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Workshop: 1

Researchers and collective know-how: looking at


knowledge production through a lens

Bouche Rémi, UR LRDE, INRA SAD, Quartier Grossetti 20250 Corte France,
remi.bouche@corte.inra.fr
Moity-Maïzi Pascale, UMR Innovation, SupAgro, 2 place Viala, Montpellier France,
pascale.maizi@supagro.inra.fr

Abstract :

This paper offers a multidisciplinary reflection on filmic practices of researchers in anthropology and
cognitive ergonomics, within the framework of their understanding of the rural knowledge confronted
with the question of development. The video seems to be a support as well as a media : it permits the
tackling of this object of “know-how”, as a complex construction, made of interactions between
technical, relational and cognitive components. It also permits new interactions between the actors,
whether they “hold” or “promote” some know-how, when they engage, for example, in the same
analytical and prospective step on the technical performance, or the cultural and political dimensions
of these “know-hows”. By methods of self-confrontation or of crossed confrontation, the image
recorded allows the operator to reconsider his activity and clarify his gestures, strategies, the
environmental indicators taken into account within the framework of some decisions or adaptations,
etc. The image is, in this case, a formalizing tool of the know-how. The work represented, rebuilt by
the image, is also rebuilt by the montage, a strategic moment of reinterpretation and analysis. Last but
not least, the video sequence, according to the researcher’s ethics (that should be analyzed), plays a
clear role of a mediations “catalyzer” between the protagonists and as a particular medium, makes it
possible to modify a negotiation context or to build a consensus on united actions. The restitution
becomes a mediating representation for professional worlds, sometimes distant from one another,
which develop through it a consensus, the sharpening of an utopia or a project.
This paper, based on various texts and field experiments will specify these dimensions of the video
and the image. It will then identify some limits to these tools/supports/mediators in our research
practices and development support: from the cultural gaps between observers and observed, the
obvious risks of over-interpretation, to the media abuses of the ‘film direction’, the use of the video
necessitate vigilance at various stages of the research and collective action, if at the same time one
wants to produce an interaction, to film the action and to scientifically validate the data converted into
images.

Key words: know-how; video; learning; formalisation; negotiation

« L’opérateur de la connaissance doit devenir en même temps l’objet de la


connaissance » (Morin Edgar, 1992))

1 INTRODUCTION
L'utilisation de l'image photographique ou filmique est ancienne dans une démarche anthropologique.
Des initiateurs comme Spencer, Mead ou Rouch, jusqu’à leurs successeurs contemporains tels que
C. de France (1989) ou J.P. Olivier de Sardan (1994) en ont fait un champ disciplinaire
(l'anthropologie visuelle) à part entière. Le langage cinématographique en anthropologie a permis
d’explorer des champs longtemps restés marginaux tels que la relation espace/temps, les émotions
portées par une connaissance, les traitements du corps, la mise en scène de la parole... Les
techniques filmiques sont aussi couramment utilisées en ergonomie pour l’étude de l’humain au travail
(Borzeix et al, 1996), s’appuyant sur la verbalisation par les acteurs dans une auto - confrontation au

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cours d’action (Theureau, 1992). De manière plus générale, l’utilisation de l’image dans la recherche
est devenue l’un des moyens de prendre en compte une essentielle réciprocité des regards. Dès lors,
notre propos est d’explorer diverses facettes problématiques qui émergent de l’usage de l’image
filmique dans une situation particulière de recherche-action, conduite dans des processus de
qualification territoriale de produits agroalimentaires.
Ici, la vidéo sert au chercheur pour le recueil et l’indexation d’informations prélevées quotidiennement
sur le terrain (elle est alors carnet ethnographique « numérique »), mais aussi comme support
d’interactions, organisées pour une démarche de formalisation des connaissances (individuelles et
collectives), mobilisables par la suite lors de séances de médiation avec (ou entre) les acteurs du
terrain. La vidéo est ainsi un support en même temps qu’un médiateur privilégié : elle nous permet
d’aborder un savoir-faire local comme une construction complexe, faite d’interactions entre des
composantes techniques, relationnelles et cognitives, trop souvent « encapsulées » sous un seul
« agrégat culturel». Mais la video facilite aussi de nouvelles interactions entre acteurs, « détenteurs »
ou « promoteurs » de savoir-faire notamment quand ils s’engagent dans une démarche commune,
analytique et prospective, sur la performance technique ou les dimensions culturelles et politiques de
leurs savoir-faire.
En reprenant certaines de nos expériences de terrain, cette communication propose de spécifier ces
dimensions de l’audio-visuel en situation de recherche-action et d’identifier quelques limites
(techniques, épistémologiques, culturelles) à l’usage de ces objets filmiques dans nos pratiques de
recherche et d’appui au développement. La mobilisation de la caméra et la production filmique d’une
manière générale reposent sur une nécessaire vigilance à différentes étapes de la recherche et de
l’action collective si l’on veut tout à la fois filmer l’action, provoquer de nouvelles interactions dans un
processus et valider scientifiquement des connaissances produites par l’image.
Notre communication interroge donc : i) le statut de ces données issues de pratiques filmiques ou
photographiques, ii) l’efficacité de ces données dans une démarche d’accompagnement, iii) l’efficacité
de l’outil enfin comme médiateur particulier d‘interactions liées à des représentations (tout à la fois
sociales et iconographiques). Elle alimente enfin un large champ de réflexion, celui des articulations
entre construction de connaissances et reconnaissance où, selon nous, l’image se présente comme
un vecteur essentiel.

