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Bouche Rémi, UR LRDE, INRA SAD, Quartier Grossetti 20250 Corte France,
remi.bouche@corte.inra.fr
Moity-Maïzi Pascale, UMR Innovation, SupAgro, 2 place Viala, Montpellier France,
pascale.maizi@supagro.inra.fr
Abstract :
This paper offers a multidisciplinary reflection on filmic practices of researchers in anthropology and
cognitive ergonomics, within the framework of their understanding of the rural knowledge confronted
with the question of development. The video seems to be a support as well as a media : it permits the
tackling of this object of “know-how”, as a complex construction, made of interactions between
technical, relational and cognitive components. It also permits new interactions between the actors,
whether they “hold” or “promote” some know-how, when they engage, for example, in the same
analytical and prospective step on the technical performance, or the cultural and political dimensions
of these “know-hows”. By methods of self-confrontation or of crossed confrontation, the image
recorded allows the operator to reconsider his activity and clarify his gestures, strategies, the
environmental indicators taken into account within the framework of some decisions or adaptations,
etc. The image is, in this case, a formalizing tool of the know-how. The work represented, rebuilt by
the image, is also rebuilt by the montage, a strategic moment of reinterpretation and analysis. Last but
not least, the video sequence, according to the researcher’s ethics (that should be analyzed), plays a
clear role of a mediations “catalyzer” between the protagonists and as a particular medium, makes it
possible to modify a negotiation context or to build a consensus on united actions. The restitution
becomes a mediating representation for professional worlds, sometimes distant from one another,
which develop through it a consensus, the sharpening of an utopia or a project.
This paper, based on various texts and field experiments will specify these dimensions of the video
and the image. It will then identify some limits to these tools/supports/mediators in our research
practices and development support: from the cultural gaps between observers and observed, the
obvious risks of over-interpretation, to the media abuses of the ‘film direction’, the use of the video
necessitate vigilance at various stages of the research and collective action, if at the same time one
wants to produce an interaction, to film the action and to scientifically validate the data converted into
images.
1 INTRODUCTION
L'utilisation de l'image photographique ou filmique est ancienne dans une démarche anthropologique.
Des initiateurs comme Spencer, Mead ou Rouch, jusqu’à leurs successeurs contemporains tels que
C. de France (1989) ou J.P. Olivier de Sardan (1994) en ont fait un champ disciplinaire
(l'anthropologie visuelle) à part entière. Le langage cinématographique en anthropologie a permis
d’explorer des champs longtemps restés marginaux tels que la relation espace/temps, les émotions
portées par une connaissance, les traitements du corps, la mise en scène de la parole... Les
techniques filmiques sont aussi couramment utilisées en ergonomie pour l’étude de l’humain au travail
(Borzeix et al, 1996), s’appuyant sur la verbalisation par les acteurs dans une auto - confrontation au
1
cours d’action (Theureau, 1992). De manière plus générale, l’utilisation de l’image dans la recherche
est devenue l’un des moyens de prendre en compte une essentielle réciprocité des regards. Dès lors,
notre propos est d’explorer diverses facettes problématiques qui émergent de l’usage de l’image
filmique dans une situation particulière de recherche-action, conduite dans des processus de
qualification territoriale de produits agroalimentaires.
Ici, la vidéo sert au chercheur pour le recueil et l’indexation d’informations prélevées quotidiennement
sur le terrain (elle est alors carnet ethnographique « numérique »), mais aussi comme support
d’interactions, organisées pour une démarche de formalisation des connaissances (individuelles et
collectives), mobilisables par la suite lors de séances de médiation avec (ou entre) les acteurs du
terrain. La vidéo est ainsi un support en même temps qu’un médiateur privilégié : elle nous permet
d’aborder un savoir-faire local comme une construction complexe, faite d’interactions entre des
composantes techniques, relationnelles et cognitives, trop souvent « encapsulées » sous un seul
« agrégat culturel». Mais la video facilite aussi de nouvelles interactions entre acteurs, « détenteurs »
ou « promoteurs » de savoir-faire notamment quand ils s’engagent dans une démarche commune,
analytique et prospective, sur la performance technique ou les dimensions culturelles et politiques de
leurs savoir-faire.
