PAUL RICEUR
DU TEXTE
A L’ACTION
ESSAIS
D’HERMENEUTIQUE
I
EDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris Vie
A186
Préface
Le lecteur trouvera ici rassemblés les principaux articles que
Jai publiés en France ou a ’étranger durant les quinze derniéres
années. Ce recucil fait ainsi suite au Conflit des interprétations
qui couvrait la période des années soixante. Si on n’a pas conservé
Te méme titre pour cette série d’articles, c'est en grande partie
parce que je m’y montre moins soucieux de défendre la légitimité
d'une philosophie de l'interprétation face & ce qui m’apparaissait
alors comme un défi, qu’il s'agisse de sémiotique ou de psycha-
nalyse. N’éprouvant plus guére le besoin de justifier le droit &
existence de la discipline que je pratique, je m’y livre sans
scrupule ni souci apologétique.
Les trois premiers essais, il est vrai, portent encore la marque
@une exigence de légitimation; mais c'est moins a Pégard de
oncurrents présumés que je cherehe a me stuer, que par rapport
4 ma propre tradition ée. Je dis d’atlord que Pherméneu-
tique - ou théorie générale de Vinterprétation — n'a jamais fini
de «s'expliquer avec > la phénoménologie husserlienne; elle en
sort, au double sens du terme : c’est le lieu d’od elle provient:
Crest aussi le lieu qu’elie a quitté (on lira dans un autre recueil
BUDE chez Vrin les études plus techniques que j'ai rites A
'école de la phénoménologie). Je reconstitue ensuite la lignée
anc@tres que I'herméneutique contemporaine — c’est-a-dire
ideggérienne — conjugue avec son ascendance husserlienne;
le nom de Schleiermacher vient ainsi s’inscrire 4 c6té de celul
de Husser] sans toutefois le remplacer. Le théme de la distan-
ciation me donne l'occasion de marquer ma contribution person-
nelle & Pécole phénoménologique-herméncutique; celle-i est assez
bien caractérisée par le role que j'assigne a instance critique
dans toutes les opérations de pensée relevant de Pinterprétation.
Crétait jadis le méme recours & cette instance qui me permettait
de convertir en alliés les adversaires avec qui je polémiquais.
1POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
mesure méme oi la fusion des horizons exclut lidée d'un savoir
taal et unigue, ce concept impliaue la tension entre le propre
et létranger, entre le proche et le lointain; le jeu de la difference
est ainsi inclus dans la mise en commun. indication la
lus précise en faveur d'une interprétaton moins négative de la
istanciation aliénante est contenue dans la philosophie du lan-
gage sur laquelle 'achéve Fouvrage. Le caractére universellement
langagier de l'expérience humaine — par ce mot peut étre traduite
avec plus ou moins de bonheur la Sprachlichkeit de Gadamer —
Signfle que mon appartenance 8 une tradition oud des wadiGons
se par l'interprétation des signes, des ceuvres, des textes dans
uels les héritages culturels se sont inscrits et offerts & notre
déchiffrement. Certes, toute la méditation de Gadamer sur le
langage est tournée contre la réduction du monde des signes &
des instruments que nous pourrions manipuler 4 notre gré, Toute
la troisiéme partie de Wahrheit und Methode est une apologie
passionnée du dialogue que nous sommes et de lentente préalable
ui nous porte. Mais Vexpérience langagiére n’exerce sa fonction
médiatrice que parce que les interlocuteurs du dialogue s’effacent
Tun et autre devant les choses dites qui, en quelque sorte,
ménent le dialogue. Or, oi ce régne de la chose dite sur les
interlocuteurs est-l plus’ apparent que lorsque la Sprachlichkeit
gevient Schriichket, aurement dt lorsque Ia médiation par
te langage devient mi par le texte? Ge qui nous fait alors
communiquer dans la distance, cest la chose du texte, qui
wappartient plus ni a son auteur ni A son lecteur.
