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PAUL RICEUR DU TEXTE A L’ACTION ESSAIS D’HERMENEUTIQUE I EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vie A186 Préface Le lecteur trouvera ici rassemblés les principaux articles que Jai publiés en France ou a ’étranger durant les quinze derniéres années. Ce recucil fait ainsi suite au Conflit des interprétations qui couvrait la période des années soixante. Si on n’a pas conservé Te méme titre pour cette série d’articles, c'est en grande partie parce que je m’y montre moins soucieux de défendre la légitimité d'une philosophie de l'interprétation face & ce qui m’apparaissait alors comme un défi, qu’il s'agisse de sémiotique ou de psycha- nalyse. N’éprouvant plus guére le besoin de justifier le droit & existence de la discipline que je pratique, je m’y livre sans scrupule ni souci apologétique. Les trois premiers essais, il est vrai, portent encore la marque @une exigence de légitimation; mais c'est moins a Pégard de oncurrents présumés que je cherehe a me stuer, que par rapport 4 ma propre tradition ée. Je dis d’atlord que Pherméneu- tique - ou théorie générale de Vinterprétation — n'a jamais fini de «s'expliquer avec > la phénoménologie husserlienne; elle en sort, au double sens du terme : c’est le lieu d’od elle provient: Crest aussi le lieu qu’elie a quitté (on lira dans un autre recueil BUDE chez Vrin les études plus techniques que j'ai rites A 'école de la phénoménologie). Je reconstitue ensuite la lignée anc@tres que I'herméneutique contemporaine — c’est-a-dire ideggérienne — conjugue avec son ascendance husserlienne; le nom de Schleiermacher vient ainsi s’inscrire 4 c6té de celul de Husser] sans toutefois le remplacer. Le théme de la distan- ciation me donne l'occasion de marquer ma contribution person- nelle & Pécole phénoménologique-herméncutique; celle-i est assez bien caractérisée par le role que j'assigne a instance critique dans toutes les opérations de pensée relevant de Pinterprétation. Crétait jadis le méme recours & cette instance qui me permettait de convertir en alliés les adversaires avec qui je polémiquais. 1 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE mesure méme oi la fusion des horizons exclut lidée d'un savoir taal et unigue, ce concept impliaue la tension entre le propre et létranger, entre le proche et le lointain; le jeu de la difference est ainsi inclus dans la mise en commun. indication la lus précise en faveur d'une interprétaton moins négative de la istanciation aliénante est contenue dans la philosophie du lan- gage sur laquelle 'achéve Fouvrage. Le caractére universellement langagier de l'expérience humaine — par ce mot peut étre traduite avec plus ou moins de bonheur la Sprachlichkeit de Gadamer — Signfle que mon appartenance 8 une tradition oud des wadiGons se par l'interprétation des signes, des ceuvres, des textes dans uels les héritages culturels se sont inscrits et offerts & notre déchiffrement. Certes, toute la méditation de Gadamer sur le langage est tournée contre la réduction du monde des signes & des instruments que nous pourrions manipuler 4 notre gré, Toute la troisiéme partie de Wahrheit und Methode est une apologie passionnée du dialogue que nous sommes et de lentente préalable ui nous porte. Mais Vexpérience langagiére n’exerce sa fonction médiatrice que parce que les interlocuteurs du dialogue s’effacent Tun et autre devant les choses dites qui, en quelque sorte, ménent le dialogue. Or, oi ce régne de la chose dite sur les interlocuteurs est-l plus’ apparent que lorsque la Sprachlichkeit gevient Schriichket, aurement dt lorsque Ia médiation par te langage devient mi par le texte? Ge qui nous fait alors communiquer dans la distance, cest la chose du texte, qui wappartient plus ni a son auteur ni A son lecteur. Cette derniére expression, la chose du texte, me conduit au seuil de ma propre réflexion; c’est ce seuil que je franchis dans Pétude suivante, 2 S60 - La fonction herméneutique de la distanciation Dans Particle précédent, j'ai, pour Vessenticl, décrit Parrigre- plan sur lequel je tente, pour mon ‘compte, d’élaborer le robleme herméneutique d'une maniére qui sit significative pour Fe dialogue entre Pherméneutique et les pines sémiologiques et exégétiques. Cette description nous a conduit & une antinomic qui m’a paru étre le ressort