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Modes de Communication, Spatialites Et Temporalites
Modes de Communication, Spatialites Et Temporalites
TEMPORALITES
La géographie accorde depuis toujours une large attention aux modes de production, à leur
diversité et à leur évolution. Elle suit en cela l'ensemble des sciences sociales, nées à une époque où
l'on s'interrogeait sur l'avarice de la nature et sur les moyens de nourrir une humanité qui devenait
plus nombreuse. Cette direction de recherche apparaissait plus significative pour notre discipline
que pour d'autres, car elle conduisait à préciser les rapports que les groupes humains tissent avec les
milieux où ils vivent et d'où ils tirent leurs moyens d'existence : dans l'optique évolutionniste qui
prédominait à la fin du XIXe siècle, c'était le domaine auxquels les géographes devaient se
consacrer en priorité.
Les travaux relatifs aux modes de communication sont demeurés plus rares. Les initiateurs
avaient cependant pleinement conscience de la place tenue par la circulation dans la genèse des
distributions qu'ils cherchaient à expliquer, mais jusqu'au début des années 1950, les orientations
qu'ils avaient ainsi ouvertes demeurèrent relativement négligées. Il fallut attendre Edward Ullman,
en 1954, pour que l'accent soit mis sur l'interaction spatiale. Les habitudes prises et les données
disponibles firent que même alors, les transferts d'information aient été moins systématiquement
La situation s'est considérablement modifiée depuis le début des années 1960. Cela résulte
en bonne partie de la découverte des mécanismes de rétroaction dans la régulation d'une multitude
place qu'elle accorde aux circuits d'informations et au rôle qu'ils tiennent dans le fonctionnement
des ensembles complexes dans lesquels nous vivons. L'irruption des médias a, depuis Marshall
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McLuhan, ouvert de nouvelles pistes d'investigation : on a compris que les flux d'information
changent de nature et que leurs effets se modifient, lorsqu'ils sont acheminés grâce à de nouveaux
supports.
Nous voudrions faire ici le point sur les travaux consacrés aux modes de communication et
à leur signification géographique. Nous rappelerons les caractéristiques des différents modes de
rapports nés des révolutions modernes des médias. Nous insisterons aussi sur une idée que
Françoise Waquet a récemment illustrée (Françoise Waquet, 2003, Parler comme un livre, Paris,
Albin Michel) : alors que les modes de production se succèdent, les modes de communication se
complètent, sans que les nouveaux supplantent les anciens. Les sociétés contemporaines ont de
manière permanente recours à l'écriture et aux médias, mais elles n'ont pas cessé d'être, pour autant,
La communication
La communication
Communiquer, c'est faire passer des informations d'un individu à un autre. L'homme
communicationnel reçoit, par l'intérmédiaire de ses sens, des messages venus de l'extérieur. Il les
décode et les décrypte grâce à la maîtrise préalablement acquise des codes et des règles de
Les informations reçues sont généralement traitées, c'est-à-dire qu'elles sont triées,
classées, ordonnées et recomposées de manière à tirer parti de tout leur contenu potentiel. Les
informations ainsi compressées et clarifiées - mais quelquefois aussi les informations brutes, telles
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qu'elles ont été reçues -, sont mémorisées : les gens sont capables de se les rappeler lorsqu'ils en ont
besoin.
Des éléments qui viennent d'être reçus ou d'autres qui ont déjà été traités et engrangés dans
la mémoire peuvent être retraités et combinés pour composer de nouveaux messages. Ceux-ci sont
alors codés de manière à rendre possible leur émission à l'intention d'autres individus.
données; elle se poursuit avec leur mémorisation et leur traitement; elle se complète par un nouveau
traitement qui conduit à la composition de nouveaux messages, à leur codage et à leur émission.
informations sont traitées, stockées et recombinées par les participants à l'échange : d'où l'attention
qu'il convient d'accorder aux conditions de codage et de décodage, aux moyens de traitement des
données, aux supports des messages et aux conditions que rencontre leur transmission.
Les informations qui circulent dans la société sont de nature variée. Certaines portent sur
les propriétés du monde et du milieu où l'on vit, sur les caractéristiques des êtres que l'on y
rencontre et sur les objets qui le peuplent. Ce sont des connaissances. Elles reposent sur
Une partie de ce qui est transmis concerne des pratiques et des savoir-faire : il s'agit de
comportements, et non de connaissances. Une fraction importante de ce que les hommes font se
transmet sans être l'objet de discours parfaitement explicités : c'est une des fonctions de
l'apprentissage que d'assurer ainsi le passage d'un individu à l'autre et d'une génération à la suivante
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Dans la mesure où l'action implique une collaboration avec les autres, les connaissances
dont on a besoin pour agir n'ont pas toutes trait au monde matériel ou aux conditions générales de la
vie sociale : elles concernent aussi le caractère, les façons de faire et la moralité de ceux avec qui on
a à faire. Avant de leur faire confiance, il faut les avoir jaugés. Cela se fait surtout à l'occasion de
rencontres. Le contact direct, face-à-face, joue en ce domaine un rôle irremplaçable : il supprime les
intermédiaires et permet de mobiliser tous ses sens pour obtenir le maximum d'informations; il
Certains des éléments qui se transmettent entre les hommes n'ont pas trait à
l'environnement matériel et social dans lequel ils évoluent : il s'agit des images que les groupes se
bâtissent des mondes qui doublent celui dans lequel ils évoluent; elles leur permettent de le juger et
orientent leur action. La communication réserve ainsi une part importante aux croyances et aux
Les systèmes auxquels nous sommes confrontés évoluent. Les informations relatives à ces
dynamiques constituent des nouvelles. Un coup d'Etat vient de renverser le régime en place dans tel
ou tel pays africain : la simple mention de cet évènement nous indique qu'une certaine insécurité
risque de régner un temps dans ce pays; elle nous montre que des tensions y existaient sans doute
au préalable; nous attendons de savoir quelles mesures les putschistes vont prendre pour restaurer
l'ordre. Une phrase suffit à nous faire prendre conscience d'un grand nombre des problèmes que le
pays a connu, connaît et va connaître. Autre exemple d'une nouvelle, cette fois économique : le prix
du pétrole baisse; cela veut dire que rien ne vient freiner les exportations des pays producteurs, et
que la demande est relativement faible : c'est tout un pan de l'actualité économique qui est en jeu.
Voici qu'à la radio, j'entends l'hymne national : ce n'est pas, à proprement parler, une
information. A travers les résonnances que cet air a chez moi et chez tous ceux qui l'écoutent, c'est
l'appartenance des citoyens à leur pays qui est rappelée, avec le cortège de sentiments et d'émotions
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Les contenus de la communication sont variés : savoir-faire, connaissances, évaluations
développent "naturellement" par le verbe ou par l'imitation des gestes; 2- ceux qui sont nés de
l'invention de codes permettant de figurer des formes et de noter des sons par des signes
conventionnels que l'on peut reporter sur des supports solides; 3- ceux qui résultent des possibilités
ouvertes par les techniques d'enregistrement du son et de l'image, et par celles de transmission à
distance qu'offrent le courant électrique, les ondes électro-magnétiques et les vibrations optiques.