Cette derniére expression, la chose du texte, me conduit au
seuil de ma propre réflexion; c’est ce seuil que je franchis dans
Pétude suivante,
2 S60 -
La fonction herméneutique
de la distanciation
Dans Particle précédent, j'ai, pour Vessenticl, décrit Parrigre-
plan sur lequel je tente, pour mon ‘compte, d’élaborer le
robleme herméneutique d'une maniére qui sit significative pour
Fe dialogue entre Pherméneutique et les pines sémiologiques
et exégétiques. Cette description nous a conduit & une antinomic
qui m’a paru étre le ressort essentie] de l'euvre de Gadamer,
savoir l'opposition entre distanciation aliénante et apparte
Gette opposition est une antinomic, pace quelle suite une
alternative intenable : d'un cété, avons-nous dit, la distanciation
alignante est 'attitude & partir 'de laquelle est’ possible Tobjeo-
tivation qui régne dans les sciences de I'esprit ou sciences
humaines; mais cette distanciation, qui ionne le statut
scientifique des sciences, est en méme temps la déchéance qui
ruin le rapport fondamental et primordial qui nous fait appar-
tenir et participer 4 la réalité historique que nous préten
ériger en objet. D'oi 'alternative sousacente au titre méme de
Peeuvre de Gadamer Vérité et Méthode ' : ou bien nous pratiquons
attitude méthodologique, mais nous perdons la densité ontolo-
gigue de la réalité étudiée, ou bien nous pratiquons I’attitude de
vérité, mais alors nous devons renoncer & l'objectivité des sciences
bumaines. 7
Ma propre réflexion procéde d'un refus de cette alternative et
dune tentative pour la dépasser. Cette tentative trouve sa pre~
mire expression dans le choix d'une problématique dominante
qui me parait échapper par nature a l'alternative entre distan-
ciation aliénante et participation par appartenance. Cette
blématique dominante est celle du texte, par laquelle, en effet,
est réintroduite une notion positive et, si je puis dire, productive
1. HG. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit.
101POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
de la distanciation; le texte est, pour moi, beaucoup plus qu’un
as particulier de communication interhumaine, il est le para~
digme de la distanciation dans la communication; & ce titre, il
révéle un caractére fondamental de ’historicité méme de Pex-
Périence humaine, & savoir qu’elle est une communication dans
et par la distance,
Dans ce qui suit, on élaborera la notion de texte en vue de
cela méme dont elle témoigne, & savoir la fonction positive et
productive de la distanciation ‘au coeur de P'historicité de Pex
Pere propane dor bk de
je organiser cette problématique autour de cing
thames 1) leffectuation du langage comme discours, 2) effec:
tuation du discours comme ceuvre structurée; 3} la relation de
la parole 4 Wécriture dans le discours et dans les ceuvres de
discours; 4) I'euvre de discours comme projection d'un monde;
S)le discours et Peuvre de discours comme médiation de la
‘compréhension de soi. Tous ces traits pris ensemble constituent
les critéres de la textualité,
(On remarquera tout de suite que la question de Iériture, si
elle est placée au centre de ce réseau de critéres, ne constitue
aucunement la problématique unique du texte. On ne saurait
donc identifier purement et simplement texte et écriture. Et cela
pour plusieurs raisons: d’abord, cc n'est pas Pécriture comme
telle qui suscite un probléme herméneutique, mais la dialectique
de la parole et de I'écriture; ensuite, cette dialectique se construit
sur une dialectique de distanciation plus primitive que 'opposi-
tion de l’écriture a la parole et qui appartient déja au discours
oral en tant qu’il est discours; c'est donc dans le discours méme
qu'il faut chercher la racine de toutes les dialectiques ultérieures;
enfin, entre l'effectuation du langage comme discours et la dia-
lectique de la parole et de Vécriture, il a paru nécessaire d’in-
tercaler une notion fondamentale, celle de V'effectuation du dis-
cours comme uvre structurée; il'm’a semblé que Pobjectivation
dul dans les ceuvres de discours constitue Ia condition la
plus proche de inscription du discours dans Vertue; a litte
Tature est constituée deuvres écrites, donc d’abord d’euvres.
Mais ce n'est pas tout: la triade discours - euvre - écriture ne
constitue encore que le trépied qui supporte la problématique
décisive, celle du projet d'un monde, que j’appelle le monde de
Teuvre, et od je vois le centre de gravité de la question her-
méneutique. Toute la discussion antérieure ne servira qu’a pré-
102
LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION
parer le déplacement du probléme du texte vers celui du monde
qu'il ouvre. Du méme coup, la question de la compréhension de
$0), qu, dans Therménentique romantique, avait occupé Vavant-
seéne, Se trouve reportée a la fin, comme facteur terminal, et
non comme facteurintroductif ot moins encore comme centre
eravit
I L’EFFECTUATION DU LANGAGE
COMME DISCOURS
Le discours, méme oral, présente un trait absolument primitif
de distanciation qui est Ia condition de possibilité de tous ceux
que nous considérerons ultérieurement. Ce trait primitif de dis-
tanciation peut étre placé sous le titre de la dialectique de
Pévénement et de la signification.
