culture écrite pénètre cependant surtout dans les milieux

populaires. Cela ne se fait pas sans difficulté : à la fin de l'Empire romain, ceux qui sont rétifs au

christianisme sont essentiellement des paysans - d'où leur nom de païens. La conquête des masses

rurales constitue un enjeu suffisant pour que l'Eglise y consacre l'essentiel de son énergie durant des

19
siècles. Dans l'Empire romain, la vie ecclésiastique s'était moulée dans le cadre de base de la vie

administrative et politique, la cité : l'évêché s'y était logé. Il fallait faire beaucoup plus et installer

un lieu de culte et un desservant dans chaque cellule sociale de base : la mise en place du réseau des

paroisses témoigne de cette conquête progressive et volontaire d'une partie des cultures populaires

par les cultures élitaires.

L'opération n'était pas facile. Les croyances que véhiculaient les cultures populaires

parlaient des lieux où l'on vivait, des sources où l'on puisait l'eau, des forêts en bordure desquelles

on était installé; elles indiquaient quels rituels effectuer pour obtenir une bonne récolte ici, cette

année, dans un contexte particulier. Les religions véhiculées par les cultures élitaires avaient une

vocation universaliste : elles parlaient des conditions du salut et de la vie dans l'au-delà, mais ne

disaient rien des problèmes de la vie quotidienne. C'était particulièrement vrai dans le monde rural.

Une certaine complémentarité existait donc entre les deux systèmes de croyances. Les

masses populaires n'étaient pas indifférentes aux possibilités de salut dont parlaient les grandes

religions, mais elles avaient besoin d'être rassurées sur leurs activités quotidiennes, ce qui explique

l'attachement têtu qu'elles manifestaient souvent pour leurs vieux cultes. La tension était si forte

entre les deux familles de croyances que le triomphe total de l'une ou l'autre était impossible. Pour

s'imposer, la religion propagée par les élites instruites dût souvent composer avec les croyances

préexistantes : c'est ce que le protestantisme reprochait volontiers aux pratiques catholiques, ou

l'Islam urbain des oulémas à celui des marabouts des zones rurales.

Des identités emboîtées

Les formes d'identité qui se développent dans les sociétés où l'on voit ainsi se superposer

et s'imbriquer cultures populaires et cultures élitaires n'appartiennent pas toutes aux mêmes

familles. Pour les groupes dont les connaissances sont transmises localement, ce qui compte, c'est la

mémoire vivante dans laquelle ils s'insèrent : les individus y appartiennent naturellement à la

communauté dans laquelle ils sont nés ou à celle où ils ont été élevés. Comme dans la plupart des

20
civilisations orales, c'est souvent à travers les formes matérielles que revêt la vie quotidienne que

l'identité s'affirme et s'exalte : le costume local, les outils et les façons de faire.

A ces identités de base se superposent des identités plus larges, celles qui naissent des

réseaux de relations à l'œuvre dans les élites de la société. Elles insistent sur la fidélité au Prince et

sur la foi partagée. A partir de la fin du XVIIIe siècle, la philosophie politique cesse de situer la

source de toute légitimité dans l'au-delà de la puissance divine. C'est la volonté populaire qui en est

désormais garante : on assiste donc, durant tout le XIXe siècle, à la construction volontaire des

identités nationales.

L'univers des médias

La mise en place des médias modernes n'a pas fait disparaître les modes de relations face à

face, ou ceux qui s'appuient sur l'écrit, mais elle les inscrit dans un contexte différent. L'essentiel de

l'évolution s'est effectué au cours du dernier demi-siècle.

Des innovations techniques qui introduisent de nouveaux moyens de mémorisation, de traitement et

de transmission des informations

Le monde de la communication s'est trouvé bouleversé, depuis les années 1840, par une

série d'inventions. Certaines portent sur les possibilités de mémorisation des informations. Avant

qu'on ne dispose des technologies modernes, la mémoire portait surtout sur les mots. Les images

s'imprimaient - et continuent à s'imprimer - aussi dans l'esprit : la plupart des gens sont capables de

reconnaître des visages qu'ils n'ont vus qu'une fois; ils n'arrivent pas pour autant à se les remémorer

de manière précise. L'inscription dans le souvenir individuel passe généralement par la

verbalisation des observations - par leur mise en forme littéraire parfois, puisque les messages

rythmés et rimés sont plus faciles à retenir.