essentie] de l'euvre de Gadamer, savoir l'opposition entre distanciation aliénante et apparte Gette opposition est une antinomic, pace quelle suite une alternative intenable : d'un cété, avons-nous dit, la distanciation alignante est 'attitude & partir 'de laquelle est’ possible Tobjeo- tivation qui régne dans les sciences de I'esprit ou sciences humaines; mais cette distanciation, qui ionne le statut scientifique des sciences, est en méme temps la déchéance qui ruin le rapport fondamental et primordial qui nous fait appar- tenir et participer 4 la réalité historique que nous préten ériger en objet. D'oi 'alternative sousacente au titre méme de Peeuvre de Gadamer Vérité et Méthode ' : ou bien nous pratiquons attitude méthodologique, mais nous perdons la densité ontolo- gigue de la réalité étudiée, ou bien nous pratiquons I’attitude de vérité, mais alors nous devons renoncer & l'objectivité des sciences bumaines. 7 Ma propre réflexion procéde d'un refus de cette alternative et dune tentative pour la dépasser. Cette tentative trouve sa pre~ mire expression dans le choix d'une problématique dominante qui me parait échapper par nature a l'alternative entre distan- ciation aliénante et participation par appartenance. Cette blématique dominante est celle du texte, par laquelle, en effet, est réintroduite une notion positive et, si je puis dire, productive 1. HG. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit. 101 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE de la distanciation; le texte est, pour moi, beaucoup plus qu’un as particulier de communication interhumaine, il est le para~ digme de la distanciation dans la communication; & ce titre, il révéle un caractére fondamental de ’historicité méme de Pex- Périence humaine, & savoir qu’elle est une communication dans et par la distance, Dans ce qui suit, on élaborera la notion de texte en vue de cela méme dont elle témoigne, & savoir la fonction positive et productive de la distanciation ‘au coeur de P'historicité de Pex Pere propane dor bk de je organiser cette problématique autour de cing thames 1) leffectuation du langage comme discours, 2) effec: tuation du discours comme ceuvre structurée; 3} la relation de la parole 4 Wécriture dans le discours et dans les ceuvres de discours; 4) I'euvre de discours comme projection d'un monde; S)le discours et Peuvre de discours comme médiation de la ‘compréhension de soi. Tous ces traits pris ensemble constituent les critéres de la textualité, (On remarquera tout de suite que la question de Iériture, si elle est placée au centre de ce réseau de critéres, ne constitue aucunement la problématique unique du texte. On ne saurait donc identifier purement et simplement texte et écriture. Et cela pour plusieurs raisons: d’abord, cc n'est pas Pécriture comme telle qui suscite un probléme herméneutique, mais la dialectique de la parole et de I'écriture; ensuite, cette dialectique se construit sur une dialectique de distanciation plus primitive que 'opposi- tion de l’écriture a la parole et qui appartient déja au discours oral en tant qu’il est discours; c'est donc dans le discours méme qu'il faut chercher la racine de toutes les dialectiques ultérieures; enfin, entre l'effectuation du langage comme discours et la dia- lectique de la parole et de Vécriture, il a paru nécessaire d’in- tercaler une notion fondamentale, celle de V'effectuation du dis- cours comme uvre structurée; il'm’a semblé que Pobjectivation dul dans les ceuvres de discours constitue Ia condition la plus proche de inscription du discours dans Vertue; a litte Tature est constituée deuvres écrites, donc d’abord d’euvres. Mais ce n'est pas tout: la triade discours - euvre - écriture ne constitue encore que le trépied qui supporte la problématique décisive, celle du projet d'un monde, que j’appelle le monde de Teuvre, et od je vois le centre de gravité de la question her- méneutique. Toute la discussion antérieure ne servira qu’a pré- 102 LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION parer le déplacement du probléme du texte vers celui du monde qu'il ouvre. Du méme coup, la question de la compréhension de $0), qu, dans Therménentique romantique, avait occupé Vavant- seéne, Se trouve reportée a la fin, comme facteur terminal, et non comme facteurintroductif ot moins encore comme centre eravit