D'un cote, le discours se donne comme événement : quelque
chose arrive lorsque quelqu’un parle, Cette notion de discours
comme événement s'impose dés que l'on prend en consideration
le passage d'une linguistique de la langue ou du code a une
linguistique du discours ou du message. La distinction vient,
comme on sait, de Ferdinand de Saussure ' et de Louis Hijelmslev ®
Le premier distingue ia «langue et Je epaole», le second le
est unité de base du discours.
C'est la linguistique de la phrase qui supporte la dialectique de
Pévénement et du sens d’ot part notre théorie du texte.
1, Ede Saussure, Cours de lingusique fatale, bitin ertiqueT. de Ma
vat Paya Ute Seg eo . Baa
ijeimslev, Essais' linguistiques, Copeahague, Cercle linguistique de
1959.
Br Benvcase, Problomes de lingulstique géndrale, Pasi, Galimard, 1966.
103POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
‘Mais qu’entend-on ici par événement?
Dire que le discours est un événement, c’est dire, d’abord, que
le discours est réalisé temporellement et dans le présent, alors
que le systéme de la langue est viruel et hors du temps; en ce
sens, on peut parler, avec Benveniste, de I's instance du discours »
pour désigner le surgissement du’ discours Iui-méme comme
événement. En outre, alors que la langue n’a pas de sujet, en ce
sens que l2 question’ « qui parle? » ne vaut pas & ce niveau, le
discours renvoie & son locuteur par le moyen un ensemble
complexe d’indicateurs, tels que les pronoms personnels; nous
dirons en ce sens que instance de discours est sui-référentielle;
le caractére d’événement s'attache maintenant & la personne de
celui qui parle; I'événement consiste en ceci que quelqu’un parle,
uelgu'un sexprime en prenant la parole. En un trotsiéme sens
encore le discours est événement : alors que les signes du langage
renvoient seulement 4 d'autres signes a Tintérieur du meme
systéme et font que la langue n’a pas plus de monde qu’elle n'a
de temps et de subjectivite, le discours est toujours au sujet de
quelque chose : il se référe & un monde qu'il prétend décrire,
exprimer ou représenter; l'événement, en ce troisiéme sens, c’est
Ja venue au langage d'un monde par le moyen du discours. Enfin,
tandis que la langue n'est qu'une condition préalable de la
communication @ laquelle il fournit ses codes, c'est dans le
discours que tous les messages sont échangés; en ce sens, le
discours seul, non seulement a un monde, mais a un autre, une
autre personne, un interlocuteur auquel il est adressé; Pévéne-
‘ment, en ce dernier sens, c'est le phénombne temaporel de l'échange,
Tétablissement du dialogue, qui peut se nouer, se prolonger ou
stinterrompre.
Tous ces traits pris ensemble constituent le discours en évé-
nement. Il est remarquable qu'lls n'apparaissent que dans le
mouvement d’effectuation de la langue en discours, dans I'actua-
lisation de notre compétence linguistique en performance.
Mais, en accentuant ainsi le caractére d’événement du discours,
nous n’avons fait paraitre qu'un des deux péles du couple consti-
tutif du discours; il faut maintenant éclairer le second péle :
‘celui de la signification; car c’est de Ja tension entre ces deux
poles que naissent la production du discours comme ceuvre, la
dialectique de la parole et de l’écriture, et tous les autres traits
du texte qui enrichiront la notion de distanciation.
Pour introduire cette dialectique de l’événement et du sens, je
104
LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION
propose de dire que, si tout discours est effectué comme événe-
ment, tout discours est compris comme signification.
Ce'n’est pas I'événement, dans la mesure ob il est fugitif, que
nous voulons comprendre, mais sa signification qui demeure. Ce
point demande la plus grande clarification : il pourrait sembler,
Spot, que pour cevenions en arvtre, de la Lingustique du
discours a celle de la langue. Il n’en est rien. C'est dans la
linguistique du discours que V’événement et le sens s'articulent
Tun sur autre, Cette articulation est le noyau de tout le probleme
herméneutique. De méme que la langue, en s’actualisant dans le
discours, se dépasse comme systéme et se réalise comme évé-
nement, de méme, en entrant dans le procts de ia compréhension,
le discours se dépasse, en tant qu’événement, dans la signification.