Il n'y a pas de vie sociale possible sans coordination des actions individuelles. Les gens
s'observent; ils se parlent. Les jeunes se forment par la parole et par l'exemple - ils imitent les gestes
et les attitudes de ceux qui les entourent. La transmission des informations se fait optiquement ou
Les enfants reproduisent spontanément ce qui se fait autour d'eux. Ils le font d'autant plus
volontiers qu'ils rêvent d'être grands et cherchent à agir en conséquence. Ils se mettent à parler en
répétant les mots qu'ils entendent autour d'eux. Ils intériorisent peu à peu les règles de la
grammaire. L'adulte ne se souvient pas d'avoir peiné pour imiter les autres ou pour apprendre à
s'exprimer.
Transmettre des informations est toujours délicat : pour que le message soit compris, il
faut qu'il soit codé de telle manière que tous puisse le décrypter facilement. C'est ce qui se passe
pour ceux qui ont appris les mots qu'ils utilisent et les gestes qu'ils font dans un même cercle
d'interactions quotidiennes - pour ceux donc qui participent à un même cercle d'intersubjectivité.
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Le codage des informations en fait généralement perdre une partie - on parle d'effet de filtrage.
Celui-ci est minimal pour la relation directe, face-à-face, qui permet de mobiliser à la fois le regard,
la voix et ses intonations et dans certains cas, l'odorat et le toucher. Dans la mesure où le contact est
symétrique, il invite au dialogue et permet, par répétition, de faire passer ce qui n'est pas
directement compris.
Tous les savoirs peuvent se transmettre par le geste et par la parole. La part du geste est
plus grande dans la transmission des pratiques de la vie quotidienne, des tours de main, des savoir-
faire, mais aussi dans celle des attitudes à adopter dans telle ou telle circonstance. La parole
organise les savoirs, fournit des catégories pour classer les objets, les êtres et les actes que nous
observons; elle permet également de faire passer de l'un à l'autre les règles à respecter et les normes
pour celui qui apprend, c'est évidemment de retenir des éléments qui ne font que passer.
savoir-faire, des attitudes et des croyances. Elle permet aussi de faire passer de l'un à l'autre les
connaissances de nature intellectuelle, mais plus difficilement dans la mesure où elle se prête mal
aux retours en arrière et à la reprise des éléments qui ne sont pas assimilés sur le champ. C'est tout
l'art du pédagogue que de parvenir à régler sa démarche sur les capacités de ceux auxquels il
s'adresse; il doit déceler les points sur lesquels buttent ses auditeurs, et multiplier les angles
d'attaque pour offrir à des esprits différents des voies qui conviennent à chacun.
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Les modes de transmission "naturels", la parole et l'imitation, ont des caractéristiques
spatiales évidentes : les messages oraux ne sont clairement audibles que jusqu'à quelques mètres,
quelques dizaines de mètres au maximum; la vue permet de percevoir des détails de l'ordre du
La portée des modes audio-visuels de communication est donc nécessairement faible. Cela
a des conséquences importantes pour la vie sociale. Chaque fois que la communication a pour but le
transfert de volumes importants d'informations, comme c'est le cas pour l'acquisition de savoir-
celui qui enseigne et celui qui apprend sont en contact pour de longues périodes.
communication, dans les sociétés d'oralité, repose sur le déplacement préalable des détenteurs de
message ou de ceux qui désirent en être informés. Cela limite évidemment les capacités de
transmission - il n'y a guère que les nouvelles brèves ou les messages symboliques qui puissent
alors s'échanger. La transmission des savoir ou des savoir-faire implique des déplacements
importants de populations : selon les cas, ce sont les maîtres, ou les élèves et apprentis, qui vont
ainsi à la rencontre de leurs partenaires. Cela ne peut pas concerner la totalité d'un groupe.
Les sociétés d'oralité pure ont tendance à se fragmenter. Les connaissances, et plus encore
les pratiques et les savoir-faire, y diffèrent souvent d'un lieu à l'autre, puisque ce qui est connu en
un point a tendance à s'y reproduire, mais peut difficilement être transféré à distance. Le
symboliques : il n'est pas impossible de les mettre en œuvre même en l'absence d'écriture, mais les
Dans les sociétés qui ne connaissent, pour communiquer, que la parole et l'imitation, la
création d'une mémoire collective est difficile : les souvenirs sont individuels, donc fragmentés et
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subjectifs. Des efforts sont possibles pour que tous mémorisent les mêmes éléments. Ils reposent
généralement sur l'utilisation des propriétés rythmiques de la langue : un discours, une fois versifié,
est plus facile à retenir. On est surpris de la capacité que manifestent souvent des peuples
considérés comme "primitifs" à retenir des informations complexes qu'ils ont appris à psalmodier et
à restituer à l'identique.
Ce qui peut être de la sorte engrangé par chacun est cependant limité, et concerne
davantage les mythes qui racontent l'origine du monde, de la nature et de la société que les
techniques de production. Dans la mesure où tous les membres du groupe participent aux mêmes
activités, leurs savoir-faire sont cependant similaires : c'est sur cette constatation que reposait
l'analyse géographique des genres de vie dans la première moitié du XXe siècle.
Les sociétés, mêmes primitives, impliquent cependant des connaissances et des savoir-
faire différenciés. Les rôles que jouent les hommes et les femmes ne sont pas identiques, ce qui
veut dire qu'il y a toujours, au sein des groupes, deux ensembles de savoirs qui cohabitent, mais ne
sont pas partagés par tous. Dès que les sociétés occupent des espaces un peu étendus, personne n'est
capable d'avoir une connaissance directe et précise de l'ensemble des milieux qui les constituent et
Certains savoirs sont plus complexes que d'autres, demandent des initiations plus longues,
une pratique plus constante : il existe donc des individus qui sont donc détenteurs de connaissances
et de tours de main qui ne sont pas partagés par tous; c'est souvent le cas des potiers; dans les
sociétés africaines, les forgerons constituent généralement des groupes à part. L'aptitude à
beaucoup de sociétés d'oralité, pour des groupes de griots, qui sont garants de la préservation de tel
ou tel type de mémoire. Les savoirs des chamans et des sorciers sont d'autant moins
Les sociétés où prédominent les modes naturels de communication sont loin d'avoir des
savoirs parfaitement homogènes : elles vivent sur la base de mémoires subjectives différenciées.
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Personne ne maîtrise la totalité des savoirs, des croyances et des attitudes qui opèrent dans le corps
social, mais chacun connaît personnellement ceux qui pouront l'aider, lui rappeler ce qu'il a oublié,
Dans les sociétés de communication audio-visuelle pure, chacun sait qu'à défaut de tout
connaître personnellement, il lui suffit de s'adresser à telle ou telle personne pour disposer des
dire, grâce à la mémoire des autres. C'est parce que l'on a confiance dans ce que les voisins, les
amis, les connaissances, peuvent mobiliser, en cas de nécessité, que le groupe peut se différencier
quelque peu et s'étendre au-delà de la cellule locale. Le chef de tribu ne connaît pas dans le détail
les différents terroirs qu'exploitent ceux dont il a la responsabilité et qu'il commande; il ne sait pas
toujours quel itinéraire suivre pour aller de tel point à tel autre - mais il connaît les gens qui le
guideront et lui parleront avec précision de ce qui se fait dans chaque milieu. Grâce à ce jeu latéral
de la mémoire, la somme de ce qu'un groupe est capable de maîtriser excède les capacités de
chacun.