I L’EFFECTUATION DU LANGAGE COMME DISCOURS Le discours, méme oral, présente un trait absolument primitif de distanciation qui est Ia condition de possibilité de tous ceux que nous considérerons ultérieurement. Ce trait primitif de dis- tanciation peut étre placé sous le titre de la dialectique de Pévénement et de la signification. D'un cote, le discours se donne comme événement : quelque chose arrive lorsque quelqu’un parle, Cette notion de discours comme événement s'impose dés que l'on prend en consideration le passage d'une linguistique de la langue ou du code a une linguistique du discours ou du message. La distinction vient, comme on sait, de Ferdinand de Saussure ' et de Louis Hijelmslev ® Le premier distingue ia «langue et Je epaole», le second le est unité de base du discours. C'est la linguistique de la phrase qui supporte la dialectique de Pévénement et du sens d’ot part notre théorie du texte. 1, Ede Saussure, Cours de lingusique fatale, bitin ertiqueT. de Ma vat Paya Ute Seg eo . Baa ijeimslev, Essais' linguistiques, Copeahague, Cercle linguistique de 1959. Br Benvcase, Problomes de lingulstique géndrale, Pasi, Galimard, 1966. 103 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE ‘Mais qu’entend-on ici par événement? Dire que le discours est un événement, c’est dire, d’abord, que le discours est réalisé temporellement et dans le présent, alors que le systéme de la langue est viruel et hors du temps; en ce sens, on peut parler, avec Benveniste, de I's instance du discours » pour désigner le surgissement du’ discours Iui-méme comme événement. En outre, alors que la langue n’a pas de sujet, en ce sens que l2 question’ « qui parle? » ne vaut pas & ce niveau, le discours renvoie & son locuteur par le moyen un ensemble complexe d’indicateurs, tels que les pronoms personnels; nous dirons en ce sens que instance de discours est sui-référentielle; le caractére d’événement s'attache maintenant & la personne de celui qui parle; I'événement consiste en ceci que quelqu’un parle, uelgu'un sexprime en prenant la parole. En un trotsiéme sens encore le discours est événement : alors que les signes du langage renvoient seulement 4 d'autres signes a Tintérieur du meme systéme et font que la langue n’a pas plus de monde qu’elle n'a de temps et de subjectivite, le discours est toujours au sujet de quelque chose : il se référe & un monde qu'il prétend décrire, exprimer ou représenter; l'événement, en ce troisiéme sens, c’est Ja venue au langage d'un monde par le moyen du discours. Enfin, tandis que la langue n'est qu'une condition préalable de la communication @ laquelle il fournit ses codes, c'est dans le discours que tous les messages sont échangés; en ce sens, le discours seul, non seulement a un monde, mais a un autre, une autre personne, un interlocuteur auquel il est adressé; Pévéne- ‘ment, en ce dernier sens, c'est le phénombne temaporel de l'échange, Tétablissement du dialogue, qui peut se nouer, se prolonger ou stinterrompre. Tous ces traits pris ensemble constituent le discours en évé- nement. Il est remarquable qu'lls n'apparaissent que dans le mouvement d’effectuation de la langue en discours, dans I'actua- lisation de notre compétence linguistique en performance. Mais, en accentuant ainsi le caractére d’événement du discours, nous n’avons fait paraitre qu'un des deux péles du couple consti- tutif du discours; il faut maintenant éclairer le second péle : ‘celui de la signification; car c’est de Ja tension entre ces deux poles que naissent la production du discours comme ceuvre, la dialectique de la parole et de l’écriture, et tous les autres traits du texte qui enrichiront la notion de distanciation. Pour introduire cette dialectique de l’événement et du sens, je 104 LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION propose de dire que, si tout discours est effectué comme événe- ment, tout discours est compris comme signification. Ce'n’est pas I'événement, dans la mesure ob il est fugitif, que nous voulons comprendre, mais sa signification qui demeure. Ce point demande la plus grande clarification : il pourrait sembler, Spot, que pour cevenions en arvtre, de la Lingustique du discours a celle de la langue. Il n’en est rien. C'est dans la linguistique du discours que V’événement et le sens s'articulent Tun sur autre, Cette articulation est le