Ce dépassement de Pévénement dans la signification est carac-
téristique du discours comme tel. Il atteste I'intentionnalité meme
du langage, la relation en lui du noéme ct de le notse. Si le
langage est un meinen, une visée signifiante, C'est précisément
en vertu de ce dépassement de l’événement dans la signification.
La toute premiére distanciation est donc la distanciation du
dire dans le dit.
Mais qu’est-ce qui est dit? Pour éclairer plus complétement
ce probleme, Fherinéneutique doit faire appel, non sedlement &
Ja linguistique — méme comprise au sens de linguistique du
giscours par opposition a linguistque de la langue Comme on
fait jusqu’ici ~, mais encore & la théorie du Speeck-Act, corame
on la trouve chez Austin et Searle?,
Liacte de discours, selon ces auteurs, est constitué par une
hiérarchie d’actes subordonnés, distribués en trois niveaux:
1) niveau de acte locutionnaire ou propositionnel : acte de dire;
2) niveau de V'acte (ou de la force) illocutionnaire : ce que nous
faisons en disant; 3) niveau de Pacte perlocutionnaire : ce que
nous faisons par Ie fait que nous parlons. Si je vous dis de fermer
la porte, je fas trois choses je rapporte le prédicat action
(fermer) 4 deux arguments (vous et la porte); c'est 'acte de
dire. Mais je vous dis cette chose avec la force dun ordre, et
non d'une constatation, ou d'un souhait, ou d’une promesse; c'est
1 SL, Austin, How 10 Do Things with Words, Onford, 1962; tad fr. de
G ane, Quand de cet fare Pans Edd Seal 1970
aytias Univerty Pre 100: nd 4 anche es ace Oe Naga.
rigs Univerty Pres, sae te lace :
teat de piloophte i lonpege, Pai, Hertaan, 1972 af
105POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
Pacte illocutionnaire. Enfin, je peux provoquer certains effets,
telle la peur, par le fait que je vous donne un ordre; ces effets
font, du discours une sorte ‘de stimulus qui produit certains
résultats; est Pacte perlocutionnaire.
‘Quelles sont les implications de ces distinctions pour notre
probléme de l’extériorisation intentionnelle par laquelle Pévéne-
ment se dépasse dans la signification?
Lacte locutionnaire s'extériorise dans les phrases en tant que
proposition. C’est en effet en tant que proposition qu’une phrase
Put ete identi et réidentiiée comme étant la méme phrase.
ine phrase se présente ainsi comme une é-nonciation (dus-sage),
susceptible d'etre transférée & d'autres, avec tel ou tel sens. Ce
qui est ainsi identifié, Cest la structure prédicative elle-méme,
comme I'exemple ci-dessus le laisse voir; ainsi, une phrase d’ac-
tion se laisse identifier par son prédicat spécifique (tclle action)
et par ses deux arguments (Vagent et le patient). Mais l'acte
illocutionnaire peut aussi étre extériorisé grace aux paradigmes
grammaticaux (les modes :indicatif, impératif, etc.) et aux autres
procédures qui « marquent » la force illocutionnaire d'une phrase
et ainsi permettent de Videntifier et de la réidentifier. Il est vrai
que dans le discours oral la force illocutionnaire se fait identifier
par la mimique et par les gestes autant que par des traits
‘oprement linguistiques et que, dans le discours méme, ce sont
les aspects les moins articulé, ceux que nous appelons prosodie
qui fournissent les indices les plus probants. Néanmoins, les
marques proprement syntaxiques constituent un systéme d’ins-
cription qui rend possible par principe la fixation par l’écriture
de ces marques de la force illocutionnaire. I] faut concéder,
toutefois, que Pacte perlocutionnaire constitue laspect le moins
inscriptible du discours et caractérise par préférence le discours
oral, Mais action perlocutionnaire est précisément ce qui, dans
le discours, est le moins discours. C'est le discours en tant que
stimulus. Ici le discours agit, non par le truchement de la
reoganiuanse par soften de moa iaeaton, mai en
quelque sorte, sur le m¢ jue, par influence directe sur
les émotions et les dispositions affectives de I'nterlocuteur. Ainsi
Pacte propositionnel, la force illocutionnaire et l’action perlocu-
tionnaire sont aptes, dans un ordre décroissant, & l’extériorisation
intentionnelle qui rend possible inscription par Pécriture.
