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on
que.
Theol.XVI-
LA

TRADITION APOSTOLIQUE

PAR

LOUIS CHOISY
Pasteur de l'église de Genève.

Que ce que vous avez entendu dès le commence-


ment demeure en vous : si ce que vous avez entendu
dès le commencement demeure en vous, vous demeu-
rerez aussi dans le Fils et dans le Père.
1 JEAN II, 24.
RO
MO
L

133

GENÈVE
F. RICHARD ET Cie, LIBRAIRES -ÉDITEURS

PARIS
LIBRAIRIE GRASSART SANDOZ ET FISCHBACHER
2, rue de la Paix. 33, rue de Seine .
LA

TRADITION APOSTOLIQUE

133
LAUSANNE. IMPRIMERIE GEORGES BRIDEL
LA

TRADITION APOSTOLIQUE

PAR

LOUIS CHOISY
Pasteur de l'église de Genève.

Que ce que vous avez entendu dès le commence-


ment demeure en vous : si ce que vous avez entendu
dès le commencement demeure en vous, vous demeu-
rerez aussi dans le Fils et dans le Père.
1 JEAN II, 24.

Stadtbibliothe

* *
BERN
GENÈVE
F. RICHARD , LIBRAIRE -ÉDITEUR

PARIS
LIBRAIRIE GRASSART SANDOZ ET FISCHBACHER
2, rue de la Paix. 33, rue de Seine.
1873
AVANT-PROPOS

Remettre en lumière les origines historiques du


christianisme , établir que la tradition chrétienne
remonte aux apôtres mêmes du Christ, témoins de
sa vie et auteurs des documents évangéliques, et
prouver la solidité des bases sur lesquelles s'élève
le vénérable édifice de la tradition, tel est le but
de ces pages . Il s'agissait de mettre ces recherches
à la portée des plus humbles intelligences ; j'y ai
visė , je n'ose guère me flatter d'y avoir réussi . Un
tel sujet ne peut, en effet, se traiter sérieusement
qu'à la condition de satisfaire aux exigences de la
science. Autant que possible , j'ai relégué dans les
notes les discussions de détail et l'indication des
6 AVANT - PROPOS

pièces à l'appui. J'ai le sentiment de n'avoir éludé


aucune difficulté et de n'avoir pas asservi les faits
à des principes arrêtés d'avance . Je crois avoir
marqué les nuances qui distinguent le domaine du
vrai de celui du vraisemblable . Il plane encore des
ombres sur plus d'un point, je l'accorde ; mais je
demeure convaincu que la foi chrétienne , telle que
la professent dans le symbole des apôtres toutes
les églises croyantes du monde, est celle de la pri-
mitive église et des premiers disciples de Jésus .
Une seule mais grave lacune me laisse des re-
grets . J'ai dû , en parlant de la composition des
quatre évangiles , me borner à indiquer leur date
et leur place dans l'histoire des deux premiers siè-
cles. La justification de cette date me paraît res-
sortir des destinées subséquentes de l'église, telles
que je les expose dans le cours de ce travail . On
ne comprend l'église du IIe siècle que si l'on ac-
cepte les données de la tradition relativement à la
date des évangiles . Mais la véritable défense de ces
documents sacrés consisterait plutôt dans l'étude
de leur contenu . Le rationalisme les attaque moins
au nom de l'histoire et de la science qu'au nom
de ses dogmes, de certains articles de foi devenus
pour lui des axiomes . Il faudrait, pour lui répon-
AVANT - PROPOS 7

dre, opposer à sa critique souvent téméraire les


arguments d'une saine et prudente critique . Ce
serait l'objet d'un autre travail, et nous ne déses-
pérons pas , si le Seigneur nous en donne la
force et le temps , de mettre à la portée du public
croyant les résultats acquis de ce côté-là par les
magnifiques travaux des savants contemporains .
Heureux serons-nous pour le moment si les
pages suivantes concourent à affermir la foi de
quelques-uns de ces petits qui croient en Jésus !
Tel était le vœu de l'Union nationale évangélique
de Genève, lorsqu'elle nous invita à traiter notre
sujet en vue d'un auditoire populaire . Tel est celui
qu'elle forme en nous permettant encore de met-
tre ce volume à la portée d'un public plus étendu .

Louis CHOISY.

Genève, janvier 1873 .


INTRODUCTION

I. Du rôle de la critique dans l'histoire. ― Les excès de la


critique.
II. Comment se conserve le souvenir des événements ?
La tradition orale, sa puissance. — La tradition écrite, res-
pect des anciens pour les textes officiels. - Combinaison
de la tradition orale et de la tradition écrite.
III. Les deux premiers siècles de l'église, siècles de lumière.
-·Mouvement littéraire dans l'empire romain. - Livres,
bibliothèques. Inscriptions , actes publics , archives.
Voyages.
IV. Destruction de documents par la guerre, les accidents et
le temps.

Il est une science , d'origine relativement mo-


derne , qui , sous le nom de critique, s'attache et
souvent s'attaque aux données traditionnelles de
l'histoire pour les examiner, les juger, les approu-
ver ou les condamner . De sa nature elle a plutôt
IO INTRODUCTION

l'humeur grondeuse et défiante ; elle démolit plus


qu'elle n'édifie . La critique s'est remise en ces
derniers temps à appliquer ses procédés et ses
sévérités à l'histoire de notre Seigneur Jésus-Christ .
Dans nos pays de langue française, elle en est en-
core à la période de destruction ; la verrons-nous
entrer bientôt , comme en Allemagne , dans une
phase nouvelle , celle de la réédification ? Il est
permis de l'espérer. Quant à nous, nous ne jetons
point l'anathème à une science dont il est impos-
sible de se passer. La critique est une nécessité du
jour. Nous désirons même montrer que , autant
elle est cruelle quand elle se sert du marteau seul,
autant elle peut être bienfaisante lorsqu'elle manie
la truelle . L'édifice de la tradition évangélique ,
dont elle a détaché tant de pierres, lui doit aussi
de magnifiques travaux de conservation et de ré-
paration .
Un premier usage à faire de la critique, c'est de
l'appliquer à la critique elle-même, et de signaler
les légèretés et les erreurs dont se rendent parfois
coupables les maîtres de l'art. C'est par un court
exposé des difficultés de la science et des dangers
qu'elle fait courir à la vérité que nous entrerons
en matière . Quand nous aurons dressé la carte des
INTRODUCTION II

lieux, reconnu les écueils et les impasses, il nous


sera plus aisé de naviguer dans ces eaux tumul-
tueuses et de nous préserver du naufrage. La cri-
tique selon la critique : tel serait l'intitulé de nos
réflexions préliminaires .
Un premier danger en matière de recherche his-
torique est qu'on n'abuse de l'argument tiré du
silence , du silence des documents ou des écrivains ,
chroniqueurs , poëtes , philosophes et voyageurs .
Il est des silences qui ne disent rien , parce qu'en
effet il ne s'est rien dit ; ce sont les plus sûrs . Il
en est d'autres qui parlent ; ainsi , lorsque devant
une masse de témoignages ou devant une tradition
généralement reçue , il ne s'élève de longtemps
aucune protestation , le silencieux assentiment des
générations successives prouve en faveur des té-
moignages ou de la tradition ' . On sent combien

¹ M. Bordier fait valoir ce genre de silence en faveur des


traditions relatives à l'origine de la confédération suisse dans
sa brochure La querelle sur les traditions, Genève 1869, pages
2 24 et 25. C'est le silence que nous appellerions affirmatif.
Dans la même brochure, aux mêmes pages, il répudie le ca-
ractère négatif que l'on voudrait donner au silence des chro-
niqueurs antérieurs à 1470. Malgré ce silence, il conclut que
«< le Grutli , les trois héros , Furst, Stauffacher et Melchthal,
même les tyrans Gessler , Wolffenschiess et Landenberg,
12 INTRODUCTION

la critique aventureuse a beau jeu sur ce point.


Où il n'existe pas de documents .nombreux et
anciens, elle sera tentée de conclure qu'il ne se ·
sera rien passé du tout , en dépit des traditions
contraires . Ou bien ce silence , elle sera tentée de
l'exploiter au profit de ses idées ou de ses sys-
tèmes . Ou, lorsqu'il existe des témoignages , on
fera un sévère inventaire de ce qu'ils disent et de
ce qu'ils ne disent pas, on réfutera ce qu'ils disent
par ce qu'ils ne disent pas , on imaginera des
causes intéressées de ces silences, on prêtera des
intentions suspectes aux témoins , et leur silence
finira par en dire plus que leurs paroles . S'il y a
pluralité de témoins, les uns se taisant là où d'au-
tres parlent, on voudra peut-être que le silence
des premiers étouffe la voix des seconds . Ou bien
le silence partiel d'un écrit devra faire douter fort
de la réalité des événements qui se sont passés

même Guillaume Tell ( comme simple nom et si on peut le


concevoir dépouillé des anecdotes un peu merveilleuses qui
l'entourent ) , sont en possession d'une tradition quatre ou
cinq fois séculaire . » Selon les adversaires de la tradition, Ril-
liet, Kopp, P. Vaucher, l'absence de protestations ne prouve
rien et le silence des chroniqueurs prouve qu'il ne s'est rien
passé. On le voit , l'argument du silence est délicat à manier.
INTRODUCTION 13

à sa date . Ainsi Louis XVI ne mentionnant dans

son journal que ses parties de chasse, les messes


auxquelles il a assisté , il faudrait conclure que le
10 août est une fable et la captivité du roi une
légende de date récente ' . La critique a les plus
étranges caprices ; un jour, elle rejette un docu-
ment à cause de ce qu'il dit , un autre jour , à
cause de ce qu'il ne dit pas.
Si le silence de l'histoire met la critique en
belle humeur et lui fait commettre plus d'une in-
cartade, les paroles donnent matière , elles aussi,
aux plus singuliers commentaires . Donnez-moi
deux lignes de l'écriture d'un homme, et je me
charge de le faire pendre . La critique pourrait
maintes fois s'approprier ce propos célèbre d'un
préfet de police . Ce qu'elle sait tirer des mots et
des lignes, ce qu'on a tiré, par exemple, de quel-

¹ D'après le journal manuscrit de Louis XVI , pendant le


mois de juillet 1791 il ne s'est «< rien passé du tout. » Pardon ,
le journal contient les trois remarques suivantes : « Jeudi 14 :
J'avais dû prendre médecine. — Dimanche 17 : Affaire du
Champ de Mars. Jeudi 21 : Médecine à six heures et fin
du petit-lait. » Pour le mois d'août il y a seulement cette re-
marque générale : «< Tout le mois a esté comme celui de juil-
let. » A. Geffroy, Gustave III et la cour de France, Paris 1867,
tom. II, pag. 354.
14 INTRODUCTION

ques lignes d'Hégésippe et de Papias , écrivains


chrétiens du IIe siècle , est inimaginable . Il s'est
écrit des volumes sur quelques phrases assez brèves
de ces Pères de l'église . Ou bien , que l'on détache
une citation de ce qui la précède ou la suit, que
l'on isole les mots, que les termes prennent la va-
leur de fines allusions, car la critique prétend sa-
voir lire à merveille entre les lignes, et les auteurs
originaux seraient confondus de ce qu'on leur fait
dire. Il suffit de rappeler ce que l'église romaine a
su exprimer, en le soumettant à une haute pres-
sion, de ce passage : « Toi , quand tu seras con-
verti, affermis tes frères ; » il ne contenait rien
moins que la doctrine de l'infaillibilité papale en
germe. Critique d'amateur ! elle se rencontre dans
les camps les plus opposés , chez ceux qui nient
trop et chez ceux qui affirment trop .
Les procédés sommaires ne sont pas moins du
goût de la critique en présence des variations dans
le témoignage. Elle abuse de l'argument de la
divergence, dont elle fait trop vite l'argument de
la contradiction. Et d'abord , où finit la simple va-
riation ? où commence la contradiction patente ?
Le problème n'est point si aisé à résoudre . On
1 Luc XXII , 32.
INTRODUCTION 15

connaît cette manière commode de défaire les

nœuds gordiens de l'histoire qui consiste à les


trancher d'un coup d'épée, c'est- à-dire d'un trait
de plume. Parce que les témoins ne s'accordent
pas , il faut , dites-vous , douter. Mais d'abord ,
jusqu'à quel point exigez-vous qu'ils s'accordent ?
Faut-ils qu'ils se copient mot à mot ? ou qu'ils se
calquent l'un sur l'autre ? ou qu'ils collationnent
leurs notes ? ou qu'ils écrivent , qu'ils déposent
après s'être concertés ? Ah ! c'est bien alors que la
critique jetterait de hauts cris et soupçonnerait la
fraude . Voyez d'ailleurs à quoi ses principes con-
duiraient. Parce que la tradition attribue à Cyrus
deux enfances différentes et deux fins différentes ' ,

1 Il y a trois Cyrus : celui de Xénophon, celui d'Hérodote


et celui de Ctésias. Le Cyrus de Xénophon est un Cyrus po-
licé par la philosophie , celui des deux autres historiens un
Cyrus plus barbare. Hérodote fait de Cyrus un petit-fils ré-
volté contre son grand- père, et n'établit aucun lien de parenté
entre Astyage et Cyrus. Ctésias en fait un chef de tribu am-
bitieux et sanguinaire , qui entreprend contre Astyage une
guerre de pillage et de conquête. Tous deux ils le font mou-
rir de mort violente , Hérodote dans une bataille livrée à
Thomyris , reine des Massagètes , Ctésias des suites d'une
blessure qu'il avait reçue dans une guerre contre les Derbices.
En faut-il déduire que Cyrus est un mythe , son histoire un
16 INTRODUCTION

- parce qu'ailleurs elle fait franchir les Alpes à


Annibal sur deux points différents, parce qu'il
existe de nos jours deux récits assez divergents des
naufragés des îles Auckland , celui de M. Raynal
et celui du capitaine Musgrave ' , parce qu'en
1871 il a été impossible aux journalistes anglais
de tirer au clair si lord Chesterfield , qui mourut
du typhus avant la maladie du prince de Galles ,
avait, dans le courant d'octobre , séjourné oui ou
non dans le château de lord Londesborough , où

le prince ressentit les premières atteintes du mal ,


-il faudrait se hâter de déclarer que Cyrus n'est
qu'un personnage mythique , qu'Annibal n'a ja-
mais franchi les Alpes à la tête d'une armée , que
M. Raynal nous a conté des sornettes , et qu'un
impénétrable mystère plane sur les causes de la
maladie du prince anglais et sur les circonstances
qui l'ont précédée .
tissu de fables ? Ainsi ne pense pas M. Garnier. De la morale
dans l'antiquité, Paris 1865 , pag. 126-144.
¹ Le beau volume de M. Raynal a paru en 1869. La rela-
tion plus simple du capitaine Musgrave, rédigée en forme de
journal, est de l'an 1866. Saturday Review , 22 janvier 1870,
pag. 125-126.
2 Article intitulé : « Historic Doubts , » dans la Saturday
Review du 16 décembre 1871 , pag. 779.
INTRODUCTION 17

La critique a des ressources : après l'argument


tiré de la diversité des témoignages ou des tradi-
tions, elle presse celui qu'elle tire de leur ressem-
blance ou de leur analogie . Elle prend les plus
grandes précautions . Les analogies seraient cen-
sées compromettre partout la réalité historique .
Qui sait si ce ne sont pas les mêmes données sur
lesquelles ont brodé des auteurs différents ? si la
diversité de la forme ne recouvre pas la commune
origine du fond ? s'il ne s'opère pas au profit d'un
homme , d'une nation , d'une religion , quelque
plagiat suspect ou quelque maladroite contrefaçon .
Ou l'on aura divisé , prétend- elle , entre deux per-
sonnages les faits et gestes d'un seul , ou l'on aura
réuni sur une seule tête les mérites ou les exploits
de deux individus . Quantité de religions prêtant

¹ Entre autres circonstances qui déroutent la critique, citons


les changements de nom ou la pluralité des noms chez un
même individu , et , d'autre part, l'identité de noms de deux
individus distincts. Un Schwarzerd ou un Hausschein devien-
nent un Mélanchthon et un Ecolampade , Despréaux et
Arouet s'appellent aussi Boileau et Voltaire, l'abbé Loyson
s'appelle en religion le Père Hyacinthe, et notre illustre con-
citoyen M. Merle n'est connu en Amérique que sous le nom
de Dr d'Aubigné. En revanche, on a plus d'une fois confondu
les deux Celse du IIe siècle, les deux Sénèque, les deux Rous-
18 INTRODUCTION

à leurs héros une naissance miraculeuse , il serait


évident que les dernières venues n'ont fait que
copier leurs devancières ; elles auraient voulu avoir,
elles aussi , leur enfant né d'une vierge, et , aux
yeux de la critique , l'imitation prouve l'absence
de l'original ou l'impossibilité d'un original quel-
conque. Le faux, le plaqué, prouverait qu'il n'y a
pas de vrai, pas de métal pur ; les faux miracles,
les faux prophètes , les faux Christ , les fausses re-
ligions , enseigneraient qu'il n'y a ni miracle , ni
prophète, ni Christ, ni religion véritable . Et puis ,
de tout temps, il a existé des faussaires ; l'autre
jour encore, la bonne foi de M. Chasles , le biblio-
phile, était étrangement surprise par un faiseur ' .

seau , et , dans une même famille , des membres différents :


les Racine , père et fils , tous deux poëtes , ou les huit Ber-
nouilli de Bâle, tous huit grands mathématiciens dès l'âge de
dix-huit à vingt ans. En ce qui regarde cette dernière famille,
voir Alph. de Candolle , Histoire des sciences et des savants de-
puis deux siècles, Genève 1873 , pag. 108, 109 , 131 .
▲ On offrait à M. Chasles des lettres de la reine Cléopâtre
à Jules-César, empereur , de Lazare ressuscité à saint Pierre,
de Magdeleine à Lazare , de la même au roi des Burgondes,
des lettres de Galilée, de Newton , etc. , etc. H. Bordier, Re-
vue contemporaine, Ferrier, 1870. On pourrait invoquer à plus
juste titre encore l'immense et fâcheux succès obtenu dans
l'église romaine par des actes inauthentiques de martyrs ro-
INTRODUCTION 19

Donc la fraude pieuse , la fraude intéressée a dû


prévaloir sous tous les régimes , et l'histoire est
tenue de croire à la supercherie ou à la crédulité
des témoins et des documents jusqu'à preuve de
leur innocence ! Voyez encore où l'on va avec de
pareilles exigences. Il y a eu trois Jéricho recons-
truites en des temps différents, sur des emplace-
ments assez rapprochés , mais distincts : ces res-
semblances de noms , jointes à la diversité des
lieux ne sentent-elles pas ou la confusion ou la
fraude historique ? Il aura fallu que chaque époque
eût son Jericho comme chaque peuple ancien avait
son Hercule . Il est fait mention dans l'histoire de

mains du Ve et VIe siècle, par la prétendue donation de Cons-


tantin exhibée à Pepin le Bref vers 750, par les Fausses Dé-
crétales d'Isidore, ou soi-disant décrets d'anciens papes , pu-
bliées en 845 et crues authentiques pendant plus de sept cents
ans , par une seconde série de faux documents qui virent le
jour sous Grégoire VII , au XIe siècle , et servirent à fonder
le nouveau droit ecclésiastique , par le Décret de Gratien , de
1150 , recueil de droit canon où sont classés tous les faux
précédents, par des citations des conciles et des Pères de l'é-
glise grecque fabriquées en 1261 par un dominicain au profit
de la papauté , etc. , etc. Janus , Der Papst und das Concil,
Leipzig, 1869, pag. 100-107 , 142 , 154, 282 .
¹ Caspari , Chronologisch-geographische Einleitung in das Le-
ben Jesu-Christi. Hamburg, 1869 , pag. 160 .
20 INTRODUCTION

France d'une Jeanne la Pucelle , qui porta les armes


presque en même temps que Jeanne d'Arc, et qui
finit par se marier à Metz¹ . N'est-il pas clair, dira
la critique, que ces deux femmes ne font qu'une
seule et même Jeanne ? et au lieu de la légende
qui montre la libératrice d'Orléans livrée aux An-
glais et brûlée comme sorcière , n'est-il pas plus
sage de la supposer honnêtement mariée et établie
comme une simple bourgeoise à Metz ?
Mais c'est quand elle pèse la vraisemblance des
récits et des témoignages que la critique se sent
le plus dans son élément ; c'est alors aussi qu'elle
court les risques les plus sérieux de dérailler . Il ne
faut pas évidemment qu'elle se rende sans discus-
sion et sans condition au premier venu ; il faut
qu'elle exerce dignement son magistral métier.
Mais aussi l'abus est si tentatif; les coups de sabre
sont si agréables à donner. La vie , assure-t-on,
est plus étonnante encore que le roman . L'invrai-
semblable est souvent voisin du vrai , sinon vrai
lui-même. Un peu plus de modestie siérait donc
à la science du jour. Le comte de Beauvoir parle
dans un de ses charmants volumes d'un pays où

' Legendre , Traité historique et critique de l'opinion . Paris


1741 , IV, pag. 694.
INTRODUCTION 21

les arbres ont des feuilles et ne donnent point


d'ombre , où le casoar femelle pond et le mâle
couve ayant tous deux des ailes sans plumes, où
les cerises portent leur noyau en dehors , où les
hommes n'ont d'autre poche que le creux de l'ais-
selle ou une tignasse épaisse , tandis que certains
animaux sont doués d'une poche naturelle , où il
n'y a de pierres qu'au bord des ruisseaux, où l'on
fait vingt lieues sans rencontrer un caillou ' . Sup-
posons un critique de l'avenir retrouvant, à deux
mille ans d'ici , certaines informations fragmen-
taires relatives au célèbre philanthrope Peabody .
Il verra qu'en un même jour, à Londres , l'évêque
anglican de cette ville et le pasteur dissident,
M. Newman Hall, prononcèrent l'éloge funèbre
de Peabody et le mirent en odeur de sainteté . Il
constatera que le défunt fut enseveli à Westmins-
ter Abbey, et aussi à Denver, dans les Etats-Unis .
Il s'étonnera de la pénurie des renseignements
fournis sur sa vie par les contemporains eux-mê-
mes. Qui était donc ce Peabody ? Quelle biogra-
phie de lui a-t-il paru ? Qui le rencontra jamais
en société ? Qui montra la maison où il demeu-
rait, et, dans le quartier des affaires, le bureau où
¹ Comte de Beauvoir, Australie. 1870 , pag. 200, 201 .
22 INTRODUCTION

il gagna sa fortune princière ? On ne savait rien


de sa famille ni de son genre de vie ; quelques-uns
ont dit qu'il habitait un modeste garni et fuyait
la compagnie de ses voisins . On a aussi prétendu
que ses restes avaient été transportés d'Angleterre
en Amérique sur un vaisseau surmonté d'une tou-
relle poétiques embellissements dus à l'imagi-
nation populaire , tandis qu'en réalité il fut proba-
blement enseveli au pied d'une tour, dite tourelle ,
servant de clocher à quelque église paroissiale .
Fut-il même Anglais ou Américain ? la chose serait
difficile à tirer au clair ' . Et je vois , j'entends ce
critique futur reléguer d'un ton dédaigneux parmi
les contes de vieilles toutes ces données de la tra-
dition . Faits , anecdotes , noms de lieux , noms
d'hommes, dates, tout prête à l'invraisemblance ;
en faut-il conclure que tout soit invraisemblable ?
La critique s'égare aussi aisément lorsqu'elle
argue contre les faits ou les traditions d'une erreur
ou d'une fraude qu'elle a découverte . Son devoir
est, sans doute, de dénoncer impitoyablement le
faux, même les apparences de faux, mais non sans
se souvenir que les apparences trompent et qu'on
se trompe soi-même en prenant des faits pour
Saturday Review, 20 novembre 1869.
INTRODUCTION 23

des apparences et des apparences pour les faits .


Il est facile de conclure d'une erreur de détail à
une erreur de fond, d'une particularité au ton gé-
néral, à l'esprit général, d'ériger les individus en
représentants des masses et de confondre l'opinion
d'un tel avec l'opinion publique. Il ne manque pas
aujourd'hui de jongleurs , qui jouent avec les faits
et disposent leurs miroirs de manière à grossir
les traits de l'histoire, à les diminuer ou à les dé-
figurer à volonté. L'historien remplit une véritable
magistrature , il est l'homme de la vérité ; mais
tous ne sont pas historiens, et tous ne se soucient
pas de l'être. L'esprit de parti colore les faits ou
fausse le jugement et le sens critique. Les conclu-
sions précipitées ou excessives, les sentences géné-
rales, voilà le danger ! On a cru à Genève que le
jeûne dit genevois avait été institué en souvenir
de la Saint-Barthélemy ' , c'est une erreur ; fau-
drait-il à cause de cela se hâter de penser qu'en
1572, à la nouvelle de l'odieux guet-apens, Ge-
nève ne célébra aucun jeûne ? Et à propos de
Saint-Barthélemy, il se peut qu'il y ait des erreurs
à relever dans les récits qui en ont couru ; mais
¹ Gaberel, article sur les jeûnes, dans les Etrennes religieu-
ses de 1863.
24 INTRODUCTION

un historien qui se respecte serait-il autorisé pour


ce motif à atténuer la noirceur du crime, et l'église
romaine serait-elle justifiée à prétendre , l'Univers
en tête , que le massacre des protestants ne fut
qu'une mesure préventive nécessitée par les com-
plots de ces chétifs ? Cela prouve-t-il surtout qu'il
n'y ait point eu de médaille frappée à Rome en
mémoire du carnage des hérétiques ? Dirons-nous
que Louis XVII , Napoléon II n'ont été que des
mythes, parce que nous ne connaissons guère de
pièce signée de leur nom et que la place pour
leur règne fait défaut dans les annales de la France ?
Ou , inversement, si quelque partisan extrême du
droit divin feignait d'ignorer l'interrègne de 1791
à 1814, et nous racontait candidement les évé-
nements du règne de Louis XVII et de Louis XVIII
compris dans cet intervalle , dirions- nous que ses
récits sont fictifs, parce que le cadre en est à bien
plaire ? Les erreurs volontaires du comte de Pali-
kao, les dépêches fantaisistes de ce ministre et de
M. Gambetta prouveraient-elles qu'il ne s'est point
livré de sanglantes batailles en France en 1870 et
1871 ? Non , nous sommes trop près des événe-
ments pour qu'on puisse nous tromper ou pour
que nous puissions nous faire illusion . Usons
de la même prudence en jugeant le passé ; que
INTRODUCTION 25

l'erreur ne nous prévienne pas contre la vérité,


que les détails apocryphes ne nous masquent pas
la réalité de l'ensemble !
Il ressort de là qu'en traitant les matières histo-
riques il est une moyenne à tirer entre le parti
pris qui nie tout et le parti pris qui accepte tout.
On ne peut jamais atteindre qu'à une certaine me-
sure de probabilité, mais la probabilité peut s'élever
à de telles hauteurs qu'elle en devient certitude .
Ce que nous voulons prouver dans ces pages , ce
n'est pas tant que la religion chrétienne est divine ,
c'est plutôt que les faits sur lesquels elle repose
sont vrais, historiquement vrais ; c'est que la vrai-
semblance atteint ici des proportions telles , qu'un
esprit ami de la vérité historique est obligé de se
rendre . Il s'agit d'une thèse d'histoire et non de
dogmatique. Et pourtant, dirons-nous avec un cri-
tique distingué , « ce n'est pas seulement ici une
question à vider par les calculs d'une érudition plus
ou moins bien informée, c'est une question où la
conscience a son rôle et où le droit lui appartient
de repousser toute innovation qui ne serait pas fon-
dée sur des motifs aussi solides que le roc et aussi
limpides que le jour ' . »

¹ Bordier , La querelle , etc. , pag. 25.


26 INTRODUCTION

II

Il ne sera pas inutile d'étudier préalablement


comment se conserve le souvenir des événements
et comment s'écrit l'histoire . Il se forme d'abord
sur les lieux , et aussitôt après l'événement , une
tradition orale flottante ; les témoins oculaires , les
acteurs, se redisent les uns aux autres et redisent
à d'autres, qui les répètent, les scènes principales ,
les traits saillants, les propos marquants. A mesure
qu'elle s'éloigne de sa source, la tradition se mé-
lange d'éléments impurs ; mais aussi elle peut
revenir à sa pureté première en remontant à sa
source. Les dires et redires différents se contrôlent
d'ailleurs les uns par les autres, et le tamisage au-
quel le temps les soumet finit par donner un dépôt
fixe de souvenirs et de témoignages. La valeur de
cette tradition variera , cela se conçoit , suivant
l'objet , suivant les temps , suivant les lieux , sui-
vant l'éducation , suivant les habitudes d'esprit,
suivant le nombre et la qualité des témoins, sui-
vant l'intervalle écoulé , de sorte que telle tradition,
née dans un recoin du globe , au milieu d'esprits
rêveurs, chargée de la poussière de plusieurs mil-
INTRODUCTION 27

liers d'années, et d'une nature médiocrement émou-


vante, ne pèsera pas dans la balance de l'histoire
autant que telle tradition née en pleine lumière ,
dans un temps de haute civilisation , et faisant
vibrer jusqu'aux moëlles mêmes de l'âme humaine .
L'expérience atteste maintenant que , dans les
grandes crises, les crises vitales de son histoire ,
l'humanité s'attache à ses traditions avec une vi-
gueur passionnée et jette ses souvenirs dans des
moules où ils se prennent avec le temps. On a
affaire alors à des traditions fixes, formées, mais
qui n'en restent pas moins orales . Ce point d'his-
toire mérite une sérieuse attention . On ne sait
pas de quelle incroyable ténacité la mémoire hu-
maine est capable, lorsque ses plus chers intérêts
sont en jeu, lorsqu'il y va de ses gloires nationales
ou religieuses. La mémoire se fige, les traditions
deviennent semblables à ces coulées de lave qui
conservent la forme de fleuves , et elles traversent
presque sans s'altérer des siècles entiers. Le res-
pect populaire, la superstition s'en mêlent parfois
et interdisent , sous peine de sacrilége et de dé-
chéance nationale , la rédaction écrite de ces mo-
numents historiques . Il ne faudrait pas se les
représenter seulement sous la forme d'annales , de
28 INTRODUCTION

chroniques, d'histoires , où l'ordre des faits serait


savamment précisé . Ce sont plutôt des chants ,
des liturgies, des traités, des textes de lois , une
multitude de pièces déposées dans la mémoire
des peuples ou des classes lettrées comme dans les
plus sûres archives ' . Ainsi les Hindous de la re-
ligion brahmanique ont conservé pendant des
siècles , sans les laisser écrire , les mille dix-sept
hymnes composant le recueil des Védas , hymnes
dus à trois cents poëtes , vivant de l'an 1500 à l'an
800 avant Jésus-Christ . On apprenait par cœur
I
<< La tradition orale, surtout si elle est confiée à la garde
d'un corps de prêtres savants , peut conserver durant des siè-
cles les paroles sacrées d'une langue morte , pendant que la
langue vivante parlée par ces prêtres et leurs compatriotes se
développe et s'altère. » Max Muller, Essais sur l'histoire des
religions, traduction française. Paris 1872 , pag. 128. « Acosta,
dans son Historia natural y moral , raconte que les Indiens
avaient l'habitude de réciter de mémoire les allocutions et
les discours de leurs anciens orateurs et de nombreux chants
composés par leurs poëtes nationaux.... Il y avait à cet effet
des colléges et des écoles où les jeunes gens apprenaient ces
morceaux littéraires et autres choses encore de la bouche des
vieillards, dans la mémoire desquels ils semblaient être gra-
vés. Ceux qui étaient destinés à devenir un jour des orateurs
devaient apprendre les anciennes compositions mot pour
mot. » Idem, pag. 438.
INTRODUCTION 29

les Brahmanas , lourds et minutieux rituels , dont


l'étude absorbait les meilleures années des prêtres
et des dévots . L'enseignement se donnait de vive
voix, les mots et les phrases s'implantaient dans la
mémoire des élèves à force de récitations répétées .
Telle était la jalousie des dépositaires de ces livres
sacrés que les moindres variantes dans le texte
se consignaient religieusement ; il se formait des
familles de récitateurs , comme plus tard il y eut
des familles de manuscrits ; on notait jusqu'aux
plus légères modifications dans le rhythme. Les
sectes philosophiques transmettaient par la même
voie de la tradition parlée les Sutras, ou apho-
rismes, dans lesquels elles résumaient leur ensei-
gnement. Et ces masses de documents ne furent
confiés au papier que cinq cents à quatre cents
ans avant Jésus- Christ ' . Chez les boudhistes, les
textes sacrés de la Triple corbeille ( Pitakattaya-
Pali) et le commentaire orthodoxe de l'Atthakâta
furent conservés oralement, pendant trois à quatre
cents ans, jusque vers l'an 89 avant Jésus-Christ .

¹ Max Muller , A History of Ancient Sanskrit Literature.


London , pag. 27, 311 , 377 , 379 , 387 , 388 , 500-506 , 508 ,
524, surtout les pag. 387 , 388 et 524.
2 Barthélemy Saint-Hilaire, Le Bouddha et sa religion . Paris
1862 , pag. 352 .
30 INTRODUCTION

Les Persans , disciples de Zoroastre , n'avaient


pas non plus à l'origine d'autre moyen de se trans-
mettre les enseignements de leur maître et les
liturgies compliquées du culte public ' . « Il y avait
chez les anciens Grecs et les anciens Romains une
tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple
d'une cité ; non pas tradition vague et indifférente ,
comme le sont les nôtres , mais tradition chère
aux villes , qui ne variait pas au gré de l'imagina-
tion et qu'on n'était pas libre de modifier , car
elle faisait partie du culte et elle se composait de
récits et de chants qui se répétaient d'année en
année dans les fêtes de la religion . Ces hymnes
sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravi-

vaient perpétuellement la tradition² . >> Pendant de


longues générations , les lois n'étaient pas écrites ;
elles se transmettaient de père en fils , avec la
croyance et la formule de prière. Aristote dit qu'a-

1 Encore aujourd'hui , toutes les prières des Parsis , dans


toutes les occasions, sont récitées dans la vieille langue ori-
ginale, le Zend, dont personne ne comprend un seul mot, ni
le prêtre qui les dit , ni les assistants pour l'édification des-
quels elles sont répétées . Max Muller, Essais sur l'histoire des
religions, pag. 235.
2 Fustel de Coulanges , La cité antique. Paris 1866 , pag. 218 .
INTRODUCTION 31

vant le temps où les lois furent écrites , on les


chantait ; les Romains les appelaient des vers (car-
mina) , les Grecs des chants (vóuo ) . Ces vieux vers
étaient des textes invariables . Y changer une let-
tre, y déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût
été détruire la loi elle-même , en détruisant la
forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux
hommes . La loi était comme la prière, qui n'était
agréable à la divinité qu'à la condition d'être réci-
tée exactement, et qui devenait impie si un seul
mot y était changé¹ . On sait que les poëmes
d'Homère furent longtemps chantés de ville en
ville, et la religion prenait sous sa protection ces
œuvres d'art où les destinées de la nation se mê-

laient à ses croyances et aux aventures de ses


dieux .

La mémoire jouait un rôle non moins impor-


tant dans les écoles juives. Dès leurs premières
années, les enfants étaient accoutumés à apprendre
par cœur le commentaire de la loi. Le parti des
pharisiens n'admettait même pas qu'on consignât
par écrit la tradition orale , soit qu'ils voulussent

¹ Idem, pag. 242, 243 .


2 R.-F. Grau, Entwickelungsgeschichte des neutestamentlichen
Schriftthums. Gütersloh , 1871 , I, pag. 189. — Delitzsch, Wis-
32 INTRODUCTION

garder le monopole de la science , soit qu'ils crai-


gnissent que des erreurs de copistes ou des alté–
rations intentionnelles des textes ne donnassent
lieu à de nouveaux schismes. Les masses énormes
et indigestes de commentaires , propos et fables
qui composent le Talmud juif, sont descendues
jusqu'au IIIe siècle sur la frêle embarcation de la
tradition orale , sans la faire chavirer. Le Talmud
rapporte des propos , des sentences , des jugements
des docteurs juifs les plus distingués, sur toute
espèce de matières, depuis Siméon le Juste , qui
vivait cent quatre-vingts ans avant Jésus- Christ,
jusqu'au rabbin José , qui vivait au VIe siècle de
l'ère chrétienne . Ces propos étaient rapportés avec
une exactitude minutieuse , et l'on peut deviner

senschaft, Kunst , Judenthum , etc. , 1838 , pag. 83 , etc. - · Le


chrétien d'origine juive qui a écrit , entre 170 et 200 après
Jésus-Christ, les Homélies clémentines prétend que la loi donnée
non écrite à Moïse devait primitivement se transmettre de
vive voix. Ce fut après la mort de Moïse qu'un téméraire
l'écrivit, mais elle périt dans un incendie un millier d'années
après la mort du serviteur de Dieu, et le résultat en fut qu'il
se produisit une nouvelle édition de la loi , mêlée de beau-
coup de passages contraires à la vérité , tandis que , par la
transmission orale , le texte authentique se fût conservé dans
sa pureté. Hom. clem. , édit. Dressel , Hom. III, c. XLVII .
INTRODUCTION 33

l'époque où fleurissait un rabbin à la seule formule


par laquelle il introduit les citations de l'Ecriture ¹ .
Les Arabes, ces frères consanguins des Juifs , fai-
saient, comme eux, un très large emploi de la mé-
moire, et perpétuaient ainsi d'âge en âge une foule
de souvenirs que les peuples civilisés ne conservent
que par l'écriture . Il ne serait donc pas impossible
que les Récitations de Mahomet aient été transcrites
un certain temps seulement après qu'elles avaient
été prononcées , dix ou quinze ans peut-être, quoique
M. Barthélemy Saint-Hilaire soit de l'avis contraire² .
M. Weil estime que le Coran n'a pas pu subir des
changements considérables , parce qu'à l'époque où
il a été recueilli beaucoup de musulmans en avaient
encore le souvenir très présent³ .
En général, la parole libre, la parole vivante du
maître, du professeur, a un charme , un prestige que
ne remplacent jamais les livres écrits . Même dans
nos temps de haute civilisation , nous ne croyons
pas pouvoir nous passer de l'enseignement oral,
et les innombrables étudiants qui se pressent sur les

1 Herzog, Real Encyclopædie, XV, pag. 643-645 . Article


Thalmud.
2 Mahomet et le Coran. Paris, 1865 , pag. 31 .
• Weil. Mohammed der Prophet . Stuttgart, 1843 , pag. 352 .
3
34 INTRODUCTION

bancs des universités de l'Europe plutôt que dans


ses riches bibliothèques témoignent de l'attrait
qu'exerce la tradition orale en tout temps, sur des
gens de toute classe , même sur les membres des
classes cultivées. Le livre de sermons n'a pas encore
détrôné le prédicateur, malgré la supériorité de fond
souvent incontestable du livre ; la pièce écrite n'a
pas davantage supprimé les acteurs, et tel, qui ne
lirait pas chez lui une tragédie de Corneille ou de
Racine ou qui n'en retiendrait pas un vers après
l'avoir lue, assistera avec une vraie jouissance à la
représentation d'un de ces chefs- d'œuvre, et s'en
retournera chez lui en répétant tel vers qui l'aura
frappé . Si ces effets-là se produisent de nos jours et
sous nos yeux, que ne devait pas être la tradition
orale chez les peuples antiques, lorsqu'elle était la
gardienne de tout ce qui leur était le plus sacré et
le plus cher, leurs croyances , leurs lois, leurs prières ,
leur histoire ?

Cependant partout l'on éprouva le besoin de


prendre de sérieuses précautions contre les acci-
dents inévitables, l'introduction des variantes , la
disparition du texte dans les grandes catastrophes
nationales, la mort subite et quelquefois collective
de ses principaux dépositaires . La tradition écrite
INTRODUCTION 35

vient donc en aide à la tradition orale , mais sans la


supplanter ; elle doit servir plutôt à contrôler celle-
ci, à la fixer encore plus sûrement. On com-
mence par des inscriptions sur les monuments , sur
les médailles, puis il se fait des copies manuscrites
des textes ; on se contente en maint endroit d'une
copie : les manuscrits ne se multiplient, ne se pro-
duisent au grand jour qu'avec une religieuse lenteur,
on les entoure d'un saint respect, on les dérobe aux
regards du vulgaire , ce n'est qu'à la longue que ces
documents entrent dans la grande circulation , et la
complication des caractères, les difficultés du dé-
chiffrement font préférer longtemps à la foule l'en-
seignement vivant de ses docteurs , prêtres ou lettrés .
L'usage des livres sacrés était universel chez les
Grecs, chez les Romains, chez les Etrusques . Quel-
quefois le rituel était écrit sur des tablettes de bois ,
quelquefois sur la toile ; Athènes gravait ses rites
sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impéris-
sables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres
des augures, son livre des cérémonies et son recueil
des Indigitamenta . Il n'y avait pas de ville qui n'eût
aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur
de ses dieux ... Ces livres et ces chants, écrits par
les prêtres, étaient gardés par eux avec un très grand
36 INTRODUCTION

soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Pour


plus de précaution , on les cachait même aux ci-
toyens... L'histoire avait pour les anciens beaucoup
plus d'importance que pour nous, parce que c'était
dans le passé que les villes trouvaient tous les mo-
tifs comme toutes les règles de leur religion ....
Chaque ville avait son histoire écrite par des prê-
tres. Rome avait ses annales des pontifes ; les prê-
tres sabins , les prêtres samnites, les prêtres étrusques
en avaient de semblables . Chez les Grecs, il nous
est resté le souvenir des annales sacrées d'Athènes ,
de Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente.....
Chaque ville avait des archives où les faits étaient
religieusement déposés à mesure qu'ils se produi-
saient. Dans ces livres sacrés chaque page était
contemporaine de l'événement qu'elle racontait. Il
était matériellement impossible d'altérer ces docu-
ments……
. Il n'était pas même facile au pontife, à me-
sure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment
des faits contraires à la vérité ' . >>>
Dans un autre domaine , celui des lettres, qui
n'était pas séparé non plus de la religion , l'on exer-
çait la même sévère'inspection . L'orateur athénien ,

¹ Fustel de Coulanges . Ouvr. cité, pag. 213-217.


INTRODUCTION 37

Lycurgue, faisait rendre au peuple d'Athènes , du


temps de la seconde guerre déclarée à la Grèce par
Philippe de Macédoine, un décret aux termes du-
quel les tragédies d'Eschyle , de Sophocle et d'Eu-
ripide devaient être copiées et conservées aux frais
du trésor public . Le greffier de la ville devait, en
outre, pendant les représentations , suivre sur les
manuscrits pour s'assurer que les acteurs ne se per-
mettaient aucune modification du texte ¹ .
Ce respect pour les textes était-il moindre chez
les Juifs, dont l'histoire nationale et l'histoire reli-
gieuse coulaient dans un lit commun ? Déjà, du
temps de Jésus-Christ et des Apôtres, il est facile
de voir que l'on avait pour la lettre de la loi un
culte presque superstitieux . Il existait déjà alors
des traditions des anciens, sortes de commentaires
réglant jusqu'aux plus petits détails de la vie civile
et religieuse des Juifs , qui n'auraient pas pu s'agglo-
mérer autour du texte, si celui-ci n'avait de longue
date conquis les hommages du peuple . L'impulsion
était donnée dans ce sens : dès le Ier et le IIe
siècle de l'ère chrétienne , les auteurs du Talmud
commençaient leur vaste échafaudage d'explications

¹ Plutarchi. Scripta Moralia. Edit. Didot, II , pag. 1026.


2 Math . V, 18.
38 INTRODUCTION

et leurs travaux insensés sur le texte de l'Ancien


Testament. On se mit à compter les lettres du
texte, à noter la première lettre de chaque livre, à
calculer la lettre qui marque le milieu de l'Ancien
Testament et de chacun de ses livres en particulier.
On se vantait d'avoir fait une haie autour de la loi¹.
L'on vouait une sorte de culte aux documents eux-

mêmes, on craignait de les livrer aux regards indis-


crets de l'étranger. Aujourd'hui encore l'on offre à
Samarie un manuscrit du Pentateuque samaritain à
baiser aux fidèles , et ce n'est que de nuit, après
beaucoup de formalités, et en affectant le mystère
ou la crainte de la profanation, qu'on déroule aux
visiteurs européens le précieux manuscrit * .
L'exemple peut-être le plus curieux du respect
des Orientaux pour la tradition écrite se rencontre
dans l'histoire du mahométisme. Une vingtaine
d'années après la mort du prophète, le calife Oth-
man fit rédiger dans le dialecte le plus pur de La
Mecque une édition nouvelle du Coran . Des copies
de cette édition désormais immuable furent en-

voyées aux villes principales de l'empire . « La ré-


cension d'Othman , dit M. William Muir, est arri-

¹ Ewald. Das nachapost. Zeitalter, pag. 62, etc.


• Tristram . The Land of Israel, pag. 157-159.
INTRODUCTION 39

vée de main en main jusqu'à nous sans altération ;


on l'a si scrupuleusement conservée qu'il n'y a pas
de variantes importantes…
.. dans les copies innom-
brables du Coran qui circulent dans les vastes do-
maines de l'Islam... Il n'y a jamais eu qu'un seul
Coran pour toutes les factions implacables issues du
meurtre d'Othman ; et cet usage unanime de la
même écriture acceptée par elles toutes jusqu'à
nos jours est une des preuves irrécusables de la sin-
cérité du texte que nous possédons ' . >>
Ce que nous avons dit de la tradition orale s'ap-
plique à la tradition écrite . Toute tradition n'est
pas vraie, par le fait seul qu'elle est écrite ; il peut
y avoir de traditions à traditions les plus graves dif-
férences ; il faut, pour en apprécier la valeur, tenir
compte des milieux où elles se sont formées, de leur
contenu et de l'empreinte qu'elles ont laissée dans
les mœurs. La critique ne désarme pas, et ne peut
pas désarmer devant un simple manuscrit. Nous
nous bornons à examiner quelles garanties de fidé-
lité présentent les traditions religieuses des temps
anciens . L'histoire est pour l'antiquité une chose
sainte c'est la force , c'est aussi la faiblesse de la

1 B. Saint-Hilaire. Ouvr. cité, pag. 32, 33 .


40 INTRODUCTION

tradition . L'humeur des historiens , le caprice de


l'individu n'ont guère de part à sa formation , les
peuples eux-mêmes veillent à la barrière du sanc-
tuaire .
La tradition orale primitive et la tradition écrite,
en s'associant donnent naissance à une troisième
forme de tradition , la plus solide de toutes peut-
être . C'est celle des mémoires qui se sont assimilé
le contenu des sources écrites et qui perpétueraient
le souvenir textuel des pièces et des événements ,
malgré la disparition des documents . Où ceux-ci
font défaut, elles suppléeraient à leur absence . Il
est des hommes dont on dit qu'ils sont des ency-
clopédies vivantes . D'autres sont des poëmes vivants ,
des histoires vivantes , des Bibles vivantes ; il ne
leur faut pas des facultés transcendantes , il suffit
qu'ils possèdent une vaste mémoire . Les livres les
ont formés, puis ils deviennent eux-mêmes des
livres non écrits ; on les consulte comme on con-
sulterait des textes écrits ; ils citent, comme s'ils
avaient le livre entre les mains. Ces phénomènes
deviennent rares dans nos contrées civilisées , où la
masse du savoir humain devient difficile à porter ;
mais il en est autrement dans les temps reculés ou
chez les peuples adonnés à une seule étude . On
INTRODUCTION 4I

cite des Juifs qui savaient par cœur une grande


partie du Talmud . Des martyrs chrétiens des pre-
miers siècles consolaient les ennuis de leur pri-
son en récitant le contenu des livres saints . Les
Romains avaient l'habitude de faire des lectures pu-
bliques, et maint auditeur finissait par savoir les
morceaux ou les livres ainsi déclamés . Il se faisait,
du temps d'Auguste, constamment des lectures à
haute voix dans les lieux publics, au forum , au
théâtre , aux bains , dans des salles louées , devant un
nombreux auditoire . Plusieurs des compagnons

de Mahomet qu'on nommait les Lecteurs et les


Porteurs du Coran le savaient par cœur, soit pour

l'avoir expressément appris , soit pour l'avoir en-


tendu de la bouche du prophète . Les enfants de
nos écoles apprennent ainsi des chants et des fables
avant de savoir lire, et les transmettent à leurs pa-
rents ou camarades qui les retiendront à leur tour .
Notre éducation religieuse a procédé de même :
nous avons puisé nos premières notions d'histoire
sainte et de piété dans la tradition orale ; le livre
n'a paru que plus tard . Nul d'entre nous peut- être

¹ Dezobry. Rome au siècle d'Auguste. Paris, 1846, III ,


pag. 405-409.
2 B. Saint-Hilaire. Ouvr. cité, pag. 32.
42 INTRODUCTION

n'a appris dans un catéchisme la prière de Notre


Père . Ceux de mes lecteurs qui savent par cœur la
confession des péchés par laquelle s'ouvre le culte
du dimanche dans les églises réformées, l'ont re-
tenue à force de l'avoir entendu lire , et non pour
avoir eu la liturgie entre les mains . Il n'est pas rare
de rencontrer des personnes d'un grand âge, et
n'ayant jamais su lire , qui récitent avec une assu-
rance et une volubilité étonnantes une série de

prières et de psaumes qu'elles tiennent de leur pre-


mière enfance . Mais dans tous ces cas, et pour fa-
ciliter le travail de la mémoire , il faut que l'atten-
tion soit excitée . Le cœur et la conscience sont
de précieux auxiliaires et produisent de magiques
effets . C'est pourquoi jamais peut-être les premières
impressions reçues ne sont plus profondes qu'à
propos de religion . Suivant les auditeurs, suivant
leurs besoins , suivant leurs émotions et leurs facultés ,
les plus minutieux détails d'une scène bien racon-
tée se peignent en traits ineffaçables, des discours ,
des récits d'une certaine étendue se gravent mot à
mot, phrase à phrase dans la mémoire . L'indiffé-
rence refroidit, paralyse et tue ; la joie, l'enthou-
siasme, l'espérance, l'amour, animent, vivifient et
impriment les faits et les images .
INTRODUCTION 43

III

La sûreté de la tradition dépend du temps , du


lieu et de la civilisation du peuple engagé . L'époque
où notre sujet nous transporte est le siècle d'Au-
guste et de ses successeurs . L'humanité vit rare-
ment un siècle de lumière comparable à celui-là .
Les historiens les moins prévenus s'accordent à nous
peindre ces temps , savoir les règnes d'Auguste et
de Tibère d'une part, et au IIe siècle, les règnes de
Trajan, d'Adrien , d'Antonin le Pieux et de Marc-
Aurèle, comme des temps favorisés , des jours de
paix et de félicité relative . D'un bout à l'autre de
l'immense empire romain, une seule volonté com-
mandait à des peuples innombrables ; mais sous les
empereurs amis des lettres ou philosophes, la dureté
du joug était tempérée par des scrupules honora-
bles, par de sages maximes de gouvernement . On
ne pillait pas, on ne rançonnait pas la province, on
respectait ses usages, on naturalisait ses dieux . On
· cherchait à ménager l'orgueil national en donnant
aux provinces des rois ou des tétrarques de leur
choix. On laissait aux clergés une bonne partie de
leurs immunités et de leur juridiction . C'était l'é-
44 INTRODUCTION

poque où le droit romain jetait les fondements


raisonnés de l'édifice social . Dans toutes les bran-
ches du savoir humain il se manifestait un désir
prononcé d'instruction, de progrès. Les écoles de
tout genre se multipliaient. Dans les provinces
d'Asie , Tarse, en Cilicie , figurait parmi les cen-
tres dont les établissements d'instruction réunis-
saient le plus d'étudiants . A côté d'elle , probable-
ment aussi Antioche, en Syrie , que Cicéron appelait
la ville abondante en hommes de la plus grande
érudition et distinguée par ses études libérales ,
ainsi que Smyrne citée du moins , à ce titre , dans le
IIe siècle de notre ère . Mais les cités qui, sous ce
rapport aussi , éclipsaient toutes les autres étaient
Rome, Alexandrie et Athènes , vers les écoles des-
quelles affluait la jeunesse studieuse du monde
entier¹ . Les lettres jetaient alors un vif éclat ; elles
étaient honorées en haut lieu . Auguste a laissé le
renom d'un patron des arts et de la poésie. Adrien
et Marc-Aurèle ont cherché jusque sous la pourpre
impériale les consolations de la philosophie.
Le mouvement littéraire de l'époque dépasse tout
ce que nous pouvons concevoir. Les grands noms

L. Friedlænder. Maurs romaines au temps d'Auguste, trad.


par Vogel. Paris, 1867 , II , pag. 378-379.
INTRODUCTION 45

de Suétone, Tacite, Pline, Plutarque , Dion Cas-


sius , pour mentionner seulement les historiens , ne
nous représentent que l'élite des écrivains de l'é-
poque adonnés aux recherches historiques. Lucien
compare la passion des Grecs pour écrire l'histoire
à la maladie épidémique des Abdéritains qui res-
semblait beaucoup à la folie . Plus de trois cents his-
toriens en Grèce avaient composé la description de
la seule bataille de Marathon ' . Un passage de Plaute
montre que les auteurs n'entendaient pas leur art
à la légère ; ils ne se croyaient pas assez instruits
pour écrire l'histoire, s'ils n'avaient voyagé eux-
mêmes dans les pays dont ils devaient parler . Po-
lybe, Salluste , Diodore de Sicile avaient, comme
de nos jours les Thierry, les Thiers , les Prescott, les
Motley, les Kirk, les Ranke , visité les lieux illustrés
par de grands événements . Varron avait écrit un
ouvrage contenant les portraits de sept cents hom-
mes illustres . Les événements du jour faisaient
éclore une multitude de pièces , de brochures , de

1 Legendre. Ouvr. cité, IV, pag. 617.


Legendre. Ouvr. cité, IV, pag. 624-625 .
* Friedlænder. Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms in
der Zeit von August bis zum Ausgang der Antonine. IIIter Theil ,
Leipzig, 1871 , pag. 151.
46 INTRODUCTION

poésies de circonstance ' . Il se faisait des éditions à


des milliers d'exemplaires qui se répandaient dans
tout l'empire. La propagation des livres était à peu
près égale à celle qui existe chez nous par la presse .
Sous Auguste, le commerce des livres s'établit pour
son compte, et se répandit dans la province . Le
prix des livres ne paraît pas avoir été élevé . Un ou-
vrage de Martial, comptant quatorze pages d'im-
pression, se vendait un franc, encore l'auteur trou-
vait-il lui-même que c'était trop cher³ . Les copies
étaient faites par des esclaves avec des abbrévia-
tions *. Souvent ils copiaient vite et négligemment .
Le prix du livre dépendait aussi de la qualité de la
matière première . On se servait ordinairement de
papyrus. Les parchemins étaient plus chers ; on
écrivait alors des deux côtés et quelquefois par-
dessus un texte effacé . Les éditions de luxe , faites

¹ Id. pag. 346.


2 Guhl und Koner. Das Leben der Griechen und Ræmer. IIte
Auflage. Berlin, 1864 , pag 652 .
3 Friedlænder. Ouvr. cité, III Theil . pag. 315 .
* Guhl und Koner. Ouvr. cité, pag. 651 .
5 Real - Encyclopædie der classichen Alterthumswissenschaft.
Article Libri, pag. 1041 .
* Id. Comparez les plaintes de Strabon mentionnées dans
INTRODUCTION 47

sur parchemin, étaient souvent ornées du portrait


de l'auteur, et le médecin Galien attribue à la
blancheur du parchemin les maladies d'yeux dont
souffraient plusieurs de ses clients ' .
Le commerce des livres, en Orient, avait pour
centres principaux Alexandrie et Pergame . En Oc-
cident, c'était à Rome que tout refluait . Corinthe
était riche pourtant en trésors de livres étalés par-
tout, dans les rues et sous les portiques * , et Pline
le jeune, dans une de ses lettres, exprime son éton-
nement et sa joie en apprenant qu'il y a des libraires
à Lyon et qu'il s'y vend des livres . Les bibliothè-
ques publiques existaient de plus ancienne date ,
en certains endroits . Ainsi Carthage possédait une
bibliothèque richement montée , et après la des-
truction de la ville, les livres en avaient été répartis
entre les différents princes africains alliés des Ro-

Long. Decline of the Roman Republic . London , 1872 , IV,


pag. 269.
' Friedlænder. Ouvr. cité, III , pag. 151 .
2 Real. Encycl. Art. Libri , pag. 1039.
3 Id. pag. 1040 .
4 Friedlænder. Ouvr. cité, II, pag. 408.
5
<< Bibliopolas Lugduni esse non putabam, ac tanto lu-
bentius ex litteris tuis cognovi venditari libellos . » Ep. IX, II.
TION
48 INTRODUC

mains ' . Après la prise d'Athènes Sylla fit trans-


porter à Rome la bibliothèque d'Apellicon . Ce ne
fut guère cependant qu'à l'époque où le commerce
des livres prit une véritable extension que l'on vit
se fonder dans les grandes cités de l'empire romain
des bibliothèques considérables . Rome dut sa pre-
mière bibliothèque publique à Asinius Pollio .
Vinrent ensuite la Palatine, fondée par Auguste ,
celle de Tibère, de Vespasien , de Domitien, la
célèbre bibliothèque Ulpienne , dûe à la munifi-
cence de Trajan. On en avait vingt-huit à Rome,
sans parler des bibliothèques particulières³ , telles
que celle d'Epaphrodite le grammairien , qui comp-
tait trente-deux mille volumes, et, plus tard, celle
de Sammonius Sévère, l'instituteur du jeune Gor-
dien, qui en comptait soixante-deux mille . Ces
établissements offraient tout le confort, tout l'a-
grément des bibliothèques modernes les plus célè-
bres ; elles étaient ornées de bustes et de portraits .