La première série de transformations techniques qui mènent aux médias modernes tient

aux nouveaux moyens de mémorisation objective successivement mis au point : saisie des images

21
fixes par la photo, du mouvement par le cinéma, des sons par les disques, dont la gravure résulte de

la transformation des ondes auditives en vibrations mécaniques, puis par les bandes sonores, qui

mobilisent, comme intermédiaires, les vibrations électro-magnétiques. Plus récemment, les

techniques de digitalisation ont conduit à donner une même forme à toutes les données

emmagasinées, ce qui assure à la fois une fidélité plus grande des enregistrements et une plus

grande facilité de transmission.

La révolution des médias résulte ensuite du progrès des techniques de traitement des

données : ce n'est plus au crayon et sur du papier que se font les divers classements, manipulations

et calculs; c'est grâce à l'ordinateur, qui permet d'opérer infiniment plus vite, de multiplier les

essais, de les comparer et d'arriver à des résultats meilleurs : l'esprit des communicants se trouve

alors soulagé de nombreuses tâches qui l'encombraient et leur interdisaient d'aller à l'essentiel.

Les formes nouvelles de mémoire et les nouveaux dispositifs de traitements des données

modifient en profondeur les conditions dans lesquelles les informations sont reçues et ordonnées en

chaque point. Les moyens utilisés pour faire voyager l'écrit s'offrent également aux photos, aux

films, aux disques et autres formes d'enregistrement. Cela permet d'acheminer des volumes

considérables de données, mais à des vitesses limitées. La révolution essentielle vient, dans ce

domaine, du recours à des supports qui voyagent à la vitesse de la lumière - impulsions électriques

pour le télégraphe, ondes électro-magnétiques, ondes hertziennes en particulier, vibrations

lumineuses pour les cables optiques. Il est aujourd'hui possible d'acheminer instantanément des

volumes considérables d'information à l'autre bout de la planète et de commuter les circuits utilisés

de manière à y éviter les engorgements et les retards.

Communication médiatique et disparition du contraste entre les villes et les campagnes

Les médias diffèrent des moyens traditionnels de communication par les mémoires qu'ils

utilisent, les moyens de traitement qu'ils mettent en œuvre et les supports qu'ils mobilisent, mais la

22
forme qu'ils prennent au moment où les hommes les reçoivent est classique : il s'agit d'images, de

sons ou de textes.

La révolution des médias agit donc à travers les moyens d'expression traditionnels. Ce qui

change, c'est la distance à laquelle les informations peuvent être échangées, la vitesse avec laquelle

elles peuvent être acheminées et la facilité à les consulter. Grâce aux réseaux de

télécommunications modernes, il est possible d'assurer à toutes les populations vivant dans des

zones de densités fortes ou moyennes l'accès à des informations qui n'étaient jusqu'alors disponibles

que localement, et souvent, dans certains centres seulement. Là où les densités sont plus faibles, les

techniques satellitaires conduisent aujourd'hui à des résultats analogues.

La révolution des médias a donc comme premier corollaire la disparition de l'essentiel de

ce qui opposait les villes et les campagnes : les densités ne sont évidement pas les mêmes, mais le

rural a cessé de ne participer qu'à des formes de vie sociale plus pauvres que le citadin.

Un nouveau souffle pour l'audio-visuel, mais un audio-visuel transformé : des cultures populaires

aux cultures de masse

Entre 1500 et 1900, l'évolution de l'univers de la communication paraissait simple : la

place qui revenait à l'écrit ne cessait de s'élargir, grâce au progrès de l'imprimerie, aux succès de la

presse et à la généralisation de l'obligation scolaire pour les enfants.