En reprenant certaines de nos expériences de terrain, cette communication propose de spécifier ces
dimensions de l’audio-visuel en situation de recherche-action et d’identifier quelques limites
(techniques, épistémologiques, culturelles) à l’usage de ces objets filmiques dans nos pratiques de
recherche et d’appui au développement. La mobilisation de la caméra et la production filmique d’une
manière générale reposent sur une nécessaire vigilance à différentes étapes de la recherche et de
l’action collective si l’on veut tout à la fois filmer l’action, provoquer de nouvelles interactions dans un
processus et valider scientifiquement des connaissances produites par l’image.
Notre communication interroge donc : i) le statut de ces données issues de pratiques filmiques ou
photographiques, ii) l’efficacité de ces données dans une démarche d’accompagnement, iii) l’efficacité
de l’outil enfin comme médiateur particulier d‘interactions liées à des représentations (tout à la fois
sociales et iconographiques). Elle alimente enfin un large champ de réflexion, celui des articulations
entre construction de connaissances et reconnaissance où, selon nous, l’image se présente comme
un vecteur essentiel.
2 Dispositifs et connaissances
Les expériences de recherche auxquelles nous faisons référence ici concernent la
qualification de produits agro-alimentaires, portée par des collectifs locaux. Il peut s’agir de
démarches de différenciation de produits dotés d’une forte réputation identitaire ou de démarches
d’accompagnement de collectifs sur des initiatives de reconnaissance professionnelle passant par la
qualification de leurs productions. Les terrains de ces recherches sont situés en Corse mais aussi
dans les Pyrénées ou le Gers ; ils abritent des dynamiques originales de qualification marchande,
professionnelle et territoriale portant sur des productions aussi diversifiées que les laits et fromages
de brebis ou chèvres, les races rustiques de poule, de vache ou de porc..
Dans le cadre de ces expériences, les questions de formalisation et de médiation portent ainsi
sur la caractérisation des produits, sur les apprentissages induits par une nouvelle gestion collective
d’un signe officiel de qualité mais aussi sur les statuts des acteurs et des savoirs mobilisés pour
l’action de qualification.
L’action collective est centrale dans ce type de démarche. Nous l’envisageons ici comme une situation
particulière de valorisation des ressources, impliquant une diversité d’acteurs répartis sur un territoire
de référence commun et capables de saisir ensemble des espaces, temps et objets susceptibles de
constituer des biens communs.
La notion de ressource renvoie ici aux dimensions physiques et cognitives d’éléments que l’on
considère comme significatifs quand ils sont rattachés à un territoire et à une diversité d'acteurs qui
leur donnent sens dans des temporalités pas nécessairement communes (la mémoire favorise en
effet des décalages de temporalités perçues).
Ce qui frappe l’observateur d’un processus de qualification de produits ou de métiers, c’est d’abord
son caractère multi localisé alors même que l’on invoque un « territoire » de référence, qui dépasse la
figure circonscrite de l'arène ou de la scène ritualisée, notions souvent évoquées par l’anthropologie.
Dès lors comment « transcrire » ces démarches collectives, sans les « encapsuler » dans d’illusoires
processus localisés et linéaires pour en respecter la foisonnante complexité ? Autrement dit, comment
« retranscrire » ou reconstruire par l’image des théories locales (de la connaissance, du territoire, du
marché, des compétences, par exemple) et des positions d’acteurs (sociales, spatiales, politiques) et
comment livrer leurs caractères spécifiques, systémiques et dynamiques ?
La recherche de techniques autres que l’écriture nous convie à emprunter les principes
cinématographiques qui justement permettent a priori de mieux respecter les temporalités, les lieux
d’actions et d’interactions, mais aussi les points de vue d‘acteurs engagés dans un même processus.