' Lenormant. Manuel d'histoire ancienne de l'Orient. Paris,


1869, pag. 226.
2
Long. Ouvr. cité, pag. 269.
³ Real Encyclopædie. Article Libri , pag. 1039. Friedlænder,
III , pag. 316.
↑ Guhl und Koner. Ouvr. cité, pag. 655 .
INTRODUCTION 49

On y menait une vie fort douce . Il faut lire en


particulier la description de l'existence qui était
faite aux savants et aux philosophes dans le Musée
d'Alexandrie; ce splendide établissement comprenait
entre autres institutions deux bibliothèques riches
de sept cent mille volumes ¹ .
Les livres, les documents, les sources écrites, ne
manquaient donc pas aux historiens du siècle d'Au-
guste et du suivant. Ils avaient, de plus , la faculté
d'aller puiser dans les archives des cités et des cor-
porations. Nous avons déjà mentionné le soin reli-
gieux avec lequel les cités antiques de la Grèce et de
Rome conservaient leurs annales . Il y avait à Ba-
bylone et dans la Médie des archives sous le nom
de bibliothèques où les anciens édits des rois étaient
gardés . Les diverses cités de Phénicie possédaient
également de riches archives et des annales régu-
lières tenues avec soin depuis une époque fort an-
tique , la Chaldée de même , et l'Egypte ne cesse
de nous livrer des témoignages de toute sorte , et

1
J.-W. Draper. History of the intellectual developement of
Europe. London , 1864. I , pag. 182-183 .
2 Josèphe. Hist. de la guerre des Juifs, II, chap. 31 .
3 Lenormant. Ouvr. cité, III, pag. 124.
Tertullien . Apolog. , chap. 19.
4
50 INTRODUCTION

même des papyrus attestant le scrupule qu'on ap-


portaitjadis à la rédaction des annales égyptiennes ' .
Le célèbre Synésius , évêque de Ptolémaïde en Li-
bye , dit que sa généalogie était décrite de père en
fils jusqu'à son père et jusqu'à lui dans les registres
publics de la ville de Cyrène, en remontant jusqu'à
mille cent ans au delà de Jésus-Christ² . Lorsque
le voyageur Pausanias parcourut la Grèce , du temps
d'Adrien, une centaine d'années après Jésus- Christ,
les prêtres de chaque ville lui racontèrent les vieilles
histoires locales telles qu'ils les avaient apprises
dans leurs annales³. La république romaine avait
développé à un haut degré le goût, propre au génie
latin , de l'exactitude , des consignations minutieuses ,
des données statistiques , des rapports administra-
tifs . On gravait sur des tablettes de bronze les lois

' Hérodote rapporte une foule de renseignements qui lui


sont donnés par les prêtres de Memphis, de Thèbes et d'Hé-
liopolis ; il les a trouvés parfaitement d'accord. Histoire, tra-
duite par Larcher. Paris, 1870. Livre II , chap . c-CII , CXLIII .
Les antiquités égyptiennes. Toulouse , 1867 , pag . 134-137-
- Matthey. Explorations modernes en Egypte, Paris, 1869 , pag.
7-12 .
2 Nouveau traité de Diplomatique par deux relig. bénéd. Paris,
1750, I, pag. 90.
8
Fustel de Coulanges . Ouvr. cité , pag. 216.
INTRODUCTION SI

otées. On indiquait à Rome le nom de la tribu


qui avait voté la première, et le nom du membre de
la tribu qui avait voté le premier ' . Les gouverneurs
de province, nommés pour un an , à leur retour
présentaient leurs comptes dont un exemplaire était
déposé dans le trésor romain et deux dans la pro-
vince . En l'an 62 ou 63 avant Jésus- Christ , la
vaisselle et la bijouterie de Mithridate ayant été
trouvées à Talaura , il en fut dressé un inventaire
exact³ . Mithridate, par parenthèse , ce roi du Pont,
en Asie Mineure, laissa aussi des manuscrits écrits
en grec qui furent traduits en latin par Lenaeus, af-
franchi de Pompée . A l'autre extrémité du terri-
toire romain, César trouvait, à peu près vers la
même époque, dans le camp des Helvétiens des
rôles écrits en caractères grecs , contenant le nombre
d'hommes propres à porter les armes , avec des lis-
tes distinctes des enfants, femmes et vieillards * .
Les habitudes statistiques fleurissaient donc même
en dehors des limites romaines, et la langue grecque
étendait son influence des confins de l'Asie à ceux

de la Germanie . Sous l'empire , la centralisation ne


fit que croître ; les réseaux de l'administration ro-

2 Id. II, pag 171


¹ Long. Ouvr. cité, I , pag. 355-356 . . .
—³ Id. III, pag. 193 . - 4 Id. pag. 194. . 5 Id . IV, pag . 19 .
-
52 INTRODUCTION

maine devinrent toujours plus serrés . Dans les pro-


vinces , outre les actes municipaux, on conservait
les actes proconsulaires ( gesta proconsularia ) , les
actes des préfets (gesta praefectoria ) , les actes judi-
ciaux (gesta praesidialia) , les actes des juges (gesta
judicum, acta judicialia, inoµvýμata ) , les actes civils
(acta civilia ) ¹ . Le plan de toutes les propriétés , le
cadastre, était déposé dans le Sanctuarium tabula-
rium de l'empereur, et des copies en étaient laissées
dans les archives de la ville ou du district où se
trouvait la terre . Il était constamment procédé à
des recensements, tantôt généraux , tantôt partiels ,
soit pour reconnaître l'état des populations , soit
pour réviser l'assiette des impôts * . Les anciens con-
naissaient même l'institution du journal officiel ;
les Acta diurna de Rome, comme qui dirait le

• Nouveau traité de Diplomatique, I, pag. 423 .


2
Long. I , pag. 145 . - « Nous voyons dans Tacite (Annales,
Lib. IV) que l'on conservait encore dans le Péloponèse, au
temps de Tibère, les originaux du traité de partage de ce pays
fait entre les descendants d'Hercule, lorsqu'ils s'en emparèrent
un siècle après la guerre de Troie. - Ce traité n'avait guère
moins de mille ans d'antiquité. » N. traité de Diplomatique,
pag. 89.
A.-W. Zumpt Das Geburtsjahr Christi. Leipzig, 1869,
pag. 97-132 , et 147-188.
INTRODUCTION 53

Moniteur de Rome, rapportaient les nouvelles de l'é-


tranger et enregistraient les faits divers dont étaient
friands leurs nombreux lecteurs ' . On avait ensuite ,
à côté des pièces officielles , une foule d'objets ou
de monuments commémoratifs . Sous la république ,
Marius élève un temple à l'Honneur et au Courage
pour célébrer sa victoire sur les Cimbres . Cicéron
cherche, à force de bassesses , à se faire décerner le
triomphe pour avoir remis à l'ordre une insigni-
fiante peuplade de montagnards ciliciens³ . Com-
bien donc, lorsqu'il en valait la peine, ne frappait-
on pas de médailles, n'élevait-on pas d'arcs de
triomphe, ne gravait-on pas sur le marbre, le bronze
ou le plomb d'inscriptions commémoratives ! Un
incendie arrivé sous Vespasien fit périr , d'après
Aulu-Gelle , trois mille tables de bronze conservées
au Capitole . Elles renfermaient les lois , les traités.
et les autres monuments les plus respectables de
l'empire . On n'épargnait pas même le bronze dans
les actes qui n'intéressaient que des cités et des

¹ G. Boissier. Cicéron et ses amis . 2º édit. Paris , 1870 , pag.


2-3. Comp. Hofstede de Groot. Basilides als erster Zeuge,
Leipzig, 1868 , pag. 49, note 3 .
2
Long. Ouvr. cité, II, pag. 74.
8
Long. Ouvr. cité, IV , pag. 409 .
54 INTRODUCTION

villes municipales . Les sociétés, les corps de métier


et les particuliers érigeaient quelquefois des tables
ou des colonnes soit de marbre , soit d'airain , pour
perpétuer la mémoire de leurs statuts, priviléges ,
acquisitions . Les moindres détails étaient consi-
gnés sur la pierre : on a trouvé à Saint-Prex une
inscription qui établit que la culture de la vigne
était connue dans ces contrées du temps des em-
pereurs . On avait des correspondants payés qui te-
naient les provinces au courant des affaires de la
capitale .
ARome, les temples d'Apollon et de Vesta étaient
consacrés à la garde des archives . Le temple de Sa-
turne était le dépôt public des finances et des chartes .
Le Capitole renfermait et le trésor des édiles et les
tables de bronze où étaient écrits les traités de paix
et d'alliance . Le temple de la Liberté , ou selon
d'autres, des Nymphes, servait au même usage. Le
temple de Junon la Conseillère servait, selon Tite-
Live, de bibliothèque aux livres de linge où l'on
écrivait les annales des pontifes, l'histoire de la
république et les noms de ses magistrats annuels .
Tous les différents bureaux et tribunaux appliqués

¹ Nouv. traité de Diplom . I , pag. 451-452 .


* Friedlænder. Ouvr. cité, III, pag. 42 .
INTRODUCTION 55

à l'administration des affaires de la république et


de l'empire avaient leurs archives séparées. Les em-
pereurs romains eurent aussi des trésors de chartes
pour ainsi dire attachés à leurs personnes et plus
connus sous les noms d'archives du palais et d'ar-
chives sacrées . C'étaient quatre archives distinguées
tant par la nature des pièces que par les commis-
saires qui en avaient l'intendance¹ .
« L'impression que font les rapports de l'époque
sur les voyages , ne porte nullement à penser que
les voyages par terre aient été, dans les premiers
siècles de l'ère chrétienne , plus rares qu'au XIX®
siècle , avant l'établissement des chemins de fer . >
»
L'on pouvait franchir en six jours les mille et cent
kilomètres qui séparent Antioche de Constanti-
nople . César mit vingt-sept jours pour aller par
terre de Rome en Andalousie, au fond de l'Es-
pagne . Un autre Romain ne mit que sept jours
pour se rendre à Clunie en Espagne : c'était au mois
de juin 68 , soit quatre ou cinq ans après le temps
où saint Paul projetait de visiter l'Espagne . Les
voyages par mer se bornaient presque exclusivement

¹ Nouv. traité de Diplom. I, pag. 91.


2 Friedlænder. Ouvr. cité, II. pag. 334. - ³ Id. pag. 341 .
4 Id. pag. 342 . - s Id.
56 INTRODUCTION

à la saison du printemps, de l'été et de la première


moitié de l'automne. La navigation interrompue du
II novembre au 5 mars, recommençait en mars ' .
On allait, d'après Pline l'ancien, d'Ostie à Gadès
(Cadix ) en sept jours, à Forum Julii ( Fréjus ) en
trois jours, et en Afrique en deux . Les motifs de
déplacement étaient plus nombreux et plus variés.
du temps des Romains que de nos jours . Les inté-
rêts commerciaux appelaient les négociants sur les
marchés éloignés. Du temps de Cicéron , sous la
république, les Juifs et les Syriens abondaient déjà
à Rome ³. Partout, dans la province , dans les villes
du littoral de la Méditerranée , l'on rencontrait des
colonies de Juifs fort nombreuses , à Alexandrie, à
Cyrène, à Corinthe , Thessalonique , Philippes
Milet, Ephèse , Smyrne , etc. , etc. * Le livre des Actes
nous les montre établis partout, réunis en corps
de nation , exerçant une certaine influence , effa-
rouchant les autorités par leur humeur remuante .
Au jour de la première Pentecôte chrétienne , les
apôtres se voient entourés sur la place publique de
Jérusalem par une multitude de Juifs venus des

1 Friedlænder. Ouvr. cité, II , pag. 344. — 2 Id . pag. 350 .


8 Long. Ouvr. cité, II , pag. 58-59.
Friedlænder. Ouvr. cité, II, pag. 369 .
INTRODUCTION 57

colonies : Parthes, Mèdes, Elamites , Arabes, Cyré-


néens, Mésopotamiens , Crétois , Egyptiens , Juifs de
la Phrygie, du Pont et de Rome¹ . Mais ils n'étaient
pas les seuls commerçants du temps . Un négociant
d'Hierapolis en Phrygie, Flavius Zeuxis , se vante ,
dans une inscription conservée par hasard , d'avoir
fait soixante-douze fois le voyage d'Italie ' . Une
autre inscription trouvée à Thun , nous montre
qu'un orfévre d'Asie Mineure travaillait pour les
dames d'une colonie romaine en Suisse . Il y avait
des peintres et des sculpteurs grecs dans les villes
de la Gaule³ . A Lyon , l'on sait par une inscription ,
retrouvée dans un hôtel, que cette ville était fré-
quemment visitée par des voyageurs de commerce .
Le service militaire appelait aussi les soldats et les
officiers à se transporter, avec leurs familles, sur
différents points de l'empire . On vit des Gaulois et
des Germains gardes du corps au service d'Hérode
à Jérusalem . Le centenier Corneille habitait à Cé-
sarée avec sa famille . La légion dite Italique, dans
laquelle il servait, tenait garnison en Judée . Lorsque

1 Actes, II, 9-11.


2 Friedlænder. Ouvr. cité, II, pag. 370. 3 Id. pag. 368 .
4 Id. pa . 36 . - 5 Id . pag. 369 .
g 0
• Actes, X, I.
CTION
58 INTRODU

l'apôtre Paul, après deux années de prison , eut été


renvoyé devant le tribunal de César, le centenier Jules
servant dans la légion dite Auguste , dut accompagner
l'illustre captif à Rome¹ . L'usage des bains n'était
guère , dans l'antiquité, moins habituel que de nos
jours . Les eaux de Bade en Suisse étaient déjà très
fréquentées dans la seconde moitié du Ier siècle de
notre ère²; les personnes malades de la poitrine cher-
chaient des climats plus chauds pour y passer l'hi-
ver³, à moins qu'on ne leur conseillât de préférence
un séjour dans des forêts de bois résineux , ou une
cure de lait dans la montagne en été . Enfin les con-
trées classiques de la Grèce , de l'Asie Mineure , de
l'Italie et de la Palestine attiraient un grand concours
de visiteurs. «< Athènes, dit Atticus, me réjouit par
le souvenir de ses grands hommes, en me rappelant
où ils demeuraient, où ils avaient l'habitude de
s'asseoir et de se promener en causant, ainsi que
par leurs tombeaux dont la vue m'intéresse égale-
ment * . » La langue grecque, devenue depuis la
conquête d'Alexandre la langue dominante en
Orient, avait pris pied dans les provinces d'Occi-

´¹ Actes , XXVII , 1 .
8
2 Friedlænder. Ouvr. cité, II , pag. 383 . " Id. pag. 382-
4
383. — Id. pag. 462-467 . 471-472 .
INTRODUCTION 59

dent et semblait désignée , dans les desseins de la


Providence, pour porter aux extrémités de l'em-
pire la connaissance de la vérité religieuse . C'était
en grec que se rédigeaient les actes officiels de
l'Asie Mineure . C'est en grec que continuaient à se
faire les transactions commerciales et les traités po-
litiques avec tous les pays orientaux , l'Inde et la
Chine comprises ' . Il est donc permis d'affirmer
que, si jamais il y a eu dans le passé de l'humanité
une époque proprement historique , c'est bien celle
au cœur de laquelle nous place notre sujet.

IV

La rareté des documents dont nous disposons


aujourd'hui fait un contraste pénible avec l'abon-
dance des deux premiers siècles de l'ère chrétienne .
On se prend à regretter ces temps fortunés , à en-
vier les contemporains de tant d'auteurs classiques
et des premiers écrivains chrétiens . Mais les pas-
sions des hommes , leur rage de destruction n'épar-
gnent pas les monuments de la pensée humaine .
Les dix persécutions qu'eurent à subir les chrétiens

¹ Friedlænder . II , pag. 371. Note 3 du traducteur français.


60 INTRODUCTI
ON

de la part des empereurs romains furent dirigées.


plus d'une fois contre leur littérature et non contre
leur personne seulement. On institua des com-
missaires chargés de se faire livrer par les fidèles
leurs écrits sacrés¹ . Arrivèrent ensuite les flots des
barbares : Goths , Huns , Vandales , Parthes, Arabes
avec leurs Alaric, leurs Attila , leurs Omar , tous
se ruèrent sur les provinces les plus peuplées et les
plus florissantes de l'empire, les mettant à feu et à
sang. Les bibliothèques disparurent dans les flammes;
les églises et les couvents furent mis au pillage ; les
cités commerçantes virent combler leurs ports dé-
serts et tomber en ruines leurs temples , leurs bains
et leurs arènes . Le règne du glaive succéda au rè-
gne des lettres et la nuit du moyen âge ne tarda
pas à couvrir les plus belles contrées de l'Europe et
de l'Asie de son lugubre linceul . L'ignorance, à son
tour, vint en aide à la force . On ne savait plus, on
n'étudiait plus, on ne lisait plus, on se désintéressait
de tout, on ne se doutait plus de la valeur des ra-
res documents qui avaient échappé à l'incendie .
N'est-ce pas hier encore, en mai 1844 , que Tischen-
dorf eut, au couvent du Sinaï, l'insigne bonheur de

¹ Eusebii Pamphili . Vita Constantini. Edit. Heinichen,


vol . II, lib. III , cap. I.
INTRODUCTION 61

sauver des flammes un panier rempli de manuscrits ,


parmi lesquels son manuscrit du Nouveau Testa-
ment?Les jours précédents on avait jeté au feu deux
corbeilles pleines de chiffons rongés par le temps et
sans valeur pour des moines ignorants ' . La littéra–
ture profane n'a pas moins souffert de ces actes de
vandalisme que la littérature sacrée . Nous ne pos-
sédons plus les mémoires du dictateur Sylla² , à peine
quelques fragments des cinq livres de la grande his-
toire de Salluste , une partie seulement des écrits de
Jules César, quinze livres sur quarante de l'histoire
de Diodore de Sicile. Des cinq cents ouvrages de
Varron il ne reste presque rien . Nous avons perdu
les trois quarts des œuvres historiques de Tite-Live ,
une partie de celles de Suétone et la plus grande
partie des annales de Tacite ; il ne nous reste même
du texte de ce dernier qu'un seul manuscrit ancien.
La moitié de l'histoire de Dion Cassius, auteur pos-
térieur d'un siècle au précédent, a péri. Les Juifs
paraissent avoir veillé sur leur littérature nationale
avec un bonheur exceptionnel, à en juger du moins
par les restes beaucoup plus considérables et plus

1 Tischendorf. De la date de nos évangiles . Toulouse , 1866 ,


pag. 19 .
2 Long. Ouvr. cité , II , pag. 432 .
62 INTRODUCTION

complets des œuvres du philosophe Philon et de


l'historien Josèphe . Si nous comptons enfin avec
un dernier ennemi , le plus terrible, le plus insa-
tiable de tous, le temps, nous comprendrons qu'au-
cune tradition historique n'est plus sûre , plus at-
testée en ce XIXe siècle que la tradition évangélique..
De loin en loin d'érudits explorateurs exhument.
du fond des bibliothèques, découvrent sous des
textes effacés des fragments d'ouvrages perdus , et
chacune de ces découvertes corrobore la tradition
reçue et vient fournir quelque argument nouveau.
pour la défense . Les Philosophoumena d'Hippolyte ,
évêque d'Ostie, en jetant un jour plus grand sur
l'histoire de l'hérésie au Ier et au IIe siècle, font.
ressortir la crédibilité et l'antiquité des documents
sacrés '. Un savant allemand , M. Dressel, a retrouvé
l'original grec d'un morceau des Homélies Clémen--
tines, ouvrage chrétien de la fin du IIe siècle , et mis
par là à néant quelques hypothèses hasardées de l'é-
cole critique . Tischendorf nous a rendu de même le
commencement de l'épître de Barnabas en grec, et
ce précieux fragment renferme la preuve de la très .

' Hofstede de Groot. Basilides, pag. 4-6 .


2 Clementis Romani Homilia. Edit . Dressel . Goettingen,
1853. Praefatio.
INTRODUCTION 63

antique autorité dont jouissaient nos quatre évan-


giles ' . Une inscription retrouvée récemment, rela-
tive à Lysanias, tétrarque d'Abylène , a permis d'é-
lucider un point obscur de l'histoire évangélique .
Qui peut répondre de ce que l'avenir nous réserve?
si , par exemple, nous rentrions en possession de
l'ouvrage de Papias , qui existait encore en 1218
dans la collection des manuscrits de Nîmes, nous
reduirions probablement au silence d'autres atta-
ques de la critique³.
Ne demandons pas à l'histoire plus qu'elle ne
nous peut donner. Les conditions par lesquelles a
passé la tradition évangélique ne sont point excep-
tionnelles, ni étranges. Il n'est point sûr que, dans
mille six cents ans, en l'an 3473 , nos descendants
ne soient pas horriblement embarrassés de vérifier
un fait comme la révocation de l'édit de Nantes qui
se serait passé en France en 1685. La municipalité
de Paris n'est- elle pas obligée de reconstituer au-
jourd'hui ses états civils de l'an 1535 à l'an 1862 ?

' Patrum Apostolicorum Opera. Edit . Dressel. Lipsiae, 1863 ,


pag. LXVI . — Comp. Tischendorf. De la date de nos évangiles.
* Wieseler. Beitrage zurrichtigen Würdigung der Evangelien .
Gotha, 1869, pag. 191 , 196-204.
³ Herzog. Real-Encyclopædie. XI , pag. 86, articlè Papias.
64 INTRODUCTION

Savons-nous si de nouvelles irruptions de barbares


du dehors ou du dedans, de nouvelles hordes de
Goths , de Huns et de Vandales ne brûleront pas les
bibliothèques de l'Europe civilisée et n'en détruiront
pas les monuments ? D'ailleurs, sans que la main de
l'homme s'en mêle , que seront devenus dans mille
six cents ans ces journaux , ces livres imprimés pour
la plupart sur un détestable papier, avec une encre
qui déteint? Et nos manuscrits ? auront-ils survécu
aux ravages des années ? Se représente-t-on la masse
de documents qui s'accumuleront avec les siècles ,
et rendront presque nécessaire l'intervention d'un
nouvel Omar ? Je prends par exemple la Société de
lecture de Genève avec ses soixante mille volumes

réunis en cinquante ans. Dans mille six cents ans ,


elle aurait amassé trente-deux fois soixante mille
volumes , soit un million et neuf cent vingt mille
volumes qui occuperaient seize maisons au lieu
d'une. Après tout, on ne peut se défendre de l'idée
que les Goths et les Vandales de l'avenir pourront
bien mériter de l'humanité¹ . Les langues mêmes ,
1 Ces considérations sont ingénieusement développées par
un auteur anglais de beaucoup d'esprit : H. Rogers . Eclipse of
the Faith. 8th . Edition . London, 1857 , pag. 294. Comparez uu
passage analogue de Maitland . Dark Ages cité dans W. For-
syth, History of ancient manuscripts. London , 1872 , pag. 41 .
INTRODUCTION 65

le français, l'anglais et l'allemand seront certaine-


ment des langues mortes, moins connues et moins
parlées que le grec et le latin, ces langues du Nou-
veau Testament et de l'église , qui doivent une
bonne partie de leur immortalité à l'usage excel-
lent auquel elles ont servi . A peine pourra-t- on dé-
chiffrer nos livres et nos manuscrits, les caractères
auront changé, peut-être n'imprimera-t-on plus
les livres ; peut-être les reproduira-t-on par des
procédés photographiques , et le procédé nouveau
aura-t-il conduit à l'invention d'un alphabet diffé-
rent... Mais ces difficultés qui pourront arrêter,
désespérer nos successeurs ne nous arrêtent pas ,
nous, lorsqu'il s'agit de raconter les faits de l'an
1685. Nous ne sommes qu'à cent cinquante ans
des événements, nous possédons de vastes ressour-
ces, une multitude de pièces , de souvenirs, de
traditions , et nous nous piquons de pouvoir écrire
l'histoire de cette funeste année avec une fidélité
parfaite. Nos descendants de l'an 3473 seraient bien
exigeants, si, en l'absence de pièces , ils n'acceptaient
pas le témoignage écrit que nous leur léguons.....
Or nous sommes vis-à-vis des historiens de Jésus-
Christ et de son église qui ont raconté les origines
du christianisme , de l'an 50 à l'an 200 de notre ère,
5
66 INTRODUCTION

dans une situation tout à fait analogue à celle de


nos descendants de l'an 3473 vis-à-vis de nous ,
historiens de la révocation de l'édit de Nantes et du
Refuge. A dix-sept siècles de distance des événe-
ments , nous n'avons pas non plus toutes les pièces
authentiques , ni tous les documents primitifs ; nous
ne possédons pas les annales complètes des primi-
tives églises, mais nous avons de nombreux et so-
lides témoignages des contemporains de Jésus et des
successeurs des apôtres . Ces conditions ne sont-elles
pas excellentes , les plus excellentes que nous puis-
sions espérer dans les circonstances actuelles ?.....
Ou bien sommes-nous prêts à répudier le passé
-
tout entier, et à déclarer l'histoire un art impos-
sible ?... Je ne le pense pas . J'en ai assez dit pour
prouver que l'époque dont nous allons nous occu-
per n'est pas de celles qui déjouent et confondent
la perspicacité de l'historien . Quelles que soient les
lacunes qu'elle présente , et le désolant silence
qu'elle oppose sur plusieurs points à nos questions
et à nos recherches , elle mérite notre confiance , et
sollicite notre attention .
CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

DE L'AN 30 A L'AN 90 APRÈS JÉSUS- CHRIST

I. Objet de la tradition chrétienne primitive. Différentes


espèces de témoignages, récits, écrits . — Nombre et qualité
des témoins des soixante-dix premières années de l'église :
témoins oculaires de la vie de Jésus, Paul l'apôtre, collègues
et disciples des apôtres.
II. Courants distincts de tradition : d'après les apôtres : Pierre ,
Paul , Jean ; - d'après les églises : Jérusalem , Rome,
Ephèse, etc. - Grande valeur des catalogues d'évêques
donnés par Eusèbe . Autorité de cet historien .
III . Premiers documents officiels , l'Evangile primitif, les sen-
tences de Matthieu . Apparition des trois premiers évan-
giles.
IV. Apparition des hérésies gnostiques . L'évangile de
saint Jean les combat . Antiquité de ces hérésies.
V. Solidité de la tradition chrétienne primitive. Accord
entre les apôtres, sauf sur certains points de la loi de Moïse .
― Accord entre Pierre, Paul et Jean . ― Unité de la foi
dans l'église apostolique prouvée : 1 ° par l'acceptation d'un
fondement commun ; 2° par l'assemblage des quatre évan-
68 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

giles en un seul recueil . - Origine apostolique des quatre


évangiles.
VI. Apparition des livres apocryphes . - Divers genres d'é-
crits apocryphes : excès de la critique historique en cette
matière . - Les évangiles apocryphes sont pour la plupart
d'origine hérétique. - Evangile des Egyptiens . - Evan-
gile des Hébreux . - Evangile de Pierre. Ces apocry-
phes sont des contrefaçons des évangiles canoniques . -
D'ailleurs la tradition apostolique n'est pas close .
VII . Témoignages profanes du Ier siècle relatifs à Jésus-Christ.
Josèphe. ― - Silence de l'histoire profane. ― Ses causes.

Le berceau naturel de toute tradition doit être le


pays où se sont passés les faits rapportés . Le siége
de la tradition pourra promptement se déplacer,
elle n'en conservera pas moins le souvenir de son
lieu d'origine . Le berceau de la tradition chrétienne
ne peut donc se chercher en dehors de la patrie de
Jésus-Christ, la Galilée et la Judée . Le sol de ces
deux provinces, cultivé , travaillé de longue date
par les docteurs de la loi et les chefs de synagogue ,
était éminemment propre à retenir les semences
de la divine histoire . La ténacité d'esprit des mon-
tagnards galiléens , les préjugés invétérés , l'obstina-
tion des juifs devaient protéger la renommée nais-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 69

sante du prophète de Nazareth . Un jour, ce nom


mémorable devait voler par-dessus les monts de la
Palestine et les ondes de la Méditerranée . Mais il
a commencé par s'enfoncer profondément dans la
mémoire des compatriotes de Jésus . La tradition
chrétienne , embarrassée , au début, de l'abondance
de ses richesses , a dû se recueillir, se concentrer
avant de procéder à la distribution de ses trésors.
Ce n'est que peu à peu , d'après un plan providen-
tiel, et à la sollicitation des âmes , qu'elle a ouvert
ses dépôts et détaché de province en province ses
messagers et ses prophètes .
L'objet primitif de la tradition nous est déjà dé-
fini dès l'an 56 par saint Paul dans sa première épître
aux Corinthiens : « Je vous fais savoir, mes frères ,
l'Evangile que je vous ai annoncé et que vous avez
reçu , et auquel vous vous tenez fermes, et par le-
quel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je
vous l'ai annoncé, à moins que vous n'ayez cru en
vain. Car, avant toutes choses , je vous ai donné ce
que j'avais aussi reçu , savoir : que Christ est mort
pour nos péchés, selon les Ecritures , et qu'il a été
enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour,
selon les Ecritures ' . » L'ami et le disciple de Paul ,
I Cor. XV , 1-4.
70 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

saint Luc, rappelle , peu de temps après, dans son


introduction au livre des Actes , qu'il a « rempli son
premier traité de toutes les choses que Jésus a com-
mencé de faire et d'enseigner jusqu'au jour qu'il fut
élevé , après avoir donné , par le Saint-Esprit, ses
ordres aux apôtres qu'il avait élus , à qui aussi, après
avoir souffert, il se présenta lui-même vivant, avec
plusieurs preuves assurées , étant vu par eux durant
quarante jours, et leur parlant des choses qui regar-
dent le royaume de Dieu¹ . » Saint Jean verse
dans le courant des traditions un élément nouveau ,
savoir, l'explication des faits attestés, la doctrine
qu'il tient du Maître lui-même et que le Saint-Es-
prit lui a remise en mémoire . Les premiers versets
de sa première épître, reconnue authentique par la
plupart des écrivains, nous montrent l'élément his-
torique et l'élément spéculatif déjà combinés et in-
séparables dans la pensée apostolique . « Ce qui
était dès le commencement, ce que nous avons ouï ,
ce que nous avons vu de nos yeux , ce que nous
avons contemplé, et que nos mains ont touché ,
concernant la parole de vie, ce que nous avons vu
et ce que nous avons ouï, c'est ce que nous vous
annonçons, afin que vous ayez communion avec nous,
1 Act . I , 1-3 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 71

et que nous ayons tous communion avec le Père


et avec Jésus - Christ son Fils ' . »
Un siècle plus tard , Irénée , évêque de Lyon,
raconte, dans une lettre à Florinus, qu'il a ouï son
maître Polycarpe réciter ce qu'il avait recueilli de la
bouche de Jean et d'autres touchant le Seigneur, ses
œuvres miraculeuses et son enseignement . L'ordre dans
lequel il énumère ces trois objets de la tradition
n'est pas indifférent ; c'est bien ainsi que , logique-
ment, les choses devaient se passer . La personne
du Seigneur devait occuper le premier plan ; ses
miracles ou ceux dont il avait été le héros devaient

passer en seconde ligne . Son enseignement ne de-


vait former que le chapitre troisième de la tradition,
et c'était vraisemblablement sous cette dernière
rubrique que rentraient les développements de
l'ordre théologique transmis par les apôtres.
Le Seigneur lui-même ne s'était expliqué que
graduellement sur les mystères du royaume des
cieux. Il avait commencé par décrire les fondements
de la vie morale et religieuse dans le sermon sur
la montagne et rattaché , par ce côté , son enseigne-

1 1 Jean I , 1. 3 .
¹ Adv. Hæreses. Edit. Stieren. Fragm . II, pag. 823 . -
Eusebii. Hist. Eccl. Edit. Heinichen . Lipsiae, 1868, V, 20 .
72 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

ment à celui de l'Ancien Testament ; il ne s'était


ouvert qu'au bout de quelque temps à ses disciples
au sujet des mystères plus profonds relatifs à sa
personne, à son sort et aux choses finales . Il avait

distingué différentes catégories d'auditeurs et appro-


prié ses paroles à ces catégories ; il avait constam-
ment pris à part ses disciples ; il avait formé, as-
soupli à sa façon l'intelligence de ses apôtres ; il
avait eu même ses apôtres préférés et privilégiés ,
et sur bien des points, il les avait tenus, les uns et
les autres, en suspens jusqu'à la venue promise du
Saint-Esprit. Les apôtres, à leur tour, ne déroulè-
rent que feuille après feuille le livre de la tradi-
tion, adaptant leurs révélations aux besoins et aux
dispositions de leurs disciples ' . « Pour moi , mes
frères , écrit saint Paul aux Corinthiens , je n'ai pu
vous parler comme à des hommes spirituels , mais
je vous ai parlé comme à des hommes charnels ,
comme à des enfants en Christ. Je vous ai donné
du lait à boire, et je ne vous ai point donné de la
viande , car vous n'étiez pas en état de la supporter,
et même présentement vous ne le pouvez pas en-
core, parce que vous êtes encore charnels ?. » Et le

1 Grau. Ouvr. cité, I , 335 .


2 1 Cor. III, 1-2.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 73

souvenir de cette éducation progressive se perpétua


jusqu'au temps d'Eusèbe . Nous entendons , en effet,
le célèbre historien de l'église , rappeler à Tyr, en
315 , dans son discours pour la dédicace du nouveau
temple de cette ville , qu'il était d'usage d'instruire
d'abord les catéchumènes dans la connaissance de
la lettre des quatre évangiles, puis, plus tard , on
les initiait à ce qu'il y avait de plus intime , de mys-
tique dans les dogmes de l'Ecriture ' . La vérité
chrétienne n'était pas une charte octroyée une fois
pour toutes ; elle tenait plutôt de la nature d'une
tradition qui s'infiltre lentement dans les esprits et
les imprègne de sa divine saveur .
Il y eut, dès l'origine , une grande variété de té-
moins appelés à rassembler ou à fournir les élé-
ments de cette tradition. Les premiers désignés étaient
naturellement les témoins oculaires de la vie de

Jésus. Sans cesse les apôtres invoquent la certitude


de leurs yeux , de leurs mains ; quand ils procèdent
au remplacement de Judas , ils désirent s'adjoindre
un homme qui les ait accompagnés pendant le sé-
jour de Jésus sur la terre , depuis le baptême de Jean
jusqu'à son ascension ' . Pierre s'intitule , lui et ses
1 Eus. Hist. Eccl. X, 4.
Act. I, 21-22.
74 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

collègues , des témoins préordonnés de Dieu , qui


ont vu toutes les choses que Jésus a faites, tant au
pays des Juifs qu'à Jérusalem , qui ont mangé et bu
avec lui après sa résurrection d'entre les morts ' .
Luc n'a mis la main à la rédaction de son évangile
qu'après s'être préalablement enquis des faits auprès
de ceux qui les ont vus eux-mêmes dès le commence-
ment et qui ont été les ministres de la parole . Jean,
enfin , réclame , soit dans son épître , soit dans l'é-
vangile , la qualité de témoin oculaire, et, après avoir
reproduit la parole de Jésus qui estime heureux
ceux qui croient sans avoir vu , il se pose , lui ,

comme le disciple qui a vu de ses yeux et touché


de ses mains . « La Parole a été faite chair, et a ha-
bité parmi nous , pleine de grâce et de vérité, et
nous avons vu sa gloire ... Celui qui a vu sortir
du sang et de l'eau du côté percé de Jésus en a
rendu témoignage , et son témoignage est véritable
et il sait qu'il dit vrai * . »
Ces divers témoins oculaires, apôtres ou non,

seront revenus constamment , presque à chaque dis-


cours public , sur les faits qu'ils ont contemplės . Ils
auront, de plus, repassé en eux-mêmes et entre
1 - 2 Luc I , 2 , 3. - ³ 4
¹ Act. X, 39-41 . — Jean I , 14. -— Jean
XIX , 35.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 75

eux, dans l'intimité , les choses qui leur avaient été


dites ; ils auront mutuellement complété leurs sou-
venirs. Leurs conversations avec les survivants des

trois années du grand ministère, leurs récits à l'a-


dresse des nouveaux convertis , auront roulé sur le
thème inépuisable de l'œuvre et de la personne de
Jésus-Christ. On se représente les cinq cents frè-
res s'entretenant des incidents de l'apparition du
Ressuscité racontée par saint Paul . Il se sera ainsi
formé, sans dessein préconçu , une tradition (napá-
Soots) toute simple, à la fois une et variée , souple
de forme et de détails , fixe et ferme de fond ' .
De très bonne heure aussi , les témoins oculaires
auront tenu à rédiger leurs souvenirs, ou pour
leur satisfaction personnelle , ou au bénéfice des
frères moins instruits et des églises de la dispersion .
S'ils ne le faisaient pas eux-mêmes , c'était du moins
sous leur surveillance, sous leur inspiration , à leur
instigation peut-être, que des disciples amenés par
eux à la foi relevaient les principaux traits, les prin-
cipales paroles du Maître . Une chose semblable
s'était passée quelques quatre cents ans auparavant,

Godet. Commentaire sur l'Ev. de saint Luc. Neuchâtel ,


1871 , II , 52, 435 , 436, 529-533.
2 Id. pag. 533-534.
76 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

en Inde, après la mort du fondateur de la religion


bouddhiste , Çakyamouni . Sept jours après la mort
du Bouddha, un de ses disciples , Kaçyapa , avait
convoqué , sous le patronage du roi du pays, une
réunion de cinq cents religieux choisis parmi les
plus savants et les plus vertueux . On s'était entre-
tenu du maître qu'on avait perdu , des enseigne-
ments qu'il avait laissés . Et, pour n'en pas laisser
périr l'exacte tradition , un des plus illustres adhé-
rents du défunt, Oupâli , avait redit les préceptes
qu'il avait recueillis de la bouche de son maître ,
et son cousin, Ananda, avait exposé ses maximes
sur la Loi du salut . A la suite de cette conférence ,
il s'était formé deux recueils de livres officiels ,
dont l'un contenait les propos mêmes de Çakya-
mouni appelés Sutras, et dont l'autre , sous le nom
de Vinaya ou Discipline , donnait les règles de con-
duite qu'il avait posées .
Les disciples de Jésus- Christ auront-ils été , dans
un siècle de lumières comme le leur, et sur une
terre historique comme la Judée, moins jaloux de
.. Ils se seront bien plutôt
la gloire de leur Maître ?…
empressés de mettre par écrit, sous forme de let-

¹ Barthelemy Saint -Hilaire. Le Bouddha , pag. 338-339 .


2
Koppen. Die Religion des Buddha, pag . 143-144 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 77

tres, de mémoires , ou autrement, d'abord les sou-


venirs si palpitants de la passion et de la résurrec-
tion du Sauveur. A cet égard, l'on commença par
la fin, parce que la fin était ici une consommation,
un couronnement de l'oeuvre . Le christianisme des

apôtres se résume dans cette thèse que Jésus de


Nazareth est le Christ, le Messie annoncé par la
loi et les prophètes . Une pareille thèse , si cho-
quante pour les Juifs , pouvait-elle se prouver par
de simples raisonnements ? Il fallait des faits , des
faits avérés, patents , accablants , au moyen desquels
les prédicateurs de l'Evangile pussent dissiper le
scandale des Juifs et confondre la sagesse des Grecs .
Ces faits dont ils avaient besoin pour s'exalter eux-
mêmes, c'étaient la mort et la résurrection de leur
Maître, et surtout le fait central de la résurrection
de Jésus . Ils en parlent donc, ils en parlent avec
abondance, avec la conviction de témoins oculaires *.
Aux Juifs ils montrent les prophéties de l'Ancien
Testament annonçant précisément et surtout cette
fin tragique et ignominieuse du Messie , et sa sortie

* Act. IX, 22. Comp. II , 36 ; VIII , 42 ; V , 4 , etc.; XỈ ,


20 ; XIII , 32. - Reuss. Gesch. der heiligen Schriften des neuen
Test. IIte Ausgabe . Braunschweig, 1853 , § 29.
2
Caspari. Ouvr. cité, pag. 213-214.
78 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

triomphante du tombeau . Ils y insistent d'autant


plus que le sanhedrin s'est réuni , qu'on est con-
venu de la marche à suivre pour déjouer l'effet du
miracle . On a déjà délégué dans les colonies des
émissaires chargés de propager la rumeur que les
apôtres ont enlevé de nuit le corps de leur Maître ' ,
et ce mensonge a trouvé faveur. Les témoins de la

résurrection de Jésus se fondent , soit sur le fait lui-


même, soit sur les nombreuses déclarations du
Maître où il avait prédit sa mort et sa victoire sur
la mort ; et, ce témoignage, il leur tarde , il leur tient
à cœur de le consigner, avant toute autre chose .
Il se joignit bientôt à ces récits à la fois funèbres
et glorieux le narré des faits les plus saillants de la
vie de Jésus , des miracles les plus extraordinaires
qu'il avait opérés . L'histoire de ses œuvres dut pré-
céder celle de ses paroles . Ainsi le veut une loi de
l'esprit humain : l'homme ne doit pas sa réputation
à son enseignement , c'est l'enseignement qui tire
son autorité du crédit de l'homme . Les paroles de
Jésus ne passeront pas, parce qu'elles sont les paroles
de Jésus. Des maximes ne sont que des squelettes,
1
Justini Martyris . Dial. cum Tryphone. 17. Edit. Otto .
Jenæ, 1847 .
2 I Cor . XV , 3.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 79

elles n'agissent, elles ne s'animent qu'en devenant


chair dans un homme, en se mêlant au tissu de
l'histoire, en provoquant des hostilités personnelles .
Sans la vie de Jésus, ses enseignements n'auraient
guère percé¹ .
Mais sa vie étant donnée, le cadre une fois des-
siné, les paroles adressées par Jésus à des particu-
liers , les discours au peuple , plus étendus , furent
aussi soigneusement recueillis , reproduits dans leurs
lignes les plus nettes. Maint groupe , maint couple
de disciples parcourait les routes de Judée et de Ga-
lilée, le cœur leur brûlant, tandis qu'ils se redisaient,
pour le conserver par écrit, tout ce qu'ils avaient
vu et ouï pendant que le Maître était avec eux. Jésus
n'avait rien écrit lui-même ; il n'avait pas eu l'in-
tention de laisser aucun document rédigé de sa
main. Il en avait appelé principalement à l'attention
et à la mémoire de ses auditeurs . Son langage
imagé , ses paroles au sens à demi voilé , ses sen-
tences piquantes ou austères, ses explications con-
fidentielles étaient bien propres à frapper des
oreilles attentives . En docteur bien instruit dans les
choses du royaume des cieux, il n'avait pas craint
de répéter, et répéter encore comme les docteurs
1 Grau. Ouvr. cité , I, pag . 132 .
80 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

juifs de son temps, ses pensées et ses appels en


termes presque identiques ' . Ses disciples n'avaient
donc pas de peine à rassembler leurs souvenirs , et
la mémoire de l'un suppléait à la mémoire de
l'autre.
Ces fragments biographiques, ces traits, ces ré-
sumés de discours , ces recueils de mots frappants
variaient d'un témoin à l'autre , d'un bourg à l'autre ,
d'une province à l'autre . La Galilée avait ses sou-
venirs à elle, et la Judée , l'église de Jérusalem
possédait un noyau différent de traditions. Autres
étaient les récits des disciples originaires de la Ga
lilée, autres ceux des témoins domiciliés à Beth-
léem, à Béthanie et à Jérusalem . Ni les Douze, ni
les Soixante et dix, ni les femmes qui pourvoyaient
aux besoins de Jésus , ni le cortège de curieux ou
de malades et de démoniaques guéris qui s'attachait
aux pas du Maître ne durent et ne purent l'accom-

1 Sans accepter la doctrine de l'inspiration absolue , c'est


par cette répétition des mêmes paroles et des mêmes discours
dans des circonstances différentes, que nous nous expliquons
par exemple les deux éditions du sermon sur la montagne .
Jésus voyageait de bourgade en bourgade, ses auditoires va-
riaient constamment : n'était-il pas naturel qu'il répétât , en
termes parfois presque identiques, les grands principes du
royaume des cieux ?
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 81

pagner de lieu en lieu et de jour en jour pendant


ses trois ou quatre années de ministère . Il y eut
donc des centres de tradition divers, des différences
notables de forme et de fond entre les documents
que l'on se passait de main en main... La tradition
grossit, à mesure qu'elle reçoit des affluents nou-
veaux, mais en même temps elle se creuse son lit,
et ses rives encaissées ne laisseront pas ses eaux
fraîches et courantes se perdre ou croupir sur les
terrains vagues de la légende .
On n'a pas assez fait ressortir , ce nous semble, le
nombre et la qualité des témoins qui portaient en
quelque sorte la tradition en leur personne pendant
les soixante à soixante et dix dernières années du pre-
mier siècle . C'étaient, tout d'abord , les compagnons

¹ Godet, ouvr. cité, II, pag. 493 .


* Il est intéressant de comparer les débuts du christianisme
aux débuts du bouddhisme qui offrent mainte circonstance
analogue. Ainsi la tradition bouddhique associe à Çakyamouni
deux classes de disciples : les disciples principaux, au nombre
de deux, intitulés le disciple de la main droite et celui de la
main gauche, puis les grands disciples, au nombre de quatre-
vingts. C'était à cette seconde classe qu'appartenaient les trois
chefs du premier concile bouddhique, entre autres Ananda ,
cousin du défunt, qui, dès l'âge de vingt ans, avait suivi le
Bouddha en qualité de serviteur, et l'avait accompagné pen-
6
82 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

habituels de Jésus, et parmi ceux-ci , en première


ligne , les Douze. Entre les Douze , il était trois fi-
gures qui rayonnaient d'un éclat plus vif et offraient
comme un reflet plus immédiat de la gloire du
Maître . C'étaient les trois disciples que Jésus faisait
assister aux heures les plus solennelles de son mi-
nistère, j'ai presque dit, aux heures les plus révéla-
trices de sa personne : lors de la résurrection de la
fille de Jaïrus, à la transfiguration , à l'agonie de
Gethsemané, à sa résurrection et pendant les qua-
rante jours qui suivirent, savoir : Jacques , fils de Zé-
bédée , Jean l'apôtre, frère du précédent, et Pierre,
le prince des apôtres. D'après une tradition recueil-
lie par Clément d'Alexandrie , Pierre aurait été le
seul disciple baptisé par Jésus, il aurait baptisé
André , son frère , celui-ci aurait baptisé Jacques et
Jean, et ceux-ci les autres apôtres ¹ .

dant vingt-cinq ans ; la légende le mentionne comme le dis-


ciple favori qui avait entendu le plus de choses et le mieux
retenu ce qu'il avait entendu . Koeppen , ouvr. cité, pag.
101-103 . Un Strauss aurait beau jeu ici et ne manquerait pas
de dénoncer les origines historiques du christianisme comme
une pâle copie de la tradition bouddhique !
' Clem. Alex. Fragmenta, Lipsiæ 1834 , tom . IV, pag. 74 .
Il nous est impossible , les évangiles et les Actes en main , de
ne pas reconnaître à Pierre une certaine primauté d'hon-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 83

Jésus avait, en outre , des proches . Et déjà la


seule probabilité nous ferait supposer que Marie, sa
mère, malgré l'épée qui lui avait percé le cœur, ne
recélait pas ses souvenirs de vierge galiléenne et de
femme bénie entre toutes. Ces choses, qu'elle avait
pendant trente ans repassées en elle- même, ne
pouvaient pas ne pas transpirer à la longue ' . Marie,
femme de Cléopas, sa parente, ne devait pas garder
non plus le silence . Quand , en l'an 47 , Paul monta
à Jérusalem, à la suite d'une vision, il y trouva
Jacques, le frère aîné du Seigneur, et l'auteur de l'é-
pître . L'histoire nous montre un autre frère de

neur et de ministère. La chose ne ferait pas question s'il n'y


avait ici des intérêts dogmatiques engagés. Math. X, 2 ; XVI ,
17-19. Luc V, 10 ; VIII , 45 ; IX , 32 ; XXII , 8. Act. I, 13 ,
15 ; II, 14, 38 ; III , 1 , 4 , 6 , 12 ; IV, 8 ; V, 2 , 3 , 29 ; VIII ,
14, 20 ; X, XI , XV, 6, 7. L'historien Eusèbe n'hésite pas à
l'appeler ὁ καρτερός , καὶ μέγας τῶν ἀποστόλων, τῶν λοιπῶν
άπάντшV πроńуорos. II, 14. Est-il nécessaire d'ajouter qu'à nos
yeux la primauté d'honneur n'emporte point la suprématie
de l'apôtre, ni celle du siége de Rome? Jean et Paul ont tra-
vaillé autant que Pierre , si, de son vivant, ils n'ont pas joui
d'un honneur égal dans la primitive église.
Luc II, 19.
2 Gal. I, 19. Ewald , Gesch. des apostolischen Zeitalters, Gœt-
tingen, 1868, pag. 221 et note 4.
84 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Jésus, Jude, survivant jusqu'au règne de Trajan ,


(99 ap . J.-C. ) et un de ses cousins germains, un
fils de Cléopas, Siméon, occupant jusqu'à un âge
fort avancé le siège de Jérusalem et subissant le
martyre sous Trajan ' . Le même Hégésippe , auteur
chrétien du IIe siècle, à qui nous devons ces dé-
tails, rapporte que d'autres collatéraux du Seigneur
furent cités devant Domitien ; et Julius Africanus ,
écrivain de la fin du IIe siècle , invoque le témoi-
gnage des proches (σvyyevɛïs) de Jésus relativement
à l'époque de la mort d'Hérode * .
N'oublions pas la multitude des disciples et amis

de Jésus. Que ne devaient pas avoir à raconter les


Lazare, les Marthe , les Marie , les Nicodème, les
Joseph d'Arimathée , les Marie - Madeleine , les
Jeanne, les Susanne ? Quel concert de témoi-
gnages précieux ne devaient pas offrir les récits des
soixante et dix disciples , dont plusieurs nous sont

Eus. Hist. eccl. , III, 32. - 2 Id. I, 7.


3 Une antique tradition, quelque peu légendaire, invoque`
aussi le témoignage de la femme cananéenne nommée Justa
et de sa fille que Jésus avait guérie, nommée Bérénice. Hom.
Eusèbe rap-
clém. , II , XIX ; III, LXXIII ; IV, 1 ; XIII , ví .
porte aussi une tradition relative à la femme guérie d'une
perte de sang.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 85

connus ! D'antiques traditions mentionnent, entre


autres, les noms de Barnabas ' , de Matthias, qui fut
promu au rang d'apôtre et qui vivait encore vers
l'an 80 ou 902 , de Joseph appelé Barsabas , sur-
nommé Juste , de Marc l'évangéliste, de Sosthène
le compagnon de saint Paul , de Zachée , de Phi-
lippe l'évangéliste et d'Aristion , disciple du Sei-
gneur, qui écrivit des commentaires sur les discours
du Maître 5 .

Sous l'empereur Adrien ( 117-138) , l'apologiste


Quadratus signalait la présence, au commencement
du IIe siècle , dans les rangs des chrétiens , de per-
sonnes guéries par le Seigneur Jésus, et même de
personnes ressuscitées par lui . Rien n'empêche, en

Clem. Alex. Opp. Fragmenta, pag. 73. Stromata, lib. II,


cap. XX, S 116. Comp. Clementis Romani Homiliae, édit.
Dressel , pag . 32.
2 Hofstede de Groot , ouvr. cité, pag. 5 .
9 Eus. Hist. eccl. , I, 12.
* Zachée joue un rôle important dans les Homélies clé-
mentines, où Pierre le désigne comme son successeur sur le
trône et dans la chaire de Christ. Faisons aussi grande que
possible la part de la légende ; il doit y avoir cependant dans
ce rôle attribué à Zachée comme un regain de tradition. Hom.
clèm. , III, LXIII-LXV.
5 Id. III, 39.
86 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

effet, de croire que la fille de Jaïrus , âgée de douze


ans à l'époque de sa résurrection ' , que le jeune
épileptique, que le fils du seigneur de la cour d'Hé-
rode , que plusieurs des enfants bénis par Jésus ou
de ceux qui avaient crié : Hosanna, dans le temple ,
ne vécussent encore à cette époque 2. Se représente-
t-on le crédit accordé probablement à ces épîtres
vivantes de Jésus-Christ, portant les marques visibles
de sa puissance et de sa charité ?
Et les cinq cents frères qui avaient vu le Seigneur
ressuscité , dont quelques-uns étaient morts, mais
dont la plupart étaient encore vivants vers l'an
555? Et les trois mille convertis de la première
Pentecôte pouvaient-ils avoir tous disparu vers la
fin du siècle ? A supposer que la plupart d'entre eux
eussent été emportés dans la grande tempête qui
se déchaîna contre Jérusalem vers l'an 70 , ne dut-
il pas en échapper quelques-uns qui s'enfuirent aux
montagnes ? Et ne pouvaient-ils pas rendre témoi-
gnage « des miracles, des merveilles et des prodi-

¹ Le plus ancien texte grec connu, celui du manuscrit du


Sinaï, porte ( Math . IX, 26 ) que la renommée de la jeune
fille (à phµn aúτñç ) se répandit dans toute la contrée.
2 Marc IX, 26 ; Jean IV, 49 ; Math . XXI , 15 .
3 I Cor. XV, 6.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 87

ges que Dieu avait faits au milieu d'eux par Jésus


le Nazarien, ce personnage approuvé de Dieu ? »
Pierre, en faisant allusion à ces faits , leur avait dit
le jour de la Pentecôte : « Vous savez aussi ces
choses¹ ! >>

A tous ces témoins oculaires il faut joindre des


témoins d'une autre classe , et non moins dignes
de foi, à commencer par l'apôtre Paul . « Je vous
déclare, écrit-il aux Galates, que l'évangile que j'ai
annoncé ne vient point de l'homme, car je ne l'ai
reçu ni appris d'aucun homme, mais je l'ai reçu par
la révélation de Jésus-Christª . » « N'ai-je pas vu Jé-
sus-Christ, notre Seigneur³ ? » Quand il parle de ce
qu'il a reçu, et reçu directement de Jésus , il parle
en homme qui sait ce qu'il dit, et qui témoigne de

1
Act. II, 22. Dans les Homélies clémentines, ouvrage
de la fin du IIe siècle, Clément, citoyen romain, païen de
naissance, raconte sa conversion à l'Evangile. La première
nouvelle qu'il aurait eue de l'apparition du Fils de Dieu en
Judée était associée au bruit de ses miracles . Pag. 26, édit.
Dressel. L'encadrement peut être fictif, mais certains détails
portent le cachet de la vérité, tel, par exemple, le retentissse-
ment des miracles de Jésus. On se dit : les choses ont bien
dû se passer de la sorte.
2 Gal. I, 12.
I Cor. X, I.
88 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

ce qu'il a vu . « Que chacun donc nous regarde


comme des serviteurs de Jésus- Christ et des dis-
pensateurs des mystères de Dieu ' . » La tradition
ou les traditions qu'il transmet à ses disciples sont
gravées pour lui sur des tables plus durables que le
marbre. Connaissance de tous les mystères, don
des langues, langues des hommes ou même des
anges , révélations, visions, extases, ce n'est pas de
cela qu'il se glorifie ; il ne veut connaître qu'une
chose, Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ; il ne
veut pas poser d'autre fondement que Jésus-Christ .
L'apôtre ne court pas à l'aventure ; son grand sa-
voir ne le met pas hors de sens . Une vie comme
la sienne est un sceau suffisant apposé à la certitude
de son témoignage . On ne se laisse pas dévorer par
le zèle de la maison de Dieu, et consumer par le

souci des églises , lorsqu'on n'a qu'un son incertain


à faire entendre³ . Aussi Paul conjure-t-il les croyants
de demeurer fidèles à ses instructions, il ne veut pas
qu'ils s'en écartent. « Corinthiens , je vous loue de
ce que vous vous souvenez de tout ce qui vient de

1 1 Cor. IV , I.
* Id. XIII , 1-3 ; 2 Cor. XII , 1 , 2 , 9 ; 1 Cor. III , 10-11 ;
IX, 26.
8 1 Cor. XIV, 8 ; 2 Cor. XI , 28.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 89

moi, et de ce que vous retenez mes instructions


telles que je vous les ai données '. »
Les apôtres avaient des collègues , des amis, des
compagnons d'armes dont ils faisaient comme d'au-
tres eux-mêmes. Ne pouvant aller partout, ils dé-
léguaient ces frères bien-aimés , l'honneur de l'église
et la gloire de Christ. Ne pouvant suffire à tous les
appels, ils leur dictaient ou leurs souvenirs du
passé , ou leurs recommandations du présent. Les
voix apostoliques se multipliaient, et la parole de
l'Evangile pouvait ainsi parvenir aux extrémités du
monde. Marc servait de secrétaire à Pierre * . Luc,
Silas, Apollos , Timothée , Tite, Epaphrodite pro-
pageaient les récits de la vie, de la mort et de la
résurrection de Jésus appris de la bouche de saint
Paul : « Je vous ai envoyé, écrit-il par exemple aux
Corinthiens, Timothée qui est mon fils bien-aimé
et fidèle en notre Seigneur ; il vous fera ressouve-

nir de mes voies en Christ, quant à la manière


dont j'enseigne partout, dans toutes les églises³. »
Au commencement du IIe siècle s'éteignait à Rome
un autre disciple de Paul, Clément, troisième évê-

4 I Cor. XI, 2.
3 1 Pierre V, 13. · Eus. Hist. eccl . , III , 39.
8 I Cor. IV , 17.
90 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

que de Rome, qui avait vu, au dire d'Irénée, les


bienheureux apôtres, avait conféré avec eux , avait
encore dans l'oreille le son de leur prédication et
devant les yeux le souvenir de leur tradition ' . A
Ephèse , en Asie , Jean le presbytre , héritier des sou-
venirs et de la pensée de Jean l'apôtre , son fils dans
la foi peut-être , soutenait la tradition apostolique,
et après s'être associé , pendant sa vie, au disciple
que Jésus aimait, n'était guère séparé de lui dans
sa mort. Leurs deux tombes attirèrent longtemps
un concours de pieux pèlerins ' . Ce qui frappe ,
lorsqu'on rapproche ces faits , ce n'est point la rareté
des sources où se puisait la connaissance de l'Evan-
gile du Seigneur Jésus- Christ , c'est plutôt l'abon-
dance extraordinaire des sources vivantes où les
chrétiens de l'an 100 après Jésus-Christ pouvaient
aller rafraîchir leurs espérances et leur foi . Les docu-
ments écrits ne devaient pas , ne pouvaient pas éga-
ler, supplanter encore ces voix d'apôtres , de dis-
ciples d'apôtres et de témoins oculaires qui faisaient
entendre les adieux du siècle de Jésus aux siècles
suivants.

1 Irenaei Adv. Hær. , III, 3 .


2 Eus. Hist. eccl. , III, 31 , 39 ; V, 24.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 91

II

La tradition dut acquérir dans l'église chrétienne


une valeur d'autant plus grande qu'elle ne fut pas
abandonnée à la merci des hommes et des choses .
On voit se dessiner très vite au premier siècle des
courants de tradition assez distincts . Le fameux
passage si exploité et si maltraité de saint Paul :
« L'un dit : Moi, je suis de Paul ; l'autre : Et moi,
d'Apollos ; un autre : Et moi, de Céphas (ou Pierre) ,
et un autre : Et moi, de Christ ' , » trahit déjà dans
les esprits une certaine tendance à se réclamer du
nom des apôtres . Il devait en être ainsi . Les gran-
des personnalités apostoliques s'élevaient comme
des colonnes et des appuis de la vérité , comme de
hauts monuments de la tradition évangélique .
Clément d'Alexandrie, une centaine d'années plus
tard, cite en particulier Pierre qui ne disparaît qu'en
l'an 67 , Jacques , le frère de Jean , mort en l'an 43
à Jérusalem sous le glaive d'Hérode , Jean et Paul² .
Les trois premiers auraient, d'après le même auteur,
1 I Cor. I, 12 .
Eus. Hist. eccl. , V, II .
92 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

été honorés par Jésus , après sa résurrection, de


communications particulières, ce qui n'a rien d'im-
probable, et ce qui concourrait à expliquer l'auto-
rité dont ils jouissaient' . Jacques, le fils de Zébédée ,
est remplacé plus tard par Jacques, le frère du Sei-
gneur, surnommé le Juste , dont saint Paul dit qu'il
est estimé colonne de l'église, conjointement avec
Pierre et Jean . Mais les figures centrales sont
Pierre, Paul et Jean... Entre ces trois apôtres , l'ac-
cord sur le fond de la tradition est complet . «
< Christ
est-il divisé ? » s'écrie Paul³ . « Il y a diversité de
ministères, mais il n'y a qu'un même Seigneur . »
Il m'est impossible, je l'avoue , de comprendre que
l'école critique ait prétendu fonder sur les décla-
rations de Paul dans l'épître aux Galates la distinc-
tion de partis tranchés et irréconciliables dans le
sein de la primitive église . Paul y affirme en tout
autant de termes qu'il monte à Jérusalem avec Bar-
nabas et Tite (c'était en l'an 47) , qu'il y confère
en particulier avec ceux qui sont en estime, dont

1 Clem. Alex. Fragmenta, pag. 73 .


2 Gal. II, 9.
8 I Cor. I, 13.
4 I Cor. XII, 5.
3
Caspari, ouvr. cité, pag. 42-43 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 93

e Pierre, Jacques et Jean , de peur qu'il ne coure, ou


qu'il n'ait couru en vain . Il dit que ces apôtres ne
lui ont rien communiqué de nouveau et qu'ils lui
donnent la main d'association , à Barnabas et à lui ' .
N'est-ce pas la preuve évidente de l'unité de la tra-
dition régnante ? Le même Jésus était prêché , les
mêmes miracles étaient racontés , le même ensei-
gnement était placé dans sa bouche, le même évan-
gile de la passion et de la résurrection était an-
noncé par Pierre, Jacques, Jean , Paul et Barnabas.
Sur quoi ils différaient, nous le dirons plus tard :
à nos yeux, sur un détail . Qu'il suffise de consta-
ter que, dès l'an 47, la tradition évangélique était
une avec la tradition apostolique , et méritait d'être
désormais désignée de ce nouveau nom .
S'il y eut sitôt des apôtres-centres , sentinelles
chargées de défendre la pure tradition contre la
rouille de l'oubli et la dent des loups ravissants , il
y eut aussi des églises- centres , des capitales de
l'histoire et de la pensée chrétienne . Ici , encore,
nous comptons trois de ces réservoirs chargés de
collecter les données éparses et de distribuer, à leur
tour, les eaux de la saine doctrine : Jérusalem ,
Rome, Ephèse .