On parle souvent de mémoire vive pour désigner ce type d'enregistrement des savoir-faire,
des connaissances, des croyances et de l'expérience collective. Chacun est conscient de la fragilité
de savoirs qui ne sont ainsi inscrits que dans l'esprit des gens. C'est pour cela que les objets ou les
paysages qui peuvent engranger une partie de la mémoire collective, ou en symboliser les éléments
essentiels, sont tellement valorisés. C'est dans le cadre de cultures d'oralité que se développent ces
"sociétés géographiques", pour reprendre une expression proposée par Jean-Pierre Raison, qui ne
peuvent vivre en dehors du milieu qu'elles ont peuplé de signes et de symboles qui assurent leurs
La mémoire vive ne dure qu'autant que vivent les gens. Les sociétés purement audio-
visuelles vivent donc le temps de deux manières : 1- la durée vive qui s'étend aussi loin que les
souvenirs des membres les plus âgés de la communauté; 2- tout ce qui a pris place auparavant, et
que Mircea Eliade qualifiait d'immémorial. Faute de mémoire objective, et malgré les efforts pour
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se doter de mémoires orales longues, ce qui est advenu avant que ne soient nés les anciens, demeure
flou parce que manipulable. Ce qui se passait dans le temps de l'immémorial échappe aux critères
rationnels qui s'appliquent aux temps présents : les récits appris par cœur maintiennent bien en vie
des messages venus du fonds des temps, mais sans qu'il soit possible de les remettre dans leur
contexte, de les critiquer et de les regarder du même œil que ce qui a trait à la durée vivante.
L'immémorial n'est pas l'histoire. C'est une autre durée - celle où tout était possible, le temps du
mythe, celui où les choses et les êtres parlaient, et où la transparence du monde était assurée. C'est
de l'existence de cet au-delà temporel de l'immémorial que naissent les possibilités de décentrement
qui révèlent la vraie nature du monde et sont au centre des croyances religieuses et des normes.
L'immémorial est fragmenté à l'image de la mémoire des anciens qui s'en disent les
interprètes. Il place l'au-delà en ce bas monde; il y est présent de manière immanente dans les
choses ou dans les êtres. Les religions des cultures d'oralité sont fondamentalement des
polythéismes qui sacralisent nombre de lieux un peu partout. En ce sens, elles ne sont pas porteuses
d'universalité.
De nombreux récits se déroulent dans le temps immémorial. Ils racontent des histoires,
comme le font ceux qui ont trait au temps de la mémoire vive - mais ces récits ne sont pas soumis à
l'ordre imprévisible de l'évènement et aux contingences de l'existence réelle. Ils sont construits pour
donner du sens à la vie qu'ils racontent, pour structurer l'espace et la durée, faire comprendre ce qui
est sacré et ce qui est profane : ce sont des mythes. Toute culture de l'oralité engendre ainsi, dans le
temps immémorial qui lui est lié, des récits qui donnent un sens aux évènements du passé comme à
ceux du présent.
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L'écrit transforme les conditions de la communication. L'invention de pictogrammes,
d'idéogrammes, puis celles d'alphabets, rend possible la notation des sons et leur inscription, sous
forme de signes, sur des supports solides (pierre ou bois), solidifiables (la brique crue), ou souples
Dans l'acte communicationnel de base, il n'y a que la transmission des messages qui se
mémorisation et le traitement des informations sont des opérations mentales. L'écrit transforme le
message en bien matériel. La mémoire prend une forme objective. Une partie des opérations qui
prenaient place dans l'esprit des gens se trouve facilitée lorsqu'elles sont menées sur papier : il est
nombre à 6 chiffres par un nombre à 6 chiffres sans disposer d'une feuille de papier pour poser
l'opération ?
Il n'y a pas que le calcul qui gagne ainsi à s'appuyer sur l'écrit. Il est plus facile de
comparer des données lorsque celles-ci sont organisées en tableaux clairs. Pour en faciliter
L'écriture, qui transforme tout message en mémoire matérielle, objective, permet d'en
assurer la transmission à distance ou de la différer dans le temps. Les cercles d'intersubjectivité des
sociétés d'oralité sont nécessairement restreints à ceux qui ont l'opportunité de se fréquenter
constamment parce qu'ils habitent dans les mêmes lieux. Les cercles d'intertextualité sont beaucoup
plus vastes : tous les Réformés se retrouvent dans les citations tirées de la Bible, des Evangiles ou
des Epitres de Paul, qu'ils n'ont cessé de pratiquer depuis leur enfance.
La forme matérielle donnée aux messages permet de disposer d'éléments objectifs sur des
périodes reculées : les sociétés ne dépendent plus seulement du témoignage de leurs anciens pour
savoir ce qu'elles étaient dans le passé. Les textes des lois, des traités, des alliances, les contrats
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passés entre les personnes privées sont soigneusement conservés. Il est possible de s'y référer en cas
de litige. Les manipulations de la mémoire collective qui étaient relativement faciles dans les
sociétés d'oralité deviennent plus difficiles - encore qu'elles ne soient pas impossibles, comme en
C'est sous la forme de mémoire vive que la durée est vécue dans les sociétés sans écriture.
Le passage à l'écriture entraîne l'introduction d'une autre manière de percevoir et de vivre le temps :
La possibilité d'acheminer sur de longues distances des messages dont le contenu n'est pas
altéré modifie également la perception de l'espace : celui-ci cesse d'être nécessairement organisé
sous forme de cercles concentriques et inégalement connus, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du
locuteur - le cercle qu'il connaît directement, le cercle qu'il peut fréquenter en faisant appel à des
guides qu'il a eu l'occasion de rencontrer, et les cercles qu'il ne pourra atteindre que s'il trouve, au-
delà du cercle des guides déjà connus, des personnes qui acceptent de le conduire. Les relations de
voyage que l'écriture permet de préserver décrivent de manière aussi précise les itinéraires
parcourus dans les contrées lointaines que ceux des pays proches et déjà connus.
Avant même que l'écriture ne soit inventée, les gens savaient inscrire sur le sol ou sur la
neige l'itinéraire qu'ils expliquaient à leurs interlocuteurs. Ces représentations étaient éphémères :
elles avaient valeur pédagogique; elles ne constituaient pas des mémoires. L'inscription sur un
support durable des itinéraires connus et l'utilisation de figurés conventionnels pour marquer les
accidents du terrain et les localités traversées font passer à la carte : l'espace dans lequel vivent les
L'écrit n'a pas que des avantages. La transmission des messages devient plus compliquée,
dans la mesure où elle ajoute aux codes naturels de la langue et aux codes coutumiers des gestes le
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code alphabétique, pictographique ou idéographique. On met généralement plus de temps à rédiger
inconvénients. La forme écrite convient parfaitement pour transmettre des nouvelles ou pour faire
connaître des normes ou des règles. Elle se prête également bien à la diffusion de connaissances
lorsque celles-ci prennent la forme de discours rationnels et cohérents - c'est le cas des savoirs
scientifiques modernes.