2 Dispositifs et connaissances
Les expériences de recherche auxquelles nous faisons référence ici concernent la
qualification de produits agro-alimentaires, portée par des collectifs locaux. Il peut s’agir de
démarches de différenciation de produits dotés d’une forte réputation identitaire ou de démarches
d’accompagnement de collectifs sur des initiatives de reconnaissance professionnelle passant par la
qualification de leurs productions. Les terrains de ces recherches sont situés en Corse mais aussi
dans les Pyrénées ou le Gers ; ils abritent des dynamiques originales de qualification marchande,
professionnelle et territoriale portant sur des productions aussi diversifiées que les laits et fromages
de brebis ou chèvres, les races rustiques de poule, de vache ou de porc..
Dans le cadre de ces expériences, les questions de formalisation et de médiation portent ainsi
sur la caractérisation des produits, sur les apprentissages induits par une nouvelle gestion collective
d’un signe officiel de qualité mais aussi sur les statuts des acteurs et des savoirs mobilisés pour
l’action de qualification.
L’action collective est centrale dans ce type de démarche. Nous l’envisageons ici comme une situation
particulière de valorisation des ressources, impliquant une diversité d’acteurs répartis sur un territoire
de référence commun et capables de saisir ensemble des espaces, temps et objets susceptibles de
constituer des biens communs.
La notion de ressource renvoie ici aux dimensions physiques et cognitives d’éléments que l’on
considère comme significatifs quand ils sont rattachés à un territoire et à une diversité d'acteurs qui
leur donnent sens dans des temporalités pas nécessairement communes (la mémoire favorise en
effet des décalages de temporalités perçues).
Ce qui frappe l’observateur d’un processus de qualification de produits ou de métiers, c’est d’abord
son caractère multi localisé alors même que l’on invoque un « territoire » de référence, qui dépasse la
figure circonscrite de l'arène ou de la scène ritualisée, notions souvent évoquées par l’anthropologie.
Dès lors comment « transcrire » ces démarches collectives, sans les « encapsuler » dans d’illusoires
processus localisés et linéaires pour en respecter la foisonnante complexité ? Autrement dit, comment
« retranscrire » ou reconstruire par l’image des théories locales (de la connaissance, du territoire, du
marché, des compétences, par exemple) et des positions d’acteurs (sociales, spatiales, politiques) et
comment livrer leurs caractères spécifiques, systémiques et dynamiques ?
La recherche de techniques autres que l’écriture nous convie à emprunter les principes
cinématographiques qui justement permettent a priori de mieux respecter les temporalités, les lieux
d’actions et d’interactions, mais aussi les points de vue d‘acteurs engagés dans un même processus.

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Le premier dispositif que nous présentons est fondé par une volonté de formalisation des savoir-faire
dont nous tentons d’extraire les dimensions techniques et cognitives à partir de scènes d’élaboration
de produits. Le film y est alors support de verbalisation (méthode d’auto-confrontation et de
confrontation croisée), pour des opérateurs ou des experts, et media d’analyse des formes de
communication non verbale (geste, expressions du regard, silences..) exprimées durant la séquence
filmée. L’autre dispositif utilise le film comme support d’une analyse puis d’une médiation opérée à
l’initiative d’un groupe de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants. Dans les deux cas le film repose
sur des hypothèses issues de la recherche.
Ces deux dispositifs ne conçoivent pas le film comme une « fin en soi » mais comme une étape
inscrite dans des logiques de communication, d’échanges à diverses échelles (inter-individuels,
collectifs multi situés…) pour l’analyse et l’accompagnement du changement. De la multitude des
« traces » audio-visuelles que ces dispositifs permettent de produire, naît la nécessité d’un scénario et
d’un montage, toute la difficulté étant en effet de produire du sens pour le spectateur extérieur mais
surtout pour les acteurs filmés devenus spectateurs d’eux-mêmes. L’enjeu n’est pas de les convier à
une combinaison savante de leur réalité et d’une magie de l’image produisant un effet de
connaissance (et d’éventuelle identification) mais de leur proposer un nouveau support renvoyant à
leur propre contexte : le film joue alors pleinement son rôle de « support et sémantique, mot et chose,
chose pensée et chose en soi, en un glissement permanent du signifiant au signifié » (Chevanne,
1999, p. 64) susceptible d’entraîner des consensus dans la mesure où dans ce type de situation, « la
représentation intègre la pratique esthétique et l’idéologie en tant qu’émanations de la culture » à
laquelle elle s’adresse (Chevanne, 1999, p. 64). La connaissance produite par l’image et le scénario
qui l’organise, n’est pas non plus une « fin en soi », extérieure à ceux qui l’énoncent ou l’analysent,
mais constitue un enchevêtrement de points de vue, d’hypothèses ou d’affirmations qui engagent tous
ceux qui ont été mêlés au film : opérateurs de l’image, opérateurs d’une filière alimentaire, opérateurs
de la recherche, interviennent au-delà de la production de connaissances et d’images pour la valider,
l’instrumentaliser, la réinterpréter, la diffuser..

2.1 Formalisation des savoir faire : mise en scène de la technique et de la culture


Le premier dispositif audio-visuel que nous décrivons vise à l’extraction et à la formalisation des
savoir-faire individuels et collectifs associés à une production agroalimentaire localisée, dans ses
dimensions techniques et cognitive. L’enjeu de cette formalisation est de caractériser ces savoirs
comme des ressources, activables dans divers contextes : par exemple, la construction d’un
patrimoine alimentaire à travers la valorisation et la reconnaissance de ces savoirs, la valorisation
d’un territoire identitaire dont certaines caractéristiques passeraient par la qualification marchande de
certaines de ses ressources. Souvent utilisée pour l’analyse de l’activité, la vidéo en ergonomie
permet pour Falzon (1997) une meilleure compréhension des procédures mises en oeuvre par la
confrontation des différentes façons de faire, aboutissant à la construction de pratiques nouvelles, de
même qu’elle facilite une distance temporelle et physique par rapport à une tâche, favorable à une
activité réflexive. L’observation de séquences techniques paraît ici « suspendue aux lèvres des
informateurs parce que son sens ne peut s’observer dans sa totalité» (Copans, 1998) : les séquences
filmées sont commentées soit en cours d’action, soit en séance de visionnage par auto confrontation.
Cette méthode empruntée à la théorie du cours d’action (Theureau, 1992) suppose, après
enregistrement vidéo de l’acte technique, de revenir avec un opérateur sur son activité en mobilisant
différents registres. Les séquences enregistrées sont par ailleurs présentées à d’autres spectateurs,
« experts » du domaine professionnel ou techniciens porteurs de savoirs formels sur les objets
concernés. C’est dans le commentaire « in » ou « off » de l’opérateur filmé ou de ces experts que
surgissent tous les sens donnés à un silence, à un geste, à un jeu du corps dans l’espace ou à un
objet. Par ailleurs, l’enjeu d’un tel dispositif est aussi de poursuivre d’une certaine manière l’enquête :
l’observation partagée des images permet aux acteurs d’expliciter certains moments mais aussi de
suggérer ou de faire émerger des faits inconnus, de produire une connaissance inattendue. Enfin, ces
pratiques discursives qui décrivent autant des processus que des intentions d’acteurs permettent, par
analyse comparée des invariances ou des variantes entre opérateurs filmés, de caractériser les faits
techniques dans leurs multiples attributs (efficacité, irréversibilité, spécificité,…).
Nos observations et entretiens filmés portent dans ce cadre sur l’ensemble de la chaîne productive, de
l’élevage à la commercialisation en passant par la transformation fromagère, la découpe d’une
carcasse ou l’extraction d’un miel, en privilégiant la récursivité d’un « savoir-transmettre » sur un
grand nombre « d’activités usuelles » : apprentissages, monstrations et démonstrations, réalisées au
quotidien ou au contraire dans des environnements festifs.
Ce premier dispositif filmique exige une réflexion autour des plans-séquences en cours de réalisation
ainsi qu’une courte session de montage, pour disposer de matériaux bruts exhaustifs. Ces derniers