¹ Gal. II, 9. Cf. Kurtz, Kirchengesch . , I , § 132.


94 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Jérusalem d'abord, la ville sainte, type de la cé-


leste cité . Une tradition postérieure rapporte qu'a-
près l'ascension du Sauveur, Pierre, Jacques et
Jean, les disciples préférés du Seigneur, abdiquant
toute pensée personnelle, se seraient concertés pour
instituer Jacques le Juste évêque de Jérusalem ' .
Rome, ensuite, la cité reine, comptait déjà , seize
ou dix-sept ans après la mort de Jésus, un si grand
nombre de chrétiens que de violentes disputes écla-
tèrent entre eux et les juifs incrédules . L'empereur
Claude fut obligé d'intervenir et expulsa tous les
juifs de Rome . Les nombreuses salutations de
Paul, vers la fin de son épître aux Romains, attes-
tent que le chiffre des chrétiens dans la capitale ne
tarda pas à redevenir considérable³ . D'après l'his-
torien Tacite on découvrit, sous Néron , une im-
mense multitude de chrétiens dans la ville . Mais
la gloire principale de l'église de Rome était d'avoir
été fondée et constituée par les deux apôtres Pierre
et Paul . Ces deux illustres témoins du Christ au-

' Clem . Alex. Fragm. , pag. 87. — Eus . Hist. eccl. , IX, 5 .
2 Act. XVIII , 2.
3 Hofstede de Groot, ouvr. cité, pag. 49-50.
4 Ann. , XV, 44.
5 Regesta Pontificorum Romanorum . - Irenæi Adv. Hær.,
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 95

raient même péri dans la grande persécution dirigée


contre les chrétiens par l'odieux Néron ; Paul aurait
eu la tête tranchée en 64, et Pierre aurait été mis
en croix, selon les uns, en 64, selon d'autres en
67 '. A l'appui de cette tradition , nous ferons re-

III, 3 . - Il n'est pas nécessaire de prendre à la lettre les ex-


pressions d'Irénée sur la part de Pierre dans la fondation de
l'église de Rome . L'évêque de Lyon aura entendu par là l'or-
ganisation , l'affermisseme de l'église . On sait , en effet , que
nt
Paul , à son arrivée à Rome , y trouve déjà des disciples du
Christ .
• Kurtz ( Handbuch der allgemein. Kirchengeschichte, S 35)
estime que la mort de Pierre, à Rome, sous Néron, ne peut
faire l'objet d'aucun doute. — · Ebrard ( Handbuch der christl.
Kirchen- und Dogmen-Gesch. , Erlangen 1865 , I, S 73) admet
aussi que Pierre a souffert le martyre à Rome. Wieseler
(Chronologie des apostol. Zeitalters, Gottingen 1848 , pag. 568)
se prononce catégoriquement en faveur d'un séjour de Pierre à
Rome couronné par le martyre. — Ewald de même, Gesch. des
apost. Zeitalters, pag . 619. — Néander aussi , Allgem. Gesch. der
christl. Religion u. Kirche, Hamburg 1826, I Band, erste Abth .
pag. 223. Gieseler, avec son calme accoutumé , se borne å
constater que, d'après d'anciens témoignages, Pierre aurait
subi le martyre à Rome. Lehrbuch der Kirchengeschichte, Bonn
1844 , I Band, erste Abth. , pag. 101 , note 5. Je ne cite là
que des protestants. - Il est vrai que le séjour de Pierre à
Rome ne peut pas se démontrer par les documents du Nou-
veau Testament. Mais l'église chrétienne de la seconde moi-
96 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

marquer que Paul, étant citoyen romain, ne pouvait


pas subir les supplices infamants de la croix ou des
bêtes féroces ' . S'il se vante quelque part d'avoir

tié du IIe siècle l'admet sans trace d'hésitation . Faut-il sup-


poser qu'à cent ans de distance des événements, la tradition
se serait fourvoyée, et sur un point qui devait tenir à cœur
aux églises, sur un fait accompli au centre même de la chré-
tienté, en cette ville de Rome, où affluaient toutes les reli-
gions, et d'où partaient tant d'évangélistes ? Selon la re-
marque très juste de l'Anglais Milman, la solution du débat
dépend de l'autorité accordée à la tradition. The history of
Christianity, London 1867 , I , pag. 463. A cet égard, nous ren-
voyons nos lecteurs aux considérations exposées dans notre
introduction . Aujourd'hui, l'opinion négative est surtout dé-
fendue par les écrivains de l'école rationaliste, les F.-C. Baur,
les Hase, les Weber et Holtzmann . Le chevalier de Rossi ,
l'infatigable et savant explorateur des catacombes romaines,
ne discute pas même le point, tellement il lui paraît établi.
On a découvert récemment dans cette Rome souterraine un
très beau médaillon de bronze, représentant saint Pierre et
saint Paul, et datant du second siècle, peut- être même du
premier ; les deux têtes ont le caractère de portraits . Les plus
anciennes traditions associent donc les deux apôtres dans leur
respect et leur attribuent une commune destinée. Comment,
à ce propos, ne pas s'étonner du scepticisme de la critique
dès qu'il s'agit de Pierre, tandis qu'elle accepte, les yeux fer-
més, la tradition relative à la mort de Paul ?
1 Friedlænder, ouvr. cité, II, pag. 103 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 97

combattu les bêtes à Ephèse , il faut entendre ces


mots dans un sens figuré¹ . Mais Pierre, en sa qua-
lité d'étranger et de juif méprisé , pouvait fort bien
être confondu avec les prêtres orientaux qui foison-
naient à Rome . Il n'y avait pas longtemps que , sous
Tibère, la peine de la croix venait d'être appliquée
à des prêtres d'Isis qui , sous prétexte de religion ,
avaient prêté les mains à une intrigue amoureuse ,
compromettante pour l'honneur d'une matrone ro-
maine 2.

Ephèse enfin, la capitale de toute l'Asie , la ca-


pitale, aussi , de l'idolâtrie , la ville réputée dans le
monde entier par son temple de Diane , possédait
une église fondée par l'apôtre des gentils , arrosée
de ses larmes , puis couvée par les tendres soins
de saint Jean qui y aurait terminé ses jours * .
On peut avancer hardiment que l'unité de ces
trois églises signifiait l'unité de l'église . Quand
Jérusalem, Rome et Ephèse ne faisaient entendre
qu'un son, on pouvait compter que ce son était le
véritable .

¹ Hausrath, Neutestamentliche Zeitgesch. , II, pag. 649.


2 Hausrath , ouvr. cité, pag. 85 .
3 Act . XX , 19.
Eus. Hist. eccl. , III , 21 , 23 ; V, 8. — 5§ Id . III , 37 .
7
98 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Il ne faudrait pourtant pas affecter d'ignorer qua-


tre autres églises qui jetèrent un vif éclat dans le
siècle apostolique, mais dont la gloire pâlissait de-
vant celle des trois précédentes . Nous voulons
parler d'Antioche, de Corinthe , de Césarée et d'A-
lexandrie . Antioche se réclamait des noms de Pierre
et de Paul ' , Corinthe aussi . Césarée avait vu sé-
journer dans ses murs ces deux mêmes apôtres³ .
Alexandrie, enfin , si elle n'avait pas reçu la visite
de Pierre et de Paul en personne , avait subi leur
influence par l'organe de Marc et de Barnabas 5 .
Sauf à Ephèse, où Pierre ne se montre pas et n'a
pas eu d'aboutissants , mais où il se fait représenter
par sa première épître adressée « aux élus étran-
gers et dispersés dans le Pont, la Galatie , la Cap-
padoce , l'Asie et la Bithynie , » sauf à Ephèse ,
disons-nous, partout, nous retrouvons , dans les
grandes églises du premier siècle , les traces de
Pierre et de Paul, des deux apôtres voyageurs . Et

1 Eus. Hist. eccl. , III , 36. - Act. XV, 28. Gal. II, II .
2 Id . II , 26. I Cor. III , 5 .
3
Act . X, 24-48 ; XXI , 8-16 ; XXIII , 33 , etc.
Eus. Hist. eccl. , II , 16, 24 .
5 Clem. Rom . Hom . , I , 9 , 13 , 15 , 16 ; II , 4 .
6 1 Pier. I, 1 ,
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 99

l'on a beau dire, leur accord nous frappe partout


beaucoup plus que leurs dissentiments . L'histoire
qui les associe constamment mentionne à peine
de légères différences entre eux ; ce silence ne vaut-
. Jean , lui, fait classe à part :
il pas une preuve ?…………
si l'aigle de Patmos couvre de ses ailes de moins
vastes espaces, il s'élève plus haut dans le ciel et
contemple de plus près , dans son éternelle vérité ,
la tradition qu'il rapporte de concert avec ses collè-
gues dans l'apostolat .
L'on n'a pas assez apprécié , nous paraît- il , les ca-
talogues d'évêques de ces sept églises et de quelques
autres siéges moins importants , si consciencieu-
sement donnés par l'historien Eusèbe au IIIe siècle
de notre ère . Non - seulement Eusèbe cite les

noms et l'ordre de succession des évêques , mais


encore, pour les sièges les plus distingués , il men-
tionne la durée exacte de l'épiscopat des titulaires.
Il déclare avoir fourni la liste des successions d'é-
vêques, depuis la naissance du Sauveur jusqu'à la
destruction des maisons de prière sous Dioclétien ,

pendant un laps de 305 ans¹ . Un écrivain moderne,


de l'école critique , M. A. Maury, tout en reprochant
à Eusèbe d'être plus théologien qu'historien , et de
1 Eus. Hist. eccl., VII, 32 ; VIII , πроoíμov.
100 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

manquer des qualités essentielles pour écrire l'his-


toire du christianisme ' , rend justice aux lumières
et à la sincérité de l'évêque de Césarée . Il lui sait
gré d'avoir rapporté un si petit nombre de légen-
des² . « La grande sobriété qu'apporte Eusèbe à
mentionner les traditions orales témoigne du désir
qu'il a de ne rien avancer que d'exact sur les pre-
miers temps apostoliques auxquels elles se rappor-
tent³ . » C'est un historien qui ne marche qu'armé
de pièces justificatives ; il cite quantité d'actes offi-
ciels . «< En général, pour le fond , les documents du
IIe siècle qu'il cite doivent inspirer toute confiance ,
puisque, à dater de cette époque, la société chré-
tienne eut des traditions suivies et les communautés
des archives * . » Il a puisé dans vingt- neuf ouvrages
d'auteurs païens ou juifs et de Pères de l'église , et ,
à deux faits près , ses citations sont exactes 5. La
plupart du temps il donne les indications les plus
minutieuses relativement aux sources qu'il a con-

sultées . Il dit quelque part qu'il a puisé ses infor-


mations relativement aux catalogues des évêques

• A. Maury, Croyances et légendes de l'antiquité, seconde édi-


tion, Paris 1863 , pag. 283. 2 Id. pag. 266, 267. ― $ Id.
g 2
pa . 28 . 4 Id. pag . 271 . - 5 Id. pag. 272, 273 .
6
Heinichen , Commentarii in Eus. Hist. eccl. , pag. 40.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 101

dans les archives des églises ou dans les bibliothèques


ouvertes de son temps . Ainsi , il a profité de la bi-
bliothèque d'Aelia, nom païen donné à Jérusalem
par l'empereur Adrien ' . Certes, ce n'était pas là ,
à la source mère, que l'on devait laisser s'accumuler
des documents apocryphes . Il a eu aussi à sa dispo-
sition, à Césarée même , la bibliothèque de son
maître Pamphile ' , dont saint Jérôme profitait lar-
gement cinquante ans plus tard , et qui ne périt
qu'au milieu du VIIe siècle . Il ne craignait pas de
se déplacer, d'aller sur les lieux mêmes consulter
les témoins ou les témoignages écrits .
Si le caractère et les procédés de l'homme ne
nous rassuraient pas déjà , ne serait - il pas infi-
niment vraisemblable que, sur l'article qui nous
occupe, les catalogues d'évêques , Eusèbe aurait
droit à notre confiance implicite ? Qu'on se rappelle
ce que nous avons dit du respect religieux des an-
ciens pour leurs annales. Les archives étaient chose
sacrée et existaient dans toutes les villes de l'empire
romain . Nous voyons, aux Indes, dans les cou-
vents bouddhistes, les religieux conserver le sou-

' Eus . Hist. eccl. , VI , 1 , 2 . 2 Id . 32.


3 Heinichen, ouvr. cité, pag. 24, 25. Nouveau traité de
diplomatique, par deux religieux bénédictins , I , pag. 91 , 423 .
102 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

venir de leurs abbés ou de leurs plus célèbres doc-


teurs par des tablettes de pierre érigées en leur
mémoire dans les cloîtres ' . On sait, d'autre part,
que les églises les plus distinguées de la primitive
chrétienté, celles qui s'intitulaient apostoliques ,
conservaient avec le plus grand soin dans leurs
archives la liste de leurs évêques , inscrivant leurs
noms et le jour de leur mort sur des diptyches² ,
ou tablettes d'ivoire . Et nous éprouverions quel-
que scrupule à accepter comme authentiques, et
dignes de toute foi, les catalogues transmis par Eu-
sèbe ! C'est comme si, dans 1600 ans , nos descen-
dants se faisaient scrupule d'accepter les listes des
pasteurs et professeurs de l'église de Genève rele-
vées de nos jours par feu M. Archinard dans sa
Genève ecclésiastique, sous prétexte que le compilateur
1
Koeppen, ouvr. citė, pag: 206 , note.
2 Heinichen, ouvr. cité, pag. 204. ― Mémorial diplomati-
que, I, pag. 453. Nos recherches personnelles nous avaient
conduit à ces conclusions. Nous les avons trouvées confir-
mées dans l'ouvrage du comte Desbassayns de Richemont ,
Les nouvelles études sur les catacombes romaines, Paris 1870,
pag. 134, etc. « On ne se rend pas bien compte du degré
d'importance qu'on attachait, dans les premiers siècles , aux
tombeaux des évêques de chaque église. Ces groupes sacrés
et authentiques n'étaient pas seulement des monuments
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 103

de cette brochure aurait vécu deux à trois cents ans


après les premiers ecclésiastiques énumérés¹ !
On voit donc , d'après Eusèbe , que les églises
primitives conservaient religieusement la mémoire
de leurs conducteurs spirituels. Dans l'intérêt de
leur foi et de la pure doctrine , elles attachaient la
plus grande importance à prouver qu'elles descen-
daient en ligne directe des apôtres ou de leurs re-
présentants . Eusèbe ne s'en cache pas : la succes-

d'histoire , c'étaient les titres vénérés de l'apostolicité ou de


l'orthodoxie des églises , et sous ce rapport ils s'élevaient au
rang d'affirmations dogmatiques . On croyait voir se dresser
du fond de ces sépulcres la doctrine et la tradition des apô-
tres, et le fait seul de leur présence avait, pour ainsi dire, la
puissance d'une démonstration . Aussi mettait-on un soin ja-
loux à les conserver intacts ; c'était avec la chaire épisco-
pale, à la fois une relique du passé et une garantie de l'avenir.
Souvent, afin de donner au monument toute sa valeur , afin
de le présenter aux yeux comme à l'esprit avec sa significa-
tion entière, on réunissait les tombeaux en un même lieu au-
tour des restes du premier évêque. » Comp. Eus. Hist. eccl. ,
II , 25 ; III , 1 , 31 , 39 ; V, 24 , où il est parlé avec emphase
des sépulcres de Pierre, de Paul, de Jean, de Philippe et de
ses filles les prophétesses , et III , 25 , où il est fait mention
de la chaire de Jacques, le frère du Seigneur, premier évêque
de Jérusalem .
' A. Archinard, Genève ecclésiastique , 1861 .
104 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

sion épiscopale sert, suivant lui , de garantie à la


fidélité de la tradition , et il a raison . Il s'excuse, à
l'occasion du siège de Jérusalem , de n'avoir pas pu
obtenir l'indication précise de la durée des épisco-
pats ; il sait les noms , mais c'est tout ; il en conclut
que les évêques de cette ville doivent s'être suc-
cédé à de courts intervalles depuis le commence-
ment du IIe siècle, époque très agitée , jusqu'à la
seconde prise de Jérusalem en 132 sous Adrien ' .
On peut donc se fier d'autant plus sûrement à lui ,
lorsqu'il nous montre ce siège occupé seulement
par deux titulaires, Jacques le juste et Siméon, pen-
dant toute la fin du premier siècle . Il est digne de
remarque qu'entre l'an 90 et l'an 100 , Jérusalem,
Ephèse et Rome avaient simultanément pour évê-
ques respectifs Siméon , le cousin du Seigneur ,
Jean, son disciple bien-aimé , et Clément, disciple
de saint Paul . Dans ces conditions, était-il pro-

1 Eus. Hist. eccl. , IV, 5 .


2 Il existe, dira-t-on, plus d'un catalogue des évêques de
Rome, Eusèbe lui-même en donne deux . Sans doute, mais
sur les deux il en est un qui a un caractère officiel évident,
et qui provient de première source. C'est le même qui se
trouve déjà dans Irénée , lib. III , cap. 3. Un auteur de l'é-
cole critique, R.-A. Lipsius , constate qu'au IVe siècle de no-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 105

bable que la tradition s'égarât ? n'avait-elle pas, au

tre ère il existait cinq catalogues des papes de Rome, et que


celui de l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe mérite la préférence.
Die Papstverzeichnisse des Eusebius, Kiel 1868 ; et dans un
écrit publié en 1869 , sous le titre de Chronologie der ræmischen
Bischofe, le même auteur, déployant une rare érudition , dresse
une liste des évêques de Rome qui concorde de tout point
avec celles d'Irénée et d'Eusèbe . En voici le commencement :
Linus , Anencletus , Clément , Euareste , Alexandre , Xyste
(124-126) , etc. Observons la prépondérance des noms grecs
soulignés, elle dénote l'influence dominante de l'élément
grec, une certaine dépendance de l'église de Rome vis- à-vis
de l'église d'Orient ou d'Asie , et cela jusqu'à la fin du
IIe siècle . Pendant les trois premiers siècles, le grec est à
Rome la langue officielle de l'église, comme le prouve l'i-
diome employé sur les épitaphes des pontifes. Desbassayns de
Richemont, ouvr. cité, pag. 144. Les fouilles poursuivies
dans les catacombes par le chevalier de Rossi confirment ce
que nous disons dans le texte de la précision chronologique
des premiers chrétiens. Les corps des saints et surtout ceux
des évêques étaient déposés en lieu sûr ; on se montrait, on
visitait leurs tombeaux . Combien plus savait-on la date
exacte de leur mort et la durée des épiscopats ! Citons, sur
l'autorité de M. de Rossi, un exemple des habitudes de rigueur
historique qui prévalaient à Rome dans les cercles chrétiens.
En comparant deux listes de noms allant de la fin du IIe siè-
cle jusqu'au milieu du IV , et empruntées, l'une à des sources
civiles, l'autre à des sources chrétiennes, mais appartenant à
une même famille , il a constaté un parfait accord entre ces
106 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

contraire, toute chance , si elle déviait sur quelques


deux listes ; il s'agit, dans l'une et l'autre, de la famille sé-
natoriale des Cæcilii Maximi Fausti , dont sainte Cécile faisait
partie. Id. pag. 88, 89. On est confondu des trésors de pa-
tience, d'érudition et de génie dépensés dans ces recherches
par cet admirable explorateur, aidé de son frère. Il a invoqué,
à l'appui de ses conclusions, les dispositions de la maçonne-
rie, les marques et les noms dont les briques portent l'estam-
pille, la nature et la teinte des enduits, le mode d'exécution
et le style artistique des peintures, le choix et l'interprétation
des sujets, l'emploi des stucs ou des mosaïques , l'usage des
tombeaux de marbre, de terre cuite, et des loculi, taillés dans
le tuf, l'épigraphie dans toutes ses branches, la langue, le
style, les symboles, la nomenclature, la paléographie des ins-
criptions. Son frère a ajouté une étude minutieuse et logique
des escaliers, des niveaux , des portes de communication, qui
permet de reconnaître les périodes successives de l'excavation
souterraine. On a établi qu'à telle phase d'architecture cor-
respond telle forme, absente dans celles qui précèdent, et l'on
est arrivé à pouvoir classer selon l'ordre des temps , de la
manière la plus exacte, tous les groupes des monuments an-
tiques. Id. pag. 112-116. Nous renvoyons , pour plus de
détails , à l'ouvrage de M. Desbassayns , dont le chevalier
G.-B. de Rossi dit, dans une lettre du 29 janvier 1870, pla-
cée en tête du livre, qu'il félicite le public de trouver dans ces
pages un tableau à peu près complet des principaux résultats
de ses recherches. On jugera de la valeur de ces travaux, sur
le témoignage suivant rendu par notre savant compatriote,
M. le professeur Chastel. « Pour faire réellement profiter la
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 107

points, d'être avantageusement corrigée ' . Les égli-


ses étaient en correspondance , leurs chefs étaient
amis, et presque parents. Clément Romain adresse
une épître aux Corinthiens . Ignace d'Antioche
écrit aux diverses églises qu'il a parcourues, et dont
plusieurs lui ont envoyé des délégués . Apprenant
à Troas que son départ a fait cesser la persécution
dirigée contre les chrétiens d'Antioche , il engage
les Smyrniens, les Philadelphiens à envoyer des dé-
putés en Syrie pour féliciter l'église du retour de
la paix . Des chrétiens de Syrie l'ont précédé à
Rome . Les Ephésiens et les Smyrniens le font ac-
compagner par un des leurs¹ . Ce sont là, sans doute,

science du précieux et presque inépuisable trésor des cata-


combes, il fallait un archéologue qui, à la consciencieuse
exactitude, à l'ardeur infatigable du P. Bosio, joignît l'éru-
dition, le sens critique surtout, capables de tirer de ces dé-
couvertes de fécondes et lumineuses inductions. Ce savant
s'est heureusement trouvé dans la personne du chevalier de
Rossi. » Les catacombes et les inscriptions chrétiennes de l'an-
cienne Rome, Genève 1867, pag. 16 .
1 Eus. Hist. eccl. , III , 32, 34 ; IV , 28.
2 Id. III , 16 , 38 ; IV, 22 , 23 ; V, 7 ; VI , 13 .
3 Patrum Apostolicorum Opera , edit . Dressel , Lipsiæ 1863 ,
Ignatii Ep. ad Rom . , X.
Id. Ep. ad Philadelph. , XI.
108 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

des faits qui empiètent déjà sur le second siècle :


mais, à leur date , ils ne constituaient pas une nou-
veauté ; ils dénotaient un mode de vivre, des usages
dont l'origine remonte très haut dans le premier
siècle . Les Actes des apôtres et les épîtres de saint
Paul offrent déjà le spectacle de fréquentes com-
munications , de consultations mutuelles, d'échan-
ges de bons offices entre les églises¹ . On se con-
naissait donc d'église à église, d'évêque à évêque ,
de conseil presbytéral à conseil presbytéral , et
l'unité de la foi et des mœurs devait être l'objet
principal des correspondances .

III

L'unité de la tradition apostolique ressort, d'ail-


leurs, de l'espèce d'anonyme que gardent la plupart
des écrivains sacrés du Ier siècle . Les récits qu'ils
font sont soumis à l'approbation des églises ; celles-
ci vérifient la fidélité de ces écrits et s'approprient
purement et simplement ceux qui émanent des
sources les plus sûres , pour leur attribuer presque
immédiatement un caractère liturgique ; il n'est pas

¹ 1 Cor. XVI, 1 , 3 , 19 ; 2 Cor . VIII , 1-5 ; IX, 1-5 .


PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 109

laissé à l'arbitre des rédacteurs de ces mémoires


d'imposer ou non à leurs lecteurs le souci de leur
personnalité. Certains évangiles s'intituleront selon
Matthieu, selon Marc, etc. , et ne porteront pas de
nom d'auteur proprement dit. Et même le princi-
pal contributeur, Pierre ' , ne paraît pas du tout, il
n'élève point de prétentions équivalentes à sa part
afférente , il s'efface . A l'instar de Pierre , de celui
que l'évangile selon Matthieu désigne comme le
premier des douze³ , les divers évangélistes vont
s'effacer, donner à leurs mémoires de Jésus-Christ
le caractère le moins personnel possible . Il faudra

1 Grau, ouvr. cité, I , 90-93 .


2 Une étude attentive des Clémentines, cet écrit apocryphe
déjà mentionné, révèle de nombreuses allusions à la manière
dont s'étaient recueillies, à l'origine de l'église, et peut-être
à Rome même, les prédications de Pierre. La tradition est
déjà si forte à la fin du IIe siècle, qu'elle prête à la contre-
façon. Marc avait rédigé les prédications de Pierre, la chose
était constatée. L'auteur des Clémentines en profite pour
placer dans la bouche de l'apôtre une série de nouvelles pré-
dications qu'on aurait recueillies de même, et que Pierre re-
commanderait à la méditation des fidèles. Une correspondance
se serait même échangée à cet égard entre Pierre et Clément,
d'une part, et Jacques, évêque de Jérusalem, de l'autre.
3 Πρῶτος Σίμων ὁ λεγόμενος Πέτρος . Math . Χ, 2 .
110 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

creuser profond , déblayer le terrain avant de décou-


vrir l'individualité des auteurs . Jean lui-même ,
tout en se désignant clairement, éprouvera un scru-
pule touchant à se nommer en toutes lettres ; il ne
voudra pas qu'on le voie dans une autre attitude
que penché sur le sein de son Maître ; il se cache à
l'ombre de la grande figure, ou mieux, il en montre
la gloire, et se perd lui-même dans son éclat ' .
C'est sous la lente pression des circonstances que
la tradition devait perdre sa première forme flot-
tante, et revêtir la forme actuelle d'évangiles écrits ,
passer de l'état de documents épars à celui de com-
positions méthodiques, se proposant un but, et y
tendant par le détail et par l'ensemble . Il a dû,
selon toute vraisemblance , se produire d'abord un
premier texte officiel, un embryon d'évangile , si
l'on veut, racontant à très grands traits la vie du
Sauveur, et insistant sur le drame de la passion ,
plus particulièrement sur l'épisode de l'institution
de la sainte cène . Saint Paul aurait probablement
eu entre les mains un document de ce genre, avant
d'entreprendre ses tournées d'évangélisation³ . Moins

Ewald, Apostol. Zeitalter, pag. 445 , note.


" Godet, ouvr. cité , I , pag. 55 .
3 Grau, ouvr. cité, I, pag. 78-80.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS III

complet même que l'évangile selon Marc, cet écrit


aurait constitué ce fondement, qui seul peut être
posé et qui se résume dans le nom et la personne
de Jésus-Christ, et de Jésus-Christ crucifié . Peut-
être l'apôtre déposait-il un exemplaire de cet abrégé
de la tradition dans chacune des églises nouvelles
qu'il fondait¹ . Que, d'une église à l'autre, cet
évangile offrît de légères différences , c'est possible,
c'est même plus que probable .
Papias, évêque d'Hierapolis du IIe siècle, n'aurait
pas expressément mentionné les sentences ( óya)
de saint Matthieu , que nous aurions pu soupçon-
ner l'existence , dès les premières années de l'église ,
d'un recueil contenant le sommaire des discours

du Seigneur ou les passages les plus frappants ³ .


Nos pressentiments se confirment ici . C'était sans
doute sur le contenu de ce recueil qu'Aristion avait,

1
Ewald, Apostol. Zeitalter, pag. 383 et note 1 ; pag . 418 ,
note I ; pag. 422 , note 3. -- Quarterly Review , vol . CXIII ,
pag. 118.
2 Eus. Hist. eccl., III , 39. - Tischendorf, A quelle époque
nos évangiles ont-ils été composés ? trad . de L. Durand, Paris
1866, pag . 35 . Tischendorf lui-même renvoie à Bleek,
Einleitung in das neue Testament, pag. 109 .
3
Grau, ouvr. cité, pag. 173-176 , 226.
I 12 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

dès le siècle apostolique, composé ses commen-


taires¹ (dynes ) . Nous savons par saint Luc
que bon nombre de gens avant lui avaient tenté de
rédiger leurs souvenirs ou de fixer la tradition . Mais
ces récits n'étaient pas coordonnés , on n'avait pas
toujours choisi les meilleurs matériaux, et personne
n'avait entrepris de remonter au commencement
des événements et de les retracer d'après un plan
rigoureusement méthodique .
Transportons-nous au Ier siècle , entre l'an 60 et
l'an 70. Les plus anciennes données placent le ber-
ceau de la littérature évangélique proprement dite
à Rome, dans un centre païen , sur un théâtre éloi-
gné des faits . A l'ouïe des prédications de Pierre ,
ses auditeurs d'entre les gentils auraient éprouvé
le désir bien naturel de posséder sous une forme
portative et durable le récit des grandes merveilles
de Dieu . Pierre y aurait accédé , et telle serait l'ori-
gine de l'évangile selon Marc² . Mon propos n'étant
pas d'aborder maintenant de front l'étude des qua-
tre évangiles, je ne discute pas ces données , je me

1 Eus. Hist. eccl. , III, 39 .


2 Clem . Alex. Fragmenta , pag. 56, 73 , 87-89. Eus .
Hist. eccl. , I , 6 ; II , 15 ; III, 24, 39. ― Grau, ouvr. cité, I ,
pag. 180.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 113

borne à recueillir la tradition ' . Toujours est-il que


l'évangile de Marc laisse entrevoir, à certains indi-
ces , un cercle de lecteurs romains et d'origine
païenne . Marc précéderait donc dans l'ordre des
temps les trois autres évangiles, sans en excepter
Matthieu . Saisissons cette occasion de rappeler que

l'ordre de pagination de nos saints livres ne cor-


respond point à l'ordre de leur apparition succes-
sive. L'ordre des matières lui-même ne correspond
pas à l'ordre chronologique . Les quatre évangiles
qui figurent en tête du Nouveau Testament ne sont
point les livres les plus anciens du recueil . Quoi-
qu'ils racontent la vie de Jésus , ils ne sont point
antérieurs à telles épîtres de saint Paul, et l'évangile

1 Voir l'avant-propos.
2 Comp. Marc XII , 42 ; VII , 3 , 4. Ewald croit que Marc
appartenait à une famille originaire de Rome. Apostol. Zeit-
alter, pag. 445 .
³ Un volume de sermons de Newman, publié à Londres
en 1869, sous le titre de : Sermons sur des sujets actuels, ren-
ferme des discours de date différente, mais le premier du livre
porte la date du 23 janvier 1842 , tandis que le onzième porte
celle du 22 mai 1831. - M. Victor Cousin a publié des étu-
des sur les femmes distinguées du temps de la Fronde, et
d'autres sur la philosophie du XVIIIe siècle. Ce serait une
erreur de croire celles-ci de composition postérieure à celles-là.
8
114 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de Jean est loin d'avoir précédé le livre des Actes .


Il faudrait donc, pour observer le rang d'âge, classer
les livres du Nouveau Testament d'après un ordre
tout nouveau ' .

Nous avons donné à Marc la priorité sur Mat-


thieu . A dire vrai, la question est difficile à trancher .
L'évangile selon Matthieu doit dater de la même
époque que celui de Marc . Pressé de définir nette-
ment les rapports de la nouvelle loi avec l'ancienne,
l'apôtre revendique pour Jésus la qualité de Christ
ou Messie, il rédige son évangile à l'adresse des
chrétiens de sang juif, et cela, tandis que Jacques, le
frère du Seigneur, réside à Jérusalem et y exerce
un légitime contrôle . Il s'adosse donc à la tradition
apostolique.

¹ Je donne ici, comme exemple et sans prétendre l'adopter,


l'ordre proposé par Ebrard : 1 ) Evangile araméen selon saint
Matthieu. 2) Epîtres aux Thessaloniciens , 51-54 apr. J.-C.
3) Epître aux Galates, 55. 4) Epîtres à Tite, aux Corinthiens ,
Ire à Timothée , 57. 5) Epître aux Romains , 58. 6) Epîtres à
Philémon, aux Colossiens, aux Ephésiens , aux Philippiens,
61. 7 ) Evangile selon saint Luc et Actes des apôtres, se-
conde épître à Timothée, première épître de Pierre, 61-64.
8) Evangile selon saint Marc, 64. 9) Evangile grec selon
saint Matthieu. 10) Evangile selon saint Jean, première épî-
tre de Jean, Apocalypse, 95-96 .
? Ebrard pense que cet évangile a été d'abord écrit en ara-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 115

De son côté, le compagnon d'armes et de voyage


de Paul, Luc le médecin, natif d'Antioche , après
s'être entouré de toutes les lumières possibles , com-
pose, pièces en mains, et d'après les inspirations de
l'apôtre des gentils , l'évangile de Paul , l'évangile
de la grâce de Dieu , conforme sans doute à ce type
d'instruction que l'apôtre appelait son évangile¹ .
Si la forme n'est pas de Paul , le fond est bien
de lui ".
Nous ne discutons pas la question de l'origine
et des rapports mutuels des synoptiques, en d'au-
C tres termes , des trois premiers évangiles, ainsi ap-
pelés à cause du parallélisme de leurs récits . La
3 ·
question est presque inextricable ³ ..... Si l'on veut
tenir compte des développements précédents, de
l'unité, de la vigueur et de la précision de la tra-

méen dans l'intervalle de 51 à 64 , et que notre évangile ac-


tuel n'en est que la traduction grecque. Wissenschaftliche Kri-
tik der evangelischen Geschichte , dritte Aufl . , Frankfurt 1868,
pag. 979, 980, 997, 998. Comp. Strauss, Leben Jesu, 1864,
pag. 48-50 .
' I Thes. I , 5 ; 2 Thes. II , 14 ; 2 Tim . II , 8 .
2 Eus. Hist. eccl. , II , 22 ; III , 4, 24.
" On peut s'en faire une idée en considérant le tableau des
diverses hypothèses, donné par O.-R. Hertwig. Tabellen zur
Einleitung ins neue Testament , vierte Ausgabe , besorgt von
H. Weingarten, Berlin 1872 , pag. 36 , 37.
116 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

dition apostolique, le problème sera sinon résolu ,


du moins éclairci . Les prédications, les récits plon-
geaient par leurs racines dans un fond commun,
dans le riche terrain de la tradition . Jésus n'avait
rien écrit ; mais il prévoyait pour sa doctrine la
conquête du monde ; il avait aussi pressenti, et for-
mellement prédit que ses paroles ne passeraient
point, que ce qui le concernait serait répété par
toute la terre, qu'il reviendrait auprès des siens et
serait éternellement avec eux ¹ . Comment ces cho-
ses devaient-elles s'accomplir ? Nous le voyons :
par la formation d'une tradition dont les apôtres
étaient les porteurs et les garants inspirés. Il n'y
avait donc qu'à recueillir la tradition flottante , de la
bouche d'un apôtre ou sous l'œil d'un apôtre, pour
obtenir un évangile écrit. Mais la tradition orale ne
se laisse pas emprisonner pour cela ; elle sera , à
l'avenir, plus sûre d'elle-même, c'est possible ; elle
n'en suit pas moins sa destinée . La parole de Dieu
court, l'évangile éternel vole à travers le monde , les
synoptiques n'ont pas épuisé la veine primitive . On
le verra bien, à la fin du siècle , quand Jean pren-
dra la plume pour écrire son évangile , ce chant du

¹ Math. XXIV, 35 ; XXVI, 13 ; XXVIII , 19 , 20.


PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 117

cygne du collège apostolique : ses pages renfer-


meront maint récit, maint discours du Seigneur
qu'aucun de ses devanciers ne s'était approprié . On
le voit aussi à l'omission , volontaire ou involontaire
de la part de Luc, de cette parole de Jésus : « Il y a
plus de bonheur à donner qu'à recevoir . » Paul la
rappelle, en 58 , dans son discours d'adieu aux pas-
teurs d'Ephèse ' ; il l'introduit en disant : « Il faut se
souvenir des paroles ( λóyo ) de Jésus-Christ , et
qu'il a dit lui-même... » L'apôtre missionnaire dis-
tinguait donc entre ses enseignements personnels et
ceux de Jésus-Christ ; c'était sur ceux-ci qu'il fon-
dait les premiers . Quelles que fussent la diligence
et la pieuse attention des scribes de la nouvelle
économie à recueillir les œuvres et les paroles du
Maître, ce n'étaient en définitive que des morceaux

choisis qu'ils offraient aux églises ! Que de miettes


précieuses , que de riches débris, quels fragments
d'histoire ne se perdait-il pas, et que ne donne-
rions-nous pas pour ouïr de nos oreilles les témoins
oculaires de la vie de Jésus, ses compagnons et ses

envoyés !

' Act . XX , 35.


118 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

IV

Sur ces entrefaites, des ferments de discorde et


de dissolution s'étaient manifestés dans les églises.
Ce n'était point que celles-ci hésitassent sur la te-
neur de leur foi , fussent aux prises les unes avec
les autres . Non , il s'agissait plutôt d'un ennemi du
dehors , commun à toutes les églises indistincte-
ment, et dont le triomphe eût été la mort même du
christianisme . Mieux valaient peut-être pour l'église

apostolique les fureurs ouvertes des populaces, les


persécutions sanglantes des empereurs que les bai-
sers de certains faux amis, que les avances , les
hommages et les tendresses de l'hérésie . Jamais le
christianisme n'a couru de plus sérieux dangers que
ceux auxquels l'exposèrent, dès le berceau , les ca-
resses d'une perfide philosophie . A peine l'Evangile
avait-il donné preuve de vie , et commencé à étendre
sur le monde civilisé sa sainte influence, que les
jaloux et les envieux , les amateurs de nouveau-
tés , les curieux de la pensée se précipitèrent sur
ui, et cherchèrent à l'accaparer. Juifs et gentils,
sectaires et philosophes, chacun de courtiser la
puissance nouvelle ; chacun voulait faire du moins
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 119

connaissance plus intime avec elle , et lui emprunter,


lui arracher, au besoin, le secret de sa force . Les
grandes inventions appellent toujours la contrefa-
çon,.. et les grandes figures attirent des essaims de
faux bourdons . Les premiers apôtres itinérants ,
Pierre et Philippe , sont, dès leurs premiers pas,
circonvenus à Samarie par Simon le Mage ' . Paul
rencontre, à Corinthe, entre l'an 50 et 60 , des pré-
tentions de science supérieure , de spiritualisme ou-
tré : on se raille de sa pauvre apparence , de sa pa-
role sans fard, de sa dialectique sans apprêt ; on
cherche à miner le terrain sous ses pas, dans cette
Grèce , patrie de la subtilité et du sophisme . Quand
il prend congé des pasteurs d'Ephèse , dans cet admi-
rable discours rapporté au chapitre XXe des Actes ,
il les avertit qu'il sortira du milieu d'eux des hom-
mes qui annonceront des doctrines corrompues³ ;
il prend ces adversaires plus ouvertement à partie
dans l'épître aux Colossiens : « Que nul, écrit-il aux
fidèles, ne vous pousse, sous couleur d'humilité , à
rendre un culte aux anges : ces gens sont follement
enflés par leurs idées charnelles, s'embarquent dans

¹ Act. VIII , 9.
2 I Cor. II , 1-4 ; VIII , 1 ; 2 Cor. X, 7-10.
8 Act . XX , 30 .
120 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

des rêveries , et ne s'attachent pas au Chef ' . » Les


symptômes s'aggravent à mesure que la doctrine
chrétienne se popularise . Les épîtres pastorales de
Paul à Timothée et à Tite, les sept petites épîtres
contenues aux chapitres IIIe et IVe de l'Apocalypse ,
les épîtres de Jean , la première surtout, signalent
le danger croissant, et dénoncent les auteurs de ces
doctrines pernicieuses . « Conserve, écrit Paul à Ti-
mothée, le dépôt qui t'a été confié, évitant les ba-
vardages profanes et les controverses d'une science
faussement ainsi nommée : c'est pour en avoir

fait profession que quelques-uns se sont éloignés


de la foi... Tels sont, entre autres, Hyménée et
Philète, qui se sont éloignés de la vérité en soute-
nant que la résurrection a déjà eu lieu , et qui détrui-
sent la foi de quelques personnes ..... Quant aux
questions folles, aux généalogies , aux querelles et
aux disputes sur la Loi , Tite , mon fils, évite-les ;
elles sont inutiles et vaines . Repousse l'hérétique,
après lui avoir adressé un premier et un second
avertissement, sachant qu'un tel homme est perverti
et qu'il pèche, en ayant lui-même le sentiment de
sa condamnation . » Que dit encore saint Jean dans
1 Col. II, 18, 19.
21 Tim. VI, 20, 21 ; 2 Tim. II, 17 , 18 ; Tite III , 9-11 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 121

son épître ? « Il y a maintenant un grand nombre


d'antechrists ; ils sont sortis du milieu de nous ,
mais ils n'étaient pas des nôtres... Qui est menteur,
sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ?... Pour
vous, que ce que vous avez entendu dès le com-
mencement demeure en vous... Ne vous fiez pas à

tout esprit, mais éprouvez les esprits , pour voir


s'ils viennent de Dieu , car beaucoup de faux pro-
phètes ont paru dans le monde. Vous reconnaîtrez
l'Esprit de Dieu à ceci : tout esprit qui confesse
Jésus-Christ venu en chair, vient de Dieu : mais
tout esprit qui ne confesse pas ce Jésus, ne vient
pas de Dieu : c'est là l'esprit de l'antechrist.... Ce
Jésus est bien celui qui est venu en passant par l'eau
et par le sang, non par l'eau seulement, mais par
l'eau et par le sang, Jésus le Christ ' . »
Ces faux docteurs , ces faux prophètes , ces faux
frères, s'en prenaient d'abord à la doctrine chré-
tienne ; ou plutôt , aux grands faits historiques sur
· lesquels repose la foi chrétienne , ils substituaient
de pures idées. Sous les faits ils discernaient des vé-
rités inaccessibles au commun des mortels ; seuls ,
ils prétendaient en avoir la clé . Aussi s'intitulaient-

ils les gnostiques, en d'autres termes, les savants ,


1
1 Jean II , 18, 22 , 24 ; IV, 1 , 2, 3 ; V, 6 .
122 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

les sages, les hommes de la grande science ; le reste


des hommes, et même des croyants, ne formait
qu'un vil troupeau , à vues étroites et charnelles . A
eux , gnostiques, l'intelligence supérieure , le sens
du divin, les profondes pensées. La personne du
Rédempteur, de Jésus , se résolvait dans l'idée de la
rédemption, et la rédemption consistait à s'élever,
par la pure connaissance, de l'état d'être instinctif

( ψυχικὸς ) à l'état d'être spirituel ( πνευματικὸς) .


L'apparition du Sauveur sur la terre , ses œuvres ,
sa passion, sa résurrection n'étaient que des sym-
boles, des évolutions de l'idée. Jésus était simple-
ment la ou une puissance de Dieu , un être émané
du ciel, une forme passagère de l'homme véritable,
de l'Adam primitif. Il venait, ou dégager des liens
de la chair la substance spirituelle disséminée dans
l'humanité, ou communiquer aux siens la connais-
sance des arcanes du monde . Les écritures de
l'Ancien Testament n'étaient, elles non plus , que

des allégories , dont il fallait posséder le mot¹ .....

1 Les Alexandrins, appliquaient la méthode allégorique à


l'interprétation des poëmes d'Homère et des œuvres de Pla-
ton, combien plus à l'Ancien Testament, dont Aristobule
dit catégoriquement que le sens véritable est précisément le
contraire du sens littéral. Holtzmann, Judenthum und Christen-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 123

Comme ces sectaires pullulaient, comme il y avait


autant d'interprétations qu'il y avait de ces faux doc-
teurs, le gnosticisme variait de forme et de credo à
l'infini, inclinant tantôt vers le judaïsme , tantôt
vers la philosophie orientale . Ce qui est certain ,
c'est qu'il ne restait du christianisme historique, de
ce Jésus que les apôtres avaient vu et touché de
leurs mains... rien qu'un souvenir, une forme in-
distincte, un fantôme ! ... Fallait-il, par parenthèse ,
que l'apparition de Jésus eût relui dans le monde
païen d'alors , fallait-il que la tradition apostolique
eût déjà peint cette figure en traits de lumière , pour
> que les éléments de philosophie gnostique en sus-
pension dans les esprits se prissent autour de la
personne du Crucifié , se cristallisassent et s'atta-

chassent à elle, au risque de défigurer Jésus et l'E-


vangile !!... Un simple homme n'eût pas mérité cet
excès d'indignité !
A ces erreurs de doctrine s'associaient de graves
erreurs de morale . Du moment que l'esprit est
tout, et que la connaissance constitue le mérite su-
prême, deux alternatives se présentent. Ou il faut
comprimer jusqu'à extinction tous les appétits de

thum im Zeitalter der apokr. und neutest. Literatur, Leipzig


1867 , zweiter Band, pag. 67 , 68.
124 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

la chair pour laisser prévaloir l'esprit ; on tombe


alors dans l'ascétisme , il faut interdire le mariage,
ordonner des jeûnes, des pratiques humiliantes ' .
Ou bien l'esprit ne risque pas, en raison de sa nature
supérieure, d'être atteint par les souillures du corps ,
il se promène sans danger à travers tous les vices ,
et vous voyez alors se produire les plus tristes dé-
bordements sous l'aile de la religion . Il se trouva,
dans le siècle apostolique , des hérétiques des deux
nuances pour tirer ces conclusions opposées .
La tâche des docteurs chrétiens était de protester
énergiquement contre ces crimes de l'hérésie. Le
mal ayant pris pendant la fin du premier siècle des
proportions alarmantes , la parole des impies ron-
geant comme la gangrène , il importait que quel-
que témoin de la vie du Maître , quelque héritier
de sa doctrine rassurât l'église et dénonçât à jamais
l'erreur. Or le disciple que Jésus aimait, Jean, vivait
encore, en ce temps, à Ephèse . L'hérésie avait osé
se produire jusque sous ses yeux . Un jour, se ren-
dant au bain, l'apôtre aperçoit, en entrant, le gnos-

tique Cérinthe ; aussitôt il se retire en criant :

1 Tim. IV, I-3 .


2 Apoc. II , 6 , 13-15 , 20-21 .
3 2 Tim . II, 17 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 125

<< Fuyons, de peur que la maison ne s'écroule sur


nous, puisqu'elle renferme ce Cérinthe, l'ennemi
de la vérité ' . » C'était peu : l'apôtre devait laisser
de sa foi un monument plus durable ; les progrès
de l'hérésie le déterminèrent à écrire son évangile .
Lisez cette œuvre admirable , et plus d'une fois vous
entendrez Jean avouer à demi-voix son dessein de
rétablir la réalité historique de la vie de Jésus² . Le
témoin oculaire se trahit à chaque page. Il serait
cependant inexact d'attribuer à ce seul motif la ré-
daction du quatrième évangile. L'apôtre, en prenant
la plume, cède aussi aux instances de ses disciples
alarmés de son grand âge, et consent à mettre par
écrit les derniers renseignements qu'il pouvait
donner sur son Maître. Il a évidemment sous les
yeux les trois synoptiques ; car il évite de redire
ce qu'ils ont déjà rapporté ; il se propose de les com-
pléter, soit en comblant les lacunes de leurs récits ,
soit en montrant le sens absolu et permanent des
faits racontés . La réalité historique ne nuit pas ,
dans sa pensée, à l'immortelle signification des heu-

1 Irenæi Adv. Hær. , III, 3 .


2 Jean XIX, 34, 35.
8 Eus. Hist. eccl. , III , 24.
4 Godet, ouvr. cité, I , pag. 227.
126 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

res principales de la vie de son Maître , et celle-ci,


à son tour, ne détruit pas la réalité historique ' .
Jean confirme indirectement l'autorité de la tradi-
tion régnante, sous sa double forme, orale et écrite ,
lorsqu'il reproduit le discours où Jésus promet d'en-
voyer à ses apôtres le Saint-Esprit qui les conduira en
toute vérité ! Point de parenthèses explicatives qui in-
diquent qu'il se sente en désaccord avec les évangé-
listes, ses prédécesseurs . Au contraire , son silence
implique son adhésion à tout ce qui a paru ; son
évangile annonce que la promesse de Jésus s'est
accomplie, que la vérité a parlé par la bouche et
par la plume de ses devanciers .
La loyauté nous oblige à marquer et discuter
ici en quelques mots les objections que nous op-
pose l'école critique négative . Au dire de certains
savants , le quatrième évangile ne peut pas être de la
fin du premier siècle, et par conséquent n'est pas

' Les deux points de vue ne s'excluent pas, j'en atteste


plutôt le célèbre ennemi du christianisme dans les temps
modernes, David Strauss : il est curieux de le voir soutenir
contre son rival en critique et en démolition , feu Ferdinand
Baur, de Tübingen , que l'évangile de Jean est à la fois le
plus spirituel et le plus réaliste (sinnlich) des quatre. Theol.
Jahrbücher, 1851 , pag. 306 .
2 Jean XIV, 26 ; XV, 13 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 127

de l'apôtre Jean , entre autres raisons, parce qu'il


professe sur la divinité du Christ des vues qui n'ap-
paraissent dans l'église que vers le milieu du second
siècle, et parce qu'il combat des hérésies qui ne font
explosion que beaucoup plus tard, vers l'an 150 .
Malheureusement pour cette opinion , il se trouve
que la divinité du Christ est déjà enseignée, et les
sourdes menées de l'hérésie sont déjà combattues
dans les épîtres de Paul aux Colossiens , à Timothée ,
à Tite, et dans la première épître de Jean... Qu'à
cela ne tienne ! nous répond-on ; cela prouve sim-
plement que ces épîtres sont inauthentiques , et
; pendant que nous y sommes , nous jetterons par-
dessus bord les deux épîtres aux Thessaloniciens ,
celles aux Philippiens , aux Ephésiens , à Philémon ,
aux Hébreux, la première de Pierre, les deux der-
niers chapitres de l'épître aux Romains, les Actes
des apôtres , et les trois quarts des trois premiers
évangiles ! ―― Mais, arguerons-nous , malgré ces
exécutions héroïques , vous n'avancez pas car
voici des témoignages de la fin du premier siècle ,
du commencement du second, qui vous gêneront .
Clément Romain, Ignace, Polycarpe, croient, dans
leurs épîtres, à la divinité de Jésus, et signalent les
efforts de l'hérésie ! ― Que nous importe , nous
128 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

redit-on, ces épîtres sont toutes fausses , interpolées ,


arrangées . Ne savez-vous pas que la fraude pieuse
était à l'ordre du jour dans les premiers temps de
l'église ?... Et l'on fait faire le saut à ces antiques
écrits comme aux ouvrages apostoliques ! On nous
dit enfin que l'histoire profane n'offre guère de
traces d'une fermentation des esprits et d'un mou-
vement d'idées dans l'église et autour de l'église
avant le milieu du second siècle . Tant d'assurance,
nous l'avouons , nous confond ... Les premiers prin-
cipes de ce courant, où toutes les doctrines venaient
se mêler et se confondre, existaient déjà et opé-
raient dans le monde juif et païen avant l'apparition
du christianisme . Philon et les thérapeutes, en
Egypte, avaient cédé à l'influence de ce courant,
et, sur le terrain du paganisme, les néo-pythagori-
ciens de l'âge d'Auguste, et Plutarque de Chéro-
née , s'en étaient ressentis . Le christianisme prêché
par saint Paul aux païens provoqua une agitation
des esprits extraordinaire, il était évident que la ten-
dance du jour y puiserait de nouvelles forces . Une

' Kurtz, ouvr. cité, § 132. -- P. Bordier , Les épîtres pas-


torales du Nouv. Test. , Genève 1872 , pag. 61-68. Holtz-
mann, ouvr. cité, pag. 63 , 78. - Grau, ouvr. cité, pag.
187-191 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 129

lettre de l'empereur Adrien sur les affaires d'A-


lexandrie prouve combien , au commencement du
IIe siècle , avant l'apparition des fameux hérèsiarques
Basilide et Valentin , les religions s'amalgamaient
aisément , et les opinions s'affublaient de noms
chrétiens ' . Il est incontestable que Simon le mage ,
Ménandre, son disciple , Dosithée , son rival , les
Nicolaïtes, les Ophites, Cérinthe, pour ne citer
que les plus anciens gnostiques , appartiennent au
siècle apostolique . Irénée , Clément d'Alexandrie ,
Tertullien , Hippolyte , les Clémentines en font
foi . Les crimes atroces et honteux imputés aux
1
<< J'ai appris à connaître cette Egypte, que tu me louais ,
très cher Servianus , comme une nation légère , irritable ,
oscillant à tous les vents de la renommée . Ceux qui hono-
rent Serapis sont chrétiens, et ceux qui se disent les évêques
de Christ sont des dévots de Sérapis. Il n'est pas de chef de
synagogue juif, pas de prêtre chrétien qui ne soit mathéma-
ticien , haruspice, consulteur d'oiseaux . Le patriarche lui-
même, quand il vient en Egypte , est forcé par les uns d'a-
dorer Sérapis, par les autres d'adorer Christ . » Vopiscus, Vita
Saturnini, chap. 2. L'empereur met sur le compte de la masse
les erreurs de quelques particuliers , mais cette confusion
même atteste combien l'alliage des doctrines était fréquent.
* D'après Irénée, Adv. Hær. , III , 4, Ménandre, disciple de
Simon, aurait jeté les principes du gnosticisme qui , après
avoir couvé quelque temps , éclata plus tard , quand déjà l’E-
9
130 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

chrétiens par Tacite étaient probablement le fait de


ces hérétiques à tendance immorale . L'historien
chrétien Hégésippe raconte que, du vivant même
des apôtres , certains individus minaient secrète-
ment la saine règle de la doctrine du salut . Et
c'est le même historien qu'invoquent nos adver-
saires pour assigner à la gnose une origine posté-

glise avait dépassé la période de ses origines . Tertullien , dans


son De præscriptione hæreticorum, 46-53 , donne l'apparition des
gnostiques dans l'ordre suivant. « Simon le Mage , celui des
Actes, Ménandre, son disciple, puis Saturnin, ensuite Basi-
lide. Il y eut aussi Nicolas, l'un des sept diacres mentionnés
dans les Actes. A ceux-là s'ajoutèrent les Ophites, en outre,
Carpocrate. Après lui Cérinthe , dont Ebion fut le successeur.
Valentin introduisit beaucoup de fables. Après lui parurent
Ptolémée, et Secundus, et Héracléon . Après ceux-là Marcus
et Colarbasus. A eux se joint un certain Cerdon . Après lui
son disciple Marcion . A tous ces hérétiques se joint un cer-
tain autre hérétique, Tatien, disciple de Justin Martyr, puis
les hérétiques de Phrygie, les uns de la nuance de Proclus,
les autres de celle d'Eschine. En outre , Blastus qui veut que
la Pâque ne soit célébrée que le 14 du mois . Vient ensuite
Théodote, l'hérétique byzantin . Après tous ceux-là , Praxéas
et Victorinus. >>
¹ Cf. 2 Pier. II , 2 ; Jude 4 , 8 , 11 ; 2 Tim. III , 1 , etc. -
Patrum Ap. Ope . , Ignatii Ep. ad. Trall. , VIII.
Eus. Hist. eccl. , III , 33 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 131

rieure. Le chef le plus distingué de cette école né-


gative, feu F.-C. Baur, professeur à Tübingen ,
embarrassé par ce passage d'Hégésippe , se tire
d'affaire en prétendant que ces individus signalés
comme dangereux, ce sont l'apôtre Paul et ses
compagnons¹ ! A cet effet, il assigne à Hégésippe
le rôle d'un judéo -chrétien , d'un homme attaché
à la loi juive, et il suppose que l'historien tire une
vengeance artificieuse du tort fait au judaïsme par
l'apôtre des gentils . Autant de mots, autant d'er-
reurs , comme le prouvent les recherches de la
science. L'école, dite de Tübingen , est revenue
d'ailleurs d'une partie de ses erreurs, la discorde
ayant éclaté dans le camp, et les disciples , Hilgen-
feld, Schwegler, Volkmar, Kostlin , Zeller, Rumpf,
reniant en tout ou en partie les principes de leur
chef 2.

¹ Baur, Paulus, der Apostel Jesu Christi , zweite Aufl. , pag.


254, note 3 .
2
Godet, ouvr. cité, I , pag. LVIII, LIX ; II , pag. 462 et note.
– K. Schwarz, Zur Geschichte der neuen Theologie , vierte
Auflage, Leipzig 1869, pag. 177. - Nippold, Handbuch der
neuesten Kirchengeschichte , zweite Aufl . , Elberfeld 1868, pag.
298, 299.
132 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Les premiers auteurs de la tradition orale relative


à Jésus-Christ, à sa vie et à son enseignement , sont
aussi les premiers rédacteurs de la tradition écrite .
Les Douze, leurs disciples immédiats , saint Paul et
ses disciples, sont les auteurs de nos quatre évan-
giles actuels. Ce n'est point là une circonstance de
mince importance. La critique cherche à prouver
que les amis et les compagnons de Jésus ou de ses
apôtres sont demeurés étrangers à la rédaction de
·
nos livres historiques . Autres, dit-elle , sont les rap-
porteurs au témoignage oral de qui le monde an-
cien se convertit, autres les écrivains qui nous ont
transmis sur le papier les traditions sacrées . Les
apôtres et leurs disciples n'ont pas été nos évangé-
listes, et les évangélistes n'étaient ni apôtres ni dis-
ciples d'apôtres ; les uns nous sont connus de nom ,
les autres sont des auteurs anonymes . Comment
alors, soit dit en passant, sait-on pour sûr que ces
anonymes ne s'appelaient pas Matthieu , Marc, Luc
et Jean ? A supposer, du reste, que les hommes qui
ont parlé touchant Jésus de Nazareth n'aient pas
été les mêmes que ceux qui ont écrit, il n'en résul-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 133

terait pas que leurs témoignages n'aient pas pu


s'accorder..... Mais l'accord est certainement plus
manifeste, les garanties d'exactitude plus fortes ,
quand ceux qui ont prêché sont aussi ceux qui ont
écrit, quand ils peuvent dire : « Ce que je vous ai
annoncé de vive voix , c'est aussi ce que je vous ai
écrit, c'est ce que vous trouverez raconté dans tel
ouvrage signé de mon nom, et ce que je vous écris ,
c'est aussi ce que je vous ai annoncé de bouche à
bouche. » La tradition évangélique se présente dans
des conditions bien plus favorables , par exemple ,
que la tradition bouddhique. Les livres sacrés des
bouddhistes les plus anciens, les Sutrâs simples ,
livres d'un contenu purement historique , datent du
concile de Vaiçali , tenu cent ans après la mort de
Çakyamouni ' . Les auteurs de ces livres ne peuvent
donc avoir été les contemporains du Bouddha, ils
ne l'ont pas accompagné , ni vu , ni entendu , au
lieu que, dans le cas du christianisme, tout, tradi-
tions et documents , émane d'une seule et même
source primitive, le collège des apôtres .
La tradition chrétienne est de toute solidité . Il se
peut qu'on nous l'accorde , et cependant que l'on
1
¹ E. Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien,
pag. 578, 579, 584.
134 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

fasse encore des réserves , que l'on émette des dou-


tes. Ne pourrait-il pas y avoir eu , même dans l'état
de choses décrit tout à l'heure, quelque disparate
entre ce que les apôtres disaient de vive voix , et ce
qu'ils écrivaient ou laissaient écrire autour d'eux ?
Assurément, car tout est possible en fait de conjec-
ture ; mais cette contradiction , si elle se fût pro-
duite, eût été relevée quelque part, et, jusqu'à
preuve du contraire, nous devons croire les pre-
miers prédicateurs de l'Evangile conséquents avec
eux-mêmes et jusqu'au bout fidèles aux convic-
tions de leurs premiers jours.
Il pourrait y avoir eu , nous objecte-t-on, il y a
eu parfois ( car le désir de trouver des preuves en
fait naître comme par enchantement ) dissidence
profonde et ouverte entre les apôtres . Mais il
en resterait des traces évidentes et nombreuses ! Or

tel n'est pas le cas . Partout , au contraire, nous


constatons sur les points fondamentaux une har-
monie qui n'exclut pas la variété des applications.
Au concile de Jérusalem, en 47 , les apôtres, les
anciens et les frères arrêtent, en assemblée géné-
rale, de députer auprès des gentils de l'église d'An-
tioche, avec les bien-aimés Barnabas et Paul, des re-
présentants chargés de leur redire de vive voix ce
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 135

qu'on leur écrivait. Il y avait entente, comme le


prouve le récit du chapitre XVe des Actes, entre Jac-
ques, Pierre , Paul et Barnabas ' . L'apôtre Paul écrit
une dixaine d'années plus tard aux Corinthiens , et
tout ce qu'il dit de ses collègues dans l'apostolat
respire le plus cordial accord et le sentiment d'une
parfaite égalité : « N'avons-nous pas le droit de
mener avec nous une sœur en qualité de femme,
comme font les autres apôtres , et les frères du Sei-
gneur et Céphas ? Barnabas et moi, sommes-nous les
seuls qui n'ayons pas le droit de ne pas travailler ?..
Je suis le moindre des apôtres, moi qui ne suis pas
digne d'être apôtre... j'ai travaillé plus qu'eux tous
pourtant... Soit eux, soit moi, voilà ce que nous prê-
chons , et c'est ce que vous avez cru³ . » Il s'agit
de l'Evangile, résumé dans la prédication de la croix
de Christ et de sa résurrection au troisième jour.
Ailleurs il en appelle au témoignage des mêmes
Corinthiens pour prouver qu'il a respecté la con-
vention passée avec ses collègues , eux s'adres-
sant aux juifs, lui se chargeant d'évangéliser les
païens * , et encore, dans les provinces où la bonne

¹ Act . XV , 22.
2 I Cor . IX, 5 . - 3 Id. XV, 10, 11 .
• Gal . II , 7, 8.
136 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

nouvelle n'a pas retenti : « Nous sommes arrivés les


premiers jusqu'à vous avec l'Evangile de Christ.
Nous ne nous glorifions point outre mesure, puis-
que nous ne nous glorifions pas des travaux d'autrui;
et nous gardons l'espérance que , lorsque votre foi
se sera developpée, nous agrandirons considérable-
ment notre champ d'action parmi vous , en suivant
toujours notre ligne, de manière à porter l'évangile
dans les pays qui sont au delà du vôtre , sans entrer
dans la circonscription d'autrui pour nous glorifier
de travaux déjà faits ' …
.. Je n'ai été inférieur en quoi
que ce soit à ces éminents apôtres, encore que je ne
sois rien. Les preuves de mon apostolat ont éclaté
au milieu de vous . » On contestait les titres de
saint Paul à l'apostolat, mais ce n'était point dans
le cercle des apôtres proprement dits ; tout, au con-
traire, nous montre ceux-ci marchant avec l'apôtre
des gentils, la main dans la main³ . Les passages
que nous avons cités ont d'autant plus de poids,
qu'à l'exception de celui des Actes , ils sont tous
tirés des deux épîtres aux Corinthiens dont les plus
frénétiques adversaires de la tradition chrétienne ne

1 2 Cor. X , 13-16 .
2 Id. XII , 11 , 12.
3
³ Act. XV, XXI , 18 , 19 ; Gal . I , 18 , 19 ; II , 9 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 137

peuvent s'empêcher de reconnaître l'authenticité .