Ce à quoi l'écrit se prête moins bien, c'est en revanche à la transmission du geste et de tout
ce dont l'apprentissage repose sur l'imitation plus que sur le verbe. Il est difficile de bien décrire,
avec des mots, les mouvements, les rythmes du corps ou les jeux des physionomies. C'est dire que
l'écrit est moins efficace que les échanges verbaux et l'observation directe lorsqu'il s'agit de faire
de la communication. On aurait cependant tort de croire qu'il se soit agi d'une véritable révolution.
L'apprentissage de l'alphabet est relativement difficile; celui des idéogrammes à la mode chinoise
ou japonaise l'est beaucoup plus. Longtemps, l'écrit est resté le privilège de petites minorités. Le
coût des supports utilisés et la lenteur des procédures de reproduction - on ne connaissait que la
copie manuelle - limitaient la diffusion des textes à des cercles étroits et dont les revenus étaient
élevés.
majeur - c'est vrai du papyrus, puis du papier. Il faut cependant attendre l'invention de l'imprimerie
Les relations que le recours à l'écriture rendent possibles sont symétriques lorsqu'elles se
font par lettre. Elles cessent de l'être avec l'invention de l'imprimerie : l'émission des messages se
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trouve monopolisée par de petits groupes de lettrés, qui manient bien la langue, savent s'exprimer
clairement et composent les textes confiés aux imprimeurs. L'utilisation de l'imprimerie pour la
diffusion des nouvelles donne naissance, dans le courant du XVIIe siècle, au journal : ceux qui les
rédigent ne se contentent pas de signaler les évènements qu'ils jugent importants; ils les
commentent.
Il y avait, dans les sociétés d'oralité, des phénomènes d'opinion publique : celle-ci prenait
forme dans les lieux où les gens avaient l'occasion de se rencontrer, d'échanger les informations
dont ils disposaient et de les commenter. Il s'agissait souvent du marché, mais aussi de l'église ou
d'une ville entière, d'une région ou d'une nation. Il confère aussi aux journalistes, et à tous ceux qui
ont la possibilité de faire connaître leurs idées à travers la presse, un rôle de leaders, d'entraîneurs.
L'impact de l'écriture n'a pas été le même sur toutes les sociétés, car il n'a pas été utilisé
partout dans le même domaine et aux mêmes fins. En détruisant le temps immémorial des sociétés
d'oralité, il devrait avoir partout fait naître une nouvelle conception du temps, celui de l'histoire. Les
civilisations indiennes sont en possession de l'écriture dès le milieu du premier millénaire avant
notre ère. Pour les historiens indiens, la péninsule n'est pourtant sortie de la préhistoire qu'avec les
invasions musulmanes, à la fin du premier millénaire de notre ère. Jusque-là, l'écrit n'avait guère
servi qu'à fixer les mythes, à les retravailler ou à permettre l'éclosion de nouvelles métaphysiques.
En Egypte et en Mésopotamie, où l'écriture apparaît d'abord, elle sert aux prêtres et aux
souverains. Le scribe est là pour gérer une économie de redistribution qui permet aux détenteurs des
pouvoirs religieux et politiques de prélever à leur profit une part importante de la production, en
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développent de nouvelles formes d'échange, sur le mode du marché, l'écriture devient un des outils
du négociant : c'est l'usage qu'en font surtout les Phéniciens. Dans la Gaule pré-romaine, les
artisans et les commerçants ont compris l'intérêt qu'il y a à marquer sa production par des lettres et
à en tenir la comptabilité, comme les trouvailles archéologiques le montrent. Le refus des druides
Chez les Hébreux et en Grèce, l'écrit devient un outil juridique : on grave sur la pierre les
commandements de Dieu ou les lois de la Cité. Ce sont ces usages juridiques qui assurent la
diffusion de l'écrit à travers l'ensemble du tissu social - même si la plupart des gens sont encore
incapables de lire. Chacun sait désormais l'intérêt qu'il a à posséder des actes qui assurent
Dans la mesure où l'écrit apparaît comme un élément essentiel de la justice, son rôle se
prévenir toutes les objections et à rendre les conclusions inattaquables. La raison fait ses armes dans
Ces exemples montrent qu'il n'y a pas une civilisation de l'écrit, mais une multitude de
variations sur quelques thèmes communs apportés par les formes matérielles prises désormais par la
mémoire.
La fin de l'immémorial prive les sociétés de l'écrit des voies d'accès à l'au-delà qui s'étaient
développées dans les cultures de l'oralité. D'autres possibilités s'ouvrent cependant pour donner un
Orient : un Dieu Tout-Puissant et transcendant, qui vit dans les Cieux, se révèle à un prophète,
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Moïse ou Mahomet, ou grâce à la forme humaine que revêt son fils, Jésus. C'est ainsi que la Bonne
qui les avaient précédées croyaient des forces immanentes : elles les réinterprètent en les situant
yang.
progressivement imaginées pour défendre les causes judiciaires ont fait comprendre qu'il existait
des voies humaines pour accéder à la vérité ultime des choses, à la sphère des Idées. C'est donc la
Les divers au-delàs imaginés par les sociétés à écriture jusqu'au XVIe siècle sont
difficilement crédibles pour ceux qui croient à l'esprit scientifique qui s'impose au XVIIe siècle : la
Raison ne donne pas accès à une sphère des Idées qui ferait connaître le sens du monde; les
"preuves" sur lesquelles s'appuie la spéculation philosophique sont toujours fragiles. Les ailleurs
sur lesquels étaient bâtis les systèmes jusque-là dominants de croyances sont l'objet de critiques et
perdent déjà une partie de leur crédibilité. La démarche scientifique ne condamne-t-elle pas
définitivement les efforts pour déceler la structure d'un monde plus vrai sans passer par la démarche
expérimentale,?
La réalité est différente. Ceux qui essaient de créer les bases d'une connaissance rationnelle
du social sont fermement attachés à bâtir l'histoire sur les documents que nous a légués le passé.
Mais ils ne peuvent s'empêcher de s'interroger aussi sur ce qui s'est passé avant l'histoire, au
moment où les hommes s'unissaient pour fonder les sociétés, et sur ce qui adviendra après l'histoire.