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nous autorisent à revenir sur une scène capturée en grand angle par exemple et, par ce biais, sur
l’ensemble des processus et des interactions faisant système. Ce dispositif combine aux matériaux
bruts des séquences montées ou des plans modifiés pour diminuer les effets indésirables d’une image
dans des présentations collectives : par exemple, il nous est arrivé de devoir « flouter » un opérateur
tant sa notoriété auprès du public l’associait à une catégorie discréditée.
Le traitement de ces différents matériaux audio-visuels est réalisé à l’aide d’une plateforme
informatique SAPEVISTA1 de façon à faciliter l’archivage, le décryptage, la formalisation et la
synchronisation des observations de toute activité technique, communicationnelle et cognitive. Nous y
incluons la possibilité de matérialiser et de signaler des coordinations, des positions et déplacements
d‘acteurs, de même que des phénomènes de communication non verbale (moue, sourire
d’approbation, etc.) indissociables des pratiques observées.

2.2 Dispositif pédagogique et médiateur : mise en scène et Interactions


Le second dispositif est conçu dans le cadre d’une séquence annuelle de formation par la recherche,
destinée à des élèves ingénieurs. C’est sur une problématique et un terrain communs à des
chercheurs et étudiants, en partenariat avec des organisations locales, que sont organisées des
enquêtes quotidiennes par petits groupes. L’objectif est de familiariser les étudiants, futurs acteurs de
l’accompagnement, avec l’utilisation de techniques audio-visuelles présentées dans ce cadre
pédagogique comme une autre technique d’écriture et comme un moyen de produire des interactions
spécifiques avec les acteurs locaux, pendant le tournage et surtout après la diffusion du court métrage
réalisé. Le tournage est réalisé avec l’accord de tous les interlocuteurs enquêtés et se traduit par
l’enregistrement audio-visuel de séquences d’entretiens assuré par un cameraman, au fil des
rencontres ; il n’a donc aucune ambition exhaustive mais un peu à la manière d’une prise de notes, il
consiste à enregistrer des faits (pratiques et discours) immédiatement en lien avec la problématique et
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les grandes questions construites au départ du stage .
Ce dispositif filmique est marqué par deux étapes : au contraire du premier dispositif, aucune réflexion
préalable n’est engagée sur les plans ou séquences qui guideront la capture d’images. La première
étape stratégique est en fait celle du montage : celui-ci repose sur un scénario construit en fin
d’enquêtes ; il est proche en cela d’un plan classique de rapport écrit puisqu’il est conçu avec la
volonté de produire une analyse de la démarche de qualification qui est l’objet de nos enquêtes. La
seconde étape de ce dispositif audio-visuel est la restitution locale du court métrage. Au final l’enjeu
est de produire une connaissance « la plus fidèle possible » de la situation, en étant confronté d’une
part à la masse de données audio-visuelles enregistrées, d’autre part à la difficulté de sélectionner
celles qui paraissent les plus pertinentes pour une analyse « scientifique objective », enfin à la
perspective de « rendre compte » aux acteurs locaux de notre compréhension de la situation
observée par la promesse faite de leur transmettre le court métrage réalisé.

L’enjeu du film ainsi construit nous renvoie alors clairement (tout comme le premier dispositif filmique
ci-dessus) au « pacte réaliste » proposé par J.P. Olivier de Sardan (1994). Les deux dispositifs nous
amènent en effet à interroger le statut et l’éthique du chercheur dans les interactions produites
pendant et après le tournage, autour de cet objet de mémoire et de sens que constitue un film.
Restituer, interpréter, donner du sens, rendre publique une vision ou une compréhension particulière,
constituent là des axes de réflexion autour de ce « pacte » ; nous y reviendrons plus loin.

2.3 Observer, décrire et montrer : mise en scène et mise en images

La comparaison de ces deux dispositifs permet de relever plusieurs points communs, essentiels si
l’on veut spécifier les rôles de la caméra et de l’image en situation de recherche-action et plus
largement si l’on se place dans une perspective de réflexion sur le statut des données produites par
les pratiques filmiques mais aussi sur le statut de l’outil lui-même comme médiateur particulier :
• l’observation filmée est tout à la fois mémorisation technique et analytique ; elle est construite et
sélectionne encore plus que le regard humain (Copans, 1998) ; elle ne livre pas une réalité mais
bien ce que les observateurs et les acteurs ont choisi de proposer au regard et à l’écoute. Ainsi
par exemple, en filmant les élevages de race mirandaise dans le Gers, un éleveur prend l’initiative
de sortir de l’étable l’un de ses plus vieux taureaux qu’il juge « significatif » pour le film : sa mise

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Sape (« savoir ») Vista (« voir ») en langue Corse mais aussi acronyme pour Video Station for Annotation .
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En moyenne, deux heures (sur 4) d’entretien sont enregistrées, un entretien sur deux est filmé (répartition des enquêtes en
sous groupe, avec un seul preneur d’image) ; en cinq journées d’enquêtes ce sont dix à quinze heures de rushes accumulés
qu’il faudra transformer, en 20 mn de film définitif (format court métrage). Ce choix technique renvoie aussi bien à des
contraintes de coûts, de temps (du montage) qu’à une volonté pédagogique de ne pas être exhaustif dans l’enregistrement :
ceci permet de réfléchir quotidiennement à la construction d’un entretien filmé, et aux spécificités complémentaires des notes
écrites et des enregistrements vidéo.