Admettons d'ailleurs que l'interprétation de la vie
de Jésus donnée par tels apôtres , Paul ou Jean , par
exemple, eût été suspecte : il se serait élevé comme
un concert de réclamations, on eût crié à l'idolâ-
trie, à l'infidélité, et l'accusation serait tombée sur
deux apôtres, dont l'un ne cesse de déclarer qu'il
ne ment point, qu'il parle devant Dieu ' , et dont
l'autre avait horreur de faire Dieu menteur et de ne
pas avoir la vérité demeurant en lui , à moins
qu'on ne recoure à la misérable supposition qu'ils
auraient tant protesté pour mieux couvrir leur jeu !
Jeu singulier, dans tous les cas, que celui où ils
jouaient leur tête ! ..... Avec tant de témoins de
l'histoire évangélique survivant jusqu'à la fin du
premier siècle, l'esprit de dispute n'eût-il pas fait
rage si quelques audacieux se fussent permis de
tronquer ou d'arranger l'histoire du Maître à leur

façon ? Sans doute : car les premiers chrétiens


n'étaient point unanimes sur tous les points.
Mais les disputes roulaient sur quoi ? Sur des faits

¹ Rom . I , 9 ; IX, 1 ; 2 Cor. I , 23 ; Gal . I , 20 ; Philip . I, 8 ;


I Thes. II, 5.
2 I Jean I , 6, 8, 10 ; II , 4 , 21-23 .
8 Eus . Hist. eccl. , IV, 3 .
138 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de la vie de Jésus , ou sur la signification de ces


faits ? Jamais, mais plutôt sur l'application de ses
enseignements aux circonstances religieuses du jour,
sur les rapports de la nouvelle alliance avec l'an-
cienne. On discutait l'opportunité et le caractère
obligatoire de la circoncision , des lois interdisant
l'usage de certaines viandes ou la participation aux
repas des païens , de l'observation du Sabbat et des
nouvelles lunes . On se demandait si les préroga-
tives du peuple juif devaient subsister telles quelles ,
ou subir quelques amendements . Quand s'invoquait
la tradition apostolique , il était rare que ce fût pour
trancher des controverses de cette sorte , où s'accu-
sait et pouvait s'accuser quelque dissentiment entre
les apôtres . En effet, l'élaboration de la nouvelle loi
chrétienne procédait avec lenteur, le culte en esprit
se dégageait graduellement des vieilles formes ,
Jésus lui-même n'avait pas brusqué la transition
des choses anciennes aux choses nouvelles . Il n'y
avait pas de tradition à invoquer , en ces divers cas ,
pour l'excellente raison que , sur ces points secon-
daires et d'application, la tradition n'était pas elle-
même fixée . L'agitation des partis dans le sein des
églises en faisait foi : il s'agissait de savoir, au préa-
lable, si les apôtres avaient là-dessus un avis una-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 139

nime, une tradition à transmettre, s'ils tenaient, à


cet égard, de Jésus, une doctrine arrêtée . Le carac-
tère transitoire de certains enseignements de Jésus ,
tout en offrant les plus sérieux avantages, devait
donner lieu à des discussions peut-être passionnées .
Par son exemple et par sa vie, le Maître s'était tan-
tôt rattaché au judaïsme , tantôt détaché de la Loi.
Son enseignement paraissait, de même, tantôt re-
commander au respect de ses disciples les plus pe-
tits commandements de la loi, tantôt poser des
principes spirituels féconds en nouveautés . Le plus
hardi, le plus avancé des douze apôtres, mais aussi
le plus responsable , Pierre , pouvait bien hésiter, un
jour, à Césarée , recevoir le païen Corneille , et
manger chez lui ¹ , et plus tard, à Antioche, marcher
de moins droit pied et ne pas manger avec des
païens, par crainte des judaïsants . Les épîtres de
saint Paul aux Corinthiens , aux Romains, aux Ga-
lates dépeignent cette période de transition, et les
débats qui s'élevèrent à propos des viandes offertes
aux idoles , des distinctions de viandes et de jours ,

1 Act. XI, 1-4, etc.


' Gal. II , 12-14 . Le même scrupule est prêté encore à
Pierre, à la fin du IIe siècle, dans le livre des Homélies clé-
mentines, XIII , 4 .
140 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de la circoncision ' . Les deux grands principes


constituants de toute société humaine, le principe
conservateur et le principe radical étaient aux prises
ici comme ailleurs , Pierre représentant le premier,
et Paul le second. Le temps seul devait concilier les
divergences de vues et amener l'apaisement dési-
rable.

Sur le fond même du christianisme , c'est-à- dire


sur le fond et le sens de l'histoire de Jésus , il règne
dans la primitive église une tradition apostolique
d'une remarquable unité . Paul ne conteste pas l'é-
vangile de Pierre, ni Pierre celui de Paul . La pre-
mière épître de Pierre est adressée aux étrangers
dispersés dans les pays du Pont, en Galatie, en Cap-
padoce, en Asie et en Bithynie, pays évangélisés
par Paul . Il n'est pas étonnant que l'épître de Pierre
rappelle, par les idées et un peu par le style et
l'expression, certaines épîtres de saint Paul, surtout
celles aux Romains et aux Ephésiens . Pierre ne

1 1 Cor. VIII , Rom . XIV, 1-6 ;


Gal . IV , 9 , 10 ; V, 1-4 ;
VI, 12-14.
2 Comparez I , 1 , etc. avec Eph. I, 3 , etc ; I, 14 avec
Eph. II, 3 ; Rom. XII , 2 ; -I, 2 avec Rom. IV, 24 ; — II , 5
avec Rom. XII, 1 ; Eph. II, 20, 22 ; II, 6-10 avec Rom .
IX, 25 , 32 , etc.; - II, 11 avec Rom. VII , 23 ; - II, 13 avec
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 141

pouvant aller dans ces provinces, n'y étant pas


allé de sa personne (rien ne l'indique) , tient à con-
firmer par une lettre circulaire la prédication de
Paul et de ses collègues . Pierre ne désigne-t-il point
Paul lui-même et ses compagnons d'armes, Silvain
et Marc, maintenant attachés au service du fils de
Jona, dans cette allusion emphatique à «< ceux qui
vous ont prêché l'Evangile par le Saint-Esprit en-
voyé du ciel¹ ? » Sous la plume de l'apôtre de la
circoncision, quelle signification ne gagnent pas
ces expressions : « Vous qui croyez, vous êtes la
nation sainte, le peuple élu , le sacerdoce royal² . »
L'évangile de Pierre et celui de Paul, sans s'être
jamais contredits sur l'essentiel, se rapprochent de
jour en jour, à tel point que les dissidences finissent
par se perdre dans le fond commun des croyances .
Trente à quarante ans plus tard, Pline le jeune
nous montre quelles profondes racines le christia-
nisme avait jetées dans ces contrées; les eût-il jetées , 3

Rom. XIII, 1 , etc.; II, 18 avec Eph. VI , 5 ; -- III , 1 , etc.


avec Eph. V, 22, etc.; - III, 9 avec Rom. XII, 6, etc.;
IV, 10 avec Rom. XII, 6 , etc .; — V, 1 avec Rom . VIII , 6,
etc.; — V, 5 avec Eph. V, 21 . - Reuss, Die Gesch. der heil.
Schriften des neuen Testaments , zweite Aufl., § 148 .
+ 1 Pier, I, 12. • Id. II, 7, 9.
142 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

s'il s'était présenté sous la forme de deux doctrines


rivales ¹?
Jean, le survivant des deux grands apôtres, ne
conteste, à son heure, ni la doctrine de l'un , ni la
doctrine de l'autre ; il ne formule aucune réserve à
l'endroit des deux évangiles de Marc et de Luc, ces
deux monuments de la tradition selon saint Pierre
et selon saint Paul. Jean parle en apôtre qui appuie,
et non qui innove . « Jésus , dit-il, fit aussi en pré-
sence de ses disciples plusieurs autres miracles qui
ne sont point écrits dans ce livre , mais ces choses
ont été écrites, afin que vous croyez que Jésus est

¹ On peut encore tirer la même conclusion de l'étude com-


parative des passages Gal. I , 6-9 ; II , 2, 4-9. Paul se plaint de
la guerre que lui font de faux frères, affiliés au judaïsme, et
des complaisances passagères de Jacques et de Pierre pour ces
ultra-conservateurs . S'il qualifie I , 8, 9 d'autre évangile la
doctrine de ces gens, à cause de leur inintelligence de la vẻ-
rité de l'Evangile (II , 5 ) et de leur attachement aveugle aux
principes du passé, à la loi des ordonnances , quels anathèmes
n'eût-il pas prononcés, s'il avait eu affaire à des libres-pen-
seurs renversant les bases historiques de l'Evangile? ... Mais
on sent qu'au moins sur ce terrain de l'histoire, sur ce qui
touche à la vie de Jésus, Pierre et Paul, les chrétiens sortis
du judaïsme et les chrétiens sortis du paganisme, marchent
d'un commun accord.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 143

le Christ, le Fils de Dieu , et qu'en croyant vous


ayez la vie par son nom ' . » L'emphase avec laquelle
Jean parle de son livre à lui , des miracles qu'il a
omis à dessein, le soin qu'il a de ne pas revenir sur
les faits racontés par les synoptiques , le silence qu'il
garde sur toute divergence possible entre eux et lui ,
tout concourt à établir l'unité de la tradition chré-
tienne dès les premiers temps .
La preuve de l'unité primitive de la tradition
existe d'ailleurs : c'est l'unité de la foi primitive de
l'Eglise . Comparez attentivement la foi des deux
apôtres théologiens , de saint Paul et de saint Jean.
Sur les articles de la divinité de Jésus , de l'expiation
des péchés par son sang, de la distinction des hom-
mes en deux classes , les croyants et le monde , de
la destinée spirituelle de l'humanité , du rôle des
prémices de Christ dans la sanctification de la race
entière, de l'avenir du royaume de Dieu , de sa con-
sommation dans la charité, il est impossible de
n'être pas frappé de l'accord de leur pensée . Et

' Jean XX, 31.


2
Comparez 1 Cor. I, 24 ; Col. I , 16, 17 ; II , 9 avec Jean
I, 1-4 : - Rom. III, 24 ; Cor. V, 21 avec 1 Jean II, 2 ;
Apoc. V, 9 ; ― 1 Cor. V, 12, 13 ; 2 Cor. IV, 4 avec 1 Jean
III, 10, 13 ; IV, 4, 5 ; ― · Eph. I , 4 ; IV, 13 avec 1 Jean I, 3 ;
144 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

leur pensée , ce n'est pas la leur, c'est celle du


Christ ' . A trente ans de distance , de Paul à Jean,
les styles varient, la langue diffère , mais la pensée
demeure la même . L'unité de la foi est, du reste ,

chose ouvertement proclamée . « Il y a un seul corps


et un seul Esprit, écrit Paul aux Ephésiens, comme
il y a une seule espérance, à laquelle vous avez été
appelés... Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un
seul baptême, un seul Dieu et Père de tous , qui est
au-dessus de tous , et parmi tous , et en vous tous² . »
L'auteur de l'épître aux Hébreux, Barnabas ³ , parle
aussi des principes fondamentaux du renoncement
aux œuvres mortes et de la foi en Dieu , de la doc-
trine du baptême, de l'imposition des mains , de la
résurrection des morts et du jugement éternel . Les
épîtres de saint Jean admettent qu'il est une onction
commune aux chrétiens , qui les instruit de toutes
choses, et dénoncent, comme sortant de l'Eglise ,
ceux qui s'écartent de la vérité fondamentale *.
- Rom. VIII . 29 ; XI, 16, 25 , 26 ; Eph. I, 11-14 avec Apoc.
XIV, 4, 5 , etc .; V, 8, 11 , 13 ; I Cor. XV, 26, 28 avec
1 Jean II, 2, etc.
1 Cor.
1 II, 16 ; 1 Jean I, 1-4 .
2
Eph. IV, 3-6.
3
' Hébr. VI , 1 , 2. Grau, ouvr. cité, II, pag 315-318 .
4
1 Jean II , 27.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 145

Il y a plus : les épîtres de saint Paul attestent que


dès l'origine la prédication de l'Evangile a reposé
sur une tradition primitive, sur un fondement con-
venu. Se préoccupait-on surtout de savoir qui avai
le droit de le poser ?... C'étaient les apôtres et les
prophètes . « L'Eglise est un édifice bâti sur le fon-
dement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-
même étant la pierre de l'angle , sur qui tout l'édifice
s'élève pour être un temple consacré au Seigneur¹ . »
S'enquérait-on plutôt de l'objet, de la matière , du
contenu de ce fondement? « Personne (notons ce
personne qui a quelque chose d'officiel, de reçu) ,
personne ne peut poser d'autre fondement que ce-
lui qui a été posé , qui est Jésus-Christ . J'ai posé le
fondement comme un sage architecte , et un autre
bâtit dessus² , mais moi , j'ai pris à tâche d'annoncer
l'Evangile où l'on n'avait point encore parlé du
Christ, afin de ne pas bâtir sur le fondement qu'un
autre aurait posé³ . » (Non pas un autre fondement,
mais le fondement posé par un autre... ) Et, à propos
d'Hyménée et de Philète , deux rationalistes de l'é-
poque, qui se sont détournés de la vérité, en disant

I
Eph. II, 20, 21.
2 1 Cor. III, II , 10.
8 Rom. XV , 20.
10
146 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

que la résurrection est déjà arrivée , et qui renver-


sent la foi de quelques-uns , l'apôtre écrit : « Tou-
tefois lefondement de Dieu demeure ferme¹ . >>
Les épîtres dites pastorales contiennent de remar-
quables passages. Dans sa première à Timothée, l'a-
pôtre Paul dit à son fils dans la foi : « Saisis la vie
éternelle à laquelle tu as été appelé , et pour laquelle
tu as fait la belle profession en présence d'un grand
nombre de témoins . Je t'adjure devant Dieu qui
vivifie toutes choses, et devant Jésus-Christ qui
rendit témoignage devant Ponce-Pilate par la belle
profession, je t'adjure de garder le Commandement...
jusqu'à l'avènement de notre Seigneur Jésus-
Christ . » Paul fait évidemment allusion à ces pa-
roles prononcées par Jésus devant Pilate : « Je suis
roi ; je suis né et je suis venu dans le monde pour
rendre témoignage à la vérité . Quiconque est pour

1 2 Tim. II, 17-19 .


2
1 Tim. VI , 12 , 13. Une bonne partie de nos citations
sont faites d'après la nouvelle version du Nouveau Testament
de M. Hugues Oltramare, professeur de théologie à l'acadé-
mie de Genève. La lettre majuscule du mot Commandement
se trouve dans le texte de M. Oltramare. Nous le remercions
de cette indication , si propre à avertir le lecteur, et, par la
même occasion , des services rendus par sa traduction à la
science et à l'Eglise.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 147

la vérité, écoute ma voix¹ . » Il est clair que la belle

profession de Timothée (et non une belle profes-


sion) doit être la même que celle de Jésus , soit
quant au fond : Jésus roi, vie éternelle, vérité, soit
quant à l'engagement du serviteur de Dieu : de ren-
dre témoignage à la vérité . Il existait donc une profes-
sion de foi que les pasteurs des troupeaux devaient
faire publiquement, en présence d'un grand nombre
de témoins . Il existait un type de doctrine, au con-
tenu précis duquel les fidèles étaient initiés , et non
d'après lequel l'enseignement se serait donné ad li-
bitum . C'est probablement cette confession de foi ,
ce type, que Paul appelle le Commandement, et
qu'il adjure si solennellement le jeune Timothée de
garder jusqu'à la manifestation de Jésus- Christ . La
recommandation était d'autant plus opportune que

les disputes , les questions oiseuses surgissaient à l'ho-


rizon et qu'une science faussement ainsi nommée
se faisait déjà jour. Eu égard aux circonstances , l'a-
pôtre éprouve le besoin de certifier à Timothée et à
Tite la parfaite vérité de la parole qu'il leur a en-

1 Jean XVIII, 37.


* Le passage Rom . VI. 17 est significatif . Xảpes đã lâu ,
ὅτι ἦτε δοῦλοι τῆς ἁμαρτίας, ὑπηκούσατε δὲ ἐκ καρδίας εἰς ὃν πα-
ρεδόθητε τύπον διδαχῆς . Le texte dit εἰς et non κατὰ .
148 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

seignée et qu'il les charge d'enseigner. « C'est, dit-


il à plusieurs reprises, une parole certaine et digne
d'être entièrement reçue¹ ... » que ... « Jésus-Christ
est venu au monde pour sauver les pécheurs , » que
<< si nous mourons avec lui , nous vivrons aussi avec
lui ,... » et que, « lorsque la bonté de Dieu , notre
Sauveur, et son amour envers les hommes ont
paru, il nous a sauvés ... par sa propre miséricorde ,
par une ablution de nouvelle naissance et de re-
nouvellement opéré par l'Esprit-Saint, qu'il a riche-
ment répandu sur nous par Jésus - Christ , notre
Sauveur* . » Qu'est-ce que cette parole, la parole ,
sinon la tradition , une et digne d'être reçue ? Où
cette profession de foi avait-elle été puisée, sinon
dans la tradition , ou la tradition orale , ou l'évan-
gile écrit élémentaire ? Car l'évangile de Jean , le
seul qui rapporte la déclaration de Jésus devant
Pilate, n'existait pas encore à l'époque où Paul
écrivait à Timothée ; peut-être aucun des trois sy-
noptiques n'avait-il encore été rédigé. On contes-
terait même l'authenticité des épîtres pastorales ,

I
1 Tim. I, 15 ; IV, 9 ; 2 Tim. II , 11 , 12 ; Tite IIF, 8.
2 I Tim. I, 15.
8 2 Tim. II , II .
• Tite III , 4-8.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 149

qu'il faudrait toujours admettre une tradition géné-


ralement acceptée dans le sens indiqué et datant
déjà du premier siècle . Certaines expressions de
ces épîtres le confirment : on ne parle pas d'en-
seignement étrange, ni de la doctrine conforme à
la piété, ni de la parole digne d'être crue et con-
forme à l'enseignement, s'il n'y a pas une base re-
connue, un corps de doctrine reçu ' . Déjà quand
Paul exhortait les pasteurs d'Ephèse , convoqués à
Milet, à redoubler de vigilance, il leur citait comme
une autorité qui faisait règle les paroles du Seigneur
Jésus , les renvoyant évidemment à une tradition
connue qui circulait d'église en église . Les paroles
de Jésus avaient force de loi ; Paul les désignait par
l'article d'excellence, comme nous disons nous, la
liturgie , le sermon , la parole de Dieu ..... Nous
sommes donc justifiés à dire que , dès le commen-
cement, l'Eglise eut une tradition arrêtée et una-
nime touchant la personne du Sauveur, sa vie, sa
mort, sa résurrection , son œuvre rédemptrice, et
ses paroles ' . •

1
1 Tim. IV, 6 ; VI , 3 ; 2 Tim. I, 13 , 14 ; Tite I , 9 ; II, 1 .
2 Act . XX, 35 .
Il a paru sur ce sujet un remarquable article dans la
Quarterly Review , 1863 , vol. CXIII , pag. 118 , 119, 132.
150 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

L'unité de la tradition ressort aussi de l'accueil


fait de très bonne heure aux quatre évangiles grou-
pés en un seul corps . On sait que vers l'an 125
l'hérétique Basilide avait composé vingt - quatre
livres sur l'Evangile, et déjà sous le règne d'Adrien
(117-138) cet ouvrage avait provoqué une réfu-
tation d'Agrippa Castor² . Irénée, héritier direct par
son maître Polycarpe de l'enseignement de saint
Jean, attribue une valeur mystique au chiffre quatre :
il y a quatre évangiles , ni plus , ni moins , comme il y
a quatre points cardinaux, quatre esprits principaux ,
quatre faces aux chérubins, et ces quatre ne font
qu'un³ . Irénée florissait, il est vrai , vers la fin du
IIe siècle ; mais c'est le cas d'appliquer la théorie du
mythe du célèbre rationaliste Strauss . Pour que les
quatre évangiles fussent arrivés à une autorité col-

lective et mystique, il fallait qu'il se fût écoulé,


depuis leur publication , un laps de temps assez con-
sidérable . Irénée est donc , on peut le présumer sans
excès d'audace , l'écho de son siècle, et même des
temps antérieurs, lorsqu'il se prononce en termes

· Τακτέον ἐν πρώτοις τὴν ἁγίαν τῶν εὐαγγελίων τετρακτύν .


Eus. Hist. eccl. , III , 25 .
* Id. IV, 7. Comp. Hofstede de Groot, ouvr. cité, pag. 62.
• Adv. Hær., III, 11 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS ISI

si graves sur la valeur des évangiles réunis . Un


siècle et demi plus tard , Eusèbe nous montre les
premiers successeurs des apôtres construisant sur
les fondements posés en tout lieu par les apôtres, se dis-
persant pour remplir les fonctions d'évangélistes ,
pressés d'annoncer Christ à ceux qui n'avaient ab-
solument pas entendu la parole de la foi, et de leur
transmettre l'écriture des divins évangiles . « Impos-
sible , ajoute-t-il , d'énumérer par leur nom tous
ceux qui ont jadis , du temps des successeurs immé-
diats des apôtres, figuré comme pasteurs ou évan-
gélistes dans les églises : nous ne mentionnons que
ceux dont les ouvrages font parvenir jusqu'à nous
la tradition de l'enseignement apostolique¹ . » Cette
citation d'Eusèbe ne sent point la conjecture d'un
esprit prévenu ; c'est bien plutôt le dire d'un histo-
rien fidèle et compétent . On a pu remarquer qu'il
ne distingue guère entre la tradition orale et ce qu'il
appelle l'écriture des divins évangiles . Nous mon-
trerons ailleurs dans la littérature du Ier et du
IIe siècle, chrétienne, hérétique et apocryphe, des
traces de nos quatre évangiles . L'âge de ceux-ci et
par conséquent leur authenticité sont censés pour
le moment choses admises . Notre méthode nous
1¹ Eus. Hist. eccl. , III, 37.
152 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

oblige à serrer de près la tradition, et à discuter,


à leur date seulement , les objections , ...au milieu
du second siècle, par exemple, l'objection de l'ori-
rigine tardive de nos évangiles , et spécialement de
l'évangile de Jean.
Il s'agit, en attendant, de tirer certaines conclu-
sions. En présence de nos quatre évangiles, monu-
ment principal de la tradition chrétienne primitive,
nous avons le choix entre les alternatives suivantes .
Nous disons : 1° Ou ces quatre évangiles ne sont
pas d'origine apostolique, et alors , on ne comprend
pas que personne ne l'ait dit de bonne heure , qu'ils
aient été acceptés sans opposition par tant d'églises
et tant d'hommes cultivés dès le second siècle . Ad-
versaires , gnostiques , païens à la façon de Celse ,
nul n'a combattu ni révoqué en doute cette ori-
gine. 2º Ou les évangiles ne sont que partiellement
d'origine apostolique . Mais qui l'a dit ? A quel
triage a-t-on procédé pour retrouver le véritable
texte apostolique, soi-disant défiguré par la contre-
façon ou altéré par des interpolations ? Quand et
où a-t-on dit telle page ou tel passage est bien
de Matthieu ou de Jean, et telle autre page , tel
autre passage n'est pas de lui ? Ou plutôt, il y a
eu triage on a trié, mais sans contester l'origine

M
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 153

apostolique des passages négligés ou supprimés ;


on a trié par parti pris, pour faire cadrer les évan-
giles avec des opinions judaïsantes ou gnostiques ,
et en déclarant qu'on se séparait ou de Paul ou de
Pierre. Comme je trierais , moi , si , dans les œuvres
de Pascal ou de Joseph de Maistre, je ne prenais que
les pensées chrétiennes et morales , laissant de côté
tout ce qui me paraîtrait fâcheux, contestable ou
exagéré, et déclarant que sur ces points je me sépare
de Pascal ou de Joseph de Maistre . De ce que je
n'approuve pas dans leur totalité les écrits de ces
auteurs, faudrait-il conclure que je les estime inau-
thentiques ou suspects ? 3 ° Ou trois de nos évangiles
sont d'origine apostolique , et pas le quatrième .
Dans ce cas , où sont les protestations ? Où com-
mencent-elles ? Qui d'entre les membres des églises ,
ou d'entre les hérétiques , a rejeté l'authenticité de
Jean ? Quelle origine les mécontents ont- ils donnée
au quatrième évangile ? On prétend que cet évan-
gile n'est pas de Jean : de qui est- il donc ? car il
ne suffit pas de rejeter, il faut expliquer . On a rejeté
le quatrième évangile , non pas parce qu'il n'était to
pas de Jean, mais quoiqu'il fût de Jean ' . La prin-
cipale objection que l'on oppose à l'authenticité de

1 Citons une exception : la secte obscure des Alogi qui pa-


154 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

cet évangile, dans l'ordre des témoignages , est tirée


du silence gardé à son sujet par l'évêque Papias,
dans un très court fragment cité par Eusèbe, et
nous avons dit, au début de ce livre , combien le si-
lence de l'histoire est une arme délicate à manier ¹ .
4° Ou enfin les quatre évangiles sont d'origine
apostolique, mais pleins d'erreurs et d'idées fausses ;
ils proviennent des apôtres de Jésus-Christ, mais
des apôtres non encore éclairés par la grande
science, la gnose. Ce sont des œuvres où transpire
l'esprit de parti : les auteurs ont usé de finesse , ils
ont dissimulé leur dessein si habilement qu'on ne
s'en doute pas ! Ce n'est , par exemple, qu'au
XIXe siècle qu'un hardi explorateur, le professeur
Baur, de Tübingen , à force de fouilles prolongées ,
a découvert que l'évangile de saint Luc est l'oeuvre
d'un chrétien conciliateur entre les partis de Pierre
et de Paul. Ou bien , les auteurs des évangiles ont
instinctivement prêté à Jésus- Christ leurs propres
vues ; ils ont doucement sollicité les faits et les
discours, on ne peut se fier à eux, leur christia-

rut dans le IIe siècle et contesta l'authenticité de l'évangile


de Jean.
' Article Papias dans la Real-Encyclopædie de Herzog, vo-
lume XI.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 155

nisme n'est point celui de Jésus-Christ... Au moins


voilà une position nette et franche, voilà des con-
clusions d'une clarté brutale ! Ainsi pensaient
quelques hérétiques des premiers siècles . Mais
l'Eglise en a jugé autrement : dès les premiers
temps , elle a cru ces évangiles apostoliques , elle a
accepté pleinement leur autorité, et, en excluant
de son sein les hérétiques de toute nuance , elle a
déclaré que, suivant elle, il n'y avait pas d'autre
Jésus-Christ possible ou connu que celui des apô-
tres, pas d'autre christianisme que celui des apôtres
et pas d'autre Eglise digne de ce nom que celle qui
se rattachait aux apôtres .

VI

Que la tradition apostolique soit maîtresse du


terrain , qu'elle s'identifie , dès le IIe siècle , avec les
quatre évangiles , on le sent à la modestie forcée
des hérétiques, qui n'osent pas s'établir pour leur

compte. Au lieu d'avouer nettement, comme leurs


successeurs du XIXe siècle , qu'ils retrouvent dans

¹ Godet, Commentaire sur l'évang. de saint Luc , I , pag. XL-


XLIII.
156 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

leur seule conscience et leur seule raison les faits


de la vie de Jésus et l'explication de ces faits , ils

éprouvent le besoin de se rattacher de quelque ma-


nière aux apôtres et à leurs écrits , attendu que ce
témoignage seul faisait autorité et complétement
autorité ' .
On lançait donc dans le public des livres apo-
cryphes... Mais qu'il nous soit permis d'ouvrir ici
une parenthèse, pour exposer la nature et les di-
verses faces de la question des littératures apocry-
phes. Les faux en matière de littérature peuvent
être de diverses sortes . Vous avez d'abord le faux
de l'espèce la plus simple et la plus vulgaire , celui
qui consiste à affubler ses productions particulières
d'un nom distingué , dans un intérêt de vanité, ou
à fabriquer, de sang-froid et par calcul, des pièces
menteuses, pour les besoins de la cause ou de l'in-
dividu . Il circulait à Rome , sous Auguste, de faux
écrits de Pythagore qu'on attribuait au Libyen
Jobas . Certains dialogues de Platon passent pour
n'être pas de lui. Les œuvres d'Aristote n'ont pas
été non plus à l'abri de la contrefaçon . Au moyen
âge, sous le régime de la papauté , on profita de

¹ Ewald, Nachapostol.Zeitalter, pag. 154 .


* Preller, Real-Encyclop, article Libri, pag. 1040.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 157

l'ignorance et de la crédulité générales pour forger


toute espèce de pièces favorables aux prétentions
de l'évêque de Rome¹ . Les temps modernes ont vu ,
voient et verront encore fleurir ces audacieuses
impostures. Ainsi deux écrivains différents , dupes
de leur propre naïveté , un Allemand et un Français,
MM. d'Hunolstein et Feuillet de Conches ont pu-
blié de nos jours , à plusieurs éditions , de fausses
lettres de la reine Marie-Antoinette , dont les auto-
graphes leur avaient été livrés . M. Feuillet de Con-
ches nous donne , en particulier, la dernière lettre
écrite par l'infortunée princesse dans sa prison ,
« lettre, dit-il, qu'il possède encore , toute tachée
de ses larmes . » M. Sainte-Beuve a même consacré
à la critique de ces lettres une ou deux de ses spi-
rituelles causeries . Plus tard, dans une note, il con-
fesse savamment son erreur. A cette occasion , il cite ,
entre autres faux d'origine récente, des renseigne-
ments curieux sur un certain Tigellius, poëte sarde
mentionné par Horace . Le fabricateur, un Sarde lui-
même, voulant illustrer l'histoire littéraire de son
île, il y a 2000 ans , a osé publier des vers sous le
nom de ce chanteur du temps d'Auguste².
1 Pag. 18, note 1 .
2 Nouveaux Lundis, Paris, 1867 , VIII , pag. 382-387.
158 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

D'autres écrivains , parmi les plus consciencieux


même, ne se font pas scrupule de prêter à leurs
héros ou aux personnages du jour des discours ima-
ginaires . On se souvient des harangues que Tite-
Live et Thucydide font prononcer à leurs hommes
d'état et généraux. Ils ne prétendaient point en im-
poser au public, mais la forme oratoire leur souriait.
C'était une manière de présenter leurs observations
ou de faire valoir leurs opinions particulières . Hier
encore, le Disciple de Jésus- Christ, revue religieuse
de Paris , publiait une soi-disante lettre du pape
à tous les pères du concile, et je sais un professeur
de théologie qui fut pris au piége. Ce programme,
hélas , n'était qu'un mythe, et encore le mythe
n'émanait-il pas du saint-père lui-même ¹ .
Une autre manière de fraude , plus commode que
les précédentes , et plus usitée dans les temps d'i-
gnorance, c'est l'emploi des interpolations . Vous
glissez habilement dans le texte , entre deux phrases
ou entre deux mots , tels détails , tels morceaux qui
feront votre affaire et auront chance de succès .
L'auteur véritable n'en a pas assez dit, à votre gré,
ou en a trop dit, et vous corrigez , en quelques mots

Le Disciple de Jésus-Christ, revue du christianisme libéral,


1870, pag. 16-83.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 159

adroitement insérés, l'effet fâcheux de son silence


ou de ses paroles . Je n'en citerai que deux exem-
ples : l'historien juif Josèphe rend à Jésus-Christ,
dans son ouvrage sur les antiquités juives , un hom-
mage trop étendu et trop précis pour être authen-
tique. Les épîtres de l'évêque de Carthage, Cyprien,
ont subi , aussi, quelques interpolations avanta-
geuses pour les prétentions du siège de Rome . Les
partisans de la papauté , en général, ont largement
usé de ce moyen de prouver leur droit.
La critique, avertie de ces procédés , soumet à un
sévère examen les pièces et les livres qu'on lui pré-
sente . Quelquefois les faussaires laissent échapper
leur secret. Les ouvrages fabriqués offrent des
erreurs de date flagrantes ou de grossières bévues :
l'on n'a observé ni la couleur locale , ni le langage
de l'époque. Certains autographes des siècles an-
ciens , ceux du célèbre Lucas , par exemple , sont écrits
sur des papiers de fabrication récente , avec une en-
cre d'une vétusté simulée . Ou bien , l'on possède
deux soi-disant autographes différents de la même
lettre. Ou l'on découvre les procédés des fabrica-
teurs ainsi les prétendues lettres de Marie-Antoi-
nette ont été composées à l'aide des journaux ou
mémoires de l'époque, l'imposteur n'a eu que la
160 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

peine de copier. On a compté sur la curiosité natu-


relle du public, et fait écrire à la reine ses plus tou-
chantes effusions , aux jours et aux heures où sa
destinée devenait le plus palpitante ' . Du moment
qu'elle devine quelque motif intéressé , la critique
se tient sur la réserve . La colère des uns , l'enthou-
siasme des autres , l'esprit de vengeance , l'aveugle
fanatisme, l'impatience pourraient, en effet, avoir
inspiré, et ont plus d'une fois inspiré telles ou telles
fraudes pieuses ou profanes .
Jusque dans les histoires les plus accréditées d'ail-
leurs, certaines circonstances peuvent à bon droit
rendre suspecte telle ou telle page . Je mention-
nais tout à l'heure les harangues composées par
Thucydide et Tite-Live pour leurs héros : est-il
probable qu'au moment de livrer bataille, un général
adresse à ses troupes un discours en règle; que, dans
des occasions critiques , lorsque la décision presse,
un homme d'état se livre, devant ses admirateurs
ou même ses adversaires , à de savantes disserta-
tions ? Et puis, ce que ces grands personnages sont
censés dire jure parfois avec ce qu'ils ont réellement
dit : si, de nos jours , certains orateurs des Chambres ,
en lisant leurs discours dans les journaux , s'éton-

1 Geffroy, ouvr. cité, II, pag . 332, 339-341.


PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 161

nent des belles choses qu'ils ont dites , ou s'irritent


des bévues et des platitudes qu'on leur prête, plus
d'un héros de l'antiquité éprouverait, en se lisant,
des impressions analogues ..... La critique est en-
core dans son élément, lorsqu'elle signale des in-
vraisemblances qui dépassent la limite . Ainsi , un
orateur est censé voir des objets ou des scènes qui
se passent à des lieues de distance , interpeller des
assistants, morts depuis plusieurs mois, ou présents
sur un théâtre différent. Comme les gardes du sé-
pulcre de Jésus , tel narrateur aura la naïveté
d'avouer qu'il dormait, et qu'il a vu toutefois ce qui
se passait pendant son sommeil . De semblables té-
moignages , évidemment , trahissent une origine
apocryphe .
Il faut une finesse plus grande pour dépister les
interpolations qui se sont glissées dans un texte .
Lorsqu'il y a solution de continuité dans le sens,
il est probable que le passage qui fait coin aura
été introduit par une main étrangère . Ainsi , pour
en citer un exemple célèbre, le passage, dit des trois
témoins , dans le dernier chapitre de la première
épître de saint Jean , rompt la trame de la pensée
apostolique . Et tout traducteur qui se respecte a

1 1 Jean V, 7, 8.
II
162 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

soin de le supprimer, ou de le rejeter en note, en


avertissant les lecteurs . Quand à ces présomptions
de la fausseté d'un passage se joignent, comme
ici, des preuves extérieures de son origine récente,
l'interpolation est évidente . La critique se défie, à
juste titre , de ces déclarations inattendues , flat-
teuses pour un peuple, un parti, une famille, une
église , qui surprennent le lecteur dans un traité ou
dans une lettre , où elles n'avaient que faire . Elle
soupçonne qu'on aura fait dire après coup à un
auteur, à un Père , ce qu'il conviendrait qu'il eût
dit. De même qu'aujourd'hui, à Rome , l'on exhume
des catacombes des os de saints inconnus , et l'on
compose ensuite les actes de leur vie ou de leur
martyre, de même , autrefois, on était tenté de
prêter aux auteurs de renom les opinions ou les
intentions qui vous étaient agréables . Le désir fai-
sait naître les propos et les passages ; puis , pour
moins effaroucher les simples, ou pour endormir
les dernières défiances, on faisait volontiers passer
ces précieux témoignages dans le texte même d'un
auteur.
Mais la critique elle - même doit éviter les
écueils. A force de prendre goût à son métier, elle
finit par faire une police trop sévère . En examinant
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 163

les écrits à la loupe, elle découvre toute sorte


de difformités, de contradictions imperceptibles à
l'œil nu . Les œuvres les plus authentiques en vien-
nent à fourmiller d'erreurs , elle tombe, à son tour,
dans l'impossible , dans l'invraisemblable , dans l'ab-
surde , et la mauvaise critique fait haïr la bonne .
Croirait-on qu'au XVIIe siècle l'abbé Hardouin en-
seignait gravement que les prétendues œuvres
classiques des écrivains de la Grèce et de Rome
n'étaient que des productions apocryphes , dues à
des moines du XIIIe siècle ? Quelques fragments de
Cicéron et de Pline , les Géorgiques de Virgile,
les satires et les épîtres d'Horace , voilà tout ce qu'il
restait d'authentique de la littérature ancienne !
Mais l'Enéide était l'œuvre d'un moine bénédictin

qui voulait décrire allégoriquement le voyage de


saint Pierre à Rome ¹ !..... On a pu constater tout
dernièrement les bévues éclatantes d'une critique,
incrédule à outrance . Que n'a-t-on pas dit contre
l'authenticité des lettres du voyageur Livingstone
rapportées en Angleterre par M. Stanley ! On leur
reprochait de contenir de nombreuses erreurs géo-
graphiques. Le président même de la société de
géographie de Londres , M. Rawlinson , protestait.

1¹ Forsyth, ouvr. cité, pag. 2 , 3 .


164 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de son incrédulité. Un M. Beke soutenait, dans


une séance publique à Brighton , que les sources
du Nil ne peuvent être situées dans la région in-
diquée par le docteur. Le style des lettres, ajou-
tait-on, n'est pas celui de Livingstone . Un journal
ne trouvait pas que leur style sémillant et badin
convînt à la gravité d'un missionnaire . Les feuilles
les plus sérieuses de l'Europe , le Temps, le Journal
des Débats, le Times se déclaraient sceptiques, et
M. Stanley passait pour un hâbleur américain . Un
journal de New-York , le Herald, donnait, dans un
de ses numéros , le fac-simile de la lettre adressée
par le docteur à M. Bennett, propriétaire de cette
gazette . Mais dès le lendemain , un autre journal
de New-York , le Sun, reproduisait cette lettre et
mettait en regard le fac-simile d'une lettre adressée
autrefois par M. Stanley à l'un de ses amis , M. Louis
Noé. Or, par une coïncidence bizarre , les deux
écritures se ressemblaient tellement, qu'on aurait
dit les deux lettres écrites par une même main .
Et le journal concluait qu'après une telle révéla-
tion, il semblait difficile de comprendre comment
M. Stanley pourrait soutenir sa prétention d'avoir
trouvé Livingstone, et d'avoir reçu de lui et rap-
porté en Europe la grande masse de communica-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 165

tions signées de son nom . Un autre journal améri-


cain, le World, faisait remarquer que la lettre pro-
duite par le Herald est adressée à M. Bennett fils,
et qu'elle aurait dû l'être à M. Bennett père, at-
tendu qu'à la date où elle était écrite, Livingstone
ignorait la mort de M. Bennett père. Ce journal
relevait, en outre, dans la lettre attribuée à Livin-
gstone, une faute d'orthographe, dont le savant
explorateur était à coup sûr incapable .
Malgré ces doutes et ces attaques, la presse eu-
ropéenne croit aujourd'hui à la rencontre de
M. Stanley avec Livingstone. Le colonel Rawlinson
a lui-même rendu hommage à la véracité de
M. Stanley et il a reconnu pour authentiques les
lettres qui lui ont été remises de la part de Living-
stone ' . Il ressort de ceci des conclusions précieu-
ses : d'abord, que la critique ne doit pas être crue
sur parole, que la critique imprudente et chicaneuse
s'engage elle-même dans d'inextricables difficultés ,
et puis , que l'existence de pièces apocryphes
ne prouve pas contre l'authenticité de toutes les
pièces existantes : au contraire . Mais surtout, il res-
sort de nos exemples que la fausseté de certains

' Nous renvoyons le lecteur aux pièces justificatives insé-


rées à la fin de l'ouvrage de Stanley: How I found Livingstone.
166 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

documents ne doit pas nous faire douter , à tout


prix, de la réalité des faits qu'ils relatent et consi-
gnent. L'eixov Baoiλinn , le Portrait Royal de Charles
Ier, peut ne pas être de lui, quoiqu'on l'ait cru au-
thentique dans le temps, les lettres de Marie-An-
toinette peuvent être apocryphes : il n'en résulte
point que le contenu du Portrait Royal et des
lettres de la princesse captive soit faux ; les événe-
ments rapportés peuvent être vrais , les sentiments
exprimés peuvent même n'avoir rien d'affecté .

Appliquons ces principes au sujet qui nous ré-


clame : les livres apocryphes du Nouveau Testa-
ment. Nous disions qu'il circulait dans l'Eglise ,
dès les premiers temps, des livres revêtus d'un titre
apostolique ou du nom d'un compagnon d'apôtre,
d'un Barnabas, d'un Aristion , d'un Jean le presbytre ,
par exemple. A part une lettre supposée écrite par
Jésus-Christ à Abgar, roi d'Edesse , on n'avait pas
eu l'idée de produire des écrits sous le nom du
Sauveur ce qui prouve qu'à l'époque où parut la
littérature apocryphe, il existait déjà , et il n'existait
que des écrits des apôtres ou de leurs amis . Même

avant l'apparition du quatrième évangile, on essaya


de ces fraudes littéraires . L'hérétique Cérinthe ,
contemporain de saint Jean , aurait produit des apo-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 167

calypses apocryphes ' . Il fallait donc que , depuis


bien des années déjà, l'Eglise chrétienne fût en pos-
session d'écrits apostoliques et même d'évangiles
apostoliques d'une authenticité reconnue : la façon
précède la contrefaçon ! Le même phénomène se
retrouve dans l'église bouddhiste : les Sutras déve-
loppés supposent l'existence antérieure des Sutras
simples . L'on eut successivement et à des époques
différentes , dans l'Eglise des deux premiers siècles ,
l'évangile selon les Egyptiens , l'évangile de Pierre ,
l'évangile des Hébreux, intitulé aussi l'évangile des
apôtres, les évangiles de Thomas et de Matthias, les
Actes d'André et de Jean ³ . Vers l'an 170 , Denys,
évêque de Corinthe, se plaint qu'on falsifie ses let-
tres, en y ajoutant ou en en retranchant, comme on
le faisait, dit-il, pour les écritures du Seigneur .
Son contemporain, pour ne pas dire son aîné , Pa-
pias, qui a connaissance d'une littérature chré-

1 Eus. Hist. eccl. , III , 28.

Ewald, Nachapostol . Zeitalter, pag. 500, 501 .


Eug. Burnouf, Introd. à l'histoire du Bouddhisme indien,
pag. 123-130, 232.
Clem. Alex. Strom., III, 9.
5 Eus. Hist. eccl. , III , 25 ; VI , 12 .
• Id. IV, 23.
168 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

tienne considérable , déclare , pour ce motif, pré-


férer le témoignage de la voix vivante , et pourtant
le même auteur raconte l'origine des évangiles de
Marc et de Matthieu : il les regardait donc comme
l'écho fidèle de la voix vivante ' . En général , les
apocryphes ne sont guère que des falsifications des
ouvrages canoniques , il vaut la peine de le mon-
trer. Nous ne parlons, cela se comprend, que des
apocryphes les plus anciens .
Le christianisme, en se frottant à la philosophie
juive et païenne, devait subir quelques altérations.
Les penseurs ou les rêveurs de l'époque ne pou-
vaient pas saluer d'un œil dédaigneux la nouvelle
doctrine, si pleine de séve , et d'une venue si vi-
goureuse. Mais l'idée seule les attirait , l'histoire les
laissait froids . Maint philosophe se rattacha donc à
l'Eglise, sans se placer sur son terrain historique ³.
Gnostiques et judaïsants , ils voulurent avoir des
livres sacrés à l'image de leurs doctrines particu-
lières. Or, quoi de plus simple que de remanier

1 Eus. Hist. eccl. , III, 39.


Hofstede de Groot , ouvr. cité , pag. 76. Reuss ,
ouvr. cité, SS 245 , 246. Hertwig, Tabellen zur Einleit. ins
neue Testament, pag. 8-11 .
8
Reuss, ouvr. cité, S 244.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 169

légèrement , de compléter , d'émonder les docu-


ments déjà reçus , en particulier les trois premiers
évangiles ? L'interpolation devait jouer un rôle plus
considérable que la contrefaçon pure et simple :
aussi bien était-elle plus commode , et suffisait- elle
au but proposé .
On eut ainsi un évangile des Egyptiens , l'Egypte
était la terre prédestinée des sectes et des philoso-
phies ! Les gnostiques de nuance diverse , Docètes ,
Encratites , Sabelliens estimaient l'évangile des
Egyptiens, autant que les judaïsants estimaient l'é-
vangile des Hébreux dont il sera parlé tout à l'heure ' .
Usité surtout par des chrétiens d'Egypte, ce livre
contenait une collection de nouvelles sur la doc-
trine et la vie de Jésus , et paraît avoir été d'une
haute antiquité . Le caractère en est mystique : il
met dans la bouche de Jésus des déclarations sin-
gulières, sentant le terroir égyptien . Quelques Péres
du IIe et du IIIe siècle, Clément d'Alexandrie, et
son disciple Origène, en faisaient un certain cas,
et nous en ont conservé de rares fragments . Jésus
y dit que son règne viendra quand il n'y aura plus
ni homme ni femme, que la mort subsistera tant
1
¹ Kirchhofer, Quellensammlung, Zürich 1844 , pag. 467. —
Reuss, ouvr. cité, § 245 .
170 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

que la femme enfantera, qu'il est venu détruire les


œuvres de la femme, savoir la naissance et la
mort ' . Cet évangile paraît s'être surtout appuyé
sur Matthieu et Luc.

Les autres récits , semblables à nos évangiles ,


dont se servaient les plus anciennes communautés
chrétiennes, peuvent être ramenés à deux, qui, soit
par leurs sources, soit par leur manière , rappellent
notre évangile de Matthieu . L'un , l'évangile hébreu ,
ou selon les Hébreux , était attribué à l'apôtre Mat-
thieu ; l'autre, en grec, très semblable au précédent,
s'intitulait l'évangile de Pierre : ils étaient tous les
deux usités parmi les chrétiens d'origine juive , ha-
bitant la Palestine et les contrées voisines * . Les
Pères de l'église affirment que l'évangile des Hébreux
n'est pas autre chose que l'évangile de Matthieu,
écrit primitivement en araméen et traduit ensuite
en grec. Mais le texte araméen ne s'étant conservé,
au IIe siècle, que chez les Nazaréens et les Ebio-
nites, c'est-à-dire , chez les chrétiens restés fidèles
au judaïsme, il ne tarda pas à se corrompre , et reçut
des additions , sous forme de paraphrases ; en même

¹ Kirchhofer, pag. 467 , 468.


Reuss, ouvr. cité, § 197-199 . Comp. Eus. Hist. eccl. ,
III, 25 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 171

temps, il baissa dans l'estime des chrétiens catho-


liques, et tomba enfin , avec le déclin final des
Ebionites , au rang de mauvaise fabrication apo-
cryphe ' . Il n'en existe aucune trace avant la fin du
IIe siècle . L'évangile des Hébreux ne renferme , en
somme, que le récit de Matthieu délayé³ . La plu-
part des passages sont conformes au texte authen-
tique des quatre évangiles, et particulièrement de
Matthieu. En quelques endroits , on a ajouté des
mots destinés à favoriser les idées juives ; ainsi on
faisait dire à Jésus ( Luc XXII , 16 ) : « Je ne man-
gerai plus de chair, jusqu'à ce que la Pâque soit
accomplie dans le royaume de Dieu , » parce que
les Ebionites ne mangeaient pas de viande . Ail-
leurs le récit est surchargé de détails insignifiants
ou même choquants , ainsi l'homme à la main sèche
guéri par Jésus aurait été un maçon * ; le jeune
riche est représenté se grattant la tête , à la question
de Jésus, et Jésus lui reproche d'avoir sa maison
pleine de biens , tandis que plusieurs de ses frères,

1
¹ Ebrard , Wissenschaftliche Kritik der Evangelien , dritte
Aufl. , pag. 992. Comp . Tischendorf, A quelle époque, etc. ,
pag. 15 et note 1 .
' Kirchhofer, ouvr. cité, pag. 461 , note 48. - 8 Id. pag.
452 , note 17. *4 Id . pag. 460. 5 Id. pag . 454.
172 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

fils d'Abram, sont couverts de fumier et meurent de


faim '. Jésus ressuscité remet le linceul au serviteur
du sacrificateur , va vers Jacques et lui apparaît,
parce que celui- ci avait juré qu'il ne mangerait pas
de pain , depuis l'heure où il avait bu la coupe du
Seigneur, jusqu'à ce qu'il le vît ressusciter d'entre
les morts . Ailleurs on fait dire à Jésus, en termes
qui rappellent le style du Coran plus que celui des
évangiles : «< Ma mère, l'Esprit-Saint, m'a tout à
l'heure enlevé par un de mes cheveux , et m'a trans-
porté sur la grande montagne du Thabor³ . » Il y
avait parmi les Ebionites une tradition orale , forte-
ment colorée de judaïsme , dans laquelle se pui-
saient ces renseignements suspects . D'après les
Ebionites, Jésus n'était qu'un simple homme, les
épîtres de Paul n'avaient aucune valeur, Paul était
un apostat, et l'évangile des Hébreux faisait seul au-
torité . Il n'était pas parlé dans cet évangile de la
naissance surnaturelle de Jésus .
L'autre évangile, celui de Pierre, ne nous est que

' Kirchhofer, ouvr. cité, pag. 450. -- 2 Id . pag . 453 .


8* Id. pag. 451 , note 12. Un certain nombre de fables gnos-
tiques se sont conservées oralement en Orient, et ont fini par
être recueillies par Mahomet dans le Koran. Reuss , § 263 .
* Eus. Hist. eccl. , III , 27. — Grau , ouvr. cité, II, pag. 477.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 173

très imparfaitement connu . Par le peu que nous


en savons, nous pouvons inférer qu'il ressemblait
fort à l'évangile des Hébreux, si même il ne lui était
pas identique ' . Au dire d'Origène , Jésus était,
d'après cet évangile , fils de Joseph et de Marie, les
autres fils de Joseph provenant d'un premier ma-
riage. Origène ajoute que cet évangile est rejeté
comme n'étant ni de Pierre, ni d'aucun écrivain
inspiré ' .
Il faut ajouter, pour être complet, que l'évan-
gile, dit de Marcion , dont il est parlé au IIe siècle ,
n'est qu'un évangile de saint Luc mutilé³.
On le voit : il ne nous reste, des évangiles apo-
cryphes des deux premiers siècles, que des fragments
presque informes et insignifiants . On ne composait
guère d'évangiles proprement dits , probablement
par sentiment d'incapacité . Pendant toute la pre-
mière moitié du IIe siècle , il n'est pas question
d'évangiles entièrement fabriqués . Les évangiles
canoniques sont toujours à la base des apocryphes .
Les hérétiques, Cérinthe, Carpocrate , Basilide ,
Apelles se contentent d'amplifier ou d'abréger le

¹ Kirchhofer, pag. 465, note 1 . • Id. pag. 466.


3
Reuss, § 246, note 6. Nous ne parlons pas de ceux dont
nous ne possédons que les titres.
174 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

texte reçu ' . Ou l'on ne s'essayait que sur les par-


ties de l'histoire du Sauveur laissées en blanc dans
les quatre évangiles canoniques ; l'on se dédom-
mageait en produisant force Apocalypses et Actes
des apôtres . Les évangiles, dits de l'enfance , qui
ont la prétention de nous renseigner sur les parents
de Jésus, sur les premières années de la vie du divin
enfant, remontent tous, plus ou moins , au Protévan-
gile de Jacques, écrit dont les traces se retrouvent
chez Origène au IIIe siècle, mais dont les données
fabuleuses apparaissent déjà au IIe siècle . Somme

• Reuss, § 245.
2 Id. § 251. Article Hofmann dans Herzog, Real-Encyclop. ,
sur les Pseudepigraphes de l'Anc. Test . et les Apocryphes du
Nouveau, XII , pag. 320, 331-334.
Chez Justin Martyr en particulier. D'après lui, Jésus se-
rait né dans une grotte (Dial. c. Tryph. , c. 78) , les Mages
seraient venus d'Arabie (id . c. 78) , Jésus aurait fabriqué
chez lui des jougs et des charrues (id . c. 88) , un feu serait
apparu dans le Jourdain au moment de son baptême (id.
c. 88) , le poulain de l'ânesse qu'il montait aurait été attaché
à un cep de vigne (Apol . , I , c . 32), on aurait placé Jésus sur
un siége de juge, par dérision , et on lui aurait crié : Juge-
nous (id. c. 35) , Jésus aurait dit : « Je vous jugerai sur les
choses que je trouverai en vous » (Dial. c. Tryph., c. 47) , il
aurait prédit qu'il éclaterait des schismes et des hérésies. (Id.
c. 35.)
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 175

toute, à côté des documents authentiques du chris-


tianisme, il a paru , à l'origine, des écrits suspects
traitant de la doctrine et de l'histoire évangélique ;
ils ont dû le jour, soit aux impatiences de la curio-
sité provoquée par le silence des Ecritures , soit
aux tendances divergentes qui s'accusaient dans les
provinces de la chrétienté . Les apocryphes trahissent
ces différences , mais ils ne prouvent pas qu'il n'y
eût point à la base de doctrine ni d'histoire évan-
gélique reconnue. Sans l'histoire réelle , ils n'au-
raient pas vu le jour. Leur existence fournit donc,
en faveur de l'origine apostolique des évangiles ca-
noniques, un argument externe important ; elle
prouve, en même temps , que nos quatre évangiles
étaient connus et répandus dès le siècle apostolique ,
partout où s'étaient formées des communautés
chrétiennes¹ .

Un indice non moins précieux du crédit dont


jouissait la tradition apostolique , dans les branches ,
saines ou malsaines , de l'Eglise chrétienne primitive ,
c'estqu'à défaut de livres apocryphes , les hérétiques
en appelaient à une tradition orale particulière
qu'ils faisaient descendre, eux aussi , en ligne di-
recte, des apôtres ou de leurs compagnons. Ils se
1 Kirchhofer, pag. 469 .
176 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

disaient dépositaires d'une doctrine secrète, et sous


ce beau prétexte, ils insinuaient aisément dans
l'esprit des simples le poison de leurs erreurs. Ainsi
le gnostique Basilide, dans le premier quart du
IIe siècle, se réclamait du témoignage de l'apôtre
Matthias , et se disait disciple lui-même de Glaucias,
l'interprète de Pierre ' . Valentin , autre fameux hé-
rétique de l'époque , aurait été l'auditeur de Théodas ,

parent (ypquos) de Paul . Marcion de Sinope se glo-


rifiait d'avoir devancé ses rivaux en hérésie dans la
voie du salut, et dans la connaissance de la science
supérieure : il fallait donc qu'il eût frayé avec les
apôtres ou leurs collègues , et il se prévalait proba-
blement de cette accointance , pour accréditer ses
vues particulières sur l'antithèse entre le Dieu des
juifs, dieu inférieur, jaloux, borné , et le Dieu su-
périeur des chrétiens . Les prétendues lumières
communiquées à ces chefs de secte , sous le sceau
du secret, leur servaient à corriger de vive voix le
texte trop peu complaisant des évangiles acceptés .
Ou encore, chose plus simple et moins sujette à
conteste, on prêtait au texte des évangiles un sens
mystique ou figuré, dans le genre de celui qu'au-
Hofstede de Groot , ouvr. cité, pag . 4 , 5 .
2 Clem . Alex. Stromates, Lib. VII , 17 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 177

jourd'hui même les disciples de Swedenborg attri-


buent aux livres de la Bible ' . Les Valentiniens,
par exemple, discernaient trois degrés dans l'ensei-
gnement de Jésus : 1 ° un enseignement typique et
mystique ; 2º un enseignement parabolique et
énigmatique ; 3 ° un enseignement clair et précis .
La distinction était juste , mais on sait qu'avec ces
méthodes d'interprétation l'on fait dire tout ce que
l'on veut au texte sacré . L'auteur des Homélies clé-
mentines, roman religieux de la fin du IIe siècle,
place dans la bouche de l'apôtre Pierre des paroles
justement indignées sur les abus d'interprétation
des Ecritures . Mais , inclinant lui-même au gnos-

ticisme, il nous montre le même apôtre se jouant,


à son tour, du sens littéral, et il commente l'é-
vangile de Matthieu dans un sens favorable à ses
vues .