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Le premier dispositif que nous présentons est fondé par une volonté de formalisation des savoir-faire
dont nous tentons d’extraire les dimensions techniques et cognitives à partir de scènes d’élaboration
de produits. Le film y est alors support de verbalisation (méthode d’auto-confrontation et de
confrontation croisée), pour des opérateurs ou des experts, et media d’analyse des formes de
communication non verbale (geste, expressions du regard, silences..) exprimées durant la séquence
filmée. L’autre dispositif utilise le film comme support d’une analyse puis d’une médiation opérée à
l’initiative d’un groupe de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants. Dans les deux cas le film repose
sur des hypothèses issues de la recherche.
Ces deux dispositifs ne conçoivent pas le film comme une « fin en soi » mais comme une étape
inscrite dans des logiques de communication, d’échanges à diverses échelles (inter-individuels,
collectifs multi situés…) pour l’analyse et l’accompagnement du changement. De la multitude des
« traces » audio-visuelles que ces dispositifs permettent de produire, naît la nécessité d’un scénario et
d’un montage, toute la difficulté étant en effet de produire du sens pour le spectateur extérieur mais
surtout pour les acteurs filmés devenus spectateurs d’eux-mêmes. L’enjeu n’est pas de les convier à
une combinaison savante de leur réalité et d’une magie de l’image produisant un effet de
connaissance (et d’éventuelle identification) mais de leur proposer un nouveau support renvoyant à
leur propre contexte : le film joue alors pleinement son rôle de « support et sémantique, mot et chose,
chose pensée et chose en soi, en un glissement permanent du signifiant au signifié » (Chevanne,
1999, p. 64) susceptible d’entraîner des consensus dans la mesure où dans ce type de situation, « la
représentation intègre la pratique esthétique et l’idéologie en tant qu’émanations de la culture » à
laquelle elle s’adresse (Chevanne, 1999, p. 64). La connaissance produite par l’image et le scénario
qui l’organise, n’est pas non plus une « fin en soi », extérieure à ceux qui l’énoncent ou l’analysent,
mais constitue un enchevêtrement de points de vue, d’hypothèses ou d’affirmations qui engagent tous
ceux qui ont été mêlés au film : opérateurs de l’image, opérateurs d’une filière alimentaire, opérateurs
de la recherche, interviennent au-delà de la production de connaissances et d’images pour la valider,
l’instrumentaliser, la réinterpréter, la diffuser..
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nous autorisent à revenir sur une scène capturée en grand angle par exemple et, par ce biais, sur
l’ensemble des processus et des interactions faisant système. Ce dispositif combine aux matériaux
bruts des séquences montées ou des plans modifiés pour diminuer les effets indésirables d’une image
dans des présentations collectives : par exemple, il nous est arrivé de devoir « flouter » un opérateur
tant sa notoriété auprès du public l’associait à une catégorie discréditée.
Le traitement de ces différents matériaux audio-visuels est réalisé à l’aide d’une plateforme
informatique SAPEVISTA1 de façon à faciliter l’archivage, le décryptage, la formalisation et la
synchronisation des observations de toute activité technique, communicationnelle et cognitive. Nous y
incluons la possibilité de matérialiser et de signaler des coordinations, des positions et déplacements
d‘acteurs, de même que des phénomènes de communication non verbale (moue, sourire
d’approbation, etc.) indissociables des pratiques observées.
L’enjeu du film ainsi construit nous renvoie alors clairement (tout comme le premier dispositif filmique
ci-dessus) au « pacte réaliste » proposé par J.P. Olivier de Sardan (1994). Les deux dispositifs nous
amènent en effet à interroger le statut et l’éthique du chercheur dans les interactions produites
pendant et après le tournage, autour de cet objet de mémoire et de sens que constitue un film.
Restituer, interpréter, donner du sens, rendre publique une vision ou une compréhension particulière,
constituent là des axes de réflexion autour de ce « pacte » ; nous y reviendrons plus loin.
