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Actes de la recherche en

sciences sociales

Notes pour une histoire sociale du piano


Monsieur Rémi Lenoir

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Lenoir Rémi. Notes pour une histoire sociale du piano. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 28, juin 1979. Les
fonctions de l’art. pp. 79-82;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1979.2642

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1979_num_28_1_2642

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Abstract
Entrepreneurial Patronage in Nineteenth-Century France
The Art collections which acquire in the nineteenth century importance as indicators of social status for
financiers and industrialists are less the expression, in the first half of the century, of personal taste
than a means of imitating the aristocracy. These collections constitute the primary means by which
businessmen were able to influence artists. All periods of art are represented by the paintings in these
collections but Dutch painters of the seventeenth century bulks particularly large and its influence was
of the first importance for French art of the period. By degrees, however, these collections tend to
express the personality of their owners and avant-garde art gradually becomes more popular than
ancient or academic art. Thus the increasing variety of Schools of painting and the cuit of originality
finds an immediate outlet and a source in the expectations of the collectors of the latter part of the
century. For example, I. de Camondo and J. Dollfus are avid collectors of Impressionists, the master
fashion designers Poiret, Doucet and J. Lanvin sponsor the Fauvists. Nineteenth century patronage
takes other, perhaps less noble forms too, but of more decisive implications for the artists themselves;
editors of illustrated books, whether of standard editions or special collectors editions, provide artists
with a means of getting themselves known and keep them supplied with materials. Art dealers become
the principal intermediaries between painters and art-lovers. Their role, like that of the Collectors', is a
symbolic as well as economic one. Cadart, for example, originates the renewed interest in the etching.
Durand-Ruel publieizes the Impressionists in America. Vollard supported Cezanne and proposed new
means of expression to the painters he patronized. Spitzer and Bing were the true promotors of «Art
Nouveau» and the renewal of interest in the decorative arts at the turn of the century. The multiple
ways in which these different elements link up calls into question the traditional views of the philistine
bourgeois and the accursed artist.
remi lenoir