Toujours est-il que ces contrefaçons , ces muti-


lations ou corrections, ces violences faites au sens
naturel, rendent hommage à l'autorité sans égale
de la tradition apostolique primitive.
Et l'unité de la langue religieuse de ces temps

Hofstede, pag. 43 , 52, 58, 59.


* Clem. Alex. Fragmenta.
F.-C. Baur, Dogmengeschichte, I, A, pag. 155 .
12
178 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

n'indiquerait-elle pas, à sa manière , l'unité régnante


de la foi ? Jésus-Christ et les apôtres parlaient,
selon toute vraisemblance, l'araméen ; la langue
officielle des maîtres du monde , des Romains ,
était le latin . Et pourtant toute la littérature de la
primitive église, canonique , apocryphe, hérétique,
est rédigée en grec : ce qui paraissait primitivement
en araméen, en syriaque ou en latin se traduisait
bientôt en grec, et la langue grecque eut l'insigne
honneur de devenir la langue sacrée du christia-
nisme, la langue du Nouveau Testament. Si les

églises avaient professé des croyances différentes ,


n'auraient-elles pas tendu à s'organiser en églises
nationales, attachées à leurs langues nationales ?
On aurait eu l'église de Palestine , l'église d'Egypte ,
l'église de Syrie, l'église grecque et l'église latine.
Mais non ces distinctions ne s'accusent pas au
siècle apostolique et dans les temps qui suivent.
L'Eglise s'affirme comme un seul corps à l'instar
de l'Empire, et l'unité des traditions se reflète invo-
lontairement, sans décret préalable et sans pacte
mutuel, dans l'unité de la langue religieuse¹ . Le
grec du Nouveau Testament n'est pas classique, il

▲ Même à Rome, pendant les trois premiers siècles, le grec


fut la langue officielle de l'Eglise. Voy. pag . 104 , note 2 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 179

est vrai : il n'en est que plus authentique pour cela ' .
C'est le grec de la conversation , un grec naturel,
et non celui des livres . La langue est faite pour la
religion, et la tradition semble courir moins de ris-
ques de corruption dans cette langue des évangiles ,
modèle inimitable de souplesse et de simplicité.
La tradition apostolique est un grand fleuve qui
coule sans interruption à travers tout le premier et
le second siècle . Ses eaux les plus pures sont celles
qu'il reçoit des quatre évangiles ; mais il recueille,
en passant, d'autres affluents moins considérables
qui mêlent leurs ondes à celles-ci . S'il renferme ou
reçoit des courants impurs, qui se perdront sur la
rive du temps ou disparaîtront sous des flots plus
limpides, il se grossit aussi, par-ci , par-là, de filets
épars qui lui apportent de nouvelles richesses . Tel

le récit de la femme adultère du chapitre VIIIe de


saint Jean, tel surtout le dernier chapitre de ce bel
évangile . Au verset vingt-troisième de ce chapitre
il est dit : « Cette parole s'est répandue chez les
frères que ce disciple-là (il s'agit de Jean) ne meurt
pas ; mais Jésus ne lui a pas dit qu'il ne meurt pas ,
mais... «< si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je

1 Grau, ouvr. cité, I , pag. 53 .


2
Quarterly Review, article cité, pag. 108, 109.
180 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

1
vienne ¹ ! ...» D'après ce verset, le quatrième évan-
gile est évidemment clos, mais la tradition coule
toujours et coulera peut-être longtemps encore
avant d'être définitivement fixée . Les frères, c'est-
à-dire probablement les chrétiens d'Ephèse , possè-
dent pour leur part un récit qu'ils n'hésitent pas

à adjoindre à l'évangile de Jean, leur maître vé-


néré, et qui en forme aujourd'hui le dernier, soit le
XXIe chapitre . Le contenu de ce récit était con-
forme à l'enseignement de Jean , les frères avaient
entendu de sa bouche le récit de la réhabilitation
de saint Pierre et l'explication des paroles prophé-
tiques adressées par Jésus à Pierre et à Jean ; il est
même probable que Jean avait dicté un récit spécial
qui circulait à Ephèse . On l'ajoute à l'évangile,
mais l'impression que gardent les disciples des en-
tretiens de l'apôtre bien-aimé n'en est pas moins
qu'il y a beaucoup d'autres choses encore que Jésus
a faites, et l'un d'entre eux met en post-scriptum :
« Je ne pense pas que le monde pût contenir les
livres qu'on en écrirait, si elles étaient écrites en
détail³. »

' Jean XXI , 23 .


2 Ebrard, ouv. cité, pag. 1073 , 1074 .
* Jean XXI , 25 .
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 181

VII

Les apôtres ont donc tous disparu de la scène .


Avant de les laisser définitivement derrière nous,
avant de descendre le fleuve de la tradition et de
nous lancer en plein IIe siècle , il conviendrait
de nous informer si l'histoire contemporaine du
Ier siècle ne fait aucune mention de Jésus . Le
plus ancien document qui le cite , en dehors du
Nouveau Testament, est une lettre d'un païen fa-
vorable au christianisme , de Mara , fils de Serapion ,
adressée à son fils Serapion en l'an 74. Dans cette
lettre conservée en syriaque, Mara traite Jésus de
sage roi des Juifs, l'égale à Socrate et à Pythagore,
et dit que le crucifié continue à vivre dans les lois
nouvelles qu'il a données ' . Après lui, nous avons
les témoignages bien connus de l'historien Tacite et
du gouverneur de Bithynie , Pline le jeune , car on
ne peut accepter comme authentiques les préten-
dus Actes de Pilate qui datent de la fin du premier

' Ewald, Christus , pag. 179 , 180. Nachapostol. Zeitalter,


pag. 30, 32.
2 Taciti Ann., 15 , 44. Plinii Ep. , 10, 97.
182 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

siècle , et trahissent une origine chrétienne ¹ . L'his-


torien Josèphe, enfin, écrivant à l'âge de 56 ans ,
termine sous le règne de Domitien , vers 93 ou 94,
son grand ouvrage sur l'histoire du peuple juif ou
Archéologie . Là se rencontre le célèbre passage
sur lequel s'est exercée la sagacité de tant de criti-
ques ; les plus sévères , Ewald, Heinichen , restrei-
gnent le témoignage acceptable de Josèphe à peu
près à ce qui suit : «< En ce temps-là , lui laissent-
ils dire , paraît Jésus, homme sage, si du moins il
faut le nommer un homme , car il fut l'auteur
d'œuvres étranges , il fut un maître pour les hommes
qui reçoivent avec plaisir la vérité , et il attira quan-
tité de Juifs et quantité de Grecs . Il passait pour le
Christ. Pilate l'ayant condamné à la croix, sur la
dénonciation des principaux du peuple, ceux qui
l'avaient aimé les premiers ne cessèrent de lui de-
meurer attachés . Et l'on a vu se perpétuer jusqu'à
nos jours la race de ceux qui, de son nom , s'appel-
lent chrétiens * . »

1 Ewald, Christus, pag. 180. ― Hofmann dans Herzog,


article cité, pag. 326 . Tischendorf, A quelle époque etc.,
pag. 21-27.
2
* Ewald, Nachapost. Zeitalter, pag. 103 , 104.
• Eus. Hist. eccl. , I , 11. Comp. dans l'édition de Heini-
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 183

L'histoire profane a donc à peu près ignoré Jésus-


Christ, à en juger du moins par les rares documents
qui ont échappé au naufrage du monde ancien.
L'histoire évangélique , de son côté, ignore presque
entièrement le monde ancien . A lire nos livres
saints, surtout nos évangiles , se douterait-on de ce
qui se passait dans l'empire romain ? Le mouvement
littéraire de l'époque, les vicissitudes politiques ,
les relations commerciales des provinces de l'Em-
pire, les opérations militaires , les travaux de la phi-
losophie contemporaine, tout est passé sous silence .
Le fait n'est pas étonnant, les évangiles ne préten-
dent pas nous raconter autre chose que le ministère
de Jésus , ce court ministère de quelques années .
Serait-il plus étonnant que les témoignages du
dehors relatifs à Jésus fussent si rares et si maigres ?
Non, si nous réfléchissons à la courte durée du
ministère de Jésus , aux modestes débuts de l'Eglise
chrétienne, à l'humilité des premiers prédicateurs
de l'Evangile . Qu'est-ce que deux à quatre années
et demie de ministère ? « Un prophète, disait Jésus,
n'est méprisé que dans son pays . » Ses frères

chen le vol. III , consacré à des dissertations, pag. 648.


Ewald, Christus, pag. 182-186.
1 Math. XIII , 57 .
184 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

mêmes ne croyaient pas en lui . Pilate , quand les


Juifs accusent Jésus , a besoin d'être mis au courant
de ses antécédents , d'être édifié sur la nature de la
royauté qu'il réclame : il ne sait pas même que
Jésus est Galiléen d'origine . Quand Paul porte en-
suite l'Evangile du crucifié en Grèce , il ne dissi-
mule point que la prédication de la croix est folie
aux Grecs et scandale aux Juifs ; il ne se défend
point d'être un inconnu ' . Les Athéniens croient
que l'apôtre se moque d'eux, lorsqu'il leur parle de
l'homme que Dieu a établi juge des vivants et des

morts , et qu'il a ressuscité . Vers l'an 60 , le gou-


verneur de Judée , Festus, nouvellement arrivé dans
la province, ne connaît pas ce certain Jésus mort et
que Paul dit être vivant . Et la religion chrétienne
est traitée par Tacite de superstition pernicieuse ,
quoique professée par une immense multitude , par
Pline le jeune, de superstition dépravée et excessive :
ce qui, par parenthèse, ne s'expliquerait pas , si la
religion chrétienne n'avait été qu'une morale plus
pure. C'est conséquemment aux apôtres qu'on en
veut, comme auteurs et fauteurs de cette supersti-

11 Cor. I, 23 ; 2 Cor. VI, 9 .


2 Act . XVII, 31 , 32 .
8 Act . XXV, 19.
PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS 185

tion ; c'est d'eux que l'on se préoccupe et de leur


témoignage ; c'est à eux, et non à Jésus lui-même ,
que les hérétiques ont l'idée d'attribuer leurs écrits .
Ceci confirme une fois de plus notre dire que l'his-
toire de Jésus et le sens de cette histoire , les ori-
gines de l'Evangile, en un mot, offrent une obs-
curité désespérante, ou ne peuvent être retrouvés
et étudiés qu'à la lumière de la tradition aposto-
lique. Les apôtres ont vécu dix , trente , soixante
ans même avec leurs disciples , Jésus, trois ans et
demi avec les siens . Mais , on l'a bien dit, l'his-
toire de Jésus se réfléchit dans l'histoire de ses
apôtres . Sa parole retentit dans leur prédication , sa
vie se manifeste dans leur vie, sa mort est glorifiée
dans leur corps . Ils portent le trésor dans des vases
de terre ; malgré cela , ils en enrichissent plusieurs.
Le silence dédaigneux ou indifférent de l'histoire
et de la philosophie se soutient d'ailleurs pendant
le siècle suivant. Le moraliste Plutarque parle à
peine du christianisme, après soixante ans d'exis-
tence . Marc-Aurèle, Epictète , Aulu - Gelle, ne font
que de maigres allusions aux chrétiens : de Jésus-
Christ pas un mot, et cependant il y avait plus d'un
siècle que le Christ était prêché . Si le christianisme
n'avait été qu'une morale plus ou moins ratio-
186 PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS

nelle, ce silence ne s'expliquerait pas , le groupe


des philosophes aurait dû l'accueillir avec enthou-
siasme. Mais la religion chrétienne était pour eux
une superstition dangereuse qu'il s'agissait d'ex-
tirper. Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, le dis-
ciple de la raison, lui fit en conséquence l'honneur
de la persécuter, et la voix publique, celui de la
calomnier.
CHAPITRE II

DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

DE L'AN 90 A L'AN 160 APRÈS JÉSUS-CHRIST

I. Ignace. - Epître de Barnabas . - Polycarpe. - Papias.


Quadratus. ― Justin Martyr. - Pothinus. Hermas.
-— Epître à Diognète. - Survivants nombreux du siècle
apostolique. -·La tradition orale conserve encore son au-
torité à côté de la tradition écrite. •
II. L'école critique et le quatrième évangile. — Tischendorf
et ses travaux . ― · Citations des évangiles dans les écrits des
Pères, - dans les Apocryphes, - dans les écrits des hé-
rétiques Basilide, Valentin, Marcion, - dans les ouvra-
ges du philosophe païen Celse. Témoignage des an-
ciennes traductions syriaque et latine. Rétractations de
la critique moderne.

Le fleuve de la tradition orale a franchi la limite


du second siècle ; il continue à couler, mais dans
un lit plus resserré . Grâce aux quatre évangiles , ses
188 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

ondes tendent à devenir à la fois plus limpides et


moins vagabondes . Les témoins oculaires ne sont
plus, la seconde génération de témoins commence ,
celle des successeurs immédiats des apôtres . Elle
nous porte bien au delà de l'intervalle de trente-
trois années assigné d'ordinaire à une génération .
En histoire, en matière de témoignages, la durée
d'une génération peut s'étendre jusqu'à soixante ou
soixante- dix ans , de sorte que , de l'an 33 de notre
ère à l'an 160 ou 170 , nous pouvons fort bien ne
compter que deux générations de témoins . Un
homme dont l'aïeul et le père auraient atteint l'âge
de quatre-vingts ans et se seraient mariés tardive-
ment, pourrait aujourd'hui, en l'an 1873 , certifier
la parfaite exactitude d'événements dont son grand-
père aurait été le témoin oculaire et vivement in-
téressé en 1733 , il y a donc 140 ans . Entre son
aïeul et lui , il n'y aurait qu'un témoignage inter-
médiaire... Ce n'est que cent trente à cent qua-
rante ans après Jésus-Christ, nous le prouverons
par des chiffres, que disparaissent les derniers sur-
vivants d'entre les chrétiens instruits aux pieds
mêmes des apôtres . Consultons-les , et montrons
qu'à la chaîne des traditions il ne manque pas un
anneau , et que les anneaux sont d'un métal parfait.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 189

Voici d'abord Ignace , successeur de Pierre à An-


tioche , second évêque de cette ville , et vraisembla-
blement disciple immédiat de Pierre . Il reçoit la
couronne du martyre à Rome , sous Trajan , en
l'an 107. A son arrivée dans la capitale, nous ra-
content les actes de son martyre , c'était le dernier
jour des fêtes publiques ; il est conduit aussitôt à
l'amphithéâtre et livré aux bêtes en présence du
peuple . Il s'agit peut-être des fêtes splendides
données par Trajan pour la célébration de son
second triomphe de Dacie ; elles durèrent quatre
mois, et l'on compta onze mille animaux tués³ . On
voit le futur martyr, tandis qu'il s'achemine à travers
les villes d'Asie, de Macédoine et d'Epire, adresser,

1 Eus. Hist. eccl. , III , 36.


• Martyrium Ignatii dans l'édition des Patres Apostolici de
Dressel, pag. 214. Le chevalier de Rossi , dans le tom. I de
ses Inscriptiones christianae, pag. 3 et suiv. , se prononce pour
l'authenticité des actes du martyre d'Ignace. Ceux -ci font,
en effet, mourir l'illustre évêque sous le consulat de Sura et
de Synecion, et la science prouve, d'autre part, que Sura et
Synecion furent consuls ensemble pour la première fois en
107 .
Friedlander, ouvr. cité, pag. 103 , 144. Cet auteur parle,
il est vrai, de l'an 106 , mais la proximité des dates autorise
notre conjecture .
190 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de Smyrne et de Troas surtout, des épîtres aux plus


importantes églises, soit à celles qu'il laisse der-
rière lui, Ephèse, Magnésie , Tralles , Philadelphie,
Smyrne, soit à celle de Rome où doit s'achever sa
course. Il avait déjà fortifié de vive voix les repré-
sentants de ces églises pas ses exhortations et con-
versations ; avant toute chose , il les met en garde
contre les hérésies , et les engage à s'en tenir à la
tradition des apôtres . Selon lui , les fidèles doivent
être soumis à l'évêque comme à Jésus-Christ² et
aux pasteurs comme aux apôtres³ . L'évêque est le
4
dépositaire des ordonnances des apôtres ; les pas-
teurs représentent le Conseil des apôtres . Ignace
veut que les chrétiens , et surtout les pasteurs, té-
moignent de la déférence envers l'évêque , en l'hon-
neur du Père , du Fils et des apôtres . On devine
que, dans la pensée de l'évêque captif, les apôtres
sont substitués au Saint-Esprit de la formule du bap-
tême ; ayant reçu , en effet, le Saint-Esprit, en ayant

1 Ep. ad Eph. , VII, XI ; - ad Magn. , XIII ; ad Trall. ,


XII.
Ep. ad Trall., II .
3
Ep. ad Smyrn. , VIII .

Ep. ad Trall., VII.
5 Ep. ad Magn. , VI .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 191

été les principaux organes, pouvant le communiquer


par l'imposition des mains, les apôtres ont person-
nifié la voix du Saint-Esprit . Ils ont été au Fils ce
que le Fils est au Père, et l'évêque, en tant que fi-
dèle conservateur de la prédication apostolique,
jouit d'une autorité semblable à celle des apôtres .
Ailleurs, Ignace nomme plus particulièrement Pierre
et Paul comme les deux témoins principaux à
écouter . Tout cela est parfaitement naturel , les
chefs des églises devaient, certes, être les mieux
informés, et les mieux informés devaient faire au-
torité . Dans un passage assez discuté , Ignace semble
relever la distinction fort juste qui devait exister
entre le fond même de la prédication apostolique ,
savoir, l'Evangile proprement dit, la vie de Jésus-
Christ en chair et en os, et la forme de cette pré-
dication, savoir le témoignage oral des apôtres .
<< L'Evangile, dit-il, est comme la chair de Jésus,
les apôtres sont comme le corps pastoral de l'E-
glise . » Mais ici , le fond et la forme sont insépa-
rables , l'Evangile et ses témoins ne font qu'un, et

1 Ep. ad Trall., XII.


3 Rom .,
Ep. ad Rom. , IV. Comp. Ep. ad Eph. , XII ; · ad
IV; ― ad Smyrn. , III .
3
Ep. ad Philad. , V. Comp. Jo. Delitzsch, De inspiratione
192 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

pour connaître l'Evangile, il faut recourir à ceux


qui en ont été les témoins attestés , aux apôtres ou
à leurs successeurs. Quant à la matière de l'Evan-
gile, elle est chez Ignace ce que nous l'avons vue
chez les apôtres : la passion et la résurrection de
Jésus-Christ forment la base de la foi des églises ¹ .
Et, comme s'il tenait à rappeler le fond historique
de la foi chrétienne, il écrit aux Smyrniens : « Jésus-
Christ, véritablement de la race de David, fils de
Dieu, né d'une vierge , a été baptisé par Jean, cloué
réellement pour nous en chair sous Ponce-Pilate

et Hérode le tétrarque . » On voit poindre d'ici le


futur symbole des apôtres .
L'auteur inconnu de l'épitre dite de Barnabas,
aurait écrit, d'après la plupart des savants modernes ,
vers l'an 120, longtemps après la ruine de Jérusa-
lem . Les termes exagérés dans lesquels il s'exprime

scripturae sacrae quae statuerunt Patres Apostolici et Apologetue


secundi saeculi, Lipsia 1872, pag. 63-65.
1 Ep. ad Philad., Adresse et III, VIII , IX ; - ad Eph.,
XX ; ad Smyrn. , II , V , VII , XII .
Ep. ad Smyrn., I ; - ad Eph. , VII , XVIII ; -— ad Magn .,
XI ; - ad Trall. , IX ; - ad Rom., VII.
3 Telle est l'opinion de Hefele, Tischendorf, Keim et Volk-
mar. D'autres, comme Dressel et Kurtz, assignent à cette
épître une plus haute antiquité.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 193

sur le compte des apôtres, quand il les peint comme


ayant surpassé en iniquité leurs compatriotes , ne
nous permettent pas d'attribuer cette épître à Bar-
nabas ni à aucun compagnon des apôtres . L'auteur
a évidemment cherché l'effet : plus il rabaissait la
valeur morale des disciples de Jésus avant leur vo-
cation , plus il croyait proposer à l'admiration de la
postérité leurs vertus et leurs travaux subséquents .
Si son épître ne jette pas grande lumière sur l'état
des églises, elle marque, dans l'histoire de la tradi-
tion , un moment important par les emprunts
qu'elle fait aux deux premiers évangiles et aux épî-
tres de Paul et de Pierre . J'ai surtout été frappé , en
la lisant, du nombre de citations et de réminiscen-
ces de la première épître de saint Pierre ' . N'en
ressort-il pas que cette épître , dans laquelle on re-
trouve avec raison des idées , et jusqu'à des expres-
sions favorites de saint Paul , non-seulement pas-

1
1 Pier. IV, 4 ; V, 1 , cités au chap. IV de l'Ep . de Bar-
nabas. 1 Pier. I, 2 , 11 , 12 '; II , 24, cités au chap . V. --
1 Pier. IV, 5 , cité au chap . VII .
2 On retrouverait un écho de Eph . II , 10 ; Tite II , 14, au
chap. III ; de 2 Tim. III, 6 ; IV, 3 ; 1 Cor. IV, 13 ; III,
1 , 16 ; 2 Cor. V, 10 , 11 ; 1 Thes . V, 7, au chap. IV ; de
1 Tim. I, 10 ; Eph . I, 10 , au chap. V ; ― de Col. I , 16, au
13
194 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

sait pour authentique du temps de ce faux Barna-


bas , mais encore représentait la doctrine univer-
sellement admise à cette époque ? Il n'était pas
question de ces tiraillements dans le sein de l'Eglise ,
d'après lesquels les uns auraient invoqué Pierre ,
les autres Paul, d'autres peut-être Jean . Le pré-
tendu Barnabas cite alternativement , et sans se
douter d'aucune dissidence, Pierre et Paul, et de
préférence l'épître éminemment conciliatrice de
Pierre . Et voici, en outre , l'un des représentants les
plus graves de la critique moderne , le professeur
Keim, de Zurich , qui n'hésite pas à dire que «< le
monde de pensées dans lequel se meut cette lettre
de Barnabas , coïncide complétement, dans l'en-
semble et dans le détail , avec l'évangile de Jean.
La science , sous peine de renoncer à sa mission ,
doit donc statuer une connexion entre les deux
écrits ' . >>

Le jeune Polycarpe était évêque de Smyrne en


l'an 107 , au moment où Ignace passait par cette

chap . XII ; - de Rom . IX, 10-12 , au chap . XIII ; - de


2 Cor. V, 17, au chap . XVI .
¹ Gesch. Jesu von Nazara, I , pag . 141 , cité dans Godet,
Compte-rendu des discussions relatives aux témoignages sur le
quatrième Evangile, Paris 1869 , pag. 2 .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 195

ville , gardé par ses dix léopards ' . Disciple des


apôtres, Polycarpe s'était vu confier la direction de
l'église de Smyrne par les témoins oculaires et les
serviteurs du Seigneur, dit Eusèbe . Parvenu à un
âge avancé, il ne se lassait pas , dit Irénée , de ra-
conter ses relations avec Jean et les autres qui
avaient vu le Seigneur ; il citait leurs propos , ce
qu'il avait entendu dire touchant le Seigneur, ses
miracles, sa doctrine . Tout était d'accord avec les
Ecritures . Quand il entendait énoncer des opinions
ou des faits contraires, il se bouchait les oreilles ,
et avait coutume de s'écrier : « Bon Dieu ! pour
quels temps m'as-tu réservé , que je doive suppor-
ter de telles choses ! » et il fuyait le lieu où , debout
ou assis , il avait entendu tenir de pareils pro-
pos . Un jour qu'il se rencontra avec l'hérétique
Marcion, celui-ci lui dit : « Reconnais- nous. » Po-
lycarpe répondit : « Je reconnais le premier-né de
de Satan . » Jamais, ajoute Irénée , il n'enseigna
autre chose que ce qu'il avait appris des apôtres,

1 Eus. Hist. eccl. , III , 36. Comp. Ignatii Ep. ad Rom . , V.


2 Id.
³ Id. V, 20. Comp . dans l'édition de Heinichen, vol . III,
pag. 136.
4* Id. IV, 14.
196 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

ce qu'enseigne (naрadídшon ) l'Eglise , ce qui seul est


vrai¹ . On connaît sa belle réponse au gouverneur
chargé de poursuivre les chrétiens sous Marc-Au-
rèle : « Abjure, lui disait-on , et blasphème le nom
»>>
de Christ. > « Voici quatre-vingt-six ans que je
<
le sers , et il ne m'a jamais fait de mal. Puis-je
blasphémer mon roi, celui qui m'a sauvé ?» - On
le menace des bêtes et du feu : rien ne l'ébranle.
Tout ce que Smyrne renferme d'ennemis du nom
de Christ, païens et juifs , frémit de rage . On de-
mande qu'un lion soit lâché contre Polycarpe : la
chose n'étant pas possible, la foule exige qu'on le
brûle vif. Le bûcher s'élève sur le terrain des cour-

ses et jeux publics , et l'héroïque vieillard expire


dans les flammes 2 , en rendant gloire au Père , au
Fils et au Saint-Esprit, confessant Jésus-Christ, le
Fils bien-aimé et béni du Père , par qui nous avons
la connaissance de Dieu ³.
Polycarpe fut brûlé en 169 : il avait donc vingt-
quatre ans, en l'an 107 , lorsque Ignace traversait
Smyrne, et environ quinze à dix-sept ans à la mort de

Adv. Hær. , lib. III, c. 3, 4.


2 Eus. Hist . eccl. , IV, 15 .
3 Acta martyrii Polycarpi, dans les Patres Apostolici de Dres-
sel , c. XIV .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 197

saint Jean. Sa réponse au proconsul romain atteste


qu'il appartenait à une famille chrétienne , il avait
été nourri du lait de la foi dès ses plus tendres an-
nées . On l'avait sans doute conduit de bonne heure
auprès de l'apôtre à cheveux blancs qui résidait à
Ephèse . Nous savons , par sa première épître , quel
intérêt spécial Jean portait aux pères, aux jeunes
gens, et même aux enfants . Il n'est pas étonnant
que, dans ces circonstances , Polycarpe ait été
élevé, à un âge encore précoce, aux périlleux hon-
neurs de l'épiscopat. L'église de Smyrne avait be-
soin de posséder à sa tête un maître apostolique et
prophétique, comme disent les actes du martyre de
Polycarpe . Et le jeune disciple de Jean ne trompa
point l'attente des fidèles : car les païens et les juifs
d'Ephèse lui reprochent , à la veille de son mar-
tyre, d'être un maître d'impiété , le père des chré-
tiens , le destructeur des dieux, un homme qui en-
seigne aux multitudes à ne pas offrir de sacrifices ,
et à cesser d'adorer les dieux³ . Le soin particulier
que prit l'église de Smyrne de faire rédiger le récit
des derniers moments de son conducteur spirituel,
les copies nombreuses qui se firent de ce récit, et
1 1 Jean II, 14.
2 Acta, c. XVI . 3 Id. c. XII .
198 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

la circulation de ce récit jusque dans des églises


lointaines, comme celle de Lyon , tout nous atteste
la grande autorité personnelle dont jouissait Poly-
carpe pendant les soixante à soixante et dix pre-
mières années du IIe siècle . Il n'était, du reste, pas
inconnu de figure aux églises d'Occident ; il avait
fait un voyage à Rome , sous l'évêque Anicet, pour
traiter avec lui la question de la Pâque . Huit évê-
ques de Rome se succédèrent pendant le seul épis-
copat de Polycarpe à Smyrne. A lui seul , il valait
une nuée de témoins.

Son épître aux Philippiens, écrite peu après le


martyre d'Ignace , nous fournit aussi de précieux
renseignements sur sa foi, qui concordent avec les
récits d'Irénée . Il s'élève vigoureusement, comme
son maître saint Jean , contre ceux qui nient Jésus-
Christ venu en chair , qui ne confessent pas le
témoignage de la croix , qui tordent, au gré de leurs
convoitises , les sentences du Seigneur, qui disent
qu'il n'y a ni résurrection , ni jugement . Un homme
de cette sorte est un premier-né de Satan ' . Il faut
absolument en revenir, dit-il , à la parole qui nous
a été transmise dès le commencement . Il cite à

1 Ep. Polycarpi ad Phil., I, VII .


2 Id. VII.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 199

mainte reprise des propos du Seigneur Jésus , mais


en termes lâches qui dénotent la prépondérance
exercée encore par la tradition orale ' . Il met les
Philippiens en garde contre les faux frères qui por-
tent hypocritement le nom du Seigneur et qui éga-
rent les hommes vains . A ces faux témoins il op-
pose les apôtres qui nous ont annoncé l'Evangile
(ce nous n'est pas un artifice de style) ; il renvoie
ses lecteurs à leur apôtre , au prédicateur de leur
église, au bienheureux et illustre Paul qui a en-
seigné la parole relative à la vérité , et écrit diverses
épîtres où la foi peut s'alimenter . La voix est donc
de Polycarpe, mais la parole que nous recueillons
de sa bouche, c'est la parole combinée de Paul et
de Jean.
Un compagnon de Polycarpe , auditeur comme
lui de l'apôtre Jean * , Papias , évêque d'Hierapolis ,
parvint aussi à une grande vieillesse , et prolongea ,
pour sa part, jusqu'à l'an 165 l'écho de la tradition
primitive. D'après la chronique pascale, document
du Ve siècle , Papias aurait souffert le martyre à

1 Ep. Polycarpi ad Phil., II, VI, VII.


2 Id. VI .
s Id. III , VI.
•4 Irenæi Adv. Hær. , V, 33 , § 4.
200 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Pergame, sous Marc -Aurèle, à peu près en même


temps que Polycarpe à Smyrne ' . Ne soyons pas
surpris du grand âge attribué à plusieurs personna-
ges importants de l'église primitive , à l'apôtre saint
Jean, à Siméon, évêque de Jérusalem , à Polycarpe ,
Papias , Pothinus . L'histoire des missions modernes
offre des exemples de longévité analogue , soit
sous le climat dévorant des Indes , soit dans les ré-
gions glacées du Groënland . Sur les cinquante prin-
cipaux missionnaires dans les Indes au XVIIIe siè-
cle, il en est seize qui ont compté plus de trente ans
de service, onze plus de quarante ans, cinq plus de
cinquante ans . Le missionnaire Schulze serait mort
âgé de cent ans à peu près ² . De même, au Groën-
land , des soixante ou soixante et dix frères, em-
ployés au XVIIIe siècle , six ont servi la mission
plus de quarante ans, et un l'a servie cinquante- deux
ans³ . Les évêques d'autrefois , fidèles aux lieux qui
les avaient vus naître, ne pouvaient- ils pas atteindre
à une grande vieillesse, surtout en ce IIe siècle , sous
le règne bienfaisant des Antonins, qui procurèrent

¹ Article de Steitz sur Papias dans Herzog , Real-Encyclo-


padie.
2 Brown, History of missions, 3ª edit., I, pag. 176 , note 2 .
Id . pag. 247, note 3 .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 201

à l'humanité une période de paix presque prover-


biale ?
L'expression d'écho que nous appliquions à Pa-
pias se justifie parfaitement dans son cas : car cet
écrivain avoue une préférence marquée pour la tra-
dition orale. Dans le préambule de son commen-
taire sur les discours du Seigneur, dont il ne nous
reste qu'un fragment conservé par Eusèbe , il dit :
<<Je n'hésiterai pas à rapporter, à côté de mes com-
mentaires, tout ce que j'ai bien appris et bien re-
tenu de la bouche des anciens , et j'en garantis
l'exactitude . Je ne suis pas , en effet , comme la
foule de ceux qui prennent plaisir à l'abondance des
récits ; je tiens plutôt à l'exactitude de l'enseigne-
ment ; je préfère à ceux qui vous rapportent des
préceptes étrangers ceux qui vous transmettent les
préceptes mêmes du Seigneur confiés à la foi, et
qui ont été à la source même de la vérité . Quand je
rencontrais quelqu'un qui eût fréquenté les an-
ciens , je l'interrogeais sur les discours qu'ils te-
naient. Qu'a dit André , ou Pierre, ou Philippe , ou
Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu , ou
quelque autre des disciples du Seigneur ? Que di-
sent Aristion et Jean le presbytre , disciples du Sei-
gneur? Je n'estimais pas pouvoir tirer des livres
202 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

autant de profit que du témoignage d'une voix vi-


vante et durable ¹ ... » Le lecteur l'aura-t-il observé ?

Après avoir parlé au passé : Qu'a dit André , etc. ,


Papias parle au présent : Que disent Aristion et
Jean le presbytre ? Il semble donc qu'ils vivaient,
ces deux disciples du Seigneur , quand Papias écri-
vait son explication des paroles du Maître . Ils
comptaient plus de quatre-vingt-dix ans au com-
mencement du IIe siècle . Or Papias pouvait, en sa
qualité de contemporain de Polycarpe , mort à l'âge
de quatre-vingt-six ans, avoir de vingt à vingt- cinq
ans, entre l'an 100 et l'an 110 , à l'époque où Aris-
tion et Jean le presbytre parlaient encore . Son
travail sur les évangiles remonterait donc à cette
époque , - et nous disons les évangiles , car le frag-
ment d'Eusèbe , cité tout à l'heure , prouve jusqu'à
l'évidence que, si Papias ne mentionne nulle part
expressément l'évangile de Jean , le dernier venu ,
il le connaissait du moins . Un savant allemand con-
temporain , M. Steitz, fait une remarque très sagace
sur l'énumération des personnages apostoliques que
nous rencontrons dans le fragment indiqué . Voici
ces personnages et l'ordre dans lequel Papias les
cite André, Pierre , Philippe , Thomas , Jacques ,
1 Eus. Hist. eccl. , III, 39.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 203

Jean , Matthieu , etc. Or les quatre premiers : An-


dré, Pierre , Philippe , Thomas sont précisément
ceux qui jouent un rôle dans l'évangile de Jean ;
Philippe et Thomas n'en jouent un que dans cet
évangile-là. L'ordre dans lequel ces divers person-
nages sont énumérés correspond, trait pour trait,
à l'ordre dans lequel ils paraissent successivement
sur la scène selon le quatrième évangile . Les der-
niers figurants chez Papias sont les apôtres qui ne
sont pas du tout mentionnés chez Jean, notam-
ment Matthieu et les autres. Et ne peut-on pas
supposer qu'entre tous ces autres, Papias cite ex-
pressément Matthieu , parce que c'était avec Jean ,
déjà mentionné , le seul apôtre qui eût écrit un
évangile¹ ? Ces coïncidences évidentes et multiples
expliqueraient aussi une vieille tradition qui fait
participer Papias, comme secrétaire , à la rédaction
de l'évangile de Jean ' . Dans le préambule d'un
manuscrit des évangiles se trouvent ces mots :
«< L'évangile de Jean a été composé et légué à l'E-
glise par Jean, vivant encore, comme Papias , sur-
nommé le Hierapolitain , le bien-aimé disciple de
Jean, le raconte dans ses livres exégétiques , à la fin
I
Godet, Témoignages ecclés. sur le quatrième évangile, pag.
8-10. - - 2 Id .
204 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

du cinquième livre . Il a écrit l'évangile exactement,


tandis que Jean le dictait ' . »
Ainsi Polycarpe de Smyrne , Papias d'Hierapolis ,
tous deux originaires d'Asie mineure , tous deux
disciples de Jean , tous deux évêques d'églises im-
portantes, d'églises dites apostoliques , et tous deux
martyrs , occupent et couvrent de leur témoignage
l'espace compris entre l'an 96 et l'an 165. Ce sont
les principaux témoins de l'époque , soit par leur
proximité des sources , soit par leur position offi-
cielle, soit par la durée de leur épiscopat . Mais ce
ne sont pas les seuls : il faut leur associer Quadra-
tus , ou Codratus , qui composa, sous Adrien , une
apologie du christianisme . L'historien Eusèbe le
range avec les précédents , Ignace et Polycarpe ,
parmi les disciples distingués des apôtres , leurs
successeurs immédiats . Codratus aurait possédé ,
comme les filles de l'évangéliste Philippe, le don de
prophétie . C'est lui qui mentionne l'existence , de
son temps, de quelques personnes guéries ou res-
suscitées par le Seigneur 2. Son témoignage est
donc de la plus haute antiquité, et doit dater, pour

1 Tischendorf, Wann wurden unsere Evangelien verfasst ?


vierte Ausg. , Leipzig 1866, pag. 118, 119 .
2 Eus. Hist. eccl. , III , 37 ; IV, 3 .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 205

le moins, des premières années du siècle . On peut


lui adjoindre l'apologète Aristide¹ ; mais ce dernier
serait déjà d'une date postérieure , et n'aurait écrit
que de l'an 117 à l'an 138.
Ces dates nous transportent à l'époque où aurait
commencé à fleurir un homme, appartenant à la
même famille d'esprits que ces trois derniers apo-
logistes du christianisme, le célèbre Justin Martyr .
Né dans les premières années du siècle , tandis que
les derniers apôtres venaient de disparaître , incir-
concis et païen de naissance , il avait erré, à la
recherche de la vérité, à travers toutes les écoles
philosophiques de l'époque . Mais en vain stoï-
ciens, péripatéticiens, pythagoriciens , platoniciens,
tous l'avaient successivement découragé et dégoûté,
jusqu'à ce qu'enfin il rencontra sur sa route un
vieillard chrétien qui le renvoya aux écritures de
l'Ancien Testament . Ses nouvelles études le déci-
dèrent à embrasser le christianisme : c'était entre
130 et 140. Il vaut la peine de noter que, d'après
la chronique pascale, il était natif de Flavia Neo-

' Eus. Hist. eccl. , IV, 3 .


2 Id. II, 12.
3
Justini Martyris Opera , edit. Otto , Jenæ 1847 , Dial.
cum Tryphone, c. 28, 31 .
206 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

polis, ville de la Syrie palestinienne, et qu'il y sé-


journa longtemps ; il était ainsi sur les lieux saints
eux-mêmes, et à portée de vérifier les données tra-
ditionnelles. Justin, devenu chrétien , se jette au
plus fort de la mêlée ; il plaide , d'une part, la cause
des persécutés , devant les empereurs, dans deux
courageuses apologies ; de l'autre, il défend la doc-
trine reçue , la divinité du Christ en particulier,
contre les Marcionites et contre toutes les héré-
sies ' . Un jour, il discute à Ephèse avec le juif Try-
phon sur le caractère provisoire de l'économie ju-
daïque et l'accomplissement des prophéties dans
la personne de Jésus-Christ ; une autre fois , il est
à Rome aux prises avec le cynique Crescens, et
c'est aux dénonciations de ce dernier qu'il doit, en
l'an 166 , la couronne du martyre² .
Son témoignage est celui d'un homme dévoré du
zèle de la maison de Dieu : de son propre chef, il
s'institue missionnaire auprès des juifs et des païens ,
évangéliste itinérant qui cherche à affermir ses
frères en la foi . On le trouve en Palestine , en Asie
mineure, en Italie, deux fois à Rome. A en juger
par l'éclat de son nom , par le long retentissement
1 Eus. Hist. eccl. , V, 28 ; IV, II , 18.
2 Id. IV, 16, 17.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 207

de son témoignage à travers tout le IIe siècle , Justin


Martyr fut une des grandes lumières de l'Eglise de
son temps, un des témoins les plus acceptés .
Justin cite à plusieurs reprises , dans ses divers
écrits , les évangiles ou mémoires des apôtres¹ : il
le fait entre autres dans sa controverse avec le juif
Tryphon, à Ephèse, la cité illustrée par les travaux
de saint Paul et de saint Jean . Y réfléchit-on ?
Quelle confiance ces mémoires ne devaient-ils pas
lui inspirer ! De quelle autorité apostolique ne de-
vaient- ils pas être revêtus , même les évangiles de
Marc et de Luc, qui ne sont pas issus directement
d'une plume d'apôtre ! Combien le contenu de ces
écrits ne devait-il pas s'accorder avec le fond de la
tradition orale, ... pour que Justin eût le courage ,
j'ai presque dit la naïveté , de les invoquer contre
un juif incrédule , un juif rationaliste , pour qui la
naissance d'un dieu , la naissance surnaturelle d'un
homme, l'espérance des chrétiens en un homme
crucifié, et leur prétention de recevoir encore des
grâces de Christ, étaient autant de scandales ou de
folies ! Et, ce qui n'est pas moins remarquable ,
c'est que ces mémoires des apôtres , Justin ne les
1
Apol. , I , c. 66. Dial. , c. 100, 101 , 102, 104 , 106 , 107 .
2 Dial ., c. 11 , 39 , 48 , 68.
208 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

appelle jamais autrement. Il est tel trait, celui, par


exemple, de la sueur de sang dont Jésus est baigné
à Gethsemané, qui ne se trouve que dans saint Luc ;
mais, en le rapportant, Justin n'a pas l'idée de l'es-
timer moins apostolique que tel autre , emprunté à
Matthieu ou Jean, les apôtres proprement dits . Du
reste, cet auteur qui , lorsqu'il s'agit de l'Ancien
Testament, ne manque presque jamais de nommer
les écrivains qu'il cite , ne mentionne , au contraire ,
jamais les noms d'aucun des quatre évangélistes ,
tout en citant leurs évangiles . Et, comme lui, la
plupart des Pères de l'Eglise omettent beaucoup
plus fréquemment les noms des auteurs des évan-
giles que ceux des livres de l'Ancien Testament. La
raison en est simple : les évangiles ne faisaient
qu'un livre, ne rendaient qu'une image de Jésus-
Christ ; on disait l'évangile et non les évangiles , et
quand on voulait distinguer ceux- ci , on recourait
à la formule d'évangile selon Matthieu , selon Marc,
etc. ' .

Les ouvrages de Justin font bien sentir le danger


de l'argument du silence . Prenez le dernier de ses
écrits que nous possédions , sa seconde apologie qui
date de l'an 161 : vous n'y trouverez pas une cita-
¹ Dial., c. 103. - Jo. Delitzsch , ouvr. cité, pag. 77 , 78.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 209

tion des évangiles . Supposez que tous les ouvrages


de Justin, sauf celui-ci , eussent péri : n'en conclu-
rait-on pas immédiatement, ne publierait-on pas à
son de trompe que Justin , le célèbre auteur du
-
IIe siècle, n'a jamais connu les évangiles , que,
par conséquent, ceux-ci sont postérieurs à l'an 150 ,
- ou que, s'ils existaient auparavant, ils devaient
jouir d'un bien mince crédit ? Ce seraient autant
d'erreurs . Car il se trouve que ses deux traités pré-
cédents , sa première apologie qui remonte à l'an
147 ', et son dialogue contre Tryphon abondent
en citations des quatre évangiles . Marc est cité trois
fois dans le premier, dix fois dans le second, Jean
six fois dans le premier, dix-huit fois dans le se-
cond, pour ne rien dire de Matthieu et de Luc . A
la manière approximative dont Justin cite , on sent
aussi qu'il est voisin de la source première , de la
tradition orale ' .
Nous n'avons invoqué jusqu'ici que des témoi-
gnages de l'église d'Orient. Mais l'Occident eut
aussi ses témoins dignes de foi, ses héritiers directs

¹ Volkmar, Theol. Jahrbücher, 1855 .


* Keim en convient, ouvr. cité, pag. 138, 139. - Riggen-
bach l'a prouvé en détail dans ses Zeugnisse für das Evange-
lium Johannis neu untersucht, Basel 1866 .
14
210 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

de la tradition apostolique . Tel d'abord le véné-


rable Pothinus, évêque de Lyon , martyr en 171 .
On le sait martyr, en grec, signifie témoin ; la
plupart de nos témoins sont des martyrs, et, comme
le dit Pascal : « Je crois volontiers les histoires dont
les témoins se font égorger¹ . » Comme Pothinus,
à l'époque de sa mort, avait plus de quatre-vingt-
dix ans, il devait être né vers l'an 80 de notre ère.
L'église de Lyon était en communication inces-
sante avec les églises d'Asie, et nous pouvons être
assurés que l'enseignement et les récits de saint
Jean, que son évangile surtout avaient pris racine
de bonne heure dans le sol des Gaules ".
C'est du vivant de Polycarpe , de Papias, de Jus-
tin Martyr, de Pothinus , que parut aussi, en Occi-
dent , et probablement à Rome , un traité dit le
Pasteur, qu'on attribuait à un ministre de l'église,
du nom d'Hermas . L'Eglise du IIe siècle faisait assez
de cas de cet écrit, et faillit lui accorder une place
dans le recueil des livres sacrés . On lisait publique-
ment dans les assemblées de culte le Pasteur d'Her-
mas . Mais on revint assez vite de cet engouement
passager : l'église latine ne le partageait pas, malgré

¹ Pensées, seconde partie, art . XVII , § 56.


Eus. Hist. eccl. , V, 1 , 5. - 8 Id. III , 3 .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 211

l'existence d'une traduction , et, vers la fin du siècle ,


Tertullien en parle en termes assez dédaigneux ‘ .
L'auteur paraît avoir vécu à Rome sous le pontificat
de Pius , évêque de Rome, son frère ( 142 à 157) º,
dans des temps voisins de la persécution , peu après
la disparition des derniers chrétiens convertis par
la prédication des apôtres . Sobre à l'excès de toute
indication historique (Jésus n'y est pas même ap-
pelé par son nom) , Hermas nous intéresse cepen-
dant par la mention exceptionnelle et répétée qu'il
fait du rôle missionnaire des apôtres , et par la

responsabilité qu'il assigne aux pasteurs des églises .


Le Fils de Dieu a été prêché par tout le monde , on
est entré dans la période d'organisation et d'applica-
tion. Le Pasteur d'Hermas traite avant tout de la
4
pénitence , et, incidemment, du baptême : deux
traits qui nous reportent au milieu du IIe siècle, à
l'époque où éclata la controverse dite montaniste.
Une chose aussi est certaine , c'est que toute sa ter-
minologie rappelle l'évangile de Jean ; il nomme

¹ De pudic., c. 2, 10.
* Patres Apostolici, édit . Dressel, pag. XL.
a Vis. , III , c. 5. Sim., VIII , c. 3 ; IX, 15 , 16 , 17 .
Sim., IX, c. 16..
5
Keim, ouvr. cité , pag. 143 .
212 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Jésus la porte ' ; il prodigue les images de la vigne ,


du pasteur et des brebis ; il distingue entre voir le
royaume de Dieu et entrer dans ce royaume , comme
Jésus le fait dans son entretien avec Nicodème rap-
porté au chapitre IIIe de saint Jean³ . D'autre part,
Hermas emprunte aux Synoptiques les comparai-
sons si connues de la pierre , des vierges , des
serpents, etc. L'atmosphère où se meut ce singu-
lier écrivain est tout imprégnée de réminiscences
des évangiles .
On peut rattacher à la même époque une des
plus belles productions de l'antiquité chrétienne ,
l'épître à Diognète, attribuée à tort à Justin Martyr".
On y respire le même esprit de piété douce, éle-
vée, sérieuse, que dans le Pasteur d'Hermas . Jésus
n'y est pas plus désigné par son nom que dans le
Pasteur : il est la Vérité, le saint Logos , l'enfant
bien-aimé, le Fils unique ; les apôtres ne sont pas

1 Sim., IX, c. 12.


¹ Sim., IX, c. IS .
3 Sim., IX, c. 12 , 13 .
• Sim., IX, c. 10, 11 , 15.
La question est discutée dans l'introduction de l'édition
d'Otto, Lipsia 1852. Comp. dans Herzog's Real-Encykl. l'ar-
ticle Diognet, de Semisch.
Ep. ad Diogn., VII, VIII , IX.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 213

même mentionnés . Mais on se sent vivre dans la


communion du Maître , de saint Paul et de saint
Jean, à la notion de la bonté de Dieu dont nous
devons être les imitateurs, de l'amour dont nous
avons été aimés les premiers et qui doit nous porter
à l'amour, de la justice de Christ qui couvre nos in-
justices , et à de nombreux emprunts d'expressions
et d'idées faits soit aux évangiles, soit aux épîtres.
La plupart des hommes apostoliques cités comme
témoins, les Ignace, les Polycarpe, les Justin , les
Pothinus, doivent leur auréole à leur fin glorieuse.
Entre les témoins du IIe siècle, ce sont les exem-
plaires, de choix . Quelle surabondance de rensei-
gnements ne posséderions-nous pas, si les écrivains
chrétiens nous avaient rapporté avec autant de dé-
tails les propos et les témoignages des innombrables
disciples instruits par les apôtres et qui n'ont pas
laissé de nom dans l'histoire ! Justin Martyr, dans sa
première apologie, parle de beaucoup de vieillards

' Les deux derniers chapitres contiennent sur l'autorité des


évangiles et sur la tradition apostolique des passages du plus
grand intérêt. Mais les arguments externes les plus positifs
et la différence surprenante de style et d'idées ne permettent
pas d'en accepter l'authenticité. Une lecture cursive en con-
vaincrait toute personne impartiale.
214 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

des deux sexes , âgés de soixante et soixante-dix


ans, instruits dès leur enfance dans la doctrine du
Christ, qui ont persévéré dans la pureté des mœurs ,
et il offre d'en montrer dans toutes les classes
d'hommes ' . C'étaient des chrétiens dont la foi da-
tait de l'an 80 ou 90 , puisque sa première apologie
est de l'an 147. D'après le témoignage d'Irénée , il
y avait à Rome au commencement du IIe siècle ,
outre Clément, évêque de cette ville , beaucoup de
chrétiens directement instruits par les apôtres .
Clément d'Alexandrie mentionne à son tour ,
parmi ses maîtres , des chrétiens bienheureux et
cultivés , originaires , l'un de la Grèce , l'autre de la
grande Grèce, un autre de la Colésyrie , un autre
d'Egypte, un autre d'Assyrie , un dernier (et ce
n'était pas le moindre) de Palestine. Sur le nom-
bre, quelques-uns avaient reçu la vraie tradition
de la bienheureuse doctrine directement des saints.
apôtres , Pierre , Jaques , Jean et Paul, comme
l'enfant est instruit par son père³. Et Eusèbe fait
la remarque que, dans ce passage, Clément atteste.
1
Apol., I, 15 .
Adv. Har., III, 3 , § 3.
Clem. Alex. , Strom., I, c. I. - Comp. Eus. Hist. eccl.,
V, II .
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 215

son contact presque immédiat avec les apôtres¹ .


On voit que, pendant les soixante-dix premières
années du IIe siècle , la tradition apostolique affec-
tait encore de préférence la forme de tradition
orale . Elle avait ainsi plus de charme, d'à-propos ,
de piquant, de variété . La tradition écrite supposait
d'ailleurs la multiplicité des manuscrits , et les chré-
tiens comptaient dans leurs rangs beaucoup de pe-
tits , de pauvres et de simples qui ne savaient pas
lire ou ne pouvaient faire les frais d'un manuscrit
complet. La lecture des évangiles se faisait à haute
voix dans les assemblées de culte , et leur contenu
devait se confondre , pour la plupart des auditeurs,
avec la tradition orale . Celle-ci, après avoir fourni
le texte des quatre évangiles, se nourrissait à son
tour de la substance de leurs pages . Mais la supé-
riorité bien reconnue de la prédication vivante sur
la prédication manuscrite devait assurer à la tradi-
tion parlée la préférence des fidèles . On disait peu :
<« il est écrit, »> mais plutôt : « les apôtres ont dit,
ont enseigné, Jésus lui-même a dit, » comme nos
pasteurs le font encore , lorsque leurs prédications
sont vives et animées.

La tradition orale avait de plus , au IIe siècle,


Eus. Hist. eccl. , VI, 13.
216 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

l'immense avantage de fermer la bouche aux Gnos-


tiques qui pullulaient . L'hérésie avait profité de la
disparition des apôtres, attendu , dit Eusèbe, cette
disparition, pour lever hardiment la tête. Les Basi-
lide , les Marcion , les Valentin, affublaient leurs
rêveries d'une livrée chrétienne . On ne pouvait les
réfuter ni les entamer avec des citations des divins
évangiles , parce qu'ils en tordaient le sens . Qui
pouvait dire le vrai sens que les apôtres avaient
attaché à leurs écrits et aux paroles du Maître ? Qui,
sinon leurs disciples immédiats, les héritiers de leur
pensée , leurs commensaux et compagnons d'ar-
mes ? Eux seuls pouvaient sauver la virginité de
l'Eglise et la pureté de la doctrine , en rendant té-
moignage du contenu de la tradition apostolique.

II

L'école critique incline à croire que la prédilec-


tion exprimée par les Pères du IIe siècle pour la
tradition orale dénote le peu d'autorité dont jouis-
saient, de leur temps, les quatre évangiles , et sur-
tout l'évangile de saint Jean . Est-il nécessaire, à

1 Eus. Hist. eccl., IV, 22. Grau, ouvr. cité, I , pag. 169.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 217

ce propos, d'énumérer les raisons qui motivent


l'antipathie prononcée de cette école pour le qua-

trième évangile ? Il nous sera peut-être donné de


traiter dans un autre ouvrage des rapports et des
contrastes de cet évangile avec les trois premiers .
Qu'il nous suffise de rappeler l'irrésistible clarté
avec laquelle il proclame la divinité de Jésus-Christ.
Quand on veut réduire Jésus-Christ au rang de
simple homme, de fils de Joseph et de Marie, de
docteur juif auteur d'une morale sublime , quand
on veut le faire descendre de son trône de Fils
unique de Dieu , de Sauveur du monde , de Parole
éternelle de Dieu , il est clair que l'évangile de
saint Jean est singulièrement gênant . Il faut, tout
au moins, prouver qu'il n'est pas de l'apôtre que
Jésus aimait, et pour le prouver, il faut s'efforcer
d'établir que cet évangile n'était pas connu des
églises , avant la dernière moitié du second siècle .
Comme les trois premiers évangiles contiennent
aussi des déclarations embarrassantes , comme ils
rapportent la naissance surnaturelle de Jésus , sa
sainteté parfaite, ses miracles, ses prétentions de
Médecin de l'humanité, de Juge du monde , de
Maître du sabbat, il s'agit de les discréditer égale-
ment le plus possible, en leur assignant la date la
218 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

plus éloignée des événements . De cette manière,


on démontrera qu'ils n'émanent pas de la plume
des apôtres, et l'on s'estimera en droit de contester
leur témoignage . Les croyants ont, au contraire,
tout intérêt à établir l'antiquité des évangiles , et la
méthode à suivre s'indique d'elle-même : il suffit
de chercher chez les écrivains du Ier et du IIe siècle
des traces de nos évangiles. Ce n'est pas notre faute ,
certes , si les documents ne sont pas plus abon-
dants ; nous appelons de tous nos vœux la dé-
couverte de manuscrits nouveaux , tellement nous
sommes persuadés qu'ils serviront à confondre les
adversaires.

Jusqu'ici, nous avons supposé plutôt que posé


solidement l'authenticité et la haute antiquité de
nos évangiles . Mais, parvenus à la moitié du IIe siè-
cle , à l'époque tardive où le quatrième évangile
aurait été composé, s'il faut en croire la critique,
et où, d'après elle, le christianisme aurait subi de
profondes altérations, nous devons et nous pou-
vons mieux embrasser du regard le terrain par-
couru, et résoudre les questions pendantes. Est-il
vrai , demandons-nous , que les trois premiers
évangiles aient excité la défiance de l'Eglise du
IIe siècle , et que le quatrième lui soit demeuré
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 219

absolument inconnu , au moins jusqu'à l'an 150 ?


L'Allemagne savante a produit , de nos jours ,
un critique de premier ordre, un homme passé
maître en ces matières , un véritable roi du sujet,
dans la personne de l'illustre Tischendorf. Sa vie a
été littéralement consacrée à l'étude du texte du
Nouveau Testament : il a recherché, compulsé
manuscrits sur manuscrits ; il a découvert le manu-
scrit du couvent du Sinaï, ce trésor qu'il apprécie
plus que le diamant du Koh-hi-nor ; il a publié plu-
sieurs éditions successives du Nouveau Testament
grec. Ses travaux se sont étendus à toutes les bran-
ches de la littérature ancienne qui jettent quelque
jour sur l'histoire du texte sacré, et ses publications,
dans ce champ d'études, se sont distinguées autant
par le nombre et la variété que par la magnificence
et la correction . S'il est un homme vivant qui ait le
droit de se faire écouter sur ces questions, c'est
bien Constantin Tischendorf. Il pourrait paraître
fastidieux et téméraire de reprendre en sous-œuvre
le travail distingué que ce savant éminent a con-
sacré à la recherche de l'âge de nos évangiles ' .
Mais ces matières sont encore si neuves pour la
plupart des chrétiens, que nous n'hésitons pas à

1 Wann wurden unsere Evangelien verfasst ?


220 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

offrir quelques miettes tombées de la riche table


de ce maître de l'art. Les curieux pourront se
satisfaire plus amplement en lisant les deux bro-
chures de Tischendorf que nous possédons en
langue française, celle intitulée : De la date de nos
évangiles, publiée par la Société des livres religieux
de Toulouse, et une autre plus scientifique , tra-
duite par M. le pasteur Durand , de Liége , sous
ce titre : A quelle époque nos évangiles ont-ils été
composés?
Ce serait une énumération fatiguante que celle
des citations de nos évangiles qui se rencontrent
chez les Pères du Ier et du IIe siècle . Nous avons

déjà indiqué, chemin faisant, les témoignages pré-


cieux qu'ils nous fournissent. On ne parvient à in-
firmer ces témoignages qu'en rejetant l'authenticité
des divers écrits des Pères eux-mêmes, en leur as-
signant, pour cela, des dates assez postérieures . Ces
tours de force, ces prodiges d'audacieuse critique,
l'école, dite de Tübingen, les a tentés . Mais la ten-
tive a échoué . Il est reconnu qu'Ignace , Polycarpe ,
l'auteur de l'épître à Barnabas , Justin Martyr, le
Pasteur d'Hermas , parmi les écrivains chrétiens
antérieurs à l'an 150, citent des passages de nos
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 221

quatre évangiles canoniques , et de saint Jean


comme des trois Synoptiques ' . Le manuscrit du
Sinaï, découvert et publié par Tischendorf, ren-
ferme, à côté des livres du Nouveau Testament, le
texte grec de l'épître à Barnabas, entre autres, le
texte original du commencement de l'épître , dont
on ne possédait qu'une mauvaise traduction latine .
Or l'on trouve dans ce fragment une citation du

' Kirchhofer, Quellensammlung, IV-VIII , XXXV et XXXVI.