noyau de tout le probleme herméneutique. De méme que la langue, en s’actualisant dans le discours, se dépasse comme systéme et se réalise comme évé- nement, de méme, en entrant dans le procts de ia compréhension, le discours se dépasse, en tant qu’événement, dans la signification. Ce dépassement de Pévénement dans la signification est carac- téristique du discours comme tel. Il atteste I'intentionnalité meme du langage, la relation en lui du noéme ct de le notse. Si le langage est un meinen, une visée signifiante, C'est précisément en vertu de ce dépassement de l’événement dans la signification. La toute premiére distanciation est donc la distanciation du dire dans le dit. Mais qu’est-ce qui est dit? Pour éclairer plus complétement ce probleme, Fherinéneutique doit faire appel, non sedlement & Ja linguistique — méme comprise au sens de linguistique du giscours par opposition a linguistque de la langue Comme on fait jusqu’ici ~, mais encore & la théorie du Speeck-Act, corame on la trouve chez Austin et Searle?, Liacte de discours, selon ces auteurs, est constitué par une hiérarchie d’actes subordonnés, distribués en trois niveaux: 1) niveau de acte locutionnaire ou propositionnel : acte de dire; 2) niveau de V'acte (ou de la force) illocutionnaire : ce que nous faisons en disant; 3) niveau de Pacte perlocutionnaire : ce que nous faisons par Ie fait que nous parlons. Si je vous dis de fermer la porte, je fas trois choses je rapporte le prédicat action (fermer) 4 deux arguments (vous et la porte); c'est 'acte de dire. Mais je vous dis cette chose avec la force dun ordre, et non d'une constatation, ou d'un souhait, ou d’une promesse; c'est 1 SL, Austin, How 10 Do Things with Words, Onford, 1962; tad fr. de G ane, Quand de cet fare Pans Edd Seal 1970 aytias Univerty Pre 100: nd 4 anche es ace Oe Naga. rigs Univerty Pres, sae te lace : teat de piloophte i lonpege, Pai, Hertaan, 1972 af 105 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE Pacte illocutionnaire. Enfin, je peux provoquer certains effets, telle la peur, par le fait que je vous donne un ordre; ces effets font, du discours une sorte ‘de stimulus qui produit certains résultats; est Pacte perlocutionnaire. ‘Quelles sont les implications de ces distinctions pour notre probléme de l’extériorisation intentionnelle par laquelle Pévéne- ment se dépasse dans la signification? Lacte locutionnaire s'extériorise dans les phrases en tant que proposition. C’est en effet en tant que proposition qu’une phrase Put ete identi et réidentiiée comme étant la méme phrase. ine phrase se présente ainsi comme une é-nonciation (dus-sage), susceptible d'etre transférée & d'autres, avec tel ou tel sens. Ce qui est ainsi identifié, Cest la structure prédicative elle-méme, comme I'exemple ci-dessus le laisse voir; ainsi, une phrase d’ac- tion se laisse identifier par son prédicat spécifique (tclle action) et par ses deux arguments (Vagent et le patient). Mais l'acte illocutionnaire peut aussi étre extériorisé grace aux paradigmes grammaticaux (les modes :indicatif, impératif, etc.) et aux autres procédures qui « marquent » la force illocutionnaire d'une phrase et ainsi permettent de Videntifier et de la réidentifier. Il est vrai que dans le discours oral la force illocutionnaire se fait identifier par la mimique et par les gestes autant que par des traits ‘oprement linguistiques et que, dans le discours méme, ce sont les aspects les moins articulé, ceux que nous appelons prosodie qui fournissent les indices les plus probants. Néanmoins, les marques proprement syntaxiques constituent un systéme d’ins- cription qui rend possible par principe la fixation par l’écriture de ces marques de la force illocutionnaire. I] faut concéder, toutefois, que Pacte perlocutionnaire constitue laspect le moins inscriptible du discours et caractérise par préférence le discours oral, Mais action perlocutionnaire est précisément ce qui, dans le discours, est le moins discours. C'est le discours en tant que stimulus. Ici le discours agit, non par le truchement de la reoganiuanse par soften de moa iaeaton, mai en quelque sorte, sur le m¢ jue, par influence directe sur les émotions et les dispositions affectives de I'nterlocuteur. Ainsi Pacte propositionnel, la force illocutionnaire et l’action perlocu- tionnaire sont aptes, dans un ordre