Ce que le gramophone, la radio, la photo, le cinéma et la télévision apportent, c'est un

prodigieux retour en force de l'image et de la parole. Durant des générations, savoir lire donnait la

possibilité d'accéder à l'univers multiple des livres, si bien que le premier apprentissage fini, le goût

de lecture s'entretenait de lui-même. Ce n'est pas le cas aujourd'hui : ce n'est plus en dévorant des

romans que les adolescents accèdent à des ailleurs de rêve, mais en écoutant de la musique ou en

regardant des clips ou des émissions de télévision. Les enseignants se plaignent partout du manque

de goût pour la lecture de leus élèves.

23
Les formes que prend l'audio-visuel moderne diffèrent de celles qui prévalaient naguère

par deux traits :

1- La diffusion des messages a cessé d'être fondamentalement locale - l'image et le son se

retrouvent désormais, dans ce domaine, à égalité avec l'écrit. Il n'y a plus de contenus spécifiques à

telle ou telle localité, tel ou tel quartier, telle ou telle ville. Les messages reçus viennent de

Hollywood, de Tokyo, de Hong Kong, de Bombay, de Paris, de Londres, de Rio de Janeiro, etc. Ils

sont produits par des firmes dont l'activité est souvent planétaire.

2- Dans les messages audio-visuels diffusés par les médias modernes, la part faite aux

savoir-faire productifs est beaucoup plus faible que par le passé. Cela tient à deux évolutions dont

les effets s'additionnent. Les progrès des connaissances scientifiques réduit la part, dans les savoirs

productifs, de ce qui ne peut se transmettre que par le geste et l'imitation. Les techniques de

fabrication des biens sont nécessairement très différenciées, ce qui veut dire que les messages qui

les concernent n'intéressent la plupart du temps que des effectifs peu nombreux : les entreprises de

la communication ne peuvent guère gagner d'argent sur un tel marché. Elles ne le font que pour des

savoir-faire qui touchent tout le monde - ceux qui ont trait à la cuisine, par exemple.

De nouvelles configurations pour la communication écrite : des cultures élitaires aux cultures

savantes et techniques

La révolution des médias affecte aussi la communication écrite : elle la rend instantanée,

ce que tout le monde peut éprouver lorsqu'il est installé à son ordinateur, à jouer avec Internet; elle

l'enrichit, en permettant de mêler beaucoup plus que ce n'était le cas dans le passé l'image et la

lettre, et la lettre et le son.

On savait, depuis les livres d'heures du Moyen Age, illustrer un texte pour le rendre plus

agréable à lire et plus évocateur. La gravure sur bois, puis les différents procédés de gravure sur

cuivre et d'eau-forte, permirent à l'imprimerie de développer la tradition ainsi esquissée. Les

planches de l'Encyclopédie montraient qu'en combinant images et texte, il était possible de faire

24
comprendre des messages qui ne seraient sans cela passés qu'en présence des objets, des outillages

et des savoir-faire qu'ils concernaient.

Celui qui travaille aujourd'hui face à son ordinateur a accès, grâce aux disquettes ou aux

bandes qu'il achète dans le commerce, et aux images et aux sons qu'il télécharge sur Internet, à

l'équivalent de dizaines de bibliothèques. Il peut comparer des musiques enregistrées en n'importe

quel point du globe et composées à partir de traditions musicales radicalement étrangères.

Apprendre seul une langue, lorsqu'on ne disposait que de l'écrit, apparaissait comme une

gageure : on pouvait s'entraîner à la traduire, pas à la parler. Maintenant que l'on peut joindre à la

lecture des textes l'audition de bandes enregistrées, les conditions sont devenues différentes. Il en

va de même de l'apprentissage des mathématiques et des sciences : les programmes actuels mettent

en scène la démonstration; ils permettent de la reprendre au point où l'on a cessé de la comprendre.