instrumentale, soit, à la différence des études sur


l'histoire de la littérature et de la peinture, à
peine ébauchée (5).
Le développement des différents marchés
de la musique (composition, facture des
instruments, média, consommation) a donné lieu à des
études économiques dont la problématique et
l'objet tiennent surtout à l'essor de grandes
entreprises de production et de diffusion de biens
musicaux —«les industries culturelles»— qui en
sont d'ailleurs souvent les commanditaires et les
utilisateurs, en tout cas, presque toujours le sujet.
Qu'elles se présentent sous la forme d'études de
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plupart d'entre elles consistent à présenter et à
commenter les chiffres de production et de
diffusion des œuvres (instruments, disques, partitions),
des taux de productivité, des marges différentielles
de profit, bref à appliquer aux produits musicaux
les principes généraux de l'analyse économique
sans tenir compte du fonctionnement spécifique
des marchés des biens artistiques (6).
Reprenant les découpages qu'opère la
division du travail de production et de circulation
des produits musicaux —et plus particulièrement
des produits les plus commercialisés— ces études
sont conduites à appréhender comme autant de
secteurs autonomes, justiciables d'analyses, voire
1— C. Ehrlich, The Piano, a History , London, J.M. Dent and de spécialités, distinctes, la création des œuvres
Sons Ltd., 1976,254 p. (composition, interprétation), la facture des
2— Cf. par exemple L. Aguettant, La musique de piano des instruments (technologie, type de fabrication), la
origines à Ravel, Paris, 1954; L. Kentner, Pzano , Paris, 1978; diffusion (support, commercialisation) et les modes
P. Locard et R. Strieker, Le piano, Paris, 1966. de consommation, de sorte que, par exemple, l'état
3— Cf. par exemple J. Backus, The Acoustical Foundations du marché musical et le comportement des
of Music, London, 1970; E. Closson, Histoire du piano, compositeurs ou des interprètes sont rarement mis en
Bruxelles, 1944; P. James, Early Keyboard Instruments,
London, 1970; O. Ortmann, The Physiological Mechanics
of Piano Technics, New-York, 1962; K. Wolters, Le piano,
Paris, 1971. 5-Cf. A.T. Peacock et R.B. Weir, The Composer in the
4— R. de Candé, Dictionnaire de musique, Paris, Ed. du Marketplace, London, 1975.
Seuil, 1973, pp. 4-17. 6-Cf. E. Roth, The Business of Music, London, 1969.
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relation, et lorsqu'ils le sont, c'est le plus souvent action systématique de dévaluation du clavecin
en omettant de tenir compte des nombreuses (que le piano supplante définitivement dans la
médiations qui interviennent entre la définition de hiérarchie des instruments à clavier dès le début
la demande et la formation de l'offre musicale. du 19ème siècle) que des transformations qui ont
A l'opposé, Cyril Ehrlich tente d'établir les affecté l'ensemble du champ de production
liens entre l'évolution des structures économiques musicale dans la seconde moitié du 18ème siècle avec
de fabrication et de commercialisation du piano et le déclin de l'aristocratie de cour et celui des
les stratégies des différents agents qui concourent pratiques musicales qui lui étaient associées. Les
à la production et à l'utilisation de cet instrument. «faiblesses» techniques et sonores du clavecin n'ont
Bien qu'il s'attache surtout aux rapports entre les d'ailleurs jamais été aussi clairement perçues et
transformations de la demande (accroissement et reconnues que lorsque la position sociale des
démocratisation de la clientèle) et les modifications détenteurs de ce type d'instruments s'est affaiblie,
du mode de fabrication (construction en série) et la désaffection du clavecin étant avant tout liée à
de distribution du piano (vente à crédit), son la fin de la domination du groupe qui en définissait
analyse fait néanmoins apparaître les luttes auxquelles l'usage et que son usage définissait (8). De même
la production et la diffusion de cet instrument ont les transformations des formes et de la technologie
donné lieu, luttes qui sont indissociablement du piano sont le produit des luttes que se livrent
économiques (prix), technologiques (nouveaux les facteurs : en même temps qu'ils imposent leurs
produits), artistiques (techniques d'interprétation, produits, et en fixent les modes (au double sens
écriture, répertoire), et symboliques (marques). du terme) d'emploi (répertoire, techniques et