Les premiers théoriciens des sciences sociales ont recours, pour justifier leurs hypothèses, à un
temps qui n'est pas celui de l'histoire, et ressemble à celui de l'immémorial. C'est là, aux origines de
l'humanité ou lorsque son histoire se refermera, qu'ils situent les récits qui rendent compte du
monde - celui de la signature du contrat social, par exemple. Ainsi fondent-ils de nouvelles
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croyances; on leur a depuis donné le nom d'idéologies : elles reposent sur une forme d'immanence
qui permet de repérer, sous la trame des évènements, le sens profond de l'histoire et le but - l'utopie
L'apparition de l'écrit n'a pas rendu les gens muets et ne les a pas privés de leurs facultés
d'observation et d'imitation. La pénétration de l'écrit s'opère, dans la majorité des cas, selon un
mode très progressif. La lecture et l'écriture restent l'apanage de petites minorités jusqu'au XVIIe
siècle dans les nations réformées d'Europe du Nord, jusqu'au XIXe siècle dans les autres sociétés
occidentales. Cela ne veut pas dire qu'il ne pèse pas sur le fonctionnement de la société. Comme les
croyances de l'autre -, un équilibre relativement stable a pu se maintenir longtemps entre les deux
modes de communication.
La majorité de la population des sociétés que nous connaissons à travers l'histoire n'avait
pas d'accès direct à l'écrit : dans les milieux populaires, la proportion des hommes qui savaient lire
était faible, souvent négligeable; hormis dans quelques pays chrétiens, la totalité des femmes était
illettrée. L'essentiel de ce dont la vie de tous les jours de ces groupes était faite se transmettait
localement, par la parole et par l'imitation. Cela concernait les attitudes dominantes, une bonne
partie des croyances, la presque totalité des gestes et des savoir-faire de la vie domestique, et
l'essentiel des techniques de la vie productive, dans la mesure où celles-ci se présentent davantage
comme des pratiques que comme l'application de connaissances rationalisées. L'oralité dominait
dans les campagnes, mais aussi dans la plupart des milieux de travailleurs urbains. Lorsque ceux-ci
connaissaient un début d'alphabétisation, comme dans la Florence des XIVe et XVe siècles, c'était
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uniquement pour maîtriser des savoirs utiles qui ne se transmettaient pas oralement - la
Démographiquement, elle est majoritaire; sur le plan pratique, elle ne peut guère être supplantée,
puisque c'est d'elle que dépend la transmission de la plupart des savoir-faire productifs et des
dominante : tant que les classes dirigeantes ne disposent pas de descriptions précises des espaces
qu'elles sont censées régir, et surtout de cartes qui les figurent, elles dépendent, pour le
fonctionnement de leurs institutions politiques, des savoirs vernaculaires des populations locales.
C'est une des justifications de la féodalité : le Prince ne peut effectivement régner sur les portions
éloignées de son Royaume que parce qu'il dispose de vassaux qui en sont originaires, y résident une
bonne partie du temps et connaissent par expérience leurs ressources, leurs problèmes, les
itinéraires qui les desservent et les points qui permettent de les contrôler. La montée de l'Etat
moderne, à partir de la fin du Moyen Age et surtout de la Renaissance, est parallèle au progrès des
Les élites ont accès à l'écrit. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui font partie des hautes
sphères de la société maîtrisent la lecture - et encore plus, l'écriture. Jusqu'au XIIIe ou au XIVe
siècle, les gens ne savent pas encore lire des yeux, sans déclamer ou marmonner le texte qu'ils ont
devant eux. Dans beaucoup de cas, les détenteurs du pouvoir dépendent, pour les écrits dont ils ont
besoin, de spécialistes, scribes, secrétaires, qui rédigent leurs lettres, préparent les actes qu'ils
édictent et lisent leur correspondance. Le coût de la copie des manuscrits et les conditions difficiles
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Les recherches de Mary Carruthers (Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture
médiévale, Paris, Macula, 2002; éd. or. anglaise, Cambridge University Press, 1999) soulignent
combien ces difficultés d'accès à l'écrit pèsent sur la culture. Les élites médiévales ont besoin du
l'Evangile, et dans une moindre mesure, à l'Ancien Testament ? N'ont-elles pas compris tout le parti
qu'elles pouvaient tirer de ce qui subsistait des textes antiques dans les domaines des savoirs
Dans une telle société, l'écrit ne pèse en définitive que parce que l'on sait en multiplier la
portée en jouant sur la mémoire des individus. La rédaction des textes en porte la marque :
l'habitude de les structurer de manière à rendre apparente la progression du raisonnement, avec une
Dans ces sociétés, l'écrit a des rôles limités, mais essentiels : c'est lui qui permet de donner
un sens à la vie des individus et des groupes, puisque c'est à travers lui que l'on connaît la Parole de
Dieu; c'est lui qui justifie les règles de la religion et de la morale; dans la mesure où les détenteurs
du pouvoir tirent leur légitimité de la délégation qu'ils ont reçue directement de Dieu, ou de son
intermédiaire sur Terre, l'Eglise, il est également à la base des constructions politiques.
Même si l'écriture n'est utilisée que rarement, elle enserre la vie de tous les jours dans des
cadres plus rigides que ceux des sociétés purement orales : les achats et ventes de biens fonciers, les
amodiations, sont faits devant notaire; des hommes de lois sont présents jusque dans des
C'est par l'Eglise que la culture écrite pénètre cependant surtout dans les milieux
populaires. Cela ne se fait pas sans difficulté : à la fin de l'Empire romain, ceux qui sont rétifs au
christianisme sont essentiellement des paysans - d'où leur nom de païens. La conquête des masses
rurales constitue un enjeu suffisant pour que l'Eglise y consacre l'essentiel de son énergie durant des
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siècles. Dans l'Empire romain, la vie ecclésiastique s'était moulée dans le cadre de base de la vie
administrative et politique, la cité : l'évêché s'y était logé. Il fallait faire beaucoup plus et installer
un lieu de culte et un desservant dans chaque cellule sociale de base : la mise en place du réseau des
paroisses témoigne de cette conquête progressive et volontaire d'une partie des cultures populaires
L'opération n'était pas facile. Les croyances que véhiculaient les cultures populaires
parlaient des lieux où l'on vivait, des sources où l'on puisait l'eau, des forêts en bordure desquelles
on était installé; elles indiquaient quels rituels effectuer pour obtenir une bonne récolte ici, cette
année, dans un contexte particulier. Les religions véhiculées par les cultures élitaires avaient une
vocation universaliste : elles parlaient des conditions du salut et de la vie dans l'au-delà, mais ne
disaient rien des problèmes de la vie quotidienne. C'était particulièrement vrai dans le monde rural.
Une certaine complémentarité existait donc entre les deux systèmes de croyances. Les
masses populaires n'étaient pas indifférentes aux possibilités de salut dont parlaient les grandes
religions, mais elles avaient besoin d'être rassurées sur leurs activités quotidiennes, ce qui explique
l'attachement têtu qu'elles manifestaient souvent pour leurs vieux cultes. La tension était si forte
entre les deux familles de croyances que le triomphe total de l'une ou l'autre était impossible. Pour
s'imposer, la religion propagée par les élites instruites dût souvent composer avec les croyances
l'Islam urbain des oulémas à celui des marabouts des zones rurales.
Les formes d'identité qui se développent dans les sociétés où l'on voit ainsi se superposer
et s'imbriquer cultures populaires et cultures élitaires n'appartiennent pas toutes aux mêmes
familles. Pour les groupes dont les connaissances sont transmises localement, ce qui compte, c'est la
mémoire vivante dans laquelle ils s'insèrent : les individus y appartiennent naturellement à la
communauté dans laquelle ils sont nés ou à celle où ils ont été élevés. Comme dans la plupart des
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civilisations orales, c'est souvent à travers les formes matérielles que revêt la vie quotidienne que
l'identité s'affirme et s'exalte : le costume local, les outils et les façons de faire.