Dans les sociétés d'hier, ce qui se transmettait le mieux par l'écrit, c'était les croyances

religieuses, les dogmes, les règles, les normes ou les spéculations philosophiques. L'apprentissage

des sciences s'appuyait évidement sur des textes, mais il impliquait généralement la présence d'un

maître capable d'évaluer les difficultés et de régler la progression du raisonnement selon les

réactions de son auditoire. Dans la mesure où la lecture s'accompagne maintenant de la mise en

œuvre de moyens audio-visuels puissants, elle devient plus efficace dans des domaines qui lui

étaient en partie fermés : la connaissance des sciences, celle des langues ou l'appentissage des

techniques.

Cela explique que les cultures élitaires de jadis sont donc supplantées par des cultures

scientifiques et techniques qui font moins de place aux valeurs, aux philosophies, aux croyances ou

aux doctrines, et sont plus tournées vers les connaissances exactes. La mise en œuvre des

procédures productives cesse d'impliquer un apprentissage par observation et imitation. La maîtrise

des techniques qu'elles impliquent échappe de ce fait aux couches populaires. Elle fait désormais

parti de l'ensemble que l'on peut acquérir grâce au bouquet de moyens qui accompagnent et

enrichissent la communication écrite.

25
Les cultures vernaculaires du monde actuel

Les cultures populaires, dont le champ restait souvent borné aux horizons familiers, ont

cédé la place à des cultures de masse qui ont perdu une bonne partie de leurs racines locales. Dans

la mesure où elles ne modèlent plus les aspects productifs des paysages, qui dépendent des

connaissances véhiculées par les nouvelles cultures savantes et techniques, l'uniformisation des

cadres de la vie quotidienne est pesque inéluctable.

Cette rupture avec le local, cette perte d'enracinement, sont vécues par beaucoup comme

une atteinte à leur identité : celles qui s'accrochaient aux particularités visibles des milieux tenaient

une place notable dans le monde d'hier.

On aurait cependant tort de croire que la fin des cultures populaires et la promotion des

cultures de masse aient fait disparaître le jeu de la parole et de l'observation locale. Comme

toujours, les groupes développent des manières spécifiques de communiquer dès l'instant où ils sont

amenés à se fréquenter de manière régulière; ils constituent des cercles d'intersubjectivité; le vécu

qu'ils partagent les rapproche; ils se le racontent; ils recréent, à l'échelle locale, une mémoire vive

qui leur est propre. Elle s'étend à la période dont ils ont une expérience partagée. Le passé plus

lointain ne leur est connu que par la parole de quelques anciens : il appartient à la catégorie de

l'immémorial. Chaque groupe y place des récits qui narrent ses origines et lui donnent un sens : ce

sont de véritables mythes.

La fin des cultures populaires n'a donc pas fait disparaître les conceptions de l'espace et du

temps propres aux sociétés de communication audio-visuelle directe, mais elle a détruit les

éléments qui leur donnaient une certaine stabilité, les enracinaient de manière durable et fixaient

leur contenu.

Des cultures vernaculaires nouvelles naissent au hasard de la vie de relations et des

rencontres. Lorsqu'elles se développent dans des régions où la mobilité contemporaine n'a pas

totalement transformé la composition des populations, le souvenir de certaines traditions, celles qui

26
ont trait aux loisirs, aux rituels collectifs, aux fêtes en particulier, n'est pas totalement oublié; il est

incorporé dans les nouvelles identités. Celles-ci accordent souvent une place démesurée à la

mémoire en partie conservée des formes de loisir du passé, et aux paysages hérités. Elles n'ont

cependant que peu de points communs avec les mémoires populaires qu'elles prétendent prolonger :

leur propos est de créer des identités nouvelles autour de projets qui n'ont rien à voir avec ceux des

cultures vernaculaires du passé.

Lorsque les nouveaux groupes sont totalement dépourvus de racines, ils cherchent à s'en

donner en se réclamant des rites et des traditions religieuses de leurs pays d'origine, qu'ils essaient

de greffer sur la terre où ils résident aujourd'hui.