La comparaison de ces deux dispositifs permet de relever plusieurs points communs, essentiels si
l’on veut spécifier les rôles de la caméra et de l’image en situation de recherche-action et plus
largement si l’on se place dans une perspective de réflexion sur le statut des données produites par
les pratiques filmiques mais aussi sur le statut de l’outil lui-même comme médiateur particulier :
• l’observation filmée est tout à la fois mémorisation technique et analytique ; elle est construite et
sélectionne encore plus que le regard humain (Copans, 1998) ; elle ne livre pas une réalité mais
bien ce que les observateurs et les acteurs ont choisi de proposer au regard et à l’écoute. Ainsi
par exemple, en filmant les élevages de race mirandaise dans le Gers, un éleveur prend l’initiative
de sortir de l’étable l’un de ses plus vieux taureaux qu’il juge « significatif » pour le film : sa mise
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Sape (« savoir ») Vista (« voir ») en langue Corse mais aussi acronyme pour Video Station for Annotation .
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En moyenne, deux heures (sur 4) d’entretien sont enregistrées, un entretien sur deux est filmé (répartition des enquêtes en
sous groupe, avec un seul preneur d’image) ; en cinq journées d’enquêtes ce sont dix à quinze heures de rushes accumulés
qu’il faudra transformer, en 20 mn de film définitif (format court métrage). Ce choix technique renvoie aussi bien à des
contraintes de coûts, de temps (du montage) qu’à une volonté pédagogique de ne pas être exhaustif dans l’enregistrement :
ceci permet de réfléchir quotidiennement à la construction d’un entretien filmé, et aux spécificités complémentaires des notes
écrites et des enregistrements vidéo.
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en scène qui oriente nos observations reflète sa propre fierté d’éleveur, la notoriété qu’il compte
donner à ce produit vivant, à son savoir-faire, et quelques mots en « off » accompagnent
discrètement cette action mise en image ;
• l’observation à travers la caméra joue sur plusieurs modes : panoramiques éloignés de la parole
pour suggérer un environnement, une ambiance, une trajectoire ; coups d’oeils distraits sur des
objets et contours de visages qui soulignent une émotion, une position d’énonciation ; plans fixes
d’une observation concentrée qui restreignent le champ de compréhension de la situation s’ils
sont trop longs. L’observation par la caméra, traduite par l’image, livre ici un style, une « marque
de fabrique », celle du preneur d’images et de l’équipe de montage (étudiants, enseignants et
chercheurs) révélant publiquement la subjectivité de ce regard sur une situation. Il n’est qu’à
relever les critiques et commentaires sur le film quand il est restitué aux acteurs filmés, pour
comprendre qu’avant de souligner la force éventuelle d’une évocation d’un style technique local, il
« saute aux yeux » que l’observateur a vu « autrement » les choses. En projetant par exemple un
film sur la fabrication locale de fromages dans les Pyrénées, plusieurs remarques soulignent
l’intérêt que semblent avoir les observateurs pour un vieux chaudron oublié, celui qu’utilisaient les
aïeux ; elles en relèvent l’éventuelle pertinence pour montrer que le savoir-faire est bien ancien
mais critiquent aussi l’importance qui lui est donné par l’image ;
• la mise en image repose sur une mise en scène (même minimale) des acteurs dans l’espace de
leur prise de parole ou d’action qui révèle l’importance de la caméra pour chacun, malgré sa
discrétion et les précautions d’usages qui ont été émises. On se donne à voir : l’action et la parole
se publicisent dans l’acte d’enregistrement ; mettre en scène apparaît alors comme une première
phase de consensus implicite entre acteurs et enquêteurs sur un enjeu de formalisation des
savoirs et jugements, passant par l’organisation réfléchie des corps, des actes, des mots qu’il faut
pour se dire ou se montrer ; ce n’est donc jamais l’action telle qu’elle se déroule au quotidien qui
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se révèle mais bien une reconstruction « profilmique » consensuelle, qui élabore son sens dans
un projection anticipée de ses éventuels effets visuels et sensibles ;
• le montage comme autre forme de mise en images, repose quant à lui sur une relecture et une
réorganisation des scènes filmées ; il révèle cette fois l’irréductible articulation entre observations
et discours, entre ce qui est montré et ce qui est dit des complexités spatiales et culturelles : on ne
peut librement juxtaposer des scènes les unes aux autres sans tenir compte de leurs continuités
et ruptures discursives ; on ne peut pas plus exposer des scènes sans les expliciter, soit par un
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raccord soit par un discours (voix off de commentaire extérieur ou d’opérateur). De fait, ce sont
ici les objectifs fondateurs de nos deux dispositifs qui guident l’essentiel du montage et fixent un
cadre de règles minimales à tenir. Il s’agit de rendre aux acteurs le film, ce qui fixe les limites du
montage, moins libre ou créatif qu’il n’est possible dans le cadre d’un film fictionnel ; ces limites
méritent toutefois d’être réfléchies puisqu’elles ne sont pas données à l’avance mais reposent
bien encore au fond sur l’engagement du réalisateur (et avec lui de l’enquêteur, du caméraman)
vis-à-vis des opérateurs et actions qu’il met en image.