Les recherches du chevalier de Rossi dans les catacombes de
Rome concourront, nous l'espérons, à établir la haute anti-
quité, sinon de l'évangile de Jean , du moins des traditions
chrétiennes recueillies dans cet évangile. D'après M. Desbas-
sayns, M. Rossi indique, parmi les signes et peintures symbo-
liques remontant soit au Ier siècle, soit à la première moitié
du II® siècle, l'Agneau, tantôt accompagné des attributs du
Pasteur, tantôt figurant la brebis placée sous la houlette du
Bon Berger (Jean X, 1-16) , la vigne aux innombrables sar-
ments et chargée de grappes (Jean XV, 1-16) , l'histoire de
la Samaritaine (Jean IV, 1-42) , la nourriture eucharistique
servant de divin viatique au voyageur dans la vie présente
(Jean VI, 32-62) . Desbassayns de Richemont, ouvr. cité,
pag. 320, 330-333 , 355 , 357. Mais ces points demandent
confirmation : les dates, en pareille matière , ne sont pas aisées
å fixer, et le caractère chrétien des peintures n'est pas tou-
jours facile à déterminer.
222 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

passage suivant de l'évangile selon saint Matthieu :


<< Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus ¹ , » et
l'auteur l'introduit au moyen de la formule <« comme
il est écrit. » Tant qu'on ne possédait que la tra-
duction latine, ces mots passaient, aux yeux des
critiques, pour une note à la marge, qui s'était glis-
sée par inadvertance dans le texte : c'était la pre-
mière fois, en effet, qu'on les trouvait appliqués à
un livre du Nouveau Testament, dans la littérature
postérieure aux apôtres . Mais voici que le texte
grec primitif les renferme en toutes lettres : la sup-
position désavantageuse des critiques est dès lors
mise à néant ; et il faut admettre que la formule
sacramentelle, <« comme il est écrit, » attribue à
l'évangile de Matthieu une autorité égale à celle
de l'Ancien Testament, et cela , dès l'an 120 de
notre ère, plus tôt encore, d'après d'autres sa-
vants.
Laissons les écrits des Pères de l'Eglise : il sera
plus piquant de chercher des preuves chez les apo-
cryphes, chez les hérétiques , et jusque dans les pages
des philosophes païens, ennemis du christianisme.
Chez les apocryphes, disons-nous d'abord : il est clair
1 Math . XX, 16 .
Tischendorf, A quelle date, etc. , pag. 28, 29.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 223

que nous parlons des plus anciens , dont l'antiquité


est généralement admise . Ceux dont nous nous
sommes déjà occupés , l'évangile des Hébreux, l'é-
vangile des Egyptiens , l'évangile de Pierre, ne sont,
avons- nous vu , que des compilations , des contrefa-
çons, plus ou moins revues et corrigées , des évan-
giles synoptiques, de Matthieu surtout . Nous n'a-
vons rien dit d'un écrit fort ancien , cité par Justin
Martyr, Tertullien , Eusèbe ' , connu vulgairement
sous le nom d'Actes de Pilate , mais dont Tischen-
dorf a retrouvé le titre véritable : Mémoires de notre
Seigneur Jésus-Christ composés sous Ponce-Pilate. C'est
un rapport officiel, censé adressé par le gouverneur
de Judée à l'autorité supérieure sur l'exécution de
Jésus-Christ. Or, en étudiant attentivement cet
écrit, l'on y découvre des rapports finement mar-
qués entre le récit du procès de Jésus et certains
détails de la narration de saint Jean . En revanche,
pour tout ce qui touche au crucifiement et à la
résurrection du Seigneur , le récit se rapproche
du texte des trois premiers évangiles . L'auteur in-
connu de cette pièce apocryphe doit avoir eu sous
les yeux nos quatre évangiles, et comme la pièce
remonte aux premières années du IIe siècle, on
1
Reuss, ouvr. cité, § 258, 259.
224 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

sent la force du témoignage qu'elle rend à son


insu '.
Les apocryphes servaient les desseins des héré-
tiques : nous l'avons montré précédemment. Mais
nous avons dit aussi que ces sectaires pouvaient,
par leurs interprétations allégoriques, tirer , sans
peine et sans frais, du texte des évangiles la dé-
monstration de leurs doctrines . Il est hors de ques-
tion de faire défiler ici l'ennuyeux cortège des Gnos-
tiques du II° siècle . Bornons-nous à citer leurs
chefs, Basilide , Valentin et Marcion .
Basilide, un des plus anciens, aurait vécu de l'an
65 à l'an 135. Contemporain, dans sa jeunesse, de

1 R.-A. Lipsius en conteste l'antiquité dans ses Pilatus-


Acten kritisch untersucht, Kiel 1870, et place l'écrit original
entre 326 et 376. Selon lui, des auteurs postérieurs auraient
brodé sur le thème primitif, et fourni le texte de l'Evangile de
Nicodème. Lipsius prétend que le but de ce faux écrit aurait
été d'étouffer les véritables actes de Pilate. Cette hypothèse,
si elle se vérifie, donnerait un grand prix aux Actes apocry-
phes. Il faut supposer, en effet, que ceux-ci ne s'écartent pas
trop des Actes authentiques (toute la littérature apocryphe se
fonde sur ce principe d'une imitation souvent servile) : sinon,
ils auraient soulevé des protestations, et manqué le but. Ils
seraient donc d'une époque assez voisine, et cependant pas
trop voisine de la rédaction des Actes authentiques : ce qui
nous reporte à l'époque proposée par Tischendorf.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 225

l'apôtre Jean et des derniers apôtres survivants, il


aurait écrit, sous l'empereur Adrien, vingt- quatre
livres de commentaires sur l'Evangile ' . D'après
quelques fragments conservés par Hippolyte, évêque
du IIIe siècle, il aurait certainement connu les évan-
giles de Luc et de Jean, c'est-à-dire précisément les
deux au sujet desquels la critique élève le plus de
doutes . Ainsi, après avoir dit : « J'ai ouï des pa-
roles inexprimables qu'il n'est pas permis à l'homme
de rapporter, » il ajoute : « Ainsi qu'il est dit : Le
Saint-Esprit descendra sur toi , et la vertu du Tout-
Puissant te couvrira de son ombre. » On reconnaît
le texte de saint Luc³ . Ailleurs il dit : « Il est écrit
dans les évangiles : C'était la véritable lumière qui
éclaire tout homme qui vient au monde, » et, plus
loin : « Le Sauveur dit : Mon heure n'est pas en-
core venue . >> Comme l'épître à Barnabas, il cite
les livres saints au moyen des formules consacrées :
<< Il est écrit, il est dit, etc. » Et il n'est pas indif-
férent d'observer que ces passages de Basilide tou-
chent au point si délicat de la naissance surnatu-
relle du Sauveur.

1 Hofstede de Groot, ouvr. cité, pag. 8. 2 Id. pag. 9, 10.


3 Luc I, 35.
Jean I, 9 ; II, 4.
IS
226 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Un autre célèbre hérétique de l'époque , l'ale-


xandrin Valentin, mort vers l'an 160 , possédait, à
côté des évangiles canoniques, un document qu'il
intitulait l'Evangile de la vérité. Mais tout nous
porte à croire que le contenu de ce livre ne différait
pas substantiellement de nos évangiles ' . L'adver-
saire des hérésies, Irénée, dira plus tard : « Telle
est la certitude de nos évangiles, que les hérétiques
eux-mêmes leur rendent témoignage, et que cha-
cun d'eux, les prenant pour base de ses raisonne-
ments , s'efforce de les faire servir à étayer sa
doctrine.... Les disciples de Valentin se servent
abondamment de l'évangile qui est selon Jean³ . »
Ainsi il applique aux prophètes de la loi juive la
parole de Jésus, Jean X, 8 : « Tous ceux qui sont
venus avant moi sont des larrons et des voleurs . >>

Son système se distingue par sa terminologie em-


pruntée au quatrième évangile : il place à l'origine
de toutes choses huit principes générateurs, qu'il
appelle le Père, la Grâce, le Fils unique , la Vérité,
la Parole, la Vie , l'Homme et l'Eglise . Relisez le
commencement de l'évangile de Jean , et vous re-

¹ Reuss, ouvr. cité, § 245 .


2 Adv. Hær., III, 11 , § 7. ― Comp. Tischendorf, pag.
15-20.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 227

trouverez ces divers principes . Le système de


Valentin accuse un emploi tout aussi incontestable
des évangiles synoptiques . Nous retrouvons chez
lui comme chez Basilide un passage remarquable
sur la conception surnaturelle du Sauveur, si re-
marquable, qu'à ce propos un schisme éclata entre
les disciples de l'hérétique² . Valentin reconnaît le
Dieu Créateur, sorte de dieu inférieur , dans le cen-
tenier de Capernaüm mentionné par Matthieu et
Luc . Il veut que la femme qui souffrit douze ans
de son flux de sang, et fut guérie par la parole du
Seigneur, d'après Matthieu , représente et figure la
souffrance et la délivrance du douzième principe
de son système, etc. , etc. On voit, par ces exem-
ples , qu'il n'était pas nécessaire de fabriquer de
nouveaux évangiles pour les besoins de la cause ;
les anciens disaient tout ce qu'on voulait. Quand
Valentin cite, il emploie aussi la formule : « Il est
écrit dans l'Ecriture . » C'était du temps d'Adrien

¹ Hofstede , pag. 23, notes 3 et 4. - Irenæi Adv. Har.,


I, c. 8, S 5.
2
Hofstede, pag. 24, 25.
* Math. XIII , 9 ; Luc VII , 8.
* Math. XIX , 20 , etc.
Hofstede, pag. 24.
228 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

(117-138 ) qu'il s'était établi comme chef de secte.


Or l'histoire montre que les Gnostiques tendaient
à s'éloigner de plus en plus de la vérité évangé-
lique, à mesure qu'ils avançaient en âge, ou qu'ils
étendaient leur cercle d'action . C'est apparemment

à l'époque de ses débuts que Valentin aura cherché


à greffer ses hérésies sur le tronc vigoureux de la
tradition écrite . Son témoignage doit remonter aux
trente ou quarante premières années du second
siècle ' .
Entre Valentin et le fameux hérétique Marcion ,

de Sinope, il y a cette différence , signalée par Ter-


tullien , que le premier paraît se servir du recueil
intact du Nouveau Testament, tandis que le se-
cond, usant du couteau , fait un carnage des Ecri-
tures . Valentin, au moins, les épargnait ' . En d'au-
tres termes, Marcion retranchait sans scrupule les
passages qu'il rejetait. Ce célèbre et dangereux

I
Hofstede, pag. 30. L'emploi de la plupart des livres du
Nouveau Testament, même de l'évangile de Jean , des épîtres
aux Colossiens et Ephésiens par l'école valentinienne, de 150
à 160, est démontré victorieusement dans la monographie de
Georg Heinrici, Die valentinianische Gnosis und die Heilige
Schrift. Berlin 1870 .
*2 De praescr. haereticorum , c. 38.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 229

hérétique, qui se signale dès l'an 140 à Rome, ne


contestait point l'âge ni l'authenticité de l'évangile
de Jean ; il en répudiait purement et simplement
le contenu ' . Il rejetait complétement la naissance
du Sauveur, tenant pour absurde que le Verbe , qui
devait combattre pour le bien , parût sous la forme
d'un composé d'esprit et de matière , mais il en-
seignait que, dans la quinzième année du règne de
l'empereur Tibère, le Verbe était descendu du ciel
et avait prêché dans les synagogues . Son autorité
à lui, Marcion , c'était un évangile de Luc qu'il
avait mutilé et qu'on appelait l'évangile de Mar-
cion . Malgré lui, cet ennemi de la vérité atteste
aussi l'existence et l'autorité de nos quatre évan-
giles dans l'Eglise , dès le commencement du second
siècle .
Le christianisme eut, vers le milieu de ce siècle,

1 Hofstede, pag. 102-105.



L'évangile de Marcion supprimait les récits de l'enfance,
du baptême et de la tentation de Jésus , les trois paraboles :
Luc XIII, 1-9 ; XV, 11-32 ; XX , 9-18, et le récit de l'entrée
triomphale de Jésus à Jérusalem , XIX, 29-46 . L'école ultra-
critique a prétendu que ce document avait fourni à Luc la
matière de son évangile. Mais l'hypothèse est aujourd'hui
abandonnée. Baur, Ritschl , Zeller l'ont successivement répu-
diée. Hertwig, ouvr. cité, pag. 9.
230 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

à se défendre contre les attaques d'un vigoureux


adversaire, le philosophe Celse, dont la verve rail-
leuse a frayé la voie aux Strauss du XIXe siècle .
Celse est pourtant un témoin gênant pour les ad-
versaires actuels de la tradition chrétienne parce
que, moins timide, moins réservé que ceux-ci, il
s'en prend directement aux disciples de Jésus ,
auteurs des évangiles . Il les poursuit et les per-
siffle à cause de leurs écrits mêmes et des croyances
qu'il y trouve. Il rabaisse la valeur de ces témoi-
gnages , mais il ne lui viendrait point à l'esprit d'en
contester l'authenticité . Il juge le christianisme sur
ce qu'il est, sur ce qu'il prétend être de son temps ,
et non pas sur un évangile soi- disant plus pur et
plus évangélique que celui des apôtres . Il est ratio-
naliste , mais il ne l'est pas à demi . Ou le Christ
des apôtres, ou point de Christ : telle est l'alterna-
tive qu'il discute . Aucun scrupule critique ne l'em-
pêche d'accepter l'origine des quatre évangiles, de
les citer comme une autorité reconnue de l'Eglise
« Tout ce que nous rapportons, dit-il,
chrétienne. <
nous l'avons tiré de vos écrits ; nous n'avons be-
soin d'aucun autre témoignage, car votre propre
glaive vous transperce ' . » Prenant avantage des
1 Tischendorf, pag 20.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 231

différences de texte entre les évangiles , ou bien in-


formé des entreprises des Gnostiques sur le texte
primitif, il reproche aux chrétiens de changer le
premier texte de l'évangile en trois ou quatre fa-
çons différentes , et autant de fois qu'ils le jugent
à propos, afin qu'à la faveur de ces changements

ils puissent nier les choses qu'on leur objecte¹ .


Le grand écrivain chrétien Origène proteste contre
cette accusation, et renvoie le reproche aux héréti-
ques . Toujours est-il que Celse , en véritable
Strauss du second siècle , s'offusque , par exemple ,
de ce qu'à l'occasion de la résurrection du Sau-
veur les uns mentionnent deux anges au sépulcre,
les autres un seul : les uns , ce sont Luc et Jean, les
autres , Matthieu et Marc³ . Il cite et critique à sa
manière le récit de l'adoration des mages, la fuite
de l'enfant en Egypte d'après l'ordre de l'ange, la
descente de la colombe lors du baptême, le fait que
Christ est né d'une vierge, la lutte de Gethsemané ,
la soif sur la croix , et beaucoup d'autres passages* .

1 Tischendorf, pag. 20, note 2 .


Orig., Contra Cels., II , c. 27.
8 Math . XXVIII , 2 ; Marc XVI , 5 ; Luc XXIV , 4 ; Jean
XX , 12 .
Tischendorf, pag. 20, note 1 .
232 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

C'est l'évangile de Jean qu'il a en vue quand il at-


taque le nom de Logos ou Parole de Dieu donné à
Jésus, quand il rapporte que les Juifs lui demandé-
rent un signe, que le Seigneur se désaltéra au puits
de Jacob, qu'il coula du sang de son corps sur la
croix, et qu'après sa résurrection , Jésus montra les
marques des clous . Celse écrivant vers l'an 150,
il fallait que les quatre évangiles fissent depuis
longtemps autorité dans l'Eglise, pour qu'il les prît
ainsi à partie .

Mais le témoignage le plus fort en faveur de l'au-


thenticité de nos documents sacrés nous paraît être
celui qui se tire des vieilles traductions syriaque et
latine . La première , dite la Peschito, composée à
Edesse, ville de Syrie qui marqua dans l'histoire de
l'ancienne Eglise, date pour le moins de la seconde
moitié du IIe siècle ' . De même , en Afrique, il

existe une version latine, dite itala, qui doit avoir

1 Tischendorf, pag. 20, note 1.


2 Tischendorf, De la date de nos évangiles, pag. 43. - Cette
date est confirmée par Janichs , Animadversiones criticae in ver-
sionem syriacam, etc. , Vratislaviæ 1870. - Reuss , ouvr. cité,
S308 et 426. La Peschito renferme tous les livres du Nouveau
Testament, excepté 2 Pierre, 2 et 3 Jean, Jude et l'Apocalypse.
Nous savons, par l'historien Hégésippe , qu'il existait de
son temps un évangile syriaque. Admettons qu'il ne s'agisse
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 233

été composée avant l'an 170. Cette version doit avoir


été faite par plusieurs traducteurs , et dans ce cas, il

est naturel d'admettre qu'elle a coïncidé avec l'in-


troduction du christianisme en Afrique , et qu'elle a
dû le jour à l'initiative des chrétiens d'Afrique . On
a montré, d'après Tertullien, que , vers la fin du
siècle , la traduction latine de l'évangile de saint Jean
avait si bien circulé en Afrique qu'elle en avait
moulé la langue théologique ' . D'autres indices ,
tels que les citations faites par Tertullien et par le
traducteur latin du grand ouvrage d'Irénée contre
les hérésies, font supposer qu'entre l'an 190 et l'an
200 la version latine des quatre évangiles jouissait
dans le reste de l'Occident d'une grande autorité . Il
fallait pour cela que cette version eût déjà quelques
dizaines d'années d'existence . « C'est donc un fait

pas ici de la traduction syriaque, mais d'un évangile apocryphe,


en langue syriaque ; il nous est permis tout de même de
croire, d'après l'air de famille que nous avons reconnu aux
apocryphes en les comparant aux évangiles canoniques, que
l'évangile syriaque aura été composé, comme tant d'autres,
sur le modèle des documents déjà acceptés.
1 Wetscott, Canon of New Testament, pag. 218 , 219 , 224 ,
225. Comp. Reuss, § 449.
* Tischendorf, A quelle date, etc. , pag. 8. Comp. , entre au-
tres, deux ouvrages de Roensch sur le sujet, l'un de 510 pages,
234 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

établi, dirons-nous avec Tischendorf, que, de 150

à 200, on avait traduit en latin et en syriaque les


évangiles, au nombre de quatre, ni plus ni moins : >>
ce fait jette un jour significatif sur la question de
leur âge.

Tischendorffait, en outre , observer que la réunion


des quatre évangiles en un seul recueil doit dater

de la fin du premier siècle , ce qui place leur rédac-


tion plus haut encore . En effet, le texte du plus
ancien manuscrit, celui du Sinaï, nous transporte
déjà vers le milieu du IIe siècle ; et l'étude attentive
et minutieuse de ce texte montre qu'il avait déjà
une histoire . On l'avait modifié , corrigé d'après des
procédés qui supposaient l'existence possible d'une
harmonie des évangiles ' . Tel copiste , par exemple,
avait modifié un passage de Luc d'après le passage
parallèle de Matthieu ou de Marc, tel autre avait
introduit une variante en sens inverse .
La critique moderne revient d'ailleurs de ses an-
ciennes erreurs. Le professeur allemand rationa-
liste Holtzmann, dit dans son récent écrit sur les
Synoptiques : <
« En résumé, nos résultats concer-

intitulé Itala und Vulgata, Marburg 1869 , l'autre en 731 pa-


ges, intitulé Das neue Testament Tertullians. Leipzig 1870 .
1 Tischendorf, A quelle époque, etc. , pag. 42.
DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 235

nant le temps de la composition des Synoptiques


se trouvent dans une étonnante harmonie avec les

données que fournit sous ce rapport la tradition


ecclésiastique . Nos évangiles ont été écrits de l'an
60 à l'an 70 , et dans l'ordre que leur assigne le
canon¹ . » Et le professeur zuricois Keim confirme
aussi la tradition pour ce qui regarde le quatrième
évangile, qu'il date de la fin du Ier siècle . Il lui
reste, il est vrai, la ressource d'attribuer celui-ci au

presbytre Jean, et non à l'apôtre Jean . Mais l'hypo-


thèse a été savamment combattue et réfutée. Il

suffit de lui opposer le grand fait historique que


voici . L'empreinte et le souvenir de l'apôtre Paul
sont complétement effacés à la fin du Ier siècle en
Asie mineure . « Le seul homme qui ait pu effacer
de l'empreinte de ses pas les traces d'un saint Paul,
c'est Jean, le disciple que Jésus aimait , l'auteur du
quatrième évangile * . »
Que si l'on se plaint de n'avoir pas la date pré-
cise des évangiles, n'oublions pas que de bonne
heure ils acquirent la valeur de livres liturgiques .
Une liturgie ne doit pas avoir de date : elle doit
même perdre sa date, pour faire autorité , et si elle

¹ Die syn. Evangelien, Leipzig 1863 , pag. 414 .


' Godet, Compte-rendu, etc., pag. 20-24.
236 DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

fait autorité, elle la perd peu à peu . L'histoire de


toutes les anciennes liturgies l'atteste . Même de nos
jours, il paraît des livres d'auteurs contemporains ,
sans indication de date et sans introduction datée .
Il paraît aussi des rééditions qui , à plus forte raison ,
ne portent que la date de la réédition, et non celle
de l'apparition première du livre. Une fois les ma-
nuscrits autographes des évangiles disparus , les co-
pistes ou rééditeurs au service des églises n'eurent
garde de reproduire des indications de lieu et d'an-
née dont le prix ne se faisait pas sentir. Et pour les
reproduire, il aurait fallu que les autographes ou les
toutes premières copies en continssent de sérieuses :
ce qui n'est point constaté. Nos quatre évangiles
sont du Ier siècle , l'Eglise les a dès l'origine consi-
dérés comme l'oeuvre de Matthieu , Marc, Luc et
Jean. La chose nous paraît démontrée .
CHAPITRE III

TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

DE L'AN 160 A L'AN 220 APRÈS JÉSUS- CHRIST

Hégésippe. - Apollinaire . - Méliton . - Denys de Corinthe.


Tatien. - Théophile. Homélies Clémentines . - Iré-
née. ― Sérapion. Clément d'Alexandrie. - . Tertullien .

Après avoir considéré la tradition apostolique


dans la personne de ses premiers auteurs , les apô-
tres et leurs collègues, et de ses premiers déposi-
taires, les élèves des apôtres , nous arrivons, avec la
génération de témoins suivante , à une distance
assez grande du berceau du christianisme , pour
pouvoir nous retourner, et jouir de l'effet de pers-
pective que produisent ses premiers débuts dans le
monde. Nous ferons commencer cette troisième

période avec le règne de Marc-Aurèle, l'empereur


philosophe qui occupa le trône de 161 à 180. Ce
238 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

règne coïncide avec le quatrième grand baptême


de sang que reçoit l'Eglise chrétienne . Néron, Do-
mitien, Trajan , Marc-Aurèle , deux fous et deux
sages, ces quatre noms marquent quatre sanglantes.
mais glorieuses époques dans l'histoire de l'Eglise .
S'il est vrai, comme le dit un proverbe arabe, que
l'encre des savants vaut mieux que le sang des
martyrs, cette parole trouva son application sous
Marc-Aurèle : il fit couler l'encre des uns et le sang

des autres ; mais comme la philosophie avait droit,


selon lui, à plus d'égards que la religion, ce fut
aux philosophes qu'il demanda l'encre, et aux chré-
tiens le sang des martyrs. Et les rôles n'ont cessé
depuis de se distribuer de la même manière ; tan-
dis que les philosophes ont écrit, les croyants se
sont fait tuer.

Du temps où Marc-Aurèle portait à la fois le
manteau d'empereur et celui de philosophe, le
siége épiscopal de Rome était occupé, en 167, par
Soter, et neuf ans plus tard , par Eleuthère . Ce fut
un peu avant leur pontificat, vers l'an 160 , que l'on
vit arriver dans la capitale Hégésippe, le premier
historien ecclésiastique connu, juif de naissance,
mais originaire d'Asie mineure . Il avait pris plu-
1
Dans un article très remarquable sur Hégésippe, inséré
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 239

sieurs villes de l'empire romain sur sa route , et par-


tout, frayé avec les évêques . Il avait fait un séjour
assez prolongé à Corinthe. Les résultats de son
voyage, il les consigna dans un ouvrage en cinq
livres, intitulé Mémoires des actes ecclésiastiques . Il
avait recueilli de la bouche de tous les évêques le

même enseignement¹ , et constaté que, dans cha-


que ville et chaque succession épiscopale , cet en-
seignement était conforme à celui de la loi , des
prophètes et du Seigneur ; il avait ténorisé , à son
tour, le contenu infaillible , la tradition de la prédi-
cation apostolique . Que le sens critique fasse en
quelque mesure défaut à Hégésippe , que l'on puisse
douter de certains récits merveilleux dont il com-
pose une auréole à ses saints , cela n'infirme en rien
l'impression parfaitement nette d'unanimité dans
la doctrine qu'il rapporte de ses visites d'églises . Il
fallait que son histoire eût de grands mérites , sinon
de couleur et de style, du moins de fidélité , pour
qu'elle ait acquis si promptement dans l'Eglise un

dans Herzog's Real-Encyklop. , Weiszæcker réhabilite la mé


moire de cet historien , et nous montre en lui un chrétien,
juif de naissance, mais à principes tout à fait ethnico-chré-
tiens. V, pag. 649, 650 .
Eus. Hist. eccl. , IV, 22. 2 Id . IV , 8.
240 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

véritable crédit, et pour qu'Eusèbe l'ait si largement


exploitée . Celui-ci avoue avoir fait à son devancier
de fréquents emprunts : à huit reprises différentes ,
il cite de lui des fragments textuels . C'est dans les
pages d'Hégésippe que son successeur relève la liste

des évêques de Rome et de Corinthe : Hégésippe


l'avait copiée sur les lieux , et pour Rome en par-
ticulier, il déclare expressément avoir dressé un ca-
talogue authentique . Hégésippe disparaît de la scène
vers l'an 180, d'après la chronique alexandrine .
Il eut trois contemporains distingués : Claude.
Apollinaire, évêque d'Hiérapolis , Méliton , évêque
de Sardes , et Denys , évêque de Corinthe¹ . Le pre-
mier, Apollinaire, avait écrit, entre autres nombreux
ouvrages conservés du temps d'Eusèbe , deux livres
sur la vérité, et un traité contre l'hérésie des Mon-

tanistes qui avait pris naissance en Phrygie, au mi-


lieu du IIe siècle . Les Montanistes , disciples de
Montanus, sorte d'illuminés de l'époque, se pré-
tendaient directement inspirés du Saint-Esprit. Le
Consolateur, ou le Paraclet, comme ils l'appelaient,
en le désignant du nom que saint Jean lui donne,
parlait par la bouche de leurs prophètes et prophé-

1 Eus. Hist. eccl. , IV , 21 .


2 Id. IV , 27.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 241

tesses et les plaçait au-dessus de toute autorité, soit


au-dessus des saintes Ecritures , soit au-dessus de la
tradition apostolique. Comme toutes les sectes qui
dans le cours des siècles ont élevé les mêmes pré-
tentions , les Montanistes étaient ivres d'orgueil
spirituel, et, en vertu de leurs priviléges, après
avoir commencé par l'esprit, ils finissaient par la
chair. Il est clair que grand devait être l'embarras
des évêques en présence de pareils adversaires . Sur
quel terrain, en effet, pouvait-on engager le com-
bat ? Apollinaire le sentait : il eut avec les Monta-
nistes à Ancyre, en Galatie , des conférences qui se
prolongèrent pendant plusieurs jours ' . A la de-
mande des pasteurs de l'endroit , il promit de
mettre par écrit les arguments avec lesquels il avait
battu ses adversaires . Mais il confesse qu'il lui
coûta de tenir sa promesse, non pas , dit-il, qu'il fût
embarrassé de réfuter l'erreur et de rendre témoi-

gnage à la vérité, mais par crainte et par scrupule,


de peur qu'il ne parût ajouter à la parole de la
nouvelle alliance, à laquelle celui qui se propose
de vivre selon l'Evangile ne doit rien ajouter ni
retrancher . N'est-ce pas affirmer , en tout autant
de termes, que la tradition apostolique est fixée ,
1 Eus. Hist. eccl. , V, 16. -- 2 Id.
16
242 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

et même fixée par écrit ? En composant une œuvre


nouvelle, on risquait d'entreprendre sur la vérité
reçue.
Claude Apollinaire avait pourtant dévié de son
principe, pour adresser au persécuteur des chrétiens
une apologie en leur faveur. Son collègue Méliton ,
évêque de Sardes , en fit autant ' . Les écrits de
celui-ci sont invoqués , de pair avec ceux d'Irénée ,
comme attestant à la fois l'humanité et la divinité
du Christ . En ce temps florissait aussi Denys,
évêque de Corinthe, défenseur infatigable de l'or-
thodoxie primitive, toujours armé en guerre contre
les hérésies de toute nuance, corrigeant, avertis-
sant, reprenant . On possédait autrefois des lettres
de lui aux Lacédémoniens, aux Athéniens, aux Ni-
comédiens, aux Gortyniens et aux autres églises
de Crète, aux Amastriens et aux autres églises du
Pont, aux Cnossiens , aux Romains, sans parler de
ses lettres aux particuliers³ . Ses épîtres avaient
l'autorité d'un mandement épiscopal ; on les lisait
publiquement, et même on les contrefaisait, on les
falsifiait. Il y avait d'église à église et d'évêque à
évêque une sorte de mutuelle sollicitude , de mu-

1 Eus. Hist. eccl. , IV, 13 , 26. - 2 Id . V, 28. -


— ³ Id . IV,
23.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 243

tuelle surveillance . On s'informait réciproquement


des progrès ou des attitudes nouvelles de l'hérésie ,
et l'on se fortifiait dans la stricte fidélité à la doc-
trine et à la morale apostoliques .
Si nous mentionnons ici Tatien l'apologiste , ce
n'est pas que nous l'égalions aux précédents ; nous
n'ignorons pas qu'il passa à l'ennemi et embrassa
le gnosticisme sur la fin de sa carrière . Mais il est
l'auteur de la première harmonie des évangiles ;
il serait donc plus que téméraire de prétendre que
l'évangile de saint Jean date de l'an 150 ! Tatien
aurait-il osé, vingt ans à peine après son apparition ,
le placer sur un pied d'égalité, à côté des trois
Synoptiques, si depuis longtemps l'Eglise n'avait
consacré cette association ? Son contemporain
Théophile, évêque d'Antioche , avait de son côté
composé, au moyen des quatre évangiles , une his-
toire suivie du Seigneur, accompagnée d'un com-
mentaire 2 .
Il y aurait à examiner maintenant si les Homélies
Clémentines qui datent de la seconde moitié du deu-
xième siècle , tout en offrant une teinture d'hérésie ,
n'établissent pas indirectement l'existence dans l'E-
1 Eus. Hist. eccl. , IV, 29.
Hieronymi Ep. 121 ad Algas, c. VI .
244 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

glise d'une autorité incontestée . Mais quelle est


cette autorité ? Serait-ce celle des Ecritures du Nou-

veau Testament , des quatre évangiles ? ..... Chose


curieuse ! les Clémentines , comme on les appelle
par abréviation, renferment de nombreuses cita-
tions des évangiles . On vient de retrouver à Rome
la fin de ces homélies, qui contient le récit de la
guérison de l'aveugle-né , et confond par là les dé-
ductions téméraires de l'école critique prompte à
presser l'argument du silence , surtout contre l'évan-
gile de saint Jean ' . Et malgré cela , l'auteur des
Clémentines n'en appelle guère au témoignage
écrit. Car on ne sait s'il faut interpréter dans ce sens
un court passage, où l'apôtre Pierre est censé ins-
truire les fidèles de Béryte dans la connaissance
des livres . Tout nous porte plutôt à croire que la
tradition écrite était en mauvaise odeur auprès de
notre auteur anonyme . Le tort des soixante et dix
anciens élus par Moïse avait déjà consisté à mettre
par écrit les instructions reçues du prophète de
l'Eternel ; ils les avaient exposées à toutes les chan-
ces d'altération et finalement de naufrage . Les Ecri-

¹ Clementis Romani quae feruntur Homiliae viginti , édition


Dressel, Gottingæ 1853 , Hom. XIX, 22 .
2 Id . Hom . , VII , 12.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 245

tures actuelles de l'Ancien Testament ne font pas


autorité suivant lui ; l'inventeur d'un dogme quel-
conque peut y trouver des passages à l'appui de ses
vues¹ . La seule autorité acceptable , c'est le pro-
phète de vérité qui sait tout en tout temps, qui est
sans péché, et qui connaît les choses sans instruction
préalable * . Jésus , le vrai prophète , nous enseigne
à distinguer dans les Ecritures ( c'est- à-dire dans
l'Ancien Testament) les choses vraies des fausses *...
Mais encore, comment arriver à la connaissance
exacte de l'enseignement du vrai prophète ? Il faut
suivre ici les aventures tout à fait intéressantes du
prétendu Clément, citoyen de Rome, à la recher-
che de la vérité . Sur la foi de certains bruits ap-
portés de Judée à Rome par des voyageurs, et à
l'ouïe de certaines prédications faites publiquement
dans la capitale, Clément part pour Alexandrie, il
va constater ce qui en est de ce Fils de Dieu qui
serait apparu en Judée et l'aurait remplie de la re-
nommée de ses miracles* . A Alexandrie , on l'adresse
à un nommé Barnabas , disciple de Jésus ; il l'en-
tend effectivement raconter, sans faste et sans dia-
lectique, ce qu'a fait et dit le Fils de Dieu en sa
1 Clem. Rom. Hom. , III, 9. S 2 Id . II. - 3 Id. 49.
♦ Id. Hom . , I , 6, 7 .
246 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

présence, et faire sortir des rangs de la foule de


nombreux témoins à l'appui de la vérité de son
rapport ' . Clément s'embarque ensuite pour Cé-
sarée ; là il rencontre un certain Pierre, le plus
distingué des disciples de l'homme qui a paru en
Judée ' . Pierre lui offre, après avoir fait connais-
sance, de l'accompagner jusqu'à Rome , et de pro-
fiter des discours de vérité qu'il va prononcer sur
la route . Clément accepte, et la suite du livre est
consacrée au récit des discours ou homélies de

Pierre contre l'hérésie, personnifiée dans Simon


le Mage. Pierre, disciple immédiat de Jésus , seul
véritable apôtre des gentils , occupe le devant de
la scène, et figure comme fondateur de la commu-
nauté romaine, et premier évêque de Rome *...
Pierre, à son tour, adresse le résumé de ses prédi-
cations à Jacques , évêque de Jérusalem , et l'engage
à communiquer ses enseignements à des hommes
éprouvés. « Il n'y a, dit-il, de sûreté que dans la
tradition authentique ; il n'existe qu'une règle relati-
vement à l'unité de Dieu et à la conduite à tenir ; il
est une règle de la vérité, une tradition émanée de

' Clem. Rom. Hom ., I , 9. * Id . 15. — 8³ Id . 16 .


4
* Id. Epistola Clementis ad Jacobum, 1 .
5 Id. Epistola Petri ad Jacobum, I , III .
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 247

nous, d'après laquelle il faut tout interpréter. » Ce


langage respire l'amour excessif de la tradition , et
d'une tradition écrite pour le fond mais orale pour
la forme. Il faut voir avec quel scrupule Jacques se
conforme aux prescriptions de Pierre , et ne com-
munique à ses anciens les livres de Pierre que sous
le sceau des plus solennels engagements. « Ces pré-
cautions , ajoute-t-il, sont prises pour éviter que
ceux qui cherchent la vérité ne s'égarent ; il est à
craindre que les livres ne s'altèrent ou ne prêtent à
de folles interprétations ¹ ... » Ailleurs , dans le cours
même des Clémentines , nous voyons apparaître
maint personnage des évangiles : Zachée , la femme
Cananéenne et sa fille , etc... Ce qui saute aux yeux ,
ce que nous voulons relever, c'est le rôle joué par
les apôtres, Pierre et Jacques en tête , puis Barnabas,
Zachée, etc. , tous témoins oculaires de la vie et des
œuvres de Jésus , c'est l'autorité dont jouit la tradi-
tion, c'est le prestige qu'exerce encore la tradition
orale . Son règne n'a pas pris fin avec le IIe siècle :
l'erreur ne se glissait guère qu'à la faveur des com-
mentaires . Il n'y avait pas de dissidence quant à la
méthode ; pour savoir la vérité , on en appelait à la
tradition des apôtres .

¹ Clem. Rom. Hom. , Contestatio pro iis qui libr. accipiunt, I -V.
248 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Le moment est venu d'introduire le plus ancien ,


le plus respecté , le plus valeureux champion de la
tradition apostolique, Irénée, évêque de Lyon , né
vers 140, évêque en 178 , mort en 202. Irénée ne
fut pas, comme on l'en accuse , le parrain de la tra-

dition, on l'avait assez invoquée avant lui . Mais il


fut le premier à établir systématiquement les prin-
cipes en la matière, à circonscrire les questions, à
délimiter le champ clos où devait se livrer la ba-
taille entre la foi de l'Eglise et l'hérésie . Le sujet
était dans l'air ; Tertullien , écrivant peu après à
Carthage, le traite encore plus en homme du mé-
tier. L'incertitude des esprits était devenue into-
lérable : il fallait, à tout prix, enclore le champ de
la tradition , s'entendre sur le sens des écrits sacrés ,
et indiquer les seules sources authentiques de l'in-
terprétation .
Irénée rendit à cet égard d'immenses services à
l'Eglise, sans en avoir pleine conscience . Ce fut ce
qui lui valut, dans les siècles suivants, un crédit
extraordinaire , et le fit placer par Eusèbe au-dessus
de tous les écrivains précédents ' .
Voici ses principes : « Si les disputes roulaient,
dit l'évêque de Lyon, sur des points de second or-
Eus. Hist. eccl. , IV, 21 .
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 249

dre, il faudrait recourir aux plus anciennes églises ,


à celles au milieu desquelles les apôtres ont vécu,
et apprendre d'elles ce qu'il y a de clair et de précis
sur la question pendante . Si les apôtres ne nous
avaient pas laissé des écritures, ne faudrait-il pas
observer l'ordre de la tradition , telle qu'ils l'ont
transmise à ceux à qui ils confiaient les églises¹ ? »
Irénée écrivait du temps d'Eleuthère , douzième
évêque de Rome, et il établit qu'à partir des apô-
tres la tradition s'est perpétuée dans l'Eglise, avec
la prédication de la vérité, jusqu'à lui et ses collè-
gues . « Nous pouvons énumérer, dit-il vers l'an
177, ceux qui ont été institués évêques dans les
églises par les apôtres , et ceux qui leur ont succédé
jusqu'à nous , qui n'ont rien enseigné ni rien connu
d'analogue à ces rêveries que nous servent les
Gnostiques. Si les apôtres avaient possédé quelques
connaissances mystérieuses et secrètes, ils n'au-
raient pas négligé de les communiquer aux hom-
mes à qui ils commettaient le soin des églises elles-
mêmes ³ . » « Il serait trop long, ajoute-t-il, d'é-
numérer la série des évêques de toutes les églises .
Citons seulement la tradition de la plus grande et
de la plus ancienne église, connue de tous , de
1 Adv. Hær., lib. III , 4, § 4. Id . 3 , § 3. - 8 Id. § I1
250 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

celle de Rome , fondée et établie par les deux très


célèbres apôtres Pierre et Paul, tradition annoncée
à tous les hommes, et descendue jusqu'à nous par
l'organe des évêques successifs ' .
Irénée plaiderait-il pour son ordre, son pouvoir,
son autorité personnelle ? Y aurait-il là des intérêts
hiérarchiques en jeu , et la cause de la vérité
évangélique ne serait-elle qu'à l'arrière -plan ? Il
serait utile de rappeler que saint Irénée écrivait en
temps de persécution , avec le bûcher en perspec-
tive . Mais il suffit de l'entendre lui-même , dans sa
lettre à l'hérétique Florinus , rappeler en termes
touchants qu'il y va de la substance même de l'E-
vangile , de la tradition relative à la vie, à l'œuvre ,
à la doctrine du Seigneur Jésus : « Tous vos dogmes ,
Florinus, ne sont pas d'un esprit sain . Ces dogmes
sont contraires à la foi de l'Eglise , et jettent ceux
qui les acceptent dans l'extrême impiété . Ces dog-
mes, ce ne sont pas les pasteurs nos devanciers, les
compagnons des apôtres , qui te les ont transmis.
Dans mon enfance , je t'ai vu en Asie auprès de
Polycarpe, cherchant à te faire bienvenir de lui, car
je préfère rappeler les souvenirs de cette époque
plutôt que ceux des temps plus récents. Les ins-
' Adv. Haer., lib. III, 3 , § 2 .
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 251

tructions qu'on a reçues dans l'enfance s'assimilent


à vous et s'incrustent dans l'âme même. Je pourrais
donc indiquer l'endroit où le bienheureux Poly-
carpe se tenait assis tandis qu'il conversait, décrire
ses entrées et ses sorties, le caractère de sa vie,
l'apparence de sa personne, les conversations qu'il
tenait avec la multitude, comment il racontait ses
relations avec Jean et avec d'autres qui avaient vu
les apôtres..... Déjà alors , par la miséricorde de
Dieu , j'écoutais avidement, autant que j'en étais ca-
pable , je recueillais ces choses non sur le papier,
mais dans mon cœur, et sans cesse , grâces soient
rendues à Dieu , je les repasse en moi-même fidè-
lement' . » Irénée était donc compétent pour écrire
un ouvrage malheureusement perdu sur la prédi-
cation apostolique, qu'il avait dédié à son frère
Marcianus 2 .

Une génération , une seule génération de témoins ,


représentée ici par Polycarpe, séparait l'évêque de
Lyon , écrivant vers l'an 180 , des apôtres eux-mêmes .
Irénée avait été élevé en Asie mineure , sur les lieux
illustrés par saint Jean, aux pieds d'un compagnon

et disciple de saint Jean ; il serait même né , d'après


' Eus. Hist. eccl. , V, 20.
Id . V, 27.
252 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

quelques auteurs , avant la mort de Jean, et d'Asie


il avait emporté en Occident, au fond des Gaules ,
des souvenirs ineffaçables de la pensée et de la pa-
role des apôtres , et surtout du dernier des apôtres ,
de celui que Jésus aimait . On ne peut se défendre
de quelque émotion à la pensée de ce contact pro-
videntiel de l'Europe occidentale et d'une grande
cité , dont l'antique Genève subissait alors l'influence,
avec Ephèse, la capitale de la chrétienté asiatique¹ .
L'espace disparaît, les temps aussi se rapprochent :
soixante ans seulement séparent le ministère de
Jean de celui d'Irénée ; il semble qu'on voie des-
cendre sur la tête d'Irénée de Lyon la bénédiction
de l'apôtre à cheveux blancs . Nous ne sommes
certes pas sur le terrain de la légende, mais bien
sur celui de l'histoire . La tradition est de première
source .

Un contemporain d'Irénée et de Victor de Rome,


Serapion, huitième évêque d'Antioche , sous le
règne de Commode ( 180-192 ) , paraît avoir exercé
par ses lettres une influence analogue en Orient.
Il affirme avoir constaté que l'hérésie des Docètes
s'accordait sur plusieurs points avec la doctrine vé-
' Le premier évêque de Genève daterait de l'an 260.
Wiltsch, Kirchliche Geographie, Berlin 1846 , I , pag. 40.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 253

ritable du Seigneur, mais s'en écartait sur d'autres ' .


On le voit rendre hommage à son devancier Claude
Apollinaire dans une lettre à Caricus et Pontius. Sa
lettre est contre-signée par bon nombre d'évêques
qui pensent comme lui à l'égard du montanisme :
c'est le martyr Aurelius Quirinus , c'est l'évêque
de Debeltum , en Thrace, Aelius Publius Julius et
d'autres . Il était rare que les lettres circulaires des
évêques des métropoles chrétiennes continssent
l'expression de leur seule opinion individuelle . De
même qu'elles étaient adressées à un ou plusieurs
cercles d'églises, elles étaient censées émaner d'un
groupe d'églises , confédérées autour d'une église
apostolique. La tradition avait quelque chose de
collectif : c'étaient les églises qui parlaient, plus en-
core que les évêques eux-mêmes.
Il nous reste à consulter les deux principaux té-
moins qui, avec Irénée , illustrent cette période ,
deux hommes considérables du second siècle , que
la chrétienté a tenus en singulier honneur, et dont
les écrits ont été en bonne partie conservés : Clé-
ment d'Alexandrie et Tertullien de Carthage . Le
premier aurait composé son principal ouvrage, dit
1 Eus. Hist. eccl. , V, 22 ; VI, 12 .
2 Id. V , 19 .
254 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

Stromates, vers 194 ; le second, né à Carthage vers


160, converti au christianisme vers 185 , aurait passé
à l'hérésie montaniste vers 199. Tous deux, Afri- i

cains de naissance, ils ont écrit et parlé à la même


époque ; ils sont morts à peu près en même temps ,
entre l'an 216 et l'an 220. Mais ils représentent,
l'un le génie oriental, la philosophie grecque , l'es-
prit idéaliste avec sa liberté d'allures, l'autre le génie
latin, la jurisprudence romaine, l'esprit réaliste dans
toute sa sévérité . Le soleil d'Afrique paraît avoir
porté l'un à la spéculation , l'autre à la déclamation.
Mais ils se rencontrent sur le terrain d'un commun
dégoût pour le paganisme, d'un commun attache-
ment à la tradition apostolique, et d'une commune
défiance pour toute espèce de science soi-disant
réservée . Les genres seuls diffèrent . Tandis que le
premier analyse et discute , le second bondit de co-
lère et assène des coups de massue . Clément est
un philosophe chrétien , Tertullien un avocat chré-
tien. Il y a deux voix, mais un seul son .
Nous avons déjà dit que Clément avait puisé di-
rectement à la source , en conversant avec des dis-
ciples immédiats des apôtres. Telle est sa convic-
tion que, suivant lui , « regimber contre la tradition
ecclésiastique et se jeter dans les vues des hérétiques,
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 255

c'est perdre sa qualité d'homme de Dieu , et de fidèle


au Seigneur. Au contraire celui qui, à l'ouïe des
Ecritures, s'éloigne de ces erreurs , et qui consacre
sa vie à la vérité devient, en quelque sorte dieu ,
d'homme qu'il était . Nous avons pour maître le
Seigneur qui nous conduit, du commencement à la
fin de la connaissance , par l'organe des prophètes et
de l'évangile et des bienheureux apôtres, en divers temps
et de diverses manières. Nous en croyons la voix du
Seigneur, qui est plus sûre que toutes les démons-
trations , qui est, à vrai dire, la seule démonstra-
tion.- Dans cette science-là, les uns , n'ayant goûté
que les Ecritures , sont les croyants , les autres , étant
allés plus loin, sondant plus à fond la vérité , sont
les vrais gnostiques, les hommes de savoir ' . » Mais
ici encore, «< la tradition divine telle que nous la
comprenons et pratiquons, la tradition conforme à

l'enseignement du Seigneur, est un dépôt qui nous


vient par l'entremise des apôtres du Maître ² . » De
même qu'il n'y a qu'un seul Dieu , de même « nous
disons que seule l'Eglise ancienne et catholique ,
l'Eglise distinguée par ses origines et par son excel-
lence , amène, en fait et en principe , à l'unité de la
' Clem. Alex. Strom. , Lib. VII , 16, § 95 .
2 Id. Lib. VI, 15 , § 124.
256 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

foi, les justes prédestinés : elle y tend par des dis-


pensations successives, ou plutôt par une dispen-
sation unique, manifestée en des temps divers par
un seul Seigneur, en vertu de la volonté d'un seul
» « Les sectes hérétiques s'appellent du nom
Dieu . >
de leur fondateur : telle d'entre elles essaye bien de
se réclamer de l'autorité de l'apôtre Matthias, mais ,
de même qu'il n'y a eu qu'un enseignement des
apôtres, il n'y a aussi qu'une tradition . »
Solidité de la tradition apostolique , unité de cette
tradition, autorité de cette tradition , conformité de
la foi de l'Eglise avec cette tradition : Clément ac-
centue chacun de ces points avec une irrésistible
vigueur. Il les accentue également vis-à-vis des
Grecs et des Juifs qui reprochaient au christianisme
la multiplicité de ses sectes . Clément leur fait obser-
ver qu'eux-mêmes , Grecs et Juifs, ne renoncent pas
à philosopher ou à judaïser à cause de l'infinie va-
riété des opinions philosophiques et juives . Malgré
la diversité des écoles de médecine, ils recourent
au médecin en temps de maladie . L'erreur ne
prouve pas l'absence de vérité : elle doit pousser
à la recherche de la vérité , de même que les

1 Clem. Alex. Strom., Lib. VII , 17 , § 107.


2 Id. § 108.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 257

mauvaises herbes ne détournent pas le jardinier de


la culture des légumes. Les mensonges des men-
teurs ne dispensent pas non plus les hommes droits
de tenir leur parole : « de même, il ne convient pas
que nous transgressions en aucune manière la règle
ecclésiastique , et en particulier, si les autres rejet-
tent la foi convenue sur les principaux articles ' ,
nous , du moins , nous la gardons * . »
Il est vrai que Clément d'Alexandrie emprunte
plusieurs passages à un écrit apocryphe, la prédica-
tion de Pierre . Il circulait autour de lui certaines
traditions suspectes qu'il répète trop complaisam-
ment : ainsi, celle de la virginité de Marie après la
naissance de son premier-né , celle du mariage de
saint Paul . Clément rapporte aussi un propos at-

1 Τὴν περὶ τῶν μεγίστων ὁμολογίαν .


* Clem. Alex. Strom. , Lib . VII , 15 , § 89-91 .
* Id. Lib. VI , 5 , S 39-41 , 43 , 128 ; Lib. VII , 11 , § 63 .
<< Nemo Patrum majore licentia usus est in citandis authori-
bus, sive sacris, sive ethnicis ; cum ei in more sit non integra
authorum verba semper recitare, sed pro arbitrio suo nunc
contrahere, nunc de suo inserere, alia omittere, alia variis
modis mutare. » Wottonus, Comment. ad I. Clem. IX, cité
dans Patrum Apostol. Opera. Prolegomena, pag. XVIII .
• Clem. Alex. Strom . , Lib. VII , 16 , S 93 .
5 Eus . Hist. eccl. , III, 30 .
17
258 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

tribué à l'apôtre Matthias : « Si le voisin d'un élu


pèche, l'élu a péché¹ ... » Mais il marque la diffé-
rence entre les traditions, au pluriel, qui sont flottan-
tes, et peuvent, au milieu de beaucoup de boue ,
renfermer quelques paillettes d'or fin, et la tradition
par excellence, qui fait règle, entre les écrits divers
portant des noms d'apôtres, à tort ou à raison , et
l'Ecriture, au singulier, les divines Ecritures , l'Evan-
gile (to evayyéktov) , dépôt unique de la vraie tradi-
tion, fondement de la foi de l'Eglise une et catho-
lique.
Tertullien enfin , l'orateur de Carthage , poussé à
bout par les hérésies qui infestaient les églises,
s'explique en termes plus catégoriques encore , avec
une verve toute méridionale . On reconnaît, à son
langage, l'avocat qui demande des preuves et offre
d'en fournir à son tour ; peu s'en faut qu'il ne ver-
balise ! « Je possède depuis longtemps , dit-il, j'ai
des origines qui remontent aux acteurs , aux héros
mêmes des événements . Je suis , moi, héritier des
apôtres . Ce qu'ils ont déclaré par testament, ce
qu'ils ont commis à la foi , ce qu'ils ont proclamé
par serment, c'est ce que je maintiens . » « Allons,

¹ Clem. Alex. Strom. , Lib. VII , 13 , § 82.


² De praescr. haeret., 37 .
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 259

voulez-vous , dans cette affaire de votre salut, satis-


faire votre curiosité ? Adressez-vous aux églises
apostoliques, à celles où les chaires mêmes des
apôtres sont encore dressées à leur place primitive,
où leurs lettres authentiques sont lues publique-
ment, rendant la voix et reproduisant les traits de
chacun d'eux . Vous avez à deux pas l'Achaïe, et là,
Corinthe. Si vous n'êtes pas éloignés de la Macé-
doine, vous avez Philippes, vous avez Thessalo-
nique . Si vous pouvez aller jusqu'en Asie, vous
avez Ephèse . Mais si vous touchez à l'Italie , vous
avez Rome, d'où nous aussi , nous tirons notre au-
torité . Heureuse église que celle à laquelle les
apôtres ont transmis , scellée de leur sang, la doc-
trine tout entière ! ..... Voyons ce qu'elle a appris ,
ce qu'elle a enseigné , ce qu'elle a affirmé d'un
commun accord avec les églises d'Afrique¹ . » « La
tradition , la première en date, est , d'après l'ordre
même, celle qui procède du Seigneur , la vraie . »
<< Et si les hérésies prétendent remonter jusqu'à
l'âge apostolique , et procéder des apôtres, parce
qu'elles ont paru sous les apôtres, nous pourrons
leur dire : Montrez donc les origines de vos églises,
déployez le catalogue de vos évêques se succédant
¹ De praescr. haeret. , 36. ― 2 Id. 31 .
260 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

dès l'origine , et dans un ordre tel , que votre pre-


mier évêque aura eu pour maître et pour prédé-
cesseur ou l'un des apôtres , ou tel d'entre les
hommes apostoliques resté fidèle aux apôtres . Les
églises apostoliques, elles, produisent bien leurs
listes . Celle de Smyrne rapporte que Polycarpe
fut institué par Jean, comme celle de Rome relate
que Clément fut ordonné par Pierre. Et de même ,
toutes les autres vous citent, comme fondateurs et
conservateurs de la semence apostolique , des hom-
mes élevés à l'épiscopat par les apôtres¹ . »
Et ailleurs, l'énergique marteau des hérétiques forge
d'une main assurée le premier anneau de la chaîne
qui le relie à Jésus-Christ, en établissant que la
doctrine des apôtres est égale à la doctrine du Christ .
<< Si nul n'a connu le Père que le Fils et celui à qui
le Fils l'a révélé , le Fils ne paraît pas avoir confié
ses révélations à d'autres qu'aux apôtres délégués
par lui dans le monde pour l'office de la prédication .
Or ce qu'ils ont prêché , c'est- à-dire ce que le
Christ leur a révélé , j'affirmerai encore ici qu'on ne
le peut établir qu'en s'adressant à ces églises fon-
dées par les apôtres eux-mêmes, auxquelles ils ont
prêché , comme ils disent, tant de vive voix que par
¹ De praescr. haeret., 32.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 261

lettres . S'il en est ainsi, il est constant qu'il faut


tenir pour vraie la doctrine conforme à celle de ces

églises apostoliques, mères et sources de la foi,


parce que cette doctrine représente la tradition qui
est descendue de Dieu à Christ, de Christ aux apô-
tres, et des apôtres aux églises . Il faut, d'autre part,
rejeter comme mensongère toute doctrine contraire
à la vérité telle qu'elle est professée dans les égli-
ses, à cette vérité qui remonte des églises aux apô-
tres, de ceux-ci à Christ, et de Christ à Dieu ' . >>
A la fin du IIe siècle , soit cent soixante-dix ans
après les événements , ―― et même vers l'an 180,
soit cent cinquante ans seulement après la mort de
Jésus, la tradition primitive avait passé directement
de la bouche des apôtres, par l'organe de leurs dis-
ciples immédiats, aux Apollinaire d'Hierapolis , aux
Denys de Corinthe, aux Sérapion d'Antioche , aux
Irénée de Lyon , aux Clément d'Alexandrie, aux
Tertullien de Carthage . Tous ces témoins de la troi-
sième génération affirment le parfait accord de la
tradition courante avec la tradition consignée dans
les quatre évangiles. A peine même distinguent-ils
ces deux formes de la tradition . Les quatre évangiles
sont le principal dépôt, on serait presque justifié à
• De praescr. haeret., 21 .
262 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

dire , l'unique dépôt , de l'histoire du Sauveur.


<< Avant toutes choses , dit Tertullien , nous tenons
que les documents évangéliques ont pour auteurs
les apôtres, à qui la charge de promulguer l'Evangile
a été confiée par le Seigneur lui-même . S'il en est
dans le nombre qui sont seulement apostoliques
(il entend par là : disciples d'apôtres , et non mem-
bres eux-mêmes du collége apostolique, Marc et
Lug, par exemple) ils ne sont pas les seuls témoins :
ils le sont conjointement avec des apôtres, et après
les apôtres . La prédication des disciples serait sus-
pecte, et aurait pu s'inspirer de l'amour de la gloire,
si elle ne s'était fondée elle -même sur l'autorité des
maîtres-témoins , que dis-je ? sur celle de Christ,
qui a élevé les apôtres au rang de maîtres . Bref,
Jean et Matthieu , d'entre les apôtres , nous in-
culquent la foi viennent ensuite , d'entre les
hommes apostoliques , Luc et Marc , qui en renouvel-
lent l'empreinte . >» « L'autorité des églises apos-
toliques protège les évangiles , puisque c'est par
elles et d'après elles que nous les possédons : je
parle surtout des évangiles de Jean et de Matthieu,
mais je n'ignore pas que l'on attribue à Pierre celui
que Marc a publié , et je sais que l'on a coutume.
1 Adv. Marc. , IV, 2.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 263

de rapporter à Paul celui qui a été rédigé par


Luc¹ . » Et, à l'occasion des mutilations que faisait

subir aux évangiles l'hérétique Marcion , l'éloquent


juriste carthaginois pose cette règle fameuse : « S'il
est reconnu que le témoignage le plus vrai, ce soit
le plus ancien, et que le plus ancien , ce soit celui
qui remonte à la source , --- et que la source ici ,
ce soient les apôtres, il faut également reconnaître
que ce qui passe pour sacré dans les églises des
apôtres, c'est aussi ce qu'ont enseigné les apôtres . »
Je demande pardon pour ce style d'avocat on
dirait un plaideur qui déduit ses conclusions ,
mais la forme du plaidoyer n'ôte rien au mérite de
la cause . Tertullien a raison : l'Evangile est insé-
parable de la tradition des apôtres, et celle-ci se
retrouve dans les églises fondées par les apôtres .
Un rapprochement curieux nous permettra de
mieux apprécier les sources de l'histoire évangé-
lique, et nous fera comprendre combien, vers l'an
180 , nous sommes encore voisins des événements .

Le Bouddha Çakyamouni , le réformateur des Indes ,


est mort, on le sait aujourd'hui par des calculs
chronologiques, avant le grand concile de Patali-
putra, tenu sous le roi Açoka . La date précise de
1
¹ Adv . Marc . , IV, 5 . - a Id.
264 TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS

cette mort n'était pas fixée à l'époque où le con-


cile se rassembla, et les recherches officielles durent
porter sur ce point. Or l'auteur distingué du livre
intitulé « La Religion du Bouddha, » M. Koeppen,
fait observer qu'il suffisait, pour établir exactement
cette date, du témoignage de quatre ou cinq chefs
de cloîtres parvenus successivement à un grand
âge. Il suffisait de quatre ou cinq vies pour com-
bler l'intervalle de deux cent dix-huit ans . Et que
ces patriarches, ces « conservateurs ou porteurs de
la doctrine et de la discipline , » comme les nom-
ment les Singalais, aient pu atteindre une grande
vieillesse, c'est ce que M. Koeppen estime très vrai-
semblable, quand on considère leur abstinence , leur
placidité d'esprit et leur inaction contemplative ' .
M. Koppen est d'autant moins suspect qu'il est ra-
tionaliste à fond, très peu crédule , et critique à l'ex-
cès. D'après ces analogies , ne voit-on pas l'impor-
tance historique qu'acquiert la longévité de plusieurs
apôtres ou disciples des apôtres ? Les Grecs et les
Romains de l'Empire n'étaient pas, comme les Hin-
dous, brouillés avec la chronologie . Et si des reli-
gieux bouddhistes ont pu retrouver, au bout de deux
cent dix-huit ans, les principales dates de la vie de
¹ Die Religion des Buddha , etc. , pag. 204-207.
TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS 265

leur maître, n'est-il pas infiniment plus vraisem-


blable que les Pères de l'an 180 après J. C. ont pu
recueillir des renseignements parfaitement exacts
sur le Christ, de la bouche des vieillards qui avaient
été les derniers élèves des apôtres ? Encore ne s'a-
girait-il que de la tradition orale. Si nous faisions
entrer en ligne de compte les documents écrits, les
mémoires, les notes consignées jour à jour par les
chrétiens de ces anciens temps, évêques ou simples

fidèles , nous arriverions à conclure que les Pères


qui ont pu les consulter devaient croire , et croyaient
aussi solidement à la réalité historique de l'œuvre
et de la vie de Jésus-Christ, que nous croyons ,
nous, à l'exactitude des faits racontés il y a cent
cinquante ans dans les mémoires du duc de Saint-
Simon.
CHAPITRE IV

LA TRADITION APOSTOLIQUE

A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE

I. TEXTES DE LA TRADITION . L'Eglise du IIe siècle recon-


naît l'autorité de la plupart des livres du Nouveau Testa-
ment, surtout celle des quatre évangiles. Soin qu'elle
prend de la conservation du texte primitif. -Variantes des
-
évangiles, moyens de retrouver le texte originel .
II. MONUMENTS DE LA TRADITION . - A) La doctrine ou la foi
de l'Eglise du IIe siècle. - Unité de la doctrine de l'an 150
à 220 , preuve de l'unité de la tradition apostolique.
Documents spéciaux qui l'attestent . - Symbole des apô-
tres. Profession de foi attachée au rite du baptême.
La tradition apostolique défendue contre les Ebionites,
surtout sur l'article de la divinité de Jésus- Christ, et
contre les Gnostiques, surtout sur les articles historiques
relatifs à Jésus-Christ. - Le christianisme est une religion
historique.
B) Le culte de l'Eglise du II° siècle. — Célébration du di-
manche en souvenir de la résurrection de Jésus-Christ,
et de la Pâque en mémoire de la passion et de la résurrec-
268 LA TRADITION APOSTOLIQUE

tion du Sauveur. - Formes du culte. Deux parties dans


le culte primitif. 1º Partie homilétique ou d'édification :
Psaumes et cantiques , lecture des Ecritures, prédication ,
prières. 2º Partie eucharistique . La sainte cène est
le centre du culte de l'ancienne Eglise, à cause des
grandes vérités qu'elle remet sous les yeux des fidèles.
Liturgie de la Cène dite de saint Marc.
III. DÉPOSITAIRES DE LA TRADITION. - Prompte organisation
de l'Eglise primitive. - Autorité des évêques , P déjà
fortement établie du temps d'Ignace d'Antioche, - et née
spontanément des circonstances. - – L'épiscopat possède et
surveille le dépôt de la tradition.
CONCLUSIONS. Rapports fréquents entre les églises primi-
tives. Conciles provinciaux. --- L'Eglise du IIe siècle se
sera-t-elle trompée ? Invraisemblance d'une erreur si géné-
rale. Le christianisme des apôtres est le seul vrai chris-
tianisme.