A cet égard, l'histoire du piano est sans doute occasions de jeu, etc.), ceux-ci se disputent un
particulièrement topique : inventé à la veille des public qui, à mesure qu'il s'agrandit, se différencie
transformations sociales et politiques de la fin du tant du point de vue de la compétence musicale
18ème siècle, produit et diffusé à l'époque de la que du rapport qu'il entretient avec la musique.
révolution industrielle, le piano —«le prince des C'est à l'observation de la relation entre
instruments», le «symbole de la réussite sociale» — l'évolution du marché et les comportements des
a été l'objet, plus que tout autre instrument, des différentes catégories de producteurs de pianos que
investissements à la fois économique et l'ouvrage est surtout consacré. Cette relation est
symbolique que suppose «l'amour de la musique». principalement analysée dans le cas particulier que
L'apparition et le développement du marché constitue la lutte entre les deux premières
du piano, à la fin du 18ème siècle résultent, selon générations de facteurs qui, au milieu du 19ème siècle,
Cyril Ehrlich, de la rencontre de plusieurs séries ont mis en œuvre, pour la domination du marché
de déterminations qui, à l'origine, semblent du piano, des stratégies inséparablement
d'autant plus indépendantes qu'elles se déroulent dans économiques, commerciales, technologiques et
des pays distincts. En Angleterre, d'abord, esthétiques et qui a conduit à un renversement de la
l'ascension d'une bourgeoisie, détentrice d'une part de hiérarchie des fabricants et à une diversification
plus en plus grande du pouvoir économique et sociale de la clientèle.
politique, s'accompagne de la transformation des Le marché du piano a connu en effet une
pratiques culturelles de cette classe, jusque là sans expansion très rapide : la production mondiale par
tradition musicale particulière, mais que sa année est passée de 2000 au début du 19ème siècle,
nouvelle position incline à adopter des comportements à 50 000 en 1850 et à 500000 instruments à la
proches de ceux de la noblesse. Comme le clavecin fin du siècle. A cette croissance qui s'accélère
pour l'aristocratie, le piano s'est inscrit dans le considérablement entre 1870 et 1914 (triplement
système de biens définissant l'appartenance à la de la production par an), correspond une
bourgeoisie et la pratique de cet instrument est transformation des structures de production et de
devenue, dès cette époque pour cette classe, un des diffusion dont témoignent les changements qui ont
attributs de la jeune fille accomplie. Ensuite, en affecté, outre le nombre et la taille des entreprises,
Allemagne, certains facteurs d'instruments, voyant les techniques de fabrication et de
leur marché diminuer du fait de la guerre de commercialisation, et surtout une nouvelle répartition du
Sept ans et du déclin relatif des cours et des marché entre les entreprises selon leur ancienneté
chapelles princières, émigrent à Londres. Mais une et leur nationalité : alors qu'en 1850, la plupart
telle conjonction, qui a donné ce qu'on appelait des instruments sont construits en Angleterre et
vers les années 1770 les «pianos anglais», ne en France (première génération de facteurs),
saurait rendre compte à elle seule de l'apparition 50 ans plus tard la production a décuplé mais
du piano; elle suppose fondamentalement comme au profit d'entreprises américaines et allemandes
le soutient Cyril Ehrlich le développement d'une (deuxième génération) et ceci quel que soit le type
croyance collective en l'excellence de l'instrument de piano, piano de concert ou piano droit, piano
dont la possession et l'usage sont les signes de de luxe ou piano bon marché (9).
l'excellence sociale.
Contrairement à ce que pourrait faire Alors qu'au début du 19ème siècle, des facteurs comme
penser l'organisation de ces concerts pendant Erard (France) ou Broadwood (Grande-Bretagne)
construisent à peine 400 instruments par an, ce chiffre, en
lesquels étaient confrontées les performances 1850, passe à 2 500 pour ces entreprises et, à la veille de
techniques et sonores des deux instruments la première guerre mondiale, à plus de 5 000 pour les
rivaux (7), l'ascension du piano résulte moins d'une
8— A la sonorité «grêle», «sèche», «monotone» du clavecin
7— Cf. G. Favre, La musique française de piano avant 1830, étaient opposées la «puissance», la «sensibilité» et la
Paris, 1953. «couleur» du piano forte.
Pour une histoire sociale du piano 81