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en scène qui oriente nos observations reflète sa propre fierté d’éleveur, la notoriété qu’il compte
donner à ce produit vivant, à son savoir-faire, et quelques mots en « off » accompagnent
discrètement cette action mise en image ;
• l’observation à travers la caméra joue sur plusieurs modes : panoramiques éloignés de la parole
pour suggérer un environnement, une ambiance, une trajectoire ; coups d’oeils distraits sur des
objets et contours de visages qui soulignent une émotion, une position d’énonciation ; plans fixes
d’une observation concentrée qui restreignent le champ de compréhension de la situation s’ils
sont trop longs. L’observation par la caméra, traduite par l’image, livre ici un style, une « marque
de fabrique », celle du preneur d’images et de l’équipe de montage (étudiants, enseignants et
chercheurs) révélant publiquement la subjectivité de ce regard sur une situation. Il n’est qu’à
relever les critiques et commentaires sur le film quand il est restitué aux acteurs filmés, pour
comprendre qu’avant de souligner la force éventuelle d’une évocation d’un style technique local, il
« saute aux yeux » que l’observateur a vu « autrement » les choses. En projetant par exemple un
film sur la fabrication locale de fromages dans les Pyrénées, plusieurs remarques soulignent
l’intérêt que semblent avoir les observateurs pour un vieux chaudron oublié, celui qu’utilisaient les
aïeux ; elles en relèvent l’éventuelle pertinence pour montrer que le savoir-faire est bien ancien
mais critiquent aussi l’importance qui lui est donné par l’image ;
• la mise en image repose sur une mise en scène (même minimale) des acteurs dans l’espace de
leur prise de parole ou d’action qui révèle l’importance de la caméra pour chacun, malgré sa
discrétion et les précautions d’usages qui ont été émises. On se donne à voir : l’action et la parole
se publicisent dans l’acte d’enregistrement ; mettre en scène apparaît alors comme une première
phase de consensus implicite entre acteurs et enquêteurs sur un enjeu de formalisation des
savoirs et jugements, passant par l’organisation réfléchie des corps, des actes, des mots qu’il faut
pour se dire ou se montrer ; ce n’est donc jamais l’action telle qu’elle se déroule au quotidien qui
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se révèle mais bien une reconstruction « profilmique » consensuelle, qui élabore son sens dans
un projection anticipée de ses éventuels effets visuels et sensibles ;
• le montage comme autre forme de mise en images, repose quant à lui sur une relecture et une
réorganisation des scènes filmées ; il révèle cette fois l’irréductible articulation entre observations
et discours, entre ce qui est montré et ce qui est dit des complexités spatiales et culturelles : on ne
peut librement juxtaposer des scènes les unes aux autres sans tenir compte de leurs continuités
et ruptures discursives ; on ne peut pas plus exposer des scènes sans les expliciter, soit par un
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raccord soit par un discours (voix off de commentaire extérieur ou d’opérateur). De fait, ce sont
ici les objectifs fondateurs de nos deux dispositifs qui guident l’essentiel du montage et fixent un
cadre de règles minimales à tenir. Il s’agit de rendre aux acteurs le film, ce qui fixe les limites du
montage, moins libre ou créatif qu’il n’est possible dans le cadre d’un film fictionnel ; ces limites
méritent toutefois d’être réfléchies puisqu’elles ne sont pas données à l’avance mais reposent
bien encore au fond sur l’engagement du réalisateur (et avec lui de l’enquêteur, du caméraman)
vis-à-vis des opérateurs et actions qu’il met en image.

Le montage comme forme spécifique d’écriture révèle ainsi et surtout la relativité d’une « réalité »
enquêtée : chacun comprend dans cette étape qu’il s’agit là de produire des connaissances « fiables »
plutôt que « vraies » et que cette fiabilité repose en partie sur les contenus des enregistrements
audio-visuels que l’on détient et sur les anticipations que l’on peut se faire des attentes locales (sur
l’objet film). Le montage terminé, il est clair que la compréhension de la réalité n’apparaît pas toute
entière dans l’image (Jullier, 2002). Des commentaires sont souvent nécessaires en plus des discours
d’acteurs : sous- titrages explicatifs, insertion de textes dans une image, voix « off », s’imposent pour
donner sens (amplitude historique, par exemple) aux images et énoncés filmés. L’auto-confrontation
constitue bien alors un moyen, dispositif technique autant que cognitif, d’approfondir cette
compréhension de la réalité et d’en relever sa complexité : variation possible sur une opération
observée-filmée, relativité d’un geste en apparence fortement significatif ou déterminant (filmé en gros
plan par exemple) ; récit d’actions parallèles, antérieures ou postérieures (non montrées) à celle qui
est devenue image.

Ces deux dispositifs débouchent en définitive sur un même type d’objet filmique dont la forme finale
est en général proche du court métrage. Or, dès qu’il est destiné aux acteurs locaux et non aux
publics anonymes, construit en vue d’une restitution ou de séquences officielles d’auto-confrontation
3
Concept permettant à Caroline de France (1989, p-194) de désigner « toutes les activités directes ou indirectes des
personnes filmées humaines dont l’auto-mise en scène est consciemment ou non, créée par le procès d’observation
cinématographique. »
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Le « raccord Bunuel » (un chien andalou, Luis Bunuel, 1928) a marqué notre culture audio-visuelle dans sa façon
d’outrepasser les règles de la continuité spatio-temporelle et du montage comme procédure de construction de sens articulé
aux réalités filmées ou comprises. Ce type de raccord nie toute relation possible entre deux faits ou phénomènes et joue de
ruptures pour justement souligner la priorité qu’il est possible de donner à la subjectivité du réalisateur.

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avec eux, ce type de court métrage constitue un texte polyphonique, fruit d’une négociation construite,
et que l’on voudrait constructive, entre des « sujets conscients politiquement significatifs » (Clifford,
1996) : chercheurs, étudiants, acteurs locaux, preneur d’images sont engagés autour d’un même
média…Il n’y a donc là ni reportage sur le vif ni documentaire rythmé de commentaires et points de
vue externes ; notre objet se rapproche plutôt du film ethnographique, en donnant la parole aux
acteurs. Toutefois, en n’étant pas conçu comme un simple support de mémoire mais aussi comme un
outil pédagogique et un objet possible de médiations, il semble difficile de le cantonner à une
catégorie filmique habituelle.