Les bandes de jeunes des grands ensembles connaissent des expériences un peu

différentes : c'est en se taillant des territoires qu'ils contrôlent physiquement et marquent de leurs

tags qu'elles affirment leurs spécificités et leurs identités.

De nouvelles spatialités

Les cultures élitaires des sociétés traditionnelles s'inscrivaient dans le temps de l'histoire.

Elles développaient, grâce aux techniques cartographiques qu'elles avaient appris à maîtriser, une

conception géométrique de l'espace. Elles l'investissaient de valeurs liées au pouvoir auquel elles

faisaient allégeance, à la religion qu'elles professaient, et à partir de la fin du XVIIIe siècle, à la

nation dont elles faisaient partie.

La territorialité opposait ainsi un intérieur - celui de la communauté religieuse, du royaume

et plus tard de la nation - au monde extérieur. Cette dichotomie de l'espace paraissait naturelle dans

un temps où les réseaux de communication à longue distance étaient hiérarchisés : il fallait

nécessairement transiter par la capitale et les centres qui articulaient le territoire national sur le

monde extérieur pour nouer des liens avec lui. La communication à distance n'était jamais

instantanée, ce qui justifiait la distinction naturellement opérée entre l'espace des réalités de la vie,

27
celui des réalisations possibles, et celui des potentialités, le monde extérieur, qui apparaissait

comme lointain.

L'espace dans laquelle s'inscrivait l'existence des individus était celui de la communauté de

foi, de la fidélité au Roi et plus tard, celui de l'affirmation d'une volonté commune, celle de la

nation. C'était celui des destin assumés en commun par tous ceux qui se trouvaient intégrés dans un

même ensemble territorial. Mais la frontière qui ceinturait cet espace ne constituait pas une coupure

absolue : les croyances religieuses ou les idéologies sur lesquelles reposait la territorialité avaient

ceci de spécifique qu'elles mettaient l'accent à la fois sur un groupe particulier et sur la vocation

universelle de la culture dont il était porteur. La Chrétienté se vivait au sein d'églises

individualisées; la poursuite du progrès qui mobilisait toutes les énergies s'inscrivait dans le cadre

d'une nation. Mais dans l'un et dans l'autre cas, la foi qui poussait les hommes à œuvrer pour une

avenir meilleur n'avait pas de frontière : l'espace dont ils se réclamaient était largement ouvert à

l'extérieur. Ils étaient prêts à se battre pour qu'il le soit effectivement.

Les spatialités qui sont nées avec le développement des médias sont différentes.

L'existence de réseaux de communication planétaire et la simultanéité des échanges font disparaître

les emboîtements et les hiérarchies qui paraissaient naturels. La sphère du visuel et de l'oral est

devenue tout aussi universelle que celle de l'écrit. L'une et l'autre opèrent dans l'instant. Comment,

dans ces conditions, opposer l'intérieur à l'extérieur ? Comment imaginer que le local puisse

protéger du monde extérieur, maintenant qu'avec la globalisation, les migrations de population, la

mobilité universelle et les médias, il est capable de réfléchir ce qui se passe à l'autre bout de la

planète ? Comment distinguer, dans l'immense espace qu'implique les aspirations universalistes de

beaucoup de cultures, des sphères proches, vis-à-vis desquelles on aurait plus de droits - et plus de

devoirs ?

Le monde des médias est en un sens aplati, laminé. Il existe, comme par le passé, des

formes vernaculaires et des formes savantes de la culture, mais il est difficile de cantonner les

premières au village, au quartier, aux enracinements profonds, et de réserver aux secondes les

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grands espaces, les aires étendues, ce qui a vocation planétaire. Les spatialités modernes sont

imbriquées et n'offrent plus les mêmes hiérarchies que naguère.

Cela pose de multiples problèmes : celui des rapports d'abord entre le vernaculaire et le

savant, le sophistiqué. Qu'est-ce qui justifie la prééminence accordée aux formes intellectuelles

souvent difficiles d'accès sur celles qui sont authentiquement populaires ? Pourquoi ne réserver à

ces dernières que les sphères étroites de la sociabilité de voisinage ? Pourquoi ne pas leur ouvrir

l'ensemble du monde ?