Le montage comme forme spécifique d’écriture révèle ainsi et surtout la relativité d’une « réalité »
enquêtée : chacun comprend dans cette étape qu’il s’agit là de produire des connaissances « fiables »
plutôt que « vraies » et que cette fiabilité repose en partie sur les contenus des enregistrements
audio-visuels que l’on détient et sur les anticipations que l’on peut se faire des attentes locales (sur
l’objet film). Le montage terminé, il est clair que la compréhension de la réalité n’apparaît pas toute
entière dans l’image (Jullier, 2002). Des commentaires sont souvent nécessaires en plus des discours
d’acteurs : sous- titrages explicatifs, insertion de textes dans une image, voix « off », s’imposent pour
donner sens (amplitude historique, par exemple) aux images et énoncés filmés. L’auto-confrontation
constitue bien alors un moyen, dispositif technique autant que cognitif, d’approfondir cette
compréhension de la réalité et d’en relever sa complexité : variation possible sur une opération
observée-filmée, relativité d’un geste en apparence fortement significatif ou déterminant (filmé en gros
plan par exemple) ; récit d’actions parallèles, antérieures ou postérieures (non montrées) à celle qui
est devenue image.
Ces deux dispositifs débouchent en définitive sur un même type d’objet filmique dont la forme finale
est en général proche du court métrage. Or, dès qu’il est destiné aux acteurs locaux et non aux
publics anonymes, construit en vue d’une restitution ou de séquences officielles d’auto-confrontation
3
Concept permettant à Caroline de France (1989, p-194) de désigner « toutes les activités directes ou indirectes des
personnes filmées humaines dont l’auto-mise en scène est consciemment ou non, créée par le procès d’observation
cinématographique. »
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Le « raccord Bunuel » (un chien andalou, Luis Bunuel, 1928) a marqué notre culture audio-visuelle dans sa façon
d’outrepasser les règles de la continuité spatio-temporelle et du montage comme procédure de construction de sens articulé
aux réalités filmées ou comprises. Ce type de raccord nie toute relation possible entre deux faits ou phénomènes et joue de
ruptures pour justement souligner la priorité qu’il est possible de donner à la subjectivité du réalisateur.
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avec eux, ce type de court métrage constitue un texte polyphonique, fruit d’une négociation construite,
et que l’on voudrait constructive, entre des « sujets conscients politiquement significatifs » (Clifford,
1996) : chercheurs, étudiants, acteurs locaux, preneur d’images sont engagés autour d’un même
média…Il n’y a donc là ni reportage sur le vif ni documentaire rythmé de commentaires et points de
vue externes ; notre objet se rapproche plutôt du film ethnographique, en donnant la parole aux
acteurs. Toutefois, en n’étant pas conçu comme un simple support de mémoire mais aussi comme un
outil pédagogique et un objet possible de médiations, il semble difficile de le cantonner à une
catégorie filmique habituelle.
5
.Dans ses formes les plus abouties de cette séquence, on créé un avatar en 3 dimensions,
modélisé à partir des séquences filmiques, c'est-à-dire une représentation totalement virtuelle des
séquences filmées.
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3.2. Restituer : Arène pour une relecture publique des apparences
La « restitution » aux acteurs fait du film un catalyseur de médiations. Elle est guidée par la volonté
de provoquer des réactions, de nouvelles interactions réflexives et critiques, avec les chercheurs tout
comme entre acteurs locaux. Nos deux dispositifs débouchent donc l’un et l’autre sur une forme de
coopération pouvant déboucher plus tard sur une instrumentalisation des courts métrages dans divers
domaines ou registres.