décroissant, & l’extériorisation intentionnelle qui rend possible inscription par Pécriture. Crest pourquoi il est nécessaire d’entendre par signification de Vacte de discours, ou par noéme du dire, non seulement le 106 LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION corrélat de la phrase, au sens étroit de acte propositionnel, mais aussi celui de la force illocutionnaire et méme celui de laction perlocutionnare, dans Ja mesure od ces, trois aspects de acte le discours sont codifiés et réglés sclon des paradigmes, dans la mesure done oi ils peuvent étre identifés et réidentifiés comme ayant la méme signification. Je donne donc ici au mot signification une acception trés large qui couvre tous les aspects et tous les niveaux de 'extériorisation intentionnelle qui rend possible a son tour lextériorisation du discours dans Pceuvre et dans lécrt. IL LE DISCOURS COMME EUVRE __Je propose trois traits distinctifs de la notion d’ceuvre. D'abord, tune ceuvre est une séquence plus longue que la phrase qui suscite un probleme nouveau de compréhension, relatif & la totalité finie et close que constitue Pceuvre comme telle. Deuxiémement, Peeuvre est soumise & une forme de codification qui s'appliqu la composition elle-méme et qui fait du discours soit un récit, soit un poéme, soit un essai, etc.; c'est cette codification qui est connue sous le nom de genre littéraire; autrement dit, il appar- tient & une @uvre de se ranger sous un genre littgraire, Bain, lune @uvre regoit une configuration unique qui l'assimile & un individu et qu'on appelle le style. Composition, appartenance A un genre, style individuel carac- térisent le discours comme cruvre. Le mot méme d'euvre révele la nature de ces catégories nouvelles; ce sont des catégories de la production et du travail; imposer une forme a la matitre, soumettre la production & des genres, enfin produire un individu, ce sont 14 autant de maniéres de considérer le langage comme un matériau 4 travailler et & former; par 1a, le discours devient objet d'une praxis et d'une technd; & cet’ égard, il n'y a pas opposition tranchée entre le travail de esprit et le travail manuel. On peut évoquer & ce ce que dit Aristote de la pratique et de la production : « Toute pratique et toute production ‘ent sur l'individuel : ce n’est pas Phomme en effet que guérit le médecin, sinon par accident, mais Callias ou Socrate ou quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve en méme temps homme» (Métaphysique A, 981, a 15). Dans le méme 107 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE sens, G.G. Granger écrit dans son Essai d'une philosophie du style : « La pratique, c'est lactivité considérée avec son contexte complexe et en particulier les conditions sociales qui lui donnent gnification dans un monde effectivement vécu !.> Le travail est i une. des structures de la pratique, sinon la structure prin- cipale : c'est « Pactivité pratique s‘objectivant dans des euvres ? >. De la méme maniére, Peuvre littéraire est le résultat d'un travail ‘qui organise le langage. En travaillant le discours, homme opére 1a determination pratique d’une catégorie d’individus : les euvres, de discours. Crest ici que la notion de signification regoit une spécification nouvelle d’étre reportée 4 L'échelle de Peeuvre indi- viduelle. C'est pourquoi il y a un probleme d'interprétation des, ceuvres, iréduetible a la simple intelligence des phrases, cou Peovre' i fait de vie slobalen oe ane at eure, Poeuvre comme. signifiant ment en tant qu’euvre.. probleme de la littérature vient alors s'insorire & Vintérieur @une Stylistique générale congue comme « méditation sur les ceuvres humains ?> et spécifiée par la notion de travail dont elle cherche les conditions de possibilité : « Rechercher les conditions les plus. énérales de V'insertion des structures dans une pratique indivi- iuelle, telle serait la tache d'une stylistique «> : ‘A Ia lumiére de ces principes, que deviennent les traits du diseours enumerés au debut de cette tude? ‘On se rappelle le paradoxe initial de l'événement et du sens : le discours, disions-nous, est effectué comme événement mais compris comme sens. Comment la notion d’cuvre vient-elle se situer par rapport & ce paradoxe? En introduisant dans la dimen- ‘sion du discours des catégories propres & ordre de la production et du travail, la notion