A ces identités de base se superposent des identités plus larges, celles qui naissent des
réseaux de relations à l'œuvre dans les élites de la société. Elles insistent sur la fidélité au Prince et
sur la foi partagée. A partir de la fin du XVIIIe siècle, la philosophie politique cesse de situer la
source de toute légitimité dans l'au-delà de la puissance divine. C'est la volonté populaire qui en est
désormais garante : on assiste donc, durant tout le XIXe siècle, à la construction volontaire des
identités nationales.
La mise en place des médias modernes n'a pas fait disparaître les modes de relations face à
face, ou ceux qui s'appuient sur l'écrit, mais elle les inscrit dans un contexte différent. L'essentiel de
Le monde de la communication s'est trouvé bouleversé, depuis les années 1840, par une
série d'inventions. Certaines portent sur les possibilités de mémorisation des informations. Avant
qu'on ne dispose des technologies modernes, la mémoire portait surtout sur les mots. Les images
s'imprimaient - et continuent à s'imprimer - aussi dans l'esprit : la plupart des gens sont capables de
reconnaître des visages qu'ils n'ont vus qu'une fois; ils n'arrivent pas pour autant à se les remémorer
verbalisation des observations - par leur mise en forme littéraire parfois, puisque les messages
La première série de transformations techniques qui mènent aux médias modernes tient
aux nouveaux moyens de mémorisation objective successivement mis au point : saisie des images
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fixes par la photo, du mouvement par le cinéma, des sons par les disques, dont la gravure résulte de
la transformation des ondes auditives en vibrations mécaniques, puis par les bandes sonores, qui
techniques de digitalisation ont conduit à donner une même forme à toutes les données
emmagasinées, ce qui assure à la fois une fidélité plus grande des enregistrements et une plus
La révolution des médias résulte ensuite du progrès des techniques de traitement des
données : ce n'est plus au crayon et sur du papier que se font les divers classements, manipulations
et calculs; c'est grâce à l'ordinateur, qui permet d'opérer infiniment plus vite, de multiplier les
essais, de les comparer et d'arriver à des résultats meilleurs : l'esprit des communicants se trouve
alors soulagé de nombreuses tâches qui l'encombraient et leur interdisaient d'aller à l'essentiel.
Les formes nouvelles de mémoire et les nouveaux dispositifs de traitements des données
modifient en profondeur les conditions dans lesquelles les informations sont reçues et ordonnées en
chaque point. Les moyens utilisés pour faire voyager l'écrit s'offrent également aux photos, aux
films, aux disques et autres formes d'enregistrement. Cela permet d'acheminer des volumes
considérables de données, mais à des vitesses limitées. La révolution essentielle vient, dans ce
domaine, du recours à des supports qui voyagent à la vitesse de la lumière - impulsions électriques
lumineuses pour les cables optiques. Il est aujourd'hui possible d'acheminer instantanément des
volumes considérables d'information à l'autre bout de la planète et de commuter les circuits utilisés
Les médias diffèrent des moyens traditionnels de communication par les mémoires qu'ils
utilisent, les moyens de traitement qu'ils mettent en œuvre et les supports qu'ils mobilisent, mais la
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forme qu'ils prennent au moment où les hommes les reçoivent est classique : il s'agit d'images, de
sons ou de textes.
La révolution des médias agit donc à travers les moyens d'expression traditionnels. Ce qui
change, c'est la distance à laquelle les informations peuvent être échangées, la vitesse avec laquelle
elles peuvent être acheminées et la facilité à les consulter. Grâce aux réseaux de
télécommunications modernes, il est possible d'assurer à toutes les populations vivant dans des
zones de densités fortes ou moyennes l'accès à des informations qui n'étaient jusqu'alors disponibles
que localement, et souvent, dans certains centres seulement. Là où les densités sont plus faibles, les
ce qui opposait les villes et les campagnes : les densités ne sont évidement pas les mêmes, mais le
rural a cessé de ne participer qu'à des formes de vie sociale plus pauvres que le citadin.
Un nouveau souffle pour l'audio-visuel, mais un audio-visuel transformé : des cultures populaires
place qui revenait à l'écrit ne cessait de s'élargir, grâce au progrès de l'imprimerie, aux succès de la
prodigieux retour en force de l'image et de la parole. Durant des générations, savoir lire donnait la
possibilité d'accéder à l'univers multiple des livres, si bien que le premier apprentissage fini, le goût
de lecture s'entretenait de lui-même. Ce n'est pas le cas aujourd'hui : ce n'est plus en dévorant des
romans que les adolescents accèdent à des ailleurs de rêve, mais en écoutant de la musique ou en
regardant des clips ou des émissions de télévision. Les enseignants se plaignent partout du manque
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Les formes que prend l'audio-visuel moderne diffèrent de celles qui prévalaient naguère
retrouvent désormais, dans ce domaine, à égalité avec l'écrit. Il n'y a plus de contenus spécifiques à
telle ou telle localité, tel ou tel quartier, telle ou telle ville. Les messages reçus viennent de
Hollywood, de Tokyo, de Hong Kong, de Bombay, de Paris, de Londres, de Rio de Janeiro, etc. Ils
sont produits par des firmes dont l'activité est souvent planétaire.
2- Dans les messages audio-visuels diffusés par les médias modernes, la part faite aux
savoir-faire productifs est beaucoup plus faible que par le passé. Cela tient à deux évolutions dont
les effets s'additionnent. Les progrès des connaissances scientifiques réduit la part, dans les savoirs
productifs, de ce qui ne peut se transmettre que par le geste et l'imitation. Les techniques de
fabrication des biens sont nécessairement très différenciées, ce qui veut dire que les messages qui
les concernent n'intéressent la plupart du temps que des effectifs peu nombreux : les entreprises de
la communication ne peuvent guère gagner d'argent sur un tel marché. Elles ne le font que pour des
savoir-faire qui touchent tout le monde - ceux qui ont trait à la cuisine, par exemple.