Crest pourquoi il est nécessaire d’entendre par signification de
Vacte de discours, ou par noéme du dire, non seulement le
106
LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION
corrélat de la phrase, au sens étroit de acte propositionnel, mais
aussi celui de la force illocutionnaire et méme celui de laction
perlocutionnare, dans Ja mesure od ces, trois aspects de acte
le discours sont codifiés et réglés sclon des paradigmes, dans la
mesure done oi ils peuvent étre identifés et réidentifiés comme
ayant la méme signification. Je donne donc ici au mot signification
une acception trés large qui couvre tous les aspects et tous les
niveaux de 'extériorisation intentionnelle qui rend possible a son
tour lextériorisation du discours dans Pceuvre et dans lécrt.
IL LE DISCOURS COMME EUVRE
__Je propose trois traits distinctifs de la notion d’ceuvre. D'abord,
tune ceuvre est une séquence plus longue que la phrase qui suscite
un probleme nouveau de compréhension, relatif & la totalité finie
et close que constitue Pceuvre comme telle. Deuxiémement,
Peeuvre est soumise & une forme de codification qui s'appliqu
la composition elle-méme et qui fait du discours soit un récit,
soit un poéme, soit un essai, etc.; c'est cette codification qui est
connue sous le nom de genre littéraire; autrement dit, il appar-
tient & une @uvre de se ranger sous un genre littgraire, Bain,
lune @uvre regoit une configuration unique qui l'assimile & un
individu et qu'on appelle le style.
Composition, appartenance A un genre, style individuel carac-
térisent le discours comme cruvre. Le mot méme d'euvre révele
la nature de ces catégories nouvelles; ce sont des catégories de
la production et du travail; imposer une forme a la matitre,
soumettre la production & des genres, enfin produire un individu,
ce sont 14 autant de maniéres de considérer le langage comme
un matériau 4 travailler et & former; par 1a, le discours devient
objet d'une praxis et d'une technd; & cet’ égard, il n'y a pas
opposition tranchée entre le travail de esprit et le travail
manuel. On peut évoquer & ce ce que dit Aristote de la
pratique et de la production : « Toute pratique et toute production
‘ent sur l'individuel : ce n’est pas Phomme en effet que guérit
le médecin, sinon par accident, mais Callias ou Socrate ou
quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve en méme
temps homme» (Métaphysique A, 981, a 15). Dans le méme
107POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
sens, G.G. Granger écrit dans son Essai d'une philosophie du
style : « La pratique, c'est lactivité considérée avec son contexte
complexe et en particulier les conditions sociales qui lui donnent
gnification dans un monde effectivement vécu !.> Le travail est
i une. des structures de la pratique, sinon la structure prin-
cipale : c'est « Pactivité pratique s‘objectivant dans des euvres ? >.
De la méme maniére, Peuvre littéraire est le résultat d'un travail
‘qui organise le langage. En travaillant le discours, homme opére
1a determination pratique d’une catégorie d’individus : les euvres,
de discours. Crest ici que la notion de signification regoit une
spécification nouvelle d’étre reportée 4 L'échelle de Peeuvre indi-
viduelle. C'est pourquoi il y a un probleme d'interprétation des,
ceuvres, iréduetible a la simple intelligence des phrases, cou
Peovre' i fait de vie slobalen oe ane at eure,
Poeuvre comme. signifiant ment en tant qu’euvre..
probleme de la littérature vient alors s'insorire & Vintérieur @une
Stylistique générale congue comme « méditation sur les ceuvres
humains ?> et spécifiée par la notion de travail dont elle cherche
les conditions de possibilité : « Rechercher les conditions les plus.
énérales de V'insertion des structures dans une pratique indivi-
iuelle, telle serait la tache d'une stylistique «> :
‘A Ia lumiére de ces principes, que deviennent les traits du
diseours enumerés au debut de cette tude?