Il nous reste à rassembler en un seul faisceau


les divers traits qui jettent du jour sur l'état de l'E-
glise chrétienne à la fin du IIe siècle . Il résultera
de cette vue d'ensemble , nous en sommes con-
vaincu , l'impression d'une unité remarquable entre
les diverses églises de ce temps , leurs chefs et leurs
représentants les plus distingués , et par conséquent,
l'impression d'un parfait accord quant à la tradition
évangélique , quant aux grands faits chrétiens , quant
à la personne , au ministère , à la vie, à la mort, à
la résurrection du Seigneur Jésus .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 269

Textes de la tradition , monuments de la tradition ,


dépositaires de la tradition : tels sont les titres que
nous donnons aux trois principales divisions de
notre sujet.

SI. TEXTES DE LA TRADITION

Le canon du Nouveau Testament n'a été défi-


nitivement clos qu'au IVe siècle¹ : il n'y a même
pas de raison pour que nous l'estimions clos sans
remise . Luther distinguait , comme l'ancienne
Eglise du temps d'Eusèbe , entre les homologou-
mènes ou livres généralement reçus et reconnus au-
thentiques , et les antilégomènes ou livres au sujet
desquels il peut exister des diversités d'apprécia-
tion 2. Il a régné , à l'origine , quelque désaccord
entre les chrétiens sur la valeur relative des livres
du Nouveau Testament ; l'accord des églises pri-
mitives sur l'authenticité et l'autorité de tels ou tels

écrits sacrés acquiert en revanche d'autant plus


d'importance . Jamais l'entente n'a été plus com-
plète , plus absolue , plus imposante qu'à l'égard de
nos quatre évangiles . Les docteurs des contrées
1
Reuss , ouvr. cité, § 351 .
' Grau, ouvr. cité, II , pag. 506 , 507 .
270 LA TRADITION APOSTOLIQUE

les plus différentes , Irénée de Lyon , Clément d'A-


lexandrie et Tertullien de Carthage acceptent una-

nimement les quatre évangiles , les Actes des apôtres ,


les treize lettres de Paul, la première de Pierre et de
Jean, et l'Apocalypse . Ils distinguent deux recueils
qu'ils intitulent, l'un le recueil évangélique, l'autre ,
le recueil apostolique, et qu'ils réunissent sous le
nom commun de dialun , ou Testament ' . Un
fragment de manuscrit du IIe siècle, retrouvé à
Rome par Muratori , donne la liste des écrits répu-
tés canoniques de son temps . Les premières lignes
faisant défaut, la liste ne commence qu'avec l'évan-
gile de Luc , que l'auteur de ce fragment appelle le
troisième évangile . Le quatrième évangile , celui de
Jean, est cité plus longuement, et l'auteur insiste
sur la qualité de témoin oculaire de l'évangéliste .
Il fait observer aussi que si les évangiles ont des
commencements différents , ils n'en concordent pas
moins sur tous les articles principaux de la vie du
Sauveur . Est-il nécessaire , d'ailleurs , d'insister sur
l'autorité dont jouissaient nos quatre recueils à la
1 Jachmann, cité par Heinichen dans son édition de l'Hist.
eccl. d'Eusèbe, III , pag. 662 , 663 , note 3 .
2 Kirchhofer, ouvr. cité, pag. 1 et 2. Nous renvoyons nos
lecteurs à une belle et savante étude sur le canon de Mura-
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 271

fin du IIe siècle , quand nous avons montré que , dès


le commencement de ce siècle, ils étaient tous les
quatre, non-seulement cités , mais encore investis
d'une sorte de commun prestige ? Si nous rappe-
lons ce point, c'est simplement pour attester que,
malgré la concurrence de certains évangiles apo-
cryphes, la tradition de l'Eglise n'avait pas varié .
Nos quatre évangiles canoniques passaient seuls
pour apostoliques .
Ce qui est plus curieux, c'est de voir le soin ja-
loux que les églises prenaient de leurs manuscrits .
Les tentatives des hérétiques de falsifier les textes,
et d'assurer à leurs nouvelles doctrines l'appui des
Ecritures rendaient les chrétiens du IIe siècle très
attentifs au sort de leurs documents . A l'occasion

du chiffre de la bête de l'Apocalypse, Irénée ra-


conte que tous les manuscrits sérieux et anciens
donnent le même chiffre, et, sur ce point, il invoque
le témoignage de ceux qui ont vu Jean face à face :
on sait que les chiffres sont représentés dans les
anciens manuscrits par des lettres grecques ' . Vers
la fin du siècle , des hérétiques du nom d'Artemon ,

tori, contenue dans les Neutestamentliche Studien de J.-C.-M.


Laurent , Gotha 1866 , pag. 197-209 .
1 Eus. Hist. eccl. , V , 8 .
272 LA TRADITION APOSTOLIQUE

Théodote, etc. , ayant nié la divinité du Christ, un


écrivain célèbre de l'époque, dont Eusèbe ne nous
donne pas le nom parce qu'il ne le savait pas lui-
même, les stigmatisait en ces termes : « Ils ont mu-
tilé sans pudeur les divines Ecritures , ils ont ren-
versé l'ancienne règle de foi , ils ont ignoré Christ,
ne cherchant pas ce que disent les divines Ecritures ,
mais se donnant beaucoup de peine pour établir
leur doctrine de la non-divinité du Christ à l'aide
de syllogismes artificieux. Quand on leur cite un
passage de la divine Ecriture , ils examinent s'ils en
peuvent tirer quelque espèce de syllogisme . Aban-
donnant les saintes Ecritures de Dieu , ils font de
la géométrie, comme étant de la terre , et parlant de
la terre, et ne connaissant pas Celui qui vient d'en
haut... Ils n'ont pas craint de porter les mains sur
les divines Ecritures , disant qu'ils les avaient corri-
gées . On peut facilement s'en assurer. Pour peu , en
effet, que l'on compare leurs manuscrits les uns
avec les autres, on trouvera qu'ils diffèrent sur beau-
coup de points : ceux d'Asclépiodote ne s'accor-
deront pas avec ceux de Théodote . Il est aisé de

s'en procurer, attendu que leurs disciples ont, à


l'envi, fait des copies, d'après le texte que chacun
d'eux prétend avoir révisé, et nous disons , nous,
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 273

mutilé. Le crime d'une telle audace , il n'est pas


vraisemblable qu'ils l'ignorent eux-mêmes ! Ou ils
ne croient pas que les divines Ecritures aient été
données par le Saint-Esprit, et ils ne sont pas
croyants , ou ils se considèrent comme les maî-
tres du Saint-Esprit en sagesse , et qu'est- ce alors ,
sinon radoter ? Car ils ne peuvent nier qu'ils ne
soient les auteurs de cette témérité , puisque leurs
livres sont écrits de leur propre main , puisque les
écritures qu'ils produisent ne leur viennent pas de
ceux qui les ont instruits , et qu'ils ne sont pas dans
le cas de montrer les manuscrits dont ils auraient
pris copie .. >> On devine que, si tous les livres
canoniques du Nouveau Testament subissaient ces
mutilations , les évangiles devaient plus que d'autres
passer sous la lime ou le ciseau de l'hérésie , puis-
qu'il s'agissait de la personne du Sauveur , et l'ex-
pression , celui qui vient d'en haut, nous laisse entre-
voir que l'on s'attaquait surtout à l'évangile de
saint Jean .
Nous avons cité précédemment un passage de
Tertullien d'après lequel on faisait dans les églises
une lecture assidue des lettres authentiques des

apôtres . Ne faudrait-il point entendre par authen-


' Eus. Hist. eccl. , V, 28. 2 Pag. 259.
18
274 LA TRADITION APOSTOLIQUE

tiques les autographes mêmes des épîtres ¹ ? Quoi


qu'il en soit, il nous semble ressortir des citations
des Pères du IIe siècle que l'on conservait les ma-
nuscrits avec un soin scrupuleux ; on veillait avec
une jalousie religieuse à ce que les copies ne con-
tinssent rien de plus que le manuscrit original .
Quel respect ne devait-on pas porter au texte des
quatre évangiles , quand l'évêque Irénée adresse, à
propos d'un de ses écrits à lui, l'appel suivant à
ses futurs copistes : « Je te conjure, toi qui copieras
ce livre, devant notre Seigneur Jésus-Christ, et par
le jour de son glorieux avénement où il viendra
juger les vivants et les morts, de collationner ce
que tu as copié, et de le rectifier soigneusement
d'après le manuscrit ci-présent sur lequel tu auras
copié . Et même, tu transcriras pareillement cette
adjuration, et tu l'inséreras dans le manuscrit . »
Dans ces circonstances, avec de telles habitudes et

Mc Ilvaine, Authenticity ofthe New Testament, pag. 30, fait


remarquer qu'il ne servait de rien d'engager les curieux à
visiter les églises de Corinthe, de Philippes, etc. , s'ils ne de-
vaient y trouver que des copies authentiques et non les ma-
nuscrits mêmes . On devait posséder des copies de l'épître aux
Philippiens ailleurs qu'à Philippes, et des copies de celles aux
Corinthiens ailleurs qu'à Corinthe !
2* Eus. Hist. eccl. , V, 20.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 275

de pareilles précautions, n'est- il pas évident que,


partout au IIe siècle, les églises devaient posséder
des manuscrits semblables des quatre mêmes évan-
giles ? De ce côté-là , l'unité de la tradition évangé-
lique ne saurait faire l'ombre d'un doute.
Mais, nous dira-t- on , que faites -vous des va-
riantes, des cent vingt mille variantes relevées dans
le texte grec du Nouveau Testament ? Pour les
quatre évangiles seulement, il y en aurait déjà
quarante mille environ ' . Etes-vous sûr qu'au
IIe siècle les églises possédassent un texte du Nou-
veau Testament authentique , fixe, accepté ?..... A
cela nous sommes heureux de pouvoir répondre
que oui, et nous ajoutons qu'en dépit des milliers
de variantes engendrées par le temps , il est facile
de retrouver le vrai texte primitif. On pourrait le
reconstruire déjà en réunissant tous les passages
des évangiles cités par les Pères du IIe siècle dont
le grec était la langue préférée . Les Pères aposto-
liques, Justin Martyr, Irénée , Clément d'Alexandrie
fourniraient un contingent considérable . Nous avons
ensuite les anciennes traductions faites d'après le
texte primitif, la version syriaque et la version dite
1 Tischendorf, A quelle époque, etc. , pag. 39. Reuss,
ouvr. cité, SS 355-365.
276 LA TRADITION APOSTOLIQUE

vieille italienne, qui date du IIe siècle ' . Nous avons


enfin quelques manuscrits très anciens dont le texte
diffère, sur beaucoup de points la plupart du temps
peu importants , du texte grec ordinaire . Quand
ces manuscrits confirment le texte des citations pa-
tristiques ou des anciennes versions , il en faut
conclure, sans hésiter, qu'ils nous donnent le texte
véritable, primitif. Le fameux manuscrit du Sinaï
est aujourd'hui le plus ancien que nous possédions ;
dans la plupart des cas il s'accorde avec celui du
Vatican et les autres documents datant du IIe siècle .
La foi chrétienne n'a rien à redouter, dans son en-
semble , du nombre presque effrayant des variantes
constatées, et cependant elle a un intérêt sacré à
retrouver le texte le plus pur. Celui- ci dissipe
quelquefois des obscurités, met en lumière la par-
faite exactitude des évangélistes , et tout en facili-
tant les travaux et les recherches des savants, peut
contribuer à affermir la foi des faibles .

Montrons-le par quelques exemples . Le texte

¹ Tischendorf, Nov. Test . ex Sinaitico Codice, Lipsia 1865 ,


pag. LXIX . - Roensch, Das neue Testament Tertullians.
2 Hertwig donne la liste et la date des plus anciens manu-
scrits du Nouveau Testament dans ses Tabellen zur Einleit.
ins neue Testament, pag. 4-8.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 277

reçu fait dire à Luc (IV, 43 , 44) que Jésus prêchait


par les synagogues de la Galilée ; le texte primitif dit
les synagogues de la Judée, et ainsi disparaît l'objection
que l'on faisait à Luc de n'avoir pas mentionné les
tournées d'évangélisation de Jésus en Judée ¹ . Quel-
ques manuscrits lisent (Jean , IV, 5) Sichem au lieu
de Sychar que portent les textes du Sinaï et du Va-
tican. Or si vous lisez Sichem, l'on ne s'explique
pas que la Samaritaine vînt par le gros de la chaleur
au puits de Jacob , à une demi-heure de Sichem ,
ville renommée pour l'abondance de ses eaux et de
ses sources. Sychar, au contraire , était alors une
ville située plus au nord , dont les dernières mai-
sons n'étaient pas éloignées du puits de Jacob . On
le voit la connaissance du texte original fait dis-
paraître quelques invraisemblances * .
A mesure que nous nous rapprochons de la
source des évangiles , nous voyons l'unité de tra-
dition s'accentuer jusque dans les mots du texte.
On croirait vraiment rêver après cela, lorsqu'on
entend parler de l'inauthenticité de saint Jean , et de
la rédaction du quatrième évangile vers le milieu
du IIe siècle . Ce n'est certes pas sur les témoignages
externes qu'on s'appuie.
1
Caspari , ouvr. cité, pag. 111. 2 Id. pag. 107 , 108 .
278 LA TRADITION APOSTOLIQUE

$ 2. MONUMENTS DE LA TRADITION

A) La doctrine ou la foi de l'Eglise du IIe siècle.

Si dans les périodes précédentes, du temps des


apôtres et des successeurs des apôtres , nous avons
déjà reconnu l'accord des églises , nous pouvons
compter que, dans cette troisième période, nous
les trouverons, plus que jamais, unanimes à con-
fesser une commune foi aux faits et aux vérités de

l'Evangile. Il ressort de toutes parts que la doctrine


ne s'était guère encore dégagée de l'histoire évan-
gélique. Il fallut les attaques sourdes et persistantes
de l'hérésie pour amener l'Eglise à formuler sa foi,
et ces diverses formules diffèrent singulièrement de
celles qui, plus tard , furent rédigées à Nicée et dans
les conciles subséquents . La chose vaut la peine
d'être relevée ; car elle prouve que les chrétiens des
premiers siècles n'avaient point été séduits par des
idées, comme le voudrait la théorie du mythe , mais
plutôt que leur cœur, leur conscience et leur rai-
son avaient été comme subjugués par une appari-
tion historique d'une extraordinaire beauté . Ils
étaient restés sous le charme. Il le fallait bien :
une doctrine comme la doctrine chrétienne, aussi
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 279

folle selon les hommes, aurait-elle jamais pu s'im-


poser, si elle ne s'était appuyée sur des faits cons-
tatés par les témoignages les plus irrésistibles ? Et
ces faits eux-mêmes , d'un ordre si inusité , si bi-
zarre, si contraire à la sagesse humaine, auraient-ils
pris date dans l'histoire de l'humanité, si, par leur
poids même, ils ne s'étaient enfoncés, bon gré mal
gré, dans l'esprit et le cœur du peuple juif et de la
génération contemporaine des apôtres ? Les docu-
ments du IIe siècle appartiennent par le style au
genre historique ; ils ne respirent guère l'esprit de
spéculation ; ils relatent des choses vues des yeux
et touchées des mains . A l'exemple de l'apôtre saint
Jean, on ne s'élèvera vers les sommités les plus
abstruses de la pensée, on ne discutera, par exem-
ple, la divinité de Jésus- Christ, qu'après s'être au-
paravant assuré que l'échelle sur laquelle on monte ,
touche terre, et plonge dans le domaine des faits .
Hégésippe déjà, au milieu du IIe siècle , constate
de ville en ville, en s'entretenant de bouche à bouche
avec les évêques , que partout règne la même
doctrine . Les fidèles persécutés de Vienne et de
Lyon, en écrivant vers 177 à leurs frères d'Asie et
de Phrygie, les saluent comme partageant la même
1 Eus. Hist. eccl. , IV, 22.
280 LA TRADITION APOSTOLIQUE

foi en la rédemption et la même espérance . L'O-


rient et l'Occident se tendent ainsi la main ' . Il
existait à Rome, le centre de la chrétienté du temps,
un formulaire correct de l'Eglise (ὑγιὴς τῆς ἐκκλησίας
Oɛquòç³) , et sans que des considérations hiérarchi-
ques intervinssent, par la seule force des choses,
la tradition de Rome faisait autorité dans l'Empire
et dans l'Eglise .
Un document apocryphe, mais d'une antiquité
incontestable, puisque Eusèbe dit l'avoir tiré des
archives de l'église d'Edesse , document rédigé
primitivement en syriaque, nous donne le contenu
de la tradition évangélique au IIe siècle . C'est
une sorte de procès-verbal racontant une visite
faite à Edesse par un des moins illustres des Douze ,
l'apôtre Thaddée , à la suite d'une correspondance
échangée entre Abgar, roi d'Edesse , et Jésus-Christ.
Après avoir miraculeusement guéri le roi, Thaddée
lui annonce qu'il prêchera le lendemain la parole
de vie ; il racontera «< comment a eu lieu la venue
de Jésus, son envoi, la cause pour laquelle il a été
envoyé par le Père ; il parlera de la puissance de
ses œuvres, des mystères qu'il prononçait dans le
1 Eus. Hist. eccl., V, 1. — 2 Id. V, 20.
8
Reuss, ouvr. cité, § 266.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 281

monde , de la vertu par laquelle il accomplissait ses


œuvres, de sa nouvelle doctrine, de sa petitesse et
de son humilité, comment il s'est abaissé, est mort,
a voilé sa divinité , a été crucifié, est descendu aux
enfers, a ouvert le mur où jamais aucune brèche
n'avait été pratiquée , et a ramené les morts : car,
descendu seul, Jésus en a rassemblé plusieurs , et
ensuite il est monté vers le Père¹ . >>>

Un témoignage analogue se rencontre dans le


fragment anonyme retrouvé à Rome au siècle der-
nier par le cardinal Muratori : d'où le nom de
fragment de Muratori . L'auteur de ces quelques li-
gnes observe que les quatre évangiles s'accordent
parfaitement sur la naissance de Jésus , sa passion,
sa résurrection, ses rapports avec ses disciples et
son double avénement, l'un dans l'humilité et l'i-
gnominie, l'autre en puissance et en gloire royale * .
Le fragment date de l'an 170 environ , l'auteur in-
connu constatait donc autour de lui dans l'opinion
une croyance générale à l'unité de la foi . Sinon il

aurait plutôt marqué les points de dissidence ap-


parente entre les évangiles canoniques ..
Les trois principaux écrivains chrétiens de la fin
1 Eus. Hist. eccl. , I, 13 .
Kirchhofer, ouvr. cité, pag. 1 , 2 .
282 LA TRADITION APOSTOLIQUE

du siècle, se distinguent aussi par une conformité


de foi complète sur les articles essentiels . Irénée ,
pour commencer, dit qu'il existe, chez beaucoup de
nations barbares , des églises où ceux qui croient en
Christ conservent sans papier, ni encre, ni lettres ,
l'ancienne tradition , et possèdent le salut écrit dans
leurs cœurs par le Saint- Esprit . « Ils croient en un
seul Dieu , créateur du ciel et de la terre , et de tou-
tes les choses qui y sont contenues, par Jésus-Christ,
le fils de Dieu . Celui-ci , n'écoutant que son parfait
amour envers sa créature, a bien voulu naître d'une
vierge, unissant dans sa personne l'homme à Dieu ;
il a souffert sous Ponce-Pilate , il est ressuscité, il a
été reçu dans la lumière , il viendra dans la gloire
pour être le Sauveur des rachetés et le juge des ré-
prouvés, et pour envoyer au feu éternel les corrup-
teurs de la vérité et les contempteurs de son Père
et de son avénement. » Irénée ajoute que toute
doctrine contraire à cette antique tradition aposto-
lique inspirerait la plus vive horreur ' .
Clément d'Alexandrie , dans son Discours d'exhor-
tation aux Grecs, termine une longue invective con-
tre l'idolâtrie par l'ardent appel que voici : « Crois ,
ô homme, crois en celui qui est à la fois homme et
¹ Adv. Hær. , lib. III , 4, § 2.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 283

Dieu ; crois , ô homme, au Dieu vivant, qui a souf-


fert et qu'on adore¹ . »
Tertullien cite la règle de foi qui prévalait autour
de lui. « Il n'y a absolument qu'un Dieu , il n'y en
a point d'autre que le Créateur du monde qui a tiré
toutes choses du néant par son Verbe qu'il a émis
avant toutes choses . Ce Verbe , appelé son Fils , s'est
présenté au nom de Dieu sous diverses formes aux
patriarches , a été toujours ouï des prophètes, est
descendu enfin dans la vierge Marie ; conçu du
Saint-Esprit et de la vertu de Dieu le Père , il a
été fait chair dans son sein ; il est né d'elle, et a
vécu sous le nom de Jésus le Christ ; il a ensuite
prêché une nouvelle loi , une nouvelle promesse du
royaume des cieux ; il a fait des miracles ; il a été
crucifié, il est ressuscité le troisième jour; il a été
enlevé dans les cieux , où il est assis à la droite du
Père ; il a envoyé, pour le remplacer, la puissance
du Saint-Esprit qui dirige les croyants ; il viendra
avec éclat pour recueillir les saints dans la vie éter-
nelle et les faire jouir des célestes promesses, et
pour condamner les profanes au feu perpétuel ,
après avoir ressuscité les uns et les autres et les
avoir rétablis dans la chair. » Tertullien ajoute que

¹ Clem. Alex. Protrept., X.


284 LA TRADITION APOSTOLIQUE

cette règle de foi qui , d'après son langage, jouissait


évidemment d'une autorité officielle , a été instituée
par Christ, et ne fait aucunement question parmi
les fidèles ' . « Ne rien savoir contre la règle, c'est
tout savoir 2. >>

Après de pareils témoignages , il est impossible


de s'expliquer les scrupules des chrétiens qui rejet-
tent l'origine apostolique du symbole des apôtres³.
Mettons que , sous sa forme actuelle , le symbole
n'émane pas directement des apôtres . N'est-il pas
évident, pour qui a suivi la chaîne des traditions ,
que l'Eglise possédait, dès l'origine , une règle de foi
émanée des apôtres, et dans laquelle figuraient, à
coup sûr, les articles de la naissance surnaturelle
du Sauveur, de sa résurrection, de son ascension
et de son retour ? On ferait mieux , si l'on ne veut
plus du contenu du symbole , de se déclarer plus
hérétique que les hérétiques des premiers siècles,
et de rejeter absolument, non-seulement l'inter-
prétation donnée par les apôtres des faits chrétiens ,
mais encore le témoignage des apôtres eux-mêmes .

¹ De praescr . haeret., 13. 2 Id. 14.


3
Reuss, ouvr. cité, § 279, considère que ce document pu-
rement biblique, dénué de toute scolastique, remonte sans
contredit à une haute antiquité, et mérite le nom qu'il porte.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 285

Les savants du XIXe siècle prétendraient-ils dire ,


mieux que les apôtres , comment les choses se sont
passées, et ce qu'elles signifiaient ? La prétention
ne laisse pas que d'être forte , et contraire aux prin-
cipes de la saine critique .
Une occasion toute naturelle d'exiger du chré-
tien, et surtout du nouveau chrétien , une adhésion
publique à la foi de l'Evangile , se présentait au
moment de son admission dans l'Eglise par le sa-
crement du baptême . C'étaient, en effet , des adultes
que l'on baptisait généralement, soit que les con-
vertis appartinssent par leur âge à cette classe de
néophytes, soit que les chrétiens désirassent réser-
ver pour leurs derniers jours l'administration du
rite régénérateur. Le baptême était le sceau de la
foi, non d'une foi quelconque. Ecoutons le témoi-
gnage de Justin Martyr, homme compétent, puis-
que lui-même n'avait passé à l'Evangile qu'à un
âge déjà mûr ; il est probable qu'il raconte sa pro-
pre réception dans l'Eglise, lorsqu'il dit : « Ceux
qui croient, qui sont pleinement persuadés de la
vérité des choses que nous leur avons enseignées
et répétées , et qui s'engagent à suivre le genre de
vie prescrit, apprennent à prier, et à demander à
Dieu, par le jeûne, le pardon de leurs péchés pas-
286 LA TRADITION APOSTOLIQUE

sés. Nous les conduisons ensuite en un lieu où il


y ait de l'eau ; et là , ils sont soumis à la même
sorte de régénération par laquelle nous avons passé
nous-mêmes ; ils subissent une immersion dans
l'eau, au nom du Dieu, Père et Maître de toutes
choses , de Jésus-Christ, notre Sauveur, et du Saint-
Esprit, selon que Christ a dit : Si vous ne naissez
de nouveau, vous n'entrerez pas dans le royaume
des cieux ' . » Ce passage , joint à beaucoup d'autres
propos des Pères , nous révèle l'origine du symbole
des apôtres. Celui-ci n'était que la formule du bap-
tême développée . Tel que nous le récitons encore
maintenant, il se divise en trois paragraphes dis-
tincts , commençant par : Je crois en Dieu , le Père..,
je crois en Jésus-Christ, son Fils unique..., je crois
au Saint-Esprit . Le symbole rattache la foi de nos
églises à celle de l'Eglise primitive, et il a l'avantage
de mettre à la base des croyances un antique docu-
ment, dépouillé de toute théologie , d'un style et
d'un contenu essentiellement historiques : c'est un
résumé des faits chrétiens . Ce n'est pas une mé-
diocre recommandation en sa faveur que cette
attache officielle qu'il paraît avoir eue de toute
ancienneté . On ne baptisait pas sans demander au
1
Apol. , I , 61 .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 287

candidat de confesser sa foi, et de la confesser selon


les principes des apôtres . Sinon , il ne pouvait être
admis à l'acte chrétien par excellence , la sainte
cène . Justin Martyr l'affirme : « Ne participe à
l'Eucharistie que celui qui tient pour vraies les cho-
ses que nous lui avons enseignées , qui a été bap-
tisé , en vue du pardon des péchés , du baptême
conduisant à la nouvelle naissance , et qui vit
comme Christ l'a ordonné¹ . » Quarante à cinquante
ans plus tard , Tertullien, prenant la défense du
sacrement du baptême contre les hérétiques qui le
déclaraient superflu , expose que la foi seule ne
suffit pas ; il définit la nature de la foi qui précède,

et appelle le baptême . « Quand un homme accepte


comme articles de foi la naissance, la passion et la
résurrection de Christ, on le consolide par le sa-
crement, on lui administre le sceau du baptême,
on lui donne, en quelque sorte , le vêtement de la
foi . » Tertullien distingue même très nettement
le baptême provisoire , quelque peu juif, administré ,
du vivant de leur Maître, par les disciples de Jésus ,
baptême analogue à celui de Jean le précurseur,
et le baptême chrétien proprement dit, qui sur-
1
Apol. , I, 66.
2 De Baptismo, 13 .
288 LA TRADITION APOSTOLIQUE

vint plus tard. <«


< Ce dernier, dit-il, j'entends le bap-
tême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
ne pouvait être administré par les disciples de Jésus
durant leur période d'apprentissage ; il fallait au-
paravant que leur Maître fût entré dans la plénitude
de sa gloire ; l'efficacité du baptême ne possédait
pas encore la double garantie de la passion et de la
résurrection de Jésus : notre mort spirituelle ne
pouvait être détruite que par la passion du Sei-
gneur , et notre vie ne pouvait être restaurée en
dehors de sa résurrection¹ . »
L'Eglise du IIe siècle savait ce qu'elle croyait.
Plus on s'éloignait du temps et du théâtre des évé-
nements, plus on se recueillait. La foi se fixait.
Suffisamment gardée du vivant des apôtres et de
leurs premiers disciples, elle devait prendre corps ,
se concentrer en elle-même pour ne pas s'évaporer.
Aussi bien, les luttes de l'époque faisaient- elles à
l'Eglise une impérieuse nécessité de ce travail de
coordination .
L'Eglise avait à se défendre de divers côtés . Les
uns voulaient , au nom d'un conservatisme étroit,
ramener le christianisme aux maigres proportions
d'un mosaïsme rationaliste . C'étaient les Ebionites

¹ De Baptismo, II .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 289

ou Ebioniens qui trouvaient quelque appui parmi


les chrétiens d'origine juive . Siégeant à l'extrême
droite de l'Eglise , ces hommes du passé offrajent
entre eux certaines nuances¹ . Ennemis du progrès ,
ils répugnaient à voir dans le christianisme une
révélation absolument nouvelle de Dieu, et dans le
Christ une manifestation , une incarnation de la di-
vinité ; ils sentaient trop bien que Moïse , la loi , le
glorieux passé de la nation juive, ses perspectives
de restauration , ses rêves d'empire universel de-
vaient s'évanouir devant l'astre nouveau .
L'historien Eusèbe nous les montre croyant en

Jésus comme en un simple homme, issu de l'u-


nion de Joseph et de Marie, et recommandé par
sa moralité . Il ne suffisait pas , pour le salut, de
croire en Christ et de régler sa vie sur cette foi ; il
fallait encore l'observation de la loi . Tels étaient

ce Théodotion , d'Ephèse, et cet Acylas , du Pont,


tous deux prosélytes juifs , qu'Irénée accuse d'avoir
favorisé l'opinion ébionite , et d'avoir mal rendu le
texte d'Esaïe , en traduisant : « Voici une jeune
femme sera enceinte et enfantera un fils² . » D'au-

tres, d'un esprit plus hardi , formés probablement


à l'école philosophique d'Alexandrie , ne niaient
1 Eus. Hist. eccl. , III , 27. ― 2 Id. V, 8.
19
290 LA TRADITION APOSTOLIQUE

pas que le Seigneur fût issu du Saint-Esprit et de la


Vierge, confessaient même qu'il préexistait à l'état
de Verbe ou de Sagesse divine, mais ils tenaient à
conserver le culte établi par la loi mosaïque .
Comme les précédents, ils observaient le Sabbat et
toutes les ordonnances judaïques , et, d'autre part,
ils célébraient avec les chrétiens le jour de la résur-
rection du Sauveur . Ces Ebionites, un certain
Symmaque entre autres , contemporain d'Origène ,
répudiaient l'autorité de nos quatre évangiles . Mat-
thieu seul pouvait leur convenir, à cause de son
genre hébraïsant. Encore les Vieux-Ebionites pa-
raissent-ils avoir dirigé contre cet évangile les
plus furieuses attaques , à cause des deux premiers
chapitres qui racontent la naissance surnaturelle de
Jésus. Ils lui préféraient, nous l'avons dit ailleurs ,
l'évangile des Hébreux, où la personne de Jésus
était réduite à la taille d'un rabbin juif distingué ,
et l'opposition entre la loi et l'Evangile adoucie le
plus possible .
On comprend que plus tard, à Rome, certains
hérétiques, partisans à outrance du dogme de l'u-
nité de Dieu , Artémon et Théodote le corroyeur,
aient prétendu que l'article de l'humanité pure et
' Eus. Hist. eccl. , III, 28 . 2 Id . VI, 17.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 291

simple de Jésus datait des premiers temps de l'E-


glise . Ils osaient affirmer que tous leurs prédéces-
seurs et tous les apôtres avaient ainsi cru et en-
seigné, que l'ancienne doctrine s'était perpétuée
jusqu'au pontificat de Victor, le treizième succes-
seur de Pierre à Rome, et que, vers 202 , le pape
Zéphyrin avait le premier corrompu la vérité . La
persistance d'une secte ébionite, et même jusque
dans le sein de l'Eglise, d'un parti ébionite au se-
cond siècle, semble , à première vue , justifier cette
déclaration ' . Les Homélies clémentines représen-
tent les prétentions, les étroitesses et les supersti-
tions de ce parti vers la fin du siècle . Mais à toutes
ces hérésies l'ancienne Eglise catholique oppose le
témoignage de ses évêques, successeurs des apô-
tres, les traditions qu'elle place à la base de l'en-
seignement des catéchumènes, les symboles plus
ou moins officiels qu'elle fait lire à haute voix au
peuple chrétien ou réciter à ses néophytes, les

1 Eus. Hist. eccl. , V, 28.


2 Hom. , II , 19 ; III , 5, 51 , 52 ; VII , 4 , 8 , 12 ; VIII , 7 ;
XI , 16, 30, 35 ; XIII , 4.
8
Catholique signifie universel , et l'Eglise catholique était
jadis l'Eglise mère, l'Eglise centrale, notre Eglise, par opposi-
tion aux hérésies.
292 LA TRADITION APOSTOLIQUE

liturgies et les cantiques, où elle résume la subs-


tance de sa foi. Elle en appelle de plus en plus aux
saintes Ecritures du Nouveau Testament , à ses
quatre évangiles sacramentels , monument capital
de la tradition chrétienne . On aura observé qu'I-
gnace relevait dans un passage déjà cité la naissance
surnaturelle de Jésus-Christ . Les symboles repro-
duits par Irénée et Tertullien accentuent cet article ,
si important au point de vue de la divinité du
Christ. Il existe à cet égard une tradition d'une
netteté, d'une précision , d'une vigueur remarqua-
bles . L'Eglise ne fait point mine de vouloir prendre
l'hérésie en douceur, ou d'admettre, sur ce point,
une certaine latitude des opinions . Tradition orale ,
tradition écrite : l'accord est parfait. On pourra
différer sur d'autres questions de détail, telles que
le rang du Fils, la nature du Verbe , mais on ne
varie pas sur la foi à la naissance miraculeuse du
Sauveur . Et l'historien anonyme du IIIe siècle , cité
par Eusèbe , n'est évidemment que l'écho de la
voix de l'Eglise universelle , de la voix des deux
siècles que nous étudions, lorsqu'il fustige les Ar-
témon et les Théodote en termes d'une rare éner-
gie. « Gens, dit-il, qui ne tiennent pas compte des
Justin , des Miltiade, des Tatien , des Clément et de
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 293

bien d'autres auteurs, tous d'accord à proclamer la


divinité du Christ . Ignoraient-ils donc les livres des
Irénée, des Méliton , et des autres qui annoncent le
Christ dieu et homme ? Et ces psaumes, ces canti-

ques composés dès l'origine par des frères croyants,


et qui célèbrent le Christ comme le Verbe de
Dieu !... Mais ils ont eu l'impudence de mutiler les
divines Ecritures , ils ont renversé la règle de l'an-
cienne foi, ils ont ignoré Christ ; ils ne cherchaient
point à savoir ce que disent les divines Ecritures,
ils réduisaient toutes choses à quelque forme de
syllogisme, dans l'intérêt de leur athéisme ' . »
L'unanimité dans les protestations , et le senti-
ment du prix de la vérité n'éclatent pas moins dans
les provinces et les cités de la chrétienté à travers
tout le IIe siècle, lorsqu'il s'agit de tenir tête à l'hydre
du Gnosticisme. Contre cette philosophie bâtarde
qui cherchait à exploiter le prestige du christia-
nisme, et à s'élever au rang envié de religion, en
jouant sur les termes de la langue chrétienne , en
travestissant les faits en idées, l'Eglise ne se lassait
pas d'accentuer le caractère purement, réellement
historique de sa foi. Son Jésus n'était pas un idéal ,
une émanation anonyme de la divinité, une appa-
1 Eus. Hist. eccl. , V, 28.
294 LA TRADITION APOSTOLIQUE

rition provisoire. Son Jésus était celui qui, né de la


vierge Marie, avait été crucifié sous Ponce-Pilate , -
et Hérode le tétrarque, ajoute Ignace, - avait vécu

dans la chair, mangé et bu avec ses disciples, avait


souffert dans la chair, était ressuscité dans la chair.
Qu'on trouve ces articles du symbole chrétien bien
réalistes et grossiers , ils n'en sont pas moins justes ,
ils répondaient aux préoccupations et aux besoins
de l'Eglise primitive . Sur ce terrain biblique des
faits, les églises dispersées de la chrétienté étaient
bien plus sûres de se rencontrer dans l'unité de la
foi . Un tact supérieur, presque divin , les a guidées
dans l'énoncé de leurs croyances . En défendant les
faits, l'Eglise le savait bien et le sentait bien,
elle défendait aussi toute une dogmatique, tout un
ensemble de doctrines et d'idées dont ces faits étaient

la forme concrète . Les Gnostiques avaient l'air de


maintenir les faits , en paroles du moins ; mais ils glis-
saient, à la place , les élucubrations de leur grande
science, faussement ainsi nommée . A la religion du
progrès ils substituaient la religion de l'immobilité :
ou le dualisme, ou le panthéisme. Le Dieu libre,
le Christ libre, le libre salut de l'humanité, le
royaume de Dieu disparaissaient dans la lutte éter-
nelle entre leurs deux principes ennemis, ou dans
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 295

le jeu fatal des forces émanées de leur dieu-abîme ,


dieu sans conscience et sans volonté , par consé-
quent sans amour et sans sainteté !

Une religion de faits , une religion historique,


voilà ce qu'était le christianisme. L'Eglise ne pou-
vait lui laisser enlever ce caractère sans faillir à sa
mission de gardienne et de témoin de la vérité . Il
est dans le second chapitre de la première épître
aux Corinthiens , au verset neuvième, un passage
dont se prévalaient fort les Gnostiques ' . Leurs doc-
trines, à les croire , étaient précisément ces bonnes
choses réservées aux justes, dont parle saint Paul ,
que l'œil n'a pas vues, que l'oreille n'a pas enten-
dues, et qui ne sont jamais montées à l'esprit de
l'homme. L'historien Hégésippe , homme ancien et
apostolique, fait observer, dès l'an 160 , à ces doc-
teurs, qu'ils accusent par là de mensonge les divi-
nes Ecritures et le Seigneur qui dit, au contraire :
<
«< Heureux vos yeux qui voient , heureuses vos
oreilles qui entendent ! » Il leur oppose le témoi-
gnage manifeste des Ecritures, au nombre desquel-
les figuraient ces épîtres mêmes de saint Paul, dont
ils tordaient le sens ; il invoque le témoignage des
Photius , Bibl. cod., 232.
2 Luc X, 23, 24.
296 LA TRADITION APOSTOLIQUE

yeux qui ont vu , des oreilles qui ont entendu , en


d'autres termes , des témoins de la vie de Jésus ou
de la vie des apôtres ' . Hégésippe veut des faits :
son terrain , c'est celui de l'histoire.
On sent qu'il ne parle pas pour son compte
privé. L'unité de tradition est si manifeste dans
l'Eglise du II° siècle que Tertullien défie les Gnos-
tiques d'expliquer une si imposante unité . « Allons,
supposons qu'au siècle apostolique tous se soient
trompés, que le Saint-Esprit n'ait visité aucune église ,
quoiqu'il eût été envoyé par Christ pour conduire
dans la vérité, et demandé au Père pour être le
docteur de la vérité . Admettons qu'il ait négligé
son office, ce chargé d'affaire de Dieu , ce vicaire
de Christ. Est-il vraisemblable que tant d'églises et
de si grandes églises aient abouti à une commune
admission de l'erreur? Une multitude de directions
ne peuvent aboutir à une commune issue ; les

' Et Baur triomphe ! Il voit dans ce passage une accusation


lancée par l'ébionite Hégésippe contre le traître et faux doc-
teur Paul ! Paulus, der Apostel Jesu Christi, zweite Aufl ., pag.
253 , 254. Je lis dans Hilgenfeld, disciple de Baur, que « l'A-
pocalyptique et la Gnose se rencontrent dans l'idée d'une
révélation de ce qui est caché. » Die jüdische Apocalyptik,
1857, pag. 287.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 297

églises auraient dû varier dans l'erreur . Mais non :


quand l'unité de la doctrine se constate parmi la
foule des croyants , c'est que la doctrine est con-
forme à la tradition ; ce n'est pas signe d'erreur ' . »
L'argumentation de Tertullien est aussi actuelle
que jamais .

B) Le culte de l'Eglise du IIe siècle.

Les croyances d'une église quelconque se for-


mulent, tôt ou tard , dans des symboles plus ou
moins officiels . Il est presque impossible de conce-
voir une église naissante qui ne se mette pas au
clair sur ce qu'elle professe et ne définisse les
points qui la distinguent des croyances précéden-
tes. Si les formulaires proprement dits tardent à
apparaître, c'est que l'église aura vraisemblable-
ment trouvé un mode plus simple, plus vivant, de
manifester sa foi . L'expérience , ici, est décisive .
Le culte précède naturellement, sous tous les ré-
gimes religieux, le symbole rédigé ; le culte est
comme la répétition ou la représentation des faits
admis par une religion ; le culte équivaut à un
manifeste, et il a l'avantage de frapper les yeux , de

parler à l'oreille en termes plus précis et plus in-


¹ De praescr. haeret. , 28 .
298 LA TRADITION APOSTOLIQUE

telligibles que le discours ou les articles de foi mis


bout à bout.
L'étude attentive des formes et des actes de culte

de l'Eglise chrétienne aux deux premiers siècles


achèvera de nous démontrer l'autorité dont jouis-
sait, et jouissait seule , la tradition apostolique .
Et d'abord, l'article capital de cette tradition ,
celui qui faisait le fondement des premières prédi-
cations des apôtres, soit en terre juive , soit en pays
païen, l'article de la résurrection de Jésus- Christ
s'impose avec une telle force à la foi des nouveaux
disciples de Jésus qu'il donne le signal d'un chan-
gement dans l'observation du jour du repos . Pour
être paisible et graduelle , la révolution n'en est pas
moins profonde et significative . Il s'agit, pour l'E-
glise , d'inscrire sur le fronton de l'édifice sa glo-
rieuse certitude de la résurrection de son chef.
Comment aurait-elle pu mieux proclamer cette
vérité au monde et devant le monde qu'en trans-
portant au premier jour de la semaine, au dimanche,
jour de la résurrection, les réunions de fidèles et
le culte dû au Créateur ? Toutes les fois qu'on de-
mandait compte aux chrétiens des motifs qui les
engageaient à s'assembler le premier jour, ils de-
vaient répondre qu'en ce jour le Seigneur était
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 299

ressuscité . Et la sainteté du jour se fit si vite sentir


qu'il eut bientôt changé de nom , et, de jour du
soleil, il devint le jour du Seigneur. Les livres du
Nouveau Testament nous signalent déjà cette mo-
dification. Saint Paul, écrivant aux Corinthiens vers
l'an 56, leur recommandait de mettre de côté cha-
que premier jour de la semaine ce qu'ils pourraient
pour la collecte, et leur rappelait qu'il avait établi
antérieurement cet usage dans les églises de Gala-
tie . Trois ans plus tard , l'apôtre se trouvant à
Troas, sur les côtes d'Asie, les disciples sont as-
semblés pour rompre le pain le premier jour de la
semaine, et Paul prolonge sa prédication jusqu'à
minuit . Quelques années s'écoulent, et l'auteur
du livre de l'Apocalypse se dépeint comme ravi en
esprit, un jour du Seigneur . Certaines versions
françaises traduisent un jour de dimanche: ce qui
s'explique, le terme de dimanche, dies dominica,
n'étant que la traduction latine de l'expression jour
du Seigneur. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est
que, dans l'âme de l'apôtre, cette vision se rattache
étroitement à ses croyances religieuses . Jean en-

1 1 Cor. XVI, 1 , 2.
• Act. XX, 7.
* Apoc. I, 10.
300 LA TRADITION APOSTOLIQUE

tend et voit le Ressuscité qui lui dit : « Je suis vi-


vant, j'ai été mort, mais maintenant je suis vivant
aux siècles des siècles¹ . » Le culte du dimanche
n'était donc pas rendu à un mort. Soyons sûrs
que l'apparition du Ressuscité en ce jour-là se re-
liait au souvenir de sa résurrection : ne voulait-il
point consacrer ainsi, par des faits, la célébration
du premier jour de la semaine , confirmer la tra-
dition qu'il avait commencée en apparaissant à
ses disciples, Thomas compris, huit jours après sa
résurrection ? Second chef de la race, second Adam ,
ne voulait-il pas inaugurer la création nouvelle ,
dont il était l'auteur, en la datant du jour à jamais
béni où la mort avait été vaincue , et lui, le Prince
de vie, élevé dans la gloire ?
Il est certain que l'Eglise est toute pénétrée de
ces sentiments . Un adversaire du christianisme ,
Pline le jeune , gouverneur de Bithynie , rend
compte des errements des chrétiens de sa province
à l'empereur Trajan, au commencement du second
siècle . Ils ont coutume, rapporte-t-il, de se réunir
à jour fixe, avant le lever du soleil, et de chanter
entre eux des cantiques à Christ, comme à un
1
¹ Apoc. I, 18.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 301

dieu ¹ . A la même époque, Ignace le martyr men-


tionne incidemment, dans sa lettre aux Magnésiens,
les changements introduits dans la forme du culte
par les nouvelles espérances du chrétien . « Nous
ne célébrons plus le sabbat, dit-il, mais nous vivons
de la vie du Seigneur, de celle à laquelle s'est élevé
Celui qui est notre vie . » Il y a là un jeu de mots
intraduisible : mais l'allusion à l'observation du
dimanche, comme jour de culte , est évidente pour
qui sait le grec. L'auteur de l'épître à Barnabas , de
son côté, raconte comme quoi les chrétiens célè-
brent dans la joie le huitième jour, où Jésus est
ressuscité des morts³ . Mais le témoin le plus inté-
ressant et le plus explicite en la matière , est ce
Justin Martyr, dont nous avons placé la première
apologie en l'an 147. Dans cet écrit, il relate que,
le jour dit du soleil , il y a réunion générale de
tous ceux qui habitent les villes ou les campagnes .
« Nous tenons, ajoute-t-il, notre réunion , le jour
du soleil, parce que c'est le premier jour où Dieu

¹ Soliti stato die ante lucem convenire, carmenque Christo ,


quasi Deo, dicere secum invicem. Ep. ad Trajanum.
2
Ep. ad Magn., IX.
8
3 Ep. Barnabae, XVI ,
302 LA TRADITION APOSTOLIQUE

a travaillé à la création du monde , en transformant


les ténèbres et la matière : c'est en ce jour aussi
que notre Sauveur Jésus-Christ est ressuscité des
morts, car il fut crucifié la veille d'un samedi , mais
le lendemain du samedi , soit le jour du soleil, il se
montra à ses apôtres et disciples , et leur enseigna
les choses que nous vous avons exposées pour que
vous les preniez en considération ' . » Justin était
un converti du paganisme, ou du moins des écoles
de philosophie païenne ; il adressait son apologie
à un empereur païen , qu'il s'agissait de mettre au
courant des usages en vigueur parmi les chrétiens
calomniés . De là les précieux détails qu'il donne
sur le culte de l'ancienne Eglise . Ainsi s'explique
également la désignation païenne de jour du soleil :
Justin ne pouvait pas parler de jour du Seigneur, en
s'adressant à un ennemi de la foi . L'importance du
dimanche fut relevée par un contemporain de Jus-
tin, l'évêque de Sardes , Méliton ; nous savons qu'il
avait écrit un traité sur le dimanche 2 , mais nous
en ignorons le contenu . Il n'y eut pas jusqu'aux
hérétiques ébioniens qui ne témoignèrent de leur
respect pour ce jour spécialement cher au coeur

1 Apol., I, 67.
2 Eus. Hist. eccl. , IV, 26 .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 303

chrétien. On s'en souvient : ils se cramponnaient,


autant que possible, au judaïsme et à la loi juive ,
ils voulaient absolument mettre le vin nouveau de
l'Evangile dans les vieilles outres du mosaïsme ;
ils observaient rigoureusement le sabbat et quantité
d'autres usages juifs ; mais à côté de cela , ils obser-
vaient les jours du Seigneur, comme la masse des
chrétiens, en souvenir exprès de la résurrection du
Seigneur . Un détail vaut la peine d'être noté . Ces
réunions de culte avaient lieu de préférence le
matin avant le jour, ajoute Pline. Pourquoi ? Sans
doute parce que le Seigneur était ressuscité de
grand matin *.
Tertullien parle de l'institution du dimanche
comme généralement établie de l'an 150 à l'an 220 .
<< Le jour du soleil, nous nous livrons à la joie .
Nous considérons qu'il est coupable de jeûner ou
d'adorer à genoux, le jour du Seigneur. Chaque
huitième jour est un jour de fête pour le chré-
tien³ . » Ailleurs , ce même auteur affirme que tous
les jours sont au Seigneur, que toute heure et tout
temps convient pour le baptême : s'il y a entre les

1 Eus. Hist . eccl. , III, 27.


2 Ante lucem .
8
Apolog. , 16. - De Corona, 3. - De Idolol., 14.
304 LA TRADITION APOSTOLIQUE

jours des différences de solennité, il n'y en a point


quant aux grâces qu'ils procurent ' . Il ressort de ces
passages que , aux yeux de Tertullien , l'observation
du dimanche impliquait seulement une plus grande
solennité des souvenirs . Le jour était marqué par la
résurrection du Seigneur : le garder, c'était célé-
brer et proclamer derechef ce grand fait de la tra-
dition chrétienne.

Mais nulle part la foi de l'ancienne Eglise ne


perce, ne s'affiche plus clairement que dans l'insti-
tution de la Pâque chrétienne . On ne sait pas assez
la vénération particulière dont les premiers chré-
tiens entouraient cette solennité religieuse . La Pâ-
que était à peu près la seule fête qu'ils célébrassent ;
on l'appelait volontiers la fête par excellence . Ce
ne fut guère avant le IVe siècle que parut la fête de
Noël ; l'Eglise primitive l'ignorait absolument.
Peut-être la Pentecôte fut- elle admise dès l'origine ,
mais ou à titre de fête juive célébrée en souvenir
de la promulgation des dix commandements , ou
à titre de fête secondaire , dépendant de la fête
principale de Pâque , pour la date et pour la signi-

1 De Bapt., 19.
* C'est évidemment dans ce sens que l'apôtre Paul la cẻ-
lèbre. 1 Cor. XVI , 8 ; Act. XX, 16.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 305

fication . Toutes les traditions de l'Eglise conver-


geaient vers ce point central de la Pâque : c'était,
en effet, à ce moment-là de l'année que se ratta-
chaient les plus précieux et les plus émouvants
souvenirs de la foi.

On n'observe pas non plus, comme elle le mé-


rite, la signification relativement plus grande et plus
générale de la Pâque dans les anciens temps . Il y
avait deux faits auxquels elle se rapportait et pou-
vait se rapporter indistinctement , deux faits rap-
prochés par la date et par leur intime corrélation .
C'étaient la mort de Jésus-Christ, véritable agneau
pascal, et sa résurrection d'entre les morts le sur-
lendemain du vendredi saint ' . Nous concentrons

aujourd'hui nos hommages et notre attention sur


le second de ces faits , d'où résulte que nous avons
peine à comprendre des paroles de Jésus comme
celles-ci : « J'ai fort désiré de manger cette Pâque
avec vous, » ou ces autres de saint Paul : « Christ,
notre Pâque, a été immolé pour nous * . » Mieux
inspirée, l'ancienne Eglise ne séparait pas dans son
culte les deux grands souvenirs ; auxquels corres-
pondent deux grandes vérités du salut. Tout, dans
¹ Ebrard, ouvr. cité, pag. 1179.
* Luc XXII, 15 ; 1 Cor. V, 7.
20
306 LA TRADITION APOSTOLIQUE

les documents et les usages qui remontent à cette


époque, dénote la fermeté , l'unité de la tradition
sur le sens de la mort et de la résurrection du Sei-
gneur.
Cette unité de tradition a même donné lieu , dès
le IIe siècle , à la controverse de la Pâque. Il sem-
blait écrit que la doctrine, la morale , le culte, l'or-
ganisation , tout ne dût se fixer qu'à la suite de
débats parfois véhéments dans le sein de l'Eglise .
Il en fut ainsi pour la date de la Pâque . Les uns
insistaient plutôt sur le premier aspect de la Pâque
qui les rapprochait de la tradition juive , et incli-
naient à célébrer l'immolation de Jésus-Christ ,
l'Agneau pascal de la nouvelle alliance . Les autres
s'attachaient plutôt au second aspect, à la résurrec-
tion du Christ, et accentuaient la différence entre
leur Pâque et celle des juifs . D'où résultait que les

premiers se réglaient, pour la fixation de la Pâque ,


sur la tradition juive et célébraient la fête comme
une fête mobile. Elle pouvait tomber sur tous les
jours de la semaine, à condition de coïncider avec
le quatorzième jour du mois de Nisan¹ . Les se-
conds, au contraire , tenaient à faire coïncider la

¹ C'était le quatorzième jour après la pleine lune qui suit


l'équinoxe du printemps .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 307

Pâque avec le dimanche, jour de la résurrection du


Seigneur, et s'inquiétaient moins de la date du
mois . Tous leurs dimanches étaient, en fait, de
petites Pâques, et le dimanche de Pâque n'était en
définitive que la grande Pâque, la Pâque propre-

ment dite . Les conséquences de ces variations se


faisaient sentir dans la forme du jeûne qui précé-
dait la fête. Les églises d'Asie mineure, attachées
au premier mode de vivre , voulaient faire cesser le
jeûne le jour de l'immolation de l'Agneau , soit le
quatorzième jour de la lune ; les autres églises de
la chrétienté, entre autres celles de Palestine et de
Rome, voulaient le prolonger jusqu'au jour de la
résurrection, faisant de la Pâque, dit Eusèbe, le
mystère de la résurrection de Jésus d'entre les
morts ¹ . Mais Irénée observe avec sagacité que la
différence dans le jeûne confirme l'accord de la
· foi 2.
La dispute parcourut trois phases successives ; le
ton de la controverse et les procédés allèrent plutôt
en s'envenimant d'une phase à l'autre, comme il
arrive presque toujours lorsque les points en litige
sont de moindre importance. Il y eut d'abord débat
en 162, entre Polycarpe , de Smyrne , représentant
1 Eus. Hist. eccl. , V, 23. G 2 Id . 24.
308 LA TRADITION APOSTOLIQUE

des églises d'Asie, et Anicet, de Rome, puis


reprise de la querelle en 170 , entre Méliton , de
Sardes, et Apollinaire , d'Hiérapolis , - puis diffé-
rend assez violent, surtout de la part des Occiden-
taux , en 198 , sous l'empereur Commode, entre
Polycrate , d'Ephèse , et Victor, de Rome ' .
Les uns et les autres en appelaient d'abord à la
tradition orale de l'Eglise . Polycarpe avait observé
le quatorze Nisan avec Jean , le disciple du Sei-
gneur, et les autres apôtres qu'il avait fréquentés * .
Un peu plus tard, Polycrate , d'Ephèse, écrit en ces

termes à Victor, de Rome, après avoir invoqué le


témoignage de maint évêque et martyr d'Asie :
<< Tous ceux-là ont observé le quatorzième jour, le
jour de la Pâque , d'après l'Evangile, ne déviant en
rien, mais se conformant à la règle de la foi . Et
moi, Polycrate, votre inférieur à tous , je m'en suis
tenu à la tradition de mes proches, dont plusieurs
m'ont été connus personnellement . Je compte déjà
sept évêques dans ma famille, et moi je fais le hui-
tième, et de tout temps mes parents ont célébré le
jour où le peuple juif purge les maisons de tout
levain . Voici , mes frères, soixante-cinq ans que je
vis dans le Seigneur en accord avec les frères du
Eus. Hist. eccl., V, 23-25 . - 2 Id. 24.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 309

monde entier ; j'ai parcouru toute la sainte Ecriture


et je ne m'émeus point des remontrances¹ . » Ani-
cet, évêque de Rome, et contemporain de Poly-
carpe, déclarait, de son côté, vouloir et devoir
suivre la coutume des pasteurs qui l'avaient pré-
cédé² . Son successeur Victor apporta dans la con-
troverse l'arrogance et l'intolérance qui devaient
caractériser toujours plus le siége de Rome . Il ne
songeait à rien moins qu'à retrancher les églises
d'Asie de la communion chrétienne, et il s'attira
une verte et juste remontrance d'Irénée , de Lyon * .
Des deux parts aussi on croyait avoir pour soi le
texte des évangiles . Les uns se réclamaient du nom
de saint Jean et de certains apôtres ; les autres, les
chrétiens de Rome, en particulier, sans mettre en
avant de nom d'apôtre, se rattachaient à une anti-
tique tradition dont l'origine pouvait bien remon-
ter jusqu'aux apôtres Paul et Pierre , les organisa-
teurs de l'église de Rome. Y aurait-il eu alors
désaccord de fond entre Jean, d'une part, Pierre et
Paul, de l'autre ? Nullement. On conçoit fort bien
que Jean , qui , dans ses écrits , nous représente

1 Eus. Hist. eccl., V, 24.


2 Id. 25
Id.; comp. Ebrard, ouvr. cité, pag. 1182 .
310 LA TRADITION APOSTOLIQUE

Jésus comme le véritable Agneau pascal ' , ait vu


dans la Pâque chrétienne avant tout l'immolation
de l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde.
Un enchaînement d'idées très naturel l'aura porté
à continuer d'observer le quatorze Nisan, jour où
les Juifs sacrifiaient l'agneau pascal . Sans y attacher
une extrême importance, il aura, par son seul exem-
ple, enseigné à ses disciples à célébrer la Pâque ce
jour-là. Et le bienfait de la rédemption se résu-
mant pour lui dans l'expiation des péchés par la
sainte victime, il aura fait cesser le jeûne de tris-
tesse et d'humiliation dès le jour anniversaire de la
mort du Seigneur. Paul et Pierre, en revanche ,
comme apôtres de l'espérance et de la résurrection ,
au tempérament plutôt actif et guerroyant que pai-
sible et contemplatif, auront embrassé du regard
les trois jours de la passion , de la sépulture et de
la résurrection . Ils auront vu dans ces trois jours,
outre les faits historiques à commémorer, le sym-
bole des destinées du chrétien qui meurt avec

' Jean I, 29, 36 ; Apoc . V, 6, 8 , 12, 13 , etc. Nous citons


la déclaration du Baptiste , dans l'évangile de Jean, comme
équivalant à la pensée de l'évangéliste. Celui-ci ne l'eût pas
insérée, ou l'eût annotée, s'il ne l'avait pas acceptée comme
sienne.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 311

Christ, est enseveli avec Christ, ressuscite avec


Christ et s'assied avec lui dans les lieux célestes ' .
Leurs souvenirs et leurs espérances atteignant leur
point culminant dans la résurrection du Seigneur
Jésus, ils auront instinctivement reporté le nom et
les émotions de la Pâque sur le dimanche, de pré-
férence au vendredi . L'église de Rome , héritière de
cette tradition , l'aura perpétuée, et l'on aura pro-
longé le jeûne de préparation jusqu'à la veille du
dimanche de Pâque .