C'est là ce qui distingue le plus les cultures de masse contemporaines des cultures

populaires auxquelles elles ont succédé. Les premières n'hésitent pas, comme le montre l'évolution

des programmes de télévision, du cinéma et de la musique, à viser bas, à remuer les instincts

profonds, le sexe, la vie et la mort, pour toucher de larges audiences. Les secondes jouaient aussi

sur les sentiments, mais dans le respect des normes morales et sociales qu'elles véhiculaient.

L'imbrication des cultures et plus largement, le fait qu'elles soient devenues mutuellement

accessibles alors même qu'elles ne se côtoient pas, modifient nécessairement les perspectives

qu'elles nourrissent réciproquement les unes sur les autres. Dans un monde où il est impossible

d'échapper au regard des autres, il est difficile de charger l'étranger de tous les maux, de toutes les

fautes : les boucs émissaires protestent vigoureusement dès qu'ils peuvent se faire entendre dans les

tribunaux où on les condamnait naguère sans états d'âmes !

On peut, comme le fait le Président George W. Bush parler de l'axe du Mal et condamner à

la fois ceux qu'il rassemble, ceux qui le soutiennent et ceux qui le tolèrent. On ne peut se contenter

de les ignorer, comme cela aurait été le cas dans le passé. Le rappetissement du monde et

l'instantanéité des systèmes de communication transforme en affrontements universels des tensions

qui seraient demeurées potentielles ou se seraient matérialisées par des discontinuités culturelles.

Elles ne se seraient transformées en affrontements directs, en lutte armée, que là où les groupes

étaient en contact.

29
Pour cohabiter dans le monde actuel, il faut accepter la présence de l'Autre, et espérer que

cette attitude soit réciproque. Si ce n'est pas le cas, il n'est d'autre riposte à la menace universelle du

terrorisme qui en résulte que de porter le glaive partout où concentrent ceux qui vous menacent : il

convient de déclarer la guerre à l'axe du Mal, c'est-à-dire de rompre avec toutes les règles

précédemment admises du droit international - puisque celui-ci avait été conçu pour un monde

divisé en sociétés qui disposaient, chacune, d'un territoire souverain et connaissaient le danger qu'il

y avait à se mêler des affaires des voisins.

Des alternatives existent sans doute - celle du dialogue des civilisations, lancée par le

Président Khatami par exemple. Mais elles ne sont pas universellement pas valables. Les spatialités

qu'ont engendrées les formes modernes de la communication posent en des termes radicalement

nouveaux le problème de l'équilibre mondial.

La multiplication des situations multiculturelles

La révolution des médias va de pair avec un accroissement spectaculaire de la mobilité des

hommes : la coexistence des cultures, ce n'est pas seulement en surfant sur la Toile qu'on la

découvre. C'est au lieu même où l'on habite, et où l'on croise des touristes, des hommes d'affaires,

des réfugiés politiques ou des immigrants en quête de conditions de vie meilleures et d'opportunités

de promotion sociale.

Le problème de la coexistence des espaces ne se pose pas seulement à l'échelle globale.

Chacun le vit au quotidien, dans les magasins qu'il fréquente ou dans les écoles où sont inscrits ses

enfants.

A ce niveau, deux solutions seulement sont envisageables. La première consiste à accorder

à toutes les cultures qui sont juxtaposées dans un même espace la même considération et les mêmes

droits : c'est la voie du multiculturalisme. Elle risque de se heurter, comme au niveau global, au

refus obstiné de certains groupes de respecter les autres.

30
La seconde solution consiste à contourner la difficulté par le haut : pour amener les

différents groupes à se tolérer et à se rapprocher, on essaie de les impliquer dans des tâches qui les

transcendent et donnent à la mosaïque culturelle qu'ils constituent une raison d'être commune.