De nouvelles configurations pour la communication écrite : des cultures élitaires aux cultures
savantes et techniques
La révolution des médias affecte aussi la communication écrite : elle la rend instantanée,
ce que tout le monde peut éprouver lorsqu'il est installé à son ordinateur, à jouer avec Internet; elle
l'enrichit, en permettant de mêler beaucoup plus que ce n'était le cas dans le passé l'image et la
On savait, depuis les livres d'heures du Moyen Age, illustrer un texte pour le rendre plus
agréable à lire et plus évocateur. La gravure sur bois, puis les différents procédés de gravure sur
planches de l'Encyclopédie montraient qu'en combinant images et texte, il était possible de faire
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comprendre des messages qui ne seraient sans cela passés qu'en présence des objets, des outillages
Celui qui travaille aujourd'hui face à son ordinateur a accès, grâce aux disquettes ou aux
bandes qu'il achète dans le commerce, et aux images et aux sons qu'il télécharge sur Internet, à
Apprendre seul une langue, lorsqu'on ne disposait que de l'écrit, apparaissait comme une
gageure : on pouvait s'entraîner à la traduire, pas à la parler. Maintenant que l'on peut joindre à la
lecture des textes l'audition de bandes enregistrées, les conditions sont devenues différentes. Il en
va de même de l'apprentissage des mathématiques et des sciences : les programmes actuels mettent
Dans les sociétés d'hier, ce qui se transmettait le mieux par l'écrit, c'était les croyances
religieuses, les dogmes, les règles, les normes ou les spéculations philosophiques. L'apprentissage
des sciences s'appuyait évidement sur des textes, mais il impliquait généralement la présence d'un
maître capable d'évaluer les difficultés et de régler la progression du raisonnement selon les
œuvre de moyens audio-visuels puissants, elle devient plus efficace dans des domaines qui lui
étaient en partie fermés : la connaissance des sciences, celle des langues ou l'appentissage des
techniques.
Cela explique que les cultures élitaires de jadis sont donc supplantées par des cultures
scientifiques et techniques qui font moins de place aux valeurs, aux philosophies, aux croyances ou
aux doctrines, et sont plus tournées vers les connaissances exactes. La mise en œuvre des
des techniques qu'elles impliquent échappe de ce fait aux couches populaires. Elle fait désormais
parti de l'ensemble que l'on peut acquérir grâce au bouquet de moyens qui accompagnent et
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Les cultures vernaculaires du monde actuel
Les cultures populaires, dont le champ restait souvent borné aux horizons familiers, ont
cédé la place à des cultures de masse qui ont perdu une bonne partie de leurs racines locales. Dans
la mesure où elles ne modèlent plus les aspects productifs des paysages, qui dépendent des
connaissances véhiculées par les nouvelles cultures savantes et techniques, l'uniformisation des
Cette rupture avec le local, cette perte d'enracinement, sont vécues par beaucoup comme
une atteinte à leur identité : celles qui s'accrochaient aux particularités visibles des milieux tenaient
On aurait cependant tort de croire que la fin des cultures populaires et la promotion des
cultures de masse aient fait disparaître le jeu de la parole et de l'observation locale. Comme
toujours, les groupes développent des manières spécifiques de communiquer dès l'instant où ils sont
amenés à se fréquenter de manière régulière; ils constituent des cercles d'intersubjectivité; le vécu
qu'ils partagent les rapproche; ils se le racontent; ils recréent, à l'échelle locale, une mémoire vive
qui leur est propre. Elle s'étend à la période dont ils ont une expérience partagée. Le passé plus
lointain ne leur est connu que par la parole de quelques anciens : il appartient à la catégorie de
l'immémorial. Chaque groupe y place des récits qui narrent ses origines et lui donnent un sens : ce
La fin des cultures populaires n'a donc pas fait disparaître les conceptions de l'espace et du
temps propres aux sociétés de communication audio-visuelle directe, mais elle a détruit les
éléments qui leur donnaient une certaine stabilité, les enracinaient de manière durable et fixaient
leur contenu.
rencontres. Lorsqu'elles se développent dans des régions où la mobilité contemporaine n'a pas
totalement transformé la composition des populations, le souvenir de certaines traditions, celles qui
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ont trait aux loisirs, aux rituels collectifs, aux fêtes en particulier, n'est pas totalement oublié; il est
incorporé dans les nouvelles identités. Celles-ci accordent souvent une place démesurée à la
mémoire en partie conservée des formes de loisir du passé, et aux paysages hérités. Elles n'ont
cependant que peu de points communs avec les mémoires populaires qu'elles prétendent prolonger :
leur propos est de créer des identités nouvelles autour de projets qui n'ont rien à voir avec ceux des
Lorsque les nouveaux groupes sont totalement dépourvus de racines, ils cherchent à s'en
donner en se réclamant des rites et des traditions religieuses de leurs pays d'origine, qu'ils essaient
Les bandes de jeunes des grands ensembles connaissent des expériences un peu
différentes : c'est en se taillant des territoires qu'ils contrôlent physiquement et marquent de leurs
De nouvelles spatialités
Les cultures élitaires des sociétés traditionnelles s'inscrivaient dans le temps de l'histoire.
Elles développaient, grâce aux techniques cartographiques qu'elles avaient appris à maîtriser, une
conception géométrique de l'espace. Elles l'investissaient de valeurs liées au pouvoir auquel elles
et plus tard de la nation - au monde extérieur. Cette dichotomie de l'espace paraissait naturelle dans
nécessairement transiter par la capitale et les centres qui articulaient le territoire national sur le
monde extérieur pour nouer des liens avec lui. La communication à distance n'était jamais
instantanée, ce qui justifiait la distinction naturellement opérée entre l'espace des réalités de la vie,
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celui des réalisations possibles, et celui des potentialités, le monde extérieur, qui apparaissait
comme lointain.
L'espace dans laquelle s'inscrivait l'existence des individus était celui de la communauté de
foi, de la fidélité au Roi et plus tard, celui de l'affirmation d'une volonté commune, celle de la
nation. C'était celui des destin assumés en commun par tous ceux qui se trouvaient intégrés dans un
même ensemble territorial. Mais la frontière qui ceinturait cet espace ne constituait pas une coupure
absolue : les croyances religieuses ou les idéologies sur lesquelles reposait la territorialité avaient
ceci de spécifique qu'elles mettaient l'accent à la fois sur un groupe particulier et sur la vocation
individualisées; la poursuite du progrès qui mobilisait toutes les énergies s'inscrivait dans le cadre
d'une nation. Mais dans l'un et dans l'autre cas, la foi qui poussait les hommes à œuvrer pour une
avenir meilleur n'avait pas de frontière : l'espace dont ils se réclamaient était largement ouvert à
Les spatialités qui sont nées avec le développement des médias sont différentes.
les emboîtements et les hiérarchies qui paraissaient naturels. La sphère du visuel et de l'oral est
devenue tout aussi universelle que celle de l'écrit. L'une et l'autre opèrent dans l'instant. Comment,
dans ces conditions, opposer l'intérieur à l'extérieur ? Comment imaginer que le local puisse
mobilité universelle et les médias, il est capable de réfléchir ce qui se passe à l'autre bout de la
planète ? Comment distinguer, dans l'immense espace qu'implique les aspirations universalistes de
beaucoup de cultures, des sphères proches, vis-à-vis desquelles on aurait plus de droits - et plus de
devoirs ?
Le monde des médias est en un sens aplati, laminé. Il existe, comme par le passé, des
formes vernaculaires et des formes savantes de la culture, mais il est difficile de cantonner les
premières au village, au quartier, aux enracinements profonds, et de réserver aux secondes les
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grands espaces, les aires étendues, ce qui a vocation planétaire. Les spatialités modernes sont
Cela pose de multiples problèmes : celui des rapports d'abord entre le vernaculaire et le
savant, le sophistiqué. Qu'est-ce qui justifie la prééminence accordée aux formes intellectuelles
souvent difficiles d'accès sur celles qui sont authentiquement populaires ? Pourquoi ne réserver à
ces dernières que les sphères étroites de la sociabilité de voisinage ? Pourquoi ne pas leur ouvrir
l'ensemble du monde ?