Dans ce processus et cette rencontre entre l’image capturée, les « captifs » de l’image et leurs
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« capteurs » , les voix qui s’expriment sont multiples :
- celles des informateurs enquêtés et filmés : elles revendiquent souvent un droit d’usage
politique ou médiatique du film ; elles complètent ou soulignent des éléments d’information
qu’elles jugent insuffisamment compris ou mal (re)présentés par l’image ; elles interrogent
certains choix faits au montage ; elles jugent enfin la qualité de l’analyse, sa « fidélité » aux
réalités vécues qui confirme ainsi au collectif de chercheurs la fiabilité des données ;
- celles des organisations politiques dans lesquelles ces producteurs-acteurs s’insèrent : elles
expriment leur perspective d’user de leur pouvoir de censure ou d’exclusion du film ou encore
des acteurs qu’il concerne ; elles jugent elles aussi de la fiabilité des données produites et
reconstruites par le montage ; elles évaluent la possibilité de mobiliser le film, qu’elles désignent
alors généralement par le terme « outil », dans de futures réunions et négociations ; elles
proposent aussi de nouvelles séances sur un objet de controverse particulier, révélé ou
souligné dans le film ;
- celles enfin des chercheurs et de leurs « alliés » (ingénieurs, techniciens, étudiants..) qui
justifient, argumentent des choix de montage, notent de nouvelles informations surgies dans les
débats autour du visionnage et qui mesurent surtout leur degré d’engagement, parfois malgré
eux, dans les multiples interpellations dont ils sont l’objet : contrairement au rapport écrit, qui
peut être lu sans la présence de ses auteurs, le film les implique. La restitution audio-visuelle
les convie à mobiliser tous les registres possibles de justification pour défendre un style, un
point de vue, ou encore un type de mise en scène. Jusque là captifs de l’image les acteurs
deviennent ainsi juges ou avocats d’une capture, appréhendée dans ses diverses dimensions
objectives (techniques filmiques, plans-séquences, par exemple) et subjectives (points de vue
et positions révélés par l’image).
Une séquence de restitution audio-visuelle est donc à la fois une étape où se poursuit la production
de connaissances et une étape de médiation :
- la production de connaissance : elle apparaît bien comme un processus continu qui démarre avec
les enquêtes et se poursuit pendant les restitutions. Elle relève aussi de plusieurs niveaux, arènes
et temporalités : il y a la connaissance construite ou énoncée durant l’enquête, faite d’observations
et de discours, attentive aux théories locales et aux réseaux multi-situés qui forment la trame d’une
action collective autour de la qualification d’une production locale et d’un territoire à définir ; il y a
aussi la connaissance qui s’élabore cette fois durant la restitution, faite de positions revendiquées,
d’effets d’autorité et de négociations, qui forme cette fois la trame de nouveaux débats émergents.
Connaissance produite de manière formelle par l’enquête et connaissance produite dans les
nouvelles interactions entre acteurs locaux et chercheurs ou étudiants, constituent par la suite des
ressources collectives vite appropriées pour d’autres arènes, scientifiques et politiques ;
- la médiation caractérise cette rencontre entre les acteurs du film et l’objet court métrage : en
suscitant des commentaires, des questions renvoyés aux auteurs, elle donne l’occasion de
débattre sur les connaissances produites. Ainsi par exemple, la restitution du film sur la valorisation
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de la poule gasconne dans le Gers a permis de souligner la difficulté de construire un standard de
race qui donnerait satisfaction à tous les acteurs engagés dans ce processus. Les questions et
divergences d’intérêt, mises en images, ont été débattues pendant le visionnage, transformant la
séquence de restitution en arène de négociations, prenant à partie les chercheurs et étudiants,
pour définir un minimum de compromis sur les critères d’un futur standard de race. Sans pouvoir
être conclu dans le temps de la restitution officielle, ce débat s’est poursuivi ailleurs ; il est pour
nous l’une des traductions possibles, attendues, de l’appropriation locale des connaissances
produites par les enquêtes et par le film ; mais il annonce aussi les contours d’une nouvelle « vie »
du film après le film.