Certains cherchent l'issue dans une réflexion sur les racines et les implications communes de toutes

les cultures; d'autres rappellent que les menaces qui pèsent sur l'environnement aussi bien à

l'échelle locale qu'à l'échelle régionale et qu'à l'échelle globale impliquent que tous acceptent, pour

la survie même de l'humanité, des disciplines écologiques partagées.

Conclusion

L'étude des modes de communication n'est pas symétrique de celle des modes de

production. Elle ne débouche sur la vision d'une évolution linéaire, où à chaque étape, une mutation

intervient dans les formes d'activités, qui se supplantent à peu près totalement.

Les modes de communication s'enrichissent et se complètent; ils rapprochent plus ou

moins les gens, intègrent différemment le passé, mais ne triomphent pas les uns des autres.

L'écriture n'a pas remplacé la parole et le regard - elle les a simplement placés dans des cadres

spatiaux et temporels plus larges, selon une logique qui était nouvelle.

La révolution contemporaine des médias a des effets tout aussi importants. Elle fait

disparaître la hiérarchie qui s'était établie entre le monde de l'audio-visuel et celui de l'écrit; elle

redonne au premier un lustre qu'il avait depuis longtemps perdu. Elle fait disparaître le

compartimentage qui caractérisait les espaces du passé au profit d'une transparence qui rend chaque

lieu visible de tous les autres, et qui multiplie les moyens qu'il a de peser sur ce qui se passe au loin.

Le monde avait appris à tirer parti des compartimentages que l'imperfection des moyens de

communication avait fait naître pour permettre à des groupes porteurs de cultures différentes et

souvent incompatibles de vivre parallèlement et en paix. Le slogan était simple : à chacun son

territoire ! Mais que faire lorsque l'efficacité des réseaux de communication fait que personne ne

peut échapper, là où il vit, aux messages - et aux entreprises - des autres ?

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La révolution des médias unifie à tel point l'espace où se déploie l'activité des hommes

qu'une recomposition totale des systèmes de pouvoir et de cohabitation est à l'œuvre. Elle pèse

également sur les conceptions du temps : l'époque est révolue où l'on pouvait considérer que le

temps de l'histoire constituait une longue parenthèse entre une préhistoire où étaient nées les

sociétés humaines et une après-histoire où elles vivraient dans une durée sans avènement majeur.

Francis Fukuyama avait raison lorsqu'il disait qu'une discontinuit venait de se produire dans la

durée contemporaine, mais il avait tort de dire que nous sortions déjà (ou enfin) de l'histoire. La

révolution des médias ne laisse pas prévoir que l'humanité sorte bientôt des contradictions qui n'ont

cessé de bousculer son destin. C'est le temps de l'utopie qui est mort - le temps des philosophies de

l'histoire.

Est-ce à dire que les hommes n'ont plus d'ailleurs vers où s'évader pour découvrir des

perspectives qui leur permettent de juger le monde ? Les au-delàs ne peuvent plus se loger à

l'intérieur des choses ou des êtres, comme dans les mythes des société d'oralité; ils ne peuvent plus

trouver place dans les cieux des religions révélées, dans la sphère de la Raison de la métaphysique

ou dans les philosophies de l'histoire, parce qu'il n'y a pas plus de coupure fondatrice clairement

perceptible dans le passé qu'il n'y en aura dans le futur. Les hommes vont-ils renoncer à penser

normativement leurs problèmes ? Non : une solution s'esquisse pour certains : elle tient à la

structure même du Web, où chacun a l"opportunité de découvrir des sites où se trouve exposée la

pensée de chercheurs qui sont libres de toute attache et évoluent dans un espace et une durée où

règne la transparence ! C'est à travers la Toile que les nouvelles formes de l'au-delà sont ainsi

révélées !

C'est tout autant par les lumières qu'elle jette sur la genèse des ailleurs dont les hommes se

dotent pour donner un sens à leur existence que par la prise en compte des circuits d'information qui

régulent le fonctionnement des sociétés que l'étude des modes de communication est importante

pour la géographie et pour l'ensemble des sciences sociales.

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