C'est là ce qui distingue le plus les cultures de masse contemporaines des cultures
populaires auxquelles elles ont succédé. Les premières n'hésitent pas, comme le montre l'évolution
des programmes de télévision, du cinéma et de la musique, à viser bas, à remuer les instincts
profonds, le sexe, la vie et la mort, pour toucher de larges audiences. Les secondes jouaient aussi
sur les sentiments, mais dans le respect des normes morales et sociales qu'elles véhiculaient.
L'imbrication des cultures et plus largement, le fait qu'elles soient devenues mutuellement
accessibles alors même qu'elles ne se côtoient pas, modifient nécessairement les perspectives
qu'elles nourrissent réciproquement les unes sur les autres. Dans un monde où il est impossible
d'échapper au regard des autres, il est difficile de charger l'étranger de tous les maux, de toutes les
fautes : les boucs émissaires protestent vigoureusement dès qu'ils peuvent se faire entendre dans les
On peut, comme le fait le Président George W. Bush parler de l'axe du Mal et condamner à
la fois ceux qu'il rassemble, ceux qui le soutiennent et ceux qui le tolèrent. On ne peut se contenter
de les ignorer, comme cela aurait été le cas dans le passé. Le rappetissement du monde et
qui seraient demeurées potentielles ou se seraient matérialisées par des discontinuités culturelles.
Elles ne se seraient transformées en affrontements directs, en lutte armée, que là où les groupes
étaient en contact.
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Pour cohabiter dans le monde actuel, il faut accepter la présence de l'Autre, et espérer que
cette attitude soit réciproque. Si ce n'est pas le cas, il n'est d'autre riposte à la menace universelle du
terrorisme qui en résulte que de porter le glaive partout où concentrent ceux qui vous menacent : il
convient de déclarer la guerre à l'axe du Mal, c'est-à-dire de rompre avec toutes les règles
précédemment admises du droit international - puisque celui-ci avait été conçu pour un monde
divisé en sociétés qui disposaient, chacune, d'un territoire souverain et connaissaient le danger qu'il
Des alternatives existent sans doute - celle du dialogue des civilisations, lancée par le
Président Khatami par exemple. Mais elles ne sont pas universellement pas valables. Les spatialités
qu'ont engendrées les formes modernes de la communication posent en des termes radicalement
hommes : la coexistence des cultures, ce n'est pas seulement en surfant sur la Toile qu'on la
découvre. C'est au lieu même où l'on habite, et où l'on croise des touristes, des hommes d'affaires,
des réfugiés politiques ou des immigrants en quête de conditions de vie meilleures et d'opportunités
de promotion sociale.
Chacun le vit au quotidien, dans les magasins qu'il fréquente ou dans les écoles où sont inscrits ses
enfants.
à toutes les cultures qui sont juxtaposées dans un même espace la même considération et les mêmes
droits : c'est la voie du multiculturalisme. Elle risque de se heurter, comme au niveau global, au
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La seconde solution consiste à contourner la difficulté par le haut : pour amener les
différents groupes à se tolérer et à se rapprocher, on essaie de les impliquer dans des tâches qui les
transcendent et donnent à la mosaïque culturelle qu'ils constituent une raison d'être commune.
Certains cherchent l'issue dans une réflexion sur les racines et les implications communes de toutes
les cultures; d'autres rappellent que les menaces qui pèsent sur l'environnement aussi bien à
l'échelle locale qu'à l'échelle régionale et qu'à l'échelle globale impliquent que tous acceptent, pour
Conclusion
L'étude des modes de communication n'est pas symétrique de celle des modes de
production. Elle ne débouche sur la vision d'une évolution linéaire, où à chaque étape, une mutation
intervient dans les formes d'activités, qui se supplantent à peu près totalement.
moins les gens, intègrent différemment le passé, mais ne triomphent pas les uns des autres.
L'écriture n'a pas remplacé la parole et le regard - elle les a simplement placés dans des cadres
spatiaux et temporels plus larges, selon une logique qui était nouvelle.
La révolution contemporaine des médias a des effets tout aussi importants. Elle fait
disparaître la hiérarchie qui s'était établie entre le monde de l'audio-visuel et celui de l'écrit; elle
redonne au premier un lustre qu'il avait depuis longtemps perdu. Elle fait disparaître le
compartimentage qui caractérisait les espaces du passé au profit d'une transparence qui rend chaque
lieu visible de tous les autres, et qui multiplie les moyens qu'il a de peser sur ce qui se passe au loin.
Le monde avait appris à tirer parti des compartimentages que l'imperfection des moyens de
communication avait fait naître pour permettre à des groupes porteurs de cultures différentes et
souvent incompatibles de vivre parallèlement et en paix. Le slogan était simple : à chacun son
territoire ! Mais que faire lorsque l'efficacité des réseaux de communication fait que personne ne
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La révolution des médias unifie à tel point l'espace où se déploie l'activité des hommes
qu'une recomposition totale des systèmes de pouvoir et de cohabitation est à l'œuvre. Elle pèse
également sur les conceptions du temps : l'époque est révolue où l'on pouvait considérer que le
temps de l'histoire constituait une longue parenthèse entre une préhistoire où étaient nées les
sociétés humaines et une après-histoire où elles vivraient dans une durée sans avènement majeur.
Francis Fukuyama avait raison lorsqu'il disait qu'une discontinuit venait de se produire dans la
durée contemporaine, mais il avait tort de dire que nous sortions déjà (ou enfin) de l'histoire. La
révolution des médias ne laisse pas prévoir que l'humanité sorte bientôt des contradictions qui n'ont
cessé de bousculer son destin. C'est le temps de l'utopie qui est mort - le temps des philosophies de
l'histoire.
Est-ce à dire que les hommes n'ont plus d'ailleurs vers où s'évader pour découvrir des
perspectives qui leur permettent de juger le monde ? Les au-delàs ne peuvent plus se loger à
l'intérieur des choses ou des êtres, comme dans les mythes des société d'oralité; ils ne peuvent plus
trouver place dans les cieux des religions révélées, dans la sphère de la Raison de la métaphysique
ou dans les philosophies de l'histoire, parce qu'il n'y a pas plus de coupure fondatrice clairement
perceptible dans le passé qu'il n'y en aura dans le futur. Les hommes vont-ils renoncer à penser
normativement leurs problèmes ? Non : une solution s'esquisse pour certains : elle tient à la
structure même du Web, où chacun a l"opportunité de découvrir des sites où se trouve exposée la
pensée de chercheurs qui sont libres de toute attache et évoluent dans un espace et une durée où
règne la transparence ! C'est à travers la Toile que les nouvelles formes de l'au-delà sont ainsi
révélées !
C'est tout autant par les lumières qu'elle jette sur la genèse des ailleurs dont les hommes se
dotent pour donner un sens à leur existence que par la prise en compte des circuits d'information qui
régulent le fonctionnement des sociétés que l'étude des modes de communication est importante
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