‘On se rappelle le paradoxe initial de l'événement et du sens :
le discours, disions-nous, est effectué comme événement mais
compris comme sens. Comment la notion d’cuvre vient-elle se
situer par rapport & ce paradoxe? En introduisant dans la dimen-
‘sion du discours des catégories propres & ordre de la production
et du travail, la notion d’euvre apparait comme une médiation
pratique entre Pirrationalité de 'événement et la rationalité du
Sens. L’événement, c'est la stylisation elle-méme, mais cette
Stylisation est en relation dialectique avec une situation concrete
complexe présentant des tendances, des confits. La stylisation
advient au sein d'une expérience déja structurée mais comportant
des ouvertures, des possibilités de jeu, des indéterminations;
Saisir une ceuvre comme événement, c'est saisir le rapport entre
la situation et le projet dans le procés de restructuration. L’euvre
108
LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION
de stylisation prend la forme singuliére d’une tractation entre
une situation antérieure qui soudain défaite, non résolue,
ouverte, et une conduite ou une stratégic qui réorganise les
résidu lassés pour compe par Ja structuration antéteure. Du
méme coup, le paradoxe de l’événement fuyant et du sens
identifiable et répétable, qui est au départ de notre méditation
sur la distanciation dans le discours, trouve dans la notion d’euvre
une médiation remarquable. La notion de style cumule les deux
caractéres de 'événement et du sens. Le style, nous Pavons dit,
survient temporellement comme un individu unique et & ce titre
concerne le moment irrationnel du parti pris, mais son inscription
dans Je matériau du langage lui Happatence d'une idée
sensible, d'un universe! concret, comme dit W.K. Wimsatt dans
The Verbal Icon’. Un style est la promotion dun parti pris
sible dans une ceuvre qui, par sa singularté, lustre et exalte
le caractére événementiel du discours; mais cet événement n'est
pas & chercher ailleurs que dans la forme méme de leuvre. Si
Pindividu est insaisissable théoriquement, il peut étre reconnu
comme la singularité d’un procés, d’une construction, en réponse
3 une situation déterminée.
Quant 4 la notion de sujet de discours, elle recoit un statut
nouveau lorsque le discours devient une eure. La notion de style
et une approche nouvelle dela question du suet de 'euyre
itéraire, La clé est du cdté des categories de la production du
travail; & cet égard, le modéle de artisan est particuliérement
instructif (estampille du meuble au xvtir siécle; la signature de
artiste, etc.). En effet, la notion d'auteur, qui vient qualifier ici
celle de sujet parlant, apparait comme le corrélat de V’individualité
de leuvre. La démonstration la plus saisissante est fournie par
exemple le moins littéraire qui soit, le style de la construction
de objet mathématique tel que G. G. Granger expose dans la
premitre partie de son Essai d'une philosophie du style. Méme
Ja construction d’un modéle abstrait des phénoménes, dés lors
qu'elle est une activité pratique immanente 4 un processus de
structuration, porte un nom propre. Tel mode de structuration
apparait nécessairement comme choisi plutot que tel autre. Parce
que le style est un travail qui individue, c’est-a-dire qui produit
de Pindividuel, il désigne également, rétroactivement, son auteur.
1. WK. Wimsatt, The Verbal Icon, Studies in the Meaning of Poetry,
University of Kentucky Press, 1954.
109POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
‘Ainsi le mot « auteur » appartient a la stylistique. Auteur dit plus
{que locuteur; c’est Partisan en ouvre de langage. Mais, du méme
coup, la catégorie de auteur est une catégorie de 'interprétation,
en ce sens qu'elle est contemporaine de la signification de l'ocuvre
comme un tout. La configuration singuliére de l'ceuvre et Ia conti-
uration singuliére de l'auteur sont strictement corrélatives.
“homme s‘individue en produisant des c-uvres individuelles, La
signature est la marque de cette relation.
“Mais la conséquence la plus importante de lintroduction de
la catégorie d’euvre tient & la notion méme de composition,
Lteuvre de discours présente en effet des caractéres d'organi-
sation et de structure qui permettent d’étendre au discours lui-
méme les méthodes structurales qui ont d’abord été appliquées
avec succés aux entités du langage plus courtes que la phrase,
tn phonologic et en sémantique. L'objectivation du discours dans
Poeuvre et Ie caractére structural de la composition, & quoi
S‘ajoutera la distanciation par I’écriture, nous obligent & remettre
entitrement en question T'opposition ‘regue de Dilthey entre