3 Le film après le film : Arène de médiation et mise en scène du média


Quel que soit notre dispositif scientifique et technique autour de l’image, l’objet film a pour vocation
d’être non seulement livré mais aussi confronté aux acteurs locaux. Dans la mesure où il est mobilisé
dans diverses situations de formalisation ou de médiation, dans des processus de qualification
notamment, il est possible de présenter celles-ci brièvement en les considérant comme étapes
obligatoires, après le tournage et le montage, caractéristiques de nos investigations et porteuses
d’effets qui retiennent notre attention.

3.1 L’arbre de confrontation des pratiques


La formalisation des pratiques par les techniques d’auto-confrontation revêt un intérêt évident : la
possibilité de verbalisation de l’activité par son opérateur. Cet intérêt s’accroît quand un expert
commente les pratiques et le discours du praticien pour y détecter ce qui est de l’ordre de
l’indispensable, du spécifique ou du générique. Mais la réelle plus value vient plus encore de la
juxtaposition de séquences, organisées sous la forme d’une arborescence graphique, où chacune des
branches représente une étape d’un processus technique (la découpe d’une carcasse ou la
fabrication d’un fromage, de la traite à l’affinage par exemple) et chaque feuille, une séquence
spécifique capturée chez un producteur. La richesse vient de la possible présentation de cette
arborescence pour «un débat qualifiant » auprès d’un groupe de praticiens, chargé alors d’examiner
dans le détail ce qui tient de l’indispensable invariance technique à inscrire dans un cahier des
charges, puis de discuter entre producteurs des spécificités de leurs pratiques relatives à un savoir
faire particulier. Une signature de l’artisan, une adaptation au milieu et aux conditions de production,
sont ainsi soumises au débat face aux images. C’est dans ce cadre que la mise en forme de l’image
doit être subtile, relever d’une éthique en évinçant par exemple tout symbole dévalorisant une
catégorie d’acteur ou de pratique, au profit d’un acte technique épuré de ses attributs culturels :
gageure difficile à tenir tant la culture se plait à se révéler dans ses imbrications structurantes au fait
technique. Phatique inscription de l’image qui par la taille d’une gerle désigne son propriétaire, par la
forme d’un fromage son affineur ou par la brisure d’un caillé son clocher d’origine. Néanmoins, dès
qu’elle est « protégée » (par les précautions oratoires et mises en gardes du chercheur au visionnage)
des rancoeurs, des railleries de voisinage ou du piratage possible d’un tour de main, cette
mutualisation des pratiques par l’image et le graphisme de synthèse, révèle ses avantages : les
éventuelles cliques corporatistes acceptent en effet le jeu de discuter bienfaits et méfaits des
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pratiques ancestrales ou des innovations . Ces séances sont donc souvent des moments de
confrontations pédagogiques sur des tours de main précis permettant soit de simplifier une tâche (un
nœud coulant particulier pour accrocher rapidement les saucissons au sortir du poussoir par exemple)
soit d’informer un processus sous forme de règles d’action (« pour savoir si le caillé est prêt, tu
trempes le doigt… »).
Toujours emprunts de la fierté de « celui qui fait » et donc de « celui qui sait », ces gestes mis en
scène s’avèrent parfois d’une surprenante et pragmatique opacité ; personne n’est réellement capable
d’en fournir une explication autre que : « les vieux faisaient comme cela et ça marche ». La
présentation dans ce cas doit toujours s’accompagner d’un autre dispositif de recueil (film ou son)
permettant de codifier les nouveaux apports produits par le collectif. Enfin, une animation paraît
indispensable pour éviter l’excessive empathie du groupe face à un leader reconnu par son
expérience ou sa notoriété, renforcé dans son statut par la nouvelle représentation sociale que permet
l’image publique de son savoir en action.

5
.Dans ses formes les plus abouties de cette séquence, on créé un avatar en 3 dimensions,
modélisé à partir des séquences filmiques, c'est-à-dire une représentation totalement virtuelle des
séquences filmées.

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3.2. Restituer : Arène pour une relecture publique des apparences
La « restitution » aux acteurs fait du film un catalyseur de médiations. Elle est guidée par la volonté
de provoquer des réactions, de nouvelles interactions réflexives et critiques, avec les chercheurs tout
comme entre acteurs locaux. Nos deux dispositifs débouchent donc l’un et l’autre sur une forme de
coopération pouvant déboucher plus tard sur une instrumentalisation des courts métrages dans divers
domaines ou registres.
Dans ce processus et cette rencontre entre l’image capturée, les « captifs » de l’image et leurs
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« capteurs » , les voix qui s’expriment sont multiples :
- celles des informateurs enquêtés et filmés : elles revendiquent souvent un droit d’usage
politique ou médiatique du film ; elles complètent ou soulignent des éléments d’information
qu’elles jugent insuffisamment compris ou mal (re)présentés par l’image ; elles interrogent
certains choix faits au montage ; elles jugent enfin la qualité de l’analyse, sa « fidélité » aux
réalités vécues qui confirme ainsi au collectif de chercheurs la fiabilité des données ;
- celles des organisations politiques dans lesquelles ces producteurs-acteurs s’insèrent : elles
expriment leur perspective d’user de leur pouvoir de censure ou d’exclusion du film ou encore
des acteurs qu’il concerne ; elles jugent elles aussi de la fiabilité des données produites et
reconstruites par le montage ; elles évaluent la possibilité de mobiliser le film, qu’elles désignent
alors généralement par le terme « outil », dans de futures réunions et négociations ; elles
proposent aussi de nouvelles séances sur un objet de controverse particulier, révélé ou
souligné dans le film ;
- celles enfin des chercheurs et de leurs « alliés » (ingénieurs, techniciens, étudiants..) qui
justifient, argumentent des choix de montage, notent de nouvelles informations surgies dans les
débats autour du visionnage et qui mesurent surtout leur degré d’engagement, parfois malgré
eux, dans les multiples interpellations dont ils sont l’objet : contrairement au rapport écrit, qui
peut être lu sans la présence de ses auteurs, le film les implique. La restitution audio-visuelle
les convie à mobiliser tous les registres possibles de justification pour défendre un style, un
point de vue, ou encore un type de mise en scène. Jusque là captifs de l’image les acteurs
deviennent ainsi juges ou avocats d’une capture, appréhendée dans ses diverses dimensions
objectives (techniques filmiques, plans-séquences, par exemple) et subjectives (points de vue
et positions révélés par l’image).