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concepteurs. Mais il est impossible de prévoir les contenus possibles de cette « seconde vie » ni
même de les évaluer a posteriori. Nous pouvons tout juste tenter de suivre les itinéraires de nos films
dans certains réseaux ou territoires qui les ont accueillis. C’est dans le dédale de ces trajectoires que
se révèlent alors des usages et des conséquences imprévus d’un film, qui nous reviennent comme
autant de nouvelles ressources, soit pour défendre ces dispositifs audio-visuels dans une démarche
scientifique et pédagogique, soit pour renforcer nos propres apprentissages et notre vigilance de
réalisateurs, soit encore pour produire de nouvelles questions de recherches sur les enjeux éthiques,
autant scientifiques que politiques, d’une démarche de Recherche-Action : que deviennent en effet les
données produites par les chercheurs ou leurs étudiants ? Cette interrogation récurrente prend sans
doute plus d’ampleur ici puisque le support filmique leur donne une dimension matérielle, publique et
surtout spectaculaire que l’écriture d’un rapport ne détient pas. Elle est donc susceptible d’être non
seulement appropriée par ceux qui y ont accès mais aussi d’être manipulée du fait même de sa
formalisation matérielle : le court métrage n’est pas seulement un support de connaissances mais
aussi un bien qui circule en même temps qu’un outil nouveau pour produire de la (re)connaissance :
• C’est ainsi par exemple que notre film sur la vache mirandaise a pu traverser la France pour être
« exposé » sur le stand du Salon de l’Agriculture un an après sa restitution aux acteurs locaux,
devant un public aussi divers que peu concerné par les enjeux des médiations locales autour de la
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relance et de la valorisation de cet animal. Un second court métrage sur le porc gascon a fait
l’objet d’une même publicisation. Le court métrage constitue là un support public de valorisation
des métiers et des produits, une sorte de preuve matérielle pour une première forme de
qualification professionnelle ;
• Dans d’autres cas, le court métrage ne circule chez personne. Il reste au contraire entre les mains
d’un leader local qui en dénonce les contenus et les acteurs impliqués. Ce refus d’une publicisation
de l’objet est aussi significatif : par la connaissance qu’il expose, par les effets de reconnaissance
qu’il peut aussi produire, au détriment de certains, par les décalages qu’il semble souligner entre
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une démarche « officielle » et le réalisme symbolique offert par l’image, le court métrage constitue
un objet de sanctions contre une forme possible de reconnaissance.
• Enfin, le court métrage peut être visionné à plusieurs reprises, dans les réunions d’un syndicat de
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défense , en étant cette fois ouvertement décrit comme un média, pertinent parce qu’accessible et
public, pour alimenter des débats, « déverrouiller » un blocage sur un objet de controverses et
faciliter de nouveaux compromis, suggérés et de ce fait rendus possibles (en apparence au moins)
par le film.
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Ces exemples d’usages révèlent aussi, du moins si on les interroge , que le film, par sa capacité de
médiatisation, opère un glissement normatif de la connaissance vers la reconnaissance (Honnett,
2007). L’inscription du taureau mirandais sur notre pellicule par exemple, semble avoir contribué à
renforcer la légitimité de la relance locale de cette race et la notoriété de son propriétaire comme
promoteur de celle-ci. Hasard ou conséquence : on retrouve aujourd’hui ce taureau sacralisé par
l’appareil photographique de Y. Arthus Bertrand (2001).
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graphiste ou d’un modélisateur infographiste. Le support filmique, on l’a vu, met en lumière les
facettes d’une situation dont les détails (visuels ou sonores) s’imposent au spectateur discutant.
Ces éléments accentués sont parfois inconnus de ce spectateur (des gestes techniques capturés
au fond d’un atelier obscur par exemple) ; le film est alors aussi documentaire pour ses propres
acteurs.