sociétés les plus importantes d'alors comme Bechstein tions faisant valoir leur habileté exceptionnelle et
(Allemagne) ou Steinway (États-Unis) et même à 22 000 les facteurs fabriquaient, souvent en liaison avec
pour Kimball (États-Unis). Ce développement du marché eux, des instruments correspondant aux exigences
du piano a été sans doute favorisé par la baisse du prix
moyen des instruments, le prix d'un piano, en Angleterre, de l'artiste (juxtaposition de tonalités lointaines,
à la fin du 19ème siècle, équivalant à trois mois de salaire enharmonies, enchaînements inhabituels, etc.), et
d'un professeur contre douze mois, cinquante ans plus tôt. aux nouvelles conditions matérielles d'exécution
Ainsi dans ce pays entre deux et quatre millions de pianos (notamment spatiales) des œuvres (puissance
étaient détenus, en 1910, par des particuliers, soit un
piano pour 10 à 20 habitants, les classes moyennes et sonore) (11).
même certaines fractions supérieures des classes populaires Si le développement de ce nouveau marché
possédant alors un piano. et, plus généralement, des marchés qui
correspondent aux différentes catégories de pianos, a
Cet essor de la production de pianos répond à une surtout profité à la seconde génération de facteurs,
progression de la demande que Cyril Ehrlich est-ce, comme le pensent certains historiens, du
attribue principalement à deux séries de facteurs : fait de leur supériorité économique, de leur
l'augmentation des revenus et l'amélioration des «agressivité» commerciale ou de leur suprématie
conditions de vie (notamment de l'habitat) des technologique ? Sans doute, comme dans les autres
classes moyennes et des classes populaires des secteurs industriels, la réussite des fabricants
villes (10), et le développement du commerce des américains et allemands repose sur des atouts
loisirs dans ces classes (music-hall, spectacles de économiques (matières premières à bon marché,
sport, concerts populaires, presse de grande pour les premiers, abondance de main d'œuvre
diffusion, etc.). Mais cette demande de piano a été qualifiée pour les seconds), commerciaux
systématiquement suscitée, notamment par la (organisation systématique de réseaux d'exportation
deuxième génération de facteurs, qui en baissant et de distribution), technologiques (adoption
les prix et en facilitant l'achat à crédit, s'ouvrent du cadre métallique et du système des cordes
un débouché à la mesure du nombre et de la croisées). Mais l'efficacité de ces facteurs, qui
qualité des pianos qu'ils construisent. Cette ont contribué au renversement de la position
prospection du marché s'est accompagnée de la mise en dominante des entreprises les plus anciennes
place de nouveaux réseaux de distribution (chaînes sur le marché du piano, n'a pu se faire qu'au
de grands magasins), de l'utilisation de techniques prix du renversement des valeurs non seulement
de commercialisation adaptées à la clientèle des économiques (baisse des prix, nouveaux
classes moyennes (location-vente, vente de pianos produits) mais aussi symboliques (nouvelle
d'occasion ou de copies de pianos de marques définition de la musicalité et plus largement du goût
prestigieuses) et de la fabrication de pianos de musical).
taille et de forme ajustées aux possibilités En effet, la conquête d'une position
financières et spatiales des nouveaux adeptes (piano- hégémonique sur le marché du piano et plus
lettes). Et surtout la diffusion du piano à usage particulièrement du piano de luxe (piano de concert
domestique a donné naissance à la production et piano droit) a été l'objet d'une concurrence
d'œuvres dont l'écriture et la technique sont entre les fabricants qui s'est accompagnée de
relativement simples et correspondent à des luttes pour le monopole de l'imposition des
fonctions de divertissement familial (ballades catégories légitimes de perception et d'appréciation
sentimentales, chansons comiques, etc.), ces musicales. De cette rivalité, on voit l'évolution
compositions représentant un marché spécifique dans les résultats des concours qu'organisent
et florissant qui entretient, en retour, la demande régulièrement, depuis 1851, les expositions
de l'instrument. . internationales auxquelles participent les plus grands
Parallèlement à cet essor de la pratique du facteurs de l'époque. Les classements qu'effectuent
piano domestique, s'est développé le système des les jurys et les commentaires qu'ils provoquent
tournées de pianistes professionnels, le plus dans la presse spécialisée, livrent l'évolution des
souvent organisées par les facteurs eux-mêmes qui catégories selon lesquelles est mesurée l'excellence
voient dans ces concerts un moyen de promouvoir de la facture instrumentale et, à travers elles,
leurs instruments. Ces récitals qui ont lieu dans l'évolution des rapports de forces entre les agents
des salles de plus en plus grandes (l'Albert Hall, pour la domination du champ de production
construit en 1870, a 10 000 places) ont été pianistique. Mais, surtout, ces confrontations
l'occasion d'une transformation de l'écriture et de font apparaître les stratégies, à la fois économiques
l'instrument lui-même. La technique pianistique et symboliques, des facteurs pour la conquête du
s'est en effet compliquée avec l'apparition de marché de cet instrument dont la détention situe
virtuoses pour lesquels, quand ils ne l'étaient pas et marque socialement celui qui le possède. C'est
eux-mêmes, les compositeurs écrivaient des parti- dire que l'enjeu de ces luttes ne concerne pas les
seuls fabricants mais l'ensemble de ceux qui,
9— Les principaux facteurs de pianos français et anglais se
sont établis à la fin du 18ème siècle ou au début du 19ème 1 1 —Les deux répertoires ne se recoupent pas, et rares sont
siècle : pour la France, Erard en 1785 et Pleyel en 1807, les compositeurs qui participent de ces deux types de
pour l'Angleterre, Collard en 1760 et Broadwood en 1770. musique —la «grande» et la «légère»— dont la distinction
Aux États-Unis, en dehors de Chickering (1823), la plupart correspond à la diversification du public qui s'est effectuée
des entreprises sont apparues après 1850, comme Steinway dans la seconde moitié du 19ème siècle et à laquelle les
(1853) et Kimball (1885); de même en Allemagne où facteurs de piano ont contribué en fabriquant des pianos
Bechstein et Blüthner ont débuté en 1853. de qualité et de technique différentes. Cf. A. Häuser,
10— Cf. A. Loesser,Afen, Women and Pianos, London, 1955. The Social History of Art, London, 1962, t.3, pp. 21 1-212.
82 Rémi Leño ir