Une séquence de restitution audio-visuelle est donc à la fois une étape où se poursuit la production
de connaissances et une étape de médiation :
- la production de connaissance : elle apparaît bien comme un processus continu qui démarre avec
les enquêtes et se poursuit pendant les restitutions. Elle relève aussi de plusieurs niveaux, arènes
et temporalités : il y a la connaissance construite ou énoncée durant l’enquête, faite d’observations
et de discours, attentive aux théories locales et aux réseaux multi-situés qui forment la trame d’une
action collective autour de la qualification d’une production locale et d’un territoire à définir ; il y a
aussi la connaissance qui s’élabore cette fois durant la restitution, faite de positions revendiquées,
d’effets d’autorité et de négociations, qui forme cette fois la trame de nouveaux débats émergents.
Connaissance produite de manière formelle par l’enquête et connaissance produite dans les
nouvelles interactions entre acteurs locaux et chercheurs ou étudiants, constituent par la suite des
ressources collectives vite appropriées pour d’autres arènes, scientifiques et politiques ;
- la médiation caractérise cette rencontre entre les acteurs du film et l’objet court métrage : en
suscitant des commentaires, des questions renvoyés aux auteurs, elle donne l’occasion de
débattre sur les connaissances produites. Ainsi par exemple, la restitution du film sur la valorisation
7
de la poule gasconne dans le Gers a permis de souligner la difficulté de construire un standard de
race qui donnerait satisfaction à tous les acteurs engagés dans ce processus. Les questions et
divergences d’intérêt, mises en images, ont été débattues pendant le visionnage, transformant la
séquence de restitution en arène de négociations, prenant à partie les chercheurs et étudiants,
pour définir un minimum de compromis sur les critères d’un futur standard de race. Sans pouvoir
être conclu dans le temps de la restitution officielle, ce débat s’est poursuivi ailleurs ; il est pour
nous l’une des traductions possibles, attendues, de l’appropriation locale des connaissances
produites par les enquêtes et par le film ; mais il annonce aussi les contours d’une nouvelle « vie »
du film après le film.

3.2 Le film après le film : impact au-delà de l’arène construite


Il faut en effet envisager une vie automne du film au-delà de la diffusion imaginée par les
6
Nous empruntons volontairement ces termes ou catégories à forte connotation sociale et politique à J.B. Ouedraogo (1996).
7
2003 (co dir. Avec D. Paquin), L’aventure de la poule gasconne.

7
concepteurs. Mais il est impossible de prévoir les contenus possibles de cette « seconde vie » ni
même de les évaluer a posteriori. Nous pouvons tout juste tenter de suivre les itinéraires de nos films
dans certains réseaux ou territoires qui les ont accueillis. C’est dans le dédale de ces trajectoires que
se révèlent alors des usages et des conséquences imprévus d’un film, qui nous reviennent comme
autant de nouvelles ressources, soit pour défendre ces dispositifs audio-visuels dans une démarche
scientifique et pédagogique, soit pour renforcer nos propres apprentissages et notre vigilance de
réalisateurs, soit encore pour produire de nouvelles questions de recherches sur les enjeux éthiques,
autant scientifiques que politiques, d’une démarche de Recherche-Action : que deviennent en effet les
données produites par les chercheurs ou leurs étudiants ? Cette interrogation récurrente prend sans
doute plus d’ampleur ici puisque le support filmique leur donne une dimension matérielle, publique et
surtout spectaculaire que l’écriture d’un rapport ne détient pas. Elle est donc susceptible d’être non
seulement appropriée par ceux qui y ont accès mais aussi d’être manipulée du fait même de sa
formalisation matérielle : le court métrage n’est pas seulement un support de connaissances mais
aussi un bien qui circule en même temps qu’un outil nouveau pour produire de la (re)connaissance :
• C’est ainsi par exemple que notre film sur la vache mirandaise a pu traverser la France pour être
« exposé » sur le stand du Salon de l’Agriculture un an après sa restitution aux acteurs locaux,
devant un public aussi divers que peu concerné par les enjeux des médiations locales autour de la
8
relance et de la valorisation de cet animal. Un second court métrage sur le porc gascon a fait
l’objet d’une même publicisation. Le court métrage constitue là un support public de valorisation
des métiers et des produits, une sorte de preuve matérielle pour une première forme de
qualification professionnelle ;
• Dans d’autres cas, le court métrage ne circule chez personne. Il reste au contraire entre les mains
d’un leader local qui en dénonce les contenus et les acteurs impliqués. Ce refus d’une publicisation
de l’objet est aussi significatif : par la connaissance qu’il expose, par les effets de reconnaissance
qu’il peut aussi produire, au détriment de certains, par les décalages qu’il semble souligner entre
9
une démarche « officielle » et le réalisme symbolique offert par l’image, le court métrage constitue
un objet de sanctions contre une forme possible de reconnaissance.
• Enfin, le court métrage peut être visionné à plusieurs reprises, dans les réunions d’un syndicat de
10
défense , en étant cette fois ouvertement décrit comme un média, pertinent parce qu’accessible et
public, pour alimenter des débats, « déverrouiller » un blocage sur un objet de controverses et
faciliter de nouveaux compromis, suggérés et de ce fait rendus possibles (en apparence au moins)
par le film.
11
Ces exemples d’usages révèlent aussi, du moins si on les interroge , que le film, par sa capacité de
médiatisation, opère un glissement normatif de la connaissance vers la reconnaissance (Honnett,
2007). L’inscription du taureau mirandais sur notre pellicule par exemple, semble avoir contribué à
renforcer la légitimité de la relance locale de cette race et la notoriété de son propriétaire comme
promoteur de celle-ci. Hasard ou conséquence : on retrouve aujourd’hui ce taureau sacralisé par
l’appareil photographique de Y. Arthus Bertrand (2001).