• Cette brutale visibilité d’une activité ou d’un point de vue par un cadrage puis son déplacement
possible sur l’espace-temps matérialisé par la pellicule (opéré par le montage) permet de
convoquer, dans le débat d’un visionnage ou d’une auto-confrontation, des dimensions
comparatives essentielles, d’une manière performante.
• Par ailleurs, l’ambivalence entre « ça existe » (accentué par l’effet de monstration) et la
(re)construction (pro) filmique de la réalité qui laisse forcément dans l’ombre une multiplicité
d’autres faits, revêt un caractère déterminant pour produire des connaissances nouvelles, par
analyse des décalages issus justement de cette ambivalence. Le film peut alors jouer un rôle
central dans un processus de choix collectifs.
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Propos emprunté à une conférence de Michel Serres M http://www.conferencesetdebats.fr/entretien_05.php
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Le caractère Émique se dit de la description d’un phénomène culturel par un membre de la culture en question et Étique, de
la description d’un phénomène culturel par un observateur extérieur à la culture en question (Warren, 1997). Cité sur
http://www.idrc.ca/fr/ev-28710-201-1-DO_TOPIC.html
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5 CONCLUSION
« Introduire des films-fixes en milieu rural, éloigné des villes, constitue donc un acte important dont il
faut mesurer la portée ; un acte grave si l’on en croit la gravité des premiers regards ; un acte à sens
multiples, venant s’ajouter au sens que lui donnent chercheurs, « développeurs » ou touristes… »
(Maïzi, 1990). Nous avions ainsi conclu nos premières expériences de projection filmique en milieu
rural à des fins pédagogiques au Burkina Faso et pour la FAO. Nous étions alors en situation d’inter-
culturalité dans une région où la photographie et le film constituaient de nouveaux « modes de
construction des apparences » (Ouedraogo, 1996) dans la mesure où la culture technique locale
n’avait pas encore « intégré la connaissance de cette science de la lumière » (idem). Mais nos habitus
de consommation de l’image ont-ils pour autant relayé cette affirmation dans une proto-histoire de
l’usage du cinéma pour le développement ? Nos récentes expériences décrites ici, dans un contexte
de ruralité contemporaine en France, nous incitent à penser que malgré notre apparente familiarité
avec les techniques audio-visuelles, proposer l’image comme support de dialogues et de
(re)connaissance n’est jamais anodin, ni pour les « acteurs » ni pour les les chercheurs : l’image
dépose une trace en mémoires avec laquelle chacun doit ensuite (re)composer.
En effet, tout comme la photographie, le film tel que nous le concevons dans nos activités de
recherche n’est pas seulement instrumental, il est aussi opératoire (Laplantine, 1996) ; il est à la fois
inscrit dans un procès d’énonciation et dans un double processus de communication (Chevanne,
1999) et d’accompagnement. C’est de cette manière qu’il nous permet, par les confrontations de
points de vue qu’il autorise, à différents moments de sa réalisation ou de son utilisation, de nous
éloigner des pièges de la pensée dogmatique ou univoque quand nous tentons de décrire une
dynamique collective. Enfin, et c’est ce que nous voulions montrer, le film comme instrument pour
formaliser et traduire des connaissances, les valeurs sociales et professionnelles qui les fondent en
partie, nous autorise à accompagner les (re)constructions identitaires, les processus de changement
(vers une qualification de produit par exemple) qu’il avait tenté de « capturer » et qu’il a de fait
orientées vers de nouvelles négociations entre acteurs. Celles-ci portent alors sur les formes et
fondements de leurs légitimités, sur leurs positions dans des arènes publiques et dans un processus
de qualification (qui fut rappelons-le prétexte du film).
Nos expériences et dispositifs montrent en définitive que filmer pour interagir à travers l’image avec
autrui c’est connaître et reconnaître ; mais c’est aussi imaginer, le rêve étant impossible sans cette
reconnaissance préalable (Honneth, 2007)..Autant de moments ou de situations qui nous amènent à
volontiers admettre ce que disait Fellini (1996), à savoir que le cinéma, et pour nous toute forme de
mise en images, constitue un «point de rencontre entre science et magie, rationalité et imagination».
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