d’euvre apparait comme une médiation pratique entre Pirrationalité de 'événement et la rationalité du Sens. L’événement, c'est la stylisation elle-méme, mais cette Stylisation est en relation dialectique avec une situation concrete complexe présentant des tendances, des confits. La stylisation advient au sein d'une expérience déja structurée mais comportant des ouvertures, des possibilités de jeu, des indéterminations; Saisir une ceuvre comme événement, c'est saisir le rapport entre la situation et le projet dans le procés de restructuration. L’euvre 108 LA FONCTION HERMENEUTIQUE DE LA DISTANCIATION de stylisation prend la forme singuliére d’une tractation entre une situation antérieure qui soudain défaite, non résolue, ouverte, et une conduite ou une stratégic qui réorganise les résidu lassés pour compe par Ja structuration antéteure. Du méme coup, le paradoxe de l’événement fuyant et du sens identifiable et répétable, qui est au départ de notre méditation sur la distanciation dans le discours, trouve dans la notion d’euvre une médiation remarquable. La notion de style cumule les deux caractéres de 'événement et du sens. Le style, nous Pavons dit, survient temporellement comme un individu unique et & ce titre concerne le moment irrationnel du parti pris, mais son inscription dans Je matériau du langage lui Happatence d'une idée sensible, d'un universe! concret, comme dit W.K. Wimsatt dans The Verbal Icon’. Un style est la promotion dun parti pris sible dans une ceuvre qui, par sa singularté, lustre et exalte le caractére événementiel du discours; mais cet événement n'est pas & chercher ailleurs que dans la forme méme de leuvre. Si Pindividu est insaisissable théoriquement, il peut étre reconnu comme la singularité d’un procés, d’une construction, en réponse 3 une situation déterminée. Quant 4 la notion de sujet de discours, elle recoit un statut nouveau lorsque le discours devient une eure. La notion de style et une approche nouvelle dela question du suet de 'euyre itéraire, La clé est du cdté des categories de la production du travail; & cet égard, le modéle de artisan est particuliérement instructif (estampille du meuble au xvtir siécle; la signature de artiste, etc.). En effet, la notion d'auteur, qui vient qualifier ici celle de sujet parlant, apparait comme le corrélat de V’individualité de leuvre. La démonstration la plus saisissante est fournie par exemple le moins littéraire qui soit, le style de la construction de objet mathématique tel que G. G. Granger expose dans la premitre partie de son Essai d'une philosophie du style. Méme Ja construction d’un modéle abstrait des phénoménes, dés lors qu'elle est une activité pratique immanente 4 un processus de structuration, porte un nom propre. Tel mode de structuration apparait nécessairement comme choisi plutot que tel autre. Parce que le style est un travail qui individue, c’est-a-dire qui produit de Pindividuel, il désigne également, rétroactivement, son auteur. 1. WK. Wimsatt, The Verbal Icon, Studies in the Meaning of Poetry, University of Kentucky Press, 1954. 109 POUR UNE PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE ‘Ainsi le mot « auteur » appartient a la stylistique. Auteur dit plus {que locuteur; c’est Partisan en ouvre de langage. Mais, du méme coup, la catégorie de auteur est une catégorie de 'interprétation, en ce sens qu'elle est contemporaine de la signification de l'ocuvre comme un tout. La configuration singuliére de l'ceuvre et Ia conti- uration singuliére de l'auteur sont strictement corrélatives. “homme s‘individue en produisant des c-uvres individuelles, La signature est la marque de cette relation. “Mais la conséquence la plus importante de lintroduction de la catégorie d’euvre tient & la notion méme de composition, Lteuvre de discours présente en effet des caractéres d'organi- sation et de structure qui permettent d’étendre au discours lui- méme les méthodes structurales qui ont d’abord été appliquées avec succés aux entités du langage plus courtes que la phrase, tn phonologic et en sémantique. L'objectivation du discours dans Poeuvre et Ie caractére structural de la composition, & quoi S‘ajoutera la distanciation par I’écriture, nous obligent & remettre entitrement en question T'opposition ‘regue de Dilthey entre

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