4 Organisation des Connaissances versus Connaissance des


Organisations

4.1 Spécificités liées au support filmique.


L’image ou le film, comme vecteur d’information, média de connaissances et de reconnaissances,
nous incite alors à souligner certaines de ses caractéristiques qui le distinguent d’autres supports
comme l’écrit ou la parole :
• L’image véhicule avec elle son propre référent : « elle fait partie de ces classes d’objets feuilletés
dont on ne peut séparer les deux feuillets sans les détruire : la vitre et le paysage… le désir et son
objet » (Barthes, 1980, p17).
• Elle pose, du moins dans le cadre d’un pacte réaliste, le fait que ce qui est visualisé a existé sans
obliger l’esprit du spectateur à faire un effort de traduction comme l’imposerait par exemple la
présentation d’une série statistique.
• La caméra malgré la banalisation de ses usages place inévitablement tous les acteurs dans un
registre de monstration profilmique par sa seule présence. Elle impose de ce fait au chercheur
une réflexion sur l’éthique et la validité de ce corpus particulier qui, par l’image et sa publicisation
possible, constitue la trace d’une « réalité accentuée » au même titre que le serait le trait d’un
8
2002 (co dir. Avec D. Paquin), Convergences et désaccords autour de la construction d’un produit de qualité : le porc gascon
9
Nous empruntons ce concept à J.P. Olivier de Sardan, 1996.
10
Nous faisons référence ici à l’usage qui est fait du film sur l’Ossau Iraty. Voir Amilien V., Moity-Maïzi P., 2007 ; 2006 (co dir.
Avec D. Paquin), Changer pour mieux défendre un bien commun,
11
En revenant sur le terrain, à la rencontre des acteurs de nos films…

8
graphiste ou d’un modélisateur infographiste. Le support filmique, on l’a vu, met en lumière les
facettes d’une situation dont les détails (visuels ou sonores) s’imposent au spectateur discutant.
Ces éléments accentués sont parfois inconnus de ce spectateur (des gestes techniques capturés
au fond d’un atelier obscur par exemple) ; le film est alors aussi documentaire pour ses propres
acteurs.
• Cette brutale visibilité d’une activité ou d’un point de vue par un cadrage puis son déplacement
possible sur l’espace-temps matérialisé par la pellicule (opéré par le montage) permet de
convoquer, dans le débat d’un visionnage ou d’une auto-confrontation, des dimensions
comparatives essentielles, d’une manière performante.
• Par ailleurs, l’ambivalence entre « ça existe » (accentué par l’effet de monstration) et la
(re)construction (pro) filmique de la réalité qui laisse forcément dans l’ombre une multiplicité
d’autres faits, revêt un caractère déterminant pour produire des connaissances nouvelles, par
analyse des décalages issus justement de cette ambivalence. Le film peut alors jouer un rôle
central dans un processus de choix collectifs.

4.2 Formalisation des savoirs


La médiation par le film revêt par ailleurs un caractère paradoxal dans le rapport aux
connaissances produites et aux bifurcations que leur formalisation et leur médiatisation peuvent
apporter dans un dispositif de qualification. Rien en effet de tout ce qui est observé n’est réellement
nouveau : ce sont bien des pratiques réalisées et connues que l’on voit. Pourtant le film semble
12
produire un effet de nouveauté « qui arrive comme un voleur dans la nuit » . L’action matérielle est
relayée par l’œil de l’opérateur filmique puis de l’ergonome ou de l’anthropologue. Par sa renaissance
formelle et son esthétisme qui transparaissent dans l’image, cette action fait émerger une nouvelle
interrogation ou des jugements qui ouvrent un nouvel espace d’investigations possibles. Ce passage
par la confrontation locale entre ce qui est vu et ce qui est peut-être encore à voir fait notamment
ressortir des connaissances véhiculées depuis des générations et pour lesquelles il faut parfois
mobiliser la mémoire familiale pour en redécouvrir le sens. Le support filmique se pose alors comme
un « assistant » du collectif pour comprendre par exemple qu’un outil montré par l’image n’a pas
toujours de sens hors de son activation (Sigaut, 2006).

4.3 Validation scientifique pour la Recherche Action et Ethique du chercheur


Malgré sa pertinence heuristique ce média demeure éloigné des critères de reconnaissance
académiques. L’enseignement d’une culture de l’image reste lacunaire et marginal dans les cursus de
formation en anthropologie (Augé & Colleyn, 2007, p ; 69).
L’articulation délicate entre le film support matériel et le film support d’interactions nouvelles doit être
prise en considération dans une activité de recherche pour ne pas réifier la technique audio visuelle et
les réalités/cultures qu’elle donne à voir. De même, l’engagement du chercheur à faire parvenir une
copie du film à tous les acteurs de la situation filmée, qu’ils aient ou non été retenus dans le montage
final, renforce l’exigence éthique des dispositifs filmiques. L’usage de la vidéo s’inscrit ainsi dans une
13
interaction que l’on nommera médiation émi-étique :
- la dimension émique s’impose en effet comme une valeur indispensable du « pacte
ethnographique » (Olivier de Sardan, 1994) passé entre le réalisateur et le public pour donner sens à
ce type de production ;
- cette dimension garantit au spectateur que ce qu’on lui montre est bien arrivé (vérité et crédibilité
des images et sons), rejoignant en ce sens le noème « ça a existé » de la photographie, proposé par
Barthes (1980) ;
- plus tard, lors des médiations induites par la restitution, le montage et la réalisation comme formes
interprétatives externes comportent un risque d’incompréhension ou de surinterprétation dont les
diverses expressions par les spectateurs (critiques, questions de précision ou de compréhension)
nous éclairent en revanche sur la dimension étique de l’acte et du produit filmique.

12
Propos emprunté à une conférence de Michel Serres M http://www.conferencesetdebats.fr/entretien_05.php

13
Le caractère Émique se dit de la description d’un phénomène culturel par un membre de la culture en question et Étique, de
la description d’un phénomène culturel par un observateur extérieur à la culture en question (Warren, 1997). Cité sur
http://www.idrc.ca/fr/ev-28710-201-1-DO_TOPIC.html