ayant investi matériellement et symboliquement tion d'agents, fabricants, musiciens, critiques,


dans l'achat d'un piano, associent, pour eux et clientèles, qui en concourant pour le monopole
pour les autres, une part de leur valeur à cette de l'imposition de la définition dominante de
acquisition (12). l'excellence pianistique, défendent le marché
Loin de n'être, comme l'observent la plupart musical sur lequel ils ont de la valeur et les valeurs
des historiens du piano, qu'un perfectionnement musicales qui, si l'on peut dire, mettent en valeur
technique de l'instrument, l'adoption et leur propre valeur. Dès lors, sous peine de renier
l'imposition progressive, par les industriels américains et leur identité (leur marque), les facteurs
allemands, du cadre métallique et du système des «traditionnels», au même titre, que les agents qui
cordes croisées, sont solidaires du bouleversement participent du même système de valeurs, n'ont rien
de la hiérarchie du champ et des principes d'autre à opposer à la montée des entrepreneurs
économiques, commerciaux et musicaux qui les fondent «modernes» que les principes sur lesquels reposait
(12). Tout oppose en effet les deux générations leur domination (qualité de la clientèle et
de facteurs : les modes de fabrication (petites excellence musicale de l'instrument). La «cécité» des
entreprises et faible division du travail pour les facteurs français et anglais devant l'évolution du
premiers, grandes unités de production, marché (refus de se développer et de diversifier
mécanisation et standardisation pour les seconds); les leur production) et la «surdité» à l'égard des
modes de commercialisation (vente directe et faible améliorations technologiques et sonores apportées
recours à la publicité d'une part, constitution de par leurs concurrents, sont comme le suggèrent
grands réseaux de distribution et promotion des les termes qu'emploie Cyril Ehrlich pour désigner
ventes par tous les moyens d'autre part); enfin ces comportements conservateurs, le produit de
les caractéristiques musicales des pianos dont les l'incorporation d'un état antérieur de la
sonorités diffèrent et qui constituent la forme production musicale, c'est-à-dire du champ de production
spécifique que prend l'enjeu de la lutte dans le des instruments de musique et des modes de
champ . composition correspondants. En prolongeant
l'analyse de Cyril Ehrlich, on peut se demander si les
Ainsi, lors des premières confrontations, à l'époque où affinités entre les sonorités des instruments et les
les facteurs français et anglais dominaient encore goûts musicaux ne permettent pas de rendre
l'ensemble du champ de production, à «l'élégance» de la façon, compte des différences «impondérables» et
à «la pureté et à la distinction» du ton, à la «brillance» de «essentielles» des manières de composer et d'interpréter,
la sonorité des Erard ou des Broadwood, s'opposent habituellement attribuées à des traditions
respectivement la «lourdeur», la «puissance» et la «profondeur» nationales (le «goût français», le «style viennois», etc.) :
des nouveaux instruments américains ou allemands; les
rapports de forces s'étant inversés pendant les années 1860, ainsi par exemple la mélodie française ne doit-elle
les qualificatifs changent et s'ils restent les mêmes, ils pas une part de ses caractéristiques (son
ont une signification différente : «l'élégance» devient «raffinement», sa «distinction») aux «mécanismes» des
«superflue», le «raffinement» du ton est désormais signe pianos français sur lesquels ses compositeurs et
de «monotonie» et de «faiblesse sonore» et les pianos ses interprètes ont fait leur apprentissage (13) ?
«modernes» se voient reconnaître des qualités de «solidité»
pour leur facture, de «puissance» et de «nuance» pour
leur sonorité. 12— Cf. P. Bourdieu, La production de la croyance :
contribution à une économie des biens symboliques, Actes de la
Cet antagonisme entre ces deux générations de recherche en sciences sociales, 13, févr. 1977, pp. 3-43.
facteurs est une opposition entre deux modes de 13— On peut rappeler que, face à la concurrence de plus en
plus vive des pianos étrangers, le gouvernement français
production instrumentale et musicale, c'est-à- interdisait au début du 20ème siècle l'usage de ces pianos au
dire une opposition entre deux modes de Conservatoire ainsi qu'aux concerts Colonne et Lamoureux.

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