Le texte des quatre évangiles pouvait donner


prise à quelque malentendu , fertile en causes de
dissidence . L'évangile de Jean disant que Jésus fut
mis à mort avant d'avoir mangé l'agneau pascal² ,
les lecteurs d'Asie mineure y auront vu la confir-
mation de la foi johannique qui adore en Jésus
l'Agneau immolé. Et ils auront voulu conserver
avec les Juifs la célébration du quatorze Nisan. Les
trois premiers évangiles semblent , au contraire ,
indiquer, dire en tout autant de termes, que Jésus
mangea l'agneau pascal avec ses disciples . C'est

1 Rom. VI, 4-9 ; Eph. II , 5-7 ; 1 Pier. I , 3 , 4 , 18-21 .


2
Jean XVIII , 28 ; XIX, 31 .
3 Math . XXVI , 17-19 ; Marc XIV, 1 , 12 , 14 ; Luc XXII,
1 , 8 , 11-15 .
312 LA TRADITION APOSTOLIQUE

une erreur ; Jésus prit part avec ses disciples à un


souper préparatoire, appelé quelquefois la Pâque,
mais il ne mangea pas l'agneau pascal ' . Toujours
est-il que les lecteurs romains des trois premiers
évangiles , de Marc et de Luc, ces évangiles de
Pierre et de Paul, purent inférer facilement du
texte que Jésus avait mangé le dit agneau . Il n'y
avait pas lieu pour eux de conclure, comme les
lecteurs de Jean, que Jésus avait servi lui - même de
sainte victime . Entre la mort de Jésus et la coutume
juive de l'immolation d'un agneau, ils ne pouvaient
pas voir de rapport mystérieux et symbolique. Et
tout naturellement, leur foi poussait jusqu'au dé-
nouement du grand drame rédempteur, jusqu'à la
victoire remportée dès l'aube du troisième jour, par
le Chef de l'Eglise , sur le sépulcre et les ténèbres
du péché . La Pâque pour eux, c'était la résurrec-
tion ; et leur jour solennel, c'était le premier jour
de la semaine, le dimanche.

¹ Caspari, ouvr. cité, pag. 173-176. Selon les traditions


des chrétiens d'Egypte, d'Hippolyte et des Italiens, d'Apol-
linaire d'Hierapolis, de Clément d'Alexandrie, Jésus n'aurait
pas mangé l'agneau pascal , il aurait servi lui-même de vic-
time. Id. pag. 181-185 .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 313

On le voit ces divergences de détail , loin d'af-


faiblir l'autorité de la tradition apostolique, nous
montrent celle-ci s'imposant jusque dans les for-
mes du culte. Les préférences mêmes des apôtres
se perpétuent dans le sein des églises , et ce qui
n'était à l'origine que l'effet des différences d'indi-
vidualité, de tempérament et de souvenirs entre
les disciples du Seigneur, menace , à la longue, de
produire des schismes. On ne pouvait guère, ce
nous semble , témoigner d'un plus grand respect
pour l'enseignement apostolique. Le respect confi-
nait presque à la servilité .
La foi de l'ancienne Eglise , si éloquente déjà par
le choix de ses jours de fête, se peint, se proclame
de la façon la plus nette, la plus positive dans les
divers actes du culte . Celui-ci comprenait en ces
siècles passés deux parties assez distinctes , une
partie homilétique ou d'édification, et une partie
eucharistique ; et chacune, à sa manière, témoigne
de la teneur des croyances chrétiennes . Traçons
le tableau de ces deux formes de culte .
On faisait d'abord une part, dans la première
moitié du service , au chant sacré . Saint Paul nous
montre les Corinthiens , lorsqu'ils s'assemblent ,
314 LA TRADITION APOSTOLIQUE

entonnant un cantique à l'instigation de l'un des


assistants ' . Il engage les Ephésiens et les Colos-
siens à s'entretenir par des psaumes, par des hymnes

et par des cantiques spirituels , chantant et psal-


modiant de leur coeur au Seigneur . Les psaumes

usités dans l'église juive faisaient probablement le


fond de ces saints exercices. Il n'y avait encore
rien là de spécifiquement chrétien . Les premières
productions de la foi nouvelle durent garder un
certain coloris judaïque . Les hébraïsmes de pensée
et d'expression abondent, par exemple , dans les
cantiques de Marie , de Zacharie, d'Anne, que l'E-
glise s'appropria sans doute dès leur apparition . La
note chrétienne est déjà plus marquée lorsque nous
en venons aux cantiques de victoire de l'Apoca-
lypse . Il n'est presque pas de chapitre, en ce livre,
qui n'ait fourni des matériaux précieux à la liturgie
naissante. C'est, dans tous les cas , sur le type de
ses alléluias, de ses chants de gloire ou d'actions de
grâces que s'est formée la psalmodie subséquente
de l'Eglise . Celle- ci aurait-elle accepté ou emprunté
ces accents d'adoration et de louange , si elle y eût
entrevu quelques germes d'idolâtrie, de supersti-
1 1 Cor. XIV, 26.
2
Eph. V, 19 ; Col. III, 16.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 315

tion ou d'erreur ? Qu'on songe donc à la significa-


tion de passages comme ceux- ci : « Tu es digne de
prendre le livre et d'ouvrir ses sceaux, car tu as été
immolé, et tu nous as rachetés à Dieu par ton sang
de toute tribu , de toute langue , de tout peuple et
de toute nation ; et tu nous as faits rois et sacrifica-
teurs à notre Dieu.... L'Agneau qui a été immolé
est digne de recevoir la puissance , les richesses ,
la sagesse , la force , l'honneur , la gloire et la
louange ' . »
> « Les royaumes du monde sont soumis
à notre Seigneur et à son Christ, et il régnera aux
siècles des siècles . » Se représente -t-on un pareil
langage, passant inaperçu ou impuni au siècle apos ..
tolique, sous les yeux des apôtres ?... Si le silence
d'assentiment de l'Eglise ne prouvait pas qu'elle
retrouvait dans ces chants l'expression fidèle de sa
foi, le témoignage d'un païen dédaigneux, du gou-
verneur et littérateur Pline, nous renseignerait à cet
égard. Il dit que les chrétiens s'entre- répondent par
des cantiques chantés à Christ comme à un Dieu ³.
A l'ouïe de ces mots, ne semble-t-il pas vraiment
qu'on entende l'écho des sublimes cantiques de l'A-
1
Apoc. V, 9, 10, 12 .
Apoc. XI , 15.
³ Carmen dicere Christo quasi Deo .
316 LA TRADITION APOSTOLIQUE

pocalypse, entonnés par les chrétiens de Bithynie


à une ou deux journées de distance de cette Ephèse
où venait de s'éteindre l'apôtre Jean , auteur de ces
accents ?.... Un siècle plus tard à peine , Clément
d'Alexandrie et Tertullien font mention , à mainte
reprise, des hymnes entonnés par les congrégations
divisées en deux choeurs, des doxologies ou des
alléluias, par où se marquait la clôture des prières
liturgiques . A voir l'usage du chant s'introduire
dans l'édification privée, l'Eglise devait posséder, à
cette époque, un répertoire assez riche de canti-
ques . L'objet principal, essentiel de ces cantiques ,
c'est la gloire du Christ. Les hérétiques Artémon
et Théodote ayant avancé, vers l'an 180, que le
Sauveur était un simple homme , un auteur du
IIIe siècle, cité par Eusèbe , les tance avec une verve
d'indignation remarquable : « Combien , s'écrie-t-il,
n'avons-nous pas de psaumes et de cantiques com-
posés, dès l'origine, par des frères fidèles , et où le
Christ est célébré comme le Verbe de Dieu , en
termes dignes de Dieu ³ ! » Otez, en effet, la divinité
de Jésus-Christ, et vous tarissez la source de l'ins-

¹ Harnack , Der christliche Gemeindegottesdienst, Erlangen


1854, pag. 359, 360. 2 Id. pag. 360, note 2.
Eus. Hist. eccl. , V, 28.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 317

piration, vous éteignez la flamme sacrée . Un savant


théologien allemand de Berlin , Dorner, fait obser-
ver qu'il avait paru des poëtes , tels que Valentin

et Bardesane , parmi les Gnostiques de Syrie, sur


les lieux où Ignace d'Antioche avait professé la
divinité du Christ , tandis que la lyre des Ebionites
était restée aussi muette et stérile que leur théo-

logie. Les Gnostiques, malgré leurs erreurs , avaient


la fibre mystique , le sens du divin ; les Ebionites ,
au contraire , se ressentaient de leur rationalisme, et
ne s'élevaient pas au-dessus des platitudes d'une
vulgaire sagesse ' . Il nous reste deux admirables
monuments de la poésie sacrée du IIe siècle : ce
sont le Ter Sanctus et le Gloria in Excelsis, dont
voici quelques passages : « O Eternel Dieu , est-il
dit dans le second de ces cantiques , Agneau de
Dieu, Fils du Père, qui ôtes les péchés du monde,
aie pitié de nous ! ... Car toi seul, tu es saint, toi
seul, tu es le Seigneur, toi seul , ô Christ, tu es ,
avec le Saint-Esprit, élevé au plus haut des cieux,
dans la gloire de Dieu , le Père . » Le soir venu,
1
Entwickelungsgeschichte der Lehre von der Person Christi,
zweite Aufl., erster Theil , pag. 293 .
2 Liddon, The divinity of our Lord and Saviour Jesus -Christ.
4th edition, London 1869, pag. 386.
318 LA TRADITION APOSTOLIQUE

le chrétien récitait un autre cantique : « Salut !


lumière bienfaisante, issue du sein de la gloire im-
mortelle du Père , Jésus-Christ , notre Seigneur !
Maintenant que l'heure du repos approche et que
les lumières du soir nous entourent de leur éclat,
nous chantons le Père , le Fils et le Saint-Esprit de
Dieu ! Tu es digne en tout temps d'être célébré par
de saints cantiques, Fils de Dieu , Dispensateur de
la vie ! Et c'est pourquoi le monde te glorifie¹ . >>
Il faut lire aussi les deux cantiques de Clément
d'Alexandrie, placés à la suite de son traité du Pé-
dagogue. Moins expressifs quant à la doctrine, ils
ne reflètent pas moins l'amour indicible , la con-
fiance sans bornes et les ardentes adorations de
l'ancienne Eglise pour son Chef glorifié . Les vieux
cantiques de l'Eglise chrétienne contiennent la plus
émouvante des dogmatiques.
Mais la place d'honneur dans la première partie
du culte était réservée à la lecture publique des
divines Ecritures, et encore plus à la prédication
qui leur servait de commentaire. Celle-ci était la
continuation directe de l'ancienne tradition orale,
et les écrits des apôtres n'occupèrent la première
place que lorsque la tradition se fut éloignée de ses
' Liddon, ouvr. cité, pag. 387.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 319

origines. Au début, l'office de lecteur était l'office


inférieur, la priorité appartenait au prédicateur ou
prophète . Mais avec le temps , les rôles furent
intervertis, et l'officiant, chargé de lire les écrits
sacrés, eut la préséance sur le prédicateur ' . Au
siècle apostolique, on lisait d'abord les Ecritures de
l'Ancien Testament : il s'agissait de fournir une
base à la foi, et cette base , on la trouvait dans le
témoignage prophétique rendu par l'Ancien Testa-
ment à la messianité de Jésus. Sans se donner le
mot, comme par une impulsion naturelle , les chré-
tiens associèrent à la lecture des prophètes celle des
épîtres des apôtres ; on se les passait d'église en
église , surtout lorsqu'il y avait recommandation
expresse de le faire . Les évangiles, à leur tour,
acquirent un crédit considérable, devinrent partie
intégrante du culte ; il fallait faire revivre la mé-
moire du Sauveur dont l'on attendait le retour. On
distingua même très vite deux genres d'écrits dans
le Nouveau Testament, ce qu'on appelait l'évangile
et l'apôtre, nous disons aujourd'hui l'évangile et
l'épître . Une lettre d'Ignace paraît faire allusion à
cet usage, lorsqu'il assimile l'évangile à la chair de

1 Harnack, ouvr. cité, pag. 307.


2 1 Thes. V, 27 ; Col. IV, 16.
320 LA TRADITION APOSTOLIQUE

Jésus, et les apôtres au conseil des anciens de l'é-


glise, ajoutant : « Nous sommes aussi attachés aux
prophètes . » Justin Martyr mentionne la lecture
des mémoires des apôtres : qu'il faille entendre par
là les évangiles, personne n'en doute, mais il reste
à savoir si ce terme ne comprend pas aussi tous les
documents de l'époque, issus de plumes apostoli-
ques . Quoi qu'il en soit, le culte soutenait, à sa
manière , la tradition apostolique, autant qu'il s'en
nourrissait. Entre les éléments acceptés et les élé-
ments qui s'introduisaient , il régnait un parfait
accord, autrement les dissonances se seraient ac-
cusées .

La prédication servait de véhicule naturel aux


éléments nouveaux qui venaient s'agglutiner au-
tour du noyau de la tradition primitive . Tel trait
de la vie de Jésus , omis jusque-là , était cité de mé-
moire, tel développement de doctrine était exposé ,
telle application tirée . Mais la liberté de la chaire
était chose inconnue . Saint Paul recommandait aux

églises de s'en tenir à ses instructions : « Demeurez


fermes, écrit-il aux Thessaloniciens , et retenez bien
les instructions que nous vous avons données , soit
¹ Ad Philad ., V. ―Comp. Harnack, pag. 243 , note 2 .
2 Harnack, id.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 321

de vive voix , soit dans notre lettre ' . » On se rap-


pelle les règles de conduite si précises qu'il pose
à ses disciples Timothée et Tite en matière de doc-
trine ' . La doctrine des apôtres (didaɣn áπоotów )
formait le fondement indispensable de toute ex-
hortation. Dans le premier siècle, le culte avait
quelque chose de spontané , la parole était prêchée
en temps et hors de temps , tout se passait avec
ordre et bienséance, mais tout n'était pas réglé . Les
choses changent à mesure que les apôtres dispa-
raissent et que les menaces de l'hérésie contrai-
gnent l'Eglise à s'organiser. La prédication du
IIe siècle, sous Justin Martyr, a les coudées déjà
moins franches ; on n'ose plus s'en fier à la seule
tradition orale, on se rattache à la parole écrite et
lue des apôtres et des prophètes . Tout marche à
l'adoption d'une règle commune .
Justin Martyr raconte qu'après la prédication les
fidèles se lèvent d'un commun accord et présen-
tent leurs prières * . Irénée explique plus tard, dans
un ouvrage sur la Pâque, pourquoi les chrétiens ne

1 2 Thes. II, 15 ; Col. III , 16 .


2 1 Tim. IV, 6 ; 2 Tim. I , 13 ; III, 14 ; Tite I , 9.
3 Harnack, ouvr. cité, pag. 245 .
4
Apol., I, 67.
21
322 LA TRADITION APOSTOLIQUE

prient pas à genoux, le dimanche, et dans l'inter-

valle de Pâques à Pentecôte. L'origine de cette


coutume remonterait aux temps apostoliques . Cette
attitude est pour les chrétiens un symbole de la
résurrection de Christ, dont la grâce les a délivrés
du péché et de la mort qu'ils avaient méritée ' .
Tertullien constate l'existence de la même coutume
dans les églises d'Afrique , et le style de ces au-
teurs atteste l'universalité de l'usage dans l'Eglise
entière. Jusque dans la posture des fidèles, nous
retrouvons la marque d'une foi tenace et joyeuse à
la résurrection de Jésus-Christ. On y croit, non
comme à un fait seulement , mais comme à une
œuvre salutaire, accomplie par le Seigneur au pro-
fit des pécheurs . L'intention des premiers chrétiens
ressort d'ailleurs de la persistance , en d'autres
occasions , de la prière agenouillée . On priait à
genoux dans la semaine, le matin et le soir, et
cette posture était réservée surtout à la confession
des péchés, l'attitude paraissant symboliser l'état de
chute du pécheur . Le contenu des prières publi-

¹ Irenæi Fragmenta, edit. Stieren, pag. 828 , 829 .


•2 De Cor. militis, 3. Alt, Der christliche Cultus, Berlin
1851 , pag. 160 .
3 Alt, ouvr. cité, pag . 161 , note 2.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 323

ques variait à l'infini ; il ne rentre pas dans notre


sujet de nous en occuper, contentons-nous de no-
ter que les prières de la première partie du culte
offraient un caractère de demande et d'interces-
sion '.
La seconde partie du culte consistait dans la cé-
lébration de l'Eucharistie . Du temps des apôtres,
nous voyons les chrétiens se réunir tous les jours,
rompre le pain de maison en maison , prendre
même leurs repas en commun sous le nom d'a-
gapes . Mais des abus ne tardèrent pas à se pro-
duire dans les églises . Ces assemblées qui devaient
tendre à resserrer les liens de l'amour fraternel,
occasionnèrent des frottements pénibles . Au lieu
de se faire part de leurs biens , les chrétiens accu-
saient, jusque dans les cérémonies du culte, les
distinctions de classe et de richesse, et saint Paul
exprime aux Corinthiens sa crainte qu'à la suite de
leurs réunions ils ne deviennent pires³ . A mesure
que les rangs des chrétiens se grossirent, les agapes
devinrent de moins en moins praticables, et l'on
finit par les détacher du sacrement de la Cène . Une
I Harnack, ouvr. cité, pag. 252.
2 Act II, 42, 46 ; XX, 7.
3 I Cor. XI , 18-22 .
324 LA TRADITION APOSTOLIQUE

transformation notable s'opéra, dès le commence-


ment du IIe siècle , sinon dans le caractère originel
de la sainte Cène , du moins dans le mode de la
célébrer. Déjà placée très haut pár le sentiment
chrétien, elle devint l'acte principal et central du
culte lorsqu'elle eut été dégagée de ses accessoires
compromettants . Ignace , Justin Martyr et Irénée
attestent à l'envi que la sainte Cène est pour l'an-
cienne Eglise chrétienne l'acte du culte où se résu-
ment ses croyances . « C'est là que l'Eglise proclame
sa foi au fait historique de l'incarnation du Fils, et
de la rédemption du monde qu'il a accomplie une
fois pour toutes par son sacrifice expiatoire , puis
sa foi à la présence réelle de la grâce et à l'œuvre
actuelle du Christ glorifié au sein de la commu-
nauté des croyants, tant sur la terre que dans le

ciel, en un mot, la foi au Christ véritablement pré-


sent et opérant dans son Eglise jusqu'à ce qu'il
vienne ¹ . >>

Ignace reproche à certains hérétiques de son


temps de s'abstenir de l'Eucharistie et de la prière ,
de ne pas reconnaître dans l'Eucharistie la chair de
Jésus-Christ qui a souffert pour nos péchés et que

1 Harnack, ouvr. cité, pag. 312 , 313 .


A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 325

le Père a ressuscitée . Il faut voir avec quelle in-


sistance il revient sur la réalité de la chair de Christ,
par opposition aux sectes qui la niaient, sur la réa-
lité de l'union du croyant avec Christ. Les Ephé-
siens, auxquels il écrit, sont des porte-Dieu , des
porte-temple, des porte- Christ, des porte-saints * .
Sans cesse il énumère les faits élémentaires de la

foi chrétienne : naissance de Jésus, crucifiement,


sépulture, résurrection dans la chair³ . Or dans quel
acte du culte toutes ces vérités historiques pre-
naient- elles corps et repassaient- elles en quelque
sorte sous les yeux de la communauté, sinon dans
la Cène ?... Justin Martyr tient un langage à la fois
plus mystique et plus réaliste : « Nous ne tenons
pas les éléments de la Cène pour du pain et du vin
ordinaires, mais de la même manière que Jésus-
Christ notre Sauveur , Verbe de Dieu incarné ,
a revêtu la chair et le sang pour notre salut, de
même nous avons appris que la nourriture , bénie
dans les termes de prière qu'il nous a laissés, et
dont, par transformation, se nourrissent notre sang
et notre chair, est la chair et le sang de ce Jésus

¹ Ad Smyrn. , VII.
2
Θεοφόροι, ναοφόροι , χριστοφόροι , ἁγιοφόροι . Ad Eph ., IX .
³ Ad. Eph., XVIII ; Ad Magn . , XI , etc.
326 LA TRADITION APOSTOLIQUE

incarné. Car les apôtres, dans les mémoires qu'ils


ont rédigés et que l'on appelle évangiles , ont en-
seigné que Jésus leur avait fait ces recommanda-

tions, qu'après avoir pris du pain et rendu grâces ,


il avait dit : « Faites ceci en mémoire de moi , ceci
est mon corps , >> et de même qu'ayant pris la
coupe et rendu grâces , il avait dit : « Ceci est mon
sang¹ . » Citons encore le témoignage du disciple
de Polycarpe et de saint Jean , d'Irénée, cet Oriental
transplanté d'Asie mineure en Gaule. Voici dans
quels termes il s'exprime vers la fin du IIe siècle ,
soit en son nom propre, soit au nom de l'Eglise ,
sur l'article de la Cène : « Nous présentons à Dieu
le pain et la coupe de bénédiction , en lui rendant
grâces de ce qu'Il a commandé à la terre de fournir
ces fruits pour notre nourriture . L'oblation accom-
plie, nous invoquons le Saint-Esprit , lui deman-
dant de sceller ce sacrifice, soit le pain, corps de
Christ, soit la coupe, sang de Christ, afin que ceux
qui participent à ces symboles obtiennent le pardon
des péchés et la vie éternelle . Ceux donc qui pré-
sentent ces offrandes en mémoire du Seigneur,
n'adhèrent pas aux croyances des Juifs , mais mé-
ritent, par leur service spirituel , l'appellation de
1
¹ Apol., I, 65.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 327

fils de la sagesse ' . » « Si la coupe préparée et le


pain naturel reçoivent la parole de Dieu , si l'Eucha-
ristie devient corps de Christ (car c'est de ces élé-
ments que se forme et se soutient la substance de
notre chair) , comment peut-on dire que la chair ne
soit pas susceptible de recevoir le don de Dieu qui
est la vie éternelle, la chair, dis-je , nourrie du corps
et du sang du Seigneur, et qui est membre du Sei-
gneur ? ? »
Les indications éparses dans les ouvrages de Jus-
tin Martyr et d'Irénée permettent de reconstituer
assez exactement l'ordre de célébration de la sainte
Cène vers le milieu du IIe siècle. On commençait
par certains actes préliminaires, tels que le baiser
fraternel, le dépôt des offrandes, c'est-à-dire du pain
et du vin destinés au sacrement. Suivait une prière
de louange et d'actions de grâces pour les bienfaits
de la création . Puis venait la prière de consécration
des éléments , prière d'actions de grâces , à la suite
de laquelle le pain et le vin étaient censés devenir
le corps et le sang de Christ. Le passage de Justin
Martyr, cité plus haut , nous apprend que cette
prière embrassait les faits principaux de l'œuvre ré-

1 Fragmenta., édit. Stieren, pag. 854, 855.


• Adv. Hær. , V, 2, § 3 .
328 LA TRADITION APOSTOLIQUE

demptrice, notamment l'incarnation et la passion


du Fils de Dieu . On distribuait ensuite les élé-
ments aux communiants, et la cérémonie se termi-
nait par une prière et une bénédiction finale.
Mais nous ne saurions mieux faire revivre le
culte du IIe siècle qu'en donnant la traduction de la
liturgie , dite de saint Marc, dont se servait l'église
d'Alexandrie . Le chevalier Bunsen la fait remonter

à l'an 150 de notre ère. Elle aurait été , d'après lui ,


en usage du vivant de Polycarpe, le disciple im-
médiat de saint Jean , et il ne saurait trop en louer
la beauté et la simplicité vraiment apostolique 2 .

L'EUCHARISTIE

Le Seigneur soit avec vous tous ,


Et avec ton esprit.
Les cœurs en haut!
Nous les avons élevés au Seigneur.
Rendons grâces au Seigneur.
Cela est juste et convenable.
Nous te rendons grâces, Seigneur, par ton bien-aimé Jésus-
Christ, que tu nous as envoyé dans ces derniers jours, Sau-
veur et Rédempteur, Ange de ton conseil, Parole issue de

1 Apol., I, 66 ; comp. Harnack, ouvr. cité, pag. 269-272 .


2 Bunsen, Hippolytus and his age, London 1852 , IV, pag.
153 , 161-164.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 329

toi, par qui tu as créé toutes choses, selon ta volonté. Tu l'as


envoyé du ciel dans le sein d'une Vierge. Il a été fait chair,
et il est né de son sein . Il a été déclaré ton Fils par le
Saint- Esprit afin qu'il accomplît ta volonté, et que, de ses
mains étendues, il te formât un peuple. Il a souffert pour dé-
livrer les hommes souffrants qui se confient en toi . Il a été,
de sa propre volonté, livré à la mort afin de détruire la mort,
de briser les liens de Satan , de fouler aux pieds l'enfer, afin
de ramener ses saints , d'établir des ordonnances , et de mettre
en lumière la résurrection .
C'est pourquoi il a pris le pain, rendu grâces et dit : Pre-
nez, mangez , ceci est mon corps qui est rompu pour vous.
Et de même, il a pris la coupe et dit : Ceci est mon sang qui
est répandu pour vous ; faites ceci, toutes les fois que vous le
ferez, en mémoire de moi.

OBLATION ET CONSÉCRATION DU PEUPLE ET DES ÉLÉMENTS

En souvenir donc de sa mort et de sa résurrection, nous te


présentons ce pain et cette coupe, te rendant grâces de ce que
tu nous as jugés dignes de subsister en ta présence, et de
remplir envers toi l'office de sacrificateurs. Et nous te sup-
plions , nous te prions d'envoyer ton Saint-Esprit sur les
offrandes de cette église. Qu'il te plaise aussi de donner la
sainteté à tous ceux qui y participeront, afin qu'ils soient
remplis de Saint-Esprit , que leur foi soit affermie dans la
vérité, qu'ils puissent te louer et te magnifier en ton Fils
Jésus-Christ, à qui, comme à toi, soient la louange et la
puissance dans la sainte Eglise, dès maintenant et à toujours,
aux siècles des siècles ! AMEN.
330 LA TRADITION APOSTOLIQUE

Le peuple. Comme il était, comme il est, et comme il sera,


de génération en génération et de siècle en siècle. AMEN.
Le diacre. Vous qui êtes debout, prosternez-vous.

CONSECRATION SPÉCIALE DU PEUPLE AGENOUILLÉ

Seigneur Eternel, qui connais les secrets des âmes , ton


peuple s'est prosterné devant toi, et a mis à découvert devant
toi la dureté de son cœur et de sa chair. Daigne abaisser un
regard sur lui, de ta sainte demeure, et bénis ces hommes et ces
femmes. Fortifie-les par la puissance de ta droite, et protége-
les contre tout excès de souffrance. Prends sous ta garde
leurs personnes comme leurs âmes. Augmente-leur, à eux et
à nous, la foi et la crainte par ton Fils unique, en qui soient
à toi, comme à Lui et au Saint-Esprit, la louange et la puis-
sance, à jamais et de siècle en siècle ! AMEN.
Le diacre. Relevons la tête.
L'évêque. Le Saint est avec les saints.
Le peuple. Un seul est saint, le Père.
Un seul est saint, le Fils .
Un seul est saint, l'Esprit.
L'évêque. Que le Seigneur soit avec vous tous !
Le peuple. Et avec ton esprit !
Cantique d'actions de grâces.

(Les fidèles s'approchent et participent à la communion.)

PRIÈRE QUI SUIT LA COMMUNION

Seigneur Dieu, Arbitre de toutes choses, Père de notre


Seigneur et Sauveur Jésus-Christ nous te bénissons de ce
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 331

que tu nous as accordé la grâce de participer à ton saint mys-


tère. Puisse-t-il ne pas tourner à notre jugement et à notre
condamnation , mais servir plutôt au renouvellement en nous
de l'âme, du corps et de l'esprit, par ton Fils unique, en
qui, etc.
Le peuple. AMEN.
L'ancien. Que le Seigneur soit avec vous tous !
(Bénédiction donnée après la communion.)

PRIÈRE DE CONSECRATION FINALE

Seigneur Eternel, qui gouvernes toutes choses, Père de


notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, bénis tes serviteurs
et tes servantes que voici . Protége- les , secours-les et sauve-
les par la puissance de tes anges. Garde-les et fortifie-les dans
ta crainte par ta Majesté ; éclaire-les, de sorte que les choses
divines deviennent l'objet de leurs pensées , et accorde- leur la
grâce de croire la vérité qui procède de toi ! Donne-leur la
paix, préserve-les du péché et de la colère, au nom de ton
Fils unique, en qui, etc.
Le peuple. AMEN.
L'évêque. Que le Seigneur soit avec vous tous !
Le peuple. Et avec ton esprit !
Le diacre. Allez en paix .
(Ici finit l'Eucharistie .)

Je demande maintenant à tout homme impartial :


est-il possible de contester la continuité et l'auto-
rité de la tradition apostolique, quand nous voyons
l'institution du dimanche s'établir , dès l'origine ,
332 LA TRADITION APOSTOLIQUE

en mémoire de la résurrection du Seigneur, la Pâ-


que se célébrer dans toutes les églises en souvenir
de la passion et de la résurrection réunies , les can-
tiques, la prédication et les prières s'alimenter du
contenu des évangiles, et enfin la sainte Cène deve-
nir l'âme du culte, la représentation perpétuelle du
sacrifice de Christ et de sa présence réelle dans la
personne des siens ? La tradition des apôtres, à son
tour, est devenue chair dans le sein de l'ancienne

Eglise . Jamais celle-ci ne prie, ne chante , n'écoute


la Parole, n'adore et ne célèbre les saints mystères
qu'elle ne redise les traits saillants de la vie de
son Chef, et qu'elle ne constate de nouveau sa dette
d'éternelle reconnaissance envers les témoins du
Christ.

$ 3. DÉPOSITAIRES DE LA TRADITION

Il s'établit très vite, dans les églises primitives,


une organisation ecclésiastique . On en peut signa-
ler des traces nombreuses dans les Ecritures du
Nouveau Testament, à commencer par le livre des
Actes, où nous voyons saint Paul s'adresser aux
pasteurs d'Ephèse, réunis à Milet , puis dans les
épîtres pastorales et dans les deux billets de l'apô-
tre Jean. Nos préférences pour le système presby-
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 333

térien qui nous régit, ou plutôt nos préjugés de


naissance contre des systèmes différents ne doi-
vent pas nous faire méconnaître l'apparition, dès
les premiers temps, d'une sorte de constitution
épiscopale . Aussi bien , savons-nous que l'épiscopat
de la primitive Eglise ne ressemble guère à la hié-
rarchie despotique de l'église romaine. Les simples
presbytres ou pasteurs étaient presque tous , à leur
façon , des évêques investis d'une incontestable
autorité ; les membres de l'Eglise n'étaient point
exclus des délibérations, ni de l'élection des fonc-
tionnaires ecclésiastiques ' . Au concile de Jérusa-
lem, décrit au quinzième chapitre des Actes , les
apôtres, les anciens, avec toute l'Eglise, prennent
connaissance du différend qui s'est élevé à An-
tioche sur la circoncision . C'est d'un commun

accord qu'ils députent à Antioche des commis-


saires chargés de faire part, de vive voix et par
lettre, des décisions arrêtées par les apôtres, les an-
ciens et les frères 2. Saint Paul a beau avoir le
caractère et les allures d'un chef et d'un docteur, il

¹ Act. VI, 2 , 5 ; XV, 22-25 ; XVI, 4 ; 1 Cor. V, 4 ; 2 Cor.


VIII , 19. - Bickell , Geschichte des Kirchenrechtes , Giessen
1843 , I, pag. 26, 27.
2 Act . XV, 22-23 .
334 LA TRADITION APOSTOLIQUE

n'exerce aucune pression sur les églises ; ce sont elles


qui désignent, de leurs libres suffrages , un délégué
pour accompagner l'apôtre, et porter en Judée les
aumônes de l'Achaïe et de la Macédoine¹ . Il y a
solidarité intime entre les fondateurs des églises et
les frères ; le peuple chrétien se porte garant, de
compte à demi avec les têtes directrices, de la fidé-
lité de la tradition évangélique. Les églises , ce n'est
pas le clergé, si clergé il y avait : elles ont voix en
chapitre, et cette voix se fait nettement entendre.
Mais évidemment, les apôtres et leurs successeurs
étaient trop amis du bon ordre, les symptômes de
dissidence étaient trop menaçants pour qu'ils pus-
sent abandonner à la merci des circonstances la
formation des cadres de l'Eglise . Appartenant à une
génération et à un peuple versés dans les matières
d'administration , ils ne pouvaient manquer de jeter
la nouvelle société religieuse dans un moule ap-
proprié ; il fallait, du moins, poser les premiers
principes, tracer les premières règles de gouverne-
ment. A supposer qu'ils n'en eussent pas eu le
dessein ni l'instinct , les troupeaux et les pasteurs ,
aux premiers envahissements de l'hérésie, eussent
été obligés d'organiser la résistance .
1 2 Cor. VIII, 19.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 335

On se donna donc partout des chefs qui ne tar-


dèrent pas à recevoir le nom d'évêques ou sur-
veillants ceux-ci se virent assister , contrôler
L
peut-être dans leurs fonctions, par une sorte de
conseil, dit des anciens ou presbytres ' . Et partout
on eut soin de conserver les noms et l'ordre de
filiation de ces évêques, afin de pouvoir remonter
d'anneau en anneau jusqu'aux fondateurs mêmes
des églises , apôtres ou disciples immédiats des
apôtres . La doctrine s'incarnait dans la personne
de ces évêques ; il était naturel que les têtes direc-
trices devinssent les têtes pensantes des églises , et
comme des réservoirs vivants où se conservaient et
se puisaient les eaux de la saine tradition . Dès le
premier siècle , de l'an 80 à l'an 90 , Clément Ro-
main, écrivant de Rome aux Corinthiens , s'exprime
en termes qui supposent , s'ils ne prouvent pas,
l'existence d'une forte organisation . Où l'Eglise au-
rait-elle eu , d'ailleurs , plus de chances de connaître
les vœux des apôtres qu'en cette ville de Corinthe ,
dont saint Paul avait si tendrement soigné les inté-

1 I Tim. IV, 14. - Ignatii Epistolæ, ad Eph. , IV ; - ad


Magn., II, VI , VII , XIII ; - ad Trall. , II , III , VII , XIII ;
- ad Philad. , III , IV, VII , VIII ; --
— ad Smyrn. , VIII ; -- ad
Polyc., VI , VII.
336 LA TRADITION APOSTOLIQUE

rêts spirituels ? « Les apôtres, dit Clément, ont ins-


titué dans les villes les premiers convertis , comme
évêques et diacres de ceux qui allaient croire ' .
Prévoyant les disputes, ils ont établi des évêques et
des diacres, et stipulé qu'après leur mort d'autres
hommes éprouvés succéderaient à leur charge . Ces
désignations ont été faites , à l'origine, par les apô-
tres ou par d'autres hommes considérés (Tite , Ti-
mothée ?) avec le consentement de toute l'église .>>
Les évêques n'étaient pas des supérieurs imposés ,
mais des chefs acceptés ou confirmés par les trou-
peaux. La foi de l'évêque était l'expression de la
foi du troupeau , et celle-ci , à son tour, se colorait
des nuances de doctrine propres à son mandataire,
mais toujours sous réserve d'une stricte conformité
à la tradition apostolique. Clément Romain fait
ressortir l'inconvenance du schisme qui divisait
la très solide et très ancienne église de Corinthe
pour des questions de personne, en rappelant qu'il
régnait entre ces chrétiens divisés l'unité de la
doctrine .

¹ Clem. Rom. I , Ep. ad Cor. , dans l'édition des Patres


Apostolici, de Dressel, XLII.
2 Id. XLIV .
⁹ Id . v, XLVII, XLIX .
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 337

De Clément Romain aux lettres d'Ignace le pro-

grès est sensible . On s'aperçoit que l'hérésie sévit


et que les chrétiens serrent les rangs . Nous n'igno-
rons pas le discrédit que l'école critique a jeté sur
les épîtres d'Ignace , réduisant le texte authentique
à quelques pauvres fragments informes , du genre
des sommaires placés en tête d'un livre ou d'un
chapitre. Ses arguments ne nous ont pas converti ,
nous tenons pour l'authenticité des sept épîtres
d'Ignace , du moins dans leur recension la moins
longue . La savante Allemagne les accepte en
général, et l'école critique revient elle-même de
ses premiers dédains ' . Il est difficile , en effet, de
faire bon marché de documents comme ceux-là,
attestés et cités dès le IIe siècle, celui de leur appa-

¹ F.-C. Baur lui-même, qui rejette l'authenticité de ces


épîtres sous leurs quatre formes, les accepte comme un docu-
ment important pour l'histoire de la constitution de l'Eglise
chrétienne au milieu du IIe siècle. Kirchengeschichte der drei
ersten Jahrh. , pag. 276 , note. · - Nous admettons l'authenticité
des sept épîtres de l'édition grecque la plus courte avec Uhl-
horn, article Ignatius, Bischof von Antiochien, dans Herzog's
Real-Encykl., et avec un auteur plus récent, Joa . Delitzsch,
ouvr. cité, pag. 62 , note 2. - Les arguments donnés contre
l'authenticité sont, ou affaire d'impression, ou des arguments
a priori tirés des doctrines christologiques de l'auteur, de ses
22
338 LA TRADITION APOSTOLIQUE

rition, par Polycarpe, de Smyrne, Irénée, de Lyon ,


et le sceptique païen Lucien, de Samosate¹ . Or ces
épîtres trahissent, presque à chaque page, le dé-
sir ou le souci de voir se maintenir, de troupeaux
à conducteurs spirituels, des rapports de confiance
et de soumission. La note de l'obéissance est plus
accentuée que chez Clément Romain. Ignace de-
mande aux chrétiens d'obéir, de déférer à la foi des
évêques et de leurs Conseils. Et certes, quand l'é-
piscopat était le poste du danger plus que celui de
l'honneur, quand les évêques étaient à la lettre les

allusions à l'hérésie, et du développement que l'épiscopat


aurait déjà pris. Comp. Lipsius, Zeitschrift für hist. Theologie,
1851 , Heft I, pag. 62, etc. , et P. Vaucher, Recherches critiques
sur les lettres d'Ignace d'Antioche, Genève 1856. Comme nos
impressions sont autres que celles de ces honorables auteurs,
comme nous croyons que l'Eglise a toujours professé la foi à
la divinité du Christ, que les hérésies datent de la seconde
moitié du Ier siècle, et que l'épiscopat décrit par Ignace, fort
différent de l'épiscopat subséquent, remonte aux temps apos-
toliques, les arguments contraires à l'authenticité ne nous
touchent guère. La controverse est résumée dans Kurtz, Kir-
chengeschichte, S 122 , 4.
1 Polycarpi Ep. ad Phil., XIII . - Irenæi Adv. Hær., V,
28, § 4. C Luciani Dialogus de morte Peregrini . Baur, gêné
par le témoignage de Polycarpe, déclare, naturellement, in-
authentique la lettre de ce Père.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 339

modèles du troupeau , les premiers à confesser


Christ devant les rois , les gouverneurs et les popu-
laces assemblées dans les cirques pour les voir dé-
vorer par les bêtes féroces, comme ce fut le cas
pour Ignace, ils avaient le droit d'avoir le verbe
haut et de demander pour leur foi, sinon pour leur
personne, les mêmes hommages que Christ avait
réclamés pour ses paroles . Croire les évêques , et avec
les évêques, les presbytres ou anciens, c'était croire
Christ et ses apôtres . Les circonstances créent les
positions : nous avons beau vivre en plein régime
démocratique , si nous nous transportons en ces
temps d'autrefois , si nous nous souvenons de l'om-
brage que donnaient les chrétiens aux magistrats et
aux populations païennes, si nous songeons aux
dénonciations, aux calomnies qui couraient sur le
compte des disciples du Christ, si nous réfléchis-
sons que maint pasteur avait été le compagnon ou
le disciple de Pierre, de Paul, de Jean , qu'à son
tour il avait formé des disciples entourés, grâce à
la considération des églises , d'une précoce auréole ,
nous ne nous étonnerons pas d'entendre les
évêques, fussent- ils désignés par le vote ou au vote
populaire , assumer du haut de leurs vertus le ton
du commandement, et, le front ceint de la cou-
340 LA TRADITION APOSTOLIQUE

ronne des martyrs, continuer à parler comme par-


lent, dans leurs épîtres, les saint Paul et les saint
Jean à la veille de leur immolation . Sans doute ils
étaient hommes , sujets à mainte infirmité comme
leurs bienheureux devanciers ; mais ils avaient hé-
rité de leur prestige , et la tradition des enseigne-
ments et de l'œuvre de Jésus-Christ descendait par
leur bouche jusqu'aux derniers rangs des croyants ,
indiscutée et presque indiscutable . On savait, on
sentait qu'ils ne parlaient pas de leur chef : ils
n'étaient que les porte-voix de la tradition ' . «< La
vraie science , dit Irénée , c'est la doctrine des
apôtres , c'est l'antique système répandu par l'E-
glise dans le monde entier, c'est l'empreinte de
la personne de Christ transmise à travers la succes-
sion des évêques , à qui les apôtres ont confié le
soin des églises locales . Cette science est parvenue
jusqu'à nous sous bonne garde, sans mélange de
fausses écritures , dans la plénitude de son contenu ,
n'ayant subi ni interpolation , ni retranchement. La
lecture des textes s'est maintenue sans altération,
et leur explication légitime et assidue a persisté
2
malgré les périls et les blasphèmes * . »
¹ Bickell, ouvr. cité, II , 136-146.
Adv. Hær., IV, 8.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 341

Dans cet éloquent et ferme passage, Irénée nous


dispenserait presque de tirer des conclusions. Il le
faut néanmoins , avant de terminer.

CONCLUSIONS

Nous le demandons est-il probable que l'E-


glise chrétienne catholique de l'an 180 fût dupe
d'une immense erreur, et qu'à cent cinquante ans
seulement des faits elle ait pris la légende pour
de l'histoire , et élevé , sur des témoignages d'hallu-
cinés et sur les rêveries de quelques femmes, un
édifice aussi imposant pour la doctrine, pour les
mœurs, pour le culte, pour l'organisation , et aussi
bien lié dans toutes ses parties ? Il ne faut pas
oublier que , par l'organe de leurs évêques , les
anciennes églises étaient en continuelle correspon-
dance. On savait, d'un bout à l'autre de la chré-
tienté , les combats qu'avaient à livrer les frères en
la foi ; on se soutenait les uns les autres par des
collectes , en temps de disette , par des prières ,
en temps de persécution, par de fraternelles ex-
hortations ou corrections, lorsque soufflaient des
vents d'hérésie . Les églises d'Antioche et de
Smyrne se faisaient gloire de conserver par écrit
342 LA TRADITION APOSTOLIQUE

le souvenir des derniers jours de leurs chefs Ignace


et Polycarpe, et transmettaient aux autres commu-
nautés ces actes des martyrs. Les églises gauloises
de Vienne et de Lyon envoyaient à celles d'Asie le
récit des persécutions qu'elles avaient héroïque-
ment subies . Tandis que les églises de Thrace
communiquent avec l'évêque d'Antioche , Séra-
pion , Denys de Corinthe, vers la fin du IIe siècle ,
expédie des missives en Crète , à Rome et à Nico-
médie¹ . On s'écrivait constamment d'évêque à évê-
que, d'église à église, d'évêque à église ou d'église
à évêque. Les nouvelles se croisaient de Rome à
Ephèse , d'Alexandrie à Corinthe , de Jérusalem à
Philippes, de Smyrne à Lyon . On faisait circuler
les originaux mêmes des lettres des églises² . Il
suffit, pour se convaincre de ce mouvement, d'ou-
vrir l'histoire ecclésiastique d'Eusèbe et de compter
les pièces authentiques , les rapports officiels , les .
citations verbales des écrivains du temps . Mais , de
plus , les représentants des églises se réunissaient
lorsqu'il y avait lieu . La tradition fait mention d'un
concile provincial de Rome, tenu sous Télesphore
(142-154) , avec douze évêques. Il y eut ensuite,

1 Eus. Hist. eccl. , IV, 23 ; comp. vol. III de l'édition Hei-


nichen, pag. 218. . 2 Id. V, 25.
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 343

sous Anicet ( 167-175 ) , un synode de Rome , au-


quel prirent part Polycarpe et dix autres évêques,
et un autre de 194 à 203 , sous Victor , où quatorze
évêques furent présents ' . En Gaule , Irénée préside
un premier concile, dit concile des Gaules , puis un
second et un troisième synode , à Lyon, en 198 , .
auquel assistent douze et treize évêques . Il se
tient, en ce même second siècle , des conciles à
Anchiale, en Thrace , avec douze évêques, à Co-
rinthe , avec dix-huit évêques , deux synodes pro-
vinciaux dans le Pont , à l'un desquels assistent
quatorze évêques, deux à Ephèse , en 198 , sous la
présidence de l'évêque Polycrate , un sous Com-
mode ( 180-193 ) , en Osroène , composé de dix-
huit évêques , et un autre en Mésopotamie , un
autre, sous l'empereur Sévère ( 193–211 ) , à Césa-
rée de Palestine , en 198 , et un second , sous la
présidence de l'évêque Théophile avec douze évê-
ques 5. Smyrne, Antioche , Alexandrie , Athènes et
Corinthe possèdent déjà en ce siècle des écoles de
catéchètes , où se donnent de véritables cours de
théologie chrétienne . Et ce ne sont là que des

Wiltsch, Kirchl. Geogr. , I , pag. 37. 2 Id. pag. 41 , 42.


Id. pag. 44. → 4 Id. pag. 46, 48. 5 Id. pag. 50.
* Id. pag. 43 , 45 , 48, 55 .
344 LA TRADITION APOSTOLIQUE

données fragmentaires . Que serait-ce, si une pro-


portion plus notable des documents de l'époque
nous avait été conservée !
Et il faudrait croire que tant d'églises dissémi-
nées sur toute l'étendue de l'empire romain , et
comptant dans leurs rangs des philosophes, des
médecins , des militaires, des avocats de mérite, se
sont follement laissé prendre à une tradition men-
teuse ! Parce que, sur quelques points , elles ont trop
cru , parce qu'elles n'ont pas assez contrôlé certains
faits miraculeux, ni assez pratiqué l'art de vérifier
les dates , il faudrait croire qu'elles ont erré en
masse et en bloc ! Parce qu'elles n'ont pas toutes
attribué une valeur égale aux documents de la tra-
dition primitive, il faudrait croire que ces docu-
ments sont tous également suspects , et suspects á
tous les chefs ! Parce qu'il a éclaté dans leur sein
quelques dissentiments sur des points secondaires ,
il faudrait croire qu'elles ont été profondément et
radicalement divisées en partisans de Pierre et par-
tisans de Paul, et que des guerres intestines les ont
désolées jusque vers le milieu du IIe siècle ! Parce
qu'il a péri une foule de documents anciens , parce
que les apôtres n'ont pas rédigé leurs actes et leurs
épîtres par-devant notaire , parce que les croyances
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 345

et les traditions les plus antiques n'offrent pas la


monotonie d'un document officiel ou d'une lita-

nie, il faudrait croire que l'unanimité des églises


sur l'article de la divinité du Christ ne prouve rien ' ,

1 « Quand aux témoignages d'une piété enthousiaste nous


joignons les témoignages pratiques non moins enthousiastes
rendus à la foi chrétienne dans les deux premiers siècles,
quand nous considérons que le martyre était regardé comme
l'acte de culte le plus élevé, comme un véritable baptême de
sang, tandis que le reniement et l'apostasie passaient, non
pour un signe d'infidélité envers un homme ou une mémoire
sacrée, mais pour un crime qui vous privait du salut éternel
et de la communion avec Dieu , pour un péché mortel dont
il était à peine possible de se relever - quand nous pesons
ces choses, il faut en convenir : la période qui s'étend jus-
qu'au milieu du IIe siècle, mérite d'être intitulée non-seule-
ment la période de l'Eglise du témoignage, mais plus spécia-
lement la période de l'Eglise rendant témoignage de la vraie
divinité et de la vraie humanité du Christ. Tout concourt à
le prouver les écrits de l'époque, les éléments liturgiques du
culte, le principe de son organisation, les origines de l'art
chrétien et de la morale proprement chrétienne. Les églises
d'Orient et d'Occident sont unanimes. Les organismes les
plus divers de l'Eglise primitive expriment une seule foi, celle
qui est la nôtre et qui fut celle des apôtres Un seul souffle
les anime, celui de l'Esprit de Christ. Ce libre accord dans
les domaines les plus distincts peut être considéré comme la
preuve la plus irréfragable de l'unité qui présidait à la concep-
346 LA TRADITION APOSTOLIQUE

- qu'elles ont transporté le repos hebdomadaire


du samedi au dimanche, et disputé touchant la
date de la Pâque sur la foi d'une vague rumeur de
la résurrection de Jésus , - que leurs martyrs ont
versé leur sang en l'honneur d'un fantôme et non
d'un Ressuscité, - et que leurs évêques et docteurs
ont défendu contre les rationalistes du temps une
tradition percée à jour ! Il faudrait croire que
les Celse ' , les Lucien , l'essaim des incrédules
païens et des hérétiques ont mieux compris le
Christ et le christianisme que les témoins oculaires ,
les compagnons et les apôtres du Christ !
Je l'avoue, mon éducation critique et historique
ne me permet pas de tirer de pareilles conclusions .
En présence des faits que nous avons étudiés, après
le résumé que nous venons d'en faire , je conclus
que l'Eglise sait en qui elle a cru , et que la tradi-
tion apostolique est plus sûre , plus digne de créance

tion générale de la foi chrétienne, et de la présence dans la


communauté d'un nouveau principe créateur, sous le nom de
foi au Fils de Dieu. L'Eglise de notre époque a, non-seulement
accepté et conservé, mais encore fait valoir avec usure le tré-
sor qu'elle a reçu des apôtres et de leurs disciples immédiats,
trésor qui n'a cessé de se renouveler dans ses mains par l'an-
tique usage de la lecture des écrits apostoliques, et particuliè
rement des évangiles. » Dorner, ouvr. cité, I , pag. 294, 295.
1
Celse, qui écrivait peu après l'an 150, fait partout ressor-
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 347

que la tradition rationaliste . Ou point de christia-


nisme, ou le christianisme des apôtres. Ou la reli-
gion de la raison, la raison , cette broyeuse de
systèmes qui professe les doctrines les plus diverses,
depuis le déisme à forte saveur morale d'un Confu-
cius ou d'un Kant jusqu'au nihilisme désespérant
du Bouddha et de certains naturalistes modernes,
ou la religion du Christ des apôtres ! il n'y a pas
d'autre alternative !
Mon choix est fait depuis longtemps : je suis de
l'Eglise des apôtres , et mon Christ est celui des
apôtres, celui que Thomas adora , que Pierre et
Paul confessèrent, et que Jean aima jusqu'à la fin.
Toutes les obscurités ne sont pas dissipées , toutes
les questions ne sont pas résolues : malgré cela , les
recherches que j'ai dû faire sur les deux premiers
siècles de l'Eglise m'ont confirmé dans mes con-

tir, comme le trait caractéristique des chrétiens, leur foi en


Christ, Dieu et Fils de Dieu . Pour lui, Jésus n'est qu'un
homme ; il lui reproche de s'être donné pour un dieu, né sur-
naturellement, il reproche aux chrétiens d'honorer un mort.
Il n'a absolument pas entendu parler de chrétiens qui pen-
sassent autrement, ce qui prouve que les Ebionites formaient
un parti perdu dans la masse de la chrétienté. Dorner, ouvr.
cité, I, pag. 266-271 . Et l'on ne craint pas, devant ce témoi-
gnage, certes, assez désintéressé, de rejeter dans la seconde
moitié du IIe siècle la rédaction du quatrième évangile !
348 LA TRADITION APOSTOLIQUE

victions et mes espérances . Je crois donc, et j'at-


tends ... J'attends , dis-je . Si , en effet, la joie des
bienheureux consiste à voir Dieu , et à voir en
Dieu toute la vérité, le jour viendra, quand nous
serons parvenus au terme de notre course , où nous
connaîtrons comme nous avons été connus, où
nous contemplerons toutes choses à visage décou-
vert. Peut-être, parmi les joies de l'intelligence qui
nous attendent, faut-il placer la connaissance exacte
du passé. Un jour donc nous saurons la date pré-
cise de la naissance du Sauveur, l'histoire des an-
nées de son enfance et de sa jeunesse, nous saurons
tous ces miracles que la plume de Jean se refu-
sait à raconter, et les moindres circonstances de
la résurrection de Jésus, l'ordre, le lieu , le temps
exact de ses diverses apparitions . Un jour nous
saurons les destinées de Marie , la mère du Sei-
gneur, le sort des différents apôtres, l'histoire com-
plète de saint Pierre , de son ministère , de ses
voyages et de son martyre, la fin du livre des
Actes , l'issue de la captivité de saint Paul, puis les
derniers travaux de saint Jean en Asie mineure.
La critique finira : nous saurons à quelle date , jour
pour jour, ont été rédigés les quatre évangiles , et
surtout celui de saint Jean, nous posséderons les
A LA FIN DU DEUXIÈME SIÈCLE 349

épîtres perdues de saint Paul, nous lirons le rapport


officiel de Pilate sur le crucifiement du Sauveur.
Ou mieux , nous consulterons les évangélistes eux-
mêmes, Matthieu , Marc, Luc et Jean, nous recueil-
lerons la tradition apostolique de la bouche des
apôtres eux-mêmes . Comme jadis Polycarpe , assis
aux pieds de ces témoins du Christ, nous grave-
rons longuement dans notre cœur et dans notre
mémoire leurs précieuses confidences . Si le passé
est riche en instructions, l'avenir nous réserve aussi
mainte surprise dans le champ de la lumière et de
- Mais puisse la charité nous réserver
la science .
de plus nobles surprises encore , et montrer unis
ceux que les différences d'opinions et de nom ont
divisés sur la terre , combattants ici-bas , frères
dans le ciel ! Périssent, dans cette perspective , tou-
tes les associations de ce monde, pourvu qu'il se
forme autour du trône de l'Agneau une union
évangélique de rachetés de toute langue , de toute
tribu et de tout peuple, confessant d'un seul cœur
Celui qui est mort , qui est ressuscité et qui est
vivant aux siècles des siècles !
TABLE DES MATIÈRES

Pages
AVANT-PROPOS S
INTRODUCTION 9
I. Du rôle de la critique dans l'histoire - · Les excès
de la critique.
II. Comment se conserve le souvenir des événements ?
― La tradition orale, sa puissance. - La tradition
écrite, respect des anciens pour les textes officiels.
Combinaison de la tradition orale et de la tradi-
tion écrite.
III. Les deux premiers siècles de l'Eglise, siècles de
lumière. - Mouvement littéraire dans l'empire ro-
main. Livres , bibliothèques . -- Inscriptions, ac-
tes publics, archives. - Voyages.
IV. Destruction de documents par la guerre, les ac-
cidents et le temps .
Chapitre Ier. ― PREMIÈRE GÉNÉRATION DE TÉMOINS, de
l'an 30 à l'an 90 après Jésus-Christ ...... .... 67
I. Objet de la tradition chrétienne primitive. — Diffé-
rentes espèces de témoignages , récits , écrits .
Nombre et qualité des témoins des soixante- dix
premières années de l'Eglise : témoins oculaires de
la vie de Jésus, Paul l'apôtre, collègues et disciples
des apôtres.
352 TABLE LES MATIÈRES

Pages
II. Courants distincts de tradition : d'après les apô-
tres : Pierre , Paul, Jean ; d'après les églises :
Jérusalem, Rome, Ephèse, etc. - Grande valeur
des catalogues d'évêques donnés par Eusèbe .
Autorité de cet historien.
III . Premiers documents officiels, l'évangile primitif,
les sentences de Matthieu. S Apparition des trois
premiers évangiles.
IV. Apparition des hérésies gnostiques. - L'évangile
de saint Jean les combat. —- Antiquité de ces hé-
résies.
V. Solidité de la tradition chrétienne primitive.
Accord entre les apôtres, sauf sur certains points de
la loi de Moïse. -- Accord entre Pierre, Paul et
Jean. - Unité de la foi dans l'Eglise apostolique
prouvée : 1º par l'acceptation d'un fondement com-
mun ; 2º par l'assemblage des quatre évangiles en
un seul recueil . Origine apostolique des quatre
évangiles.
VI. Apparition des livres apocryphes. Divers gen-
res d'écrits apocryphes : excès de la critique histo-
rique en cette matière. - Les évangiles apocryphes
sont pour la plupart d'origine hérétique. - Evan-
gile des Egyptiens. Evangile des Hébreux .
Evangile de Pierre. - Ces apocryphes sont des
contrefaçons des évangiles canoniques. A D'ail-
leurs la tradition apostolique n'est pas close.
VII. Témoignages profanes du Ier siècle relatifs à Jé-
sus-Christ. Josèphe . Silence de l'histoire profane.
Ses causes.
Chapitre II. SAMS DEUXIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS , de
l'an 90 à l'an 160 après Jésus-Christ .. 187
I. Ignace. - ―
Epître de Barnabas. — Polycarpe.
TABLE DES MATIÈRES 353

Pages
Papias. Quadratus . ― Justin Martyr. - Pothi-
nus. Hermas. - Epître à Diognète. - Survi-
vants nombreux du siècle apostolique. La tradi-
tion orale conserve encore son autorité à côté de la
tradition écrite.
II. L'école critique et le quatrième évangile. Ti-
schendorf et ses travaux . ― · Citations des évangiles
dans les écrits des Pères, - dans les Apocryphes ,
· dans les écrits des hérétiques : Basilide, Valentin,
Marcion, dans les ouvrages du philosophe païen
Celse. - Témoignages des anciennes traductions
syriaque et latine . - Rétractations de la critique
moderne .
Chapitre III. - TROISIÈME GÉNÉRATION DE TÉMOINS, de
l'an 160 à l'an 220 après Jésus- Christ ..........
..... ... 237
Hégésippe. Apollinaire. Méliton. - Denys de
Corinthe. ― Tatien. - Théophile. - Homélies
clémentines. - Irénée. - Serapion. Clément
d'Alexandrie. - Tertullien.
Chapitre IV. LA TRADITION APOSTOLIQUE à la fin du
deuxième siècle ....... ...... 267
I. TEXTES DE LA TRADITION. -- L'Eglise du IIe siècle
reconnaît l'autorité de la plupart des livres du Nou-
veau Testament, surtout celle des quatre évangiles .
Soin qu'elle prend de la conservation du texte
primitif. - Variantes des évangiles , moyens de re-
trouver le texte originel.
II. MONUMENTS DE LA TRADITION . A) La doctrine
ou la foi de l'Eglise du IIe siècle. - Unité de la doc-
trine de l'an 150 à 220 , preuve de l'unité de la tra-
dition apostolique. — Documents spéciaux qui l'at-
testent. - Symbole des apôtres. ― Profession de
23
354 TABLE DES MATIÈRES

Pages
foi attachée au rite du baptême. - La tradition
apostolique défendue contre les Ebionites, surtout
sur l'article de la divinité de Jésus -Christ, - et
contre les Gnostiques, surtout sur les articles histo-
riques relatifs à Jésus-Christ. Le christianisme
est une religion historique.
B) Le culte de l'Eglise du II° siècle. - Célébration
du dimanche en souvenir de la résurrection de Jésus-
Christ, et de la Pâque en mémoire de la passion
et de la résurrection du Sauveur. Co Formes du
culte. Deux parties dans le culte primitif. ―
1º Partie homilétique ou d'édification : Psaumes et
cantiques, lecture des Ecritures, prédication , prières.
2º Partie eucharistique. — La sainte Cène est le cen-
tre du culte de l'ancienne Eglise , à cause des
grandes vérités qu'elle remet sous les yeux des fi-
dèles . Liturgie de la Cène dite de saint Marc .
III. DEPOSITAIRES DE LA TRADITION. Prompte or-
ganisation de l'Eglise primitive . Autorité des
évêques, ― déjà fortement établie du temps d'I-
gnace d'Antioche, - et née spontanément des cir-
constances. L'épiscopat possède et surveille le
dépôt de la tradition .
CONCLUSIONS. - Rapports fréquents entre les églises
primitives. --- Conciles provinciaux . L'Eglise du
Ile siècle se sera- t-elle trompée ? Invraisemblance
d'une erreur si générale. - Le christianisme des
apôtres est le seul vrai christianisme .
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