9
5 CONCLUSION
« Introduire des films-fixes en milieu rural, éloigné des villes, constitue donc un acte important dont il
faut mesurer la portée ; un acte grave si l’on en croit la gravité des premiers regards ; un acte à sens
multiples, venant s’ajouter au sens que lui donnent chercheurs, « développeurs » ou touristes… »
(Maïzi, 1990). Nous avions ainsi conclu nos premières expériences de projection filmique en milieu
rural à des fins pédagogiques au Burkina Faso et pour la FAO. Nous étions alors en situation d’inter-
culturalité dans une région où la photographie et le film constituaient de nouveaux « modes de
construction des apparences » (Ouedraogo, 1996) dans la mesure où la culture technique locale
n’avait pas encore « intégré la connaissance de cette science de la lumière » (idem). Mais nos habitus
de consommation de l’image ont-ils pour autant relayé cette affirmation dans une proto-histoire de
l’usage du cinéma pour le développement ? Nos récentes expériences décrites ici, dans un contexte
de ruralité contemporaine en France, nous incitent à penser que malgré notre apparente familiarité
avec les techniques audio-visuelles, proposer l’image comme support de dialogues et de
(re)connaissance n’est jamais anodin, ni pour les « acteurs » ni pour les les chercheurs : l’image
dépose une trace en mémoires avec laquelle chacun doit ensuite (re)composer.
En effet, tout comme la photographie, le film tel que nous le concevons dans nos activités de
recherche n’est pas seulement instrumental, il est aussi opératoire (Laplantine, 1996) ; il est à la fois
inscrit dans un procès d’énonciation et dans un double processus de communication (Chevanne,
1999) et d’accompagnement. C’est de cette manière qu’il nous permet, par les confrontations de
points de vue qu’il autorise, à différents moments de sa réalisation ou de son utilisation, de nous
éloigner des pièges de la pensée dogmatique ou univoque quand nous tentons de décrire une
dynamique collective. Enfin, et c’est ce que nous voulions montrer, le film comme instrument pour
formaliser et traduire des connaissances, les valeurs sociales et professionnelles qui les fondent en
partie, nous autorise à accompagner les (re)constructions identitaires, les processus de changement
(vers une qualification de produit par exemple) qu’il avait tenté de « capturer » et qu’il a de fait
orientées vers de nouvelles négociations entre acteurs. Celles-ci portent alors sur les formes et
fondements de leurs légitimités, sur leurs positions dans des arènes publiques et dans un processus
de qualification (qui fut rappelons-le prétexte du film).
Nos expériences et dispositifs montrent en définitive que filmer pour interagir à travers l’image avec
autrui c’est connaître et reconnaître ; mais c’est aussi imaginer, le rêve étant impossible sans cette
reconnaissance préalable (Honneth, 2007)..Autant de moments ou de situations qui nous amènent à
volontiers admettre ce que disait Fellini (1996), à savoir que le cinéma, et pour nous toute forme de
mise en images, constitue un «point de rencontre entre science et magie, rationalité et imagination».

Références Bibliographiques
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communication au Colloque International sur les terroirs : « Terroirs, caractérisation, gouvernance
et développement territorial», Aix en Provence : 9-12 mai 2007 : 11 pages (publication dans les
Actes, décembre 2007)
Arthus Bertrand Y., Michelet C., 2001, Des bêtes et des hommes, Paris : éd. De la Martinière, 354
pages.
Augé M., Colleyn J.P., 2007, L’anthropologie, ed PUF, que sais-je ? Paris, 127 pages
Barthes R., 1980, La chambre claire : Note sur la photographie, cahiers du cinéma, Gallimard Seuil,
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Langage et Travail , CNAM Journées d'étude du 15-16 février 1996
Chevanne J.L., (1999), « Son, image, imaginaire », Journal des anthropologues : Tour de Babel et
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Clifford J., 1996, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXème siècle, éd.
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Copans J., 1996, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie », ouvrage publié sous la dir. de F. de
Singly, éd. Nathan, coll. 128, Paris : 128 pages.
Copans J., 1998, L’enquête ethnologique de terrain, ouvrage publié sous la dir. de F. de Singly, éd.
Nathan, coll. 128, Paris : 126 pages.
De France C., 1989, Cinéma et anthropologie, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris,
402 pages
Falzon, P. 1997, Travail et vidéo. In Borzeix, A.,Lacoste, M., Falzon, P., Grosjean, M., Cru, D. & col :
Filmer le travail : recherche et réalisation. Champs Visuels n° 6,
Fellini F. 1996, Faire un film, éd. Seuil, coll. Point Virgule, Paris.
Jullier L. 2002. Cinéma er Cognition. Col ouverture philosophique. éd. L’Harmattan, Paris, 216 pages

10
Honneth A., 2007, La réification. Petit traité de Théorie critique, éd. Gallimard, NRF Essais, Paris : 141
pages.
Laplantine F., 1996, La description ethnographique, ouvrage publié sous la dir. de F. de Singly, éd.
Nathan, coll. 128, Paris : 128 pages.
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Maïzi, P., 1991, Si l'audiovisuel m'était conté, revue Cérès, FAO-Rome, 4 pg.
Olivier de Sardan J.P., 1994, Pacte ethnographique et film documentaire, Xoana, 2 : 51-64.
Olivier de Sardan J.P., 1996, La politique du terrain
Ouedraogo J.B. 1996, « La figuration photographique des identités sociales : valeurs et apparences
au Burkina Faso », Cahiers d’Etudes Africaines, n° 141-142, vol. XXXVI-1-2 : 25-50.
Sigaut F.,2006 , Le savoir des couteaux in Dire le savoir-faire : Gestes, techniques et objets n°1
p.133-139
Theureau J. 1992, Le cours d’action : analyse sémio-logique, Peter Lang, Berne (339 p.).

Documents audio visuel de référence :


2007 (co dir. Avec D. Paquin), Laits, Fromages, Corses : Quelle identités valoriser ?, DVD XX mn,
produit par le CNEARC, le GIS SYAL, le programme Label Sud (CIRAD), l’UMR 951 et l’UR INRA
045.
2006 (co dir. Avec D. Paquin), Changer pour mieux défendre un bien commun, DVD 23 mn, produit
par le CNEARC, le GIS SYAL, le programme Label Sud (CIRAD), et l’UMR 951.
2005 (co dir. Avec D. Paquin), Les Pyrénées de Tomme en Tomme, DVD 23 mn. , produit par le
CNEARC, le GIS SYAL, le programme Label Sud (CIRAD), l’UMR 951
2004 (co dir. Avec D. Paquin), L’AOC Ossau Iraty. Un bien commun, VHS et DVD 23 mn., produit par
le CNEARC, le GIS SYAL et l’UMR 951.
2003 (co dir. Avec D. Paquin), L’aventure de la poule gasconne, VHS 30 mn., produit par le CNEARC
et l’UMR 951.
2002 (co dir. Avec D. Paquin), Un stage, un film : une démarche collective pour produire de la
connaissance, VHS 36 mn. Produit par le CNEARC et l’UMR 951.
2002 (co dir. Avec D. Paquin), Convergences et désaccords autour de la construction d’un produit de
qualité : le porc gascon, VHS 22 mn., produit par le CNEARC et l’UMR 951.
1999 (co dir. avec L. Bazin), La valorisation de la vache mirandaise dans le Gers, VHS 25 mn, produit
par le CNEARC.

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